AVANT-PROPOS Visage émacié, teint pâle, lèvres minces, paupières lourdes masquant un regard volontairement éteint, tel apparaît Joseph Fouché, duc d'Otrante, sur l'un de ses plus célèbres portraits. Il est alors ministre de la Police générale de Napoléon. Un ministre redoutable qui dirige une sorte d'État dans l'État. Jamais auparavant la police n'a paru bénéficier d'un tel pouvoir. " Le ministre de la Police est un homme qui doit se mêler de ce qui le regarde et surtout de ce qui ne le regarde pas ", commente Talleyrand, autre ministre de Napoléon, et qui jalouse Fouché. La police sait tout. Tout? Peut-être pas. Mais l'habileté de Fouché est de le laisser croire. Un mythe se constitue. Comme Talleyrand symbolise le diplomate, Fouché apparaît comme le type le plus achevé du policier. Il n'y a pas de mythe sans écrivains. Ce sont les romantiques qui ont créé la légende de Fouché policier implacable et sans nerfs. Charles Nodier, qui l'approcha lorsqu'il était gouverneur des Provinces illyriennes, souligne son impassibilité et sa parfaite maîtrise : " J'ai souvent raconté au duc d'Otrante des événements flatteurs et inespérés. J'étais près de lui et seul avec lui à l'arrivée de plus d'un message de doléances, et je n'ai jamais vu se démentir d'un clin d'oeil l'immobilité de ses yeux de verre. Je me demandais par quelle incroyable opération de la volonté on pouvait parvenir à éteindre son âme, à dérober à la prunelle sa transparence animée, à faire rentrer le regard dans un invisible étui, comme l'ongle rétractile des chats." Jugement d'écrivain, mais que confirme Stendhal parlant d'une " police machiavélique et [d']un homme sans pitié ". Stendhal considère Fouché comme l'un des personnages les plus puissants de son temps et le montre allant jusqu'à terroriser les acteurs du Théâtre-Français. Balzac met la dernière touche au portrait. On lit dans La Cousine Bette : " On a bientôt dit que la police fera cela, la police, la police… mais le Conseil des ministres ignore ce qu'est la police; il n'y a que la police qui se connaisse elle-même; il n'y a que Fouché, que M. Lenoir, que M. de Sartine et quelques préfets hommes d'esprit qui s'en sont doutés. " Les allusions à Fouché sont innombrables dans La Comédie humaine. Ainsi l'un des personnages des Chouans, Hulot, soupire-t-il : " Il ne reste qu'un seul bon patriote, c'est l'ami Fouché qui tient tout par la police. Voilà un homme!" Une ténébreuse affaire, inspirée à Balzac par un fait divers, l'enlèvement sous le Consulat du sénateur Clément de Ris, fait de Fouché une sorte de deus ex machina de l'époque, combinant l'enlèvement puis la délivrance du sénateur pour récupérer des papiers compromettants. " Fouché, précise Balzac, se réservait une grande partie des secrets qu'il surprenait et se ménageait sur les personnes un pouvoir supérieur à celui de Bonaparte. " Parfait policier et même génie politique, c'est ainsi que les romantiques ont vu Fouché. Sans lui, il n'y aurait eu ni le Contenson de Balzac, ni Javert chez Hugo, ni enfin Jackal, imaginé par Dumas dans Les Mohicans de Paris. Un personnage est né : celui du policier. Ses créateurs insistent sur les traits physiques de ce personnage. " Le crâne, semblable à celui de Voltaire, avait l'insensibilité d'une tête de mort, et sans quelques cheveux à l'arrière, on eût douté qu'il fût celui d'un homme vivant. Sous un front immobile s'agitaient, sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d'un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie et dont l'expression ne change jamais. " C'est Contenson, le policier de Splendeur et misères des courtisanes, qui aura pour successeur, dans Les Comédiens sans le savoir, Fromenteau affirmant : " On a beau vanter la pêche et la chasse, traquer l'homme dans Paris est une partie bien plus intéressante. " Contenson renvoie à Javert dans Les Misérables : " Le regard obscur, la bouche pincée et redoutable. […] Sérieux, il était comme un dogue, lorsqu'il riait, c'était un tigre." Même impassibilité des traits, même regard fermé, même physionomie de renard chez Jackal, le limier de Salvator et des Mohicans de Paris aux redoutables facultés de déduction. Trois écrivains, Balzac, Hugo, Dumas, trois personnages conçus sur le même moule. Le portrait de Fouché vient aussitôt à l'esprit. La littérature du XIXe siècle donnera par la suite naissance avec Gaboriau à un genre nouveau : le roman policier. M. Lecoq se souviendra des méthodes de l'un des chefs de la police de Bonaparte, Henry, qui sut admirablement utiliser les indices laissés par les conspirateurs lors de l'enquête sur la machine infernale de la rue Nicaise, en 1800. Sherlock Holmes n'aura plus qu'à plagier Lecoq. Belle postérité pour la police de Fouché! De l'homme on passe à l'institution. Peu après la chute de Fouché en 1815 se multiplièrent les " Histoires de la police ". Horace Raisson ouvre la voie, suivi par Saint-Edme, Guyon, Claveau et quelques autres. " L'histoire de la police, écrit Raisson, a été constamment omise ou négligée par les annalistes et les historiens. Pourtant, prise dans le sens le plus exact et aussi le plus logique, la police est parmi les institutions politiques une des plus importantes et peut-être la plus utile. Vigilante sentinelle, elle garde avec la même sollicitude les abords des palais et l'huis des chaumières. " Tous les auteurs du XIXe siècle ne manquent pas d'identifier Fouché à la création de la police au sens où nous l'entendons aujourd'hui. La police des prévôts du Moyen ge n'a en effet laissé qu'un lointain souvenir, et le guet, à la prestigieuse devise, " Vigilat ut quiescant ", a été vite l'objet de chansons et de sarcasmes. La police se confond alors avec la vie matérielle de la cité : la propreté de la voirie et la sûreté des habitants. Le recrutement est médiocre : il faudra attendre 1546 pour que le Parlement impose " un examen de capacité et une information de bonne vie et moeurs " aux candidats aux fonctions de commissaires au Châtelet. La police politique est laissée aux intrigues de cour, et si Olivier le Diable eut peut-être, sous Louis XI, sa propre police, elle se limitait à une poignée d'espions, le bras séculier restant Tristan L'Hermite. En 1667 apparaît le lieutenant général de police. La définition de Colbert montre qu'on le situe dans la lignée des prévôts et du guet : " Il faut que notre lieutenant de police soit un homme de simarre et d'épée, et si la savante hermine du docteur doit flotter sur ses épaules, il faut aussi qu'à son pied résonne le fort éperon du chevalier, qu'il soit impassible comme magistrat et comme soldat intrépide, qu'il ne pâlisse devant les inondations du fleuve et la peste des hôpitaux, non plus que devant les rumeurs populaires et les menaces des courtisans. " La Reynie s'impose vite : il nettoie la cour des miracles et instruit l'affaire des poisons, ce qui lui vaut une grande popularité que ternissent les persécutions contre les protestants. D'Argenson, qui lui succède, a été immortalisé par Saint-Simon : " Une figure effrayante qui retraçait celle des trois juges aux enfers; il s'égayait de tout avec une supériorité d'esprit et avait mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris qu'il n'y avait nul habitant dont, jour par jour, il ne sût la conduite et les habitudes. " Avec d'Argenson se dessine le pouvoir inquisitorial de la police, l'entrée dans la vie privée. La police politique est en train de naître, fondée sur les fonds secrets servant à payer une multitude d'espions, du laquais le plus vil au duc victime d'embarras d'argent. Louis XIV ayant mis son lieutenant général au défi de tout savoir, d'Argenson lui rapporta le lendemain une plaisanterie égrillarde faite par le roi au petit coucher devant une poignée de courtisans. D'Argenson faillit être destitué à la mort de Louis XIV dont il était devenu l'âme damnée, mais il possédait des papiers compromettants contre le Régent. Il fut fait ministre. Ses méthodes furent reprises par Berryer sur une grande échelle : ses principaux agents étaient les filles publiques qui le renseignaient sur la vie galante de Paris, lui fournissant d'utiles armes de chantage. Sartine, à son tour, devait multiplier les espions. On lui prête un mot devant Louis XV : " Sire, quand trois personnes causent dans la rue, l'une d'elles, à coup sûr, est à moi. " Le même mot sera attribué par la suite à Fouché. Lenoir eut le souci, sous Louis XVI, de moraliser la police et lui redonna son prestige. Rappelons que c'est Louis XVI qui abolit la torture. Et pourtant l'institution, sous Thiroux de Crosne qui avait remplacé Lenoir en 1785, fut incapable de s'opposer à la Révolution. Le 16 juillet, Thiroux de Crosne, après avoir remis sa démission, devenait l'un des premiers émigrés de 1789. Passons sur les comités révolutionnaires. C'est Fouché qui est en définitive, aux yeux des historiens de la police, le continuateur des lieutenants généraux d'Argenson et Sartine. Le personnel de ses bureaux, à la préfecture de police notamment, venait d'ailleurs, après avoir traversé la Révolution, de la lieutenance générale. Les règlements de l'Ancien Régime furent remis en vigueur; le préfet de police puisait le contenu de ses ordonnances dans le Traité de la police de Delamare, paru entre 1705 et 1719, et les archives de la lieutenance alimentèrent les fichiers de la police impériale. Sous Fouché naît le mythe d'une police puissante et redoutable. Si quelques demi-dieux ont réussi également à se faire connaître à leur tour, Schulmeister et Vidocq, c'est de Fouché qu'ils tiennent leur prestige. Pourtant cette police est l'objet de critiques. Horace Raisson parle d'" esprit inquisiteur et tracassier ". La haute police semble couvrir trop de basses intrigues, et la rivalité des services ne rehausse pas un prestige que vient encore ternir la multiplication des polices parallèles encouragée par Napoléon puis par Louis XVIII. À l'image de Fouché créateur de la police moderne se superpose une autre image, celle du traître. À Sainte-Hélène, devant Las Cases, Napoléon distribue les rôles de cette épopée impériale qu'il entend raconter à la postérité. Il y a les bons et les méchants. Fouché se trouve rangé dans cette dernière catégorie. " C'est un homme à basses intrigues, dit l'empereur. Il m'a souvent répété que les petits moyens n'étaient pas à dédaigner. " Mort avant Napoléon, Fouché ne pourra répondre. Ses Mémoires ou prétendus tels sont de toute façon frappés de suspicion par un procès retentissant. Fouché partage donc avec Talleyrand le rôle du traître dans le Mémorial de Sainte-Hélène paru en 1823 et qui marquera plusieurs générations de son empreinte, asseyant à jamais la légende impériale. Et voilà que Victorien Sardou, dans une pièce à succès, Madame Sans-Gêne, créée en 1893, brouille encore le portrait de Fouché. Il en fait un Scapin de haute école, un mystificateur avisé, d'une intelligence hardie et sans scrupules, Fouché-Figaro en quelque sorte. Il manquait toujours une biographie sérieuse de Fouché, loin des pamphlets et des apologies qu'il avait inspirés depuis sa mort. L'Université ne pouvait rester indifférente. En 1900, Louis Madelin soutint en Sorbonne, devant un jury composé de Lavisse, Aulard et Denis, une thèse sur Fouché. Énorme ouvrage fondé sur des dépouillements d'archives et d'imprimés quasi exhaustifs, mais qui n'en suscita pas moins le courroux d'Ernest Lavisse. " Peut-on accepter d'un candidat au doctorat qu'il consacre sa thèse à un personnage aussi décrié que Fouché? " tempête Lavisse. Madelin répond : " Il y a chez Fouché le génie ténébreux, profond, extraordinaire que notre grand Balzac, qui en avait tant entendu médire, compare à Tibère et César Borgia. " Et de montrer que Fouché a joué Robespierre et Barras, Metternich et Wellington, les Bonaparte et les Bourbons. Cela méritait bien une thèse! Lavisse s'incline. Fouché a trouvé en Louis Madelin un avocat de talent, dont le livre restera comme l'un des classiques de l'école historique française. Ernest d'Hauterive a complété Madelin en publiant les bulletins que Fouché adressait quotidiennement à Napoléon et en rédigeant une précieuse synthèse sur le fonctionnement de la police à partir de ces bulletins. Après la biographie que Stefan Zweig consacra en 1931 au duc d'Otrante et dont le succès éclipsa — injustement — le livre de Louis Madelin, après la parution, ces dernières décennies, de plusieurs ouvrages d'inégale valeur dont les meilleurs sont ceux de Jean Rigotard et André Castelot, une nouvelle vie de Fouché s'imposait-elle? Depuis la superbe thèse de Madelin, de nombreux documents ont été retrouvés, des délibérations du conseil général de la Nièvre aux lettres dispersées par Sotheby's en 1960. La sous-série F7 des Archives nationales est loin d'avoir livré tous ses secrets, et il existe encore des Mémoires inédits. Enfin, l'avènement des régimes totalitaires, postérieur à la publication du livre de Madelin, a modifié notre vision de la police de Napoléon. Ni portrait psychologique à la façon de Zweig ni étude approfondie de la vie de Fouché que rendait inutile la thèse de Madelin, ce livre se veut essentiellement, à travers la forte personnalité de Fouché, une contribution à l'histoire de la police lors de l'époque troublée des années 1793-1815 qui suivit l'effondrement de la lieutenance générale et vit s'épanouir la police politique baptisée alors haute police. L'auteur remercie tout particulièrement M. Briat, qui lui a communiqué les Mémoires inédits de Torcy, Mme Gotteri des Archives nationales, Mme Chagny des archives départementales de la Nièvre, MM. Marcel Le Clère, Alain Montarras, François Pascal et Guy Thuillier. CHAPITRE PREMIER L'oratorien Le 14 juillet 1789, tandis que l'on promenait dans les rues de Paris la tête du gouverneur de la Bastille, le marquis de Launay, savamment découpée par un aide-cuisinier et plantée au bout d'une fourche à trois branches, tête qu'allait bientôt rejoindre celle du prévôt des marchands, Flesselles, M. Thiroux de Crosne, lieutenant général de police depuis le 11 août 1785 et responsable du maintien de l'ordre à Paris, s'empressait, sous l'effet de la peur, de disparaître, laissant commissaires de police, guet et maréchaussée sans instructions. La police de la monarchie avait vécu. La lieutenance générale de police, créée en 1667 par Louis XIV, que l'Europe enviait à la France1et qu'avaient illustrée notamment La Reynie, Sartine et Lenoir, s'écroulait sans gloire, en une journée. On découvrait qu'elle était en définitive sans grands moyens et que, depuis le début du règne de Louis XVI, on ne lui avait donné aucune impulsion, on n'avait pas su l'adapter aux problèmes nouveaux. Le roi ne lui portait guère intérêt, malgré les émeutes qui avaient secoué Paris en avril. En province les intendants de justice, de police et des finances s'éclipsaient à leur tour, incapables de réprimer les désordres2. Une bonne police eût-elle prévenu la Révolution? En tout cas, à partir de juillet 1789, " la police, écrit Saint-Edme, un contemporain, fut faite par les sociétés populaires et les municipalités; les grandes mesures politiques, l'irritation produite par les circonstances, les visites domiciliaires, les recensements étaient des véhicules dont on tirait un parti souvent désastreux. L'espionnage était alors presque toujours volontaire et désintéressé; mais la voie des dénonciations était un moyen de popularité et une preuve du zèle patriotique. Aussi rarement ceux qui, pour sauver leur tête, se cachaient à tous les yeux parvinrent-ils à échapper à ces surveillants actifs et passionnés. " Et Saint-Edme d'ajouter : " La terreur : ce mot seul faisait les fonctions de lieutenant général de police3. " L'anarchie et le vide favorisèrent la prolifération des polices parallèles et la corruption des autorités. À cette époque Joseph Fouché enseignait les sciences au collège d'Arras comme oratorien. Il était né dans la commune du Pellerin, à cinq lieues de Nantes, le 21 mai 17594, dans une famille de marins enrichis par le commerce entre Nantes et les îles. Ce fils de Joseph Fouché et Marie-Adélaïde Croizet5aurait dû être à son tour capitaine au long cours. Mais une mauvaise santé, la mort de son père alors qu'il était encore très jeune et l'influence de ses maîtres au collège des Oratoriens de Nantes l'orientèrent vers l'enseignement. En novembre 1781, à la fin de ses études, il entrait à l'Oratoire de Paris. " Il était déjà tonsuré, ayant reçu les ordres mineurs 6. " C'est en 1611 que Pierre de Bérulle avait fondé, avec cinq autres prêtres, l'Oratoire de Jésus qui fut approuvé par Paul V en 1613. Le port de la soutane et " l'application à la récitation de l'office " n'interdisaient pas d'exercer des fonctions dans le siècle. Très vite l'Oratoire réunit des théologiens, des exégètes, des prédicateurs de haut niveau, grâce à la grande souplesse de ses règles. Les oratoriens devinrent rapidement les rivaux des jésuites et se trouvèrent mêlés aux crises du jansénisme et du quiétisme. Certes, en 1685, le supérieur général, Sainte-Marthe, exclut de l'Oratoire Quesnel qui refusait le formulaire de 1678, mais sous le père de La Tour, l'Oratoire afficha des idées gallicanes et antiromaines. Il profita de l'élimination des jésuites par Choiseul pour conforter ses positions dans l'enseignement et racheter de nombreux collèges. Entre 1780 et 1789, les professeurs de l'Oratoire s'appellent Fouché, Lebon, Daunou, Ysabeau, Billaud-Varenne, qui siégeront à la Convention et seront parmi les plus ardents des révolutionnaires, mais aussi Hauterive, qui jouera un rôle important au ministère des Relations extérieures sous Talleyrand (lui-même évêque défroqué), Gaillard, par la suite magistrat et conseiller de Fouché, Maillocheau, etc. Pendant ses deux ans de séminaire, Fouché lira Massillon, Pascal, Nicole, affichant une piété dont il n'y a pas de raison de soupçonner la sincérité. Certes, c'est à sa mauvaise complexion qu'il doit d'être oratorien et non marin, comme Talleyrand, par la faute d'un pied bot, se retrouve évêque et non militaire. Fouché affichera ensuite, sous la Terreur, des sentiments athées qu'évitera, au nom du bon goût, Talleyrand. Mais Fouché, lui, ne fut jamais prêtre. Dans ses Mémoires, Ségur rapporte une confidence de Fouché : " On prétend que j'ai été prêtre et que je suis marié à une religieuse. La vérité est que, élevé à l'Oratoire, je n'y ai été que tonsuré7. " Comme enseignant, il débuta en 1782 au collège de Niort où il eut pour élève Antoine Jay qui sera de la Chambre des Cent-Jours grâce à Fouché. L'année suivante c'est Saumur puis, l'année d'après, Vendôme où il a pour collègue Hauterive. En 1787, il est enfin à Juilly dont la réputation est énorme. Toute l'aristocratie y mettait ses enfants. Écoutons Pasquier, futur préfet de police (l'Oratoire aurait-il contribué à former les meilleurs policiers de la période qui allait suivre?) : " Le collège de Juilly était tenu par les oratoriens, c'était le plus renommé de leurs établissements… On sait que les oratoriens étaient plus près du jansénisme que du molinisme. Cette circonstance avait décidé le choix fait par ma mère d'un collège dirigé par eux; son extrême dévotion l'avait jetée dans le jansénisme dont elle suivait la doctrine et les pratiques8. " D'abord suppléant, Fouché y enseignait les mathématiques et la physique qui étaient des disciplines facultatives. Mais très vite ses cours connurent un grand succès. Sa popularité devint considérable lorsqu'il lança de la cour du collège une montgolfière dans les airs. Il avait comme collègue Billaud-Varenne, alors professeur laïque (il était dispensé de porter l'habit de l'ordre) de littérature française et latine9. En 1788, voilà Fouché professeur de physique à Arras. C'est dans cette ville qu'il connut celui qui allait devenir son confident, Maurice Gaillard. Celui-ci venait de Boulogne. " La précipitation de son départ ne lui avait pas permis de faire ses Pâques à Boulogne; il s'en occupa dès les premiers jours de son arrivée à Arras où il retrouva son ancien confesseur. Fouché avait choisi le même et sortait du confessionnal lorsque Gaillard y entra. Ils communièrent le lendemain à la même messe et ils méritèrent tous les deux en même temps les sacrements pendant l'année 1789. Le futur ministre de la Police était intelligent, séduisant par ses manières et sa conversation. La communauté de leurs idées religieuses établit entre les deux jeunes professeurs un rapprochement, une intimité qui se changèrent bientôt chez Gaillard en une véritable amitié10. " Si l'on en croit les Mémoires de Gaillard, Fouché était alors " dans toute l'ardeur d'une grande foi chrétienne qu'il perdit après avoir embrassé les idées nouvelles à l'aurore de la Révolution ". À Arras, Fouché se lia avec Robespierre. Celui-ci, avocat, avait assuré la défense d'un propriétaire de paratonnerre, Vissery de Bois-Vallé, et avait eu besoin de conseils scientifiques. Il s'était mis en rapport avec l'Oratoire dont il était par ailleurs le défenseur. Il ne pouvait pas ne pas rencontrer Fouché qu'il retrouvait aussi à l'Académie des Rosati que fréquentait également Carnot. Fouché fit ainsi la connaissance de la soeur de Robespierre, Charlotte, et l'aurait courtisée11. Survinrent les élections aux États généraux, en 1789. Robespierre s'y fit élire, empruntant, dit-on, l'argent nécessaire au voyage à Versailles à son ami Fouché. Ce serait la cause de leur brouille, mais on a aussi invoqué la rupture des " fiançailles " de Fouché et de Charlotte… L'oratorien s'intéresse désormais plus à la politique qu'aux expériences de physique. C'est d'ailleurs toute la France qui s'agite à l'été de 1789, dans l'attente des nouvelles de Versailles. Les événements parisiens suscitent dans les rangs de l'Oratoire de véritables explosions d'enthousiasme. Trop sans doute à Arras. Fouché est envoyé à Nantes, le 6 octobre 1790. Il retrouvait la ville de son enfance. Tout en multipliant au collège de Nantes les expériences d'aérostation, il ne pouvait rester indifférent au naufrage de l'Oratoire, emporté comme les autres ordres par la tourmente religieuse. Dès son arrivée à Nantes il avait adhéré au club des Amis de la Constitution qu'il allait bientôt présider. Mais Nantes, ville riche et donc conservatrice, ne semblait pas offrir un grand avenir à un révolutionnaire. La polémique battait son plein autour de l'émancipation des esclaves des plantations des îles, où la famille de Fouché avait des intérêts. À Paris, Brissot tonnait contre ces Nantais, dont Fouché, qui affichaient des opinions révolutionnaires mais refusaient la liberté pour les Noirs. Fouché sut habilement tirer son épingle du jeu. L'Oratoire avait été supprimé par l'Assemblée constituante, mais il restait principal du collège de Nantes. Il songeait à se marier. Il fit une cour empressée à une demoiselle Bonne-Jeanne Coiquaud, qui passait pour laide mais était la fille du président de l'administration du district de Nantes. À Paris, la Révolution s'accélérait sous l'effet de la guerre. Le 10 août 1792, Louis XVI était renversé. L'Assemblée législative s'effaçait devant une Convention chargée de donner à la France une deuxième Constitution. Des élections devaient avoir lieu. À Nantes, Fouché, par la position de sa famille et par le mariage qu'il préparait, était un notable qui pouvait espérer un siège de député de la Loire-Inférieure. Il était temps maintenant de profiter de la conjoncture révolutionnaire. CHAPITRE II Le régicide Les élections à la Convention se déroulèrent, au cours du mois de septembre 1792, dans un climat particulièrement troublé. La chute de la monarchie hantait tous les esprits. Les royalistes se cachaient, mais l'opinion en province avait été émue par la journée du 10 août; elle fut horrifiée par les massacres de Septembre. Faute de monarchistes affichés, les choix se portèrent sur des modérés, généralement des notables. Le suffrage universel à deux degrés ne les défavorisait pas, bien au contraire. Les assemblées primaires se réunirent le 26 août, avant les massacres de prisonniers à Paris, et les assemblées électorales à partir du 2 septembre, alors que les événements parisiens n'étaient pas encore connus. Nantes restait une ville modérée, comme d'ailleurs le département de Loire-Inférieure. Huit représentants et trois suppléants devaient être désignés. L'assemblée électorale, émanation de l'assemblée primaire, commença ses travaux le 2 septembre, après avoir entendu une messe célébrée par l'évêque constitutionnel. Lors de la séance du 4 fut élu son président, Giraud, maire de Nantes. Le 5, il revint à Fouché, qui faisait campagne, de lire l'adresse de l'assemblée à la future Convention. Le 5, Méaulle, député suppléant à la Législative où il n'avait pas siégé, fut le premier élu par 256 voix sur 476 votants. Sa popularité était grande : n'était-il pas président du tribunal de Châteaubriant et administrateur du département? Lefebvre, qui avait prudemment laissé tomber la suite de son nom, " de La Chauvière ", obtint 238 voix. C'était un médecin réputé à Nantes et il occupait les fonctions de procureur syndic du district. D'emblée s'imposaient les notables12. Le lendemain, c'était le tour de Chaillon qui avait siégé à la Constituante sans beaucoup s'y faire remarquer après avoir contribué à la création du Club breton. Le 7 passait Mellinet, un officier municipal qui devait mourir en juin 1793, suivi par Villers, curé constitutionnel et président du directoire du département. Le 8 fut lancée la candidature de Fouché. Il avait multiplié les démarches auprès des électeurs, distribuant un manifeste où il affichait des opinions modérées : " Arrière le génie de la démolition. Celui de la Convention doit être essentiellement réparateur. Ce sont des architectes en politique que vous devez y appeler et non des ouvriers révolutionnaires13. " Il y faisait sa propre apologie : " Issu d'une famille que vous honorez car elle ne compte parmi ceux qui la composent aucun de ces hommes parasites qui ne vivraient pas si d'autres avaient cessé de travailler, M. Fouché, enfant d'un homme de mer, le fût devenu lui-même sans une délicatesse de complexion qui le condamne au travail de cabinet. Méditatif par inclination, il entra, dès l'âge où la raison le poussa, dans cette institution de l'Oratoire qui, sans aucun des inconvénients et des abus du cloître, en offre tous les avantages et permet de concilier les intérêts du monde et les affections de famille, ces sentiments religieux si nécessaires et si louables lorsqu'ils sont épurés par la philosophie. " Vantant ensuite son enseignement, il affirmait avoir multiplié " le nombre des patriotes et des défenseurs du droit du peuple ". Ces belles formules firent sans doute illusion puisque Fouché obtint 266 voix sur 405 suffrages exprimés. L'intervention de Méaulle en sa faveur aurait été déterminante. Après lui fut élu Jarry, ancien constituant. Le 9, Coustard, qui avait siégé à la Législative, était réélu à la Convention. Tous les sièges étaient pourvus. Il restait à Fouché à se marier, le 16, et à gagner Paris avec son épouse. Le couple s'installa au 315 de la rue Saint-Honoré. À la Convention, Fouché choisit, comme ses collègues de la Loire-Inférieure, de siéger avec les modérés. Robespierre, qu'il retrouvait, ne le lui pardonna pas. Les Girondins dominaient alors, lançant leurs attaques contre le triumvirat Robespierre-Danton-Marat. Attaques verbales qui ne furent pas suivies d'effet mais impressionnaient la Plaine. Fouché crut à leur victoire et rallia leur camp. Médiocre orateur dont la voix portait peu, il évita cependant de se mettre en avant. Aux débats politiques il préférait le travail en commission. Il entra au Comité d'instruction publique où l'appelait son expérience d'enseignant. Il y retrouva Condorcet et Daunou. Et c'est comme rapporteur de ce comité qu'il monta à la tribune de la Convention pour la première fois, le 3 novembre 1792, mais la discussion du rapport fut ajournée. Un nouvel ajournement suivit. Dans le même temps il assistait en témoin muet à la défaite progressive de la Gironde face aux manifestations de la rue parisienne. Il aurait volontiers repris son engagement en faveur de la Gironde si les électeurs de la Loire-Inférieure n'avaient reproché à leurs députés leur inaction face aux actions de la Commune de Paris. L'affrontement entre Gironde et Montagne prit un tour dramatique avec le procès de Louis XVI. Si l'unanimité se fit dans un premier vote sur la culpabilité du roi, 693 conventionnels reconnaissant celui-ci coupable d'attentats contre la liberté et de conspiration contre la sûreté générale, la Gironde essaya pourtant de sauver le monarque déchu en demandant un deuxième vote sur la question : " Le jugement qui sera rendu sur Louis sera-t-il soumis à la ratification du peuple réuni dans ses assemblées primaires? " Les voix se dispersèrent : 424 non, 283 pour l'appel au peuple. La députation de la Loire-Inférieure se divisa : Lefebvre, Chaillon, Mellinet, Jarry et Coustard votèrent avec les Girondins; Méaulle, Villers et Fouché se prononcèrent contre l'appel au peuple. Déjà Fouché glissait vers la Montagne. Son ami Daunou, ancien oratorien, essaya de le convaincre, à la veille du scrutin sur la peine, de ne pas voter pour la mort du roi. Fouché le lui promit et lui soumit le discours qu'il entendait prononcer à cette occasion. Le vote sur la peine débuta le 16 janvier. On vota au scrutin nominal, à la tribune14. Le tirage au sort avait désigné, pour ouvrir le vote, la délégation de la Haute-Garonne. Il était huit heures du soir. On ne sait à quelle heure vint le tour de la Loire-Inférieure. Méaulle parla le premier: " Je ne puis vouloir soustraire le plus grand des coupables à la peine qu'il a méritée : je vote pour la mort. " Lefebvre se limita à deux mots : " La réclusion et la déportation. " Chaillon fit un discours dont la conclusion était inattendue : " Je suis convaincu que mes commettants ne m'ont pas envoyé pour juger mais pour faire des lois, pas plus que pour exercer les fonctions de juré. Je tiens mon mandat d'hommes justes, ennemis de la tyrannie et qui auraient rejeté loin d'eux cette accumulation de pouvoirs. C'est donc comme homme d'État et pour mesure de sûreté générale que je vote pour la réclusion d'abord et pour le bannissement après la guerre. Je m'oppose à la mort de Louis précisément parce que Rome la voudrait pour le béatifier. " Mellinet prit la parole à son tour : " Comme législateur, le sort de l'État doit seul déterminer ma conscience; c'est d'après cela que je vote pour la réclusion pendant la guerre et le bannissement après la paix. " Changement de ton avec Villers : " Je vote pour une peine terrible mais que la loi indique, la mort. " C'était au tour de Fouché de monter à la tribune. Il ne lut pas le discours qu'il avait préparé. Il fut, au contraire, laconique : " La mort. " Jarry et Coustard se prononcèrent pour la réclusion et le bannissement après la paix. La brièveté de l'intervention de Fouché révèle son trouble. A-t-il pris peur devant les tribunes menaçantes? Pense-t-il alors que la cause de Louis XVI est perdue et se hâte-t-il de rejoindre les vainqueurs? Certes, les députés de Paris, chefs de file de la Montagne, n'avaient pas encore parlé, mais leurs intentions étaient claires : ils réclamaient la mort. En revanche, la Gironde avait laissé paraître son désarroi en votant, à l'image de Mailhe, la mort, mais en demandant un vote sur la nécessité de retarder l'exécution si la peine capitale l'emportait. C'était s'avouer déjà vaincu. Le lendemain, Fouché se retrancha, vis-à-vis de Daunou, derrière des pressions venues de Nantes. On aurait parlé de s'en prendre aux familles des députés. Terrifiée, sa femme l'aurait convaincu de voter la mort. Et Fouché avait pensé que ce vote isolé n'aurait pas de conséquences, le bannissement devant l'emporter à une large majorité15… Ce n'était qu'une excuse bien médiocre dont Daunou ne fut pas dupe. Dans le même temps d'ailleurs, Fouché faisait publier des Réflexions sur le jugement de Louis Capet où il écrivait : " Je ne m'attendais pas à énoncer à cette tribune d'autre opinion contre le tyran que cet arrêt de mort. Il semble que nous sommes effrayés du courage avec lequel nous avons aboli la royauté. Nous chancelons devant l'ombre d'un roi. Sachons prendre enfin une attitude républicaine. Nous sommes assez forts pour soumettre toutes les puissances et tous les événements. Le temps est pour nous contre tous les rois de la terre16. " C'était aller plus loin que Robespierre. Dans le quatrième vote sur la question " Sera-t-il sursis à l'exécution du jugement de Capet? ", Fouché vota non, comme Villers et Méaulle. Il coupait définitivement les ponts avec les modérés. Dès lors il se mit à afficher des opinions extrémistes qui le rapprochèrent sinon de Robespierre, qui lui témoignait toujours de l'hostilité, du moins de Collot d'Herbois et de Billaud-Varenne, qui représentaient l'aile gauche de la Montagne. Le 8 mars 1793, on le revit à la tribune. Il lut le rapport sur le projet de décret relatif à la suppression des congrégations séculières. La principale disposition du texte prévoyait la laïcisation de l'enseignement en stipulant que tous les professeurs seraient désormais payés par la nation. Il eût fallu s'en tenir au rôle d'un spécialiste de l'éducation. Fouché se lança au contraire dans une démagogie révolutionnaire inattendue de sa part. Son vote du 16 janvier pèsera lourd dans l'avenir. Déjà régicide, Fouché va maintenant s'identifier avec les excès de la Terreur sans qu'on le lui demande. Pourquoi? Était-il vraiment sincère? Dans l'immédiat il avait probablement cédé à la lâcheté ambiante. Avait-il aussi une revanche à prendre sur l'Ancien Régime? Se défoulait-il d'humiliations dont il n'a jamais parlé? Faut-il faire intervenir son goût pour l'intrigue? Ce qui est certain, c'est qu'il a compris, à la fin de janvier 1793, que les Girondins ont perdu parce qu'ils n'ont pas su doter la Convention d'une force armée capable de défendre l'assemblée et qu'ils ont dédaigné de façon générale de se pourvoir d'une police qui eût fait contrepoids au redoutable Comité de salut public et de surveillance du département de Paris et aux comités révolutionnaires des sections de la capitale, aux mains de leurs ennemis. Les Girondins sont condamnés à périr parce qu'en bons libéraux ils ont dédaigné le pouvoir policier. CHAPITRE III Le représentant en mission Pour faire face à une situation désespérée après l'entrée en guerre de l'Angleterre et la formation d'une coalition regroupant la plupart des souverains de l'Europe contre la France, se mit progressivement en place, entre mars et décembre 1793, un gouvernement révolutionnaire. En mars 1793, des représentants en mission étaient envoyés par paires dans les départements pour y surveiller l'application de la levée en masse. Le mois d'après, c'est par trois qu'ils se rendaient auprès des douze chefs d'armée. L'élimination des Girondins, qui provoqua l'insurrection de plusieurs grandes villes en juillet, entraîna une généralisation de cette procédure. Les représentants en mission étaient munis des pleins pouvoirs et devaient s'appuyer sur les comités de surveillance et les clubs des Jacobins locaux ainsi que sur l'administration départementale après épuration. Ils avaient le droit de déférer tout suspect au Tribunal révolutionnaire. Principale mission : terroriser. De là l'effroi, souvent justifié, que certains ont suscité. Dans ce domaine, Carrier et Lebon exceptés, peu connaîtront une réputation aussi grande que Fouché. Le 9 mars, il figurait parmi les représentants envoyés pour surveiller la loi sur la levée de 300 000 hommes. Son champ d'action : la Mayenne et la Loire-Inférieure. Il était accompagné de Villers, comme lui député de Loire-Inférieure. Ce n'était pas une mission facile. Déjà Fouché avait critiqué ses compatriotes, le 1er février, pour n'avoir pas approuvé l'exécution du roi. Depuis, la situation n'avait cessé de s'aggraver. Fouché passa quelques jours dans la Mayenne, puis se rendit à Rennes, faute de pouvoir gagner directement Nantes, la route étant coupée par l'insurrection, et eut à Rennes des contacts avec d'autres représentants. Tandis que l'Ouest s'embrasait, il parvint enfin à Nantes, vers le 22 mars. D'emblée il frappa fort. Il écrivit, le 26 mars, à la Convention que, sur son ordre, prêtres et nobles, inévitablement suspects, avaient été enfermés tandis que le tribunal criminel était mis en place pour les juger. Par la même occasion il donnait au club des Jacobins de Nantes un nouveau souffle. Mais la levée, objectif principal de la mission, ne put se faire. Les " brigands " tenaient campagnes et forêts, et la Garde nationale refusait de sortir de Nantes. Il aurait fallu des troupes nombreuses et aguerries. Fouché et Villers rentrèrent à Paris sans avoir rempli leur mission. Ils avaient simplement mis en place les instruments de la Terreur. Fouché voulut se venger de cet échec qu'il attribuait à l'influence des prêtres réfractaires. Il publia en juin des Réflexions sur l'éducation publique. Il s'agissait d'un pamphlet anticlérical où il dénonçait la religion, car, disait-il, " elle avilit l'homme et elle le dégrade ". Pour lutter contre son emprise, il affirmait : " Seule l'instruction publique organisée sur la base du monopole, inspirée de l'esprit révolutionnaire et nettement philosophe, peut contrebalancer l'odieuse influence de la religion17. " Prise de position inattendue de la part d'un ancien oratorien. Fouché se rapproche des hébertistes qui dominent désormais la municipalité de Paris et ont joué un rôle déterminant dans la chute de la Gironde le 2 juin. À l'Hôtel de Ville, Pache est devenu maire le 14 février 1793. Il est influencé par son procureur général, Chaumette, et les substituts de ce dernier, le journaliste Hébert, le fameux Père Duchesne, et Réal, futur préfet de police. La Commune se dresse devant la Convention, s'appuyant sur les sections de Paris, le club des Cordeliers et le ministère de la Guerre. Elle tient la rue. Sans son alliance, les Montagnards n'auraient pu éliminer les Girondins. Robespierre lui-même doit composer avec ceux que l'on appelle les hébertistes en hommage à Hébert, le journaliste favori des sans-culottes depuis la mort de Marat. Une épreuve de force s'annonce entre la Convention et la Commune. Elle devrait tourner à l'avantage de cette dernière. Soucieux d'être dans le camp des vainqueurs, Fouché affiche des idées proches de celles des hébertistes. La Commune a lancé depuis septembre 1792 une politique de déchristianisation qui vise à fermer les églises et contraindre les prêtres à abjurer. Le culte de la Raison, annonce Chaumette, remplacera le catholicisme jugé contre-révolutionnaire. Ce sont les idées de Chaumette que reprend Fouché dans ses Réflexions. N'allons pas chercher plus loin les raisons de son anticléricalisme. Fouché lâche la Montagne pour Hébert. Le 24 juin 1793, il est envoyé en mission dans les départements du Centre et de l'Ouest avec Méaulle, Esnue-Lavallée et Philippeaux pour lever des troupes contre l'insurrection vendéenne qui a pris de l'ampleur. Il se rend d'abord à Troyes. La ville est soupçonnée de tiédeur républicaine. Qu'à cela ne tienne; le proconsul multiplie discours, parades et menaces. Il connaît pourtant un nouvel échec. Les armes font défaut pour équiper les volontaires. Seuls quatre cents d'entre eux (souvent la lie de la population) partent immédiatement pour Paris, au grand soulagement d'ailleurs des autorités locales. Conscient de la médiocrité des résultats obtenus, médiocrité que dissimulaient tant bien que mal les lettres enthousiastes sur l'esprit public qu'il adressait au Comité de salut public18, Fouché, évitant de passer par Paris, où la Commune affermissait chaque jour son pouvoir, mais ignorant l'accueil que lui réserverait la Convention, préféra gagner Dijon. Là, ce n'était pas la Vendée qui était menaçante mais Lyon, passé aux mains des royalistes et des fédéralistes, partisans de la Gironde. Menace redoutable qu'il fallait contenir. Mais à Dijon Fouché se sentait mal à l'aise. La ville était profondément conservatrice, peu soucieuse d'en découdre avec les insurgés de toutes sortes. Fouché choisit alors de se rendre à Nevers, une ville plus révolutionnaire et où les résultats que réclamait la Convention avaient de plus fortes chances d'être atteints. Il se trompait. La région n'était pas sûre. Le Sancerrois était tout près de " chouanner ". La puissance de l'Église était alors forte dans le Nivernais. Il fallait aussi compter avec l'influence des gros propriétaires ruraux et des métallurgistes. Fouché arriva à Nevers le 28 juillet. Il annonça son intention de lever une armée dans les départements de la Nièvre, du Loiret, de l'Allier, de la Côte-d'Or et de l'Aube. Elle était destinée à la Vendée, mais c'est à Lyon que pensait Fouché. Il joua d'abord les modérés, épris de justice et d'humanité. Comédie? Il parlera par la suite d'une " politique à la Machiavel " pour justifier cette modération initiale, invoquant la possibilité d'une explosion fédéraliste. C'est dans ce contexte que l'épouse de Fouché, qui l'avait suivi, accoucha à Nevers d'une fille, le 10 août. Toute la ville se précipita chez l'heureux proconsul. Peur ou sympathie? Le baptême républicain de cette fille, qui reçut le nom de Nièvre, donna lieu à l'une de ces cérémonies grotesques dont la Révolution eut le secret et dont l'un des procès-verbaux du conseil général nous a gardé le souvenir : " L'épouse du citoyen Fouché, représentant du peuple, étant accouchée, la ville de Nevers a voulu témoigner toute sa joie et sa reconnaissance à cette occasion. "Le conseil du département et tous les corps civils et militaires, étant réunis, se sont rendus auprès du citoyen Fouché pour lui faire leurs compliments. Déjà ils ont trouvé la Garde nationale, sans les armes, avec la musique en tête. De suite, ils se sont rendus sur la place de la Fédération avec le nouveau-né. Là, sur l'autel de la patrie, en présence du citoyen Damour, parrain, et de la citoyenne Champrobert, marraine, et d'un peuple nombreux, le citoyen Fouché a déclaré que son épouse en légitime mariage était accouchée hier d'un enfant femelle auquel il a donné le nom de Nièvre. La cérémonie a été terminée par le baiser fraternel et une salve d'artillerie19. " Fouché passa à Clamecy le 16 août pour y étouffer l'opposition girondine alors active. Sa modération suscita l'éloge des habitants. Il était de retour à Nevers le 25 août. Dès lors le ton changea. Y eut-il des plaintes des jacobins de Nevers? La menace fédéraliste se faisait-elle plus redoutable? Fouché se transforma. Le registre des délibérations du conseil général permet de suivre cette évolution. Fouché apparaît pour la première fois au conseil général le 29 juillet. Il dépose sur le bureau le décret de la Convention qui le nomme, avec les citoyens Méaulle, Philippeaux et Lavallée, dans les départements du Centre et de l'Ouest pour " requérir les citoyens de prendre les armes contre les rebelles de la Vendée20". Dans la séance du 1er août, il n'est encore question que des foires de Cosne; le lendemain on parle de dénonciation touchant deux habitants de Saint-Saulge. Le même jour, Fouché annonce qu'il a requis le payeur général du département de " verser entre les mains de la commune de Nevers une somme de cent mille livres pour être divisée entre les père, mère, femme et enfants des défenseurs de la patrie de tout le département ". Nous sommes dans la logique de la mission de Fouché : stimuler le recrutement de l'armée révolutionnaire. Le 4, il participe à un débat sur l'argent nécessaire pour faire reprendre à la Loire son ancien cours le long des murs de la ville de Pouilly. Rien de politique. Le lendemain c'est un membre du conseil général qui réclame la descente des cloches des différentes paroisses du département. Fouché approuve mais concède que " la plus grosse sera conservée dans chaque paroisse ". Le ton reste modéré. Fouché, lors de la séance suivante, reprend ses idées sur l'éducation exposées en juin. Il souhaite les appliquer en créant au collège de Nevers un institut national "composé d'un nombre suffisant d'instituteurs dont le patriotisme et les labeurs seront connus, lesquels seront tenus de donner pendant six jours de chaque semaine et à des heures convenables en différentes classes des leçons de morale et de politique établies sur les droits de l'homme et du citoyen et sur la Constitution, de mathématiques, de géographie, d'histoire, de dessin, d'écriture et d'arithmétique. Ils enseigneront aussi les langues française, grecque et latine, et à lire, en sorte que cette éducation puisse être utile et commune à tous les citoyens. " Il fixe le traitement des professeurs à dix-huit cents livres, ramenées à quinze cents " quand le prix des denrées sera redevenu normal ". Les enseignants seront logés au collège, et la bibliothèque devra être formée par les livres enlevés aux communautés ecclésiastiques. On voit que la vocation pédagogique de Fouché n'est pas éteinte. Au retour de Clamecy, le ton change. Désormais Fouché s'en prend aux " riches ". Lors d'une séance du conseil général : " Lecture a été faite de la pétition de la citoyenne veuve Pierre par laquelle elle expose qu'elle est âgée d'environ quatre-vingts ans, qu'elle a éprouvé tous les revers de la fortune, et pour dernier comble d'infortune il lui restait une pension sur l'hôtel des Invalides que son père, officier du corps, avait obtenue pour des services importants qu'il avait rendus à l'État, laquelle pension était réversible sur sa tête, mais que, par une suite de malheurs imprévus, ses titres se sont perdus. " Le représentant du peuple requiert, et le conseil le remplaçant du procureur général syndic arrête qu'il sera payé à ladite veuve Pierre une gratification de cent livres à prendre sur les sommes qui ont été données par les riches. " Et sur ce qui a été représenté par un membre de l'administration que le sort de ladite veuve Pierre était d'autant plus digne de la commisération du représentant du peuple que cette veuve avait pour parents au second degré le citoyen Pierre Saint-Cy, riche à plus de cent mille livres de rente, et qui, loin de lui tendre quelques secours, avait toujours eu pour elle la plus grande dureté. " Le représentant du peuple, considérant que le premier devoir des riches est de donner abondamment à la classe indigente, que Pierre Saint-Cy, riche et opulent, est coupable d'avoir laissé dans la plus grande misère la femme de son cousin germain âgée de plus de quatre-vingts ans, " Requiert qu'à l'avenir et à compter de ce jour ledit Pierre Saint-Cy sera tenu de payer annuellement une pension viagère à ladite veuve Pierre de la somme de douze cents livres payable par avance et de trois mois en trois mois en son domicile à Nevers. " À plusieurs reprises, en septembre, Fouché attaque les riches, donnant à sa mission une couleur sociale un peu inattendue. Cette attitude s'explique par l'arrivée à Nevers de Chaumette, le procureur de la Commune de Paris, venu voir sa mère malade. Le 2 octobre, Fouché prononce devant le conseil général un discours d'une grande violence aussitôt enregistré au procès-verbal (on a conservé l'orthographe du temps) : " Riches, égoïstes, c'est vous qui causés tous nos maux : c'est dans vos maisons, c'est dans vos conciliabules ténébreux que les trahisons et le crime se préparent: c'est avec votre or que la corruption produit le désordre et les sanglants revers dans nos armées, vous demandés quels sont les reproches que l'on peut vous faire : la misère de vos concitoyens, les souffrances longues et continuelles des familles honorables de ceux qui versent leur sang pour la défense de vos propriétés, ne déposent-elles pas contre vous : leurs larmes, leur désespoir qui en a tari la source, ne doivent-ils pas être attribués à votre odieuse cupidité : quoi, lorsque vous pouvés appaiser avec votre superflu, la rigueur de leurs besoins, allumer dans l'âme de nos guerriers, le courage de l'espérance, en répandant d'abondantes consolations dans leurs familles, en séchant les larmes amères de leurs femmes et de leurs enfants; lorsque vous avés en main tous les moyens de sauver le peuple, et que vous l'abandonnés à ses angoisses, lorsque vous pouvés terminer le trop long règne de l'iniquité. Cette guerre de tirans coalisés contre les peuples qui ne se perpétue que par vous et pour vous. Vous vous plaignés que la voix publique vous accuse et vous suspecte; vous vous étonnés que le sang qui coule s'élance contre vous, et que les mains de vos frères vous conjurent de les venger… " C'est donc avec raison que la défiance s'étend aujourd'hui sur tous ceux qui montrent de la fortune et du pouvoir. Ce sont de faux patriotes, de vrais contre-révolutionnaires, qui n'attendent que le moment de se vendre au premier tyran qui voudra les payer. La république ne peut s'établir qu'en les rejettant de son sein. Il ne doit entrer dans sa composition que des éléments purs. Dans ses premiers moments de fermentation, elle a déjà vomi une partie du limon, le clergé et la noblesse, il lui reste encor à se purger des égoïstes, des lâches, des traîtres et des fripons. "Républicains! Vous avés vu se développer devant vos yeux toute l'impartialité de mon caractère, vous scavés combien les réquisitions rigoureuse lui sont apposées; vous avés pu apprécier les moyens touchants dont je me suis servi pour intéresser en faveur de la classe souffrante, le coeur du riche propriétaire et du fermier. Vous êtes témoins de la lenteur de mes succès à leur égard, je ne me repends pas de ma conduite, elle était calculée sur la politique et sur l'humanité de la justice : elle a été utile : elle a ôté toute espèce de prétexte à la malveillance : elle a mûri la raison publique; elle l'a moralisée et aujourd'hui je peux prendre avec fruit les mesures que me commandent votre salut et l'anéantissement de nos ennemis. " Des principes on passe aux actes. Fouché prend un arrêté : Art. 1er: Tous les riches propriétaires ou fermiers ayant des blés, demeurent personnellement responsables du défaut d'approvisionnement des marchés. Art. 2e : Celui qui refusera d'obéir aux réquisitions, et qui ne fera pas conduire au marché la quantité de blé demandée, sera exposé, le marché suivant, sur un échafaud, pendant quatre jours, sur la place publique ayant cet écriteau : affameur du peuple, traître à la patrie. Art. 3e : Dans le cas de récidive, il sera exposé les deux jours de marché suivants pendant quatre heures portant le même écriteau; il sera de plus déclaré suspect et incarcéré jusqu'à la paix. Art. 4e : Tous les biens de ceux qui sont déclarés suspects seront séquestrés et il ne leur sera laissé que leur strict nécessaire pour eux et pour leur famille. Les scellés seront mis sur leurs papiers, inventaire sera fait dans tous leurs domaines. Art. 5e : Pour l'exécution de ces mesures, il sera établi une garde révolutionnaire composée de bons républicains, depuis l'âge de trente ans jusqu'à quarante. Art. 6e : Cette garde sera composée de deux cents hommes d'infanterie, d'une compagnie de cavalerie et d'une de canonniers. Art. 7e: Chaque soldat révolutionnaire, sans distinction de grade, recevra par jour à titre d'indemnité trois livres, il sera habillé et aura pour armes un fusil, deux pistolets et un sabre. Art. 8e : Tous les citoyens qui composeront la garde révolutionnaire seront tenus, lorsqu'ils ne seront pas requis, de s'exercer, deux fois par jour, aux manoeuvres de la guerre, sous peine de vingt-quatre heures d'arrêts. Art. 9e : Les patriotes qui voudront être admis dans la garde révolutionnaire seront obligés de présenter un certificat de civisme, visé par le comité de surveillance. Art. 10e : Tous les manufacturiers du département, maîtres de forges, de fourneaux et de toute espèce d'usines, qui négligeront de faire travailler, seront déclarés suspects. Art. 11e : Les administrations seront requises, sous leur responsabilité, de faire construire, aux dépens des entrepreneurs, les usines qui seront jugées nécessaires pour mettre les ateliers dans la plus grande activité. Art. 12e : Le comité de surveillance fera sur-le-champ la visite de toutes les manufactures et de tous les ateliers pour s'assurer de la situation. Art. 13e : Tout propriétaire qui n'aura pas emblavé la quantité de terre qu'il emblave ordinairement sera déclaré suspect, et sa terre sera ensemencée, à ses dépens, par les citoyens indigents qui feront la moisson à leur profit. Art. 14e : Tous les frais de ces mesures de sûreté seront supportés par les riches qui les ont provoquées. Art. 15e : Ceux qui n'obéiront pas dans le délai fixé aux réquisitions pécuniaires qui leur seront faites seront déclarés suspects. Art. 16e : Les comités de surveillance établis dans tous les districts seront tenus, de concert avec les autorités constituées, d'opérer les mêmes mesures révolutionnaires dans leur arrondissement et sont autorisés à lever à cet effet sur les riches, en proportion de leur fortune et de leur incivisme, toutes les sommes nécessaires, tant pour les dépenses de la garde révolutionnaire et les indemnités des comités de subsistance et de surveillance, que pour subvenir honorablement au secours des citoyens malheureux, et principalement des familles indigentes des volontaires qui combattent dans les armées de la république. Art. 17e : Tous les fonds requis seront versés dans une caisse de bienfaisance chez les receveurs de chaque district. " Par la suite, Fouché prend un arrêté pour confisquer or et bijoux : " Tous les citoyens qui possèdent de l'or et de l'argent monnayé ainsi que de l'argenterie soit en lingots, soit en vaisselle, soit en bijoux autres que ceux qui servent à la parure des femmes ou qui n'ont de valeur que par leur forme et le travail, tels que les montres, les pendules, sont obligés de les porter au comité de surveillance de leur district qui leur en délivrera un reçu signé de trois membres au moins et payable par le receveur ou à valoir sur leur imposition révolutionnaire, suivant le prix du marc qui sera fixé par la Convention. " La mendicité est interdite. Dans la séance du 18 octobre 1793, " le représentant du peuple, qui, dans une des précédentes séances, a aboli la mendicité, a arrêté que les citoyens malheureux seront vêtus, nourris et couchés aux dépens du superflu des riches; que les signes de la misère seront anéantis; que les municipalités seront tenues de faire arrêter les gens oisifs21". Des pauvres se présentent chez des habitants aisés avec un billet de Fouché les invitant à "habiller de pied en cap le citoyen indigent porteur de la présente ". Et le 4 novembre encore, alors qu'il est sur le point de partir pour Lyon, Fouché déplore " qu'il existe toujours dans l'étendue de ce département des riches et des pauvres; il est temps que cette inégalité monstrueuse disparaisse, que la vieillesse, le malheur, l'indigence soient honorés ". Déjà, le 13 octobre, il écrivait au Comité de salut public : " On rougit ici d'être riche et l'on s'honore d'être pauvre. " Mais c'est la politique de déchristianisation de Fouché qui a surtout frappé les esprits. Elle s'inscrit dans le droit fil de celle menée à Paris par la Commune et l'influence de Chaumette sur Fouché saute aux yeux. Dans la capitale, Collot d'Herbois et Billaud-Varenne sont entrés au Comité de salut public, preuve de l'influence grandissante des hébertistes. Robespierre comme Danton doivent composer avec eux. Instruit par Chaumette, Fouché fait du zèle aussi bien à Nevers qu'à Moulins, où il séjourne notamment entre le 25 septembre et le 2 octobre, l'Allier relevant aussi de son autorité. Le 22 septembre, dans l'église Saint-Cyr, est inauguré le buste de Brutus. Le lendemain, Fouché prend un arrêté : " Tout ministre du culte ou autre prêtre pensionné par l'État sera tenu, dans le délai d'un mois, de se marier ou d'adopter un enfant. " C'est à Moulins qu'il donne la pleine mesure de son anticléricalisme : tous les signes extérieurs du culte sont abolis. L'évêque et une trentaine de prêtres abjurent. De retour à Nevers Fouché signe le 9 octobre un arrêté sur les cultes. " La République ne reconnaissant point de culte dominant et privilégié, toutes les enseignes religieuses qui se trouvent sur les routes, sur les places et généralement dans les lieux publics seront anéanties. " Défense aux prêtres de paraître " ailleurs que dans les temples avec leurs costumes ". Le clocher de l'église Saint-Martin est conservé et transformé en " pyramide à la mémoire des martyrs de la liberté ". Ce qui a le plus frappé, c'est la décision prise par Fouché d'ériger dans les cimetières une statue du sommeil et d'inscrire sur les portes d'entrée : " La mort est un sommeil éternel. " Le 13 octobre, Fouché annonçait au Comité de salut public : " Le fanatisme est foudroyé. " Peu de représentants étant allés aussi loin, son action connut un grand retentissement. Est-ce parce qu'il était dans le vent qu'il fut envoyé avec Collot d'Herbois à Lyon par décret du 30 octobre 1793, ou plutôt parce qu'il avait, à plusieurs reprises, dans ses rapports, évoqué la menace que faisait peser Lyon sur les départements dont il avait la responsabilité? C'est que l'insurrection lyonnaise prenait un tour tout aussi inquiétant que la Vendée. Ruinée par la Révolution qui avait provoqué l'effondrement de son industrie, la ville, qui comptait à l'époque près de cent mille habitants, avait été soumise à l'administration d'extrémistes comme Chalier qui, par un véritable coup de force, s'était installé à l'hôtel de ville le 6 février 1793, avant d'en être chassé le 18. En mars, la Convention avait envoyé Basire, Legendre et Rovère qui imposèrent à la mairie un ami de Chalier, Bertrand. Des listes de proscription venaient d'être dressées et le principe d'un impôt forcé de 6 millions décidé quand éclata, le 29 mai, une insurrection fomentée par une bourgeoisie affolée. Cette insurrection mêla rapidement républicains modérés, Girondins exclus de la Convention le 2 juin et royalistes. Très vite le commandement passa à des royalistes avérés, comme Precy. Chalier, symbole du jacobinisme, fut exécuté. La Convention envoya des troupes qui firent le siège de la ville entre le 14 août et le 9 octobre. La ville tombée, le Comité de salut public entendit la soumettre à une répression à la mesure de la peur qu'elle avait suscitée. Couthon hésitait pourtant. De là l'envoi de deux " hébertistes ", Collot et Fouché. Ce dernier quitta Nevers le 7 novembre pour Lyon, ou plutôt Commune-Affranchie, puisque tel était son nouveau nom. Sur place, Fouché et Collot, que flanquait Albitte, retrouvèrent Laporte. À première vue Collot est le personnage le plus important des quatre. Mais Fouché a pour lui ce passage à Nevers qui l'a fait connaître soit en bien soit en mal, selon les opinions. Et comme Collot s'en ira, c'est Fouché qui symbolisera la répression qui s'abat sur Lyon. Son champ d'action s'étend à l'Ain, l'Allier, l'Ardèche, la Drôme, l'Isère, la Loire, la Haute-Loire, le Mont-Blanc, le Puy-de-Dôme, le Rhône et la Nièvre, sur laquelle il garde autorité22. Les instruments de la répression sont aussitôt mis en place. La commission temporaire de surveillance, établie le 10 novembre, donne la chasse aux suspects, la commission révolutionnaire, créée le 27 novembre et que préside Parein, une créature de Fouché, prononce la sentence, généralement la mort " sous le feu de la foudre ". Pour économiser la poudre et pour aller plus vite, on utilise, à partir du 4 décembre, le canon. Ces mitraillades dans la plaine des Brotteaux ont frappé les imaginations. " L'imagerie populaire et les récits de l'époque ont conservé le souvenir de ces moments effroyables. Liés les uns aux autres, les condamnés sont placés à côté des fosses dans lesquelles les couchent les coups de canon. Ils meurent plus ou moins rapidement; certains sont achevés à la baïonnette ou au sabre (ce sont ceux qu'on a incités à se relever, s'ils ont été épargnés par la mitraille, sous la fallacieuse promesse que la République leur fait grâce). D'autres sont enterrés vivants tandis que quelques-uns arrivent à s'échapper23. " La guillotine fonctionne également, réservée, semble-t-il, aux notables quand les mitraillades fauchent les obscurs et les anonymes. Malgré certaines images montrant Fouché dirigeant les canons dans la plaine des Brotteaux, il semble qu'il se soit tenu à l'écart des exécutions. Le chiffre de 1 604 victimes paraît plausible pour Lyon même24. Peu de femmes, beaucoup d'artisans et de boutiquiers, d'employés et de domestiques. Mais des plaintes montèrent jusqu'à Paris, dénonçant la trop grande dureté de la répression. Collot se rendit dans la capitale pour se justifier et présenter un rapport, le 21 décembre. De son côté Fouché écrivit à la Convention dès le 6 : " On ne conçoit pas aisément jusqu'à quel point la mission que vous nous avez confiée est pénible et difficile; d'une part les subsistances n'arrivent qu'à force de réquisitions réitérées dans une ville qui n'inspire que de l'indignation… D'autre part des administrations sont composées d'hommes intéressants puisqu'ils furent opprimés par les rebelles, mais qui sont trop disposés à se dépouiller de leur caractère public, à oublier l'outrage sanglant fait à la liberté, pour céder au désir personnel de pardonner. Enfin, citoyens collègues, on emploie tous les moyens imaginables pour jeter des semences d'une cruelle pitié dans tous les coeurs et pour nous peindre comme des hommes avides de sang et de destruction. Nos ennemis ont besoin d'une leçon terrible… Eh bien! nous allons la leur donner. La partie méridionale de la République est enveloppée par leur perfidie d'un tourbillon destructeur, il faut en former le tonnerre pour les écraser, il faut que tous les alliés qu'ils avaient à Commune-Affranchie tombent sous les foudres de la justice, et que leurs cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent sur les deux rives, à son embouchure, sous les murailles de l'infâme Toulon, aux yeux des lâches et féroces Anglais, l'impression de l'épouvante et l'image de la toute-puissance du peuple français25. " Non seulement Fouché endosse la responsabilité de la répression, mais il poursuit à Lyon la politique antireligieuse inaugurée à Nevers. Une grande cérémonie aux mânes de Chalier est organisée par ses soins le 10 novembre. Au son du canon, un cortège s'ébranle, précédé d'un colosse avec une hache sur l'épaule, que suivent un détachement d'infanterie et des jeunes filles couronnées de fleurs, puis un groupe, entouré de musiciens et de chanteurs, qui porte le buste de Chalier. Jusque-là c'est une cérémonie révolutionnaire classique, comparable à celles vouées à la mémoire de Le Peletier de Saint-Fargeau et Marat. Mais c'est la suite qui étonne : un sans-culotte portant mitre et crosse précède un âne recouvert d'habits pontificaux, coiffé d'une mitre, portant un calice sous le cou et, attachés à sa queue, une bible et un missel. L'intention sacrilège est évidente. Un sans-culotte traîne dans la boue un drapeau fleurdelysé. Paraissent enfin les représentants en mission, tout empanachés de tricolore, Fouché, Collot et Laporte. Arrivé aux Terreaux, le cortège s'arrête. Après audition d'un hymne à la gloire de Chalier, Fouché, après Collot, mais avant Laporte, prononce un discours violent contre les bourreaux du martyr : " Chalier, tu n'es plus… Martyr de la liberté, les scélérats t'ont immolé. Leur sang est la seule eau lustrale qui puisse apaiser tes mânes justement irrités. Chalier! Chalier! Nous jurons devant ton image sacrée de venger ton supplice. Oui, le sang des aristocrates te servira d'encens 26. " Puis est allumé un bûcher dans lequel on jette la bible et le missel, et on fait boire l'âne dans le calice. La pluie qui tombe alors disperse la cérémonie. Le retentissement est énorme. À Saint-Étienne (désormais Arme-Commune) comme à Montbrison, des cérémonies analogues ont lieu. Le 6 janvier, Collot alors parti, on célèbre la fête des rois en les guillotinant en effigie (le pape également), et un prêtre vient abjurer. La déchristianisation s'accompagne de mesures sociales chères à l'ancien oratorien. " La richesse et la pauvreté devront disparaître du régime de l'égalité ", affirme-t-il, et il écrit à Paris pour que, contrairement au voeu de la Convention, les biens des rebelles lyonnais ne soient pas vendus comme ceux des émigrés mais distribués aux pauvres. À Paris cependant, en mars, les hébertistes perdent la partie. Leurs mascarades antireligieuses ont exaspéré Robespierre auquel répugne toute forme d'athéisme. Leur programme social, repris des enragés, inquiète la Convention. Imprudemment, les hébertistes ont invoqué au club des Cordeliers " la sainte insurrection ". Sur ordre du Comité de salut public, les principaux chefs, Hébert, Momoro et Ronsin, sont arrêtés, traduits devant le Tribunal révolutionnaire et guillotinés. Aussitôt Fouché change de politique. Les exécutions au canon cessent. Une vigoureuse épuration écarte des comités révolutionnaires les sympathisants d'Hébert, et la société populaire est dissoute. Lyon rentre dans le droit commun. Trop tard. Robespierre, dont l'autorité est sans partage depuis la chute de Danton, qui a suivi celle d'Hébert, décide de rappeler Fouché. Celui-ci l'apprend le 1er avril 1794. CHAPITRE IV Le 9 Thermidor Revoilà Fouché à Paris après neuf mois d'absence. Le 18 germinal (7 avril 1794), il retrouve son banc à la Convention. On devine sa surprise. Le spectacle qui s'offre est étonnant. À la place de la Gironde, encore puissante au moment de son départ, c'est maintenant le vide. Les premiers amis de Fouché sont morts, emprisonnés ou proscrits. À gauche, la tête de Danton vient de tomber le 5 avril. On contemple encore avec effroi la place qu'il occupait. Desmoulins, Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, Chabot ont également péri. Si Fouché regarde du côté de la Commune, Chaumette a été entraîné dans la chute d'Hébert et attend de connaître le sort du Père Duchesne, guillotiné le 24 mars. Terrifiante hécatombe ! Après avoir vaincu la Gironde, la Montagne s'est déchirée dans des luttes fratricides qui ont eu pour résultat de conforter l'autorité de Robespierre. Peut-on croire à un apaisement? Nullement. De nouvelles listes de proscription circulent. Seraient désormais menacés les anciens représentants en mission que le Comité de salut public a rappelés, Barras, Tallien, Fréron, Lebon, Carrier et Fouché, mais aussi les membres des comités qui s'opposent à Robespierre : Billaud-Varenne, Collot d'Herbois, Carnot, Cambon, Vadier… Fouché découvre la puissance de Robespierre. La première conséquence de la chute des dantonistes et des hébertistes a été de renforcer son autorité. Il domine, avec Couthon et Saint-Just, le Comité de salut public, il règne sans partage sur le club des Jacobins. À la tête de la Commune de Paris, il a placé un homme à lui, Fleuriot-Lescot. À l'étranger, on parle désormais de " la France de Robespierre ", du " gouvernement de Robespierre ", des "armées de Robespierre ". Depuis la chute de la monarchie aucun homme n'a été aussi puissant. Fouché n'hésita pas longtemps. Au nom de leur vieille amitié, il se rendit le soir même rue Saint-Honoré, après avoir lu devant l'Assemblée son rapport justificatif. On ne connaît l'entrevue qu'à travers les Mémoires de Barras qui a dû tenir le récit de Fouché lui-même27. Tout opposait les deux hommes. Le passé d'abord : Fouché avait connu Robespierre avocat famélique et lui aurait même prêté de l'argent. Il avait rompu ses fiançailles avec la soeur du tribun, Charlotte, et même si cette dernière était désormais brouillée avec ses frères, Maximilien n'avait jamais pardonné cet affront. Fouché avait appliqué avec zèle dans la Nièvre la politique de déchristianisation chère aux hébertistes. Or Maximilien avait condamné l'athéisme au nom de Rousseau et envoyé à la guillotine Hébert et ses partisans. Enfin c'est un Fouché compromis dans des affaires d'argent qui paraissait devant l'Incorruptible. Celui-ci avait lu les rapports, peut-être mensongers, affirmant que " Fouché s'était, au milieu des démolitions de Lyon, conduit à peu près comme les incendiaires qui font leurs affaires parmi les flammes ", selon Barras qui s'y connaissait. Ne disait-on pas, ajoute cette mauvaise langue, que la citoyenne Fouché, dont la voiture avait été brisée au sortir de Lyon, " aurait été surprise au moment de l'accident, cachant ses coffres sous ses vêtements comme une tendre volatile qui couve ses poussins "? Ainsi Fouché symbolisait-il tout ce que pouvait haïr Robespierre. " Les paroles douces, fortes, sensibles, amicales, respectueuses " de l'un se heurtèrent au " silence obstiné, sans aucune expression de visage " de l'autre. La guerre était déclarée. Seul, Fouché n'aurait pu soutenir la lutte. Mais le nombre des ennemis de Robespierre ne cessait de croître. Lors de la fête de l'Être suprême, le 8 juin, fête qui marqua l'apogée de l'Incorruptible, on entendit des murmures dans les rangs de la Convention. Deux jours plus tard, Couthon présenta devant l'Assemblée la loi dite de Prairial, qui accélérait la procédure du Tribunal révolutionnaire, supprimant toute garantie judiciaire pour les accusés. Le projet avait été préparé en dehors du Comité de sûreté générale, chargé de la police, et sans l'accord d'une partie du Comité de salut public. Ruamps demanda l'ajournement du projet de Couthon; Robespierre s'y opposa et exigea un vote non seulement immédiat mais unanime. Terrorisée, l'Assemblée s'inclina. L'affaire illustrait un fait qui retint peut-être l'attention de Fouché : la guerre des polices à travers la rivalité des deux principaux comités. La mission du Comité de sûreté générale était de " déjouer les complots des ennemis de la Révolution ". Par ce terme il faut entendre les agents royalistes, les insurgés de l'Ouest, les prêtres réfractaires, les émigrés rentrés, les partisans de la Gironde, sans compter " tous ceux qui, sans agir, étaient réputés suspects de sentiments hostiles envers la Convention ". "Le chiffre des arrestations opérées par ordre du Comité de sûreté générale est impossible à connaître avec précision. Se chiffre-t-il par milliers ou par dizaine de milliers? Les vingt-huit prisons de Paris renferment en juillet 1794 plus de 8 000 détenus. Mais tous n'ont point été arrêtés par le Comité de sûreté générale. La multiplicité des polices est un trait caractéristique de l'an II de la République28." Ce trait perdurera. Il ne peut échapper à Fouché qu'il existe, à côté du Comité de sûreté générale, le Comité de salut public du département de Paris, l'administration de police de la Commune de Paris et les comités révolutionnaires des quarante-huit sections de la ville. Tous ces organismes n'hésitaient pas à procéder à des arrestations échappant au contrôle du Comité de sûreté générale. Malgré la confusion qui régnait dans la capitale, ce comité conservait toutefois une certaine autorité. À partir de juillet 1793, il dut compter avec le Comité de salut public. Celui-ci s'était fait donner, le 28 juillet, par la Convention, le droit de lancer des mandats d'arrêt. Au début, il n'en abusa pas. Mais le 3 mars 1794, la Convention, sur proposition de Saint-Just, imposait aux comités révolutionnaires d'établir sur chaque personne arrêtée un tableau de renseignements soumis au bureau des détenus. Ce bureau, bien que dépendant des deux comités, avait son siège au Comité de salut public et utilisait du personnel de ce comité. Ce fut la première étape d'un contentieux que vint aggraver la création au sein du Comité de salut public d'un bureau de surveillance administrative et de police générale dirigé par Robespierre, Couthon et Saint-Just. On y retrouvait des hommes de Saint-Just, comme ève Démaillot ou Polycarpe Pottofeux, ainsi que des amis de Robespierre, tels Simon Duplay ou Marc-Antoine Jullien. Quant au trouble Héron, " agent public du Comité de sûreté générale, il était agent secret de Robespierre ", selon la formule de Michelet29. La création de ce bureau de police irrita le Comité de sûreté générale. La loi du 22 prairial (10 juin) mit le feu aux poudres. Dès le lendemain, Bourdon de l'Oise faisait voter un additif à la loi réservant à la Convention le droit exclusif et inaliénable de décréter ses membres d'accusation. Riposte de Couthon, le 12 juin, demandant la révocation de cet additif. Robespierre l'appuya. Selon lui, il ne pouvait y avoir que deux partis dans la Convention, " les bons et les méchants ". À la question de savoir qui étaient " les méchants ", il ne lâcha que deux noms, Fouché et Tallien, se réservant de désigner plus tard les autres " intrigants ". Beaucoup se sentirent visés, notamment au Comité de salut public. Un fossé se creusait au sein du comité entre Robespierre, Saint-Just et Couthon d'une part, Carnot, Billaud-Varenne et Collot d'Herbois de l'autre, Barère faisant la liaison. Au club des Jacobins, Fouché, faute d'avoir été entendu par Robespierre, était venu, le lendemain, présenter une justification de sa mission à Lyon. Il y développa déjà l'idée qu'il n'avait été ni un extrémiste ni un " réacteur ", renvoyant Brissot et Hébert dos à dos. La péroraison emporta l'adhésion : " Le crime finit, la vertu commence, la République est immortelle. " Robespierre était présent. Il rendit hommage au patriotisme de Fouché puis invita un Lyonnais à prendre la parole. Celui-ci devait à l'origine dénoncer le " modérantisme " et la " corruption " de Fouché, mais il se déroba, se limitant à de vagues menaces : " Vous connaîtrez par la suite tous les faits; la vérité percera à travers tous les nuages. " Et il se retira. Robespierre essuyait une défaite sur son propre terrain. Le club des Jacobins constituait la base de son pouvoir. C'est là qu'il aimait à se rendre, qu'il essayait ses idées, qu'il était régulièrement acclamé. Pour la première fois, l'offensive qu'il avait préparée contre Fouché échouait30. En bon tacticien, celui-ci exploita son avantage. Il fit si bien qu'il fut élu président du club des Jacobins le 18 prairial (6 juin). Robespierre pouvait difficilement laisser passer un tel affront, surtout au moment où il livrait bataille à la Convention sur la loi de Prairial. Lors de la séance du club, le 23 prairial (11 juin), parut une députation de la société de Nevers venue se plaindre de persécutions. Les allusions au proconsulat de Fouché étaient évidentes. Celui-ci, qui présidait, répliqua : " Votre société mérite des reproches sévères. S'il est vrai de dire que le souffle impur de Chaumette n'a pu y exercer sa funeste influence pendant son séjour à Nevers, il paraît au moins certain que l'ombre de ce conspirateur y plane aujourd'hui. Des hommes suspects, incarcérés, ont été mis en liberté et votre société n'a fait aucune réclamation. " Et de terminer sur cette stupéfiante péroraison : " Brutus rendit un hommage digne de l'Être suprême en enfonçant le fer dans le coeur de celui qui conspirait contre la liberté de sa patrie31. " Derechef, l'offensive suscitée par Robespierre avait fait long feu. Mais cette fois l'Incorruptible n'entendait pas céder. " J'ignore, déclara-t-il, si la société a compris quel est le motif et l'objet de la démarche des membres de la société de Nevers; je demande si la réponse du président peut nous éclairer sur ce point. Pour moi, je vous assure que je n'y comprends rien. Si le président connaît tout ce qui tient à l'affaire de Nevers, il est de son devoir de s'expliquer. Tout le monde sait que Nevers a été un des principaux foyers des conspirations ourdies par Chaumette, de concert avec les partisans de la faction de l'étranger. " À nouveau sur la sellette, Fouché affirma que Chaumette " dissimulait parce qu'il vit les autorités constituées fortement attachées aux bons principes et qu'il conspira en silence ". Il n'avait donc rien su des agissements du " scélérat Chaumette ". Étonnement — feint — de Robespierre qui se lança dans une longue tirade contre "les ennemis de la liberté " : " Patriotes purs [il était facile de comprendre que Robespierre ne comptait pas Fouché dans leurs rangs], on vous fait une guerre à mort. Sauvez-vous, sauvez avec vous tous les amis de la liberté. " Les vifs applaudissements qui saluèrent les derniers mots de Robespierre contraignirent Fouché à lever précipitamment la séance. Il ne devait plus y prendre la parole. Robespierre restait maître du club. Il avait sa police, une municipalité parisienne à sa dévotion, la Garde nationale tenue par Hanriot, le Tribunal révolutionnaire présidé par Dumas (mais Fouquier-Tinville échappait à son influence) et, par la loi du 22 prairial, la possibilité de traduire n'importe quel député devant ce tribunal. Le mérite de Fouché fut pourtant de comprendre que rien n'était perdu si la Convention, source de toute légalité, surmontant sa peur, renversait Robespierre en s'alliant aux membres des comités irrités par la trop grande puissance de l'Incorruptible. Les premières attaques (voilées) vinrent d'ailleurs du Comité de sûreté générale, exaspéré par la guerre des polices avec le bureau du Comité de salut public. Vadier, sorte de président du Comité de sûreté générale, sortit de ses dossiers les élucubrations d'une vieille folle, Catherine Théot, dite la Mère de Dieu, qui annonçait que Robespierre était le nouveau Messie : bon moyen pour faire rire aux dépens de l'Incorruptible et saper ainsi son autorité. De son côté, Robespierre commit deux fautes. Lors d'une séance houleuse du Comité de salut public, le 29 juin (11 messidor), il s'emporta: " Sauvez la patrie sans moi ", dit-il. Il sortit et ne revint plus jusqu'au 23 juillet (5 thermidor). C'était laisser le champ libre à ses adversaires. N'avait-il pas, le 1er juillet, lors d'une réunion du club des Jacobins, été jusqu'à laisser entendre qu'il se considérait comme démissionnaire du comité? Il multipliait par ailleurs les attaques mais sans nommer personne. La Convention eût sacrifié sans résistance ses membres, dont Fouché. Encore eût-il fallu les lui désigner. En ne le faisant pas, en laissant planer le doute, Robespierre croyait intimider les conventionnels; il faisait en fait le jeu de ses ennemis. Ceux-ci firent circuler des listes de proscription où se retrouvaient de nombreux députés. Une vaste coalition antirobespierriste se dessina. Fouché en fut l'artisan. N'exagérons cependant pas son rôle : sans les membres du Comité de salut public hostiles à Robespierre et sans les policiers du Comité de sûreté générale, rien n'eût été possible. C'est la rivalité des polices, brusquement mise en lumière, qui a précipité la chute de l'Incorruptible. Fouché fut efficace au sein même de la Convention, tissant la toile d'une large conjuration. Citons Barras : " Robespierre avait dit à Fouché que “sa figure était l'expression du crime”. Fouché, loin de répondre, se l'était tenu pour dit. Chassé des Jacobins, il n'avait pu y reparaître; il n'osait plus se montrer même à la Convention. Seulement, il tripotait, intriguait, machinait en dessous de fort bon coeur et avec activité. Je l'envoyais chez les uns et chez les autres pour faire part de ce que nous savions des propositions de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. La peur personnelle qu'il avait des triumvirs ne faisait qu'augmenter à ses yeux l'idée de leurs intentions hostiles. Tout ce qu'il redoutait déjà avec le plus de sincérité, sa politique l'exagérait encore avec ceux qu'il voulait exciter à prendre un parti. Levé dès le matin, il courait jusqu'au soir chez les députés de toutes les opinions, leur disant à chacun : “C'est demain que vous périssez s'il ne périt.” À ceux qui regrettaient Danton et qui étaient menacés par le ressentiment de ses bourreaux, Fouché disait: “Demain nous pourrons être vengés et demain seulement nous serons en sûreté.” Rassemblant ainsi tous les sentiments contre Robespierre par son habile intrigue, on ne peut nier que Fouché ne fût d'une véritable ressource au milieu des éléments qui étaient là pour former un mouvement décidé contre les oppresseurs de la Convention32. " Même si Barras règle des comptes avec Fouché dans ses Mémoires, il résume ici parfaitement le rôle de celui-ci dans la préparation du 9 Thermidor. Un rôle sur lequel Robespierre était renseigné par ses agents. Il l'avait sommé de venir s'expliquer au club des Jacobins sur les événements de Lyon à la suite de l'audition, le 23 messidor, d'une délégation de Commune-Affranchie. Le 26, Fouché s'excusa. Robespierre prit prétexte de son absence pour l'accabler : " Je commence par faire la déclaration que l'individu Fouché ne m'intéresse nullement. J'ai pu être lié avec lui, parce que je l'ai cru patriote. Quand je l'ai dénoncé ici, c'était moins à cause de ses crimes passés que parce qu'il se cachait pour en commettre d'autres et parce que je le regarde comme chef de la conspiration. " Il n'ignorait donc rien des intrigues de Fouché. L'accusation se développait : " J'examine la lettre qui vient d'être lue, et je vois qu'elle est écrite par un homme qui, étant accusé pour des crimes, refuse de se justifier devant ses concitoyens… Un homme sensé doit juger que la crainte est le seul motif de la conduite de Fouché. Or l'homme qui craint les regards de ses concitoyens est un coupable33." " Un citoyen de Commune-Affranchie dénonce contre Fouché plusieurs faits très graves, indique Le Moniteur universel. La société les renvoie au Comité de salut public, et, sur la motion d'un membre, Fouché est exclu de la société. " La situation devenait dramatique pour Fouché : il était le seul dont le nom était prononcé. Il était donc condamné à agir vite. " Pour se dérober à la colère de l'Incorruptible, raconte Barras, il ne paraissait plus à la Convention et ne couchait plus chez lui; seulement le soir, sous divers déguisements, il faisait sa ronde chez les collègues qui étaient occupés de préparer la défense contre Robespierre, et Fouché portait et rapportait activement de l'un à l'autre l'information de ce qui avait lieu, et les commissions que les événements rendaient nécessaires de faire faire avec dextérité pour nouer les intelligences que nous formions en attendant le moment qu'on ne pouvait fixer de frapper le coup décisif34. " Fouché remit à Barère, après avoir demandé à être entendu par le Comité de salut public, une note pour " servir de matériaux à sa défense ". Il souhaitait que Barère la lise à la Convention s'il était menacé d'arrestation. Ce manuscrit autographe, resté inédit et qui date de quelques jours avant le 9 thermidor, est un violent réquisitoire contre l'Incorruptible : " Roberspierre [sic] n'aimait pas les sciences, mais il crut utile à sa vanité de rechercher Fouché et de s'ennuyer plusieurs heures par jour dans son cabinet pour acquérir la réputation de savant… Son caractère jaloux ne pouvait supporter tout ce qui était au-dessus de lui; ses concitoyens prirent cette passion vile pour un sentiment d'amour de l'égalité. " Voulant être élu à la Constituante, il flatta, raconte Fouché, l'évêque d'Arras, "rampa aux pieds de Necker et de sa femme tant qu'il eut besoin de leur crédit, il fut souple à l'égard de Fouché dont il maudissait l'influence dans les élections et dans la bourse duquel il devait puiser ". La réputation de Fouché à la Convention aurait blessé Robespierre. " Sa colère s'alluma lorsqu'il apprit que Fouché faisait renfermer à Lyon les brigands qu'il protégeait. " Il l'accusait de ne pas être assez sanguinaire : " Il y avait encore dix mille têtes à faire abattre et tu songes à rendre Lyon à son commerce et à sa liberté. " Sa fureur devint grande quand il pensa que Fouché conspirait contre lui et il lança alors "les calomnies les plus atroces et les plus ridicules ". Et Fouché d'en appeler au témoignage du conventionnel Panis35. Ses efforts demeuraient vains. Le centre, le Marais, comme on disait, ne bougeait pas. Collot d'Herbois lui-même semblait lâcher Fouché. Robespierre avait reparu le 5 thermidor (23 juillet) dans une séance commune aux deux comités et Billaud lui avait affirmé : " Nous sommes tes amis, nous avons toujours marché ensemble. " Un compromis parut s'esquisser sur un projet de rapport de Saint-Just, et, le soir, Barère annonça en termes enthousiastes une réconciliation générale au sein du Comité de salut public. Couthon le rejoignit dans une autre déclaration. L'accord semblait se faire au détriment de Fouché et de quelques députés corrompus. On prédisait, au club des Jacobins, "l'écrasement des cinq ou six petites figures humaines dont les mains sont pleines des richesses de la République et dégouttantes du sang des innocents qu'ils ont immolés ". En revanche, si les passions politiques semblaient s'apaiser, la crise sociale s'aggravait à Paris après la publication par la Commune du nouveau maximum des salaires ramenant la journée d'un tailleur de pierres de 5 à 3 livres. Dans la journée du 7 thermidor (25 juillet), des arrêts de travail se produisirent sur plusieurs chantiers. Ils allaient priver Robespierre du soutien des ouvriers. Robespierre crut pourtant devoir précipiter une bataille qu'il jugeait inévitable. Le 8 thermidor (26 juillet), il prit la parole à la Convention pour réclamer le châtiment des traîtres et l'épuration des comités. Intimidée, l'Assemblée vota dans un premier temps l'impression du discours — Fouché, comme Barras et Tallien, était perdu —, mais Bourdon de l'Oise, Vadier et Cambon, puissant membre du Comité des finances, ainsi que Billaud-Varenne présentèrent de vives critiques. Panis affirma : " Je reproche à Robespierre de faire chasser des Jacobins qui bon lui semble [allusion à Fouché]. Je veux qu'il n'ait pas plus d'influence qu'un autre; je veux qu'il dise s'il a proscrit nos têtes, qu'il dise si la mienne est sur la liste qu'il a dressée. " Robespierre se refusant à donner des noms, Panis (avait-il eu le mémoire de Fouché?) lui lança: " Et Fouché?" Réponse de Robespierre, surpris par cette résistance : " On me parle de Fouché. Je ne veux pas m'en occuper actuellement; je me mets à l'écart de tout ceci36. " La Convention finit par envoyer, contrairement à son premier mouvement, le discours de Robespierre à l'examen des comités. Tandis que, dans la soirée, Robespierre allait se faire applaudir au club des Jacobins d'où étaient chassés Billaud-Varenne et Collot d'Herbois, Fouché agissait dans la nuit: cette fois, le centre se laissa convaincre. À l'aube, Fouché se serait rendu au Comité de salut public pour se disculper des accusations portées contre lui et remonter ses membres contre le " tyran ". Le 9 thermidor, à la Convention, au moment où il entamait son discours, Saint-Just fut interrompu par Tallien puis par Billaud-Varenne. Au terme d'un débat dramatique auquel Fouché ne prit aucune part, Robespierre était décrété d'arrestation en même temps que son frère, Saint-Just, Couthon et Lebas, du Comité de sûreté générale. L'insurrection lancée par le maire de Paris en faveur des tribuns qu'il fit libérer tourna à la confusion. Robespierre et ses partisans furent déclarés hors la loi par la Convention, et Barras, à la tête des troupes restées fidèles à l'Assemblée, s'emparait, à deux heures du matin, de l'Hôtel de Ville. Tous les dirigeants de l'insurrection étaient saisis et traduits devant le Tribunal révolutionnaire pour une simple vérification d'identité puisqu'ils étaient hors la loi. Entre sept heures et huit heures du soir, ce 10 thermidor, Robespierre et ses partisans étaient guillotinés. Fouché, lui, avait sauvé sa tête. CHAPITRE V La réaction thermidorienne Les thermidoriens n'avaient renversé Robespierre que pour éviter l'échafaud, nullement pour mettre fin à la Terreur dont beaucoup avaient été les agents les plus actifs, ce que leur reprochait précisément l'Incorruptible. L'opinion interpréta pourtant la chute des robes-pierristes comme la fin d'un régime devenu insupportable. Des manifestations de joie, encore prudentes, eurent lieu lors du passage des charrettes conduisant Robespierre et ses partisans à l'échafaud. Aucune réaction favorable, en revanche, et Barras put annoncer dans son rapport à la Convention, le 11 thermidor : " Paris est calme. " Par la suite les événements prirent une tournure que n'avaient pas prévue les vainqueurs de Robespierre. Ce fut une réaction de rejet à l'égard de la Terreur. On vit apparaître dans les rues de la capitale des jeunes gens aux toilettes voyantes et au gourdin efficace, qui prenaient à partie les jacobins et les frappaient avec violence. Le tutoiement disparut avec le bonnet rouge, mais l'appellation de citoyen survécut. Sous la pression de l'opinion, la Convention suivit le mouvement. Fouché avait été réintégré par acclamations au club des Jacobins le 13 thermidor, mais, devinant qu'il serait emporté avec d'autres par la vague antiterroriste, il n'hésita pas à faire de la surenchère. Le 7 fructidor, un citoyen se présenta à la barre de la Convention pour " demander justice des vexations que les scélérats ont fait éprouver à de malheureux habitants de Commune-Affranchie (Lyon) ". Trente-neuf citoyens, bien qu'acquittés par la commission populaire, avaient été maintenus en détention et envoyés au Tribunal révolutionnaire de Paris. Les affaires lyonnaises constituaient un terrain glissant pour Fouché. Il comprit qu'il fallait réagir vite et frapper fort. Demandant la parole, il affirma tranquillement : " Il m'est impossible de renfermer dans ma pensée l'expression de la douleur dont je suis pénétré à la vue des scènes d'horreur qu'on vient de vous retracer et qui ont contristé nos âmes. Je n'ajouterai que deux traits à ce tableau. Je dirai à la Convention nationale que les détenus pour lesquels on réclame sont les malheureuses victimes du brigandage féroce qui règne depuis trois mois à Lyon au nom de Maximilien Ier. " Ces victimes, n'en doutez pas, n'étaient que l'avant-garde sinistre de dix mille familles qui devaient être égorgées judiciairement pour assouvir la rage sanguinaire du tyran… Je demande, au nom de la justice, de l'humanité et de la nature, que ces infortunés soient mis sur-le-champ en liberté37." Le tour était joué. Il ne lui restait, dans la séance du 13 vendémiaire, en présence d'une délégation lyonnaise, qu'à demander que la Convention décrète que " Commune-Affranchie n'est plus en état de rébellion38". Couvert du côté de Lyon, il donna des gages à ses électeurs de Nantes. Lorsque la Convention entendit Carrier, l'homme des sinistres noyades de prêtres réfractaires dans la Loire, entre le 1er et le 4 frimaire, Fouché fut parmi les 498 députés qui votèrent le décret d'accusation. Mais, à l'inverse de certains de ses collègues, il ne formula aucun commentaire lorsqu'il monta à la tribune pour faire connaître son vote et personne n'évoqua, à son apparition, les mitraillades de Lyon39. Fouché n'ignorait pas les dangers qu'il continuait à courir. Il attisa en sous-main, par un jeu de bascule qui devait lui devenir familier, les derniers Montagnards. Au club des Jacobins, où il se sentait plus à l'aise qu'à la Convention, il dénonçait dans la séance du 15 fructidor "le dégoûtant libelle" intitulé La Queue de Robespierre : " Vos âmes n'ont pu s'arrêter qu'avec horreur sur ce passage calomnieux où l'on présente froidement à votre imagination indignée quatre mille hommes déchirés sous la mitraille du canon… [il fut interrompu par des murmures]. Je ne rappelais ce fait que pour en tirer des réflexions sérieuses sur le système de sensibilité fausse et hypocrite qui se développe depuis quelque temps, que pour démontrer la nécessité d'établir la terreur dans l'âme du méchant comme dans les camps de nos ennemis, et que toute pensée d'indulgence, de modérantisme, est une pensée contre-révolutionnaire40. " Singulier langage, en contradiction avec celui tenu à la Convention. Et ce qui est plus étonnant encore, c'est le rapprochement de Fouché avec un publiciste encore obscur, Gracchus Babeuf, ancien feudiste, grand lecteur de Rousseau et de Mably, journaliste — il édita Le Correspondant picard —, incarcéré en novembre 1793, libéré en juillet 1794, qui publie à partir du 3 septembre Le Tribun du peuple. D'abord artisan de la campagne antirobespierriste et rédacteur du Système de dépopulation, vigoureux pamphlet contre Carrier auquel aurait collaboré, non sans cynisme, Fouché41, Babeuf s'était bientôt écarté des thermidoriens. Il s'en prit à Tallien. Était-ce sous l'influence de Fouché? Et pourquoi? Tallien l'a cru. Il répliqua, lors de la séance du 10 pluviôse an III à la Convention. Il commença par dénoncer " un homme qui veut amener la guerre civile ", Gracchus Babeuf. Ce dernier n'avait-il pas affirmé que Coblentz avait des représentants à la Convention, que ceux-ci étaient en majorité aux Tuileries et qu'il fallait que le peuple se soulevât pour défendre la liberté? Puis Tallien affûtait ses traits : " Cet homme n'est qu'un mannequin mis en avant, et il est ici un individu qui lui a parlé, qui a eu l'épreuve corrigée de sa main d'un ouvrage de Babeuf. Cet individu est là; il m'entend. Cela suffit. " Mais des voix s'élèvent : " Nomme-le ! " Réponse de Tallien: " C'est Fouché. Je le répète, je n'attaque point la liberté de la presse; personne n'en sera jamais plus que moi le défenseur; mais je veux ajouter aux nombreux tableaux des scélérats qui veulent à tout prix exciter la guerre civile et en donner le signal dans la Convention même42. " Les vifs applaudissements de l'Assemblée obligèrent Fouché à répondre. Il n'éluda rien : " Un républicain ne doit compte de ses relations qu'à la loi. Je suis prêt à les faire connaître quand elle me l'ordonnera. Il n'en est pas une qui ne m'honore. Assez d'autres ont des relations avec la fortune et le pouvoir; il n'est pas encore défendu d'en avoir avec le malheur opprimé. Oui, j'ai eu des relations avec Babeuf et puisque Tallien vient d'en indiquer une à la Convention nationale, je dois dire que Babeuf m'a effectivement envoyé une épreuve d'une brochure contre le décret qui rappelle soixante-treize de nos collègues dans notre sein [les anciens Girondins]. Cette brochure n'a pas été publiée; c'est vous dire quelle a été ma conduite à votre égard. " Puis, sachant que l'attaque est la meilleure des défenses, il conclut en dénonçant les moeurs dissolues de Tallien : " On est fort quand on a servi sincèrement la cause du peuple et qu'on a le courage de s'enorgueillir devant la Convention nationale, en présence d'une poignée de factieux et de dominateurs qui, après s'être agités pour des jouissances coupables, veulent aujourd'hui nous agiter, nous diviser pour acquérir l'impunité. " Si l'on en croit le Moniteur, la Convention resta de marbre. Pas un applaudissement ne partit de ses bancs. Les seules manifestations favorables vinrent des tribunes. Témoignages bien compromettants pour Fouché. Voilà ce dernier rangé parmi les éléments les plus avancés de la Montagne au moment où la Convention glissait de plus en plus à droite. L'attaque de Tallien l'atteignait de plein fouet. L'émeute du 12 germinal faillit causer sa perte. Ce jour-là, une foule de pétitionnaires envahit la salle des séances de la Convention, exigeant des subsistances, des mesures contre les royalistes et la fin des persécutions contre les patriotes. Les cris de " Du pain ! du pain ! " couvrirent la voix des députés. Le désordre devint tel que le président déclara que " le citoyen Pichegru était investi du pouvoir de commander en chef toute la force armée qui se trouvait à Paris tant que durerait le péril ". L'intervention de la Garde nationale permit le rétablissement de l'ordre. Plusieurs députés furent mis en cause : Lecointre, Choudieu, Thuriot. Pour une fois, le nom de Fouché ne fut pas prononcé. Il paraît n'avoir joué aucun rôle dans cette manifestation populaire au demeurant spontanée. Il est un homme d'intrigue au sein du sérail, pas un émeutier. Tandis que Billaud-Varenne et Collot d'Herbois étaient déportés, Fouché se tirait d'affaire. Mais la Convention était incapable de tenir ses promesses touchant les subsistances : le pain n'arrivait pas dans la capitale. Le 29 floréal, la distribution fut réduite à deux onces par personne; le lendemain, on annonça une nouvelle diminution. Une insurrection éclata le 1er prairial. La Convention fut à nouveau envahie par une foule menaçante où dominaient les femmes, au cri de : " Du pain! La Constitution de 1793 ! ". Le député Féraud fut tué et sa tête placée sur une pique présentée à Boissy d'Anglas qui présidait. Des députés montagnards, dont Bourbotte et Duquesnoy, fraternisèrent avec les émeutiers. Menée par les sections modérées de Paris, la répression fut sévère. Le faubourg Saint-Antoine fut encerclé et désarmé par les forces fidèles à la Convention. Les derniers Montagnards, dont Goujon, Soubrany, Bourbotte et Romme, furent traduits devant une commission. Les attendaient le poignard ou la guillotine. Fouché s'était tu. N'étant pas compromis, il ne pouvait être arrêté mais il se retrouvait bien isolé. Il devint la cible de nouvelles attaques. Lors de la séance du 24 prairial, une délégation de citoyens de la commune de Gannat (Allier) vint dénoncer les représentants Forestier et surtout Fouché, " le premier qui dans notre département prêcha la dépravation des moeurs, démoralisa le peuple, organisa la commission temporaire de Lyon qui, sans jugement, fit égorger trente-deux détenus de Moulins et par suite ravit aux départements de la Nièvre et de l'Allier l'or et l'argent des particuliers ". La Convention se contenta d'ordonner l'insertion au bulletin et le renvoi au comité de législation. De nouvelles pétitions arrivaient de Moulins puis de Clamecy. Les pétitionnaires s'enhardissaient; le ton se faisait violent; les accusations prenaient un tour de plus en plus grave : levée de taxes pour alimenter des " orgies ", arrestations arbitraires, exécutions massives. Chaque fois la Convention renvoya le document à son comité de législation. Cependant, l'Assemblée, après Carrier, examina le cas de Lebon. Une commission de vingt et un membres présenta un rapport qui concluait à la mise en accusation du conventionnel renvoyé devant le tribunal criminel de la Somme. Fouché allait-il connaître un sort identique à ceux de Carrier et Lebon? Il prépara sa défense dans un mémoire détaillé intitulé Un mot de Fouché sur la dénonciation déposée contre lui. Principal argument : il avait été jugé trop modéré par les uns et excessif par les autres, ce qui montrait bien qu'il s'était toujours tenu dans un juste milieu. Ce qui n'était pas faux. Il invoquait sa frugalité et son mépris du luxe pour réfuter, avec raison, les accusations de débauche lancées contre lui. Peut-être était-il moins à l'aise pour ce qui touchait à son athéisme, mais il retrouvait son assurance face aux critiques lancées contre ses mesures financières. Pourtant, son désarroi grandissait. La mort de la petite Nièvre, sa fille, l'ébranla fortement. Les attaques venaient de toutes parts : des Girondins revenus à la Convention, des habitants de Lyon et de Nantes, de Londres enfin, où Peltier faisait de lui "un mangeur d'hommes ", "un buveur de sang humain ". Ce fut dans la soirée du 22 thermidor an III (9 août 1795) que son cas fut examiné. Dans la journée, sur plainte des autorités de la Nièvre, Laplanche avait été mis en état d'arrestation. Mauvais début pour Fouché. Le rapport du comité de législation énumérait les griefs accumulés contre le représentant en mission. A ces griefs Fouché répondit point par point dans le mémoire qu'il présenta à la Convention. Texte important. Il ne devait plus varier sur sa ligne de défense que résume ainsi le Moniteur : " Accusé d'avoir été l'ami de Chaumette, d'avoir lié avec lui une correspondance et tenu des conversations secrètes, il répond qu'il a vu très rarement Chaumette à Nevers et qu'il ne lui a pas parlé une minute en particulier. "Accusé d'avoir forcé tous les citoyens d'aller échanger leur or et leur argent contre des assignats, il répond que l'arrêté qu'il prit à ce sujet était suffisamment motivé par les décrets. Il prétend même que l'on doit le trouver modéré pour n'avoir exposé que les trésors des citoyens, tandis que dans ces temps-là on les embastillait en masse et on les conduisait par charretées à l'échafaud. Il défie qu'on lui produise un seul mandat d'arrêt qu'il ait signé. " Accusé d'avoir proscrit le culte et persécuté les prêtres, il répond que le premier fait est faux, et que, bien loin d'avoir persécuté les ministres du culte, il a mis en liberté des réfractaires qui lui ont paru seulement égarés43. " Legendre parla en sa faveur, rappelant son rôle lors du 9 thermidor. Tallien eut l'élégance d'intervenir dans le même sens, citant une lettre de Fouché interceptée et communiquée à Robespierre, dans laquelle il disait : " Dans peu de temps le tyran sera puni; Robespierre n'a plus que quelques jours à régner. " Riposte de Lesage, obscur député d'Eure-et-Loir : " Fouché a concouru au 9 thermidor parce que sa tête était menacée. " Contre l'évidence, Boissy d'Anglas ajoutait : " Fouché n'a point eu sa part au 9 thermidor; cette journée fut trop belle pour avoir été déshonorée par son secours. " En revanche, Merlinot demanda que fussent écartées des dénonciations qui lui paraissaient avoir été achetées, mais il ne put avancer de preuves. Au terme d'un débat houleux " Fouché (de Nantes) était décrété d'arrestation " à une grande majorité. Le vote ne fut pas suivi de l'arrestation. A-t-on tenu compte des services rendus le 9 thermidor ? Rassuré, Fouché lança une contre-offensive. De Nevers partit une pétition signée par quatre cents patriotes de la Nièvre : " Nous pouvons assurer à la France entière que les missions de Fouché, Lefiot, Laplanche et Noël Pointe dans le département de la Nièvre n'ont été souillées par aucun acte d'injustice; qu'elles n'ont été marquées que par des actes d'utilité publique; que les ennemis de la Patrie y ont été fortement comprimés, l'erreur pardonnée, l'instruction répandue, l'amour de la liberté réchauffée, les subsistances du peuple assurées… Voilà l'hommage que les patriotes de 89 de la Nièvre devaient à la vérité, voilà la justice qu'ils rendent à ces quatre victimes de l'intrigue, de l'ambition et du royalisme44. " De son côté, Fouché multipliait les témoignages, rappelant qu'il avait, presque seul, tenu tête à Robespierre et évoquant le péril d'une restauration royaliste. " Mes ennemis sont les vôtres, écrivait-il dans une Lettre à la Convention, imprimée en thermidor an III. Ils ne vous préparent pas un meilleur avenir. Ce n'est pas par des sacrifices partiels de la Convention nationale que leurs haines et leurs vengeances s'apaisent45. " Habilement, Fouché disparut pour ressusciter lors de l'insurrection royaliste du 13 vendémiaire qui donnait raison à ses analyses. Tandis que les sections de la rive droite marchaient sur la Convention, conduites par Danican, pour protester contre les résultats truqués du référendum sur le décret des deux tiers imposant aux électeurs de reprendre deux tiers des conventionnels sortants, il reparut auprès de Barras qui prit le commandement des forces restées fidèles à la Convention. Fouché a-t-il rédigé le rapport que, triomphant, Barras présenta à la Convention après l'écrasement de l'insurrection par Bonaparte? Barras le conteste dans ses Mémoires : " Je n'ai point nié les services que Fouché nous avait rendus dans les moments préparatoires de Thermidor. Il n'avait pas eu de moins bonnes raisons cette fois pour prendre part au 13 vendémiaire. Il ne l'avait pu que dans une certaine latitude de clandestinité puisqu'il était compris parmi les députés éliminés par la réaction du 9 thermidor, et cela allait doublement à son caractère qui n'aima jamais agir que dans l'ombre. Mais en reconnaissant ici de nouveau sa capacité, qui aura par la suite de plus grands développements en ce genre, je dois fixer la part de talent qui lui revient et celle qu'on a eu tort de lui donner dans la rédaction de mon discours. J'aurais pu interroger sa finesse, consulter sa duplicité, que j'avais été déjà dans le cas d'apprécier… mais lorsqu'il s'agissait de s'élever avec énergie aux vrais principes de la Révolution que je connaissais et sentais mieux que Fouché, je ne pouvais m'en rapporter qu'à mon âme46. " Faux débat au demeurant. Notons simplement qu'au soir du 13 vendémiaire, Fouché se retrouvait une nouvelle fois dans le camp des vainqueurs. Lors de sa dernière séance, le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), la Convention votait une amnistie en faveur des députés qu'elle avait décrétés d'arrestation. Fouché pouvait faire des projets d'avenir. CHAPITRE VI L'ambassadeur Si Fouché s'était rapproché de Barras en vendémiaire, il ne fut pas pour autant compris parmi les conventionnels repris au Corps législatif, comme le prévoyait le décret des deux tiers. Trop marqué, il eût suscité des polémiques. Il fallait pourtant vivre, agir, intriguer, ne pas se faire oublier. Barras écrit dans ses Mémoires avec beaucoup de méchanceté: " Fouché, soit qu'il eût consommé déjà les ressources qu'il était accusé d'avoir recueillies à Lyon, soit qu'il eût le désir d'y ajouter quelque chose et de couvrir sa position du manteau de l'indigence qui était encore populaire, Fouché se présentait tous les jours à moi en sollicitant une place quelconque qui lui donnât le moyen de “ne pas mourir de faim”. C'était son expression. Je lui fis donner l'agence des 10e et 11e divisions militaires, voulant à la fois le sauver du besoin et des intrigues démagogiques où il se jetait en plein avec des individus qui devaient bientôt forcer l'attention du gouvernement à s'occuper d'eux47." De cette mission on sait peu de chose. Fouché en aurait reçu une seconde du ministère des Relations extérieures concernant la délimitation des frontières entre la France et l'Espagne. Rappelé à Paris, il était exilé loin de la capitale au moment où le Directoire se préparait à frapper les membres de la conjuration des Égaux et leur chef, Babeuf. Fouché était-il du complot? C'est peu probable. Mais ses liens avec Babeuf avaient été évoqués par Tallien à la Convention. Même tenu à l'écart par les conjurés qui l'avaient exclu du club du Panthéon, il demeurait suspect aux yeux du gouvernement. L'exil dura peu, mais les ressources de Fouché avaient fondu. Il se serait engagé, selon Barras, dans une affaire d'élevage de porcs que l'on engraissait de façon frauduleuse et que l'on revendait un prix double de celui de l'achat. C'est dans le style du personnage qui, à Ferrières encore, à l'apogée de l'Empire, aura recours à ce genre de pratiques pour faire fructifier une fortune pourtant imposante à cette époque. En tout cas, l'affaire de porcs, qu'il avait montée avec un ancien conventionnel, Gérard, aurait mal tourné. Fouché se retrouva en proie à de graves difficultés financières. Toujours cruel, Barras a laissé de lui un portrait féroce : " En l'an III, Fouché était encore dans une grande indigence, dans un grenier, avec sa femme, l'ex-religieuse, femme d'un aussi mauvais naturel que lui et que l'on appelait ironiquement “la femme vertueuse” en raison de son horrible laideur. Rousse comme son mari, jusque dans les sourcils et les cils, elle avait un enfant digne produit de ce couple hideux, non moins roux que les auteurs de ses jours, albinos véritable mais qui n'en était pas, comme de raison, moins cher à ses parents. Il était fort naturel qu'ils désirassent nourrir leur marcassin48. " Mais comment? Voilà Fouché transformé en "mouche". Introduit partout grâce à son génie de l'intrigue, il envoie tous les jours des notes de police à Barras. Celui-ci, engagé dans une lutte implacable avec les royalistes qui avaient gagné les élections d'avril 1797 renouvelant un tiers des Conseils, ne pouvait dédaigner l'appui de Fouché. Barras a reproduit l'une de ces notes. Fouché y rapporte essentiellement des propos tenus devant lui par Courtois, Bailleul ou Garat. Ces notes ont-elles servi à Barras dans sa préparation du coup d'État du 18 fructidor? C'est possible. Mais l'atout maître de Barras, la preuve de la trahison de Pichegru, général républicain passé aux royalistes, c'est Bonaparte qui la lui avait communiquée en l'extrayant du portefeuille d'un agent de la contre-révolution, le comte d'Antraigues, et non Fouché. Celui-ci n'en réclama pas moins, après le succès du coup d'État du 18 fructidor, sa part du butin : " C'est aux patriotes à manger désormais des ortolans. " Barras se heurte aux réticences du Directoire à l'égard de Fouché. Ce dernier fut donc contraint de continuer son rôle d'informateur, en échange de secours. Si ses notes antérieures au coup d'État semblaient d'un médiocre intérêt, Fouché paraît par la suite avoir affiné ses renseignements. Il serait le premier à avoir prévenu Barras que Bonaparte se détachait de lui. Le général n'aurait-il pas confié à Fouché : " Il ne m'est plus possible de compter sur Barras. D'une part il soutient le Directoire, de l'autre c'est un esprit révolutionnaire et un coeur jacobin49"? Bonaparte a-t-il tenu ces propos devant Fouché? C'est peu probable. Fouché se met-il en valeur? Ou, plus vraisemblablement, Barras a-t-il inventé le rapport de Fouché pour mieux régler son compte à Bonaparte? Impossible de trancher. Barras, tout en le traitant fort mal dans ses Mémoires, semble avoir fait preuve d'indulgence à son égard. Il en sera mal récompensé. En attendant, il pousse Fouché dans les milieux d'affaires, lui permettant de nouer de précieuses relations avec Hainguerlot et Ouvrard. Fouché se trouve même associé à Réal dans une compagnie de subsistances militaires, si l'on en croit Mme de Chastenay50, à moins que ce ne soit Fouché qui l'ait fait connaître à Barras si l'on en croit une lettre du 8 brumaire an VI. Pour toute cette période l'historien se trouve tributaire de Mémoires souvent peu fiables. Fouché avait-il, avant Fructidor, tenté un rapprochement avec les royalistes qui l'auraient repoussé? S'était-il vengé en recommandant à Barras la fermeté face à la poussée monarchiste? Il se retrouvait en tout cas une nouvelle fois dans le camp des vainqueurs. Il obtint enfin un poste officiel à la faveur du mouvement de balancier vers la gauche qui suivit l'élimination de Pichegru. Le 14 vendémiaire an VII, il recevait la légation de Milan. La République cisalpine, dont Milan était la capitale, restait une création de Bonaparte. Il l'avait formée, à l'origine, du Milanais, du Mantouan et de la Valteline le 26 juin 1797 et lui avait donné une Constitution calquée sur celle de la France. Ses premiers administrateurs, toutefois, ne furent pas élus mais nommés. La République cisalpine était fragile et subit le contrecoup de la guerre et plus encore de l'évolution intérieure de la France. Il y eut quatre coups d'État en sept mois : contre les administrateurs de droite le 13 avril 1798, contre les patriotes proches des jacobins le 30 août, contre la droite le 19 octobre et enfin contre les modérés le 10 décembre. Comment ne pas y voir le reflet des luttes intestines françaises? Au printemps de 1798, les démocrates dominaient. Ils cherchèrent à exclure leurs adversaires modérés en s'appuyant sur le général Berthier. Celui-ci hésitait à s'engager; de plus, il devait rejoindre Bonaparte pour participer à l'expédition d'Égypte. Il laissa la place à Brune qui n'eut pas d'états d'âme. Il exclut les modérés du directoire et du corps législatif de la République cisalpine, le 13 avril 1798. Belle réplique du 18 fructidor parisien. Mais cette épreuve de force survenait au moment où, à Paris, on se préparait à frapper, le 22 floréal, les jacobins. Nommé à Milan, Trouvé, protégé de La Revellière-Lépeaux, reçut mission d'éliminer les jacobins de la République cisalpine. Il se heurta à Brune que soutenait Barras. Le général, sur instructions venues de Paris, dut finalement s'incliner. Le coup d'État du 30 août brisa les jacobins et imposa une révision constitutionnelle aux Cisalpins. Les réactions furent violentes en France. Barras s'en inquiéta. Un coup de barre à gauche devenait indispensable. Mettant tout son poids dans la balance, il fit rappeler Trouvé et proposa l'envoi de Fouché à Milan51. Pris de court, les autres membres du Directoire acceptèrent ce retour de l'ancien terroriste sur la scène politique. Fouché arriva à Milan le 12 octobre 1798. L'accueil fut mitigé. Prudemment, le nouvel ambassadeur laissa faire Brune qui, le 19 octobre, " démissionna " trois des cinq directeurs italiens et révoqua soixante députés modérés. Milan devint une capitale jacobine où les vertus républicaines étaient louées. La démagogie gagna la presse et les clubs. Des inquiétudes se manifestèrent en sens inverse à Paris. Fouché désavoua Brune qui fut rappelé. Il conseilla pourtant (cela l'arrangeait) d'accepter le fait accompli pour ne pas discréditer le gouvernement français et mettre fin à l'instabilité. Le général Joubert remplaça Brune. Des relations furent rapidement nouées entre Fouché et Joubert. Toutefois, l'agent financier du Directoire, Amelot, dénonçait leur collusion et leur corruption à Paris. L'ancien Girondin La Revellière-Lépeaux, pétri de haine à l'égard des jacobins et encore mal remis de l'éviction de son protégé, Trouvé, demanda la tête de Fouché. Celui-ci se justifia, le 4 décembre 1798, auprès du ministre des Relations extérieures, Talleyrand, nommé en juillet. Premier contact connu entre les deux hommes. Mais il était trop tard. De toute façon, le poids de Talleyrand, créature de Barras et détesté par Reubell et La Revellière-Lépeaux, était encore faible. Le Directoire avait au demeurant déjà décidé de rappeler Fouché et de le remplacer par Rivaud. Faut-il croire La Revellière-Lépeaux lorsqu'il affirme que Fouché, avant de partir, aurait raflé le linge et les chevaux de l'ambassade52? En tout cas, il se rendit à Turin où séjournait Joubert. Il parut attendre un nouveau renversement de situation, et, mesurant l'importance croissante de Joubert (tandis que Bonaparte s'enlisait en Égypte), il flatta le général. Mais Rivaud, arrivé à Milan, menaça de le faire arrêter s'il prolongeait son séjour en Italie. Fouché s'empressa de regagner Paris au début de janvier 1799. On le retrouve alors chez Barras ou dans le salon de Talleyrand qui ne cesse de répéter : " La Cisalpine crie et s'agite comme une puissance forte parce que nous sommes à côté d'elle et elle se plaint de nous y voir53. " Fouché reprit le thème, dénonçant l'incompétence de Rivaud et exaltant sa propre politique, à dire vrai inexistante. Mais il parlait trop de Joubert et de l'armée d'Italie. Le Directoire s'était débarrassé de Bonaparte, parti pour l'Égypte, ce n'était pas pour avoir un autre général sur les bras. Fouché irrita. Heureusement pour lui, son plus féroce adversaire au sein du Directoire, La Revellière-Lépeaux, fut écarté du Directoire par le coup d'État des Conseils contre l'exécutif le 30 prairial. La nouvelle puissance des jacobins apparaissait au grand jour. Barras devait les ménager. Du coup Fouché, en raison de son passé lui redevenait utile. Huit mois après son éviction d'Italie et moins de trois semaines après l'élimination de La Révellière-Lépeaux, Fouché fut envoyé, le 4 juillet 1799, dans une autre république soeur, la Hollande, dite République batave. Depuis le coup de force du 22 janvier 1798 mené par les généraux Joubert et Daendels, les Provinces-Unies, conquises sous la Convention thermidorienne, étaient devenues la République batave dotée d'une Constitution imposée par les démocrates et qui divisait les sept provinces en huit départements. Après le coup d'État antijacobin de Floréal à Paris, les démocrates avaient dû accepter le système électoral censitaire et une Constitution inspirée de la Constitution française : un Conseil d'État de cinq membres et deux chambres. Ils n'en furent pas moins chassés du pouvoir le 12 juin 1798. Ces querelles faisaient de la Hollande une proie tentante pour les Anglais qui ne pouvaient y supporter la présence française. Tandis que les modérés se rapprochaient de l'Angleterre, Paris avait confié au général Brune le commandement des troupes bataves, suscitant les inquiétudes des Hollandais quant à leur indépendance. Brune était favorable aux jacobins, l'ambassadeur français, Lombard de Langres, soutenait les modérés. De là son remplacement par Fouché; depuis les élections françaises, le vent soufflait en faveur des jacobins. Fouché reçut, le 4 juillet, des instructions précises du Directoire par l'entremise de Talleyrand qui allait bientôt perdre son portefeuille. On trouvera dans les archives du ministère des Affaires étrangères les rapports de Fouché à Talleyrand54. Arrivé à La Haye, Fouché prit aussitôt contact avec Daendels qu'il mit dans sa poche. Il conféra avec Brune pour mettre au point le système défensif de la Hollande face à l'Angleterre et rencontra les autorités pour les rassurer. Le directoire batave leva tous les obstacles et mit ses troupes à la disposition de Brune. La défense de la Hollande était confortée face à la menace d'un débarquement anglais. Fouché, pour assurer cette défense, retrouva l'énergie des anciens représentants en mission. C'est alors qu'il apprit, à sa grande surprise, que le Directoire venait de le nommer ministre de la Police générale. Ironie du destin: " la mouche " devenait ministre… CHAPITRE VII Le ministère de la Police générale C'est par la loi du 12 nivôse an IV (2 janvier 1796) qu'avait été créé le ministère de la Police générale. Lors des débats à la Convention en 1795, l'idée d'un rétablissement des ministres, supprimés sous la Terreur, fit l'objet d'âpres discussions. Thibaudeau proposait qu'il y eût six ministres, dont un à l'Intérieur. Sur le principe, les députés étaient d'accord, mais des critiques touchant le ministre de l'Intérieur furent exprimées par Eschassériaux : " À lui seul, fit-il remarquer, il aurait plus d'ouvrage que tous les autres ministres ensemble. " Lui étaient réservés en effet l'Agriculture, l'Industrie, les Routes, l'Instruction publique en plus de la Police générale. Des députés exprimèrent le voeu de le décharger de la vie économique, mais une majorité s'y refusa, invoquant une nécessaire coordination des multiples activités intérieures55. Les nouveaux ministres entrèrent en fonction le 4 novembre 1795. Merlin de Douai eut la Justice, Gaudin les Finances, le général Aubert-Dubayet la Guerre, le vice-amiral Truguet la Marine, Charles Delacroix les Relations extérieures et Benezech l'Intérieur. Très vite ce dernier parut incapable de faire face aux oppositions qui se développaient contre le nouveau régime. Le 26 décembre 1795, le Directoire sollicita du Corps législatif la création d'un septième ministère chargé de la sûreté et de la salubrité " dans le département de la Seine ". Il vaut mieux maintenir la tranquillité publique que d'avoir à la rétablir, tel était le prétexte invoqué. Le débat eut lieu le 29 décembre 1795 au Conseil des Cinq-Cents et le 1er janvier 1796 au Conseil des Anciens. Les interventions des adversaires de ce nouveau ministère traduisent la crainte qu'inspirait alors le pouvoir policier. Le souvenir du Comité de sûreté générale était encore proche. Dans une belle envolée devant les Anciens, Portalis affirma que la police ne devait être que " l'oeil de tous les ministres "; elle n'était pas " l'ordre public de l'État mais l'ordre public dans chaque cité ". Il proposa un morcellement de ce redoutable pouvoir par la création d'un magistrat de police dans chaque grande commune. À Paris, on eût rétabli l'ancien lieutenant général. Rappelons que le Directoire lui-même limitait la compétence de son ministre au département de la Seine. Un souci de rapidité et d'efficacité l'emporta. Sur rapport de Delaunay fut établi un ministère de la Police dont la compétence s'étendit à l'ensemble du territoire. Ses attributions englobaient la sûreté et la tranquillité intérieures. La Garde nationale, la Légion de police et la gendarmerie étaient placées sous son autorité. Les prisons lui étaient également confiées. Il correspondait avec les commissaires du Directoire dans les départements. N'exagérons pas toutefois l'importance de ce ministère à ses débuts. Les ministres n'étaient alors que de simples agents du Directoire. Peu de personnel et des fonds secrets limités. Camus fut nommé le 2 janvier 1796. Il avait joué un rôle important à la Constituante, notamment dans l'élaboration de la constitution civile du clergé. Membre de la Convention, il avait été envoyé en Belgique auprès de Dumouriez qui, se préparant à trahir, le livra avec ses collègues Quinette, Bancal et Lamarque aux Autrichiens. Il avait connu trente mois de captivité avant d'être échangé, à Bâle, contre la fille de Louis XVI, Madame Royale. Le retour fut triomphal. Mais pourquoi le choisir comme ministre de la Police? C'était un érudit qui sut garder les archives nationales, nullement un policier. Sa désignation laisserait supposer que l'on n'avait pas d'idée précise, en 1796, de ce que pouvait être la police politique. Camus offrit sa démission deux jours plus tard. C'était une sage décision. Le 5, Merlin de Douai le remplace. Connu pour son répertoire universel de jurisprudence, il a siégé à la Constituante, gravitant autour du duc d'Orléans et de Mirabeau. Après une éclipse au temps de la Législative, le voilà à la Convention, élu par le département du Nord. Il rejoint la Montagne, vote la mort du roi, présente la loi des suspects, s'oppose à Robespierre, participe à la réaction thermidorienne et s'efforce de refondre la législation criminelle. Il parle en faveur de la création d'un ministère de la Police. Comment, après la défection de Camus, n'y nommerait-on pas cet excellent jurisconsulte doublé d'un homme énergique? Mais il détient le portefeuille de la Justice et estime avec raison que la fonction de juge n'est pas compatible avec celle de policier. Il laisse donc la Justice à l'obscur Genissieu, mais pour trois mois seulement, le temps de faire démarrer le ministère. Une circulaire du 7 janvier résume son programme et son style : " Rendons Paris sûr, établissons-y la salubrité, donnons-lui des moeurs; nous aurons une république sage… Que les commissaires de police soient avertis. Le temps de la mollesse, celui de la négligence est passé. C'est de l'exactitude qu'il faut, c'est de la fermeté56. " Mais il se lassa. La tâche était énorme : brigandage, relâchement des moeurs et esprit frondeur. Dans une vieille comédie reprise sous le Directoire, un maître dit à son valet : " M. Merlin, vous êtes un coquin. " La phrase fut applaudie, bissée. Merlin comprit qu'il avait plus à perdre, lui, l'austère juriste, qu'à gagner dans cet emploi qui lui répugnait. Il reprit, le 3 avril, le portefeuille de la Justice. Il avait eu le temps de faire face à deux conspirations, l'une à droite, celle du royaliste Brottier, l'autre à gauche, celle de Babeuf. Il laissa à Cochon le soin de réprimer la dernière. C'est un ministre à poigne qui s'installa à l'hôtel de Juigné, quai Voltaire, devenu le siège du nouveau ministère. Cochon, qui ajouta plus tard à son nom celui de Lapparent, avait siégé à la Constituante puis à la Convention57. Régicide, il avait rempli plusieurs missions aux frontières puis avait appartenu un temps assez bref au Comité de salut public. Élu au Conseil des Anciens, il fut appelé au ministère de la Police le 3 avril 1796. La répression qu'il mena contre la conjuration des Égaux ne passa pas inaperçue. La machination du camp de Grenelle, bel exemple de provocation policière, fut son oeuvre. La nouvelle était parvenue au Directoire que les partisans de Babeuf, après avoir vainement tenté de noyauter la Légion de police, finalement dissoute58, plaçaient leurs espoirs dans une insurrection du 21e dragons installé à Grenelle. Babeuf avait été arrêté en mai et ses complices ne semblaient plus dangereux. Le commandant du 21e dragons ayant eu connaissance de contacts des babouvistes avec ses soldats, prévint Carnot au Directoire qui alerta Cochon. Celui-ci, au lieu de faire cesser aussitôt les contacts, préféra laisser le mouvement se développer. Lorsque, dans la nuit du 9 au 10 septembre 1796, les conjurés — deux cents environ — se présentèrent au camp de Grenelle, ils furent "cueillis" par la police. Trente furent fusillés après jugement par une commission militaire. Cochon frappa également à droite, mais de façon plus modérée, mettant fin aux agissements des complices de l'abbé Brottier sans effusion de sang. Il se rapprocha de Carnot qui lui proposa d'entrer au Directoire en remplacement de Letourneur. Les royalistes récusèrent un candidat venu de " la fange de 93 " et lui préférèrent Barthélemy. L'épreuve de force se dessinait, après des élections favorables aux partisans de la monarchie, entre royalistes et thermidoriens. Cochon en fit les frais. Il fut écarté du ministère le 13 juillet 1797. Le coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797) suivit de peu son éviction. Proscrit, il vécut caché à Paris jusqu'en janvier 1799. Lenoir-Laroche, qui l'avait remplacé, venait lui aussi de la Constituante. Étonnant itinéraire que le sien. Au moment du procès de Louis XVI, il avait publié une brochure expliquant que la Convention n'avait pas le droit de juger le roi. Puis il s'était rallié à la République et, devenu professeur de législation à l'École centrale du Panthéon, combattit la nouvelle majorité royaliste sortie des élections de l'an V. De là sa nomination, le 16 juillet 1797, au ministère de la Police en remplacement de Cochon. Barras comptait sur lui pour le coup d'État qu'il préparait. Mais Lenoir-Laroche fit preuve d'un tel manque d'énergie que le Directoire l'écarta dès le 26 juillet. Une contre-police royaliste qu'animait l'ancien officier de paix Dossonville, qui avait déjà servi Louis XVI sous Collenot d'Angremont avant le 10 août, prenait de l'importance. Il fallait trouver sans tarder un nouveau ministre de la Police sûr et efficace. Merlin de Douai conseilla de choisir Sotin, ancien avocat nantais, commissaire central du département de la Seine. Choix judicieux. Sotin tint les barrières de Paris fermées, procéda à l'arrestation des députés royalistes et fit placarder dans Paris des affiches justifiant le coup d'État: "Un grand nombre d'émigrés, d'égorgeurs, de tyrans, de brigands de la Vendée ont attaqué les postes; mais la vigilance du gouvernement a rendu nuls leurs criminels efforts." Sotin appliqua avec une rigueur implacable les mesures du Directoire contre les prêtres, les journaux royalistes et les spectacles. Fut-il trop implacable? Il finit par irriter à force de zèle. C'est ainsi qu'il fit saisir à Lyon les manteaux de casimir de Sedan qui y étaient brodés à l'usage des membres des deux Conseils, sous prétexte qu'ils étaient de fabrication anglaise. Cette bévue ayant suscité une vive polémique, il remit sa démission le 12 février 1798. Il fut envoyé comme ambassadeur à Gênes. Pour le remplacer, le Directoire, sur la suggestion de Merlin de Douai, qui contrôlait de près le ministère, choisit un obscur avocat, déjà chef de division au ministère et qui avait été maire de Douai : Dondeau. " Que fit Dondeau dans son ministère? interroge Saint-Edme. Sans doute ce qu'y avaient fait ses prédécesseurs : il administra. Son nom ne se trouve mêlé à aucun événement politique tant soit peu important. On ne peut pas dire que le zèle lui ait manqué; mais souvent les bonnes intentions ne suffisent pas. La République était cependant bien malade, en dépit du 18 fructidor. Dondeau sortit du ministère trois mois après y être entré59. " Lecarlier lui succéda le 16 mai 1798. Encore un ancien député aux États généraux, élu par le bailliage du Vermandois. À la Convention il avait voté la mort du roi. Il remit sa démission le 29 octobre. Raisons de santé, semble-t-il; il devait mourir peu après. Jean-Pierre Duval prit la place. Encore un avocat et un ancien conventionnel, mais qui n'avait pas voté la mort du roi. Proche des Girondins, il avait été proscrit avec eux mais échappa à l'échafaud. De retour à la Convention après Thermidor, il siégea par la suite au Conseil des Cinq-Cents. " Il servit le Directoire avec zèle, note Saint-Edme, mais on ne lui reprocha aucun acte oppressif60. " " Homme médiocre et nul, brave homme d'ailleurs ", lit-on dans les Mémoires de Fouché. Tel fut le sentiment de ses subordonnés. Il quitta le ministère huit mois plus tard, le 22 juin 1799. Son remplaçant, Bourguignon, était une créature de Gohier devenu directeur. Le patronage manquait de poids. Gohier, dans ses Mémoires, le reconnaît : " Pendant que j'étais à la Cour de cassation, j'avais eu l'occasion de connaître et d'apprécier les talents et les principes du citoyen Bourguignon qui y remplissait les fonctions du ministère public. Sur mon indication, Bourguignon, substitut du commissaire exécutif près le Tribunal de cassation, fut nommé ministre de la Police générale. Rien n'annonçait que sa surveillance fût en défaut. Paris était tranquille et sa correspondance, en entrant au ministère, caractérisait un administrateur aussi sage que ferme. Ce n'était pas assez pour Sieyès. Bourguignon n'était pas jacobin et il ne voyait que par ses yeux quand Sieyès voulait qu'un ministre de la Police ne vît que par les siens. " " Bourguignon, qui n'avait que l'ambition de servir son pays, poursuit Gohier, ne se fit pas demander deux fois sa démission. L'intrigue de Sieyès, qui avait un homme à lui à qui il destinait la police, ne réussit qu'à moitié. Barras, qui s'était réuni à lui pour le renvoi de Bourguignon qu'il ne connaissait pas, proposa Fouché, qu'il croyait mieux connaître, et, le 2 thermidor, la majorité du Directoire nomma Fouché, persuadé qu'il ne serait pas plus l'homme de Sieyès que Bourguignon61. " Le poste de ministre de la Police générale était devenu, depuis le 18 fructidor, un enjeu politique dont on mesurait de plus en plus l'importance, et un poste à hauts risques où on ne s'éternisait guère. Les bureaux s'étaient établis quai Voltaire, dans l'hôtel de Juigné. Le personnel s'étoffait progressivement. En brumaire an VII, un état des employés indiquait que le secrétaire général du ministère, moins exposé que le ministre, était assisté d'un adjoint, d'un commis d'ordre, d'un chef de bureau à l'enregistrement et d'un autre au départ du courrier, avec onze analyseurs, treize expéditionnaires, trois commis d'ordre et trois garçons de bureau. La première division, celle de la " police de sûreté et de surveillance ", comprenait un chef de division, deux chefs de bureau, deux sous-chefs, un rédacteur, trois expéditionnaires. La deuxième division, coupée en sections, comprenait, outre le chef de la division, trois chefs de bureau, plusieurs sous-chefs et rédacteurs. C'est au bureau des " lettres interceptées " qu'avait été recruté, en l'an VI, avec appointements de quatre mille francs par mois, Restif de la Bretonne, " sous-chef, traducteur de langue espagnole ". Il faut mettre à part, outre le bureau particulier du ministre, dirigé par un secrétaire intime, un bureau des interrogatoires, un bureau des archives, un service de la comptabilité et un personnel très subalterne (un concierge, un huissier, un portier, un jardinier et une lingère)62. L'origine des employés est indiquée dans un tableau établi le 12 vendémiaire an VI63. Ils viennent du Parlement de Paris (l'un des premiers secrétaires généraux, Aubert), de la Convention (Bo, régicide, entré comme chef du quatrième bureau de la deuxième division, puis spécialisé dans les problèmes touchant les émigrés), du Contrôle général, du Châtelet… pour les chefs de division ou de bureau, tandis que les emplois subalternes sont occupés par d'anciens ecclésiastiques, des " étudiants ", des hommes de loi. Tel est le personnel que découvrit Fouché à son arrivée au ministère. Il allait découvrir également une institution qui pouvait se poser en rivale du ministère. À Paris les problèmes de police relevaient alors du Bureau central. Cet organisme était formé de trois membres nommés non par le ministre mais par l'administration départementale et confirmés par le Directoire64. La loi du 30 messidor an V avait fixé la durée des fonctions des membres du Bureau central à trois ans. Ils étaient assistés d'un commissaire du pouvoir exécutif ayant pour mission de les surveiller. Leurs attributions étaient en effet très étendues, allant de l'approvisionnement de Paris aux prisons de la capitale. La loi du 21 floréal an IV leur avait même accordé le droit de décerner des mandats d'arrêt. Les employés du Bureau central venaient de l'ancienne Lieutenance générale de police et du personnel subalterne des institutions judiciaires de l'Ancien Régime. Ils avaient traversé la Révolution sans trop de problèmes, même quand ils avaient appartenu à la commission de police de la Commune de Paris qui s'était posée en rivale des comités du gouvernement révolutionnaire. Sous l'autorité des trois membres du Bureau central étaient placés les commissaires de police, qu'ils nommaient sur des listes présentées par les municipalités, les vingt-quatre officiers de paix chargés des arrestations, les vingt-cinq inspecteurs et les inspecteurs adjoints (plus de deux cents), les inspecteurs des maisons garnies, du nettoiement et de l'illumination. Le Bureau central possédait donc un pouvoir étendu qui échappait au ministre de la Police générale. Mais il était paralysé par son caractère collégial (alors que le ministre décidait seul), par son instabilité (il était renouvelé par tiers tous les ans) et par les nombreuses épurations qui l'avaient frappé. Pour maintenir l'ordre, le ministre de la Police générale disposait de plusieurs forces. Il y avait d'abord la Garde nationale. Une circulaire du ministère de la Police, le 19 messidor an VII (7 juillet 1799), demandait que l'on excitât le zèle de la Garde nationale et qu'il lui fût rappelé qu'elle était " l'armée d'observation de la République et le second rempart de la patrie ". C'était reconnaître son déclin. De vifs débats eurent lieu dans les Conseils pour ranimer cette institution, mais l'on craignait les unités d'élite sur lesquelles Pichegru avait tenté de s'appuyer lors de sa tentative de restauration monarchique. Il n'y eut pas de réformes efficaces. La gendarmerie, organisée en janvier 1791, n'avait jamais répondu aux espoirs placés en elle. Il est vrai qu'elle avait été désorganisée par l'envoi aux frontières de ses meilleurs éléments remplacés par des surnuméraires généralement peu sûrs65. En février 1797, confronté au problème du brigandage, le Directoire entreprit de procéder à une épuration des régiments. Une loi du 17 avril 1798 redéfinissait la mission de la gendarmerie, " force instituée pour assurer dans l'intérieur de la République le maintien de l'ordre et l'exécution des lois ". Elle devait plus particulièrement assurer " la sûreté des campagnes et des grandes routes " sous la forme d'" une surveillance continue et régressive 66". Elle avait aussi pour tâche de réprimer les attroupements séditieux. Elle devait également prêter main-forte pour l'exécution des mandats de justice. Seul le Directoire pouvait autoriser le déplacement de forces de gendarmerie d'un département dans un autre. Ses effectifs montèrent à 10 575 hommes répartis en brigades, escadrons et divisions. Les officiers étaient nommés par le Directoire. Pour être gendarme, il fallait avoir vingt et un ans, savoir lire et écrire, et mesurer au moins 1,73 m. La gendarmerie relevait de l'armée pour la discipline et le matériel, mais, dans la région parisienne, elle était placée sous l'autorité de l'administration centrale du département. Le commissaire du Directoire auprès de cette administration dépendait lui-même du ministre de la Police générale pour tout ce qui avait trait au maintien de l'ordre. La gendarmerie obéissait aussi au ministre de la Justice pour tout ce qui touchait à la police judiciaire. Il n'y avait donc pas d'unité de responsabilité. La gendarmerie, seule force finalement disponible en raison des carences de la Garde nationale depuis la journée du 13 vendémiaire, se trouvait tiraillée entre plusieurs autorités. Tous les éléments d'une police efficace étaient réunis, mais il manquait une main ferme, avant l'arrivée de Fouché. En sorte que c'est l'armée qui, malgré la guerre, était le principal instrument du maintien de l'ordre ou de l'établissement du désordre. Son rôle s'affirma à travers les coups d'État successifs qui jalonnèrent les années 1797-1799. Le ministre de la Guerre ne comptait même pas face à des généraux qui, forts de leur prestige, savaient faire manoeuvrer les troupes stationnées à Paris. Le coup d'État de Brumaire fut la dernière manifestation de cette puissance de l'armée face au pouvoir civil. CHAPITRE VIII Fouché ministre du Directoire Au moment où Fouché arrive au ministère de la Police générale, le danger royaliste paraît conjuré. La répression qui a suivi le coup d'État du 18 fructidor a été suffisamment rude pour écarter tout péril à droite, même si l'Ouest reste menaçant. L'opposition était canalisée désormais par les néo-jacobins. Alors que, sous l'effet de la déflation due à la disparition des assignats et des mandats territoriaux sans retour à l'ancienne monnaie, les prix s'effondraient, les élections du printemps 1798 avaient montré, lors du renouvellement d'une partie du Corps législatif, une forte poussée jacobine. Le Directoire, sous prétexte d'irrégularités diverses, avait cassé les élections et imposé ses propres candidats. Mais il n'en fut pas de même en 1799. Le Directoire était de plus en plus discrédité. Les élections confirmèrent la volonté des électeurs de chasser les thermidoriens du pouvoir, quitte à les remplacer par des jacobins. Cette fois, le Directoire n'osa réagir. Ce furent au contraire les Conseils qui exigèrent le départ de trois directeurs, Treilhard, La Revellière-Lépeaux et Merlin de Douai. Étaient épargnés Barras et Sieyès, qui venait d'être élu en remplacement de Reubell. Les néo-jacobins s'appuyaient sur Bernadotte, ministre de la Guerre, Augereau et Jourdan. Bien que n'étant pas majoritaires dans les assemblées des Cinq-Cents et des Anciens, les néo-jacobins firent voter un certain nombre de lois dont, le 12 juillet 1799, celle des otages qui visait les parents d'émigrés, tenus pour responsables de tout enlèvement ou meurtre d'un fonctionnaire public ou d'un acquéreur de biens nationaux. Les néo-jacobins souhaitaient aller plus loin; ils avaient voulu proclamer la patrie en danger, condition essentielle de l'établissement d'un nouveau gouvernement révolutionnaire. La proposition n'avait été écartée que de justesse. La menace d'un emprunt forcé sur les riches avait été également agitée. Toutefois, les victoires de Zurich et de Bergen affaiblirent les positions des néo-jacobins en rendant inutiles et donc impopulaires les mesures de salut public qu'ils préconisaient. Le moment d'une contre-offensive parut venu pour le triumvirat qui dominait alors le Directoire et que formaient Barras, Sieyès et Roger Ducos. Le ministère de la Police générale retrouvait du coup son importance. Le choix de Fouché, en pleine offensive jacobine, n'avait pas surpris, en raison de son passé. Il retrouvait Quinette, un autre conventionnel régicide, qui s'occupait de l'Intérieur, Lindet aux Finances et Cambacérès à la Justice. Bernadotte était toujours à la Guerre, mais Talleyrand laissait les Relations extérieures à Reinhard. Bien vu des nouveaux députés, Fouché devait sa nomination à Barras et à Sieyès, l'un et l'autre régicides mais hostiles aux néo-jacobins. Unis contre la nouvelle majorité, ils poursuivaient en réalité des objectifs différents. Barras songeait de plus en plus à une restauration monarchique tandis que Sieyès ne voulait qu'un changement constitutionnel. L'un et l'autre pensaient pouvoir compter sur Fouché. C'est Barras qui avait timidement lancé le nom de Fouché en remplacement de Bourguignon, le 2 thermidor an VII. Sieyès, à la surprise de Barras, avait approuvé cette suggestion, et, le lendemain, la nomination de Fouché avait paru au Moniteur. En réalité, Fouché n'avait nullement l'intention de servir Barras et encore moins Sieyès. D'un côté il redoutait une restauration monarchique dont il serait l'une des premières victimes, de l'autre il ne voyait pas en Sieyès l'homme d'énergie susceptible d'arrêter la Révolution et de la stabiliser. Arrêter la Révolution? N'était-ce pas surprenant de la part d'un jacobin? C'est que, confiera-t-il plus tard, elle était désormais sans but à ses yeux puisque " l'on avait obtenu tous les avantages personnels auxquels on pouvait prétendre 67". Ce mot d'un étonnant cynisme est probablement authentique; il résume parfaitement la position des profiteurs de la Révolution, ceux qui ont bâti leur fortune sur les fournitures aux armées et sur la spéculation sur les biens nationaux, ceux aussi qui tiennent des places et n'entendent plus les lâcher. Arrêter la Révolution, contenir les royalistes à droite, paralyser les jacobins à gauche, tel est le programme de Fouché. Il n'a pas l'illusion d'y parvenir à lui seul. Il faut un général. L'idée n'est pas originale ; elle est dans l'air. Fouché a connu Joubert en Italie, or c'est à Joubert que songe justement Sieyès. Joubert sera le sauveur. En attendant, Fouché préconise un subtil jeu de bascule. D'un côté il propose des mesures contre les députés fructidorisés qui continuent à se cacher : Carnot, Portalis, Pastoret… Il fait même repousser une pétition demandant leur retour. De l'autre il propose la fermeture du club du Manège, installé dans l'église Saint-Thomas, rue du Bac, qui a assuré la succession de celui des Jacobins. Il a pris ses fonctions le 29 juillet 1799; le 13 août, il se présente rue du Bac, assiste aux discussions, puis annonce qu'un arrêté du Directoire, en raison de propos contraires à la Constitution, vient de décider la fermeture du club. Personne ne proteste 68. Par ce coup d'audace, Fouché prenait une stature nouvelle. Ce n'était pas sans danger. Il fut violemment pris à partie par Briot au Conseil des Cinq-Cents : " Quelle moralité, je le demande, s'exclamait ce député, alors proche des jacobins, offre à la République ce ministre ultra-révolutionnaire avant le 9 thermidor, signalé pour sa conduite dans le département de la Nièvre et qui, aujourd'hui, crie à la Terreur69! " Fouché répliqua par une note dans le Moniteur où il affirmait son dévouement à la République. En privé, il feignait de charger le secrétaire général du ministère Thurot, connu pour ses convictions contre-révolutionnaires. Il n'y eut pas de réaction au Bureau central, empêché de toute action efficace par son caractère collégial. Le seul homme qui eût pu paralyser Fouché aurait été Réal, puissant commissaire du Directoire près l'administration du département de Paris, mais il avait rompu depuis longtemps avec son passé hébertiste, avec l'époque où il était l'adjoint de Chaumette à la Commune de Paris. Fouché poursuivit son jeu de balance à la fin de l'été et à l'automne. Il fit radier La Fayette de la liste des émigrés, rassura le clergé constitutionnel et réfractaire, noua des liens avec quelques représentants de l'ancienne aristocratie, suscitant l'étonnement puis l'engouement du faubourg Saint-Germain. Par ailleurs, il se soucia de la misère ouvrière, surtout des ouvriers en chambre. On entendit son éloge au faubourg Saint-Antoine. N'était-ce pas le plus sûr moyen de priver les meneurs de troupes? La mort du général Joubert, tué à Novi en août, ruina ses plans. Il avait vu en lui l'homme qui fermerait " l'abîme de la Révolution ". Bernadotte, qui avait quitté le ministère de la Guerre, affichait des convictions jacobines qui le discréditaient aux yeux de Fouché comme " sauveur ", en dépit des liens noués entre les deux hommes. Moreau était suspect de royalisme, comme Hédouville que protégeait un Barras qui s'efforçait de multiplier les liens avec Louis XVIII. Restait Bonaparte, mais il était en Égypte. Or Fouché reçut l'un des premiers l'annonce de son débarquement dans la baie de Saint-Raphaël en octobre. Peut-être est-ce lui qui l'annonça au Directoire, les journaux n'en parlant que le 13. Avait-il pris ses précautions en approchant Joséphine, allant jusqu'à l'acheter? C'est ce qu'affirme Barras : " Les jeux de Paris ont toujours été l'effet d'une ardente convoitise de tous les hommes corrompus de la capitale. Mme Bonaparte en a toujours reçu de Fouché une partie fort considérable 70. " En tout cas, Fouché va se rapprocher de Bonaparte qui, au début, l'ignore, mesurant mal le poids du ministère de la Police générale et de la police en général. C'est Réal, l'homme clef de l'administration parisienne, qui va mettre en rapport les deux hommes. Sieyès, en effet, a convaincu Bonaparte de prendre dans la conspiration qu'il prépare le rôle de Joubert et il a mis Fouché dans le complot. Celui-ci reste prudent au début. Il aimerait voir entrer Barras dans la conjuration, mais celui-ci se dérobe : il croit encore à une restauration monarchique. Dès lors Fouché se rallie sans scrupules à Sieyès et trahit Barras. Les rapports de police cessent d'être intéressants; on n'y trouve rien sur les développements du complot; ils ne visent qu'à endormir Barras et les deux autres directeurs tenus à l'écart des tractations, Gohier et Moulin. Le Bureau central est solidement contrôlé par Réal et se limite à l'analyse des journaux. Ses membres se justifient dans le compte des opérations pour le mois de vendémiaire : " Il n'a été fait dans le cours de ce mois aucune remarque satisfaisante ou qui ait pu motiver un rapport relativement à l'opinion publique. " L'activité de la police semble se limiter à la surveillance des journaux : suppression de feuilles comme Le Défenseur des droits du peuple, trop proche des jacobins (ce qui suscita une réaction au Conseil des Cinq-Cents), mesures contre les colporteurs qui, ne se limitant pas à annoncer le titre des journaux, en résumaient à leur manière le contenu, fermeture de salles de théâtre. Il est difficile de découvrir dans les rapports du Bureau central un élément touchant la préparation d'un coup d'État. L'hésitation était encore forte chez les conspirateurs, le 17 brumaire. Fouché a-t-il déclaré à Bourrienne, le 14 : " Dites à votre général de se hâter; s'il tarde, il est perdu71"? Le plan est alors au point. Dans un premier temps : faire décider par les Anciens le transfert, pour raisons de sécurité, des Conseils à Saint-Cloud sous la protection du général Bonaparte et établir le vide à la tête de l'exécutif par la démission de trois des cinq directeurs. Dans un deuxième temps : faire constater par des députés terrorisés par les mouvements de troupes commandés par Bonaparte et isolés à Saint-Cloud, sans soutien populaire, la carence du pouvoir exécutif et donc l'impossibilité de faire fonctionner la Constitution. De là la désignation de deux commissions chargées d'établir une nouvelle Constitution sous la direction de Sieyès. Parfaitement au courant de ce plan, Fouché feignit la surprise lorsqu'on lui apprit, le 18 brumaire, la décision de transfert des Conseils à Saint-Cloud. Jouant les ministres zélés, il se rendit au Luxembourg pour avertir le Directoire. Gohier ne fut pas dupe de cette comédie : " J'ai cru, lui déclara Fouché, qu'il était de mon devoir de vous faire connaître une révolution aussi importante et de venir prendre vos ordres. " À quoi Gohier répliqua : " Votre devoir était de prévenir cette révolution qui n'est sans doute que le prélude de celles arrêtées dans les conciliabules que votre police ne devait pas vous laisser ignorer. Si le Directoire a des ordres à donner, il les adressera à des hommes dignes de sa confiance72. " Si Fouché avait cru se couvrir, il s'était trompé : les ponts étaient rompus avec le pouvoir légal. Devait-il s'en inquiéter? Tout se déroula, le 18 brumaire, comme prévu. Convaincu par Talleyrand, Barras se retira sans résistance et la vacance du pouvoir exécutif fut confirmée par la démission de Sieyès et de Roger Ducos. Bonaparte fut par ailleurs investi de son commandement sans difficulté tandis qu'était voté par les Anciens le transfert du Corps législatif à Saint-Cloud. L'erreur des conjurés avait été d'étaler le complot sur deux jours. Il fallut, le lendemain, convaincre des députés qui avaient eu le temps de se ressaisir, d'accepter le renversement de la Constitution. Bien qu'ébranlés par la fermeture du club du Manège et le départ de Bernadotte du ministère de la Guerre, les néo-jacobins pouvaient encore influencer les Conseils et mettre en minorité les conjurés. Fouché avait connu le cas de Robespierre mis finalement hors la loi, avec ses partisans, par la Convention alors qu'il semblait avoir la situation en main. Si Bonaparte hésitait, s'empêtrait dans des problèmes de légalité, Sieyès et ses complices étaient perdus. N'aurait-il pas mieux valu procéder à des arrestations préventives? Bonaparte y répugnait, voulant rendre crédible son rôle de protecteur de la représentation nationale; Sieyès préférait les voies légales, et Fouché, en définitive, évitait ainsi de se trop compromettre en cas d'échec. Le 19 brumaire au matin, alors que la partie allait se jouer à Saint-Cloud, Fouché fit fermer les barrières de Paris : seuls ses propres agents devaient assurer la liaison entre la capitale et Saint-Cloud. Si le complot tournait mal, averti le premier, il ferait arrêter Bonaparte et Sieyès; dans le cas contraire, il ouvrirait Paris aux vainqueurs. Son représentant à Saint-Cloud était Thurot, secrétaire général du ministère. Celui-ci le prévint à dix-neuf heures du succès de l'entreprise. Aussitôt le ministre fit annoncer la nouvelle dans les théâtres en présentant l'événement comme une tentative déjouée d'assassinat contre le général Bonaparte au sein du Conseil des Cinq-Cents73. Le lendemain, il fit passer sous sa signature, dans le Moniteur une " Proclamation du ministre de la Police générale à ses concitoyens ", proclamation dans laquelle il se chargeait lui-même d'expliquer les événements : " La République était menacée d'une dissolution prochaine. Le Corps législatif vient de saisir la liberté sur le penchant du précipice pour la placer sur d'inébranlables bases. Les événements sont enfin préparés pour notre bonheur et pour celui de la postérité. Que tous les républicains soient calmes puisque tous leurs voeux doivent être remplis; qu'ils résistent aux suggestions perfides de ceux qui ne cherchent dans les événements politiques que des moyens de troubles et dans les troubles que la perpétuité des mouvements et des vengeances. Que les faibles se rassurent; ils sont avec les forts. Que chacun suive avec sécurité le cours de ses affaires et de ses habitudes domestiques. Ceux-là seuls sont à craindre et doivent s'arrêter qui donnent des inquiétudes, égarent les esprits et préparent le désordre. Toutes les mesures de répression sont prises et assurées; les instigateurs de troubles, les provocateurs à la royauté, tous ceux qui pourront attenter à la sûreté publique ou particulière seront saisis et livrés à la justice74. " Ce coup d'audace assura son maintien au ministère. Un maintien qui n'allait pas de soi. Fouché était apparu trop prudent aux yeux de Sieyès qui ne lui faisait plus confiance. Dans le même temps, il découvrait au sein même de son ministère la rivalité des polices. Thurot, qu'il avait envoyé à Saint-Cloud, y joua son propre jeu. Le secrétaire général expédia ses agents aux barrières de Paris pour y supplanter ceux du ministre. En vain, d'ailleurs. Il prévint tardivement Fouché de la réussite du complot. Enfin, dès le lendemain du coup d'État, il se répandit en critiques acerbes contre son ministre dont il dénonça à Sieyès le double jeu pendant le coup d'État. Mais Bonaparte trancha en faveur de Fouché. Thurot fut renvoyé quelques jours plus tard. CHAPITRE IX Après Brumaire Ce n'est pas sans raisons que le coup d'État du 19 brumaire s'était déroulé en dehors de la capitale. Paris faisait peur. Le ministre de la Police générale pouvait-il répondre de la tranquillité de la ville? On en doutait. D'ailleurs, la police fut singulièrement absente, comme si elle n'existait pas, les 18 et 19 brumaire. Une réorganisation s'imposait. On regrettait le lieutenant général de police de la monarchie même si l'institution avait été emportée sans gloire le 14 juillet 1789. Le prestige d'un Sartine ou d'un Lenoir restait grand. Que valait le dernier titulaire du ministère de la Police générale, Fouché, par rapport à eux? Ne fallait-il pas réorganiser la police ou tout au moins en changer les responsables, ou traîtres ou incapables? Vivement critiqué, Fouché eut pourtant un sursis. Il sut l'utiliser. Dès le 22 brumaire commença l'épuration de l'administration parisienne. Cinq administrateurs sur sept en moyenne furent destitués dans les arrondissements et huit commissaires du gouvernement sur douze. On les soupçonnait de sympathies jacobines. Au Bureau central, malgré leur passivité, Milly, Letellier et Champein furent écartés. La nomination de leurs remplaçants échappa pourtant à Fouché. Réal désigna Dubois, commissaire du Directoire auprès de la 10e municipalité, Piis, qui occupait une place analogue dans le 1er arrondissement, et Dubos, qui avait déjà appartenu au Bureau central. Lemaire fut maintenu dans ses fonctions de commissaire du gouvernement. Fouché approuva. Nul n'ignorait que ces nominations n'étaient que provisoires. Le personnel du Bureau central, comme celui du ministère, resta en place. Le Bureau central prêta serment de fidélité (encore un) au nouveau régime, le 25 brumaire. Piis prononça à cette occasion un discours pompeux où il expliqua que les vainqueurs de Brumaire n'étaient ni royalistes ni jacobins. Fouché approuva75. Sur ordre de Sieyès, en vertu de l'article 3 de la loi du 19 brumaire, qui confiait aux consuls le maintien de la tranquillité publique, Fouché dressa une liste de " jacobins " à arrêter et à déporter, trente-sept au total, dont les députés Destrem et Aréna, ainsi que le journaliste Lebois. Vingt-deux étaient assignés à résidence, dont Grandmaison, Briot, et surtout le général Jourdan. Fouché avait-il outrepassé les ordres, ou, en donnant trop d'ampleur à la répression, souhaitait-il susciter une réaction en sens contraire? Finalement, l'arrêté de proscription ne fut pas promulgué. Bonaparte déclara avoir été entraîné par Sieyès. C'était un succès pour Fouché que son passé jacobin gênait. Non promulgué, l'arrêté n'était pas supprimé pour autant. Mais seul Jourdan fut rayé des cadres de l'armée. Dans le même temps Fouché frappait à droite. Il se sentait plus à l'aise. Redoutant de voir Bonaparte se transformer en un nouveau Monck, il s'efforçait d'éviter tout rapprochement avec les royalistes. Par une circulaire du 27 novembre 1799, il affirmait que la patrie rejetait " éternellement de son sein " les émigrés 76. Sa police arrêtait à Paris, le 18 janvier 1800, le chevalier de Toustain, un chouan au domicile duquel furent découverts des cocardes blanches et des poignards. Toustain fut fusillé le 25. Il fallait aussi museler la presse. L'Aristarque français n'allait-il pas jusqu'à réclamer le rétablissement de la monarchie? À gauche le ton, moins violent en raison des menaces de proscription, restait néanmoins hostile. Fouché prit des sanctions. Certaines informations ne furent plus communiquées aux journaux. Le ministre acheta pour le compte du ministère le Journal des hommes libres, manière habile d'en changer l'orientation. Un arrêté du 16 janvier 1800 mit un peu d'ordre dans la presse parisienne. " Considérant qu'une partie des journaux qui s'impriment dans le département de la Seine sont entre les mains des ennemis de la République et que le gouvernement est spécialement chargé par le peuple français de veiller à sa sûreté ", les consuls décidèrent de ne laisser subsister à Paris que treize feuilles, soixante autres disparaissant. Là encore l'application de l'arrêt revint à Fouché. On mesure l'importance prise peu à peu par le ministère de la Police générale. D'autres problèmes accaparèrent également Fouché. Si les jacobins étaient faciles à surveiller et à contenir, il n'en allait pas de même des royalistes. L'Ouest était en état d'insurrection, le brigandage faisait des ravages dans le Midi, sans parler de la guerre avec l'Europe. Le régime issu de Brumaire restait fragile et le principal danger, royaliste. Des réseaux étaient établis dans la capitale que la police n'avait pas réussi à infiltrer. La facilité avec laquelle s'était effondré le Directoire excitait l'ardeur des partisans de Louis XVIII. Principal agent du comte d'Artois à Paris, Hyde de Neuville était arrivé de Londres aussitôt après le coup d'État. Il disposait d'importants moyens. Initialement, il devait renverser le Directoire et se trouvait devant une situation imprévue. Quelles étaient les intentions de Bonaparte? Songeait-il à restaurer la monarchie? Hyde de Neuville obtint, par l'intermédiaire de Talleyrand, un entretien avec le Premier Consul, le 26 décembre 1799. Il fut suivi d'une nouvelle entrevue le lendemain; cette fois, Hyde était accompagné de l'un des chefs de la chouannerie, le marquis d'Andigné. Bonaparte rendit hommage au courage des Vendéens et offrit la paix, mais il se déroba devant les offres de restauration de Louis XVIII77. Dès lors, Hyde de Neuville décida de passer à l'action. Il mit sur pied une contre-police qu'il confia à Dupérou, ancien interprète dans différents ministères et longtemps espion au service de la Révolution. Arrêté en mars 1794 pour sympathies hébertistes, il s'était rapproché des royalistes après sa libération et était devenu correspondant des princes dans la capitale. Hyde de Neuville l'avait remarqué et embauché. Dupérou révéla à Hyde l'existence de plusieurs polices qui se jalousaient. Sur le plan officiel, il fallait compter avec le ministère, le Bureau central dont l'autorité était limitée à Paris, et l'état-major de la place. Mais Bonaparte disposait de son côté d'une police particulière confiée à " un petit nombre d'individus et de gens sûrs ". Police occulte d'autant plus redoutable qu'il était difficile d'en pénétrer les secrets. Très vite Dupérou s'introduisit au Bureau central. Il y obtint, par l'intermédiaire d'un officier de paix du nom de Clément qui appartenait à la police depuis huit ans, la liste quotidienne des personnes dénoncées ou à surveiller. Allant plus loin, il se procura une liste de 251 mouchards avec leurs adresses. Y figuraient plusieurs nobles, des femmes du monde, d'anciens policiers, des limonadiers et des artisans 78. La possession de cette liste permettait d'intoxiquer et de paralyser la police. Hyde de Neuville pouvait ainsi mettre au point en toute quiétude un coup de force prévoyant l'enlèvement ou l'assassinat du Premier Consul. Il songeait à préparer les esprits au renversement du Consulat en utilisant la presse et se reposait sur Fiévée, connu comme auteur de La Dot de Suzette et qui avait échappé de peu, sous le Directoire, à la " fructidorisation ". Le décret du 17 janvier 1800 ruina ses projets. À défaut, pour frapper les imaginations, il fit tendre sur la façade de la nouvelle église de la Madeleine un grand drap mortuaire, le 21 janvier 1800, et partout dans Paris fut placardé le testament de Louis XVI imprimé à un grand nombre d'exemplaires. Effet réussi. Le rapport de Fouché ne parvient pas à dissimuler que la police avait été surprise par cette initiative79. Toutefois, le lendemain, Fouché feignit la victoire : " Les royalistes se sont convaincus de leur impuissance; ils avaient choisi l'anniversaire de la mort de Louis XVI pour opérer un mouvement, ils n'ont pu y parvenir80. " Les partisans de la monarchie, ajoutait-il, " déclament contre les mesures vigoureuses qui ont été prises par le Premier Consul pour réduire les départements rebelles et contre les pouvoirs accordés au général Brune. Ils n'épargnent rien pour allumer les bons citoyens et les indisposer contre le gouvernement. Plusieurs d'entre eux ne portent plus de cocarde et les institutions républicaines sont l'objet de leurs sarcasmes81. " Le 23, Fouché revint à la charge : " On assure que les royalistes ne se borneront pas à ces mesures dilatoires. Ils préparent un coup de main terrible qui doit placer Louis XVIII sur le trône et ils font filer à cet effet un certain nombre d'hommes déterminés qui doivent tenter un coup de main sur les consuls tandis que leurs agents et leurs écrivains réclameront de toutes parts, au même instant, le gouvernement monarchique et qu'ils le présenteront comme le terme de tant de révolutions et la garantie la plus sûre contre le renouvellement des troubles intérieurs et la continuation de la guerre82. " Le ministre s'en prenait à l'inaction de la gendarmerie et à la faiblesse des autorités. Hyde avait fait une erreur en provoquant Fouché le 21 janvier. Fouché avait été humilié et touché au point sensible : son vote à la Convention qui en faisait un régicide. Or la guerre s'éteignait à l'Ouest. Cadoudal eut deux entrevues avec Bonaparte en mars. La possibilité d'un coup de force s'éloignait. La police put se concentrer sur les auteurs de la provocation de la Madeleine. Elle était également irritée par la diffusion d'un pamphlet contre le Premier Consul, intitulé Les Adieux de Bonaparte. Il advint qu'un mouchard surprit un agent de Hyde de Neuville, l'abbé Godard, en train de diffuser le libelle. Une perquisition chez Godard, qui avait en dépôt les papiers de l'agence royaliste, permit de découvrir toutes les ramifications de la conspiration. Fouché rendit compte aussitôt au Premier Consul. Il se donnait le beau rôle, affirmant qu'il était au courant du complot dès l'origine : " Depuis longtemps, écrivait-il avec une étonnante impudence, la police suivait le fil des intrigues du comité anglais [sic]. Après beaucoup d'observations et de recherches, elle a reconnu plusieurs individus pour être des agents de ce comité. Elle a cependant différé de les faire arrêter afin de pouvoir épier leurs démarches et connaître leurs liaisons. " J'avais acquis la certitude que des sommes considérables d'argent étaient distribuées tous les trois mois pour solder les libelles contre le gouvernement et les meilleurs citoyens. C'est en faisant la recherche de ces libelles et de ceux qui y travaillaient que je suis parvenu, en remontant la chaîne des divers instruments de l'étranger, aux premiers agents de l'Angleterre, à connaître la maison où ils tenaient leurs séances et à saisir le dépôt de leurs papiers et de leur correspondance83. " Ce rapport fut publié dans le Moniteur du 5 mai. Il était la réplique au drap mortuaire tendu sur la façade de la Madeleine. Il accrédita l'idée de la puissance de la police de Fouché. Il constitue l'une des premières pierres du mythe. La plupart des comparses furent arrêtés, mais les chefs échappèrent au coup de filet. Dupérou se sauva à Londres. Mais il commit l'imprudence de revenir en France le 23 mai et fut arrêté à Calais par le commissaire Mengaud dont Fouché disait qu'il était " son meilleur dogue ". Il avait connu Dupérou au ministère des Relations extérieures, ce qui facilita l'arrestation. Une tentative d'évasion de Dupérou tourna court; on n'échappait pas longtemps à Mengaud. Conduit à Paris, Dupérou fut interrogé, le 16 juin, au ministère de la Police générale. Peu après le chevalier de Coigny, bras droit de Hyde de Neuville, était victime d'un guet-apens tendu par Fouché. Ces réussites valurent au ministre les compliments de Bonaparte : " Je vois avec plaisir que, grâce aux mesures que vous prenez, la tranquillité se maintient dans la grande ville. J'attends avec un vif intérêt le rapport du dépouillement des papiers du comité anglais. Croyez que ma confiance en vous est sans bornes. " Le 24, nouvelle lettre : " Deux ou trois découvertes comme le comité anglais et vous aurez dans l'histoire du temps un rôle honorable et beau84". Il n'était plus question d'enlever à Fouché son portefeuille. Plusieurs arrestations complétèrent le tableau de chasse : le chef de bande Margadel, qui devait enlever Bonaparte et qui fut passé par les armes, Joseph Michaud, accusé d'être l'auteur des Adieux de Bonaparte, Fiévée enfin, dont le nom figurait en clair dans les papiers de Dupérou. C'est Roederer, adversaire de Fouché, qui obtint la libération du journaliste. Fiévée a raconté la façon dont le ministre autorisa sa sortie du Temple : " M. Fouché me fit savoir, de la façon la plus aimable, qu'il était disposé à me rendre la liberté si je la lui demandais par écrit. Je lui adressai une lettre fort courte, assez gaie pour être légèrement impertinente sans le blesser car il a de l'esprit. Il signa l'ordre de ma sortie, en y ajoutant la condition que je viendrais le voir. Notre entretien fut sans explications et surtout sans récriminations. Et comment aurais-je récriminé, lorsqu'il me disait, en me serrant les mains, qu'il m'avait envoyé l'ordre de ma sortie par un de ses domestiques, dans l'appréhension qu'on ne me la fît attendre longtemps s'il avait eu recours à ses bureaux. [Si cela est vrai, quel extraordinaire comédien était Fouché, même si Fiévée ne fut pas dupe!] Ce n'était donc plus du Premier Consul que j'avais à me plaindre, mais des bureaux de la police; M. Fouché seul restait innocent. Quelle innocence, bon Dieu! Je compris qu'il m'offrait de me mettre directement sous sa protection, ce que j'éludai, étant bien résolu, si j'avais jamais besoin d'être protégé sans perdre mon indépendance, de trouver mieux que la police 85. " Fiévée devint même l'un des principaux détracteurs du ministre qui avait pressenti cette hostilité. L'affaire Dupérou n'eut pas de suites judiciaires. Fouché y avait gagné la confiance du Premier Consul, mais avait-il lui-même confiance dans le nouveau gouvernement? Il se sentait mal accepté par l'entourage de Bonaparte et notamment par le frère de celui-ci, Lucien, ministre de l'Intérieur. Seul Joséphine, dont il payait, dit-on, sur les fonds secrets les dettes les plus criantes, lui était favorable. Comme Hyde de Neuville, il comprenait que le nouveau régime ne reposait que sur un homme et que, cet homme abattu, le vide pouvait immédiatement être comblé par une restauration monarchique qu'il ne souhaitait pas. L'avenir du régime allait-il se jouer en Italie où Bonaparte était parti avec l'armée de réserve pour y affronter les Autrichiens? S'il était tué ou vaincu, le Consulat lui survivrait-il? Talleyrand, redevenu ministre des Relations extérieures, ressentait les mêmes inquiétudes. Comme le ministre de la Police, il avait certes des liens avec tous les camps, mais, comme pour Fouché, c'était le retour de Louis XVIII qui menaçait le plus ses intérêts. Y eut-il rapprochement entre les deux hommes jusque-là adversaires dans les Conseils? C'est possible, mais nullement prouvé tant l'antipathie entre les deux hommes est attestée par de nombreux témoins. Leur crainte en tout cas parut se confirmer lorsque, le 20 juin, des courriers annoncèrent que, dans un engagement à Marengo, le 14, Bonaparte avait été battu. Si l'on en croit certains témoignages, un triumvirat se serait alors formé, unissant Talleyrand, Fouché et Clément de Ris. Pourquoi ce dernier? Ce n'était qu'un obscur administrateur du département d'Indre-et-Loire devenu chef de division dans les bureaux de l'Instruction publique, appelé au Sénat comme notable provincial mais sans rayonnement national. N'affirmait-il pas en 1796 : " Puissé-je être quitte à jamais de me mêler des affaires publiques! "? Aucune affinité n'existait entre lui et les deux ministres. Qu'eût fait ce triumvirat ? Négligeons la duchesse d'Abrantès et les Mémoires de Lucien Bonaparte. La seule source sérieuse sur un rapprochement Talleyrand-Fouché est Hyde de Neuville, dans ses Mémoires, mais il ne mentionne nullement Clément de Ris : " Il est hors de doute que l'absence du général Bonaparte, lorsqu'il partit pour l'Italie, et surtout les bruits qui précédèrent le triomphe de Marengo, avaient réveillé beaucoup d'ambitieux et suscité plus d'une intrigue dans le sein même du gouvernement. Plusieurs parmi ses membres se préparaient pour l'éventualité d'une défaite qui eût arraché le pouvoir des mains de Bonaparte vaincu. [Talleyrand et Fouché] étaient bien décidés à ne se dévouer à lui que dans la mesure de ses succès. Tous deux comptaient calquer leur fidélité sur celle de la fortune elle-même, et lui donner exactement les mêmes proportions 86. " Un rapprochement des deux ministres aurait bien eu lieu, précise Hyde : " Mes rapports personnels avec Talleyrand rendaient pour moi la chose évidente en ce qui le concernait. Les renseignements qui nous venaient de Paris et que nous tenions de quelques sources sûres, dont les informateurs avaient survécu à la destruction de notre contre-police [celle de Dupérou], autant que ce que j'ai recueilli depuis, m'ont prouvé que Fouché, plus encore que Talleyrand, avait formé les mêmes projets. Les intérêts d'un commun dessein avaient rapproché ces deux hommes qui se détestaient en se craignant. Certaines analogies de caractère et de situation produisent presque toujours un éloignement réciproque quand elles ne sont pas un motif d'union et de sympathie. Ces deux prêtres infidèles aux autels, dont l'intelligence offrait tant de points de contact, éprouvaient l'un pour l'autre une répulsion mutuelle. Il semblait que l'Ancien Régime et la Révolution eussent placé aux côtés de Bonaparte ces deux hommes remarquables qui s'attiraient et se repoussaient tour à tour avec la même facilité. La finesse poussée à ses extrêmes limites faisait le fond de leur caractère, mais chez tous deux la pénétration ne suppléait pas à l'élévation des vues, et ce défaut de hauteur dans leur intelligence maintenait celle-ci dans les régions de l'habileté, sans permettre à leur talent d'atteindre au génie. La finesse de l'un gênait l'autre; les hommes habitués à deviner beaucoup ne veulent être devinés eux-mêmes. " La page est superbe et explique " l'après-Marengo ". Hyde poursuit : " Tous ces traits analogues formaient cependant deux figures très distinctes et même différentes. Fouché, sorti de l'extrême-révolution, protégeait ce qu'il en restait encore et tout ce qui n'était pas écrasé sous les pieds du triomphateur. Il attaquait d'autant plus volontiers le parti royaliste que M. de Talleyrand, fidèle en cela à son origine, le défendait autant qu'il le pouvait sans nuire à son crédit. Lorsque Marengo eut tranché toutes les incertitudes en faveur du Premier Consul, les esprits clairvoyants, qui auraient été au besoin des conspirateurs le lendemain, se rangèrent définitivement du côté où le succès se dessinait d'une façon non équivoque. Tous devaient rivaliser de zèle dans la proportion de leur secrète défaillance. Fouché n'hésita plus; s'attachant désormais au favori de la fortune, il allait le servir résolument et ne plus songer qu'à faire tomber sur les autres partis la réprobation à laquelle il échappait en dérobant le mystère des projets un moment conçus par lui. Les royalistes allaient payer durement, je ne dirai pas ses remords, mais le prix de ses imprudences87. " Mais Clément de Ris, troisième homme, si l'on en croit de bons auteurs, de l'association créée à l'annonce (fausse) d'une défaite de Bonaparte à Marengo? Il n'était ni Crassus, première fortune de Rome et de ce fait associé à César et Pompée, ni Lépide qui pouvait, face à Octave et Antoine, se prévaloir de ses talents militaires. Balzac, dans Une ténébreuse affaire - après avoir probablement contribué à la rédaction des Mémoires de la duchesse d'Abrantès —, a lié l'enlèvement du sénateur Clément de Ris, qui survint le 23 septembre 1800 dans son château de Beauvais, en pleine Touraine, par six cavaliers déguisés en hussards, au rôle qu'il aurait joué lors de la crise du mois de juin88. Cet enlèvement s'expliquerait par le fait qu'il aurait eu en sa possession des papiers compromettants pour Fouché, qu'il aurait dû livrer en échange de sa liberté. Ce sont des gens à la solde du ministre qui auraient monté l'opération. L'hypothèse de l'écrivain est séduisante. Mais cet enlèvement, risqué, était-il bien dans les manières prudentes de Fouché ? Envoyé sur place pour mener l'enquête, Savary, aide de camp du Premier Consul et peu favorable au ministre de la Police, indique que Clément de Ris avait été enlevé pour être échangé contre une rançon, qu'il s'agissait d'un acte de brigandage. Les chouans étaient coutumiers du fait, et c'est grâce à l'intervention d'anciens chouans de Bourmont, porteurs d'une lettre de Fouché (qui a pu égarer les soupçons) que le sénateur fut libéré, le 10 octobre. Et s'il ne s'agissait en effet que d'un simple acte de brigandage? Et si l'exécution hâtive de quelques suspects par la suite n'avait eu pour but que de masquer les carences de la police qui n'avait pas su protéger un sénateur? La "ténébreuse affaire " se ramènerait alors à une simple histoire de brigands, comme la fausse nouvelle de la défaite de Bonaparte sur le champ de bataille de Marengo à une utile opération boursière 89. CHAPITRE X La préfecture de police Si le Bureau central avait été maintenu après le coup d'État de Brumaire, son impéritie dans l'affaire de la contre-police de Dupérou rendait nécessaire, aux yeux de Fouché, une réorganisation de la police parisienne. " La police de Paris, écrit-il, est pour le gouvernement républicain d'une importance bien plus grande qu'elle ne l'était avant la Révolution pour le gouvernement monarchique. Le nombre des ennemis de l'ordre social s'est accru de celui des ennemis du nouvel ordre politique. C'est dans Paris que les tronçons abattus et dispersés de toutes les factions cherchent à se rapprocher et à se réunir. C'est dans Paris que se cachent les hommes qui, après avoir porté les armes contre la République, cherchent vainement à rentrer dans une patrie qu'ils ont ensanglantée. C'est à Paris que viennent se réfugier ceux que poursuit le mépris de l'opinion publique. Ceux qui ont des crimes à ensevelir dans le tumulte et dans l'oubli; ceux enfin qui, sans moyens d'existence, sans industrie, sans courage, espèrent vivre aux dépens de la société qu'ils inquiètent et qu'il outragent 90. " Certains proposaient, malgré ses faiblesses, le maintien du Bureau central. " Il devrait être nommé immédiatement par le pouvoir exécutif. La présentation par le département est sujette à des inconvénients et à des lenteurs ", lit-on dans un mémoire qui défend une institution collégiale. Dans un autre mémoire, considérant que " les fonctions des magistrats composant le Bureau central ont beaucoup d'analogie avec les fonctions judiciaires ", il était suggéré de les rattacher aux juges du tribunal d'appel91. Consulté par Bonaparte au moment où les rédacteurs de la loi instituant les préfets s'interrogeaient sur l'étendue des pouvoirs à donner à celui de la Seine, notamment en matière de police, Fouché défendait la thèse d'un préfet indépendant de celui de la Seine : " C'est faute de réflexion qu'on confond sans cesse la police avec l'administration. L'administration et la police ont une marche bien différente. L'administration se déploie et se manifeste sous les yeux de tous, la police au contraire doit se faire secrète. Le plus souvent sans se laisser voir, elle doit toujours veiller, toujours agir et presque jamais étaler… La police telle que je la conçois doit être établie pour prévenir et empêcher les délits, pour contenir et arrêter ce que les lois n'ont pas prévu. C'est une autorité discrétionnaire [le mot est souligné par Fouché] dans la main du gouvernement 92. " L'idée d'un rétablissement du lieutenant général de l'ancienne monarchie était dans l'air. Malgré sa faillite en juillet 1789, l'institution avait laissé un bon souvenir. N'était-elle pas réclamée par les commissaires de police eux-mêmes? Les journaux s'en faisaient l'écho et Le Point du jour annonçait : " Le projet qui semble prévaloir tend à créer dans Paris un lieutenant général de police sous un nom quelconque et à rattacher la police départementale au ministère de l'Intérieur. " Le Premier Consul ne souhaitait pas que le préfet de la Seine concentrât en sa personne toute l'administration du département : la police devait lui être enlevée. En effet, soit, écrasé sous le poids de sa tâche, il négligerait le maintien de l'ordre, soit, concentrant trop de pouvoirs, il jouerait le rôle d'un nouvel Étienne Marcel. Il fallait donc à Paris un deuxième préfet (plutôt qu'un lieutenant général qui eût trop évoqué l'Ancien Régime), chargé de la police et qui deviendrait ainsi le rival du préfet de la Seine. Un préfet de préférence à un simple commissaire général, car ce dernier eût manqué de prestige et n'aurait relevé que du ministre de la Police générale. Or Lucien Bonaparte, devenu ministre de l'Intérieur en remplacement de Laplace, et dont l'antipathie personnelle pour Fouché se doublait d'une rivalité de fonctions, entendait avoir la haute main sur ce nouveau fonctionnaire parisien comme sur l'ensemble des préfets. Lucien estimait que Fouché, seul maître de la police de Paris, deviendrait, disposant par ailleurs de la police générale, un personnage trop puissant. L'article 16 de la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) prévoyait : " À Paris, un préfet de police sera chargé de ce qui concerne la police et aura sous ses ordres des commissaires distribués dans les douze municipalités. " C'est sous cette forme que fut créé l'un des plus importants fonctionnaires de la capitale, qui allait devenir un rival redoutable pour le ministre de la Police générale. Ses attributions n'étaient pas précisées dans la loi du 28 pluviôse. À nouveau consulté, Fouché envoya un projet, qui concernait également les commissaires généraux (et non les préfets) de Lyon, Bordeaux et Marseille et confiait aux nouveaux agents du pouvoir central la mission de veiller sur " la tranquillité ", " la sûreté ", " la salubrité " et " le bon ordre" de la commune dont ils avaient la charge. Fouché ne précisait pas le contenu de ces notions, mais insistait sur la subordination de ces fonctionnaires au ministre de la Police93. De son côté, le nouveau préfet de la Seine envoyait au Conseil d'État un rapport où il réclamait une distinction plus nette que celle donnée par la loi du 28 pluviôse entre ce qui touchait à la police et ce qui relevait de l'administration. Pour la police locale, le préfet de la Seine demandait que lui fût subordonné le nouveau préfet. Des délibérations du Conseil d'État sortit l'arrêté du 12 messidor an VIII (1er juillet 1800) qui fixait les attributions du préfet de police. Il devait exercer ses fonctions sous l'autorité des ministres (et non du seul ministre de la Police). Il recevait des attributions de police générale (passeports, mendicité, vagabondage, prisons, police de la librairie et de l'imprimerie, théâtres, jeux, coalitions d'ouvriers, émigrés et déserteurs) et de police municipale (voirie, salubrité, incendies, sûreté du commerce, subsistances). C'étaient, énumérées en désordre, les attributions de la lieutenance générale de police. Qui allait être préfet de police? Bourrienne aurait eu sous les yeux la liste des candidats : Alquier, ancien membre de la Constituante puis du Comité de sûreté générale du gouvernement révolutionnaire, ambassadeur94; Deperey, ancien vérificateur des assignats et ensuite homme de paille du ministre Sotin; Roederer, sans doute évoqué pour son rôle le 10 août 1792 comme procureur syndic, l'un des hommes les plus influents du Consulat95; Regnaud de Saint-Jean d'Angély, vite appelé au Conseil d'État, réputé modéré et vénal, si l'on en croit Molé96; Lombard-Taradeau, ami intime de Fouché97. On songeait aussi à un général98. Un seul nom s'imposait, celui de Réal qui avait joué un rôle important en Brumaire comme commissaire du gouvernement auprès du département de la Seine après avoir été substitut de Chaumette dans la municipalité parisienne sous la Terreur. Son expérience des problèmes de la capitale se doublait d'une profonde connaissance des milieux de la contre-révolution. Il avait en effet dépouillé les papiers du général autrichien Klinglin et y avait trouvé la trace de tractations entre Pichegru et plusieurs agents royalistes. Appelé au Conseil d'État, Réal dédaigna la préfecture de police. Sans doute visait-il plus haut, mesurant la situation instable de Fouché au ministère de la Police générale99. Bien qu'ayant renoncé pour lui-même, Réal n'en imposa pas moins son candidat à la préfecture de police : Louis-Nicolas Dubois. Dans la liste qu'indique Bourrienne figure en effet un Dubois, " ancien juge et membre actuel du Bureau central, actif et infatigable. Ardent ami d'un ordre stable, ami de la liberté, connaissant parfaitement Paris ". Et Bourrienne ajoute : " Il n'est personne qui, lisant ces notes et ayant pleine confiance dans la personne qui les fournissait, ne nomme préfet de police M. Dubois. C'est aussi lui qui le fut. " Né à Lille en 1758, Louis-Nicolas Dubois était à la veille de la Révolution procureur au Châtelet, comme Réal et Fouquier-Tinville. Après l'abolition de la vénalité des charges, il se tint prudemment à l'écart puis accepta en 1795 des fonctions au tribunal civil du département de la Seine. Les gages donnés au Directoire en firent un commissaire près la municipalité du 11e arrondissement. Il renoua ainsi avec Réal qui régnait sur l'administration départementale. Au lendemain du coup d'État, ce dernier le fit entrer au Bureau central puis le poussa à la préfecture de police. Fouché soutint une candidature qui ne paraissait pas lui faire ombrage. Choisir cet obscur magistrat de préférence à Alquier ou Regnaud de Saint-Jean d'Angély, c'était ravaler le préfet de police au niveau d'un simple commissaire général. Fouché comptait sur sa médiocrité autant que sur sa reconnaissance. Il commettra la même erreur en 1815 avec Decazes qu'il sous-estimera de façon identique. En 1800, pourtant, Dubois se comporta en parfait subordonné : " Sans vous, mes amis, écrivait-il à Fouché et Réal, je serais un homme nul et oublié. Je vous dois à tous les deux la considération et l'estime dont je jouis100. " Le préfet de police était secondé dans ses tâches administratives par des bureaux hérités du Bureau central et établis dans l'ancien hôtel des premiers présidents du Parlement de Paris et dans les maisons voisines de la rue de Jérusalem. Le tout formait " un amas hétéroclite de masures penchées, étayées de grosses poutres, percées de couloirs sinueux où, en raison des différences de niveau, on ne pouvait faire dix pas sans rencontrer un escalier étroit et branlant comme une échelle101". À la tête des bureaux était un secrétaire général qui occupait dans la hiérarchie le second rang après le préfet. Mais, à la différence du chef de la première division ou de l'inspecteur général, il n'avait pas d'attributions politiques. Un arrêté du 14 mars 1800 confia la fonction à Antoine-Auguste Piis, ex-chevalier de Piis, versificateur à la verve féconde, créateur du Vaudeville en 1792 puis, en 1795, du Portique républicain, une société littéraire dont la particularité était d'admettre tout écrivain à l'exclusion des membres de l'Institut (qui se devaient venger quand, plus tard, Piis fut candidat à l'Académie française). Un tel choix s'explique par la présence de Piis au Bureau central quand cette institution fut remplacée par la préfecture. Piis ne prit pas ses nouvelles fonctions très au sérieux. Pour thème d'amoureux couplets dédiés à une dame rebelle à ses feux parce que policier, il choisissait l'oeil figurant sur les cartes officielles des agents de la préfecture : Parce qu'un oeil est notre emblème De surveillance et de rigueur, Nous faut-il comme Polyphème À Galathée être en horreur? Ah ! sans compter cet oeil austère, Dont le méchant craint le pouvoir, J'en ai deux qui ne peuvent taire Le plaisir qu'ils ont à vous voir102. Les dossiers étaient distribués par le secrétariat général entre trois divisions. La première, de beaucoup la plus importante, était formée de trois bureaux. Le premier était chargé des affaires secrètes et, de façon générale, de la police politique. C'est de lui que partaient les mandats d'amener et il fonctionnait en permanence jour et nuit. Il était dirigé par le chef de la division Bertrand, qui occupa le poste jusqu'en 1809. C'était un ancien imprimeur-libraire de Compiègne que Nodier, qui fut interrogé par lui, nous décrit " très massif de formes et très délié d'esprit, presque borgne et tout à fait boiteux103". Il n'hésitait pas, dans les interrogatoires, à pratiquer la torture, écrasant les doigts des prévenus entre deux planchettes à l'aide d'un tournevis ou avec un chien de fusil. On lui prêtait ce mot : " On ne se trompe jamais ici que quand on met en liberté 104. " Bertrand exerça dans les premiers temps de la préfecture une influence considérable. Formé au Bureau central, il connaissait mieux la police que Dubois et dressa celui-ci contre Fouché avant d'être supplanté par l'inspecteur général Veyrat. Un deuxième bureau s'occupait des passeports et un troisième de la censure. À la tête de ce dernier, un ancien géographe, Boucheseiche, qui avait traduit l'ouvrage de l'Anglais Rennell, Description historique et géographique de l'Indoustan et écrit plusieurs ouvrages. Comment ce bon géographe échoua-t-il dans la police? Nul ne le sait. En 1809, il devait succéder à Bertrand à la tête de la division. Limodin, qui avait été membre du Bureau central, était spécialement chargé des interrogatoires. La deuxième division, formée également de trois bureaux, avait dans sa compétence les assassinats, vols, escroqueries, affaires de fausse monnaie, surveillance des hôtels garnis… On y conservait le sommier général de sûreté, ancêtre de notre moderne sommier judiciaire. À sa tête, Henry, qui avait voué sa vie à la recherche des malfaiteurs et avait débuté sous le lieutenant général Lenoir. Il avait connu Dubois au Châtelet. Ce curieux personnage était très redouté des malfaiteurs qui l'avaient surnommé " l'ange malin ". De mauvaise santé, il quittait peu son bureau et procédait le plus souvent par déduction, ayant une vaste connaissance des procédés employés par les " escarpes ". De ce service relevait le bureau des prisons que dirigeait Parisot auquel succéda son fils. La troisième division s'occupait de toute la partie économique, sous la direction de Chicou : petite voirie, illumination, balayage, enlèvement des boues, incendies et surtout approvisionnement de la capitale 105. Ce qui faisait la puissance du préfet de police, c'est que son autorité ne s'étendait pas seulement aux bureaux mais aux forces chargées du maintien de l'ordre à Paris : commissaires, officiers de paix et inspecteurs. L'existence des commissaires remontait à l'Ancien Régime. Trop importants pour ne pas être supprimés par la Révolution, ils étaient trop utiles pour que cette suppression fût définitive. Les nouveaux commissaires furent élus, mais le système, trop entaché par la corruption, ne donna pas satisfaction. L'arrêté du 12 messidor an VIII plaça les commissaires de Paris sous l'autorité du préfet de police, et leur nombre resta fixé comme par le passé à quarante-huit. Ils étaient nommés par le Premier Consul sur présentation du ministère de la Police générale, mais ces nominations étaient proposées au ministre par le préfet de police qui conservait donc toute son autorité sur eux. Les commissaires portaient " un habit noir complet à la française avec une ceinture tricolore à franges noires et un chapeau français uni ". Contraints de se loger eux-mêmes, leurs bureaux devant être ouverts jour et nuit au public, ils avaient un champ d'action que leur définissait Dubois en l'an VIII : liberté de la voie publique, entretien des réverbères, salubrité des rues, sûreté, surveillance des hôtels garnis, répression de la mendicité et du vagabondage, prostitution, approvisionnement des marchés, contrôle des boulangeries, jeux, etc. L'arrêté du 22 ventôse an VIII (30 mars 1800) ne maintint en place que vingt des commissaires du Directoire, les autres ayant été destitués dès le lendemain du coup d'État. Le recrutement fut excellent : un jurisconsulte brillant comme Sobry; l'auteur d'un Itinéraire parisien apprécié alors, Alletz; Bréon, qui fut du Bureau central; Chazot, un homme de Fouché. Et surtout l'érudit Beffara, commissaire de police de la section du Mont-Blanc. Outre des travaux sur l'opéra, Beffara fut le premier à donner, à partir des archives notariales, la date exacte de naissance de Molière 106. Comme les commissaires, les officiers de paix remontaient à l'Ancien Régime; ils portaient alors le titre de conseillers du roi, inspecteurs de police. La loi des 21-29 septembre 1791 avait substitué à ces inspecteurs des officiers de paix au nombre de vingt-quatre, " chargés de surveiller la tranquillité publique, de se porter dans les endroits où elle était troublée, d'arrêter les délinquants et de les conduire devant le juge de paix ". Supprimés en 1795, ils furent définitivement rétablis quelques mois plus tard. À leur tête fut placé un inspecteur général. Ce fut, à partir du 22 décembre 1802, Pierre-Hugues Veyrat. Genevois, il était à l'origine horloger et prêteur sur gages. Sous la Révolution, il prit parti pour les idées jacobines puis s'exila à Paris en 1795. Il dénonça les agissements d'une contre-police aux ordres de Pichegru à la veille du coup d'État du 18 fructidor et fut récompensé par un poste d'inspecteur général au ministère de la Police. Il se révéla vite encombrant. Révoqué trois fois, trois fois il fut réintégré. Il passa à la Préfecture en 1802, lors de la suppression du ministère de la Police générale. Son rôle allait être capital dans la rivalité des polices puisque, profitant de ses fonctions, il devait créer son propre service de renseignements en liaison directe avec les Tuileries 107. À côté de la police officielle proliférait le monde trouble des agents secrets. La préfecture de police était autorisée à utiliser ce type d'auxiliaires désignés sous l'aimable euphémisme de " personnes interposées " et que le public appelait " espions " ou " mouchards ". Colporteurs, cabaretiers, filles publiques, domestiques, perruquiers mais aussi gens du monde faisaient partie de cette police occulte. Henry eut par la suite l'idée d'embaucher des bagnards en rupture de banc comme Vidocq 108. Les succès de Vidocq lui valurent en 1811 le commandement d'une brigade spéciale d'anciens bagnards comme Coco Lacour. Pasquier devait reconnaître : " Cette confiance accordée avec trop d'abandon à un homme condamné a été d'un très mauvais effet et elle a beaucoup contribué en plusieurs occasions à déconsidérer la police 109. " Commissaires et officiers de paix ne formaient que les cadres de l'administration policière. Pour disperser les attroupements, rétablir le calme dans les rues, procéder aux arrestations, opérer des rafles de mendiants et de filles publiques, il fallait recourir à des troupes spécialement chargées du maintien de l'ordre. La Révolution avait supprimé tous les corps d'Ancien Régime. Mais ni la Garde nationale, ni les détachements de gendarmerie venus de province, ni l'éphémère Légion de police ne purent combler le vide laissé par le guet, la garde de Paris et la maréchaussée. En 1802 encore, le préfet de police dénonçait les carences de la Garde nationale : " On continue à se plaindre de la nullité du service de la Garde nationale. Il n'y a personne, le plus souvent, dans les corps de garde110. " Divers projets furent agités, dont le rétablissement du guet, resté populaire, ou le remplacement de la Garde nationale par une garde municipale. Finalement, un arrêté consulaire du 14 octobre 1802 créa une garde municipale de Paris tandis que le service de la Garde nationale sédentaire était supprimé. Après le licenciement de la Légion de police et jusqu'au 4 octobre 1802, date de la création de la Garde municipale de Paris, la sûreté de la capitale avait été confiée, concurremment avec la Garde nationale, à des détachements de gendarmerie tirés des provinces. Un décret du 31 juillet 1801 donna à ces détachements le nom de Légion d'élite. Celle-ci s'effaça devant la Garde municipale composée de 2 154 hommes d'infanterie et 180 à cheval. Du préfet de police relevaient également les pompiers, les prisons, dont le Dépôt où se trouvaient confondus " les honnêtes gens, les vagabonds, les mendiants, les filous, les escrocs et les filles publiques ", sans oublier les dépôts de mendicité. C'est dire la puissance du préfet de police qui retrouvait les attributions du lieutenant général. Certes, il était le subordonné de Fouché, mais il disposait de moyens d'action plus étendus. Certes, son action était limitée à la capitale, mais n'était-ce pas à Paris qu'était établi le gouvernement? En définitive, ce puissant préfet ne serait-il pas tenté de se poser en rival de son ministre? CHAPITRE XI La première disgrâce La vie d'un ministre de la Police n'était pas de tout repos sous le Consulat. Le Premier Consul se trouvait en effet entouré de multiples dangers. " J'étais assailli de toute part et à chaque instant. C'étaient des fusils à vent, des machines infernales, des complots, des embûches de toute espèce ", confiera Napoléon à Las Cases111. Et Fouché confirme dans une lettre à Clarke, le 2 février 1800: "Les mesures de sûreté seront prises avant que nos ennemis puissent agir, mais il faut se presser d'organiser nos forces. On perd beaucoup de temps en paroles. Tous les rapports qui ont été faits relativement à l'attentat qu'on médite sur la personne du Premier Consul m'indiquent que c'est au spectacle surtout qu'on espère un assassinat. Il faut une surveillance bien rigoureuse à cet égard car les choses en sont arrivées à ce point que le salut de la République est attaché à la vie du Premier Consul. Tous les poignards de la coalition sont dirigés sur sa poitrine. C'est donc à Paris qu'il faut commencer à vaincre112. " D'emblée avait été déjoué le complot d'Hyde de Neuville. Mais toutes les menaces n'étaient pas écartées pour autant. Le danger venait aussi des jacobins. Le pouvoir personnel de Bonaparte était jugé contraire à l'idéal républicain par ceux que les rapports de police désignaient sous le nom d'exclusifs ou d'anarchistes, qui multipliaient les violences verbales ou écrites. Dans les cafés où se réunissaient les anciens terroristes, on tenait, l'alcool aidant, des propos violents contre le Premier Consul accusé de liberticide. Des pamphlets circulaient, comme Le Turc et le Militaire, de Metge, qui étaient de véritables appels au meurtre. Pour tuer Bonaparte, deux moyens étaient envisagés : le poignard, mode de tyrannicide à l'antique qui exaltait des imaginations trop nourries de Plutarque, ou la machine infernale, procédé moderne qui consistait à enflammer un baril de poudre au passage de la voiture du tyran. Fouché ne semble pas avoir pris au sérieux les menaces des jacobins. La conjuration des Égaux avait été facilement déjouée sous le Directoire, les exclusifs criaient, faute de pouvoir agir. Les faubourgs ouvriers restaient amorphes depuis le lamentable échec des insurrections de Germinal et de Prairial. De surcroît, malgré les imprudences de Bonaparte, habitué aux dangers des champs de bataille, sa sécurité était assurée avec efficacité par la préfecture de police, qui surveillait toutes les rues qu'il devait emprunter, et par la police de Duroc, responsable de l'intérieur des Tuileries. La référence à Brutus, tant invoquée par les anarchistes, était plutôt rassurante. Brutus était un familier de César qu'il approchait facilement; en revanche, le Premier Consul méprisait et tenait à l'écart les jacobins. Difficile donc de l'atteindre. Au demeurant, l'élite de l'extrémisme révolutionnaire avait été décimée depuis longtemps et ne restaient que les bavards et les timorés. Parmi eux, Demerville, jadis employé dans les bureaux du Comité de salut public, le sculpteur Ceracchi, né à Rome en 1755, Diana, autre réfugié italien, le peintre Topino-Lebrun, élève de David et ancien juré du Tribunal révolutionnaire dont il avait été — heureusement pour lui - écarté avant le 9 Thermidor et Aréna, précédemment chef de brigade de gendarmerie. Ils se retrouvaient pour dire du mal de Bonaparte dans un petit café à l'angle de la rue de la Loi et de la rue de Louvois. S'était joint à eux un capitaine " à la suite ", Harel, aigri par un avancement qu'il jugeait trop long et qui espérait des jacobins de nouveaux galons113. On criait beaucoup contre Bonaparte, surtout Ceracchi qui le rendait responsable de sa misère. On imaginait une vaste conspiration dans laquelle entreraient Masséna, Rossignol, Saliceti… Le nom de Fouché, en raison de son passé jacobin, fut peut-être prononcé. La réussite du complot était conditionnée par la mort de Bonaparte. Celui-ci disparu, la voie se trouverait ouverte pour un autre gouvernement. Demerville chargea Harel de recruter quatre hommes décidés qui, avec Ceracchi, poignarderaient le Premier Consul à l'Opéra. Harel prit peur ou, plus vraisemblablement, aperçut une belle occasion de toucher une forte récompense en dénonçant le complot. Il prévint son ami Lefèvre, commissaire des guerres. Celui-ci courut aux Tuileries voir Bourrienne, secrétaire particulier de Bonaparte. Dans l'entourage du Premier Consul, on n'aimait pas Fouché. Ministre de l'Intérieur et donc rival de celui de la Police, Lucien Bonaparte réclamait son éviction. Le prétexte était trouvé pour mettre en lumière son incapacité ou, mieux encore, sa complicité avec ses anciens amis jacobins. Au-delà, on songeait à utiliser l'émotion suscitée par la révélation de la conspiration pour renforcer le pouvoir du Premier Consul. Fouché fut convoqué par Bonaparte mais se justifia aisément. Il suivait le groupe, étant renseigné par son ancien collègue à la Convention, Barère, dont Demerville avait été le secrétaire. Retourné, Bonaparte confia même la suite de l'affaire à son ministre. Bourrienne avait donné instruction à Harel de rester dans le complot. On ne possédait pas assez de preuves pour arrêter les conjurés, avait fait remarquer Fouché. On les créa. Dubois fournit à Harel les quatre hommes demandés par Demerville, Blondel, Charmont, Spycket et Langlois, qui étaient en réalité des officiers de paix. L'attentat contre le Premier Consul était prévu pour le 10 novembre 1800, à l'Opéra (comme l'avait prévu Fouché dans sa lettre à Clarke). On devait y donner, en présence de Bonaparte, Les Horaces de Porta. Dubois rendit compte à Fouché : " Quatre hommes sûrs, fidèles, intelligents et courageux ont été lancés parmi les scélérats qui ont médité pour aujourd'hui le plus horrible forfait. Ils ont dû recevoir cet après-midi de la part du comité des armes et des instructions. Ils ont l'ordre formel d'obéir à tout ce qu'on exigera d'eux, de bien examiner les individus avec lesquels on les abouchera, de tout écouter avec attention, de ne rien perdre de vue. Ils sont dirigés par le citoyen qui a dévoilé le plan à la police et par un intermédiaire non moins sûr. Les communications sont bien établies, les moyens de correspondance sont assurés et des officiers de paix, placés près de l'Opéra, surveillent tout ce qui se passe. " Il ne restait qu'à prendre en flagrant délit les conspirateurs Ceracchi et Diana à l'Opéra, leurs complices étant arrêtés par la suite. La conspiration dite " des poignards " a suscité bien des critiques. Il y avait certes esquisse d'un complot et propos assassins, mais le passage à l'acte n'aurait probablement pas eu lieu sans la provocation d'Harel. On a laissé se développer une conspiration que l'on contrôlait. Fouché a vite pris ses distances, laissant faire les agents de Dubois. Bertrand et Limodin, interrogateurs redoutables, eurent vite fait de confondre Ceracchi : deux pistolets avaient été retrouvés chez lui. Toutefois, au moment de signer le procès-verbal de l'interrogatoire, Ceracchi se rétracta. Mais, Bertrand menaçant de le faire fusiller sur-le-champ, il s'inclina. Au procès, il se plaindra de " pressions qu'il ne peut pas dire ". Contrairement à ce qu'on peut lire dans les Mémoires de Fouché, le ministre de la Police, tout en affichant une attitude dédaigneuse de façon à éviter les accusations de provocation policière, ne s'est nullement désintéressé de l'affaire. S'il affecta en public une certaine indifférence, en coulisse, il excita le zèle de Dubois : " Je vous invite, citoyen préfet, à vous occuper sans relâche de l'instruction générale et de l'ensemble des recherches relatives au crime médité contre la personne du Premier Consul… Vous devez former de la réunion des faits une lumière qui, en fixant la vérité, ne permette plus de se méprendre sur les premiers machinateurs, l'origine et la nature du complot114. " Celui-ci restait maigre. Pour donner plus de consistance à l'affaire, Dubois y ajouta le pamphlétaire Metge, puis Chapelle, jardinier qui, avec un perruquier, Jalabert, un menuisier, Dufour, un bottier, Humbert, un maçon, Perrault, et un autre jardinier, Guibert, avaient eu aussi l'idée d'assassiner Bonaparte. " Vous verrez par mon rapport général, écrivait Dubois à Fouché, que c'est partout le même plan, les mêmes combinaisons, le même but; vous verrez que presque tous ces individus se connaissaient particulièrement et avaient entre eux des liaisons intimes et habituelles. " Au même moment éclata une nouvelle affaire, plus sérieuse celle-là. " Éclata " est le mot qui convient puisqu'il s'agissait d'une machine infernale. Elle était l'oeuvre d'Alexandre-Joachim Chevalier, artificier, ancien employé du Comité de salut public à la fabrication des poudres. Compromis après la chute de Robespierre dans l'insurrection de Germinal, il n'eut de cesse à partir de 1799 qu'il n'eût fait sauter la voiture du Premier Consul qu'il accusait d'avoir confisqué la République à son profit. Il s'était lié à Gombault-Lachaise, inventeur d'un fusil à vent d'une portée de trois cents pas115. La machine mise au point par Chevalier était constituée d'un baril rempli de poudre; à l'intérieur de la charge, un canon de fusil dont la gâchette se trouvait à l'air libre et pouvait être actionnée par une ficelle tirée au passage de la voiture du Premier Consul. Une question restait en suspens : la glace de la voiture ne risquait-elle pas de protéger Bonaparte ? Chevalier fit en conséquence une expérience dans la nuit du 17 au 18 octobre du côté de la Salpêtrière. Mais la détonation alerta la police. Après une longue enquête, Chevalier fut arrêté dans la nuit du 7 au 8 novembre 1800. À nouveau les jacobins avaient échoué. Toutefois, Fouché ne souhaitait pas un procès public. Il n'ignorait pas combien la contagion de l'attentat est forte; les tentatives de Ceracchi et de Chevalier pouvaient donner des idées à d'autres opposants. Un procès risquait de révéler des failles dans la sécurité du Premier Consul. Mieux valait étouffer ces affaires, ne pas évoquer ces fantômes d'un passé gênant pour le ministre. C'est que l'offensive de l'entourage de Bonaparte reprenait contre un homme jugé trop encombrant. Talleyrand, ministre des Relations extérieures, qui jalousait son collègue et craignait son influence, affectait un grand mépris à l'égard de cet ancien jacobin et demandait son éviction. Il était rejoint par Lucien Bonaparte. Fouché avait fait échouer une tentative d'utilisation de la " conspiration des poignards " par le ministre de l'Intérieur qui avait lancé en novembre une brochure plaidant pour un renforcement de l'autorité du Premier Consul, oeuvre de Fontanes et intitulée Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte. Envoyée à tous les préfets, sans l'avis du Premier Consul, elle suscita quelques remous sur lesquels Fouché se fit un malin plaisir d'attirer l'attention de Bonaparte qui dut écarter son frère. Autre adversaire de Fouché, Roederer, qui lui avait imposé, on l'a vu, la libération de Fiévée, compromis dans l'affaire Dupérou. Malgré cette libération, Fiévée s'était empressé de mettre sa plume au service des adversaires du ministre. Au moment où s'achevait la première année du Consulat, la conjoncture n'était donc guère favorable à Fouché. Survint l'explosion de la machine infernale de la rue Nicaise. Le 24 décembre 1800, Bonaparte se rendit à l'Opéra pour y entendre La Création du monde de Haydn. La voiture, suivie d'une simple escorte, passa par la rue Nicaise, coupant la rue Honoré, puis emprunta la rue du Rempart et déboucha dans la rue de la Loi. Elle était précédée à une bonne vingtaine de mètres par un cavalier envoyé en éclaireur. Rue Nicaise, soudain, ce fut l'explosion. Un premier rapport de police raconte : " À huit heures et demie du soir, une violente explosion de poudre s'est manifestée dans la rue Nicaise, près celle de Chartres. Il paraît certain qu'elle s'est faite dans la rue même : des bornes sont arrachées, les murs de droite et de gauche repoussés au-dedans, noircis par la poudre à l'extérieur et attaqués de biais. L'artifice était vraisemblablement porté par un cabriolet attelé d'un mauvais cheval dont le derrière a été emporté. Il n'y avait qu'une ou deux minutes que le Premier Consul était passé. Sa voiture était vers le théâtre de la République au moment de l'explosion. Deux personnes ont été tuées, six blessées grièvement. Une très jeune fille a été mutilée près du cabriolet; elle est restée nue et méconnaissable116. " Les premières constatations confirmèrent qu'il s'agissait bien d'un attentat. Tout accusait les jacobins. " Le projet d'attaquer la voiture du Premier Consul dans son passage à un point quelconque a été conçu depuis longtemps par les anarchistes, observe un limier de la préfecture de police. Depuis longtemps les hommes membres de ce parti, qui se compose principalement d'officiers réformés, fonctionnaires sans emploi et autres mécontents de toute forme de gouvernement dont les premières autorités ne sont pas dans leurs mains, disaient qu'il y aurait incessamment un grand coup117. " Comment ne pas croire à un attentat jacobin alors qu'on vient d'arrêter Chevalier? " La machine infernale employée pour cet attentat diffère peu de celle imaginée par Chevalier et trouvée chez lui, constate un rapport. C'est de même une voiture placée de manière à gêner le passage et portant l'artifice destiné à anéantir la voiture du Premier Consul ainsi que toutes les personnes qui peuvent s'y trouver118. " Ultime confirmation : la police nota des manifestations de joie à l'annonce de l'attentat dans les cafés et cabarets fréquentés par les exclusifs. Ceux-ci y étaient au demeurant rares, craignant des représailles. Les rapports de police sont sans ambiguïté : " Presque toutes les opinions se réunissent pour accuser les anarchistes de cet attentat. " L'indignation est générale, d'autant que, si l'on en croit le Moniteur, il y aurait eu une dizaine de morts et une trentaine de blessés. Et si Bonaparte avait été tué… Les conséquences étaient dans tous les esprits. La réaction de Bonaparte fut violente. À l'Opéra, il s'était contenu, mais le lendemain, aux Tuileries, il dénonça dans l'attentat " l'ouvrage des révolutionnaires, ces assassins de septembre 1792, qui vivaient libres dans Paris où ils trouvaient un asile dans la protection même de la police ". L'allusion aux tentatives de Fouché pour étouffer les procès Ceracchi et Chevalier était claire. Le passé de Fouché était également mis en cause. Miot de Melito rapporte que " ce fut en vain que Fouché, qui était présent et déjà peut-être mieux informé, essaya d'insinuer que les royalistes et les émigrés n'étaient pas étrangers à cette nouvelle conspiration; il ne fut pas écouté. Le Premier Consul disait à son ministre : “Ne me faites pas de tout ceci une carmagnole (on appelait ainsi sous la Terreur les complots arrangés par la police), ce sont vos terroristes qui ont fait le coup.”119". Dans la journée, les sections de l'intérieur et de législation du Conseil d'État furent convoquées. Bonaparte s'exprima avec violence : " Il existe à Paris et dans toute la France environ quatre à cinq cents individus couverts de crimes, sans asile, sans occupation et sans ressources. Ces hommes sont une armée continuellement agissante contre le gouvernement. Ce sont eux qui ont été les instruments du 31 mai, des massacres de septembre, des massacres de Versailles. Ils ont fait la conspiration de Babeuf, celle du camp de Grenelle. Ils ont attaqué le Directoire, ils attaquent le gouvernement qui lui a succédé. Il faut enfin purger la société de ce fléau. Il faut que, d'ici à cinq jours, vingt ou trente de ces monstres expirent et que deux à trois cents autres soient déportés120. " Truguet se fit le porte-parole de Fouché, s'étonnant que des mesures ne fussent pas prises contre l'opposition royaliste et contre les prêtres : " La vie du Premier Consul n'était pas moins menacée par cette sorte de conspirateurs que par les septembriseurs. " Bonaparte prit la mouche et leva brusquement la séance. Les travaux reprirent les jours suivants. La séance du 1er janvier 1801 s'ouvrit sur un rapport de Dubois. " Il contenait, écrit Miot, le détail de toutes les tentatives faites contre la vie du Premier Consul en remontant jusqu'au 15 juillet 1800. La conspiration sur laquelle il insistait le plus était celle qu'avait tramée un certain Chevalier121. " Un second rapport était l'oeuvre anonyme d'un agent secret " en relation avec tous les hommes du parti exagéré ". Il exposait les plans des jacobins : corruption des grenadiers de la garde consulaire, espoirs de voir le tyran tué lors de la campagne d'Italie, recherche d'un Brutus français, invention par Gombault-Lachaise d'un fusil tirant une balle à trois cents pas, attaque sur la route de Malmaison avec la machine infernale de Chevalier… Toutes ces tentatives devaient être l'oeuvre d'une compagnie de tyrannicides. Après lecture de ces deux rapports, Fouché prit la parole. Il accabla les septembriseurs, distinguant toutefois ceux qui avaient du sang sur les mains de ceux qui limitaient leur engagement à des paroles. Suivant le fil des conspirations jusqu'au complot de la rue Nicaise, " complot dont la police tient le fil et sur lequel elle fournira à la Justice les lumières qui l'empêcheront de s'égarer ", il proposa de déporter les septembriseurs et de reléguer hors de Paris les autres terroristes. Le secrétaire d'État lut une liste établie par Fouché : Destrem, Félix Le Pelletier, Fournier l'Américain, Charles de Hesse y figuraient. Fouché lâchait les jacobins face au déferlement d'hostilité orchestré surtout par Roederer qui se déclarait " officiellement l'ennemi de Fouché. " Mais le ministre n'en poussait pas moins l'enquête sur la machine infernale avec vigueur. Le désarroi des policiers n'avait été que de courte durée. L'attentat semblait porter la signature des exclusifs, et pourtant la police, bien infiltrée dans le milieu, n'en avait pas eu vent. Henry, spécialiste du monde du crime, eut l'idée de partir des indices fournis par le cheval et la charrette pour remonter jusqu'aux véritables auteurs de l'attentat. Le préfet de police Dubois explique dans un rapport : " Ayant fait ramasser avec soin les débris de la charrette ainsi que le cadavre du cheval aussitôt après l'explosion, je fis imprimer et afficher, le 4 [nivôse], le signalement exact de la jument, rédigé par le citoyen Huzard, artiste vétérinaire. Et dès le 6 du même mois, le nommé Lambel reconnut la jument pour l'avoir vendue le 23 frimaire ainsi que la charrette, moyennant deux cents francs, à un individu dont il donna le signalement. Legros, maréchal ferrant a, le même jour, reconnu la jument pour l'avoir ferrée. " On le voit, Bertrand et les limiers de la préfecture ont suivi à la trace charrette et cheval. " Le 8 du même mois, continue Dubois, Thomas, loueur de carrosses, et sa femme déclarèrent que le cheval signalé ainsi que la charrette avaient été amenés le 29 frimaire, vers sept heures du soir, dans une remise dépendante d'une maison où ils demeurent, rue de Paradis. Le mari et la femme donnèrent le signalement de trois individus qui avaient amené le cheval et la charrette 122. " Ces individus s'étaient présentés comme des marchands forains qui allaient à Laval vendre de la cassonade. Ils étaient partis de la remise le jour de l'explosion, avec un chargement de deux tonneaux sur la charrette. Des indices découverts dans la remise mirent sur la piste des fournisseurs des tonneaux. Le signalement de l'un des individus se faisait de plus en plus précis. Grâce au fichier de la préfecture de police, on identifia l'un des faux marchands forains comme François-Jean Carbon, dit le Petit-Français, qui avait servi dans la guerre de Vendée sous Bourmont. Le doute n'était plus permis. Les différentes adresses de Carbon relevées à Paris permirent son arrestation chez une dame Duquesne, vingt-cinq jours après l'attentat. Quelques jours plus tard, un deuxième homme, Saint-Régent, identifié lui aussi par le fichier de la préfecture, était appréhendé à son tour. Les autres auteurs de l'attentat s'étaient déjà enfuis. Mais les réseaux chouans reconstitués dans la capitale depuis la rupture de la paix d'Amiens furent anéantis. Duchâtellier, introduit dans l'un de ces réseaux, avait livré à la police adresses et clefs des messages chiffrés. Bourmont et quatre-vingts royalistes se retrouvèrent au Temple. Fouché triomphait. Il avait eu raison contre Bonaparte et contre l'opinion. " La conspiration avait été ourdie par les scélérats aux gages de l'éternel ennemi de la nation française ", comprenons les chouans payés par l'Angleterre. Le ministre de la Police eut toutefois le triomphe modeste, se gardant d'intervenir en faveur des jacobins arrêtés. Chevalier fut exécuté le 11 janvier 1801, Metge le 19, enfin les membres de la " conspiration des poignards ", Ceracchi, Aréna, Demerville et Topino-Lebrun, montaient à l'échafaud le 30. Le sénatus-consulte du 14 nivôse an IX ordonna la déportation de 130 républicains. Lieux d'exil : les Seychelles, la côte d'Afrique, Cayenne, la guillotine sèche, comme on disait alors. Fouché parvint toutefois à l'épargner à un certain nombre d'innocents. L'enquête sur la machine infernale, où la rivalité des polices semble avoir été mise en veilleuse, fut considérée comme exemplaire. Elle renforça le prestige de Fouché comme policier. Mais l'homme restait menacé. En effet, l'évolution du régime vers une néo-monarchie se confirmait. Un ancien jacobin y avait-il sa place? Pis, le courant " réacteur ", qui combattait Fouché, sortit renforcé de la conclusion du Concordat, le 15 juillet 1801. Une signature qui affaiblissait aussi Talleyrand et allait le rapprocher de Fouché, malgré son antipathie à l'égard du " jacobin ". Fouché et Talleyrand ont-ils conjugué leurs efforts pour empêcher l'accord entre le Premier Consul et Rome? C'est probable. Mais ils ne pouvaient avancer à visage découvert ni trop unis. Pour saisir la façon dont l'homme qui affirmait à Nevers que " la mort est un sommeil éternel " a essayé de freiner les négociations sur le Concordat, il faut lire les assertions souvent malveillantes glissées dans les rapports de police. Ainsi dans le texte de la préfecture du 23 mai 1801, mis sous les yeux de Bonaparte par Fouché, lit-on : " On parle beaucoup dans les sociétés du despotisme des prêtres qui montrent plus d'audace et d'intolérance que jamais. Ils emploient tous les moyens possibles pour retrouver leur ancienne autorité et maîtriser l'intérieur des familles… Une des choses qui les occupent essentiellement dans ce moment, ce sont les moyens de faire des recrues. Dans plusieurs oratoires, entre autres dans celui de l'enceinte de l'Abbaye, on enseigne et on dispose des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, et même plus jeunes encore, pour leur donner les ordres. Les prédications, les retraites, les conférences ne sont point épargnées pour échauffer ces jeunes têtes123. " Ou encore, le 3 juin : " On porte la plus attentive surveillance sur les réunions des marguilliers qui s'intitulent administrateurs du culte catholique. Ils sont tous choisis par les prêtres qui ont grand soin de ne s'entourer que d'hommes qui leur sont entièrement dévoués. Dans ces réunions dont le prétexte est de traiter des affaires qui regardent le culte et les moyens de subvenir aux frais, on s'entretient d'objets politiques et si l'on prend quelques arrêtés ou quelques délibérations, ils ont toujours une teinte opposée aux vues du gouvernement124. " Le 4 juin, un rapport signale qu'au prône de Saint-Roch un prêtre a déclaré : " Laissons, mes frères, les ambitieux se disputer le pouvoir et se renverser l'un par l'autre. " Bonaparte avait trop besoin du Concordat pour écouter son ministre de la Police. Il ne restait à celui-ci qu'à soutenir les anciens évêques constitutionnels, poussant notamment Périer qui reçut l'évêché d'Avignon le 9 avril 1802. Certaines circulaires adressées aux préfets montrent que l'ancien déchristianisateur refusait de désarmer. La situation devint intenable pour lui, d'autant que la rivalité des polices s'exacerbait. Certes, il était débarrassé de Lucien Bonaparte, mais Dubois, qui avait été loyal lors de l'enquête sur la machine infernale - son intérêt rejoignait alors celui de son ministre -, se montra de plus en plus ambitieux devant les succès de ses agents, Henry, Bertrand, Boucheseiche, etc., et quand il crut deviner que les jours de Fouché au ministère étaient comptés. Il chercha alors une occasion de se mettre en valeur. Elle lui fut fournie par une étrange conspiration 125. En mai 1802, un certain capitaine Rapatel reçut un pot de beurre dans lequel se trouvaient neuf plis à adresser à des généraux, des colonels ou commandants de l'ouest de la France. Dans le fond du pot : des libelles. Que disaient ces libelles? "Jusqu'à quand souffrirez-vous qu'on vous asservisse ? Qu'est devenue votre gloire? À quoi ont servi vos triomphes? Un tyran s'est emparé du pouvoir, et ce tyran quel est-il? Bonaparte… Formons une fédération militaire ! Que nos généraux se montrent, qu'ils fassent respecter leur gloire et celle des armées. Nos baïonnettes sont prêtes. Qu'ils disent un mot et la République est sauvée ! " Rapatel n'attacha pas d'importance, sur le coup, à ces libelles. C'étaient des propos déjà entendus au sein de l'armée. Mais sa maîtresse prit peur et, le 28 mai 1802, porta les libelles au préfet de police. Dubois vit là l'occasion rêvée de supplanter Fouché. Au lieu de prévenir son ministre, il fila directement à Malmaison pour obtenir un entretien de Bonaparte. Celui-ci prit l'affaire au sérieux et fit intercepter par Lavalette, directeur général des Postes, les neuf plis qu'avait postés un peu trop vite Rapatel. Au sein de l'administration des Postes, Fouché comptait des agents qui le prévinrent aussitôt. Le lendemain, il venait réclamer les plis à Lavalette puis lançait aux préfets un avis d'avoir à surveiller les pots de beurre acheminés par la poste. Prenant de vitesse Dubois, il identifia rapidement le point de départ de la conspiration : Rennes. Les destinataires étaient des militaires ayant servi à l'armée du Rhin. L'imprimeur fut retrouvé par le préfet d'Ille-et-Vilaine, Mounier. Ce Chausseblanche, un jacobin, interrogé, avoua que le général Bernadotte " était à la tête d'un complot ". De son côté, Dubois poursuivait son enquête à Paris : il arrêta un expéditeur rennais de pots de beurre venu imprudemment dans la capitale. À partir de ses aveux, Dubois remonta à son tour jusqu'à Bernadotte. Le préfet de police prévint aussitôt Bonaparte. À Rennes, Mounier fit appréhender, à la suite de recoupements, le général Simon. Celui-ci revendiqua la responsabilité du complot, blanchissant Bernadotte. Les motifs? L'hostilité au consulat à vie et au Concordat. Transféré à Paris, il fut interrogé par Fouché. Celui-ci lui suggéra de continuer à assurer qu'il était la tête du complot pour épargner Bernadotte; en échange, il lui promettait qu'il ne moisirait pas longtemps en prison. Incarcéré au Temple, Simon écrivit à Bonaparte : " Je n'ai été porté à mon action par aucune personne, ni au-dessus de moi, ni au-dessous de moi. Je ne suis pas homme à me sacrifier inutilement pour servir des chefs trop faibles pour s'exposer eux-mêmes." Le Premier Consul préféra donner raison au ministre et étouffa l'affaire, contre le voeu du préfet de police. Simon ne fut pas jugé et finalement réintégré dans l'armée en 1809. Pourquoi cette attitude de Bonaparte à l'égard des conjurés? Est-ce le côté ridicule du complot? En réalité, on votait sur la question : " Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie? " Il y eut trois millions et demi de oui contre trois mille cinq cents non - tel fut le résultat proclamé par le Sénat le 3 août 1802. Mieux valait ne pas entamer une aussi belle unanimité en montrant des divisions dans l'armée. Toutefois, le Premier Consul eut le sentiment que le ministre de la Police avait volontairement protégé Bernadotte, général toujours proche des jacobins. Une nouvelle fois, la fidélité de Fouché était mise en doute quand l'opposition se révélait jacobine. De plus, Fouché s'était trouvé dans le mauvais camp lors des débats sur le consulat à vie. C'est lui qui, par l'intermédiaire de Sieyès et de Grégoire, avait fait croire aux sénateurs que Bonaparte ne souhaitait qu'une simple prolongation de pouvoirs pour ne pas porter atteinte aux principes républicains. Le Sénat avait alors proposé dix nouvelles années quand Bonaparte attendait le consulat à vie. De là le recours au référendum suggéré par Cambacérès. Mais on ne manqua pas de faire connaître à Bonaparte le rôle tenu par Fouché dans ce couac. Le Premier Consul était donc décidé à se débarrasser d'un républicain aussi encombrant et aussi intrigant. Restait à trouver l'occasion. La signature de la paix d'Amiens, le 25 mars 1802, mettait fin à la guerre avec l'Angleterre et, par là, aux complots royalistes. Les jacobins, victimes des exécutions et des déportations, étaient écrasés. Un ministère de la Police, création récente - et discutée — du Directoire quand il devait lutter sur deux fronts intérieurs, ne se justifiait plus. Il n'était pas nécessaire de renvoyer Fouché, il suffisait de supprimer son ministère. Ce qui fut fait le 15 septembre 1802. On décida de rattacher la police au ministère de la Justice. Toutefois, on ménagea le ministre. Bonaparte déclara que " si d'autres circonstances redemandaient encore un ministre de la Police le gouvernement n'en trouverait pas un qui fût plus digne de sa confiance ". À titre de dédommagement, Fouché fut appelé au Sénat le 14 septembre 1802 et reçut l'opulente sénatorerie d'Aix-en-Provence, d'un revenu de vingt-cinq mille francs. Fouché pouvait se permettre d'écrire au chancelier : " Vous me demandez mon opinion sur la résidence que vous me proposez pour la sénatorerie d'Aix. D'après les renseignements qui me sont parvenus, il résulte que l'ancien hôtel du gouvernement à Nice est le plus convenable. " Et d'écarter certains palais princiers comme propres seulement à un lieu d'exil. On le voit, la disgrâce était dorée. CHAPITRE XII Le retour en grâce La suppression du ministère de la Police générale et le rattachement de ses services au ministère de la Justice était une erreur. Plus qu'une erreur, une faute. Les juges n'ont été que rarement de bons policiers, non par manque de qualités, mais par mépris pour une fonction jugée subalterne et dégradante. Les policiers, quant à eux, ressentirent la réforme comme une humiliation. Certains, comme Dubois, avaient espéré la succession de Fouché, et leur déception fut grande. Au ministère, Desmarest se trouvait ramené au rang de simple chef de la cinquième division, dite de la police secrète, entre l'obscur Beaulaton, chef de la division vouée " aux matières criminelles et à la police administrative ", et un certain Cuissot qui dirigeait la division de la comptabilité. Comme l'écrivit Desmarest : " Napoléon, en écartant M. Fouché, avait comme dissous la police dans le ministère de la Justice 126. " La préfecture de police supporta encore plus mal la réforme. Ses agents n'avaient nullement démérité et n'admettaient pas leur mise en tutelle par le pouvoir judiciaire. Les activités des services se ralentirent. La rivalité des polices avait des vertus bénéfiques : les coups tordus s'accommodaient parfois de résultats spectaculaires. L'affaire des pots de beurre en avait été l'illustration. La paix d'Amiens, en mettant en sourdine les intrigues des agents royalistes, acheva de plonger dans la torpeur les services de police. La rupture de la paix en 1803 ne sortit pas de leur engourdissement les limiers de la rue de Jérusalem. C'est le hasard qui mit la police sur la piste de la plus dangereuse conspiration qu'ait eu à affronter le régime consulaire. En octobre 1803, plusieurs chouans, à la faveur de contrôles que l'on dirait aujourd'hui de routine, sont surpris à Paris, arrêtés et traduits devant une commission militaire qui les condamne à mort. Au moment d'être fusillé, l'un d'eux, Querelle, pour sauver sa peau, demande à être entendu. Il révèle qu'il est arrivé à Paris en même temps que Cadoudal, cinq mois auparavant, après avoir débarqué à la falaise de Biville. " Je suis sûr, affirme-t-il, que Georges est encore actuellement à Paris, qu'il habite le quartier Saint-Germain, qu'il est environné de cent à cent cinquante officiers avec lesquels il doit, du 1er au 15 février, assassiner le Premier Consul. " Sensation. Murat, gouverneur de Paris, transmet aussitôt l'information à Bonaparte. Elle parvient enfin à Desmarest. Celui-ci laisse entendre que la police a eu un " pressentiment confus " du coup qui se préparait. " Des conscriptions orageuses en plusieurs départements de l'Ouest, des achats de poudre surpris dans Paris, l'apparition même de quelques-uns des conjurés dont on s'était saisi par précaution, tout présageait une crise127. " La déclaration de Querelle fournissait l'explication de l'agitation remarquée par la police à Paris. " Georges dans la capitale ", c'était " le mot de l'énigme tant cherché ", observe Desmarest. Le 1er février 1804, Réal, devenu spécialiste de la contre-révolution depuis qu'il avait classé les papiers des agents royalistes trouvés sous le Directoire dans les fourgons du général autrichien Klinglin, est nommé " conseiller d'État spécialement chargé de l'instruction et de la suite de toutes les affaires relatives à la tranquillité et à la sûreté intérieures de la République128". Tout en ménageant la susceptibilité du Grand Juge, Régnier, en ne rétablissant pas le ministère de la Police, Bonaparte rendait à la police son autonomie. Réal centralisait tous les services. Il avait connu Dubois au Châtelet; les deux hommes s'estimaient, la collaboration fut franche. La chasse fut vite lancée. Tandis que Réal poursuivait l'interrogatoire de Querelle, Savary, chef de la gendarmerie d'élite, se portait à Biville pour y surprendre, en vain, de nouveaux débarquements. Le 8 février, Picot, domestique de Georges, fut surpris avec deux autres chouans chez un marchand de vin, rue du Bac. On saisit sur lui une adresse, rue Saintonge, qui permit d'appréhender de nouveaux conjurés. On se rapprochait peu à peu de Cadoudal et l'on croyait encore que la conjuration se limitait à un coup de main des chouans. L'affaire rebondit à la suite des révélations de Bouvet de Lozier. Arrêté sur les indications de Querelle et tenu au secret dans la prison du Temple, Bouvet tenta de se pendre, le 14 février, et fut sauvé par ses gardiens. Sous le choc, il avoua le nom des principaux acteurs de la conjuration, Pichegru et Moreau. Le complot prenait une autre dimension. Pichegru, l'un des plus prestigieux généraux de la République, " fructidorisé " sous le Directoire pour royalisme, après s'être évadé de Cayenne, était donc à Paris. Il y avait rencontré le général Moreau, rival en gloire de Bonaparte. Les conjurés prévoyaient le rétablissement des Bourbons à la suite d'une " attaque de vive force dirigée contre le Premier Consul " et l'arrivée d'un prince qui serait présenté à l'armée par Moreau et devant les assemblées par Pichegru. Réal porta la nouvelle à Bonaparte. Fallait-il faire arrêter Moreau? Un conseil extraordinaire fut réuni dans la nuit du 14 au 15 février. Y assistèrent Cambacérès, Talleyrand et Fouché, qui faisait ainsi sa rentrée politique. Ce retour en grâce s'expliquerait par les avertissements que Fouché aurait prodigués au Premier Consul, après avoir eu vent de quelque chose par Fresnière, secrétaire de Moreau mais aussi agent de Fouché129. Celui-ci - ce qui paraît vraisemblable - aurait tenté en vain de dissuader Bonaparte de rompre avec son rival. L'arrestation du général produisit un effet déplorable, confirmé par tous les rapports de police. On parla de machination policière. " Malgré les proclamations successives de diverses autorités constituées, note un observateur130, je le rapporte avec une extrême douleur, la quantité d'incrédules ne fait qu'augmenter chaque jour. " Heureusement, douze jours après l'arrestation de Moreau, Pichegru était appréhendé par les limiers de Dubois enfin réveillés. Le 4 mars, c'était au tour du marquis de Rivière et de Jules de Polignac, représentants du comte d'Artois. Enfin, le 9 mars, Cadoudal était saisi au carrefour de Buci, après une folle poursuite au cours de laquelle un inspecteur de la préfecture de police avait été tué. La foule prêta main-forte aux policiers. Désormais l'opinion se retournait en faveur de Bonaparte : la conjuration cessait d'être mise en doute. Le 1er mars parvenait un rapport de Mehée, un agent double, qui signalait la présence du duc d'Enghien à Ettenheim, en territoire badois. Était-il le prince attendu par les conspirateurs? Un nouveau conseil exceptionnel réunit, le 10 mars, les trois consuls, Talleyrand, le Grand Juge Régnier, et Fouché, une nouvelle fois présent au moment où Bonaparte allait prendre une décision grave. Très grave en effet puisque le conseil se prononça pour l'enlèvement du duc d'Enghien sur le territoire badois. Selon Pasquier, bien informé 131, Talleyrand fut d'avis d'"user envers le prince de la dernière rigueur ". Cambacérès se voulait plus modéré. C'est l'opinion de Talleyrand qui l'emporta. Bonaparte entendait user de représailles après les attentats perpétrés contre lui. Par ailleurs, il aurait souhaité, toujours selon Pasquier, rassurer ses partisans en prouvant que "tout rapprochement entre lui et la maison de Bourbon était désormais impossible ". Fouché ne pouvait qu'être sensible à un tel argument. On ignore sa position lors du débat. Il est permis de penser qu'il rejoignit Talleyrand, ne souhaitant nullement une restauration de Louis XVIII. On lui prêta ensuite un mot qui pourrait laisser supposer qu'il fut contre l'exécution du duc : " C'est plus qu'un crime, c'est une faute. " En réalité, cette faute l'arrangeait. Elle relativisait son vote de régicide. " Bonaparte s'est fait de la Convention", notera un contemporain. Dans la conduite de l'enquête, c'est Réal qui a exercé les principales responsabilités. "Dès que l'instruction lui est confiée, il interroge personnellement tous les inculpés ou suspects, même ceux qui ont déjà été interrogés par le préfet de police, le juge d'instruction Thuriot ou la gendarmerie, à la suite de quoi, et séance tenante, il maintient en état d'arrestation, ou envoie en résidence surveillée, ou met en liberté immédiate en restituant tous documents saisis, sans consulter qui que ce fût; c'est là un pouvoir discrétionnaire s'il en est. " Il mène l'affaire comme il juge bon; interrogatoires, communications, demandes de pièces, déplacements de prévenus sont uniquement faits sur son ordre. Le préfet de police lui rend compte des mesures qu'il a prises et lui demande de vérifier les indications qu'il lui envoie. Pour les préfets des départements, il dicte les mesures à prendre pour que Georges et ceux de sa bande, pas encore arrêtés, ne puissent trouver de refuge, et les préfets lui donnent directement les résultats. Réal va même jusqu'à suggérer, dans un rapport au Grand Juge, ce que devraient être les relations entre le préfet de police et le gouverneur de Paris quant aux réquisitions de la gendarmerie et de la troupe132. " Si rien ne permet d'accuser Réal d'avoir fait étrangler Pichegru dans sa cellule, il porte une lourde responsabilité dans la mort du duc d'Enghien. Celui-ci arriva à Paris le 20 mars, plus tôt qu'on ne l'avait prévu. Au lieu d'être portées à cinq heures du soir, les instructions de Bonaparte concernant les membres de la commission militaire ne furent adressées à Réal qu'à dix heures, alors que celui-ci était couché. Il avait donné ordre qu'on ne le dérangeât pas. Le valet de chambre n'osa passer outre. Dans la nuit, le duc d'Enghien fut jugé et exécuté. Cette négligence aux conséquences dramatiques fut couverte par Bonaparte. Aurait-il gracié le duc d'Enghien? Reste que son sommeil - feint ou non — coûta à Réal, malgré ses succès, le portefeuille de la Police, par suite du discrédit dont il fut victime. Bonaparte s'était décidé à rétablir le ministère de la Police générale. Réal avait même travaillé à un projet de réorganisation des services, laissant la police secrète à Desmarest et la police administrative à trois bureaux, réservant Paris au préfet de police. Tout ce travail fut vain. Le 21 messidor an XII (10 juillet 1804), le ministère de la Police générale était rétabli au profit de Fouché qui tirait ainsi les marrons du feu. Ce que récompensait surtout Bonaparte, c'était l'attitude de Fouché au Sénat en faveur de l'établissement de l'Empire. Évitant l'erreur de 1802, c'est lui qui fut à l'origine de la démarche de cette assemblée pour demander à Bonaparte, le 27 mars 1804, d'" achever son ouvrage en le rendant immortel ". Au départ, le Sénat, après la découverte de la " grande conspiration ", n'avait proposé que des félicitations au Premier Consul pour avoir échappé à un grand danger. Selon Pelet133, " Fouché se leva et dit que cela n'était point suffisant, qu'il fallait réclamer des institutions qui détruisissent l'espérance des conspirateurs, en assurant l'existence du gouvernement au-delà de la vie de son chef. Un membre demanda ce qu'il entendait par ces institutions. Fouché refusa de s'expliquer mais donna à entendre qu'il avait conféré la nuit précédente sur ce sujet important avec le Premier Consul; et un sénateur qui n'avait pas coutume de voter avec lui se leva pour appuyer sa proposition. Chacun comprit que c'était une chose arrangée et qu'il ne serait pas sûr de s'y opposer. " L'Empire était fait. Le 2 décembre 1804, Fouché assistait au sacre de Napoléon dans la tenue réservée aux ministres pour les cérémonies : manteau couleur de l'habit avec revers et collet de drap d'argent brodé de la même manière que l'habit, chapeau semblable à celui des grands dignitaires, cravate de dentelle. CHAPITRE XIII La Police générale À partir de 1805, Fouché, jusqu'alors discuté, ne va cesser de s'affirmer et de fasciner. Ses avis sont écoutés, autant et sinon plus que ceux de son rival Talleyrand, dans les conseils des ministres, et les attaques contre sa personne cessent, au moins provisoirement, car le tout-puissant ministre fait peur. C'est qu'il a très vite étendu les attributions de son ministère, limitées à l'origine " à la sûreté et à la tranquillité intérieures ". Pour assurer cette " tranquillité ", ne fallait-il pas s'occuper de la vie littéraire et artistique, de façon à garantir un bon esprit public, comme de l'espionnage international pour prévenir les complots fomentés de l'étranger? Fouché érige en principe qu'un ministre de la Police doit tout savoir et par conséquent " se mêler de ce qui le regarde et surtout de ce qui ne le regarde pas ", selon la formule prêtée à Talleyrand. Il importe de disposer en conséquence d'une police efficace. De là la nécessité de réorganiser le ministère, d'autant que l'Empire ne va cesser de s'étendre pour dépasser les cent trente départements. Fouché reprend sans vergogne le projet de Réal. Trois conseillers d'État sont attachés au ministère de la Police générale. Ils travaillent chaque jour avec le ministre et sont chargés de la correspondance, de l'instruction et de la suite des affaires dans les départements qui relèvent de leur autorité. Le premier arrondissement comprenait en 1806 la France au nord d'une ligne allant de la Gironde au Jura. Il englobait l'Ouest, qui nécessitait une surveillance particulière en raison de débarquements clandestins d'agents royalistes par la flotte anglaise et surtout d'un brigandage endémique qui se couvrait facilement de motifs politiques. Il fallait aussi lutter contre une contrebande active dans le Nord et dans l'Est et qui prit de l'ampleur après la proclamation du décret de Berlin (novembre 1806) fermant le continent aux marchandises anglaises. La responsabilité de ce premier arrondissement fut confiée à Réal qui fit contre mauvaise fortune bon coeur. Il apparut comme une sorte de vice-ministre à la façon d'Hauterive auprès de Talleyrand aux Affaires étrangères. Napoléon attendait de lui une surveillance de Fouché que Réal ne voulut ou ne put exercer. Le deuxième arrondissement comprenait le Midi auquel s'ajoutaient les départements italiens de la Sesia et de la Stura. C'est Pelet de la Lozère qui en eut la responsabilité. Né en 1759, cet avocat au parlement de Provence avait siégé à la Convention, mais il était absent lors du procès de Louis XVI. Modéré, il affirmait après la chute de Robespierre : " Vous êtes arrivés à ce point de la Révolution où il ne vous est plus permis de vous écarter du chemin de la sagesse. " Sa popularité, un peu inattendue, était si grande que soixante-dix départements le désignèrent pour les représenter au Conseil des Cinq-Cents. Préfet après Brumaire, il fut appelé en 1802 au Conseil d'État. Pourquoi Fouché le choisit-il pour diriger le deuxième arrondissement de la Police générale? L'avait-il connu à la Convention? Pelet de la Lozère, dans ses Opinions de Napoléon, sorte de Mémoires qu'il publia en 1833, ne le dit pas. Son portrait de Fouché est ambigu : " La conversation de Fouché avait beaucoup d'attrait pour Napoléon parce qu'il l'entretenait seulement de la police politique, c'est-à-dire de ce qui avait rapport aux partis, aux intrigues diplomatiques, à celles de la cour, et jamais de la police des rues ou des grands chemins dont ils ne se souciaient ni l'un ni l'autre. Fouché signait sans le lire tout ce qui se rapportait à ces affaires subalternes… Son caractère ne permettait pas qu'il se maintînt longtemps au pouvoir ni sous un gouvernement libre, ni sous un gouvernement absolu; il n'avait ni assez de franchise pour l'un ni assez de soumission pour l'autre 134. " On ne saurait dire que Pelet ait été très favorable à Fouché. Pourtant il ne fit rien contre lui et Fouché l'apprécia pour sa connaissance du midi de la France. Paris formait le troisième arrondissement. Il relevait de Dubois préfet de police. C'était le plus important des arrondissements, et Dubois disposait, on l'a vu, d'agents nombreux et compétents, placés directement sous ses ordres. Il était le seul à pouvoir se poser en rival du ministre. Avec l'extension de la France apparut un nouvel arrondissement, englobant, à partir de 1809, l'Italie française, à savoir Gênes, le Piémont et Rome. Il fut confié à un maître des requêtes au Conseil d'État, Anglès, ancien polytechnicien puis intendant de Salzbourg et de Vienne, personnage ambitieux qui poursuivit sa carrière brillamment sous la Restauration135. Il y avait déjà eu un quatrième arrondissement centré sur la rive gauche du Rhin entre 1804 et février 1806, qu'occupa Miot de Melito. Il porte dans l'almanach de 1805 le titre de deuxième arrondissement. Mais son titulaire choisit de suivre Joseph Bonaparte à Naples et ses attributions passèrent pour moitié à Réal et pour moitié à Pelet, la répartition ne semblant pas répondre à une logique géographique136. Une réunion de travail commune aux trois conseillers d'État se tenait le mercredi sous la présidence de Fouché. Pelet de la Lozère prétend que, lors de ces conseils, les trois conseillers étaient là " en apparence pour seconder Fouché et en réalité pour ne pas lui laisser un pouvoir sans contrôle137". En réalité, seul Dubois tint ce rôle. Le secrétariat général du ministère recevait les dépêches et répartissait les affaires entre les services. Saulnier, qui assurait la fonction, était un ancien avocat au parlement de Nancy qui s'était tenu à l'écart sous la Terreur. Rallié à Bonaparte après Brumaire, il avait été nommé préfet de la Meuse en l'an VIII. Solidarité lorraine aidant, Régnier, ministre de la Justice, en fit en l'an XII un secrétaire général de son ministère avec compétence pour les problèmes de police. Fouché conserva Saulnier lors de la reconstitution de son ministère, faute de pouvoir reprendre Lornbard-Taradeau devenu député au Corps législatif138. Erreur, car Saulnier joua un jeu très personnel au ministère, avertissant par exemple Madame Mère lors de la réconciliation de Talleyrand et de Fouché en 1808. La première division, sous Maillocheau, ancien oratorien et ami intime de Fouché, s'occupait des affaires que se réservait le ministre. À la tête de la deuxième division, celle de la sûreté générale, se trouvait Pierre-Marie Desmarest, l'un des personnages les plus puissants du ministère139. Clerc tonsuré, il avait reçu deux bénéfices pour lesquels cette tonsure suffisait, mais il ne fut pas un prêtre défroqué comme on l'a écrit, le confondant avec un autre Desmarest, curé de Longueil-Sainte-Marie. En revanche, il participa bien au siège de Valenciennes sur lequel il a laissé une intéressante relation, puis entra au ministère de la Police sous Fouché, recommandé par le fournisseur aux armées Morin. Il débuta au bureau particulier du ministre, puis, un an plus tard, il dirigeait la division de la police secrète. " Cette division, écrivait-il dans un rapport, est spécialement chargée de la police d'État, c'est-à-dire de la recherche de tous les complots et projets contre les constitutions, le gouvernement et la personne des premiers magistrats. Elle surveille les librairies, la fausse monnaie et les faux quelconques intéressant le gouvernement; elle a l'inspection et la direction de la maison du Temple [la prison], la direction des agents secrets. Elle propose au ministre les arrestations des individus prévenus de conspiration. Elle rédige d'après les rapports de police et la correspondance le bulletin journalier de la situation de Paris et des faits généraux qui intéressent le gouvernement, soit à l'étranger, soit dans les départements140. " À la troisième division les relations (assez peu absorbantes) avec les commissions sénatoriales de la liberté individuelle et de la liberté de la presse. Une quatrième division avait la responsabilité des affaires touchant les émigrés et une cinquième division s'occupait de la comptabilité. Un bureau des archives gardait la documentation " utile à l'ordre public et aux intérêts des citoyens ". Il existait aussi au ministère un bureau des journaux, des pièces de théâtre, de l'imprimerie et de la librairie qui réunissait des hommes de lettres : Lacretelle jeune, Lemontey, Esménard et Brousse-Desfaucherets, précédemment administrateur des hospices civils. Fiévée, dans l'une de ses premières notes à Napoléon, avait vivement critiqué l'action de ce bureau : " Qui voudra, qui saura censurer? Il faudrait laisser la répression à la police et mettre la direction de l'opinion publique hors de ses mains. Il faudrait placer, soit dans le ministère de l'Intérieur, soit dans le ministère de la Justice, quelque chose qui rappellerait l'ancienne intendance de la librairie et qui serait tout entier de protection à l'égard des auteurs, tout entier d'instruction à l'égard du Premier Consul, afin qu'il connût bien les variations de l'esprit public 141. " En réalité, Bonaparte avait estimé nécessaire une censure. Le 27 septembre 1803, un arrêté consulaire interdisait la mise en vente d'un livre avant sa présentation à une commission de révision installée alors au ministère de la Justice. Certes, le sénatus-consulte organique du 18 mai 1804 prévoyait une commission sénatoriale de la liberté de la presse, mais le rétablissement du ministère de la Police générale s'accompagna de la création au sein de ce ministère d'un bureau de consultation. C'était donner à la police un pouvoir de censure dont elle ne devait pas se priver. Fiévée ne fut pas le seul à critiquer une telle disposition. Ce ne fut que le 5 février 1810, alors que l'influence de Fouché déclinait, qu'un décret organisa une Direction générale de l'imprimerie et de la librairie, confiée à Joseph-Marie Portalis sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. La censure était enlevée à la Police, mais Fouché gardait le pouvoir d'arrêter la circulation d'un livre censuré. À côté d'agents dont le statut ne devint que tardivement officiel, comme Pasques, qui reçut en définitive le titre d'inspecteur général de la police, Fouché disposait, sous ses ordres immédiats, de commissaires généraux. La loi du 28 pluviôse an VIII prévoyait un commissaire général dans les villes de cent mille habitants. Le recrutement en fut remarquable et l'institution étendue à certaines villes stratégiques. Citons Popp à Strasbourg142, Devilliers (ou Villiers du Terrage) à Boulogne où s'était illustré Mengaud, Bellemare à Anvers 143, Dubois à Lyon144, Caillemer à Toulon, Permon à Marseille, Pierre-Pierre à Bordeaux. Les commissaires de police, placés en dessous dans la hiérarchie, étaient subordonnés aux préfets mais exécutaient, sans leur en rendre compte, les ordres reçus directement du ministre de la Police générale. Le rôle des commissaires ne cessa de grandir. D'abord limité à la criminalité courante, aux déserteurs et aux agents de la contre-révolution, il s'étendit à la contrebande et, de là, à la spéculation sur les denrées coloniales ou le blé, puis, après la rupture avec le pape, aux affaires religieuses. Ces commissaires avaient leurs agents secrets. " Surveillez tous les bruits, toutes les idées, recommande Bellemare, tout ce qu'on peut débiter de vrai et de faux. Tenez-moi promptement et souvent informé 145. " Des liens se tissent avec d'autres services. Bellemare, encore lui, souligne que la police doit s'intéresser au service des douanes : " Le plus important de tout est de s'allier autant que possible avec les employés du service actif de la douane. Ce n'est que par eux que l'on peut se multiplier et être présent partout… grâce à ce monde immense d'yeux que la douane a à ses ordres. " Des conflits éclatèrent à plusieurs reprises, notamment à Anvers et à Strasbourg, entre maires et commissaires de police. Fouché régla le problème le 17 août 1809: " Un commissaire général ne peut exiger d'un maire aucun compte ni lui donner aucun ordre, mais il peut provoquer sa surveillance et appeler son attention sur les abus locaux qui peuvent exister et qui tendraient à troubler la sûreté publique ou particulière ou la salubrité. […] Si le maire ne se prête pas aux représentations ou provocations écrites du commissaire, celui-ci s'adresse au préfet auquel le maire est subordonné et, si la chose est assez grave, au conseiller d'État, après avoir inutilement provoqué le préfet146. " Les commissaires généraux avaient en charge, d'après l'arrêté du 5 brumaire an IX, la police générale : passeports, mendicité, prisons, attroupements, librairie et imprimerie, théâtre, culte, déserteurs, etc., et la police municipale : petite voirie, sûreté de la voie publique, salubrité, incendies, sûreté du commerce, patentes et mercuriales. S'y ajoutaient la contrebande et le change. L'étendue de ces pouvoirs était suffisante pour que l'on ait qualifié ces commissaires généraux de "préfets de police au petit pied ". À défaut d'une autorité directe et exclusive sur les préfets, qu'il revendiqua à plusieurs reprises (il en recevait des rapports), Fouché s'appuyait sur ses commissaires généraux. Mais, en dépit de la qualité de leur recrutement, les commissaires généraux manquaient de prestige. En 1809, le ministre fit établir dans les nouveaux départements des directeurs généraux dont les compétences furent définies par un décret du 24 février 1808. En 1810, on en comptait quatre : Dedouhet d'Auzers, d'ancienne noblesse, à Turin; Paul-Étienne Villiers du Terrage, lui aussi de noblesse ancienne et qui avait été secrétaire de Fouché puis commissaire à Boulogne, à Amsterdam; Norvins, fils d'un receveur général des finances et qui avait servi en Westphalie, à Rome; Dubois, passé de Lyon où il avait été remplacé par le fils d'Abrial, à Florence. Par la suite Lagarde147remplaça Dubois en Toscane et une direction générale fut créée à Hambourg pour d'Aubignoce148. Les pouvoirs de ces directeurs généraux n'ont cessé de s'accroître. Pour agir, Fouché disposait officiellement de la gendarmerie, soit 16 000 hommes, malgré les réticences de son chef, le maréchal Moncey, et les critiques de Napoléon qui reprochait aux bureaux du ministère de chercher à humilier les gendarmes en ne les traitant pas en soldats149. L'inspecteur général de la gendarmerie, poste créé le 29 mars 1800, devait rendre compte au ministre de la Police de tous les événements pouvant "compromettre la tranquillité de l'État, la sûreté des personnes et des propriétés ". Mais ce même inspecteur général relevait aussi du ministre de la Guerre pour l'organisation et le personnel de la gendarmerie, et du Grand Juge pour la police judiciaire. Fouché n'en a pas moins fait un large usage de la gendarmerie, notamment dans l'ouest de la France. Le gendarme est bien, selon une expression de Miot de Melito, "le bras de la police150". À cette police officielle, dont les responsables figuraient dans les almanachs impériaux, il fallait ajouter le monde douteux des agents secrets, informateurs, observateurs et mouchards divers, dont le nombre a été probablement exagéré mais qui ont contribué à faire craindre la police impériale. En 1799, certains avaient été percés à jour, on l'a vu, par la contre-police de Dupérou. Des cabaretiers recueillant les opinions des clients éméchés aux domestiques épiant leurs maîtres, une première catégorie d'espions de bas étage fournissait des renseignements précieux sur l'état de l'esprit public ou la vie privée de certaines personnes. D'autres agents étaient attachés à la voirie : ils étaient utiles en cas de filature ou, se mêlant à la foule, pouvaient y repérer les individus suspects. Pour chaque dénonciation, ils recevaient une indemnité qui dépassait les cent francs. Plus huppés, certains espions appartenaient au beau monde. Ne disait-on pas que Joséphine faisait acquitter des dépenses qu'elle souhaitait cacher à Napoléon en échange de renseignements recueillis sur l'oreiller de l'Empereur ? Barère et la comtesse de Saint-Elme furent incontestablement des agents secrets. Mais ne prenons pas à la lettre tout ce que raconte Bourrienne dans ses Mémoires 151. Prêtres défroqués, nobles ruinés, chouans repentis, anciens conventionnels ont fourni le gros de la troupe. Il y avait aussi les agents de l'étranger qui relevaient de Desmarest et entraient en rivalité avec ceux du ministère des Relations extérieures et avec le renseignement militaire 152. Particulièrement actifs à Londres, ils prévinrent par exemple, en février 1807, Fouché de l'envoi par Fauche-Borel, agent secret de Louis XVIII, qui avait sous le Directoire servi d'intermédiaire entre Condé et Pichegru, de son neveu Vitel auprès d'un " comité royaliste " à Paris. Ils indiquaient que Vitel avait reçu trois cents louis dont deux cents sur le banquier Hambary de Hambourg. Le bulletin de police du 4 mars 1807 raconte la facile arrestation de Vitel dans la capitale. L'agent que contacta Vitel à Paris était en réalité un espion de Fouché, Perlet. En revanche, le cabinet noir placé sous l'autorité du directeur général des Postes, Lavalette, qui avait en charge le viol des correspondances, était indépendant du ministère de la Police. Le secrétaire de Napoléon, Fain, donne la description de son fonctionnement dans ses Mémoires. Mais il existe plusieurs preuves de collaboration avec le ministère. Fouché payait d'ailleurs certains employés qui travaillaient pour son compte. On l'a vu dans la " conspiration des pots de beurre ". En l'an X, par un arrêté du 24 prairial, Fouché avait supprimé le bureau " des lettres interceptées ", officiellement du moins. Restif de la Bretonne fut alors rayé des rôles avec un mois de traitement. C'est à l'aide des informations des agents secrets, des rapports de la gendarmerie et des préfets ainsi que des bulletins de la préfecture de police que Fouché faisait rédiger le bulletin remis chaque matin à l'Empereur. Un fonctionnaire était spécialement chargé de la rédaction de ce bulletin : François, ancien avocat à Mâcon, sauvé d'une condamnation à mort pour royalisme sous le Directoire grâce à ses révélations et embauché par Fouché153. Il condensait toutes les informations recueillies quotidiennement sur les complots, le brigandage, les faits divers, la contrebande, les déserteurs, l'esprit public, les fêtes, le cours de la Bourse, les difficultés économiques, les ambassades, les spectacles, les amours de personnalités de premier plan (on suit celles de Benkendorff, aide de camp à la légation russe, avec la comédienne Mlle George, par exemple)… Desmarest retouchait éventuellement la rédaction de François et Fouché ajoutait des observations personnelles qu'il destinait à l'Empereur. Une copie du bulletin était gardée aux archives, l'exemplaire revu, annoté et souvent signé par le ministre partant directement chez l'Empereur avec le rapport du préfet de police. Selon Fain 154, "quand l'Empereur était à Paris, le ministre et le préfet réservaient ce qu'ils avaient de plus secret ou d'un intérêt plus piquant pour l'audience qui leur était donnée tous les matins au lever ". En campagne, l'Empereur recevait le bulletin par estafette. Cette police ne coûtait pas cher. Le budget du ministère s'élève en 1806 à 700 000 francs155, mais ne prend pas en compte les services actifs et les dépenses secrètes. Il dépassera par la suite le million. À part, le traitement du ministre est de 140 000 francs et les bureaux en coûtent 400 000. Les fonds secrets étaient alimentés par le produit des taxes prélevées sur les ports d'armes et les passeports. S'y ajoutaient les sommes confisquées lors des arrestations. Ces sommes étaient souvent redistribuées entre les agents de police et les gendarmes qui avaient procédé à l'arrestation. La plus grande partie des fonds secrets venait des maisons de jeu. Le monopole des jeux était remis à une compagnie fermière qui versait en retour des redevances au ministère de la Police. Ce dernier devait en réserver un certain pourcentage à d'autres caisses : Ponts et Chaussées ou théâtres, sans parler des pots-de-vin aux préfets et aux généraux. Dans une lettre du 14 janvier 1805, Napoléon se plaint à Fouché de la corruption qui entourait le renouvellement du bail des jeux: " Je ne veux absolument aucune espèce de désordre. L'argent des jeux n'est réellement qu'un impôt individuel et dangereux pour les citoyens. Mon intention est que vous me fassiez un rapport sur tout ce qui concerne les jeux dans les départements. Il faut que les commissaires de police ne reçoivent d'autres traitements que leurs appointements et je ne puis approuver que les préfets, généraux ou commandants de place reçoivent une rétribution quelconque sur les produits des jeux. Mon intention est également qu'il n'en soit souffert aucun dans les petits endroits. La compagnie Perrin en a établi de cette sorte et à l'époque actuelle, ce qui ne s'était jamais vu, des agents obligent, avec des invitations écrites, les autorités locales à permettre l'établissement de ces jeux156. " Mais c'est en vain qu'un décret du 24 juin 1806 interdit les maisons de jeu dans tout l'Empire, sauf à Paris et dans certaines villes d'eaux. D'autres revenus étaient assurés par la prostitution, notamment la taxe sur la visite sanitaire des filles publiques. Le double avantage de tolérer certains vices sautait aux yeux : non seulement le jeu et la prostitution rapportaient d'énormes sommes à la police, mais ils lui fournissaient des agents souvent bien renseignés. L'opinion ne l'ignorait pas. Si la police était crainte, elle était aussi très critiquée : observateurs douteux, arrestations arbitraires, et surtout emploi de la torture. L'indignation fut grande lorsque, au procès de Cadoudal, l'un des accusés, Picot, montra ses mains affreusement mutilées par un chien de fusil. " Une sorte de défaveur, notait l'auteur anonyme d'un mémoire sur la réforme des institutions, a toujours été attachée à l'idée de la police, et les rois étaient obligés de remplacer par des honneurs ce que l'opinion semblait refuser aux hommes chargés de l'emploi pénible de la surveillance publique. Cette défaveur, il faut l'avouer, est plus grande qu'elle ne l'était autrefois par suite de la Révolution, et le gouvernement ne saurait trop appeler la considération sur les hommes qui veillent à sa sûreté. Pour atteindre ce but, le voile doit être tiré sur l'action rigoureuse de la police; la main qui frappe doit rester invisible et le public ne doit percevoir que le magistrat 157. " Fouché était conscient de ce discrédit. De là les instructions données aux préfets lors de son retour : " La police est instituée pour prévenir les délits afin de n'avoir point à les punir. […] C'est faute de réfléchir qu'on confond l'administration avec la police. L'administration se déploie et se manifeste sous les yeux de tous, la police au contraire doit se faire sentir le plus souvent sans se laisser voir. […] Soyez vigilants et sévères, jamais tracassiers et durs. Faites honorer la surveillance de la police en rendant sensible pour tous qu'elle n'est que l'inquiétude de la patrie158. " CHAPITRE XIV La guerre des polices En 1805, la machine de la police générale paraît parfaitement huilée. Dans la réalité, elle fonctionne moins bien qu'on ne l'a dit, paralysée par une rivalité des polices portée à un point jamais atteint auparavant. Laissons de côté les informateurs de Napoléon qui jouent un peu le rôle tenu dans notre police moderne par les Renseignements généraux. Mme de Genlis, Montlosier, Barère, Montgaillard, Fiévée, etc. donnent à l'Empereur un état de l'opinion qui diffère souvent de celui des bulletins de police mais qui repose généralement davantage sur des intuitions ou des ragots de salon que sur la réalité. Pourtant, Napoléon, en 1817, devant Bertrand, déplorera de n'avoir pas élargi ce type d'information : " J'avais par le moyen de Lavalette une haute police secrète et importante. Douze personnes correspondaient avec moi et avaient chacune 12 000 francs par an. Elles pouvaient dire tout ce qu'elles voulaient, sur quelque sujet que ce fût, car jamais je ne disais rien. Je lisais ou ne lisais pas, brûlais ensuite, mais jamais ces personnes n'avaient de moi un signe de vie et ne savaient même si on les avait lues… J'aurais dû étendre davantage ce système qui était très bon159. " Le plus redoutable de ces informateurs fut Fiévée 160. Dès 1804, celui-ci se pose en adversaire de Fouché. Il le combat sans cesse et, devenu rédacteur en chef du Journal des débats, obtient d'échapper à la censure du ministre. Un duel s'engage entre les notes et les articles de Fiévée et le bulletin quotidien de Fouché. Il est intéressant de les rapprocher. Fiévée marque un premier point en faisant désavouer Fouché par Napoléon lorsque sa feuille annonce qu'on a mis au bas d'une comédie de Collin d'Harleville : " Vu et permis l'impression et la mise en vente d'après la décision de Son Excellence le sénateur ministre de la Police générale ". Influencé par Fiévée, Napoléon juge cette intervention de la police trop voyante et Fouché est désavoué. Il prend sa revanche lorsque, le 8 août 1806, Fiévée doit démentir dans son journal une nouvelle publiée précédemment et jugée inconvenante par l'Empereur. Finalement, c'est Fiévée qui a le dessous, mais à l'issue d'une longue et difficile bataille. Face au ministère de la Police générale, Napoléon dispose également des services du grand maréchal du palais, Duroc. On parle volontiers de " la police des Tuileries ". Elle joue surtout un rôle de " protection rapprochée ", comme nous dirions aujourd'hui. Mais Napoléon l'utilise aussi pour diverses missions secrètes quand il veut s'affranchir de Fouché. Il y avait la police du commandant de la place de Paris qui envoyait un bulletin quotidien. Ce bulletin, selon Fain 161, se bornait aux affaires de la garnison et à la population militaire qui traversait Paris. La force des corps, le nombre d'hommes qu'ils avaient dans les hôpitaux, le nom des généraux arrivés ou partis, les rixes et des observations sur la bonne ou mauvaise qualité des vivres ou des fournitures : tel était le sujet ordinaire de ce bulletin. La police militaire suscita peu de difficultés au ministre de la Police générale. La gendarmerie ne se posait point en rivale de la police civile, mais, comme le notera Pasquier, " l'esprit court et minutieux du maréchal Moncey enfantait continuellement de nouvelles tracasseries 162". Moncey avait organisé l'inspection générale de la gendarmerie nationale en deux divisions, la division de la police confiée à Lagarde et la division du personnel. Très vite Moncey s'aperçut que Lagarde, qui s'était occupé de l'imprimerie au ministère de la Police générale, était un homme de Fouché. Il le renvoya et le remplaça par Lemare, qu'il jugeait plus sûr. La protection personnelle de Napoléon en campagne échappait à Fouché; c'est Savary qui avait le commandement de la gendarmerie d'élite et c'est de Savary que relevaient les espions militaires comme Schulmeister. La guerre des polices se livra essentiellement entre le ministère et la préfecture de police. Fouché dut en effet compter avec Dubois qui disposait d'une autonomie plus grande que celle de Réal ou de Pelet de la Lozère, et d'un champ d'action autrement important : Paris. Le ministre entendait restreindre les fonctions du préfet de police " aux filles, aux voleurs et aux réverbères163", mais Dubois ne l'entendait pas ainsi. Son ambition se serait éveillée, selon Bourrienne 164, à la suite de la discussion au Conseil d'État sur le consulat à vie : " Une observation de Dubois, écrit-il, exerça aussi beaucoup d'influence sur la décision à intervenir. Dubois était, comme on le sait, préfet de police. Il déclara que, de tous les rapports qui lui étaient faits journellement, il résultait que l'opinion était généralement contraire au sénatus-consulte [qui limitait le renouvellement des pouvoirs de Bonaparte à dix ans] et que partout on demandait hautement que le général Bonaparte fût nommé consul à vie et qu'on lui donnât le droit de choisir son successeur. Cette déclaration était d'un grand poids dans la bouche de l'homme qui devait le mieux connaître l'opinion. " Dubois l'emporta et Bonaparte lui en fut reconnaissant. Il avait déjà remarqué son efficacité dans la répression des complots et sa connaissance de Paris l'avait séduit. Dubois comprit qu'il pouvait jouer un rôle important. L'interrègne de deux ans qui se produisit quai Voltaire accrut son indépendance. Ancien procureur au Châtelet, il avait connu la lieutenance générale de police : il se posa en successeur des Sartine et Lenoir, prétendant arracher au préfet de la Seine les attributions que ce dernier avait héritées du lieutenant général. Le rétablissement du ministère de la Police générale au profit de Fouché ruina ses espérances. Dès lors il n'eut qu'une idée : anéantir le crédit de son ministre en le prenant en faute. Il y fut encouragé par Napoléon qui l'invita à correspondre directement avec lui. Lui-même n'hésitait pas à s'adresser à Dubois sans suivre la voie hiérarchique : ainsi, le 14 octobre 1804, invitait-il le préfet de police à surveiller un certain général Prudhomme165. Dubois était l'homme le mieux placé pour prendre Fouché, dont Napoléon se méfiait, en flagrant délit de trahison ou d'intrigue. Fort de l'appui de l'Empereur, Dubois, qui fut fait comte comme Réal et Pelet de la Lozère, allait passer une partie de ses activités à surveiller ou doubler son ministre. Un portrait d'apparat, exécuté par Vignaud à l'époque de son apogée, le représente en grand uniforme, debout contre une table sur laquelle est posé un bicorne orné de plumes blanches. Dubois est en tenue de conseiller d'État. Surmontant un corps sec et élancé, la tête, maigre, osseuse, très pâle, n'est pas sans rappeler, en plus jeune, celle de Fouché. Regard voilé, bouche pincée, air sévère : voilà le portrait du parfait policier. Stendhal, qui le croisa au Conseil d'État, va plus loin : " Physionomie d'Iscariote du sec Dubois166. " La rivalité entre Dubois et Fouché atteignit son point culminant en 1808 avec la découverte du premier complot du général Malet. Le général Claude-François de Malet avait affiché, en dépit de ses origines, des opinions républicaines qui lui avaient valu en 1805 d'être placé en non-activité. Rappelé et envoyé en Italie comme commandant de la place de Rome, il s'y livra à de telles concussions que son commandement lui fut retiré le 18 mai 1807. Cette fois, c'en était trop pour Malet, désormais prêt à conspirer pour renverser l'Empire. Or les républicains songeaient à l'avenir. Si Napoléon venait à mourir au combat, il conviendrait de constituer sans tarder un gouvernement républicain, de façon à prendre de vitesse les royalistes. Autour de Servan, ancien ministre girondin de la Guerre, se sont réunis des hommes souvent influents comme Jacquemont qui siégea au Tribunat ou Florent-Guyot, secrétaire du conseil des prises. Ce petit cercle n'envisageait pas le renversement de l'Empire mais seulement la création de moyens d'action en cas de disparition de Napoléon. Fouché, qui partageait ces inquiétudes quant à l'avenir du régime - il ne cessait dans ses bulletins de pousser Napoléon à divorcer d'avec Joséphine, pour, par un nouveau mariage, assurer sa postérité 167—, ne pouvait ignorer les intrigues du groupe, mais il ne les jugeait pas dangereuses. Toutefois, la mort de Servan, le 10 mai 1808, laissa le champ libre à Malet. Celui-ci, revenu à Paris et entré dans le groupe par l'entremise de Lemare, un ancien prêtre constitutionnel, et d'un chansonnier, ève Demaillot, modifia les objectifs des républicains. Dès 1807, il avait pensé annoncer la mort (fausse) de l'Empereur, alors absent, en profitant d'une cérémonie où seraient réunies toutes les autorités et, à la faveur de l'émotion ainsi créée, il aurait proclamé un gouvernement républicain. À son retour Napoléon n'aurait plus eu qu'à s'incliner. Malet étoffa le complot de quelques généraux: Guillaume, révoqué en 1802 pour malversation, et Guillet, également destitué. Un faux sénatus-consulte fut élaboré. Il disait " rapporté " le sénatus-consulte proclamant Napoléon Bonaparte empereur des Français et le déclarait tyran et hors la loi. Un conseil de neuf membres, dans lequel figuraient, outre Malet, Moreau, La Fayette, les sénateurs Lambrechts et Lanjuinais et d'autres personnalités (on aurait songé à Fouché), était prévu dans ce sénatus-consulte. Le complot prenait un tour différent de celui envisagé par Servan. Au lieu d'attendre une hypothétique disparition de l'Empereur, on précipitait l'événement pour proclamer plus vite la République. Mais les membres de la conjuration étaient de piètres conspirateurs. Demaillot parlait trop; il fit même une scène, sous les arcades du Palais-Royal, à son complice, le général Guillaume. Or celui-ci était accompagné d'un autre général destitué, Lemoine. Ce dernier, qui cherchait une occasion de rentrer en grâce, alla tout dénoncer, rue de Jérusalem, au préfet de police. Dubois fit aussitôt arrêter Guillaume et Demaillot. Le général parla et révéla tout ce qu'il savait des projets de Malet. Celui-ci fut appréhendé en même temps que Guillet. Il " mouilla ", lors de ses interrogatoires, Jacquemont et Florent-Guyot, laissant entendre que certains sénateurs avaient pu avoir vent du complot168. Dubois découvrit qu'il avait mis la main sur une affaire importante. Il s'agissait de jacobins. Fouché était peut-être impliqué. Qu'il se soit tu ou qu'il ait ignoré la conspiration, il était pris en défaut. Le préfet de police se garda de le prévenir. Le 12 mai 1808, Florent-Guyot et Jacquemont furent appréhendés, mais ils ne parlèrent pas. Averti peu après (comment toute cette agitation aurait-elle pu lui échapper malgré le secret dont l'entourait Dubois ?), Fouché comprit le danger. Dans les bulletins qu'il adressait à l'Empereur, il minimisa le complot. Ainsi écrivait-il le 16 juin: " Le préfet de police fait beaucoup trop de bruit et parle trop de cette affaire. Il annonce à tout le monde que plusieurs membres du Sénat sont compromis dans un complot. Les membres du Sénat se plaignent à leur tour de la légèreté du préfet de police qui voudrait faire croire à un grand incendie pour avoir l'air de l'éteindre169. " Il revenait à la charge le 22 juin : " On a beaucoup parlé aujourd'hui de l'affaire du général Malet, mais personne ne croit à la possibilité d'une conspiration. Le ministre a fait suivre cette affaire depuis son origine, et aucun agent de police n'a rien communiqué qui donnât lieu de penser qu'il y eût quelque chose qui pût ressembler à une conspiration. Ce n'est que dans une déclaration faite au préfet de police que cette affaire a pris une physionomie plus sérieuse. Le ministre l'a fait examiner et ordonné d'interroger les détenus et de les tenir au secret jusqu'à ce que les interrogatoires soient terminés. Les sénateurs se plaignent du préfet de police qui a annoncé trop publiquement que plusieurs d'entre eux étaient compromis. Lors même que le fait eût été vrai, le préfet aurait dû paraître n'y pas ajouter foi. Le ministre a fait désavouer les bruits à cet égard. Il est remarquable que, dans toutes les petites crises politiques, le préfet de police a toujours exagéré ou dénaturé les faits. Il aurait entraîné le gouvernement dans de fausses et dangereuses mesures si on eût ajouté foi à ses rapports170. " Deux jours plus tard, Fouché analysait dans son bulletin les rapports de Dubois. Il dénonçait l'extravagance des déclarations du général Lemoine, relevait les contradictions des prévenus lors des interrogatoires et l'absence de toute action ou commencement d'action. Reprenant les éléments du dossier, il distinguait trois conspirations ou supposées telles : 1) celle du Sénat; 2) celle des militaires mécontents avec Malet pour chef; 3) celle des républicains non militaires dirigée par Demaillot. " On ne peut dire que ces trois conspirations se prêtaient un appui mutuel et qu'elles se seraient réunies pour arriver à un même résultat. " Il soulignait que ni Malet ni Demaillot n'avaient eu de rapports avec le Sénat. " Peut-on, concluait-il, donner le nom de conspiration à toutes ces menées dans lesquelles on ne peut découvrir ni véritable chef de parti, ni complice, ni moyens d'exécution, ni réunions, ni correspondances171? " Napoléon ne se laissa pas convaincre. De Bayonne il écrivait à Fouché le 17 juin : " Les interrogatoires de Jacquemont et de Florent-Guyot m'ont fort surpris. Je suis loin de n'y voir comme vous rien de nouveau; j'y vois évidemment un complot dont l'un et l'autre sont… Je sais gré au préfet de police de suivre vivement cette affaire. Vous me direz que tout cela n'est pas dangereux. Sans doute, mais dois-je m'attendre à ce que les personnes pour lesquelles j'ai témoigné le plus d'égards soient les premières à ébranler la fidélité que me doit la nation172? " Et à Dubois, il écrivit le 21 juin : " Continuez à suivre cette affaire avec la plus grande activité, en marchant toujours avec les indices, jamais avant 173. " Ce qui montre que Fouché l'avait quand même ébranlé. Mais, le 29 juin, Napoléon indiquait à celui-ci qu'il n'était pas dupe de ses attaques contre Dubois : " J'ai lu avec attention tous les interrogatoires que m'a envoyés le préfet de police; ils me paraissent importants. Mais on le calomnie lorsqu'on dit qu'il attaque le Sénat. Il n'y a pas dans ce qu'il m'a envoyé un mot qui compromette un seul sénateur. Votre devoir est de soutenir le préfet de police et de ne pas le désarmer en accréditant de fausses rumeurs contre ce magistrat174. " Toujours à Bayonne, Napoléon s'énerve, le 13 juillet, dans une lettre à Cambacérès : "Faites venir le préfet de police en présence de M. Fouché et tirez cette affaire au clair. Pourquoi le ministre a-t-il ôté au conseil de police la connaissance de cette affaire? […] Enfin expliquez-moi ce qu'a Fouché dans tout cela. Est-il fou? À qui en veut-il? Personne ne l'attaque, personne n'attaque le Sénat. Je commence à ne plus rien comprendre à la conduite de ce ministre. Que disent Réal et Pelet de la Lozère? Que pensez-vous de tout cela? Sa jalousie contre le préfet de police peut-elle le porter à de pareils excès175? " Le 17 juillet, nouvelle colère contre Fouché qui " cherche à noyer le complot. M. Fouché me prend pour trop imbécile 176". Napoléon donnait tort à Fouché, mais il dut céder devant la contre-enquête menée par Réal qui soulignait le peu de consistance de la conjuration. Dubois battit en retraite. Napoléon n'en conserva pas moins une réelle défiance à l'égard de son ministre. Celui-ci lui offrit pourtant une preuve éclatante de son efficacité en arrêtant le 5 juin 1808 l'un des principaux agents des princes, Prigent. Transféré de Rennes à Paris, interrogé par Desmarest, celui-ci révéla les ramifications du réseau anglo-royaliste dans l'Ouest. Fouché fit aussitôt communiquer le résultat des interrogatoires à Napoléon177. Payant d'audace, il fit plus en envoyant à Londres l'un de ses agents, Bourlac (en réalité Perlet qui, depuis trois ans, intoxiquait de faux renseignements Fauche-Borel au service des princes 178. Bourlac fut reçu par Louis XVIII et lui parla de Fouché comme favorable à la cause monarchique. Belle mystification qui amusa l'Empereur. Elle avait surtout pour but de prendre au piège les derniers agents de l'agence royaliste de Jersey. L'infortuné Armand de Chateaubriand, envoyé par Puisaye, le chef de l'agence, sur le continent, en septembre 1808, pour y préparer une insurrection, tomba entre les mains de la police en janvier 1809, après avoir joué de malchance. Son cousin, l'écrivain Chateaubriand, affirme qu'il demanda audience à Fouché : " Il m'assura avec l'aplomb de la légèreté révolutionnaire qu'il avait vu Armand, que je pouvais être tranquille, qu'Armand lui avait dit qu'il mourrait bien et qu'en effet il avait l'air très résolu. Si j'avais proposé à Fouché de mourir, eût-il conservé à l'égard de lui-même ce ton délibéré et cette superbe insouciance179? " Armand de Chateaubriand fut exécuté le 31 mars 1809180. Ainsi l'opposition royaliste dans l'Ouest était-elle démantelée. Avec Prigent, fusillé également malgré ses aveux, tombait l'un des derniers atouts de la contre-révolution. Puisaye, après Hyde de Neuville, avait perdu. Le temps des débarquements clandestins et des attaques de diligences s'interrompit grâce à l'action de Fouché. Et Prigent et Chateaubriand firent passer l'affaire Malet. Dubois dut réviser ses ambitions à la baisse. Avait-il eu tort contre son ministre? Sans douté avait-il grossi une conspiration qui n'existait que dans la tête de Malet. Les sénateurs dont les noms furent prononcés ignoraient vraisemblablement tout des projets de Malet et les généraux que ce dernier avaient réunis manquaient singulièrement d'envergure. Fouché a-t-il été pris au dépourvu? C'est probable. Il paraît peu vraisemblable en revanche qu'il ait été complice, même si Malet semblait compter sur lui. La conspiration n'était pas assez étendue pour séduire un homme comme Fouché. Reste que Dubois avait vu juste. On s'en apercevra en 1812. La guerre des polices ne s'arrête pas en 1808 avec la défaite de Dubois. Les polices parallèles continuent de pulluler. Mais les oppositions, de droite ou de gauche, ayant été à nouveau démantelées en cette année 1808, les occasions d'agir sont moins nombreuses. Surtout, Fouché a confirmé son autorité. CHAPITRE XV La Police générale en action Rétabli en 1804, le ministère de la Police générale se voyait attribuer deux missions prioritaires : la sûreté de l'État et la sécurité des habitants. S'y ajouta, surtout après la signature du décret de Berlin en novembre 1806, la lutte contre la contrebande. On n'oubliera pas que le champ d'action de la police n'a cessé de s'élargir géographiquement avec le recul des frontières. Ce furent bientôt 130 départements que le ministère du quai Voltaire eut à surveiller. La guerre des polices ne doit pas masquer les actions concertées et les succès incontestables. Péril récurrent : la menace que les royalistes faisaient peser sur le régime. Le combat entre policiers et conspirateurs a donné lieu aux coups les plus spectaculaires. Deux adversaires redoutables ont tour à tour été neutralisés : le comte d'Antraigues et le consul anglais Drake. Depuis la saisie de son portefeuille par Bonaparte en 1797, suivie de sa remise en liberté, le comte d'Antraigues avait beaucoup perdu de son prestige, même s'il continuait à diriger " une nuée d'espions qui, de France, le renseignaient181". Quels étaient ces espions? Des parents, des amis, des compatriotes. Il aurait correspondu avec Cambacérès, une relation de jeunesse, son oncle, l'évêque Barral, et Méjan, secrétaire général de la préfecture de la Seine. Il y eut surtout un mystérieux " ami de Paris " qui lui transmit, à la fin du Consulat et au début de l'Empire, des renseignements parfois importants. L'" ami de Paris " mourut dans l'été de 1804, mais son fils continua la correspondance. Il communiqua des " mémoires sur la Bavière, la Saxe et surtout, document capital, le plan de la campagne de 1805, celle qui devait aboutir au désastre français de Trafalgar. On peut se demander dans quelle mesure la transmission de ce plan au gouvernement russe puis au gouvernement britannique n'a pas contribué à faciliter la victoire de Nelson182". Des renseignements sur l'état des effectifs français au début de la campagne de 1805 ont également été fournis par le comte d'Antraigues grâce au " fils de l'ami ". Le tout à la barbe de la police qui ignora ces fuites183. Le comte d'Antraigues restait donc redoutable. Toutefois, en août 1806, il dut s'enfuir de Dresde où il avait établi son agence. Il gagna l'Angleterre et continua à envoyer notes et mémoires au gouvernement russe. Il mourut, assassiné avec sa femme, dans leur maison de Barnes Terrace, près de Londres, le 22 juillet 1812. Fouché n'était plus aux affaires et préférait ridiculiser ses adversaires plutôt que de les faire assassiner. Mais Savary? Ce qui est certain, c'est que Bonaparte avait prévu en 1803 l'enlèvement de l'espion par Sagot, et, cet enlèvement étant impossible, le Premier Consul déchaîna contre lui Montgaillard dont les mémoires " secrets " d'agent double visaient à discréditer d'Antraigues. Drake était, quant à lui, à la tête des services anglais d'espionnage. Il recevait au moins deux fois par semaine un " bulletin de tous les événements intéressants dont les papiers publics ne parlent pas, ainsi que de tout ce qui se passe dans les ports et aux armées ". Ces bulletins étaient numérotés de façon à découvrir une éventuelle interception, et certains passages étaient écrits à l'encre sympathique. Une petite goutte d'encre ordinaire jetée au hasard dans le haut de la première page de la lettre signalait ces passages. Faute de pouvoir éliminer Drake, on s'efforça de le ridiculiser en le faisant approcher par un agent français qui lui communiquerait de faux renseignements. Cet agent, ce fut Mehée de La Touche184. Il avait servi dans la police de Louis XVI puis avait espionné pour Danton et avait travaillé comme greffier de la Commune insurrectionnelle de Paris. Par la suite, il adhéra à la conspiration des Égaux, ce qui le rendit sympathique à Fouché qui l'employa dans la police. Mais, dans le même temps, cet esprit remuant nouait des relations avec les royalistes. Devenu suspect, écarté du ministère, il fut arrêté après l'explosion de la machine infernale et déporté à l'île d'Oléron. Libéré, il se rendit à Londres en 1803 pour proposer au comte d'Artois la formation d'un grand parti d'opposition regroupant royalistes et jacobins. Éconduit, il se tourna vers l'ambassadeur de France. Il fut embauché et invité à continuer de jouer le rôle d'opposant à Bonaparte. Il put ainsi approcher Drake à Munich, lui promettant dès son retour à Paris de lui transmettre des renseignements. Faux, naturellement. De son côté, Fouché fit contacter Drake par le capitaine Rosey, en garnison à Strasbourg. Rosey s'engageait à soulever quatre départements de l'est de la France contre le régime. Bien naïf, Drake lui remit de grosses sommes. Une fois Drake profondément engagé, la France révéla tous ses agissements et la façon dont il avait été joué. Discrédité, il fut révoqué. Le coup fatal fut porté aux réseaux d'outre-Manche par l'enlèvement de l'ambassadeur d'Angleterre à Hambourg, George Rumbold, dont les papiers furent saisis dans sa villa de Grindel. L'enlèvement était contraire au droit des gens, mais les documents saisis éclairèrent Fouché sur les agents anglais185. Le comte de Puisaye, malgré le désastre de Quiberon en 1795, désastre dont il portait une large responsabilité, avait continué ses intrigues. Un bref séjour au Canada ne l'avait pas calmé. Entre 1805 et 1808, il écrivit ses Mémoires tout en reprenant ses activités, stimulé par la présence de Louis XVIII près de Londres. Il croyait toujours possible une restauration à la faveur d'une nouvelle insurrection de l'Ouest. Son principal agent, Prigent, se rendit en France en janvier 1807 et revint en mai. Il ne pouvait guère nourrir d'illusions : les chances d'un retournement de l'opinion en faveur du roi s'éloignaient. Puisaye s'obstina. Prigent repartit le 20 janvier 1808 pour communiquer les instructions de Puisaye aux officiers d'une armée royaliste de l'Ouest qui n'existait que dans l'imagination du chef de l'agence de Jersey. Pris en juin, Prigent, après avoir beaucoup parlé, fut fusillé186. Puisaye n'avait plus aucun moyen d'action. Engagé dans une querelle avec le favori de Louis XVIII, d'Avaray, il fut disgracié. À son tour il avait échoué. Tandis que Fouché, on l'a vu, utilisait son succès pour faire " passer " l'affaire Malet. Dernier parmi les chouans irréductibles, d'Aché tomba à son tour, le 8 septembre 1809187. Il avait été mêlé au complot de Cadoudal. Dès lors il s'était caché. En 1806, il songea à reprendre son action. Pour s'assurer de l'argent, il attaqua la diligence Rouen-Paris, le 15 février 1806, près de Tournebut, puis s'embarqua pour l'Angleterre en avril. Il s'efforça de mettre au point un débarquement de soldats russes pour le printemps de 1807 dans le Cotentin. Lui-même promettait 20 000 insurgés. L'absence de l'Empereur, alors en Pologne, pouvait autoriser quelques espoirs. Toutefois, l'argent continuait de faire défaut. D'où une nouvelle attaque de diligence, le 7 juin 1807. La diligence d'Alençon à Caen transportait ce jour-là 33 000 francs de recette publique; le butin n'était pas négligeable. Il attira l'attention et la colère de Fouché. Pour le ministre et pour Réal, le coup était l'oeuvre de chouans et ils allaient jusqu'à donner les noms de d'Aché et de Le Chevallier. La traque commençait. Le 9 janvier 1809, pour épargner la prison à sa famille, Le Chevallier se rendit. Il fut fusillé dans la nuit. Les mêmes mesures d'intimidation ne réussirent pas pour d'Aché, dissimulé près de Bayeux. On utilisa la corruption. Il fut livré par une ancienne maîtresse, Mme de Vaubadon, pour 60 000 francs, et abattu par le gendarme Foison, près de Luc. Le procédé utilisé par Réal n'était guère honorable, mais il débarrassait Napoléon d'un adversaire encore redoutable, et la mort de d'Aché était la réponse de la Police générale à l'attaque de la diligence d'Alençon. Le préfet du Calvados, tenu en dehors par la police, ayant voulu faire la vérité sur ce que l'on appelait un assassinat, Fouché dénonça vigoureusement à l'Empereur, dans le bulletin du 20 novembre 1809, l'attitude du secrétaire général de la préfecture, Lance, accusé de " collusion avec les ennemis du gouvernement " et aussitôt destitué188. On se le tint pour dit. En revanche, depuis le Consulat, Fouché s'était toujours montré conciliant envers les émigrés. Le sénatus-consulte du 26 avril 1802 leur avait accordé une amnistie générale. Aux nobles qui rentrent Fouché prodigue volontiers ses conseils et sa protection. Dubois ayant établi, sous Régnier, l'obligation pour les émigrés rayés de la liste et résidant à Paris de venir signer chaque semaine à jour fixe sur un registre spécial, Fouché, de retour quai Voltaire, annule la disposition : " Toute surveillance dont on est averti, écrit-il, est presque inutile; il n'y a de moyens efficaces que ceux qui sont invisibles. " Napoléon peut railler " cette surveillance inaperçue ", le faubourg Saint-Germain est vite au courant de la modération de Fouché189. Parfois il joue habilement à faire peur aux émigrés, ainsi que le raconte Duveyrier à propos du bailli de Crussol190. Parfois aussi il se montre impuissant devant la volonté de l'Empereur. Ce fut le cas pour Torcy, passé, en émigration, au service de la Russie et venu à Paris, en 1808, après Tilsit, pour revoir sa famille et tenter de sortir " d'un état de proscription qui pouvait nuire à ses intérêts ". Il nous a laissé un récit fort révélateur de ses visites à Réal et Fouché. " Il y avait peu de jours que j'étais arrivé lorsque j'allai faire visite au citoyen Réal. Il me reçut aussitôt et me dit qu'il avait donné assez de gages à la Révolution pour témoigner de l'intérêt à un émigré sans craindre de se compromettre. “Je vais vous donner un petit mot pour le chef de division qui est chargé de tout ce qui regarde les émigrés ; il vous mettra en un instant au courant de votre position.” " J'allai le trouver aussitôt; il prit des cartons liés ensemble et les parcourut. Quand il eut vu mon nom, il me dit : “Il faut que j'examine les notes qui vous concernent.” Il revint peu de temps après. “Vous n'êtes, reprit-il, sur aucune liste de ceux qui sont exceptés de la radiation. Vous avez porté les armes dans deux campagnes, ce qui est sans importance.” " Quelques jours après, je retournai chez Réal qui me reçut très bien. Il me proposa de me conduire chez Fouché, ministre de la Police générale, seul chargé des radiations, mais, apercevant ma cocarde russe à mon chapeau, “Vous ne pouvez, me dit-il, vous présenter chez lui avec cette cocarde. — Comme émigré, lui dis-je, suis-je mort civilement? J'ai quitté la France convaincu que la monarchie était le gouvernement qui pouvait lui convenir, aujourd'hui qu'elle est rétablie, je devrais être réintégré de droit. — Vous êtes subtil, reprit-il. — Non, lui répondis-je, mais j'ai été furieusement subtilisé.” Ayant fait avancer sa voiture, nous y montâmes ensemble. Il entra dans le cabinet du ministre qui en sortit un instant après et nous laissa dans le salon qui le précédait. " Je n'avais jamais vu Fouché. Je l'examinai avec soin. Il avait peu de cheveux sur la tête, sa figure était pâle et allongée, il portait un habit brodé en soie, comme ceux des confidents de comédie. Je lui exposai brièvement le but de ma visite. “Le sénatus-consulte de floréal an VI [sic] est formellement opposé à votre demande, me dit-il, il faut avoir quitté le service d'une puissance étrangère pour obtenir sa radiation. — Si le sénatus-consulte était en ma faveur, je m'adresserais aux tribunaux et je ne viendrais pas importuner un des ministres de Sa Majesté le plus occupé.” " “Vous avez raison, me dit-il tout de suite en me prenant la main. Tâchons de nous entendre. Voulez-vous donc votre radiation et la permission de rester au service de la Russie? — Certainement, lui dis-je. J'ai perdu en France une fortune, j'ai trouvé en Russie un asile et une existence honorable, c'est ce qui me détermine à y rester.” " “Si vous donnez votre démission du service de Russie, je puis vous rayer sur-le-champ. La permission de rester à un service étranger dépend seule de l'Empereur. L'Empereur, reprit-il, doit bientôt revenir d'Espagne, écrivez-moi un mot à son retour pour me rappeler votre demande, car je pourrais l'avoir oubliée. Je vous donnerai un rendez-vous et je ferai un rapport particulier à ce sujet à l'Empereur. Je vous instruirai ensuite de sa décision. Ce serait inutilement que je le lui adresserais actuellement, je ne recevrais pas de réponse.” " Je remerciai Fouché de ses offres bienveillantes et je le quittai très satisfait de l'accueil que j'en avais reçu191. " Fouché présenta la demande à Napoléon. Comme il l'expliqua à Torcy lors de leur second entretien : " L'Empereur m'a dit : “Je me réserve cette affaire, ce qui m'ôte le droit de lui en parler.” " Napoléon ne donnera pas suite mais Fouché se sera fait un obligé. Les succès de la haute police trouvent leur prolongement dans la lutte contre le crime. Le brigandage a reculé dès le Consulat grâce à la loi du 7 février 1801 établissant des tribunaux spéciaux sans jury. Gendarmes et compagnies de réserve, malgré les prélèvements en hommes dus à la guerre, ont été efficaces et les jugements des tribunaux sévères : les chefs de bande sont impitoyablement fusillés, tels René Marot et Galland en juillet 1808 pour assassinat de gendarmes à Courlay, dans les Deux-Sèvres. Certes, les attaques de diligences persistent dans l'Ouest et sont signalées dans les bulletins de police, mais elles se font exceptionnelles. Les exploits des chauffeurs ne terrorisent plus les campagnes. Ce sont désormais les réfractaires et les déserteurs qu'il faut traquer. Mais le mouvement ne prendra de l'ampleur qu'à partir de 1810. Est-ce à dire que le crime disparaît sous l'Empire? Nullement. Certaines affaires provoquent même une vive émotion dans l'opinion. C'est le cas de Trumeau, épicier place Saint-Michel, âgé de cinquante-quatre ans, qui, pour complaire à sa concubine, Chantal Lavandier, vingt-trois ans, empoisonne sa fille à l'arsenic. Condamné à mort par le tribunal criminel de la Seine, il est exécuté le 8 avril 1803. Le rapport de Dubois accorde à cette exécution une importance à la mesure de l'émotion soulevée : " Le jugement de Trumeau a été exécuté aujourd'hui à trois heures. Les rues, les ponts, les quais, les places publiques par où il a passé étaient couverts d'un peuple innombrable. L'ordre a été observé et il n'est arrivé aucun accident. Trumeau a persisté à dire qu'il mourait innocent. Il a toujours été calme et résigné; il a parlé beaucoup à son confesseur. Dix minutes avant d'aller au supplice, il a écrit une lettre dont le caractère et le style annoncent la plus étonnante tranquillité192. " Une complainte s'empare de l'affaire : Sachez, pères de famille, Que le crime a ses degrés. Si vos pas sont égarés, Jettez les yeux sur ma fille; Le crime par un défaut Peut conduire à l'échafaud. Charles Nodier, incarcéré au Dépôt, se retrouve, avant d'être interrogé par Bertrand, dans l'ancienne cellule de Trumeau : " Aucune circonstance ne m'avait encore révélé au même degré la misère de ma position. Il me semblait que cette assimilation odieuse imprimait à ma vie une tache ineffaçable d'infamie 193. " Autre affaire qui défraye la chronique, celle de Bellanger, un ancien artificier victime d'un éclat de bombe qui l'avait rendu aveugle. Pour subsister, il avait inventé une roue avec des numéros : le client la faisait tourner et Bellanger pointait le numéro à jouer à la loterie. Installé aux abords du Pont-Neuf, il avait été surnommé "l'aveugle du bonheur ". Il était conduit par une jeune femme, Fanchette, dont il était jaloux. Il chercha à se débarrasser d'un rival à la faveur d'une machine infernale dissimulée dans une bûche, le 6 mars 1805. L'enquête menée par Henry révéla qu'il avait donné ordre à un menuisier de forer la bûche. Les écrous meurtriers dissimulés dans celle-ci venaient de sa propre voiture. Le souvenir de l'attentat de la rue Nicaise était trop proche : il fut condamné à mort. Son exécution en place de Grève, le 10 juin 1806, attira une foule énorme, mais, au moment où l'aveugle allait monter sur l'échafaud, un ordre de surseoir au supplice survint. On crut au miracle. Napoléon n'avait pu être joint pour la grâce. La refusa-t-il par la suite? Le 28 juin, Bellanger était guillotiné. Autre affaire retentissante : l'assassinat de Duclaus, prêtre à Saint-Étienne-du-Mont, tué par deux jeunes gens homosexuels. Le 22 mai 1807, Fouché fit interdire aux journaux de parler de cette affaire en particulier et des affaires criminelles en général avant la fin de l'instruction. De nombreux vols retinrent l'attention. En 1801, si l'on en croit les Mémoires de Gaillard, Fouché aurait retrouvé en vingt-quatre heures les bijoux de la princesse de Santa Croce : il en coûta la moitié des fonds secrets du ministère. Une véritable panique fut provoquée en 1806 à Paris par le vol des bouts de lance en cuivre couronnant la grille de l'octroi au-dessus du pavillon de Flore. Pendant plusieurs jours, on n'osa sortir le soir dans les rues de la capitale. Il y eut aussi les exploits de la bande de Delzaive, dit l'Écrevisse, qui, à partir de 1810, réussit des vols considérables dans des appartements au premier étage à Paris. Henry réussit à s'emparer de lui grâce à Vidocq, du moins si l'on en croit les Mémoires de celui-ci. De véritables affrontements eurent lieu également avec les fraudeurs de l'octroi. La police ne fut pas dépourvue d'efficacité dans la répression de la délinquance. Le port d'armes fut réglementé à Paris194et la police des garnis renforcée195. Trois catégories de logeurs existaient alors : hôteliers proprement dits, aubergistes et tenanciers de meublés, logeurs à la nuit. C'est surtout sur la troisième catégorie que la surveillance se fit la plus rigoureuse. Les descentes nocturnes étaient fréquentes. Des inspecteurs des garnis faisaient tous les deux jours au moins la tournée des établissements et en examinaient les registres. Les rapports des inspecteurs étaient adressés au préfet de police qui était renseigné ainsi sur les arrivées d'étrangers, souvent importants, aussi bien que sur les individus " sans état ni domicile " qui cherchaient abri dans la capitale. C'est la police des garnis qui permit de retrouver la trace de chouans cachés dans Paris. Une surveillance très stricte s'exerçait aussi sur les revendeurs en tout genre : fripiers, brocanteurs et marchands de vieux effets. Ils devaient tenir des registres où se trouvaient portées toutes leurs opérations. La police fermait souvent les yeux sur les auteurs de petits larcins ou sur certaines filles publiques, s'assurant ainsi de précieux indicateurs en échange d'une relative impunité. Cafés, cabarets et estaminets étaient ainsi surveillés à bon compte. Intransigeance en revanche envers les faux-monnayeurs. Entre le 18 septembre 1804 et le 30 mai 1810, 103 affaires de fausse monnaie sont recensées sur le territoire impérial par les bulletins de Fouché196. Cela va des écus de six francs aux pièces de six liards, de faux louis de 1788 à de faux billets de Vienne. On trouve dans ce trafic des résurgences de la Contre-Révolution. Ainsi, le 15 décembre 1804, " on arrête à Rodez un certain de Boisse, émigré qui était chargé par les Princes, en 1793, de distribuer un million de faux assignats. Déjà arrêté en l'an IX puis relâché en l'an X197. " Des liens sont tissés dans ce domaine entre Limoges, déjà centre actif sous la Révolution, et Paris. Le 26 avril 1805, " on a découvert dans une maison isolée, sur la route de Sèvres à Boulogne, un atelier de faux louis, doubles et simples. Les balanciers, coins et autres instruments propres à cette fabrication, les matériaux (platine, feuille et limaille d'or), 76 pièces achevées, 20 autres défectueuses ont été saisis dans cette maison. Ces louis sont de platine. L'or qui les couvre vaut à peine trois francs. Quatre complices sont arrêtés : Cartier, se disant négociant; Moisson, graveur; Senot, mécanicien; Brasseur, bijoutier. Cartier, chef de cette association, a fourni des renseignements précieux sur la fabrication et les moyens d'émission. Six changeurs de Paris sont désignés comme agents d'émission, et plusieurs marchands de boeufs des départements approvisionneurs de Paris notamment. C'est une affaire à suivre entre Limoges et Paris, car on se rappelle le signalement à Limoges de faux louis et on parlait déjà d'un certain Cartier. " Les centres de fabrication à l'étranger sont dénoncés et les réseaux de distribution surveillés. "Les agents envoyés par l'Angleterre en France, indique un rapport de Réal en août 1801, sont pris parmi des femmes, des négociants, des marchands forains, des colporteurs et des juifs. Ceux répandus dans l'intérieur doivent adresser leurs rapports à ceux qui séjournent sur les côtes. Surveiller tous ces individus avec le plus grand soin; recommander aux préfets et aux commissaires généraux de police de ne permettre le séjour sur les côtes des personnes étrangères au pays qu'autant qu'elles seront connues et cautionnées si elles ne justifient pas que leur présence est nécessaire198. " Le faux-monnayage prend de l'ampleur avec le Blocus continental, mais un autre combat est alors engagé par la police de Fouché en liaison avec les douanes, la lutte contre la contrebande. Dès la fin de 1806, celle-ci devient florissante aux frontières de l'Empire, l'interdiction des produits manufacturés anglais et des denrées coloniales ayant stimulé la demande : le filé de coton, le café, le sucre font l'objet d'un trafic actif dans les ports et sur les côtes grâce aux smogglers. Les précieuses denrées sont ensuite diffusées par simples porteurs de ballots ou par des bandes généralement armées. De gros négociants et des banquiers subventionnent ces activités illicites sur lesquelles de nombreux fonctionnaires français ferment les yeux en échange de substantiels pots-de-vin. Des circuits d'approvisionnement et de redistribution sont établis dans l'Empire avec même des assureurs contre les saisies par les douanes ou la police. Dans cette lutte, les commissaires généraux établis dans les ports ont joué un rôle déterminant. On n'en donnera qu'un exemple à travers le rapport de Bellemare à Anvers, en avril 1808 : " Les fraudeurs paraissent avoir pris une nouvelle direction. Leurs dépôts sont actuellement établis à Lommes en Hollande, d'où les marchandises sont dirigées sur Diest et Louvain, confins des Deux-Nèthes et de la Meuse-Inférieure. Cette voie offre plus de facilité parce que les fraudeurs quittent plus promptement la ligne des douanes, après laquelle ils ne sont plus inquiétés. Le sieur Lantain, commissaire de police à Turnhout, qui paraît avoir renoncé sincèrement à ce commerce illicite, a mis en mouvement son ancien agent et a reçu d'eux ces informations. On cherche à les utiliser199. " Dans son action, la police générale de l'Empire ne fut pas toujours irréprochable. Mesures illégales (torture, enlèvements, assassinats) et corruption ont été souvent à mettre à son passif. Dans un contexte de guerre intérieure (la contre-révolution fut longtemps menaçante) et de guerre extérieure (dont la contrebande fut l'un des aspects), l'efficacité a primé pour Fouché. " On ne fait pas la police avec des enfants de choeur " : le mot est célèbre. Mais Fouché resta toujours modéré. Rien à voir avec les polices des régimes totalitaires du XXe siècle. Si l'on veut chercher à tout prix des éléments de comparaison, on ne trouvera guère que la rafle des " Bohémiens " en pays Basque sous le Consulat. Elle se fit au nom de l'ordre et, ne visant nullement à exterminer ces Tsiganes, elle se contenta de les mettre au travail pour le compte des Ponts et Chaussées sur ces routes qu'ils aimaient tant sillonner200. CHAPITRE XVI 1808 : le rapprochement Talleyrand-Fouché En s'engageant dans les affaires espagnoles en mai 1808, Napoléon donne à sa politique étrangère une orientation nouvelle. Il s'éloigne du dogme révolutionnaire des frontières naturelles de la France, hérité, selon une tradition contestée, de Richelieu. Il franchit les Pyrénées, imitant en cela Louis XIV. L'occasion était tentante : l'intervention au Portugal visant à soumettre Lisbonne, qui prétendait rester neutre dans le conflit franco-anglais, avait révélé les faiblesses de l'Espagne : dynastie déconsidérée et divisée, armée médiocre, économie ruinée. Les afrancesados, amis des Lumières, souhaitaient une intervention française. Mais la substitution par Napoléon de son frère Joseph à Charles IV de Bourbon a suscité un sursaut de fierté nationale en Espagne, obligeant Napoléon à faire face à une implacable guérilla. Talleyrand a-t-il poussé Napoléon à intervenir dans la péninsule Ibérique? C'est probable. Selon Pasquier201, il aurait affirmé à l'Empereur que, depuis Louis XIV, la couronne d'Espagne n'avait cessé d'appartenir à la famille qui régnait en France et que c'était l'établissement de Philippe V qui avait seul assuré la prépondérance française en Europe. De plus, en perdant, après la France et Naples, leur dernier trône, les Bourbons seraient définitivement anéantis en Europe202. La tentation était donc grande pour Napoléon et le tentateur fut probablement Talleyrand bien qu'il s'en défende dans ses Mémoires. Fouché paraît avoir été plus réservé. Il portait déjà un grand intérêt aux problèmes de politique étrangère, mais ne pouvait que difficilement faire entendre sa voix sur ces questions. Il a utilisé en conséquence le bulletin quotidien qu'il adressait à l'Empereur. Dès le 27 avril 1808, il indique : " La hausse des fonds est bien plutôt le résultat des nouvelles répandues à la Bourse que Sa Majesté n'ira pas en Espagne. On redoute beaucoup ici ce voyage dans un pays couvert de moines fanatiques et, à cet égard, on a entendu un grand nombre d'individus se plaindre hautement que l'Empereur ne prenait pas assez de précautions pour la conservation de sa personne, qu'il ne paraît pas assez mettre d'importance à la vie, que Sa Majesté y attacherait un plus grand prix si elle avait des enfants203. " Habile remarque : elle contient un désaveu de l'engagement français en Espagne et une inquiétude quant à l'avenir de la dynastie sous le couvert d'une invitation à plus de protection autour de la personne de l'Empereur, invitation qui ne peut que flatter un souverain dont on vante le mépris du danger. 1er mai 1808 : " On dit qu'il y a actuellement à Madrid 30 000 prêtres, qu'ils excitent les habitants à assassiner les Français204. " La guerre d'Espagne sera ainsi évoquée de bulletin en bulletin jusqu'aux affaires Malet et Prigent. Le 12 août, le bulletin de police annonce le désastre de Baylen, mais de façon inexacte. La rumeur s'amplifie, le 13, sur l'étendue de cette défaite ainsi que de celle de Junot au Portugal. La Bourse réagit à la baisse. Le ministre signale que l'inquiétude est grande à Bordeaux et Marseille dans les jours suivants. Le 26, Fouché, après avoir une nouvelle fois souligné le malaise de l'opinion, recommande " quelques articles de journaux pour donner à cet égard une bonne direction à des esprits inquiets plutôt que malintentionnés205. " Le 9 septembre, il revient à la charge : " Les communications du gouvernement au sujet de l'affaire d'Espagne n'ont pas fait taire les mécontents, mais elles ont donné de l'appui aux bons citoyens et des lumières qui les ont satisfaits206. " Le retour des blessés d'Espagne provoque une démoralisation que s'efforce d'accentuer la flotte anglaise qui jette sur les côtes du Morbihan des libelles touchant la guerre dans la Péninsule. Après l'échec de l'entrevue d'Erfurt avec le tsar, Napoléon quitte Paris, le 29 octobre 1808, dans une atmosphère d'anxiété. D'emblée cette guerre est impopulaire : elle n'est plus défensive puisque c'est Napoléon qui attaque le premier. Certes, le défilé de Somosierra est forcé le 30 novembre, et Madrid tombe le 4 décembre. Mais l'inquiétude est sensible encore dans le bulletin de police du 31 décembre. Le 18 janvier, Fouché mentionne, non sans arrière-pensée, la nouvelle que, le 22 décembre, au passage de la Sierra Guadarrama, la troupe a refusé d'avancer en raison d'un temps exécrable et que Napoléon a dû donner l'exemple. Et si les choses tournaient mal? Si Napoléon était tué? Le régime ne repose que sur un homme; celui-ci disparu, qu'adviendrait-il de l'Empire? Fouché se pose la question. De son côté, Talleyrand s'inquiète : l'expédition d'Espagne n'est pas une promenade militaire. Pour la première fois la Grande Armée se heurte à une résistance nationale. Talleyrand, comme Fouché, s'interroge. L'avenir de l'Empire ne repose que sur un homme. Ne faudrait-il pas lui prévoir un remplaçant? Talleyrand et Fouché se détestaient. Tout les opposait : l'origine sociale, la vie privée, les méthodes de travail… Napoléon ne l'ignorait pas. Conformément à son habitude d'opposer des hommes ou des institutions, il ne pouvait qu'être ainsi rassuré. Une trahison était impossible : Fouché eût aussitôt dénoncé Talleyrand et réciproquement. Deux mots couraient dans Paris. "M. Fouché méprise les hommes, aurait-on dit devant Talleyrand. — Sans doute cet homme s'est-il beaucoup étudié ! ", aurait répliqué celui-ci. À son tour, Fouché, apprenant la nomination de Talleyrand comme vice-grand électeur, se serait exclamé : " Il ne lui manquait que ce vice-là. Dans le nombre, il y paraîtra peu. " S'ils s'étaient peu fréquentés sous le Directoire qu'ils avaient trahi de concert, ils s'étaient opposés dans les conseils de ministres du Consulat. Talleyrand écarté des Affaires étrangères en novembre 1807, leur rivalité avait diminué, mais une certaine tension persistait entre les deux hommes. Or, l'Empereur étant à Madrid, Pasquier raconte : " Je me souviens encore de l'effet que produisit à une brillante soirée chez M. de Talleyrand l'apparition de M. Fouché, le jour où il entra dans ce salon pour la première fois. Personne ne voulait en croire ses yeux et ce fut bien autre chose lorsque l'affectation de bonne intelligence alla jusqu'au point de se prendre par le bras et de se promener ensemble d'appartement en appartement, tant que dura la soirée207. " Ce rapprochement, qui se situerait le 20 décembre 1808208, s'expliquerait, selon Pasquier, par le fait que " tous deux, apparemment, s'étaient mis à envisager les choses sous le même aspect et s'étaient dit, perdant toute confiance en la fortune de Napoléon, que, s'il venait à manquer, ils étaient seuls en position de disposer de l'Empire et devaient par conséquent en régler la succession suivant leur plus grand avantage. Mais, pour arriver à ce but, il fallait s'entendre, il fallait unir ses moyens d'action et renoncer à une inimitié qui n'était plus de saison. Ils avaient été l'un au-devant de l'autre et leur rapprochement définitif s'était opéré, si je ne me trompe, par l'entremise de M. d'Hauterive, chef de la division des archives aux Affaires étrangères, en sa qualité d'ancien oratorien toujours en bons rapports avec Fouché. " Hauterive, en favorisant cette réconciliation, crut agir dans l'intérêt général, selon Pasquier, et " pensait être agréable à l'Empereur ". Mais comment expliquer le manque de discrétion qui entoura ce rapprochement? D'autant qu'il s'agissait d'un accord sur le nom d'un remplaçant de Napoléon, en l'occurrence Murat que Napoléon n'aimait guère. Le choix était pourtant judicieux. Murat était un brillant cavalier qui ne pouvait que plaire à l'armée. Son passé révolutionnaire devait rassurer les anciens conventionnels. Enfin, en l'absence de Lucien, il était le seul homme de la famille Bonaparte, ayant épousé Caroline, soeur de Napoléon. Ses liens avec Fouché étaient étroits, ce qui laisse supposer que l'opération fut montée par Fouché et que Talleyrand n'y fut qu'associé. " Il fallait, écrit Pasquier, ou que Talleyrand et Fouché se crussent bien forts par leur union, ou qu'ils se tinssent bien assurés de la perte de l'Empereur pour afficher une aussi spectaculaire alliance. " On ne sait si Murat donna son accord (celui de Caroline, alors à Paris, est probable car elle avait été ulcérée d'être écartée de la couronne d'Espagne en dépit du rôle joué à Madrid en mai par Murat). Une lettre fut adressée au roi de Naples, mais elle aurait été interceptée par le prince Eugène prévenu par Lavalette d'avoir à surveiller le courrier passant par l'Italie du Nord. Eugène avertit aussitôt l'Empereur. La nouvelle s'était déjà répandue dans Paris. On parlait d'une première rencontre qui aurait eu lieu chez Hauterive à Bagneux et Talleyrand, disait-on, aurait tendu le premier la main à son rival209. Metternich alerta Vienne : " Deux hommes tiennent en France le premier rang dans l'opinion et dans l'influence du moment, MM. de Talleyrand et Fouché. Jadis opposés de vues et d'intérêts, ils ont été rapprochés par des circonstances indépendantes d'eux-mêmes. " Rapprochement conforme " aux voeux d'une nation fatiguée à l'excès ", estime Metternich210. Telle n'est pas, bien sûr, l'opinion de Napoléon. Cette alliance, lorsqu'il l'apprend à Astorga, le 1er janvier 1809, provoque chez lui stupéfaction puis colère. Il en conclut qu'à Paris les intrigues ont pris une ampleur inattendue au point de provoquer ce rapprochement entre deux hommes qui semblaient se détester. La décision de Napoléon est vite prise, d'autant que les nouvelles venues d'Autriche sont également alarmantes. Une nouvelle guerre menace, l'état-major autrichien souhaitant profiter de l'enlisement français en Espagne. Le 2 janvier 1809, Napoléon confie à Soult la suite des opérations dans la Péninsule et regagne Paris. Il est de retour dans la capitale le 23 et fait immédiatement le point sur la situation intérieure. Pourtant, il affecte de n'être rentré qu'en raison de menaces autrichiennes. Il prend le temps de s'informer. Ce n'est que le 27 qu'il convoque Fouché et lui adresse de vifs reproches. Toutefois, il ne le remplace pas. " Le ministère de la Police, écrit Pasquier, est toujours difficile à changer de main, parce qu'il laisse nécessairement beaucoup de fils à la disposition de celui qui l'a occupé longtemps. Napoléon jugea qu'il ne devait remplacer M. Fouché que quand toutes les précautions nécessaires seraient assez bien prises pour que son ressentiment ne fût plus à craindre. Il prévoyait d'ailleurs une prochaine campagne en Allemagne et ne voulait désorganiser, au moment de s'y engager, aucune partie de son administration intérieure, il pensait sans doute qu'une fois sorti de ce nouveau péril rien ne le gênerait plus pour faire autour de lui tous les actes de justice dont l'utilité lui serait démontrée 211. " Fouché fut donc épargné. Un tel ménagement n'était pas nécessaire avec Talleyrand. Napoléon était particulièrement exaspéré par les propos de son ancien ministre se lamentant sur une expédition dont il avait été le principal instigateur. Ce fut la fameuse scène du 28 janvier, rapportée par de nombreux témoins, dont Mollien : " Vous êtes de la m… dans un bas de soie! " À titre de sanction, l'Empereur priva Talleyrand de son poste de grand chambellan, précipitant la trahison de ce dernier qui alla offrir ses services à Metternich. Pendant la scène, Fouché demeura impassible. Selon Mollien, Napoléon, enveloppant Talleyrand et Fouché du regard, leur aurait crié : " Apprenez que s'il survient une révolution nouvelle, quelque part que vous y eussiez prise, elle vous écraserait les premiers 212. " Fouché tira la leçon de cette mini-conspiration dans le bulletin du 30 janvier : " On ne parle, dans les salons de Paris depuis dimanche soir, que de la disgrâce du prince de Bénévent. On l'attribue généralement à des lazzis contre les bulletins de l'armée et contre la guerre d'Espagne. On dit du bien de M. de Montesquiou, nommé grand chambellan. On dit que, pendant l'absence de l'Empereur, le prince de Bénévent et le ministre de la Police s'étaient liés par des motifs politiques et qu'ils se voyaient souvent chez M. de Rémusat, que SM l'Impératrice témoignait de l'inquiétude de cette réunion. Un homme d'esprit a observé que si le ministre de la Police avait eu des vues personnelles, il se serait lié avec le Corps législatif plutôt qu'avec le prince de Bénévent 213. " Dans le bulletin du 3 février, Fouché revient sur son éventuelle disgrâce : " On dit que M. Fontanes a donné sa démission et que l'Empereur a demandé le portefeuille au ministre de la Police. Le général Savary assure que l'Empereur est mécontent de ce ministre, qu'il a manifesté ce mécontentement à Valladolid sur ce qu'il avait des liaisons avec le prince de Bénévent et avec le faubourg de Saint-Germain. On ne retrouve plus, a ajouté ce général, dans le ministre de la Police le caractère qu'il a développé au 3 nivôse." Et Fouché d'ajouter de sa propre écriture et avec humour : " Ce général a changé d'opinion sur l'époque du 3 nivôse. Il en changera certainement sur celle d'aujourd'hui 214. " Certains subordonnés de Fouché, Dubois — toujours lui —, Desmarest et Lagarde notamment, ont cru eux aussi à sa disgrâce. Ils se sont unis avec Savary pour se partager les dépouilles du ministre : Dubois aurait le portefeuille de la Police générale et Lagarde la préfecture. Mais un coup de griffe du maître, qui se sait soutenu par l'Empereur, en mars 1809, et tout rentre dans l'ordre215. CHAPITRE XVII Fouché chef d'État Après la disgrâce de Talleyrand, Napoléon perd peu de temps à méditer sur le sort de son ancien ministre, la préparation de la guerre avec l'Autriche, qu'il juge inévitable, l'absorbe entièrement. Tout le mois de février est consacré au travail. Napoléon ne sort que rarement des Tuileries et seulement pour se délasser au théâtre ou aller chasser à Rambouillet. Dans ses bulletins, Fouché se fait un malin plaisir de revenir sur la mise à l'écart de Talleyrand et sur sa propre disgrâce que l'on dit prochaine. Le bulletin du 7 février 1809 rapporte un propos de Jaubert, gouverneur de la Banque de France, affirmant que " M. l'Archichancelier [Cambacérès] se plaignait beaucoup du ministre de la Police, mais que Son Altesse avait l'assurance qu'il ne tarderait pas à être éloigné. Les alentours de M. l'Archichancelier ont tellement accrédité ce bruit qu'il est en ce moment un sujet d'entretien parmi tous les employés du ministère de la Police. " Et d'insister : " On attribue généralement l'éloignement de M. le prince de Bénévent au jugement défavorable que l'Empereur a porté sur sa liaison récente avec Son Excellence le ministre de la Police et à des expressions hasardées sur les affaires d'Espagne216. " Nouvelle offensive, le lendemain, contre Savary, comme si Fouché pressentait en lui son successeur. " Le général Savary se plaint de propos tenus contre lui par le secrétaire général de la Police [Saulnier]. Au lieu de se plaindre à tout le monde et de dire qu'il va travailler le ministre auprès de l'Empereur, il aurait dû s'adresser au ministre qu'il sait disposé à lui rendre justice. Aucun employé de la police n'oserait parler contre un homme attaché à Sa Majesté217. " On sent que Fouché s'amuse. Ainsi lit-on dans le bulletin du 13 mars : " Des intrigants racontent que le ministre de la Police a fait brûler beaucoup de papiers depuis l'arrivée [d'Espagne] de l'Empereur. Il n'y a pas de sottises qu'on ne débite à ce sujet. Il est vrai que le ministre fait brûler beaucoup de papiers chaque semaine, et à peu près deux cents cartons par année. Sans cela il y aurait encombrement et confusion. Tout ce qui est historique sur les choses et les individus est soigneusement conservé. Il n'y a point de ministère mieux ordonné à cet égard. Mais les lettres injurieuses, les calomnies, les faux rapports, les mensonges de tout genre qui attaquent les citoyens les plus honnêtes et souvent les membres de la famille impériale, toutes ces pièces, après avoir été examinées, sont mises sous les yeux du ministre qui en ordonne l'annulation218. " On peut en douter quand il s'agit de membres de la famille impériale. Mais c'est une manière de faire comprendre à Napoléon que son ministre sait beaucoup de choses. Ce sera aussi une source de conflit lorsque le ministre disgracié refusera de rendre ses archives. L'orage passé, Fouché porte son intérêt sur d'autres " on dit ", rubrique qui lui est chère dans le bulletin. Les problèmes religieux occupent une place grandissante, même si la tension entre Rome et Paris n'a que de faibles répercussions dans le clergé français. L'Ouest continue à préoccuper le ministre, notamment quatre départements : la Loire-Inférieure, le Maine-et-Loire, la Mayenne et la Sarthe. Pourquoi cette persistance du " brigandage "? Fouché l'explique dans le bulletin du 11 mars 1809 : difficulté de coordonner les mesures entre les quatre départements; passivité ou complicité de la population ; "mauvais esprit " des prêtres; diminution du nombre des gendarmes; indulgence des juges. Pour remédier à ces défauts, Fouché réclame des moyens financiers accrus pour l'espionnage, un rappel à l'ordre des prêtres et des juges, un renforcement de la gendarmerie et un changement de préfets. Par la suite, il se plaint de la cavalerie, " peu propre à la poursuite des rebelles dans un pays fourré et raviné219". Qui sont ces brigands? Un rapport du 17 mars 1809 parle de malfaiteurs locaux qui profitent des désordres, d'anciens chouans excités par l'Angleterre, et surtout de réfractaires et de déserteurs dont le nombre s'est accru depuis la guerre d'Espagne. Fouché se repose sur le colonel Henry, de la gendarmerie, et sur ses colonnes mobiles pour mettre fin aux exactions des " bandes de l'Ouest220". Enfin les affaires d'Espagne continuent à inquiéter l'opinion, mais Fouché, au moment où s'ouvre un second front en Allemagne, préfère rester prudent. Talleyrand a trop parlé. Mais il est difficile au ministre de la Police de dissimuler et de se dissimuler le malaise de l'opinion. Les événements lui donnent raison ainsi qu'à Talleyrand. Le 13 avril au matin, après avoir reçu Fouché, la veille, à 23 heures, Napoléon part pour l'Allemagne. La guerre reprend avec l'Autriche. Encore la guerre… Pendant l'absence de l'Empereur, le gouvernement de la France est réglé par l'ordre de service du 13 avril : " Tous les ministres correspondront avec nous pour les affaires de leur département. Néanmoins, ils se rassembleront le mercredi de chaque semaine, dans la salle des séances du Conseil d'État et sous la présidence de l'archichancelier. Nous entendons en général que toutes les affaires qui, dans l'ordre ordinaire du gouvernement et de l'administration, ont besoin de notre signature continueront à nous être présentées à cet effet221. " Toutes les guerres contre l'Autriche avaient été victorieuses depuis 1792. Mais celle-ci s'annonçait mal. Le 23 avril, Napoléon est blessé au pied par une balle tirée des remparts de Ratisbonne. Et si le tireur anonyme avait mieux visé? L'inquiétude de Fouché renaît et ses regrets s'accroissent de ne pas voir Napoléon divorcer d'avec Joséphine pour assurer sa postérité. Déjà il ménage l'avenir. Contraint d'expulser Metternich qui ne se hâtait guère de quitter Paris, Fouché le fit avec de tels ménagements que Metternich lui en garda une vive reconnaissance. Une correspondance devait s'établir entre les deux hommes après la fin de la guerre. À Paris les mauvaises nouvelles arrivent de partout, mais surtout d'Autriche. L'échec d'Essling fait sensation. Cambacérès, qui joue le rôle de chef du gouvernement en l'absence de l'Empereur, est vite dépassé. Gaudin et Mollien sont d'excellents techniciens mais n'ont pas la tête politique. Champagny manque d'envergure, comme Régnier. À la Guerre, Clarke est dépourvu d'autorité. Enfin le ministre de l'Intérieur, Cretet, tombe malade et abandonne son poste en juin. C'est Fouché, sur ordre de Napoléon, qui assure l'intérim à partir du 29 juin. Son contrôle sur les préfets est désormais absolu et c'est toute la vie économique qui dépend de lui. Jamais ministre de Napoléon n'a été aussi puissant. L'Empereur est loin, un climat de crise s'instaure. C'est l'occasion pour Fouché de montrer ses qualités d'homme d'État. D'emblée il réorganise le ministère de l'Intérieur et prend plusieurs initiatives, notamment dans le domaine des licences, ces autorisations de commercer avec l'Angleterre en dépit du Blocus. Il en assouplit la rigidité pour stimuler une marine marchande moribonde. C'est le Nantais qui se réveille en lui. Comme ministre de la Police, il lui faut faire face à un renouveau d'agitation religieuse. Le conflit avec le pape, qui refuse de fermer ses États aux navires anglais, a entraîné l'excommunication de Napoléon par Pie VII. Un groupe de trois cents jeunes gens environ, derrière la façade d'une association pieuse et charitable, la Congrégation — fondée en 1801 par le père Delpuits, un ancien jésuite —, s'emploie à la diffusion de la bulle d'excommunication arrivée à Paris dès la fin de juillet 1809 et apportée de Lyon par Eugène de Montmorency. Alexis de Noailles et Ferdinand de Bertier se chargent de la répandre dans Paris et en province222. La vigilance de la police fut d'abord prise en défaut. Il fallut l'arrestation, en septembre 1809, d'un certain Beaumès, employé à la Loterie, surpris en train de compter ostensiblement les arbres, de la Madeleine à la Bastille, pour y pendre l'Empereur, sa famille, ses ministres et ses sénateurs. On trouva chez lui des papiers compromettants qu'il avoua avoir reçus de Noailles. " D'après l'examen de ces papiers, écrit Fouché, on voit qu'il existe une société secrète et mystique très étendue dont l'objet apparent est d'opérer des conversions. Ce sont les conférences de l'abbé Fressinous [sic] à Saint-Sulpice qui ont exalté de la manière la plus dangereuse l'imagination de Beaumès fils et de plusieurs autres jeunes gens, nommément Alexis de Noailles, etc., qui les fréquentent. C'est à ces conférences qu'ils ont puisé cette ferveur exagérée, cet attachement au pape et cet esprit de fanatisme qui les distingue223. " Mais Fouché ne découvre pas l'existence de la société secrète dissimulée derrière la Congrégation, celle des Chevaliers de la foi, dont l'organisation est copiée sur la franc-maçonnerie qu'elle entend combattre. Ce sont les Chevaliers de la foi que l'on retrouvera derrière la conspiration de Malet, les élections de 1815 et la vie politique de la Restauration sans que le secret n'en soit percé… jusqu'à une thèse de doctorat en 1948! C'est dans un autre domaine que Fouché va donner sa mesure d'homme d'État. Dès avril 1809, les Anglais avaient procédé à une démonstration navale au large des côtes de Vendée, aggravant les inquiétudes du ministre de la Police sur la possibilité de nouveaux troubles dans l'Ouest, l'une de ses obsessions. Le 8 juillet 1809, Fouché était avisé par le commissaire général d'Anvers d'une menace de débarquement des Anglais près du port. La Belgique était alors agitée d'une fièvre religieuse provoquée par le conflit entre Napoléon et Pie VII. C'est à Walcheren que se fit le débarquement. Le général Monnet, gouverneur de Flessingue, ne put s'y opposer. Ministre de la Marine, Decrès croyait à une simple intimidation; Clarke hésitait à envoyer des renforts alors que la situation en Allemagne était critique. La nouvelle de l'occupation de Walcheren parvint à Paris le 29 juillet. Ce fut l'affolement. Si Anvers, tout proche, tombait, la Belgique s'ouvrait aux envahisseurs. Or Napoléon était retenu par une situation difficile en Autriche et le reste de son armée se trouvait immobilisé en Espagne. L'ouverture d'un troisième front eût été fatale à l'Empire. C'est dans une lettre du 1er août que Cambacérès prévient l'Empereur. Il se retranche derrière l'autorité des ministres de la Guerre et de la Marine pour ne rien faire224. Le 2, il annonce que, devant nommer un général à la tête des forces de terre et de mer, il a réuni un conseil exceptionnel, le 1er. Le général Sainte-Suzanne, malade, ne pouvant assurer le commandement de Boulogne, et une ligne de défense de cette ville à Flessingue nécessitant un général en chef, une discussion s'est engagée et la préférence a été donnée au prince de Ponte-Corvo, Bernadotte, sur le maréchal Moncey225. Choix surprenant. Bernadotte, qui participait à la campagne d'Autriche, avait été relevé de son commandement le 9 juillet 1809, à la suite d'une proclamation qui avait suscité la colère de Napoléon. Il venait de se retirer à Paris. Finalement, il ne fut pas retenu, Sainte-Suzanne s'étant rétabli et en ayant informé Cambacérès quelques heures après ce conseil. Qui a lancé le nom de Bernadotte? Fouché, qui lui a déjà sauvé la mise lors de l'" affaire des pots de beurre ". Il va même plus loin dans cette crise. Le conventionnel se réveille. Ne faut-il pas, devant le péril, susciter, comme en 1793, un sursaut national ? Et de lancer l'idée d'une levée des gardes nationales. Ce serait disposer ainsi d'une armée d'un million d'hommes. Une armée qui échapperait au ministre de la Guerre puisque la Garde nationale relève de l'autorité de Fouché. Malgré l'opposition de Clarke et de Cambacérès, Fouché ordonna de lui-même aux préfets des départements du nord de la France de lever la Garde nationale. Une proclamation guerrière accompagnait la circulaire. Le préfet de Bruxelles, ayant formulé des réserves, fut aussitôt tancé par le ministre. Les autres s'exécutèrent et plusieurs milliers d'hommes se retrouvèrent en armes dans le Nord. Comme chef, Fouché, payant d'audace, imposa cette fois Bernadotte. Dans une lettre à Napoléon du 4 août226, Cambacérès dégagea sa responsabilité. Il s'attendait à un désaveu de Fouché par l'Empereur. Le 12, il recevait une lettre de Napoléon en date du 8 couvrant son ministre : " Mon cousin, vous avez reçu mon décret sur la levée de 30 000 gardes nationales. Je suis fâché que, dans le conseil du 1er, vous n'ayez pas pris sur vous d'appeler les gardes nationales; c'est se méfier à tort d'elles227. " De son côté, Clarke était informé par une autre lettre du 7 août : " Si l'expédition anglaise est sérieuse et que le prince de Ponte-Corvo soit sous la main, mettez les 24e et 25e divisions militaires sous ses ordres et envoyez-le diriger le mouvement. Il faut que vous preniez sur vous. Il me semble que je n'ai rien à redouter de cette opération228. " Les lettres suivantes accablent Clarke : " M. Fouché s'est mis en mesure de faire ce que vous ne faisiez pas vous-même, écrit Napoléon, le 10, à son ministre de la Guerre. J'ignore ce que vous avez fait, mais il eût été bien à désirer que vous eussiez donné le commandement d'Anvers au prince de Ponte-Corvo229. " Une lettre, également du 10, revient à la charge : " Je ne vois que M. Fouché qui ait fait ce qu'il a pu et qui ait senti l'inconvénient de rester dans une inaction dangereuse et déshonorante230. " Du coup, le 30 août, Fouché met en alerte la garde nationale de Marseille pour prévenir un débarquement anglais dans le Midi et, le 7 septembre, la mesure est étendue à l'ensemble du troisième arrondissement de la Police générale. Le mouvement gagne la Bretagne et la Normandie tandis que les récalcitrants sont arrêtés ou tout au moins sanctionnés. La levée ne pouvait épargner Paris. Les deux préfets, le gouvernement militaire et les maires multiplièrent les objections. La garde nationale parisienne rappelait de bien mauvais souvenirs, mais Fouché tint bon. " Il est impossible que Paris reste immobile dans le mouvement général qui anime les départements; il est impossible qu'il veuille se déshonorer gratuitement aux yeux de la nation. " Le ton était comminatoire et rappelait la Terreur. Toute résistance cessa et l'état-major fut constitué sous l'impulsion de Fouché. Il y plaça de proches parents de Talleyrand. Les bulletins de police sont remplis désormais d'observations touchant les gardes nationales. Clarke finit par s'inquiéter. " Fouché vient de lever à Paris 30 000 hommes. Il arme le peuple et les domestiques. C'est une levée de 93 qu'il veut avoir sous sa main. Il se prépare à jouer un grand rôle dans des cas prévus, tels que celui d'un mal plus grand que celui dont l'Empereur vient d'être atteint ou d'une blessure plus sérieuse que celle de Ratisbonne, ou d'un revers plus complet que celui d'Essling. Trente mille hommes armés dans Paris231! " C'était bien ajuster le trait. Fiévée, qui ne désarmait pas dans son hostilité à Fouché, reprit la critique de Clarke dans une note adressée à l'Empereur : "La levée de la Garde nationale est une mesure toute révolutionnaire dont l'unique résultat est de faire rétrograder le peu d'esprit monarchique qui reste en France232. " Et d'avouer qu'il a frémi quand il a vu ce mouvement initié par "une tête trop imbue des idées de la Révolution ". Bernadotte arriva à Anvers le 15 août. Il prit contact avec Bellemare, commissaire général de police à Anvers, qui devint son conseiller… et son surveillant pour le compte de Fouché. Bernadotte eut aussi l'appui du préfet d'Anvers, d'Argenson, et du préfet maritime, Malouet. Il se comporta à Anvers en " proconsul ", sorte de gouverneur du nord de l'Empire. L'homme était bon stratège. S'il ne put empêcher, arrivant trop tard, la chute de Flessingue, il assura efficacement la défense d'Anvers. L'épidémie se mit de la partie, décimant les rangs anglais. Le lieu du débarquement avait été mal choisi. L'expédition britannique tourna à l'échec. Le nord de l'Empire fut finalement préservé de l'invasion grâce aux initiatives de Fouché. La récompense ne tarda pas. Déjà comte d'Empire par lettres patentes du 24 avril 1808, Fouché était fait duc d'Otrante par de nouvelles lettres patentes du 15 août 1809. Ses armes, " d'azur à la colonne d'or, accolée d'un serpent du même, l'écu semé de cinq mouchetures à hermines d'argent, 2.2.1., au franc quartier des comtes ministres " étaient désormais chargées du chef des ducs d'Empire233. Le 21 octobre, Napoléon écrit au nouveau duc : " J'aime que toutes les opérations de mes ministres soient légales, mais cela est loin d'effacer le mérite de tout ce que vous avez fait pour mon service 234. " En réalité, à Schônbrunn, où Napoléon, après avoir forcé le sort de la guerre à Wagram, s'est établi pour négocier avec l'Autriche, affluent rapports, dénonciations et plaintes. Le souverain finit par les prendre au sérieux et rappelle Fouché à l'ordre : " Une espèce de vertige tourne toutes les têtes en France. Tous les rapports que je reçois m'annoncent qu'on lève des gardes nationales en Piémont, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné. Que diable veut-on faire de tout cela lorsqu'il n'y a pas d'urgence et que cela ne pouvait se faire sans mon ordre. Comme ces mesures passent le pouvoir ministériel, elles devaient être autorisées par le conseil des ministres; on ne m'a pas envoyé ce procès-verbal. À la nouvelle de l'expédition, j'ai levé 30 000 gardes nationales et j'ai désigné les divisions militaires qui devaient les fournir; si j'en avais voulu partout, je l'aurais dit… En résumé, que le ministre de l'Intérieur ne sorte pas de ses attributions, qu'il ne fasse rien sans mon ordre, s'il n'y a pas urgence, et sans un ordre du conseil, s'il y a urgence, que tout rentre à Paris dans l'ordre accoutumé, qu'on ne garde que les cinq divisions de gardes nationales des départements où je les ai appelées235. " L'attitude de Bernadotte recommence à exaspérer Napoléon : il ne le cache pas à Fouché dans une lettre du 4 septembre236. Le 24, le maréchal abandonne son commandement à Bessières; le 30, sur ordre de l'Empereur, la Garde nationale cesse son service. Le retour à la normale s'esquissait. Le 7 octobre, le ministère de l'Intérieur était retiré à Fouché, au profit de Montalivet, directeur des Ponts et Chaussées. Fouché feignit de ne pas en être affecté, mais il ne pouvait ignorer les attaques dont il était l'objet de la part de Clarke et de Cambacérès. Il prit les devants, annonçant, le 21 octobre : " Toutes les gardes nationales des départements de Paris, excepté le nombre déterminé par Sa Majesté pour être conservé, ont cessé leur activité sans murmure et sans réaction. Il n'est parvenu aucune plainte au ministre, ni contre leur formation ni contre leur dissolution. Cette double opération, en constatant l'attachement des Français pour leur empereur, annonce à tous les cabinets de l'Europe, qui semblaient en douter, l'énergie dont la nation est capable quand il faut le servir; et l'ordre et la tranquillité qui l'ont accompagnée prouvent la sagesse et la mesure de ceux qui l'ont faite237. " Le 26 octobre, Napoléon était à Fontainebleau où il fut accueilli par Cambacérès. Le lendemain, il convoquait Fouché. La scène fut violente, comparable à l'algarade essuyée par Talleyrand en janvier. Napoléon n'aimait pas être remplacé : ce fut le principal grief de l'Empereur dissimulé derrière des accusations d'abus de pouvoir et d'actions illégales. Ces reproches ont-ils concerné un éventuel complot dont la rumeur commençait à courir? Fouché, selon certains, aurait manigancé une intrigue pour substituer Bernadotte à Napoléon, à la faveur de l'éloignement de la Grande Armée enlisée en Espagne et en Autriche. Bernadotte pouvait s'appuyer, au milieu d'août, sur l'armée du Nord et sur une garde nationale parisienne noyautée par les parents et amis de Talleyrand, dont Montrond. À la tête de cette garde avait curieusement été appelé Stanislas de Girardin, peu favorable au régime impérial238. L'idée a peut-être effleuré l'esprit de Fouché, mais il est difficile de croire à un complot bénéficiant d'une connivence anglaise par l'intermédiaire d'individus douteux comme Montrond ou le général Sarrazin, accusés en effet par la suite, sans preuves formelles, d'avoir appelé les Anglais, l'un à Anvers, l'autre à Boulogne. De toute façon Napoléon avait encore besoin de son ministre, devenu duc d'Otrante, dans une conjoncture religieuse rendue délicate par l'arrestation du pape en juillet, suite d'un excès de zèle du général Radet. L'algarade du 27 octobre n'eut pas d'effets immédiats. CHAPITRE XVIII La deuxième disgrâce Une nouvelle fois, Fouché avait eu raison. Mais Napoléon n'aimait pas être remplacé; dès lors le sort du trop puissant ministre de la Police générale était scellé. Les négociations qu'il engagea de façon imprudente avec l'Angleterre fournirent à l'Empereur l'occasion de le disgracier. Bien placé pour en constater les méfaits, Fouché s'inquiétait des conséquences du conflit franco-anglais. Pratiquée par des groupes de mieux en mieux armés et de plus en plus nombreux, la contrebande prenait de l'ampleur. L'Ouest n'était pas définitivement pacifié et réclamait une surveillance incessante. Même si, au début de 1810, la Vendée n'occupait qu'une place des plus restreintes dans les bulletins de police, des infiltrations d'agents royalistes venus de Londres y étaient toujours possibles. Des débarquements anglais étaient signalés dans le Midi : de courte durée, ils n'en créaient pas moins sur les côtes de la Méditerranée un climat d'insécurité. L'affaire de Walcheren enfin avait montré la faiblesse du système défensif du Grand Empire : les Anglais avaient menacé Anvers en toute impunité. Un succès en Belgique leur aurait ouvert la porte de Paris. Fouché ne nourrissait aucune animosité à l'égard de l'Angleterre, mais il ne pouvait ignorer que Louis XVIII y avait trouvé refuge et qu'une victoire anglaise pouvait avoir pour conséquence une restauration des Bourbons qui lui serait peut-être funeste. S'y ajoutait l'intérêt que le ministre portait à la diplomatie. Il voulait le portefeuille des Affaires étrangères. En attendant, il souhaitait montrer à l'Empereur ses talents de négociateur en lui offrant la paix avec l'Angleterre. Il se croyait l'homme de la situation et jugeait le moment venu. Comme il l'avait prévu, l'affaire d'Espagne tournait mal; les unes après les autres, les colonies, de la Martinique au Sénégal, tombaient entre les mains des Anglais, maîtres de l'Atlantique comme de la Méditerranée. Les exploits de quelques corsaires ne pouvaient remettre en cause la supériorité de la flotte britannique, et l'économie anglaise avait trouvé un exutoire en Amérique latine. Au demeurant, les grands propriétaires qui dominaient le Parlement de Londres, loin de souffrir du Blocus continental, s'enrichissaient en vendant leur blé plus cher par suite de l'arrêt des importations. Mais si Londres s'entêtait dans la guerre, l'agitation gagnait le milieu des manufactures. Des mouvements luddistes étaient observés et la colère gagnait les ports alors que l'on découvrait les limites du marché latino-américain. Ne pouvait-on s'attendre à un retournement de l'opinion en faveur de la paix? Fouché, bien renseigné par la presse anglaise et par ses propres observateurs, le pensait. Napoléon n'était pas du tout facile à convaincre. Il semblait s'aveugler sur les effets du Blocus continental. Il était de surcroît grisé par son alliance avec une Habsbourg, alliance qui faisait de lui un neveu de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Raison de plus pour le régicide Fouché de s'inquiéter pour son avenir. Réussir à conclure la paix entre la France et l'Angleterre, par le prestige qu'il en tirerait, lui permettrait de consolider son pouvoir. N'imaginons pas des relations entièrement coupées entre la France et l'Angleterre. Des émissaires franchissaient fréquemment la Manche de part et d'autre. Un aventurier comme Kolli239, un agent double comme Fauche-Borel s'étaient déjà déplacés entre l'Angleterre et la France sans trop de difficultés. Fouché se décida à utiliser un certain Fagan, ancien capitaine qui avait émigré puis était revenu à Paris, laissant à Londres un père âgé et malade. Le vieillard servit d'appât. Fagan souhaitait le revoir. Il accepta un passeport de Fouché. Avec ce passeport, il devait se rendre à Londres et sonder les principaux ministres sur les conditions éventuelles d'une paix. Cette ouverture ne donna pas de résultats. L'Angleterre n'entendait pas lâcher l'Espagne et refusait toute présence française en Hollande. Par ailleurs, les autorités britanniques avaient accueilli avec méfiance l'émissaire de Fouché : on souhaitait une voie plus officielle pour engager des négociations. C'est en Hollande qu'on désirait surtout la paix. Le commerce y était en effet l'une des victimes du Blocus continental, et le roi Louis ne cessait de se plaindre auprès de son frère : " Laissez crier les marchands. — Pensez-vous que ceux de Bordeaux ne crient pas? " lui répliquait l'Empereur. La tentative de Walcheren avait aggravé les rapports entre Napoléon et Louis. Celui-ci avait été contraint de dégarnir son royaume pour se porter avec huit mille hommes entre Zandvliet et Anvers. Loin de s'attirer la reconnaissance de son frère, il dut essuyer une terrible colère impériale. Napoléon songeait probablement à annexer la Hollande. " C'est une colonie anglaise, confiait-il à Fontanes, plus ennemie de la France que de l'Angleterre. Je veux manger la Hollande. " Pour sauver son royaume, l'infortuné Louis ne voyait qu'une issue : la paix entre la France et l'Angleterre. Fouché avait joué les médiateurs entre les deux frères. De cette réconciliation était née l'idée de négociations avec l'Angleterre, négociations autorisées par Napoléon. Un homme d'affaires hollandais, Labouchère, gendre et associé du banquier anglais Baring, recommandé par Ouvrard à Fouché, devait se charger de sonder le cabinet anglais. Cette fois, Napoléon était au courant. Cette nouvelle négociation se heurta à l'intransigeance anglaise sur la Sicile et sur l'Espagne. Napoléon autorisa pourtant un deuxième voyage de Labouchère à Londres. C'est ici que Fouché prit une initiative. Conscient qu'un nouvel échec était plus que probable, il modifia les instructions de Napoléon, s'inspirant d'un plan proposé par le financier Ouvrard : on offrait à l'Angleterre de l'aider à reconquérir les États-Unis et on ouvrait pendant un an tous les ports du Grand Empire au commerce anglais. Napoléon découvrit la substitution ou tout au moins l'ampleur des négociations lors de son voyage à Anvers. Une confidence de Louis, qui avait rencontré Ouvrard, lui révéla que les pourparlers avaient pris un tour nouveau sans qu'il en fût averti. Une nouvelle fois, il se sentit remplacé par Fouché. On peut se demander d'ailleurs si Fouché lui-même n'était pas joué par Ouvrard dont le génie de spéculateur allait bien au-delà des questions diplomatiques. L'affaire est bien décrite par Mollien, même si celui-ci ne dissimule pas sa haine pour Fouché. Les négociations servaient à habiller un remboursement par la France d'un emprunt, fait par l'Espagne en Hollande, de 30 millions de florins, avec pour caution 28 453 000 piastres recouvrables en quinze ans à Mexico. Seraient utilisés, pour l'extradition des piastres, des vaisseaux anglais. Mollien juge sévèrement le plan d'Ouvrard : " Je n'ai pas besoin d'ajouter que ce projet n'eut pas de suite; il n'aurait certainement pas séduit une seule minute le cabinet de Londres, quelque intérêt qu'il pût trouver à mettre à la disposition de quelques négociants anglais 28 453 000 piastres qu'ils auraient soldées à la France en lettres de change sur le continent… Je dois même croire que le ministre [Fouché] qui m'avait assez légèrement entretenu de quelques espérances de rapprochement entre la France et l'Angleterre les fondait sur une autre base qu'une conception aussi bizarre. […] Cependant, ajoute Mollien, le malheur avait voulu que quelques journaux étrangers eussent parlé d'une prétendue mission diplomatique confiée au spéculateur français [Ouvrard]. Ce que Napoléon supportait le moins, c'était que son gouvernement fût attaqué par le ridicule240. " Savary, qui eut à arrêter Ouvrard, a accrédité l'idée que Napoléon était au courant et voulait surtout discréditer Fouché. Et sur cette affaire serait venue se greffer, toujours selon Savary, une intrigue de Sémonville, lié à Maret, et qui aurait aspiré à un portefeuille ministériel, celui de Fouché en particulier241. L'affaire se retourna en effet contre le ministre de la Police. " J'eus bientôt l'occasion de remarquer par quelques-uns de ces symptômes indirects qui trahissaient quelquefois ses pensées intérieures, que Napoléon changeait sensiblement de ton et de manière avec le ministre qui avait, trop ingénument peut-être, cédé au désir d'une réconciliation avec le seul ennemi qui paraissait alors rester à la France ", écrit Mollien dans ses Mémoires242. Lors du conseil des ministres du 2 juin 1810, à Saint-Cloud, Napoléon aurait interpellé Fouché. Thiers a donné le récit de ce conseil qu'il semble avoir connu par des témoignages directs : " M. Fouché était présent. Sans aucun préambule, Napoléon lui demanda compte des allées et venues de M. Ouvrard en Hollande, des pourparlers avec l'Angleterre continués, à ce qu'il paraissait, en dehors de l'action du gouvernement. Il lui demanda en outre, et coup sur coup, s'il savait quelque chose de cet étrange mystère, s'il avait ou non envoyé M. Ouvrard à Amsterdam, s'il était ou non complice de ces manoeuvres inqualifiables… M. Fouché, qui s'était réservé de parler plus tard à l'Empereur de ce qu'il avait osé tenter, surpris par cette soudaine révélation à laquelle il ne s'attendait pas, pressé à brûle-pourpoint de questions embarrassantes, balbutia quelques excuses pour M. Ouvrard, et dit que c'était un intrigant qui se mêlait de tout, et aux démarches duquel il fallait ne pas prendre garde. Napoléon ne se paya point de ces raisons. " — Ce ne sont pas, lui dit-il, des intrigues insignifiantes qu'il faille mépriser; c'est la plus inouïe des forfaitures que de se permettre de négocier avec un pays ennemi, à l'insu de son propre souverain, à des conditions que ce souverain ignore, et que probablement il n'admettrait pas. C'est une forfaiture que sous le plus faible des gouvernements on ne devrait pas tolérer. " Napoléon ajouta qu'il regardait ce qui venait de se passer comme tellement grave qu'il voulait qu'on arrêtât M. Ouvrard sur-le-champ. M. Fouché, craignant qu'une telle arrestation ne fît tout découvrir, essaya en vain de calmer la colère de Napoléon, mais ne réussit qu'à l'accroître en aggravant ses soupçons, et en les attirant sur sa propre tête. Napoléon, qui avait résolu d'avance l'arrestation de M. Ouvrard, se garda bien d'en charger M. Fouché, de peur que celui-ci ne le fît évader, et, sortant du conseil à l'instant même, il donna cette mission à son aide de camp Savary, investi de toute sa confiance… En deux ou trois heures, M. Ouvrard fut adroitement arrêté et tous ses papiers furent saisis. Au premier examen on reconnut qu'en effet la négociation avait été poussée encore plus loin qu'on ne l'avait cru d'abord, et que M. Fouché avait été au moins pour moitié dans la singulière intrigue qu'on venait de découvrir243. " Le lendemain 3 juin, après la messe, l'Empereur fit appeler tous les grands dignitaires et les ministres, à l'exception de Fouché. " “Que penseriez-vous, leur dit-il, d'un ministre qui, abusant de sa position, aurait, à l'insu du souverain, ouvert des communications diplomatiques sur des bases imaginées par lui seul, et compromis ainsi la politique de l'État? Quelle peine y a-t-il dans nos codes pour une pareille forfaiture?” En achevant ces paroles, Napoléon regarda attentivement chacun des assistants… Les complaisants, cherchant dans ses yeux la réponse qui pouvait lui convenir, se récriaient que c'était là un crime abominable. M. de Talleyrand, qui cette fois n'était pas l'objet de la colère impériale, souriait nonchalamment; l'archichancelier, persistant dans son rôle ordinaire de conciliateur, répondit que la faute était grave, à moins cependant que l'auteur de cette faute n'eût été égaré par un excès de zèle. “Excès de zèle, reprit Napoléon, bien étrange et dangereux que celui qui conduit à prendre une telle initiative244.” " Napoléon annonce alors la destitution de Fouché et demande aux assistants de le conseiller pour le choix du remplaçant. Grand embarras. " M. de Talleyrand seul, qui assistait à cette scène en silence, et avec une légère expression d'ironie sur son impassible visage, M. de Talleyrand, se penchant vers son voisin, dit assez haut pour être entendu : “Sans doute M. Fouché a eu grand tort, et moi je lui donnerais un remplaçant, mais un seul, c'est M. Fouché lui-même245.” " Colère de Napoléon qui sortit en emmenant avec lui Cambacérès qu'il informa de son choix : Savary succéderait à Fouché. La nouvelle fit sensation. Fouché avait-il vraiment trahi? Nullement. Napoléon atténua sa disgrâce en le nommant gouverneur des États romains, enlevés au pape. " Les services que vous nous avez rendus, lui écrivit-il le 3 juin, nous portent à vous confier le gouvernement de Rome… Nous avons déterminé par un décret spécial les pouvoirs extraordinaires dont les circonstances particulières où se trouvent ces départements exigent que vous soyez investi246. " Dans une plus longue lettre, l'Empereur expliquait à Fouché les raisons de sa disgrâce : " La place de ministre de la Police exige une entière et absolue confiance, et cette confiance ne peut plus exister, puisque déjà, dans des circonstances importantes, vous avez compromis ma tranquillité et celle de l'État; ce que n'excuse pas à mes yeux la légitimité des motifs. " Une négociation a été ouverte avec l'Angleterre; des conférences ont eu lieu avec lord Wellesley. Ce ministre a su que c'était de votre part qu'on parlait; il a dû croire que c'était de la mienne; de là un bouleversement total dans toutes mes relations politiques. […] La singulière manière que vous avez de considérer les devoirs du ministre de la Police ne cadre pas avec le bien de l'État. […] J'ai voulu vous faire connaître moi-même ce qui me portait à vous ôter le portefeuille de la Police. Je ne puis pas espérer que vous changiez de manière de faire, puisque, depuis plusieurs années, des exemples éclatants et des témoignages réitérés de mon mécontentement ne vous ont pas changé et que, satisfait de la pureté de vos intentions, vous n'avez pas voulu comprendre qu'on pouvait faire beaucoup de mal en ayant l'intention de faire beaucoup de bien 247. " La leçon est rude, mais le sort de Fouché n'est en rien comparable à celui de Talleyrand l'année précédente. Ce que Napoléon ignore, c'est l'ampleur des intrigues de Fouché. Son successeur ne va-t-il pas les découvrir? Lorsque Savary, encore surpris de sa nomination, se présente, le soir du 3 juin, quai Voltaire, Fouché sollicite de sa bienveillance un délai pour remettre de l'ordre dans ses papiers et lui offrir des dossiers impeccables. Savary accepte et Fouché met à profit ce temps pour trier, détruire ou emporter ce qui aurait pu lui nuire ou servir à son successeur. Quand, le 7 juin, il se retire enfin, il ne laisse à Savary que le vide ou presque. De là une violente colère de Napoléon qu'irritait déjà le concert de louanges qui entourait le ministre disgracié. Talleyrand lui-même, pourtant si prudent (mais qu'avait-il à perdre?), était venu saluer Fouché. La foule se pressait dans les salons du quai Voltaire. Le disgracié osait même réclamer le titre de ministre d'État que devait lui accorder Napoléon comme un lot de consolation mais dont lui-même se parait, retardant toujours son départ pour Rome. Cependant, la mission de Fagan venait d'être découverte par Savary dans des registres de passeports. Hasard ou information venue de la préfecture de police? Napoléon se saisit aussitôt des aveux de Fagan qui signalait avoir remis à Fouché une note du ministre anglais. Le 17, Napoléon la réclama à Fouché, puis, le lendemain, lui demanda l'ensemble de ses papiers. Savary venait de s'apercevoir qu'il avait été joué. La lettre de Napoléon était menaçante : " Faites attention que j'ai droit et qu'il est important pour moi et pour vous que toutes les pièces sur ces affaires et écrits de cette espèce me soient remis sans réserve; en un mot que vous me remettiez le portefeuille de votre ministère248. " Retiré à Ferrières, Fouché fit répondre qu'il avait brûlé ses papiers. Lorsqu'il avait quitté le ministère en 1802, le Premier Consul rie lui avait rien réclamé, ajoutait-il; il n'avait donc pas cru devoir conserver des archives souvent encombrantes ou — perfidie suprême — compromettantes pour la famille impériale (allusion aux aventures galantes de Pauline et de Caroline). Deux nouvelles demandes connurent un sort identique. C'en était trop. Napoléon envoya Dubois à Ferrières, mais celui-ci, furieux d'avoir été supplanté par Savary comme ministre, se montra d'une inefficacité voulue. Fouché, dans une lettre à Maret, jouait les persécutés : " Je croyais, après ma réponse à Votre Excellence relativement aux lettres de l'Empereur, qu'on ne m'en parlerait plus; mais telle est la fatalité qui me poursuit que, depuis quelques mois, il m'a fallu subir tous les genres de dégoûts et d'humiliations. J'ai vu les scellés apposés chez moi par le préfet de police au moment même où je vais remplir une mission pénible et pour le succès de laquelle j'ai essentiellement besoin de confiance et d'encouragement249. " La foudre frappa l'ancien ministre le 1er juillet, transformant en complète disgrâce une simple mise à l'écart : " Monsieur le duc d'Otrante, vos services ne peuvent plus m'être agréables. Il est à propos que vous partiez sous vingt-quatre heures pour votre sénatorerie 250. " Il ne devait y exercer aucune influence ni recevoir aucun honneur. C'est un exil qui était prononcé. Cette fois, Fouché perdit tout sang-froid. S'étant fait délivrer un passeport par Desmarest, il s'enfuit dans le Midi, sans indiquer la moindre destination. Il fut aperçu à Florence le 12, paraissant jouer les touristes, puis à Livourne. Il aurait, de là, songé à gagner Naples par la voie maritime, pourtant incertaine en raison des croisières anglaises. Il se serait embarqué mais aurait renoncé, victime du mal de mer. Pourquoi se rendre à Naples? Ses liens avec Murat étaient étroits, maçonniques notamment: Fouché était grand conservateur de la Grande Loge Symbolique et Murat était, avec Cambacérès, l'adjoint du grand maître, Joseph Bonaparte251. Mais le roi de Naples n'aurait pu le soustraire à la colère de Napoléon. Selon d'autres sources, il aurait voulu fuir aux États-Unis. L'Amérique faisait alors figure de terre refuge pour les opposants à l'Empire, de Moreau à Hyde de Neuville. En réalité, cette étrange fuite, conclusion d'une étrange affaire, a peut-être eu pour but de faire oublier la disparition des papiers du ministère. Le but fut probablement atteint. Napoléon, absorbé par d'autres problèmes, oublia la destruction des archives. Revoilà Fouché à Aix en septembre. On le dépeint " pâle et défait ", mais immédiatement il se comporte en sénateur dans sa sénatorerie et nullement en proscrit. Seulement Aix est loin de Paris, et Fouché ne compte plus dans la vie politique. De toute façon l'évolution du régime le condamnait. Il n'avait guère manifesté d'enthousiasme pour le mariage de Napoléon avec Marie-Louise qui faisait resurgir le spectre de Marie-Antoinette : " 1810 voit le renforcement de la surveillance de l'imprimerie (même retirée à la police), la réduction autoritaire du nombre des journaux; c'est aussi l'année où l'Europe napoléonienne s'oriente vers la monocratie (annexion de Rome et de la Hollande). C'est en 1810 qu'on efface la devise “Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort” de la façade de l'Hôtel de Ville de Paris, que Napoléon parle de son pauvre oncle lorsqu'il évoque Louis XVI. C'est encore en 1810 qu'est promulgué le Code pénal qui prévoit de multiples crimes passibles de la peine capitale, maintenant des peines telles le marquage au fer rouge des forçats. Qui pouvait mieux suivre cette évolution autoritaire que Savary, exécutant sans états d'âme 252? " Paradoxe : Fouché, l'ancien terroriste, est écarté comme trop libéral… CHAPITRE XIX L'affaire Malet Le bulletin de police du samedi 10 octobre 1812 annonce le décès, le jour précédent, " à dix heures du matin, de Mme la duchesse d'Otrante, morte subitement d'une convulsion nerveuse à sa terre de Ferrières, aux yeux de toute sa famille. La veille, elle avait accompagné le duc, son époux, à la promenade, et, le matin du 9, elle avait déjeuné en famille253. " Depuis sa disgrâce, Fouché mène une vie de rentier entre Aix, chef-lieu de sa sénatorerie, et Ferrières où il est bientôt autorisé à revenir. Son traitement de sénateur (25 000 francs), le revenu de sa sénatorerie (25 000 francs également), sa pension d'ancien ministre, d'importantes donations impériales254, et tout ce que lui rapporte la terre de Ferrières qu'il n'a cessé d'étendre lui assurent une grande aisance. C'est la partie officielle de sa fortune. A-t-il puisé pour son compte dans les fonds secrets? On ne sait. Mais, informé avant tout le monde, il a su habilement spéculer depuis le Directoire par l'entremise d'hommes de paille comme l'ancien oratorien Lecomte. Fouché passe pour riche, très riche même255. À Aix où il retrouve son ancien collègue de la Convention Thibaudeau, devenu préfet des Bouches-du-Rhône, il loue l'hôtel de Forbin qu'il fait aménager pour y donner des réceptions. Introduit dans la bonne société restée royaliste, il y rencontre Gabrielle de Castellane dont il fera plus tard sa femme. Il croise aussi un jeune avocat, Manuel, et se laisse séduire par ses idées libérales. De retour à Ferrières en septembre 1811, il suit les événements d'un oeil faussement détaché. On parle déjà d'une guerre avec la Russie. Au fond de lui-même, Fouché la condamne. Le diplomate qu'il fut sous le Directoire se réveille. Talleyrand a été écarté des Affaires étrangères, Maret ne le vaut pas. L'occasion est belle. Faut-il croire les Mémoires de Fouché qui reproduisent un texte que le duc d'Otrante aurait remis à Napoléon pour lui ouvrir les yeux sur les dangers d'une telle guerre, à l'occasion d'un entretien aux Tuileries? " Craignez, Sire, lit-on en conclusion, que vos peuples ne vous taxent d'une ambition irréfléchie et ne se préoccupent trop de la possibilité d'une grande infortune. Votre puissance et votre gloire ont assoupi bien des passions hostiles; un revers inattendu pourrait ébranler tous les fondements de votre empire256. " Napoléon aurait refusé d'écouter Fouché. Si elle n'a rien d'invraisemblable, une telle intervention n'a jamais reçu aucune preuve. Les contemporains ne font pas mention d'une visite de Fouché aux Tuileries à cette époque ou d'une démarche quelconque. Au contraire, Fiévée, dans une note de juillet 1812, indique que Paris, depuis le départ de Napoléon, n'abrite aucune intrigue, " ce qu'on doit attribuer à l'union qui règne entre les gens en place et plus encore à la subordination qui s'est établie entre eux depuis la chute de M. le duc d'Otrante. Tout aurait été et aurait paru de même pendant les autres absences de l'Empereur sans les étonnantes prétentions de ce ministre de la Police qui haïssait tout ce qui était au-dessus de lui, redoutait tout ce qui ne lui était pas soumis jusqu'à la bassesse et agitait son souverain de ses haines personnelles257". Bref pour Fiévée, généralement bien informé, depuis sa disgrâce Fouché se tient à l'écart. Savary ne l'avait pourtant pas fait oublier. Non qu'il fût incapable. Né en 1774, il venait de l'armée et avait servi sous les drapeaux de la Révolution à Wissembourg et au Friedberg. Devenu aide de camp de Desaix, il l'avait suivi en Égypte et se trouvait à ses côtés à Marengo. En septembre 1801, il reçut le commandement de la légion de gendarmerie d'élite attachée à la personne du Premier Consul qu'il accompagna désormais dans ses déplacements. Bonaparte appréciait le dévouement sans faille de Savary. Il en fit un général de brigade en 1803, de division en 1805. Savary servit à Austerlitz et à Iéna. Vainqueur à Wismar, il s'empara de Rostock en novembre 1806. On le retrouve à Friedland. Par la suite Napoléon l'employa dans des missions diplomatiques à Saint-Pétersbourg en juillet 1807, à Madrid en 1808 où il monta le guet-apens de Bayonne. Il revint en Espagne avec Napoléon qu'il suivit également dans la campagne de 1809. Des états de service irréprochables. Une seule ombre : c'est lui qui porta la responsabilité de l'exécution du duc d'Enghien. Il passait désormais pour l'exécuteur des basses oeuvres de Napoléon. On murmurait : " Si l'Empereur disait à Savary de vous tuer, il vous prendrait tendrement par la main et vous dirait : “Je suis au désespoir de vous envoyer dans l'autre monde, l'Empereur le veut ainsi258.” " Savary a eu un accès permanent auprès de l'Empereur comme responsable de sa sécurité. Il manqua d'être pris en défaut en octobre 1809 lorsque l'étudiant Staps, à la faveur d'une parade militaire à Schônbrunn, tenta de poignarder Napoléon. Savary coordonnait aussi les activités de l'espionnage pendant les campagnes et il eut sous ses ordres le fameux Schulmeister. Général, diplomate, ayant dirigé gendarmes et espions, d'une fidélité à toute épreuve, il avait accompli le parcours idéal pour devenir ministre de la Police générale. Et pourtant sa nomination fut mal accueillie. De Fouché on savait qu'il n'était pas l'homme de l'Empereur, que Napoléon ne l'aimait pas et se méfiait de lui. Il pouvait avoir des comportements indépendants, protégeant royalistes ou jacobins. Au ministre, subtil politique et habile opportuniste jouant son propre jeu succédait un " gendarme ", " un mamelouk ", un homme si dévoué à l'Empereur qu'il en pouvait paraître borné et surtout impitoyable, comme l'avait montré l'exécution du duc d'Enghien. Savary le reconnaît, non sans humour, dans ses Mémoires : " Lorsqu'on lut ma nomination dans le Moniteur, personne ne voulut y croire. L'Empereur aurait nommé l'ambassadeur de Perse, qui était alors à Paris, que cela n'aurait pas fait plus peur. J'inspirais de la frayeur à tout le monde; chacun faisait ses paquets, on n'entendit parler que d'exils et d'emprisonnements et pis encore. Enfin je crois que la nouvelle d'une peste sur quelque point de la côte n'aurait pas plus effrayé que ma nomination259. " Craintes absurdes. Savary n'était pas méchant homme et d'un naturel plutôt conservateur. Réal, Pelet, Angles et le préfet de police demeurent responsables des quatre arrondissements, Saulnier reste secrétaire général et les cinq divisions conservent leurs chefs : Desmarest à la sûreté, Havas à la correspondance avec les deux commissions sénatoriales de la liberté individuelle et de la liberté de la presse, Esménard puis Étienne à la censure, Lecomte à la trésorerie, Lombard-Taradeau aux archives. On ne change pas les directeurs généraux : Dédouhet d'Auzers à Turin, Devilliers à Amsterdam, Norvins à Rome, Lagarde à Florence, d'Aubignosc à Hambourg. Les commissaires généraux demeurent en place, qu'il s'agisse de Popp à Strasbourg ou de Bellemare à Anvers. Seule modification : le remplacement à la préfecture de police de Dubois par Pasquier. Mais ce changement n'a pas été voulu par Savary, c'est Napoléon qui l'a imposé. L'incendie de l'hôtel Schwarzenberg, le 1er juillet 1810, fut à l'origine de la chute de Dubois. Le feu avait pris à l'ambassade d'Autriche lors d'une fête donnée en l'honneur du mariage de Napoléon et de Marie-Louise, provoquant la mort de la princesse Pauline de Schwarzenberg, brûlée vive, et suscitant de scandaleuses scènes de pillage. L'absence de Dubois fut remarquée. Au milieu de la nuit, Napoléon aurait demandé : " Mais où est donc Dubois? — Dans son château, répondit-on. — Eh bien ! qu'il y reste ! " aurait répondu l'Empereur. Le 14 octobre 1810, Dubois fut rappelé au Conseil d'État. Au demeurant, la surveillance qu'il avait exercée sur Fouché devenait inutile dans le cas de Savary dont Napoléon n'avait nulle raison de se méfier. De plus, Dubois avait été critiqué pour sa trop grande vénalité. Le bruit courut au Conseil d'État que Fiévée remplacerait Dubois. Mais l'Empereur souhaitait un grand nom. Il choisit le baron Étienne-Denis Pasquier. C'est Maret qui aurait inspiré ce choix. Incarcéré sous la Terreur tandis que son père montait sur l'échafaud, Pasquier, descendant d'une brillante lignée de conseillers au Parlement de Paris, s'était rallié à l'Empire en 1806. Il était alors entré au Conseil d'État comme maître des requêtes. Était-il sûr? Il a exposé les raisons de son ralliement à son secrétaire, Favre : " Si les honnêtes gens s'abstiennent, tout pouvoir n'est-il pas livré à l'intrigue, à la malversation? Si les hommes modérés se taisent, la grande influence n'est-elle pas acquise aux propagateurs d'idées fausses, d'utopies dangereuses et coupables? Les hommes qui par leur fortune, leur nom, leur situation seraient appelés à jouer un rôle utile dans la vie publique se font trop souvent l'illusion de croire que l'abstention qu'ils ont adoptée attire sur eux l'attention. Ils se figurent qu'à un moment donné ils pourront reparaître brillamment sur la scène… L'heure venue d'une réaction quelconque, ce n'est pas à eux que le gouvernement ferait jamais appel, c'est aux hommes d'action, à ceux qui du geste ou de la parole peuvent avoir la force et les moyens de rendre de vrais services, à ceux qui ont suivi le courant et ne se sont point attardés de quelque vingt ans en arrière260. " C'est Pasquier qui eut l'idée, soufflée par Henry, d'embaucher d'anciens bagnards, dont Vidocq, pour lutter contre les criminels. Mais, sur le plan politique, il se révéla très inférieur à Dubois, se contentant d'être, jusqu'en 1814, un exécutant effacé de son ministre. La rivalité des polices s'estompe au profit d'une surveillance tatillonne et maladroite : tentative pour imposer aux domestiques un livret remis par la police, recensement des filles à marier, viol sans discrétion des correspondances, persécution de Mme de Staël… erreurs que s'est gardé de commettre Fouché. On le regrette. Il apparaît comme un modéré par rapport à Savary, serviteur trop zélé de l'Empereur. Ainsi se bâtit une légende, notamment au faubourg Saint-Germain, celle d'un Fouché ayant toujours ménagé les royalistes. Cette flatteuse rumeur servira le duc d'Otrante en 1815. Parmi les jacobins également on déplore la brutalité de Savary, et Fouché retrouve tout son prestige. C'est l'affaire Malet qui a discrédité Savary. Jusqu'en 1812 on le redoutait; devenu ridicule, il ne fut plus qu'odieux. Le 23 octobre 1812, à quatre heures du matin, le général Malet s'était présenté à la caserne Popincourt. Introduit auprès du commandant de la 10e cohorte de la Garde nationale, Soulier, que l'on avait réveillé en sursaut, il lui apprend la mort de Napoléon, le 8 octobre, devant Moscou. Soulier ne discuta pas et fit rassembler ses hommes dans la cour. Les soldats apprirent ainsi pêle-mêle, à travers un sénatus-consulte lu par Malet, que l'Empereur était mort, que la guerre allait s'achever et qu'un gouvernement provisoire était formé. Malet se rendit ensuite à la prison de la Force où il fit libérer deux généraux républicains, Lahorie et Guidai, ainsi qu'un Corse, Boccheciampi, arrêté pour espionnage. Lahorie partit immédiatement avec la 2e compagnie de la 10e cohorte pour la préfecture de police, rue de Jérusalem, où il procéda à l'arrestation de Pasquier, conduit à la Force et placé au secret. Puis il se transporta quai Voltaire où Savary fut empoigné au saut du lit et alla rejoindre son préfet à la Force. Desmarest fut également saisi, mais les ordres concernant Cambacérès et Clarke, ministre de la Guerre, ne furent pas exécutés. C'est à l'état-major de la 1re division militaire que tout se gâta. Le commandant de la place, le général Hulin, demanda à Malet de lui montrer ses ordres. " Les voici! " répondit Malet en lui tirant une balle dans la mâchoire. Malet passa chez le colonel Doucet, responsable de la sécurité de Paris. À l'inverse de Soulier et de Savary, Doucet ne fut pas réveillé en sursaut; il jugea inconcevable de n'avoir pas été averti de la mort de Napoléon et devina la supercherie. Il fit arrêter Malet. À son tour, Lahorie fut appréhendé au ministère de la Police générale. À midi, tout était rentré dans l'ordre. Malet et ses complices furent fusillés dans la plaine de Grenelle, le 29 octobre 1812. Mais l'arrestation du ministre et de son préfet, bientôt connue, suscita l'hilarité. L'infortuné Savary, duc de Rovigo, fut aussitôt rebaptisé duc de la Force. On s'abordait dans les rues : " Savez-vous ce qui se passe? — Eh non! — Vous êtes donc de la police. " Aimée de Coigny traduisit le sentiment général: " Ainsi, le gouvernement de l'Empereur n'était point inébranlable. Son armée est battue et sa police peut être enlevée. On peut donc mettre sa puissance civile et militaire en déroute ! On se sentait plus à l'aise et on regardait Malet comme un homme qui a ouvert la porte à l'espérance261." Le complot aurait-il pu réussir? Tout reposait sur les complicités dont il pouvait disposer. Fiévée, en observateur perspicace, a remarqué : " Si ce mouvement s'était un peu prolongé, il se serait trouvé des sages pour conduire ces fous. " Et Savary a reconnu : " Sans le contretemps qui lui fit manquer l'arrestation du ministre de la Guerre et qui me rendit aussitôt à mes fonctions, le général Malet aurait été maître de beaucoup de choses en peu de moments et dans un pays si susceptible de la contagion de l'exemple. Il aurait eu le Trésor qui était riche en ce temps-là, la poste et le télégraphe, et il y avait cent cohortes de gardes nationaux en France. Il aurait su, par l'arrivée des estafettes de l'armée, la triste situation où étaient alors les affaires et rien ne l'aurait empêché de saisir l'Empereur lui-même s'il était arrivé seul, ou de marcher à sa rencontre s'il était venu accompagné 262. " La composition du gouvernement provisoire figurant à l'article 4 du sénatus-consulte fabriqué par Malet est intéressante. On y trouve, sous la présidence du général Moreau, des idéologues comme Garat, Volney ou Destut de Tracy voisinant avec des Chevaliers de la foi comme Mathieu de Montmorency ou Noailles. Ainsi sont réunies les deux oppositions au régime : celle des Chevaliers de la foi, qui diffusent alors la bulle d'excommunication de Napoléon par le pape et travaillent à la restauration de Louis XVIII, et celle des républicains sourcilleux, hostiles à l'Empire. Comme on le lit dans les Mémoires de Fouché : " Toute la conspiration n'était pas dans la tête de Malet. La pensée en était royaliste et l'exécution républicaine. " On a prétendu que Fouché était derrière le complot. N'avait-il pas minimisé la première tentative de Malet? Et même s'il ne fut pas à l'origine du complot de 1808, n'a-t-il pas été tenté de le réactiver en un moment jugé opportun? Peuchet, dans ses Mémoires tirés des archives de la police, affirme : " Ce qu'il y a de certain, c'est que le duc d'Otrante, quoique absent et invisible, était l'âme de ce coup incroyable263. " On ne prête qu'aux riches. Il n'est pas jusqu'à l'auteur des Mémoires de Fouché pour affirmer que Talleyrand devait se trouver dans le gouvernement provisoire bien qu'on ne l'eût pas nommé, et que Fouché lui-même devait remplacer Moreau alors aux États-Unis. Il ne précise pas toutefois si Fouché avait été averti par les conspirateurs 264. En réalité, on peut considérer que Fouché fut étranger au complot. Moralement atteint par la perte de sa femme, ayant toujours ignoré les agissements des Chevaliers de la foi (en 1815 encore, il sera surpris par l'élection de la Chambre introuvable), provisoirement privé d'influence au Sénat, surveillé par Savary, il lui était difficile d'entrer dans une conspiration ourdie à la clinique Dubuisson par un général, Malet, vraisemblablement manipulé par les Chevaliers de la foi auxquels l'ex-évêque Talleyrand et l'ancien oratorien Fouché faisaient horreur. CHAPITRE XX Le gouverneur des Provinces illyriennes Alors qu'il était engagé dans une campagne d'Allemagne incertaine et difficile contre les Russes et les Prussiens, Napoléon pouvait-il laisser à Paris deux intrigants comme Fouché et Talleyrand? L'affaire Malet, même si les deux hommes n'avaient pas trempé directement dans la conspiration, était un avertissement. Le régime restait fragile et Savary n'était pas capable de surveiller les deux compères. Napoléon l'avait pourtant maintenu au ministère de la Police, comme Pasquier à la préfecture, mais il s'agissait là d'une manière habile de minimiser la conjuration de Malet. Ne fallait-il pas à tout prix " occuper " Talleyrand et Fouché, dont l'oisiveté eût été dangereuse pour l'avenir de l'Empire? Talleyrand refusa tous les emplois proposés, le portefeuille des Affaires étrangères compris, si l'on en croit certaines rumeurs. Fouché, en revanche, le chagrin causé par la mort de son épouse dissipé, n'aspirait qu'à retrouver, à défaut de la Police, de hautes fonctions diplomatiques. Se priver de ses services dans une conjoncture délicate eût été suicidaire pour le pouvoir, autant que de le laisser à Paris libre de tous ses mouvements. Savary s'inquiétait de cette présence dans la capitale; peut-être redoutait-il avant tout un retour en grâce de Fouché. De Dresde, Napoléon écrivait à son ancien ministre, le 10 mai 1813: " Monsieur le duc d'Otrante, je vous ai fait connaître que mon intention était, aussitôt que je serais à même d'entrer dans les États du roi de Prusse, de vous appeler près de moi pour vous mettre à la tête du gouvernement de ce pays. La victoire de Lüzten265m'ayant mis dans le cas de rejeter l'ennemi au-delà de l'Elbe, et mes troupes s'avançant sur l'Oder, je désire qu'au reçu de la présente vous ne perdiez pas un moment et que vous vous rendiez secrètement à Dresde. Vous pouvez faire choix de deux ou trois personnes de confiance, de celles sur l'attachement desquelles je ne puis faire aucun doute. Tâchez d'en prendre qui parlent allemand, mais n'en amenez pas plus de trois. Quant aux autres personnes dont vous aurez besoin, vous m'en présenterez l'état à votre arrivée. Que cela ne fasse aucun bruit à Paris. Il faut que vous soyez censé partir pour votre campagne et que vous soyez déjà ici qu'on vous croie encore chez vous […]. Je suis fort aise d'avoir occasion de recevoir de vous de nouveaux services et de nouvelles preuves de votre attachement266. " La disgrâce de Fouché prendrait-elle fin? Il s'empresse d'obéir. Il disparaît de Paris au moment où Savary fait exiler deux cents jacobins, ce qui brouille les pistes. Le voilà à Dresde le 29 mai. Son arrivée survient au moment où, après une nouvelle victoire de l'Empereur à Bautzen, des négociations doivent s'ouvrir à Prague. Les observateurs pensent que Fouché sera l'un des négociateurs et c'est ce qu'espère le duc d'Otrante qui a toujours jalousé les talents de diplomate de Talleyrand. D'autres rumeurs circulent: Napoléon l'aurait fait venir pour qu'il organise une contre-police, celle de Stein, qui " remplissait, dit Bausset267, l'Allemagne d'espions et de pamphlets ", se faisant pesante. On dit aussi qu'il aurait pour mission d'empêcher Bernadotte et surtout Murat de renforcer la coalition. À moins que Napoléon ait simplement voulu éprouver sa fidélité avant de lui rendre le portefeuille de la Police. Toutes les suppositions ont été faites, sauf une. Reçu officiellement, le 10 juin, au palais Marcolini, résidence officielle de l'Empereur, Fouché apprend qu'il est nommé gouverneur général de l'Illyrie en remplacement de Junot. La déception est de courte durée. L'importance stratégique des Provinces illyriennes saute aux yeux. La meilleure preuve, c'est qu'elles constituent un gage dans les négociations avec l'Autriche. D'ailleurs, Napoléon annonce au duc d'Otrante qu'il l'envoie à Prague pour y sonder Metternich qu'il connaît bien depuis son séjour à Paris. C'est le 17 juillet 1813 qu'est signé le décret le nommant à la tête des Provinces illyriennes. Il retrouve son titre de ministre d'État et reçoit un traitement de 320 000 francs par an. On lui adjoint un auditeur au Conseil d'État, Chassenon, et un commandant militaire, le général baron Fresia268. Fouché prend le lendemain la route de Prague, où il arrive le 19. Narbonne, l'un des représentants de la France à Prague, écrit au ministre des Relations extérieures : " Hier matin, un bruit s'est répandu de l'arrivée de Votre Excellence à Prague, puis, au bout de quelques instants, c'était monsieur le duc de Vicence; enfin on a reconnu que c'était monsieur le duc d'Otrante, peu de moments après qu'il a été installé dans l'hôtel préparé pour les plénipotentiaires de France. […] L'arrivée de monsieur le duc d'Otrante, lorsqu'elle fut connue, a donné l'éveil à des conjectures d'une autre espèce. La réputation que sa pénétration lui a méritée dans toute l'Europe a fait naître mille inquiétudes; on s'est persuadé qu'il venait pour tout voir et tout reconnaître d'un coup d'oeil et je sais de bonne part que, pendant la journée d'hier, la police a redoublé de vigilance269. " La nomination du duc d'Otrante témoigne de la volonté de Napoléon de ne pas restituer les Provinces illyriennes à Vienne. Metternich, avant même de rencontrer Fouché, ne s'y trompe pas et en tire la conséquence que Napoléon se prépare à la guerre, refusant les conditions de paix qu'on veut lui imposer. Plus tard, Thiers écrira : " Napoléon nomma M. Fouché gouverneur de l'Illyrie, poste peu assorti à la grande situation de cet ancien ministre mais que celui-ci accepta, parce qu'il regardait comme bonne toute manière de rentrer en fonctions. Il devait voir, en passant à Prague, M. de Metternich et profiter d'anciennes relations pour soutenir auprès de ce diplomate les prétentions de la France. Le moyen était petit par rapport à l'objet, et ne pouvait compenser le mauvais effet qu'allait produire en Autriche une nomination qui prouvait de notre part peu de disposition à renoncer à l'Illyrie270. " Fouché ne fit que passer à Prague. Il en retira l'impression qu'il faudrait plus que l'Illyrie pour empêcher Vienne de rejoindre la Prusse et la Russie. A-t-il plaidé la cause d'une régence de Marie-Louise dans le cas d'une défaite de Napoléon qui lui semblait probable si l'Autriche rejoignait la coalition ? A-t-il laissé entendre qu'il pourrait être utile à Metternich si ce dernier appuyait son entrée dans un éventuel conseil de régence? Il est sûr qu'il pensait à l'avenir et souffrait de devoir s'éloigner en Illyrie au moment où allait s'engager une partie délicate pour Napoléon. Pour l'instant, il lui fallait assurer la défense de l'Illyrie. C'est par un décret du 14 octobre 1809 qu'avaient été instituées les Provinces illyriennes. Très allongé et trop étroit, ce territoire regroupait l'Istrie, la Dalmatie, la Carniole, la Carinthie et la Croatie. Y cohabitaient Slovènes, Croates, Serbes, Italiens et Allemands, catholiques, orthodoxes, luthériens et juifs. L'activité des Provinces illyriennes était tournée vers l'agriculture et le commerce maritime. En réalité, " sans unité géographique, économique, politique ou nationale, ces provinces étaient un vrai conglomérat incohérent, créé uniquement par la volonté de Napoléon271". Leur intérêt était avant tout de fermer les côtes de l'Adriatique aux marchandises anglaises et de constituer un rempart contre toute attaque autrichienne dirigée vers l'Italie napoléonienne. Le pays était divisé en six provinces confiées à des intendants, équivalents des préfets dans les départements français, et en districts administrés par des délégués qui s'apparentaient aux sous-préfets. Le gouverneur était assisté d'un intendant général des finances et d'un commissaire général de justice. La législation française s'appliquait aux Provinces, favorisant ainsi leur intégration dans l'Empire. Toutefois, l'annexion était encore trop récente et la population ne se considérait pas comme française. " C'est l'âme qu'il faut remuer; tout tient au sentiment ", écrivait Fouché. Les habitants supportaient mal les contraintes du Blocus continental qui ruinait le commerce de l'Illyrie. Raguse et Trieste souffraient de la paralysie de leurs activités portuaires et l'agriculture ne subvenait qu'imparfaitement aux besoins du pays. Sujet de mécontentement pour les paysans : le refus de la France d'abolir tous les droits féodaux, certains étant déclarés seulement rachetables par un arrêté du 4 juin 1812. Autre obstacle au développement d'un courant francophile : la lourdeur des impôts établis par l'administration française. N'oublions pas que les fonctionnaires étaient mal payés ou pas payés. Ultime grief: le poids de la conscription, particulièrement lourd en 1812 et 1813. De là les sentiments hostiles qui se développaient à l'égard de la France et qui étaient d'autant plus inquiétants qu'une attaque autrichienne semblait inévitable en cas de rupture avec la France. Fouché arrive à Laybach le 29 juillet, convaincu que les forces autrichiennes vont attaquer à la fin de l'armistice, prévue pour le 10 août. Traversant les États autrichiens, il a noté d'inquiétants rassemblements de troupes. Il écrit au ministre des Affaires étrangères, le 19 août : " Comme la guerre avec l'Autriche m'a paru inévitable, surtout depuis ma conversation avec M. de Metternich à Prague, j'ai ordonné dès les premiers jours de mon arrivée à Laybach toutes les précautions nécessaires en cas d'invasion272. " Le 27, il précise même que Vienne " se prépare à nous faire une guerre de jacobins ". Le mot prend toute sa saveur sous sa plume. Il fait espionner les Autrichiens et évaluer leurs forces, telles sont les instructions venues de Paris. Ce qui serait un jeu d'enfant pour Fouché s'il était encore quai Voltaire devient plus difficile en terre étrangère. Le duc d'Otrante déploie néanmoins son génie de la police. " J'ai reçu la lettre que Votre Excellence m'a écrite avec les notes relatives à l'emplacement des régiments autrichiens. J'ai pris les moyens d'obtenir ce qu'elle désire. Le plus difficile pour moi est de trouver de bons agents dans un pays qui m'est inconnu. Il faut que j'attende qu'ils viennent s'offrir ou que les circonstances me les fassent découvrir. J'en ai envoyé un hier à Agram qui m'a paru très intelligent; depuis huit jours, j'en ai un qui parcourt les frontières de la Styrie. Il m'a fait un bon rapport et m'en promet un important que j'attends avec impatience273. " Face à l'ennemi, Fouché ne dispose que de quelques détachements croates et de troupes italiennes qui ne sont pas sûres. Les meilleurs éléments ont été incorporés à la Grande Armée. On ne peut compter pour l'envoi de renforts que sur Eugène de Beauharnais. Fouché le retrouve le 11 août. Il lui soumet un plan de défense axé sur Trieste et destiné à couvrir l'Italie. Eugène lui préfère un plan offensif en liaison avec l'armée bavaroise. Dans l'immédiat, il faut reprendre l'esprit public en main. Fouché y excelle. Il utilise un journal, Le Télégraphe officiel qui paraît tous les deux jours, rédigé en français, en italien et en allemand. Jusqu'alors il était peu lu en raison de sa médiocrité. Charles Nodier en prend la direction et y crée une rubrique intitulée " Statistique illyrienne " qui s'intéresse à la langue et à l'histoire de l'Illyrie. Des liens d'amitié s'établissent entre Fouché et Nodier dont le père a enseigné à l'Oratoire et formé plusieurs collaborateurs du duc d'Otrante comme Babey. Nodier raconte : " Il me mandait souvent, surtout la nuit, ne me parlait pas quand j'étais venu, se promenait comme à l'ordinaire les mains derrière le dos, en laissant échapper quelques paroles entrecoupées, quelques interjections d'impatience ou de colère, comme un homme qui se croit tout seul, et me congédiait sans m'avoir rien dit. Très persuadé que je ne pouvais pas avoir été appelé sans dessein, je jetais volontiers un article sur ces phrases presque insaisissables quand elles flattaient mon esprit et mon coeur274. " Nodier donne une orientation nouvelle au Télégraphe. Il s'agit de soutenir la politique de Fouché, mais, pour être crédible, il doit aussi être parfois critique à l'égard de la France. Au début, le Télégraphe s'acharne à démentir les rumeurs de guerre. Une guerre qui, de toute façon, ne pourrait qu'être gagnée par Napoléon. " L'armée française s'est accrue dans des proportions inconcevables. La garde de l'Empereur forme déjà une force armée. Elle se compose de 34 régiments sans le parc d'artillerie qui est de 200 pièces de canon. Ses fortifications sur l'Elbe sont formidables. " Cela suffit-il à rassurer les notables de Laybach? Le Télégraphe insiste sur des actes de patriotisme commis par les habitants. Ainsi, le 13 juin 1813, le capitaine Ivichievich et quarante hommes de la Garde nationale repoussent un débarquement anglais sur la côte dalmate. Les forces britanniques essuient un nouvel échec sur l'île de Zlarin. " Les habitants sont en général animés du meilleur esprit, annonce le Télégraphe; les gardes nationales sont pleines de patriotisme et de courage; et les Anglais trouveront la même résistance sur tous les points de la côte qu'ils entreprendront d'infester275. " Le moral des Français est entretenu par les fêtes somptueuses que donne le duc d'Otrante à Laybach, lui-même se promenant parmi les invités " en redingote grise, en chapeau rond, en gros souliers ou en bottes ", souligne Nodier, ce qui tranche avec l'apparat militaire de ses prédécesseurs. Dans le même temps, Fouché reprend en main l'administration. C'est à la police que va son intérêt. Il nomme des commissaires spéciaux à Laybach (Toussaint), à Carlstadt (Mussich), à Trieste (Deslançaux) et à Villach (Tournai). Il trouve dans l'intendant général Chabrol de Crouzol, futur pair de France et ministre de la Marine, un précieux auxiliaire. Il lui faut avant tout s'assurer l'appui des paysans. Quel meilleur moyen, lui suggère Nodier, que de laisser entendre que l'abolition totale de la féodalité est envisagée par l'administration française. Fouché serait d'accord, mais il est dans ses habitudes politiques de faire dire par les autres ce qu'il ne lui convient pas de dire lui-même, note Nodier. Et celui-ci de se dévouer dans le Télégraphe du 12 août 1813 : " Il arrive chaque jour au gouvernement des plaintes des seigneurs contre les paysans et de paysans contre les seigneurs relativement aux redevances féodales. Son Excellence a écrit aux intendants de prendre tous les moyens possibles de conciliation, de s'établir entre eux médiateurs, juges de paix, de faire entendre aux seigneurs que leur propre intérêt est de n'exiger des paysans que ce que les paysans doivent [les droits non abolis et déclarés rachetables] et de ne pas souffrir que leurs agents les vexent et les oppriment, de leur rappeler que ces paysans sont des hommes, que, s'ils ont des devoirs à remplir et des redevances à acquitter, ils ont aussi des droits que les lois garantissent à tous 276. " L'article fit sensation. " Il fut très populaire à la ville et très mal vu au palais du gouvernement où la noblesse abondait encore ", observe Nodier. Fouché feignit de blâmer Nodier devant la noblesse. Mais l'idée de l'abolition totale des droits féodaux était lancée. Les paysans ne pouvaient plus ignorer qu'un retour des Autrichiens signifierait un rétablissement des droits féodaux dans leur intégralité. Pourquoi Fouché ne va-t-il pas plus loin et ne supprime-t-il pas en totalité, lui, l'ancien jacobin, ces droits qui irritent les paysans? C'est qu'il doit ménager la noblesse et qu'il s'amuse à tromper les deux camps, en attendant de voir venir, selon son jeu favori. Il se justifie, le 13 octobre, dans une lettre à Napoléon : " Sans doute, Sire, j'aurais pu armer la population et m'en servir utilement contre l'ennemi, en prononçant de suite l'abolition du système féodal et en établissant cette grande barrière entre les peuples soumis à la domination autrichienne et ceux qui vivent sous l'Empire de Votre Majesté. Mais une pareille mesure prise sans avoir été préparée, au milieu du dénuement des troupes et sous les yeux de l'armée ennemie, qui bordait toutes nos frontières et était prête à profiter de toutes les occasions, mesure qui aurait attaqué à la fois tant d'intérêts, tant de prétentions et soulevé tant de haines, eût-elle rempli son but? Tout me porte, Sire, à penser que non, et Votre Majesté ne pourra, sans doute, qu'approuver la prudente circonspection dans laquelle j'ai cru devoir me tenir277. " En réalité, Fouché est sans illusions. À peine arrivé à Laybach, il souhaite rentrer au plus vite en France, et plus particulièrement à Paris où il pressent que se jouera l'avenir du régime. L'invasion autrichienne le prend de vitesse le 15 août. Le 12, Vienne entre en effet en guerre contre la France. Dès le 16, les troupes autrichiennes ont pris Carlstadt puis investi Villach le 19. Les villes de Fiume et Laybach sont menacées. Fouché ordonne le repli sur Trieste, évacuation discrète pour éviter la panique et prévenir les émeutes. Le Télégraphe officiel annonce que les forces autrichiennes seront bientôt encerclées par l'armée d'Italie forte de 70 000 hommes et renforcée de 50 000 Bavarois et de 200 000 Français. Bel optimisme qui n'est guère partagé. Fouché arrive à Trieste le 27 août. Il fait illuminer la ville et transforme la fuite des autorités en un repli victorieux. Il avait vite compris que non seulement les Autrichiens ne se heurtaient à aucune résistance nationale mais qu'au contraire leurs forces ne cessaient d'être renforcées par des déserteurs croates de plus en plus nombreux. L'armée du vice-roi Eugène était trop faible pour résister aux troupes envoyées de Vienne. Le 8 septembre, il faut commencer à évacuer Trieste et se diriger vers Gorice. Chabrol rend compte de ce départ, le 13 septembre, dans un rapport au ministre de l'Intérieur : " Dès midi, le général Fresia, tous les commandants supérieurs et leurs équipages, et les troupes avaient quitté la ville. Le gouverneur la quittait une heure après et sortait seul sans escorte, accompagné par le commandant de la Garde nationale et quelques membres du conseil municipal278. " À Gorice, Fouché continue à se comporter en gouverneur des Provinces illyriennes. Il ordonne la confiscation des biens des propriétaires et fonctionnaires qui ont rallié l'ennemi, il réglemente les réquisitions et s'efforce de conserver le contact avec Constantinople dans l'espoir d'une intervention turque sur les arrières de l'Autriche. Il engage même une polémique avec Savary à propos des commissaires spéciaux279. Nodier, resté à Trieste, y est surpris par les Anglais. Un arrêté de Fouché le destitue pour complicité avec l'ennemi : habile manoeuvre qui permet ainsi à l'écrivain de retrouver sa liberté. Impossible de se maintenir à Gorice. Fouché en part le 2 octobre. Le lendemain, il écrit à Napoléon : " Le prince vice-roi m'a annoncé ce matin que l'évacuation des Provinces illyriennes devenait nécessaire. Son Altesse m'a engagé à me rendre à Udine où je viens d'arriver. Prévoyant ce fâcheux événement, j'avais déjà ordonné de transporter à Venise les archives et les papiers importants du gouvernement et j'avais écrit à monsieur l'intendant général de faire partir tous les employés des administrations pour Trévise en attendant une nouvelle direction280. " Le 13 novembre, il peut écrire : " En général, l'évacuation ainsi que la retraite de l'armée ont eu lieu dans le plus grand ordre. C'était une marche plutôt qu'une retraite 281. " Fouché continue d'affecter un optimisme de façade, mais la situation est intenable. Il n'y a plus d'argent pour payer les employés, on ne sait même où les loger. Aucun espoir de revenir en Illyrie. On doit finalement envoyer le personnel à Parme puis à Plaisance. Finalement, la plupart des fonctionnaires rentrent en France. Le duc d'Otrante les imiterait volontiers, mais il reçoit ordre de se rendre à Bologne auprès du vice-roi. Le voilà contraint de limiter à l'Italie le champ de ses intrigues au moment où s'effondre l'Empire. CHAPITRE XXI 1814 : les occasions manquées 1814. Ce que Talleyrand et Fouché avaient peut-être envisagé en juin 1800 et à coup sûr en décembre 1808 est en train de se produire : cette fois, Napoléon paraît avoir perdu et sa chute ne peut qu'entraîner un changement de régime. Comment Fouché ne devinerait-il pas que la partie décisive se jouera à Paris? Quels regrets ne doit-il pas nourrir d'avoir perdu le portefeuille de la Police générale! Peut-être se reproche-t-il de n'avoir pas saisi l'occasion que lui offrait l'affaire Malet pour récupérer des fonctions qui le placeraient en position d'arbitre dans la nouvelle conjoncture. À défaut, il lui reste l'Italie. Et en Italie, un atout : Murat, roi de Naples. À plusieurs reprises, celui-ci s'était trouvé au centre des intrigues politiques touchant la succession de Napoléon. En 1808, Talleyrand et Fouché avaient pensé à lui en cas de disparition de l'Empereur en Espagne. La naissance du roi de Rome aurait dû mettre fin aux spéculations et marginaliser Murat, mais l'affaire Malet venait de montrer que le fils de Napoléon ne comptait guère sur l'échiquier politique. L'idée d'une quatrième dynastie, celle des Bonaparte, n'avait pas eu le temps de s'imposer. Le roi de Rome, un enfant de surcroît, restait un inconnu malgré de tardifs efforts de propagande. L'Empire renversé par les Alliés, quel serait le successeur de Napoléon? Metternich s'était dérobé quand Fouché avait évoqué un conseil de régence présidé par Marie-Louise. Louis XVIII? Tout prouvait qu'à part l'Angleterre les autres puissances, surtout la Russie, ne le soutiendraient pas. Le duc d'Orléans? Trop tard (ou trop tôt); c'est en 1789 ou encore en 1791 que sa maison avait eu sa chance. La République? Impossible, le souvenir de la Terreur était trop proche et les souverains de la coalition ne pourraient l'admettre. Un maréchal? Alors Murat s'imposait plus que Bernadotte, autre atout au demeurant de Fouché, mais que celui-ci ne pouvait jouer pour l'instant. Issu du peuple et ayant servi la Révolution (ne se fit-il pas appeler Marat!), il pouvait jouer le rôle de rempart des conquêtes révolutionnaires. Il avait épousé Caroline, soeur de Napoléon, il n'y aurait donc pas un profond hiatus avec l'Empire. Sa femme avait été, disait-on, la maîtresse de Metternich, et il avait noué des liens avec la coalition; il serait donc bien vu de celle-ci. Enfin il avait le panache nécessaire pour séduire l'opinion. Ce que pensait aussi Fouché, c'est que Murat, qu'il jugeait plus " sabreur " que fin politique, serait facile à manoeuvrer. Par Fouché, bien sûr. Il fallait donc, à défaut de Paris, rejoindre Naples au plus vite. Le 9 octobre, Fouché était à Venise, puis il gagna Milan. Il y apprit la présence à Bologne de La Vauguyon, homme de confiance de Murat et de Caroline dont on murmurait qu'il était l'amant. Voilà donc Fouché à Bologne où il entretient La Vauguyon de l'avenir. Mais comment rejoindre Naples? C'est Napoléon qui lui en fournit l'occasion en réponse à une lettre qu'il lui avait adressée, le 13 octobre, sur la situation de l'Italie, moyen habile de se rappeler au souvenir de l'Empereur. " Je désire, lui ordonne Napoléon, le 15 novembre, que, dans les circonstances actuelles, vous vous rendiez en toute diligence à Naples pour faire sentir au roi l'importance qu'il marche avec 25 000 hommes sur le Pô; vous le ferez connaître aussi à la reine et vous ferez tout votre possible pour empêcher que, dans ce pays, on ne se laisse fourvoyer par les promesses fallacieuses de l'Autriche et par le langage mielleux de Metternich. Le mouvement de l'armée napolitaine sur le Pô est de la plus haute urgence. Il est très fâcheux qu'une portion de cette armée n'y soit pas venue dès le commencement de la campagne. Elle aurait pu aider à donner une autre tournure aux affaires. On arme et on marche de tous côtés en France. La circonstance est majeure. Vous prendrez le parti soit de revenir avec l'armée napolitaine, si le roi est fidèle à l'honneur et à la patrie, soit de vous en revenir en toute hâte à Turin où vous trouverez de nouveaux ordres. Passez par Florence et par Rome, et donnez à tous ces gens-là tous les conseils que peuvent exiger les circonstances282." Au fond, Napoléon écarte le duc d'Otrante de la France et prend le risque d'en faire son " plénipotentiaire " en Italie, plus particulièrement auprès du roi de Naples283. Pari risqué. Murat a beaucoup évolué. Depuis le mariage autrichien, il craint d'être sacrifié : la nouvelle impératrice n'est-elle pas la petite-fille de Marie-Caroline de Naples? Sous l'influence de Marie-Louise, Napoléon ne sera-t-il pas tenté de restituer le trône de Naples aux Bourbons de Sicile? De plus Murat craint qu'à la faveur d'une négociation générale il ne soit abandonné par Paris. Il est donc tenté de s'assurer des garanties dans le camp adverse. En février 1813, il a d'abord cherché ses assurances du côté de Napoléon. Celui-ci n'a pas répondu. C'était une erreur. Dès lors Murat n'hésite plus à ouvrir des pourparlers avec lord Bentinck qui commande les forces anglaises. Commencées en avril, les négociations reprennent en mai. Toutefois, Murat n'a pas encore sauté le pas. Lorsque Napoléon, qui a besoin de cavalerie, le convoque à Dresde, il n'ose refuser. C'est d'ailleurs Fouché qui a été chargé de le convoquer en flattant sa vanité de soldat. Il lui explique que l'armée est étonnée de son absence. Le 2 août, Murat part pour Dresde. Vingt-quatre heures trop tôt. L'Autriche lui fait, le lendemain, des avances qu'il eût probablement acceptées. Murat charge à Dresde, le 26 août, puis à Leipzig. Mais, approché par un émissaire autrichien, il décide de rejoindre son royaume. Le 31 octobre, il est à Milan, le 3 novembre à Rome, le 4 à Naples. Le 8, il abat ses cartes, expliquant au comte de Mier, représentant de l'Autriche : " Mon parti est pris; je veux m'unir aux Alliés, défendre leur cause, contribuer à chasser les troupes françaises d'Italie. " Et il ajoute : " Je veux bien me lier avec l'Autriche et agir entièrement dans ses vues, pourvu qu'elle me soutienne et me procure des avantages indispensables284. " Tel est l'état d'esprit du roi, au moment où Fouché doit l'approcher. En novembre, le duc d'Otrante est à Rome. " Il apparut, écrit Norvins, alors directeur de la police dans la Ville éternelle, à la multitude des Français comme une espérance à laquelle se rattachèrent les crédulités et les peurs, et au clergé comme un véritable Antéchrist annonçant la fin de notre domination. L'oratorien renégat, disaient les prêtres, le mitrailleur révolutionnaire, le Séjean impérial, chassé de l'Illyrie par l'armée autrichienne, ne pouvait arriver à Rome que pour être le dernier fléau de ses habitants. À nous autres enfin, aux autorités, il apparut comme l'un de ces instruments à toutes fins que Napoléon, voulant l'éloigner pendant qu'il allait défendre le territoire national, nous envoyait pour un but inconnu, dans une situation désespérée. Quant à moi, cette arrivée si inattendue me fit l'effet de l'apparition d'un spectre à qui Fouché ressemblait si fort. Il me semblait être l'avant-coureur ou devoir être l'artisan de quelque calamité échappée, ainsi que son apparition, à toutes les prévisions285. " En sa qualité de " duc, de sénateur, d'ancien ministre, de gouverneur général de l'Illyrie ", Fouché est alors le personnage le plus important à Rome dont il prétend être gouverneur selon un titre qui lui avait été attribué en 1810 puis retiré, semble-t-il, après la non-restitution de ses papiers. Pourtant, rien d'intimidant dans sa personne. Venu avec sa famille qui ne le quitte pas, il loge dans un médiocre appartement composé d'une petite antichambre, d'un salon et d'une chambre. Norvins qui, en tant que directeur de la police, doit introduire une délégation de magistrats, le surprend au saut du lit. " Rien ne peut peindre le costume matinal du duc d'Otrante. En le voyant revêtu de sa chemise de nuit à travers laquelle se faisait jour un gilet de flanelle qui enchâssait largement son cou décharné, et d'un pantalon de molleton jauni dont les pieds se perdaient dans des pantoufles verdâtres et éraillées, et, au-dessus de tout cela, voyant rayonner son visage de vieux albinos, je ne pouvais reconnaître cet homme qui avait remué la France […]. Jamais je n'avais vu l'homme de si près. Cette confidence, je l'avoue, me fut pénible. Le reste était à l'avenant. Son bonnet de coton était sur la cheminée à côté d'un morceau de savonnette dont la boîte rouge figurait près d'une cuvette. Lui-même repassait sur un mauvais cuir un vilain rasoir qui sentait son oratorien et il allait tondre sa barbe rare et du même teint que son visage devant un petit miroir accroché à sa fenêtre. Il était impossible de voir rien de plus ignoblement laid que ce grand personnage préludant ainsi à sa toilette, au moment où il attendait la première cour du gouvernement général des États romains286. " Comment ne pas penser, décrite par de nombreux témoins, à la toilette matinale de Talleyrand se rinçant la bouche en public et exhibant son pied bot sans la moindre pudeur? Même cynisme, même mépris d'autrui. Le 26, le duc d'Otrante informe Norvins qu'il se rend à Naples pour " faire marcher Murat ". Scepticisme de Norvins : " Si vous y allez, il marchera encore moins. Il ne voudra pas avoir l'air d'y être forcé. — Bah! Bah! Je lui dirai quatre mots et il fera ce que je voudrai. — Vous le trouverez bien entouré. — Ah! oui, de ses ministres. Ils veulent de l'indépendance pour leur pays. Ils en sont encore là. C'est mon fort à moi. Je leur en dirai là-dessus plus qu'ils n'en savent. J'ai encore dans ma tête tous nos discours de la Convention sur ce chapitre-là. J'en sais plus long qu'eux; ils le verront. Je les mènerai tous avec leur roi par le bout du nez 287. " Il surgit à Naples le 30 novembre et passe la journée du lendemain avec Murat et Caroline. Dès le 21, il leur avait écrit : " Notre fortune, quel que soit l'intervalle du rang, n'a qu'une même base. Nous la devons à l'Empereur. Elle repose sur l'intégrité de sa puissance288. " Répète-t-il ce discours devant le couple royal? On pourrait le croire puisque, après cette entrevue, il rassure Napoléon : Murat lui reste fidèle. Mais il ne dit rien des tractations du roi avec l'Autriche. Qu'a-t-il conseillé en réalité à Murat? Lui a-t-il soufflé l'idée d'une unification de la Péninsule à son profit, idée agitée par les jacobins français et italiens? La situation est favorable. Eugène peut difficilement se maintenir au Nord et Miollis est en difficulté à Rome. Les Anglais souhaitent agir en Sicile seulement, et les Autrichiens sont profondément impopulaires dans l'ensemble du pays. Un vide existe : à Murat de le combler. Mais attention — c'est le seul conseil connu avec certitude de Fouché — à ne pas trop se lier aux Autrichiens. Sa mission en apparence remplie, le duc d'Otrante quitte Naples le 17 décembre. Pasquier, dans ses Mémoires, pense que Fouché n'exerça aucune influence sur Murat. " Le but secret de sa mission était de surveiller et de contenir le roi de Naples sur lequel on lui supposait toujours beaucoup d'ascendant. Il fit en effet le voyage à Naples et ne pénétra rien. Il repartit fort peu de jours avant la signature du traité conclu entre Murat et l'Autriche, traité auquel il n'avait jamais voulu croire malgré les avertissements de l'ambassadeur de France, M. Durand289. " Ce que confirmerait une lettre de Fouché à Murat, du 1er février 1815 et citée plus loin. Chaptal est d'un avis contraire et indique que Fouché lui aurait confié : " Mon rôle était facile. J'écrivais à l'un que je détachais Murat de l'Empereur; à l'autre que tous mes efforts étaient vains et que Murat allait se joindre à l'Autriche290. " Voilà qui serait plus dans la manière de Fouché, virtuose du double jeu. On trouverait peut-être une preuve de la connivence de Fouché et de Murat dans le départ de l'ancien ministre de Rome, le 5 janvier, à la veille de l'intervention de Murat contre la Ville éternelle. Quelle aurait pu être son attitude, alors qu'il était le représentant officiel de l'Empereur, s'il avait été encore à Rome quand Murat fit envahir la ville? Il gagne la Toscane où il se plaît à affoler Élisa. De là, il écrit à Paris pour " exprimer toute la peine [sic] qu'il éprouve du peu de succès de sa mission à Naples291". En réalité, il est sûr de Murat qui lui aurait donné de l'argent292. Il faut maintenant regagner la France. Le duc d'Otrante passe les Alpes en mars. Il songe désormais à abattre sa deuxième carte : Bernadotte, l'homme qu'il a protégé sous le Consulat puis en 1809, et qui se prépare à envahir la France à la tête d'une armée de coalisés. Ne pourrait-il devenir le successeur de Napoléon? À Lyon, Fouché rencontre Chaptal, ministre disgracié depuis plusieurs années et devenu hostile à Napoléon. Il abat une troisième carte devant son ancien collègue. " J'étais en Illyrie en qualité de gouverneur général, affirme-t-il, lorsque j'ai reçu une lettre de l'Empereur qui m'ordonnait d'aller de suite à Naples pour conjurer le roi Murat de ne pas déserter sa cause et surtout de ne pas joindre ses troupes à celles de l'Autriche. Je partis donc pour Naples. Je dis au roi que l'Empereur était perdu et qu'il ne lui restait à lui qu'une porte de salut qui était de s'allier à l'une des quatre grandes puissances et que l'Autriche, qui avait déjà envahi une partie de l'Italie, lui en fournissait les moyens. La reine se rendit à mes raisons; Murat résista jusqu'au lendemain, mais enfin il consentit à tout et me promit de réunir son armée pour l'envoyer joindre celle de l'Autriche. Je partis pour Rome où je restai jusqu'à ce que Murat se fût exécuté. Sûr du succès sur ce point, je suis venu à Lyon pour m'emparer de l'armée qu'y commande Augereau [maréchal hostile à Napoléon, comme Bernadotte] et le faire marcher contre l'Empereur. Je suis en correspondance avec Metternich [ce qui n'était pas impossible], lui et les trois souverains attendent à Dijon l'issue de mon entreprise [ce qui est faux]. La révolution sera courte. Nous avons organisé une régence sous la présidence de Marie-Louise [c'est encore l'idée de Talleyrand en mars]. Nous avons arrêté nos proclamations au peuple français, nos lettres aux généraux. Tout est prêt. J'ai toujours abhorré l'Empereur. J'ai tenté trois ou quatre conspirations, mais toutes ont échoué parce que je n'ai pas eu d'armée pour les soutenir. Voilà pourquoi je veux m'emparer de celle de Lyon293. " Fouché a-t-il vraiment tenu ces propos à Chaptal ? Les Mémoires de ce dernier ne sont pas suspects, et il semble que des contacts aient été pris. Chaptal prétend toutefois avoir déclaré à son ancien collègue que l'armée de Lyon restait fidèle à Napoléon et se méfiait d'Augereau. Rien ne sortit, en définitive, de cette intrigue. Fouché avait perdu le contact avec Murat et ne réussit pas à le nouer avec Bernadotte. Il fallait à tout prix regagner Paris : là allait se jouer le sort de l'Empire. Mais les opérations militaires rendaient la capitale inaccessible. Fouché n'y entra que le 8 avril. Trop tard : Talleyrand avait joué et gagné, s'étant trouvé à Paris au moment décisif. CHAPITRE XXII La Première Restauration En l'absence de Fouché, c'est Talleyrand qui s'est trouvé en position d'arbitre au moment de l'effondrement de l'Empire. Napoléon s'en méfiait encore plus que du duc d'Otrante. En cas de départ des autorités de la capitale, Talleyrand devait suivre le conseil de régence et en aucun cas rester à Paris. Le 28 mars 1814 au soir, le conseil, auquel assistaient Cambacérès, Lebrun, Talleyrand, le président du Sénat et les principaux ministres, se décidait, devant l'avance des forces alliées, et sur les instances de Joseph qui lut une lettre de Napoléon du 16 mars, à quitter Paris avant tout encerclement. Talleyrand pressentit aussitôt la faute commise par Joseph. Il se joua de Savary qui le pressait de partir sans délai, en s'entendant avec Pasquier. Celui-ci a raconté dans ses Mémoires comment, selon un plan convenu à l'avance, " Talleyrand fut arrêté à la barrière des Bons-Hommes, au village de Chaillot, où se trouvait M. de Rémusat avec sa compagnie, et très poliment invité à retourner chez lui [il ne retrouvait plus son passeport], ce qu'il exécuta sans se faire prier294". En eût-il été de même si la police avait été dirigée par Fouché que cette comédie n'aurait pas trompé? Dès lors tout s'accéléra. Paris capitula le 30 mars au soir; le lendemain, les troupes alliées entraient dans la capitale. " Si Paris se déclare pour le roi, les provinces suivront ", affirmait l'agent royaliste Gain de Montagnac. Et Schwarzenberg, qui commandait les forces autrichiennes, de renchérir : " C'est à la ville de Paris qu'il appartient, dans les circonstances actuelles, d'accélérer la paix du monde. " Le 1er avril, Bellart fait voter par le conseil général, dont il est membre, une proclamation appelant au rétablissement du gouvernement monarchique dans la personne de Louis XVIII. Dans le même temps, Talleyrand forme un gouvernement provisoire avec Dalberg, Jaucourt et Bernonville qui lui sont dévoués, et le royaliste abbé de Montesquiou. Le 2, le Sénat, toujours sous l'impulsion de Talleyrand, prononce la déchéance de Napoléon. Celui-ci abdique une première fois, le 4, en faveur du roi de Rome, puis sans conditions le 6. Ce même jour, le Sénat impérial, réveillé d'une longue période de léthargie, appelle Louis XVIII au trône de France. Soucieux de préserver ses avantages, ce même Sénat rédige à la hâte une Constitution où il est stipulé que les sénateurs feront tous partie du nouveau Sénat institué par le projet, ce qui a pour effet de le discréditer. C'est dire combien, en quelques jours, tout le paysage politique avait été modifié. Ce n'est que le 8 avril que Fouché fit sa réapparition dans la capitale. Sa fureur était grande. Ses cartes, Murat et Bernadotte, étaient désormais inutiles. La place de ministre de la Police était prise par Anglès, son ancien subalterne, nommé par Talleyrand et le gouvernement provisoire dès le 3 avril. Le retour de Louis XVIII ne pouvait enfin que l'inquiéter : son passé de régicide risquait de resurgir. Présent à Paris, il eût probablement travaillé le Sénat et la rue dans un autre sens que celui d'une restauration des Bourbons. Placé devant le fait accompli, il obtint toutefois d'assister aux délibérations du gouvernement provisoire, ouvertes, il est vrai, par Talleyrand aux personnes dont il souhaitait flatter la vanité. Au demeurant n'était-il pas sénateur et ministre d'État? " En entrant un jour dans la salle du conseil j'y trouvai M. Fouché établi, aussi à son aise que s'il eût été une des premières colonnes de l'oeuvre qu'on s'efforçait de fonder, raconte Pasquier. M. de Talleyrand, qui certainement ne l'avait vu paraître qu'avec déplaisir, n'avait cependant su lui refuser une marque de confiance déjà accordée à tant d'autres. Cette facilité de sa part était un des griefs de l'abbé de Montesquiou et un des motifs pour lesquels il refusait souvent d'assister aux séances295. " Le 13 avril, Fouché reparut au Sénat où il avait toujours exercé une grande influence. Il y fit décider que la lieutenance générale serait attribuée au comte d'Artois par le Sénat lui-même. Belle occasion de se rapprocher de l'agent de Monsieur, le baron de Vitrolles. Séduit, celui-ci allait devenir l'un de ses meilleurs défenseurs auprès des Bourbons. Vitrolles se heurtait en effet à des difficultés pour faire reconnaître l'autorité du comte d'Artois. Comme il défendait face aux réticences la lieutenance générale de Monsieur, interrompu par un interlocuteur qu'il situait mal, il raconte : " “Vous avez donc quelque chose de mieux à proposer? lui dis-je. — Certainement, répondit-il; il n'y a qu'une manière de lever cette difficulté; c'est que le Sénat défère lui-même à M. le comte d'Artois la lieutenance générale du royaume.” " Je reconnus alors ce nouvel interlocuteur; c'était Fouché en personne. Je le connaissais de vue; mais j'ignorais qu'il fût à Paris. Je le croyais bien loin de nous; il était arrivé la veille. Je sentais bien le piège tendu à nos principes par cette initiative du Sénat qui faisait disparaître la délégation royale. Mais enfin c'était quelque chose; et cette ouverture n'éprouvait aucune objection parce qu'elle venait de Fouché. Je m'approchai de lui et l'attirai dans l'embrasure d'une fenêtre. “Au moins, lui dis-je, vous avancez quelque chose. Jusqu'à présent on ne m'a présenté que des impossibilités. Nous sommes patients parce que nous connaissons notre force et que les moyens conciliatoires nous paraissent les meilleurs. Je ne saurais préjuger l'opinion de Monsieur sur votre idée improvisée; mais s'il adoptait quelque chose de semblable, qui nous garantirait l'acceptation du Sénat? — Moi, dit vivement Fouché; moi, si le comte d'Artois consent à faire une déclaration de principe qui satisfasse les esprits. — Mais enfin, lui dis-je, quelle déclaration ?” " Embarrassé de me le dire, il prit une feuille de papier et, sur un guéridon de marbre, se mit à écrire rapidement une page de sa mauvaise écriture. Il la lut pour moi d'abord, et ensuite pour tous les autres. La rédaction en était aussi incorrecte dans la forme qu'elle était vicieuse dans le fond. Suivant lui, le prince devait déclarer qu'il avait pris connaissance de l'acte constitutionnel qui rappelait son auguste frère, que connaissant ses sentiments et ses principes, il ne craignait pas d'être désavoué en jurant en son nom d'observer et de faire observer les bases de la Constitution dont les articles étaient ensuite sommairement énumérés, y compris l'hérédité et la dotation perpétuelle du Sénat. Il ne s'éleva pas la moindre objection à la lecture de ce papier. Je le pris des mains de Fouché, sans autre engagement de ma part que de soumettre à Monsieur la proposition acceptée par le gouvernement provisoire et la déclaration projetée296. " Que Monsieur ait apporté d'amples modifications à son texte importe peu à Fouché, comme le constatera par la suite avec étonnement Vitrolles. L'essentiel est d'être à nouveau entré dans le jeu politique, de se retrouver au coeur des intrigues. La manoeuvre de séduction à l'égard des Bourbons se poursuit avec la divulgation (inspirée par l'auteur) d'une lettre que Fouché aurait adressée à Napoléon et dans laquelle il critiquait le traité de Fontainebleau. "Lorsque la France et une partie de l'Europe étaient à vos pieds, j'ai osé vous faire entendre constamment la vérité. Aujourd'hui que vous êtes dans le malheur, je crains bien davantage de vous blesser en vous parlant un langage sincère, mais je vous le dois parce qu'il vous est utile et même nécessaire. " Après ce préambule, Fouché déconseillait à Napoléon de s'établir à l'île d'Elbe. " On dira que vous gardez toutes vos prétentions; on dira que le rocher d'Elbe est le point d'appui sur lequel vous placerez les leviers avec lesquels vous chercherez encore à soulever le monde. " Fouché recommande à Napoléon de s'installer aux États-Unis : " Là vous recommencerez votre existence au milieu de ces peuples assez neufs encore; ils sauront admirer votre génie sans le craindre297. " C'était voir juste. C'était aussi répondre aux inquiétudes des royalistes qui avaient mal accepté le choix par le tsar Alexandre de l'île d'Elbe comme résidence de Napoléon. Restait à faire des offres de service au roi. Et que demander sinon la Police? La demande fut habilement présentée sous la forme d'une note où Fouché rappelait les services rendus par lui à la vieille noblesse sous l'Empire et avançait un argument très convaincant : " Si le ministère de la Police est confié à un fidèle et ancien serviteur du roi, cela sera sans doute juste, mais non pas raisonnable; cela sera même dangereux car cet honnête homme, en supposant, chose difficile, qu'il soit en état d'administrer une police comme celle actuelle de la France, cet honnête homme, dis-je, ne sera pas plutôt en place qu'il sera regardé par tout le parti jacobin comme un instrument de vengeance et tous se tiendront fermés, en cachant leurs démarches d'une manière impossible à découvrir, surtout pour quelqu'un qui ne connaît pas leurs manoeuvres; de plus, les partisans du gouvernement de Bonaparte seront en garde contre un homme venant de la cour; ils crieront de suite à l'opposition, à la tyrannie. " Conclusion : Fouché est l'homme de la situation298. Pourtant, Fouché ne fut pas compris dans le ministère constitué le 13 mai par Talleyrand. Une réorganisation s'imposait, d'autant que la guerre des polices avait repris de plus belle. Pasquier n'avait dû qu'à son ralliement à Talleyrand d'être maintenu à la préfecture de police. Ses subordonnés avaient de leur côté cherché à sauver leur place. Dès l'arrivée du comte d'Artois à Paris, Piis, secrétaire général inamovible de la préfecture depuis 1800, s'était souvenu qu'il avait été l'écuyer du frère du roi et s'était empressé d'aller lui offrir ses services. Comment le préfet aurait-il pu en prendre ombrage? Là où Pasquier s'inquiéta, c'est lorsqu'il découvrit qu'à peine installés aux Tuileries le comte d'Artois et Vitrolles avaient aussitôt organisé une contre-police recrutée parmi d'anciens agents secrets, comme ce Dossonville que Fouché avait fait arrêter en 1804299. À la tête de cette police privée, Monsieur avait placé l'inspecteur général de la préfecture de police, Veyrat, que Pasquier accusait de rançonner les filles publiques et les commerçants. Déjà Veyrat avait tenu ce rôle auprès de Napoléon, et c'est en vain que Pasquier avait cherché à s'en débarrasser300. Dès le 31 mars au matin, Veyrat avait fait libérer deux officiers russes qui avaient été molestés par des soldats d'un corps franc. Belle occasion de se faire bien voir des vainqueurs. Puis Veyrat, qui caressait de plus en plus ouvertement le dessein de supplanter Pasquier rue de Jérusalem, le dénonça à Vitrolles pour avoir distribué de l'argent dans les faubourgs afin d'y favoriser un soulèvement. Il s'agissait en réalité de secours versés par la ferme des jeux en faveur des ouvriers les plus malheureux, victimes du chômage301. Décidé à en finir, Pasquier convoqua, le 26 avril au matin, Veyrat pour lui signifier sa révocation justifiée par le fait que la ville de Genève, dont il était originaire, se trouvait désormais séparée de la France. Veyrat ne fit aucune objection. Pasquier profita d'un arrêté qui mettait fin aux arrondissements de police générale pour supprimer le poste de Veyrat. Le soir, à minuit, comme il venait de se coucher, Pasquier reçut un pli urgent de Vitrolles ainsi conçu : " Monsieur le baron, j'ai l'honneur de vous transmettre l'ordre de Son Altesse Royale de cesser toutes poursuites contre MM. Veyrat père et fils, inspecteurs de police. " À sept heures du matin, Pasquier était aux Tuileries où il présentait sa démission au cas où Veyrat serait maintenu. Le comte d'Artois n'hésita pas à sacrifier son agent secret. Telle est du moins la version de cette affaire donnée par Pasquier dans ses Mémoires. Victoire à la Pyrrhus. Les jours de Pasquier étaient comptés rue de Jérusalem. Les émigrés ne lui pardonnaient pas ses propos mordants contre ceux qui avaient choisi la voie de l'émigration. On lui reprochait d'avoir éconduit Semallé envoyé à Paris par les royalistes afin de s'assurer son concours. La lenteur avec laquelle il libérait les prisonniers politiques achevait de le rendre suspect, d'autant qu'à Sainte-Pélagie l'agitation grandissait. Les prisonniers d'État arboraient des rubans blancs et des cocardes de même couleur en criant : " Vive le roi, à bas le tyran! " Le désordre gagnait les faubourgs où les ouvriers réclamaient du pain et du travail. Mais ce qui condamna Pasquier, ce fut l'énergie dont il fit preuve contre Maubreuil accusé d'avoir voulu attenter aux jours de Napoléon302. L'enquête menée avec trop de diligence et beaucoup de maladresse ne pouvait qu'embarrasser Monsieur et Talleyrand. C'est le 13 mai que Pasquier, se rendant aux Tuilleries, apprit du favori du roi, Blacas, qu'il était renvoyé. " Eh bien, monsieur Pasquier, j'ai à vous annoncer un changement qui a été jugé convenable mais dans lequel le roi tient surtout à ce que vous ne voyiez pas la moindre marque de défaveur de sa part. Dans l'organisation ministérielle arrêtée, vous ne conserverez pas la police. " Puis Blacas se hâta d'ajouter sans lui laisser le temps de répondre : " Sa Majesté m'a chargé de vous demander quelle était la place qui pouvait lé mieux vous convenir. Elle vous sera donnée sur-le-champ. " Pasquier indiqua la direction générale des Ponts et Chaussées, fonction moins lucrative mais plus élevée. Évincé en douceur, il quittait la préfecture le 18 mai303. Restait à barrer la route du ministère, provisoirement occupé par Angles, à Fouché, sans blesser le duc d'Otrante. L'idée qui prévalut fut de supprimer le ministère et la préfecture de police pour laisser place à une institution nouvelle qui les fusionnerait : la direction générale de la police. Prétexte : supprimer la rivalité des polices officielles, " renvoyer beaucoup d'affaires au département de l'Intérieur d'où elles n'auraient jamais dû sortir, rendre plus d'indépendance et de considération à l'administration des préfets ". À organisme nouveau, homme nouveau. Beugnot eut la place que convoitait Fouché. À dire vrai, il n'était guère un homme nouveau, ayant appartenu a l'Assemblée législative et ayant servi l'Empire. Au moment de la chute de Napoléon, Beugnot se trouvait à Lille pour y remplacer Duplantier souffrant. La première séance du gouvernement provisoire l'appela au ministère de l'Intérieur. Il borna ses travaux administratifs à l'érection de la statue en plâtre d'Henri IV sur le terre-plein du Pont-Neuf. Le 18 mai, il était appelé à la Police. Saint-Edme l'épingle dans son recueil de biographies des ministres de la Police paru en 1829 : " Les talents de M. Beugnot, presque exclusivement bornés à l'administration financière, ne donnaient guère lieu d'espérer que sa direction de la police pût être marquée par des actes d'une grande importance, aussi ne le fut-elle pas. Cependant, le nouveau directeur avait cru faire entendre qu'il voyait ses importantes fonctions sous un point de vue élevé et digne d'un homme d'État. Il avait comparé la police à une goutte d'huile qui filtre dans les ressorts du gouvernement et les empêche de faire du bruit. Cette comparaison, heureuse sans doute aux yeux de son auteur, ne parut que ridicule à ceux du public qui la traduisit par ces mots d'un soldat maraudeur : “Il faut plumer la poule sans la faire crier304.” " Beugnot répugnait en réalité à exercer des fonctions qui, de surcroît, lui donnaient un rang inférieur à celui des ministres305. Il méprisait les agents secrets qu'il comparait " au corps gras qui salit et tache tous ceux sur lesquels il se répand ". Un secrétaire général, Saulnier, déjà en place sous Fouché, l'assistait. La police de Paris était confiée à un secrétaire général adjoint, Piis, maintenu en fonctions grâce à la protection du comte d'Artois. Piis était entouré par trois maîtres des requêtes chargés, le premier de la police de sûreté, le deuxième de l'approvisionnement, et le troisième des hôpitaux et des prisons. Le personnel de la préfecture resta en place avec ses trois chefs de division : Boucheseiche, Henry et Chicou. L'épuration toucha en revanche les services actifs. Veyrat fut remplacé par deux inspecteurs généraux, Foudras à la police secrète, Frapillon aux problèmes édilitaires. Dix-sept commissaires de police étaient écartés, principalement ceux qui, comme Taine, Bréon ou Dusser, venaient des sections révolutionnaires. Parmi les nouveaux commissaires : Dossonville. La multiplicité des polices parallèles persista306: polices du duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre du roi, de M. de Grammont, du comte de Blacas, du comte d'Escars, du duc de Maillé, du général Maison, du duc de Berry et du général Desperrières, si l'on en croit un rapport de l'époque. S'y ajoute, la plus importante, celle de Monsieur. Beugnot se plaint de cette dernière auprès de son responsable Terrier de Monciel qui lui répond que sa police ne peut qu'être utile à la police officielle, beaucoup d'hommes bien nés refusant de travailler pour cette dernière. Fouché, écarté du quai Voltaire, pouvait-il au moins espérer un siège dans la nouvelle Chambre des pairs qui remplaça le Sénat? L'épuration administrative avait frappé les anciens conventionnels régicides chassés des préfectures (Thibaudeau, Jean de Bry) comme des hautes fonctions judiciaires (Merlin de Douai évincé de la Cour de cassation). L'exclusion des régicides de la chambre haute s'imposait, mais curieusement une exception était réclamée pour Fouché. Celui-ci s'agitait, multipliait entretiens, notes, articles, se posant en conseiller du roi. Le bulletin du 18 juillet 1814 (où le nom de Fouché est rayé et remplacé par " le duc d'Otrante ") signalait la lettre de Fouché à Monsieur, où l'ancien ministre désignait à la défiance des vrais royalistes le parti qui entourait Louis XVIII, " royalistes mille fois plus dangereux que les traîtres par les excès auxquels ils veulent se porter pour soutenir le parti du roi307". Le nom de Fouché ne cesse d'apparaître dans les rapports de Beugnot. Bulletin du 18 juillet : " M. le duc d'Otrante est parti hier pour sa terre de Ferrières à quatre lieues de Paris. Il y a longtemps qu'il annonçait ce départ sans l'effectuer. Ces retards pourraient s'expliquer par un propos qu'on attribue à l'un des plus importants personnages de l'État : “Restez, disait ces jours derniers ce personnage à M. Fouché. Vous serez ministre de la Police avant huit jours. — Je suis las d'attendre, lorsque je serai nommé, vous m'enverrez un courrier pour me l'annoncer308.” " Fouché était de retour le 25 juillet. Retour immédiatement signalé par la police. Rapport du 28 juillet, à l'occasion de la visite d'un ancien ministre de la Police de Naples à Fouché : " Le duc d'Otrante a toujours été lié avec Murat. Il avait même, depuis l'accession de Naples à la coalition, conservé avec lui d'intimes relations en Italie. Déjà, dans d'autres temps, le duc d'Otrante avait fondé des espérances sur Murat comme successeur nécessaire de Bonaparte lorsque celui-ci entreprit sa folle expédition d'Espagne où l'on s'attendait à le voir assassiner. Ce fut même là (avec son rapprochement de M. de Talleyrand dont il avait été jusqu'alors le constant ennemi) le véritable motif du renvoi de M. le duc d'Otrante de son second ministère : Bonaparte ne se croyait pas en sûreté à côté d'une association qu'il tenait pour hostile contre lui309. " On le voit, la police était bien renseignée et retournait contre Fouché sa propre documentation. Elle signalait le nouveau rapprochement des deux hommes au mois d'août. Talleyrand se rendit alors à Ferrières, puis, le soir du 12 août, c'est Fouché qui dîna chez son ancien rival. Une alliance semble s'être esquissée. " On m'assure, indiquait Beugnot, que lorsque le duc d'Otrante est à Ferrières, sa correspondance avec Paris est fort active 310. " Le départ de Talleyrand pour Vienne ne mit pas fin à la liaison entre les deux hommes. Fouché écrivait en Autriche à son complice pour défendre Murat ou critiquer certaines dispositions du Congrès. Laissé dans l'inactivité, il multipliait en effet écrits ou propos. Il prévenait Louis XVIII : " Si nos côtes sont pendant quelques mois encore dans le même abandon, le printemps nous remmènera Bonaparte avec les hirondelles et les violettes. " Menace masquée sous la forme d'un avertissement? Certains contemporains affirment que Fouché ne souhaitait pas le retour de Napoléon. Peut-être, mais il ne pouvait que constater que l'entourage du roi le laissait sans emploi, sous la pression, disait-on, de la duchesse d'Angoulême hostile aux régicides. Beugnot ayant renoncé à ses fonctions le 3 décembre 1814, ce ne fut pas le duc d'Otrante que l'on appela, mais un vieil agent secret de la contre-révolution, Dandré, qui avait siégé à la Constituante où il avait vite glissé du centre-gauche à droite. Rendu à la vie privée à la fin des travaux de l'Assemblée, il avait ouvert une épicerie en association avec la maison Cinot-Charlemagne. Cette épicerie lui servait de façade et d'alibi pour diverses missions comme agent secret de Louis XVI. Démasqué, son magasin pillé le 24 janvier 1792, il dut s'enfuir en Angleterre puis en Allemagne. Les princes lui confièrent la direction des opérations visant au rétablissement de la monarchie. Déjouant les préventions de la police du Directoire, Dandré réussit à se faire élire au Conseil des Cinq-Cents. Au sein du club de Clichy, il multiplia les contacts avec Pichegru et Barthélemy en vue d'une restauration. Mais il fut pris de vitesse par Barras lors du coup d'État du 18 fructidor et dut fuir en Allemagne. Il mit sur pied, avec le concours du ministre anglais Wickham, l'agence royaliste de Bayreuth qui fut décapitée en avril 1801. Toutes les pièces saisies furent publiées sous le Consulat sous forme d'un recueil qui mit en lumière le rôle de Dandré. Grillé, ce dernier résida en Pologne puis à Vienne. Rentré à Paris en avril 1814, il fut d'abord intendant des domaines de la couronne avant de succéder à Beugnot à la tête de la police. Le choix de Dandré ruinait les espoirs de Fouché qui avait été son adversaire sous le Consulat. Curieusement, cet habile conspirateur se révéla médiocre policier. Il ne sut pas prévoir le retour de Napoléon et laissa entre décembre et mars la police dans la plus complète inactivité. Fouché prit prétexte de cette nomination pour prendre ses distances avec la monarchie. Il prenait conscience de l'impopularité grandissante des Bourbons. Beugnot avait multiplié les maladresses. Son ordonnance sur l'observation des dimanches et fêtes avait suscité l'irritation des commerçants. Citons Saint-Edme : " Un véritable embargo se trouva mis sur toutes les boutiques de marchands autres que celles de pharmaciens, herboristes, épiciers, boulangers, bouchers, charcutiers, traiteurs et pâtissiers auxquels seuls il était permis de tenir les leurs entrouvertes, sans toutefois exposer ou étaler leurs marchandises. Dans ces exceptions ne figuraient point les limonadiers; aussi la foule des spirituels habitués des cafés exerça son humeur satirique sur cette ordonnance wisigothe et, en s'emparant de l'exception faite en faveur des pharmacies, on s'égaya sur ce mot que les déjeuners au café seraient remplacés par des déjeuners suivant l'ordonnance311. " On brocardait également son ordonnance sur les processions et la célébration obligée de la Fête-Dieu. Dans un tel climat, l'inquiétude des propriétaires de biens nationaux, malgré les garanties contenues dans la Charte, ne cessait de grandir. Certains prêtres ne réclamaient-ils pas, au prône, la restitution des propriétés de l'Église? De nombreux nobles leur emboîtaient le pas. Louis XVIII tardait à tenir ses promesses en ne supprimant pas les droits réunis, impôts indirects particulièrement impopulaires. L'armée, réduite de moitié, grondait. Quatorze mille officiers avaient été licenciés, mais, dans le même temps, on rétablissait mousquetaires et gardes du corps. Bref, deux France se dressaient l'une contre l'autre, celle des émigrés et celle du drapeau tricolore. Fouché n'ignorait pas ce profond mécontentement. Même si Dandré faisait preuve d'un optimisme béat, il était aisé de deviner que Napoléon, à l'île d'Elbe, était averti de l'impopularité du régime. Un retour était probable. Il importait donc pour Fouché de se rapprocher d'une opposition emmenée par Maret, duc de Bassano. Tout Paris était en ébullition : des conspirateurs de tout poil s'agitaient avec pour objectif commun le renversement des Bourbons. Les uns tenaient pour une monarchie libérale sous le duc d'Orléans, d'autres pour une régence en attendant le retour de Vienne du fils de Napoléon. La République ne comptait qu'une poignée de partisans. Il était aisé pour Fouché de négocier avec tous les camps, tout en envoyant des notes à Louis XVIII et au comte d'Artois. Son génie de l'intrigue pouvait se déployer sans contraintes puisqu'il était libre de tout engagement. En apparence, le duc d'Otrante se comporte en châtelain détaché de la politique, vivant le plus souvent loin de Paris, à Ferrières. Citons Thibaudeau qui lui rend alors visite : " On menait à Ferrières une vie fort douce. Le maître n'était ni élégant ni prodigue, il tenait pour la solidité et l'ordre. Sans luxe, le château était bien meublé; on y avait de bons logements, une table bien servie. Le parc, bien boisé, était planté à la française; de vieux et beaux arbres formaient des allées majestueuses et de magnifiques ombrages. Les potagers et les vergers abondaient en fruits et en légumes. Il y avait une vaste pièce d'eau et des prairies. De cette résidence, l'ex-ministre, le duc d'Otrante, qu'autour de lui et dans le pays on n'appelait que Monseigneur, régnait sur plusieurs autres châteaux et parcs, des fermes, des bois, dont l'acquisition, me disait-il, lui avait coûté six millions. C'était un beau rêve, pour mieux dire une belle réalité pour Fouché de Nantes, père de l'Oratoire, arrivé à la Convention avec la cape et sans épée. " On ne saurait dire que Thibaudeau soit indulgent. Mais il nuance sa critique : " Fouché n'en faisait pas précisément le fier, mais cette fortune territoriale ne laissait pas de lui donner un certain aplomb. Il était dans ses manières simple et naturel, bonhomme avec les cultivateurs et coulant en affaires. Autant qu'il le pouvait, il traitait lui-même avec eux. " À Ferrières, en 1814, les plaisirs sont simples. " Sa seule distraction, son seul plaisir, c'était la promenade à pied. Armé d'un grand jonc à pomme d'or, traînant à sa suite sa famille et sa compagnie, il arpentait à grands pas ses vastes domaines, n'en pouvant pas montrer la fin. Pour ses hôtes, il y avait la chasse, un billard; il n'en usait pas. Lorsqu'on était réuni au salon, la conversation était familière et insignifiante; le duc n'en avait de sérieuse qu'en particulier. La présence des enfants rendait les soirées bruyantes. Le duc était bon père, les laissait faire et s'amusait de leurs jeux. Il n'aimait pas à veiller inutilement; le sommeil le gagnait, on allait se coucher de bonne heure. Il était naturel; d'après ces moeurs, on aurait dit un patriarche. " L'entourage était également d'une grande simplicité : outre Thibaudeau, connu à la Convention, Gaillard, conseiller à la cour royale, ancien oratorien, " homme de sens, discret, aimable, réunissant la finesse à la bonhomie ", selon Thibaudeau, Lecomte, autre oratorien surnommé le comte de Sceaux parce, qu'il avait acquis cette résidence princière grâce à une énorme fortune " ramassée par son industrie et son extrême économie ", Jullian, qui avait rempli diverses missions pour Fouché en Italie et que le duc d'Otrante occupait à écrire, et enfin un meunier voisin, Chabaneaux, avec lequel Fouché " faisait des affaires de produits agricoles ", toujours selon Thibaudeau. Et l'ancien préfet de conclure : " Dans son château, Fouché aurait vécu tranquille et jusqu'à un certain point oublié, s'il avait pu supporter la tranquillité et l'oubli. Mais tourmenté du besoin d'agir et de faire parler de lui, ne pouvant s'accoutumer à l'idée que son rôle fût fini, il passait son temps à rêver des projets, à écrire, à entretenir des correspondances 312. " A-t-il été mêlé au complot du Nord? On a pu en douter. Pourtant il semble que son rôle ait été important313. Le général Exelmans avait écrit une lettre à Murat où il exprimait le mécontentement de l'armée. Cette lettre fut interceptée, et Exelmans traduit devant un conseil de guerre à Lille et finalement acquitté. L'affaire irrita un peu plus les demi-solde et les garnisons du Nord, surtout la 16e division. Les partisans de Napoléon s'en emparèrent. Thibaudeau affirme dans ses Mémoires qu'il y eut rapprochement avec Fouché. " Le chef principal du parti, le duc de Bassano, très contrarié de ce que les hommes de la Révolution agissaient de leur côté, me témoigna le désir de se rapprocher de Fouché qu'il regardait comme leur chef. " Le duc d'Otrante aurait alors révélé sa pensée à Maret: " Les révolutionnaires ne veulent pas se remettre sous le joug de l'Empereur. Il ne reviendrait point corrigé de son despotisme et de son ambition. Vous savez bien que les puissances le craignent encore plus que la République. Nous les aurions bientôt toutes sur les bras. Serait-il en état de leur résister? La France le voudrait-elle? Franchement, je ne le crois pas. — Je ne partage pas votre opinion, répond Maret. Les circonstances ont bien changé. Il y a entre les puissances des germes de division. L'Autriche, par exemple… — Je vous arrête et je vais m'expliquer franchement. Je ne vois qu'une combinaison qui puisse concilier la révolution, la monarchie, les intérêts de la dynastie napoléonienne, convenir à l'Autriche et obtenir l'assentiment des puissances. C'est la régence. J'ai des raisons de croire que Metternich lui serait favorable. Ce n'est plus qu'une question entre Napoléon et son fils. " Mais Maret ne veut se prononcer sans l'assentiment de Napoléon314. Fouché ne prend pas à la légère les possibilités d'une insurrection militaire. L'armée du Nord est prête à marcher sur Paris. Drouet d'Erlon, Daumesnil, Lefebvre-Desnouettes à la 16e division, Lallemand dans le département de l'Aisne sont acquis à ce mouvement. Ce que redoute Fouché, c'est ce retour de Napoléon de l'île d'Elbe qu'il pressent et qui mettrait la solution d'une régence avec un conseil présidé par Eugène de Beauharnais par terre. Il craint que Murat, de Naples, ne facilite le départ de l'Empereur. Il lui écrit une lettre curieuse, le 1er février 1815 : " Vous mettez aujourd'hui mon attachement à une rude épreuve en exigeant de moi que je vous donne mon avis sur la conduite que vous devez tenir avec l'empereur Napoléon dans les relations que vous pourrez avoir avec lui à l'île d'Elbe. Ce n'est pas sur ses malheurs que vous devez régler vos rapports. […] Il semble que vos devoirs de roi, dont vous vous êtes peut-être trop souvenu à l'époque où j'étais chargé de vous parler de ceux envers votre patrie, n'aient été oubliés. Que voulez-vous que B [Bonaparte] fasse d'un scrupule qui vous vient en ce moment? […] Vous n'avez rien à gagner désormais à revenir à Napoléon. Les gens qui vous disent que vous vous déshonorez en l'abandonnant, ces gens-là voudraient donc vous déshonorer une seconde fois. […] Laissez clabauder le vulgaire. Vous avez engagé votre foi, aliéné votre liberté, vous n'êtes plus le maître d'agir seul, vous ne pouvez marcher qu'avec les Alliés. […] J'ai eu beaucoup de torts dans ma vie, j'ai fait beaucoup de fautes mais je n'ai jamais été ni faux ni trompeur315. " Alors que Maret envoie Fleury de Chaboulon à l'île d'Elbe avec l'idée de hâter le retour de Napoléon, Fouché, avec lucidité, choisit la solution d'une régence de Marie-Louise avec un conseil présidé par Eugène de Beauharnais, qui semble s'être dérobé, ou Murat, conseil dans lequel il entrerait avec Talleyrand et Davout. Mais il se heurte à un obstacle sérieux : le fils de Napoléon est retenu à Vienne. Thibaudeau a bien mis en lumière la faiblesse de la position de Fouché : " La régence était la marotte chérie de Fouché parce qu'il comptait en faire partie. Sans lui être absolument contraire, je ne la croyais pas possible. Nous n'avions pas Napoléon II; il n'était pas possible que Metternich fût assez bénin pour nous l'envoyer. Il avait sacrifié le roi de Rome dans une occasion bien plus favorable. Pour amener l'Autriche à nous le donner, il aurait fallu battre ses armées, celles de la coalition et encore assurer à cette puissance des avantages funestes et humiliants pour la France. Fouché aurait volontiers siégé avec des Autrichiens dans le conseil de régence, sauf à les éconduire lorsqu'elle aurait été solidement établie. Solidement, avec l'Empereur vivant et à l'île d'Elbe, c'était difficile. Qui l'empêcherait de reprendre le trône? S'il se présentait, l'armée et le peuple seraient pour lui. Au nom du fils ferait-on la guerre au père? Si on l'osait, n'était-il pas évident que la régence courrait à une défaite scandaleuse? Mais la régence supposait le renversement des Bourbons. Comment l'opérer? Fouché paraissait compter sur l'opinion des masses entretenue par les hommes de la Révolution et qui finirait par triompher316. " Du moins Fouché pouvait-il espérer, grâce au manque de coordination des partis d'opposition, mener le complot du Nord à sa guise, sans rompre pour autant avec les Bourbons. En débarquant à Golfe-Juan le 1er mars, Napoléon bouleverse ses calculs. Fouché l'apprend le 5; il n'est pas surpris, mais il faut agir vite. Il songe à la création d'un gouvernement d'union nationale pouvant empêcher le retour à Paris de Napoléon ou, au contraire, se ralliant à ce retour. Toujours les deux fers au feu. Il importe d'abord de précipiter le mouvement des troupes dans le nord de la France. Il convoque Lallemand le 5 mars au soir et, sans lui révéler le débarquement de l'Empereur, le persuade que, la cour ayant des soupçons, il faut sans tarder passer à l'action. Lallemand repart dans la nuit pour Lille. Le 7, Drouet d'Erlon, profitant de l'absence du maréchal Mortier, donne l'ordre aux unités de la région de se diriger sans délai vers Paris. Toutefois, les conspirateurs ne dévoilent pas leurs intentions. Plusieurs régiments quittent Lille les 8 et 9 mars, mais le retour de Mortier oblige Drouet à annuler ses ordres. De son côté, Lallemand et Lefebvre-Desnouettes ne peuvent s'emparer de La Fère. Le mouvement découvre son isolement et finalement échoue. Fouché se désintéresse aussitôt de l'entreprise et brouille les traces de sa participation. En fait, la partie décisive se joue à Laffrey puis à Lyon que Napoléon atteint le 10 mars. Nul besoin de Fouché. Si Paris reste calme à l'annonce du débarquement de l'Empereur relaté dans le Moniteur du 7 mars, le gouvernement commence à mettre en doute l'efficacité de sa police. Dandré reste à la tête de la direction générale, mais la préfecture de police est rétablie le 14 mars et confiée à Bourrienne, l'ancien secrétaire de Napoléon que ce dernier avait disgracié pour prévarication. Bourrienne est sans illusion : " Dès le premier moment, je n'avais écouté que mon zèle pour la cause du roi, mais je commençais à examiner l'étendue de la responsabilité que je venais d'assumer et j'en fus effrayé. Élevé tout à coup à des fonctions que je ne m'attendais pas à remplir, j'avoue que je n'étais pas très rassuré317. " Peu disposé à résister, Bourrienne conseille la fuite. Aux Tuileries, on songeait à constituer un ministère libéral formé d'hommes de la Révolution. Le nom de Fouché était sur toutes les lèvres, notamment dans l'entourage du comte d'Artois. Blacas appela le duc d'Otrante en consultation le 12 mars; le 13, c'est le chancelier Dambray qui eut un entretien avec l'ancien régicide. Nouvelle visite, le 14, de Dambray à l'hôtel de Fouché avec une offre ferme pour constituer un ministère, puis troisième entretien dans la soirée avec ce même Dandré. Ce portefeuille tant convoité, Fouché le refuse. Il considère qu'il est trop tard, que le parti jacobin s'est rallié à Napoléon dont le retour à Paris est inéluctable. C'est le mouvement révolutionnaire qui porte l'Empereur. Les cris de " Mort aux royalistes ! ", " À bas les prêtres ! " le prouvent. Fouché ne peut plus rien. Mais par la suite, rallié à Napoléon par nécessité, il pourrait, suggère-t-il, continuer à servir le roi. Les deux fers… Pourtant, l'entourage du comte d'Artois s'obstine. Fouché demeure aux yeux des royalistes le seul homme qui puisse empêcher l'entrée de Napoléon dans la capitale. Singulière jouissance pour le duc d'Otrante, mais il ne perd pas pour autant son sang-froid. Le 15, il rencontre, à la demande du frère du roi, le comte d'Artois chez la princesse de Vaudémont. Fouché aurait déclaré à Monsieur: " Monseigneur, sauvez le roi, je me charge de sauver la monarchie. " Tout un programme qui implique qu'il ne croit pas dans la durée de l'Empire auquel il décide de se rallier pour le mieux trahir318. Si le mot n'est peut-être pas authentique, il correspond bien à la stratégie politique du duc d'Otrante. Quelques heures à peine après l'entretien qu'il avait eu avec le comte d'Artois, suivi d'un autre avec Dandré, Fouché était informé en pleine rue par des policiers qu'un mandat d'arrêt venait d'être lancé contre lui, ainsi que contre Davout, Maret et Savary. Payant d'audace, le duc d'Otrante affirma qu'il n'était pas question d'arrêter un ministre dans la rue et il regagna son hôtel suivi par les sbires. Là, Fouché ergota : depuis quand Bourrienne était-il préfet de police? Ce mandat était un faux. On envoya chez le comte d'Artois, qui parut surpris, puis chez le roi, qui confirma le mandat. Mais, dans l'intervalle, bernant les policiers que dirigeait l'inspecteur général Foudras, Fouché s'était sauvé par une fenêtre, avait escaladé un mur qui le séparait du jardin de la reine de Hollande grâce à une opportune échelle et de là, par la rue Taitbout, avait trouvé refuge chez Lombard-Taradeau, l'ancien secrétaire général du ministère. Ce véritable vaudeville mit les rieurs du côté de Fouché. Celui-ci resta caché jusqu'au 20 mars. Bourrienne ne semble pas avoir déployé un grand zèle pour retrouver l'ancien ministre de la Police. Cette surprenante tentative d'arrestation pouvait trouver sa justification dans les rapports sur la conspiration du Nord qui mettaient en cause Fouché dont le nom avait été retrouvé dans les papiers de Lallemand et de Drouet d'Erlon. Mais pourquoi Dandré n'en informa-t-il pas Fouché lors de leur entrevue? Ce sang-froid et cette évasion si facile ne relèveraient-ils pas d'un plan concerté pour " dédouaner " Fouché au moment du retour de Napoléon?319D'autant que Bourrienne, après avoir assisté au départ du roi dans la nuit du 19 au 20 mars, quittait Paris à quatre heures du matin, abandonnant sans la moindre directive la préfecture de police à Foudras. Dandré l'avait précédé, laissant la voie libre à Fouché. CHAPITRE XXIII Le troisième ministère À vingt et une heures, le 20 mars 1815, Napoléon entre triomphalement aux Tuileries. Il lui faut sans tarder constituer un gouvernement et reprendre en main l'administration. Dans son cabinet, à peine arrivé, il consulte ses partisans et ses proches. La répartition des premiers portefeuilles se fait sans difficultés : Gaudin aux Finances, Mollien au Trésor, Decrès à la Marine et Maret à la secrétairerie d'État s'imposent. Ce sont des techniciens. Malgré ses réticences, Cambacérès revient au gouvernement comme chancelier. À la Guerre est désigné Davout qui resta fidèle en 1814. Mais la Police? Savary, qui en fut le dernier titulaire et dont la fidélité a été sans failles, devrait retrouver son portefeuille, mais il est impopulaire et décrié. Réal? L'homme aura-t-il l'envergure nécessaire? C'est Fouché que réclame l'opinion. " Des patriotes, écrit Thibaudeau, s'obstinaient à le regarder comme un défenseur de la Révolution, les bonapartistes comme un auxiliaire important; les royalistes espéraient en tirer un bon parti; ceux qui n'avaient pas confiance en lui le croyaient moins dangereux dans le gouvernement que sans fonctions320. " L'Empereur devait reconnaître que non seulement l'homme ne l'avait pas trahi en 1814 (faute, il est vrai, de le pouvoir) et surtout que ses conseils avaient toujours été judicieux touchant le ralliement de l'ancienne noblesse, l'Espagne ou la campagne de Russie. Il symbolisait la Révolution; or, à Lyon, Napoléon avait dû convenir, tout en le déplorant, que c'était le courant révolutionnaire qui le portait. L'homme rassurait, ce qui était un comble pour un ancien ministre de la Police. Dans cette nuit du 20 au 21 mars Fouché parut aux Tuileries. Il se montrait, n'attendant pas qu'on vînt le chercher. Il pouvait invoquer son attitude en 1814, son rôle dans la conspiration du Nord et son arrestation manquée, pour justifier sa présence au milieu des fidèles de l'Empereur. Il espérait le portefeuille des Affaires étrangères où il rêvait de remplacer Talleyrand. Sans doute mesurait-il les inconvénients du métier de policier lorsqu'il est trop longtemps exercé; il voulait prendre de la hauteur. Mais l'Empereur n'avait pas confiance en Fouché et lui préféra Caulaincourt. Restait la Police. Napoléon y jugeait Fouché moins dangereux. D'ailleurs il s'empressa de nommer Réal dont il était sûr, à la préfecture de police, pour mieux surveiller Fouché. C'était ressusciter la guerre des polices. À deux heures du matin, Fouché prenait possession du quai Voltaire. À cinq heures, il confiait à Gaillard, fidèle confident, sa déception de n'avoir eu que la Police : " Je le reconnais, je ne me suis jamais trouvé dans une position aussi difficile. Je vais continuer à passer ma vie avec des gens méprisables à qui je donnerai des sommes considérables pour qu'ils s'insinuent dans l'intimité de ceux que je leur indiquerai et qu'ils viennent m'initier à leurs plus secrètes pensées. […] De plus, Napoléon a sa police particulière, il paie fort cher des commis de mes bureaux pour connaître les instructions que je leur donne et s'assurer de ma fidélité. […] Ne croyez pas, du reste, que cette défiance me soit uniquement personnelle. Les hommes assez aveuglés pour se croire les amis de l'Empereur, Duroc lui-même, grand maréchal du palais, Berthier, chef d'état-major, et jusqu'aux confidents, aux instruments de ses faiblesses les plus secrètes, étaient entourés d'espions. Personne n'a jamais eu la confiance entière de Napoléon. Il se défiait de Joséphine, sa première femme, de Marie-Louise, sa seconde femme, il se défiait de ses plus proches parents, il s'était défié de ses camarades de collège. " On mesure la rancoeur de Fouché. Une rancoeur qui se double d'une grande inquiétude pour l'avenir. Il ne souhaitait pas le retour d'un Napoléon revenu de l'île d'Elbe, affirme-t-il à Gaillard, avec " les idées les plus gigantesques de domination et d'agrandissement; peut-être médite-t-il une nouvelle conquête de Russie. " Il s'agit avant tout d'empêcher une nouvelle guerre avec l'Europe ; de là le regret de Fouché de n'avoir pas obtenu les Affaires étrangères. Dans l'immédiat, Fouché confie à Gaillard qu'il s'efforcera "d'inspirer la confiance, calmer les esprits, comprimer les passions, effacer jusqu'au souvenir des anciens excès321". Ministre de la Police, il entend rassurer l'opinion en prônant la modération. C'est ce qu'il affirme dans une circulaire du 31 mars aux préfets. Mettre fin à la violence, à la délation et à l'arbitraire. " La police, déclare-t-il, ne peut avoir d'autres règles que celles de la justice, elle en est le flambeau mais elle n'en est pas le glaive. " C'est une police libérale qu'il défend, et il s'empresse de faire publier le texte dans le Moniteur du 4 avril. La censure est abolie pour la presse, les mesures de clémence se multiplient. Lorsque éclate l'insurrection de la Vendée, Fouché convoque Malartic, ancien chef d'état-major de l'armée du Maine en 1793. Il lui dit que cette insurrection est prématurée et inutile. " C'est dans le Nord que le sort de la France va se décider; les hostilités ne commenceront que le 15 juin. D'ici là la Vendée sera écrasée. Aidez-moi à arrêter l'inutile effusion de sang français322. " Les chefs vendéens acceptent finalement l'idée d'une trêve après la mort de La Rochejaquelein le 3 juin. Dans le même temps Fouché multiplie les contacts avec les royalistes. Assigné à résidence hors de Paris, Pasquier demande un sursis à Fouché le 23 mars. Celui-ci l'accueille et lui tient des propos que l'ancien préfet de police a consignés dans ses Mémoires. Fouché l'entraîne dans le jardin pour " causer à l'aise ". " Je vois bien, attaque-t-il, qu'il faut que je commence la conversation; je vous dirai donc que cet homme [Napoléon] n'est corrigé de rien et revient aussi despote, aussi désireux de conquêtes, aussi fou enfin que jamais. […] Je vous déclare que, malgré l'assurance qu'il en a donnée, toute l'Europe va lui tomber sur le corps; qu'il est impossible qu'il résiste, et que son affaire sera faite avant quatre mois […]. Je ne demande pas mieux que les Bourbons reviennent, seulement il faut que les affaires soient arrangées un peu moins bêtement qu'elles ne l'ont été l'année dernière par Talleyrand; il ne faut pas que tout le monde soit à leur merci. Il faut des conditions bien faites, de bonnes et solides garanties. […] Quand l'instant décisif arrivera, il me faudra des hommes qui inspirent confiance à tout le monde, même à la famille royale. Il faudra surtout un homme pour enlever et conduire la ville de Paris, car vous sentez bien que je serai obligé de me débarrasser de ce fou de Réal qu'il m'a mis dans les jambes. " Et de proposer le poste à Pasquier qui se dérobe prudemment323. Le 3 mai, Pasquier revoit le duc d'Otrante pour une autorisation de séjour à Paris. Celui-ci revient sur ses offres de service. " Il [Napoléon] sera obligé de partir pour l'armée avant la fin du mois. Une fois parti, nous resterons maîtres du terrain. Je veux qu'il gagne une ou deux batailles, il perdra la troisième et alors notre rôle à nous commencera. Croyez-moi, nous amènerons un bon dénouement324. " On ne saurait mettre en doute les propos que rapporte Pasquier. Ils correspondent à ceux consignés par Gaillard, on l'a vu, et on les retrouve dans les Mémoires de Thibaudeau325. Dans le même temps d'ailleurs, Fouché épargne à Vitrolles, qui a tenté d'organiser la résistance dans le Sud-Ouest, le peloton d'exécution, et noue des contacts, avec l'entourage de Louis XVIII à Gand et avec le duc d'Orléans à Londres326. Pasquier s'interroge : " Cette perfidie de M. Fouché, ministre de Napoléon, est une des particularités les plus singulières de cette époque. Ce qui est plus étonnant encore, c'est que l'Empereur, qui n'a pu l'ignorer complètement, lui a laissé son portefeuille, qu'il l'a conservé dans un poste où il avait tant de moyens de nuire! N'osait-il pas s'en défaire? Le croyait-il plus redoutable au-dehors qu'au-dedans du ministère? Ou bien M. Fouché était-il protégé par son habitude si connue de tromper tout le monde? Il a toujours prétendu que les avances, les ouvertures qu'il hasardait n'étaient qu'une manière de sonder les intentions et un moyen de mieux servir327. " Fouché fournissait aussi une caution au régime libéral que Napoléon tentait d'établir, reconnaissant devant Benjamin Constant que "le goût des constitutions, des débats, des harangues paraît revenu ". Voilà l'Empereur qui se résigne à des discussions publiques, des élections libres, des ministres responsables, une presse sans censure. Incontestablement, Napoléon laisse paraître de la fatigue. Dans la nuit du 20 mars, Fouché lui a-t-il suggéré de proclamer la République et de ne s'en faire que le généralissime, lui laissant la présidence328? Le ministre aurait ensuite essayé, ce qui paraît plus vraisemblable, fin avril, puis le 15 mai, de convaincre Napoléon d'établir une régence pour éviter une guerre qui ne pouvait qu'être désastreuse. Benjamin Constant rédigea l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire mais cette Constitution libérale déçut : elle n'allait pas assez loin. Le texte convenait néanmoins à Fouché. Ne prévoyait-il pas une Chambre des représentants dont le ministre de la Police comprit vite qu'il pourrait s'assurer le contrôle? Fouché ne cachait pas que cette chambre élue par la nation serait là " pour défendre et stipuler les droits et les intérêts de la France si la guerre devenait malheureuse, si Napoléon était renversé ou s'il était un obstacle au rétablissement de la paix ". Carnot se désintéressait des élections dont il aurait dû s'occuper comme ministre de l'Intérieur. Après avoir recommandé la dictature, il tombait dans le légalisme. La place était libre pour Fouché. " On lui prépare [à Napoléon] une chambre où il aura de tout. Je ne lui épargnerai même pas Cambon et Barère, ni La Fayette, le temps des exclusions est passé et aujourd'hui de pareils hommes sont une garantie pour nous autres hommes avancés de la Révolution. " Dès mai le journal L'Indépendant mène une campagne active, animée par Jay, Manuel et Jullien. Pour peser sur ces élections, Fouché dispose d'importants moyens d'action. Il a réorganisé son ministère. À côté de lui, deux inspecteurs généraux, Foudras et Pasques, chargés de " la recherche des faits de haute police et de toutes les opérations qui y sont relatives ". Huit lieutenants de police ont la surveillance d'un arrondissement formé de plusieurs départements. Ils prennent la succession des conseillers d'État chargés des quatre arrondissements de police générale. Des lieutenants extraordinaires sont envoyés dans certaines villes comme Dunkerque, Brest, Toulouse, Marseille ou Chambéry. Fouché fait appel à d'anciens conventionnels : le Sud-Est revient à Leconte-Puyraveau, Ricord est à Bayonne, Pérard à Dieppe, Baudot à Morlaix, Choudieu à Dunkerque. La très forte abstention des électeurs a laissé les mains libres à Fouché dont les agents ont favorisé l'élection de libéraux à la chambre des députés. Beaucoup étaient ses créatures : Manuel, connu à Aix, Jay, précepteur de ses enfants. Les anciens conventionnels étaient nombreux : Barère, Cambon, Garnier de Saintes, Maignet, etc. La Fayette, élu en Seine-et-Marne, consultait le ministre de la Police, appelé lui-même à la Chambre des pairs où il pourrait peser sur les débats. À la Chambre des députés, ses intrigues aboutirent, le 4 juin, à assurer la présidence à Lanjuinais contre Lucien Bonaparte, l'ennemi, de retour à Paris après une longue disgrâce. Sur le plan intérieur, Fouché devenait suffisamment puissant pour attendre la suite des événements. Ministre de la Police il n'avait nullement abdiqué ses prétentions diplomatiques. On a vu comment, en 1809 déjà, il avait, de sa propre autorité, ouvert des négociations secrètes avec l'Angleterre. Dès avril 1815, il était entré en relations avec Metternich à Vienne. Il correspondait avec lui sous la Première Restauration et avait simplement évité de couper les contacts au moment du retour de Napoléon. Avec l'accord de celui-ci il avait envoyé à Vienne Montrond, Bresson puis Saint-Léon pour essayer de détacher François Ier de la coalition. Mais il développait une autre correspondance à l'insu de Napoléon et de Caulaincourt, correspondance qui fut découverte accidentellement. À la fin d'avril, Perregaux, chambellan de service auprès de Napoléon, lui révéla qu'un commis de la banque Eskeles venait d'arriver de Vienne pour régler certains comptes avec la maison de son père. Ce voyage, qui ne s'imposait pas, lui paraissait suspect. Napoléon confia l'affaire non à Fouché mais à Réal. Arrêté, le commis révéla qu'il avait été chargé par Metternich d'une mission secrète auprès du duc d'Otrante. Il avait vu ce dernier deux fois, de très bonne heure, en passant par le jardin du ministère. Fouché était invité à envoyer un émissaire à Bâle pour y rencontrer le secrétaire du prince de Metternich, Henri Werner, en réalité le baron d'Ottenfels 329. Apprenant l'affaire par Réal, Napoléon fut, dans un premier temps, enclin à faire arrêter Fouché pour conspiration avec l'ennemi. Il choisit, pour mieux approfondir l'enquête, d'envoyer Fleury de Chaboulon à Bâle. Celui-ci a raconté son voyage330. L'Autrichien Ottenfels lui déclara que son pays faisait la guerre uniquement à Napoléon et était prêt à accepter aussi bien le duc d'Orléans que Louis XVIII; de toute façon, Vienne comptait sur Fouché. Lorsque Fleury annonça que le duc d'Otrante était un partisan sincère de Napoléon, Ottenfels accusa une vive surprise. Quand Fleury revint à Paris, Napoléon avait déjà été joué par Fouché. Réal, selon Pasquier331, aurait averti son ministre du danger qu'il courait. Le préfet de police " n'avait pas jugé à propos d'encourir en pure perte la haine et la vengeance d'un homme aussi redoutable et s'était décidé à le faire mettre au courant par sa fille Mme Lacuée ". Sous un prétexte quelconque, Fouché s'était aussitôt rendu aux Tuileries pour faire savoir à Napoléon qu'il avait reçu un billet de Metternich par une voie détournée. Napoléon ne fut pas dupe. " Vous êtes un traître, Fouché; je devrais vous faire pendre. — Sire, aurait répondu le ministre, je ne suis pas de l'avis de Votre Majesté. " Mot apocryphe probablement. Ce qui est certain, c'est que Napoléon ne pouvait plus rien reprocher à son ministre. Il envoya Fleury à Fouché. Celui-ci écrivit une belle lettre, le 8 mai, à Metternich : " Les souverains de l'Europe ont toutes les garanties qu'ils peuvent désirer et beaucoup plus qu'ils ne peuvent en donner eux-mêmes dans les institutions fortes qui entourent aujourd'hui le trône de Napoléon. Et telle est ma conviction profonde que ce trône est dans ce siècle l'unique garantie peut-être de la durée des monarchies332. " Ottenfels fut à nouveau surpris et le laissa paraître. Cette lettre ne correspondait pas à celles que Fouché avait envoyées directement à Vienne. " Le langage de M. Fouché surprendra fortement M. de Metternich. Il me répétait encore, la veille de mon départ, que le duc d'Otrante lui avait témoigné en toute occasion une haine invétérée contre Bonaparte. " Fleury rapporta ce propos à Napoléon. Réponse de celui-ci : " Je suis persuadé qu'il me trahit; j'ai presque la certitude qu'il a des intrigues à Londres et à Gand; je regrette de ne l'avoir pas chassé avant qu'il fût venu me découvrir l'intrigue de Metternich ; à présent, l'occasion me manque; il crierait partout que je suis un tyran soupçonneux et que je le sacrifie sans motif. " Napoléon partit pour la Belgique en laissant derrière lui un homme prêt à le trahir en cas de défaite. Il confiait à Carnot qu'il aurait dû supprimer le ministère de la Police générale et en rattacher les services au ministère de l'Intérieur. Il hésitait au moment d'entrer en campagne et remettait sa décision au retour. Le 18 juin, il était vaincu à Waterloo. Fouché en fut averti le 19. Il avait prévu la défaite. Dès lors il régla sa conduite sur celle de Talleyrand en 1814. Il lui fallait être seul à Paris, donc se débarrasser au plus vite de Napoléon, pour devenir l'unique interlocuteur des vainqueurs. Il pouvait compter sur les chambres mais n'avait pas prévu l'opposition de Carnot, ministre de l'Intérieur, qui, à l'annonce du désastre, le 20, lors d'un conseil sous la présidence de Joseph, affirma, retrouvant ses réflexes d'" organisateur de la victoire ", qu'il fallait se regrouper derrière l'Empereur. Davout, ministre de la Guerre, était du même avis. Mais Fouché retrouvait lui aussi ses anciens réflexes, ceux de Thermidor. Il sut circonvenir ses deux collègues. Au Palais-Bourbon, les hommes de Fouché, Jay et Manuel, répandaient les rumeurs les plus diverses, toutes défavorables à Napoléon. La Fayette, figure de proue de l'Assemblée, manoeuvré par Fouché, croyait son heure venue comme en 1789. Dans le même temps, le duc d'Otrante s'efforçait de démoraliser l'entourage de Napoléon. Quand Napoléon est de retour, le 21, tout le monde est convaincu qu'il doit abdiquer. Le duc d'Otrante se place alors en retrait. C'est La Fayette qui demande et obtient de la Chambre des députés que l'on déclare la patrie en danger, que les deux chambres siègent en permanence et que soit tenu pour coupable de trahison quiconque voudrait les dissoudre. La Chambre des pairs se rallie à cette proposition où se reconnaît la main de Fouché. C'est pousser Napoléon vers l'abdication ou vers l'épreuve de force avec les chambres. Napoléon hésite. Il dispose encore de troupes et a les ouvriers de Paris avec lui. Sous l'effet des discours de Jay et de Manuel, la Chambre des députés continue de réclamer son abdication. À l'Élysée où s'est installé Napoléon, le jeu de Fouché apparaît de plus en plus clairement : il veut avoir les mains libres pour négocier avec les Alliés. Le 22 au matin, la situation est dénouée par un coup d'audace de l'Assemblée. Le général Solignac est envoyé auprès de l'Empereur pour lui signifier que s'il ne signe pas son abdication, sa déchéance sera prononcée par la Chambre des députés. Soudain las, son énergie envolée, Napoléon signe et remet l'acte d'abdication en faveur de son fils à Fouché, comme s'il saluait en lui son vainqueur. À une heure de l'après-midi, le duc d'Otrante monte à la tribune et annonce aux députés l'abdication de l'Empereur. Il glisse dans son discours un éloge appuyé de Napoléon : " Les représentants de la nation n'oublieront pas dans les négociations qui devront s'ouvrir de stipuler les intérêts de celui qui, pendant de longues années, a présidé aux destinées de la patrie. " De Napoléon II, en faveur de qui a abdiqué le souverain, aucune mention. Les Bonaparte sont écartés. Dans ce même discours, Fouché se débarrasse de la Chambre en proposant la désignation d'une commission de cinq membres chargée d'ouvrir les négociations avec les Alliés et dépossédant ainsi les députés de toute initiative. Carnot obtient 324 voix, Fouché 293. Le général Grenier passe au tour suivant, La Fayette n'obtenant qu'un score médiocre et étant du coup écarté le lendemain du commandement de la Garde nationale que lui avait promis Fouché. Pour compléter la commission, les pairs désignent Caulaincourt et Quinette. La commission s'établit aux Tuileries : choix symbolique. Dernière étape de la conquête du pouvoir par Fouché : se jouer des quatre membres de la commission. Caulaincourt y est le représentant de Napoléon et Carnot y figure le courant révolutionnaire. Grenier, dévoué à l'Empereur, est proche de Caulaincourt, Quinette, conventionnel régicide, penche pour Carnot. La présidence de la commission revenait à ce dernier qui avait eu plus de voix que Fouché. Par un tour de passe-passe, le duc d'Otrante lui souffle cette présidence. Puis la commission nomme des ministres : le frère de Carnot à l'Intérieur (habile concession de Fouché), Pelet de la Lozère (ancien subordonné de Fouché) à la Police, Fouché devant renoncer en principe à ce portefeuille qu'il récupéra le 9 juillet, Bignon aux Affaires étrangères, Boulay de la Meurthe à la Justice et Davout à la Guerre. Masséna reçoit le commandement général de la Garde nationale. D'autres nominations suivent dans la soirée. 1814 recommence, avec un autre meneur de jeu. D'une régence, en attendant un retour éventuel de Napoléon II, il n'est toujours pas question. Le fils de Napoléon a le tort d'être absent, prisonnier à Vienne. Quant à l'Empereur, il quitte le palais de l'Elysée pour Malmaison, le 25 juin, surveillé par la police de Fouché. Celui-ci prend contact par Pasquier et Molé, le 23, par Vitrolles, le 24, avec les Bourbons. Remis en liberté, Vitrolles a raconté son entrevue : "Vous allez trouver le roi, lui déclare Fouché; vous lui direz que nous travaillons pour son service, et lors même que nous n'irions pas tout droit, nous finirons bien par arriver à lui 333. " Sans doute Fouché exagère-t-il les obstacles, insistant sur le fait que Napoléon II n'est pas entièrement écarté du trône et qu'il faudra compter avec le duc d'Orléans qui ne s'est pourtant pas manifesté. Pour justifier ses craintes, le duc d'Otrante peut rappeler les tractations avec Metternich : Ottenfels ne s'était pas beaucoup accroché à la candidature de Louis XVIII. Mais il importe surtout à Fouché de faire payer très cher ses services. Un incident le sert : Carnot, ayant appris ses relations avec Vitrolles, ordre est donné par la commission d'arrêter à nouveau l'agent du roi. Fouché feint d'organiser la résistance de la capitale, mais, dans le même temps, il presse les Alliés qui envahissent le Nord et l'Est d'arriver à Paris. Il est en effet résolu à rétablir Louis XVIII, aucune autre solution ne s'imposant, mais il doit compter avec les réticences de la commission. Ses intentions paraissent de plus en suspectes à ses collègues. Grenier déclare : " S'il nous trahit, je lui brûlerai la cervelle. " La Chambre des députés se retourne contre lui. Il doit la convaincre tout en calmant à Paris les intrigues des royalistes dont un mouvement prématuré eût tout compromis. Il lui faut aussi contenir les ouvriers parisiens qui veulent défendre la capitale et promettent aux Bourbons et aux traîtres un sort funeste. En 1814, la crise avait été rapide; un an plus tard, elle s'éternise. Fouché envoie un ancien agent de Murat, Macirone, auprès de Wellington pour qu'il se hâte. Enfin les Prussiens investissent le sud de Paris et l'armée anglaise arrive par le nord le 30 juin. L'idée de défendre Paris en livrant bataille devant la capitale prend alors corps. Davout répond de la victoire. Les deux armées, celle de Wellington et celle de Blücher, n'ont pas encore reçu, en effet, les renforts souhaités. Mais une victoire de Davout serait catastrophique pour Fouché, contraint désormais de paralyser les énergies. Un conseil présidé par lui semble s'orienter, le 1er juillet, vers le sacrifice de la capitale pour préserver l'armée, ce qui l'arrange. Des négociations s'engagent enfin avec les Alliés. Rien n'est pourtant gagné. Certes, l'entourage du roi et de Monsieur mesure la nécessité de passer par Fouché, mais ce dernier est aux prises avec l'impatience des royalistes de la capitale, le mécontentement des ouvriers, les ardeurs combatives des militaires et même une proposition de Napoléon se déclarant prêt à prendre un commandement. Le duc d'Otrante réussit à éloigner l'empereur déchu de Malmaison le 29 juin. Il parvient une nouvelle fois à calmer et partisans du roi et ouvriers républicains. Le 2 juillet, Réal a remis sa démission de préfet de police. Courtin, qui le remplace, est un magistrat ignorant tout de la police sur le plan de la pratique. Le champ était libre. Macirone fut envoyé de nouveau, le 4 juillet, auprès de Wellington. Celui-ci fit alors savoir qu'il considérait la restauration de Louis XVIII comme la condition essentielle de toute paix. Il invitait Fouché à venir en discuter avec lui, le 5, à Neuilly. Celui-ci ne put que donner à sa mission une allure officielle, prévenant donc ses collègues de la commission incapables de s'y opposer. À Neuilly, face à Wellington et à Talleyrand, il décrit une situation difficile : il faut compter avec l'armée restée bonapartiste, une population de Paris humiliée, des chambres hostiles au roi. Il faudrait, insiste-t-il, que Louis XVIII fasse des concessions, promettant par exemple l'amnistie aux personnes compromises sous Napoléon. La conférence s'achève à quatre heures du matin. Fouché, payant d'audace, rend compte à la commission désemparée. Même Carnot semble avoir perdu toute énergie. Habilement, le duc d'Otrante souffle maintenant sur le feu révolutionnaire, faisant porter par la Garde nationale la cocarde tricolore. But de l'opération : inquiéter les royalistes et achever de les précipiter dans les bras de Fouché. Louis XVIII, qui se trouve à Arnouville et qui ne souhaite pas une bataille de Paris, se laisse convaincre de garder Fouché après sa restauration. Impressionné par son entrevue avec lui à Neuilly, Wellington estime que le rétablissement du roi ne pourra passer que par Fouché, ce que Pasquier et Vitrolles avaient déjà prédit. Le 6 juillet au soir, Fouché et Talleyrand dînent chez Wellington. La discussion porte sur la situation de Paris. Le 3, les pourparlers ont abouti à une suspension d'armes et au retrait des troupes françaises derrière la Loire; le 4 ont été remis aux Alliés Saint-Denis, Saint-Ouen, Clichy et Neuilly, puis, le 5, Montmartre. À l'intérieur de Paris, quelques royalistes qui ont arboré des cocardes blanches viennent d'être molestés. Fouché répond du maintien de l'ordre. Courtin, préfet de police, ne compte guère. La commission, elle, ne compte plus. Fouché a la situation en main. C'est alors que Talleyrand se décide à offrir à Fouché l'amnistie pleine et entière pour ses amis et le portefeuille de la Police pour lui-même. Savourant ce moment, Fouché accepte et expose les mesures qu'il compte prendre : dissolution de la commission et remplacement de Masséna par Dessoles à la tête de la Garde nationale. Ce soir-là, selon Pasquier, Fouché fut conduit à Arnouville où il rencontra Louis XVIII : " M. Fouché s'est beaucoup vanté d'avoir, dans cette première entrevue, fait entendre à Sa Majesté les vérités les plus fortes et donné les conseils les plus salutaires qui fort malheureusement n'ont point été suivis. J'ai cependant lieu de croire qu'il ne balbutia que quelques mots de reconnaissance, quelques protestations de fidélité. Le bonheur qu'il ressentait d'être arrivé à une telle situation, après tant d'intrigues et de périls, ne lui laissait certainement pas la présence d'esprit nécessaire pour tenir un long discours 334. " Le lendemain les troupes étrangères entrent dans Paris et occupent les Tuileries où siège le gouvernement. Il ne reste à la commission qu'à se séparer, tandis que Carnot laisse éclater sa colère d'avoir été joué. Un message de la commission est adressé aux chambres et aux ministres : ses membres déclarent s'incliner devant la force. Curieusement, la dynastie des Bourbons y était présentée comme étant imposée par les baïonnettes étrangères. Fouché cherchait à ménager les anciens révolutionnaires et l'armée, sinon à préparer de nouvelles intrigues335. Qu'il ait été pour beaucoup dans la rédaction de ce message est confirmé par la lettre qu'il adressa ce même jour au roi en tant que président de la commission. Il y dénonçait les abus de la Première Restauration et multipliait les conseils : " Moins on laisse de droits à un peuple, plus sa juste défiance le porte à conserver ceux qu'on ne peut lui disputer, et c'est toujours ainsi que l'amour s'affaiblit et que les révolutions se préparent336. " Lettre — aussitôt imprimée et largement diffusée — qui visait à donner à Fouché une nouvelle stature, celle de champion des principes de 1789 face à la contre-révolution. On s'en est étonné — à peine le roi restauré, Fouché donnerait des gages au camp adverse? —, mais n'avait-il pas tenu le même langage devant Napoléon, incarnant le courant révolutionnaire face aux nobles ralliés à l'Empire? Aussitôt après la dissolution de la commission, Fouché aurait gagné Saint-Denis où le roi avait signé l'ordonnance le nommant secrétaire d'État au ministère de la Police générale. A-t-il paru au bras de Talleyrand à qui, en tant que président du Conseil, il appartenait de le présenter officiellement au roi? Beugnot et Chateaubriand l'ont affirmé, mais sans être très nets sur la date. Si le texte de Chateaubriand est célèbre, celui de Beugnot mérite d'être mieux connu : " Lorsque ces messieurs [Talleyrand et Fouché] arrivèrent, j'étais dans une grande salle qui précédait le cabinet du roi et en compagnie de M. de Chateaubriand. Il n'y avait de commun entre cet homme illustre et moi que notre dévouement à Sa Majesté et le regret de voir ce qui se passait sous nos yeux. Ce dernier sentiment ne put se contenir lorsque nous vîmes paraître M. le duc d'Otrante, donnant le bras à M. de Talleyrand, et tous deux s'avançant vers le cabinet du roi, avec cet air assuré et tranquille qui blesse au vif ceux dont on vient de triompher. “Ce que nous voyons, dis-je à M. de Chateaubriand, est digne du pinceau de Tacite, et heureusement vous êtes là. — Vous me faites, monsieur, beaucoup d'honneur, mais en vérité, je ne sais où j'en suis. Que veut donc M. de Talleyrand? Il s'agit cependant ici d'une monarchie, de la maison de Bourbon, du bonheur de la France.” Et M. de Chateaubriand poursuit dans des termes que je ne me permets pas de rapporter. " Beugnot fait allusion à la fameuse phrase immortalisée par les Mémoires d'outre-tombe : " Le vice appuyé sur le bras du crime337. " À Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre exprimait aussi son indignation contre " ces deux hommes qui flanquent aujourd'hui le roi Louis XVIII ". S'il attendait plus de Fouché que de Talleyrand, " sans contredit, l'homme le plus coupable de la Révolution ", il concluait: " Il faut convenir que Sa Majesté Très Chrétienne figure tristement au milieu de ces deux acolytes 338. " CHAPITRE XXIV Ministre du roi Louis XVIII fut de retour à Paris le 8 juillet. Il n'y eut aucune manifestation hostile, Fouché y veilla. L'enthousiasme des partisans du roi resta modéré, Fouché y avait aussi veillé. Mais son pouvoir s'arrêtait à l'entrée des Tuileries. Beugnot a décrit son arrivée au château qu'encombrait la foule des courtisans, son embarras perceptible seulement pour un oeil exercé comme le sien, l'attitude du comte d'Artois qui, sortant du cabinet du roi, se précipita sur Fouché : " Vous me voyez heureux, monsieur le duc, très heureux, très satisfait. L'entrée du roi a été admirable et nous vous en avons toute l'obligation. " Enfin un chambellan vint chercher Fouché de la part du roi pour un entretien particulier sur lequel nous ne saurons rien339. Sauf que Fouché a gagné : il reste aux affaires. Le soir, raconte Vitrolles, dans les salons du ministère de la Police, cinq cents personnes se pressaient. " Là se rencontraient pêle-mêle les hommes de la Révolution qui se rattachaient au gouvernement rétabli et les plus considérables de la noblesse et du royalisme dont un grand nombre avaient élevé le nouveau ministre sur un pavois340. " Le lendemain, 9 juillet, le roi signait l'ordonnance qui constituait le ministère. Le prince de Talleyrand était président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, le baron Louis recevait les Finances, le baron Pasquier, promu garde des Sceaux, la Justice, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, la Guerre, et le comte de Jaucourt, la Marine. Le duc d'Otrante reprenait la Police générale. L'intérim de l'Intérieur fut confié au garde des Sceaux, et Barante, nommé secrétaire général, en reçut la direction. Le duc de Richelieu refusa la Maison du roi. Les conseils se tenaient tous les jours chez Talleyrand, à l'entresol de son hôtel et deux ou trois fois par semaine aux Tuileries en présence du roi, de Monsieur et du duc de Berry. N'assistaient aux conseils que les ministres titulaires d'un portefeuille et Vitrolles qui faisait fonction de secrétaire d'État. Fouché a-t-il cru qu'il dominerait facilement ces conseils en profitant de la paresse de Talleyrand, de l'inexpérience de Gouvion Saint-Cyr et des compromissions de Louis et Pasquier avec le régime tombé? C'est possible. Il se retrouvait une nouvelle fois dans le périlleux exercice d'équilibre commencé lors de son arrivée au ministère en 1799 : contenir les excès des ultras tout en désarmant les complots libéraux. Il adresse d'emblée aux préfets une circulaire qui précise sa position et engage le cabinet: " Affermissement de l'ordre public et pacification de la France. " La rentrée du roi " a arrêté le cours de nos malheurs " et rétabli la paix " qui est le voeu de tous les Français ". Mais seule l'union nationale peut permettre de négocier avantageusement avec les Alliés. " Quels que soient ses revers, un grand peuple, par la voix du chef de l'État, peut encore réclamer et faire triompher ses droits parce que la justice est hors d'atteinte des coups de la fortune. " Le moment est donc venu d'immoler au bien public toutes les opinions. " Le véritable devoir comme le vrai courage, poursuit Fouché, est maintenant de nous réunir en faisceau autour du monarque. Que l'armée recueille un honneur nouveau en suivant l'exemple de cette union et notre patrie en reprenant son rang parmi les États de l'Europe retrouvera dans sa fidélité et dans une longue paix de nouvelles sources de prospérité341. " Langage d'homme d'État. Fouché pouvait compter sur les forces d'occupation et plus particulièrement sur Wellington. Mais serait-ce suffisant? Vitrolles, qui l'observait au Conseil des ministres avec une certaine fascination, savait ce qu'ignorait le ministre de la Police, aveuglé par son succès. À Louis XVIII, lors des entretiens qui précédèrent la restauration, Vitrolles avait fait remarquer que, pour Fouché, " les honneurs de la pairie paraîtraient bien plus que suffisants ". Non sans finesse, le roi avait répondu : " J'aime mieux nommer un ministre que je puis renvoyer que de créer un pair qui est inamovible. " Ainsi Louis XVIII entendait-il se servir de Fouché pour mieux s'en débarrasser au moment opportun. Aveuglé, le duc d'Otrante le fut aussi lors de la nomination du nouveau préfet de police. Ce choix fut fait dans le salon qui précédait la chambre de Talleyrand. Vitrolles — encore lui — raconte assez drôlement la scène. " Je trouvais trois personnes rangées l'une à côté de l'autre; c'étaient MM. Mounier et Angles qui revenaient de Gand et ce M. Decazes que j'avais vu la veille pour la première fois [Louis l'avait présenté à Talleyrand]. L'abbé Louis passait vivement de l'un à l'autre. “Eh bien! disait-il, voulez-vous ou ne voulez-vous pas?” " J'appris que c'était de la préfecture de police qu'il s'agissait. Mounier dit non, Anglès moins positivement et comme impatienté qu'on ne lui laissât pas le temps de la réflexion [selon Pasquier, il ne voulait pas servir sous Fouché]. " “Alors c'est vous qui l'êtes, dit M. Louis en s'adressant à M. Decazes.” J'entrais en ce moment dans la chambre à coucher où je fus étonné de trouver le ministre de la Police tout seul. " “Eh bien ! lui dis-je, on vous fait donc un préfet de police sans vous? — Oui, me dit-il, et c'est sans moi qu'il faut le faire, car enfin le préfet de police doit être mon surveillant.” Sur ces entrefaites, M. de Talleyrand arriva avec M. de Jaucourt et bientôt M. Louis demanda à nous présenter le nouveau magistrat de Paris. Celui-ci entra, sans chapeau à la main, les bras ballants, de l'air le plus niais et le plus embarrassé. " “Messieurs, nous dit-il, je vous suis bien reconnaissant du témoignage de confiance que vous m'avez accordé et je vous prie de croire que je m'en rendrai digne et que vous n'aurez pas à vous plaindre du choix que vous avez fait.” " Après cette belle harangue, il tourna les talons et s'en alla. " “Savez-vous, me dit M. de Talleyrand, ce monsieur a un peu les allures d'un assez beau perruquier. — La morale de cela, répondis-je, c'est qu'il ne faut jamais entrer sans un chapeau à la main342.” " La scène est plaisante, et elle illustre l'aveuglement de Talleyrand et de Fouché. L'homme qu'on tourne en ridicule va vite les supplanter. Ce Decazes, introduit par Louis, non moins aveugle, auprès de Talleyrand, conseiller à la Cour de Paris et ancien secrétaire des commandements de Mme Laetitia, mère de Napoléon, semble dépourvu d'envergure. Pourtant, bien que gendre de Muraire qui présida la Cour de cassation, il a habilement refusé de prêter serment à l'Empereur pendant les Cent-Jours et a entretenu avec Louis à Gand une correspondance suivie placée sous les yeux du roi et appréciée par lui. Ce qu'ignore Fouché, c'est que son " surveillant " a déjà un contact privilégié avec Louis XVIII. Le premier à se plaindre de Decazes sera d'ailleurs Talleyrand. Vitrolles lui reproche alors cette nomination : " Comment avez-vous laissé occuper un tel poste par une personne que vous ne connaissiez pas, lorsque vous auriez dû y placer un homme à vous et que cet homme vous l'aviez tout trouvé dans Bourrienne qui occupait la préfecture de police avant le 20 mars? — Certainement, me dit-il, mais que voulez-vous ? Bourrienne n'était pas là. Il revenait de Hambourg dans une mauvaise calèche, une roue s'est brisée tout près de Paris et il a perdu vingt-quatre heures à faire réparer sa roue. Voilà ce que c'est que d'être pauvre diable. Eh bien! Bourrienne, eût-il deux cent mille livres de rente, sera toujours pauvre diable. " Et Vitrolles d'ajouter : " Il est difficile de concevoir pareille légèreté chez un Premier ministre. Voilà ce que c'est que le bel esprit dans les affaires343! " Fouché lui aussi a négligé Decazes comme il avait sous-estimé Dubois. " Decazes est un bon enfant; nous nous entendrons fort bien ensemble344", déclare-t-il. Dans l'immédiat, d'autres problèmes l'absorbent. Les hommes de la Révolution et de l'Empire ne lui pardonnent pas la restauration de Louis XVIII et son maintien aux affaires. Fouché se justifie en déclarant qu'il n'a accepté de conserver son portefeuille que pour mieux freiner la réaction royaliste. Un vent de répression souffle en effet sur le pays. L'épuration de 1814 avait été modérée, il n'en va pas de même en 1815 où l'on réclame un châtiment exemplaire pour les traîtres qui se sont ralliés à Napoléon pendant les Cent-Jours. Cette répression est évoquée par les princes au Conseil des ministres; en province, les débordements qui recevront le nom de " Terreur blanche " ne sont que très mollement contenus par les nouveaux préfets. Les recommandations du ministre de la Police générale manquent de poids venant d'un conventionnel régicide et d'un ancien ministre de Napoléon. Le journal que subventionne Fouché, L'Indépendant, a beau expliquer et excuser, sous la plume de Jay, le vote du 17 janvier 1793 et les ralliements du 20 mars 1815, il n'est pas écouté. Dénonciations et exécutions se multiplient345. Le gouvernement de Talleyrand fut donc contraint de prendre des mesures légales contre les partisans de Napoléon pendant les Cent-Jours. Pasquier, alors ministre de la Justice (et lui aussi embarrassé bien que n'ayant pas servi pendant les Cent-Jours), explique que, " après de longues hésitations on résolut de faire deux catégories dans lesquelles seraient placés les hommes les plus compromis. Ceux qui étaient coupables d'une trahison militaire […] seraient arrêtés et traduits devant les conseils de guerre. Il importait de restreindre le nombre des prévenus de cette première catégorie. […] Dans la seconde seraient placés ceux qui pouvaient être l'objet de mesures politiques plus ou moins sévères. " Le soin d'établir ces listes fut confié au ministre de la Police générale. " M. Fouché, continue Pasquier, n'avait fait aucune objection contre la mesure; il apporta son travail dès le surlendemain, mais quel ne fut pas notre étonnement de le voir nous dérouler deux énormes listes qui comprenaient trois ou quatre fois plus de noms qu'il n'était nécessaire et sur lesquelles il avait, sans nul scrupule, porté en même temps ses amis politiques les plus intimes et quelques ennemis fort obscurs sur lesquels sa vengeance, on ne sait pourquoi, avait jugé à propos de s'appesantir. Le conseil tout entier fut révolté de l'exagération dans le nombre et de l'esprit qui avait présidé aux désignations 346. " Pasquier perce aussitôt les intentions de Fouché : " J'incline à croire qu'il voulait rendre la mesure vaine, même ridicule, en la portant au-delà de toutes les bornes. " Finalement, une première liste de dix-huit militaires fut établie, comprenant notamment Ney, La Bedoyère, Grouchy, Clausel et Savary. Une deuxième liste fut formée de trente-huit noms promis au jugement des chambres. Fouché prévint en sous-main les principaux intéressés tout en lançant ses limiers à leurs trousses. Mais il ne put empêcher la publication par le Moniteur d'une liste de proscription où se retrouvaient Maret et Savary, Thibaudeau, l'ami intime, et Carnot, son ancien collègue, Réal, son subordonné, et Barère, l'un de ses agents. La signature du duc d'Otrante au bas de l'ordonnance ne pouvait que susciter l'indignation des proscrits et le mépris des royalistes. En réalité, il ne s'agissait, dans l'esprit de Fouché, que de concessions sans véritables conséquences tant que les proscrits échappaient au châtiment. C'est l'imprudence de Ney, pourtant pourvu de passeports par le duc d'Otrante, qui perdit le maréchal, et non le zèle de la police. Avec beaucoup d'habileté, Fouché déplace vite le problème. Il se pose en champion de l'autorité royale contre ceux qu'il appelle les " ultras " (le mot restera) et qui veulent aller plus loin que le roi dans la répression. " La volonté du roi, écrit-il dans une circulaire adressée aux préfets le 28 juillet, est de jeter un voile sur les crimes et les fautes commises. Sa Majesté a abandonné à la justice le soin de punir les attentats et les trahisons, et, pour ne pas laisser le soupçon s'étendre, elle a voulu désigner et limiter le nombre des prévenus 347. " Châtiment indispensable, mais châtiment limité. Telle est la volonté du roi, affirme Fouché. À la suite des excès de Nîmes, il observe " qu'ils remplissent de douleur l'âme du roi et étonnent et indignent les souverains alliés, attentifs à ce qui arrive au milieu de nous". Il ne cesse de rappeler le respect dû à l'autorité royale. C'est cette autorité qui lui sert de couverture pour blâmer la Terreur blanche et isoler les ultras. Le roi ne peut contester une action qu'il approuve au fond de lui-même, d'autant que Fouché lui rend le grand service d'obtenir de Davout le désarmement de l'armée de la Loire, une armée restée bonapartiste. Dans le même temps, il s'efforce de neutraliser Murat. Il lui écrit le 2 août : " J'ai reçu la lettre par laquelle vous m'annoncez votre débarquement sur les côtes de Provence et votre dénuement. Je m'empresse de vous envoyer les fonds nécessaires et un passeport et préviens Metternich pour que vous puissiez vous rendre en Autriche où votre famille est déjà établie. Je vous invite à quitter promptement la France et à prendre la route de Trieste. " Je ne puis vous donner d'autres conseils aujourd'hui que celui d'une résignation complète à votre position. Le malheur a souvent des résultats heureux. Vous trouverez dans une vie privée le repos dont vous ne pourrez jouir sur le trône. Quelle tranquillité peut-il y avoir sur un trône qui tremble et qui menace de s'ouvrir sous celui qui s'y est assis? Croyez-en celui qui connaît les illusions humaines et qui ne cessera de prendre intérêt à vous quels que soit votre destinée ou votre éloignement348. " Jolie lettre qui montre sa fidélité à un ami proscrit mais qui, en même temps, écarte un importun. Fouché se croit sûr de l'appui du roi, mais, duc de fraîche date, traité en roturier par la cour, il a besoin de fortifier sa position sociale et politique par une alliance matrimoniale qui le ferait entrer dans la société du faubourg Saint-Germain. La fidèle Bonne-Jeanne Coiquaud est morte après lui avoir donné trois garçons et une fille. Veuf, il peut songer à un nouveau mariage. Il jette les yeux sur Alphonsine Gabrielle Ernestine de Castellane, née à Aix-en-Provence en 1788 et qu'il a connue dans sa sénatorerie. Elle appartient à la branche des majastres de l'illustre maison de Provence. Elle est fort jolie mais pauvre. Fouché, riche à millions et ministre du roi, est pour elle un parti inespéré. Sa famille n'hésite pas un moment à accorder sa main au duc. La cour a été brève349. Le contrat est passé devant les notaires Jean de Saint-Gilles et Laisné, le 29 juillet. La mariée apporte une dot de cent dix mille francs; le marié s'engage à lui verser six mille francs par an pour subvenir à ses frais de toilette et aux dépenses particulières à sa condition350. C'est aux Tuileries que le contrat est signé par le roi, honneur que Fouché s'empresse de faire connaître. Mais les princes ne suivent pas : le comte d'Artois fait défection. Le mariage religieux a lieu, le 1er août, en l'église de l'Abbaye-aux-Bois. En mari attentionné, Fouché commande chez Biennais pour la jeune épouse un nécessaire de voyage en vermeil de soixante-quinze pièces allant de brosses en ivoire à une chocolatière avec réchaud incorporé, ensemble qui sera dispersé à Drouot en 1980. Le duc d'Otrante est alors au sommet de sa gloire. Riche, puissant, le voilà mari comblé. Du coup, il néglige les élections à la Chambre des députés qui se déroulent en août, lui qui avait veillé à s'assurer une majorité dans celle des Cent-Jours. À dire vrai, c'est tout le ministère qui s'en désintéresse. Talleyrand traverse alors une période de dépression. Son égérie, la duchesse de Dino, l'a abandonné. Pasquier note avec un étonnement mêlé de perfidie : " Il est difficile de croire, à moins de l'avoir vu, que le moment où M. de Talleyrand devait être occupé exclusivement des affaires dont le fardeau et la responsabilité auraient effrayé l'homme d'État le plus consommé et le plus sûr de ses moyens ait été précisément celui qu'à soixante ans passés il a choisi pour se livrer à un sentiment dont l'ardeur l'a absorbé au point de ne lui laisser aucune liberté d'esprit. […] Quand il put croire que la personne dont la présence lui était si précieuse l'avait quitté pour se fixer à Vienne, il tomba dans un abattement impossible à décrire au moral comme au physique351. " On ne s'attendait guère à voir deux des plus beaux monstres froids de la période devenir brusquement sentimentaux au cours de l'été de 1815 ! Moment mal choisi. Les élections à la Chambre des députés étaient prévues pour les 14 et 22 août. Elles ne paraissaient devoir être, il est vrai, qu'une formalité. Elles se feraient sous le contrôle de préfets nommés par le gouvernement dans des collèges électoraux datant de l'an X, dont les présidents étaient désignés par le pouvoir central, et auxquels les préfets pouvaient adjoindre vingt personnes de leur choix. Les députés présentés par les collèges d'arrondissement étaient élus par les collèges de département. Leur nombre fut porté de 262 à 402. On abaissa l'âge d'éligibilité à vingt-cinq ans. Sur 72 199 inscrits, il y eut 48 478 votants. Fouché, Talleyrand et Pasquier comptaient sur une majorité sinon libérale du moins favorable au gouvernement. Ce fut un raz-de-marée inattendu d'ultras. Faut-il incriminer les Chevaliers de la foi qui, sous le masque de la Congrégation, avaient su échapper à la police de Fouché et qui donnèrent des consignes de vote dans de nombreux collèges en présentant les ultras comme les véritables candidats du roi352? Comment des hommes comme Jay, Manuel et Jullien ont-ils perdu les élections alors qu'ils avaient gagné celles des Cent-Jours? La Terreur blanche a-t-elle impressionné les électeurs ? Pasquier donne une autre explication : jusque-là les membres du Corps législatif recevaient une indemnité de dix mille francs. On crut, au Conseil des ministres, qu'en la supprimant, on aurait des députés moins faciles à entraîner. Un certain nombre d'hommes politiques de la dernière Chambre, qui auraient peut-être eu des chances de réélection, ne se trouvaient plus assez riches pour supporter les dépenses d'un long séjour dans la capitale. On perdit ainsi quelques libéraux. Certes, Fouché avait été élu dans la Seine, la Seine-et-Marne et la Corrèze, mais ce succès personnel ne pouvait masquer que les nouveaux députés convoqués pour le 25 septembre ne manqueraient pas d'exprimer leur hostilité à l'ancien conventionnel régicide, comme d'ailleurs à l'ex-évêque d'Autun. Rien n'obligeait dans la Charte le roi à renvoyer ses ministres. Il pouvait même, en cas de conflit entre le gouvernement et la Chambre, dissoudre cette dernière. Mais c'était compter sans l'opinion. Celle-ci se retourna contre le ministère. La presse et de nombreux pamphlets attaquèrent " l'assassin du frère du roi " et " l'un des restes les plus dégoûtants de notre Révolution ", Talleyrand. Le roi pouvait, à la rigueur, garder soit Talleyrand soit Fouché, mais non les deux. Le second joua le tout pour le tout. Face à l'indolence de Talleyrand, il lui fallait s'imposer. Au conseil du 12 août, il lut un rapport qui dénonçait les excès de l'occupation alliée. Ce rapport avait été rédigé par une créature de Fouché, Manuel. Le ministre voulait-il asseoir sa popularité dans le pays? Voulait-il prendre la tête d'une nouvelle politique hostile à l'occupation et qui eût défendu pied à pied les droits du roi? Il serait alors devenu président du Conseil à la place de Talleyrand, trop indolent, et eût bénéficié, à défaut de la Chambre, d'un large soutien populaire. Le rapport de Fouché tomba à plat. Un nouveau rapport attaqua le parti ultra rendu responsable de tous les excès de l'occupation du territoire par les troupes de la coalition. Le roi ne réagit pas plus qu'au premier rapport. C'était pousser Fouché à la faute. Les deux rapports se mirent à circuler dans Paris et en province. Ils firent scandale dans les milieux royalistes, consommant la rupture entre Fouché et le comte d'Artois. À leur tour, les Alliés protestèrent. Le duc d'Otrante se défendit d'avoir autorisé la diffusion de ces textes, affirmant qu'ils avaient été défigurés. Il déclara qu'il désapprouvait les critiques à l'endroit des forces alliées, mais que son devoir lui imposait de signaler au roi les abus de toutes sortes que provoquait la présence de forces étrangères sur le sol national. Tandis que Talleyrand, que son immobilité servait en définitive, comptait les coups et que Wellington prêchait la modération, les ultras mettaient en avant la duchesse d'Angoulême, l'orpheline du Temple, qui déclarait qu'elle se refusait à rencontrer aux Tuileries l'assassin de son père. Une forte pression s'exerça sur Louis XVIII contre Fouché. C'est Decazes qui porta les coups les plus durs. Il voulait le ministère de la Police et Fouché se trouvait à nouveau confronté à la rivalité des services. Il devait compter avec la police des Alliés que dirigeait Justus Grüner et avec celle de Monsieur. Decazes devint vite plus redoutable. Vitrolles raconte comment, ayant directement accès auprès du roi, Decazes ne manquait aucune occasion de dénigrer Fouché. " Il épiait ses démarches, écrit Vitrolles, et cherchait à les rendre suspectes au roi, jusqu'à lui faire craindre pour la sûreté de sa personne 353. " Une affaire embrouillée de prétendue évasion de La Bedoyère aggrava le contentieux entre Fouché et Decazes. Foudras, nommé inspecteur de la Police générale dans le ressort de la préfecture de police, fut, sur la recommandation de Pasquier, chargé de surveiller son ministre pour le compte de Vitrolles, lequel fait silence dans ses Mémoires sur ces rapports de Foudras. Il est probable que Foudras, en bon disciple de Veyrat qui l'avait d'abord recruté à la préfecture, communiquait aussi ses rapports à Decazes qui était son préfet et avait prévenu Fouché. Officiellement, les rapports étaient adressés à Pasquier, à la demande de Foudras, " parce que M. Decazes, écrivait-il à Pasquier, n'ignorant pas l'extrême attachement que j'ai pour votre personne, en concevrait moins d'ombrage, s'il l'apprenait ". Pasquier les transmettait à Vitrolles, qui les communiquait à Monsieur et au roi. Les observations de Foudras sont le plus souvent plus piquantes que politiquement importantes. On a souvent reproduit son rapport sur la nuit de noces de son ministre. " M. le duc d'Otrante s'est marié cette nuit, à minuit à l'Abbaye-aux-Bois. Les deux époux, en sortant de l'église, se sont rendus chez Mme de Castellane, la mère, et sont revenus tous trois ensemble, vers trois heures du matin, à l'hôtel du ministre. Mme de Castellane, après avoir conduit sa fille dans la chambre à coucher, a eu dans le salon un long entretien particulier avec M. le duc d'Otrante. M. le duc s'est montré assez galant avec sa nouvelle épouse. Il a couché avec elle et avait donné l'ordre précis que personne ne le réveillât avant dix heures du matin 354. " On devine que la surveillance était assurée par l'intermédiaire de valets, dont Joseph, " le domestique de confiance de Fouché ", selon un rapport. Ce sont eux qui devaient fouiller sur la table du ministre en son absence. Comment celui-ci aurait-il pu l'ignorer? Mais cette surveillance s'accompagne d'une volonté de dénigrement. Foudras travaille-t-il pour Decazes? Se venge-t-il de l'arrestation manquée de mars, lorsque Fouché l'avait ridiculisé? On lit dans un rapport du 7 septembre : " Il est temps de faire attention à M. le duc d'Otrante. Il se crée un parti puissant et nombreux. De toutes parts on entend dire que le jour du renvoi de M. le duc d'Otrante sera un jour de deuil, que les effets publics baisseront considérablement, que ce sera le signal de réactions, que beaucoup de monde quittera Paris, etc. Cet état de choses ne saurait durer sans inconvénient et sans nuire au ministère en général. Ou raffermir M. Fouché dans sa place, ou l'en exclure sans délai est une chose d'une nécessité absolue 355. " Alerté par Fouché, Wellington, toujours sous le charme du duc d'Otrante, faisait pression sur Louis XVIII pour qu'il conserve son ministre de la Police : " C'est le seul lien qui existe entre vous et une grande partie de votre peuple. Une foule de gens le regardent comme l'unique garantie de leur sûreté personnelle et tomberont, si Votre Majesté le renvoie, dans une inquiétude qui pourra les conduire au désespoir. D'un autre côté, le parti royaliste, qui se montre déjà si peu raisonnable, deviendra impossible à gouverner 356. " Impressionné, Louis XVIII remettait sa décision. Mais Decazes multipliait les rapports alarmants, inventant même que le duc d'Orléans, avec la complicité de Fouché, voulait faire égorger le roi et les siens aux Tuileries. La duchesse d'Angoulême ne cachait pas sa répulsion. De surcroît, l'ouverture de la session de la Chambre introuvable se rapprochait, et Talleyrand redoutait une telle échéance avec un Fouché dans son ministère. Mais comment l'écarter? Le faire renvoyer par le roi en eût fait un martyr. Le faire renverser par la Chambre ultra exposait Talleyrand au même sort. La solution fut trouvée en septembre. Vitrolles — toujours lui — nous a laissé le souvenir de ce Conseil des ministres où le coup fatal fut porté à Fouché. " Le Conseil finissait, Talleyrand était à moitié assis sur son bureau; sa mauvaise jambe pendait et l'autre était appuyée sur le parquet. Les ministres, leur portefeuille refermé, se préparaient à prendre congé, quand Talleyrand dit d'une voix de manière à être entendu de tous : “Pour moi, messieurs, j'ai à disposer en ce moment de la plus belle place que le roi puisse donner. — Quelle est donc cette place?” dit M. Pasquier en se retournant. Le prince exposa les ennuis et les humiliations qui attendaient les ministres réduits à traiter de la rançon de la France avec les souverains coalisés. Que serait ensuite, pendant longtemps, la position de nos ambassadeurs près de ces mêmes puissances? Où serait leur dignité? Il y avait encore, ajoutait-il, un pays, un seul où le ministre du roi conserverait tous les avantages de son rang et jouirait d'une influence sérieuse. Et ce ministre, dit-il, après une pause, est celui qui représentera la France aux États-Unis. " À peine le prince eut-il prononcé ces derniers mots que Fouché, resté assis de l'autre côté de la table du Conseil, et le plus éloigné, jeta sur moi ses petits yeux flamboyants en me toisant des pieds à la tête, comme pour m'accuser du coup qu'on lui portait. J'avoue que cette fois, et cette fois seulement, il me fit baisser les yeux. M. de Talleyrand, pour rompre le silence qui avait suivi ses paroles, se mit à bavarder à propos de l'Amériqué. " “C'est un si beau pays ! Vous ne le connaissez pas ce pays-là, M. de Vitrolles? Moi je le connais, je l'ai parcouru, je l'ai habité; c'est un pays superbe. Il y a là des fleuves comme nous n'en connaissons pas, le Potomac par exemple, rien de plus beau que le Potomac ! Et puis ces forêts magnifiques, pleines de ces arbres dont nous avons ici quelques-uns dans des caisses. Comment s'appellent-ils donc? des… des… — Des daturas, dis-je. — C'est cela, des forêts de daturas.” " Il s'embrouilla dans le Potomac et les daturas. C'était à n'y rien comprendre 357. " Fouché comprit. En définitive, ce ne fut pas l'Amérique mais Dresde. Le 15 septembre, Louis XVIII nommait le duc d'Otrante ministre du roi en Saxe. La disgrâce était voilée, mais ce n'en était pas moins une disgrâce. Fouché remit sa démission de ministre de la Police dans une lettre au roi qui ressemblait fort à un testament politique : " J'ai employé tous mes efforts pour faire prévaloir la seule doctrine que je crois propre à raffermir l'autorité royale. L'avenir apprendra si je me suis trompé. La pacification et la stabilité étaient les seuls moyens de salut. Le contraire de la pacification c'est la réaction, le contraire de la stabilité c'est de déplacer le trône de ses fondements actuels pour lui en donner d'autres. […] On a voulu considérer le rétablissement du trône comme une victoire morale que Votre Majesté avait remportée. Ce serait supposer qu'il y a eu en France des vainqueurs et des vaincus. En admettant pour un moment cette imprudente hypothèse, je conjure Votre Majesté de se rappeler que le repos sert toujours les vainqueurs et que les troubles ne profitent qu'aux vaincus. […] J'accepte, Sire, avec reconnaissance, l'ambassade que Votre Majesté a daigné me faire offrir comme une retraite358. " Dans une autre lettre adressée aux membres du cabinet, il prédisait qu'allaient s'allumer " les premiers feux de la guerre civile presque inévitable ". La rumeur lui donnait Bourrienne pour successeur359. Mais le cabinet de Talleyrand ne survécut que quelques jours au départ de Fouché. Louis XVIII, qui n'aimait guère son président du Conseil, s'en sépara sans regrets, le 26 septembre. Un ministère Richelieu fut aussitôt formé avec Decazes à la Police. Fouché ne se hâtait pas de partir. Il avait commencé à déménager du ministère pour aller s'installer dans son hôtel de la rue d'Artois. Le 22 septembre, Decazes, sur ordre du roi, était venu lui demander son portefeuille. Mais Fouché était reçu par Castlereagh, correspondait avec Wellington et prolongeait ses rapports avec Metternich. Se nourrissait-il d'illusions? S'étourdissait-il? Trois fois il remit son départ. Le 27 septembre, selon la police 360, il prenait la route de Dresde avec sa femme. Dernier rapport de police : " Il avait un air assez triste et a montré de l'émotion en se séparant de ses fils 361. " CHAPITRE XXV L'exil Écarté du pouvoir, Fouché ne baisse pas les bras Ce n'est pas la première fois qu'il connaît la disgrâce : après la chute de Robespierre, en 1802 et en 1810, on a pu croire sa carrière politique terminée; il est toujours revenu. En cet automne de 1815, il n'est pas chassé ignominieusement par le roi puisque Louis XVIII en fait son ambassadeur à Dresde et que le congrès de Vienne, où Talleyrand reçut des instructions très fermes pour éviter la mainmise de la Prusse sur la Saxe, avait montré combien ce royaume était cher au coeur de Louis XVIII qui avait du sang saxon dans les veines. Cette ambassade peut être aussi une chance pour Fouché : elle l'éloigne de la France au moment où les ultras, majoritaires à la Chambre, menacent de donner encore plus d'ampleur à la Terreur blanche. Une réaction en sens contraire lui semblait inévitable : elle le ramènerait au pouvoir en raison de la popularité qu'il croyait avoir acquise en dénonçant les excès de l'occupation de la France. Richelieu a succédé à Talleyrand. En route vers Dresde, Fouché lui adresse des lettres qui sont moins celles d'un ambassadeur au chef de son gouvernement que d'un mentor à un débutant : " J'espère que la paix est signée à Paris par toutes les puissances et que votre ministère, plus heureux que le nôtre, parviendra à pacifier l'intérieur de notre pays; les difficultés sont grandes, car la France vit entre deux abîmes et l'ardeur de ses opinions la porte à se précipiter dans l'un ou dans l'autre362. " Le ton est pris. Le duc d'Otrante ne va pas cesser de se poser en donneur de conseils, faute de pouvoir agir directement sur l'événement. Comment ne serait-il pas rempli d'illusions lorsque Richelieu lui écrit le 11 octobre : " Je verrai avec plaisir s'établir entre nous des relations que vos lumières et votre expérience peuvent rendre d'un grand avantage pour le bien de l'État. Vous pouvez compter sur mon empressement à faire valoir auprès du roi les services que vous lui rendez 363. " Le 28 octobre 1815, Fouché présentait ses lettres de créance à Frédéric-Auguste364. Il l'avait déjà rencontré en juin 1813, et Louis XVIII s'était plu à le rappeler dans la lettre que remit le duc d'Otrante au souverain. À l'écart du concert européen, la Saxe n'offrait en réalité aucune possibilité d'action au remuant ambassadeur, cependant qu'à Paris les événements prenaient une tournure inquiétante pour les régicides. Le 23 octobre, Tournemine, obscur député ultra, lançait une première attaque à propos d'un projet de loi présenté par Decazes sur la sûreté générale. Le problème rebondit le 27 décembre 1815. Ce jour-là était proposé à la Chambre des députés le projet d'amnistie élaboré par le gouvernement. En étaient exclus les membres de la famille de Napoléon et tous ceux qui avaient ostensiblement trahi pendant les Cent-Jours. Mais les ultras souhaitaient aller plus loin. Dans les amendements proposés figurait un article 4 prévoyant que seraient exceptés de l'amnistie " les complices du retour de l'usurpateur " ainsi que les ministres, les préfets, les maréchaux et généraux ayant reconnu Napoléon en 1815. L'article 7 prévoyait le bannissement des régicides ayant servi Napoléon. Le débat fut houleux, dominé par le discours de Royer-Collard, le 2 janvier 1816. Rares furent ceux, comme Pasquier, qui prêchèrent le pardon. C'est le 6 que la Chambre adopta le projet. L'article 7 fut voté à part : " Ceux des régicides qui, au mépris d'une clémence presque sans bornes, ont voté l'Acte additionnel ou accepté des fonctions ou emplois de l'usurpateur et qui, par là, se sont déclarés ennemis irréconciliables de la France et du gouvernement légitime sont exclus à perpétuité du royaume et sont tenus d'en sortir dans le délai d'un mois, sous la peine portée par l'article 33 du Code pénal; ils ne pourront jouir d'aucun droit civil, y posséder aucun bien, titre ni pension. " Fouché se trouvait inévitablement visé. Espérait-il une exception pour services rendus à la monarchie? Il eut beau envoyer plusieurs lettres à Richelieu pour se justifier, Louis XVIII signait sa révocation dès le 4 janvier. Richelieu l'avertissait : " J'ai l'honneur de vous prévenir que le roi a jugé à propos de mettre un terme à la mission dont vous êtes chargé près la Cour de Dresde. Je joins ici les lettres de rappel que Sa Majesté adresse selon l'usage à Sa Majesté le roi de Saxe. " Fouché était joué. Frédéric-Auguste l'autorisa à prolonger comme simple particulier son séjour à Dresde, d'autant que le successeur du duc d'Otrante, Dillon, ne devait gagner la Saxe qu'en mai. De ce retard Fouché tira avantage pour affirmer que Louis XVIII lui gardait sa confiance et n'avait cédé à la Chambre que pour apaiser provisoirement la fureur des ultras. Il feignait la résignation et le stoïcisme, écrivant au roi de Saxe: " Je prie Sa Majesté de me permettre, quand je cesserai d'être ministre à Dresde, de continuer à vivre comme particulier dans ses États. Mon affection pour la Saxe a pris naissance dans un de ces moments de crise où les souvenirs laissent des traces profondes. Votre Majesté se rappelle que je fus appelé à Dresde pour y négocier la paix. Je reçus alors du roi des marques de bonté auxquelles j'étais d'autant plus sensible qu'elles m'étaient données lorsque je perdis les faveurs du prince que je servais [Napoléon]. Alors, comme aujourd'hui, je préférai la disgrâce et l'exil plutôt que de me rendre complice des maux qui menaçaient ma patrie et qui ont compromis pour longtemps son repos et son indépendance. " Mais dans le même temps il multiplie les lettres à Wellington et Metternich, écrit en France, affichant toujours un amour pour Louis XVIII quelque peu affecté et surtout intéressé. Comment pourrait-il ignorer que sa correspondance est fréquemment ouverte par le cabinet noir? Il espère ainsi séduire le monarque. Celui-ci est en fait sous l'influence de son pire ennemi, son ancien rival Decazes. Et c'est Decazes qui obtient le départ de Dresde du duc d'Otrante. Du coup, toutes les illusions entretenues par celui-ci s'écroulent, il ne peut dissimuler ni se dissimuler qu'il est un exilé. Où aller? Les cours étrangères ménagent encore l'ancien ministre. Londres, Berlin, La Haye l'accueilleraient volontiers, croyant encore dans l'avenir de Fouché. Ce dernier choisit Prague. Metternich l'y invitait, espérant ainsi le surveiller plus aisément et garder un atout dans sa manche en cas de crise en France. Fouché pense que son séjour sera de courte durée. Certes, il songe alors à vendre Ferrières, comme s'il pensait ne plus revenir en France. Mais Thibaudeau, dans ses Mémoires d'exil, dit que c'était uniquement par crainte d'une confiscation365. Le 7 août 1816, Fouché arrive à Prague. En apparence, il s'adonne aux joies de la famille, mais il continue de suivre les événements de France au point d'inquiéter Decazes qui écrit, le 8 octobre, à Metternich, pour l'alerter sur les intrigues du duc d'Otrante et inviter le chancelier à mieux faire surveiller Fouché par le chef de sa police, Sedlnitsky. Decazes redoutait un rapprochement du duc d'Otrante avec les ultras qui attaquaient férocement le favori de Louis XVIII. L'ouvrage de Chateaubriand, De la monarchie selon la Charte, et la polémique qui suivit durent le rassurer. L'écrivain s'y livrait à un violent réquisitoire contre la Police générale : " Quelle conspiration importante a-t-elle jamais découverte, même sous Buonaparte? Elle laissa faire le 3 nivôse; elle laissa Malet conduire MM. Pasquier et Savary, c'est-à-dire la police même, à la Force. " Et de poursuivre, visant Fouché : " Ajoutez que les hommes consacrés à la police sont ordinairement des hommes peu estimables, quelques-uns d'entre eux des hommes capables de tout. " Or " le ministre de la Police est d'autant plus redoutable que son pouvoir entre dans les attributions de tous les autres ministres, ou plutôt qu'il est le ministre unique. N'est-ce pas un roi, un homme qui dispose de la gendarmerie de la France, qui lève des impôts, perçoit une somme de sept à huit millions dont il ne rend pas compte aux Chambres? Ainsi, tout ce qui échappe aux pièges de la police vient tomber devant son or et se soumettre à ses pensions. " L'attaque touche ici Decazes, bête noire des ultras, autant que Fouché. Mais celui-ci n'est pas épargné. La deuxième partie de De la monarchie selon la Charte évoque les ministères successifs et notamment, sans jamais donner le nom des deux protagonistes, le ministère Talleyrand-Fouché. L'entrée de Fouché au ministère fut une erreur, montre Chateaubriand : " Ce personnage fameux, qui n'avait pris d'abord aucun parti, mais qui, dans toutes les chances, voulait se ménager des ressources, faisait porter des paroles à Gand, comme il en faisait probablement porter ailleurs. Une coalition puissante se formait pour lui, à mesure que nous avancions en France. Il ne fut plus possible d'y résister. […] Je n'ai jamais vu un vertige plus étrange. […] Je soutins que, dans aucun cas, il ne fallait admettre un tel ministre, il perdrait la France ou ne resterait pas trois mois en place. Ma prédiction s'est accomplie. " Et déjà est esquissée dans ce livre la fameuse scène de Saint-Denis où Chateaubriand vit passer devant lui Talleyrand et Fouché reçus par Louis XVIII et qu'immortaliseront les Mémoires d'outre-tombe. Fouché répliqua en mettant en lumière les palinodies de Chateaubriand — et il était sur ce point bien renseigné. Et voilà qu'il annonce qu'il va écrire ses Mémoires qui seront dédiés au roi et qui répondront aux critiques qui l'accablent. Il l'écrit à Adam Muller, directeur d'un nouveau journal à Leipzig : " Ne croyez pas que mes Mémoires aient pour but de me justifier; je laisse au temps et aux événements le soin de calmer et d'éclairer. " La nouvelle court l'Europe; elle arrivera jusqu'à Sainte-Hélène, sans être prise au sérieux par Napoléon. Fouché ne va cesser d'en parler, allant, en 1819, jusqu'à demander de la documentation à Gentz : " Je conçois bien que vous ne devez pas ouvrir vos trésors diplomatiques à toute sorte de gens et laisser toucher au vulgaire les fruits de l'arbre de la science. Mais moi j'ai besoin de m'en nourrir si vous voulez que je vous intéresse en écrivant l'histoire des événements qui se sont passés depuis trente ans. " Et il précise ce que seront ses Mémoires : " J'ai cherché à être aussi impartial que possible envers les peuples et les gouvernements. […] Les sots m'accuseront de timidité parce que je ne développe pas à leurs yeux le dessous des cartes, mais j'en dis assez pour qu'on le devine. Vous me trouverez peut-être trop hardi. " J'aborde franchement toutes les questions politiques ; je dis clairement mon opinion sans montrer la crainte d'en trop dire. En fait de gouvernement, je donne la préférence à ceux qui ont le plus de lumières et qui savent se faire obéir. […] Vous serez forcé de rendre justice à mon extrême modération envers les individus, même envers mes ennemis. Toutefois, je me donne la consolation et la liberté d'ôter le masque à quelques hypocrites. Il faut bien payer, en quelque manière, son tribut à la loi générale qui a mis dans le coeur humain le malin penchant de soulever tous les voiles 366. " À Prague, Fouché avait retrouvé Thibaudeau. Les rapports étaient en apparence cordiaux, même si Fouché avait fait figurer Thibaudeau sur sa liste de proscription. Les deux hommes se connaissaient depuis la Convention, ils se trouvaient l'un et l'autre bannis comme régicides. Un incident vaudevillesque mit fin à leur amitié. Laissons à Thibaudeau, faute d'avoir le point de vue de Fouché (sauf une lettre à Gaillard où il donne des explications très embrouillées sur cette rupture vue par lui, le soin de narrer cette brouille : " Cette nouvelle année vient d'apporter dans notre situation un changement auquel je ne m'attendais pas. Je vous le donne à deviner en cent, vous vous imaginez peut-être qu'il s'agit de politique, de chaînes brisées, de retour dans la patrie… Vous n'y êtes pas. Enfin, est-ce du bien, ou du mal? Vous en déciderez quand vous les aurez. Or, tenez-vous bien, préparez-vous et écoutez. Il s'agit du duc d'Otrante. Le 1er de l'an, il vint le matin avec sa famille me prévenir, nous embrasser et nous faire les souhaits d'usage. Le soir, nous allons les lui rendre… Vous vous demandez où j'en veux venir; vous êtes bien pressée, attendez donc. Le lendemain, je reçois à mon lever le poulet suivant : “Prague, le 2 janvier 1818, “Ma maison est la tienne, mon ami, mais elle ne peut plus être celle de ton fils. Son âge m'avait trop disposé à l'indulgence et mon attachement pour toi m'a fait tolérer beaucoup trop de choses. Aujourd'hui, cette indulgence ne serait pas excusable, dis-lui de ne plus se représenter chez moi. Rien ne nous empêche de continuer de nous voir. Je te recevrai toujours avec plaisir. Le duc d'Otrante” " Je lui répondis sur-le-champ : “J'ai reçu ta lettre de ce matin par laquelle tu me charges de dire à mon fils de ne plus se présenter chez toi. Je la lui ai communiquée. Tu as bien pensé qu'une maison où mon fils ne devait plus se présenter ne pouvait plus être la mienne, et que par conséquent nous ne pouvions plus continuer de nous voir. Soit fait comme il est requis.” " Vous voulez savoir sans doute la cause de cette lubie si imprévue. Je vais vous la raconter. " Il existait depuis plusieurs mois entre Adolphe et la duchesse une intimité qui sautait aux yeux de tout le monde, car ils ne prenaient pas la peine de la cacher, et la dame surtout était d'une imprudence impardonnable pour une femme de trente ans qui avait affaire à un jeune homme de vingt-deux. Elle était on ne peut plus exigeante : il fallait qu'il allât lui faire une visite particulière chaque jour pendant que le mari était à la promenade, plus passer la soirée en famille ou dans sa loge lorsqu'elle allait au théâtre. J'aime à croire que c'était en tout bien tout honneur. Cependant, le duc en prit ombrage et fit la Cassandre ou le Bartholo. La duchesse dit, quelques jours avant le 1er janvier, à Adolphe que son mari avait des accès de jalousie et que leur liaison troublait la paix du ménage; qu'il fallait cesser. Elle lui demanda la restitution de certains billets échappés à sa plume. Adolphe, surpris d'un changement aussi subit, se conduisit avec la modération d'un galant homme et lui répondit qu'il ne voulait pas lui faire violence, mais qu'il ne rendait jamais les lettres qu'il avait reçues. La dame insista vivement sur ce point et menaça, en cas de refus, de tout dire à son mari. Adolphe lui fit des observations sensées sur l'inconvenance d'une semblable révélation et persista. Elle lui donna un délai comminatoire pour cette restitution. Pendant cette négociation qui dura quelque vingt-quatre heures, Adolphe s'aperçut que le duc, qui ordinairement n'était rien moins qu'aussi complaisant, le laissait seul avec la dame. Il comprit dès lors qu'il y avait eu une explication entre les deux époux, et il soupçonna qu'on voulait d'accord le berner, lui soutirer les lettres pour avoir ensuite le droit de prêter une fausse couleur au congé qu'on se proposait de lui notifier, mais il ne donna point dans cet artifice de S.E. le ministre de la Police et à l'expiration du délai, le premier jour de l'an au soir, il déclara formellement à la dame qu'il ne rendrait rien. Qu'est-ce que la duchesse a dit à son mari? On n'en sait rien, mais concevez-vous qu'une femme, après s'être compromise elle-même, se conduise avec aussi peu de délicatesse? Concevez-vous davantage que le duc, dans la situation où nous sommes, en pays étranger, vu la notoriété de notre liaison, sans la moindre explication, sans le moindre ménagement pour le public, provoque une semblable rupture le lendemain du jour où il venait de m'embrasser? Un homme d'esprit m'aurait dit : “Voilà ce qui se passe, je te prie de dire à ton fils de ralentir ses visites.” Il les aurait cessées peu à peu. Moi-même j'aurais eu des relations moins fréquentes. On aurait fini par n'en avoir presque plus et du moins on aurait évité le scandale d'une rupture aussi brusque qui sert d'aliment à la malignité. Mais un mari vieux et jaloux ne raisonne point et celui-là s'est de lui-même jeté dans le guêpier. Car c'est sur lui et la péronnelle que retombe le scandale. Il a bien cherché à donner le change, il a fait répandre qu'Adolphe faisait la cour à sa fille, qu'il manquait de mesure devant cette jeune personne, que des raisons politiques, etc. Ces petites ruses ont forcé Adolphe à dire la vérité avec tous les ménagements que l'on doit même à une femme qui n'en mérite pas, et le public rit aux dépens du vieux mari. C'est dans l'ordre. Convenez-vous enfin qu'il m'ait cru assez peu d'honneur pour continuer de le voir lorsqu'il fermait la porte à mon fils? Peut-on sous le voile d'une feinte générosité pousser plus loin l'outrage? Mathilde a été très sensible à cet événement, non qu'elle regrette une liaison qui lui était au contraire devenue insupportable; mais elle n'aime pas le bruit; ni à fournir matière aux caquets. J'aimerais beaucoup mieux que cela ne fût pas arrivé et surtout de cette façon. Cependant, j'ai un grand poids de moins sur les épaules. C'est un supplice de vivre avec des gens qu'on ne peut pas estimer et qui le savent. Il eût mieux valu sans doute qu'ils ne fussent jamais venus ici. Il semble que la destinée se plaise à me jeter ce diable d'homme aux jambes. Ne m'a-t-il pas encore écrit le 5 le billet suivant : “On n'a aucune idée de mon caractère si on suppose que je puisse laisser croire qu'il y a quelque chose de politique dans notre rupture. Nos familles ne se conviennent point, voilà la seule et unique cause de cette rupture. Comme il n'est point dans ma manière de passer d'un extrême à l'autre, je n'ai pas l'intention de rompre avec toi, je continuerai à t'envoyer les journaux, brochures, etc., et à te faire connaître ce qui pourra t'intéresser. Je voudrais être en position de te rendre des services pour te prouver que rien n'est changé dans mes sentiments pour toi.” " Voici ma réponse : “Je ne sais si l'on a imputé ta rupture à quelque chose de politique, mais tu l'as attribuée à des inconséquences de mon fils envers ta fille. C'est un mensonge, tu le sais bien. Tu l'as ainsi forcé à rétablir la vérité. Nos familles ne se conviennent pas. Tu as raison. Il y a longtemps que je l'éprouve. Tu n'as point l'intention de rompre tous les rapports avec moi, j'en suis bien fâché, car je n'en aurai de ma vie avec toi. Les journaux ne t'appartiennent pas, je consens à ce que nous nous les envoyions respectivement pour la commodité de celui qui nous les fournit en commun. Je te dispense de me faire connaître ce qui pourra m'intéresser ainsi que des services que tu m'offres. Je ne serai jamais en situation de les recevoir. Mes sentiments ne sont pas plus changés que les tiens, car il y a longtemps que j'ai repris mon amitié et que je ne peux pas te rendre l'estime que tu as pour moi.” " Je n'ai pas fait cette réponse. Je me suis borné à la penser. J'ai trouvé mon silence plus éloquent, je n'ai pas la manie d'écrire assez inutilement sur des choses sans remèdes. " Vous voilà maintenant au fait de cette aventure. Comme je sais que le duc écrira là-dessus à Paris et fera des paquets, je vous autorise au besoin à dire la vérité. Sa rupture ne peut que me faire honneur, mais je ne veux pas que mon fils ait l'apparence d'un tort et passe pour avoir été déjoué dans des projets d'alliance auxquels il n'a pensé que pour dire constamment qu'il ne voudrait pas pour tout l'or du monde avoir un beau-père dont il aurait à rougir. Il n'a pas varié un moment à cet égard. Il a constamment comme moi repoussé toutes les avances qu'a souvent faites le duc pour se lier d'intérêt avec nous. Nous nous séparons les mains nettes, sans lui avoir aucune obligation. Nous n'avons sur le coeur que les dîners qu'il nous a donnés. Je crois que la reconnaissance de ces choses-là passe avec la digestion sans qu'on soit coupable d'ingratitude. " La Gazette générale d'Augsbourg disait ces jours-ci : “Fouché et Talleyrand ont depuis quelque temps fait plusieurs essais infructueux de reparaître sur la scène politique. Le premier cherchait à rentrer en France, le second dans le cabinet. Fouché a fait insérer dans les gazettes allemandes plusieurs pièces et entre autres des lettres de Mme de Staël et du maréchal Davout pour montrer combien il avait contribué à la restauration des Bourbons en 1815. Cependant, les ministres actuels ont peu à craindre de ces rivaux 367.” " Que s'était-il exactement passé? Le fils Thibaudeau fut-il un peu trop empressé auprès de la duchesse d'Otrante? Et celle-ci, jeune, se sachant admirée et s'ennuyant ferme auprès d'un barbon encore riche certes, mais usé et désormais sans prestige, a-t-elle eu une faiblesse que Fouché, en bon policier, aurait découverte? Ce qui est sûr, c'est qu'il est très amoureux de sa femme. Il écrit à Mme de Vaudémont: "Vous avez raison d'aimer ma jeune et intéressante épouse. Vous l'aimeriez encore davantage si vous saviez tout ce qu'elle donne de charmes à ma vie intérieure. L'habitude, loin d'affaiblir, renforce mes sentiments et leur donne quelque chose de plus affectueux et de tendre368. " Fouché trompé : la nouvelle s'est vite répandue. Une feuille, Le Vrai Libéral, qui n'a cessé à Bruxelles d'attaquer Fouché, s'empresse de la colporter, affirmant que " le jeune Thibaudeau s'est enfui de Prague, en enlevant la jeune femme du vieux duc, qu'on avait vu le couple amoureux dans différentes villes d'Allemagne, à Francfort notamment où cette nouvelle Hélène avait ébloui les spectateurs d'un concert par sa beauté et ses diamants 369". Tout Paris en parla. Le ridicule tue : Fouché, d'odieux, devenait grotesque. Déjà il avait souffert d'être considéré comme mort civilement lorsqu'il avait voulu s'occuper des intérêts de ses fils en France : la loi sur les régicides en faisait plus qu'un proscrit; elle le privait sur le territoire national de tous ses droits. Son retour en France était toujours exclu. Une lettre qu'il avait adressée au duc de Richelieu était restée sans réponse : " Il est convenable, lui disait-il, que j'écrive au roi pour lui demander l'autorisation de rentrer dans ma patrie. Je n'éprouve aucune répugnance à faire cette demande, je n'ai point, quoi qu'en dise M. de Chateaubriand, un immense orgueil, et ce n'est pas lorsque j'étais dans la prospérité qu'il a pu s'en apercevoir370. " Ni Wellington ni Hardenberg ne se souciaient de ses conseils. Boudé par les bonapartistes, les républicains et les royalistes, Fouché découvrait son isolement. Il avait trompé tous les camps, ceux-ci lui rendaient la monnaie de sa pièce. Il prit la ville de Prague en horreur. Mais où aller? Il se plaint au prince Eugène. Certes, lui dit-il, l'exil cessera bientôt et on verra alors " de quel côté ont été les torts et l'aveuglement en France, et si j'ai fait tout ce que j'ai dû faire dans une crise où tous les bras de l'Europe armés contre ma patrie ne me laissaient de choix qu'entre des malheurs 371". Pour l'instant, Vienne se ferme, " seule ville de la monarchie qui puisse m'offrir des ressources pour apprendre à mes enfants ce que je veux qu'ils sachent ". Mais " la méchanceté ne manquerait pas de saisir cette occasion de me prêter des desseins sur la destinée du jeune prince, fils de Napoléon ". Il ne peut pas rentrer en France; pourtant, " j'ai prouvé, note-t-il, d'une manière incontestable mon goût pour la tranquillité en ne profitant pas de la permission que le roi des Pays-Bas a eu la bonté de me donner ainsi qu'au duc [sic] de Cambacérès d'habiter sa capitale. Le vulgaire me considère comme un jeune homme entreprenant; il me fait beaucoup trop d'honneur; j'ai bien encore le coeur chaud, mais c'est tout en amitié et en reconnaissance ". Il demande en conséquence au prince de l'accueillir en Bavière. La réponse d'Eugène ne tarde pas : il informe le duc d'Otrante que le roi, son beau-père, rejette sa demande pour " ne pas aigrir ses rapports avec la France 372". Fouché songe alors à l'Italie puis choisit finalement Linz, ville de la haute Autriche où il est mieux accueilli qu'à Prague. Il s'y fixe en mai 1818, après avoir obtenu de Metternich l'autorisation de faire venir divers effets qu'il possède à Paris où il n'espère plus revenir. " J'avais en effet la simplicité de croire que les passions devaient se calmer, que le goût des idées vagues était passé et qu'on allait s'occuper franchement de faire jouir les peuples des seuls droits positifs dont ils peuvent réellement jouir au lieu de les remuer par des promesses qu'aucune puissance humaine ne peut accomplir. Ceux-là sont excusables qui, avant la Révolution française, se sont livrés à des chimères. Mais comment n'être pas convaincu par l'expérience que les partis seuls ont à gagner avec elles? Il y a quelque chose d'incompréhensible dans l'aveuglement des hommes. " Non, il n'ira plus se jeter au milieu des factions : " J'ai mis un frein à ce qu'elles appellent leurs droits. […] Je n'ai pas voulu, après l'abdication de Bonaparte, opposer aux étrangers le bouleversement de la France. Qui sait où la soif du sang et du pillage aurait pu entraîner les peuples qui alors se trouvaient mêlés ? Je ne donne pas le nom de parti à ces hypocrites qui affectaient des scrupules de voir ministre du roi un homme que la force des événements avait fait juge de Louis XVI. […] Ceux qui m'ont dit le plus d'outrages à cette occasion s'étaient le plus courbés devant moi dans un autre temps. " Il continue en expliquant que, s'il a mérité la haine des partis, ils ne peuvent lui refuser leur estime car il ne les a jamais ni persécutés ni humiliés. Il se réjouit de voir que les préjugés à son égard s'atténuent à Vienne et il espère que " le monstre que les factions ont fait de lui disparaîtra373". En France, les événements semblent évoluer dans un sens qu'il juge favorable. Le ministère Dessoles-Decazes se lance dans des réformes libérales; le comte de Serre proclame la liberté de la presse. Les élections de 1818 n'ont-elles pas permis le retour d'hommes comme La Fayette? Dans la lutte entre libéraux au pouvoir et ultras dans l'opposition, Fouché imagine un parti du centre qu'il animerait. Il suit avec intérêt le retour de son ancienne créature, Manuel, à la Chambre. Ne pourrait-il en faire son porte-parole? Le chef de la police autrichienne, Sedlnitsky, qui continue à le surveiller et ouvre son courrier, signale à Metternich que " le duc songe à son retour aux affaires soit sous les Bourbons, soit sous un autre régime 374". Illusion? Ou bien Fouché dispose-t-il encore de quelques moyens d'action, de correspondants qui travailleraient pour lui? On peut le supposer puisque des pétitions parviennent alors à la Chambre des députés, demandant le rappel de tous les individus bannis par la loi du 12 janvier 1816, parmi lesquels les régicides. Le 17 mai 1819, M. de Cotton, rapporteur, conclut en demandant de laisser le roi juge de la décision. Caumartin invoqua la violation des promesses de la Charte et rappela le testament de Louis XVI pardonnant à ses bourreaux. La réplique du garde des Sceaux, Hercule de Serre, pourtant libéral, fut nette : " On répète ce que j'ai allégué moi-même, que la Charte couvrait les votants; les exilés temporaires peuvent encore espérer de revoir le sol de la patrie; les régicides jamais. " " Ce “jamais”, écrit Pasquier dans ses Mémoires, produisit un effet indescriptible. Il déchaîna les colères des défenseurs des pétitions, il enleva le reste de la Chambre, réconcilia pour le moment même la droite avec M. de Serre. L'ordre du jour fut voté. Le lendemain, on remarqua que, dans le compte rendu donné par le Moniteur, après le “jamais” on avait ajouté ces paroles (que beaucoup n'avaient pas entendues) : “Sauf, comme je l'ai dit, les tolérances accordées par la clémence du roi à l'âge et à l'infirmité.” J'étais à la séance, je n'oserais affirmer qu'elles aient été prononcées375. " Ce “jamais”, dans la bouche d'un libéral, condamnait Fouché à l'exil à vie. Du coup, celui-ci prit Linz en grippe. Il ne souhaitait nullement se rendre à Bruxelles où les autres régicides l'avaient en aversion depuis sa trahison de 1815. La Bavière comme l'Italie lui étaient fermées. Il porta donc son choix sur Trieste qu'il avait gouvernée quelques années auparavant. Résidaient à proximité ou dans la ville même Jérôme Bonaparte et Élisa avec leur entourage. Les transferts de fonds étaient faciles grâce à la banque Rothschild. C'est un homme brisé qui arrive à Trieste en novembre 1819. L'assassinat du duc de Berry et la réaction qui s'ensuit lui ôtent tout espoir de retour. Il écrit au comte d'Estourmel : " Les royalistes exagérés ont dominé. Les libéraux veulent dominer à leur tour. La vivacité de la nation, qui se porte toujours aux extrêmes, marche avec les uns ou les autres. Je voudrais qu'il y eût une trêve de trente ans entre les passions. Tout le monde a besoin de repos; il n'y a point de bonheur sans cela 376. " Le 8 décembre, il condamne, dans une lettre au président de la haute police, Sedlnisky, la campagne menée contre lui en France par Le Conservateur et Minerve : " On dit qu'il faut mépriser les journaux. Je vois bien qu'on leur résiste quelquefois mais la résistance ne dure qu'un moment. Ils finissent par faire ce qu'ils veulent. " Au moment où tout le monde le condamne, Caroline lui écrit pour le remercier de " ce qu'il a fait pour Murat ". Tout un passé remonte à la surface à l'occasion de cette lettre, notamment les occasions manquées de substituer Murat à Napoléon. L'homme est usé, si l'on en croit les témoignages. Le 15 décembre 1820, il prend froid au cours d'une promenade solitaire. Une pleurésie se déclare. Planat de La Faye, loyal soldat resté fidèle aux Bonaparte (il se trouve alors à Trieste, auprès de Jérôme), écrit le 19 décembre à Mme Ch. : " Le pauvre duc d'Otrante, notre voisin, n'a pas été aussi heureux que moi; il s'en meurt [d'une catarrhe pulmonaire], et l'année ne se passera peut-être pas sans que nous assistions à son enterrement; que dis-tu de l'étrange fin de ce fameux personnage? Après une vie si agitée, après avoir traversé si heureusement nos dévorantes révolutions, il vient mourir à Trieste dans l'exil et avec la douleur de ne pas voir ses ennemis confondus. " Je fus le voir hier, et, malgré toutes ses trahisons, malgré sa mauvaise conduite envers nous dans ces derniers temps, et envers moi en particulier [allusion aux événements de 1815 après l'abdication de Napoléon], je n'ai pu m'empêcher d'être ému et même attendri en le voyant. Sa position actuelle et le rôle important qu'il a joué, ce nom si fameux et ce corps décharné qui dans quelques jours ne sera qu'un cadavre, tout cela m'a remué et m'a rempli l'âme de tristesse. Quand je me suis levé pour sortir, il m'a serré la main et m'a remercié de ma visite dans les termes les plus affectueux, comme pour faire amende honorable envers moi. “Je suis si heureux, m'a-t-il dit, de voir encore un bon Français.” Il n'y a pas de ressentiment qui tienne contre ces approches de la mort; le mien s'est tout fondu, et en descendant l'escalier, je n'ai pu m'empêcher de pleurer377. " Fouché meurt le 26 décembre 1820, à cinq heures du matin, après avoir fait brûler de nombreux papiers (ses Mémoires?) et s'être réconcilié, dit-on, avec Dieu. Il avait pourtant égratigné " les dévots de Paris, toujours très fidèles au signe de la croix et à l'eau bénite ", dans une lettre à Mlle Cochelet, en juillet 1818378. Il reposera à Trieste jusqu'en juin 1875. Son petit-fils fera alors rapatrier les cendres du proscrit au cimetière de Ferrières 379. CONCLUSION Fouché fut-il un grand homme d'État? Certains contemporains l'ont pensé, Balzac l'a affirmé, et Louis Madelin, son meilleur biographe, s'est efforcé de le démontrer. Pour d'autres, en revanche, il n'eut aucune politique suivie et ne fut guidé, comme Talleyrand, que par un habile opportunisme mis au service de son intérêt personnel. Assurément, Fouché fascine aujourd'hui encore parce qu'il fut un acteur de premier plan dans une époque exceptionnelle. Ses principaux adversaires s'appelèrent Robespierre en 1794 et Napoléon en 1815. Comment ne serait-il pas sorti grandi du duel qu'il leur livra? Il fit preuve de lucidité à plusieurs reprises : en 1808, il tenta de dissuader Napoléon de s'engager trop profondément dans les affaires d'Espagne; en 1810, il cherchait à nouer des relations avec Londres en vue de négocier une paix qui eût sauvé l'Empire; en 1812, encore, il alertait Napoléon sur les dangers d'une expédition en Russie. Il fut enfin sans illusion sur l'avenir de ce même Napoléon lors des Cent-Jours. C'est en juillet 1815 qu'il connut son heure de gloire en favorisant la restauration de Louis XVIII, répétant la manoeuvre de Talleyrand de 1814. Mais s'il l'emporta sur Robespierre puis sur Napoléon, c'est qu'il bénéficia, en 1794, des rivalités au sein des Comités de salut public et de sûreté générale qui précipitèrent la chute de l'Incorruptible, et ensuite, en 1815, de la défaite de l'Empereur à Waterloo. Après la chute de l'Empire, il n'y avait pas d'autre solution que le rétablissement de Louis XVIII sur le trône. Une régence de Marie-Louise, la proclamation de la République ou la voie orléaniste étaient impossibles. Fouché n'avait pas le choix, contrairement à ce qu'il laissa entendre et que suggère l'excellente pièce de Jean-Claude Brisville, Le Souper. Quand Fouché essaie de peser sur le cours des événements, il le fait assez maladroitement. Son spectaculaire rapprochement avec Talleyrand dans l'hiver de 1808 voulait inquiéter Napoléon et l'inciter à renoncer à ses ambitions espagnoles. Le résultat ? Talleyrand fut disgracié et la guerre continua. Les négociations engagées par Fouché en 1810 avec l'Angleterre par l'intermédiaire d'Ouvrard aboutirent à l'arrestation du banquier et à la mise à l'écart de Fouché lui-même. En 1812 enfin, lors de la guerre avec la Russie, les avis du duc d'Otrante ne comptent plus. Hostile au retour de l'Empereur de l'île d'Elbe, Fouché devient finalement le ministre de la Police de Napoléon à peine celui-ci installé aux Tuileries. Comme Talleyrand, il a davantage profité des circonstances qu'il ne les a créées. Si la postérité en a fait un personnage mythique, c'est qu'il s'est confondu avec un pouvoir nouveau, apparu sous l'Ancien Régime, la police. Cette confusion a-t-elle été voulue par lui? Il passe pour avoir inventé la police moderne. Plutôt la police politique que la lutte contre le crime. Il a eu tendance, en effet, à abandonner au préfet de police à Paris, aux gendarmes en province la répression de la criminalité. Il parlait d'ailleurs avec dédain de cette activité. Il déjoua en revanche avec facilité les complots des opposants royalistes ou jacobins. La police impériale n'a pas bonne réputation Elle annoncerait celle des régimes totalitaires du XXe siècle, et Fouché serait le précurseur de Himmler et de la Gestapo, de Béria et du NKVD. Jugement injuste. La filiation ne tient pas : il n'y a ni camps de concentration, ni déportations de populations, encore moins de génocides programmés sous Napoléon. L'échelle de la répression n'est pas la même. Par ailleurs, Fouché paraît bien plus intelligent que Himmler, moins cynique et jouisseur que Béria, même si, comme lui détenteur du pouvoir après la chute de son maître, il finit par perdre aussi rapidement ce pouvoir — dans des conditions, il est vrai, moins tragiques. Himmler, lui aussi, après la mort de Hitler, avait cru pouvoir négocier avec les Alliés. Mais là s'arrêtent les comparaisons. À la rigueur peut-on considérer comme héritiers de Fouché un Chiappe sous la IIIe République, un Martinaud-Déplat et un Baylot sous la IVe, pour ne pas parler de la Ve où la haute police a occupé une place importante dans la vie politique. En réalité, loin de développer la puissance de la police, Fouché semble avoir plutôt redouté ce développement. Fréquemment, dans ses circulaires, notamment en 1800, il appelle ses subordonnés à la modération. " N'oubliez jamais, écrit-il, combien il est dangereux de faire des arrestations sur de simples soupçons. Songez que ces actes, alors même qu'ils seront des erreurs, seront une première présomption contre ceux que vous conduirez devant la justice, et méditez dans votre conscience tremblante les histoires de tant d'innocents qui n'ont été envoyés par la justice sur les échafauds que parce qu'ils avaient été menés par l'erreur devant la justice. " Est il sincère? Veut-il ménager l'avenir? Il est vrai que, sous son autorité, la police a connu un pouvoir ignoré jusqu'alors. L'organisation du ministère était d'une redoutable efficacité. La police pénétrait partout grâce à une multitude d'espions et elle étouffa de nombreux complots restés ignorés des contemporains, car elle évita toujours de donner de la publicité aux attentats contre Napoléon par crainte de la contagion du tyrannicide. Les subordonnés de Fouché travaillaient beaucoup et efficacement. On en trouve la preuve dans la sous-série F7 des Archives nationales : registres, fichiers, rapports montrent l'étendue des activités de la police. On pourrait écrire l'histoire intérieure du Consulat et de l'Empire en n'utilisant que les bulletins quotidiens que Fouché adressait à Napoléon. La police savait tout, ou presque. Mais Fouché souhaitait que sa tutelle fût légère, qu'elle restât le plus souvent dans l'ombre, devinant l'impopularité qui ne pouvait manquer de s'attacher à l'institution. Il signait plus volontiers des mises en liberté que des ordres d'arrestation, il préférait prévenir que punir. Sa disgrâce en 1810 suscita l'inquiétude du faubourg Saint-Germain aussi bien que des quartiers ouvriers où étaient encore implantés les jacobins. Fouché a fondé sa réputation sur l'enquête qui suivit l'explosion de la machine infernale de la rue Nicaise. Cette enquête, qui lui donna raison contre Bonaparte en révélant l'origine royaliste de l'attentat, fut essentiellement menée par les sbires de Dubois à la préfecture de police, Bertrand, Boucheseiche et Henry, policiers de génie qu'embarrassaient peu les scrupules et qui savaient, en toutes occasions, faire preuve de flair et de ténacité. L'efficacité de la censure doit être attribuée à Boucheseiche qui expédia Sade à Charenton, et le recul de la criminalité dans la capitale s'explique par les méthodes d'Henry. Fouché est plusieurs fois pris en défaut par Dubois, lors de la conspiration dite " des pots de beurre par exemple, ou au moment du premier complot du général Malet. Dubois se montre en ces occasions plus vigilant que son ministre, mais c'est celui-ci qui met les rieurs de son côté et sauve son portefeuille. Il a le génie de retomber sur ses pieds. Il n'approuvait pas l'emploi de la torture pratiquée illégalement à la préfecture de police par Bertrand et lui préférait l'interrogatoire serré où l'on enferme le prévenu dans ses contradictions. Il utilisa les espions, mais il semble avoir peu prisé les agents provocateurs : c'est l'entourage du Premier Consul qui fut à l'origine du montage de la conspiration dite " des poignards ". Il réprouvait les polices parallèles qui pullulèrent alors (il en fut d'ailleurs la victime) et frappa durement les contre-polices, poursuivant jusqu'au bout de sa haine un Dossonville. Il ne devina pas, derrière la pieuse et ultramontaine Congrégation, l'existence des Chevaliers de la foi, franc-maçonnerie royaliste qui devait plus tard faire élire, à ses dépens, la Chambre introuvable. Peut-être ne voulut-il pas, en 1810, pousser trop loin les investigations. Il en fut de même lors de la première affaire Malet qu'il étouffa rapidement par crainte de découvertes fâcheuses pour certains sénateurs. Chaque fois, Fouché ne cherche pas à en savoir plus pour s'éviter d'avoir à réprimer. Quand Dubois veut interdire les conférences de l'abbé Frayssinous qui a refusé d'y glisser un éloge de Napoléon, Fouché s'y oppose. Il écrit à Napoléon : " Cette mesure maladroite n'autoriserait-elle pas les ennemis de Sa Majesté à dire qu'elle n'a redressé les autels que pour s'en faire un degré au trône des rois très chrétiens "? Ne va-t-il pas jusqu'à conseiller ou protéger d'anciens émigrés? Sa modération fait contraste avec la brutalité de son successeur, Savary, bien plus " policier " que lui, mais que discrédita son arrestation par Malet en 1812. Fouché prend toujours ses distances vis-à-vis de la répression, soucieux d'avoir plusieurs fers au feu. C'est un politique. La diplomatie le fascine. Il a gardé la nostalgie de ses missions sous le Directoire. Bien que ministre de la Police, il tisse des liens avec Londres et Vienne et se lie avec Metternich. Lors du retour de Napoléon en 1815, il espère sans succès le portefeuille des Relations extérieures et n'accepte qu'à regret celui de la Police. Cette modération peut s'expliquer par son passé révolutionnaire qu'il souhaite faire oublier tout en s'en servant dans certaines circonstances. "Après avoir commis toutes sortes d'horreurs pendant la Révolution, il voulait les faire oublier en ménageant les divers partis ", confiait Napoléon à Gourgaud. On comprend mal comment cet homme lucide et prudent a pu voter la mort du roi en janvier 1793 ou prendre la tête des mascarades antireligieuses de Lyon. Il aurait dû rester dans l'ombre au plus fort de la Terreur, se perdre dans la masse des députés du Marais, et attendre son heure. Au contraire, il se met en avant, et ses missions à Nevers et à Lyon attirent l'attention sur lui. Ce passé de terroriste lui collera à la peau. C'est le déchristianisateur de Nevers qui suscite la haine de Robespierre et le mépris de Napoléon; c'est le conventionnel régicide qui s'attire l'hostilité de la duchesse d'Angoulême et des ultras. On ne lui imputera en revanche ni l'exécution du duc d'Enghien (comme à Talleyrand), ni l'étranglement de Pichegru (il ne dirigeait pas la police à cette date), ni l'exécution de contre-révolutionnaires sous l'Empire. On vante au contraire sa modération comme ministre. On va jusqu'à parler de sa sensibilité. Comme il était tombé gravement malade à la fin de 1809, victime de l'excès de travail, Sue, qui le soignait, imagina de faire jouer de la musique pour le guérir. Si l'on en croit Gaillard, son confident, "au bout d'un quart d'heure, les yeux de Fouché se remplirent de larmes et une sueur abondante se produisit. Il était sauvé ". Quand Chateaubriand voit passer, en juillet 1815, à Saint-Denis, Talleyrand venu présenter Fouché à Louis XVIII et qu'il les stigmatise d'une phrase au fer rouge : " Le vice appuyé sur le bras du crime ", il songe avant tout pour Fouché à l'exécution du roi et aux massacres de la plaine des Brotteaux. Comment expliquer un personnage comme Fouché ? C'est peut-être Napoléon qui fournit la meilleure explication des comportements successifs de son ministre. Il le fait à Sainte-Hélène, encore plein de rancoeur, mais tout n'est pas faux dans son jugement : " L'intrigue était aussi nécessaire à Fouché que la nourriture; il intriguait en tout temps, en tout lieu, de toutes manières et avec tous. On ne découvrait jamais rien qu'on ne fût sûr de l'y rencontrer pour quelque chose; il n'était occupé que de courir après; sa manière était de vouloir être de tout. Toujours dans les souliers de tout le monde. " Même opinion chez Barras et Thibaudeau qui ne sont pas, il est vrai, plus objectifs. Incontestablement, c'est ce besoin d'occuper le devant de la scène, de se mêler de toutes les affaires qui a mené Fouché. Il ne peut rester au second plan au moment de la Terreur et se singularise lors de ses missions à Nevers et à Lyon; il est l'un des inspirateurs du complot contre Robespierre au 9 thermidor ; il conseille Barras le 13 vendémiaire et l'abandonne au 18 brumaire pour entrer dans le coup d'État de Bonaparte et de Sieyès. La police lui offre un champ d'action conforme à son génie. Il excelle à démêler les fils des intrigues royalistes ou jacobines tout en ménageant les principaux acteurs, Bernadotte par exemple. Il se désespère de n'être pas à Paris en 1814, au moment de la chute de l'Empire, laissant le premier rôle à Talleyrand; à défaut, il se console en intriguant auprès de Murat puis d'Augereau. Fouché n'a jamais été aussi à l'aise que pendant les Cent-Jours. Il faut lire les Mémoires de Thibaudeau ou de Pasquier : Fouché explique à ses interlocuteurs, avec une délectation qui frise l'inconscience ou le cynisme, comment il se prépare à tromper tous les camps en présence. Jamais son esprit tortueux ne s'est autant déployé en manoeuvres subtiles que dans cette période. L'exil lui a été fatal : ramené aux problèmes domestiques, cet homme qui sut par ailleurs bâtir — là encore en habile manoeuvrier — une énorme fortune ne put se contenter de la gérer. La politique lui manquait. Il n'était plus qu'un riche exilé, loin des combinaisons parlementaires qu'il ne pouvait suivre que par la presse. Il mourut avant l'avènement de la Monarchie de Juillet où il eût certainement retrouvé une place. Bien que plus âgé de cinq ans, Talleyrand aura cette chance et deviendra ambassadeur de Louis-Philippe à Londres. Le parallèle s'impose entre les deux hommes qui ont, Napoléon mis à part, le plus fasciné leurs contemporains. Talleyrand et Fouché ont été associés dans une identique réprobation teintée d'admiration : même passé révolutionnaire lourd à porter (l'apostasie de l'évêque d'un côté, le vote du régicide de l'autre); même opportunisme face à l'événement, même souci de s'enrichir; même indifférence de l'opinion. Ensemble ils ont trahi Barras et Napoléon auxquels ils devaient tout. De la France ils n'ont cure; cette préoccupation eût été alors anachronique. Talleyrand a pour lui ses origines aristocratiques, ses manières de grand seigneur et l'appui des femmes. " Un prêtre marié à une catin, mais il est d'une grande maison et cela efface tout, voilà l'avantage de la noblesse ", disait Napoléon à Gourgaud. Fouché, en revanche, issu de la bourgeoisie aisée et non du peuple, comme on l'a écrit, a dû s'imposer par lui-même. Les stratégies sont différentes : l'un séduit, l'autre inquiète puis rassure. L'un a mené une vie dissolue, accumulant les maîtresses, l'autre cultive les vertus familiales. La vénalité de Talleyrand fut sans limites, allant jusqu'à la trahison en temps de guerre puisqu'il vendit à l'Autriche, en 1809, des renseignements militaires et fit les mêmes offres de service au tsar en fixant ses conditions financières. Rien de tel chez Fouché : on ne l'achète pas. Talleyrand a dilapidé une grande partie de sa fortune au jeu; Fouché, en bon bourgeois, a eu le souci de placements fructueux, laissant à ses héritiers une fortune considérable. L'un, par son esprit et ses manières, est l'incarnation du diplomate, l'autre, par son habileté politique, symbolise la haute police. Deux faces d'un même génie : celui de l'intrigue. L'intrigue : Fouché y a mieux réussi que Talleyrand, trop paresseux et inconstant. Pourtant, dans le duel qui les oppose en 1815, quand les ultras s'indignent de les voir l'un et l'autre, après tant de trahisons, ministres du roi, et qu'il faut en sacrifier un pour que le ministère puisse affronter dans les meilleures conditions la Chambre introuvable, c'est Talleyrand qui l'emporte. Victoire à la Pyrrhus au demeurant, puisque Talleyrand doit à son tour se retirer. Le vice ou le crime, qu'importe. Talleyrand finit couvert d'honneurs en 1836, Fouché mourut dans l'exil, mais riche à millions. Ils ont à eux deux inspiré plus de livres que les héros qui se sacrifièrent sur les champs de bataille pour la gloire d'un empire que Talleyrand et Fouché n'eurent pour souci que de trahir, Talleyrand en 1814, Fouché en 1815. L'Histoire n'est jamais morale. ANNEXES ANNEXE I Petit dictionnaire des collaborateurs et subordonnés de Fouché à la police Ne figurent dans ce dictionnaire ni Savary, ni Pasquier, ni Schulmeister qui ne furent jamais sous les ordres de Fouché. ALLETZ (P.-Julien), commissaire de police. On le voit apparaître en l'an VIII comme dirigeant le service de salubrité et de la voie publique du Bureau central. Il est ensuite l'un des commissaires en vue de la préfecture de police. Il publie en 1803 un Itinéraire parisien où il dénombre à Paris 1095 rues, 87 passages, 120 culs-de-sac, 77 places, 18 ponts… En 1820, il rédige un Dictionnaire de police moderne. ANGLèS (Jules-Jean-Baptiste, comte d'), 1778-1828, chargé d'un arrondissement de la police générale. Fils d'un avocat, ce Grenoblois entre à Polytechnique en 1799. Il est auditeur au Conseil d'État en 1806, intendant en Silésie puis à Salzbourg en avril 1809 et à Vienne en juillet de la même année. À son retour, il est chargé du troisième arrondissement de la Police générale comme maître des requêtes. Il a dans ses attributions l'Italie, dont Rome. Selon Saint-Edme, il aurait écrit 11 525 lettres en trois ans aux directeurs généraux de la police de son arrondissement : Dedouhet à Turin, Lagarde à Florence, Norvins à Rome. Il n'a que peu travaillé sous les ordres de Fouché. En 1814, il fut chargé par le gouvernement provisoire de Talleyrand du portefeuille de la Police générale et de ce fait compromis dans la tentative d'assassinat de Napoléon par Maubreuil. Pendant les Cent-Jours il suivit Louis XVIII à Gand. Sous la Seconde Restauration, il fut préfet de police du 25 septembre 1815 au 20 décembre 1821. Il avait refusé la fonction avant le 25 septembre pour ne pas servir une nouvelle fois sous Fouché. Ses rapports comme ministre de la Police ont été publiés par Firmin-Didot. BEFFARA (Louis François), 1751-1838, commissaire de police. Officier de paix en 1791, il fut commissaire de police de la Chaussée d'Antin du 19 septembre 1792 au 16 janvier 1816: belle continuité. Il est surtout connu pour avoir établi le premier la généalogie de Molière et donné sa date exacte de naissance. On doit aussi à cet érudit un Dictionnaire de l'Académie royale de musique. Il joua un rôle important lors de l'enquête de la machine infernale de la rue Nicaise. Après son évasion en 1815, Lavalette se cacha dans son quartier. Lorsqu'on l'apprit, on révoqua Beffara pour manque de vigilance. BELLEMARE (Jean-François), 1768-1842, commissaire général de police. L'un des plus importants parmi les commissaires généraux de police institués par Fouché. Officier de hussards sous la Révolution, il émigré en 1795 dans des conditions mystérieuses. De retour en France, il collabore à des feuilles royalistes, mais change de camp à la veille du 18 fructidor. En mission à Bruxelles, il est nommé par Fouché à Anvers comme commissaire général de police. Il y obtient la destitution du maire, Werbrouk, dont il met à jour les prévarications. Redevenu royaliste après 1815, il collabore à la Gazette de France dont il devient propriétaire. BERTRAND, chef de division à la préfecture de police. L'un des meilleurs limiers de la préfecture. Cet ancien imprimeur-libraire de Compiègne, ruiné par la Révolution, entre au Bureau central comme commissaire interrogateur. Il devient à partir de 1800 chef de la division consacrée aux affaires politiques à la préfecture de police et l'un des conseillers écoutés du préfet Dubois. Il était réputé pour sa manière d'interroger les prévenus. Il les terrorisait par sa seule présence physique, si l'on en croit Charles Nodier qui le dépeint " très massif de formes et très délié d'esprit, presque borgne, tout à fait boiteux ". Si le suspect gardait le silence, il était menacé d'être fusillé séance tenante à moins d'avoir les doigts écrasés entre deux planchettes ou par un chien de fusil. Picot, l'un des accusés, dénonça ses méthodes lors du procès de Cadoudal, montrant à l'assistance horrifiée ses mains mutilées. Chaque jour, un officier de paix rendait compte à Bertrand de tout ce qui avait trait à l'esprit public ou aux événements politiques. Par la suite, Veyrat, qui avait la haute main sur les officiers de paix, voulut interdire cette pratique, d'où conflit. En 1809, Bertrand fut remplacé par Boucheseiche. Il s'était montré très efficace lors de l'enquête sur l'explosion de la rue Nicaise. Il est resté aussi pour le mot que lui prête Goldsmith : " On ne se trompe ici que quand on met en liberté " (Histoire secrète du cabinet de Napoléon Bonaparte, p. 114). Sa femme fut attachée au service de la princesse Borghèse. Il est dit dans son dossier de pension que Bertrand a " rendu des services extraordinaires " (Arch. nat. F1 a 575). BOUCHESEICHE (Jean-Baptiste), 1760-1825, chef de division à la préfecture de police. Comment ce géographe qui enseigna chez les frères de la doctrine chrétienne et qui avait publié plusieurs ouvrages, dont une Géographie nationale ou la France divisée en départements (1790) et une traduction de la Description historique et géographique de l'Indoustan par Rennell (1800), se retrouva-t-il dans la police? Chômage, problèmes financiers ou attrait pour la fonction? Il entre au service des moeurs du Bureau central puis se retrouve à la préfecture de police comme chef du bureau chargé de la censure à la première division. C'est lui qui fit interner Sade. Il aida efficacement Bertrand lors de l'enquête sur la machine infernale et lui succéda en 1809. Il prit sa retraite en 1815 sans avoir de comptes à rendre. COURTIN (Eustache-Antoine), 1768-1839, préfet de police. Cet éphémère préfet de police (2-9 juillet 1815) sous Fouché avait acheté à la veille de la Révolution la charge de procureur du roi du bailliage d'Orbec. Avocat ensuite, il s'était proposé pour défendre Louis XVI. Atteint par la première réquisition, il se retrouve dans divers états-majors puis sert comme secrétaire au comité militaire de la Convention. De là il passe au ministère de la Guerre puis devient en 1802 substitut du procureur général près la cour criminelle du département de la Seine. Procureur impérial près le tribunal civil, il organise la police judiciaire d'après le nouveau Code criminel. Lorsque Réal renonce à ses fonctions de préfet de police, Courtin est appelé rue de Jérusalem, le 2 juillet 1815, sur la suggestion de Carnot. "Il remplit, dit Saint-Edme, avec honneur les devoirs que cette place lui imposait et s'opposa de toutes ses forces à ce que les Bourbons remontassent sur un trône qui, pour la seconde fois, s'était écroulé sous leurs pieds. Néanmoins, aucune violence, aucune injustice ne se rattachent au souvenir de la courte carrière administrative de ce magistrat. " Excédé, Fouché le mit sur la liste de proscription qu'il dut établir. Courtin en fut rayé mais dut néanmoins s'exiler à Bruxelles. Il rentra en 1818. DECAZES (Élie), 1780-1860, préfet de police puis ministre de la Police générale. Il a débuté comme juge au tribunal de première instance de la Seine en 1805. Il épouse la fille de Muraire, premier président de la Cour de cassation, mais elle meurt quelques mois après le mariage, ruinant les espoirs de Decazes. Celui-ci devient secrétaire de la reine Hortense puis du roi de Hollande, Louis, auquel il conseille la résistance contre Napoléon, ce qui lui vaut une éclatante disgrâce de la part de l'Empereur. Finalement, pour avoir servi de médiateur, en 1810, entre Napoléon et son frère lors de l'abdication de ce dernier, il est nommé conseiller à la cour impérial de Paris. En 1812, le voilà secrétaire, très influent, des commandements de Madame Mère. Sa position lui permet de sauver Muraire impliqué dans un scandale financier. Il se tient à l'écart sous la Première Restauration. Pendant les Cent-Jours, il refuse de prêter serment à Napoléon et évite d'être arrêté, grâce à Réal, mais doit s'exiler à Libourne. C'est sur la recommandation de Louis, abbé devenu ministre, qu'il est nommé par Talleyrand préfet de police, le 7 juillet 1815, Anglès ayant refusé de servir sous Fouché. Ce dernier approuve sans discuter la nomination. Il va s'en mordre les doigts. Très vite Decazes s'insinue auprès de Louis XVIII qui se laisse séduire. Fouché découvre bientôt qu'il a un rival, plus redoutable que jadis Dubois. " Decazes, aurait confié Fouché à Barras, me travaille tous les jours dans ses rapports nocturnes. Il va au coucher du roi; il lui fait sa couverture, et quand il l'a bercé, avant de l'endormir, il lui dit tout ce qu'il veut. Le voilà aujourd'hui préfet de police jusqu'à ce qu'il soit bientôt ministre. " C'était voir juste. Decazes remplaça Fouché en septembre. Il fut par la suite président du Conseil avant d'être emporté par la réaction qui suivit l'assassinat du duc de Berry. DESMAREST (Pierre-Marie), 1764-1832, chef de division au ministère de la Police générale. Contrairement à une légende tenace, Desmarest ne fut pas ordonné prêtre mais fut simple clerc tonsuré. Il n'exerça pas comme curé à Longueil-Sainte-Marie, comme l'a montré sa récente biographe, Mme Parenteau, dans la Revue de l'Institut Napoléon (1997). En 1792, il participa au siège de Valenciennes, sur lequel il a laissé une relation. Un fournisseur aux armées, Morin, le recommanda par la suite à Fouché qui l'appela au ministère de la Police générale. Il fut d'abord du cabinet particulier de Fouché puis remplaça Duchosal à la division de la police secrète. Il a résumé ses attributions et le sens de son action dans un long rapport (Arch. nat., F7 3007). Il était assisté d'un premier commis, Patrice, et de François, qui rédigeait le bulletin. Progressivement, le service gagna son autonomie. Desmarest survécut aux disgrâces de Fouché, tout en lui restant fidèle. Il n'y eut jamais de conflit apparent entre Desmarest et son ministre, même si Fouché dénonce en 1808 une coalition Saulnier-Desmarest-Dubois contre lui (Arch. nat. AF IV 1505). Mais il fut tout aussi loyal envers Régnier, Réal et Savary. En revanche, Pasquier ne l'aimait pas et le soupçonnait d'exercer sur lui, pour le compte de Savary, une surveillance particulière (Mémoires, t. I, p. 496). Desmarest fut arrêté en 1812, en même temps que Savary et Pasquier, par les conjurés du complot de Malet. Écarté pendant la Première Restauration, il fut repris par Fouché pendant les Cent-Jours. Il fut même élu à la Chambre des députés par la circonscription de Compiègne. Il se retira ensuite et vécut à Paris. En 1833, Levasseur et Bousquet publièrent ses Souvenirs sous le titre de Quinze ans de haute police, et Sainte-Beuve leur consacra l'un de ses Lundis. Albert Savine en a donné une édition critique en 1900. DEVILLIERS. Voir Villiers du Terrage. DUBOIS (François-Louis), commissaire général. Il est nommé commissaire général de police à Lyon en l'an X puis directeur général en Toscane à partir de 1809. Il est remplacé en 1811 par Lagarde. DUBOIS (Louis-Nicolas), 1758-1847, préfet de police. Il fut, comme préfet de police, le seul rival de Fouché à s'afficher comme tel. Comme Fouché n'a pas manqué de l'égratigner ou de le ridiculiser en de nombreuses occasions, et comme Dubois se fit, en tant que préfet de police, de nombreux ennemis, sa réputation a été détestable : on l'accusait de prélever sa part sur la taxe qui frappait les filles publiques, et Pasquier raconte qu'il offrait à ses invités des brochures pornographiques saisies par la police. Mais Dubois fut surtout un policier ambitieux et de ce fait redoutable pour Fouché. Ce fut la guerre des polices. Né à Lille, fils d'un avocat, il s'établit à Paris comme procureur au Châtelet à la veille de la Révolution. Il connut alors Réal, relation qui lui sera utile par la suite. Après l'abolition de la vénalité des charges, a-t-il joué un rôle au club des Cordeliers où il aurait affiché des sentiments hébertistes, suivant en cela Réal? Il ne semble pas. Il ne fut pas davantage président du tribunal criminel. En réalité, on perd sa trace sous la Terreur. Il reparaît, comme beaucoup d'autres policiers, sous le Directoire : il est alors juge au tribunal civil du département de la Seine, puis commissaire du pouvoir exécutif près la municipalité du Xe arrondissement. À l'instigation de Réal qui dirige l'administration de la capitale, il se rallie au coup d'État de Brumaire, et, en récompense, Réal le fait entrer au Bureau central, provisoirement maintenu, en compagnie de Piis et Dubois. C'est encore Réal qui le pousse à la tête de la préfecture de police nouvellement créée. Dubois a alors quarante-deux ans, un an de plus que le ministre de la Police, mais moins d'expérience que lui en politique. Au physique, il ressemble à Fouché : même figure allongée et pâle, même regard lourd et voilé. Les rapports entre les deux hommes ont été d'abord confiants. Dubois s'appuie sur Fouché contre le préfet de la Seine auquel il cherche à enlever certaines attributions édilitaires et qui, lui, a le soutien de Lucien Bonaparte. De fait, dans les conflits qui opposent le ministre de l'Intérieur au ministre de la Police, Dubois est toujours du côté de Fouché. La collaboration entre ministre et préfet est d'ailleurs exemplaire, malgré quelques froissements d'amour-propre, lors de l'enquête sur l'explosion de la rue Nicaise qui fera beaucoup pour le prestige de Fouché. En 1802, lors de la disgrâce de Fouché, Dubois espéra le remplacer comme ministre. La suppression du ministère ruina ses espoirs. Du moins avait-il été nommé au Conseil d'État. Et c'est au Conseil d'État qu'il se fit remarquer par Bonaparte au moment de la délibération sur le consulat à vie. Il révéla son efficacité, sous la direction de Réal, lors de la traque de Cadoudal en 1804. Le chouan fut arrêté par les agents de la préfecture, et l'un d'eux, Buffet, y laissa la vie. Lorsque Bonaparte rétablit le ministère de la Police générale au profit de Fouché, il le fit par nécessité, mais, continuant de se méfier de lui, il se reposa sur Dubois de sa surveillance. Dubois obtint en effet le droit de communiquer directement avec Napoléon. La réorganisation du ministère de la Police générale lui donnant la responsabilité d'un arrondissement, celui de Paris, lui enlevait une partie de son autonomie, mais lui facilita l'accès, lors des réunions du mercredi, à toutes les affaires. Dubois avait déjà pris Fouché en flagrant délit d'ignorance dans la conspiration des pots de beurre où se trouvait impliqué Bernadotte. En 1808, ce fut la découverte de la première affaire Malet où Dubois faillit ébranler l'autorité de Fouché. Mais Fouché se révélera le plus fort et gardera une solide rancune à l'égard de Dubois. Celui-ci écrivait, le 12 mars 1810, à Montalivet, ministre de l'Intérieur : " Je n'ai d'appui auprès de Sa Majesté que Sa Majesté elle-même. Le ministre de la Police ne m'aime pas. Jamais il ne me pardonnera l'affaire du général Malet, mais j'ai dû sacrifier à mon devoir. " Fouché surnommera cette affaire " le complot des hypothèses ". Et pourtant les événements d'octobre 1812 montreront que Dubois avait raison. Nouveau conflit en 1809 quand Fouché se mit à lever des gardes nationaux dans toute la France. Dubois ne jugeait pas utile une telle levée à Paris. À la suite des négociations engagées par Fouché avec l'Angleterre et suivies de sa disgrâce, c'est Dubois qui fut envoyé récupérer à Ferrières les papiers de Fouché. Belle revanche… Mais Dubois sut montrer tact et habileté. Quand Fouché fut remplacé par le fidèle Savary, le rôle de surveillant de Dubois devint sans utilité. L'incendie de l'hôtel Schwarzenberg, où les pompiers, qui relevaient de la préfecture de police, firent montre d'une totale impéritie, précipita la chute du préfet. De retour au Conseil d'État, celui-ci remplit diverses missions. En avril 1814, il signa l'acte d'adhésion au retour de Louis XVIII. Attaqué par un certain Lauze de Péret pour " iniquités ", il se justifia sans problème. Au retour de Napoléon, il fut élu député de la Seine. Il n'y joua qu'un rôle modeste mais fut consulté sur le projet de réorganisation de la Garde nationale. Sous la Seconde Restauration il consacra son temps à ses affaires et à son château de Vitry qui datait de 1718 et avait été ensanglanté par l'assassinat, en 1796, de son propriétaire, Du Petit-Val, avec toute sa famille. Premier préfet de police, Dubois a indiscutablement marqué l'institution et engagé avec son ministre une nouvelle phase de la guerre des polices. FAURIEL (Claude), 1772-1842, secrétaire de Fouché. Fauriel devint secrétaire de Fouché quelques semaines après le 18 brumaire et cessa ses fonctions en mai 1802, par hostilité au consulat à vie. Il a laissé sur le fonctionnement de la police un témoignage passionnant mais hostile, Les Derniers Jours du Consulat. Il fréquenta la Société d'Auteuil, publia diverses traductions et fut élu à l'Institut. FOUDRAS, inspecteur général de la préfecture de police. C'est lui qui remplaça Veyrat comme inspecteur général de la préfecture de police, poste important puisque c'est ce personnage qui procédait aux arrestations. Né à Lyon, Foudras exerçait au début de la Révolution la profession de chapelier. Il monta à Paris avec son frère et devint inspecteur de police. Il entra à la préfecture lors de sa création et se fit apprécier par Veyrat comme officier de paix. Il le trahit en 1814 et Pasquier en fit un inspecteur général. Dès lors Foudras s'imposa comme l'un des chefs de la police. Dans son dictionnaire, Guyon parle de son adresse et de son intelligence. Pourtant, chargé d'arrêter Fouché en mars 1815, il se fait rouler par son ancien ministre. Volontairement? Ce n'est pas impossible. Il passa sans dommages les Cent-Jours puis la Terreur blanche. Il fut même chargé par Vitrolles, sur la recommandation de Pasquier, d'espionner Fouché entre juillet et septembre 1815. Louis XVIII se méfiait de son ministre. Foudras n'ignorait pas combien sa mission était délicate. Il espionnait son propre ministre, sans que son préfet, Decazes, en fût averti. Il obtint confirmation par le roi de sa nomination d'inspecteur général avec, dans ses attributions, la haute police, la police locale étant abandonnée à l'inspecteur général adjoint. Ses rapports étaient adressés à Pasquier en accord avec Vitrolles. Ils ont été publiés par Eugène Forgues et sont fort divertissants, notamment sur la nuit de noces de Fouché. Decazes a-t-il vraiment ignoré cette filature? Fouché n'a-t-il rien soupçonné? On peut penser que Foudras l'avait prévenu. Foudras resta en place après la chute de Fouché et devint le conseiller écouté de Decazes. Il finit sa carrière comme conseiller d'État à la tête d'une coquette fortune et mourut après 1830. FRANÇOIS (Jean-André), rédacteur des bulletins de police. On le connaît, en dehors des almanachs, par une note sur lui (Arch. nat. F7 3007) et une étude de Paul Montarlot. Il appartenait à la police avant 1789, ayant servi vraisemblablement dans la lieutenance générale. Rédacteur de première classe, il avait en charge la rédaction du bulletin quotidien que Fouché adressait à Napoléon. HENRY, 1755-? chef de division à la préfecture de police. L'une des plus fortes personnalités de la rue de Jérusalem. Entré dans la police dès 1784, il avait servi sous Lenoir, dirigé le service de sûreté du Bureau central, et était devenu chef de la division des affaires criminelles à la préfecture de police. Il avait connu Dubois au Châtelet et fut très apprécié de Pasquier qui fait son éloge dans ses Mémoires (t. I, p. 414). Il avait été surnommé par les malfaiteurs "l'ange malin ". Sa mauvaise santé l'empêchait souvent de quitter son bureau. Il procédait par déduction, attachant une grande importance aux indices laissés par les criminels. Son expérience et ses méthodes furent précieuses dans l'enquête sur la machine infernale de la rue Nicaise. Mais il est surtout connu pour avoir embauché Vidocq, d'abord comme " mouton ", puis comme chef de la brigade de sûreté. Il a vraisemblablement inspiré le Jackal des Mohicans de Paris de Dumas. LAGARDE (Pierre-François-Denis de), 1768-1848, directeur général de la police. Ancien journaliste royaliste rallié à Bonaparte, il remplit diverses missions de police. Chef de division de la librairie et de la presse au ministère (1804-1805), puis chef de la division de la police à l'inspection générale de la gendarmerie. Il fut renvoyé par Moncey et retrouva ses fonctions au ministère. En 1809-1811, il remplit une mission en Espagne. Il était l'homme de Savary. Fouché, en 1808, dénonce ses intrigues en liaison avec Saulnier, Dubois et Desmarest pour lui enlever son portefeuille. Il dut à Savary d'être nommé directeur général de la police en Toscane, le 2 août 1811. Il passa en 1814 au service de Beugnot. Il finit conseiller d'État. LIMODIN, commissaire interrogateur à la préfecture de police. On retrouve souvent son nom dans les interrogatoires des suspects à la préfecture de police. Il avait été nommé au Bureau central avec Bréon, le 22 avril 1796. Il y fut très attaqué par des pamphlets (La Nouvelle Police dévoilée, Limodin et Bréon peints en miniature, etc.) Il fut écarté en octobre 1797. Grâce à Dubois, il entra à la préfecture de police comme chef du bureau des interrogatoires. Il joua un rôle important dans l'enquête sur la machine infernale. Limodin fit alors libérer plusieurs personnes arrêtées injustement (Rigotard, La Police parisienne de Napoléon, p. 80-81). Il s'occupait aussi des prisons et présentait au préfet un état des personnes détenues au Dépôt depuis vingt-quatre heures. Il reste en place jusqu'en 1814. LOMBARD-TARADEAU (Jacques-Athanase), 1750-1821, secrétaire général du ministère. Lieutenant général de la sénéchaussée de Draguignan, il fut élu aux États généraux. Par la suite il resta à l'écart, s'occupant des hôpitaux militaires sous le Directoire. Sous le Consulat, il remplaça Thurot au secrétariat général du ministère de la Police, à la demande de Fouché dont il fut l'homme de confiance. Élu au Corps législatif, il quitte ses fonctions de secrétaire général en 1802. À la fin de son mandat, en 1807, il trouve la place de secrétaire général prise par Saulnier. Fouché en fit l'archiviste du ministère. MAILLOCHEAU, secrétaire intime de Fouché. Ancien oratorien et sans ressources, il obtint de Fouché un emploi au ministère de la Police générale. Maillocheau devint, après Brumaire, secrétaire particulier du ministre en remplacement de Villiers du Terrage. Fouché ne lui accorda pas toutefois une aussi grande confiance qu'à Villiers. Maillocheau en prit ombrage, si l'on en croit Gaillard, l'ami de Fouché, très hostile à Maillocheau (Despatys, Un ami de Fouché, p. 232). Maillocheau essaya de se faire bien voir de la duchesse d'Otrante et de ses enfants. Quand Fouché fut écarté du ministère, il fit nommer Maillocheau commissaire général de police à Lyon, en 1810. MENGAUD, commissaire spécial. De ce policier Fouché disait qu'il était " son plus gros dogue " (Madelin, Fouché, t. I, p. 292). Commissaire spécial, il eut sous le Consulat la surveillance de toute la côte de Boulogne à Ostende. Tout Français rentrant d'Angleterre devait débarquer à Boulogne et passer devant Mengaud. Sa surveillance s'étendait à la pêche et à la contrebande. Il fut remplacé à Boulogne par Villiers du Terrage. MIOT DE MELITO (André-François), 1762-1841, responsable d'un arrondissement de la police générale. D'abord dans l'administration militaire, il fut secrétaire général du ministère des Relations extérieures, ministre plénipotentiaire au Piémont sous le Directoire et, après Brumaire, appelé au Conseil d'État. Il s'occupa des radiations d'émigrés puis administra les départements corses. Entre 1804 et le début de 1806, il dirigea le deuxième arrondissement de la police générale centré sur la rive gauche du Rhin. Il choisit en 1806 de suivre Joseph Bonaparte à Naples, et son arrondissement vint grossir celui de Réal. Il a parlé de sa gestion dans ses Mémoires (t. I, p. 209). PASQUES, inspecteur général de police. Spécialiste des interrogatoires au ministère de la Police. La duchesse d'Abrantès l'a peint sous des couleurs effrayantes (Mémoires, t. IX, p. 3). Louis Madelin, dans son Fouché, le définit comme un " molosse ". Écarté par la Première Restauration, il fut rappelé par Fouché, le 22 mars 1815, avec le titre d'inspecteur général de police " exclusivement chargé des faits de haute police et de toutes les opérations qui y sont relatives ". Il était l'alter ego de Foudras, mais, trop dévoué à Fouché, il ne fit pas par la suite une aussi brillante carrière. PATRICE DE LA FUYE (René), 1767-?, premier commis à la division des affaires secrètes du ministère de la Police générale. Il avait connu Desmarest au collège Louis-le-Grand et le retrouva comme commissaire du pouvoir exécutif à Bordeaux en octobre 1793. Comment s'étonner dès lors qu'il ait été son bras droit, comme premier commis aux " affaires secrètes " du ministère de la Police? Bien que resté dans l'ombre, Patrice eut un rôle important au ministère et fut mêlé à toutes les affaires. De cette importance on trouve la preuve dans une épigramme qui circula alors sous le manteau et qui n'est pas tendre : Si vous lisez dans l'épitaphe De Patrice qu'il fut toujours homme de bien, C'est une faute d'orthographe. Passants, lisez : homme de rien. Si vous lisez qu'il aima la justice, Qu'à tout le monde il la rendit, Passants, lisez qu'il la vendit. Il fut maire de Villaines sous la Première Restauration. PELET DE LA LOZèRE (Jean Pelet, dit), 1759-1852, chargé d'un arrondissement de la Police générale. D'une vieille famille de souche protestante, il accueillit avec faveur la Révolution. Président du directoire du département de la Lozère en 1791, il fut élu en 1792 à la Convention par ce département. Absent au procès du roi, il attaqua Robespierre au 9 thermidor. Il négocia le traité de Bâle et fut élu au Conseil des Cinq-Cents par… 71 départements en 1795. Préfet puis conseiller d'État après Brumaire, lors de la réorganisation du ministère de la Police générale, il fut conseiller d'État chargé de l'arrondissement qui englobait le Midi, soit 56 départements. Il n'aimait pas Fouché qu'il méprisait pour ses intrigues tortueuses, mais resta loyal. C'est lui qui découvrit les ramifications méridionales de la conspiration de Malet en 1812. Retiré pendant la Première Restauration, il fut ministre de la Police par intérim du 23 juin au 9 juillet 1815, Fouché siégeant au gouvernement provisoire. Pair de France en 1819. Pus (Antoine-Auguste de), 1775-1832, secrétaire général de la préfecture de police. Ce Parisien d'origine noble s'est égaré dans la police. Versificateur fécond, auteur de vaudevilles, d'épigrammes et de chansons à boire sous l'Ancien Régime, il se reconvertit après 1789 dans le genre patriotique puis dans l'exaltation du Premier Consul : Le Consul nous regarde. À chacun il nous garde Ce sabre d'honneur Qui doit faire notre bonheur. En 1810, la réunion de ses oeuvres occupe quatre volumes. Publié par souscription, le recueil est commandé par Fouché, Réal, Dubois, mais aussi Cambacérès, Régnier, Champagny, Ségur, Augereau (ce qui est inattendu), David, Grétry, Chaptal, Clément de Ris… La liste des souscripteurs qui figure dans l'édition est impressionnante. Après quelques responsabilités municipales à Sucy-en-Brie, Piis est appelé par Barras aux fonctions de commissaire exécutif du Directoire près l'administration municipale du Ier arrondissement. Il se lie avec Dubois qui occupe les mêmes fonctions auprès du Xe arrondissement et surtout avec Réal qui a la haute main sur l'administration départementale. Réal le fait nommer au Bureau central après le coup d'État de Brumaire. Puis, le 14 mars 1800, il devient secrétaire général de la préfecture de police. C'est lui qui répartit les dossiers entre les divisions, procède parfois aux interrogatoires (mais rarement), visite les prisons, installe les commissaires. Son rôle est essentiellement administratif. Sur le plan politique, il eut moins d'importance qu'un Bertrand, un Boucheseiche ou un Veyrat. En 1814, fort de la confiance du comte d'Artois dont il avait été le secrétaire avant la Révolution, il devint, après la suppression de la préfecture de police, secrétaire général adjoint du directeur général de la police, avec en charge Paris, c'est-à-dire le successeur de Pasquier à la tête d'une préfecture qui n'avait perdu en réalité que le nom. Au retour de Napoléon, la préfecture de police rétablie, Réal, devenu préfet, le rétrograde au rang d'archiviste, choisissant son parent Roland-Bussy comme secrétaire général. Rétabli comme secrétaire général le 14 juillet 1815, Piis cède la place, le 19 août, au comte de Dienne. Il sera candidat malheureux à la Chambre des députés et à l'Académie française. POPP (Charles), commissaire général de police. Nommé par Fouché sous l'Empire à Strasbourg comme commissaire général, il eut à lutter contre la contrebande et entra en conflit avec le maire. La thèse d'Ebel, La Police en Alsace, a montré l'importance du personnage. RÉAL (Pierre-François), 1757-1834, conseiller d'État chargé du premier arrondissement de la police générale puis préfet de police aux Cent-Jours. Il aurait pu être ministre de la Police à la place de Fouché. Il en avait la compétence, il lui a manqué l'audace. Il resta un subalterne de Fouché. Né le 28 mars 1757 à Chatou, il était fils d'un garde-chasse, François-Prix Réal, troisième d'une famille de douze enfants. Son père fut remarqué par Bertin, ancien contrôleur général des Finances et lieutenant général de police. C'est lui qui aida Pierre-François, après ses études, à acquérir une charge de procureur au Châtelet. " En 1788, avec une prescience assez remarquable de ce qui va se passer, il se dit que le mouvement des idées nouvelles risque fort d'aboutir un jour à la suppression des charges. Il décide alors de se débarrasser de sa charge de procureur. Son raisonnement est meilleur que celui de Dubois qui se laissera surprendre par l'événement " " (Rigotard, La Police parisienne de Napoléon, p. 344). Réal devient avocat. Très vite il adhère à la Révolution et joue un rôle au côté de Desmoulins, le 12 juillet — c'est du moins ce qu'il affirmera en l'an III. Il est électeur lors de la convocation des États généraux et se lie d'amitié avec Sieyès pour lequel il fait campagne. Il appartient à la nouvelle assemblée municipale mise en place le 5 août 1789. Il s'y spécialise dans les problèmes d'approvisionnement, mais, avec le retour à l'ordre, il est écarté de l'administration municipale. Songe-t-il à fonder une académie de l'histoire de France au moment précis où les académies sont mises en cause? À défaut, il se fait remarquer au club des Jacobins où il s'oppose à Robespierre. En pointe désormais, il entre, après le 10 août, dans la nouvelle Commune à la section de police. Ce sont ses débuts de policier. Victime des intrigues de Robespierre, il est écarté de la Convention pour " brissotisme ". Cette hostilité que lui vouait Robespierre l'a rapproché de Fouché. Le voilà à la Commune de Paris: il est second substitut du procureur général Chaumette, le premier substitut étant Hébert, le fameux Père Duchesne. Cette collaboration avec Chaumette constitue un autre point commun entre Fouché et Réal. Dans la lutte qui s'engage entre la Convention et la Commune de Paris, Réal joue un rôle modéré. Sa spécialité demeure l'approvisionnement qui relèvera toujours de la police. La chute des hébertistes provoque son arrestation quelques heures avant celle de Danton. Il sauve sa tête grâce au 9 thermidor. Désormais il reniera les excès de la Terreur, même s'il défend Carrier. C'est de cette époque que date sa liaison avec Mme de Chastenay dont il fait acquitter le père. Il est auprès de Barras lors du 13 vendémiaire et a laissé une intéressante relation de cette journée. Journaliste, il publie le Journal de l'opposition à partir de janvier 1795. Proche de Fouché, il participe avec lui à diverses spéculations. Est-ce Fouché qui l'incite à assurer la défense de Babeuf? En fait, c'est surtout avec Barras que collabore Réal. Ministre de la Police, Sotin lui confie le dépouillement de la correspondance contre-révolutionnaire saisie dans les fourgons du général autrichien Klinglin par le général Moreau et que celui-ci s'est enfin décidé à envoyer à Paris. Les preuves de la collusion de Pichegru et du prince de Condé y figurent comme dans le portefeuille du comte d'Antraigues dont Bonaparte s'est emparé en Italie. Le coup d'État du 18 fructidor, mené par Barras, y trouve sa justification. En récompense des services rendus, Réal est nommé commissaire du Directoire près le département de la Seine. Il est en quelque sorte le préfet avant la lettre du département et a autorité sur le Bureau central chargé de la police, position clef à la veille du 18 brumaire. Lié à Joséphine, Réal se met au service de Bonaparte. C'est lui qui rapproche le jeune général et Fouché. Réal et Fouché, qui, à eux deux, concentrent toute la police dans leurs mains, ont été les principaux acteurs du coup d'État. Devenu conseiller d'État, Réal recommande son ancien collègue Dubois pour le poste de préfet de police nouvellement créé. Il soutient Fouché lors de l'attentat de la rue Nicaise : il insiste sur l'impossibilité d'un attentat jacobin. Pourquoi n'a-t-on pas songé à lui pour remplacer Fouché en 1802 au ministère de la Police générale? Son passé jacobin l'a desservi, mais surtout Bonaparte a souhaité ménager la susceptibilité de son ministre en ne lui donnant pas de remplaçant. Réal ne demande rien et manque le coche. Il montre pourtant ses qualités de policier en 1804 lors de la découverte de la conjuration de Cadoudal. Simple " chargé de l'instruction et de la suite de toutes les affaires relatives à la tranquillité et à la sûreté intérieure de la République ", il se comporte en ministre de la Police générale. Il n'est pas inférieur à Fouché lors de la conduite de l'enquête où préfets et gendarmes sont à ses ordres. Hélas pour lui, la mort mystérieuse de Pichegru et les conditions dans lesquelles a été exécuté le duc d'Enghien ont terni sa réputation. Lorsque le ministère de la Police générale fut rétabli, Réal dut se contenter de la direction de l'un des arrondissements de police, sous l'autorité de Fouché. Si l'on en croit son biographe Louis Bigard, il avait pourtant préparé un plan pour la réorganisation du ministère que Fouché s'appropria sans scrupules. En raison de l'importance de son arrondissement, il fait toutefois figure de vice-ministre. Conseiller d'État à vie, comte d'Empire, il reste en place sous Savary qui le supplante pour la succession de Fouché. Il pressent quelque chose d'anormal dans la matinée du 23 octobre 1812, habitant 1, rue de Lille, à proximité du ministère de la Police générale. Il quitte aussitôt son logis, prévenant une arrestation qui fut peut-être envisagée. C'est lui qui procéda à l'interrogatoire des conspirateurs. En 1814, il suit le gouvernement impérial à Blois et ne revient à Paris que le 12 avril. Il est écarté du Conseil d'État par la Première Restauration et se trouve sans ressources. Au retour de Napoléon en mars 1815, il pourrait espérer — enfin — être ministre de la Police générale. Fouché est avant lui aux Tuileries et reçoit le portefeuille convoité par Réal. Ce dernier sera préfet de police, poste subalterne qui récompense mal sa fidélité. Napoléon confiera à Gourgaud : "J'ai eu tort de garder Fouché. […] J'aurais dû prendre Réal qui m'était tout dévoué. " Ce qu'il ne dit pas, c'est qu'il comptait sur Réal pour surveiller Fouché. Or Réal en était incapable. Il prévint même son ministre que sa correspondance avec Vienne avait été interceptée. Il alla jusqu'à protéger Anglès, à fermer les yeux sur un retour de Pasquier à Paris et à prévenir Decazes, qui avait refusé de prêter serment, qu'il risquait d'être arrêté. Il ne semble pas croire à l'avenir du régime, découragé par les manigances de Fouché qu'il n'ignore pas ou qu'il devine. Après le 20 juin, il se borne à maintenir l'ordre. Puis, le 2 juillet, il porte sa démission à Fouché. Il ne veut pas ouvrir les portes de Paris à l'étranger. Il refuse d'appliquer l'ordre de Carnot d'arrêter deux cents royalistes, si l'on en croit les Mémoires qui lui sont attribués : " Tout cela est parfaitement inutile. Au lieu de préparer le combat, vous traitez. " Il est remplacé le 3 juillet par Courtin. Resté à Paris, il est porté sur la liste de proscription établie par Fouché. Bel exemple d'ingratitude, même si ce dernier ne peut faire autrement. Il invoque alors une prétendue maladie pour éviter l'exil. C'est Decazes qui maintenant le protège, et non Fouché. Un Decazes qui témoigne ainsi à Réal, chose rare, sa reconnaissance. Finalement, l'ancien préfet de police obtient un passeport pour les Pays-Bas, première étape vers les États-Unis. Il s'embarque le 18 juin 1816 pour New York (il avait acquis une propriété sur les rives de l'Ontario). Il est autorisé à rentrer en France en mai 1819, mais n'effectuera son retour qu'en 1827. En 1830, il devient le conseiller officieux du nouveau préfet de police, Bavoux, et lui recommande de favoriser la fuite de son prédécesseur Mangin, se souvenant de l'attitude de Decazes à son égard, quinze ans auparavant. Deux ans plus tard, David d'Angers le prend pour thème de l'un de ses plus beaux médaillons. Il meurt à Paris en 1834. Il est enterré au Père-Lachaise où sa tombe existe encore. On serait tenté de parler de destin manqué. Réal a été éclipsé et s'est même laissé éclipser par Fouché. Lui a fait défaut l'audace des grands hommes politiques. ROLLAND-BUSSY, secrétaire général de la préfecture de police. Neveu de Réal, il remplace Piis au secrétariat général de la préfecture de police pendant les Cent-Jours. Il ne joue aucun rôle et disparaît avec Réal. SAULNIER (Pierre-Dieudonné-Louis), 1767-1838, secrétaire général du ministère de la Police. Fils d'un marchand de Nancy, il est avocat à la veille de la Révolution. Président de l'administration municipale de Nancy après Thermidor, il se rallie à Bonaparte et devient préfet de la Meuse en l'an VIII. Régnier, ministre de la Justice, l'appelle, solidarité lorraine oblige, comme secrétaire général de la Justice s'occupant des problèmes de police. Fouché le conserve comme secrétaire général du ministère de la Police. À tort : Saulnier intrigue contre lui en liaison avec Dubois. C'est lui qui, en 1808, prévient Madame Mère du rapprochement entre Fouché et Talleyrand. Chevalier de l'Empire comme Desmarest, il reste en place sous Savary. Arrêté par les hommes de Malet en 1812, il est vite libéré et s'efforce de reprendre la situation en main. Il a laissé des Éclaircissements sur la conspiration, publiés en 1834. Resté en place sous la Première Restauration, il est destitué le 10 mars 1815 dans l'affolement que provoque l'annonce du retour de Napoléon. Rétabli sous les Cent-Jours dans ses fonctions, il est élu député de la Meuse en août 1815 et siège parmi les libéraux. Il est réélu jusqu'en 1824. Il meurt à Paris. Son fils sera préfet de police de Louis-Philippe. THUROT (Joseph), secrétaire général du ministère de la Police. On le rencontre dans les clubs révolutionnaires où il se lie avec Fouché. Sous le Directoire, il devient secrétaire général du ministère de la Police, mais essaie, selon Madelin, de jouer un jeu trop personnel au 19 brumaire en menant campagne contre Fouché. Il est destitué et remplacé par Lombard-Taradeau. Il se lance dans la fourniture aux armées, ce qui lui vaut des ennuis en 1806. Il présente un projet sur la police (Arch. nat. AF IV 1302). Il reparaît sous les Cent-Jours comme secrétaire général de la préfecture du Nord. Selon les rapports de Foudras, Fouché l'aurait utilisé au début de la Seconde Restauration pour manipuler les républicains. VEYRAT (Pierre-Hugues), 1756-1839, inspecteur général de la préfecture de police. L'un des policiers les plus importants de la période, de l'avis de tous les contemporains, de Charles Nodier qu'il arrêta et qui l'évoque dans ses Souvenirs, à Guyon, auteur d'une Biographie des commissaires de police et officiers de paix parue en 1826. Pasquier, dans ses Mémoires, lui a consacré plusieurs pages. On le connaît surtout par les chapitres que lui ont réservés Ernest d'Hauterive dans Mouchards et policiers puis Jean Rigotard dans La Police parisienne de Napoléon, sans oublier Paris et son administration. 1800-1830 de Jean Tulard. Ce négociant genevois en horlogerie se serait expatrié, à la suite d'un procès perdu, en 1788. Il aurait animé une contre-police pour Pichegru qu'il dénonça ensuite à Sotin qui en fit, après Fructidor, un inspecteur général du ministère. Trois fois révoqué et chaque fois réintégré. Après la suppression du ministère, il passe à la préfecture. Il est l'homme de toutes les arrestations, procédant toujours avec tact et sang-froid, si l'on en croit notamment Nodier. Il joue un rôle important dans l'affaire Perlet; c'est lui qui arrête Vitel, le neveu de Fauche-Borel, et qui témoigne en 1816 lors du procès intenté par Fauche-Borel à Perlet. Il tire son pouvoir de la police parallèle qu'il anime : il remet directement des rapports à Constant, le valet de chambre de Napoléon. En décembre 1809, son fils est nommé " adjoint de l'inspecteur général du quatrième arrondissement de la police générale ". On mesure alors sa puissance : il a brisé toutes les oppositions au sein des officiers de paix, en particulier celle de Duflos, qui avait dénoncé en 1805 ses pratiques, et il impose son fils comme adjoint. Le 8 avril 1810, un décret impérial fixe les pouvoirs de Veyrat. Ce décret devient vite un objet de contestation entre le préfet Dubois et Veyrat. Dubois exige, par un arrêté du 21 septembre 1810, que Veyrat lui remette tous les soirs un compte rendu de l'exécution des ordres donnés aux officiers de paix que l'inspecteur général a directement sous son autorité. C'est ravaler Veyrat au niveau des chefs de division de la préfecture alors qu'il a toujours revendiqué une autonomie d'action. Ce qui met le feu aux poudres, c'est l'article 14 de l'arrêté de Dubois par lequel celui-ci annule la nomination du fils de Veyrat et appelle Perlet, l'agent secret qui avait causé la perte de Vitel, sinon à la place de Veyrat fils, du moins à un poste de responsabilité qui lui donne barre sur les commissaires et les officiers de paix. Veyrat n'hésite pas à se rebeller contre cet arrêté en prenant Savary, qui a remplacé Fouché, comme arbitre. Celui-ci, d'abord embarrassé, prend finalement parti (pression de Napoléon?) pour Veyrat et maintient le fils comme adjoint du père. Dubois s'incline. Il est écarté peu après. Pasquier, qui succède à Dubois, ne ranime pas le conflit. Il découvre toutefois, en 1814, que Veyrat dirige maintenant une police pour le compte de Monsieur et de Vitrolles. Il ne peut l'admettre, et, le 26 avril, il écarte Veyrat en prétextant que, la ville de Genève ayant cessé d'être rattachée à la France, Veyrat avait cessé d'être français. Celui-ci alerta aussitôt le comte d'Artois qui exigea, dans la soirée, son maintien et celui de son fils. Le lendemain matin, Pasquier menaçait de quitter la préfecture. On avait encore besoin de lui. Monsieur céda mais ne le pardonna pas à Pasquier. Veyrat partit pour Genève mais fut rappelé comme conseiller à la direction générale de la police nouvellement créée. C'est dire l'importance du personnage. Quant à son fils, il fonda à Paris une maison d'orfèvrerie. Veyrat est la parfaite illustration de l'existence de polices parallèles à l'intérieur de la police officielle. On ne l'a jugé qu'à travers les pages cinglantes de Pasquier dans ses Mémoires. Veyrat fut certainement plus souple et plus intelligent que ne le laisse supposer Pasquier. Citons Charles Nodier: " Si j'avais encore à être arrêté, il est probable que je regretterais M. Veyrat. " VIDOCQ (Eugène-François), 1775-1857. Contrairement à la légende, Vidocq n'a exercé aucune responsabilité dans la police sous Fouché. Condamné sévèrement à huit ans de fers en 1796 et plusieurs fois évadé, talonné par la peur du bagne, il fit des offres de service à Henry en 1809. Transféré à la prison de la Force le 28 octobre, il y fut utilisé comme " mouton ". C'est plus tard, sous Pasquier, que fut créée et placée sous son autorité une brigade spéciale recrutée parmi des forçats repentis. Les résultats furent probants, mais contribuèrent à discréditer la police, comme le reconnaît Pasquier. Évincé sous là Restauration, Vidocq redevint chef de la police de sûreté, le 31 mars 1832. Mais il fut évincé le 15 novembre de la même année à la suite de la répression qui suivit le soulèvement de juin 1832. VILLIERS DU TERRAGE (Paul-Étienne de), 1774-1858, commissaire général de police. Employé au ministère de l'Intérieur en 1792, il est recommandé à Fouché qui l'appelle au ministère de la Police générale comme secrétaire particulier. Il travaille avec Desmarest ensuite, mais suit Fouché dans sa disgrâce. Il revient avec lui comme commissaire général dans les ports de la Manche et du Pas-de-Calais, le 12 germinal an XII. Poste capital dans la lutte contre la contrebande. En novembre 1810, il devient directeur général de la police en Hollande et alerte en vain les autorités sur l'esprit public hostile à la France. Préfet de la Mayenne pendant les Cent-Jours, il fut pair de France sous Louis-Philippe. ANNEXE II La fortune de Fouché La fortune de Fouché passait pour énorme. À l'inverse de celle de Talleyrand, elle ne fut jamais dilapidée dans le jeu ou des spéculations hasardeuses ou par un luxe sans frein. À l'origine, il aurait hérité de son père 2 000 livres de rente (Henry Buisson, Fouché, p. 399). Si l'on en croit les papiers de Gaillard publiés par Despatys, Fouché, grâce à la vente d'actions de la compagnie du fournisseur Ouen en 1798, se serait assuré un revenu de 20 000 francs. Son traitement de ministre a varié D aurait été en 1806 de 140 000 francs, selon certaines sources. Devenu sénateur, sa sénatorerie lui rapporta 25 000 francs. En mars 1808, il bénéficie de deux dotations, l'une sur le Hanovre, l'autre sur la Westphalie, d'une valeur de 20 000 francs. Comte d'Empire, il reçoit 20 000 francs, duc d'Otrante 60 000 francs et grand-officier de la Légion d'honneur 5 000 francs par an. Premier informé des événements, il a beaucoup joué à la Bourse qui connut au moment des guerres d'énormes fluctuations. En juillet 1809, Fouché aurait fait acheter pour 20 000 francs de rente 5 %, ayant appris avant tout le monde la victoire de Wagram. À l'inverse de Talleyrand il ne fut acheté ni par l'Autriche ni par la Russie, mais il prélevait des sommes importantes sur les fonds secrets. Il acheta en 1801 le château de Ferrières vendu comme bien d'émigré, mais il en dédommagea le dernier propriétaire et agrandit considérablement ses dépendances en fermes et en forêts. Fouché s'était porté acquéreur en 1804 du château de Grosbois, vendu 200 000 francs par Barras à Moreau en 1801 et que Moreau céda à Fouché pour 500 000 francs. Mais il dut, sur ordre de Napoléon, le revendre en 1805 à Berthier, perdant au passage 100 000 francs (François Lalliard, La Fortune des Berthier, thèse dactylographiée, 1997, université de Nanterre, t. I, p. 104, et Barras, Mémoires, t. IV, p. 170). En 1816, dans l'exil, Fouché songea à vendre le domaine de Ferrières pour placer la somme obtenue en fonds étrangers. Il y pensait encore en 1818. Ses héritiers vendirent le château et le domaine de Ferrières au baron James de Rothschild pour 2 600 000 francs en 1829. Le château fut rasé, et Paxton édifia en 1859 une nouvelle demeure. Le duc d'Otrante possédait par ailleurs à Paris l'hôtel de la rue Cerutti (rue d'Artois avant 1792), au n° 9. L'hôtel voisin, au 7, appartenait à la reine Hortense. Si l'on en croit l'inventaire après décès du duc d'Otrante, le 18 mai 1821 (Arch. nat., étude XCI, liasse 1613), lors de la mort de la première duchesse d'Otrante, les immeubles de la communauté étaient estimés à 3 377 910 francs et le mobilier à 118 644 francs. Le duc d'Otrante, par la suite, aurait remis en plusieurs fois 955 737 francs à son fils aîné. On peut se faire une idée des frais occasionnés par la mort de Fouché à travers cet inventaire : 1 pour frais de dernière maladie et de justice : 2 039 francs; 2 pour frais funéraires : 4 600 francs; 3 pour loyers de la maison occupée à Trieste : 3 800 francs; 4 pour aumônes d'usage : 2 492 francs; 5 pour dépenses du voyage du retour de la duchesse et des enfants : 12 345 francs; 6 pour transport du mobilier : 3 000 francs. ANNEXE III Les " Mémoires de Fouché " À Sainte-Hélène, devant Gourgaud, Napoléon ricane : " Fouché va écrire ses Mémoires, à ce qu'il prétend. Il n'en fera rien, il n'en est pas capable " (Gourgaud, Journal, t. I, p. 328). Et pourtant, à plusieurs reprises, dans l'exil, Fouché annonce, on l'a vu, qu'il a l'intention de consigner ses souvenirs sur le papier, et il réclame même des documents à Gentz, l'âme damnée de Metternich. Déjà le ministre de France à Dresde, Dillon, écrivait à son ministre, le 21 août 1816: " Fouché [alors à Prague] continue de parler de ses Mémoires comme d'un brandon qui doit enflammer le monde de nouveau; il les annonce du ton le plus menaçant pour être imprimés incessamment " (cité par Buisson, Fouché, p. 42). Les indications sur la rédaction de ces Mémoires sont en réalité contradictoires. À Mme de Custine, Fouché écrit en 1816 : " Je travaille toujours à mes Mémoires, je leur ai donné la forme des Commentaires de César. " Mais, le 16 octobre 1818 (autre document cité par Buisson, p. 42), il indique à Lecomte : " Je vous recommande M. Demarteau qui pourrait être victime, non des forts, mais des faibles d'esprit qui croient fermement qu'il est plein de mes Mémoires et qu'il va à Paris pour les faire imprimer. Ne pensez pas que je sois pressé de publier mes idées; on peut parler comme on veut des vieux événements, mais les vérités que je peux dire sont trop délicates pour être répandues avant leur maturité; et pour vous faire ma confession générale, vous saurez que mes Mémoires sont encore de petits papiers comme les feuilles de la Sibylle. " Personne ne croit plus à ces Mémoires quand, en septembre 1824, paraît chez Le Rouge, libraire rue Saint-André-des-Arts, le premier volume d'un livre intitulé Les Mémoires de Fouché. Louis XVIII vient de mourir et sa mort retiendrait toute l'attention si les héritiers de Fouché n'engageaient des poursuites contre l'éditeur. D'autres protestations suivent alors que paraît le second volume. Le Constitutionnel du 26 décembre 1824 publie une lettre d'Adolphe Thibaudeau : " Je laisse au public à prononcer sur un écrit où, insultant à la fois à la faiblesse et au malheur, on attaque des femmes qui ne peuvent se défendre et des hommes frappés par la mort ou par la proscription. Mais les faits sont si graves, pour ce qui concerne mon père, que je ne dois pas différer d'un instant une protestation formelle. Je déclare donc fausses et mensongères toutes les allégations sur la conduite de mon père en 1814 et en 1815, et je porte à l'éditeur le défi de rapporter une seule preuve des faits qu'il avance. " Delaunay, libraire au Palais-Royal, apporte sa pierre aux critiques dans le Constitutionnel du 28 décembre : " On vient de mettre en vente le second volume des prétendus Mémoires du duc d'Otrante; jugez de mon étonnement d'y trouver de nombreux passages pris textuellement dans le Manuscrit de 1813 dont je suis l'éditeur. Ainsi, on a attribué à M. le duc d'Otrante, mort il y a plusieurs années, ce que M. Fain, auteur du Manuscrit de 1813, n'a fait imprimer que depuis deux mois. " Affirmant que leur père "n'avait pas laissé de Mémoires et qu'on abusait de son nom ", les héritiers de Fouché réclamaient le retrait de l'ouvrage et la condamnation de l'éditeur Le Rouge à 50 000 francs d'amende. Ils avaient pour avocat Me Gauthier-Ménars. Le Rouge avait choisi, pour le défendre, Berryer. Celui-ci évita prudemment tout débat sur l'authenticité des Mémoires et préféra porter la bataille sur le nom de Fouché, affirmant que ce nom devenu historique était tombé dans le domaine public. Et il ajoutait habilement que si Le Rouge gagnait de l'argent en exploitant le nom, ce n'était que justice en raison des saisies et perquisitions diverses qu'il avait subies sous l'Empire de la part du ministre de la Police. Après un réquisitoire du procureur du roi Tarbé, le tribunal rendit son jugement le 5 janvier : " Attendu que Le Rouge ne justifie pas que les Mémoires qu'il a publiés sous le nom du duc d'Otrante sont réellement de ce dernier, quoique, sur le désaveu public des héritiers du duc d'Otrante, il ait annoncé aussi publiquement qu'il en justifierait l'authenticité en justice… " Attendu que les héritiers du feu duc d'Otrante sont fondés à se plaindre de l'abus que Le Rouge a fait du nom de leur père, abus qui n'a pu être commis que dans l'espérance, en trompant le public, de se procurer un bénéfice plus certain et plus considérable… " Le tribunal donne acte aux héritiers du feu duc d'Otrante de ce qu'ils désavouent formellement les Mémoires publiés par Le Rouge sous le nom de leur père, ordonne que tous exemplaires imprimés de ces Mémoires, ensemble les formes qui ont servi à leur impression seront supprimés; autorise en conséquence les héritiers du feu duc d'Otrante à faire décomposer les formes et à saisir tous exemplaires desdits Mémoires qui existeraient encore entre les mains soit de Le Rouge, soit de Lefèvre, soit de tous autres qui les détiendraient au nom et pour le compte des susnommés… " Si les Mémoires de Fouché n'ont pas été écrits par le duc d'Otrante, puisque Le Rouge ne montra jamais le manuscrit, qui fut l'auteur de l'ouvrage? Dans leur Supercheries littéraires, Quérard et Barbier attribuent ces Mémoires à Beauchamp qui aurait utilisé des notes fournies par Jullian. Jean Savant, dans Tel fut Fouché (p. 325), indique que les reçus des sommes perçues par Beauchamp sont conservés dans le fonds Masson à la bibliothèque Thiers. Beauchamp comme Jullian avait figuré parmi les agents secrets de Fouché. L'un et l'autre disposaient de papiers et peut-être de notes de Fouché lui-même. Beauchamp était un habile polygraphe, un teinturier, disait-on alors. Né à Monaco en 1767, officier au service du roi de Sardaigne, ruiné par la Révolution, il avait trouvé un emploi au Comité de sûreté générale, puis au ministère de la Police où il fut chargé de la surveillance de la presse. Révoqué pour avoir publié en 1806-1807 une Histoire de la guerre de Vendée et des chouans en trois volumes, ouvrage jugé trop favorable à l'insurrection et pour lequel il avait utilisé des documents du ministère (a-t-il récidivé pour les Mémoires de Fouché ?), il fut arrêté puis exilé à Reims. Revenu en 1811 à Paris, il végéta dans des emplois subalternes puis se décida à vivre de sa plume, publiant en 1815 une Histoire de la campagne de 1814. Il chercha en vain, sous la Restauration, à retrouver un emploi dans la police. Il faisait alors état de son expérience en matière de haute police. Qu'il ait écrit en 1829 les Mémoires du conspirateur Fauche-Borel montre qu'il connaissait bien les complots de l'époque napoléonienne. Pierre-Louis Pascal Jullian, né à Montpellier, probablement en 1769, après un bref passage dans la magistrature, s'engagea dans la Contre-Révolution. Il se proposa pour défendre le roi le 10 août, fut arrêté sous la Terreur et devint par la suite l'homme de Fréron. Appréhendé à nouveau après le 18 fructidor, mais acquitté, il passa au service de Fouché quand celui-ci devint ministre de la Police. Fait significatif, il était auprès de Bernadotte lors de l'affaire de Walcheren. Lorsque Fouché détruisit, au moment de sa disgrâce, en 1810, ses archives, a-t-il confié certains papiers à Jullian ? On sait qu'en 1815 il remit aussi de nombreuses archives à Gaillard. Pensait-il déjà à associer Jullian à la publication de Mémoires? Voulait-il simplement préserver des documents d'éventuelles saisies par Savary? Jullian avait publié en 1804 des Fragments historiques et politiques. En 1815 paraissent les Souvenirs de ma vie par M. de J., sorte de plaidoyer en faveur de Fouché. Dans son édition des Commentaires de Proudhon sur les Mémoires de Fouché, Clément Rochel en publie des passages significatifs (p. XXXIX-XLII) : " J'en ai assez dit pour expliquer le dévouement inébranlable qui m'attache pour jamais à la destinée du ministre dont je viens de peindre l'administration et de tracer le portrait. Si, à tous les sentiments publics, il m'est permis de joindre celui de ma reconnaissance personnelle (et nul ne lui en doit plus que moi), on se convaincra que l'expression de ces sentiments n'est pas moins de ma part, comme citoyen, un acte d'éclatante justice qu'elle n'est, comme ami, l'accomplissement d'un devoir sacré et bien doux à mon coeur. " Jullian aurait pu fournir documents et confidences à Beauchamp, lui-même propriétaire également de papiers dérobés au ministère et, en tout cas, au courant de certaines affaires, pour rédiger de faux Mémoires de Fouché pour le compte de Le Rouge. L'opération était couramment pratiquée alors. Pour Quérard, les Mémoires de Fouché n'ont pas été écrits par l'ancien conventionnel. Même opinion chez Clément Rochel lorsqu'il publie l'ouvrage de Proudhon sur les Mémoires de Fouché et résume l'opinion du philosophe, au demeurant nuancée : " Proudhon, en étudiant cette oeuvre, cette compilation, cette adaptation — invention, si l'on veut même —, s'est parfaitement rendu compte de son importance, à l'époque où il la lisait. Il ne s'y trompe pas. Il n'hésite pas à convenir, du reste, que si les Mémoires ne sont pas vrais, ils sont du moins véridiques. " Sentiment que partageait Thibaudeau dont l'avis fait autorité en raison des liens qu'il eut avec Fouché et qui note dans ses propres Mémoires (p. 429) : " Les Mémoires de Fouché, généralement tenus pour apocryphes, contiennent des vérités. " Dans son Examen des Mémoires de Fouché qu'il publie à Bruxelles en 1844, le général Sarrazin croit à l'authenticité mais refuse de les prendre au sérieux. Lorsqu'il écrit sa biographie de Fouché en 1900, Louis Madelin formule des réserves mais remarque: " Une étude attentive, une comparaison constante avec les lettres et les pièces d'archives, et beaucoup de circonstances jusqu'ici mal connues m'ont permis, en dépit d'un arrêt de justice, d'attribuer à Fouché sinon la confection, du moins l'inspiration et la composition première de ce livre controversé. " Hésitation à se priver totalement d'une source souvent commode? Par la suite, en 1945, Madelin publie une nouvelle édition des Mémoires de Fouché enrichie d'un appareil critique. Concession à l'éditeur ou connaissance plus approfondie de la question? Il réfute la thèse de Quérard : Beauchamp et Jullian ne pouvaient savoir certains faits rapportés dans les Mémoires. Sans nier le rôle de rédacteur de Beauchamp, il estimait que ce dernier avait eu des papiers authentiques. Il penchait pour voir en Fouché plus que l'inspirateur des Mémoires, il croyait y reconnaître parfois le style même de l'ancien ministre de Napoléon : " J'y retrouve non seulement la mention de faits mal connus et même totalement ignorés de tous les contemporains, à très peu d'exceptions près, mais encore, en maints passages, les idées, les théories favorites et jusqu'au style, mélange curieux de grandiloquence un peu pédante et de familiarité souvent triviale, de Fouché." Mais il n'explique pas comment ces textes sont passés chez Le Rouge et pourquoi celui-ci n'a jamais cherché à se justifier s'il disposait de documents authentiques. Pour Jean Savant, en sens inverse, dans Tel fut Fouché (p. 325), " Fouché n'est pour rien dans la rédaction des Mémoires de Fouché. Sans quoi, il ne se fût pas mis en scène (pour ne donner qu'un exemple) en se qualifiant de duc d'Otrante au mois de janvier 1809. S'il m'était donné de publier une nouvelle fois ce livre — l'un des meilleurs parmi les ouvrages imprimés sur le Consulat et l'Empire —, j'indiquerais exactement, paragraphe après paragraphe, ce qui a été écrit d'après les archives de Fouché ou des notes laissées par lui, et ce qui a été pillé çà et là, en précisant la provenance du larcin ". Michel Vovelle, dans son édition critique des Mémoires de Fouché en 1992, serait plus près de Madelin que de Savant. Il observe dans son introduction (p. 23) : " À ces Mémoires politiques Fouché assigne un objectif précis, celui du plaidoyer pro domo d'un homme d'État incapable d'assumer son exil et qui s'accroche désespérément à l'illusion d'être rappelé aux affaires. En cela le document apparaît comme l'amplification et la mise en forme de ces fragments, de ces lettres et mémoires qu'il répand partout. " Impossible de trancher. La clef est dans les papiers de Le Rouge. Ce qui est certain, c'est que Beauchamp y a collaboré, comme Villemarest pour les Mémoires de Constant et de Bourrienne, plus peut-être. Dans ces conditions, il vaut mieux ne faire qu'un usage prudent des Mémoires de Fouché. D'autres Mémoires de policiers vont suivre dont l'authenticité sera moins contestée: Savary en 1828, Desmarest en 1833, Pelet de la Lozère la même année, Pasquier (remarquable) en 1893. Mais eux aussi doivent être vérifiés. Quand à Réal, ses Indiscrétions offrent un parfait parallèle avec les Mémoires de Fouché, sauf que le " teinturier " apparaît sur la couverture. L'ouvrage est présenté comme les " Souvenirs anecdotiques et politiques tirés du portefeuille d'un fonctionnaire de l'Empereur mis en ordre par Musnier-Desclozeaux ". Le mot de " mis en ordre " est éclairant. Le journaliste Musnier-Desclozeaux, parent de Réal, a classé les papiers de l'ancien conseiller d'État et a " brodé " à partir de ces papiers. Son " travail " éclaire celui de Beauchamp sans nous dire sur quels papiers ce dernier fondait ses récits. ANNEXE IV OEuvres de Fouché Si les Mémoires semblent apocryphes, on dispose d'écrits authentiques de Fouché. Il s'agit le plus souvent de rapports publiés sur ordre de la Convention. Nous n'avons pas retenu les rapports collectifs. Réflexions de M. Joseph Fouché (de Nantes) sur le jugement de Louis Capet, 1793, s.l. (Fouché y justifie son vote). Réflexions de Fouché (de Nantes) représentant du peuple sur l'éducation publique, 1793, imprimées par ordre de la Convention nationale, 11 p. (" Ce n'est pas pour le plaisir stérile d'imprimer au monde un grand mouvement que nous avons fait une révolution; nous voulons surtout le perfectionnement et le bonheur de l'espèce humaine, nous voulons fonder l'empire éternel de la raison "). Rapport et projet de loi relatifs aux collèges présentés au nom du Comité d'instruction publique par Fouché (de Nantes), imprimés par ordre de la Convention nationale, s.d., 3 p. (" De toutes parts on réclame les écoles de l'instruction publique et partout on nous ôte les moyens de les établir "). Non cité dans la bibliographie de Madelin. Rapport et projet de décret présentés au nom des Comités d'instruction publique et des finances par Fouché (de Nantes), imprimés par ordre de la Convention nationale, s.d., 7 p. (" Ce n'est que par degrés que le législateur peut opérer le bien de son pays, soit qu'il craigne de renverser d'un seul coup le fondement de toutes les erreurs, soit qu'il ne les aperçoive que successivement "). Non cité par Madelin. Rapport de Fouché (de Nantes), représentant du peuple, envoyé par la Convention nationale dans les départements de la Mayenne et de la Loire-Inférieure, imprimé par ordre de la Convention nationale, s.d., 12 p. (" J'ai rempli ma mission avec zèle : vous allez juger si ma conduite a été conforme à mes devoirs "). Le représentant du peuple député par la Convention nationale dans les départements du Centre aux citoyens du département de l'Aube, Troyes, 1793. Le Moniteur a également publié des Lettres de Fouché comme représentant en mission. Rapport de Fouché (de Nantes) sur la situation de Commune-Affranchie, germinal an II, imprimé par ordre de la Convention nationale, 19 p. ("Le Comité de salut public m'a appelé dans votre sein pour vous donner des renseignements sur la situation de Commune-Affranchie. Je vous dois un tableau rapide et sincère; je vais le tracer avec la franchise et la chaleur qui conviennent à mon caractère qui ne sait point obéir aux mouvements mobiles de l'opinion. […] Le peuple de Lyon, longtemps égaré par la puissance de la richesse, par toutes les passions dominatrices, ne voyait la Convention nationale que comme les hommes crédules et ignorants voyaient la divinité : ils la croyaient susceptible de haine et de vengeance. Désabusé aujourd'hui de sa longue et cruelle erreur, il se réfugie avec confiance, avec joie sous votre puissance paternelle "). Supplément aux rapports de Fouché (de Nantes) sur les diverses missions qu'ils a remplies par décret de la Convention nationale, imprimé par ordre de la Convention, pluviôse an III, 16 p. (" L'impunité du pouvoir fut toujours le plus grand fléau des peuples. Je ne me plaindrai donc point des injustes préventions que la calomnie arme contre moi. Si elle peut entraîner un instant les esprits faibles ou crédules, si elle satisfait les coeurs avides de trouver des crimes dans ceux qui ne veulent pas s'abaisser à recevoir leurs idées, elle fortifie le sentiment du bien qu'on a fait "). Réflexions de Fouché (de Nantes) sur les calomnies répandues contre lui, imprimées par ordre de la Convention nationale, prairial an III, 4 p. (" Je ne sais quel génie malfaisant déchaîne contre nous toutes les passions violentes, tous les lâches ressentiments, toutes les calomnies atroces et absurdes. Les tyrans ne peuvent nous vaincre ni nous corrompre, ils cherchent à nous rendre odieux en altérant tout ce que nous avons fait, en nous chargeant de ce que nous n'avons pas fait "). Un mot de Fouché (de Nantes) sur la dénonciation déposée contre lui au comité de Législation, Imprimerie Hacquart, rue de Lille, 4 p. (" Il faut que je sois bien irréprochable, puisque après dix-huit mois de mission les plus orageuses et les plus difficiles, après les efforts les plus scandaleux et les plus criminels des brigands de toutes les espèces, pour irriter contre moi toutes les passions féroces, on ne peut produire aujourd'hui aucun moyen réel, aucun fait positif"). A échappé à Madelin. Première lettre de Fouché de Nantes à la Convention nationale, Laurens aîné, rue d'Argenteuil, 25 thermidor an III, 19 p. (" Dénoncé, il y a un an, pour avoir exercé avec courage de grands actes de justice, sous le règne de la terreur, il doit paraître étrange que je sois dénoncé aujourd'hui, sous le règne de la justice, pour avoir proclamé la terreur. Cela s'explique cependant, je n'appartiens à aucun parti, je dois être persécuté par tous "). Il promet une deuxième lettre qu'il ne semble pas avoir publiée. On trouvera les trois proclamations de Fouché à propos du 18 brumaire et de la constitution de l'an VIII dans J.S. Suratteau, " Sur le 18 brumaire ", Annales historiques de la Révolution française, 1985, p. 554-557. Divers rapports ont été publiés par le Moniteur sous le Consulat et l'Empire mais non repris en brochure : Rapport fait à l'Empereur par le duc d'Otrante, ministre de la Police générale, imprimé par ordre de la Chambre, 17 juin 1815. Entre 1816 et 1821 ont été publiés des recueils de lettres de Fouché : Correspondance du duc d'Otrante avec le duc de (Wellington), Leipzig, 1816, et Mémoires de M. Fouché duc d'Otrante, 1819 (lettres, qui semblent authentiques, à Napoléon, Murat, Wellington, Blücher…), puis Portefeuille de Fouché, 1821 (lettres à Napoléon). Plusieurs textes de Fouché (sa profession de foi en 1792, une lettre à Condorcet, les lettres dans le Moniteur citées plus haut, les lettres à Wellington et à Blücher, la proclamation qui suit la reddition de Paris… se retrouvent dans Matériaux pour servir à la vie publique et privée de Joseph Fouché dit le duc d'Otrante recueillis par M. N. Paris, Domère, 1821, 392 p.