Au XIXe siècle, les Russes utilisaient l’ancien calendrier julien qui, en 1812, était douze jours en retard sur le calendrier grégorien utilisé en Europe de l’Ouest. Toutes les dates du texte sont données sous la forme russe et ainsi, par exemple, la bataille de Borodino est datée du 26 août, tandis que les livres d’histoire de l’Ouest la situent le 7 septembre. Prologue UN CONTE POPULAIRE RUSSE D’aucuns situent cette histoire dans la ville d’Atkarsk ; pour d’autres, elle eut lieu à Volgsk, mais dans la plupart des versions, il est fait mention d’Ourioupine : c’est donc là que nous planterons notre décor. Toutes les variantes s’entendent à dater ces événements des premières années du règne du Tsar Pierre le Grand, et toutes s’accordent sur le fait que la ville en question était infestée de rats. À Ourioupine, les rats apparaissaient toujours en été, dévorant le grain et répandant la maladie. Toutefois, comme partout ailleurs, les habitants avaient appris à survivre à la période estivale, rassurés par l’idée que le froid de l’hiver aurait raison de l’essentiel de cette vermine (sans peut-être pouvoir l’éradiquer complètement, mais au moins en la restreignant de manière à ce que l’été suivant ne soit pas pire que le précédent). Mais, bien que les hivers aient été aussi froids que l’on puisse s’y attendre à Ourioupine, ils n’avaient guère eu d’effet sur la population des rats. Le nombre de bêtes émergeant au printemps semblait à peine inférieur à celui de l’automne précédent, qui représentait lui-même le triple du printemps d’avant. Lorsque vint le troisième été, les rats étaient partout et les habitants de la ville durent recourir à une solution désespérée : abandonner Ourioupine, la laisser à la merci des rats jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus rien à se mettre sous la dent. Les bêtes seraient alors condamnées à mourir de faim et les humains, un an ou deux plus tard, pourraient revenir. Avant qu’ils aient pu mettre leur plan à exécution, vers la fin du mois de juillet de cette année-là, un marchand arriva en ville. Il n’était pas russe mais, pour autant que les habitants d’Ourioupine puissent en juger, européen. Il leur expliqua qu’il avait eu vent de leur problème et qu’il était en mesure de les aider. Il était arrivé sur une carriole toute simple, tirée par une mule fatiguée, recouverte d’une grande toile qui cachait son contenu à la vue de tous. Le marchand indiqua que ce qu’il transportait pouvait éliminer tous les rats de la ville et que, si ce n’était pas le cas, il n’exigerait pas le moindre kopeck en rétribution. Les dirigeants de la commune l’interrogèrent sur la nature exacte de ce chargement, mais il refusa de le leur montrer tant qu’ils n’eurent pas accepté son prix. Rares étaient ceux qui, à Ourioupine, avaient réellement envie d’abandonner la ville ; de nombreuses voix s’étaient même élevées pour dénoncer la folie de cette solution ; le marchand n’eut donc guère d’efforts à fournir pour les convaincre. D’un geste dramatique (certaines versions préfèrent le terme « prétentieux »), il tira la toile qui recouvrait sa carriole et révéla ainsi une cage, abritant une dizaine de singes. Dans l’obscurité, ils étaient restés placides ; en revanche, dès que la lumière leur parvint, ils se mirent à hurler, agrippant les barreaux et tendant les bras comme pour attaquer les badauds qui s’étaient rassemblés autour d’eux. Les singes n’étaient pas très grands, arrivant tout au plus au genou d’un humain, mais leur posture recroquevillée les faisait paraître plus petits qu’ils ne l’étaient réellement. Leur corps, à l’exception des paumes de leurs mains et des plantes de leurs pieds, était recouvert de poils noirs et surmontés d’un collier de fourrure blanche. Leurs têtes, pareilles à celles de vieillards, étaient charnues, ridées et imberbes. Certains leur trouvèrent davantage de ressemblance avec des vautours qu’avec des singes. Le marchand ouvrit la cage et les singes se répandirent dans la ville. Sur le sol, ils se déplaçaient à quatre pattes, l’essentiel de leur poids reposant sur les membres arrière, leurs mains effleurant à peine le sol. Toutefois, ils se mirent rapidement à utiliser bras et jambes pour grimper le long des murs d’étables ou se glisser dans les caves. En quelques minutes, ils avaient totalement disparu. Pour les habitants de la ville, l’attente commença. Le marchand les avait prévenus : ils devaient garder leurs chiens et chats bien en sécurité chez eux car les singes n’étaient guère regardants sur leurs proies. La plupart enfermèrent également leurs enfants à la maison : si l’une de ces créatures pouvait tuer un chien adulte, qu’est-ce qui l’empêcherait de s’en prendre à un bébé ou un enfant ? Sans les jeux des enfants, et les adultes étant absorbés par leurs prières pour la réussite de l’opération, la ville aurait pu être calme ; mais ce silence qu’ils appréciaient tant était continuellement interrompu par les cris d’un singe ayant découvert un rat. Le hurlement extatique du prédateur bondissant sur sa victime résonnait à travers la ville à toute heure du jour ou de la nuit, émanant d’une cave, d’un grenier ou de derrière un mur. Personne ne vit les animaux du marchand à l’œuvre, mais leur zèle était audible par tous. En effet, en l’espace d’une semaine, les habitants remarquèrent qu’il y avait moins de rats. Le dernier de son espèce fut aperçu le dixième jour ; il fouinait dans la nourriture des cochons, oublieux du sort de ses frères et sœurs, un sort qu’il était néanmoins sur le point de partager. La reconnaissance des dirigeants était réelle. Ils offrirent au marchand tout ce que celui-ci avait demandé et moitié plus encore. Mais le marchand refusa le moindre paiement. — Le travail n’est pas encore terminé, expliqua-t-il. Mes amis ne sont pas encore rentrés. Ils reviendront seulement lorsqu’ils n’auront plus rien à se mettre sous la dent. Et, pour sûr, bien que les habitants d’Ourioupine ne vissent plus le moindre rat, ils entendaient encore la clameur des singes au travail. Toutefois, ces cris ne semblaient plus venir des caves et des granges, mais des arbres et des haies. Les rats sont des créatures sournoises, se raisonnaient les gens ; ainsi, personne ne fut réellement surpris que les derniers survivants choisissent des endroits aussi inhabituels pour se cacher. Dans la matinée du quatorzième jour après que les singes eurent été lâchés, le premier s’en revint et reprit sa place dans la carriole pour s’endormir aussitôt. En début de soirée, tous les singes l’avaient rejoint. Le marchand referma la cage, la recouvrit de nouveau de sa toile, prit sa rétribution et s’en fut. Les habitants de la ville se complurent dans le silence. Deux semaines durant, les cris terrifiants des singes au festin avaient pénétré les moindres recoins d’Ourioupine et le soulagement que causa leur départ, bien que tacite, fut partagé par tous. Être débarrassé des rats satisfaisait leurs esprits. Être libérés de la présence des singes hurleurs submergeait leurs cœurs de joie. Toutefois, à mesure que les jours passaient, le silence commença à leur peser. Tout d’abord, avaient-ils cru, c’était le contraste avec le bruit des deux semaines passées qui l’avait rendu si remarquable ; pourtant, rapidement, les gens se rendirent compte que le calme était plus prégnant qu’avant… avant l’arrivée du marchand et de ses singes. Ils pouvaient le meubler par leurs conversations et par les bruits de leur vie quotidienne mais, au-delà, il n’y avait rien. Il régnait un silence total, absolu. Comme c’est bien souvent le cas dans ce genre d’histoire, ce fut un jeune garçon, d’environ dix ans, qui comprit le premier. Le silence avait pris toute la place parce que le chant des oiseaux avait disparu. Après que les créatures du marchand eurent accompli leur tâche, il ne restait pas le moindre volatile vivant où que ce soit dans la ville d’Ourioupine. On n’en revit d’ailleurs jamais. PREMIÈRE PARTIE Chapitre premier Dimitri Fétioukovitch indiqua qu’il connaissait certaines personnes. — Qu’entends-tu exactement par « certaines personnes » ? demandai-je. Ma voix semblait lasse. Jetant un coup d’œil circulaire dans la pièce faiblement éclairée, je pouvais voir la fatigue de chacun. — Des gens qui peuvent nous aider. Des gens qui comprennent qu’il y a plus d’une façon de plumer un canard. Ou de faire la peau à un Français. — Tu veux dire que nous ne sommes pas capables de le faire nous-mêmes ? Ma question était mue par un patriotisme instinctif, mais j’avais en tête cent réponses possibles sans avoir besoin d’entendre celle de Dimitri. — Eh bien, jusqu’à présent, on ne s’en est pas très bien sortis, non ? Bonaparte a déjà atteint Smolensk, peut-être même a-t-il déjà passé la ville. Il ne s’agit plus ici de sauver les apparences, mais de sauver la Russie. La voix de Dimitri traduisait son exaspération. Bonaparte avait déferlé sur la Russie comme si aucune armée ne lui avait fait face. C’était exactement notre stratégie ou du moins était-ce ce que notre hiérarchie avait soutenu. Néanmoins, même si c’était la vérité, c’était une manœuvre démoralisante. Dimitri marqua une pause et caressa sa barbe ; la cicatrice qu’elle cachait, sur sa joue, lui rappelait avec quelle force il s’était battu pour son pays, avec quelle vigueur nous avions tous combattu. — Et puis, poursuivit-il, nous ne sommes plus que quatre. L’idée du général Barclay n’était pas que nous devions battre les Français à mains nues. Nous sommes censés imaginer un moyen de les vaincre. (Prenant conscience de la supériorité qu’il s’attribuait, il émit un rire bref.) D’aider le reste de l’armée à les vaincre. L’arrogance coutumière de Dimitri et la conscience qu’il en avait nous détendirent tous les quatre, comme une onde de rire silencieux qui parcourut la table pour s’évaporer aussitôt. — Tu penses vraiment que la situation est aussi grave que cela ? La question émanait de Vadim Fiodorovitch, notre chef ou, tout du moins, le plus gradé d’entre nous. — Pas toi ? répondit Dimitri. Vadim garda le silence un moment. — Si, c’est aussi mon avis. Je voulais simplement que quelqu’un le dise tout haut. — Je ne l’aurais pas cru avant Smolensk, dis-je. — Peut-être que le problème vient justement de là, rétorqua Vadim. Peut-être qu’aucun d’entre nous n’imaginait réellement ce dont Bonaparte était capable. Maintenant que nous savons, cela nous donne quelque… espoir. (Il se passa la main sur le visage, ses doigts glissant dans sa barbe sombre et épaisse.) Quoi qu’il en soit, reprit-il avec un peu plus d’énergie qu’auparavant, parle-nous de ces gens, Dimitri. — Un petit groupe, expert en missions derrière les lignes ennemies, expliqua Dimitri. Ils attaquent toujours au moment où l’on s’y attend le moins. Ce qui provoque toujours une perturbation maximale avec un risque minimal. — Cela ressemble aux Kazaki, dis-je. Dimitri se mordit la lèvre inférieure, choisissant ses mots avec soin. — Aux Cosaques, oui – et ils ont plus d’un point en commun. (De nouveau, il prit soin de réfléchir avant de parler.) Mais ils ne sont pas russes. — Et comment les connais-tu ? Il était clair, au ton de Vadim, qu’il avait déjà toutes les réponses à ses questions. Dimitri et lui avaient eu tout le temps de parler au cours de la chevauchée sinistre de Smolensk à Moscou. Il était certainement naturel pour Dimitri de s’assurer, avant d’aborder le débat, que la moitié d’entre nous étaient de son côté. — Ils nous ont aidés contre les Turcs. En même temps qu’il prononçait ces mots, Dimitri posa les yeux sur ma main gauche partiellement amputée. Les deux doigts qui me manquaient, tranchés par une lame turque, avaient depuis longtemps pourri dans le coin d’une geôle de Silistra. Les gens semblaient particulièrement sensibles à cette blessure, même si je m’y étais habitué depuis longtemps. Les cicatrices physiques étaient les moindres des horreurs que m’avaient infligées les Turcs. — Cela signifie donc que tu connais aussi ces gens, Alexeï ? demanda Maxime Serguéïevitch en se tournant vers moi. Maxime était le plus jeune de nous quatre. Tout comme moi, il avait remarqué que Vadim soutenait d’emblée le plan de Dimitri, et Max craignait qu’un vote à trois contre un ne soit couru d’avance. Et ç’aurait été un gros problème à ses yeux. Il avait un faible pour la démocratie. — Non, non. Tout cela est aussi nouveau pour moi que ça l’est pour toi, Max, répondis-je prudemment. Je jetai un œil vers Dimitri ; je découvrais ces informations moi aussi et c’était étrange – c’était le moins que l’on puisse dire – que Dimitri n’en ait jamais fait mention. — Nos chemins, à Dimitri et moi, ne se sont jamais croisés en Valaquie. Ces… « personnes » semblent bien mobiles. (Je m’en tenais au terme originel choisi par Dimitri.) Elles se battent sur le Danube, puis elles font tout le chemin jusqu’à Moscou pour nous aider. Y a-t-il un endroit qu’elles considèrent comme leur patrie ? — Oui, ces gens viennent des bords du Danube ; la Valaquie, la Moldavie – un de ces coins-là. Ils s’y sont battus par patriotisme, pour défendre la terre de leurs ancêtres. Combattre les Turcs, c’est un peu une tradition là-bas. — Eh bien, tout cela est donc hors de question, n’est-ce pas ? dit Max, son visage impatient s’éclairant à cette possibilité de soulever une faille logique. (Il remonta ses lunettes sur son nez tandis qu’il parlait.) Le Danube est aussi loin de nous que… Varsovie. Même si tu les faisais prévenir aujourd’hui même, Napoléon aura déjà pris Moscou et sera en train de se réchauffer les mains auprès du feu à Pétersbourg avant qu’ils… Max s’interrompit avant d’avoir fini sa phrase. Plus que n’importe lequel des hommes que je connaissais, il était capable de se détacher de son propre monde. La plupart d’entre nous trouveraient difficile de décrire avec autant de désinvolture la réalité de l’horreur que nous combattions tous, mais Max parvenait à concevoir l’inconcevable. C’était un trait de caractère utile et parfois effrayant. Mais, aujourd’hui, même lui saisissait la réalité potentielle de ce qu’il venait de dire. Vadim regimba face à cette image. — Si Bonaparte parvenait à atteindre Moscou ou Pétersbourg, les seuls feux qu’ils y trouveraient seraient les décombres fumants d’une ville que ses propres habitants auront préféré détruire plutôt que de la laisser tomber aux mains de l’envahisseur. À cet instant, cela ressemblait plus à de la bravade démagogique. Nous ne savions pas à quel point ses mots allaient se révéler exacts. — Max marque quand même un point, dis-je. Tout cela n’est que pure spéculation. Si nous devions faire appel à eux, nous aurions dû les mander il y a longtemps. — C’est pour cela que je l’ai fait, déclara Dimitri. Son regard fit le tour de la pièce, se posant successivement sur chacun d’entre nous, comme pour nous défier d’émettre une objection. Vadim savait déjà. Max ne voyait aucun argument logique contre un fait accompli. J’étais fatigué. — Lorsque nous sommes revenus ici aujourd’hui, une lettre d’eux m’attendait, poursuivit Dimitri. Ils se sont déjà mis en route. Ils prévoient d’arriver ici vers le milieu du mois. — Espérons seulement qu’ils ne seront pas pris dans les lignes françaises en chemin. Mon commentaire semblait cynique, mais c’était un problème sérieux. À la suite d’un accord de paix précipité avec les Turcs, la moitié de l’armée russe était revenue à toute allure juste avant Bonaparte. Les amis de Dimitri courraient le même risque. Mais personne ne vit l’intérêt de relever ce point et je laissai donc couler. — Combien sont-ils ? demanda Max. — Cela dépend, répondit Dimitri. Vingt si nous avons de la chance – probablement moins. — À quoi bon ? demandai-je. Mon ton paraissait plus méprisant que je ne l’avais souhaité, mais il n’excédait pas mon sentiment. — Davidoff accomplit des miracles avec quelques Cosaques seulement, souligna Vadim. C’était un coup en dessous de la ceinture : Denis Vassiliévitch Davidoff était en quelque sorte l’un de mes héros. Mais la comparaison était injuste. — Un escadron de voïsko 1cosaque est constitué de quatre-vingts hommes ou plus, pas vingt. Tes amis valent-ils chacun quatre Cosaques ? Dimitri me regarda droit dans les yeux. — Non, dit-il. Ils en valent dix. Je ressentis une envie soudaine de le frapper, mais je savais que ce n’était pas contre Dimitri que j’étais en colère. —Tu devrais peut-être nous expliquer ce qui les rend si remarquables, dit Vadim. — C’est difficile à décrire, déclara Dimitri, réfléchissant un moment. Vous avez entendu parler des Opritchniki ? Vadim et moi-même hochâmes de la tête mais Max, de façon surprenante, n’était pas familier de ce terme. — Lors de son règne, Ivan IV – Ivan le Terrible, comme il aimait à se faire appeler –, durant l’une de ses périodes les moins bienveillantes, mit en place une sorte de troupe personnelle de gardes du corps, connus sous le nom d’Opritchniki, expliqua Dimitri. Ils étaient en charge de la répression interne, ce qui n’est manifestement pas ce dont nous parlons ici, mais la méthode d’un Opritchnik consistait à utiliser une violence absolue et sans retenue. Officiellement, il s’agissait de moines. Ils parcouraient le pays encapuchonnés de noir, tuant toute personne qui, aux yeux d’Ivan, devait mourir. Bien qu’ils soient moines, ils n’étaient pas instruits ; mais leur foi leur donnait le fanatisme dont Ivan avait besoin. — Et ce sont ces types qui vont nous aider ? demanda Max avec scepticisme. Dimitri hocha lentement la tête. — Il y a des similitudes. Mes amis comprennent que la violence est, en soi, une arme. Ils ne sont entravés ni par les scrupules ni par la peur. — Et sont-ils religieux ? demandai-je. Des moines, comme les Opritchniki d’origine ? — Ce ne sont pas des moines. (Dimitri marqua une pause, comme s’il étudiait jusqu’où il pouvait aller dans ses révélations, puis reprit.) Mais ils ont leur propre fanatisme. Là d’où ils viennent, aux frontières du monde ottoman, le christianisme a toujours été un concept adaptable. — Peut-on les maîtriser ? Sont-ils dignes de confiance ? demanda Vadim. — Autant qu’un mousquet ou qu’un canon, mis entre de bonnes mains. Ils ont juste besoin qu’on leur indique la bonne direction, et ils s’attellent à la tâche. — Et tu es sûr qu’ils n’attendent aucun paiement ? La question de Vadim se référait clairement à une conversation que Dimitri et lui avaient eue en privé. — Ils aiment leur travail. Comme toute armée, ils vivent aux dépens des vaincus. Aucun de nous ne parvenait totalement à suivre le raisonnement de Dimitri. — Le butin de la guerre. Les armées vivent de l’or, de la nourriture et de tout ce qu’elles peuvent piller chez l’ennemi. — Je ne suis pas persuadé qu’ils trouveront assez d’or au sein de l’armée française pour rendre leur expédition profitable, dis-je. — Il y a des récompenses autres que l’or, déclara Dimitri avec une absence inhabituelle de matérialisme. Ils sont très doués pour s’emparer de ce que nous autres négligerions. Je pense qu’aucun de nous n’appréciait l’idée de ressusciter les Opritchniki, mais le nom resta même si nous ne le prononçâmes jamais en leur présence. Une fois que nous les eûmes rencontrés, nous comprîmes d’une certaine façon comment l’analogie était venue à Dimitri. Il était tard et Vadim Fiodorovitch conclut la rencontre. — Eh bien, messieurs, nous avons une semaine environ pour préparer l’arrivée des « Opritchniki ». Cela nous donne grandement le temps d’identifier comment en tirer le meilleur parti. (Il prit une profonde inspiration. Il paraissait épuisé, mais il tenta de son mieux d’instiller quelque enthousiasme en chacun de nous.) Ç’a été une rude campagne jusqu’à ce jour, je le sais, mais cette fois j’ai vraiment le sentiment que Bonaparte a visé trop haut et que nous sommes en train de nous sortir d’affaire. Hein ? Hein ? Il semblait, contre toute espérance et toute expérience, attendre quelque approbation enthousiaste, mais il n’obtint guère plus qu’un hochement de tête ou qu’un haussement de sourcil tandis que chacun de nous quittait la pièce pour rejoindre son lit. Ce n’était pas le genre d’homme à qui venaient naturellement des discours de propagande vibrants, et nous n’étions pas non plus du genre à nous laisser enflammer par eux. C’est en partie ce qui faisait de nous, jusqu’à ce moment-là, une si bonne équipe. Nous avions chevauché, au grand galop ou presque, depuis Smolensk jusqu’à Moscou, dormant à la dure lorsque nous ne parvenions pas à trouver de logement à proximité. Ce début du mois d’août était d’une chaleur accablante pour certains, mais je l’appréciais ; j’ai toujours aimé l’été et détesté l’hiver. Même ainsi, il était bon de dormir de nouveau dans un vrai lit. C’était le lit dans lequel je dormais toujours – habituellement – lorsque je séjournais à Moscou, dans une auberge juste au nord du Kremlin, à Tverskaïa, l’auberge même où nous avions tenu notre réunion. C’était le petit matin lorsque nous nous séparâmes, mais je ne m’endormis pas immédiatement. Au lieu de cela, mon esprit s’égara vers une autre réunion, où j’avais rencontré Vadim, lorsque notre étrange petit groupe avait commencé à s’assembler. — Dimitri Fétioukovitch t’a expliqué ce dont il s’agit ? avait demandé Vadim. Dimitri Fétioukovitch, comme à l’accoutumée, ne m’avait pas dit grand-chose. Cela s’était passé sept ans auparavant, en novembre de l’année 1805, moins d’un mois avant la bataille d’Austerlitz. Dimitri avait dit qu’il connaissait un major cherchant à former un petit groupe pour des « opérations irrégulières ». Cela m’avait intéressé, et c’est ainsi que la rencontre avait été organisée. Je n’avais jamais parlé à Vadim, mais je l’avais vu au camp, en général légèrement échevelé et assez peu martial, mais toujours respecté de ceux qui le connaissaient. — Pas entièrement, major, avais-je répondu. Dimitri m’a simplement dit que cela sortait un peu de l’ordinaire. Cela m’a semblé valoir le coup d’être tenté. — Il n’y a pas de « major» ici, rétorqua Vadim avec fermeté. À cette époque, il était légèrement plus austère que par la suite, lorsque j’appris à mieux le connaître et qu’il devint davantage rompu à arriver à ses fins sans coercition. — Le respect des supérieurs est peut-être la grande force de l’armée russe, mais cela n’encourage pas toujours… Il ne trouvait pas le mot. — Laréflexion ? suggéra Dimitri. — Exactement, poursuivit Vadim. Réfléchir, au sein de l’armée, peut te causer bien des problèmes. Dimitri et lui échangèrent un petit sourire narquois. Dimitri me raconta plus tard que Vadim avait un jour manqué de peu d’être traduit en cour martiale pour avoir désobéi à un ordre. Ce faisant, il s’était emparé d’une position armée ennemie et avait changé le cours de la bataille, mais l’ordre était venu d’un officier supérieur très riche, de très haut rang et fort stupide : nombreux étaient ceux qui pensaient que les susceptibilités de cette classe d’officiers étaient bien plus importantes que les simples victoires. Par chance, ce n’était pas le cas de tous. En outre, et bien que personne ne l’ait deviné de par son attitude ou ses manières, Vadim était également très riche et de haute noblesse, avec l’avantage supplémentaire de n’être pas le moins du monde stupide. Il avait été promu major et on lui avait laissé le champ relativement libre pour faire tout ce qui, à ses yeux, permettrait de harceler l’ennemi. — Et réfléchir est, poursuivit Vadim, quelque chose que tu fais beaucoup, me dit-on. Je souris. — C’est davantage un passe-temps, en fait. Comme vous le dites, cela n’a pas beaucoup d’intérêt sur le champ de bataille. — Pas sur le champ de bataille, non. Au combat, on obéit aux ordres, en général. Quand je donne des ordres, tu y obéis, mais cela ne se produira pas souvent. Et ne t’imagines pas non plus que tu vas esquiver les affrontements. Tu devras encore te battre comme un soldat. C’est ce que nous ferons entre les batailles qui sera différent. — Et qu’allons-nous faire exactement ? demandai-je. — Espionner. Saboter. Révéler des informations et répandre le chaos. Parfois en petits groupes, parfois seuls. Je te dirai quoi faire et nous élaborerons ensuite la manière de procéder. Comment se porte ton français ? De façon inhabituelle, nous parlions en russe – ce qui devenait populaire parmi tous ceux souhaitant s’affirmer comme de vrais patriotes. — Plutôt bien, dis-je. — Dimitri me dit que tu pourrais te faire passer pour un Français dans les rues mêmes de Paris. — Je suppose que c’est vrai, risquai-je. — Eh bien, si c’est vrai, dis-le. La modestie n’est qu’une forme de mensonge : utile auprès des femmes, mais dangereuse entre frères d’armes. Si tu dis à quelqu’un que tu tires « plutôt bien», il va commencer à prendre des risques pour te couvrir. S’il se fait tuer, et qu’il s’avère que tu tires vraiment bien, tu as sa mort sur la conscience. Pour ce qui est du tir, tu te débrouilles comment ? — Plutôt bien, répondis-je. Vadim eut un froncement de sourcils. — Mais je suis vraiment bon à l’épée. Vadim arbora un large sourire. — Bien. Idéalement, tu ne devrais pas avoir à utiliser trop souvent ni l’un ni l’autre. Une dernière chose, pour l’instant : as-tu quelqu’un d’autre à recommander ? Nous pouvons travailler en équipe de trois, mais quatre ou cinq serait mieux. — Un autre penseur, vous voulez dire ? demandai-je. Vadim acquiesça. Je réfléchis un moment, puis me tournai vers Dimitri. — As-tu mentionné Maxime Serguéiévitch ? — J’ai pensé à lui, déclara Dimitri. Il est très jeune et un peu… étrange. — En tout cas, il réfléchit, dis-je. — C’est exactement cela, répondit Dimitri. Il pense à des choses étranges. — Voilà qui semble idéal, annonça Vadim. C’est ainsi que Vadim fut présenté à Max le lendemain. Ce dernier requit moins de persuasion encore que moi, mais il aurait été difficile de trouver un rôle lui convenant davantage. Nous nous étions tous rencontrés pour la première fois quelques mois auparavant seulement, mais notre groupe était déjà au complet. Néanmoins, aujourd’hui, sept ans plus tard, Dimitri avait invité de nouveaux membres à se joindre à nous – des hommes que lui seul connaissait et dont il était le seul à pouvoir se porter garant. Les cas désespérés nécessitent des remèdes extrêmes mais, tandis que je m’assoupissais, je ne pouvais m’empêcher de ressentir un certain malaise au sujet de ces Opritchniki que Dimitri allait introduire dans notre groupe. Malgré notre veillée tardive, je m’éveillai tôt le lendemain matin. Nous disposions d’une semaine avant que les « gens » de Dimitri – les Opritchniki – arrivent et, vu le peu de préparatifs qu’ils requéraient, cela signifiait quasiment sept jours de repos. Pour la première fois depuis presque six mois, je marchai dans les rues qui m’étaient encore familières et je remarquai que peu de chose avait changé, à l’exception du temps : en ce glorieux jour d’été, c’était un changement positif. Les gens étaient pour l’essentiel restés les mêmes. Ils savaient certainement que Bonaparte se rapprochait, mais ils savaient aussi qu’il devrait s’arrêter. Aucun empereur dont le trône était aussi loin que Paris ne pourrait jamais amener son armée jusqu’à Moscou. Ils comprenaient pleinement qu’il avait déjà atteint les villes de Vilna, de Vitebsk, et de Smolensk, villes tout aussi imprenables depuis Paris. Mais cela ne changeait en rien leur conviction qu’il ne pourrait atteindre Moscou même. Et j’étais entièrement d’accord. De tout ce que j’allais être amené à observer durant ce long automne de 1812, malgré les horreurs presque inimaginables, la plus irréelle serait la vue des troupes françaises dans les rues de Moscou. Était-ce seulement parce qu’elle n’était pas ma ville natale que j’aimais Moscou ? J’avais vécu à Pétersbourg et ses environs toute ma vie. C’était beau, confortable et familier. La familiarité ne nourrit pas le mépris mais simplement la prévisibilité. Connaître chaque pouce d’une ville n’offre que peu de surprises. Il était donc étrange que Pétersbourg soit de loin la plus jeune des deux villes. Ce n’était qu’un siècle auparavant – exactement un siècle, en 1712 – que Pétersbourg avait remplacé Moscou en tant que capitale, moins d’une décennie après sa fondation. Une ville construite aussi rapidement que Pétersbourg, de surcroît bâtie sur les plans d’un personnage aussi autoritaire que le Tsar Pierre, m’apparaissait précisément pour ce qu’elle était : artificielle. Moscou avait été créé au fil des siècles par la population, qui construisait ce dont elle avait besoin pour vivre. Pétersbourg avait été bâtie pour imiter les grandes villes d’Europe, de sorte qu’elle semblerait toujours n’être qu’une imitation, juste un peu plus réaliste que les façades de carton des villages érigés par Potemkine pour donner à la Tsarine Catherine une vue plus pittoresque lorsqu’elle visitait les recoins miséreux de son empire. Mais Pétersbourg était la capitale, et la haute société l’adorait donc. Celle-ci avait migré vers Pétersbourg, mais c’est à Moscou que l’animation était demeurée. Mon épouse, Marfa Mikhaïlovna, aimait Pétersbourg d’une manière que je ne pus jamais partager. La ville lui était tout aussi familière, et cette intimité lui permettait de remarquer une profondeur que je ne suis jamais parvenu à percevoir. Notre jeune fils semblait l’aimer lui aussi mais, à cinq ans, rien ne lui était encore familier ; tout était une nouvelle aventure. Ainsi, Marfa restait à Pétersbourg et, aussi loin que je voyage, revenir vers l’une signifiait revenir vers l’autre. Le retour vers l’une ou vers les deux provoquait le même sentiment de confort. Tout en vagabondant dans les rues de Moscou, je m’enivrai de chacun des grands sites de la ville. Je marchai le long de la digue de la rivière Moskova, les yeux levés vers les tours qui émaillaient les murs du Kremlin. Je tournai vers le nord, passant sous les coupoles imposantes de Saint-Basile, puis traversai la Place Rouge, bondée de Moscovites vaquant à leurs occupations. Je poursuivis plus au nord, revenant dans le dédale de petites rues de Tverskaïa. Mais peut-être me dupais-je moi-même. Peut-être n’étais-je en train d’errer dans les rues de Moscou, de m’émerveiller de ses habitants et de ses bâtiments, que pour me mettre en appétit avant de me diriger vers ma véritable destination, comme un homme qui commence par manger tous ses légumes et fait l’éloge de leur saveur subtile, pour en fait vider son assiette de tout élément autre que le steak, qui est la seule partie du repas dont il a réellement envie. Ou bien étais-je comme un ivrogne qui se réveille tôt et se rend compte qu’il y a des moments où il est trop tôt pour boire, même pour lui, et qui donc tue le temps pour essayer de tenir son esprit à distance de cette première boisson, douce et mordante ? Il était presque midi lorsque j’atteignis l’angle de la ruelle Degtiarni et que je me posai de nouveau sur le banc où je m’étais assis pour la première fois au mois de décembre précédent. Pendant cet hiver de 1811, j’étais venu ici avec Dimitri et Max. Vadim était rentré à Pétersbourg pour le mariage de sa fille. J’avais assisté moi aussi à ce mariage, mais j’étais revenu à Moscou presque aussitôt après, combattant ma culpabilité face à l’expression du visage de Marfa par l’anticipation étrange que quelque chose allait se produire, devait se produire, dès que je reviendrais dans une ville aussi vibrante que l’ancienne capitale. Mais il ne semblait pas se passer grand-chose et, avant peu et pour je ne sais quelle raison, nous nous retrouvâmes tous les trois assis sur ce banc, sur cette place calme et recouverte de neige, à échanger des plaisanteries tout en observant les hommes (et parfois les femmes) qui entraient dans le bâtiment nous faisant face ou qui en sortaient. Il y eut un moment de silence lorsque nos regards furent tous accrochés par une jeune femme particulièrement belle quittant le bâtiment, un silence que Max combla d’une annonce faite avec la voix qu’il réservait habituellement aux descriptions des affaires politiques des nations. — C’est une maison close ! — Bien sûr que c’est une maison close, rit Dimitri. Pour être honnête, je n’avais pas remarqué mais, en y réfléchissant, la chose paraissait assez évidente. Dimitri y était peut-être allé aussi au culot, mais il semblait toujours préférable de montrer une certaine expérience du monde devant un jeune soldat tel que Maxime : je ris donc de concert avec Dimitri. — Tu veux entrer ? demanda Dimitri à Max. Cela semble être un établissement quelque peu militaire. De fait, l’essentiel de la clientèle semblait effectivement être composé d’officiers de cavalerie tels que nous. — Non merci, répondit Max, d’une voix qui me fit me demander s’il possédait le moindre désir humain. Dimitri se tourna vers moi. — Alexeï ? Ah ! non. Tu as une femme et une famille aimantes. — Et toi ? demandai-je à Dimitri. — Moi ? Non. Je n’aime pas papillonner non plus. (Il fit un clin d’œil, adressé à personne en particulier.) Il y a un petit endroit dont je profite, de l’autre côté de la rue Nikitski. Pas cher, propre. Je vais m’en tenir à cela. La fille qui avait auparavant attiré notre attention revint bientôt, serrant fermement contre son corps le panier de fruits et autres aliments qu’elle était sortie pour acheter. Elle était étonnante. Le coin extérieur de ses grands yeux remontait légèrement, et elle pressait résolument ses lèvres pleines, à cause de la neige que le vent fouettait et contre laquelle elle luttait. J’avais l’impression de l’avoir déjà vue auparavant. Soudain, la réponse me vint à l’esprit. — Elle ressemble à Marie-Louise. — Qui ? grogna Dimitri. — La nouvelle impératrice de France, expliqua Max. — La nouvelle Mme Bonaparte, fut ma description. — Ah ! La vieille prostituée autrichienne, fut celle de Dimitri. Tous nos commentaires étaient vrais dans une certaine mesure. En 1810, Bonaparte avait divorcé de sa première femme, Joséphine, et il avait épousé Marie-Louise, fille de l’empereur d’Autriche François II. Joséphine avait été incapable de donner un enfant à Bonaparte et l’empereur avait besoin d’un héritier. Comme les Français avaient été prompts à oublier ce qu’ils avaient fait à leur dernière reine autrichienne ! — Elle lui ressemble un peu, mais pas beaucoup, dit Max. — Qui sait ? répondis-je. Je n’en ai jamais vu qu’une seule image, mais elles sont vraiment identiques. L’image que j’avais vue m’avait enchanté. Il s’agissait d’une simple impression d’un portrait, mais l’impératrice m’avait semblé véritablement belle – bien plus que Joséphine. Mais on disait que Bonaparte aimait Joséphine. C’était pour cette raison qu’ils étaient restés ensemble même sans enfant. — Il vaut mieux qu’il mette dans son lit une prostituée autrichienne quelconque plutôt que de toucher la sœur du Tsar, dit Dimitri. Elle était trop jeune. Très sage de la part du Tsar Alexandre de demander à Napoléon d’attendre qu’elle ait dix-huit ans. Dimitri tendit le bras. Je levai les yeux et remarquai qu’il avait fait une boule de neige qu’il s’apprêtait à lancer en direction de la fille, alors qu’elle revenait péniblement vers la porte de la maison close. Même si c’était insignifiant, cela me sembla si inutilement cruel que je poussai son bras tandis qu’il lançait la boule. C’était un excellent tireur et, même avec mon entrave, la boule de neige frappa le mur à quelques pouces seulement du visage de la jeune femme. Elle lorgna dans notre direction et, comme mon bras était levé, elle supposa que j’avais été le lanceur. Le regard qu’elle me jeta exprimait une telle combinaison de colère et de fierté, d’interrogation sur les raisons pour lesquelles je me permettais de la traiter ainsi, que je me sentis quasiment obligé d’aller lui présenter des excuses, non seulement pour lui dire que je n’étais pas coupable, mais pour lui expliquer pourquoi je n’avais pas essayé davantage d’empêcher cela, et pour me faire pardonner de même connaître l’homme qui avait lancé la boule de neige. Dimitri gloussa pour lui-même. — Vous savez ce qu’elle lui a dit pendant leur nuit de noces ? — Qui ? demandai-je. — Marie-Louise, à Bonaparte, répondit Dimitri, révélant une meilleure connaissance des mariages royaux français qu’il ne l’avait précédemment montré. Après qu’il l’a baisée pour la première fois, elle a tellement aimé cela qu’elle a dit « Encore ». Je me joignis au rire rauque de Dimitri, même si j’avais déjà entendu cette histoire. Maxime ne rit pas. Je supposai alors qu’il n’avait simplement pas compris. — Vous savez ce qu’elle dirait, elle ? poursuivit Dimitri entre deux rires, indiquant la jeune « dame » dont la ressemblance avec Marie-Louise avait déclenché toute cette conversation. Elle dirait « Encore – la deuxième fois, c’est moitié prix ». Cette fois-ci, Dimitri et Max rirent tous les deux, mais sans moi. C’était une chose que d’insulter une impératrice française, mais c’en était une autre que d’insulter une prostituée russe. En fait, il s’avéra qu’elle facturait à l’heure. Chapitre 2 Deux heures plus tard, j’étais allongé sur son lit, l’observant de derrière tandis qu’elle était assise à sa coiffeuse, brossant ses longs cheveux sombres. Elle s’appelait Dominique. — Alors, pourquoi m’avez-vous lancé cette boule de neige ? — Ce n’était pas moi, répondis-je avec une assurance que je n’avais pas pu exprimer devant elle précédemment. C’était mon ami. J’ai tenté de l’arrêter. Je voulais vous présenter mes excuses. — C’était une étrange manière de s’excuser. Vous avez eu l’air d’apprécier. Vous devez aimer vous confesser. Je m’approchai d’elle et lui embrassai l’épaule. — C’est bon pour l’âme. Elle me repoussa avec une fermeté polie, professionnelle. — Et pourquoi cela vous préoccupait-il que je sois frappée par une boule de neige ? — Je n’aime pas l’hiver. C’était une réponse simple, mais la vérité était bien plus profonde et remontait à la glace craquelée du lac Satschan et à l’hiver de 1805. — Cela ne doit pas être très agréable de vivre à Moscou, si c’est le cas. — Je n’habite pas ici ; je viens de Pétersbourg. Je suis juste stationné ici. — Un soldat, hein ? Où est votre uniforme ? demanda-t-elle, sans prendre la peine de souligner que Pétersbourg est une ville bien plus froide que Moscou. Je contrai sa question par une autre. — Êtes-vous française ? Elle rit. — Est-ce que j’en ai l’air ? — Dominique est un nom très français. — En réalité, c’est Domnikiia. Quand j’ai débuté, tout ce qui était français était tellement à la mode ! Il ne pouvait pas s’être écoulé tant d’années depuis qu’elle avait « débuté ». Elle sourit d’un air pensif. — C’est moins vrai aujourd’hui. Et quel est votre nom ? (Elle vit ma surprise.) Vous n’avez pas à me le dire. Mais son air de désappointement enfantin trahissait que je le devais. — Alexeï Ivanovitch. — Liocha. — Certaines personnes m’appellent ainsi. Plus personne ne m’appelait plus ainsi. C’était un surnom plutôt courant pour Alexeï, mais il ne semblait plus me convenir depuis que j’avais rejoint l’armée. Je payai et partis. Je fis semblant de croire que j’avais vraiment été la voir parce que je ressentais le besoin de m’excuser. Je m’étais certainement senti coupable après, mais pas coupable au point de ne pas retourner la voir au cours de cet hiver, peut-être trois ou quatre fois avant que nous soyons postés à l’ouest, et une fois en mars. En de nombreuses autres occasions, j’éprouvai le désir de lui rendre visite, mais je résistai, errant plutôt dans les rues voisines, testant moi-même jusqu’à quel point je pouvais m’approcher sans entrer. Désormais, au mois d’août 1812, j’étais en train de reproduire la même chose. Tout au long de la retraite, depuis la Pologne, à travers la Lituanie et la Russie, j’avais su que revenir à Moscou signifiait revenir auprès de Domnikiia. Et j’y étais de nouveau. J’avais marché dans les rues et je m’étais assis sur le banc : je tenais maintenant ma seule chance. J’entrai. Le salon était tel que je m’en souvenais. La porte principale venait tout juste d’être déverrouillée et j’étais le premier client de la journée. Une demi-douzaine de filles étaient éparpillées, essayant d’avoir l’air provocantes. Domnikiia était debout et me tournait le dos, discutant avec une collègue tout en brossant encore une fois sa longue chevelure brun sombre. Je glissai mes bras autour de sa taille et murmurai à son oreille : « Te souviens-tu de moi ? » Elle se retourna. Ce n’était pas Domnikiia. Qui que ce soit, elle tenta de se rappeler mon visage parmi les centaines qui avaient dû passer devant elle. Elle vit à mon expression que je m’étais trompé et fut déchirée entre son instinct féminin qui lui dictait de me gifler et celui, professionnel, qui penchait vers l’encouragement. — Non, mais je suis sûre que je ne vais pas vous oublier, répondit-elle, son côté professionnel prenant le dessus tandis qu’elle plaçait ses bras autour de mon cou. Je me dégageai de son étreinte. Je tentai d’expliquer que j’étais terriblement désolé mais, compte tenu des circonstances, c’était tout à fait hors de propos. Je jetai des regards furtifs tout autour de la pièce pour obtenir de l’aide. Mes yeux finirent par tomber sur la vraie Domnikiia, qui descendait l’escalier. — Alexeï Ivanovitch ! Elle m’accueillit avec un enthousiasme plus convaincant que je n’en avais entendu de la part de bien des hôtesses lors de nombreuses soirées à Pétersbourg. Mais c’était uniquement, supposai-je, un savoir-faire qu’elle avait acquis, tout comme la capacité à se souvenir de mon nom après tant de mois. Elle s’approcha et murmura à mon oreille. — Liocha. Ai-je donc tant vieilli depuis la dernière fois, que vous m’abandonniez au profit de Margarita Kirillovna ? J’aime que mes soldats aient plus d’expérience que de jeunesse, mais la plupart des soldats préfèrent la situation inverse. — Je suis désolé, Margarita Kirillovna, dis-je à la jeune femme dont le dos ressemblait tant à celui de Domnikiia. Je vous ai prise pour quelqu’un d’autre. Je sentis la main de Domnikiia m’entraîner vers l’escalier et l’étage, et je fus heureux de la suivre. Sa chambre avait peu changé – le même lit et la même coiffeuse –, mais l’été faisait toute la différence. Les fenêtres étaient ouvertes pour laisser l’air pénétrer et les volets étaient fermés pour faire obstacle au soleil. — Vous pouvez avoir Margarita, si vous voulez, dit Domnikiia. Elle est nouvelle, mais très populaire. — Je suis sûr que toute la clientèle qu’elle obtient n’est due qu’au fait que les gens la prennent pour toi, lui dis-je. — Vous n’êtes pas obligé de me flatter, vous savez. Après, elle sembla moins pressée que les fois précédentes. Elle jeta un coup d’œil à la porte tandis que je commençais à me rhabiller. — Pas besoin de vous presser, dit-elle. Le salon est vide. L’armée a quitté la ville et les civils sont trop effrayés pour faire… grand-chose. D’ailleurs, pourquoi êtes-vous en ville, mon officier sans uniforme ? J’esquivai la question. — Tu as une très bonne mémoire. — Pourquoi ? Parce que je me rappelle votre nom et votre surnom, et que vous êtes un soldat, et que vous ne portez pas d’uniforme, et que vous croyez savoir que je suis en réalité Domnikiia et non Dominique ? Je ne vous donne que ce que vous voulez. (Elle eut un petit sourire narquois.) Vous autres, les gars, vous ne voulez pas être baisés, vous voulez être remarqués. — Je crois savoir ? Donc tu ne t’appelles pas Domnikiia ? — Possible que non, répliqua-t-elle avec le même aplomb. (Puis son ton s’adoucit tandis qu’elle passait les bras autour de mon cou.) Mais en fait si. (Après une pause, elle poursuivit.) Toutefois, la demande pour Dominique augmente. — Que veux-tu dire ? — Quand j’ai démarré, tout le monde voulait n’importe quoi de français, donc tout le monde voulait Dominique. Mais, depuis l’an dernier, personne n’aime les Français, donc personne ne veut de Dominique. Je ne pus m’empêcher de sourire. — Ces politiciens ne pensent même pas aux effets qu’ils ont sur le commerce, n’est-ce pas ? — Exactement. La prochaine fois que vous verrez le tsar, dites-le-lui. Mais, aujourd’hui, tout le monde veut baiser les Français, donc tout le monde veut baiser Dominique. Je ris. — Et qui viens-je de baiser ? Dominique ou Domnikiia ? Elle gloussa. — Si je ne m’abuse, vous vouliez que ce soit Margarita. (Elle marqua une pause.) Je ne sais pas. Et vous ? Était-ce Alexeï ou Liocha ? Je ne lui donnai aucune réponse et elle changea de sujet. — Alors, quelles sont les nouvelles du front ? Je fus étonné de son impudence. — Je ne peux pas te répondre. — Allons. Personne ne saurait rien si ce n’était grâce aux soldats à la langue bien pendue dans les bordels. C’est un prêté pour un rendu. Vous me donnez des informations et je vous en donne en retour. — Et quelles informations pourrais-tu bien me donner ? Tu as dit toi-même qu’il n’y avait plus de soldats en ville. — Il y a d’autres gens qui ont des choses à raconter. Je devinai qu’elle bluffait, mais cela ne pouvait pas faire de mal de lui révéler ce qu’elle pouvait découvrir par ailleurs. Je lui parlai des défaites à Vilna, Vitebsk et Smolensk, je lui répétai le mot d’ordre officiel que les Français seraient arrêtés avant Moscou, guère plus. — Alors, qu’as-tu donc à me raconter ? demandai-je. — Oh, rien. — Dis-moi ! dis-je, en la faisant rouler sur le dos. — Vous allez me faire subir un interrogatoire ? En voyant le sourire irrésistible sur ses lèvres, je fus tenté, mais l’idée même réveilla des souvenirs que je luttai pour réprimer. Je la chatouillai. Elle ne put retenir un gloussement. Il était évident qu’elle était très chatouilleuse mais, naturellement, c’était ce que j’espérais. Elle était, à sa manière, un village Potemkine, une façade derrière laquelle je ne trouverais que déception si je m’aventurais à regarder. — C’est bon ! c’est bon, Liocha, s’exclama-t-elle entre deux rires, je vais vous raconter. (Elle prit un moment pour retrouver son souffle.) Les seules choses intéressantes que j’ai entendues proviennent de Toula. — Alors, que se passe-t-il à Toula ? Quelque chose aux fabriques de munitions ? demandai-je. Toula était d’une importance incommensurable pour la guerre. Sans cette ville, nos approvisionnements en munitions et artillerie risqueraient de se réduire à peau de chagrin. — Pas à Toula même, répliqua Domnikiia. De Toula. Il y a des histoires à propos d’une sorte de fléau. Trente morts à Rostov. Quinze à Pavlovsk. Les récits de ce genre étaient toujours exagérés. Lorsque j’étais jeune, ma grand-mère avait l’habitude de nous narrer de vieux contes populaires évoquant la peste, et j’avais rapidement choisi d’être aussi sceptique à leur égard que je l’étais envers les autres histoires moins terrestres qu’elle racontait. Mais, à mesure que j’avais grandi, j’en étais venu à me fier davantage aux dires de ma grand-mère, sur cette question du moins. La dernière grande peste qui avait frappé Moscou s’était produite en 1771, peu de temps avant ma naissance, et elle était restée un souvenir vivace pour mes grands-parents et mes parents, même si la position stratégique de Pétersbourg offrait une certaine sécurité. Au total, un tiers de la population de l’oblast de Moscou était décédé. Pour autant que je puisse en juger, ce chiffre n’était pas exagéré, même si j’avais pu en entendre d’autres qui, eux, l’étaient. Lorsque je fus moi-même témoin de la peste, alors que je combattais au sud du Danube, le mélange de rumeurs et de faits était à peu près identique. Cette nouvelle histoire de fléau avait peut-être davantage qu’un fond de vérité. Les deux villes mentionnées par Domnikiia étaient sur le fleuve Don, l’une des grandes artères qui circulait entre la Russie centrale et la mer Noire, et il n’était pas rare qu’une maladie remonte le fleuve par bateau. Les chiffres semblaient inhabituellement concentrés, mais cela faisait probablement partie du processus de transformation d’une information en rumeur. — J’espère que cela ne va pas arriver jusqu’à Moscou. La peste, je veux dire, dit Domnikiia. — Peut-être qu’elle va nous atteindre au même moment que les Français. Et nous épargner la peine de devoir les tuer. — Est-ce que cela va se produire ? Elle se blottit un peu plus contre moi, sa voix appelant une réponse rassurante. — Non, Domnikiia, mentis-je. Ni Bonaparte ni la peste ne pourront jamais s’avancer jusqu’à Moscou. Mais j’avais pu constater moi-même à quelle vitesse les Français tout comme le fléau pouvaient voyager. Et ce qui finit par effectivement arriver se révéla bien plus terrible que ces deux périls. Lorsque je rejoignis ma chambre, un paquet m’y attendait. Il venait de mon épouse. La plupart des nouvelles de la lettre l’accompagnant étaient depuis longtemps dépassées, mais dans le paquet se trouvait aussi une petite icône ovale du Christ, montée sur une chaîne en argent. Dans sa lettre, Marfa expliquait qu’elle avait entendu des histoires selon lesquelles Bonaparte était l’Antéchrist, et elle me demandait de porter l’icône pour me protéger. Je ressentis un frisson de culpabilité. Jusqu’à présent, je n’avais pas eu besoin de la moindre protection contre les balles françaises, mais je ne m’étais pas trouvé protégé contre la tentation. J’embrassai l’image, par habitude, puis je passai la chaîne autour de mon cou, peut-être dans l’espoir que celle-ci me tiendrait à l’écart de toute nouvelle rencontre avec Domnikiia, ou avec l’intention d’apaiser ma culpabilité future. L’essentiel de la lettre ne présentait aucun élément d’intérêt particulier, simplement des informations générales en provenance de Pétersbourg. La fille de Vadim, Yelena, était toujours enceinte et en bonne santé. Toutes nos connaissances se portaient bien, mais s’inquiétaient de la guerre et voulaient mon opinion sur ce qui allait se passer. La partie de la lettre que je lus encore et encore concernait notre fils, Dimitri. Elle ne présentait rien de spécial, juste la description détaillée par une mère du comportement de son fils. Il allait avoir six ans dans quelques mois et j’avais probablement passé moins du tiers de sa vie en sa compagnie. Il en allait de même pour tant d’enfants de soldats. Je fus heureux de lire qu’il demandait souvent quand j’allais rentrer ; heureux de savoir qu’il se souvenait même de mon existence. Nous l’avions appelé Dimitri d’après Dimitri Fétioukovitch. Sept ans auparavant, Dimitri Fétioukovitch n’était pas l’être cynique et dur que je connaissais aujourd’hui. Combattre contre les Turcs l’avait, d’une certaine façon, changé, mais je n’avais jamais su précisément ce qui lui était arrivé. Il ne sut pas davantage ce qui m’était arrivé ; personne ne le sut, pas même Marfa. J’avais rencontré Dimitri pour la première fois en juin 1805. Il était passionné, radical et optimiste, comme tant d’autres jeunes Russes éduqués l’étaient à cette époque, ayant entendu parler des libertés dont les hommes jouissaient à l’ouest. Malgré le soutien affirmé du tsar à la nouvelle coalition contre Bonaparte, nos troupes furent lentes à passer à l’action. Dimitri et moi nous étions tous deux portés volontaires pour des missions de reconnaissance et nous avions passé de nombreuses heures ensemble à observer et évaluer les mouvements ennemis, sans pour autant que nos forces engagent les Français de front. L’Angleterre – grâce à Nelson – combattait mieux en mer que sur terre et donc, tout au long de cet automne, l’Autriche fut livrée à elle-même pour faire face à l’avancée française, avec peu de succès. La capture grotesque de dizaines de milliers de soldats autrichiens à Ulm fut l’apogée de leur incompétence. Nous autres Russes devions entrer en action cet hiver à Austerlitz, une bataille de plus de 150 000 hommes. Mais Austerlitz en soi ne devait pas être notre première bataille. La nuit précédente, Vadim nous réunit tous. C’était notre plus dangereuse mission à ce jour. Vadim nous conduisit loin derrière les lignes françaises, pour que nous puissions faire une reconnaissance de dernière minute de leurs positions. Nous fûmes repérés et attaqués par quinze Français environ et, nous n’étions que quatre seulement. Nous aurions dû prendre une raclée, mais nous étions tous de solides combattants à l’épée. Nous nous tînmes tous quatre côte à côte, tailladant et repoussant violemment nos assaillants français, rendus tellement indolents par la supériorité de leurs fusils qu’ils avaient oubliés comment l’on devait se servir d’un sabre. J’en avais déjà abattu deux lorsqu’un coup porté par la poignée d’une troisième épée me fit tomber à terre. Je vis un sabre français levé au-dessus de moi, immobile, prêt à porter un coup final et fatal, lorsque Dimitri se jeta en travers de sa trajectoire. La lame ricocha sur son bras levé et lui trancha la joue droite. Je sentis son sang m’éclabousser le visage, mais la blessure ne sembla pas le ralentir. Il taillada le ventre du soldat français, puis lui porta une estocade mortelle au cou. Entre-temps, je m’étais remis sur mes pieds. Je sais que d’autres fois, dans d’autres batailles, mes camarades m’avaient sauvé la vie et je suis sûr d’avoir sauvé la leur ; dans le feu de l’action, on n’a pas le temps de s’interrompre. Mais, en cette occasion, ce fut mon cas et l’action courageuse de Dimitri a toujours revêtu une importance particulière à mes yeux. Avec Vadim, Dimitri – toujours féroce malgré ses blessures – et moi pour leur tenir tête, les Français survivants battirent bientôt en retraite. Ce n’est qu’alors que nous comprîmes qu’ils avaient fait prisonnier Maxime et l’avaient emmené avec eux. Nous espérions qu’il était prisonnier : on ne voyait absolument aucun cadavre. La capture de Maxime pesa lourdement sur la conscience de Vadim en particulier. Maxime n’avait alors que dix-huit ans et Vadim se sentait responsable d’avoir embarqué un garçon inexpérimenté dans une telle mission. Mais nous n’avions pas le temps de nous offrir le luxe du regret. Le jour suivant eut lieu la bataille d’Austerlitz elle-même – une humiliation pour l’Autriche et la Russie, et peut-être le plus grand triomphe de Bonaparte. Dimitri, Vadim et moi étions tous les trois sous le commandement ultime du général Booksgevden. Nous faisions partie des forces qui devaient prendre le village de Telnitz et, à partir de là, virer à droite pour encercler le flanc de Bonaparte. La capture du village fut relativement simple, mais il devint vite clair que nous risquions d’être nous-mêmes encerclés. Nous ne pouvions que tenir notre position et attendre d’autres ordres. Ailleurs sur le champ de bataille, les combats faisaient tout autant rage. Le givre et la neige légers – desquels nous, Russes, sinon nos alliés autrichiens, aurions dû être familiers – donnaient un avantage supplémentaire à Bonaparte. Peut-être le givre n’était-il pas aussi sévère et la neige pas aussi profonde que ce à quoi les Russes sont habitués. L’après-midi était déjà bien engagé lorsque nous reçûmes enfin l’ordre de battre en retraite. Le terrain derrière nous était une masse de tourbières et de lacs, mais au moins le froid les avait fait geler. J’étais depuis longtemps séparé de Vadim et Dimitri et j’avais abandonné mon cheval ; avec des centaines d’autres, j’étais à mi-chemin sur la surface gelée du lac Satschan lorsque atterrit le premier des « boulets rouges » français, ces boulets de canon chauffés avant d’être tirés afin de faire fondre la glace à l’impact. Tout autour de moi, des hommes chutaient dans l’eau glaciale. Sous mes pieds, à travers la glace, je vis dériver des corps ; des vivants même, leurs mains engourdies cherchant un chemin vers la surface le long des plaques vitreuses au-dessus d’eux. Je tentai de tirer ceux que je pouvais sur les plaques de glace brisées, mais ce n’était pas facile. Je finis par tomber moi-même et parvins in extremis à saisir un morceau de glace flottante avant de me hisser dessus. Je disposais encore, à l’époque, de tous mes doigts. J’ignore aujourd’hui si je serais en mesure de réitérer un tel exploit. La peur m’étreignit. J’abandonnai toute tentative visant à aider mes compagnons à s’extraire de l’eau et je me concentrai sur l’unique tâche consistant à me rendre sur l’autre rive du lac. Je sautai d’un bloc de glace émergée à l’autre, le mouvement constant étant d’une certaine façon plus stable que la lente prudence dont j’avais auparavant fait preuve. S’il y avait déjà d’autres hommes en équilibre précaire sur ces mêmes plaques de glace, je ne les remarquai pas ; mon unique objectif était de traverser le lac et de rejoindre la terre ferme. Je réussis, mais me retournai pour contempler la scène d’horreur à laquelle je venais tout juste d’échapper : des hommes chancelants, tombant de la glace instable dans l’eau, puis essayant de nager vers la rive entre les cadavres noyés et gelés de leurs camarades. C’était une scène d’hiver qui allait me faire abhorrer cette saison à tout jamais. Deux jours après la bataille, je découvris que Vadim et Dimitri s’étaient tous deux échappés sans encombre de Telnitz, comme moi. Le même jour, les Autrichiens sollicitaient la paix auprès de Bonaparte. Il fallut un an et demi à la Russie pour faire la paix avec la France, bien qu’il s’agisse d’une paix temporaire et uniquement stratégique. Les deux empereurs se rencontrèrent sur une embarcation sur le fleuve Niémen à Tilsit, près de la frontière russe, et le Tsar Alexandre Ier réussit à faire croire à Bonaparte que la Russie allait se coucher pour de bon et laisser la France régner sur le continent tout entier. Après l’armistice eurent lieu les dernières étapes d’échange formel des prisonniers, et Max revint le sourire aux lèvres. Quelques mois auparavant, des soldats avaient été libérés, mais il n’avait pas eu la chance d’en être. Les Français étaient dans leur droit de conserver quelques prisonniers jusqu’à ce qu’une paix définitive soit signée. Max ne semblait pas leur en tenir rigueur. La blessure sur la joue de Dimitri guérit pour laisser une cicatrice marquée, qu’il dissimula en se laissant pousser la barbe. Peu après Austerlitz, j’étais revenu à Pétersbourg pour épouser ma dulcinée, Marfa. Je la connaissais depuis presque aussi loin que remontaient mes souvenirs. Son père et le mien étaient tous deux des tchinovniki, des responsables gouvernementaux au Collège industriel. Le sien avait atteint le rang de conseiller titulaire, tandis que le mien était un secrétaire collégial, un échelon plus bas dans l’échelle bureaucratique. Ils avaient passé le grade qui leur conférait une noblesse personnelle et se donnaient jovialement du « Votre Noblesse » l’un à l’autre, de même qu’à toute autre personne amenée à les rencontrer. Mais aucun d’eux n’avait atteint cet honneur supérieur qu’est la noblesse héréditaire et, ainsi, leurs enfants devraient assurer leur propre élévation par le biais de leurs réalisations propres ; moi par mes efforts, Marfa par le mariage. Et pourtant, l’idée qu’elle épouserait Alexeï Ivanovitch Danilov ne semblait avoir traversé l’esprit de personne, le mien encore moins que celui des autres. Ce fut très soudainement, quelques jours seulement avant ma mobilisation pour l’Autriche, que je me rendis compte à quel point elle était belle. Ce n’était pas l’avis de tous, mais, alors que nous parlions, au cours d’une réception dans la maison de ses parents, je la vis subitement sous un jour différent. Je ne saurais dire ce qui en fut la cause, mais je lui demandai à cet instant et en ce lieu de m’épouser. Plus tard, elle me raconta qu’elle m’aimait depuis des années et que, ce jour-là, sa mère et elle avaient passé des heures à apprêter ses cheveux et à la maquiller dans l’espoir de m’attirer. Je ne lui en voulus jamais – j’étais flatté – et jamais ne le regrettai. Lorsque notre fils unique naquit moins de dix mois après notre mariage, ce fut Marfa qui suggéra de le nommer Dimitri, d’après l’homme qui m’avait sauvé la vie. Au cours des quelques années qui suivirent, nous quatre nous retrouvâmes souvent, mais nous n’avions pas combattu ensemble depuis longtemps. Dimitri et moi affrontâmes les Turcs sur le Danube (où il faisait chaud), mais séparément. Vadim était en Finlande (où il faisait froid). Je ne sus jamais exactement ce que fit Max. En 1812, nous nous étions tous préparés à combattre une nouvelle fois Bonaparte. J’avais acquis le droit héréditaire d’être appelé «Votre Haute Noblesse », mais je préférais de loin l’adresse militaire de « capitaine ». J’étais stationné dans l’ouest de la Russie, en tant qu’élément de la première armée, sous le commandement du général Barclay de Tolly, le long de la frontière avec le grand-duché de Varsovie. À ma grande joie, Dimitri et Max étaient tous deux également là. Bonaparte choisit d’interpréter notre présence comme une menace et, par conséquent, déversa ses troupes dans le duché. Alexandre Ier avait exigé que Bonaparte retire ses troupes en deçà du Rhin. Il ne s’attendait pas vraiment que les Français se plient à ses exigences et, de fait, rien ne se concrétisa dans ce sens. Le 12 juin, Bonaparte traversa le Niémen. Ce faisant, il franchit également le Rubicon – les troupes françaises étaient désormais en terre russe et Alexandre Ier jura qu’il ne daignerait communiquer avec Bonaparte avant leur retrait. Mais le retrait ne faisait pas partie de la stratégie de Bonaparte ; pas à cette époque, en tout cas. Quatre jours plus tard, il était à Vilna et, dans les jours et semaines qui suivirent, les villes tombèrent, les unes après les autres sur la longue route menant à Moscou, sous son joug. Après avoir pris Vilna, il y eut une crainte générale qu’il puisse s’avérer impossible à arrêter, et toutes sortes de projets non conventionnels virent le jour pour trouver un moyen de le vaincre. Vadim porta volontaire notre groupe ainsi que sa personne et c’est ainsi que la vieille équipe fut reconstituée, même si nous n’accomplîmes pas grand-chose jusqu’à notre défaite à Smolensk. Barclay de Tolly nous fit alors appeler, ainsi qu’un certain nombre d’autres petits groupes similaires. Il savait qu’il allait être sous peu remplacé, au poste de commandant en chef, par le général Koutouzov et que ce dernier choisirait de tenir une position avant que les Français atteignent Moscou. Barclay expliqua ce qu’avait été son plan – très différent de celui de Koutouzov, mais un plan qui, comme le temps viendrait à le prouver, aurait été approprié. L’allure des deux hommes était aussi distincte que leurs tactiques. Barclay avait seize ans de moins que Koutouzov, mais cela seul ne pouvait justifier leurs disparités physiques. Il était mince, ses yeux et son sourire révélaient sa sagesse mais cachaient sa ruse. Son crâne chauve lui conférait une apparence de maturité. Habituellement, son discours était clair et direct mais, là, sa façon de décrire son plan semblait presque se moquer du style précieux de Koutouzov. —Avez-vous déjà vu des enfants jouer sur la plage ? nous avait demandé Barclay. (Son accent ne révélait en rien ses origines écossaises, mais indiquait son éducation germanophone.) Ils peuvent faire face à la plus haute vague sans crainte, même si elle fait dix fois leur taille. Comment ? Ils remontent tout simplement sur la plage. Ils se retirent à la même vitesse que les vagues. À chacun de leurs pas, la vague les suit et devient plus faible. S’ils demeurent sur leur position, ils découvriront que la vague est beaucoup trop puissante pour eux et qu’elle les noiera. Mais s’ils remontent calmement sur la plage, la vague devient plus faible et plus petite, jusqu’à pouvoir à peine leur chatouiller les orteils. La France est une grande vague, messieurs, mais la Russie est une très grande plage. » Notre plan est donc de ne rien faire. Les Français vont découvrir qu’ils ont déjà bien assez de mal pour se nourrir, sans que nous ayons à sacrifier de vies russes dans une tentative de les faire partir. Mais le général Koutouzov me dit que, si l’inaction est un bon plan, l’action doit être une meilleure idée encore. Il a l’intention de faire face à Bonaparte en confrontation directe, quelque part en amont de Moscou. Pour le moment, nous ne savons pas encore où. Votre rôle consiste à vous assurer que, quels que soient l’endroit et la date de cette confrontation, les Français soient déjà affaiblis. Passez derrière leurs lignes. Perturbez leur approvisionnement. Forcez-les à surveiller leurs arrières. Faites paraître cette plage encore plus grande qu’elle ne l’est en réalité. Ses paroles étaient sensées et correspondaient parfaitement au genre de travail qui était, nous le savions, notre spécialité. Immédiatement, nous avions tous les quatre chevauché pour revenir à Moscou. Je me rendis compte que Dimitri devait avoir fait appeler ses amis bien longtemps avant cette rencontre avec le général Barclay. Il semblait confiant dans leur arrivée. Je pliai la lettre de Marfa et la déposai dans un tiroir. J’étudiai une fois encore l’icône qu’elle m’avait envoyée. Les yeux bienveillants du Sauveur n’exprimaient aucune condamnation des heures passées avec Domnikiia. Avant de partir, je m’observai dans le miroir. Mon propre regard n’était pas aussi bienveillant. Durant cette semaine-là, je passai beaucoup de mon temps à discuter avec Max, ainsi qu’avec les autres. Désormais, Max me rappelait Dimitri à l’âge où j’avais fait sa connaissance : plein d’idées, plein d’humour. Dimitri avait toujours de l’humour, mais il était principalement dirigé contre les idées d’autrui. Dimitri était à peine plus âgé que moi, mais il donnait l’impression d’avoir étudié la moindre idée ayant jamais vu le jour et d’avoir conclu qu’elles n’étaient toutes que des bêtises. Pour une raison inconnue, le sujet du jeune fils de Bonaparte, le dénommé « roi de Rome », fut mis sur le tapis. — Je ne vois pas pourquoi il a besoin d’un fils. Politiquement, je veux dire, exposa Vadim. Il avait une femme qu’il aimait, mais il l’abandonne pour cette Marie-Louise, qu’il n’aime pas, dit-on, juste pour avoir un fils et héritier. Je ne pus m’empêcher de voir, dans les mots de Vadim, une sorte de parallèle avec ma propre vie. J’avais un enfant que j’aimais et une femme que je devais aimer, et je m’en avais été voir une prostituée qui, hasard ou coïncidence, ressemblait à Marie-Louise. J’étais sûr que cette idée était fort éloignée des pensées de Vadim mais, comme en toute situation similaire, je pris part à la conversation avec verve avant que quiconque puisse remarquer ma culpabilité. — C’est une épée à double tranchant, dis-je. Il a peut-être établi une dynastie, mais ce qui est bon pour la dynastie ne coïncide pas forcément avec ce qui est bon pour le fondateur. L’avenir de la France est désormais assuré, même si Bonaparte meurt, et donc la France a moins besoin de protéger Bonaparte. Regardez ce qui est arrivé au père de notre propre tsar. — Mais il était fou, glissa Vadim. — Lorsque les Anglais ont un roi détraqué, dit Max, ils nomment un régent. Lorsque nous avons un roi dément, nous le confinons dans sa propre chambre. — Max ! le mit en garde Vadim avec un grognement. Personne ne savait véritablement ce qui était arrivé au Tsar Pavel, mais il était toujours préférable de ne pas répéter les rumeurs, même les plus répandues. — Cela montre juste à quel point le roi d’Angleterre est inutile, dit Dimitri. — Mais c’est leur force, poursuivit Max. Qui étaient les grands hommes anglais ayant fait face à Napoléon ? Pitt ? Nelson ? Morts, tous les deux. Et pourtant l’Angleterre continue à se battre. Mais si Napoléon mourait, la France poursuivrait-elle le combat ? C’est pour cela que Napoléon se doit de fonder une dynastie, jusqu’à ce que la France soit assez forte pour que l’empereur devienne aussi insignifiant qu’un roi d’Angleterre. — Ou qu’un tsar russe ? demandai-je avant que quiconque puisse prendre la parole. De la part de Vadim, cela aurait semblé être une accusation de trahison ; de Dimitri, une incitation à celle-ci. — Au fait, avez-vous entendu parler de ces morts au sud ? demanda Max, changeant abruptement de sujet. Toutes le long du Don, et au nord jusqu’à Voronej. On pensait que c’était la peste, mais maintenant les histoires sont en train de changer. Il y avait peu de chose dans le récit de Max que je n’avais déjà entendu, mais je me demandai où il avait pu recueillir ces rumeurs. Il ne me fallut pas longtemps pour le découvrir. Un peu plus tard ce jour-là, je rendis visite à Domnikiia. Comme j’entrai dans l’établissement, je tombai par hasard sur Max qui sortait. Il était gêné. — Maxime Serguéïevitch ! dis-je. Je suis surpris. Je pensais que ce genre de choses ne t’intéressait pas. — Cela ne m’intéresse pas plus que manger ou respirer, répondit-il discrètement. Mais on doit bien faire ces choses. (Il sourit lorsque nous réalisâmes tous les deux qu’en tant qu’homme marié j’aurais dû être plus embarrassé que lui. Il n’y avait aucune moquerie dans son expression, juste une compréhension de l’ironie.) Je comprends pourquoi tu apprécies tant Dominique. S’il te plaît, n’en parle pas à Vadim et Dimitri. Il s’en fut. Si n’importe qui d’autre avait tenu ces propos au sujet de Dominique, ils auraient été à double sens – pleins de défi et de rivalité – mais, venant de Max, ils pouvaient être pris au pied de la lettre. Il avait dit cela comme il aurait pu dire : « Je comprends pourquoi tu apprécies tant la vodka.» Il y a bien assez de vodka pour tous, alors qui pourrait être jaloux de devoir partager ? Mais pour moi, ces mots étaient dévastateurs. Ma seule consolation, relativement désespérée, était qu’il l’avait appelée Dominique et non Domnikiia. Je dus attendre Domnikiia, arrivant comme je l’avais fait si rapidement après son client précédent. J’aurais pu voir l’une des autres filles, pour montrer à quel point cela m’importait peu. Le problème était que cela m’importait. Je dus être très froid. Nous étions allongés, côte à côte plutôt que dans notre habituelle étreinte silencieuse suivant l’amour. — Vous allez bien, Liocha ? demanda-t-elle. — S’il te plaît, ne couche pas avec Max. C’était une requête assez simple, mais elle eut une réaction furieuse. Elle bondit hors du lit et fulmina à travers la chambre. Sa colère m’était incompréhensible. — Qui diable êtes-vous donc pour me demander cela, Alexeï ? Je ne suis pas un serf. Vous ne me possédez pas – vous me louez. Vous me payez pour une heure, vous m’avez pour une heure. Je suis à vous. Tout ce que vous demandez, je le fais. Vous me payez pour vingt-trois heures, je le fais pour vingt-trois heures. Mais cette dernière heure de la journée reste à moi, et je coucherai avec Bonaparte lui-même s’il paie. (Elle fit une pause, un moment perdu dans sa colère.) Je ne dis pas que c’est bien de tuer les Français mais, s’il vous plaît, Alexeï, ne tuez pas ce Français en particulier, ou celui-là, ou bien tuez les Français mais laissez les Turcs tranquilles. C’est un travail. Si vous choisissez ce travail, vous ne pouvez pas choisir les morceaux que vous préférez. (Elle s’assit et se calma un peu.) Vous devriez partir, maintenant ; j’ai d’autres clients à voir. — Puis-je te voir demain ? — C’est mon travail ; je ne peux pas vous en empêcher, dit-elle sèchement. (Puis elle sourit à l’ironie de ses paroles.) Vous n’avez donc pas écouté ce que je viens de dire ? Je quittai le bâtiment ravi. Je l’avais mise en colère. À chaque conversation que nous avions eue, elle avait gardé son calme – ce qu’elle disait pouvait être vrai, ou ce pouvait être tout simplement ce que j’avais envie d’entendre. Nous le savions tous les deux et cela faisait partie du jeu. Mais là, d’une certaine façon, je l’avais touchée. Elle avait révélé une partie d’elle-même, petite mais authentique, et quelle personnalité puissante et éloquente elle avait montrée ! Mais il me restait encore une petite affaire à régler. — S’il te plaît, ne couche pas avec Dominique, demandai-je ce soir-là à Max tandis que nous marchions seuls. Il y a plein d’autres filles là-bas parmi lesquelles tu peux choisir. Max sembla brièvement surpris, mais il ne protesta pas. — D’accord. (Il réfléchit un moment, estimant qu’il ne pouvait en rester là.) Elle est très agréable, mais je suis sûr qu’elles le sont toutes. Nous poursuivîmes notre chemin quelques pas encore, jusqu’à ce que Max rompe le silence. — Nous parlons de toi, tu sais. — Nous ? — Dominique et moi, répondit-il. Il m’en parlait, je crois, pour être affable – pour me flatter –, mais cela ne parvint qu’à m’inspirer les images les plus étranges et les plus désagréables, ainsi que, par quelque cheminement insondable, des souvenirs de l’histoire d’Œdipe. — Grands dieux, Max, non ! Restes-en là. N’en parle pas. Tu as dit que tu ne la verrais plus. C’est amplement suffisant. Certains sujets ne nécessitent vraiment pas d’être évoqués. Je m’éloignai d’un pas énergique et m’en retournai vers ma chambre, m’assis et rédigeai une lettre à Marfa. Presque tout ce que j’écrivis était faux et je la déchirai donc. Le jour suivant, les choses semblaient être revenues à la normale entre moi et Domnikiia ; mieux qu’à l’accoutumée même. Je présumai que toute l’histoire était oubliée. — Max est venu aujourd’hui, mais il est allé avec Margarita. — D’accord, répondis-je prudemment, me demandant où cette conversation se dirigeait. — Il est bon avec vous. Il vous respecte. — Cela te satisfait ? — Que votre ami vous rende un service lorsque vous le lui demandez ? Pourquoi ne serait-ce pas le cas ? — Cela signifie-t-il donc que tu n’es pas mon amie ? — Voulez-vous que je le sois ? demanda-t-elle en me regardant droit dans les yeux. Je réfléchis un moment à ma réponse, mais elle poursuivit avant que j’aie pu dire un mot. — C’est soit l’un, soit l’autre. J’eus un froncement exagéré des sourcils, puis je souris. — C’est raisonnable. (Puis je changeai de sujet.) Max m’a raconté qu’il y avait d’autres histoires sur ce fléau qui remonte le Don. — C’est vrai. Seulement ce n’est pas la peste et ce n’est pas uniquement le long du Don. — Comment sais-tu que ce n’est pas la peste ? demandai-je. — La façon dont ils meurent. Ce ne sont que des rumeurs. Certains racontent que leurs gorges sont tranchées, d’autres qu’ils ont été étranglés, d’autres encore qu’ils ont été attaqués par des animaux. Une des histoires dit que les Français ont envoyé des saboteurs pour nous attaquer par le sud. Cela semblait peu probable, mais cela ressemblait également quelque peu à ce que Vadim, Dimitri, Max et moi avions reçu l’ordre de faire contre les Français. — Comment sais-tu tout cela ? — De nombreux commerçants viennent de Toula à Moscou, en laissant leurs épouses en sécurité à la maison. Ou pas tant que cela, vu qu’il y a maintenant eu des morts à Toula même. — À Toula ? — Oui. J’ai regardé tous ces lieux sur une carte. Ils suivent le Don. Rostov, Pavlovsk, Voronej. (Elle se tourna vers moi et sourit.) J’ai aussi regardé Pétersbourg. Est-ce une ville agréable ? — Pas aussi agréable qu’ici, dis-je, quelque peu dédaigneusement, mais j’étais trop préoccupé par ce qu’elle disait. Et tu dis que cela a atteint Toula ? — Aujourd’hui quelqu’un a mentionné Serpoukhov ; je n’ai pas encore regardé où cela se trouve. — Serpoukhov ? (J’étais choqué.) Ce n’est qu’à quatre-vingts verstes environ d’ici. — Vraiment ? Es-tu inquiet ? Je tentai d’être rassurant. — Non, pas vraiment. Ce ne sont que des rumeurs. Tu sais comment sont les paysans : quelqu’un attrape un rhume, et c’est la peste qui se déclare. Mais, en la quittant, je ressentais encore moi-même le besoin de m’en convaincre. Toutes mes préoccupations furent toutefois rapidement repoussées au second plan. Ce soir-là, les Opritchniki arrivèrent. Chapitre 3 Ils étaient treize en tout. J’étais dans ma chambre, en train d’écrire à Marfa, lorsque j’entendis frapper à la porte. C’était Max. — Ils sont là. Dans la faible lumière fournie par la lampe à huile de Max, je vis une silhouette de haute taille que je supposai être leur chef, saluant Dimitri de l’accolade chaleureuse d’un vieil ami – une accolade que Dimitri ne lui rendit pas tout à fait. C’était un homme impressionnant. Son âge pouvait se situer n’importe où entre cinquante et soixante-dix ans. Son front bombé était souligné par d’épais sourcils broussailleux surmontant un nez fin et aristocratique. Ses narines arquées étaient presque cachées par une longue moustache d’un gris acier sombre, qui contribuait à lui donner un air général de négligence. Sa moustache, tout comme ses cheveux, était taillée de façon irrégulière, peut-être à cause de l’absence de miroir durant son long voyage. L’apparence générale de noblesse déchue par des temps difficiles me rappela les aristocrates français en fuite qui avaient commencé à arriver à Pétersbourg durant ma jeunesse. Dimitri le présenta à tour de rôle à chacun de nous. Ses réactions semblaient à la fois imiter et amplifier les propres attitudes de Dimitri. Envers Vadim, il montra du respect et, sans le moindre signal explicite tel qu’un salut ou un claquement des talons, il s’adressa à lui comme un vieux militaire à un autre. Envers Max, il fut presque dédaigneux. Lorsqu’il s’approcha de moi, il me saisit la main d’une poigne ferme et me donna une tape dans le dos. Je remarquai ses doigts larges et courts, ses ongles grossiers et sales qui contrastaient avec son attitude raffinée. — Alexeï Ivanovitch, je suis très heureux de vous rencontrer enfin, dit-il avec un large sourire. Comme il fallait s’y attendre, nous parlions tous en français. Aucun de nous ne comprenait la langue de son pays et il n’y avait aucune raison de supposer que lui ou aucun autre sache parler le russe – à cet égard, ils avaient quelque chose en commun avec une bonne partie de la noblesse russe. — Dimitri Fétioukovitch m’a souvent parlé de vous lorsque nous avons combattu côte à côte contre les Turcs, poursuivit-il. Son ami est mon ami. De notre côté, les présentations étaient terminées et l’étranger se tut. Vadim fut le premier à parler. — Pardonnez-moi, dit-il, mais nous n’avons toujours pas entendu votre nom. — Mon nom ? répondit-il, comme surpris à l’idée même qu’il puisse avoir un nom. Je jetai un regard en biais à Dimitri, qui devait certainement connaître le nom du visiteur, mais il fixait le sol comme s’il était embarrassé. — Mon nom est Zmiéïévitch, annonça l’étranger avec une soudaine résolution. Ce n’était pas un véritable nom russe, bien que quelque part au fond de mon esprit il entra en lointaine résonance avec des souvenirs de mon enfance. Littéralement, la signification en était simple : « le fils du serpent ». Je pouvais seulement deviner qu’il s’agissait d’une traduction directe de son nom dans sa propre langue. Il nous suivit dans la pièce privée de l’auberge que nous utilisions toujours pour nos réunions. Alors qu’ils entraient, groupés, derrière lui, je pus pour la première fois apercevoir réellement ses douze compagnons. S’il avait les manières d’un officier ayant connu des jours meilleurs, eux me paraissaient être des hommes ne s’étant jamais élevés hors du caniveau. Tous étaient débraillés et vêtus sans style ou, au mieux, dans le style des paysans. Traînant des pieds, voûtés, ils pénétrèrent dans la pièce en évitant le moindre contact visuel. Ils auraient pu être pris pour une bande de détenus, sauf que leur incapacité à lever les yeux vers nous n’était pas due au respect ou à la peur, mais simplement à une absence totale d’intérêt pour notre existence. Bien qu’ils ne soient pas grands, tous avaient une constitution trapue et râblée. Je les aurais craints dans un concours de force, mais pas dans une joute d’esprit. Ils n’étaient pas du genre auquel on s’attend dans le mess des officiers. Seul le dernier des douze montra quelque intérêt pour son environnement. Il était plus grand que les autres, même s’il ne l’était pas autant que son chef, et il se distinguait par sa longue chevelure blonde. Les autres avaient tous les cheveux coupés court, sans doute pour réduire le nombre de poux qui, j’en étais sûr, les auraient autrement infestés. Lorsque ce dernier homme entra, il parcourut rapidement la pièce du regard, évaluant son environnement et analysant rapidement les visages des quatre officiers russes qu’il rencontrait pour la première fois. Puis ses yeux s’abaissèrent et il s’assit, adoptant la même posture intimidée que ses camarades avaient arborée tout du long. Max murmura un seul mot à mon oreille : « Opritchniki ». Malgré leur manque de caractère, il planait toujours autour d’eux un sentiment de menace qui justifiait, Max pouvait le voir autant que moi, la description initiale de Dimitri. Zmiéïévitch était resté debout et entreprit de parler dans un français très précis mais très formel et étrangement accentué. Sa voix avait un côté ténébreux et paraissait provenir non de sa gorge, mais des profondeurs de son torse. Quelque part en lui, c’était comme si des meules géantes frottaient l’une contre l’autre ou comme si l’on déplaçait lentement le couvercle d’un sarcophage de pierre pour l’ouvrir. — Je réitère mes salutations à vous, amis anciens et nouveaux. Salutations à vous, Vadim Fiodorovitch (tout en parlant, il se tourna et s’inclina brièvement vers chacun de nous), à vous, Maxime Serguéïevitch, à vous, Alexeï Ivanovitch, et, naturellement, à vous, le plus cher de nos amis, Dimitri Fétioukovitch. Dimitri Fétioukovitch et moi, ainsi que certains de nos amis ici présents, dit-il avec un geste sans grâce de la main vers les douze personnages assis autour de lui, avons combattu ensemble pour la première fois il y a de cela quelques années contre le vieil ennemi de l’est. Les Turcs ont été un ennemi de votre Russie bien-aimée depuis plus longtemps qu’aucun de vous ne peut s’en souvenir, et les premières et célèbres batailles de ma propre jeunesse, désormais bien lointaine, visaient à défendre mon pays contre ces mêmes envahisseurs païens. Mais maintenant, la menace qui pèse sur nous tous vient d’un endroit qui aurait été, autrefois, le plus inattendu pour nous : l’ouest. » Si le Turc païen, poursuivit-il, feignant d’ignorer l’onde de mouvement que la mention du mot « païen » suscita parmi les douze acolytes, manifestement pieux, ne peut être blâmé pour son hérésie, l’ayant apprise de son père et lui-même la tenant de son propre père, Bonaparte a conduit son pays vers un abandon du Christ que cette nation a longtemps connu et aimé. Je sentis que Max était sur le point de commenter l’exactitude de cette affirmation et je lui pressai le bras pour lui faire garder le silence. Ce n’était pas un débat de bonne société et son intervention ne serait pas considérée comme appropriée. Même ainsi, cela me surprit tout autant que Max de voir que Zmiéïévitch tentait de transformer cela en conflit religieux. Il me parut presque qu’il protestait trop. — Ainsi, nous devons maintenant faire face à l’ennemi commun, continua Zmiéïévitch. Vous autres Russes vous êtes battus plus courageusement contre Bonaparte que n’importe qui en Europe et, croyez-moi, je n’ai aucun doute, aucun (il ferma les yeux et secoua vigoureusement la tête ; il commençait à s’apprécier dans ce rôle d’orateur public) que vous allez poursuivre dans cette voie. Je vous amène seulement douze hommes. De bons hommes – des hommes forts, et pourtant je me sens honteux, honteux qu’ils soient si peu. La rhétorique atteignait une exagération presque insupportable. Je jetai des regards alentour à mes amis. Dimitri était affalé sur sa chaise, s’efforçant tant bien que mal d’arborer l’indifférence d’un homme qui avait entendu tout cela auparavant. Max était penché en avant, écoutant attentivement. Si je l’avais moins bien connu, j’aurais pu croire qu’il était un fervent admirateur de la personnalité qui s’adressait à nous mais, en réalité, je savais qu’il buvait la moindre parole uniquement pour pouvoir ensuite l’analyser, la disséquer et la démolir le moment venu. À ma grande surprise ce fut Vadim qui, ayant accroché mon regard, se mordait le doigt, tentant de réprimer son rire. Vadim, qui avait en son temps débité tant de platitudes grotesques comparables, qui avait écouté avec ravissement les discours de tant de généraux russes, qui était le seul qui pouvait percer aussi rapidement la futilité de ce vain Valaque. — Ce sont des hommes réservés, poursuivit Zmiéïévitch avec un soupçon d’émotion dans la voix. Des hommes de vertu, des hommes de valeur, des hommes solides. Oui, mais aussi des hommes d’honneur. Ils peuvent accomplir de grands actes, des actes… oserai-je dire ? d’héroïsme mais, pour des raisons que je ne puis expliquer, ils préfèrent que leurs véritables noms demeurent secrets. Voici donc les noms par lesquels vous les connaîtrez : Piotr. Andreï. Ioann. À chaque appel d’un pseudonyme, l’homme en question hochait brièvement la tête, mais ils maintinrent toutefois la même absence d’intérêt, la même apparente conviction que cette réunion tout entière était une inutile distraction les détournant d’une cause supérieure dans laquelle ils s’embarquaient. — Filipp. Varfolomeï. Matfeï. Les noms qu’il avait choisis étaient russes, et l’accent avec lequel il parlait notre langue était encore moins convaincant que celui qu’il avait lorsqu’il parlait français. Néanmoins, après trois noms seulement, j’avais compris que les surnoms choisis étaient tout simplement les noms des douze apôtres. Au bout de six noms, je pense que même le moins religieux d’entre nous avait compris. Là encore, le christianisme laborieux semblait davantage destiné à railler qu’à glorifier. — Simon. Iakov Zevedaïinitch. Iakov Alfeïinitch. Vadim commença à tousser, ce qui, je le devinai, servait à étouffer son rire. — Foma. Faddeï. Iouda. Lorsque le nom de Foma fut appelé, je notai un échange de regards entre l’individu en question et certains de ses camarades. Je pouvais imaginer la scène au cours de laquelle ces noms avaient été attribués ; Piotr, Simon, Matfeï et la plupart des autres satisfaits de leurs noms, mais Foma devant avoir l’impression d’avoir tiré la courte paille, ne voulant pas être le Foma du groupe – celui qui ne croit que ce qu’il voit. J’aurais pu également croire qu’il y avait eu quelques dissensions sur le récipiendaire du nom « Iouda » mais, parmi ces hommes, je pouvais voir que ce serait un honneur plutôt qu’une disgrâce de se voir décerner le nom du traître. Iouda était le grand homme blond que j’avais remarqué précédemment. — Je ne peux que me désoler, continua leur chef, d’être trop vieux et trop fatigué moi-même pour me joindre à ces douze hommes courageux. Vous pouvez douter (et ses yeux tombèrent sur Max qui, j’en étais sûr, doutait effectivement de ce qu’il allait dire, quoi que ce soit) qu’un nombre aussi réduit puisse faire beaucoup. Mais, croyez-moi, ils possèdent ce qu’il faut. Ils ont le désir – la soif – de réussir. L’un des Opritchniki, Matfeï je crois – bien que je ne sois pas encore accoutumé à leurs noms – émit un commentaire dans sa propre langue indéchiffrable. Je soupçonne qu’il était lié au mot « soif ». Onze d’entre eux rirent de bon cœur, comme des soldats à l’écoute d’une blague salace, certains ne la comprenant pas, d’autres ne la trouvant pas drôle, mais riant tous parce qu’ils y étaient obligés. Seul Iouda était différent. Il ne rit pas, mais son visage trahit un sourire entendu, comme un adulte sans progéniture sourit à une plaisanterie d’enfant, amusé par sa naïveté mais n’appréciant pas son innocence. Il échangea un regard avec Zmiéïévitch et, en observant leur connivence fugitive, je me sentis soudainement mal à l’aise. J’eus la certitude que, quelles que soient les raisons pour lesquelles les onze autres Valaques étaient en Russie, ces deux-là poursuivaient un but supérieur. Toute trace de l’hilarité que j’avais pu partager avec Vadim s’évapora. Zmiéïévitch poursuivit quasiment instantanément. — Et je dois donc maintenant vous quitter. (Il marqua une pause, s’attendant, je pense, à quelques protestations de notre part à cette perspective. Aucune ne vint.) J’ai un long voyage pour revenir vers ma patrie, et vous, mes amis, avez bien du travail à abattre. Vadim se leva, se souvenant de ses devoirs d’hôte. — Ne voulez-vous pas au moins passer la nuit ici ? Vous pouvez partir demain matin. L’homme eut un rire vigoureux et artificiel. — Mon cher ami, vous me prenez au mot de façon beaucoup trop littérale. Je n’ai naturellement pas l’intention de voyager de nuit en ces temps dangereux, mais j’ai déjà arrangé mon hébergement ailleurs en ville. Je partirai aux premières lueurs du jour mais, pour nous, c’est le moment des adieux. Nous sortîmes tous les quatre avec lui dans le couloir pour prendre congé. Je fus heureux de quitter cette pièce pour un moment, de m’éloigner de la présence étrange et oppressante des douze Opritchniki. Alors que je fermais la porte, ils se mirent immédiatement à parler entre eux d’une voix basse de conspirateurs, et dans leur propre langue. Même à une certaine distance, être en compagnie de Zmiéïévitch dans le sombre corridor était une expérience que je ne souhaitais pas avoir à prolonger très longtemps. Il nous prit chacun à notre tour par la main et nous embrassa sur les deux joues. Lorsque son visage s’approcha du mien, un miasme soudain m’enveloppa et je me rendis compte qu’il s’agissait de la puanteur de son haleine. Je me rappelai, des années auparavant, m’être tenu auprès d’une fosse commune où les corps de braves soldats avaient été déposés depuis plusieurs jours. La même odeur de pourriture s’élevait des profondeurs de son estomac. Je ressentis la même envie pressante de m’enfuir que j’avais éprouvée alors, accompagnée d’un sentiment de terreur encore plus profond que je n’arrivais pas à situer ; je parvins toutefois à ne pas reculer. Lorsqu’il se dirigea finalement vers Dimitri et lui serra la main, je remarquai pour la première fois un anneau ornementé à son majeur. Il représentait un dragon au corps d’or, aux yeux d’émeraude et à la langue rouge et fourchue. Sa queue s’enroulait autour de son doigt. Je doutai soudain d’avoir bien compris son nom. Il pouvait tout aussi bien être le « fils du dragon » que le «fils du serpent » ou peut-être même le « fils de la vipère ». La bague ressemblait davantage à un dragon. Je ne pouvais même pas être certain qu’il existe une distinction entre les deux mots dans sa langue maternelle. Alors qu’il se tenait à la porte, Zmiéïévitch échangea quelques observations finales avec Vadim. — Je m’en vais. Je laisse Piotr en charge à ma place, dit-il d’une voix douce et claire. Max murmura à mon oreille avec un petit rire. — Pierre en successeur ? Il s’imagine être Jésus-Christ. Je n’étais pas d’humeur, à cet instant, à partager sa dérision. L’homme n’aurait pas pu comprendre le russe, même s’il l’avait entendu clairement, mais il jeta à Max le regard déçu d’un invité âgé insulté de manière inutile et indigne. Max s’immobilisa soudainement. — Et ne vous préoccupez pas trop des noms, poursuivit Zmiéïévitch, nous observant à tour de rôle avec un léger sourire sur ses lèvres, comme s’il nous remerciait de quelque éloge non exprimé pour l’humour dont il avait fait preuve dans le choix des sobriquets. Ne voyez aucun sous-entendu dans le nom « Iouda ». Il n’est pas le traître. Il posa les yeux sur Max lorsqu’il prononça ce dernier mot. Cela ayant été dit, il partit et une extrême froideur sembla s’abattre sur le bâtiment. Je discernai en Max le sentiment de peur glacée viscérale dont je faisais moi-même l’expérience. Vadim marqua une pause puis libéra son rire réprimé. Même si son hilarité s’était aussi initialement accumulée en moi, elle avait été remplacée par quelque chose de beaucoup plus sombre. Mais me joindre au rire de Vadim, aussi peu qu’il corresponde à mon humeur véritable, fut un soulagement. Dimitri sourit à notre manque de maturité mais ne rit pas, probablement familiarisé au style extravagant de son ami. Seul Max demeura insensible, l’air effrayé et pensif. — Je suis désolé, Dimitri, dit Vadim. Je sais que c’est ton ami et je suis sûr que c’est un homme fort courageux, mais il a une attitude… Il rechercha un terme poli. — Pompeuse ? suggéra Dimitri d’un ton neutre. Vadim sourit largement et acquiesça. — Et ces étranges patronymes. Zevedaïinitch ? Alfeïinitch ? 2 — Je crois qu’il considère qu’il est de son devoir, en tant qu’hôte, de faire un effort avec notre langue, expliqua Dimitri. Tu devrais le féliciter d’avoir essayé, même s’il se trompe un peu sur certaines choses. Zmiéïévitch ne pouvait pas vraiment être blâmé pour son incapacité à nommer correctement les apôtres en russe. Je n’avais jamais, de ma vie, vu une traduction complète de la Bible en russe, et je doutais même qu’une telle chose existe. — Et son propre nom, ajoutai-je avec un rire. — Non, c’était du russe correct, corrigea Vadim. Zmiéïévitch est un personnage d’une vieille ballade, Tougarine Zmiéïévitch. C’était pour cela que le nom m’avait semblé familier, même si je ne parvenais toujours pas à me rappeler les détails. — Et s’agissait-il du héros ou du méchant ? demandai-je. Vadim haussa les épaules. — Je ne pense pas que c’est de là que vienne son nom, de toute manière, expliqua Dimitri avec un calme condescendant. — Sont-ce les mêmes hommes aux côtés desquels tu t’es battu par le passé ? demanda Max, qui avait recouvré la parole, même s’il était toujours dans l’impossibilité de prendre part à la bonne humeur générale. — Quatre d’entre eux, je crois, répondit Dimitri. Piotr, Ioann, Varfolomeï et Andreï, même s’ils ne portaient pas ces noms auparavant. Et Foma me semble familier mais… (Dimitri parut soudain pâle, presque comme s’il était sur le point de tomber malade, mais il retrouva rapidement sa composition.) Non, il n’en faisait pas partie. Pour être honnête, c’est difficile de se souvenir. Aucun d’entre eux ne m’a fait une forte impression. Ils ne sont pas spécialement portés sur la conversation. — Nous ferions mieux de rentrer, dit Vadim qui s’était calmé entre-temps. À l’intérieur de la pièce, l’atmosphère s’était légèrement réchauffée. Les douze Opritchniki étaient de nouveau en train de rire, de cette façon qu’ont les groupes d’hommes de rire afin d’être vus par les autres. Notre entrée, si elle fut constatée, ne les interrompit pas immédiatement. Nous nous rassîmes et Vadim s’adressa à Piotr dans un français lent et clair. — Nous prévoyons d’aller vers l’ouest. Nous contournerons les Français et attaquerons leurs lignes d’approvisionnement. — Nous préférons travailler seuls. La réponse de Piotr était laconique, mais son français était parfait et plutôt bien accentué. — Vous pouvez travailler seuls, dit Vadim, parlant de façon plus fluide maintenant qu’il savait qu’ils le comprenaient (ou du moins Piotr) clairement, mais vous ne connaissez pas bien le terrain. Vous aurez besoin de notre aide, au moins pour cela. — D’accord, acquiesça Piotr. Nous travaillons la nuit. De cette manière, l’ennemi est endormi et ne nous attend pas. — C’est raisonnable. Nous pouvons voyager le jour et attaquer dans l’obscurité. — Non. (Piotr faisait ressembler l’explication de leurs tactiques à une liste de demandes.) Le corps doit s’adapter aux exigences de la tâche. Nous dormons le jour et tuons la nuit. Si cela ne vous convient pas, nous nous débrouillerons sans vous. Vadim observa chacun de nous mais ne trouva aucune objection. — Très bien, convint-il. (Il lui tendit quelques documents.) Voici des cartes de la zone à l’ouest de Moscou. Bonaparte s’approche à l’heure actuelle de la ville de Viasma. (Il déplia une carte et désigna l’emplacement.) J’ai également indiqué des endroits où nous pourrons nous retrouver si nous sommes séparés. Nous partirons demain soir. Piotr et les autres ne montrèrent que peu d’intérêt pour les cartes. — Combien d’hommes a Bonaparte ? Vadim se tourna vers moi pour la réponse. Je consultai mes notes. — Notre estimation est de 130 000. Un sentiment d’excitation parcourut les Opritchniki lorsqu’ils entendirent ce nombre, ce que je ne parvins pas à comprendre. Les chiffres n’ont guère d’importance lors d’opérations furtives. Que nous soyons à douze contre mille ou à douze contre cent mille, nous restions largement minoritaires. Quelques commentaires circulèrent entre eux et sur certains visages se peignirent des sourires qui semblaient presque lascifs. — Et combien de Russes ? demanda l’un des autres – Foma, me semble-t-il – d’un ton moqueur. Vadim leva la main pour m’empêcher de divulguer cette information, bien que je n’aie aucune intention de le faire. Piotr cracha un unique mot de colère à Foma, puis se tourna de nouveau vers nous. — Naturellement, nous n’avons pas besoin de le savoir. C’est par pure curiosité. — Bien, dit Vadim. Nos discussions se poursuivirent tard dans la nuit. Nous tentâmes de fournir notre meilleure estimation des plans et de la disposition des Français. Aucun d’entre eux n’émit plus la moindre interrogation à propos de nos propres forces. Il fut convenu qu’ils se sépareraient en quatre groupes. Vadim accompagnerait Faddeï, Filipp et Iakov Zevedaïinitch. Dimitri prendrait Piotr, Varfolomeï et Ioann. Max aurait Andreï, Simon et Iakov Alfeïinitch, et il me restait Foma, Iouda et Matfeï. L’aube était proche lorsqu’ils partirent enfin. Comme leur chef avant eux, ils expliquèrent avoir pris leurs dispositions pour leur propre logement, mais ne donnèrent aucun détail supplémentaire. Nous convînmes de nous réunir de nouveau ce soir-là, le 16 août, à 21 heures, pour commencer notre voyage vers l’ouest. Je n’avais aucunement l’intention de suivre le conseil de Piotr de s’habituer à dormir pendant la journée, mais notre discussion tardive m’y avait forcé. Il était plus de 10 heures lorsque je m’éveillai. Je terminai la lettre à Marfa que j’avais écrite la veille au soir. Je ne pouvais y mettre que peu de détails relatifs à mon travail, ou même, de fait, concernant mon temps libre, et la lettre s’avéra donc un document vide. Je mentionnai que j’allais quitter Moscou et que je ne savais pas quand j’allais revenir, mais je ne fis aucune référence aux nouveaux camarades que j’avais rencontrés la nuit précédente seulement. Je rendis visite une nouvelle fois à Domnikiia. Mon esprit était focalisé sur le voyage qui m’attendait et sur la vacuité de ma lettre à Marfa, et ainsi je fus peu bavard. Comme avec Marfa, il était sage de ne pas discuter en détail de mon travail. — Je quitte Moscou ce soir, lui dis-je. — Pourquoi ? demanda-t-elle comme si la nouvelle n’était pas inattendue. — La guerre. Tu te souviens ? Je n’avais pas besoin d’être sarcastique. Elle s’approcha et s’allongea à côté de moi, me caressant les cheveux. Elle me fixa du regard. — Allez-vous revenir ? — Bien sûr, répondis-je, en sachant pertinemment que c’était une question à laquelle aucun soldat ne peut répondre avec une certitude absolue. — Quand ? — Avant que Bonaparte arrive ici. C’était censé être une plaisanterie, mais ma propre croyance en la possibilité que Bonaparte arrive à Moscou en gâta l’énoncé. Cet après-midi-là, Domnikiia fut étrangement distraite, étrangement ailleurs, comme si elle avait oublié toutes ces pièges et affectations qui la rendaient si douée dans son travail et laissaient si bien penser qu’elle ne le voyait pas comme un travail. Elle était comme d’autres prostituées avec qui j’avais été, un simple morceau de chair féminine obéissante. Je n’aurais su dire si elle avait oublié sa façade parce qu’il n’y avait aucune perspective de poursuivre les affaires avec un homme sur le point de mourir, ou si la perspective de ma mort l’avait véritablement perturbée. Tandis que je me rhabillais, elle saisit l’icône que Marfa m’avait envoyée et plongea son regard dans les yeux du Sauveur. — Vous n’avez commencé à porter cela que l’autre jour. Qui vous l’a donnée ? Il me parut quelque peu déplacé de lui parler de mon épouse, non pas parce que cela aurait pu offenser Domnikiia, qui devait être habituée à de telles choses, mais parce que cela me parut offensant pour Marfa elle-même d’être évoquée dans cette chambre. — Je l’ai depuis une éternité. Il m’a juste semblé approprié de commencer à le porter, maintenant que le danger est si proche. — Oh, fit-elle d’un ton pensif. (Puis, comme si elle changeait de sujet : ) Max a dit… (Elle releva les yeux vers moi. Il semblait que Max avait mentionné Marfa comme expéditeur de l’icône. Si cela était effectivement ce que Domnikiia avait été sur le point de dire, elle changea d’avis.) Max a dit que vous n’étiez pas superstitieux. — Max parlait pour lui-même. Elle passa la chaîne par-dessus ma tête et accrocha de nouveau l’icône autour de mon cou. — Promettez-moi de ne jamais l’enlever. — Pourquoi ? demandai-je. — Elle vous protégera. Promettez-le-moi ! — Je le jure. C’était plutôt facile à dire. Porter l’icône ne pouvait pas me nuire, même si je doutais qu’aucun dieu ne changerait son attitude à mon égard à cause d’un petit morceau de métal suspendu à mon cou. C’était néanmoins un réconfort de sentir l’icône contre ma poitrine, pour une raison entièrement différente. Elle agissait comme un rappel, une évocation de mon épouse superstitieuse qui me l’avait envoyée et de ma maîtresse superstitieuse qui insistait pour que je la porte. Lorsque je quittai la maison close, un groupe de jeunes officiers, environ huit, de moins de vingt ans, flânait à l’extérieur. Ils savaient clairement de quel type d’établissement il s’agissait et rassemblaient leur courage pour y entrer. Comme de nombreux jeunes hommes, et peut-être plus particulièrement les jeunes soldats, ils semblaient étudier le problème du point de vue de leurs relations mutuelles, plutôt que d’envisager les relations plus stimulantes qu’ils pouvaient espérer avoir avec les jeunes femmes à l’intérieur. J’avais eu à peu près leur âge lors de ma première visite dans un bordel mais, à leur différence, j’y étais allé seul. J’avais beaucoup apprécié l’expérience mais, même à cette époque, je n’avais pas considéré que c’était le genre de choses à évoquer avec mes amis. Toutefois, pour ces jeunes hommes, l’important était la façon dont ils se verraient les uns les autres, un rite de passage à la virilité durant lequel les apparences importaient plus que les actions effectives ou que le plaisir qu’ils en retiraient. Ceux d’entre eux qui semblaient les plus motivés se retenaient toutefois, afin de rester avec le groupe. Ceux qui hésitaient suivaient plutôt que d’être exclus. Ils parlaient de ce qu’ils allaient faire à l’intérieur et en riaient, donnant l’impression distincte que c’était dans les discussions à ce sujet, aussi bien avant qu’après – pas même les souvenirs, mais les discussions elles-mêmes –, que résidait véritablement le plaisir. Cela me rappela quelque chose que j’avais vécu très récemment, mais sur lequel je ne parvenais pas à mettre le doigt. Puis cela me frappa : c’était exactement le même sentiment d’anticipation affamée que j’avais remarqué chez les Opritchniki la nuit précédente ; leur façon d’être tous impatients d’aller à la guerre, mais désireux aussi d’être vus par leurs camarades comme tels. Fondamentalement, chaque soldat se bat pour ses frères d’armes, pour ses amis, mais certains le font pour être acceptés par leurs camarades, pour prouver aux autres hommes qu’ils sont eux-mêmes des hommes. Naturellement, les jeunes hommes en visite pour la première fois dans une maison close allaient très probablement finir par s’en lasser. Pour les Opritchniki, c’était trop tard. Vadim, Dimitri, Max et moi nous rencontrâmes en privé un peu avant notre rendez-vous avec les Opritchniki. Nous n’avions rien de secret à évoquer, mais je pense que nous partagions tous le même sentiment d’appréhension et, puisqu’il était peu probable que nous puissions nous réunir de nouveau avant plusieurs jours, cela nous offrit l’occasion de faire nos adieux. Vadim et moi étions habitués à faire quelque chose en ces occasions, mais même Dimitri, avec sa façade d’insouciance blasée, et Max, avec son apparent détachement intellectuel, ne se retinrent pas d’embrasser les autres. Nous nous mîmes en selle et nous dirigeâmes vers la place où nous avions prévu de les retrouver. Alors que nous chevauchions tous les quatre côte à côte, le souvenir de quatre autres cavaliers traversa mon esprit. Il était risible de décider lequel d’entre nous était Guerre, Famine ou Pestilence, mais je frissonnai lorsque je remarquai la pâleur du cheval de Max. Tandis que nous nous dirigions, à travers l’obscurité, vers la frontière ouest de la ville pour notre rendez-vous à la porte Dorogomilovsky, les bâtiments en bois alignés le long des rues surgissaient et s’entassaient autour de nous d’une manière que je n’avais jamais perçue auparavant. Les douze hommes que nous étions sur le point de retrouver n’étaient pas mystérieux au point de me faire peur, mais pour une raison inconnue je sentais que la ville que j’aimais tant essayait elle-même de me prévenir de ce qui était à venir. À l’approche de la porte, je m’employai à distinguer les silhouettes des Opritchniki des ombres environnantes, et je fus certain de pouvoir clairement voir douze formes sombres à cheval, attendant en demi-cercle notre arrivée. À chaque pas qui nous rapprochait, je tentais de voir si je pouvais reconnaître les individus du groupe mais, soudain, alors que nous étions presque devant eux, je compris que c’était une illusion due aux ombres. Il n’y avait personne. — Excellent ! murmura Vadim d’un ton sarcastique, se tournant vers Dimitri pour une explication sur l’absence des Opritchniki. Il n’y avait rien que Dimitri puisse dire mais, alors qu’il prenait une inspiration pour proposer un semblant d’explication, nos têtes se tournèrent toutes brusquement au bruit des sabots d’un cheval dans la direction d’où nous étions arrivés. Surgissant des ténèbres, un cavalier solitaire s’approcha. Dans un premier temps, nous ne l’identifiâmes pas comme un Opritchnik mais, à mesure qu’il s’approchait, il devint évident que sa taille et son allure générale nous avaient trompés. C’était Iouda qui était venu nous retrouver. — Il y a eu un changement dans les plans, annonça-t-il. Nous voyageons plus rapidement seuls et, par conséquent, nous allons faire route de notre propre côté vers le front. Il y a une auberge, juste à la sortie de Gzatsk, que vous avez indiquée sur la carte comme point de rencontre. Nous vous y retrouverons dans trois jours. Il n’y avait aucun débat possible. Une fois que Iouda nous eut informés des nouvelles dispositions, il s’en fut sans un mot de plus. Je voyais que Vadim restait silencieux, furieux, mais aucune parole n’aurait changé quoi que ce soit : il demeura donc pratique. — Ils aiment peut-être voyager de nuit, mais cela ne signifie pas que nous devons en faire autant. Nous allons rester ici à Moscou cette nuit et nous partirons demain à l’aube. Deux jours et demi sont largement suffisants pour nous permettre d’arriver à Gzatsk. — Au fait, j’ai fait une recherche sur Tougarine Zmiéïévitch, annonça Max tandis que nous trottions sur la route de Gzatsk. — Et ? demandai-je. — Il s’avère qu’il était le méchant, poursuivit Max. — Je présume donc qu’il a eu ce qu’il méritait, dit Vadim. — Oh que oui, répondit Max. (Il se tourna vers moi.) De la main d’un Aliocha, Aliocha Popovitch. Abattu d’une flèche. On m’appelait Aliocha encore moins souvent que Liocha, mais je n’allais pas ergoter. —Je suppose donc que notre Zmiéïévitch est en quelque sorte un de ses descendants, dit Vadim en dissimulant un sourire narquois. — Je ne pense pas, répliqua Dimitri avec une note de mépris. C’est une pure coïncidence. — C’est tout à fait par hasard qu’il ait même un nom russe, dit Max, compte tenu du fait qu’il n’est pas russe. Dimitri ne mordit pas à l’hameçon, même s’il était clair pour nous tous que le chef n’était, en vérité, pas davantage nommé Zmiéïévitch que ses disciples ne l’étaient d’après les apôtres. — J’espère juste que notre Liocha ne va pas le tuer. Ce n’est pas une façon de traiter un allié, rit Vadim. — Remarquez, continua Max, Tougarine Zmiéïévitch était porté sur un banc d’or par douze chevaliers, d’après la légende. Douze, Dimitri. Il aurait été préférable que ce soit Vadim l’ami de Zmiéïévitch. Il n’était pas drôle de taquiner Dimitri. Il chevauchait les lèvres scellées tandis que nous poursuivions notre route. — Je suppose que les Opritchniki ont simplement laissé le banc dehors, l’autre nuit, dis-je. Il aurait été difficile de lui faire monter l’escalier. Max eut un sourire et Vadim s’étrangla de rire. — C’est simplement une coïncidence ! lâcha Dimitri hargneusement avant d’éperonner son cheval de manière à poursuivre son trajet loin de nous autres. Je ne pense pas que les autres le remarquèrent vraiment, mais pour moi c’était une raison de plus de s’inquiéter à son sujet – une raison de plus qui nous ramenait à ses « amis », les Opritchniki. Deux jours et demi se révélèrent non seulement suffisants pour nous rendre à Gzatsk, mais également presque assez pour que Bonaparte y parvienne aussi. Lorsque nous arrivâmes à l’auberge, peu de temps après 21 heures le 19 au soir, nous nous étions déjà frayé un chemin à travers une foule de gens fuyant la ville. Les rumeurs disaient que les Français allaient entamer l’occupation le jour suivant. Cette fois, les Opritchniki respectèrent notre rendez-vous. Ils ne semblaient pas d’humeur à échanger des plaisanteries et souhaitaient seulement s’atteler à la tâche. Nous nous scindâmes en groupes suivant la distribution que nous avions déterminée à Moscou. Je fis mes adieux à Vadim, Dimitri et Max beaucoup plus rapidement que la première fois. Je guidai mon équipe, constituée de Iouda, Foma et Matfeï, hors de la ville en direction du sud, avant de tourner vers l’ouest vers le flanc droit des troupes françaises en marche. Le trajet s’effectua essentiellement en silence. Toutes les tentatives que je fis auprès de Foma et Matfeï pour lancer la conversation ne furent même pas rejetées, mais simplement ignorées. Iouda était légèrement plus enclin à parler, mais uniquement sur des sujets directement liés à notre mission. C’était, je supposai, sage de leur part. Nous progressions à travers l’obscurité dans une direction qui, nous le savions, nous conduirait aux lignes ennemies, mais nous n’avions pas d’idée précise sur l’emplacement exact de ces lignes. Il était préférable de rester silencieux et de ne pas trahir notre présence par un bavardage inutile. Nous chevauchâmes plusieurs heures, cherchant des yeux et prêtant l’oreille au moindre indice de la présence des armées de Bonaparte. Peu de temps après minuit, le croissant de lune s’éleva dans le ciel derrière nous. La lumière ne nous serait pas d’une grande assistance, et pouvait être une aide précieuse à l’ennemi pour lui révéler notre présence. Par chance, il ne fallut pas longtemps – bien moins, en fait, que je ne m’y étais attendu – pour que nous apercevions les premières lueurs des feux de camp français. Les rumeurs faisant état de leur avancée étaient donc justifiées. Nous mîmes pied à terre et j’observai le camp, établi environ une demi-verste plus loin, à travers ma lunette. — Combien en voyez-vous ? demanda Iouda. — Il n’y en a qu’une dizaine encore éveillés, mais il y a plusieurs tentes, répondis-je. Il peut y avoir plus d’une centaine d’hommes en tout. — Trop nombreux, à mon avis, déclara Iouda pensivement, bien qu’il me semble qu’il énonçait une évidence, jusqu’à ce qu’il poursuive par : du moins pour la première attaque de notre campagne. Probablement mieux si nous commençons par attraper quelques traînards. Je trouvai cela quelque peu inutile. Si, d’un côté, une attaque sur un camp d’une centaine environ de soldats était impossible, s’en prendre à des soldats isolés, seuls ou par deux, n’aurait aucune incidence notable. Cela présentait en outre des problèmes tactiques. — Trouver des soldats isolés ne sera peut-être pas si simple, lui dis-je. Ils vont tous rester à proximité de leur… Je fus interrompu par une commande abrupte en français, « Debout ! ». Regardant par-dessus mon épaule, je vis tout d’abord une baïonnette, puis le fusil auquel elle était attachée et, enfin, le fantassin qui tenait l’arme. En tout, ils étaient six, encerclant notre groupe de quatre. — Posez vos épées et vos pistolets ! poursuivit l’officier en charge. Notre handicap n’était pas insurmontable, mais notre survie (et, plus exactement, ma survie) semblait peu probable si nous résistions. — Faites ce qu’il demande, dis-je calmement aux trois Opritchniki sous mes ordres. Je crois que c’était bien la première fois que je tentais de leur donner un ordre direct. En termes d’ordres, ce ne fut pas vraiment un succès. Tandis que je commençais à défaire la boucle de mon fourreau, Matfeï se jeta sur le Français le plus proche. Deux fusils tirèrent sur lui. Je ne pus voir s’ils le manquèrent totalement ou s’ils ne causèrent qu’une blessure mineure, mais il ne flancha pas et eut tôt fait de mettre son homme à terre. Prenant exemple sur Matfeï, Iouda, Foma et moi attaquâmes aussi. Le fantassin qui me couvrait fut distrait et je n’eus aucun mal à dégager sa baïonnette sur le côté et à m’approcher suffisamment pour que mon épée permette une mort rapide. Je me tournai vers l’homme le plus proche. Il avait déjà fait feu avec son mousquet et aucune baïonnette n’y était fixée, il serait donc une victime facile. Alors que je me tournai, la crosse de son fusil entra lourdement en contact avec ma tempe. Je m’affalai au sol. La dernière image que j’eus avant de perdre conscience était le fantassin français levant de nouveau son fusil pour porter un dernier coup fatal à mon crâne et, derrière lui, Iouda, son bras levé prêt à attaquer et sa bouche grande ouverte dans un cri silencieux. Chapitre 4 Lorsque je revins à moi, il faisait jour. J’étais seul. Je tentai de me rappeler ce qui s’était passé, mais tout ce qui m’apparaissait était des images d’une extrême sauvagerie. Je n’avais vu que quelques secondes du combat avant d’être assommé bien que, peut-être, j’aie pu être à demi conscient pendant que j’étais à terre. Les souvenirs qui refluaient dans mon esprit n’étaient pas ceux d’un combat ordinaire mais de quelque chose qui me paraissait (et « paraissait » est le mot juste, car je ne pouvais pas me rappeler avoir effectivement vu quoi que ce soit) similaire à une meute de loups déchirant sa proie, plutôt qu’à des soldats venant à bout d’autres soldats. Et du sang aussi – je me remémorais beaucoup de sang. Je m’assis et, sentant une douleur intense dans mon crâne, me rallongeai. Je portai la main à ma tempe, où j’avais été frappé. Elle était contusionnée, mais ne saignait pas et n’était pas trop sensible au contact. C’était la douleur dans mon crâne qui était le vrai problème. Je me redressai de nouveau, cette fois plus doucement, et je regardai autour de moi. J’avais raison à propos du sang. L’herbe où nous avions combattu en était couverte. Comme Dimitri l’avait dit, les Opritchniki étaient des combattants impitoyables. M’étudiant moi-même, je vis des taches de sang sur la manche de mon manteau. Je vérifiai mon corps, mais ne trouvai pas la moindre blessure suggérant que le sang m’appartienne. Il n’y avait aucun cadavre étendu alentour – ni Français ni Opritchniki. Il me fallait savoir qui avait gagné la bataille. Si les Français avaient gagné, j’aurais certainement été tué ou, du moins, fait prisonnier. Mais si les Opritchniki avaient gagné, pourquoi m’auraient-ils laissé ici ? D’un autre côté, les Opritchniki n’avaient depuis le début pas été le moins du monde enthousiastes à l’idée de nous avoir avec eux : cette confrontation avait peut-être fait leur jeu. J’étais seul et, à l’heure qu’il était, ils pouvaient être à des verstes de là. Je me levai, tentant d’ignorer mon mal de crâne. Les taches de sang et les traces laissées dans l’herbe indiquaient que les corps avaient été traînés ailleurs. Je les suivis aussi loin que je pus, jusque dans un bosquet voisin, mais les taches de sang s’évanouirent bientôt et les marques des corps traînés devinrent impossibles à distinguer sur le sol irrégulier. Je revins à l’endroit où le combat avait eu lieu. Mon épée et ma lunette gisaient à côté d’un tronc d’arbre. Cela ne pouvait pas être l’endroit où je les avais laissé tomber et je ne pus que conclure que quelqu’un les avait déposés là délibérément. C’était aussi plus probablement le comportement d’un Opritchnik que d’un Français. Je jetai un regard en direction du camp que nous étions en train d’espionner la nuit précédente. Les cendres des feux fumaient encore, mais tout signe des Français eux-mêmes avait disparu. Ils étaient sûrement déjà à Gzatsk. Il ne me restait qu’une seule option : le regroupement. Avec cet objectif en tête, je pris conscience d’un autre problème : mon cheval avait disparu. À cet instant, j’en étais à peu près arrivé à la conclusion que c’étaient les Opritchniki qui avaient gagné le conflit de la nuit précédente et qui avaient donc pris mon cheval ; laissé mon épée, mais pris mon cheval. Malheureusement, tout cela semblait concorder. Avec une épée, je pouvais encore me défendre mais, sans cheval, il n’y avait que peu de chances pour que je puisse les rattraper et interférer dans leurs affaires. Il était toujours difficile, néanmoins, de comprendre la raison pour laquelle ils voulaient être débarrassés de moi. Visiblement, ils étaient immensément doués en combat rapproché, mais je n’étais quand même pas inutile au point d’être une entrave. Il y avait quelque chose à leur sujet qu’ils voulaient nous cacher. Quelque méthode de lutte secrète qui était si efficace qu’ils devaient la garder pour eux. Et, pour autant que je puisse le deviner, Dimitri savait de quoi il s’agissait. Même ainsi, il n’y avait pas grand-chose à gagner à rester là à m’inquiéter. J’avais un long trajet de retour à l’est devant moi, seul et à pied. Le premier problème que j’eus à gérer était que notre lieu de rendez-vous suivant (décidé sur la base de l’hypothèse que les Français continueraient à avancer, ce qui était le cas) se trouvait à Goriatchkino, au nord de la route principale menant de Smolensk à Moscou – la route même sur laquelle Bonaparte et son armée étaient en ce moment en train de progresser, et au sud de laquelle je me trouvais actuellement. Je disposais de deux options. Je pouvais me diriger vers l’est aussi rapidement que possible puis couper à travers la route en avant des Français, ou je pouvais traverser la route à l’ouest de Gzatsk, derrière les Français, en espérant échapper à leur arrière-garde, puis, à partir de là, filer vers l’est. Prendre une route qui me conduirait loin derrière les lignes françaises ne me semblait pas la meilleure solution pour rejoindre mes compatriotes, je choisis donc la route la plus directe, en direction de l’est, au sud de la route de Moscou. Cela s’est avéré le bon choix. Bonaparte stationna son armée à Gzatsk pendant trois jours et la route n’était pas encore tombée entre les mains des Français. J’aurais pu, de fait, être moins frileux lorsque je gardai mes distances avec la route, ralentissant ainsi ma progression. La première journée de mon voyage se déroula sans incident. Dormir à la dure n’était pas trop inconfortable par le temps encore chaud de la fin du mois d’août. Je m’éveillai tôt et poursuivis vers l’est, avançant aussi vite que possible sur le terrain irrégulier et boisé, couvrant environ vingt-cinq verstes par jour. Ce fut juste après le coucher du soleil, le deuxième jour, lorsque j’entendis un bruit éloigné sur ma droite, que je commençai à soupçonner d’avoir été suivi. Un seul bruit incongru dans une forêt n’est pas suffisant pour annoncer la présence d’un poursuivant – il y a des bruits naturels partout autour –, mais j’avais déjà entendu d’autres sons provenant de cette direction. Je ne pouvais me rappeler combien de temps auparavant j’avais entendu le premier d’entre eux, mais le fait qu’ils proviennent toujours de la même direction, même si j’étais perpétuellement en mouvement, m’indiquait que la chose en question suivait délibérément mon allure. Bien que le soleil se soit déjà couché, il diffusait encore assez de lumière pour y voir. La lune ne s’était pas encore levée et, même lorsque cela arriverait, ce serait une nouvelle lune. Tout au long de la nuit, il régnerait une obscurité totale. J’établis un campement et profitai du crépuscule pour ramasser du bois pour un feu, afin de me procurer non de la chaleur mais de la lumière – et avec elle, un peu d’espoir – au cas où mon poursuivant décide de frapper. Je m’assis près du feu, contemplant les flammes et écoutant attentivement. Les forêts russes sont pleines de sons, bien que les bruits nocturnes soient très différents de ceux de la journée. Le fond sonore continu du chant des oiseaux, qui devient si familier le jour qu’on finit par l’oublier, avait commencé à se calmer, seules les chouettes restant éveillées. Les animaux nocturnes commencèrent à sortir, mais il s’agissait pour la plupart de petites créatures. Le bruit d’un humain circulant autour de mon campement, juste hors de portée de la lumière du feu, en train d’observer, d’attendre, de manigancer, se détachait nettement de ces bruits de fond familiers de la nuit. Il (je supposai que c’était un homme, même si mon audition n’était pas tout à fait assez développée pour faire une telle distinction) s’établit un peu en avant, directement sur la voie que j’allais suivre le lendemain matin, et ne bougea pas durant environ une demi-heure. Tactiquement, c’était le moment d’agir, mais je n’avais pas besoin de tactique pour le savoir. L’instinct humain – la peur humaine – me disait que je ne voulais pas être trouvé recroquevillé sur le sol, exposé et endormi, à la merci de mon poursuivant, quel qu’il soit. Si je devais mourir, j’allais mourir conscient. Je me dirigeai à peu près vers l’endroit où je pensais le trouver et je me soulageai contre un arbre voisin. Je restai là plus longtemps que nécessaire, prenant le temps de laisser ma vue s’adapter à l’obscurité qui régnait loin du feu, laissant l’air frais préparer mon corps à l’action. En revenant, je l’entrevis directement sur mon chemin, pelotonné dans un creux du sol, essayant de ne pas être vu. J’enjambai la silhouette, feignant de ne pas l’avoir remarquée, mais immédiatement après l’avoir franchie, je me retournai et lui décochai un violent coup de pied dans le flanc, au niveau de l’estomac. L’homme grogna et s’éloigna rapidement en roulant, mais pas assez vite pour éviter un autre coup de botte dans les côtes. Le temps qu’il se remette debout, mon sabre était déjà dégainé. Dans la vague lumière du feu distant, je ne pouvais pas voir grand-chose de lui, mais je saisis le reflet d’un couteau dans sa main. Mon épée ne sembla pas être dissuasive : il se jeta sur moi, me faisant tomber au sol et clouant au sol mon bras armé avec sa main gauche tandis qu’il élevait son couteau pour frapper. Ce n’est que lorsqu’il fut aussi proche que je reconnus en lui l’Opritchnik Iouda. Ses yeux ne trahissaient pas le moindre souvenir, seulement l’intensité d’un homme déterminé à en tuer un autre. Mon genou rencontra son aine et je parvins à le déséquilibrer. — Iouda ! hurlai-je à son intention en me relevant. Il ne sembla toutefois toujours pas me reconnaître et se précipita une nouvelle fois sur moi avec son arme. J’abattis le plat de mon épée sur son poignet et le couteau s’envola dans l’obscurité. Ma botte écrasant sa poitrine le força à rester au sol et je tendis la pointe de mon sabre vers sa gorge. — Iouda ! C’est moi. Alexeï Ivanovitch. La frénésie commença progressivement à s’évanouir de ses yeux, pour être remplacée par la reconnaissance. En même temps, un frisson de peur me parcourut. La dernière fois que j’avais vu Iouda, il n’était pas seul. Pris individuellement, j’avais pu le vaincre, mais où étaient Matfeï et Foma ? Dans les bois obscurs, ils auraient pu se trouver à quelques pas et je ne l’aurais pas su avant qu’il soit trop tard. — Allez vous mettre près du feu ! J’indiquai le chemin de la pointe de mon épée. Il s’assit à côté des flammes et frotta son poignet blessé. — Je suis désolé, Alexeï. Lorsque vous m’avez attaqué, l’instinct a simplement pris le dessus. Un tel instinct de tuer me semblait inhumainement fort, mais je laissai passer. — Pourquoi me suiviez-vous ? — Je vous ai aperçu tout juste avant que vous établissiez votre campement. Il y a des soldats français dans les environs. Votre feu aurait pu attirer leur attention. J’ai pensé qu’il vaudrait mieux que je garde un œil sur vous. — Garder un œil sur moi ? ris-je. Et ensuite essayer de me tuer. — C’est vous qui m’avez attaqué. (Il sembla réellement offensé.) Si nous voulions vous tuer, ne croyez-vous pas que nous l’aurions fait alors que vous étiez inconscient à Gzatsk ? C’était assez juste, mais ce « nous » m’avait rappelé un autre problème. J’étudiai l’obscurité autour de nous aussi profondément que je le pus, mais je ne vis rien. — Où sont Matfeï et Foma ? — Je les ai quittés ce matin, dit-il. (Ce faisant, il jeta lui aussi des coups d’œil furtifs d’un côté et de l’autre vers les bois, comme s’il s’attendait à voir ses amis.) Ils mènent quelques attaques contre les Français. (Il me regarda de nouveau directement, son expression indiquant de la plus subtile manière qu’il cherchait simplement à m’agacer.) Nous sommes censés nous retrouver ce soir. — Où ? — Plus loin. Il fit un signe de tête en direction de l’est. Je savais que je ne découvrirais rien si je le confrontais directement. — La campagne ici doit être très différente de ce à quoi vous êtes habitués, dis-je. Il réfléchit un moment, comme si la question ne s’était jamais posée à lui auparavant. — À certains égards. Nous venons des montagnes mais, dans les plaines, les choses ne sont pas si différentes. — Vous devez avoir vu une bonne part de notre pays en venant ici. Il semblait loquace, en tout cas en comparaison avec les autres Opritchniki ; j’espérais donc que quelques questions génériques me permettraient d’en savoir un peu plus sur leur passé. — Nous sommes venus par bateau, il n’y avait donc pas grand-chose à voir, dit-il. Lorsqu’il avait évoqué sa patrie, j’avais cru percevoir un semblant d’affection dans sa voix, mais il était de nouveau laconique et indifférent. — Je suis de Pétersbourg, je connais donc plutôt bien la mer. C’était quelque peu exagéré. J’y avais nagé, mais je n’avais jamais navigué. — Vous avez de la famille là-bas ? — Oui. Je souris en repensant au petit Dimitri et peut-être aussi un peu à Marfa. L’image de son nez retroussé et de ses yeux sombres plongés dans les miens emplit mon esprit. J’aurais pu céder à la tentation de parler d’elle mais, si je n’avais pas souhaité le faire avec Domnikiia, j’en avais encore moins envie avec Iouda. Je m’en tins à la ligne de mon interrogatoire. — Mais vous avez dû venir du sud, bien sûr. D’où avez-vous appareillé ? de Constanta ? — De Varna. Nous avons traversé la mer Noire jusqu’à Rostov. Je me sentis soudainement glacé. Rostov était situé près de l’embouchure du Don. Les histoires de Domnikiia à propos de la mort remontant le fleuve vers Moscou correspondaient bien au voyage des Opritchniki. — Et ensuite vous avez continué à remonter le Don à la voile ? demandai-je, espérant confirmer leur itinéraire. — Je dois y aller. (Il avait compris que j’essayais de lui soutirer des informations.) Je dois retrouver les autres. — Vous travaillez toujours de nuit ? dis-je avec un sarcasme né du regret. J’avais tenté, aussi indirectement que ce soit, de le questionner et, par conséquent, j’avais perdu en lui un compagnon. Dans la nuit sombre de Russie, dans des bois grouillant de loups et de Français, l’amitié pouvait avoir plus de valeur que l’intelligence. — C’est efficace, répondit-il. Il n’y avait rien que je puisse faire pour le garder là. Il était trop tard, en cette occasion du moins, pour un rameau d’olivier. — Je vais à Goriatchkino, lui dis-je. Je devrais y arriver après-demain. Les autres seront là. — Nous essaierons d’y être aussi, dit-il en se levant pour partir. (Puis il porta la main à sa ceinture.) Mon couteau ! Je me rappelai avoir entraperçu son étrange couteau lorsque nous nous étions battus. Il avait une arête supérieure en dents de scie, dont les dents pointaient vers l’arrière, comme un couteau de chasseur ; mais il y avait autre chose – quelque chose de bizarre sur cette arme, sur laquelle je ne parvenais pas à mettre le doigt. — Il ne sera pas difficile à retrouver, dis-je en prenant du feu une branche de pin afin de nous donner un peu de lumière pour notre recherche. — Non, je vais m’en occuper, insista-t-il en s’enfonçant dans l’obscurité sans moi. Son souci de me tenir à distance me motiva d’autant plus pour voir ce couteau. Je courus à sa suite, élevant la branche en flammes pour voir le chemin. Ce n’était pas loin de l’endroit où nous nous étions battus. J’avais l’avantage d’avoir vu l’endroit où était tombé le couteau lorsque j’avais frappé sa main, mais je ne le repérai que quelques instants avant qu’il s’en saisisse. J’eus tout juste le temps de remarquer ce qui le rendait si étrange. Il avait deux lames ; non pas une à chaque extrémité de la poignée, comme certaines armes orientales que j’avais vues, mais deux lames parallèles comme si l’on avait attaché ensemble les manches de deux couteaux identiques. Il le glissa à sa ceinture avant que j’aie pu en avoir un meilleur aperçu. Puis il se leva et me tendit la main. — Eh bien, au revoir donc, Alexeï Ivanovitch, dit-il lorsque nous nous serrâmes la main. Je vous reverrai dans deux jours, j’espère. Mais lorsque nous nous retrouverons, ne m’attaquez pas. Vous pourriez ne pas être aussi chanceux une seconde fois. Ses derniers mots avaient débuté comme une plaisanterie, mais finissaient en menace. Je retournai auprès du feu, mais je n’avais pas particulièrement envie de dormir. Lorsque je m’assoupis enfin, c’était avec mon épée dégainée à la main. C’était toutefois injustifié, pensai-je, de m’inquiéter de voir Iouda revenir pour m’attaquer dans mon sommeil. Comme il l’avait dit, il avait eu de nombreuses occasions de me tuer auparavant, s’il l’avait souhaité. Et pourquoi le souhaiterait-il ? Les Opritchniki étaient, dans cette guerre, de notre côté. Cela semblait un très long voyage juste pour se retourner contre leurs alliés. Réfléchir à cela me rappela l’itinéraire qu’ils avaient suivi, en remontant le cours du Don – la même route, selon les descriptions de Domnikiia, qu’avait suivie la peste avant que celle-ci se transforme en attaques d’animaux sauvages. Les Opritchniki n’avaient visiblement pas amené avec eux de chiens ou de loups, mais je me remémorai la façon dont Iouda et les autres s’étaient battus. En avaient-ils seulement besoin ? Après deux autres jours de marche et une nuit de sommeil prudent, je parvins à Goriatchkino. Le lieu de rendez-vous que nous avions fixé était une dépendance de ferme, près de la route principale. Les Français n’étaient qu’à quelques verstes de là lorsque j’arrivai tard dans l’après-midi : les habitants de la région avaient donc déjà abandonné leurs maisons, disparaissant dans l’arrière-pays avant l’arrivée de l’inextinguible vague de l’avancée française. Je partis en reconnaissance dans les environs et découvris rapidement un message gravé dans l’un des murs. 18 – 24 – 8 – M Max était venu ici à la dix-huitième heure du vingt-quatrième jour du huitième mois, à peine un jour plus tôt. C’était un système que nous avions mis en place à Moscou, avant même que les Opritchniki soient arrivés, afin de faire face au problème que constituaient les rencontres et la communication pendant que nous poursuivions la cible mouvante de la Grande Armée. L’idée avait été de Vadim. Il l’avait tirée de l’expérience des « petits guerriers » de la péninsule espagnole, qui avaient harcelé les troupes de Bonaparte pendant des années sans jamais se constituer en armée organisée. (Bien que la réjouissante nouvelle ne nous soit pas encore parvenue, la marée en Espagne s’était enfin retournée contre Bonaparte. Depuis quelques jours seulement, Wellington occupait Madrid.) Nous avions étudié les cartes de l’ensemble de la zone où nous pensions avoir à opérer, étant de toute façon déjà familiarisés avec l’essentiel de la région. Nous choisîmes de petits villages, des caractéristiques géographiques ainsi que des bâtiments isolés, et nous en fîmes une longue liste, affectant à chacun d’eux une combinaison unique constituée d’une lettre et d’un chiffre. Ainsi, toute rencontre de notre choix pouvait être décrite simplement par une date, une heure et le code de l’emplacement. Il suffisait de quatre informations tout juste : heure, jour, mois et lieu. Si l’un d’entre nous parvenait à un lieu de rendez-vous, il pouvait tout simplement laisser un message gravé dans un tronc d’arbre ou griffonné à la craie sur un mur, indiquant la date de son passage, et un autre spécifiant l’endroit où devait se tenir la prochaine rencontre. Chaque message serait signé par l’initiale de son auteur. S’il était nécessaire de fournir de plus amples renseignements, il était possible de cacher une lettre. Le caractère? – pour pismo – indiquerait la présence d’une telle missive. Nous avions choisi des lieux de rencontre aussi éloignés qu’Orcha, Toula et Vladimir mais, même dans la ville de Moscou, bien que nous espérions que les Français ne parviennent pas aussi loin, nous avions fixé des dizaines d’emplacements. Une fois que les Opritchniki furent arrivés, nous leur avions également fourni des copies de la liste. Ainsi, le message de Max m’indiquait qu’il était venu ici, mais ne me disait pas où il s’était rendu. Il n’y avait aucun signe de lui à présent. Il pouvait avoir continué ou il pouvait revenir ; par ailleurs, Dimitri et Vadim pouvaient encore se montrer, et j’attendis donc. Vadim arriva le premier et Dimitri peu de temps après. Ils avaient été plus chanceux que moi pour ce qui était de conserver leurs chevaux et ils étaient donc tous deux moins fatigués. Je leur montrai le message de Max et leur racontai brièvement mes aventures depuis notre dernière rencontre. Vadim y retrouva beaucoup de choses familières. — Eh bien, au moins tu en as vu plus des tiens que moi de mon propre groupe, dit-il. Je me suis réveillé après notre première nuit de campement et ils avaient tout simplement disparu. — Qu’est-il advenu de leur «Nous dormons le jour et tuons la nuit» ? demandai-je en imitant – mal – l’accent de Piotr. — J’ai cru que j’étais parvenu à les en dissuader, au moins jusqu’à ce que nous soyons parvenus à proximité de l’ennemi, répondit Vadim, mais je suppose qu’ils se sont joués de moi tout du long. Ils sont probablement partis au moment où mes yeux se sont fermés. — Et qu’as-tu donc fait depuis ? — Rien de très profitable. Garder un œil sur les Français. J’aurais tout aussi bien pu rentrer à Moscou, pour l’utilité que j’ai eue. — Et où en sont effectivement les Français ? demanda Dimitri. — Fins prêts pour une grande bataille demain, aux environs d’un village nommé Borodino, juste au sud-est d’ici. Il déplia une carte et nous le montra. — Et nous allons les affronter ? demandai-je. — On dirait bien. Tout ceci est l’idée de Koutouzov. — Allons-nous gagner ? Vadim haussa les épaules. — Si nous vainquons, cela les arrêtera. Sinon… eh bien, nous devions faire front d’une façon ou d’une autre, avant qu’ils atteignent Moscou. — Et toi, Dimitri ? le questionnai-je. Combien de temps tes Opritchniki ont-ils attendu avant de prendre la tangente ? — Ils n’ont rien fait de tel, répliqua-t-il. Je veux dire, ils s’en vont et font ce qu’ils ont à faire, mais ils sont restés en contact avec moi. Je sais où ils sont en ce moment même, par exemple. Ils préparent une embuscade sur l’une des routes que les Français utilisent pour amener davantage de troupes. Ce n’est pas loin d’ici. Nos expressions durent trahir notre scepticisme. — Je vais vous montrer, insista-t-il. Dimitri nous conduisit au sud, à pied, près des lignes françaises, jusqu’à ce que nous parvenions au bord d’une petite crête. Il faisait alors totalement nuit, toujours aucune lune pour éclairer ce que Dimitri voulait nous montrer, mais, à côté de la route que surplombait la crête, il y avait une ferme et de la lumière brillait par la fenêtre. La route était silencieuse. — Alors, où sont-ils ? demanda Vadim. — Attends, répondit Dimitri. La route est utilisée par les troupes françaises. Regarde ce qui se passe lorsqu’ils l’empruntent. Depuis ma première brève bataille au côté des Opritchniki, j’avais voulu demander à Dimitri ce qu’il savait à leur sujet – ce qu’il nous avait caché. Il semblait que je n’aurais pas besoin de le demander, mais que j’allais le voir. Nous attendions depuis presque une demi-heure lorsque nous entendîmes enfin le bruit régulier de pas cadencés. Un petit groupe d’infanterie française, peut-être trente soldats en tout, avançait sur la route. Les hommes à l’avant et à l’arrière du peloton portaient chacun une lanterne qui venait s’ajouter à la lumière de la ferme. Les soldats poursuivaient leur marche et étaient presque complètement passés lorsque, dans un silence total, une porte de la ferme s’ouvrit et deux silhouettes sombres en détalèrent. Elles saisirent l’homme qui fermait la marche – celui qui portait l’une des lanternes – et le traînèrent à l’intérieur. L’incident eut lieu sans un bruit et en quelques secondes à peine. C’était comme la langue d’un crapaud qui se déroule et attrape une mouche peu méfiante. Quelqu’un vers l’arrière du peloton remarqua d’abord la disparition non pas de son camarade, mais de la lumière. Il se tourna puis cria à son lieutenant de s’arrêter. — C’étaient Varfolomeï et Ioann, je pense, nous dit Dimitri en guise de commentaire. — Ce n’est pas vraiment une perte significative pour l’armée française, dit Vadim d’un ton sardonique. — Ce n’est pas encore fini, ajouta Dimitri. Le peloton avait rompu les rangs pour déterminer ce qu’il était advenu du disparu. Tandis que nous observions, nous aperçûmes les deux mêmes silhouettes émerger de nouveau de la maison, emportant cette fois avec elles l’homme de tête – celui qui tenait la lanterne restante. Presque au même instant, la lumière fut éteinte à l’intérieur du bâtiment. Le peloton français et nous étions soudain rendus aveugles par l’obscurité. Mais nous pouvions toujours entendre. Les Français entreprirent de se héler les uns les autres ; au début, c’étaient de simples remarques du genre « Que se passe-t-il ? » et « Es-tu là ? ». Puis les appels commencèrent à être interrompus par des cris, la plupart du temps des glapissements brefs et tronqués d’hommes pris par surprise et mourant rapidement. Chaque cri indiquant la mort d’un homme, le nombre de voix s’adressant les unes aux autres devint de plus en plus faible, les voix elles-mêmes gagnant en force et en désespoir. Vers la fin, il ne restait plus qu’une seule voix française, jeune. — Vous êtes là ? Lieutenant ? Chef ? Qui est là ? Jacques ? Qui est là ? Je suis… Puis un bref jappement mit fin à son soliloque. J’avais vu et entendu des centaines d’hommes mourir, bon nombre de ma propre main, mais ces trente morts, cette voix seule et abandonnée me rendaient tout aussi malade que tout ce dont j’avais pu être témoin jusque-là. Dimitri, par contre, exprima son admiration. — Impressionnant, hein ? Trente hommes vaincus par trois. Et en, quoi, deux minutes ? Ce n’est pas assez pour nous faire gagner la guerre, je sais, mais cela ne peut pas faire de mal. Nous n’avions vu que deux silhouettes, mais Dimitri était évidemment plus au courant. Une fois que les lumières avaient été éteintes, il aurait pu y avoir n’importe quel nombre d’Opritchniki attaquant ces soldats, et ni Vadim ni moi n’aurions pu en savoir plus. — Des Français, fut tout ce que Vadim parvint à murmurer, l’air sombre, mais cela offrit quelque réconfort. Ils étaient les envahisseurs. Nous pouvions nous défendre par tout moyen de notre choix. — Descendons voir, dit Dimitri avec impatience. Nous le suivîmes en bas de la crête, sur la route. Le sentiment que la scène tout entière avait été une représentation à notre intention – à Vadim et à moi – grandissait en moi. Les Opritchniki travaillaient probablement ainsi en d’autres circonstances mais, en cette occasion particulière, ils savaient qu’ils avaient un public, que Dimitri nous amènerait pour les voir au travail. Leur intention était tout autant de dissimuler que de révéler, mais je me rendis compte que je n’obtiendrais rien de plus en interrogeant directement Dimitri. Le temps d’atteindre la route, mes yeux avaient commencé à s’habituer à l’obscurité. Une faible lumière émanait de la porte ouverte. Tout autour de nous, il ne restait qu’une demi-douzaine de corps. Une ombre – je crois que c’était Ioann – se précipita hors de la ferme et commença à traîner l’un des cadavres restants à l’intérieur. La jambe du soldat tressauta dans un dernier vestige de vie. Ioann se retourna pour crier quelque chose en direction de la maison, et j’entendis les deux autres rire à l’intérieur. Une fois encore, cela me rappelait les recrues aux visages juvéniles devant la maison close, à Moscou. Dimitri trotta vers la ferme et je le vis parler sur le seuil à Piotr – le troisième homme – avec intensité. Quelque chose que dit Piotr fit se raidir Dimitri, qui nous jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il se retourna et conversa avec Piotr, qui hocha la tête et disparut à l’intérieur avant de revenir chargé d’un paquet qu’il donna à Dimitri. Dimitri revint vers nous. — Ils sont juste en train de les dégager de la route afin qu’ils ne soient pas vus par une patrouille de passage, choisit-il d’expliquer, bien que le raisonnement soit assez évident pour toute personne ayant un minimum d’expérience militaire. Cela me donna une raison de me demander si cette explication n’était donnée que dans l’intention de dissimuler quelque raison plus profonde et honteuse, même si je ne pouvais deviner quoi. Ou peut-être pas honteuse mais simplement, comme je l’avais déjà soupçonné, secrète. Je pouvais comprendre le désir de confidentialité – ma propre vie en avait souvent dépendu –, mais cela ne signifiait pas que j’allais réprimer ma propre curiosité. — Piotr m’a donné ceci, ajouta Dimitri en élevant le paquet. Puis, avant que nous ayons pu prononcer le moindre mot, il gravissait la crête. Aucun de nous ne parla beaucoup avant que nous nous soyons bien éloignés de ce dont nous avions tout juste été témoins. Bientôt, nous fûmes de retour à Goriatchkino et en mesure de nous reposer. L’humeur de Vadim semblait s’être améliorée. Sa capacité à rationaliser, entraînée depuis tant d’années et tant de campagnes, le fait que l’ennemi reste un ennemi – que ses morts restaient sa responsabilité, et non la nôtre – semblait prendre le dessus. Je comprenais les arguments, je me répétais la même histoire après chaque bataille, mais quelque chose dans ce que nous venions de voir la rendait pour la première fois peu convaincante. Dimitri alluma une lampe et nous montra avec excitation le paquet que Piotr lui avait donné. Il était composé de deux uniformes français d’infanterie légère. — Vous savez ce que vous pouvez faire avec ? (Dimitri me semblait ce soir-là plus enthousiaste que je ne l’avais vu depuis plusieurs années.) Vous pouvez pénétrer dans le camp français… et découvrir quels sont leurs plans. — Tu ne viens pas avec nous ? demandai-je. — Oh, tu connais mon français. Ils me repéreraient à une verste de distance, mais vous deux pourriez vous promener dans les Tuileries sans que personne ne s’en émeuve. Il en baragouinait presque, parlant comme si c’était la seule manière de maintenir des pensées indésirables à distance. — C’est soit ça, soit rentrer directement à Moscou, déclara Vadim sobrement. Tant que nous sommes ici, je préfère faire quelque chose d’utile. Je réfléchis un moment puis acquiesçai. — Où allons-nous te retrouver après cela ? demandai-je à Dimitri. — J’attendrai à Chalikovo. (Il était plus calme – peut-être parce que nous acceptions de le quitter.) Si nous bloquons l’avancée française, cela devrait être assez sûr. Sinon, eh bien, je suppose que nous devrons nous retrouver à Moscou. — Au revoir, Dimitri. Nous nous embrassâmes mais, pour une raison quelconque, il était effroyablement pressé. Son étreinte avec Vadim fut à peine plus qu’une tape dans le dos. Lorsqu’il s’enfuit dans l’obscurité, je fus presque tenté de l’espionner lui plutôt que les Français, mais je connaissais mon devoir. Vadim et moi entreprîmes de revêtir les uniformes français qu’il nous avait fournis, nous préparant à pénétrer profondément en territoire ennemi. Chapitre 5 — Alors, de quoi ai-je l’air ? demandai-je à Vadim tout en boutonnant mon nouvel uniforme. Tu crois que je suis acceptable ? — En français à partir de maintenant, s’il te plaît. Sa réponse était, de façon quelque peu hypocrite, en russe. Je répétai ma question, cette fois en français. — Je pense que oui, répondit-il, changeant enfin de langue lui-même. Même s’il y a beaucoup de taches de sang sur ta veste. — Sur la tienne aussi. Autour du cou, les taches étaient quasiment invisibles sur le rouge du col, mais, sur le bleu de la veste, elles étaient plus faciles à voir. Les uniformes eux-mêmes n’avaient pas été endommagés, nous ne pûmes trouver aucun trou ou déchirure. — Nous inventerons simplement une histoire quelconque sur un camarade mourant dans nos bras, suggéra Vadim. Je tentai de rire, mais le souvenir de l’origine effective de ces vêtements était trop proche et trop réel. Nous partîmes en direction du camp français, avançant à grandes enjambées, sans vraiment nous préoccuper de l’endroit exact où nous allions ou même des informations que nous tentions de découvrir. Pour moi, du moins, l’objectif de la mission était de faire mes preuves une nouvelle fois en tant que soldat et en tant qu’homme. — C’est un miracle que Piotr soit parvenu à récupérer deux uniformes intacts, dit Vadim. Je frémis en prenant conscience de l’étreinte de l’uniforme froid, qui avait été si récemment le linceul d’un cadavre. — Le Miracle peu connu des Uniformes Français ? plaisantai-je. — Il est vraiment nommé d’après un saint. Nous nous détendîmes un peu et forçâmes l’allure. — Tu crois donc qu’il peut marcher sur l’eau ? — J’aimerais bien le voir essayer, marmonna Vadim. — Naturellement, la Bible se trompe ici. C’était la voix de Max, me revenant à l’esprit. Nous avions eu une conversation des années auparavant, sur ce même sujet de saint Pierre marchant sur la mer de Galilée. — Je croyais que, pour toi, la Bible se trompait partout, lui avais-je dit. — Pas partout. Elle comporte beaucoup de bonnes choses, mais c’est juste un stratagème pour tromper les gens en leur faisant croire que tout y est bon. C’est une vieille astuce. Le meilleur endroit pour cacher un arbre est une forêt. Le meilleur endroit pour cacher un mensonge est une forêt de vérités. — Et comment pouvons-nous distinguer le vrai du faux ? lui avais-je demandé. — Demande à un prêtre. Je l’avais dévisagé, stupéfait. Il avait éclaté de rire. — Ou tu peux me le demander à moi, avait-il poursuivi, ou essayer de le découvrir par toi-même. — On dirait que cela requiert un gros effort. Et puisque, de toute évidence, tu connais déjà la réponse, je me tournerai vers toi. — À propos de saint Pierre ? avait-il vérifié. J’avais hoché la tête. — Eh bien, avait-il expliqué, le message qu’ils tentaient de faire passer concernait la foi. Pierre entreprend de marcher sur l’eau, il s’y promène un peu, puis il perd la foi et coule. Mais l’idée doit être que la foi est ce qui donne à Pierre la confiance de faire le premier pas sur l’eau, et non ce qui le soutient une fois qu’il est dessus : c’est Dieu qui s’en charge. C’est la foi qui lui a permis de croire en Dieu. Mais lorsqu’il perd la foi, Dieu sera toujours là pour le soutenir, une fois qu’il a accompli ce premier pas sur l’eau. » C’est censé nous dire de placer notre foi dans le Dieu invisible mais, au lieu de cela, parce que Pierre commence à couler, cela présente simplement la foi comme une sorte de charabia magique. — Donc tu crois que Dieu a soutenu Pierre sur l’eau ? lui avais-je demandé avec une incrédulité feinte. — Non, bien sûr que non. Je veux dire que cette histoire parle de la foi, pas de Dieu. La partie sur la foi est la pépite de vérité, et les gens se font duper au point de croire aussi la partie divine. C’était une chance que nous ayons été seuls. Max aurait fort bien pu s’en tirer en disant cela en Angleterre ou en France sans être inquiété, mais pas ici en Russie. — La foi est la partie intéressante pourtant, avait-il poursuivi. La foi est ce qui permet aux gens d’être sûrs de certaines choses alors qu’ils ne pourront jamais avoir la certitude de leur existence. Et c’est une idée importante à faire passer, même si la Bible la fait mousser. — Une idée importante ? — Pour les masses et pour les politiciens. Pour n’importe qui ayant peur de la connaissance, d’eux-mêmes ou des autres. Pour quiconque voit le bonheur comme l’alpha et l’oméga de l’existence. La vision que Max avait de la foi était celle d’un bonheur illusoire, d’une vie passée dans une joyeuse ignorance par crainte de découvrir la vérité. Cela pouvait fonctionner pour certains, mais je méprisais le concept tout autant que lui. — Mais cette histoire ne vise-t-elle pas juste à raconter les événements qui ont eu lieu ? avais-je demandé davantage pour l’aiguillonner que pour véritablement me renseigner. Max avait eu une exclamation désapprobatrice. — Pourquoi donc les gens croient-ils que la Bible est le seul livre dans l’histoire de l’humanité à ne pas manier l’allégorie ? Gulliver est-il réellement allé à Brobdingnag ? Candide a-t-il vraiment visité El Dorado ? C’est comme tous ces contes populaires que nous racontent nos grands-mères. Aucun d’entre eux n’a jamais eu lieu. D’abord tu décides de l’idée que tu essaies de faire passer, puis tu inventes une histoire qui la transmet. Tu dois voir plus loin que les fantômes, les vampires et les miracles pour comprendre le message moral. Il s’était arrêté, se rappelant qu’il devait respirer. Son enthousiasme frisait la colère, mais le plaisir que je prenais à l’écouter n’était surpassé que par le plaisir qu’il prenait à parler. Il sourit d’un air piteux, constatant qu’il s’était contredit lui-même d’une manière que je n’aurais pas repérée. — Enfin, simplement parce que certains contes populaires sont inventés ne signifie pas qu’ils le sont tous. Des arbres dans la forêt, n’est-ce pas ? Maintenant, tandis que je marchais aux côtés de Vadim en direction des lignes françaises, me remémorant cette conversation, je me demandai si, quelque part dans cette campagne russe obscure, Max était en train de distraire les trois Opritchniki sous ses ordres avec des polémiques similaires. Ils ne semblaient pas vraiment du type à s’engager dans des discussions théologiques, ce qui était d’autant mieux pour Max : il ne risquait pas d’être interrompu. — Je viens juste de penser à quelque chose, murmura Vadim, coupant court à mes souvenirs. Nous étions revenus sur la route où nous avions, un peu plus tôt, observé comment les Opritchniki massacraient le peloton français. Nous étions tout au plus une verste au-delà de la ferme. — Quoi ? demandai-je. — Nous pourrions être pris pour des ennemis par notre propre camp. — Ou par les Opritchniki, du moins, ajoutai-je. Il s’arrêta et se tourna vers moi. —Ils sont vraiment de notre côté, Alexeï. Ce qu’ils font n’a aucune importance, ils le font pour la meilleure des raisons – pour la Russie. Une fois de plus, le vieil argument cliché me rassura mais, tandis que nous poursuivions, je fus frappé par le fait que, si leurs intérêts pouvaient coïncider avec ceux de la Russie, cela ne signifiait pas pour autant qu’ils combattaient pour la Russie de la même manière que nous. On aurait alors aussi bien pu dire que nous – Vadim et moi – combattions pour l’Angleterre. À l’heure actuelle, nous combattions du même côté, mais la simple signature d’un traité pouvait tout changer en un instant. Et je doutai que les Opritchniki aient besoin du moindre traité écrit pour changer d’allégeance. L’ennemi semblait négliger la sécurité et il s’avéra très facile pour deux officiers Russes, pourvus d’uniformes français et d’un accent passable, d’entrer dans un camp comptant peut-être deux cents hommes, à la veille de ce qui pourrait bien se révéler être la bataille décisive de la campagne. D’expérience, nous nous tînmes à distance des tentes où les officiers de rangs supérieurs étaient cantonnés, sachant pertinemment qu’ils auraient des lèvres mieux scellées et des oreilles plus vigilantes que les grades inférieurs. Nous finîmes par nous asseoir autour d’un feu en compagnie de quatre jeunes officiers d’artillerie qui se présentèrent comme Stéphane, Guillaume, Pierre et Louis. Pour la soirée, je devins André et Vadim, Claude. Comme la plupart des soldats au front, ils ne savaient pas grand-chose de la stratégie de leurs supérieurs. Ils la comprenaient globalement – le plan consistait à prendre Moscou – et, plus généralement encore, que tout cela était dû au fait que les perfides Russes commerçaient avec les Anglais. Ils la comprenaient aussi au plus bas niveau : le lendemain matin, ils étaient censés attaquer les emplacements russes situés juste en face d’eux. Nous découvrîmes que les lacunes de leurs informations se situaient quelque part entre les deux, dans la manière dont allait être conduite la bataille du lendemain et de la façon dont les Français prévoyaient de rejoindre Moscou depuis Borodino. Ces lacunes étaient facilement comblées de ragots et de rumeurs. Certains des commérages étaient très nationaux et très français. Le sujet le plus en vogue concernait le fait que l’empereur avait reçu ce jour-là un paquet contenant un portrait de son jeune fils – que l’on nommait le « roi de Rome ». C’était une conversation à laquelle je trouvai agréable de prendre part, car elle me rappelait mon propre fils à Pétersbourg et ma « Marie-Louise » à Moscou. Pierre avait la même simplicité idéaliste que j’aimais chez Max, bien qu’il soit plus jeune que lui, simplicité qui n’avait pas encore été amoindrie par la moindre idée de réalité politique. — Napoléon aime peut-être son fils, et c’est très bien, mais je doute qu’il le voie réellement comme un héritier. (Il jeta un coup d’œil circulaire sur nous en quête d’acquiescement.) Il ne s’est couronné empereur que temporairement, pour garder la République sur la bonne voie en des temps difficiles, mais il sait que le prochain empereur, ou quoi que ce soit qu’il choisisse comme terme pour se désigner, doit s’élever au mérite, comme lui, et non pas en vertu d’une naissance chanceuse. De façon inhabituelle, Vadim releva l’allusion politique, bien que ce soit d’un point de vue typiquement domestique. — Mais, si tu crois cela, tu impliques que Napoléon a épousé Marie-Louise par amour. Tout le monde s’accorde à dire qu’il aimait vraiment Joséphine et qu’il l’aime toujours. — Je suis d’accord avec Claude, dit Guillaume, parlant pour la première fois. Napoléon a fait un grand sacrifice en quittant la femme qu’il aime afin de donner au pays un héritier pour le remplacer. — En quittant la femme qu’il aime pour une fille qui a la moitié de son âge, ajouta Louis avec cynisme. Je pris un risque. — Le même sacrifice que tout Français patriote fait lorsqu’il laisse sa femme pour rendre visite à sa maîtresse. Mon coup paya. Tous quatre rirent à l’unisson. Vadim, qui n’était jamais le meilleur pour exprimer son indiscutable patriotisme russe, trouva soudain les mots pour faire mine d’être le plus authentique des patriotes français. — Et pourtant, Napoléon est heureux de les laisser toutes les deux afin de nous guider ici dans l’intérêt de la France. Il avait trouvé exactement le ton qu’il fallait, et l’approbation générale s’exprima dans une profusion de hochements de tête gaulois tout autour du feu. — Vous pensez qu’il savait ce que l’ennemi nous préparait ? demanda Louis après un silence pensif. — Ils ne semblent pas s’être franchement défendus jusqu’à présent, dis-je. — Pas les combats, expliqua Stéphane. Cette nouvelle arme. — Vous n’en avez pas entendu parler ? ajouta Guillaume. C’est une sorte de maladie. Ils essaient de la répandre parmi nous. — Non, ce n’est pas une maladie, dit Stéphane. Ce sont des animaux – des meutes de loups entraînés qu’ils lâchent sur nous. — Si c’étaient des loups, nous les aurions vus, déclara Pierre. — Peut-être, ou peut-être pas, répliqua Guillaume. Les loups chassent la nuit, et l’on ne voit pas grand-chose alentour ici lorsque la nuit tombe. — Et comment pourraient-ils propager une maladie, de toute façon ? demanda Stéphane. — Il suffit d’un ou deux cadavres infectés, expliqua Louis. Ils n’ont pas besoin d’être catapultés au-dessus des murailles d’un château assiégé : il suffit de les glisser parmi les corps de nos propres morts et blessés. — J’ai entendu raconter ce matin que trois d’entre eux – des saboteurs russes – sont entrés dans un camp avec leurs poches et leurs sacs à dos remplis de poudre à canon. Lorsqu’ils ont été capturés, ils se sont simplement fait sauter, et avec eux tous ceux qui les entouraient, raconta Pierre. Personne n’a été grièvement blessé. Enfin, personne de notre côté. Les Russes étaient fichus. Mais s’ils ne s’inquiètent même plus de protéger leurs propres vies, comment pouvons-nous lutter contre ça ? — Tout cela ne me paraît être que des rumeurs de guerre, intervint Vadim, rationnel et tentant de défendre son pays des accusations. Je les ai entendues sur toutes les campagnes auxquelles j’ai participé. L’ennemi doit devenir plus qu’un ennemi. Il ne suffit pas qu’il s’oppose à vous ; il doit être dans l’erreur aussi. Et si sa cause est injuste, alors ses méthodes doivent l’être tout autant. Comme personne n’aime contredire cela et donner l’impression de soutenir l’ennemi, la rumeur enfle et se répand. Les quatre soldats français fixaient Vadim intensément tout en l’écoutant. — Ainsi donc, nier les rumeurs revient à soutenir l’ennemi, c’est cela, Claude ? demanda froidement Pierre. Exactement comme tu viens de le faire ? Je résistai à l’envie de porter la main à mon épée, mais je me préparai à agir à tout moment. Le suspense se rompit lorsque Pierre se mit à rire, suivi de ses trois camarades, puis de Vadim et moi. — Tu as probablement raison, mon ami, poursuivit Pierre. Ce sont des rumeurs et, par définition, elles doivent être exagérées. Ce ne sont probablement que des Cosaques en maraude, s’attaquant à nos hommes. — Quoi qu’il en soit, dit Louis, qui pourrait blâmer les Russes d’utiliser une nouvelle arme, s’ils en ont une ? Toute campagne est gagnée en faisant quelques entorses minimes aux règles de la guerre. Il y a probablement eu des hommes pour se plaindre, exactement comme nous, aux premières utilisations des mousquets, ou même des arcs anglais – et maintenant, nous ne pourrions pas nous en passer. — Je vais rester fidèle à mon mousquet, Louis, dit Stéphane en riant. Et tu pourras avoir ton arc. Je restai silencieux tout au long de cette discussion, sachant qu’il y avait une part de vérité derrière ces rumeurs françaises et constatant une effrayante similitude avec les histoires que j’avais entendues de Toula. Les Opritchniki avaient navigué sur le Don et des rumeurs y étaient nées, maintenant que les Opritchniki étaient ici, les mêmes rumeurs les suivaient. Vers la fin de la conversation, toutefois, je commençai à me sentir plus rassuré. Je savais que nous n’avions affaire ni à la peste ni à des loups, mais à des hommes extrêmement habiles, zélés et violents ; des hommes dont les attaques étaient d’autant plus puissantes qu’ils répandaient la peur aussi bien que la mort. Je n’étais pas certain de la manière dont les Opritchniki provoquaient une telle exagération des rumeurs les concernant, mais entendre ces histoires de la bouche même de ces soldats français superstitieux me fit comprendre qu’elles n’étaient rien de plus que des histoires. Les Opritchniki étaient d’excellents soldats et ils étaient de notre côté. Cela, comme venait de le constater Louis lui-même, était une justification suffisante pour que nous tirions parti d’eux. Vadim manifesta son intention de partir. — Eh bien, bonne nuit, messieurs. Nous devons prendre congé et nous préparer pour la bataille de demain. Nous nous levâmes tous les deux, et il y eut un échange généralisé de poignées de mains et d’au-revoir. Alors que nous faisions demi-tour et commencions à nous éloigner, un dernier cri nous parvint des lèvres de Pierre. — Jelayou ouspiekha ! Vadim et moi stoppâmes net. La signification en était assez simple : « Bonne chance ! » Toutefois, ce n’était pas le sens de la phrase qui nous avait surpris, mais sa langue. Pierre avait parlé en russe. Chapitre 6 Cela m’avait toujours paru intéressant de voir la façon dont le sens transcende la langue. Me remémorant, par exemple, la conversation que nous avions eue avec ces soldats français durant cette nuit-là, je savais qu’elle s’était tenue en français mais, si je devais la relater, je pourrais le faire tout aussi bien en français qu’en russe, ou même en italien. Je me souvenais du sens de ce qui avait été dit plutôt que du détail des mots. Une fois, lorsque j’étais à Pétersbourg, j’avais eu une longue conversation avec un vieux soldat. Il avait reçu une blessure à la tête en combattant les Turcs durant le règne de la Tsarine Catherine, sous les ordres du général Souvarov. Un grand morceau de son cerveau avait disparu. Cela affectait sa capacité à bouger et à parler mais, au-delà de ce carcan handicapant, son esprit était aussi affûté qu’autrefois. La communication était difficile, bien qu’elle devienne plus simple avec un peu de pratique. Lorsqu’il parlait, je devais écouter attentivement les sons malformés qu’il produisait. Lorsqu’il constatait qu’il ne parvenait pas à s’exprimer, je devais deviner ce qu’il voulait dire et lui faire des suggestions jusqu’à ce que nous en trouvions une qui le satisfaisait. Et pourtant, lorsque je parlais ensuite de lui à Marfa, je pouvais me rappeler le moindre détail de sa vie fascinante comme s’il me l’avait racontée dans un russe impeccable. Bien que je me souvienne des difficultés que nous avions eues à communiquer, ce souvenir était engrangé séparément, dans mon esprit, du contenu effectif de notre échange. Ainsi, lorsque Pierre nous salua par son souhait de « bonne chance », une part de mon esprit réagit à son sens amical. Une autre part me hurla un avertissement : la phrase avait été prononcée en russe, une langue que je n’étais pas censé comprendre ! Il y eut une course entre ces deux réflexions pour déterminer celle en fonction de laquelle j’allais réagir en premier lieu. Au final, le vainqueur n’eut pas d’importance. Vadim pris la parole avant que je puisse réagir de quelque manière que ce soit. — Pardon ? dit-il en se retournant vers Pierre et en s’en tenant au français. Pierre répéta sa phrase puis expliqua en français. — C’est « bonne chance » en russe. — Ah, je vois, sourit Vadim. Je pensais bien que cela avait des consonances russes. — Vous ne le parlez pas ? demanda Pierre. — Pas le moindre mot, dit Vadim tandis que je secouais la tête. — Pierre ici présent le parle comme un local, indiqua Stéphane. Il devrait être espion. (Il marqua une pause et réfléchit un moment.) À moins, bien sûr, qu’il ne le soit déjà. Il pourrait être en train de nous espionner pour leur compte. Louis et Guillaume rirent tous les deux. — Continue, Pierre, dit Louis. Fais-nous quelques démonstrations de plus. Pierre débita quelques phrases avec un accent passable. Elles étaient manifestement destinées à piéger tout Russe honnête capable de les comprendre. La première était « Ta femme est une pute et hier elle a baisé mon chien », suivie de « Le Tsar Alexandre Ier aime sucer la bite du général Koutouzov ». Enfin il raconta une histoire souvent relatée mais entièrement fausse au sujet de la mort de la Tsarine Catherine. Si j’avais failli tomber dans le piège de son « bonne chance » surprise, il était relativement simple maintenant pour Vadim et moi de feindre de ne pas comprendre un mot de ce qu’il disait. Pour de nombreux officiers supérieurs de la génération précédant la nôtre, peu d’affectation aurait été nécessaire. Pendant un siècle, le français avait été la langue des Russes cultivés. Le russe était la langue des serfs. Dans la plupart des nations, les espions sont choisis parmi les hommes qui parlent couramment une langue étrangère, des hommes tels que Pierre. En Russie, les espions étaient des hommes tels que Vadim, Dimitri, Max et moi-même qui, de façon assez inhabituelle, étions capables de communiquer avec notre propre population. Désormais toutefois, en grande partie du fait de l’ennemi commun que tous les Russes voyaient en Bonaparte, les choses étaient en train de changer. — Qu’est-ce que tout cela veut dire, Pierre ? demanda Louis. Pierre traduisit et nous rîmes tous, particulièrement de l’histoire de Catherine et du cheval. Nous fîmes nos adieux une nouvelle fois et nous frayâmes un chemin en dehors du camp, pas convaincus qu’ils nous fassent confiance mais résistant à la tentation de nous mettre à courir. Nous étions presque hors de vue du groupe assis autour du feu quand nous vîmes, devant nous, trois officiers français sur le point d’entrer dans le camp. Je me préparais à les saluer avec nonchalance lorsque nous les croiserions mais, à mesure qu’ils s’approchaient, leurs trois visages devinrent reconnaissables. Il s’agissait de Iouda, Foma et Matfeï. — Alexeï Ivanovitch ! Vadim Fiodorovitch ! Que faites-vous donc ici ? demanda Iouda. Vous n’êtes quand même pas passés à l’ennemi ? Il avait un degré de sarcasme débonnaire que j’étais surpris d’entendre de n’importe quel Opritchniki. — Juste un peu d’espionnage, expliqua Vadim. Et vous ? Iouda sourit. — Nous ne venons pas pour espionner, mais pour tuer. Matfeï et Foma trépignèrent, impatientés par cette inutile conversation qui retardait l’action. — C’est une bonne chose que nous ne soyons pas venus plus tôt, poursuivit Iouda. Vous faites des Français très convaincants. J’étais pressé de partir mais je sentais que nous devions faire bénéficier Iouda un minimum de nos recherches. — Il y a plus d’une centaine d’hommes dans le camp, lui dis-je. Vous n’avez pas la moindre chance. Alors même que je parlais, je me rappelai ce que nous avions vu accomplir Piotr, Ioann et Varfolomeï un peu plus tôt cette nuit, et je doutai de mes propres mots. Iouda me tapota l’épaule avec condescendance. — Merci de votre sollicitude, Alexeï. À bientôt. Puis ils disparurent, s’évanouissant dans les ténèbres de la nuit pour devenir des ombres qui se découpaient sur les feux de camps, se joignant amicalement aux hommes contre lesquels ils allaient bientôt se retourner. Vadim et moi nous éloignâmes à vive allure, l’un et l’autre espérant secrètement être hors de portée des voix avant que les Opritchniki commencent leur travail. De retour à Goriatchkino, nous passâmes nos vêtements habituels. Le cheval de Vadim était toujours attaché où nous l’avions laissé. Vadim monta en selle et se mit en route en direction de notre propre campement, à l’est de Borodino. Je poursuivis à pied. La pluie tombait à verse, rendue cinglante par les rafales de vent, et la route devint boueuse sous mes pieds. J’enviais Vadim pour son trajet rapide à cheval, mais je me hâtai d’avancer. L’aurore perça sans le moindre chant d’oiseau. Le son des oiseaux qui osèrent seulement piailler fut étouffé par le bruit des douze cents canons qui ouvrirent le feu lorsque les affrontements débutèrent au sud. C’était un bruit magnifique, pour un militaire du moins, et j’aimais toujours à me considérer comme tel. La bataille présente une simplicité qui séduit chaque soldat, qu’il s’agisse du plus cérébral des officiers ou du riadovoï le plus basique. La moralité est mise entre parenthèses, permettant à un homme d’agir sans conscience, rassuré par le fait qu’il est de son devoir d’anéantir l’ennemi. La politique, pour cette courte durée, est l’affaire d’autres. Entre les batailles, certains hommes répriment leurs doutes, qui par leur amour inconditionnel du tsar, qui par des raisonnements politiques complexes, qui par une stupidité crasse et brutale. Je faisais partie du deuxième groupe, et il s’était écoulé un long moment entre mes batailles. Mais je savais que je ne pouvais faire qu’une différence minime en tant que soldat isolé, et je continuai donc à marcher, tentant de passer la bataille pour retrouver Vadim, rejoindre les Opritchniki et les conduire à faire des dégâts réels. Au nord de Borodino, la Moskova coulait en direction de l’est, vers Moscou, mais à cet endroit elle tournait un peu vers le sud, me forçant ainsi à m’approcher du champ de bataille davantage que ma tête – mais non mon cœur – l’aurait souhaité. Je contournai le village de Loguinovo, d’assez près pour constater qu’il grouillait de soldats de la cavalerie bavaroise, mais pas assez pour qu’ils puissent me voir. Mon problème suivant était de traverser la Kolotcha. Ce n’était pas une grande rivière, juste un affluent de la Moskova, mais je savais que je serais contraint de me diriger vers le sud, en direction de la bataille, afin de trouver un emplacement acceptable pour la traverser à gué. Finalement, je trouvai un endroit peu profond. Repensant à Max, je me demandai si je pourrais simplement traverser en marchant sur l’eau, puis je me lançai. Quasiment au moment où mon pied entra en contact avec la surface, elle se mit à trembler et à onduler. Elle était déjà troublée par la pluie, mais cette perturbation avait un motif différent, dont j’étais familier. L’air était encore plein du son des tirs de canon mais, en écoutant plus attentivement, j’entendis ce à quoi je m’attendais : le bruit de sabots. Avant que j’aie pu me retourner pour regarder, je fus entouré de cavaliers ; des Cosaques – de la voïsko d’Astrakhan, si j’en croyais leur allure. Mais ils étaient en pleine retraite, presque en débandade. Ils traversèrent la rivière sans même prendre la peine de s’arrêter, m’ignorant et galopant autour de moi. Parmi eux se trouvaient plusieurs chevaux qui avaient désarçonné ou perdu leurs cavaliers. Ils avaient initialement été pris dans la frénésie de leurs compagnons d’étable, mais ils commençaient maintenant à ralentir. Je saisis le harnais de l’un d’entre eux et me hissai sur son dos, l’éperonnant pour rattraper le reste du groupe. Je jetai un coup d’œil derrière moi et j’aperçus ce qu’ils fuyaient – un escadron de cavalerie bavaroise lancé à leur poursuite au grand galop. Je ne cherchai pas à les attendre. Une fois la rivière traversée, il me fut facile de doubler la cohue désorganisée puis de faire tourner mon cheval pour leur faire face. — Ressaisissez-vous ! hurlai-je, mais je soupçonnai que ce qui provoqua leur arrêt était davantage la nécessité d’éviter une collision avec moi que l’ordre que je leur avais donné. Une fois qu’une dizaine d’entre eux se furent immobilisés et rassemblés autour de moi, un semblant d’ordre était revenu et la plupart des autres firent demi-tour pour se joindre à nous. Quelques-uns disparurent à l’horizon au galop, mais je n’avais pas le temps de m’en préoccuper. Il en restait quasiment cinquante à mes côtés. Je tirai mon sabre et chargeai en direction des Bavarois, avec un rugissement incohérent. L’espace d’un instant, je ne fus pas certain que les Cosaques allaient me suivre, mais je me retrouvai rapidement entouré de cavaliers chevauchant à mes côtés, derrière moi et même, pour quelques-uns, devant moi. En quelques secondes, nous fûmes sur les Bavarois. Nos deux escadrons se heurtèrent puis se mêlèrent sans la moindre résistance, comme deux gouttes d’eau fusionnant en une seule. Toutefois, au sein de cette nouvelle goutte d’eau unique, la bataille faisait rage. Je combattis avec mon sabre, comme bon nombre des Cosaques, mais d’autres tirèrent au pistolet à courte portée. L’ennemi disposait des mêmes armes et, si les deux parties se valaient au tir au pistolet, c’est une arme avec laquelle on ne peut tirer qu’une seule fois. Après cela, les Cosaques montrèrent bien plus de dextérité – et de sauvagerie – dans le maniement de leurs lames. Même au plus fort de la bataille, je les comparais aux Opritchniki ou, du moins, à la façon dont j’avais imaginé notre collaboration avec eux. J’avais supposé qu’ils auraient besoin d’être dirigés mais, une fois l’orientation donnée, qu’ils se battraient aux côtés de leurs gradés russes comme des héros. Mais ce n’était pas ainsi que les choses avaient tourné. Les Opritchniki nous avaient abandonnés et, lorsqu’ils combattaient effectivement, ils se comportaient en couards, aussi bien lors de leur embuscade à la ferme que, plus tard, lorsqu’ils infiltrèrent le camp français. C’était, par contraste, une bataille honorable aux côtés de ces Cosaques, même si leurs coutumes me paraissaient aussi étranges que celles des Valaques. Je n’entendis pas les Bavarois sonner la retraite mais, en un clin d’œil, les deux gouttes d’eau se séparèrent et l’ennemi était en fuite. Je chargeai à leur poursuite, enivré par l’excitation de l’affrontement. — Revenez et battez-vous, nom de Dieu ! entendis-je une voix hurler, avant de comprendre que c’était la mienne. Au même instant, je sus qu’il était insensé de poursuivre. Nous nous dirigions de nouveau vers Loguinovo, où j’avais constaté la présence d’autres Bavarois, bien trop nombreux pour que nous puissions jamais vaincre. Je fis volter mon cheval et les Cosaques me suivirent. Une fois que nous eûmes traversé la Kolotcha pour la troisième fois en quelques minutes à peine, nous ralentîmes au trot et je demandai au sergent de nous ramener à leur camp. Il nous dirigea vers le sud-est, puis s’adressa à moi. — C’était très impressionnant, commandant. Après que nous avons perdu notre lieutenant, j’ai cru que c’en était fini de nous. — Merci. J’étais trop essoufflé pour parler davantage. Il y eut quelques instants de silence avant qu’il prenne de nouveau la parole. — Juste une chose, commandant. — Oui ? — Pourquoi toutes ces imprécations, commandant ? Le combat est une affaire sacrée. Jurer à la bataille, eh bien, c’est comme blasphémer à l’église. Je le regardai avec étonnement, et pourtant je savais déjà que les Cosaques prenaient leurs combats extrêmement au sérieux. — Je vais tenter de garder cela en tête, dis-je. — Dieu vous punira, commandant, poursuivit-il, non pas sur le ton sinistre d’un prêtre, mais comme s’il me rappelait qu’il était judicieux de garder propre le percuteur de mon mousquet. (Son raisonnement était tout aussi simple.) Vous risquez de vous faire tuer… et nous aussi par la même occasion. Je ris, rejetant la tête en arrière, davantage à cause de l’euphorie de la bataille qu’autre chose, mais j’admirai l’aspect pratique de sa piété. Une fois revenus derrière nos propres lignes, nous passâmes d’officier en officier avant que je sois finalement conduit au commandant des Cosaques, le général Platov. Le sergent lui expliqua ce qui s’était passé. Platov caressait sa fine moustache et m’observait des pieds à la tête. — Et qui diable êtes-vous ? demanda-t-il. — Capitaine Danilov, général ; du régiment des hussards de la garde de Sa Majesté. — Et où se trouve votre uniforme ? — J’étais en mission spéciale, général. Platov savait que, si c’était vrai, il n’obtiendrait que peu de réponses à toute question supplémentaire. D’un autre côté, c’était une affirmation assez facile à faire pour quiconque. J’étais sur le point de lui montrer mes papiers mais, avant que je le puisse, il parla brièvement avec un adjudant qui s’éloigna ensuite. — C’est ce que nous allons bientôt voir, dit-il. Il n’ajouta rien de plus mais reprit sa chevauchée et se mit à étudier le terrain à travers sa lunette. Quelques minutes plus tard, son adjudant revint, accompagné d’une silhouette que je reconnaissais, même au loin, à sa crinière épaisse, sombre et bouclée. Il s’agissait du lieutenant général Fiodor Piétrovitch Ouvarov, officiellement mon commandant. Constatant son arrivée, Platov se rapprocha de nous. Il arriva au moment où Ouvarov me saluait. — De retour parmi nous, Alexeï Ivanovitch ? demanda Ouvarov avec un demi-sourire. Il n’avait pas éprouvé de ressentiment lorsque Vadim lui avait demandé si je pouvais être temporairement emprunté à son régiment, mais il avait été désolé de me voir partir. — Simplement de passage, mon général, répondis-je. — Vous pouvez donc vous porter garant de cet homme ? demanda Platov. — Autant qu’il est possible, déclara Ouvarov. — Vous voulez le récupérer ? Platov parlait du même ton qu’il aurait utilisé pour parler d’un chien perdu. Ouvarov leva un sourcil interrogateur dans ma direction. — Je crois que je suis bien où je suis, général, dis-je. — Très bien, déclara Platov, m’accordant à peine un regard. (Il jeta un œil à sa montre de gousset.) Préparez-vous, nous avançons dans dix minutes. Et ainsi, un quart d’heure plus tard, je conduisis une fois de plus mes Cosaques, accompagnés de nombreux autres, à travers la Kolotcha. Tous les Cosaques, Bachkirs et Tatars de Platov prirent part à l’attaque, ainsi que la cavalerie plus régulière d’Ouvarov dont j’aurais pu faire partie dans une autre vie. Cette fois-ci, nous débordâmes les Bavarois mais, presque aussitôt après avoir traversé la rivière, nous rencontrâmes aussi bien la cavalerie que l’infanterie légère, que les forces d’Ouvarov engagèrent, permettant au reste d’entre nous de déborder davantage l’ennemi et de parvenir derrière leurs lignes. Je chargeai, me prenant pour Davidov, mon propre héros, que j’avais un jour rencontré à la bataille d’Eylau, mais que Vadim avait connu en Finlande. Il était célèbre encore aujourd’hui – et allait le devenir bien davantage d’ici peu, pour ses raids audacieux à la tête des troupes cosaques. Nous attaquâmes quiconque était en vue, répandant, comme toujours avec les Cosaques, le chaos et la peur parmi l’ennemi – principalement des Italiens et des Bavarois –, qui ne pouvaient organiser la moindre défense. J’ignore si nous eûmes réellement un impact significatif sur la bataille, mais il y avait dans ce genre de combat un sentiment d’exaltation que je n’avais pas connu auparavant et que je ne retrouverais pas ensuite. Une fois encore, mon sabre s’avéra de loin l’arme la plus efficace, aidé peut-être d’une unique volée de tirs de pistolet précédant chaque attaque. Finalement, les Français comprirent le danger que nous représentions pour eux. Le troisième régiment de cavalerie se détourna du centre français et contre-attaqua. Une fois l’effet de surprise passé, nous fûmes nettement moins efficaces. Le troisième régiment de cavalerie nous contraignit à une forme de bataille plus orthodoxe, ce qui, en retour, soulagea les Italiens et les Bavarois d’une partie de la pression et leur donna le temps d’organiser correctement leur propre défense. Des tirs de mousquets commencèrent à décimer nos rangs. Les Cosaques continuaient sans relâche à se jeter sur l’ennemi, mais à chaque attaque nous payions un tribut de plus en plus lourd. Les hommes tombaient tout autour de moi bien avant que nous soyons suffisamment proches pour utiliser nos sabres. À ce moment-là, j’avais envie d’être de nouveau parmi mes camarades chez les hussards, où quelques mots rapides de ma part auraient pu nous réorganiser en rangs et nous rendre bien plus efficaces. Mais les Cosaques n’étaient pas familiers de cela et ils en payaient le prix. Le sergent, qui avait chevauché à mes côtés tout du long, fut abattu d’une balle dans le cou. Le sang gicla en cascade de sa bouche quand il tenta de parler, et il tomba alors à terre où les sabots des montures de ses camarades achevèrent rapidement, en le piétinant, le travail commencé par la balle. J’ordonnai de battre en retraite, mais c’était un commandement auquel ils étaient nettement moins enclins à obéir qu’à une attaque. J’allais et venais à cheval, giflant hommes et montures du plat de mon épée jusqu’à ce que, finalement, ce qu’il restait d’eux, peut-être trente de la cinquantaine de départ, obéisse. Ce ne fut pas longtemps après cela qu’une retraite générale – pour les troupes de Platov aussi bien que pour celles d’Ouvarov – fut ordonnée. Nous retournâmes à notre position d’origine sur le flanc droit russe, traversant une dernière fois la rivière. Là, calmement en selle sur son cheval, se trouvait une silhouette familière : Vadim Fiodorovitch. Il ne dit rien mais son attitude me rappelait mon père m’ordonnant d’arrêter de jouer avec mes amis parce que mon tuteur m’attendait. À travers la foule de cavaliers, j’aperçus également le général Ouvarov. Celui-ci chevaucha dans ma direction. — Nous avons reçu l’ordre de rejoindre Koutouzov à Gorki. (Gorki était un village situé à environ deux verstes à l’est de Borodino, où le général Koutouzov avait établi son quartier général.) Il semble qu’ils aient besoin de renforcer le centre. Je hochai la tête en direction de Vadim. Ouvarov se tourna et l’étudia un moment, puis lui adressa un rapide salut de reconnaissance. — Je vois, dit-il. (Il se détourna de moi et fit l’inventaire de ses troupes. Ses effectifs étaient bien réduits par rapport à ce qu’ils avaient été le matin même, et de nombreux soldats n’étaient pas en état de combattre.) Dieu du ciel ! marmonna-t-il. Nous ne pourrons jamais les empêcher d’arriver à Moscou, maintenant. Je songeai à citer les objections de mon sergent quant aux jurons sur le champ de bataille, mais je décidai que ma relation avec le général était déjà assez tendue. De surcroît, la réserve du sergent ne lui avait pas porté la moindre chance ce jour-là. Vadim avait déjà fait faire demi-tour à son cheval et s’en allait. Je m’en fus à sa suite. — Un signe de Max ? demandai-je après que nous eûmes discuté de ce que nous avions fait depuis notre dernière rencontre. Sa journée avait été plus calme que la mienne. Il avait rapporté ce que nous avions découvert dans le camp français puis s’en était allé observer la bataille. Plusieurs des gardes avaient mentionné mes activités, il n’avait donc eu aucun mal à me retrouver. — Personne ne semble avoir eu de ses nouvelles, mais je ne m’attendais pas vraiment à ce que quiconque en ait. Si Max s’en est tenu au plan, contrairement à nous, il devrait être à l’est d’ici. Chalikovo est l’endroit le plus probable dans la liste. Nous devrions nous y rendre aussi. Nous chevauchâmes jusqu’à Chalikovo, les bruits de la bataille s’éloignant de plus en plus mais restant toujours audibles derrière nous. Il était tard lorsque nous parvînmes au lieu de rendez-vous, une petite étable adossée à une auberge. Celle-ci, comme tant de bâtiments sur la route de Moscou, avait été désertée aussi bien par les propriétaires que par les hôtes, en prévision de l’avance de Bonaparte. Nous décidâmes de renoncer au confort de la paille pour dormir dans les chambres de l’hôtellerie elle-même. Aucun de nous deux n’avait pu réellement dormir depuis plus de vingt-quatre heures, nous profitâmes donc pleinement de l’occasion. Le matin suivant, nous n’entendions plus le grondement des tirs de canon. La grande bataille était terminée, bien que nous n’ayons aucune idée de son issue. Nous nous rendîmes à l’étable pour voir s’il y avait le moindre signe indiquant que Max ou Dimitri étaient passés là avant nous. Il ne nous fallut pas longtemps pour trouver un message bref mais précis de Max, tracé à la craie sur le mur : 9 – 26 – 8 – M Nous l’avions manqué de douze heures seulement lorsque nous étions arrivés la veille au soir. Je notai également le tremblement de sa main quand il avait écrit. Il avait été fatigué ou effrayé – ou les deux. Il n’y avait aucune trace de Dimitri. Nous décidâmes d’attendre, à la fois pour voir si Dimitri allait se montrer et pour connaître les nouvelles en provenance de Borodino. Nous trouvâmes un peu de nourriture abandonnée dans l’auberge et nous confectionnâmes un petit déjeuner acceptable. Dans le courant de la matinée, les premiers éléments de nos troupes en retraite traversèrent le village. Les nouvelles étaient confuses. Il y avait eu de lourdes pertes des deux côtés, bien que personne ne puisse les chiffrer, même approximativement ; ce n’est que beaucoup plus tard que j’appris l’ampleur réelle de l’horreur. Quelque temps avant l’aube, après quasiment une journée entière de combat, Koutouzov avait donné l’ordre de la retraite russe. Pourtant, certains des cavaliers qui traversaient le village désignaient encore la bataille comme une victoire pour la Russie – disant que, même si nous avions été contraints de nous retirer, nous avions infligé suffisamment de dommages pour mettre fin à l’avancée de Bonaparte et qu’il ne serait désormais jamais en mesure de se rendre maître de Moscou. D’autres étaient moins optimistes mais gardaient néanmoins encore un peu d’espoir ; Bonaparte allait prendre Moscou mais ne pourrait pas garder la ville. D’autres encore pensaient qu’on ne pouvait désormais plus rien faire pour empêcher les Français de franchir les portes de Pétersbourg. Quelle que soit l’analyse de l’avenir, il était clair que notre séjour à Chalikovo n’avait que peu d’intérêt. Nous nous mîmes en selle et nous dirigeâmes vers l’est, suivant la route de Moscou, dépassant rapidement les survivants de notre glorieuse armée, débraillés, las de la guerre mais pas encore totalement démoralisés. Pour nous autant que pour eux, Moscou était l’endroit évident où se rendre. Mais quel que soit le camp qui pouvait en toute honnêteté revendiquer la victoire de Borodino, Bonaparte avait toujours cent mille hommes valides sous son commandement et ces forces prodigieuses allaient bientôt – comme nous – fondre sur notre ville bien-aimée. Cette nuit-là, nous dormîmes à la dure. Nous arrivâmes à Moscou aux alentours de midi le jour suivant. De retour à l’auberge de Tverskaïa, nous prîmes quelques renseignements. Dimitri y était arrivé plus tôt dans la journée, mais il était déjà reparti. Nous n’avions pas vu Max depuis que nous avions pris la route, une semaine et demie auparavant. Vadim s’en fut chercher Dimitri dans quelques-uns des endroits où il se rendait assez régulièrement, et je déclarai que j’allais faire de même pour Max. Et c’était une justification suffisante pour moi. Je savais parfaitement que Max avait été voir Margarita au bordel, même si je n’en avais parlé ni à Vadim ni à Dimitri. Ainsi donc, aller voir à la maison close était un choix absolument raisonnable lorsque l’on recherchait Max. Le temps que j’y passais finalement ne l’était peut-être pas tout à fait autant. Je fus immédiatement surpris par l’affection avec laquelle Domnikiia m’accueillit. Son comportement habituel dans le salon, devant toutes les autres filles et les clients, était retenu mais, ce jour-là, Domnikiia me prit dans ses bras et m’embrassa comme une femme retrouvant son époux perdu de vue depuis longtemps ou, peut-être davantage encore, comme une mère accueillant son fils après une longue absence. Elle me guida vers sa chambre en me tenant par la main. — Oh, Liocha, Dieu soit loué, tu es là. Max est revenu seul et je n’ai pas pu savoir ce qui se passait. Je leur ai demandé de m’appeler au moment où tu passerais cette porte. Elle m’embrassa de nouveau sur les lèvres, ses mains me tenant le visage. Je m’écartai. — Tu as vu Max ? Quand ? Elle se méprit sur mon inquiétude. — Je l’ai littéralement seulement vu – bon, et je lui ai parlé aussi –, mais rien de plus. Il n’est même pas resté avec Margarita. Je secouai la tête. — Ce n’est pas ce que je voulais dire, dis-je en embrassant la paume de sa main. Quand est-il venu ici ? — Il y a deux jours. Il avait l’air épuisé – il avait chevauché sans arrêt pendant plusieurs jours –, mais il est reparti presque aussitôt. — Qu’a-t-il dit ? — Je ne m’en souviens pas exactement, mais le message important pour toi était de le rejoindre à Desna. Desna était l’un de nos lieux de rendez-vous programmés. — A-t-il dit quand ? — Il a dit qu’il attendrait jusqu’à ce que tu arrives, mais que toi seul devais y aller. Margarita se souviendra de davantage de choses. Elle se dirigea vers la porte qui reliait sa chambre à celle de Margarita et frappa. Après un moment passé à attendre une réponse, elle ouvrit et jeta un coup d’œil furtif à l’intérieur. De ce que je pus entendre, Margarita était manifestement occupée avec un client. Je vis Domnikiia lui faire un signe puis refermer la porte. — Elle sera là dans une seconde, déclara Domnikiia, et ce ne fut que quelques instants plus tard que Margarita se glissa par la porte, un drap enroulé autour de son corps comme une toge trop grande. — Tu te souviens d’Alexeï, dit Domnikiia. Margarita m’adressa le sourire poli et bref de quelqu’un dont le gagne-pain est interrompu par des présentations triviales. — Que t’a dit Maxime lorsque nous l’avons vu l’autre jour ? Margarita débita tout ce qu’elle savait avec une précision résolue qui reflétait à la fois une mémoire impressionnante et le désir de ne pas avoir à se répéter. — Il a demandé de dire à Alexeï de le retrouver à Desna, qu’il attendrait là-bas aussi longtemps qu’il le pourrait, que seul Alexeï devait y aller, que c’était pour cela qu’il le demandait à nous – afin que seul Alexeï l’apprenne – et que nous ne pouvions pas faire confiance aux amis de Dimitri. Oh, et que nous ne pouvions pas faire confiance à Dimitri non plus. Qui est Dimitri ? Ne me dites pas, je le découvrirai plus tard. Elle s’en retourna à la porte communiquant entre les deux chambres, marchant de plus en plus difficilement car elle piétinait l’avant de son drap. Lorsqu’elle franchit la porte, elle l’abandonna purement et simplement. J’entraperçus son dos nu et j’entendis les mots « Eh bien, me revoilà, colonel… » prononcés d’un ton grivois, avant qu’elle referme la porte derrière elle. — Qui est Dimitri ? demanda Domnikiia. Je ne répondis pas. Au lieu de cela, je l’embrassai, la repoussant sur le lit. Un homme davantage porté à la camaraderie que moi aurait galopé directement vers Desna à l’instant même, mais cela faisait douze jours que je n’avais pas vu Domnikiia. Ce n’était pas que je désespérais de lui faire l’amour, simplement que je désespérais d’être avec elle : faire l’amour était ce que nous avions tendance à faire lorsque nous étions ensemble… la seule chose que nous faisions lorsque nous étions ensemble. Et, pour être honnête, je pense que la vue du dos nu de Margarita avait enflammé, ne serait-ce que légèrement, ma passion. — Qui est Dimitri ? demanda plus tard Domnikiia. — Tu t’es posé la question tout ce temps ? — Non, gloussa-t-elle, mais quand je pose une question, j’attends une réponse… aussi longtemps que nécessaire. — Dimitri Fétioukovitch est un collègue officier. Maxime et moi travaillons tous les deux avec lui. Ce ne sont pas les plus proches amis, mais ils travaillent bien ensemble. Je lui fais confiance. — À qui ? À Dimitri ? — Oui. — Et Max ? — Je lui fais confiance aussi. — Et en qui donc as-tu le plus confiance, mon cher et confiant Liocha ? demanda-t-elle en enroulant sa jambe autour de moi. C’était une question délicate et je ne dis donc rien. — Qu’est-ce que Max voulait dire en parlant des «amis de Dimitri» ? demanda-t-elle. Les amis de Dimitri – les Opritchniki – étaient ce qui faisait de cette question un piège. Jusqu’à récemment, si je m’étais retrouvé au pied du mur, j’aurais dû faire confiance à Dimitri plutôt qu’à Max, mais Dimitri semblait si proche de ces hommes mystérieux et effrayants que, désormais, je ne pouvais répondre avec certitude. — C’est juste un groupe de soldats aux côtés desquels Dimitri s’est battu contre les Turcs. Ils sont venus jusqu’ici pour nous aider. Ce ne sont pas des soldats réguliers – de cavalerie ou d’infanterie –, ils sont davantage comme des Cosaques, mais encore moins faciles à contrôler. Nous les appelons les Opritchniki. Qu’elle connaisse ou non le sens originel du terme, elle ne posa pas de question à son sujet. —Sont-ils bons à ce qu’ils font ? Je me rappelai la voix de ce fantassin français isolé, criant à son commandant et à ses amis, dans l’oubli sombre de la nuit. Je me remémorai Iouda, Matfeï et Foma pénétrant dans un camp d’une centaine d’hommes, sans l’ombre d’un doute dans leur esprit quant à leur victoire. Bien que je ne les aie pas vus depuis, il n’y avait aucun doute dans le mien à ce sujet. J’épargnai les détails à Domnikiia. — Très bons, répondis-je. Je fis glisser ma main sur sa cuisse et elle me sourit, mais son sourire se transforma soudain en froncement de sourcils lorsqu’elle s’empara de ma main et l’éleva pour l’étudier. — Quand est-ce arrivé ? demanda-t-elle, alarmée. — Quoi ? Je ris presque, ne voyant aucune raison à son anxiété soudaine. Elle passa un moment à rechercher que dire. — Tes doigts ! Quand est-ce arrivé ? Je m’étais depuis longtemps habitué à l’absence des deux derniers doigts de ma main gauche, perdus sous la torture après avoir été capturé par les Turcs. C’était presque surprenant à quel point j’en avais eu peu besoin. J’écrivais de ma main droite. Je tenais mon épée de ma main droite. Ma précision au mousquet était un peu moins bonne, vu que je devais soutenir la crosse avec seulement deux doigts, mais cela n’avait jamais été mon arme de prédilection. — Il y a trois ans, répondis-je à la question de Domnikiia. Je suis surpris que tu n’aies pas remarqué cela plus tôt, ajoutai-je, feignant d’être blessé, mais réellement surpris. — Je ne pense pas t’avoir vraiment remarqué jusqu’à ce que tu partes. Elle fit glisser ses doigts de haut en bas, entre mon pouce et mon index, puis mon majeur et enfin sur les moignons des deux derniers. — Est-ce que cela fait mal ? demanda-t-elle. — Plus maintenant. Je la laissai continuer à toucher les restes couturés de mes doigts. La plupart des gens étaient exagérément sensibles au sujet de ma main, soit constamment préoccupés par elle, ou ne la mentionnant pas du tout de crainte que cela m’affecte. Quoi qu’il en soit, il était préférable qu’ils se focalisent sur le physique. Seule une autre personne de ma connaissance partageait la fascination innocente de Domnikiia pour les détails disgracieux de ce qui restait de mes doigts, et c’était mon fils, Dimitri. Il aimait à toucher ma main d’une manière très similaire à celle de Domnikiia à ce moment-là et, fermant les yeux, c’était presque comme si j’étais de nouveau avec lui. Marfa lui avait initialement dit de ne pas le faire, mais cela ne me faisait aucun mal et fut donc autorisé. — Je n’ai jamais vu de portrait de l’impératrice Marie-Louise, dit Domnikiia, entrelaçant ses quatre doigts avec les deux miens. J’étais heureux qu’elle change de sujet. — Pourquoi dis-tu cela ? demandai-je. — Apparemment, tu trouves que je lui ressemble. — Apparemment ? — Maxime m’a raconté. Elle parlait comme si c’était l’aveu d’un péché. Mais le fait qu’elle et Max aient pu parler de moi n’était plus une préoccupation pour moi. — Eh bien, tu lui ressembles vraiment. — Dans ce cas, suis-je juste un succédané bon marché, parce que tu n’as pas les moyens de te payer une impératrice française ? demanda-t-elle légèrement. Je ris. — Elle n’est pas française, elle est autrichienne. — Ce n’est pas une réponse. — Et tu n’es pas bon marché. — Cela non plus, même si je sais que cela doit mettre une certaine pression sur ta bourse de payer une courtisane. (Elle marqua une pause avant d’ajouter : ) Et une épouse. Elle dit ces mots avec un air d’envie boudeuse, que je ne pouvais voir que comme un simulacre. L’idée que Domnikiia soit, d’une certaine façon, jalouse de mon mariage, sentiment feint ou non, était flatteur pour moi, mais j’étais également irrité qu’elle tente de faire entrer la réalité dans notre confortable monde d’illusions. — Encore Max, je suppose, dis-je. Elle acquiesça, puis ajouta : — Tu ne portes pas d’alliance. — Pas une bonne idée pour un espion, répondis-je. L’esprit absent, je frottai la base de l’annulaire de ma main droite, où il aurait dû être. Mon alliance se trouvait, comme toujours, dans une petite boîte de nacre sur la coiffeuse de Marfa. Je ne la portais que lorsque j’étais à la maison, à Pétersbourg. Marfa disait qu’elle comprenait mes raisons. — Oh, je vois, dit Domnikiia. Comment s’appelle-t-elle ? — Qui ? demandai-je. — Ton épouse. — Max ne t’a donc pas dit cela ? — Il n’avait pas l’intention de m’en parler. — Elle s’appelle Marfa Mikhaïlovna. Et nous avons un fils, Dimitri Alekseevich. Je parus plus ennuyé que je ne l’aurais souhaité. Je voulais juste en finir le plus rapidement possible avec les détails, afin que je puisse au moins oublier que j’avais une femme et un enfant. — Encore un Dimitri, observa-t-elle. — Nous l’avons nommé d’après Dimitri Fétioukovitch. — Pourquoi ? — Parce qu’il m’a sauvé la vie. — Je vois, dit-elle, se pelotonnant contre moi. Je crois que j’aimerais rencontrer Dimitri. — Lequel ? Elle ne me donna aucune réponse mais me sourit simplement. Sans que je le veuille, les souvenirs de Max interrompirent mes pensées. Il devait avoir attendu seul, dans l’inconfort d’une hutte de bûcheron à Desna, pendant deux jours. Je me méprisai moi-même de tarder. — Je dois y aller, dis-je en commençant à me rhabiller. Je dois voir Max. — Je comprends, répondit-elle. Pour la première fois, cela ne me vint pas à l’esprit de la payer. Il ne lui vint pas davantage de me le demander. En sortant sur la place, je vis Vadim marcher vivement dans ma direction. — Mais qu’est-ce que tu fous là-dedans ? grogna-t-il avec une véritable colère. Tu es censé chercher Maxime Serguéïevitch. — J’étais justement à sa recherche. — Là-dedans ? C’est peut-être l’endroit où tu trouves tes divertissements, Alexeï, mais ce n’est pas le genre de lieu où je m’attendrais à trouver Max. Remarque, j’ai appris beaucoup de choses aujourd’hui auxquelles je ne me serais pas attendu de la part de Max. Alors, il était là ? — Non, mais j’ai découvert où il est, répondis-je, incapable de comprendre l’attitude inhabituellement belliqueuse de Vadim. — Bien, alors allons-y. — Pourquoi cette précipitation, tout à coup ? Vadim me regarda comme s’il croyait qu’il était sur le point de me briser le cœur. Son ton s’adoucit légèrement. — Parce que Maxime Serguéïevitch est – et, pour autant que je sache, a toujours été – un espion français. Chapitre 7 Je me souviens de ma première rencontre avec Maxime Serguéïevitch Loukine. C’était en 1805, peut-être deux mois avant Austerlitz. Nous étions assis au mess, en train de déjeuner, et j’entendis une voix jeune et confiante provenant de l’autre côté de la table. Je relevai les yeux et je vis Max, alors âgé de seulement dix-huit ans, en pleine conversation sérieuse avec Dimitri que je connaissais déjà très bien. — En Amérique, ils n’ont pas de roi, mais ils ont des esclaves, expliquait Max. En Angleterre, ils ont un roi, mais pas d’esclaves. En France, ils ont tué leur roi et créé un empereur juste pour éviter d’être des esclaves. En Russie, nous avons un empereur et nous avons des esclaves. (Il fit une pause pendant un moment.) Bien sûr, la plupart des Russes diraient que nous avons un empereur et que nous sommes des esclaves. — Les serfs eux-mêmes diraient cela, tu veux dire ? s’interposa Dimitri. — Exactement. Je fus immédiatement emballé par Max. Je n’avais aucune idée de l’argumentation qu’il suivait ou de la conclusion à laquelle il tentait de parvenir, mais la passion fraîche et juvénile avec laquelle il exprimait ses idées était frappante. — Je ne comparerais pas les serfs aux Nègres, dis-je, intervenant dans la conversation pour la première fois. Max ne faillit pas dans son cheminement intellectuel. — Certes, non ; nous n’avons pas eu à voyager aussi loin pour trouver les serfs. C’était une déclaration typique de Max, comme je le découvris plus tard : ambiguë, détachée et énoncée avec une lueur de malice dans les yeux. Cherchait-il à porter un coup aux Américains ou aux Russes ? Je me souviens l’avoir interrogé à ce sujet, ou quelque question similaire, des années plus tard. Il me répondit qu’il ne s’intéressait pas aux nations, seulement aux idées. — Les nations ne sont-elles pas fondées sur des idées ? lui avais-je demandé. — Certaines, avait-il acquiescé, mais pas beaucoup. À cette époque, je n’avais pu en trouver que deux exemples : la France et l’Amérique, et nous n’étions pas en guerre contre l’Amérique. Devant la maison close à Tverskaïa, avec Bonaparte presque aux portes de la ville, je me remémorai tout cela et plongeai dans les yeux de Vadim un regard vide. — Comment peut-il être un espion français ? demandai-je. Il s’est battu avec nous contre les Français à Austerlitz. Et il se bat contre eux maintenant. — Vraiment ? s’enquit Vadim. Ce n’est pas ce que j’ai entendu. D’après Dimitri, dès que nous sommes arrivés à Gzatsk, Max a livré trois d’entre eux directement aux Français. Ils ont été exécutés quelques heures à peine plus tard. — Trois d’entre qui ? — Trois des Opritchniki : Simon, Faddeï et l’un des deux Iakov – je n’arrive pas à me rappeler lequel. — Et comment Dimitri sait-il tout ceci ? — Parce que Andreï le lui a dit. Andreï était avec les trois autres lorsque Maxime les a trahis, mais il est parvenu à s’échapper. (Vadim pouvait voir, à mon sourcil levé, que j’étais sur le point de mettre en doute la parole d’Andreï, un homme que nous ne connaissions que depuis quelques jours, qui condamnait un vieil ami.) Et Dimitri a parlé à Max lui-même, contra Vadim avant que je puisse parler. Max l’a admis devant lui. Peu de temps auparavant, le dernier message de Max à mon intention avait indiqué de ne pas faire confiance à Dimitri. Maintenant, la consigne de Dimitri était de ne pas faire confiance à Max. Il s’était caché – ce n’était pas le comportement d’un innocent, quelles que soient les circonstances – et il avait demandé à ce que j’aille le voir seul. Était-ce pour sa protection, ou était-ce un piège qu’il me tendait ? — Quand est-ce que Dimitri a entendu parler de tout cela ? demandai-je à Vadim, mais aucune réponse n’était plus nécessaire car, à ce moment-là, Dimitri lui-même apparut de l’autre côté de la place. Il vint à nous. — Tu lui as dit ? demanda-t-il à Vadim. — L’essentiel, mais je pense que tu ferais bien de nous raconter de nouveau, à tous les deux. — Depuis combien de temps es-tu au courant ? m’enquis-je. J’étais préoccupé de ce que Dimitri avait pu nous cacher jusqu’à présent. — Je l’ai découvert tout de suite après vous avoir laissés à Goriatchkino. Andreï m’a trouvé et m’a raconté. — T’a raconté quoi exactement ? J’étais encore profondément soupçonneux. — Dès qu’ils se sont approchés de Gzatsk, Max et ses Opritchniki ont été séparés, c’est-à-dire – comme il s’est avéré – qu’il a pris la tangente. Ils ont cherché alentour et ils ont découvert qu’il avait été capturé par les Français. Naturellement, il n’avait pas été capturé. Il était rentré dans le camp français par la grande porte. J’étais sur le point de demander comment ils savaient cela, mais Vadim leva la main pour indiquer que je devais laisser Dimitri poursuivre. — Ils l’ont sauvé, ne comprenant toujours pas qu’il était un traître, et assez rapidement il les a de nouveau semés. Ils ont retrouvé Faddeï en chemin et ils ont ensuite poursuivi leur route pour nous rejoindre tous à Goriatchkino. Ils y sont parvenus la veille de notre arrivée, et voilà que Max était de nouveau là. Il leur a dit avoir trouvé un grand camp français non défendu, à quelques verstes des formations principales à Borodino. C’était une cible facile, a-t-il dit, et ils lui ont fait confiance. » Ainsi, tous les quatre – Andreï, Simon, Iakov Alfeïinitch et Faddeï – sont innocemment entrés dans le camp français et ils ont immédiatement été attaqués et tués. Sauf Andreï – il a réussi à s’échapper, par chance pour nous –, ou nous n’aurions jamais entendu parler de cela. Je suppose que ces maudits Français ne s’attendaient qu’à trois hommes : Max ne pensait en trahir davantage. — Et Andreï t’a raconté tout cela ? demandai-je. — Oui. Après que je vous ai quittés, Andreï m’a trouvé et relaté ce qui s’était passé. Il m’a dit qu’il avait suivi Max et qu’il savait où celui-ci s’était retranché. Lorsque j’ai confronté Max, il a tout avoué – exactement ce que m’avait dit Andreï. Nous savons tous comme il aimait à parler de la France et de la Révolution, mais je n’avais jamais pensé qu’il y croyait vraiment. — Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Vadim. — Je ne sais pas, répondit Dimitri. Quelle importance cela a-t-il ? Le fait est que nous devons le retrouver et nous occuper de lui. Avez-vous découvert où il est ? — Alexeï sait, déclara Vadim, puis lui et Dimitri se tournèrent vers moi. Je réfléchis un moment. Si Dimitri avait lui-même dénoncé Max, j’aurais pu lui faire confiance, mais le fait qu’il s’agisse de Dimitri et Andreï – l’un des Opritchniki – me fit douter. Depuis leur arrivée, la loyauté de Dimitri avait semblé être bien davantage de leur côté que du nôtre. Naturellement, ils étaient censés être du nôtre mais nous devions désormais nous en assurer. — Je vais aller le retrouver moi-même, dis-je. Je vais le ramener ici. — Bon Dieu, tu ne vas pas y aller seul ! répliqua Dimitri. Nous y allons tous ensemble et nous allons nous assurer qu’il revient avec nous. — Je vais y aller seul, répondis-je fermement. Il s’attend à ne voir que moi. Si nous y allons tous, il s’enfuira peut-être. Avec moi, il reviendra. Si ce n’est pas le cas, nous serons alors certains que c’est un traître. Dimitri eut un sourire de dédain. — Crois-moi, Dimitri Fétioukovitch, lui dis-je avec une froide sincérité. Si Maxime est un traître, dans ce cas il m’a trahi tout autant que n’importe lequel d’entre nous. Je ne vais pas laisser un homme comme cela s’en tirer à si bon compte. — Je pourrais t’ordonner de nous dire où il se trouve, déclara Vadim, mais je pouvais deviner, à sa voix, qu’il n’allait pas risquer de voir son escouade davantage éviscérée en voyant ses ordres désobéis. (Son regard se posa sur moi, puis sur Dimitri, puis de nouveau sur moi.) Très bien, Alexeï. Vas-y. Ramène-le ici et nous déciderons ensemble de ce que nous ferons de lui, s’il est coupable. Mais ses derniers mots n’étaient qu’une pensée après coup : il en avait déjà décidé. Je sellai mon cheval et commençai mon voyage au sud de la ville. Desna n’était pas loin, mais je n’étais pas pressé d’y arriver et j’avançai donc au petit galop. Que je croie ou non la parole de Dimitri concernant ce que Max avait fait, je n’étais pas certain qu’il suivrait les ordres de Vadim et me laisserait faire mon travail seul. Tout au long du trajet, je regardai derrière moi et me détournai de la route principale à plusieurs reprises pour revenir sur mes pas, mais il n’y avait aucun signe indiquant que j’étais suivi. Il faisait nuit depuis un certain temps lorsque je parvins à la hutte du bûcheron, juste au nord du village. Je n’avais jamais vu cet endroit auparavant – je crois que c’était Max lui-même qui avait suggéré à l’origine de l’ajouter à la liste – et je fus surpris par sa taille. Elle était assez grande pour qu’un ou deux hommes puissent dormir, si besoin était, dans un confort relatif. Je frappai à la porte et parlai doucement. — Max ! Max, c’est Alexeï. La porte s’ouvrit et je vis le visage de Max, pâle, sale et effrayé. — Es-tu seul ? demanda-t-il. Je hochai la tête. Il jeta un coup d’œil paranoïaque alentour avant d’ouvrir entièrement la porte et de me laisser entrer. — Depuis combien de temps es-tu ici ? demandai-je. — Deux jours, répondit-il. L’intérieur de la cabane était entièrement vide, à l’exception d’un simple poêle en terre contre un mur et d’une seule petite chaise. — Assieds-toi ! me dit-il en montrant la chaise. Je la saisis et la plaçai au centre de la pièce. — Non, toi tu t’assieds, dis-je. Je tentai d’avoir l’air généreux mais, en réalité, je me préparais à un interrogatoire et je serais dans une meilleure position si je pouvais rester debout et marcher tandis que lui serait forcé de rester assis et de lever les yeux vers moi. Il fit ce que je lui avais demandé. — J’ai parlé à Dimitri, dis-je. Max fixa le sol. — Bien, murmura-t-il. — Est-ce que c’est vrai ? demandai-je. — De quoi parles-tu ? Je perdis ma contenance et lui parlai plus personnellement que je ne l’avais souhaité, sortant du rôle d’interrogateur. — Ce n’est pas un débat, Max. Ce n’est même pas un procès. Il s’agit de notre amitié. Donne-moi une réponse franche. — Je ne peux pas. (Sa réponse était totalement sincère.) Tu me connais, Alexeï, je ne réfléchis tout simplement pas de cette manière. Je ne parle pas de cette manière. Je savais ce qu’il voulait dire. Certains hommes affichent une façade intellectuelle pour donner un vernis de profondeur à leurs instincts. Max ne faisait pas dans l’instinct. Il en avait et – je l’avais compris lorsqu’il avait tenté de justifier sa visite au bordel – il le comprenait, mais il ne s’en préoccupait pas ou ne s’y fiait pas. Ses expressions les plus sincères étaient toujours construites dans le cadre d’un processus raisonné. — Mais si tu parles d’amitié en particulier, c’est une chose que je n’ai pas trahie. Je n’aurais pas trahi quelque chose qui compte. — Mais tu as trahi ton pays. Ce n’était pas formulé comme une question, mais il y répondit quand même. — Oui. — Et tu as envoyé Simon, Faddeï et Iakov Alfeïinitch se faire massacrer par les Français. — Oh oui, et j’aurais envoyé Andreï aussi si je l’avais pu. Même si nous pourrions discuter du « massacrer ». — Que veux-tu dire ? Impliquerais-tu qu’ils ne sont pas morts ? — Non, non. Ils sont morts. Je m’interrogeais juste sur le choix de mot, plutôt évocateur. Quiconque ne connaissait pas Max aurait pu croire qu’il tentait d’être conflictuel, ou peut-être qu’il essayait d’être affable – pour faire de son interrogateur un ami –, mais je savais qu’il était simplement lui-même, comme d’habitude honnête et précis. Son esprit gérait ce qu’il devait avoir identifié comme la perspective imminente de sa mort en tant que traître avec le même détachement qu’il avait lors d’une discussion sur la littérature ou sur une nouvelle théorie politique. — Tu ne fais donc aucune tentative pour nier que tu espionnais pour le compte de Bonaparte ? lui demandai-je directement. — Non. Pourquoi le devrais-je ? Je me cabrai face à cette démonstration soudaine d’honnêteté apparente. — L’aurais-tu nié il y a un mois de cela ? — Bien sûr. — Alors qu’est-ce donc qui te rend si disposé à être honnête avec moi maintenant ? — Le fait que tu sais tout. Je ne vais pas faire l’effort de mentir à un homme qui sait la vérité, répondit-il avec une simplicité absolue. Si seulement l’un de nous avait alors compris que je ne savais pas tout, que certaines explications nécessitaient désespérément d’être dites, alors les choses auraient pu prendre un tour très différent. Mais Max, malgré toute la persuasion dont il pouvait faire preuve, n’avait jamais été du genre à comprendre facilement que les pensées, qui étaient si clairement conçues dans son esprit, n’étaient pas encore parvenues à trouver leur chemin dans celui d’autres gens. Mon horreur face à son acte de trahison, même si ce crime signifiait si peu pour lui, l’embrouilla peut-être au point de croire que j’étais au courant de la découverte plus terrible encore qu’il avait faite. — Depuis combien de temps, donc, travailles-tu pour Bonaparte ? lui demandai-je. — Tu sais que j’ai toujours été un sympathisant de la Révolution. J’acquiesçai. Nous l’avions tous été, jusqu’à ce que la Révolution se transforme en un empire, et que cet empire envahisse notre pays. — C’était lorsque j’ai été capturé à Austerlitz, poursuivit Max. Ils ont des experts pour repérer les recrues potentielles : les jeunes, l’avant-garde politique. La seule façon par laquelle ils ont pu me faire changer d’avis était de souligner que Napoléon serait le maître de l’Europe ou serait vaincu. Il ne peut pas y avoir de compromis heureux qui laisse une Russie libre. Pour commencer, les Britanniques ne l’autoriseraient pas, et qui peut les en blâmer ? Ils ont leurs propres intérêts à prendre en compte. » Mais je devais choisir. Désirais-je un monde dans lequel les idées de la Révolution fleuriraient, ou un monde dans lequel elles périraient ? Tu sais quel aurait été mon choix, Alexeï, sans même avoir à le demander. Il avait raison. Je ne pouvais pas l’accuser d’incohérence. Tout ce qu’il avait fait était la conséquence prévisible de ses croyances et des circonstances. Ç’avait été mon erreur de ne pas mener ce que je connaissais de lui jusqu’à sa conclusion logique. — Et donc, après quelques années d’endoctrinement, ils t’ont libéré comme n’importe quel autre prisonnier ? — « Endoctrinement » est un autre de ces mots évocateurs, comme « massacrer », répondit-il. Mais c’est l’idée générale. — Et quel genre de « services » as-tu accomplis pour Bonaparte depuis ? — Très peu de chose, pour être honnête. (Il sourit ironiquement.) Vadim avait vu en moi exactement le même potentiel pour des opérations « irrégulières » que les Français, donc à peu près tout ce que j’ai fait de militaire a eu lieu avec toi, lui et Dimitri et, même ainsi, cela ne représente pas grand-chose. J’ai rapporté ce que je savais sur les mouvements généraux des troupes et ainsi de suite, mais cela m’a toujours semblé trop immédiat, trop personnel, de leur parler de tout ce que nous faisions. Il s’avère être beaucoup plus facile de trahir un pays qu’une personne. — Jusqu’à la semaine dernière, lorsque tu as sciemment envoyé trois hommes braves à leur mort. — Là encore, nous pourrions ergoter sur les mots, mais c’était différent. C’était pour le bien de l’humanité. — L’humanité ? raillai-je. C’est toujours pour l’humanité, n’est-ce pas ? Mais, dis-moi, Maxime, qu’est-ce qui rend l’humanité française plus importante que l’humanité russe ? ou l’humanité britannique plus importante que l’autrichienne ? Nous ne pouvons pas nous battre pour l’humanité tout entière, car l’humanité n’a pas d’autres ennemis que les humains. Il était sur le point d’objecter, mais je n’étais pas d’humeur à céder. Quand j’étais arrivé à Desna, j’avais impérieusement espéré que Dimitri se soit, d’une façon ou d’une autre, trompé – qu’Andreï ait menti – et, lorsque Maxime avait confirmé tout ce qui m’avait été rapporté, j’avais tenté de sympathiser, tenté de comprendre pourquoi il avait fait tout cela. Mais à cet instant, comme il essayait de justifier la mort de trois de nos camarades au nom du bien de l’humanité, il m’apparut enfin comme le traître qu’il était et je ressentis ce que Dimitri avait dû éprouver lorsqu’il avait tout découvert. — Tu dis que tu protèges tes amis alors que tu abandonnes ton pays, mais ton pays n’est pas une simple étendue de terre quelconque choisie par des généraux oubliés il y a cent ans. Ce sont les amis de tes amis et les familles de tes amis. Mais je suppose que tu es plus intelligent que moi, Maxime Serguéïevitch. Je ne peux pas réussir à aimer l’humanité tout entière, j’aime seulement ce que je connais. Je marquai une pause, espérant que mes mots allaient le toucher bien que j’ignore dans quelle intention. Max resta assis silencieusement sur sa chaise, sans même me regarder. Soudain, je saisis ce qu’il avait vu. Je ne sais pas comment ils étaient entrés, ou depuis combien de temps ils étaient là, mais je percevais désormais dans la faible lueur de la bougie que, debout tout autour de nous en cercle, se trouvaient Piotr, Iouda, Filipp, Andreï, Iakov Zevedaïinitch et Varfolomeï. En ce qui concernait Max, les Opritchniki avaient leur propre conception de la justice. Chapitre 8 — Je pense que vous pouvez nous laisser, maintenant, Alexeï Ivanovitch, déclara Piotr. Il se tenait directement à l’opposé de moi, Max assis à mi-chemin entre nous. — Que voulez-vous dire ? — Ce sont trois de nos camarades qui sont morts de la main de Maxime Serguéïevitch. C’est à nous de le punir. — Maxime Serguéïevitch a trahi son serment d’officier de l’armée russe. Je dois le ramener à Moscou pour le faire passer en cour martiale, annonçai-je avec fermeté malgré le fait que je n’étais absolument pas en mesure de leur imposer ma volonté. Piotr était résolu, et parla presque dans un murmure. — Il est à nous. Une pensée me traversa l’esprit. — Comment saviez-vous que nous étions ici ? Piotr n’eut pas la présence d’esprit d’ignorer la question ; à la place, il répondit par un mensonge évident. — Nous vous avons suivi. — Non, c’est faux, lui dis-je. Sinon vous ne seriez pas arrivés si longtemps après moi. — Dimitri Fétioukovitch nous l’a dit, déclara Iouda. — Et comment savait-il ? — Je n’en ai pas la moindre idée. Pourquoi ne retourneriez-vous pas à Moscou pour le lui demander ? répliqua Iouda. — Pourquoi ne pas rentrer et demander à votre putain ? dit Filipp, et quelques-uns d’entre eux rirent du même rire grossier que j’avais déjà entendu. Iouda s’approcha et me saisit le bras, me conduisant à l’écart. Je jetai un coup d’œil vers Max et vis qu’il était assis dans un silence pétrifié, suffisamment intelligent pour savoir qu’il ne pouvait ni courir ni combattre et, par conséquent, recherchant frénétiquement un autre moyen de s’enfuir. — C’est vraiment la meilleure solution, vous savez, Alexeï, me dit Iouda doucement. Vous savez que c’est un traître et qu’il mérite de mourir. Mais voulez-vous avoir sur votre conscience le fait d’avoir tué votre ami, ou même le fait de l’avoir ramené à Moscou pour qu’il y soit tué ? (Je ne répondis pas.) Doutez-vous qu’il soit un traître ? poursuivit Iouda. — Non. — Donc il mérite de mourir. — Il le mérite. — Et si vous le laissez ici avec nous (Iouda se mit à murmurer), vous pourrez toujours dire que nous étions plus nombreux ; que tout ce que vous croyiez juste n’avait aucune importance car, si vous aviez résisté, nous aurions tout de même vaincu par la force et vous seriez tous les deux morts. C’était à la fois une tentative de m’amadouer et une menace, et cela réussit. Je ne cherchai pas à me demander laquelle des deux avait été la plus persuasive. Je revins auprès de Max et je dégainai son sabre de son fourreau. Il était condamné à mourir et, d’une certaine façon, observer le rituel semblait atténuer la réalité de ce fait. Je me tins devant lui et élevai l’épée au-dessus de sa tête, mes mains largement espacées. Max leva les yeux vers moi, des larmes visibles derrière les verres de ses lunettes. — S’il te plaît, ne me fais pas cela, Alexeï. — Voilà ce qui arrive aux traîtres, Max. Tu le sais, répondis-je calmement, en essayant de me pénétrer d’une telle haine pour sa traîtrise qu’elle en chasserait toute sympathie. — Pas l’épée. Je veux dire, ne me laisse pas avec eux. — Toutes les façons de mourir se ressemblent, Max, lui dis-je, bien que je sache, même alors, que c’était un mensonge. Préférerais-tu que ce soit fait par des amis ? Il sourit d’un air résigné puis détourna le regard. Je n’avais jamais brisé un sabre intentionnellement auparavant et il n’y avait aucune formation dispensée dans l’armée pour ce genre de chose. L’épée se courba, se plia, se tordit jusqu’à ce que la lame soit pratiquement repliée sur elle-même, et pourtant elle refusait toujours de se rompre. Les bras tendus au-dessus de la tête de Max, j’étais à la limite de mes forces. Mes muscles commencèrent à me faire souffrir sous les crampes, me hurlant de les soulager de la tension. Toute mon énergie était mobilisée à maintenir la lame à l’angle que j’avais atteint, mais j’étais rapidement en train de perdre la force nécessaire rien que pour cela, sans parler de la plier davantage vers son point de rupture. Tout à coup, dans un tintement dissonant qui me rappela, d’une certaine façon, le sifflement d’un serpent, l’acier vola en éclats. Mes deux bras furent atrocement secoués lorsque la libération de la tension du métal résonna en eux. Ma main gauche, serrant toujours fermement la lame acérée avec ses deux doigts restants, se mit à saigner à cause d’une coupure à travers la paume. Deux des Opritchniki, Filipp et Varfolomeï, je crois, firent un pas en avant pour m’aider, mais Iouda leva un bras pour les retenir, comprenant que c’était quelque chose que je devais accomplir seul. Je me souvins de ce que j’avais été sur le point de dire, quelques minutes plus tôt, lorsque les Opritchniki étaient arrivés. — Comment peux-tu, Max, toi entre tous, justifier le meurtre de ton prochain en prétendant que c’est au nom de l’humanité ? Je pris les deux moitiés de l’épée brisée, les plaçai côte à côte et les jetai dédaigneusement sur les genoux de Max. Puis je me détournai et pénétrai dans les ténèbres de la nuit, dehors. — Mais c’est exactement cela, Alexeï, hurla Max derrière moi, de désespoir. Je croyais que tu comprenais. Ils ne sont pas… Quoi qu’ils ne soient pas (et qui que soit ce « ils »), je ne l’entendis pas. La voix de Max fut interrompue par un glapissement bref et surpris, lorsque l’un des Opritchniki le frappa ou… je ne voulais pas y penser. Ce ne fut que plusieurs heures plus tard que je me rendis compte que ce son final émis par Max était exactement le même cri que j’avais entendu de la part du soldat français, victime de ce même terrible groupe d’hommes, moins d’une semaine auparavant à Goriatchkino. La moitié de mon esprit n’avait aucun regret et je me consolai avec la certitude que c’était la moitié avec laquelle Maxime lui-même aurait été d’accord. Avec un peu de recul, le type d’exécution appliqué à Max ou à ce soldat français ne pouvait m’inspirer de pitié, et je ne pouvais pas regretter la mort d’un traître russe davantage que celle d’un patriote français, ou celle d’un mercenaire étranger davantage que celle d’un ami de sept ans. Il n’y a pas de bonne façon de mourir et il n’y a pas de bonne raison de mourir. La mort est momentanément désagréable pour ceux qui en font l’expérience et souvent opportune pour ceux qui la provoquent, mais les détails de l’instant de la mort ne méritent pas que l’on s’en préoccupe. L’autre moitié de moi savait que je n’avais abandonné Max aux Opritchniki que par lâcheté. Une lâcheté certes pratique et rationnelle (mais en est-il d’autre ?), mais le fait demeurait que mon intention avait été de ramener Max à Moscou et que je ne l’avais pas fait par crainte pour ma propre vie. N’aurais-je pas dû prendre ce risque pour donner à Max une heure ou un jour de plus à vivre ? Cela ne lui aurait-il pas donné une dernière chance de s’expliquer d’une façon que je n’avais jusqu’à présent pas été en mesure de comprendre ? Tandis que mon cheval suivait son instinct et s’en retournait vers Moscou sans que j’aie besoin de le guider, mon esprit n’était empli que de souvenirs joyeux du beau jeune homme que je venais d’abandonner à la mort. Sa trahison, qui ne m’avait obsédée que depuis six heures tout au plus, et qui avait été la cause de sa mort, était totalement chassée par les souvenirs de ses traits d’esprit, de son exubérance et de son étincelant cynisme. Aux premières heures du matin, lorsque j’atteignis finalement les faubourgs de Moscou, je réalisai que, bien qu’il ait été vivant lorsque je l’avais quitté et bien qu’il soit, sans le moindre doute, mort à présent, je n’avais aucune idée de l’heure précise de la mort de Maxime parce que je n’avais pas été là. Je me rappelai la mort de mon père et ma méconnaissance similaire, alors, de son instant exact. Je n’étais qu’un enfant et ma mère m’avait tenu à l’écart de sa chambre, pour me protéger, durant les dernières heures de sa maladie. Je me souviens, alors que j’étais assis et que j’attendais, m’être demandé à maintes reprises comment je devais me sentir ; si je devais prier pour qu’il survive ou pleurer sa mort. Je ne songeais pas vraiment qu’une erreur de ma part ait pu avoir la moindre influence réelle sur le sort de mon père, mais cela avait certainement une incidence énorme sur mes sentiments. J’avais alors juré de ne jamais refaire la même erreur – de ne jamais me retirer et être absent au moment de la mort d’un ami. Et pourtant, aujourd’hui, j’avais échoué à tenir ma promesse, tout comme j’échouerais de nouveau. Je pouvais trouver des excuses rationnelles à la couardise qui avait permis aux Opritchniki de le prendre, mais je n’en avais aucune pour justifier ma lâcheté morale de ne pas être resté avec lui jusqu’à la fin. Je l’avais laissé mourir seul, et c’était tout ce qui importait. Pis encore, il l’avait su. J’arrivai à Moscou au matin et, pendant mon absence, l’ambiance de la ville avait changé au-delà de l’imaginable. Le reste de notre armée, que Vadim et moi avions si facilement dépassé sur la route en provenance de Borodino, arrivait maintenant dans la ville : non pour se regrouper ou résister, mais simplement parce que les soldats n’avaient nulle part où aller. Les craintes selon lesquelles l’afflux de dizaines de milliers de soldats surpeuplerait la ville étaient infondées. Comme ils entraient, les civils s’en allaient : la confiance s’était envolée, Moscou n’était plus imprenable. Les rues grouillaient de monde, toujours en provenance de l’ouest, toujours en direction de l’est. Des chariots où s’entassaient de hautes piles de meubles, de tissus, d’argent et d’or s’acheminaient hors de Moscou, leurs propriétaires chevauchant en tête et gardant un œil attentif sur leurs possessions. Parfois je pouvais même voir les propriétaires, ou souvent leurs serviteurs, étalés sur les biens dans les carrioles telles des araignées aux maintes pattes, tentant de retenir chaque objet afin qu’aucun ne tombe au bord de la route pour être ensuite ramassé par les Français qui poursuivaient leur avancée et qui, ils en étaient maintenant persuadés, allaient bientôt arriver. Derrière les carrioles des habitants de Moscou arrivaient les charrettes transportant leurs défenseurs blessés. Les victimes de Borodino emplissaient toutes les rues de la ville qui n’étaient pas encore occupées par les citoyens sur le départ. Dès qu’une carriole chargée de biens somptueux s’en allait vers l’est, elle laissait la place à une autre, chargée de mourants ou même de morts. Où les deux couches se rencontraient, il y avait parfois un mélange, parfois une séparation. Certains des civils trouvaient repoussante la vue de ceux qui avaient si bravement combattu pour les défendre, d’autres déchargeaient avec joie leurs biens les plus précieux afin de faire un peu de place pour mettre en sécurité un soldat blessé. Mais, si de tels sacrifices personnels parvenaient à sauver la vie d’un unique homme, ils ne pouvaient absorber qu’une goutte de l’océan d’êtres humains qui se déversait à présent sur la ville. Et pourtant, cette goutte d’humanité était plus que je n’étais parvenu à sauver ce jour-là. Je n’avais aucune envie immédiate de trouver Vadim et Dimitri. Je n’aurais pas de difficulté à leur expliquer à eux pourquoi j’étais revenu, contrairement aux instructions de Vadim, sans Max, mais je n’appréciais pas la voix sceptique qui retentirait dans ma tête quand, je le savais, je le leur dirais. Mais pourquoi aurais-je dû écouter cette voix alors ? Je m’étais complu dans un lâche silence à Desna. La conscience d’un homme crie tellement plus fort au passé qu’elle parvient à le faire au présent. Si je n’avais pas l’intention de voir Vadim et Dimitri immédiatement, il n’y avait qu’un seul autre endroit à Moscou où je pouvais me rendre. Mon intention était assez simple. Aussi lâche et aussi choquant que cela puisse paraître, les âmes qui fuyaient alors la ville agissaient sagement, et j’allais m’assurer que Domnikiia serait l’une d’elles, m’assurer qu’elle aurait un endroit sûr où se rendre et lui donner assez d’argent pour assurer sa nourriture et son transport jusqu’à ce qu’elle y parvienne. Je craignais confusément qu’elle soit loin de vouloir abandonner Moscou. Tandis que je me frayais un chemin dans les rues bondées, bousculant les citadins ayant le malheur de voyager à pied et repoussant les mains cherchant à l’aveuglette des soldats mourants couchés sur les charrettes, je me rendis compte que la ville serait bientôt remplie de soldats français ; des soldats français riches, victorieux et, par-dessous tout, entreprenants. Domnikiia pouvait gagner davantage avec eux en une journée qu’elle n’y était parvenue, ces derniers temps, en une semaine avec les Moscovites écrasés. Aurait-elle davantage de popularité, me demandais-je, dans son rôle de Dominique, Française accueillante qui leur rappellerait leurs dulcinées restées à Paris, ou en tant que Domnikiia, Russe exotique, érotique et, surtout, vaincue ? Mais je n’étais pas, comme je le savais bien désormais, bon juge du patriotisme d’un Russe. Lorsque j’arrivai, elle était en train de préparer son départ. Bien qu’il soit déjà plus d’une heure, c’est-à-dire largement dans les heures d’ouverture habituelles de la maison close, je trouvai la porte fermée et verrouillée. Je reculai sur la place et lançai un caillou à la fenêtre de Domnikiia. La fenêtre s’ouvrit et il en sortit la tête de Margarita Kirillovna. — Nous sommes fermés, lâcha-t-elle. — Margarita ! appelai-je. (Elle plissa les yeux en essayant de me reconnaître.) Est-ce que Domnikiia est là ? Sa tête disparut et la fenêtre se referma. J’attendis. Quelques minutes plus tard, j’entendis qu’on retirait les verrous de la porte. Cette fois-ci, le visage qui se risqua à demi à jeter un œil à l’extérieur était celui de Domnikiia. Je m’approchai et tentai de l’embrasser, mais elle m’évita en douceur, m’invitant hâtivement à entrer et verrouillant de nouveau la porte derrière moi. À l’intérieur, je fus confronté à l’une des plus sublimes visions de chaos que j’aurais jamais pu imaginer. Il y avait dans le salon un assortiment de filles magnifiques en train de ranger leurs beaux vêtements dans des malles. Bien que relativement simples, elles réussissaient d’une certaine manière à assimiler la beauté du ballet environnant. Il y avait huit filles employées au bordel et, bien que je n’aie de sentiments que pour l’une d’entre elles, j’avais des yeux pour toutes. Avec leur allure professionnelle, contrôlée et sage, elles auraient tenté le plus puritain des hommes. Leur panique naturelle de petite fille intensifiait leur charme. Je suivis Domnikiia à l’étage, dans sa chambre, où une grande malle, à demi remplie de vêtements, occupait la place d’honneur. Margarita allait et venait depuis sa chambre, ajoutant de nouvelles couches d’atours dans le coffre et, dès que nous entrâmes dans la pièce, Domnikiia se dirigea à grands pas vers sa garde-robe et entreprit de faire de même. Elle ne m’avait pas adressé le moindre mot depuis que j’étais arrivé. Alors qu’elle passait devant moi, je la saisis par le poignet et l’attirai vers moi, mais, cette fois, ce fut moi qui évitai notre baiser. Je n’avais pas remarqué auparavant, dans la mesure où cela avait été caché par la porte un peu plus tôt et parce qu’elle avait évité mon regard direct depuis, que son œil droit et sa pommette, haute et ronde, étaient contusionnés. Sa lèvre supérieure était ouverte juste en dessous de sa narine droite et, bien que ce ne soit pas une blessure récente, elle suintait encore du sang où elle l’avait rouverte en tentant de sourire. Sur sa mâchoire je pouvais également voir, maintenant que je l’examinais attentivement, les meurtrissures légères où une main large et brutale l’avait maintenue. Bien que cette idée me fit un instant me mépriser davantage même que son assaillant, je sentis un frisson de désir me parcourir, plus fort que tout ce que j’avais éprouvé pour elle auparavant. Sa beauté était accentuée, et non cachée, par la vulnérabilité que lui conféraient ces blessures. J’embrassai ses lèvres aussi légèrement que je l’osai, ne voulant pas lui faire de mal, mais refusant aussi de suggérer toute diminution de ma passion due à ces imperfections. — Qui t’a fait cela ? — Je t’ai demandé qui était Dimitri, répondit-elle d’un ton acerbe. Je l’ai découvert. — C’est lui qui a fait cela ? Je tentai de paraître incrédule mais, tout comme je n’avais pas été surpris, au fond de mon cœur, par la découverte du fait que Max avait été un espion, je n’étais pas surpris de découvrir que Dimitri était capable de traiter une femme pour parvenir à ses fins. Par le passé, je n’avais jamais eu connaissance d’un tel comportement de sa part, mais je ne pouvais y trouver aucune incohérence avec ce que je connaissais de son caractère. — Il voulait savoir où se trouvait Max, je suppose. Elle ne répondit pas mais enfouit son visage contre ma poitrine et se mit à pleurer. Le silence qu’elle s’était imposé jusqu’à présent était dû à la peur de ne pas être en mesure de se contrôler. Maintenant qu’elle m’avait révélé l’unique fait important qu’elle avait à me transmettre, elle se laissa aller au plaisir d’abandonner tout contrôle, et m’offrit celui d’être son consolateur. Il lui restait toutefois une dernière chose à me dire. — Mais je ne le lui ai pas dit, Liocha, lâcha-t-elle entre deux sanglots. Je n’ai rien dit. Rien. Je ne pouvais trouver dans mon cœur aucune raison de lui reprocher d’avoir trahi Max et je fus donc heureux de lui permettre cette supercherie, autant pour moi que pour elle-même. C’était un soulagement de savoir qu’elle n’avait pu faire autrement que parler à Dimitri. J’avais repoussé tout au fond de mon esprit la suggestion faite par Filipp à Desna selon laquelle Domnikiia les avait aidés, mais cela m’avait préoccupé. Toutefois, même à cet instant, j’avais sous-estimé Domnikiia. — C’est moi qui lui ai dit, déclara Margarita, qui faisait toujours la navette entre sa chambre et la malle. — Pourquoi ? demandai-je. Margarita leva le regard du coffre, légèrement surprise. Puis elle fit un mouvement des yeux en direction de Domnikiia avant de revenir sur moi. — N’en auriez-vous pas fait autant ? Quelques instants plus tard, Domnikiia se détacha de moi et poursuivit le rangement de ses affaires. — Où allez-vous ? demandai-je. Domnikiia était toujours réticente à parler, donc Margarita répondit pour elle. — À Iouriev-Polski. C’était un bon choix ; cent cinquante verstes au nord-est et bien loin de la route que les Français prendraient si d’aventure ils avançaient au-delà de Moscou. S’ils devaient poursuivre davantage, on supposait généralement que ce serait vers le nord-ouest, en direction de Pétersbourg. Si la prise de Moscou ne précipitait pas la chute de la Russie, alors la capture de Pétersbourg – suivant le raisonnement français – le ferait assurément. —Avez-vous besoin d’argent ? demandai-je, sortant de ma poche une liasse de billets de banque que j’avais eu l’intention de leur donner, tout du moins à Domnikiia. — Non, répondit Margarita. (Puis, réalisant qu’elle paraissait ingrate, elle ajouta : ) Mais merci. Piotr Piétrovitch s’occupe de nous toutes. Je tentai de ne pas réagir à ce nom. Piotr Piétrovitch était le propriétaire du bâtiment dans lequel je me trouvais à cet instant et – de fait, sinon de droit – le propriétaire de Domnikiia, Margarita et des autres filles. Dans les rares occasions où je l’avais rencontré, il avait semblé tout à fait aimable, comprenant parfaitement les raisons pour lesquelles je rendais visite à Domnikiia. Mais, tout comme les filles elles-mêmes changeaient de personnalité pour satisfaire les goûts du client du moment, je suis certain qu’il pouvait être ce que chacun désirait qu’il soit, simplement pour gagner leur clientèle. — Il protège ses affaires ? — Je suppose, répondit Margarita. Domnikiia se détourna de ses bagages et, murmurant un « merci », prit deux des billets de banque dans ma main. Ce n’était pas un montant énorme, mais c’était étrange de voir comment la signification de l’argent dans notre relation s’était autant inversée au cours des derniers jours. Lorsque je la payais pour le sexe, c’était un symbole de notre distance, de notre indépendance. Maintenant, elle l’acceptait de moi sans rien en échange, pour montrer qu’elle préférait dépendre de moi plutôt que de Piotr Piétrovitch. C’était, du moins, mon interprétation. — Quand partez-vous ? demandai-je. — Demain, m’indiqua Margarita. À l’aurore. — Je viendrai vous revoir ce soir, dis-je en me préparant à prendre congé. — Je vais vous ouvrir, dit Margarita. — Non, je m’en occupe, lui répondit Domnikiia, sa voix reprenant maintenant une partie de sa jovialité coutumière. — Est-ce que cela va aller ? lui demandai-je à la porte. — Tout va bien se passer, dit-elle avec désinvolture. Iouriev-Polski est loin d’ici et le voyage est agréable. — Non, je voulais parler de toi. Je levai la main pour caresser sa joue meurtrie, mais je me retins par peur de lui faire mal. Elle prit ma main dans la sienne et la pressa contre son visage, la caressant et, de nouveau, faisant courir ses doigts sur ce qui restait des miens. — Ces blessures vont guérir, dit-elle. C’est juste que… cela faisait longtemps. (Elle sourit, presque nostalgique.) Je m’étais habituée à ne pas être battue. C’est ce qui fait que travailler pour Piotr Piétrovitch en vaut la peine. Je sentis ses doigts contre les miens et je sus ce qu’elle voulait dire. Même des blessures comme les miennes, qui ne guériraient jamais, peuvent être oubliées. Mais il est impossible d’oublier l’horrible façon dont elles ont été infligées. Une profonde haine envers Dimitri grandit en moi. Dans ma préoccupation pour Domnikiia, j’avais presque oublié que c’était mon ami qui lui avait fait subir cela ; mon ami et, par conséquent, ma faute. Et comme il n’y avait pas grand-chose que je puisse faire pour me punir physiquement moi-même, toute ma colère se focalisa sur lui. Il lui avait causé cette douleur, il avait envoyé les Opritchniki après moi et Max, et il avait déchiré mon monde en démasquant, en premier lieu, Max en tant qu’espion. — Je vais trouver Dimitri, dis-je en laissant entendre, par le ton de ma voix, ce que j’avais l’intention de faire lorsque je l’aurais retrouvé. (Puis je l’embrassai.) À ce soir. Je m’étais à moitié attendu à ce qu’elle m’implore, d’une manière ou d’une autre, d’être indulgent envers Dimitri, mais rien ne vint. Je l’admirai d’autant plus pour son désir de vengeance. Tandis que je m’éloignais, j’entendis le bruit des lourds verrous de la porte derrière moi. Je revins à l’auberge et n’y trouvai toujours aucun signe de Dimitri ou Vadim, mais il y avait une note glissée sous ma porte. Elle comportait simplement ceci : 11 – 30 – 8 – ?7 – ?? Nous devions nous rencontrer à 11 heures le lendemain, 30 août, à l’emplacement ?7. Cela signifiait la rive sud de la Moskova, en face du Kremlin. Les initiales «?» et «?» indiquaient que le message émanait de Vadim et de Dimitri. Avec l’ennemi pratiquement à nos portes, c’était une sage précaution de ne pas être cantonnés tous au même endroit. J’avais de la chance qu’ils aient déjà pris cette décision et, par conséquent, j’étais le seul à ne pas avoir à déménager, du moins pour le moment. Cet après-midi-là, j’écrivis deux lettres. La première s’adressait à Marfa. Il n’y avait pas grand-chose d’important à lui raconter. Je mentionnai la bataille de Borodino – omettant le petit rôle que j’y avais joué – et le débat dont elle faisait l’objet pour savoir s’il s’agissait d’une défaite ou d’une victoire, et j’entrepris ensuite de minimiser l’évacuation de Moscou. Tout cela n’était au fond que du remplissage avant d’aborder le sujet de Max. Max avait séjourné chez nous à Pétersbourg pendant plusieurs mois après son rapatriement en 1807 et Marfa l’avait rencontré à plusieurs reprises par la suite, se prenant d’amitié pour lui. Je lui écrivis en m’approchant autant de la vérité que je l’osai ; qu’il avait été un espion à la solde des Français, qu’il avait envoyé plusieurs camarades à leur mort aux mains des Français, qu’il avait avoué et qu’il avait été exécuté. En relisant mon récit édulcoré, je constatai que personne ne pouvait avoir la moindre raison d’éprouver de la sympathie pour Max. Nul ne pouvait douter du fait qu’il méritait de mourir pour sa trahison, ou même me blâmer d’avoir laissé les Opritchniki exécuter la sentence. J’ajoutai donc quelques mots pour la défense de Max, ces mêmes mots qui me conduisaient encore à m’interroger sur mes propres actions. Je parlai de son idéalisme, de son admiration pour la Révolution et pour Bonaparte, et de son refus, en dépit de tout cela, de faire quoi que ce soit qui trahirait ses vrais amis. La seconde lettre était adressée à la mère de Maxime, Yelizaveta Malinovna. Je ne l’avais jamais rencontrée – elle vivait très loin au sud, à Saratov – mais Max m’avait souvent parlé d’elle, non avec affection (ce n’était pas son genre) mais avec, je suppose, loyauté. Je ris tout seul lorsque ce mot traversa mon esprit, mais je dus admettre que Max n’était pas moins loyal qu’un autre, sa loyauté ayant simplement été placée ailleurs. Le père de Max était mort de dysenterie lorsque Max était très jeune. Ses seuls autres parents proches étaient ses deux sœurs, mais j’ignorais où elles vivaient. Yelizaveta Malinovna leur transmettrait la tragique nouvelle. Dans ma lettre à son intention, je ne fis aucune mention de sa trahison. Maxime était mort comme un héros combattant contre les Français. Je n’étais pas en mesure, expliquai-je, de donner tous les détails, pour des raisons de sécurité nationale, mais je lui transmis suffisamment d’informations pour qu’elle en déduise, une fois que les récits de la guerre seraient publiés, qu’il était mort courageusement à Borodino. Après avoir écrit ces deux lettres relatant la mort de Max à sa mère ainsi qu’à mon épouse, je me rendis compte que j’avais complètement oublié de le dire à Domnikiia. Avec le recul, ç’avait peut-être été une bonne décision. Il fallait le lui dire, mais le moment et la façon devaient être bien étudiés. Cela n’avait toutefois pas été la raison pour laquelle je ne lui avais rien dit. Cela m’était simplement sorti de la tête. La mort de l’un de mes amis les plus proches, avec ma propre collaboration, sur laquelle j’avais pleuré tout au long de mon trajet de retour depuis Desna, avait été expulsée de mon esprit par la vue de quelques contusions sur le visage de ma maîtresse. J’étais un homme très inconstant. Fidèle à ma promesse, je revins voir Domnikiia le soir même. Lorsque je traversai la ville, les rues palpitaient encore du flot des gens et de leurs biens et des soldats battant en retraite. La proportion de soldats augmentait à mesure que les blessés arrivaient en ville. Certains pouvaient marcher, d’autres étaient transportés sur des brancards par leurs compagnons et d’autres encore gisaient, conscients ou non, sur des chariots plats, les mourants étant indifféremment mêlés aux morts. Il n’est pas certain que la totalité des trente mille blessés russes parvint en ville au cours de ces quelques jours, mais la réalité semblait très proche de ce nombre. Lorsque j’arrivai, le bordel était toujours fermé et la porte, verrouillée. Cette fois, un caillou jeté à la fenêtre attira l’attention de Domnikiia elle-même. Elle descendit et je suggérai de marcher un moment. Nous étions à l’écart des principales artères de la ville et, ainsi, les rues et les places étaient un peu plus calmes. Nous n’étions pas le seul couple qui se promenait dans les rues de Moscou cette nuit-là, main dans la main, chacun sachant qu’il serait bientôt séparé de l’autre. Après avoir échangé quelques mots et laissé passer un long silence, j’en vins au fait. — Max est mort, annonçai-je calmement. — Je ne voulais pas te le demander. Nous poursuivîmes notre marche silencieuse un peu plus longtemps. — Tu ne veux pas savoir ce qui s’est passé ? — Si, répondit-elle. Mais tu n’es pas obligé de me le dire. — C’était un traître. Je ne donnai pas davantage de détails et j’étais certain qu’elle n’en demanderait pas. — Je l’aimais bien, dit-elle après une pause. Pour elle, comme pour moi, l’apprécier n’avait rien à voir avec sa qualité d’espion. Il existe des traîtres aimables et des patriotes haïssables. — Moi aussi. — Est-ce qu’il le savait ? — Oui, dis-je avec un rire embarrassé. Nous nous connaissions depuis sept ans. Sauf, bien sûr, que je ne savais pas tout de lui. — Je voulais dire : à la fin. Est-ce qu’il savait que tu l’aimais encore ? Ce qu’un homme ressentait durant les dernières minutes de sa vie avait-il réellement une importance, en comparaison avec toutes les choses qu’il avait ressenties dans les années y ayant conduit ? Peut-être que maintenant, moins d’une journée après la mort de Max, ces dernières minutes avaient plus d’importance qu’elles n’en auraient dix ans plus tard, lorsque toute son existence pourrait être vue avec une certaine distance. Davantage d’importance pour moi, voulais-je dire, pas pour lui. Je doutai du fait que j’aurais pu accepter cela – accepter de le laisser aux Opritchniki – si mes dernières pensées ou mes derniers mots à son intention avaient été des mots d’amitié. J’avais chassé de mon esprit toute idée de cet ordre, pour ne penser à lui que comme à un traître. Bien que notre appréciation de Max puisse être tout à fait indépendante de notre connaissance de sa trahison, dans notre estimation finale du personnage, l’une devait l’emporter sur l’autre. À Desna, la trahison de Max avait été l’élément le plus accablant, mais la balance fluctuait encore d’heure en heure, hésitant à révéler le côté où elle viendrait finalement pencher. Je ne répondis pas à la question de Domnikiia. — Qu’est-ce que toi tu vas faire ? demanda-t-elle après un moment. — À propos de quoi ? — Vas-tu rester en ville ? —Je ne sais pas. Je vais en parler avec Vadim et Dimitri demain. Elle s’arrêta et se tourna vers moi, parlant avec une intensité nouvelle. — Pourquoi ne pars-tu pas avec moi demain matin ? C’était tentant, mais je savais que ma lâcheté et mon égoïsme ne pouvaient se révéler qu’en des situations plus subtiles, où ils pourraient se cacher dans un labyrinthe d’analyse introspective. Abandonner mes camarades et mon pays face à l’invasion ennemie, pour l’amour d’une femme, était une trahison bien trop flagrante de mon devoir. — La Russie a aujourd’hui besoin de moi plus que jamais. (Cela parut prétentieux, mais je le croyais sincèrement.) Il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire pour affaiblir l’armée de Bonaparte une fois qu’elle arrivera ici. — Donc tu restes. — Je suppose. — Et si tu dois partir ? — Je sais où tu seras. — Et si tu es tué ? Là encore, Domnikiia avait posé une question à laquelle je ne pouvais fournir la moindre réponse. Nous étions revenus à la porte de la maison close. Nous nous tenions face à face, ses mains dans les miennes, n’ayant rien de plus à nous dire mais ne voulant pas prononcer les mots qui pouvaient fort bien être nos adieux. Nous entendîmes le bruit des verrous tirés de l’intérieur. La porte s’ouvrit pour révéler Margarita, qui devait nous avoir vus nous approcher. Elle ouvrit la porte davantage pour révéler une seconde silhouette – grande, blonde et pâle. — Bonsoir, Alexeï Ivanovitch, dit-il. C’était Iouda. Chapitre 9 Choqué, je serrai les mains de Domnikiia si fort que je la fis tressaillir. La surprise de voir Iouda ici fut rapidement suivie de questions. Pourquoi était-il ici ? Comment avait-il su où me trouver ? La réponse à cette dernière question me vint facilement – Dimitri. J’eus plus que jamais l’impression que les pieds de Dimitri étaient tous les deux bien trop fermement plantés dans le camp des Opritchniki. —N’allez-vous pas me présenter à cette charmante jeune femme ? poursuivit Iouda avec un sourire. Il m’avait fallu un moment pour me rendre compte qu’il parlait russe, et un russe absolument parfait de surcroît. Auparavant, nous n’avions pas communiqué avec les Opritchniki dans d’autre langue que le français. Je fouillai dans ma mémoire pour y retrouver toute conversation que nous – Vadim, Dimitri, Max et moi – avions pu tenir en leur présence, persuadés qu’ils ne pouvaient pas nous comprendre. — Je suis Dominique, lui dit Domnikiia en lui tendant la main. Lorsqu’il baisa cette main, tout en gardant le regard levé vers ses yeux, je ressentis de nouveau une certaine fierté secrète qu’elle soit toujours, pour les autres, Dominique. J’étais l’un des rares qui la connaissaient sous son nom russe. — Les gens m’appellent Iouda, répondit-il. Je disais tout juste à ma vieille amie, Margarita Kirillovna (Margarita gloussa à ses paroles), à quel point j’en suis venu à admirer Alexeï depuis que nous travaillons ensemble. — Vieille amie ? demandai-je, le sourcil levé. — De cinq minutes en tout, dit Margarita. Il a dit qu’il était venu ici pour vous trouver. Cela ne semblait pas approprié de le laisser attendre dehors. Il dit qu’il va nous sauver des Français. — Pas tout seul, protesta Iouda avec affectation, me sembla-t-il, mais d’autres que moi auraient pu être convaincus. Je ne suis qu’un instrument destiné à opérer comme le souhaite Alexeï Ivanovitch. — Connaissiez-vous Maxime vous aussi ? demanda Domnikiia. Elle avait envie de parler de lui, mais elle savait que c’était difficile pour moi. — Pas très bien, répondit Iouda, mais j’appréciais ce que je connaissais de lui. Je ne peux pas approuver les raisons qui l’ont fait se tourner vers la France, mais je suis sûr qu’il a agi avec un cœur honnête et pour ce qu’il croyait être le bien de l’humanité. Je fus abasourdi par sa duplicité. C’était lui qui m’avait forcé à remettre Max entre ses mains et celles des autres, et le voilà qui me jetait au visage les propres mots de Max. De surcroît, il m’avait complètement acculé. Si j’adoptais une position contradictoire maintenant, j’attaquerais alors Max. Je réalisai à quel point il aurait été plus sage d’avoir donné tous les détails à Domnikiia en premier lieu. — Je sais que vous avez eu à prendre une décision terrible, Alexeï, poursuivit-il, posant sa main sur mon bras et affichant une expression d’intense sincérité. Mais je sais aussi que, tout au fond, vous sentez que vous avez fait ce qui était juste. Il n’est jamais facile de placer son pays au-dessus de ses amis. J’ai moi aussi perdu des amis chers dans cette guerre, Alexeï. Mon cœur est avec vous. Votre ami Max (il s’adressait désormais directement à Domnikiia) a été un homme courageux jusqu’à la fin. La pause entre « courageux » et « jusqu’à la fin » ne fut audible qu’à mes oreilles. Elle lui prit la main et la tint entre les siennes. — Merci, Iouda, dit-elle. Merci d’avoir dit cela de Max. Il éleva sa main droite et la baisa de nouveau. Puis il souleva son chapeau à la fois à l’intention de Margarita et Domnikiia. — Au revoir, chères amies. J’espère que vous apprécierez toutes les deux votre séjour à Iouriev-Polski. Si Alexeï est la moitié du soldat que je sais qu’il est, nous aurons bientôt restauré pour vous la sécurité dans cette ville. (Puis, se tournant vers moi : ) Je suis sûr que vous avez vos adieux à faire, Alexeï. Je vais vous attendre. Il s’éloigna, se dirigeant vers le banc d’où j’avais pour la première fois vu Domnikiia, presque un an auparavant. Je remarquai que les deux femmes suivaient son départ en souriant. Je soulevai mon chapeau à l’intention de Margarita, avec le sentiment que ce geste ne serait perçu que comme une pâle imitation de Iouda. — Au revoir donc, Margarita Kirillovna. J’espère que nous allons nous revoir bientôt. Margarita sourit puis, après un moment, se rendit compte que c’était elle dont j’avais anticipé le départ. — Ah, oui, dit-elle. Ne laissez pas la porte ouverte trop longtemps. Elle disparut à l’intérieur. — J’aurais dû me douter que tu voulais parler de Maxime, dis-je à Domnikiia. — Oh, c’est bon. (Elle semblait préoccupée à l’idée de m’avoir causé du souci.) Je sais que tu n’en as pas envie. Mais c’était bon d’entendre Iouda dire d’aussi belles choses à son sujet. Il semble être un homme appréciable. Ce n’est pas son vrai nom, n’est-ce pas ? Il me fallut un moment pour comprendre que la question était une plaisanterie. — Non, ris-je. Non, ce n’est pas son vrai nom, mais je n’ai aucune idée de son nom réel. — Tu ferais mieux d’y aller. Il t’attend. Nous nous embrassâmes pendant ce qui sembla n’être qu’un instant, bien que cela ne puisse jamais être assez long, et elle rentra dans le bâtiment, le son des verrous confirmant une séparation qui, pour autant que je sache, pouvait être définitive. Je rejoignis Iouda. Assis à côté de lui sur le banc, après une arrivée discrète et silencieuse, se trouvait Matfeï. — Que voulez-vous ? demandai-je sans parvenir à dissimuler mon hostilité. — Tout d’abord, dit Iouda, je voulais vous confirmer que Maxime Serguéïevitch est mort. Je sais que, dans ce type de situation, toute trace de doute peut vous consumer. — L’avez-vous ramené pour l’enterrer ? — Guère réalisable, je le crains, en ces temps dangereux, mais croyez-moi, on s’est occupés du corps de manière appropriée. (Il vit mon expression.) Rappelez-vous, Alexeï Ivanovitch, nous venons nous aussi d’un pays chrétien, dit-il avec un désir sincère de me convaincre. Je pris conscience de ma grossièreté. Nous étions toujours du même bord. — Merci, dis-je. Et le second point ? — Décider de ce que nous allons faire ; militairement parlant. — Je ne sais pas. Je dois en discuter avec Vadim, Dimitri et… (c’était un réflexe) avec Vadim et Dimitri. — Pour être honnête, nous en avons déjà parlé avec Vadim. Nous pensons qu’il est préférable pour nous de rester cachés à Moscou lorsque les Français arriveront. Nous pourrons alors provoquer une confusion maximale. Nous pouvons soit les affaiblir, afin qu’ils n’osent pas poursuivre jusqu’à Pétersbourg, soit même les forcer à quitter Moscou, purement et simplement. — Juste à vous douze, libérer Moscou ? Vous neuf, maintenant. Je remarquai brusquement les proportions égales de nos pertes et me rappelai qu’eux aussi étaient des hommes et qu’ils ne devaient pas pleurer la perte de leurs camarades moins que moi celle de Max. Iouda devint froid et parla comme un artisan dont la qualité du travail a été insultée. — Vous avez déjà vu ce dont sont capables quelques-uns d’entre nous seulement. — C’est vrai. En toute honnêteté, cela semblait être un bon plan. Le type de tactique que j’avais vu les Opritchniki utiliser n’était pas le plus adapté pour attaquer une armée en marche. Mais une armée au repos, loin de chez elle, dans une ville étrangère, c’était une autre histoire. — Où intervenons-nous ? demandai-je. — Nous connaissons aussi peu Moscou que les Français eux-mêmes. Vous pouvez nous dire où nous cacher, où trouver l’ennemi. Vous pouvez vous faire passer pour des Russes restés en arrière ou pour des officiers français, comme je l’ai déjà vu faire. Nous ne sommes ni russes, ni français. La plupart d’entre nous seraient rapidement découverts. Tandis qu’il parlait, il jeta un coup d’œil du côté de Matfeï. Iouda savait bien, comme je l’avais entendu, que son russe pourrait convaincre la plupart des autochtones, sans parler des envahisseurs français. C’était pour ses camarades moins éduqués, tels que Matfeï, qu’il s’inquiétait. Je réfléchis un moment. — Je vais en discuter avec Vadim et Dimitri demain. Où allons-nous nous retrouver ? — Nous avons déjà planifié ces détails avec Vadim. Il vous expliquera. Sur ce, ils se levèrent tous les deux et s’en furent dans la nuit. À travers les ténèbres, je pus voir que Matfeï bifurqua rapidement, et tous deux suivirent des chemins séparés. Il m’apparut que Matfeï, qui n’avait rien dit durant la conversation, était probablement venu afin d’assurer la protection de Iouda. Je ne pouvais pas imaginer Iouda l’amenant avec lui pour le plaisir de sa compagnie. Évidemment, je ne pouvais être que la seule personne dont Iouda pouvait avoir besoin de se protéger. Et c’est ainsi que je découvris deux choses. Tout d’abord, que Iouda estimait qu’après ce qui était arrivé à Max il ne pouvait pas totalement compter sur moi en tant qu’allié. En second lieu, que si l’on devait en arriver à un affrontement, Iouda n’était pas totalement convaincu qu’il pouvait gagner. J’avais fait mes adieux à Domnikiia, mais ce ne serait pas la dernière fois que je devais la voir avant qu’elle quitte Moscou. L’apparition de Iouda et Matfeï à la maison close m’avait rempli d’inquiétude. Il était assez clair que Dimitri leur avait indiqué que ce serait un bon endroit pour me trouver et, une fois sur place, Iouda avait observé par lui-même ma relation avec Domnikiia. Il était également évident qu’il avait découvert, grâce à Margarita, qu’elles se rendaient à Iouriev-Polski. Tout cela pouvait, bien entendu, être mis sur le compte de la paranoïa. Iouda n’avait aucun différend avec moi et, même si c’était le cas, cela ne signifierait pas qu’il tenterait de m’atteindre par l’intermédiaire de Domnikiia. D’un autre côté, j’étais incapable de dormir avant d’avoir au moins vu son départ en sécurité. Les rues étaient plus calmes que durant la journée. Les carrioles et attelages des environs étaient pour la plupart attachés pour la nuit, leurs occupants dormant dans le véhicule même, prêts pour le trajet qui les attendait. Je me trouvai un point d’observation un peu plus bas dans la rue de la maison close et j’attendis, épiant le moindre signe trahissant la présence des Opritchniki ainsi que de Domnikiia. Il était à peine plus de 6 heures quand, éclairés par les premiers rayons du soleil et annoncés par les chœurs de l’aube, trois attelages couverts se rangèrent devant la porte. La porte s’ouvrit et les trois cochers pénétrèrent à l’intérieur, ressortant avec malles et sacs qu’ils chargèrent dans la voiture arrière. Ils réitérèrent leur trajet encore et encore jusqu’à ce que celle-ci soit quasiment pleine. Puis une procession de huit femmes et d’un homme sortit à son tour. L’homme était Piotr Piétrovitch, un personnage d’une richesse ostentatoire mais indéniable. Comment sinon pouvait-il se permettre trois attelages, alors que les membres des plus riches familles de Moscou échangeaient leurs héritages les plus précieux pour une unique place sur une charrette de foin ? Je fus parcouru par un frisson de satisfaction tandis que je me concentrais sur Domnikiia. C’était une sensation inexplicablement excitante. J’aurais pu aller jusqu’à saluer Domnikiia face à face, si je l’avais souhaité. Si elle avait su que j’étais là, en train de l’observer, cela ne l’aurait pas dérangée le moins du monde. Et pourtant, pour quelque raison inconnue, je tirais un plaisir bien plus grand à l’épier en secret. Piotr Piétrovitch verrouilla sa porte à l’aide d’une grande clé. Quatre des filles grimpèrent dans la voiture de tête et quatre dans celle du milieu. Domnikiia était la dernière à monter dans le deuxième attelage. Je compris que toutes les craintes que j’avais eues au sujet de Iouda et des Opritchniki n’étaient que de l’aveuglement de ma part. Tout ce que j’avais désiré, c’était l’apercevoir encore une fois, fugitivement. Piotr Piétrovitch s’installa dans la voiture de tête, à côté des cochers, et le convoi s’ébranla. Lorsque son attelage tourna au coin de la rue, je captai une brève et dernière image de Domnikiia assise, calme et, bien que cela ne lui corresponde pas, sage. Elle était en route pour quitter Moscou, en sécurité, et il n’y avait pas eu la moindre trace des Opritchniki. Je revins me coucher et m’obligeai à quelques heures d’un sommeil réparateur avant de me mettre en route pour mon rendez-vous avec Vadim et Dimitri. Ma progression était lente car, en plein jour, les rues étaient de nouveau bondées de gens, de chevaux, de charrettes et d’attelages. À un coin de rue, une foule s’était rassemblée autour d’un homme que l’on fouettait, attaché à un arbre. Bien qu’eux-mêmes épargnés par ce sort, la peur se lisait sur chaque visage dans la foule, une peur des envahisseurs sur le point d’arriver, qu’ils tentaient sans succès d’oublier en observant ce spectacle. Parmi eux un sous-lieutenant d’artillerie, une pipe en terre à la bouche, se détendait en contemplant le châtiment avec un sourire. — Qu’a-t-il fait ? demandai-je. — C’était un fantassin, fut la réponse incongrue de l’artilleur. — Je veux dire, pourquoi le fouette-t-on ? — Oh, je vois. (Il tenta une explication plus claire.) Il est français. — Comment est-il donc arrivé ici ? — Il vit ici depuis des années. Ils l’ont traîné dehors de là-bas. (Il indiqua une grande maison de belle allure, du genre de celles où l’on s’attend à trouver des serviteurs français.) Ils disent que c’est un espion. — A-t-il été jugé ? — Non. (Il tira profondément sur sa pipe.) C’est pour cela qu’ils se contentent de le fouetter. Je ne pus m’empêcher de souhaiter que les autres Français soupçonnés d’être des espions soient traités avec la même clémence. — Ne devriez-vous pas faire quelque chose pour les arrêter ? Il se tourna vers moi et je vis pour la première fois qu’il lui manquait l’œil droit, l’orbite commençant à peine à cicatriser sur cette blessure bien trop récente. Il s’enflamma. — Les arrêter ? J’ai vu la moitié de mon peloton déchiqueté par un unique obus français. Vous croyez que je me suis fait cela (il fit un geste en direction de son œil manquant) juste pour pouvoir ressembler au général Koutouzov ? Quand des civils comme eux décident de se venger en mon nom, vous croyez que je vais faire quoi que ce soit si un foutu civil comme vous me demande de les arrêter ? Allez vous battre vous-même avant de dire à un soldat ce qu’il doit faire ! Comme à l’accoutumée, je n’étais pas en uniforme et, bien qu’il m’ait été possible lui montrer mes papiers pour prouver mon rang, en quoi cela était-il mon affaire ? D’après les histoires que j’entendis par la suite, cet homme avait eu de la chance d’être seulement fouetté. Je poursuivis en direction de la Moskova. Dans les rues bondées, on se déplaçait de plus en plus lentement. Le désespoir qui avait incité les gens à fuir n’aidait pas pour autant à leur progression. Les rassemblements comme celui qui avait eu lieu autour de la flagellation n’y concouraient pas, dans la mesure où même les gens qui ne s’arrêtaient pas et ne créaient pas d’obstruction ralentissaient tout de même pour voir, en passant, ce qui avait lieu. Le long de la rue Nikitski, je parvins à un autre goulot étranglant le flux de la circulation. Une petite charrette plate, tirée par deux grenadiers de l’infanterie de ligne, était à l’arrêt. Sur elle, allongés de biais, côte à côte, se trouvaient trois de leurs camarades, leurs uniformes en lambeaux et ensanglantés. Il y avait une dispute entre les deux hommes – plutôt des garçons – qui tiraient la charrette et deux autres soldats – tous les deux des dragons, contraints de voyager à pied. L’un d’eux – celui qui, en réalité, assurait tout le débat – était en assez bonne forme. Son ami était dans un piteux état. Sa tête pendait mollement, sans désir de lever de nouveau le regard vers quoi que ce soit au-dessus du niveau du sol. Il s’appuyait sur une béquille de fortune, qui n’était autre qu’une branche de taille adéquate, sa fourche coincée sous son aisselle. La nécessité de la béquille ne devint que trop évidente lorsque j’étudiai le bas de son corps. Son pied et sa jambe gauche, sous le genou, pendaient mollement. De son tibia, il ne restait absolument rien, et seules la chair et la peau maintenaient le membre attaché. Lorsque la charrette avança un peu et qu’il fit quelques pas pour rester à sa hauteur, sa jambe traîna inutilement derrière lui, glissant dans la terre comme le bas d’un manteau d’adulte porté par un enfant. La blessure devait avoir été causée par un boulet de canon, rebondissant inexorablement vers lui à travers le champ de bataille de Borodino. Quoi qu’il en soit, la jambe aurait dû être amputée sur place dans un poste de secours mais, lors de cette grande bataille, la demande en matière de chirurgie avait largement dépassé l’offre et il semblait que le camarade du soldat blessé l’avait aidé à faire tout ce chemin jusqu’à Moscou dans l’espoir de trouver une place dans un hôpital. Désormais, la discussion portait sur une place dans la charrette. — Mais cet homme est mort ! argua l’ami du dragon boiteux, en montrant l’homme du milieu sur la charrette. Jetez-le et donnez sa place à quelqu’un qui a encore une chance. — Il n’est pas mort, insista l’un des hommes de trait. Il est comme ça depuis des jours, depuis que nous l’avons ramassé. S’il était mort, il serait en train de pourrir maintenant. Ton ami sent plus mauvais que lui. C’était tristement vrai. La gangrène qui s’était établie dans la blessure de l’homme s’était très probablement déjà suffisamment étendue pour emporter toute sa jambe, sinon sa vie. Je me frayai un chemin en avant pour examiner l’homme sur la carriole. C’était évident : il était très certainement mort. Son visage, ses bras et son cou comportaient de nombreuses coupures et éraflures, mais rien qui ne semblait être la cause de sa mort. Son uniforme vert sombre était taché d’une quantité inimaginable de sang qui pouvait tout aussi bien avoir appartenu à quelqu’un d’autre mais qui, s’il était le sien, expliquait non seulement sa mort mais aussi la terrible pâleur de sa peau. Il n’y avait aucun signe de respiration, aucun indice de battement de cœur, et son corps était froid comme de l’eau. Je soulevai ses paupières et plongeai mon regard dans des yeux morts et menaçants. Les énormes pupilles noires – qui s’étaient dilatées au point d’oblitérer les iris – n’eurent pas la moindre réaction à la lumière du soleil. — Il est mort, annonçai-je, essayant de traduire une certaine autorité qui remplirait l’objectif de donner à ce pauvre homme boiteux une place sur la charrette. — Alors pourquoi ne pourrit-il pas ? demanda l’un des hommes qui l’avait transporté à travers la ville. C’était certainement un phénomène étrange. Il se pouvait, naturellement, que l’homme ait été vivant lorsqu’ils s’étaient mis en route et qu’il n’était mort que récemment bien que, à en juger par sa température, cela faisait au moins un jour. Mais il était indubitablement mort maintenant. — Je ne sais pas, dis-je en donnant l’impression que je ne m’en préoccupais guère non plus, ce qui était le cas. J’entrepris de traîner le corps hors de la charrette. — Attendez ! C’était la voix d’un prêtre qui avait émergé quelque part parmi les badauds. Il parlait doucement mais, grâce à la résonance de sa voix et la distinction de sa profession, il commandait le respect immédiat de la foule. — Il y a peut-être une raison à cela, dit-il en s’approchant du corps. (Il l’examina à peu près de la même manière que moi mais avec davantage de sens de la mise en scène que l’on attend – je suis désolé de devoir le dire – d’un prêtre.) Il est mort. Ce gentilhomme a tout à fait raison. (Les gens me regardèrent et acquiescèrent, plus satisfaits par ma conclusion maintenant qu’elle avait été confirmée par quelqu’un en qui ils pouvaient avoir confiance.) Et il est mort depuis de nombreux jours. (C’était davantage que je n’aurais osé avancer.) Et pourtant le corps ne se décompose pas. Le prêtre éleva la main du cadavre et la baisa. Puis il s’écarta de la charrette en reculant d’un pas et ferma les yeux pour un moment de prière silencieuse, les rouvrant pour faire sa déclaration. — Lorsqu’un homme saint décède – un homme qui est sans péché ou un homme dont les péchés ont été pardonnés –, il n’y a alors aucune raison pour que ses péchés abandonnent son enveloppe charnelle. La putréfaction d’un corps humain est causée par le départ de ses péchés. S’il n’y a aucune souillure à évacuer, alors il ne peut y avoir putréfaction. J’ai vu cela sur les corps de nombreux prêtres et moines décédés, mais le constater sur le corps d’un simple soldat est rare. Et pourtant, rien ne s’oppose à ce qu’un soldat puisse être vierge de tout péché. Cet homme a dû mener une vie des plus saintes. Je passai délibérément à côté de l’essentiel. — Mais maintenant qu’il est mort, on peut quand même le décharger pour laisser une place à un vivant, dis-je. — Non, non, mon fils, expliqua le prêtre en secouant la tête avec un sourire paternel. Le corps d’un homme tel que celui-ci mérite plus de respect que celui de tout pécheur vivant. Ne le touchez pas. Sa bénédiction s’étendra aux deux hommes qui sont allongés à ses côtés. Et à vous aussi, ajouta-t-il en se tournant vers les deux hommes qui tiraient la charrette. Une fois que le prêtre eut parlé, il n’y avait plus la moindre possibilité de discuter. Les deux hommes se redressèrent et la charrette se remit bruyamment à rouler dans la rue, accompagnée par un essaim de croyants souhaitant voir davantage du miracle que venait de décrire le prêtre. Ils auraient certainement été plus à leur place dans les rues de Nazareth que dans celles de Moscou. L’homme blessé et son compagnon poursuivirent à pied. Le bruit de ses pas alternait avec le claquement abrupt de sa béquille, l’appui ferme de son pied droit botté avec le long et vain grattement de sa jambe gauche traînante. Je marchai avec eux quelque temps, m’éloignant diamétralement de ma destination, arrêtant chaque charrette et chaque carriole qui passait pour voir si elle avait de la place pour un blessé de plus. La dixième à laquelle je m’adressai en eut enfin et nous le hissâmes donc à bord. Son ami me remercia profondément et marcha aux côtés de la charrette avec une énergie nouvelle. L’homme blessé ne saisissait pas assez ce qui se passait pour lever la tête et me regarder. Les derniers vestiges de vie qui subsistaient en lui étaient entièrement focalisés sur le fait de marcher, de continuer à marcher, comme il l’avait fait tout le long du chemin de Borodino à Moscou. Peut-être que, maintenant qu’il était transporté, sa dernière raison de rester en vie lui avait été enlevée. Je doutai qu’il y ait en fin de compte une grande différence entre le sort d’un homme mort dont le corps ne pourrissait pas et celui d’un vivant dont la jambe était en train de se putréfier. Je fis demi-tour et je repris le chemin par lequel j’étais venu. Il était déjà plus de 11 heures, et je me hâtai donc de rejoindre le rendez-vous avec Vadim et Dimitri. Je traversai la Place Rouge, autrefois magnifique et qui, désormais désertée, pouvait être vue dans toute sa splendeur. Toutefois cette splendeur n’était rien, ou presque, en l’absence de quiconque pour l’apprécier, ou même l’ignorer. La Place Rouge était proche du cœur de cette ville que tout le monde tentait de fuir. Et ainsi, tel l’œil de la tempête la plus effrayante, c’était l’endroit le plus silencieux au monde. Comme je dépassais Saint-Basile et poursuivais en direction du pont de la Moskova, qui se trouvait à côté du Kremlin et traversait la rivière, je retrouvai la foule grouillante. Je progressai, lentement, à contre-courant. Elle comprenait une centaine de soldats, chacun avec sa propre histoire, tout aussi pitoyable que celle des hommes que je venais de rencontrer, mais je ne pouvais en aider aucun. Je pris soudain conscience de l’absurdité de geindre sur des problèmes qui m’affectaient moi et moi seul, lorsque tout autour de moi, la vie de chacun de mes compatriotes était dans la tourmente. Mes préoccupations pour Max et mes inquiétudes pour moi-même semblaient se perdre dans cet océan de visages. Qui, étudiant le pont avec un certain degré de perspective, pouvait m’isoler dans la foule à travers laquelle je me frayais un chemin ? Pour n’importe quel observateur extérieur, l’impact global de cette migration de la population d’une ville entière aurait bien plus d’importance que ma propre histoire ou même l’histoire de chacun de nous. Moscou était à l’agonie, et qu’était le sort d’un seul Moscovite face à cela ? Autant envisager le sort des cellules individuelles dans la jambe gangrenée de ce pauvre soldat, et oublier la mort imminente de l’homme tout entier. Même le Seigneur Dieu, qui pouvait voir au fond de l’âme de tout homme sur ce pont, ne verrait sûrement au fond de la mienne aucune raison supérieure de s’intéresser à moi plus qu’à tout autre. La tentation me saisit de m’abandonner, de laisser le flot de la foule m’emporter dans la direction de son choix et non du mien puisque, quelle que soit la direction dans laquelle j’allais, personne ne s’en rendrait compte. Mais quelqu’un, je le savais, allait s’en rendre compte. Dieu n’était peut-être pas en mesure d’agir comme une sentinelle permanente dans la vie de chacun d’entre nous, mais Il nous choisissait comme Son adjoint. En me demandant qui s’inquiétait de ce qui m’arrivait à moi, ou à Vadim, à Domnikiia, ou à la mémoire de Max, je fournissais au moins une réponse : moi-même. Et par la simple mention de ces noms, je me rappelai d’autres qui, bien qu’ils doivent observer le pont de la Moskova depuis la surface de la lune, parviendraient néanmoins à m’identifier parmi tous ceux qui m’entouraient. Je poussai en avant. En regardant, sur la berge opposée de la rivière, je vis Vadim et Dimitri qui m’attendaient. Je levai le bras pour les saluer, mais je n’étais pas certain qu’ils m’aient vu. À cet instant, une main attrapa mon manteau. Je me retournai et vis que c’était un soldat blessé, allongé sur l’une des charrettes qui passaient dans un cliquetis. La circulation était de nouveau bloquée et l’homme m’attira vers lui. — Toi ! me siffla-t-il avec une haine indicible. Espèce de scélérat ! espèce de monstre ! espèce de démon ! Il s’allongea de nouveau, épuisé par l’effort qu’il avait fait pour parler. Ses paroles ayant été proférées en français, je me souvins de son identité. La dernière fois que nous avions discuté, il avait révélé devant moi une expertise non pas de la langue française, mais du russe. C’était Pierre, le jeune officier français dont nous avions infiltré le camp et que nous avions abandonné aux impitoyables Opritchniki. Chapitre 10 — Pour l’amour de Dieu, parle russe si tu veux vivre cinq minutes de plus, lui chuchotai-je farouchement. — Que veux-tu dire ? demanda-t-il, toujours en français. Il avait fait quelque part l’acquisition d’un uniforme de cuirassier russe et avait donc manifestement, à un moment ou à un autre, tenté de se faire passer pour un Russe, mais cela semblait avoir été temporairement oublié. — Tu es en plein centre de Moscou, Pierre. Parle russe, continuai-je dans un souffle, espérant que même s’il ne comprenait pas où il était, il répondrait instinctivement à mon russe dans la même langue. — Pourquoi suis-je à Moscou ? demanda-t-il en employant enfin la langue vernaculaire. — Tu dois avoir été pris pour un blessé. Je parlais encore doucement. Bien qu’il n’utilise plus le français, quiconque entendait par hasard notre conversation pourrait rapidement découvrir sa véritable nationalité. Nul ne semblait toutefois s’y intéresser particulièrement. La majeure partie de la foule poussait pour voir ce qui était la cause du dernier ralentissement. — Où as-tu obtenu ton uniforme ? — Uniforme ? (Il baissa les yeux sur son propre corps et vit ce qu’il portait. Même alors, il sembla considérer ma question comme triviale.) Je l’ai pris sur un cadavre après vous avoir échappé. (Il me regarda de nouveau et le vitriol refit surface.) Vous ! Pourquoi avez-vous fait cela ? Nous sommes peut-être l’ennemi, mais nous ne sommes pas des bêtes. Il avait une blessure à la joue droite qui lui infligeait un supplice à chaque mot. Cela signifiait au moins qu’il n’était pas en mesure d’élever la voix. La joue n’était pas coupée à proprement parler, mais l’essentiel de sa peau manquait, tranchée par deux marques parallèles et déchiquetées. Quelle que soit l’arme employée, elle avait à la fois coupé la peau et commencé à l’écorcher en un seul coup. Il avait une blessure similaire sur le côté de son cou – un peu plus en avant, elle aurait été fatale. — Ce n’était pas moi, lui dis-je. Quand nous vous avons quittés, vous alliez bien. Tu venais d’insulter le tsar, poursuivis-je, l’encourageant à se remémorer. J’étais prêt à tout pour savoir comment travaillaient les Opritchniki. Il porta la main à ses blessures, comme s’il essayait de se souvenir. Son avant-bras portait une balafre identique. Visiblement, Pierre avait tenté de repousser son agresseur. Là encore, un morceau de peau et de chair avait été arraché sur une bande de la largeur de deux doigts. Cette blessure aurait pu avoir été infligée par des griffes ou des dents mais, sachant qui l’avait attaqué, je me rappelai instantanément la vision furtive que j’avais eue de l’étrange couteau à double lame de Iouda. Il me regarda attentivement. — Tu as raison, dit-il. Toi et l’autre, vous êtes partis, et puis d’autres sont venus. Mais tu étais forcément là ! (Il tenta d’élever la voix. Je secouai la tête et posai ma main sur son épaule pour le calmer.) Ou, du moins, vous leur avez ouvert la voie. Cela, je ne pouvais entièrement le nier. — Que s’est-il passé lorsqu’ils sont arrivés ? demandai-je, le pressant. Il me fixa du regard mais il voyait en réalité le campement près de Borodino, cinq jours auparavant. Sa description vacillait entre lucidité et incohérence. — Nous ne les avons pas vus. Des hommes ont commencé à disparaître : ç’a été l’affaire de minutes, pas d’heures. Nous étions en train de manger, et eux aussi. Tu te retournais pour prendre quelque chose, puis tu revenais, et ton voisin n’était plus là. Ensuite, Louis les a trouvés, enfin, leurs corps parmi les cadavres. Nous étions alors si peu nombreux. Ils nous ont encerclés. Traqués. N’étaient-ils pas satisfaits ? Ils se déplaçaient si rapidement. Et ils tuaient. Ils pouvaient voir dans l’obscurité. Je me suis battu contre l’un d’eux. Louis s’est battu. Il en a fallu deux d’entre eux pour en venir à bout. J’ai couru. Ils m’ont poursuivi, se sont déployés comme des loups. S’appelant les uns les autres comme des chasseurs. Mais j’étais rapide – si rapide – si effrayé. Ils ont abandonné. Louis a hurlé, mais j’étais rapide. Il semblait fier de sa vélocité. Il avait la constitution d’un coureur, et les Opritchniki me semblaient du genre à vite abandonner une poursuite si elle devenait trop intense. Les yeux de Pierre se fixèrent sur moi une fois encore. Il secoua la tête, de façon presque imperceptible. — Vous n’étiez pas là. Vous ne pouviez pas avoir fait cela. Mais vous saviez. Vous le devez. (La compréhension se fit jour dans ses yeux.) Vous les avez envoyés ! Ils n’étaient pas russes. Nous n’étions pas leurs ennemis. Ils n’avaient aucune raison de faire cela, pas après qu’ils ont été satisfaits. C’était la seconde fois qu’il avait employé ce mot. — Qu’entends-tu par « satisfaits » ? lui demandai-je, mais il s’était de nouveau effondré sur la charrette. Ses yeux étaient toujours ouverts mais sa respiration était faible et il ne montrait aucun signe de reconnaissance du monde qui l’entourait. — Pierre, insistai-je, qu’as-tu voulu dire ? Il n’y eut pas de réponse. Comment les Opritchniki pouvaient-ils être satisfaits ? Qu’avait-il voulu dire par cela ? Un soldat n’est satisfait que lorsque l’ennemi est vaincu ou se rend. Impliquait-il qu’ils n’avaient pas accepté de reddition lorsque celle-ci avait été proposée ? ou signifiait-il que les Opritchniki avaient été en quête d’une information quelconque – qu’ils avaient été satisfaits une fois qu’on leur avait dit ce qu’ils voulaient savoir ? Je tentai d’imaginer ce que les Opritchniki pouvaient bien souhaiter découvrir des occupants d’un camp français – et ce qu’ils feraient de cette information s’ils en disposaient. Il y eut une légère agitation dans la foule et je vis que la circulation commençait à reprendre devant nous. Il était clair que je n’obtiendrais rien de plus de Pierre. Je me penchai et murmurai à son oreille, ne sachant pas s’il pouvait m’entendre. — La prochaine fois que tu reprendras connaissance, rappelle-toi de parler russe. La charrette se mit en branle. Il ne m’avait même pas traversé l’esprit que c’était un soldat français déguisé en soldat russe – un infiltré et un espion, et qu’il devait pour cela être arrêté et exécuté. Mais je ne m’étais pas senti trahi personnellement comme ç’avait été le cas avec Max. Il m’apparut clairement de nouveau qu’il n’y avait aucun cheminement de pensée que je pouvais suivre qui n’aboutisse, en fin de compte, à Max. — Alexeï ! La voix de Vadim était pleine d’enthousiasme, et il me saisit dans une étreinte chaleureuse que je rendis avec gratitude. Cela faisait deux longues journées que je l’avais vu. Dimitri se tenait à côté de nous. Il n’avait peut-être jamais montré son affection de cette manière en des moments meilleurs mais, ce jour-là, il était circonspect. Nous nous évaluâmes l’un l’autre silencieusement ; lui, essayant de déterminer ce que je savais exactement ; moi, tentant d’identifier mes véritables sentiments à son égard. Au fond, il n’était que Dimitri – le même Dimitri que je connaissais depuis des années ; un peu distant, parfois égoïste, parfois aveugle, mais fondamentalement fiable. Je dus me rappeler qu’il avait envoyé les Opritchniki à ma poursuite à Desna et que c’était pour cela que Max était mort ou, du moins, mort prématurément et moins convenablement que prévu. J’avais maintenant de nombreuses preuves de la façon dont les Opritchniki travaillaient. Je n’avais que peu d’espoir qu’ils aient traité Max différemment. Je dus me rappeler que c’était Dimitri qui avait meurtri et ensanglanté Domnikiia afin d’obtenir les informations qu’ils ne pouvaient me soutirer. Comme nous parlions, je laissai les souvenirs et les images de Max et Domnikiia affluer en moi comme une marée montante de venin dont je savais que j’aurais besoin si je comptais entreprendre quoi que ce soit à son encontre. — Alors, où est Max ? demanda Vadim. — Pourquoi ne lui demandes-tu pas à lui ? répondis-je en faisant un signe de tête en direction de Dimitri. — Non, Alexeï, déclara Vadim sévèrement, devinant qu’il était nécessaire de maintenir l’ordre. Je te le demande à toi. — Je suis allé à Desna – c’est là que Max s’était rendu – et je l’y ai trouvé. (Tout du long, j’observais Dimitri, essayant d’évaluer sa réaction à chacune de mes paroles, recherchant quelque chose qui pourrait m’aider à le haïr.) Nous avons parlé un moment. — A-t-il avoué ? demanda Vadim. Et ceci était, bien entendu, la réalité. Quelle que soit la force avec laquelle je pouvais déplorer l’injustice de ce qui s’était produit, il n’y avait aucun doute quant à sa culpabilité. — Oui, il a avoué. Tu connais Maxime. Il ne perdrait pas de temps à mentir sur quelque chose que nous savons déjà. — Était-il honteux ? repentant ? Vadim voyait bien que mon récit ne serait pas totalement sincère. — Non. (J’aurais pu sourire au souvenir de la cohérence de Max, mais je savais que je ne pouvais me permettre la moindre complaisance qui risquait d’affaiblir ma détermination vis-à-vis de Dimitri.) Pour lui, c’était simplement la conclusion logique d’un long raisonnement. Pour le détourner de ce chemin, il aurait fallu le dissuader de croire que deux et deux font quatre. — Alors où est-il, Alexeï ? (Vadim était maintenant ouvertement soupçonneux.) Je comprends qu’il n’aurait pas été judicieux de le ramener ici à Moscou. Es-tu parvenu à trouver quelque prison pour le prendre ? — Non, Vadim. Il est encore à Desna. Il y restera toujours. — Encore à Desna ? (Il saisit alors.) Alexeï, tu ne l’as pas… ? — Non, Vadim, pas moi. (Ma voix se durcit et je me mis à tourner autour d’eux jusqu’à ce que je me retrouve derrière Dimitri.) Mais Max et moi ne sommes pas restés seuls longtemps, n’est-ce pas, Dimitri Fétioukovitch ? Rapidement, tes amis les Opritchniki ont débarqué, n’est-ce pas ? et ils voulaient exercer leur vengeance eux-mêmes. Et comment ont-ils su où nous nous trouvions ? (À ce stade, je hurlais dans l’oreille de Dimitri.) Parce que Dimitri Fétioukovitch le leur a dit. Et comment savait-il ? Parce qu’il a brutalisé une pauvre femme pour la forcer à le lui dire. Et les Opritchniki ont donc très clairement indiqué que je devais leur laisser Max sous peine de ne pas pouvoir repartir moi-même. Et je suis donc parti… non pas pour sauver ma propre peau, mais pour me donner une chance de mettre la main sur Dimitri Fétioukovitch et de faire ceci ! Je le frappai violemment dans les reins. Il se pencha en avant, les mains pressées sur son flanc. Je posai les mains sur son dos, le tirant vers mon genou que j’élevai brutalement vers sa poitrine. Il en eut le souffle coupé, mais n’offrit toujours pas la moindre résistance. C’était un homme plus costaud que moi et, pour ce que j’en savais, un meilleur combattant. Je devinai qu’il avait décidé d’endurer avec stoïcisme. S’il s’attendait à de la compassion de ma part, il allait être bien surpris. De fait, tout comme moi. Je m’étais laissé envahir par la colère due à ce qu’il avait fait à Domnikiia et Max et, désormais, comme cela m’arrivait rarement, je ne me contrôlais plus. Je le frappai dans les jambes et il s’effondra au sol, délibérément à la merci de mes violents coups de pied répétés dans sa poitrine et son estomac. À chaque coup, je criais en moi-même « Max ! » et « Domnikiia ! » et chaque fois j’éprouvais la même joie, comme si j’étais avec eux plutôt qu’ici. Je sentais une énergie vibrante circuler dans ma jambe tandis que je le frappais ; une énergie voulant désespérément sortir de moi et entrer en lui. Mon corps et mon esprit tout entiers s’abandonnèrent à cette sensation. Je ne voyais plus rien, je n’éprouvais plus rien en dehors de cette exaltation chaque fois que mon pied martelait son torse. Elle inonda tout mon être, non pas comme une sensation agréable, mais plutôt comme quelque chose de dévorant. C’était comme le spasme qui déchire le corps lors d’un vomissement, alors que je régurgitais sur Dimitri la haine que j’avais nourrie pour lui dans mes tripes. — Alexeï ! Alexeï ! Capitaine Danilov ! J’avais dû entendre mon nom hurlé une demi-douzaine de fois avant qu’il pénètre ma conscience. Vadim m’avait entraîné à distance de Dimitri, bien que je tente toujours d’envoyer des coups de pied dans sa direction. Une petite foule de passants s’était rassemblée tout autour. Certains étaient penchés sur Dimitri, et vérifiaient qu’il allait bien. Je respirai profondément. Je me sentais satisfait – physiquement satisfait. Chaque extrémité de mon corps sentait qu’elle avait accompli son travail et je – ou devrais-je dire « nous» – commençais à me calmer. Je me tournai vers Dimitri et je sentis une onde de culpabilité passer en moi. Non, pas de culpabilité : de pitié. J’avais pitié de la souffrance de Dimitri, sans ressentir de culpabilité pour en avoir été la cause. Le regard angoissé de Dimitri, tout comme ma raison, me disait que ce que j’avais fait était admissible. Vadim lui-même le confirma. — Ça suffit, Alexeï Ivanovitch. Cela t’était dû – Dimitri le sait lui aussi –, mais nous avons toujours une guerre à mener. La prochaine fois, attaque-toi à un Français. Dimitri essayait de se remettre debout. Il me tendit la main pour que je la saisisse et l’aide à se relever, mais je ne le pouvais pas. J’avais été dans l’armée assez longtemps pour voir nombre de bagarres sauvages qui auraient pu se terminer par la mort d’un des deux hommes, et pourtant ces mêmes hommes riaient et buvaient ensemble quelques heures plus tard. Dans ce cas, et en bien d’autres choses, je ne pouvais être aussi frivole. Je ne pouvais pas minimiser ma propre perte de contrôle avec une simple poignée de main. Cela m’avait effrayé et cela devait terroriser Dimitri, et tout autre observateur, au point de les dissuader de déchaîner de nouveau cette colère en moi. Dans le même temps, j’avais conscience que ne pas perdre le contrôle m’effrayait davantage encore. Si la violence effrénée qui venait de jaillir de mon corps l’avait été sous mon contrôle conscient, guidée par mon intelligence et librement lâchée par ma conscience, j’étais une bien dangereuse créature. Mais si ç’avait été une frénésie incontrôlable, pourquoi n’avais-je donné de coups de pied que dans son torse, où je pouvais le blesser, et non à sa tête, où je pouvais le tuer ? Peut-être y a-t-il un instinct viscéral, primaire, qui dicte à un homme comment en faire souffrir un autre sans causer sa mort. Peut-être avais-je appris cela dans cette prison turque de Silistra. Dimitri s’était relevé sans mon assistance. — Sommes-nous quittes, Liocha ? C’était presque une supplique. Il ne m’avait plus appelé Liocha depuis notre première rencontre, quand je lui avais dit que cela me faisait me sentir comme un enfant. J’étudiai, à travers sa barbe, la cicatrice sur sa joue – me rappelant qu’il m’avait sauvé la vie –, et de bons souvenirs déferlèrent dans mon esprit, le purgeant du goût rance laissé par l’évocation de Max et Domnikiia. — Non, répondis-je, mais cela viendra, Mitka. Cela viendra. Je n’avais aucune idée du temps que cela prendrait. Nous quittâmes tous les trois le pont et poursuivîmes sur la berge sud de la rivière, où nous pouvions parler librement, loin du brouhaha des soldats, habitants et mondains en fuite. — Alors, quel est le plan maintenant ? demandai-je. — Iouda ne t’en a-t-il pas parlé ? demanda Vadim. Il avait dit qu’il le ferait. Dimitri ne semblait pas désireux de faire le moindre commentaire. Il étreignait ses côtes meurtries et faisait de son mieux pour garder son souffle régulier. Mon sentiment de pitié était maintenant croissant, pour compenser mon manque de compassion, auparavant. La véritable source de ma rage était le fait que Dimitri m’avait interdit le moindre vestige de miséricorde lorsque j’avais dû confronter Max. Qui serait le prochain à souffrir de ma main pour ce que j’avais fait à Max ? Vadim ? Je croisai le regard de Dimitri et répondis pareillement au sourire qu’il contenait. Il ne s’était écoulé que quelques minutes et pourtant, malgré moi, je commençai à comprendre comment ces jeunes soldats pouvaient boire ensemble si rapidement après s’être battus comme des chiffonniers. — Oui, je l’ai vu hier soir, répondis-je à Vadim. Tu es satisfait de son plan ? — Son plan ? — Se cacher en ville. Attendre jusqu’à ce que les Français arrivent et ensuite leur montrer à quel point Moscou peut-être… inhospitalière pour un hôte indésirable. N’est-ce pas là le plan que Iouda t’a exposé ? — Non, gloussa Vadim, c’est le plan que je lui ai exposé. Iouda voulait continuer à attaquer leurs lignes d’approvisionnement. Ce n’est pas déraisonnable, mais il ne peut pas comprendre ce que cela implique de les savoir à Moscou. — C’est étrange de leur part de faire des histoires au sujet de qui se verra attribuer le mérite du plan. Ils ne semblent pas du genre à se soucier beaucoup de leur statut social. — Ce Iouda est différent, déclara Dimitri avec une respiration sifflante, très différent. Lorsque j’étais avec eux en Valaquie, ils n’étaient que dix – et, comme je l’ai déjà dit, seuls quatre d’entre eux font encore partie du groupe – mais tous avaient cette même qualité de soumission ; à l’exception de Iouda. C’est ce qui en fait de si bons tueurs – comme des boulets de canons : tu vises et tu fais feu, et tout ce qui entre dans la ligne de tir est déchiqueté. Mais pas Iouda ; il a ses propres désirs – de la vanité même. Il vise par lui-même. J’aurais cru que cela affecterait sa capacité à tuer, mais cela le rend meilleur. Il peut choisir quand s’impliquer et quand ne pas le faire. C’est la plus dangereuse des combinaisons. Nous nous assîmes en silence et méditâmes les paroles de Dimitri. Il y avait peu de commentaires à ajouter. — Nous sommes donc satisfaits du plan ? pressa Vadim. — Oui, bien sûr, dis-je. Dimitri hocha la tête. Il y eut de nouveau un moment de silence. — Il y a autre chose d’étrange à propos de Iouda, dis-je. — Et qu’est-ce donc ? demanda Vadim. — Eh bien, dis-je, Iouda semble prendre toutes les décisions. Je croyais que Piotr était censé commander. — Étrange, répondit Vadim. Je croyais que c’était moi. Vadim commandait tout – tout le temps et seul – lorsqu’il avait besoin de le faire. Lorsque Bonaparte avait pris Vilna, nous – les hussards de la garde sous le commandement du général Ouvarov, ainsi que la totalité de la première armée de l’Ouest – avions battu en retraite à Drissa. Quand les Français avaient pris Drissa, nous nous étions retirés à Polotsk. Deux mois plus tôt, au cours d’un mois de juillet chaud et humide, j’étais allongé sur mon lit dans une chambre d’une auberge à Polotsk – une chambre que je partageais avec quatre autres soldats – lorsque j’entendis une voix familière. — Garde à vous, capitaine Danilov ! Il se tenait appuyé dans l’encadrement de la porte, le visage ni souriant ni sérieux, mais les yeux exprimant avec assurance l’affection qui, nous le savions tous les deux, nous liait. Je courus le saluer. — Vadim ! Comment vas-tu ? C’est bon de te revoir. Où étais-tu ? Il sourit. — J’étais un peu au sud d’ici, avec Bagration. Il prononçait le nom du grand général comme s’il le connaissait personnellement, ce qui était tout à fait possible. Vadim était le genre d’officier qui semblait connaître tout le monde. Il avait des contacts dans la société de Pétersbourg dont beaucoup rêvaient. Mais, contrairement à de nombreux autres officiers ayant des relations, Vadim choisissait d’utiliser ces amitiés pour pouvoir vraiment remplir des objectifs militaires et non simplement pour faire avancer sa propre carrière. Les faveurs qu’il demandait discrètement à Bagration porteraient sur des rations ou des armes supplémentaires pour ses hommes, et non une promotion ou une affectation en sécurité, bien loin du front. — Alors comment a-t-il réussi à se débarrasser de toi ? demandai-je. — Je lui ai dit que j’avais du travail à accomplir. À ce sujet, es-tu occupé ? — Occupé à battre en retraite, dis-je amèrement. Qu’est-ce que tu avais en tête ? — Sauver la Russie. — Rien que cela ? Il haussa les épaules, tenant mon consentement pour acquis. — Je te retrouve ici ce soir à 20 heures. Oh, et vois si tu peux amener Maxime Serguéïevitch avec toi. Je savais où Max était cantonné. Il me fut facile de le trouver, mais étonnamment difficile de le convaincre de se joindre à nous. — Cela fait longtemps que nous n’avons pas travaillé ensemble, Alexeï. C’était avant Austerlitz, et je ne m’en suis pas très bien sorti, n’est-ce pas ? Je crois que je ferais mieux de m’en tenir aux activités d’un soldat régulier. Je vous ferais courir des risques. Je compris maintenant exactement comment, en tant que traître au sein de notre groupe, il pouvait se sentir lui-même en danger mais, à l’époque, cela semblait tout à fait inhabituel. — Toi, Max ? Un soldat régulier ? demandai-je dans un éclat de rire. (Quand je l’avais rencontré pour la première fois, il avait semblé le plus improbable des guerriers. Ce ne fut qu’une fois qu’il nous eut rejoints, Dimitri, Vadim et moi, qu’il commença réellement à s’adapter.) Tu t’ennuierais à en mourir. — C’est vrai, mais cela n’en fait pas pour autant une mauvaise décision. Voilà qui lui ressemblait davantage. — Mais nous avons besoin de toi. Il ne dit rien. Il avait l’air partagé. Je pouvais voir que, dans son cœur, il n’y avait rien qu’il souhaite davantage que de rejoindre l’ancienne épique, mais quelque chose le retenait. — Vadim m’a dit de te ramener, dis-je. — Il te l’a ordonné ? Une expression fugace de fierté traversa son visage à la mention du nom de Vadim. Je fis la moue. — Tu connais Vadim, dis-je. — Dans ce cas je vous verrai à 20 heures, répondit Max. Max était arrivé le premier ce soir-là, vite suivi par Vadim qui avait amené avec lui Dimitri. Ce dernier était également à Polotsk avec la première armée, et Max et moi l’avions donc beaucoup vu. Les seules retrouvailles étaient donc celles entre Max et Vadim. — De retour au bercail, hein, Maxime ? dit ce dernier en lui serrant la main. — Avec toi dans le rôle du vigilant berger ? demandai-je en regardant Vadim. — Plutôt le loup que le berger, murmura Dimitri. — Nous allons tous être des loups, et prendre pitié des pauvres petits agneaux français, dit Vadim. — Alors c’est plutôt de retour au sein de la meute de loups ? demanda Max. Et ainsi, sept ans après sa constitution, la meute de loups s’était régénérée. Peu de temps après, Polotsk était tombé et nous avions une fois de plus battu en retraite. Ce ne fut pas avant que Smolensk soit prise que Barclay de Tolly parla à Vadim (ou peut-être fut-ce l’inverse) et que nous fûmes affectés à notre mission présente. Et désormais, à Moscou, en septembre, la meute de quatre était réduite à trois. Max ne risquait plus jamais de s’ennuyer. Debout le long de la rivière Moskova, au cœur de Moscou, notre petit groupe – Vadim, Dimitri et moi – prit quelques dispositions plus détaillées. Au cours de ses discussions antérieures avec Iouda, Vadim avait sélectionné sept lieux de rendez-vous parmi ceux de notre liste qui se trouvaient à Moscou même. L’organisation la plus simple consistait à avoir un lieu de rendez-vous différent pour chaque jour de la semaine. L’heure serait toujours la même : 21 heures. — Et nous nous retrouverons tous les soirs ? demandai-je. — Iouda a affirmé qu’au moins un d’entre eux tenterait d’être là chaque soir, répondit Vadim. Quant à nous, je crois que nous devrions tous les trois essayer de tenir le rendez-vous chaque fois que nous le pouvons. Le reste du temps, nous ne nous verrons pas. — Pourquoi ? — Nous devons tous rester à couvert, et rester séparés. C’est à vous de voir ce que vous allez faire. Vous pouvez être un officier français ou un condamné russe évadé : je n’ai pas besoin de le savoir. Nous devons être les yeux et les oreilles des Opritchniki. Nous devons identifier où vont les Français et ce qu’ils font. Puis nous devons indiquer aux Opritchniki où frapper. — Ou frapper nous-mêmes, glissai-je. — Non ! intervint Dimitri avec une soudaine véhémence. (Vadim et moi l’observâmes tous deux.) Ce n’est pas leur style, ajouta-t-il. Ils préféreraient que nous les laissions faire. Je l’aurais volontiers pressé de nous en dire plus, mais Vadim était d’accord avec sa conclusion, sinon avec son raisonnement. — Dimitri a raison, dit Vadim. Indépendamment de leur « style », le nôtre est de ne pas nous faire tuer. Pour dire les choses crûment, les Opritchniki sont bien moins indispensables que nous le sommes. Je suis désolé, Dimitri, je sais que ce sont tes amis, mais c’est la vérité. Dimitri eut un petit sourire douloureux en coin. — Oh, tu me connais, Vadim. N’importe qui est bien moins indispensable que moi. — Alors, commençons-nous nos réunions à partir de ce soir ? demandai-je. — Non, déclara Vadim. Enfin, pas nécessairement. Nous pouvons attendre jusqu’à ce que les Français arrivent effectivement. Je ne pense pas que ce sera ce soir. Prenez cela. (Il nous tendit à tous les deux une bourse. À l’intérieur se trouvait une petite fortune en pièces d’or.) Ce n’est pas votre argent, ni même mon argent : c’est l’argent du tsar. Nous aurons peut-être des dépenses à faire au cours des quelques semaines à venir. Si vous n’avez pas besoin de le dépenser, ne le dépensez pas. Je compte en récupérer l’essentiel une fois que nous aurons mis Bonaparte dehors. Nous plongeâmes dans le silence, réalisant que nous pouvions ne pas nous revoir avant longtemps et que, lorsque ce serait le cas, ce serait dans une ville sous occupation française. — J’ai écrit à la mère de Max, annonçai-je. — Merci, dit Vadim. J’imagine qu’il est mort en héros. J’acquiesçai. — Des nouvelles de Yelena Vadimovna ? — La dernière fois que j’en ai eu, elle allait bien, mais c’était il y a presque un mois déjà. Son accouchement est prévu pour dans quelques semaines. — Donc nous ne pouvons pas encore t’appeler « grand-père » ? — Pas encore, répondit Vadim d’un ton égal. Ni jamais. De nouveau, nous sombrâmes dans une contemplation silencieuse, assis sur le muret et fixant la rivière du regard, réticents à faire nos adieux. Nous étions comme trois hommes âgés qui se sont dit, au fil des ans, tout ce qu’il était possible de se dire, qui restent assis dehors toute la journée, observant le monde passer devant eux, craignant de partir de peur que l’un d’eux ne revienne jamais ; trois hommes qui se rappellent que, dans leur jeunesse lointaine, ils avaient été (et s’était toujours attendus à être) quatre. Dans un moment tel que celui-ci, nous ne pouvions même pas être assurés du luxe de vieillir. — À qui parlais-tu sur le pont ? demanda Vadim. — Quand ? — Lorsque nous t’avons trouvé ; le soldat blessé. — Tu ne l’as pas reconnu ? Vadim secoua la tête. — Je l’ai à peine vu. — C’était Pierre. (Vadim eut un regard vide.) Le Français. Tu te souviens, il nous avait parlé de la Tsarine Catherine et du cheval. — Il se faisait passer pour un Russe ? demanda Vadim, légèrement en colère. Pourquoi n’as-tu pas… Mais je crois qu’il comprit que je n’étais pas d’humeur à démasquer d’autres espions français pour le moment, et laissa sa question en suspens. — Vadim t’a-t-il parlé du camp ? demandai-je à Dimitri. Et de Iouda, Matfeï et Foma qui ont débarqué ? (Dimitri acquiesça.) Le point intéressant, naturellement, poursuivis-je lentement, observant Dimitri pour évaluer sa réaction et voir s’il allait révéler quelque chose, est qu’il s’est échappé – Pierre, j’entends. — Ainsi donc les Opritchniki ne sont pas aussi infaillibles que nous le pensions, déclara Vadim. — Non, en effet, poursuivis-je. Ce n’est pas leur genre de laisser un survivant s’en aller et raconter tout ce qui lui est arrivé. Dimitri se tourna vers moi, le regard horrifié et scrutateur, luttant pour tourner son corps meurtri. Pierre avait pu me révéler quelque chose, quelque chose de terrible, et Dimitri fouillait mon âme même pour voir si Pierre m’en avait effectivement parlé ; pour déterminer ce que je savais. Naturellement, tout ce que j’avais entendu de Pierre était ses divagations confuses et délirantes, mais je savais désormais grâce à Dimitri qu’il y avait quelque chose que j’aurais pu apprendre et que j’avais maintenant l’intention de découvrir. Peu de temps après, nous prîmes congé les uns des autres. Cette fois, il y eut peu d’effusions. Nous étions tous trop préoccupés par nos projets personnels des prochains jours. Vadim avait une dernière chose à dire. — Nous n’en viendrons peut-être pas là, vous savez. Je ne veux pas l’envisager, mais nous aurons à affronter une grande armée. Je veux juste vous dire que si l’un de nous est blessé, ou si la situation devient trop tendue pour nous ici en ville, nous ne devrions pas avoir peur de quitter les lieux. Si nous pouvons prévenir les autres, c’est d’autant mieux, mais la survie est tout aussi importante que l’héroïsme. C’est noté ? Dimitri et moi acquiesçâmes tous deux gravement, puis nous nous séparâmes. Vadim nous avait indiqué que le lieu et la manière de nous cacher était notre propre affaire mais, par quelque instinct que nous avions établi au fil des années passées à travailler ensemble, nous prîmes immédiatement des directions différentes. Vadim s’en fut vers l’ouest, le long des berges de la rivière. Dimitri et moi partîmes silencieusement dans la direction opposée, mais moins d’une minute s’écoula avant que Dimitri tourne en direction du nord pour revenir vers le pont. Je continuai vers l’est. Mon plan d’action avait été, de façon quelque peu oblique, inspiré par la vue du fantassin français se faisant fouetter. Je tournai rapidement en direction du sud et me dirigeai vers le canal dans la zone de Zamoskvoretchié. Il fut assez facile de trouver une maison abandonnée, des planches clouées à la hâte sur les portes et les fenêtres, et plus facile encore de briser ces défenses naïves. Qui que soit l’occupant ayant abandonné cette maison, il avait été assez généreux pour emmener avec lui ses domestiques, mais pas assez, par chance pour moi, pour prendre aussi tous les biens de ces serviteurs. Il ne me fut donc pas difficile de trouver un uniforme de majordome qui m’allait. Je comptais sur le fait que, une fois les Français arrivés, un serviteur russe serait en mesure de se déplacer en ville relativement en sécurité. Si ce n’était pas le cas, ce ne serait que le travail d’un instant de me transformer en un domestique français émigré, accueillant à bras ouverts l’armée de libération qui l’avait sauvé de ses cruels maîtres. La maison vide constituait également un bon endroit pour me loger, au moins pour le moment, bien que je doive me méfier dans la mesure où la foule des envahisseurs serait également à la recherche de bâtiments abandonnés où ils pourraient être cantonnés. Il y avait une foule de sorties de secours si jamais j’avais besoin de partir en catastrophe. Et ainsi j’attendis. Moscou devint plus silencieux et vide lorsque ceux qui étaient restés en arrière partirent finalement, mais les Français n’arrivaient toujours pas. J’errai dans les rues de ma ville bien-aimée durant les quelques jours qui suivirent, abasourdi par l’horreur de sa quiétude. Peu de gens étaient restés, peut-être un cinquantième de la population, et tous avaient le moral sapé par la distance qui les séparait de la prochaine personne qu’ils pouvaient croiser. Une semaine plus tôt, les Moscovites avaient dû pousser et bousculer pour se frayer un chemin dans les rues bondées – et ils s’étaient probablement aussi plaints de la foule excessive – mais, désormais, c’était presque comme de vivre à la campagne, sans toutefois connaître les règles d’une telle vie. À la campagne, on peut passer des heures sans croiser âme qui vive mais, lorsque cela se produit, c’est toujours un ami, toujours quelqu’un avec qui l’on peut converser. Dans Moscou déserté, les autres humains étaient d’une semblable rareté, mais ceux qui restaient étaient habitués à ignorer les milliers d’individus qu’ils pouvaient être amenés à croiser en l’espace d’une heure seulement, et ils ignoraient donc les rares personnes qu’ils voyaient encore. Par conséquent, même ceux qui étaient restés, ce cinquantième de la population, étaient affaiblis par leur isolement à un cinquantième de leur vitalité habituelle. C’était comme si la ville tout entière avait cessé de respirer. L’entité physique qu’était Moscou existait toujours, mais l’esprit qui l’avait fait vivre avait disparu. Pour le moment, le corps qui restait ne montrait aucun signe de dégradation, mais même le moins subtil des observateurs serait bientôt en mesure de voir qu’il était mort. Bientôt, les vers de l’armée française arriveraient pour festoyer sur cette dépouille. Curieusement, toutefois, il leur fallut encore trois jours entiers pour arriver. De ce que je pus apprendre plus tard, Bonaparte s’était attendu que Koutouzov oppose une dernière résistance aux portes de la ville et il avait par conséquent hésité. Koutouzov ne mena pas une telle défense – qui aurait été vaine – et, au soir du 1er septembre, il était clair que les troupes françaises entreraient dans la ville le lendemain. Cette nuit-là, je fis un rêve. Chapitre 11 J’étais dans ma chambre, la chambre à coucher dans laquelle j’avais dormi enfant. J’étais bien conscient que cette chambre ne ressemblait en rien à celle que j’avais eue enfant mais, comme c’est souvent le cas dans les rêves, je savais, et c’était un fait indiscutable, que c’était bien la chambre à coucher de mon enfance. Deux lits se trouvaient, de façon tout à fait erronée, le long de deux murs opposés de la chambre, avec un espace entre les deux pour marcher. Dans le mur le plus éloigné, contre lequel reposaient les têtes des deux lits, il y avait une fenêtre. Les rideaux étaient fermés, mais on pouvait voir qu’à l’extérieur c’était un beau jour d’hiver, lumineux et ensoleillé. Sur le lit de gauche gisait un garçon, dormant face contre le mur, de sorte que seul son dos était visible. C’était – et là encore, je le savais avec certitude sans même avoir vu son visage – moi à l’âge de cinq ou six ans. Sur le même lit, tournant le dos au garçon, était assise mon épouse, Marfa, qui affichait un intérêt poli pour ce qu’elle voyait de l’autre côté de la pièce. Debout au pied de l’autre lit se tenait l’empereur Napoléon. Il faisait face à la femme qui y était assise, son épouse – l’impératrice Marie-Louise. Sur ses genoux, celle-ci tenait un grand bol et, dans ce bol, il y avait des figues. Elle tendit une figue à l’empereur, qui la prit dans sa main. Il la porta à sa bouche, mordit dedans et, lorsque la peau verte craqua, la chair et les graines rouges se mirent à couler autour de ses lèvres. Il se lécha les lèvres et prit quatre autres bouchées du fruit jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la tige. Il fit tomber celle-ci dans sa bouche et l’avala, comme si ç’avait été la partie la plus savoureuse de tout le fruit, puis il se lécha les doigts. Il tendit la main – sa main gauche, cette fois – en direction de son impératrice pour obtenir une autre figue et je remarquai pour la première fois qu’à sa main manquaient les deux derniers doigts, exactement comme à la mienne. Je regardai ma propre main gauche, la tenant délicatement dans la droite tandis que j’étudiais ma mutilation et me demandais comment j’avais pu ne jamais avoir remarqué cette coïncidence. Je relevai les yeux et découvris que l’empereur avait disparu ou, du moins, qu’il était sorti de mon champ de vision. Je regardais désormais à travers ses propres yeux, bien que je ne sache pas si les autres personnes présentes dans la pièce voyaient Bonaparte ou Alexeï Ivanovitch debout devant elles. Je tournai le regard vers mon impératrice pour découvrir qu’elle aussi s’était transformée (bien que peu de changements soient nécessaires : ) Marie-Louise était devenue ma Domnikiia. Je m’assis près d’elle sur le lit, jetant un coup d’œil en biais vers Marfa qui affichait toujours la même sérénité curieuse. Domnikiia tenait toujours le bol sur ses genoux mais, désormais, au lieu de figues, celui-ci contenait du raisin. Je compris soudain que les fruits étaient empoisonnés et que je l’avais toujours su. Domnikiia tendit le bol à Marfa à travers la pièce, l’invitant silencieusement à prendre un de ces délicieux grains. Marfa présenta la paume de sa main en signe de refus poli. Observant de nouveau le garçon derrière elle, sur le lit, il me vint à l’esprit que je m’étais trompé en croyant que c’était moi-même enfant. Comme n’importe quel père serait capable de reconnaître le moindre cheveu de son fils, je reconnus l’enfant comme étant mon fils, Dimitri Alexeïevitch. Au même instant, je compris qu’il était mort, empoisonné par le raisin de Domnikiia. Cette révélation m’attrista, mais je ne trahirai pas la moindre émotion. À sa ceinture, il portait la petite épée en bois que je lui avais fabriquée la dernière fois que je l’avais vu. La porte, située à côté du pied du lit sur lequel était allongé le corps du garçon, s’ouvrit et ma mère entra dans la pièce. Elle était morte lorsque j’avais vingt-deux ans et bien que, même dans mon rêve, j’en sois pleinement conscient, il semblait parfaitement raisonnable maintenant de voir ma mère décédée entrer dans la chambre à coucher de mon enfance. Presque aussitôt, elle se dirigea vers Domnikiia qui, une fois encore, lui tendit le bol pour lui offrir du raisin. Ma mère déclina avec la chaleur polie dont je me sentais loin-tainement familier. — Non merci, ma chère, dit-elle en souriant à Domnikiia. Je suis déjà morte. Ce furent les seules paroles que quiconque prononça durant ce rêve. Puis elle s’en fut et s’assit sur l’autre lit, à côté de mon épouse. Elles se saluèrent avec courtoisie, mais sans curiosité. Domnikiia tendit de nouveau le bol en direction de ma mère et je vis une bague à son doigt. Un dragon y était représenté avec un corps d’or, des yeux d’émeraude et une langue rouge et fourchue ; la même bague que Zmiéïévitch avait portée la nuit où nous nous étions rencontrés. Tout autour de l’anneau, la main de Domnikiia paraissait vieille et pâle. La peau de ses doigts flétris se désagrégeait. Je relevai les yeux vers son visage et je vis que ce n’était pas sa main qui portait la bague, mais celle de Zmiéïévitch lui-même. Il était penché au-dessus d’elle, couvrant sa main, et la guidant tandis qu’elle présentait le bol de raisin. Il paraissait plus vieux que lorsque je l’avais vu. Ses cheveux gris avaient blanchi et sa peau était décrépite et terriblement ridée. Ses yeux étaient ceux d’un vieil homme, suppliant que l’on se souvienne de lui tel qu’il était dans sa jeunesse. Encore une fois, ma mère et Marfa maintinrent leur refus poli. Zmiéïévitch quitta Domnikiia et se dirigea vers la porte par laquelle ma mère était entrée. Il l’ouvrit et, d’un geste de la main, fit entrer l’Opritchnik Piotr. Ce dernier traversa la pièce pour se placer derrière Domnikiia. À son entrée, elle avait jeté un regard du côté de la porte pour voir de qui il s’agissait mais, l’ayant vu, elle ne montra pas davantage d’intérêt et ramena son regard sur moi. Piotr se pencha en avant. Ce faisant, sa main glissa sous le bras de Domnikiia et l’entoura pour finir par se poser sur sa poitrine. Sa tête oscilla au-dessus de son épaule pendant un moment, alors qu’il marquait une pause pour se lécher les lèvres, puis il se pencha davantage, embrassant doucement son cou et, ce faisant, sans que personne dans la pièce à part moi le remarque, il serra doucement son sein dans sa main. Domnikiia garda son regard fixé sur le mien. Tandis que Piotr l’embrassait et la caressait, ses yeux s’écarquillèrent très légèrement, comme une femme qui vient tout juste de voir son amant à l’autre bout d’une pièce remplie d’amis et tente de masquer sa réaction à tous ceux qui l’entourent. Piotr se redressa et retira sa main et, en même temps, Domnikiia tendit le bras vers le bol et y saisit un grain de raisin, qu’elle éleva vers moi. J’ouvris la bouche en sachant pertinemment que le raisin était empoisonné et je la laissai y glisser le fruit, refermant rapidement la bouche afin de sentir brièvement ses doigts entre mes lèvres tandis qu’elle retirait sa main. Piotr parti, bien que je ne sache comment, Zmiéïévitch fit entrer l’Opritchnik suivant, Andreï. Son comportement fut identique à celui de Piotr ; le baiser sur le cou de Domnikiia et la main sur son sein. Sa réponse fut la même et j’avalai une fois de plus avec avidité le grain de raisin lorsqu’elle me le donna, conscient que j’allais être empoisonné de la même manière que mon fils, allongé sans vie sur le lit de l’autre côté de la pièce, et néanmoins toujours avide de manger les grains de raisin à cause du frôlement léger des doigts de Domnikiia qui les accompagnait. Et ainsi l’histoire se répéta encore et encore pour chacun des Opritchniki. Zmiéïévitch fit entrer dans la pièce Iakov Zevedaïinitch, puis Ioann, ensuite Filipp, Varfolomeï, Foma, Matfeï, Iakov Alfeïinitch, Faddeï et Simon. Chacun d’eux embrassa et caressa Domnikiia et, chaque fois, elle y répondit en me donnant un autre grain de raisin empoisonné à manger. J’avalais chaque grain avec plaisir, avec un sentiment de peine croissant à l’idée qu’ils causeraient ma mort, mais sans désir de faire quoi que ce soit pour l’empêcher. Une fois que Simon fut reparti, je savais qu’il ne restait plus qu’un seul Opritchnik à faire entrer. Je jetai un coup d’œil vers l’autre lit, où mon épouse et ma mère étaient toujours assises avec la même expression de curiosité docile, conscientes au fond de leur cœur du danger de la scène, mais trop indulgentes envers mes caprices excentriques pour critiquer ces gens qu’elles supposaient être mes amis. Derrière elles, je remarquai que la petite épée de bois au côté de mon fils était brisée en deux. Et mon fils était plus grand, beaucoup plus grand, mais toujours mort. C’était maintenant Max et je compris alors que ç’avait toujours été lui, bien que je ne puisse toujours pas voir son visage. Zmiéïévitch avait un dernier hôte à inviter dans la pièce. C’était Iouda. Il s’avança vers Domnikiia, mais ne fit rien de plus que s’incliner légèrement et soulever son chapeau. Puis il alla à la fenêtre et ouvrit brusquement les rideaux, remplissant la pièce de lumière. Par la fenêtre, je vis un tableau hivernal. Une petite mare trônait au milieu d’un jardin couvert de neige. Une large fissure dentelée divisait la fine couche de glace qui la recouvrait. Iouda se détourna de la fenêtre et s’approcha de moi avec un sourire triomphant, les bras encore tendus vers les rideaux, accueillant les acclamations d’une foule que je ne pouvais ni entendre ni voir, mais que je savais présente. Il se plaça derrière Domnikiia et se pencha sur elle, non pas pour l’embrasser ou la caresser comme les autres l’avaient fait, mais simplement pour prendre un grain de raisin dans le bol placé devant elle. Il marcha vers moi et m’offrit nonchalamment le fruit, que je saisis mais que je ne mangeai pas. Je le tins entre mon pouce et mes doigts et l’offris en retour à Domnikiia, mais elle refusa, secouant la tête et reculant face à la mort que, elle en était bien consciente, le raisin susciterait et que j’avais si calmement acceptée. Iouda s’avança de nouveau derrière elle et maintint sa tête immobile, me permettant de porter à ses lèvres le grain de raisin, mais elle les garda fermement serrées, les yeux également clos, crispée comme pour ajouter à son caractère inexpugnable. J’écrasai le grain de raisin sur ses lèvres et, bien qu’elle tente de détourner la tête, elle n’y parvint pas. La poigne de Iouda la maintenait fermement. Je vis mes deux doigts restants frotter la peau et la chair écrasée du raisin sur les lèvres de Domnikiia, essayant de la contraindre à accepter le moindre morceau du poison. Je contemplais les moignons de mes deux doigts manquants et je songeais à quel point cela aurait été plus simple, si ma main avait été entière, de la forcer à ouvrir les lèvres et de lui faire goûter le fruit. Et puis je remarquai, enroulée autour de mon majeur, une bague en forme de dragon, avec un corps d’or, des yeux d’émeraude et une langue rouge et fourchue. Je m’éveillai. Ce qui fait d’un rêve un cauchemar n’est pas son contenu, mais son atmosphère. Rien dans mon rêve n’avait été ostensiblement horrible, mais je m’éveillai avec le sentiment – aussi sûr que jamais – que quelque chose d’irrémédiablement terrible avait eu lieu, quelque chose qui avait détruit tout mon monde. Si l’on m’avait demandé ce que c’était, j’aurais été incapable de répondre et, dans le temps qu’il m’aurait fallu pour me rappeler ce que c’était, j’aurais été assez éveillé pour me rendre compte que ce n’était rien. Mais, durant quelques secondes après mon réveil, je n’eus aucun doute quant à son existence ou son énormité. Lorsque j’ouvris les yeux, je bondis hors de mon lit, sentant instinctivement que le remède à ma peur était l’action physique. Mon environnement était étrange. Je devais essayer de combattre la terreur à laquelle j’étais confronté. Mais je ne pouvais pas me rappeler ce que je devais faire – ni même ce qu’était cette terreur. En quelques secondes, je m’éveillai complètement. J’étais dans une chambre de la maison abandonnée de Zamoskvorechié. C’était la quatrième nuit que je passais là. Je me remémorai mon rêve et j’aurais pu en raconter le moindre détail. Je repris mes esprits et compris que ces peurs appartenaient au monde des songes et n’étaient pas réelles. Le soulagement submergea aussi bien mon esprit que mon corps comme un verre réconfortant de vodka. Mais c’était bien un cauchemar. J’étais encore hanté par la peur enfantine de me rendormir et de peut-être retourner à cet endroit effrayant dont, en m’éveillant, je m’étais justement échappé. Je me rallongeai. Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il était – dehors, il faisait encore nuit noire et je ne ressentais pas le besoin impérieux d’allumer une bougie. Je me demandai si je parviendrais à me rendormir. Lorsque j’étais tout petit et que je faisais un cauchemar, ma mère m’avait parfois laissé dormir dans son lit jusqu’au matin. Mon père ne tolérait pas ce type de dorloteries, et cela ne m’était donc autorisé que lorsqu’il était loin. Après sa mort, je grandis très rapidement et le besoin ne se fit donc plus sentir. Je ne parvenais pas davantage à me rendormir mais je restais éveillé, terrorisé, dans mon propre lit, comme un homme. Et maintenant j’étais effectivement un homme et je restai pourtant éveillé. Je repassai le rêve encore et encore dans mon esprit, essayant de déterminer quel était l’élément qui l’avait transformé en cauchemar, espérant me rendormir en cours de route. Quelque chose en rapport avec le raisin semblait résonner plus particulièrement avec le sentiment de peur qui perdurait en moi ; quelque chose dans le fait que Dominkiia me l’offrait, dans le fait que je le prenais, même si la perspective de ma mort ne me causait que peu d’appréhension. Il se peut que je sommeillais, allongé là, et pourtant je jurerais que j’étais éveillé tout du long, comme lorsque, recroquevillé en sécurité dans le lit de ma mère, je ne m’étais jamais senti assez à l’aise pour retomber dans le monde de l’inconscience. C’était toujours le chant des oiseaux qui venait mettre fin à l’horreur. Lorsque l’aube apparaissait, leur chant annonçait la résurrection du soleil et le début d’une nouvelle journée. Le temps – qui s’était arrêté dans l’obscurité perpétuelle et immuable de la nuit, lorsqu’il n’y a aucun moyen de dire si la dernière pensée est intervenue une seconde ou une heure plus tôt – allait reprendre sa course. Et ainsi, à Moscou, le chœur de l’aurore, que j’associais toujours, comme je l’avais toujours fait depuis mon enfance, à la fois au fait d’être terrifié et à la cessation de cette terreur, finit par annoncer une nouvelle journée. Le temps reprit sa course et la nuit, et le cauchemar, pouvaient être oubliés. Lorsque la rationalité redevint enfin pleinement résurgente en moi, je me rendis compte qu’un homme sensé craindrait bien davantage cette journée-là que la nuit précédente. C’était le jour où les Français devaient entrer dans Moscou. L’après-midi était déjà bien avancé lorsque les Français arrivèrent enfin de l’ouest, alors même que les dernières brigades de ce qui subsistait de l’armée russe filaient à l’opposé, vers l’est. Parmi les derniers à partir, selon les langues bien pendues spécialistes des rumeurs, se trouvait le comte Rostopchine, gouverneur de la ville. Ayant peur que la populace russe ne le laisse pas partir, il lui avait livré un restaurateur du nom de Verechtchaguine accusé d’être un espion français. La foule avait lynché Verechtchaguine pendant que Rostopchine s’était éclipsé vers la liberté, sans avoir subi la moindre violence. Ce n’était pas la seule occasion où je devais trouver des points communs entre le gouverneur de Moscou et moi-même. Lorsqu’ils arrivèrent, les envahisseurs étaient menés non par Bonaparte, mais par son beau-frère le maréchal Murat, que Bonaparte (honteux, comme tout républicain le serait, de voir un simple soldat épouser sa sœur) avait élevé au rang de roi de Naples. Bonaparte lui-même devait succéder à Murat dans la ville le lendemain. Je me dissimulai dans un petit attroupement de Moscovites qui assistèrent à l’arrivée de Murat plus par curiosité que par peur ou respect. Beaucoup pensaient être en train de contempler Bonaparte lui-même, mais j’avais vu assez d’images du Petit Caporal pour savoir que ce n’était pas lui. L’uniforme flamboyant et la chevelure lâchée, bouclée et presque féminine était un style que Bonaparte aurait abhorré, et ne me laissèrent aucun doute quant à l’identité de ce maréchal de France. Les troupes françaises se propagèrent en vagues dans la ville désertée, ne montrant que peu de préoccupation pour les quelques Russes qui subsistaient. Je fus arrêté de temps à autre, mais il y avait bien trop peu de russophones parmi eux pour accompagner chaque peloton. Lorsque l’on me contrôlait, comme d’autres que je vis dans la ville, je n’avais qu’à répondre avec un flot de paroles russes suffisamment soumises, et j’étais autorisé à poursuivre mon chemin. C’était un lundi, et notre lieu de rendez-vous choisi pour ce jour-là était la Place Rouge elle-même. En des temps plus conventionnels, c’était un lieu idéal pour une rencontre clandestine, grouillant comme il l’était de groupes où deux ou trois personnes en pleine conversation ne se distinguaient pas. Aujourd’hui, toutefois, les attroupements étaient ceux des soldats français. Se rencontrer là aurait été courageux et, lorsque l’on réalise des actes de sabotage dans une ville occupée, le courage n’est pas une qualité qui va de pair avec le succès. Je contournai la place, revenant trois fois ce soir-là, mais je ne vis pas le moindre signe de Vadim, ni de Dimitri, ni d’aucun des Opritchniki. Je retournai à la maison où j’avais séjourné, et découvris qu’elle était déjà devenue la caserne temporaire d’une dizaine d’officiers français. Judicieusement, je n’avais pas laissé à l’intérieur le peu de possessions que j’avais. Grimpant sur le toit, je trouvai le petit paquet que j’y avais caché, ainsi que mon épée, intacte et en sécurité. Aucun des hommes à l’intérieur ne m’entendit lorsque je les récupérai. Je me dirigeai plus au sud et trouvai un hébergement moins luxueux mais commode, que les Français avaient considéré indigne. Je n’étais pas le premier homme de l’histoire, et je ne serais pas le dernier, à être contraint de dormir dans une étable. Le lendemain, il n’y avait pas grand-chose que je puisse faire à part errer dans la ville. La nourriture était encore assez abondante, mais elle avait un prix. Les Moscovites restés en arrière avaient probablement des raisons variées justifiant ce coût élevé mais, pour certains, il y avait tout simplement un bénéfice à en retirer. Une armée d’invasion pouvait tout simplement réquisitionner la moindre denrée, la moindre bouteille de vodka, et toute autre denrée qu’elle souhaitait mais, bien qu’elle puisse ainsi obtenir gratuitement ce qu’elle consommerait, elle ne pourrait obtenir rien d’autre. Une armée en mouvement peut piller, mais une armée à l’arrêt doit commercer. Elle doit faire appel à autrui pour sortir de la ville et se réapprovisionner. Cela était, du moins, la sagesse conventionnelle. Je le croyais et, selon moi, Bonaparte aussi. Comme toujours, nous avions tous les deux surestimé la résolution des paysans russes. Quelques aliments frais parvinrent à entrer en ville, mais c’était très insuffisant. Les Français – et leurs chevaux – devraient en fin de compte survivre avec ce qui était stocké dans les caves et les greniers. C’était trop peu. Si les Français en avaient pris conscience, leur séjour à Moscou aurait pu être encore plus court – et cela les aurait peut-être effectivement sauvés, s’ils étaient partis à temps pour quitter la Russie avant l’hiver. Tous les éléments de l’armée française ne comprenaient pas la nécessité du commerce, mais les quelques marchands de Moscou qui restaient approvisionnèrent ceux dont c’était le cas ainsi que, de façon assez pratique, moi-même. Je soupçonne que, si j’avais choisi de me déguiser en officier français pendant mon séjour à Moscou, j’aurais pu me nourrir à moitié prix. On ne proposait guère de rabais à un majordome russe abandonné. Comparé à l’avant-veille, Moscou était de nouveau grouillant de vie. L’armée de Bonaparte était peut-être, à ce stade de la campagne, forte de cent mille hommes : terriblement moins qu’au début, mais assez pour donner à la ville une vague couleur de revivification. Ils représentaient toujours moins de la moitié de la population réelle de la ville, mais ils passaient plus de temps dehors dans les rues que les vrais Moscovites, qui avaient un foyer où se rendre, et Moscou semblait donc – superficiellement – actif. Je me souviens d’un jour où, combattant au sud du Danube, j’inspectais à l’aide de ma longue-vue un champ de bataille abandonné, constellé de cadavres d’alliés aussi bien que d’ennemis. Soudainement, j’avais vu un mouvement. Un soldat que tout le monde avait cru mort, allongé sur le dos, le visage recouvert de sang, bougeait la main. Ç’avait été un mouvement imperceptible, réalisé en dépit de la douleur terrible que lui infligeaient ses blessures, mais le fait qu’il l’ait surmontée et supportée suffisamment pour émettre ce faible signal montrait à quel point il voulait indiquer qu’il était en vie, à quel point il voulait vivre. Le terrain était encore sous le feu turc, mais je m’étais précipité, oublieux des cris de mon commandant, courbé au ras du sol comme si cela pouvait me sauver des balles ennemies. Je devais porter secours à ce pauvre homme blessé. J’étais parvenu à l’endroit où il s’était trouvé et je m’étais jeté au sol. Je pouvais entendre le sifflement des balles autour de moi, mais je ne crois pas qu’elles m’étaient adressées. Ma première intention avait été de murmurer quelques mots d’encouragement à l’oreille du soldat, pour lui faire savoir que, s’il voulait vivre, j’étais là pour l’aider. Puis j’avais dû trouver un moyen de traîner son corps affaibli à travers la vaste étendue de terre qui nous séparait de nos propres lignes. Je vis soudain sa main. Elle bougeait encore, mais le mouvement n’était pas un signal désespéré pour obtenir de l’aide – la dernière supplique d’un homme mourant, se raccrochant à la vie –, c’était simplement le frétillement d’une centaine de vers. Ils avaient déjà ingurgité l’essentiel de sa main, mais leur tortillement glouton était apparu, aux yeux d’un homme qui voulait voir de la vie où il n’y en avait plus, comme un mouvement cohérent, un soubresaut des doigts que les asticots avaient depuis longtemps dévorés. D’une façon tout à fait similaire, le spectateur occasionnel pouvait concevoir que la vie était effectivement revenue à Moscou. Les rues étaient de nouveau pleines de vitalité, d’agitation, de mouvement. Mais, en étudiant de plus près, il se rendrait compte que ces silhouettes qui remplissaient les rues, bien qu’elles semblent en surface ressembler aux anciens habitants de la ville, vivaient de la ville et non pas dans la ville. Leur but était de consommer ce qu’ils y trouvaient (nonobstant le fait que le commerce pouvait s’avérer une approche plus efficace que le pillage en matière de consommation), non pas de l’entretenir au profit de leurs successeurs ou au profit de la ville elle-même. Moscou était aussi plein de vie qu’un cadavre sur la table de l’embaumeur. Les fluides et produits chimiques qui avaient été introduits dans ses veines pouvaient l’engorger suffisamment pour lui donner une vague ressemblance avec la créature vivante qu’elle avait été autrefois, mais ils ne seraient jamais capables de lui apporter l’essence vitale qui faisait auparavant de ce corps un homme. Cette image me rappela les Opritchniki. Ils se faisaient passer physiquement pour des hommes, mais je n’avais jamais vu, dans aucun d’entre eux, le moindre soupçon de désir et d’amour et d’angoisse coutumiers d’un être vivant. Je me demandai si les occupants français se voyaient comme des parasites festoyant sur le cadavre d’une ville autrefois glorieuse, ou s’ils croyaient être l’avant-garde d’une nouvelle vague de vie qui avait revitalisé tout le reste de l’Europe et apportait maintenant la réalité physique des Lumières en Russie ? Je pense que Bonaparte lui-même en était probablement persuadé, mais je crois également qu’il se leurrait. Max avait partagé les illusions de Bonaparte. Cela faisait presque quatre heures que je n’avais pas pensé à Max. Ce fut au milieu de l’après-midi de ce jour-là, le 3 septembre, que j’entendis les premières histoires d’incendies faisant rage à Moscou. J’avais investi dans une quantité substantielle de tabac et j’en proposais furtivement à un prix absolument déraisonnable à tout soldat ou officier français que je croisais. La leçon la plus imprévue que je tirai de tout ceci était que j’avais manqué ma vocation. Le temps de vendre à peine un tiers de mon stock, j’avais déjà regagné plus que ce que je l’avais payé. Je compris combien les quelques milliers d’habitants qui étaient restés à Moscou, quelles que soient leurs craintes de mourir, avaient dû être tentés par le profit qu’il y avait à faire. Les bénéfices que je cherchais à en tirer n’étaient pas constitués d’espèces sonnantes, mais de renseignements. Je maintenais toujours ma façade simpliste d’homme qui ne parlait pas le français, et j’étais donc en mesure de récolter toutes les informations relatives aux plans et aux déploiements dont les Français discutaient, ainsi que des ragots et commérages. Des feux éclataient partout dans Moscou. Les récits français disaient que d’anciens condamnés des prisons de Moscou avaient été libérés et avaient reçu l’ordre du gouverneur en fuite, Rostopchine, de brûler la ville plutôt que de laisser les Français l’occuper. Les Moscovites à qui je parlai rapportaient, de façon assez prévisible, une version différente : c’étaient les Français qui démarraient les feux, avec l’intention non seulement d’occuper la ville, et de la violer, mais, ultimement, de la détruire. Cela n’avait guère de sens pour moi : aucun ver ne pourrait jamais être heureux de voir incinéré le cadavre dont il se nourrissait. Selon un autre point de vue, les incendies n’étaient que des accidents. Les Français se préoccupaient moins que ses habitants de la ville, et ils étaient donc moins inquiets au sujet d’une bougie renversée ou d’un tison bondissant. De surcroît, sans la moindre autorité civile en place, il n’y avait aucune organisation – ou aucun élan – pour éteindre le moindre incendie causé de cette manière. Auparavant, Moscou avait été bien équipée en tuyaux et pompes, ainsi qu’en hommes qui savaient comment les utiliser, mais tous avaient disparu dans l’évacuation. Les Russes et les Français se regardaient en chiens de faïence de part et d’autre de la ville en flammes, chacun accusant l’autre, et aucun n’était prêt à ciller. Parmi les récits relatifs aux incendies, je saisis d’autres rumeurs ; des rumeurs effroyablement familières, selon lesquelles il y avait un fléau à Moscou. À mesure que j’entendis davantage de ces colportages, l’idée de fléau commença à se transformer. Les Français se mirent à parler de strangulations, de disparitions, d’une meute d’animaux sauvages. Les Opritchniki faisaient leur travail. Et pourtant, je me demandais si les deux phénomènes n’étaient pas liés. Les Opritchniki n’avaient aucune idée préconçue de la guerre, et les conventions ou les coutumes ne représentaient pas des barrières infranchissables. Peut-être les incendies étaient-ils eux aussi partie prenante de leur solution peu conventionnelle pour éjecter les Français. Je n’étais pas certain que j’aurais sacrifié la ville elle-même dans cette intention, mais les Opritchniki, en tant qu’étrangers, n’avaient aucun scrupule de cet ordre. Et ainsi j’aurais pu échouer où ils allaient réussir. Avec les Opritchniki, il était très simple (et très agréable) d’hypothéquer ses propres scrupules, sachant qu’après la bataille ils nous reviendraient intacts – ni diminués ni consultés. Le lieu de rendez-vous du mardi était l’église Saint-Clément, dans la banlieue de Zamoskvorechié, pas très loin de mon nouveau lieu de résidence. Son prêtre l’avait, semblait-il, abandonnée et avait quitté Moscou, convaincu qu’il était au-delà de ses capacités de convertir ces envahisseurs athées à la piété, encore moins au christianisme, et bien moins encore à la religion orthodoxe. Je frissonnai lorsque je levai les yeux sur les murs rouges de l’église, une sensation de menace m’envahissant, ce qui, j’imagine, n’est pas rare même chez les plus pieux des hommes lorsque l’on est confronté à la présence physique intimidante d’un tel bâtiment. L’église, nous le savons tous depuis nos plus jeunes années, est la maison du Seigneur, un lieu d’amour et de refuge. Et pourtant, le pressentiment d’horreur et de menace qui m’habitait, alors que je me tenais recroquevillé dans la pénombre de l’entrée éclairée seulement par la demi-lune couchante, devait certainement être partagé par tous. Probablement parce qu’une église, quel que soit le degré avec lequel nous l’associons à l’amour du Christ, est un endroit que nous relions aussi aux morts. Cela touche au cœur même de notre foi. Le bonheur du paradis est la récompense ultime vers laquelle tend la vie de chaque chrétien, et pourtant à quel point avons-nous tous peur de la mort ? Nous la craignons tant que nous appréhendons même les créatures les plus invalides : les morts eux-mêmes. Je jetai un coup d’œil alentour, mais ne vis toujours pas la moindre trace de Vadim ou de Dimitri, ni d’aucun des Opritchniki. Il ne me sembla s’écouler que quelques instants avant que je regarde de nouveau, pour découvrir que j’avais été rejoint par Ioann et Foma. Chapitre 12 Je me dégoûtai quand je découvris à quel point il m’était agréable – et je crains que ce soit effectivement le mot correct – de voir ces visages familiers. Sans aucun doute, je voulais retrouver Vadim, ou même Dimitri, mais être en mesure de parler librement avec des gens que je connaissais, même depuis quelques semaines seulement, était un soulagement. La pression constante de la dissimulation, pour un patriote à couvert parmi un essaim d’envahisseurs, est débilitante. Bien qu’une part de moi ait espéré que si ce devait être un Opritchniki, ce serait Iouda, je crois que mon sourire fut sincère lorsque je serrai la main de Foma et de Ioann. — Je suis heureux de vous voir, leur dis-je. Ils sourirent et hochèrent la tête, comme s’ils n’avaient pas tout à fait compris les nuances du français que je venais de prononcer à leur intention, mais qu’ils appréciaient le sentiment. Je ralentis le débit de mon discours et, je crains, introduisis ce ton de condescendance que l’on utilise pour parler à des gens qui ne comprennent ni le français ni le russe. — Où est-ce que vous logez ? — Nous avons trouvé une cave, dit Foma. C’est une tanière parfaite. Je lui pardonnai son curieux choix de mots. J’avais appris le français depuis mon plus jeune âge, parallèlement au russe. Pour quelqu’un qui l’avait assimilé plus tard, il est facile de négliger les subtiles ambiguïtés sémantiques. — Avez-vous vu l’un de vos camarades ? demandai-je. Ils discutèrent de ce point entre eux, utilisant leur propre langue, avant que Foma réponde. — Nous en avons vu un ou deux, et, plus important encore, nous avons vu leur travail. Je compris que, par « travail », il entendait les soldats français tués. À ce moment-là, plus qu’en n’importe quelle autre occasion auparavant ou, assurément, depuis lors, j’approuvais entièrement leurs réalisations et étais totalement indifférent quant à leurs méthodes. — J’en ai aussi entendu parler, leur dis-je. Les Français ont très peur de vous. — À ma connaissance, nous n’en avons tué que vingt pour le moment, dit Foma. (Il s’expliqua rapidement.) Il vaut mieux s’en tenir à des nombres sans conséquence. Même avec si peu de morts, vous avez déjà entendu des rumeurs ; un peu plus et il y aurait des foules déchaînées dans les rues à notre recherche. — Des amis nous ont appris cette leçon à leurs dépens, intervint Ioann. Nous aurons beaucoup de temps dans cette ville. Nous ne nous gavons pas comme des chiens sans penser à demain. — Vous avez quelque chose à nous dire ? demanda Foma, interrompant son ami. Je résumai brièvement ce que j’avais vu et entendu de la répartition des troupes, mais cela semblait superflu – tout comme je l’étais. Moscou était plein – plein à craquer – de Français et de leurs alliés. Les Opritchniki n’avaient pas davantage besoin de directions qu’un faucheur n’a besoin qu’on lui indique un champ de blé luxuriant. Ou qu’un renard qu’on lui désigne un poulet comme sa proie une fois qu’il a trouvé le poulailler. D’un autre côté, malgré leurs slogans révolutionnaires, tous les Français n’étaient pas égaux et ne constituaient pas tous la même menace pour nous. Les officiers étaient de toute évidence des cibles plus fructueuses que leurs hommes, et les officiers spécialistes – de l’artillerie ou du personnel général – seraient une plus grande perte pour la machine militaire française. C’était donc vers eux, quand je savais où les trouver, que j’orientai Foma et Ioann. — Où sont les incendies en ce moment ? demanda Foma une fois que j’eus terminé. — Voyez par vous-mêmes, dis-je en pointant du doigt. Le long de la rue Pokrovka, et dans d’autres rues aussi. (Si l’on regardait au nord, au-dessus de la ville, le ciel était rougi par la lueur des feux. Les incendies eux-mêmes apparaissaient comme des arcs rougeoyants sur lesquels se découpaient les bâtiments.) J’imaginais que vous les aviez peut-être démarrés vous-mêmes, ajoutai-je. — Nous ? (Foma fut décontenancé, presque insulté par cette suggestion, mais aussi étrangement effrayé.) Le feu ne nous sert à rien. (Il n’était pas enclin à expliquer davantage ce qu’il entendait par là.) Nous allons y aller, maintenant, poursuivit-il. Nous, ou quelques-uns des autres, ferons de notre mieux pour vous rencontrer de nouveau demain. Ils m’adressèrent tous les deux un signe de tête en guise d’adieu bref et repartirent vers la rue. Une fois qu’ils l’eurent rejointe, ils échangèrent quelques mots avant de se séparer, Ioann se dirigeant vers le sud et Foma vers le nord. Je savais que je tenais une occasion. J’avais entendu des récits sur le travail des Opritchniki, et j’en avais vu une version chorégraphiée sur la route près de Borodino, mais j’avais désormais ma première et irrésistible occasion de les voir agir pour de vrai. Foma était seul et je saisis ma chance. Par le passé, j’avais suivi des hommes à la trace sur de grandes distances, à travers des forêts et des montagnes, et ils m’avaient rarement repéré. La poursuite à travers une ville était quelque peu différente, mais il y avait de nombreux principes communs. Dans une étendue sauvage, on peut parfois poursuivre à une distance d’une verste ou plus, en sachant que toute trace que laisse la proie subsistera quelques heures, et en sachant aussi qu’il est très probablement l’unique autre être vivant à la ronde. En ville, on doit rester plus près. Si Foma parvenait à s’éloigner suffisamment de moi pour tourner à deux croisements, je pouvais le perdre. Si je me rapprochais au point d’être sur le même tronçon de rue que lui, il n’avait qu’à jeter un coup d’œil par-dessus son épaule et je serais repéré. J’avais toutefois l’avantage de connaître Moscou intimement. S’il descendait le long d’une rue, je pouvais me glisser dans une rue parallèle, parcourir les trois côtés d’un carré dans le temps qu’il lui fallait pour en couvrir un, et me retrouver au croisement suivant avant lui. Il se dirigeait rapidement vers le nord. Bien qu’il ne connaisse pas Moscou en détail, il savait où il allait. Lorsque j’avais informé les deux Opritchniki, je leur avais indiqué qu’un grand nombre de Français s’étaient cantonnés au nord de la ville, et c’était donc dans cette direction que se rendait Foma. La poursuite était rendue plus difficile par les patrouilles régulières de soldats français, même s’ils entravaient également sa progression. Comme peu de Français parlaient russe, ses lacunes dans cette langue ne seraient probablement pas la cause de sa perte s’il se faisait arrêter. Il pouvait tout simplement leur baragouiner quelque chose dans sa propre langue que je devinais être une forme quelconque de roumain, et leurs oreilles ne feraient pas la distinction entre ce qu’il avait dit et un bafouillage tout aussi incompréhensible réalisé en bon russe. Pour moi, la langue que parlaient les Opritchniki semblait avoir davantage en commun avec l’italien et le français qu’avec le russe, mais c’était commettre une erreur similaire. Quelle que soit la nationalité, française, russe ou japonaise, d’un individu, notre instinct nous pousse à ne pas nous préoccuper des sous-classifications de choses qui ont déjà été considérées comme étrangères. Foma courait le risque, toutefois, de rencontrer une patrouille comptant dans ses rangs un russophone, et il serait alors découvert. Que ce soit par ce raisonnement ou par instinct, il contournait le problème en évitant d’être vu. Lorsqu’une patrouille (ou, à vrai dire, quiconque) approchait, il s’engouffrait dans une allée ou un porche sombres et attendait que celle-ci passe. Sa capacité à se dissimuler dans les ténèbres était remarquable. À un moment, alors que je l’observais depuis l’autre extrémité de la rue, il entendit des bruits de pas et se jeta dans l’ombre du mur qui marquait la fin d’un bloc de maisons. C’était comme s’il avait disparu sous mes yeux. Je le surveillais plusieurs minutes pendant que passaient tout d’abord une patrouille organisée puis un groupe excité de soldats ayant fini leur service, et il resta invisible. Je sortis ma longue-vue et observai de nouveau l’endroit où je l’avais vu pour la dernière fois, mais je ne pus rien distinguer à part les formes vagues d’ombres obscures projetées sur le mur. Puis, soudainement, ce que je voyais se transforma ; non pas par un quelconque changement intrinsèque, mais simplement par ma réévaluation inconsciente de ce que je voyais. Je n’étais pas en train de fixer une ombre, mais le côté du visage de Foma, collé au mur dans la plus totale immobilité. C’était cette capacité à rester aussi impassible qui lui permettait, en quelque sorte, de disparaître. Son manteau sombre cachait l’essentiel de son corps. En regardant plus en détail, je parvins également à identifier sa main, appuyée contre le mur, comme tendue vers ceux qui passaient mais, là encore, invraisemblablement immobile. Du bras qui, je le savais, devait se situer quelque part entre sa main et son visage, je ne pouvais rien distinguer. En étudiant son visage, je remarquai un mouvement infime. Ses yeux allaient et venaient vivement. On dit que lorsqu’un homme rêve, son corps reste totalement immobile et pourtant ses yeux continuent à se mouvoir, indiquant physiquement au monde réel la direction dans laquelle le dormeur regarde dans son esprit. La seule différence était que les yeux de Foma étaient ouverts, suivant les derniers traînards du groupe de soldats ayant terminé leur service lorsqu’ils passèrent en titubant. Une fois que fut passé l’homme fermant la marche, ses pas s’évanouissant dans la nuit, Foma bougea et fut soudainement de nouveau très visible. Mais il ne poursuivit pas sur son chemin. Il avait aimé ce qu’il avait vu et entreprit de suivre les soldats en remontant la route. Cette fois, ce fut mon tour de reculer dans les ténèbres. Foma suivit les soldats, je suivis Foma, et nous nous dirigeâmes tous peu à peu vers l’est, dans la périphérie de Kitaï-Gorod. Des flammes nouvelles brillaient au sud-est, mais la zone dans laquelle nous nous trouvions demeurait intacte, épargnée non seulement par le feu mais aussi par les Français. En avant de la petite troupe que nous suivions, nous ne vîmes aucune autre patrouille. Rapidement, les soldats parvinrent à leur destination : un bâtiment d’école abandonné qu’ils utilisaient comme baraquements. Avec les mêmes rires et plaisanteries qui avaient accompagné l’ensemble de leur trajet à travers la ville, ils pénétrèrent dans le bâtiment et fermèrent la porte. Foma n’était qu’à une courte distance derrière eux mais, de nouveau, il s’était immobilisé, son dos pressé contre le mur, et il était resté invisible aux yeux de tous sauf aux miens. Me dissimulant moi-même au bout de la rue, j’observai Foma pour voir ce qu’il allait faire ensuite. Maintenant que les réjouissances bruyantes des soldats s’étaient arrêtées, ma propre respiration semblait assourdissante. Foma arpenta la rue devant l’école, observant les hautes fenêtres, m’évoquant un chat allant et venant devant un oiseau en cage, ne doutant jamais de sa capacité à grimper et à attraper la créature chétive et gazouillante, mais simplement à la recherche de la meilleure voie pour monter ; celle par laquelle le chat est le moins susceptible d’être découvert. Après un court moment de réflexion, Foma s’arrêta sous l’une des fenêtres, décidant que c’était la plus facile à atteindre ou peut-être remarquant quelque indice subtil qui suggérait qu’il pourrait l’ouvrir. Sans hésitation, il entreprit d’escalader le mur. C’était un exploit étonnant, que je n’aurais jamais pu accomplir, ni quiconque sauf le plus expert des grimpeurs. Il trouvait les moindres minuscules crevasses et fissures et réussissait, je ne savais comment, à glisser ses doigts ou ses orteils assez profondément à l’intérieur pour y gagner une prise. Tout comme lorsqu’il s’était caché, son corps était inséparablement collé au mur et, lorsqu’il déplaçait chaque membre tour à tour vers la prise suivante, son corps glissait comme de l’eau coulant sur un rocher, ne s’écartant jamais de la paroi de peur d’être déséquilibré. Il donnait l’impression d’être une sorte de lézard ou d’insecte – non, ni l’un ni l’autre, plutôt une araignée –, mais je me rendis compte que l’exploit de Foma n’était en vérité pas inhumain mais surhumain. Tout homme doté de la force, de la technique et de l’expérience – et aussi, il faut bien le dire, de l’audace – requises aurait pu y parvenir. Je n’étais pas un tel homme et il était difficile d’imaginer qu’un homme aussi peu avenant que Foma puisse être aussi talentueux dans un quelconque domaine d’activité. Il atteignit la fenêtre et l’ouvrit sans difficulté, se glissa dans le bâtiment avec une rapidité qui donna presque l’impression qu’il avait été aspiré à l’intérieur. Je n’avais pas le moindre moyen de le suivre, et absolument aucune envie de me retrouver pris au piège dans une pièce avec lui lorsqu’il découvrirait que je l’avais suivi. Je me glissai furtivement vers le bâtiment et écoutai. Tout était silencieux à l’intérieur ; pas le moindre indice quant à ce que Foma pouvait être en train de faire, ou la moindre réaction de la part d’un des soldats qui y dormaient. Je ne pouvais pas faire grand-chose, à part attendre et espérer que Foma quitte les lieux par la fenêtre par laquelle il était entré ou, du moins, par le même côté du bâtiment. La maison d’en face avait un porche assez grand et, par conséquent, je m’y assis, adossé au mur et caché de l’école par l’un des piliers. J’imagine que j’ai somnolé, mais il sembla ne s’être écoulé que quelques secondes avant que le commandant d’un petit escadron de soldats français m’interpelle dans un russe avec un fort accent. — Qu’est-ce que vous faites ici ? aboya-t-il. — Je dors, commandant ! Je bondis sur mes pieds, m’efforçant de faire preuve de respect, mais je pris conscience que, si je n’étais pas assez prudent, je risquais de trahir mon expérience militaire. — Vous n’avez pas de maison ? Tandis que le lieutenant parlait, je remarquai que derrière lui s’ouvrait de nouveau la fenêtre de l’école de l’autre côté de la rue. — Elle est occupée, commandant, répondis-je, essayant de ne pas regarder la fenêtre et, ce faisant, de ne pas trahir Foma. Par vos compatriotes. — Et où était-ce donc ? C’était une question piège. Je tentai de me remémorer un endroit à proximité, où j’avais vu des soldats français cantonnés. — Chemin de Kolpatchni, commandant. Derrière lui, la silhouette de Foma se glissa au sol, ni tout à fait sautant ni tout à fait grimpant, mais s’écoulant – plus lentement que de l’eau mais plus rapidement que du miel – comme du sang. Il parcourut le mur comme l’ombre d’un objet immobile projetée par une lumière en mouvement. — Je vois, poursuivit l’officier. (Il semblait me croire et avoir une certaine sympathie pour ma situation.) Mais je ne peux rien y faire. Mes hommes doivent bien dormir quelque part. J’acquiesçai. Foma s’éloigna silencieusement dans la rue, semblant presque tituber par rapport à son habituelle démarche furtive, comme s’il était fier de ce qu’il avait accompli à la caserne temporaire. Je ne sais s’il jeta un regard dans ma direction et celle du soldat français. Même si ç’avait été le cas, il avait pu ne pas me reconnaître. Il n’entreprit certainement rien pour venir à mon secours. — Moi aussi je dois dormir quelque part, dis-je au lieutenant, essayant de ne pas apparaître soumis au point d’éveiller les soupçons. — Sans doute, mais vous ne pouvez pas dormir ici. C’est une caserne, en face. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais Foma avait déjà disparu dans la nuit.) On ne peut pas laisser les locaux traîner dans le coin. — Je suis désolé, commandant, dis-je. La colère commença à monter en moi, particulièrement en l’entendant prononcer des mots aussi dédaigneux que «locaux», mais ce n’était pas la colère du capitaine Alexeï Ivanovitch Danilov face au comportement bravache d’un sous-officier effrayé dans un pays étranger. C’était la colère du majordome russe sans domicile que j’étais devenu, comme je devenais toujours le personnage que je devais prétendre être. Cela ne convaincrait pas ce lieutenant si le Moscovite en face de lui se contentait de rester calme. Je devais rester calme, mais procéder ainsi malgré moi et lui montrer clairement que j’étais en colère et que je me contenais impérieusement afin de ne pas le montrer. Il est difficile de jongler avec tant de couches de duperie. Il est préférable, simplement, d’y croire soi-même, afin que personne ne puisse mettre en doute notre sincérité. Il était indigne de lui de me chasser, mais il ne dit rien de plus et je détalai donc à la suite de Foma. Toutefois, la piste était maintenant froide. Foma avait eu à peine une demi-minute d’avance, mais il avait déjà dû avoir le choix entre au moins dix directions. Je n’abandonnai pas – j’étais toujours prêt à jouer un coup à dix contre un – mais, en cette occasion, il s’avéra qu’il avait choisi l’une des neuf autres. Je m’en retournai à mon étable à Zamoskvorechié et me couchai. Le jour suivant, je revins à l’école. À ce moment-là, j’avais une allure assez déplorable. Je n’avais pas à proprement parlé dormi à l’extérieur, comme c’était le cas pour certains des habitants de Moscou, mais j’étais pourtant sale et échevelé, et j’avais l’odeur de la rue. Cela me parut un bon prétexte pour lancer une conversation avec les deux gardes qui se tenaient devant l’école. — Excusez-moi, messieurs, leur dis-je en russe. Auriez-vous de la nourriture ? Ils me jetèrent un regard vide. — Du pain, peut-être ? Ils ne comprenaient toujours pas. Je passai au français. — Du pain ? Du pain ? 3 plaidai-je, comme si c’était l’unique phrase que je connaissais en français et essayant de la prononcer avec un accent russe. Mes yeux étaient remplis de vraies larmes et l’un des gardes se rendit à l’intérieur, revenant quelques instants plus tard avec une croûte sale. — Merci, monsieur, poursuivis-je en français, m’imaginant que la plupart des Moscovites en connaissaient au moins autant. Je m’accroupis sur le trottoir, le dos au mur, et rognai avidement le pain rassis. Ils se montrèrent peu enclins à me déloger. Un troisième soldat se joignit aux deux gardes. — Des nouvelles d’Albert ? lui demanda le premier garde. — Toujours rien, répondit-il. — Je suis certain qu’il est rentré avec nous la nuit dernière, dit le second. — Oh, ça oui. Son lit était défait – et taché de sang –, mais il n’y a pas le moindre signe de lui. Même s’il a été assassiné, il devrait y avoir un cadavre. Une scène me revint en mémoire : quelques jours plus tôt, près de Goriatchkino, lorsque les Opritchniki avaient été si prompts à enlever les corps de tous les soldats qu’ils avaient massacrés à côté de la ferme. — Une des patrouilles la nuit dernière a croisé un Russe qui dormait à la dure – ou faisait semblant – juste là-bas. (Le premier garde fit un signe de tête en direction du porche où j’avais été trouvé la nuit précédente.) C’était peut-être un guetteur. — Peut-être, glissa le nouveau venu. Puis, pour donner libre cours à sa frustration, il me donna un violent coup de pied dans la jambe tout en m’ordonnant hargneusement « Bistro ! Bistro ! ». L’accent était quasiment impénétrable, mais c’était le seul mot de russe que la plupart des envahisseurs avaient pris la peine d’apprendre : «Vite ! Vite ! » Il était utilisé en toute occasion, que ce soit, comme à l’instant, pour me remettre rapidement en chemin ou pour libérer le passage devant eux, ou – avec une urgence croissante à mesure que le temps passa – pour se procurer un repas. Dans ce cas, c’était une occasion pour moi de m’enfuir. Je m’exécutai avec joie. Je passai la journée à peu près comme la précédente, errant dans les rues, récoltant des bribes d’informations tant des occupants français que des Russes qui étaient restés et qu’ils opprimaient. J’évitai le quartier de Kitaï-Gorod, qui était désormais totalement embrasé. Mais il y avait peu d’endroits où je pouvais m’aventurer en ville sans voir des flammes ou trouver la dévastation qui subsistait où l’incendie s’était déjà épuisé de lui-même. Avant l’occupation, la principale enclave pour les émigrés français avait été la zone autour du pont Kouznetski, enjambant la rivière Neglinnaya, désormais détournée de son cours naturel vers un canal partiellement couvert, avant de servir de douve le long du mur ouest du Kremlin, et de se jeter enfin dans la Moskova. Bien que le brasier ait atteint les limites mêmes de cette zone, il n’était pas allé plus loin. Certains des Français avec qui je discutai croyaient que c’était la volonté de Dieu d’épargner « leur » quartier. La volonté de Bonaparte y avait également contribué : il avait ordonné qu’un piquet soit mis en place près du pont Kouznetski, garantissant que, si les flammes l’atteignaient effectivement, elles seraient repoussées. Les incendies, les récits de la façon dont les feux étaient partis, et les discussions quant au moment où ils s’arrêteraient, étaient sur toutes les lèvres. Noyées au milieu, il y avait des histoires relatives à d’autres morts et disparitions mystérieuses, qui ne pouvaient être mises sur le compte de la guerre. Celles-ci – cela faisait peu de doute pour moi et je tirais un grand plaisir – étaient le fait de mes amis les Opritchniki. Les autres nouvelles étaient davantage politiques. Bonaparte avait abandonné le Kremlin de peur qu’un incendie l’atteigne, déménageant vers le palais Petrovski à la périphérie de la ville. De surcroît, les Français commençaient à évoquer le prochain objectif de Bonaparte. Le jour précédent, il y avait un air, sinon d’euphorie, du moins d’accomplissement dans leur conquête d’une ville étrangère ; mais désormais, ils se demandaient ce qu’ils allaient bien pouvoir en faire. Peu se réjouissaient de la perspective de marcher sur Pétersbourg, mais rester à Moscou durant l’hiver n’offrait ni sécurité ni confort. On espérait toujours que le Tsar Alexandre Ier accepte de renoncer à sa fierté et entreprenne de négocier la paix sous une forme ou une autre, mais cela laisserait encore la Grande Armée isolée et loin de chez elle. Ce soir-là étant un mercredi, nous devions nous retrouver au pont de Pierre, à l’ouest du Kremlin. Je ne m’y rendis pas, mais observai de loin à l’ouest, sur la berge sud de la rivière. Mon plan était de suivre de nouveau l’un des Opritchniki. Si je parlais avec Vadim et Dimitri, cela risquait de me ralentir. Je ne pouvais même pas être certain que Dimitri n’essaierait pas de m’en empêcher. La lune était haute et aux trois quarts pleine lorsque j’arrivai, un peu plus tôt que l’heure prévue. Avant peu, je vis une longue silhouette marcher vers le milieu du pont et baisser le regard sur la rivière qui coulait en dessous. C’était Dimitri. Il fut rapidement rejoint par Vadim. Ils discutèrent un moment puis se rendirent ensemble à l’extrémité sud du pont. Quelque cinq minutes plus tard, ils revinrent. Évidemment, ils ne voulaient pas être vus plantés au même endroit trop longtemps et patrouillaient le pont afin de rencontrer tout Opritchniki qui déciderait de se montrer. Je ressentis une énorme envie d’aller là-bas et de leur parler. Cela faisait cinq jours que je n’avais pas échangé un mot avec l’un d’entre eux et, pendant cette période, je n’avais pas eu une seule conversation honnête et sincère avec qui que ce soit. Mon bref échange avec Foma et Ioann la nuit précédente ne comptait pas. Je pris conscience que je me sentais presque nostalgique, non pas d’un endroit – je voyais désormais Moscou bien davantage comme mon foyer que Pétersbourg –, mais de personnes, de mes amis. Cinq minutes de conversation avec l’un d’entre eux m’offriraient le même soulagement que plonger dans une rivière fraîche par un temps étouffant. Comme il m’était déjà arrivé, dans un endroit public et par une chaude journée, d’être en proie à l’inclination excentrique de déchirer mes vêtements et de me baigner aux yeux de tous dans quelque bassin rafraîchissant, j’éprouvais en cet instant le désir de me laisser tenter par une conversation réconfortante avec mes amis. En de telles occasions, comme alors, je résistais à la tentation. J’avais une tâche plus importante que le soulagement de mon propre inconfort. J’observai avec un certain plaisir malsain Dimitri et Vadim aller et venir – comme le vrai père inconnu d’un enfant pouvait contempler celui-ci tandis qu’il jouait avec le mari de sa mère, ou comme un amant éconduit pouvait étudier sa bien-aimée à travers sa fenêtre ouverte –, prétendant être avec eux, imaginant la conversation comme si j’y prenais part, mais étant incapable de m’extraire des ombres et de les rejoindre. Ce ne fut qu’alors que je me rendis compte de la profondeur de ma solitude, quand la possibilité de la soulager était si cruellement proche. Bien que j’aie été heureux de voir Foma et Ioann la nuit précédente, je m’étais rapidement familiarisé avec leur absence totale de personnalité. Ils n’étaient pas seulement moroses ; ils n’étaient tout simplement rien – des portraits sans âmes d’hommes venus d’un pays lointain, que j’avais l’impression de n’avoir jamais rencontrés en personne. Vadim et Dimitri étaient en train de traverser le pont pour la quatrième fois quand ils rencontrèrent deux autres silhouettes provenant de la direction opposée. L’une d’elle était Varfolomeï ; je ne parvins pas à identifier l’autre. Ce n’était pas Iouda, qu’il était facile de reconnaître rien qu’à sa taille, à sa chevelure ou à sa prestance. Les deux Opritchniki parlèrent un peu avec Vadim et Dimitri, mais pas plus de cinq minutes, puis mes amis s’en furent, se dirigeant tous les deux vers le nord. Les Opritchniki attendirent un petit moment pour s’assurer que leurs interlocuteurs étaient partis, puis se mirent en route eux-mêmes. Varfolomeï se dirigea vers le nord tandis que l’autre, une fois qu’il eut franchi l’extrémité sud du pont, tourna à droite et poursuivit le long de la digue où j’étais caché. Lorsqu’il passa, je vis que c’était Matfeï. Je reculai dans les buissons et il passa devant moi, ignorant ma présence ou, du moins, n’y réagissant pas. Je le suivis, à peu près comme je l’avais fait avec Foma la nuit précédente. Il me semblait qu’il tenait à revenir du côté nord de la rivière, mais il n’était pas encore familiarisé avec la géographie de la ville. Le cours d’eau s’incurvait vers le sud et nous eûmes à parcourir pratiquement deux verstes avant de parvenir au pont de Crimée et d’être en mesure de traverser. Presque immédiatement, Matfeï repéra une patrouille française que, comme Foma, il suivit à bonne distance. Nous poursuivîmes ainsi pendant environ une demi-heure, mais Matfeï ne fit pas la moindre tentative pour attaquer la patrouille. Pour autant que je puisse dire, il était encore tôt dans leur tour de garde et ils pouvaient ne pas retourner à la caserne avant plusieurs heures. Finalement, Matfeï dut parvenir à cette conclusion lui aussi, car il fut distrait par le son d’un agréable baryton français émanant de l’une des plus grandes maisons devant lesquelles nous étions passés. Il y avait de la lumière à la fenêtre, mais je ne pouvais voir qui était à l’intérieur. Matfeï s’approcha furtivement et regarda avec attention à travers la vitre. Soudain, il se lança. Une fois encore, comme ç’avait été le cas avec Foma, il me rappela un chat qui se crispe lorsqu’il aperçoit sa proie. Soit la porte était déverrouillée, soit il avait une technique quelconque pour l’ouvrir, car il fut bientôt à l’intérieur de la maison, me laissant observer et attendre dehors dans les ténèbres, l’oreille aux aguets. La voix agréable du Français poursuivit sa sérénade nocturne. À notre arrivée, il avait chanté une aria que j’avais reconnue comme étant tirée du Fidelio de Beethoven. À Austerlitz, des chants de cet opéra alors nouveau avaient été sur les lèvres de tous les soldats, français aussi bien qu’autrichiens, ainsi que sur celles de certains des Russes les plus cosmopolites. Le chanteur invisible était maintenant passé à ce vieux succès (dans certains quartiers) qu’était La Marseillaise. Je souris pour moi-même ; je pouvais très bien imaginer Vadim outré à l’idée d’entendre cette chanson dans une maison de Moscou, mais je crois que ç’aurait été de la fanfaronnade. Dans son cœur, je ne suis pas certain que Vadim aimait son pays davantage que moi, ou que Dimitri, ou… Eh bien, pas plus que Dimitri ou moi, de toute manière, mais Vadim aimait à ce que tout le monde constate son patriotisme. Il chérissait les emblèmes de la Russie et haïssait ceux de l’envahisseur. Comme j’aurais aimé l’avoir à mes côtés en cet instant, soufflant comme un bœuf, outragé de voir l’air de Moscou pollué par une telle musique. En vérité, Bonaparte lui-même n’aurait pas été beaucoup plus satisfait. Il trouvait La Marseillaise un peu trop évocatrice de la Révolution pour sa nouvelle dynastie impériale, mais elle restait populaire parmi les hommes. Pour ma part, j’appréciais ce morceau. J’appuyai ma tête contre le mur derrière moi et je profitai de cette interprétation. Le Français à l’intérieur de la maison chantait d’un ton sucré et il venait d’arriver à la partie évoquant les soldats mugissants venant égorger ses fils et ses compagnes lorsqu’il fut, lui aussi, interrompu brutalement. La chanson se termina par un glapissement laconique et surpris, dont je n’étais devenu que trop familier. Je continuai la chanson en murmurant, réprimant une larme dont je ne parvins pas tout à fait à déterminer la cause : Aux armes, citoyens Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Il était inexplicable d’être à ce point submergé d’émotion à l’écoute d’un hymne étranger – loin d’être la plus belle musique ou les plus beaux vers jamais écrits – mais, pour l’homme à l’intérieur de la maison, dont je venais juste d’écouter la mort aux mains de Matfeï, il comptait énormément. J’avais été témoin de nombreux décès au cours de la dernière décennie, et s’il avait été dressé sur le champ de bataille, soutenant jusqu’au bout un drapeau tricolore, alors sa mort aurait été… respectable, autant pour moi que, je crois, pour lui. Mais depuis que nous avions commencé à travailler avec les Opritchniki, il n’y avait pas eu une seule mort honorable parmi toutes celles, nombreuses, qui avaient eu lieu. La mort de Max, celle d’innombrables Français, même la mort des Opritchniki – Simon, Iakov Alfeïinitch et Faddeï – trahis par Max auprès des Français ; aucun de ces décès n’entrait dans le moule habituel des victimes de la guerre. Peut-être dans les années à venir de telles façons de mourir deviendraient courantes et acceptables, comme le Français – Louis, je crois – l’avait suggéré au camp que nous avions infiltré, mais à ce moment-là j’aspirais uniquement à être témoin d’une morte directe causée par un boulet de canon ou par une épée. Lorsque j’avais choisi ma voie, à l’écart de l’armée régulière, j’avais pensé que l’espionnage était une affaire d’information, qu’il s’agissait de découvrir ce que l’ennemi avait en tête. J’avais rapidement appris qu’il ne s’agissait que de couper ces têtes, de trouver de nouvelles méthodes, moins courantes, pour tuer nos ennemis. La porte de la maison s’ouvrit et Matfeï émergea. Jetant un regard d’un côté puis de l’autre, il remonta la rue par le chemin que nous avions pris pour venir. Une froideur m’étreignit lorsque, pour la première fois, je remarquai quelque chose de concrètement ignoble chez l’un des Opritchniki. Jusqu’à présent, leurs méthodes et leurs manières étaient désagréables – désagréables pour moi et, par conséquent, le problème était tout autant le mien que le leur ; rien de plus qu’un choc des cultures. Mais ce que je vis à cet instant dépassait le dégoût et faisait un pas vers l’horreur. Je remarquai – et à cette distance, je pouvais à peine le voir, pourtant je n’en étais pas moins certain – qu’il avait du sang sur les lèvres. Pourtant, il se pouvait qu’il n’y ait rien de fâcheux à cela. Le Français avait pu se battre avant sa mort, donnant un coup de poing au visage de Matfeï, et ainsi le sang pouvait fort bien être celui de Matfeï lui-même. Au bout de quelques pas, l’Opritchnik s’arrêta et porta la main à sa bouche, essuyant la tache. Il observa ses doigts, étudiant le sang qui s’y trouvait. Je ne pus m’empêcher de me rappeler le sang sur mes propres doigts, lorsque ces doigts furent tranchés l’un après l’autre. Peut-être Matfeï n’avait-il pas réalisé qu’il avait été blessé et, maintenant, voyant son propre sang en confirmation de la plaie, il allait simplement essuyer sa main sur son manteau. Il n’en fit rien. Il leva de nouveau les doigts vers sa bouche et les lécha avec délectation jusqu’à ce que le sang ait disparu. Puis il se remit en chemin. Des souvenirs d’histoires oubliées depuis longtemps se frayèrent un chemin dans mon esprit, mais je les réprimai. Je continuai ma poursuite. Tandis que nous revenions vers le nord-est, le pas de Matfeï était désormais moins furtif – il ressemblait davantage à celui d’un gentilhomme repu rentrant à la maison après une soirée à festoyer. En effet, le caractère direct de son déplacement suggérait qu’il n’errait pas sinueusement à travers la ville à la recherche d’une cible, mais qu’il se dirigeait vers un lieu spécifique qui ne pouvait être que son logis. Cependant, avoir accompli son travail pour la soirée et rentrer à la maison ne le dissuada pas de garder l’œil ouvert sur toute autre occasion de tuer qui pourrait surgir. Nous marchions depuis une demi-heure environ, toujours à peu près en direction du nord-est, lorsque Matfeï s’aplatit soudainement contre un mur et disparut, de façon très semblable à ce que j’avais vu Foma faire. Son ouïe était clairement plus fine que la mienne : il me fallut plusieurs secondes pour percevoir le bruit des pas réguliers d’une patrouille. Je plongeai dans une ruelle, étudiant l’endroit où Matfeï avait disparu, espérant, sinon le voir pendant qu’il se cachait, du moins garder les yeux fixés au bon endroit lorsqu’il finirait par bouger. La patrouille passa devant lui, assez près pour sentir son souffle sur leurs joues, si toutefois il s’autorisait la moindre respiration tant son immobilité était grande. Même en cet instant, à peine deux jours après le début de leur occupation de Moscou, je pense que le terme de marche « au pas » était trop flatteur pour les troupes françaises. Au cours des semaines que les Français passèrent à Moscou, le comportement du soldat moyen allait se détériorer et abandonner tout décorum militaire mais, déjà, leurs pas étaient mous et irréguliers. Ils bavardaient et riaient et le dernier d’entre eux fit une pause pour allumer un cigare qu’il avait sans aucun doute volé dans quelque maison moscovite abandonnée, dans le cadre du pillage que les Français appelèrent ensuite la « Foire de Moscou ». Je retins mon souffle, bien que je sois incapable de dire pourquoi. Avais-je peur que les Français voient Matfeï, que les Français me voient moi ou que Matfeï me voie ? Le résultat fut, je crois, celui que j’avais réellement craint. Le tout dernier homme, qui traînait derrière, allumant son cigare, se tenait involontairement à l’endroit exact dans la rue où Matfeï s’était glissé, camouflé contre le mur. Il avait pris dix, peut-être quinze pas de retard sur ses compagnons. Matfeï bondit. En un unique mouvement, il se précipita au côté du soldat et lança son poing fermement serré contre le larynx de l’homme. Le coup lui-même aurait pu causer des dommages irréparables au soldat – bien que pas immédiatement fatals – mais, de surcroît, il lui écrasa la tête contre le mur situé derrière lui avec un bruit de craquement étouffé. Matfeï avait fait montre d’une force énorme mais aussi d’une désinvolture indolente, comme un enfant écartant un ballon d’un coup alors qu’il rentre pour son dîner. Le soldat s’effondra à genoux, inconscient, sa respiration produisant un bruit de raclement à travers sa trachée brisée. Avant que les camarades de l’homme aient le moindre soupçon quant à sa disparition, Matfeï avait trouvé l’entrée sur la rue de la cave d’une taverne voisine et s’était glissé à l’intérieur, traînant avec lui le soldat mourant. Je me glissai à proximité de la trappe, que Matfeï avait laissée ouverte, n’osant pas m’approcher trop, comme s’il s’agissait de l’entrée de la grotte d’un ours. Pour autant que je le sache, Matfeï y pouvait être à l’affût dans les ténèbres, me surveillant, attendant que je me sois suffisamment approché de lui pour qu’il puisse fondre sur moi et m’entraîner à l’intérieur. Je me tins légèrement éloigné de la cave ouverte, essayant d’identifier le moindre mouvement à l’intérieur et écoutant attentivement. Je ne perçus que de vagues bruits de déplacement, puis le fracas du verre brisé, suivi d’une exclamation que je supposai être un juron. Soudain, une faible lueur devint visible à l’entrée de la cave. Évidemment, Matfeï était aussi aveugle que moi dans les ténèbres épaisses et il avait besoin d’une lumière supplémentaire. Je m’approchai davantage de l’ouverture, restant debout afin d’être prêt à m’enfuir et également pour éviter d’observer depuis les bords de la trappe et de me retrouver face à Matfeï. De cette manière, j’avais une bonne vision de l’intérieur de la cave tout en restant à bonne distance et, si je voyais enfin Matfeï, je serais encore assez loin pour qu’il ne puisse m’atteindre. La première chose que je vis était les restes étincelants de plusieurs bouteilles de vodka brisées, probablement celles que Matfeï avait cassées dans l’obscurité. Derrière elles se trouvait une petite lanterne qui éclairait la pièce – Matfeï avait été bien chanceux de la trouver là, ou bien avisé de l’avoir apportée. Une mare de vodka renversée se répandait depuis les bouteilles et détrempait progressivement le sol de terre compacte de la cave, mais je ne pouvais toujours pas voir Matfeï ni sa victime. Je m’approchai encore d’un pas pour améliorer ma ligne de mire et un pied entra dans mon champ de vision ; celui de Matfeï, apparemment. Il était agenouillé ou même à quatre pattes et ainsi la semelle de sa botte était tournée vers le haut. À côté d’elle, la flaque transparente de vodka se mélangeait à un autre liquide sombre qui se répandait, dont je ne pouvais voir la source. Un pas de plus vers la porte de la cave et le tableau complet se révéla. Matfeï était à genoux, penché sur le corps du soldat français. Il appuyait d’une main sur la poitrine de l’homme, pour le maintenir au sol au cas où il tenterait de lutter, bien qu’il n’en apparaisse que peu capable. De l’autre main, placée sous le menton du soldat, il repoussait sa tête à un angle macabre de sorte que son cou faisait une saillie aguichante vers l’extérieur et vers le haut. Au premier abord, on aurait pu croire que Matfeï l’embrassait ou tentait de le réanimer ; néanmoins, ce n’était pas sur la bouche du soldat que Matfeï avait placé ses propres lèvres, mais sur son cou. La flaque sombre que j’avais vue était une mare de sang s’écoulant de la gorge du soldat sous la bouche de Matfeï. C’était impensable, mais cela pouvait uniquement signifier que Matfeï buvait le sang de l’homme. Même ainsi, il en gaspillait une grande quantité. Ce n’était toutefois pas, me rappelai-je avec un frisson, son premier repas de la soirée. Matfeï ajusta légèrement sa position et les jambes auparavant immobiles du soldat se mirent à se démener dans une dernière tentative pathétique et désespérée de résister à l’agression faite à son corps. Matfeï appuya plus fermement sur la poitrine de l’homme et commença à relever la tête, satisfait, pensai-je, et marquant une pause dans son ignoble beuverie. Mais lorsqu’il leva la tête, le cou et la tête du soldat se déplacèrent avec lui. Matfeï repoussa le corps et je vis que ses dents étaient encore profondément enfoncées dans la gorge de l’homme. Comme il exerçait une tension vers le haut, la peau se rompit brutalement, et la tête de Matfeï partit en arrière, un morceau de chair battant sur sa bouche sanglante. Chapitre 13 — Voordalak ! Le mot s’était frayé un chemin du plus profond de mes souvenirs d’enfance jusqu’à mes cordes vocales avant que mon esprit adulte ait eu le temps de le noyer dans le mépris. J’entendis le mot chuchoté et seulement alors réalisai-je que c’était moi qui l’avais prononcé. Voordalak. Le vampire. J’entendis le mot énoncé par la voix qui me l’avait dit pour la première fois. Le souvenir se fit instantanément vif : la vieille maison à Pétersbourg qui appartenait à ma grand-mère et dans laquelle elle s’était retirée, dans quelques pièces seulement, dans son grand âge et sa richesse sur le déclin ; le goût et la texture des pirojki sucrés dont elle maintenait un approvisionnement apparemment sans fin ; les enfants rassemblés autour d’elle – moi-même et mes deux frères, ainsi que divers cousins dont je ne parvenais jamais vraiment à garder le compte – écoutant ses histoires. Ma grand-mère était l’incarnation même de la dichotomie qui régnait au cœur de l’esprit russe. C’était du moins, et exprimé en des termes quelque peu différents, ce que mon père, son fils, m’avait élevé à croire et donc ce que je croyais. Malgré la dilution du capital de sa famille au fil des générations, elle maintenait une conviction inébranlable dans l’étiquette, dans le maintien d’une attitude appropriée à son statut et dans l’ordre absolu d’inspiration divine de la société et du monde en général. Et pourtant, derrière cette fierté affichée, il y avait l’intelligence d’une paysanne. Il n’y avait aucune stupidité en elle, simplement une absence totale de toute éducation et, pire que cela – bien pire –, une absence d’envie d’être éduquée. Elle avait hérité sa fortune de ses parents et eux-mêmes de leurs propres parents, et sa connaissance du monde lui était venue, intacte, par la même voie. Tout comme elle échoua, retranchée dans les quelques pièces habitables de sa maison autrefois grandiose, avec une unique domestique vieillissante pour la servir, à comprendre que la richesse n’était pas éternelle mais qu’elle devait être continuellement renouvelée, elle échoua aussi à réaliser que la connaissance elle-même doit être renouvelée et non simplement conservée. Les deux concepts – aussi bien dans le succès que dans l’échec – étaient indissociables. Ce n’était pas pour rien que le Christ avait choisi le mot « talent » dans sa parabole. Et ce fut ainsi de manière entièrement conforme à sa propre éducation que ma grand-mère transmit ses connaissances à ses enfants et, plus tard, à ses petits-enfants. D’elle, j’appris de vastes pans de l’histoire de l’empire que je ne remis jamais en cause, et davantage encore en matière de religion, que je contestai constamment et en vain. Mais sa plus grande joie, la plus grande expression de son amour envers nous, résidait dans ses tentatives de nous terrifier. Elle nous racontait des histoires avec la même confiance personnelle avec laquelle elle décrivait le Tsar Pierre ou Jésus, évoquant toutes les horreurs – tant naturelles que surnaturelles – dont on pouvait s’attendre qu’elles empêchent un enfant de dormir. Elle parlait de sorcières, de loups, d’invasions de rats et, ce qui m’effrayait plus que tout, de voordalaki : les vampires morts-vivants. Mon père me remit rapidement sur le droit chemin à cet égard. Longtemps avant ma naissance – ayant constaté le luxe dans lequel vivaient certains de ses cousins plus lointains, tandis qu’il avait à travailler pour maintenir le plus modeste des ménages – il avait pris conscience des failles dans la vision que sa mère avait du monde. Il savait que sa famille aurait à créer sa propre richesse et que, pour y parvenir, elle devrait acquérir une éducation. Il avait écarté de son esprit les histoires de vampires et, lorsqu’il découvrit que je les avais entendues aussi, il les écarta du mien. Il trouva de l’argent pour payer une certaine éducation à chacun de mes frères et à moi, et je fus assez chanceux (ou malchanceux) pour que ce soit une éducation militaire. Tout souvenir de vampire, sorcière, loup et invasion de rats disparut de mon esprit et je devins un homme. Ma grand-mère mourut lorsque j’avais sept ans, mais il semblait qu’elle avait été plus éclairée que je l’avais pensé. « Donnez-moi un enfant jusqu’à ce qu’il ait sept ans et je vous donnerai l’homme. » Saint Ignace avait dit cela et ma grand-mère l’avait, semblait-il, su. Car en cet instant, lorsque je vis Matfeï en bas, dans cette cave, recourbé sur le corps du soldat, tout ce que ma grand-mère m’avait dit resurgit dans mon esprit comme une armée d’invasion. Maintenant que je l’avais vu de mes propres yeux, la conviction que j’avais eue étant enfant, et que ma grand-mère savait m’avoir inculquée, me saisit avec une force renouvelée. Ces créatures existaient réellement. Je l’avais vu. Et à cette connaissance s’ajouta une autre certitude – dont ma grand-mère m’avait là encore imprégné comme d’une vérité indiscutable – selon laquelle de telles créatures étaient le mal et devaient être détruites. En un instant, je me remémorai tous ces souvenirs, toutes ces connaissances, le temps d’écouter un unique mot, chuchoté par mes propres lèvres. — Voordalak ! Matfeï l’entendit également. Il se releva de son macabre repas et jeta un regard en direction de la trappe ouverte. Je fis rapidement un pas en arrière dans l’ombre. Je pouvais encore observer la moitié inférieure du corps de Matfeï, mais pas son visage. Il hésita, se demandant s’il avait véritablement entendu un bruit et si cela constituait un réel danger. Il choisit rapidement la voie de la discrétion et je vis ses pieds remonter les marches de la cave et disparaître dans la taverne au-dessus. Il claqua la porte derrière lui. Je me laissai tomber dans la cave et examinai le corps maculé du soldat. Il était très certainement mort. Ses grands yeux fixaient sans le voir le plafond et, dans la demi-lumière glauque de la lanterne, sa peau avait une teinte de cendre, toute couleur ayant reflué de son corps pour se déverser dans la mare qui souillait le sol autour de lui ; et dans le corps de Matfeï. Les blessures de sa gorge étaient horribles. Des cavités rouges béantes remplaçaient la chair. Son larynx écrasé était resté en place mais, de part et d’autre, les muscles de son cou avaient été arrachés si profondément que les deux cavités se rejoignaient : j’aurais pu, si je l’avais souhaité, glisser deux doigts dans l’une des blessures et les voir émerger de l’autre. Je perçus un bruit de pas dans la pièce au-dessus et me rappelai que la créature ayant commis cela était toujours dans le bâtiment. Il n’y avait rien à faire pour l’homme mort avec qui je partageais cette cave, mais je pouvais accomplir beaucoup pour le venger. Et, aiguillonné par ma grand-mère décédée, insensible au fait qu’il s’agissait d’un Français, mon ennemi, j’en fis mon objectif immédiat. Je grimpai hors de la cave et détalai de l’autre côté de la rue pour me cacher. J’observai la taverne et n’eus pas à patienter très longtemps pour voir Matfeï émerger précautionneusement de la porte principale. Il jeta un coup d’œil de chaque côté puis fit quelques pas en direction de la cave ouverte, y glissant un regard pendant un instant mais n’observant rien d’autre que les restes de ce qu’il y avait laissé. Il aurait pu être opportun de l’attaquer ici et maintenant, mais je ne m’imaginais pas sortir vainqueur d’une telle bataille. Je n’étais pas armé de mon épée – cela n’aurait pas été compatible avec mon apparence de majordome – et je n’avais qu’un couteau caché dans mon manteau. De surcroît, dans toutes les histoires de ma grand-mère, le voordalak réagissait rarement aux méthodes d’assassinat simplistes si efficaces sur les humains. Il se remit en route, se dirigeant de nouveau vers le nord-est. Il semblait progresser plus prudemment qu’auparavant : bien qu’il ne soit plus préoccupé à l’idée de croiser quelqu’un, il jetait de temps à autre un regard par-dessus son épaule de crainte d’être suivi. Je ne pense pas qu’il me vit ou m’entendit, mais il savait que quelqu’un l’avait observé dans la cave de la taverne. Il semblait également plus pressé – son allure était vive, devenant occasionnellement une course trébuchante. Je crus d’abord que c’était un effort pour échapper à son poursuivant, mais cela paraissait peu efficace. Je compris ensuite que cela était lié à un autre élément du folklore que ma grand-mère superstitieuse – je savais maintenant combien j’avais eu tort de la considérer ainsi – m’avait inculqué lorsque j’étais enfant. L’aube approchait. La lumière rouge terne de la ville en flammes, qui avait rempli le ciel toute la nuit, était maintenant remplacée par la demi-lueur du soleil qui ne s’était pas encore levé. Se pouvait-il que, comme dans la légende, Matfeï doive s’en retourner vers quelque endroit sombre pour se reposer ? Qu’il puisse périr si le moindre rayon de soleil le touchait ? «Nous dormons le jour et tuons la nuit. » Ç’avaient été les propres mots de Piotr lors de notre première rencontre, trois semaines auparavant ; des mots qui auraient facilement pu sortir de la bouche de ma grand-mère ou de toute grand-mère lorsqu’elle décrivait à ses chers petits-enfants les vieilles histoires de rencontres avec ces redoutables créatures de la nuit. En tant que tactique militaire, il y avait beaucoup à dire en sa faveur. Elle imitait le mode de vie adopté par de si nombreuses créatures prédatrices dans la nature. Mais il semblait que Matfeï et ses amis avaient choisi cette existence non pas par imitation des loups ou des chauves-souris, mais parce que eux-mêmes – les Opritchniki – étaient des créatures sauvages, contraintes par la nature d’obéir à cette contrainte de vie nocturne. Nous étions désormais dans une zone qui m’était très familière, à deux pâtés de maisons seulement de la maison de la rue Degtiarni où j’avais passé tant d’heures si agréables en compagnie de Domnikiia. Je remerciai le Seigneur qu’elle ne soit plus en ville. Mais Matfeï poursuivit, parcourant des rues déjà consumées par les grands incendies, d’autres qui étaient encore en flammes. Ce fut dans la rue Gruzinskaïa qu’il sembla arrivé à destination. C’était une petite maison, bien plus humble que la plupart de celles occupées par les Français. De l’extérieur, je pouvais voir les fenêtres étroites et basses qui autorisaient un peu de lumière à pénétrer dans une cave pour laquelle il n’existait aucune entrée depuis la rue. Matfeï se jeta dans la cour par-dessus la clôture et, écoutant le bruit de ses pas, je pus entendre que son chemin descendait vers la cave au lieu de monter vers l’étage. Je tentai de regarder à l’intérieur de la cave à travers ces petites fenêtres à l’avant mais je ne pus rien voir. Elles avaient été peintes de l’intérieur ou couvertes par des rideaux. C’était la première fois que je marquai une pause depuis que j’avais vu Matfeï dans la cave. Ce qu’il avait fait à cet homme – et je chassai l’image de mon esprit aussitôt que je l’eus rappelée – était certainement abominable, inhumain même, mais j’avais déjà assez parcouru le monde pour savoir que les humains étaient tout à fait capables d’accomplir des actes inhumains. J’en avais été témoin durant les quelques heures que j’avais passées captif des Turcs. Mais ce qu’eux ou moi pouvions être amenés à faire in extremis n’était pas comparable à ce que j’avais vu Matfeï faire. Et pourtant, dans la lumière envahissante de l’aube, les souvenirs des récits de ma grand-mère commencèrent à battre en retraite une fois de plus. La rationalité de mon père se réaffirmait. Peut-être ma grand-mère avait-elle raison ; il existait des créatures qui buvaient le sang des hommes. Peut-être ? La question n’avait maintenant plus lieu d’être, j’en avais été témoin moi-même. Mais cela ne signifiait pas qu’un terme particulier comme voordalak nécessitait d’être évoqué pour les décrire. Matfeï n’était qu’un homme, aussi tordue et vile soit son espèce. Un cannibale n’est pas moins une abomination qu’un vampire, mais c’est un concept bien plus facile à gérer. Quelle que soit sa nature, elle ne ferait aucune différence pour son sort. Il devait mourir et j’allais le tuer. Cela n’avait aucune importance qu’il soit mon allié ; c’était désormais un problème qui dépassait le cadre de la guerre. Cela au moins avait subsisté de ce que ma grand-mère m’avait inculqué : une certitude de ce qui relevait du bien et du mal, un sentiment partagé par l’humanité tout entière que, peu importent les différends que nous avions les uns avec les autres, il existait certaines limites à ne pas franchir. Mais la nature de Matfeï influait effectivement sur la question de savoir s’il serait facile de s’en débarrasser. S’il n’était qu’un spécimen dégénéré de l’humanité, je devrais avoir peu de difficultés. Si c’était un vampire, je devrais alors être plus prudent. Je tentai de me souvenir davantage du folklore, mais je savais que, même si je parvenais à me rappeler les mots de ma grand-mère, je n’aurais aucun moyen de distinguer le noyau factuel de générations d’enjolivements. Je ne voulais pas finir comme proie pour Matfeï simplement pour avoir cru quelque méthode livresque pour tuer un vampire. Pas plus que je souhaitais me retenir d’utiliser une attaque conventionnelle qui pouvait en réalité s’avérer parfaitement efficace. Comme bien souvent, je me demandai ce que Max aurait fait. Max ! Pour lui aussi, la nature de ces créatures n’avait pas eu d’importance. Je l’avais abandonné avec eux et, après avoir vu la façon dont Matfeï avait accompli sa tâche dans la cave, je n’avais à présent aucune raison de supposer qu’ils aient traité Max différemment. Qu’ils soient des vampires ou des hommes, ils avaient probablement arraché la chair de son corps et dévoré celle-ci alors qu’il était encore vivant. Mais alors un autre élément du folklore émergea de ma mémoire et je priai Dieu pour que ma grand-mère se soit trompée ou que les Opritchniki ne soient que des hommes. Je sautai par-dessus la barrière. L’aube était en train de devenir plus lumineuse et les oiseaux lui adressaient leur chant de salutations de toutes leurs forces, mais il faudrait encore cinq bonnes minutes avant que le soleil se lève effectivement. Et pourtant, me demandai-je, quelle confiance pouvais-je placer dans les vieilles légendes selon lesquelles ces créatures devaient disparaître pour l’éternité en présence du soleil ? En fin de compte, cela n’avait pas d’importance. Matfeï devait mourir. Les neuf Opritchniki restants devaient mourir. Et pour en éliminer neuf, je devais commencer par en tuer un, et Matfeï m’attendait en ce moment même en bas de l’escalier conduisant à la cave. Du moins, j’espérais que ce n’était que Matfeï. Ces créatures dormaient-elles seules ? Allais-je descendre là-dedans pour les trouver tous les neuf attendant de m’accueillir, informés, après mes tentatives ineptes pour suivre Foma la nuit passée, que j’étais à leur poursuite ? Le long trajet sanglant de Matfeï à travers la ville avait-il été un simple piège afin de m’attirer jusqu’à cet endroit pour supprimer une fois pour toutes un obstacle à leurs activités ? Au-delà de la clôture, dans une petite cour, une volée de marches en pierre descendait vers la cave. En bas, une porte fermée cachait à ma vue ce qui se trouvait à l’intérieur. Matfeï, pour sûr, mais qui d’autre, je l’ignorais. Je descendis sur la pointe des pieds et écoutai à la porte. Tout était silencieux. Je tournai la poignée et me glissai à l’intérieur. Il faisait sombre, mais pas nuit noire. Un peu de lumière filtrait par la porte ouverte, et le tissu grossièrement déchiré que je pouvais apercevoir, drapé sur les hautes et petites fenêtres, ne masquait pas totalement la lueur du jour qui se levait dehors. L’atmosphère était viciée et humide, et plus froide que l’air de la rue. En quelques instants, mes yeux s’étaient ajustés à la faible lumière et je vis ce qui était disposé dans la cave. Il y avait deux cercueils. Je les appelle « cercueils» à cause de leur usage effectif. Ils n’avaient pas été construits pour être des cercueils, mais simplement pour servir de grands coffres du genre de ceux fréquemment utilisés pour transporter des mousquets et d’autres armes vers les lignes de front. Leur taille et leur forme fournissaient un lieu de repos suffisant pour ces créatures mortes. Le plus éloigné de la porte était vide. Son couvercle était posé dessus de façon désordonnée, évoquant un lit défait et permettant de constater facilement que son occupant n’était pas encore revenu. L’autre était fermé avec soin et, conclus-je en relevant l’absence de toute autre cachette, abritait Matfeï. Je me saisis du couvercle. Il n’était ni verrouillé ni attaché d’une quelconque manière et il se souleva donc facilement pour révéler le corps allongé de Matfeï. Pour quiconque ne connaissait pas la nature de cette créature, il aurait semblé mort. Même un médecin, qui pouvait vérifier les battements de son cœur ou sa respiration, n’aurait trouvé aucun signe de vie conventionnel. Tous les doutes que j’avais pu avoir s’étaient désormais envolés. Ce n’était pas un homme, aussi dépravé soit-il. C’était un voordalak. Il était la terreur de mon enfance faite chair. Il était allongé, tout à fait immobile, les paupières closes, les bras le long du corps. Il était, à bien des égards, très similaire au soldat dont il avait laissé le cadavre dans une autre cave, moins de une heure auparavant, mais la seule différence était son teint. Où le soldat avait été pâle – mortellement blanc, comme il convient à un cadavre –, Matfeï avait une mine chaude et vermeille. Toute la couleur ôtée au soldat avait été transférée, par le biais de son sang, dans la créature qui dormait devant moi. Et avec la couleur avait été également transférée la vie. Dans la nature, un animal peut se nourrir de la chair d’un autre ; l’absorption de la vie en est une conséquence inévitable. Mais ici vivait en Matfeï une créature qui se nourrissait directement de la vie des autres. Manger la chair et boire le sang étaient peut-être un mécanisme nécessaire – un simulacre répugnant de l’eucharistie –, mais le nutriment indispensable était la vie elle-même. Je ne pouvais pas faire revenir cette vie, pas plus que les innombrables autres dont Matfeï s’était emparé en son temps, mais en mettant un terme à la sienne je pouvais au moins m’assurer qu’il n’y aurait pas davantage de morts de sa main. J’avais encore avec moi, dans ma poche, un grand couteau pliant. Je le sortis et l’ouvris. La lame était bien assez longue et résistante pour lui percer le cœur alors qu’il était allongé là, ignorant ma présence, mais j’hésitai. Je n’avais aucun scrupule à prendre sa vie – si l’on pouvait l’appeler ainsi –, mais je me remémorai de nouveau les histoires relatant combien il pouvait être difficile de tuer de tels monstres. Une lame de métal était inutile ; toutes les histoires que j’avais entendues s’accordaient sur ce point. L’argent pouvait-il éventuellement réussir ? Cela n’avait pas d’importance : ma lame était faite d’acier. Il fallait que ce soit une lame de bois, un pieu en bois. Je regardai autour de moi et mes yeux se posèrent sur le couvercle que je venais tout juste de retirer du cercueil de Matfeï et d’appuyer contre le mur. Cela ferait-il l’affaire ? Ne me rappelais-je pas que ce ne pouvait être n’importe quel bois, mais uniquement de l’aubépine ? Le couvercle du coffre n’était certainement pas fait d’aubépine. Et comment pouvais-je obtenir un pieu utilisable à partir de ce couvercle plat ? Et où devais-je frapper Matfeï ? Les mots de ma grand-mère commençaient à me revenir clairement, trop clairement. Je me rappelais avec certitude que, dans certaines histoires, le voordalak devait être empalé au niveau du cœur, dans d’autres au niveau de la bouche. Se pouvait-il que les deux solutions soient correctes ? ou l’une d’elle l’était-elle seulement ? Je regardai de nouveau le couteau dans mes mains. Je le trouvais solide et réconfortant. Je l’avais utilisé par le passé pour tuer. Certainement, quel que soit le type de créature qu’était Matfeï, il était soumis aux lois de la nature. Lui transpercer le cœur, peu importe le matériau utilisé, devrait l’anéantir. J’élevai la lame et me retournai vers ma victime. Le poing de Matfeï s’abattit brutalement sur ma main, faisant tomber le couteau au sol. Il était debout à côté de son cercueil, à quelques pouces seulement de moi, manifestement réveillé par ma présence. Il me cogna des deux mains au niveau de la poitrine, me projetant avec une force herculéenne à travers la pièce. Je m’écroulai sur le couvercle du cercueil, le brisant en morceaux. Je luttai pour me remettre sur mes pieds et me redressai, appuyé contre le mur, haletant pour récupérer le souffle que le coup avait expulsé de mon corps. — Alors, dit-il dans son français à l’accent épais. Le commandant russe a décidé qu’il en avait assez de son subordonné, c’est ça ? (Il s’avançait vers moi à grandes enjambées tout en parlant, menaçant, porté par une confiance que je n’avais vue chez aucun des Opritchniki auparavant. Ses yeux étaient remplis d’un feu de haine méprisante exclusivement dirigée contre moi.) Je suis surpris que vous vous abaissiez à vous salir les mains. (Il était de nouveau devant moi et me saisit par les revers de ma veste, pour me jeter avec violence à travers la pièce contre un autre mur.) Pourquoi ne pas embaucher quelqu’un d’autre pour nous tuer, une fois que nous aurons tué les Français pour vous ? J’ai vu comment vous et vos amis ricaniez face au maître quand il vous parlait – comme s’il était un vieux fou, un étranger qui ne méritait pas d’être dans votre belle ville. Il avait traversé la pièce pour me rejoindre et, cette fois, il me frappa la mâchoire du dos de la main, avec la même puissance désinvolte dont je l’avais vu faire preuve un peu plus tôt. Cela me renvoya dans le coin, au milieu des restes brisés du couvercle de son cercueil. Face à sa force, j’étais impuissant. À la ferme près de Borodino, j’avais observé que les Opritchniki utilisaient la vitesse pour capturer leurs proies. Dans les rues et les maisons de Moscou, ç’avait été la furtivité. Ici, je découvris que Matfeï n’avait besoin ni de l’une ni de l’autre : sa puissance physique seule était largement suffisante pour lui permettre de me dominer. Mais, comme pour prouver que même cela ne serait pas l’instrument ultime de ma mort, il découvrit les dents, encore tachées du sang qu’il avait sucé à la gorge de ses dernières victimes. Ses canines, comme le racontent les contes populaires, étaient plus grandes que celles d’un humain mais n’étaient pas, contrairement à ce que j’avais imaginé dans mon enfance, les outils aiguisés et précis d’un chirurgien. C’étaient les crocs d’un chien, conçus davantage pour déchirer que pour percer. — Vous autres, vous pensez être si raffinés, avec votre beauté et votre amour, poursuivit-il en s’approchant de moi. (J’étais surpris par ce sentiment insoupçonné d’aversion refoulée.) Mais Dimitri Fétioukovitch avait raison : vous n’avez pas l’estomac pour faire ce que nous faisons, ni les tripes pour nous arrêter. Une infime part de moi voulait l’écouter, non par politesse mais poussée par un désir désespéré de découvrir ce qu’il pouvait y avoir dans l’esprit d’une créature telle que celle-ci. La lutte pour ma survie, toutefois, était d’une importance supérieure et je devais saisir l’occasion qui se présentait. Mon objectif n’était plus de tuer, mais simplement de rester en vie, ce qui signifiait la fuite : pour cela, j’avais besoin de l’éloigner autant que possible de la porte. Je ramassai la moitié brisée du couvercle du cercueil et la tins devant moi à deux mains, comme si j’avais l’intention de l’utiliser comme un bouclier. Puis je l’abaissai de sorte que son côté brisé et dentelé pointe vers Matfeï comme une rangée de dents de bois aiguisées. Au même instant, je me redressai, m’extrayant du coin pour me précipiter sur lui. Le bord dentelé du lourd couvercle s’enfonça de bas en haut dans sa poitrine et lui fit perdre l’équilibre, l’élevant momentanément au-dessus du sol. Je continuai à courir, profitant de mon élan et le poussant à travers la pièce. S’il avait pu reprendre pied, il aurait pu être en mesure d’utiliser sa force immense contre moi ; mais avec ses pieds traînant sur le sol, incapables de trouver une prise, il ne pouvait rien faire. Son dos heurta le mur opposé et il s’arrêta brutalement. Je fus, et le morceau de cercueil avec moi, stoppé une fraction de seconde plus tard mais, entre-temps, la lourde planche de bois avait avancé suffisamment loin pour lui écraser la poitrine. Des éclats de bois étaient entrés entre ses côtes brisées et avaient pénétré les organes en dessous. Tous mes sens me disaient de fuir, mais au lieu de cela je restai là, haletant, appuyant sur le couvercle de tout mon poids pour l’empaler contre le mur. Sa tête était affaissée sur sa poitrine et, pendant un moment, je crus qu’il était mort. Mais il releva rapidement le menton et je vis de nouveau l’éclat haineux de ses yeux. Il pressa ses bras contre le mur derrière lui et, malgré toute la force que je pouvais mobiliser contre lui, il commença à se redresser. Puis, avec un regard de surprise, il s’affaiblit et retomba. Les fragments de bois s’enfoncèrent un peu plus dans sa poitrine, tandis que le lourd couvercle suivait le mouvement de son corps. Je ne savais pas si son dernier spasme avait été celui d’un animal agonisant ou si, suite à son mouvement, une petite écharde avait finalement percé son cœur, mais son corps était désormais flasque et immobile. Je retins mon souffle, craignant qu’il se réanime et se venge, ne sachant comment déterminer s’il était vraiment mort. Mon incertitude était superflue. La preuve de sa mort survint rapidement, d’une manière inattendue mais sans ambiguïté. Son corps tout entier subit une transformation graduelle, quasiment imperceptible. On aurait plus facilement pu repérer le mouvement des aiguilles d’une montre que remarquer tout événement spécifique marquant un changement en lui. Et pourtant, en moins de deux minutes, le cadavre s’était déshydraté sous mes yeux. La texture de la peau, de marmoréenne, devint crayeuse ; celle des cheveux vira de la soie au coton ; celle de ses yeux, du verre à la glace. Chaque qualité physique devenait une imitation peu convaincante de ce qu’elle avait été, tout comme, dans son existence de mort-vivant, sa vie tout entière avait été une imitation de l’homme qu’il avait autrefois été. À l’instant de sa mort, la créature qui était devant moi, aussi horrible et effroyable qu’elle ait été, avait encore affiché la richesse et la vitalité d’une peinture à l’huile. Mais maintenant, bien qu’il s’agisse de la même scène, c’était comme si la peinture à l’huile avait été remplacée par de l’aquarelle. Le sujet était identique, mais le matériau avait changé. Je relâchai ma pression sur le couvercle de bois qui se trouvait entre nous et l’importance de la dessiccation devint évidente. Son corps n’avait plus la moindre intégrité. Chaque os, chaque cheveu, chaque tendon était devenu poussière. La poussière était restée au même endroit que l’élément du corps dont elle provenait, puisqu’il n’y avait pas eu le moindre élan pour la déplacer, mais au léger mouvement de la guillotine de bois, elle se mit à tomber. Ses bras et jambes, ainsi que la moitié inférieure de son torse, se répandirent sur le sol en un tas de cendres, s’échappant de ses vêtements informes comme de la farine d’un sac déchiré. Je restai face au buste desséché de Matfeï. Sa tête et ses épaules reposaient sur l’instrument de sa mort, aussi réalistes que n’importe quel César de marbre ayant jamais été créé, mais n’ayant rien de sa pérennité. Il me fallut quelques instants pour me détendre, pour me rendre compte qu’il était mort au-delà de tout espoir de résurrection. Finalement je reculai d’un pas et laissai choir le couvercle de bois. Lorsqu’il tomba, les derniers vestiges de Matfeï firent de même, non pas pour se briser en touchant le sol mais, avant même de l’atteindre, se disperser dans l’air. Lorsque le dernier de ses vêtements atterrit par terre, un ultime nuage de poussière fusa de la cheminée formée par le col de son manteau. Il était alors, sans aucun doute, mort. Je m’effondrai, rejetant ma tête en arrière dans un urgent besoin de respirer profondément. La tension dans mes muscles s’évanouit, d’abord avec hésitation, lorsque mon corps comprit finalement que le combat était terminé. Je regardai l’endroit où Matfeï avait péri, où le corps aurait été s’il s’était agi d’une mort ordinaire, et ce faisant je me sentis mal à l’aise. Il manquait quelque chose. Une chose qui aurait dû être là et ne l’était pas. Le corps lui-même, évidemment, aurait dû être là, mais ce n’était pas cela. Ce n’était pas un vide dans cette pièce, mais un vide en moi. Je n’éprouvais pas le moindre regret. On pourrait s’attendre à ce qu’un soldat avec plus de dix ans de service, habitué à tuer, ait depuis longtemps dépassé ce stade de sa vie où il regrette la mort de l’ennemi et, dans une certaine mesure, c’était vrai. Au combat, lorsque l’ennemi est à distance, séparé par la portée d’un boulet de canon ou d’un tir de mousquet, tuer est une action mécanique : appuyer sur la détente ou allumer une mèche. Parfois ces actions provoquent la mort et parfois, lorsque le coup manque, ce n’est pas le cas. Même lorsque l’on dégaine les épées au combat, l’ennemi est anonyme et il est difficile de dire, en fin de compte, qui exactement l’on a tué. Mais ce n’était pas le type de soldatesque dont je faisais partie. Bon nombre des morts que j’avais causées avaient été personnelles, comme celle-là. Certains avaient été des hommes que j’espionnais, qui s’étaient retournés pour me découvrir à leur poursuite et contre lesquels j’avais dû me défendre. D’autres avaient été des cibles choisies, et j’avais étudié le détail de leur vie et de leurs habitudes avant de frapper. Dans tous les cas, j’avais su que ce que je faisais était juste, que leur mort était nécessaire à ma survie ou au bénéfice de la Russie, mais j’avais toujours regretté qu’il n’y ait pas d’autre solution, que quelques années auparavant, un caprice du destin ait placé ces hommes dans cette situation où je devais les tuer. Dans le cas de Matfeï, toutefois, le supprimer avait été un plaisir. Il n’y avait aucun souhait insidieux que le destin n’ait pas fait se croiser nos chemins, mais plutôt l’inverse. J’étais heureux d’avoir été là ; content d’avoir été l’instrument de sa mort. L’inhumanité que j’avais perçue chez les Opritchniki prenait maintenant tout son sens. Elle était la plus révélatrice de leurs qualités, une arme à double tranchant. C’était elle qui leur permettait de tuer avec tant de facilité, avec une telle détermination et sans hésitation. À un moment donné de leur vie, ils avaient trouvé le moyen de s’amputer de leur humanité, la voyant comme un obstacle à ce qu’ils désiraient atteindre. Mais, ayant perdu la retenue que confère l’humanité, ils avaient également perdu sa protection. Ils avaient perdu ce signe secret maçonnique de reconnaissance qu’un humain voit dans un autre, qui est source de pitié et le retient de tuer s’il existe une autre solution. Matfeï s’était peut-être libéré de tout scrupule à tuer un homme, mais il en payait le prix : tout homme connaissant sa nature n’aurait aucune réticence à le détruire, lui. Peut-être était-ce moins complexe que cela. Peut-être la raison pour laquelle je ne regrettais pas la mort de Matfeï était simplement que je n’en avais pas été témoin. Matfeï était mort bien des années auparavant, il y a très, très longtemps, lorsqu’il s’était initialement transformé. La décomposition rapide de ses restes, à laquelle je venais tout juste d’assister, n’était que la libération instantanée de toutes les années de pourriture accumulées depuis qu’il était mort. Je ne savais pas s’il avait, lors de son véritable décès, volontairement choisi la voie de mort-vivant que son corps avait prise ou s’il y avait été contraint. C’était de cette réponse que dépendait toute la question de savoir s’il méritait la moindre pitié. Un bruit au-dessus de moi interrompit ma contemplation. Un pied botté brisa l’une des fenêtres hautes et étroites qui donnaient sur la rue. Une voix cria à l’intérieur. C’était l’un des Opritchniki. Je ne savais pas lequel – je trouvais toujours difficile d’en distinguer certains de visu, sans parler de les reconnaître à leur voix –, mais il appelait Matfeï. L’Opritchnik – le voordalak – se glissa par la fenêtre brisée les pieds en avant, mais, plutôt que de sauter sur le sol de la cave (un saut de plus de deux mètres), il resta suspendu là, soutenant l’ensemble de son poids à l’aide d’un seul bras et utilisant l’autre pour se saisir de quelque chose qu’il avait laissé à l’extérieur. Je pouvais maintenant voir que c’était Varfolomeï. Ayant trouvé sa prise, Varfolomeï se laissa enfin tomber au sol, traînant avec lui par la fenêtre le corps inerte d’un soldat. L’uniforme vert foncé révélait qu’il s’agissait d’un Italien, l’un des nombreux soldats non français qui composaient presque la moitié de la Grande Armée. Varfolomeï le tenait fermement par le col de son manteau. Lorsque le corps tomba, il perdit sa prise et le soldat – un carabinier, si j’en jugeais correctement, qui ne pouvait pas avoir plus de dix-sept ans – s’écrasa par terre. Il grogna et tenta de se tourner sur le flanc. Comme je l’avais déjà vu précédemment, les Opritchniki préféraient que leur repas ait encore un peu de vie en eux. Varfolomeï s’agenouilla à côté de sa proie, parcourant du regard le corps du jeune homme et se frottant le visage et le cou, semblant gagné par un pressant désir. Une fois encore il appela Matfeï, assez généreux pour partager son trophée avec son ami. — Matfeï ne peut pas t’entendre, je le crains, Varfolomeï. Je parlai avec une confiance née de mon combat précédent, mais injustifiée au regard de la chance qui avait permis ma victoire. Varfolomeï fit volte-face et se ramassa dans une position accroupie, prêt à l’attaque. Il était, je crois, le plus jeune de tous les Opritchniki. C’est-à-dire, le plus jeune d’aspect et donc le plus jeune lorsque sa mort était survenue. Une fois préservé dans cet état, il avait pu errer sur terre pendant des siècles – peut-être même plus longtemps que tous les autres – ou pendant quelques mois seulement. C’était impossible à dire –, et ce n’étaient que des conjectures de ma part. — Où est Matfeï ? demanda-t-il. Je fis un signe de tête en direction du monticule de vêtements qui gisaient, abandonnés, contre le mur, recouverts du résidu poudreux qui était tout ce qui restait de Matfeï. — Tu ne le reconnais pas ? Varfolomeï s’approcha et examina ce qui subsistait de son camarade. Il eut une grimace de dégoût exprimant exactement ce qu’un humain ressentait lorsqu’il tombait sur la carcasse pourrissante d’un animal. Un dégoût viscéral mais aucun sentiment d’empathie pour l’être vivant à partir duquel ces restes s’étaient formés. Pour moi, Matfeï n’était plus que de la poussière, une poudre sèche qui serait bientôt dispersée par le vent. Pour Varfolomeï, c’était un memento mori, et il fut soudain dévasté. Il tomba à genoux et en ramassa une poignée, la laissant couler entre ses doigts écartés tandis qu’il l’inspectait dans une tentative désespérée d’y trouver quelque soupçon de vie. — Ils m’avaient dit que je vivrais pour toujours, annonça-t-il. — Est-ce cela qui t’avait attiré ? lui demandai-je. — Non. Ils disaient que je ne connaîtrais pas la peur. La peur était mon pire ennemi. Il regarda dans ma direction. Je ne devais pas être très intimidant. J’étais désarmé et épuisé, mon corps affalé en avant et mes bras reposant sur mes genoux. Je pouvais à peine lever ma tête pour lui parler. — Peur de quoi ? demandai-je. Derrière lui, je vis l’Italien rouler et se remettre à genoux. — Des conséquences, répondit Varfolomeï, avec une ambiguïté qui impliquait qu’il y avait déjà réfléchi de nombreuses fois et choisi le mot avec soin. L’Italien était sur pied et se glissait vers Varfolomeï, son épée dégainée. — Tu as donc peur des conséquences ? — Autrefois je craignais l’opinion de mes pairs. (Il releva le regard de la poussière dans sa main et le posa sur moi.) Maintenant j’ai de nouveaux pairs. Sa main s’écarta violemment de son flanc, frappant la poitrine du carabinier et le faisant tomber à terre. Ce ne fut qu’un instant de distraction pour Varfolomeï, mais il était assez long pour que je tende la main et saisisse ce dont j’avais besoin. — Les gens comme vous avaient l’habitude de me mépriser, poursuivit Varfolomeï en se relevant. Et je peux sentir que c’est encore le cas. Mais vous savez ce qui a changé ? Je m’en moque, maintenant. Derrière lui, le soldat s’était remis sur ses pieds. Il ne prit pas la peine de récupérer son épée, mais il entreprit de suivre les pas de Varfolomeï, tel une ombre, maintenant une distance de sécurité, tandis que celui-ci s’approchait de moi. — Tu parles comme si tu ne t’en moquais pas, dis-je en me redressant. La raison pour laquelle le soldat n’avait pas ramassé son épée devint claire. Il ne traquait pas Varfolomeï, mais se glissait vers la porte. Maintenant qu’il était à sa portée, il s’y précipita. Il s’échappa sans s’arrêter et nous l’entendîmes courir dans l’escalier pour rejoindre sa liberté. Dans son empressement, il avait négligé de refermer la porte derrière lui. Un fragile rayon du soleil naissant pénétrait dans la cave, un peu en arrière de Varfolomeï. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et resserra légèrement la mâchoire, presque imperceptiblement. — Et tu sembles avoir peur d’autre chose, dis-je en faisant un pas dans sa direction. Il ne pouvait pas s’écarter de moi, de crainte de pénétrer dans la lumière du soleil. Il avait peu de raisons de reculer : je ne représentais sans doute pas une menace pour lui. Mais l’armée dont la retraite est coupée craint toujours davantage son agresseur. — Ce n’est rien en comparaison de ce que vous avez à craindre. Il n’y avait pas de bravade dans sa voix. Il le croyait et il avait raison. Je pouvais sentir le sang battre dans mon cou tandis que mon cœur tentait de me préparer à ce qui allait venir. J’avançai d’un pas. Varfolomeï pouvait attaquer, mais il ne pouvait pas reculer. Je l’avais privé de tout choix, et le choix est une puissante arme de guerre. Pris au piège, il lança son attaque et se jeta sur moi de toutes ses forces. Je basculai en arrière mais, ce faisant, je levai la main, présentant à sa poitrine l’éclat de bois acéré et pointu dont je m’étais emparé un peu plus tôt. Je tombai violemment, me cognant l’arrière de la tête contre le sol avec assez de force pour que je craigne de perdre conscience, mais tout du long je gardai le pieu de bois pointé vers lui. Il s’abattit sur moi comme un chien sauvage, ses yeux enflammés par la haine et la soif. Je vis sa bouche grande ouverte, ses canines semblables à des crocs se précipiter vers ma gorge, prêtes à l’arracher comme j’avais vu Matfeï le faire un peu plus tôt. Je sentis ensuite un coup sourd et douloureux du côté droit de ma poitrine, presque comme un coup de couteau, quand l’élan de son corps se transmit au pieu et, de là, à moi. Mais j’avais placé contre ma poitrine le bout arrondi du pieu et, bien que cela puisse me meurtrir, il ne risquait pas de me transpercer. Mon corps refusait de céder, tout comme l’éclat de bois, ne laissant qu’un dénouement possible. Le corps de Varfolomeï continua à descendre vers moi et je sentis l’air expulsé de mon corps lorsqu’il atterrit de tout son poids, mais ses dents ne firent aucune tentative pour entrer en contact avec ma gorge ; ses yeux n’examinaient plus mon visage, ni avec colère ni avec faim. Il était déjà mort. Pour que son corps atteigne le mien, il avait fallu que le pieu le transperce. J’avais déjà appris, grâce à la mort de Matfeï, qu’il n’avait pas besoin d’être en bois d’aubépine ; il devait simplement lui percer le cœur. La mort de Varfolomeï n’en était qu’une simple confirmation. Je sentais le poids de ce corps sans vie drapé sur moi comme une amante épuisée. Presque immédiatement, la charge commença à s’alléger. J’entendis un sifflement, comme de l’eau courante – les restes poussiéreux du corps décomposé de Varfolomeï se répandant en cascade depuis le mien jusqu’au sol. Tout comme ç’avait été le cas avec Matfeï, les années de pourrissement depuis sa première véritable mort étaient revenues prendre son corps en quelques secondes. Sa tête demeura intacte un court instant, son visage face au mien dénué des émotions les plus frustes et basiques dont les Opritchniki pouvaient faire montre quand ils étaient en vie. Puis elle s’effondra, ne laissant que ses vêtements vides s’accrocher à mon corps et remplissant ma bouche de poussière. Je bondis sur mes pieds pour la recracher, regrettant de ne pas avoir une gourde avec moi pour en rincer le goût. Non pas qu’elle en ait beaucoup. C’était l’idée, que j’avais besoin de chasser. Je quittai rapidement la cave, remontai l’escalier et sautai de nouveau par-dessus la barrière pour rejoindre la rue. Je marchai un petit moment jusqu’à ce que je voie une patrouille d’une demi-douzaine de Français environ se dirigeant vers moi. À leur tête était un jeune homme échevelé qui leur criait des choses dans un italien qu’ils comprenaient mal. — C’est par là. Ils étaient deux. Ils se battaient pour savoir lequel devait me tuer. C’était le jeune fantassin qui venait de s’échapper de la cave. Je me glissai dans une rue latérale. Je m’étais échappé. Quant à l’autre homme qui, croyait-il, se battait à son sujet, il n’en restait guère que de la poussière. Chapitre 14 J’étais à peu près aussi éloigné de mon lit qu’il était possible à Moscou. Tandis que je m’en retournais, l’air était lourd des relents de fumée. Des bâtiments étaient en feu partout – la moitié de la ville peut-être avait brûlé ou était encore en flammes. Même au sud de la rivière, à Zamoskvorechié, des maisons brûlaient. Les flammes n’avaient pas encore atteint l’étable où je logeais, mais je ne me sentais pas enclin à être surpris dans mon sommeil dans un bâtiment de bois si le feu l’atteignait effectivement durant la journée. Ma nuit de veille m’avait épuisé, et je soupçonnais que la nuit à venir exigerait des efforts similaires de ma part. De l’autre côté de la rue, il y avait une petite église, abandonnée par son prêtre et son entourage avant l’arrivée des Français et, point crucial, construite en pierre. Je rassemblai les quelques possessions que j’avais laissées dans l’étable et me rendis en face. Pénétrer dans la crypte ne me demanda guère d’efforts et je me glissai à l’intérieur. Il faisait froid et sombre. À l’extérieur, même si c’était maintenant le milieu de la matinée, la ville baignait dans un sinistre crépuscule causé par la fumée épaisse qui flottait au-dessus d’elle. Je parvenais à peine à distinguer le brillant disque solaire, affaibli par le mélange de brouillard et de fumée que les incendies tout autour renouvelaient constamment. À l’intérieur de la crypte, il faisait encore plus sombre. C’était un endroit idéal pour quiconque voulait dormir durant la journée sans être dérangé. Je marquai une pause, me rappelant qu’il restait en ville encore sept autres créatures ayant besoin d’un endroit sombre et isolé pour dormir durant les heures du jour. Et si, par quelque malchance, un ou plusieurs des Opritchniki avaient choisi cet endroit pour dissimuler leurs cercueils ? Allais-je m’éveiller pour découvrir que j’avais dormi aux côtés des créatures que je souhaitais anéantir ? D’un autre côté, il y avait de très, très nombreuses églises dotées de cryptes à Moscou, et de nombreux autres endroits pareillement sûrs qui n’étaient pas des cryptes. Cela m’aurait surpris que les Opritchniki puissent même s’approcher d’un lieu saint tel qu’une église, mais je me rappelai immédiatement que Foma et Ioann m’avaient retrouvé devant une église moins de deux jours auparavant. J’étais toutefois très fatigué. Pour autant que je sache, la fumée dehors était si épaisse que les Opritchniki pouvaient tout à fait être en mesure de se promener à l’air libre sans avoir à craindre le soleil. Je m’allongeai, une marche de pierre en guise d’oreiller, mais, malgré mon épuisement, je ne pouvais pas dormir. Depuis la dernière fois que j’avais fermé les yeux, ma conception du monde avait été déchirée. Tant de choses qui avaient paru mystérieuses au sujet des Opritchniki pouvaient maintenant être expliquées : leur incroyable force, le fait qu’ils évitaient la lumière du soleil, les récits de mort qui avaient suivi leur progression le long du Don. Avant tout, je comprenais maintenant leur motivation. Ils ne se battaient ni pour leur pays ni pour le mien, mais pour l’instinct le plus primitif qui soit : ils se battaient pour de la nourriture. Mais même cela ne correspondait pas tout à fait. Ils tuaient plus que ce dont ils avaient besoin, certainement, pour se nourrir. À la ferme de Goriatchkino, à trois, ils avaient tué trente hommes. Leur en fallait-il dix à chacun pour satisfaire leurs envies ? « Satisfaits ». C’était le mot qu’avait utilisé Pierre quand il avait décrit leur attaque contre son camp. Ils avaient continué à tuer même s’ils étaient satisfaits – même s’ils avaient déjà ingurgité tout ce qu’ils pouvaient. Alors peut-être tuaient-ils pour d’autres raisons, qui allaient au-delà de l’alimentation : pour le plaisir, tout comme les hommes riches et oisifs (et je dois parfois m’inclure dans cette catégorie) chassent des animaux qu’ils ne pourront jamais manger. Ou peut-être tuaient-ils tant d’hommes pour une raison comparable à celle de l’armée russe – parce qu’ils étaient des ennemis sur notre terre. Peut-être faisaient-ils simplement ce que nous leurs avions volontiers demandé de faire – nous aider à tuer nos ennemis. Pouvais-je réellement leur reprocher de faire ce que j’avais demandé et d’en retirer une certaine jouissance ? J’avais choisi de rejoindre l’armée, tant d’années auparavant, parce que je voulais voyager. J’avais tué, je suppose, un homme pour chaque vingtaine de verstes que j’avais parcourue en Europe. Leur justification – le fait qu’ils aient besoin de se nourrir – n’était-elle pas meilleure que la mienne qui était, pour la réduire à sa plus simple expression, que j’étais curieux ? J’écartai de telles pensées de mon esprit. Je savais au fond de moi-même que ces créatures étaient le mal. Il y avait beaucoup de choses dans les connaissances des générations passées qu’un homme éclairé du XIXe siècle pouvait considérer comme primitives – en science, stratégie militaire, littérature et musique –, mais cela ne signifiait pas qu’elles devaient être entièrement rejetées. J’avais été assez arrogant pour rire des histoires de ma grand-mère – je riais pour cacher ma peur – mais, désormais, j’avais eu la preuve irréfutable qu’elle avait raison. Il me restait encore à découvrir certains détails, mais elle avait eu raison à propos de l’existence des vampires, et je n’allais pas contester leur nature abominable. Je n’allais pas entrer en désaccord avec des siècles de sagesse accumulée sur le bien et le mal, sur la justice et l’injustice. Tout, dans mon expérience et la sagesse qui m’avait été transmise par mes ancêtres, me dictait comment je devais voir ces créatures, et aucun examen logique et rationnel de leur comportement ne pouvait changer cela. Ils étaient des abominations envers Dieu et ils devaient mourir. J’avais entrepris cette tâche la nuit précédente et j’allais continuer la nuit prochaine, et la suivante, et celle d’après, jusqu’à ce que ce travail soit achevé. Je tentai une fois encore de dormir et, cette fois, constatai que la somnolence me gagnait rapidement. Je pensai aux sept autres corps allongés quelque part dans la ville, dans des endroits sombres, similaires, cherchant également à se revigorer par le sommeil. Tandis que je m’endormais, une pensée me vint : je me demandai comment ils étaient parvenus à dormir dans la campagne lorsque nous étions partis vers l’ouest pour retrouver les Russes dans leur avancée, sans la moindre certitude quant à l’endroit où nous serions le lendemain. La question n’occupa pas mon esprit assez pour me tenir éveillé. Pas plus que les implications de ce qu’avait fait Max, ou de ce qui s’était abattu sur lui. J’avais compris presque aussitôt après avoir découvert que les Opritchniki étaient des vampires que Max pouvait fort bien avoir fait tuer Simon, Iakov Alfeïinitch et Faddeï non pas en raison de sa loyauté envers la France, mais de sa loyauté envers l’humanité. «L’humanité». C’était le terme même qu’avait utilisé Max la dernière fois que nous avions parlé, quelques instants avant que je l’abandonne à ces créatures. Il semblait quasiment certain qu’il avait su ce qu’ils étaient. Il n’y avait pas non plus de doute quant au fait que sa mort avait été la plus horrible imaginable. Et pourtant, je parvins à dormir. Lorsque je m’éveillai, j’étais dans l’obscurité totale. Je bondis sur mes pieds, craignant d’avoir dormi toute la journée, mais tandis que je reprenais conscience, je me rendis compte qu’il faisait sombre parce que j’étais encore dans la crypte. Une douleur lourde et lancinante rongeait le côté droit de ma poitrine. Les événements de la nuit précédente me revinrent en une vague de souvenirs qui me submergea. La douleur dans ma poitrine était due au pieu qui avait perforé le corps de Varfolomeï. Je me dirigeai vers la porte et regardai dehors pour découvrir qu’il faisait encore jour : c’était le milieu de l’après-midi. L’odeur d’une ville en train de brûler flottait dans l’air. Je n’avais pas grand-chose à faire jusqu’à la rencontre du soir. J’arriverais tôt, espérant que Vadim et Dimitri seraient également en avance – avant qu’aucun des Opritchniki arrive. Nous aurions plus de chances à trois contre sept. C’était, d’une certaine façon, une bénédiction que mon esprit soit occupé par la nuit à venir car j’aurais sinon pu m’effondrer devant l’état auquel avait été réduite la ville. Des quartiers entiers de bâtiments autrefois grandioses n’étaient plus que des tas fumants de restes carbonisés. Les feuilles des arbres, certaines déjà brunies par l’arrivée de l’automne, étaient devenues grises, couvertes d’une fine couche de cendres. Se pouvait-il, me demandai-je, qu’une partie de ces cendres soit en fait des grains de la poussière provenant des corps désagrégés de Matfeï et Varfolomeï, balayée par le vent et mélangée à la fumée provenant des incendies ? Combien de temps faudrait-il à leurs restes pour être éparpillés dans l’ensemble de la ville, du pays, de la planète ? Quelle quantité de la poussière qui remplit nos maisons, que l’on extrait de nos tapis en les battant, que nous inhalons par inadvertance chaque jour, provient d’autres créatures de ce type, tuées il y a longtemps par des hommes vertueux, leurs restes propagés aux quatre coins de la terre ? Ici et là, parmi les bâtiments incendiés, des souvenirs des âmes y ayant jadis habité avaient survécu au feu. Des bols et assiettes de porcelaine jonchaient le sol où s’étaient trouvés, autrefois, les vaisseliers qui les contenaient. Dans une maison, une lourde table en chêne était indemne, tandis que tout autour d’elle avait été consumé. À l’intérieur d’une autre, il y avait une pile de reliures vides, leur contenu ayant brûlé tandis qu’elles avaient, par quelque hasard, survécu. Peu de gens avaient trouvé la mort dans les incendies. Même si Moscou n’avait pas déjà été abandonné par ses habitants, le feu dans une ville densément peuplée est toujours plus dangereux pour les bâtiments que pour les hommes. L’incendie est identifié à une extrémité de la rue. Les voisins crient. Les habitants s’enfuient de leur maison et restent sur la route pour regarder. Et pendant ce temps, les flammes ont progressé dans la rue de moins de la largeur d’une seule maison. Le brasier se déplace aussi lentement que la marée, mais avec la même détermination. Le plus grand risque pour les spectateurs n’est pas les flammes ou la fumée, mais la possibilité qu’un bâtiment tout entier s’effondre vers l’extérieur, dans la rue, écrasant ceux qui se tiennent là bouche bée. Là où je me trouvais, parmi les ruines, cette scène de brasier s’était déroulée plusieurs heures ou même plusieurs jours auparavant. Ailleurs dans la ville, elle avait lieu en ce moment même. Dans les décombres de certaines des maisons plus grandioses – plus grandioses avant que l’incendie ait remis au même niveau les maisons des riches et des pauvres –, des silhouettes accroupies fouillaient parmi les débris, cherchant à récupérer tout ce qui pouvait avoir de la valeur. Certaines familles riches avaient laissé derrière elles leurs plus beaux bijoux, cachés sous une latte de plancher ou derrière un mur lambrissé. Mais ils ne pouvaient pas les dissimuler à l’incendie. Les parquets et les murs disparus, tous ces objets tombaient au sol. Les pierres précieuses survivaient aux flammes, intactes ; les métaux précieux fondaient et se recomposaient, mais perdaient peu de leur valeur dans le processus. Les charognards qui les ramassaient risquaient de se brûler les doigts sur les braises, mais ils considéraient que c’était un prix acceptable à payer. D’autres étaient plus malins et envoyaient leurs enfants assurer les fouilles. Plus intelligents encore étaient ceux qui partaient en quête non de richesse, mais simplement de subsistance. Dans les jardins potagers – accessibles depuis la rue maintenant que les maisons auxquelles ils appartenaient autrefois avaient été rasées –, des hommes, des femmes et des enfants cherchaient à tâtons les quelques choux et pommes de terre pourrissants qui restaient, qu’ils mangeaient crus immédiatement ou qu’ils cachaient dans leurs manteaux pour les savourer plus tard. Alors que les Russes fouillaient aussi bien l’intérieur pour y trouver des bijoux que l’extérieur pour de la nourriture, les troupes françaises ne songeaient pas à la famine et se focalisaient, dans leur pillage, sur ce qui était traditionnellement précieux. Dans les semaines à venir, nombre d’entre eux découvriraient qu’ils échangeraient avec bonheur un rubis contre une betterave, ou un diamant contre une pomme de terre. Quelques-uns s’accrocheraient à jamais à leur butin, se berçant jusqu’au bout de l’illusion qu’un homme riche ne peut jamais souffrir de la faim. Nous étions jeudi et notre lieu de rendez-vous était donc la porte de la Résurrection, l’entrée nord de la Place Rouge. J’arrivai peu après 20 heures, presque une heure avant l’heure prévue pour notre rencontre. Le soleil s’était déjà couché et, pendant que j’attendais, contemplant les icônes de mosaïque battues par les vents, au-dessus de chaque arche de la porte, j’étais soulagé que les incendies ne soient pas arrivés aussi loin – du moins, pas encore. Une icône représentait saint Georges, le saint patron de la ville, dardant sa lance à travers la gueule de son monstrueux ennemi, le dragon étalé, les ailes déployées, presque suppliant, sous les sabots de l’étalon du saint. Cela semblait une conclusion incontestable : le bien, comme il est juste et approprié, triomphant du mal. Mais était-ce vraiment tout ? Le dragon avait enroulé sa longue queue serpentine autour de la patte arrière du cheval. Était-ce juste une dernière contorsion due aux souffrances de la bête en train de mourir, ou le dragon avait-il fomenté un plan pour désarçonner son ennemi et, contre toute probabilité et en contradiction avec la légende, dévorer le saint ? L’icône n’illustrait qu’un unique instant. Nous ne pouvons voir ni comment le dragon et le saint en étaient arrivés à cette confrontation, ni comment celle-ci allait se résoudre. Pour le découvrir, nous ne disposons que des récits mythologiques, écrits par les hommes et non par les dragons. Avec un sourire, je m’autorisai le plaisir de me représenter moi-même – Alexeï Ivanovitch Danilov – en saint Georges moderne, sauvant Moscou d’une nouvelle engeance de monstres qui la menaçaient. Ce n’étaient pas des dragons, mais la pensée me revint qu’ils avaient été amenés ici par Zmiéïévitch, le fils du dragon. Était-ce son père que Georges avait tué ? Avait-il conduit les Opritchniki à Moscou pour prendre sa revanche ? Je ris à haute voix du cheminement qu’avait choisi mon imagination, puis je jetai un coup d’œil alentour : personne n’avait pu m’entendre. Je me demandai à quoi ressemblerait une icône me représentant, bataillant contre Matfeï et Varfolomeï dans cette cave. De nouveau, les iconographes ne seraient en mesure de ne capturer qu’un instant. Ils ne montreraient pas que c’était moi qui avais, en partie, invité les monstres dans la ville, non plus qu’ils ne pouvaient montrer, en l’état actuel des choses, la scène finale de l’histoire. Quand et comment sentirai-je la queue de serpent s’enrouler autour de ma cheville et me conduire à ma perte ? — J’ai l’impression de ne pas t’avoir vu depuis bien longtemps, Alexeï Ivanovitch. Je me retournai. C’était Dimitri. Cela faisait six jours que je lui avais parlé, et j’avais alors ressenti à son égard une haine que je ne pensais jamais pouvoir surmonter. Celle-ci avait commencé à s’estomper presque immédiatement, mais ç’avaient été six longs jours et désormais mon opinion à son égard était suspendue à une simple question : savait-il déjà ? Je travaillais aux côtés des Opritchniki depuis quelques semaines et, bien qu’il y ait eu de nombreuses petites choses qui m’avaient mis mal à l’aise à leur sujet, ce n’était que lorsque j’avais vu Matfeï dans cette cave – en fait, un peu plus tard, lorsque j’avais vu son corps tomber en poussière – que j’avais su avec certitude ce qu’ils étaient. Dimitri les connaissait depuis bien plus longtemps. Se pouvait-il que la vérité lui ait échappé ? J’avais soupçonné, dès le départ, qu’il nous cachait quelque chose au sujet des Opritchniki, mais jamais quelque chose de cette ampleur. Peut-être avait-il ses propres soupçons et les avait-il écartés, les trouvant ridicules. S’il était effectivement au courant, je n’avais alors aucune idée de ce que je devais lui dire. S’il ne l’était pas, il devait être averti. Mais lorsque je le regardai, je me forgeai une autre certitude. C’était simplement ce bon vieux Dimitri, un homme d’une simplicité fiable, presque banale. Il n’était pas conscient de vivre dans un monde de vampires. S’il avait été au courant à leur sujet, cela l’aurait changé et je l’aurais su. Je m’avançai vers lui et l’embrassai chaleureusement. — Oh, Dimitri ! marmonnai-je contre son épaule. Il tressaillit. Il semblait que six jours aient fait davantage pour guérir mon opinion à son égard que pour soigner les blessures physiques que je lui avais infligées lors de notre dernière rencontre. Je reculai d’un pas. — Est-ce que tu vas bien ? lui demandai-je. — Cela fait encore un peu mal, répondit-il sans amertume. Tu savais ce que tu faisais. (Je crois que c’était censé être un compliment. Il m’observa intensément et son visage afficha sa préoccupation.) Je te retourne la question. Est-ce que toi tu vas bien ? — J’ai été… occupé. — Tu as une mine épouvantable. As-tu dormi ? As-tu mangé ? Au cours des derniers jours, je n’avais pas pensé à étudier ma propre situation. J’avais acheté de la nourriture, à des prix grotesques, sur les marchés lorsque j’en avais eu l’occasion. J’avais dormi, mais mon repos avait été perturbé lorsque j’avais ajusté mon sommeil de façon à le synchroniser avec celui de l’ennemi ; non pas les Français, mais mon nouvel ennemi, les Opritchniki. Mon corps était encore douloureux des contusions occasionnées par mes rencontres avec Varfolomeï et Matfeï. Je ne m’étais pas lavé. Je n’avais pas changé de vêtements. J’avais dormi tout d’abord dans une étable, puis dans une crypte. Depuis des jours, je n’avais pas trouvé le moindre miroir dans lequel me regarder, mais l’expression de Dimitri était un miroir suffisant. Dimitri fouilla dans sa poche et en sortit un bloc de quelque chose, enveloppé dans du papier. Il me l’offrit. C’était du fromage. Je m’assis, tournant le dos à la porte de la Résurrection, et le mangeai avec une faim que j’avais ignorée jusque-là. — Je n’aime pas pavoiser, dit Dimitri en s’asseyant à côté de moi. Mais jusqu’à présent je trouve que c’est l’une des missions les plus faciles qu’on m’ait jamais confiées. Retrouver les Opritchniki en soirée, avoir une discussion rapide, et ensuite les laisser faire. Ils font bien plus de ravages que nous ne pourrions jamais en causer. — Oui, dis-je avec énergie, en mâchant une bouchée de fromage. Et j’ai découvert pourquoi. — « Pourquoi » ? En quoi y a-t-il un « pourquoi» à ce sujet ? Je le regardai gravement, me demandant si j’avais les mots pour expliquer ce qui serait – et qui avait été pour moi jusqu’à récemment – inconcevable. Les mots dont nous disposons pour parler de ces choses sont ceux que l’on utilise pour raconter des histoires, non pour transmettre la vérité. Je me rappelai la façon dont Vadim m’avait annoncé que Max était un espion. Il me fallait lui parler franchement. — Ils ne sont pas humains, Dimitri. Ce sont des monstres. Ils tuent afin de pouvoir se nourrir de la chair de leurs victimes. Ce fut un soulagement d’en parler. Tant que mes pensées restaient inexprimées, mon équilibre mental était suspendu au fil fragile de cette vérité. En les dévoilant, je fus de nouveau certain que cette connaissance était réelle, étrangère à mon esprit, et non le fruit de mon imagination. Dimitri resta de glace : ni choqué ni incrédule, et pourtant il semblait comprendre. Pour dissiper le moindre doute, je décidai d’utiliser le mot que ma grand-mère avait prononcé avec peur, mon père avec mépris. J’employai le terme avec précision. — Dimitri, ce sont des voordalaki. Dimitri secoua la tête, comme sous l’effet d’un spasme momentané. — Et alors ? demanda-t-il. Nous nous battons aux côtés de Prussiens, d’Autrichiens, d’Anglais. Nous ne nous préoccupons pas de qui ils sont, tant qu’ils sont de notre côté. Il n’avait même pas pris la peine de me demander comment j’étais au courant. Ce que je lui avais dit relevait de la superstition ridicule et sa réaction n’était pas de le nier, mais de le dénigrer. Il ne me disait ni « Ne sois pas ridicule » ni « Ne sois pas sentimental ». Il apparut soudainement évident que je m’étais trompé à son égard. — Alors tu savais ? lui demandai-je. — Oui, je savais. (Sa réponse était dédaigneuse, mais qu’il ait besoin d’en dire plus montrait qu’il était également sur la défensive.) Je savais qu’ils étaient les tueurs les plus accomplis que j’aie jamais rencontrés. Je savais que mon pays était menacé d’invasion. Je savais qu’ils pouvaient tuer une dizaine de Turcs où tous nos fusils et canons n’en tueraient qu’un. Je savais que nous avions besoin d’eux et surtout, Alexeï, je savais que nous pouvions leur faire confiance. C’est pour notre pays que nous nous battons, ce n’est pas le moment d’être pointilleux sur la façon de se battre. Les Français en feraient autant, mais c’est nous qui sommes chanceux : ils travaillent pour nous et ils font ce que nous leur disons de faire. Si nous leur demandons de ne tuer que des Français, alors ils ne tuent que des Français, et par centaines. Nous fûmes interrompus par une troisième voix. — Ils ont tué Maxime. (C’était Vadim qui avait pris la parole, sortant de l’ombre. J’ignorais depuis combien de temps il écoutait.) Il était russe. J’aurais préféré que ce ne soit pas le cas, mais il était bien trop facile de réfuter cet argument. — Ils ont tué Maxime avec notre consentement, répondis-je. Il ne valait pas mieux qu’un Français. Vadim hocha la tête d’un air grave. — Peut-être que tu devrais me dire tout ce que tu as découvert, dit-il. Dimitri Fétioukovitch a peut-être ses propres raisons de se fier aux… (il hésita à employer un mot si superstitieux) voordalaki, mais j’ai besoin d’être un peu plus convaincu. L’arrivée de Vadim avait si rapidement pris la tournure d’une discussion que je n’avais pas eu l’occasion de le saluer, comme je l’avais fait avec Dimitri, avec l’affection qui s’était accumulée en moi ces derniers jours. Mais, s’il y avait eu un moment approprié, il était maintenant passé. — Je te raconterai, dis-je. Mais nous ferions mieux de marcher. Les Opritchniki peuvent arriver ici à tout moment. Nous marchâmes sur la Place Rouge. Lorsqu’elle est presque vide, comme c’était le cas en cet instant, c’est un endroit parfait pour une conversation privée, si l’on reste proche de son centre. Personne ne peut approcher sans être vu ; personne ne peut arriver à portée de voix. Les cachettes les plus proches seraient au milieu des étals de marché et des boutiques sommaires qui entouraient le périmètre de la place et qui – à mon sens – nuisaient à sa grandeur. Personne ne faisait de commerce à cette heure et les échoppes qui n’avaient pas encore brûlé étaient abandonnées. Nous étions libres de parler en privé. Une voix forte pouvait résonner d’un bout à l’autre de la place, mais nul ne pouvait entendre un murmure sinon ceux à qui il était destiné. Je pris conscience que je devais être prudent quant à ce que je leur disais – plus particulièrement, ce que je disais à Dimitri. Si la véritable nature des Opritchniki n’était pas une grande surprise pour lui, la découverte de mes deux meurtres pourrait le choquer davantage. Je n’étais pas sensible au point de m’inquiéter de choquer Dimitri, mais j’étais assez certain qu’il allait tôt ou tard révéler aux Opritchniki ce que j’avais fait. Et cela, je pouvais m’en passer. Je leur racontai la façon dont j’avais suivi Foma. Peu de chose dans mon récit pouvait contribuer à la condamnation que je portais sur eux, mais cela décrivait les motivations qui seraient ultérieurement celles Matfeï. Je leur relatai ensuite ma poursuite de Matfeï et ce que j’avais vu sous la taverne : la façon dont il avait déchiré la gorge de ce Français avec ses dents et les blessures que j’avais trouvées sur le corps lorsque je m’étais approché. Après cela, je dus rester proche de la vérité, mais ne pas tout révéler. — Je l’ai suivi plus loin, poursuivis-je, jusqu’à une autre cave, au nord de Tverskaïa. J’ai attendu à l’extérieur et, rapidement, j’ai vu Varfolomeï arriver. J’étais déjà assez sûr de ce à quoi j’avais affaire et j’ai donc attendu jusqu’à ce qu’il fasse complètement jour avant de les suivre en bas. À l’intérieur, je les ai vus. Ils dorment dans des cercueils. J’ai pu les observer d’assez près pour voir leurs dents. Les histoires que l’on entend sont vraies : ils ont des crocs comme des loups. La preuve la plus évidente de la nature de ces créatures résidait, naturellement, dans la façon dont ils étaient morts, mais je n’étais pas en mesure de révéler cette partie de l’histoire. Au lieu de cela, j’improvisai. Matfeï et Varfolomeï n’étaient pas en position de me contredire. — Ils se sont réveillés et sont venus vers moi. Je ne sais pas s’ils allaient m’attaquer, mais je me suis éloigné, repassant la porte, vers la lumière. Ils se sont arrêtés, comme si la porte constituait pour eux une barrière. Ils n’ont pas osé entrer dans la lumière. J’étais néanmoins face à un problème. Leur crainte de la lumière n’était pas suffisante pour convaincre Vadim du genre de créature qu’ils étaient. Je les avais vus face à face – ce qui avait été suffisant pour moi – mais, sans décrire comment ils étaient effectivement morts, quelles preuves avais-je ? Je réalisai que la meilleure façon de condamner des hommes morts était aussi la plus traditionnelle : prétendre qu’ils m’avaient tout avoué. — Ainsi je me suis senti plus en sécurité, et nous avons commencé à parler, poursuivis-je. Ils n’ont pas honte de ce qu’ils sont ; ils l’ont spontanément admis. Ils ne comprenaient en quoi cela me choquait. La réaction que je décrivais était, de fait, proche de celle que Dimitri avait affichée quelques instants plus tôt, mais j’aurais parié qu’ils auraient réagi ainsi si je leur en avais donné l’occasion. — Et tu les as crus ? demanda Vadim, comme si j’étais un imbécile. (Je me tournai vers lui, mon visage exprimant quelque peu mon indignation.) Je ne me serais pas attendu à une telle crédulité de ta part, Alexeï. — Je ne suis pas crédule. — Oh, allons ! (Vadim éleva la voix, puis se radoucit, observant alentour au cas où il aurait été entendu.) D’un côté, je peux accepter que toutes ces bêtises auxquelles les paysans croient à propos des morts s’élevant de leurs tombes et s’abreuvant du sang des vivants – des choses qu’aucun homme intelligent n’a soutenues depuis des siècles – soient vraies, ou alors croire qu’un de mes officiers s’est fait piéger par deux mercenaires étrangers dotés d’un sens de l’humour tordu. C’est assez dur à avaler, mais c’est la meilleure option. — Mais j’ai vu Matfeï, arrachant de ses dents la chair de la gorge d’un homme ! C’était désormais moi qui élevais la voix. — Tu n’as pas dû bien voir. Je repris mon souffle. Il semblait que je doive leur exposer ce que j’avais vu de mes propres yeux, quel qu’en soit le risque. Avant que je puisse parler, Dimitri vint à mon secours. — C’est vrai, Vadim. J’ai vu bien davantage qu’Alexeï. Pas ici, mais en Valaquie. Je savais ce qu’ils étaient lorsque je les ai appelés ici. — Et tu as décidé de ne pas nous le dire, déclara Vadim. — Je leur avais promis de garder leur secret. — Ce n’était pas à toi de prendre cette décision. — Cela faisait partie de l’arrangement. Ils ne seraient pas venus sinon. (Il pouvait voir que Vadim n’était toujours pas convaincu.) Nous avons besoin d’eux, Vadim. Au fond, ce sont des soldats très efficaces. Ils ont tué ceux que l’on voulait leur faire tuer. Ils vont nous aider à chasser les Français. Tu ne veux quand même pas gâcher tout cela, non ? Il parlait uniquement à Vadim. Cela n’avait guère de sens d’essayer de me persuader. — Oublions-les un instant, déclara Vadim. Je n’ai aucun différend avec eux, capitaine Petrenko. (Son ton était des plus formels et, par conséquent, des plus furieux.) Mon problème est de savoir pourquoi tu as choisi de ne pas nous dire ce que tu prétends savoir. — Dans ce cas, réglons ce problème plus tard. Nous sommes en pleine guerre. Je n’avais jamais entendu Dimitri – ni aucun d’entre nous – parler à Vadim de manière aussi ouvertement contestataire auparavant. Vadim n’était pas du genre à régner sur ses subordonnés, mais Dimitri entrait en territoire inconnu quant à ce qu’il pourrait accepter. Vadim se couvrit le visage de ses mains et respira profondément. — C’est de la folie, dit-il, de se quereller pour savoir si tu aurais dû me dire qu’ils étaient des vampires ! Je devrais vous passer un savon à tous les deux pour être aussi crédules ! — Peut-être ferions-nous mieux d’en discuter plus tard, interrompis-je, faisant un signe de tête vers l’autre côté de la place, où j’avais vu deux silhouettes approcher. À cette distance, je ne voyais pas bien qui était le plus petit des deux, mais c’étaient indubitablement des Opritchniki et le plus grand ne pouvait être nul autre que Iouda. Vadim et Dimitri se séparèrent, essayant d’adopter une certaine nonchalance vis-à-vis des créatures qui s’approchaient de nous. — Nous en reparlerons, Dimitri Fétioukovitch, murmura Vadim avec un sourire artificiel. Si ce que tu dis est vrai, ce n’était vraiment pas une façon pour Maxime de mourir. — Alors quelle est la bonne manière de mourir pour un traître ? répondit sèchement Dimitri. Avant que quiconque ait pu ajouter quoi que ce soit, les Opritchniki nous avaient rejoints. C’était Ioann qui l’accompagnait mais, comme à l’accoutumée, Iouda assura toute la conversation. — Bonsoir, Vadim Fiodorovitch, Dimitri Fétioukovitch, Alexeï Ivanovitch. Chacun de nous lui rendit son salut. — Comment progresse votre travail ? demanda Vadim. — Conformément aux plans, répondit Iouda. Nous nous restreignons pour ne pas provoquer la panique. À l’heure actuelle, les incendies causent autant de difficultés aux Français que nous-mêmes. — Je pense qu’ils sont maintenant presque éteints, dit Vadim. Les Français se sont suffisamment organisés pour y faire face. De plus, il ne reste pas grand-chose à brûler. Il dit cela avec une désinvolture qui déguisait la profondeur de nos sentiments face à la dévastation de la ville. — Bien. Ils ont été une source de grande inquiétude pour moi et mes amis. En fait, nous n’avons pas vu certains de nos amis depuis plusieurs jours, dit Iouda. Y en a-t-il qui sont venus à vos rendez-vous ? — Nous avons vu Matfeï et Varfolomeï la nuit dernière, déclara Dimitri. — Nous ? — Vadim Fiodorovitch et moi-même. — Ainsi vous n’étiez pas à ce rendez-vous, Alexeï Ivanovitch, dit Iouda en se tournant vers moi. Je me demandai s’il savait déjà ce qui était arrivé à Matfeï et Varfolomeï et s’il tentait de lire dans mes pensées. J’étais soulagé que Dimitri n’ait pas mentionné le fait que je les avais suivis. — Non, je n’ai pas pu. Mais la nuit précédente, j’ai vu Foma et Ioann, répondis-je en faisant un signe de tête en direction de Ioann, qui se tenait toujours silencieusement aux côtés de son camarade. Ce n’est pas toujours facile de traverser la ville, même de nuit. Je suis sûr que les autres sont parfaitement en sécurité. — Vous avez sans doute raison, Alexeï Ivanovitch : ceux que vous n’avez pas vus sont tout à fait en sécurité, j’en suis certain. J’ai moi-même vu Piotr et Andreï pas plus tard que la nuit dernière. Ioann balayait le sol de ses pieds avec impatience et regardait autour de lui. — Je crois que nous ferions mieux de nous remettre au travail, déclara Iouda, notant la nervosité de Ioann. Nous nous reverrons sûrement tous bientôt. Il jeta un coup d’œil à chacun d’entre nous, tour à tour, au cas où nous ayons quelque chose à ajouter. Constatant que nous n’avions rien à dire, ils firent demi-tour et s’en furent. Une fois qu’ils furent hors de portée de voix, j’entendis le timbre de Vadim dans mon oreille. — Alors, lequel veux-tu prendre ? L’idée de poursuite qui avait flotté dans mon esprit avait évidemment traversé aussi celui de Vadim. — À toi de choisir, dis-je. — Vous allez les suivre ? demanda Dimitri, comme s’il était étonné que nous puissions envisager quelque chose d’aussi sournois. — Je veux constater par moi-même ce qu’a décrit Alexeï, déclara Vadim. Je serai alors peut-être convaincu. Je prends Iouda. — Parfait pour moi, répondis-je. Mon plan n’était pas simplement de poursuivre l’un d’eux, mais de le poursuivre et de le tuer. À cette fin, je préférais que ce soit Ioann. Aussi étrange que cela soit à admettre, Iouda parvenait à conserver quelque vestige de personnalité – par rapport, du moins, à l’autre Opritchniki – qui rendrait sa mort moins agréable. — Je prends Ioann. — Tu n’es pas obligé de te joindre à nous si cela va à l’encontre de ta conscience, Dimitri, dit Vadim avec un sourire entendu. Il était impensable que Dimitri s’autorise à être exclu de ceci. — Non, j’en suis. Je vais aller avec Alexeï. — Ça ira, dis-je, ne voulant pas que Dimitri interfère avec mon véritable objectif. Je vais me débrouiller. Va donc avec Vadim. — Non, Alexeï. Nous sommes la vieille équipe. C’est ensemble que nous travaillons le mieux. Je ne pouvais pas protester davantage sans que cela devienne trop évident, et Dimitri le savait. Les deux Opritchniki étaient encore tout juste visibles, quittant la place à droite de Saint-Basile. Nous nous mîmes tous trois à courir à travers les restes calcinés des échoppes de la place, puis nous contournâmes la cathédrale par la gauche. Iouda et Ioann s’étaient séparés, Iouda venant dans notre direction. Nous nous plongeâmes sous l’une des nombreuses arcades à colonnes sous les marches de la cathédrale. Iouda passa devant nous sans nous voir. Avec un bref sourire et un signe de la main, Vadim se lança à sa poursuite. Dimitri et moi nous dirigeâmes dans la direction opposée et aperçûmes bientôt Ioann. Il avait tourné vers l’ouest le long des berges entre le Kremlin et la Moskova. Les pérégrinations de Ioann cette nuit-là ne furent pas très différentes de celles de Matfeï la nuit précédente, ou de Foma la nuit d’avant. Sa proie – comme celle de Foma – provenait d’un groupe concentré de soldats. Au cours de la nuit, il trouva trois casernes distinctes, dont deux que j’avais mentionnées lorsque je les avais informés, Foma et lui, quelques jours plus tôt. Il se glissa silencieusement dans chacune d’elle, ne faisant pas le moindre bruit en entrant ou en tuant. Nous ne fîmes quant à nous aucune investigation au sujet de ce qu’il avait accompli ou de qui il avait tué. Nous savions tous deux fort bien ce qui s’était passé – contrairement à Vadim, nous n’avions besoin d’aucune preuve matérielle supplémentaire. Attendre et observer tandis que Ioann vaquait à ses activités résumaient l’ambivalence de mon attitude envers les Opritchniki. Mon intention était de tuer Ioann à la première occasion. J’aurais dû être mortifié à chaque meurtre que mon attente lui permettait de perpétrer. En réalité, je ne pouvais que m’en réjouir. Il tuait des envahisseurs français. Leur décès était l’objet même pour lequel nous avions fait venir les Opritchniki à Moscou. Mon désir de tuer Ioann était fondé uniquement sur ce qu’il était, et non sur ce qu’il faisait. Je le soutenais dans ses actes mais condamnais sa nature. C’était dans le but contraire que j’avais laissé Max mourir. Après ses trois repas, les déplacements de Ioann étaient devenus moins furtifs. Comme je l’avais observé chez Matfeï la nuit précédente, une fois que leur faim était rassasiée, les Opritchniki devenaient un peu moins agiles. Sa démarche était plus raide – plus fière – et, si ce n’était les circonstances dans lesquelles se trouvait la ville, il aurait pu être pris pour un personnage mondain de Moscou, de retour d’une nuit de jeu ou de danse. Avec l’aide de Dimitri, la poursuite était bien plus simple qu’elle l’avait été seule. Dans une ville, il existe une méthode bien établie pour que deux hommes en poursuivent un troisième. Les poursuivants n’ont jamais besoin de s’approcher de leur proie ; ils n’ont même pas besoin de faire le moindre pas sur le chemin qu’il a suivi. Tandis que l’un reste à l’arrêt pour observer où se rend la cible, l’autre prend en courant une rue latérale pour prendre de l’avance sur lui. Une fois qu’il est parvenu à un nouveau point d’observation, les rôles sont inversés. L’homme poursuivi ne voit jamais les déplacements et ne se rend jamais compte qu’il est traqué. Cette approche était rendue plus compliquée par le fait que j’essayais instamment de me soustraire à Dimitri tout en gardant la trace de Ioann, parce que je savais que Dimitri tenterait de faire échec à mon objectif de supprimer au moins l’une de ces répugnantes créatures de la nuit. Dimitri sembla deviner que je manigançais quelque chose et il passa ainsi autant de temps à me poursuivre moi qu’à m’aider à traquer Ioann. En dépit de ces subtilités et de la pluie incessante qui se mit à tomber au cours de la nuit, nous ne perdîmes pas de vue Ioann. Son lieu de repos s’avéra n’être pas très éloigné de l’endroit où nous les avions retrouvés, Iouda et lui, un peu plus tôt cette nuit-là : près du pont Kouznetski, dans le quartier français qui avait pour le moment réussi à échapper aux flammes. Il était situé dans une zone densément bâtie, où les limites entre les différentes propriétés d’un pâté de maisons étaient si indistinctes qu’une même porte d’entrée aurait pu conduire à trois maisons au moins. Fait remarquable, ces bâtiments avaient aussi été – jusqu’à présent – épargnés par les incendies qui avaient déjà consumé bon nombre de leurs voisins. Ioann monta discrètement l’escalier menant à une porte et se glissa à l’intérieur. — Autre chose que tu as envie de voir ? demanda Dimitri sans enthousiasme. — Oui, répondis-je. Je veux voir où il va. — Il est entré là-dedans. Il ne va plus nulle part ce soir. Dans une heure, ce sera l’aube. Mais j’étais déjà parti pour voir précisément où dans le bâtiment s’était couché Ioann. Le fait que je n’avais pas été en mesure de me débarrasser de Dimitri ne serait pas un obstacle permanent à mon objectif. Si je pouvais voir où il dormait, je bénéficierais alors d’une journée complète éclairée par le soleil pour revenir et annihiler Ioann avec la méthode de mon choix. J’atteignis la porte, encore entrouverte, comme l’avait laissée Ioann, et je jetai un coup d’œil à l’intérieur. Je ne pus rien voir d’autre qu’un corridor vide. J’entendis des pas derrière moi. C’était Dimitri, refusant clairement (et de façon censée) de me laisser seul avec Ioann, même pour quelques minutes. — Tu vois quelque chose ? demanda-t-il. Je secouai la tête et poussai la porte pour l’ouvrir. Il y avait trois portes donnant sur le couloir, ainsi qu’une volée de marches. Sous l’escalier, une quatrième porte, ouverte, conduisait indubitablement à la cave. C’était sûrement là que Ioann s’était rendu. Mieux préparé que la nuit précédente, j’avais apporté une bougie, que j’allumai. Je la tins devant moi tandis que nous descendions l’escalier. Dimitri me suivait de près, sa main posée sur mon dos. Une crainte soudaine m’étreignit. Si nous devions faire face à Ioann – et peut-être aussi à d’autres Opritchniki –, quel camp Dimitri choisirait-il ? Cette main sur mon dos, était-elle là pour me calmer et me rassurer, ou se pouvait-il que, si je faisais demi-tour pour échapper aux voordalaki auquel nous devions faire face, la main de Dimitri me repousserait sans pitié vers eux ? Dimitri m’avait sauvé la vie sept ans auparavant. Nous avions été les plus proches des amis avant cela et depuis lors. J’avais donné son nom à mon fils. C’était une idée choquante pour l’un de nous, ou les deux, qu’en ce moment même je puisse douter de lui. En bas de l’escalier, ma bougie illumina d’un côté une arcade donnant vers une petite cave et, de l’autre, une double porte fermée. Je constatai d’un coup d’œil rapide qu’il n’y avait rien de l’autre côté de l’arcade. Le plafond s’était partiellement effondré et personne n’avait pris la peine de le réparer depuis des années. C’était un miracle qu’aucun dîner tenu dans la pièce au-dessus — tables, chaises, soupières, assiettes, domestiques, invités et autres — ne soit jamais passé au travers pour atterrir ici. Ioann n’y avait pas non plus établi son couchage. Dimitri resta dans l’escalier, bloquant de nouveau presque délibérément ma sortie. J’ouvris la porte de gauche et scrutai dans l’obscurité au-delà. Cette cave était plus grande que l’autre, moins délabrée mais tout aussi inutilisée par les occupants de la maison. Aucune fenêtre ne laissait passer la moindre lumière vers l’intérieur, et il n’y avait pas d’autre sortie que celle où je me tenais. De manière assez similaire à ce que j’avais vu, vingt-quatre heures plus tôt, deux cercueils étaient posés au centre de la pièce. Cette fois, il ne s’agissait pas des caissons de fortune de la nuit précédente. Ceux qui se reposaient ici dormaient dans le luxe. Les cercueils étaient en chêne massif, avec des poignées de laiton. Je ne pouvais deviner où les vampires se les étaient procurés. Je m’approchai d’eux. À mi-chemin, j’entendis un bruit dans mon dos. Je venais de pénétrer dans une cave dotée d’une unique sortie. Si quelqu’un m’avait attendu, il aurait facilement pu se cacher à côté de la porte et refermer le piège sur moi. Je me retournai. C’était Dimitri, qui regardait à la dérobée par la porte. Pour un homme si familier des us des Opritchniki, il était remarquablement timide à l’idée de les rencontrer dans leur propre environnement. Je lui fis signe de me suivre, mais il resta où il était. Je fis un pas vers le premier cercueil. Il était vide. Me déplaçant plus loin, je regardai dans le second. Ioann y était allongé, son visage ayant la même teinte rosée de satiété que j’avais observée sur Matfeï. Ioann n’avait même pas pris la peine de ramener au-dessus de lui le couvercle du cercueil. Dans cette cave aveugle, il y avait peu de chances pour que la lumière du soleil vienne perturber son sommeil. — Qu’y a-t-il dedans ? siffla Dimitri depuis la porte. Je n’osai émettre le moindre son, même le plus faible. J’articulai juste silencieusement à son intention. — Ioann est dans celui-ci. L’autre est vide. — Alors dépêchons-nous de partir d’ici, bon Dieu, avant que l’autre revienne. Dimitri parla plus fort cette fois et, une fois qu’il eut parlé, il disparut. Je ne pus que me fier à son expérience et supposer que ces créatures n’aimaient pas voir leur sommeil dérangé. Je remontai l’escalier vers le couloir, puis sortis, regardant alentour pour voir où se trouvait Dimitri. J’entendis un sifflement et avisai sa source. C’était Dimitri, installé sur la toiture basse d’un bâtiment de l’autre côté de la rue, d’où il pouvait observer la maison sans être vu. Je traversai la rue en courant et grimpai sur le toit pour m’allonger à côté de lui. — Ce n’est pas trop tôt, dit-il en désignant l’extrémité la plus éloignée de la rue. La silhouette caractéristique de Iouda était apparue. Contrairement à Ioann, il avait conservé sa posture furtive et agile. Peut-être n’avait-il pas mangé. Peut-être était-il assez raisonnable pour comprendre la nécessité de continuer à faire preuve de prudence après son repas. Quelle qu’en soit la raison, il resta à proximité des murs, dans l’ombre, tout le long de sa progression dans la rue. — Aucune trace de Vadim, par contre, murmura Dimitri d’un ton suffisant. De toute évidence, il a perdu sa trace. — Ou il est tellement doué pour éviter de se faire repérer qu’il reste caché aussi bien de nous que de Iouda, répondis-je. Pour ma part, je n’étais pas certain de l’option la plus probable. Vadim était un peu plus âgé que nous, et ses compétences dans ce type de travail n’avaient jamais été tout à fait au niveau des capacités dont Dimitri, Max ou moi faisions preuve. Max y avait toujours excellé : aussi bien à traquer qu’à éviter de l’être. Nul ne pouvait s’approcher de lui à moins qu’il l’ait souhaité – à moins qu’il leur fasse confiance. Je me repris. Je ne voulais pas pousser ce raisonnement plus loin. Iouda avait atteint les marches de la maison. Après un rapide coup d’œil à la ronde, il y entra. — J’espère que tu ne veux pas le suivre lui aussi et vérifier où il va, Alexeï ? dit Dimitri. Je souris. — Non, je pense que nous pouvons le deviner. Nous descendîmes du toit et remontâmes la rue. — Eh bien, dit Dimitri, si Vadim est quelque part dans le coin, nous ne pourrons pas le rater, maintenant. Mais de Vadim, il n’y avait pas la moindre trace. — Iouda a dû le semer, dis-je. Le soleil commençait tout juste à pointer à l’horizon lorsque nous tournâmes au coin de la rue suivante. Iouda avait repoussé son retour jusqu’à la toute dernière minute. — Et si nous allions petit-déjeuner ? demanda Dimitri d’une façon si désinvolte que l’on aurait pu croire que les mystères de ces derniers jours n’avaient jamais eu lieu. — Non, dis-je. Je suis fatigué. Je te reverrai ce soir. Sur ce, je le quittai, choisissant au hasard une direction opposée à la sienne. J’errai dans les rues de la ville pendant une heure environ. J’avais toute la journée pour revenir et détruire les créatures qui dormaient dans cette cave, mais je me sentirais mieux si j’en finissais au plus tôt. Faisant demi-tour en direction des pâtés de maisons situés à l’est de la Place Rouge, j’aperçus la lueur désormais bien trop familière des flammes. La plupart des incendies, grâce à la pluie de la nuit précédente, étaient en train de mourir. Mais la pluie avait maintenant cessé et il y avait encore à Moscou des quartiers qui étaient restés épargnés par les flammes et étaient donc encore prêts à être consumés. Je me mis à courir pour revenir où Ioann et Iouda reposaient. Bien que j’aie légèrement moins envie de tuer Iouda que les autres, je savais néanmoins que cela devait être fait. L’incendie dans ce quartier, toutefois, rendrait mon travail beaucoup plus simple. Même ainsi, je devais m’assurer que les vampires ne trouvent pas la moindre échappatoire. Quand j’arrivai, la moitié du pâté de maisons sous lequel se trouvaient les deux Opritchniki était déjà en feu. D’ici cinq minutes, leur cave serait elle aussi un brasier. Je ne pouvais pas me rappeler les contes populaires en détail, mais je me souvins de la légère peur dont Foma avait fait preuve lorsque j’avais mentionné les incendies devant lui. Je me doutais que le feu était l’une des méthodes par lesquelles un vampire pouvait être détruit. Même s’ils tentaient d’échapper au feu, ils devraient pour cela quitter la sécurité de leur cave. Si les flammes ne les achevaient pas, lorsqu’ils atteindraient la rue, la lumière du soleil s’en chargerait. Toutefois, cela ne suffisait pas. Leur cave se situait sous une vaste étendue de bâtiments. Il était concevable que, avec un peu de chance, ils trouvent un chemin pour se mettre en sécurité sans jamais devoir s’exposer à la lumière du jour. Je ne voulais pas prendre ce risque. Je me précipitai dans la maison et descendis l’escalier de la cave sans éprouver l’inquiétude qui m’avait saisi au cours de la nuit. Les portes derrière lesquelles se trouvaient les deux cercueils étaient fermées. Je pouvais déjà sentir la fumée se glissant depuis les maisons voisines. Je regardai tout autour de moi. Dans la cave effondrée qui me faisait face, je vis une petite poutre de bois. C’était parfait. Les portes de la cave possédaient deux larges poignées à travers lesquelles la poutrelle passerait idéalement, bloquant ainsi la porte de façon sûre. Je me retournai et soulevai la poutrelle de bois. Lorsque je revins, je constatai que les portes avaient commencé à bouger. Quelqu’un tentait de les pousser de l’intérieur. Les vampires s’étaient éveillés et étaient sur le point de tenter le tout pour le tout afin de se libérer. J’appuyai de tout mon poids la poutre contre les battants. Celui qui tentait de les ouvrir fut totalement pris au dépourvu et les portes se refermèrent dans un claquement. Je n’avais que quelques instants avant qu’il se ressaisisse. Je ne pouvais pas à la fois m’appuyer contre les battants et utiliser la poutrelle pour les fermer de façon définitive. Je cessai de peser sur les portes et glissai la poutrelle entre les deux poignées de fer, craignant à tout moment que les portes s’ouvrent en grand avant que je les aie sécurisées. Ce ne fut pas le cas et, la poutre désormais en place, cela ne risquait plus de se produire. Je repris ma respiration. Je savais que je devais partir, que j’avais autant à craindre du feu que les vampires eux-mêmes, mais je ressentais le besoin d’attendre, de m’assurer qu’ils avaient péri. Je m’assis sur les marches. Presque immédiatement, j’entendis quelqu’un cogner contre les portes. Au début, c’était le battement rapide de quelqu’un qui exigeait de l’attention, puis ce fut le bruit sourd, plus lent, plus lourd, d’une épaule tentant de briser une barrière. La porte tint bon. Bientôt, il y eut des quintes de toux. Je pouvais voir de la fumée commencer à filtrer sous la porte. Je me rappelai l’une des histoires de ma grand-mère, dans laquelle un voordalak pouvait se transformer en brume ou en fumée à volonté. Cela pouvait-il être vrai ? Si c’était le cas, ils en auraient certainement déjà fait la démonstration. La toux ainsi que le martèlement n’avaient pas cessé, je me sentis donc en sécurité. Le feu était très proche désormais, et je me décidai à partir. Tandis que je commençais à remonter les marches, les coups sur les portes reprirent au rythme rapide qui réclamait l’attention. Maintenant, entre les quintes de toux, ils étaient accompagnés d’un cri tourmenté. — À l’aide ! À l’aide ! Je ne pus m’empêcher de sourire à l’idée que Iouda ou Ioann, lequel que ce soit, allait mourir dans de telles souffrances après ce qu’il avait infligé à d’autres. Je n’eus pas conscience que le cri était en russe. Rapidement, la voix perdit la force même de crier. J’entendis le bruit d’un corps s’affaler au sol et les cris se muer en prière. — Mon Dieu, ayez pitié de moi. C’est seulement à ce moment-là que je reconnus la voix de Dimitri. Chapitre 15 Je me précipitai en bas de l’escalier et levai la poutre qui barrait les portes. Instantanément, elles s’ouvrirent avec violence et le corps à demi-conscient de Dimitri s’effondra sur le sol. Au même moment, je fus atteint par un mur de fumée et de chaleur qui se conjuguaient pour rendre toute respiration impossible. La cave était en feu. Les flammes dansaient à travers le plafond de bois et les poutres qui le soutenaient étaient presque carbonisées. D’ici peu, le toit allait s’effondrer. Un des cercueils était totalement embrasé, l’autre — où je pouvais tout juste distinguer le corps endormi de Ioann — était déjà noirci par les flammes. Il avait été traîné depuis sa position d’origine vers la porte, de sorte que les pieds de Dimitri le touchaient presque. Je me penchai sur Dimitri. Il respirait de façon superficielle. Le dos de ses mains, ainsi que ses avant-bras, étaient brûlés. Sur le côté droit de son visage, sa barbe avait disparu pour révéler sa cicatrice, demeurée intacte alors que le reste de sa joue s’était boursouflé sous l’intense chaleur. Je l’aurais giflé pour essayer de le ramener à lui mais, compte tenu de ses blessures, je choisis de le secouer par les épaules. Il se mit à tousser et ouvrit les yeux. — Peux-tu marcher ? demandai-je. — Oui, oui. Il s’assit avec difficulté. — Nous devons sortir, et vite ! Je revins vers les portes. L’escalier par lequel j’étais descendu commençait à se consumer. Par endroits, son plafond était déjà en feu. Il était encore praticable et c’était, de toute façon, la seule sortie dont nous disposions. — Allez, dis-je en me retournant vers Dimitri. — Donne-moi un coup de main ! (Dimitri s’était enfoncé dans la cave. Ses mains étaient crispées sur l’une des poignées du cercueil de Ioann et il tentait de toutes ses forces de l’amener à la porte. Dans sa faiblesse, Dimitri n’était pas en mesure de le déplacer, même d’un pouce.) Nous devons les faire sortir d’ici ! Même si j’avais souhaité sauver les Opritchniki – plutôt que de les laisser ici être réduits en cendres par les flammes dévorant tout sur leur passage –, ç’aurait été impossible. Ioann ne semblait pas le moins du monde reprendre conscience et il n’y avait que peu d’espoir, même à nous deux, de faire remonter l’escalier en flammes à son cercueil. — Laisse-le, Dimitri ! Viens ! Maintenant ! Dimitri m’ignora et continua à tirer pathétiquement sur le cercueil. Je me précipitai vers lui et l’arrachai de là. Il ne pouvait guère offrir de résistance. Je le poussai en direction des portes et il sembla alors se plier à ma volonté, ou prendre conscience que sa tentative de sauvetage était vaine. Je le dirigeai, devant moi, dans l’escalier de bois. Lorsqu’il fut presque en haut, tandis que j’étais à peu près à mi-hauteur, une marche céda sous mon pied. Le feu était intense en dessous – assez pour dévorer les marches sans pour autant les enflammer. Lorsque ma jambe glissa dans le vide, jusqu’à la cuisse, je sentis immédiatement la chaleur de la cavité. Ma jambe commença à rôtir et je souffris comme jamais auparavant. Je me tordis de douleur et plongeai le regard vers le bas de l’escalier, dans la cave. À travers la fumée et les flammes, je vis Ioann, désormais éveillé et luttant pour se frayer un chemin vers nous. Ses yeux tombèrent sur moi et, d’un bond qui était incontestablement similaire au mouvement avec lequel Varfolomeï s’était jeté sur moi la nuit précédente, il attaqua. Il ne semblait pas tant s’inquiéter de sauver sa vie que de venger sa propre mort et celle de Iouda ou, du moins, de faire un dernier repas. Lorsqu’il sauta, le plafond au-dessus de lui céda. Des poutres en flammes s’écrasèrent au sol et emportèrent Ioann avec elles. Elles seraient tombées sur moi aussi, me clouant à l’escalier et me prenant au piège de ce brasier, si je n’avais pas senti les bras forts de Dimitri, à cet instant-là, me soulever et m’entraîner vers le corridor au-dessus. Même ainsi, nous n’étions pas en sécurité. La maison tout entière était embrasée et sur le point de s’effondrer. Nous nous précipitâmes vers la porte, l’un de nous soutenant l’autre, bien que je ne puisse dire lequel, et nous parvînmes dehors dans l’air frais et vivifiant de Moscou. L’incendie avait maintenant attiré une certaine attention. Un capitaine français tentait d’organiser une chaîne humaine, constituée aussi bien de soldats français que de civils russes, pour amener de l’eau jusqu’au feu. La tâche était vaine, mais ils étaient focalisés dessus et ne prêtèrent guère d’attention aux deux silhouettes qui venaient tout juste d’émerger de la maison et gisaient, haletantes, dans la rue. Enfin, j’entendis une voix demander, avec un véritable accent moscovite : — Que faisiez-vous là-dedans ? Je relevai la tête. C’était une fille d’environ quinze ans, dépenaillée, au visage sale et aux cheveux noirs très bouclés. Elle était penchée sur Dimitri pour voir s’il était inconscient ou mort, mais elle s’adressait à moi. — Nous dormions dedans. Notre maison a déjà brûlé. Cette fois, nous y sommes presque restés. (Je roulai de côté vers Dimitri.) Comment va-t-il ? demandai-je. — Il est méchamment brûlé, mais il se peut qu’il vive, répondit-elle, puis elle se rendit auprès du capitaine qui, je présumai, l’avait envoyée pour découvrir pourquoi nous étions là. Elle lui parla brièvement et revint ensuite auprès de nous. — Venez avec moi, dit-elle, essayant de soulever Dimitri. Je glissai mon épaule sous le bras de Dimitri et, ensemble, nous parvînmes à le remettre sur ses pieds. Avec le peu de conscience qui lui restait, il réussit tant bien que mal à tenir sur ses jambes et, ainsi, nous progressâmes lentement, nous éloignant des bâtiments en flammes. Ma propre jambe me donnait toujours l’impression d’être en train de cuire à l’intérieur de ma culotte, mais la douleur restait constante, que je m’appuie dessus ou non, et elle n’était donc pas un grand obstacle à notre progression. — Quel est ton nom ? demandai-je à la fille tandis que nous marchions. — Natalia. — Je m’appelle Alexeï. Voici Dimitri. — Pourquoi êtes-vous restés à Moscou ? dit-elle. — Notre maisonnée a fait ses bagages et nous a laissés derrière. Il est cuisinier. (Je fis un signe de tête en direction de Dimitri.) Je suis majordome. — Mais non, rit-elle. (Je ne sais pas ce qui nous avait trahis, mais il était manifestement plus facile de tromper des dizaines d’officiers français qu’une seule enfant russe.) Je crois que vous êtes soldats. (Je gardai le silence.) Est-ce que vous allez tuer tous les Français et faire que la ville soit de nouveau à nous ? Je souris pour moi-même. —C’est le plan. —C’est vous qui avez mis le feu ? — Non, répondis-je. Les incendies ne font pas de bien à Moscou. — Ils ne font pas de bien aux Français, c’est tout ce qui compte. — Tu parlais assez joyeusement à ce capitaine. — Je l’aurais poussé dans les flammes si j’avais pu. Pas trop fort. Je préférerais qu’il brûle doucement. Je l’y maintiendrais et laisserais ma propre main brûler s’il le fallait. — Alors pour toi, tout prix est bon à payer pour vaincre Bonaparte ? — Ils ont tué mon frère. C’était un soldat, tout comme vous. Enfin, pas comme vous. C’était juste un riadovoï, pas un officier. Comment savait-elle que nous étions officiers, je n’aurais su le dire. — Où est-il mort ? demandai-je. — À Smolensk. — Comment s’appelait-il ? — Fédia. Il disait que le tsar ne laisserait jamais les Français prendre Moscou. (Elle marqua une pause avant d’ajouter : ) Il avait tort. — Non, je crois que tu as mal entendu. Le tsar ne les laissera jamais garder Moscou. C’est pour cela qu’il nous a envoyés ici, Dimitri et moi. — Juste vous deux ? demanda-t-elle avec dérision. — Et d’autres. — J’ai entendu dire qu’ils ont lâché un fléau qui n’affecte que les Français. C’est vrai ? — Tu serais heureuse si c’était le cas ? — Je serais contente de payer n’importe quel prix pour être débarrassée d’eux. J’ai été heureuse de perdre Fédia. (Elle se tut soudainement. Je sentis les larmes monter en elle lorsqu’elle comprit ce qu’elle venait de dire à propos de son frère.) Pas heureuse, parvint-elle à articuler, d’une voix étranglée, désespérée de me faire comprendre ce que je trouvais si évident. — Je sais ce que tu veux dire, dis-je. — Alors pensez à moi quand vous les tuez. Et à Fédia aussi. Pensez à nous et ne montrez pas la moindre pitié. Je n’eus pas le temps de répondre. Nous étions arrivés à son « domicile ». Il s’agissait d’un bidonville, construit dans un cimetière, à quelques pâtés de maisons au nord de l’endroit où Natalia nous avait trouvés. Des tentes et auvents grossiers avaient été installés pour accueillir peut-être cinquante ou soixante personnes. Vers la périphérie, une sorte de marché s’était constitué, vendant des denrées alimentaires de base et des vêtements, ainsi que des objets plus prestigieux qui avaient sans aucun doute été dérobés dans les maisons environnantes. Si je ne pouvais pas leur reprocher de vendre les objets de valeur abandonnés derrière eux par les évacués qui n’en avaient plus l’usage, j’avais vu sur Natalia et je constatais maintenant sur les autres une émaciation qui m’indiquait qu’ils ne devraient pas stocker de l’or en échange de nourriture, mais bien l’inverse. Les vêtements aussi, bien qu’ils semblent maintenant être une source de revenu, leur manqueraient malheureusement durant les mois d’hiver dans une ville aux deux tiers ravagée par le feu, même si les Français partaient. Elle nous conduisit à travers le marché vers une zone centrale, divisée en petites cellules par de minces et mauvais rideaux de lin. Elle nous fit entrer dans l’une d’elles où un homme, d’une cinquantaine d’années, était assis en tailleur sur le sol boueux, et enfonçait des clous dans une paire de bottes. Autour de lui étaient dispersées quelques possessions rudimentaires, et de l’autre côté de la cellule une peau de mouton marquait l’emplacement de leur lit, un paquet de tissu grossièrement attaché servant d’oreiller. Ce fut là que nous allongeâmes Dimitri. — Voici mon père, dit Natalia. Il est cordonnier, ajouta-t-elle inutilement. Je tendis ma main. — Alexeï Ivanovitch. Il tendit la sienne en retour. — Boris, dit-il. Boris Mikhaïlovitch. — Alexeï est officier, ajouta Natalia fièrement. — Dans ce cas, je suis sûr qu’il préférerait que tu n’annonces pas cela trop fort, ma chérie, répondit Boris Mikhaïlovitch. (Il lui tendit les chaussures.) Maintenant, apporte cela au lieutenant… j’ai oublié son nom, et assure-toi bien d’obtenir de lui ce qu’il t’a promis. Natalia prit les chaussures et détala. Toute ma vie durant, j’avais — je l’espérais — servi mon pays et servi mes officiers supérieurs, mais je n’avais jamais eu à travailler de la façon dont un valet sert son maître ou un cordonnier sert son client. Le contraste entre le désir de Natalia de voir morts tous les Français à Moscou et son empressement à prendre leur argent était quelque chose dont je n’avais encore jamais fait l’expérience ; du moins, pas du même côté de l’arrangement. Domnikiia cultivait-elle, me demandai-je, les mêmes sentiments ambigus vis-à-vis de ses clients ? J’espérai qu’à une exception près ce fut le cas, et je croyais sincèrement à cette exception et au fait qu’il s’agisse de moi, mais j’aurais donné beaucoup pour être avec elle en cet instant et l’entendre me le confirmer. J’aurais donné beaucoup pour être avec elle, quel que soit ce dont elle choisissait de parler. — Comment va votre ami ? demanda Boris, inclinant sa tête en direction de Dimitri. Son visage affichait une chaleureuse curiosité. Le blanc de ses yeux était d’un jaune fatigué et il devait plisser les paupières pour me fixer, mais j’avais rarement porté le regard sur un visage avec lequel je m’étais senti aussi immédiatement en confiance. La question n’était pas posée simplement pour faire la conversation, mais traduisait une inquiétude sincère pour un homme auquel il n’avait jamais parlé. Il s’était saisi d’une nouvelle paire de bottes sur laquelle travailler et était penché dessus, les yeux collés à son travail avec la myopie qui est la marque de l’expertise chez un véritable artisan. Lorsqu’il me parlait, il me jetait un regard par en dessous, des rides se formant sur son front comme des vagues sur la mer, s’arrêtant à une ligne abrupte pour laisser le dôme de son crâne lisse et imperturbable. — Il est gravement brûlé, mais je pense qu’il va s’en tirer. (Je me penchai sur Dimitri. Il respirait plus normalement maintenant. Les brûlures sur son visage, ses mains et ses avant-bras étaient sévères, mais pas assez profondes pour le tuer.) Nous vous laisserons avant la tombée de la nuit. — Non, non, non. Quittez-nous quand vous voulez, mais il n’y a pas d’urgence. J’aime ma Natalia autant que j’aimais sa mère, mais une fille ne peut jamais être un fils. Mon fils, Fiodor Borissovitch, était un soldat lui aussi. Il est mort à Smolensk. Il avait dix-huit ans. Il marqua une pause, perdu dans le souvenir de son fils, puis il tendit le bras vers une pile de chiffons à côté de lui, glissant sa main en dessous. — Tenez, dit-il, en sortant une bouteille de vodka à moitié pleine. Je ne peux pas boire avec Natalia comme je le pouvais avec Fédia. (Il ouvrit la bouteille et la porta à ses lèvres, ne buvant pas plus d’une gorgée. Il essuya le goulot.) Je suis désolé, je n’ai pas de verre, dit-il en me tendant la bouteille. Je m’assis par terre, étendant ma jambe brûlée devant moi dans l’espoir d’atténuer la douleur sourde et continue. Je bus délibérément autant que lui, ni plus ni moins. Je lui offris la bouteille en retour, avec un sourire et un « merci » qui venait littéralement du fond du cœur. — Non, buvez autant que vous voulez, me dit-il. Je suis sûr que ma fille a été trop polie pour vous le dire, mais vous avez l’air épouvantable ; pire que votre ami. Je me rappelai comme Dimitri avait été choqué par mon apparence la veille au soir. Les activités de la nuit n’avaient pas dû m’arranger. Mais, à la mention qu’il fit de Dimitri, je me souvins que mon ami avait bien davantage besoin d’une boisson que moi-même ou que le vieux cordonnier. Je portai la bouteille à ses lèvres et il avala les quelques gouttes qui tombèrent dans sa bouche. Il toussa un peu et marmonna quelque chose entre ses dents. Je tentai de forcer encore un peu de spiritueux entre ses lèvres, mais il les tint fermées et détourna la tête. Une fois encore, je tendis la bouteille à Boris Mikhaïlovitch. Il prit une autre petite lampée avant de me la redonner. — Buvez-la, Alexeï. Fédia ne peut plus boire, c’est donc à vous qu’elle doit revenir. Je bus une nouvelle gorgée, en y prenant plus de plaisir, sentant le feu s’écouler dans ma gorge et à travers ma poitrine avant de se répandre comme une fontaine le long des parois de mon estomac. Je pris une autre goulée et j’éprouvai la même sensation de rafraîchissement. Je savais que l’homme me donnait ses dernières réserves, que je devais être reconnaissant et sobre, mais je ne le pouvais pas. Je bus gorgée après délicieuse gorgée jusqu’à ce que la bouteille soit à sec. S’il était contrarié de voir la dernière goutte de sa vodka bue, il ne le montra pas. Il se contenta de sourire du sourire d’un vieil homme qui apprécie de voir chez les autres la jouissance des plaisirs qu’il ne peut plus apprécier lui-même. — Étiez-vous à Smolensk ? demanda-t-il. J’acquiesçai. — Racontez-moi comment c’était. Et c’est ainsi que commença une longue journée que je passai à relater chaque récit de guerre que je connaissais. Je lui racontai les campagnes lointaines, comme Austerlitz, et les batailles les plus récentes de Smolensk et de Borodino. Je parlais toujours comme si j’avais été un simple soldat. Il n’avait pas besoin d’histoires d’espionnage et d’Opritchniki, simplement des histoires braves et honnêtes de soldats du genre de ceux avec lesquels son fils avait combattu. Tandis que je parlais, il continuait à réparer des bottes, capable d’écouter et de travailler sans qu’une activité interfère de quelque manière avec l’autre. Malheureusement, il n’avait que trois paires dans sa pile et, une fois qu’elles furent réparées, il n’avait plus rien à faire. Au cours de notre conversation, Natalia revint. Elle apportait l’argent reçu pour la paire de bottes qu’il lui avait donnée, ainsi que deux autres paires dont il devait s’occuper. Il s’en chargea rapidement, écoutant mes épopées tout du long. Natalia était également assise par terre, à nos côtés, captivée par mes mots, baignée dans l’illusion que son frère était de nouveau avec eux. Vers le milieu de l’après-midi, Boris envoya sa fille chercher un peu de nourriture. Elle revint avec une miche de pain et, par miracle, du beurre. Dimitri n’était pas en état de manger, mais ils partagèrent leur nourriture avec moi comme si je faisais partie de leur famille. Une fois encore, mon cœur m’ordonnait de me retenir, mais ma faim l’emporta. Il s’avéra, après que j’eus doucement roulé la jambe de mon pantalon pour inspecter ma jambe, qu’elle n’était pas trop gravement brûlée. Dimitri m’avait arraché de l’escalier en flammes après quelques secondes seulement, et la chaleur n’avait donc pas pénétré trop profondément. Tous les poils de mon tibia et de mon mollet étaient calcinés. La peau était rouge mais encore intacte. Cela guérirait facilement. J’étais certainement en bien meilleur état que Dimitri. En début de soirée, je leur avais montré mes doigts manquants et raconté une version fort expurgée de la façon dont je les avais perdus. J’avais tourné la tête de Dimitri pour leur montrer la cicatrice sur sa joue et leur raconter toute l’histoire. J’aurais aimé leur faire le récit de l’héroïsme courageux d’un jeune riadovoï nommé Fiodor Borissovitch que j’aurais rencontré à Smolensk, mais je ne pus pas. Même si je l’avais rencontré, je doute que j’aurais pu me souvenir de lui, et je ne pouvais pas me forcer à mentir à ces gens — même pour leur faire plaisir — sur un sujet qui leur tenait autant à cœur. Lorsque la nuit tomba, je réalisai que du travail m’attendait. Je pris congé, mais leur dis que je reviendrais. Il y avait une fraîcheur dans l’air de Moscou, cette nuit-là, qui semblait familière et que, pourtant, j’avais si rapidement oubliée. Les derniers des incendies étaient en train de mourir et il n’y avait rien d’autre à brûler, ainsi l’air avait retrouvé une odeur normale. Mieux que normale. En débarrassant la ville de tant de bâtiments, les incendies avaient laissé derrière eux une ville plus propre, une ville avec moins de déchets et moins d’eaux usées. Peut-être la pénurie, dans la ville, de chaque objet permettant la survie signifiait-elle aussi qu’il y avait littéralement moins de déchets. Personne ne jetterait même l’os le plus sec ou les légumes les plus pourris à un moment où l’on ne savait pas de quoi serait fait le prochain repas. Les rats devaient vivre une période difficile. Personnellement, je préférais la puanteur traditionnelle de la ville. Une amélioration légère aurait pu être agréable, mais pas à ce point. Les odeurs étaient celles de la vie. La propreté était celle d’un désert vide. Le rendez-vous de cette nuit-là était à Tverskaïa, dans une taverne située non loin de l’auberge où nous avions logé en des temps plus heureux. Je ne savais pas si nous étions censés nous retrouver à l’intérieur ou à l’extérieur. L’intérieur est l’endroit le plus évident lorsque l’on se rencontre dans une auberge, mais nous courions le risque qu’elle grouille de soldats français à la recherche du moindre endroit où ils pourraient se détendre. Quand j’arrivai, je compris que la question n’était plus à débattre. Il n’y avait plus d’intérieur ni d’extérieur, car il n’y avait plus de taverne. Elle avait, comme la totalité des autres bâtiments du pâté de maisons, intégralement brûlé. Je restai et attendis de l’autre côté de la rue, qui était moins endommagé, appuyé contre le mur et analysant les ruines des bâtiments d’en face. Je fus soudainement terrassé par la fatigue. Je n’avais pas dormi depuis la tombée de la nuit, la veille, tout au fond de la crypte de cette église à Zamoskvorechié. Mes paupières commencèrent à s’affaisser. Je tentai de les maintenir à demi ouvertes, puis de n’en fermer qu’une, puis l’autre, puis je décidai de m’accorder quelques secondes de repos en les fermant toutes les deux. Je m’éveillai dans un sursaut. Je ne savais pas combien de temps j’avais dormi, mais j’étais encore debout et je doutais donc que cela ait été davantage que quelques secondes. Quelque chose se déplaçait dans les ombres noires, calcinées, en face de moi. Le mouvement s’interrompit lorsque je l’observai. — Vadim, sifflai-je, avec davantage d’espoir que d’impatience. Il n’y eut aucune réponse. J’espérais voir Vadim, mais j’étais bien conscient d’avoir tout autant rendez-vous avec les Opritchniki. C’était un risque que je devais prendre, mais je compris soudain à quel point j’étais ridicule. J’en avais maintenant tué quatre. Comment pouvais-je être certain qu’aucun des autres ne m’avait silencieusement observé lorsque j’agissais ? Même s’ils ne m’avaient pas vu de leurs propres yeux, ils pouvaient vite devenir soupçonneux. Et je ne savais que trop bien comment ils avaient pris leur revanche sur Max pour les crimes qu’il avait commis à leur encontre. Il y eut de nouveau du mouvement parmi les décombres, cette fois sur la droite ; je ne l’aperçus que du coin de l’œil. Je me plaquai contre le mur, mais je savais que je pouvais encore être clairement vu. J’avais été stupide de venir. Il y avait encore cinq vampires lâchés dans la ville, avec de bonnes raisons de s’attaquer à moi. Même si je me dissimulais dans la plus profonde crypte, ils finiraient par me trouver, et je leur avais facilité les choses en me rendant à notre rendez-vous. Peut-être avais-je espéré qu’ils me croient assez rusé pour supposer que je ne me montrerais pas. Mais, à leur place, j’aurais aussi tenté le coup. J’aperçus un éclair lumineux, un reflet dans l’œil d’un Opritchniki, puis j’entendis un mouvement provenant d’un peu plus bas dans la rue. Je posai la main sur ma poitrine et sentis la dureté rassurante de l’icône du Sauveur. Je lui adressai une prière silencieuse. Cela dut le surprendre ; Il n’avait pas entendu parler de moi depuis de nombreuses années, mais j’avais été élevé dans la croyance qu’Il n’était pas du genre à garder une rancune mesquine. Je me glissai le long du mur vers l’extrémité de la rue, priant pour qu’ils n’y aient pas posté un garde, mais sachant que, même si je courais, ils pourraient facilement me rattraper. Ils pouvaient jouer avec moi. Me laisser m’enfuir cette nuit-là pour frapper un autre soir. Aucun endroit ne serait sûr dans une ville qui était désormais à la merci de leur bestialité — une ville où je les avais menés. Soudainement, il y eut un couinement et le bruit d’une chute de décombres. Je regardai et vis un chat bondissant des ruines de la taverne vers la rue. Il se retourna, prêt à se défendre quand un autre chat jaillit à sa poursuite. Tous deux étaient squelettiques, mais le premier avait un morceau de nourriture dans la gueule, et le second le désirait. Je m’enfuis. Je fis cinquante pas avant de comprendre que ces chats étaient tout ce que j’avais vu et entendu au milieu du charbon, mais je n’arrêtai pas de courir. Même si les Opritchniki n’étaient pas là à ce moment précis, ils pouvaient arriver plus tard. Si Vadim venait, il devrait faire attention. Il était assez intelligent pour ne pas s’y rendre, de toute façon plus intelligent que moi. Je détalai jusqu’au bidonville où j’avais laissé Dimitri avec Natalia et son père. Je me calmais peu à peu, mais la terreur courait encore dans mes veines ; une terreur qui aurait dû me frapper lorsque j’avais vu pour la première fois les dents de Matfeï sur la gorge de ce soldat, mais qui maintenant prenait possession de moi en guise de vengeance. Dimitri occupait toujours ce qui faisait office de lit unique. Natalia et Boris dormaient à même le sol boueux, enlacés pour se tenir chaud et se réconforter. Il y avait une bande de terre vide entre eux et Dimitri. Je m’y allongeai, mais le sommeil ne me vint pas rapidement. Lorsqu’il arriva, ce fut un oubli bienvenu. Je m’éveillai tard le lendemain matin, ayant déjà décidé de la marche que Dimitri et moi devions suivre. Je sentis une odeur de thé. Je me redressai en position assise et trouvai immédiatement la main de Natalia m’offrant une tasse. Je la pris et bus avec gratitude. Son père était assis à sa place habituelle, sirotant tranquillement son thé. — Bonjour, Alexeï Ivanovitch. C’était Dimitri. Il était assis sur son lit de fortune, buvant également du thé, une pomme à moitié mangée à la main. — Comment te sens-tu ? demandai-je. Il baissa les yeux vers ses mains et ses bras couverts de cloques. Je remarquai que la paume de sa main gauche, dans laquelle il tenait son thé, était normale ; la droite était rouge, à vif, brûlée aussi gravement que le reste de son bras. Il ne pouvait tenir la pomme qu’avec l’extrême bout de ses doigts, et il faudrait de nombreuses semaines avant qu’il soit de nouveau en mesure de tenir une épée. Il posa sa tasse et leva la main gauche vers le côté droit de son visage. Sans même le toucher, il pouvait sentir dans la chaleur de sa main qu’il était brûlé là aussi. Il regarda sa main boursouflée. — Est-ce que mon visage a changé ? demanda-t-il. — Ce n’est pas si grave que cela, lui dis-je. Quand ta barbe aura repoussé, cela se verra à peine. Si sa barbe parvenait à repousser. — Que s’est-il passé ? — Nous étions dans la cave. Nous avons été surpris par le feu. — La cave où… — La cave où nous dormions, interrompis-je fermement, ne souhaitant pas que Natalia ou son père en apprennent davantage qu’il n’était besoin. Dimitri hocha la tête. Boris sembla comprendre lui aussi. — Je crois que nous avons des choses à faire, dit-il à sa fille. Elle le regarda avec surprise, puis prit conscience de ce qu’il voulait dire. Tous deux se levèrent et quittèrent la cellule. — Je me souviens avoir été pris au piège dans la cave, dit Dimitri. Tu m’as traîné dehors. Ioann et Iouda étaient à l’intérieur. Est-ce qu’ils… Je secouai la tête. — Ils ne se sont pas réveillés, mentis-je. Les cercueils étaient trop lourds pour les déplacer. Nous nous en sommes à peine sortis nous-mêmes. Dimitri hocha la tête d’un air contemplatif. S’il avait compris que c’était moi qui l’avais initialement enfermé dans la cave, il n’en montra pas le moindre signe ; mais, là encore, il m’avait caché beaucoup de choses ces derniers temps. — Quand cela s’est-il passé ? demanda-t-il. — Hier. — As-tu essayé de les rencontrer la nuit dernière ? J’acquiesçai, me remémorant ma terreur. — Aucun d’eux n’est venu. Vadim non plus. — Je ne suis pas certain qu’ils auraient été de la meilleure humeur qui soit si tu les avais vus. J’eu envie de rire, mais résistai. Je ne voulais pas avoir à expliquer mes craintes à Dimitri. — Je pense que nous devrions quitter Moscou, annonçai-je. C’était de la pure lâcheté, mais je savais que Moscou abritait maintenant de trop nombreuses menaces pour que j’aie le moindre désir d’y rester. Et, naturellement, Dimitri avait besoin de temps pour récupérer. Il ne répondit pas. — Tu n’es pas en état de faire quoi que ce soit, expliquai-je à ma conscience autant qu’à lui. Les Opritchniki peuvent très bien gérer les choses eux-mêmes. Et s’ils n’aiment pas que nous les espionnions, ce n’est pas une ville assez sûre pour que nous y restions. — Ils ne nous feraient pas de mal, Alexeï. Ils sont peut-être en colère, mais… eh bien, tu étais en colère contre moi, et cela ne m’a coûté que quelques bleus. Je ne dis rien. Dimitri avait probablement raison, en supposant qu’ils ne connaissent pas davantage mes projets que lui, et jusqu’à ce qu’ils n’aient plus besoin de nous. — Qu’en est-il de Vadim ? demanda Dimitri. — Je vais tenter de le trouver ce soir. Si je n’y arrive pas, je laisserai un message. (Dimitri avait l’air dubitatif.) Il peut prendre soin de lui-même, assurai-je. — Comment allons-nous partir ? J’y réfléchis. — Est-ce qu’il te reste encore un peu de l’or que Vadim nous a donné ? demandai-je. Dimitri glissa la main sous son manteau puis la retira, se rappelant que ses brûlures le mettaient dans l’impossibilité de manipuler quoi que ce soit. — Peux-tu ? demanda-t-il. C’est dans une ceinture portemonnaie. Je soulevai sa chemise et défis la ceinture. Elle paraissait lourde. — Je n’ai pas vraiment eu de raisons de dépenser beaucoup, expliqua-t-il, puis la question évidente lui traversa l’esprit : Et où est ton argent ? — Je l’ai caché, dis-je. Je vais aller le chercher maintenant. Je me frayai un chemin parmi les dizaines de compartiments similaires qui constituaient la colonie. À la périphérie, je trouvai Boris et Natalia en train d’attendre, calmement. Bien qu’il ait été très facile pour eux de rester dans les environs et d’écouter notre conversation, ils ne l’avaient pas fait. Je n’en attendais pas moins de leur part. — Je reviendrai ce soir, leur dis-je. Veillez sur Dimitri pour moi. Ma première escale était la crypte où j’avais dormi un peu plus tôt cette semaine-là. J’y avais laissé mes quelques possessions ainsi que ma part d’or. Rien de tout cela n’avait été dérangé. Il était risqué de porter mon épée sur moi à travers la ville occupée, mais il serait bien plus dangereux de voyager à l’extérieur de la ville sans elle. Je déchirai une bande de tissu de ma chemise et confectionnai un harnais que je pouvais utiliser pour la porter à l’épaule, sous mon manteau. Cela ne duperait aucun garde français qui choisirait de me fouiller, mais passerait au moins inaperçu en cas d’inspection visuelle. Ma tâche suivante, que je pensais être la plus difficile, était de trouver un moyen de transport pour quitter Moscou. La vue de quelques pièces d’or semblait faire naître des ressources dont je n’aurais jamais rêvé dans cette ville. Je me procurai de la nourriture, du thé et de la vodka et, finalement, après avoir été renvoyé d’un entrepreneur à l’autre, je trouvai un homme qui dit pouvoir me fournir une voiture et un cheval. Le prix était élevé, mais l’acompte était relativement faible, et j’avais donc une certaine assurance qu’il allait remplir sa part du contrat. Nous convînmes de nous retrouver juste à l’est de la ville, sur la route Vladimir, à l’aube du jour suivant. Je fis ensuite le tour de la ville pour me rendre aux sept lieux de nos rendez-vous quotidiens. À chaque endroit, je laissai le même message : 12 — 10 — 9 — ?9 — ?? ?9 représentait Iouriev-Polski. C’était un message extrêmement précis, destiné à indiquer que Dimitri et moi y serions à midi trois jours plus tard, mais c’était tout ce qui pouvait être exprimé dans les limites de notre code. Il devait au moins, je l’espérais, donner à Vadim l’idée que nous avions quitté Moscou. Iouriev-Polski était suffisamment éloignée pour que nous ne nous y rendions pas au grand galop pour une rencontre à midi. Il était facile de griffonner à la craie presque partout ou de graver un message à un endroit où il serait trouvé, sans pour autant être si évident qu’il puisse être accidentellement détruit. En faisant cela, j’avais l’occasion de rechercher tout message que Vadim aurait pu laisser lui-même, mais je n’en trouvai aucun. À la taverne incendiée de Tverskaïa, il n’y avait nulle part où je puisse laisser la moindre indication pour Vadim. S’il était venu ici et qu’il avait laissé une note gribouillée à mon intention, celle-ci avait déjà été perdue dans les flammes. Le dernier lieu de rendez-vous où je me rendis était celui du soir même. C’était le site du théâtre Petrovka, l’un des rares endroits à Moscou assuré d’être à l’abri des incendies qui avaient détruit les deux tiers de la ville, ayant déjà été réduite en cendres dans un autre incendie quelque sept ans plus tôt. Nous devions nous retrouver à l’angle nord-ouest du site en ruine. Je traçai mon message à la craie sur un mur bas puis attendis, observant à distance, espérant que Vadim allait arriver, priant que ce ne soit pas le cas des Opritchniki. J’attendis deux heures avant d’être certain que Vadim ne viendrait pas. J’eu presque toute du long la sensation d’être épié. J’observai autour de moi à plusieurs reprises et ne vis personne de notable, et encore moins un vampire. Je n’avais toujours aucune raison de supposer qu’ils nourrissaient la moindre suspicion à mon encontre, mais il était risqué de me montrer à un lieu de rendez-vous qu’ils connaissaient, d’où ils pouvaient me suivre et découvrir où Dimitri et moi dormions, avec le cordonnier innocent et sa fille. C’était, toutefois, un risque que je devais prendre. C’était déjà une trahison suffisante d’abandonner Vadim en ville, même si c’était précisément ce qu’il avait indiqué comme l’une des issues auxquelles nous pouvions être contraints. Je devais au moins faire un effort pour le contacter, même si la tentative échouait. Je me dirigeai de nouveau vers le bidonville et parcourus la faible distance par des voies détournées. Je ne pense pas avoir été suivi. Tandis que je m’approchais de l’espace minuscule, j’entendis Dimitri et Natalia parler. Dimitri était allongé sur l’emplacement désigné comme étant le lit, éclairé par la flamme vacillante d’une chandelle. Natalia était assise à ses côtés. Boris était endormi dans le coin. — Te voilà enfin ! s’exclama Dimitri lorsque j’entrai. Où étais-tu ? — J’attendais Vadim, expliquai-je, mais il n’est pas venu. — Veux-tu attendre une journée de plus ? Je ne me sentais pas enclin à attendre une minute de plus. — Non, c’est trop tard. J’ai déjà organisé notre transport pour demain. Nous devrons partir d’ici avant l’aube. — Où comptez-vous aller ? demanda Natalia. — À Iouriev-Polski, répondis-je. — Pourquoi ? demanda Dimitri, bien que je le soupçonne de le savoir parfaitement. — Pourquoi pas ? Nous restâmes assis en silence pendant un moment, accompagnés uniquement par la respiration creuse de Boris. — Veux-tu venir avec nous, Natacha ? Avec ton père ? C’était une requête surprenante de la part de Dimitri, aussi surprenante que son utilisation du surnom familier « Natacha » au lieu du prénom plus formel « Natalia ». Elle s’était occupée de lui pendant deux jours — il n’avait été conscient que pendant l’un des deux –, mais cela avait clairement eu un effet sur lui. Je n’avais jamais vu Dimitri dépendre de quelqu’un auparavant. Maintenant qu’il y avait goûté, il semblait l’apprécier. La jeune fille rit. — Partir ? — Nous pouvons vous emmener en sécurité, poursuivit Dimitri. — Nous sommes en sécurité ici. Nous aurions pu partir il y a une semaine, lorsque les Français sont arrivés, si nous avions voulu. (Puis elle se tourna vers moi.) Je croyais que vous deviez tuer tous les Français et leur faire quitter la ville ! m’admonesta-t-elle. — Dimitri a besoin d’être conduit dans un endroit sûr. Je reviendrai, dis-je, mais je savais que ce n’était pas sincère. Je m’éveillai tôt et secouai doucement Dimitri. Natalia et son père étaient allongés ensemble, dormant profondément. Des provisions que j’avais achetées la veille, je leur laissai du thé, deux bouteilles de vodka, deux de vin, du pain et du miel. Il y avait environ deux verstes à parcourir dans la ville jusqu’à l’endroit où, je l’espérais, la voiture nous attendait. Bien que Dimitri soit faible, il pouvait à peu près marcher avec mon soutien et, même si le trajet serait lent, je sentais que nous y arriverions. Ma seule préoccupation était que nous puissions arriver bien après l’aube et que, si nous étions trop en retard, notre contact ne nous attende pas. Nous n’étions pas arrivés bien loin lorsque j’entendis des bruits de course derrière nous. Un terrible instant, je fus certain que c’était un Opritchnik se préparant à bondir sur nous au moment même de notre fuite. Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre compte que les pas étaient bien trop légers pour cela, et s’approchaient de nous bien trop directement. C’était Natalia. Elle se plaça sous l’autre bras de Dimitri et nous progressâmes tous trois rapidement à travers les rues silencieuses, d’une manière très similaire à celle que nous avions employée lorsque nous l’avions rencontrée pour la première fois, deux jours plus tôt. — J’ai dit que je ne viendrais pas avec vous, expliqua Natalia, mais je vous accompagne jusqu’aux limites de la ville. Nous marchâmes en silence pendant un moment. Je vis de la sueur perler sur le front de Dimitri. Même avec notre soutien, l’effort était épuisant pour son corps affaibli. La transpiration devait le piquer atrocement lorsqu’elle coulait le long de sa joue brûlée, mais il ne se plaignait pas. — Avez-vous une femme, capitaine Danilov ? demanda Natalia, brisant le silence. — C’est bien formel. Tu m’appelais Alexeï avant. — Qu’est-ce que vous préférez ? J’aime bien « capitaine ». — C’est dommage que tu n’aies pas rencontré Vadim. Il est major. — C’est mieux, n’est-ce pas ? — Il est plus gradé, lui dis-je, sachant que Vadim lui-même n’était que trop conscient de la distinction. — Alors, est-ce que vous êtes marié ? — Oui, je le suis. Et nous avons un fils baptisé Dimitri. — Exactement comme le capitaine Petrenko. — Il a été nommé d’après le capitaine Petrenko. — Pourquoi ? Ah non, je me souviens. Il vous a sauvé la vie à Austerlitz. — C’est cela. — Et maintenant, vous lui avez sauvé la vie, donc vous êtes quittes. — Je ne crois pas que cela fonctionne tout à fait ainsi. La conversation cessa et nous poursuivîmes notre marche. De nouveau, ce fut Natalia qui rompit le silence. — Est-ce donc pour cela que vous allez à Iouriev-Polski ? Parce que votre femme y est ? Malgré son inconfort, Dimitri réussit à émettre un petit rire cynique. — Non, répondis-je, nous y avons juste des amis. — Est-ce que le capitaine Petrenko est marié ? — Ce que le capitaine Petrenko aime vraiment, c’est d’être surnommé Mitka, dis-je, prenant ma petite revanche sur le cynisme de Dimitri. — Vraiment ? (Je hochai la tête.) Alors, est-ce que Mitka est marié ? — Non, il ne l’est pas. — Pourquoi cela ? demanda-t-elle. — Je crois que c’est une question que tu ferais mieux de lui poser directement. Dimitri était, j’en suis sûr, soulagé en cet instant de ne pas pouvoir parler. Nous arrivâmes en bordure de la ville environ dix minutes après l’aube. L’homme avec lequel j’avais parlé la veille était là, avec une voiture ouverte à laquelle était harnachée une mule au lieu d’un cheval, mais cela ferait l’affaire. Rien n’indiquait qu’il avait amené quiconque avec lui ou qu’il envisageait de nous tendre une embuscade pour prendre notre argent. Il n’y eut aucun marchandage sur le prix convenu. Tout fut conduit avec la confiance simple d’un homme envers un compatriote, qui ne peut émerger qu’en temps de guerre. Il s’en retourna vers la ville, à pied, et Natalia et moi hissâmes Dimitri, ainsi que nos maigres possessions, sur la voiture. — Adieu, capitaine Danilov, dit Natalia en me prenant la main. (Puis elle s’approcha de Dimitri et se pencha en avant, l’embrassant sur sa joue indemne.) Adieu, capit… Mitka, dit-elle en pouffant de rire. Elle commença à s’éloigner, puis se retourna. — Et merci pour la nourriture… de ma part, et de la part de mon père. Je la rejoignis et lui glissai dans la main quelques-unes des pièces d’or qui me restaient. — Pour quoi faire ? demanda-t-elle. — Pour vous rembourser de votre gentillesse, dis-je. — La gentillesse n’exige aucun remboursement. (Elle ne se sentait pas insultée du tout, elle ne ressentait que de l’incompréhension.) Cela ne fonctionne pas ainsi. Elle tenta de me les rendre. — C’est un cadeau, dit Dimitri aussi fort qu’il le put. — Pourquoi devrais-je recevoir un cadeau ? demanda-t-elle d’une voix qui attendait clairement une réponse, comme si la vraie réponse était plus importante que le cadeau. — Quel jour sommes-nous aujourd’hui, Alexeï ? me demanda Dimitri. Je dus réfléchir un moment. — Le 8. Le 8 septembre. — Et pourquoi est-ce important ? demanda Dimitri. Natalia eut un grand sourire enfantin qui m’indiquait qu’elle savait très bien où Dimitri voulait en venir. Mais pourtant, il devait le dire lui-même. De mon côté, j’étais totalement perdu. — Dites-moi, répondit-elle d’un ton joueur. — C’est la Sainte-Natalia, ta fête. C’est pour cela que tu reçois un cadeau, lui expliqua Dimitri. — Merci, dit Natalia, souriant d’un air radieux et serrant les pièces contre sa poitrine comme s’il s’agissait des biens les plus précieux qu’elle ait jamais possédés (ce qui était, de fait, probablement le cas). Elle fit demi-tour et courut gaiement vers Moscou. Je montai à l’avant de la voiture et nous prîmes la direction du soleil levant. — Tu as donc retenu toutes les fêtes de saints, Dimitri ? — Oui. Il n’y avait aucune raison de douter de lui, mais cela semblait étonnamment en décalage avec son caractère. — Pourquoi ? demandai-je. Sa réponse fut simple. — Tu as bien vu son sourire. Chapitre 16 Il nous fallut trois jours pour atteindre Iouriev-Polski. Je fus surpris de la rapidité avec laquelle, hors de Moscou, le pays revenait à la normale. Nous vîmes des serfs travaillant dans les champs et des carrioles conduisant des produits aux marchés locaux. Certaines roulaient même dans la direction opposée à la nôtre, vers Moscou, où ils savaient qu’ils pourraient obtenir le meilleur prix pour ce qu’ils avaient à vendre. Il n’y avait pas le moindre uniforme français en vue. Je dormis plus confortablement que je ne l’avais pu depuis plusieurs jours, et pas seulement parce que ma peur s’estompait. Pour les auberges le long de la route, les affaires continuaient comme à l’accoutumée, et nous étions donc bien nourris et bien soignés. Les prix avaient baissé – une joie après l’exploitation qui régnait dans la ville de Moscou occupée — et, parce que Dimitri était considéré par tous comme un soldat héroïque blessé, nous obtenions toujours un peu plus de tout qu’habituellement. Dimitri et moi parlâmes beaucoup durant notre voyage, et notre amitié s’en trouva de nouveau cimentée. Nous n’évoquâmes pas les sujets lourds tels que la guerre, et nous n’abordâmes certainement pas les Opritchniki, mais, dans le cours d’une conversation normale, nous nous rappelions qui nous étions et parvenions à oublier — ou du moins à en réprimer le souvenir — les événements qui nous avaient séparés de force au cours des dernières semaines. Iouriev-Polski était bondée de réfugiés et de soldats blessés. Trouver des soins pour Dimitri ne posa aucun problème. Il se vit attribuer un lit dans un hôpital de fortune — un ancien couvent — et l’opinion médicale était qu’il allait s’en remettre. Les cicatrices resteraient toujours visibles, mais même l’usage de sa main droite devrait finir par lui revenir. Je le quittai et me mis en quête de Domnikiia. Il s’avéra qu’il était plus facile de trouver Piotr Piétrovitch, que tout le monde en ville semblait connaître. Si vous aviez besoin de quelque chose, quoi que ce soit, Piotr Piétrovitch pouvait vous le fournir – à un certain prix. Nourriture, alcool, munitions : il était l’homme qui pouvait vous les procurer. Je le trouvai dans une taverne. On ne pouvait le manquer dans la mesure où il était l’un des quelques courageux qui continuaient à opter pour l’élégance française, bien que cela ne semble en aucune manière faire obstruction à sa discussion d’affaires avec un colonel d’artillerie. Lorsqu’il eut terminé, je m’approchai. — Piotr Piétrovitch ? demandai-je en lui tendant la main. — Oui, répondit-il, la saisissant en essayant de se rappeler où il m’avait déjà vu. — Je suis le capitaine Danilov, lui dis-je. J’espérais que vous pourriez m’aider, je suis à la recherche de Domnikiia Sémionovna. (Il m’observa avec des yeux vides.) De Dominique. — Ah ! s’exclama-t-il, me reconnaissant enfin. De Dominique. (Il baissa la voix.) J’ai bien peur que, pour le moment, capitaine, cet aspect de mes affaires soit suspendu… non pas que j’aie eu des problèmes, je vous assure. C’est simplement que, pour le moment, il y a des moyens bien plus intéressants de gagner sa vie. Mais une fois que vous autres, jeunes gens, pourrez chasser Bonaparte de Moscou, les affaires reprendront comme d’habitude, ne vous inquiétez pas. Il me fit un clin d’œil. — Je désire simplement la voir, expliquai-je avec une certaine retenue. C’est une amie. — Vraiment ? Une amie ? (Le concept semblait nouveau pour lui.) Eh bien, dans ce cas, vous la trouverez à l’hôpital qui jouxte l’église de Saint-Nicolas. C’est une des infirmières. — Une infirmière ? — Elles le sont toutes. Il y a beaucoup de soldats malades en ville. Je me dirigeai vers l’hôpital. Il n’était pas grand, constitué seulement de deux longues pièces formant un L, comportant chacune une vingtaine de lits. Je regardai dans la première et j’y reconnus instantanément Domnikiia, penchée sur un lit à l’extrémité la plus éloignée de la pièce. J’attendis, la main sur le chambranle de la porte tandis que j’essayais d’avoir l’air détendu. En fait, je l’agrippais pour me soutenir. Elle se releva et commença à s’approcher du suivant. Elle regarda dans ma direction. Elle était trop loin pour établir un contact visuel mais, lorsque ses yeux tombèrent sur moi, ses pas faiblirent légèrement, comme si elle venait de se tordre la cheville. Elle récupéra instantanément et ne marcha que jusqu’au lit suivant. Elle se pencha sur le patient, lui parla et redressa son oreiller. Puis elle se déplaça vers le patient suivant, et après cela le suivant, et encore un autre après. Tandis qu’elle approchait, elle ne me regarda jamais directement. Bien qu’elle déambule de façon si désespérément lente, la force de son approche me donnait l’impression qu’un étalon au grand galop me chargeait. Un sentiment terrible d’anticipation montait en moi à mesure qu’elle se rapprochait. Je ne pouvais pas m’éloigner, et pourtant, la perspective qu’elle m’atteindrait finalement me remplissait d’une sensation d’impact imminent. Enfin, ayant accompli son devoir auprès de chacun des vingt hommes de la salle, elle arriva près de la porte. Elle leva sur moi ses magnifiques yeux bridés et sourit de son sourire professionnel, qui lui était aussi utile dans son activité actuelle que dans la précédente. — Bonjour, Alexeï Ivanovitch, dit-elle, ne trahissant pas la moindre émotion. (Je me contentai de sourire en réponse.) Viens avec moi dehors un instant, poursuivit-elle. Elle ouvrit le chemin vers une cour calme. Je sentis mon cœur battre férocement dans ma poitrine, implorant d’être libéré. Elle se retourna et posa les mains sur ma tête, m’attirant vers ses lèvres. Nous nous embrassâmes ardemment, mais aussi brièvement, avant qu’elle s’écarte et qu’elle pose ses lèvres d’abord sur mon front, puis sur mes sourcils, mes yeux, mes joues, puis mes oreilles, mon menton, mon cou, mes mains, mes paumes et mes doigts. J’étais passif et consentant pendant que ses lèvres marquaient chaque parcelle de mon corps comme son territoire. Enfin, elle leva ma main gauche vers ses lèvres et embrassa la minuscule surface de peau entre mon majeur et ce qui restait de mon annulaire. Puis elle s’appuya contre ma poitrine, non pas en m’embrassant mais en tenant ses bras devant elle, repliés entre nous. Désormais, elle offrait une certaine passivité, et je la serrai contre moi de toutes mes forces. — J’ai eu peur que tu sois mort, Liocha. — Pourquoi croirais-tu cela ? — Je ne l’ai pas cru, juste craint. — Je t’ai regardée partir de Moscou, lui dis-je. Tôt ce matin-là. — Bien. (Elle me sourit.) Je ne t’ai pas vu. — Je suis un professionnel, répondis-je. Nous nous mîmes à marcher, main dans la main, les doigts entrelacés. — Pourquoi as-tu quitté Moscou aussi vite ? demanda-t-elle. — Dimitri a été gravement brûlé dans les incendies. Je l’ai amené ici. — Tu aurais dû le laisser brûler. (Elle changea d’avis, presque sans la moindre interruption.) Je suis désolée, c’est ton ami, il t’est assez cher pour que tu l’amènes ici. — Il ne l’était plus pendant un temps, mais je pense que nous avons dépassé ce stade maintenant. — Pourquoi ne l’étiez-vous plus ? À cause de Max ? — Et de toi. — Alors pourquoi êtes-vous venus ici, à Iouriev-Polski ? — Dimitri me l’a suggéré. Je n’étais pas très motivé, dis-je avec un sourire en coin. Elle serra son petit poing et me frappa dans les côtes. — Et ton autre ami, Vadim, est-il également ici ? — Non. Pour autant que nous sachions, il est toujours à Moscou. J’espère qu’il va nous rejoindre. Cela sonnait creux, même pour moi. Les quelques semaines qui suivirent, notre relation fut bien moins charnelle qu’elle ne l’avait jamais été. J’avais trouvé un logement dans une caserne proche de l’endroit où Dimitri se remettait, et Domnikiia vivait dans des quartiers d’infirmières. Quand nous étions ensemble, j’étais forcé de me comporter comme tout soldat courtisant une infirmière, réunis par les aléas de la guerre. Nous passions notre temps à parler, à nous tenir les mains, à marcher dans la ville et, bien qu’il aurait été agréable de dire qu’à travers ces conversations nous apprîmes à nous comprendre bien mieux qu’auparavant, cela n’était tout simplement pas vrai. Nos conversations n’étaient pas plus et pas moins intimes ou stimulantes que celles que nous avions eues nus et enlacés dans son lit à Moscou. Pour moi, du moins, elles avaient l’intérêt d’être moins chères. Je lui racontai une bonne partie de ce qui était arrivé depuis notre séparation ; l’état de la ville sous l’occupation française et la destruction causée par les incendies. Je lui parlai de Boris et Natalia, expliquant qu‘ils avaient pris soin de nous avant notre départ, mais je ne lui dis rien des Opritchniki et de ce que j’avais découvert à leur sujet. Je savais que j’aurais dû le lui dire, mais, dès qu’une occasion se présentait, je l’évitais. Mon silence renforçait l’illusion confortable de sécurité que je m’étais délibérément construite mais, derrière, la terreur n’était jamais très loin de mon esprit. — Tu ne poses jamais de question à mon sujet, dit-elle un jour soudainement alors que nous marchions dans une soirée de fin d’été. — Je te demande tous les jours ce que tu as fait, répondis-je, légèrement offensé. — Je veux dire à propos de qui je suis, de ma vie avant que tu me connaisses. — Oh, cela, dis-je après une pause d’un instant. Alors raconte-moi. — Que souhaiterais-tu savoir ? « Tout » aurait été la véritable réponse, mais des éléments précis seraient plus simples. — Où es-tu née ? commençai-je. — À Moscou, répondit-elle. J’ai toujours vécu à Moscou. — Tu n’as jamais quitté la ville ? — Je ne pense pas m’être jamais éloignée de plus de trois verstes de l’endroit où je suis née, jusqu’à ce que je vienne ici. — Tu dois trouver Iouriev-Polski très exotique, dis-je. — C’est petit et ennuyeux, dit-elle. C’était un résumé exact. — Et où est ta famille ? — Je ne sais pas, répondit-elle. Mon père avait une boutique, de modiste. Nous vivions au-dessus, lui, ma mère, mon frère et moi. Nous n’étions pas riches, mais il avait de l’ambition. Il croyait que la voie la plus sûre vers le succès était de faire de ses clients des amis, s’ils étaient assez riches ou importants. Mais les riches s’enrichissent en ne payant pas leurs factures avant d’y être contraints, et il ne pensait pas qu’il pouvait réclamer à des gens tellement au-dessus de lui quelque chose d’aussi mesquin que le paiement d’une facture. — Donc tu as appris de ses erreurs, dis-je sur un ton léger. — Ce n’est que trop vrai. Mais mes clients tendent à payer très vite de toute façon. Aucun n’a envie que son épouse tombe sur une facture impayée pour mes services à la fin du mois. — Alors qu’est-ce qui a mal tourné ? — Qui te dit que quelque chose a mal tourné ? dit-elle, surprise. Je suis là, maintenant, avec toi, n’est-ce pas ? — Tu aurais pu y parvenir par une voie plus facile. — Tu crois ? La seule autre voie menant à ton pantalon aurait été de devenir une fille coincée de la bonne société de Pétersbourg, et cela n’a jamais été une option. Je me raidis. Ce n’était en aucune manière une description exacte de Marfa, mais du — volontairement — peu que j’avais raconté à Domnikiia à son sujet, c’était à prévoir. — Je suis désolée, poursuivit Domnikiia. C’était injuste. — C’est bon. Alors, que s’est-il passé ? — J’ai été chavirée par un client. Un des clients de mon père, je veux dire… du moins au départ. Il avait l’habitude de venir à la boutique pour acheter à son épouse les chapeaux les plus jolis qui soient. Puis il m’a acheté un joli chapeau. Et il a obtenu ce qu’il attendait en retour. Assez vite, il m’a simplement donné de l’argent. Mais son épouse a découvert le pot aux roses, et elle l’a dit à toutes ses amies ; et soudain, les maris n’ont plus eu le droit de venir nous voir pour acheter les chapeaux de leurs femmes. » Mon père savait ce qui avait provoqué cela. Nous nous sommes disputés et il m’a frappée, alors je suis partie. J’ai loué une chambre et me suis débrouillée de la seule façon que je connaissais. Sauf que, maintenant, les hommes que je voyais n’étaient pas du genre à acheter des chapeaux pour leurs femmes, même s’ils en avaient les moyens. Avant peu, l’un d’eux m’a frappée et je suis donc retournée à la maison. — Je vois, dis-je. — Sauf qu’il n’y avait plus de maison. La boutique avait fermé et ma famille était partie. Je suppose que j’avais ruiné sa réputation. Et donc je me suis remise au travail, et d’autres hommes m’ont frappée, mais la plupart d’entre eux payaient alors j’ai survécu. Ensuite j’ai rencontré Piotr Piétrovitch. Et il savait comment faire payer davantage les hommes, même si moi je gagnais moins. Mais j’ai un toit, un lit et… une maison. — Tu n’as jamais cherché à retrouver ta famille ? demandai-je. — Je le ferai, répondit-elle, mais pas tout de suite. Il ne s’est pas encore écoulé assez de temps. La façon dont elle racontait cette histoire donnait l’impression que tout s’était déroulé très, très longtemps auparavant, mais elle était encore trop jeune pour que quelque chose lui soit arrivé il y a si longtemps. — Combien de temps cela fait-il ? demandai-je. — Trois ans… depuis que j’ai quitté la maison. — Tu as eu de la chance, je suppose. — Davantage que la plupart, dit-elle. Je suis jolie. Les hommes aiment cela. — Et tu es intelligente. Les hommes aiment cela aussi. — Non, Liocha, dit-elle avec condescendance. Ça, c’est seulement toi. Nous marchâmes un peu en silence. — Alors, est-ce que tu vas me raconter tous les secrets de ton passé ? finit-elle par me demander. — Il ne vaut mieux pas, je pense. En outre, cela ne devrait pas faire de différence. — Que veux-tu dire ? — C’est exactement la raison pour laquelle je ne t’ai jamais posé de questions au sujet du tien : je te connais, dis-je. Tu n’as pas besoin d’explication. J’aurais pu dire la même chose au sujet de Max, autrefois. — La vie doit être très ennuyeuse pour toi qui sais tant de choses, Alexeï Ivanovitch, répondit-elle avec superbe. Peut-être qu’un jour je te surprendrai. Elle n’a jamais cessé. Vers la fin septembre, Dimitri avait suffisamment récupéré pour être transféré de l’hôpital vers une caserne régulière. Le risque d’infection de ses brûlures était passé, avaient dit les médecins, et il n’y avait maintenant plus qu’à attendre jusqu’à ce que sa peau se reconstitue intégralement. — Cela signifie-t-il que vous allez retourner à Moscou ? demanda Domnikiia quand je lui annonçai la nouvelle. Ce n’était que lorsque j’avais été assis sur cette carriole, avec Dimitri allongé à l’arrière, quittant la ville, que j’avais réalisé à quel point j’avais été véritablement terrifié à Moscou. J’avais initialement réagi à la découverte de la véritable nature des Opritchniki en les combattant. Mais quand le besoin d’agir avait faibli, mes peurs avaient trouvé un espace pour remonter à la surface. J’avais vu comment les Opritchniki tuaient, leur force et leur sauvagerie. Je savais que je ne voulais pas mourir ainsi et cela m’avait fait comprendre que je ne voulais pas mourir du tout. Je souhaitais vivre et profiter de la vie. Je voulais mon épouse et mon fils, ma maîtresse, avoir davantage d’enfants et, bon Dieu, davantage de maîtresses. Je désirais lire des livres, boire du vin, jouer aux cartes et mourir très, très vieux. — Pas encore, répondis-je. Le bruit court que Bonaparte va devoir partir bientôt, quoi qu’il arrive. Il a perdu trop de temps. Il aurait pu tenter une victoire finale à Pétersbourg, mais il est resté sur son idée que Moscou était la clé et que cela briserait le cœur des Russes de le voir pris. La plupart d’entre nous pensaient la même chose, mais nous avions tous tort. Le tsar n’a pas négocié la paix, et les Français vont devoir passer l’hiver dans une ville plus sûre que Moscou. Plus ils restent, plus ils risquent de se retrouver isolés l’hiver venu. — Alors, après tout, nous n’avions pas besoin de vous pour sauver Moscou ? (Je n’avais pas de réponse.) Oh, Liocha, je suis sûre que tu y as contribué un peu. (Son ton était extrêmement paternaliste.) Ton ami Iouda est-il encore à Moscou à s’occuper des Français ? — Non, il est mort. — Tu n’as pas l’air très désolé. Que lui est-il arrivé ? De nouveau, j’aurais dû parler, mais je me dérobai encore. — Le même incendie qui a blessé Dimitri. Iouda n’a pas eu autant de chance. Le fait que Dimitri ait quitté l’hôpital signifiait que je pouvais moi aussi rechercher un meilleur logement. J’eus la chance de me trouver une chambre d’une taille décente à un prix raisonnable et ainsi j’eus, enfin, l’intimité que je désirais. Se voir raconter, en auditeur consentant, par une actrice convaincante que l’on est le meilleur amant au monde est une expérience très agréable. Mais une fois que le masque de l’actrice est tombé, il ne peut jamais être de nouveau utilisé de façon crédible. Connaître la vérité, le fait que l’on peut améliorer sa technique amoureuse, n’est pas aussi agréable que l’illusion de la perfection, mais c’est plus plaisant qu’une illusion qui explose. Et il y a toujours le plaisir de savoir qu’une pratique régulière amène des progrès. Lorsque je prenais conscience qu’il n’y aurait bientôt aucun moyen d’éviter de revenir à Moscou, je me rendis compte aussi qu’un jour je devrais probablement faire face aux cinq Opritchniki restants : Piotr, Andreï, Iakov Zevedaïinitch, Filipp et Foma. Je savais qu’ils pouvaient être tués par le feu. Du moins, je le croyais ; je n’avais aucune preuve tangible de la mort de Iouda et Ioann. J’étais sûr qu’ils pouvaient être tués en leur perçant le cœur avec un pieu en bois, et c’était la méthode qui me laissait le plus de contrôle. Je commençai à me tailler une solide dague de bois — presque une petite épée — que je pouvais manipuler avec la même dextérité qu’un sabre et donc qui me permettrait, par une feinte agile, de me débarrasser aussi bien d’un vampire que d’un homme. Un après-midi, tandis que j’étais assis sur mon lit, travaillant à ma nouvelle arme, Domnikiia pénétra dans ma chambre. Après m’avoir salué, elle m’interrogea à propos de l’épée. — Est-ce pour ton fils ? Elle ressemblait beaucoup à une épée en bois que j’avais fabriquée pour Dimitri Alekseevich quelques années auparavant, et que j’avais vue à ses côtés dans mon rêve, mais celle-ci avait des fins bien plus meurtrières. Je sus alors, comme je l’avais toujours su, qu’il était de mon devoir de raconter à Domnikiia ce que j’avais découvert. Notre relation pouvait la mettre en danger, et elle méritait au moins d’être avisée de la nature de ce danger. — Non, ce n’est pas pour lui, répondis-je. Je posai l’épée et m’allongeai sur le lit. Elle s’étendit près de moi et mit sa tête sur ma poitrine. Je fixais la petite fenêtre au-dessus de nous tout en lui racontant, essayant de dissimuler la terreur dans mon cœur tandis que je parlais. — Tu te souviens des Opritchniki ? — Bien sûr, dit-elle. J’ai rencontré Iouda, tu te souviens ? Je hochai la tête, marquant une pause pour me donner le temps de réfléchir à la meilleure manière de lui raconter ce que je savais. Il me fallait être direct. — Sais-tu ce qu’est un voordalak ? demandai-je. Elle me regarda. Son expression trahit une légère surprise face au tour qu’avait pris la conversation. Puis son regard se posa sur l’épée de bois, et revint sur moi. Son visage se métamorphosa. Elle comprenait, mais n’y croyait pas. — Tu ne devrais pas plaisanter à ce sujet, dit-elle. — Tu ne crois pas aux vampires ? Elle se leva. — Oh, moi, je crois aux vampires, Liocha, dit-elle, une pointe de colère dans la voix. Mais toi, non, j’en suis presque sûre. Ce n’est pas drôle d’être taquinée ainsi parce que je ne suis pas aussi intelligente que... Je l’interrompis. — Je n’y croyais pas, dis-je. — Quoi ? — Je n’y croyais pas, avant. Maintenant, j’y crois. Elle sourit un peu. — Eh bien, voilà une petite victoire pour l’esprit paysan. (Puis elle secoua la tête.) Mais ils ne peuvent pas en être. Pourquoi penses-tu qu’ils le sont ? — Tu vois, dis-je. Tu as des doutes. — Je suppose. Je ne sais pas. Simplement parce qu’on croit à quelque chose, cela ne signifie pas pour autant qu’on pense le voir un jour. Comment le sais-tu ? — Je les ai vus tuer, dis-je. Je les ai vus mourir. — Mon Dieu, murmura Domnikiia. Soudain, elle tomba à genoux et entreprit de défaire frénétiquement ma chemise. Puis, tout aussi brutalement, elle s’interrompit. — Dieu merci ! s’exclama-t-elle. — Quoi ? — Tu la portes encore. Elle fixait l’icône posée sur ma poitrine — celle que Marfa m’avait envoyée et que — je m’en souvenais seulement — Domnikiia avait insisté que je porte. — Est-ce que cela va m’aider ? — C’est ce qu’on dit. Ç’a été le cas jusqu’à présent, n’est-ce pas ? (Elle retira de l’encolure de sa robe un petit crucifix d’argent au bout une chaîne. Je l’avais remarqué à plusieurs reprises.) Je porte toujours ceci. (Elle le baisa et le remit en place.) Alors ce n’est donc pas vrai qu’ils vivent éternellement ? — Non, répondis-je. Sept d’entre eux sont déjà morts. — Tu les as tués ? — Certains d’entre eux. Ils sont plus difficiles à tuer, mais ils sont mortels, comme nous autres. — On m’a toujours dit qu’ils ne vieillissaient pas, dit-elle les yeux dans le vide, se rappelant des souvenirs d’enfance. Ils ne peuvent pas mourir, ils ne peuvent qu’être tués. La lumière du soleil les réduit en cendres. Ou un pieu en bois, transperçant leur cœur autrefois humain. Il était étonnant de voir avec quelle rapidité nous pouvions tous les deux être transportés vers un monde où de telles choses étaient monnaie courante. — Qu’en est-il du feu ? demandai-je, toujours conscient du fait que je n’avais aucune certitude quant à la mort de Iouda et Ioann. Elle réfléchit un moment puis hocha la tête. — Oui, je crois que j’ai entendu dire que cela fonctionne aussi. (Puis la réalité de ce dont nous discutions parut se faire jour en elle.) Est-ce ainsi que tu as procédé ? — Pour deux d’entre eux, dis-je. Max en a tué trois. Elle reposa sa tête sur ma poitrine. — Ce bon vieux Max, dit-elle doucement. J’espérais qu’elle ne me demanderait pas comment Max était mort, sachant que je ne pourrais jamais y répondre, mais elle demeura silencieuse. J’observai une larme rouler sur sa joue et m’absorbai dans la contemplation de sa peau. Lorsqu’elle parla, ce ne fut pas pour évoquer Max. — Ce serait merveilleux de ne jamais vieillir, dit-elle. D’être toujours jeune et d’avoir la vitalité de la jeunesse. — Et de voir tous tes amis vieillir et mourir autour de toi, ajoutai-je. — Cela n’aurait pas à se passer ainsi. Et si nous étions tous les deux des vampires ? (Son humeur était presque délibérément badine.) Nous pourrions vivre éternellement ensemble. Si nous ne faisions de mal à personne, ils nous laisseraient en paix. Ne penses-tu pas pouvoir m’aimer pour toujours ? — Ils n’ont pas de vie et ils n’ont pas d’amour, dis-je avec toute la gravité que je pus rassembler. Ils ont faim. Ils doivent manger et ils aiment infliger de la douleur en faisant cela. — Mais c’est probablement juste parce qu’ils étaient comme cela de leur vivant. Nous serions inchangés. Tu crois qu’un homme refuserait de voir son sang bu par un vampire aussi joli que moi — et de devenir immortel de surcroît ? C’en était trop. Je bondis sur mes pieds, la faisant ainsi tomber sur le plancher dur. Je me saisis de la dague que j’étais en train de sculpter et la tendis vers elle, simplement pour la lui montrer, non pour la menacer, mais je ne crois pas qu’elle le vit ainsi. — Sais-tu à quoi cela sert ? hurlai-je. C’est pour les tuer, pour leur transpercer le cœur, parce que c’est une façon de les détruire. Ils ne peuvent pas être tués comme des hommes parce que, en tant qu’hommes, ils sont morts il y a très longtemps. (Sans se redresser, elle recula contre le mur avec une expression de peur dans les yeux que, je suis désolé de le dire, j’appréciai de voir.) Si tu étais un vampire, les gens te pourchasseraient et te tueraient exactement de la même manière. Et ils auraient raison de le faire, parce que ces choses sont des monstres – des animaux – pire que des animaux, parce qu’ils ont eu autrefois assez d’âme pour distinguer le bien du mal. Je jetai le poignard de l’autre côté de la pièce et me laissai tomber sur le lit. Elle était assise contre le mur, recroquevillée, à droite de mon lit, silencieuse et pensive, mais ne montrait pas le moindre désir de bouger de cette position inconfortable. Il se passa une heure avant que l’un de nous prenne la parole. — Je ne le pensais pas vraiment, dit-elle avec humeur. Ce serait déjà un rêve de t’avoir pour moi seule pendant un an ; alors, pour toujours… J’aurais dû répondre, mais je ne le fis pas. Cinq minutes plus tard, elle se leva et quitta la pièce. Domnikiia ne me rendit plus jamais visite à Iouriev-Polski. Tant qu’il avait été à l’hôpital, et par la suite, elle avait pris l’habitude de s’occuper de Dimitri. Elle faisait cela, je pense, en grande partie pour moi, dans la mesure où elle n’avait aucune raison de l’apprécier, et également à cause d’un certain sens du devoir d’infirmière. Même après notre dispute, elle continua à lui rendre visite et, ainsi, nos chemins se croisèrent encore occasionnellement ; elle était systématiquement polie, mais toujours d’une formalité dévastatrice. Plus aucun « Liocha » n’émana de ses lèvres. Je croisai aussi parfois Margarita. Comme Domnikiia, elle travaillait comme infirmière, bien que les rumeurs provenant de certains des soldats placés sous ses soins indiquent qu’elle continuait à exercer son ancien métier. Je la suppliai de parler à Domnikiia pour moi, ou de m’indiquer ce que je devais lui dire moi-même. — Vous ne pouvez même pas le deviner tout seul ? répliqua-t-elle avec une hostilité déplacée qui, je le sentais, lui venait de Domnikiia. — Si je savais quoi dire, je le lui aurais dit. — Mais vous ne l’avez pas fait. — Alors que dois-je lui dire ? — Que diriez-vous à votre épouse ? répondit Margarita d’un ton acide. — Je n’y peux rien si je suis marié, expliquai-je, mais, de façon évidente, je n’avais pas compris son argument. Avec un bref « Tsss », elle fit demi-tour et s’en fut. Le lendemain de ma dispute avec Domnikiia, il neigea pour la première fois. C’était tôt dans la saison — octobre venait tout juste de commencer — et la neige était très légère et n’essayait même pas de tenir. À de nombreuses verstes de là, à Moscou, la même neige devait avoir fait frissonner l’âme de Bonaparte. Il n’avait pas prévu de passer l’hiver en Russie. Un peu plus d’une semaine plus tard, on apprit que la Grande Armée avait enfin quitté Moscou et se dirigeait vers le sud-ouest. Bonaparte était resté cinq semaines – tout comme la vague reste quelques instants en haut de la plage – avant de comprendre qu’il avait remporté un trophée sans valeur. Désormais, son armée affamée devait fuir pour sa sécurité, une armée russe revigorée à sa poursuite. J’allai voir Dimitri. Malgré ses cicatrices, il pouvait presque parfaitement faire usage de ses mains et de ses bras. Sa barbe ne repoussait pas. Il ne la rasa pas vraiment et conserva une tonsure lisse et rousse de manière à ce que chacun puisse voir la longue cicatrice en ligne droite qu’avait laissée un sabre français et que les flammes n’étaient pas parvenues à effacer. Nous discutâmes des informations en provenance de Moscou. — Que comptes-tu faire ? demanda-t-il. — Revenir aussi vite que possible. La moitié de la ville va se mettre en route dans les prochains jours pour y retourner. — Ne vaudrait-il pas mieux nous joindre à l’armée régulière ? Moscou n’est plus le champ de bataille. Nous devrions poursuivre les Français. — Nous devons essayer de reprendre contact avec Vadim. Et informer les Opritchniki de ce qui se passe. La première moitié de ce que j’avais dit était honnête. Dimitri réfléchit un moment. — Nous ne pouvons pas être certains que lui ou eux soient encore à Moscou. J’ai l’intention d’aller vers le sud et de rejoindre le gros des troupes. Si Vadim y est, je te ferai passer le mot. Toi, va à Moscou. Je décidai de sonder le terrain. Il y avait eu un millier d’occasions dans les semaines qui s’étaient écoulées depuis notre départ de Moscou mais, comme avec Domnikiia, j’avais toujours repoussé le moment. J’avais maintenant ma dernière chance, du moins pour un temps, et je savais que, s’il y avait chez Dimitri la moindre trace du dégoût des Opritchniki qui m’habitait, il y avait une chance pour qu’il puisse redevenir un formidable allié. — Est-ce que tu leur fais confiance ? demandai-je. — Leur faire confiance ? (Il tenta de feindre de ne pas comprendre, mais nous nous connaissions trop bien pour qu’il tienne longtemps.) C’est différent pour toi, Alexeï. — Différent ? — Ils t’ont trompé – nous t’avons trompé. Dès le début, nous t’avons caché ce qu’ils étaient. Ce n’était pas juste. En revanche, c’était sage, me dis-je. — Ce n’est pas une base pour établir la confiance, poursuivit-il, compte tenu, surtout, de la peur naturelle qu’ils t’inspirent, et qu’ils inspirent à tout le monde. Mais j’ai toujours su, depuis le début même. — Que s’est-il passé ? demandai-je. Au tout début ? — C’est une longue histoire, Alexeï, qui date d’il y a bien longtemps. — Que s’est-il passé ? J’avais d’abord posé la question négligemment, mais j’étais maintenant insistant. Ce qu’il avait à me dire pouvait s’avérer d’une aide inestimable dans la lutte contre les Opritchniki, et pourrait même m’aider à comprendre comment Dimitri pouvait être si tolérant vis-à-vis d’eux. Dimitri me regarda et comprit que je n’allais pas le laisser se dérober cette fois-ci. Il prit une profonde inspiration. Chapitre 17 — C’était en 1809, dit-il, lorsqu’il semblait que les Turcs étaient notre seul problème — et quel problème ! Tu devais être loin au sud-est, à l’époque, au-delà du Danube, mais à l’ouest, nous avions de vraies difficultés. Les Turcs étaient bien plus loin au nord, et j’essayais d’organiser les paysans valaques pour qu’ils assurent une partie des combats pour nous ; pour qu’ils sauvent leur propre pays. Dimitri marcha vers la fenêtre pour regarder dehors, la lumière froide du soleil faisant briller la peau brûlée de sa joue. — Mais c’était vain, poursuivit-il. Ils n’avaient pas plus d’intelligence que des serfs et ils étaient foutûment plus lents à comprendre les ordres. Enfin, je suppose qu’ils avaient appris au fil des années que repousser les Turcs nous facilitait simplement les choses pour que nous puissions nous établir — nous ou quiconque luttant contre les Turcs à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, les choses avaient mal tourné et nous avions été repoussés jusque dans les Carpates. J’étais accompagné par une quinzaine de gens du coin — un seul d’entre eux parlant un minimum le français — et nous étions détachés d’un bataillon de plus de cent hommes. » C’était la fin de l’hiver — on ne pouvait pas encore parler de printemps — et, bien que les hivers n’aient rien de comparable, en termes de froideur, à ceux d’ici, nous étions haut dans la montagne et nous le sentions. La nuit tomba et nous pûmes voir les torches des Turcs au pied des montagnes, en dessous, grimpant pour nous rejoindre. Il devait y en avoir dix d’entre eux pour chacun de nous et, même s’il allait leur falloir deux ou trois bonnes heures pour nous atteindre, c’était inévitable. Et tu sais comment ils sont avec leurs prisonniers. (Il se tourna légèrement et eut un mouvement de la tête en direction de ma main et de mes doigts manquants. Je ne dis rien.) J’étais tout à fait d’accord pour continuer à monter. Au moins, avec cela, il y avait un espoir pour qu’ils abandonnent la poursuite, surtout avec le froid, mais les autres avaient perdu courage. Ils étaient simplement assis autour du feu, murmurant entre eux, et refusaient de bouger. Celui que je pouvais comprendre m’a dit qu’ils attendaient le « sauveur ». Je lui ai répondu que nous Le verrions tous bien assez tôt, mais il s’avère qu’ils parlaient d’un héros mythique local quelconque — même si cela aurait fort bien pu être le Christ, à en juger par la façon dont ils se signaient tous chaque fois que ce « sauveur » était mentionné. » C’était un seigneur de guerre local du Moyen ge ; un type sans pitié, mais très adroit face à l’envahisseur turc. Un personnage réel, si l’on en croit leurs dires, ce qui était fort bien mais n’allait pas nous être d’une grande aide quatre cents ans plus tard. L’idée était, bien évidemment, qu’il allait « revenir » (un peu comme le Christ) lorsque le pays en aurait désespérément besoin. Rien de très original : tu retrouves le même scénario de base chez tous les paysans d’Europe. (Il marqua une brève pause et je pus voir ses épaules se raidir.) Mais il y avait une légère différence. Ce rédempteur avait vécu et était mort à moins de cinq verstes de l’endroit où nous avions établi notre campement. Son château était encore là, en ruine, bien sûr. Deux des Valaques voulaient s’y rendre — pour implorer de l’aide — mais les autres étaient effrayés, y compris celui qui traduisait pour moi. J’ai accompagné les deux en question, non pas parce que je croyais que nous serions sauvés par un fantôme de quatre cents ans, tu comprends, mais j’espérais que ces ruines puissent se révéler défendables. » Nous avons tous les trois grimpé la pente raide et irrégulière pendant dix minutes jusqu’à ce que nous parvenions, de façon inattendue — pour moi, mais pas pour les deux autres – à une route. Une lune brillante nous guidait et ainsi, grâce à cette route, nous avons progressé beaucoup plus rapidement. Je commençais à me dire que, si le château s’avérait effectivement utile, nous aurions peut-être vraiment pu avoir une chance de tenir jusqu’à ce que les Turcs en aient assez. Mais, alors que je retrouvais mon entrain, l’humeur des deux Valaques est devenue plus sombre. Ils marmonnaient entre eux et se sont mis à marcher plus lentement jusqu’à finalement s’arrêter, et ils ont semblé discuter de poursuivre ou non. » Je me suis dit, au diable ces deux-là, et j’ai simplement continué à avancer sur la route. Cela a fait effet car, avant peu, ils m’avaient de nouveau rejoint. C’était quand même étrange, la façon dont ils restaient un peu en retrait, mais toujours à proximité. Je ne pouvais pas dire s’ils me voyaient comme leur protecteur ou s’ils s’assuraient simplement que j’étais livré à celui que nous allions trouver à notre destination. (Dimitri marqua une nouvelle pause, tout à ses pensées, le regard perdu dans le lointain.) C’est la réaction des deux autres qui m’a indiqué en premier que nous étions arrivés. Je ne l’avais même pas vu, mais soudain l’un d’eux a tendu le doigt et ils se sont tous les deux pétrifiés, bouche bée. Cela devait faire dix minutes déjà qu’il était visible mais il a fallu que je regarde vraiment pour le distinguer. Il était construit dans le flanc de la montagne — il en surgissait presque — et il m’est brusquement apparu que ce n’était pas une ligne de rochers qui surplombait la route que nous suivions, mais les murs d’un vaste château en ruine, des hautes fenêtres sombres duquel ne provenait pas le moindre rayon de lumière, et dont les remparts brisés affichaient une ligne en dents de scie sur le ciel baigné de la lumière de la lune. » Nous sommes allés jusqu’à la porte qui donnait sur une cour. L’endroit était totalement délabré, mais il avait dû être imprenable en son temps. Il datait très certainement du Moyen ge. Même ainsi, il n’était pas totalement décrépit : dans la cour, j’ai pu voir, enchâssée dans une embrasure saillante de pierre massive, une grande et vieille porte en bois parsemée de gros clous en fer. » Mes deux compagnons marmonnaient entre eux. Quand ils eurent terminé, l’un d’eux a fait un effort visible pour retrouver son calme et il a traversé la cour avec hésitation. L’autre a levé la main pour m’indiquer de rester où j’étais, même si je n’avais pas besoin d’y être invité. À l’intérieur de la cour, le premier fixait une haute fenêtre, ses yeux rivés sur un occupant que je ne pouvais voir. Je doutais qu’il pouvait le voir lui-même. » Il s’est jeté à genoux devant la porte, a levé les mains et a crié quelque chose que j’ai supposé être sa supplique, les yeux toujours dirigés vers cette fenêtre. Il a continué à crier, il s’est mis à se frapper la poitrine, puis à s’arracher les cheveux jusqu’à ce que finalement il se jette en avant, et j’ai pu entendre ses mains nues frappant cette lourde porte de bois. Au bout d’un moment, le bruit s’est arrêté et nous avons attendu. Le Valaque qui était dans la cour s’est immobilisé, affalé contre la porte. Celui qui était avec moi jetait des regards nerveux alentour, ses yeux s’arrêtant successivement sur chacune des fenêtres au-dessus de nous, à la recherche de quelqu’un prêt à répondre à la prière de son compatriote. Mais aucune réponse n’est venue. » Après peut-être dix minutes, celui qui était dans la cour s’est ressaisi, remis debout et est revenu vers nous en secouant pitoyablement la tête lorsqu’il regardait son ami. Sans qu’ils échangent le moindre mot, ils ont fait demi-tour et ont repris la route par laquelle nous étions arrivés. Mon plan avait été d’essayer de faire usage du château, mais, même s’il avait les caractéristiques requises pour en faire une position de force, je n’étais pas d’humeur à y rester seul. Je les ai rapidement rattrapés. » Notre retour a été bien plus rapide que la montée vers le château. J’aurais pu me perdre, mais les autres n’ont eu aucune difficulté à retrouver le campement. Ceux qui y étaient restés avaient sombré dans un silence fataliste et nous n’eûmes pas besoin de prononcer le moindre mot pour que l’échec de notre mission soit clair. Aussi ridicule que cela m’ait paru, autant avant notre départ qu’après notre retour, je m’étais presque attendu à voir leur sauveur émerger du château et venir à notre secours. » Les Turcs étaient bien plus proches maintenant et, bientôt, nous ne verrions pas seulement leurs torches. Nous pourrions entendre les cris qu’ils échangeraient lorsqu’ils se déploieraient pour nous encercler. Nous savions que le moment était proche. Je me suis levé, les autres m’ont imité. J’étais armé d’un mousquet, d’un pistolet et d’une épée. Certains avaient des épées, certains seulement des couteaux. À travers les arbres, je pouvais maintenant commencer à distinguer les silhouettes des hommes, chacun dans une flaque de lumière projetée par sa propre torche. Et c’est alors que nous avons entendu le son. » Ce n’était pas un bruit inconnu — le bruit des sabots de chevaux au galop — mais, sur ce flanc de montagne froid et stérile, il était incongru. Les Valaques qui m’accompagnaient étaient aussi perplexes que moi quant à sa cause, mais il est rapidement devenu évident qu’il venait de derrière nous – de plus haut sur la montagne — et qu’il se rapprochait. » Les Turcs ne l’avaient pas entendu, ou ne s’en préoccupaient pas, et ils continuaient à avancer. Ils étaient maintenant à portée de fusil. Des coups de feu sont partis et deux hommes à mes côtés sont tombés. J’ai répliqué avec mon mousquet et j’en ai abattu un. Pendant ce temps, le bruit de sabots est devenu de plus en plus retentissant. Je me suis retourné pour voir ce qui en était la cause, mais il n’y avait toujours rien. Les Turcs étaient bien armés et ils n’avaient pas besoin de nous engager à mains nues. Ils s’étaient arrêtés et commençaient à nous abattre avec leurs mousquets. Un Valaque devant moi a été touché et il est retombé sur moi, me renversant au passage. Je me suis contorsionné et j’étais face au sommet de la montagne au moment où les cavaliers ont bondi dans mon champ de vision. » Zmiéïévitch était en tête, franchissant la crête qui avait caché son approche juchée sur un étalon blanc. Il était terrifiant, les yeux remplis d’un désir haineux et les crocs dénudés. Immédiatement à sa suite en venaient dix autres, des Opritchniki comme nous les appelons, des vampires d’une caste inférieure à celle de Zmiéïévitch. Ils sont passés devant les Valaques – et, pour certains, par-dessus – et sont descendus vers les Turcs au grand galop, et je me souviens avoir remarqué que, aussi terrifiants que soient ces cavaliers, ils n’arboraient ni épée ni lance – rien avec quoi ils pourraient attaquer nos opposants comme ils chargeaient sur eux. Ce n’est que plus tard que j’ai fait le lien avec les dents de loup de Zmiéïévitch. Les Turcs eux-mêmes en ont peut-être ri. Même si ces nouveaux arrivants étaient à cheval, ils étaient largement surpassés en nombre et en armes. On ne pourrait pas s’attendre à ce que plus de deux d’entre eux parviennent de l’autre côté de l’espace découvert devant nous et pénètrent la ligne ennemie. Je n’y croyais certainement pas, mais à l’époque je ne les connaissais pas. » La première salve de tirs turcs a traversé leurs corps, mais cela n’a pas eu le moindre effet sur leur charge. D’autres coups de fusil ont retenti, mais les Turcs n’avaient toujours pas compris. Certains ont alors commencé à en croire leurs propres yeux et ont réalisé que les balles ne pourraient rien faire pour arrêter ces créatures. Ils se sont alors mis à viser les chevaux : des bêtes de chair et de sang, qui sont rapidement tombées sous la grêle de tirs de mousquets. Mais il était trop tard. Les chevaux avaient rempli leur mission et avaient porté les vampires au beau milieu de l’ennemi. Dès qu’un cheval s’écroulait, son cavalier bondissait sur ses pieds et fondait sur les Turcs qui lui faisaient face. » Je ne pouvais pas voir ce qu’ils faisaient. Nous pouvions entendre des hommes hurler mais, chaque fois que l’un d’eux était attaqué, sa torche tombait ou était éteinte et leur sort nous était inconnu. Les hommes autour de moi se recroquevillaient de peur et j’ai décidé qu’il n’y avait pas grand-chose à gagner à être héroïque. Un peu comme cette fois où nous avons observé les Opritchniki au travail sur la route de Borodino, il y a quelques semaines, nous avons entendu les cris et les hurlements des Turcs se faire de plus en plus rares et désespérés. Je m’imagine que tu as ressenti la même chose que moi à l’époque, Alexeï, un mélange d’horreur et d’intimidation face à la brutalité et l’efficacité de ces tueurs. Je ne dis rien. Peut-être avait-il raison. Peut-être avais-je ressenti ces deux choses, mais toute émotion de ce type avait depuis longtemps cédé la place, en moi, à la plus pure forme de dégoût. — Grâce à la vitesse et à l’expérience des assaillants, les cris se sont bientôt évanouis. Les Valaques survivants et moi sommes restés pétrifiés de terreur, leur peur superstitieuse m’infectant et me laissant désemparé. Je l’ai rapidement surmontée et j’ai essayé d’obtenir des autres ce qu’ils savaient sur ce qui venait de se passer, en vain. Le francophone parmi eux était mort, son œil transpercé par une balle turque. Même si j’avais été en mesure de communiquer avec le reste d’entre eux, je doute que j’aurais pu comprendre leur terreur. Bien que, comme je commençais déjà à le sentir, les cavaliers que nous avions vus soient d’une certaine façon liés au sauveur dont ils avaient parlé, ces paysans semblaient saluer son arrivée avec davantage de peur que de joie. » Je me suis mis en marche, seul, en direction de l’endroit où s’étaient tenus les Turcs. Parmi les arbres devant moi, j’ai aperçu des ombres accroupies, fébriles, et entendu des sons qui se situaient à mi-chemin entre la langue des hommes et les grognements des animaux. Puis j’ai entendu un grand cri. J’étais sûr qu’il était en turc, mais il a rapidement été réduit au silence, pour être remplacé par les reniflements et ricanements que j’avais entendus auparavant. J’ai erré quelques minutes entre les arbres, trébuchant sur des dizaines de corps turcs ayant tous la même plaie sanglante au cou — bon nombre présentant aussi d’autres blessures –, mais je n’ai pourtant rencontré aucun des cavaliers face à face. Je me suis alors arrêté et j’ai écouté. » Les bruits que j’avais entendus s’étaient apaisés et je ne pouvais maintenant percevoir, tout autour de moi, que la respiration rauque et superficielle d’animaux se préparant à attaquer. Je me trouvais au beau milieu d’eux et j’étais maintenant encerclé. J’ai porté la main à mon épée, sachant malgré tout qu’elle me serait de peu d’utilité. Il y a eu un bruit de pas juste derrière moi. Je me suis retourné et me suis retrouvé nez à nez avec Zmiéïévitch. » Il a parlé, mais je n’ai pas compris sa langue. J’ai remarqué la puanteur de son haleine, pareille à un marécage. Il a de nouveau parlé dans une autre langue, mais, de nouveau, elle m’était inconnue. Ensuite il a parlé en anglais : « Good evening. » J’ai débité une phrase toute faite en anglais pour dire que j’étais russe. Il a marqué une pause, essayant de reformuler sa phrase, puis il a souri et dit dans un français courant : « Dans ce cas, vous parlez français. » » Je lui ai dit que c’était le cas et il m’a conduit à l’écart. C’est alors seulement que j’ai remarqué qu’il traînait derrière lui le corps inerte d’un Turc, comme un manteau qu’il aurait été trop paresseux pour jeter sur son épaule. Comme nous avons continué à marcher, il s’est retourné et s’est nonchalamment débarrassé du corps en le jetant derrière lui, au centre du cercle des créatures qui m’avaient entouré. Derrière nous, j’ai pu les entendre se rapprocher de ce que leur maître leur avait lancé. » Nous sommes revenus près de l’endroit où j’avais laissé les Valaques. Dans le laps de temps qui s’était écoulé depuis que je les avais quittés, ils avaient rassemblé un peu de leur courage et étaient maintenant debout, débattant de ce qu’il fallait faire ensuite. À notre arrivée – à l’arrivée de Zmiéïévitch –, ils se sont une fois de plus jetés au sol et recroquevillés. Zmiéïévitch ne leur a pas accordé la moindre attention. Nous nous sommes assis à quelque distance d’eux et avons parlé. » La fascination a surmonté aussi bien la peur que les bonnes manières, et je lui ai posé directement la question la plus évidente : » — Qu’êtes-vous donc ? » — Vous êtes russe, m’a-t-il dit. Vous allez donc comprendre ces choses. Nous sommes des vampires, voordalaki, dans votre langue. » Je n’ai pas eu besoin d’exprimer ma surprise. » — Et nous sommes des patriotes, a-t-il poursuivi. » — Vous êtes tous valaques ? lui ai-je demandé. » — La plupart, pour le moment ; quelques-uns viennent de Moldavie. Nous sommes un groupe en perpétuel renouvellement — sauf en ce qui concerne le meneur, a-t-il ajouté avec un léger salut. Mais, pour le moment, nous sommes tous… des environs. » À ce stade, ses camarades avaient commencé à émerger de la forêt. À dix, il formait un groupe bas et recroquevillé, pas très différent de la formation de mes propres camarades valaques, mais il y avait quelque chose en leur sein qui attirait l’attention de ce nouveau groupe. Je ne pouvais que trop bien deviner ce que c’était. » — Ils ne vous ressemblent pas tous, ai-je dit. » — Et ils ne vous ressemblent pas tous, a-t-il répondu avec un signe de la main en direction des Valaques. Il y a différentes classes d’hommes dans toute société. (Il se retourna pour me faire face directement.) Et c’est pourquoi c’est un privilège si rare que de siéger ici et de parler avec vous. » — Je présume donc que vous nous avez vus au château, ai-je dit. » — C’est exact, mais je savais déjà que vous étiez ici et ce que nous ferions. » — Et vous vivez là depuis quatre cents ans ? » — Pas tout à fait encore, a-t-il répondu avec un sourire nostalgique qui lui seyait à peine, mais ce sera bientôt le cas. » — Et les autres – sont-ils tous aussi âgés ? » — Oh, non, a-t-il répondu avec mépris. Atteindre mon âge exige de l’habileté, de l’intelligence, de la prévoyance. Ce ne sont pas les capacités que l’on trouve — ou que l’on recherche — chez un fantassin. Ils sont plus vieux que vous, c’est un fait, mais pas tant que cela. » — Et vous les avez créés ? ai-je demandé. Vous en avez fait des vampires, je veux dire ? » — De nouveau, non. Qui pourrait être fier de revendiquer de telles créatures comme ses fils ? Ils tendent à se perpétuer eux-mêmes. À l’occasion, un étranger peut se joindre à nous, un vampire ayant eu vent de notre renom. En général, ils sont les bienvenus. » L’un des Valaques – celui qui était allé jusqu’à la porte du château — s’était avancé furtivement vers le groupe de vampires, essayant de voir ce qu’ils étaient. Lorsqu’il s’est approché, l’un d’eux s’est retourné et a bondi. En quelques secondes, le Valaque a été immobilisé au sol, deux autres s’accroupissant au-dessus de lui. Zmiéïévitch a crié dans leur direction et ils se sont interrompus pour l’observer. Il a de nouveau crié et ils sont retournés vers la bande avec réticence. Je pouvais presque voir leur queue entre leurs jambes. » Zmiéïévitch et moi avons parlé plus longuement, mais j’ai remarqué qu’il était distrait, jetant des coups d’œil vers l’endroit où ses acolytes terminaient les restes de divers cadavres turcs qu’ils traînaient hors des bois. C’est à sa suggestion que nous avons décidé de travailler ensemble, au moins pour repousser les Turcs en dehors de sa région des Carpates. Nous devions travailler d’une façon très similaire à ce que nous avions décidé de mettre en place à Moscou : nous serions chargés d’explorer pendant la journée pour localiser les Turcs et ensuite ils interviendraient la nuit pour les détruire. Il a dit qu’il n’aurait aucune difficulté à nous trouver dans les montagnes. Il est même allé expliquer notre plan aux six Valaques survivants. » — Et maintenant l’aube approche, je vous prie de nous excuser, m’a-t-il dit lorsqu’il est revenu de sa discussion avec eux. Mais tout d’abord, puis-je emprunter votre sabre ? » Je le lui ai tendu, ne sachant quel usage il pouvait bien en avoir. Il l’a pris et s’est dirigé vers les autres vampires, qui étaient toujours massés autour du corps de l’un des Turcs. Je n’ai pas pu voir ce qu’il a fait avec l’épée, mais rapidement il a repris la tête de sa bande, remontant la pente vers son château. Lorsqu’ils se sont rapprochés, j’ai pu voir qu’il portait la pointe de mon épée à sa bouche. Au bout, il y avait un morceau de chair crue et sanglante, dont il arrachait des morceaux avec ses dents jusqu’à ce qu’il l’ait entièrement dévoré. Ensuite, avec un sourire, il m’a jeté l’arme pour me la rendre. Quand je l’ai attrapée, il m’a adressé un salut informel et il a poursuivi son ascension de la montagne. En quelques minutes, ils étaient hors de vue. » Je me suis assis, contemplant les vestiges de la bataille nocturne et réfléchissant à notre bizarre conversation. Dans la froide lumière du jour, tout ce que j’avais vu et entendu paraîtrait étrange et incroyable. Pourtant je n’en doutais pas, et je n’étais même pas choqué en en prenant conscience. Je suppose que, parce que je n’avais aucune appréhension personnelle du danger, je n’éprouvais aucun sentiment d’horreur. J’ai ensuite regardé les cadavres turcs ravagés, éparpillés autour de nous, mes camarades effrayés et massés les uns contre les autres, la lame de mon sabre recouverte de sang séché d’une façon qui était à la fois si familière et pourtant, en ce jour, si repoussante. Je me suis retourné et j’ai vomi. Il s’interrompit et, quelques secondes durant, nous gardâmes tous deux le silence. — Alors, l’as-tu rencontré de nouveau ? demandai-je finalement. — Tout s’est passé exactement comme il l’avait suggéré. Nous ratissions les montagnes le jour, localisant les Turcs, mais nous ne les attaquions pas. La nuit, Zmiéïévitch et les autres apparaissaient et la bande d’envahisseurs repérée était annihilée. Ils ont du en tuer des centaines. Zmiéïévitch était de bonne compagnie — tu peux rire, mais il était bien plus agréable que tous ceux que j’avais rencontrés dans ce maudit pays. Et j’ai un peu parlé avec les autres vampires aussi. Ils n’étaient pas aussi barbares que Zmiéïévitch me l’avait laissé penser. Enfin, tu sais comment ils sont : tu as parlé avec les Opritchniki. Et n’oublie pas qu’ils étaient mes frères d’armes, au moins pour cette période. Ils n’utilisaient pas ces noms-là, mais Piotr, Varfolomeï, Andreï et Ioann faisaient déjà partie de leur groupe. Dimitri se retourna et me fixa droit dans les yeux, réfléchissant à ce qu’il était sur le point de dire. Puis il secoua la tête pour chasser ces pensées, comme s’il s’éveillait d’un rêve. — Pour autant que je m’en souvienne, du moins, dit-il. C’était il y a longtemps. — Combien de temps es-tu resté avec eux ? demandai-je. — Pas longtemps. Finalement, après une quinzaine de jours, nous avons aperçu un bataillon russe et j’ai décidé de revenir à ce que je connaissais. J’ai attendu pour prendre congé que Zmiéïévitch nous retrouve ce soir-là. Il a compris ma décision et m’a dit, en toute sincérité, que, si jamais j’avais besoin d’aide, je ne devrais pas craindre de le lui demander. — Et il a tenu parole, dis-je. Dimitri ne perçut pas l’amertume de mon ton. — Exactement, Alexeï. Exactement. Tu n’aimes peut-être pas ce qu’ils sont — Dieu sait que moi non plus –, mais on peut leur faire confiance. Ils l’ont démontré. Et, en mon for intérieur, je ne pouvais pas le mettre en défaut. Les Opritchniki avaient répondu à notre appel à l’aide ; ils avaient fait ce que nous leur avions demandé de faire. Dimitri et moi le savions tous les deux et, pourtant, nous semblions être parvenus à des conclusions fort différentes. Je recherchai ce qui nous distinguait et l’identifiai rapidement. Dieu savait peut-être que Dimitri n’aimait pas ce qu’étaient ces créatures, mais je n’en étais pas encore convaincu. Ma haine viscérale et instinctive, pour ce qu’ils étaient intrinsèquement, semblait absente — ou tout du moins cachée — chez Dimitri. Il les voyait comme un canon qu’il suffisait de pointer vers l’ennemi, et c’était tout à fait logique. Cela aurait surpris Max, et cela m’étonnait, de découvrir que Dimitri était plus rationnel que moi. Et pourtant, si c’était de la rationalité, elle pouvait aller au diable. L’amour était irrationnel et il était pourtant à la fois juste et beau. La haine ne pouvait-elle être comparable ? Mon expérience des Opritchniki m’avait convaincu que c’était possible. J’avais d’autres questions, mais pas le courage de les lui poser. Je changeai de sujet. — Quand pars-tu ? demandai-je. — Je suis prêt. (Il sourit d’un air penaud.) J’ai déjà pris mes dispositions. Je pars aujourd’hui. (Puis il ajouta : ) Veille sur Natalia et Boris pour moi. Nous nous embrassâmes. Il n’y avait pas de mots pour se dire au revoir et pourtant, tandis que je m’éloignais, je savais dans mon cœur que nous n’avions pas eu là notre conversation la plus honnête. Dimitri, j’en étais certain, mentait, ou, du moins, ne racontait pas toute l’histoire. Le récit de sa première rencontre avec Zmiéïévitch était trop soigné, trop construit pour le satisfaire lui-même. Il y avait d’autres choses dont il avait voulu me parler, mais qu’il avait tues. Et pourquoi cela ? Parce que j’étais un menteur moi aussi. Dimitri n’avait peut-être pas la perspicacité nécessaire pour deviner exactement ce que je retenais, mais il me connaissait depuis assez longtemps pour se douter de quelque chose. Ce quelque chose était que j’en avais fait ma quête (une quête que j’allais poursuivre maintenant que je n’avais plus d’excuse pour ne pas retourner à Moscou) : détruire chacune de ces créatures abominables. Et pourquoi ne lui avais-je pas, à mon tour, révélé mon secret ? Parce que je ne lui faisais pas confiance. Je l’avais trompé parce que je savais qu’il me trompait. Son comportement était similaire. Nous ne pouvions ni l’un ni l’autre nous sortir de cette impasse par un acte de foi, aussi petit soit-il. Comme les choses avaient été plus simples lorsque Max était le seul traître parmi nous ! Sa présence n’avait semé aucune des graines du doute dans notre groupe. Peut-être avait-il simplement été un meilleur menteur que Dimitri ou moi, à tel point que même maintenant, même après qu’il avait été démasqué, même maintenant qu’il était mort, j’avais davantage confiance en lui qu’en ce camarade dont je venais juste de me séparer. Deux jours plus tard, un grand convoi de voitures à cheval, de remorques et de carrioles s’éloigna de Iouriev-Polski. Nous étions le 14 octobre — plus d’un mois s’était écoulé depuis que nous avions fait nos adieux à Natalia et quitté la ville. Il s’avéra que c’était le dernier jour avant que l’hiver nous tombe véritablement dessus. Le deuxième jour de notre voyage, la température chuta brusquement. Notre chevauchée vers Moscou allait être plus glaçante que quiconque l’avait prévu, mais cela ne durerait que trois ou quatre jours et je serais de retour. La retraite de Bonaparte durant l’hiver russe prendrait bien plus longtemps. Regardant derrière moi le long convoi de véhicules, j’aperçus les trois diligences couvertes que Piotr Piétrovitch avait employées pour évacuer son « patrimoine » de Moscou. Il était assis à l’avant de la première voiture, à côté du cocher. Derrière lui, dans l’ombre de la capote, je pouvais tout juste deviner un visage que je savais être celui de Domnikiia. Je passai l’essentiel de ce long voyage à l’observer. Ma propre carriole accueillait une foule hétéroclite — jeunes et vieux, quelques familles –, personne avec qui je ne ressentais une envie particulière de converser. Je me souviens de l’après-midi de notre quatrième jour de voyage, alors que j’apercevais pour la première fois les tours et les dômes de ma ville bien-aimée ; une mère assise à côté de moi finissait tout juste de raconter un conte populaire à ses deux jeunes enfants, faisant ressurgir des souvenirs de ma propre enfance. Je ne contemplai la ville qui se rapprochait que pendant quelques minutes avant de tourner de nouveau mon regard vers Domnikiia. L’histoire que la mère racontait de façon très vivante à ses enfants avait été l’une des favorites de ma grand-mère, et — malgré sa simplicité — l’une de ses plus étranges histoires effrayantes. Elle parlait d’une ville du sud appelée Ourioupine, et j’écoutai nonchalamment, réconforté par le souvenir de mes craintes d’enfant, qui semblaient maintenant si insignifiantes. — Lorsque le voyageur et ses créatures sont partis, tout le monde s’est réjoui, racontait-elle, sa voix s’élevant pour exprimer la joie. Mais bientôt les gens ont commencé à remarquer que quelque chose n’allait pas. (Elle se pencha vers ses enfants d’un air de conspiration et baissa la voix.) La ville était tranquille — si calme que vous pouviez entendre le bruit d’un fermier semant des graines de pavot. Les enfants lui sourirent, anticipant la fin d’une histoire qu’ils avaient entendue de nombreuses fois auparavant. — En fin de compte, c’est un petit garçon qui avait à peu près ton âge, Gricha, dit-elle à son fils, qui a compris ce qui n’allait pas. Tout était trop tranquille parce qu’il n’y avait plus de chants d’oiseaux. Les animaux du voyageur avaient non seulement mangé les rats, mais aussi tous les oiseaux du village. » Et à ce jour, vous savez, pas un seul n’est revenu. SECONDE PARTIE Chapitre 18 Je rentrai à Moscou un dimanche. J’étais heureux d’avoir vu la ville à son pire moment car maintenant, bien qu’elle soit encore dans un triste état, je pouvais au moins constater une certaine amélioration. Pour ceux qui, comme Domnikiia et la plupart de la population, étaient partis avant que les Français arrivent, le contraste dut être navrant. Ils avaient vu la ville pour la dernière fois à l’apogée de sa splendeur, l’âme de ses habitants coulant encore dans ses artères, même si par moments ils débordaient de la ville. Quand j’avais vu Moscou pour la dernière fois, elle avait été rasée par le feu pour les deux tiers, une fraction de la population seulement était restée, et les rues n’étaient remplies que de soldats d’occupation français. En ce jour, les deux tiers de la ville étaient toujours en flammes. Ce n’était pas une surprise pour moi, mais une abomination pour de nombreux autres gens de retour, particulièrement s’ils étaient revenus pour découvrir leur maison détruite. En ce jour, il n’y avait plus de Français dans la ville, ce qui ne changeait rien pour ceux qui ne les avaient jamais vus, mais constituait pour moi une amélioration. En ce jour, la population était encore faible, mais plus importante qu’aux pires moments, et s’accroissait constamment. Pour ceux qui l’avaient vue pleine, la ville semblait encore vide. Pour moi, elle n’était pas encore bondée, mais au moins elle se remplissait. Je dus donc paraître quelque peu excentrique ce jour-là. Tandis que la plupart des Moscovites de retour étaient hébétés par le choc et erraient en contemplant l’énormité de la tâche de reconstruction – tant personnelle que civique — qui les attendait, je marchais à grands pas avec le plaisir évident d’un voyageur visitant de nouveau une belle ville qu’il n’a pas vue depuis de nombreuses années. Cependant, je dus arborer la même expression que tous les autres lorsque je posai les yeux pour la première fois sur le Kremlin. Il avait été épargné par les incendies des premiers jours de l’occupation de Bonaparte, en grande partie grâce aux efforts des Français eux-mêmes pour protéger le plus riche joyau de la couronne qu’ils venaient de capturer. Mais, à son départ, Bonaparte avait ordonné que la citadelle soit minée et détruite, afin que nous ne puissions pas récupérer ce qu’il ne pouvait conserver. Il ne pouvait y avoir eu aucune justification militaire à ce geste, contrairement peut-être aux incendies qui avaient mis les Français à mal lorsqu’ils avaient pris la ville ; c’était une simple marque d’irascibilité. Toutefois, la chance, ayant choisi cet automne 1812 pour abandonner Bonaparte, l’avait complètement délaissé. Le Kremlin n’avait pas été détruit. Peut-être ses subordonnés n’avaient-ils ressenti que peu d’enthousiasme à exécuter un ordre aussi grossier. Peut-être la pluie avait-elle humidifié les mèches. Quelle qu’en soit la cause, seules quelques charges avaient pris feu. Mais, malgré le soulagement des Moscovites, les dommages infligés au Kremlin leur étaient une source d’intense souffrance. Face à la Place Rouge, tout ce qui se trouvait entre l’Arsenal et la tour Saint-Nicolas avait disparu, de même que plusieurs autres tours en direction de la rivière. M’aventurant à l’intérieur, je constatai que le palais à Facettes s’était effondré. Pire que tout, la grande croix dorée qui avait autrefois surmonté le clocher d’Ivan le Grand avait disparu. Elle n’avait pas été détruite par la moindre explosion, mais abattue et embarquée dans le cadre du pillage de Bonaparte. Aussi triste que cela soit de constater la mutilation causée par le départ des Français, je me considérai chanceux d’avoir échappé à la brève dépression anarchique dans laquelle était tombée la population restée à Moscou durant les vingt-quatre heures suivant le départ des Français. Ce que j’en entendis était assez décourageant. Une foule avait marché sur la Maison des enfants trouvés, où l’on ne trouvait plus le moindre orphelin, mais des centaines de Français blessés, trop faibles pour être déplacés. Peu survécurent à la colère de la foule, bien que leur mort ait été plus rapide que celle de nombre de leurs camarades qui, eux, avaient été en mesure de marcher au cœur du glacial et fatal hiver russe. Si la foule s’était cantonnée à des actions de pure vengeance, celles-ci auraient pu être attribuées à quelque sens patriotique mal placé mais, d’après ce que l’on me raconta, le pillage était devenu plus répandu que jamais. Le ravitaillement, que l’on aurait dû partager entre tous les Moscovites, fut saisi par les plus forts et les plus égoïstes. Par chance, il y avait eu près de la ville des troupes russes sous le commandement du prince Khovansky, attendant le départ des Français, et la période durant laquelle aucune loi — ni française ni russe – ne régna fut heureusement brève. Lorsque je revins, la civilisation — sinon la civilité — avait été restaurée depuis longtemps. L’auberge de Tverskaïa où je dormais habituellement (lorsque je ne fréquentais pas les étables ou les cryptes) avait au moins en partie survécu aux incendies. Les flammes avaient consumé une grande partie du pâté de maisons et une bonne moitié des chambres avaient été détruites, mais ses propriétaires étaient déjà revenus et tentaient de ressusciter leur commerce en utilisant les quelques pièces qui demeuraient habitables. Je bavardai avec l’aubergiste tandis qu’il me conduisait à une chambre d’une modestie décourageante. (La suite que j’occupais jadis n’existait plus – l’escalier qui y avait autrefois mené ne conduisait maintenant plus qu’à un précipice surplombant un terrain vague jonché de détritus et de gravats.) Il s’enquit de Vadim, Dimitri et Max. Je lui dis qu’ils allaient tous bien, trouvant plus facile de mentir au sujet de Max, mais j’en déduisis qu’il n’avait pas vu Vadim plus récemment que moi. Il n’y avait pas grand-chose que je puisse faire pour retrouver la trace de Vadim. Lorsque les Français étaient arrivés, il avait — comme moi — plongé dans la clandestinité. Ses talents de dissimulation n’étaient peut-être pas les meilleurs au monde, mais, dans une ville de la taille de Moscou, je ne savais où commencer à chercher. Je ne pouvais que me présenter aux différents points de rendez-vous quotidiens que nous avions fixés plusieurs semaines auparavant. C’était un faible espoir, mais c’était le dernier plan d’action que nous avions. Aussi minces que soient les probabilités, c’était encore la meilleure chance que j’avais de le trouver. De surcroît, il y avait aussi la possibilité qu’un ou plusieurs des Opritchniki s’y présentent, une perspective que j’envisageais avec une certaine ambivalence. Le point de rendez-vous du dimanche était l’église de Feodor Stratilit, à côté de la tour de Menchikov, à l’est du Kremlin. Je fis un léger détour pour revoir l’endroit où j’avais passé ma dernière nuit en ville, dans le logement minuscule de Boris et Natalia au sein du bidonville. Lorsque j’y parvins, il n’en restait rien, à part quelques biens de peu de valeur éparpillés çà et là, et je pus voir les restes des tentes de fortune que les gens avaient fabriquées. Je parvins même à retrouver l’endroit exact où, selon mon estimation, le recoin de Boris et Natalia était situé. Ils n’avaient rien laissé de valeur. Un tesson de bouteille émergeait de la boue. Mais j’étais incapable de dire si c’était la bouteille à laquelle j’avais bu, ou l’une de celles que je leur avais données, ou encore une autre bouteille égarée, jetée. En me renseignant, j’appris que le campement avait été démantelé par les Français quelques jours seulement après que nous étions partis. Il n’y avait pas eu d’effusion de sang — les gens s’étaient tout simplement dispersés vers d’autres endroits de la ville. Il y avait peu d’espoir que quiconque sache où s’étaient rendus un cordonnier particulier et sa fille. Je poursuivis vers le rendez-vous auquel, je l’espérais, Vadim assisterait. Il n’était pas là lorsque j’arrivai, un peu avant 21 heures. Il ne me fallut qu’un instant pour retrouver le message que j’avais laissé à son intention, griffonné dans la pierre tendre sur une partie basse du mur. Mon cœur battit plus vite dans l’anticipation qu’il ait pu le faire suivre d’un message de réponse, mais il n’y avait rien. J’attendis une heure, mais Vadim ne vint pas. Je m’en retournai vers mon lit. Le lendemain matin, je fis la tournée des six autres points de rencontre, un peu comme je l’avais fait le dernier jour avant mon départ de Moscou. Mon but était, comme ç’avait été en partie le cas la veille au soir à l’église, de vérifier si Vadim avait laissé la moindre réponse à mes messages. La plupart d’entre eux étaient restés intacts. L’un de ceux tracés à la craie avait complètement disparu, probablement lavé par la pluie, et un autre avait été à moitié frotté mais il était encore, pour l’essentiel, lisible. Toutefois, je ne trouvai avec aucun d’entre eux une réponse correspondante de Vadim. Je vérifiai même la taverne incendiée, où je n’avais rien laissé du tout, au cas où Vadim y aurait écrit un message, mais il n’y avait rien. S’il avait lu l’un des messages, il y aurait sûrement répondu. Même s’il avait instantanément décidé de nous rejoindre à Iouriev-Polski, il aurait au moins indiqué qu’il était passé au lieu de rendez-vous. Il était bien entendu possible qu’il soit venu sur place mais qu’il n’ait pas vu le message ; toutefois, je les avais placés à des endroits conventionnels, à des endroits où Vadim, avec ses années d’expérience, aurait certainement regardé. Je ne pouvais que conclure qu’il n’avait participé à aucun des rendez-vous depuis que nous l’avions vu pour la dernière fois, sous les arcades de Saint-Basile. Comme nous, il avait dû quitter la ville peu après. Mais même ainsi, n’avait-il pas laissé de messages à notre intention, comme je l’avais fait ? Ou alors il n’avait jamais quitté la ville et ne le pourrait plus jamais. Cela semblait de plus en plus probable. Si Iouda s’était rendu compte que Vadim le suivait, il n’aurait eu aucun scrupule à se débarrasser de son poursuivant et à s’offrir un bon repas du même coup. Vadim aurait certainement bien combattu, mais son scepticisme était évident à la mention du mot « voordalak », et il n’avait peut-être pas été aussi prudent qu’il l’aurait dû. De surcroît, c’était Iouda, et non Vadim, que j’avais vu le plus récemment. Et qui sait s’il n’avait pas croisé l’un des autres Opritchniki ? En ce cas, Vadim n’aurait eu aucune chance. C’était une ironie du sort et un très faible réconfort de savoir que Iouda lui-même n’avait péri que quelques heures plus tard dans le brasier de la cave. Mais, bien que je le redoute, je n’en savais rien. Il était tout aussi probable que Vadim ait fui Moscou. Si c’était le cas, comme la ville revenait à la vie, c’était maintenant le moment où il serait le plus susceptible de revenir, exactement comme moi. Je pouvais seulement me présenter à l’endroit approprié à 21 heures chaque soir, et espérer. Cet après-midi-là, je me rendis rue Degtiarni. Je n’avais pas définitivement renoncé à Domnikiia mais, si elle était perdue pour moi, je voulais au moins que cela se termine sur une base amicale. Je voulais également me jeter à ses pieds et lui dire que je l’aimais, mais elle en était bien consciente et le dire ne changerait rien. Je ne fus pas totalement surpris de constater que la maison close avait non seulement survécu aux incendies, mais aussi que Piotr Piétrovitch avait déjà repris les affaires, même si celles-ci ne semblaient pas encore être florissantes. Le fait que le bâtiment ait échappé aux flammes ne pouvait être attribué qu’à la chance, mais il était un homme qui savait comment être chanceux. Domnikiia n’était pas dans le salon. Les autres filles étaient assises tout autour, languissantes, déjà fatiguées d’attendre des clients qui n’arrivaient pas. Aucune ne vint vers moi : elles connaissaient assez mon visage pour savoir qui j’étais venu voir. Dans l’escalier, je rencontrai Margarita. — Oh, c’est vous, dit-elle de façon inhospitalière. — Je suis venu voir Domnikiia. — Je ne peux pas vous en empêcher, répondit-elle, et elle continua à descendre l’escalier. — Désolé que le travail d’infirmière n’ait pas abouti, marmonnai-je juste assez fort pour qu’elle puisse l’entendre. Je frappai à la porte de Domnikiia et entrai à son invitation. — Oh, c’est toi, dit-elle d’un ton bien moins passionné – dans tous les sens — que celui avec lequel Margarita venait tout juste de prononcer les mêmes mots. — Oui, dis-je. Je voulais te voir. — Eh bien, tu me connais, Alexeï. Un travail est un travail et je ne refuse pas un homme qui a de l’argent. — Ce n’est pas ce que je suis venu faire. — Alors qu’est-ce que tu es venu faire ? J’y réfléchis un instant et constatai que je ne le savais pas. Je connaissais fort bien l’objectif que je voulais atteindre, mais je n’avais pas vraiment de plan pour y parvenir. Je compris qu’il y avait une chose qui devait être dite, quelle que soit la façon dont je devais la quitter, en tant qu’amant ou en tant qu’ex-amant. — Je suis venu te dire que je suis désolé, dis-je. — Désolé de quoi ? De m’avoir crié dessus lorsque j’ai dit que je voulais être un vampire ? Elle parlait dédaigneusement, comme si une telle excuse ne pouvait qu’avoir guère d’importance. — Non, répondis-je, sachant que seule une honnêteté totale serait suffisante. J’ai eu raison de faire cela. Je suis désolé de ne pas avoir accepté tes excuses après coup. — Pourquoi les as-tu refusées ? Sa voix était soudainement pleine d’humilité. Je pouvais me vanter de mon appréciation sensible des subtilités du cœur féminin mais, en réalité, ce n’avait été que par chance que j’en étais venu à dire ce qu’elle voulait entendre. — Je ne pensais pas qu’il était nécessaire de le dire. C’était évident. — Vraiment ? (Elle parlait maintenant presque dans un murmure.) Pourquoi ? — Parce que… Mais je n’avais pas de réponse. C’était évident parce que je savais exactement comment fonctionnait mon esprit et ce que je ressentais pour elle. Mais elle, non. Elle fit un pas dans ma direction. — Y a-t-il autre chose d’évident que tu ne m’as pas dit ? s’enquit-elle de manière tentante, se tenant si près de moi qu’elle devait tendre le cou pour me regarder. (Je me penchai en avant pour l’embrasser. Elle porta ses doigts à mes lèvres pour m’arrêter.) Non, non, dit-elle en secouant la tête. Tu dois le dire. — N’est-ce pas déjà évident ? — Dis-le, Liocha ! murmura-t-elle, presque sans émettre le moindre son. Je me penchai à son oreille et je le lui chuchotai. En me redressant, je vis sur son visage un sourire plus radieux encore que celui que j’avais observé sur le visage de Natalia lorsque Dimitri s’était rappelé sa fête. Je me penchai en avant pour l’embrasser et, cette fois, elle n’offrit pas la moindre résistance. Je la poussai vers le lit, mais à ce moment-là elle m’arrêta. — Pas ici, dit-elle. Pas si nous n’y sommes pas obligés. Où loges-tu ? — À l’auberge où j’allais d’habitude. — Je viendrai tard, peut-être après minuit. — C’est d’accord. — Si je peux venir. — Ce serait plus simple pour moi de te voir ici, lui dis-je. — Non, je ne veux pas de cela. Je veux que ce soit comme à Iouriev-Polski, comme quand j’étais infirmière. — D’accord, dis-je, et je l’embrassai encore. Puis je partis. J’attendis de nouveau Vadim ce soir-là. Nous étions lundi et, par conséquent, le lieu du rendez-vous était la Place Rouge. Je fis les cent pas pendant une heure environ. L’automne avait cédé la place à l’hiver et je marchais simplement pour ne pas avoir froid, les mains profondément enfoncées dans les poches. La place était loin d’être animée et ceux qui étaient là la traversaient prestement et résolument, ne désirant pas passer plus de temps que nécessaire dans l’air froid de la nuit. Vadim ne figurait pas parmi eux. Je revins à l’auberge. J’avais indiqué au tenancier qu’une dame me rendrait peut-être visite et, ainsi, un sourcil levé à son adresse lorsque j’entrai fut suffisant. Un bref signe de tête négatif fut sa réponse. Mais il était encore tôt. Je m’étais endormi lorsqu’elle pénétra dans ma chambre. Ce ne fut pas avant que je sente son corps nu et frais se serrer contre mon dos et s’enrouler autour du mien que je sus qu’elle était là. Je me retournai pour lui faire face. — Dois-je dire quoi que ce soit maintenant, Domnikiia ? lui demandai-je doucement. — Non, murmura-t-elle, avec un sourire que je ne pouvais voir. C’est évident. Le matin suivant, je la raccompagnai rue Degtiarni. Il était presque midi. Nous étions restés au lit un long moment – aucun de nous n’ayant d’activité pour laquelle il était obligatoire de se lever tôt –, discutant de tout et de rien. J’étais ensuite libre jusqu’à mon rendez-vous – ô combien je souhaitais pouvoir employer un mot qui lui conférait tant de certitude ! – avec Vadim. Je me trouvai à déjeuner puis errai dans les rues, évaluant la vitesse à laquelle Moscou récupérait de son occupation. La ville allait, à mon avis, s’en remettre. Pétersbourg n’était devenue notre capitale que cent ans auparavant. Neuf ans avant cela, ce n’était qu’un marécage. Il avait fallu la détermination d’un grand homme, le plus grand de notre histoire, le Tsar Pierre Ier, pour construire les premières structures sur ce marais et pour en faire ensuite sa capitale en un laps de temps si court. Aujourd’hui, aucun homme vivant ne l’égalait, non seulement en Russie, mais dans le monde entier. Bonaparte avait aspiré à hériter de ses lauriers, mais il y avait longtemps qu’il s’était montré indigne d’eux. Sa retraite de Moscou était la preuve finale de son échec à atteindre un tel statut. Ainsi, nous n’avions pas de Pierre pour reconstruire la ville pour nous, mais nous avions des milliers – des centaines de milliers – de Petrouchkas4, de petits Piotr qui, individuellement, ne pourraient pas plus ressusciter Moscou de ses cendres que je pouvais moi ressusciter les morts de leurs tombes, mais qui, tous ensemble, pourraient lui redonner son ancienne grandeur, si récemment perdue. Et ils n’avaient même pas à la construire en partant de rien. Ils avaient leurs souvenirs et, malgré ce qui avait été perdu dans les incendies, la forme fondamentale de la ville subsistait. On peut toujours brûler des bâtiments, mais il est plus difficile de brûler des rues. Par conséquent, le plan d’une ville peut survivre. Et, bien entendu, un tiers de la ville était resté intact. J’étais en train de parcourir l’une de ces rues indemnes lorsque je remarquai trois boutiques de cordonniers, serrées les unes contre les autres comme on le voit souvent entre rivaux d’un même commerce, partageant leur chaleur mais jalousant leur clientèle. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre de chacune d’elles. Ne voyant pas ce que je recherchais, j’entrai dans la troisième et m’adressai au commerçant. — Avez-vous déjà rencontré un cordonnier du nom de Boris Mikhaïlovitch ? — Boris ? répondit l’homme. Oui, je le connais. — Sa boutique est-elle par ici ? — Non, non. — Savez-vous où elle se trouve ? demandai-je. — Elle ne se trouve nulle part. Elle a brûlé lors de la première nuit des incendies. — Mais il a survécu ; cela, j’en suis sûr. L’avez-vous vu récemment, lui ou sa fille ? — Ah, c’est donc Natalia qui vous intéresse, c’est cela ? Eh bien, je les ai vus tous les deux il y a une semaine environ – après que les Français sont partis –, mais pas depuis. — Peut-être qu’ils ont disparu, suggéra son assistant, qui était en train de balayer tout autour de nous. Comme les autres. Il avait souligné le mot « disparu » comme s’il était nouveau pour lui, ou qu’il avait adopté une signification nouvelle, plus spécifique. — « Disparu » ? demandai-je. —Des gens sont venus en ville mais ils ne sont pas restés, expliqua le commerçant sans se montrer très concerné. Je crois qu’ils ont simplement décidé qu’il n’y a pas d’affaires à faire ici et qu’ils sont partis ailleurs. Oleg Stépanovitch, le boulanger de la rue, est le seul que j’aie connu personnellement. Revenu à Moscou, il a rouvert sa boutique, l’a fermée le soir, et n’a pas rouvert le lendemain. Je crois qu’il s’est mis à poursuivre l’armée parce qu’ils paient plus pour son pain, mais il ne l’a pas dit à sa femme, alors il ne poursuit peut-être pas que l’armée. — Moi, je crois que Bonaparte a laissé derrière lui certains de ses hommes, cachés, pour nous abattre un par un à mesure que nous revenons, suggéra l’assistant, s’appuyant sur son balai. — Eh bien, s’ils s’emparent de toi, Vitia, dit le cordonnier, il faudra longtemps avant que quiconque remarque la moindre différence ici. Le balayage reprit rapidement. Je remerciai ces hommes et poursuivis mon chemin, sachant à présent que les Opritchniki étaient toujours en ville. Ce qu’ils avaient raconté était vague, mais c’était aussi effroyablement similaire aux histoires qui avaient vu le jour partout où les Opritchniki s’étaient trouvés. Imaginer que ç’avait été le sort de Boris et sa fille était hasardeux, mais je savais alors que, pour eux et pour tout le monde, la ville n’était pas sûre. Le rendez-vous de ce soir-là était fixé à l’église Saint-Clément. Tandis que j’attendais dehors, je me remémorai la dernière fois que j’étais venu là, exactement six semaines auparavant, et ma rencontre avec Ioann et Foma. Ioann était bel et bien mort, je le savais – plus mort encore qu’il ne l’avait été lorsque nous nous étions rencontrés –, mais je ressentais toujours la crainte que Foma puisse revenir cette nuit-là pour prendre sa revanche. À l’heure qu’il était, ils devaient être au courant du fait que quatre de leurs camarades étaient morts en l’espace de quelques nuits. Ils n’auraient pas besoin d’être supérieurement doués – et ce n’était pas le cas, surtout maintenant que Iouda n’était plus là pour penser à leur place – pour en déduire que je pouvais être, d’une certaine manière, responsable. Mais quelles qu’aient été leurs déductions, aucun d’eux ne se montra. Pas plus que Vadim. Pour aggraver encore les choses, Domnikiia ne me rendit pas visite cette nuit-là. Il est remarquable avec quelle rapidité on peut s’habituer à ne pas dormir seul. Dans un sens, ce fut une bonne chose que Domnikiia reste à distance. Le matin suivant, je reçus une lettre de Marfa. Elle était datée de plus de trois semaines plus tôt mais, dans la confusion de l’occupation et de la retraite françaises, c’était déjà un miracle qu’elle me parvienne. Lorsque j’étais à Iouriev-Polski, je lui avais envoyé plusieurs lettres, mais avais évidemment croisé celle-ci. Son inquiétude pour ma sécurité se devinait entre chacune des lignes qu’elle avait écrites. Elle rapportait les nouvelles qu’ils entendaient à Pétersbourg et la crainte qui y régnait que Bonaparte soit bientôt en train de marcher vers eux. Marfa se sentait rassurée, croyant que, tant que le Tsar restait à Pétersbourg, ils seraient en sécurité. Elle impliquait ainsi qu’Alexandre Ier les protégerait mais, en réalité, elle sous-entendait que, dès qu’il déguerpirait, ils sauraient les ennuis proches. Sa compréhension de la politique était, comme toujours, remarquablement lucide, surtout pour une femme. Dimitri Alekseevich avait été un peu malade, mais il allait mieux désormais. Il avait demandé quand j’allais rentrer à la maison. Je fus froissé qu’elle écrive cela. J’eus le sentiment que Marfa utilisait notre fils pour exprimer ses propres désirs. Non pas qu’il ait été faux que Dimitri souhaite me revoir à la maison, ou qu’il soit déraisonnable que Marfa y aspire aussi. Cela me déplaisait simplement qu’elle empiète sur mon désir de tout avoir. Il était étrange que je n’en veuille qu’à Marfa et non à Dimitri, mais je n’avais certes pas de fils rival ici à Moscou. Elle n’avait pas écrit beaucoup au sujet de la mort de Maxime, mais le peu qu’elle avait inclus réussissait, à sa propre manière, à exprimer à peu près les mêmes sentiments que j’avais eus. L’approche de Marfa était simplement d’ignorer les raisons qui avaient conduit à l’exécution de Max. Elle parvenait à décrire sa peine sans jamais se confronter au fait désagréable que Max ait été un traître. Elle aurait écrit les mêmes mots s’il avait été passé au fil d’une épée française à Borodino. C’était un réconfort indicible de lire ses mots au sujet de Max, comme s’il était décédé d’une mort décente de soldat. Elle s’épargnait son embarrassante trahison sous-jacente et je me voyais momentanément soulagé de ma culpabilité pour l’avoir abandonné. La dernière nouvelle était que la fille de Vadim, Yelena, avait donné naissance à un garçon le 6 septembre. Il était né un peu plus tôt que prévu mais il était en excellente santé et avait été baptisé Rodion Valentinovitch. Marfa s’attendait à ce que je sois déjà au courant de tout cela, car j’aurais dû l’apprendre directement de Vadim, mais je pouvais voir qu’elle espérait que ce ne soit pas le cas et que, non seulement elle aurait le plaisir d’être la première à me l’annoncer, mais aussi que j’aurais à mon tour le plaisir d’être le premier à l’apprendre à Vadim. Être le deux centième à l’apprendre à Vadim m’aurait quand même satisfait, ne serait-ce que pour le plaisir de le voir. J’écrivis une réponse rapide à Marfa, racontant très peu de choses en dehors du fait que j’étais en sécurité et de retour à Moscou. Je ne dis rien de Dimitri ou de Vadim, dans la mesure où dire que Dimitri était en sécurité impliquerait que Vadim ne l’était pas, et je ne voyais pas d’intérêt à sonner l’alarme indûment. Pour autant que je sache, il pouvait être revenu directement à Pétersbourg et pouponner son petit-fils adoré, le berçant dans ses bras à ce moment même. Je me rendis rue Degtiarni pour découvrir ce qui était arrivé à Domnikiia la nuit précédente. Lorsque j’arrivai, je fus informé qu’elle était occupée. Je savais qu’elle travaillait encore, mais la réalité de ce fait restait tout de même désagréable. C’était, j’imagine, la raison pour laquelle elle avait dit que nous ne devrions pas nous retrouver là. Je ressortis et commençai à jeter agressivement des cailloux à sa fenêtre. Rapidement, sa tête surgit. Je me sentis immédiatement préoccupé à l’idée que j’empiétais sur son territoire, inquiet qu’elle me renvoie brusquement, un peu comme je l’aurais fait si elle m’avait interrompu sur le champ de bataille. Une étrange image. Son visage, cependant, respirait le plaisir en me voyant. — Est-ce que ça va ? demandai-je. — Je vais très bien, Liocha. Comment vas-tu ? — Que t’est-il arrivé hier soir ? — J’ai été débordée. Je suis désolée. Elle afficha une mine désolée tout en prononçant ce mot. — Je ne me plains pas. J’étais juste inquiet. Elle eut un petit sourire. — Tu as peur de moi, n’est-ce pas ? — J’ai peur de te perdre. J’aimerais mieux que tu n’aies pas l’air si heureuse. — Charmant ! Ne devrais-je pas être contente de te voir ? — Alors tu étais malheureuse jusqu’à ce que tu ouvres la fenêtre ? — Accablée. Elle afficha un large sourire. — Bien. Maintenant, moi je suis heureux. J’entendis une voix d’homme l’appeler depuis sa chambre. — Je dois y aller, dit-elle. — Je te verrai ce soir ? demandai-je. — J’essaierai. Et sur ce, elle disparut. Ce soir-là, je retournai au pont de Pierre, me raccrochant à l’espoir – toujours plus mince – de voir Vadim. Cela ne faisait que trois jours que j’étais revenu à Moscou, mais il était déjà perceptible que davantage de gens regagnaient la ville. Comme chez un homme vidé de la quasi-totalité de son sang, mais pas tout à fait au point de mourir, la couleur commençait à revenir aux joues de Moscou. Bien que l’heure soit tardive, le pont était toujours animé, plus animé même qu’en des temps plus heureux, dans la mesure où les gens devaient faire face à une somme de travail accrue. Alors que je me tenais sur le pont, il se mit à neiger. C’était la première véritable chute de neige de l’hiver, plus importante que ce que nous avions vu à Iouriev-Polski mais tenant à peine. Un présage de ce qui était à venir. C’était un autre signe de la précocité de l’hiver cette année-là, mais les Moscovites – et tous les Russes – étaient bien préparés et prendraient l’hiver comme il viendrait. En retraite, à l’ouest, on ne pouvait en dire autant des Français. J’attendis pendant plus de une heure, examinant chaque visage qui passait devant moi, mais Vadim n’était pas parmi eux. Je repris la direction du nord, vers mon lit et, je l’espérais, Domnikiia. Je contemplais les tours du Kremlin lorsque j’entendis quelqu’un juste derrière moi murmurer à mon oreille. — Assassin ! Je me retournai, mais il n’y avait personne à proximité. À quelques pas, je vis un homme grand et déguenillé s’éloigner. Ce n’avait pu être que lui. Je le suivis. Bien qu’il n’ait jamais besoin de courir, ses longues jambes le portaient à une allure incroyable, me forçant à me lancer au trot. Alors que nous avancions vers le pont de Pierre, je vis ma poursuite entravée par la foule, et heurtai des gens dans ma hâte. Pour l’homme, la foule ne présentait aucun obstacle, semblant s’ouvrir devant lui comme la mer devant la proue d’un navire tandis qu’il traversait le pont à grands pas résolus. Nous atteignîmes l’autre côté de la rivière et du canal de Vodootvodny avant que je parvienne à le rattraper. Je posai ma main sur son épaule et il n’offrit aucune résistance à se tourner pour me faire face. Il était grand et pâle, avec de nombreuses petites cicatrices sur le visage. Ses cheveux, qui lui arrivaient aux épaules, étaient lâches et ébouriffés. Ses yeux sombres, noirs, regardaient dans ma direction mais ne semblaient rien voir. Il n’y avait aucune raison particulière à cela, mais je savais au fond de mon cœur que j’étais face à un vampire, et de surcroît, un vampire qui n’était pas l’un des Opritchniki. J’avais cru que je n’aurais qu’à affronter cinq autres de ces créatures, mais maintenant – comme ma grand-mère m’avait raconté qu’ils le pouvaient, et comme j’avais espéré qu’elle l’avait inventé – les vampires s’étaient reproduits. Et s’ils avaient produit ce descendant particulier, combien pouvait-il y en avoir d’autres ? Ils allaient devenir impossibles à arrêter. La créature me regarda fixement pendant quelques secondes puis se détourna et poursuivit son chemin. Je demeurai un moment pétrifié, réfléchissant au nombre de vampires que je devrais affronter ; au fait que j’avais contribué à les introduire dans une ville où ils resteraient peut-être à tout jamais. Ils n’avaient pas remarqué – ou ne se préoccupaient pas du fait – que leur source de nourriture ne parlait plus français mais russe. Le monstre que j’avais suivi pouvait n’être qu’un seul parmi des dizaines d’innocents Moscovites, choisis au hasard, qui avaient non seulement été privés de leur vie, mais aussi d’une vraie mort, lorsque le fléau monstrueux s’était répandu. Et pourtant, quelque part au fond de mon esprit, je reconnus le visage que je venais tout juste d’étudier. Ce n’était certainement pas l’un des Opritchniki, ni quelqu’un que je connaissais très bien. C’était un individu que j’avais précédemment vu à Moscou. Puis cela me frappa : un cadavre qui ne se décomposait pas. Quelques semaines auparavant, lorsque les morts et les blessés de Borodino étaient arrivés en ville, j’avais brièvement plongé mon regard dans ces mêmes yeux sombres pour vérifier que le grenadier était effectivement mort. Le prêtre avait décrété que c’était un miracle que le corps ne se putréfie pas, mais je savais maintenant que ce n’était pas le cas. Le cadavre n’avait pas pourri parce que le corps avait survécu à la mort de l’âme. Vraisemblablement, l’un des Opritchniki, lors de notre première incursion à l’ouest, l’avait transformé en l’un des leurs. Le processus devait prendre un certain temps. Lorsque je l’avais vu, il était quelque part entre deux états d’existence : mort en tant qu’humain mais pas encore vivant en tant que vampire. Mais il était à présent un voordalak à part entière. Je continuai à le poursuivre mais plus furtivement, comme j’avais traqué Foma, Matfeï puis Ioann. Ce vampire ne faisait pas preuve de leur discrétion, marchant dans les rues sans montrer aucune peur. De fait, qu’y avait-il à craindre ? La ville était de nouveau libre. Il n’avait pas à s’inquiéter d’être arrêté par une patrouille française et il pouvait se promener sans la moindre entrave, aussi libre que n’importe quel autre Russe. J’étais, moi aussi, dans une meilleure posture du fait que les Français étaient partis. Je pouvais porter mon épée qui, bien qu’elle m’apporte un certain réconfort, n’était pas la meilleure arme à ma disposition, je le savais. La dague de bois qui, j’y comptais bien, devrait s’avérer bien plus utile, était glissée dans mon manteau. J’y plongeai la main et la saisis fermement, rassuré et enhardi par la texture du bois sculpté. Les méandres qu’il décrivit à travers la ville auraient pu être mis sur le compte de sa méconnaissance des dieux, mais il me semblait davantage qu’il essayait tout simplement de passer le temps. Ce ne fut qu’aux premières heures du matin qu’il atteignit enfin sa destination et se présenta à la porte d’une maison particulièrement grandiose, certainement la propriété de l’une des plus riches familles de la ville. Elle n’était pas loin de la cave où j’avais laissé Iouda et Ioann brûler tant de semaines auparavant. Cette résidence paraissait étrangement préservée par rapport à celles qui l’entouraient. La zone n’avait pas souffert des incendies, mais aucune rue de Moscou n’avait été épargnée par les pillards, qu’il s’agisse de Moscovites ou d’envahisseurs. Tout le long de la rue, les fenêtres étaient brisées ; les portes, défoncées. Les pièces de butin rejetées – et les temps étaient assez durs pour que seuls les objets les moins pratiques (livres, peintures et autres) soient dévalorisés au point d’être exclus – étaient éparpillées à l’extérieur. Mais les fenêtres de cette maison étaient intactes, sa porte constituant toujours une barrière. Même la rue devant, bien que sale, était exempte des débris qui jonchaient le sol devant ses voisines. C’était comme si un fidèle serviteur était resté dans la maison et qu’il avait – par habitude et ignorant le tumulte autour de lui – conservé le bâtiment dans l’état de propreté qui lui seyait. Et pourtant, dans le chaos qui s’était abattu sur Moscou, aucune diligence n’aurait pu à elle seule maintenir un tel ordre. Une force incroyable aurait été nécessaire. L’absence d’ordures autour de la maison rappelait l’absence d’insectes dans le coin sombre d’une pièce où une araignée se tient en embuscade. Le soldat déverrouilla la porte et entra, sans crainte de rencontrer le véritable propriétaire de la résidence. Bien que les riches et les puissants ne soient pas encore revenus à Moscou en grand nombre, beaucoup avaient au moins envoyé des domestiques en éclaireurs afin de réoccuper leurs propriétés. Peut-être les occupants de cet endroit avaient-ils fait de même. Un serviteur arrivant pour ouvrir la maison ne s’attendrait guère à la trouver infestée de vampires et se verrait rapidement régler son compte. Malgré l’atmosphère prophylactique qui flottait autour du bâtiment – et dont l’explication n’était que trop facile à imaginer –, je ne pouvais être absolument certain que c’était l’endroit où la créature prévoyait de dormir. L’aube ne poindrait pas tout de suite et j’attendis donc un moment pour voir s’il allait réapparaître. Au bout de une heure environ, personne n’était sorti ou entré dans la maison. Même si je savais ce que je pouvais rencontrer à l’intérieur, je n’avais aucun doute quant au devoir que je devais accomplir. Je me rendis jusqu’à la porte et essayai d’utiliser la poignée. Il ne l’avait pas verrouillée derrière lui. À l’intérieur, le corridor était sombre mais, sur une table, je trouvai une lampe à huile que j’allumai et gardai avec moi. C’était une grande maison aux nombreuses pièces : le vampire pouvait être caché dans n’importe laquelle. Je sortis mon poignard en bois et le tins fermement, conscient qu’à tout moment je pouvais être appelé à l’utiliser. Je commençai par me rendre à la cave, sachant par expérience que c’était l’endroit où un voordalak établirait sa tanière, mais je ne trouvai rien de fâcheux. La seule chose notable était que le mur de la cave avait été grossièrement abattu, de sorte qu’elle était reliée à la cave du bâtiment adjacent. J’y jetai brièvement un coup d’œil, mais je n’y vis rien. Une légère odeur d’eaux usées salua mes narines. Je compris que la rue à l’extérieur devait être proche de la Neglinnaïa, l’affluent de la Moskova dans laquelle de nombreux égouts de la ville se jetaient. Durant les périodes fastes de Moscou – lorsque les gens étaient suffisamment nombreux et nourris pour saturer les égouts – la puanteur devait être bien plus forte ; néanmoins, quelque part au-delà de ce mur abattu, il y avait un passage souterrain vers cette canalisation publique. Les chambres du rez-de-chaussée étaient vides elles aussi, bien qu’elles soient étonnamment bien meublées, comparées aux maisons que j’avais vues en ville. Les résidences qui n’avaient pas été vidées par leurs propriétaires en fuite avaient été dévalisées par les envahisseurs français, mais cet endroit demeurait funestement habitable, presque accueillant. Cela corroborait l’idée selon laquelle le bâtiment était en quelque sorte « béni », protégé de quiconque oserait le dépouiller. De fait, certaines des chambres semblaient avoir trop de meubles, comme si quelques-uns avaient été déplacés ici pour faire de la place dans d’autres pièces de la maison. Le seul signe de bouleversement sérieux – quelque peu incongru – était la disparition de lattes de parquet dans un certain nombre de pièces, m’obligeant à progresser sur les solives. Cela me rappela soudainement la maison de ma grand-mère. Ces appartements-ci, à l’instar de nombreuses pièces chez elle, étaient inhabités, mais aucune tentative sérieuse n’avait été menée pour les fermer ou pour en protéger ou vider le contenu. Pour ma grand-mère, ç’aurait été un aveu de son déclin que d’abandonner les pièces inutilisées de sa maison. Pour les occupants de celle-ci, c’était probablement davantage une question de paresse que de fierté. Ici, devinai-je, comme dans la maison de ma grand-mère, il devait y avoir une ou deux pièces au cœur du bâtiment, où séjournaient ses résidents. Mais, contrairement à un autre visiteur d’une autre maison de grand-mère – dans une histoire que ma propre aïeule m’avait racontée –, je ne trouverais pas un loup en ces lieux, mais quelque chose de bien pire. J’entrepris de gravir l’escalier. Les ombres projetées par ma lampe à travers la balustrade créaient des formes étranges sur les murs du corridor de l’étage. Soudain, j’entendis un bruit de froissement et quelque chose s’enfuit dans le couloir, se réfugiant dans un coin. J’élevai la lampe et scrutai dans la direction où la chose avait disparu. C’était un rat, pétrifié dans l’angle, l’air presque pitoyablement effrayé, les yeux semblables à des perles reflétant la flamme de la lampe. Jetant un coup d’œil alentour, je pus constater à des reflets similaires qu’il y avait ici des dizaines de rats, chacun signalé par la même paire de minuscules points de lumière. Cela me parut particulièrement étrange. Je n’avais pas observé de rats au rez-de-chaussée, ni même dans la cave. Pourquoi auraient-ils tous choisi de se rassembler ici au premier étage ? Qu’est-ce que ces yeux fixes et brillants, me demandai-je, avaient bien pu trouver ici qu’ils ne pouvaient obtenir en bas ? C’est à ce moment-là, alors que je progressais dans l’escalier et que ma tête s’éleva au-dessus du niveau du sol, que je remarquai l’odeur. C’était celle d’un charnier. Je pensai immédiatement à la puanteur de l’haleine de Zmiéïévitch, qui était due – je le savais maintenant – aux relents de chair et de sang humains crus, en cours de putréfaction, qui s’élevaient de son estomac. Résistant à mon envie grandissante de vomir, je suivis l’odeur dans une pièce située à gauche de l’escalier. J’entendis le trottinement des rats qui déguerpissaient devant moi. Lorsque je pénétrai dans la pièce, la puanteur se fit plus forte et sa source me fut immédiatement révélée. Sur le sol étaient allongés dix cadavres – portant à eux tous un assortiment d’uniformes français ou de leurs alliés. Ils en étaient à divers stades de décomposition. Sur certains, aucun trait humain ne demeurait identifiable. Sur d’autres, les blessures révélatrices à la gorge, qui trahissaient à la fois la méthode et le mobile de la mort, étaient encore visibles. Entre-temps, elles avaient commencé à se dissoudre en une éponge informe de chair en décomposition. Je n’inspectai aucun des corps de très près. La lumière de la lampe était faible et s’approcher n’était pas une expérience agréable. Je jetai un regard sur le reste de la pièce. Outre la porte par laquelle j’étais entré, il y en avait une autre qui menait vers une pièce mitoyenne. Avant d’y pénétrer, je regardai en arrière et observai comment, contrastant avec la négligence avec laquelle les corps avaient été profanés par les crocs des vampires, leur agencement était plutôt ordonné. Les dix corps avaient été soigneusement placés en deux rangées, comme s’ils étaient dans une salle d’hôpital. Ce n’était pas différent d’une table de salle à manger dans une imposante demeure telle que celle où je me trouvais. La vaisselle, les verres à vin et les couverts sont disposés avec un soin méticuleux, mais le convive n’accorde que peu d’attention à la carcasse négligée du poulet qui reste dans son assiette une fois qu’il a mangé. Ici, je pus comprendre pourquoi certaines des pièces du bas avaient été surchargées de meubles. Il avait fallu faire de la place à l’étage pour conserver ces souvenirs, un peu comme un homme pourrait surcharger une pièce de peintures pour laisser dans une autre l’espace libre pour les têtes empaillées de loups et d’ours qu’il a chassés, sourd aux protestations de son épouse, outrée de voir des choses aussi laides dans sa maison. Ces bêtes empaillées se voyaient toujours attribuer des poses bien plus terrifiantes et agressives que lorsqu’elles avaient été tuées. On ne pouvait en dire autant des corps étalés ici de façon si ordonnée. C’était plutôt leur aspect sans défense, et non leur majesté, qui était mis en valeur par cette présentation. Les Opritchniki ne voyaient pas la moindre noblesse dans leurs proies, et n’avaient pas davantage d’épouses pour modérer leurs goûts en matière de décoration. L’agencement me révélait autre chose. Il n’y avait que dix cadavres dans la pièce parce qu’elle ne pouvait en contenir plus. La porte menant à la pièce voisine me lançait une invitation. Lorsque je la franchis, j’entendis un bruissement derrière moi : les rats retournaient à leur activité, que j’avais interrompue. La pièce suivante était plus grande et conservait quelques vestiges de mobilier. Dans un coin, il y avait un fauteuil à haut dossier et, à proximité, un paravent d’allure orientale. Ailleurs, une table, des chaises et un tabouret rendaient cette pièce un peu plus « vivante », même si je grimaçai à cette évocation. Une seconde porte conduisait vers le palier. Les fenêtres, comme celles de toutes les pièces où j’avais pénétré, étaient dissimulées derrière des rideaux épais et lourds. De nouveau, il y avait ici des cadavres, mais la pièce n’était pas encore pleine. Seuls deux d’entre eux portaient des uniformes français et tous deux étaient moins décomposés que les cadavres de l’autre pièce. À côté de ceux-ci, les corps étaient très différents. Ils étaient pauvrement vêtus de nippes ordinaires. De cela et, tout simplement, de leurs visages, je pouvais déduire qu’ils étaient russes. Tel un archéologue, j’avais découvert une division entre deux strates que je pouvais utiliser pour déterminer une date précise : celle à laquelle les Français étaient partis et les Opritchniki avaient choisi de ne pas les suivre, mais de rester ici et de profiter d’un abondant ravitaillement alternatif. Il y avait sept cadavres russes dans la pièce. Les soldats étaient naturellement tous des hommes, mais, quand les Opritchniki étaient passés aux civils, ils n’avaient pas affiché la moindre discrimination quant au sexe. L’un des corps était petit, à peine plus grand qu’un enfant. Sa tête, couverte de denses boucles de cheveux noirs, était tournée sur le côté, rendant les horribles lacérations de la gorge encore plus béantes. Je ne voyais pas son visage. Pendant un moment douloureux, je crus que c’était Natalia. Je bondis à travers la pièce et tournai sa tête pour étudier ses traits, refermant ainsi les blessures d’un côté de son cou. Ce n’était pas elle. Ce n’était même pas une fille, mais un garçon à peu près de son âge. Je me relevai, soulagé de ne pas avoir à souffrir ce deuil, et qu’il puisse être supporté par d’autres quelque part dans la ville, qui connaissaient et aimaient ce garçon. Je me dirigeai vers le paravent oriental et le déplaçai. Derrière, un personnage se tenait droit, son visage atroce et crispé me fixant directement. L’effroyable puanteur de la putréfaction était plus puissante que jamais et je me rejetai en arrière, bousculant le paravent et le faisant tomber. Je m’étais trompé. Le corps n’était pas debout, il était suspendu – suspendu comme un manteau nonchalamment accroché à une patère. Un long clou avait été enfoncé dans le mur derrière et le corps avait été enfoncé dessus, de sorte que la tête du clou était visible, émergeant du cou, sous le menton. Il était dans une position qui ne devait pas beaucoup entraver les Opritchniki pour manger. Le cadavre était ancien et presque aussi décomposé que certains de ceux qui se trouvaient dans l’autre pièce, mais il ne portait pas d’uniforme français, simplement des vêtements ordinaires. Les blessures de son cou avaient commencé à se putréfier longtemps auparavant, à un point tel qu’il était surprenant qu’il ait encore l’intégrité pour supporter le poids du corps sur cet unique clou. L’essentiel de la chair du visage avait commencé à se décomposer, mais la barbe demeurait encore, ainsi que les yeux. Et ainsi, malgré l’obscurité et l’horrible putréfaction de son visage, le cadavre n’était pas méconnaissable. Ses vêtements, sa barbe et ses yeux – surtout ses yeux – le trahissaient. C’était Vadim. Il devint alors clair que Rodion Valentinovitch ne serait jamais tenu par son grand-père ; que leurs vies ne s’étaient chevauchées que quelques heures ou jours, voire pas du tout. Vadim n’avait même pas pu avoir connaissance de l’existence de son petit-fils, et ni moi ni personne d’autre n’aurait le plaisir de la lui annoncer. Je ne pouvais pas pleurer. J’avais su depuis longtemps que Vadim était mort ; je l’avais su depuis que j’avais vu Iouda arriver à cette maison de Kitaï-Gorod sans Vadim sur ses talons. Chaque fois que j’avais essayé de rencontrer Vadim depuis, chaque fois que j’avais échoué, j’avais ressenti un peu de peur et de tristesse, et j’avais soupçonné que son absence indiquait son incapacité totale à se présenter au rendez-vous. Et de voir ainsi son corps était davantage une confirmation qu’une révélation. Cependant, je regrettais – comme ç’avait été et était toujours le cas vis-à-vis de Max – de n’avoir pas eu alors l’occasion de lui faire mes adieux convenablement et de ne pas avoir maintenant la possibilité de le pleurer. Je me détournai et mon pied frappa quelque chose de creux, en bois. Le cadavre de Vadim n’avait pas été la seule chose dissimulée par le paravent. Je venais aussi de trouver ce que j’étais venu chercher dans la maison. C’était un cercueil mais, de nouveau, comme ceux de Matfeï et Varfolomeï, il n’avait pas été conçu initialement pour cet usage ; c’était simplement une caisse de taille et de forme convenables. Je le tirai à distance du mur, vers le centre de la pièce, et en forçai le couvercle. À l’intérieur dormait le soldat que j’avais, si longtemps auparavant, vu mort mais non putréfié, et que j’avais cette nuit suivi jusqu’à cette maison. Ses yeux étaient fermés et ses mains étaient posées sur son ventre. J’élevai la main, serrant fermement ma dague de bois au-dessus de ma tête, prêt à l’abattre de toutes mes forces sur le cœur du monstre endormi. Ses yeux s’ouvrir d’un coup. Il m’adressa le même regard mort et, de nouveau, siffla l’unique mot que je l’aie jamais entendu prononcer. — Assassin ! Chapitre 19 Sur-le-champ, je précipitai le bras vers la poitrine de la créature, mais une main me saisit le poignet et je ne pus atteindre ma cible. Une autre paire de mains se saisit de mon bras gauche et je fus traîné à distance du cercueil, vers le mur. Le soldat russe s’extirpa du cercueil et s’approcha de moi. Les deux hommes qui m’avaient empoigné relâchèrent leur étreinte et celui à ma droite ordonna au soldat : «Tiens-le.» C’était une voix que je connaissais et que je n’aurais pas dû entendre ; la voix d’une créature que je croyais avoir annihilée dans une cave en feu, de nombreuses semaines auparavant. C’était Iouda. Le soldat appuya la main contre ma poitrine, révélant une force incroyable, et je me retrouvai incapable de bouger. Iouda et mon autre cerbère – lorsqu’il pénétra dans la lumière, je vis que c’était Andreï – marchèrent jusqu’au milieu de la pièce. — Vous êtes surpris de me voir, je pense, dit Iouda presque du ton d’un hôte bonhomme. — Un peu, répondis-je. — Cela doit être tellement déplaisant, poursuivit-il, de croire que vous avez assassiné quatre de vos camarades – des hommes qui sont venus dans votre pays avec bonne volonté, à votre invitation, pour se battre à vos côtés –, cela doit être tellement irritant de découvrir que l’un des quatre a survécu. Je ne répondis pas. — Votre ami Maxime a fait la même erreur, déclara Andreï, ne faisant aucun des efforts affectés de Iouda pour dissimuler son dégoût. — Alors comment êtes-vous sorti ? demandai-je. — Ne pouvez-vous donc pas trouver vous-même ? demanda Iouda. Mon bon ami Dimitri Fétioukovitch m’a sauvé. Au moment où vous êtes arrivé, il m’avait déjà réveillé et aidé à me mettre en sécurité. — En sécurité ? où ça ? Vous ne pouvez pas sortir à la lumière du jour. — Non, bien sûr que non, mais dans ces grands bâtiments connectés, on peut se déplacer d’une maison à l’autre sans avoir jamais besoin de sortir. Avoir un peu plus de force que les êtres humains aide aussi. Cela nous permet d’abattre au besoin un mur çà et là, entre deux maisons. J’avais vu des exemples de la force de ces créatures, plusieurs semaines auparavant, et je la sentais dans la main qui me plaquait contre le mur. Je me demandais quels autres pouvoirs ils pouvaient posséder et, de surcroît, quelles pouvaient être leurs faiblesses. — Et c’est tout ? demandai-je. Votre force ? est-ce le seul avantage que vous autres créatures avez sur nous ? Iouda rit ; mes intentions avaient été flagrantes. — Peut-être voudriez-vous une liste écrite ? Trente-six raisons pour lesquelles les vampires sont supérieurs aux humains ? Eh bien, cela ne va pas vous aider, Liocha. Non, notre force n’est rien. Je pense que c’est juste un effet secondaire du régime alimentaire. Ce qui nous rend supérieur n’est pas quelque chose que nous avons, mais quelque chose dont nous manquons. Nous n’avons pas de conscience. Lorsque nous agissons, nous ne sommes tenus par aucune règle morale. Nous n’avons peur d’aucune récrimination ni sur terre ni en enfer. Nous pouvons réaliser des choses dont vous ne pourriez même pas rêver parce que nos rêves ne sont hantés ni par le doute vis-à-vis de notre vertu ni par des préoccupations pour autrui. — Et qu’avez-vous donc vraiment réalisé ? lui demandai-je avec mépris. Il choisit d’ignorer la question. — Je peux faire des choses dont vous ne seriez jamais capable. Lorsque j’ai surpris Vadim Fiodorovitch en train de me suivre (il fit négligemment un mouvement de tête vers le cadavre suspendu), mes scrupules auraient pu me commander de le laisser partir, mais je ne l’ai pas fait. Lorsqu’il m’a dit qu’il était simplement curieux de voir comment je travaillais, j’aurais pu le croire, mais je ne l’ai pas fait. Lorsqu’il m’a supplié d’avoir pitié, me parlant de l’épouse et de la famille qu’il aimait, j’aurais pu céder, mais ce ne fut pas le cas. Au lieu de cela, je l’ai suspendu à ce clou là-bas, simplement pour le faire taire, mais pas au point de le tuer ; sinon, nous n’aurions pas été en mesure de goûter le sang frais que nous aimons tous tant. » Pourriez-vous avoir fait cela, Liocha ? poursuivit Iouda. Bien sûr que non : vous ne le voudriez pas. Mais vous aimeriez me le faire subir tout de suite, n’est-ce pas ? Et pourtant, vous ne le pourriez pas. Je pourrais simplement vous supplier d’avoir pitié ; vous raconter mon enfance terrible dans les Carpates, et vous perdriez alors tout courage de le faire. — Alors c’est pour cela que vous êtes si difficiles à tuer ? dis-je en me redressant. (Le soldat, écoutant Iouda, avait un peu relâché sa pression sur moi.) Ce n’est pas votre force, mais notre faiblesse ? — Exactement. Nous sommes certainement très faciles à tuer. La lumière du soleil. Le feu. (Il fit un signe de tête en direction de ma dague de bois, qui était tombée par terre.) Un pieu dans le cœur. La décapitation. Ce sont autant de manières que j’ai vues fonctionner. Peut-être en existe-t-il d’autres. Je ne peux pas dire que je suis un expert. — Vous voulez dire que vous ne savez pas ? demandai-je. J’étais surpris, mais j’essayais également de l’aiguillonner. — Pourquoi devrais-je le savoir ? Vous n’êtes pas docteur, que je sache. Vous ne connaissez pas tous les détails de la façon dont fonctionne votre corps, pas plus que moi. Nous n’allons pas réaliser d’expériences pour trouver de nouvelles manières de nous tuer nous-mêmes. Il eut soudainement un petit sourire en coin, comme s’il venait tout juste de penser à quelque chose de drôle. Si c’était le cas, il ne m’en fit pas part. — Pourquoi pas ? demandai-je. Vous êtes plutôt faciles à remplacer. Iouda leva un sourcil inquisiteur. — Faciles ? — Comme votre ami ici, dis-je, désignant le soldat qui avait, détendu par ma défaite totale, complètement oublié de me maîtriser. Juste une morsure rapide et c’est un humain de moins, pour un vampire de plus. Iouda gloussa. — Si seulement c’était aussi simple que cela… mais malheureusement nous demeurons un groupe très exclusif. — Vous avez une longue liste de règles d’adhésion, je suppose, pour garder à distance la populace. — Nous n’avons qu’un seul critère. L’individu en question doit vouloir devenir l’un des nôtres. On pourrait s’imaginer que la plupart des organisations reposant sur une admission aussi souple seraient inondées de demandes, mais ce n’est pas notre cas. Pour nous, la cooptation est l’approche idéale. Vous, par exemple, vous ne souhaiteriez pas vous joindre à nous, n’est-ce pas ? — Non, dis-je, n’ayant pas besoin d’un effort particulier pour injecter une conviction absolue dans ma voix. — Et par conséquent nous ne voudrions pas de vous. De fait, ce monsieur est notre seule recrue depuis que nous sommes arrivés dans votre pays profondément pieux. Non pas que nous ayons eu la possibilité de demander à chaque occasion. — Et que lui est-il arrivé ? — Il a rencontré Varfolomeï. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a une aversion particulière pour vous. Nous sommes tous bouleversés que vous ayez assassiné Matfeï et Ioann, mais il considère Varfolomeï comme une sorte de figure paternelle. Quoi qu’il en soit, il était là, fuyant – désertant, si vous préférez – le champ de bataille à Borodino, et sur qui d’autre que Varfolomeï devait-il tomber ? Ils ont eu une petite conversation et il a décidé que, oui, une vie d’immortalité serait préférable au statut de riadovoï dans l’armée russe, où il serait envoyé à la mort sur les caprices de lâches officiers comme vous-même. — Et donc, en voulant simplement être un vampire, il en est devenu un ? — Non, non. Il faut suivre un processus. D’abord Varfolomeï a bu un peu de son sang, juste assez pour qu’il meure mais pas immédiatement. Il a ensuite volontairement – et on m’a dit que cela devait être volontaire – bu un peu du sang de Varfolomeï. La tradition veut que l’on boive à une entaille dans la poitrine, mais je ne crois pas que cela ait d’importance. — Donc vous savez au moins cela sur le fonctionnement de votre corps, commentai-je. Comment vous voyez le jour, mais pas comment vous mourez. Il sourit. — Nous avons un avantage sur vous dans la mesure où nous pouvons nous rappeler le moment, et donc le processus, de notre propre conception. Cela facilite tellement les choses pour nous la première fois que nous devons le faire nous-mêmes, plutôt que tout ce tripotage désordonné par lequel doivent passer les humains. — Combien de fils vampires avez-vous engendrés durant votre existence, Iouda ? — Aucun, répondit-il, avant d’ajouter rapidement avec un sourire : que je sache. Et je le saurais. Ce que je viens de vous décrire ne pourrait pas vraiment arriver par accident. Certains d’entre nous sont différents, mais je suis très proche de vous autres humains. J’aime la chasse et j’aime la curée, mais je n’ai pas envie d’être préoccupé par la moindre conséquence à long terme. (Il réfléchit un moment.) C’est très similaire à ce que vous ressentez quand vous êtes avec cette jeune femme – Dominique. Vous aimez l’expérience physique de son corps, mais vous seriez consterné si votre congrès avec elle devait produire un jour un enfant. (Il fixa mon visage d’un air interrogateur, puis leva les sourcils.) Ou peut-être pas. Il se détourna et les deux autres vampires suivirent son regard. Je saisis ma chance. Je me précipitai à travers la pièce en direction de la fenêtre, repoussant le bras détendu de la « progéniture » de Varfolomeï et jouant à la marelle par-dessus les cadavres pitoyables alignés sur le sol. Je supposais que, à l’heure qu’il était, c’était l’aube dehors. Je me saisis de l’un des rideaux et l’arrachai, le détachant de ses fixations bien au-dessus de moi, en haut de la fenêtre. Andreï fit un pas dans ma direction tandis que je tirais, mais il était trop tard. Le rail du rideau céda et la draperie vint s’écrouler sur ma tête, me bloquant complètement la vue, mais révélant la fenêtre derrière elle. Je me débattis rapidement pour me débarrasser du lourd tissu, l’obscurité de sa couverture cédant la place à la pièce toujours faiblement éclairée par la lampe. Les trois vampires se tenaient autour de moi : deux d’entre eux totalement impassibles devant la futilité de mon action, et Iouda, un léger sourire moqueur aux lèvres. Je me retournai vers la fenêtre pour constater que, derrière les rideaux, elle avait été condamnée avec les lattes de parquet prises à l’étage du dessous. À travers les fentes occasionnelles, je pouvais voir qu’il faisait tout juste jour à l’extérieur, mais trop peu de lumière parvenait à pénétrer à l’intérieur pour causer le moindre dommage à mes ravisseurs. En des temps plus heureux, les soirées tenues dans une maison comme celle-ci pouvaient s’être poursuivies loin dans la nuit, jusqu’au lendemain matin. Parfois, l’hôte zélé s’assurait que les fenêtres soient fermées par des volets et les horloges arrêtées afin qu’aucun invité ne se rende compte que l’aube s’était levée et ne ruine l’ambiance en considérant qu’il puisse être l’heure de partir. Mes hôtes – les nouveaux occupants morts-vivants de cette maison – avaient un désir similaire de masquer la lumière du jour nouveau, mais avec des motivations très différentes. D’un petit coup de tête, Iouda indiqua au soldat que je devais être de nouveau maintenu fermement. Le soldat me repoussa contre le mur et m’y plaqua énergiquement de la main. — Alors, dis-je, sentant le découragement me submerger après ma tentative manquée. Je suppose que vous allez me tuer, maintenant. Il s’ensuivit une brève conversation entre Iouda et Andreï dans leur propre langue. Je crois que Iouda voulait me voir mourir ici et maintenant, mais Andreï n’était pas d’accord. Il mentionna Piotr à diverses reprises. Il était étrange qu’ils parlent de lui en utilisant ce prénom même entre eux. Ne connaissaient-ils pas son véritable nom, ou poussaient-ils la prudence à son extrême, s’assurant que personne ne puisse jamais découvrir qui ils étaient et utiliser cette information pour les pourchasser ? De leur discussion, je déduisis qu’ils attendaient l’arrivée de Piotr. Tout retard me permettait de profiter de la vie un instant de plus, et de réfléchir à une façon de m’échapper. — Vous allez être un peu à l’étroit si vous devez tous les trois dormir dans cet unique cercueil, n’est-ce pas ? dis-je. Iouda se détourna de sa conversation avec Andreï pour me répondre. Ma tentative d’évasion semblait avoir expulsé de lui toute bonne humeur. Il était maintenant tout à fait méprisant. — Nous n’avons pas besoin de cercueils pour dormir, pas plus que vous avez besoin de lits. Comment croyez-vous que nous avons passé toutes ces journées dehors sur la route de Smolensk ? C’était une bonne question. — Comment avez-vous fait ? demandai-je. — Nous creusions tout simplement un trou et nous nous y enterrions. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de bloquer le soleil. Le trou n’a pas besoin d’être très profond. Avant que j’aie pu répondre, nous entendîmes un bruit de pas montant l’escalier. La porte donnant sur le palier s’ouvrit et Piotr entra. Il fut rapidement suivi, à ma grande consternation, de Dimitri. Piotr et Iouda se mirent à parler furtivement dans leur propre langue. Dimitri s’adressa directement à moi. — Tu n’aurais pas dû les tuer, Alexeï. Je sais que nous ne pouvions pas aider Ioann, mais Matfeï et Varfolomeï, c’était tout simplement meurtrier. — J’imagine que tu leur as dit, au sujet de Matfeï et Varfolomeï, dis-je. — Je leur ai dit que tu avais suivi Matfeï. Ils savaient qu’il était mort. Il était facile d’en tirer des conclusions. — Comment Piotr est-il arrivé ici ? demandai-je. Il fait jour dehors, n’est-ce pas ? — Nous sommes venus sous terre. Les égouts passent juste sous cette rue. Avec un peu de travail, tu peux entrer dans n’importe laquelle des caves. Il fait nuit noire en bas. — Je suppose qu’ils sont d’accord pour épargner ta vie, dis-je amèrement. — Et la tienne, Alexeï. Ils n’ont pas de querelle avec nous. Ils comprennent que tu les aies tués. Si nous t’avions dit la vérité dès le départ, tu n’aurais pas réagi de façon exagérée. Il était totalement dupe ; dupe de ses propres arguments autant que de ceux des Opritchniki, au point de croire que, parce que leur cause – notre cause – était juste, ils étaient eux-mêmes vertueux ; dupe au point de croire que, parce qu’ils étaient vertueux, tout ce qu’ils faisaient pour soutenir notre cause devait être pour le bien. Et pourtant, en dépit de tout cela, me vint à l’esprit que j’avais voulu lui dire quelque chose. Cela n’avait aucun rapport, à moins que Dimitri soit dans un état d’aveuglement encore plus grand que je puisse le croire, mais il n’y avait pas grand-chose d’autre à évoquer. — Sais-tu que Yelena Vadimovna a eu un petit garçon ? Tandis que je parlais, mes pensées allèrent vers Marfa et une idée commença à prendre forme. — C’est une bonne nouvelle, dit Dimitri. Vadim sera heureux. J’étais choqué qu’il ne sache pas, mais également soulagé que son attitude présente soit fondée sur l’ignorance. — Tu n’as pas idée, n’est-ce pas ? lui dis-je tandis que je glissais ma main dans ma chemise. — Que veux-tu dire ? — Vadim Fiodorovitch est juste là, dis-je, faisant un geste en direction de l’endroit où pendait le cadavre pourrissant, que Dimitri n’avait pas encore remarqué. Ils… Iouda avait écouté et m’interrompit. — Nous avons décidé de ce que nous allons faire, annonça-t-il haut et fort. Nous n’entendîmes jamais ses plans. Alors qu’il parlait, je tirai la main de ma chemise d’une secousse. Je sentis la chaîne se briser autour de mon cou, me laissant libre d’exhiber l’icône que Marfa m’avait donnée. Je l’élevai devant le visage du soldat et lui criai sinistrement « En arrière ! » Face à l’image du Sauveur, l’intégralité de la force du voordalak commença à s’étioler. Il relâcha sa prise sur moi et se couvrit les yeux, reculant loin de moi à travers la pièce. La réaction des autres vampires était fort différente. — Idiot ! cria Piotr à la créature terrifiée. — Ne sois pas si superstitieux, que diable ! ajouta Iouda. Piotr adressa un bref signal de la main à Andreï, qui traversa la pièce et, sans crainte, saisit l’icône dans ma main et la jeta dans un coin. Manifestement, il n’y avait rien de réel à craindre pour eux dans ce symbole religieux, mais le jeune vampire inexpérimenté croyait le contraire, et c’était assez pour l’effrayer. Par chance, ce moment de distraction me donna le temps de mettre la main sur quelque chose qui pouvait avoir un effet très réel sur eux. Alors qu’Andreï se tournait de nouveau vers moi, je saisis mon épée et, d’un revers de la main, la dégainai et le frappai sur l’avant de la gorge. Depuis que Iouda l’avait mentionné, cela m’avait démangé d’essayer la décapitation comme méthode pour faire disparaître l’une de ces créatures. Ce n’était pas, comme je l’avais appris sur le champ de bataille, une chose facile à réaliser. La lame glissa sur le sommet de sa pomme d’Adam et, sectionnant sa trachée, s’enfonça environ à mi-chemin dans son cou. D’une secousse rapide, je la dégageai. La blessure n’était pas fatale. Andreï se pencha en avant, ses mains se refermant sur la longue et profonde entaille dans sa gorge tandis qu’un torrent de sang coulait entre ses doigts. Il était hors d’état de nuire et sa mort n’était pas ma préoccupation immédiate. Je me précipitai vers la fenêtre, prenant cette fois élan tout d’abord sur le siège puis sur le dossier du fauteuil qui était près de lui, et sautant aussi haut que je le pouvais. J’enfonçai violemment la pointe de mon épée vers le bas dans les planches de bois pour me donner un peu plus d’impulsion. J’agrippai de la main gauche le haut de l’une des lattes qui couvraient le verre et, avec mes deux doigts, je restai suspendu là, surplombant la pièce, cinq ou dix secondes, à observer la scène en dessous de moi. D’un côté, Dimitri, Iouda et Piotr restaient, cloués sur place, non pas en état de choc mais incapables de prendre une décision. De l’autre, Andreï se tenait debout, adossé au mur. Il s’appuyait au mur de la main gauche, tout en pressant vainement sa gorge de la main droite, sans réussir à réduire l’afflux de sang qui en sortait. Près de lui se tenait le soldat accroupi, couvrant sa tête, terrifié – soit à cause de l’icône, soit en raison de l’horrible blessure que j’avais infligée à Andreï. Mon poids tout entier était suspendu à mes deux doigts, qui commencèrent à me hurler qu’ils ne pouvaient pas tenir. En dessous, Iouda et Piotr se léchaient presque les babines en prévision de ma chute. Je sentais mon corps descendre peu à peu. Mais ce n’étaient pas mes doigts qui abdiquaient, c’était la planche elle-même. Accompagnée par le grincement des clous extraits du bois, la latte que je tenais céda. Sa pointe traça un quart de cercle à travers la pièce, se déplaçant tout d’abord horizontalement puis se courbant doucement pour finir par une descente verticale, finale et rapide, et je tombai avec elle. J’atterris sur mes pieds mais m’affalai immédiatement sur le flanc, parvenant à garder en main mon épée. Où la planche de bois s’était trouvée, la lumière du soleil pouvait maintenant pénétrer en un rayon de l’épaisseur d’un mur de briques qui découpait la pièce en deux. Pour les vampires, c’était tout aussi infranchissable. J’avais atterri du mauvais côté de la séparation, aux pieds de Iouda et Piotr, mais pour moi la barrière n’était pas plus impénétrable que l’air. Je roulai de côté vers l’autre partie de la pièce et me relevai. Iouda était en rage. Il bondit vers moi avec une expression de malveillance indicible sur son visage, et il fallut la force conjointe de Piotr et Dimitri pour l’empêcher de traverser la lumière intrusive qui aurait très certainement signé son arrêt de mort. J’écrasai la poignée de mon épée dans l’estomac d’Andreï et ses souffrances redoublèrent, ses mains abandonnant sa gorge pour se poser sur son ventre. Sa nuque était maintenant totalement exposée et j’y abattis la lame de mon sabre à mes deux mains. Toutefois, ce n’était pas encore assez pour la trancher. Je pouvais sentir que mon épée était légèrement coincée entre deux vertèbres et ne pouvait se déplacer ni en avant ni en arrière. Je donnai une chiquenaude du poignet et imprimai un brusque mouvement latéral de torsion à la lame. J’entendis le bruit sec produit par la rupture de ligaments quelconques qui maintenaient la tête d’Andreï sur ses épaules et sentis la lame se libérer. La tête d’Andreï était tombée en poussière avant même d’atteindre le sol. Son corps se raidit et ses mains se portèrent à l’endroit où se trouvait autrefois son visage. Elles non plus n’en eurent pas le temps, se desséchant puis se désintégrant tandis qu’il tombait à genoux. Sa chute ne s’interrompit jamais. Au moment où ses genoux touchaient le sol, son corps tout entier n’était plus qu’une fine poudre qui se déposa, plutôt qu’atterrit, au sol. Au cours de sa descente, son manteau, sa chemise et sa culotte cessèrent d’être portés par son corps et se mirent à tomber d’eux-mêmes pour former un tas de linge, comme une marionnette dont les fils ont soudain été coupés. L’horreur sur le visage de Piotr et Iouda n’était rien comparée à celle de Dimitri. La leur exprimait la colère et le désir de vengeance. La sienne montrait un choc sincère à la vue de son ami Andreï abattu sous ses yeux et de son ami Alexeï accomplir la boucherie avec une satisfaction évidente. — Attrapez-le, Dimitri Fétioukovitch ! gronda Piotr. Vous seul le pouvez. Dimitri s’approcha du mur de lumière, mais même lui semblait réticent à le franchir. Il y avait des larmes dans ses yeux lorsqu’il parla. — Pourquoi, Alexeï ? dit-il. Toi plus que tout autre, tu es un homme éclairé. Tu n’as pas à te complaire dans les préjugés et superstitions de nos grands-parents. Ils sont venus ici pour nous aider, pour combattre nos ennemis, comme s’ils étaient nos frères. Tout au long de leur existence, ils ont été confrontés à la haine des ignorants, et maintenant toi – même après qu’ils nous ont aidés à expulser les Français –, même toi, tu ne peux leur offrir d’autre remerciement que la mort. Il tira son épée et fit un pas dans ma direction, debout au milieu de la barrière même qui divisait la pièce, son visage, ses cicatrices et ses larmes illuminés par la lumière du soleil. — Tuez-le, Dimitri ! rugit Iouda de derrière. — Je ne veux pas lutter contre toi, Dimitri, dis-je, baissant mon épée à mon côté mais n’étant pas assez insensé pour la rengainer. Mais je le ferai si j’y suis contraint, et, si c’est le cas, je gagnerai. — Je ne crois pas que tu me tuerais, Alexeï, mais, après avoir vu ce que tu as fait à Andreï, que sais-je de toi ? — Regarde autour de toi, Dimitri, insistai-je. Regarde les cadavres sur le sol. Ils ne sont pas français : ils sont russes – des Russes innocents. Ces créatures ne tuent pas pour contribuer à libérer notre pays. Elles tuent pour manger, et elles dévoreront ce qu’elles trouveront en abondance. Dimitri commença à observer autour de lui, intégrant la vérité de mes paroles. Presque sous ses pieds gisait le corps que j’avais brièvement pris pour Natalia. De sa botte, il tourna sa tête de côté de manière à ce qu’il puisse voir son visage. S’il avait soupçonné que c’était Natalia, il ne montra aucun signe de soulagement en constatant que ce n’était pas le cas. Peut-être, comme moi, réalisait-il que ç’aurait tout aussi bien pu être elle. Derrière lui, Iouda arriva à la conclusion qu’il était en train de perdre le débat. Il fit un pas en direction de Dimitri mais, au même instant, Dimitri avança d’un pas et pénétra de mon côté de la pièce. — Nous devons vivre, Dimitri, plaida plaintivement Piotr. Ces quelques paysans, c’était seulement pour que nous puissions survivre jusqu’à ce que nous quittions la ville. — Et en ce qui concerne Vadim ? criai-je à Piotr. — Vadim ? demanda Dimitri. — Là-bas, dis-je avec un mouvement de la tête. Piotr et Iouda ne trouvaient rien à ajouter tandis que Dimitri inspectait les restes de son commandant, camarade et ami. Il plaça une main sur le visage de Vadim et lâcha un cri de profonde tristesse. Les yeux morts de Vadim le fixaient et n’offraient aucun pardon. Dimitri éleva son épée et commença à s’avancer vers les deux vampires qui se tenaient de l’autre côté de la pièce. Je le retins avant qu’il puisse rejoindre leur moitié. — Vous aviez promis de vous contrôler, cette fois, dit-il, s’adressant à Piotr, qu’il connaissait depuis plus longtemps. — Je l’ai fait, répliqua Piotr de façon ambiguë. — Il est trop tard pour faire semblant d’être surpris, Dimitri, dit Iouda d’un ton plus déterminé. Vous avez choisi de pactiser avec le diable. Vous saviez ce que nous étions, ce que nous faisions. Je crois que ses mots s’adressaient davantage à moi qu’à Dimitri, et j’étais d’accord avec eux. Si la mort de Russes innocents et de Vadim était une surprise pour Dimitri, il n’avait dans ce cas été dupé que par lui-même et non par les Opritchniki. On ne pourrait jamais dire de Dimitri qu’il était du genre à ne voir que le bien chez les gens mais, dans ce cas, il n’avait vu que le bénéfice pour lui, et pour son pays, qui pouvait être retiré d’une collaboration avec eux. Toutefois, si les mots de Iouda étaient destinés à faire naître en moi de la méfiance envers Dimitri, il était également clair qu’il ne serait plus sage que Dimitri fasse confiance aux Opritchniki. Ils avaient peut-être eu de meilleures raisons de tuer Vadim ou d’essayer de me tuer, mais, s’il restait de leur côté, son heure finirait par venir. — Je suis désolé, Alexeï, murmura Dimitri. C’était désespérément inadéquat, mais c’était tout ce qu’il pouvait dire. — Je crois que vous feriez mieux de partir, dis-je en m’adressant aux deux vampires. — Partir ? dit Piotr. Pourquoi devrions-nous partir ? C’est vous qui êtes pris au piège. C’était vrai, en apparence. Les deux portes de la pièce étaient toutes deux de leur côté. Tandis qu’ils pouvaient partir s’ils le souhaitaient, nous ne serions pas en mesure d’atteindre une sortie sans franchir la démarcation et risquer une attaque de leur part. — Tout ce que nous avons à faire est d’attendre qu’il fasse nuit, poursuivit Piotr. Iouda, toutefois, jetait des coups d’œil nerveux alentour vers l’étroite fenêtre, vers le rayon de lumière et vers les portes. — Je ne sais pas, dis-je, si vous autres créatures croyez que le Soleil tourne autour de la Terre ou que la Terre tourne sur elle-même. Quoi qu’il en soit, le Soleil se déplace d’est en ouest. Et cela signifie que ce faisceau de lumière va circuler d’ouest en est – vers vous. D’ici midi, vous n’aurez plus qu’une porte par laquelle sortir. Dans le milieu de l’après-midi, vous n’en aurez plus aucune. Vous serez progressivement rabattus dans un coin, jusqu’à ce que la lumière frappe ce coin, et vous partirez alors en fumée. À moins, bien sûr, que le temps se couvre. Je ne savais pas si la lumière indirecte d’un jour nuageux serait suffisante pour les tuer. C’est pourquoi je jouai ma carte à ce moment-là, espérant les contraindre à partir plutôt que de risquer de voir ce scénario se dérouler. — Ou bien nous pourrions tout simplement retirer dès maintenant toutes les autres planches de la fenêtre, suggéra Dimitri. C’était pratique, mais un peu moins élégant. Quoi qu’il en soit, cela suffit à persuader les Opritchniki. Piotr était déjà hors de la pièce. Iouda fit claquer ses talons et nous gratifia d’un salut formel moqueur. — Nous nous reverrons, Alexeï Ivanovitch, dit-il, puis il partit. Dimitri fit mine de les suivre. — Nous ferions mieux d’attendre un peu, lui dis-je. Leur laisser le temps de sortir. Dimitri hocha la tête. — Faisons entrer un peu plus de lumière ici, suggérai-je en me dirigeant vers la fenêtre. Avant que nous puissions commencer à nous attaquer à l’une des planches restantes, nous entendîmes tous les deux un gémissement émanant de sous le paravent que j’avais renversé. Je dégainai mon épée et l’utilisai pour soulever le bord du paravent et le jeter de côté. En dessous se trouvait le corps recroquevillé du soldat-vampire, presque roulé en boule, se couvrant la tête de ses mains. Il tremblait de peur. Il avait été présent tout ce temps-là, nous l’avions oublié et, s’il en avait été capable, il aurait été en position de nous atteindre et de nous tuer. Peut-être Iouda et Piotr avaient-ils compté sur cela, ou peut-être l’avaient-ils, comme nous, oublié. Je lui donnai un petit coup de mon épée et il leva les yeux, son regard montrant qu’il était encore assez inexpérimenté en tant que vampire pour se rappeler la sensation de terreur. — Comment t’appelles-tu ? lui demandai-je. — Pavel, bafouilla-t-il. Dans ses yeux, je vis apparaître une nouvelle émotion : l’espoir, l’idée ténue que cette journée ne serait peut-être pas sa dernière. Il s’avéra alors que Iouda avait raison. J’avais effectivement des scrupules qui me retenaient de tuer. Si Pavel avait résisté, ou s’il était simplement resté courageusement silencieux, j’aurais peut-être eu les tripes de le tuer. Mais maintenant, bien que je sache qu’il était un vampire, il subsistait en lui de telles nuances de son humanité récemment perdue que je me trouvai incapable de toute action à son encontre. La décision me fut retirée. Dans un sifflement d’air, ma dague de bois s’abattit sur le dos recourbé de Pavel, dirigée par Dimitri qui la tenait à deux mains. La lame s’enfonça profondément entre les côtes du vampire. Pavel laissa échapper un halètement et s’agenouilla, le corps droit, les mains tendues dans son dos pour essayer d’en retirer l’arme. Dimitri poussa une nouvelle fois celle-ci puis la tourna. La lame de bois se brisa en deux, ne laissant à Dimitri que la poignée. Une goutte de sang apparut sur les lèvres de Pavel et ses yeux devinrent vitreux lorsqu’il s’affaissa en avant. Je poussai le corps du pied. Il donnait toujours la sensation d’être fait de chair et de sang. Contrairement aux autres, il n’y eut pas de dissolution instantanée en cendres et en poussière. — Il n’a pas été un vampire longtemps, dit Dimitri, lisant dans mes pensées. Il savait évidemment, comme je l’avais déjà déduit, qu’un corps de vampire ne pouvait se décomposer davantage qu’il l’aurait fait s’il ne l’était jamais devenu. — Qu’allons-nous faire maintenant ? demandai-je. — Piotr m’a dit qu’ils allaient quitter Moscou. — Par le même chemin qu’ils ont suivi pour venir ? — Non. Comme les Français, ils ne vont pas battre en retraite en empruntant les mêmes routes que celles qu’ils ont suivies pour leur avancée, expliqua Dimitri. — Alors où vont-ils aller ? — Au sud-ouest. Ils vont prendre à peu près le même chemin que suit Bonaparte, au moins pour un moment. Cela leur procurera un approvisionnement de soldats français. — Ou russes, ajoutai-je. (Dimitri ne répondit pas.) Crois-tu qu’ils vont partir, comme l’a dit Piotr ? demandai-je. — Je pense. C’est ce que je ferais. — Alors, nous les suivons ? — Je suppose, dit Dimitri, hochant la tête d’un air pensif. Ou nous pouvons tout simplement les laisser partir. J’allai au coin de la pièce et me penchai. — Que fais-tu ? demanda Dimitri. — Mon icône, dis-je. Je fis un nœud avec la chaîne brisée et la repassai autour de ma tête. La sensation était un peu inhabituelle, l’icône reposait sur ma poitrine un peu plus haut qu’à l’accoutumée, mais je m’y habituerais rapidement. Je me tournai de nouveau vers le corps de Pavel. Bien que plus lente que chez les autres vampires que j’avais vus, la décomposition de son cadavre était néanmoins plus rapide que celle de n’importe quel être humain. Tandis que nous parlions, il s’était suffisamment décomposé pour devenir indiscernable des cadavres plus anciens de la pièce voisine, dont la mort n’avait dû se produire que peu de temps après la sienne. Seul l’agencement désordonné de son corps le distinguait d’eux. Nous descendîmes à la cave, portant avec nous le corps de Vadim Fiodorovitch. Le mur abattu qui donnait sur la cave voisine, je le compris maintenant et Dimitri me le confirma, faisait partie du trajet que lui et Piotr avaient suivi pour parvenir au bâtiment sans s’aventurer à la lumière du jour. C’était donc également la sortie que Piotr et Iouda avaient empruntée. Je jetai un coup d’œil par le trou et, de nouveau, perçut la puanteur polluée de l’égout en dessous, une puanteur qui, je le comprenais maintenant, ne provenait pas seulement des miasmes des déchets produits par l’homme mais aussi de la décomposition des cadavres humains. Je pouvais entendre le bruit de l’eau s’écoulant quelque part plus bas, mais l’obscurité était totale. C’était l’habitat des Opritchniki, et je choisis de ne pas m’y aventurer. La crainte me suppliait de laisser le corps de Vadim simplement où il était et de sortir à la lumière dès que je le pouvais, mais cela n’aurait pas été décent. Il avait besoin d’être enterré et cette cave était un endroit aussi valable que tout autre. Nous travaillâmes rapidement et, pendant que nous creusions la tombe tout d’abord, puis que nous la remplissions, nous gardions toujours un œil prudent par-dessus notre épaule en direction de la brèche sombre dans le mur, au cas où les vampires reviendraient par le même chemin qu’ils avaient pris pour partir. Chapitre 20 Nous retournâmes à l’auberge. Le tenancier était, conformément à l’hospitalité de sa profession, ravi de voir Dimitri. Il le submergea de questions pour savoir où il avait été et ce qu’il avait fait, des questions auxquelles, moi aussi, j’espérais avoir rapidement des réponses. Les informations que donna Dimitri furent évasives. — Oh, capitaine Danilov, m’interpella l’aubergiste tandis que je montais vers mes appartements. — Oui ? répondis-je. — Votre jeune dame est passée la nuit dernière. J’ai dû lui dire que vous n’étiez pas là. — Quelle heure ? — Minuit passé, monsieur. — A-t-elle dit quelque chose ? — Rien, monsieur. Elle est simplement retournée chez elle. — Merci. J’étais abominablement fatigué et ma première pensée fut que quelques heures de plus sans la voir n’auraient guère d’importance. Je continuai jusqu’à ma chambre et m’allongeai sur mon lit. Ma tête avait à peine touché l’oreiller quand je compris ce que Domnikiia devait être en train de penser. Elle savait à quels monstres j’étais confronté et que j’étais à leur poursuite. En découvrant que je n’étais pas rentré à cette heure tardive, elle en aurait conclu que je les avais trouvés, ou qu’ils m’avaient trouvé. (Lequel des deux s’était produit, je n’en étais pas encore bien sûr moi-même.) Plus je différais le moment de la voir, plus elle aurait peur qu’ils aient été vainqueurs. Je me traînai hors du lit et entrepris de la rejoindre. Il était tôt et la maison close n’était pas encore en activité. Je martelai la porte et ce fut Piotr Piétrovitch qui y répondit. — Nous sommes fermés, me dit-il. — Je viens voir Dominique, dis-je, le bousculant pour entrer. — Oh, c’est vous, dit-il. C’est un lieu de commerce, vous savez. Vous ne pouvez pas passer simplement quand cela vous chante. Pas sans payer. Je passai devant lui, ouvrant un pan de mon manteau pour m’assurer qu’il ait une bonne vue de l’épée que je portais, et je montai l’escalier. — Si vous aimez tant Dominique, nous pourrions parvenir à un arrangement plus permanent, lâcha-t-il dans mon dos. Domnikiia était encore au lit, mais éveillée. Elle se redressa lorsque j’entrai. Je m’assis sur le lit à côté d’elle. Elle étudia intensément mon visage, mais ne dit rien, ses yeux fouillant mon expression à la recherche d’une indication quant à ce qui s’était passé. — Nous avons trouvé Vadim, lui dis-je. — Vraiment ? Elle semblait contente. Un instant durant, je ne réalisai pas à quel point j’avais été ambigu. — Non, ce n’est pas cela. Il est mort. (Je posai la tête sur son épaule et des larmes coulèrent le long de ma joue, même si je parvins tout juste à garder une voix posée.) Mort juste après la dernière fois que nous l’avons vu. Elle me caressa les cheveux et murmura des mots d’apaisement. Bien que cela n’ait pas été mon intention lorsque j’étais entré dans sa chambre, je la repoussai sur le lit et lui fis l’amour très égoïstement. Il n’y eut que peu de plaisir pour moi, et encore moins pour elle, mais cela satisfit tout simplement en moi le besoin d’oblitérer toute pensée élaborée et toute émotion humaine, pour redescendre au niveau d’un animal où rien n’a d’importance que le moment présent. Les considérations relatives à l’avenir, à mes responsabilités, à tous ceux qui m’entouraient, tout cela pouvait être oublié l’espace d’un instant, d’un trop bref instant. C’était la manière dont un soldat baise une femme qu’il n’a jamais vue auparavant et qu’il sait qu’il ne reverra jamais. Il peut payer pour cela, mais il peut ne pas y être obligé. Bien que j’aie payé Domnikiia de nombreuses fois, je n’avais jamais fait preuve d’un tel manque de considération pour la personne en dessous de moi. Il ne s’agissait pas d’elle. Il s’agissait de me permettre de l’oublier avec tout le reste. De son côté, je ne pouvais que supposer qu’elle était habituée à de telles choses, bien que, je l’espérais, pas de ma part. Je crois qu’elle était assez heureuse de me l’accorder comme un service, comme une épouse pourrait préparer le dîner de son mari ou laver ses vêtements. Pour moi, cela n’avait rien à voir avec elle, et toute femme du bâtiment aurait pu prendre sa place. Mais elle aurait perçu cela comme une trahison, un peu comme si un mari faisait préparer son dîner ou laver ses vêtements par une autre femme ; une trahison non pas du cœur, mais du partenariat. — Qu’allons-nous devenir, Liocha ? demanda-t-elle un peu après. C’était la question que tout mari infidèle doit craindre. — Je n’en ai aucune idée. — Moi non plus, dit-elle. C’est le problème. — Est-ce un problème ? — Pas pour le moment. — Nous sommes toujours en guerre. Je pourrais être mort demain. (Je décidai de m’accorder un peu de marge de manœuvre.) Ou le jour d’après. — Je sais. C’est pour cela que ce n’est pas un problème, mais un jour cela le deviendra. — Seulement si nous survivons tous les deux, dis-je avec un rire sans joie. — Ou si la guerre ne se termine jamais. — Alors tu voudrais une guerre sans fin, qui nous maintienne tous les deux sous la menace de la mort, mais sans jamais réellement mourir, simplement pour que nous puissions rester ensemble sans que nos consciences ne nous dérangent ? demandai-je légèrement, bien que la mention même du mot conscience me fasse presque frissonner au souvenir d’une autre conversation. — Cela ferait à peu près l’affaire, dit-elle avec un sourire. — J’en toucherai un mot aux têtes couronnées d’Europe, alors. Pour voir si elles veulent bien nous aider. — Elles semblent déjà se débrouiller plutôt bien. C’était une conversation absurde, aussi banale que de nombreuses autres que nous avions eues auparavant, nous permettant au quotidien d’oublier la réalité, mais, aujourd’hui, elle ne pouvait pas faire grand-chose pour nous remonter le moral. Je me redressai et m’assis sur le bord du lit, puis je jetai un coup d’œil vers la table. Dessus, il y avait une lettre. Je ne pouvais pas voir le contenu, mais le terme unique figurant en signature hurlait à mon intention. « Iouda. » — Qu’est-ce que cela ? demandai-je en saisissant la lettre. — Ah, oui, dit Domnikiia. J’allais t’en parler. Très mystérieux – surtout de la part d’un homme dont tu m’as annoncé la mort. — Tu aurais dû me le dire, lâchai-je sèchement. — J’allais le faire, insista-t-elle, peinée par mon ton, dès que tu m’en aurais donné l’occasion. Polia – une des filles – l’a trouvée quand elle a ouvert ce matin. Elle était glissée sous la porte, adressée à mon nom. Lis-la. Elle est davantage pour toi que pour moi, de toute façon. J’ouvris la lettre et la lus silencieusement. «Mademoiselle Dominique*, Comme je suis sûr que vous l’avez entendu de notre ami mutuel Alexeï Ivanovitch, notre mission dans votre pays ne s’est pas déroulée suivant les plans établis initialement. C’est à mon plus grand regret que cela a conduit à de profondes incompréhensions entre moi-même et Alexeï Ivanovitch, dans lesquelles je dois immédiatement reconnaître ma part de responsabilité. Malheureusement, les choses sont parvenues à un tel état entre nous qu’il nous est maintenant impossible de nous adresser ne serait-ce que la plus simple des demandes et, comme je suis certain que vous le comprendrez aisément, cela n’offre aucune base sur laquelle nous pourrions facilement trouver un remède à la situation. Je vous supplie donc, mademoiselle Dominique*, en tant qu’amie proche d’Alexeï Ivanovitch (et, j’ose m’en flatter, de moi-même) d’agir en tant qu’intermédiaire, que vous puissiez aider à guérir ce fossé de mélancolie entre deux camarades auparavant cordiaux et s’appréciant. Si vous désiriez nous aider dans cette affaire, ma modeste requête est que vous transmettiez à Alexeï Ivanovitch mon souhait de le rencontrer à 19 heures, au soir du vingt-huitième jour d’octobre, à la croisée des chemins au sud du village de Kourilovo. Il connaîtra mieux ce lieu, peut-être, sous l’appellation ?4, bien que je ne souhaite pas vous ennuyer avec les détails expliquant pourquoi il est ainsi désigné. Je vous prie d’exprimer à Alexeï Ivanovitch la totale sincérité de mon souhait de le rencontrer et mon espoir le plus cher qu’en quelques minutes de conversation nous puissions résoudre toute confusion ayant pu conduire à l’affligeant désaccord qui existe maintenant entre nous. Si Alexeï Ivanovitch ne peut-être présent ou choisit de ne pas se rendre au rendez-vous, assurez-le de mon éternel dévouement tant envers lui qu’envers son pays, et je vous prie également, mademoiselle Dominique*, d’apprécier l’affection sincère que j’ai personnellement envers vous. Votre ami dévoué, Iouda. » — Il se répand littéralement en compliments, dis-je avec mépris. — Je trouve cela agréable qu’il fasse cet effort. — Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Elle posa le menton sur mon épaule et je sentis ses bras autour de ma taille. — Oui, Alexeï Ivanovitch, je plaisante. — Je veux dire, tu ne l’as rencontré qu’une seule fois, et cela n’a duré que cinq minutes. — Absolument, dit-elle d’une voix sincère. Et de surcroît, bien sûr, c’est un vampire. — Seriez-vous en train de me taquiner, mademoiselle Dominique * ? — Eh bien, tu ressembles à un mari jaloux en train de parcourir ma correspondance. — Quand as-tu reçu cela ? demandai-je. — Je te l’ai dit, ce matin, quand Polia s’est levée. — À quelle heure était-ce ? — Environ 10 heures. Nous travaillons tard ici. — Et quand avez-vous fermé la nuit dernière ? — À 2 heures environ. — Donc cela aurait pu arriver à n’importe quelle heure entre 2 heures et 10 heures ? — Oui, répondit-elle en soulignant sa patience. Est-ce important ? C’était très important. Si Iouda l’avait livrée avant notre rencontre de la nuit précédente, cela laissait la porte ouverte à un certain nombre de possibilités. Nos retrouvailles cette nuit avaient pu n’être pas aussi préméditées qu’il l’avait semblé, du moins vis-à-vis de Iouda, ou il était possible qu’il s’était tout du long attendu à ce que je prenne la fuite. Une troisième possibilité était que la lettre ne m’était pas du tout destinée, mais qu’elle était uniquement à l’intention de Domnikiia à qui elle avait, après tout, été adressée. Était-ce pour la persuader de se présenter au rendez-vous à ma place ? Cela semblait peu probable. Était-elle destinée à donner à Iouda un vernis d’innocence aux yeux de Domnikiia, une fois ma mort découverte ? C’était plus plausible. D’un autre côté, si la lettre avait été apportée ce matin, après que je l’ai vu, cela aurait plus de sens, mais comme Iouda était incapable de se déplacer à la lumière du jour, il avait dû bénéficier d’une aide humaine. Était-ce un coursier qu’il avait simplement embauché pour quelques kopecks, ou avait-il des serviteurs humains d’une nature plus dévouée ? Le suspect évident aurait été Dimitri, mais celui-ci avait été avec moi tout ce temps. — Vas-tu te rendre à cette rencontre ? demanda-t-elle. — Je pense. — N’est-ce pas dangereux ? — Dimitri sera avec moi. — Tu veux dire que Dimitri est à Moscou ? Je croyais qu’il avait rejoint l’armée. — Non, il avait d’autres choses à faire. — As-tu confiance en lui ? — Maintenant oui. — Tu veux dire que ce n’était pas le cas auparavant ? demanda-t-elle. — Je lui ai fait confiance avant, mais j’avais tort. — Et maintenant tu as raison ? — Dimitri a épuisé toutes ses options. Elle marqua une pause avant de me demander : — À quelle distance se trouve Kourilovo ? — Pas loin, répondis-je. Nous nous mettrons en route après-demain. Je ferais mieux de partir. Nous nous fîmes nos adieux et je partis, emportant la lettre de Iouda. Je retournai à l’auberge et dormis la majeure partie de l’après-midi. En début de soirée, j’entendis frapper à ma porte. C’était Dimitri. Je lui montrai la lettre. — Eh bien, tu ne vas pas y aller, n’est-ce pas ? demanda-t-il dédaigneusement. — Si, je crois que nous y allons. — Nous ? — Oui, Dimitri, nous. — Mais c’est manifestement un piège, insista-t-il. — Connais-tu le croisement qu’il mentionne ? — Non, je ne crois pas. — C’est un fort bon endroit pour retrouver quelqu’un en qui tu n’as pas confiance. Il y a une vue dégagée sur tous les alentours. Nous pourrons facilement voir s’il a amené qui que ce soit avec lui. — Penses-tu qu’il sait cela ? — C’est possible, répondis-je. Ils sont peut-être passés par là durant la dernière partie de leur voyage depuis Toula jusqu’ici. Je pense qu’il a choisi cet endroit pour que nous nous sentions tous les deux en sécurité. — Tu crois qu’il a peur de toi ? demanda Dimitri, trahissant par une pointe dans sa voix la crainte qu’il ressentait vis-à-vis des Opritchniki, une crainte qui avait été en lui tout le temps, mais qui n’avait gagné en substance que lorsqu’il avait découvert qu’ils étaient devenus ses ennemis. — J’espère que oui, répondis-je. — Je ne pense toujours pas que ce soit une bonne idée. Ils ont quitté Moscou et bientôt ils auront quitté le pays. Il y a eu assez de morts parmi eux pour qu’ils ne reviennent pas. Laisse quelqu’un d’autre s’occuper d’eux. Laisse les Français s’en charger. — Tu crois qu’ils ne reviendront pas ? — Pourquoi le devraient-ils ? — La vengeance. Regarde ce qu’ils ont fait à Max. Il avait tué trois d’entre eux. J’en ai tué quatre – même toi, tu en as occis un. — Ils sont rationnels, pas rancuniers. — La plupart d’entre eux, peut-être, mais pourquoi Iouda tenterait-il de nous attirer à ce rendez-vous si son seul plan est de partir ? Si nous n’y allons pas, il lui suffira de revenir ici. Il suggère déjà que Domnikiia puisse être en danger en lui envoyant la lettre. — Je suppose, répondit Dimitri d’un ton contemplatif. — As-tu essayé de retrouver la trace de Boris et Natalia ? demandai-je, changeant de sujet en apparence. — Je suis retourné où ils vivaient, dit Dimitri, mais les Français avaient tout démantelé. — J’ai découvert que leur boutique avait brûlé le premier jour des incendies. — Je sais, dit-il. Boris me l’a dit. — Mais j’ai rencontré quelqu’un qui les a vus après le départ de Bonaparte. — Vraiment ? Où ça ? — Dans le quartier. — Dans cette maison, ce matin, j’ai cru que l’un des corps était celui de… Dimitri ne parvint pas à se forcer à le dire. — Je sais. Moi aussi je l’ai cru, un moment. — Alors quand devons-nous nous mettre en route pour Kourilovo ? demanda Dimitri après une pause. — Nous partirons après-demain, le 26. Cela nous laissera deux jours pour y parvenir. Domnikiia réussit à me rejoindre cette nuit-là. Sur mes instructions, son arrivée fut rapidement suivie par celle de l’aubergiste, qui nous apporta à souper ainsi qu’une bouteille de vin. Nous nous assîmes à la petite table de ma chambre et parlâmes de sujets sans conséquence. Finalement, il n’y eut pas d’autre option que d’aborder le sujet de mon départ pour Kourilovo. — À quelle heure Dimitri et toi allez-vous vous mettre en route ? demanda-t-elle. — Au petit jour. Nous devrions arriver là-bas d’ici dimanche, et nous aurons alors une journée entière pour tout vérifier avant la rencontre de lundi. — Cela te dérange-t-il alors si je ne passe pas demain soir ? — Pourquoi ? Tu n’aimes pas l’idée d’être réveillée aussi tôt ? plaisantai-je. — Je n’aime pas l’idée de me réveiller pour te voir partir… ou pour te voir déjà parti. — Bien, dis-je, bien que la perspective me touche plus durement que je l’aurais imaginé. — C’est égoïste de ma part, je sais. — Ce n’est pas grave. Si tu étais là, je ne pourrais probablement pas partir. — Tu peux m’avoir toute la journée de demain, par contre. Je ne vais pas travailler. — Tu peux ? Juste comme ça ? — Je peux faire ce que je veux. Piotr Piétrovitch a une peur bleue de toi. — Vraiment ? (J’étais surpris.) C’est à peine si je lui ai jamais parlé. — Oui, mais je lui ai raconté un certain nombre de choses sur le grand soldat que tu es, et ainsi de suite. Totalement exagérées, bien sûr. — Merci. — De toute façon, il a besoin de moi à ses côtés. Je suis la plus populaire de ses filles. Je sentis un nœud dans mon estomac à me voir confronté à une réalité dont j’étais déjà pleinement conscient. — Est-ce censé me rassurer ? demandai-je, essayant de rendre les choses plus légères qu’elles l’étaient pour moi. — Ne mérites-tu pas ce qu’il y a de meilleur ? sourit-elle. Je me levai et entrepris de débarrasser la table. Puis vis son visage se vider de toute couleur. Je suivis son regard jusqu’à l’épée de bois de remplacement sur laquelle j’avais travaillé, posée, à demi achevée, sur le bureau dans le coin de la chambre. — Qu’est-il arrivé à l’autre ? demanda-t-elle. — Dimitri l’a cassée, dis-je. Elle perçut mon désir de ne pas lui donner davantage de détails, et ne posa pas de questions. — Elles doivent se briser très facilement, dit-elle simplement. — Ce n’est jamais un problème d’en faire une nouvelle, lui dis-je. Nous passâmes le jour suivant à nous promener dans la ville. Il faisait en dessous de zéro et une couche de neige recouvrait le sol (rien en comparaison de ce qui était à venir). Nous portions tous les deux de lourds manteaux pour nous réchauffer. — Je déteste voir Moscou ainsi, dit Domnikiia après que nous eûmes marché un petit moment. Si dévasté – si vide. Elle ne voyait pas les choses comme moi. Malgré les maisons réduites en cendres et les rues vides, ce qui ressortait à mes yeux était le regain. Comme les premières pousses vertes du printemps, ce n’était pas évident, mais, pour ceux qui y prêtaient attention, il était partout, impossible à contenir. À chaque coin de rue, quelqu’un réparait les dommages causés à sa maison ou rouvrait une boutique. Même le froid de l’hiver ne parvenait pas à gâcher mon optimisme. Le rétablissement prendrait du temps, mais il viendrait inévitablement. Nous étions arrivés à un cimetière de Kitaï-Gorod que je connaissais bien. — C’est ici que nous avons séjourné après l’incendie, dis-je à Domnikiia, avec Boris Mikhaïlovitch et sa fille. — Cela me rappelle… L’une des filles au travail la connaît. — Connaît Natalia ? — Oui, j’allais te le dire. — Raconte-moi. Vont-ils bien ? — Oui, oui. Elle l’a vue il y a quelques jours. — Ont-ils trouvé un endroit où vivre ? — Ils partagent un logement avec un autre cordonnier sur la rue Ordinski, à Zamoskvorechié. Veux-tu que nous allions les voir ? — Non, répondis-je. Pas aujourd’hui. — Mais tu en parleras à Dimitri, n’est-ce pas ? — Oui, oui. Mais je ne le lui dirais pas tout de suite. Nous fîmes nos adieux devant sa porte de la rue Degtiarni. La place était couverte de neige et je ne pus m’empêcher de me rappeler la scène la première fois que j’avais posé le regard sur elle, un peu moins d’un an auparavant. Je ramassai une poignée de neige et en fis une boule, que je lançai à travers la place sans cible particulière. Elle sourit, se souvenant, et prit mes mains. — Mon sauveur, dit-elle, mais elle devint ensuite plus grave. Combien de temps partez-vous ? — Deux jours pour y aller – deux jours pour en revenir. — Tu vas donc revenir ? — Bien sûr que je reviens, souris-je. — Directement ? — Je ne peux pas te le promettre. Cela dépendra de ce qui se passe. Mais je reviendrai. — Et alors nous pourrons être ensemble pour toujours ? Elle sourit rêveusement en disant cela, sachant que son rêve était irréalisable. Ma seule réponse fut de l’embrasser. Tandis que je m’éloignais, je regardais par-dessus mon épaule et la vis m’observer, jusqu’au bout de la rue. Le lendemain à l’aube, Dimitri et moi nous mîmes en selle et chevauchâmes en direction du sud, quittant la ville. Il n’était pas difficile de se rappeler un autre départ de Moscou, plusieurs mois auparavant, lorsque nous nous étions tous les quatre mis en route, nos cœurs plein d’optimisme à l’idée que les Opritchniki – alors douze – avec qui nous travaillions nous aideraient à débarrasser la Russie de l’envahisseur français. Désormais nous n’étions que deux, et il ne restait que cinq d’entre eux : leurs pertes, toutes proportions gardées, étaient légèrement plus importantes que les nôtres. Si nous poursuivions au même rythme, nous serions alors victorieux, mais de très peu seulement, et à quel prix pour nous-mêmes ? Tout en chevauchant, nous discutions. — Alors dis-moi, Dimitri, lui demandai-je, qu’as-tu fait après avoir quitté Iouriev-Polski ? J’avais posé la question assez innocemment, mais il savait aussi bien que moi qu’il s’agissait d’un compte-rendu, sinon d’un interrogatoire. — Eh bien, de toute évidence, je ne suis pas parti rejoindre l’armée. J’ai contourné Moscou vers le sud et ensuite j’y suis rentré pour trouver Piotr. — Ils ne sont pas faciles à trouver s’ils ne veulent pas l’être. — Piotr et moi avions pris d’autres dispositions. Les rendez-vous avec vous étaient davantage une façade en ce qui les concernait. — Je vois. (Je l’avais soupçonné.) Mais pourquoi devraient-ils même se préoccuper de nous ? demandai-je. Cela me déconcertait depuis un certain temps. Leur motivation profonde pour venir jusqu’à Moscou m’échappait encore. — Tu ne l’acceptes peut-être pas, mais ils croient sincèrement en notre cause. C’est le cas de Zmiéïévitch, en tout cas, et ils ont tous peur de lui, expliqua Dimitri. Son humeur oscillait, presque d’une phrase à l’autre, entre l’apitoiement sur lui-même et l’autojustification. — Ils semblent croire davantage à la satisfaction de leur propre faim qu’à une quelconque cause, dis-je. — Ils sont comme n’importe quel soldat. Comme toi et moi. Ils aiment se battre, mais ils aiment également l’idée d’avoir une cause juste pour laquelle se battre. (Je grommelai mon désaccord.) Oh, allons, Alexeï, poursuivit Dimitri. Te battrais-tu dans cette guerre si ce n’était pour quelque chose en quoi tu crois ? Ils sont pareils. — Ils ont exprimé très clairement qu’ils ne sont pas comme toi ou moi. Pour eux, tuer vient avant toute chose. Tu ne peux pas me persuader qu’ils sont juste une bande de don Quichottes modernes à la recherche d’une noble cause pour laquelle ils pourraient employer leurs talents chevaleresques. As-tu oublié ce que nous avons vu dans cette pièce ? — Non, je n’ai rien oublié, dit Dimitri tristement. Il y a deux factions parmi eux : Piotr contre Iouda. Ceux que je connaissais auparavant – Ioann, Andreï et Varfolomeï – étaient tous du côté de Piotr. Maintenant qu’il ne reste que Piotr, je crois qu’il s’est plus ou moins rangé du côté de Iouda. — Aussi facilement que cela ? demandai-je. — Aucun d’eux n’a une personnalité des plus marquées, comme tu l’as, je pense, remarqué. Je crois que le principe de cooptation des vampires tend à éviter cela. Piotr était sous l’emprise de Zmiéïévitch pendant un temps, maintenant il est sous la coupe de Iouda. Je ne suis pas sûr qu’avoir vu son dernier allié si proprement décapité par toi, devant lui, ait pu contribuer grandement à son indépendance d’esprit. — Et donc c’est uniquement Iouda qui les a conduits à se tourner vers les innocents Moscovites ? — J’aime à le croire. (Mais il avait atteint les limites de sa propre crédulité.) J’aimerais le croire, ajouta-t-il, mais ce n’est pas le cas. Cela marqua la fin d’une longue transformation dans son opinion des Opritchniki, qui avait commencé dans la maison de Moscou, où il avait vu pour la première fois les cadavres mutilés de ses compatriotes. Peut-être – je l’espérais, même si je n’en avais vu aucun signe – avait-elle même commencé avant cela. — Alors, que s’est-il passé lorsque tu as rencontré Piotr ? demandai-je. — Ils avaient déjà à peu près déduit que c’était toi qui avais tué Matfeï et Varfolomeï. Piotr m’a expliqué ce qui s’était passé dans l’incendie, lorsque tu m’as enfermé. — Je ne savais pas que tu étais là, dis-je avec davantage de regrets qu’il était réellement nécessaire. — Non, je sais cela, malgré la façon dont Iouda a tenté de présenter les choses. — Donc Iouda a vu tout ce qui s’est passé ? — Apparemment. — Apparemment ? — Il était déjà parti au moment où je suis arrivé sur place. Son cercueil était vide. Il a dû rester dans les environs pour regarder. Ce n’était pas la version que m’avait donnée Iouda, dans la maison de Moscou, tandis que je me tenais à côté du corps pourrissant de Vadim. Il était intéressant que Iouda ait choisi de mentir sur un point si mineur. Peut-être était-ce pour me faire douter de Dimitri. D’un autre côté, peut-être était-ce Dimitri qui mentait. Si je pensais cela, alors clairement le plan de Iouda fonctionnait. — Pourquoi n’a-t-il pas aidé ? demandai-je. — C’était Ioann. La position de Iouda était meilleure sans lui. — Et qu’est-ce que Piotr t’a raconté d’autre ? — Qu’il pensait qu’ils pourraient probablement te laisser t’en tirer pour le meurtre de deux d’entre eux. Ce n’était pas comme avec Max, d’après lui. Le fait que Max les tue était une trahison. Avec toi, c’était juste de l’instinct. Ou peut-être celui de Max était-il plus adapté que le mien. — Et tu l’as cru ? — C’était ce que j’avais envie d’entendre, expliqua Dimitri avec une lucidité atypique. J’aurais pu tuer moi-même Max, mais je ne t’aurais pas tué. — Quel réconfort ! — Piotr a dit qu’ils te feraient venir, d’une façon ou d’une autre, à un rendez-vous où nous pourrions tout t’expliquer. Il est venu me trouver cette nuit-là. Il m’a dit qu’ils avaient réussi à te persuader de parler avec eux. Alors je l’ai accompagné. — Mais il devait savoir, dis-je, réfléchissant à haute voix, ou au moins s’inquiéter du fait que, en voyant ces cadavres russes – et en voyant Vadim, pour l’amour de Dieu –, tu ne resterais pas longtemps de leur côté. — L’endroit a été choisi par Iouda seul. Il a dû souhaiter que je voie cela. — Pour te tester ? m’étonnai-je. — Peut-être. Ou peut-être son plan était-il que cela se déroule exactement comme ça. Il s’est débarrassé d’Andreï, après tout. La même pensée m’avait traversé l’esprit un peu plus tôt, lorsque j’avais lu la lettre de Iouda pour la première fois. Au-delà de cela, Dimitri se laissait en grande partie duper. Il y avait pu y avoir des désaccords entre les Opritchniki, mais je ne pouvais accorder le moindre crédit à l’idée qu’il y avait des vampires nobles et des vampires ignobles. Piotr et Andreï avaient survécu à Moscou pendant plus de deux semaines après que les Français étaient partis. Qu’avaient-ils bien pu manger pendant tout ce temps ? Du borchtch ? Plus inquiétant pour moi que tout autre détail était le jour nouveau sous lequel je voyais le caractère de Dimitri. Je n’avais jamais douté du fait qu’il était impitoyable et qu’il se jugeait assez supérieur pour prendre ses propres décisions sur des questions morales comme, par exemple, de savoir s’il était raisonnable de travailler au côté des Opritchniki pour se débarrasser des Français. Mais qu’il puisse être si aveuglé par son propre désir de réussite au point de ne pas voir la nature réellement malveillante des Opritchniki, si crédule au point de croire ce qu’ils lui avaient dit, là était la surprise. En surface, il se présentait comme le cynique le plus endurci de nous tous, mais tout cynique doit, en plus de douter des motivations des autres, toujours douter des siennes. Dans l’après-midi de notre premier jour de voyage, nous étions parvenus à un village que nous devions traverser, je le savais, et je soupçonnais que Iouda l’avait également su lorsqu’il avait choisi le lieu du rendez-vous. De la part de Dimitri, par contre, je ne vis pas le moindre signe d’anticipation. Je descendis de mon cheval et l’attachai à l’extérieur de la hutte de bûcheron familière, d’où s’échappait une odeur fétide dont je ne parvenais pas à distinguer si elle était réelle ou le produit de mon imagination rongée par la culpabilité. — Quelle ville est-ce ? demanda Dimitri, ignorant toujours totalement l’endroit où nous étions. — Desna, dis-je, exprimant tant par mon ton que par mon regard l’importance de ce que je disais. Il fit une grimace pour montrer que le nom ne signifiait rien pour lui, mais il vit à mon expression qu’il devait réfléchir davantage. Puis il comprit soudain. — Oh, je vois, dit-il respectueusement. Nous pénétrâmes dans la hutte. Peu de chose avait changé depuis la dernière fois que j’étais venu ici, deux mois auparavant. Les Français avaient suivi ce chemin durant leur retraite, mais la hutte n’avait rien à l’intérieur qui ait pu leur être utile. Le poêle était toujours contre le mur du fond. La chaise qui avait été au centre y demeurait elle aussi, renversée sur le côté. Le corps de Max était affaissé dans un coin de la pièce, appuyé contre le mur comme s’il était assis, l’air las, la tête penchée en arrière, nous étudiant, Dimitri et moi, tandis que nous observions la pièce. Qu’il ait été placé là ou qu’il soit tombé ainsi par hasard, je ne pouvais le dire. Ses jambes étaient repliées presque jusqu’à sa poitrine et un bras reposait sur son genou ; l’autre pendait librement à son côté. Par chance, la décomposition de son corps était trop avancée pour laisser la moindre trace visible des blessures qui lui avaient été infligées à sa mort, bien que je sois maintenant assez familiarisé avec la façon dont les Opritchniki opéraient pour en avoir une assez bonne idée. Le tissu de sa culotte flottait autour de ses tibias pour donner une impression trompeuse de ce qui restait de la chair putréfiée en dessous. Seules ses mains et sa tête étaient visibles en dehors de ses vêtements. Ses mains étaient vieilles et flétries, et son visage était décomposé, méconnaissable. Contrairement à Vadim, Max n’avait pas de barbe qui aurait subsisté une fois que le reste de sa personne avait pourri. Seules ses lunettes donnaient une indication qui me confirmait ce que je savais déjà – que c’était Maxime Serguéïevitch. Elles tenaient accrochées à son nez et à une oreille – l’autre ayant depuis longtemps perdu l’intégrité nécessaire à les soutenir –, la monture métallique s’enfonçant dans la chair morte et molle de sa joue. Nous restâmes silencieux quelques instants. Plusieurs fois, je sentis que Dimitri était sur le point de parler, mais chaque fois il se ravisa. En cela, il était sage. — Nous devrions l’enterrer, finis-je par dire. — Oui, dit Dimitri d’une façon qui exprimait une forte approbation là où aucune n’était nécessaire. Je vais voir si je peux trouver des outils. Il s’éloigna, me laissant quelques précieuses secondes supplémentaires avec mon ami abandonné. Un moment plus tard, il lança un appel étouffé. — Alexeï ! Regarde cela. Il était agenouillé, étudiant le mur juste à côté de la porte, une zone cachée lorsque la porte était ouverte. Je me baissai à côté de lui pour voir ce qu’il regardait. C’était un emplacement classique pour un message. Une main tremblante avait gravé dans le bois la ligne suivante : 20 – 27 – 8 – M – ? Max était venu ici et avait laissé cette marque le soir du 27 août. Cela, je le savais : c’était seulement la veille du jour où je l’avais retrouvé ici. Le «?» était, en revanche, la partie la plus intéressante du message. Il signifiait que, quelque part dans les environs, Maxime avait caché une lettre. Chapitre 21 Il ne nous fallut pas longtemps pour trouver la lettre. Il n’y avait pas beaucoup d’endroits où elle pouvait être cachée dans une structure aussi rudimentaire. Max l’avait glissée entre l’une des poutres soutenant le toit et le toit de bois lui-même. Il fallait la chercher pour la trouver. Elle m’était adressée, datée du 27, le même jour que son message gravé. Il y avait environ une demi-douzaine de feuillets, couverts des deux côtés de l’écriture petite et précise de Max. Je la lus à haute voix. « Mon cher Alexeï, Si tu lis cette lettre, je dois de demander de m’excuser pour ne pas avoir attendu plus longtemps ton arrivée. Comme tu le comprendras une fois que tu auras lu ceci, je crains très fortement pour ma vie et peut-être pour davantage. En te communiquant plus particulièrement les circonstances, Alexeï, et (bientôt, j’espère) en me plaçant sous ta garde, je vise au moins à garantir que je meurs avec un certain vestige de ma réputation intact et également à mourir d’une manière permettant à mon âme d’être sauvée. J’imagine ta surprise en apprenant que l’une ou l’autre de ces choses puisse me préoccuper, mais je tiens à t’assurer que la première l’a toujours été. L’avenir de mon âme est une question qui, je n’en ai pris conscience que récemment, vaut la peine d’être posée. Je compte rester ici quatre jours. J’ai indiqué à Dominique où je suis et elle va, je l’espère, te le dire, à toi et seulement à toi. Si tu n’es pas arrivé au bout de ce laps de temps, je serai contraint de partir. La possibilité que Dimitri ou les Opritchniki restants me trouvent ici est trop horrible pour que je prenne ce risque. Je vais me diriger vers Toula au sud, puis continuer jusque chez ma mère. Tu sais où elle vit. Je n’écrirai pas où, dans l’espoir que mon omission puisse me protéger de toute autre personne qui pourrait lire ceci. Une fois que je l’aurai vue ainsi que, avec un peu de chance, mes sœurs, je tenterai alors de quitter définitivement le pays. Je ne serai pas heureux d’établir mon foyer en France. C’est de moins en moins le pays que je croyais que c’était. Tu es, je le sais, très au courant de mon intérêt pour les républiques tant des États-Unis que de France. Nous avons maintes fois jovialement discuté de la question et je sais que, au moins sur les principes généraux, ton opinion et la mienne ont souvent coïncidé. Je sais que tu n’approuveras pas ma décision, prise, du fait de ces principes, il y a quelques années de fournir un effort actif pour soutenir la France républicaine. C’était lorsque j’ai été capturé à Austerlitz que j’ai commencé à travailler pour la France. J’imagine ta moue cynique, sachant que tu me dirais qu’à l’époque la république n’était déjà plus une république puisqu’elle avait alors un empereur. Bien que Napoléon soit en effet devenu empereur, et que la bataille d’Austerlitz ait mené à l’anniversaire de son couronnement, je croyais encore que lui et ceux qui l’entouraient accomplissaient tout cela pour le bien des idéaux républicains éclairés. Même aujourd’hui, je le crois encore. Après ma capture, un certain colonel français (dont il vaut mieux garder le nom secret) m’a persuadé – sans peine – qu’en les aidant je pourrais en fin de compte aider la Russie elle-même à devenir une république aussi grande et puissante que la France ou l’Amérique pourraient jamais l’être. Je fus renvoyé en Russie comme si j’étais un prisonnier de guerre libéré. En réalité, c’était un acte non pas de libération, mais d’infiltration. Tu vois donc, Alexeï, que la majeure partie du temps où je t’ai connu, j’ai été un espion français, mais, crois-moi, c’est la seule chose sur laquelle je vous ai trompés. Tu peux voir cela comme une faible consolation, si c’en est une, mais en tout ce que je t’ai jamais dit, en toute affaire d’opinion, de stratégie et d’amitié, il n’y a eu aucun voile de faux-semblant entre nous, pas plus qu’entre moi et Vadim ou Dimitri. Le Maxime que vous avez connu était le véritable Maxime dans tous ses aspects, à l’exception de cette unique et minuscule question d’allégeance. Des hommes de couleurs politiques différentes et même de nationalités différentes n’ont pas à être en guerre les uns avec les autres, et, même lorsque c’est le cas, ils deviennent ennemis non pas par choix mais à cause des circonstances. Leur amitié peut-être ranimée une fois que la fumée de la bataille s’est évanouie. Si j’étais né français, peut-être que nous ne serions pas devenus les amis que nous étions autrefois – et que, j’espère, nous sommes encore –, mais j’aurais au moins conservé ton respect. Ce n’est pas pour dire que je tiens un accident de naissance pour responsable de ma trahison. Je n’aurais pas choisi d’être né français plutôt que russe. Ma loyauté a toujours été aux idées plutôt qu’aux États. Mon espoir était de prendre une idée née en France et de la voir prospérer en Russie. Je me dois de douter d’avoir été, en pratique, d’une grande utilité à la France. Le seul travail d’importance que j’ai entrepris était à vos côtés, à toi, Vadim et Dimitri. Je place ma loyauté envers vous trois fois plus haut que toute autre et, par conséquent, je n’ai jamais pu transmettre des informations qui vous auraient directement mis en danger. Quant à l’image plus générale de l’état de nos armées, que j’ai communiquée, je doute que le moindre de mes renseignements ait été d’un grand secours. J’écris cela non pas dans une tentative de m’exonérer ou de plaider pour une clémence qui pourrait peut-être m’aider à éviter mon exécution en tant que traître. Je vais tenter d’échapper à la mort par la fuite, mais non en reniant ce en quoi je crois vraiment. Je l’écris simplement dans l’espoir que, bien que tu puisses à juste titre me condamner à mort dans ton propre cœur, tu trouveras au moins quelque regret que les choses doivent se passer ainsi. Toutefois, je n’aurai eu aucun scrupule me pressant de te dire la vérité à mon sujet si ce n’était le fait que tu dois très certainement déjà connaître l’entière vérité. C’est sur les circonstances dans lesquelles cette vérité a été révélée que je dois te donner tous les détails dont je peux me souvenir, avec l’espoir que ce que je te dis pourra d’une certaine façon contribuer à vaincre ces créatures ignobles, dont la guerre à l’humanité met sans ambiguïté en relief les querelles mesquines de nations mesquines.» — Il était donc au courant à leur sujet, dis-je, à demi pour moi-même, à demi pour Dimitri, bien que j’en aie été convaincu presque depuis le début. Dimitri ne répondit pas. Il s’assit, le dos au mur, reflétant presque la posture de la dépouille de Max. Tous deux étaient assis aux coins opposés du même mur, comme deux vilains écoliers à qui l’on a ordonné de se séparer. Ni l’un ni l’autre, pour des raisons très différentes, ne pouvait lever les yeux pour me regarder tandis que je continuais à lire. « Lorsque nous sommes revenus à Moscou de Smolensk, je n’avais eu aucune occasion depuis plusieurs mois de faire le moindre rapport à mes supérieurs du camp français. (Au fait, lorsque tu verras Vadim, dis-lui que, dans l’armée française, je porte aussi le rang de major, il ne peut donc plus user de sa supériorité hiérarchique sur moi. Pour être honnête, je crois qu’ils gonflent le rang des agents simplement pour les flatter. J’espère que, malgré ce que je lui ai fait, Vadim sera capable de sourire à cela. Je sais que je n’ai pas le droit d’être désinvolte, mais je ne peux pas te dire à quel point j’ai envie de revivre ne serait-ce que cinq minutes de ces moments où nous nous asseyions près de la Moskova, buvions de la vodka et nous taquinions les uns les autres – mais où nous taquinions surtout Vadim.) Notre retour à l’ouest avec les Opritchniki m’a donné une bonne occasion de repasser derrière les lignes françaises et de rapporter ce que je savais. Je cherchais la moindre occasion de me séparer d’Andreï, Simon et Iakov Alfeïinitch, mais il est apparu qu’ils étaient encore plus désireux de se débarrasser de moi que moi d’eux. La nuit même où nous sommes partis de Gzatsk – la dernière fois, de fait, que je t’ai vu –, d’abord un, puis deux, et enfin tous les trois avaient trouvé quelque excuse pour se séparer du reste du groupe et explorer seuls les environs. Je tirai pleinement parti de la solitude et me rendis directement aux campements français, à l’ouest de la ville. Je leur ai dit tout ce que je savais – de nouveau, je dois t’en assurer, rien de notre travail personnel, pas même des Opritchniki, bien que sur ce dernier point j’aurais préféré l’avoir fait – et, après quelques heures de compte-rendu, je me vis gratifier du vin, de la nourriture et de la bonne compagnie dont bénéficie tout patriote qui a été si longtemps éloigné de ses camarades. Cela ne signifiait pas grand-chose pour moi. La nourriture n’est rien de plus que de la nourriture, et la compagnie n’était pas aussi bonne qu’autrefois. C’était après le coucher du soleil, le soir du jour suivant, tandis que je me préparais à partir, que le camp où je me trouvais a été soudainement et férocement attaqué. Des cris fusaient de partout autour de nous dans les ténèbres. J’ai regardé à l’extérieur de la tente, dans laquelle je parlais avec trois autres officiers, pour voir deux silhouettes que j’ai reconnues comme étant Andreï et Iakov Alfeïinitch, rampant vers la sentinelle qui montait la garde à l’extérieur. Je ne pouvais voir que le dos du garde. Il pouvait distinguer les deux Opritchniki qui s’approchaient de lui et sa tête s’est, d’incrédulité, tournée de l’un à l’autre. Il a fini par faire feu sur Andreï avec son mousquet et, sans aucun doute, la balle a traversé sa poitrine, mais cela ne l’a pas freiné davantage que le ferait un bref coup de vent. Iakov Alfeïinitch a plongé vers les jambes du soldat. Celui-ci a répondu en lui poignardant violemment le dos de sa baïonnette. C’était aussi inefficace que la balle de mousquet l’avait été. L’attaque de Iakov Alfeïinitch a fait tomber au sol la sentinelle et, à l’instant où celle-ci a touché terre, Andreï s’est jeté sur sa gorge. Ce que j’ai vu alors est au-delà de la compréhension de tout homme civilisé. Mon éducation n’a jamais autorisé le moindre des mythes et contes populaires qui sont le pain quotidien de tant de mes contemporains. Du peu que j’avais entendu dans la cour de l’école au sujet des vampires, des loups-garous et autres abominations, j’étais heureux d’avoir été épargné par de telles inepties. Même ceux qui ont entendu ces histoires lorsqu’ils étaient enfants n’y croient pas tous en grandissant. Mais tout homme doit croire le témoignage de ses propres yeux. Andreï a plongé ses dents profondément dans la gorge de l‘homme et déchiré une tranche de chair. Le soldat était toujours vivant et luttait pour sa liberté sous la poigne ferme d’Andreï lorsque Iakov Alfeïinitch lui est tombé dessus et a pris une bouchée similaire de l’autre côté de son cou. Ensuite, tous deux se sont allongés à ses côtés, leurs bouches à son cou, lapant le sang qui s’écoulait de lui. Ce n’est que lorsque la sentinelle a cessé de respirer que les deux Opritchniki ont levé la tête de sa gorge et échangé un regard de fierté et de satisfaction. Avant qu’ils aient pu se relever, trois autres soldats étaient sur eux. De nouveau, les dommages infligés par les balles et par les lames n’ont eu aucun effet. Ils les ont tués par la même méthode – avec leurs dents –, mais cette fois-ci ils ne se sont pas attardés pour boire le sang de leurs victimes. Le temps était devenu trop pressant pour qu’ils puissent profiter de la suite de leurs tueries. Je me suis retourné pour parler aux autres officiers dans la tente avec moi, et j’ai été horrifié par ce que j’ai vu. Deux d’entre eux gisaient par terre, morts. Le troisième était resté droit, affichant sur son visage distordu une expression d’angoisse qui n’avait d’égale que la terreur révélée par ses yeux fixes. Par-dessus son épaule, j’ai vu le visage de Simon, regardant l’endroit où ses dents s’étaient enfoncées dans le cou de l’homme. Derrière ses dents, la langue de Simon allait et venait entre les tendons de l’homme, afin de déguster chaque goutte de sang qu’il pouvait trouver, de façon très similaire à la langue d’un chien qui se glisse dans les moindres interstices de son os, à la recherche du dernier morceau de moelle savoureuse. Derrière eux, j’ai vu la déchirure dans le côté de la tente, par laquelle Simon était entré. Avant que Simon puisse lever les yeux et voir que je l’avais observé, j’ai senti un coup violent porté de derrière à ma tête et je m’effondrai, inconscient. Lorsque je suis revenu à moi, il faisait encore sombre. J’ai vu le visage d’Andreï s’approcher dangereusement du mien, et j’ai craint qu’il soit maintenant temps pour moi aussi de jouer le rôle de repas pour ces créatures. Au lieu de cela, Andreï affichait de la préoccupation. J’ai feint l’amnésie jusqu’à ce que j’en aie entendu assez de leur part pour comprendre ce qui, selon eux, s’était passé. Il s’est avéré qu’ils avaient l’impression que j’avais été capturé par les Français. Ils avaient attaqué le camp par hasard, mais, lorsqu’ils m’ont reconnu, ils ont transformé leur attaque en mission de sauvetage. Je suis entré dans leur jeu et j’ai également réussi à les convaincre que je ne me rappelais rien de ma libération – que le coup que j’avais reçu sur la tête avait effacé toute image de ce que j’avais constaté de leurs méthodes de mise à mort. Leur inquiétude était tellement focalisée sur le fait de découvrir si je connaissais leur véritable nature qu’ils n’ont pas montré la moindre curiosité par rapport à ma véritable nature. Le fait que j’avais été capturé par les Français était universellement accepté et la possibilité que je sois volontairement entré dans le camp français n’a même jamais été évoquée. Ils ont suggéré que je me repose et me remette de la blessure à la tête qu’Andreï – il s’est avéré que c’était lui – m’avait infligée, pendant qu’ils continueraient à harceler les Français du mieux qu’ils pouvaient. Le plan était de nous réunir de nouveau à Goriatchkino, quatre jours plus tard. J’étais d’accord, heureux que cela me donne suffisamment de temps pour manigancer leur chute. Une fois qu’il a fait jour, je suis retourné au camp où les événements de la nuit précédente avaient eu lieu. Pas une âme n’avait survécu. Les Opritchniki avaient fait quelque effort pour couvrir leurs traces. De nombreux cadavres présentaient des blessures par balles ou par baïonnettes qui, c’était clair à mes yeux, avaient été infligées après la mort. Un certain nombre d’incendies avaient été démarrés, mais eux aussi ne parvenaient que superficiellement à cacher les blessures à la gorge à vous soulever le cœur que j’ai trouvées sur chacun des cadavres. Les Opritchniki n’avaient pas tué les chevaux au camp, mais les avaient libérés de leurs enclos afin d’ajouter à l’impression générale de chaos. Je suis parvenu à m’emparer de l’un d’entre eux, de sorte que mon trajet vers Goriachtkino a été rapide. Je suis resté quelques jours au lieu de rendez-vous – le bâtiment fermier – que nous avions choisi, mais ni toi, ni Vadim, ni Dimitri, ni aucun des Opritchniki ne s’est montré. Le 24 août – la nuit où j’étais convenu de retrouver mes trois Opritchniki –, les Français étaient déjà presque dans le village et se préparaient pour la grande bataille à Borodino. J’ai laissé un bref message à votre intention disant simplement que j’étais passé, et puis je suis retourné derrière les lignes françaises pour préparer le piège que j’avais prévu pour les Opritchniki. J’ai prévenu les gardes du camp que j’allais leur envoyer trois espions ennemis cette nuit-là. Je les ai décrits, leur ai indiqué d’où ils allaient arriver et même le mot de passe erroné qu’ils utiliseraient lorsqu’ils seraient sommés par une sentinelle. J’ai chargé les gardes de simplement les capturer, de leur lier pieds et poings et de les détenir jusqu’à mon retour. Je leur ai dit de s’assurer que les captifs n’étaient pas enfermés dans une tente, mais gardés à l’extérieur, près du feu. Tu es peut-être surpris, Alexeï, de la facilité que j’ai eue à émettre ces ordres, mais une fois que ma bonne foi a été prouvée, les hommes du camp n’étaient que trop impatients d’aider à capturer les infiltrés russes. Je suis revenu à Goriatchkino et j’ai attendu. Peu après la tombée de la nuit, Andreï, Iakov Alfeïinitch et Simon sont arrivés. Ils avaient ramené avec eux Faddeï, qu’ils avaient rencontré quelque part en chemin. Mon enthousiasme à la perspective de détruire quatre de ces créatures, au lieu des trois que j’avais initialement prévu de tuer, a été, je suppose, ma perte. Je leur ai dit que j’avais trouvé un camp français isolé qui était parfait pour qu’ils y mènent une attaque. Je leur ai indiqué les points faibles dans le périmètre et même le mot de passe du jour (incidemment, j’ai dit que c’était toi qui me l’avais fourni, Alexeï). Faddeï n’avait pas très envie de se joindre au détachement chargé de l’attaque. Il estimait qu’il devait revenir vers Vadim et les autres Opritchniki sous son commandement. Je l’ai persuadé que le camp français était une cible facile et qu’il serait idiot de ne pas y aller. La description que j’ai donnée de tous ces soldats jeunes, innocents et en bonne santé a dû, je pense, exciter son appétit. Ils sont partis et je me suis allongé pour attendre l’aube. Peu de temps après que le soleil s’est levé, je suis revenu au camp français dans lequel j’avais envoyé les quatre Opritchniki. Mes instructions exigeant de les attacher et de les garder à l’air libre avaient été un test pour eux et un test pour ma propre crédulité, s’apparentant aux procès des sorcières au Moyen ge. Malgré mon éducation bornée, j’avais rassemblé quelques faibles connaissances des légendes relatives aux voordalak. Il me semblait ridicule que la simple lumière du soleil puisse avoir sur eux des effets aussi dévastateurs, mais pas plus absurde que ce que j’avais déjà découvert comme étant une vérité irréfutable. Si les légendes s’avéraient, j’allais entrer dans le camp pour y trouver quatre vampires morts, sinon j’allais trouver quatre vampires vivants, attachés et prêts à mourir au peloton d’exécution. Quoi qu’il en soit, les douze Opritchniki allaient être réduits à huit. Un tiers de la bataille serait gagné. Déjà avant mon arrivée, il y avait beaucoup de mouvement dans le camp. Un lieutenant, qui m’a reconnu de ma visite de la veille, s’est précipité vers moi et m’a conduit vers les restes des Opritchniki : trois îlots d’herbe brûlée. Ils avaient été assis, m’a-t-on dit, sur des tabourets de bois, dont il ne restait que quelques morceaux carbonisés. Quelques pièces de cuir de chaussure et des fragments de tissu étaient tout ce qu’il restait à voir. J’ai demandé ce qui était arrivé au quatrième. Il s’était échappé, m’a-t-on dit. Ils ne s’étaient attendus qu’à trois hommes et, par conséquent, le quatrième avait été en mesure de s’échapper presque avant que quiconque ait pu le voir. Ayant menti tout au long de ma vie d’adulte, Alexeï, j’ai depuis longtemps pris l’habitude de déguiser la peur d’être découvert, mais il n’y avait pas grand-chose que je puisse faire pour réprimer la peur que j’ai ressentie alors à l’idée que l’un des Opritchniki était là, quelque part, conscient du piège vers lequel je les avais envoyés. J’ai réussi, en apparence, à conserver mon calme, mais à l’intérieur de moi tout me hurlait de fuir. J’ai été en fuite pratiquement en permanence depuis ce moment-là. Le lieutenant m’a dit qu’ils avaient suivi mes ordres. Ils avaient fait mieux qu’attacher les trois espions, ils les avaient mis aux fers, dont il était impossible de s’échapper. Lorsque l’aurore s’est approchée, tous les trois sont devenus de plus en plus agités, ont plaidé pour être libérés et ils ont même tenté de courir – dans la mesure du possible – pour leur liberté. À peu près au moment de l’aube, il y a eu trois formidables explosions, si proches les unes des autres qu’à l’oreille elles n’en formaient qu’une. Deux des sentinelles qui surveillaient les prisonniers avaient été légèrement brûlées, et tout ce qui restait des trois était les cendres que je voyais là. Tous les soldats qui avaient été témoins des événements étaient curieux de découvrir ce qui avait causé les explosions. Je soupçonne qu’un Russe aurait, dans des circonstances similaires, fait le lien entre les morts violentes et inhabituelles de ces hommes et leur premier contact avec les rayons du soleil. Les Français ne sont toutefois pas aussi superstitieux que nous autres, Russes insensés. La théorie la plus populaire était que les hommes avaient pénétré dans le camp avec de la poudre à canon cachée dans leurs vêtements, espérant s’approcher de Napoléon lui-même pour enflammer la poudre, mais celle-ci avait accidentellement pris feu trop tôt. Certains doutaient que cela puisse être le cas, car aucun chrétien – pas même un Russe – ne peut commettre le péché de suicide, même s’il croit profondément en sa cause. Je leur ai assuré avec désinvolture que, si l’Église catholique était ferme sur ce point, l’Église orthodoxe, elle, n’avait aucun scrupule de ce type à envoyer de jeunes hommes à leur mort. Et cela a donc été la version des événements qui a été acceptée. Je suis parti aussi rapidement que possible et j’ai pris la direction de l’est pour revenir à Moscou. J’avais terriblement peur pour ma vie et je suis donc resté à distance des routes principales ; ma progression a été plus lente qu’elle ne l’aurait été si j’avais pris la route directe. Cette nuit-là, j’ai établi mon campement dans une clairière dans les bois. J’avais dormi quelques heures lorsque j’ai été réveillé par le bruit de voix. J’ai ouvert les yeux pour voir en face de moi un Opritchnik et un homme : Andreï et Dimitri. C’était Andreï, clairement, qui s’était échappé de l’attaque contre les Français. Il avait manifestement compris que je les avais trahis. Je ne pouvais pas tenter de le nier. Au lieu de cela, j’ai dit à Dimitri ce que j’avais vu, ce que les Opritchniki avaient fait, qu’il s’agissait de vampires, mais il a juste dit qu’il en était parfaitement conscient. Je lui ai demandé comment il pouvait vivre avec cette connaissance et il a déclaré qu’il était prêt à utiliser tous les moyens qu’il pouvait trouver pour vaincre les Français. Andreï en avait après mon sang, mais Dimitri – à son crédit – l’a retenu. Il m’a demandé de jurer que je ne tenterais plus aucune action contre les Opritchniki. Il avait l’air de penser que, maintenant que je comprenais ce qu’ils étaient, je les laisserais poursuivre leur travail à la façon qui leur convenait le mieux. J’ai refusé. Je crois qu’à ce stade Dimitri pensait seulement que j’avais trahi les Opritchniki parce qu’ils étaient des vampires ; il n’avait pas remarqué que je travaillais pour les Français. Peut-être que, même si Andreï le lui avait dit, il ne l’avait pas cru. Mais c’est au cours de notre conversation qu’il a pris conscience du fait que je n’avais pas pu mettre en place le piège sans être en mesure de traverser librement les lignes françaises. Il était inutile pour moi de le nier. Il l’a pris comme une blessure physique, un choc bien plus grand pour lui que ne l’avait été pour moi le choc d’apprendre que les Opritchniki étaient des vampires. Il a marmonné qu’il n’appréciait pas la perspective de devoir te l’annoncer, ainsi qu’à Vadim, et il m’a abandonné aux mains d’Andreï. J’ai tenté de parler avec Andreï, mais il était aussi peu communicatif que le reste des Opritchniki. Sa seule intention était de me voir mort. Tout comme Dimitri, il avait une énorme confiance en ses capacités, car tous deux n’avaient fait aucun effort ne serait-ce que pour me désarmer. Lorsqu’ils attaquent à la dérobée, les Opritchniki sont des assaillants couronnés de succès, mais les chances d’Andreï étaient moins bonnes ici dans un combat équitable. J’ai dégainé mon épée et il n’a montré aucune crainte. Cela ne semblait pas juste de l’utiliser sur un homme non armé, donc je lui ai dit de rester à distance, mais il a continué à avancer. Lorsqu’il est arrivé à portée de mon épée, il m’a bondi dessus. Je n’ai pas eu d’autre choix que d’amener la lame entre nous, et j’ai senti la pression sur ma main lorsque mon épée a rencontré puis surmonté la résistance de son corps. Son visage était tout contre le mien et je pouvais sentir son haleine fétide, mais, même si la blessure causée par ma lame ne semblait pas le faire souffrir, l’obstacle physique de la garde de mon épée elle-même l’empêchait de s’approcher davantage de moi. Après avoir persisté un petit moment, il a reculé et j’ai entendu et senti mon épée s’extraire en douceur de sous ses côtes. Il y avait une légère tache de sang sur son manteau, mais il ne semblait guère y avoir d’autres dégâts. Je soupçonne qu’à partir de ce moment la plupart des victimes d’Andreï abandonnent face à son invincibilité, car il s’est mis à rire et a suggéré que je capitule face à l’inévitable. Il ne se rendait pas compte qu’on apprend plusieurs manières d’utiliser un sabre. À son avancée suivante, j’ai choisi non pas de poignarder mais de couper. À chaque pas qu’il faisait, je lui tailladais le torse. Chaque coup aurait brisé plusieurs côtes d’un homme normal. Je ne sais pas si c’était le cas sur lui. Il n’a montré que peu d’affaiblissement, mais la force même des coups a commencé à le repousser un peu. L’énergie que je dépensais pour chaque coup ne m’aurait pas permis de continuer longtemps, mais, en reculant, il a trébuché sur quelque chose et s’est retrouvé allongé sans défense par terre. J’ai levé mon épée pour porter à sa tête un coup qui devait, je l’espérais, l’affaiblir, et il a tendu le bras pour se protéger. La lame est entrée en contact avec son bras et a fait couler son sang. J’ai abaissé mon épée encore et encore, sachant que mon attaque ne portait maintenant que sur son bras. Je n’ai pas tenté de lui infliger un coup fatal, car je savais qu’une telle attaque serait vaine. Je ne peux pas te décrire, Alexeï – et si je le pouvais, j’en aurais honte –, le sentiment d’allégresse que j’ai ressentis à chaque coup, qui attaquait de plus en plus profondément l’os. Finalement, même la matière surnaturelle dont Andreï était fait n’a pas pu me résister et son bras s’est détaché de son corps, ne laissant qu’un moignon sanglant juste sous le coude. La blessure n’était clairement pas mortelle, mais au moins elle semblait avoir suffisamment handicapé Andreï pour qu’il ne soit plus une menace immédiate. Je n’avais jamais prêté assez d’attention, même au peu de légendes que j’avais entendues, pour connaître les différentes manières suivant lesquelles une créature comme celle-là pouvait être détruite, et je ne voulais pas rester là pour tenter de le découvrir, de peur que Dimitri ou d’autres parmi les Opritchniki reviennent. J’espérais l’avoir suffisamment blessé pour qu’il soit incapable de trouver un abri et qu’il périsse ainsi aux premières lueurs de l’aube. Pour ma part, j’ai une fois de plus pris la fuite. Je me suis brièvement arrêté à Chalikovo, afin de vous y rencontrer, mais j’avais peur d’attendre longtemps ; je t’ai donc laissé un message écrit à la craie et j’ai continué sur Moscou. J’étais certain d’être suivi, soit par Andreï, soit par les autres Opritchniki, mais les jours étaient encore plus longs que les nuits, de sorte que j’avais l’avantage. Une fois à Moscou, je n’ai pu trouver qu’une seule manière de te contacter et de m’assurer que Dimitri ne le découvre pas. Je suis allé voir Dominique à la maison close. Je leur ai donné, à elle et Margarita, des détails succincts quant à l’endroit où je serais, et j’ai indiqué que toi et toi seul devais me retrouver. Dans la mesure où tu es en train de lire ceci, je dois supposer que tu as parlé à Dominique. Elle est très inquiète pour ta sécurité, Alexeï, et m’a interrogé pour obtenir des informations sur toi – tout et n’importe quoi à ton sujet –, comme elle l’a déjà fait par le passé. Je suis parti directement pour Desna et suis arrivé aujourd’hui. J’ai voyagé à la lumière du jour, donc je ne pense pas que les Opritchniki aient pu me suivre jusqu’ici, mais je crains toujours qu’ils me découvrent. Je ne souhaite pas mourir mais, si je le dois, je préférerais que ce soit avec l’honneur relatif d’un peloton d’exécution russe plutôt que de leurs mains. Peut-être est-ce pour le mieux que je n’ai jamais écouté les histoires que l’on me racontait au sujet des vampires lorsque j’étais enfant, sinon je pourrais craindre encore davantage ce qui va advenir de moi maintenant. Si tu lis ceci, Alexeï, cela signifie que je n’ai pas pu t’attendre plus longtemps et que je suis reparti. Peut-être suis-je déjà en France à l’heure qu’il est. Mon espoir est de m’installer à Paris, bien que j’aie appris que le hasard est peu enclin à tenir compte de ce que peuvent être mes espérances. Si jamais un jour tu viens à Paris, soit à la tête d’une armée conquérante, soit en tant que visiteur en des temps plus pacifiques, peut-être tenteras-tu de me trouver. À quiconque d’autre aura trouvé cette lettre (ou à qui tu auras choisi, Alexeï, de la montrer), je dois demander qu’aucun soupçon de trahison ne retombe sur Vadim Fiodorovitch, Dimitri Fétioukovitch ou Alexeï Ivanovitch. Simplement parce que je suis un espion français, il ne s’ensuit en aucun cas qu’ils le sont. Cela me rappelle une discussion que nous avions eue autrefois, Alexeï, à propos de la Bible. Que certaines choses qu’elle contient soient vraies ne la rend pas vraie dans son intégralité. Et (tu verras que je reste fidèle à mes convictions jusqu’au bout), ce n’est pas parce qu’il y a des vampires qu’il y a un dieu. Je vais peut-être bientôt être fixé sur ce point. Je te prie de transmettre mes excuses et mes salutations à Vadim et Dimitri, ainsi que d’exprimer ma plus chaleureuse affection à Marfa Mikhaïlovna et au jeune Dimitri Alekseevich. Je demeure, je l’espère, ton ami, Maxime Serguéïevitch Loukine.» Bien que certaines soient plus explicites que d’autres, la lettre de Max contenait de nombreuses condamnations. La plus évidente était son propre jugement dans ses aveux de trahison envers son tsar et envers son pays. Ce qu’elle disait de Dimitri et des Opritchniki aurait été autrefois choquant, mais ce n’était maintenant plus une nouveauté. Il y avait cependant une exception à cela : le bras d’Andreï. Je n’étais pas surpris que la chair et le sang d’un vampire soient si proches de ceux des humains qu’il était possible de trancher l’un de leurs membres. J’avais moi-même déjà constaté que je pouvais couper la tête d’Andreï. Et c’était exactement le problème. Lorsque j’avais détruit Andreï, ses deux bras avaient été intacts. D’une façon ou d’une autre, depuis sa confrontation avec Max, Andreï avait… récupéré. Mais c’était une distraction mineure. Le pire dans la lettre de Maxime était ma condamnation. Lorsque j’avais parlé avec Max dans ce bâtiment même, toutes ces semaines auparavant, je ne lui avais laissé aucune chance de m’expliquer ce qu’il venait de me dire si clairement dans sa lettre. J’avais été si aveuglé par ma rage face à sa trahison de notre pays que je n’avais même jamais pris le temps d’envisager qu’il ait pu y avoir un sujet d’importance supérieure dont il avait à me parler. Je pouvais blâmer Max lui-même pour ne pas m’avoir forcé à l’écouter, et je pouvais blâmer les Opritchniki d’être arrivés pour couper court à notre conversation, mais j’étais le vrai coupable. Les Opritchniki étant présents, je n’aurais peut-être pas été en mesure de le sauver, mais au moins il aurait pu mourir en étant convaincu de ce qu’il voulait par-dessus tout savoir : que j’étais encore son ami. Chapitre 22 Je jetai un coup d’œil vers Dimitri. Il s’était relevé et me regardait d’un air soupçonneux, se demandant s’il y avait un quelconque élément dans cette lettre qui pouvait faire pencher la balance de ma confiance en sa défaveur. Avec un instinct d’autodéfense, sa main se dirigea vers son épée. — Ne t’inquiète pas, Dimitri. Il n’y a pas grand-chose là-dedans à ton sujet que je ne savais pas déjà. Je parlai avec l’intention d’être plus méprisant que réconfortant. Il y avait quelques détails au sujet de l’implication de Dimitri qui n’avaient pas été clairs pour moi auparavant, quelques points qu’il avait déformés pour éviter de révéler la nature des Opritchniki, mais rien qui changeait sensiblement la nature de son attitude envers eux ou envers quoi que ce soit d’autre. — C’était un ennemi de la Russie. Je savais cela. C’est pour cela qu’il est mort, plaida Dimitri. — Tu es un patriote, Dimitri, lui dis-je, un patriote et rien de plus. Nous trouvâmes quelques vieux outils derrière la hutte et, à nous deux, nous creusâmes une tombe pour notre camarade mort. Deux éclats de bois formèrent une simple croix pour marquer son lieu de repos final. Pour des raisons que je suis incapable d’expliquer – certainement pas à un niveau satisfaisant pour Max –, je pris ses lunettes avant que nous l’ayons mis en terre et les glissai dans ma poche. L’un des verres était brisé, sans aucun doute à cause d’un coup à la tête, mais l’autre était demeuré intact. Hormis, peut-être, les boutons de métal de sa veste et ses os anciens et non identifiables, elles étaient tout ce qui resterait de Maxime longtemps après que le reste de sa personne fut rongé par la terre dans laquelle nous l’avions inhumé. Je préférais qu’elles survivent entre les mains de quelqu’un qui se rappelait l’homme qui les avait autrefois portées. Le soir était tombé et nous décidâmes ainsi de passer la nuit dans la hutte. Il faisait froid. Une fois que le soleil se fut couché, la température commença à plonger. Au plus froid durant les nuits de cette période, le thermomètre descendait sous zéro, et il était courant de découvrir une chape de neige sur le sol chaque matin, qui pouvait être transformée en tempête de neige lorsque le vent était violent. Nous allumâmes un feu dans le poêle, qui devait maintenir un certain confort tout au long de la nuit. — La différence, cette fois, c’est que c’est mon pays, dit Dimitri, brisant le silence qui s’était abattu sur nous après que nous nous fûmes détournés de la tombe de notre ami. — Ton pays ? demandai-je, ne parvenant pas à comprendre ce qu’il disait. — Notre pays, manifestement, mais je voulais dire par opposition au leur – celui des Opritchniki – celui où je les ai rencontrés pour la première fois. — Alors, ils se comportaient mieux quand ils étaient à la maison ? Assez malins pour ne pas pisser sur leur propre porte ? — Non, ce n’est pas cela, répondit Dimitri avec résignation. Je voulais juste dire que ma perception de la chose était différente. Eux étaient pareils. Dimitri marqua une pause, mais il était évident qu’il avait davantage à dire. — Pareils ? l’invitai-je. — Quand je t’ai parlé, un peu plus tôt, de la Valaquie, de la rencontre avec Zmiéïévitch, il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit. Il s’interrompit de nouveau. — Alors, dis-le-moi maintenant, dis-je. — Tu te rappelles que j’ai dit que Piotr, Andreï, Ioann et Varfolomeï étaient les seuls qui restaient de l’époque où je les avais rencontrés pour la première fois ? J’acquiesçai. — Eh bien, ce n’était pas tout à fait vrai. Après cette première nuit, quand Zmiéïévitch et les autres nous ont sauvés des Turcs, nous avons commencé à travailler ensemble. Nous fouillions les montagnes le jour, localisant les Turcs puis les indiquant à Zmiéïévitch de façon que lui et les autres puissent s’occuper d’eux la nuit ; exactement comme nous l’avons fait à Moscou. »Mais au bout de quelques jours, l’un des Valaques a disparu ; deux jours plus tard, un autre. En moins d’une quinzaine de jours, il n’en restait plus que deux, sur une dizaine au départ. Je n’ai jamais vu les vampires les prendre mais, d’une certaine façon, je l’ai deviné en écoutant ce qu’ils disaient ; ce que Zmiéïévitch disait. Je ne pouvais pas être totalement certain jusqu’à cette année, lorsque nous étions à Moscou et que j’ai rencontré pour la première fois Foma. Je savais que je le reconnaissais, mais il n’était pas parmi les vampires qui chevauchaient aux côtés de Zmiéïévitch à l’époque. Puis j’ai compris. C’était l’un des Valaques qui chevauchaient à mes côtés ; celui qui était allé à la porte du château et qui avait appelé Zmiéïévitch. Il avait été transformé en l’un d’entre eux. Je ne pense pas qu’aucun des autres ait été assez chanceux pour rejoindre les prédateurs – ils n’étaient que des proies. — Je ne suis pas certain que tu puisses qualifier l’un ou l’autre de ces sorts de « chanceux », dis-je amèrement. — Non, non, tu as raison, bien entendu. Mais, comme je l’ai dit, cela ne semblait pas si terrible alors. Qui étais-je pour discuter si les vampires valaques choisissaient de tuer des paysans valaques ? Remarque… Quand j’ai quitté Zmiéïévitch et rejoint l’armée, la dernière chose dont je me souviens, tandis que je m’éloignais, est le regard de terreur et de trahison dans les yeux de ces deux derniers Valaques. J’étais horrifié. Jusqu’à présent, j’avais cru que Dimitri avait été dupe, que, malgré ce que je savais, il n’avait jamais eu de raisons de soupçonner ce qu’ils faisaient dans notre dos. Maintenant, je savais qu’il s’était bercé d’illusions tout du long. — Pourquoi ne sont-ils pas partis eux aussi ? demandai-je. C’était une question banale. — Je ne sais pas. Ils respectaient Zmiéïévitch autant qu’ils le craignaient. Qui sait, peut-être sont-ils bien vivants, même aujourd’hui… J’émis un petit rire. — Ou peut-être pas, marmonna-t-il. Dimitri se leva avant moi et je fus réveillé par le bruit qu’il faisait en harnachant son cheval. — Tu es pressé de continuer lui ? demandai-je. — Je ne t’accompagne pas. — Je vois, dis-je. — J’ai peur, Alexeï. (Sa voix tremblait tandis qu’il exprimait la terreur qui l’habitait.) Ils ne montreront aucune pitié envers moi. Ni envers toi. Viens avec moi, Alexeï, rentrons à Moscou. Tu n’as pas besoin de les confronter. Nous ne pouvons pas faire revenir Vadim ou Max. Tout ce que nous pouvons faire, c’est mourir comme eux. Ils ne nous demanderaient pas cela. Son hésitation était tout à fait raisonnable. Max n’aurait pas vu l’intérêt de prendre une revanche – de menacer de le faire, oui, mais pas de le faire effectivement. Vadim aurait compris l’instinct, mais il aurait conseillé la retenue. Toutefois, je n’étais pas motivé par la raison, mais par la haine. Je ne pouvais pas davantage rationaliser la passion qui me conduisait à poursuivre et éradiquer les Opritchniki survivants que celle qui me conduisait à faire l’amour à Domnikiia alors que j’avais une épouse aimante à la maison. La haine est la plus puissante des émotions. Les dirigeants l’utilisent pour attiser l’agressivité de leurs armées et les hommes l’utilisent pour se forcer à commettre des actes qu’ils n’envisageraient même pas sans elle. La haine était le compagnon inséparable de ce qui, selon Iouda, me rendait faible. Où les scrupules pouvaient me faire épargner un homme quand toute voix rationnelle hurlait de le tuer, la haine pouvait aussi me conduire à tuer quand les arguments et les raisons de le faire ont été depuis longtemps oubliés. Les diviser était impossible. Iouda pouvait me mépriser de posséder les uns, mais il apprendrait à regretter que je possède l’autre. — Fais comme tu le souhaites, Dimitri, dis-je. Je vais les confronter. — S’ils étaient français ou turcs, tu sais que je serais avec toi, tenta-t-il d’expliquer. — Nous ne nous devons rien, Dimitri. Tu sais que cela ne fonctionne pas ainsi. — Je veux t’aider, Alexeï, mais je les connais mieux que toi. J’ai vu de quoi ils étaient capables. — Moi aussi. Tu te rappelles ? — Tu n’as rien vu. Ce qu’ils ont fait à Moscou ? Un fragment de ce que je les ai vus faire aux Turcs. Même côte à côte, nous ne pourrions jamais les vaincre. Il y avait un accent de panique dans sa voix alors qu’il essayait de nous convaincre, tous les deux, que ce qu’il envisageait – déserter – n’était en fait pas si déshonorant. — Si cela peut t’aider, Dimitri, je ne suis pas convaincu que je voudrais t’avoir à mes côtés. C’était plus blessant que je ne l’avais souhaité. Dimitri sombra dans un silence immédiat. Il y avait du vrai dans ce que j’avais dit, à deux titres. D’une part, même après son revirement apparent, il était toujours trop proche des Opritchniki pour que je puisse lui faire confiance ; d’autre part, dans son état de panique, il ne serait guère utile à quiconque dans une situation tendue. Mais j’avais dit cela pour essayer de l’aider dans sa décision ; pour faire en sorte que ce soit moi, plutôt que lui, qui décide qu’il ne devrait pas rester. — Merci, Alexeï, dit-il enfin, sans amertume. Je ne suis plus vraiment un soldat, je le sais. Il vaut mieux l’entendre de ta bouche, je suppose. (Il était comme un amant délaissé, retenant ses larmes et se raccrochant pathétiquement aux derniers vestiges de sa fierté. Je fis un pas dans sa direction, pour l’embrasser avant son départ, mais il leva ses bras pour me repousser.) Je vais partir, dit-il avec une tentative de noblesse. Tu as des choses à faire. Il se mit en selle et commença son retour vers Moscou au petit trop. Me tenant à l’endroit où j’avais vu Maxime vivant pour la dernière fois, et observant Dimitri s’en aller, j’eus la prémonition que ce serait également la dernière fois que je verrais Dimitri. Je me rappelai l’incompréhension de mon dernier échange avec Max, et la désinvolture de mes adieux avec Vadim. Je savais que je ne pouvais pas laisser Dimitri partir ainsi. Je montai sur mon propre cheval et le rattrapai. Peut-être que, si j’avais plaidé avec lui à ce moment-là, je serais parvenu à le persuader de rester. Sa joie à l’idée que je le voulais à mes côtés aurait vaincu sa peur. Mais, en vérité, je ne le voulais pas avec moi. Je voulais simplement que nous nous séparions en meilleurs termes. — Prends ceci, dis-je, enlevant l’icône de mon cou et la lui tendant. — Ce n’est pas une protection contre eux, dit-il. Tu sais cela. — Tu crois que je te le donnerais si c’était le cas ? (Je ris et fus heureux de voir sur lui l’ébauche d’un sourire.) C’est un symbole, pas un talisman. — Un symbole de quoi ? Je n’avais pas de réponse. Il enfila la chaîne autour de son cou et glissa le pendentif sous sa chemise. — Quand tu seras à Moscou, va rue Ordinski, lui dis-je. Il eut l’air perplexe. — Et pourquoi cela ? — C’est là que sont Boris et Natalia. Il leva un sourcil puis me sourit. — Merci, Alexeï. J’espère te revoir bientôt. — J’y compte bien, répondis-je. Nous nous serrâmes la main, puis il partit au même trot constant que quelques minutes auparavant, mais sa tête bien plus droite. Je revins vers la hutte et empaquetai mes quelques possessions ; puis je tournai et me dirigeai vers le sud, en direction de Kourilovo. Il était aux alentours de midi le lendemain, vingt-huitième jour d’octobre, lorsque je parvins finalement au village. Les tempêtes des derniers jours commençaient à se calmer, transformant le paysage tout entier en un désert blanc. Le croisement où je devais rencontrer Iouda ce soir-là était un peu au sud du village. Le soleil était déjà bas sur l’horizon au moment où j’inspectai l’endroit. Je pouvais déjà voir un étroit croissant de lune dans le ciel, et elle allait rejoindre avant peu son cousin rond et brillant de l’autre côté du monde. Comme je m’en souvenais, le carrefour était au sommet d’une petite colline. Au nord, les bâtiments du village étaient petits et distants. À l’est et à l’ouest, je pouvais voir les routes plus loin encore. Les champs entre les chemins étaient lisses, vierges et blancs. Toute personne tentant de s’approcher du croisement ne serait pas seulement entravée par la neige profonde, mais serait également vue longtemps avant d’avoir pu s’approcher un peu. La couverture la plus proche était au sud – un petit taillis d’arbres qui traversait la route à au moins une verste de là – c’était encore assez éloigné pour que toute tentative d’approche partant de là soit repérée longtemps à l’avance. Le carrefour lui-même était indiscernable. N’était visible qu’un gibet de fortune auquel était accroché le corps d’un homme pendu qui se balançait doucement. Le froid l’avait raidi et il était recouvert de neige, mais je n’eus besoin que de balayer un peu de la neige pour découvrir en dessous l’uniforme bleu foncé d’un capitaine d’infanterie français. Je retournai au village et m’attablai à l’unique hôtellerie, buvant de la vodka jusqu’à l’heure dite. — Si j’en juge par votre épée, vous êtes un militaire, déclara une voix provenant d’une table proche. Je me retournai. C’étaient juste deux paysans, qui s’ennuyaient l’un l’autre de leur conversation et cherchaient du changement. Celui qui avait parlé avait la quarantaine, avec de longs cheveux roux en désordre et des yeux verts injectés de sang. Son ami – ou peut-être son père – avait bien passé la soixantaine. Il ne lui restait guère de cheveux sur le crâne et encore moins de dents. — C’est exact, répondis-je brusquement. Mes pensées avaient été tournées avec bonheur vers l’image de Domnikiia, et j’étais irrité d’en être ainsi dérangé. — Un soldat un peu distrait, par contre, dit l’homme le plus vieux. — Que voulez-vous dire ? demandai-je. — Vous avez oublié votre uniforme et vous arrivez deux semaines trop tard pour la bataille, rit-il. — Vous savez… la bataille. À Maloïaroslavets, expliqua le premier homme, désireux d’entamer une conversation. Maloïaroslavets était le lieu de la première bataille entre les armées russe et française après que cette dernière eut quitté Moscou. Comme à Borodino, ç’avait été une confrontation dont la victoire tactique de Bonaparte avait contribué à sa défaite stratégique. Bien qu’ils soient victorieux, les Français avaient été repoussés vers le nord pour se replier vers l’ouest, le long de la route qu’ils avaient suivie lors de leur avancée ; une route dont ils avaient déjà asséché tout approvisionnement. La ville de Maloïaroslavets était presque à quarante verstes de Kourilovo, mais le conflit n’avait jamais été aussi proche, il n’était donc pas aberrant que cela devienne, pour les gens du coin, « la bataille ». — J’ai bien peur de ne pas m’y être battu, dis-je. Je n’ai pas combattu depuis la bataille de Borodino. — Eh bien, Bonaparte s’est probablement retiré, bien loin de Borodino, à l’heure qu’il est, rit le second homme. Peut-être que vous devriez retourner là-bas et revivre vos jours de gloire. C’étaient les hommes pour lesquels j’avais passé toute ma vie d’adulte à combattre. Ils n’avaient probablement jamais quitté ce village, n’étaient jamais sortis de l’oblast, et pourtant ils se permettaient de me critiquer pour ce qu’ils croyaient être ma lâcheté. « C’est la croix que doit porter chaque espion, entendis-je Vadim me dire en silence. Il ne reçoit jamais de lauriers, il doit porter ses médailles sous sa tunique. Et quel autre choix ont-ils ? » « Ce sont des serfs, intervint maintenant Max. S’ils ont combattu, c’était sur les ordres de leur maître. S’ils sont restés chez eux, c’était que leur maître préférait les fermiers aux guerriers, et non pas qu’ils préféraient la vie à la mort. » Il n’y avait aucune folie dans le fait que j’écoutais les voix de mes amis morts, seulement du plaisir. Même lorsqu’ils étaient vivants, je pouvais à tout moment invoquer leurs voix et leurs opinions. J’avais rencontré peu de problèmes qui ne puissent être réduits par la simple question « Qu’en penserait Max ? » ou, presque aussi souvent, « Qu’en penserait Marfa ? ». Maintenant, concernant Max et Vadim du moins, c’était la seule chance que j’avais de les entendre. Même si c’était de la folie, c’était une folie que je choisissais avec plaisir. Je posai brutalement ma bouteille de vodka sur leur table, de ma main gauche, leur montrant clairement les blessures que j’avais ramenées du Danube. — Prenez un verre, c’est ma tournée, suggérai-je. Je ne sais pas si c’était dû à ma générosité ou à mes blessures de guerre manifestes, mais leur attitude se dégela un peu. — Où cela s’est-il passé ? demanda le plus âgé après s’être versé un verre de vodka, en indiquant mes doigts manquants. — En Bulgarie, à Silistra. — Dans une bataille ? — C’est exact, mentis-je, mais je ne pus empêcher la véritable histoire de se frayer un chemin dans mon esprit. Ce n’avait pas été lors d’une bataille, mais dans une prison. Après que le prince Bagration eut décidé d’abandonner le siège de Silistra, moi-même et quelques autres fûmes envoyés en ville pour espionner. Nous nous séparâmes et je me retrouvai à loger dans une petite auberge, avec une demi-douzaine d’hommes ou plus par chambre, tous des gens du coin. Elle était commodément située le long des murailles de la ville et, par conséquent, tout ce que j’avais à faire consistait à laisser tomber mes messages par la fenêtre à minuit tous les soirs. Un de mes camarades n’avait qu’à se glisser au bon endroit, à ramasser le message et porter les précieuses informations à Bagration. Je ne sais pas si ce fut moi ou le courrier qui devint négligent, mais, à la troisième nuit, ce ne fut pas entre ses mains que le petit morceau de papier, recouvert de cyrillique et enveloppant une pierre, tomba, mais entre les mains d’une patrouille turque. Il ne comportait rien de bien intéressant pour eux, même s’ils avaient pu briser le chiffre simple et lire le russe, mais ils avaient vu de quelle fenêtre il était tombé. Quelques minutes plus tard, des soldats turcs – des janissaires – se précipitèrent dans la pièce. Il me fut assez simple de comprendre ce qui s’était passé, sur la base de leur conversation, mais le problème pour eux était que nous étions sept dans la pièce. N’importe qui avait pu laisser tomber le message, et je m’étais assuré qu’aucun des autres ne m’avait vu aller à la fenêtre. Ainsi, les Turcs nous regroupèrent pour nous conduire tous à la prison, et ils utilisèrent leurs meilleures méthodes pour convaincre l’espion de passer aux aveux. Bien que j’y aie perdu deux doigts, je n’avais rien dit. Je me forçai à revenir au présent. Cette partie de l’histoire, cela ne me dérangeait pas de la raconter à la plupart des gens. C’était ce que j’avais narré à Boris et Natalia. Je ne donnais jamais les détails de ce qui s’était passé dans la prison. Mais à ces deux hommes, aujourd’hui, je ne ressentais même pas l’envie de raconter l’histoire dans sa version expurgée. — J’imagine que vous n’avez pas vu beaucoup de Français par ici, dis-je plutôt. — Non, pas beaucoup, dit le plus jeune. Le seul Français que vous trouverez dans le coin est le vieux Napoléon, là-haut au carrefour. Ils rirent tous les deux. — Je l’ai vu, dis-je. Depuis combien de temps est-il là ? — Depuis juste après la bataille, poursuivit le rouquin. Il est venu en ville et nous lui avons montré la véritable hospitalité russe. — Était-il un déserteur, ou simplement perdu ? demandai-je. — Comment pourrions-nous le savoir ? répliqua le vieil homme chauve. Nous ne parlons pas leur langue. Nous étions juste contents de participer à l’effort pour la Russie. — Donc cela fait quoi, deux semaines ? demandai-je. — Presque, dit le plus jeune. Maintenant que le froid s’est établi, il restera là-haut jusqu’au printemps. — Personne ne va aller le détacher ? — Pas tant qu’il fait son travail, dit le plus vieux. — Son travail ? — Il garde la peste à distance de nous. Ils en ont terriblement souffert à Toula. Ses lèvres flétries étaient aspirées dans sa bouche édentée tandis qu’il parlait. — C’était pendant l’été, dit l’autre homme, à l’évidence plus réfléchi. Ça s’était calmé bien avant que nous pendions Napoléon. — Tu vas donc le détacher toi-même, alors ? vint la riposte, à laquelle il n’y avait pas de réponse. Laisser le corps suspendu là-bas tenait à distance la peste, ainsi que, sans aucun doute, les tigres, les Turcs, les éléphants et les Anglais, aucun d’eux n’ayant été vu dans ces contrées depuis que « Napoléon » avait commencé à monter la garde au carrefour. La seule créature qu’il ne pourrait éloigner était la chose même que je devais rencontrer ce soir-là. Je me remis en route vers le carrefour, laissant mon cheval au village, prévoyant d’être là bien avant l’heure prévue. Je marchais péniblement sur la route, écoutant la neige craquer sous mes bottes et sentant le vent froid sur mon visage. Le croissant de lune bas diffusait tout juste assez de lumière pour me permettre de voir l’ensemble du paysage autour de moi. Regardant par-dessus mon épaule, je vis le village briller de façon chaleureuse et accueillante dans l’obscurité. J’aurais aimé y rester et passer la soirée à bavarder autour d’une vodka avec des gens du coin, rester au chaud et oublier la raison pour laquelle j’étais initialement venu dans ce village, mais je ne le pouvais pas. Un serf peut s’asseoir et rester immobile jusqu’à ce que son maître lui indique ce qu’il doit faire ; un homme libre doit être son propre maître. À l’occasion, le vent soulevait une petite tempête de neige et je ne pouvais rien voir au-delà du nuage de blancheur devant mes yeux. Cela ne durait qu’un instant. Il n’y avait pas de nouvelle chute de neige et, de ce fait, dans la faible lumière de la lune, je pouvais voir presque aussi loin que pendant la journée. Au carrefour, la neige révélait des traces de quelques paires de pieds supplémentaires passées ce jour, mais pas grand-chose d’autre. Le corps de « Napoléon » était toujours suspendu à sa corde et se balançait doucement dans la brise, conjurant toutes ces terreurs étrangères qui sinon auraient osé visiter le petit village de Kourilovo. Il y avait moins de neige sur son corps qu’auparavant. Vraisemblablement, la chaleur déclinante du soleil avait été suffisamment attirée par son uniforme sombre pour faire fondre une partie de la neige qui le recouvrait. Toute fonte de ce type ne pouvait être que superficielle. Au bout de deux semaines de l’hiver russe, ce Français demeurerait congelé jusqu’au cœur pour toujours ; si ce n’était pour toujours, au moins jusqu’au printemps suivant. Je décrivis autour du gibet un large cercle, restant à distance respectueuse du cadavre se trouvant en son centre. Mes mouvements étaient partiellement destinés à me tenir au chaud, mais aussi à surveiller chacune des quatre routes qui menaient à moi. Chacune d’elle resta déserte durant un long moment. Ce fut sans doute un peu avant 19 heures que je vis la silhouette d’un homme s’approchant du sud. Il fit son apparition à proximité du taillis que j’avais remarqué plus tôt. Je ne pus que supposer qu’il y avait été caché. Tandis qu’il s’approchait, je gardai un œil sur les trois autres routes qui alimentaient le carrefour. C’était le moment le plus dangereux, où je pouvais être bloqué sur chacun des quatre chemins, avec comme seule voie d’évasion des champs impraticables, recouverts de neige, où je m’épuiserais facilement. Il n’y avait aucun signe de présence de quelqu’un d’autre. Chaque fois que je regardais en direction du taillis, la silhouette était un peu plus proche. Bientôt, elle était clairement reconnaissable : c’était Iouda. Lorsqu’il arriva, j’étais à quelques pas du centre du carrefour. Il me regardait droit dans les yeux, immobile, juste à côté de l’homme pendu dont les pieds, oscillant paresseusement dans la brise, lui arrivaient à peu près à la taille. À observer les yeux gris et froids de Iouda, il n’était pas difficile de croire qu’il était aussi mort que le cadavre qui pendait à côté de lui, et que ce qui l’animait maintenant n’était pas l’âme d’un homme, mais la volonté du diable. — Bonsoir, Alexeï Ivanovitch, dit-il. Chapitre 23 — Bonsoir, répondis-je en m’avançant vers lui. — Je vois que vous êtes venu seul. Dimitri Fétioukovitch n’a pas eu envie de se joindre à vous ? — C’est entre vous et moi, répondis-je. — C’est bien vrai, Alexeï Ivanovitch, même si certains des autres ont des différends avec Dimitri. Mais je suis d’accord avec vous, il est préférable de garder ces querelles distinctes pour une occasion distincte. Vous constaterez que je suis moi aussi venu seul. Nous ne serons en mesure de parler que si nous nous faisons confiance. — Je ne vous fais pas confiance, Iouda, répliquai-je amèrement. — Je suis désolé, mon ami, dit Iouda avec une sincérité que quiconque ne le connaissant pas aurait pu croire authentique. Je ne suis pas familiarisé avec les nuances de votre langue. Bien entendu, vous ne me faites pas confiance. Pourquoi le devriez-vous ? Je n’ai pas gagné ce privilège. Mais vous faites confiance à vos yeux. J’ai bien choisi cet endroit, j’espère. Vous pouvez voir qu’il n’y a personne d’autre ici. — Je peux voir cela. Le vent se mit à souffler un peu plus intensément. Une légère chute de neige avait commencé et, conjointement au vent, elle réduisait la distance à laquelle je pouvais voir le long des routes. Pendant que nous parlions, je ne posais que rarement les yeux sur Iouda, furetant plutôt du regard pour identifier les signes d’une attaque lointaine. — Alors, qu’avez-vous à me dire ? demandai-je. Son visage afficha une expression de légère angoisse, comme si ce qu’il avait à dire était déplaisant mais devait être évoqué – comme un homme sur le point d’avouer à sa femme son infidélité. — Vous avez maintenant tué trois de nos camarades : autant que Maxime Serguéïevitch est parvenu à détruire. — J’en ai tué plus que trois, dis-je, espérant retourner le couteau dans la plaie. Il serra les lèvres comme s’il avait goûté quelque chose d’acide. — Nous avons choisi d’être bienveillants quant au décès de Ioann dans la cave. Même si vous étiez là au moment de sa mort et que vous n’avez rien fait pour tenter de le sauver des flammes, il était probablement impossible de le sauver. Tuer par omission ne peut-être comptabilisé comme un meurtre. Quant au soldat russe – Pavel, je crois qu’il s’appelait –, je ne le compterais pas parmi nous. Il était un bon soldat d’infanterie, mais ce n’est pas une grande perte à pleurer. Nous allons donc maintenir le décompte à trois. » Nous ne pouvons qu’être impressionnés par les talents martiaux dont vous avez fait preuve lorsque vous avez tué, poursuivit-il. Je ne sais pas exactement ce que vous avez fait avec Matfeï et Varfolomeï, mais ils étaient de rudes combattants, et vous vous êtes donc bien débrouillé en les vainquant. J’ai vu en détail ce que vous avez fait à Andreï. C’était réellement une source d’inspiration : non seulement la technique que vous avez démontrée avec votre épée, mais aussi le plaisir évident que vous avez affiché à achever une victime déjà impotente. C’était un délice de voir votre haine déferler de cette manière, tellement plus virile que votre ami Maxime, envoyant ses amis à une mort distante à laquelle il n’avait même pas besoin de participer directement. — Je suis heureux de vous compter parmi mes admirateurs, dis-je, mais si vous souhaitiez me complimenter, vous auriez pu le faire par courrier. — J’aurais pu. J’aurais pu. Et cela aurait également signifié que cette chère Dominique aurait également pu lire vos louanges et ensuite s’enthousiasmer encore davantage à l’image de son fringant héros. Mais peut-être aurai-je encore la chance de le lui dire en personne. La pauvre fille doit être dans un embarras certain. D’un côté, elle voit votre bravoure et votre héroïsme alors que vous vous battez contre nous. De l’autre, elle doit se rendre compte que nous – contre qui vous vous battez – étions autrefois vos amis. Elle doit se demander si elle commettra un jour une minuscule erreur similaire qui vous fera vous retourner contre elle. — La seule erreur que vous ayez commise, Iouda, n’était pas minuscule, dis-je, répondant avec la colère qu’il avait espéré m’insuffler. Votre erreur a été de volontairement tourner le dos à l’humanité lorsque vous êtes devenu un vampire. C’était stupide de votre part de me faire savoir que seules les victimes consentantes deviennent des vampires. Cela a effacé la dernière trace de pitié que je pouvais avoir eu pour le moindre d’entre vous. (Derrière lui, sur la route par laquelle il était venu, je crus déceler un léger mouvement à travers les bourrasques de neige.) Je présume que vous voulez en venir à quelque chose. Une sorte d’arrangement entre nous ? demandai-je, essayant de faire avancer les choses. — Un homme direct, je vois, sourit Iouda. Il commença à marcher tandis qu’il parlait, presque comme s’il essayait de déjouer mes manœuvres, et je me rendis compte qu’il détournait mon attention de la route par laquelle il était venu. Je m’avançai un peu plus vers le centre du carrefour, m’assurant que j’avais toujours une bonne visibilité dans toutes les directions. — Mais vous avez raison, poursuivit-il. Nous devons arriver à une certaine forme de compromis. Lorsque l’on est confronté à un ennemi fort et puissant, il y a deux manières d’y faire face. La première consiste à tenter de le détruire, l’effacer de la surface de la terre de sorte qu’il ne puisse plus jamais déranger quiconque avec ses agressions persistantes. Nous avons tous les deux essayé cette voie ; nous avons tous les deux échoué. — Je n’ai pas l’impression d’échouer de façon si spectaculaire. Il y a déjà sept morts dans vos rangs. Iouda sourit, un peu comme un père se réjouissant de la sagesse précoce de son enfant. — Tant de camaraderie, Liocha. Vous avez raison, personnellement vous vous en sortez bien : vous êtes vivant. Mais, pris en tant que groupe, je trouve que les choses ne se sont guère mieux passées pour vous quatre que pour nous autres. Le tourbillon de neige s’était apaisé et le mouvement, quel qu’il soit, que j’avais perçu au loin derrière Iouda avait disparu. Aussi loin que je pouvais voir dans la brume argentée de la lumière de la lune reflétée par la neige scintillante, tout était calme. Je regardai de nouveau les autres routes. Elles aussi étaient désertes. Derrière moi, le capitaine français pendu continuait à se balancer doucement avec l’élan causé un peu plus tôt par la brise. — Mais il existe aussi une seconde voie, poursuivit Iouda. C’est le compromis. Une créature n’a pas besoin d’être un ennemi simplement parce qu’elle est puissante. Les loups n’attaquent pas les ours et les ours n’attaquent pas les loups. Ce n’est pas parce que le loup aime l’ours, c’est parce qu’il sait qu’il a peu de chances de gagner. Alors quel serait votre choix, Liocha ? Allons-nous continuer à nous battre et voir lequel de nous deux survit, ensanglanté et mutilé ? ou allons-nous nous laisser en paix l’un l’autre et poursuivre les vies confortables dont nous jouissons ? Je restai silencieux. J’avais formulé ma réponse lorsque j’avais parlé avec Dimitri juste avant que nous nous séparions. Un tel arrangement était voué à l’échec parce que je ne faisais pas confiance aux Opritchniki. Et même s’ils devaient tenir leur part du marché, je n’aurais pas tenu la mienne. Iouda lisait dans mes pensées. — Mais je nous suis injuste en faisant des comparaisons avec des animaux sauvages. Si le loup et l’ours semblent se faire confiance, ce ne peut être parce qu’ils sont sages, ce doit donc être parce qu’ils sont naïfs. La voie vers la sécurité personnelle ne se trouve pas en espérant que nos ennemis ne nous attaqueront pas. Elle se trouve en s’en assurant, en détruisant ces ennemis. Nous savons tous les deux, Liocha, combien chacun de nous aspire à tuer l’autre, combien nous rêvons du plaisir que nous allons y prendre. Aucun de nous ne pourra vraiment se sentir en sécurité tant que l’autre n’aura pas été éliminé. La seule sécurité réside dans le fait de savoir que l’autre est vraiment mort, dans le fait de s’assurer qu’il ne pourra jamais se relever pour nous nuire. Il élevait à présent la voix. La patine de civilité tomba et chacune de ses expressions révélait colère et haine. — Un peu comme nous pouvons être certain qu’un capitaine français pendu, dont nous avons inspecté le corps dans l’après-midi, ne peut pas revenir à la vie et nous attaquer. (Il me fixa juste assez longtemps pour constater que j’avais compris ce dont il voulait parler.) À moins, bien sûr, que nous partions noyer nos soucis dans la vodka, permettant à une carcasse sans vie d’être échangée contre une autre. En même temps qu’il parlait, je fus attrapé par derrière. Les bras du corps suspendu derrière moi s’enveloppèrent autour de mon cou, et ses jambes autour de ma taille. — Vous vous souvenez bien sûr de Filipp, n’est-ce pas, Liocha ? demanda Iouda, sa politesse exagérée revenant, mais accompagnée maintenant par une lueur de victoire maniaque dans ses yeux. J’entendis un ricanement émanant de Filipp et il resserra son étreinte alors qu’il était toujours pendu, indemne, par le nœud coulant autour de son cou. Par-dessus l’épaule de Iouda, je vis du mouvement. Une voiture émergeait du taillis d’où Iouda lui-même était apparu un peu plus tôt. Iouda se tourna et la vit également. — Et bientôt les autres seront là, et nous pourrons tous partir vers une retraite isolée, calme et agréable, pour dîner. Oh, je sais que vous êtes un homme brave, Liocha, et votre mort douloureuse ne signifiera pas grand-chose pour vous, mais cela me donnera la plus profonde satisfaction de savoir que vous comprenez exactement à quel point Vadim et Max ont souffert lorsqu’ils sont morts. La voiture n’avançait qu’au petit galop, et il lui faudrait plusieurs minutes pour nous atteindre, mais si le conducteur choisissait de passer au galop, cela pouvait prendre moins de deux minutes. Je devais agir ici et maintenant. Je soulevai mes pieds en l’air, de sorte que Filipp soutenait désormais l’ensemble de mon poids, et je donnai un violent coup de pied à la poitrine de Iouda. L’impact ne le fit reculer que d’un pas, mais il nous envoya, Filipp et moi, nous balancer au bout de la corde. Filipp ne pouvait pas faire grand-chose d’autre que s’accrocher à moi. Il tenta de resserrer son étreinte autour de mon cou, mais son objectif étant de se retenir et non de m’étouffer, ce ne fut guère efficace. Je parvins à libérer mon épée de son fourreau, et nous oscillâmes suivant une vaste ellipse autour de Iouda. Il était ramassé et prêt ; dans sa main droite, il tenait le couteau à double lame qu’autrefois, si longtemps auparavant, il avait tant souhaité que je ne voie pas. Il porta quelques estocades dans ma direction alors que je passais, mais il ne semblait pas réussir à prendre la mesure du mouvement irrégulier du pendule humain lui faisant face. Je n’avais aucun contrôle sur notre direction, mais j’attendis jusqu’à ce que nous nous balancions assez près pour le frapper. Au loin, les autres Opritchniki avaient vu ce qui se passait et la voiture se lança au galop. Une oscillation nous amena suffisamment près de Iouda et je frappai. Je savais, d’après l’expérience de Max, qu’un coup d’estoc ne serait d’aucune utilité, j’utilisai donc plutôt le bord de ma lame. Je frappai Iouda en haut du bras droit et il hurla, portant la main à sa blessure. Au même moment, j’entendis le craquement du bois, et Filipp et moi tombâmes au sol avec un bruit sourd : la potence au-dessus de nous avait cédé sous nos poids conjoints. Quand nous touchâmes la neige, Filipp perdit son emprise sur moi et je sentis les boucles de la corde qui nous avait soutenus descendre sur moi en serpentant. Je roulai sur le côté juste à temps pour éviter d’être frappé par la poutre de bois, à laquelle l’autre extrémité de la corde était attachée. Filipp ne fut pas aussi chanceux. La lourde poutre le frappa violemment au niveau de la poitrine, lui coupant le souffle mais lui causant peu de dommages sérieux. Serrant toujours mon épée de la main droite, je pris alors ma dague de bois dans la main gauche et je commençai à reculer, observant les Opritchniki pourvoir si l’un d’eux se décidait à se lancer à ma poursuite. Iouda restait derrière, à présent incapable d’utiliser son couteau à cause de la blessure à son bras. Filipp, toutefois, s’était presque instantanément relevé et s’avançait vers moi, la corde toujours attachée à son cou et traînant derrière lui. La voiture était maintenant à moins d’une minute de distance. Je reculai derrière le gibet tandis que Filipp s’approchait de moi. Iouda lui hurla quelque chose et il répondit avec mépris, n’ayant clairement pas besoin de conseils en la matière. Il bondit sur moi d’un côté du poteau, et je l’esquivai en le contournant par l’autre côté, courant de toutes mes forces jusqu’à ce qu’une dépression dans le sol, cachée sous la neige, me fasse trébucher et tomber. Je roulai rapidement sur le dos et vis la forme massive de Filipp s’avancer, menaçante, vers moi, les mâchoires grandes ouvertes en prévision de l’attaque. Soudain, sa tête fut brusquement tirée en arrière et il s’arrêta. Il porta les mains à son cou. La poutre brisée à l’extrémité de la corde s’était fichée dans la neige comme une ancre. Enroulée autour du bois, la corde s’était tendue et Filipp ne pouvait pas avancer plus loin. Je rengainai mon sabre et, saisissant l’autre extrémité de la corde, je commençai à tirer. Plutôt que de se laisser traîner, Filipp se mit à trotter. Entre-temps, tout en tirant la corde, je me mis à taillader devant lui. Iouda hurlait des instructions à son camarade Opritchnik, mais Filipp n’était pas en mesure d’obéir. Lorsque son dos heurta le bois avec un bruit sourd, je serrai fortement la corde autour de sa poitrine et fis deux tours supplémentaires, le ligotant au poteau. Prenant conscience du danger, Iouda progressa dans la neige. La corde ne retiendrait pas Filipp très longtemps, mais je n’avais pas l’intention de le laisser vivre. Je bondis sur lui avec ma dague, tirant violemment l’extrémité de la corde de sorte qu’il soit comprimé encore plus étroitement contre le poteau, ce qui me donnait l’avantage. La lame de bois fit une pause momentanée lorsqu’elle heurta son manteau, mais le tissu céda bientôt et je sentis la lame écarter ses côtes et pénétrer dans son cœur. Je ne m’attardai pas sur son corps en décomposition, mais retirai la dague et me retournai pour faire face à Iouda. J’avais une chance en or de le détruire enfin. Le coup à son bras l’avait affaibli et il ne semblait pas d’humeur à combattre. Il s’éloigna de moi avec prudence. J’avais peu de temps pour réfléchir. La voiture n’était maintenant qu’à quelques secondes. Bien que je puisse prendre la vie de Iouda, ce serait au prix de la mienne. Je fis demi-tour et m’enfuis en direction du village. La route recouverte de neige n’était pas aisée à parcourir. Une fois que j’aurais accumulé suffisamment de vitesse, maintenir celle-ci serait relativement faisable, mais tourner, m’arrêter ou même ralentir me ferait courir le risque de glisser et de chuter. Derrière moi, j’entendis la voiture s’arrêter. Ses occupants et Iouda échangèrent des cris, puis j’entendis le cliquetis des harnais et les roues se remettre à tourner. J’avais réussi à parcourir peut-être un dixième de verste dans le temps qu’il leur avait fallu pour se lancer à ma poursuite, mais ce n’était maintenant qu’une question de secondes avant qu’ils me rattrapent. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et je vis qu’ils étaient encore loin, mais qu’ils gagnaient du terrain. La silhouette sombre du cocher se tenait debout et droite contre le ciel, fouettant furieusement ses chevaux. Je continuai à courir, plus rapide que je l’avais jamais été auparavant, mais je savais que la voiture serait bientôt sur moi. J’entendais le fracas de ses roues, en partie étouffé par la neige, se rapprocher de plus en plus. J’avais de la chance qu’ils aient choisi une voiture, et non une troïka ou toute forme de traîneau, qui aurait glissé plus vite, mais même ainsi ils étaient plus rapides que moi. Le fouet du cocher claquait encore et encore tandis qu’il exhortait ses chevaux à avancer dans ma direction. Ils s’approchèrent tant que je pus sentir leur souffle contre mon cou. J’étais certain que les Opritchniki avaient prévu de me rouler dessus et de m’écraser, jusqu’à ce que mort s’ensuive, dans la neige, sous les sabots et les roues, mais cela aurait été pour eux m’infliger une mort bien trop agréable. Plutôt que de laisser les chevaux me piétiner, le cocher les dirigea de côté et maintint la voiture à mon niveau. Je regardai de nouveau par-dessus mon épaule et vis le cocher – c’était Foma – penché vers moi au-dessus de son siège, dans un équilibre précaire et me lorgnant comme une gargouille sur les flancs d’une cathédrale occidentale. Dans ses mains, il tenait son fouet de sorte que le cuir forme une longue boucle. Il la lança vers moi et je la sentis m’effleurer l’arrière de la tête. Il essayait de l’enrouler autour de mon cou tel un lasso, afin de pouvoir me hisser à l’intérieur de la voiture à pleine vitesse. Foma était presque à ma hauteur. Je courais au niveau des jambes arrière des chevaux. Je tirai mon sabre, sachant qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour lutter contre les Opritchniki, mais avec un espoir en tête. Je lacérai la jambe arrière de la bête qui galopait à côté de moi. Mon épée mordit profondément, juste au-dessus du jarret et, avec un hennissement de surprise, le pauvre animal boiteux s’arrêta immédiatement. Les deux malheureux chevaux continuèrent un temps à tracter la lourde voiture. Je perdis l’équilibre et tombai à terre, roulant sur le bas-côté de la route puis dans le champ adjacent. Je me retournai pour voir ce qu’il était advenu de la voiture. Elle avait basculé sur un côté et s’immobilisa dans le fossé, de l’autre côté de la route. L’un des chevaux était allongé, immobile, sur la route ; l’autre était dans le fossé, essayant de se relever sous le poids de la voiture à laquelle il était encore harnaché. Foma avait été projeté et gisait, hébété, dans le champ au-delà. La porte latérale de la voiture, maintenant tournée vers le haut, s’ouvrit comme une trappe et Iouda émergea. Il se hissa à l’extérieur puis se pencha pour aider ceux qui demeuraient à l’intérieur. Je les abandonnai à leur tâche et courus à travers le champ enneigé. Le bord du champ, délimité par une haie, n’était pas très éloigné. Une fois que je l’eus franchie et me fus dissimulé derrière, je me sentis suffisamment en sécurité pour me retourner et observer les Opritchniki. Dans ma longue-vue, je pouvais les voir essayer de redresser la voiture. Iouda jouait le rôle de superviseur, donnant à l’évidence des instructions aux trois autres, mais ne participant pas lui-même. Ils abandonnèrent rapidement l’idée et commencèrent à retirer de la voiture un certain nombre de bagages. Ils entreprirent alors résolument de se frayer un chemin à travers la neige, en direction du carrefour, Iouda serrant toujours son bras où je l’avais coupé. Je les suivis discrètement, à distance. La lune s’était maintenant couchée et, par moments, il était presque impossible de les voir, mais ils se parlaient fort et avec colère et, même si je ne pouvais pas comprendre la signification de ce qu’ils disaient, c’était suffisant pour me permettre de savoir où ils étaient sans en avoir jamais une vue claire. Arrivés au croisement, ils firent une pause d’un moment. Observant aussi attentivement que je le pouvais, je ne parvins pas à voir le moindre signe de Filipp. Je n’avais pas eu l’occasion de m’assurer qu’il était mort, mais le fait est qu’il n’y avait aucune trace de son corps. Je me réjouis à l’idée de l’avoir effectivement tué. Piotr s’agenouilla dans la neige à côté du poteau où j’avais ligoté Filipp et il leva la main pour en examiner le contenu. J’en déduisis qu’il tenait la poussière caractéristique des restes terrestres d’un voordalak. Ils dépassèrent le carrefour, empruntant la route par laquelle ils étaient venus. Je continuai à les suivre, bien que la neige dans les champs m’arrive à la taille par endroits et que mon pantalon soit maintenant froid et détrempé. Finalement, ils arrivèrent au taillis d’où la voiture avait émergé. Le contourner m’aurait conduit trop loin de la route, je devais donc couper à travers les bois pour rester suffisamment près d’eux. Tandis que les voix des Opritchniki avaient porté clairement sur les champs ouverts, une fois que nous fûmes parmi les arbres denses, elles devinrent étouffées et s’évanouirent rapidement. Le silence était total. Je savais que c’était par ici qu’ils avaient pris la route dans leur voiture en direction du carrefour ; par conséquent, s’ils s’arrêtaient et que je poursuivais parallèlement à la route, comme c’était le cas, je risquais de les dépasser et de perdre totalement leur trace. Je changeai de direction, allant maintenant vers la route au lieu de lui rester parallèle. Dans les bois denses, il n’y avait pas la moindre lumière. En levant les yeux, je pouvais seulement distinguer les étoiles à travers le dais de branches qui, bien que dénudées, étaient couvertes d’assez de neige pour garantir que seules des lambeaux de ciel soient visibles. N’étant pas en mesure de voir l’étoile polaire, il m’était difficile de savoir si j’étais dans la bonne direction. J’avais tourné à gauche pour revenir vers la route mais, au bout de quelques pas seulement, j’avais pu m’éloigner grandement du chemin que j’avais choisi. Les vampires sont des créatures nocturnes et, bien que je n’en sois pas certain, je ne pouvais que supposer qu’ils étaient capables de voir bien plus clairement que moi dans cette obscurité. Je pouvais marcher tout droit dans les bras de l’un de ces quatre monstres et ne pas le savoir avant de voir l’éclat de ses crocs. Au moins, il y avait en cela un fragment de réconfort. Il n’y en avait maintenant plus que quatre : un de moins que lorsque la nuit avait commencé. Une partie de moi insistait sur le fait que c’était une réussite suffisante pour la soirée, que je devrais rentrer me reposer, en sécurité, et laisser les autres pour un jour ultérieur. C’était un argument incontestable. Que je parvienne à sortir de ces bois était moins sûr. Les vampires n’étaient pas mes ennemis les plus immédiats. Les loups, ou même le froid glacial lui-même, constituaient un danger beaucoup plus réel. Je poursuivis dans la direction qui, je l’espérais, me ramènerait vers la route. Lorsque j’avais pénétré dans le taillis, je n’avais été qu’à une demi-verste de la route, et pourtant cela faisait maintenant plus d’un quart d’heure que je marchais à travers les bois sans la retrouver. Il était évident que je n’avais pas suivi une ligne droite. Enfin, un peu plus loin devant moi, je vis une lumière entre les troncs d’arbres serrés. À mesure que je m’approchais, je vis que j’arrivais dans une clairière ouverte sur la route mais cachée par les arbres, de sorte que je ne l’avais pas vue depuis le carrefour. Dans la clairière, il y avait une petite ferme et, à côté d’elle, une grange. La clarté que j’avais vue venait de la grange. Il n’y avait aucune lumière aux fenêtres de la ferme. La vue de ces bâtiments isolés, recouverts de neige, surgissant de ces bois sombres, me donna l’impression d’être un enfant dans un effroyable conte de fées. Je rampai à proximité de la grange et écoutai. J’entendis à l’intérieur les voix gutturales et joviales des Opritchniki. Ils semblaient avoir retrouvé leur bonne humeur. Quelque chose leur avait remonté le moral après leur défaite au carrefour. Je me frayai silencieusement un chemin vers la porte, à la recherche de quelque fissure dans le bois à travers laquelle je pourrais les observer. Je plaçai mon œil devant la fente étroite au niveau de la charnière de la porte mais, avant que j’aie pu regarder à l’intérieur, la porte fut violemment ouverte vers l’extérieur, à une grande vitesse. J’aurais été écrasé lorsqu’elle claqua contre le mur de la grange si je n’avais pas roulé pour m’en écarter. Dos au mur, je me ramassai pour combattre, ne sachant pas si la porte avait été ouverte à cause de mon arrivée ou pour une autre raison fortuite. Depuis le seuil, quelque chose fut jeté dans la neige vers l’extérieur, presque jusqu’aux arbres. C’était grand et massif, et cela s’enfonça dans la neige en atterrissant. J’entrevis les deux Opritchniki qui l’avaient lancé, mais ils ne s’aventurèrent pas à l’extérieur et ne me virent pas. Ayant accompli leur tâche, ils s’en retournèrent à l’intérieur. J’entendis davantage de rires et de bavardages dans leur langue, ainsi que ce que j’identifiai comme un cri en russe disant « Niet ! », d’une voix qui n’appartenait certainement pas à l’un des Opritchniki. Puis la voix de Iouda aboya une instruction quelconque, et la porte de la grange fut refermée. Plutôt que d’aller directement vers l’objet qu’ils avaient éjecté, ce qui m’aurait fait passer droit devant la porte et, par conséquent, potentiellement dans le champ de vision des vampires, je retournai dans les taillis et contournai la bordure de la clairière jusqu’à ce que je sois aussi proche que possible du paquet. Je rampai pour examiner ce que les Opritchniki avaient si négligemment rejeté. C’était, conformément aux prévisions que j’avais désespérément tenté de nier, un corps. J’écartai la neige qui couvrait le visage et le choc me fit reculer, levant ma main pour couvrir ma bouche. C’était une femme d’âge moyen, assurément morte, mais rien de cela n’était particulièrement horrible à mes yeux. Essuyant davantage de neige sur son corps nu, je vis, répété presque partout, ce que j’avais observé sur son visage. Outre les blessures habituelles à la gorge, les Opritchniki avaient été beaucoup plus loin avec cette victime. Il y avait des morsures partout. Et pas simplement des traces de morsures. Des morceaux de chair manquaient, arrachés par les dents voraces des vampires. Ses joues manquaient toutes les deux, ainsi que certaines parties de sa gorge, de ses seins, de son ventre, de ses fesses, de ses cuisses et de ses mollets. Ils n’avaient pas été minutieux en la dévorant. Il restait encore beaucoup de chair. À son expression suppliciée, je ne pouvais imaginer qu’une seule raison pour laquelle ils avaient décidé d’arrêter de manger : son décès. Chapitre 24 Les Opritchniki n’avaient pas eu longtemps pour capturer leur victime. Je les avais perdus de vue lorsque j’étais entré dans les bois, à peine vingt minutes plus tôt. La seule conclusion était qu’ils avaient rencontré la femme auparavant et qu’ils l’avaient laissée prisonnière dans la grange lorsqu’ils étaient venus à ma poursuite. Ils avaient même pu la trouver dans la ferme qui se trouvait là. Si elle était l’épouse du fermier, il devait alors aussi y avoir un fermier. Je me rappelai la voix russe que j’avais entendue à l’intérieur de la grange. Je revins subrepticement vers la grange et scrutai à travers la fissure sur le côté de la porte. La scène à l’intérieur était plus qu’effroyable. Le fermier était au centre de la pièce. Ses poignets étaient liés par une longue corde qui avait été glissée au-dessus d’une poutre du plafond. Ses bras, tendus au-dessus sa tête, laissaient ses épaules presque déboîtées supporter son poids tout entier. Ses orteils effleuraient à peine le sol tandis que son corps oscillait d’un côté à l’autre. De tous les dispositifs que la torture médiévale avait inventés à l’Ouest, alors que catholiques et protestants tentaient chacun de rapprocher l’autre de Dieu, le supplice du chevalet était le plus notoirement efficace, mais les menottes étaient tout aussi douloureuses pour la victime et bien plus simples. Mais cela n’était que le premier niveau de souffrance que les Opritchniki avaient créé. L’homme avait été dénudé jusqu’à la taille. Sa tête pendait mollement en arrière mais, de temps à autre, il tentait de la relever. Cela, et l’alternance de gémissements et de cris qui émanaient de sa gorge, m’indiquait qu’il était encore vivant. Plus important encore, il signifiait aux Opritchniki qu’il était vivant. Suivant ce qui pourrait être considéré comme un parallèle sexuel tordu, le plaisir des vampires venait non seulement des sensations qu’ils éprouvaient, mais aussi de la conscience de la douleur qu’ils infligeaient aux autres. Étroitement regroupés autour du corps se tenaient trois des quatre Opritchniki. Eux aussi étaient nus au-dessus de la ceinture, leur appétit exigeant manifestement d’être satisfaits autant par le toucher que par le goût. Les trois en question étaient Piotr, Foma et Iakov Zevedaïinitch. Iouda se tenait un peu en retrait de l’action. Il était resté vêtu et je vis sur ses lèvres tachées de sang un sourire sadique qui partageait et méprisait simultanément la satisfaction des trois autres. Iouda parla. Je ne pus pas comprendre ce qu’il disait, mais je pus deviner que cela s’adressait à Foma et que c’était sur le ton d’une suggestion plutôt que d’une instruction. Foma tourna la tête vers Iouda et lui adressa un sourire de contentement. Les deux autres observèrent Foma tandis qu’il levait la paume de la main droite de l’homme à sa bouche et qu’il mordait violemment dans la partie charnue à la base du majeur. L’homme hurla, non pas le cri strident de choc que j’aurais attendu, mais le mugissement faible et las d’un homme pour qui la douleur est devenue trop rapidement l’unique sensation subsistant. Les blessures que je pouvais voir sur son corps m’indiquaient que les Opritchniki avaient déjà largement assouvi leur appétit cette nuit-là. Foma retira sa bouche de la main de l’homme et avala ce qu’il avait arraché avec l’exubérance que j’aurais pu afficher en avalant une huître pour impressionner une belle femme lors d’un dîner. Les autres émirent tous des sons que je devinai être non pas des mots, mais de simples expressions d’appréciation qui pouvaient être comprises dans toutes langues. Foma passa au doigt suivant et prit une bouchée plus substantielle. Cette fois, en plus du hurlement du fermier, j’entendis un craquement d’os se brisant. Le bout de son doigt tomba par terre, mais Foma réussit quand même à en tirer une bouchée. Il cracha quelque chose à l’autre bout de la pièce, qui rebondit sur un mur et tomba au sol. Je ne pouvais pas voir ce que c’était, mais cela devait avoir eu une certaine importance, car les autres éclatèrent de rire ; un rire bruyant, mais pas jovial. C’était le même rire que j’avais entendu la première fois que je les avais rencontrés, le rire grossier de ceux qui veulent être vus en train de rire par ceux qui les entourent. Iouda s’y joignit de façon convaincante, mais il était manifeste qu’il se moquait autant qu’il participait. Même plus tard, lorsque je découvris ce que Foma avait recraché, il me fut difficile de comprendre où se situait l’humour. Il n’est pas facile de dire maintenant, pas plus que ça ne l’était à l’époque, pourquoi je suis resté observer la scène. Mais il était inévitable que je reste. Que le fermier vienne tout juste de perdre deux de ses doigts me ramena à cette prison de Silistra, trois ans auparavant, mais ce n’était pas ce qui résonnait le plus en moi. Je ne partageais pas sa douleur. En revanche, je me voyais en ceux qui se tenaient là et regardaient, tout comme je scrutais ce jour-là à travers une fissure de la porte et, pire que tout, en Iouda qui observait, souriait et qui, comme moi, ne faisait rien. Les Turcs savaient qu’au moins l’un d’entre nous sept était un espion russe. Ils pouvaient simplement tous nous tuer, mais ils voulaient des informations, et ils ne pouvaient obtenir cela que s’ils parvenaient à déterminer sur lequel d’entre nous concentrer leurs efforts. Ils nous avaient maintenus éveillés jusque tard dans la nuit, nous interrogeant, se moquant de nous, nous raillant. Puis ils nous alignèrent, face au mur. J’étais en cinquième position. Ils prirent alors le premier homme. J’entendis un étrange craquement que je ne parvins pas à interpréter, accompagné d’un cri. J’entendis le même bruit lorsque les dents de Foma firent voler en éclat les os du doigt du fermier. Je ne pouvais voir ce qui se passait tandis que nos geôliers turcs parcouraient la file, mais, chaque fois, j’entendais la même combinaison incompréhensible de sons. Puis ils vinrent vers moi. Je vis le sang sur la table – pas une grande quantité, mais quatre petites taches distinctes. Quand ils m’attrapèrent le poignet et l’abaissèrent, je crus comprendre ce qui se passait : ils allaient me couper la main entière. Je tentai de la retirer, mais je n’y parvins pas. La lame était une chose banale, non pas une des palas avec lesquelles ils combattaient, simplement un couperet à viande qu’ils avaient trouvé quelque part. Ils replièrent mes autres doigts et la lame tomba. Je ne sais pas si je criai. Je ne me rappelle pas vraiment la douleur, mais je me souviens d’avoir senti le sang couler sur mes doigts depuis le moignon de mon auriculaire pour goutter au sol. Ceux d’entre nous qui étaient déjà passés à la table furent remis en position, mais dos au mur. Une fois que l’élément de surprise avait disparu, c’était une bien meilleure torture de nous forcer à voir ce qui se passait. Ils nous expliquèrent que cela s’arrêterait si l’espion avouait, que cela mettrait un terme non seulement à ses souffrances, mais également aux nôtres. Cela me laissa de glace. Je n’avais que peu d’intérêt pour mes camarades de détention – des Bulgares qui avaient été heureux de se battre aux côtés des Ottomans contre leurs frères slaves – et je n’avais aucun doute quant à la façon définitive dont nos geôliers mettraient fin à nos souffrances. Puis ils refirent une tournée. La peur en chacun de nous fut plus grande cette fois. Même si je ne peux me souvenir de la douleur, je peux me rappeler en avoir eu peur. Le son se répéta lorsque, chacun à son tour, chaque homme perdit un deuxième doigt. La plupart des hommes contre le mur détournèrent la tête pour éviter de voir ce qui se passait – ce qui allait bientôt leur arriver –, mais ce ne fut pas mon cas. Je fixais la table, voyais le couperet s’abattre chaque fois, voyais le visage torturé de la victime, et les visages indifférents des Turcs lorsqu’ils balayaient le doigt sectionné. Je ne sais pas pourquoi je regardais ; peut-être était-ce l’espoir que j’y deviendrais insensible d’ici à ce que mon tour arrive. Cela fonctionna, mais trop bien. L’insensibilité persista – augmenta – au fil des années. C’était ce détachement, je le compris, qui signifiait que je pouvais – devais – désormais me tenir à cette porte de grange, près de Kourilovo, et observer la torture qui se déroulait à l’intérieur. À Silistra, seule l’une des autres victimes avait continué à observer comme moi. C’était le deuxième de la rangée, un jeune homme, à peine plus qu’un garçon. Lui non plus n’avait pas crié lorsque la lame s’était abattue et avait emporté son doigt. Quand ils vinrent à moi, je hurlai certainement. J’ignore pourquoi la douleur de la deuxième incision était tellement plus aiguë que la première. Peut-être était-ce l’anticipation. Je n’étais pas prêt à avouer, mais je me demandais combien de doigts je pourrais perdre avant de céder. Je pouvais faire face, pensai-je, à la perte de ma main gauche tout entière, mais combien de doigts de ma main droite pourrais-je perdre avant de devenir inutile en tant qu’homme ? Mais pourquoi m’en préoccupais-je ? Ils allaient me tuer de toute manière. De nouveau, je sentis mon sang couler sur mes autres doigts. Cela ne serait pas rapide, mais la perte de sang elle-même finirait par être suffisante pour me tuer. L’un des soldats nous fit signe de tenir nos mains au-dessus de nos têtes. Cela réduisait l’écoulement, mais ce n’était pas un acte de bonté. Ils avaient déjà fait cela, ce qui démontrait leur expérience. Lever les bras pour réduire l’écoulement de sang prolongeait nos vies, et cela ajouta une douleur nouvelle, lancinante, lorsque nos bras furent engourdis. Je sentis le filet chaud de mon propre sang s’écouler le long de mon bras et sur ma poitrine. C’est lorsqu’ils furent passés au troisième doigt que vint l’aveu ; mais pas de moi. Il vint de quelqu’un qui, à ma connaissance, n’avait pas le moindre lien avec les ennemis des Turcs ; le garçon qui était le deuxième de la rangée, qui n’avait pas détourné son regard de la table. Il y eut un silence après qu’il eut parlé ; du soulagement sur les visages des captifs – même sur celui du garçon –, de la satisfaction sur ceux des geôliers. Je me rappelle avoir entendu les calmes gazouillis des oiseaux à travers la haute fenêtre. Nous avions été dans la prison toute la nuit. Étonnamment, le garçon avait avoué juste après, et non avant, qu’on lui eut sectionné le troisième doigt. La douleur avait-elle brisé son esprit ? Il n’en avait pas l’air. Je ne pouvais que deviner qu’il avait accompli ce dont je n’aurais pas rêvé : il avait décidé d’épargner le reste d’entre nous. Si c’était le cas, il était un noble naïf, mais un naïf tout de même. S’il avait inventé le fait qu’il était un espion – comme c’était certainement le cas, à moins que nous ayons été deux –, ils allaient rapidement le découvrir. Et alors la torture reprendrait pour nous autres – peut-être une méthode nouvelle, pis même. Ce n’est qu’à ce moment-là que je fus réellement tenté d’avouer, mais même alors je ne le fis pas. Tous les sept, nous fûmes reconduits dehors, dans la lumière matinale d’avant l’aube, pour être de nouveau jetés dans les deux petites cellules où nous avions été précédemment retenus. C’est à cet instant-là que le garçon a tenté de s’enfuir. Il fut sur le mur de la prison en un clin d’œil et sur le point de sauter de l’autre côté lorsqu’un coup de feu retentit. Je le vis tomber, mais j’étais déjà parti dans la direction opposée. Ma main gauche me piqua lorsque j’agrippai le sommet du mur, puis elle glissa dans le sang graisseux qui en suintait toujours. Mais j’avais déjà trouvé une prise de la main droite et je me hissai par-dessus le mur. Les Turcs avaient tous poursuivi le même fuyard et prenaient conscience de leur erreur. Les balles sifflèrent au-dessus de ma tête, mais il était trop tard. Je fus assez chanceux pour m’échapper de la ville et pour ne pas saigner à mort : je survécus. Je ne sais pas ce qu’il est advenu des autres dont j’avais à la fois observé et partagé la torture, et à ce moment-là je ne m’en préoccupais pas. Désormais, alors que je contemplais une scène similaire à l’intérieur de cette grange, je m’en préoccupais. Mais il n’y avait rien que je puisse faire. Me lancer dans un combat qui m’opposerait, moi seul, à quatre d’entre eux se conclurait par une mort tellement vaine qu’elle en était immorale. Je savais que je devais attendre de meilleures occasions – attendre que les Opritchniki soient séparés et qu’il fasse jour – avant de pouvoir risquer une attaque. Mais il m’était bien plus difficile de savoir pourquoi je restais à regarder. Je n’avais pas besoin d’en voir davantage pour apprécier la nature vile des Opritchniki, pas plus que pour trouver un aspect quelconque dans leur comportement qui puisse révéler en eux une faiblesse. J’avais en partie besoin de quelque chose pour attiser ma haine. C’était une facette de moi-même dont j’étais depuis longtemps conscient. Je suis, ou du moins je me perçois comme tel, un homme aux nombreuses passions, mais difficiles à embraser. J’y parviens par petites étapes, et non par grands bonds. Je ne prendrais pas la peine d’avoir une maîtresse à moins que celle-ci soit disponible sans que sa sélection me coûte davantage que quelques roubles. De surcroît, je ne prendrais pas la peine de tomber amoureux de quelqu’un, à moins que ce soit déjà ma maîtresse ; ce n’était qu’à travers l’intensité du sexe que j’avais découvert la profondeur de mon amour pour Domnikiia. Et, de façon similaire, c’était seulement par le biais de l’écœurante colère à la vue de ce que les Opritchniki faisaient que je pouvais suffisamment alimenter les feux de la haine et savoir que j’irais jusqu’au bout de ma détermination à les détruire. Les mots que Iouda m’avait adressés avaient visé juste. J’étais un homme superficiel, inconstant et épris de confort. Désensibilisé par ce qui était arrivé à Silistra et par ce que j’avais déjà vu des Opritchniki, je devais rester ici, l’œil collé à ce qui se passait à l’intérieur de la grange, afin de rassembler la force et la détermination dont j’aurais ultérieurement besoin pour vaincre ces créatures maudites. Et pourtant, bien que cela me motive pour agir, regarder ne risquait-il pas également de me désensibiliser davantage ? La prochaine fois – même si je priais Dieu pour qu’il n’y ait pas de prochaine fois – que je verrais de telles horreurs, allais-je les rejeter comme étant monnaie courante, ayant besoin d’une corruption plus basse encore pour attiser ma passion vertueuse ? Quel qu’en soit le risque, je restai et observai. Iouda émit une autre suggestion ; cette fois, ce fut pour Iakov Zevedaïinitch. Le vampire s’agenouilla devant l’estomac de l’homme, l’étudiant comme s’il s’apprêtait à le mordre. L’homme avait déjà été blessé plusieurs fois au ventre. L’une des plaies, sur le côté, était longue et profonde et saignait encore abondamment. Iakov Zevedaïinitch y plongea prestement les doigts, et le corps tout entier de l’homme se convulsa de douleur. De nouveau, une vague de rire parcourut les Opritchniki. Foma attrapa les pieds de l’homme, et Piotr sa poitrine, de sorte qu’il ne puisse plus bouger. Iakov Zevedaïinitch fit tourner ses doigts encore une fois dans la blessure et, cette fois, les contorsions de l’homme, bien que plus intenses, furent arrêtées par les deux vampires qui le tenaient fermement. Iakov Zevedaïinitch enfonça les doigts encore et encore dans la plaie, chaque coup lui apprenant comment rendre plus intense la douleur de sa victime. Ce faisant, il échangeait des regards avec les deux autres, recherchant leur assentiment et savourant en riant l’approbation qu’il y trouvait. Piotr appela Iouda d’un ton qui, dans une vie normale, aurait pu signifier «Allez, viens, l’eau est bonne. » Iouda se joignit à eux comme s’il flânait. Il avait dans la main un fin bâton de bois. Il l’avait peut-être ramassé par terre ou arraché d’un arbre ou d’un buisson en passant, mais il était long et effilé, et il avait une pointe inégale et dentelée. Iouda le fit pénétrer dans la blessure au flanc de l’homme et, en même temps, il le tourna comme un tire-bourre de pistolet. L’homme hurla de douleur et Iouda s’adressa à lui en russe. — Je pense que votre femme a plus apprécié que vous lorsque je lui ai fait cela. L’homme releva la tête et tenta de croiser le regard de Iouda. S’il en avait eu la force, il aurait pu lui cracher dessus, mais sa tête ne put que retomber lorsque l’épuisement dû à la souffrance le submergea. Foma posa une question qui ne pouvait être interprétée que comme « Que lui as-tu dit ? ». La réaction de Iouda fut, je présume, une réponse honnête à la question. Les Opritchniki éclatèrent de nouveau du même rire. Iouda recula d’un pas et émit une nouvelle suggestion. Cette fois, elle s’adressait à Piotr. Je n’avais pas besoin d’en comprendre les détails pour voir que Piotr s’y conforma sans hésiter. Quelles que soient les luttes de pouvoir que Dimitri avait pu percevoir en leur sein, il était clair qu’à cet instant Piotr était totalement inféodé à Iouda, comme l’étaient les deux autres Opritchniki survivants. Il n’y eut pas de rire à la dernière idée de Iouda, mais une inspiration et un pourlèchement de babines d’anticipation de la part des deux vampires qui n’allaient pas assurer sa mise en œuvre. Piotr ouvrit grand la bouche et plaça ses lèvres sur la poitrine de l’homme, englobant totalement son mamelon. Il resta ainsi un moment, imitant un bébé au sein et jetant des regards furtifs en biais vers Iouda. Iouda eut un sourire appréciateur tandis que les deux autres échangeaient des coups d’œil, communiquant uniquement par grognements admiratifs, comme un couple de chiens qui savent que leur maître va leur jeter un amuse-gueule. Avec un sourire cabotin, Iouda prononça un unique mot d’encouragement à Piotr, auquel ce dernier répondit simplement en refermant la mâchoire, puis la retirant pour cisailler la chair qu’il avait saisie entre ses dents. Le cri de l’homme, un instant si fort, l’épuisa et s’évanouit dans une supplique mourante. Piotr gisait sur le dos, les mains derrière la tête, et mâchait avec satisfaction la chair entre ses lèvres. C’eut sur les deux autres l’effet que le rouge a sur les taureaux. Ils bondirent sur le fermier et commencèrent à goûter le sang de plaies anciennes ainsi qu’à en créer de nouvelles avec leurs dents aiguisées et pénétrantes. La voix de Iouda devint plus ferme et ses propos virèrent aux ordres plutôt qu’aux suggestions. Il fit un pas en avant et tira brusquement Foma pour l’éloigner. Voyant cela, Iakov Zevedaïinitch s’écarta humblement du fermier lui aussi, mais il était trop tard. Trop tard pour eux, mais pas trop tôt pour leur victime ou, de fait, pour moi. Le fermier était mort, que ce soit à cause de l’accumulation d’insoutenables souffrances ou d’un heureux accident – une morsure irréfléchie sur une artère vitale – n’avait aucune importance. Il fut relâché pour rejoindre son épouse si récemment décédée. Je me glissai de nouveau dans les bois environnants, juste à temps pour voir le corps du fermier éjecté de la grange finir aux côtés de son épouse, dans la neige. Accroupi derrière un arbre dans le froid glacial, j’attendis. Si tous les quatre choisissaient de dormir là durant la journée suivante, alors ce serait leur dernier sommeil. À la lumière du jour, je n’aurais aucun scrupule à leur faire face et à tuer chacun d’entre eux comme je l’avais fait auparavant avec les autres. Mais je ne les affronterais pas dans l’obscurité. La crainte que j’avais vue en Dimitri était maintenant profondément ancrée dans ma poitrine. Elle m’étouffait et me raidissait, me rendant incapable d’avancer ou de prendre la fuite. C’était comme un conduit permettant au froid autour de moi de pénétrer dans mon cœur et de geler la moindre sensation, la moindre idée, sauf l’instinct le plus volatil de tous : celui de la survie. Mais au moins, le froid et la terreur combinés avaient un effet secondaire positif – ils me maintenaient éveillé. Bien que j’aie souhaité m’en remettre à l’oubli tandis que je montais la garde devant la grange, je ne le pouvais pas. J’attendais et m’interrogeais, réfléchissant à tout ce qui avait eu lieu depuis que j’avais rencontré les Opritchniki, me souvenant des moments, à la fois heureux et tristes, passés avec Vadim et Max, pensant à Marfa et à Dimitri Alekseevich, et par-dessus tout à Domnikiia. Le plus ridicule était la façon dont je tentais de combiner mes souvenirs de ces trois dernières personnes, imaginant Dimitri s’amuser joyeusement avec Domnikiia et cette dernière bavarder innocemment avec la sage Marfa. Je ne voulais pas les voir fusionner. Je ne voulais pas d’une unique créature avec les meilleurs aspects de chacune, pas plus que je souhaitais une unique grande ville de Russie, combinant tout ce qu’il y avait de beau à Pétersbourg et à Moscou. Le résultat serait vain : une perfection synthétique qui ne pouvait satisfaire que le plus insensible des palais. Je ne l’apprécierais pas davantage que si je mélangeais un demi-verre de vin rouge et un demi-verre de blanc pour produire la boisson idéale. Ma tâche était non seulement de les maintenir séparés, mais aussi de préserver leur équilibre : vérifier qu’aucune bouteille ne se vide, et aussi qu’aucune des deux n’en vienne à être si bonne à mes yeux que j’en oublierais l’autre. Je n’étais peut-être pas au sommet de ma lucidité, mais au moins étais-je éveillé lorsque, plusieurs heures après leur ignoble festin, Iouda et Foma émergèrent de la grange. Au bord de la route, ils échangèrent quelques mots, puis Foma se dirigea vers le sud tandis que Iouda tourna au nord. Le trajet de Foma vers le sud ne pouvait le mener bien loin. Il rejoindrait rapidement la route principale, qui pouvait le conduire soit vers l’est, à Serpoukhov, soit vers l’ouest à Mojaïsk. Cette dernière destination semblait la plus probable. Cela le ramènerait sur le chemin de retraite de Bonaparte. Quant au trajet de Iouda, il n’y avait qu’une seule ville importante au nord. J’attendis. J’avais de bonnes raisons de ne pas me précipiter pour surprendre les deux vampires restants dans la grange. L’une était que Iouda et Foma pouvaient encore revenir. L’autre était que, sous le voile de la nuit, deux Opritchniki seuls pouvaient s’avérer des opposants valeureux. Je savais que je devais attendre ; attendre jusqu’à midi lorsqu’ils seraient tous deux au nadir de leur conscience et ne pourraient offrir la moindre résistance face à la dague de bois qui transpercerait leur poitrine. Mais la seule satisfaction que je pouvais en retirer résidait dans leur conscience de leur mort. J’avais vu qu’ils aimaient à garder vivantes leurs victimes et que leur seul plaisir venait de la souffrance des autres. Mon raisonnement allait plus loin que cela. Je voulais les voir souffrir mais, de surcroît, je caressais le désir qu’ils sachent pourquoi ils mouraient, et de la main de qui. En toute honnêteté, je ressentais le même désir pour moi-même. Percevoir et comprendre le moment de sa mort doit être l’ultime acte de compréhension, la perception du bien et du mal. Je n’avais pas réussi à être présent au moment de la mort de Max et, avant cela, à celle de mon père. Je ne voulais pas manquer l’instant de ma propre disparition, pas plus que je ne voyais pourquoi ces deux vampires devraient manquer le leur. Ainsi, même si ce n’avait pas été pour les punir, j’aurais voulu qu’ils soient conscients de leur propre mort. C’était tout simplement ainsi que les choses devaient se passer, selon moi. Par conséquent, ce fut peu de temps avant l’aube, mais très certainement avant, au chant des premiers oiseaux souhaitant la bienvenue au jour nouveau, que je rampai vers la grange et jetai un coup d’œil à l’intérieur, une fois de plus. Elle était vide. Je m’y glissai. Deux lanternes, suspendues à des poutres du plafond, l’éclairaient. La corde à laquelle j’avais précédemment vu le fermier suspendu était toujours là, ses deux extrémités grossièrement coupées là où son corps avait été détaché. En dessous, le sol était souillé de sang ; deux taches, côte à côte : une pour l’homme, une pour son épouse. Il n’y avait pas grand-chose d’autre. Dans un coin, il y avait une collection d’outils agricoles et, près d’eux, une mangeoire renversée, pas assez grande pour dissimuler un homme. Une échelle conduisait vers le fenil. Il n’y avait aucun signe des Opritchniki, pas même leurs cercueils. Au-dessus de moi, j’entendis le bruit de rats détalant dans le grenier, leurs minuscules griffes cliquetant et leurs queues serpentant sur les planches de bois, tandis qu’ils le parcouraient à la recherche de nourriture ou qu’ils grimpaient afin de voir si j’étais une menace. Étaient-ce seulement des rats ? Était-ce une race de vermine différente ? Le fenil, bas et plat, s’étendait sur environ un tiers de la longueur de la grange. Il en émergeait une poutre épaisse qui traversait jusqu’au mur du fond. C’était la poutre d’où pendait toujours la corde. Des axes plus petits naissaient latéralement de la poutre centrale pour soutenir les murs et en oblique pour supporter la toiture. Je reculai jusqu’au fond de la grange, gardant les yeux fixés sur le fenil. Tandis que je me déplaçais, j’entendais le bruit de leurs mouvements. Lorsque je m’arrêtai, ils s’arrêtèrent. Je ne pouvais pas les voir, mais je savais que Piotr et Iakov Zevedaïinitch étaient là-haut. Puis, entre deux balles de foin, je vis le reflet d’une paire d’yeux sombres et brillants. Je fixai ces yeux et entrepris de m’approcher. Ils ne firent aucun geste, ni ne donnèrent la moindre indication qu’ils savaient que je les regardais. J’espérais pouvoir revenir sous le fenil, directement en dessous de l’Opritchnik auquel appartenaient ces yeux, et le poignarder verticalement. Je savais que je ne pouvais pas les tuer de cette façon, mais j’avais vu à quel point la blessure que j’avais infligée à Iouda avait été invalidante la nuit précédente, et j’espérais que cela me donnerait un avantage suffisant pour attaquer et tuer. Je jetais occasionnellement un coup d’œil vers l’échelle et le long du rebord du fenil. Il y avait un second vampire là-haut, et je ne voulais pas que mon attaque contre l’un me laisse vulnérable face à l’autre. Je sursautai en sentant quelque chose atterrir sur ma joue. Je balayai la chose et, en regardant ma main, je vis que c’était une araignée, roulée en une boule défensive. Je jetai un coup d’œil en l’air vers l’endroit d’où elle était tombée et me trouvai nez à nez avec Iakov Zevedaïinitch. Lui-même était perché de façon très similaire à une araignée, ses membres écartés, en équilibre sur les poutres en chêne du toit, sans la moindre prise visible. C’était le même talent d’escalade que j’avais observé une fois chez Foma, à Moscou. Iakov Zevedaïinitch se laissa tomber vers moi depuis le plafond et, bien que j’aie suffisamment d’avance pour reculer d’un pas, il me fit quand même rouler au sol. Le vampire fut immédiatement sur moi, menaçant, prêt à tuer. Par-dessus son épaule, je vis Piotr émerger du fenil le long de la poutre centrale, parvenant à ramper à quatre pattes sur une voie pas plus large que sa main. Je portai sauvagement un coup de taille à Iakov Zevedaïinitch avec mon épée et il recula, me donnant une chance de me relever. Je balançai brusquement mon épée devant moi, allant et venant, visant son cou. Je sentis une légère résistance lorsque la pointe aiguisée entra en contact avec sa peau. Il porta la main à sa gorge. C’était une blessure triviale, mais suffisante pour l’inciter à la prudence. Il recula davantage et je levai les yeux pour voir Piotr encore plus près de moi, se frayant agilement un chemin sur le réseau de poutres comme si c’était une toile qu’il avait tissée lui-même. Je portai quelques coups verticaux dans sa direction, mais il les esquiva facilement, émettant un grognement sauvage. Iakov Zevedaïinitch fit un autre bond vers moi, mais je n’étais pas distrait par Piotr au point de ne pas pouvoir mettre la lame de mon épée en contact avec le dos de sa main. Il la retira prestement. Piotr se laissa tomber, les jambes accrochées autour d’une poutre, et se saisit de mon épée, serrant fortement la lame de ses deux mains, semblant ignorer la douleur. Je tentai de libérer l’épée de sa poigne en la secouant, mais il tint bon. Iakov Zevedaïinitch s’approcha de nouveau, cette fois plus lentement, non par crainte mais pour savourer l’instant de ma mort. Piotr tenant mon épée, je n’avais rien pour le parer. Ma dague de bois, bien que ce soit un objet fort approprié pour tuer ces créatures, n’était pas une arme pour les engager en combat libre. Je saisis la poignée de mon épée et levai les pieds, comme si j’essayais de tomber à genoux. Piotr parvint à supporter mon poids pendant une fraction de seconde avant que la lame acérée de mon épée se glisse hors de son emprise, et je tombai par terre. Je me fendis vers la cheville de Iakov Zevedaïinitch et parvins à le toucher, ce qui le fit bondir de côté. Piotr était toujours suspendu à la poutre, la tête en bas, examinant ses mains blessées, sa tête se balançant comme une prune mûre prête pour la cueillette. Je fis filer mon épée vers son cou et seul un cri d’alerte de Iakov Zevedaïinitch lui permit de relever à temps son corps vers le toit, tandis que ma lame sifflait à quelques pouces en dessous de sa tête. Piotr battit en retraite à travers les chevrons et je le suivis en portant des coups dans sa direction avec mon épée. Iakov Zevedaïinitch s’était lui aussi retiré sous le fenil. Je découvris rapidement pourquoi, lorsqu’une fourche extraite des outils que j’avais remarqués un peu plus tôt vola vers moi, lancée comme un trident depuis l’autre côté de la grange. Je fis un pas de côté et la parai avec mon épée, mais elle atteignit quand même le haut de mon bras gauche, déchirant mon manteau et faisant couler le sang avant de continuer sa route vers le sol, où ses dents s’enfoncèrent profondément. Le combat n’allait pas dans mon sens et je décidai qu’il était temps de partir. Je me précipitai vers la porte, mais Iakov Zevedaïinitch fut plus rapide que moi. Il tenait maintenant une faux entre ses mains et fendait l’air devant lui, me tenant éloigné à la fois de lui et de la sortie. Avec un sourire de mépris, il tira le verrou. Ce n’était pas un obstacle sérieux, mais cela me retarderait. — Exactement comme vous avez enfermé Ioann, dit-il, souriant toujours. Derrière moi, j’entendis un bruit sourd que j’interprétai comme étant Piotr atterrissant sur le sol de la grange. Ils étaient désormais tous les deux sur mon terrain, et Iakov Zevedaïinitch était armé. La victoire était définitivement en train de m’échapper. Iakov Zevedaïinitch était plus proche et je devais me débarrasser de lui avant que Piotr puisse faire les quelques pas nécessaires pour m’atteindre. Malgré tout ce que je savais de l’inefficacité d’une utilisation traditionnelle de l’épée contre ces créatures, les années d’entraînement et d’expérience en avait presque fait un instinct. J’attaquai Iakov Zevedaïinitch comme s’il était un homme mortel. Alors qu’il fauchait de nouveau dans ma direction, je reculai d’un pas. Il suivit mon mouvement et perdit légèrement l’équilibre. Je me saisis du manche de la faux et l’attirai vers moi et vers mon épée, grimaçant à la douleur fusant dans mon bras blessé. De crainte, il lâcha la faux et fit un pas pour s’éloigner. La porte était dans son dos et il ne pouvait pas reculer davantage. À ce moment-là, je bondis et la pointe de mon épée lui transperça la poitrine, le cœur, ressortit dans son dos et à travers la porte de bois derrière lui. Si grande était la force de mon coup que la lame ne s’arrêta que lorsque la garde atteignit son torse. Je lâchai l’épée et reculai d’un pas. Tout être humain en serait instantanément mort, le cœur se déchirant lorsque la lame l’aurait pénétré et, par cette déchirure, se serait enfuie cette force qui portait le sang, de façon si vitale, à tout le corps. Mais les vampires avaient différents moyens d’alimenter leurs corps en sang et n’avaient aucun besoin – dans quelque sens que ce soit – d’un cœur. J’entendis le rire de Piotr derrière moi et un large sourire se déploya sur le visage brutal de Iakov Zevedaïinitch. — Vous devriez vous en tenir à combattre contre des hommes, dit Piotr d’un ton moqueur. Vous seriez bon à cela. Iakov Zevedaïinitch se prépara à avancer d’un pas pour reprendre l’attaque, mais il constata qu’il ne le pouvait pas. Bien que mon épée ne lui ait causé aucune blessure sérieuse, elle l’avait épinglé à la porte comme un papillon dans la boîte d’un collectionneur. Il porta les mains à la poignée de l’épée et tenta de l’extraire, mais il n’avait aucun levier. Le rire de Piotr s’interrompit. Je me tournai pour lui faire face, brandissant l’unique arme qu’il me restait : ma dague de bois. Piotr recula sous l’effet de ce qui me parut être une peur vaine, mais j’en tirai pleinement parti. Je me mis à courir dans sa direction et il recula plus vite. Derrière lui, le manche de la fourche plantée saillait du sol comme une lance. Quel heureux hasard s’il tombait dessus à l’angle correct ! En l’occurrence, Iakov Zevedaïinitch avait prévu le danger et avertit son camarade. Juste à temps, Piotr se tordit de côté et évita le manche de la fourche. Il s’affala sur le dos, juste à côté. J’arrachai la fourche du sol et je la projetai vers la gorge de Piotr. Sa chair n’offrit qu’une résistance momentanée avant de céder délicieusement à ma pression et de laisser les pointes acérées la pénétrer, puis s’enfoncer profondément dans le sol en dessous. Cela ne le tua pas ; cela ne semblait même pas lui faire mal, malgré le sang qui coulait des perforations dans son cou, mais cela l’empêchait de bouger. Son corps se cabra et s’arqua tandis qu’il tentait de se libérer. Il pouvait même soulever légèrement la tête, son cou transpercé coulissant de bas en haut le long des dents de la fourche, mais incapable de leur échapper. J’avais maintenant deux Opritchniki captifs à ma disposition, mais je n’en avais besoin que d’un seul. Je me retournai vers Iakov Zevedaïinitch. Il luttait toujours pour se libérer de la porte. Cela prendrait quelques minutes, mais il y parviendrait. Je donnai un coup, de la semelle de mon pied botté, au verrou de la porte. Il céda un peu, mais pas totalement. Iakov Zevedaïinitch battit des bras dans ma direction, sans pouvoir m’atteindre. Au second coup, le verrou métallique s’arracha du bois et la porte s’ouvrit brusquement vers l’extérieur, dans la lumière du petit jour, emportant avec elle le vampire tel une veste pendue à une patère, comme Vadim Fiodorovitch accroché à son mur. C’est seulement alors que Iakov Zevedaïinitch prit conscience de ce que cela impliquait. Son cri n’exprima pas la douleur, mais la peur, et fut rapidement interrompu par une explosion lorsque la lumière du soleil frappa son corps. Ce n’était pas l’explosion brusque et aiguë d’un fusil ou d’un canon, mais un souffle plus lent, moins concentré, comme lorsque de la poudre à canon s’enflamme dans un bol. La porte s’ouvrit aussi loin qu’elle le put, rebondit et se referma. Mon épée saillait encore de l’autre côté de la porte, à hauteur de la poitrine d’un homme. De Iakov Zevedaïinitch, il n’y avait plus aucune trace, à l’exception de quelques lambeaux brûlés retombant de mon épée et d’un léger roussissement du bois, ayant grossièrement la forme d’un homme. Je me retournai vers Piotr. Il luttait encore pour tenter de se libérer. Je retirai la fourche de son corps et la brandis face à son visage. Il rampa sur le dos pour s’éloigner de moi, dans un mouvement qui rappelait celui d’un crabe, se dirigeant vers la porte comme si cela pouvait lui fournir une échappatoire. J’enfonçai une fois de plus la fourche en lui – cette fois à travers son épaule, pesant dessus de tout mon poids de manière à percer l’os et les tendons résistants – et l’immobilisai. Son expression ne révélait aucune peur, seulement de la haine et du mépris. — Un nouvel exemple de l’hospitalité russe ? railla-t-il. Vous invitez des gens dans votre pays et ensuite vous les tuez un par un. — Nous avons peut-être invité des gens, répondis-je, mais ce n’est pas ce que nous avons reçu. Je jetai un coup d’œil alentour dans la grange et vis les deux taches de sang, réminiscences de ce dont j’avais été témoin quelques heures à peine plus tôt. D’un côté, je voulais l’oublier, mais de l’autre, je voulais vraiment en savoir davantage. — Je vous ai observés, dis-je, ma voix à peine plus qu’un chuchotement, j’ai vu ce que vous avez fait à cet homme. J’ai vu le corps de cette femme. Les animaux mangent, mais ça… Qu’est-ce que c’était que ça ? Pourquoi avez-vous fait ça ? Piotr sourit. — Vous voulez vraiment le savoir ? — Non, mentis-je instinctivement. Mais dites-moi toujours. Gêné par les dents de métal qui lui transperçaient l’épaule, Piotr ajusta sa posture comme s’il s’installait pour raconter une longue histoire. — Nous commençons tous par boire, débuta-t-il, et c’est, en soi, un plaisir, du moins lorsque l’on est jeune et inexpérimenté. Mais, à mesure que nous vieillissons, se contenter de boire devient monotone, alors nous mangeons. Puis manger prend le même tour que boire, alors nous jouons. Puis jouer devient aussi ennuyeux que manger, alors nous torturons. Puis, pour se satisfaire, la torture devient pire. Plus le vampire est vieux, plus il doit aller loin. Ils étaient, semblait-il, comme moi. J’avais besoin de toujours plus d’intensité dans mes expériences pour attiser ma colère ; ils en avaient besoin pour leur plaisir. — Votre bien-aimé Zmiéïévitch est plutôt vieux, dis-je, il doit… Je n’osai même pas imaginer ce qu’il devait faire. — Le maître est trop vieux. Il m’a un jour expliqué que la douleur physique ne lui suffit plus. Il y a plus de plaisir à retirer des esprits des gens. Les humains en prennent conscience beaucoup plus rapidement que nous. Cela me dépasse. Le physique me convient pour le moment. — Je suis surpris que vous ayez assez d’imagination pour trouver de nouvelles… idées. — Cela peut-être problématique. (Il sourit de nouveau.) Mais Iouda doit être un vampire depuis très longtemps ; pas aussi longtemps que le maître, vu que l’intérêt de Iouda se situe toujours au niveau physique, mais il a de sacrées idées. (Il hocha la tête, appréciant le mot qu’il m’avait emprunté.) Par exemple, poursuivit-il, souriant plus largement, si l’homme n’était pas mort, nous lui aurions… Je donnai une secousse au manche de la fourche. Pour un être humain, ce petit mouvement aurait envoyé une douleur extrême à travers son épaule blessée. Pour lui, cela ne signifiait pas grand-chose, mais au moins cela le réduisit au silence. Je ne voulais pas l’aider à s’adonner à un plaisir indirect par le biais de son récit, aussi avide – à ma grande honte – que je sois de l’écouter. Je poursuivis avec des questions plus importantes. — Où sont allés Iouda et Foma ? demandai-je. — Baiser ta mère, répondit-il sur un ton charmant. Je lui donnai un violent coup de pied à l’aisselle, juste à côté de l’endroit où la fourche le transperçait. — Dis-le-moi ! grognai-je, mais de nouveau il ne sembla ressentir aucune douleur. Je n’avais pas un besoin urgent de l’information. J’étais certain d’être en mesure de les traquer et que, même si je ne le faisais pas, Iouda ne pourrait résister à la tentation de se lancer à ma poursuite une fois encore. Je reculai d’un pas et ramassai ma dague de bois, me préparant à tuer le monstre sans défense. À l’extérieur, le chant lointain d’un coq annonça tardivement l’aube. Je me retournai vers Piotr et vis que son expression était passée d’un air de malveillance résignée à un masque d’extrême peur. C’était comme si le chant du coq l’avait terrifié. C’était peut-être le cas. Il évoquait le danger qu’il avait dû affronter chaque matin depuis qu’il avait fait le choix répugnant de devenir un vampire. Mais ce n’était pas le son – ou du moins, pas seulement le son – qui avait provoqué chez lui ce nouveau malaise. Sa respiration était hachée et superficielle, et son regard nerveux tressautait de moi à sa main droite, qu’il avait ramenée contre lui précipitamment, de douleur. Sur le sol, où s’était trouvée sa main, une petite tache de lumière était parvenue à passer à travers la porte, par le trou que j’y avais causé lorsque j’avais arraché le verrou. Une volute de fumée s’élevait du centre de la tache, où un fragment d’ongle était en train de se racornir et de disparaître. Je jetai un coup d’œil à la main de Piotr. Les coupures de ses paumes, où il avait saisi la lame de mon épée, avaient déjà disparu. L’ongle de son majeur manquait, où la lumière du soleil l’avait frappé. Alors même que je le regardais, il commença à repousser. Piotr était maintenant en proie à une terreur que je n’avais encore jamais vue chez aucun des Opritchniki. Il tirait tout son corps contre la fourche, essayant de se dégager, et il levait les yeux vers moi avec une anxiété terrorisée et soumise. Je plaçai mon pied sur son avant-bras et le repoussai vers le sol, forçant sa main à revenir dans la tache de lumière. Son cri fut aigu et continu. La douce lumière du soleil brûla la chair de sa main d’une façon qui, sur de la chair humaine, requérait la chaleur d’un feu. La peau de ses doigts noircit rapidement et éclata, se décollant et se racornissant comme la peau d’une pomme pourrie. Au travers des déchirures de la peau suintèrent du sang rouge et du pus jaune, dont une partie goutta au sol tandis que le reste s’évapora dans l’atmosphère. L’odeur était nauséabonde : un mélange de moisissure extrêmement âcre et de cheveux humains brûlés. Rapidement ses quatre doigts et la moitié supérieure de sa main furent dépouillés de toute chair, ne laissant que les os qui, eux-mêmes, commencèrent à se consumer. L’extrémité de son majeur prit feu et tomba ensuite sur le sol. Le bord du rayon de lumière trancha net sa main. Tout ce qui était dans l’obscurité était intact. La peau épargnée de sa paume était finement bordée de noir, où la chair avait commencé à brûler puis s’était rétractée dans la sécurité de l’ombre. Du dos de sa main, comme un gant déchiré, pendait un large rabat de peau carbonisée qui avait, de façon similaire, échappé à la lumière du soleil lorsqu’il était tombé de l’os. Je levai le pied et il ramena précipitamment sa main vers lui. Ses cris s’interrompirent, mais sa respiration était irrégulière. Il expirait des halètements durs et grinçants, mais ses inspirations étaient courtes et rapides. Il faisait face à la fois à la douleur et à la crainte. — Où sont allés Iouda et Foma ? demandai-je de nouveau, cette fois en criant. Il ne répondit pas. Il était difficile de savoir s’il avait seulement entendu ma question. J’étais sur le point de forcer de nouveau son bras dans la lumière quand, comme je l’avais aperçu avec son ongle, je vis l’intégralité de sa main commencer à se régénérer. L’os qui était tombé de son majeur avait déjà été remplacé et des morceaux de chair saine et neuve se formaient sous mes yeux autour de chacun de ses doigts. Une nouvelle couche de peau s’avançait doucement depuis la moitié intacte de sa main. D’ici cinq minutes, tout serait revenu à la normale. Cela expliquait pourquoi mon épée n’avait pas laissé de lacérations sur ses mains et cela expliquait aussi pourquoi Max pouvait prétendre avoir coupé le bras d’Andreï alors que j’avais ultérieurement vu ce dernier avec tous ses membres. Ces créatures étaient (en cela et par bien d’autres aspects) comparables à des araignées. La perte d’un bras ou d’une jambe pouvait s’avérer un inconvénient temporaire, mais ils pouvaient être certains qu’ils repousseraient. Je frissonnai lorsqu’une pensée me traversa l’esprit : j’espérai qu’ils étaient seulement semblables à des araignées. Que le bras d’un vampire puisse repousser était une chose, mais je priai pour que ce bras, une fois détaché, ne puisse pas générer un nouveau corps, comme c’est le cas pour les vers de terre ou les balais de sorcière. Si tel était le cas, il se pouvait qu’il y ait encore dans la nature un autre Andreï auquel je doive faire face. Pour mes desseins plus immédiats, cependant, c’était une intéressante tournure des événements. L’objectif du tortionnaire est d’infliger à sa victime la plus grande douleur en commettant le moins de dommages : les Turcs nous avaient coupé des doigts, non des bras ou des jambes. La motivation n’est en rien due à une quelconque sympathie pour la victime, mais à la simple compréhension du fait qu’un corps trop endommagé n’est plus en mesure d’éprouver de douleur, ou, de fait, quoi que ce soit d’autre. Mais le vampire est la victime rêvée du tortionnaire. Il est possible de lui infliger une douleur continuelle, car le corps se régénère perpétuellement. Je pouvais amener Piotr aux frontières même de la mort et le laisser revenir à la vie, uniquement pour faire la même chose le jour suivant, et celui d’après. C’était tentant, mais je n’étais pas à ce point un disciple de Sade. Je ne pouvais de toute manière être certain que cela fonctionnerait. Lorsque j’avais été torturé, bien que la douleur physique ait été insoutenable, une partie de ma terreur résidait dans la conscience de la mutilation, du fait qu’il me manquerait à tout jamais ces deux doigts. Si j’avais su que, quel que soit le degré de douleur, je repartirais quand même avec ma main aussi intacte et entière qu’elle l’avait jamais été, la douleur physique aurait peut-être été supportable. Piotr ne semblait pas voir les choses aussi philosophiquement. La douleur était pour lui très réelle. Et il n’avait pourtant toujours pas répondu à ma question. J’appliquai une nouvelle pression du pied sur son bras. Le soleil s’était légèrement déplacé et, cette fois, sa main tout entière fut exposée à la lumière. Il hurla quand la peau au centre de sa paume éclata et se détacha pour révéler la chair, en train de rôtir. Je la maintins en place jusqu’à ce que la totalité de sa main ait presque disparu et, même alors, je ne relâchai ma pression que pour atténuer l’écœurante odeur. — Alors, vas-tu parler ? demandai-je. Il hocha la tête, essayant de reprendre son souffle. — Oui, haleta-t-il. Oui. — Alors ? — Ils sont à la poursuite des Français. Ils essaient de rentrer chez nous dans les Carpates, mais ils suivront les Français aussi loin qu’ils le peuvent, pour manger. — Tous les deux ? demandai-je. Piotr hocha la tête. Je posai de nouveau ma botte sur son bras, mais je n’appuyai pas encore. — Alors pourquoi ai-je vu Iouda se diriger vers Moscou ? — Je ne sais pas, répondit-il, essayant de hausser les épaules. Je fis une fois encore descendre son bras, laissant juste brièvement son poignet à vif et ensanglanté toucher la lumière avant de le relâcher. — C’est bon ! hurla Piotr. (Puis il eut le sourire d’autosatisfaction d’un homme qui, dans sa mort, prévoit l’ultime châtiment qui s’abattra sur son meurtrier.) Il est parti voir votre prostituée. Dominique – c’est son nom. Il va en faire l’une des nôtres. Il pense qu’elle est exactement le genre à se laisser persuader. Et si ce n’est pas le cas, eh bien, regardez dehors si vous voulez voir tout ce que nous pouvons tirer d’un corps humain. Quoi qu’il en soit, vous ne pourrez plus la baiser. Il émit un rire forcé qui ne traduisait aucun amusement mais qui, espérait-il, contribuerait à ma souffrance. Je me dirigeai résolument vers la porte. Tandis que je m’en approchais, quelque chose étincela devant moi, sur le sol. Voyant ce que c’était, je me demandai comment cela avait pu arriver là. Puis je me souvins. C’était exactement l’endroit où Foma avait craché quelque chose après avoir mordu le doigt du fermier, la nuit précédente. Je pouvais maintenant voir ce qu’était l’objet qui avait causé autant d’hilarité chez les Opritchniki. C’était l’alliance de l’homme. Je parvins à la porte et l’ouvris en grand, d’un coup. Derrière moi, j’entendis l’explosion lente et diffuse qui avait accompagné la destruction de Iakov Zevedaïinitch. Je me retournai et ne vis plus la moindre trace de Piotr, à part la fourche privée de soutien, qui oscilla avant de tomber au sol. Un rectangle de lumière brillante se découpa dans la porte, projetant une forme semblable à un cercueil autour de l’endroit où Piotr s’était trouvé, une légère fumée pour seul souvenir. J’arrachai mon épée de la porte et me mis en route. Chapitre 25 Mon cheval était encore à Kourilovo. C’était presque à deux verstes. Je courus de toutes mes forces sur la route enneigée, glissant et trébuchant. Je fis une pause au carrefour, épuisé, le souffle court. La corde était toujours enroulée autour du poteau brisé où j’avais attaché Filipp, mais il n’y avait en dehors de cela aucun indice des aventures de la nuit précédente. Je poursuivis mon chemin, tellement essoufflé que je courais probablement plus lentement que j’aurais marché en temps normal. Lorsque je parvins à son niveau, la voiture était toujours renversée dans le fossé. Le cheval mort était resté sur la route, mais l’autre avait disparu, libéré de l’épave par un bon Samaritain ou un voleur de chevaux. Je continuai jusqu’au village. Dans la rue, je croisai l’homme roux avec qui j’avais parlé la veille au soir. Il me reconnut et me héla. — Eh ! C’est vous qui avez volé Napoléon ? Vous avez vu ce qui est arrivé à la voiture ? Je ne m’arrêtai pas pour répondre. Je retournai à la taverne, payai le palefrenier et, sans même attendre la monnaie, me mis en selle. Il s’était écoulé près de quinze minutes depuis que j’avais quitté la grange. J’éperonnai mon cheval pour le lancer au galop et profitai de ma première véritable occasion de réfléchir. Mon seul espoir résidait dans l’incapacité de Iouda à voyager de jour. Il était parti environ trois heures avant l’aube. Cela ne pouvait pas être assez pour parvenir à Moscou. J’avais huit heures de jour – un peu moins maintenant – pour le rattraper et rejoindre Domnikiia avant qu’il puisse se réveiller dans les ténèbres et l’atteindre. Le trajet qui m’attendait était d’environ quatre-vingts verstes, sur des routes verglacées et traîtresses. C’était réalisable, mais difficile. Je n’y parviendrais pas du tout si je tuais mon cheval. Je tirai les rênes pour le ralentir un peu et nous poursuivîmes à une allure moins dangereuse. Si je n’arrivais pas à Moscou à temps, mes chances étaient minces, et celles de Domnikiia, nulles. À l’idée des souffrances qu’elle endurerait en mourant, de la façon dont j’avais vu mourir ce paysan et son épouse, de la façon dont je savais maintenant que Max et Vadim et tant d’autres avaient dû mourir, une rage nauséeuse me submergeait. Si cela devait arriver, je ne trouverais jamais la paix tant que Iouda ne serait pas anéanti. Je le traquerais à travers la Russie, à travers l’Autriche, à travers l’intégralité de l’Empire ottoman s’il le fallait. Je franchirais chacune des maudites montagnes des Carpates si je le devais, mais je le trouverais et il mourrait. Je n’allais pas le faire souffrir trop violemment – cela me rabaisserait à son niveau –, mais il saurait que c’est moi qui prendrais sa vie et pourquoi je le ferais. Pendant mon voyage, je fantasmai de le découvrir dans le donjon de quelque mystérieux château des montagnes de Valaquie, peut-être dix ou vingt ans plus tard ; de soulever le lourd couvercle de pierre de son cercueil et d’élever ma lanterne pour observer le visage toujours jeune du monstre que je traquais depuis tant d’années ; de voir ses yeux s’ouvrir grand et étudier mon visage usé par le monde ; de voir l’expression que ses yeux afficheraient en me reconnaissant, lorsqu’il verrait en moi le visage de l’homme à qui il avait été confronté, des années auparavant ; de voir le souvenir de ce qu’il avait fait à Domnikiia lui revenir, à l’instant même où mon pieu plongerait dans son cœur et mettrait fin pour toujours à son existence putride ; de voir son corps terrestre s’évanouir en poussière sous le poids de la corruption qu’il avait portée au cours de sa longue et répugnante existence. Il y avait plus que de la complaisance dans mon désir de remplir mon esprit de ces pensées, il s’agissait de garder à distance d’autres réflexions. Il y avait une autre possibilité, que Piotr avait mentionnée : le revers de la médaille. Iouda allait tenter de persuader Domnikiia de se joindre à eux. C’était une idée risible, mais elle avait jeté une terreur glaciale dans mon cœur. Domnikiia était une femme, et une femme futile de surcroît. Elle avait déjà parlé de la joie que serait, pour elle, l’immortalité. Avec quelle facilité Iouda pourrait-il la persuader que sa vision idyllique de la vie de vampire était proche de la réalité ? Quels mensonges allait-il mettre en œuvre pour l’influencer ; des mensonges non seulement à propos de lui mais aussi de moi ? Mais cela ne pouvait pas arriver. Bien que romantique et fantasque, Domnikiia était une femme bonne et intelligente. Elle ne choisirait jamais une telle voie, quels que soient les mensonges pernicieux qu’on lui débiterait. Et pourtant, si elle acceptait, que pourrais-je alors faire ? Ma revanche envers Iouda resterait la même, mais qu’en serait-il de ma vengeance contre Domnikiia ? Car il s’agirait bien de vengeance, étant donné qu’elle serait au-delà de tout espoir de salut. Au moment où elle goûterait le sang de Iouda, son âme serait condamnée à l’enfer. J’ignorais si elle y serait envoyée immédiatement ou au moment de la destruction finale de son corps mortel. Je connaissais maintenant de nombreuses manières de tuer un vampire. Laquelle, me demandai-je, devrais-je utiliser sur ma chère et douce Domnikiia ? Je poussai ma monture au grand galop, chassant de mon esprit toutes ces pensées et me concentrant plutôt sur ma chevauchée en terrain glissant. Le geste causa une douleur aiguë dans mon bras où la fourche m’avait frappé. J’avais tout oublié de ma blessure, et maintenant je n’osais pas vérifier si elle était sérieuse, de peur que cela me retarde. Mon bras était encore assez fort pour me permettre de tenir les rênes ; c’était tout ce dont j’avais besoin pour le moment. Nous poursuivîmes au galop pendant plusieurs minutes, dans l’air froid de l’hiver, mon cœur battant de l’excitation de la chevauchée. Je ramenai mon esprit aux jours plus insouciants de ma jeunesse, lorsque je chevauchais librement à travers les champs et les collines aux alentours de Pétersbourg, des jours où le nom de Bonaparte avait rarement été prononcé à l’extérieur de la Corse et jamais en dehors de la France. Pouvais-je réellement reprocher l’ensemble de mes malheurs actuels à ce seul homme ? Il n’avait pas transformé les Opritchniki en vampires, pas plus qu’il ne leur avait demandé de venir à Moscou. Ce premier événement était le fait de Satan, tandis que l’autre était celui de Dimitri, avec notre consentement à tous. Et pourtant, il fallait se rappeler que les Opritchniki, malgré leur capacité à tuer, étaient au fond des charognards et non des prédateurs. Pour prospérer, ils devaient exister dans une matrice de mort et de peur. Pour sûr, en temps de paix, ils pouvaient assurer leur subsistance en Valaquie, tuant juste assez de paysans pour survivre sans attirer trop d’attention sur eux-mêmes ; mais, en temps de guerre, où la mort était monnaie courante, ils pouvaient s’adonner à leurs inclinations les plus carnassières. La guerre créait une atmosphère dans laquelle tous les autres maux pouvaient foisonner, paraissant triviaux en comparaison du tribut quotidien versé à la mort et aux carnages. Une guerre est un endroit idéal pour dissimuler un crime – un arbre de plus dans la forêt. Et qui pouvait être assez prosaïque pour se focaliser sur, peut-être, une centaine de morts causées par les Opritchniki, comparées aux centaines de milliers de personnes tuées par la guerre dans chaque camp ? Bonaparte n’était pas juste responsable de ces centaines de milliers de morts, il dévalorisait aussi le moindre autre décès, la moindre autre tragédie survenant en Russie, sinon dans le reste de l’Europe, durant cette période. Lorsque tant d’hommes meurent comme des héros, qui se souvient de ceux qui meurent seuls et effrayés ? Je changeai de monture à Troïtskoïe. Ils n’en avaient pas de ferrée, et je dus attendre presque une demi-heure avant de pouvoir me remettre en route. Il était tentant de poursuivre sur mon cheval précédent, mais il était fatigué et parvenait à peine à se maintenir au trot. Une fois que je me remis en chemin, le retard fut rapidement rattrapé. Même ainsi, le soleil était déjà en train de se coucher lorsque je parvins à la périphérie de Moscou. Je continuai jusqu’à la ville et attachai mon cheval non loin de la rue Degtiarni, afin de m’approcher à pied. Je frappai à la porte avec impatience. Ce fut Piotr Piétrovitch qui l’ouvrit. Il me toisa du regard de haut en bas, notant ma tenue débraillée, grimaçant avec un dédain qui ne convenait guère à un homme de sa profession. — Mlle Dominique est indisponible ce soir, me dit-il avant que j’aie prononcé le moindre mot. — Avec qui est-elle ? demandai-je. — Par « indisponible », j’entends qu’elle n’est pas là. Vous devriez réessayer demain. — Où est-elle ? — Je n’en ai aucune idée. J’aurais pensé que vous seriez homme à savoir où elle se rend en soirée. J’aurais pu l’écarter de force de mon chemin et me précipiter vers la chambre de Domnikiia, mais je n’avais aucune raison de douter de sa parole. Lorsque, précédemment, Domnikiia avait été occupée avec un client, il me l’avait annoncé sans détour, retirant du plaisir du fait que je doive la partager. — Margarita est-elle là ? demandai-je, espérant qu’elle puisse avoir une meilleure idée de l’endroit où s’était rendue Domnikiia. L’attitude de Piotr Piétrovitch changea légèrement. Je n’étais plus une menace potentielle pour sa source de revenus – le prétendant tenace qui risquait de lui voler son attraction vedette –, j’étais redevenu un simple et banal client, prêt à opter pour Margarita si mon premier choix était indisponible. — Ah, je vois que monsieur apprécie les brunes. Mais je crains que Margarita soit indisponible elle aussi. Raïssa est libre mais, s’il vous plaît, capitaine, allez vous changer avant. Et peut-être vous laver, aussi. Si ce n’est pour Raïssa, au moins pour les autres clients. J’eus un sourire calme et contemplatif qui, je l’espérais, donnait l’impression que j’étais sur le point de lui briser le nez, puis je fis demi-tour et m’en fus. J’ignorai complètement où commencer à chercher Domnikiia. Il y avait une petite chance pour qu’elle soit allée me retrouver à l’auberge, mais elle n’avait aucune raison de s’attendre à ce que je sois de retour à Moscou si tôt et, même si elle s’y était rendue, elle n’attendrait pas une fois qu’elle aurait appris mon absence. Mon plus grand espoir était d’attendre et de surveiller la maison close. C’était le seul endroit où je pouvais être sûr que Domnikiia reviendrait, et également le lieu où Iouda finirait par se montrer. Iouda ne pouvait voyager de jour et je supposai que, lorsqu’il se déplaçait, sa progression était au mieux aussi rapide que la mienne ; je pouvais donc compter sur sa venue dans approximativement cinq heures, aux environs de 22 heures. Je jetai un coup d’œil circulaire à la place, pour trouver un endroit où attendre, observer et me cacher. Plusieurs des bâtisses faisant face à la maison close semblaient ne pas encore avoir été réinvesties par leurs habitants. Pénétrer dans l’une d’elle par effraction – ce qui avait déjà été fait plusieurs semaines auparavant par les Français en plein pillage – ne me demanda pas le moindre effort, et je montai à l’étage pour avoir une meilleure vue de la place. Tandis que je grimpai l’escalier dans la maison sombre et abandonnée, je ne pus empêcher mon esprit de revenir quelques jours en arrière vers la maison où j’avais trouvé tant de cadavres profanés – russes, français et autres, Vadim parmi eux –, partiellement dévorés puis jetés comme de vieux os de poulet. Mais il n’y avait aucun remugle, aucun bruit de rats. C’était juste une maison vide, pillée ; une des quelques chanceuses qui avaient survécu aux incendies. Dans une pièce à l’étage, côté façade, j’eus le bonheur de trouver quelques meubles. Je m’assis sur une vieille chaise de salle à manger et contemplai la place en contrebas, m’attendant à une longue veille. Je fus pris par surprise. À peine m’étais-je assis que, de l’autre côté de la place, je vis une lampe s’allumer dans la chambre de Domnikiia. Je sortis ma longue-vue et la réglai sur la fenêtre sans rideaux. Domnikiia et son client entrèrent dans mon champ de vision. Manifestement, Piotr Piétrovitch m’avait menti. Elle était nue et s’était enroulée autour de l’homme. Pendant qu’il traversait la chambre pour s’approcher de la fenêtre, ses bras étaient fermement serrés autour de son cou et ses jambes l’enlaçaient au niveau de la taille, afin qu’il puisse se déplacer librement alors qu’il supportait tout son poids. Elle tournait la tête de droite à gauche, cachant son visage tandis qu’elle embrassait ses lèvres. Sa chevelure sombre et chatoyante descendait sur son cou puis disparaissait par-dessus son épaule, entre leurs deux corps, laissant dégagé son élégant dos blanc. Moins de vingt-quatre heures auparavant, j’avais été le spectateur clandestin d’une autre scène dont d’autres se seraient peut-être détournés. J’étais ensuite resté pour contempler les souvenirs de ma propre souffrance, malgré la nausée qui était montée en moi. Mes motivations étaient maintenant beaucoup plus disparates. Assurément, je devais surveiller Domnikiia pour garantir sa sécurité, mais de nombreux hommes auraient choisi de se détourner plutôt que de voir la femme qu’ils aimaient dans les bras d’un autre. Bien que je me sois depuis longtemps réconcilié avec la réalité de la profession de Domnikiia, et même si je croyais sincèrement que ces hommes ne représentaient rien pour elle, j’aurais certainement dû néanmoins détourner le regard et tenter de contenir le monstre jaloux qui enflait en moi. Au lieu de cela, je ne ressentis que de l’excitation, pas seulement à la vue de deux autres êtres humains engagés dans une activité si intime et privée, mais spécifiquement à observer la femme que j’aimais se comporter de façon si contraire à son devoir – selon ce que j’avais été élevé à croire –, si totalement animale et sauvage. Cela me réjouissait aussi de voir l’homme dupé à ce point, de le voir si prisonnier de ses propres instincts primitifs et de savoir que, s’il avait pendant un moment tout ce qu’il pouvait souhaiter avoir, sur le long terme il n’avait rien. C’était moi qui possédais le cœur de Domnikiia, l’amour de Domnikiia et l’âme de Domnikiia. Même s’ils s’alignaient pour elle en une file d’attente jusqu’à Saint-Basile, une simple caresse de ma main représenterait pour elle plus que tous leurs efforts suants. L’homme était déjà nu jusqu’à la taille, à l’exception d’un bandage à son bras. Tandis qu’il traversait la pièce avec Domnikiia enroulée autour de lui, il glissa les mains sous ses fesses pour la soutenir. Ensemble, ils parvinrent jusqu’à la fenêtre, et la chair de son dos fut lissée et aplatie, pressée contre les vitres, lorsqu’il s’appuya sur elle. Ils s’écartèrent légèrement de la fenêtre et restèrent là quelques instants, leurs bouches inséparables, ses doigts à lui se promenant le long de sa colonne vertébrale à elle. Puis il recula et Domnikiia retomba sur ses pieds, levant les yeux vers son visage, que je pouvais maintenant voir pour la première fois. C’était Iouda. Il fixait Domnikiia avec une expression d’horrible tendresse et pencha la tête comme pour l’embrasser, mais je sus instantanément quelle était son intention réelle. Je me levai d’un bond, mais il n’y avait rien que je puisse faire. Si je criais, je ne serais pas entendu et, même si je l’étais, cela ne l’arrêterait pas. Il me faudrait plus d’une minute pour redescendre l’escalier, traverser la place et arriver jusqu’à eux. Si j’avais apporté une arme à feu, j’aurais pu lui tirer dessus, mais même cela n’aurait eu aucun effet sur un vampire. Je ne pouvais que rester debout et observer tandis qu’il ouvrait la bouche et se préparait à planter délicatement ses crocs dans la gorge de Domnikiia. Il repoussa sa longue chevelure derrière son épaule et la tira de côté, afin de dégager la chair de son cou pour sa morsure, ainsi que – du moins me le semblait-il dans ma terreur engourdie – pour m’offrir une meilleure vue. Ses lèvres descendirent et la tête de Domnikiia se pencha légèrement en arrière lorsqu’il la toucha. Par-dessus son épaule, je ne pouvais voir que ses yeux gris diaboliques regardant à travers la nuit dans ma direction. Il ne but pas longtemps, mais releva rapidement la tête et recula d’un pas. Elle se rassit difficilement sur le rebord de la fenêtre, tendant ses mains de côté à la recherche d’un soutien. Sa tête était relevée pour regarder son visage, mais j’étais incapable de voir si l’expression qu’elle affichait exprimait la terreur, la soumission ou l’extase. Iouda sortit son couteau de sa poche. Ma crainte soudaine et risible qu’il puisse lui faire du mal fut immédiatement annihilée par la conscience du mal qu’il avait déjà fait. Il plaça la double pointe du couteau sur sa propre poitrine et, fermant brièvement les yeux, la fit glisser latéralement, traçant deux lignes rouges et nettes sous son mamelon droit. Des filets de sang se mirent à sourdre des blessures et à couler le long de son ventre ferme. Domnikiia se leva et s’approcha de lui, pliant légèrement les genoux pour amener sa bouche au niveau des lésions. Elle plaça une main sur son sein gauche, l’autre sur son épaule, se rapprochant de lui tandis qu’elle pressait sa bouche contre sa poitrine et, quelques instants seulement après qu’il eut bu son sang, elle s’abreuva du sien. Iouda posa sa main derrière le crâne de Domnikiia, l’attirant contre lui. Il ferma les yeux et leva la tête vers le plafond, un sourire d’exaltation sexuelle sur ses lèvres. Puis sa tête retomba et ses yeux se rouvrirent brutalement, brillants de victoire à travers la fenêtre et la place. Et bien que la pièce dans laquelle je me trouvais soit dans une obscurité totale, et même s’il n’y avait aucun moyen que Iouda puisse être conscient de ma présence, je savais pourtant qu’il me regardait droit dans les yeux. Chapitre 26 Je retombai sur ma chaise. J’avais été prévenu des intentions de Iouda. J’avais volé depuis Kourilovo jusqu’à Moscou pour arriver à temps. Je m’étais tenu à la porte même du bâtiment dans lequel c’était arrivé. Et pourtant, j’avais observé calmement et sans intervenir Iouda accomplir tout ce que je craignais, détruire une autre personne qui m’était chère, et prendre tout d’abord la vie de Domnikiia puis son âme. Je me précipitai hors du bâtiment et traversai la place, en direction de la maison close. À mi-chemin, je jetai un coup d’œil vers la fenêtre de Domnikiia. De la lumière brillait toujours à l’intérieur, mais je ne pouvais y voir aucune trace de Domnikiia ou de Iouda. Au moment même où je regardai, la lumière fut éteinte. Je m’arrêtai. Même si je pénétrais dans le bâtiment, je ne pourrais rien faire. Je n’étais pas en état de tuer. Si j’entrais, je serais une proie facile pour Iouda et même pour… Je ne pouvais faire face à cette idée. Je ne pouvais faire face à rien du tout. Je fis demi-tour et m’enfuis dans les rues sombres de la ville. Je la tuerais demain, et la laisserais vivre cette nuit. Je ne sais pas où j’errai cette nuit-là. Chaque cauchemar éveillé dont j’avais fait l’expérience au cours de mon voyage s’était réalisé. J’éprouvais l’étrange sensation que Iouda avait triché. J’avais soigneusement calculé qu’il ne pourrait pas être à Moscou avant plusieurs heures – assurément qu’il ne pourrait arriver avant moi. Et, par conséquent, si cela n’était pas possible, il ne pouvait pas avoir réussi. Donc il ne venait pas de mélanger son sang à celui de Domnikiia et, ce faisant, de la transformer en une créature aussi infernale que lui-même. C’était un argument d’une logique parfaite, sauf que j’avais été témoin de l’événement dont je venais tout juste de conclure qu’il ne pouvait avoir eu lieu. Domnikiia était devenue un vampire, et aucun recours auprès des dieux de la raison ne pourrait changer cela. Et après tout, il ne fallait qu’un peu d’imagination pour trouver une dizaine de manières pour Iouda de parvenir à Moscou avant moi. Comment pouvais-je appliquer la moindre loi physique à une telle créature ? Selon certaines légendes, il pouvait se transformer en chauve-souris. À quelle vitesse une chauve-souris peut-elle voler ? Cela n’a aucune importance ; un vampire sous la forme d’une chauve-souris peut voyager bien plus rapidement. Il avait pu se réduire lui-même à la taille d’un insignifiant homoncule et être transporté à Moscou dans ma propre sacoche. Absurde ? Qui étais-je pour en juger ? De surcroît, cela n’avait aucune importance. D’une façon ou d’une autre, Iouda avait atteint Moscou. D’une façon ou d’une autre, cela avait été possible. J’avais, avec ma suffisance, calculé qu’il ne pouvait y arriver, mais j’avais observé des règles auxquelles Iouda n’avait aucun besoin de se conformer. C’était comme jouer aux échecs contre un adversaire pouvant soudain annoncer que sa reine se déplace d’une façon que je n’avais jamais apprise. Invoquer le surnaturel n’était même pas nécessaire. Tout ce dont Iouda avait eu besoin était d’une autre voiture et d’un cocher humain. Il avait pu s’allonger à l’arrière et dormir dans son cercueil, protégé de la lumière du soleil par des fenêtres obscurcies, tandis que son complice le conduisait au grand galop à son rendez-vous avec Domnikiia. J’avais déjà soupçonné qu’il pouvait avoir un serviteur humain pour s’acquitter des tâches qu’il était impossible d’accomplir à la lumière du jour. Je n’avais aucun besoin de choisir l’explication correcte. Le problème était que je n’avais pas envisagé ces possibilités précédemment. Si je n’avais pas été aussi arrogant à l’idée que j’avais battu Iouda, j’aurais alors pu empêcher ce qui s’était produit. J’étais horrifié par ma propre stupidité. Mais l’horreur réelle me venait du fait de la totale absence de coercition de la part de Iouda. Domnikiia avait fait ce qu’elle avait fait de son plein gré. Elle ne m’aimait pas assez, elle n’aimait pas assez Dieu, ou même la vie, pour résister à la tentation de l’immortalité, même si cette immortalité était accompagnée d’une damnation éternelle. Elle savait que les Opritchniki étaient des vampires, je le lui avais dit. Elle savait qu’ils étaient le mal. Toutes les fois où nous en avions parlé – lorsqu’elle avait dit que vivre éternellement était juste un fantasme, lorsque nous avions ri ensemble de la lettre pompeuse de Iouda –, elle m’avait caché quelque chose, quelque idée secrète selon laquelle, en réalité, Iouda avait raison et moi tort. C’était cette trahison qui m’était si douloureuse. Si ç’avait été quelque étranger qui avait choisi la voie que Domnikiia avait prise, ou même quelqu’un que je connaissais et que j’aimais mais dont je n’attendais pas qu’il ou elle m’aime, ç’aurait été différent. J’aurais ressenti une tristesse passagère pour la personne assez stupide ou corrompue pour souhaiter devenir un vampire, mais cette révélation même de leur nature véritable effacerait toute sympathie sincère de ma part. Tout comme Iouda avait indiqué que le désir d’être un vampire est la seule qualification requise pour en devenir un, ce désir est également suffisant pour se voir ôter le droit d’espérer l’amour du reste de l’humanité. Le meurtrier condamné ne peut s’attendre à être plaint pour ce qu’il est, sauf peut-être par sa mère. Même ainsi, ne se pose-t-elle pas elle-même la question : « Suis-je responsable ? » Et ainsi la peine que je ressentais n’était pas réellement dirigée vers Domnikiia. C’était pour moi-même que je pleurais. Comme dans tant de situations, mon intérêt personnel prévalait dans mon esprit. C’était moi qui avais été trahi. Domnikiia avait choisi Iouda plutôt que moi. J’avais moi-même échoué à faire ce que je pouvais pour l’en empêcher. C’était de la vanité pure et simple. Ma douleur venait de mon humiliation et de l’ascendant de Iouda. Domnikiia était un rouage dans le mécanisme de l’ensemble, mais elle n’était pas le début ou la fin de mes émotions. Et pourtant rien de cela n’était vrai. Tout dépendait du fait que Domnikiia ne pouvait être digne de ma sympathie et, par conséquent, toute peine que je ressentais ne pouvait être pour elle. Mais c’était elle que je plaignais. Je la connaissais. Je savais que sa décision devait avoir été une petite aberration et que, d’une certaine façon, l’unique fragment de son esprit qui avait murmuré « oui » avait parlé plus fort que les milliers qui avaient hurlé « non ». Ces milliers étaient maintenant réduits au silence pour toujours, j’en étais certain. Je le savais parce que j’avais regardé dans les yeux de Matfeï, Piotr, Iouda et les autres, et j’avais vu combien il restait peu d’eux. Ç’avait été une petite partie bruyante de mon esprit qui m’avait, à l’origine, persuadé de rendre visite à Domnikiia cette première fois, un an auparavant. Les autres voix qui hurlaient en chœur «Marfa» avaient alors été noyées et, désormais, elles avaient été converties. De ce moment jusqu’alors, aucune part de moi n’avait vu ma relation avec Domnikiia autrement que comme quelque chose de bon et de juste. Était-ce ainsi que Domnikiia se sentait maintenant par rapport à son nouvel état ? Cette unique expérience du sang de Iouda l’avait-elle instantanément et pleinement persuadée de la joie de l’existence qui l’attendait, tout comme ma première expérience de sa chair m’avait convaincu ? C’était une voie dangereuse à suivre. Je pouvais m’autoriser, cette nuit-là, l’indulgence de penser à Domnikiia avec tendresse et de rechercher des raisons de ne pas la juger, mais, à la lumière du lendemain, je savais qu’elle devait mourir et que je devais être celui qui la tuerait. Aussi difficile que cela ait été d’évacuer toute sympathie pour Max lorsque j’avais découvert qu’il était un espion, il serait encore plus difficile pour moi de durcir assez mon cœur pour plonger un pieu en bois dans celui de Domnikiia ; un cœur qui s’était si capricieusement retourné contre moi. Certes, un vampire mérite infiniment plus la mort qu’un espion français, mais mon amour pour Domnikiia était aussi infiniment plus grand que mon amour pour Max. Pas plus grand, différent. Par conséquent, j’avais nourri – et je nourrissais encore – des doutes quant à savoir si la façon dont j’avais traité Max était juste. Des jours, des mois, des années après demain, je me demanderais encore si j’avais eu raison de tuer Domnikiia. C’était pourquoi cette nuit me permettait d’accumuler ma haine, suffisamment pour m’assurer que, le moment venu, je n’hésiterais pas. Une fois que je l’aurais anéantie, je pourrais m’allonger et me baigner dans le luxe du doute. Je ne pourrais nourrir que des regrets. Je me retrouvai au cimetière de Kitaï-Gorod, où Dimitri et moi étions si brièvement restés avec Boris Mihaïloivitch et Natalia Borissovna. J’étais assis par terre, l’humidité de la neige s’infiltrant en moi, le dos appuyé contre une pierre tombale. Je ne pouvais me rappeler être arrivé ici ou depuis combien de temps j’étais là. J’étais certain de ne pas m’être assoupi et pourtant, d’une manière ou d’une autre, la nuit entière s’était écoulée. Le ciel oriental était imperceptiblement passé d’un noir étoilé à un bleu sombre et lugubre, visible de moi seul et des oiseaux en train de s’éveiller, qui commencèrent à saluer le soleil levant. Cette fois, mon cauchemar ne s’arrêta pas lorsque les oiseaux chantèrent l’aube. Il devint pire. Les horreurs que j’avais vues durant la nuit n’étaient qu’un prélude aux horreurs que le jour amènerait. J’allais tuer Domnikiia. C’était une atrocité rendue bien plus épouvantable par le rôle que j’y jouerais : je ne serais pas seulement spectateur, mais aussi acteur. Je pouvais reculer à tout moment et l’horreur s’en irait, mais uniquement pour être suivie de la perspective inacceptable qu’elle continuerait à vivre. Le prix de mon inaction de la nuit précédente serait payé par mon action en ce jour. Mais la journée était longue. Il n’y avait aucune raison pour moi d’y aller immédiatement, tout juste au moment où le soleil se levait. La veille, j’avais eu huit heures de lumière du jour pour galoper de Kourilovo à Moscou afin de sauver Domnikiia. J’avais échoué. Aujourd’hui, j’en avais autant, et je n’avais qu’à marcher dans quelques rues de Moscou, monter dans une chambre et insérer une lame de bois dans un cœur déjà mort. Je pouvais attendre jusqu’au déjeuner avant de me mettre en route et d’accomplir ma tâche, et néanmoins avoir encore l’essentiel de l’après-midi pour moi-même. Je partis immédiatement. Domnikiia n’avait peut-être pas été en état d’apprécier son existence infernale mais, au nom de l’amour que je ressentais encore pour elle, il était de mon devoir d’y mettre fin sans un instant de retard injustifié. Je ramassai une poignée de neige pour me frotter le visage et remarquai alors qu’elle était teintée de rouge. Partout autour de moi, la neige était tachée de sang. C’était mon propre sang. La blessure de mon bras s’était rouverte durant la nuit et avait marqué la neige à mon côté. Je me déplaçai pour trouver de la neige plus propre et j’y baignai mon visage. J’avais déjà assez froid, mais le contact glacé me rafraîchit et me réveilla. Je pris une bouchée de neige et la laissai fondre sur ma langue. Puis je me mis en route pour accomplir ma tâche. J’étais à peine sorti du cimetière que ma conviction m’abandonna une fois encore. Je ne me mis pas en route vers la rue Degtiarni, ni à son opposé, mais empruntai un chemin qui semblait simplement tourner autour, comme si je tentais de m’amener moi-même sur place par la ruse. Mon orbite n’était ni circulaire, ni elliptique comme une comète, mais en spirale comme une météorite. Chaque virage que je prenais me rapprochait de Domnikiia, mais je ne me déplaçais jamais directement vers elle. Tout comme la première fois que j’étais revenu à Moscou, après Smolensk, j’essayais de me piéger, de tomber sur la maison close comme si ce n’était pas intentionnel. Ainsi le voleur de mon désir pouvait se faufiler devant ma sentinelle du bien et du mal. Ma moralité devait à présent suivre un chemin que mes sentiments ne devaient pas voir. Avant peu, j’étais de nouveau sous sa fenêtre. Celle du rez-de-chaussée juste sous la sienne donnait directement dans le salon. Il était assez facile de pousser le loqueteau et de grimper dans une pièce dans laquelle, quelques heures plus tard à peine, j’aurais été invité à entrer par la grande porte comme un invité d’honneur. La fenêtre s’ouvrait devant moi. Au-delà, l’escalier conduisait à la chambre de Domnikiia et, par conséquent, à Domnikiia elle-même et donc à sa mort. J’avais encore la possibilité de partir. J’entrai. Le silence et l’obscurité qui régnaient à l’intérieur n’étaient ni familiers ni adéquats. Cette pièce, avant toute autre dans la maison, était celle où s’effectuait l’argumentaire de vente. Auparavant, ç’avait toujours été un endroit joyeux, lumineux et bruyant. J’avais rarement souhaité m’y attarder par le passé, ayant en tête un objectif spécifique et unique dans la chambre à l’étage. Par conséquent la devanture de la boutique avait à peine été une distraction pour moi, ne présentant jamais le moindre attrait. Cette fois, j’éclatai presque en sanglots à son souvenir. Je me rappelai l’anticipation que j’avais toujours ressentie en entrant ; le papillonnage timide de mes yeux d’une fille à l’autre jusqu’à ce qu’ils tombent sur Domnikiia ; le fait, parfois, de ne pas l’y voir et de devoir attendre jusqu’à ce qu’elle descende légèrement l’escalier pour me saluer. Même dans la pénombre, la pièce conservait ces souvenirs. Je pouvais entendre le bavardage léger des filles et les murmures calmes et inutilement séducteurs de leurs prétendants, qui avaient autrefois empli la pièce. J’y entrerais pour la dernière fois. Dans son état sombre et silencieux, je m’en rappellerais toujours, je le craignais, comme l’antichambre d’une occasion fort différente. En m’y retenant, je tentais non seulement de revivre des temps plus heureux, mais aussi de retarder ma montée à l’étage pour accomplir ce que j’avais à faire. Bien qu’il fasse jour à l’extérieur, les lourds rideaux qui recouvraient toutes les fenêtres maintenaient l’intérieur dans une obscurité feutrée. Sur une table se trouvait une bougie, que j’allumai. Les ombres menaçantes projetées par la flamme dansante ne contribuèrent guère à raviver dans la salle la vitalité à laquelle je l’avais toujours associée. Je commençai mon ascension de l’escalier. La troisième et la cinquième marche grincèrent toutes les deux bruyamment lorsque je posai le pied dessus. Il était huit heures et demie passées, mais je savais que personne dans le bâtiment ne se préparait encore à se lever. Les heures d’ouverture s’avançaient tard dans la nuit et, par conséquent, la presque totalité de la matinée était consacrée à un sommeil réparateur. Le bruit de mon approche n’éveilla personne. Je traversai le palier et posai la main sur la poignée de la porte de Domnikiia. J’écoutai avant de la tourner. À l’intérieur, je ne percevais rien. Je ne savais pas à quoi je m’étais attendu. Quelque part en moi, j’avais ressenti le besoin de frapper. Cette légère pause de politesse apparente s’y substitua en quelque sorte. Je tournai la poignée et entrai. À l’intérieur, tout était familier. En face de la porte, la coiffeuse de Domnikiia était recouverte de son attirail cosmétique. D’un côté se trouvait sa fenêtre ; la lumière vive du jour luisait à peine à travers les persiennes et les rideaux épais. À l’opposé se trouvait son lit. Je pouvais entendre son souffle léger et je voyais la literie s’élever et redescendre en rythme. C’était une nuit froide, et Domnikiia était abondamment enveloppée de couvertures. Seul son beau visage en émergeait. Ses longs cheveux bruns, tressés en une queue-de-cheval, ornaient l’oreiller à côté d’elle. Il aurait été facile d’ouvrir simplement les rideaux et les volets et de laisser le jour entrer en cascade par la fenêtre et sur son lit, détruisant ses restes corporels comme je l’avais vu détruire Iakov Zevedaïinitch ainsi que Piotr, mais je me rappelai l’expression de terreur dans les yeux de Piotr lorsque le soleil l’avait touché pour la première fois et le cri effrayé que Iakov Zevedaïinitch avait émis lorsqu’il s’était retrouvé projeté dans la lumière. Cela, me semblait-il, était la mort qu’ils trouvaient la plus terrible et la plus douloureuse. Ce n’était pas ce que je souhaitais infliger à Domnikiia. Dans le cas de ces deux-là, ainsi que pour tous les Opritchniki, j’avais voulu qu’ils soient conscients de leur propre mort, et je voulais qu’ils comprennent que j’en étais la cause. C’était pour cela que j’avais pénétré dans la grange avant l’aube, pour être certain qu’ils soient encore éveillés. Avec Domnikiia, c’était exactement le contraire. Il n’y avait aucune nécessité pour elle d’être consciente de la brièveté de son existence en tant que vampire, ou du fait que j’y avais mis fin. Sa vraie vie, Iouda l’avait interrompue la veille au soir. Je ne faisais que remettre de l’ordre derrière lui. Je plaçai la bougie sur la table de chevet et je m’assis doucement à côté d’elle. La lumière de la chandelle illumina une pomme posée sur la table, dont deux ou peut-être trois bouchées avaient été croquées. La chair avait déjà commencé à brunir depuis que Domnikiia avait mangé. C’était certainement le dernier repas qu’elle avait pris, la dernière chair savoureuse qu’elle dégusterait jamais. Je tentai de la regarder, mais n’y parvins pas. Je me détournai d’elle et berçai ma tête entre mes mains, sanglotant en silence. Une fois encore, je tentai de mobiliser ma haine. Ce n’était pas une haine dirigée contre elle, même si c’était elle qui était volontairement devenue ce monstre. C’était une haine dirigée contre les vampires et, en particulier, une haine envers Iouda. La créature qui gisait maintenant sur le lit derrière moi n’était pas Domnikiia ; c’était une création de Iouda, un corps qu’il avait consommé puis corrompu en le transformant en un prolongement de lui-même. C’était comme lorsque Moscou avait été sous l’occupation française. Les rues et les bâtiments étaient beaux et familiers, mais ils n’étaient rien sans les gens qui les avaient construits et y vivaient. Si détruire les Français signifiait détruire la ville physique de Moscou avec eux, qu’il en soit ainsi. Si détruire l’esprit monstrueux qui était allongé sur le lit, à côté de moi, impliquait de détruire le corps magnifique et familier qu’il avait volé, qu’il en soit également ainsi. Le corps n’était qu’un souvenir de l’âme qui l’avait autrefois occupé. Le gouverneur Rostopchine (si ç’avait réellement été lui) s’était révélé un véritable patriote en fomentant ces incendies qui, bien qu’ils aient détruit une si grande partie de la ville, l’avaient rendue inhabitable pour les Français en maraude. Il avait compris que l’essence de la ville résidait non pas dans sa structure, mais dans ses habitants. Aucun véritable Russe ne pouvait être en désaccord avec lui. Je devais maintenant faire preuve de la vertu tenace de Rostopchine. Je devais détruire le physique pour le bénéfice d’un bien supérieur. Le bien supérieur n’était pas l’âme de Domnikiia, perdue pour toujours. C’était son souvenir. Si je pouvais limiter à quelques heures seulement son existence dans cet état altéré, alors au moins la créature qu’elle était devenue ne pourrait rien faire pour avilir ses années de bonté passées. Je tirai les couvertures pour dévoiler son corps, vêtu d’une simple chemise de nuit. Le crucifix d’argent qui, en dépit de toute superstition, n’avait rien fait pour la protéger, pendait toujours à son cou. Elle murmura doucement et porta une main à son visage pour écarter une mèche de cheveux, mais elle ne s’éveilla pas. Sa main retomba sur sa poitrine et y resta comme pour bercer son cœur. Je la poussai doucement et elle tomba paresseusement le long de son corps, ne laissant aucun obstacle susceptible de me détourner de ma cible. Je sortis mon poignard en bois et le tins à deux mains. Je me rappelai notre conversation la première fois que j’en avais fabriqué un – en fait, son prédécesseur. Je me rappelai l’expression de crainte dans ses yeux lorsque je l’avais dirigé sur elle et que je lui avais hurlé dessus. Avait-elle décidé alors qu’elle choisirait cette voie et deviendrait un vampire ? ou était-ce une décision qu’elle avait prise plus récemment ? Je m’agenouillai au-dessus d’elle, déposant la pointe de la dague sur sa poitrine, juste au-dessus de son cœur. Je n’avais qu’à laisser tomber mon poids sur mes mains et, ainsi, sur le poignard, et j’aurais mis fin à l’existence maudite d’une autre de ces créatures. Combien de temps, me demandai-je, faudrait-il à la dépouille de Domnikiia pour se décomposer ? Pour elle, il n’était pas question de se réduire en poussière comme ç’avait été le cas pour les autres. Sa mort n’avait eu lieu que quelque douze heures auparavant. C’était à peine une longueur d’avance. Une fois que je plongerais la lame en elle et que j’éteindrais sa vie, son corps resterait aussi parfait qu’avant, se décomposant en autant de jours et de semaines que si elle avait été une femme mortelle. Je fermai les yeux et murmurai une prière pour m’exhorter à accomplir ce que j’étais sur le point de faire. Cela n’exigerait de moi que l’action la plus brève pour transférer mon poids et plonger en elle la lame de bois. J’attendis le moment où la force et la haine me rempliraient et me pousseraient à accomplir mon devoir. J’attendis. Je n’étais pas Rostopchine. Je n’étais pas davantage capable de détruire quelque chose d’aussi beau que Domnikiia que je ne l’aurais été de réduire en cendres Moscou si l’on m’avait tendu une torche enflammée et indiqué les quartiers de Bonaparte lui-même. J’étais un cousin pathétique d’Othello. Pour moi, la victoire de mon amour sur ma sagesse signifiait que je ne pouvais pas tuer alors que la raison me dictait de le faire. C’était au-delà de mes forces, comme si un pouvoir supérieur ne pouvait supporter de voir Domnikiia quitter la surface de la terre ; que tout l’amour qui avait été investi dans sa création ne pouvait être aussi facilement mis de côté. Et pourtant, si je ne pouvais pas la tuer, que devais-je alors faire ? Devais-je partir maintenant et ne jamais la revoir, entendant seulement parler de temps en temps de l’étrange décès d’un innocent quelconque dont je soupçonnerais qu’elle en avait été la cause ? Le regret me broierait. Je serais responsable de chaque mort terrible pour n’avoir pas agi aujourd’hui. En choisissant maintenant de ne pas détruire la créature qui était venue habiter le corps de Domnikiia, je porterais le poids de chaque mort qu’elle provoquerait. Si je devais mourir demain sur un champ de bataille, ou même aujourd’hui par ma propre main (la pensée m’avait traversé), alors les décès de toutes ces âmes futures seraient toujours comptabilisés à charge de la mienne lors de mon jugement. Ne pas plonger ma dague dans le corps de Domnikiia revenait à damner ma propre âme éternelle, et pourtant je ne pouvais le faire. J’étais donc damné. Cette certitude ouvrait un nouvel éventail de possibilités. Une nouvelle liberté m’était accordée, qui me permettait d’entreprendre toute action, indépendamment de ses conséquences morales. Comme un homme condamné à la pendaison pour un larcin, j’étais maintenant libre de commettre tout crime de mon choix – plus libre, en fait, car le voleur aurait quand même à craindre ce qui viendrait après sa mort. Ce concept était excitant mais, tandis que je l’envisageais, je ne pouvais trouver beaucoup d’actes immoraux que j’aurais souhaité accomplir – certainement aucun que je n’aie déjà commis même avant ma récente libération éthique. Je ne me serais jamais considéré comme une personne spécialement bonne, mais il semblait que, d’une certaine façon, au cours de ma vie, j’avais perdu – ou je n’avais jamais acquis – le besoin d’être mauvais. Mon comportement ne m’était pas imposé par une crainte du châtiment ultime, mais c’était en quelque sorte une part innée de mon caractère, entretenue peut-être par l’accumulation de ces craintes toute une vie durant. Mais le fait de n’avoir aucun désir de faire le mal me rendait-il bon pour autant ? Certainement la bonté doit venir de la résistance aux envies obscures, et non de leur simple absence ? C’est le faible qui supplie le Seigneur de ne pas le soumettre à la tentation. Le fort a besoin de la tentation pour tester sa détermination. J’avais été confronté à une unique tentation – laisser vivre la vile créature qu’était devenue Domnikiia – et j’y avais cédé sans un combat. Je savais qu’il n’était pas trop tard, que je n’avais encore qu’à lever la main et à la laisser retomber pour assurer mon propre salut, et pourtant je savais aussi que je ne le pouvais pas et que je n’en serais jamais capable. Il n’y avait qu’un seul avantage imaginable qui pouvait découler de ma décision de me damner. Si je devais, pour le restant de mes jours, parcourir cette terre en sachant que, lorsque je la quitterais, mon chemin ultérieur se précipiterait vers le bas, au moins je n’aurais pas à être seul. Je pourrais être avec Domnikiia. Je la laisserais me prendre et faire de moi un vampire de la même manière qu’elle en était récemment devenue un, et alors au moins notre descente en enfer s’accomplirait main dans la main. Je savais que je me raccrochais à un dernier fil brillant de vanité : l’idée qu’elle me voudrait à ses côtés. Si ce n’était pas le cas, alors je mourrais de sa main sans renaissance ultérieure en tant que vampire. Ce serait une punition appropriée. Je posai ma dague de bois sur le bord de son lit et contemplai une dernière fois la beauté de Domnikiia, puis me léchai les doigts et éteignis la flamme de la bougie à côté de nous. J’enlevai mes bottes, mon manteau et mon fourreau, les jetant au sol, et m’allongeai sur le lit à son côté. Sous mon manteau, je vis les dégâts sanglants de mon bras blessé, mais cela n’avait pas d’importance. Quand je m’éveillerais – si je m’éveillais –, ce serait pour devenir une créature du même acabit que Domnikiia, et nous aurions devant nous une éternité à passer ensemble. Une blessure telle que celle-ci ne représenterait rien pour moi. Je n’avais pas fermé les yeux depuis deux nuits et, alors qu’une vague de somnolence me parcourait, je commençai à me demander si j’étais en état de prendre une aussi grave décision. Que cela impliquait-il pour les sentiments que je nourrissais vis-à-vis de mon épouse et de mon fils ? Même si mon âme était condamnée à l’enfer, ne méritaient-ils pas ma présence et mon soutien au moins tant que j’étais en vie ? C’étaient des questions auxquelles j’étais trop fatigué pour répondre. L’un des aspects intéressants de ce que j’allais entreprendre me semblait être la possibilité de revenir sur ma propre mort. J’avais observé la mort de l’extérieur en de nombreuses occasions – bien qu’il y ait eu d’autres moments où j’aurais souhaité avoir été présent pour l’observer –, mais ce serait un privilège rare que d’être capable, en tant que vampire, de me rappeler ce que c’était effectivement de mourir. Et pourtant, pensai-je, toutes les âmes, qu’elles finissent au paradis ou en enfer, doivent avoir la même occasion. Si je n’appréciais pas cela, alors je devais mettre en doute ma croyance même au paradis et à l’enfer ; auquel cas, comment pouvais-je être aussi certain de ma propre damnation ? Mais les spéculations étaient superflues. Bientôt, je saurais. Je m’endormis. Chapitre 27 Lorsque je m’éveillai, je me sentis instantanément mal à l’aise. Mon environnement était vaguement familier, mais j’étais conscient d’un problème urgent qui devait être résolu. La mémoire me revint rapidement. Ma première observation, peut-être anodine, fut que j’étais vivant. Je tendis le bras vers la droite, mais Domnikiia n’était plus à côté de moi. Elle devait s’être réveillée et m’avoir vu. J’aurais dû être éveillé afin de boire son sang et devenir un vampire. Étais-je sorti de mon sommeil pour cela avant d’y replonger, oubliant ce qui s’était produit ? Je m’examinai, essayant de déterminer si physiquement ou mentalement je me sentais différent. Je ne pus rien trouver. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Pour autant que je puisse en juger, c’était la fin de matinée. La neige scintillait à la lueur du soleil. La lumière réfléchie brillait sur mon visage et projetait l’ombre de ma main sur l’oreiller inoccupé à côté de moi. Je n’étais pas un vampire. Comme je l’avais imaginé, il me fallait être conscient pour devenir l’une de ces créatures, afin d’absorber le sang de celle qui m’engendrait. Domnikiia ne m’avait pas encore transformé en une créature comme elle, mais elle le ferait bientôt. J’entendis un bruit de pas à l’extérieur et la poignée de la porte se mit à tourner. La conviction que j’allais devenir un vampire m’avait totalement déserté. Je trouvai impossible de retracer la ligne de raisonnement qui m’y avait conduit. Désormais, la perspective de laisser Domnikiia plonger ses dents dans mon cou et de boire son sang en retour était à la fois révoltante et effrayante. Je la tuerais volontiers afin de me préserver d’un tel sort. Je tendis le bras vers le bord du lit, où j’avais laissé tomber ma dague la nuit précédente. Je sentis un élancement douloureux mais, en même temps, je notai que la blessure à mon bras avait été bandée pendant que je dormais. La dague n’était pas là. Je jetai un coup d’œil circulaire à la pièce et la vis. Elle était sur une chaise, posée par-dessus mon manteau soigneusement plié. Mes bottes étaient à côté et mon épée était suspendue au dossier. Je n’aurais pas le temps de l’atteindre avant que la porte s’ouvre. Puis ma panique retomba. Il faisait jour. Quiconque allait entrer dans cette chambre ne pouvait être un vampire. Si c’était effectivement Domnikiia, elle serait alors rapidement détruite sans qu’il me soit nécessaire d’intervenir. Même ainsi, je ne pus m’empêcher de me recroqueviller contre le châlit, agrippant les couvertures et les remontant jusque sous mon menton. C’était elle. Elle portait un plateau sur lequel je vis du pain, des viandes froides ainsi qu’un pot dont, à l’odeur, je sus immédiatement qu’il contenait du café. Elle traversa la pièce, passa devant la fenêtre et déposa le plateau sur la coiffeuse. — Bonjour, dit-elle, rayonnante. Je ne dis rien. Elle s’approcha du lit et s’assit à côté de moi. Même s’il était désormais clair qu’elle n’était pas un vampire, j’eus quand même un mouvement de recul. Rien n’indiqua qu’elle l’avait remarqué. Elle me prit dans ses bras et posa la tête sur mon épaule, m’embrassant le cou et me serrant bien fort. — C’était une agréable surprise, dit-elle. — Quoi donc ? parvins-je à gémir. — Me réveiller auprès de toi, bien sûr ! (Elle se redressa et glissa les jambes sous les couvertures.) Je savais toutefois que tu étais de retour en ville. Piotr Piétrovitch m’a dit que tu étais passé. Même ainsi, je ne m’attendais pas à ce que tu ailles jusque-là pour me voir. Je ne sais pas comment tu vas pouvoir ressortir sans que personne ne le remarque. Tu aurais pu commencer par te laver, aussi. Elle se leva et se rendit à la table de toilette. — Je suis désolé, bredouillai-je spontanément. Mon cœur tambourinait et je ressentais un soulagement enivrant. C’était comme la résurgence de la réalité après un cauchemar, un cauchemar si épouvantable, si horrible, qu’il n’y a pas d’autre solution que remonter le temps et découvrir que l’horreur n’a jamais existé. Ce que j’avais vu à la fenêtre de Domnikiia la nuit précédente n’avait pas été un cauchemar, mais c’était exactement une abomination de ce type. Et pourtant, d’une certaine façon, sa conséquence inévitable n’avait pas eu lieu. Domnikiia était humaine. Tout au long de mon observation la nuit passée, je n’avais pas su trouver de ligne de conduite sensée, et pourtant, désormais, la solution me venait sous la forme d’un fait simple et inexplicable. Elle n’était pas un vampire. — Oh, je suis désolée, Liocha, dit-elle avec une détresse sincère. Je plaisantais. Tu sais que je t’aimerai toujours, peu importe à quel point tu sens mauvais. Il paraissait cruel de ne pas sourire et reconnaître son humour, particulièrement en voyant la déception sur son visage, mais j’étais trop absorbé dans mes pensées pour réagir d’une quelconque manière. Elle revint vers moi et me tendit une tasse de café. — Comment va ton bras ? — Où étais-tu hier soir ? demandai-je. — Je rendais visite à un client, si tu veux tout savoir. Je ne travaille pas uniquement ici. — À quelle heure es-tu rentrée ? Ma voix était étouffée et sans passion car je tentais de cacher mon choc et ma peur. — Qu’est-ce qui se passe, Liocha ? dit-elle, se relevant de colère. Tu sais ce que je fais. Tu veux des détails, tout à coup ? — Dis-moi ! geignis-je avec une intensité implorante, penché vers elle en travers du lit. Elle s’agenouilla à côté du lit et porta les mains à mon visage. — Qu’est-ce qui se passe, Liocha ? demanda-t-elle, fixant mes yeux pour découvrir ce qui avait provoqué cela chez moi. Pourquoi es-tu ainsi ? — Je t’ai vue avec Iouda la nuit dernière, lui dis-je simplement. — Quoi ? Son incrédulité paraissait sincère. — Par cette fenêtre, expliquai-je en tendant le doigt. Je regardais. — Tu m’espionnais ? Elle était plus déçue qu’en colère. — C’est trop tard, dis-je en la prenant par les poignets et en me levant. Je vous ai vus tous les deux, ensemble, et j’ai vu ce que tu as fait. — Liocha, je n’ai vu aucun homme dans cette pièce la nuit dernière. Elle était glacialement calme, sentant que sa vie pouvait dépendre de ce qu’elle me disait. — Ah ! grognai-je. Tu devrais être avocat. Tu n’as vu aucun homme, mais tu as vu Iouda. — Je ne suis pas revenue ici avant qu’il soit presque minuit, et je suis alors allée directement au lit. Dis-moi ce que tu as vu. — J’ai vu ce qui s’est passé. Je vous ai vus, toi et lui, ensemble. Je l’ai vu lorsqu’il t’a portée vers la fenêtre. J’ai vu lorsqu’il t’a mordu. J’ai vu lorsque tu… Domnikiia porta sa main au col de sa chemise de nuit et la déchira pour exhiber son cou. — S’il m’a mordu, alors où sont les marques ? Elle rejeta la tête d’abord d’un côté, puis de l’autre, étirant son cou afin que je puisse clairement voir qu’il n’y avait aucune trace de contact avec un vampire. Sidéré, je portai la main à sa gorge et étirai la peau, scrutant de près pour vérifier ce qui était déjà fort évident. Je me rassis sur le lit, désorienté, et elle s’assit à côté de moi. Je posai la tête sur ses genoux et fixai le plafond d’un regard vide. — Je crois que tu l’as peut-être rêvé, Liocha, dit-elle d’un ton apaisant, me rappelant, pour la première fois, et avec force, ma mère. Je secouai la tête misérablement. — Non. Ce n’était pas un rêve. Je l’ai vu. J’ai vu quelque chose. — Et tu croyais que j’étais devenue un vampire ? Il y avait un ton moqueur dans sa question. — Oui, dis-je, et une larme me vint. Je pris sa main dans la mienne et la pressai contre mes lèvres. Elle réfléchit un moment avant de penser à l’inévitable question. — Alors que faisais-tu ici ce matin ? — J’étais venu pour te tuer. Elle le prit bien. — Je vois. — Mais je n’ai pas pu, expliquai-je. Elle réfléchit un moment de plus. — Alors… Elle n’acheva pas sa question. Au lieu de cela, je sentis ses mains sur ma poitrine, tirant ma chemise pour l’ouvrir, recherchant quelque chose. — Tu ne la portes pas, dit-elle. L’icône – tu l’as enlevée. — Je l’ai donnée à Dimitri. — Mais elle t’aurait protégé. Si j’avais été… Si j’avais été un vampire, j’aurais pu te tuer – ou pire. Es-tu fou ? Tu as donné ton unique protection. — Cela ne protège absolument pas, expliquai-je. Ils ne sont pas superstitieux. — Moi, je suis superstitieuse, cria Domnikiia. Cela m’aurait gardée, moi, à distance. (Elle réfléchit un moment de plus.) Était-ce ce que tu voulais ? demanda-t-elle, incrédule. Tu es un idiot, Alexeï Ivanovitch, un idiot sentimental. (Elle marqua une pause avant d’ajouter calmement : ) Mais merci. — Comme si quelque chose pouvait te maintenir à distance de moi, murmurai-je. Elle sourit puis se pencha pour m’embrasser. — Nous ne savons toujours pas ce que tu as vu, dit-elle. Peut-être peuvent-ils faire cela : changer leurs visages pour ressembler à quelqu’un d’autre. — Je n’ai jamais vu son visage, avouai-je. J’avais déjà pris conscience que mes raisons de supposer qu’il s’était agi de Domnikiia étaient peu étoffées. — Eh bien, il semblerait que j’aie eu de la chance de m’échapper. Je n’aimerais pas avoir été tuée par un idiot pendant que je dormais. Alors, qu’as-tu vu ? — Juste son dos… ses cheveux. Ils ressemblaient tellement aux tiens. J’avais déjà compris. — Oh mon Dieu ! murmura Domnikiia. Margarita ! Elle utilise parfois cette chambre lorsque je ne suis pas là. Elle est plus grande que la sienne. La porte qui les relie n’est jamais fermée. Elle bondit sur ses pieds et se rendit à la porte. — Attends ! appelai-je. Étant donné ce que j’ai vu, elle devrait être un vampire à l’heure qu’il est. — Alors que suis-je censée faire, simplement la laisser ? — Laisse-moi y aller en premier. — Et si elle est un vampire ? — C’est le jour, expliquai-je. Elle ne pourra pas faire grand-chose. Je ramassai ma dague sur la chaise et m’approchai de la porte. Je sentais Domnikiia, derrière moi, se presser contre mon corps. Malgré toutes mes craintes pour sa sécurité, il était rassurant de l’avoir là. Lorsque je tournai la poignée de la porte, je sentis une fatigue débilitante en moi. Je n’avais plus envie de traquer dans Moscou des vampires tueurs, ou même des Français meurtriers. Je voulais qu’ils partent tous et qu’ils me laissent profiter de la vie. Mais je savais que je devais continuer. J’ouvris la porte. À l’intérieur, il faisait sombre. Les rideaux étaient fermés et, dans le peu de lumière qu’il y avait, je pus distinguer une silhouette sur le lit. — Reste ici, murmurai-je à Domnikiia, et je commençai à avancer à petits pas vers la fenêtre, gardant toujours mon dos au mur. Lorsque j’y parvins, je ne perdis pas de temps à tirer le rideau d’un côté et à inonder la chambre de lumière. Iouda n’avait pas changé d’attitude à l’égard de sa progéniture. Il se sentait, comme il me l’avait autrefois expliqué dans cette pièce remplie de cadavres en putréfaction, dénué de toute responsabilité à long terme. L’objectif de la mise en scène de la nuit précédente n’avait pas été de convertir Margarita en un autre vampire qui pourrait l’accompagner à travers les siècles. Il n’avait été qu’une mascarade à mon intention, de façon à me faire croire que Domnikiia était devenue un vampire et me conduire à la tuer, comme j’avais été si proche de le faire. La savoir morte de ma main était une vengeance contre moi bien plus savoureuse que tout ce que Iouda aurait pu lui infliger lui-même. Mais une fois que la représentation avait été jouée, Iouda n’avait plus aucun besoin des figurants. Sur le lit, Margarita gisait nue, sur le dos. Ses jambes étaient rassemblées et droites, ses bras étaient mollement étendus de chaque côté d’elle, dans un sinistre simulacre de notre Seigneur crucifié. Sa longue chevelure sombre rayonnait sur les oreillers comme un halo, entourant un visage dont les yeux morts fixaient le plafond, sans expression. De son côté droit, les draps et les oreillers étaient trempés de sang rouge vif, dont son estomac, sa poitrine et ses joues avaient également été enduits. Le côté droit de sa gorge était déchiré et ouvert à la manière caractéristique des voordalaki. Domnikiia hurla. Domnikiia ne demeura pas dans la maison close après cela. Ni aucune d’elles. Les autorités commencèrent une enquête. Un bref coup d’œil à mes papiers suffit à les persuader de ne pas me harceler, pas plus que Domnikiia, bien que je doutais que cela les convainc vraiment de mon innocence. J’aurais pu leur dire de terminer leur enquête le plus rapidement possible, mais je choisis de ne pas le faire. Je voulais que la nature de Iouda et des autres Opritchniki soit connue de tous, mais c’était quelque chose que la police devrait découvrir par elle-même. Je n’aurais pas été cru si j’avais donné ma version des faits. Et de fait, ils se montrèrent peu intéressés par un corps de plus parmi des milliers. Ils cherchaient davantage à identifier ceux qui, à Moscou, avaient collaboré avec l’envahisseur. S’ils avaient choisi de parler avec Domnikiia, ils auraient aisément noté une différence entre sa description du cadavre de Margarita et ce qu’ils trouvèrent. Une blessure supplémentaire était apparue. Après que j’eus conduit Domnikiia hors de la chambre de sa collègue et dans la sienne, j’étais retourné voir Margarita. Son corps était sans vie. Ses yeux morts n’eurent pas la moindre réaction aux changements de lumière. Sa chair ne brûla pas lorsqu’elle entra en contact avec le soleil. Pour autant que n’importe qui puisse le dire, Iouda avait provoqué sa mort, pas initié sa transformation. Mais je me rappelai un autre corps que j’avais autrefois vu dans un état guère différent : le corps d’un jeune soldat russe dénommé Pavel, transporté sur une carriole de bois à travers les rues de Moscou. Lui aussi avait semblé mort. Lui aussi avait pu rester sous le regard du soleil sans en être affecté. Mais son corps ne s’était pas décomposé, car il avait échangé du sang avec un vampire et en était ainsi, en quelques jours ou quelques semaines, devenu un. Je ne pouvais laisser cela se produire. D’un seul geste, rapide et décidé, je perçai son cœur mort à l’aide du pieu de bois de ma dague. Comme cela m’était facile de faire cela à Margarita alors que jamais je ne l’aurais pu sur Domnikiia… Domnikiia logea avec moi à l’auberge. Ce ne fut pas la meilleure période dans notre relation. Domnikiia avait peut-être conservé son âme, mais la mort de Margarita avait durement affecté son esprit. Son énergie était réduite à presque rien. Elle ne souriait pas, ne plaisantait pas, ne haïssait même pas. Toutes ces réactions étaient, j’en étais certain, très naturelles compte tenu des circonstances, et ces qualités reviendraient avec le temps, mais pour le moment elle n’était même pas une ombre de la Domnikiia que j’avais connue et aimée. Cependant, pis encore que la perte de ces choses que j’admirais en elle, je trouvais maintenant sa dépendance vis-à-vis de moi étouffante. De nouveau, ce n’était qu’une réaction temporaire au choc qu’elle avait subi, mais cela me rappelait que, quoi qu’il nous arrive, tant que nous étions ensemble, elle était sous ma responsabilité. J’avais déjà des responsabilités : Marfa et Dimitri. Bien sûr, je pouvais en assumer une de plus, mais je ne le voulais simplement pas. Domnikiia était censée être mon irresponsabilité, la personne avec laquelle je n’avais pas à me préoccuper de l’avenir ou du monde extérieur. Maintenant plus que jamais, c’était ce dont j’avais besoin. Le carnage dont j’avais été témoin durant ces mois de l’automne 1812 m’avait transformé en vieil homme. J’avais perdu les trois personnes qui m’étaient les plus proches ; Max et Vadim par la perte de leur vie même, Dimitri par celle, insupportable, de la confiance. La lâche retraite de Dimitri devant l’avenir s’était avérée être une réponse sage, une réponse que, maintenant, à peine quelques jours plus tard, je faisais mienne. La terreur qui m’avait consumé à Moscou après l’incendie était revenue. La sécurité avait alors semblé résider dans la fuite, et désormais elle se trouvait dans l’immobilité. Pourtant, j’aurais aimé que Domnikiia – la vraie Domnikiia – ait été là pour me distraire de la réalité de mon inaction ; soit pour remplir mes jours de banale frivolité, soit pour me résister d’une façon qui me forcerait à justifier ma torpeur ou qui la briserait. Au lieu de cela, elle était simplement docile. Elle aurait pu m’aiguillonner à poursuivre, à l’ouest, les Français ou les deux Opritchniki survivants, ou elle aurait pu me supplier de rester avec elle à Moscou. De fait, je restai, mais non parce qu’elle me supplia – elle parlait à peine. Mon bras blessé constituait une excuse, mais il était en bonne voie de rétablissement, et j’avais chevauché dans la bataille avec des blessures bien pires. La peur justifiait que je reste. Les funérailles de Margarita eurent lieu trois jours après sa mort. Elle s’avéra avoir de nombreux amis et connaissances qui prirent le temps de venir, même si peu parlaient entre eux, en particulier les hommes. Des neuf officiers en uniforme qui étaient présents, je fus surpris de constater que quatre étaient de rang supérieur au mien. Il était vraiment étonnant que Margarita ait droit à un enterrement. Les incendies à Moscou n’avaient pas causé beaucoup de morts, mais la famille qui s’était ensuivie avait balayé des milliers de vies, tant chez les natifs que chez les envahisseurs. La plupart attendaient encore d’être transportés vers les fosses communes. De ce que je pus comprendre, c’était Piotr Piétrovitch qui avait payé pour la cérémonie. Sa diligence à prendre soin de ses biens se révélait s’étendre au-delà des simples bonnes affaires. Plus important, l’enterrement marqua un tournant dans l’humeur de Domnikiia. Ayant pu faire ses adieux formels à son amie et collègue, quelques touches de son ancien charme commencèrent à réapparaître. Même ainsi, le souvenir d’elle durant ses moments les plus difficiles me hantait toujours. Quelques jours plus tard, alors que nous étions assis dans mes appartements à l’auberge, elle m’annonça : — Je vais trouver un travail. — Tu as déjà un travail. Ou du moins tu en auras un lorsque Piotr Piétrovitch rouvrira, lui dis-je. M’entendre dire ces paroles était étrange. La plupart des hommes dans ma situation auraient été ravis que leur maîtresse abandonne une telle profession, mais je m’y étais habitué. — Je ne peux pas retourner là-bas. Ce qui est arrivé à Margarita… Eh bien, si ce n’avait été Iouda, ç’aurait pu être quelqu’un d’autre. Cela pourrait m’arriver un jour. — Piotr Piétrovitch te laissera-t-il partir ? Je n’essayais pas de placer des obstacles sur son chemin, mais elle dut le voir comme cela. — S’il refuse, il devra en répondre auprès de toi. Je m’approchai d’elle et lui embrassai la joue. — Il le devra certainement. (Je m’assis à côté d’elle.) Alors, que comptes-tu faire ? — Je pourrais travailler dans une boutique, ou entrer au service de quelqu’un. — Je connais peut-être des gens qui pourraient te prendre comme bonne. — Ici, ou à Pétersbourg ? — Certains ici ; mais la plupart à Pétersbourg. — Je préférerais Moscou, répondit-elle. Je préférerais aussi te savoir à Moscou, pensai-je, mais sans le dire. — D’un autre côté, demanda-t-elle pensivement, ton épouse ne souhaiterait-elle pas une nouvelle bonne ? L’illusion de commodité d’un tel arrangement fut rapidement bannie par le risque infini que cela me ferait prendre en réalité. Une épouse dans une ville et une maîtresse dans une autre était un aménagement confortable. Avoir les deux dans la même ville ajouterait du piquant. Avoir les deux dans la même maison relevait de Molière. Cela ne pourrait jamais être. Je savais qu’elle finirait par le comprendre mais, dans son humeur présente, un refus brutal aurait pu être préjudiciable. — N’aimerais-tu pas cela ? poursuivit-elle. (Pourtant je n’arrivais pas à trouver la moindre réponse à lui donner.) Prostak, murmura-t-elle doucement. C’était un mot que l’on entendait beaucoup à l’armée, particulièrement chez les joueurs de cartes ; une insulte qu’ils réservaient aux naïfs. — Je te demande pardon ? dis-je, feignant d’être offensé. — Tu as bien entendu, répondit-elle. Je ne sais pas si elle avait tenté de me piéger tout du long, ou si c’était simplement pour nous sortir tous deux de l’embarras. Quoi qu’il en soit, c’était une joie de l’entendre parler de nouveau avec cette impertinence facile. — Je ne suis pas surprise que Iouda ait trouvé si facile de te duper, ajouta-t-elle d’en air entendu. Parfois son humour n’exprimait rien de joyeux. — Capitaine Danilov ! Je venais tout juste de franchir la porte de l’auberge. Une semaine s’était maintenant écoulée depuis la mort de Margarita ; un mois depuis le départ de Bonaparte. La neige formait une couche épaisse sur le sol. Je tournai la tête pour voir d’où était venu l’appel. J’eus un large sourire en reconnaissant le visage familier qui émergeait d’une porte de l’autre côté de la rue. C’était Natalia. Elle accouru pour me prendre dans ses bras. Je la serrai fortement quelques instants, m’accrochant à elle comme à l’unique personne dans mon monde qui n’était pas devenue terriblement étrangère au cours des dernières semaines. — Comment vas-tu, ma chère Natacha ? demandai-je. — Bien. Enfin, mieux que la dernière fois que vous nous avez vus. Nous avons un toit. Père a du travail. Et vous ? — Je vais bien ; un peu las de la guerre. J’avais l’intention de venir te voir. Nous marchâmes le long de la rue tout en parlant, comme le font habituellement les Moscovites durant l’hiver, évitant le froid qui pénétrerait nos os si nous restions immobiles. — Ce n’est pas grave, dit-elle. Le capitaine Petrenko a dit que vous seriez occupé à lutter contre les Français. — Tu as vu Dimitri ? demandai-je, surpris qu’il ait été à Moscou. Elle acquiesça. — Il a dit qu’il allait à leur poursuite lui aussi. — À la poursuite des Français ? — Non, des Anglais, dit-elle, sarcastique. Et pourquoi ne l’aurait-elle pas été ? Elle n’avait aucune raison de soupçonner que Dimitri ou moi ayons un ennemi autre que Bonaparte. — Quand l’as-tu vu ? — Hum… il y a cinq jours. — Comment allait-il ? — Comme vous : épuisé, mais il continuait quand même. (Je me demandai si c’était censé être une pique contre moi.) Je lui ai dit de ne pas y aller, que les Français pourraient partir sans son aide. Mais il a dit qu’il vous le devait. C’est vous qui l’avez obligé à y aller ? — Pas volontairement. — Est-ce que vous allez le suivre ? Je réfléchis un moment, mais sans parvenir à une conclusion. — Je ne sais pas, lui dis-je. —Et puis aujourd’hui, j’ai reçu une lettre de lui, poursuivit-elle. Je fus abasourdi qu’une fille de sa condition sache lire, mais la possibilité d’avoir des nouvelles de Dimitri était bien plus stimulante. — Qu’a-t-il dit ? demandai-je d’un ton pressant. — C’est entre lui et moi, répondit-elle avec un petit sourire fier et satisfait. Mais il a ajouté cela pour vous. (Elle me tendit une petite enveloppe.) Il a dit que c’était plus sûr que de vous l’envoyer directement. Cela signifie-t-il qu’il y a encore des espions français dans les environs ? J’observai l’enveloppe entre mes mains. Le mot «Alexeï», écrit de la main de Dimitri, était tout ce qui figurait à l’extérieur. La lettre était très fine – elle ne contenait peut-être qu’un unique feuillet, mais j’avais hâte de la lire. — Vous croyez ? demanda Natacha. — Croire quoi ? — Qu’il y a encore des espions français à Moscou. — Probablement pas, dis-je distraitement. Mais Dimitri est toujours prudent. — Vous voulez la lire, n’est-ce pas ? (Je hochai la tête.) Je pensais bien. C’est pour cela que je l’ai apportée directement ici. Je vais vous laisser poursuivre votre chemin. — Merci, dis-je avec un sourire. Je lui baisai la main et pris congé. — Est-ce que vous allez nous rendre visite ? demanda-t-elle. — Bien sûr. — C’est ce qu’a dit Mitka. — Alors c’est ce qu’il fera. Et c’était une chose à propos de Dimitri dont j’étais certain. J’ouvris la lettre dès que je fus de retour à l’auberge. Elle était datée du 3 novembre, trois jours auparavant, et elle était succincte, comme Dimitri en avait l’habitude. «Alexeï, Je crois que j’ai retrouvé la trace de Iouda et Foma. Ils ont infiltré l‘armée française et battent en retraite avec elle. Si mon instinct me dit de les laisser faire, je sais que tu ne serais pas d’accord et je pense qu’il est temps que je m’en remette à toi sur ce point. Je séjourne à Smolensk, à l’hôtellerie près du Dniepr, où nous avons logé la dernière fois que nous sommes venus (?8). S’il te plaît, rejoins-moi ici aussi vite que possible, Ton ami et camarade, Dimitri Fétioukovitch Petrenko.» Je n’avais plus l’excuse de mon bras pour me retenir à Moscou : il était presque guéri. Je n’avais plus l’excuse de ne pas savoir où je devais me rendre : la lettre de Dimitri me l’indiquait. Je n’avais aucun moyen d’éviter de me mettre en route une fois de plus, et je ne le souhaitais d’ailleurs pas. Je montrai la lettre à Domnikiia. Elle la lut rapidement. — Combien de temps penses-tu que cela va prendre ? demanda-t-elle. — Qui te dit que j’y vais ? Elle afficha une expression qui me disait que je ne la dupais pas davantage que je ne me dupais moi-même. Mes craintes exigeaient que je me trouve des excuses, mais la lettre ne m’en autorisait aucune. — Tu penses que je devrais y aller, après tout ce qu’a fait Dimitri ? lui demandai-je. — Non, mais toi tu penses que tu dois y aller. — Et cela ne te fait rien ? — Cela changerait-il quoi que ce soit si c’était le cas ? Elle avait probablement raison. Je me précipitai en bas et ordonnai de faire préparer un cheval, puis je revins et entrepris de faire mes bagages avec l’aide de Domnikiia. Je fus rapidement prêt. J’écrivis une liste de noms de gens que je connaissais à Moscou et qui étaient susceptibles de l’employer, ainsi qu’une lettre de recommandation hâtive. Je pris ses deux mains alors que je me tenais à la porte. Soudainement, il me sembla que c’était davantage un adieu* qu’un au revoir*. — Tu auras un travail quand je reviendrai, lui dis-je. — Peut-être, dit-elle calmement, puis elle me regarda dans les yeux avec intensité. S’il te plaît, ne t’en vas pas, Liocha, implora-t-elle. Je l’envisageai un instant, mais pas plus que cela. — Je le dois. Elle eut un petit sourire en coin. — Tu vois, dit-elle. Cela ne changerait rien du tout. Tu es trop transparent, Liocha, espèce de prostak. J’eus un large sourire et la serrai fort dans mes bras. — Je vais revenir, murmurai-je. Je sortis dans la rue hivernale, me mis en selle et partis vers l’ouest une fois de plus, cette fois non pas à la poursuite des Français, mais des deux derniers Opritchniki. Chapitre 28 La route de Smolensk était à peine reconnaissable depuis mon dernier passage. La chaleur humide de l’été avait été remplacée par une profonde couche de neige. La route elle-même était bien piétinée et la neige fraîche cédait par endroits la place à de la neige fondue, voire à de la boue. Moi aussi, j’avais changé. Douze semaines auparavant, nous nous étions mis en route, tous les quatre, confiants et bons camarades, désireux de défendre notre pays et croyant en nos nouveaux alliés, les Opritchniki. Maintenant, il ne restait que Dimitri et moi, et la confiance entre nous était fragile. Vadim et Maxime gisaient tous les deux, silencieux, dans des tombes anonymes. Les Français étaient venus à Moscou et ils en étaient repartis. Les Opritchniki ou nous-mêmes avions-nous joué un rôle important dans tout cela ? J’en doutais. Le sort de Bonaparte avait été scellé au moment où il avait traversé la frontière de la Pologne. À l’ouest, ils ne comprennent tout simplement pas à quel point l’Est est grand. Varsovie est loin, très loin de Paris. Si Bonaparte pouvait arriver jusque-là, la ville de Moscou pouvait-elle être beaucoup plus loin ? En réalité, c’est aussi loin de Varsovie que Varsovie de Paris, et le voyage est cent fois plus dangereux. Le long du chemin étaient visibles diverses traces de la dévastation apportée par les armées qui étaient passées et repassées au cours des dernières semaines. Dans les villages situés sur le trajet, des bâtiments avaient été détruits par le feu ou, parfois, par pure brutalité. Cela avait pu être causé par les Français lors de leur avance, mais plus probablement par les Russes pendant leur retraite ; et pas seulement par l’armée russe, mais aussi par les paysans russes eux-mêmes qui vivaient dans ces villages. La politique de destruction qui avait été si efficace à Moscou avait été adoptée partout où l’armée de Bonaparte avait choisi de se rendre. Au-delà de Mojaïsk, un autre élément horrible commença à agrémenter le paysage, augmentant par paliers à chaque verste que je couvrais. Le plan d’origine de Bonaparte avait été de repartir par une route différente de celle par laquelle il était venu, en passant au sud de la route principale de Moscou à Smolensk. Mais, à Maloïaroslavets, la bataille d’où s’était enfui le capitaine français pendu au carrefour de Kourilovo, le général Koutouzov avait forcé Bonaparte à se détourner de cette route et à revenir au nord. Mojaïsk était l’emplacement où les Français avaient rejoint la route principale, et c’était là qu’apparaissaient les débris d’une armée en fuite. Des chevaux – rançais – gisaient au bord de la route, morts, par centaines. L’épuisement, la famine et le froid glacial pouvaient avoir été parfois responsables, mais bon nombre étaient tombés simplement à cause de l’ignorance ou de la paresse des forgerons français. Il manquait aux fers des chevaux les trois crampons qu’un forgeron russe aurait instinctivement ajoutés en hiver pour l’empêcher de glisser sur la glace. Une fois qu’un cheval avait perdu pied sur la route verglacée, il n’y avait pas grand-chose qu’il ou que son cavalier puissent faire pour le redresser. J’entendis plus tard dire que les soldats français affamés s’attaquaient à chaque cheval ayant trébuché, alors même qu’il luttait en vain pour reprendre pied, le réduisant en morceaux afin de se nourrir eux-mêmes. Seule une fraction des cadavres de chevaux avait bénéficié d’une miséricordieuse balle dans la tête. Même ainsi, les hommes succombaient au même environnement que leurs montures. La raison pour laquelle seuls les cadavres de chevaux, et non ceux des hommes, gisaient abandonnés dans la neige n’était probablement pas que les hommes étaient moins nombreux à mourir, mais que leurs camarades avaient fait quelque effort pour les enterrer. Tandis que leur voyage – et, comme je suivais leurs pas, le mien – se poursuivait, ils commencèrent à oublier de telles considérations. Les cadavres humains étaient de plus en plus fréquents aux côtés de ceux des chevaux tombés. Chaque fois que je passais devant un corps – que ce soit un homme ou un cheval –, un tourbillon d’oiseaux s’élançait dans l’air, effrayés par mon passage. Une fois que je l’avais franchi, ils revenaient picorer la chair qui restait. Rapidement après Mojaïsk, j’aperçus d’immenses cohortes de corbeaux volant en cercle à quelque distance devant moi. Si le chant des oiseaux peut annoncer l’espoir – le jour nouveau –, la vue de ceux-ci révèle trop souvent que la mort est proche. Je compris rapidement que je m’approchais du champ de bataille de Borodino. J’avais vu peu de chose du champ de bataille principal alors, bien que j’aie beaucoup entendu parler de ses horreurs par des survivants. Mais maintenant, tandis que je m’en approchais, presque trois mois plus tard, je vis de mes propres yeux, pour la première fois, à quel point les pertes avaient été lourdes. Il n’y avait pas eu un seul moment de répit – certainement pas pour mon pays – depuis cette bataille, et ainsi peu d’efforts avaient été réalisés pour dégager les morts ; du moins, peu d’efforts humains. Les chiens, les loups et les oiseaux charognards avaient pris ce qu’ils pouvaient parmi les milliers de corps, et pourtant les restes étaient encore assez nombreux pour révéler clairement l’endroit où chaque homme était tombé. La route traversait le champ de bataille sur environ huit verstes, et le village de Borodino lui-même à mi-parcours. De part et d’autre, les corps des victimes s’étendaient à perte de vue. Les Français, d’après ce que je pouvais constater, avaient au moins fait quelques tentatives pour inhumer leurs morts après la bataille, mais ils n’avaient pas été très minutieux ; bon nombre de ceux qui avaient été enterrés à la hâte avaient été par la suite déterrés par les fortes pluies. Il était impossible de chiffrer – peut-être par dégoût –, mais les carcasses se comptaient en dizaines de milliers. C’était comme si un géant extraterrestre avait choisi de plaquer sa main sur la surface de la terre en cet endroit, aplatissant d’un coup tous les hommes qui se trouvaient en dessous. Mais aucune explication aussi surnaturelle n’était nécessaire. Chaque homme qui était mort ici l’avait été de la façon dont la plupart des soldats décèdent : de la main d’un autre. J’éperonnai mon cheval et traversai aussi vite que je le pus. Même au-delà du champ de bataille, j’étais accompagné sans relâche par les morts. Mais, de nouveau, les corps de ceux morts au combat étaient remplacés par ceux qui n’avaient pas survécu à la retraite. Savoir ce qui était le plus révoltant ne méritait pas un débat. Des gens à qui je parlai en chemin, j’appris que ce n’étaient pas seulement le gel et la famine qui tuaient les Français en retraite ; c’était également le fait de la paysannerie russe. Lorsque les Français traversaient un village, ils étaient accueillis à bras ouverts, se voyaient offrir de la nourriture, de l’alcool et un lit chaud, uniquement pour finir égorgés ou avec une balle dans la tête pendant leur sommeil. Je me rappelai le corps du capitaine français qui avait été pendu à Kourilovo. Il n’y avait aucune raison pour que les serfs aient la moindre compassion envers l’envahisseur. Même s’ils en ressentaient, ils devaient suivre les ordres de leurs maîtres et les tuer sans pitié. Il me fallut trois jours pour rallier Smolensk. Les chevaux dispos et l’hébergement n’étaient pas nombreux sur le trajet, mais ils étaient suffisants. Cela faisait deux semaines que les Français avaient suivi cette route. Ce qui avait été pour eux une piste hostile à travers un pays étranger et inhospitalier était, par nécessité, devenu une ligne d’approvisionnement vitale pour les forces russes qui les poursuivaient. Les chevaux et victuailles qui avaient été écartés de la route durant l’avancée française étaient réapparus après leur retraite, comme si Napoléon était Moïse conduisant son armée d’Israélites à travers la mer Rouge, à la différence que ce qui se retirait devant lui et revenait derrière aurait apporté la vie, et non la mort, à son armée. Smolensk avait changé d’une manière très similaire à Moscou : elle était ruinée et en cendres. Et, tandis que Moscou avait été libéré du joug français au bout de cinq semaines seulement, Smolensk avait été tenu pendant trois mois. Les derniers jours de l’occupation avaient donné lieu à un effondrement total de la discipline lorsque les derniers soldats de l’armée de Bonaparte, frigorifiés, cernés et effrayés, avaient mis à sac la ville qu’ils traversaient durant leur retraite. Cela faisait moins de deux semaines que la reconstruction avait pu se mettre en place. La ville était dans un état pire que ce que j’avais jamais vu à Moscou. Je me rendis à l’auberge d’où Dimitri avait envoyé sa lettre. J’y avais séjourné un peu plus tôt dans l’année, mais je ne reconnus pas le propriétaire. Une brève conversation avec lui me révéla que son prédécesseur, un de ses cousins, avait été tué durant les premières attaques françaises. Il y avait une lettre pour moi de la part de Dimitri, datée de deux jours auparavant. «Alexeï, Désolé de ne pas rester pour t’attendre. Ce n’est pas que je sois impatient ou que je doute que tu viennes, mais j’ai découvert l’endroit précis où se trouve Foma. Iouda l’a rejoint, mais il est désormais introuvable. Si je peux capturer Foma seul, je pourrai alors peut-être l’utiliser comme appât pour faire sortir Iouda. Sinon, j’aurai au moins réduit leurs effectifs d’un individu. Dans les deux cas, j’apprécierais ton aide. Dans cette région, notre liste de lieux de rendez-vous est devenue très limitée. Je vais essayer de rejoindre la ferme au nord de Yourtsevo (?1) et de t’attendre aussi longtemps que possible. Fidèlement, Dimitri. » Yourtsevo représentait un voyage d’encore deux ou trois jours vers l’ouest. J’avais froid, j’étais fatigué et meurtri à force d’être en selle. Je passai une longue nuit bien méritée à Smolensk avant de suivre les traces de Dimitri. Son plan était au mieux téméraire. Capturer Foma n’était peut-être pas impossible, mais si moi je devais l’attraper, je ne le garderais pas en vie assez longtemps pour que Iouda puisse venir à son aide. Je le tuerais en quelques secondes. Mieux encore, je le tuerais avant même qu’il sache que j’étais là. Le désir que j’avais pu avoir auparavant de permettre à ces créatures d’être conscientes de leur mort était maintenant perdu dans l’opportunisme pragmatique né de ma propre peur. L’idée que Iouda puisse d’une quelconque façon mettre sa vie en danger pour l’un de ses compagnons était la partie la plus risible du plan de Dimitri. De tous les Opritchniki, Iouda était le moins humain, le moins susceptible d’être influencé par un sentiment de camaraderie ou d’appartenance à un groupe. Mais Dimitri m’avait demandé mon aide et je devais donc la lui apporter. Je n’avais guère d’intérêt pour une petite prise comme Foma, mais si lui ou Dimitri avait la moindre idée de l’endroit où je pouvais trouver Iouda, cela me serait utile. Tôt le lendemain, je repris ma route vers l’ouest. Le sol était encore totalement gelé et le vent soufflait un blizzard qui couvrirait de neige tout objet ou personne restant immobile plus de quelques minutes. Yourtsevo n’était qu’à quelques verstes au nord de la ville d’Orcha. S’y rendre était relativement simple : il suffisait de descendre la vallée du Dniepr, et il y avait de nombreux endroits sur le chemin pour prendre un repas et trouver un cheval dispos. La route vers l’ouest était toujours bordée de cadavres de chevaux et d’hommes. Beaucoup de ces derniers avaient été dépouillés de leurs biens et même de leurs vêtements. Je n’étais pas assez chauvin pour croire que de telles profanations des morts français n’auraient pu être perpétrées par des paysans ou même des soldats russes, mais c’étaient leurs compatriotes français qui avaient la première occasion de piller les cadavres de leurs camarades tombés, et qui avaient eux aussi un besoin désespéré de vêtements supplémentaires. J’arrivai à Orcha deux jours plus tard et, après m’être reposé une nuit sur place, j’entamai le dernier tronçon de mon voyage, vers Yourtsevo. Ce n’était plus un itinéraire sur une route fréquentée, entre deux villes importantes et peuplées. Lorsque nous avions établi notre liste de lieux de rencontre, nous ne savions guère si nous nous retrouverions sous le règne bienveillant du Tsar Alexandre 1er ou sous l’occupation de l’envahisseur Bonaparte. De surcroît, c’était sous un glorieux ciel d’été que nous avions établi nos plans. La route menant d’Orcha à Yourtsevo aurait alors été un trajet agréable à travers des bois verdoyants. Si nous avions anticipé ces circonstances, nous aurions décidé de nous retrouver auprès de la plus grande cheminée de la plus chaude taverne à Orcha. De fait, nous avions choisi un endroit où un homme pouvait mourir en novembre et être découvert en parfait état de préservation par le gel au mois de mars suivant. Mais, au moins, la route n’était plus celle qu’avaient suivie les Français et elle n’était par conséquent plus parsemée de carcasses de chevaux et d’hommes. Même ainsi, cette petite récompense fut rapidement oubliée face au froid mordant. Je commençai à douter que poursuivre ma route ait le moindre intérêt, lorsque la profondeur de la neige m’atteignit les genoux (et cela en tenant compte du fait que j’étais encore à cheval). J’avais tenté de mettre pied à terre et de conduire ma monture à travers les hautes congères de neige et, pendant un moment, nous progressâmes plus rapidement. Mais, par endroits, la neige était si profonde que je m’y serais enfoncé entièrement. Mes chances de parvenir au rendez-vous étaient maigres et, même si j’y arrivais, j’avais de graves doutes quant au fait que Dimitri y soit parvenu lui aussi. D’un autre côté, je pensais que j’étais maintenant plus proche de Yourtsevo que je ne l’étais d’Orcha, et par conséquent continuer était l’option la plus sensée. La neige devint de plus en plus profonde. Il y avait des moments où les congères étaient si hautes que nous devions lutter pour les traverser, comme un navire prisonnier des glaces de la Baltique. Le sommet de la neige était plus haut que la tête de mon cheval, et c’était seulement grâce à sa confiance en moi ou à la peur que je lui inspirais que j’étais en mesure de le persuader de continuer à suivre un chemin qu’il ne pouvait voir. À travers une demi-douzaine de couches de vêtements, le froid me mordait avec une agressivité carnivore. Comment mon cheval parvint à le supporter, je l’ignore. Ce fut après la nuit tombée que je vis pour la première fois les lumières du village. Durant une nuit normale, elles nous auraient guidés, tel un phare, mais, dans la tempête de neige, elles n’étaient qu’une vision fugitive, un instant perceptibles et, le suivant, disparues. Les ayant vues une première fois, bien qu’elles se soient ensuite évanouies, je me dirigeai vers elles. Cinq minutes plus tard, je les aperçus de nouveau, cette fois à ma gauche et plus loin. J’éperonnai mon cheval et, à contrecœur, il tourna en direction des lumières. Le vent et la neige fouettaient l’interstice minuscule entre mon chapeau et mon col, d’où mon visage pointait. Il aurait été plus agréable de se faire fouetter les yeux que de supporter ce souffle gelé. Il s’écoula encore dix minutes avant que je revoie les lumières du village. Cette fois elles étaient plus proches, mais toujours sur ma gauche, à angle droit par rapport à la direction que nous suivions. Je tentai de faire tourner mon cheval une fois encore, mais il ne bougea pas. Ce n’était pas de l’entêtement de sa part, il était simplement bloqué. Il tenta de hennir, mais le son était étouffé par la neige qui s’était insinuée dans sa bouche et dans ses narines. Je mis pied à terre et constatai que je ne pouvais plus voir les lumières du village. J’étais dans une congère dont le sommet était bien au-dessus de ma tête. Je tentai de creuser la montagne de neige qui me faisait face, extirpant de la neige poignée après poignée et la jetant de côté, mais elle s’accumulait beaucoup, beaucoup plus rapidement que je ne pouvais la disperser. Rapidement, je ne pus bouger ni les jambes ni les mains. À chaque mouvement que je faisais, la neige gelait un peu plus pour former de la glace et resserrait son emprise sur moi. Je n’irais pas plus loin cette nuit-là et, si je ne bougeais pas, je ne pourrais plus jamais aller nulle part. Tout espoir envolé, le froid sembla redoubler d’intensité et je sus que j’allais rapidement succomber. Je choisis, pour mes derniers instants, d’orienter mon esprit vers des choses agréables. Des images de mon épouse et de mon fils me vinrent, mais elles furent rapidement supplantées par d’autres relatives à Domnikiia. Par la pensée, je m’envolai vers Moscou pour l’observer. Je m’attardai sur ses grands yeux, ses lèvres, les lobes pâles de ses oreilles. Je l’observai de près, bien qu’elle ne soit pas consciente de ma présence. Je ramenai à mon esprit le gazouillis de sa voix et, même si je ne parvenais pas à distinguer de mots, c’était une parfaite restitution du son de sa voix. Il m’aurait été difficile de trouver pour mourir un état d’esprit procurant davantage de bien-être. À travers le sifflement du vent, j’entendis le hurlement d’un loup, qui fut bientôt accompagné par un second. Je priai que le froid me rende insensible avant que les loups me trouvent. Au même instant, je me rappelai un conte populaire selon lequel le voordalak pouvait se transformer en loup. Je modifiai ma prière. Si le froid ne pouvait me sauver, que le hurlement vienne au moins de loups normaux et respectables. Je me rappelle avoir été traîné sur un sol enneigé, et avoir entendu des voix criant tout autour de moi. Je me rappelle aussi l’impression de gueules et de dents acérées près de mon visage, l’odeur répugnante de chair à demi digérée s’élevant d’un gosier carnivore, et la sensation curieusement agréable d’une langue sur mon visage. Lorsque je m’éveillai, la seule sensation qui se frayait un chemin jusqu’à mon esprit, entre toutes, était celle de chaleur. J’étais enveloppé dans une lourde fourrure et, près de moi, un feu flambait dans un poêle en fonte, réchauffant toute la pièce. Je sentis sur mes lèvres de l’eau-de-vie, qui avait dû y être introduite de force tandis que j’étais inconscient. À côté du feu, respirant fortement, leurs langues pendant sur le côté de leurs gueules, étaient allongés deux énormes chiens. Ils pouvaient fort bien être confondus avec des loups. Leur fourrure était un mélange de gris et de blanc, et leurs yeux gris regardaient dans ma direction avec une curiosité ébahie. L’un des chiens leva un sourcil tout en détournant son regard de moi pour le diriger vers la source d’un bruit. — Prenez encore de l’eau-de-vie ! La voix venait de derrière moi. Un homme grand et massif se tenait un peu à distance du feu, fixant ses flammes dansantes, respirant dans sa chaleur par des narines larges et poilues. Sur la table à côté de moi se trouvait un verre de liqueur sombre, avec une bouteille à côté. Je bus et l’homme le remplit de nouveau pour moi. — Merci, dis-je, buvant encore. — Vous êtes bien loin du reste de vos troupes, dit-il. — Comment saviez-vous que j’étais un soldat ? demandai-je. — Vous portez une épée, même si vous n’avez pas d’uniforme. — Comment saviez-vous que je n’étais pas français ? — Je ne le savais pas jusqu’à ce que vous ayez parlé, expliqua-t-il, posant doucement sur la table à côté de lui un pistolet armé, mais maintenant je sais. Le fait que nous parlions tous les deux russe était aussi rassurant pour moi que ça l’était pour lui. Aussi loin à l’ouest, j’aurais tout aussi bien pu me trouver dans une maisonnée polonaise, où un soldat russe aurait peut-être reçu un accueil moins chaleureux. Les chiens tournèrent la tête en direction de la porte. Un autre homme entra, plus jeune que le premier mais de la même constitution puissante. — Il est donc réveillé, dit le nouvel arrivant. — Oui, répondit l’autre, et il semble être dans notre camp, même s’il ne m’a toujours pas dit ce qu’il fait ici. — Je suis censé retrouver quelqu’un, expliquai-je. Nous sommes à Yourtsevo ? — Oui, dit l’homme le plus âgé. — Il y a une ferme à environ une verste au nord d’ici, poursuivis-je, en direction de Mejevo. — Plus maintenant. Elle a brûlé. — Les Français ? demandai-je. — Même pas les Français. Elle a brûlé il y a plus d’un an. — Je vois. Je pense que mon ami va quand même essayer de m’y retrouver. — Nous n’avons vu personne. Remarquez, par ce temps, quelqu’un peut passer devant le village et ne jamais le voir – ou traverser le village sans qu’on le voie jamais. Vous avez eu de la chance que les chiens repèrent votre odeur. — On a vu de la fumée, là-bas, l’autre jour, Pa, déclara le plus jeune homme. — Quand ? demandai-je. — Hier, ou avant-hier. — Je dois aller le retrouver, dis-je en me levant de ma chaise. — Pas ce soir, non, dit l’homme le plus âgé. (Il posa une main charnue sur mon épaule et me repoussa dans mon siège avec une force énorme et désinvolte, qui me rappela la force que le vampire Pavel avait utilisée pour me maintenir contre le mur. Lorsque l’homme bougea, ses chiens se levèrent prestement et découvrirent silencieusement leurs dents.) Vous irez dans la matinée, me dit-il fermement. Je passai la nuit dans le siège où j’avais été assis, me délectant de la chaleur que me procuraient les fourrures et le feu. Je fus éveillé tôt lorsqu’une femme – je présumai, à son âge, qu’il s’agissait de l’épouse du plus âgé – vint alimenter le feu. Plus tard, elle me fit signe de passer dans une autre pièce, où je partageai un petit déjeuner silencieux avec elle, son mari et son fils. Peu de temps après l’aube, le chef de la maisonnée se tourna vers moi. — Vous envisagez toujours d’aller jusqu’à la ferme ? demanda-t-il. — Je le dois, répondis-je. — Eh bien, je ne vais pas vous proposer de venir avec vous, mais je vais vous montrer la route. Elle n’est pas loin mais, par ce temps, elle est traîtresse. Vous devriez laisser ici votre cheval et y aller à pied. — Mon cheval est vivant ? demandai-je avec surprise. Je ne l’avais même pas envisagé. — Pourquoi ne le serait-il pas ? Il était en bien meilleur état que vous quand nous vous avons trouvés. Je remis mon manteau et mon chapeau, et nous sortîmes. Le village n’était pas grand et les bâtiments semblaient se blottir les uns contre les autres pour se protéger du froid de l’hiver. Il avait cessé de neiger et le vent était plus léger qu’il l’avait été, mais il était toujours extrêmement froid. Nous suivîmes l’unique rue principale jusqu’à la sortie du village. — Voilà la route, me dit l’homme en montrant du doigt un chemin dont on ne pouvait discerner qu’un vague creux entre les arbres. Ce n’est qu’à une verste environ. Il reste encore assez de bâtiments pour que vous puissiez la reconnaître, à moins que la neige les ait recouverts. — Merci, dis-je. — Si vous n’êtes pas revenu dans trois heures, je ne viendrai pas vous chercher parce que vous serez mort. Je vous enterrerai au printemps, si les loups laissent quoi que ce soit de vous. Je lui tendis la main mais il préféra ne pas sortir la sienne de ses poches profondes. Je suivis le chemin qu’il m’avait indiqué. Je me retournai pour lui faire un signe, mais il était déjà reparti et je ne vis que son dos voûté tandis qu’il marchait péniblement vers la chaleur de son foyer. Peu de temps après que je me fus mis en route, le vent souffla de nouveau, exactement à l’opposé de la direction dans laquelle j’allais, rendant chaque pas plus fatigant que le précédent et fouettant des flocons de neige piquants contre mon visage. Il semblait absurde que Dimitri soit jamais arrivé ici, encore moins qu’il y soit resté, et pourtant, étant si près, il serait ridicule pour moi de revenir en arrière. La même pensée avait fort bien pu traverser l’esprit de Dimitri. S’il était parvenu jusque-là, il aurait continué à avancer, on pouvait en être certain, quelle que soit la distance que représentait ce « jusque-là ». De surcroît, il y avait eu de la fumée, donc quelqu’un avait dû se rendre là-bas et c’était très probablement Dimitri, bien qu’il semble peu plausible qu’il y soit resté. Grâce à une accalmie fortuite du vent, je remarquai les ruines de la petite ferme et m’y arrêtai. La neige n’avait pas complètement recouvert les restes carbonisés, qui laissaient vaguement reconnaître les contours d’un bâtiment, mais, au cœur de la tempête, ils auraient été difficiles à repérer. Marchant entre les pièces de bois noirci, je vis de l’autre côté de la structure les restes d’un feu plus récent ; un feu de camp, cette fois. Les formes noueuses de rondins encroûtés de neige, qui avaient été déplacés pour servir de siège, entouraient partiellement une large zone de bois brûlé et de cendres. J’y posai la main et constatai que le feu était maintenant totalement froid. Cela faisait plus d’une journée qu’il avait brûlé. Toutefois, j’étais maintenant certain que Dimitri était venu ici. Personne ne jetterait davantage qu’un vague regard à cet endroit froid et désert, sans parler de s’y arrêter et d’y faire un feu, à moins d’avoir une bonne raison. J’étais moi aussi parvenu au rendez-vous, mais j’arrivais trop tard. Je fouillai les ruines de la ferme, recherchant un message de Dimitri rédigé dans le code qui nous avait si bien servi, espérant découvrir vers où il avait poursuivi sa route. Il ne me fallut pas longtemps pour le trouver. Une table noircie, à demi brûlée, avait été appuyée contre ce qui avait été autrefois un montant de porte. La neige des congères l’avait recouverte, mais, en l’essuyant, je trouvai le message de Dimitri gravé fermement à sa surface : 21 – 9 – 11 – ? Trois jours auparavant. Incontestablement, on ne pouvait attendre aussi longtemps par ce froid accablant, mais il n’y avait pas d’autre message pour indiquer où il avait pu se rendre. Je balayai le reste de la neige sur le dessus de la table, puis je fis la même chose de l’autre côté, mais il n’y avait rien de plus. Je revins à l’endroit où Dimitri avait fait son feu et m’assis sur l’un des rondins. Ses nœuds durs et tordus s’enfonçaient en moi et sa froideur s’infiltrait dans ma chair. Que devais-je faire maintenant ? Il était évident que Dimitri était venu ici, mais où était-il allé ? Son plan consistant à capturer Foma avait-il réussi ? ou n’avait-il pas encore pu le mener à bien ? ou Foma avait-il d’une façon ou d’une autre changé la donne ? Pis encore, le plan de Dimitri était-il allé plus loin ? Avait-il utilisé avec succès Foma en guise d’appât, uniquement pour se trouver vaincu par Iouda ? Cela pouvait signifier que Iouda était encore quelque part dans les environs, attendant mon arrivée. Je remerciai le Seigneur d’être arrivé en plein jour. Je ne pouvais que partir de l’hypothèse que Dimitri était encore en vie, sinon tout ce que je ferais serait vain. Si j’avais été à sa place, j’aurais tenté de rejoindre l’armée régulière. De ce que j’avais entendu dire à Orcha, elle se dirigeait vers Borisov pour tenter d’empêcher Bonaparte de traverser la Berezina. Ce n’était qu’à deux ou trois jours d’ici à cheval. Il était plausible que Dimitri s’y rende, et c’était donc là que j’allais le suivre. Ma décision prise, je repliai les jambes pour me relever. Ce faisant, je déplaçai la neige à côté de la bûche sur laquelle j’étais assis, révélant quelque chose qui brillait dans la lumière du soleil. Je me penchai en avant et dégageai un peu plus de neige pour découvrir que c’était une fine chaîne en argent, du genre utilisé pour un collier ou un bracelet. Je la sortis de la neige et constatai qu’elle était prise sous l’une des branches rabougries qui saillaient du rondin. Tandis que je dégageai un peu plus la neige, je me levai soudain d’un bond, le souffle coupé par la surprise. Ce n’était pas une branche ; c’était une main humaine. Je n’avais pas été assis sur un rondin, mais sur le cadavre gelé et rigide d’un homme. Chapitre 29 Avant même d’avoir enlevé toute la neige, je savais que c’était Dimitri. Son corps était, en fait, allongé à côté du rondin sur lequel il avait dû être assis. Une fois qu’il s’était effondré, la neige de la tempête avait dû les recouvrir tous les deux, les faisant apparaître comme un seul objet. J’essuyai la neige de sa barbe, de ses cheveux et de ses yeux pour révéler son visage. Ses lèvres et ses yeux étaient serrés et son expression ne trahissait aucune agonie, juste la solide détermination d’un homme confronté à une nuit dans le froid. La chaîne en argent qui avait été l’indice initial de la présence de Dimitri pendait encore de sa main fermement serrée. Je dépliai ses doigts un à un et découvris à l’intérieur l’icône que je lui avais donnée la dernière fois que nous avions parlé, juste après que nous eûmes enterré Maxime. Il s’avérait que j’avais eu raison et Domnikiia tort. Elle ne lui avait pas offert la moindre protection face à la mort. Je décidai de ne pas m’exposer moi-même au froid en la remettant autour de mon cou. Au lieu de cela, j’enroulai la chaîne autour de la petite image du Christ et la mis dans ma poche. Il n’y avait aucune blessure visible sur le corps de Dimitri ; aucune, assurément, à son cou. Dimitri avait, comme tant d’envahisseurs français en fuite, succombé à l’ennemi le plus terrifiant, l’hiver russe – un ennemi plus puissant, plus fiable et beaucoup plus impitoyable que les Opritchniki le seraient jamais. Une question subsistait. Dimitri avait-il capturé Foma, comme il l’avait fomenté ? Je regardai les autres rondins qui gisaient à côté du feu éteint d’un œil nouveau. Chacun pouvait être vu, à travers la neige épaisse, comme un corps tordu, rampant sur le sol dans les affres de la mort. Lorsque mes yeux tombèrent enfin sur le corps de Foma, la forme d’un homme apparut indubitablement. Une fois qu’était entrée dans mon esprit l’idée que cela pouvait être un corps, ce que je voyais ne pouvait être interprété différemment. Foma gisait face contre terre. Un nodule qui saillait de son dos, à peu près au niveau de ses hanches, devait être ses mains, attachées derrière son dos par Dimitri lorsque le vampire avait été capturé. Cela me surprit que son corps puisse subsister à la lumière du jour. J’avais vu les effets du soleil sur Piotr et Iakov Zevedaïinitch, et je savais qu’il ne devait pas en rester grand-chose. Je ne pus que supposer que la neige assurait une protection suffisante pour son corps face aux rayons du soleil ou que, une fois qu’il était mort de froid et que son corps avait gelé, il était impossible au soleil d’avoir le moindre effet dessus. Le cadavre était à quelque distance de celui de Dimitri, près de la maison brûlée. Il semblait que Foma ait été en train de ramper – ou plutôt de se tortiller, ses pieds et ses mains étant ligotés – pour s’éloigner de Dimitri et se diriger vers la sécurité relative de la maison. Peut-être Dimitri avait-il cédé au froid avant Foma et celui-ci avait saisi l’occasion pour s’échapper, bien que je ne sache pas dans quelle direction il aurait pu s’enfuir. Cela n’avait aucune importance. Forma était lui aussi devenu un bloc de chair solide et gelée avant d’avoir pu parcourir la moindre distance. Je poussai les restes de Forma dans la neige, de la pointe de mon épée. Il était tout à fait solide, comme de la pierre ou de la glace. Deux jours dehors par ce temps pouvaient transformer en roc n’importe quelle créature vivante qui s’arrêtait de bouger. Je fis rouler sur le dos le corps sans vie et me penchai au-dessus, essuyant un peu de neige sur son visage pour vérifier qu’il s’agissait bien de Foma. C’était assurément lui. Il était mort les yeux ouverts et, en les regardant, je reconnus la noirceur qui, durant la vie de l’Opritchnik, n’avait pas été plus expressive qu’elle l’était maintenant dans la mort. Les yeux firent soudain un petit mouvement rapide vers la gauche, puis vers la droite. Je sursautai de surprise et regardai de nouveau. Il répéta l’action à deux reprises, marquant une pause entre les deux. Foma n’était pas humain, c’était un vampire. Tout comme un coup de poignard, qui pouvait tuer un mortel, n’avait aucun effet sur un vampire, il était donc impossible qu’un vampire meure gelé. Bien que son corps tout entier se soit refroidi à la température de son environnement, à plusieurs dizaines de degrés en dessous de zéro, bien que tous les fluides qui avaient autrefois coulé en lui soient maintenant transformés en glace, la vie, ou du moins l’équivalent de la vie pour un vampire, ne pouvait pas être éteinte. Seuls ses yeux demeuraient mobiles, même s’ils devaient eux-mêmes être de petites balles de glace dures. Ils se déplaçaient maintenant rapidement dans toutes les directions, à travers la seule trouée dans sa seconde peau de neige, comme les yeux d’un homme observant à travers une fenêtre givrée une pièce confortable, chaude et éclairée par un feu. Je me rappelai l’avoir déjà vu ainsi une fois auparavant, se tenant immobile contre le mur d’une allée à Moscou, ses yeux seuls en mouvement tandis qu’il inspectait les proies potentielles qui passaient devant lui. Son immobilité d’alors avait été volontaire, afin de l’aider dans sa dissimulation. Maintenant, il y était contraint. Je ne sais pas ce que Foma avait tenté – si tentative il y avait eu – de me communiquer. Peut-être n’avait-il pas réfléchi du tout, ou n’avait-il même pas vu que c’était moi qui l’avais découvert. Peut-être étaient-ce seulement les mouvements oculaires de ses rêves, révélés au monde maintenant qu’il était incapable de fermer ses paupières gelées. Il ne pouvait avoir aucun espoir que je le sauve, mais il espérait peut-être que je le tuerais rapidement, et mourir maintenant plutôt que demeurer dans ces limbes jusqu’au printemps lorsque la chaleur du soleil s’épanouissant effacerait aussi bien la neige hivernale que le vampire en son sein. Il s’avéra que sa mort fut immédiate, mais sans aucune intention de ma part. Je dégageai un peu plus de neige de son visage, pour voir s’il était capable d’autres mouvements que ceux de ses yeux. Mon ombre avait pu le protéger auparavant, mais, lorsque la première touche de lumière du soleil atteignit sa joue, celle-ci commença se consumer. Je bondis en arrière, réalisant ce qui était sur le point de se produire. Ce dont je fus témoin fut étrangement beau, dans la mesure où je pouvais jouir non seulement de la mort d’une autre de ces créatures – je devenais trop blasé pour cela – mais aussi du spectacle. C’était aussi beau que n’importe quel feu d’artifice que j’aie vu à Moscou ou à Pétersbourg. Grâce à la petite parcelle de peau que j’avais dégagée, le soleil commença à brûler le vampire. Cela eut pour conséquence de faire fondre davantage de neige et même d’incinérer ses vêtements, exposant davantage de chair à soumettre à l’action du soleil. Une ligne de flammes étincelante irradia de la tête de Foma puis parcourut en quelques secondes la totalité de son corps, la chaleur faisant fondre encore plus de neige et la neige fondue révélant encore plus de matière pour la combustion. Un bruit, comparable au ronflement d’un feu combiné au sifflement du vent, fut émis, suivant la ligne de flammes le long de son corps. Pendant un moment, il n’y eut qu’un éclat blanc aveuglant ayant la forme d’un corps humain – rappelant l’image que j’avais toujours eue de l’ascension de notre Seigneur –, mais il s’affaiblit rapidement. Bientôt, il ne resta plus qu’une flaque de neige fondue, dont une partie était assez chaude pour dégager une légère vapeur. En quelques minutes, l’hiver s’était réaffirmé et la flaque avait gelé pour devenir une plaque de glace brillante. J’aurais aimé enterrer Dimitri. C’était un ami de longue date, sept ans. Nous n’avions jamais été aussi proches que j’avais pu l’être avec Max, mais c’était lié à nos personnalités et non à nos cœurs. Lui et moi, nous nous faisions confiance –, nous nous faisions tous confiance – et même si, comme avec Max, ma confiance en lui avait un moment vacillé, elle était revenue. J’étais heureux d’avoir eu l’occasion de m’assurer que Dimitri en était conscient. J’espérais que, d’une certaine façon, Max en était maintenant conscient de la même manière. Mais enterrer Dimitri était impossible. Même si j’avais eu des outils, la terre gelée était dure comme du roc, et je n’aurais pas été en mesure de creuser profondément. Je ne pouvais faire mieux que recouvrir son corps de neige et fabriquer une croix à partir de deux morceaux de bois carbonisé de la maison. J’espérais que j’aurais l’occasion de revenir avant le printemps et de l’enterrer plus décemment. Je rentrai à Yourtsevo. Le vent, qui avait été contre moi lorsque j’étais venu du village, était parvenu à changer de direction, de sorte qu’il était toujours contre moi alors que j’y revenais. Les bourrasques enneigées me mordirent une fois encore le visage, mais le trajet du retour fut plus facile car je savais à quelle distance se trouvait ma destination. Une fois au village, je frappai à la porte de mes sauveurs. Le plus jeune des hommes répondit. — Vous l’avez trouvé ? — Non, répondis-je, optant pour la simplicité. — Je vous l’avais dit, déclara son père, arrivant derrière lui. Je suppose que vous souhaitez rester ici cette nuit aussi ? — Non, dis-je. Je pense être en mesure de revenir à Orcha aujourd’hui. — Ne vous perdez pas comme la nuit dernière. — J’essaierai d’éviter. — Mène-le à son cheval, dit l’homme à son fils. Ce dernier, accompagné par les deux énormes chiens semblables à des loups, marchant fidèlement à ses côtés, me conduisit à une écurie où je trouvai mon cheval nourri et reposé. Nous retournâmes vers la maison et le père me remit mes sacoches. — Merci pour votre aide, leur dis-je à tous les deux aussi chaleureusement que l’autorisait leur attitude bourrue. — Nous sommes chrétiens, dit le père, impliquant que c’était un devoir, non un plaisir. Je lui donnai un peu d’argent. Il le regarda avec mépris – je ne pus dire si c’était parce que la somme était trop faible ou parce que je l’avais simplement donné – et le glissa dans sa poche. Leur porte fut refermée avant même que je sois en selle. Le voyage de retour vers Orcha était assez facile à la lumière du jour. La neige avait déjà recouvert toute trace de mon passage la nuit précédente et, lorsque je tentai de voir où je m’étais écarté de la route, je n’y parvins pas. Le soleil commençait à se coucher lorsque j’entrai dans la ville. Je le contemplai dans le ciel à l’ouest, sachant que dans cette direction se trouvaient les derniers Français et avec eux, pour autant que je sache, Iouda, le seul Opritchnik survivant. Dans l’autre direction, suivant la même route, il y avait Moscou et, dans la ville, Domnikiia. Au nord, une autre route s’étirait jusqu’à Pétersbourg, jusqu’à mon épouse et mon fils. Je me rendis à la même auberge que deux nuits auparavant. Toute décision relative au jour – et aux jours – à venir pouvait attendre. Je mangeai, pris un bain et sombrai dans un sommeil paisible. Lorsque je m’éveillai, j’avais pris une décision. La décision difficile, celle dans laquelle résideraient l’introspection et l’angoisse, devait départager Moscou et Pétersbourg ; je choisis donc la troisième voie, pour me diriger vers l’ouest et rejoindre le corps de l’armée. C’était le principe selon lequel je savais que de nombreux autres soldats avaient pris la décision de s’engager : échapper à la complexité de leur vie en optant pour un monde où ils n’auraient qu’à essayer d’éviter de mourir. Il y avait peu de chances, pensais-je, pour que je réussisse à trouver Iouda (mais il y avait une chance pour que lui me trouve), mais, même ainsi, je pouvais apporter une bonne contribution à la déroute des Français au moyen des méthodes traditionnelles de la soldatesque avec lesquelles je ressentais de nouveau le besoin de me familiariser. Là encore, les restes des Français battant en retraite jonchaient le bord des routes, et ils devenaient de plus en plus écœurants. Avant même Orcha, j’avais remarqué que les chevaux tombés n’étaient, de plus en plus souvent, pas juste morts, mais déchiquetés. Je ne pouvais blâmer les soldats affamés, désespérés, de se rabattre sur la consommation de ce qui avait autrefois été leurs fidèles compagnons, afin de sauver leurs propres vies. Cela avait dû commencer avec les chevaux mourant de froid ou de faim ; alors seulement avaient-ils dû être considérés comme de la viande. Plus tard, en revanche, même les chevaux en bonne santé commençaient à être considérés comme une source de nourriture, et ils étaient délibérément abattus. Je ne pouvais pas davantage jeter la pierre aux hommes qui faisaient cela. Ce fut un léger répit lorsque, tandis que je continuais ma route, les corps des juments et des étalons se firent plus rares et plus espacés. Mais, alors que je me dirigeais vers l’ouest, les signes révélateurs que j’avais vus sur les carcasses des chevaux devinrent maintenant évidents sur les corps des hommes. Lorsque les derniers chevaux étaient morts, une source d’approvisionnement s’était tarie. Les vivants, qui avaient déjà appris à extraire quelque nourriture du corps d’un cheval, en étaient venus à appliquer ces mêmes techniques aux corps de leurs camarades humains. La famine avait conduit au cannibalisme. Comme dans le cas des chevaux, cela avait dû commencer par la profanation de cadavres. Cela n’avait pas pu aller jusqu’au meurtre d’être humains pour leur viande, je n’en doutais pas. Était-ce la voie sur laquelle les Opritchniki, ou leurs ancêtres, s’étaient embarqués autrefois, il y a bien longtemps ? Non. Comme je l’avais vu dans la grange, et comme Piotr me l’avait dit, les Opritchniki ne mangeaient pas pour leur subsistance, mais par plaisir. Ils ne pouvaient être comparés aux hommes avilis et affamés qui, de désespoir, s’étaient tournés vers la chair de leurs camarades. Mais, moi aussi je mangeais pour le plaisir. La nourriture est une exigence, mais ce n’était que la plus petite fraction de la motivation derrière tout repas que j’avais dégusté, même dans la plus humble taverne de Moscou. Y avait-il un moment parallèle dans les histoires respectives des vampires et de l’humanité où la consommation, d’une nécessité, était devenue un vice ? Je me rapprochais désormais de l’arrière-garde de nos propres armées russes, et la route devint plus fréquentée, du fait des traînards essayant de rattraper leur retard et des courriers transportant des messages dans les deux sens. Toutefois, personne, y compris moi, ne se préoccupait même de commencer à déblayer le capharnaüm qu’avait laissé la Grande Armée dans son sillage. Bonaparte n’avait pas encore été vaincu. Il serait temps de débarrasser après. Deux jours après avoir quitté Orcha, et encore à quelque distance à l’est de Borisov, je parvins à un cantonnement assez important de troupes russes. Je chevauchai jusqu’aux sentinelles et mis pied à terre. Il faisait déjà nuit depuis plusieurs heures, et ils se méfiaient d’un homme qui ne portait pas d’uniforme. — Mot de passe ? aboya l’un d’eux dans ma direction. — Je n’en ai aucune idée, je le crains, lui dis-je, mais voici mes papiers. Je tendis mes références, qu’il inspecta. Elles étaient assez claires pour le convaincre de mon rang et lui donnaient également une certaine idée du fait que je ne faisais pas partie de l’armée régulière. Il jugea préférable de ne pas poser de questions supplémentaires. — Pouvez-vous me conduire à votre commandant ? lui demandai-je une fois qu’il m’eut rendu mes papiers. Il courut vers une tente et revint avec un jeune homme d’environ vingt ans, portant l’uniforme de sous-lieutenant d’infanterie de la garde impériale. — Capitaine Danilov, je présume ? (Je répondis à son salut.) Mon nom est Tarasov. Heureux de vous rencontrer. Qu’est-ce qui amène donc au front un homme de votre secteur d’activité ? Il n’y avait aucune trace de ressentiment dans ses paroles. C’était un soldat professionnel, et il comprenait qu’il y avait de nombreuses façons pour un homme de servir son pays. D’un geste de la main, il m’indiqua de le suivre à travers le camp. — Je suis venu me battre, expliquai-je tandis que nous marchions. — Je vois, dit-il avec un soupçon d’incrédulité. Fatigué du jeu d’espionnage ? — Il n’y a plus personne à espionner. — Bientôt il n’y aura plus personne contre qui se battre non plus, grâce au ciel. Si j’avais été à votre place, j’aurais attendu quelques semaines de plus, que Bonaparte soit mort depuis longtemps. —J’ai besoin de sentir mon épée dans ma main une fois encore. Tarasov eut le rire d’un homme qui, dans son cœur, ne comprenait pas mes sentiments. — Eh bien, tant mieux pour vous, dit-il. — Alors, quelle est la position des Français à l’heure actuelle ? demandai-je. — Ils sont à peu de chose près pris au piège à Borisov, expliqua-t-il. Ils espéraient y traverser la Berezina, mais l’amiral Tchitchagov est arrivé de l’ouest avant eux et il a brûlé le pont. — Ont-ils besoin d’un pont ? demandai-je. La rivière doit assurément être assez solidement gelée à l’heure qu’il est. — Ah non ! Ils ont peut-être Bonaparte, mais nous avons Dieu à nos côtés. Vous n’avez pas remarqué le dégel ? (Je le regardai dans sa lourde houppelande, avec bonnet, écharpe et gants. Il était plus sensible que moi s’il pouvait remarquer le moindre dégel.) La rivière était gelée, mais elle coule maintenant. Ils ne pourront jamais la traverser. — Alors nous y allons pour la curée ? — Eh bien, nous ne pouvons pas les laisser là, n’est-ce pas ? Koutouzov arrive du sud aussi. Ils sont pris au piège. — Et qui commande ici ? — Wittgenstein, dit fièrement Tarasov. — Bonaparte va-t-il combattre ? — Il n’a aucune chance. Il va devoir se rendre. — Cela ne lui ressemble pas. Peut-être ira-t-il vers le sud. — Cela ne lui sera d’aucun secours. La rivière ne fait que s’élargir en aval. Il ne trouvera nulle part où traverser. — Jusqu’à ce qu’elle gèle de nouveau, glissai-je. — Alors il gèlera lui aussi. Nous étions arrivés à une tente. Tarasov y entra et revint rapidement pour me faire signe d’entrer, m’annonçant en même temps. — Le capitaine Danilov, mon colonel ! — Merci, lieutenant, déclara le lieutenant-colonel qui était assis derrière une table de fortune à l’intérieur de la tente. Autour de lui, un certain nombre d’officiers étaient debout ou assis. L’atmosphère détendue caractéristique du mess des officiers emplissait la tente. — Asseyez-vous, Danilov, poursuivit-il, indiquant un banc en face de lui. Je suis le lieutenant-colonel Tchernichev, au fait. (Je le saluai avant de m’asseoir.) À boire ? demanda-t-il. — Merci, colonel, répondis-je. — Vin ou vodka ? — Vodka, s’il vous plaît, colonel. — Brave homme. Il me tendit un verre de vodka et m’offrit également un cigare, que je pris et allumai à la bougie de la table. — Dites-moi, Danilov, qui est votre supérieur ? demanda Tchernichev. — Le major Savine. — Savine ? Vous voulez dire, Vadim Fiodorovitch ? Je souris. — C’est exact. Un de vos amis ? — Oh ! oui. Un grand ami, un homme de Pétersbourg, comme moi. — Moi aussi, lui dis-je. — Vraiment ? (Son intérêt sembla vaciller un peu.) Splendide. (Puis, revenant au sujet qui l’intéressait davantage, il ajouta : ) Alors, comment se porte Vadim Fiodorovitch ? — Il est mort, colonel. — Ah ! Tchernichev prit la nouvelle avec la résistance engourdie que j’avais observée chez de nombreux officiers expérimentés de l’armée. Malgré toutes les fanfaronnades et la bonhomie d’un officier, la mort de chaque homme sous son commandement était profondément ressentie. L’accumulation de morts rendait les choses plus douloureuses, mais ne lui donnait jamais plus d’expérience pour cacher cette souffrance. Certains craignent de ne jamais pouvoir quitter l’armée, à l’idée que la douleur de toutes ces morts accumulées se libère. Pour ceux qui la quittaient effectivement, l’incapacité des civils à comprendre ce qu’ils avaient vécu pouvait être la cause d’une douleur encore plus grande. — Alors dites-moi, capitaine Danilov, poursuivit le lieutenant-colonel, son bref deuil absorbé dans la masse. Pourquoi êtes-vous venu vous joindre à nous ? Je pris une profonde inspiration pour me préparer à donner une réponse que je ne connaissais pas moi-même. Avant que j’aie pu commencer, l’un des autres officiers se pencha et murmura à l’oreille de Tchernichev. Celui-ci chuchota en retour et hocha la tête à la réponse qu’il obtint. — Eh bien, capitaine Danilov, dit Tchernichev, il semble que nous ayons été frappés par une certaine coïncidence. (Il attendit une réponse de ma part, mais je ne pouvais pas dire grand-chose.) On me dit qu’il y a quelqu’un dans ce camp qui prétend vous connaître. Un prisonnier, rien de moins. Un Français, rien de moins ! Il semblait particulièrement atterré que le prisonnier soit français, même si c’était tout à fait dans le domaine du possible. Je compris soudain pourquoi il avait dû si bien s’entendre avec Vadim. — A-t-il donné un nom ? — Non. Donnez-lui les détails, Mironov. L’officier qui venait tout juste de chuchoter à l’oreille de Tchernichev s’adressa maintenant à moi. — Il est arrivé il y a environ une heure. Ils l’ont attrapé sur les collines au nord-est. Il n’a pas pris la peine de résister d’une quelconque manière. Il n’a pas donné de nom. Il porte un uniforme français avec le rang de chef de bataillon*. Tout ce qu’il a dit, c’était qu’il voulait parler au capitaine Alexeï Ivanovitch Danilov. — Il savait que j’étais là ? demandai-je. — À l’évidence, fit Mironov avec un haussement d’épaules. Cela faisait moins de une heure que j’étais moi-même dans le camp. Cela ne pouvait que signifier que j’avais été suivi. — À quoi ressemble-t-il ? demandai-je. — Je crains de ne pas l’avoir vu moi-même, répondit Mironov. Voulez-vous que je vous conduise à lui ? — Non, pas encore, répondis-je en prenant une autre gorgée de vodka. Quelle heure est-il ? — Juste passé minuit, me dit Mironov. — Et quand le soleil se lèvera-t-il ? — Vers 8 heures. — Je lui parlerai à 7 heures. Où le gardez-vous ? — Il est avec les autres prisonniers. Je réfléchis un moment avant de dire : — Séparez-le des autres. Assurez-vous qu’il est pieds et poings liés. Mettez-le quelque part à l’extérieur, près d’un feu – tenez-le au chaud –, mais qu’il soit dehors. (J’imitais le plan de Max quelques mois auparavant.) Et soyez très, très prudents. Il est dangereux. — Vous savez donc de qui il s’agit ? demanda le lieutenant-colonel Tchernichev. — Je crois que oui, répondis-je en tirant une bouffée de mon cigare. Une fois encore, je dormis bien. Je fus éveillé aux environs de 6 heures et j’eus le temps de prendre tranquillement un petit déjeuner avant que le lieutenant Mironov me conduise où le mystérieux prisonnier était gardé. — J’espère que vous n’allez pas passer trop de temps avec lui, capitaine Danilov, me dit le lieutenant alors que nous traversions le camp. Les nouvelles disent que Bonaparte se dirige vers le sud. Les Français tentent de construire un pont. — Et nous devons les suivre ? — Absolument. L’amiral Tchitchagov le file de l’autre côté de la Berezina. Nous avons déjà commencé à lever le camp. Nous nous mettrons en route dans quatre heures. — Je vous assure, lieutenant, que j’en aurai fini avec le prisonnier d’ici l’aube. — Je l’espère, capitaine. Nous étions maintenant à quelque distance d’un grand feu de camp qui me réchauffait déjà. — Il est là, dit Mironov en faisant un signe de tête en direction du feu. À côté se tenaient deux gardes, las de leur nuit de veille, mais encore assez alertes pour que leur prisonnier ne se soit pas enfui. Entre eux, assis sur un banc à côté du feu, un homme grand, aux poignets ligotés, était affalé en avant, les coudes sur les genoux. Sa longue chevelure blonde, décoiffée et en désordre, pendait devant lui et lui couvrait le visage. Même ainsi, il était identifiable sans ambiguïté. — Est-ce la personne à laquelle vous pensiez ? demanda Mironov. — Oh ! oui, répondis-je. Chapitre 30 — Bonjour, Iouda, dis-je doucement. Iouda releva la tête. Il avait l’air défait. Ses cheveux étaient sales et emmêlés, son menton n’était pas rasé et son teint était jaunâtre : je doutai qu’il ait « mangé » depuis plusieurs jours. Sa mâchoire était enflée par une ecchymose résultant d’un coup brutal et récent. Pourtant, il souriait encore. — Bonjour, Alexeï Ivanovitch. — A-t-il tenté quoi que ce soit ? demandai-je à l’un de ses gardes. — Rien, capitaine. Il n’arrêtait pas de demander quand vous alliez venir, mais je l’ai fait taire. Il mima l’action de porter un coup avec la crosse de son mousquet. Iouda grimaça au moment approprié, se joignant au simulacre afin de s’en moquer. Il leva momentanément le regard vers le visage du garde, puis évita ses yeux. — Était-il armé ? demandai-je. — Juste ceci. (Le garde fouilla dans son sac à dos et me tendit le couteau à double lame que j’avais précédemment vu entre les mains de Iouda.) C’est une drôle de chose, n’est-ce pas, capitaine ? Je ne peux pas en voir l’utilité. — C’est l’une des choses que j’ai l’intention de découvrir. — Voulez-vous que nous restions à proximité, capitaine ? demanda-t-il. Il était rafraîchissant d’être de nouveau parmi des hommes dignes de confiance et loyaux à ce point, même si sa suggestion avait aussi pu être motivée par un intérêt personnel. Rester près de nous signifiait aussi rester près du feu. Les deux gardes semblaient pâles et avoir mortellement froid, leurs houppelandes soigneusement boutonnées jusqu’au menton pour conserver toute la chaleur possible. Mais mes propres préoccupations surpassaient ma sympathie pour eux. — Pas trop près, dis-je. Pour des raisons que vous comprendrez, il vaut mieux que vous n’entendiez pas ce dont nous allons discuter. (Il acquiesça d’un air sérieux. Je ne doutais pas qu’il se tiendrait juste hors de portée de voix, mais, par sécurité, je m’adresserais à Iouda en français.) Mais s’il devient mauvais, j’aurai besoin que vous soyez prêts : dans votre propre intérêt autant que dans le mien. Partout autour de nous, le camp était en effervescence. Les tentes étaient en cours de démontage. Les chevaux étaient harnachés aux canons. Les bagages étaient chargés sur des chariots. L’activité de tous était suffisante pour les maintenir au chaud malgré l’air glacé de la nuit mais, pour Iouda et pour moi-même, ainsi que pour les deux gardes qui se tenaient, séparés, tous les deux à quelque distance de nous, le feu était la seule source de chaleur. Je m’assis face à Iouda, tandis que ses gardes s’écartaient avec prudence. Je réfléchissais à la façon de commencer, espérant qu’il allait peut-être dire quelque chose, mais il resta silencieux, contemplant le sol. Malgré sa situation, il avait toujours sur le visage un air de triomphe. Puis je compris pourquoi. Pour autant qu’il le sache, son piège avec Margarita avait fonctionné : j’avais cru que Domnikiia était un vampire et je l’avais tuée. —N’allez-vous pas me dire que Domnikiia n’a jamais été un vampire ? lui demandai-je. Il fronça brièvement les sourcils. Le nom ne lui était pas familier. Puis il fit le lien avec Dominique. — Il semble que vous en soyez déjà conscient, répondit-il. — Elle est vivante et elle va bien, vous savez. — Je n’en doute pas, dit-il, impassible. — Oh, allons, Iouda. Vous êtes fier, mais vous pouvez être honnête, maintenant. Ce sont vos derniers instants sur terre : ne les gâchez pas. Je sais que vous m’aviez destiné votre mise en scène avec Margarita. — Je ne vais pas les gâcher, Liocha. Vous non plus ne le devriez pas. Vous avez raison, toutefois, je savais que vous regardiez à travers cette fenêtre. — Et vous vous attendiez à ce que j’entre directement dans la chambre et que je plante un pieu droit dans le cœur de Domnikiia, et que je le regrette ensuite pour le restant de mes jours. — Jouez-vous aux échecs, Liocha ? demanda-t-il. — Parfois, répondis-je. — Lorsque vous établissez un plan d’attaque – de même, lorsque vous planifiez une attaque dans une véritable bataille –, la voyez-vous se dérouler dans votre esprit vers un objectif unique, ou votre plan se ramifie-t-il avec les différentes hypothèses quant à la façon dont votre adversaire pourrait réagir ? — Il se ramifie, bien sûr ; bien que je considérerais toujours plus probable que mon adversaire joue le meilleur coup. Je fus surpris de la vitesse à laquelle Iouda avait réussi à prendre les rênes de la conversation. — Exactement. Et c’est décevant, n’est-ce pas, lorsqu’il ne fait pas le meilleur choix, lorsqu’il tombe dans un piège banal que vous avez placé sur son chemin, pas véritablement dans l’intention de le piéger, mais simplement pour le forcer à suivre la voie que vous avez choisie ? À la fin, il ne vous prive pas de votre victoire, mais il vous gruge du plaisir de démontrer le génie de votre plan. — Je pense que cela dépend du genre de personne que vous êtes, si vous préférez le jeu ou la victoire, dis-je. — Évidemment, sans victoire, le jeu n’est rien, répondit-il, exprimant son accord par un hochement de tête. Mais l’inverse est également vrai. Et ne me dites pas que vous n’aimez pas le jeu, Alexeï Ivanovitch. Vous avez eu de nombreuses fois la possibilité d’aller à une conclusion rapide, mais vous ne l’avez jamais saisie. — Je ne les ai pas saisies ? — Peut-être est-ce simplement de la prudence de votre part. J’éprouvais la même sensation de malaise et devinais en lui la même confiance que lors de notre rencontre au carrefour. Ici, pourtant, je ne voyais aucune raison pour lui d’être confiant. C’était mon territoire. Il n’y avait aucun cadavre pendu pour venir à son aide. Peut-être s’attendait-il à quelque chose de ce genre. Peut-être ne savait-il pas que Foma était mort. C’était cela. Tout cela faisait partie d’un plan dans lequel Foma devait venir à son secours. Ce serait un plaisir de voir comment il réagirait à la nouvelle de la mort de Foma mais, pour le moment, je choisis – ce que l’on ne peut pas faire lors d’une partie d’échecs – de garder cette carte sous le coude. Aux échecs, on peut déguiser ses plans, mais pas les cacher. — Et donc votre séance avec Margarita était juste une mise en scène, un de ces petits pièges dans lesquels je ne suis pas tombé ? demandai-je. — Vous avez toujours joué le meilleur coup lorsque vous avez eu le choix. Seul un idiot tuerait la femme qu’il aime sans être certain qu’elle est un vampire. C’était exactement le mot que Domnikiia avait employé. Iouda sourit comme s’il savait à quel point j’avais été près de faire ce qu’il avait décrit. — Alors, quel est votre véritable plan, puisque cela n’était qu’une diversion ? Vous faire capturer ici et mourir au soleil levant ? — Il y a d’autres coups à jouer avant, vous verrez. — Les échecs ne sont pas un jeu de bluff, Iouda. Un gentilhomme se résigne une fois qu’il constate qu’il ne peut pas gagner. — Je suis, je vous l’assure, un gentilhomme. — Et tout votre simulacre de planification, poursuivis-je, comprenant qu’une bonne part de ce qu’il avait dit pouvait n’être que de la bravade, repose sur bien des hasards. Comment pouviez-vous être certain que je reviendrais à Moscou pour voir Domnikiia cette nuit-là ? — Parce que j’avais dit à Piotr et Iakov Zevedaïinitch que j’allais la voir, dit-il simplement. — Et vous leur avez demandé de me le dire, je suppose ? — Non, je leur ai donné l’ordre de ne pas vous le dire. — Donc vous saviez que j’allais leur tirer les vers du nez ? — Ils étaient deux dans la grange, vous à l’extérieur. Soit ils l’emportaient – ce qui aurait été une déception, mais restait une victoire – , soit vous les vainquiez et obteniez probablement l’information. Lequel a parlé, d’ailleurs ? Je soupçonne Iakov Zevedaïinitch. — C’était Piotr. Je n’ai pas donné cette occasion à Iakov Zevedaïinitch. Comment saviez-vous que j’étais là ? — Où donc pouviez-vous être ? Je ne vous ai pas revu après l’accident avec la voiture, mais je savais que vous ne fuiriez pas. Nous n’étions pas particulièrement furtifs durant notre retour à la grange. — Et vous ne vous êtes pas préoccupé le moins du monde des autres. Vous avez laissé Piotr et Iakov Zevedaïinitch à ma merci, à vos propres fins. Tous les vampires sont-ils comme cela, Iouda, ou n’est-ce que vous ? — Ils se préoccupent tous aussi peu des autres que moi d’eux. Évidemment, il y a des moments où il est pratique de travailler en bande, et parfois cela vaut la peine de faire une affaire du sort de l’un de nos camarades, comme ce fut le cas avec Maxime Serguéïevitch, mais c’est surtout une façade. Il n’y a aucun amour fraternel qui ferait que l’un de nous se sacrifierait pour un autre. — Il ne semble guère utile que votre âme soit damnée, déclarai-je pensivement. Votre vie doit être un véritable enfer. — Au contraire, penser ainsi est l’un des attributs les plus souhaitables d’un vampire. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle la plupart des humains possèdent ces sentiments d’affection pour les autres humains, ni pourquoi les vampires les perdent soudainement. Je suis sûr qu’un jour un grand scientifique l’expliquera. De mon côté, je soupçonne que cela est lié à la méthode de reproduction. Je le regardai avec des yeux vides. Il ne comprenait toujours pas que c’étaient les dernières minutes de sa vie. Je ramassai son couteau, que j’avais plongé dans la neige entre mes pieds, et l’étudiai. Il était d’une faction simple, exactement comme je l’avais imaginé lorsque je l’avais vu pour la première fois. Deux couteaux courts, identiques, dont les manches avaient été attachés ensemble par un long ruban de cuir. Le lien était très serré : je ne pouvais pas faire glisser les lames l’une contre l’autre. Quelque chose devait les fixer plus solidement sous le cuir. Les lames étaient finement aiguisées d’un côté, dentelées de l’autre – les dents pointées légèrement en arrière, vers le manche – idéal pour écorcher la carcasse d’un animal d’une seule lame. Chacune se terminait par une pointe acérée qui pouvait être utilisée pour poignarder. L’écart entre les deux lames était suffisamment large pour que je puisse y glisser facilement deux doigts. — Vous n’avez pas tous le même, n’est-ce pas ? demandai-je à Iouda. — Non, juste moi. — Pourquoi en avez-vous besoin ? Vos dents sont abîmées ? Trop de sucre dans votre alimentation ? Il eut un rictus, pas un vrai sourire, et je réalisai que je ne pouvais pas me rappeler avoir jamais vu ses dents lorsqu’il souriait. Peut-être avais-je raison. Peut-être était-il la plus pitoyable des créatures, un vampire aux dents cariées. — Pas tout à fait, dit-il. — Utile, je suppose, pour vous ouvrir la poitrine lorsque vous engendrez l’un des vôtres. — Pour cela, oui, et à d’autres moments. Il était plus réticent à ce sujet qu’il ne l’avait été pour d’autres. Une autre question me vint à l’esprit, et l’image de ma propre main plongeant un pieu dans la poitrine d’une jeune femme. — Avais-je besoin de tuer Margarita ? demandai-je. Était-elle morte lorsque nous l’avons trouvée, ou l’aviez vous… transformée ? — Elle était morte, dit-il calmement, ses yeux fixant les miens. Je l’ai tuée. — Mais pourquoi ? Pourquoi perdre une chance de la transformer en vampire ? — Je l’ai tuée parce que j’aime cela. Mais quant à transformer quiconque en vampire, j’en suis malheureusement incapable. — Et pourquoi cela ? Je suis sûr que vous devez dépasser de loin les autres dans votre capacité à persuader quelqu’un de franchir volontairement le pas. Je n’aimais pas le complimenter mais, comme je l’avais découvert longtemps auparavant, il était l’unique Opritchnik à faire preuve d’une réelle personnalité. — Certainement ; et c’est, pour moi, l’un des aspects les plus agréables. Le problème est, toutefois, d’ordre physique. — Que voulez-vous dire ? — Comme nous en avons déjà discuté, je ne suis pas médecin. Je ne peux pas expliquer comment ces choses fonctionnent. Je peux accomplir tous les gestes, mais cela ne se produit tout simplement pas, pas plus que cela n’arriverait si vous tentiez de le faire. — Sauf que je ne souhaiterais même pas le tenter, ajoutai-je avec véhémence. — C’est peut-être la différence entre nous, sourit-il. — Ainsi donc, en fin de compte, malgré ce que vous avez tous les deux fait, malgré sa volonté, Margarita n’est pas devenue un vampire. Lorsque vous l’avez tuée, elle est décédée en tant que mortelle. Il acquiesça pensivement, puis se tourna vers moi avec un regard attentif, pinçant sa lèvre inférieure entre ses doigts, indifférent à la gêne que causaient ses mains liées. Cela me rappela son évocation des échecs. Il avait joué un coup, et tentait maintenant de déterminer si son adversaire – moi – en avait vu toutes les ramifications. — Que faisiez-vous quand vous avez été capturé ? demandai-je. — J’espionnais pour le compte des Français. — Vraiment ? ris-je. — Oui. Je dois quitter la Russie. Ils quittent la Russie, ou du moins ils essaient. Je peux les aider tant que nos intérêts coïncident. —Cela ne peut pas leur être d’une grande aide, pas plus qu’à vous, si vous êtes capturé. Je présume que cela ne faisait pas partie du plan. — Non, vous avez raison, ce n’était pas le plan. Pas avant que je vous voie par hasard en train de trotter sur la route en direction du camp. Alors j’ai su que je devais vous revoir une dernière fois. Ainsi – à supposer qu’il disait la vérité – il ne m’avait pas suivi. Ç’avait tout simplement été par chance que nous nous étions retrouvés, même si c’était une chance dont nous avions tous les deux tenté de forcer le cours. Le fait qu’il ne m’avait pas suivi rendit d’autant plus probable qu’il n’était pas encore au courant de la mort de Foma. Je fus alors certain qu’il n’avait aucune échappatoire. — Une dernière fois avant que vous mouriez, ajoutai-je. — Une dernière fois avant que je quitte votre pays, rétorqua-t-il. Étant le dernier survivant de notre groupe, je considère que c’est mon devoir. — Le dernier survivant ? — Eh bien, vous m’avez parlé de Piotr et Iakov Zevedaïinitch, et je présume que Dimitri a tué Foma à l’heure qu’il est. J’acquiesçai. — Foma est mort. J’étais découragé, mais je devais le cacher. Si Foma ne faisait pas partie du plan de fuite de Iouda, alors qu’était-ce ? Je me rappelai la possibilité qu’il ait pu avoir un collaborateur humain. Si c’était le cas, et que celui-ci était russe, l’homme aurait alors rencontré peu de difficultés à infiltrer le camp. Était-ce sur cela que reposait la confiance de Iouda, ou était-ce du simple bluff ? Il jeta un coup d’œil aux deux gardes, à quelques pas de chaque côté de lui, comme s’il évaluait quelle distance il pourrait parcourir avant qu’ils l’attrapent. — Dimitri Fétioukovitch s’est révélé un homme étonnamment courageux, poursuivit Iouda. Tuer un vampire est une chose, mais en faire un prisonnier en est une autre. — Vous avez vu ce qui s’est passé ? — Oh ! oui. — Et vous n’avez rien fait pour aider Foma ? — Pourquoi l’aurais-je fait ? Cela ne valait pas la peine de risquer ma vie. Dimitri pensait que je viendrais sauver Foma, mais il n’a vraiment rien compris. Comme je vous l’ai dit, un vampire ne mettrait pas sa vie en danger pour sauver un autre vampire. Je présume donc que vous avez vu Dimitri. Est-il ici avec vous ? — Non, il n’est pas ici, répondis-je. Dites-moi simplement, Iouda. Comment comptez-vous vous échapper ? Il interpréta délibérément la question de façon erronée. — Eh bien, pour autant que je comprenne, le déplacement de Napoléon vers le sud est une feinte. Tchitchagov s’est déjà lancé à sa poursuite sur l’autre rive de la Berezina, et Koutouzov va bientôt se diriger par là lui aussi. Bien que ce ne soit pas ce que j’essayais de découvrir, c’était quand même une information vitale. Je suivis la voie sur laquelle Iouda s’était engagé. — Alors que le véritable plan de Bonaparte est… ? demandai-je. — Ah ! dit Iouda avec un sourire. Voyez comme l’interrogateur rusé piège sa proie pour qu’elle révèle tout ! (Il se pencha en avant et me fit un clin d’œil d’un air de conspiration.) Entre vous et moi, Liocha, il a trouvé un gué, en amont, à un endroit appelé Stoudienka. Il faudra quand même jeter un pont en travers, mais cela devrait leur permettre de traverser. — Devrait lui permettre de traverser, répondis-je cyniquement. — Que voulez-vous dire ? — Il ne reste pas grand-chose de la Grande Armée comparée à lorsqu’elle est arrivée. Trente mille contre un demi-million ? Maintenant, il n’est question que de l’empereur, et plus de l’armée. — Et pourquoi pas ? Napoléon est un grand homme. — Vous trouvez ? — Il me facilite grandement la vie. — Alors Dimitri avait bien tort. Vous n’avez jamais été de notre côté, n’est-ce pas ? lui demandai-je, me sentant davantage exonéré que choqué par la constatation. — Bien sûr que si. Si Napoléon avait vaincu la Russie, cela aurait conduit à l’hégémonie française sur la totalité de l’Europe. Et cela aurait signifié la paix ; une paix que vous et moi aurions méprisée pour des raisons différentes, mais néanmoins toutes deux contraires à nos modes de vie. Il est vrai qu’il y aurait toujours eu un conflit avec la Grande-Bretagne, mais je n’ai jamais été très utile en mer. — Donc vous soutenez toujours simplement le plus faible ? — J’aime contribuer à maintenir l’équilibre des pouvoirs. — Donc, maintenant que la France est affaiblie, vous passez de son côté ? — Exactement. — Depuis combien de temps faites-vous cela ? demandai-je avec une curiosité sincère. Combien de fois avez-vous changé de camp ? Combien de guerres avez-vous tenté de prolonger pour vos propres fins ? (Je tergiversais inutilement.) Ce que je veux dire, Iouda, c’est : quand êtes-vous devenu un vampire ? — Une question intéressante, admit-il, mais à laquelle il ne répondrait pas. Je ne l’avais pas remarqué au premier abord, mais, comme notre conversation marqua une pause, j’entendis que les quelques oiseaux ayant, pour une raison ou une autre, choisi de rester dans les arbres durant les mois d’hiver avaient entamé leur chanson quotidienne. Le bleu sombre du ciel avant l’aube commençait tout juste à devenir visible, mais ils l’avaient déjà remarqué et y réagissaient. Je me sentis un peu désolé. Il y avait tant d’autres questions que je souhaitais poser à Iouda et de choses que je voulais découvrir de lui, mais je ne pouvais me permettre d’être sentimental. Je pourrais si facilement regretter la moindre occasion de survie que je pouvais lui offrir. — Pourrais-je être autorisé à fumer ? demanda-t-il poliment. Je ne voyais aucun mal à cela. Je criai au garde : — Avez-vous une pipe ? Ou un cigare ? Il s’approcha et me tendit un cigare. C’était un cadeau fin et flétri – un peu comme l’homme qui l’offrait, fait à l’Espagnole*, roulé dans du simple papier. C’était probablement tout ce qu’il avait. Je lui donnai une pièce en échange, payant – par sympathie pour son empressement instinctif à donner jusqu’à ses biens personnels à l’injonction d’un officier supérieur – un prix similaire à ce que j’aurais demandé lors de mon expérience de vendeur de tabac à Moscou, sous l’occupation. Une fois encore, Iouda jeta un coup d’œil au garde, à la recherche d’une occasion de fuite. J’allumai le cigare au feu et l’offris à Iouda. Il fit un geste à mon intention, de ses mains liées, et afficha une expression d’humble prière. Je plaçai le cigare entre mes lèvres et libérai ses mains avec son propre couteau, avant de lui tendre le cigare. Ses pieds étaient toujours ligotés, et j’avais avec moi les gardes. De surcroît, ce serait bientôt l’aube et Iouda ne serait plus une menace pour quiconque. Je me sentais en sécurité. — Merci, dit-il, inspirant profondément. Je me rassis et lançai de nouveau le couteau dans la neige entre mes pieds. Sachant que le temps était compté, je fouillai mon cerveau à la recherche d’autres questions que je pouvais lui poser. L’une d’elle me vint immédiatement. — Comment se fait-il que vous soyez parvenu à revenir si rapidement à Moscou de Kourilovo ? — À cheval, répondit-il simplement. Comme vous. — Mais il m’a fallu huit heures, et vous êtes arrivé avant moi. — Eh bien, je suis parti avant vous. — Ce que je veux dire, demandai-je, contrarié qu’il ne saisisse pas de bonne foi mon idée, c’est : comment avez-vous voyagé en plein jour ? — Ah, je vois. L’une des nombreuses malédictions qu’un vampire doit endurer. Je me demande souvent s’il y a le moindre avantage à l’être. — L’immortalité, sûrement, dis-je. C’était la voix de Domnikiia qui avait glissé cela dans ma tête. — Idéalement, oui, mais pas dans la pratique. Piotr s’est-il avéré immortel ? Ou Matfeï ? Et que dire de ce garçon – Pavel ? Son existence de vampire n’a duré que quelques semaines. Les vampires sont si faciles à tuer. — Je n’ai pas trouvé cela très facile. — Oh que si, Liocha ! Une fois que vous savez quoi faire. Et même si ce n’est pas le cas, cette histoire avec la lumière du jour, ça doit être si douloureux… Des milliers doivent en mourir par accident, simplement parce que quelqu’un ouvre les rideaux. Il ne parvint pas à dissimuler le rictus de dérision satisfaite qui lui fendit le visage. — Alors pourquoi des gens choisissent-ils librement cette voie ? demandai-je. — Comme vous le dites, certains sont des idiots qui le font pour l’immortalité. D’autres font ce choix pour la liberté. — La liberté ? — Oui, la liberté. Je doute que les vampires aient le moindre désir d’égalité et je sais qu’ils n’ont aucune idée de fraternité, mais la liberté n’est-elle pas ce que recherchent tous les hommes ? C’était comme s’il avait lu dans mes pensées lorsque j’avais été allongé à côté de Domnikiia, en attendant de la rejoindre dans ce monde d’immortalité immorale. Je me sentais toutefois contraint d’écouter ce que Iouda avait à dire, pour comprendre ce qu’était l’attraction qui pouvait transformer volontairement un homme en monstre. — Pour être libérés de quoi ? demandai-je. — La plupart des hommes veulent être libérés de nombreuses choses, mais tous recherchent – et peu y parviennent – à être libérés d’eux-mêmes. C’est cela que désire l’homme qui boit le sang chaud et frais d’un vampire. C’est ce que j’ai moi aussi trouvé – être affranchi des contraintes de la conscience ou de Dieu – à me repaître dans le plaisir ultime qui existe dans la douleur d’autrui, aussi bien en tant que spectateur qu’en tant qu’instigateur, sans la pression poisseuse de ses propres… sentiments. (Il prononça ce dernier mot comme s’il avait un goût de poisson pourri, puis il sourit.) Vous, entre tous, Liocha, connaissez cela. Il regardait attentivement les cicatrices de ma main gauche tout en parlant, mais je savais qu’il ne pouvait pas se rendre compte à quel point ses paroles étaient vraies. — Et cela fait que devenir un vampire en vaut la peine ? demandai-je, à la fois fasciné et révulsé par ce qu’il avait dit. Il fit une pause et pencha la tête en avant. Son ombre, longue et déformée dans le soleil bas derrière lui, allait aussi loin que mes pieds. — Je ne sais pas, dit-il péniblement. Il y a tant de restrictions, tant de choses qui doivent leur manquer. Le désir de tuer est indissociable du désir de manger, comme chez les humains. La première prise de la nuit satisfait ces deux appétits, mais, à mesure qu’ils ont moins faim, ils perdent aussi, dans une certaine mesure, l’envie de tuer. En cas d’indigestion, l’appétit devient écœurement. C’est bien mieux de séparer les deux ; de manger par faim et de tuer par plaisir. Chassez-vous, Liocha ? — À l’occasion, dis-je. — Alors peut-être comprendrez-vous ce que je veux dire. Mais, plus que cela, il y a des problèmes simples et mécaniques qui rendent la vie de vampire bien peu attrayante. Par exemple, avez-vous jamais envisagé, Liocha, qu’un vampire ne peut jamais regarder dans les yeux de sa victime lorsque la vie la quitte ? Vous le pouvez, et je suis certain que vous l’avez fait. Vous savez ce que cela fait de regarder le visage d’un homme lorsque, grâce à vous, il rend son dernier souffle. Que vous le considériez comme un plaisir ou non, vous savez ce que c’est. Un vampire doit mordre le cou et, par conséquent, il ne peut jamais profiter de ce plaisir. » Maintenant, avec mon couteau… Il se pencha en avant, jetant son cigare de côté, et tendit la main vers le couteau. J’étais si captivé par ce qu’il disait, et son geste était tellement approprié dans le cadre de la conversation, que je le laissai presque faire. Ce ne fut qu’au dernier moment que je donnai un coup de pied à sa main pour l’écarter. Il se rassit, droit, et leva ses paumes vers moi en signe d’excuse. Le garde à qui j’avais parlé jeta un coup d’œil vers nous en voyant le mouvement, mais ne fit rien. — Avec mon couteau, poursuivit Iouda, je peux infliger toute la douleur que peut causer un vampire avec ses dents, et bien davantage, et pourtant je suis toujours libre de fixer le visage de ma victime et d’observer la moindre exquise réaction à chacun de mes épouvantables actes. En me joignant aux autres – les Opritchniki, je crois que c’est ainsi que vous nous appeliez en tant que groupe –, j’avais onze autres armes bien plus brutales que je laissais infliger la souffrance, tandis que je pouvais m’asseoir et faire l’expérience du plaisir. Tandis qu’il parlait, je me retrouvai confronté au souvenir de la scène dans la grange, près de Kourilovo. Chacun des Opritchniki s’était plié à la moindre suggestion de Iouda. Il avait à peine touché l’homme, n’avait jamais goûté sa chair, et pourtant il était celui qui avait retiré le plus de plaisir de la situation. Le soleil, qui s’était maintenant levé à l’est, derrière la tête de Iouda, apparaissant plus grand par sa faible déclinaison, formait une auréole ironique. — Quelle liberté, je me le demande, ont-ils réellement – les vampires – à laquelle je ne sois pas parvenu moi aussi ? demanda Iouda. — Parvenu ? — Vous avez raison, comme toujours, Liocha. Je ne peux pas prétendre y être parvenu. C’est une chose que j’ai toujours eue – une chose avec laquelle je suis né – et que la plupart des hommes ne peuvent gagner qu’en devenant un vampire. J’ai le meilleur des deux mondes. Je peux me prélasser au soleil. Je peux déguster un repas ordinaire. Je pourrais même donner naissance à un enfant si je le souhaitais. Et pourtant, je peux me laisser aller à l’ultime jouissance que procure la souffrance indicible, absolue, sans retenue, d’un autre être humain. — Les autres vampires ne vous ont-ils jamais reconnu pour ce que vous êtes ? demandai-je. — Pour ce que je suis ? Je pourrais poser la même question à votre sujet. Vous n’aviez aucune idée, initialement, que nous autres étions des vampires. Et ensuite, lorsque vous l’avez compris, vous n’aviez aucune idée que je ne l’étais pas. Il n’y a pas de magie là-dedans. Je me comporte comme eux. Je ressens les mêmes choses qu’eux. Je tue comme eux. Ils ne vont pas remarquer si, à l’occasion, je profite de la journée pour sortir – non sans se tuer eux-mêmes au passage. Zmiéïévitch, naturellement, c’est une autre histoire. C’est un vampire depuis très, très longtemps. Mais quels que soient les soupçons qu’il ait pu avoir à mon sujet, il a ses propres raisons pour ne pas les creuser. Je m’assis en silence, face à lui. Aujourd’hui encore, je ne peux déterminer exactement quand, au cours de notre conversation, la vérité avait vu le jour en moi. C’était étonnant, mais pas révolutionnaire. Iouda était exactement ce qu’il prétendait être. Il n’était pas un vampire, de la même façon que Maxime n’était pas français. Il aspirait à être un vampire. Il se comportait comme tel. Mais, occasionnellement, il pouvait profiter du fait qu’il n’était pas un vampire. Max lui-même avait su qu’il méritait d’être traité comme s’il était français. De façon similaire, même s’il était, d’un point de vue légaliste et mineur, humain, Iouda méritait d’être traité comme s’il était un vampire. Le problème était que la lumière du soleil ne pouvait plus faire mon travail à ma place. C’était un problème et un plaisir. Je serais heureux de le voir mourir d’une façon plus traditionnelle. Je me levai et lui fis face. — Je crois que nous devrions être en mesure d’organiser un peloton d’exécution avant de lever le camp. Vous êtes, après tout, un espion français. Je commençai à lever la main pour appeler le garde. Iouda fronça les sourcils et se détourna de moi avec une expression de déception impatiente sur le visage. Il secoua la tête et s’exclama doucement pour lui-même. — Alors, vous voyez, il n’y a jamais eu de perspective pour elle de devenir un vampire, dit-il. À un certain moment, notre conversation n’avait pas pris le tour qu’il avait souhaité. — Margarita, vous voulez dire ? — Je me demande quand elle a pris conscience qu’elle n’avait pas changé – qu’elle allait demeurer mortelle. — Je pense que vous avez démontré assez rapidement sa mortalité, dis-je sèchement. — Que voulez-vous dire ? — En la tuant immédiatement après. Iouda eut un petit sourire entendu qui se transforma vite en rire. — Dites-moi, Liocha, demanda-t-il, qu’est-ce qui vous a en premier lieu fait comprendre à vous que ce n’était pas Dominique que vous aviez vue avec moi par la fenêtre ? Je réfléchis un moment, mais il n’y avait là pas de piège : la réponse était évidente. — Le fait qu’elle n’était pas devenue un vampire. — Ce qui signifie… — Ce qui signifie ? Iouda soupira. — Ce n’est vraiment pas amusant du tout pour moi si vous ne prenez pas la peine d’y réfléchir vous-même. (Je le regardai, les yeux vides.) Vous en avez conclu que Dominique n’avait pas été avec moi parce que, si elle avait été avec un vampire, elle serait devenue un vampire, expliqua-t-il comme un instituteur. Je ne sais pas si mon esprit avait été éteint ou si c’était une conclusion à laquelle je ne souhaitais pas parvenir, mais Iouda avait désormais amené les choses à un point où je ne pouvais plus l’ignorer. Je m’effondrai sur mon siège. Se pouvait-il, après tout, que j’aie bien vu Domnikiia à la fenêtre avec Iouda, et non Margarita ? Naturellement, elle n’était pas devenue un vampire ; Iouda n’était pas en mesure de la transformer. Elle aurait pu avaler jusqu’à la dernière goutte de sang de la blessure à sa poitrine, et cela n’aurait pas eu le moindre effet. Mais elle avait cru que ce serait le cas. S’était-elle éveillée ce matin-là avec exactement la même sensation de surprise que j’avais éprouvée plus tard, lorsqu’elle avait découvert qu’il n’y avait pas eu le moindre changement en elle ? Avait-elle constaté, à sa grande horreur, qu’elle pouvait se tenir confortablement dans la lumière vive du soleil matinal, et avait-elle fondu en larmes lorsqu’elle avait compris qu’elle mourrait quand même, un jour, d’une mort humaine ? Elle avait dû réfléchir rapidement pour prétendre ensuite que c’était Margarita que j’avais vu. Non, c’était impossible. Elle avait dû décider préalablement de dire que c’était Margarita. Soit Iouda lui avait dit de procéder ainsi, soit ils avaient prévu cela ensemble. Il y avait fallu une chorégraphie soigneuse pour s’assurer que, observant depuis l’autre côté de la place, je ne voie jamais Domnikiia que de dos. Margarita avait-elle été mise au courant du plan ? Domnikiia avait semblé sincèrement choquée lorsque nous avions trouvé le corps de Margarita. Sincèrement ? Comment pouvais-je désormais considérer quoi que ce soit à son sujet comme sincère ? Une femme prête à devenir un vampire rechignerait à peine si la mort de sa meilleure amie devait faire partie du processus. Cela ne pouvait pas être vrai, et pourtant je ne pouvais pas voir la moindre faille dans ce raisonnement. J’avais moi-même été persuadé d’avoir vu Domnikiia avec Iouda, jusqu’à l’instant où j’avais découvert qu’elle n’était pas un vampire. J’en avais maintenant une meilleure explication. Étais-je vraiment assez stupide pour confondre Margarita et Domnikiia simplement parce que leurs chevelures étaient similaires, moi qui connaissais chaque pouce du corps de Domnikiia ? Je devais avoir vu quelque chose de plus, sans le remarquer consciemment, qui m’avait indiqué que c’était Domnikiia, et maintenant je savais que tout cela était vrai. Toute sa peine et son angoisse des jours qui avaient suivi avait été très convaincante mais, en fait, c’était sa spécialité. J’entendis Domnikiia me parler, mais elle ne répétait qu’un unique mot murmuré, encore et encore. Comme elle avait dû rire intérieurement lorsqu’elle me l’avait dit pour la première fois. « Prostak ! Prostak ! Prostak ! » Iouda posa une main consolatrice sur mon genou en disant : — Elle l’a fait pour vous, Liocha. Elle croyait qu’elle pourrait être avec vous pour toujours. Il était maintenant debout. À un moment donné, sans que je m’en aperçoive, il avait récupéré son couteau et s’en était servi pour trancher la corde autour de ses pieds. J’entendis le cri de l’un des soldats, adressé à l’autre, qui nous surveillaient, mais il était trop tard. L’autre nous avait momentanément tourné le dos et Iouda était déjà derrière lui. Un bref coup des lames dentelées sur son cou, et il tomba par terre, la neige pure et blanche autour de lui souillée par une tache rouge qui ne cessait de s’étendre, le sang jaillissant depuis sa gorge blessée, à peine entravé par l’étreinte de ses mains mourantes. L’autre soldat avait levé son mousquet, mais il avait hésité à faire feu tant qu’il risquait de toucher son camarade. À ce moment-là, il tira, mais il était trop tard. Iouda était de nouveau en mouvement, courbé bas et changeant tout le temps de direction. Je m’élançai à sa poursuite. Le garde fit de même, quelques pas derrière moi. Le reste du camp, absorbé par les préparatifs du départ, ne remarqua pas tout de suite ce qui se passait, mais rapidement nos cris alertèrent tout le monde de la fuite du prisonnier. Ceux qui se jetaient sur le chemin de Iouda ne représentaient qu’un obstacle minime pour lui. Il était bien plus brutal et efficace avec son couteau que n’importe quel vampire aurait pu l’être avec ses dents. Certains hommes s’attaquèrent à lui avec épées et baïonnettes, mais il ne montra aucune crainte et, bien que certaines des lames l’atteignent, il ne sembla guère en éprouver la moindre gène. Aucune des blessures n’était assez profonde pour causer des dommages sérieux et, en se faisant passer pour un vampire, il avait clairement appris à contrôler sa douleur – ainsi que tant d’autres sentiments –, de crainte que son humanité soit découverte. Nous étions maintenant hors du périmètre du camp, presque dans les bois où Iouda pourrait facilement se cacher. Le garde qui s’était lancé à sa poursuite un peu en retard, plus jeune et en meilleure santé que moi, m’avait maintenant rattrapé et dépassé. Il n’avait pas trouvé le temps de recharger son mousquet et n’avait donc comme arme que sa baïonnette. Il était à distance de frappe de Iouda lorsque celui-ci s’arrêta et se retourna. Le soldat n’eut pas le temps de s’arrêter. Il n’avait pas braqué sa baïonnette et celle-ci fendit donc de manière inoffensive le vide à côté de Iouda. En se retournant, Iouda avança la main et le soldat courut droit sur son couteau. Il pénétra juste en dessous de son sternum, s’enfichant profondément dans la cage thoracique. Sous la force du coup, le soldat fut soulevé, son dos se cambra de douleur et ses membres s’écartèrent mollement lorsque la vie commença à les quitter. D’une secousse, Iouda fit glisser l’homme de son couteau et j’entendis les dents de la lame déchirer les chairs en ressortant, élargissant encore davantage la blessure. Iouda fit demi-tour et continua à courir, mais j’étais déjà à son niveau. Je m’élançai et le saisis par la taille. Nous tombâmes tous les deux au sol et mon visage fut recouvert de neige, m’aveuglant. Je m’agenouillai et chassai la neige de mes yeux, juste à temps pour voir la main de Iouda faucher dans ma direction, les lames dentelées en avant, non pour me poignarder mais pour me lacérer. Je me rejetai en arrière, détournant vivement la tête. Alors que je basculais, je sentis une douleur vive dans la joue gauche, là où les lames entrèrent en contact. Je tombai sur le dos, respirai profondément et je remarquai, lorsque j’inhalai, que l’air entrait par ma joue blessée aussi bien que par ma bouche. Je me relevai pour me préparer à éviter le prochain coup de Iouda, mais celui-ci ne vint pas. Un coup de feu résonna derrière moi, atteignant Iouda au bras. Il se retourna et s’enfuit à travers les bois, me laissant vivre avec la souffrance qu’il m’avait infligée. Chapitre 31 La blessure à ma joue n’était pas aussi sérieuse que je l’avais initialement cru. Le froid devint brièvement un ami : il m’anesthésia le visage pendant que le chirurgien le suturait. Je retournai auprès du lieutenant-colonel Tchernichev pour lui relater ce qui s’était passé. — Échappé ? tonna-t-il. — Je le crains, colonel, répondis-je. — Je vais faire fouetter ces gardes. — Il est trop tard pour cela, colonel. Il jeta un coup d’œil à mon visage et comprit. — Je vois, dit-il. Eh bien, ce n’est qu’un homme, je suppose. Tout cela… Quelle perte de temps, quand même. — Le déplacement de Bonaparte vers le sud est une ruse, colonel. Le prisonnier me l’a dit. Le vrai passage est au nord, à Stoudienka. — C’est déjà cela. Donc vous vous joindrez à nous pour l’action là-bas, alors. — Non, colonel. Je souhaite poursuivre le prisonnier. — En vaut-il la peine – un homme seul ? — Je crois que oui, dis-je. — Eh bien, je suppose que vous connaissez votre travail. Je ne peux vous affecter aucun homme. — Je n’en demande aucun, colonel. Juste un uniforme français, si vous en avez un. — Nous en avons des dizaines. Lieutenant Mironov, veillez à ce qu’il obtienne ce dont il a besoin. Mironov me fournit un uniforme de dragon, un cheval ainsi que des provisions, et rapidement je fus en route, quittant ce qui restait du camp sur le départ. Je dus d’abord me frayer un chemin côte à côte avec les troupes russes en marche (par chance, je n’avais pas encore revêtu mon nouvel uniforme), mais, rapidement, je me dirigeai plus au nord et le bruit des pas s’évanouit dans mon dos. La seule piste que Iouda avait laissée était qu’il avait prévu de traverser la Berezina à Stoudienka avec Bonaparte. Il était fort possible que cela ait été un mensonge, ou qu’il change désormais d’avis, mais ma seule option était de tenter de l’intercepter là-bas. Je n’avais pas eu le temps d’examiner ce que Iouda m’avait dit, mais, alors que je chevauchais à travers les bois calmes et gelés, j’entrepris de réfléchir. Le sujet le moins douloureux à traiter était le fait que Iouda n’était pas un vampire. J’avais déjà conclu que cela ne faisait guère de différence quant à l’opinion que j’avais de lui. Si un homme choisit de devenir un vampire de manière à pouvoir se comporter comme un monstre, ou s’il se trouve déjà tout à fait capable de se comporter comme un monstre de toute manière, il reste un monstre et satisfait de l’être. Iouda restait un danger pour tous ceux avec qui il était entré en contact. Une question qui méritait d’être posée était de savoir si un autre des Opritchniki pouvait ne pas être non plus un vampire. Iouda avait impliqué qu’ils l’étaient tous, mais pouvait-on lui faire confiance ? Le témoignage de mes propres yeux me convainquait pour la plupart d’entre eux : après leur mort, j’avais assisté à leur désintégration physique immédiate. Je n’avais pas vu ce qu’il était advenu de Ioann ou de Filipp une fois qu’ils avaient péri. Les décès de Simon, Iakov Alfeïinitch et Faddeï avaient été, si l’on en croyait Max, causés par la lumière du soleil. J’étais sûr que la totalité des onze avaient en effet été des vampires. Si ce n’était pas le cas, pourquoi devrais-je m’en préoccuper ? Cela n’avait pas une importance fondamentale avec Iouda, pas plus que cela en avait avec les autres. Mais que penser de Domnikiia ? L’idée d’être trompé – d’être trahi – par elle entre tous était le véritable cauchemar dont je ne voyais pas de perspective d’éveil. Lorsqu’elle me taquinait, cela révélait son esprit et son humour, mais se jouer ainsi de moi sur de tels sujets démontrait ce que l’on pouvait presque qualifier de folie. « Je ne suis pas surprise que Iouda ait trouvé si facile de te duper.» Ç’avaient été ses propres paroles. Iouda et elle se réjouissaient tous deux de me faire passer pour un imbécile, et j’avais été jusqu’à présent bien trop candidement désireux de leur rendre ce service. Mais je me rappelais également ce que Maxime avait dit autrefois, que le meilleur endroit pour cacher un arbre était une forêt, et le meilleur endroit pour cacher un mensonge, parmi la vérité. Pourquoi Iouda s’était-il laissé capturer ? Pour me parler. Qu’était-ce donc qu’il voulait me révéler ? Pas les plans de Bonaparte. Pas ses vues sur les échecs. Pas même le fait qu’il n’était pas un vampire. Il s’agissait de me mettre en tête l’idée que Domnikiia avait choisi de devenir un vampire. Au milieu d’une forêt de vérité, c’était l’unique fait qu’il avait voulu me transmettre. Ce n’était même pas un fait – c’était une information qui pouvait être vraie et qui pouvait ne pas l’être. Je ne pourrais jamais connaître la vérité, et le doute allait donc me hanter pour toujours. Le jeu de Iouda, que ce soit par la préméditation ou par l’improvisation, s’était déroulé couche après couche devant moi, comme l’exploration d’une montagne, lorsque chaque faux sommet, une fois conquis, révèle derrière lui un autre sommet plus élevé. Tout d’abord, j’avais cru qu’il avait transformé Domnikiia en vampire. Puis j’avais découvert que, même ainsi, je ne pouvais la tuer. Puis j’avais découvert qu’elle n’était pas un vampire et que, si je l’avais tuée, ç’aurait été en tant que femme mortelle. Ce matin, il m’avait convaincu qu’elle avait tout du long souhaité être un vampire, même s’il ne pouvait la transformer. Il ne pouvait pas continuer éternellement à faire pencher la balance d’un côté puis de l’autre et à faire basculer mon point de vue d’un côté à l’autre, mais il n’en avait plus besoin. Il avait trouvé le point d’équilibre parfait. Je ne pourrais jamais connaître la vérité et ainsi, quoi que je choisisse de faire, j’allais passer la moitié de mon existence à le regretter. Si j’abandonnais Domnikiia, alors je m’inquiéterais de lui avoir causé du tort, d’avoir cru le dernier mensonge de Iouda à son sujet, alors qu’elle avait été tout du long d’une innocence exemplaire. Si je restais avec elle, je la sonderais perpétuellement, me demandant ce qui s’était passé entre eux cette nuit-là à Moscou. Ma perception était tellement meurtrie par ma vision constamment changeante de la vérité – non seulement au sujet de Domnikiia, mais aussi de Maxime, de Dimitri, des Opritchniki et de Iouda lui-même – que je n’étais plus en mesure d’être certain de quoi que ce soit. Le conseil de Vadim, je le savais, avait été de retourner à Pétersbourg, de revenir auprès de Marfa. Elle était quelqu’un dont je n’avais jamais douté, dont je n’avais jamais eu de raison de douter. Auprès d’elle, je trouverais une retraite sûre et satisfaisante. Mais maintenant, même les conseils de Vadim devenaient ambigus. Comme il aurait méprisé toute idée de retraite. Je m’approchais du village de Stoudienka. Je descendis de cheval, l’attachai et, malgré le froid glacial, remplaçai la première couche de mes vêtements par mon uniforme français. Contournant le village, caché par les bois, je parvins à une petite colline qui surplombait la rivière elle-même. Je m’y allongeai, presque instantanément dissimulé par la neige en train de tomber, et j’observai les restes en lambeaux de la Grande Armée. En lambeaux et pourtant magnifiques. Il devait y avoir cinquante mille hommes devant moi ; la moitié étaient des soldats, l’autre, des civils, tous souhaitant désespérément traverser cette rivière, quitter la Russie et revenir chez eux. La grande campagne de Bonaparte était en ruine, l’ambition conquérante de tout homme transformée en terreur par l’instinct de survie. Personne n’aurait pu imaginer que la plus grande armée jamais rassemblée au monde serait réduite, en à peine six mois, à une telle pagaille. Et pourtant, c’était arrivé, et j’étais ravi d’en être le témoin. Mais, pour une armée réduite à moins du dixième de sa taille initiale, victime du froid infernal d’un hiver étranger, et coincée entre trois armées russes, chacune comptant autant d’hommes qu’elle-même, ils avaient réalisé un exploit remarquable. Deux ponts avaient été jetés par-dessus la rivière. Même maintenant, je pouvais voir sapeurs et pontonniers dans la rivière glacée, de l’eau jusqu’aux aisselles, renforçant et réparant les ponts tandis que des milliers et des milliers d’hommes rompaient le pas pour traverser. Chaque bâtiment du village avait été réduit en pièce pour fournir du bois. Sur les hauteurs, de l’autre côté de la rivière, l’avant-garde avait déjà établi une position défensive. Ils étaient attaqués par le sud. Tchitchagov, prenant conscience de son erreur, était revenu au nord au niveau du point de passage réel. Le déploiement français ayant déjà traversé la rivière le retenait et permettait aux autres éléments de l’armée de s’échapper à l’ouest sans dommage. Sur la rive est, une foule innombrable attendait pour traverser le long des deux étroits isthmes artificiels : pas seulement des soldats, bien que ceux-ci soient nombreux, mais aussi l’entourage complet dont toute armée a besoin pour survivre, particulièrement si loin de chez elle. Des hommes et des femmes attendaient de traverser la rivière, et ceux dont les fonctions, aussi vitales qu’elles soient, n’exigeaient pas d’eux qu’ils portent une épée ou un mousquet se retrouvaient plus bas dans l’ordre hiérarchique. Cuisiniers, lavandières, forgerons et armuriers étaient parmi ceux qui attendaient de traverser et, même entre eux, un ordre de mérite serait établi. Une armée en retraite, glacée et sans espoir, favoriserait-elle ceux qui détenaient les armes ou ceux qui remplissaient les estomacs ? Mon intention de repérer un homme parmi des dizaines de milliers n’était pas aussi vaine qu’elle aurait pu sembler. Bien qu’il soit impossible d’examiner la foule de visages fatigués des troupes qui grouillaient et s’agitaient sur la rive, les ponts eux-mêmes étaient étroits et tous devaient traverser par l’un ou l’autre. De fait, la plupart traversaient par le plus petit pont, le plus large étant utilisé pour les canons, les chariots et la cavalerie. Lorsque je l’avais vu pour la dernière fois, Iouda n’avait pas de cheval. Il m’était impossible de savoir s’il en avait trouvé un depuis. Même si, à l’aide de ma longue-vue, je pouvais inspecter le visage de chaque homme lorsqu’il s’approchait du pont, j’étais si loin que Iouda serait de l’autre côté de la rivière avant que j’aie pu descendre jusqu’à la berge. Ma seule solution était donc de descendre là-bas, au milieu des Français. Aussi déterminés que soient les Français à faire passer autant d’hommes de l’autre côté de la rivière, c’était au détriment de tout autre élément de discipline militaire. Personne ne me demanda le moindre mot de passe ou papier d’identification lorsque je me frayai un chemin à travers, dans un premier temps, la foule de blessés et d’auxiliaires qui seraient les derniers à passer le pont – s’ils y parvenaient – et, dans un second temps, l’infanterie grouillante qui attendait avec impatience son tour de traverser. Je détonnais ; toute idée d’uniforme avait été abandonnée par l’essentiel de la Grande Armée en faveur de vêtements plus pratiques – de tout vêtement – qui permettaient de se protéger du froid. Même ainsi, personne ne m’accorda la moindre attention. Lorsque je m’approchai des ponts eux-mêmes, je fus bousculé avec colère par quelques soldats qui croyaient que je tentais de passer devant eux ; il fut toutefois facile de les assurer que je n’essayais pas de traverser le pont mais simplement de le garder. Je rejoignis le groupe fermé des sentinelles agressives qui se tenaient à l’entrée du pont le plus étroit. — Qu’est-ce que tu as fait pour te retrouver posté ici ? demanda l’un deux. À l’évidence, cette tâche ingrate était attribuée comme une punition et non comme un honneur. — J’ai mal entendu un ordre, dis-je. — Beaucoup de soldats sont durs d’oreille aujourd’hui, dit-il en riant. Nous n’échangeâmes pas grand-chose d’autre. Il n’y avait rien à faire à part observer les files d’hommes qui se bousculaient pour passer sur le pont, les pousser au besoin lorsque le désordre devenait trop important. J’inspectai chaque visage, tout en essayant de garder un œil sur les hommes à cheval qui traversaient sur l’autre pont, mais il n’y avait aucun signe de Iouda. Qu’allais-je faire si je le voyais ? Je n’en étais pas certain. Le tuer sur-le-champ – un soldat français en tuant un autre, sans provocation apparente – m’assurerait sans doute une exécution instantanée. Même si j’avais volontairement pénétré au milieu d’une foule d’ennemis désespérés, je n’étais pas d’humeur suicidaire. La mort de Iouda était désormais une question secondaire pour moi. Ce que je voulais de lui était une certitude. Si j’avais de la chance, j’aurais l’occasion de le voir mourir ensuite, mais pour le moment je devais savoir, d’une façon ou d’une autre, ce qui s’était passé ce jour-là entre lui et Domnikiia. Je ne parvenais pas à trouver une autre solution pour le déterminer. Je pouvais le demander à Domnikiia elle-même, mais je ne croirais pas sa réponse ; du moins, pas si elle le niait. Je ne la croirais que si la réponse qu’elle me donnait était celle que je ne voulais pas entendre. Je pouvais retrouver l’homme avec qui elle prétendait avoir été cette nuit-là, mais, pour le bien de sa réputation, il nierait spontanément avoir jamais entendu parler d’elle. Iouda était l’unique autre personne qui savait à coup sûr. Il m’avait déjà dit que ç’avait été Domnikiia, mais il m’avait précédemment laissé croire que ce n’avait pas été le cas. J’étais prêt à aller jusqu’en enfer – et cet exode glacial m’en semblait étonnamment proche – pour obtenir de lui une réponse définitive. Cet après-midi-là, je me vis accorder un privilège inattendu, si c’est le mot approprié. Pour la seule et unique fois de mon existence, je vis Bonaparte lui-même, en chair et en os. Accompagné par la garde impériale, autrefois puissante, il traversa par le pont le plus large pour rejoindre la berge ouest de la rivière. Ce n’était pas l’homme que j’avais imaginé. L’image que j’avais de lui s’était constituée à partir de gravures et de peintures, et avait été alimentée par sa réputation. Il n’était pas surprenant qu’il ne soit pas aujourd’hui au meilleur de sa forme. Il était à la fois plus âgé et plus gros que tout ce que j’avais vu de lui. Son nez n’était pas aquilin, contrairement à ce qui était fréquemment représenté, mais d’une taille normale et avec une bosse légère, à peine visible. Ses cheveux n’étaient pas noirs, mais d’un blond-roux foncé. Je me demandai si les images que j’avais vues de son impératrice, Marie-Louise, étaient aussi inexactes et si Domnikiia lui ressemblait en fait un tant soit peu. Bien qu’il tente de chevaucher bien droit, il avait une tendance à s’affaler sur sa selle. Sa bouche affichait la grimace d’un homme dans la douleur. Malgré tout cela, ses yeux bleus brûlaient encore avec fureur. Était-ce ce regard exprimant le désir intense de conquête qui avait mis l’Europe tout entière sous sa botte ? ou était-ce le bouclier glacé de défi d’un homme désespéré d’avoir été humilié ? Les vestiges fatigués de la Grande Armée croyaient encore à la première hypothèse. Une acclamation – à laquelle je me joignis instinctivement – s’éleva sur son passage, même de la part des hommes qui se trouvaient toujours dans l’eau, travaillant à s’assurer que les ponts puissent tenir en place assez longtemps pour faire traverser et mettre en sécurité non seulement leur empereur, mais aussi chacun de ses sujets. Pendant au moins une heure encore après son passage, il subsista de l’électricité dans l’air, une amplification des conversations et un sentiment général que tous allaient survivre et parvenir à rentrer chez eux. Surveillant la masse de ceux qui attendaient encore pour traverser, toutefois, je pouvais voir que l’enthousiasme n’était pas universellement partagé. Mais autour de moi, les sentiments étaient sincères. Ce ne fut que longtemps après son passage qu’un certain sens de la réalité revint aux hommes avec qui je me trouvais. — Je suis surpris qu’ils s’en donnent toujours la peine, maintenant qu’il a traversé, dit l’un deux, ses yeux allant et venant entre les hommes qui continuaient, sans fin, à passer en file indienne. — Il va nous sortir de là, dit un autre. — Pourquoi en es-tu si sûr ? — Parce qu’il y a encore deux cents lieues d’ici à Varsovie. Il a besoin de nous jusque-là. — Mais avons-nous besoin de lui ? — Tu aurais pu faire construire les ponts ? Cette nuit-là, à mon grand étonnement, la horde qui avait fait la queue en une procession ininterrompue sur les ponts se tarit. Il restait des dizaines de milliers d’hommes à faire traverser, mais ils s’assirent autour d’immenses feux de camps, rôtissant la chair des chevaux morts et attendant de reprendre la traversée dans la matinée. Rétrospectivement, vu le nombre d’hommes qui échouèrent à traverser avant que la totalité des forces russes nous tombent dessus, c’était un gâchis ridicule, mais personne n’en donna l’ordre, donc personne ne traversa. Le calme et l’obscurité constituaient une occasion parfaite pour Iouda de se glisser sur le pont en évitant la foule, et je tentai de rester éveillé et ainsi de l’en empêcher, mais je n’y parvins pas. Si Iouda s’était approché cette nuit-là, je ne l’aurais pas remarqué. S’il m’avait vu, il aurait pu me tuer facilement. Mais il ne vint pas cette nuit-là. Je m’éveillai vers 7 heures. Je pouvais entendre le bruit de l’artillerie, plus proche qu’il ne l’avait été la nuit passée, mais je ne pense pas que ce fut ce qui m’éveilla. Je repris mon observation et vis une silhouette solitaire traversant la rivière par le petit pont. Il était impossible que ce soit Iouda, bien que son chapeau et ses vêtements masquent intégralement son visage ; il était beaucoup trop petit. Il était vêtu d’une peau d’ours – c’était du moins la couche visible –, un trou y ayant été découpé d’où sa tête dépassait. C’était pratique, sinon élégant. Je ne pus que supposer qu’il s’agissait d’un soldat français qui, fait rare, avait eu l’indépendance d’esprit de traverser la rivière lorsque l’occasion s’était présentée. J’étais certain qu’il serait l’un des rares à revenir en France sans encombre. Bientôt le soleil se leva et la traversée de la Berezina reprit en masse*. L’indolence de la nuit précédente imposait désormais une urgence accrue. Tous avaient entendu des rumeurs selon lesquelles les forces russes se rapprochaient de notre côté de la rivière, et nous commençâmes à percevoir au nord et à l’est des bruits de bataille, pas bien loin lorsqu’ils commencèrent, et qui se rapprochèrent à mesure que la journée s’écoulait. Plus tard, lorsque les premiers boulets de canon russes se mirent à tomber sur la berge elle-même, tout vestige d’ordre ayant subsisté s’évapora. L’affluence autour des accès aux ponts devint plus désordonnée, et ceux qui échouaient à s’insérer sur les ponts commencèrent à être poussés dans l’eau par la foule derrière eux. Chargés d’un trop grand nombre de chevaux et de chariots, le pont le plus large finit par s’affaisser en son milieu et, rapidement, dans un déchirement et un craquement de bois en train d’éclater, il s’effondra en partie dans la rivière. Chevaux, chariots et hommes furent emportés par le courant. Ceux qui se trouvaient sur le morceau du côté opposé se précipitèrent pour se mettre en sécurité, avec un empressement dont ils n’avaient pas fait preuve lorsque le pont était intact. La foule sur la berge ne prit pas tout de suite conscience de ce qui s’était passé et continua à avancer vers ce qui lui semblait encore être un pont, mais qui n’était désormais plus qu’une jetée. Des dizaines d’hommes furent poussés du bord brisé et tombèrent dans la rivière – des soldats devenant marins, contraints au supplice de la planche qu’était devenu le pont suite à son effondrement – avant qu’un semblant d’ordre soit rétabli. Lorsque les gens comprirent ce qui s’était passé, il y eut une ruée vers l’autre pont, où je montais la garde. À ce moment-là, tous les autres gardes avaient abandonné leur poste, soit volontairement, soit tout simplement balayés par la foule. Un maréchal français – je crois que c’était Lefebvre – se tenait au bout du pont et tentait de rétablir l’ordre, mais la foule l’ignorait et, finalement, il fut forcé de traverser avec elle plutôt que de lui résister et d’être piétiné. Je battis en retraite derrière l’un des piliers qui soutenaient le pont, les pieds léchés par l’eau de la rivière qui se glissait par-dessus la glace, et je poursuivis ma surveillance. À la tombée de la nuit, il n’y avait toujours aucun signe de Iouda. J’avais toujours su que mes chances étaient faibles, mais je compris alors que, indécis comme je l’étais quant à ce que je ferais si je le trouvais, je n’avais pas la moindre idée de ce que je ferais si je ne le trouvais pas. Si l’évacuation se poursuivait, je serais rapidement emporté de l’autre côté du pont avec le reste des troupes. D’une façon ou d’une autre, je devrais leur échapper. Il était préférable de procéder sur cette rive de la Berezina, mais il me fallait envisager de devoir retraverser furtivement ce pont, ou un autre le long de la rivière, pour revenir vers les lignes russes. Quels que soient les plans que j’aurais pu formuler, je fus interrompu par le bruit de tirs de canons. À l’est, les forces russes étaient désormais beaucoup plus proches. L’arrière-garde française, qui avait retenu le corps principal de l’armée russe, commençait à se désengager. De nouveaux flots d’hommes descendirent sur les berges de la rivière et tentèrent d’atteindre les ponts. De la rive opposée, les boulets des canons français hurlaient maintenant au-dessus de nos têtes pour pleuvoir sur les troupes russes invisibles au-delà des arbres. Avec la tombée de la nuit, il n’y aurait aucune interruption dans la marée d’hommes traversant la rivière, contrairement à la veille. À mesure que davantage de soldats se pressaient sur le pont étroit, le sentiment que la fin était proche se mit à imprégner l’atmosphère ; l’impression que, si nous ne parvenions pas à traverser maintenant, avant que les Russes soient sur nous, nous n’aurions plus la moindre chance d’en réchapper. Les officiers et les hommes tout autour, qui avaient maintenu un semblant d’ordre, abandonnèrent leurs postes et se joignirent à la mêlée qui poussait et se bousculait autour des ponts. D’autres décidèrent d’oublier les ponts et de tenter de traverser sur la rivière elle-même. Près de la rive, l’eau demeurait gelée et les hommes commencèrent timidement à marcher aussi loin qu’ils le pouvaient. L’un d’eux parvint à la bordure de la plaque de glace et sauta dans l’eau. En raison du dégel, la rivière était gonflée et rapide. Il fut emporté en aval. D’autres furent plus chanceux. J’en vis deux ou trois qui se débarrassèrent de leurs pistolets, épées et bottes – tout ce qui pouvait les alourdir – et qui ainsi parvinrent à traverser à la nage. Quelle distance pourraient-ils parcourir ensuite sans bottes, je me le demandais, mais il y avait sur les deux rives une abondance de cadavres qui n’avaient plus le moindre besoin de leurs souliers. Un homme plongea et fut lui aussi emporté par le courant, sa tête disparaissant instantanément sous l’eau agitée, pour émerger bien plus loin en aval, de l’autre côté de la rivière, où il parvint à se hisser sur la terre ferme. En amont du pont, un groupe d’une dizaine d’hommes se faufilait sur la glace. L’homme en tête se tourna vers les autres et commença à crier dans leur direction, les exhortant à faire demi-tour car leur poids risquait de briser le fragile plateau. La vigueur de ses gesticulations le déséquilibra et il glissa sur la plaque. Quand il chuta, j’entendis un craquement et la plaque de glace se détacha entièrement de la rive. Presque immédiatement, elle chavira, faisant basculer les hommes dans l’eau. Le courant les emporta rapidement en aval et les précipita contre le flanc du pont. Certains entreprirent de grimper sur la structure et se virent repoussés à coups de pied par ceux qui se battaient déjà désespérément pour traverser. D’autres restèrent dans l’eau, s’accrochant aux piliers qui soutenaient le pont, jusqu’à ce que la plaque de glace elle-même se précipite contre la structure, écrasant ceux qui s’accrochaient en dessous et faisant tomber à l’eau plusieurs de ceux qui se trouvaient dessus. Des souvenirs d’Austerlitz et du nombre épouvantable d’hommes noyés au lac Satschan me submergèrent ; des souvenirs contre lesquels j’avais lutté depuis que j’étais arrivé ici, depuis que l’hiver avait commencé. À Austerlitz, ç’avaient été des vies russes et autrichiennes, mais maintenant les scores étaient à égalité. Cette fois, il n’y avait eu aucun besoin de faire feu sur la glace pour la briser, comme Bonaparte l’avait fait à Satschan. Cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait aucun tir de canon russe, simplement que ceux-ci tuaient de façon plus traditionnelle. La terreur finit par surmonter mon désir de confrontation avec Iouda. Il était temps pour moi de partir, mais même cela ne serait pas simple. À proximité du pont, j’étais protégé de la foule, qui se déplaçait comme un seul homme dans une seule direction. Il m’aurait été plus facile de m’insérer dans le flot humain et de le laisser me porter de l’autre côté de la rivière, mais le pont était maintenant surchargé de corps au point que je doutai que plus de la moitié de ceux qui l’atteignaient parviennent de l’autre côté sans tomber à l’eau. Je me rappelai ma traversée du pont de la Moskova, au moment où Moscou était évacué et où j’étais déjà l’unique personne voulant se déplacer à contre-courant. Ç’avait été un pont plus facile à franchir que celui-ci, mais les Français ici étaient cent fois plus convaincus de leur défaite que ne l’avaient été les Russes. Je commençai à m’éloigner de la rivière, dans la direction opposée à celle que suivait tout autre homme sur la berge. Ils n’étaient pas curieux, ni intéressés par la direction que je prenais, et ne tentèrent pas délibérément de m’emporter avec eux, mais, malgré tous mes efforts pour me ménager un chemin et m’éloigner de l’eau glacée, je me trouvais néanmoins entraîné de plus en plus près d’elle. Je saisis des bras et des manteaux d’hommes et tentai de les pousser de côté pour les déborder, franchissant le flot de corps humains à contre-courant. Alors que j’attrapais le revers d’un homme pour l’expulser de mon chemin, il me regarda avec des yeux gris, froids et familiers. Pour une fois, il n’était pas à ma poursuite, et je venais tout juste d’abandonner mes recherches, et pourtant Iouda et moi nous étions retrouvés. Chapitre 32 Nous nous lançâmes presque dans une valse, tandis nous nous frayions un chemin à travers le bourbier d’hommes en panique, jusqu’à la lisière de la foule. Chacun de nous tenait l’autre, non pas dans la posture conventionnelle de la danse, mais en s’accrochant fermement de manière à ce que l’autre ne puisse s’échapper. Chacun de nous poussait l’autre, sans s’en rendre compte, avec la même intention : se libérer de la foule de façon à ce que nous puissions nous occuper l’un de l’autre, seuls. Lorsque nous émergeâmes, libérés de la pression des hommes et des femmes tout autour de nous qui nous soutenaient, nous tombâmes au sol. Nous roulâmes au bas de la pente raide de la berge, vers le bord de la rivière, l’un sur l’autre tour à tour, pour nous immobiliser dans une flaque glaciale que les foulées de milliers de pieds avaient maintenue liquide malgré la température. Par chance, je finis au-dessus de Iouda et lui assenai un coup de poing à la mâchoire qui, je l’espérais, réprimerait toute disposition agressive. Il portait toujours son uniforme de chef de bataillon*, tandis que j’étais un simple soldat*. Nous étions trop bien habillés par rapport à la foule autour, mais personne ne semblait se demander si je pouvais traiter mon supérieur de cette manière. Sur la rive opposée, la hiérarchie militaire se réaffirmait peut-être, mais ici, c’était chacun pour soi. — Je présume que vous ne pouvez plus me croire, maintenant, hurla Iouda, s’efforçant d’être audible dans le chaos. — Cela fait longtemps que je ne peux plus, mentis-je. Soudainement, un groupe d’hommes émergea du corps de la foule comme une hernie, redessinant les lignes arbitraires qui séparaient la foule de l’espace vide alentour. Des centaines d’hommes déferlèrent sur nous, autour de nous et jusque sur la glace, me renversant et arrachant Iouda à ma prise. Je me relevai péniblement et, sentant la surface glissante sous mes pieds, je me rendis compte avec effroi que j’avais été moi aussi poussé de force jusque sur la rivière gelée. Sept ans auparavant, sur le lac Satschan, j’avais éprouvé la même terreur. Aujourd’hui, soutenu à la surface des vagues, non pas comme saint Pierre par la volonté de Dieu, mais par une mince couche d’eau gelée, je tins bon. Je regardai alentour pour tenter de retrouver Iouda avant qu’il puisse disparaître dans la foule et, à travers le voile de plus en plus fin d’hommes et de femmes effrayés qui glissaient et dérapaient pour revenir à la rive, je pus le voir, me faisant face et s’approchant de moi. — Mais vous est-il encore possible de ne pas me croire ? hurla-t-il à travers la foule. Il n’avait pas lu dans mes pensées ; il les avait simplement comprises à la perfection. J’avais autrefois entendu l’histoire d’un joueur d’échecs – dont on disait qu’il avait étudié avec Philidor – qui pouvait écrire les coups de son adversaire avec cinq coups d’avance, mais uniquement si cet adversaire était un grand joueur. Contre un compétiteur plus faible, il se trompait systématiquement. En vérité, c’était l’adversaire qui se trompait, et le maître qui visait juste. Iouda savait qu’à un moment donné j’en serais arrivé à la conclusion que sa parole n’avait pas la moindre valeur en termes de vérité, et qu’elle était donc d’autant plus puissante quant aux idées qu’elle suggérait. — Je dois savoir, dis-je. Nous étions maintenant face à face. — Je ne peux pas vous le dire, répondit-il avec un sourire de plaisir malicieux. — Vous n’avez pas le choix ! Tout en parlant, je saisis son poignet et balançai le pied contre son tibia, balayant ses jambes sous lui. Il se vrilla en tombant et réussit à m’entraîner moi aussi. La plaque de glace bascula sous notre poids et nous glissâmes tous deux vers l’eau. La prise que j’exerçais sur le poignet de Iouda avait maintenant sa contrepartie dans celle qu’il avait sur le mien, mais nous ne pouvions trouver aucune prise sur la surface lisse pour arrêter notre chute. Un nuage de glace réduite en poudre m’aspergea le visage, raclée de la surface lorsque Iouda y plongea les dents de son couteau pour ralentir notre mouvement. Il s’arrêta à l’extrême bord de la glace, mais en m’affaissant sur lui je le poussai un petit peu plus vers le bord, et ses jambes trempèrent dans l’eau. Me tortillant sur le dos, je donnai des coups de pied au couteau dans sa main et celui-ci glissa sur la glace et par-dessus bord, disparaissant dans l’eau. Iouda écarta les bras et les doigts sur la surface de la glace, cherchant une prise, tentant d’empêcher sa glissade dans l’eau froide et trouble. Mais il n’était pas un voordalak et n’avait pas leur capacité à trouver une prise sur la surface la plus lisse. Je repris pied tandis qu’il pendait mollement du bord de la glace, désormais dans l’eau jusqu’à la poitrine et, à chaque mouvement, glissant un peu plus profondément. — Vous ne pouvez pas me laisser mourir, dit-il, non pas comme une supplication mais comme un état de fait. — Pourquoi pas ? — Alors, vous ne saurez jamais. Je posai fermement le pied à côté de sa main. Il l’attrapa et s’y accrocha, son bras s’enroulant autour de ma jambe comme la queue d’un serpent. — Alors, demandai-je, respirant profondément et essayant de me calmer maintenant que j’avais le dessus, était-ce avec Margarita ou avec Domnikiia que vous étiez ? Il leva les yeux vers moi, la tête légèrement penchée. — C’était… (Il eut un instant de réflexion, comme si on lui avait demandé s’il préférait du bœuf ou du mouton pour le dîner.) Margarita ! annonça-t-il d’un air décidé. Puis il tira d’un coup sec sur ma jambe, me faisant de nouveau tomber sur le dos. Alors que je commençai à glisser une fois de plus vers la rivière, Iouda avait lui aussi perdu son unique ancrage et sa tête disparut sous la surface. La plaque de glace se mit à basculer sous moi et je glissai plus rapidement encore vers l’eau dans laquelle Iouda venait tout juste de disparaître. Je roulai sur le ventre et écartai largement les bras, mais, exactement comme Iouda, cela ne me servit pas à grand-chose. Je trouvai momentanément une prise de la main droite, mais ne pus rien faire des doigts de ma main gauche. Quelques secondes plus tard, je plongeai dans l’eau et coulai, sentant une froideur nouvelle s’infiltrer dans les derniers endroits de mon corps qui étaient encore protégés par mes vêtements. Lorsque je refis surface, Iouda avait émergé lui aussi. — Je ne peux plus vous mentir, Liocha, dit-il, crachant une partie de l’eau qui avait empli sa bouche et avalant le reste. C’était Dominique. Une fois encore, il disparut sous les vagues. J’aurais pu plonger pour le ramener à la surface, mais je m’inquiétais désormais davantage du courant qui me précipitait vers les piliers du pont. Je tendis les bras et les jambes devant moi, mais, même ainsi, je ne pus me protéger entièrement de la force de l’impact. Le souffle coupé par la collision de ma poitrine avec le support de bois, je m’y cognai la tête, m’assommant presque. Seul l’instinct me dicta de m’accrocher à ce que je pouvais ; sans cela, alourdi par mes vêtements trempés, j’aurais coulé à pic. Quelques instants plus tard, j’étais de nouveau pleinement conscient. Je me hissai hors de l’eau et enroulai les jambes autour de l’un des poteaux. Regardant sur ma gauche, je vis Iouda lui aussi en train de grimper hors de l’eau sur la sous-structure du pont. Son déplacement était semblable à celui d’un triton se traînant hors de son habitat aquatique gluant sur la terre ferme. Il s’arrêta un instant, essoufflé. Alors seulement il regarda alentour et me vit avancer vers lui, m’étirant de piliers en poutres à travers le réseau en bois qui constituait les fondations du pont. Iouda disparut à l’intérieur, traversant sous le pont. Je le suivis, mais je progressai plus vite, réussissant à la fois à atteindre l’autre côté du pont et à me rapprocher de lui. Nous étions maintenant en plein milieu de la rivière, à peu près aussi éloignés d’une berge que de l’autre. Au-dessus de nos têtes, des centaines de Français se piétinaient les uns les autres en essayant d’atteindre la rive droite. Les boulets de canon russes plongeaient dans la rivière autour de nous. S’étendant loin de nous, au sud, la rivière coulait rapidement et sans entrave. Au-delà de ce pont, passé les quelques débris de l’autre pont brisé épargnés par le courant, il n’y avait rien sur des kilomètres. Quelque part, loin en aval, il y aurait un autre pont contre lequel tous les morts tombés ici se rassembleraient finalement. Sinon, la mer Noire les attendait, loin, très loin d’ici. Iouda bondit dans l’eau et je fis un mouvement pour l’attraper. De la main gauche, je parvins à saisir une touffe de ses dégoûtants cheveux blonds, tout en restant ancré au pont de la main droite. Avec deux doigts et un pouce, il m’était difficile d’assurer une bonne prise, mais ses cheveux étaient longs et rapidement j’y eus entrelacé les doigts. Il était à ma merci, dans l’eau jusqu’au cou. Je pouvais le plonger sous la surface, le remonter en sécurité ou le lâcher. — Dites-moi la vérité ! lui hurlai-je. — Je vous ai dit la vérité, répondit-il, riant malgré sa situation difficile. — Quand ? exigeai-je. Ce n’était pas une question rhétorique et il le savait. Je voulais savoir laquelle de ses deux déclarations contradictoires était vraie. — Souvent, fut sa seule réponse, là encore accompagnée par un éclat de rire. Je le poussai vers le bas, sous l’eau, comptant en silence les secondes afin de m’assurer qu’il ne mourrait pas. Je le remontai et il prit une grande inspiration pour retrouver son souffle, mais il n’avait pas perdu son sourire. — Dites-moi ! lui criai-je de nouveau. — Vous ne pouvez pas me torturer, Liocha. (Il leva une main pour dégager les cheveux mouillés de ses yeux.) J’en suis parfaitement protégé car vous ne me croirez jamais. Je vous ai tout dit – pas seulement tout ce qui est vrai, mais aussi tout le reste. Tout ce que je peux vous offrir est l’illumination ultime ; non seulement ce qui est, mais ce qui pourrait être. Tout connaître, c’est ne rien connaître. Quel est l’intérêt de demander plus ? Quel est l’intérêt de me l’extirper de force ? Vous pourriez aussi bien torturer une pièce dans l’espoir qu’elle tombe sur face. Je lui plongeai de nouveau la tête sous l’eau. Il avait raison. Beaucoup de gens choisissent de faire honneur à leur réputation ; Iouda choisissait de faire honneur à sa mauvaise réputation. Avec mon aide, il s’était mis lui-même dans une situation où je ne pouvais lui accorder le moindre crédit. Il pouvait changer sa réponse autant de fois que je plongeais sa tête sous les vagues. La réponse finale ne serait jamais la réponse définitive, car une réponse différente pouvait toujours suivre. Je pouvais soumettre Iouda aux souffrances de l’enfer et il pouvait hurler « Margarita » neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois, je ne le croirais toujours pas, de crainte qu’à la millième il murmure « Domnikiia ». Je le remontai à la surface, resserrant ma prise sur ses cheveux comme si je voulais les arracher de son cuir chevelu. — Vous êtes lent aujourd’hui, Liocha, dit-il. Vous pensez toujours pouvoir m’extorquer la vérité ? Silistra m’avait appris plus d’une chose à propos de la torture. Elle m’avait enseigné ce que c’était d’être une victime, mais j’avais aussi appris ce que c’était d’en être l’auteur. J’avais découvert qu’il ne s’agit pas toujours d’obtenir des informations : parfois, c’est une fin en soi. Je secouai la tête et attendis dans son regard l’expression qui montrait qu’il avait compris que la torture avait pris fin. L’instant où je la vis, je poussai de nouveau sa tête sous l’eau, et je recommençai à compter. Il savait que, cette fois, je n’avais pas l’intention de le remonter à la surface. Il avait choisi un jeu qui menait à sa propre destruction ; choisi de perdre avec un coup intelligent plutôt que de survivre par le biais d’un coup banal. Tandis que je comptais les secondes, il luttait pour se libérer ; dix, vingt, trente et quarante. Puis il se calma. Ce n’était pas assez long pour noyer un homme – je savais qu’il simulait. J’avais si froid à la main que je pouvais à peine sentir sa tête en dessous. J’appuyai plus fort, incapable même de sentir la douleur et me demandant si je risquais de me briser les doigts en serrant si fort. Au bout d’une minute environ, il recommença à lutter, puis une convulsion parcourut son corps. Cela avait-il été sa tentative finale, irrésistible et instinctive pour respirer, lorsque l’insistance de ses poumons avait surmonté la conscience du fait qu’il était entouré non pas d’air mais d’eau ? Après cela, il ne bougea plus. J’attendis encore une minute, mon bras engourdi plongé profondément dans la rivière, avant de le remonter pour examiner son visage. Il était parti. Une touffe de cheveux blonds demeurait, enroulée autour de mes doigts gourds, mais, du reste, il n’y avait pas la moindre trace. Son corps avait été arraché de ma main gelée et insensible par le torrent de la rivière. Je regardai en aval, mais c’était une tâche impossible de distinguer un cadavre flottant sans vie d’un autre. Parmi eux, quelques nageurs parvenaient même maintenant à la sécurité de la rive ouest, mais je ne vis pas Iouda avec eux non plus. Je me retirai à l’intérieur, sous le pont, les genoux repliés contre la poitrine, pareil à un troll, tandis que j’écoutais le piétinement incessant au-dessus de ma tête. Je me mis à trembler. Les couches de vêtements que je portais étaient toutes trempées. Si je laissais ma main reposer trop longtemps contre un élément de la structure du pont, elle risquait d’y geler. Je me glissai de nouveau le long du pont, par en dessous, vers la rive est du cours d’eau. Des milliers de gens devaient encore traverser, mais il était maintenant peu probable que beaucoup d’autres le pourraient. Les troupes russes sous le commandement de Koutouzov et de Wittgenstein se rapprochaient. Je me dirigeai vers le sud, le long des berges de la rivière, me débarrassant rapidement de ma houppelande française. J’avais le choix entre mourir de froid ou d’une balle russe. Je ne pris pas ma décision en fonction de mes préférences mais des probabilités, et cela se jouait à peu de chose. Tandis que je poursuivais en aval, le peu de patrouilles russes que je rencontrai furent convaincues de mon identité par quelques mots de ma part. Les patrouilles françaises que je croisai, encore moins nombreuses, furent tout aussi facilement persuadées lorsqu’elles entendirent leur propre langue. Avant longtemps, j’arrivai à Borisov, la ville abandonnée par Bonaparte quelques jours seulement auparavant. Désormais, Bonaparte se repliait vers l’ouest. Quelle proportion de son armée allait y arriver avec lui ? Le débat était ouvert, mais lui-même reviendrait assurément jusqu’à Paris. Je n’avais plus le moindre désir de le pourchasser, ni d’autres Français. Et si Iouda était, d’une façon ou d’une autre, encore vivant, je n’avais aucune envie de le poursuivre, ni même de savoir avec certitude s’il était mort ou non. Il était hors de Russie, ou il le serait très bientôt : soit emporté au sud par la rivière vers la mer Noire, soit emporté à l’ouest par la Grande Armée vers la Pologne et au-delà. Il n’était plus mon problème. Mes problèmes étaient ceux qu’il m’avait laissés. Bien qu’il fasse encore sombre lorsque j’atteignis Borisov, j’eus la chance de trouver un cheval, oublié là lorsque les Français s’étaient précipités vers le nord. Je le montai et me dirigeai hors de la ville. Bonaparte lutterait quelques années encore et allait même, paraît-il, s’élever comme un bref phénix avant son ultime final, mais sa défaite avait commencé ici en Russie. Ce n’était pas une défaite à laquelle j’avais pris la moindre part. J’avais combattu Bonaparte à Austerlitz et nous avions perdu. Je l’avais combattu à Smolensk et nous avions perdu. Après Borodino, j’avais trouvé un autre combat auquel participer. Si mes petits-enfants me demandaient un jour comment j’avais contribué à la chute de Napoléon, je serais bien incapable de leur dire la vérité. Je pourrais leur parler de Maxime, de Vadim et Dimitri, et de la façon dont nous avions combattu ensemble, selon des méthodes peu orthodoxes, par intermittence pendant sept ans, mais je ne pourrais jamais leur dire comment cela s’était terminé. Je ne pourrais jamais leur dire que Dimitri avait gelé jusqu’à en mourir, ni la chance qu’il avait eue par rapport à Vadim, ni comment Vadim même avait eu de la chance comparé à Maxime. Car, bien que Vadim et Maxime aient connu une mort similaire, Max avait l’infortune supplémentaire de savoir qu’il y avait été envoyé par ceux qu’il croyait être ses amis. Le doute au sujet de Domnikiia, que Iouda avait si fourbement instillé en moi, était, je le comprenais maintenant, facile à gérer. Ce fut Max qui me suggéra la solution. C’était une question de foi. La foi, avait dit Max, nous permet d’être convaincus de certaines choses que nous ne pourrons jamais connaître de manière infaillible. Je ne pourrais jamais découvrir si ç’avait été Domnikiia ou Margarita avec Iouda – c’était quelque chose qu’il ne me serait jamais possible de savoir. Mais ce que je voulais être la vérité était évident. Tout ce que j’avais à faire était d’avoir foi en la vision de la réalité que j’avais choisie. Ce ne serait pas simple, certainement pas pour un homme comme moi, de maintenir une telle foi, mais cela signifiait pouvoir être avec Domnikiia, et c’est pourquoi l’effort en vaudrait la peine. Chaque jour durant lequel ma foi serait récompensée viendrait à son tour renforcer cette foi, et nourrir le besoin que j’en avais. Toutefois, je ne verrais pas Domnikiia tous les jours. La ville de Borisov occupe une position géographique intéressante en Russie. Elle se trouve au sommet d’un triangle équilatéral, dont les deux autres sommets sont Moscou et Pétersbourg. Elle est à la même distance de Pétersbourg que de Moscou, et ces deux dernières villes sont à la même distance l’une de l’autre. Je pouvais désormais m’infliger le fardeau du choix, et je n’essaierais même pas de me duper en prétendant que c’était un choix entre deux villes : c’était un choix entre Domnikiia et Marfa. La route que je choisissais – Moscou ou Pétersbourg – n’avait aucune importance, je serais encore en mesure de voyager à ma guise de l’une à l’autre. Je savais que je ne pourrais jamais abandonner Domnikiia, simplement parce que je ne le voulais pas. Je savais que je n’abandonnerais jamais Marfa, non seulement parce que je n’abandonnerais jamais mon fils, mais parce que je savais que mon amour pour elle était toujours en moi, attendant d’être ravivé lorsque je le déciderais. J’éperonnai mon nouveau cheval et je me mis en route sous un ciel rouge qui commençait tout juste à s’éclairer à l’est. Les oiseaux s’éveillèrent doucement à l’aube nouvelle et, au son de leur chant, le cauchemar s’estompa peu à peu. Mon pays avait fait face à cinq cent mille envahisseurs. Je n’avais fait face qu’à douze d’entre eux. Nous avions tous deux gagné. Nous nous en remettrions tous deux. Mais, contrairement à la Russie elle-même, lorsque je repenserais aux événements de cet automne et de cet hiver 1812, je ne sentirais pas le sang courir dans mes veines, mon cœur bondir dans ma poitrine et mes lèvres trembler au souvenir des honneurs passés. Oui, je verserais une larme pour mes amis tombés. Mais, contrairement à mon pays, je n’éprouverais aucune fierté. Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant Titre original : Twelve Copyright © Jasper Kent 2008 Cette édition est publiée en accord avec Transworld Publishers, une division de The Random House Group Ltd. Tous droits réservés. © Bragelonne 2009, pour la présente traduction Illustration de couverture : © Paul Young via Artist Partners Carte : Alain Janolle d’après la carte de l’édition originale. eISBN 9782820500991 Bragelonne 60,62 rue d'Hauteville - 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : http : //www.bragelonne.fr 1 Voïsko signifie «armée» en russe. (NdT) 2 En russe, les noms de personnes sont constitués de trois éléments : le prénom, le patronyme et le nom de famille. Le patronyme est constitué à partir du prénom du père (ainsi le héros, Alexeï Ivanovitch Danilov, porte le patronyme Ivanovitch indiquant que son père s’appelait Ivan). (NdT) 3 Les mots et expressions en italique et signalés par un astérisque sont en français dans le texte d’origine. (NdT) 4 Petrouchka est un diminutif dérivé de Piotr, équivalent russe de Pierre. (NdT)