PROLOGUE CORTAZÁR Presque trois décennies s’étaient écoulées depuis que Paolo Cortazár et la flotte dissidente avaient traversé la porte de Laconia. Suffisamment longtemps pour développer une civilisation, une ville, une culture. Suffisamment longtemps pour lui permettre de confirmer que les ingénieurs aliens avaient bien conçu la protomolécule afin de construire des ponts. Ils l’avaient lancée comme une graine au milieu des étoiles pour s’emparer de toutes les formes de vie organiques qui croisaient son chemin, puis créer des portes donnant sur un univers miniature qui reliait les mondes. Jusqu’à l’extinction de leur espèce, la Zone lente et ses anneaux avaient été la plaque tournante d’un empire qui défiait la compréhension de l’Homme. Et bientôt, ils le seraient à nouveau. Un petit mécanisme constructeur de ponts capable de résoudre le problème du transport galactique avait changé le destin de l’humanité. Paolo ne se préoccupait pas du sort des êtres humains. Pour lui, la protomolécule et les avancées technologiques qu’elle offrait étaient au centre de tout. Elle avait non seulement changé le visage de l’univers autour de lui, mais aussi altéré sa vie, sur le plan privé ainsi que professionnel. Durant des décennies, il en avait fait sa seule et unique obsession. D’ailleurs, au cours de la dispute qui avait mis fin à leur relation, son dernier petit ami en date l’avait accusé d’être amoureux de la protomolécule. Paolo s’était trouvé incapable de le nier. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas éprouvé même un semblant d’amour pour un autre être humain qu’il ne parvenait plus à déterminer ce qui en était ou non. Mais une chose était certaine : étudier la protomolécule et la kyrielle de nouvelles branches scientifiques qui en découlaient requérait tout son temps et toute son attention. Comprendre la manière dont elle interagissait avec les autres créations et technologies de cette forme de vie extrahumaine serait le travail de plusieurs vies. Il n’avait pas cherché à excuser sa dévotion. Cette petite chose magnifique, si riche d’informations implicites, était comme un bouton de rose qui ne cessait jamais de fleurir. Magnifique, oui, comme rien d’autre ne pourrait jamais l’être. Son amant n’avait pas pu accepter cette idée, et avec du recul, la fin de leur relation semblait inévitable. Il lui manquait, parfois, d’une manière un petit peu abstraite, comme une paire de chaussures confortables pourraient lui manquer après les avoir égarées. Il existait tant d’autres choses incroyables pour occuper son temps. Sur l’écran devant lui, un treillis de carbone se formait et s’épanouissait en entrelacs complexes. Même dans les conditions environnementales adéquates et avec un substrat de culture adapté, la protomolécule seule échouait à créer ce type de treillis. Le matériau qu’ils avaient élaboré était plus léger qu’un volume équivalent de fibre de carbone et plus résistant à la traction que le graphène. La Direction technologique du Conseil militaire de Laconia lui avait demandé de chercher une manière de l’intégrer aux uniformes renforcés des unités d’infanterie. La tendance du treillis à se mêler à la peau humaine lui compliquait la tâche, ce qui n’enlevait toutefois rien à sa beauté. Paolo ajusta la sensibilité du flux d’électron puis se pencha vers le moniteur pour observer la protomolécule s’emparer des atomes de carbone flottants et les incorporer soigneusement dans ses tissus, comme un enfant concentré sur une activité ludique. — Docteur Cortazár, appela une voix. Paolo répondit par un grognement et un geste de la main qui signifiaient : Laissez-moi tranquille, je suis occupé, et ce dans toutes les langues. — Docteur Cortazár, insista la voix. Paolo détacha ses yeux de l’écran et se retourna. Une personne au teint pâle de genre indéfini se tenait devant lui, vêtue d’une blouse de labo, un grand terminal à la main. Paolo tenta de se rappeler son nom. Caton ? Canton ? Cantor ? Quelque chose du type. L’un des soldats de l’armée de techniciens dont disposait le laboratoire. Compétent, d’après ses souvenirs. Mais on venait de l’interrompre, et il lui faudrait donc sévir. La tension dans le regard de Caton/Cantor/Canton montrait qu’il/elle en était bien conscient(e). Avant que Paolo n’ait pu ouvrir la bouche, le technicien enchaîna : — Le directeur m’a demandé de vous rappeler que vous avez rendez-vous avec… hésita-t-il, avant que sa voix ne se réduise à un murmure. Avec Lui. Le technicien ne parlait pas du directeur. Il n’existait qu’un seul Lui. Paolo éteignit l’écran, s’assura que les systèmes de surveillance enregistraient bien tout et se leva. — Oui, bien sûr, dit-il, et parce qu’il faisait des efforts ces temps-ci, il ajouta : Merci, euh… Cantor ? — Caton, rectifia le technicien, visiblement soulagé. — Voilà, c’est ça. Veuillez dire au directeur que je ne vais pas tarder. — On m’a demandé de vous accompagner, Docteur, précisa Caton, en tapotant son terminal comme si cette consigne était mentionnée sur une liste. — Aucun problème. Paolo tira son manteau d’un portant près de la porte et quitta la pièce. Le laboratoire de bio-ingénierie et de nano-informatique de l’université de Laconia était le plus grand centre de recherche de la planète. Peut-être même de toute l’humanité. Le campus de l’université s’étendait sur près de quarante hectares de terrain dans les faubourgs de la capitale de Laconia, et ses labos occupaient pratiquement un quart de cette surface. Comme tout le reste sur Laconia, la planète était infiniment plus grande qu’il ne le fallait pour sa population actuelle. On avait bâti pour l’avenir. Pour tous ceux qui viendraient par la suite. Paolo avançait rapidement sur un chemin de gravier tout en contrôlant le moniteur sur son avant-bras, et Caton le suivait en trottinant. — Docteur, fit le technicien en pointant du doigt la direction opposée, il y a un chariot qui vous attend sur le parking C. — Faites-le venir jusqu’à l’Enclos, alors. Je dois d’abord passer faire quelque chose là-bas. Caton hésita un instant, coincé(e) entre un ordre direct de Cortazár et la responsabilité de veiller sur lui. — Oui, Docteur, obéit-il/elle avant de s’élancer dans le sens inverse. Tout en marchant, Paolo passa en revue sa liste des tâches pour s’assurer qu’il n’oubliait rien d’autre, puis tira sa manche pour recouvrir le moniteur et leva les yeux. C’était une belle journée. Le ciel de Laconia était d’un bleu clair et vif, parsemé de quelques nuages de coton blanc. Les gigantesques installations de la plate-forme de construction orbitale étaient à peine visibles et avec ces longs bras mécaniques séparés par le vide, le tout ressemblait à un immense oligonucléotide flottant dans l’espace. Le souffle léger du vent charriait une faible odeur de plastique brûlé, celle des champignons analogues de Laconia libérant ce qui semblait des spores. La brise poussait les longues frondes des sifflettes sur son chemin. Les dragonneaux – qui, en termes approximatifs, occupaient la même niche écologique que les grillons et partageaient même avec eux certaines propriétés morphologiques – s’agrippaient aux plantes et crissaient lorsqu’il s’approchait d’un peu trop près. Il ignorait pourquoi on avait baptisé ces herbes les “sifflettes”. Selon lui, elles ressemblaient davantage à des branches de jeunes saules discolores qu’à des sifflets. Et appeler “dragonneau” une sorte d’insecte à quatre pattes similaire au grillon était plus absurde encore. Il ne paraissait y avoir aucune logique scientifique précise pour nommer la flore et la faune de la planète. On lançait simplement des noms au hasard jusqu’à trouver un consensus, et cette manière de procéder l’agaçait. L’Enclos était différent des autres bâtiments de recherche. On avait construit ses murs à l’aide de simples plaques du même matériau utilisé pour la fabrication des tenues particulièrement renforcées, qu’on avait soudées à quatre-vingt-dix degrés de manière parfaitement étanche pour former un cube de métal sombre de vingt-cinq mètres de côté. Devant la seule entrée du bâtiment, quatre soldats portant des tenues de combat légères et des fusils d’assaut montaient la garde. — Docteur Cortazár, lança l’un d’eux en tendant le bras, paume ouverte, un signe universel pour demander à l’approchant de s’immobiliser. Paolo tira un cordon de sous sa chemise pour révéler son badge et le présenta au garde, qui l’inséra dans un lecteur avant de poser brièvement l’appareil sur le poignet de Paolo. — Belle journée, hein ? fit le soldat d’un ton amical, en souriant tandis que la machine comparait le badge de Paolo à ses mensurations physiques et ses protéines d’identification. — Magnifique, oui, confirma Paolo. L’appareil manifesta son approbation par une sonnerie ; il était bien Paolo Cortazár, président de l’université de Laconia et directeur de son labo de recherches exobiologiques. Les gardes l’avaient tous reconnu, mais ce rituel était important pour de nombreuses raisons. La porte s’ouvrit en coulissant et les quatre soldats s’écartèrent. — Bonne journée, Docteur. — À vous aussi, répondit Paolo en pénétrant dans le sas de sécurité. L’un des murs siffla quand les arrivées d’air dissimulées se mirent à souffler puissamment sur lui. À l’opposé, des capteurs tentaient de détecter la présence d’explosifs, de substances infectieuses, et même possiblement de mauvaises intentions. Un instant plus tard, les sifflements cessèrent et la porte intérieure du sas s’ouvrit à son tour. Ce ne fut qu’à ce moment-là que Paolo perçut les gémissements. L’Enclos – comme tout le monde l’appelait, malgré l’absence d’appellation officielle dans les dossiers – n’était pas sans raison le second bâtiment le plus sécurisé de Laconia. C’était là que Paolo gardait ses vaches à lait. Ce terme provenait d’une des premières disputes qu’il avait eues avec son ex-petit ami. Il l’avait employé comme insulte, mais l’analogie restait pertinente. À l’intérieur de l’Enclos, les humains et les animaux qu’on avait volontairement contaminés en leur injectant la protomolécule passaient le temps qu’il leur restait à vivre. Une fois que la nanotechnologie alien s’était approprié leurs cellules pour commencer à se reproduire, le personnel de Paolo pouvait alors drainer les corps de leurs fluides et recueillir les particules du tissu matriciel dont ils avaient besoin. Et quand les corps étaient épuisés, on pouvait incinérer tous les fluides restants sans perdre quoi que ce soit de valeur. On avait aménagé vingt-quatre compartiments, mais seuls dix-sept étaient occupés. Lorsque la population serait plus importante, les sujets seraient également plus abondants. Les grands travaux de Laconia dépendaient de la réussite de la communication avec la technologie sous-jacente que la civilisation alien disparue avait laissée derrière elle. La protomolécule n’avait pas été conçue comme une interface de contrôle universelle, mais la nature modulaire de cette technologie extrahumaine lui permettait de remplir cette fonction suffisamment souvent pour les travaux qui s’annonçaient. L’une des responsabilités de Paolo était de fournir les échantillons actifs nécessaires. Alors qu’il se dirigeait vers son bureau, situé à l’arrière du bâtiment, il s’immobilisa sur la passerelle qui surplombait l’un des enclos. Une demi-douzaine de personnes à un stade d’infection précoce erraient à l’étroit entre les cloisons de métal. Elles se trouvaient toujours dans la phase de fièvre pseudo-hémorragique que les techniciens appelaient la Gerbe, où elles ne pouvaient plus que traîner les pieds entre deux violentes crises de vomissements. C’était la manière dont la protomolécule s’assurait que l’infection se propage rapidement. Quand on débarrasserait l’espace des corps, chaque centimètre carré de sol et de cloison serait purifié par le feu pour détruire tout résidu biologique. Il n’y avait eu qu’une seule infection accidentelle dans l’histoire du labo, et Paolo comptait bien faire en sorte que ce soit aussi la dernière. Le docteur Ochida, responsable de l’Enclos et second de Paolo, l’aperçut à l’autre extrémité du compartiment et se précipita vers lui. — Paolo ! s’exclama Ochida en lui donnant une tape amicale sur l’épaule. Juste à temps. Nous avons fini d’extraire les cultures de souches il y a une heure de ça et les injections sont prêtes. — Je le reconnais, lui, dit Paolo en indiquant un homme velu et musclé à l’intérieur de l’enclos. — Hm ? Oh. Oui, c’était un de nos gardes, avant, je crois. Son dossier dit qu’il est là pour “faute professionnelle”. Il s’est peut-être endormi pendant le service, je ne sais pas. — Vous les avez testées ? demanda Paolo. L’homme dans le compartiment ne l’intéressait pas vraiment, et la réponse de son second avait satisfait sa curiosité. Il fallut un moment à Ochida pour réaliser qu’ils en étaient revenus au sujet précédent. — Ah, oui. J’ai testé personnellement la pureté des échantillons. Trois fois. — Je vais directement d’ici jusqu’aux Bureaux d’État, continua Paolo, en se tournant pour regarder Ochida dans les yeux. Son assistant, percevant sa question implicite, répondit : — Je comprends. Les injections correspondent parfaitement à vos spécifications. Si quelque chose devait mal tourner, tous deux savaient qu’ils seraient les prochains à occuper l’Enclos. Même s’ils étaient précieux, ils n’avaient aucun passe-droit. Personne n’en avait, d’ailleurs. C’était la règle sur Laconia. — Excellent, félicita Paolo en décochant un sourire chaleureusement forcé à Ochida. Je vais les récupérer tout de suite. Son second fit signe à une technicienne au coin de la pièce, qui s’approcha en trottinant avec une mallette de métal argenté à la main. Elle la remit à Paolo puis s’éloigna. — Autre chose ? s’enquit Ochida. — Je commence à voir des protubérances, remarqua Paolo en pointant du doigt un éperon osseux qui saillait de la colonne vertébrale de l’homme velu. — Oui, dit Ochida. Ils sont pratiquement prêts. Au cours de ses années de collaboration avec Winston Duarte, Paolo avait trouvé nombre de raisons d’admirer l’homme. Le Haut consul était intelligent, capable de raisonnements surprenants sur des sujets complexes mais toujours réfléchi et mesuré dans ses prises de décisions. Il était à l’écoute des autres mais se montrait ferme et déterminé une fois l’information assimilée. Il pouvait être chaleureux et charismatique sans jamais sembler faux ou malhonnête. Mais par-dessus tout, c’était l’absence totale de prétention que Paolo respectait chez lui. Dans la position du dictateur militaire absolu régnant sur une planète entière, bien des gens inférieurs à lui se baigneraient dans le faste et auraient fait construire de somptueux palais. Au lieu de cela, Duarte avait fait ériger les Bureaux d’État de Laconia, une immense structure de pierre qui dominait le reste de la capitale et parvenait malgré tout à sembler rassurante plutôt qu’intimidante. Comme si sa taille et sa solidité n’avaient pour objectif que d’abriter les importants travaux en cours, de résoudre les problèmes sérieux, et non d’empirer ceux qui se posaient entre ses murs. Caton emmena le petit chariot de Paolo jusqu’au bout de la large rue qui débouchait sur l’entrée principale. Ils étaient les seuls sur la route. La rue se terminait par un mur de pierre, un portail étroit et un poste de garde. Paolo descendit du véhicule en emportant la mallette métallique. — Pas besoin de m’attendre, lança-t-il à Caton. Le technicien n’avait pas prononcé un mot depuis qu’il/elle avait récupéré Paolo devant l’Enclos, et semblait soulagé(e) qu’on lui demande de partir. — Oui, Docteur. Appelez-moi si jamais… Mais Paolo s’éloignait déjà. Derrière lui, il entendit les gémissements du chariot qui reprenait la route. L’étroit portail s’ouvrit à son approche et deux soldats quittèrent le poste de garde pour venir se positionner en silence à sa hauteur. Ceux-ci étaient bien différents des sentinelles en combinaison légère devant l’entrée de l’université. Ils portaient une tenue de combat en plaques composites articulées qui augmentait leurs capacités physiques, équipée de toute une série d’armes. Du même bleu foncé que le drapeau de Laconia, on y voyait aussi les mêmes ailes stylisées. Peut-être un phénix, songea-t-il, mais cela aurait pu être une sorte de rapace, également. Avec cette couleur agréable, la présence d’armes paraissait incongrue. Leurs pas sur les pierres de la cour et le vrombissement léger des tenues renforcées furent les seuls bruits qui les accompagnèrent jusqu’à l’entrée des Bureaux d’État. Devant la porte, les deux gardes le stoppèrent puis s’écartèrent chacun d’un côté. Paolo crut sentir les rayons X et les ondes millimétriques chatouiller son corps en le parcourant de haut en bas. Après un long moment, l’un d’eux déclara : — Le Haut consul vous attend dans l’aile médicale. Puis les deux soldats tournèrent les talons pour s’éloigner. — Techniquement, oui. Les rêves se sont arrêtés, dit Duarte pendant que Paolo glissait l’embout d’un tuyau hypodermique dans la veine de son avant-bras pour le maintenir ensuite avec du ruban adhésif. Par expérience, il savait que Duarte tentait là de se distraire et d’éviter de baisser les yeux vers l’aiguille qui pénétrait sa chair. Voir que l’homme le plus puissant de l’univers appréhendait quelque peu les piqûres avait quelque chose de touchant. — C’est vrai ? demanda Paolo. Ce n’était pas une question dans le vide. Les effets secondaires du traitement particulièrement expérimental que recevait Duarte se devaient d’être surveillés de près. — Depuis combien de temps ? Duarte soupira et ferma les paupières. Soit il se relaxait tandis que le mélange sédatif se répandait dans ses veines, soit il essayait de se souvenir d’une date précise, ou bien les deux. — Le dernier, c’était il y a onze jours, répondit-il. — Vous en êtes sûr ? — Oui, affirma Duarte en souriant, avant de continuer les yeux toujours clos : J’en suis certain. La dernière fois que j’ai dormi, c’était il y a onze jours. Paolo manqua laisser tomber le tuyau de l’intraveineuse qu’il reliait à l’embout. — Vous n’avez pas dormi depuis onze jours ? s’étonna-t-il. Duarte finit par ouvrir les yeux. — Et je ne me sens pas fatigué du tout. C’est même plutôt le contraire. Je me sens chaque jour plus en forme et en meilleure santé que la veille. Un effet secondaire du traitement, j’en suis sûr. Paolo hocha la tête, bien qu’il n’eût pas anticipé cela. Son estomac se contracta légèrement sous l’effet de l’inquiétude. Si le traitement avait un effet secondaire aussi puissant, à quoi pouvait-on encore s’attendre ? Il avait demandé à Duarte de patienter jusqu’à ce qu’il obtienne davantage de données, mais le Haut consul avait exigé que le projet avance, et comment pouvait-il s’y opposer ? — Je connais ce regard, mon vieil ami, dit Duarte en souriant de plus belle. Vous n’avez pas de raison de vous inquiéter. Je surveille les effets moi-même. S’il y avait quoi que ce soit d’anormal, je vous aurais déjà appelé il y a une semaine. Mais je me sens parfaitement bien, pas de toxines de fatigue dans le sang et les analyses ont montré que je n’étais pas psychotique. Et maintenant, je peux travailler huit heures de plus par jour. Ça ne pourrait pas mieux se passer. — Bien sûr, fit Paolo. Puis il finit de fixer à l’embout la poche de l’intraveineuse et sa cargaison de cellules souches humaines modifiées par la protomolécule. Duarte lâcha un léger halètement quand il sentit la fraîcheur du liquide s’infiltrer dans sa veine. — Mais s’il vous plaît, reprit le scientifique, n’oubliez pas de me transmettre ce genre de détails, même si vous avez l’impression que tout va bien. Les tests sur les animaux ne sont jamais parfaits et vous êtes la première personne à recevoir ce traitement-là. Surveiller les effets est vraiment très important pour… — Ça sera fait, assura Duarte. Je n’ai aucun doute sur le fait que votre labo fonctionne déjà exactement comme il le faut, mais je ferai en sorte que mon médecin personnel vous transfère toutes ses observations quotidiennes. — Merci, Haut consul, dit Paolo. Je vais aussi vous faire une prise de sang et demander à mes hommes de faire des analyses. Juste pour être sûr. — Aucun problème. Mais quand nous sommes entre nous, s’il vous plaît, évitez de m’appeler “Haut consul”. Winston, ça ira très bien, fit Duarte d’une voix devenue pâteuse, indiquant à Paolo que les sédatifs faisaient effet. Je veux que nous travaillions tous ensemble. — C’est le cas. Mais le corps a besoin d’un cerveau. D’un commandant, quoi. Paolo laissa vide la poche de l’intraveineuse, utilisa le tuyau pour y recueillir un petit échantillon du sang de Duarte, le rangea dans sa mallette métallique et entreprit de faire un examen complet du Haut consul. Avec le traitement, une poignée de nouveaux organes avaient commencé à se former à l’intérieur de son corps, un projet élaboré par les meilleurs physiologistes expérimentaux de Laconia et mis en application en suivant les leçons tirées du développement sans fin de la protomolécule. Mais bien des choses pouvaient encore mal se passer, et par conséquent, surveiller les évolutions qui s’opéraient chez Duarte restait l’aspect le plus important du travail de Paolo. Malgré la cordialité du Haut consul et l’authentique amitié qu’il lui témoignait, si un malheur arrivait au souverain de Laconia, il serait exécuté dans la foulée. Lier la survie de Paolo à la sienne était le moyen dont usait Duarte pour s’assurer que le scientifique fournissait tous les efforts possibles à son égard. Ils le comprenaient tous les deux, et aucun sentiment mauvais ne venait polluer leur relation. La mort de Paolo ne serait pas vraiment une punition, juste une incitation à ne pas laisser mourir son patient. En termes de relation, c’était probablement la plus honnête que Paolo avait jamais eue. — Ça va être un très long processus, Winston. Il y a peut-être d’infimes anomalies qu’on ne pourra repérer que dans plusieurs années, ou plusieurs décennies. — Voire plusieurs siècles, dit Duarte en hochant la tête. Je sais bien que ça n’est pas parfait. Mais nous devons faire ce qu’il faut. Et non, mon vieil ami, désolé. Je n’ai pas changé d’avis. Paolo se demanda si la capacité à lire dans l’esprit des autres était un nouvel effet secondaire imprévu du traitement. Si c’était le cas, eh bien… ce serait intéressant. — Je n’étais pas en train de suggérer que… — Que vous devriez aussi expérimenter le traitement ? anticipa Duarte. Bien sûr que si, c’est ce que vous faisiez. Et vous devriez continuer. Donnez-moi vos meilleurs arguments. Il y a peu de chances que vous me fassiez changer d’avis mais si vous y arriviez, j’en serais très content. Paolo fixa ses mains des yeux pour éviter le regard de Duarte. Pour lui, la défiance aurait été la solution la plus facile. La mélancolie dans la voix du Haut consul le perturbait, d’une manière qu’il avait du mal à comprendre. — L’ironie, poursuivit Duarte, c’est que j’ai toujours rejeté la théorie du grand homme. Vous savez, l’idée que l’Histoire de l’humanité s’est formée par les agissements de figures individuelles et non par ceux de forces sociales plus importantes. Il y a un certain romantisme, là-dedans, mais… s’interrompit-il en agitant vaguement la main, comme pour dissiper un brouillard. Les tendances démographiques. Les cycles économiques. Le progrès technologique. Tout ça, ce sont des facteurs bien plus influents que n’importe quel individu. Et pourtant, aujourd’hui, regardez où j’en suis. Je vous embarquerais avec moi, si je pouvais. Mais ce n’est pas moi qui décide. C’est l’Histoire. — Eh bien l’Histoire devrait se remettre en question, rétorqua Paolo. Duarte poussa un petit rire. — La différence entre zéro et un, c’est un miracle. Mais il n’y aura jamais plus miraculeux que ça. On peut monter jusqu’à deux, trois ou cent, ça ne sera qu’une autre forme d’oligarchie. Un moteur éternel d’inégalité qui déclenchera les guerres auxquelles nous essayons de mettre fin. Paolo lâcha un petit bruit qui aurait pu passer pour une approbation. — Les meilleurs gouvernements de l’Histoire ont été dirigés par des rois et des empereurs, continua Duarte. Les pires aussi. Un roi philosophe peut accomplir de grandes choses que ses petits-enfants détruiront. Le Haut consul poussa un grognement quand Paolo retira l’embout du tuyau de son bras. Il n’eut pas besoin d’appliquer un bandage sur la plaie, qui se referma avant qu’une seule goutte de sang n’ait pu s’en échapper. Sans même qu’une croûte se soit formée. — Si on veut mettre en place un ordre social pérenne et stable, conclut Duarte, il n’y a qu’une seule personne qui doit être immortelle. 1 DRUMMER Le cercle résidentiel de la station de transit sur Lagrange-5 était d’un diamètre trois fois supérieur à celui dans lequel Drummer avait vécu sur Tycho. STL-5 abritait autant de bureaux qu’une petite ville, tous dotés des mêmes murs en marbre de synthèse et du même doux éclairage à spectre complet qu’on trouvait dans le sien, mais aussi des mêmes couchettes anti-crash et des mêmes douches que celles de ces quartiers. Une odeur de composés terpéniques flottait dans l’air en permanence, comme si la station était le plus grand chrysanthème de l’univers. Le dôme, en son centre, disposait d’emplacements pour des centaines de vaisseaux, ainsi que d’entrepôts semblant si vastes et si nombreux que les remplir laisserait la Terre aussi vide qu’un tube compressé. Pour le moment, tous ces emplacements et entrepôts se trouvaient au calme, mais dès le lendemain, la situation changerait. STL-5 s’apprêtait à s’ouvrir aux marchés, et même aussi fatiguée que l’était Drummer, même aussi agacée d’avoir à traverser la moitié du système solaire pour ce qui, finalement, restait une banale cérémonie d’inauguration, elle ressentait tout de même une forme d’enthousiasme. Après trois décennies de travail acharné, la Terre nourricière était enfin rouverte aux affaires. La planète luisait sur son écran mural, volutes de hauts nuages blancs ponctuées de la couleur verdâtre de l’océan que l’on apercevait en dessous. Le terminateur avançait furtivement, tirant une couverture d’obscurité et de lumières urbaines derrière lui. Les vaisseaux de la Coalition Terre-Mars, eux, flottaient autour, simples points sombres nageant dans les hautes mers de l’air. Drummer n’était jamais descendue dans le puits de gravité, et désormais, d’après les termes du traité qu’elle avait signé au nom de l’Union, elle savait que cela n’arriverait jamais. Aucun problème. Ses genoux lui posaient déjà suffisamment de soucis comme cela. En tant qu’objet d’art, cependant, Terra avait peu de concurrence. L’humanité avait fait de son mieux pour bousiller ce bel œuf à rotation lente : surpopulation, surexploitation, perturbation atmosphérique et océanique, puis trois impacts de météores lancés par une flotte militaire, dont n’importe lequel aurait pu à lui seul faire disparaître ces putains de dinosaures. Et pourtant, elle était toujours là, debout comme un soldat. Balafrée, brisée, réinventée, reconstruite, et renaissante. Le temps était censé guérir toutes les blessures. Pour Drummer, cette formule était simplement une manière élégante de dire que si elle patientait assez longtemps, toutes les choses qui lui semblaient importantes finiraient par ne plus compter. Ou du moins, plus autant qu’elles ne comptaient auparavant. Le temps, ainsi que l’expertise d’un projet de terraformage qui vacillait après sa perte de légitimité, l’administration sans merci du secteur politique terrien et un immense marché d’environ mille trois cents mondes, tous ayant besoin de substrats biologiques pour faire pousser de quoi manger, avaient remis une Terre lente et titubante sur les bons rails. Son système sonna, un léger bruit sec et poli, comme si on cassait en deux une tige de bambou. La voix de son secrétaire particulier lui parvint alors comme une gorgée de whiskey : — Madame la Présidente ? — Une minute, Vaughn, répondit Drummer. — Bien, madame. Mais le Secrétaire général Li voudrait s’entretenir avec vous avant la cérémonie. — La Coalition Terre-Mars peut attendre la fin des cocktails. Je ne vais pas inaugurer cette station en me précipitant chaque fois que la CTM s’éclaircit la gorge. J’ai déjà eu de mauvaises expériences. — Bien reçu. Je m’en occupe. Le système émit de nouveau son léger bruit de bambou, lui signifiant qu’elle venait de retrouver son intimité. Elle recula dans son fauteuil et tourna les yeux vers les images fixées au mur derrière son bureau, celles de tous les présidents de l’Union des Transports qui l’avaient précédée : Michio Pa, puis Tjon, Walker, Sanjrani, et enfin son propre visage austère et émacié qui l’observait en bout de lignée. Elle détestait ce portrait. On aurait dit qu’elle venait tout juste d’avaler quelque chose d’acide. Mais c’était toujours préférable à la première version, qui paraissait tout droit sortie d’un forum pour célibataires. Sur celle-là, au moins, elle avait l’air digne. Pour la plupart des membres de l’Union des Transports, cette image était tout ce qu’ils verraient jamais d’elle. Mille trois cents mondes, et dans la décennie à venir, la majorité d’entre eux, voire tous, posséderaient leurs propres versions de STL-5. Des stations de transit marquant la frontière de la bulle de vide où la sphère de contrôle de la planète prenait fin et où celle de l’Union commençait. Tout ce que les colonies avaient besoin de récupérer dans le berceau de l’humanité ou de s’échanger remontait des puits de gravité. C’était le travail des Intérieurs. La Ceinture, quant à elle, s’occupait de déplacer les marchandises d’un système à l’autre. Intérieurs. Ceinturiens. Des termes de l’ancien temps. Ils persistaient car le langage s’accrochait aux choses, même lorsque la réalité tout autour d’eux se trouvait modifiée. Autrefois, la Coalition Terre-Mars avait été le centre de l’humanité, la plus intérieure des Intérieurs. Maintenant, elle était un composant majeur de la roue dont le moyeu était la station Médina. Près de là où l’étrange base alien flottait au milieu du non-espace qui reliait les anneaux. Là où étaient ses quartiers civils quand elle n’était pas en visite dans une cité spatiale. Là où se trouvait Saba, quand il n’était pas avec elle ou à bord de son vaisseau. La station Médina était son foyer. Seulement, même pour elle, le disque bleu-noir de la Terre qu’elle pouvait voir sur son écran l’était aussi. Peut-être ne serait-ce pas toujours le cas. Certains enfants, désormais assez grands pour voter, n’avaient jamais vécu sous un seul soleil et elle ignorait ce que la Terre, Mars ou Sol représenteraient pour eux. Cette mélancolie atavique nichée sous son sternum disparaîtrait possiblement avec sa génération. Ou bien, elle était peut-être simplement fatiguée, grincheuse, et avait besoin d’une sieste. Le bambou se brisa de nouveau. — Madame ? — Oui, j’arrive. — Bien, madame. Mais nous avons reçu un message prioritaire des autorités spatiales de Médina. Drummer se pencha en avant, les mains à plat contre la fraîcheur du bureau. Merde. Merde merde merde. — Nous en avons perdu un autre ? — Non, madame. Aucun vaisseau n’a disparu. Elle sentit l’effroi relâcher un peu son emprise. Pas totalement, toutefois. — Alors quoi ? — On nous signale une traversée non programmée, répondit Vaughn. Ce n’est qu’un transport de marchandises, mais son transpondeur est éteint. — Sérieusement ? réagit Drummer. Il croyait vraiment que nous n’allions pas le repérer ? — Je n’en ai aucune idée. Drummer afficha le registre administratif de Médina. D’où elle se trouvait, elle avait accès à tout ce qui concernait son royaume : rapports des autorités du trafic spatial, données environnementales, de la consommation d’énergie et des systèmes de senseurs pour toutes les fréquences du spectre électromagnétique. Mais avec le décalage temporel, ces informations dataient de quatre heures et les ordres qu’elle donnait parviendraient à Médina huit heures ou huit heures trente après la requête initiale. La vaste intelligence extrahumaine qui avait conçu les anneaux et laissé derrière elle les immenses ruines dans les systèmes au-delà avait trouvé le moyen de manipuler les distances, mais la vitesse de la lumière était ce qu’elle était, et il semblait qu’elle le serait toujours. Elle passa en revue les fichiers du registre, trouva l’emplacement qu’elle cherchait puis lut l’enregistrement : Ici Médina. Confirmez votre identité, exigèrent les autorités du trafic spatial avec leur calme habituel. À travers les interférences coutumières des portes, une voix répondit : Médina, ici le vaisseau de transport Savage Landing, de Castila. Transmettons nos données immédiatement. Une nouvelle fenêtre s’ouvrit et révéla les données d’un appareil de transport léger. De conception martienne. Ancien, mais pas complètement dépassé. Les autorités spatiales reprirent la parole quelques secondes plus tard : Visé good, Savage Landing. Vous avez permission de traverser. Le code de contrôle est… Merde ! Savage Landing, abandonnez l’opération ! Ne traversez pas ! Un pic se forma soudainement sur la courbe de sûreté et le voyant d’alerte se mit à clignoter en rouge. Une nouvelle signature thermique apparut sur l’écran de contrôle de Médina, les rejets de tuyères du vaisseau balayant l’obscurité sans étoiles de la Zone lente. Même si tout était déjà terminé depuis des heures, Drummer sentit son pouls s’accélérer. Les autorités spatiales hurlaient pour sommer le nouvel appareil de s’identifier et les voyants indiquaient que les canons électromagnétiques se tenaient prêts. S’ils avaient ouvert le feu, à l’heure où elle écoutait cet enregistrement, tout l’équipage du vaisseau non autorisé avait déjà perdu la vie. La courbe de sûreté déclina, les perturbations engendrées par le surplus de masse et d’énergie qui traversait l’anneau diminuant pour repasser en dessous du seuil de tolérance. L’appareil intrus effectua une rotation à pleine vitesse et s’enfuit à travers une autre porte, causant l’apparition d’un nouveau pic sur la courbe. Les autorités spatiales jurèrent en plusieurs langues tandis qu’elles contactaient trois nouveaux vaisseaux en approche pour leur demander de patienter. Le Savage Landing demeurait silencieux, mais les données de ses systèmes signalaient qu’il s’éloignait à une allure vertigineuse. Puis, à l’approche de la porte de Castila, il finit par ralentir. Drummer se laissa retomber dans son fauteuil pour reprendre ses esprits ; ils avaient frôlé la catastrophe. Ce connard d’inconscient avait surgi de la porte de Freehold pour disparaître à travers celle d’Auberon. Comme par hasard. Le taux de radiations en provenance d’Auberon montrait que le vaisseau avait traversé sain et sauf. Il s’en était fallu de peu, mais l’anneau ne l’avait pas avalé. Si le Savage Landing avait transité comme prévu, l’un ou les deux se seraient peut-être volatilisés pour se retrouver avec les autres appareils dont la traversée avait échoué. À court terme, cet incident signifiait le report du transit du Savage Landing. Il y aurait de nombreux retards, et des dizaines d’appareils devraient possiblement modifier leur allure pour s’adapter à un nouveau programme de traversée. Aucune menace, mais tout de même une jolie prise de tête. Et un mauvais précédent. — Est-ce que je dois répondre, madame, ou bien vous préférez vous en charger personnellement ? demanda Vaughn. Excellente question. Une politique était comme un cliquet. Si elle appuyait sur la détente et donnait l’ordre de réduire en poussière de métal et de regrets le prochain vaisseau qui traversait sans autorisation, elle ne pourrait plus faire marche arrière. Quelqu’un de bien supérieur à elle dans ce domaine lui avait appris à être particulièrement vigilante et à ne faire quelque chose que si elle était prête à le refaire ensuite dans tous les cas similaires. Mais bon sang, c’était tentant. — Dites à Médina de bien conserver les fichiers de données du transit et mettez l’intégralité des coûts sur l’ardoise de Freehold et d’Auberon, avec des pénalités pour les retards occasionnés. — Bien, madame, dit Vaughn. Autre chose ? Oui, songea Drummer, mais je ne sais pas encore quoi. On avait conçu la salle de conférences pour cet instant. Le plafond voûté semblait aussi majestueux que celui d’une cathédrale. Li, le Secrétaire général terrien, se tenait devant son pupitre, tournant son visage grave mais satisfait vers les caméras de dizaines de chaînes d’information différentes triées sur le volet. Drummer tentait de l’imiter. — Présidente Drummer ! appela l’un des reporters en levant la main pour attirer son attention, comme on le faisait certainement dans les forums de Rome. Son pupitre lui précisa que l’homme s’appelait Carlisle Hayyam et qu’il travaillait pour la branche de Munhwa Ilbo qui opérait sur Cérès. Une dizaine d’autres journalistes avaient également commencé à l’interpeller. — Hayyam ? fit-elle en souriant, et les autres se turent. En vérité, ces moments-là ne lui étaient pas désagréables. Ils faisaient ressurgir en elle l’ambition oubliée de monter sur scène, l’un des seuls lieux où elle avait le sentiment de vraiment contrôler la situation. Pour elle, la majeure partie de son travail revenait à tenter de regonfler un ballon percé. — Que répondez-vous aux inquiétudes de Martin Karczek concernant la station de transfert ? — Je n’ai pas encore eu l’occasion de l’écouter. J’ai beaucoup de travail, la journée. Un rire parcourut la salle, et Drummer y perçut la joie. Oui, ils étaient sur le point d’inaugurer la toute première station de transfert. Oui, la Terre allait se relever après des années de crise environnementale pour reprendre son commerce actif avec les colonies. Les gens n’attendaient plus qu’une querelle acerbe entre deux politiciens. Parfait. Tant qu’ils se focaliseraient sur les petites choses, elle pourrait travailler sur celles qui avaient de l’importance. Le Secrétaire général Li, un homme à la moustache fournie et aux mains calleuses d’ouvrier, s’éclaircit la gorge : — Si je peux me permettre, dit-il. Il y aura toujours des gens pour se méfier du changement. Et c’est une bonne chose. Le changement doit être surveillé, modéré et interrogé. Mais ce conservatisme ne doit ni freiner le progrès ni étouffer l’espoir. La Terre est le premier et le seul véritable foyer de l’humanité. Le sol duquel nous sommes tous issus, peu importe le système que nous habitons. La Terre sera toujours, toujours, un élément central du grand projet de l’humanité à travers l’univers. Une affirmation très optimiste. La Terre célébrait un tournant de son histoire et ce n’était pourtant que la troisième des priorités, peut-être, dans l’agenda de Drummer. Mais comment dire à une planète entière que l’Histoire vient de la marginaliser ? Mieux valait hocher la tête en souriant et profiter de l’instant ainsi que du champagne, car une fois que ce serait terminé, il faudrait se remettre au travail. On posa les questions attendues : la renégociation des accords tarifaires serait-elle supervisée par Drummer ou par Sanjrani, le président précédent ? L’Union des Transports resterait-elle neutre au sujet des élections contestées sur Nova Catalunya ? Les discussions sur le statut de Ganymède auraient-elles lieu sur Luna ou à bord de la station Médina ? Il y eut même une question concernant les systèmes morts – Charon, Adro et Naraka – où les portes donnaient sur des choses bien plus étranges que des systèmes dotés de planètes habitables. Li refusa d’y répondre, ce qui était préférable ; rien qu’à l’évocation de ces systèmes, Drummer avait la chair de poule. Après les questions des journalistes, Drummer enchaîna par une dizaine de séances photo avec le Secrétaire général, des hauts responsables de la Coalition Terre-Mars et des célébrités venues des différentes planètes : une femme à la peau sombre vêtue d’un sari bleu vif, un homme au teint pâle en costume formel ainsi que deux autres portant la même veste de soirée couleur d’or, dont la ressemblance frappante prêtait à sourire. Une partie d’elle-même appréciait également ces instants-là. Sur un plan vaguement spirituel, le plaisir qu’elle prenait à entendre des Terriens la solliciter pour obtenir des souvenirs d’eux-mêmes lui donnait le sentiment de révéler une nature sournoise. Elle avait grandi au sein d’un univers où les gens comme elle étaient dispensables, et avait vécu suffisamment longtemps pour voir la roue de la fortune l’élever plus haut que les cieux. Tout le monde voulait compter la Ceinture parmi ses amis, maintenant que ce mot signifiait davantage qu’un simple nuage de débris minéraux coincé entre Mars et Jupiter. Pour les enfants nés récemment, la Ceinture était ce qui reliait tous les foyers de l’humanité. Glissement sémantique et changement politique. Si ce qui en découlait de pire était une simple joie maligne, elle s’y ferait. Vaughn patientait dans une antichambre exiguë. Son visage était un réseau d’escarpements qui n’avait rien à envier à une chaîne de montagnes, mais il parvenait tout de même à s’arranger. La coupe de sa veste de costume évoquait les anciennes combinaisons spatiales, les symboles de leur ancienne oppression réinventés par la haute couture. Le temps guérissait toutes les blessures, mais il n’effaçait pas les cicatrices. Il se contentait de les décorer. — Il vous reste une heure avant la réception, madame, renseigna Vaughn pendant que Drummer s’installait dans son siège pour se masser les pieds. — Compris. — Vous désirez quelque chose ? — Oui, une communication cryptée par faisceau de ciblage et mon intimité. — Bien, madame, répondit-il, aucunement déstabilisé. Quand la porte se referma derrière lui, Drummer se tourna vers la caméra du système et reprit une allure présentable. Le plan qui s’était formé au fond de son esprit durant les cérémonies était fin prêt. Maintenant qu’elle avait rassemblé toutes les pièces manquantes, elle allait pouvoir le mettre à exécution. Et le plus tôt serait le mieux. Une punition s’avérait plus efficace lorsqu’il s’écoulait peu de temps entre la faute et ses conséquences. Du moins, c’est ce qu’on lui avait appris. Mais laisser le temps au fautif de savourer ses regrets avait aussi de réels avantages. Les meilleurs cas étaient ceux où elle pouvait appliquer les deux mesures. Elle débuta l’enregistrement : — Capitaine Holden. Je vous adresse un lien vers les données d’un transit non autorisé survenu aujourd’hui depuis la porte de Freehold jusqu’à celle d’Auberon. Je vous autorise aussi l’accès aux analyses de sécurité relatives au système Freehold. Il n’y a pas grand-chose, là-bas : une seule planète habitable légèrement plus petite que Mars et une autre qu’on peut exploiter tant qu’on n’est pas trop sensible au taux de nitrogène et de cyanure dans l’air. Le gouverneur de Freehold s’appelle… Elle consulta les dossiers puis toussa de rire autant que de mépris. — Payne Houston, poursuivit-elle. J’imagine que c’est un nom d’emprunt, et pas celui que sa maman lui a donné. Bref, je vous envoie là-bas sous mandat exécutif pour que vous puissiez décoller tout de suite. Je vais demander à Emily Santos-Baca et à la commission de sécurité de s’occuper des politesses avant que vous arriviez, donc nous n’aurons pas de problème à ce niveau-là. “Votre mission officielle est de faire passer le message que les violations répétées des directives de l’Union de la part du système Freehold ont déclenché une action punitive, et que j’interdis tout trafic en provenance ou à destination de ce système pendant trois ans. Quand il vous demandera si nous parlons d’années terriennes, vous pourrez lui répondre que oui. Il vous posera forcément la question, c’est ce que font les crétins dans son genre. “Votre mission officieuse, en revanche, est de ne pas vous précipiter. Je veux que Freehold et tous les systèmes similaires voient un vaisseau de combat se rapprocher d’eux pendant plusieurs semaines sans savoir ce qui se passera quand il arrivera. Je vais demander à mon personnel de rédiger le contrat selon les termes habituels. Si vous ne vous sentez pas à la hauteur, faites-le-moi savoir dès que possible. Dans le cas inverse, je vous envoie faire le plein de carburant pour traverser dans les quinze prochaines heures. Elle visionna son enregistrement puis, satisfaite, l’expédia avec une copie à l’intention d’Ahmed McCahill, le président de la commission de sécurité. Elle envoya ensuite une requête exécutive afin de faire passer le Rossinante en tête de la liste de ravitaillement et des autorisations de transit. Après cela, Vaughn vint toquer discrètement à sa porte. À raison, il interpréta le grognement de Drummer comme une permission d’entrer. — Le Secrétaire général Li demande si vous êtes indisposée, madame, rapporta-t-il. Il commence à s’inquiéter. Elle vérifia l’heure. Son moment de répit avait pris fin déjà vingt minutes plus tôt. — Dites-lui que j’arrive. Et je n’aurais pas une tenue de rechange, par hasard ? — Dans le placard, madame, répondit Vaughn en sortant de nouveau de la pièce, furtif comme un fantôme. Drummer se changea rapidement, laissant de côté sa veste et son pantalon de costume pour un chemisier en soie de bambou et une jupe qui s’ajustait automatiquement, dans laquelle on avait cousu un réseau neuronal aussi intelligent qu’un insecte simplement pour empêcher les plis. Elle se contempla sur l’image réfléchie de sa caméra avec une certaine satisfaction. Elle regrettait seulement que Saba ne soit pas là pour l’accompagner. Mais à y réfléchir, il aurait certainement lancé trop de plaisanteries typiques du consort de la reine. Elle éteignit la caméra pour revenir à l’écran par défaut qui dévoilait la Terre. L’obscurité avait maintenant recouvert plus de la moitié de la planète pour laisser voir un simple croissant bleu et blanc. Les Ceinturiens avaient tenté d’anéantir la Terre, mais elle tournait toujours. Ils avaient essayé de réduire en cendres la Flotte des planètes intérieures, mais les vaisseaux de la Coalition Terre-Mars étaient bel et bien là, réassemblés, opérationnels. De la même manière, la Terre avait tenté d’écraser la Ceinture sous sa botte durant des générations, et pourtant, cela n’avait pas empêché Drummer d’arriver jusque-là. Le temps avait fait d’eux des alliés dans la grande expansion de l’humanité vers les étoiles. Du moins, jusqu’à ce qu’un nouveau changement ne survienne. 2 BOBBIE Le transit depuis la Zone lente était maintenant derrière eux et il leur faudrait encore plusieurs semaines avant d’atteindre Freehold, mais un atterrissage atmosphérique à bord d’un vieil appareil comme le Rossinante n’était plus une manœuvre aussi insignifiante que par le passé. L’âge se manifestait de manière inattendue, et certaines choses qui fonctionnaient auparavant échouaient à présent. On s’y préparait du mieux possible. Bobbie plissa les yeux devant l’écran mural de l’ingénierie et observa défiler une longue liste de données, qui se termina par un message du vaisseau assurant qu’il pourrait opérer au moins une descente supplémentaire sans prendre feu. — Tout bon pour les propulseurs de freinage atmosphérique, annonça Bobbie. — Hmmm ? répondit la voix traînante et ensommeillée d’Alex depuis l’écran. — Tu dors, là-haut, ou quoi ? C’est ton relevé de données et c’est moi qui suis en bas à faire tout le boulot, bordel. Tu pourrais au moins faire semblant de t’intéresser. — Ouais, ouais, je suis réveillé, assura le pilote. Je dois juste bosser sur d’autres trucs en même temps. Bobbie percevait le sourire dans les paroles d’Alex. Elle éteignit l’écran de diagnostic. Vérifier la fonctionnalité des propulseurs était la dernière des tâches sur sa liste du jour, et mis à part enfiler une combinaison pour aller vérifier elle-même l’état des tuyères à l’extérieur de l’appareil, elle ne pouvait faire davantage. — Bon, je fais un peu de ménage et puis je remonte, dit-elle. — Mmhm. Bobbie rangea ses outils et utilisa un solvant doux pour essuyer le lubrifiant qu’elle avait renversé. L’odeur était légère, piquante, comme celle d’un ingrédient qu’elle aurait cuisiné à l’époque où elle vivait seule sur Mars. L’appréhension la poussait à préparer continuellement sa mission, même si elle était déjà prête. Dans le temps, c’était le moment où elle aurait entrepris de nettoyer et de passer en revue sa tenue de combat, encore et encore, jusqu’à ce que cela devienne une forme de méditation. Mais désormais, elle se contentait de parcourir le vaisseau. Au cours de sa vie, le Rossinante était l’endroit où elle avait passé le plus de temps. Plus que dans sa maison d’enfance. Plus que dans ses quartiers de marine. Le pont de l’ingénierie était le territoire d’Amos, et le mécanicien l’entretenait avec soin. Chaque outil était à sa place et chaque surface immaculée. À l’exception de celles de l’huile et du solvant, la seule odeur qui flottait dans le compartiment était celle de l’ozone, qui indiquait la présence d’un puissant courant électrique circulant à proximité. Le sol vibrait en rythme avec le réacteur à fusion situé sur le pont inférieur, le cœur palpitant du vaisseau. Sur une cloison, Amos avait peint une pancarte sur laquelle on lisait : IL PREND SOIN DE VOUS ALORS PRENEZ SOIN DE LUI Bobbie tapota les mots en passant et emprunta l’ascenseur-échelle qui traversait l’appareil en son centre. Le Rossi décélérait à l’allure indolente de 0,2 g, et fut un temps où utiliser l’ascenseur au lieu de grimper à l’échelle lui aurait donné le sentiment d’admettre sa défaite, même à une vitesse dix fois supérieure. Mais depuis deux années, les articulations de Bobbie lui causaient des soucis et se prouver qu’elle était encore capable de faire l’ascension toute seule n’avait plus autant d’importance. Il lui semblait qu’on devenait réellement vieux lorsqu’on ne sentait plus la nécessité de se persuader qu’on ne l’était pas. Les écoutilles qui séparaient chaque pont s’ouvrirent à l’approche de l’ascenseur et se refermèrent après son passage. Le Rossinante était peut-être obsolète depuis une décennie ou deux, mais Clarissa ne tolérait ni grincement ni joint collant à bord de son vaisseau. Une fois par semaine, au moins, elle effectuait une vérification complète de tous les systèmes environnementaux et de toutes les écoutilles pressurisées. Quand Bobbie avait mentionné cela auprès d’Holden, le capitaine lui avait répondu : “C’est parce qu’elle a bousillé une fois le vaisseau et qu’elle essaie encore de le réparer.” Dans un vrombissement, l’ascenseur s’immobilisa et Bobbie s’avança sur le pont des ops. L’écoutille qui donnait sur le cockpit était ouverte. La tête brune et presque entièrement chauve d’Alex dépassait du dossier de son siège. La plupart du temps, l’équipage restait travailler au poste des ops et l’air semblait subtilement différent. Avec toutes ces longues heures passées dans des sièges anti-crash, l’odeur de sueur ne disparaissait jamais totalement, même quand les recycleurs d’air fonctionnaient à plein régime. De plus, comme dans toutes les pièces où James Holden passait un certain temps, les effluves de café demeuraient tenaces. Bobbie passa son doigt le long de la cloison et sentit le revêtement anti-usure se craqueler sous la pression. La couleur gris foncé avait perdu de son intensité et il était de plus en plus difficile de distinguer les endroits où le revêtement était différent car on l’avait remplacé après un dommage de ceux où il changeait simplement de couleur en vieillissant. Il leur faudrait bientôt le remplacer. Elle s’était faite à la couleur, mais les craquements signifiaient qu’il perdait de son élasticité et devenait trop friable pour tenir efficacement son rôle. Ses deux épaules la faisaient souffrir et reconnaître celle qui s’était violemment disloquée lors d’un combat d’entraînement des années plus tôt de celle qui vacillait parce qu’elle avait martyrisé son corps durant des décennies devenait de plus en plus compliqué. La vie lui avait infligé bon nombre de cicatrices et elle peinait maintenant à les différencier des habituels dégâts de l’épuisement. À l’instar des taches décolorées sur les cloisons du Rossinante, tout s’harmonisait par la perte d’éclat. Elle grimpa la courte échelle et passa l’écoutille jusque dans le cockpit, tentant de savourer la douleur dans ses épaules de la même façon qu’elle appréciait autrefois la sensation de brûlure après une séance de musculation intense. Comme le disait son ancien sergent-instructeur, la douleur est l’ami du guerrier ; elle lui rappelle qu’il est toujours en vie. — ’Lut, lança Alex tandis qu’elle s’installait au poste de tir derrière lui. Alors, comment elle va ? — Elle est vieille, mais elle arrive encore à se déplacer. — Je parlais de la corvette. Bobbie se mit à rire et afficha l’écran tactique. Au loin se profilait la planète Freehold. Et sa mission. — Mon frère s’est toujours plaint que je passais trop de temps à chercher des métaphores, dit-elle. — Avec une vieille combattante martienne qui vit à bord d’un vieux combattant martien, pas besoin de chercher très loin, rétorqua Alex, un sourire dans la voix. — Elle est encore assez jeune pour te botter le cul, tu sais. Sur leur écran tactique, Bobbie zooma sur Freehold, simple bille mouchetée de continents bruns, d’océans verdâtres et de quelques spirales de nuages blancs. — Combien de temps ? demanda-t-elle. — Nous y serons dans une semaine. — Tu as parlé à Giclette, récemment ? Et mon futur amoureux, comment il va ? — C’est Giselle. Elle va bien, oui, et d’après elle, Kit va encore mieux. Il s’est spécialisé en ingénierie planétaire à Mariner Tech. — C’est le métier qu’on demande le plus sur le marché, en ce moment, approuva Bobbie. Alex l’avait désignée comme garçon d’honneur pour son mariage avec Giselle, et l’ex-marine avait même patienté à l’hôpital de Cérès quand Kit était né treize mois plus tard. À présent, Kit allait à l’université et Alex avait déjà divorcé depuis plus de dix ans. C’était son meilleur ami, mais en tant que mari, une véritable plaie. Après son second échec dans ce rôle, Bobbie lui avait déclaré que s’il cherchait à blesser quelqu’un, elle pouvait l’aider à se casser un bras et tout le monde gagnerait du temps. Cependant, malgré toutes ces scènes inutiles, la courte parodie de mariage entre Alex et Giselle avait amené à la naissance de Kit, contribuant ainsi à rendre l’univers meilleur. Le garçon possédait tout le charme laconique d’Alex et le regard majestueux de sa mère. Chaque fois qu’il l’appelait “Tata Bobbie”, elle avait envie de le serrer dans ses bras jusqu’à lui briser les côtes. — Quand tu lui répondras, dis à Giclette que je l’emmerde, le pria-t-elle. L’échec de leur mariage n’était pas entièrement de la faute de Giselle, mais après leur divorce, Bobbie s’était rangée dans le camp d’Alex. Par conséquent, blâmer son ex pour tout ce qui s’était passé faisait simplement partie de la charte de la meilleure amie. Alex s’y opposait, mais elle savait qu’il appréciait également d’entendre quelqu’un dire à haute voix les choses que lui ne pouvait exprimer. — Pas de problème, j’enverrai tous tes vœux d’amour à Giselle. — Dis aussi à Kit que Tata Bobbie lui passe le bonjour, et que je veux d’autres photos de lui. Celles que j’ai datent au moins d’un an. Je veux voir comment mon petit homme évolue. — C’est un peu glauque de flirter avec un gamin que tu as connu toute sa vie, tu es au courant ? — Mon amour est pur, répondit Bobbie, qui remplaça l’affichage tactique par les détails de la mission. Moins de trois cents personnes habitaient sur Freehold, toutes nées sur Terre. Elles se considéraient comme une Assemblée de citoyens souverains, même si Bobbie n’avait aucune idée de ce que cela signifiait. Mais le manifeste du vaisseau colon répertoriait beaucoup d’armes à feu et de munitions. Et avec toutes les semaines que le Rossi avait passées à s’approcher du soleil de Freehold, les colons avaient eu tout le temps nécessaire afin de se préparer. — Le capitaine va avoir besoin d’un coup de main sur le terrain, observa Alex, qui consultait les données en même temps qu’elle. — Ouais. Il va falloir que j’en parle à Amos. C’est le prochain truc sur ma liste. — Tu emmènes Betsy avec toi ? — Non, soldat. Pour ça, je pense que je n’aurai pas besoin d’elle. Betsy était le surnom qu’Alex donnait à la tenue de reconnaissance des marines martiens que Bobbie conservait dans la soute du vaisseau. Elle ne l’avait pas enfilée depuis plusieurs années mais s’assurait tout de même qu’elle était opérationnelle et chargée de manière permanente. Savoir qu’elle l’avait à proximité – juste au cas où – la rassurait. — Bien reçu, fit le pilote. — Où est-ce qu’il est, d’ailleurs, Amos ? Il existait une différence subtile entre l’Alex qui se sentait à l’aise et celui qui tentait de faire croire qu’il l’était. — D’après le Rossi, à l’infirmerie, répondit-il. Clarissa, songea Bobbie. Eh merde. L’infirmerie du Rossinante sentait l’antiseptique et le vomi. La première odeur venait d’un petit robot nettoyeur qui parcourait le sol de la pièce en vrombissant et laissait une traînée luisante dans son sillage. La seconde, celle de l’acide biliaire, était due à la présence de Clarissa Mao. — Bobbie, fit-elle en souriant. Claire était allongée sur l’une des couchettes de l’infirmerie, un brassard médical électronique autour du biceps. L’appareil bourdonnait, vibrait et émettait un léger clic de temps à autre, ce qui amenait alors le visage de Claire à se crisper. Des injections, peut-être, ou quelque chose de pire encore. — Hello, Babs, lança Amos. L’imposant mécanicien était assis au chevet de Claire et lisait sur son terminal. Il ne leva même pas les yeux quand Bobbie entra dans la pièce, se contentant de lever une main en guise de salut. — Comment ça va, aujourd’hui ? demanda Bobbie en grimaçant intérieurement. — Je serai debout d’ici quelques minutes, répondit Claire. J’ai oublié un truc pendant les vérifications de préatterrissage ? — Non, non, la rassura Bobbie en secouant la tête, de peur que Claire n’arrache les tuyaux de son bras et ne bondisse de son lit après une réponse affirmative. Aucun problème à ce niveau-là. Il faut juste que je parle une minute à l’autre abruti. — J’arrive, réagit Amos, qui finit par lever les yeux vers elle. Ça t’embête pas, Peaches ? — Du tout, dit Claire avec un geste qui englobait la totalité de l’infirmerie. Si tu me cherches, tu sais où me trouver. Ici, chez moi. — Ça marche, fit Amos en se levant. Bobbie sortit de la pièce et se retrouva bientôt dans la coursive en compagnie du mécanicien. Une fois l’écoutille de l’infirmerie refermée, entouré par ces murs de gris décoloré, il sembla souffler un petit peu. Il cala son dos contre la cloison et soupira. — C’est dur à voir, tu sais, déclara-t-il. — Comment elle va ? — Elle a ses bons et ses mauvais jours, comme tout le monde. Les glandes qu’elle s’est fait implanter continuent à libérer leur saloperie dans son sang et faut le filtrer en permanence. Mais si on les enlevait, pour elle, ça serait encore pire, donc bon… Amos haussa de nouveau les épaules. Il semblait fatigué. Bobbie n’avait jamais réussi à déterminer quel type de relation entretenaient véritablement le mécanicien du Rossi et sa minuscule équipière. Ils ne couchaient pas ensemble, et visiblement, cela n’était jamais arrivé du tout. Leurs discussions étaient même plutôt rares. Malgré tout, depuis que la santé de Claire avait commencé à se détériorer, Amos passait une grande partie de son temps avec elle à l’infirmerie. Bobbie se demandait s’il ferait la même chose pour elle. Si qui que ce soit, d’ailleurs, le ferait. Le grand mécanicien lui-même paraissait avoir légèrement maigri, ces jours-ci. Là où la plupart des hommes de sa corpulence s’empâtaient avec l’âge, Amos, lui, avait pris la direction opposée. Ses quelques graisses avaient disparu. Ses bras et son cou s’étaient asséchés pour ne plus laisser que ses vieux muscles sous la peau, rugueuse comme du cuir de chaussure. — Et sinon, poursuivit-il, quoi de neuf ? — Tu as lu mon rapport sur Freehold ? — Vite fait. — Trois cents personnes qui détestent le pouvoir centralisé mais qui adorent les armes à feu. Et Holden va insister pour les rencontrer sur le terrain, comme d’habitude. Il va lui falloir du renfort. — Ouais, confirma Amos. Je garderai un œil sur lui. — Justement, je me disais que c’était plutôt à mon tour d’y aller, cette fois, dit Bobbie avec un signe de tête en direction de l’infirmerie, évitant d’ajouter : Elle n’a pas l’air en forme. Amos pinça les lèvres et réfléchit à la proposition. — Ouais, d’accord, approuva-t-il. De toute façon, l’atterrissage atmosphérique va sûrement le mettre en pièces, ce putain de vaisseau. Je vais avoir du boulot à bord. Bobbie s’apprêta à partir, mais quelque chose l’en empêcha. Avant même de savoir qu’elle allait le dire, elle demanda : — Ça va durer encore longtemps ? — Tout le reste de sa vie, informa le mécanicien, qui reprit le chemin de l’infirmerie et referma l’écoutille derrière lui. Bobbie trouva Holden et Naomi dans la coquerie, attablés devant leur petit-déjeuner. L’odeur des œufs brouillés accompagnés d’oignons en poudre et de ce qui se voulait des poivrons rivalisait avec celle du café qui infusait. Dès qu’elle pénétra dans la pièce, son ventre se mit à gargouiller. Sans un mot, Holden poussa vers elle une assiette et commença à la remplir d’œufs. — Profitez-en, conseilla-t-il, parce que c’est les derniers vrais œufs que vous mangerez avant de revenir sur Médina. Naomi finit de mâcher ce qu’elle avait dans la bouche puis demanda : — Qu’est-ce qui se passe ? — Vous avez lu mon rapport ? Celui où j’évoque les menaces sur Freehold ? — Vite fait, répondit Holden. — C’est une colonie de première génération, fit Naomi. On l’a fondée il y a huit ans de ça et pour le moment, ça n’est encore qu’un hameau dans une zone tempérée semi-aride. On y a développé une agriculture de base mais la plupart de la nourriture qu’elle produit vient des cultures hydroponiques qu’on lui a fournies. Les habitants élèvent aussi des chèvres et des poulets mais le bétail survit aussi grâce aux cultures hydroponiques, donc on ne peut pas vraiment dire que c’est un modèle de réussite. Il y a du lithium dans la croûte planétaire et pas mal d’uranium piégé dans les glaciers des pôles, ce qui veut dire qu’ils pourront récupérer facilement de l’hélium s’ils ont un jour les infrastructures minières pour exploiter quoi que ce soit. Leur législation prône une autonomie personnelle radicale et son application est assurée par une milice de citoyens constituée de toute la population coloniale. — Sérieusement ? s’étonna Holden. De toute la population ? — Donc de trois cents personnes qui aiment jouer du flingue, compléta Naomi avant de pointer Holden du doigt. Et lui, il va insister pour sortir du vaisseau et aller leur parler en personne. — C’est ce que je me suis dit aussi, fit Bobbie, qui porta rapidement une grande cuillerée d’œufs à sa bouche. Ils furent aussi savoureux que son nez le lui avait promis. — Le face-à-face est obligatoire, affirma Holden. Si ce n’était pas le cas, nous aurions très bien pu leur envoyer un message radio depuis Médina et nous éviter le voyage. — La diplomatie, c’est votre domaine, dit Bobbie. Moi, je m’occupe seulement des questions de tactique. Et quand nous discuterons avec les autorités de Freehold, ce sera pour leur dire que leurs habitants n’ont aucune raison de ne pas commencer à nous canarder en espérant que tout se passe pour le mieux. Holden repoussa son assiette à demi vide et recula sur sa chaise en fronçant les sourcils. — Allez-y, expliquez-moi. — Vous devriez vraiment lire mon rapport. Naomi saisit la tasse du capitaine et se dirigea vers la machine à café. — Je crois que je vois où elle veut en venir, dit-elle. Un café, Bobbie ? — Oui, merci, répondit la Martienne, qui afficha le rapport des menaces sur son terminal. Ces gens-là ont quitté la Terre pour former une colonie où la souveraineté personnelle est primordiale. Ils considèrent que chaque citoyen a le droit absolu de se défendre et de protéger ce qui est à lui, en utilisant des moyens létaux si nécessaire. Et pour ça, ils ont fait en sorte de bien s’armer. — Jusque-là, j’avais suivi, remarqua Holden. — En plus de ça, au stade où ils en sont, il leur faudra encore des années avant d’être autosuffisants, continua Bobbie. S’ils utilisent le matériel hydroponique, c’est parce qu’ils ont des difficultés à développer un sol cultivable pour leurs serres. Un problème de minéraux, apparemment. Tout l’argent qu’ils ont réussi à tirer de leurs contrats d’exploitation préliminaire à terme, ils l’envoient vers Auberon pour obtenir des ravitaillements agricoles en essayant de contourner le système. Ils refusent que l’Union des Transports prenne une commission sur le commerce des produits de première nécessité. C’est ce qui nous a amenés ici. Naomi lui tendit une tasse de café fumante avec une épaisse couche de crème, exactement comme elle l’aimait. Holden, lui, hocha la tête, d’une manière qui ne signifiait probablement rien de bon. Il saisissait ce qu’elle lui racontait. — Combien de temps avant qu’ils puissent faire pousser des cultures sur place ? interrogea Naomi, qui se pencha par-dessus l’épaule de Bobbie afin de lire le rapport à son tour. — Aucune idée, mais ce n’est pas le problème qui… — Le problème, coupa Holden, c’est que nous venons leur annoncer qu’on les condamne à mort. Pas vrai ? Nous allons atterrir et leur dire qu’ils n’ont plus le droit de commercer avec les autres colonies, alors qu’ils savent très bien qu’ils seront à court de nourriture dans quelques mois et qu’ils ne pourront pas faire pousser la leur avant des années. L’Union les met dans une situation désespérée. Et par l’Union, ici, j’entends notre équipage. — Tout juste, approuva Bobbie, satisfaite qu’il comprenne la situation. Ces gens-là considèrent inviolable le droit d’utiliser la force létale pour protéger leur vie. Donc quand nous atterrirons pour leur annoncer qu’on ferme les robinets, ils n’auront plus aucune raison de ne pas essayer de s’emparer du Rossi. — Je ne comprends pas cette sanction, intervint Naomi. Ça me semble quand même sévère. — À mon avis, ça fait un moment que Drummer attend de pouvoir l’établir, celle-là, dit Holden d’un air sombre. C’est la première colonie à réellement tester jusqu’où l’Union est prête à aller pour protéger son monopole sur le trafic spatial dans la Zone lente. Et elle va l’écraser pour faire un exemple si impitoyable que personne n’osera plus essayer. Elle veut anéantir une colonie aujourd’hui pour ne pas avoir à se débarrasser des mille trois cents autres plus tard. L’idée demeura suspendue dans l’air comme la fumée au-dessus d’une table de poker. Le visage de Naomi reflétait les inquiétudes de Bobbie et Holden avait la mine concentrée, celle qu’il se composait lorsqu’il méditait sur une question de vie ou de mort. Trois ans d’interdiction était une lourde punition, d’autant plus quand on savait qu’on commencerait à mourir de faim moins de douze mois après l’avoir reçue. Il y avait là suffisamment de raisons d’avoir recours à la violence. Ou de faire pire encore. — Bon, fit Bobbie, ça va être intéressant. 3 SANTIAGO JILIE SINGH Santiago sentit une vibration au niveau de son poignet et releva sa manche. Le moniteur attaché à son avant-bras capta son regard et afficha une notification concernant sa tâche la plus urgente : son audience à venir avec le Haut consul. Il paramétra le minuteur afin d’être à nouveau averti une demi-heure avant l’entretien. Son appareil se trouvait sur son bras ou dans sa poche depuis maintenant près de cinq années. Il savait tout ce qu’il y avait à savoir sur lui, et considérait sa future audience avec le Haut consul comme l’événement le plus important de sa vie. Et il n’avait pas tort. Il remit sa manche en place – en tirant d’un coup sec pour lisser les plis éventuels – puis s’inspecta dans le miroir. Son uniforme de cérémonie bleu et blanc lui allait comme un gant, mettant en valeur la musculature qu’il passait une heure par jour à sculpter en salle de gym. Les étoiles de capitaine qu’il venait d’acquérir scintillaient sur son col, polies en éclats d’or. Son menton et son crâne étaient fraîchement rasés, ce qui, pensait-il, lui conférait l’allure féroce et prédatrice qui convient à un militaire. — Encore en train de te pomponner ? lança Natalia depuis la salle de bains, avant d’ouvrir la porte et d’émerger dans un nuage de vapeur, les cheveux ruisselants. Un homme aussi beau a besoin de se faire tripoter un peu, je crois. — Non, protesta Singh en reculant. Si tu me mouilles… — Trop tard, dit sa femme en riant. Elle se précipita sur lui pour l’attraper, passa ses bras autour de sa taille et l’enserra avec force, ses cheveux humides balayant son épaule. — Nat, dit-il pour se plaindre sans pour autant y parvenir. En l’agrippant, sa femme avait lâché sa serviette et le miroir reflétait la courbe gracieuse de sa hanche. Il y posa une main et la serra légèrement. — Je suis tout trempé, maintenant. — Tu vas sécher, assura-t-elle en lui pinçant les fesses. Le nouveau capitaine de la Flotte laconienne lâcha un cri aigu, indigne de son statut. Il sentit une vibration dans son poignet et l’espace d’un instant, il songea que le moniteur qu’il portait au bras désapprouvait toutes ces pitreries. Il retroussa sa manche et constata qu’il s’agissait seulement d’une notification lui signalant que son véhicule arriverait dans vingt minutes. — La voiture ne va pas tarder, dit-il avec regret. Il plongea son nez dans la chevelure mouillée de sa femme, où il demeura un instant. — C’est aussi l’heure de réveiller Elsa, ajouta Natalia. C’est ton grand jour, donc tu choisis : le Monstre ou le petit-déjeuner ? — Je crois que je vais m’occuper du Monstre, ce matin. — Fais gaffe, alors. Elle se fiche encore plus que moi de ne pas salir ou froisser ton uniforme, plaisanta Natalia en enfilant un peignoir. Petit-déjeuner dans dix minutes, soldat. Il lui en fallut cependant plus de quinze pour tirer Elsa de son berceau, changer sa couche, l’habiller et l’emmener jusqu’à la cuisine. Natalia avait déjà placé des assiettes remplies de pancakes et de pommes fraîches sur la table et des effluves de chai emplissaient l’air. Le poignet de Singh vibra une nouvelle fois, et il n’eut pas besoin de regarder son moniteur pour savoir qu’il lui annonçait l’arrivée de la voiture dans cinq minutes. Il attacha Elsa sur sa chaise haute et posa la plus petite assiette de pommes tranchées devant elle. La fillette pouffa et la frappa de la main, envoyant des gouttelettes de jus fuser dans tous les sens. — Tu auras le temps de manger ? demanda Natalia. — J’ai peur que non, répondit Singh, qui releva sa manche et consulta son emploi du temps. Le Monstre n’a pas voulu enfiler de pantalon, aujourd’hui. — Oui, je crois que son plus gros problème avec la maternelle, c’est l’obligation d’en porter un, fit Natalia dans un sourire, qui s’effaça lorsqu’elle baissa les yeux vers le moniteur au bras de son mari. À quelle heure est-ce qu’on doit t’attendre ? — Mon entretien est programmé de neuf heures à neuf heures quinze, renseigna Singh, sans toutefois préciser : mais j’ai rendez-vous avec Winston Duarte, le Haut consul, donc je ne peux pas savoir quand l’audience commencera ni quand elle prendra fin. — OK, dit Natalia avant de poser un baiser sur sa joue. Je serai au labo jusqu’à six heures minimum, aujourd’hui, mais ton père a accepté de s’occuper du Monstre si tu ne peux pas passer la chercher toi-même à l’école. — D’accord, ça marche, conclut Singh. En attendant… Le véhicule de fonction noir s’immobilisa devant le bâtiment. Singh s’inspecta une dernière fois dans le miroir et balaya de son uniforme un projectile perdu expédié par le Monstre quelques instants plus tôt. Natalia était maintenant installée à table, tentant d’avaler sa nourriture et d’amener le Monstre à manger la sienne en même temps qu’elle retirait quelques éclats de pomme de sa chemise. Singh sentit la peur remonter de ses entrailles pour inonder son cœur. Il dut déglutir une demi-douzaine de fois avant de pouvoir reprendre la parole. Les mots ne pouvaient exprimer l’amour qu’il ressentait pour sa femme, pour leur enfant, et les quitter s’avérait toujours difficile. Mais cette fois-ci, les choses étaient différentes. Des générations entières de soldats de la Flotte avaient connu de pareilles matinées, des entretiens avec leurs supérieurs annonçant un changement. S’ils avaient pu y faire face, alors il en était capable aussi. La vision impérialiste, comme un professeur d’histoire de l’Académie navale le lui avait expliqué, représente la vision à long terme. Certains individus bâtissent des empires car ils souhaitent que leur nom résonne à travers l’Histoire. Ils font ériger d’immenses structures de pierre ou d’acier afin que leurs descendants se souviennent de ceux qui ont façonné le monde dans lequel ils vivent. Sur Terre, on trouvait des édifices datant de plusieurs milliers d’années qui, parfois, étaient les seuls témoins restants d’empires qui se pensaient éternels. Le professeur qualifiait cela d’hubris. Lorsqu’on construit, on essaie de matérialiser une aspiration. Et quand on meurt, on emporte avec soi ses intentions. Les édifices sont tout ce qui reste. Bien que les intentions martiennes n’eussent jamais été ouvertement impérialistes, elles découlaient en grande partie de la même hubris. Ils avaient creusé tunnels et terriers dans la pierre de Mars afin d’aménager un espace de vie transitoire, puis avaient lancé des travaux qui s’étalaient sur des générations pour faire en sorte que la surface soit un jour habitable. Seulement, la première génération avait péri sans achever le projet, tout comme la suivante, et ainsi de suite, les enfants remplaçant les parents jusqu’à ce que les plus jeunes n’en viennent plus qu’à connaître les tunnels en se disant que finalement, ils n’y vivaient pas si mal. Ils avaient perdu de vue le rêve ultime car cela n’avait jamais été le leur. Une fois les créateurs et leurs intentions disparus, seuls les tunnels étaient restés. En observant défiler la capitale de Laconia par la fenêtre de la voiture, Singh percevait dans le paysage les mêmes ouvrages de matériaux et d’intentions, de gigantesques bâtiments de pierre et d’acier conçus pour accueillir le gouvernement d’un empire qui n’existait pas encore. Plus d’infrastructures que Laconia n’en aurait besoin au cours des siècles à venir. Leurs pointes et leurs colonnes évoquaient des millénaires de culture terrienne et martienne, se les appropriant pour présenter la vision d’un avenir particulièrement humain. Si les rêves de l’Empire venaient à s’écrouler, ce ne seraient plus que de grands édifices que personne n’aurait jamais occupés. Parmi les hauts officiers de l’armée laconienne, les incroyables découvertes des laboratoires de Duarte en termes de modification humaine étaient un secret de polichinelle. L’un de leurs plus importants projets consistait à prolonger considérablement l’existence de vie du Haut consul lui-même. Le capitaine sous les ordres duquel Singh avait servi en tant que lieutenant avait été officiellement réprimandé pour avoir qualifié Duarte de “petit roi divin” sous l’emprise de l’alcool. Néanmoins, Singh comprenait pourquoi ce projet comptait autant pour le Haut consul. Les empires, au même titre que les bâtiments, matérialisent une aspiration. La mort du créateur entraîne la perte des intentions. Par conséquent, on ne pouvait pas laisser mourir le créateur. Si la rumeur disait vrai et que les scientifiques de Duarte travaillaient réellement à faire de lui un homme immortel, ils avaient alors une chance de bâtir l’empire dont l’Histoire n’avait pu que rêver. Stabilité gouvernementale, continuité, une seule et unique vision pérennisée. Tout cela était parfait, mais n’expliquait en rien pourquoi on l’avait convoqué pour un entretien privé avec le Haut consul. — Nous y sommes presque, monsieur, annonça le chauffeur. — Je suis prêt, mentit Singh. Les Bureaux d’État de Laconia n’étaient qu’une autre appellation pour désigner le palais de l’empereur. C’était de loin la structure la plus imposante de la capitale, abritant à la fois le siège du gouvernement et la résidence personnelle du Haut consul et de sa fille. Après avoir passé un rigoureux examen de sécurité opéré par deux soldats en tenue renforcée dernier cri, on permit finalement à Singh d’entrer pour la toute première fois. Il fut quelque peu déçu. Il n’était pas certain de ce à quoi il s’attendait. À un plafond de quinze mètres de hauteur, peut-être, soutenu par des rangées d’immenses piliers de pierre. À un tapis de velours rouge menant à un trône d’or qui dominait les lieux. À des ministres et des domestiques faisant la queue pour s’entretenir avec le Haut consul et tramant des complots à voix basse. À la place de tout cela, il n’aperçut qu’un vestibule et un espace d’attente doté de chaises confortables, d’un accès facile aux toilettes ainsi que d’un écran mural qui affichait les consignes de sécurité à respecter dans les Bureaux d’État. Tout paraissait très ordinaire. Très officiel. Un petit homme souriant vêtu d’une veste rouge et d’un pantalon noir entra par la plus grande porte de la salle et s’inclina dans une révérence pratiquement indiscernable. — Capitaine Santiago Singh, appela-t-il, d’un ton qui écartait toute interrogation. Singh se leva en ne se retenant qu’à peine de lui adresser un salut. L’homme ne portait pas d’uniforme militaire ou d’insigne d’officier, mais ils étaient dans la demeure de leur dirigeant, ce qui pesait encore davantage que le protocole. — Oui, monsieur. C’est bien moi. — Le Haut consul espère que vous viendrez le rejoindre chez lui pour prendre le petit-déjeuner. — Bien entendu, ce serait un honneur. — Suivez-moi, dit le petit homme en quittant la salle par la même porte, et Singh lui emboîta le pas. Si le vestibule des Bureaux d’État s’avérait décevant, le reste avait une allure agréablement utilitaire. Les couloirs jalonnés d’espaces bureau s’élançaient tous azimuts et grouillaient d’activité, de gens vêtus de costumes, d’uniformes militaires ou de la même veste rouge et du même pantalon noir que son guide. Singh ne manquait pas de saluer chaque officier de rang suffisamment important et tentait d’ignorer les autres. La population humaine de Laconia n’était constituée que des premiers colons, des soldats de la flotte de Duarte et des enfants nés sur place au cours des quelques décennies précédentes. Il n’avait pas imaginé qu’il existait tant de personnes sur cette planète qu’il n’avait pas encore croisées. Tout au long du trajet, son petit guide avança comme s’il ne remarquait aucune d’entre elles en conservant le même sourire vague. Dix minutes plus tard, après avoir traversé un labyrinthe de couloirs et de pièces, ils s’immobilisèrent devant une double porte en verre donnant sur un vaste patio. Son guide ouvrit l’une des portes, l’accompagna jusque dans le patio puis tourna les talons pour disparaître à l’intérieur du bâtiment. — Capitaine Singh ! appela le Haut consul Winston Duarte, souverain militaire absolu de Laconia. Venez me rejoindre, je vous en prie. Kelly, veuillez apporter une assiette au capitaine. Un nouvel homme portant une veste rouge et un pantalon noir, visiblement nommé Kelly, lui prépara une place à table et lui tira sa chaise. Singh s’installa, pris de vertiges et reconnaissant de ne pas avoir à tenter de garder maladroitement son équilibre. — Haut consul, je… commença-t-il, mais Duarte balaya ses propos de la main. — Merci d’être passé me voir ce matin. Et je crois que nous pouvons nous en tenir à nos titres militaires, ici. “Amiral Duarte” ou “Amiral” tout court ira très bien. — Entendu, Amiral. Kelly avait posé devant lui un œuf dans son coquetier et plaçait maintenant un roulé sucré dans son assiette à l’aide de pincettes. Ce n’était pas la première fois qu’on lui servait un œuf, et par conséquent, même s’il s’agissait là d’un luxe, il n’était pas confronté à un total mystère. La table était petite – au point que quatre commensaux s’y seraient trouvés serrés – et surplombait un grand carré de ce qui semblait une pelouse terrestre soigneusement entretenue. Une fille d’une douzaine d’années se trouvait assise au beau milieu de l’herbe et jouait avec un chiot. De véritables poulets, des chiens venus de Terra. À l’inverse de l’Arche de Noé, les vaisseaux de la première flotte n’avaient emporté sur Laconia qu’une poignée d’espèces d’animaux, et en apercevoir deux ensemble lui procurait une sensation quelque peu écrasante. Singh tapota la coquille de son œuf à l’aide de sa cuillère pour la craqueler et tenta de garder ses esprits. L’amiral Duarte indiqua d’un geste la tasse de Singh et Kelly versa le café pour lui. — Pardonnez-moi de vous avoir enlevé à votre famille si tôt le matin, s’excusa Duarte. — Je suis au service du Haut consul, répondit Singh automatiquement. — Oui, oui. Natalia, c’est bien ça ? Et une petite fille, aussi ? — Tout à fait, Amiral. Elsa. Elle a presque deux ans, maintenant. Duarte lança un sourire en direction de la jeune fille assise dans l’herbe et hocha la tête. — C’est un bel âge, affirma-t-il. Je ne parle pas de la partie où il faut lui apprendre à aller aux toilettes, bien sûr, mais elle ne se réveille plus la nuit, n’est-ce pas ? — La plupart du temps, non, monsieur. — C’est fascinant, à ce stade-là, d’observer leur esprit commencer à se développer, à apprendre le langage, à s’identifier en tant qu’entité séparée. Le mot “non” devient magique. — Tout à fait, monsieur. — Il faut absolument que vous goûtiez cette pâtisserie, dit Duarte. Notre boulanger est un vrai génie. Singh acquiesça de la tête et en prit une bouchée. La pâtisserie était trop sucrée pour lui, mais l’amertume du café noir compensait cela parfaitement. L’amiral Duarte lui adressa un sourire et reprit : — Parlez-moi du capitaine Iwasa. La bouchée sucrée que Singh venait d’avaler se transforma en plomb dans son ventre. Le capitaine Iwasa avait été relevé de ses fonctions puis révoqué pour faute à la suite du rapport que Singh avait remis à l’amirauté. Si son ancien commandant était un ami intime du Haut consul, Singh vivait potentiellement les derniers instants de sa carrière. Dans le meilleur des cas. — Je suis navré, je… — Ce n’est pas un interrogatoire, le rassura Duarte, d’une voix douce comme de la flanelle chaude. Je connais tous les faits le concernant. Mais je voudrais entendre votre version. C’est vous qui avez rédigé le rapport d’origine pour manquement au devoir. Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire ? L’un de ses professeurs à l’académie militaire avait déclaré un jour : quand on ne peut pas se mettre à couvert, la seule solution qui vaille, c’est de traverser le champ de bataille le plus vite possible. Singh se redressa donc sur sa chaise et offrit sa meilleure version du garde-à-vous en position assise. — C’était bien moi, monsieur. Le capitaine Iwasa a échoué à faire appliquer le nouveau code de conduite militaire de la Flotte, et quand on l’a directement interrogé sur ces directives, il a menti en ma présence à l’amiral Goyer, son supérieur hiérarchique. J’ai par la suite envoyé un mémo à l’amiral Goyer qui contestait les affirmations du capitaine Iwasa. Duarte l’observait d’un œil interrogateur, son visage ne trahissant aucun signe de colère. Néanmoins, on ne pouvait rien en conclure ; le Haut consul n’était pas connu pour être un homme démonstratif. — Le code révisé qui faisait du manquement au devoir un délit passible d’emprisonnement dans l’Enclos ? demanda Duarte. — Oui, monsieur. Le capitaine Iwasa considérait ce châtiment comme excessif et l’a fait ouvertement savoir. Quand on a surpris deux marines à dormir pendant leur service, il leur a infligé à la place de simples sanctions administratives. — Et vous avez donc sauté un échelon dans la hiérarchie pour aller voir l’amiral Goyer. — Non, monsieur, dit Singh, avant de baisser les yeux pour les plonger dans ceux du Haut consul. J’ai été témoin d’une réponse mensongère d’un officier à son supérieur à la suite d’une question directe concernant sa chaîne de commandement. J’ai simplement signalé cet officier, comme j’en avais le devoir. Singh s’interrompit, mais Duarte resta silencieux et continua de le fixer comme s’il était un insecte particulièrement intéressant épinglé sur un tableau de liège. Puis, comme si ce n’était qu’une banale question, il demanda : — Vous n’aimiez pas Iwasa ? — Permission de parler franchement, monsieur ? répondit Singh, et quand Duarte hocha la tête, le capitaine enchaîna : Se conformer au code de conduite militaire est le devoir que tous les officiers et soldats ont juré d’assurer. C’est l’instrument qui fait de nous une armée et non un simple groupe élargi de personnes détenant des armes et des vaisseaux spatiaux. Quand un officier vient à s’en écarter, ce n’est plus un officier. Dans la même logique, après les échecs volontaires et répétés d’Iwasa à faire respecter ce code, il n’était donc plus mon commandant. Je n’ai fait que rendre compte de cela auprès de la personne suivante dans la chaîne de commandement. — Et maintenant, en sachant quelles ont été les conséquences pour Iwasa, pensez-vous toujours que c’était la bonne chose à faire ? Le visage et la voix de l’amiral n’exprimaient aucune opinion sur le sujet. Il aurait tout aussi bien pu demander si le capitaine voulait du sucre. — Oui, Amiral, dit Singh. Le devoir, ce n’est pas un buffet où on choisit ce qu’on veut en laissant le reste de côté. La loyauté provisoire, ce n’est pas de la loyauté. Le devoir du capitaine Iwasa était d’amener ceux placés sous son commandement à respecter le code de conduite. Et quand il a menti en disant ne pas y avoir manqué, c’était mon devoir d’en informer son supérieur. Le Haut consul hocha la tête une nouvelle fois. Là encore, ç’aurait pu signifier n’importe quoi. — Est-ce qu’il vous manque ? questionna-t-il. — Oui. C’est le premier commandant que j’ai eu à ma sortie de l’académie. Il m’a enseigné tout ce que j’avais besoin de savoir. Il me manque tous les jours, ajouta Singh, réalisant qu’il n’exagérait pas. Le défaut qui avait coûté si cher à Iwasa était son affection pour ceux qu’il commandait, faisant de lui un homme facile à aimer. — Capitaine, poursuivit Duarte. J’ai une nouvelle tâche à vous confier. Singh se leva en manquant renverser sa chaise et salua son dirigeant. — Capitaine Santiago Singh au rapport, Haut consul. Il était conscient d’avoir l’air ridicule mais la conversation avait également quelque chose d’absurde, de surréaliste, et à ce moment précis, il lui semblait que c’était la chose à faire. Duarte eut l’élégance de respecter cela. — La première phase de notre projet touche à sa fin, dit-il. Nous passerons bientôt à la seconde. Je vous confie le commandement du Gathering Storm. Les détails de vos directives se trouvent à bord du vaisseau, dans le coffre-fort du capitaine. — Merci, Amiral, fit Singh tandis que son cœur cognait dans sa poitrine. Ce sera un honneur de les appliquer à la lettre. Duarte tourna la tête pour contempler la jeune fille qui jouait avec son chien. — Nous sommes cachés du reste de l’humanité depuis assez longtemps, maintenant, conclut-il. Il est l’heure de lui montrer ce que nous avons accompli. 4 HOLDEN Holden avait un peu plus d’une vingtaine d’années lorsque la Flotte terrienne l’avait révoqué. Il songeait à cette ancienne version de lui-même avec la tendresse et l’indulgence qu’on témoignait aussi aux chiots se montrant excessivement fiers d’avoir mis un écureuil en fuite. Il s’était engagé sur un transport de glace avec le sentiment de tourner le dos à toute l’histoire corrompue, cynique et autoritaire de son espèce. Même le nom de la compagnie avec laquelle il avait signé – Pur’n’Kleen – lui avait semblé riche de sens. Une promesse de pureté, d’intégrité. Et bien que ce fût quelque peu caricatural, en ce temps-là, il ne l’avait pas ressenti comme tel. À l’époque, la Ceinture représentait une solide frontière. Les Nations unies et la République martienne, quant à elles, étaient les divinités politiques d’un système solaire plus isolé qu’une île antique au milieu de l’océan. Les Ceinturiens n’étaient qu’une classe marginale luttant afin que les habitants des planètes intérieures daignent constater leur agonie. À présent, l’humanité s’était disséminée vers plus de treize cents nouveaux systèmes solaires, et la Terre n’était possiblement plus la planète la plus accueillante pour elle. Chaque fois qu’une poignée de personnes partageant les mêmes opinions avait les moyens de rassembler les ressources nécessaires pour fonder une colonie et pour payer une traversée, les graines d’une nouvelle société pouvaient se répandre parmi les étoiles. Même les plus peuplés des nouveaux systèmes ne comptaient que huit ou dix villes sur une même planète. C’était une immense expérience parallèle portant sur les différentes formes de collectivités que pouvaient former les humains, une opportunité de refaçonner l’ossature de la culture elle-même. Et cependant, tout semblait en fin de compte très familier. — Qu’est-ce qui vous fait croire que vous avez le droit de contrôler les échanges entre États souverains ? demanda Payne Houston, le gouverneur de Freehold. Nous sommes un peuple libre. Et peu importe ce que vos seigneurs sur Médina vous disent, nous n’avons pas de comptes à vous rendre. Au moment d’entamer la réunion, Houston s’était déjà montré relativement agacé, et Holden avait eu peu d’occasions de le convaincre de retrouver un niveau de frénésie qui permettrait un dialogue constructif. Au lieu de cela, il observait, écoutait et tentait de déterminer si la colère du gouverneur trouvait plutôt sa source dans la peur, la frustration ou le narcissisme. La peur, Holden pouvait la comprendre. La frustration serait également logique. Toutes les planètes reliées par les anneaux avaient leur propre biome, leur propre biologie, leurs propres obstacles inattendus se dressant face à ceux qui tentaient de trouver une niche environnementale pour les êtres humains. Échanger afin d’obtenir ce dont ils avaient besoin était souvent une question de vie ou de mort. N’importe quelle personne, considérant qu’elle-même et les gens qu’elle aime sont victimes d’un blocage arbitraire les empêchant de recevoir ce qui les maintient en vie, serait absolument terrifiée. Malgré tout, plus le gouverneur s’exprimait, plus il paraissait n’être rien d’autre qu’un abruti. — Freehold est un État souverain et indépendant, s’emporta Houston en frappant la table de sa paume ouverte. Nous commercerons avec tous les partenaires qui le souhaitent et nous ne paierons aucun impôt à des parasites comme vous, monsieur. Hors de question. La salle de réunion était conçue à la manière d’une salle d’audience, Holden et Bobbie installés devant une table basse tandis que le gouverneur et les onze membres de son cabinet les regardaient de haut tel un collège de juges. Leur table était faite d’une sorte de bois sombre. Les fenêtres situées derrière Houston et sa cohorte projetaient l’ombre de leur silhouette. L’agencement intérieur comme outil politique, que venaient soutenir les armes de poing portées par tous les habitants de Freehold. Holden lança un regard vers Bobbie. Le visage de la Martienne était calme mais ses yeux passaient successivement de l’un de leurs juges à l’autre, puis aux gardes qui surveillaient la porte, évaluant qui elle éliminerait le premier, comment elle les désarmerait, où se mettre à couvert et comment s’échapper. Elle faisait cela comme d’autres pouvaient s’occuper à tricoter. — Le truc, intervint Holden pendant que Houston reprenait sa respiration, c’est que vous pensez que je suis là pour négocier, alors que non, pas du tout. Le gouverneur se renfrogna. — Dieu a accordé un droit à chaque homme libre, et nous ne permettrons pas aux rois et aux tyrans de… — Je comprends d’où vient la confusion, l’interrompit Holden, haussant la voix tout en demeurant amical. Vous voyez approcher un vaisseau de combat, il faut des semaines pour venir ici, donc vous pensez que nous sommes prêts à marchander. Le décalage temporel rendrait les communications compliquées, donc il est logique d’envoyer quelqu’un ici pour vous rencontrer face à face, non ? Vous dites un truc, nous répondons. Pas de décalage. Sauf que l’Union des Transports a déjà décidé de ce qui allait se passer. Nous ne sommes pas ici en tant que médiateurs pour chercher une solution à l’amiable. La femme à la gauche de Houston posa une main sur le bras du gouverneur, qui recula sur le banc. Intéressant. Holden tourna légèrement la tête, s’adressant à l’espace entre eux pour l’inclure dans la conversation. — Nous sommes tous adultes, dans cette salle, dit-il. Pas besoin de faire semblant. L’Union nous a envoyés ici en chair et en os parce qu’elle veut éviter d’avoir à faire la même chose encore et encore avec un paquet d’autres colonies. Elle voulait s’assurer que tout le monde soit attentif à la situation. Surtout vos potes et partenaires commerciaux d’Auberon. — Un spectacle politique, grogna Houston, la voix emplie de mépris. Ce qui était relativement drôle venant d’un homme assis un mètre cinquante plus haut que nécessaire. — Bien sûr, fit Holden. Mais bref. Le truc, c’est que vous avez envoyé un appareil traverser les anneaux sans autorisation. Vous avez mis en danger les autres vaisseaux qui passaient par les portes… Houston souffla et balaya les propos d’Holden. — … et il y a des conséquences, continua le capitaine. Nous sommes simplement là pour vous en informer. Bobbie remua sur sa chaise, l’orientant de manière à libérer ses jambes. Ç’aurait pu être un mouvement tout à fait banal, mais ce n’était pas le cas. Holden passait ses mains sur la surface de la table. Ce n’était pas du bois mais la matière avait la même robustesse, la même subtilité texturale. Houston et ses acolytes restaient plongés dans le silence. Il avait maintenant leur attention et devait décider quoi faire : suivre les instructions ou tricher un petit peu. — Il y a deux façons de procéder, ajouta-t-il, optant pour la modification du plan. Première option, l’Union interdit l’accès à Freehold pendant trois ans. — Nous ne sommes pas encore autosuffisants, répliqua l’un des autres membres du cabinet. Vous parlez là d’une peine de mort pour trois cents personnes. — Cette décision, vous l’avez prise vous-même en envoyant votre appareil traverser les portes sans autorisation, affirma Holden. Vous pouvez peut-être trouver un moyen de gagner du temps et de nourrir vos habitants plus tôt. Ça ne dépend que de vous. Mais pendant trois ans, tous les vaisseaux qui traverseront la porte de Freehold dans un sens ou dans l’autre se feront atomiser sans avertissement. Aucune exception. Les communications depuis et à l’intention de Freehold seront brouillées. Vous serez tout seuls. Ou alors, seconde option, nous emmenons le gouverneur Houston avec nous pour qu’il soit jugé et seulement enfermé pendant un bon moment. Houston poussa un grognement. D’après l’expression sur son visage, on aurait dit qu’il venait d’avaler un aliment pourri. Sur le banc, les autres étaient encore moins expressifs. Freehold devait fournir de bons joueurs de poker. — Vous oubliez la troisième option, dit Houston. Être l’ambassadeur de la tyrannie, c’est un boulot risqué, capitaine Holden. Vraiment. Très. Risqué. — D’accord, faisons le calcul, alors, proposa Holden. Il y a nous, ici, une dizaine d’entre vous juste là et quatre gardes à proximité des por… — Six, corrigea Bobbie. — Six gardes à proximité des portes, reprit immédiatement Holden. Dans un rayon d’une centaine de mètres autour de ce bâtiment, nous sommes moins nombreux et moins bien armés. Mais si on étend ce rayon d’un demi-kilomètre, là, j’ai un vaisseau de combat. Équipé de CDR, d’un canon électromagnétique et de vingt torpilles. Il a même un joli réacteur Epstein, et ses rejets de tuyères pourraient réduire toute votre colonie en poussière si on les orientait selon le bon angle. — La manière forte, donc, rétorqua Houston en secouant la tête. On taxe toujours en braquant son fusil. — Je voyais plutôt ça comme un argument contre l’assassinat d’un ambassadeur. Maintenant, nous allons partir d’ici et retourner sur notre vaisseau. Nous attendrons douze heures et après ça, nous décollerons. Si le gouverneur Houston vient nous rejoindre à bord, vous pourrez recommencer à programmer des vols avec l’accord de l’Union. Dans le cas contraire, nous enverrons quelqu’un dans trois ans pour prendre des nouvelles. Holden se leva, et Bobbie l’imita si rapidement qu’elle fut debout avant lui. Houston se pencha vers l’avant, la main gauche sur la table et la droite au niveau de son flanc, comme si elle reposait sur la crosse d’une arme à feu. Avant que le gouverneur n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Holden prit la direction de la porte. Les sentinelles l’observèrent approcher, leurs yeux passant de lui à Bobbie avant de se braquer sur Houston. Dans le champ de vision périphérique du capitaine, Bobbie fléchit légèrement les genoux afin de solidifier son centre de gravité. Elle fredonnait discrètement, mais il peinait à distinguer la mélodie. Lorsqu’ils atteignirent la porte, les gardes s’écartèrent de leur passage et Holden put à nouveau respirer. Un bref couloir jusqu’à l’antichambre, puis ils se retrouvèrent dans la rue sale. Tout en marchant, Holden tira son terminal de sa poche. Alex accepta la communication dès que la requête fut adressée. — Comment ça se passe, dehors ? demanda-t-il. — Nous sommes sur le chemin du retour, là, informa le capitaine. Assurez-vous que le sas soit bien ouvert à notre arrivée. — De l’action en vue ? — Possible. — Bien reçu. Je déroule le tapis rouge et je fais chauffer les CDR. — Merci à vous, conclut Holden avant de couper la connexion. — Vous pensez vraiment qu’ils sont assez bêtes pour tenter un coup ? questionna Bobbie. — Je ne parierai pas ma vie sur l’intelligence des gens. — C’est l’expérience qui parle ? — Je me suis déjà fait avoir. Freehold était le nom qu’on donnait à la ville, à la planète mais aussi au système. Holden ignorait lequel des trois on avait baptisé le premier. La ville se nichait dans une vallée coincée entre deux crêtes montagneuses. Une brise délicate charriait une faible odeur de menthe et d’acétate, les dérivés de la chimie que la biosphère locale avait élaborée pour pérenniser son cycle de vie. La lumière du soleil était légèrement plus rouge que ce à quoi s’attendait le capitaine, donnant l’illusion d’une aube ou d’un crépuscule éternel aux ombres bleues. Des animaux pareils à des oiseaux volaient en V dans le ciel, leurs larges ailes transparentes s’agitant dans une inquiétante harmonie bourdonnante. C’était une planète magnifique, à sa manière. La gravité était d’un petit peu moins d’un demi-g – plus que sur Mars, moins que sur Terre – et la rotation ainsi que l’inclinaison de la planète n’accordaient qu’environ huit heures de jour, pour un peu plus de neuf heures de nuit. Deux lunes de taille modeste étaient en rotation synchrone autour d’une troisième, dont la masse représentait environ un tiers de celle de la planète. La grande lune disposait même d’une fine atmosphère, mais aucune forme de vie ne s’y développait. Pas encore, tout du moins. Si Freehold parvenait à survivre encore quelques générations, quelqu’un finirait certainement par fonder une petite ville là-haut, ne serait-ce que pour fuir les occupants de la planète. Cela semblait être une caractéristique du genre humain : s’étendre vers l’inconnu pour en faire plus ou moins l’équivalent de ce qu’il avait quitté à l’origine. De l’expérience d’Holden, ce qui attirait l’humanité vers le reste de l’Univers se composait possiblement de la sorte : un tiers de soif d’aventure et d’exploration pour deux tiers d’envie que les autres vous foutent la paix. Voir le Rossinante à plat ventre lui procurait toujours une sensation étrange. On avait conçu l’appareil pour reposer de cette manière au fond d’un puits de gravité, et il n’avait donc pas été endommagé. Cela paraissait simplement anormal. Les CDR qui équipaient son flanc s’animèrent à leur approche, actifs et agités. Le sas d’embarquement était ouvert et une longue échelle descendait jusqu’au sol. Amos était assis au bord du sas, les jambes dans le vide, un fusil posé sur les genoux. Bobbie le salua d’un geste et en guise de réponse, Amos leva une main sans quitter du regard le sentier derrière eux. Holden grimpa le premier puis se tourna, debout entre l’échelle et Amos pendant que Bobbie les rejoignait. Au loin, en direction de la ville, on voyait un groupe de quatre personnes qui, bien qu’immobiles, les observaient manifestement. À cette distance, Holden était incapable de déterminer si elles étaient là ou non lors de la réunion. Bobbie cogna un bouton sur le panneau de contrôle et l’échelle se rétracta dans le vaisseau. — Alors, comment ça s’est passé ? interrogea Amos, qui se remit sur pied et s’éloigna de la porte extérieure. Bobbie enclencha le cycle de fermeture, élevant la voix pour couvrir le bruit des servomoteurs : — On est de retour sans que personne ait tiré de coup de feu. Ça compte comme une victoire. La porte intérieure s’ouvrit et Amos rangea son fusil dans un casier que cette inclinaison inhabituelle transformait en tiroir. Holden, de son côté, longeait déjà le mur en direction du pont des ops. Qui aurait dû se trouver en hauteur, mais qui, pour le moment, se situait sur la gauche. — Moi, je me réjouirai quand nous serons partis d’ici, dit-il. Amos ébaucha un sourire, son expression plus amicale et plus vide que jamais, puis suivit le mouvement. Naomi et Alex étaient assis dans leur siège anti-crash, à s’affronter dans un jeu de simulation de combat complexe qui les occupait depuis maintenant deux ans. Holden fut rassuré en apercevant sur leur écran respectif une image du sentier qui menait vers la ville. Peu importe comment on passait le temps, tout le monde gardait un œil sur la colonie. Juste au cas où… — Salut, capitaine, lança Alex, son accent un petit peu plus traînant que d’habitude. Prêt à larguer les amarres pour se tirer d’ici ? — Nous attendrons encore douze heures, annonça Holden en prenant place dans son siège. Cette fois-ci, les cardans ne s’agitèrent pas. La gravité constante de la planète signifiait que tous les sièges étaient maintenus en place, leurs postes de travail réorientés dans la bonne position. Naomi tourna la tête pour poser son regard sur lui. — Douze heures ? Pour quoi faire ? demanda-t-elle. — J’ai peut-être renégocié un peu le marché, expliqua-t-il. Je leur ai dit que s’ils nous remettaient le gouverneur pour qu’il soit jugé, il n’y aurait pas de quarantaine. Naomi leva un sourcil. — L’Union est au courant ? — Je me suis dit que j’allais envoyer un message une fois revenu à bord. — Et tu penses que Drummer est d’accord ? — Pour que le capitaine change les règles du jeu ? fit Amos en haussant les épaules. Rien de surprenant là-dedans. Si elle n’a pas envisagé cette possibilité, c’est qu’elle a mal fait son boulot. — Je ne vais pas tenir toute une colonie pour responsable de ce qu’ont fait quelques-uns de ses dirigeants, se justifia Holden. On appelle ça une sanction collective, et ce n’est pas le genre de truc que les gens bien devraient faire. — En tout cas pas sans un avertissement de douze heures, c’est ça ? ajouta Naomi. Holden haussa les épaules. — C’est le temps qu’ils ont pour décider. S’ils ont la possibilité de faire les choses autrement mais qu’ils continuent à s’entêter, j’aurai un peu moins de regrets à les isoler du reste de l’Univers. Au moins, nous aurons essayé. — Par “un peu moins de regrets”, tu veux dire que tu ne serais pas totalement rongé de culpabilité ? — Pas totalement, non, répéta Holden, qui s’allongea dans son siège et sentit la fraîcheur du gel contre son crâne et ses épaules. Ça ne veut pas dire que ça me plaît de couper les vivres aux gens. — Vous auriez dû accepter de présider l’Union quand on vous l’a proposé, commenta Alex. Vous auriez pu décider de tout. — En tout cas, ça serait agréable de le penser. Douze heures. Une nuit ainsi qu’une partie de la journée, sur Freehold. Et pourtant, un laps de temps trop court pour qu’un message envoyé du Rossi transite par Médina jusqu’au bureau de la présidente de l’Union et revienne accompagné d’une réponse. Si Drummer piquait une crise, ils seraient déjà en route vers Médina avant que sa réprimande ne leur parvienne. S’il avait pu, il aurait donné davantage de temps aux habitants de Freehold pour réfléchir. Mais la vitesse de la lumière restait ce qu’elle était. C’était là l’ironie de proférer des menaces lorsqu’on avait une masse. Les messages, les voix, la culture et les conversations pouvaient voyager bien plus vite que le vaisseau le plus rapide de l’Univers. Dans le meilleur des cas, cela faisait de la persuasion et de l’argumentation des compétences beaucoup plus importantes à maîtriser. Déplacer des idées entre les différentes planètes était aisé. Déplacer des objets était plus compliqué. Toutefois, cela signifiait que celui ou ceux qui se trouvaient à l’autre extrémité devaient se montrer attentifs et accepter de se laisser convaincre. Dans tous les autres cas intervenaient les appareils de guerre et les menaces, les mêmes depuis la nuit des temps. Holden dormait quand la réponse vint finalement à eux. — Réveille-toi, dit Naomi. Nous avons de la visite. Il s’essuya les yeux, plaça les pieds sur la cloison qui leur servait temporairement de sol, passa les mains dans ses cheveux et posa son regard vitreux sur l’écran. Une foule de gens se tenaient à l’extérieur du vaisseau. Il reconnut quelques visages ayant assisté à la réunion, et au milieu du groupe, le gouverneur Houston, pieds et poings liés dans une large brouette de céramique grise. Le soulagement qui envahit alors Holden ne fut que légèrement tempéré par la perspective de passer plusieurs mois sous la poussée en compagnie du dirigeant déchu. Il ouvrit une connexion via le système du vaisseau : — Ici le capitaine Holden, du Rossinante. Ne bougez pas, nous venons vous rejoindre à l’extérieur. — Fais attention, l’avertit Naomi. Ce n’est pas parce qu’ils ont l’air de coopérer que c’est forcément le cas. — Ouais, approuva Holden avant d’ouvrir une nouvelle connexion vers les ops : Alex ? Vous êtes là ? — Il est en train de dormir, répondit Clarissa. J’ai fait chauffer les CDR. Amos et Bobbie sont déjà en route vers le sas. Si c’est une embuscade, elle va très mal tourner pour eux. — Merci à vous, dit Holden, qui longeait maintenant le conduit de l’ascenseur en direction du sas. L’écho des voix entremêlées de la Martienne et du mécanicien parvenait déjà jusqu’à lui. — Faites-moi signe si vous voulez que je fasse plus qu’observer la scène, ajouta Clarissa avant de couper la communication. Lorsque le sas s’ouvrit et que l’échelle fut déployée, Holden descendit le premier. Une femme au visage anguleux, dotée d’une épaisse chevelure gris-noir ramassée en chignon, s’avança dans sa direction. — Capitaine Holden, commença-t-elle. Je suis Semple Marks, gouverneur par intérim de Freehold. Nous sommes ici pour accéder aux requêtes de votre gouvernement. — Et je vous en remercie, dit-il pendant que Bobbie, derrière lui, descendait l’échelle à son tour. Amos fut le suivant à toucher terre, sous les cliquetis de son fusil. — Nous allons également déposer plainte contre l’Union pour violation de notre souveraineté, poursuivit Marks. Tout ça aurait dû être géré en interne par les instances de Freehold. — Je vous laisse régler cette affaire avec l’Union, déclara le capitaine. Merci d’avoir fait preuve de bonne volonté dans mon cas. Je ne tenais pas à mettre votre colonie en quarantaine. Moi, je crois bien que si, lut-il dans le regard de Marks, qui demeura malgré tout silencieuse. Bobbie aida le prisonnier à se remettre sur pied. Là où il n’était pas rouge, le visage de Houston avait une teinte grisâtre. Il semblait vaciller. — Salut, lui lança Amos, et un instant plus tard, quand l’ancien gouverneur sembla se concentrer sur lui, le mécanicien hocha la tête en guise d’encouragement. Je m’appelle Amos. Elle, c’est Bobbie. Ce n’est pas la première fois que nous escortons un prisonnier, et il y a des règles qu’il va vous falloir écouter. Bien attentivement… 5 DRUMMER Drummer aurait souhaité être endormie, mais elle était bel et bien éveillée. La couchette était conçue pour les accueillir tous deux, Saba et elle. La structure de la couche ainsi que le gel qui l’enveloppait leur permettaient de dormir en cuillère tandis que le Foyer du Peuple, la première et la plus vaste des cités spatiales, effectuait sa rotation ou bien se déplaçait sous une légère poussée. Dans le cas d’une accélération brutale inattendue, cela leur permettait également de ne pas se trouver séparés dans leur sommeil. Tentant de conserver l’équilibre pour éviter d’agiter la couchette et déranger Saba, elle se tourna vers la console du système, encastrée dans la cloison la plus proche de son côté du lit. Encore deux heures avant qu’elle n’ait à se lever. Un temps trop court pour entamer un nouveau cycle de sommeil, mais trop long pour être ignoré. Elle était, à certains égards, la femme la plus influente des treize cents mondes à leur portée, ce qui ne réglait pas pour autant les problèmes d’insomnie. Saba s’agita dans son sommeil et marmonna quelques propos qu’elle ne put discerner. Elle posa une main sur son dos et caressa ses vertèbres, ne sachant pas si elle espérait qu’il s’apaise ou se réveille. Il choisit la première option et se recroquevilla dans le gel, comme le faisaient les animaux dans leur nid avant même que l’humanité ne soit autre chose qu’un hamster tentant de fuir les dinosaures. Elle sourit dans l’obscurité et essaya de ne pas se montrer déçue. Il fallait qu’elle aille aux toilettes, mais si elle se levait maintenant, elle réveillerait sans aucun doute Saba et culpabiliserait. Elle pouvait bien souffrir un petit moment. Le Foyer du Peuple murmurait autour d’elle, comme s’il était ravi de l’avoir de nouveau. D’une certaine manière, elle avait le sentiment de ne plus avoir de foyer, et ce depuis qu’elle avait accepté la présidence. Leurs quartiers de la station Médina proche des niveaux de l’administration. La cabine du capitaine sur le vaisseau de Saba, le Malaclypse. Avant qu’elle n’en vienne à diriger l’Union des Transports, tout cela lui suffisait. À présent, elle disposait d’un espace qu’elle ne pourrait jamais totalement explorer. Comme si elle résidait dans un palais coupé en tranches et disséminé à travers les années-lumière. Médina, Ganymède, Cérès, Pallas, Japet, Europe. Le Vanderpoele, qui se trouverait à sa disposition durant toute la durée de son mandat. Des quartiers lui étaient également réservés sur STL-5, comme ce serait le cas sur toutes les autres stations de transit qui se construiraient à l’avenir. En ajoutant à cela les trois cités spatiales qui constituaient la colonne vertébrale du territoire de la Ceinture : l’Indépendance, la Sentinelle et le Foyer du Peuple. En phase d’inactivité, le cœur du Foyer du Peuple demeurait en apesanteur, soixante-dix ponts d’installations et d’infrastructures permanentes qui portaient le secteur du tambour comme une cape, les quais d’un côté et le réacteur de l’autre. Des champs magnétiques plus puissants que ceux des rails à sustentation séparaient le cœur des niveaux du tambour et corrigeaient la rotation de celui-ci, maintenant le cœur en position stationnaire tandis que la poussée gravitationnelle amenait le corps à pivoter. Les salles et coursives du tambour étaient conçues pour se modifier, leur sol orthogonal au sens de la poussée lorsque le réacteur fonctionnait, les pieds des occupants pointant vers les étoiles en contrebas sous une gravité constante d’un dixième de g en phase d’inactivité. Suffisamment importante pour distinguer clairement le haut du bas, et suffisamment faible pour que même les plus coutumiers de l’apesanteur puissent se sentir à l’aise. Ce n’était pas un vaisseau, mais bien une ville n’ayant jamais souffert de la gravité. Saba laissa échapper un bâillement et s’étira, les paupières toujours closes. Avec plus d’insistance, cette fois, Drummer passa une main dans les cheveux de son mari, qui s’apparentaient davantage aux poils d’une brosse métallique. Saba ouvrit les yeux, puis son vilain petit demi-sourire se dessina pour disparaître aussitôt. — Tu es réveillé ? demanda-t-elle en tentant de garder une voix douce, mais souhaitant ardemment que la réponse soit “oui”. — Oui. — Dieu merci, lâcha-t-elle, avant de se tirer hors de la couchette pour se rendre aux toilettes. Quand elle revint, Saba se tenait nu devant la petite machine à thé réservée à l’usage du président de l’Union. Ils étaient ensemble depuis maintenant presque dix ans, et si l’âge se manifestait quelque peu dans le relâchement de son ventre et les rondeurs de son visage, il restait très bel homme. Parfois, en l’observant de la sorte, elle se demandait si elle vieillissait aussi gracieusement que lui. Elle l’espérait, et si ce n’était pas le cas, elle croisait les doigts pour qu’il ne le réalise pas. — Une autre matinée radieuse dans les coursives du pouvoir, hein ? lança-t-il. — Audiences budgétaires le matin, approbations commerciales l’après-midi. Et aussi Carrie Fisk et sa putain d’Association des Mondes. — La routine, quoi, dit-il en se tournant pour lui remettre un flacon de thé chaud. Au vu du peu de temps que passait le Foyer du Peuple en phase d’apesanteur, elle aurait tout aussi bien pu boire dans des tasses terriennes. Mais elle ne le ferait jamais. — Qu’est-ce que c’est, une Association des Mondes, exactement ? interrogea-t-il. — C’est toute la question. Pour le moment, c’est un groupe d’une vingtaine de colonies qui pensent que je les écouterais mieux si elles parlaient d’une seule voix. — Et elles ont raison ? Il saisit un autre flacon pour lui-même et s’appuya contre le mur. Il avait une manière étrangement intense d’écouter les autres, et c’était ce qui faisait son charme, encore davantage que ses yeux. Drummer s’installa sur la couchette, se renfrogna et plongea son regard dans le vide, fixant tout et rien à la fois. — Oui, finit-elle par répondre. — Donc tu ne les apprécies pas. — Je ne les déteste pas, rectifia-t-elle avant de siroter une gorgée de son thé vert aux arômes de miel, qui s’avérait toujours légèrement trop chaud. On les entendait déjà quand Sanjrani était président, sous une forme ou une autre. À l’époque, c’était juste par l’intermédiaire de communiqués de presse austères et de déclarations politiques démagos. — Et aujourd’hui ? — Par l’intermédiaire de communiqués de presse austères, de déclarations politiques démagos et de réunions occasionnelles. Ça fait une vraie différence. Avant, je n’étais pas obligée de trouver une place pour eux dans mon agenda. Alors qu’aujourd’hui, si. — Et concernant Freehold ? — Le problème, c’est plutôt le système Auberon, expliqua Drummer. La rumeur prétend que ses chercheurs sont en train d’élaborer un transgénérateur universel de polypeptides. — Et en termes un peu plus profanes, qu’est-ce que ça veut dire ? Il s’agissait d’une machine dont le mécanisme transformait les saloperies toxiques que libéraient les biosphères des différentes planètes en quelque chose dont les humains pouvaient se nourrir. Ce qui signifiait qu’il restait une dizaine ou une quinzaine d’années avant que le monopole du système Sol sur la terre et les substrats agricoles ne prenne fin. Et qu’Auberon était sur le point de devenir la nouvelle superpuissance du labyrinthe spatial de la diaspora humaine, sous réserve que la Terre et Mars ne prennent pas la décision d’envoyer une flotte de l’autre côté des portes afin de déclencher la première guerre interstellaire de l’Histoire. Naturellement, tout cela reposait sur l’hypothèse que les avancées d’Auberon n’étaient pas qu’un nuage de vapeur et d’affabulations, une possibilité qu’elle n’était pas encore prête à écarter. Toutes les grandes nations, affirmait-elle, étaient fondées sur un mensonge et une lame de couteau. — Je ne suis pas censée en parler, dit-elle. Désolée. Je n’aurais même pas dû le mentionner. Le visage de Saba s’assombrit un instant, mais la dureté de ses traits muta bientôt en un nouveau sourire. Il détestait qu’elle le tienne à l’écart des choses, mais malgré la confiance qu’elle lui accordait – malgré la tranquillité que lui concédait la division de sécurité de l’Union – il ne se trouvait nulle part dans la hiérarchie. Drummer avait passé une trop grande partie de son existence à faire appliquer des protocoles de sécurité pour les ignorer maintenant. — En gros, continua-t-elle pour tenter d’éviter du mieux possible qu’il ne se vexe sans pour autant évoquer quoi que ce soit de compromettant, le sort de Freehold est, entre autres, un avertissement pour Auberon de ne pas pousser le bouchon trop loin. Carrie Fisk et l’Association des Mondes sont en train de renifler l’affaire, histoire de voir si elle présente des opportunités pour eux. Notamment celle de savoir où je fixe la limite. Saba hocha la tête et lorsqu’il commença d’enfiler ses vêtements, elle ressentit une pointe de déception. — Encore des intrigues de palais, savvy sa ? dit-il. — On peut dire ça, oui, confirma-t-elle, s’excusant puis s’agaçant de s’être excusée, même si ce n’avait été qu’implicitement. Saba sentit la tempête qui agitait Drummer presque avant qu’elle ne prenne conscience de son humeur. Il s’avança vers elle, s’agenouilla et posa la tête sur ses genoux. Elle poussa un rire toussoteux et caressa de nouveau la chevelure de son mari. C’était une révérence forcée, ils le savaient tous deux. Cependant, même si cela ne signifiait pas qu’il baissait réellement les yeux devant elle, ce n’était pas totalement vide de sens. — Tu devrais rester une nuit de plus, souffla-t-elle. — Non, je ne crois pas. J’ai un équipage, un vaisseau et une réputation d’homme libre à tenir, retourna-t-il, sa voix rieuse pinçant encore un petit peu plus son cœur. — Tu devrais revenir vite, alors. Et arrêter de coucher avec toutes les filles de Médina. — Je ne me permettrais jamais de coucher avec quelqu’un d’autre. — Ouais, vaut mieux pour toi, l’avertit-elle, mais le sourire se discernait désormais dans sa voix aussi. Drummer était consciente de ne pas être une femme facile à aimer, pour ses amants comme pour ceux avec qui elle travaillait. Il existait peu de gens dans la vaste étendue de l’Univers capables de naviguer au milieu de ses humeurs, mais Saba en faisait partie. Il était même le meilleur de tous. Le système émit son bruit de bambou brisé : Vaughn, qui l’approchait pour la première fois de la journée. Bientôt, il y aurait des briefings, des réunions et des conversations non enregistrées en compagnie de personnes qu’elle appréciait, en qui elle avait confiance ou dont elle avait besoin, mais jamais les trois à la fois. Elle ressentit le soupir de Saba plus qu’elle ne l’entendit. — Reste ici, dit-elle. — Viens avec moi, plutôt. — Je t’aime. — Te amo, Camina, répondit-il avant de se relever. Je vais m’envoler vers Médina et revenir tellement vite que tu ne t’apercevras même pas que je suis parti. Ils s’embrassèrent puis il quitta la pièce, qui semblait à présent bien vide. Creuse comme une cloche. Le système émit un nouveau tic. — J’arrive dans cinq minutes, déclara-t-elle. — Bien, madame. Elle s’habilla, se coiffa et rejoignit le bureau en un peu moins de quinze minutes, mais Vaughn ne fit aucune remarque désobligeante. — Par quoi est-ce qu’on attaque, aujourd’hui ? s’enquit-elle pendant que Vaughn lui tendait un petit bol de kibble blanc nappé de sauce. L’hésitation de son secrétaire fut presque trop infime pour être détectée. Presque. — Vous avez reçu un message du capitaine Holden. — Et qu’est-ce qu’il dit, en bref ? Cette fois, Vaughn hésita de manière plus prononcée. — Vous devriez peut-être le lire vous-même, madame. La salle de réunion du Foyer du Peuple se trouvait à l’intérieur du tambour, sur le pont le plus éloigné du centre. Au sein de la cité spatiale, la force de Coriolis ne présentait aucun inconvénient pour ceux ayant déjà passé du temps à bord d’une station circulaire, mais ceux pour qui c’était une nouveauté trouvaient encore cela perturbant. Les murs étaient d’un gris nacré, la table en titane fixée directement au sol et plaquée de bambou blond. Drummer la présidait, bouillonnant intérieurement. La plupart des personnes qui l’entouraient – Emily Santos-Baca, Ahmed McCahill, Taryn Long et tous les autres représentants du conseil et du bureau du budget – la connaissaient suffisamment bien pour jauger son humeur et faire profil bas. Le pauvre homme qui s’occupait de la présentation, quant à lui, n’avait encore jamais eu affaire à elle. — C’est une question de priorités, affirma-t-il. Il s’appelait Fayez Okoye-Sarkis et s’exprimait au nom de l’Institut Chernev, une sorte de groupe non gouvernemental et non universitaire basé sur Ganymède et Luna qui prônait l’avancée de la recherche scientifique. — Ces dernières décennies, poursuivit-il, et particulièrement depuis le bombardement de la Terre, la grande, grande majorité des recherches portent sur l’augmentation des rendements alimentaires et l’infrastructure. Et la plupart du temps, il s’agit simplement d’étudier la technologie qui a conçu la protomolécule et la station de la Zone lente. Toutes les planètes sur lesquelles nous nous sommes posés ont révélé des créations et des technologies extrahumaines. — Effectivement, approuva Drummer, ce qui signifiait plutôt : Venez-en à l’essentiel. Okoye-Sarkis étira le sourire qu’il offrait d’ordinaire à ceux qui le trouvaient charmant. — À l’époque où ma femme était encore jeune étudiante, reprit-il, ses travaux l’amenaient à surveiller certaines espèces de rongeurs qui s’étaient adaptés à la vie dans les zones à hautes radiations. Des sites de vieux réacteurs ou d’essais nucléaires. Ils avaient évolué pour s’approprier un environnement que les humains avaient spécifiquement créé. Eh bien ces rongeurs, aujourd’hui, c’est nous. Nous tentons de nous adapter à des espaces et des environnements délaissés par l’espèce ou les groupes d’espèces disparus qui ont créé tout ça. Les évolutions technologiques que nous avons connues sont incroyables, et visiblement, elles ne semblent être qu’un début. — D’accord, dit Drummer. Okoye-Sarkis s’empara d’un flacon et avala une gorgée d’eau. Il perdait progressivement l’attention de la Présidente, et les plis de son front indiquaient qu’il en avait conscience. Avec un petit peu de chance, cela l’inciterait à raccourcir la présentation, à passer les parties ennuyeuses et à en venir à ce qu’il voulait afin qu’elle puisse répondre “non” et retourner travailler. — On a beaucoup spéculé quant aux êtres à l’origine de tout ce que nous avons découvert, en se demandant s’ils étaient des individus dotés de conscience ou une sorte de réseau d’entités pensantes, s’ils n’étaient qu’une espèce au sein d’une communauté ou toute une variété d’espèces interconnectées qui agissaient de concert, s’ils avaient – et je sais bien que ce que je vais dire va vous paraître étrange – le même rapport à la matière que nous. On a beaucoup réfléchi à tout ça, élaboré beaucoup de théories. Ce que personne n’a fait, en revanche, ce sont des tests. L’Institut Chernev veut être le fer de lance d’une nouvelle génération de recherches scientifiques visant à répondre aux questions les plus complexes posées par les anneaux : Quelle forme d’intelligence les a construits ? Qu’est-il arrivé à ces espèces entre l’époque du projet Phœbé et la création de la porte de Sol ? Ont-ils laissé des traces que nous pouvons traduire ou bien comprendre ? Nous sommes d’avis que quelque part, dans les systèmes de l’autre côté des anneaux ou à l’intérieur des portes elles-mêmes, nous trouverons quelque chose de similaire à une pierre de Rosette, qui replacera dans leur contexte toutes les autres découvertes. Notre objectif est de transcender ce qui se fait aujourd’hui en termes de science des matériaux, de physique des basses et hautes énergies, de biologie, de botanique, de géologie et même en termes de philosophie de la science. Drummer recula sur sa chaise, pencha la tête de côté puis répliqua : — Donc vous pensez que le souci, c’est que les choses ne changent pas assez vite, c’est ça ? — Eh bien, je crois que le progrès est toujours plus utile et plus efficace quand… — Parce que de mon point de vue, l’interrompit Drummer, il me semble que nous avons déjà du mal à nous débrouiller avec ce que nous avons maintenant dans notre assiette. Je ne vois pas comment des problèmes supplémentaires vont pouvoir nous aider. — Justement, tout ça est censé nous aider à résoudre les problèmes, affirma l’homme. Il avait prononcé cette phrase avec une assurance et une autorité que Drummer admirait. Charismatique, ce petit enfoiré. Elle comprenait pourquoi on l’avait envoyé pour la convaincre. À la gauche de la Présidente, Emily Santos-Baca s’éclaircit la gorge d’une manière qui aurait pu être anodine, mais qui, si elle ne l’était pas, ne l’était pas du tout. Drummer se comportait comme une garce. Dans un effort tout à fait conscient, elle retint son irritation. — Très bien, dit-elle. Et qu’est-ce que l’Union vient faire là-dedans ? — Il y a plusieurs choses que l’Union pourrait faire pour nous aider dans ce projet. La première étant, bien sûr, de signer un contrat pour accorder le passage aux appareils de l’Institut. On nous propose de venir faire des recherches de terrain sur les sites d’une demi-douzaine de planètes, et les études préliminaires que nous avons menées les concernant ont l’air particulièrement prometteuses. Mais il faudrait d’abord que nous puissions nous rendre là-bas. Le sourire d’Okoye-Sarkis fut une invitation à ce qu’elle le lui rende. — Ça me semble cohérent, répondit-elle, et le sourire de l’homme s’élargit de plus belle. — Le sujet que nous souhaiterions aborder ensuite, c’est… la position particulière dans laquelle se trouve l’Union des Transports. Les fruits de notre travail pourront bénéficier à l’Union autant si ce n’est plus qu’à quiconque à travers les différents systèmes. — Donc vous voudriez que nous financions vos travaux, en déduisit Drummer. C’est bien ça ? — J’avais d’abord prévu quelques arguments pour y venir petit à petit et expliquer pourquoi, mais… oui, c’est ça. — Vous êtes au courant que nous ne sommes pas un gouvernement, n’est-ce pas ? Nous sommes une association de transport. Nous déplaçons les marchandises d’un lieu à un autre et nous protégeons les infrastructures qui nous permettent de le faire. Signer des contrats pour des travaux de recherche, ce n’est pas vraiment notre politique. Okoye-Sarkis passa la table en revue à la recherche de regards amicaux, et en trouva peut-être quelques-uns. Drummer savait que sa réaction aurait été tout autre si on avait formulé cette proposition la veille. Mais le message qu’Holden lui avait adressé depuis Freehold… — L’Institut respecte parfaitement cette politique, enchaîna Okoye-Sarkis. Ce projet-là est tout nouveau, mais je crois que tout le monde pourrait grandement bénéficier de ses avancées. Je peux vous laisser un récapitulatif de nos propositions de mission, si vous ou votre personnel voulez y jeter un coup d’œil. — Très bien. — Et à propos de l’autorisation de passage… Je ne veux presser personne, mais nous sommes toujours dans la phase où nous tentons de rassembler des soutiens, et les tarifs… — Laissez-nous votre liste de propositions, coupa Drummer. Le conseil pourra les étudier et j’accepterai sa décision, qu’il décide de réduire ou de faire grâce des frais contractuels. — Merci, madame la Présidente. C’est formidable. Merci beaucoup. Ce fut sur une série de quasi-révérences que le scientifique quitta la salle. Drummer cocha la dernière case de la matinée sur son agenda. La liste de l’après-midi semblait tout aussi longue, et au moins aussi agaçante. Santos-Baca croisa son regard et leva un sourcil. — C’est une proposition intéressante, déclara-t-elle. Le débat devrait être animé. Ce qui signifiait : Comme si le conseil n’avait pas assez de travail comme ça. — Le conseil doit être impliqué dans toutes les décisions importantes, justifia Drummer. Il le faut. Ce qui signifiait : Arrêtez de discuter. Santos-Baca poussa un léger rire et, à moitié contre son gré, Drummer ébaucha un sourire. Le temps de quelques secondes, seulement. Après le supplice des formules d’usage et des simagrées, qui précédaient et suivaient les réunions comme un fléau social, elle retourna dès que possible à son bureau. Vaughn, ou l’un des membres de son personnel, lui avait apporté un bol de pâtes de soja aux champignons ainsi qu’un verre de vin. Elle commença par le vin. Elle déploya l’affichage du système Sol dans son entièreté. Des planètes, des cités et des stations spatiales. Des astéroïdes exécutant leurs danses orbitales complexes là où la gravité et la géographie systémique formaient des zones de stabilité. Le tout s’apparentait à une tempête de neige sur Terre. Elle-même n’avait jamais vu de neige, et elle n’aurait su dire dans quelle mesure la ressemblance était exacte. Elle retira la plupart des données de l’affichage, le simplifiant suffisamment pour que l’œil d’un être humain pût lui donner un sens. Elle y apercevait le Foyer du Peuple, situé dans l’orbite de Mars mais loin de la planète. Et là, plus près de l’Anneau, l’Indépendance. Elle adressa une requête au système et le Malaclypse apparut, simple point jaune brillant qui semblait chevaucher le Foyer du Peuple. Comme si le vaisseau n’avait jamais quitté les quais. En vérité, ce n’était qu’un problème d’échelle. Les éléments en surbrillance qui se superposaient sur l’affichage étaient maintenant à plus de cent mille kilomètres l’un de l’autre – plus de deux fois la circonférence de la Terre – et chaque seconde les éloignait encore davantage. Mais la distance infranchissable qui la séparait de Saba ne représentait rien comparée à l’immensité qui les cernait ; celle du système Sol, ainsi que des autres qui s’étendaient au-delà des portes. Même pour une femme née au milieu du vide, toute cette immensité s’avérait déstabilisante, et tous ses habitants semblaient vouloir que Drummer la contrôle pour eux, qu’elle endosse la responsabilité de tout ce qui s’y passait afin qu’ils puissent sentir que quelque part, quelqu’un se trouvait aux commandes. Elle ne l’avait jamais exprimé à voix haute, mais l’Univers de son enfance lui manquait un petit peu. À cette époque, la Ceinture était l’APE. La Terre et Mars étaient l’ennemi. Tout cela lui paraissait déjà profondément désorientant. Seuls les événements survenus par la suite, par comparaison, procuraient le sentiment que l’ancien ordre était simpliste et facile à gérer. Elle éprouvait une forme de nostalgie pour l’âge qui avait fait d’elle ce qu’elle était, qui lui avait permis d’acquérir les compétences dont elle avait besoin avant de muter en une époque où, la moitié du temps, elle se sentait illégitime dans le rôle qu’elle tenait. Le Rossinante était à plusieurs heures-lumière de l’autre côté des anneaux. À des siècles-lumière, même, en empruntant un itinéraire plus classique. L’image d’Holden lui apparaissait comme s’il était en face d’elle à la table. Elle prit une grande inspiration, expira lentement et débuta l’enregistrement : — Capitaine Holden. J’ai bien reçu votre rapport concernant la situation sur Freehold. Pour dire les choses poliment, la solution que vous proposez ne convient pas… 6 HOLDEN — Pour dire les choses poliment, lança Drummer depuis l’écran, la solution que vous proposez ne convient pas. L’accepter reviendrait à modifier fondamentalement la nature de l’Union. Emprisonner les gens, ce n’est pas notre rôle. Nous sommes une union de transport, pas une force de police. Nous n’avons ni prison, ni juges. Nous avons des contrats. Quand certains n’en respectent pas les termes, nous objectons et nous infligeons des amendes, des sanctions. Après ça, si lesdites personnes ne veulent toujours rien entendre, nous cessons de jouer avec elles. Mais arrêter les gens, ce n’est pas à nous de le faire. — Elle a l’air d’avoir les nerfs, remarqua Alex. Holden mit l’enregistrement sur pause. Le pont des ops était faiblement éclairé, des conditions que le pilote appréciait. Le recycleur d’air cliquetait et le vrombissement du réacteur se propageait à travers le squelette de l’appareil, aussi familier que le silence. — Ouais, acquiesça le capitaine, sa voix ne transpire pas le bonheur, à ce qu’on dirait. Alex gratta sa barbe et, d’un air compatissant, haussa les épaules en direction d’Holden. — Vous préférez finir le message en privé ? — Pas sûr que ça change grand-chose, répondit Holden. Il reprit la lecture de l’enregistrement et Drummer s’anima de nouveau : — L’autre chose que nous ne faisons pas, c’est laisser les capitaines des vaisseaux que nous finançons décider de la politique de l’Union dans son ensemble. Vos agissements sur Freehold ne vont créer aucun précédent qui montre ce que je vais devoir faire pour tous les autres systèmes qui décident de désobéir. Je vous ai envoyé en mission là-bas pour transmettre un message. Pas pour négocier ou marchander. Vous étiez sur place parce qu’il fallait que ceux qui regardent – c’est-à-dire tout le monde – voient ce qui se passe quand on ne respecte pas les termes du contrat qu’on a signé avec l’Union des Transports. — Donc c’était d’abord un spectacle, et ensuite une exécution, rétorqua Holden à l’intention de l’écran. Bien que Drummer ne pût l’entendre, elle marqua une pause et baissa les yeux, comme si les mots lui étaient parvenus. — Mon souci, maintenant, reprit-elle, c’est de savoir comment réparer ce que vous avez cassé en causant le moins de dégâts possible. Je vais consulter le comité, nos conseillers juridiques, et quand nous aurons décidé de ce qu’il faut faire, je vous en informerai. Et vous le ferez. J’espère que tout ça est assez clair pour vous. — J’ai comme l’impression qu’elle ne m’aime pas tant que ça, finalement, réagit Holden. — Elle est un peu énervée, c’est tout, dit Alex. Rien de personnel, je pense. — Pour le moment, enchaîna Drummer, je vous donne l’ordre de revenir sur Médina avec le gouverneur Houston. Quelqu’un sera là pour vous accueillir à votre arrivée. Au point où nous en sommes, je vous demanderais de lire la déclaration que je vais vous préparer. Ce sera peut-être des excuses, ou bien une clarification du règlement de l’Union des Transports. Mais peu importe ce que ce sera, je vous l’adresserai avant que vous arriviez sur Médina. Et vous la réciterez mot pour mot. On ne façonne pas l’Univers à sa guise par de simples paroles, Holden. Il y a d’autres personnes que vous à prendre en compte. La prochaine fois, montrez-vous plus respectueux. Puis le message prit fin. Alex laissa échapper un long et lent soupir. — Bon, d’accord, il y a peut-être de quoi le prendre un peu personnellement, dit-il tandis qu’Holden fermait le message. L’écran afficha de nouveau sa série de rapports système défilants : consommation d’énergie du réacteur, stabilité environnementale, gestionnaire de chaleur résiduelle. Le Rossinante opérant ce qu’il faisait de mieux. Ce qu’il avait toujours fait. Le nœud demeurait là, paisible, au fond de son estomac. Il ignorait s’il s’agissait de colère, de déception ou de tout autre chose. Alex fit craquer les articulations de ses doigts. — Vous faites une tête bizarre, observa-t-il. — Non, dit le capitaine. Je n’ai plus de tête du tout. — Elle n’a pas tort, n’empêche. Il y a beaucoup de colonies à travers les systèmes. Si on commence à venir récupérer tous ceux qui ne suivent pas les règles… Je veux dire, ce n’est pas du tout notre mission, à l’origine. Leur dire qu’ils ne peuvent pas jouer s’ils ne sont pas fair-play, c’est rude, mais ça ne change rien à la nature de l’Union. — C’est plus pratique, voilà, répondit Holden, d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu. Je vois où elle veut en venir. Je comprends bien que c’est plus facile de présider l’Union si on considère qu’il suffit d’arrêter de fournir ses services à ceux qui ne respectent pas les termes du contrat. Si on attend quelques décennies, le temps que les colonies parviennent à l’autosuffisance, interdire les échanges commerciaux sera peut-être l’équivalent d’une tape sur le poignet. Mais faire ça maintenant, c’est une condamnation à mort. — Possible. Mais d’après ce que j’ai entendu dire sur le Complexe Bara Gaon et Auberon, ils sont déjà… — Nous ne parlons pas du Complexe Bara Gaon ou d’Auberon, ici. Si nous fermons les robinets de Freehold pendant trois ans, la colonie va tomber en ruine et ses habitants vont mourir de faim. Donc là, maintenant, ouais, elle est en train de nous dire qu’il faudrait les tuer. Seulement, elle formule ça de manière à faire croire que c’est la conséquence naturelle de leurs choix, et pas aussi des nôtres. — Ouais, c’est vrai, commença Alex. Mais Holden n’en avait pas fini et les mots continuaient de s’échapper de sa gorge : — Ils n’ont pas élu Drummer, dit-il en frappant violemment l’écran. Ils ne peuvent pas contester ses décisions et elle a droit de vie ou de mort sur eux. Se contenter du plus pratique, ce n’est pas digne de son rang. Et dans toutes les forces militaires de l’Histoire, quand le commandant donnait un ordre immoral, c’était le devoir des soldats d’y désobéir. — Dans toutes les forces militaires de l’Histoire ? — Celles qui méritaient ce nom, en tout cas. — Je vois, fit Alex, marquant une pause pour reprendre un instant plus tard : Mais ils ne nous ont pas élus non plus. — Exactement ! C’est là que je veux en venir. — OK. — Donc nous sommes d’accord, finalement. — Oui. Mais on dirait que nous sommes en pleine dispute. — Pas faux, concéda Holden en reculant sur son siège anti-crash, qui remua et grinça sous son poids. Son nœud à l’estomac ne s’était pas relâché. — Fait chier, lâcha-t-il. — Vous croyez qu’elle va de nouveau fermer les vannes et les remettre en quarantaine ? — Je n’en sais rien, admit Holden. Mais si c’était son intention, elle nous demanderait sûrement de ramener Houston sur Freehold pour qu’il meure avec ses amis. Et pour un grand spectacle politique comme ça, ce n’est pas très bon quand le capitaine d’un de vos vaisseaux de combat préférés commence à refuser les ordres. Elle va devoir nous laisser cette manche. — Ça me semble logique, dit Alex. La prochaine risque d’être intéressante, en revanche. — Ouais. Tous deux restèrent un moment silencieux. Holden sut qu’Alex allait reprendre la parole avant même que les mots ne fussent prononcés. Après des décennies à vivre et travailler au même endroit, passer le sel lorsqu’on mangeait dans la coquerie n’avait même plus à se demander. Le cas présent était de même nature. — Si vous voulez, on peut continuer à se gueuler dessus, proposa Alex. — Merci, dit Holden. Le pilote hocha la tête. C’était une invitation ouverte, et il ne plaisantait qu’à moitié. Holden jaugea une nouvelle fois le poids dans ses entrailles et se leva pour se diriger vers l’ascenseur. Alex ne posa pas de question afin de savoir où il allait. Il le savait probablement déjà. Le fantôme du thé au gingembre que buvait Clarissa pour apaiser son estomac flottait encore dans la coquerie, mais ni elle ni Amos ne s’y trouvaient encore. Le distributeur de nourriture indiquait le niveau des réserves, et Holden fixait les chiffres sans véritablement les voir. Au cours de sa vie, il avait passé davantage de temps à bord du Rossinante que n’importe où ailleurs et connaissait le vaisseau plus qu’il ne se connaissait. Longeant la coursive en direction de leur cabine, il tenta de laisser derrière lui l’amertume, la colère. La culpabilité qui s’élevait dans sa gorge. Il savait bien qu’elle s’en apercevrait. Naomi se trouvait sur la couchette anti-crash, un bras sur les yeux, mais sa respiration n’avait pas la profondeur du sommeil. Sa sieste était déjà terminée, ou n’avait pas encore commencé. Elle lui sourit. Les rides aux coins de ses lèvres étaient splendides. — Alors ? s’enquit-elle, avant même de bouger le bras qui obstruait sa vue. Holden prit une grande inspiration et expira entre ses dents. Son estomac n’en fut pas soulagé, mais il sentit tout de même un changement. La colère avait muté en quelque chose de plus profond. De la tristesse, peut-être. Le capitaine croisa les bras. Naomi remua et bougea son bras pour l’observer. La grisaille sur les tempes de sa compagne avait fait son apparition quelques années plus tôt et s’étendait lentement. Les produits anti-âge que tous prenaient maintenant n’effaceraient pas certains des plis aux coins de ses yeux, mais il les trouvait magnifiques, eux aussi. — Je crois que c’est peut-être le moment pour nous de faire autre chose, déclara-t-il. Pour moi, en tout cas. Naomi bougea de nouveau, la couchette l’imitant pour s’ajuster à elle. Si elle avait attendu de pouvoir lancer une plaisanterie, faire quoi que ce soit pour rendre l’instant moins pesant, l’envie s’évanouit lorsqu’elle plongea son regard dans celui d’Holden. La voir réagir de la sorte lui indiqua qu’il était tout à fait sérieux. Et qu’il avait l’air mal en point. — Explique-moi tout, dit-elle. Il lui rapporta l’essentiel – la réponse de Drummer, la discussion qu’il avait eue avec Alex, ce qu’il en avait conclu – et à chaque mot, chaque phrase, une confusion qu’il n’avait jusque-là pas détectée commença à se dissiper. Le simple fait d’aborder le sujet avec elle – tout en sachant que même si ses paroles et ses idées n’étaient pas énoncées correctement, elle saisirait ce qu’elles impliquaient – lui permettait d’éclaircir son esprit. Le poids au fond de son ventre, en revanche, n’avait pas disparu. — Quand nous traquions les pirates, ajouta-t-il, je pouvais accepter qu’ils se rendent. Nous aurions même arrêté les gars de la Flotte libre, s’ils avaient rendu les armes. Mais aujourd’hui, je suis au service d’un système bureaucratique enclin à tuer des gens pour tenir sa ligne politique. Je n’ai pas l’impression de faire appliquer un règlement, j’ai l’impression d’être un bourreau, et… je crois que ce n’est pas un rôle pour moi. Naomi libéra une place pour lui et il vint s’allonger près d’elle, la couchette s’ajustant à leurs masses combinées. Elle laissa échapper un léger son, entre soupir et fredonnement. — Pas facile de faire notre boulot, hein ? commenta-t-elle. — Ces colonies sont toutes dépendantes de l’Union. Ça ne sera peut-être pas toujours le cas, mais jusqu’à ce qu’elles soient autosuffisantes, elles devraient pouvoir donner leur avis sur la manière dont l’Union définit les règles et les fait appliquer. Leurs citoyens n’ont pas élu Drummer. — Ils n’ont élu aucun des présidents, que ce soit Walker, Sanjrani ou Pa. — Les autres n’ont pas décidé de leur interdire les échanges commerciaux. Drummer, si. Et oui, je sais. Avec du recul, c’était sûrement inévitable. C’est peut-être déjà miraculeux que ce ne soit pas arrivé plus tôt. Mais aujourd’hui ça y est, ça s’est produit, et… — Et quand un truc change, d’autres changent aussi, anticipa Naomi. Une voix leur parvint depuis la coquerie, celle de Bobbie s’adressant à quelqu’un : Alex, Amos ou Clarissa. Il ne put entendre la réponse, mais elle arracha un rire à Bobbie. Le nœud se resserra autour de son estomac. — Je pourrais publier un communiqué de presse, proposa-t-il, les mots semblant l’enfoncer encore dans le gel. Pour informer toutes les colonies de ce que Drummer compte faire et dire pourquoi je pense qu’elle a tort. Essayer de prendre la tête de… je ne sais pas… d’une coalition de réforme. Peut-être discuter avec l’Association des Mondes, voir si ses membres voudraient nous rejoindre. — Un sacré combat, dit Naomi, qui n’approuvait ou ne désapprouvait rien, exprimant simplement une vérité. — Ça impliquera de laisser le Rossi à quai ou de rester dans le même système un bon moment. La Terre et Mars commercent encore beaucoup entre eux. Avec Ganymède, aussi. Et Cérès. Il y a peut-être des colonies où les infrastructures nous permettraient de trouver une niche. Ou d’en créer une. Ou alors, je pourrais parler de la situation à quelques personnes et… — Ils sont déjà au courant, l’interrompit-elle. Drummer nous a envoyés ici pour faire une déclaration. Tout le monde a les yeux braqués sur nous. Tout ce que tu as dit est déjà diffusé sur les canaux d’information et débattu dans les fils de discussion. — Alors je pourrais peut-être laisser quelqu’un d’autre mener cette bataille à ma place, dit-il en fermant les paupières. Me contenter de quelques contrats intrasystèmes et voir comment ça se passe. C’est important. C’est juste que… je ne sais pas. Je suis fatigué. Trop fatigué pour ce combat-là. — Ou… ? Holden rouvrit les yeux et se tourna sur le flanc. Naomi inclinait la tête de côté, comme lorsqu’elle souhaitait se dissimuler derrière sa chevelure. Seulement, dans le cas présent, elle ne se cachait pas. Sa bouche se crispa et son regard croisa celui du capitaine. — Tu te souviens des premiers temps sur le Rossi ? demanda-t-elle. Nous étions en cavale et à peu près… oh, à peu près tout le monde nous pourchassait, je crois. Nous naviguions sur un vaisseau volé. Tu avais demandé si nous ne voulions pas le vendre et partager l’argent pour prendre une retraite anticipée. Holden gloussa. — Il avait plus de valeur qu’aujourd’hui. — À l’époque, le mot “retraite” impliquait aussi plus d’années de repos, renchérit-elle sans plaisanter. Ce n’est peut-être pas à toi de prendre cette décision pour les autres. — C’est-à-dire ? — Nous savons tous les deux qu’Alex va rendre l’âme dans ce siège de pilote. Bobbie est chez elle sur le Rossi. Clarissa est dans un sale état. Et je ne sais pas, mais si jamais elle décide d’être transférée dans un établissement spécialisé pour avoir un suivi médical, je pense qu’Amos pourrait la suivre. Holden prit le temps d’assimiler l’idée. Il ignorait la nature du lien qui unissait Amos à Clarissa. Il savait uniquement que leur relation était féroce, platonique, et qu’elle avait résisté au passage du temps. S’il s’agissait d’amour, il n’en avait jamais connu de tel, mais cela ne ressemblait à rien d’autre. Son esprit s’attarda sur l’idée d’Amos vivant à bord du Rossinante sans Clarissa. Il n’y avait jamais songé auparavant, et la perspective le plongeait dans la mélancolie. — Ouais, possible, acquiesça-t-il avant de marquer une courte pause. Ouais. — Nous ne sommes pas loin de l’âge qu’avait Fred quand son attaque l’a foudroyé. Et tu prends des anticancéreux depuis plus de la moitié de ta vie, maintenant. Même s’ils sont efficaces, un jour, ton système va en prendre un coup et tu seras un peu plus fragile. Donc au lieu de tout ça, nous pourrions vendre nos parts, filer sur Titan et y choisir une station où profiter de nos vieux jours. Non, songea Holden. Non, je n’abandonnerai jamais cet appareil et les gens qui s’y trouvent. C’est mon foyer, et peu importe les dangers, les menaces et les batailles à venir, je le défendrai. Je suis ici chez moi. Chez nous. Malgré tout, les seules paroles qu’il prononça furent : — Ouais, ça me paraît une super idée. Nous n’avons qu’à faire ça. Naomi se pencha vers l’avant, le front plissé. — Sérieusement ? Parce que j’ai réfléchi à encore une bonne demi-douzaine d’arguments pour te convaincre que ce n’est pas une idée affreuse. — Ah, d’accord, ben garde-les en réserve, conseilla Holden, parce que je vais changer d’avis toutes les cinq minutes dans les semaines à venir. Mais là, en ce moment, vivre avec toi sous un dôme de Titan, ça me semble être la meilleure idée qu’on ait jamais eue. — Tu crois que ta virilité le supporterait ? — Ouais. — Et que tu n’aurais pas l’impression de laisser tomber l’Univers en refusant de prendre part à tous les combats qui s’engagent ? Parce que sinon, j’ai aussi réfléchi à ce sujet et j’ai quelques bonnes répliques en stock. — Garde-les, répéta Holden. Tu en auras besoin plus tard. Mais pour le moment, c’est bon, je suis convaincu. Le visage de Naomi se détendit. Holden pouvait toujours apercevoir celle qu’elle était à l’époque du Canterbury. Le temps, l’âge, le chagrin et le rire avaient creusé ses joues, laissé la peau quelque peu plus lâche au niveau de son cou. Ils n’étaient plus si jeunes, à présent, mais peut-être ne remarquait-on la véritable beauté d’une personne que lorsque l’âge avait entièrement forgé sa personnalité. Il se pencha pour l’embrasser… … et commença à dériver. La poussée soudainement interrompue, son mouvement l’avait éloigné de la couchette et il tournoyait maintenant en apesanteur. Par réflexe, il tendit la jambe pour tenter d’accrocher une prise, mais le vaisseau effectuait un demi-tour et il dut s’y reprendre à plusieurs fois. Naomi, quant à elle, s’était déjà cramponnée à la structure de la couchette. — Ah, Drummer a dû changer d’avis, fit Holden. Houston n’est sûrement plus le bienvenu sur Médina. Dommage. — Bizarre qu’Alex n’ait pas d’abord sonné l’alerte, s’étonna Naomi avant de tapoter la console de son système. Alex ? Tout va bien ? — J’allais vous poser la question, répondit le pilote à travers le haut-parleur. Changement de plan ? Holden tira son terminal de sa poche : — Amos ? C’est vous qui avez fait demi-tour ? — Salut, Cap, lança le mécanicien, qui apparut en chair et en os dans l’encadrement de la porte. Ça ne vient pas de moi. Qu’est-ce qui se passe ? Un frisson parcourut l’échine d’Holden, et ce n’était aucunement lié à la température. Naomi se penchait déjà sur la question, interrogeant les systèmes de contrôle et les fichiers de registre du Rossi, mais la voix de Clarissa intervint dans le haut-parleur avant qu’elle pût trouver quoi que ce soit : — Les recycleurs d’air me signalent une alerte, informa-t-elle, sa voix ténue plus grave que d’ordinaire. On a activé une commande manuelle depuis l’ingénierie pour débarrasser l’air de tout son oxygène et libérer le flux de nitrogène. — Mauvaise idée, dit Holden. Il vaudrait mieux arrêter ça. — J’ai programmé une commande à distance prioritaire. Personne ne modifie les paramètres environnementaux de mon vaisseau sans mon autorisation, enchaîna calmement Clarissa, comme si elle ne sous-entendait pas que sa paranoïa venait de leur sauver la vie. Mais j’aimerais quand même bien savoir ce qui se passe. — L’ingénierie, la salle des machines et l’accès au réacteur sont tous verrouillés, annonça Naomi, qui faisait défiler les écrans système plus rapidement qu’Holden ne pouvait suivre. Je crois que j’ai aussi coupé la transmission d’énergie, mais je ne peux pas… Mais Holden se tirait déjà hors de la cabine. Amos se plaqua contre le mur de la coursive afin de lui laisser le passage et s’élança dans son sillage à travers la coquerie, puis le rejoignit dans l’ascenseur pour se rendre au niveau inférieur. Le cœur d’Holden vacillait, son pouls tambourinant à ses tympans, mais ce n’était que l’effet de l’adrénaline, de la peur, et non d’une quelconque anomalie dans l’air. Il espérait ne pas se tromper. Les quartiers de détention étaient moins une cellule qu’une cabine isolée semblable à celles de l’équipage, les commandes de la porte isolées du système et désactivées à l’intérieur. Au fil des ans, près d’une douzaine de prisonniers y avaient passé des jours, des semaines, voire des mois. Mais à présent, la porte demeurait entrouverte, le panneau de contrôle clignotant et affichant des codes d’erreur. Holden s’approcha prudemment – c’est près des portes et dans les coins qu’on se faisait avoir – mais lorsqu’il atteignit la cellule, il était déjà certain de ce qu’il trouverait. La cabine était vide, à l’exception de quelques débris flottants : rubans de revêtement anti-usure, touffes de duvet de matelas qui restaient suspendues dans l’air tels des flocons de février. Des sillons luisants marquaient l’endroit où on avait arraché le tiroir de rangement ainsi qu’une longueur de glissière. Un écran mural flottait près de la couchette, et les composants électroniques mis à nu indiquaient l’emplacement où les commandes de verrouillage de la porte avaient été court-circuitées. Le gouverneur de Freehold n’était nulle part en vue. — Ah, dit Amos. C’est une première. 7 BOBBIE La gravité engendrée par une poussée régulière était un certain luxe. Relier directement ses parties intimes à un conduit de toilettes aspirant était l’une des petites indignités que les trajets spatiaux imposaient occasionnellement. En phase d’apesanteur, quand aucune force n’était capable d’évacuer vos déchets corporels, il n’existait aucune autre solution pour éviter de partager son espace avec des sphères d’urine. Pouvoir s’asseoir dans les toilettes de l’équipage et se détendre un instant pendant qu’on faisait son affaire s’avérait appréciable, mais à bien y réfléchir, considérer cela comme un luxe ne participait pas à vous rendre plus digne. Bobbie tendait la main derrière elle vers le distributeur de papier fixé sur la cloison quand la gravité disparut sans crier gare. L’élan produit par la rotation de son torse l’éjecta des toilettes pour l’envoyer valser dans l’air, son pantalon toujours autour des genoux. Fort heureusement, le Rossi activa immédiatement le système d’aspiration et lui évita d’avoir à esquiver les déchets flottants libérés par son propre corps. Dégringolant dans l’apesanteur, elle tira sur sa ceinture élastique et s’écria : — Rossi, connexion vers le poste de commandement ! — ’Lut, répondit Alex dans la demi-seconde qui suivit. Où est-ce que tu… — Même pas un putain de voyant d’avertissement ? Je suis aux toilettes en train de pisser et tout à coup, je me retrouve à essayer de remonter mon pantalon en apesanteur ! — Pas ma faute, se défendit Alex. On dirait que… Ah. Attends une seconde. Le système retransmit la voix de Naomi en provenance d’un autre canal : Alex ? Tout va bien ? — J’allais vous poser la question, dit le pilote. Changement de plan ? Naomi ? Euh… Bobbie ? Je crois que nous avons un problème. La voix que prit Alex fut suffisante. Bobbie posa fermement un pied sur la cloison, accrocha une prise de l’autre et remonta son pantalon d’un geste sec. — Bien reçu, fit-elle, les tonalités plates et impassibles de l’ancienne marine reprenant le dessus. J’arrive. Elle trouva Holden et Amos flottant à l’intérieur de la prison de fortune de l’appareil, examinant un écran qu’on avait arraché du mur. Le prisonnier n’était plus là. — Il est sorti depuis combien de temps ? interrogea Bobbie tandis qu’elle s’immobilisait en agrippant une prise. — Le Rossi a commencé à émettre des messages d’erreur depuis cette porte il y a une heure, la renseigna Amos en grimaçant. C’est ma faute, Cap. J’aurais dû faire gaffe, mais j’étais… — Pas grave, l’excusa Holden. Empêchons-le de faire plus de dégâts, c’est tout. — S’il a pu couper les gaz et modifier la trajectoire du vaisseau, c’est qu’il est à l’ingénierie, déduisit Bobbie. — Exactement, confirma Holden. Naomi essaie de faire en sorte qu’il nous amoche le moins possible, mais elle opère à distance et ce gars-là vient de démontrer qu’il avait des compétences techniques assez surprenantes. — Quelles sont nos options ? demanda Bobbie. En termes de tactique, la situation n’était pas optimale. Si le prisonnier s’était enfermé dans l’ingénierie et avait également réussi à verrouiller la salle des machines qui se trouvait au niveau supérieur, il leur faudrait alors forcer deux portes afin d’arriver jusqu’à lui. En outre, même si Naomi piratait actuellement les systèmes de contrôle, la proximité physique du réacteur offrait à Houston certaines options qu’elle n’avait pas. Et Bobbie n’aimait pas cela. Holden tapota un moment sa jambe de ses doigts, ses mouvements amorçant une rotation presque indiscernable de son corps en apesanteur. — S’il se sent pris au piège, il pourrait faire exploser le réacteur rien que par vengeance, déclara Holden, exprimant ainsi à voix haute ce que pensait Bobbie. Donc forcer l’entrée de manière standard, ce n’est à faire qu’en dernier recours. Amos, c’est vous qui vous chargez de ça. Demandez de l’aide à Clarissa pour trafiquer le capteur de la porte qui donne sur la salle des machines et pouvoir la découper sans que Houston s’en aperçoive. Après ça, fixez une mine sur la porte de l’ingénierie et attendez mon signal. — Compris, dit Amos avant de s’élancer dans la coursive, son terminal déjà sorti de sa poche. Peaches ? Rejoins-moi devant l’écoutille de la salle des machines… — Si je ne vais pas avec eux… commença Bobbie, mais Holden l’interrompit en secouant la tête. — Vous, je veux que vous passiez par l’écoutille de maintenance, à l’arrière. Vous pourrez le prendre par surprise et nous éviter d’avoir à forcer l’entrée, ce qui serait très risqué. — OK, accepta Bobbie en étirant les syllabes. Mais cet accès-là, on ne peut pas l’utiliser tant que le réacteur est en marche. — Naomi fera en sorte de l’éteindre, alors. — Et si elle n’y arrive pas ? — Vous allez rôtir, dit Holden en hochant la tête. Mais il faut se dépêcher. Nous ne savons pas combien de temps nous avons avant que Houston décide que mourir dans une déflagration est plus romantique que de finir en prison. — L’écoutille de maintenance est trop étroite, Betsy ne passera jamais. — Non, c’est vrai, admit Holden. Mais je suis certain que vous pouvez lui botter le cul sans elle. — Là-dessus, aucun doute. — Alors allez vous équiper, marine. Vous êtes de sortie. Bobbie n’était pas une spécialiste de la mécanique aéronautique, mais elle savait comment tourner une clef à molette ou manier le fer pour souder droit. Au cours des dernières décennies, elle avait entrepris de faire du Rossinante son foyer et avait donc passé un certain temps à l’extérieur de l’appareil. Parfois en compagnie d’Amos, qui la surnommait “Babs” pour une raison connue de lui seul et présumait souvent qu’elle savait ce qu’elle faisait même quand ce n’était pas le cas. Ou bien avec Clarissa, dont la langue fourchait de temps à autre pour l’appeler “Roberta” et qui lui détaillait scrupuleusement chaque procédure comme si elle ne savait rien du tout. Sans qu’elle ne s’en aperçoive, ou presque, ils étaient devenus sa famille. Elle avait toujours des frères, des nièces et des neveux qui résidaient sur Mars, unis à elle par les liens du sang, mais elle leur parlait rarement. Et même à ces occasions, ce n’était que par messages enregistrés expédiés à travers l’espace, à l’extrémité d’un faisceau laser. Au lieu de cela, elle avait Amos, le grand frère bourru qui l’avait laissée foirer une réparation et s’était contenté de se moquer d’elle, pour s’en occuper lui-même ensuite et ne jamais plus en faire mention. Elle avait aussi Clarissa, la petite sœur pénible, qui savait toujours tout sur tout et se couvrait de règles, de listes de procédures et de formalités comme d’une coquille protégeant son cœur fragile. Et puis Holden et Naomi, qui n’avaient pu s’empêcher de devenir les parents du vaisseau. Ainsi qu’Alex, le meilleur ami qu’elle n’avait jamais eu. Récemment, elle s’était rendu compte qu’elle n’envisageait pas de vieillir sans lui, même si elle ne l’avait jamais vu sans ses vêtements. Elle était tombée amoureuse d’un groupe bien étrange, en avait fait sa famille, sa tribu, et rien de cela ne changerait jusqu’à la fin de ses jours. Et à présent, la menace Payne Houston planait sur eux. — Tu as merdé, mec, dit Bobbie pour elle-même en s’immobilisant au-dessus du panneau d’accès d’urgence qui s’ouvrait sur la salle du réacteur. Tu as merdé sur toute la ligne. — Tu peux répéter ? murmura Alex. Bobbie réalisa qu’elle avait laissé le canal ouvert et le son en sourdine durant le trajet entre le sas d’embarquement et l’arrière du vaisseau. — Rien, rien, fit-elle en augmentant de nouveau le volume. Je suis en position. — Je te relie au canal principal, annonça le pilote, et soudainement, une demi-douzaine de voix parvinrent à ses oreilles. — Tout le monde au rapport, somma Holden. — Nous avons traversé la salle des machines sans problème et d’après Peaches, sans déclencher aucune alerte. La charge explosive est prête. Suffit d’appuyer sur le bouton, maintenant, dit Amos d’une voix sereine et légèrement amusée, comme s’il énonçait les scores d’une compétition de football. — J’ai mis le Rossi en mode diagnostic, donc il me demande de valider tous les ordres donnés depuis la console de l’ingénierie, expliqua Naomi. Mais ça ne va pas durer longtemps et il pourra bientôt commencer à tout bousiller directement. — Ici Draper. Je suis devant l’écoutille de l’accès d’urgence. — Combien de temps une fois que la porte sera ouverte ? Dans son esprit, Bobbie passa en revue la succession d’épreuves qui l’attendait. Une vieille habitude, ancrée en elle par des années d’entraînement dans la plus redoutable combinaison militaire que l’humanité avait jamais élaborée. Il s’agissait de tout planifier avant d’entrer, car une fois que les balles commenceraient à siffler, le temps de la réflexion serait terminé. Tout ne serait plus que déplacement et réaction. — Quinze secondes pour que le cycle de fermeture de l’écoutille soit complété, répondit Bobbie. Quelques-unes pour passer le revêtement du réacteur ; la voie est très étroite. Et puis une bonne trentaine pour égaliser la pression, c’est ce qui nous ralentira le plus. Quand ce sera fait, je pourrai franchir l’écoutille intérieure en moins de cinq secondes. — Naomi ? Tu pourrais empêcher notre invité d’accéder aux commandes une minute, histoire de ne pas faire cuire notre seul bon élément martien ? — C’était mesquin, ça, Cap, dit Alex en riant. Bobbie trouvait à la fois rassurant et terrifiant qu’ils pussent plaisanter dans ces moments-là. — Bobbie, intervint Naomi, d’une voix douce mais déterminée. Il ne mettra pas ce réacteur en route tant que je serai vivante, je vous le garantis. — Ici Draper. Bien reçu, j’attends votre feu vert. — OK, fit simplement Holden. L’écoutille devant elle vibra sous le gant de sa combinaison spatiale tandis que Naomi enclenchait le cycle mécanique. Un fin nuage de vapeur s’en échappa lorsqu’elle s’ouvrit et Bobbie s’introduisit à l’intérieur, se compressant dans l’espace incurvé situé entre la coque intérieure du vaisseau et le revêtement extérieur du cœur du réacteur. Derrière elle, l’écoutille débuta son cycle de fermeture. — Gouverneur Houston, lança Holden via la radio. Je vous transmets ce message par le canal 1MC pour m’assurer que vous pouvez m’entendre. Le simple fait d’entamer un dialogue ne pourra pas vous faire de tort. Bobbie se tira le long de la courbe du réacteur jusqu’à l’écoutille intérieure. Sur le panneau s’affichait le symbole rouge et luisant d’un accès verrouillé, ainsi que la mention ATMOSPHÈRE NEG. Le chronomètre qui défilait sur son affichage tête haute lui indiquait que seulement dix secondes venaient de s’écouler ; le cycle de fermeture de la porte extérieure n’était même pas encore achevé. Il restait donc presque quarante secondes avant de pouvoir franchir l’écoutille intérieure et envoyer Houston se fracasser sur les cloisons du Rossinante. Elle tira le lourd pistolet sans recul du baudrier autour de sa poitrine et contrôla la quantité de munitions qu’elle avait en réserve. Dix balles antipersonnel automotrices à haute teneur d’explosif. Si Houston la forçait à ouvrir le feu, il leur faudrait un mois entier pour nettoyer toutes les traces rouges. Bobbie avait servi sur des vaisseaux spatiaux durant une grande partie de sa vie. Un peu de ménage ne l’effrayait en rien. — Allez, mec, insista Holden. À ce stade-là, il n’y a pratiquement rien que nous ne pouvons pas vous empêcher de faire. Tôt ou tard, il va bien vous falloir un petit casse-croûte. À sa grande surprise, Houston rétorqua : — Faux. J’ai trouvé le frigo à bières de votre mécano. Il y avait aussi un grand sac de bâtons de sésame, dedans, aromatisés au jalapeño. Un peu épicé pour moi, mais pas mauvais du tout. — Pas touche à mes bières, connard, dit Amos de la même voix nonchalante. — Peu importe, reprit Holden, nous avons quand même un problème. Vous ne pourrez pas prendre le contrôle du vaisseau, et moi, j’aimerais vraiment pouvoir m’en servir à nouveau, alors comment est-ce qu’on peut faire pour arriver à un accord ? Bobbie perçut le premier sifflement du système de régulation atmosphérique à l’extérieur de sa combinaison. La pressurisation était pratiquement terminée. Elle tenait le pistolet dans sa main droite et agrippait la porte de l’autre. Une fois que le voyant aurait viré au vert, il ne lui faudrait qu’une seconde pour passer l’écoutille et se retrouver dans la pièce avec cet enfoiré. — Aucune idée, répondit-il. Et vous avez raison. Je ne peux pas lever le verrouillage du mode diagnostic. Bon travail, au passage. Mais je peux certainement réenclencher le réacteur d’ici et faire dysfonctionner la cuve en trafiquant les bons câbles électriques. Vous m’en pensez capable aussi ? — Ben… commença Holden, mais le voyant de l’écoutille intérieure vira au vert dans un déclic et Bobbie l’ouvrit d’un geste brutal. La console principale du réacteur se situerait à gauche en entrant dans le compartiment. Houston utilisait probablement le poste de travail, qui serait par conséquent sa première cible. Si elle poussait de toutes ses forces, elle pourrait alors jaillir de l’étroite écoutille comme un missile, effectuer une rotation rapide et atterrir les pieds en avant sur la cloison d’en face. De là, elle aurait une vue dégagée sur l’entièreté du pont de l’ingénierie. Houston n’aurait nulle part où se dissimuler. Bobbie se cramponna aux bords de l’écoutille et tira puissamment pour s’élancer dans la pièce. Il lui fallait… Quelque chose percuta le côté de son casque et l’envoya tournoyer à plat dans les airs. Elle tenta de lever les mains pour éviter de heurter la cloison la tête la première, mais n’y parvint qu’à moitié. Son bras gauche se froissa sous son poids et quelque chose se déchira dans son épaule en libérant une chaleur humide. Elle rebondit sur le mur et vit Houston debout sur la cloison au-dessus de l’écoutille d’accès, maintenu en place par ses semelles magnétiques et tenant un lourd extincteur cabossé. Par miracle, le pistolet se trouvait toujours dans sa main. Tandis que l’obscurité envahissait progressivement son champ de vision périphérique, Bobbie tenta d’ajuster sa mire. Donnant une puissante impulsion du pied, Houston s’élança du mur et, tel un joueur de base-ball, écrasa l’extincteur sur la main de Bobbie. Elle sentit deux de ses doigts se briser sous l’impact, puis l’arme et l’extincteur s’envolèrent à travers la pièce dans deux trajectoires opposées. Le pont sembla se soulever pour venir à sa rencontre. Elle aperçut Houston décoller dans un tourbillon vers le plafond, parvint à activer son gant magnétique et se tira vers le bas, suffisamment loin pour verrouiller ses semelles sur le pont. S’ils en venaient au corps à corps, elle aurait besoin d’appuis, ce qui impliquait un solide ancrage au sol. Elle régla ses semelles magnétiques afin que leur puissance fût pratiquement au maximum, puis observa Houston se stabiliser au plafond. Elle déploya ses bras sur toute leur envergure, même si la sensation de déchirement qu’elle éprouvait dans l’épaule gauche lui signalait que ce bras-là ne serait possiblement pas d’une grande utilité. De plus, les doigts brisés de sa main droite lui poseraient un problème si elle souhaitait asséner un coup de poing ou empoigner son adversaire. — Heureusement que vous portez cette combinaison, lança Houston avant de reprendre son souffle. Sans casque, un coup comme ça vous aurait explosé la cervelle. — Et vous, vous avez beaucoup de chance que ça ne soit que cette combinaison-là. Parce que j’en ai une autre. — Bon, est-ce qu’on va discuter ou se mettre à danser ? — J’attends qu’on joue ma… commença Bobbie, avant que Houston ne s’élance du plafond pour se précipiter sur elle. Elle s’y attendait. Amener l’adversaire à parler pendant qu’on portait un coup était une vieille astuce. Au moment où Houston quitta la cloison au-dessus de sa tête, Bobbie se déplaçait déjà sur la gauche et repositionnait ses hanches. Tandis que Houston passait près d’elle à toute vitesse, elle lui porta un coup de coude au menton. La mâchoire de l’ex-gouverneur se ferma brutalement, dans un craquement qui signifiait une poignée de dents cassées, puis son corps tout entier dégringola pour percuter la cloison dans un bruit sourd. Elle désactiva ses semelles magnétiques et se propulsa dans sa direction, passant son bras droit autour de son cou dans une prise d’étranglement. Ce n’était plus nécessaire. Les yeux inertes du gouverneur déchu étaient levés vers le plafond et son souffle formait des bulles de sang autour de sa bouche en lambeaux. Le premier coup avait fait mouche. Comme au bon vieux temps. — J’ai mis notre invité au lit, déclara Bobbie, qui transporta le corps de Houston vers le panneau mural et déverrouilla l’écoutille. Amos, enlève cette bombe de la porte avant que je sorte, tu veux bien ? Bobbie était assise dans la coquerie, le bras gauche enveloppé dans une attelle et la main droite dans un plâtre en fibre de carbone que le Rossi avait constitué pour elle. Holden s’était installé en face d’elle, une tasse de café fumante maintenue sur la table par le léger 0,3 g qu’Alex avait programmé. — Bon, dit Holden, avant de marquer une pause et de souffler sur son café. Apparemment, notre ami était plus compétent que je ne le croyais. Merci d’avoir sauvé mon appareil. — Pour moi, c’est un peu le mien aussi, répondit-elle en souriant. Holden restait Holden. Il ne pouvait s’empêcher d’endosser la responsabilité de tous les incidents qui survenaient, ou de surestimer ses capacités de jugement à la suite d’un succès. C’était sa marque de fabrique. Il projetait sur les autres un héroïsme sans ego car c’était ce qu’il souhaitait voir chez eux. Ce qui engendrait aussi la plupart de ses problèmes, la majorité des gens n’étant pas ceux qu’il espérait. Dans le cas présent, néanmoins, tout allait bien. Le vaisseau était sain et sauf. Personne n’avait perdu la vie. Pas même Houston, bien que cela pût changer si personne ne gardait un œil sur Amos. — C’est marrant que vous disiez ça, reprit Holden, resté si longtemps silencieux au-dessus de son café que Bobbie avait pratiquement oublié ce qu’elle avait dit. Ça vous dirait de m’acheter le Rossinante ? — Je… débuta-t-elle. Attendez, quoi ? — Naomi et moi, nous envisageons de prendre notre retraite. Ça fait un paquet d’années, maintenant, que nous faisons tout ça. Je crois qu’il est temps de nous poser dans un coin tranquille et d’y rester un moment, voir si ça nous convient. Pour Bobbie, ces dernières phrases furent bien plus difficiles à encaisser que les coups de Houston. La douleur naquit juste sous ses côtes et commença à se propager. Elle ignorait encore ce qu’elle signifiait. — Est-ce que le reste de l’équipage… ? hésita Bobbie, sans véritablement savoir comment finir sa phrase. — Non. Comme Naomi l’a fait remarquer il y a peu de temps, Alex va rendre l’âme dans ce siège de pilote. Et la personne qui rachètera le vaisseau devra s’y faire. En revanche, je ne sais pas ce que compte faire Amos après… enfin, vous savez. Après la mort de Clarissa. — J’ai mis de côté la plupart de mon argent mais je ne suis pas certaine de pouvoir m’offrir un vaisseau de combat, déplora Bobbie, qui conservait un ton léger en tentant de plaisanter de la situation. — Nous financerons votre achat en partageant l’argent du compte commun en six parts égales, et puis nous établirons un plan de paiement pour le reste. Au vu de ce que nous avons récolté dans le passé, il ne devrait plus rester grand-chose à couvrir. Vous paierez les revenus de tous les nouveaux membres d’équipage de votre poche, puisque vous commanderez le Rossi. — Mais pourquoi moi ? Pourquoi pas Alex ? — Parce que c’est de vous que j’accepte le mieux de recevoir des ordres alors que je suis la pire personne au monde pour les écouter. Vous ferez un capitaine génial et vous défendrez la réputation de ce vaisseau. C’est bizarre, mais je me rends compte que j’y tiens. Bobbie avala ce qui encombrait sa gorge et se redressa. C’était là tout ce qu’elle pouvait faire pour éviter de se mettre au garde-à-vous. Les traditions militaires se perdaient difficilement, et un capitaine transférant le commandement de son vaisseau impliquait une confiance quasi sacrée envers son successeur. — Je la défendrais, si j’étais capitaine, assura Bobbie. Ça, c’est certain. Je préférerais nous voir imploser dans un nuage de gaz plutôt que de bafouer l’honneur et la réputation du Rossi. — Je sais. Est-ce que c’est un oui, du coup ? — Mais je me demande… Holden hocha la tête et but une gorgée de son café, attendant qu’elle termine sa phrase. — Je me demande à quoi peut ressembler l’Univers sans James Holden qui essaie de jouer les chevaliers blancs. — J’imagine qu’on le trouvera beaucoup plus reposant, supposa le capitaine avec un grand sourire. — Peut-être, je ne sais pas. 8 SINGH Singh rêvait qu’il vagabondait, perdu dans les coursives d’un immense vaisseau, lorsque le bourdonnement du système comm de son bureau le réveilla. — Oui ? demanda-t-il d’une voix rauque, avant même d’avoir ouvert les yeux. Faire une sieste dans ses quartiers ne posait aucun problème. Il ne manquait en rien à son devoir. Qui plus est, la mobilisation de son appareil, le Gathering Storm, exigeait de lui seize voire dix-huit heures de travail par jour depuis maintenant plusieurs semaines. Il ne pouvait continuer à tenir efficacement son rôle de meneur d’hommes et d’officier sans profiter de toutes les occasions de fermer l’œil quelques instants. Et pourtant, quelque chose en lui refusait que son équipage soit au courant. Comme si être soumis aux mêmes lois biologiques que les autres humains revenait à reconnaître sa faiblesse. — Nous approchons du point de rendez-vous avec le Heart of the Tempest, monsieur, répondit le lieutenant Trina Pilau, son officier de navigation. Vous m’avez demandé de… — Oui, oui, c’est vrai. J’arrive, assura Santiago. Il quitta sa couchette et, d’un geste de la main, enjoignit au système d’allumer les lumières. Ses quartiers lui servaient également de bureau, et le dossier rouge qui contenait les ordres de l’amirauté se trouvait encore sur sa table de travail. Il les relisait pour la énième fois quand il était tombé de sommeil. Laisser ce dossier ouvert à l’extérieur de son coffre-fort constituait une faille dans la sécurité opérationnelle pour laquelle il aurait tancé un officier subalterne. Tandis qu’il le rangeait à sa place, il demanda au vaisseau de prendre note de son écart de conduite dans son journal personnel. De cette manière, au moins, il y en aurait une trace dans le registre permanent et ses supérieurs pourraient décider plus tard s’il était nécessaire d’approfondir l’enquête. Il espérait que non. Il prit un moment pour laver son visage dans ses sanitaires privés. Sentir la morsure de l’eau froide sur sa peau était l’un des avantages de son poste. Il enfila un uniforme propre. Un capitaine se devait de montrer l’exemple à ses officiers. Se présenter dans des vêtements propres et sans plis était le niveau minimal de professionnalisme qu’il attendait d’eux, et il lui fallait donc aussi respecter cette règle. Lorsqu’il fut présentable, il poussa la porte qui séparait son espace privé de la passerelle de commandement. — Capitaine sur le pont ! aboya l’officier de quart. Ceux qui n’opéraient alors aucune manœuvre à leur poste se levèrent et saluèrent. Les consoles elles-mêmes, polies et reluisantes, semblaient irradier le respect ; si ce n’était pas pour l’homme, du moins pour son autorité. Le mur était du même bleu que celui du drapeau, et l’emblème de son commandement – trois triangles enchâssés l’un dans l’autre – y était encastré. L’apercevoir ainsi lui procurait un profond sentiment de fierté, pratiquement atavique. Son vaisseau. Son commandement. Sa responsabilité. — Est-ce que le colonel Tanaka est là ? questionna Singh. — Le colonel est dans sa salle de briefing en compagnie de ses officiers supérieurs, monsieur. Il ressentit alors une pointe d’irritation, envers lui-même autant qu’envers son chef de la sécurité. Il avait prévu de s’entretenir calmement avec elle avant de rencontrer l’amiral Trejo. Il avait officieusement appris que lui et Tanaka avaient déjà fait connaissance par le passé, et avait souhaité recueillir son opinion sur l’homme. Trop tard, désormais. — Le commandement est à vous, déclara Davenport, son officier en chef. — Bien, je le reprends, accepta le capitaine Singh avant de s’installer dans son siège. — Le Tempest a coupé les gaz et attend notre arrivée, l’informa l’officier de contrôle aérien, qui afficha la carte de localisation sur l’écran principal. À l’allure actuelle, la procédure d’accostage finale commencera dans vingt-trois minutes. — Compris, dit Singh. Système comm, veuillez adresser mes compliments à l’amiral Trejo et demander la permission d’accoster le Heart of the Tempest. — Bien, monsieur. — J’aimerais beaucoup pouvoir l’observer en détail, enchaîna Davenport. — Parfait. Allons jeter un coup d’œil, dans ce cas, acquiesça Singh en hochant la tête. En vérité, le capitaine était tout aussi curieux que son officier en chef. Naturellement, tous avaient été briefés sur la configuration des croiseurs de combat de classe Magnetar, dont le Tempest était le premier élément. Les vaisseaux de l’ancienne classe Proteus n’étaient plus en service et la nouvelle génération commençait tout juste à se déployer. Il avait vu des dizaines de croquis conceptuels et de photographies des appareils en construction, entendu des rumeurs au sujet des nouvelles technologies qu’ils utiliseraient, mais cette occasion-là serait la première pour lui de contempler l’un des plus puissants bâtiments de Laconia naviguer librement dans l’espace. — Senseurs, allons observer ça de plus près, je vous prie. — Bien, monsieur, obéit l’officier en charge du contrôle des senseurs, avant que l’écran principal ne passe du plan d’accostage à une vue télescopique du vaisseau en approche. On entendit un léger halètement de surprise. Même Davenport, qui servait dans la flotte depuis près d’une décennie, recula inconsciemment d’un demi-pas. — Bon sang, lâcha-t-il. C’en est un gros, celui-là. Le Heart of the Tempest était l’un des trois seuls vaisseaux de classe Magnetar construits sur la plate-forme orbitale de Laconia. L’Eye of the Typhoon était assigné à la flotte domestique et à la protection de la planète elle-même. Le Voice of the Whirlwind, quant à lui, poursuivait encore sa croissance entre les espars et les bras mécaniques des installations orbitales aliens. Des plus de cent appareils qui composaient maintenant la flotte, les Magnetar étaient de loin les plus puissants et les plus imposants. Son propre bâtiment, le Gathering Storm, comptait parmi les destroyers rapides de la classe Pulsar, et Singh avait la quasi-certitude que le Tempest était suffisamment volumineux pour abriter une douzaine d’entre eux. Les destroyers de la classe Pulsar étaient de conception élégante, longiligne, et lui rappelaient en quelque sorte les anciens navires terriens. À l’inverse, le Heart of the Tempest était massif, trapu, telle une vertèbre issue du squelette d’un géant de la taille d’une planète. Du reste, il était aussi blanc qu’un os, même là où ses courbes plongeaient dans l’obscurité. Comme tous les vaisseaux construits sur la plate-forme orbitale de Laconia, il dégageait quelque chose d’extrahumain. Les dispositifs de senseurs, les CDR, les canons électromagnétiques ainsi que les tubes lance-missiles étaient bien présents, mais dissimulés sous un système de revêtement autoréparateur dont l’aspect évoquait une peau. Le résultat d’une croissance, qui n’était malgré tout pas biologique. Sa géométrie avait quelque chose de fractal, comme des cristaux révélant la composition de leur architecture moléculaire dans le déploiement des formes de leurs couches supérieures. Singh n’était pas un spécialiste de la protomolécule ou des technologies qu’elle avait permis de mettre au point, mais le fait d’avoir élaboré des choses en partie conçues par une espèce disparue depuis des millénaires n’avait rien de rassurant. Collaborer avec les morts laissait planer des questions auxquelles personne n’apporterait jamais de réponses : Sur quoi se basaient les décisions que prenaient les installations de construction alien ? Pourquoi placer le réacteur ici plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi agencer symétriquement les systèmes internes du vaisseau sans que l’extérieur ne reflète la même harmonie ? Était-ce une conception plus efficace ? plus esthétique selon les goûts de ses commandants d’autrefois ? Il ne pouvait en être certain, et ne le serait sans doute jamais. — Le Tempest a donné le feu vert, annonça l’officier des comms. — Activation du pilotage automatique pour l’accostage, ajouta le timonier, puis l’écran principal passa des clichés télescopiques du Tempest à un schéma fonctionnel où une trajectoire définie s’interrompait face à ce même vaisseau. — Très bien, dit Singh en souriant. L’amirauté lui avait confié l’un des vaisseaux dernier cri de Laconia, et l’équipage – les officiers autant que les subalternes – était sérieux et concentré. En tant que commandant en chef, il n’aurait pu demander mieux. Que lui et son appareil soient le fer de la lance impériale était la cerise sur le gâteau. — L’amiral Trejo vous adresse ses compliments, renseigna l’officier des comms. Il demande que vous le rejoigniez pour le dîner dans son mess privé. Singh se tourna vers son second : — Restez à bord du Storm et faites en sorte que l’équipage reste en alerte. Nous ne savons pas comment nous serons reçus de l’autre côté de l’anneau et nous devrons être parés à déployer les troupes à tout moment. — Bien, capitaine. — Préparez-vous pour l’accostage. Je serai dans le sas d’embarquement à la proue du vaisseau. Monsieur Davenport, vous reprenez le commandement. L’officier des opérations du Tempest, le troisième élément de sa hiérarchie, l’attendait de l’autre côté du sas. Techniquement, tous deux étaient de rang équivalent au sein de la flotte, mais en tant que capitaine de vaisseau, la tradition imposait que Singh soit considéré comme l’officier supérieur. Elle le salua et lui accorda la permission de monter à bord. — L’amiral aurait voulu vous accueillir en personne, dit-elle, quittant le sas pour l’inviter à la suivre. Ils longèrent une brève coursive en flottant pour arriver devant un ascenseur. Les cloisons du Tempest, bien différentes de celles du Gathering Storm, ressemblaient à des feuilles de verre givré et brillaient d’une faible lueur bleutée. — Mais si près de l’anneau, il préfère rester sur la passerelle de commandement, poursuivit-elle. — Fisher, c’est bien ça ? Vous étiez de la promotion qui suivait la mienne, à l’académie, je crois. — Exact, confirma-t-elle en hochant la tête. J’ai pris la voie de l’ingénierie. Tout le monde disait que la logistique était le chemin le plus court pour accéder au commandement, mais moi, ce que j’adore, c’est travailler sur des technologies exotiques. Fisher fit halte et tapota le panneau mural afin d’appeler un ascenseur. Tandis qu’ils patientaient, les cloisons se mirent à pulser avant de virer du bleu au jaune. — Cramponnez-vous, lui conseilla Fisher en indiquant une prise à proximité. On va bientôt réenclencher le réacteur. Un instant plus tard, ils commencèrent à dériver vers le pont et Singh sentit son poids s’alourdir jusqu’à ce que la gravité atteignît environ un demi-g. — On ne se presse pas, à ce que je vois, remarqua Singh, puis l’ascenseur émit un léger bip et ses portes s’ouvrirent. — L’amiral est un homme prudent. — C’est une grande qualité, fit-il alors qu’ils commençaient à s’élever. L’amiral Trejo était un homme de petite taille, trapu, aux yeux d’un vert intense, dont la chevelure noire se raréfiait. Il venait de la région martienne de Mariner Valley, mais les traces de son accent étaient presque imperceptibles. Il était aussi l’officier le plus décoré de l’armée laconienne, et avait traqué les pirates pour le compte de la Flotte martienne avant même l’ouverture des portes de la Zone lente. On enseignait ses tactiques à l’académie, et Singh était d’avis que le terme de “génie militaire” lui convenait tout à fait au vu de sa carrière. Il s’attendait à ce que le mess privé d’un amiral et d’un commandant de flotte soit plus vaste et plus luxueux que le sien sur le Gathering Storm. Il s’avéra que ce n’était rien de plus qu’une table escamotable fixée à une cloison du bureau de Trejo, légèrement plus spacieux que celui de Singh et qui servait aussi d’espace de vie à l’amiral. L’esthétique différait uniquement car le vaisseau lui-même était d’une autre conception. — Salut, Santi ! lança Trejo, qui attendit de lui retourner son salut, lui prit la main et la secoua vigoureusement. Ça y est, toutes les pièces sont enfin assemblées. C’est un grand moment. Vous préférez vous asseoir ou je vous fais visiter les lieux ? — Amiral, répondit Singh, s’il y a vraiment une possibilité de faire la visite, ce serait un honneur pour moi d’en voir un peu plus du vaisseau. — Impressionnant, hein ? Mais appelez-moi Anton, je vous en prie. Inutile de rester formel en privé. Et après tout, nous allons travailler en étroite collaboration dans les mois qui viennent. Je veux que vous vous sentiez totalement libre de vous exprimer. Un officier qui ne partage pas son opinion et sa vision des choses n’est d’aucune utilité, pour moi. Cette déclaration faisait écho aux paroles du Haut consul l’autorisant à l’appeler par son titre militaire, une petite familiarité lors des conversations privées visant à donner une impression d’accessibilité et à faciliter la communication. C’était la seconde fois qu’on employait cette méthode avec lui et il comprenait à présent qu’on s’attendrait à ce qu’il l’applique aussi. — Merci, monsieur. Enfin, Anton. J’apprécie. — Allez, venez. L’appareil est trop grand pour tout voir en une seule visite, mais nous pouvons nous concentrer sur l’essentiel. L’amiral Trejo ouvrit la marche le long d’un petit couloir jusqu’à un ascenseur plus large que celui du Gathering Storm, aux angles plus arrondis qui évoquaient à Singh la gueule d’un poisson des profondeurs. — J’ai relu le dossier de votre parcours professionnel, reprit Trejo. — Malheureusement, je n’ai que très peu d’expérience sur le terrain, comme la plupart des officiers qui ont commencé leur formation après la transition vers Laconia. L’amiral balaya ses propos de la main. La porte de l’ascenseur s’ouvrit et les deux hommes s’y engouffrèrent. Le capitonnage anti-usure des murs était légèrement festonné, comme s’il recouvrait des écailles. — Premier de votre promotion en logistique, félicita Trejo. C’est exactement le genre de compétence dont nous aurons besoin pour cette mission. Moi, je ne suis qu’un vieux chef de guerre. Les tableaux de calculs me donnent de l’urticaire. En descendant, l’ascenseur produisait un son délicat, comme si un million de minuscules roulements tournaient ensemble, ou comme le sifflement d’un passereau. Les petits poils qui poussaient sur la nuque de Singh s’étaient quelque peu hérissés. Le Tempest avait quelque chose de déstabilisant. Comme s’il avait pénétré dans le corps d’un immense animal et attendait de voir ses dents. — Bien, monsieur, dit-il. On m’a donné des ordres bien précis concernant… L’amiral agita de nouveau sa main. — Oubliez un moment vos ordres, coupa-t-il. Nous aurons le temps d’en discuter. Pour l’instant, j’aimerais juste en savoir un petit peu plus sur vous. Vous avez une famille ? Autre point primordial. Duarte l’avait également interrogé sur sa vie de famille. Un autre aspect de l’enseignement secret du commandement laconien. Il avait lu qu’au sein d’une structure hiérarchique, le ton était donné par ceux qui se trouvaient au sommet. Il n’avait jamais eu l’occasion de voir cela mis en pratique aussi clairement auparavant, et se demanda si c’était volontaire. Si tout cela était une leçon consciemment transmise de Duarte à Trejo, puis de Trejo à lui. C’était son sentiment. — Oui, monsieur. Mon épouse est experte en nanotechnologie, elle travaille au labo de Laconia City. Elle est spécialiste en génétique. Et nous avons une petite fille. Elsa. — Elsa. Un prénom original. Et très joli. — C’est celui de ma grand-mère. C’est Nat… je veux dire Natalia, mon épouse, qui a insisté. L’ascenseur s’immobilisa, puis les portes s’ouvrirent sur un large pont aux lignes gracieuses. Il n’y avait aucune marche mais une légère ondulation du sol élevait certains postes de travail au-dessus des autres. Cela lui sembla presque un hasard avant qu’il ne distingue celui du capitaine, qui avait une vue dégagée sur ceux de tous les officiers travaillant sur la passerelle de navigation. Le design était à la fois élégant et totalement étranger. Le commandant en second les aperçut et se mit au garde-à-vous, se proposant de laisser la direction des opérations, mais Trejo repoussa son offre d’un geste de la main. L’amiral n’était pas venu reprendre son poste. — C’est important de garder un lien avec le passé, affirma-t-il tandis qu’ils progressaient sur la passerelle légèrement inclinée. De conserver une continuité. Nous honorons ceux qui étaient là avant nous, en espérant que ceux que nous mettons au monde feront la même chose pour nous. — Tout à fait, monsieur. — Anton, s’il vous plaît. — Anton, oui, se reprit Singh, qui savait malgré tout qu’appeler l’amiral par son prénom ne lui paraîtrait jamais naturel ou acceptable. Nous ne l’appelons presque jamais Elsa. — Ah bon ? Comment, alors ? — Le Monstre. Nous l’appelons “le Monstre”. Trejo lâcha un petit rire. — Comme un autre de ses grands-parents ? plaisanta-t-il. — Non, dit Singh avant de marquer une pause. Il s’inquiétait à l’idée d’en dévoiler trop, mais l’amiral le fixait du regard, attendant la suite de la réponse. — Nous n’étions pas vraiment prêts quand Nat est tombée enceinte, continua donc Singh. Elle finissait à peine ses études post-doctorales, et moi, j’étais régulièrement affecté comme second sur le Cleo pendant deux ou trois mois. — Personne n’est jamais prêt pour ça, commenta l’amiral. Mais on ne le comprend qu’après. — C’est vrai. Quand Elsa est née, je venais à peine d’être réassigné à un poste administratif, Nat avait trouvé un travail plus stable en tant que chercheuse et nous apprenions tous les deux les ficelles de notre métier pendant qu’une créature très insistante âgée d’un mois nous imposait ses exigences. Trejo le guida sur une rampe incurvée qui longeait un côté de la salle. À leur approche, des écoutilles s’ouvraient à la manière d’un iris et se refermaient après leur passage. La lumière provenait de renfoncements muraux de la taille d’un pouce, espacés avec une régularité parfaite et aux arrondis délicats. La vie organique soumise aux lois de l’ingénierie militaire. — Donc nous étions complètement épuisés, fit Singh tandis qu’ils poursuivaient leur marche. Et un matin, vers trois heures, quand Elsa s’est mise à hurler, Nat s’est tournée vers moi et elle m’a dit : “Il va me tuer, ce monstre.” Et depuis ce jour-là, c’est comme ça que nous l’appelons. — Mais aujourd’hui, vous en parlez avec le sourire, pas vrai ? — Oui, convint Singh en se remémorant le visage de sa fille. Oui, c’est vrai. Et c’est pour ça que je suis ici. — Je vois. Vous n’êtes pas le genre d’homme qui abandonnerait sa famille. — Les laisser pour la durée de ce déploiement va être difficile, pour moi. Il va falloir des mois avant qu’elles puissent me rejoindre sur Médina. Peut-être même des années. Mais si je peux livrer ensuite à ma fille la version de l’humanité que le Haut consul a en ligne de mire, tout ça en vaut la peine. Une société galactique pacifique, prospère et coopérante, c’est le meilleur héritage qu’on peut imaginer pour elle. — Un vrai idéaliste, dit Trejo, et Singh rougit à l’idée d’avoir l’air naïf aux yeux de l’amiral. Mais quand Trejo reprit la parole, son ton ne trahissait aucune moquerie : — C’est uniquement grâce aux idéalistes que le plan fonctionnera. — Tout à fait, monsieur. Enfin, Anton. L’amiral en tête, les deux hommes rejoignirent une large coursive, plus vaste que tout ce qu’il avait pu voir jusqu’à présent sur un vaisseau. Le Tempest n’avait pas l’exiguïté des autres appareils, dont la conception révélait le besoin d’être le plus léger et d’économiser le plus d’espace possible. Le bâtiment de Trejo affichait sa puissance dans les courbes de ses murs, et Singh se sentait un petit peu impressionné. Ce qui, d’ailleurs, était certainement l’effet escompté. Deux aspirants étaient installés à une table, riant et flirtant ensemble jusqu’à ce qu’ils aperçoivent Trejo. Le vieil homme se renfrogna, puis les deux autres le saluèrent avant de reprendre précipitamment leur poste. Singh réalisa que personne ne leur avait adressé la parole depuis qu’ils avaient quitté la cabine de l’amiral. La visite semblait peut-être décontractée, mais elle était également censée revêtir un aspect privé. Du même ton que l’on pourrait adopter pour demander l’heure, l’amiral lui lança : — Expliquez-moi quels problèmes tactiques et logistiques nous rencontrerons lors de la prise de contrôle de Médina. Singh se raidit quelque peu. Les confortables discussions concernant la famille étaient terminées. Au travail, maintenant. Il retroussa légèrement sa manche, retira le moniteur de son poignet et le posa à plat sur la table laissée vacante pour afficher le briefing sous forme d’hologramme. Il préparait cette intervention depuis des mois, et la peur irrationnelle d’avoir oublié un élément capital, un élément qui montrerait à l’amiral qu’il n’était finalement pas si sérieux, se cachait toujours quelque part en lui. C’était une peur ancienne, familière, qu’il savait ignorer. Un schéma fonctionnel de Médina flottait dans l’air au-dessus de la surface de la table. — Voici la station Médina, dit Singh. Si nos renseignements sont exacts, elle abrite les plusieurs centaines de membres de la coalition planétaire et leur personnel privé, dont les agents de sécurité. Si on ajoute à cela les effectifs permanents, l’équipage de la station et les membres de l’Union qui sont de passage, on obtient une estimation minimale d’entre trois et cinq mille personnes résidant constamment sur Médina. Personnellement, je dirais qu’ils sont deux fois plus nombreux. — Si nos renseignements sont exacts ? — Une surveillance passive, même opérée pendant plusieurs années, sera toujours moins fiable qu’une enquête active. Et les interférences des portes sont une source d’erreur supplémentaire. L’amiral poussa un grognement et, d’un geste de la main, lui intima de continuer. Singh fit pivoter le schéma de la station et certains emplacements clefs sur la surface se distinguèrent en surbrillance rouge. — Médina elle-même a quelques moyens de se défendre. Elle est protégée par un réseau de CDR placés aux quatre coins de la station qui ont aussi la capacité d’expédier des missiles, et il lui reste un lance-torpilles utilisable qui date de l’époque du Béhémoth. Huit canons en tout, dotés d’un système de rechargement automatisé. Nous estimons leur puissance de feu totale à quarante missiles. — Nucléaires ? s’informa l’amiral. — Nous sommes pratiquement sûrs que non. Le manque de manœuvrabilité et la nature confinée de la zone rendent les armes nucléaires dangereuses pour la station elle-même. Singh ajusta l’image pour se focaliser sur la base alien, une sphère parfaite de plusieurs kilomètres de diamètre située en plein centre du réseau des portes. La plus pure et la plus active des créations extrahumaines de l’Univers connu. Six immenses tourelles équipées de canons électromagnétiques étaient disséminées sur sa surface. — La principale défense de la base est un réseau de canons électromagnétiques vieillissants, poursuivit-il, installés par les hommes de Marco Inaros et mis hors d’usage lors du combat final contre sa faction. Ils sont placés de manière à ce qu’au moins trois et jusqu’à cinq d’entre eux puissent avoir n’importe quel anneau en ligne de mire. C’est nous qui les avons conçus, à l’époque où nous fournissions encore des armes à la Flotte libre. Ils sont vieux, dépassés, mais capables de tirer trente projectiles à la minute. En supposant, bien sûr, qu’on ne les a pas modifiés. — Les canons électromagnétiques… Il y a longtemps de ça, sur Terre, on avait des canons dans les ports qui pouvaient faire feu quand des vaisseaux ennemis étaient en vue. Défendre la mer depuis la terre ferme. Plus de terre ni de mer, aujourd’hui, mais la logique reste la même. Plus les choses changent, moins elles changent, pas vrai ? — Oui, monsieur. — Qu’est-ce que vous en pensez, de leurs canons ? — Leur design est élégant. Et positionner la batterie de défense sur la base alien est une idée brillante, avoua Singh, qui sentait l’angoisse monter dans sa gorge, se demandant si c’était la réponse que Trejo attendait. Ailleurs, les canons électromagnétiques auraient dû compenser avec des propulseurs. La station, elle, ne bouge pas. Ou peut-être bien que si, mais en déplaçant toute la zone avec elle. Quoi qu’il en soit, ça leur évite d’avoir à se soucier de la troisième loi de Newton. Et tant qu’ils ont des munitions, ils peuvent repousser les attaques en provenance de n’importe quel anneau, voire de plusieurs en même temps. Très honnêtement, ça va me faire mal au cœur de les voir détruits. Trejo soupira. — Les reconstruire prendra du temps, c’est vrai, dit-il. Mais voyons les choses sur le long terme. Même s’il faudra des mois pour installer et tester la batterie de remplacement, elle restera en place pendant des siècles. J’aurais préféré que nous prenions nous-mêmes le contrôle des canons, mais ils seront la première cible du Tempest tandis que vous supprimerez les défenses de la station. Ensuite, il vous faudra monter à bord et la sécuriser. — Bien, monsieur. En ce qui concerne la logistique, une fois que les défenses de la station seront anéanties et que les canons électromagnétiques seront hors d’état de nuire, le groupe des marines du Gathering Storm, que nous avons nommé “Force opérationnelle Rhino”, pourra s’emparer de la station en quelques minutes. Quand nous contrôlerons leur système comm et l’accès à la Zone lente, nous contrôlerons par la même occasion les communications et les échanges entre les mille trois cents systèmes. — Vous aurez la responsabilité des opérations d’abordage et de sécurisation de Médina. Est-ce que vos forces d’intervention sont prêtes ? — Oui, Amiral, certifia Singh. Elles s’entraînent pour cette mission depuis des mois, et le colonel Tanaka est mon responsable de la sécurité. Elle est très respectée. — C’est un bon élément, oui. Et il nous faut impérativement des gens comme elle. Quels obstacles vous attendez-vous à rencontrer ? — Le trafic spatial depuis et à destination de la zone est imprévisible. Il est très probable qu’un, voire plusieurs vaisseaux équipés d’autres moyens de défense que leurs rejets de tuyères viennent s’ajouter à la liste. Combien et comment sont-ils armés, ça, nous ne le saurons qu’après avoir traversé la porte. Qui plus est, la station Médina est opérationnelle depuis des décennies, avec une mission bien différente de celle qu’on lui avait attribuée à l’origine, et nos informations concernant sa configuration initiale seront très obsolètes. Quand nous en prendrons le contrôle, nous tomberons peut-être sur des poches de résistance, mais qui ne devraient pas poser de problème majeur. Après ça, il s’agira de rallier les gens à notre cause, d’améliorer les infrastructures existantes et de coordonner les chaînes d’approvisionnement entre les nouvelles planètes et les plus développées. Ce qui inclut le système Sol. — Et ensuite, vous pourrez rester travailler derrière un bureau pendant un bon moment, compléta l’amiral. Ça me semble être la partie la plus difficile de votre mission. Faire coopérer mille trois cents enfants qui passent leur temps à se chamailler. — Le Haut consul Duarte a publié un livre sur les théories de gestion gouvernementale des échanges commerciaux, à l’époque où il servait dans la Flotte martienne. Encore aujourd’hui, c’est celui qu’on étudie à l’académie. Je suis prêt à faire appliquer les nouvelles directives à la lettre. — J’en suis sûr. Duarte a l’œil pour repérer les talents et il vous a sélectionné personnellement, confia l’amiral, qui pointa du doigt les diagrammes du briefing flottant dans l’air entre eux. Et à ce que je vois, vous avez bien appris vos leçons. — Oui, monsieur, dit Singh avant de s’éclaircir la gorge. Permission de parler librement, monsieur ? — Je crois avoir déjà été clair sur ce point. — Oui, monsieur, répéta Singh, mais sa nervosité n’avait pas disparu. Je n’ai aucun doute sur cette partie du plan. Ce qui m’inquiète, c’est le système Sol. Nos renseignements signalent que la Coalition Terre-Mars lance régulièrement des travaux pour réhabiliter et reconstruire sa flotte depuis un certain temps, et que son niveau de préparation est aujourd’hui celui d’une préguerre. Quand la résistance externe se manifestera, ce sera de leur côté. Et même si nos vaisseaux sont plus récents, leur corps d’officiers a déjà livré deux guerres majeures au cours des dernières décennies. Ils bénéficieront d’une expérience beaucoup plus importante. L’amiral le jaugea un instant, silencieux, son intense regard vert semblant s’infiltrer sous la peau de son interlocuteur. Singh n’aurait su dire si Trejo était satisfait ou bien désappointé. Lorsqu’il sourit enfin, cela ne parut pas forcé. — Vous avez raison, approuva-t-il, l’expérience et le terrain sont pour eux de vrais avantages. Mais vous ne devriez pas trop vous inquiéter, je crois. On a construit le Tempest dans une optique bien précise : dominer toutes les autres puissances connues de la galaxie. 9 BOBBIE Ils se trouvaient dans la coquerie, assis aux mêmes places qu’à l’accoutumée : Amos aux côtés de Clarissa, Alex en face de Bobbie à l’autre extrémité de la table, Holden légèrement à l’écart et Naomi plus proche de lui que des autres. Bobbie sentait l’anxiété fourmiller dans sa gorge, dans ses jambes, comme si elle était sur le point d’engager un combat. Non, c’était pire encore, car la violence était suivie d’une accalmie, et dans le cas présent, il n’y aurait rien de tel. Le dîner se composait – ou plutôt s’était composé – de nouilles aux champignons accompagnées de sauce noire. Tout le monde avait pourtant cessé de manger quand Holden s’était éclairci la gorge pour dire qu’il avait une déclaration à faire. En annonçant la nouvelle, il avait surtout paru triste et avait couvert cela en évoquant des chiffres et les affaires, leurs dernières années ensemble et les projets pour celles à venir. Sa décision et celle de Naomi de se retirer, de désigner Bobbie pour prendre le relais, et ce qui avait motivé ce choix. Les autres écoutaient en silence tandis qu’il abordait les détails de la vente. Les nouilles, quant à elles, avaient refroidi et collaient maintenant dans leurs bols. — Naomi et moi, nous allons retirer un montant d’argent qui correspond à un quart de nos parts du vaisseau, dit-il, avec un plan de paiement qui vous permettra de couvrir le reste sur les dix prochaines années. Ça laissera une somme encore assez conséquente sur le compte de l’équipage. Le plan de paiement a une structure glissante, donc s’il vous faut vous serrer la ceinture à un moment donné, nous n’allons pas vous torpiller, et si tout se passe très bien, vous pouvez aussi nous payer plus tôt. C’est prévu pour être flexible. Il pensait se montrer aimable. Qu’en présentant les choses de manière formelle, les autres seraient moins affectés. C’était peut-être juste. Bobbie, de son côté, lançait des regards aux quatre coins de la pièce, tentant d’évaluer la réaction des autres. Alex se penchait-il en avant sur les coudes car il se sentait agressif, ou n’était-ce qu’une légère douleur au dos ? Le sourire affable d’Amos signifiait-il quelque chose ? Avait-il déjà signifié quelque chose un jour ? Accepteraient-ils cette idée ? Et s’ils refusaient, que se passerait-il ensuite ? L’anxiété lui nouait douloureusement l’estomac. — Bon, conclut Holden. Voilà, vous avez ma proposition. Je sais que nous avons toujours voté pour prendre ce genre de décision, donc s’il y a certains points que vous voulez revoir, ou des contre-propositions… Le silence était plus assourdissant que le son d’une cloche. Bobbie serra puis desserra les poings à deux reprises. Tout cela n’était peut-être qu’une mauvaise idée depuis le départ. Peut-être aurait-elle dû… Alex lâcha un soupir et déclara : — Ben, je ne peux pas dire que je ne l’ai pas vu venir, mais maintenant que c’est sur le tapis, ça me rend quand même un peu triste. Naomi arborait un sourire fantomatique, presque invisible et pourtant bien reconnaissable. Bobbie sentit comme un début de soulagement dénouer quelque peu son estomac. — Pour ce qui est de nommer Bobbie comme capitaine, continua Alex, ça ne va pas changer grand-chose. Elle passe déjà son temps à me filer des ordres. Donc oui, bien sûr, pas de problème. Holden inclina la tête de côté, comme il le faisait toujours lorsqu’il était surpris et un petit peu embarrassé, puis Naomi posa une main sur son épaule. La grammaire physique inconsciente de longues années d’intimité. — Vous l’avez vu venir ? s’étonna Holden. Alex haussa les épaules. — Ce n’est pas comme si vous étiez très subtile. Vous stressez de plus en plus, et depuis déjà quelque temps. — Donc je me comporte comme un connard sans que je le sache ? demanda le capitaine, qui ne plaisantait qu’à moitié. — On vous l’aurait bien fait remarquer, intervint Amos, mais depuis deux ou trois ans, quand on vous regardait, on aurait dit qu’un truc vous démangeait mais que vous ne vouliez pas qu’on vous voie en train de vous gratter. — Ça fait une longue route, maintenant, dit Alex. Si à l’époque j’avais rempilé pour vingt ans de plus dans la Flotte, aujourd’hui, mon contrat serait déjà terminé. — Sauf qu’elle n’a pas duré aussi longtemps, ta flotte, railla Amos. — Je dis juste qu’on a déjà fait un beau parcours. Je vous adore, tous les deux, et bordel, vous allez me manquer. Mais si c’est l’heure de renouveler les choses, on ne peut rien y faire. Le sourire de Naomi se fit moins ambigu, et Holden recula de quelques centimètres sur le banc. Dans l’imagination de Bobbie, les meilleurs scénarios impliquaient des larmes et des étreintes chaleureuses. Les pires, de la colère ainsi que des récriminations. Elle éprouvait un soulagement que le chagrin venait peu minorer. Tout se passait… comme il le fallait. Elle s’éclaircit la gorge : — Quand nous serons de retour sur Médina, je ferai savoir que nous cherchons des nouveaux membres d’équipage. Donc rien ne presse, mais il va falloir que je sache si plus de deux couchettes se libèrent. Alex se mit à rire. — Pas la mienne, en tout cas, assura-t-il. S’il y a bien une chose dans ma vie dont je suis sûr, c’est de ce que je vaux en dehors de ce siège de pilotage. Je resterai là tant que tu m’accepteras. Bobbie sentit la tension descendre à nouveau d’un cran. — Bien, dit-elle avant de se tourner vers Amos. Le mécanicien haussa les épaules. — Tous mes trucs sont ici. — D’accord. Clarissa ? Claire baissait les yeux, le visage inexpressif, plus pâle encore que d’habitude. Elle posa ses mains à plat sur la table, comme si elle tentait de la remettre en place. Comme si elle pouvait remettre quelque chose en place. Elle décocha un sourire forcé, mais hocha malgré tout la tête. Elle resterait aussi. — Bon, ben… fit Holden. Ça marche, alors. C’est… enfin, je crois que c’est tout. À moins que l’un d’entre vous ait quelque chose à ajouter ? — Je ne sais pas s’il y a encore grand-chose à dire, après ça. — Oui, c’est vrai, admit Holden. Mais enfin… — Et qu’est-ce que vous diriez de ça ? interrompit Alex en se levant. Je vais retourner dans ma cabine et récupérer le Scotch que je garde pour les grandes occasions. Comme ça, nous pourrons tous lever nos verres à Holden et Nagata. Le meilleur duo de commandants qu’on puisse avoir sur un vaisseau. Le visage d’Holden s’altéra, ses yeux se recouvrant d’une pellicule luisante, mais ses lèvres étiraient un grand sourire. — Je ne dis pas non, accepta-t-il avant de se lever à son tour. Alex l’étreignit, puis Naomi passa ses longs bras autour d’eux. Bobbie jeta un regard vers Amos et indiqua du pouce le groupe des trois. Tu crois que nous devrions faire la même chose ? Amos quitta sa place et se dirigea vers eux, bientôt imité par Bobbie. Pendant un long moment, l’équipage du Rossinante se souda dans une dernière étreinte, et après quelques secondes, Bobbie sentit même Clarissa contre son flanc, qui se glissait dans la mêlée avec la légèreté et la délicatesse d’un papillon de nuit. Par la suite, officiellement, rien ne changea. Le long trajet en apesanteur avant la décélération vers la porte et la station Médina se déroula comme ils l’avaient prévu. Houston, dans sa cellule, était maussade, peu à son aise, mais sous contrôle. Leurs us et coutumes, leurs tâches et leurs emplois du temps demeuraient similaires. La seule chose différente était leur signification. C’était là leur ultime voyage ensemble. Bobbie avait le sentiment que quelque chose en elle avait changé aussi. Dès le départ, James Holden s’était avéré un personnage étrange. Avant même qu’elle ne fasse sa connaissance, il était l’homme qui avait calomnié Mars. Puis qui l’avait sauvée. D’après ce que la majorité de l’humanité pensait de lui, c’était un narcissique opportuniste ou un héros qui défendait la liberté de parole, un pantin à la solde de l’APE, des Nations unies, ou un électron libre qui ne rendait de comptes à personne. Elle le considérait aussi de la sorte – plus qu’elle ne l’avait réalisé, d’ailleurs – lorsqu’elle avait intégré l’équipage du Rossi. Après cela, jour après jour, parfois même heure après heure, l’homme et sa réputation s’étaient progressivement détachés. James Holden, le capitaine du Rossinante, était une célébrité. L’homme qu’elle connaissait, lui, buvait bien trop de café, s’enthousiasmait pour des choses insolites et paraissait toujours discrètement inquiet d’entacher sa moralité singulière et imprévisible. Ces deux versions d’Holden étaient liées, de même qu’un corps et son ombre. Connectées, oui. Chacune inextricablement jointe à l’autre. Mais néanmoins différentes. Et maintenant, il passait à autre chose, emportant Naomi dans son sillage. L’idée de la perdre lui semblait également étrange, mais d’une autre manière. Naomi avait fait tout son possible afin d’éviter la lumière du monde, laissant toujours son amant monter sur scène pour ne pas avoir à le faire elle-même. Lorsqu’elle se retirerait, l’histoire qu’on racontait sur le Rossinante n’en serait pas autant affectée, mais sa perte laisserait un plus grand vide dans le cœur de Bobbie. Bien qu’Holden fût la figure de proue du vaisseau, Naomi était la personne à qui, dans le pragmatisme de leur quotidien, Bobbie avait appris à faire confiance. Tout ce qu’affirmait Naomi était la vérité. Et si ce n’était pas totalement juste, du moins suffisamment pour que Bobbie et les autres se fient à elle sans émettre de doute. Sans eux, tout serait différent, et l’idée chagrinait Bobbie. Toutefois, à sa grande surprise, elle éprouvait aussi de la joie. Elle se surprenait à recontrôler le niveau de ses munitions, à parcourir le vaisseau pour vérifier tout ce qu’on avait déjà vérifié, à prendre note de tout élément inhabituel – un niveau de pression du gaz qui diminuait un tout petit peu trop rapidement, une trace d’usure sur un chambranle, une ligne électrique dont la date de remplacement était passée – et constatait que le Rossinante avait changé aussi. C’était son vaisseau, à présent. Quand elle posait une main sur la cloison et sentait les vibrations des recycleurs, c’était le ronronnement de son bâtiment. Et quand elle se réveillait sanglée sur sa couchette, même l’obscurité lui semblait différente. C’était une ancienne marine, et elle le serait toujours, même lorsqu’elle ne serait plus en mesure de tenir ce rôle. Devenir capitaine du Rossi lui convenait davantage qu’elle ne s’y attendait. La perspective d’occuper le siège du capitaine lui procurait la même sensation de menace et d’impatience qu’à l’époque où elle enfilait sa combinaison renforcée. C’était comme si sa vieille tenue avait changé avec le temps – tout autant qu’elle – pour devenir un vaisseau. Un vaisseau fatigué, dépassé, mais dangereux. Balafré, mais solide. Pas simplement une métaphore de ce qu’était désormais Bobbie, mais également de ce qu’elle souhaitait devenir. De son avis, Alex, Amos et Clarissa approuvaient autant ce changement que ce qu’ils l’avaient déclaré. Quelque temps plus tôt, elle aurait laissé la situation telle quelle. Mais à présent, le Rossi était son vaisseau. Elle allait être nommée capitaine, et c’était son devoir de vérifier. Amos était dans la salle des machines, comme à son habitude, à consulter des programmes stratégiques sur la manière de s’assurer de la pérennité et de la sécurité d’un vieux vaisseau de combat tel que le leur. Les courts cheveux blancs à l’arrière de son crâne captaient la lumière là où il ne l’avait pas rasé depuis quelques jours. Ils se trouvaient en phase d’apesanteur pour conserver leur masse réactionnelle, mais il s’arc-boutait contre le pont comme s’il anticipait un changement de direction soudain. C’était peut-être le cas, ne fût-ce que par instinct. Ses épaisses mains balafrées tapotaient le moniteur, passant d’un sujet à l’autre dans l’arborescence : réparations structurales d’un revêtement tressé, prolifération excessive dans les recycleurs d’air à microflore, réseaux électriques auto-adaptatifs. Ainsi que les milliers d’autres avancées que l’étude de la technologie alien avait permises. Il les comprenait toutes. Parfois, la violence enjouée d’Amos pouvait facilement faire oublier son immense capacité de concentration et sa profonde intelligence. — Salut, lança Bobbie en agrippant une prise pour s’immobiliser. — Salut, capitaine Babs. — Comment ça va ? Amos tourna les yeux vers elle. — Ben, je suis un peu inquiet à propos du revêtement que nous avons installé pas loin du réacteur quand nous étions à la station, sur Stoddard, confia-t-il. Pas mal de gens signalent un écaillage sur cette série-là de panneaux quand ils sont bombardés de radiations. Donc je me suis dit qu’une fois sur Médina, il faudrait que j’aille faire un tour à l’extérieur pour jeter un coup d’œil. Je n’ai pas du tout envie que le revêtement se transforme en baklava au moment où on aura besoin de lui. — Ça ne serait pas terrible, non. — Le revêtement tressé, c’est génial quand c’est génialement fabriqué, ajouta Amos avant de se tourner à nouveau vers son écran. — Et le reste, alors ? interrogea Bobbie. Amos haussa les épaules, fit défiler ses programmes vidéos. — Ça peut aller, j’imagine. Le silence s’installa entre eux. Bobbie gratta son cou, le léger bruit de ses ongles contre sa peau plus fort que tous les autres dans la pièce. Elle ignorait comment demander s’il allait supporter les départs d’Holden et Naomi. — Tu crois que tu vas supporter les départs d’Holden et Naomi ? — Ouaip, répondit-il. Pourquoi ? Tu t’inquiétais ? — Un peu, avoua-t-elle, étonnée de constater que c’était la vérité. Je veux dire, je sais que tu l’avais vu venir avant Holden lui-même. Je crois que nous l’avions tous vu venir, d’ailleurs. Mais tu as quand même navigué avec eux pendant un long moment. — Ouais, mais ce que je préférais chez Holden, c’était de savoir qu’il prendrait une balle pour n’importe quel membre de l’équipage. Et toi, je sais que tu en as déjà vraiment pris quelques-unes pour nous, donc rien ne change de ce côté-là, dit Amos avant de rester un moment silencieux. Tu devrais aller voir Peaches, par contre. — Tu crois ? — Ouaip. Et ce fut tout. Bobbie se tira hors de la pièce. Clarissa se trouvait à l’infirmerie, sanglée à l’un des systèmes médicaux automatisés. Des tubes reliaient la machine ronronnante au port inséré dans son flanc, le sang quittant son corps amaigri avant d’y être réinjecté. Sa peau était de la même couleur que la cire d’une bougie et s’étirait au-dessus des pommettes. Elle sourit et leva tout de même une main pour saluer Bobbie qui entrait en flottant. Clarissa Mao avait toujours été l’une des meilleures techniciennes avec lesquelles Bobbie avait travaillé. Elle pensait que l’énergie de cette femme devait provenir d’une forme de colère et de désespoir. Travailler pour éloigner une noirceur plus profonde. Un réflexe que Bobbie comprenait. — Période compliquée ? s’enquit-elle en indiquant de la tête les tuyaux remplis de sang. — J’ai connu mieux, oui, confirma Clarissa. Mais je serai sur pied d’ici demain. Promis. — Rien ne presse. Tout va bien. — Je sais. C’est juste que… Bobbie fit craquer les articulations de ses doigts. Le système médical sonna et avala de nouveau une longue gorgée du sang de Clarissa. — Tu voulais quelque chose ? demanda-t-elle, fixant Bobbie des yeux. Pas de problème. Tu peux le dire. — Je ne suis pas encore ton capitaine. Mais je le serai bientôt. C’était la première fois qu’elle le prononçait à voix haute, et la satisfaction qu’elle ressentit l’amena à le répéter : — Mais je le serai bientôt. Ce qui veut dire que je serai responsable de toi. Et de ton bien-être. Elle n’avait pas songé à son équipe depuis des années. Son ancienne équipe. Hillman. Gourab. Travis. Sa’id. Les dernières personnes qui, avant cela, s’étaient trouvées sous son commandement. L’espace d’un instant, ils furent avec elle dans la pièce. Invisibles, aphones, mais tout aussi présents que Clarissa. Bobbie déglutit et se mordit la lèvre afin de réprimer un sourire. Elle saisissait, maintenant. Voilà ce qu’elle tentait de retrouver depuis toutes ces années. Voilà pourquoi cette fois-ci, elle tenait tant à faire les choses convenablement. — Et si je suis responsable de ton bien-être, continua-t-elle, il faut que nous discutions. — D’accord. — Ce problème, là, avec tes vieux implants. Ça va empirer, et pas s’améliorer. — Je sais. J’aimerais bien les enlever, mais ça me tuerait encore plus vite, dit Clarissa, qui adressa un sourire à Bobbie pour l’inviter à faire de même, transformant ainsi la réalité en une forme de plaisanterie. — Quand nous serons revenus sur Médina, j’engagerai quelques nouveaux membres d’équipage. Ils n’auront pas de parts dans le vaisseau, comme nous, simplement leur solde de matelots. C’est en partie pour compenser les départs d’Holden et Naomi. — Mais tu peux aussi engager quelqu’un pour me remplacer, comprit Clarissa, qui acquiesça de la tête tandis qu’une pellicule de larmes venait couvrir ses yeux. Le système médical sonna une nouvelle fois, réinjectant le sang purifié dans ses veines. — Si tu veux rester sur Médina, aucun problème, assura Bobbie. Et si tu veux rester à bord, tu es la bienvenue. Sous les effets de l’apesanteur, les larmes de Clarissa ne coulèrent pas. La tension superficielle les retint dans ses yeux avant qu’elle ne secoue la tête. Elles s’éparpilleraient ensuite en une dizaine de sphères salines qui, en temps voulu, seraient aspirées par les recycleurs et laisseraient une odeur légèrement plus triste et marine dans l’air. — Je… commença Clarissa, qui secoua de nouveau la tête et haussa les épaules d’un air défait. Je pensais que ça serait moi, la première à partir. Elle poussa un sanglot. Bobbie se propulsa vers elle et lui saisit la main. Les doigts de Clarissa étaient fins, sa poigne pourtant plus ferme que Bobbie ne s’y attendait. Elles demeurèrent l’une près de l’autre jusqu’à ce que le souffle de Clarissa retrouve un rythme plus régulier. Claire approcha son autre main pour la poser sur le bras de Bobbie. Ses joues étaient maintenant plus colorées, mais Bobbie n’aurait su déterminer si c’était dû à l’émotion ou au travail du système médical. Possiblement les deux. — Je comprends, dit Bobbie. C’est dur de perdre quelqu’un. — Ouais. Et puis… je ne sais pas. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de moins digne à se lamenter dans le cas d’Holden. Tu vois ce que je veux dire ? Avec tous les gens qu’on pourrait pleurer… — Non, tu n’es pas obligée de contenir tes sentiments. Clarissa ouvrit la bouche et la referma aussitôt, puis elle hocha la tête. — Il va me manquer, c’est tout. — Je sais, fit Bobbie. Il va me manquer aussi. Et… écoute, si tu ne veux pas en parler maintenant, je peux simplement jeter un œil à ton dossier, comme ça j’aurai directement accès à ton plan d’assurance médicale et à ton testament. Je ne sais pas ce que vous avez élaboré, Holden et toi, mais je le respecterai. — Holden ? s’étonna Clarissa, fronçant ses sourcils pâles et fins. Je n’ai rien élaboré du tout avec Holden, moi. Bobbie ressentit un pincement de surprise. — Ah non ? — Ces choses-là, nous n’en parlons jamais, expliqua Clarissa. Mais j’en ai discuté avec Amos. Il sait que je préfère rester ici. Avec lui. Si jamais la situation se détériore trop, il a promis de… de me débarrasser de mes soucis. Quand l’heure sera venue. — OK. C’est bon à savoir. Et important, songea Bobbie, de mettre tout ça sur papier pour que si ça vient à se produire sous la juridiction d’une autre autorité, personne ne soit arrêté pour meurtre. C’est quand même incroyable qu’Holden ne l’ait pas fait. — Tu es certaine qu’Holden n’a jamais abordé le sujet ? demanda-t-elle. Clarissa secoua la tête. Le système médical termina son travail, les tubes se détachant du port glissé dans la peau de Claire pour se rétracter dans le corps du vaisseau comme des serpents excessivement courtois. — Bon, ben d’accord, dit Bobbie. Maintenant, au moins, je suis au courant. Je vais m’assurer qu’on veille sur toi. Et sur Amos, aussi. — Merci. Et désolée. — De quoi ? — Je pleurniche un peu trop sur les départs d’Holden et Naomi, regretta Clarissa. Je ne voulais pas en faire un problème pour les autres. Je me remets au travail bientôt. — Chacun fait son deuil à sa manière. Et ensuite, chacun se remue les fesses pour reprendre le boulot. — Bien, capitaine, répondit Clarissa en saluant ironiquement Bobbie d’un geste sec. Contente d’avoir eu cette discussion. — Moi aussi, conclut Bobbie en se tirant vers la porte. Et je trouve ça dingue qu’Holden n’ait jamais abordé le sujet. Pour la première fois, Bobbie eut le sentiment que par certains aspects – pas tous, non, mais certains – elle ferait un bien meilleur capitaine qu’Holden. 10 DRUMMER — OK, répéta Drummer pour ce qui semblait être la millième fois, mais est-ce que ces choses-là sont naturelles ou non ? Cameron Tur, le conseiller scientifique de l’Union, était un homme dégingandé, d’une taille impressionnante, avec une pomme d’Adam de la taille d’un pouce et des tatouages décolorés sur toutes les articulations des doigts. Il avait intégré l’Union sous la présidence de Tjon et avait conservé son poste sous Walker et Sanjrani. Au vu de son âge et de son expérience, elle s’était attendue à lire de la condescendance sur son visage, mais il n’avait jamais rien trahi d’autre qu’un léger malaise. Il poussa un gloussement d’excuse. — C’est une bonne question, répondit-il. Sémantiquement parlant, je veux dire. Quelle est la différence entre une chose fabriquée par la nature et une autre fabriquée par des êtres ayant évolué dans le cadre de la nature, sa sa ? — Un sujet complexe, oui, approuva Emily Santos-Baca, la déléguée du conseil politique de l’Union. Officiellement, elle n’était pas plus haut placée que les autres conseillers mais s’entendait mieux avec Drummer que n’importe lequel d’entre eux, ce qui faisait d’elle une sorte de privilégiée. Elle était d’exactement deux ans la cadette de Drummer, toutes deux partageant la même date d’anniversaire. En conséquence, la Présidente l’appréciait quelque peu, même lorsqu’elle se montrait pénible. Drummer contempla de nouveau l’image. La chose était légèrement plus longue que deux largeurs de main, courbée comme une griffe ou une cosse, et d’une couleur gris-vert qui étincelait sous le soleil de Fusang, près du complexe Gallish. Elle démarra la vidéo, le jeune homme s’anima et, dans un déclic sonore, imbriqua l’une – des griffes, cosses, ou peu importe ce dont il s’agissait – dans l’autre afin de créer un espace vide en forme d’amande. Une lumière vacillante vint alors éclairer l’espace, altérant des formes qui dansaient aux frontières de l’entendement. Le jeune homme décocha un grand sourire en direction de la caméra et répéta ce qu’il avait dit chaque fois que Drummer avait visionné son enregistrement : L’observation de la lumière est associée aux sentiments de grande paix intérieure et de connexion avec toutes les autres formes de vie de la galaxie, et elle paraît même stimuler blablabla. Quelles conneries. Elle mit une nouvelle fois la vidéo sur pause. — Et il y en a des millions, vous dites ? demanda-t-elle. — Pour le moment, dit Tur. Mais quand la mine s’approfondira, ils en trouveront peut-être plus. — Fait chier. La colonisation des nouveaux mondes avait débuté plutôt simplement. Quelques familles, quelques hameaux, une lutte désespérée contre la biosphère locale pour produire de l’eau potable et de la nourriture comestible. Parfois, certaines colonies faiblissaient et s’éteignaient avant l’arrivée des secours. Parfois, leurs habitants abandonnaient puis évacuaient les lieux. Mais grand nombre d’entre elles avaient bien pris racine dans la roche et le sol étrangers de ces planètes lointaines. Et tandis qu’elles trouvaient leur niche écologique, tandis qu’elles se stabilisaient, la première vague d’exploration poussée avait été lancée. Les gigantesques arches de transport sous-marines sur Corazón Sagrado, les papillons de nuit qui déviaient la lumière sur Perséphone, les antibiotiques programmables d’Ilus. À elle seule, l’évolution avait créé toutes les merveilles et les complexités de la Terre. Comprendre celles de mille trois cents nouveaux systèmes aurait déjà représenté un grand défi, mais l’on devait y ajouter aussi les créations des mystérieuses espèces disparues qui avaient conçu les portails protomoléculaires, la Zone lente, ainsi que les vastes cités éternelles qu’on semblait trouver quelque part sur chaque planète découverte. Des créations d’ingénieurs extrahumains qui avaient eu la volonté et la capacité d’anéantir toute forme de vie sur Terre dans la seule intention de tracer une route supplémentaire dans un réseau d’étoiles. Chaque création pouvait être la clef de miracles insoupçonnés, de catastrophes, ou de spectacles lumineux merdiques et abrutissants qui ne servaient qu’à impressionner la galerie. Les images de ces cosses étaient peut-être les dossiers cryptés d’une civilisation déchue ayant mis au point des miracles qu’ils commençaient à peine à comprendre. Peut-être étaient-elles les spores de ce qui avait causé leur perte. Ou seulement des lampes de lave à la con. Qui pouvait le dire ? — Les stations scientifiques sur Kinley veulent à tout prix qu’on leur en envoie quelques-uns pour les étudier, déclara Santos-Baca. Mais sans savoir si ce sont des créations technologiques ou des ressources naturelles… — Ce qui, s’excusa Tur, est difficile à déterminer avec le matériel dont ils disposent sur Fusang… — J’ai compris, coupa Drummer avant de se tourner vers Santos-Baca. Ce genre de décisions, c’est précisément vous qui les prenez, je me trompe ? — J’ai suffisamment de soutiens pour autoriser l’établissement du contrat, mais pas assez pour m’opposer à un veto. Drummer hocha la tête. La question n’était pas de savoir si déplacer des cosses aliens psychoactives d’un monde à l’autre était une bonne idée, mais plutôt si quelqu’un accepterait de perdre la face lors d’une réunion du comité. C’est ainsi qu’étaient prises les plus grandes décisions de l’Histoire. — Si nous pensons qu’elles ne sont pas un danger immédiat, expédiez-les en tant que créations aliens avec un protocole d’isolement de niveau trois et je donnerai mon feu vert. — Merci, fit Santos-Baca en se levant de son siège, bientôt imitée par Tur. — Restez encore une minute avec moi, exigea Drummer en fermant la vidéo de démonstration envoyée depuis Fusang. Il y a autre chose dont je voulais vous parler. Tur quitta les lieux, referma la porte derrière lui et Santos-Baca se réinstalla dans son siège. Sa mine inexpressive à demi renfrognée n’était qu’un masque. Drummer tenta de lui lancer un sourire, qui n’eut pas plus d’effet qu’autre chose. — Une des choses que j’ai apprises à l’époque où je travaillais pour Fred Johnson, c’est qu’il ne faut jamais délaisser les choses trop longtemps, affirma la Présidente. C’est toujours tentant d’ignorer celles qui ne pressent pas à la minute, mais ensuite, on finit par passer son temps à éteindre des incendies. — Vous parlez de la structure des tarifs douaniers que la Terre et Mars ont proposée à Ganymède ? Drummer ressentit un léger pincement au cœur. Elle était parvenue à oublier ce nouveau problème, et le rappel lui semblait oppressant. — Non, je veux parler de l’affaire du Rossinante. Et de son lien avec… s’interrompit-elle en indiquant du pouce le moniteur où ils avaient lu la vidéo de la cosse alien. Nous venons tout juste d’arrêter le gouverneur d’une planète colonisée. L’Association des Mondes n’a pas encore officiellement posé de question sur son statut, mais ça ne va pas tarder. Je vois déjà Carrie Fisk en train de frotter ses petites mains potelées. Et j’aimerais bien pouvoir répondre si on me pose une question là-dessus. — Je vois. Eh bien, j’ai eu quelques discussions officieuses à ce sujet. Demander aux Nations unies d’établir une charte, c’est… Il va falloir se montrer plus que convaincant. Et nous n’avons pas fait tout ce chemin pour nous abaisser à demander de nouveau la permission, si ? Drummer acquiesça de la tête. L’inimitié entre les Intérieurs et la Ceinture était toujours l’obstacle majeur qu’elle rencontrait. Elle-même se fichait quelque peu de la Coalition Terre-Mars. — Je comprends, assura-t-elle. Je n’aime pas ça non plus. Mais ça nous permettra de nous déresponsabiliser dans les cas comme celui d’Holden et de sa nouvelle politique de maintien de l’ordre. S’il y a une chose que je ne veux pas, c’est que mille trois cents planètes s’accordent sur le fait que le problème vient de l’Union. Si les Nations unies prennent des mesures de répression – ne serait-ce que nominalement – la responsabilité s’étendra à eux. Ce Houston et sa bande de guignols iront pourrir dans une de leurs cellules et nous, nous ne serons que les transporteurs qui déplacent les choses d’un lieu à l’autre. Ce qui inclut les prisonniers. — Ou alors, suggéra Santos-Baca, nous assumons ce à quoi nous aspirons depuis que nous sommes sauvés de la famine et nous commençons à considérer l’Union comme l’autorité gouvernante des mille trois cents mondes. — Je ne veux pas être la présidente de mille trois cents mondes, répliqua Drummer. Je veux diriger une union de transport qui régule les échanges entre les portes. Et je veux que toutes ces planètes, ces lunes et ces satellites règlent leurs problèmes tout seuls sans bousiller notre travail. Nous combattons déjà sur trop de fronts. — Si nous avions des effectifs plus importants… — Emily, coupa Drummer, s’il y a bien une chose qui ne résoudra aucun de nos problèmes – et ça, j’en suis certaine – c’est la création d’un autre comité. Santos-Baca se mit à rire, puis une légère sonnerie parvint à leurs oreilles depuis le bureau de Drummer. Un appel de Vaughn. Hautement prioritaire. Elle laissa le système sonner quelques instants. Si le Foyer du Peuple n’était pas sur le point de tomber en morceaux, une minute d’attente supplémentaire ne serait pas préjudiciable. Si c’était le cas, en revanche, cela n’arrangerait rien. — Vous avez lu les mêmes rapports logistiques que moi, reprit Drummer. Attendre de l’Union qu’elle maintienne l’ordre dans tout… Une nouvelle sonnerie retentit ; plus fort, cette fois-ci. Drummer poussa un grognement et tapota l’écran pour accepter la communication. Vaughn apparut et prit la parole avant même qu’elle n’ait pu le réprimander : — Un nouveau message de Laconia, madame. Drummer le fixa des yeux. — Quoi ? — On a remplacé le message d’avertissement diffusé depuis la porte de Laconia par un autre. Nous avons reçu le rapport de Médina il y a… dit-il avant de détourner le regard puis de se reconcentrer sur elle, quatre minutes. — C’est un message radio ? — Oui, madame. Audio, seulement. Pas de cryptage non plus. C’est un communiqué de presse. — Faites-moi écouter ça. La voix qui s’éleva par la suite fut basse, chaleureuse, et lui rappela une couverture qui la démangeait autrefois, aussi rugueuse que confortable. Elle ne lui faisait aucunement confiance. — Citoyens de la coalition humaine. Ici l’amiral Trejo, du commandement de la Flotte laconienne. Notre porte s’ouvrira bientôt. Dans cent vingt heures précisément, nous la traverserons jusque dans la Zone lente pour transiter vers la station Médina, et une équipe sera chargée de vous dévoiler le rôle de Laconia dans l’organisation de la communauté humaine intergalactique à compter de ce moment. — Bon… lâcha Santos-Baca, qui resta silencieuse un court instant puis ajouta : Je ne l’avais pas vue venir, celle-là. — Très bien, dit Drummer avant de se tourner vers Santos-Baca, qui gardait les yeux grands ouverts. Emily, rassemblez-moi tout le monde. La cité spatiale du Foyer du Peuple se trouvait encore dans l’orbite de Mars, non loin de la Terre et du Soleil, mais à une distance considérable des lunes de Jupiter et de Saturne. Il fallut dix heures avant de recevoir la réponse des spécialistes dans la hiérarchie de l’Union, et cinq de plus pour que le système passe le tout en revue afin d’élaborer un rapport unifié. Toutes les questions, clarifications, nouvelles nuances ou mises en garde n’exigeraient pas moins de temps. Drummer allait passer la plupart des cent vingt heures qu’il restait avant la réouverture de la porte de Laconia à attendre que les autres lui donnent des nouvelles. Ces foutus messages filaient à la vitesse de la lumière entre lunes et planètes, entre stations et cités spatiales, et c’était malgré tout beaucoup trop lent. La voix du message correspondait à celle d’Anton Trejo, un lieutenant de la Flotte martienne qui avait fui avec les dissidents vers Laconia après le bombardement de la Terre. Oui, il existait une possibilité pour que la voix fût falsifiée, mais le service technique était plutôt d’avis qu’elle était authentique. La station Médina signalait des pics de lumière et de radiations en provenance de la porte de Laconia, ce qui s’avérait cohérent si des vaisseaux en phase de décélération étaient bien en approche. Combien et de quel type, en revanche, ils n’avaient pas suffisamment d’informations pour l’estimer. Mars avait perdu pratiquement un tiers de ses appareils lorsque la Flotte libre s’était temporairement emparée du pouvoir avant d’être anéantie. Certains avaient rejoint les forces de Marco Inaros au sein du système Sol, et d’autres la flotte dissidente se dirigeant vers Laconia. Au cours des décennies suivantes, la Terre et Mars avaient lentement reconstruit leur flotte, et les avancées technologiques issues de l’étude des créations aliens – telles que le revêtement tressé, les cuves rétroactives et les CDR à compensation inertielle – étaient maintenant d’utilisation courante. Même si les vaisseaux de l’autre côté de la porte de Laconia étaient parvenus à glaner des informations quant aux processus de fabrication, il leur faudrait construire des chantiers navals ainsi que des centres industriels avant de pouvoir les mettre en application. Trente années sans réhabilitation, c’était une longue période. Le scénario le plus probable était que quelque chose au sein de la république bananière de Duarte avait fini par suffisamment mal tourner pour qu’il soit contraint de renouer le contact et de menacer, d’implorer ou d’échanger afin d’obtenir ce dont il – ou celui qui détenait maintenant le pouvoir à sa place – avait besoin pour remettre sa colonie d’aplomb. En consultant le rapport de renseignements, Drummer fut un petit peu désarçonnée par la section qui spéculait sur le sort de l’échantillon actif de protomolécule dérobé sur Tycho par la Flotte libre. Elle se souvenait de ce jour, pendant la guerre, passé à combattre dans les coursives de sa propre station. De sa colère froide en découvrant les trahisons parmi ses rangs. Et de la manière dont Fred Johnson avait conduit ses hommes à réagir face au danger. Il lui manquait toujours, et assise dans son siège anti-crash, les rapports de renseignements attendant patiemment sur son moniteur, elle se demanda ce qu’il aurait fait de tout cela. Pas seulement de Laconia et de Duarte. De toutes ces choses réunies. Son moniteur sonna et le drapeau orange indiquant une priorité intermédiaire s’y afficha. Un nouveau rapport adressé depuis Médina, accompagné des analyses à jour des signatures thermiques détectées de l’autre côté de la porte de Laconia. Elle expira, puis l’ouvrit. Les facteurs de certitude étaient toujours peu nombreux, mais les réacteurs en question étaient soit non répertoriés, soit tellement altérés que leur profil n’était plus reconnu dans la base de données. Drummer suivit le texte du doigt pour empêcher ses yeux fatigués de s’égarer. La flotte volée de Duarte comptait au moins un bâtiment de combat de classe Donnager, et au vu de la taille des rejets de tuyères en approche, il s’agissait peut-être de ce vaisseau-là. Il était vieux, certes. Dépassé. Mais toujours extrêmement puissant. Drummer se leva puis s’étira. Son dos la faisait souffrir des omoplates jusqu’à la base du crâne. Elle passait bien trop de temps à lire des rapports qu’elle aurait dû confier à Vaughn ; après tout, assimiler les informations pour les réduire à l’essentiel faisait partie de son travail. Mais à une époque, ç’avait aussi été celui de Drummer, et elle se considérait plus digne de confiance que lui. Elle localisa Emily Santos-Baca sur le vaisseau, mais tout comme elle, sa cadette n’avait pas encore rejoint ses quartiers. Le système indiquait qu’elle se trouvait dans les bureaux administratifs de l’économat. L’idée d’avaler un repas éveilla soudainement son estomac, et une faim qu’elle n’avait pas ressentie jusque-là s’y éleva comme une flamme. Drummer lui adressa un bref message lui demandant de patienter quelques minutes où elle était. Elle éteignit son moniteur, en programma le verrouillage et quitta la pièce. Les coursives du Foyer du Peuple dégageaient toujours quelque chose de neuf. Les prises fixées aux murs pour les mains et les pieds n’étaient pas aussi usées que celles d’un vaisseau ou d’une station habités. L’intensité de l’éclairage, subtile mais bien reconnaissable, trahissait une installation récente. Rien n’avait encore eu le temps de vieillir ou de s’endommager. Leur imposante cité flottante subirait cela en temps voulu, mais pour l’heure, elle et ses congénères étaient les parfaits Singapour de leur époque. Des cités brillamment régulées. Maintenant, si elles pouvaient atteindre les étoiles, tout serait idéal. Drummer trouva Santos-Baca installée près d’un homme d’un certain âge vêtu d’une combinaison grise, qui salua la Présidente d’un signe de tête en la voyant approcher. Il quitta finalement les lieux lorsqu’elle prit place. Santos-Baca étira un sourire. — Vous avez l’air affamée, observa-t-elle. — Oui, ça commence à faire long depuis le déjeuner. Je m’occupe de ça dans une minute. Vous avez lu les rapports ? — Rien de très captivant. Mais oui. — Et qu’est-ce qu’en pense le comité ? Santos-Baca se recentra sur elle-même, pensive et impassible comme un joueur de poker, puis répondit d’un ton prudent : — Difficile de vraiment s’inquiéter d’une flotte d’appareils martiens obsolètes dirigée par ce qu’il reste des instigateurs d’un putsch organisé il y a plusieurs décennies. Honnêtement, je suis déjà un petit peu étonnée qu’il y ait des survivants, là-bas. — C’est vrai. — On ne décèle aucun signe de stress particulier dans la voix du message, enchaîna Santos-Baca. Et ils n’ont fait part d’aucune exigence. Pour l’instant, du moins. — Je sais bien, Emily, j’ai lu les rapports. Je vous demande ce que vous en pensez. Santos-Baca ouvrit les mains, un geste de l’ancienne école qui signifiait : C’est évident, non ? — Je crois que nous avons affaire à une bande de connards égocentriques qui viennent juste de réaliser que leur glorieux système indépendant ne fonctionnera pas tant qu’ils resteront isolés. Si nous faisons en sorte qu’ils ne perdent pas la face, nous pourrons certainement négocier un compromis pour les réintégrer. Mais les Martiens vont poser problème. Ils vont vouloir tous les rapatrier sur le mont Olympe et les pendre pour trahison. — C’est aussi mon avis, approuva Drummer. Une idée de comment aborder le sujet avec eux ? — J’ai des contacts réguliers avec l’amiral Hu. C’est une Terrienne, mais elle a des amis haut placés dans la hiérarchie martienne. Rien de formel. Et McCahill se charge de la sécurité. — Bien sûr. — L’autre possibilité, c’est qu’ils essaient d’employer la force. — Avec des vaisseaux qui n’ont pas été réapprovisionnés ou réhabilités dans un chantier naval depuis des décennies, se moqua Drummer. Et avec nos canons électromagnétiques prêts à perforer tout ce qui vient chercher un peu trop les ennuis. C’est vraiment une possibilité envisageable, selon nous ? — Ce n’est pas l’option la plus probable, en tout cas. Même si leur flotte était récente, se débarrasser des canons électromagnétiques aurait déjà été très compliqué. Drummer s’accorda un instant de réflexion. — Nous pouvons quand même demander le renfort de quelques vaisseaux, dit-elle. Juste au cas où. Si Laconia tient à se faire botter le cul, je refuse d’envoyer nos appareils traverser sa porte. Mais ça pourrait nous aider à convaincre les Nations unies d’établir une charte. Laissons Mars renifler l’odeur du sang et de la vengeance et voyons si la Coalition Terre-Mars se montre plus intéressée qu’avant à maintenir l’ordre et à faire appliquer les lois. — Ça changerait pas mal de choses, effectivement, concéda Santos-Baca. Une bonne nouvelle que les deux femmes fussent sur la même longueur d’onde. Drummer avait à moitié redouté que le comité suggère sa propre stratégie. En tant que Présidente, son travail consistait à mener un groupe de chatons. Pas cette fois-ci, heureusement. Elle tentait d’éviter le rôle de force policière. Hors de question pour elle de commander toute une armée. Si une guerre devait éclater de l’autre côté de la porte de Laconia, que Mars combatte elle-même. — Très bien, dit Drummer. Visiblement, rien que nous ne pouvons pas gérer. 11 BOBBIE Quand le Rossi s’était arrimé à Médina, une équipe de sécurité les attendait pour emmener Houston. Bobbie avait observé Holden tandis que le prisonnier s’éloignait, croyant déceler de la mélancolie dans son regard. Livrer un homme pour qu’il soit enfermé dans une cellule était la dernière chose qu’il avait faite en tant que capitaine. Mais peut-être avait-elle surinterprété la situation. Le communiqué de presse que Drummer avait menacé de diffuser, lui, n’apparaissait nulle part. Par la suite, tous étaient sortis en discothèque. Naomi avait loué une salle privée pour le groupe, où ils avaient avalé un dîner de bœuf in vitro et de légumes frais assaisonnés de piment et de sel riche en minéraux. Bobbie avait tenté de ne pas s’enivrer, de ne pas se montrer excessivement sentimentale, mais elle avait été la seule. À l’exception d’Amos, qui avait contemplé leurs étreintes, leurs larmes et leurs protestations d’amour du même œil qu’une mère à la fête d’anniversaire d’un enfant de cinq ans ; indulgent, solidaire, mais pas réellement impliqué. Après le dîner, ils étaient allés danser sur la piste, ils avaient chanté au karaoké puis bu un petit peu plus d’alcool. Ensuite, Holden et Naomi étaient partis ensemble, un bras autour de la hanche de l’autre, s’éloignant paisiblement dans les couloirs de la station comme s’ils allaient revenir. Mais ce ne serait pas le cas. Les quatre membres d’équipage restants étaient retournés au spatioport en discutant et en riant. Alex citait des répliques et rejouait des scènes tirées d’un des films néo-noirs qu’il visionnait. Bobbie et Clarissa l’encourageaient à continuer. Amos, de son côté, marchait tranquillement derrière eux en arborant un grand sourire, mais Bobbie l’avait surpris à surveiller les coursives au cas où quatre vieux jockeys de l’espace à moitié ivres attireraient les ennuis, même s’ils n’avaient aucune raison de s’y attendre. C’était simplement instinctif, et si Bobbie l’avait remarqué, c’était en partie parce qu’elle avait le même réflexe que lui. De retour sur le vaisseau, les autres s’éparpillèrent et rejoignirent leur cabine en flottant. Bobbie patienta dans la coquerie, sirotant un flacon de café frais jusqu’à ce que tous aient disparu. Elle avait encore une chose à faire avant de terminer sa journée, et elle souhaitait s’en occuper toute seule. Autour d’elle, le Rossinante cliquetait pendant que la chaleur résiduelle de leur voyage s’évacuait lentement dans le vide absolu de la Zone lente. Les recycleurs d’air bourdonnaient. Tout dégageait une sensation de paix, comme si elle était à nouveau enfant et vivait la soirée d’un lendemain de Noël. Elle laissa son souffle s’approfondir et ralentir, sentant le vaisseau tout autour d’elle comme s’il formait sa propre peau. Lorsqu’elle eut ingurgité la dernière goutte de café, elle jeta le flacon vide dans le recycleur et se tira le long de la coursive jusqu’à la cabine d’Holden. La cabine du capitaine. La sienne, désormais. Holden et Naomi avaient déjà tout emporté. Les tiroirs étaient déverrouillés, le coffre-fort du capitaine ouvert et nettoyé, attendant qu’on programme un nouveau code d’accès. La double couchette anti-crash – celle qu’Holden et Naomi avaient partagée si longtemps – étincelait, propre et bien polie. L’odeur légèrement âcre du gel neuf lui indiqua que Naomi l’avait remplacé en totalité avant de partir. Des draps propres pour le nouvel occupant. Bobbie se laissa dériver dans l’air, étirant ses bras et ses jambes. Les paupières closes, elle prêta l’oreille au silence singulier de la cabine, la comparant à celle qu’elle avait occupée au cours des années précédentes. Quand elle tendit la main pour agripper une prise, la cloison se trouvait encore à un mètre cinquante. Cette cabine double, aménagée afin qu’Holden et Naomi puissent partager l’espace, était devenue le privilège d’être le capitaine du Rossinante. Cette pensée fit sourire Bobbie. Le coffre attendait son nouveau code. Elle scanna les empreintes de son pouce et de ses deux index, entra le mot de passe qu’elle avait choisi et le prononça à voix haute pour que le système l’assimile. Seize caractères, connus de sa seule mémoire et dont la suite n’avait aucune signification. Le coffre se ferma dans un claquement sonore lorsque les serrures magnétiques se verrouillèrent. Il faudrait à présent un chalumeau ainsi qu’un certain temps pour le forcer. Elle afficha sa partition sur l’écran mural pour vérifier que tout était en place. La consommation d’énergie était faible, le réacteur éteint, les systèmes environnementaux dans le vert. Tout était comme il devait l’être à bord de son vaisseau. Elle aurait besoin de temps, songeait-elle, avant que cette idée ne lui donne plus l’impression de jouer la comédie. Mais elle avait tout intérêt à s’y accoutumer. C’était maintenant son vaisseau. Quatre messages l’attendaient dans la liste d’attente. Les deux premiers n’étaient que des communications automatiques, l’un confirmant l’autorisation d’arrimage et la structure tarifaire de leur présent séjour sur la station, l’autre informant qu’une partie de l’argent d’Holden et de Naomi avait été retirée du compte commun. Le Rossinante lui adressait déjà ce qu’il envoyait à Holden auparavant. Le troisième était transmis par les autorités spatiales de Médina, et le quatrième par James Holden lui-même. Ce fut celui qu’elle ouvrit en premier. Le visage de l’ex-capitaine apparut à l’écran, flottant dans la même pièce où elle se trouvait à présent, à l’époque où il l’occupait encore. Il souriait, et Bobbie se surprit bientôt à faire de même. — Salut, Bobbie, lança-t-il, d’une voix qui semblait forte dans le silence de la cabine. Je voulais juste vous laisser ça en guise de mot de départ. J’ai passé beaucoup de temps sur le Rossi. J’y ai vécu les meilleurs moments de ma vie. Et certains des pires, aussi. La plupart des personnes que j’aime se trouvent à bord. Et il n’y a personne d’autre dans les mille trois cents systèmes à qui je le confierais avec autant de confiance. Merci d’avoir pris le relais. Et s’il y a quoi que ce soit que je peux faire pour vous aider d’où je suis, faites-le-moi savoir. Je ne fais peut-être plus partie de l’équipage, mais nous sommes toujours une famille. Puis le message prit fin, et Bobbie l’archiva. Elle ouvrit celui des autorités spatiales. Un jeune homme à la peau très noire et aux cheveux coupés très court salua de la tête en direction de la caméra : — Capitaine Holden, ici Michael Simeon, des services de sécurité de la station Médina. Je vous envoie ce message pour vous informer qu’en accord avec la politique de l’Union, le Rossinante est appelé à respecter un contrat de sécurité obligatoire. Votre présence est exigée lors d’un briefing concernant le nouvel ambassadeur de Laconia en approche, à la date et l’heure mentionnées dans ce message. Veuillez nous confirmer que vous ou votre représentant y assisterez bien. Bobbie sélectionna l’option “Réponse”, s’observa un moment sur l’écran, tira sa chevelure en chignon et débuta son enregistrement d’un ton renfrogné : — Ici le capitaine Draper, du Rossinante. J’y serai. D’accord. Je comprends pourquoi il a lâché le poste, songea Bobbie, dix minutes après le début du briefing. La salle se situait à l’intérieur du tambour de la station, sur les hauteurs, près des passerelles de commandement non rotatives. Les bureaux étaient placés en rangs, comme au sein des pires salles de classe, dotés de sièges rigides et de porte-boissons encastrés trop étroits pour accueillir les tasses de céramique bon marché qu’on leur avait distribuées. Une quarantaine de personnes étaient assises dans le même inconfort – les représentants de tous les vaisseaux présents dans la Zone lente – mais elle et l’officier en chef du Tori Byron occupaient des places d’honneur. Premier rang, au centre. Là où se trouvaient les bons élèves. Après tout, le Rossinante et le Tori Byron étaient les deux seuls appareils de guerre à proximité immédiate de Médina. Les autres n’étaient que des transports de marchandises ou bien des remorqueurs. L’homme qui se tenait devant eux n’était pas celui qui l’avait convoquée, mais son patron. Onni Langstiver était le commandant des forces de sécurité et par conséquent, pour la durée du contrat temporaire obligatoire, il était aussi techniquement le patron de Bobbie. Il portait l’uniforme officiel de Médina comme la sous-combinaison d’un pilote de robot, et ses épaules étaient parsemées de pellicules. — Ce que nous ne voulons surtout pas, c’est paraître agressifs, déclara Langstiver, mais il ne faut pas que nous ayons l’air passifs non plus. Dans son champ de vision périphérique, Bobbie tenta de faire craquer ses doigts, mais elle l’avait déjà fait à deux reprises depuis qu’elle s’était installée à son bureau et ses articulations demeurèrent silencieuses. Langstiver, lui, continua sur sa lancée : — Nous avons les canons électromagnétiques positionnés sur la station alien, comme d’habitude, sa sa ? Donc si quelqu’un tente quoi que ce soit, nous n’aurons qu’à les activer et puis… s’interrompit-il pour former deux pistolets avec ses doigts et imiter le bruit d’une mitraille. Probàb qu’ils traversent avec les mêmes intentions que n’importe quel ambassadeur, c’est-à-dire accoster, discuter, et après ça, los politicos feront leur petit manège. Mais s’ils viennent avec d’autres idées, nous serons prêts. Nous n’ouvrons pas les hostilités, mais hors de question de se laisser marcher dessus non plus, voyez ? Un murmure d’approbation générale s’éleva dans la salle. — Il faut protéger les canons, intervint Bobbie. Les canons électromagnétiques sur la base alien. S’ils y envoient des hommes et qu’ils atteignent la surface… — Savvy, savvy, coupa Langstiver avec un geste d’apaisement. Ça sera le boulot du Tori Byron, ça, voyez ? — Et il nous faut des renseignements à propos de ce qui va traverser la porte avant que ce soit fait, insista Bobbie, comprenant immédiatement qu’on ne la remercierait pas pour les paroles qu’elle venait de prononcer, mais maintenant qu’elle avait commencé… Nous pourrions envoyer une dizaine de sondes de l’autre côté de l’anneau, comme ça, elles pourraient nous relayer les infos et nous dire si nous avons affaire à un vaisseau de combat de classe Donnager, à quelques appareils de guerre classiques ou à une simple navette spatiale. Parce que selon ce que c’est, nous devrons nous préparer différem… — Ouais, j’y ai pensé, affirma Langstiver. Aber il vaut mieux éviter de jouer les provocateurs, voyez ? Et de toute façon, ça ne changera pas grand-chose à notre manière de procéder. Nous faisons avec ce que nous avons. — Dans ce cas, envoyez un vaisseau traverser avec une corbeille de fruits, ironisa Bobbie. Il pourra leur souhaiter la bienvenue sur leur territoire et revenir nous faire un rapport. Langstiver se figea, fixa Bobbie du regard et tous deux s’observèrent un instant, puis un autre, dans le silence de la salle. Il fut le premier à détourner les yeux. — Impossible d’envoyer un appareil traverser avec des hommes à bord, dit-il. C’est le règlement de l’Union, voyez ? C’est le Tori Byron qui servira de garde d’honneur et le Rossinante, lui, restera dans l’ombre de Médina pour s’assurer que personne n’y atterrisse sans invitation. Tous les autres vaisseaux seront à quai ou suffisamment à distance pour laisser la voie libre entre la porte de Laconia et la station. Tous les retards seront sanctionnés d’une amende par l’Union. Le Tori Byron sera occupé à plein temps selon les termes du contrat de sécurité, le Rossinante seulement à trois quarts temps dans un rôle de soutien. Procédure standard. Bobbie se demanda ce qu’aurait fait Holden dans cette situation. Se serait-il lancé dans un discours passionné proclamant que la manière dont le règlement de l’Union restreignait leurs actions relevait de l’incompétence tactique ? Aurait-il gratifié Langstiver de son habituel sourire dépréciatif avant de retourner à bord du Rossi pour n’en faire qu’à sa tête ? Ou bien se serait-il résigné à s’engager dans une bataille qu’il jugeait inutile ? Seulement, c’était désormais le combat de Bobbie, et bien qu’il fût parfaitement clair qu’elle possédait les meilleurs arguments, il était aussi évident que son intervention n’aiderait en rien à modifier les plans de Langstiver. Elle ne pouvait convaincre un monolithe. Même lorsqu’il semblait amusant d’essayer. — Compris, accepta-t-elle. Elle serra la mâchoire tout au long du trajet qui l’emmenait jusqu’au quai. Les gens étaient les mêmes partout. Elle avait eu affaire à la bureaucratie au cours de ses années de service, et lorsqu’elle travaillait au sein du service d’assistance aux vétérans. Elle l’avait affrontée quand Fred Johnson avait eu l’idée absurde de faire d’elle un ersatz d’ambassadrice martienne durant la crise constitutionnelle. Et lors de ses années à bord du Rossinante, elle avait été ravie de laisser Holden et parfois Naomi s’occuper de toutes ces conneries de ballet diplomatique. Elle n’était pas véritablement inquiète quant à l’issue de la rencontre à venir. Seulement, il y avait une meilleure manière de procéder, elle en avait fait part et néanmoins, on avait décidé d’agir différemment. Son bâtiment – sa famille – allait prendre des risques qu’elle considérait comme superflus, et aucun des scénarios envisageables ne lui permettrait d’avoir bonne conscience. En tant que vaisseau générationnel, le Nauvoo n’avait pas pour vocation d’accueillir un grand nombre d’appareils. En tant que vaisseau de guerre, les besoins du Béhémoth avaient été minimes. Ce qu’il ne possédait pas à l’origine, le temps et la nécessité le lui avaient greffé. Les quais principaux de la station Médina étaient situés à l’extérieur du tambour, aux niveaux inférieurs, non loin des ponts de l’ingénierie et du réacteur – endormi depuis bien longtemps, maintenant – qu’on avait conçu pour propulser le vaisseau vers les étoiles dans un voyage de plusieurs siècles. Un quai de taille plus modeste avait été aménagé à l’extrémité du tambour, près des passerelles de commandement, mais on l’utilisait davantage pour recevoir les participants aux réunions diplomatiques et les navettes privées. L’emplacement du Rossinante se trouvait sur les quais principaux, à proximité de celui du Tori Byron, et Bobbie pénétra dans le sas avec la sensation que sa rage intérieure commençait à se dissiper. Légèrement. Elle pouvait détester sa mission et tout de même l’accomplir. Dans le cas présent, d’ailleurs, c’était tout ce qu’elle pouvait faire. — Bon retour parmi nous, lança Alex via le système comm tandis que les portes intérieures du sas effectuaient leur cycle de fermeture. Alors, un plan ? — Le plan, c’est de rester en retrait et voir si le nouvel ambassadeur de Laconia tient à lancer le concours de bites, expliqua Bobbie. Le Tori Byron et les canons électromagnétiques se chargent de mener l’affaire. Nous, nous surveillons la station et nous atomisons toutes les équipes d’abordage qui s’en approchent. Elle se tira jusqu’à l’ascenseur en passant devant les casiers, puis monta jusqu’au pont des ops. La véritable voix d’Alex se fit entendre alors qu’il se rapprochait d’elle. — Bon, dit-il, content que nous ne soyons pas les premiers à nous faire tirer dessus. En supposant que ça parte en vrille, bien sûr. J’avoue qu’une petite partie de moi espère qu’ils tenteront quelque chose. — Vous voulez dire parce que Duarte et ses hommes sont des traîtres à la république et qu’ils méritent d’être pendus pour ça ? — Et pour vols, aussi. N’oubliez pas les vols. Et pour n’avoir prévenu personne alors que la Flotte libre voulait assassiner plusieurs milliards de gens. Je veux dire, j’aime bien les histoires de pardon, l’eau qui coule sous les ponts, tout ça, mais ce sera quand même plus facile à avaler quand tous ces enfoirés seront morts. Bobbie se sangla dans un siège anti-crash. — Si ça se trouve, ce ne sont même pas les hommes de Duarte, fit-elle. Pour ce que nous en savons, il s’est peut-être fait poignarder dans sa baignoire il y a quinze ans. — Rien n’empêche d’espérer, commenta le pilote, la faible luminosité du pont des ops impliquant que son visage était éclairé par le moniteur. J’ai reconfiguré les systèmes du Rossi pour un équipage de quatre personnes. — Ce n’est pas suffisant. Il nous faut de nouveaux équipiers. — Nous avons fonctionné comme ça pendant des années avant que Claire et vous veniez nous rejoindre. Ça marche mieux que vous ne le croyez. Et au fait… Vu qu’il y a une chance pour qu’on essaie de plomber Médina, ça vous embête si je relie Holden et Naomi au canal du vaisseau ? Juste au cas où ? Bobbie hésita. Une partie d’elle-même restait dubitative à l’idée que du personnel n’ayant pas pris part à l’opération intervienne dans la chaîne de communication. Mais il s’agissait d’Holden et Naomi, et les laisser à l’écart semblait également étrange. Alex attendait une réponse. Elle fit un geste dans sa direction, comme si son esprit s’était égaré un instant. — Non, pas de problème, dit-elle. Ils font partie de la famille. Alex ébaucha un sourire ; il s’attendait à ce qu’elle accepte et appréciait qu’elle l’ait fait sur ce ton. Elle ouvrit une connexion vers Amos et Clarissa. — OK, tout le monde, commença-t-elle. Vérifications avant décollage. Mettons-nous en position. La Zone lente – les portes, la station Médina ainsi que la base alien et ses canons électromagnétiques – était tout à fait minuscule comparée à l’immensité de l’espace. Son volume total était moins important que celui du Soleil, et d’après les estimations du nécessaire pour que les portes demeurent ouvertes et stables, elle fournissait probablement tout autant d’énergie, mais elle était contrôlée par des forces qu’ils peinaient encore à comprendre. Entre les anneaux, on trouvait une obscurité dans laquelle s’engouffraient la matière et l’énergie, mais d’où jamais rien ne revenait. Le non-vide qui régnait au-delà des portes procurait à Bobbie un léger sentiment de claustrophobie, avec une sphère de moins d’un million de kilomètres de diamètre dans laquelle se déplacer. Même dans un espace aussi restreint, la station Médina aurait été bien trop petite pour être aperçue sur son moniteur si l’on avait respecté l’échelle. À la place, une fenêtre sur un côté de son moniteur lui dévoilait l’intégralité du système – les portes, les stations, le Rossi, le Tori Byron, les canons électromagnétiques – tandis que trois autres de taille plus réduite affichaient des écrans tactiques ayant pour centre le Tori Byron, la porte de Laconia et le Rossi, plongé dans la longue et fine ombre radar de Médina. Un compte à rebours indiquait les minutes et les secondes restantes avant la traversée annoncée de l’amiral Trejo. Les épaules de Bobbie étaient crispées. Elle avait l’impression de vivre les instants qui suivent un lancer de dés, où l’on attend de savoir quel chiffre apparaîtra. L’ivresse du joueur. Et elle aimait cela beaucoup trop à son goût. — Les senseurs de Médina détectent quelque chose, annonça Clarissa depuis le pont de l’ingénierie. — Opérez la mise à jour, s’il vous plaît, demanda Bobbie. Sur l’une des fenêtres de son écran, l’affichage tactique de la porte de Laconia laissa place aux images en direct du même anneau, en fausses couleurs afin qu’il fût possible de discerner l’obscurité. L’étrange cercle de la porte, les étoiles vacillantes, ainsi qu’une ombre qui se profilait. Rien qu’en observant les étoiles s’éteindre de l’autre côté, Bobbie devinait que c’était un grand bâtiment. Peut-être leur vaisseau de combat de classe Donnager. Ce qui, en soi, serait déjà un signe fort de la part des Laconiens. À moins que ce ne soit autre chose. Le vaisseau qui traversa le premier avait quelque chose d’anormal, au-delà de son aspect curieusement organique. La manière dont les fausses couleurs peinaient à interpréter sa surface évoquait une erreur graphique, une forme tout droit sortie d’un rêve. Elle se surprit à chercher des traces de soudure là où les plaques du revêtement auraient dû s’assembler, mais ne remarqua rien de la sorte. Son esprit tentait obstinément de considérer cela comme un vaisseau, mais ne parvenait qu’à y voir une créature des temps anciens vivant dans les abysses des océans de la Terre. — Il n’est pas à nous, celui-là, dit Alex. Merde, où est-ce qu’ils ont eu ce truc ? — Je n’aime pas ça, s’inquiéta Clarissa. Moi non plus, petite sœur, songea Bobbie. Sur le canal des autorités spatiales, le capitaine du Tori Byron interpellait l’appareil laconien – ou quoi que ce fût d’autre – lui ordonnant de s’immobiliser. Bobbie hocha la tête en direction de l’écran, attendant impatiemment une réponse de Trejo qui normaliserait leurs interactions. Mais au lieu de cela, l’étrange vaisseau continua sa course, placide et implacable. D’autres rejets de tuyères étaient encore visibles de l’autre côté de la porte. Bien moins impressionnants, certes, mais impliquant tout de même la présence d’un second appareil. Un moment plus tard, le Tori Byron enclencha son réacteur principal afin d’aller intercepter le nouvel arrivant. Ce fut comme contempler un chat de salon se préparer à faire face à un lion. Ceci est votre ultime avertissement, avertit le Tori Byron. Le moniteur de Bobbie se mit à jour. Le Tori Byron avait verrouillé l’immense vaisseau dans sa ligne de mire et… Avait disparu. Là où il se trouvait quelques instants plus tôt, il ne restait plus à présent qu’un nuage de matière scintillante, si étrange que les senseurs du Rossi ne savaient quoi en faire. — C’est quoi ce bordel ?! lâcha Alex. Ils ont ouvert le feu ? Je n’ai rien vu du tout, moi ! Bobbie avait l’estomac si lourd qu’elle s’attendait à être attirée vers le sol, même en apesanteur. Elle ouvrit un canal vers les tourelles des canons électromagnétiques avant de réaliser qu’elle l’avait fait, avec la certitude grandissante, même lorsqu’elle verrouilla sa cible, qu’ils ne suffiraient pas. Que rien ne suffirait. Mais il y avait une manière de faire les choses. Un ordre de bataille à suivre, même lorsqu’elle était perdue d’avance. — Feu, feu, feu ! s’écria-t-elle. Sur son écran, les canons électromagnétiques commencèrent à cracher leurs projectiles. 12 HOLDEN Les bureaux du contrôleur de l’Union des Transports étaient enfouis trois niveaux à l’intérieur des épais murs qui entouraient le tambour rotatif de Médina. La force de Coriolis s’y ressentait légèrement moins que dans le tambour lui-même, mais ils se trouvaient dans des cubes de métal gris dotés de bureaux sans même un seul écran pour jouer le rôle illusoire d’une fenêtre. Holden n’était pas certain de savoir pourquoi il jugeait cela plus déprimant que d’être assis dans les cubes de métal gris du compartiment d’un vaisseau, mais c’était le cas. Naomi, installée à ses côtés, regardait une chaîne d’actualité sur son terminal, aucunement affectée par son lugubre environnement. On avait appelé le Rossinante à respecter un contrat de sécurité obligatoire. Sa première mission depuis leur départ. C’était peut-être à cela qu’il réagissait en ce moment. — Le formulaire 4011-D transfère votre provision et vos futurs contrats vers Roberta W. Draper, et déclare qu’elle est maintenant aux yeux de la loi capitaine du Rossinante et présidente de Rossicorp, entité corporative enregistrée sur Cérès. La représentante de l’Union des Transports qui s’occupait de leur démarche administrative tendit à Holden un terminal gigantesque où s’affichaient de nombreux termes de jargon juridique. Elle avait le visage tiré, de profonds sillons sur le front ainsi qu’au coin des lèvres, et ses cheveux teints d’un rouge flamboyant se dressaient en pointes sur son crâne. Holden songea qu’elle ressemblait à un poisson-globe en colère, mais reconnut que son avis peu flatteur découlait au moins en partie de la montagne de formulaires qu’elle l’avait obligé à remplir. — Vous êtes conscient, poursuivit le poisson-globe, que ce n’est qu’un changement de statut temporaire en attendant la prise en compte légale du transfert de propriété, n’est-ce pas ? — Notre prochaine étape, c’est la banque. Pour finaliser le prêt et vendre le Rossinante. — Mmhmm, fit-elle, d’un ton particulièrement sceptique. Tout en remplissant le formulaire suivant d’une liste qui semblait sans fin, Holden prêtait l’oreille aux faibles voix qui s’échappaient du terminal de Naomi. Il ne distinguait qu’environ un mot sur trois, mais le sujet principal de la conversation était clairement les appareils laconiens en approche. — Luna, dit Naomi. — Quoi, il s’est passé quelque chose là-bas ? — Non, je veux dire, nous pouvons d’abord essayer de nous installer là-bas. Avec tous ces travaux sur Terre, ça sera facile de trouver du travail en tant que consultant. — Je ne suis pas sûr que… — Pas pour toi, coupa Naomi. Pour moi. Je pourrais bosser comme consultante. Et toi, tu pourrais descendre dans le puits quand tu veux pour aller voir tes parents. — Pas faux. Les parents d’Holden approchaient tous de la barre des cent ans, et même s’il était chanceux qu’ils fussent encore en assez bonne santé, il préférait leur éviter les voyages orbitaux s’ils souhaitaient un jour venir lui rendre visite. — Et nous serons très loin de ça, dit Naomi en pointant son écran du doigt. — Pas plus mal, effectivement, acquiesça-t-il avant de remettre son formulaire électronique complété au poisson-globe. Mais quand même, j’aimais bien l’idée de vivre dans une décadence exubérante sur Titan. — Nous le ferons. Quand nous aurons assez d’argent pour tenir comme ça pendant trois décennies. Deux heures, ajouta-t-elle, et Holden n’eut pas besoin de lui demander à quoi elle faisait référence. Deux heures avant l’arrivée des premiers représentants de Laconia à traverser leur porte depuis trente ans. — C’est fini ? demanda Holden. Le poisson-globe répondit par l’affirmative. — J’irais bien boire un verre, moi, suggéra-t-il. Viens, allons regarder l’arrivée tant attendue sur les écrans d’un bar. C’est ce qu’ils firent. Mais leur moment s’avéra moins agréable que prévu. Holden courait à travers les champs sous le soleil artificiel du tambour rotatif, se dirigeant vers l’ascenseur qui montait vers le centre de commandement de Médina. L’adrénaline qui ruisselait dans ses veines ne paraissait qu’accélérer les battements de son cœur, sans lui permettre d’avancer plus rapidement. Il lui vint à l’esprit, avec une forme de détachement surréaliste, que la situation était parfaitement similaire à celle qu’il avait vécue dans de nombreux cauchemars. Il atteignit l’ascenseur, pressa le bouton d’appel et exhorta les portes à s’ouvrir. Bobbie hurlait Feu, feu, feu sur le canal de groupe du Rossinante, sa voix puissante et autoritaire s’élevant du terminal sans trahir de panique. Sur l’écran, Alex lui transférait l’affichage tactique du Rossi. Trois des canons électromagnétiques de la station alien ouvraient le feu sur l’immense vaisseau laconien. Leurs tirs atteignaient tous la cible et perforaient sa coque, mais les brèches se refermaient presque aussitôt. Cela ne ressemblait pas à un système de défense visant à réduire les dégâts, plutôt à un processus de cicatrisation. Holden avait déjà vu ce type de mécanisme de réparation quasi instantanée. Seulement, les technologies qui l’utilisaient n’étaient pas humaines. La situation, déjà très compliquée, tournait désormais au cauchemar. — Bobbie, cria-t-il dans le terminal. Le vaisseau doit rester… Il ne put terminer sa phrase ; l’écran lança un éclair blanc puis s’éteignit. Médina frissonnait. La station tout entière tremblait et sonnait comme une cloche. — Jim, commença Naomi, incapable de poursuivre en reprenant son souffle après leur course. Elle fit un geste de la main, celui des Ceinturiens pour signaler une urgence. Tu crois qu’il faudrait chercher un abri ? Une question pertinente. Si les Laconiens commençaient à percer la coque de la station, mieux valait se trouver dans un compartiment qui disposait de sa propre alimentation en air. — Trouves-en un pour toi, conseilla-t-il. Moi, il faut que je rejoigne le centre de commandement. — Pourquoi ? Une autre question pertinente. Parce que j’ai déjà livré trois guerres majeures. Parce que les Ceinturiens qui dirigent la station sont ceux qui ne se sont pas alliés à la Flotte libre, ils n’ont pas l’habitude de ce genre de combats. Ils auront besoin de mon expérience. Ces arguments étaient tout à fait justes, et certainement pertinents aussi. Pourtant, il évita de les énoncer à voix haute, car il savait que Naomi saisirait instantanément la vérité. Parce que quelque chose de terrible est en train de se produire, et que je ne peux pas m’empêcher de m’en mêler. Les portes finirent par s’ouvrir. La cabine l’identifia comme un capitaine disposant des autorisations de l’Union et lui offrit l’accès aux commandes prioritaires. À mesure qu’il s’élevait, la sensation de gravité se transforma lentement en une succession de secousses latérales, puis disparut. L’ascenseur s’ouvrit sur des coursives où Holden se souvenait d’avoir essuyé le feu nourri de l’ennemi, à l’époque où les Hommes venaient tout juste de découvrir le système des anneaux. Ce moment extraordinaire de leur histoire, se glisser dans un trou de souris pour déboucher au centre d’un réseau de portails interstellaires conçu par une forme de vie extrahumaine, n’avait mené qu’à la décision de s’entretuer au sein d’un même groupe de personnes. Et à présent, un nouveau groupe resté à l’écart de l’humanité durant des décennies ressurgissait alors que la situation se présentait plutôt bien. Et que faisait-il ? Il ouvrait le feu. Le terminal d’Holden émit une légère sonnerie avant de se reconnecter au réseau. Un instant plus tard, le visage d’Alex apparut. — Vous êtes toujours là, Cap ? demanda-t-il. — Ouais, juste devant le poste des ops de Médina. Est-ce que ce truc a endommagé la station ? Parce qu’ici, aucun voyant d’alerte environnementale ne s’est allumé. — En fait, il a détruit le… hésita Alex. Je vais vous montrer, ça sera plus simple. Jetez-y un œil. — Juste une minute. Holden frappa le panneau mural du plat de la main, la porte s’ouvrit en coulissant et il s’introduisit à l’intérieur du centre des opérations. L’officier de service leva une main : — Vous ne pouvez pas entrer, monsieur. Je veux dire, capitaine Holden. — Qui commande, en ce moment ? — Euh… moi. Holden l’avait déjà rencontrée, lors d’une cérémonie organisée par l’Union des Transports. Daphne Kohl. Une technicienne compétente, qui avait travaillé quelque temps comme ingénieure sur Tycho. Parfaite pour les tâches opérationnelles hors combat sur la station Médina, mais en ce moment, totalement dépassée. — Holden ? appela Alex. Vous êtes toujours là ? L’ex-capitaine fit pivoter son terminal afin que l’officier de service pût également contempler les images. — Allez-y, Alex. Sur l’écran, l’immense appareil laconien traversait la porte en flottant. Il ressemblait à un épais losange. Sa coupe transversale était grossièrement circulaire, ses flancs gonflés de proéminences asymétriques. Davantage organique que fabriqué. Il s’immobilisa doucement à l’entrée de la Zone lente. Le Tori Byron, le croiseur que l’Union avait chargé de défendre Médina, se dirigeait vers lui. Il ne pouvait entendre ou voir ses membres d’équipage, mais les imaginait multipliant les communications et les avertissements à l’intention du vaisseau laconien. Puis, si rapidement qu’il aurait pu s’agir d’une simple erreur graphique, le Byron se transforma en un nuage de fragments métalliques et de gaz surchauffé se propageant à toute vitesse aux alentours. En arrière-fond, Bobbie s’écria Feu, feu, feu, puis les canons de la station alien commencèrent à tirer. L’image vacilla, les canons électromagnétiques furent arrachés à la station et s’envolèrent en tourbillons pour se morceler ensuite en une kyrielle d’éclats de céramique. — Ça, c’est l’origine de la secousse que vous avez ressentie, expliqua Alex. La deuxième fois qu’ils ont utilisé cette arme-là, tous les vaisseaux de la zone se sont mis à trembler et la moitié des composants électroniques ont grillé. — Putain, lâcha Holden. C’est quoi, ce truc ? Alex ne lui fournit aucune réponse, l’expression sur son visage tout aussi éloquente qu’un haussement d’épaules. — OK, reprit Holden, puisque je vous parle et que vous n’êtes pas mort, j’imagine que Bobbie a ordonné que vous restiez cachés dans l’ombre radar de la station. — Ouais, confirma Alex. Elle a l’air d’être très favorable à l’idée de ne rien faire pour énerver l’ennemi. — Laissez-moi un peu de temps pour voir ce que je peux trouver ici. Je vous rappelle plus tard. — Bien reçu. Rossi, terminé. — C’est… magnétique ? fit Naomi, d’un ton qui parvenait à être autoritaire et abasourdi à la fois. Je vois bien ce dont il s’agit, mais je n’arrive pas à le croire. Elle avait traversé le centre des ops et travaillait sur une console en compagnie du technicien. — D’après ce que je lis, ça vient d’un champ magnétique d’une puissance hallucinante concentré en faisceau étroit. — C’est possible, ça ? s’étonna l’officier de service d’une petite voix crispée. — Seulement si vous employez ce terme pour les choses qui se sont déjà produites, répondit Naomi sans même tourner les yeux vers elle. — Donc tout ce qui est métallique est vulnérable, en déduisit un autre technicien. — Ça ne marche pas que pour le métal, dit Holden, qui se propulsa vers le poste de travail de Naomi afin de lire les données qui s’affichaient. — Tout a un champ magnétique, ajouta Naomi. D’habitude, il est trop faible pour qu’on le prenne en compte, mais vu la puissance de ce faisceau-là, il pourrait même spaghettifier les atomes d’hydrogène. Tout ce qu’il touche va partir en lambeaux. — Pas moyen de nous défendre contre ça, déplora Holden avant de s’affaisser sur lui-même ; ce qui, sous les effets de la microgravité, n’était pas aussi satisfaisant que de s’effondrer dans un siège. — C’est ce qui a fait trembler Médina, dit Naomi. Le passage du faisceau à proximité. Rien que ça. On a dû enclencher les propulseurs de manœuvre pour maintenir la station en position. — Holden, ici Draper, lança son terminal. — Holden, j’écoute. — On dirait que ce gros enfoiré nous ignore tant que nous restons sans bouger et que nos systèmes d’armement ne sont pas activés. — C’est bon signe, certifia Holden. Ça peut vouloir dire qu’ils n’ont pas l’intention de tuer tout le monde et qu’ils se contentent de détruire ce qui représente une menace. — Reçu cinq sur cinq, dit Bobbie. Mais pour info, il y a un deuxième appareil. Plus petit. Et il s’approche de Médina. — Une évaluation tactique ? — S’ils ont complètement détruit nos défenses, à mon avis, c’est parce qu’ils ont prévu de passer en force, de débouler aux ops et dans la salle du réacteur et de prendre le contrôle total de la station. Si leurs forces d’intervention se servent de la même technologie que ce vaisseau, là, ça sera vite fait. — Bien reçu. Moi, ici, je vais essayer de minimiser les dégâts collatéraux. Attendez mon signal pour me recontacter. Holden, terminé. — De passer en force ? répéta Naomi, bien qu’à sa voix, on comprenait qu’elle n’avait pas besoin d’explications. — Ouais, ils vont envoyer des troupes d’intervention de partout sur la station pour pouvoir contrôler les points d’accès, les centres de commandement, l’alimentation électrique et les systèmes environnementaux, précisa Holden à l’intention de la salle en général, avant de se tourner vers Daphne Kohl : Vous devriez demander à tout le monde de commencer à passer des appels. Veillez à ce que tous les représentants planétaires et ceux de l’Union soient en lieu sûr, mais dites à leurs équipes de sécurité de ne pas sortir leurs armes, que nous ne cherchons pas à repousser les assaillants. Ça ne servirait qu’à perdre des vies et peut-être à énerver cette espèce de monstre, là-dehors. — Bien, monsieur, accepta Kohl. Est-ce que vous prenez le commandement ? — Non. Mais ce que je viens de vous dire, c’est ce qu’il faut faire, et tout de suite. Alors faisons-le. S’il vous plaît. La femme parut légèrement déçue. Elle avait espéré l’arrivée d’un responsable. De quelqu’un qui sache comment procéder. Quelques instants plus tôt, Holden avait distingué l’espoir sur son visage, et distinguait maintenant la déception. — Nous n’allons pas leur résister du tout ? interrogea-t-elle. D’un geste de la main, Holden indiqua les écrans. La poussière du Tori Byron et des canons électromagnétiques. Kohl détourna les yeux, mais il ne parvint pas à lui répondre par un simple “non”. — Pas encore. Naomi, de son côté, s’affairait déjà à récupérer les armes de poing des autres techniciens pour les glisser dans un sac marin. Pas encore. D’après ce qu’apercevait Holden, le second vaisseau était d’une taille approximativement équivalente à celle d’un destroyer. Il survola lentement la station Médina, détruisant les tubes lance-torpilles et les CDR grâce à des tirs de canons électromagnétiques d’une précision chirurgicale, puis libéra une dizaine de petits appareils militaires censés débarquer des marines sur la station. Alors que les vaisseaux approchaient, Kohl suivit les directives d’Holden et transmit l’ordre à travers la station de ne pas offrir de résistance. Survivre aujourd’hui pour combattre demain. Lorsque le dernier appel fut passé, elle sembla chanceler un moment puis tourna les talons, cracha sur le sol et afficha quelque chose qui ressemblait à une interface de sécurité. — Qu’est-ce que vous faites ? — Je purge le système de sécurité, répondit-elle. Comme ça, pas de données de recensement, pas de fichiers biométriques, pas de plan d’agencement de la station et pas de dossiers. Nous ne pourrons pas les arrêter, ces connards, mais pas besoin de leur faciliter la tâche non plus. — Fou good, acquiesça Naomi. Holden se demanda si les Laconiens seraient capables de retracer le cheminement de l’opération et de remonter jusqu’à Kohl. Il espérait que non. Chaque petit appareil transportait une force de huit marines, tous vêtus d’une combinaison de combat singulière, similaire à celle de Bobbie, mais conçue différemment au niveau des articulations et d’un bleu éclatant qui donnait aux soldats des airs de créatures venues des profondeurs océaniques. Les marines étaient méthodiques, professionnels. Là où les portes s’ouvraient pour leur laisser le passage, ils entraient sans faire de dégâts. Là où elles étaient verrouillées, ils créaient une brèche avec une efficacité redoutable, faisant éclater les joints et arrachant les plaques dans un mouvement parfaitement coordonné. Lorsqu’ils croisaient des civils non armés, ils poursuivaient leur chemin sans rien d’autre qu’un avertissement à ne pas leur résister. Seuls les quelques individus qui jouaient les héros et tentaient de répliquer de manière menaçante étaient tués. Que ce ne fût pas un massacre en bonne et due forme constituait la seule et unique source de réconfort. En observant la scène depuis le centre des opérations, Holden ne pouvait qu’admirer la maîtrise et la discipline dont faisaient preuve les Laconiens. Ils s’assuraient que tout le monde comprenne qu’il fallait impérativement leur obéir, et répondaient immédiatement à tout comportement agressif par la force létale. Ils ne maltraitaient pas les civils, toutefois, ne bousculaient personne, et ne montraient rien qui ressemblât à des brimades ou des bravades. Même leur violence ne traduisait pas la colère. Leur attitude était celle des dresseurs avec leurs animaux. Holden, Naomi et le reste des techniciens des ops faisaient leur possible pour empêcher les occupants de la station de paniquer ou de résister inutilement, mais c’était presque vain. Rien ne les calmait davantage que la sérénité affichée par l’envahisseur. Quand la porte du centre des opérations s’ouvrit et que l’une des équipes d’intervention entra, Holden somma tout le monde de lever les mains en signe de reddition. Une femme imposante à la peau sombre s’avança vers lui dans sa tenue de combat et ses bottes magnétiques, portant un insigne modifié proche de celui des colonels martiens. — Je suis le colonel Tanaka, lança-t-elle, le volume de sa voix augmenté par un système électronique. La station Médina est sous notre contrôle. Veuillez nous confirmer que vous comprenez et que vous n’opposerez aucune résistance. Holden hocha la tête et lui offrit son meilleur faux sourire. — Je comprends, et tant que vous continuerez à traiter correctement les occupants de la station, nous n’opposerons aucune résistance par la violence. C’était une provocation délibérée. Si Tanaka comptait montrer ses muscles, son importance et qui était le patron, elle ferait observer que ses hommes étaient libres de maltraiter la population selon leur bon vouloir et qu’il ne pouvait absolument rien faire pour les en empêcher. — Compris, répondit-elle à la place. Notre appareil va bientôt s’arrimer au niveau du réacteur de la station, alors préparez-vous. Ça va secouer. Lorsque le chef de quai donna le signal, Tanaka tapota une commande sur son poignet et déclara : — Capitaine Singh, on prépare un emplacement pour votre arrimage. La station est à nous. — Je suis Santiago Singh, capitaine du destroyer laconien Gathering Storm, annonça le jeune homme. Je suis ici pour accepter votre reddition. Son uniforme était impeccable. La conception semblait martienne, à l’exception de la couleur bleu-gris qui remplaçait le rouge et noir auquel Holden était habitué. Kohl flottait devant lui, la confusion dans le regard. — Tout ça, c’est un acte de guerre, riposta-t-elle d’une voix tremblante. Holden ressentit le besoin urgent de s’avancer, d’attirer l’attention sur lui afin de la protéger. Un stupide réflexe. — L’Union, la Coalition Terre-Mars, l’Association des Mondes, poursuivit-elle. Ils n’accepteront jamais ça. — Je sais, dit le jeune homme. Tout ira bien, vous verrez. Mais pour le moment, il faut que j’accepte votre reddition, je vous prie. Kohl se mit au garde-à-vous, et c’en fut terminé. Moins de quatre heures s’étaient écoulées depuis le transit du premier vaisseau. Des marines en combinaison laconienne renforcée patrouillaient dans les coursives et les postes de commandement de la station. Des employés du personnel naval vêtus d’élégants uniformes s’affairaient rapidement à connecter du matériel à différents systèmes de communication et environnementaux, avec une remarquable efficacité. La plupart des habitants de Médina, quant à eux, se trouvaient comme en état de choc, suivant les événements d’un œil stupéfait. Tout s’était déroulé si vite qu’ils étaient encore incapables de les assimiler. Holden et Naomi furent déplacés, au même titre que les centaines de représentants des mondes colonisés, plusieurs dizaines d’agents de l’Union des Transports et les cadres dirigeants de la station Médina. Holden n’avait aucun pouvoir de décision à bord. Techniquement, il n’était même plus capitaine de vaisseau ou membre de l’Union, mais personne ne protesta. Tous se rassemblèrent dans la salle du conseil de la Coalition, un amphithéâtre de deux mille places équipé d’une estrade et d’un pupitre consciemment aménagés sur le modèle de l’Assemblée générale des Nations unies. L’amiral Trejo était un homme trapu d’un certain âge, et affichait l’air détendu d’un homme ayant passé tant de temps dans une posture militaire qu’il s’y sentait à l’aise. Il prit place derrière le pupitre encadré par deux marines. Le capitaine Singh et le colonel Tanaka se tenaient respectueusement en retrait derrière lui, sur un côté. — Bienvenue à tous, lança Trejo en leur souriant. Je suis Anton Trejo, haut amiral de l’Empire laconien et représentant personnel du Haut consul Winston Duarte, notre autorité suprême. Et à présent la vôtre, aussi. Il marqua une pause, comme s’il s’attendait à une salve d’applaudissements, puis continua : — Comme vous le savez, nous avons accepté de diriger la station Médina. Et oui, nous comptons également prendre le contrôle des treize cents mondes vers lesquels elle ouvre la voie. Notre intervention n’est pas un acte d’agression, mais une nécessité. Nous n’avons aucune mauvaise intention et n’éprouvons aucune animosité à votre égard. Comme vous avez pu le voir, cette transition s’effectuera aussi pacifiquement que vous le souhaitez. Je vous ai rassemblés ici pour vous demander – vraiment, je vous en supplie – de bien vouloir contacter les mondes d’où vous venez. Nous mettrons des moyens de communication à la disposition de tous ceux qui accepteront de leur conseiller de nous laisser le commandement sans déclencher d’hostilités. S’ils y consentent, nous n’aurons aucune raison d’employer la force. — Je dois avouer que je les aime bien, ces gars-là, murmura Holden à Naomi. Pour des conquistadors, je veux dire. — Il y aura forcément un “mais”, fit-elle. Il y a toujours un “mais”. — La coopération est la clef de voûte de l’Empire, enchaîna Trejo. Et ses prémices sont déjà visibles ici. Votre Association des Mondes. L’Union des Transports. Toutes ces choses-là poursuivront leur évolution. Le Haut consul Duarte tient absolument à ce que tous les systèmes que l’humanité a colonisés et qu’elle colonisera participent et soient représentés. Dans cette optique, l’Union des Transports est une structure vitale. Les deux organisations peuvent et doivent continuer cet important travail. “La seule différence, c’est que le Haut consul Duarte va maintenant accélérer les opérations. Les appareils de la Flotte laconienne seront les défenseurs d’une nouvelle civilisation galactique où vous serez tous les bienvenus en tant que citoyens. Le seul prix à payer sera la coopération avec le nouvel ordre en place, ainsi qu’une faible taxe prélevée par l’Empire qui servira intégralement à financer la construction de nouvelles infrastructures et l’aide aux économies planétaires naissantes ou en difficulté. L’âge d’or de l’humanité débutera sous l’autorité du Haut consul. Trejo s’accorda une nouvelle pause et son sourire s’estompa. Il semblait peiné par les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer. — Ça y est, on y vient, chuchota Naomi. — Mais à ceux qui ont l’intention de s’opposer au nouveau gouvernement et d’essayer de priver l’humanité d’un futur rayonnant, voilà ce que je dis : Vous serez éradiqués sans pitié ni hésitation. Les forces militaires de Laconia n’ont qu’une seule et unique fonction : la défense et la protection de l’Empire et ses citoyens. Les citoyens fidèles à l’Empire ne connaîtront que la paix, la prospérité et la certitude absolue d’être en sécurité sous notre regard attentif. La déloyauté, en revanche, n’aura qu’une conséquence : la mort. — Ah, fit Naomi, bien que ce fût davantage une longue exhalation qu’un véritable mot. Le gouvernement totalitaire le plus sympa de l’Histoire, pas de doute. — Le temps que nous comprenions pourquoi ça n’est pas le cas, il sera déjà trop tard pour faire quoi que ce soit. — Si ça n’est pas déjà trop tard… 13 DRUMMER McCahill, le président du conseil de sécurité, écarta les mains devant lui comme s’il tentait de convaincre un criminel de poser son arme. — Nous avons tous été pris par surprise, déclara-t-il. Et je crois que nous sommes tous d’accord pour dire que c’est par manque d’informations. — Bon, eh bien si nous sommes tous d’accord, j’imagine que ce n’est plus un problème… ironisa Drummer, et McCahill tressaillit quelque peu. Qu’est-ce qui s’est passé, là-bas, bon sang ? La salle de réunion était plutôt exiguë, accueillant simplement McCahill, Santos-Baca et Benedito Lafflin, leur contact actuel de la Coalition Terre-Mars. Ainsi que Vaughn, qui hantait l’arrière de la salle comme un directeur funéraire au moment de la veillée. D’autres visages s’affichaient sur son écran et des messages lui parvenaient aussi de la part de toutes les divisions de l’Union, de dizaines d’organisations qui ne pouvaient s’adresser à elle de manière plus directe. Une fourmilière en panique de la taille du système solaire. Tous attendaient ses réponses et ses décisions. Il lui faudrait des jours pour visionner tous leurs messages, plusieurs semaines pour y répondre, et elle n’avait ni le temps ni l’énergie pour s’en occuper. Elle avait besoin de réponses. Et d’un mécanisme qui lui permettrait de remonter le temps pour changer le cours des événements. Lafflin était un homme au visage épais et aux cheveux très courts, qui lui donnaient des airs de crapaud particulièrement vaniteux. Il s’éclaircit la gorge : — Nous n’avons jamais eu beaucoup de données concernant Laconia, rappela-t-il de sa voix ténue, ses manières proches de celles d’un médecin expliquant comment il avait pu oublier par erreur une éponge dans l’estomac d’un patient. Les forces dissidentes de Mars diffusaient déjà leur message pour nous tenir à l’écart avant même la création de l’Union. Depuis leur système, ils ont inondé la porte avec leurs avertissements pour couvrir l’intégralité du spectre électromagnétique : radio, lumière visible, rayons X, tout. Le renseignement passif ne nous a fourni aucun sujet à débattre. Les quelques sondes que nous avons envoyées de l’autre côté de la porte de Laconia ont été soit neutralisées, soit complètement détruites. “Dans les premières années de l’Union, la doctrine officielle, c’était de faire blocus. Les flottes de la Terre et de Mars avaient été gravement endommagées pendant le conflit contre la Flotte libre, et ce qui primait pour les gouvernements, c’était de remettre la Terre d’aplomb après le désastre qu’elle avait connu et d’atténuer l’effondrement des infrastructures. Laconia n’a jamais représenté une menace imminente, et… — Donc vous êtes en train de me dire que la flotte disparue n’a jamais été une priorité, c’est bien ça ? demanda Drummer tout en connaissant déjà la réponse : Oui, c’était bien ce qu’il lui signifiait. On avait laissé une meute de chiens se reposer, reprendre des forces, et la douleur s’avérait d’autant plus intense que cela s’était passé sous sa surveillance. Elle était tout aussi coupable que les autres d’avoir quitté la balle des yeux. Les images qui leur étaient parvenues depuis Médina semblaient surréalistes. Le vaisseau qui avait transité par la porte de Laconia ne ressemblait à rien de ce qui l’avait traversée quelques décennies plus tôt, et la déflagration qui avait réduit le Tori Byron en poussière paraissait davantage être le résultat d’un phénomène stellaire à haute énergie que de l’utilisation d’une arme conçue par les humains. De plus, l’anéantissement des canons électromagnétiques s’était accompagné d’une arrivée massive de rayons gamma en provenance des portes elles-mêmes, ce que Cameron Tur avait décrit comme l’équivalent énergétique d’une éruption solaire. Elle avait détruit le Sharon Chavez, un transport de marchandises qui attendait le feu vert des autorités spatiales de Médina pour traverser. Son équipage avait péri en un clin d’œil, et pas même d’une attaque directe. Une idée que, malgré tous ses efforts, Drummer n’arrivait pas à accepter. Trop vaste. Trop étrange. Trop soudaine. — Les assaillants ont désactivé le réseau de relais, informa Vaughn, qui répondait à une question de Santos-Baca. Pas de signaux récents envoyés depuis ou à destination de la Zone lente. Médina n’a plus aucun moyen de communiquer. Drummer serra les poings jusqu’à ce qu’ils deviennent douloureux. Elle ne pouvait laisser son esprit vagabonder de la sorte. Peu importait qu’elle ait vécu un traumatisme. L’Union était attaquée et tout dépendait de ses décisions. Elle devait rester concentrée. — Nous avons quand même les données du transport qui était immobilisé devant l’anneau, continua Vaughn. Les interférences sont trop importantes pour obtenir quoi que ce soit en haute définition, mais nous avons assez d’éléments pour affirmer que Médina s’est fait aborder. Nous devons présumer qu’ils en ont pris le contrôle. — Est-ce qu’il y a un moyen d’envoyer des données à travers les portes ? questionna Drummer. Un signal radio suffisamment puissant pour passer les interférences dans les deux sens, par exemple ? Ou des faisceaux de ciblage ? Quoi que ce soit qui nous permettrait d’adresser un message aux autres systèmes ? — C’est faisable, assura Lafflin, d’un ton signifiant qu’il pensait plutôt l’inverse. Mais le signal sera certainement détecté. Et même si aucune technologie connue ne peut décoder nos systèmes de cryptage, la leur est différente. Son terminal sonna. Il consulta son message et leva un sourcil. — Veuillez m’excuser un moment, dit-il. Quelqu’un vient de faire une erreur. D’un geste de la main, Drummer lui accorda sa permission et l’Intérieur quitta la salle pour les laisser entre eux. Une fois les portes refermées derrière lui, elle se tourna vers McCahill et Santos-Baca : — Bon, vu que nous sommes entre nous, quelles sont les options envisageables ? — Si nous trouvons un moyen de communiquer avec les autres systèmes, nous pouvons coordonner une contre-attaque, suggéra Santos-Baca. J’ai justement créé un tableur avec le compte de nos ressources dans tous les systèmes. — Montrez-moi ça. Santos-Baca transféra les données vers l’écran de Drummer. Plus de treize cents portails, s’ouvrant chacun sur un nouveau système solaire. Pratiquement tous abritaient des colonies, dont la nature variait du village qui survivait à peine au complexe scientifique au bord de l’autosuffisance. Les cités spatiales de l’Union étaient leurs vaisseaux les plus imposants, mais impossible d’envoyer ses forces attaquer au même moment sans que l’Anneau ne les avale. Et s’ils traversaient l’un après l’autre, ils n’avaient aucune chance. Elle posa les doigts sur ses lèvres, pressant la chair contre ses dents jusqu’à ressentir une légère douleur. Il existait une solution. Il devait en exister une. Il fallait procéder dans l’ordre, ce qui impliquait en premier lieu de rétablir les communications avec les forces de l’Union disséminées à travers les différents systèmes. Ils devaient mettre en place un système de relais furtifs, ou quelque chose du type. Faire diversion et attirer l’attention de l’ennemi suffisamment longtemps pour leur permettre d’envoyer discrètement de nouveaux répéteurs de l’autre – voire de chaque – côté des anneaux, puis quelques… — Madame, s’il vous plaît, protesta Lafflin dans son dos, vous n’avez pas le droit de… — Oh, foutez-moi la paix, Benedito, rétorqua une voix familière. Je fais ce que je veux et vous la fermez, bordel. Qui va m’interdire de passer, hein ? Vous ? La vieille femme s’approchait lentement, s’appuyant sur une canne même sous la faible gravité du Foyer du Peuple. Sa chevelure se raréfiait, blanche à éblouir la vue et tirée en chignon à la base de son crâne. Sa peau était lâche, d’un aspect semblable à celui du papier, mais l’intelligence qui brillait dans ses yeux n’avait pas faibli au cours des années. Elle leva les yeux vers Drummer et lui sourit avec la bienveillance d’une grand-mère. — Camina, commença-t-elle. Ravie de vous voir. J’ai pris la première navette que j’ai pu. Comment va votre frère ? Toute une série d’émotions défila alors dans la poitrine de Drummer : la surprise que cette femme se trouve à cet endroit, une pointe d’admiration béate mêlée de respect, la confusion d’être appelée en public par son prénom, la peine à croire que Chrisjen Avasarala – la grande dame de la politique des planètes intérieures, désormais retraitée – connût l’existence de son frère, et finalement, la solide certitude que tous les sentiments qu’elle venait d’éprouver avaient été anticipés. On allait même au-delà de l’anticipation. On les avait fait naître délibérément. Tout cela était une manipulation, mais orchestrée de telle manière et avec une telle grâce que s’en apercevoir n’enlevait rien à son efficacité. — Il va bien, répondit Drummer. La repousse s’est bien passée. — Bon, parfait, dit Avasarala en s’installant sur une chaise. C’est incroyable ce qu’on peut faire dans le domaine du remplacement neural, aujourd’hui. Quand j’étais petite, on ne faisait que des conneries à ce niveau-là. J’ai fait remplacer la majorité de mon système nerveux périphérique il y a deux ou trois ans. À part ma jambe qui s’agite toute seule la nuit, il fonctionne mieux que l’ancien. Santos-Baca et McCahill étirèrent tous deux un sourire, mais l’anxiété demeurait toujours dans leurs yeux. — Madame, s’il vous plaît, répéta Lafflin. Nous sommes en pleine réunion. — Vous pourrez la finir plus tard, répliqua Avasarala. La présidente Drummer et moi, nous devons discuter. — Je ne vous ai pas vue sur mon emploi du temps, fit remarquer Drummer sans agressivité. Avasarala se tourna de nouveau vers elle. La bienveillance avait disparu mais l’intellect était toujours présent, sauvage et affûté. — J’ai vécu ce que vous êtes en train de vivre, dit la vieille femme. Et je suis la seule de tout le genre humain dans ce cas-là. Cette sensation dans l’estomac quand vous tentez de manger, cette partie de vous qui hurle en permanence, même quand vous faites semblant d’être calme, la culpabilité. Toutes les personnes qui ont mis un enfant au monde à l’hôpital en ont souffert, de ces trucs-là. Mais la partie où le sort de toute l’humanité dépend de ce que vous faites, et où vous n’avez qu’une seule chance, il n’y a que vous et moi qui sommes passées par là. Je suis venue parce que vous avez besoin de moi, ici. — J’apprécie… — Vous êtes sur le point de tout foirer bien comme il faut, la coupa Avasarala, d’une voix désormais plus dure que la pierre. Et nous pouvons tenir cette conversation ici, devant tous ces pauvres mange-merde. Ou alors, vous pouvez lever les yeux au ciel, calmer la vieille tarée avec une tasse de thé et nous accorder un peu d’intimité. Vous pouvez me reprocher d’être venue, pas de problème. Je suis trop vieille et trop fatiguée pour avoir honte. Drummer joignit les doigts. Sa mâchoire était douloureuse, et elle devait faire un effort afin de la desserrer. Elle avait envie de hurler, d’expédier Avasarala dans l’espace à l’intérieur d’une bulle de secours en plastique, avec une note épinglée sur sa canne disant : La prochaine fois, prenez rendez-vous. Elle voulait voir Santos-Baca et McCahill la regarder avec admiration, crainte et respect en attendant une réaction de sa part. Et rien de tout cela n’était lié à Chrisjen Avasarala, mais bien à ce qui s’était passé sur Médina. — Vaughn, appela Drummer. Vous pouvez apporter une théière à Mme Avasarala ? Nous allons nous entretenir seule à seule pendant une petite heure. — Bien sûr, madame la Présidente. Les autres se levèrent de leur chaise. Avant de quitter les lieux, Santos-Baca prit un instant pour serrer la main d’Avasarala. Drummer se gratta le menton même s’il ne la démangeait pas, et conserva son calme jusqu’à ce que la salle fût déserte à l’exception de la vieille femme et d’elle. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’un ton prudent et mesuré : — Sapez encore une fois mon autorité comme ça, et je ferai en sorte que plus personne au sein de la Coalition Terre-Mars ne réponde à vos appels. Je vous isolerai comme aucun prisonnier en cellule n’a jamais été isolé. Vous passerez les derniers jours de votre vie à essayer de convaincre les stagiaires de vous apporter un café. — C’était un coup bas, admit Avasarala, qui versa du thé dans sa tasse puis dans celle de Drummer. Au temps pour moi. Quand j’ai peur, je réagis un peu brusquement. Elle traversa la pièce en boitillant et posa la tasse devant Drummer. Un acte de soumission tout aussi calculé que le reste. Qu’il fût sincère ou non n’avait aucune importance du moment qu’elle sauvait les apparences. Drummer saisit sa tasse, souffla sur le thé chaud et en sirota une gorgée. Puisque sauver les apparences était aussi tout ce qui leur permettait de rester seules ensemble dans cette salle. Avasarala hocha la tête en guise d’approbation et retourna s’asseoir. — Moi aussi, j’ai peur, confia Drummer. — Je sais. Les nouvelles que nous avons reçues de Médina étaient franchement flippantes. Et ce vaisseau, là, je n’ai jamais rien vu de pareil. Je n’ai même jamais entendu parler d’un truc comme ça, dit Avasarala, qui prit sa propre tasse, sirota une gorgée à son tour et acquiesça de la tête en fixant sa boisson des yeux. Il est bon, ce thé. — Il pousse ici, sur la station. Ce sont de vraies feuilles. — Même tous les chimistes alimentaires du système réunis ne feront jamais de meilleures feuilles de thé que l’évolution. — Vous dites que je suis sur le point de tout faire foirer. Pourquoi ? — Parce que vous essayez de récupérer ce que vous avez perdu, expliqua Avasarala. Et vous n’êtes pas la seule. Des conseillers de tous bords vont vouloir faire la même connerie : rassembler des forces pour reconquérir Médina, trouver un moyen de coordonner l’attaque et rendre la monnaie de leur pièce aux Laconiens. Revenir à un statu quo, mais au prix d’un effort immense et de pertes colossales. — Une escalade d’engagement ? — Tout juste. — Donc vous pensez que… Drummer dut s’interrompre. Les mots l’étouffaient. Elle avala une nouvelle gorgée de thé, laissant la chaleur lui desserrer la gorge. — Vous pensez que nous ne pourrons pas reprendre le contrôle de la Zone lente ? — Je n’en sais rien, bordel. Ce que je sais, en revanche, c’est que vous ne pouvez pas en faire votre premier objectif. Et pourtant, je sais à quel point vous en avez envie. Vous croyez que si vous vous montrez suffisamment maligne, forte et rapide maintenant, vous pourrez éviter ce qui s’est déjà passé. Mais ça ne marchera pas et vous n’y changerez rien. Et je sais à quel point ce chagrin-là peut nous ronger. Le chagrin, ça rend les gens complètement fous. Ça m’a rendue folle, moi aussi. Drummer avait la sensation que quelque chose ne convenait pas dans la composition de l’air. Avasarala ne lui apprenait rien, mais la sympathie que dégageait sa voix était pire encore que des cris de colère. Une peur immense et cruelle inonda les entrailles de la Présidente. Elle reposa sa tasse dans un bruit sec, et Avasarala hocha la tête. — On m’avait briefée sur Duarte, à l’époque, raconta la vieille femme. Les Martiens refusaient de nous révéler quoi que ce soit. Je pensais que c’était parce qu’un des leurs venait de les entuber par surprise et qu’ils avaient honte. Et c’était vrai, en soi. Mais quand j’ai pris ma retraite, c’est devenu un passe-temps de me renseigner sur Duarte. — Un passe-temps ? — Je suis nulle à chier, en matelassage. Il fallait bien que je m’occupe, justifia Avasarala en agitant la main, puis elle marqua une courte pause avant de reprendre : Je suis tombée sur sa thèse. Le livret qu’elle tendit à Drummer était imprimé sur du papier fin, sa couverture vert pâle et rugueuse au toucher. Le titre s’y lisait dans une police de caractère simple et sans agréments : Stratégie logistique en période de conflit interplanétaire, par Winston Duarte. — Il l’a rédigée à l’université, précisa Avasarala. Il a essayé de la faire publier, mais ça n’a jamais abouti. Ça lui a quand même valu un poste dans la Flotte martienne. C’est ce qui a lancé sa carrière. — Très bien, dit Drummer en faisant défiler les pages. — Après la destruction de la Flotte libre, les meilleurs services de renseignements de deux mondes entiers se sont penchés sur sa vie, en entrant tellement dans les détails qu’on a même le prénom de toutes les puces qui l’ont mordu. J’ai dû lire quoi… cinquante putains de rapports d’analyse ? Peut-être même plus. Et on en revient toujours à ces cent trente pages-là. — Pourquoi ? — Parce que c’est un plan qui explique comment Mars pourrait prendre le contrôle du système solaire sans s’embarrasser de la Terre ni de la Ceinture et sans tirer un seul coup de feu. Et ça aurait pu marcher. Drummer fronça les sourcils et ouvrit le livret à une page au hasard. Le contrôle des ressources peut s’effectuer selon trois stratégies différentes : l’occupation, l’influence ou la nécessité économique. Parmi celles-ci, l’occupation est la moins fiable. Un graphique sur la page opposée listait les ressources minérales ainsi que leur emplacement dans la Ceinture. Avasarala fixait Drummer de ses yeux sombres et pénétrants. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix était bien plus douce : — À vingt ans, Winston Duarte a repéré le chemin qu’aucun de ses supérieurs n’avait repéré. Que même personne sur Terre n’avait repéré. Il a couché tout ça sur papier, point par point, et si l’Histoire a suivi ce cours-là, c’est seulement parce que personne n’y a vraiment prêté attention. Il a fait une bonne et solide carrière d’officier pendant quelques décennies jusqu’à voir quelque chose – une opportunité, peut-être – dans les données récoltées par la première vague de sondes envoyées à travers les portes. Et sans même changer l’horaire de son rendez-vous quotidien chez le coiffeur, il s’est mis à planifier le vol le plus important de l’histoire des guerres de l’humanité. Il a dérobé le seul échantillon actif de protomolécule qui existait, suffisamment de vaisseaux pour garder l’entrée d’une porte, et il a orchestré le chaos qui a mis la Terre et Mars sur le cul. — Tout ça, je le sais, dit Drummer. — Oui. Et vous savez ce que ça veut dire. Mais vous avez peur, vous êtes traumatisée et vous refusez de regarder les choses en face parce que votre mari est à bord de la station Médina. Drummer reprit sa tasse et sirota une gorgée de thé, sans toutefois la savourer. Elle avait l’estomac noué. La gorge serrée. La vieille femme patientait, laissant le silence se prolonger entre elles. Saba se trouvait sur Médina. Elle tentait de ne pas y songer, et ce rappel revenait à toucher une plaie. — Il est bon, lâcha finalement Drummer. Duarte, je veux dire. Il est très bon dans ce qu’il fait. Il est revenu quand il voulait en posant les conditions qu’il voulait. — Oui, acquiesça Avasarala. — Et vous me dites qu’il ne fera pas l’erreur de trop s’étendre. — Ce que je vous dis, c’est qu’il est revenu parce qu’il pense pouvoir gagner. Et s’il le pense, vous devriez vous préparer à l’idée qu’il ait raison. — Aucun intérêt de résister, alors, réagit Drummer. Nous devrions simplement laisser la place et mettre la nuque sous sa botte en espérant qu’il n’appuie pas trop fort, c’est ça ? — Évidemment que non. Mais n’en venez pas à le sous-estimer parce que vous voulez voir en lui le prochain Marco Inaros. Duarte ne vous laissera pas la victoire en jouant au con. Il fera en sorte que sa flotte ne s’éparpille pas et ne s’étende pas au-delà de ses capacités. Ce n’est pas le genre à mettre au point une bonne dizaine de plans pour en choisir un au hasard. C’est un joueur d’échecs. Si vous agissez en suivant votre instinct et que vous vous laissez guider par vos sentiments, il nous battra tous. — Abandonner Médina… Et la Zone lente. Et tous les mondes colonisés. — Acceptez que ce sont maintenant des territoires occupés, poursuivit Avasarala. Protégez ce que vous pouvez protéger. À savoir le système Sol. Établissez des contacts où vous pouvez, si vous le pouvez. Il y a toujours des gens fidèles à l’Union sur Médina. Et Duarte aura peu d’informations sur les événements de ces dernières décennies. Les premiers temps, du moins. Attaquez-le par surprise, mais pas de face. Drummer sentit un léger déclic au fond de son cœur, la manifestation physique de la compréhension. Avasarala plaidait la cause de la Terre. Voilà pourquoi la vieille femme était venue vers elle. Drummer, l’Union, les cités spatiales et les vaisseaux de combat étaient des éléments essentiels afin de sécuriser la Terre et Mars. La stratégie qu’elle prônait ne concernait que la défense, et à bien y réfléchir, ce seraient les planètes intérieures que Drummer protégerait. Elle et ses hommes seraient priés de mourir pour la Terre, Mars et tous ceux qui avaient bâti leur civilisation sur le dos des Ceinturiens avant la création de l’Union. Ce n’était pas seulement stratégique. C’était purement égocentrique. Mais c’était également la vérité. Médina était à présent derrière les lignes ennemies, et Drummer ne serait pas en mesure de la reprendre. Cela ne signifiait pas pour autant qu’elle était impuissante. — Bon, dit-elle, et qu’est-ce que nous avons entre les mains ? — La flotte de la Coalition, celle de l’Union et tous les agents avec lesquels nous pourrons communiquer sur Médina. — Nous ne pouvons contacter personne, là-bas. Duarte contrôle tous les canaux de communication. Avasarala soupira et baissa les yeux pour fixer ses mains. — Les vôtres, oui, fit-elle. Il fallut un moment à Drummer pour saisir le sens de ces mots. La vieille femme haussa les épaules et enchaîna : — Tout le monde espionne tout le monde, Camina. Pas besoin de faire mine d’être scandalisée parce que l’eau est mouillée. — Vous avez un moyen d’envoyer des messages vers Médina ? — Je n’ai pas dit ça. Mais je connais beaucoup de monde. 14 SINGH — Ils ont effectué d’importantes modifications sur la structure interne de la station, informa le colonel Tanaka. Rien de très surprenant. À l’origine, elle était censée être un vaisseau générationnel et le tambour rotatif était prévu pour fournir un g complet de gravité pendant plusieurs siècles. Aujourd’hui, c’est une station de transit et la gravité n’est que d’un tiers de g. Ils ont sûrement dû repenser le modèle d’une grande partie des infrastructures, et de toute façon, les vaisseaux ceinturiens sont toujours modifiés pour s’adapter aux conditions du moment. S’ils n’avaient pas vidé leurs bases de données de maintenance et de sécurité, nous en saurions beaucoup plus. Mais dans ce que nous avons perdu, il n’y a rien que nous ne pourrons pas remettre en place avec le temps. — Je vois, dit Singh, réfléchissant aux différentes méthodes envisageables afin de récupérer les données disparues. — En plus de ça, nous avons confisqué mille deux cent soixante-quatre armes à feu, et la grande majorité d’entre elles étaient des armes de poing, ajouta-t-elle en faisant défiler une liste sur son moniteur. Les zones où on trouve des composants élaborés facilement utilisables dans la fabrication d’une bombe sont sous surveillance renforcée, mais il faudra réorganiser beaucoup de choses et opérer de nombreuses modifications de sécurité avant de pouvoir verrouiller tous les systèmes. — Autre chose ? — Il leur reste toujours les couteaux de cuisine et les outils électriques. Et tout ce que nous avons manqué. Tanaka avait délaissé sa tenue de combat et sa silhouette filiforme s’étendait de manière insolente sur une chaise du bureau de Singh. Elle était son aînée de pratiquement vingt ans, et il discernait sa réaction à la jeunesse relative de son supérieur dans la posture de ses épaules et la forme de son sourire. Elle surjouait le respect à son égard. Le bureau – son bureau – était de taille assez réduite pour être fonctionnel. Une table de travail, quelques chaises, un petit comptoir décoratif accompagné de son bar. Le bureau d’un administrateur de haut rang. Au vu des noms et des titres qui s’affichaient sur les portes, et que l’on n’avait pas encore effacés, il s’était approprié des locaux précédemment occupés par la comptabilité. Le pont des ops et la passerelle de commandement, à l’instar des quais et de l’ingénierie, se situaient dans la partie de la station qui se trouvait en apesanteur de façon permanente, et il n’appréciait guère l’idée de travailler en l’absence de gravité. Qui plus est, Duarte ainsi que Trejo lui avaient montré que le bureau d’un véritable commandant devait demeurer humble. Il revint aux affaires les plus préoccupantes. — Mille deux cents armes à feu ? s’étonna-t-il. Les membres du personnel de sécurité de la station sont moins d’une centaine. — Les Ceinturiens ont une longue tradition de défiance envers les autorités gouvernementales, ils ne leur font pas confiance pour assurer leur protection, dit Tanaka en haussant les épaules. Presque toutes les armes récupérées appartenaient à des civils. — Mais les Ceinturiens sont le gouvernement, ici. — Ça reste des Ceinturiens… déclara-t-elle, comme si l’expérience qu’elle avait accumulée avant la fondation de Laconia lui permettait d’expliquer la situation présente. Ils rejettent l’autorité centralisée. C’est dans leur caractère. Elle lança un dernier regard vers le rapport et fit claquer le moniteur contre son bras, autour duquel il s’enroula pour former un épais bracelet. — J’ai plusieurs réunions avec leur “autorité centrale”, aujourd’hui. Ça devrait être inspirant, dit-il, stupéfait du mépris dans sa voix. Tanaka esquissa un demi-sourire. — Quel âge est-ce que vous aviez, déjà, pendant la campagne d’Io ? demanda-t-elle. Cela ressemblait à une légère provocation. Il se souvenait de la campagne d’Io comme la plupart des enfants de sa génération. Les chaînes d’actualité annonçant les lancements vers Mars. La peur viscérale que l’un des missiles transportant les hybrides aliens n’atteigne la surface de la planète. Et même après la fin de la crise, les semaines de cauchemar. Il était encore très jeune, à l’époque, et ce souvenir lui paraissait à présent quasi mythique, telle une histoire racontée tant de fois qu’elle ne correspondait pratiquement plus aux véritables événements. À ces jours épouvantables qui avaient persuadé ses parents que l’on devait faire davantage pour protéger l’humanité d’elle-même et de ses nouvelles découvertes. Les graines de ce qui fleurissait sous le ciel de Laconia avaient été plantées. Mais mentionner son âge à ce moment précis semblait être un défi. Une manière de dénoncer son manque d’expérience. Il tenta de ne pas montrer qu’il était affecté. — J’étais trop jeune pour appeler ça la “campagne d’Io”, en tout cas. Même si, évidemment, j’en connais parfaitement l’histoire. — Moi, j’étais sous-lieutenant quand tout ce bordel s’est déclenché, dit Tanaka. Nous luttions activement contre les factions ceinturiennes. Vous pensez sûrement que ces gens-là sont à peine plus évolués que des hommes des cavernes avec leurs lances… — Non, pas du… — Et vous avez raison, continua Tanaka. Ce sont les gens les plus bêtement bornés de l’Univers, parfois. Mais ils sont très coriaces, et pleins de ressources. — Je crois que vous m’avez mal compris, se défendit Singh, qui bataillait pour empêcher le rouge de lui monter aux joues. — Oui, j’en suis sûre, fit Tanaka avant de se lever. J’ai une réunion avec l’équipe d’évaluation technique. Je vous ferai un rapport quand ce sera terminé. En attendant, ne quittez pas ce bureau sans votre moniteur. Consigne de sécurité. — Bien sûr, acquiesça Singh, la honte devenant alors colère. La sécurité du personnel était sous le contrôle opérationnel de Tanaka pendant qu’ils occupaient la station, et c’était l’un des seuls domaines où il ne pouvait faire annuler ses ordres. Après l’avoir déprécié et avoir mis en doute sa compréhension de la situation, elle lui délivrait maintenant un ordre direct. L’humiliation le piquait au vif. — J’apprécie, fit Tanaka, qui se dirigea vers la porte. — Colonel, l’interpella Singh dans son dos, qui attendit qu’elle se retourne pour le regarder dans les yeux et enchaîna : Je suis le gouverneur provisoire de cette station, par ordre direct du Haut consul Duarte lui-même. À partir de maintenant, quand vous entrerez dans ce bureau, vous vous tiendrez au garde-à-vous jusqu’à ce que je vous offre un siège et vous me saluerez en tant que supérieur hiérarchique. Est-ce que c’est compris ? Elle inclina la tête de côté puis lui lança un nouveau demi-sourire énigmatique. Il lui vint à l’esprit qu’Aliana Tanaka s’était élevée au rang de colonel au sein de l’unité de combat la plus sévèrement entraînée de l’histoire de l’humanité, et que tous deux se trouvaient seuls dans la même pièce. Il avait envie de baisser les yeux vers ses jambes, voir si elle se tenait sur les talons ou changeait sa posture, mais il continua de la fixer du regard et contracta son abdomen. S’il était censé se montrer humble et amical, demander des nouvelles de sa famille et échanger des banalités avec elle, ce n’était pas une réussite. — Oui, monsieur, dit Tanaka, qui se mit au garde-à-vous et le salua d’un geste sec. — Vous pouvez disposer, consentit Singh, qui se rassit puis tourna les yeux vers son moniteur comme si elle avait déjà quitté les lieux. Un instant plus tard, la porte de son bureau s’ouvrit pour se refermer aussitôt. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il s’effondra totalement dans son siège et balaya la sueur de son front. — Donnez-moi une seule raison de ne pas vous envoyer vous faire foutre, s’emporta le responsable des services de l’Air, de l’Eau et de l’Électricité de la station Médina. L’AEE… — L’AEE travaille pour nous, maintenant, rétorqua Singh sans élever la voix. — C’est ça, ouais. C’est le choc, pensa Singh. La surprise, la confusion et la tristesse que l’Univers ne se comporte pas comme ils l’avaient prévu. Et tous les occupants de la station Médina – peut-être même aussi tous ceux des colonies et du système Sol – allaient devoir composer avec ces émotions. La seule chose qu’il pouvait faire pour eux était de continuer de leur dire la vérité, aussi clairement et simplement que possible, en espérant qu’ils finissent par l’assimiler. — Eh oui, dit Singh. Et si vous ne donnez pas l’ordre à vos hommes de reprendre le travail, j’enverrai les techniciens du Gathering Storm prendre le relais et je ferai arrêter tous les membres de votre organisation. — Vous n’avez pas le pouvoir de le faire, riposta le responsable de l’AEE sur le ton du défi, mais il frottait son crâne chauve et l’expression sur son visage ne dégageait pas autant d’assurance que ses paroles. — Vous vous trompez. Et si tout votre personnel ne reprend pas le travail au prochain changement de quart, je commencerai à procéder aux arrestations. — Vous ne… — Vous pouvez disposer, coupa Singh, qui adressa un geste à l’intention d’un des marines qui gardaient son bureau, et le responsable de l’AEE fut escorté hors de la pièce. Rétablir l’ordre à bord de la station s’avérait compliqué. À son arrivée, il s’était imaginé qu’en tant que gouverneur, il serait tenu à l’écart des citoyens et des travailleurs de seconde zone, que son statut forcerait davantage la crainte et le respect parmi son entourage, et qu’il pourrait laisser les sous-fifres s’occuper directement des affaires de terrain. En réalité, c’était l’amiral Trejo qui détenait le pouvoir, et Singh qui lui servait de sous-fifre. Une situation qu’il acceptait de bon cœur. Elle serait bien plus agréable dans quelques mois, quand les nouvelles défenses seraient en place et que le Tempest pourrait entamer la phase suivante de leur mission. Les informations glanées par la surveillance passive des transmissions radio qui fuitaient à travers la porte de Laconia, et qu’on lui avait révélées lors des briefings auxquels il avait assisté durant le trajet vers Médina, étaient exactes, mais très incomplètes. Par conséquent, il avait le sentiment d’avoir toujours un temps de retard sur ce qu’il attendait de lui-même. Ce qui le dérangeait n’était pas tant le manque de renseignements concernant les structures de base ; elles se pliaient aux besoins énergétiques et biologiques de la station, des vaisseaux, et elles étaient donc, en un sens, prévisibles. Il était davantage préoccupé par les formes et les attentes culturelles. Par les absurdités ainsi que les accidents d’origine humaine qui altéraient le flux de marchandises et d’informations de manière aussi imprévisible qu’épuisante. Comme devoir mettre une branche entière du personnel des infrastructures sous les verrous. — Qui est la personne suivante ? demanda Singh à son assistant, un sous-lieutenant du nom de Kasik qu’il avait récupéré dans les rangs de l’administration du Storm. Kasik fit défiler une liste sur son moniteur. — Carrie Fisk, répondit-il. — La présidente de l’Association des Mondes, dit Singh en riant. Faites-la entrer. Carrie Fisk pénétra dans son bureau. Son front plissé ainsi que ses mains tremblantes indiquaient à Singh qu’elle tentait de couvrir sa peur sous la colère. C’était une femme de petite taille, à la silhouette maigre et au visage austère, dotée d’une magnifique chevelure noire relevée en chignon au-dessus de sa tête. Ses vêtements étaient onéreux. Elle était donc issue d’une des colonies les plus riches. Il l’avait déjà vue, sur les images des chaînes d’information qu’il avait réussi à collecter. En personne, elle avait l’air plus maigre et moins avenante. Singh indiqua la chaise de l’autre côté de son bureau. — Madame la Présidente, débuta-t-il. Asseyez-vous, je vous en prie. Elle s’installa pendant que la politesse dissipait sa colère. — Merci. — Madame la Présidente, j’ai des nouvelles pour vous, annonça Singh en lui transférant un document depuis son moniteur, et le terminal de Fisk sonna dans sa poche. Bonnes ou mauvaises, ça dépend du sérieux avec lequel vous prenez votre rôle, et dans quelle mesure vous aimez réellement travailler. Pour les détails, vous pourrez lire le document plus tard. Elle avait déjà commencé à tirer le terminal de sa poche, mais l’y plongea de nouveau en entendant ces mots. — Je prends mon rôle très au sérieux, certifia-t-elle. — Excellent, dans ce cas, parce qu’il semble que le titre que vous aviez jusqu’à maintenant ne vous conférait aucun véritable pouvoir, à part celui de présider l’Association des Mondes au cours des réunions qui se tenaient ici. Votre organisme négocie des lois interplanétaires sans aucun moyen de les faire appliquer. La Terre et Mars n’ont pas officiellement rejoint votre coalition, et l’Union des Transports a toujours eu le pouvoir de dicter les termes de vos accords. Du moins, c’est ce que j’ai compris. Mon accès aux chaînes d’information était un petit peu limité. Singh tenta un sourire d’autodérision, estimant qu’il avait probablement parcouru les trois quarts du chemin. — C’est un début, dit Fisk en plissant à nouveau le front. Au moins, ici, vous êtes prêts à discuter des problèmes au lieu de dégainer directement vos armes. — Tout à fait. Et le plus important, c’est que le Haut consul Duarte aussi. Le document que je viens de vous envoyer autorise l’Association des Mondes à passer de nouvelles lois pour gouverner les systèmes membres, ce qui inclut dorénavant toutes les colonies fondées par les humains. Et vous, en tant que présidente, vous détiendrez différents pouvoirs législatifs pour agir en faveur de cette cause. — Et qui nous accorde ces nouvelles prérogatives, exactement ? interrogea Fisk. Son visage grimaçait, comme s’il lui avait demandé de manger quelque chose de répugnant. Elle connaissait la réponse à cette question, mais elle souhaitait l’entendre de la bouche du gouverneur afin de pouvoir répliquer par un contre-argument. Que Singh n’avait aucun intérêt à retenir. — Le Haut consul Winston Duarte, qui est maintenant l’autorité exécutive suprême de l’Association des Mondes et de tous les gouvernements subsidiaires. Tous les édits passés par cet organisme auxquels le pouvoir exécutif ne s’opposera pas auront force de loi et seront soutenus par les forces militaires de Laconia. — Je ne sais pas si… — Madame la Présidente, l’interrompit Singh, qui se pencha vers l’avant et attendit d’avoir toute l’attention de Fisk avant de poursuivre : Je vous recommande de prendre ça très au sérieux. Le Haut consul veut une législature et une bureaucratie qui fonctionnent parfaitement, et il considère que celles qui existent déjà – après quelques modifications, bien sûr – feront l’affaire. Je vous conseille fortement de ne pas lui donner de raisons de penser qu’il vaut mieux tout détruire pour reconstruire quelque chose de neuf. Est-ce que je me fais bien comprendre ? Fisk hocha la tête. Ses mains s’agitaient à nouveau sur ses genoux. — Excellent, conclut Singh. Il se leva et lui tendit la main. Elle quitta son siège à son tour puis la serra. — J’ai hâte de collaborer avec vous en tant que représentante du Haut consul Duarte, dit-il. Nous avons beaucoup à faire, mais je suis persuadé que ce sera un travail aussi enthousiasmant que gratifiant. Singh libéra la main de son interlocutrice et lui offrit une légère révérence. — Et qu’est-ce que je fais, maintenant ? questionna Fisk. — À votre place, je commencerais par me familiariser avec le document que je vous ai adressé. Il récapitule toutes les lois provisoires de la législature de l’Association, qui prévaudront jusqu’à ce que des protocoles plus permanents soient votés puis mis en place. — OK. — Je suis conscient que vous serez très occupée, ajouta Singh, passant devant ses gardes pour la guider délicatement vers la sortie. Mais j’attends avec impatience notre prochain entretien. Lorsqu’elle eut quitté la pièce, il laissa échapper un long soupir et s’appuya contre le mur. — Encore un, Lieutenant, et nous pourrons prendre une pause déjeuner, informa-t-il. — Bien, monsieur, dit Kasik. Le prochain sur la liste, c’est Onni Langstiver, le responsable de la sécurité sur la station. Singh ébaucha un sourire, se demandant comment Tanaka aurait réagi à ces mots. — L’ancien responsable de la sécurité, rectifia-t-il en retournant vers son bureau. Donnez-moi un moment. Laissez-le patienter. — Bien, monsieur, obéit Kasik. En attendant, est-ce que je peux vous apporter quoi que ce soit ? De l’eau ? Du café ? — L’eau, ici, on dirait de la vieille pisse, et le café, on dirait de la vieille pisse filtrée à travers une chaussette de sport. Les systèmes de recyclage de cette station sont mal entretenus et dépassés depuis des décennies. — Bien, monsieur. Je peux faire amener de l’eau depuis le Storm pour vous. — Ou alors, suggéra Singh en se tournant vers son assistant, nous pouvons régler les problèmes ici. — Bien, monsieur, dit Kasik en hochant la tête. S’il ne s’était déjà trouvé dans cet état de fatigue et d’agacement, Singh en serait resté là. Mais la défiance de ses propres hommes et des habitants de Médina l’avait suffisamment écorché pour laisser des marques, et il ne parvenait pas tout à fait à se refréner. — Si nous sommes affectés ici de manière permanente, reprit-il, et il n’y a aucune raison de penser que ce ne sera pas le cas, je ferai venir ma famille sur cette station. Je ne laisserai pas ma fille boire de l’eau mal recyclée, respirer de l’air mal filtré et suivre des cours dans des écoles mal gérées. Kasik avait trouvé une bouteille d’eau quelque part et en versait le contenu dans la machine à café. — Bien, monsieur, répéta-t-il, comme si cette réponse était devenue automatique. — Lieutenant, regardez-moi. — Monsieur ? fit Kasik en se retournant. — Ce que nous faisons là est important. Pas seulement pour Laconia, mais pour l’humanité tout entière. Ces gens ont besoin de nous. Même pour leur montrer qu’ils ont besoin de nous. Quand vous aurez des enfants, vous comprendrez pourquoi c’est important. En attendant, votre comportement devra être un exemple de nature et de discipline laconiennes. Si vous ne saisissez pas pourquoi c’est essentiel, vous agirez comme si vous saisissiez, ou je vous assignerai la tâche de récurer personnellement le système de recyclage de l’eau jusqu’à ce qu’il produise un liquide aussi pur qu’en laboratoire. Est-ce que c’est clair ? Si c’était du ressentiment qu’il vit passer dans le regard de Kasik, il s’agissait d’une réaction naturelle à la discipline. — Comme de l’eau de roche, Gouverneur Singh. — Excellent. Dans ce cas, faites entrer leur ancien responsable de la sécurité. Onni Langstiver était un Ceinturien dégingandé vêtu d’un uniforme sale des services de sécurité de Médina. Ses cheveux étaient gras, et un sourire sournois courbait en permanence le coin de sa lèvre. Il toisa les marines qui gardaient le bureau non loin de la porte, avant de lancer à Singh un regard si perfide que le gouverneur fut proche de le renvoyer sur-le-champ. — Je suis là, dit Onni. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, bossmang ? — Nous allons discuter de votre changement de statut à bord de la station, expliqua Singh. — Discuter ? Bist good. Discutons, alors. Onni lui adressa le geste ceinturien équivalent à un haussement d’épaules, puis s’approcha du siège des invités. — Restez debout, le somma Singh, le ton de sa voix poussant Onni à s’immobiliser de manière soudaine, puis l’homme fronça les sourcils comme s’il le voyait pour la première fois. Ce ne sera pas long. Onni répéta son geste, levant légèrement les mains sans bouger les épaules. Le briefing des opérations psychologiques portant sur la culture des Ceinturiens avait évoqué le fait que la plupart de leurs gestes physiques avaient évolué pour ne plus utiliser que les mains ; ils avaient passé tellement de temps dans des combinaisons spatiales que leur langage corporel était devenu invisible. On avait aussi mentionné que leurs convictions culturelles les amenaient à se croire victimes de toute interaction avec les non-Ceinturiens. Eh bien, si cet Onni était entré dans son bureau en s’attendant à être victimisé, il ne serait pas déçu. — Vous n’êtes plus responsable de la sécurité sur Médina, lui annonça Singh. — Qui est le nouveau ? Il n’était pas en colère. Intéressant. — Vous n’avez pas à le savoir, répondit Singh en souriant. Parce que vous ne travaillez plus pour les services de sécurité de la station. En vérité, vous n’avez même plus de rôle officiel. Votre dernière tâche sera de nous remettre tous les fichiers personnels qui concernent la station et qui ne sont pas dans la base de données officielle. Si vous n’obtempérez pas, vous serez mis en état d’arrestation et traduit devant la cour martiale de la Flotte laconienne. — Ça marche, jefelito. Mais vous êtes déjà au courant de la plupart des choses qui ont disparu. Qu’on a effacées, je veux dire. — Vous nous donnerez ce que vous avez. — C’est vous le patron. — Vous pouvez y aller, maintenant. Un sourire doucereux passa sur le visage d’Onni. Singh avait déjà vu cette expression lorsqu’il était plus jeune, depuis le terrain de jeu de l’académie, sur le visage des membres de l’équipe scientifique qui se trouvait sur Laconia quand les appareils de Duarte avaient atterri, mais aussi dans les yeux des joueurs de l’équipe de football, quand la femme qui les entraînait avait été réassignée puis remplacée par un homme qu’ils ne connaissaient pas. Du respect pour l’autorité, certes, mais flottait aussi le parfum de l’opportunité. Celle de s’attirer les bonnes grâces du nouveau pouvoir en place. — Juste un truc, bossmang, ajouta Onni, comme Singh s’y attendait. — Non, nous en avons fin… — Non, non, non. Attendez. Il faut que vous m’écoutiez. — Très bien. Allez-y. — L’arme que votre gros vaisseau a utilisée, là. L’arme magnétique. — Le Tempest, précisa Singh. Oui, eh bien, quoi ? — Ben… fit Onni, qui marqua une pause pour gratter sa chevelure grasse et décocher un sourire suffisant. Vous vous rappelez quand vous avez ouvert le feu avec sur la base alien ? Là où étaient les canons électromagnétiques ? — Oui. Nous avons une grande expérience des créations extrahumaines comme celle-là, et nous avons jugé que le risque était minime. — D’accord. Eh ben, quand le faisceau de votre truc a frappé la base alien, cette pinché de boule a viré au jaune intense pendant que, quinze secondes ? Chaque fois que quelque chose l’atteint et y déverse de l’énergie, elle vire au jaune pendant un petit moment. Mais c’est la première fois qu’elle s’est illuminée comme ça. Et quinze secondes, c’est beaucoup. — J’ai du mal à comprendre où vous voulez en venir, dit Singh. — Ben, pendant ces quinze secondes, les mille trois cents anneaux ont libéré une immense quantité de rayons gamma dans leurs systèmes respectifs. Assez puissamment pour faire rôtir quatre appareils en approche avec leur équipage. Les systèmes de secours se sont déclenchés et les pilotes automatiques ont stoppé les vaisseaux. Ça nous a évité d’avoir quatre projectiles hors de contrôle lancés vers nous à travers les portes, mais… Onni leva les mains comme s’il présentait une offrande. Singh cligna des yeux et recula sur son siège. Quelque chose remuait dans son ventre. Une émotion qu’il n’avait pas ressentie depuis son arrivée sur Médina. De l’étonnement. Peut-être même de l’espoir. Selon les meilleures équipes scientifiques, le système des anneaux avait l’une des activités énergétiques les plus importantes de tout l’Univers connu. La puissance requise pour empêcher la zone de s’effondrer était stupéfiante, même aux yeux de ceux qui travaillaient quotidiennement à la construction de vaisseaux de combat de classe Magnetar. L’effet que Langstiver avait décrit ne représentait pas même une erreur d’arrondi à l’échelle de l’ensemble du système, mais son utilisation serait possiblement une magnifique aubaine. — Comment vous savez ça ? Onni écarta les mains. — Je vis ici, répondit-il. Je sais des choses que tout le monde ne sait pas. — Est-ce que c’est vrai ? demanda Singh, non pas au Ceinturien mais à Kasik. — Je fais préparer un rapport immédiatement, dit Kasik avant de quitter la pièce, parlant déjà au moniteur à son poignet. — Donc ouais, reprit Onni, qui riait maintenant un petit peu. Il se comportait comme s’il avait déjà réussi à s’insinuer dans les bonnes grâces de Singh. Si ses affirmations n’étaient pas contredites, ce serait alors le cas. — L’Union des Transports ne va pas être super contente, vous venez de faire griller quatre de leurs équipages. Singh observa le Ceinturien. Il lui faudrait des contacts à bord de la station. Des autochtones de Médina, qui se montraient loyaux envers le nouveau pouvoir en place et soutenaient les lois laconiennes. L’idée que ce lèche-bottes soit parmi les premiers d’entre eux était au-delà de ce que sa dignité pouvait souffrir. — Vous pouvez disposer, lança Singh. Il devait contacter Trejo sur le Tempest pour lui faire part de cela. Onni se décomposa. Son sourire s’effaça pour laisser apparaître la surprise, l’indignation puis l’animosité. Singh contempla la sensation de rejet s’épanouir en haine. Il avait rarement été si vite et si clairement satisfait d’une de ses décisions. Un personnage si méprisable ne ferait jamais partie de son administration, et qu’il soit parvenu à occuper un poste à responsabilité sur Médina en disait long. — Bossmang, il faut que vous m’écoutiez, implora Onni. — J’ai dit que vous pouviez disposer, aboya Singh avant de tourner les yeux vers l’un de ses gardes, qui empoigna aussitôt le bras du Ceinturien et le souleva à moitié du sol grâce à la puissance augmentée de sa combinaison. — Aïe, putain ! cria Onni tandis qu’on le traînait hors de la pièce. — Faites venir un chariot, ordonna Singh au marine restant. Je dois me rendre au centre des ops et consulter les données de cette explosion de rayons gamma. — Oui, monsieur, obéit le marine avant de quitter le bureau. Singh devait tout d’abord corroborer le récit d’Onni, puis dresser un rapport complet pour le soumettre à l’amiral Trejo. Si le Ceinturien disait vrai, ils avaient donc la possibilité de libérer une quantité létale de rayons gamma à travers les portes, et ce quand ils le voulaient. Il n’existait certainement pas de moyen plus efficace de contrôler le trafic au sein du réseau, et cela pourrait bien leur permettre de prendre plusieurs mois d’avance dans l’optique d’exercer l’autorité sur les différents mondes colonisés. Pour la première fois de la journée, Singh se sentit détendu. Il venait peut-être d’offrir un empire à Laconia, et ce sans tirer un seul coup de feu sous l’effet de la colère. 15 BOBBIE En tant que membre des Forces d’intervention orbitale, Bobbie s’était entraînée avec le personnel des Opérations spéciales de chaque commandement de l’Armée martienne, dans un seul et unique objectif : envahir la Terre. Et même si le vieil axiome affirmant “qui veut la paix prépare la guerre” avait ses détracteurs, l’Armée martienne ne partageait pas leur scepticisme, et la doctrine qui avait guidé Mars durant un siècle et demi après sa déclaration d’indépendance était restée fidèle à ce postulat. La population et la base industrielle martiennes ne seraient jamais aussi importantes que celles de la Terre. La seule chose qui dissuadait celle-ci de reconquérir sa lointaine colonie était le constat permanent que Mars avait la volonté et les capacités de répliquer avec violence. Tant que leurs soldats auraient les moyens d’atterrir dans les rues des villes terriennes, la Terre hésiterait à venir livrer bataille dans leurs tunnels. Bobbie et ses homologues marines de l’Unité de reconnaissance s’entraînaient régulièrement aux yeux de tout le monde pour préparer ce jour. Ils avalaient des médicaments et travaillaient leurs muscles sous un g complet de gravité afin que celle de la Terre ne soit qu’un léger inconfort et non un vrai supplice s’ils venaient à intervenir. Ils répétaient les largages depuis des positions orbitales à l’intérieur d’engins de transport de troupes ou de modules individuels, s’exerçaient à pacifier des villes ou à éliminer des insurgés, apprenaient à compenser une situation de sous-effectif en agressant ou en intimidant les vaincus pour qu’ils restent alignés. Elle s’était préparée des années à se déplacer dans les rues de la Terre en exigeant l’obéissance par des menaces de mort. En comparaison, l’invasion et la prise de contrôle de Médina étaient une opération civilisée. Elle se demandait si cela durerait. Quatre marines laconiens en tenue de combat renforcée montaient la garde dans les bureaux des quais, leurs semelles magnétiques ancrées au sol, et surveillaient attentivement la file de personnes qui attendaient de parler au chef de quai. Ils semblaient vigilants, mais pas agressifs, se comportant comme si leur seule présence était suffisamment intimidante pour que les gens restent disciplinés. Avec les sortes de canons fixés à leur tenue au niveau de l’avant-bras et ce qui ressemblait à des lance-grenades sur leurs épaules, Bobbie songea qu’ils avaient raison. Probablement une trentaine de personnes demeuraient en apesanteur, attendant leur entretien avec le chef de quai. Les quatre Laconiens, eux, paraissaient en mesure de gérer dix fois plus de monde. Elle se trouvait à leur place, autrefois. — Pas mal, ta combinaison, lança-t-elle au plus proche des Laconiens. — Je vous demande pardon ? réagit-il sans même tourner les yeux vers elle, continuant à scruter la pièce. — Pas mal, ta combinaison. Je portais une vieille Goliath, moi, dans le temps. Cette dernière phrase capta son attention. Le Laconien l’examina de haut en bas. Il ressemblait tant aux membres des équipes avec lesquelles elle s’était entraînée durant sa période de service qu’elle avait le sentiment de regarder le passé en face. Elle se demanda s’il était aussi ignorant qu’elle à l’époque. Certainement. Peut-être même davantage. — Unité de reconnaissance du CMM ? s’informa-t-il, et elle crut discerner comme du respect dans sa voix. — Avant, oui. Vous vous êtes améliorés, depuis. — J’ai étudié les opérations de reconnaissance à l’académie. Vous, les anciens, vous étiez les vrais de vrais, à briser des cœurs et à enlever des vies. — On se ramollit, avec le temps, dit Bobbie en tentant un sourire. Le Laconien le lui rendit. Il devait avoir la moitié de son âge, tout au plus, mais il était toujours plaisant de savoir qu’elle pouvait attirer les hommes si elle le souhaitait. Elle imaginait facilement ce gamin dans une station de métro sur Mars. Merde, il avait sans doute de la famille là-bas. — Je suis sûr que vous êtes encore dans le coup, dit-il, le sourire toujours aux lèvres. Vous avez eu de l’action ? Bobbie afficha un nouveau sourire, et le gamin réalisa ce qu’il venait de lui demander. Ses joues se teintèrent légèrement de rouge. — Un petit peu, oui, répondit-elle. J’étais sur Ganymède juste avant la campagne d’Io. À laquelle j’ai participé aussi. — Sans déconner ? — J’imagine qu’il n’y a pas moyen pour une ancienne marine d’essayer une de ces combinaisons, si ? s’enquit Bobbie en étirant un peu plus son sourire. Je n’utilise pas le sexe comme arme, pensa Bobbie. Mais j’adorerais mettre la main sur ta combinaison. Le Laconien s’apprêtait à répondre quand une lueur distraite apparut dans ses yeux. Bobbie la reconnut. On lui parlait à l’oreille sur le canal de groupe. — Circulez, citoyenne, la somma-t-il alors que son sourire s’était évanoui. — Merci pour ton temps, dit-elle avant de rejoindre l’arrière de la file. L’attente fut longue, l’atmosphère excessivement chaude. Ceux qui patientaient avec elle arboraient les insignes de vol d’une dizaine de vaisseaux différents, ainsi que le même air de chien battu. Comme s’ils pensaient mériter d’être traités de la sorte. Bobbie tenta de ne pas s’attarder sur leur attitude. Le bureau du chef de quai était étroit, et la lumière y était aveuglante. Elle renseigna son nom, celui de son vaisseau, et avant même d’avoir pu fournir un contexte, le nouveau chef de quai l’interrompit : — En tant qu’appareil militaire, le vaisseau nommé Rossinante enregistré sur Cérès est désormais saisi par le commandement de la Flotte laconienne. C’était un homme de petite taille à la peau sombre. Il portait l’uniforme de l’ennemi et son regard trahissait un mélange d’ennui et d’agacement, comme tous les employés naturellement faits pour la bureaucratie. Un écran mural listait tous les vaisseaux présents dans la Zone lente ainsi que leur statut, qui s’affichait en rouge et se répétait encore et encore telle une litanie : IMMOBILISÉ. Sur le guichet derrière lequel se trouvait l’homme, on lisait PREMIER MAÎTRE NARWA inscrit en lettres luisantes. — OK, dit Bobbie. Si elle avait fait la queue durant presque deux heures afin de parvenir jusqu’à la vitre, ce n’était certainement pas pour s’entendre dire ce qu’elle savait déjà. Derrière elle, l’agglutinement des corps suffisait à réchauffer quelque peu la pièce, à rendre l’air un petit peu trop épais. — Je comprends bien. Mais j’ai quelques questions. — Je vous ai dit tout ce que vous devez savoir, je crois, rétorqua Narwa. — Écoutez, Premier maître, j’ai simplement besoin de quelques clarifications. Après ça, je vous laisse tranquille. Narwa haussa délicatement les épaules. Sous une gravité giratoire, il aurait posé les coudes sur le guichet. Il ressemblait à un type qui tenait autrefois un restaurant de nouilles à Innis Shallow. Elle se demanda s’ils n’étaient pas de la même famille. — Elle est à moi, cette corvette, poursuivit Bobbie. C’est une saisie définitive ? Est-ce qu’elle est réquisitionnée ? On me paiera une compensation pour la perte du vaisseau ? Et si on nous le confisque, est-ce que nous serons autorisés à remonter à bord pour récupérer nos effets personnels, moi ou mon équipage ? — Quelques clarifications, vous dites ? — Juste celles-là. Pour l’instant. Narwa afficha quelque chose sur l’écran du guichet puis l’envoya sur le terminal de Bobbie, qu’elle sentit vibrer dans sa poche. — Voilà le document à remplir si vous voulez être sur liste d’attente pour une restitution de biens ou une compensation de la perte de votre appareil. Nous ne sommes pas des voleurs. La Flotte vous accordera l’une ou l’autre. — Et pour nos affaires ? insista Bobbie. Pendant que le système judiciaire de la Flotte tourne au ralenti ? — Ce document-là vous permet d’obtenir un passe pour monter à bord du vaisseau accompagnés d’une escorte et récupérer vos effets personnels. Les demandes sont généralement traitées sous quarante-huit heures, vous ne devriez pas attendre très longtemps. — D’accord, je vous remer… commença Bobbie, mais Narwa tournait déjà les yeux vers la personne derrière elle dans la file et s’écriait : Suivant ! — Des nouvelles d’Holden et Naomi ? demanda Alex. — Pas encore, répondit Amos en tapotant son terminal du pouce. Mais le système est un peu surchargé, en ce moment. Leur message est peut-être en attente. — Ils l’ont bloqué, intervint Bobbie. Toutes les communications gratuites sur Médina vont être passées au crible par leurs dispositifs, maintenant. — Ça ne va pas accélérer les choses, commenta Amos. — Les protocoles d’occupation standard se soucient beaucoup plus de la sécurité que de la commodité, enchaîna Bobbie. Traçage des messages, cryptage par isolement, censure par détection humaine ou algorithmique, ralentissement du trafic de messagerie. Et j’en passe. C’était le prolongement logique de tout ce qui avait déjà soudainement changé et échappait à son contrôle. Elle ne pouvait monter à bord de son vaisseau, ni rassembler ses hommes. Elle devait même demander la permission et une escorte afin de récupérer ses propres vêtements. Par conséquent, évidemment que leurs messages étaient bloqués dans le système de Médina. Ils s’étaient installés dans un bar sur la face intérieure du tambour. La longue rampe située au centre de gravité, celle qu’ils avaient empruntée depuis le point de transfert, avait été encombrée de chariots et de piétons, certains remontant vers les quais tandis que d’autres – comme eux – redescendaient. Les visages étaient aussi lugubres dans un sens que dans l’autre. — J’ai été capitaine pendant à peu près une semaine, continua Bobbie, qui fit dangereusement déborder sa bière en fendant l’air avec son verre. Enfin, ça dépend si on part du moment où il m’a proposé le poste ou de celui où nous avons signé les papiers. La paperasse, c’était plus tard, donc une semaine officiellement, quoi. Je crois que Houston est resté aussi longtemps que moi aux commandes du Rossi. — Vous êtes bourrée, fit observer Alex, prenant délicatement la main de Bobbie qui agrippait sa bière pour la reposer sur la table. Le pilote était assis près d’elle à une longue table en bois de synthèse. Amos et Clarissa s’étaient installés en face d’eux. Le mécanicien tenait une bière à la main et une demi-douzaine de verres vides se trouvaient à proximité, mais il ne semblait pas atteint le moins du monde. Clarissa baissait les yeux vers une assiette de frites molles et froides, les utilisant pour former une spirale artistique avec du ketchup. — Je suis un peu bourrée, oui, admit Bobbie. Je commençais juste à apprécier l’idée d’être capitaine de mon propre vaisseau et ces connards de Laconiens me l’ont confisqué. Elle insista sur le mot “Laconiens” en avançant son verre en direction de l’un des marines qui passaient devant le bar. Sa bière se répandit sur la table et sur les frites de Clarissa, qui parut n’avoir rien remarqué ou s’en moquait tout simplement. Bobbie attrapa sa serviette de table et épongea tant bien que mal une grande partie du liquide renversé, en n’éprouvant qu’une légère pointe de culpabilité. — Et c’est pour ça qu’il faut se calmer un peu sur la boisson, soldat, conseilla Alex en éloignant le verre de Bobbie. Nous devons sauter l’étape du chagrin pour botter le cul des Laconiens et récupérer notre vaisseau. — Tu as un plan ? interrogea Amos, d’un ton impliquant qu’il en doutait. — Pas encore, répliqua le pilote, c’est justement ce qu’il faut élaborer ensemble. — Non, je demande parce que… ils ont deux ou trois cents marines, un destroyer arrimé au quai et ce putain de truc volant, là, qui défie les lois de la physique, dit Amos, qui observa une pause pour siroter une gorgée de bière et faire claquer ses lèvres. Va falloir un plan en béton armé. J’ai hâte d’entrer dans l’action, franchement… — Hé, enfoiré, rugit Alex, se levant à moitié de sa chaise. Moi, au moins, j’ai l’envie de faire autre chose que de m’apitoyer sur mon sort. — Tout ça, là, dit Amos en indiquant le marine à l’extérieur du bar, les drones de sécurité qui planaient à présent au-dessus de tous les secteurs du tambour ainsi que les gens vêtus d’un uniforme de la Flotte laconienne que l’on apercevait partout. C’est du déjà-vu. On est en train de nous marcher dessus. Tout ce que nous pouvons faire, maintenant, c’est nous faufiler dans les failles. — Les failles ? répéta Alex, qui reprit place dans un bruit sourd. Ça fait un bail que je te connais mais la moitié du temps, je comprends toujours rien à ce que tu racontes, putain. — Personne ne tente quoi que ce soit tant que je n’en donne pas l’ordre, s’imposa Bobbie. Nous allons nous servir du passe pour récupérer nos affaires sur le Rossi et à partir de là, nous pourrons peut-être commencer à mettre au point une stratégie. Je n’ai peut-être pas de vaisseau, mais j’ai toujours mon équipage, bordel. — Ça serait bien si nous pouvions faire sortir en douce un ou deux flingues du Rossi, dit Amos. — Et ça serait encore mieux si nous pouvions faire sortir en douce Betsy, renchérit Alex. — En attendant, restons sages, leur enjoignit Bobbie, qui se mit à tapoter la table pour tenter de commander une autre bière. J’aimerais simplement comprendre ce que veut cet abruti de Duarte. — Ils n’ont pas commencé à tuer les gens, dit Amos. Mais ils viennent tout juste d’arriver. La situation peut encore largement partir en vrille. — Mais pourquoi maintenant ? demanda Bobbie, qui agita les bras pour désigner le bar, la station Médina et tous les mondes qu’occupaient au-delà les êtres humains. Nous commencions juste à remettre les choses en ordre. La Terre et Mars collaborent ensemble, les colonies règlent leurs problèmes par le débat. Même l’Union des Transports s’est avérée une bonne idée. Pourquoi venir tout bousculer ? Il n’aurait pas pu simplement tirer une chaise pour venir s’asseoir à table avec nous ? — Parce que certains ont besoin de tout avoir. La voix était si basse qu’il fallut un moment à Bobbie avant de réaliser que Clarissa venait de prendre la parole, toujours occupée à façonner son œuvre d’art en ketchup avec ses frites sans même lever les yeux vers eux. — Tu peux répéter, Peaches ? fit Amos. — Certains, reprit Clarissa, cette fois d’une voix bien plus puissante et en les regardant, ont besoin de tout avoir. — Bordel, je l’ai rencontré, moi, Duarte, déclara Alex. Je n’ai pas le souvenir qu’il était… — On passera sur les anecdotes personnelles, l’interrompit Bobbie. Qu’est-ce que vous voulez dire, Claire ? — Je me rappelle que mon père, quand j’étais petite, a décidé d’acheter la majorité des parts du plus grand producteur de riz sur Ganymède. Le riz, c’est un produit de première nécessité, ça ne rapporte pas beaucoup d’argent. On vend toujours tout ce qu’on récolte, mais les prix restent bas parce que c’est plus facile à cultiver que pas mal d’autres choses. Et à cette époque-là, ses entreprises dégageaient déjà un excédent annuel d’un trillion de dollars. Je me souviens de ce qu’un des conseillers de mon père lui avait dit : en possédant les cultures de riz sous les dômes de Ganymède, les profits généraux augmenteraient d’un cent-millième de pour cent. — Je ne suis pas sûr de… commença Alex, mais Clarissa l’ignora et le pilote abandonna sa phrase. — Mais les plus grands producteurs de nourriture, c’étaient les producteurs de riz. Ils avaient les dômes et les cultures les plus vastes. Le plus grand patrimoine immobilier, aussi. En détenant la majorité des parts de leur compagnie, mon père était en mesure de dicter la politique de l’Union agricole de Ganymède. En termes de production alimentaire, ça voulait dire que le gouvernement de Ganymède était forcé de lui accorder de l’importance. — Quel intérêt pour lui ? questionna Bobbie. — Aucun, dit Clarissa en agitant délicatement la main. Mais il avait ce qu’il voulait. Il détenait une grande partie de Ganymède, un truc qu’il n’avait encore jamais contrôlé. Certains ont besoin de tout avoir. Pour eux, poser les yeux sur quelque chose qu’ils ne possèdent pas, c’est comme avoir une écharde dans le doigt. Claire repoussa ses frites molles et leur sourit à tous. — Mon père, ça pouvait être l’homme le plus gentil, le plus aimant et le plus généreux du monde. Jusqu’à ce qu’il veuille quelque chose et qu’on refuse de le lui donner. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que Duarte a le même caractère. Ces hommes-là sont sans pitié envers tous ceux qui ne leur obéissent pas, et ils versent des larmes en vous suppliant de leur expliquer pourquoi vous les avez obligés à faire ça. — J’en connais quelques-uns, comme ça, lança Amos. — Donc il ne s’arrêtera pas tant qu’il ne contrôlera pas tout, en déduisit Bobbie. Et apparemment, il a les moyens technologiques d’arriver à ses fins. Les tenues de combat, le destroyer, le désintégrateur de planètes qui flotte à proximité de la station… J’ai l’impression que tout ça sort de la même usine, vous ne pensez pas ? — Ouais, ils sont protomoléculaires, ces trucs, approuva Amos. Ils ressemblent un peu à ce qui se développait sur Éros. — J’entrevois quelque chose, je crois, dit Bobbie. En ce qui concerne le fil des événements. — Quand je suis venu discuter avec Duarte, nous enquêtions sur les vaisseaux disparus, ajouta Alex. Ça correspond à peu près à la période où Médina envoyait toutes ces sondes à travers les anneaux pour chercher des planètes habitables. Bobbie parvint finalement à afficher le menu de commande sur l’écran de la table, mais choisit instinctivement un verre d’eau gazeuse en lieu et place d’une autre bière. Elle avait le sentiment que son esprit s’apprêtait à lui révéler quelque chose d’important, et ne souhaitait pas le noyer dans l’alcool. — Bon, reprit-elle, laissant les mots s’échapper en espérant un éclair de sagacité de la part de son subconscient. Une sonde trouve quelque chose dans le système Laconia capable de fabriquer des appareils, des combinaisons et je ne sais pas quoi d’autre. — Quoi, un genre de gros système d’impression volumétrique qui dirait : “Veuillez insérer de la protomolécule” ? railla Amos. — En même temps, nous avons bien trouvé un générateur électrique de la taille d’une planète avec des lunes capables d’empêcher la fusion nucléaire. Amos médita un instant sur la question. — Ouais, pas faux. — À ce moment-là, les hommes de Marco préparent leur coup en secret, poursuivit Bobbie. Donc Duarte doit déjà travailler avec eux, en leur promettant un joli pactole s’ils lui envoient les infos récoltées par les sondes avant de les transmettre aux autres. Et un jour, ils le contactent en lui disant : “Hé, on a trouvé un truc génial.” — Là, il leur offre un bon paquet de vaisseaux martiens, dit Alex. — Et Marco commence à foutre le bordel dans tout le système solaire pendant que Duarte emmène le reste de sa flotte et de ses partisans pour prendre le contrôle de Laconia, compléta Bobbie. — Où il passe quelques décennies à faire construire des vaisseaux, leurs combinaisons bizarres, et tout ça. Et ensuite, il retraverse l’anneau dans le sens inverse prêt à porter la couronne, conclut Alex tandis que l’eau gazeuse de Bobbie était en chemin. — Ce qui veut dire que Marco n’était qu’un de ses pantins, dit-elle. — Ça, nous le savions déjà, remarqua Amos. — La Flotte libre a servi à distraire tout le monde pendant que Duarte s’installait sur Laconia. Et nous, nous étions assis à nous taper dans le dos et à essayer de faire en sorte que les ravitaillements arrivent là où il le fallait alors que dans le même temps, il se préparait à venir nous mettre une branlée, fit Bobbie. Alex, vous devriez peut-être noter vos souvenirs de votre entretien avec lui. Quel genre de type c’était. — Je ne suis resté dans son bureau que quelques minutes, déplora le pilote. Mais il y a sûrement des gens sur Médina qui ont servi à la même époque que lui. Si nous arrivons à savoir où traînent les vétérans martiens, nous pourrons demander si quelqu’un le connaissait. — Ouais, c’est une bonne… commença Bobbie, qui s’interrompit en voyant Amos se raidir sur sa chaise. L’imposant mécanicien approcha sa main de sa hanche droite pour tenter d’empoigner son arme, qui n’était plus là depuis la collecte des Laconiens. — Amos ? s’inquiéta-t-elle. — Problèmes en approche, répondit-il, avec un léger signe de tête afin de leur indiquer un groupe de Ceinturiens. D’après leurs tatouages, ils étaient de la vieille école de l’APE. Ils traversaient le secteur non loin de leur emplacement, vêtus de manteaux trop larges et trop chauds pour le temps toujours radieux qu’offrait le tambour de la station. Plusieurs d’entre eux transportaient un grand sac. Ils avançaient rapidement, tête basse, comme s’ils avaient un objectif à l’esprit. Bobbie reconnut l’un d’eux : Onni Langstiver, le connard qui dirigeait les services de sécurité. — Qu’est-ce qu’il y a, là-bas ? demanda-t-elle. — Des bureaux, je crois, dit Alex. Une antenne bancaire et des locaux d’administration. — Les Laconiens les ont réquisitionnés, précisa Clarissa. — C’est parti, fit Amos avant de se lever. Au loin, les Ceinturiens sortaient des choses de leurs manteaux et de leurs sacs. Bobbie sentit l’adrénaline se propager dans ses veines au moment même où elle retrouvait son calme : le danger, aussitôt suivi par la réplique maintes fois répétée dans cette situation. Bobbie se sentait maintenant comme chez elle. Elle parcourut le petit bar des yeux pour chercher un endroit où se mettre à couvert. Rien à moins de dix pas ne semblait en mesure d’arrêter une balle. Elle empoigna Alex d’une main, Clarissa de l’autre, et les fit basculer au sol avec elle. Amos, quant à lui, se tenait toujours debout, observant la scène qui se jouait devant lui. — Baisse-toi, espèce d’ab… débuta Clarissa, mais le reste de ses paroles fut noyé dans le vacarme de la fusillade. 16 SINGH En quittant le complexe administratif, Singh commit l’erreur de lever les yeux. La ligne fine et étincelante de l’éclairage à spectre complet, qui traversait le centre du tambour de Médina, l’aveugla quelque peu et laissa une zébrure luisante dans son champ de vision. Ses yeux s’emplirent de larmes. C’était comme regarder un soleil directement, s’il se présentait sous la forme d’une ligne tracée dans le ciel à une courte distance et non d’un orbe situé à plusieurs minutes-lumière. — Attendez un moment, demanda Singh au marine qui l’escortait, tentant de recouvrer la vue. — Bien reçu, obéit le garde. Ici oscar mike, martinet à deux minutes du véhicule. Équipes roulantes au poste des ops pour sécurisation. Il fallut un moment à Singh avant de réaliser que la grande majorité des propos du marine étaient destinés aux membres de son unité, qui l’écoutaient sur leur canal de groupe. Il avait un profond respect pour les marines qui servaient sous son commandement et la sécurité qu’ils assuraient, mais ils exagéraient avec leurs noms de code et leur jargon. Un instant plus tard, il avait balayé la plupart de ses larmes et la ligne de rémanence jaune-vert qui striait sa vision commençait à disparaître. — C’est bon, je suis prêt. — Bien reçu, répéta le marine avant de lui indiquer un parking à environ cinquante mètres de là, où trois chariots électriques attendaient l’un derrière l’autre. Le sous-lieutenant Kasik s’éloignait déjà des chariots pour se précipiter vers lui, agitant un moniteur déployé sur toute sa longueur. Il les rejoignit quelques secondes plus tard, le souffle court. — J’ai les premiers rapports de la Défense, annonça-t-il en remettant son moniteur à Singh. — Excellent, félicita le capitaine, qui fit défiler un tableur rempli de nombres incompréhensibles. Il y a un résumé, j’espère ? — Oui, monsieur, et l’équipe technique vous attend au poste des ops pour répondre à toutes vos questions. Mais les données initiales sont très enthousiasmantes. — Expliquez-moi. — Ce que nous constatons avec ça, dit Kasik, c’est que le système des anneaux a converti toute l’énergie du projecteur magnétique en rayons gamma pour les libérer ensuite à travers les portes. — Ça, nous le savions déjà, grogna Singh en fronçant les sourcils. — Sauf que… la quantité d’énergie libérée est immensément plus importante que celle que la sphère centrale a absorbée. La Zone lente a amplifié le phénomène. De façon exponentielle. Si la proportionnelle est respectée, nous pourrons rapidement élaborer des modèles prédictifs pour calculer l’énergie libérée en fonction de celle que la sphère absorbe. C’était exactement ce qu’il avait espéré. Ils pouvaient faire en sorte que les anneaux deviennent des postes de défense à part entière, leur évitant d’avoir à reconstruire la batterie de canons électromagnétiques. Le Tempest serait libre de transiter vers le système Sol plusieurs mois avant la date prévue. N’importe quelle attaque contre eux serait vouée à l’échec, même si elle était coordonnée à travers toutes les portes à la fois. Un seul croiseur de combat de classe Magnetar pourrait garder treize cents anneaux sans jamais manquer l’un de ses tirs. La bataille pour le contrôle de tous les mondes humains de la galaxie venait déjà de prendre fin. Après cela, il suffirait d’administrer le nouvel empire. Singh tentait d’anticiper la joie du Haut consul, les possibles récompenses qui l’attendaient, mais son imagination en était incapable. Une chose, toutefois, le perturbait. — Dites-moi, Kasik, comment expliquez-vous que nous ayons appris ça par un autochtone ? Si nous avons manqué… — Je suis certain que nous l’aurions découvert, monsieur. Mais nous ne cherchions pas dans les fichiers registre. Nous avons des données supplémentaires au poste des opérations. Et j’ai demandé des techniciens pour approfondir l’analyse. Singh réalisa que son rêve éveillé, où il avait imaginé les gratifications du Haut consul, s’était traduit par un moment d’absence intempestif. Avant même d’avoir pu répondre, quelque chose s’anima dans son champ de vision périphérique. Quelqu’un s’avançait vers lui, du pas déterminé d’un messager venant remettre une missive. Langstiver. L’homme à l’origine de leur nouvelle et glorieuse découverte. Un groupe de Ceinturiens lui emboîtait le pas. Il présumait que Langstiver venait réclamer une récompense pour ses renseignements. — Je ne veux pas… commença Singh, mais le marine qui l’escortait posait déjà une main sur sa poitrine afin de le repousser. Kasik lui fit un brusque signe de tête, puis cracha un jet de salive rougeâtre sur le visage de Singh. Le garde plaqua brutalement Singh au sol et s’agenouilla sur lui, le protégeant avec son corps. Ses rotules s’enfoncèrent douloureusement dans son dos. Singh l’entendit hurler des ordres à l’intention de son unité, sa voix étouffée par son casque. Puis il n’y eut plus que le bruit déchirant des coups de feu tirés par de multiples armes à tir rapide. Le marine qui le maintenait au sol lui bloquait la vue, mais quand elle se releva en position accroupie, l’espace entre sa cuisse et son mollet ouvrit une petite fenêtre triangulaire sur le carnage. Langstiver et une demi-douzaine d’autres Ceinturiens vacillaient en arrière tandis que quatre marines laconiens les taillaient en pièces par une cascade de projectiles de plastique à haute vélocité. La fusillade sembla se prolonger éternellement, comme si les balles empêchaient les assassins de s’écrouler, mais en réalité, elle ne dura pas plus de quelques secondes. Sa mémoire des instants précédents était discontinue, comme s’il s’était endormi. Bien que ce fût impossible. Son garde l’avait remis sur pied et le poussait en direction des bureaux administratifs. Les autres membres de son équipe se replièrent lentement vers eux, prêts à rouvrir le feu. Le sous-lieutenant Kasik se tenait non loin des chariots, n’ayant pas bougé au cours de la bataille. Il semblait avoir recraché la garniture d’une tarte aux framboises sur ses lèvres et convulsait comme en pleine crise d’épilepsie. Singh comprit alors quelque chose qui, jusqu’à présent, lui avait échappé. — On lui a tiré dessus, dit-il. La garniture de tarte sur son visage était ce qu’il restait de ses lèvres là où les balles les avaient traversées. Les éclaboussures rougeâtres sur le visage et l’uniforme de Singh n’étaient pas de la salive, mais bien le sang de son assistant. — Nous avons déjà alerté l’équipe médicale, l’informa le marine, pensant qu’il s’adressait à elle. — Non, non, bredouilla-t-il, car elle ne saisissait pas. On lui a tiré dessus. Elle le poussa à l’intérieur des locaux d’administration et claqua la porte dans son dos. Juste avant qu’elle ne se referme, le silence abasourdi qui avait suivi la fusillade prit fin et une centaine de voix commencèrent à hurler à l’extérieur. Kasik rendit l’âme sur une table d’opération trois heures après l’attaque. Selon le rapport, la balle avait percuté l’arrière de son crâne pour fracturer le lobe occipital et endommager le bulbe rachidien. Elle avait ensuite traversé sa gorge, sectionnant pratiquement sa langue avant de réduire en miettes cinq de ses dents et de ressortir au niveau des lèvres. Singh relut six fois les mots du chirurgien dans le compte-rendu d’incident, et chacune d’elles lui fit le même effet que la première. Aucun des marines de l’équipe de sécurité n’avait été touché durant les échanges de coups de feu, même si une poignée de civils avaient été légèrement blessés par les éclats de balles et qu’un garçon de neuf ans s’était fracturé le bras en tentant de fuir par un court escalier. Les sept radicaux ceinturiens qui avaient essayé de l’assassiner, eux, étaient tous décédés. Les services de renseignements se penchaient à présent sur leurs associations passées afin de déterminer si les racines de la rébellion étaient plus profondes que cela. La rébellion. Il trouvait le terme inadéquat. Langstiver et ses complices n’auraient rien pu espérer d’autre que la mort de Singh. Leurs agissements n’avaient aucune chance de rendre aux Ceinturiens la station qu’ils dirigeaient auparavant. Trejo aurait simplement assigné un autre officier à son poste en attendant qu’un nouveau gouverneur soit dépêché par Laconia. Tout cela était si mal pensé. Si vain. Sept personnes avaient fichu leur vie en l’air pour un symbole. Ces gens-là ont une longue tradition de défiance envers l’autorité centralisée, l’avait prévenu Tanaka. Il n’avait pas vraiment compris. Jusqu’à maintenant. Ils n’étaient pas rationnels. Ni disciplinés. Leur vie avait moins de valeur à leurs yeux que la perspective de sa mort. Ce qui le frappait le plus – et le heurtait autant que l’idée encore improbable d’avoir été témoin du meurtre de Kasik – était leur abominable ingratitude. Leur conviction arrogante qu’il valait la peine de tuer des innocents afin de s’opposer aux choix du Haut consul pour l’avenir de l’humanité. Surtout après la générosité dont Trejo avait fait preuve à leur égard. Il tapota le moniteur qui reposait sur son bureau. — Oui, monsieur ? répondit vivement l’officier des comms des services de sécurité. — Veuillez dire au colonel Tanaka de venir au rapport immédiatement dans mon bureau, je vous prie. — Bien, monsieur. Singh coupa la communication presque avant que l’officier n’ait pu finir sa phrase. Il parcourut son bureau des yeux, moins pour recueillir de nouvelles pensées que pour jauger son propre état d’esprit. Il ne sentait plus ses mains trembler. Son regard pouvait se déplacer de la porte à son bureau puis aux petites fougères situées près du mur dans leur jardinière sans que ses yeux ne s’agitent tout seuls de droite à gauche. Il s’était trouvé en état de choc. Mais un état de choc relatif, seulement. Qui avait peu duré. C’était normal. Naturel. Attendu. Les réactions physiologiques n’étaient que les conséquences d’être un animal en situation de stress. Il n’avait aucune raison d’avoir honte. Et pourtant, quand Tanaka pénétra dans la pièce avec un demi-sourire suffisant aux lèvres, il dut fournir un effort pour retenir sa colère. Vous trouvez ça drôle ? songea-t-il sans le dire à voix haute. — Monsieur, fit-elle en se redressant. Vous vouliez me voir ? — J’ai failli me faire assassiner, aujourd’hui, lui rappela Singh. Et j’ai trouvé votre silence dérangeant. Une expression nouvelle se lut sur le visage de Tanaka. Une légère contrariété, peut-être ? Avec elle, c’était difficile à dire. Sa voix n’eut pas la fermeté qu’il attendait chez quelqu’un qu’on réprimandait : — Excusez-moi. Quand on m’a informée que vous étiez en sécurité, je me suis occupée de répliquer et de mener l’enquête. J’aurais dû venir au rapport plus tôt. — Oui, bon. Vous êtes prête à me faire votre rapport, maintenant ? Singh vit Tanaka rassembler ses esprits. D’un signe de tête, elle indiqua le siège en face de lui, demandant implicitement la permission de s’asseoir. Il lui fit un geste de la main pour l’y autoriser. Elle s’installa et se pencha vers l’avant, les coudes sur les genoux. — Les faits ont l’air assez simples, déclara-t-elle. La tentative a été initiée et orchestrée par Langstiver. Il était responsable de la sécurité avant notre arrivée, et ses complices sont tous d’anciens subordonnés. — Comment se fait-il qu’ils n’étaient pas sous surveillance ? — Ils l’étaient, si. Mais apparemment, Langstiver n’utilisait pas le réseau de la station. Mon équipe travaille toujours là-dessus, mais à ce qu’on dirait, il coordonnait et planifiait ce qu’il voulait via un réseau crypté installé dans les conduites électriques. Physiquement séparé du système principal, de la même manière que le Storm est séparé de la station. D’après ce que nous savons, il a été mis en place par une organisation criminelle de Médina. Langstiver avait aussi des relations dans ce milieu-là. Singh recula d’un centimètre dans son siège. — Une organisation criminelle ? s’étonna-t-il. Vous voulez dire qu’il était corrompu ? — C’est assez commun de ce côté de l’anneau. Et ça rend l’enquête plus difficile que prévu. En plus de ça, visiblement, il a effacé plusieurs caches de données auxquelles il avait toujours accès pour créer ensuite de fausses entrées parmi ce que nous avons récupéré. Sauf que maintenant, il n’y a plus que Dieu qui peut interroger Langstiver et ses petits copains. — Mais vous avez quand même trouvé le réseau qu’ils utilisaient. — Nous avons trouvé un réseau, corrigea Tanaka. On en a peut-être installé d’autres. Ce qui pose problème, c’est que Médina n’était pas gérée comme une installation militaire. Il y avait – et il y aura sûrement toujours – différents niveaux de culture et d’infrastructure. Contrôler les canaux de communication officiels, c’est facile, mais même ceux-là passaient par des structures additionnelles dont on ne trouve les détails nulle part. Les autochtones n’ont même pas besoin de trouver de nouveaux moyens d’échapper à notre surveillance. Ils existaient déjà avant notre arrivée. Elle leva les mains en guise de haussement d’épaules. Le sombre souvenir de Kasik surgit alors dans l’esprit du gouverneur, accompagné d’une frayeur intense et absolue. Dans ses songes, Nat et le Monstre contemplaient une image de lui où son menton ruisselait de sang. Ce n’était pas l’idée de trouver la mort qui provoquait cette rage en lui, mais la désinvolture dont Tanaka faisait preuve à leur égard. — Bien, dit-il. Dans ce cas, il va falloir s’occuper de ça directement. Couvre-feux obligatoires et points de contrôle mobiles, pour commencer. Confinez les membres des forces de sécurité de la station dans leurs quartiers jusqu’à ce que nous puissions les interroger et juger s’ils peuvent ou non reprendre le service. Il me faudra aussi une liste de toutes les personnes qui représentent une menace potentielle, que nous mettrons sous surveillance préventive. Et, euh… Oui, et coordonnez tout ça depuis le Gathering Storm. Si nous ne sommes pas certains que le système de la station est fiable, nous devrions plutôt utiliser le nôtre. Le plus important, c’est que les systèmes du Storm ne soient pas compromis. — J’ai déjà mis en place une chambre forte cryptée, expliqua Tanaka, hochant la tête sans avoir l’air d’approuver les propos de son supérieur. Elle lâcha un soupir, et Singh eut le sentiment qu’on frottait sa peau avec du gravier. — Mais nous devons faire attention à nos mesures de répression, monsieur, ajouta-t-elle. Surtout à ce stade précoce de l’occupation. Mieux vaut ne pas envoyer le mauvais message. — Le mauvais message, répéta Singh, étirant chaque syllabe afin de les transformer en questions provocantes. — La révolte contre l’autorité, c’est le fondement de la culture et de l’identité ceinturiennes. C’est ce qu’on constate, en pratique. Nous savions qu’un incident de ce genre pouvait se produire, et… — Ah bon ? coupa Singh d’une voix sèche. Nous le savions, vous dites ? Tanaka pinça les lèvres, et son regard retrouva une certaine sobriété. — Oui, monsieur. En effet. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai demandé à une équipe armée de vous protéger jour et nuit. Et, sauf votre respect, c’est grâce à ça que vous êtes encore en vie. — Dommage que personne n’ait protégé Kasik. — Oui, monsieur. La langueur avait disparu de sa voix au profit de la nervosité. Elle le prenait enfin au sérieux. — Navrée de l’avoir perdu, continua-t-elle. Mais ça ne change rien à mes préconisations. Exporter l’attention et la discipline laconiennes vers Médina et les autres systèmes ne se fera pas en leur imposant nos règles et nos habitudes. — Je suis surpris de vous entendre parler comme ça. — Notre discipline, c’est notre discipline, monsieur. Les mêmes actions peuvent signifier différentes choses selon le contexte. Ce que nous considérons comme routinier sur Laconia va sembler draconien, ici. Et les mesures plus sévères que celles de la routine seront jugées furieusement excessives. Je crois que le Haut consul serait d’accord pour dire que réagir à ces incidents de manière moins virulente que d’habitude serait justement une démonstration d’autorité plus persuasive. Singh se leva de son siège. Il avait pourtant prévu de rester assis, mais le besoin de bouger et d’occuper l’espace de son bureau était soudain devenu irrépressible. Tanaka, elle, demeurait immobile, arborant l’expression du canonnier qui tentait de verrouiller une cible à portée de tir : concentrée, mais impassible. Singh se dirigea vers son buffet et se servit un verre, puisque son assistant n’était plus là pour le faire à sa place. — C’est une opinion intéressante, et je la respecte, assura-t-il. Mais je ne la partage pas. Vous savez quelles sont mes instructions. L’alcool dans sa bouche avait un goût intense et curieusement âcre. Son estomac s’insurgea quelque peu à l’idée de l’accueillir. Il l’avala tout de même et tenta de savourer la chaleur qui inondait sa gorge. Pas de doute, Kasik était plus doué que lui pour choisir les boissons. — Gouverneur, dit Tanaka, toujours assise, et cela semblait être la première fois qu’elle employait son titre pour s’adresser à lui. Je vous conseille fortement de reconsidérer votre position. Au moins, réfléchissez-y ce soir et attendez demain avant de faire appliquer vos instructions. Singh se tourna vers elle, imaginant ce qu’elle voyait en lui. Un jeune homme éloigné de Laconia en tant qu’adulte pour la toute première fois, que l’ennemi avait attaqué pour la toute première fois, et qui venait d’être témoin d’une mort violente inattendue pour la toute première fois. Il devait lui paraître faible et secoué. Car même s’il maudissait les faits, il se sentait bel et bien faible et secoué. Mis à nu devant son regard implacable et moralisateur. Elle pensait qu’il était irrationnel. Qu’il laissait sa peur guider ses décisions. Et s’il changeait de cap maintenant, il ne ferait que lui donner raison. — Sauf votre respect, insista-t-elle, en tant que chef de la sécurité sous votre commandement, mais aussi en tant que femme d’expérience, je ne peux pas tolérer ces ordres. Singh inspira longuement entre ses dents, laissant l’air refroidir ses gencives. Qu’il se trompât ou non n’avait plus d’importance, dorénavant. Il ne pouvait abandonner. — C’est le major Overstreet qui vous seconde, n’est-ce pas ? demanda-t-il. — Oui, monsieur. — En repartant, dites-lui de passer me voir ici, je vous prie. Vous êtes relevée de vos fonctions. Puis il l’aperçut, dans la lueur de son regard et la hauteur de son menton : le mépris qu’il savait bien présent chez elle. Et suivre ses conseils n’aurait fait que l’entretenir. Tanaka ne l’avait jamais respecté. Elle se pensait plus à même que lui d’élaborer la politique de gouvernance. Peu importait qu’elle eût raison ou non. Elle se leva sans un mot, guinda sa silhouette et quitta la pièce d’un pas raide. Il s’attendait à ce qu’elle claque la porte dans son dos, mais elle la referma d’un geste délicat. Il vida sa mauvaise boisson d’un trait puis retourna s’asseoir à son bureau. L’alcool joua son rôle, apaisant légèrement son esprit trop aiguisé. Il parvint à se détendre, un tout petit peu. Il ne boirait pas d’autre verre. Il posa les mains à plat sur son bureau et sentit la douce morsure du froid s’évanouir rapidement. Il prit une grande inspiration et expira lentement. Puis recommença. Lorsqu’il fut plus ou moins calmé, il ouvrit son registre personnel et y nota sa décision ainsi que le raisonnement qui la soutenait. Faiblesse notable de mon responsable de la sécurité nuisible pour la confiance dans la chaîne de commandement. Les compétences de Tanaka sont admirables, mais son affectation sur Médina s’est avérée inappropriée. Recommandation sans réserve à un poste plus adéquat. Il espérait que ses supérieurs approuveraient ses mesures. Si ce n’était pas le cas, il le saurait bien assez tôt. Une bonne chose de faite. Il était temps de se remettre au travail. Il se sentait mieux, maintenant. Plus serein. Plus en mesure de contrôler la situation. Il avait passé une mauvaise journée. Peut-être même la pire de toute son existence. Mais il était en vie, et son autorité intacte. Ce n’était qu’un jour à oublier. Il ouvrit une nouvelle fenêtre afin de rédiger un message, indiquant un envoi prioritaire et immédiat. L’espace d’un moment, il ressentit l’envie d’adresser le premier à Nat sur Laconia. D’être avec elle, ne fût-ce que pour un court instant. Une fois que les choses se seraient améliorées, un simple enregistrement serait tout de même mieux que rien. Mais il s’en occuperait plus tard. Le devoir avant tout. Il choisit finalement le Tempest et non son foyer laconien comme destinataire. — Amiral Trejo, lança-t-il en direction de la caméra. Je joins à ce message les données préliminaires fournies par Langstiver, anciennement responsable de la sécurité de la station Médina, et confirmées par mon équipe. Elles… Son équipe. En d’autres termes, son assistant décédé. Son premier sacrifice à l’Empire. — Euh… oui, je disais. Elles concernent une conséquence inattendue de nos actions survenue pendant que nous sécurisions Médina. Si le commandement approuve mon opinion qu’il s’agit là d’une véritable aubaine, et qu’il est enclin à positionner un appareil équipé d’un projecteur magnétique SUM dans le système des anneaux – de façon permanente, j’entends –, alors je suis persuadé que nous pourrons passer à la prochaine étape du plan d’occupation beaucoup plus tôt que prévu. Si le Tempest prend de l’avance sur son emploi du temps, les forces en présence dans le système Sol auront bien moins de temps pour préparer leurs défenses. Nous pourrons prendre le contrôle total de la Terre et de Mars en quelques semaines. 17 HOLDEN — Ne bougez pas, somma le Laconien. Regardez le point rouge. Holden cligna des yeux et fit ce qu’on lui avait demandé. Le sac de rations tapait contre sa jambe, comme s’il tentait d’attirer son attention, mais Holden resta immobile. Le point rouge sur le terminal sembla l’observer un instant, puis un flash se déclencha et l’un de ses yeux ne vit plus que du jaune. Le terminal sonna et le garde se tourna vers Naomi, conservant l’autre main sur la crosse de son pistolet. — Ne bougez pas. Regardez le point rouge. Vous pouvez circuler, monsieur. — Je suis avec elle. — Vous pouvez circuler par là, monsieur, répéta le garde d’un ton péremptoire, en désignant la coursive du menton. Holden s’écarta de quelques pas, puis décida de marquer une pause tandis qu’il était encore assez proche pour revenir sur ses traces au cas où quelque chose se produirait. Même s’il ignorait ce qu’il ferait dans ce cas-là. Le terminal sonna une nouvelle fois et le garde adressa un signe de tête à Naomi pour lui demander d’avancer. Il attendit qu’elle ait rejoint Holden, et que tous deux s’éloignent en longeant la coursive qui suivait une courbe légère à travers les quartiers résidentiels, avant de retourner vers la file pour contrôler puis enregistrer l’identité de la personne suivante ; un homme d’un certain âge, qui souriait au garde comme un chien espérant ne pas recevoir un coup de pied. — Ne bougez pas. Regardez le point rouge. Holden et Naomi prirent finalement le virage de la coursive et laissèrent le point de contrôle derrière eux. L’ex-capitaine sentit son estomac se dénouer un petit peu, la tension diminuant d’un cran par le simple fait de ne pas se trouver directement dans une ligne de mire. — Ça craint, commenta-t-il. Les annonces de sécurité avaient altéré Médina comme de la teinture lâchée dans l’eau. Le couvre-feu interdisait les gens d’occuper les espaces publics en dehors des périodes de travail. Il imposait également trois tranches d’une heure par cycle journalier durant lesquelles tout le monde devait rester confiné dans ses quartiers, et bannissait tout rassemblement de plus de trois personnes. Tous ceux qui porteraient une arme seraient arrêtés. Tous ceux qui utiliseraient le système comm sans autorisation seraient arrêtés. Tous ceux que les services de sécurité considéreraient comme une menace seraient arrêtés. À chaque nouvel édit, la nature même de la station se trouvait modifiée, et le fragile espoir que la situation finirait peut-être par s’arranger toute seule s’amenuisait. Holden savait que l’architecture de la station n’avait pas réellement changé. Les murs formaient les mêmes angles qu’auparavant, et les coursives entouraient toujours le tambour de la même manière. L’air avait la même odeur qu’ailleurs. Seuls les visages que l’on croisait donnaient la sensation que tout était plus exigu, plus proche, plus similaire à une prison. Les visages, et les points de contrôle, aussi. Ils atteignirent les quartiers qu’ils louaient et Naomi entra le code qui leur permettait d’accéder aux commandes manuelles, leurs terminaux étant toujours désactivés. La porte s’ouvrit en coulissant. Lorsqu’elle se referma derrière eux, Naomi s’y plaqua comme si elle était sur le point de s’effondrer. Holden, quant à lui, s’assit à la petite table encastrée dans la cloison et déballa le contenu du sac en silence : du phat thaï et du curry rouge, tous deux accompagnés de tofu et suffisamment épicés pour que quelques larmes lui montent aux yeux rien qu’en respirant leur odeur. Dans un contexte différent, il se serait senti privilégié. Naomi se rendit dans la salle de bains, se lava le visage dans le petit lavabo et revint avec encore quelques gouttes d’eau dans les cils et les cheveux. Elle se laissa tomber sur le siège en face de lui et empoigna une fourchette. — Des idées ? demanda-t-elle. — À propos de quoi ? Elle dessina un petit cercle à l’aide de sa fourchette pour indiquer la pièce, la station, l’Univers, puis la planta dans un cube de tofu qu’elle fourra dans sa bouche. — Pas encore, avoua-t-il. Mais je regrette vraiment que ces abrutis aient essayé d’assassiner ce Singh, là. — Ou qu’ils n’aient pas réussi, dit-elle, et Holden ressentit une pointe d’anxiété venir lui piquer les entrailles. Les services de sécurité de la station surveillaient-ils leur cabine ? Ce type de plaisanterie cavalière allait-il les envoyer en cellule ? Naomi lut ces questionnements sur le visage d’Holden. — Désolée, s’excusa-t-elle, à moitié pour lui et à moitié pour le micro qui pouvait se trouver ou non dans la pièce. Ce n’était pas drôle. — J’ai l’impression que tout ça compromet tes plans de bosser comme consultante sur Luna, non ? — On dirait bien. Et tes projets sur Titan, aussi. — Dommage. Ça m’aurait plu. — Si seulement nous étions partis une semaine plus tôt, déplora Naomi. Les choses n’avaient pas encore changé, à ce moment-là. — Ouais. Le phat thaï était riche, chaud, d’un goût pratiquement similaire à celui qu’on cuisinait avec de véritables cacahuètes et citrons verts. Pratiquement, mais pas tout à fait. Il reposa sa fourchette. — Je ne sais pas quoi faire, ajouta-t-il. — Mange. Et quand tu auras fini, viens prendre une douche avec moi. — Sérieusement ? Naomi leva un sourcil et lui sourit. Après cela, ils avalèrent leur repas dans le silence. Il songea à mettre une musique en guise de fond sonore et tendit même la main vers son terminal avant de se souvenir qu’il était hors service. Naomi finit par jeter les assiettes et les fourchettes dans le recycleur puis le tira par le poignet jusqu’à la salle de bains. Elle se déshabilla lentement et il se sentit réagir à la vue de son corps dénudé, malgré le stress et la peur. Ou peut-être était-ce à cause de cela. Le désir et l’anxiété s’entremêlaient pour former quelque chose de plus qu’un simple désespoir. Elle régla l’eau à une température convenable tandis qu’il retirait à son tour ses vêtements, puis ils se retrouvèrent l’un contre l’autre, à s’enlacer pendant que la cascade chaude s’infiltrait là où leurs corps formaient des cavités et des réservoirs. Naomi pencha la tête contre celle de son compagnon, plaçant ses lèvres tout près de son oreille. — Nous pouvons discuter, maintenant, murmura-t-elle. Nous avons à peu près quinze minutes avant que le système bloque l’écoulement. — Ah, lâcha-t-il. Et moi qui pensais que c’était mon charme masculin qui agissait. Elle le saisit délicatement à un endroit sensible. — Aussi, oui, dit-elle, et discerner le rire dans sa voix fut pour lui la chose la plus agréable de ces dernières semaines. Il nous faut un vrai plan. Je ne sais pas comment ça va se passer pour notre argent. Nous n’avons loué cette cabine que jusqu’à la fin de la semaine, et je ne sais pas si nous pourrons la garder après ou si on va nous jeter dehors avant. Je ne sais rien du tout, en fait, à ce stade. — Il faut que nous retournions sur le Rossinante. — Possible, oui. À moins que ça n’attire encore plus l’attention sur les autres. Ce n’est peut-être pas une aubaine pour eux de voir James Holden revenir aux affaires. À moins que tu veuilles prendre part à la bataille. — Tu penses qu’il y en aura une ? Elle se frotta contre lui, leurs peaux glissant distraitement sous le torrent d’eau. — Qu’est-ce qu’elle dirait, Avasarala ? questionna-t-elle. Holden passa les mains autour de sa taille, l’attira vers lui et l’embrassa avec délicatesse. — Que le gouverneur Singh a tout foiré, souffla-t-il. Adopter des mesures de répression pareilles, ça montre qu’il a peur de l’ennemi. — Tout juste. Ceux qui l’ont pris pour cible n’étaient que des imbéciles, des amateurs. Mais certains vont commencer à se réunir clandestinement, maintenant, et il y aura des professionnels dans le lot. Si nous gardons les mains propres, toi et moi, nous réussirons peut-être à ne pas être mêlés à ça. Mais si nous essayons de contacter l’équipage, la sécurité pensera peut-être que nous voulons reformer le groupe. — Donc il faudrait les laisser en dehors de ça et nous focaliser pleinement sur notre nouvelle vie de réfugiés de guerre ? — Ou reformer le groupe et accepter de mourir en dissidents. — J’aurais bien voulu que Titan soit encore sur la liste des options, se lamenta-t-il. — Il va falloir oublier ça, chéri. Holden posa la tête contre l’épaule de Naomi, puis l’avertissement du système de rationnement se fit entendre. Ce n’était que le premier, toutefois. Il leur restait encore du temps. — Pourquoi j’ai l’impression d’avoir plus peur que toi de ce qui est en train de se passer ? demanda-t-il, et il sentit le sourire de Naomi contre sa joue. — C’est nouveau, tout ça, pour toi. Mais moi, je suis ceinturienne. Les agents de sécurité qui te tombent dessus simplement parce qu’ils en ont le droit, les points de contrôle et les procédures d’identification, savoir qu’on peut finir dans un recycleur pour n’importe quelle raison, ou sans raison du tout… J’ai grandi dans ces conditions. Amos aussi, d’ailleurs, d’une manière un peu différente. Je n’ai jamais voulu retrouver ce climat, mais je sais comment ça se passe, dans ces cas-là. Souvenirs d’enfance, sa sa que ? — Merde. Elle passa la main dans le dos d’Holden, puis le repoussa contre la cloison froide. Elle l’embrassa brutalement, puissamment, et il se retrouva bientôt à faire de même avec une passion qu’il n’avait pas éprouvée depuis des années. Lorsqu’ils s’écartèrent finalement pour respirer, le regard de Naomi était devenu sévère. Presque empli de colère. — Si nous choisissons de nous battre, ça va sûrement être moche à voir, déclara-t-elle. Nous sommes moins nombreux et moins bien armés. Je ne vois pas comment nous pourrions gagner. — Moi non plus. Mais je ne vois pas comment nous pourrions rester en retrait. — On reforme le groupe, alors ? — Ouais. Nous étions si près de nous en sortir, pourtant… — C’est vrai. Le système de rationnement sonna de nouveau, les pressant un peu plus, cette fois. Holden sentit une émotion intense animer sa poitrine, sans malgré tout savoir de quoi il s’agissait. Du chagrin, de la fureur, ou autre chose. Il coupa l’eau et le bruit blanc inondant ses tympans cessa. La douce fraîcheur de l’évaporation fit apparaître la chair de poule sur ses jambes et ses bras. Les yeux de Naomi étaient à la fois bienveillants, sombres et déterminés. — Viens te coucher, dit-il. — J’arrive. La lueur orangée du panneau de commande de la porte brillait dans l’obscurité. Un voyant vert aurait signalé qu’elle était déverrouillée. Un voyant rouge, à l’inverse, qu’elle était verrouillée. La couleur orangée, elle, indiquait un contrôle à distance prioritaire. Qu’ils se trouvaient donc impuissants. Et que, fondamentalement, ce n’était plus leur porte. Elle appartenait désormais aux services de sécurité. Naomi dormait toujours, sa respiration profonde et régulière. Holden restait assis dans le noir, sans remuer pour éviter de la réveiller, contemplant la lueur orangée. L’heure de couvre-feu avant le quart suivant ne s’était pas encore écoulée. Les coursives de Médina étaient désertes, tout comme les parcs et les champs incurvés du tambour. Les ascenseurs ne fonctionnaient plus. Seules les forces de sécurité laconiennes pouvaient circuler librement tandis que les autres étaient confinés dans leurs quartiers. Holden inclus. En termes d’heures de travail, c’était une lourde taxe. Si l’on ne prenait en compte que l’équipage du Rossinante, cela revenait à se passer de quelqu’un dix-huit heures par jour. Et à l’échelle de la station, on pouvait multiplier ce nombre par un coefficient à au moins quatre chiffres. Quelqu’un dans la chaîne de commandement laconienne pensait donc que le sacrifice en valait la peine. Ce qui, en soi, en disait déjà long. Naomi murmura, déplaça son oreiller puis reposa la tête dessus sans même interrompre ses songes une seule seconde. Mais elle referait bientôt surface. Ils dormaient dans la même couchette depuis suffisamment longtemps pour qu’il parvînt à reconnaître les signes annonciateurs de son corps, sans même être certain de savoir ce qui l’amenait à les considérer comme tels. Il sentait lorsqu’elle entamait son éveil. Il espérait qu’elle resterait couchée tant que la porte ne serait plus la leur, afin qu’elle n’éprouve pas le même sentiment d’être piégé. Au fil des années, le Rossi avait transporté son lot de prisonniers. Houston avait été le dernier, mais ils en avaient accueilli une demi-douzaine d’autres depuis que le Tachi était devenu le Rossinante. Maintenant qu’il y songeait, le premier avait été Clarissa Mao. Tous les détenus d’Holden avaient passé des mois dans une cabine plus étroite que celle-là, fixant des yeux une porte dont ils ne contrôlaient pas l’ouverture. D’une manière lointaine et nébuleuse, il avait toujours su que leur position avait probablement été peu confortable. Mais cela n’avait certainement pas été très différent d’un séjour en quartiers de détention, où il avait lui-même déjà passé du temps. Il existait une différence, pourtant. Les quartiers de détention d’un vaisseau, eux, avaient leur règlement et leurs attentes. Vous y restiez jusqu’à ce que votre avocat ou votre représentant syndical vienne vous parler. Il y avait des audiences. Si elles tournaient mal, vous alliez ensuite en prison. Les choses s’enchaînaient et tout le monde nommait cela la justice, même en sachant qu’elle était au mieux approximative. Mais Naomi et lui se trouvaient dans une cabine. Un lieu de vie. En faire une prison paraissait inapproprié, à l’inverse d’une véritable cellule. Les quartiers de détention d’un vaisseau avaient un espace intérieur et extérieur. On y restait quelque temps, puis on passait une porte ou un système de verrouillage avant d’en sortir. Médina tout entière n’était plus qu’une prison, maintenant, et le resterait pour encore douze minutes. Il se sentait oppressé, claustrophobe, d’une manière qu’il tentait encore de comprendre. La station lui semblait à présent aussi exiguë qu’un cercueil. Naomi s’agita de nouveau et mit l’oreiller sur sa tête. Elle soupira. Ses paupières étaient toujours closes, mais elle était bien de retour. Éveillée, mais pas encore prête à l’admettre. — Coucou, dit-il, d’une voix suffisamment douce pour qu’elle pût faire semblant de n’avoir rien entendu. — Coucou, répondit-elle. Une minute s’écoula, puis Naomi replaça l’oreiller sous sa tête, bâilla et s’étira à la manière d’un chat. Sa main se posa sur celle d’Holden, qui glissa les doigts entre les siens. — Tu as broyé du noir pendant tout ce temps ? s’informa-t-elle. — En partie, ouais. — Ça t’a aidé ? — Nan. — OK. On se lance dans l’action, alors ? Il indiqua le voyant orangé de la porte d’un signe de tête. — Pas encore. Elle jeta un coup d’œil dans la même direction et la lueur ambrée se mit à chanceler dans ses yeux comme la flamme d’une bougie. — Ah. Je vois. On se brosse les dents, on passe aux toilettes et on se lance dans l’action ? — Ça m’a l’air mieux, acquiesça-t-il avant de se tirer hors du lit. Il se brossait les dents lorsqu’un déclic se fit entendre, et le voyant de la porte vira au rouge ; elle était toujours verrouillée, mais désormais sous son contrôle. Le soulagement puis l’animosité envers le soulagement se succédèrent dans le même instant. Les coursives des quartiers résidentiels n’étaient pas plus encombrées qu’à l’accoutumée. Le point de contrôle qu’ils avaient passé un peu plus tôt n’était plus là, relocalisé à un autre croisement. Pour faire en sorte que la surveillance soit à la fois visible et imprévisible, présumait-il. Si les Laconiens contrôlaient les systèmes de sécurité, les gardes et les points de contrôle n’étaient que poudre aux yeux. Une démonstration de force afin d’entretenir la peur et l’obéissance des occupants. Les ascenseurs et les chariots étaient hors service. Si l’on souhaitait se déplacer, la seule option possible était de marcher. À l’intérieur du tambour, la lumière artificielle réchauffait toujours autant l’air. Les champs, les parcs, les rues et les structures se courbaient toujours de la même manière. Holden en venait presque à oublier que la station était occupée, jusqu’à ce qu’ils interagissent avec quelqu’un. L’homme devant qui ils s’arrêtèrent pour acheter deux bols de nouilles en sauce leur offrit gratuitement quelques paquets de cacahuètes ainsi qu’un bâton spiralé de sucre candi aromatisé à la cannelle. En poursuivant leur chemin vers les quais et l’ingénierie, ils croisèrent une dame âgée. Elle leur sourit, s’immobilisa et caressa l’épaule de Naomi jusqu’à ce que de fines larmes apparaissent dans ses yeux. Quelques jeunes hommes qui arrivaient dans le sens inverse se dispersèrent pour leur laisser le passage bien avant que ce ne fût nécessaire, puis les saluèrent de la tête. Ce n’était pas que les gens le reconnaissaient et s’inclinaient devant sa célébrité, non. Les citoyens de Médina traitaient simplement leurs semblables comme s’ils étaient faits de sucre filé, susceptibles d’éclater si on soufflait trop fort sur eux. Il avait déjà connu cela sur Luna après les impacts des rochers sur Terre. Le réflexe humain de s’unir en temps de crise. De prendre soin les uns des autres. C’était ce qui rendait l’humanité humaine, lorsqu’elle se montrait sous son meilleur jour. Mais il soupçonnait aussi un sombre marchandage. Hé, l’Univers, tu as vu comme je suis doux, sympa, gentil ? Ne laisse pas le marteau s’abattre sur moi. Même si cela reposait sur la peur et la tristesse, il s’en contenterait. Tout ce qui valoriserait la bienveillance mutuelle serait le bienvenu. Près d’un petit café où l’on servait du thé ainsi que des gâteaux à la farine de riz, une douzaine de personnes en uniforme laconien s’affairaient à construire quelque chose : un mur de cubes métalliques de deux mètres cinquante de côté, dotés de grandes portes grillagées faisant face au chemin. Pareils à des niches. La muraille était large de huit cubes et haute de trois. Une demi-douzaine d’habitants se tenaient à proximité en observant la scène, et Naomi vint les rejoindre. Une jeune femme aux cheveux couleur de boue et aux taches de rousseur sur les joues libéra un espace pour Holden et elle. Une autre petite attention, comme une pièce au fond d’un puits à souhaits. — Est-ce qu’ils attendent des prisonniers ? demanda Naomi, comme si la femme était son amie, comme si tous ceux qui ne venaient pas de Laconia formaient maintenant un seul et unique groupe. — C’est la rumeur, répondit Taches de Rousseur avant de saluer Holden de la tête. Ils en font tout un spectacle. C’est censé nous persuader de rester tranquilles, je me trompe ? — C’est comme ça que ça marche, oui, affirma Holden, tentant de ne pas trahir son amertume. Ils montrent à tout le monde comment ils punissent les fauteurs de troubles. Si nous avons suffisamment peur, nous obéirons. Ils nous dressent comme des chiens. — Ce n’est pas comme ça qu’on les dresse, les chiens, contra Taches de Rousseur, qui, sous le regard d’Holden, inclina légèrement la tête pour lui témoigner son respect, sans pour autant faire machine arrière. On les dresse en les récompensant. La punition, ça ne marche pas vraiment. Des larmes étincelèrent dans ses yeux, et Holden sentit un poids lui encombrer la gorge. On venait de les envahir, de les priver de pouvoir. Si l’ennemi décidait d’exécuter tout le monde à bord de la station, personne ne serait capable de l’arrêter. Tout cela était impossible, et pourtant, c’était bel et bien ce qui se passait. — Je ne savais pas, admit-il. Des mots banals. Tout ce qu’il pouvait offrir comme réconfort. — La punition, ça ne marche jamais, renchérit Naomi d’un ton sévère. Son visage était impassible. Elle se balançait d’un pied sur l’autre, comme si elle contemplait une sculpture dans un musée. Le spectacle du pouvoir comme œuvre d’art. — Jamais, répéta-t-elle. — Vous êtes d’ici ? interrogea Taches de Rousseur, qui ne les avait visiblement pas reconnus. — Non, dit Holden. Notre vaisseau est sur les quais. Enfin, notre ancien vaisseau. Celui à bord duquel nous sommes venus. Avec notre équipage à l’intérieur. — Le mien aussi est immobilisé. Le Old Buncome, enregistré sur New Roma. Nous devions rentrer chez nous la semaine prochaine. Je ne sais pas trop où nous allons dormir, maintenant. — Vous ne pouvez pas rester à bord ? Elle secoua la tête. — Les quais sont inaccessibles. Personne ne monte sur son vaisseau sans une escorte. J’espère que nous pourrons trouver une cabine, mais d’après ce que j’ai entendu, nous devrons peut-être camper ici, à l’intérieur du tambour. Naomi se tourna vers lui. Toutes les pensées d’Holden se reflétaient dans le regard de sa compagne. S’il était impossible d’accéder aux quais et que les équipages avaient été forcés de quitter la zone, les autres ne se trouvaient plus à bord du Rossinante. En outre, le réseau étant hors service, ils n’avaient plus aucun moyen de contacter Bobbie, Alex ou Amos. Ou Clarissa. Les ponts et la surface intérieure du tambour représentaient plus de cinquante kilomètres carrés de coursives, cabines, conduits d’accès, entrepôts, usines de recyclage, cultures hydroponiques, réserves d’air, infirmeries. Un labyrinthe de la taille d’une petite ville. Et quelque part là-dedans, quatre personnes à repérer. Holden lâcha un petit rire de colère, et Naomi inclina la tête de côté. — Rien, dit-il. C’est juste que… il n’y a pas si longtemps, je trouvais encore que la station était trop petite. 18 BOBBIE Une corde traçait le chemin à suivre jusqu’aux vaisseaux. Deux cent cinquante, ou peut-être trois cents personnes la tenaient dans leur poing, formant une file qui parcourait deux fois la longueur des quais dans chaque sens. Des hommes et des femmes portant les combinaisons de plusieurs dizaines de compagnies différentes avançaient petit à petit sous la microgravité, jouant des coudes sur place comme si manifester silencieusement leur impatience allait accélérer l’opération. Des gardes laconiens flottaient le long du périmètre, leurs fusils prêts à répondre par la violence. S’ils en venaient là, leurs répliques ne seraient pas chirurgicales, songea Bobbie. Pas au milieu d’une telle foule. Si quelqu’un tentait quoi que ce soit, les recycleurs d’air cracheraient ensuite des bulles de sang pendant des mois. Elle espérait que tous en étaient conscients et se souciaient d’éviter un carnage. De temps à autre, une équipe de soldats laconiens venait chercher les personnes au bout de la file, contrôlait leur passe, s’assurait qu’elles ne portaient pas d’armes sur elles et les guidait jusqu’à leur vaisseau. Tout le monde avançait alors un petit peu et attrapait la corde quelque cinquante centimètres plus loin, pour sentir sous sa main les fils entrelacés ainsi que le gras laissé par les paumes précédentes. L’extrémité de la corde qui n’était pas reliée au quai flottait librement dans l’air, attendant que le malheureux équipage suivant vînt rejoindre les autres dans la file. Ils étaient chanceux, songea Bobbie. La plupart des vaisseaux comptaient vingt ou trente membres d’équipage, tandis que le Rossi, lui, n’en accueillait que quatre. Ils pourraient tous monter à bord en même temps. Un petit privilège. Presque trop petit, même, pour qu’on s’en rendît compte. Les gardes emmenèrent un autre groupe et ils avancèrent à nouveau le long de la corde. — Comment ça va, Claire ? demanda Bobbie. Clarissa prit une longue et frissonnante inspiration, puis hocha la tête. Lorsqu’elle répondit, les mots s’échappèrent de ses lèvres un tout petit peu trop vite, leurs consonnes tranchantes, comme si elle tentait en vain de les retenir : — J’irai mieux quand je serai à l’infirmerie. Mais pour le moment, j’ai juste une sensation d’euphorie et des nausées. Rien de trop embêtant. — Si jamais ça change, dis-le-moi, intervint Amos. — Ça marche. Ces propos ne rassuraient pas Bobbie. Amos avait peu d’options susceptibles d’améliorer la situation. Si faire profil bas et subir en silence n’était pas suffisant pour que Claire puisse se soigner à temps, les solutions restantes deviendraient rapidement risquées. — Il fait froid, ici, non ? se plaignit Alex. — Oui, confirma Clarissa. La pression doit être un peu faible aussi. Les systèmes environnementaux sont tous désactivés. — Pas bon, ça, commenta le pilote. — Les Ceinturiens… dit Bobbie. Je m’entraînais à vivre dans ces conditions, quand j’étais marine. — Vous vous entraîniez à vivre sous une faible pression ? demanda Amos. Il semblait amusé, ce qui était toujours préférable à la frustration. — À occuper des stations ceinturiennes, plutôt. Une des tactiques de base que nous utilisions, c’était de mettre à mal la stabilité environnementale, juste assez pour que nous soyons forcés de la garder en tête de notre liste des priorités. Quelqu’un à bord de cette station essaie de mener la vie dure à ces gens. — Ah ouais… fit Amos. Plutôt risqué. — Ça ne fonctionne que si les forces d’occupation n’ont pas l’intention de tuer tout le monde pour repartir de zéro. Donc ouais. Il y a une part de risque. Les membres du groupe qui se trouvait devant eux le long de la corde portaient des combinaisons gris-noir, la mention CHARLES BOYLE GAS TRANSPORT inscrite en lettres vertes dans leur dos. L’homme à l’arrière du groupe tourna la tête pour observer par-dessus son épaule, croisant le regard de Bobbie d’un air presque timide. Elle le salua de la tête. Il fit de même, hésita un moment puis inclina la tête d’un centimètre sur le côté. — Perdón, dit-il en indiquant Clarissa du menton. La hija, là. Elle est malade ? Bobbie sentit son corps se raidir. Ce n’était pas une menace, ni une insulte. Quelqu’un qui ne faisait pas partie de son équipage venait simplement se mêler de leurs affaires. Elle était peut-être aussi tendue qu’Amos. Elle prit une brève inspiration et acquiesça de la tête. L’homme tapota l’épaule de son compatriote, juste devant lui. Ils échangèrent un instant, leurs discours si rapides et si empreints de termes ceinturiens que Bobbie fut incapable de suivre la conversation, puis tous les membres de leur groupe lâchèrent la corde pour faire signe à Bobbie d’avancer, laissant leur place dans la file afin que Clarissa pût monter à bord du Rossi quelques minutes plus tôt. Ce n’était qu’un tout petit geste. Une petite attention. Cela n’aurait pas dû la toucher autant. — Merci, dit Bobbie, qui ouvrit la marche afin de guider son équipage le long de la corde. Merci beaucoup. — Is is, répondit l’homme, balayant ses remerciements. C’était la première fois qu’elle entendait cet idiome, mais l’expression qui l’accompagnait l’explicitait clairement : Prenons soin les uns des autres. Les Laconiens se montraient efficaces, et les gens progressaient rapidement. Par conséquent, même si de très nombreuses personnes patientaient sur les quais, l’équipage du Rossinante atteignit la tête de la file en seulement deux heures. Une escorte de quatre marines contrôla leur passe et s’assura qu’ils ne portaient pas d’armes. Mis à part une bouffée de panique au moment de passer Clarissa au détecteur – ses modifications allaient-elles l’empêcher de monter à bord ? – tout se déroula sans incident. Après tout, ses mods avaient été conçues pour passer sans encombre les dispositifs de sécurité. Bobbie était soulagée de savoir qu’elles faisaient toujours leur travail, même si elles continuaient de tuer Claire à petit feu. Le Rossinante les attendait sur le quai, fidèle comme un chien. Lorsqu’ils ouvrirent le sas pour s’introduire à l’intérieur, Bobbie sentit ses épaules se décrisper. Elle retrouvait un air familier, moins par l’odeur que par la sensation qu’il procurait. Celle d’être à sa place. D’être chez elle. Bobbie se permit d’imaginer qu’ils remontaient à bord pour décoller et prendre la direction d’un des anneaux, d’un soleil quelconque. Un jour, peut-être. Mais pas maintenant. — Vous avez une heure, annonça le chef d’escorte. Bobbie secoua la tête. — Ma mécanicienne a besoin de rester à l’infirmerie plus longtemps que ça, protesta-t-elle. Il faut qu’elle renouvelle son sang. — Elle devra faire de son mieux pendant une heure, alors. Il y a aussi des installations médicales sur la station. Bobbie fixa le garde des yeux. L’homme avait un large visage, une peau légèrement plus sombre que la sienne. Toute une vie d’habitudes analysa comment elle pourrait essayer de le désarmer, de s’emparer de son arme puis de se mettre à couvert. Les chances étaient minces. À leur manière de se déplacer, Bobbie comprenait que les Laconiens étaient bien entraînés, et le plus âgé d’entre eux semblait avoir environ dix ans de moins qu’elle. — C’est bon, capitaine, assura Clarissa. Je peux régler le système pour qu’il fonctionne plus rapidement et prendre des inhibiteurs. Je l’ai déjà fait. — Si vous voulez un nouveau passe, vous pouvez toujours refaire une demande après avoir quitté l’appareil, informa le garde. — D’accord, dit Bobbie. Tenons-nous-en à ça. Ils parcoururent le Rossi comme s’ils venaient rendre visite à un prisonnier. Les gardes les suivaient partout, surveillaient tous les ordres qu’ils donnaient au vaisseau et notaient tous les rapports qu’il affichait en retour. L’estomac de Bobbie bouillonnait d’animosité, jusqu’à en devenir douloureux, mais elle ne pouvait absolument rien faire. Leur passe les autorisait à récupérer des effets personnels ainsi que des outils dont ils avaient besoin pour travailler, à condition qu’ils ne représentent aucune menace pour la sécurité. Dommage. Une partie d’elle-même aurait aimé déclarer qu’elle travaillait comme mercenaire afin de pouvoir ressortir du vaisseau avec Betsy sur les épaules. Tandis qu’elle rassemblait ses affaires dans la cabine du capitaine, son garde l’observant en silence depuis l’encadrement de la porte, elle ouvrit une connexion vers Alex. — Alors, comment ça se présente ? s’enquit-elle. — Le Rossi s’embête un peu mais il est en bonne condition, répondit Alex depuis le poste de pilotage. Une petite impureté dans la réserve d’eau, donc il faudrait quand même y jeter un coup d’œil, mais à mon avis, c’est juste un joint usé qui a laissé filtrer un petit quelque chose. Bobbie aurait voulu rester à bord. Passer des heures à faire briller les surfaces du vaisseau, à réparer tout ce qui pouvait l’être. Mais elle n’avait plus que trente-sept minutes. — OK, notez-le, lui demanda-t-elle. Nous nous en occuperons la prochaine fois. — Compris, capitaine, accepta le pilote. Car il y aurait une prochaine fois. Et même dans le cas inverse, ils feraient comme si c’était le cas. Elle referma ses placards, consulta la liste des messages en attente dans le système du Rossi pour s’assurer que tout se transférait bien vers son terminal – ou que les senseurs laconiens bloquaient tout de la même manière, plutôt – et se tira le long de la coursive en direction de l’ascenseur. — Il est martien, ce vaisseau ? interrogea son garde. — Oui, dit Bobbie, alors qu’ils atteignaient l’ascenseur pour descendre en salle des machines. — J’en ai vu pas mal de ce type, sur Laconia. La première flotte en comptait un certain nombre. La première flotte. En d’autres termes, tous les vaisseaux que Duarte avait volés pour s’enfuir vers Laconia. Ce qui signifiait aussi, réalisa Bobbie, qu’il en existait une seconde, constituée d’appareils semblables au monstre qui avait anéanti le Tori Byron. — Il doit avoir l’air d’une antiquité, pour vous, non ? tenta-t-elle, invitant le garde à développer afin d’en savoir davantage, mais si une opportunité s’était présentée, elle venait de la manquer. Dans la salle des machines, Amos avait pratiquement terminé de rassembler quelques outils autorisés à l’intérieur d’une petite caisse en céramique. Il la salua de la tête alors qu’elle entrait puis s’immobilisait en agrippant une prise. Elle aperçut à nouveau son panneau : IL PREND SOIN DE VOUS. ALORS PRENEZ SOIN DE LUI. Les mots pesaient plus lourd, à présent. Elle avait eu peu d’occasions de prendre soin du Rossinante. En tant que capitaine, du moins. Elle espérait qu’une autre chance se présenterait. — Prêt à y aller ? demanda-t-elle. — Ouaip. Alex et Clarissa étaient déjà dans le sas en compagnie de leurs gardes quand Bobbie et Amos y pénétrèrent. Claire semblait plus détendue, et son teint avait retrouvé des couleurs. Aux yeux d’un inconnu, Alex aurait également paru décontracté, mais Bobbie remarquait sa manière de contempler le vaisseau et de passer les mains sur la cloison. Il le savait aussi bien qu’elle : ils ne remonteraient peut-être jamais à bord. Les gardes les escortèrent le long des quais presque déserts jusqu’au point de transfert qui descendait vers le tambour et sa gravité giratoire, puis revinrent sur leurs pas pour emmener l’équipage suivant vers son appareil. Lorsqu’ils furent enfin seuls, Bobbie s’éclaircit la gorge : — Très bien. Où est-ce qu’on en est ? — Ils ont bien verrouillé ses systèmes, expliqua Alex. Mais il y a quelques failles. Laissez-moi vingt minutes et je pourrais sûrement le remettre en marche à distance. — Moi, j’ai des outils plutôt sympas, dit Amos en levant sa caisse en céramique. On peut faire des petits travaux, avec, mais pas découper le sol ou une cloison. — Claire ? Clarissa sourit et haussa les épaules. — Je me sens un peu mieux, et j’ai récupéré assez d’inhibiteurs. Bobbie posa une main sur l’épaule décharnée de la mécanicienne. — Nous prendrons soin de vous, lui certifia-t-elle. — J’en suis sûre. — Bon, très bien, enchaîna Bobbie. La prochaine étape, c’est de trouver quelqu’un capable de contacter l’Union. Ou la Coalition Terre-Mars. Pour savoir si quelqu’un d’autre a un plan ou si nous allons devoir en élaborer un nous-mêmes. — Ça me paraît faisable, dit Amos. Rien de trop compliqué. — Ah bon ? s’étonna Alex. C’est Médina, ici, je te rappelle, et la station est occupée par toute une bande de militaires martiens expatriés. Ce n’est pas Baltimore. Amos décocha un sourire, aussi placide que d’habitude. — On est partout à Baltimore. Bobbie connaissait et travaillait avec Amos Burton depuis des années, mais il était toujours capable de la surprendre. Durant les deux jours qui suivirent, Amos prit les initiatives, parcourant la station Médina sans but apparent. Ils allèrent s’installer dans un bar proche de l’usine de recyclage de l’eau, s’entretenir avec l’équipe d’un service d’entraide permettant aux personnes qu’on avait expulsées de leur vaisseau de trouver un logement, jouer au football sur le sol en terre avec un groupe de techniciens dont les tatouages du vieux cercle scindé de l’APE s’étaient détériorés au fil des années. De temps à autre, Bobbie distinguait quelque chose – une phrase, un geste – qui lui semblait curieux, comme si une seconde conversation se tenait en secret, sur une fréquence que ses oreilles ne pouvaient détecter. Elle prenait position derrière Amos et guettait tout signe de menace venant des Laconiens ou bien des autochtones. Partout où ils allaient, la station semblait au bord de quelque chose. Elle le sentait dans l’air, dans la voix de tous leurs interlocuteurs. En sus des points de contrôle et des gardes en tenues renforcées, les Laconiens avaient érigé une prison à ciel ouvert, remplie d’hommes et de femmes qui vivaient derrière ses barreaux comme les animaux d’un zoo particulièrement merdique. Puisque les terminaux étaient hors service et le réseau de communication restreint au point d’en devenir inutile, toutes les conversations semblaient tendues et dangereuses. Pour tout ce qui a besoin d’être crypté, il vaut mieux éviter de mettre un réseau en place, déclarait Amos à l’occasion. Avant cela, Bobbie n’avait jamais vraiment songé à la manière dont la communication changeait quand, chaque fois qu’on s’adressait à quelqu’un, on devait s’approcher suffisamment pour que la personne d’en face eût la possibilité de vous poignarder si elle l’avait voulu. Et finalement, trois jours plus tard, le vieux Ceinturien qui avait gardé les buts adverses lors de leur match de football vint les rejoindre à une petite table de l’espace public, où ils mangeaient des nouilles aux champignons. Il fit un signe de tête à l’intention d’Amos et s’éloigna. Le colosse se leva, étira son cou jusqu’à le faire craquer puis se tourna vers Bobbie : — On a quelque chose. — C’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ? — Les deux. Bobbie prit une dernière bouchée de son petit-déjeuner, mâcha et avala le tout. — Compris, dit-elle. Allons-y. Elle se leva, bientôt imitée par Alex et Clarissa. Une partie d’elle-même souhaitait leur ordonner de rester en retrait. Si les choses venaient à mal tourner, au moins, ils seraient en sécurité. Comme si quiconque pouvait l’être. Elle décida de ne rien leur dire. Le vieux Ceinturien les guida jusqu’à une coursive d’accès, puis le long d’une rampe qui descendait vers l’épiderme du tambour et le vide qui s’étendait au-delà, non loin sous leurs pieds. Ils passèrent deux postes de garde dissimulés. Bobbie ne pensait pas en avoir manqué d’autres, mais ne pouvait en être certaine. Le vieux Ceinturien demeura silencieux, et Amos ne tenta pas d’entamer la conversation. L’entrepôt sur lequel ils débouchèrent était à demi rempli de caisses de stockage maintenues au sol par magnétisme. L’éclairage était aveuglant, des lumières de travail à longueur d’onde limitée qui vacillaient pour créer un effet stroboscopique quand Bobbie passait trop rapidement la main devant ses yeux. Trois hommes étaient adossés aux caissons, les bras le long du corps afin de ne pas perdre un quart de seconde à les décroiser s’ils devaient faire usage de la violence. Bobbie sentit la chaleur se propager dans son ventre, un signe d’ennuis à venir qui était presque le bienvenu. Des appareils envahisseurs équipés d’armes inimaginables, une technologie protomoléculaire capable de pulvériser les atomes, un empire imposé sans précédent ni avertissement. Elle allait serrer les dents et s’avancer car c’était sa seule option. Mais ce n’était pas la première fois qu’elle avait affaire à des bandits dans un entrepôt. L’homme du milieu était un Ceinturien, grand et musclé, sa peau du même brun que ses yeux et ses cheveux. Même s’il avait été laid, son apparence aurait marqué les esprits. Mais il était bel homme, en plus de cela. — On m’a dit que vous vouliez me parler, lança-t-il. Amos tourna la tête vers elle puis désigna le bel homme d’un geste du menton. Le mécanicien les avait emmenés jusque-là, mais c’était elle qui commandait. À elle de jouer, maintenant. — On vous a dit que nous voulions parler à qui, exactement ? interrogea Bobbie en s’approchant. Clarissa vint se positionner à ses côtés. Sa faiblesse et sa déliquescence apparentes les amèneraient à la sous-estimer. Bobbie n’avait aucune idée de ce qui se passerait pour Claire si elle utilisait ses implants, mais le temps qu’ils fassent totalement effet, les trois hommes seraient déjà morts. Sans même qu’Amos et elle n’aient eu besoin d’intervenir. Le bel homme pencha la tête de côté. — C’est dangereux, les noms, coyo, rétorqua-t-il. Bobbie se désigna du pouce : — Capitaine Bobbie Draper, dit-elle avant de se tourner vers son équipage. Alex Kamal. Clarissa Mao. Amos Burton. Maintenant, vous êtes qui, bordel ? L’homme se renfrogna, inclinant à nouveau la tête comme s’il tentait de se remémorer les paroles d’une chanson qu’il avait sur le bout de la langue. Elle connaissait ce regard, et n’avait pas envie de l’aider à se souvenir où il l’avait aperçue par le passé. Pas encore. — Je m’appelle Saba, déclara-t-il. Et pour l’instant, ça suffira. — Vous la jouez très secret d’après ce que je vois, observa Bobbie. — Être sous l’autorité des autorités, ça ne m’intéresse pas. J’ai mes raisons, pour ça. — Je ne travaille pas pour Laconia, donc je crois que nous pouvons passer directement aux choses sérieuses, non ? — Pas sûr. Le terminal de Saba sonna – un bruit que Bobbie ne se rappelait pas avoir entendu depuis l’instauration des mesures de restriction – mais il n’y prêta pas attention. Il possédait un terminal en service, toutefois. Intéressant. Les probabilités d’avoir affaire à l’homme qu’ils recherchaient venaient probablement de s’accroître. — J’ai entendu dire que vous cherchiez à entrer en contact avec le monde souterrain, poursuivit Saba. Du coup, je me pose des questions. Vous voulez faire affaire avec le nouveau boss ? — Nan. — Alors, quoi ? Vous pensiez que vous alliez rappliquer ici pour nous dire ce qu’il faut faire ? Bobbie lui sourit, sentant ses dents contre ses lèvres. Deux solutions s’offraient à eux : calmer le jeu ou faire couler le sang. Elle préférait la première, mais elle n’était pas seule à décider. — Nous étions là quand cette espèce d’abruti a essayé d’assassiner le gouverneur, répondit-elle. Si c’est tout ce que vous êtes capables de faire, alors oui, j’aimerais bien venir donner un coup de main. Parce qu’il y en a besoin. — Les Ceinturiens sont sous la botte de l’oppresseur depuis des générations, réagit Saba, la mine froide. Vous croyez vraiment que vous avez quelque chose à nous apprendre ? — Apparemment, oui. Certains parmi votre bande de blaireaux ont pas mal rouillé, à ce qu’on dirait. Le teint olive de Saba s’assombrit quelque peu. Il se leva, puis s’avança vers elle. Bobbie s’approcha à son tour. Si elle montrait le moindre signe de faiblesse maintenant, ils ne la prendraient plus jamais au sérieux. La sonnerie du terminal sembla provenir d’un autre univers. — Quoi ? reprit Bobbie pour ne pas le laisser dicter le tempo. Vous comptez faire ça sans aucun allié ? Sans aucun soutien ? Vous tous contre l’Empire laconien ? J’ai vu comment ça s’est passé, jusqu’à maintenant, et… — Saba ! interpella une nouvelle voix. Bobbie refusait de tourner le dos aux trois Ceinturiens, mais n’appréciait pas non plus d’avoir un inconnu dans son dos. — Saba ! insista la voix. Elle semblait jeune. Enthousiaste. Bobbie tourna la tête pour regarder par-dessus son épaule. Une jeune femme en combinaison verte arborait un large sourire, comme si on venait de lui offrir un cadeau. — Que, Nanda ? demanda Saba. — J’ai trouvé quelqu’un, dit-elle. Regarde. Et une seconde plus tard, Holden et Naomi la dépassèrent pour pénétrer dans l’entrepôt, plissant les yeux sous cette lumière abominable. — Hé, Bobbie ! s’exclama Holden. Génial. Je me demandais comment nous allions faire pour vous retrouver. Saba laissa échapper un sifflement discret. — James Holden, putain, lâcha-t-il. Vous n’imaginez même pas combien de fois j’ai entendu parler de vous. — Toujours en bien, j’espère ? dit Holden en s’approchant, sans remarquer la tension qui régnait dans la salle, ou choisissant de l’ignorer ; difficile à dire, avec lui. Je vois que vous avez déjà fait connaissance avec mon ancien équipage. — Votre équipage ? fit Saba, qui observa Bobbie comme s’il la voyait pour la première fois, puis se mit à rire. Savvy, savvy. Bon, eh ben… bienvenue dans le monde souterrain. Bobbie esquissa un sourire, mais une sensation désagréable agitait ses entrailles. James Holden, putain, songea-t-elle. Trois mots magiques, et en un clin d’œil, quelqu’un venait de reprendre les commandes. 19 DRUMMER L’image avait du grain, le son était parasité de nombreuses interférences. Une demi-douzaine de couches cryptographiques intervenaient puis s’éclipsaient, laissant leurs marques sur les couleurs pratiquement fausses et le signal sonore atténué. Néanmoins, Drummer sentit son cœur s’adoucir, car au milieu de tout cela, bien reconnaissable, apparaissait Saba. Sa paupière inférieure était légèrement gonflée, signe qu’il était fatigué, mais il avait un sourire lumineux aux lèvres : — No savvy à quel point ça m’a fait du bien de recevoir ton message, Cami, dit-il. M’empêcher de te voir, c’est comme si on m’enlevait le cœur de la poitrine. Mais en ce moment, nous sommes les mieux placés pour occuper notre position. — Moi aussi, je t’aime, lança-t-elle en direction de l’écran. Seule dans son bureau, elle pouvait se le permettre. Les contacts d’Avasarala sur Médina s’étaient manifestés plus tôt que Drummer ne l’avait espéré. Le fait qu’ils avaient répondu, en soi, était même déjà une surprise. Elle s’était persuadée que la vieille femme surestimait ses pouvoirs, prétendant posséder une influence dont l’âge et la retraite l’avaient privée depuis longtemps. Mais elle avait maintenant la preuve concrète que Chrisjen Avasarala ne racontait pas que des conneries. Saba s’était terré dans les profondeurs de la station, à l’instar d’une tique, établissant des contacts avec les opérateurs de l’Union chaque fois qu’une occasion sans véritable risque se présentait. Et l’“Union”, la plupart du temps, signifiait l’APE. Elle écouta et prit des notes écrites tandis que Saba complétait son rapport. Écrire l’aidait à se souvenir. Soixante-huit personnes à bord de la station Médina, enfermées dans des cellules indépendantes au sein d’une muraille de trois cubes sur huit. La tentative d’assassinat manquée, orchestrée par des amateurs, et les mesures de restriction qui avaient suivi. Saba n’avait pas besoin de préciser qu’il utilisait cela pour recruter des gens qui venaient l’assister dans son projet. C’était évident. À partir de maintenant, l’objectif était de glaner des renseignements et de s’occuper des infrastructures. Même si le réseau d’Avasarala était parfaitement en place, il fallait préparer la seconde vague en s’assurant de multiples soutiens, en créant des zones mortes à l’intérieur de la station que les forces de sécurité laconiennes ne pourraient pas atteindre, et en ouvrant des portes dérobées dans les systèmes de communication ennemis. Jusqu’à ce qu’ils déterminent ce que serait la seconde vague. Drummer se surprit à hocher la tête au fil des mots tout en réfléchissant à leurs implications. Les Laconiens acheminaient leurs communications via un vaisseau de la taille d’un destroyer arrimé aux quais de Médina, lourdement cryptées, avec un dispositif de décryptage situé à l’intérieur de la station pour isoler physiquement les deux systèmes. Aucun moyen satisfaisant d’obtenir des informations dans ce contexte-là, ni aucune possibilité d’infiltrer le réseau ennemi. Elle devrait trouver le microcode des antennes et des répéteurs. Les sbires d’Avasarala au sein de la Coalition Terre-Mars avaient peut-être des données exploitables qu’elle pourrait transmettre à Saba. Les points de contrôle laconiens engageaient un tiers de leurs forces terrestres, ce qui occupait les soldats dans les coursives communes et donnait davantage de temps aux hommes de Saba pour créer des cachettes et des zones mortes. Si les mesures de répression s’assouplissaient, il leur faudrait déclencher quelque chose pour provoquer les Laconiens et faire en sorte qu’ils continuent à contrôler le trafic et l’identité des passants. Que leur spectacle de routine se poursuive pendant que les galeries du monde souterrain se multipliaient à travers le corps de la station. Les Laconiens possédaient peut-être déjà les plans à jour de Médina, et ils devaient donc raisonner en partant du principe que les cachettes officielles étaient connues de tous les joueurs de la partie, mais en creuser de nouvelles ne serait pas un problème pour Saba. Il connaissait l’univers souterrain aussi bien qu’elle, si ce n’était mieux. L’enregistrement prit fin sur son sourire espiègle. — Fais attention à toi, m’dil, conclut-il avant de souffler un baiser vers la caméra. Vivons comme si nous étions morts. Drummer toucha l’écran comme s’il s’agissait de la joue de son mari, mais il était dur et froid. Vivons comme si nous étions morts. Une maxime qu’elle n’avait plus entendue depuis bien longtemps. Autrefois, ç’avait été la devise du Collectif Voltaire. Un appel au courage empreint de fatalisme et de défi auquel les adolescents rageurs trouvaient un certain romantisme. Elle aussi, à l’époque, avait trouvé cela romantique. Elle vérifia l’heure. Le message de Saba avait duré pratiquement vingt minutes. Une partie d’elle-même peinait à croire qu’il s’était prolongé si longtemps. Elle aurait pu boire le son de sa voix une heure de plus et être toujours assoiffée. Le document qui s’affichait sur son écran contenait des pages et des pages de notes. Elle trouvait incroyable qu’il ait pu rassembler autant d’informations en si peu de temps. Elle consulta de nouveau ce qu’elle avait écrit afin de l’assimiler, puis effaça le tout. Aucune information ne pouvait fuiter si elle n’existait pas. Elle adressa une requête de communication à Vaughn, qui l’accepta immédiatement. — Où est-ce qu’on en est avec l’attaché militaire ? demanda-t-elle. — Il attend de vos nouvelles, madame. — Faites-le venir en salle de conférences dans dix minutes. — Bien, madame, obéit Vaughn, une félicité furtive dans la voix. Depuis la chute de Médina, les diplomates et coordinateurs de la Coalition Terre-Mars affluaient en nombre au Foyer du Peuple, et Vaughn prenait plaisir à leur dire ce qu’ils devaient faire. C’était probablement un vice, mais elle ne voyait aucun problème à l’encourager. Drummer se leva de son bureau et s’étira. Sa colonne vertébrale craqua bruyamment entre ses omoplates. Elle lâcha un bâillement, qui n’était pas de fatigue, plutôt de même nature que celui des coureurs dans les instants qui précédaient la course. Une profonde inspiration avant un effort soutenu. Si elle avait suivi un emploi du temps classique, son tour de garde serait presque achevé. Mais elle ne vivait plus ainsi. Désormais, elle restait éveillée quand il le fallait et dormait quand elle le pouvait. Sin ritma, comme on qualifiait ce mode de vie lorsqu’elle était plus jeune. Son corps en souffrait davantage, maintenant, et quelquefois, elle avait besoin d’un flacon de café supplémentaire afin d’aiguiser son esprit, mais elle en souriait, pour une raison qu’elle ne comprenait pas tout à fait. Vingt minutes plus tard, Benedito Lafflin, leur agent de liaison de la Coalition Terre-Mars, l’attendait toujours, le poing fermé autour d’un flacon d’eau gazeuse déjà à moitié concassé. Son large visage de crapaud semblait moins suffisant que d’ordinaire. — Madame la Présidente, la salua-t-il en se levant. Drummer lui fit signe de se rasseoir. Vaughn lui apporta un flacon de thé pendant qu’elle s’installait. Elle en but une petite gorgée. Chaud, mais pas brûlant. Vaughn se retrancha vers le mur, comme s’il faisait partie de la machinerie du vaisseau. — Alors, où est-ce que nous en sommes ? interrogea Drummer. Lafflin s’éclaircit la gorge : — Très honnêtement, je crois que le plan va vous plaire. — Vous me laissez le commandement direct de vos flottes ? Lafflin cligna des yeux. — Euh… Eh bien, c’est… Drummer étira un sourire. — Peu importe. Je pourrai m’en passer, je crois. Dites-moi tout. Il sortit un terminal, projeta les données sur le mur de la salle et le système solaire se déploya devant leurs yeux. Naturellement, les échelles n’étaient pas totalement respectées. L’espace était bien trop vaste et trop désert pour cela. La carte affichait tous les appareils appartenant aux flottes de la Terre, de Mars et de l’Union des Transports, la position et la trajectoire de tout ce qui transitait, ainsi que le corps planétaire et la période de révolution de ce qu’il restait, le tout situé dans le temps. Car l’Univers ne se reposait jamais. Et aux confins du système, loin de tout, la porte que l’ennemi traverserait. — En fonction de ce que nous savons sur le vaisseau ennemi, commença Lafflin, nous avons imaginé plusieurs scénarios qui, selon nous, donneront un avantage tactique à nos forces combinées. Le premier, bien sûr, consiste à les stopper pendant leur transit. — Expliquez-moi tout ça. Au cours des deux heures qui suivirent, Drummer passa en revue les différents scénarios. Lafflin plaidait en faveur de chacun d’entre eux. Au même moment, une autre personne comme lui s’adressait à chaque membre du comité en usant des mêmes arguments. Bientôt, les débats commenceraient. Avec ses cités spatiales, l’Union possédait une flotte au moins aussi puissante que celle de la CTM. Si Saba parvenait à contacter certains vaisseaux dans les colonies, peut-être pourraient-ils coordonner une attaque vers la Zone lente, malgré les réticences d’Avasarala. Dans le cas inverse, il existait toujours la possibilité de fomenter des coups sur Médina, qui pouvaient s’avérer au moins aussi efficaces. D’un scénario à l’autre, les plans de Lafflin en venaient finalement à la même chose : protéger la Terre, protéger Mars, éviter les ennuis aux Intérieurs, quel que soit le prix à payer. Le comité tirerait probablement les mêmes conclusions qu’elle. Et ensuite… Elle n’avait jamais souhaité diriger une force de police qui surveillait les mille trois cents mondes, et encore moins une armée. Malgré tout, à chaque nouvel argument, chaque nouvelle suggestion tactique, elle entendait les voix imaginaires des membres du comité, du Secrétaire général Li et d’Avasarala. Cela ne fonctionnerait pas. Quelqu’un devrait prendre le commandement, et elle voyait peu de scénarios où ce n’était pas elle. — Merci pour votre temps, dit-elle, lorsque la dernière des batailles envisageables eut pris fin sur son moniteur. Laissez-moi en parler avec les autres, et nous rediscuterons demain matin, si vous le voulez bien ? — Merci, madame la Présidente, conclut Lafflin tandis que Vaughn l’escortait hors de la salle. Dès qu’il fut sorti, elle afficha de nouveau les scénarios sur son écran, les faisant défiler sans lui l’un après l’autre. Ils avaient envisagé de miner leur côté de l’Anneau à l’aide de missiles à tête nucléaire, mais y avaient renoncé car personne ne pouvait être absolument certain que la porte ne serait pas endommagée. Un plan moins risqué consistait à envoyer plusieurs vaisseaux tournoyer à toute vitesse au-dessus du plan de l’écliptique pour larguer du gravier, qui couvrirait l’Anneau d’un voile de pierre. Elle pourrait alors décider de libérer le passage ou de laisser les vaisseaux en transit approcher pour prendre un coup de chevrotine. Du moins, jusqu’à ce qu’ils soient à court de masse réactionnelle ou de gravier. Une tactique ceinturienne. Un autre héritage de l’ancien temps. Elle songea à proposer l’idée dans sa réponse à la CTM, mais en réalité, elle n’avait pas besoin de leur permission, et l’Indépendance était suffisamment proche de la porte pour pouvoir, si elle s’y dirigeait maintenant, mettre quelque chose en place avant même la fin des débats au sein du comité… Drummer plongea la tête dans ses mains. Son cou la faisait souffrir et une sensation d’inassouvissement à la fois vague et profonde la perturbait, pareille à la soif, sans qu’elle ne sût clairement ce qui pourrait l’étancher. Si c’était bien possible. Elle entendit la porte s’ouvrir dans son dos, mais ne prit pas la peine de lever les yeux et de tourner la tête. Qui que ce soit, elle s’en fichait. Et de toute manière, cela ne pouvait être que Vaughn. — Madame la Présidente, appela-t-il. — Ouais. — Il s’est passé quelque chose, vous devriez voir ça. — Quelque chose de génial qui va illuminer ma vie ? — Non. Elle se redressa et dessina un cercle avec sa main. Accouchez. — Nous avons reçu une nouvelle transmission de Médina, expliqua Vaughn. Sur le canal officiel. — Encore des menaces et du cabotinage politique des Laconiens ? Ou quoi, ils ont déclaré officiellement la guerre ? — Ni l’un ni l’autre, réfuta Vaughn, qui s’affaira sur le moniteur pour lui montrer une simple vidéo, celle d’une estrade montée devant quelques rangées de chaises. Drummer fut quelque peu surprise par la sobriété des rideaux bleus à l’arrière-plan. Elle s’attendait à un fastueux décor impérial, à une bannière romaine ornée d’une aigle à deux têtes. Les personnes qui occupaient les chaises étaient censées ressembler à des journalistes, qu’elles le soient réellement ou pas. Carrie Fisk apparut à l’écran et prit place derrière le pupitre. Drummer sentit sa mâchoire se crisper. — Merci à tous d’être venus, débuta-t-elle, saluant son public de la tête avant de rassembler ses esprits, de détourner le regard et de se reconcentrer sur le pupitre. Depuis sa création, l’Association des Mondes a toujours été un fervent défenseur de l’indépendance et de la souveraineté planétaire. En tant que tel, nous nous penchons sur les questions liées à l’autonomie dans les nouveaux systèmes colonisés et défendons les droits de leurs habitants. Le pouvoir hégémonique du système Sol et de l’Union des Transports a prouvé maintes et maintes fois que leurs dirigeants accordaient une valeur inégale aux différents systèmes. Par leurs agissements, Sol et l’Union ont proclamé une souveraineté de facto sur ce qu’ils considèrent ouvertement comme des planètes et des gouvernements de seconde zone. — Oh, je t’emmerde, murmura Drummer. Toi et tes conneries de collabo. — À plusieurs reprises, j’ai eu l’opportunité de rencontrer les représentants du système Laconia pour discuter de l’avenir des anneaux, de la nature du commerce et de la gouvernance entre les mondes. Et je suis ravie de pouvoir annoncer que les votants de l’Association ont accepté à l’unanimité les offres de protection et de coordination des échanges commerciaux proposées par Laconia. En retour, le Haut consul Duarte a accédé aux demandes de l’Association en termes d’autonomie et de souveraineté politique. Avec ce… Drummer coupa la connexion. Duarte avait tout planifié. Pas simplement la campagne militaire, mais également le récit qui en faisait autre chose qu’une conquête en bonne et due forme. Il est revenu parce qu’il pense pouvoir gagner. Et s’il le pense, vous devriez vous préparer à l’idée qu’il ait raison. Carrie Fisk allait passer sur les chaînes d’actualité de mille trois cents mondes – dont Drummer était à présent isolée – et son histoire y trouverait un sol fertile où s’enraciner. — L’autonomie et la souveraineté politique ? Avec un fusil braqué sur la tête ? s’étonna-t-elle. Comment c’est possible ? — En promettant un tribut, répondit Vaughn. Un financement et des ressources en cas de besoin, mais en ne précisant qu’à voix basse que l’occasion pour ça ne se présentera peut-être pas. — Plus la garantie de ne pas leur exploser la cervelle, j’imagine ? Vaughn lui lança un sourire austère. — Fisk n’a pas évoqué ça directement, dit-il, mais il me semble que le sous-texte est là, oui. Drummer posa la main sur son menton, puis se leva. Une partie d’elle-même souhaitait envoyer Vaughn à l’infirmerie pour lui ramener quelque chose qui la maintiendrait éveillée : amphétamines, cocaïne, quoi que ce soit de plus fort qu’un autre flacon de thé. — La journée a été longue, soupira-t-elle. Quand les messages de la CTM commenceront à nous arriver, dites-leur de se calmer, que nous allons nous occuper de tout ça. — Et pour les membres du comité ? — Dites-leur la même chose, répondit-elle en quittant la salle. Que tout est sous contrôle. De retour dans ses quartiers, Drummer retira ses vêtements et les abandonna sur le sol entre la porte et la cabine de douche. Elle resta un moment sous l’eau quasi brûlante, la laissant couler dans son dos ainsi que sur son visage. Une sensation merveilleuse. La conduction thermique comme brutal réconfort physique. Elle coupa finalement l’eau et saisit une serviette pour débarrasser sa peau d’une grande partie de l’humidité, puis se laissa tomber sur sa couchette, un bras sur les yeux. L’épuisement s’enfonçait dans le gel plus lourdement que la gravité giratoire du tambour. Elle attendit la venue du désespoir. Mais il ne survint pas. L’Union faisait face à une menace existentielle. Le fragile tissu de la civilisation humaine au sein des colonies se déchirait devant ses yeux, et elle se sentait soulagée. De ses premiers souvenirs jusqu’à la destruction de la Flotte libre, elle avait été ceinturienne et membre d’une faction de l’APE. Son esprit, son âme et son identité s’étaient tous développés pendant que les Intérieurs maintenaient leur botte sur sa gorge et celle de tous ceux qu’elle aimait. La respectabilité de la station Tycho, de l’Union et désormais de sa présidence avait toujours été un rêve. La perspective qu’un Ceinturien détienne un jour un pouvoir équivalent à celui des Intérieurs l’avait toujours guidée, même s’il devait revenir à quelqu’un d’autre qu’elle. Et comme tous les rêves, plus elle s’en était approchée, plus elle avait réalisé ce dont il s’agissait vraiment. Des années durant, elle avait porté le pouvoir et l’autorité comme la combinaison d’un autre. Maintenant que Duarte et Laconia étaient entrés en scène, tout ce qu’elle avait construit s’effondrait. Et une partie d’elle-même s’en réjouissait. On l’avait élevée pour lutter contre les grandes puissances, pour mener des guerres qu’elle ne pouvait gagner, mais qu’elle ne pouvait pas perdre non plus. En revenir à cela était un échec cuisant, mais l’idée la réconfortait aussi. Son esprit commençait à dériver, sa conscience se transformant progressivement en rêve. L’Histoire était un cycle. Tout ce qui s’était passé depuis des générations se produirait à nouveau. La roue tournait parfois rapidement, parfois lentement. Elle la voyait comme un rouage, où elle et tous les autres se trouvaient en bordure en compagnie des dents et des roulements. Avant de sombrer dans un sommeil profond, sa dernière pensée fut que même avec les anneaux, rien ne changeait jamais vraiment. Tout ne faisait que se répéter, encore et encore, et se répéterait éternellement, les gens remplacés par d’autres. Un raisonnement qui, à la lumière du premier entretien qu’elle avait prévu le lendemain matin, ne manquait pas d’ironie. — Nous n’avons jamais rien vu de pareil. Drummer connaissait Cameron Tur sur le plan professionnel depuis qu’elle avait intégré l’Union, et il n’avait jamais semblé plus que vaguement intéressé par quoi que ce soit. Il était assis en face d’elle, gesticulant avec une tortilla comme s’il dirigeait un orchestre. Il avait les yeux grands ouverts, luisants, parlait d’une voix plus rapide et plus aiguë que d’habitude, et elle ne pigeait rien à ce qu’il lui racontait. — Des zones chaudes dans l’espace ? répéta-t-elle, fixant le plan schématique des yeux. Donc ce serait quoi, des vaisseaux furtifs ? Vous êtes en train de me dire qu’il y a des vaisseaux furtifs positionnés devant la porte, c’est ça ? — Non, non, non, dit Tur. Pas “chaud” dans ce sens-là. Je ne parle pas de température, ici. Drummer poussa un petit rire de frustration et posa le terminal. — OK, fit-elle, vous devriez peut-être essayer de m’expliquer ça comme si vous en parliez à un civil. Donc il y a des zones, celles que nous venons de voir, qui sont… quoi, exactement ? — Eh ben… commença Tur, hochant la tête davantage pour lui-même qu’à l’intention de Drummer. Comme vous le savez, bien sûr, le vide n’est pas tout à fait vide. Il y a toujours des ondes et des particules électromagnétiques qui apparaissent et disparaissent constamment. Fluctuation quantique. — J’ai une formation en politique et sécurité, lui rappela-t-elle. — Oh. Oui, d’accord, dit Tur, qui ne parut remarquer que maintenant sa tortilla et en prit une bouchée. En fait, ce qu’on appelle le “vide” n’est même pas du tout vide. Les créations et les annihilations quantiques spontanées sont permanentes. Elles produisent des radiations Hawking-Zel’dovich qui permettent… — Sécurité, Tur. Politique et sécurité. — Désolé. En fait, il y a de tout petits trucs qui apparaissent et disparaissent, comme ça, se reprit-il. Des trucs encore beaucoup plus petits que des atomes. Ça arrive tout le temps. C’est parfaitement normal. — Très bien, fit Drummer avant d’avaler une gorgée de son café matinal. Soit il était plus amer que de coutume, soit elle se montrait excessivement sensible. — Et donc, quand nous avons braqué tous les systèmes de senseurs vers la porte, continua Tur, pour essayer de glaner des informations concernant la guerre, et tout ça, nous sommes tombés sur des interférences dont nous n’avons pas réussi à déterminer l’origine. Elles ressemblaient à celles que rencontre le signal en traversant les anneaux, sauf que cette fois-ci, elles n’étaient pas à l’intérieur de la porte. Elles étaient dans l’espace, précisa-t-il en affichant de nouveau le plan schématique. Ici, ici, et ici. Et je ne parle que des zones que nous avons repérées. Il y en a peut-être d’autres, mais nous n’avons pas encore balayé tout le secteur pour les trouver. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que nous n’avons jamais vu ça, et d’après les données du registre, on dirait que les interférences sont apparues à peu près au moment où le vaisseau laconien a traversé la porte. Ou quand il a ouvert le feu sur la base alien. Nos données temporelles ne sont pas très précises. — Très bien, répéta Drummer, qui s’impatientait. — C’est la fréquence qui est étrange. La fréquence de créations et d’annihilations quantiques. Elle est… hallucinante. Beaucoup plus élevée que la normale. Drummer, de son côté, peinait encore à intégrer l’idée que le vide n’était pas vide, mais l’enthousiasme alarmé qu’elle sentit dans la voix de Tur provoqua un frisson qui descendit le long de sa colonne vertébrale. — Donc vous me dites… quoi, précisément ? demanda-t-elle. — Que l’espace à proximité de l’Anneau a littéralement commencé à bouillir. Et que nous ne savons pas pourquoi. 20 SINGH Santiago Singh passa quelques jours particulièrement désagréables à faire face aux conséquences des nouveaux protocoles de sécurité qu’il avait établis sur Médina. Un par un, tous les bureaucrates et fonctionnaires le contactèrent pour exprimer leur inquiétude de voir les mesures de restriction en vigueur impacter négativement le moral et l’efficacité à travers la station. Quelle que soit la formulation, il entendait la même chose lors des conversations : Les gens ne vont pas apprécier le nouveau règlement. Ils travailleront moins dur, et les actes de sabotage vont se multiplier. Vous êtes sûr de vouloir faire ça ? Et ses réponses, quelle que soit la formulation, étaient censées leur faire comprendre : Je me fiche que les gens n’apprécient pas le nouveau règlement, s’ils ne font pas leur travail comme il faut, ils se feront virer, et le sabotage est passible d’emprisonnement, voire de la peine de mort, oui, j’en suis sûr. Dans son ouvrage novateur sur la logistique, le Haut consul Duarte expliquait que parmi les méthodes qui permettent d’exercer le contrôle économique et politique sur un autre État, l’occupation militaire était la moins efficace et la moins fiable. L’occupation de la station Médina, en revanche, se justifiait, car en tant que poste de contrôle des treize cents mondes colonisés, s’en emparer minimisait le besoin d’intervenir militairement ailleurs et permettait au gouvernement impérial de passer rapidement à l’étape de la réglementation commerciale et de la pression culturelle, des stratégies à long terme bien plus efficaces pour exercer le contrôle. Et à dire vrai, montrer aux occupants de Médina que laisser le commandement aux Laconiens les mènerait vers une vie meilleure était aussi un test. S’il parvenait à convaincre une station remplie de personnes élevées dans l’anarchie que les règles impériales étaient une nécessité, alors en persuader les colonies naissantes au-delà des portes serait un jeu d’enfant. Tout cela, Singh le comprenait bien, mais il avait tout de même dû passer son après-midi à expliquer à des imbéciles en colère pourquoi tenter d’assassiner le gouverneur de la station ne pouvait pas rester sans conséquence. Lorsqu’il coupa la connexion de ce qui était, espérait-il, la dernière plainte de ce type, il demanda en hurlant qu’on lui apporte un café, un thé, ou peu importe ce qu’on considérait comme une boisson potable sur cette aisselle puante qu’on appelait une station. Personne ne répondit. Puisque Kasik était mort et qu’il ne s’était pas encore occupé d’assigner une nouvelle personne à son poste. Comme si en conservant son nom sur la liste des tâches, une partie de son ancien assistant que l’Histoire n’avait pas effacée restait toujours en vie. L’espace d’un instant, le bourdonnement de l’activité, de la conversation, de l’agacement et de la confrontation qui l’habitait depuis son incident s’évanouit. Il vit Kasik cracher la confiture de framboises qui était en réalité son sang, son cerveau et une partie de sa langue… Singh perdit conscience quelques secondes. Lorsqu’il revint à lui, il était à genoux près de son bureau, vomissant dans sa poubelle. Au vu de l’état de celle-ci, il était probablement resté penché au-dessus un certain temps. L’odeur et la vue du carnage déclenchèrent une nouvelle crise de vomissement, qui ne prit fin que lorsque son estomac vide se contracta douloureusement et qu’un léger filet de bile remonta dans sa gorge. Choc à retardement. Réaction post-traumatique. Parfaitement normal, se dit-il. Tout le monde passerait par là. — Je suis vraiment navré, Kasik, s’excusa-t-il, le visage soudainement couvert de larmes qui coulaient pour un homme dont il ne se rappelait même plus le prénom. Le système comm de son bureau bipa poliment. — Foutez-moi la paix ! s’écria Singh vers le dispositif. — L’amiral Trejo est ici pour vous voir, monsieur, répondit une voix prudemment neutre. — Ici ? — Dans le hall sécurisé, monsieur. Singh jura dans sa barbe, une obscénité moins sonore que vulgaire. Il empoigna le sac dans la poubelle et le jeta dans le recycleur. L’odeur du vomi planait sans doute encore dans l’air. Il poussa les recycleurs d’air au maximum de leur capacité afin de la dissiper. — Faites-le entrer dans une minute, je vous prie, dit Singh. Il mit à profit ces soixante secondes pour se laver le visage et se rincer la bouche. Trejo était de retour sur Médina. Cela pouvait signifier un certain nombre de choses, mais assurément qu’il voulait tenir une conversation en face à face plutôt que d’échanger des messages via le dispositif de sécurité comparativement glacial qui acheminait les communications officielles. Il s’agissait donc de sujets sensibles. — Santi, lança l’amiral Trejo en pénétrant dans la pièce. Vous avez une mine affreuse. — Oui, monsieur, acquiesça Singh. J’ai peur que les événements récents ne m’aient secoué un peu plus que prévu. Mais pas de problème. Paré à naviguer, monsieur. — Vous avez dormi, au moins ? s’informa Trejo, qui semblait véritablement inquiet. — Oui, monsieur, dit Singh, qui, ayant l’impression de mentir, se corrigea : Un petit peu, monsieur. — C’est dur de perdre quelqu’un. Surtout quelqu’un avec qui on était en étroite collaboration. — Tout va bien, monsieur, assura Singh. Mais je vous en prie, prenez mon bureau. Trejo s’assit à la place qu’on lui avait offerte, un sourire amical aux lèvres. — J’ai de bonnes nouvelles, cette fois, pour vous. J’ai consulté le rapport de vos découvertes au sujet des explosions de rayons gamma depuis les portes vers les systèmes, et aussi lu vos recommandations de positionner un vaisseau équipé d’un projecteur magnétique à très haute fréquence dans la Zone lente pour y contrôler le trafic. Le haut commandement de la Flotte a été très intrigué. On a fait remonter l’information jusqu’en haut. En haut ne pouvait signifier qu’une seule personne sur Laconia. — Très flatté qu’on y accorde tant d’attention, Amiral. — Il est du même avis que vous, continua Trejo, sa voix d’une monotonie que Singh n’arrivait pas tout à fait à comprendre, puis les yeux verts de l’amiral se plongèrent dans le regard de Singh pour y rester. Ils envoient l’Eye of the Typhoon. Il faudra un peu de temps avant qu’il soit totalement prêt, il ne devait traverser que dans quatre mois. Mais vous l’aurez au plus vite. Sa mission officielle sera de défendre la station Médina, mais il aura aussi vocation à protéger le système des anneaux en utilisant vos nouvelles données. — Il est dirigé par le contre-amiral Song, si ma mémoire est bonne. — Ouais, c’est bien ça. Mais vous restez gouverneur de Médina. Vous aurez le commandement opérationnel de la défense de la station, ce qui vous donne le pouvoir de déterminer quand et si notre nouvelle stratégie est adéquate. — Bien, monsieur. — Ce sera un peu grisant d’avoir un amiral sous votre autorité, prévint Trejo. Alors gardez en tête que cette situation ne se prolongera pas éternellement. Ne vous faites pas d’ennemis qui pourraient vous faire regretter vos décisions. Les paroles de Trejo étaient pesantes, comme si elles en disaient plus qu’en apparence, et parvinrent aux oreilles de Singh comme un léger reproche. — Compris, Amiral, j’apprécie vos conseils. Est-ce que le Tempest va rester ici jusqu’à ce que le Typhoon arrive pour prendre le relais ? — Non. Nous accélérons le mouvement, d’après vos recommandations. Le Tempest transitera par la porte de Sol dans quatre heures. À moins que vous n’ayez reconsidéré votre position ? Singh ressentit la question comme une offre. Il avait l’opportunité d’avouer qu’il était dépassé. Qu’il avait besoin d’aide et de renfort. La tentation de clamer qu’il était parfaitement en forme le tenaillait profondément, mais il ne pouvait nier le fait qu’il était mal en point. La question était de savoir si sa fragilité était suffisamment préoccupante pour prendre le risque de laisser davantage de temps au système Sol pour se préparer. La partie la plus délicate de la mission du Tempest serait la traversée de la porte de Sol, et ce qui se produirait au cours des heures suivantes. Plus l’ennemi pouvait exploiter cette période de vulnérabilité, moins le temps qu’il avait gagné grâce à sa découverte des explosions de rayons gamma leur profiterait. Il souhaitait éviter de minorer l’avantage qu’il venait de leur offrir. Pourtant… Il s’apprêtait à répondre, mais s’interrompit lorsqu’il sentit le goût de citron amer de la bile remonter dans sa gorge. Pas maintenant. Il déglutit vigoureusement, dans l’espoir que cela suffirait pour repousser une autre crise de vomissement au-dessus de sa poubelle. Trejo écarquilla les yeux, l’air réellement inquiet. — Santi, dit-il, vous avez vu un médecin ? — Immédiatement après l’attaque. Je ne souffrais d’aucune blessure, mis à part une ecchymose sur le genou et un petit déficit de fierté. — Ce n’est pas ce que je voulais dire. — Tout va bien, mentit Singh, mais Trejo ne lui fit aucune réprimande. Je sais qu’émettre des rayons gamma depuis les portes n’a jamais fait partie de nos stratégies de défense, mais je trouvais dommageable de laisser de côté un outil aussi puissant. — Compris. Pour être honnête avec vous, accélérer les choses ne me satisfait pas totalement. La stratégie que je préfère, c’est celle de prendre le temps. Mais jusqu’ici, rien n’indique que les autochtones de Médina préparent un coup sans que nous ne soyons au courant. Le Haut consul pense que nous pouvons nous permettre de faire traverser rapidement le Tempest. J’ai un peu l’impression de vous laisser sans pantalon, mais il n’y a qu’une seule flotte dans l’univers connu capable de mettre à mal nos plans ici. Et elle est regroupée dans le système Sol. Vous n’aurez pas à vous inquiéter de devoir défendre Médina contre elle, je vais l’obliger à combattre sur son terrain. Et je ne crois pas que les colonies vous poseront des problèmes qu’un destroyer ne pourra pas régler. — Je suis d’accord, monsieur, approuva Singh. Nous tiendrons et attendrons l’arrivée du Typhoon, ou bien des nouvelles de votre victoire dans le système Sol. Singh songea que leur entretien était maintenant terminé, et attendit que l’amiral se lève. Au lieu de cela, le vieil homme le fixa des yeux, pensif, jusqu’à ce que le silence soit devenu embarrassant. Les convenances l’empêchaient de conclure leur entrevue avant que son supérieur ne lui ait permis de disposer. Il se contenta donc de rendre son regard à l’amiral avant de lui adresser un léger sourire. Quand Trejo reprit la parole, sa voix était plus basse : — Tanaka a fini de rédiger son rapport. Elle prendra bientôt une navette pour venir occuper un poste à bord du Tempest. — Oh, fit Singh, d’un ton qu’il espérait désinvolte. — Comprenez-moi bien. C’est un bon élément, et son expérience est plus que bienvenue. Mais s’il y a des soucis avec elle, j’aimerais savoir lesquels. — Je suis certain que ses compétences… commença Singh, mais Trejo l’interrompit sans élever la voix. — Si elle doit venir occuper un poste à responsabilité sur mon vaisseau, il faut que je comprenne pourquoi vous ne voulez plus d’elle à bord du vôtre, insista l’amiral, d’une voix aussi douce que s’il demandait pour la première fois. C’est ça que je veux savoir. — Oui, monsieur. Il faudrait déjà que je l’aie compris moi-même, pensa Singh. La rage qu’il avait éprouvée envers tout et tout le monde à la suite de l’attaque s’était dissipée pour ne lui laisser qu’une vague sensation d’instabilité, comme la peur d’un adolescent d’avoir négligé un devoir à faire. Comme s’il devait s’occuper de quelque chose qui causerait des ennuis en cas d’oubli, mais il n’avait aucune idée de ce que c’était ni de comment le savoir. — Vous avez le temps, Santi, dit Trejo. Singh prit une grande inspiration, légèrement tremblotante. Il se maudit, pour cela. — À ce moment-là, j’avais le sentiment que ne pas répliquer à une attaque contre ma personne – et par extension, contre l’autorité du Haut consul et de l’Empire lui-même – ne ferait qu’encourager tous les dissidents potentiels de la station. J’étais persuadé qu’une réponse ferme s’imposait pour faire passer le message que la station était maintenant à nous, qu’elle le resterait et que n’importe quelle tentative de s’opposer à nos projets serait vouée à l’échec. L’idée était de tuer la rébellion dans l’œuf. — Et vous pensiez que le colonel Tanaka ne comprenait pas ou n’approuvait pas cette position ? demanda Trejo. — Elle prônait une méthode plus conciliante. Et selon moi, même si son expérience lui a permis d’arriver jusqu’ici, elle se traduisait mal dans cette nouvelle situation. Elle voyait les choses différemment et m’a déclaré qu’elle ne tolérait pas les nouvelles mesures de sécurité parce qu’elle les trouvait trop sévères. J’ai donc décidé de la relever de ses fonctions. — Et pourquoi est-ce que son expérience, qui est considérable, se traduisait mal, d’après vous ? La question de l’amiral aurait pu sembler moqueuse ou rhétorique, mais quelque chose dans la voix du vieil homme amenait Singh à penser qu’il était sincèrement curieux. Quand on ne peut pas se mettre à couvert, la seule solution qui vaille, c’est de traverser le champ de bataille le plus vite possible. Comment se débrouillait-il pour se retrouver dans des situations pareilles ? Il s’éclaircit la gorge et répondit : — Le colonel Tanaka s’est informé sur la manière de pacifier une rébellion dans un contexte où la population était belligérante mais non-alignée. Les Ceinturiens n’étaient pas des citoyens martiens, même s’ils évoluaient sous l’influence et la régulation martiennes. Dans une certaine mesure, gagner les cœurs a toujours fait partie de sa mission. Elle réfléchit encore de cette façon et c’est cette méthode-là qu’elle veut appliquer à l’insurrection, en ne pénalisant que les personnes directement impliquées dans l’attaque pour essayer de faire coopérer le reste des occupants par la souplesse. — Et vous désapprouvez son jugement, compléta Trejo. — En effet. Par décret du Haut consul lui-même, tous les êtres humains sont citoyens de l’Empire laconien. La population de Médina ne constitue pas un troisième parti neutre entre nous et une faction dissidente. Ils sont laconiens, et les insurgés ne sont pas les membres d’un gouvernement étranger qui résistent à l’occupation, ce sont des criminels. Toute autre réaction irait à l’encontre du décret impérial et leur donnerait une légitimité. Je n’ai pas besoin de gagner leur cœur. J’ai besoin qu’ils comprennent que toutes les anciennes instances et alliances politiques sont caduques. Nous ne sommes pas en train de conquérir un nouveau territoire, nous faisons appliquer la loi au sein de notre empire. Trejo lui sourit. — Ça aurait pu sortir tout droit d’un cours de théorie politique à l’académie, observa-t-il. Mais je ne vous demandais pas de me réciter un manuel scolaire, capitaine. Est-ce que vous pensez que c’est vrai, tout ça ? C’était une question étrange. — Si je ne le pensais pas, je ne serais pas ici, Amiral. — C’est la position officielle de l’Empire, pour sûr, et vous l’avez rappelée sans omettre un détail. — Monsieur, si nous en avons fini, je… — À votre avis, enchaîna Trejo comme si son interlocuteur n’avait pas prononcé un mot, pourquoi le Haut consul vous a-t-il accordé ce poste ? — Monsieur ? — Vos références académiques sont impeccables. J’ai lu votre papier, aussi, celui où vous analysez les théories de Duarte sur la manière de gérer un empire par le contrôle logistique. Et je parierais que lui-même a dû être impressionné. Vous avez apporté certaines idées tout à fait uniques à son texte, dont je suis sûr qu’elles ne s’y trouvaient pas déjà. — Merci, monsieur, dit Singh, sans parvenir à dissimuler son ton interrogatif. — Mais avant cette assignation, vous n’aviez servi qu’une seule fois sur un vaisseau de la Flotte. Et il y a certainement une bonne centaine de gens comme moi et Tanaka sur Laconia qui ont une véritable expérience du commandement en situation de combat. Donc pourquoi vous, et pas l’un d’entre eux ? Singh s’était lui-même posé la question. — Très honnêtement, je n’en ai aucune idée, monsieur, admit-il. — Et c’est la seule bonne réponse que vous pouviez donner, Santi. Non, vous ne le savez pas. Mais je vais vous donner un indice. Est-ce que vous savez comment on polit un rocher ? — Non, monsieur. — On le met dans un tambour avec un tas d’autres rochers, du sable, on fait tourner le tout pendant deux semaines jusqu’à ce que toutes les arêtes soient arrondies et à la fin, on récupère le rocher tout bien poli. Nous sommes en train de prendre le contrôle de mille trois cents mondes différents, et il n’y a qu’une centaine de vieux croûtons comme moi et Tanaka pour deux ou trois mille militaires en herbe comme vous sortis de l’université. Singh n’avait aucune idée de ce que signifiait “en herbe”. Cela ressemblait à un idiome de Mariner Valley. Mais le contexte était clair, et les propos de l’amiral aussi. — On a placé le colonel Tanaka ici pour… — Pour vous polir et vous débarrasser d’une part d’imbécillité, termina Trejo à sa place. Tanaka combattait déjà les insurgés avant votre naissance, et elle a tué plus de gens que vous n’en avez connus. Mais nous avons déjà un colonel Tanaka, et l’installer aux commandes n’apporterait rien de neuf. J’espère que ce petit accrochage avec elle aura permis de polir un petit peu vos arêtes. Sinon, ce sera une perte de temps pour tout le monde. Tanaka doit décoller vers le Tempest d’ici une heure. Je crois que vous lui devez une discussion. — Oui, monsieur. Il avait l’impression que la bile était une nouvelle fois remontée dans sa bouche, mais l’amiral avait raison. Trejo se leva de son siège. L’entrevue était terminée. — Vous pouvez disposer, capitaine. Assurez-vous que Médina soit toujours là quand je reviendrai. — Compris, Amiral. La solution la plus courageuse aurait été de se rendre à bord du Tempest. La plus facile, d’enregistrer un message puis de l’adresser via le système de Médina, où les mesures de sécurité pardonneraient le fait de ne pas avoir de discussion en temps réel. Il opta pour un compromis. Le whiskey ceinturien qu’on avait laissé dans son ancienne cabine du Storm avait un goût d’acide et de champignons, mais Singh continuait tout de même à le boire. L’alcool semblait enfin triompher de la bile dans sa gorge et sa bouche. Il ôta ses chaussures, posa les talons sur son bureau et attendit que le nœud dans sa poitrine se relâche, ne fût-ce que légèrement. Il aurait dû le savoir depuis le départ. Avec du recul, la seule chose qui rendait Singh recommandable pour le poste de gouverneur était sa dévotion absolue envers les idées du Haut consul Duarte. C’était tout ce qu’on avait demandé de lui. Il leur fallait larguer les idéalistes laconiens sans expérience comme lui au beau milieu du lac en espérant qu’ils en apprennent assez pour rejoindre le rivage à la nage. Et l’attitude de Tanaka : son arrogance, son mépris pour son inexpérience, son refus d’accepter les ordres de Singh sans discuter. Tout cela était la raison précise pour laquelle on l’avait placée sous son commandement. La congédier dans un accès de mauvaise humeur était justement le type de comportement adolescent qu’on tentait d’effacer de son système. Il avait tout foiré. L’amiral Trejo avait bien compris qu’il avait agi sous le coup d’une panique aveugle après sa première expérience sous le feu de l’ennemi, ce qui était à la fois un soulagement et une forme d’humiliation. C’était aussi probablement la seule raison pour laquelle on ne l’avait pas relevé de ses fonctions. Trejo avait saisi ce qui n’allait pas tout en considérant que Singh avait encore quelque chose à offrir, qu’il n’était pas encore bon à jeter. Réconfortant et humiliant, une nouvelle fois. Il but une autre gorgée de whiskey qui réchauffa son œsophage. C’était ce qu’il pouvait en dire de mieux. Et cela lui suffisait. Un nouveau piège se profilait à l’horizon. Il réalisait même qu’il le sentait, tout comme il sentait l’attention de Trejo, qui patientait en observant comment Singh parvenait à prendre les vagues maintenant qu’il lui avait expliqué son erreur. L’amiral l’avait presque sommé de parler à Tanaka avant son départ. C’était donc là que se trouvait le piège. Une dizaine d’idées s’offrirent spontanément à lui quant à la nature de la discussion, et il décida de leur pertinence dès qu’il les identifia. C’était son commandement. Il avait tout à perdre. La meilleure chose à faire était peut-être d’accepter un échec honorable. Même si on le renvoyait effectivement chez lui auprès de Nat et du Monstre, l’humiliation serait moindre en sachant qu’il s’était pleinement comporté en adulte. Il détacha le moniteur de son poignet pour l’aplatir sur son bureau. — Colonel Tanaka, transmission vocale et vidéo, lança-t-il vers l’appareil. — Ici Tanaka, répondit-elle un instant plus tard. Sur le petit écran, son visage compressé ne révélait que ses traits les plus apparents : des sourcils noirs, broussailleux, une large mâchoire et un nez quelque peu décentré. Elle avait l’air dangereuse et en colère. À cette heure-ci, d’ailleurs, elle était certainement les deux. — Colonel, salua Singh, tentant de conserver un ton informatif et assuré. Il songea qu’il avait plutôt réussi. Après tout, il n’appelait que pour finaliser quelques banals détails bureaucratiques. — Gouverneur, fit Tanaka, avec l’impassibilité qu’il ne faisait que tenter d’adopter. — J’ai discuté de votre transfert avec l’amiral Trejo. Il m’a dit qu’il était ravi de vous confier un poste à responsabilité sur le Tempest, et je n’ai rien fait pour l’en dissuader. — Merci de ne pas essayer de torpiller ma carrière, alors, réagit-elle, sans une once de gratitude dans la voix. Elle n’avait pas rétorqué : Je t’emmerde, nabot, tu n’aurais rien pu me faire même si tu l’avais voulu. Ce serait certainement la plus grande politesse qu’elle lui témoignerait. — Je veux que vous sachiez une chose, poursuivit-il. Je reconnais que dans l’état d’extrême susceptibilité où je me trouvais après l’attaque, j’ai pris de mauvaises décisions, et vous relever de vos fonctions a sûrement été l’une des pires. Il y eut un moment de silence. Une fraction de fraction de seconde, mais c’était tout de même un silence. — Ah bon, dit-elle, ses sourcils fournis s’élevant d’un millimètre. — Oui. Et si je pouvais revenir en arrière sans aggraver mon erreur, je le ferais. Mais le plus important, désormais, à la fois pour mes hommes et les citoyens de Médina, c’est que les hauts responsables aient l’air d’imposer sereinement leur autorité. Prendre une décision drastique comme vous relever de vos fonctions pour me rétracter ensuite, ça nous ferait passer… ça me ferait passer pour un faible, un indécis. Votre nouvelle affectation sera donc officiellement justifiée par le besoin d’un renfort d’expérience parmi les hommes de l’amiral Trejo, maintenant que nous avons sécurisé la station et qu’il s’apprête à attaquer le système Sol. Je ne ternirai pas le dossier de votre incroyable parcours. Malheureusement, mes excuses et mes regrets devront rester officieux, pour l’instant. Tanaka fronça les sourcils, même si elle semblait plus étonnée qu’en colère. — J’apprécie, Gouverneur. — Bonne chance et bon voyage dans le système Sol, Colonel. Nous attendrons tous les nouvelles de votre victoire. Singh, terminé. Il coupa la communication et avala le reste de son infâme whiskey ceinturien. C’était peut-être l’effet de l’alcool, mais il avait la sensation que le poids qui lui oppressait depuis son arrivée sur Médina commençait à disparaître. C’était sa station, dorénavant. Son commandement, dont l’échec ou le succès serait son entière responsabilité. Il songeait que la pire erreur qu’il avait pu commettre était à présent derrière lui, et ce n’avait pas été si dramatique que cela. Les choses ne pouvaient que s’améliorer, maintenant. 21 HOLDEN Plutôt que de les laisser multiplier les allers-retours en catimini depuis les camps de réfugiés du tambour ou les quartiers assignés par les Laconiens, Saba permit à Holden et l’équipage d’occuper une cabine clandestine : un espace équipé de six râteliers de couchage que ses hommes avaient aménagé dans un tunnel dont les plans étaient obsolètes et manquants. Ils étaient à l’étroit, et Alex ronflait un petit peu, mais c’était tout de même mieux que leurs solutions alternatives. La pièce où ils passaient la plupart de leur temps avait été conçue pour être un espace de stockage de taille moyenne. Ce n’était pas l’une des cavités profondes d’un vaisseau générationnel traversant les vastes abysses entre les étoiles, ni l’un des placards censés être utilisés quotidiennement par des hommes et des femmes dont les vies allaient débuter puis se terminer durant le voyage, sans en avoir vu la fin ou même le commencement. Des guides jaunes encastrés dans les murs et le sol marquaient les emplacements où les caisses à outils et les rations impérissables auraient dû être entreposées. L’Histoire avait amené la pièce à tenir un tout autre rôle. Des coussins de gel et de tissu recouvraient le sol autour d’un dispositif holographique qui leur servait de table basse. Les recycleurs d’atmosphère fonctionnaient au minimum afin que l’empreinte énergétique de la pièce soit aussi faible que possible, et un ventilateur à piles faisait circuler l’air épais. Des tentures de textile imprimé – Holden n’aurait su déterminer s’il s’agissait d’étoffe, de plastique ou d’un maillage de carbone – ornaient les murs et bruissaient sous la brise légère. Il ignorait si elles avaient une fonction quelconque, ou si l’envie de décorer les espaces intérieurs survivait à tous les contextes politiques. Elles lui rappelaient surtout un restaurant marocain sur Japet où il allait régulièrement manger lorsqu’il transportait encore de la glace pour Pur’n’Kleen. Saba et quatre autres hommes – qu’Holden présumait être ses lieutenants – étaient assis en face de lui et de l’équipage, remplissant leurs tasses d’un thé fumant quand elles commençaient à se vider. En plus d’être capitaine d’un vaisseau d’approvisionnement appelé le Malaclypse, immobilisé sur les quais tout comme le Rossinante, Saba était aussi marié à Drummer. Au départ, Holden s’était inquiété que ses décisions concernant Freehold ne posent problème, mais après avoir évoqué les faits, Saba les avait repoussés de la main. Ça s’est passé en rêve, avait-il déclaré, ce qu’Holden avait peiné à saisir avant que Naomi lui explique que c’était un vieil idiome ceinturien équivalent à Ne vous en faites pas. Même après tout ce temps passé hors du puits de gravité de la Terre, Holden était impressionné par la quantité de choses qu’il ignorait. — Perdón, s’excusa une Ceinturienne, se compressant pour passer devant le garde qui surveillait la porte. Saba ? Tu es prêt à ce qu’on amène la nourriture ? Saba parvint à garder un sourire plutôt poli : — Non, Karo, refusa-t-il. Bist good. La femme leva les mains, hochant la tête à la manière des Ceinturiens. Son regard balaya les autres, mais s’attarda quelques instants sur l’équipage du Rossinante : Holden, Naomi, Bobbie, Alex, Amos, puis Clarissa. — Et vous ? demanda-t-elle. Nous avons du bacon aux champignons. Bobbie, songeuse, fit craquer les articulations de ses doigts. Holden était presque certain qu’il s’agissait d’un signe d’agacement. — C’est bon, dit-il. Pas pour l’instant. Merci. La femme leva de nouveau les mains et se compressa pour repartir dans le sens inverse. La troisième interruption de la matinée. C’était quelque peu étrange, mais Holden mit cela sur le compte de l’anxiété générale. Les forces d’occupation étaient maintenant bien installées, et la liberté dont disposaient Saba et son monde souterrain pour opérer était aussi mince qu’une lame de rasoir, mais tout le monde souhaitait néanmoins se rendre utile. — Pardon, reprit Holden en déplaçant la jambe repliée sous son corps, car si l’une d’elles devait être engourdie en permanence, mieux valait alterner. Vous disiez ? Saba se pencha vers l’avant. Rester assis sur les coussins ne semblait pas engourdir ses jambes, mais il était plus jeune qu’Holden d’une ou deux décennies. — Il faut trouver le bon équilibre, sa sa ? dit-il. Plus nous installerons de matériel, plus nous aurons de choses à utiliser. Mais plus ils auront de chances de tomber sur nous. L’un des lieutenants de Saba, qui avait passé la matinée à prôner la mise en place d’un système comm totalement séparé en suggérant de tirer un câble fin comme un cheveu à travers les conduits qui acheminaient l’eau, s’éclaircit la gorge : — D’après moi, nous avons trois priorités : trouver de l’espace pour nous, fabriquer des outils et empêcher les Intérieurs de trouver l’un ou l’autre. À l’heure qu’il est, trois pour cent de Médina est invisible aux forces de sécurité. Nous avons le soutien des occupants et une transmission qui nous permet de recevoir et d’envoyer des messages à travers la porte de Sol. Nous devons comparer les risques à ce qu’ils peuvent nous rapporter. C’est tout ce que je dis. — Ouais, bien sûr, approuva Holden tandis que Saba, lui, inclinait la tête de côté. Dans son champ de vision périphérique, il aperçut Bobbie se pencher en avant. Quand il tourna les yeux vers elle, le visage de l’ex-marine demeurait impassible, mais des années de vie commune lui permettaient de comprendre qu’elle évaluait quelque chose. Une menace, peut-être. Mais c’était lui qu’elle regardait. Holden remua de nouveau les jambes. — Seulement, continua-t-il, nous devons considérer que tout ce que nous faisons est temporaire, pas vrai ? — Oui, impossible de bâtir dans la roche, ici, affirma Saba avec un grand sourire, mais Holden n’était pas certain de comprendre ce qu’il signifiait par là. — Médina, c’est notre station, argumenta Holden. Nous connaissons mieux qu’eux les niches, les couloirs, et tout ce qui n’est pas sur les plans. Les caches, les portes, les recoins. Mais ça ne sera vrai qu’un moment. Les Laconiens ne sont pas débiles. Ils sont occupés, pour l’instant, et ça va peut-être durer un certain temps. Mais tôt ou tard, ils se familiariseront avec la station. Nous n’aurons l’avantage que le temps qu’ils mettront à apprendre. Donc peu importe ce que nous faisons ici, nous ne pouvons rien planifier sur le long terme. Parce que nous ne pouvons voir qu’à court, voire peut-être à moyen terme. Je dis bien peut-être. Saba remua, sirota une gorgée de thé, puis acquiesça de la tête. — Bonne remarque, coyo, complimenta-t-il. Nous pouvons peut-être commencer à établir quelques plans d’évacuation, aussi. Comment ne pas passer une longue vie en prison ou une très courte vie à l’intérieur d’un sas. — Quels que soient nos objectifs, dit Holden, je crois qu’il vaut mieux éviter de faire un effort supplémentaire pour mettre en place un truc censé durer dix ans s’il nous reste moins de huit ou dix semaines de liberté. Au ton de sa voix, il paraissait présenter des excuses. Saba se frotta le menton de la main. La pièce était désormais silencieuse et Holden entendait le bruit étouffé de la paume de Saba contre sa courte barbe, couvrant même le vrombissement du ventilateur. Huit ou dix semaines de liberté. C’était la première fois qu’une telle estimation était lancée au cours d’une réunion. Quelle que soit l’apocalypse miniature qui anéantirait le monde souterrain, Holden s’attendait à ce qu’il survienne dans un laps de temps plus court qu’un printemps terrien. — C’est juste, observa Saba tandis que des voix s’élevaient dans la coursive. Un homme au visage émacié, l’œil gauche barré d’une cicatrice, se pencha dans la pièce et la parcourut des yeux avant de hocher la tête. — Des nouvelles de là-haut, si ça vous intéresse, annonça-t-il. Rien de très nouveau, apparemment. Les points de contrôle sont toujours mobiles et on a mis un abruti de coyo derrière les barreaux de la prison publique pour ne pas avoir respecté le couvre-feu, c’est tout. — Je ne crois pas… commença Saba. — Vous devriez peut-être aller voir, l’interrompit Bobbie. Nous n’avons qu’à faire une pause. Hein, Holden ? — Euh… Oui, d’accord. Saba leva les mains, le haussement d’épaules ceinturien. — Good zu, dit-il. On va peut-être faire apporter le déjeuner, aussi. La réunion changea de nature. Les mêmes personnes étaient toujours dans la même pièce, mais les gestes étaient différents. Holden se pencha pour embrasser délicatement la joue de Naomi, qui inclina la tête contre la sienne comme s’il n’était question que d’affection. — Qu’est-ce qui se passe, putain ? murmura-t-il. J’ai fait quelque chose qui pourrait énerver Bobbie ? Parce que j’essaie vraiment de ne pas le faire intentionnellement. Naomi secoua la tête, de manière si imperceptible qu’il ne put que ressentir le mouvement. — Il va falloir que tu lui demandes, dit-elle. Mais tu as raison. Il se passe quelque chose. Dans la pièce, les conversations s’élevaient puis s’altéraient, tournoyant comme des oiseaux. Un mot ou groupe de mots échangés entre Amos et Clarissa parvenait aux oreilles d’un des hommes de Saba, se mêlant à ses propos, que le capitaine du Malaclypse rapportait ensuite à Alex. Pour pouvoir contrôler les gens, la plupart du temps, il faut avoir un truc qu’ils veulent. Donc si on ne veut rien, la seule chose qu’il reste à faire, c’est de nous tabasser jusqu’à ce qu’on obéisse aux ordres devint C’était plus facile avec les Intérieurs parce qu’ils voulaient simplement s’enrichir et faire des riches leurs marionnettes, qui devint à son tour Qu’est-ce qu’ils veulent ces coyos de Laconia, hein ? Pourquoi est-ce qu’ils font ça ? Tout le monde conversait avec tout le monde, qu’on en fût conscient ou non. Holden, lui, observait la scène et écoutait en attendant que Bobbie le rejoigne. Si les humains élaboraient un jour un réseau de conscience collective, ce ne seraient pas des liens psycho-cérébraux qui les uniraient. Plutôt les commérages et les soirées cocktail. — Hé, Holden, lança Bobbie en lui touchant l’épaule. Je peux vous voir une minute ? — Carrément, oui, dit-il en se relevant. Bobbie quitta la pièce, la démarche voûtée, bientôt suivie par Holden. Dans la coursive, l’air était plus frais et semblait moins sorti des poumons de quelqu’un d’autre. La lumière, puissante et crue, provenait d’un cordon de maintenance à LED. Sur les murs, des lignes étaient peintes d’une dizaine de couleurs différentes, menant aux tuyaux et conduites derrière eux. La carte et le territoire à la fois. Bobbie s’immobilisa à la jonction du couloir principal et d’un corridor de service. Des voix chuchotaient dans leur dos ; trop distantes pour être clairement discernées, mais tout de même bien présentes. L’espace était si exigu qu’elle aurait pu poser une épaule contre chaque mur de la coursive. Elle contracta les poings, tel un combattant prêt à entrer sur le ring. À l’époque où tous deux venaient de se rencontrer, le physique de Bobbie intimidait Holden, mais au fil des années, son esprit s’y était accoutumé. Malgré tout, de temps à autre, quelque chose lui rappelait que c’était une guerrière professionnelle bien entraînée à la violence. Son visage affichait une concentration intense. Elle tentait peut-être de résoudre un problème complexe ou de retenir une colère meurtrière. Elle arborait la même expression dans les deux cas. — Bon, commença Holden. Qu’est-ce qui vous tracasse ? Elle reporta son attention sur lui et acquiesça de la tête, comme s’il avait dit quelque chose qu’elle pouvait approuver. — Vous êtes là pour aider ou pour nous mettre des bâtons dans les roues ? — Ben, avant que vous me demandiez, j’aurais dit pour aider. Mais maintenant, j’ai l’impression que c’est une question piège. J’ai raté quelque chose ? Bobbie tendit la main, paume vers le bas, comme si elle sommait quelqu’un de ralentir, mais elle semblait s’adresser à elle-même autant qu’à lui. — Je parle en même temps que je réfléchis, donc, euh… — Ça marche, fit Holden. Peu importe ce que vous avez à dire, allez-y, j’encaisse. Nous trouverons une solution. — Les autres, les gens comme moi, nous pouvons nous pointer sans que ça ne change rien. Mais pour vous, c’est différent. Soit vous aidez, soit vous empêchez que les choses se fassent. Pas de demi-mesure. Holden ressentit un léger malaise, puis croisa les bras. — Est-ce que… Bobbie, est-ce que vous êtes inquiète en tant que capitaine du Rossi ? Parce que rien n’a changé, à ce niveau-là. Naomi et moi… — Oui, coupa Bobbie. C’est exactement ça. Vous avez vu tous ces gens qui n’arrêtent pas d’interrompre la réunion ? Ils passent sans prévenir et restent une minute dans la pièce, même s’ils auraient pu envoyer un message avec leur terminal. Ou ne rien faire du tout. — Je vois de qui vous voulez parler. Mais ce n’est pas à cause de moi. — Bien sûr que c’est à cause de vous. James Holden, l’homme qui a mené le combat contre la Flotte libre. Qui a empêché Protogène de détruire Mars. Qui commandait le premier vaisseau à traverser l’Anneau. Qui a rassemblé les gens sur Ilus face à cinquante dangers différents. Vous êtes au centre de tout rien qu’en entrant dans une pièce. — Pas parce que ça me plaît, se défendit-il. — Quand vous êtes arrivé, Amos et moi, nous étions sur le point de nous battre pour nous sortir de la situation. Mais on vous a reconnu et maintenant, nous nous retrouvons tous assis au beau milieu d’un complot souterrain. Même si je m’en étais sortie, il m’aurait fallu des jours, voire des semaines, pour convaincre Saba et ses hommes de m’accorder leur confiance. Vous, pour ça, vous n’avez rien eu à faire, et il nous a suffi de nous ranger derrière vous. J’étais venue en tant que capitaine du Rossinante et ce n’était pas assez pour qu’on me respecte autant que vous, qui ne l’êtes plus. Holden avait envie d’objecter. Il sentait la dénégation monter dans sa poitrine, mais se trouvait incapable de l’exprimer. Bobbie était dans le vrai. — J’ai une idée pour obtenir des informations sur les Laconiens, poursuivit-elle. C’est la première chose que nous devons faire. Mais il faut se dépêcher. Pour Saba et ses hommes, cette situation, c’est comme revenir à l’époque où les portes n’existaient pas encore. Peu importe ce qu’ils disent, ils sont persuadés qu’ils vont pouvoir continuer à vivre comme ça, selon leur ancien mode de vie. Ils ont même commencé à utiliser le terme “Intérieurs” pour qualifier les Laconiens, vous avez remarqué ? — Ouais, j’ai vu. — Mais vous avez raison. Nous avons très peu de temps. Donc si nous voulons faire ce que je pense vraiment qu’il faut faire, ça doit être votre idée. — OK, je suis un peu perdu, là, avoua Holden. Mon idée, d’accord. Laquelle ? — Je vais vous parler du plan que j’ai en tête. Vous l’assimilez, vous retournez gaiement là-dedans et vous la présentez comme si vous veniez d’y penser vous-même. Holden ignorait s’il devait rire ou se renfrogner. Il trouva donc un compromis entre les deux. — Non, hors de question, refusa-t-il. Vous dites ce que vous avez à dire et je vous soutiendrai. Mais je ne vais pas m’attribuer le mérite de vos propositions. — Si c’est moi qui en parle, nous nous retrouverons dans la même situation que la dernière fois. Je vais devoir me battre pour obtenir le respect. Mais si c’est vous, ils se contenteront d’écouter. Vos paroles ont plus de poids que la raison. Un bruit métallique résonna dans leur dos : une écoutille qui s’ouvrait, ou un outil qu’on avait lâché. Il ne prit pas la peine de se retourner pour vérifier. Son malaise changea de nature, mais ne s’évanouit pas. — Je n’aime pas ça, grommela-t-il. Je déteste l’idée qu’on vous considère inférieure à moi. C’est n’importe quoi. Je vais dire à Saba que… — Vous vous souvenez de la dernière fois que nous sommes allés à une soirée karaoké avec Giselle ? Juste avant qu’Alex et elle se séparent ? Holden cligna des yeux devant cette question sans rapport. — Ouais, bien sûr, répondit-il. C’était affreux. — Vous vous rappelez la Chanson qu’elle a chantée ? Rapid Heartbeats ? — Oui, oui. — Qui la chantait ? demanda Bobbie. Dans sa version originale, je veux dire. — Euh… un groupe qui s’appelle Kurtadam. Et le chanteur, c’était Peter quelque chose. Le type avec un œil en acier. — Pítr Vukcevich, précisa-t-elle en hochant la tête. Maintenant, qui était le bassiste ? Holden se mit à rire, puis, un instant plus tard, retrouva son sérieux. — Vous voyez ? fit Bobbie. — Ouais, d’accord. Je comprends. Mais ça ne me plaît pas. Je ne vaux pas mieux que les autres. Faire comme si tout ce qui est important devait forcément passer par moi pour être légitime… Je ne sais pas. Ça me donne l’impression d’être un connard. Bobbie posa une main sur son épaule. Ses yeux étaient sereins, son sourire une simple ligne droite. — Si ça peut vous aider, moi, je considère seulement que je vous utilise comme un outil pour arriver à mes fins. Ça m’énerve moins. Ils restèrent vingt minutes de plus à discuter, Bobbie lui détaillant suffisamment son plan pour qu’il puisse l’expliquer aux autres. Il lui posa quelques questions, mais il n’eut pas besoin d’en savoir davantage. Travailler avec elle lui procurait un curieux sentiment de nostalgie, comme si des années s’étaient écoulées depuis leur arrivée sur Médina. Les événements soudains et importants altéraient la manière dont passait le temps. Pas en termes scientifiques, certes, il s’agissait seulement de ce que Bobbie et lui représentaient l’un pour l’autre. Et pour eux-mêmes. Un mois plus tôt, Laconia n’était encore qu’une question mineure parmi des milliers d’autres. À présent, elle était partout autour d’eux. Une réalité aussi concrète que la CTM ou l’Union. Peut-être même davantage. De retour dans la salle de réunion, le déjeuner venait d’être servi : des bols faits de papier de froment recyclé, qui contenaient des nouilles de riz et des émincés de bacon aux champignons accompagnés de sauce de poisson. L’odeur était bien plus agréable que prévu. Bobbie rejoignit Alex et Clarissa, pliant gracieusement les jambes pour s’installer à leurs côtés. Holden éprouva l’envie de s’asseoir là-bas, lui aussi, de reprendre sa place au sein de la famille. Et il aurait pu, mais quelque part, c’était également impossible. L’aurait-il fait pour aider ou pour leur mettre des bâtons dans les roues ? Car c’était l’un ou l’autre. Pour la première fois, il réalisait ce que sa retraite lui avait réellement coûté. Et pourtant, il ne parvenait pas à regretter sa décision. — Tout va bien ? s’informa Naomi, passant les bras autour de la taille d’Holden. Tu as l’air pensif. Je me trompe ? — J’ai quelques trucs en tête, ouais. Principalement, je me dis que je suis un objet, mais un objet utile. Naomi médita un moment sur cette déclaration, puis Saba les aperçut et leur fit signe de le rejoindre. Deux bols, fourchettes et bouteilles de bière les attendaient sur la table basse. — Est-ce que je devrais me vexer pour toi ? demanda Naomi. — Nan. Tu devrais venir manger. Tandis qu’Holden s’asseyait, Saba se pencha vers l’avant : — C’est de la bonne nourriture, assura-t-il. Ce qu’il y a de bien, sur Médina, c’est que les ingrédients sont toujours frais. — Pas faux, dit Holden. Mais d’habitude, ça reste des champignons et de la levure. Le bacon in vitro, c’est… enfin, c’est ce que c’est, quoi. Au fait, Saba, j’ai une idée dont je voulais vous parler… 22 BOBBIE — Nous ne pouvons pas placer de moniteur sur le système qui transmet les données vers le vaisseau laconien, déclara Holden, précisément comme elle le lui avait demandé. Saba avait sélectionné ceux qui devaient être briefés, selon des critères que Bobbie ne connaissait pas et dont elle se fichait. Ils observaient attentivement l’ex-capitaine du Rossinante. Elle trouvait étrange que le rôle du grand James Holden, venu les mener vers la gloire, soit tenu par l’Holden qu’elle avait côtoyé au quotidien. Car mis à part la coïncidence du nom, les deux avaient peu de choses en commun. — Nous devons opérer une surveillance passive du signal entrant et sortant sans être détectés, continua-t-il. Réfléchir les données. — For for ? interrogea un homme à la silhouette longiligne. Il s’appelait Ramez et travaillait dans l’équipe d’assistance technique de Médina. Selon Saba, il avait libre accès à tous les secteurs de la station et ferait donc office d’agent infiltré pour cette mission. Bobbie ne l’appréciait pas. — Alles la lourdement cryptée, contesta-t-il. Autant lire leurs marcs de café. — Nous nous occuperons de ça plus tard, dit Holden, qui évitait de fournir trop de détails à qui que ce soit. Bobbie tenait une bonne idée, mais elle cherchait encore comment se procurer les codes de décryptage. Plus le nombre de personnes au courant des détails serait restreint, moins il y aurait de chances qu’ils viennent à en parler avant qu’elle ait trouvé la solution. — Pour l’instant, poursuivit Holden, l’objectif est de rassembler autant de données que possible, que nous décrypterons en temps voulu. La priorité, c’est de réussir à capter leur signal sans que personne s’en aperçoive. — Regarder dans le tuyau mais sans le toucher, quoi. Que pensa ? — J’ai avec moi mon chef d’équipe et mon expert technique, qui vont vous expliquer comment ça va se passer, ajouta Holden en désignant de la tête Bobbie et Clarissa. Capitaine Draper ? Bobbie lui lança un clin d’œil que lui seul pouvait distinguer. On pouvait dire ce qu’on voulait de lui, il assumait le rôle d’insignifiante figure de proue avec panache. Bobbie se rendit à l’avant de la salle et afficha une carte volumétrique de Médina sur l’écran mural derrière eux. — Le Nauvoo a été conçu pour être un vaisseau générationnel, débuta-t-elle. — Le nouveau quoi ? demanda une Ceinturienne, et les autres se mirent à ricaner. — Putain, faudra que tu te renseignes sur l’Histoire, une fois dans ta vie, la sermonna Saba, qui hocha la tête à l’intention de Bobbie pour lui dire de continuer. — On savait qu’il pourrait détecter des signaux à une distance bien plus éloignée que tous les appareils avant lui, reprit-elle avant de zoomer sur le système comm de Médina. Du coup, le dispositif de communication est suralimenté, et beaucoup plus sensible que celui de n’importe quel vaisseau de commerce ou militaire. Ramez acquiesça de la tête et leva les mains dans un geste théâtral. — La plupart de ce truc ne sert jamais. Personne ne communique de loin, ici. Par “ici”, il entendait dans la Zone lente. Et il avait raison. Les frontières physiques de la Zone empêchaient quoi que ce soit de se trouver à plus d’un demi-million de kilomètres de la station. — Exact, mais les installations sont toujours en place. Et là-haut, sur le système comm, il y a un détecteur de signal assez sensible pour repérer un photon à travers un faisceau de fibres d’un mètre d’épaisseur, affirma Bobbie avant de zoomer sur l’affichage technique derrière elle. Mais nous ne pouvons pas le voler comme ça. Claire ? Clarissa émergea du recoin où elle s’était dissimulée pour rejoindre Bobbie, vêtue d’une combinaison de mécanicien qui portait la mention TACHI au dos. Sa chevelure était tirée en un chignon serré, qui, ajouté à ses joues creuses et ses yeux enfoncés, lui donnait un air austère et impatient. — Même si ce dispositif n’est pas utilisé, dit Clarissa sans préambule, il est toujours relié au système comm principal. Si nous commençons à débrancher des câbles, des alarmes vont se déclencher au poste des ops, là-haut. Il faut d’abord mettre les circuits en mode diagnostic. — Le poste des ops est plein de Laconnardiens, ninita, rétorqua Ramez. Ils surveillent tout, tout le temps. Clarissa hocha la tête en guise d’approbation, puis ajouta : — C’est justement là que vous entrez en scène. Vous allez devoir vous y rendre et couper l’alimentation du panneau de commande assez longtemps pour que nous puissions faire notre travail. Et si vous m’appelez “petite fille” encore une fois, je m’occupe de vous. — Sans blague, ninita ? la provoqua Ramez tandis que son sourire devenait condescendant. — Non, intervint Bobbie en s’avançant vers lui. Hors de question. Manipuler un système pareil, c’est une tâche délicate. Je ne peux pas prendre le risque qu’elle s’abîme les mains. Elle fit un pas supplémentaire vers lui et le fixa des yeux, le dominant de toute sa hauteur. — C’est moi qui m’occuperai de vous, menaça-t-elle. Mao est mon second pour cette mission. Ne m’obligez pas à vous tabasser pour vous faire comprendre ce qu’est le respect, ninito. Elle tourna les yeux vers Holden. Il paraissait choqué. Légèrement triste, aussi, peut-être. Elle se demanda comment il aurait géré la situation, à l’époque où il commandait encore. C’était si étrange de faire tout cela dans la même pièce que lui. Ramez lança un regard vers ses compatriotes assis sur les caissons. Personne ne s’avançait pour le défendre. Saba souriait, exécutant un geste circulaire avec sa main : Allez, on enchaîne. — Sabe, abandonna Ramez, qui détourna les yeux comme le faisaient tous les primates déconcertés depuis le Pléistocène. Je plaisantais, que ? — Sa sa, répondit Bobbie, qui remplaça la carte volumétrique à l’écran par son plan de mission. Voilà le récapitulatif, qui précise le moment où chaque chose doit se produire. Mao et moi, nous serons à l’extérieur de la station la plupart du temps, et là-dehors, nous ne pourrons pas nous permettre de communiquer. Sinon, les détecteurs laconiens vont certainement nous repérer. — Je contacterai le poste des ops en utilisant un terminal en service que Ramez, ici présent, se procurera pour moi, dit Holden, hochant la tête vers l’homme pour l’inviter à faire de même. Nous choisirons un moment où Daphne Kohl sera l’officier de service. Elle me connaît, maintenant, et je pense qu’elle comprendra ce que nous essayons de faire sans que j’aie à le lui expliquer. Aux comms, la discipline est à son maximum, et nous devons supposer que tout le monde entend tout. — Nous devrons tous être attentifs à la communication entre Kohl et Holden, déclara Bobbie. Nous ferons circuler une liste de mots de code qu’Holden utilisera comme signaux pendant son appel. C’est la seule manière de coordonner notre action, et nous n’aurons aucun moyen d’appeler au secours ou de signaler qu’il faut annuler la mission. Notre plan B, c’est que tout le monde réussisse du premier coup pour ne pas avoir besoin de plan B. Compris ? — Très risqué, observa Ramez, surtout pour ne récupérer qu’une liste de charabia que nous serons incapables d’interpréter. À cette remarque, Bobbie sentit une bouffée d’agacement monter en elle. — Plus nous en aurons, plus nous serons susceptibles de trouver ce qu’il nous faut quand le problème du décryptage sera résolu, dit-elle. Commençons par ce que nous pouvons faire. Est-ce que tout est clair ? Un murmure de sabe, dui et sa sa s’éleva dans la pièce. — Magnifique, se réjouit-elle. Au travail, maintenant. La Zone lente, le système des anneaux, le réseau des portes. Quel que soit le nom qu’on lui donnait, ce putain de truc était vraiment bizarre. Bobbie et Clarissa quittèrent le tambour de la station Médina par un vieux sas de maintenance qui – Saba l’avait juré – n’était pas surveillé depuis les ops. Toutes deux étaient vêtues de combinaisons spatiales d’urgence, si fines qu’on avait pratiquement peine à les voir, dont la seule vocation était d’empêcher leur porteur de périr asphyxié avant que les secours n’arrivent. Elles étaient d’un orange et d’un jaune vifs afin d’être faciles à repérer dans un nuage de fumée ou dans l’obscurité de l’espace. Les casques et les épaules étaient également équipés de grandes lumières clignotantes pour simplifier le travail des secouristes, mais Bobbie les avait pulvérisées d’un coup de clef à molette avant qu’elle et Claire n’enfilent les combinaisons. Une tache de couleur vive qui rampait sur la coque de la station avait déjà suffisamment de chances d’attirer l’attention. Aucune raison de lancer un signal de détresse en prime. En temps normal, sortir d’un appareil ou d’une station spatiale vêtu d’une combinaison d’urgence revenait à demander d’être cuit par les radiations, car ces tenues jetables et bon marché n’offraient presque aucune protection. Mais cette putain de Zone lente était vraiment bizarre. Il n’y avait aucune radiation dans le système des anneaux, à l’exception de celles produites par les technologies humaines. Pas de rayonnement de fond, pas de vent solaire, absolument rien. Juste une immense noirceur artificielle, vide, omniprésente, seulement défiée par la lointaine et faible lueur des anneaux espacés à intervalles réguliers, ainsi que par la sphère bleutée de la base alien, au centre, où les canons électromagnétiques étaient positionnés auparavant. Bobbie et Clarissa se trouvaient à l’intérieur du vieux sas, au-dessus du gigantesque tambour rotatif de la station. Au-delà du fait qu’une force quelconque tentait de les projeter dans l’espace à une vitesse d’un tiers de g, seul le passage occasionnel d’un des lointains anneaux devant la fenêtre sombre de la porte extérieure leur indiquait qu’elles étaient en mouvement. Bobbie avait relié sa combinaison et celle de Claire à une attache du sas pour qu’elles ne soient pas aspirées dans l’étrange non-espace de la Zone lente. Une grande structure rectangulaire passa à toute allure devant la porte extérieure du sas. Bobbie posa son casque contre celui de Clarissa pour conduire les ondes sonores directement vers elle : — C’est un des ascenseurs, s’écria-t-elle. Le prochain est pour nous. Clarissa hocha la tête, les yeux grands ouverts, et s’arc-bouta pour préparer son saut. À l’extérieur, deux structures parcouraient la station sur toute sa longueur, du pont de l’ingénierie situé à l’arrière du tambour jusqu’au poste des ops à la proue. Elles abritaient des systèmes de machinerie, des conduites, et deux ascenseurs qui permettaient de se déplacer d’un secteur en apesanteur à l’autre sans avoir à traverser le tambour. Bobbie et Clarissa comptaient utiliser l’un d’eux pour parvenir jusqu’au système comm à l’avant de la station, puis pour revenir vers le vaisseau laconien arrimé à la poupe. Bobbie ouvrit le sac en filet contre sa hanche et vérifia de nouveau qu’elle avait tout ce qu’il lui fallait, comme elle l’avait déjà fait une dizaine de fois. Des bouteilles d’oxygène de rechange pour elle et Clarissa, car elles devraient parcourir la coque un long moment. Un lance-grappin magnétique équipé d’un treuil et d’un câble à haute résistance. Et enfin, une impressionnante arme de poing noire sans recul que l’un des Ceinturiens avait réussi à dissimuler aux Laconiens. S’ils venaient à s’en servir, cela signifierait que la mission était déjà foutue, mais l’idée de combattre avait quelque chose de digne qui plaisait à l’esprit romantique de Bobbie. Elle attacha le câble de sécurité de sa combinaison à une anse au niveau de la taille de Claire, puis détacha celui qui la reliait au sas. La station tenta de l’éjecter dans l’espace, mais elle agrippa d’une main la bordure extérieure du sas et tint bon, le lance-grappin toujours dans l’autre main. Derrière elle, Claire avait une main sur son épaule et la seconde sur la cloison. — Trois, deux, un, c’est parti ! hurla Bobbie, en espérant que le son remonterait suffisamment le long du bras de Clarissa. Elle relâcha sa prise sur la bordure du sas et se retrouva propulsée dans le vide à une vitesse de 3,3 mètres par seconde. L’immense structure rectangulaire du conduit de maintenance se précipita dans sa direction et elle utilisa le lance-grappin magnétique pour tenter de s’y accrocher. Si le grappin manquait sa cible, elles iraient valser à travers la Zone lente jusqu’à manquer d’air, puis leurs corps sans vie dériveraient pour finalement percuter l’inquiétant rideau noir qui délimitait le système alien. Dangereux, mais pas plus qu’une session difficile d’escalade libre sur Mars. À vrai dire, elle ne songeait même pas aux risques. Son œil repéra l’emplacement qu’elle souhaitait accrocher, puis sa main et son bras s’occupèrent du reste. Le grappin atterrit à moins de cinquante centimètres de sa zone cible. Elle n’avait pas perdu la main. Le câble du grappin et la dragonne qui reliait le pistolet de lancement à sa combinaison se tendirent brusquement pour l’emporter dans un arc de cercle le long du conduit de maintenance, entraînant la pauvre Clarissa dans son sillage. Bobbie actionna le treuil, les rapprochant tandis que leur vitesse augmentait. Juste avant l’impact, Bobbie plia les jambes et activa ses semelles magnétiques. L’atterrissage ne se ferait pas en douceur. Elle heurta la surface métallique du conduit de maintenance dans le même bruit qu’un claquement de fouet, puis laissa l’impact faire chanceler ses genoux pour remonter jusqu’à son abdomen. Clarissa la percuta dans le dos, et Bobbie eut la sensation qu’on venait de lâcher un sac de ciment sur elle depuis un étage supérieur. Elle se retrouva bousculée, frappa la surface de la main pour activer ses gants magnétiques et se cramponna. Quelques douloureuses secondes plus tard, elles étaient enfin immobiles sur le flanc du conduit de maintenance, la violence de leur élan convertie en une série d’ecchymoses et de légères torsions de genoux. — Aïe, lâcha Bobbie, qui se laissa flotter un instant, reliée au conduit grâce à un seul gant magnétique. — Ouais, compatit Clarissa, la voix étouffée par le casque qu’elle gardait contre le dos de Bobbie. La grande Martienne plaça bientôt son propre casque contre celui de son équipière. — Ça va être une longue escalade, prévint-elle, mais au moins, nous n’aurons pas besoin de lutter contre la gravité. Vous vous sentez prête ? Claire répondit en détachant le câble de sécurité qui les reliait, puis se tira le long de la paroi grise et plate du conduit. — Très bien, dit Bobbie en suivant son exemple. Deux heures et un changement de bouteille plus tard, toutes deux flottaient près de l’imposant système de communication de Médina, un incroyable ensemble d’antennes, de coupoles paraboliques et de tours radio. Au centre se trouvait un dispositif laser suffisamment puissant pour adresser un message à la Terre à une distance de cent années-lumière. Bien qu’on ne l’eût jamais utilisé. — Je me souviens de quand ce truc a failli anéantir l’humanité, lança Clarissa en plaquant sa visière contre celle de sa partenaire. Ça n’a plus l’air si effrayant, maintenant. — Oui, on m’a raconté l’histoire, dit Bobbie. J’aurais bien voulu être là pour combattre à vos côtés. Claire haussa les épaules. — L’histoire est plus fun que la situation originale. Vous n’avez pas manqué grand-chose. Elle se hissa au-dessus des installations du système comm et s’immobilisa près d’une antenne parabolique d’une taille phénoménale. Elle désigna un panneau d’accès situé en dessous et fit le geste ceinturien qui signifiait : Celle-là. Bobbie leva la main en guise d’acquiescement et la posa sur le côté du casque de Clarissa. Maintenant, attendons des nouvelles d’Holden. Elle alluma la petite radio de secours de sa combinaison, déjà branchée sur le canal qu’Holden utiliserait pour contacter Daphne Kohl au poste des ops, et attendit. Clarissa la fixait à travers le vide qui les séparait, immobile et patiente comme un chat qui guettait une proie. Les minutes s’étirèrent. Lorsque la radio grésilla enfin, Bobbie se surprit à sourire. — Poste de contrôle de Médina, ici groupe de travail kilo alpha, vous me recevez ? Bobbie ne pouvait entendre que les propos d’Holden, et un long silence s’ensuivit avant qu’il reprenne la parole : — Bien reçu. Vous pouvez me passer l’officier Kohl ? Je dois faire quelques réparations dans son bureau. Bureau, le mot de code informant que Ramez était devant le poste des ops et attendait la permission d’entrer. Le plan se déroulait comme prévu, et ils ne comptaient plus que sur la coopération de Kohl. — Salut, chef. Ça me fait plaisir d’entendre à nouveau votre voix, dit Holden, accentuant fortement les mots. Il n’avait pas décliné son identité, et ne le ferait pas. Si Daphne Kohl ne comprenait pas ce qui se passait, ils devraient annuler la mission. Car si elle sonnait l’alarme, eh bien… ce serait un problème intéressant. — Je travaille avec Saba dans le secteur d’électrochimie, continua Holden, pour essayer de localiser un problème réseau causé par le faisceau mortel des Laconiens, et nous aimerions vraiment pouvoir retirer un panneau pour nous occuper de cette affaire. C’était la phase la plus dangereuse du plan. Plus que de traverser l’espace à toute vitesse au bout d’un câble, plus que d’escalader la coque d’une immense station vêtu de la combinaison la plus merdique et la plus fine qui soit, plus que de redescendre ensuite vers le vaisseau laconien – ce qu’elles feraient plus tard – pour installer leur détecteur de signal en espérant que personne ne surveille la zone à l’extérieur des quais. C’était maintenant que le risque était le plus important, alors qu’Holden comptait uniquement sur sa voix, le nom de Saba et la mention des Laconiens pour signaler à Kohl qu’ils préparaient un coup et qu’ils avaient besoin de son aide. Plus encore, il comptait sur le fait que sa fierté ceinturienne transcende la peur d’être exécutée par ses nouveaux maîtres laconiens. Car si ce n’était pas le cas, Kohl les empêcherait d’agir et leur opération tomberait à l’eau. Dans le meilleur des cas. Bobbie patienta une longue et angoissante minute dans le silence radio, puis entendit de nouveau la voix d’Holden : — Génial. J’ai envoyé un technicien aux ops pour retirer le panneau en question, donc si vous pouviez l’autoriser à entrer… Il va seulement jeter un coup d’œil au problème et repartir vite fait pour ne pas vous encombrer. Coup d’œil, le code pour Allez-y dans cinq minutes. — Bien reçu, chef. Merci de votre patience pendant que nous résolvons le problème. Bobbie leva le pouce à l’intention de Clarissa, puis lui montra les cinq doigts de sa main. Claire acquiesça du poing et commença à sortir les outils du sac en filet à sa hanche. Une bonne chose de faite, songea Bobbie. Il ne reste plus qu’à escalader la coque sur deux kilomètres en direction de la poupe et à placer un micro sur un destroyer laconien sans se faire attraper. La station Médina étant à l’arrêt au milieu de la Zone lente, il s’agissait moins d’escalader que de traîner leurs semelles magnétiques sur les deux kilomètres du conduit de maintenance. Bobbie tirait le module trapu contenant le senseur magnétique au bout d’une courte longueur de câble. Il n’était pas très lourd, mais elle l’avait récupéré sans tergiverser en apercevant le visage de la technicienne virer au gris maladif derrière sa visière. Mis à part s’élancer d’un sas en rotation, elles n’avaient encore rien fait de particulièrement exténuant, mais il était évident que Claire marchait déjà sur des charbons ardents. En s’approchant du secteur qui abritait les quais ainsi que l’ingénierie, le vaisseau laconien apparut derrière la courbe de la station. Bobbie ne put s’empêcher de lâcher un sifflement d’admiration devant la beauté du bâtiment. On pouvait dire ce qu’on voulait de l’autoritarisme laconien, mais le design de leur ingénierie ne manquait pas de splendeur. Le destroyer – qu’Holden avait appelé le Gathering Storm – semblait une formation naturelle de cristal qu’on aurait incrustée dans un couteau. Ses teintes de roses et de bleus translucides étincelaient comme des pierres précieuses. Bobbie nota quelque chose à la poupe qui faisait certainement office de cône de réacteur, mais ne ressemblait à rien de ce que Mars ou les Nations unies avaient conçu à sa connaissance. La proue de l’appareil se terminait en deux proéminences pointues, séparées par un canal de vide, telle la lame d’une dague qu’on aurait sectionnée en deux parties égales. Bobbie était convaincue qu’il s’agissait d’un canon électromagnétique. Si le vaisseau possédait des lance-torpilles ou des canons de défense rapprochée, elle, du moins, n’en distinguait aucun. L’appareil était si étrange, si différent de ce qu’avaient conçu ou piloté les humains jusqu’à présent, que s’il s’était arrimé et que des aliens verts dotés de trois yeux en étaient descendus en lieu et place des humains qui le dirigeaient en réalité, on aurait trouvé cela moins incongru. Clarissa s’immobilisa et se tourna vers Bobbie, qui tira brutalement sur le câble pour stopper la course du module et posa de nouveau son casque contre celui de son équipière. — Là, dit Claire en indiquant une écoutille de maintenance parfaitement similaire aux cent précédentes. C’est le routeur qui fournit l’alimentation entre les quais et le réseau de la station. — Vous en êtes sûre ? demanda Bobbie en jetant un regard à toutes les autres écoutilles. Clarissa ne prit pas la peine de répondre, se contentant de lever les yeux au ciel et de saisir le câble. Elle tira le dispositif du senseur jusqu’à elle pour le fixer à la coque tout près de l’accès. Elle sortit quelques plombs de la boîte et les glissa dans des fentes à l’intérieur de l’espace sur lequel s’ouvrait l’écoutille, puis fixa un terminal sur le côté du dispositif et passa plusieurs minutes à faire défiler ce qui semblait une liste de menus. Pendant ce temps, Bobbie en profita pour remplacer leurs bouteilles d’oxygène. Une poignée de minutes plus tard, Clarissa se releva et lui fit signe du pouce. Bobbie tourna les yeux vers l’immense lame du destroyer ennemi. Si qui que ce soit à bord les avait vues à l’œuvre, le vaisseau, lui, restait pour le moment sans réaction. Claire s’approcha, son terminal à la main, et le posa contre le casque de Bobbie. Son affichage tête haute s’activa brusquement pour laisser défiler un mur de texte : le signal émis entre le destroyer et le dispositif de décryptage de la station, incluant les fanions de routage et l’horodatage. Les données étaient toujours protégées par un système de cryptage militaire, mais toutes les transmissions entre le Gathering Storm et Médina étaient bien là, et le monde souterrain en recevait une copie complète. — Bon, fit Bobbie, qui ne s’adressait à personne. Honnêtement, je pensais que ce serait plus difficile que ça. 23 DRUMMER Le vaisseau traversa l’Anneau comme une baleine brisant la surface de l’océan sur les anciennes vidéos. Le millier de kilomètres du diamètre de la porte était insignifiant à l’échelle du système solaire, considérable pour les êtres humains, et l’appareil de guerre laconien se trouvait quelque part entre les deux : trop grand pour être dans son élément parmi les Hommes, trop petit pour s’intégrer convenablement au système Sol. Sa conception dégageait la même impression d’incommodité ; elle n’évoquait vraiment ni l’étrangeté sinistre et maintenant familière de la protomolécule, ni quoi que ce soit dans l’histoire industrielle de l’humanité, tout en provenant des deux à la fois. Drummer revisionnait encore et encore l’enregistrement de surveillance, et un léger frisson venait chaque fois la parcourir. Elle n’était pas prête. De petits vaisseaux chargés de gravier filaient à toute allure pour aller prendre leur position, mais cela n’avait plus d’importance. Les appareils de la CTM se consolidaient autour des planètes intérieures et du système jovien, mais il leur restait des jours – voire des semaines, dans certains cas – de trajet à effectuer. Les cités spatiales modifiaient également leur trajectoire pour aller rejoindre leurs rangs. Tout cela pour préparer des situations tactiques devenues obsolètes. Duarte ainsi que son amiral Trejo s’étaient montrés plus rapides que prévu. Elle devait maintenant faire en sorte que le prix à payer soit plus élevé que celui qu’ils avaient escompté. — Madame la Présidente, appela Vaughn. Drummer observa une dernière fois le Tempest émerger de la porte avant de répondre. Elle s’étonnait qu’un bâtiment de cette taille soit parvenu à traverser l’Anneau. Sa masse et son énergie semblaient assez importantes pour dépasser le seuil de sécurité. Peut-être y aurait-il eu un moyen de se servir de cela contre les Laconiens, tout comme ils l’avaient fait contre la Flotte libre. Mais cette saloperie avait déjà transité. — Vaughn, dit-elle, sans même tourner la tête vers lui. — Le poste des communications voudrait connaître votre décision concernant le répéteur. Drummer prit une profonde inspiration et expira lentement entre ses dents. Des milliers de répéteurs de signal étaient disséminés à travers le système solaire, mais elle savait auquel Vaughn faisait référence. Leurs échanges clandestins avec la station Médina – le cadeau d’Avasarala – s’opéraient par le biais d’un répéteur à faible intensité énergétique qui flottait dans l’obscurité non loin de la porte. Depuis Médina, son signal était assez faible et les ondes auxquelles il se mêlait assez similaires aux interférences de l’Anneau pour qu’on ne le détecte pas. Depuis le système solaire, en revanche, il devenait bien plus repérable. Et à l’heure qu’il était, le vaisseau le plus proche de lui n’était autre que le Tempest. Elle pouvait facilement ordonner à son équipe de communication de ne plus l’utiliser, mais il servait aussi de relais aux services de renseignements de la Coalition Terre-Mars. Et au monde souterrain de Saba. Toutefois, plus ils étaient nombreux à pouvoir commettre une erreur, plus il y avait de chances que les choses tournent mal. Et il était aisé pour elle de le désactiver. Un seul paquet de signaux suffirait. Ce serait comme éteindre une lumière. Il retomberait alors en mode écoute passive et quelqu’un devrait savoir où chercher pour y voir autre chose qu’un grain de sable au milieu de l’océan démesurément vaste de l’espace. Oui, le désactiver restait la meilleure solution. Mais elle y était réticente. — Quel est l’intérêt d’avoir quelque chose si on ne peut pas l’utiliser ? demanda-t-elle. En termes pratiques, c’est comme ne rien avoir du tout. Sur son écran, l’enregistrement prit fin, redémarra, et le Tempest apparut une nouvelle fois. — Préserver quelque chose pour s’en servir au bon moment, ce n’est pas rien du tout, sa sa que ? remarqua Vaughn. — C’était une question rhétorique. — Mes excuses, alors. — Dites-leur… hésita Drummer. Le répéteur était plus qu’une fenêtre sur Médina. C’était aussi ce qui la liait à Saba. Et s’il avait besoin de la contacter ? S’il arrivait quelque chose et que son appel au secours demeurait sans réponse parce qu’elle se montrait trop prudente ? La solitude grandit dans sa poitrine, et s’étendit jusqu’à paraître plus grande qu’elle. Plus vide, également. — Dites-leur de le désactiver, décida-t-elle enfin. Gardons-le pour les jours pluvieux. — Bien, madame, dit Vaughn en tournant les talons, prêt à quitter la pièce. — Vous avez déjà vu la pluie, Vaughn ? questionna-t-elle, coupant l’élan de son assistant. Elle s’accordait quelques secondes de liaison supplémentaires avec Médina, et Saba, qui s’y trouvait toujours. Même si elle ne pourrait rien en faire. — Non, madame. Je ne suis jamais allé sur Terre. Et ce n’est pas au programme non plus. — Nous utilisons toujours cette expression, pourtant, nota-t-elle. “Les jours pluvieux”. — L’impérialisme culturel des planètes intérieures est partout, madame. — La pluie, ce n’est pas que pour les Intérieurs. Il pleut aussi sur Titan. C’est du méthane, et pas de l’eau, mais on peut la voir quand on est sous les dômes. J’ai passé ma semaine de madhu chandra, là-bas. Un milliard de petites taches sur la surface du dôme avec des nuages orange à l’arrière-plan. On dirait de minuscules étoiles sombres. Quand on peut les distinguer, bien sûr. Saba est un peu myope sur les bords, il ne les voyait pas. Moi, si. — Si vous le dites, madame. Il semblait quelque peu gêné pour elle, mais c’était peut-être le fruit de son imagination. Moi aussi, je vous emmerde, songea-t-elle, sans l’exprimer au cas où elle se tromperait. — Bon, très bien, lança-t-elle en se tournant vers son écran. Allez donner l’ordre. Vaughn ne répondit rien, sortit de la pièce et ferma la porte derrière lui. Elle observa le Tempest traverser l’Anneau, une dernière fois, cherchant quelque chose qui pourrait l’aider. Un rayon d’espoir. Mais elle n’aperçut rien et ferma la fenêtre de l’enregistrement pour en lire ensuite un nouveau. Ici l’amiral Anton Trejo, de la Flotte impériale laconienne, et haut commandant du Heart of the Tempest. J’ai actuellement pour mission de protéger les intérêts laconiens au sein du système Sol. Nous reconnaissons la profonde importance culturelle et historique de ce système et espérons que cette transition pourra s’effectuer de manière pacifique, en minimisant autant que possible les perturbations. Dans le cas où les forces locales résisteraient, je suis paré et autorisé à prendre toutes les mesures nécessaires pour mener à bien ma mission. Le Haut consul Duarte ainsi que moi-même adressons également nos meilleurs vœux aux occupants du système. Nous vous demandons de contacter vos gouvernements respectifs pour les prier d’agir au nom de la paix. La violence ne profite jamais à personne, et la mesure des dégâts dépend entièrement de votre volonté. L’amabilité factice de la menace l’amenait à regretter que Trejo n’ait pas simplement donné l’ordre de brûler leurs villes et de capturer leurs enfants. Ç’aurait été plus honnête. Le Foyer du Peuple était en phase de décélération et rejoindrait bientôt la seconde flotte de la Coalition Terre-Mars, où la Sentinelle patientait déjà. L’Indépendance se trouvait déjà aux côtés de la première flotte autour de Jupiter. Quant à la plus récente des cités spatiales, le Gage de Paix, elle n’était qu’à moitié construite sur les chantiers navals de Pallas-Tycho et il faudrait encore attendre un an avant qu’elle soit au point. En supposant qu’ils puissent attendre aussi longtemps. En réalité, l’Union avait fait bâtir ces cités spatiales en réponse aux ambitions des mondes colonisés de constituer leurs propres flottes. Une seule cité spatiale ne pouvait contrôler tout un système solaire, mais elle pouvait garder une porte. Du moins, c’était ce que Drummer et le comité de l’Union avaient présumé. Désormais, le Foyer du Peuple n’était plus qu’un vaisseau de guerre. Monumental, certes, et accueillant des serres, des écoles, des enfants, des espaces publics, des universités et des labos de recherche. Mais la perspective de la violence à venir rendait tout cela sans intérêt. Le Foyer du Peuple était devenu un système de distribution pour les canons électromagnétiques, les missiles et les CDR. Et elle le dirigerait pour aller protéger la Terre et Mars, qui le défendraient en retour grâce à leurs appareils. Elle détestait l’idée sous tous les angles, mais c’était bel et bien ce qu’elle devrait faire. Avec un joli putain de sourire en prime. Sous la poussée, la configuration du Foyer du Peuple amenait les salles de réunion près de l’immense dispositif de réacteurs Epstein. La CTM était représentée par l’amiral Hu, une Martienne, et par Vanegas, le sous-secrétaire à l’exécutif terrien. Chrisjen Avasarala était installée dans une chaise roulante, dégustant des pistaches et faisant mine d’être gâteuse afin que les gens la laissent tranquille. On avait réglé le spectre de l’éclairage pour diffuser une lumière chaude censée évoquer un après-midi d’été sur Terre, et des odeurs entremêlées de concombre et de terreau flottaient dans l’air. Un environnement réconfortant qui, espérait-elle, influerait sur la tonalité de l’événement, même si tout n’était qu’artifice. Les journalistes et les dignitaires assis sur les bancs de bambou recourbé portaient tous des costumes et des robes de cérémonie, comme si assister à une conférence de presse revenait à se rendre à l’église. C’était peut-être le cas. Drummer avait lu quelque part que les sociétés séculières se servaient des programmes d’information pour déterminer quels récits culturels étaient importants ou non. Des milliers de chaînes d’actualité à travers le système solaire diffusaient leurs images et présentaient toutes les versions possibles des événements qu’ils étaient en train de vivre. Dans la plupart des cas, les Laconiens étaient des envahisseurs auxquels il fallait résister, mais certains affirmaient qu’ils étaient une puissance libératrice, un moyen de mettre fin à l’oppression de la CTM et de l’Union des Transports. Pour d’autres encore, ils incarnaient le véritable esprit martien, trahi par l’ancienne république et qui revenait maintenant pour triompher, ou bien ils étaient invincibles et la capitulation semblait la seule option envisageable. On pouvait mettre douze personnes face à leur caméra et obtenir treize opinions différentes. Néanmoins, aucune d’elles ne compterait plus que la sienne, car elle était la présidente de l’Union des Transports. Ce qui signifiait, malgré tous ses efforts et ses intentions, qu’elle était désormais chef de guerre. Dans la green room, on repoudrait le visage de Vanegas avant son apparition devant les caméras. Lorsque Drummer pénétra dans la pièce, Hu posa son café pour se précipiter vers elle, le visage sombre. — Présidente Drummer, commença Hu, j’espérais pouvoir vous parler au sujet des documents de coopération stratégique fournis par le comité. Un assistant emmena Drummer jusqu’à sa chaise et un maquilleur surgit bientôt à ses côtés, une palette de cosmétiques dans la main. Elle n’était pas adepte du maquillage, mais ne souhaitait pas non plus avoir l’air maladive sur les images. — Je n’ai pas encore lu la dernière version, dit-elle, tentant de ne pas bouger le visage. — Santos-Baca insiste pour que la chaîne de commandement passe par un comité conjoint. Ce n’est pas de la coordination. Ça revient à faire de la CTM une branche de l’Union des Transports. S’ils nous tuent tous, songea Drummer, nous saurons pourquoi. Pas à cause de leur technologie, de leur stratégie ou du cycle invisible de l’Histoire, mais de leur incapacité à faire quoi que ce soit avant d’avoir passé cinq réunions de comité à en discuter. — Je n’ai pas lu la dernière version, Amiral, répéta Drummer. Dès que nous en aurons terminé ici, je demanderai qu’on m’en donne une copie. Je n’ai pas plus envie que vous que ça tourne au vinaigre. Hu acquiesça sèchement de la tête et se mit à sourire, comme si Drummer venait de capituler. À l’aide d’un pinceau, le maquilleur étala du rouge sur ses joues puis l’examina comme si elle était un tableau. Elle dut se retenir de lui tirer la langue. Puis le moment vint. Vanegas entra le premier en scène, suivi par Hu. Ils s’installèrent aux pupitres de chaque côté, laissant à Drummer celui du centre. Son écran s’alluma pour afficher une image qu’elle était la seule à voir : les phrases du discours. Elle redressa le menton. Peu importait comment elle se sentait. Peu importait ce qu’elle pensait. À présent, seuls comptaient son apparence et le ton de sa voix. Il suffisait d’avoir l’air confiante. Elle pourrait trouver la vraie sérénité plus tard. — Merci à tous d’être venus, débuta-t-elle. Comme vous le savez, un vaisseau en provenance du système Laconia vient d’effectuer un transit non autorisé vers le système Sol. La position de l’Union à ce propos est sans équivoque : l’incursion laconienne dans notre système est illégale. C’est une violation de l’autorité de l’Union et de la souveraineté de la Coalition Terre-Mars. Par conséquent, nous nous dresserons ensemble pour défendre le système Sol et tous ses citoyens. Drummer marqua une pause. À l’arrière du groupe, Chrisjen Avasarala se leva de sa chaise roulante et balaya les éclats de pistaches de son sari. Même de son pupitre, Drummer discernait son sourire. — Et l’Union, reprit la Présidente, consacrera toutes ses ressources à l’effort de défense. Exactement comme vous nous avez dit de le faire, vieille enfoirée, songea-t-elle. Sans l’exprimer à haute voix. Dans son rêve, Saba était mort. Elle ne savait pas comment, ni où, et dans l’illogisme du sommeil, elle ne remettait rien en cause. C’était tout simplement la vérité : Saba était mort, contrairement à elle. Elle ne le reverrait jamais, ne se réveillerait jamais plus à ses côtés. À cause de cela, sa vie serait maintenant plus fade, plus triste et plus insignifiante. Dans son rêve, elle en avait conscience. Mais elle éprouvait du soulagement. Saba était mort, et désormais, il était en sécurité. Rien de grave ne pouvait plus lui arriver. Elle ne pourrait plus le trahir, l’abandonner ou sentir le poids de sa déception. Elle s’éveilla dans l’obscurité. Un moment de confusion, puis une vague de culpabilité la submergea. L’obscurité, au moins, était une chose qu’elle pouvait contrôler. Elle augmenta d’un quart la luminosité de la cabine. Un éclairage légèrement doré, assez faible pour laisser le décor monochrome. En se retournant, elle sentit la gravité de la poussée. L’absence de force de Coriolis lui rappela ce qu’elle savait déjà. Elle aurait voulu envoyer un message. Dire à Saba qu’elle pensait à lui, et non qu’elle attendait calmement les échecs qui l’éloigneraient d’elle à tout jamais. Mais elle avait coupé la ligne de communication, et un rêve étrange n’était pas une raison valable pour modifier sa politique. Au lieu de cela, elle s’étira dans la pénombre. Elle s’était réveillée au beau milieu d’un cycle de sommeil, mais n’avait pas l’intention de replonger la tête dans l’oreiller. Elle prit une douche et demanda au distributeur de lui servir un flacon de thé, une tortilla et de la confiture de fruits. Une nourriture de réconfort. Puis elle vérifia la carte du système. Le Tempest se trouvait toujours dans l’immensité du vide entre les orbites d’Uranus et de Saturne. Un milliard cinq cents millions de kilomètres entre l’Anneau et les premiers véritables foyers humains, même si Saturne et ses lunes étaient aussi près que possible de la porte. L’ayant traversée bien plus tôt que prévu, le Tempest se dirigeait vers le système intérieur à vitesse modérée. À ce rythme, il lui faudrait encore des semaines pour atteindre Drummer. Elle enfila son uniforme et quitta la cabine pour le Foyer du Peuple. La station de métro était située non loin de ses quartiers. Les systèmes de la cité spatiale pouvaient localiser Drummer et appelèrent une rame privée sans qu’elle n’eût à le demander. Son équipe de sécurité la suivait discrètement, une pratique acquise au fil des années. Même lors des changements de quart, elle se déplaçait à travers la cité comme si c’était une ville fantôme. Seuls les déchets ainsi que les odeurs corporelles et de vieux curry qui flottaient dans le métro lui signalaient qu’elle n’était pas si seule qu’elle le pensait. L’arboretum était une zone d’accès limité. Certains arbres appartenaient à des espèces expérimentales, et les planter dans les secteurs fréquentés aurait altéré les données. Mais une personne voire quelques-unes autour restait dans le domaine du tolérable. L’air était chaud, humide, empli d’oxygène tout juste libéré par un autre organisme vivant. C’était un lieu étrange, exotique, surréaliste. Comme s’il était tout droit sorti de l’imagination d’un enfant. Habituellement, elle s’y trouvait seule. Avasarala était assise à l’ombre d’un catalpa, les mains jointes sur les genoux. Elle regardait dans le vide quand Drummer s’avança sur le sentier de caoutchouc noir devant ses yeux. — Qu’est-ce que vous foutez là, bordel ? lança la vieille femme. Vous ne dormez jamais, ou quoi ? — Je pourrais vous poser la même question. — Moi, je ne dors plus. À mon âge, on perd le sommeil. Mais je ne suis pas incontinente, pour le moment, donc je ne prends pas encore plaisir à faire chier le monde. Drummer s’appuya contre un arbre et croisa les bras. Elle ignorait si elle était contente ou agacée de croiser Avasarala dans cet endroit. Peut-être les deux à la fois. — Une raison particulière pour que vous soyez encore au Foyer du Peuple ? interrogea-t-elle, d’un ton qui n’avait rien d’acerbe. — Je m’étais dit que j’aurais peut-être encore besoin d’argumenter pour consolider votre position. Mais apparemment, non. Si je suis encore ici, c’est parce que je déteste tous ces putains de voyages spatiaux. Et que vous allez dans ma direction. Je m’en irai quand le trajet jusque chez moi sera plus court. — Donc vous ne comptez pas fourrer le nez dans mes affaires ? — Pas avant que vous fassiez tout foirer, non. Asseyez-vous, Camina. Vous avez l’air épuisée. — Personne ne m’appelle comme ça, vous savez, dit Drummer, qui prit tout de même place sur le banc aux côtés de la vieille femme. — Presque personne. Elles restèrent assises un moment à écouter l’eau qui gouttait, les feuilles qui s’agitaient sous la brise artificielle. Les vestiges de son rêve hantaient toujours l’esprit de la Présidente, comme l’image rémanente d’une lumière stroboscopique. — Un seul vaisseau, lâcha-t-elle finalement. Ils ont envoyé un seul vaisseau. Ils n’ont même pas consolidé leur position sur Médina, ou fortifié la station. Ils n’ont mis en place aucune ligne de ravitaillement. Ils n’ont préparé aucune flottille. Ils ont juste envoyé un gros vaisseau pour traverser, tout seul. Comme pour faire les malins. — Je suis aussi étonnée que vous, dit Avasarala. Même si j’ai le sentiment que je ne devrais pas l’être. Je connais l’Histoire. C’est un peu comme lire une prophétie. — Tout ce que j’ai à faire, c’est m’occuper du cas de ce vaisseau-là et tout le monde verra qu’on peut vaincre Duarte. Il n’est pas infaillible. — C’est vrai. Drummer entrelaça ses doigts et se pencha vers l’avant, les coudes sur les genoux. — Nous avons seulement besoin d’un coup de chance, poursuivit-elle. D’une chose qui penche en notre faveur, et votre génie de la logistique qui ne disperse jamais ses forces perdra son vaisseau le plus important devant les yeux de tous ceux qui observent. Et je pense que tout le monde observe. — C’est juste, approuva la vieille femme en soupirant. Mais… — Mais quoi ? Avasarala ébaucha un sourire, grave et amer. Une lueur d’intelligence, contaminée par la résignation, s’alluma brièvement dans son regard. — Mais ce n’est pas de l’arrogance tant qu’il n’a pas perdu. 24 SINGH Le moniteur de Singh reposait devant lui, à plat sur le bureau. Une projection 3D d’Elsa et Natalia souriantes flottait au-dessus de l’appareil. La photo n’était pas très réussie, légèrement floue. Il l’avait prise lui-même, dans le parc où ils avaient célébré le second anniversaire du Monstre. Sa fille lui adressait un grand sourire, les joues maculées de glaçage à la vanille, et Nat rayonnait de bonheur. C’était l’un de ses meilleurs souvenirs. Une fois que le Typhoon sera là, je pourrai passer aux choses sérieuses. Son arrivée implique aussi très certainement que mon affectation permanente sur Médina sera bientôt officialisée. J’aimerais que tu commences à réfléchir à l’idée de me rejoindre. Ton travail a toujours eu pour vocation d’aider les mondes colonisés à développer des sources de nourriture durables, et Médina est la plaque tournante de la galaxie. Tes recherches seront accueillies à bras ouverts. Et je te promets que les problèmes liés à l’eau seront résolus quand toi et le Monstre arriverez. Vous n’aurez rien que de l’eau pure et propre, ou je démonterai la station un boulon après l’autre et je la reconstruirai moi-même. Je… — Gouverneur ? appela une voix depuis le moniteur de Singh, l’amenant à sursauter. — Oui ? — Le major Overstreet est là, il dit que c’est un cas d’urgence. — D’accord, répondit Singh, avant d’éteindre le projecteur d’images holographiques et de sauvegarder son message pour le finir plus tard. Faites-le entrer. Physiquement parlant, Overstreet était pratiquement l’opposé de son prédécesseur. Le colonel Tanaka était longiligne, presque à l’excès, tandis que lui était un homme trapu au cou épais, dont les poings étaient aussi grands que des gants de boxe. Il avait le crâne rasé, le teint le plus pâle que Singh avait jamais vu et un regard d’un bleu glacial. Chez les Martiens, cette combinaison de facteurs physiques était plutôt exotique. — Gouverneur, dit Overstreet en le saluant d’un geste sec. — Repos, Major. Overstreet écarta légèrement les jambes et joignit les mains dans son dos. Là où Tanaka n’était que nonchalance arrogante, lui avait tout du marine discipliné. Singh aimait travailler avec lui. — Gouverneur, je suis navré de vous informer d’un nouvel acte terroriste. Malheureusement, cette fois-ci, il y a eu un décès. Un décès, dans ce contexte, ne signifiait qu’une chose : une victime laconienne. — Merci de ne pas avoir ébruité l’affaire, Major. À la suite de la tentative d’assassinat, il avait ordonné que toutes les activités terroristes à venir soient passées sous silence. Il fallait que la population de Médina ait le sentiment d’être en sécurité sous le commandement des Laconiens. — Qui et où ? demanda Singh. — Le lieutenant deuxième classe Imari, une spécialiste en systèmes environnementaux. Elle cherchait à localiser la source d’une infiltration d’air et s’est retrouvée dans une coursive étroite au niveau le plus excentré du tambour. On a déclenché à distance une petite charge explosive improvisée. Le lieutenant Imari est mort sur le coup. Un de ses techniciens a été légèrement blessé, on le soigne actuellement à bord du Storm. — Imari, répéta Singh, qui réfléchit jusqu’à pouvoir associer un visage au nom. Il ne l’avait rencontrée que quelques fois. Amicale et professionnelle à chacune de leurs interactions. Et ses compétences en systèmes environnementaux seraient une grande perte pour la réhabilitation de Médina. — Nous savons qui a fait le coup ? — J’ai envoyé une équipe d’experts en explosifs sur place dans les minutes qui ont suivi la détonation, dit Overstreet. Les produits chimiques utilisés pour fabriquer la charge sont stockés dans une réserve au deuxième niveau du tambour. J’ai consulté les fichiers registre. La majorité de ceux qui pouvaient y accéder ont été identifiés. Les marines sont déjà en train de les interpeller. — Excellent travail, Major, félicita Singh. Overstreet apportait une solution à chaque problème qu’il signalait, ce qui faisait du terrible faux pas concernant Tanaka une bénédiction déguisée. — Les règles d’engagement nous autorisent à considérer les cellules terroristes actives comme des groupes de combattants ennemis, continua Overstreet. Mais à moins qu’un de ces crétins n’ait réussi à cacher une arme à feu, je vous parie que nous pourrons les capturer vivants. C’est à vous de décider, monsieur. Overstreet ne semblait trahir aucune opinion sur le sujet. S’il le sommait de se rendre aux quartiers de détention pour loger une balle dans la tête de tous les prisonniers, il s’en occuperait sans tarder ni discuter. Pas de leçon sur la manière dont il avait combattu les cellules ceinturiennes par le passé, pas de sous-entendus caustiques sur le manque d’expérience de Singh. — Tôt ou tard, il va falloir que nous commencions à tenir des procès, déclara le gouverneur. Donc pourquoi ne pas nous y mettre maintenant ? Nous aurons besoin de temps pour mettre en place un système judiciaire civil pour Médina et les colonies. Quelque chose de plus fonctionnel que ce dont ils ont l’habitude ici. — Bien, monsieur, dit Overstreet en acquiesçant de la tête. Je vais demander à mes hommes de rassembler les preuves que nous avons récupérées pour les transférer aux bureaux de la justice. Nous ne sommes pas une force de police, mais si nous pouvons faire quoi que ce soit pour accélérer le procès, nous en serons ravis. Singh recula sur son siège et indiqua l’un de ceux réservés aux invités. — Vous faites un travail remarquable, Major. Vous avez pris le relais du colonel Tanaka sans le moindre accroc. J’apprécie. Overstreet s’étira pour se détendre, sans la désinvolture agressive de son prédécesseur. — Tanaka était un mentor exceptionnel, affirma-t-il. Elle m’a laissé des notes détaillées sur… les devoirs à respecter à ce poste. Si la transition s’opère en douceur, le mérite lui revient. — Mmhmm, fit Singh. Bref, j’ai recommandé que vous soyez promu au rang de lieutenant-colonel, en accord avec votre poste actuel. Nous attendons simplement la confirmation de Laconia pour officialiser tout ça. Vous avez l’expérience nécessaire, et votre dossier est exemplaire. Je pense que vous n’aurez aucune difficulté à tenir ce rôle. — J’apprécie, monsieur, remercia Overstreet avant de baisser les yeux vers le moniteur à son poignet. Ça n’a pas traîné. Le détachement m’informe que les sept suspects ont déjà été interpellés puis emmenés aux quartiers de détention. Les marines attendent vos ordres. Est-ce que j’ordonne de les faire enfermer dans les cellules en plein air en attendant leur procès ? Pour que tous les occupants de la station les voient derrière les barreaux et envoyer un message clair ? — Oui, je… commença Singh, qui reconsidéra ensuite sa position. Non. Si les quartiers de détention dont vous parlez sont un espace privé, que les prisonniers y restent. J’aimerais venir leur parler. — Bien sûr, accepta Overstreet avant de s’adresser à son moniteur : Martinet oscar mike. Il nous faut un véhicule et une escorte jusqu’au niveau quatre, secteur un trois un un écho bravo. Parés dans cinq minutes. Singh avait étudié en détail l’histoire de Médina, depuis ses ambitieux débuts comme propriété d’un groupe religieux terrien jusqu’à son vol manifeste par l’APE, qui en avait fait le pire vaisseau de combat de l’Univers avant qu’il ne devienne finalement la plaque tournante de l’expansion humaine à travers le réseau des portes. Une curiosité quelque peu morbide amenait Singh à trouver fascinante l’idée de construire un vaisseau générationnel. Il comprenait qu’on pût prendre des risques pour ses enfants. C’était d’ailleurs ce qu’il faisait lui-même, en participant à mettre en place un empire humain bien régulé où son monstre Elsa et ses futurs petits-enfants pourraient s’épanouir. Il y avait un certain romantisme dans l’idée de se lancer dans un voyage dont on ne verrait pas la fin pour offrir une vie meilleure à ses descendants. Mais tous les chiffres qu’il avait lus concernant la manière dont se déroulerait un tel périple étaient terrifiants. Le moins qu’on pût dire était qu’il représentait un coût astronomique pour de très faibles chances de succès. Singh présumait que prendre ce risque impliquait une notion de foi qu’il ne saisissait tout simplement pas. Selon lui, la foi était généralement réservée à ceux qui étaient mauvais en maths. Le secteur 1311EB s’avérait être un ancien compartiment de stockage pour la nourriture des animaux. L’une des nombreuses structures aménagées dans les entrailles de Médina quand elle se nommait encore le Nauvoo et que la colonisation interstellaire était son principal objectif. La station regorgeait des reliques de sa vocation originelle, même si on les avait converties à un nouvel usage. Sept Ceinturiens étaient assis à même le sol, les mains liées dans le dos à l’aide de colliers de serrage. Quatre hommes, deux femmes, en plus d’une personne qui aurait pu être l’un ou l’autre, voire aucun des deux, et qui semblait bien trop jeune pour avoir déjà décidé de faire carrière dans le terrorisme. Singh pénétra dans la pièce encadré par deux marines en tenue renforcée. Overstreet, quant à lui, prit position près de la porte. Les quatre gardes du compartiment saluèrent Singh d’un geste vif puis reprirent la surveillance de leur petit groupe de captifs. Avec quinze corps dans la pièce, celle-ci semblait très exiguë. — Je suis le gouverneur de la station, le capitaine Santiago Singh, se présenta-t-il, en prenant le temps de fixer chaque prisonnier dans les yeux. Le plus jeune d’entre eux lui rendit un regard féroce, rageur, qui paraissait totalement déplacé sur son beau visage androgyne. — On s’en branle, cracha l’un des Ceinturiens. Le marine le plus proche lui asséna un coup de pied dans les côtes avec désinvolture. D’un signe de la main, Singh demanda au soldat de s’éloigner. — Écoutez-moi bien attentivement, dit-il. On a fabriqué une bombe en utilisant des produits chimiques qui proviennent de l’entrepôt où vous travaillez tous les sept. Cette bombe a tué un officier de la Flotte laconienne et en a blessé un autre. — Cool, commenta l’une des deux femmes. — Non, pas cool, répliqua Singh sans changer de ton. Parce que la sanction pour cet acte criminel sera de mourir fusillé. Et à ce stade, il n’y a aucune raison de penser que vous n’êtes pas impliqués. Soit vous collaborez avec une cellule terroriste, soit c’est vous-mêmes qui avez placé cet explosif. — Vaut mieux mourir en Ceinturien libre que de vivre en esclave, déclara le plus jeune. Il avait une voix de chanteur, nette et aiguë. Singh commença à se demander s’il n’aurait pas été préférable de tenir sept conversations individuelles plutôt qu’une seule avec l’ensemble des prisonniers, car à présent, ils se mettaient en scène, chacun d’eux tentant de prouver sa loyauté aux autres. Il était donc plus difficile pour lui de déterminer leur véritable flexibilité. — Nous pourrons débattre des avantages d’un gouvernement centralisé plus tard, dit Singh. Pour l’heure, j’ai une offre à vous faire, et une seule. Après avoir quitté cette pièce, je vais demander qu’un juge étudie les preuves de l’attentat pour vous déclarer tous les sept coupables de terrorisme. Ensuite, vous serez emmenés dans un espace public et fusillés. — Super, ta putain d’offre, ironisa le premier homme en massant ses côtes contusionnées. — Pendant que le juge étudiera les preuves, vous serez détenus dans des cellules individuelles. Le premier d’entre vous à coopérer dans le cadre de notre enquête sur cet acte terroriste aura la vie sauve. — Jouer les traîtres pour sauver sa peau, dit le plus jeune. Tu ne connais vraiment rien aux Ceinturiens, toi. — Je connais les humains, contra Singh. Je sais que rester en vie et protéger sa famille ne sont pas une récompense négligeable pour service rendu à l’Empire. C’est peut-être la dernière décision que vous aurez à prendre dans votre vie. Faites le bon choix. Avant qu’ils ne puissent répondre en criant leur défiance, Singh tourna les talons et quitta le compartiment. — Placez-les en cellules séparées, enjoignit-il à Overstreet en s’éloignant. Suffisamment loin les uns des autres pour les empêcher de communiquer. Assurez-vous aussi qu’il y ait un garde devant chaque porte. Au cas où quelqu’un déciderait de faire une meilleure offre que la mienne. — Bien reçu, obéit Overstreet, un brin de scepticisme dans la voix. Singh s’immobilisa. Overstreet se tourna pour lui faire face, une expression dubitative sur son large visage. — Un problème, Major ? — Je ne voulais pas vous manquer de respect, monsieur. — Le Haut consul Duarte nous a confié la mission de rallier la population de la station à notre cause, une première étape avant de persuader les mondes colonisés de faire la même chose. Et pour ce faire, nous devons mêler nos intérêts aux leurs. En leur faisant comprendre que ce qu’ils considèrent comme de la délation n’est en fait qu’un bon comportement citoyen. Ça n’est qu’un premier pas vers la mise en place de ce qui, espérons-le, sera un réseau entier de coopérateurs à notre service. — Compris, fit Overstreet. Les marines font une mauvaise force de police, monsieur. Nous ne sommes pas entraînés pour ce type de travail. Si nous pouvions créer une force de sécurité constituée de marines et de coopérateurs locaux, ça nous aiderait beaucoup. — Bien. À partir de maintenant, considérez ça comme faisant partie de votre mission. Vous avez l’autorisation d’offrir l’amnistie aux personnes que vous jugerez utiles. — Je ferai circuler l’information, assura Overstreet, qui, respectueusement, commença à pousser Singh le long de la coursive vers leur petit convoi de chariots. — Autre chose, reprit Singh. Je crois qu’il serait pertinent d’effectuer un audit complet des protocoles de sécurité. Considérez ça comme une simple évaluation supplémentaire. — Si vous le souhaitez, monsieur. Puis-je vous demander quel en sera l’objectif ? En d’autres termes : Est-ce que c’est une réprimande ? Singh voyait là les conséquences d’avoir congédié Tanaka. Ses hommes se méfieraient un petit peu plus de lui pendant un certain temps, suspectant qu’il pourrait les blâmer pour un échec ou les sanctionner pour une faute dont ils n’étaient pas responsables. — Nous devons… commença-t-il avant de se corriger. Je dois passer en revue l’intégralité de notre système de sécurité. Les choses vont changer, simplement parce que nous sommes ici, avec ces gens-là, et pas dans une salle de classe à l’académie. Je ne sais pas encore comment, mais à mon avis, c’est inévitable. Je vous fais confiance pour me dire non seulement ce que nous faisons, mais aussi pourquoi. Et si vous pensez ou non que le changement s’impose. — Un audit très complet, donc, observa Overstreet, qui, malgré tout, semblait plus satisfait par la confiance placée en lui qu’importuné par la charge de travail additionnelle. Je veillerai à ce que ce soit fait. Retour au bureau, maintenant, monsieur ? Singh faillit répondre par l’affirmative, mais une idée l’en empêcha. — Non, dit-il. Emmenez-moi jusqu’au bureau de Carrie Fisk. Et prévenez-la de notre arrivée. Au cours du trajet vers les locaux de l’Association des Mondes, Singh songea au message qu’il devait envoyer à Nat. L’idée qu’administrer le système des anneaux revenait à gagner la guerre paraissait optimiste. Ou tout du moins simpliste. Laconia contrôlait l’accès aux systèmes colonisés depuis les portes, c’était une certitude, mais chaque monde pouvait lui-même décider qu’il n’était pas conquis. Et même si on plaçait un gouverneur laconien dans chaque colonie, avec un vaisseau en orbite et des marines en patrouille dans les rues, chaque individu pouvait lui-même décider qu’il n’était pas conquis. Établir un empire était une succession d’agrandissements sans fin vers une image de plus en plus granuleuse, et chaque grain était un potentiel renégat. Médina n’était qu’un microcosme du problème qu’ils rencontreraient partout. L’opposition politique comme géométrie fractale. On l’avait envoyé ici en tant que gouverneur, mais plus il observait, plus il comprenait quelle était la nature précise de son affectation. Il n’était pas un simple bureaucrate venu superviser le fonctionnement sans incident de la station et le trafic qu’elle contrôlait. Il façonnait le modèle qui permettrait de transformer tous les mondes humains en une nouvelle Laconia. Sept Ceinturiens avaient décidé qu’assassiner un officier de rang inférieur valait la peine de risquer leur vie. C’était une position irrationnelle. Un ennemi aussi mauvais en mathématiques de base était capable de n’importe quoi. Les mondes colonisés pourraient très bien considérer judicieux d’envoyer un vaisseau de transport chargé de centaines de personnes armées pour tenter une attaque suicide sur Médina. Il lui suffisait de tenir la station durant quelques semaines jusqu’à l’arrivée du Typhoon, qui ferait d’un plan d’attaque aussi téméraire une absurdité totale. Carrie Fisk, elle, allait l’aider à porter le message qui éviterait aux colonies de commettre une telle erreur. Le complexe de bureaux qu’occupait l’Association des Mondes se dressait à l’intérieur du tambour, encerclé de terres agricoles. Il consistait en trois blocs préfabriqués en fibre de verre, peints dans une douce couleur crème et arborant les alvéoles enchâssées de l’emblème de l’Association. Singh présumait que leur disposition symbolisait les anneaux interconnectés du réseau des portes. Pour le quartier général d’une organisation censée centraliser la gouvernance de mille trois cents mondes, il avait l’air fragile, miteux, érigé à la hâte. À l’opposé de l’immense structure de pierre que les Laconiens avaient construite pour abriter le futur gouvernement de l’humanité. Le bureau de Carrie Fisk se trouvait au deuxième étage du plus grand des trois bâtiments. Elle disposait d’un vaste espace – vide, en grande majorité –, d’une seule table de travail accompagnée de quatre chaises, et une peinture vert clair s’écaillait sur les murs en fibre de verre. Il se demanda ce qu’aurait donné leur premier entretien s’il s’était déroulé dans cet endroit et non dans le bureau du gouverneur. À la vue de tout cela, il aurait peut-être recommandé de ne pas travailler avec elle du tout. — Madame la Présidente, salua-t-il, pénétrant dans la pièce pour venir lui prendre la main. Ravi que vous ayez pu prendre si rapidement le temps de vous entretenir avec moi. Voici le major Overstreet, le commandant des marines de Médina. Carrie lui serra la main et jeta un regard perplexe à Overstreet. — Aucun problème, Gouverneur, dit-elle avant d’indiquer les chaises, où Singh prit place, à l’inverse d’Overstreet. Du thé ? Singh agita la main pour décliner son offre. — J’ai peur de ne pas avoir beaucoup de temps pour socialiser, regretta-t-il. J’ai un message important que vous allez devoir transmettre aux mondes qui ont rejoint l’Association, ainsi qu’aux gouvernements de ceux qui ont décidé de ne pas le faire officiellement. — OK. C’était décidément une petite souris apeurée. Il se surprit à se demander comment une telle personne pouvait en venir à diriger quoi que ce soit, sans parler du gouvernement naissant d’une république qui s’étendait à travers toute une galaxie. Mais elle était déjà en place depuis un certain temps avant l’arrivée de Singh, et peut-être avait-elle plus de ressources qu’en apparence. Dans le cas inverse, il pourrait faire d’elle la personne qu’il souhaitait. — Je me dis que pendant que le Heart of the Tempest est occupé avec les flottes du système Sol et que les renforts de Laconia sont encore en route pour sécuriser Médina, certains membres mal informés de votre association, ou d’autres membres potentiels qui ne vous ont pas encore officiellement rejoints, pourraient considérer ce moment comme une faille dans notre plan d’occupation. — Je ne… commença Carrie. — Mais il est important que tout le monde comprenne que cette idée est à la fois inexacte et dangereuse, continua Singh sans prêter attention à elle. En tant que présidente du nouveau Congrès laconien des Mondes, vous allez adresser un message à toutes les planètes du réseau. — Du quoi ? — Oui, ce changement de nom liera plus solidement votre groupe à l’Empire. Il est essentiel qu’on vous considère comme une représentante fiable et légitime de Laconia. Vous allez avertir ces gouvernements que tout acte d’hostilité perpétré à travers l’un des anneaux, que ce soit l’envoi d’un vaisseau rempli de soldats ou même un jet de caillou, débouchera sur la stérilisation totale de la planète habitée de l’autre côté de l’anneau concerné. Carrie se figea un instant. — Bon sang, vous êtes sérieux ? — Je me suis rendu compte qu’un certain nombre d’organisations sociales au sein de l’ancienne structure du pouvoir humain montraient une incapacité stupéfiante à analyser leurs prises de risque. Leurs membres pourraient bêtement tenter de lancer une attaque déjà vouée à l’échec en pensant que leurs vies sont les seules en jeu. Avec ce genre de personnes, faire appel à la raison ne fonctionne pas. J’ai besoin qu’ils comprennent sur un plan émotionnel ce que leur coûtera pareille attaque. Je tuerai absolument tout le monde sur leur planète. Je suppose que même les anciens radicaux de l’APE ont encore des proches auxquels ils tiennent, et dont ils seront moins enclins à risquer la vie pour le romantisme d’une mort héroïque. Overstreet le fixait de son regard bleu vif, et Singh sentait le poids du jugement sur lui. — Je ne peux pas participer à ça, refusa Carrie. — Oh si, insista Singh. Parce que j’en fais la règle d’engagement de notre occupation ici, que vous avertissiez les gens ou non. Et je crois qu’il serait mieux que tous soient au courant avant de faire quelque chose qui pourrait leur coûter très cher. Vous ne pensez pas ? Singh se leva de sa chaise et Overstreet lui ouvrit la porte. Derrière son bureau, Carrie Fisk garda les yeux rivés sur lui. Ils n’exprimaient pas la peur qu’il attendait, toutefois. Plutôt une sorte de confusion mêlée de niaiserie. — Faites-en l’annonce avant la fin de la journée, je vous prie, dit-il. Je vous laisse le soin de la formulation, du moment que vous évoquez tous les détails que j’ai mentionnés. Bonne journée, madame la Présidente. Singh quitta la pièce tandis qu’elle tremblait encore sous l’effet du choc, et Overstreet lui emboîta bientôt le pas. — Permission de parler franchement, monsieur ? demanda le major d’un ton prudent, formel, presque lointain. Singh ressentit une pointe de contrariété. Il aurait dû appeler Overstreet par son prénom. Il avait omis ce détail, et il semblait maintenant trop tard pour modifier leurs habitudes. À l’avenir, il devrait faire plus attention à cela. — Allez-y, Major. — Est-ce que nous allons vraiment ordonner ces attaques ? — Seulement si nous n’avons pas le choix. Overstreet resta un moment silencieux, et lorsqu’il répondit, ce fut d’une voix monotone : — Compris. 25 HOLDEN Holden remua sur sa couchette. Allongé sur le flanc, un bras levé, la tête posée dessus comme si c’était un oreiller, il pouvait empêcher les bruits de parvenir jusqu’à cette oreille-là et couvrir d’une main celle tournée vers la couchette supérieure. Presque suffisant pour ne pas entendre les ronflements d’Alex. Mais après quelque temps, son épaule commençait à s’endolorir et sa main s’engourdissait avant sa conscience. Il pouvait se procurer des bouchons d’oreilles, mais cela impliquait de se lever du lit. À moitié endormi comme il l’était, cela paraissait bien déplaisant. Sur les autres couchettes, personne ne semblait dérangé. Il savait aussi – à moitié, seulement – que s’il se réveillait assez pour remédier à ses ennuis, il ne pourrait plus se rendormir. Admettre que l’âge et l’anxiété avaient fragilisé son sommeil lui procurait un vague sentiment de honte, qui n’aurait certainement pas résisté à l’analyse d’un esprit totalement conscient. Les années à vivre en compagnie de son équipage avaient vu s’installer des normes et des habitudes qu’ils bousculaient dans ce nouveau contexte, et c’était étrange. Clarissa laissa échapper un bruit de mécontentement, à mi-chemin entre le gémissement et le grognement. Sur la couchette en face de lui, Naomi s’agita. À la faible lueur orange de l’éclairage de sécurité, il distinguait la courbe de son épaule, la forme de sa chevelure se déversant sur l’oreiller. Ce qui signifiait qu’il avait bien ouvert les yeux. Ce qui signifiait qu’il était réveillé. Il tenta de fermer à nouveau les paupières, de se forcer à retrouver le sommeil, mais Alex toussa sur la couchette au-dessus de lui et Holden allongea son bras. Ses doigts commencèrent à fourmiller. Les derniers vestiges de rêve et d’oubli se dissipèrent dans son esprit pour finalement s’évanouir. Aussi furtivement que possible, il s’approcha du bord de sa couchette, posa les pieds sur le sol et se glissa par la porte, laissant les autres au supplément de repos qu’il n’avait su trouver. Le réseau d’espaces clandestins que Saba et ses hommes avaient taillé dans la chair de la station était plus exigu que tous les vaisseaux à bord desquels Holden avait servi. Consommer assez peu d’énergie pour éviter la détection impliquait un air épais ainsi qu’un rationnement de l’eau. Le murmure des voix musicales qui conversaient en créole ceinturien était aussi présent que le vrombissement des recycleurs d’atmosphère. Holden se rendit aux toilettes, une simple entaille dans le système de traitement équipée d’un siège qui conviendrait à un enfant de cinq ans. Une femme l’occupait déjà et il lui fallut patienter. Quand il revint dans le couloir d’accès, il était pleinement éveillé, affamé et légèrement grincheux. D’un pas traînant, Naomi longea le couloir pour le rejoindre, son maillot de corps taché par la sueur et l’usure. Elle avait défait le haut de sa combinaison, qui retombait au niveau de ses hanches pour former la pire ceinture de l’humanité. Sa chevelure et son visage avaient encore la forme de l’oreiller. Elle était magnifique, et rendait tout plus agréable par sa simple présence. — Tu es debout, dit-elle. — Ouais. — Moi aussi. — Chiant, hein ? — Tu l’as dit, fit-elle avant d’indiquer les toilettes, et Holden s’écarta de son chemin. — Tu veux risquer un petit-déjeuner là-haut ? demanda-t-elle en passant. Holden laissa la question reposer dans sa poitrine tandis qu’il restait seul dans la coursive. Lorsqu’ils étaient dans les passages secrets du monde souterrain, l’absence de surveillance leur garantissait la sécurité. La partie de la station contrôlée par les Laconiens, elle, était plus dangereuse, mais on s’y trouvait à l’air libre. Une atmosphère plus fraîche, une meilleure nourriture. En outre, aux dernières nouvelles, ils n’étaient pas encore sur la liste noire des forces de sécurité. Et aux niveaux supérieurs, ils pourraient glaner des informations impossibles à recueillir en lieu sûr. Quand Naomi réapparut, Holden lui prit le bras comme s’ils se rendaient à une cérémonie mondaine, puis ils se dirigèrent vers l’une des écoutilles de sécurité pour s’engouffrer dans la station Médina. Les points de transition étaient ce qu’il y avait de plus périlleux. Afin de se déplacer d’une zone clandestine à l’espace public sans avoir l’air de sortir de nulle part, ils devaient attendre le moment propice pour rejoindre des lieux qui n’étaient surveillés que par intermittence, ou bien utiliser des accès secondaires qui menaient à des douches, des vestiaires ou des toilettes, où l’intimité leur offrait une couverture. Lorsqu’ils atteignirent l’espace public de la station, ils passèrent d’une forme d’oppression à l’autre. Les coursives étaient vastes, éclairées, l’air pur et légèrement frais. Écrans et moniteurs diffusaient les actualités locales approuvées par le commandement laconien – une propagande vantant la stabilité et la sécurité de la station – en plus de divers programmes de pop culture captés depuis l’extérieur de la Zone lente que les censeurs autorisaient. Holden et Naomi parcouraient les lieux tels des réfugiés dans un centre commercial, tentant de ne pas cligner des yeux sous l’éclairage trop lumineux. Ils n’étaient pas seuls. Les équipages de tous les autres vaisseaux et les citoyens de la station arboraient la même expression qu’eux, avec une intensité différente. Les gens tentaient toujours de dénicher une cabine ou un espace où camper sur la face intérieure du dôme. L’accès aux quais était toujours interdit, et rien n’indiquait que cela pourrait changer. Les terminaux classiques ne pouvaient toujours adresser aucun message à l’extérieur de Médina ou recevoir des données qui n’étaient pas stockées sur un serveur local et validées. Dans une certaine mesure, évoluer dans le monde souterrain de Saba procurait le sentiment d’être enterré vivant, mais en sortir semblait parfois un châtiment bien pire. Au moins, il était chaleureux. Ils s’installèrent à un café situé deux niveaux sous la surface intérieure du tambour. Holden commanda un flacon de véritable café de seconde zone – dont on surchauffait les grains pour dissimuler leur goût dégueulasse derrière celui du brûlé – accompagné d’un ersatz de crème crayeux. Naomi, elle, demanda un thé ainsi qu’un muffin à la farine de maïs qu’ils pourraient partager. La petite table à laquelle ils étaient assis leur permettait de rester aussi loin que possible du trafic public tout en le surveillant : deux hommes fumant des pipes qui semblaient faites à partir de la céramique des sols, un groupe d’écoliers en uniforme gris-vert, un artiste ambulant qui multipliait les singeries avec une marionnette pour tenter d’amuser les passants. Ç’aurait pu être n’importe quelle station spatiale. Et tout en observant, Holden et Naomi discutaient de choses qui ne risquaient rien si on venait à les entendre. Une équipe de sécurité passa dans la coursive publique, deux silhouettes dans leur tenue de combat bleue hérissée d’armes. Les chariots et les piétons se déplaçaient autour comme une rivière contournant les rochers. Leur présence n’intimidait plus autant les gens, désormais ; ou du moins, plus de la même manière. Sur un écran de l’autre côté du corridor, Carrie Fisk, la présidente du nouveau Congrès laconien des Mondes, répondait aux questions d’un beau jeune homme à la coupe de cheveux militaire. Holden se demandait ce qu’elle racontait, mais on avait réglé le système du café pour diffuser une liste d’agréables musiques saïdi qui s’enchaînaient sans pause. Les mêmes mélodies, supposait Holden, qu’on jouait avant que Laconia vienne frapper à la porte. Les choses reprenaient leur cours habituel. Il le percevait à la manière dont on lui servait son abominable café, dans les conversations des tables aux alentours, sur les écrans et dans la démarche des passants. La panique et l’angoisse étaient exténuantes. Elles avaient épuisé Holden, ainsi que toute la station Médina, qui adoptait maintenant une nouvelle routine. Des points de contrôle. Des forces de sécurité armées. Le spectacle intégral de la domination, de l’autorité, et rien pour contrarier la succession des scènes. Au premier regard, il était difficile de deviner qu’on venait de commettre un attentat. Saba n’avait pas su non plus qu’on en préparait un, et eux ne l’avaient appris que de sa bouche. Une petite explosion, mais les rapports officieux signalaient un mort, au moins, dans les rangs laconiens. Les rapports officiels, en revanche, affirmaient que rien ne s’était passé. Un changement notable. On s’était servi de la tentative d’assassinat pour justifier les mesures de restriction, mais à présent, elles faisaient partie intégrante du quotidien, et mettre en lumière les attaques contre les structures du pouvoir n’avait aucune utilité. Rien n’avait plus à être justifié. Le gouverneur Singh, dans ses bureaux, essayait de propager un sentiment de normalité, d’inexorabilité. Et d’après ce que voyait Holden, cela fonctionnait. — C’est plutôt calme, remarqua-t-il, ce qui signifiait : Ils croient qu’ils sont en train de gagner. Naomi tira sa chevelure devant ses yeux. — Ouais, hein ? dit-elle, ce qui signifiait : Je le crois aussi. De retour dans le monde souterrain, Holden trouva Saba assis devant un terminal passif. Même en pleine lumière, la peau et les cheveux du capitaine du Malaclypse étaient d’une couleur identique. Éclairé par l’écran, il avait presque l’air d’une caricature de lui-même. Il salua Holden de la tête et se décala de quelques centimètres sur le banc pour lui laisser une place. Holden vint s’asseoir à ses côtés. — Vous gardez un œil sur les données du Storm ? s’enquit Holden en désignant l’écran du menton. Les entrées du registre défilaient. Les communications qu’ils interceptaient des Laconiens étaient cryptées à différents niveaux, et en utilisant plusieurs schémas. — Dui, répondit Saba. Nous avons toutes les données qui s’échangent entre le Storm et la station, sauf qu’à moins d’avoir accès au serveur qui les décrypte, nous ne pourrons pas les lire. Mais il y a encore pas mal de fers au feu. Les comms de Médina sont encore plus trafiquées qu’on ne le pensait. Apparemment, le Rameau d’or a soudoyé un technicien il y a dix-huit mois pour ouvrir une porte dérobée dans le système que nous n’avions jamais repérée. — Ah bon ? Et comment vous l’avez trouvée ? — Un coyo nous en a parlé, expliqua Saba en lui lançant un grand sourire. Le patriotisme est une notion bizarre. Holden lâcha un petit rire. — Tous les moyens sont bons, j’imagine. Ils restèrent assis un moment dans le quasi-silence. Saba se gratta le bras puis évita de croiser le regard d’Holden quand il reprit la parole : — La grande coya, elle, on dirait qu’elle a un caillou coincé dans la gorge. Des soucis avec votre équipage ? — Nan, dit Holden. Enfin, si, mais rien de sérieux. — Et vous ne voulez pas m’en parler ? Parce que personnellement, je suis plus à l’aise quand je sais ce qui se passe. Holden se pencha en avant. Les entrées défilaient toujours, remplissant l’espace de stockage avec ce qui pourrait être capital ou tout à fait insignifiant pour eux. Jusqu’à présent, il n’avait encore jamais parlé de Bobbie. Il n’était pas certain de vouloir commencer maintenant, mais il vivait dans l’espace de Saba, mangeait sa nourriture et coordonnait ses opérations. — Ce n’est pas exactement mon équipage, confia-t-il. J’ai eu quelques problèmes avec l’Union avant que tout ça n’arrive. Saba étira un nouveau sourire. — Vous oubliez à qui je suis marié, que no ? Drummer parle un petit peu de vous dans votre dos, je suis bien informé. — Ouais… Bref, j’étais en train de prendre ma retraite quand tout ça nous est tombé dessus. Lui livrer le type de Freehold était ma dernière mission. Enfin, ça devait l’être. C’est Bobbie, le capitaine, en fait, mais l’Histoire est venue se mêler de l’affaire et maintenant, c’est moi qui ai repris les commandes, mais pas tout à fait non plus. C’est assez bizarre. — Savvy, compatit Saba. J’en suis au même point que vous. — Il y a un problème entre vous et Bobbie ? — Non, non, non. C’est juste que… Médina, c’est mon port d’attache, mais le Malaclypse, c’est mon chez-moi. Avec toute cette histoire, je me suis retrouvé sur le devant de la scène parce que ma femme préside l’Union, et beaucoup n’aiment pas ça, ici. Ils font leurs trucs dans leur coin justement parce que c’est les leurs. — Comme l’attentat. — Comme l’attentat, ouais, confirma Saba. Comme la tentative de tuer le gouverneur. La dernière fois, j’ai chopé un groupe d’abrutis qui comptaient voler des uniformes laconiens et tabasser certains des nôtres pour déclencher quelque chose, voyez ? — Pas très productif, tout ça, j’ai l’impression. — La productivité, on s’en fout. Ce qu’il faut, c’est faire ce que nous pouvons faire. Il y a beaucoup d’anciens membres de l’APE sur Médina. Quand l’Alliance est devenue l’Union, les anciennes factions n’ont pas disparu pour autant. On a encore l’APE d’Ochoa et l’APE de Johnson, même si aucun des deux n’est encore là. Les gars du Collectif Voltaire ont fait exploser la bombe comme s’ils n’attendaient que l’occasion de le faire. C’est peut-être le cas, d’ailleurs. Les vieux s’y mettent en se prenant pour des jeunes, et les jeunes essaient de vivre comme dans les sales histoires du passé. Cette situation, c’est comme souffler de l’oxygène sur le feu. Holden secoua la tête. — Si nous voulons réussir quoi que ce soit, il va falloir que… Le terminal passif sonna et l’une des entrées s’afficha en surbrillance. Saba rapprocha l’interface de son visage et fit défiler les données dans le sens inverse jusqu’à l’entrée en question. Il vérifia puis ouvrit le fichier. Tout ce qu’un véritable système aurait fait automatiquement, s’ils avaient pu prendre le risque d’en utiliser un. Saba fit claquer sa langue contre ses dents. — Qu’est-ce qu’on a ? demanda Holden. — Une mise à jour du programme des autorités spatiales. Apparemment, quelque chose va traverser la porte de Laconia, mais ce n’est pas pour tout de suite. — Dans combien de temps, alors ? — Quarante-deux jours. Saba consulta les données aussi minutieusement que possible, vérifiant les empreintes de distribution et les codes temporels. Il n’eut besoin que de quelques instants pour trouver le nom ainsi que les informations de transit de l’appareil, nommé le Typhoon. Au vu de sa masse et de son profil énergétique, il était gigantesque. Par intuition, Holden demanda à Saba de comparer ces informations avec celles du premier transit depuis Laconia. Elles étaient similaires. Le Typhoon était un nouveau Tempest. Holden sentit quelque chose se serrer sous sa cage thoracique, se demandant combien d’autres vaisseaux de la sorte avaient les Laconiens. Saba jura dans sa barbe. Une voix masculine retentit dans leur dos, quelque part dans le labyrinthe de couloirs secrets, suivie de la réponse d’une femme. Les cloisons, les conduites à nu, le sol et le plafond industriels, l’épaisseur de l’air et l’obscurité. Aucune de ces choses n’avait changé depuis qu’Holden s’était assis, mais elles semblaient maintenant fragiles. Un autre vaisseau de guerre laconien, chargé de soldats supplémentaires. Le début de l’occupation permanente. Pas simplement le début de la fin. La fin elle-même. Saba fit craquer ses doigts et offrit à Holden un sourire triste. — Bon, dit-il. J’aurais bien aimé pouvoir en informer Drummer et l’Union. C’est le genre de choses qu’elle voudrait savoir. — Ouais, acquiesça Holden, qui tentait de rassembler ses esprits. Une grande partie de lui s’agitait derrière son regard comme un singe en panique, mais ce n’était pas l’heure pour cela. — Très bien, lança-t-il. Il nous reste toujours du temps. Peu importe ce que nous décidons, nos obstacles sont le Gathering Storm à l’extérieur de la station et quelque chose comme deux cents ou deux cent cinquante marines en combinaison renforcée à l’intérieur. — Et les factions de l’APE en roue libre qui déclenchent les hostilités sans prévenir, compléta Saba. Quand ils vont apprendre la nouvelle, ça va encore empirer. S’ils ne veulent pas coordonner les actions, ça va tout compliquer. — Ouais, ça aussi. Holden avait l’impression que son cerveau était rempli de coton. Il n’avait qu’une envie : rassembler son équipage à bord du Rossinante et prendre la fuite. S’il existait un endroit où les Laconiens ne les poursuivraient pas pour les abattre. Un endroit encore sûr au sein des mille trois cents systèmes. Pour eux, ou pour qui que ce soit. — Bon, reprit-il. D’accord. Quels que soient nos objectifs à venir, nous devons prendre ces trois choses en compte. Et nous avons quarante-deux jours pour réussir. — Parce qu’après ça, conclut Saba, c’est foutu, pas vrai ? 26 BOBBIE Bobbie, Alex et Clarissa déjeunaient ensemble dans un minuscule compartiment. Sur la porte, la mention MATÉRIEL ÉLECTRIQUE était peinte au pochoir dans quatre langues, et à l’intérieur, une poignée de caissons dont le contenu n’était pas précisé pouvaient leur faire office de tables ou de bancs ; raison pour laquelle ils s’étaient mis à nommer ce compartiment “l’Espace repas”. Leur plat du jour se composait de ces boulettes de pâte de haricot frites et lourdement épicées que les Ceinturiens appelaient le kibble rouge. En guise d’accompagnements, ils avaient quelques morceaux de fruits secs, ainsi qu’une soupe de la mer très liquide dont le goût semblait provenir d’un poisson vivant nageant dans le bouillon. — Vous savez ce qui me manque, en ce moment, sur le Rossi ? lança Alex, piquant une boulette pour l’envoyer rouler le long de la bordure de l’assiette. La bouffe martienne qu’il sait préparer. J’en ai vraiment marre de toute cette merde ceinturienne. Il exagérait son accent traînant de Mariner Valley, comme toujours lorsqu’il évoquait le vaisseau. Bobbie poussa un rire moqueur et avala bruyamment le reste de son bouillon. — C’est bon pour votre santé, mon gars, dit-elle en parodiant son accent. — Ça permet de survivre, ouais, c’est ce qu’on peut en dire de mieux. Clarissa sourit à leurs échanges de plaisanteries, mais ne fit aucun commentaire. Elle ne récupérait qu’une seule boulette de kibble à la fois, puis la mâchait prudemment avant de l’avaler. C’était comme observer un oiseau manger au ralenti. — Je me demande si les Laconiens préparent toujours de la nourriture martienne, s’interrogea Bobbie. Nous pourrions leur poser la question. Dépité, Alex jeta son assiette sur le caisson qui leur servait de table. — Vous savez ce qui m’emmerde le plus dans cette histoire ? C’est que les mecs qui ont traversé la porte pour venir foutre en l’air tout ce que nous avons fait et prendre le contrôle des opérations ne sont même pas des aliens, putain. Ce sont des Martiens ! Je parie qu’il y a des types à bord du vaisseau laconien avec qui j’ai servi, à l’époque, et je suis sûr que les haut gradés du détachement de marines de la station sont des gens que nous connaissons, ne serait-ce que de nom. Bobbie hocha la tête en mâchant ses dernières boulettes de kibble. — C’est une idée intéressante. Je veux dire, vous croyez que ça pourrait nous être utile ? Trouver des gens qui nous connaissent dans leur structure de commandement ? Ça peut nous aider ? — Je ne parle pas d’utilité, là, Bob, rétorqua Alex, dont les furieux gestes de la main manquèrent renverser le verre d’eau de Clarissa. Je parle du fait que des gens comme nous, des patriotes martiens, ont décidé de se tirer avec Duarte en emportant un tiers de la flotte. — Vous vous êtes déjà demandé si nous aurions pu faire la même chose ? questionna Bobbie. Alex baissa les sourcils et la fixa des yeux. — Vous avez perdu la tête, ou quoi ? — Non, sérieusement, réfléchissez. Nous ne servions plus quand Duarte a commencé à préparer son coup. Vous aviez déjà quitté les rangs depuis une bonne décennie et moi, je ne faisais plus partie du Corps des Marines depuis deux ans. Mais si nous avions toujours été en service actif, son discours nous aurait peut-être convaincus. Comme il a convaincu beaucoup de gens bien. — Un tiers des étoiles du ciel, intervint Clarissa comme si elle acquiesçait. — Hein ? fit Alex, qui inclina la tête sous le coup de la confusion. — Un tiers de quoi, chérie ? demanda Bobbie. — Ça vient de la Bible. Du Livre de la Révélation. Quand le diable est tombé en disgrâce, il a emporté un tiers des anges avec lui. On décrit ça par un grand dragon qui attire un tiers des étoiles du ciel vers lui avec sa queue. — Mmhm, marmonna le pilote, comme s’il n’avait aucune idée de ce dont elle parlait. — Pourquoi vous pensez à ça, tout à coup ? s’informa Bobbie. — Peu importe ce que racontait Duarte, c’était suffisamment persuasif pour qu’une grande partie de l’Armée martienne le rejoigne. Le diable, lui, disait qu’il fallait se libérer de l’oppression des lois de Dieu, et ça a suffi pour rallier beaucoup d’anges à sa cause. Je ne sais pas quels arguments a donnés Duarte, mais ils étaient bons. Ne sois pas si sûr que tu aurais refusé son offre. — Oh si, putain, grogna Alex. J’en suis sûr. Bobbie, en revanche, devait avouer qu’elle ne l’était pas. Une civilisation humaine intergalactique administrée sur le meilleur modèle martien qui soit. Organisé, focalisé sur un seul objectif majeur. Efficace, bien planifié, sans fioritures. Elle comprenait qu’un certain nombre de gens se soient laissés convaincre alors que Mars regardait mourir son rêve de terraformage. Duarte pouvait entrer en scène et vendre un nouveau rêve qui nécessiterait les mêmes compétences et les mêmes attitudes que les anciennes, mais à une échelle encore supérieure. Bobbie reconnaissait qu’une partie d’elle-même combattait dans le camp laconien, et cette idée la perturbait. Alex avait commencé à rassembler les assiettes et les verres du repas lorsqu’Amos pénétra dans le compartiment. — Salut, Babs, lança-t-il. Le cap’ veut vous voir à propos de votre truc, là. — Quel truc ? — Le plan pour s’assurer qu’on ne déclenche aucune bombe sans que nous le sachions. — Ah, ce truc-là. D’accord, j’arrive dans cinq minutes, assura-t-elle. Amos haussa les épaules et s’éloigna sans un mot. — C’est encore un peu pénible, hein ? reprit Alex d’un ton délicat. — Quoi ? D’entendre Amos appeler Holden “le cap’” ? dit Bobbie, qui s’apprêtait à nier quand quelque chose se bloqua dans sa gorge. Ouais, c’est vrai. Il faudra que j’en parle avec lui. — Soyez sympa, la pria Clarissa. Il est fragile, en ce moment. Bobbie n’avait aucune idée de ce que signifiait le terme “fragile” lorsqu’il s’appliquait au mécanicien, et elle n’était pas certaine de vouloir le savoir. Saba était appuyé contre un mur dans le grand espace de stockage qu’ils utilisaient comme salle de réunion de leur cellule clandestine. Quelqu’un avait enfin poussé les boîtes et les caissons contre les cloisons pour qu’ils puissent s’en servir de sièges, et un audacieux au sein de l’équipe avait même réussi à voler quelques bancs dans l’un des parcs. Environ vingt membres du groupe étaient éparpillés à travers la salle, parmi lesquels se trouvaient Holden, Naomi et Amos. Derrière Saba, un écran mural affichait un diagramme de Médina ainsi que l’image d’une femme aux cheveux noirs et au regard austère, le visage affublé de nombreux piercings. Ses yeux fixaient l’objectif avec colère, donnant le sentiment qu’il s’agissait d’une photo judiciaire. Le nom “Katria Mendez” flottait sous son portrait. — Le Collectif Voltaire, dit Saba tout en pointant la femme du doigt. Des poseurs de bombes de l’ancien temps. — Des combattants, rectifia quelqu’un dans la salle, d’un ton qui faisait du terme une figure de respect. — Sa good, dit Saba. Aujourd’hui, avec l’occupation des Laconiens, ils ont repris leurs bonnes vieilles habitudes. — Si on met de côté le fait que leur stratégie ne fonctionne plus et qu’elle fout en l’air nos plans, ça m’a l’air d’être le genre de types qu’il nous faut dans l’équipe, déclara Holden. Nous devrions les recruter. Coordonner nos actions avec les leurs. Les tuer ou les livrer aux Laconiens, ça ne doit être qu’en dernier recours. À l’entendre, Holden paraissait dispersé. Distrait. Bobbie se demanda ce qui lui arrivait. Il savait ou bien soupçonnait quelque chose qui accaparait ses pensées. Elle avait déjà vu cela par le passé. Saba leva le poing en guise d’acquiescement. — Si nous pouvons, nous le ferons, dit-il, avant d’indiquer un niveau sous la surface du tambour où l’on lisait : SYSTÈME DE RÉCUPÉRATION DES EAUX. C’est là qu’ils se planquent. Je propose d’envoyer des émissaires pour leur faire une offre d’alliance. Sur son banc, Holden se tourna vers Bobbie, qui hocha légèrement la tête. Il se leva, rejoignit Saba et ajouta : — À mon avis, nous devrions envoyer Bobbie comme porte-parole. Elle pourra leur transmettre nos respects, leur expliquer que nous devons unir nos forces, et s’ils deviennent agressifs… elle saura quoi faire aussi. — Je suis d’accord, approuva Saba. Combien d’hommes vous voulez ? — Restons en comité restreint, suggéra Bobbie. Amos et moi, c’est tout. Nous devons passer pour une délégation alliée, pas pour une troupe de guerre. — Sabe good, consentit Saba. Mais ils doivent promettre de ne plus poser de bombes sans notre autorisation. On remet les choses en ordre, maintenant. Sinon… — Ouais, dit Bobbie. Sinon, ce sera la fin. Le chemin le plus court vers le système de récupération des eaux comprenait un petit détour par l’intérieur du tambour. Pour Bobbie, cela ne posait aucun problème. Rester dissimulée avec ses compagnons de la résistance impliquait bien trop souvent de dormir et de manger dans de minuscules compartiments métalliques. Une excursion dans l’espace habité, à l’air libre, avec un sol en terre et la lumière d’un éclairage à spectre complet sur le visage, était donc un changement qu’elle accueillait à bras ouverts. Même l’omniprésence des Laconiens ne troublait pas son humeur. Pour la majorité, leurs envahisseurs étaient agréables à côtoyer, se comportant comme s’ils vivaient sur Médina depuis des années. Ils mangeaient dans les restaurants, faisaient les boutiques, fréquentaient le quartier des spectacles. Quand on les saluait de la tête, ils vous rendaient la politesse comme de vieux voisins. Même les marines qui patrouillaient dans leurs exotiques tenues bleues renforcées semblaient alertes, mais pas spécialement menaçants. Bobbie avait vu l’autre versant de leur caractère lors de la tentative d’assassinat du gouverneur, et savait qu’ils pouvaient passer d’une attitude professionnelle et amicale au rock’n’roll total en un clin d’œil. Agréables à côtoyer ou non, les Laconiens restaient une force d’occupation militaire. Si on l’oubliait, c’était à ses risques et périls. — Comment ça va, en ce moment ? demanda Bobbie tandis qu’ils traversaient un secteur particulièrement luxuriant du parc. Le sentier, parfaitement entretenu, serpentait à travers l’herbe, les parterres de fleurs, et croisait même un arbre de temps à autre. Des insectes bourdonnaient autour d’eux, formant toujours le meilleur dispositif de pollinisation de l’univers connu. La technologie accomplissait beaucoup de belles choses, mais sur le plan des systèmes environnementaux, l’évolution la surpassait. — J’ai mal aux pieds, répondit Amos. Presque tout le temps, maintenant. Content que les Ceinturiens gardent la gravité giratoire à un tiers de g, ici. — Ouais, ça irait plus vite de dresser la liste de ce qui ne fait pas mal, ces jours-ci. Mais ce n’est pas vraiment ce que je demandais. — Ah bon ? Amos avait conservé la même voix, mais Bobbie naviguait en sa compagnie depuis maintenant plusieurs décennies et percevait la tension qui l’habitait. — Claire a l’impression que vous êtes dans une mauvaise passe. — Ah bon, répéta-t-il, d’un ton si plat qu’il aurait pu s’agir d’une mauvaise simulation vocale opérée par informatique. Il abandonnait la conversation, et insister n’aurait aucune utilité. — Bref, continua Bobbie d’une voix légère. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis là. — Ouais, Babs, je sais. Mais ces gars du Collectif Voltaire, là, ils ne rigolent pas. Va falloir être sur nos gardes. Le Collectif Voltaire occupait un espace étroit et poussiéreux situé sous et entre une demi-douzaine d’immenses cuves en acier inoxydable. Un choix judicieux, car à moins d’une fuite dans la tuyauterie, littéralement personne n’avait de raison de venir à cet endroit. Le Collectif avait décidément gardé certaines compétences datant de l’époque où ses membres résistaient encore dans les rangs de l’APE. En personne, Katria Mendez semblait un agrégat d’angles saillants et d’arêtes tranchantes, ses yeux noirs brûlant d’une rage contenue mais permanente. — Donc vous êtes venus ici pour nous expliquer comment mener une insurrection contre l’occupation, résuma-t-elle. Sa voix était douce, chaleureuse. La voix d’un professeur préféré ou d’une tante bien-aimée. Une voix qui demandait si vous vouliez une limonade avec vos cookies. Mendez avait la diction claire et l’effacement d’accent travaillé que Bobbie associait à une éducation supérieure. Son accent ceinturien était à peine discernable. — Pas du tout, nia Bobbie. — Parce que le Collectif est une branche militante de l’APE qui résiste à l’oppression des planètes intérieures depuis bientôt un siècle, poursuivit Katria. — Je comprends. — Ah oui ? Parce qu’on dirait que vous venez tout juste de débarquer pour nous dire que nous ne sommes pas autorisés à mener des opérations de résistance sans votre approbation. Ou je vous ai peut-être mal comprise ? Bobbie entendit des pas dans son dos, se retourna et constata que cinq membres de la cellule de Katria formaient à présent un demi-cercle approximatif derrière elle. Aucun d’eux n’avait d’arme à la main, mais tous portaient la large combinaison des ouvriers de maintenance de Médina. Leurs grandes et nombreuses poches pouvaient cacher n’importe quoi, du marteau jusqu’au petit pistolet-mitrailleur. Amos, à sa gauche, croisa son regard sans perdre le sourire. Il recula d’un demi-pas, dans un mouvement qui parut tout à fait désinvolte. — Écoutez, dit Bobbie, qui s’avança en fixant des yeux Katria, cinquante centimètres plus bas. Nous ne sommes pas venus pour nous battre. D’après moi, nous sommes tous dans le même camp. Mais si vous nous obligez à choisir une autre option, nous sommes prêts aussi. Et je vous garantis que ça ne tournera pas à votre avantage. — Honnêtement, je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi Saba n’est pas venu lui-même, riposta Katria sans être intimidée. Ou pourquoi il a cru qu’envoyer une Martienne et un Terrien pour expliquer à des Ceinturiens comment se battre était un bon message. Bobbie ne voyait qu’une seule réponse à cela : Parce que nous sommes les soldats les plus impressionnants dont il dispose, maintenant que traverser la station avec des armes à feu est devenu une très mauvaise idée. Mais elle opta finalement pour une autre : — Peut-être parce que c’est justement ça, le message. Parce que toutes ces conneries de Ceinturiens et d’Intérieurs qui datent du siècle dernier, on s’en fout. Maintenant, ce qui compte, c’est de tous nous allier contre les enfoirés qui ont surgi de leur porte avec trente ans de retard dans la partie pour renverser la table. Katria hocha la tête et lui adressa un sourire. — Je m’attendais à pire, comme réponse. — Alors calmons-nous un peu, proposa Bobbie, en reculant d’un demi-pas pour laisser à nouveau de l’espace à Katria. Trouvons quelque part où s’asseoir pour boire un verre et discuter de la façon dont nous pouvons collaborer pour mettre une branlée à ces connards de Laconiens. OK ? — Continue à me regarder comme ça, mon gars, et je t’arrache les yeux de la tête, avertit Amos. Je te les rendrai, après, promis. Le ton de sa voix était si doux et si désinvolte qu’il fallut un moment à Bobbie avant de réaliser que la menace était sincère. Il tournait la tête vers le demi-cercle de caïds dans leur dos, son regard vide braqué sur eux. Bobbie voyait une veine battre au niveau de sa tempe comme s’il était sur le point de faire une attaque. Sous la peau de son visage, ses muscles s’agitaient comme des câbles tendus tirant sur sa mâchoire. — Amos, appela Bobbie, puis elle cessa de parler ; elle se trouvait maintenant au milieu d’un combat. Le mécanicien se jeta sur quelqu’un derrière elle. Des grognements et des bruits de poings cognant la chair parvenaient jusqu’à ses oreilles mais elle ne pouvait se retourner pour voir ce qui se passait, car un long couteau venait d’apparaître dans la main de Katria qui se précipitait déjà sur elle. Des combattants, avait dit l’un des hommes de Saba. Et tout comme les Laconiens, les membres du Collectif Voltaire semblaient prêts à passer de zéro à cent en une fraction de seconde. Bobbie n’avait pas le temps de danser avec Katria, et ne souhaitait pas non plus se faire recoudre après une attaque au couteau. Elle lui asséna un coup de pied dans le diaphragme et la fit basculer au sol dans un ouf d’effort explosif. Elle prit une seconde pour éloigner le couteau du pied, puis commença à se retourner quand quelque chose de lourd heurta sa joue. À travers l’explosion d’étoiles dans son champ de vision, elle aperçut Amos aux prises avec deux hommes en même temps, étranglant l’un avec son bras gauche tandis qu’il frappait l’autre à répétition contre une cuve à l’aide de son bras droit. Un troisième homme avait grimpé sur son dos et tentait une prise au cou pour lui faire perdre connaissance, mais ne parvenait pas à placer son avant-bras sous le menton du mécanicien pour l’y bloquer. Les deux autres gorilles se trouvaient autour de Bobbie, et l’un d’entre eux tenait le pied-de-biche avec lequel il venait de lui fracturer la pommette. Dans la lucidité ralentie qu’elle éprouvait toujours lors d’un combat, elle discerna de la peau et du sang à l’extrémité du pied-de-biche. Ah, songea-t-elle, voilà pourquoi j’ai l’impression d’avoir le visage humide. Pied-de-biche se préparait à la frapper de nouveau pendant que son partenaire tentait de se glisser derrière elle. Bobbie jugea que le premier constituait la menace la plus sérieuse et plongea dans l’arc de son geste. Dans l’élan, le bras de Pied-de-biche s’enroula autour d’elle et la barre percuta son épaule, puis son bras droit se mit à s’engourdir sous les fourmillements. Elle frappa Pied-de-biche à la gorge, et même si elle ne le sentait plus, son bras fit ce qu’elle attendait de lui. Son adversaire s’étouffa, lâcha son arme et saisit son cou à deux mains. Son partenaire porta deux coups de pied dans le dos de Bobbie. L’un heurta son rein, l’autre ses fesses. Si le premier lui ferait peut-être pisser du sang pendant quelques jours, ce fut le second qui manqua la mettre au sol. Elle eut la sensation qu’une petite bombe explosait au bas de son dos, puis un craquement sec lui signifia que son coccyx venait très certainement de se fracturer. Elle se tourna et vit l’ennemi asséner un nouveau coup de pied, mais parvint pratiquement à l’éviter, le laissant rebondir sur son flanc avant de forcer l’homme à trébucher pour atterrir contre elle. Bobbie agrippa le bras droit de son assaillant, fit pivoter ses hanches et le projeta la tête la première contre une console qui servait à régler la pression. Il la percuta dans un bruit sourd suivi d’un craquement, et commença à s’effondrer. Puis, simplement parce qu’il lui avait botté le cul, elle lui brisa le bras gauche avant de le laisser tomber au sol. Cinq minutes plus tard, Katria et ses cinq acolytes se trouvaient assis ou allongés par terre, les mains liées dans le dos. L’un des yeux d’Amos commençait à enfler pour lui bloquer la vue, et les quatre éraflures sur sa joue donnaient le sentiment qu’un gros chat l’avait griffé. Bobbie s’était soigneusement abstenue d’observer son visage dans un objet réfléchissant, mais d’après le volume de sang sur sa chemise, sa blessure devait être assez affreuse. Et moi qui voulais éviter les points de suture… La douleur au bas de son dos signifiait également qu’elle n’apprécierait pas de s’asseoir dans les deux mois suivants. Le simple fait d’y penser lui donnait envie de frapper à nouveau l’homme inconscient au bras cassé. Ou bien Amos. — Katria, dit Bobbie en se penchant au-dessus de la dirigeante du Collectif Voltaire. Ça vous embête si je vous appelle par votre prénom ? Si Mendez avait une objection quelconque, elle la garda pour elle-même. — Super, enchaîna Bobbie. Bon, écoutez. Ça aurait pu se passer mieux que ça. On vous a mis une raclée et maintenant vous avez les nerfs, je comprends. Si vous voulez participer à la révolution, parfait, vous serez la bienvenue. Mais toutes vos opérations se feront via le groupe de Saba. Ce n’est pas négociable. Et si ça se passe autrement, nous vous tuerons et balancerons vos cadavres dans le système de recyclage du fertilisant. Bobbie attrapa la chemise de Katria, la remit sur pied puis continua de la soulever jusqu’à ce que leurs yeux soient au même niveau. — Est-ce que c’est compris ? À sa grande surprise, Katria se mit à rire. La lueur qui brillait dans son regard ressemblait à de la frénésie. — Tout à fait, oui, répondit-elle. Ces paroles auraient pu être le salut d’un sparring-partner, ou bien une promesse de vengeance. Bobbie aurait vraiment aimé savoir si c’était l’un ou l’autre. 27 DRUMMER Quelquefois, il était facile d’oublier que les cités spatiales n’avaient pas toujours existé. Durant les années de famine, elles étaient une sorte de rêve. Une terre promise sans la terre. Des foyers qui accueillaient les Ceinturiens et pouvaient se déplacer entre les portes vers le système de leur choix. À l’époque, elles avaient quelque chose de magique, d’inédit. Le temps avait épuisé l’enthousiasme. Au cours de la décennie précédente, Drummer avait passé plus de temps sur le Foyer du Peuple, l’Indépendance et la Sentinelle que sur un vaisseau ou la station d’un astéroïde. Elles étaient devenues si familières qu’elles avaient finalement sombré dans sa mémoire jusqu’à ce que les coursives et les salles aient l’air d’y avoir été présentes depuis son enfance, alors qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion de les voir. Comme une ville souvent mentionnée que l’on n’aurait pu visiter qu’à l’âge adulte. Drummer dut se rappeler que la guerre était toujours comme cela, et qu’elle l’avait toujours été. On assiégeait des villes depuis qu’il en existait. Des mortiers avaient ciblé des écoles. Des soldats avaient pris d’assaut des hôpitaux. Des bombes avaient mis le feu à des églises, à des parcs, à des enfants. On avait déjà détruit des foyers avant ce jour. L’affichage tactique qui flottait au-dessus de la table ne respectait absolument pas les échelles. Si ç’avait été le cas, l’Indépendance n’aurait même pas pu être observée à l’aide d’un microscope. Le code d’identification occupait davantage d’espace que l’icône de l’appareil, tache de lumière plus petite encore qu’une miette de pain représentant une cité où environ deux cent mille personnes vivaient, travaillaient, élevaient leurs enfants, se mariaient ou divorçaient, buvaient, dansaient et mouraient. Et filant depuis la cité vers le soleil, les vaisseaux d’évacuation – de taille plus réduite encore – qui éloignaient autant de monde que possible du théâtre de guerre. En les regardant, Drummer imaginait tous les autres moments où on avait emporté des enfants loin d’un désastre à venir qu’on ne pouvait empêcher : Londres, Pékin, Denver. L’Histoire, se souvint-elle, était ponctuée d’instants pareils à celui-ci, qui semblait différent seulement parce qu’elle dirigeait la cité, une cité spatiale, et que tout cela ne s’était encore jamais produit. Pour y faire face, elle avait réaménagé le poste central des autorités spatiales du Foyer du Peuple. Des analystes et des ingénieurs militaires – certains travaillaient pour l’Union, mais la majorité d’entre eux faisaient partie de la CTM – occupaient les bureaux où se trouvaient d’habitude des civils. On diffusait les images de plusieurs salles de crise, avec un décalage temporel considérablement réduit. Les écrans qui listaient d’ordinaire les appareils entrants et sortants avec leur trajectoire et les horaires prévus affichaient désormais les signaux entrants de tous les télescopes actifs de la Ceinture. Des images des stations d’observation principales leur arrivaient à chaque nouveau flux de données, précisant leur origine et permettant de savoir quand le Foyer du Peuple activait ses systèmes de transmission. Les images en provenance de l’Indépendance et d’une douzaine de vaisseaux de la CTM dévoilaient le temps de décalage – une heure et vingt-trois minutes – ainsi qu’un composite de l’ennemi au centre. Pâle comme un os, le vaisseau laconien se dirigeait lentement vers la zone où la bataille s’engagerait. Où elle s’était peut-être déjà engagée puis terminée dans l’heure et les vingt-trois minutes qu’il fallait à la lumière pour leur transmettre ce message. — La, euh… la résolution va s’améliorer à mesure que le signal rebondit, informa la technicienne de la CTM. Elle était plus jeune que Drummer lorsque celle-ci avait commencé à travailler sur Tycho, ses cheveux roux tirés en chignon au-dessus de son visage large et replet. Sur Terre et sur Mars, d’autres techniciens tenaient probablement la même conversation avec le Premier ministre et le Secrétaire général. — C’est un compromis, bien sûr, entre les signaux directs, que nous recevons immédiatement, et la meilleure densité d’informations qu’on obtient en retardant de quelques minutes l’arrivée des images suivantes. — J’ai simplement besoin de savoir ce qui se passe, dit Drummer. Avasarala, qui n’avait pas encore rejoint la Terre, se trouvait à l’extrémité de la salle en compagnie de Vaughn. L’amiral Hu, quant à elle, était assise devant l’une des consoles de commande centrales, penchée en avant comme une écolière démesurément avide d’apprendre la première leçon du trimestre. Elle était venue en tant qu’observatrice avancée, le chef militaire de la CTM le plus proche de la bataille sans y participer. Un flacon de ce qui semblait à l’odeur être du thé vert reposait sur une table d’appoint, que Vaughn avait apportée pour que l’amiral ne risque pas de renverser le liquide sur le tableau de commandes. Drummer se dirigea vers elle, moins par volonté de discuter que par nécessité de bouger. — Madame la Présidente, dit Hu en la saluant de la tête. — Amiral. — Ça fait bizarre d’être dans le même camp pendant la guerre, vous ne trouvez pas ? Je n’aurais jamais pensé que ce jour viendrait. Une remarque qui en dit plus sur vous que sur la réalité des choses, songea Drummer. La Coalition Terre-Mars ne formait pas plus un camp qu’Ilus, Surabhi ou Neue Ausland. Les rêves d’empire s’envolaient progressivement. Aucune importance. — Nous venons de recevoir un rapport de communication, madame la Présidente. — Lisez-le, aboya Drummer. L’écran principal s’anima et l’amiral laconien apparut. Sa voix était patiente, sereine, mais une lueur étincelait dans ses yeux. Une lueur d’enthousiasme. Drummer ressentit une douleur à l’estomac. — Ici l’amiral Trejo, du Heart of the Tempest. Message aux appareils de guerre en approche. Je vous demande de battre en retraite. Toute tentative de nuire à notre vaisseau sera suivie d’une réplique. Ne compliquez pas les choses inutilement. — Va te faire foutre, cracha Drummer en direction de l’écran, pas assez bas pour empêcher l’amiral Hu de glousser. La réponse ne se fit attendre qu’une dizaine de secondes. Bon sang, seule une poignée de secondes-lumière séparaient à présent les bâtiments de guerre des deux camps. Emily Santos-Baca, le membre haut placé du comité qui vivait sur l’Indépendance, surgit à son tour à l’écran. Sa chevelure était – ou plutôt avait été, une heure et vingt-trois minutes plus tôt – nouée en tresse serrée à l’arrière de son crâne. Une préparation à l’apesanteur. — Amiral Trejo, commença-t-elle, au nom de l’Union des Transports et de la Coalition Terre-Mars, je vous informe que votre présence dans le système Sol est une violation d’espace territorial considérée comme un acte de guerre. Nous exigeons que votre vaisseau stoppe immédiatement sa course et retourne vers Laconia jusqu’à ce que des accords et des résolutions diplomatiques appropriées soient établis. Deux messages lancés par deux réalités antagonistes. Drummer regrettait que celle de Santos-Baca ne soit pas plus convaincante. Les icônes qui marquaient l’emplacement des vaisseaux de la CTM étaient comme des points dessinés sur la surface d’un ballon, et le Tempest s’en approchait telle une aiguille. Ce ne serait pas long. Ou plutôt, ça ne l’avait pas été. — La dispersion, dit Hu. Vous voyez ? La manière dont ils sont éloignés les uns des autres ? Nous l’avons décidée en nous basant sur les données que vos hommes ont envoyées. Au sujet du champ de leur machin magnétique. Nous avons positionné les appareils pour que s’il en vise un, les autres ne soient pas touchés. Bonne idée, hein ? — Excellente. Drummer avait la gorge sèche, mais l’odeur du thé lui donnait légèrement la nausée. — Et d’aussi loin, les Laconiens ne pourront pas s’en servir, continua Hu. Les scientifiques disent que sa courbe énergétique est certainement logarithmique, donc rester à distance obligera ces connards à utiliser d’autres systèmes d’armement. En supposant que leur canon magnétique fonctionne dans l’espace classique. Parce que selon certains, il utilise des propriétés bien particulières qui n’existent que dans le système des anneaux. Et si c’est le cas… — Gloria, coupa la voix de la vieille femme, tranchante comme une lame de couteau. Vous recommencez. L’amiral Hu lança un regard vers Avasarala. Drummer ne l’avait pas entendue approcher, mais elle était bien là. Elle affichait un sourire indulgent et bienveillant, que Drummer soupçonnait fort d’être totalement faux. — Gloria est une bonne guerrière, mais elle devient bavarde quand elle est nerveuse. — Des échanges de tirs, avertit l’un des analystes d’une voix calme et professionnelle, comme un chirurgien annonçant une hémorragie. Sur l’écran, l’image vacilla. L’Indépendance et les vaisseaux de la CTM étaient toujours là, mais à l’arrière-plan, l’attention était désormais reportée sur le nuage de missiles qui fondaient sur le Tempest. Chacun d’eux filait à une allure où un corps humain aurait été réduit en pulpe par les forces g, et pourtant, ils semblaient à peine bouger. Les distances qu’ils parcouraient étaient immenses. Même à une telle vitesse, il fallait un certain temps pour faire trois millions de kilomètres. Les menaces verbales, quant à elles, étaient parvenues à l’adversaire en une poignée de secondes à la vitesse de la lumière, avant des échanges de tirs qui dureraient plusieurs minutes, voire plusieurs heures. Même sans tête nucléaire, l’énergie cinétique des torpilles serait stupéfiante. Si elles atteignaient leur cible. Le nuage progressait, lentement, un minuscule pixel après l’autre. Drummer fit signe à un steward d’approcher puis demanda un flacon d’eau glacée, ainsi qu’un bol de houmous avec du pain. Elle devait essayer d’avaler quelque chose. Son houmous était à moitié fini et son eau tiède quand les premiers missiles commencèrent à disparaître de l’écran. — Qu’est-ce qui se passe, je vous prie ? interrogea Hu. — Apparemment, ils utilisent des CDR à longue portée, renseigna l’un des analystes. Nous attendons le rebond du signal pour avoir une meilleure résolution. Vingt autres minutes s’écoulèrent avant que des images bien plus nettes du Tempest ne leur arrivent. L’horodatage indiquait qu’elles avaient été prises juste après les tirs de la flotte. Sur les flancs du vaisseau laconien, de minuscules éruptions noires pareilles aux taches d’un requin. — Les revêtements des CDR ont l’air d’être protégés par la coque. Les données télémétriques du Michael Souther indiquent que les missiles restants ont été redirigés vers ces structures-là. Ont été. Une heure et vingt minutes plus tôt. — Ils n’utilisent pas leur faisceau magnétique, remarqua Hu. C’est bon signe. Si ça ne leur coûtait rien de s’en servir, ils le feraient pour abattre les missiles. Et si ça demande plus de ressources, nous pourrons peut-être les épuiser. Pour Drummer, cette idée n’était qu’une douce illusion, mais elle ne fit aucun commentaire et tenta de trouver du réconfort dans l’optimisme de Hu. Les écrans de données s’animèrent. De nouvelles informations entrantes. Les images du Tempest étaient plus nettes et davantage focalisées sur les CDR, mais cela n’aidait pas Drummer à saisir leur fonctionnement. Les ouvertures dans le flanc du vaisseau laconien ressemblaient à de petites bouches qui s’ouvraient puis se refermaient. Comme si la coque chantait. Elle ne distingua aucun mécanisme, et frissonna. Le nuage de torpilles s’amaigrissait. Aucun d’eux n’atteindrait le Tempest. Une brume de gaz luisante et explosive s’échappa soudainement du flanc de l’appareil et frémit avant de se dissiper. — Un canon électromagnétique, déclara un analyste. Dans la salle, les voix se firent plus sonores tandis que les techniciens suivaient le projectile du canon, examinaient le spectre du plasma qu’il laissait dans son sillage et identifiaient la torpille qu’il venait de réduire en poussière. — Quoi, leurs CDR sont déjà à court de munitions ? dit Hu, pour elle-même autant que pour les autres. — C’était un avertissement, répondit Avasarala. Ils montrent les dents et nous donnent une chance de sonner la retraite. — Peut-être que nous devrions, ajouta Drummer. Personne ne réagit. Les icônes des vaisseaux de la CTM et de l’Indépendance s’agitaient ensemble comme un banc de poissons, libérant leur propre volée de projectiles électromagnétiques dans toutes les directions. Le Tempest n’avait aucun moyen de les arrêter. Il pouvait simplement tenter de les esquiver. Drummer compta les minutes, observant l’appareil ennemi faire machine arrière puis tournoyer hors des voies du danger. La plupart du temps. — J’ai un contact. — Deux impacts à tribord. Nous attendons confirmation de Pallas et Luna, mais je crois que nous l’avons endommagé. Le nœud dans l’estomac de Drummer se relâcha quelque peu. S’ils pouvaient le blesser, alors ils pouvaient l’achever. Ce n’était qu’une question d’échelle et de tactique. — La coque a l’air de s’autoréparer. — Comme pendant la bataille de Médina, se souvint Hu. — Montrez-moi, somma sèchement Drummer. Une autre image apparut à l’écran et s’anima. Une image récente, encore floue. La peau blême du Tempest ondula sous l’impact d’un projectile, puis d’un second, et les vagues se propagèrent à travers le vaisseau comme à la surface de l’eau. De vilaines marques noires et rouges se mirent à luire aux emplacements des impacts, mais le revêtement de la coque – ou quoi que ce fût – se gondola par deux fois pour refermer la plaie, qui disparut comme si elle n’avait jamais existé. Les appareils de la CTM décochèrent une nouvelle volée de projectiles électromagnétiques, mais tandis que le Tempest faisait à nouveau marche arrière et les éludait en vrillant, il libéra un nuage de plasma, puis en émergea. Drummer ne comprit pas ce qu’il se passait jusqu’à ce que Hu prenne la parole : — Bordel de merde. Combien de canons électromagnétiques il a, cet enfoiré ? Le Tempest remuait, tourbillonnait, laissant une traînée de gaz luisante dans son sillage qui semblait une image rémanente. C’était une danse de guerre, d’une beauté singulière ; d’une puissance, d’une détermination et d’une dextérité presque dignes d’un ballet. Puis, les vaisseaux de la CTM commencèrent à disparaître. — L’Ontario est touché. Fuite de réacteur, ils en déversent le contenu dans l’espace. Impacts sur le Severin, le Talwar et l’Odachi, mais pas de confirmation système pour le moment. Les projectiles ont frappé trente secondes avant l’estimation du modèle. — Bande de connards, s’irrita Avasarala. Voilà pourquoi ils ont détruit les missiles avec leurs CDR. Ils nous ont lancé une balle lente en nous faisant croire que c’était leur balle rapide. — Je ne sais pas ce qu’ils utilisent comme algorithmes prédictifs, mais ils sont vraiment bons, dit Hu, d’un ton à la fois craintif et admiratif. Ils ont pratiquement détruit un tiers de notre flotte d’attaque. Et si… Oh. Il fallut un moment à Drummer avant de réaliser ce qu’elle voyait. L’Indépendance, la seconde cité spatiale à être sortie des chantiers navals, le foyer de centaines de milliers de gens, semblait s’épanouir comme une fleur, déployant en vrille ses longs pétales de titane et de carbone tressé. Quelque chose de terrible et d’étincelant se produisit au cœur de la cité, mais Drummer ne put déterminer ce dont il s’agissait. Ce qu’elle savait, en revanche, et ce qui importait, c’était qu’entre deux souffles, l’Indépendance avait été anéantie. — Nous comptons huit impacts simultanés sur la cité spatiale, annonça l’un des analystes, depuis un lieu bien plus lointain que la salle de contrôle. On dirait qu’on a calculé leurs zones de collision pour exploiter la résonance. Nous constatons un écroulement de la structure. Emily Santos-Baca se trouvait sur l’Indépendance, songea la Présidente, et elle avait déjà perdu la vie depuis plus d’une heure. Peu importait la quantité d’adrénaline qui circulait dans les veines de Drummer, ou bien la force avec laquelle elle serrait son flacon de vieux thé. Elle pouvait crier l’ordre de battre en retraite autant qu’elle le voulait, mais tous ceux qui étaient susceptibles de l’entendre avaient déjà péri, ou périraient avant que ses mots ne leur parviennent. Les CDR sur le flanc du Tempest s’agitèrent de nouveau. Un autre groupe de torpilles lancées par la Coalition Terre-Mars fut abattu. Plus rapidement, cette fois, l’attaque étant de moindre ampleur. Le Tempest parut marquer une pause, flottant au milieu du néant lointain comme pour narguer les vaisseaux de la CTM et les inviter à retenter leur chance. Une heure et vingt-trois minutes plus tôt, les appareils de la Coalition manœuvrèrent, enclenchèrent leurs réacteurs Epstein et les poussèrent au maximum de leur puissance pour s’élancer sur une trajectoire qui les éloignerait aussi vite que possible de la zone de combat. Le Tempest demeura sans réaction. Aucun nuage autour des canons électromagnétiques. Aucun lancement de torpilles. Drummer ne crut pas une seule seconde que l’ennemi avait épuisé ses munitions. Trejo ne détruisait pas les appareils en fuite car il n’en avait pas besoin, ou bien n’en avait pas envie. Tout simplement. Drummer posa son flacon de thé sur la table d’appoint près de l’amiral Hu, tourna les talons puis s’éloigna. Elle avait vaguement conscience d’être suivie par Vaughn, qui l’interpellait, mais ce n’était pas assez important pour qu’elle y prête attention. Sous ses pieds, le pont du Foyer du Peuple lui semblait fragile, comme si ses pas pouvaient suffire à le briser pour envoyer la Présidente valser dans le vide avec tous les autres occupants de la cité. Elle croisa son équipe de sécurité, remarquant à peine les hommes et les femmes assignés en toutes circonstances à sa protection qui lui emboîtaient le pas. Aucune importance. Car ils n’avaient pas d’importance. Pas lorsqu’une cité entière pouvait être anéantie en un battement de cils. Elle était dans le hall des bureaux exécutifs de l’Union, assise sur un canapé peu confortable et le regard dans le vide, quand Avasarala vint la rejoindre. La vieille femme positionna sa chaise roulante en face de Drummer, comme si elles se trouvaient dans des quartiers privés ou sur le porche d’une arrière-cour terrienne. Mis à part elles, le hall était désert. Un coup de Vaughn, probablement. Dans son imagination, le sol sous leurs pieds chancelait puis s’écroulait. Qu’avait pensé Santos-Baca quand c’était arrivé ? Avait-elle eu le temps de réfléchir à tout cela ? Drummer tentait d’assimiler l’idée qu’elle ne la verrait plus jamais, sans pour autant y parvenir. Elle redoutait ce qui viendrait ensuite. — Je suis navrée, compatit Avasarala. La Présidente secoua la tête. — Ça ne vous sera d’aucune aide, mais ils savaient tous le risque qu’ils couraient, poursuivit la vieille femme. Les chances de repousser le Tempest dès le premier coup étaient minces. — Nous aurions dû attendre, regretta Drummer. Nous aurions dû les rapatrier pour rassembler tout le monde et donner l’ordre ensuite à tous nos putains de vaisseaux d’attaquer cette saloperie de monstre en même temps. De le pulvériser pour de bon. Sa voix défaillit. Elle pleurait, sans réellement avoir la sensation que les larmes étaient les siennes. Avasarala lui tendit un mouchoir. — Vous avez tort, Camina. Le prix à payer est plus élevé que prévu. Plus élevé que ce que nous espérions. Mais nous avons fait ce que nous étions venus faire. — Quoi, mourir ? De cette manière ? — Apprendre, rectifia la vieille femme. Nous avions besoin de savoir combien de temps passait la coque à s’autoréparer. Mais là où les canons électromagnétiques ont touché leurs CDR, les systèmes d’armement sont définitivement foutus. C’est important aussi. Nous ne savions même pas où viser. Le vaisseau est peut-être incapable de réparer les mécanismes plus complexes. Nous avons un plan de ses armements, maintenant. Nous savons où sont ses CDR, ses canons électromagnétiques et ses lance-torpilles. La prochaine fois, nous pourrons les cibler, affaiblir la puissance de feu du Tempest et le repousser grâce à des choses que nous ne pouvions pas faire la première fois, parce que nous ne savions pas. — D’accord. — Ils ne sont pas morts pour rien, certifia Avasarala. — On meurt toujours pour rien. Elles restèrent un instant silencieuses. Drummer toussa, se moucha dans le tissu et se pencha en avant, les coudes sur les genoux. Depuis son intronisation, il y avait eu des moments – relativement peu, mais assez pour qu’elle s’aperçoive de leur récurrence – où elle s’était persuadée que sa place à la tête de l’Union était une effroyable erreur. Saba lui avait assuré que tout le monde éprouvait cela, parfois. Ce sentiment d’être un imposteur. C’était la nature humaine. À l’époque, ses mots avaient semblé réconfortants. Dans l’esprit de Drummer, l’Indépendance explosa une nouvelle fois. Elle avait l’affreuse sensation qu’elle exploserait encore à mille reprises avant qu’elle réussisse à s’endormir. Et plus encore dans ses rêves. — Vous l’avez fait exprès ? demanda-t-elle. La vieille femme fronça les sourcils, son front de papier se pliant comme un drap sur lequel on aurait dormi. — Est-ce que vous m’avez manipulée pour que je sacrifie les miens et que vous puissiez obtenir les renseignements que vous vouliez ? reformula Drummer. Est-ce que c’était vous ? — C’était l’Histoire en train de nous entuber, contra Avasarala. Vivez aussi longtemps que moi, soyez témoin de tous les changements que j’ai vus et vous en tirerez des leçons atroces. — Répondez-moi. — Aucun intérêt. Jusqu’à ce que vous deviniez vous-même, vous ne comprendrez pas. — Hé, vous savez quoi ? Allez vous faire mettre. Avasarala poussa un rire si puissant que sa chaise roulante s’en inquiéta et bondit de quelques centimètres avant qu’elle pût l’arrêter. — D’accord, Camina. D’accord. Je vais vous dire, moi, et on verra si vous me suivez. Restez assez longtemps en poste, et vous comprendrez que les gens sont tous des nôtres. — L’Indépendance et l’Ontario, cracha Drummer. L’Union et la CTM. Une seule grande et joyeuse famille qui se dresse ensemble contre l’envahisseur. Magnifique. — Je vous avais prévenue que vous ne pourriez pas comprendre, dit Avasarala, d’un ton froid et tranchant. Et vous savez quoi ? Les enfoirés sur le Tempest, ils sont des nôtres aussi. 28 HOLDEN L’homme à la beauté artificielle présentant le programme que tout le monde appelait les “informations laconiennes” réfléchissait assis, le visage sombre, sans regarder tout à fait directement la caméra. Derrière lui, un écran diffusait les images de la première bataille entre le Tempest et les forces alliées du système Sol. Toutes prises du point de vue du vaisseau laconien, naturellement. De nombreux zooms télescopiques et vidéos enregistrées par la caméra de guidage d’une torpille. Sur l’une d’elles, une frégate martienne, cousine du Rossinante d’une génération plus récente, disparaissait dans une boule de feu tandis qu’un tir de canon électromagnétique la sectionnait de proue en poupe. Sur une autre, la caméra d’un missile filait à travers l’espace pour percuter le flanc d’un destroyer des Nations unies, avant que la vidéo prenne fin dans un éclair de parasites. L’un après l’autre, les vaisseaux de la flotte du système Sol furent abattus. Du point de vue de l’enregistrement, il était impossible de dire si le Tempest avait été endommagé. Chaque fois qu’un appareil explosait, un halètement discret fendait l’air autour d’Holden qui suivait le premier acte de la fin du monde assis dans un compartiment métallique, à l’étroit parmi les membres de son petit groupe de résistants. Dans le dos du bel homme, l’écran devint à nouveau vierge. Il tourna enfin la tête pour fixer directement la caméra : — Pour s’adresser aux habitants de Médina concernant les images précédentes, nous avons l’honneur de vous diffuser une déclaration du gouverneur de la station, le capitaine Santiago Singh. L’angle de la caméra s’élargit pour laisser apparaître le gouverneur Singh, assis au bureau des informations aux côtés du présentateur. Singh n’avait pas la beauté androgyne et soigneusement sculptée de son acolyte, mais arborait la même expression sereine et méditative. — Salutations, citoyens laconiens et résidents de la station Médina, débuta-t-il. Je me présente devant vous dans ce qui est un moment tragique pour tous. Je ne jubilerai pas et ne plastronnerai pas devant la supériorité des forces militaires de Laconia. Je ne tire aucune gloire de la destruction dont vous venez d’être témoins, bien au contraire. Je tiens à honorer la mémoire des courageux guerriers du système Sol qui ont perdu la vie en pensant défendre leurs foyers. C’est là le plus louable des sacrifices que puisse faire un soldat, et je n’ai rien que du respect pour ces braves combattants. Je vous demande, vous aussi, d’honorer leur mémoire par un instant de silence. Singh baissa la tête et ferma les paupières, bientôt imité par le présentateur. — Fils de pute, jura quelqu’un derrière Holden. À côté de lui, Bobbie fit craquer bruyamment ses doigts et fronça les sourcils, si fort qu’il s’inquiéta de voir éclater les nouveaux points de suture qui maintenaient la joue de la Martienne en place. Sur l’écran, Singh releva la tête et ouvrit les yeux un moment plus tard. — Laconiens, reprit-il, et par ce terme, je fais référence à tous les occupants de Médina, car je vous considère comme mes pairs et mes concitoyens. Laconiens, l’objectif de vos forces militaires sera toujours la défense de la vie. Quand la flotte du système Sol a cessé son attaque pour battre en retraite, le Heart of the Tempest a immédiatement stoppé ses tirs. Et aucun élément de l’Armée laconienne – vaisseau, soldat ou station – n’ouvrira le feu autrement qu’en réponse à une menace pesant sur une vie ou une propriété. — Ou par vengeance contre tout un putain de système que tu n’aimes pas, dawusa d’hypocrite, lança quelqu’un dans le dos d’Holden. Singh se pencha en avant, ses yeux sombres implorant tous les gens qui l’observaient : — J’appelle tous ceux qui auraient de la famille ou des amis dans le système Sol à les contacter rapidement, pour qu’ils prient leurs représentants politiques de rencontrer l’amiral Trejo et de négocier avec lui les termes de leur intégration dans l’Empire laconien, sans qu’aucune autre action militaire ou perte humaine soit nécessaire. Ceux qui sont morts étaient des héros, mais Laconia veut des citoyens vivants, et pas des héros décédés. Il est de notre devoir – du vôtre comme du mien – de tout mettre en œuvre afin d’instaurer la paix et la sécurité pour tous. Dans cette optique, je lève temporairement le blocage des communications vers le système Sol pour ceux qui auraient de la famille là-bas. Je vous prie de profiter de cette liberté pour aider ceux que vous aimez à prendre la bonne décision. Merci de votre attention, et bonne journée à tous. Bobbie roula des épaules comme un boxeur montant sur le ring. À sa droite, Naomi fixait l’écran, les yeux plissés, comme si elle tentait de résoudre un problème mathématique complexe. Holden s’apprêtait à prendre la parole quand Saba se leva pour se rendre à l’avant de la pièce. Par respect, la trentaine d’insurgés de la station Médina se turent. Holden, lui, retint sa respiration. — Pas de représailles, avertit Saba. Holden libéra brusquement son souffle. Ce n’était pas du tout ce qu’il s’attendait à entendre. — Savvy, coyos ? enchaîna Saba. Que dalle. Vous êtes en colère, ouais, je comprends. Et il y a de quoi. Il y a même un bon paquet de raisons, pour ça. Vous voulez faire payer quelqu’un et lui trancher la gorge. — Carrément, ouais, dit un homme maigre que tous appelaient “le Taré”, en se levant pour remuer le couteau glissé dans sa ceinture. Et je pourrais en trancher pas mal d’autres, aussi. — Fais-le et tu seras le prochain sur la liste, le prévint Saba. Je m’en occuperai moi-même. Et tu iras nourrir les champignons. À chaque gorge laconienne que tu coupes, tu assassines dix des nôtres. Nous gardons la rage, mais nous gardons aussi notre cerveau, sabe ? Tenons-nous-en à nos missions et à nos plans. Une onde d’approbation réticente parcourut l’auditoire et les gens commencèrent à se lever pour quitter la pièce. On percevait l’agacement dans le murmure des conversations, mais Holden n’entendit personne planifier activement un assassinat et considéra cela comme une victoire. Il croisa le regard de Bobbie et se leva pour saisir Saba par le bras avant qu’il ne sorte de la salle : — Il faut qu’on parle. Quinze minutes plus tard, Saba, Bobbie et Naomi étaient assis dans l’Espace repas et sirotaient un thé servi dans des tasses cireuses. L’espace d’une minute, Holden tenta de rester appuyé contre le mur en conservant un air décontracté, puis abandonna et fit les cent pas en cercle dans la pièce pour donner libre cours à son agitation. — Notre problème, en ce moment, c’est que nous sommes tous des rats enfermés dans une cage, déclara-t-il. Et nous utilisons pas mal de temps et d’énergie pour essayer de déterminer la taille de la cage, où sont les portes et comment nous pourrions en ouvrir une. Mais nous n’avons aucune idée de ce que nous ferions une fois dehors. — Donc on ne commence pas simplement par trouver comment sortir ? — Il y a encore quelque temps, j’aurais dit que c’était suffisant. Mais ça, c’était quand je considérais que nous étions en guerre, quand s’échapper pour rejoindre notre camp était utile. — Sauf que ce n’est plus une guerre, maintenant, ajouta Bobbie. — Ah non ? fit Saba. — Non, répondit Holden. La guerre est terminée. Sol ne le sait peut-être pas, et un certain nombre de gens vont mourir pour se donner l’impression d’avoir lutté jusqu’au bout, mais elle est bien finie. — Alors quoi ? grommela Saba. On devient des bons citoyens laconiens, c’est ça ? — Non. En tout cas, pas encore. Mais si la guerre est terminée, ça change la nature de nos activités ici. Nous ne cherchons plus à récupérer le Rossi pour rejoindre la bataille. Nous préparons une évasion. Naomi fit claquer sa langue, le regard lointain. — Toujours les mêmes problèmes, remarqua-t-elle. Les marines, le destroyer laconien et les dimensions de Médina. Mais ce que tu dis, c’est que si nous arrivons à les résoudre, il suffira d’emporter un maximum de gens, de vaisseaux, et de prendre la fuite en nous éparpillant à travers la galaxie, quoi. Saba leva le poing, acquiesçant à la manière des Ceinturiens, puis lui adressa le salut de l’APE avec deux doigts. Holden ressentit une pointe de malaise en voyant cela, mais ce n’était pas le moment d’en faire part. — Ça nous donne un objectif, dit-il. Si les gens comprennent la finalité, nous pourrons peut-être les amener à tirer dans le même sens. Saba pencha la tête de côté, mais son visage ne trahissait aucun étonnement. Il réfléchissait de la même manière et avait donc possiblement tiré les mêmes conclusions. — Et pour la chambre forte de décryptage ? questionna-t-il. — Ça ne me plaît pas de l’abandonner, répondit Holden, qui regardait davantage Bobbie que Saba. Nous recevons toujours beaucoup de données grâce aux senseurs, et je sais qu’à un certain moment du plan, nous ne pourrons plus les capter. Et qu’il sera impossible de faire marche arrière. Mais jusqu’à ce que nous trouvions comment décrypter celles que nous avons, elles ne nous serviront à rien. Et le Typhoon arrive dans trente-trois jours. — Trente-deux, corrigea Naomi. — Je refuse de mourir avec une balle restante dans le chargeur, commenta Bobbie. Le timing me va. — Gut, fit Saba. Je marche aussi. — Génial, se réjouit Holden. Faites passer le mot à tous les chefs de cellules clandestines et capitaines de vaisseaux dignes de confiance. Il faut que tout le monde soit prêt quand le moment sera venu. — Ça va nous faire des compagnons de chambrée assez bizarres, conclut Saba en s’éloignant. — On va déjeuner ? proposa Holden à Naomi. — Laisse-moi une demi-heure. Je voudrais récupérer un ordinateur pour analyser les données tactiques de la vidéo. Mais après ça, on se retrouve devant le compartiment ? — OK, accepta Holden, se demandant à quoi il pourrait gaspiller une demi-heure dans l’espace confiné de leur petite cachette. — Hé, Holden, l’interpella Bobbie tandis que Naomi quittait la pièce. Je peux vous parler une seconde ? Il haussa les épaules et s’installa sur un caisson. Bobbie s’assit à son tour, serrant puis desserrant les poings les yeux rivés au sol, un si long moment qu’Holden commença à douter de l’avoir bien comprise. Il se redressa. Il ignorait où mènerait la conversation, mais il soupçonnait qu’elle allait tourner autour de Bobbie, de lui et du poste de capitaine du Rossinante, et il ne savait pas quoi dire concernant ces sujets. Il fut donc soulagé lorsqu’il comprit qu’il avait tort. — Amos va poser problème, dit finalement Bobbie. Quand il a déclenché la baston, j’avais réussi à calmer le jeu avec les gars du Collectif Voltaire. Il voulait ouvrir quelques crânes en deux et il a fait en sorte que ça arrive. Dans d’autres circonstances, il aurait pu se défouler à l’occasion, mais dans un contexte où nous devons rester discrets, ça va mal se terminer. — Ah. D’accord. Je me posais justement des questions là-dessus. — Je ne sais pas comment régler le problème, admit Bobbie. — Moi non plus. Mais attendez de voir comment ça se passe dans quelques jours. — Pas sûr que nous ayons tout ce temps. — Pourquoi ? Bobbie lança le pouce derrière elle ; non pas pour désigner ce qui se trouvait physiquement dans son dos, mais en référence aux instants qui avaient précédé. — Vous venez de nous trouver un objectif commun, dit-elle. Quelque chose qui nous rassemble tous. — Oui. Et vu la façon dont vous me regardez, je me dis que j’ai dû oublier quelque chose en route. C’est ça ? — Katria Mendez et ses dégénérés de poseurs de bombes font aussi partie des nôtres. Holden sentit un frisson lui parcourir l’échine. — Ouais, fit-il. Ça pourrait être intéressant. — Je crois aussi. Il trouva Amos dans une étroite coursive secondaire, un chalumeau dans la main. Les bras du grand mécanicien étaient couverts de petites marques rouges indiquant les endroits où avaient atterri les étincelles, mais il n’avait même pas jugé utile d’aller enfiler une chemise de travail à manches longues. — Salut, lança Holden. Comment ça va ? — Ça peut aller, répondit Amos en désignant les conduites fixées au mur. Les gars de Saba ont dit qu’il fallait réacheminer le courant régulièrement, comme ça, les flics auront plus de mal à savoir où ils en perdent. — Ah ouais ? — Une bonne idée, en théorie. En pratique, par contre, c’est un peu galère, mais peu importe. — Je vois ça, dit Holden avant de marquer un instant de silence. À dire vrai, même après des décennies à naviguer à bord du même vaisseau, Holden ne savait pas très bien comment fonctionnait Amos. Il aimait la nourriture, l’alcool, le sexe sans lendemain, les plaisanteries. Il avait aussi l’air d’apprécier la compagnie d’Alex, mais quand le pilote avait décidé de tenter un nouveau mariage, il avait choisi Bobbie comme garçon d’honneur. Amos considérait toujours ce que disait Naomi comme parole d’évangile, mais en réalité, ces temps-ci, c’était le cas de tout le monde. Le mécanicien trouva la conduite qu’il cherchait et alluma son chalumeau pour l’ouvrir sur une demi-douzaine de centimètres, mettant à nu le câble sans faire fondre sa gaine de plastique. Une bonne technique. Amos éteignit son chalumeau. — Et donc, reprit Holden, comment ça va ? Amos s’interrompit et se tourna vers Holden. — Euh, désolé, Cap, mais… nous avions une conversation que je n’ai pas remarquée ? — On peut dire ça, oui. — OK, Babs m’a balancé, en déduisit Amos d’une voix aussi calme que la surface d’une étendue d’eau stagnante, mais Holden était pratiquement certain que quelque chose de gros nageait en dessous. — Écoutez, dit l’ex-capitaine, si nous avons fait tout ce chemin ensemble, c’est en partie parce que je n’ai jamais essayé de mettre le nez dans vos affaires quand vous ne le vouliez pas. Et je ne compte pas changer ça. Mais oui, Bobbie s’inquiète pour vous. Et moi aussi. Nous allons vivre une période dangereuse, donc s’il y a quelque chose qui vous tracasse, ce serait mieux d’en parler maintenant. Amos haussa les épaules. — Nan, je comprends. Je me suis un peu enflammé, la dernière fois, et j’ai déclenché les hostilités plus tôt que Bobbie l’aurait voulu. Je vais calmer le jeu, si ça peut la tranquilliser. — Je ne veux pas en faire un problème. — Alors il n’y en a pas, rassura le mécanicien en se tournant de nouveau vers la conduite. Il sortit une lourde pince de sa poche, saisit le câble d’alimentation avec et commença à tirer comme s’il tentait d’extirper la chair d’un crabe de sa carapace. L’opération semblait particulièrement dangereuse. — Je me tiens à carreau. Promis. — Ça marche, acquiesça Holden. Parfait. Content d’en avoir discuté. — Pas de problème. Holden hésita, puis tourna les talons et s’éloigna. Bobbie avait vu juste. Il ignorait ce qui se passait dans l’esprit d’Amos, mais il y avait bien quelque chose. Et il peinait à en imaginer une version positive. Si Amos commençait réellement à dérailler, il n’avait aucune idée de ce qui engendrait cela ou de comment remédier au problème. 29 BOBBIE Les représentants du Collectif Voltaire pénétrèrent dans l’espace de réunion comme s’ils anticipaient une attaque. À leur place, Bobbie aurait eu le même état d’esprit. Trois d’entre eux à l’avant, les mains libres, et trois autres à l’arrière, parcourant la salle des yeux comme des touristes qui venaient au casino pour la première fois, au cas où quelque chose d’intéressant ou menaçant surgirait par-derrière. Puis, au centre, Katria Mendez. Son visage affichait le calme impassible d’un joueur à une table de poker. Le type de joueur qui repartait toujours avec plus de jetons qu’il n’en avait amenés. À sa vue, la joue de Bobbie commença légèrement à palpiter. La douleur était psychosomatique, mais bel et bien présente. Bobbie, toutefois, refusa de se laisser perturber. Saba s’avança, Holden à ses côtés, leur souhaita la bienvenue et leur fit signe d’approcher en leur adressant des sourires et des saluts ceinturiens. Par courtoisie, il les laissa le fouiller pour vérifier qu’il ne portait pas d’arme, et Holden y consentit donc aussi. Bobbie se remémora le vieil adage : “Il y a l’APE et l’APE”. Rien n’avait changé. Il était toujours inquiétant de voir avec quelle aisance les hommes et les femmes de l’Union des Transports redevenaient des criminels, et à quel point l’équipage du Rossi s’harmonisait avec eux lorsque c’était le cas. Amos s’étira les épaules, puis le cou. — Je sais, dit Bobbie. Je n’aime pas ça non plus. — Celui avec le nez bizarre, là, je ne le reconnais pas, déclara le mécanicien en indiquant du menton l’un des gardes du corps de Katria. Les autres, je suis quasiment sûr que nous avons dansé avec eux. Bobbie observa leurs visages. Celui dont parlait Amos se tenait à l’arrière, dans le dos de Katria. Il avait le teint olivâtre, les cheveux coupés très court et un long nez, qui s’était brisé plusieurs fois et n’avait pas été remis en place. Une cicatrice blanche marquait l’une de ses narines, comme si on l’avait tranchée. Bobbie était presque certaine qu’elle le reconnaîtrait si elle l’avait déjà croisé. Pour les autres, en revanche, elle ne pouvait en dire autant. Seuls Katria, bien sûr, et deux gardes à l’avant lui semblaient familiers. — Nous allons peut-être faire sa connaissance, poursuivit Bobbie. — Arrêtez de m’allumer, Babs. Ce n’est pas bien de me promettre une bonne baston alors que tout le monde est là pour discuter. — Ouais, bon… Rien n’empêche de rêver. Leur échange de plaisanteries avait l’air anodin, mais Bobbie ne s’y sentait pas à l’aise. Pas encore. Malgré tout, elle était pour l’instant d’humeur joueuse. Katria croisa son regard et opina. Bobbie répondit par un sourire, sa joue tirant sur la croûte nouvellement formée, puis hocha la tête à son tour. Le signe d’un respect mutuel entre deux égaux ? La poignée de main au début d’un combat ? Bobbie songea qu’ils le sauraient bien assez tôt. Ce lieu était nouveau, pour elle. Une pièce longue et étroite qui, jusqu’à récemment, faisait encore partie du système de recyclage de l’eau. Une légère odeur d’égouts et de plante humide y flottait toujours. Deux fois plus longue que large, elle était suffisamment vaste pour accueillir l’équipage du Rossi, Saba et une demi-douzaine de ses hommes de confiance. Ceux qui avaient connaissance du plan. L’endroit n’était pas très hospitalier, mais la cartographie du monde souterrain s’altérait de plus en plus fréquemment, maintenant. Les inspections des Laconiens leur permettaient de repérer progressivement les failles creusées dans leur système de surveillance, bloquant l’accès à des coursives et des compartiments que les insurgés s’étaient auparavant appropriés. Ils passaient de plus en plus de temps dans les espaces publics ; en partie pour des missions de reconnaissance, et en partie car il restait de moins en moins de zones sur Médina où ils pouvaient discuter librement. Les soldats et les drones anti-émeutes étaient partout à travers la station. Bobbie croisait des regards perdus, des gens qui avançaient comme si le sol pouvait à tout moment s’écrouler sous leur pas. Cela ne la dérangeait pas. Elle les comprenait. Les autres, en revanche, ceux qui riaient, conversaient et écoutaient de la musique suffisamment fort pour qu’elle entende les basses, la dérangeaient davantage. Ils faisaient comme si les prisons extérieures, les marines en tenue renforcée, les contrôles de communication et les couvre-feux entre les quarts étaient tout à fait banals. Et à cause de cela, ils l’étaient bien. Dans peu de temps, les Laconiens recommenceraient à naviguer à travers la Zone lente. Elle et les autres seraient alors possiblement autorisés à remonter sur le Rossinante, mais elle peinait à croire qu’on ne suivrait pas leur trace grâce à des émetteurs placés à bord. Il faudrait peut-être des jours, voire des semaines à Naomi et Clarissa, pour s’en débarrasser et faire en sorte que le vaisseau leur appartienne totalement à nouveau. Et à ce moment-là, de toute manière, il serait trop tard. Chaque jour, chaque heure, rapprochait un peu plus l’arrivée du Typhoon. Et une fois qu’il aurait passé la porte de Laconia, tromper la vigilance des forces d’occupation deviendrait immensément plus compliqué. Une façon optimiste de dire “Impossible”. Bobbie sentait s’enfuir le temps comme si elle observait une porte se refermer en étant du mauvais côté. Si la situation n’avait pas été si urgente, elle n’aurait jamais accepté la proposition de Saba d’en appeler au Collectif Voltaire. Ou du moins, pas si tôt après qu’Amos et elle leur avaient botté le cul. Une seule chose positive : Katria et ses hommes se trouvaient dans la même merde que Saba, Bobbie et Holden. Et pour les mêmes raisons. — Bon, commença Katria quand les reniflements d’usage furent terminés. Je suis surprise d’avoir une réunion si courtoise. Ça me laisse penser que vous avez besoin de moi pour quelque chose que vous ne pouvez pas faire vous-mêmes. Je me trompe ? Saba sourit et agita vivement la main par deux fois. — Trop d’oreilles, ici, sa sa ? dit-il. Venez vous asseoir avec nous, prenez un verre et nous parlerons de ce dont il faut parler. Katria croisa les bras. — Ce n’est pas parce que c’est vous, certifia Holden. Mais moins nous serons à connaître les plans, moins il y aura de chances que quelqu’un se fasse arrêter par la sécurité. On ne peut pas révéler ce qu’on ne sait pas, vous comprenez ? Les yeux de Katria Mendez quittèrent Saba pour se braquer sur Holden, avant de s’attarder ostensiblement sur l’équipage du Rossi. Pas simplement sur Bobbie et Amos, mais aussi sur Naomi, Alex et Clarissa près d’eux. — Donc les miens n’ont pas le droit de rester mais tous les leurs, si ? — Ils sont déjà tous au courant, expliqua Saba. C’est eux qui ont le plus envie de s’entretenir avec vous. — Ils ont une façon étrange de le montrer. — C’est chez moi, ici, s’imposa Saba. Donc on fait à ma manière, voyez ? On engage les pourparlers. Si ça ne débouche sur rien, tant pis. Mais nous sommes dans la même situation, vous et moi. On ne vous demande pas d’aimer qui que ce soit. Juste d’écouter. L’espace d’un instant, Katria hésita. Sa mine renfrognée rongeait ses joues comme pour tenter d’atteindre l’os. Bobbie eut un éclair de certitude : le Collectif Voltaire était sur le point de tourner les talons et de s’éloigner sans même avoir écouté son discours, et cette idée lui procurait plus que du soulagement. — Esà es des conneries, s’emporta l’homme au nez tordu. Ils essaient juste de vous isoler, que ? De vous faire disparaître, c’est tout. C’est nous tous ou personne ! — C’est moi qui décide, Jordao, réprimanda sèchement Katria. Pas vous. L’homme – Jordao, visiblement – recula, une expression maussade sur le visage. Holden, lui, souriait tel un représentant de commerce, comme si sa bonne volonté pouvait irradier toutes les autres interactions dans la pièce. Il avait l’air complètement débile, mais Katria le contempla un long moment et finit par lâcher un petit rire. — Si je refuse, nous aurons tous fait une longue marche pour rien, dit-elle. Holden se mit à rayonner. Bobbie ne savait pas comment il s’y prenait. La manière dont il parvenait à calmer une situation grâce à sa naïveté presque palpable ne cessait de l’étonner. — Merci, fit Holden. J’apprécie, vraiment. Saba leva une main et deux de ses hommes émergèrent furtivement de la coursive pour accompagner les gardes de Katria jusqu’à la sortie. Toute seule, la femme ne paraissait pas moins imposante. La porte qui donnait sur la coursive se ferma en coulissant et le déclic du verrou se fit entendre. Sur Médina, on ne pouvait avoir davantage d’intimité. — Bon, lança Katria. Je vous écoute. Bobbie prit une profonde inspiration et expira entre ses dents. L’idée était la sienne depuis le départ, et elle y méditait depuis des jours. Elle n’avait pas dormi autant que ce qu’elle l’aurait souhaité. Même lorsqu’elle n’avait pas réfléchi pour tenter de trouver des failles dans son plan, elle s’était sentie trop bouillonnante et trop énergique pour dormir. En partie car elle songeait à la manière d’aborder les choses, celles qu’elle devait exprimer à présent. — Il n’y a qu’un seul point de contact entre le destroyer laconien et Médina, débuta-t-elle. Et nous y avons placé un mouchard. Les yeux de Katria s’écarquillèrent encore un peu plus. Elle tourna les yeux vers Saba, qui acquiesça de la tête pour confirmer. Katria ne s’assit pas mais s’affaissa légèrement sur elle-même. Bobbie avait maintenant son attention. Une bonne chose. — Nous ne pouvons pas décrypter les données, poursuivit-elle. Pas depuis l’extérieur. Les codes martiens qu’elles utilisent sont sécurisés. Nous serions peut-être capables de les déchiffrer si nous avions quelque chose comme dix ans devant nous, mais les jours sont comptés. Nous avons assez d’informations pour remplir plusieurs bibliothèques et nous ne pouvons pas les lire. Mais je crois que c’est un problème que nous pouvons résoudre. Elle tira son terminal de sa poche, le connecta au système local de Saba et afficha le plan schématique de Médina qu’elle utilisait. Le centre caverneux du tambour, les postes de commandement et de contrôle à une extrémité, l’ingénierie, les quais ainsi que les gigantesques mais silencieux réacteurs à l’autre. Les conduits d’ascenseur qui reliaient la proue à la poupe à l’extérieur du tambour. Et les appareils arrimés, y compris le Gathering Storm, affiché en surbrillance rouge. — À plus long terme, reprit-elle, l’objectif est de trouver un moyen de mettre hors service le Storm, juste ici, de désactiver les dispositifs de senseurs de la station et de distraire ou d’isoler suffisamment les forces de sécurité pour laisser le temps aux vaisseaux de s’échapper et de traverser les anneaux avant l’arrivée des renforts laconiens. Et à court terme, l’objectif… ajouta-t-elle en zoomant sur une petite marque rouge à l’intérieur de Médina, non loin des quais. C’est ça. — Et qu’est-ce que c’est ? demanda Katria. — Avant, c’était une unité d’urgence pour le stockage du courant électrique, l’informa Bobbie. Mais quand nos invités de Laconia ont débarqué, ils lui ont donné une nouvelle fonction. — Le truc, intervint Alex, c’est que les Laconiens étaient tous martiens, à l’origine. Ou en tout cas, leur mode de fonctionnement l’était. Et quand ils ont commencé leur service, Bobbie et moi, nous venions à peine de terminer nos missions d’affectation. Son regard passa de Bobbie à Katria, puis à Saba, avant de se focaliser à nouveau sur la grande Martienne. Elle hocha la tête et le pilote s’humecta les lèvres. — À l’époque, nous nous entraînions, entre autres, à sécuriser une station ennemie, continua-t-il. C’était un mensonge. Seule Bobbie avait suivi ce type d’entraînement. Envahir puis contrôler les foyers ou les communautés ceinturiennes. S’il devait y avoir un point sensible, ce serait celui-ci. Raison pour laquelle Alex abordait le sujet, en lieu et place de la femme qui venait de mettre une raclée à Katria pour la livrer ligotée à ses amis. De cette manière, la dirigeante du Collectif Voltaire était moins susceptible de se froisser. — Vous savez ce que c’est qu’une chambre forte de cryptage par isolation ? demanda le pilote. Les yeux de Katria luisirent de plus belle. Elle n’en avait aucune idée, mais refusait de l’admettre. Alex passa de nouveau sa langue sur ses lèvres, regarda brièvement Katria puis revint sur Bobbie. — Une des choses que nous faisions, expliqua-t-il, c’était de maintenir une séparation physique entre le vaisseau qui prenait le contrôle des opérations et les systèmes locaux. Nous installions une conduite vers un de nos dispositifs sur la station et nous l’utilisions pour transmettre tous les ordres à la base installée là-bas. Communications, protocoles de sécurité, tout. Les données étaient décryptées là-bas et acheminées vers le système local via un support physique à usage unique. Aucune connexion directe. — N’importe quoi, commenta Katria. — C’est standard, dit Bobbie. Et c’est en partie pour ça que personne n’a jamais réussi à pirater un vaisseau martien depuis une station sous contrôle. Et puisque les Laconiens suivent le modèle martien pour leurs protocoles, c’est là qu’ils installent leur dispositif. — Mais le temps de latence… fit Katria, qui secoua la tête. C’est impressionnant. — Deux personnes à l’intérieur de la chambre forte, en permanence. La porte est physiquement verrouillée. Pas de connexion au système de sécurité, pas d’interface électronique. Un bon vieux verrou à clef, sans trou de serrure du côté extérieur de la porte. On ne peut pas la pirater à distance ni la contourner facilement. Et un détachement complet de gardes intervient pour surveiller chaque changement de quart. Katria prit le contrôle du plan schématique et zooma une nouvelle fois sur la chambre de cryptage. Elle arborait un air pensif, qui surpassait déjà les attentes de Bobbie. Cette conversation la rendait nerveuse. — Je vois, dit Katria. Impossible d’entrer sans faire de vacarme et alerter la cavalerie. C’est pour ça que vous avez besoin de moi ? Pour faire sauter la porte ? — Non, réfuta Bobbie. Nous savons comment entrer. Mais nous avons besoin de votre aide pour couvrir nos traces une fois que nous aurons terminé. Katria dessina un cercle dans le vide avec ses doigts. Continuez. Clarissa prit le relais : — La chambre forte est toujours reliée au système environnemental. Mais si nous plaçons une équipe ici, dit-elle, élargissant le plan schématique pour sélectionner les conduits d’alimentation près de l’ingénierie, nous pourrons désactiver les ventilateurs et ouvrir les épurateurs de dioxyde de carbone en même temps que les systèmes de recyclage. — Pour les étouffer ? tenta Katria. Alex secoua la tête. — Pour ouvrir la voie aux six drones miniatures avec leurs charges explosives, corrigea-t-il. Abattre les deux gardes et utiliser le reste pour faire sauter la serrure. Un léger bruit de détonation s’échappa des lèvres du pilote, qui ouvrit les poings pour mimer une explosion. Bobbie désigna Naomi du doigt : — Elle a un logiciel de clonage. Moi, j’aurai un pied-de-biche et un marteau. Nous entrons pour copier toutes les données du dispositif de décryptage, nous ressortons et nous courons vers l’abri anti-radiations qui est… s’interrompit-elle en déplaçant la station modélisée, ici. Et c’est là que vous entrez en jeu. — Si los coyos de la sécurité comprennent que nous avons volé leurs codes, ils vont changer les choses, voyez ? expliqua Saba. Pas seulement leur système de cryptage, mais aussi leurs procédures. Et tout ce que nous avons nous servira beaucoup moins. Il ne faut pas qu’ils soient au courant de l’opération, même une fois qu’elle sera terminée. Holden agrandit à nouveau l’échelle du plan pour indiquer l’emplacement du Storm à proximité de la station. — Il faut leur raconter une autre histoire, dit-il. Le Storm est arrimé ici. Et les principaux réservoirs d’oxygène liquide sont… juste là. S’ils explosent, ça aura l’air d’une attaque contre le Storm, mais Tycho a construit la station avec soin. Il y a beaucoup de systèmes compensatoires et de sécurité, dont un conduit anti-explosion qui évacuera la pression de la déflagration par là… ce qui détruira au passage la chambre de communication. Et pas mal d’autres trucs, aussi. — Vous voulez nous priver de notre air en guise de couverture ? réagit Katria. Je crois que vous nous devez des excuses. Généralement, c’est nous qu’on qualifie de radicaux. — Ce n’est pas notre air, contesta Saba. C’est le leur, depuis qu’ils sont ici. Nous, nous respirons parce qu’ils nous l’autorisent. Et ce ne sont que des réservoirs pour les vaisseaux arrimés aux quais. Pas ceux qui alimentent les secteurs habités. — De toute façon, il y a aussi beaucoup de réservoirs secondaires et tertiaires, rassura Holden. Rappelez-vous, beaucoup de systèmes compensatoires et de sécurité. Et la conception originale de Tycho a une mémoire beaucoup plus performante que celle des gens qui vivent à bord de la station. Katria demeura silencieuse un long moment. Bobbie sentit l’anxiété se propager dans ses entrailles. Impliquer le Collectif Voltaire dans cette histoire était une erreur. Peu importait la confiance que leur accordait Saba, ou leurs compétences en démolition. Si elle n’avait mêlé que son équipage à l’affaire, contrôler la situation aurait été bien plus facile. Et elle n’aurait douté de personne… — Je n’aime pas ça, protesta Katria en secouant la tête. Beaucoup de facteurs hasardeux, donc beaucoup de chances que ça tourne mal. Bobbie haussa les épaules. — Si ça ne pressait pas autant, j’aurais élaboré quelque chose de plus simple. — Tout ce qu’il faut, c’est placer les bombes aux bons endroits, affirma Saba. Vous nous les fournissez et à partir de là, nous continuons la mission. — Non, refusa Katria. Si vous avez besoin des charges, vous avez aussi besoin de quelqu’un pour les placer au bon endroit au bon moment. Et de quelqu’un qui tient le détonateur, qui évite de paniquer en appuyant trop tôt pour finir par tuer toute votre équipe. Et d’ailleurs, même s’ils ne meurent pas comme ça, vous croyez vraiment qu’on peut survivre à une explosion pareille dans un abri anti-radiation ? Naomi s’éclaircit la gorge : — Ils sont conçus pour ça. Mais vous avez raison, on ne peut pas en être sûr avant d’avoir tenté le coup. — Et une fois que votre petit Armageddon sera terminé, quel est le plan d’évacuation ? demanda Katria. Bobbie n’avait pas prévu d’en dévoiler autant. Certaines parties du plan devaient rester secrètes. Saba se figea, évaluant s’il était judicieux de révéler une telle information à Katria. Il n’appréciait pas plus que Bobbie qu’on lui force la main, et lorsqu’il reprit la parole, sa voix était revêche : — Il y a des combinaisons spatiales dans l’abri anti-radiations. Nous sortirons par la brèche de l’explosion et nous reviendrons à l’intérieur par le sas, celui que nous avons utilisé pour aller placer le mouchard. Katria prit à nouveau le contrôle du plan schématique, le faisant pivoter pour se déplacer ensuite à travers les niveaux inférieurs de Médina, pont après pont. — Des gens vont mourir, s’inquiéta-t-elle. Quand les ponts de l’ingénierie commenceront à respirer le vide, tout le monde n’aura pas le temps d’atteindre l’abri anti-radiations. — Savvy, dit Saba. L’opération a un prix. — Et vous seriez prêt à le payer, vous ? — Oui. Holden, de son côté, affichait une expression lointaine. Bobbie savait ce qu’il avait à l’esprit. Le moment venu, des innocents pourraient se trouver sur ces ponts-là. Dans le meilleur des cas, le plan risquerait leurs vies. Dans le pire, certains d’entre eux périraient. Si l’idée perturbait Saba et Katria, ils ne le montraient pas, mais Holden, lui, était bel et bien troublé. Bobbie se demanda s’il s’en tiendrait à ses principes et déciderait d’annuler l’opération. Le connaissant, elle l’aurait même parié. — L’équipe de démolition doit se rendre ici, placer les charges, se replier dans l’abri anti-radiations et attendre que l’autre équipe arrive avec les données volées pour déclencher la détonation, affirma Katria. Personne ne quitte la station tant que tout le monde n’est pas là. Ce n’est pas ma première opération du genre. Il faudra juste deux ou trois combinaisons supplémentaires. Bobbie ne remarqua le terme important que quand Claire intervint, sa voix douce et interrogative, mais la Martienne perçut la sécheresse du ton en arrière-fond : — Votre première opération du genre ? — Qui d’autre, sinon ? dit Katria. Quand on veut faire les choses correctement, on choisit les meilleurs. Et la meilleure, c’est moi. Je fabrique les charges, je les place et c’est ma main qui tiendra le détonateur. Sans trembler. L’espace d’un instant, la pièce fut plongée dans le silence, seulement troublé par le sifflement délicat des recycleurs d’air et le léger vrombissement harmonique du vaisseau. L’odeur de vieux égouts était un petit peu plus prononcée, à présent. Si Saba avait souhaité faire appel au Collectif Voltaire, c’était uniquement pour le soutien matériel. Ils ne cherchaient pas à inclure un nouveau joueur dans la partie. Mais interdire à Katria d’opérer sur le terrain… Prendrait-elle cela comme une insulte ? Et si c’était le cas, serait-ce suffisant pour qu’elle leur tourne le dos ? — Bonne idée, lança Amos. Vous et moi dans l’équipe de démo, Miss Kitty. Son sourire était vide, placide. Bobbie s’alarma. Elle croisa le regard d’Holden et secoua la tête de manière presque imperceptible. Très mauvaise idée. Holden déglutit, hocha la tête et força également un sourire. — Très bien, dans ce cas, acquiesça-t-il. Clarissa dirigera l’équipe de contrôle environnemental pour ouvrir le chemin à Alex, qui pilotera l’essaim de drones. Bobbie et Naomi s’occuperont du serveur informatique et Katria, Amos et moi, nous placerons ensuite les charges pour couvrir nos agissements. Bobbie recula sur sa chaise, une boule se formant dans son estomac. Intégrer Holden à l’opération n’arrangerait rien. — Tout ira bien, assura-t-il. 30 SINGH OPÉRATION SOL PRATIQUEMENT ACHEVÉE. PRÉPAREZ LES PREMIÈRES AUTORISATIONS DE SORTIE. Singh relut le message de Trejo à deux reprises, la joie éclatant dans sa poitrine. Il prit un moment pour transférer l’ordre vers ses chefs de section ainsi que ses commandants, puis afficha ce que tout le monde appelait pour plaisanter le “calendrier d’occupation”. Même sur la base des estimations modifiées de Laconia – qui impliquaient l’absence de pause afin de recharger les batteries, le transit immédiat du Tempest vers le système Sol et le déploiement précoce du Typhoon – ils étaient en avance sur le programme de plusieurs semaines. Ils s’étaient accordé une marge dans le cas où l’Union des Transports aurait opposé une résistance plus farouche pour conserver Médina, dans le cas où la flotte de la Coalition Terre-Mars aurait disposé de forces navales ou d’une technologie plus redoutables que prévu. Mais rien de tout cela ne s’était avéré exact et ils pouvaient désormais s’atteler à ériger une nouvelle civilisation humaine, plus tôt que quiconque ne s’y attendait. Ce qu’il y avait de triste avec l’espèce humaine, et que le Haut consul Duarte saisissait parfaitement, était qu’on ne pouvait jamais se débarrasser du tribalisme et du jingoïsme par un argument. Le tribalisme était une position irrationnelle, qu’il était impossible de vaincre à l’aide d’un argument rationnel. Par conséquent, au lieu de présenter un plan logique expliquant pourquoi l’humanité devait renoncer à ses vieilles divisions nationales et culturelles pour devenir une seule et même espèce unifiée, le Haut consul suivait l’ancienne voie que tout le monde comprenait, et déclenchait la guerre. Une guerre de courte durée, heureusement. Le véritable travail, qui permettrait à Elsa et aux enfants des enfants de ses enfants de grandir dans un univers où ils seraient en sécurité, serait celui qui viendrait après la conquête du reste de l’humanité. Un travail qui requérait de la stabilité. — Lieutenant, appela Singh vers son moniteur, aplati sur le bureau. Il avait temporairement nommé un remplaçant au sous-lieutenant Kasik, mais n’avait pas encore mémorisé son nom. — Gouverneur ? répondit-elle un instant plus tard. — Veuillez adresser mes compliments à la présidente Fisk, et informez-la que nous envoyons un chariot pour la récupérer. Nous devons nous entretenir immédiatement pour discuter d’affaires urgentes. Je n’accepterai pas de refus. — Bien, monsieur. Je… — Tout de suite, Lieutenant, ordonna Singh avant de parcourir son bureau des yeux. Les fleurs qu’on avait placées dans un vase sur sa table de coin se mouraient, et l’étagère qui accueillait sa machine à café était un vrai désastre. — Envoyez aussi quelqu’un pour préparer du café frais et remplacer les fleurs avant notre entrevue. — Bien, monsieur. Je voulais aussi vous faire savoir que vous avez un message en provenance de Laconia. Le Storm vient tout juste de nous le transmettre. — Transférez-le-moi. Et veuillez m’avertir cinq minutes avant l’arrivée de la présidente Fisk. — Bien sûr, monsieur, obéit le sous-lieutenant avant de couper la communication. Singh tapota le bouton luisant du message sur son moniteur, qui projeta une image figée de sa femme tenant le Monstre dans ses bras. — Lecture du message. L’image s’anima. L’enregistrement avait dû débuter à mi-chemin de son expression, car le visage de Nat passa d’un rictus énigmatique de Joconde à son large sourire habituel. Le Monstre ne semblait pas particulièrement intéressé par l’objectif de la caméra, plutôt focalisé sur quelque chose dans le dos de sa mère. Elles étaient toutes deux magnifiques. Singh sentit le vide au creux de son estomac, qui jamais ne se comblait, mais qu’il parvenait à ignorer jusqu’à ce qu’il aperçoive à nouveau leurs visages. — Salut, Santi, lança Nat en direction de la caméra, puis elle leva la main du Monstre et l’agita vers l’écran. Dis coucou à Papa. — Coucou, ma puce, répondit Singh comme un idiot. Ce n’était qu’un enregistrement, mais il ne put s’en empêcher. — Je sais que tu es très occupé en ce moment, mais nous avons de bonnes nouvelles à t’annoncer, déclara Nat. Elle reposa le Monstre au sol et la petite fille quitta en courant le champ de la caméra. Même si c’était irrationnel, Singh fut déçu de la voir s’en aller. — Ils ont validé mes travaux de modifications sur les moutons et je peux passer à l’étape suivante des tests sur les sujets vivants, continua-t-elle. Nous allons peut-être étendre l’échelle des recherches dans les trente prochains mois, et une affectation sur Médina m’aiderait à faire avancer le projet. Pas de pression, ni rien. Elle parlait le sourire aux lèvres, mais Singh percevait dans ses yeux l’écho de la solitude. — Le Monstre va bien, dit Nat. Elle s’ennuie un peu, et elle est impatiente de passer dans la classe des grands à l’école. La majorité de ses après-midi, elle est avec ton père, et ils sont en train de devenir les meilleurs amis du monde, tous les deux. Elle l’appelle “Poupi”, maintenant, et il a commencé à insister pour que les autres le nomment comme ça aussi. La plupart des jours, il ne veut même pas que je passe la prendre en rentrant du travail, donc nous dînons souvent chez lui, le soir. Singh sentit monter une bouffée d’amour et de gratitude envers son père, qu’il n’avait jamais éprouvée avant d’avoir lui-même un enfant. Il mit la vidéo sur pause et s’accorda un moment pour éviter le sentimentalisme et les larmes. Il serait inconvenant de recevoir Carrie Fisk et de commencer à délivrer des ordres avec les yeux rouges et humides. Lorsqu’il eut repris ses esprits, il poursuivit la lecture de l’enregistrement : — Bon, c’est tout, je crois. Réponds-moi quand tu auras une minute. Le moniteur à la maison a reconnu la version du Monstre du mot “Lecture”, et elle adore se repasser tes messages. Je t’aime, chéri. Prends soin de toi. Puis le message prit fin. Les paroles aimantes de Nat firent voler en éclats la résolution qu’il pensait pouvoir tenir, et il passa les quelques minutes suivantes à pleurnicher honteusement. On frappa à la porte. — Un moment ! cria-t-il avant de se précipiter vers sa salle de bains privée. En se lavant le visage, il entendit quelqu’un faire le ménage dans son bureau, et quand il fut de retour, prêt pour un entretien, un pot de café neuf se trouvait sur l’étagère, le percolateur en marche. Un civil terminait son travail en plaçant de nouvelles fleurs dans le vase. Il salua brièvement Singh et s’éclipsa de la pièce comme un chat. Le gouverneur s’assit à son bureau, adopta une allure prése table et débuta l’enregistrement qu’il comptait envoyer à Nat : — Bonjour, ma chérie. Merci pour ton message, ça m’a fait très plaisir. Ravi d’entendre que les choses se présentent bien de votre côté. Le Monstre a l’air très bien nourri, je suis presque certain que mon père en fait une enfant pourrie gâtée avec ses pâtisseries. Ici, nous sommes toujours en avance sur le calendrier. Il faudra du temps pour s’habituer à la vie sur la station mais tu ne manqueras pas d’espace pour tes moutons et ton labo, et nous travaillons à remettre tous les services en état pour ma petite fille. À bientôt. Je t’aime, Nat. Je t’aime… hésita-t-il, proche de compléter par le Monstre, mais quelque chose en lui refusait de l’appeler par son surnom. Je t’aime, Elsa. Il coupa la connexion et envoya le fichier afin qu’il soit traité puis transmis lors du transfert suivant de communications vers Laconia. Il se sentait fier ; dire “Je t’aime” à Nat n’avait pas déclenché de nouvelle crise de larmes. Certains considéraient cela comme une attitude efféminée. Il s’en moquait. Mais cela manquait tout de même de dignité. — Cinq minutes, prévint le sous-lieutenant Quelqu’un depuis son moniteur. — Je suis prêt. Carrie Fisk avait pris place dans une chaise du bureau et buvait un café, l’air mal à l’aise et agitée. Des marines en tenue intégrale étaient venus la récupérer pour l’emmener jusqu’aux locaux du gouverneur dans un convoi de trois chariots chargés d’autres soldats. Pour la protéger, sans doute, mais pour quelqu’un qui n’y était pas accoutumé, ce pouvait aussi être quelque peu intimidant. Si cela pouvait donner à Singh un léger avantage de terrain lorsqu’il traiterait avec les fonctionnaires mineurs de Médina, il ne s’en priverait pas. Il attendit qu’elle cesse de remuer pour commencer à se focaliser sur lui, puis afficha la liste des centaines de systèmes qui abritaient des colonies habitables et la projeta sur l’un des murs. — Madame la Présidente, dit-il. Nous vivons là des moments tout à fait enthousiasmants, et vous en particulier, en tant que première présidente du Congrès laconien des Mondes. — Est-ce que le nom est gravé dans le marbre, ou bien… ? questionna-t-elle. — Le nom du corps législatif est établi dans les documents que je vous ai remis après notre premier entretien. Vous ne les avez pas lus ? — Si, garantit-elle. Je me demandais juste si l’appellation était définitive ou non. Nous n’avons pas voté l’adoption du nouveau… — Les directives transmises par l’autorité exécutive des bureaux du Haut consul ne sont pas soumises au vote. — Je vois. Fisk baissa les yeux, fixa ses genoux et souffla sur son café pour dissiper la vapeur. — Comme je le disais, continua Singh, nous vivons tous là des moments très enthousiasmants. Le haut amiral Trejo a considéré que notre situation était suffisamment sûre pour autoriser la reprise du commerce entre les systèmes, de manière limitée. Fisk releva les yeux vers lui, l’air réellement surprise. — Pardon ? — Oui. À compter de maintenant, vous pouvez reprogrammer des échanges commerciaux en nombre limité. Dressez une liste des mondes qui sont le plus dans le besoin et élaborez un calendrier de ravitaillements qui permet d’y répondre. Pas depuis le système Sol. Pas encore. Pour commencer, nous n’autoriserons qu’un seul transit par semaine, et naturellement, chacun d’eux devra être soumis à mon approbation, au minimum trente jours avant la date de traversée prévue. — C’est… dit Fisk avant de marquer une pause. C’est une très bonne nouvelle. La survie de beaucoup de colonies ne tient qu’à un fil. Ça permettra de sauver des vies. — Ce qui est, bien entendu, la première des priorités dans nos positions respectives. — À ce propos, d’ailleurs… Elle se pencha en avant et posa sa tasse de café sur le rebord du bureau. Tandis que Singh fronçait les sourcils devant le manque de respect qu’impliquait une telle désinvolture, Fisk reprit : — J’ai transmis vos menaces à tous les mondes colonisés. J’ai aussi étendu aux planètes qui n’ont pas encore rejoint l’Association – pardon, le Congrès laconien des Mondes – votre invitation à élire un représentant pour intégrer notre groupe quand les échanges auront repris. Je suppose que certaines de ces planètes demanderont à envoyer leur nouveau représentant en même temps que leurs vaisseaux de commerce. — Bien, approuva Singh. Le Congrès laconien des Mondes était un point sur lequel insistait le Haut consul Duarte afin de donner le sentiment aux planètes membres qu’elles avaient une voix au gouvernement. Même si l’idée d’avoir à traiter avec mille trois cents Carrie Fisk l’agaçait particulièrement, l’avis du Haut consul sur le sujet avait force de loi, et Singh ferait donc de son mieux pour que ce nouveau corps législatif soit un succès. Fisk gardait les yeux rivés sur lui, attendant une forme de réponse. — Et ? demanda-t-il. — Et si certains de ces appareils transportent des représentants nouvellement élus, on devra leur accorder la permission de s’arrimer ou d’envoyer des navettes vers Médina. Est-ce que la levée de l’interdiction de transit inclut aussi la permission d’accoster sur la station ? C’était une excellente question, et Singh fut contrarié que Carrie Fisk y ait pensé avant lui. — J’accorderai ma permission au cas par cas, et les requêtes devront être formulées au minimum trente jours avant la date de traversée, dit-il, songeant que cela passerait pour une mesure politique établie, et non pour quelque chose qu’il venait de décider à l’instant. Il devrait s’occuper d’étayer cela une fois que Fisk aurait quitté le bureau. — Merci, Gouverneur. — Il est important que tout ça ait l’air familial, stable et sûr aussi vite que possible, ajouta Singh. Dans la mesure du possible, vous utiliserez les appareils et les pilotes de l’Union des Transports, qui s’occupera aussi de la réception et de l’approvisionnement des marchandises selon les termes de sa politique en vigueur. Mis à part le processus de validation des transits, tout devra fonctionner comme avant. — Je vais en avertir les employés de l’Union sur la station et les dirigeants de chaque monde. — Excellent, dit Singh, qui se leva et tendit la main dans l’intention de serrer celle de Fisk. Au risque de me répéter, nous vivons tous là des moments très enthousiasmants. Fisk demeura sur son siège, les mains jointes, crispées, sans regarder Singh. Quand le silence fut devenu embarrassant, il demanda : — Autre chose, madame la Présidente ? — Oui, répondit-elle, croisant son regard pour la première fois. Rien n’indiquait qu’elle était sur le point de se lever pour quitter la pièce, et Singh décida donc de se rasseoir. — Alors parlez, fit-il, regrettant immédiatement le ton sec de sa voix. Je vous en prie. — Nous… enfin, je fais tout ce que vous me dites depuis un certain temps. J’ai communiqué vos messages aux différents mondes. J’ai demandé que chaque planète qui n’avait pas encore rejoint l’Association envoie un représentant. J’ai transmis les documents du président Duarte… — Le Haut consul Duarte, rectifia Singh. — Bien sûr. J’ai transmis les documents très détaillés du Haut consul concernant l’organisation du nouveau Congrès des Mondes. — Le Congrès laconien des Mondes. — Bien sûr. Mais jusqu’ici, tout ce qu’ont fait mes bureaux, c’est servir d’attaché de presse aux vôtres. Et sauf votre respect, ce n’est pas pour ça qu’on m’a élue. Elle paraissait nerveuse, et Singh lui laissa une minute pour mariner dans son inquiétude. Si la souris comptait se laisser pousser des griffes, sur le long terme, c’était probablement une bonne nouvelle. Ceux qui refusaient de se battre pour leurs idées ne seraient d’aucune utilité au gouvernement laconien. Le Haut consul avait clairement fait comprendre que chaque point de vue conflictuel devait être vigoureusement défendu, afin que tout le monde ait le sentiment que les décisions finales n’étaient prises qu’après considération de tous les arguments. Un congrès interplanétaire présidé par une souris n’était utile à personne. — Et qu’est-ce qui occuperait mieux votre temps, madame la Présidente ? s’enquit Singh, après l’avoir suffisamment laissée se tortiller. — Si nous sommes censés être le corps législatif du nouveau gouvernement, quand allons-nous réellement commencer à légiférer ? Vous m’avez fait venir ici pour me communiquer les directives à transmettre, mais nous ne les avons jamais votées. Pas une seule fois. À mon avis, nous allons très vite passer pour un congrès factice qui n’est en place que pour tamponner vos décrets. — En tant que gouverneur, je suis le représentant direct de la branche exécutive et des bureaux du Haut consul. Et on ne vote pas les décrets du Haut consul. Il ne put s’empêcher de lâcher un ricanement devant cette idée ridicule. Comme si le Haut consul pouvait modifier sa politique en fonction d’un vote. — Qu’est-ce que nous votons, alors ? interrogea Fisk. — Quand les bureaux du Haut consul auront décidé de l’agenda législatif de cette année, vous en serez la première informée, madame la Présidente. En attendant, veuillez continuer votre travail avec les planètes membres pour faciliter leur intégration au nouveau gouvernement. Je peux vous assurer que ce sera une excellente manière d’occuper votre temps. — OK, se résigna Carrie Fisk avant de quitter son siège. Je vais m’assurer que le tampon est chaud. Singh ne se leva pas pour lui serrer la main. — Vous pouvez disposer. Singh méditait encore sur l’entrevue particulièrement insatisfaisante qu’il venait d’avoir avec Carrie Fisk quand son moniteur sonna, puis la voix d’Overstreet se fit entendre dans le haut-parleur : — Monsieur, j’ai ici un… un homme qui dit avoir une importante information pour vous. — Il ne peut pas vous la donner directement ? — Il ne préfère pas, monsieur. Il dit qu’il ne peut en parler qu’au gouverneur. Je crois qu’il serait bon de s’entretenir avec lui. Intéressant. Même si l’information s’avérait inutile, Singh était curieux de savoir ce qu’Overstreet considérait comme assez important pour solliciter le gouverneur. — Est-ce que nous le connaissons ? — Non, monsieur, répondit Overstreet. — J’imagine qu’on l’a déjà fouillé ? — Oui, monsieur. — Dans ce cas, donnez-moi deux minutes, dit Singh avant de couper la communication. Son bureau, qu’on avait préparé pour la visite de Carrie Fisk, était toujours propre et ordonné. Il se redressa sur son siège et tira sur sa veste d’uniforme. Il activa la caméra frontale de son moniteur et s’examina. Impeccable. Le parfait portrait d’un commandant militaire. On toqua discrètement, puis deux marines pénétrèrent dans la pièce en compagnie d’Overstreet et d’un grand homme maigre aux airs de Ceinturien standard. La seule chose qui le distinguait était son nez, ridiculement grand, déformé à la suite de plusieurs fractures. L’une des narines était barrée d’une cicatrice. Un individu qui, clairement, s’était battu à quelques reprises sans réussir à tenir sa garde haute. — Vous avez demandé à me voir ? demanda Singh, sans proposer à l’homme de s’asseoir. — Ma sœur est dans une de vos cages, là-dehors, raconta-t-il, tentant manifestement de gommer son accent ceinturien et n’y parvenant qu’à moitié. Singh lança un regard vers Overstreet. — Elle n’est pas impliquée dans l’attentat, Gouverneur, expliqua le major. Vol à l’étalage, c’est tout. — Une cour martiale a été mise en place et les affaires seront rapidement traitées, dans l’ordre chronologique, informa Singh. C’est tout ? Impossible. Si ç’avait été le cas, Overstreet n’aurait pas amené l’homme jusqu’à lui, mais il souhaitait laisser le Ceinturien prendre l’initiative. — Toutes ces conneries, là, on vous aide et vous nous aidez en retour, c’est vrai ou c’est nur shit ? — C’est la vérité, dit Singh, une lueur d’intérêt dans les yeux. Overstreet, lui, avait sur les lèvres ce qui était peut-être l’ombre d’un sourire. — Est-ce que vous êtes là pour m’aider ? s’informa le gouverneur. — Libérez ma sœur. C’est juste une idiote qui s’est fait prendre à voler. Elle n’est pas dangereuse, pour vous. Laissez-la sortir et je vous donnerai une info qui vous intéresse, promit l’homme en frottant nerveusement son grand nez bosselé. Il y a quelque chose qui se prépare et je connais les coyos derrière l’opération, voyez ? Je suis un mec important du Collectif Voltaire. — Vous êtes en contact avec les forces responsables de l’attentat ? — Peut-être, dit l’homme au nez cassé, sa bravoure à peine suffisante pour couvrir sa peur. Si j’ai assez à y gagner. À vous de me le dire. Singh marqua une pause, laissant le silence s’étirer. Un réseau d’autochtones qui lui jurait fidélité. Dépendant de sa générosité. Tout se déroulait si bien. — Je crois que nous allons devenir de bons amis, vous et moi, déclara-t-il. 31 DRUMMER Drummer et le sommeil avaient développé une relation précaire. Son aspect le plus déplaisant était le temps qu’elle lui laissait pour lire les commentaires publics. CE SENS DU DEVOIR EST PRÉCISÉMENT CE QUE MARS A PERDU QUAND LES PORTES SE SONT OUVERTES. CE N’EST PAS UNE INVASION DU TOUT. C’EST LE RETOUR DU VÉRITABLE ESPRIT MARTIEN CHEZ LUI, ET JE SUIS CONTENT – PUTAIN, NON, RAVI – D’AVOIR VÉCU ASSEZ LONGTEMPS POUR VOIR ÇA. Les choses se déroulaient de manière prévisible. La journée, elle avait le sentiment que le Foyer du Peuple pivotait trop rapidement sur son axe. Seulement, son corps n’était pas le seul à tournoyer. Son esprit était trop pesant. Elle se contrôlait avec un long temps de retard, comme un robot au logiciel défectueux ou un bras mécanique déployé sur toute sa longueur. Les réunions avec le comité de l’Union, l’amirauté de la CTM, sa propre équipe. Les interviews et les discours où elle déclarait l’indépendance de l’Union. Elle les traversait tous avec la sensation physique que son cerveau s’évaporait. Dès le début de son quart jusqu’au dernier instant avant d’aller se coucher, elle n’avait qu’une seule envie : fermer les yeux. Mais lorsque ce moment était venu, ils se rouvraient aussitôt, comme d’eux-mêmes. ON AURAIT DÛ ABATTRE CES CONNARDS AVANT QU’ILS TRAVERSENT LA PORTE. C’EST EXACTEMENT LE PROBLÈME DONT JE PARLE DEPUIS DES ANNÉES. UNE UNION COMMERCIALE, QUAND UNE ARMÉE VIENT FRAPPER À LA PORTE, ÇA NE SERT À QUE DALLE. S’IL Y AVAIT BESOIN D’UNE PREUVE QUE L’ADMINISTRATION DE L’UNION DES TRANSPORTS EST INCOMPÉTENTE, LA VOILÀ, JUSTE DEVANT VOUS. NOIR SUR BLANC. Elle allait tenter de se reposer, d’appâter le sommeil. Elle avait les yeux irrités, la bouche sèche. Elle voulait manger, même sans avoir faim. Boire, même sans avoir soif. Comme si son corps avait conscience d’un manque, sans rien pouvoir faire d’autre que repasser encore et encore la liste des options qui s’offraient dans l’espoir que quelque chose lui apporte la consolation qu’il n’avait pas eue la fois précédente. Elle ressentit le besoin dévorant de tirer sur une pipe remplie de marijuana, bien qu’elle n’eût pas fumé depuis des décennies. Elle patienta une heure, peut-être deux, puis se leva et fit à nouveau défiler les commentaires et les discussions de réseau en utilisant un compte factice qu’elle avait créé dans cet objectif. Elle considérait cela comme des travaux de recherche lui permettant de jauger le moral de la population. Il lui était facile de se persuader qu’elle apprenait des choses susceptibles de l’aider. En vérité, elle avait le sentiment de s’arracher une croûte et de verser du sel dans la plaie à vif, mais c’était toujours mieux que de consulter la liste des décès. Emily Santos-Baca… Une vidéo de vingt minutes enregistrée par un journaliste indépendant de Ganymède qui évoquait l’importance de la solidarité face à l’ennemi. La lettre ouverte d’un vieux Terrien racontant sa survie au cours des années qui avaient suivi les impacts et expliquant pourquoi, cette fois-ci, les choses étaient différentes. Une table ronde dans un salon public de Cérès, où l’on débattait pour savoir si l’Union pouvait se montrer à la hauteur de l’événement et se débarrasser de la menace laconienne. Une dizaine de langues. Un millier de visages, de voix et de rhétoriques. Si elle cherchait l’illumination, elle ne la trouvait pas. MA FEMME EST SUR LA STATION MÉDINA. ELLE VIENT DE M’ENVOYER UN MESSAGE EN DISANT QUE LE GOUVERNEUR LACONIEN PROPOSE DE MEILLEURS TERMES QUE L’UNION DES TRANSPORTS À TOUS CEUX QUI TRAVAILLENT POUR EUX. ELLE DIT AUSSI QUE LA TECHNOLOGIE DE LACONIA EST EN AVANCE DE PLUSIEURS GÉNÉRATIONS SUR LES NÔTRES. JE SAIS QUE JE NE VAIS PAS ME FAIRE BEAUCOUP D’AMIS, MAIS S’ILS TRAITENT MIEUX LES TRAVAILLEURS, QU’ILS ONT DU MEILLEUR MATÉRIEL ET QU’ILS NE SE MÊLENT PAS PLUS QUE ÇA DE NOS AFFAIRES, ALORS JE CROIS QUE NOTRE VÉRITABLE ENNEMI, C’EST LA BUREAUCRATIE DE L’UNION DES TRANSPORTS ! D’autres voix – beaucoup d’autres, à dire vrai – considéraient l’attaque sur Médina pour ce qu’elle était. Drummer lut des essais concernant la défiance envers la tyrannie, écouta des musiques censées rallier les patriotes face à l’ennemi. Sur Luna, une école avait même lancé une campagne où les enfants teintaient de rouge leur main droite pour exprimer leur rejet de Laconia. Le symbolisme lui échappait, mais la tendance se propageait bien au-delà de l’école et la moitié des reporters et journalistes la suivaient de façon plus ou moins similaire en portant des gants, des protège-doigts ou des bagues rouges. Si elle avait voulu sentir l’espoir et la résolution, il aurait été facile de retrouver ces gens et de passer ses heures d’insomnie en leur seule compagnie. Mais comme une langue jouant avec une dent sensible, elle continuait de s’attarder sur les autres. Laconia représente l’avenir. La conquête est inévitable. Mettez fin à la guerre. Capitulez. Des fils de discussion mineurs étaient entièrement consacrés à la spéculation sur les stratégies de la Coalition Terre-Mars et de l’Union. Certaines de ces conversations ressemblaient de manière inquiétante aux briefings de l’amirauté de la CTM. D’autres étaient d’un optimisme nourri par le désespoir, qu’on maquillait en théorie militaire. Mais aucune d’entre elles n’apportait davantage d’espoir à Drummer, et certaines la déprimaient même encore plus. En outre, elle n’avait pas reçu de nouvelles de Saba. Même quand Médina avait levé l’interdiction de communiquer pour sa campagne de propagande, aucun message ne lui était parvenu, de la part de Saba ou des autres résistants à l’occupation. Elle s’imaginait qu’il se trouvait toujours sur la station, rampant entre les ponts comme un rat capable de ronger l’acier. Que Médina tomberait, et qu’elle entendrait sa voix déclarer la victoire. Ou à défaut, qu’elle entendrait sa voix tout court. Et pendant ce temps, telle une main qui tentait d’étouffer son âme, le Tempest poursuivait sereinement son long chemin vers le soleil. Il avait déjà dépassé la mi-parcours et entamé sa phase de décélération. Elle comprenait parfaitement leur stratégie. Un seul vaisseau traversant l’espace pour attirer tous les regards du système. C’était une démonstration d’autorité. D’inexorabilité. Une scène de théâtre qui visait à humilier, subjuguer, contrôler. La même méthode qu’elle avait employée avec Freehold. C’était cela, tout autant que le reste, qui la maintenait assise à son bureau dans ses quartiers tandis que les heures d’insomnie défilaient. Lorsqu’elle avait pris la décision, elle lui avait paru évidente. Difficile, certes, mais au service d’une bien plus grande cause : la paix. Un univers plus discipliné. Un lieu où l’on respecterait les règles. Les colons de Freehold avaient fait leur choix. Ils avaient transgressé les règles qu’elle et les présidents précédents avaient établies. Envoyer le Rossinante lui avait semblé justifié. À présent, elle se demandait si les colons s’étaient redressés dans leur lit la nuit, s’interrogeant quant au moyen de nourrir leurs enfants, de jouer de finesse pour éviter l’avenir qui les attendait. C’était probablement le cas. Toute cette histoire était peut-être la manière dont l’Univers pointait du doigt ses égarements, s’emparant du mal qu’elle avait fait avec tant de détachement pour le retourner contre elle. Contre elle et Santos-Baca. Contre tous les réfugiés de l’Indépendance. Contre tous ceux qui avaient péri à bord de la cité spatiale. Si c’était bien une vengeance, alors l’Univers n’avait pas encore saisi la notion de réplique proportionnelle. La petite partie de son esprit qui observait sereinement tout le reste savait qu’elle allait mal. Qu’elle ne pouvait en aucun cas se sentir bien. Pas dans une telle situation. Si elle avait pu trouver le sommeil, peut-être y serait-elle parvenue. Mais la peur l’érodait progressivement et emportait tout ce qui lui permettait de se rétablir. Comme un bassin de traitement au drain bouché, elle se remplissait de merde, et tôt ou tard, elle finirait par déborder. Ce n’était pas une source d’inquiétude, simplement quelque chose dont elle avait conscience, comme si elle réfléchissait au sort d’une autre femme. Elle resserra le peignoir autour de sa poitrine et consulta les chaînes d’actualité. Quelques secondes d’information concernant Londres Nova, les chantiers navals du complexe Tycho-Pallas, Cérès, Luna, la Terre. Jamais assez longtemps pour entendre l’histoire en entier. Étrangement, tous les sujets ne traitaient pas de Laconia. Un incendie s’était déclaré dans une structure d’arcologie aux environs de Paris. Un musicien populaire que Drummer appréciait dans sa jeunesse venait de mourir. Comme si tout ne dépendait pas de Laconia, de Duarte et de ses propres échecs en tant que Présidente. Après cela, le fil des informations majeures recommençait, diffusant les images du Tempest qui les menaçait dans toute sa gloire. Holden avait vu juste. Le sort qu’elle avait réservé à Freehold était cruel, et sa décision avait été facilitée par la conscience de ne pas être un chef de gouvernement. Pas véritablement. Un prétexte pour ne pas être prête quand une flotte sortie de nulle part était arrivée en force. Elle aurait dû se montrer plus clémente, plus réfléchie, plus rusée. Elle aurait dû être autre chose que ce qu’elle était. Elle avait nécessairement eu la possibilité, à un quelconque moment, de faire les choses différemment et de stopper tout cela. Même avec du recul, elle ne voyait pas quand. Son système émit son bruit de bambou brisé. Si elle avait été endormie, les lumières se seraient allumées. — Madame ? appela Vaughn, et non un membre de son personnel de nuit. Peu importe ce dont il s’agissait, on l’avait réveillé en priorité avant qu’il ne décide de la solliciter. Ce ne pouvait être que mauvais signe. — Je suis réveillée, dit-elle. — Le Tempest vous adresse un message, envoyé par faisceau de ciblage il y a une heure. Les experts en communication disent qu’il est authentique. — Ce n’est pas une diffusion ? — Non, madame. Le message est crypté, mais ce n’est pas une diffusion. L’ennemi voulait donc qu’elle et ses hommes le voient, mais pas en tant que communiqué de presse. Dans son esprit, les lumières s’allumèrent, et elle ne souhaita rien de plus que de ramper jusqu’à son lit pour s’endormir à tout jamais. — Je vais le visionner dans mes quartiers, annonça-t-elle. Son écran vira au noir puis l’amiral Trejo apparut, la fixant du regard comme s’il pouvait voir à travers l’objectif et le décalage temporel. Il arborait une expression presque contrite. Ce n’était qu’une pose, bien évidemment. Une apparence qu’il avait choisie. Elle détestait sentir que, malgré cela, elle espérait tout de même pouvoir le raisonner. Ou même l’apprécier, car dans ce cas, peut-être en viendrait-il à l’aimer aussi. Les premières pâles racines du syndrome de Stockholm. Elle repoussa cette légère envie pour rassembler sa haine. — Présidente Drummer, commença Trejo. J’espère que vous vous portez bien. Au nom du Haut consul Duarte, je demande une nouvelle fois aux appareils de l’Union des Transports de se replier et d’accepter l’administration du système par l’Empire laconien. Je comprendrais, toutefois, que la réponse soit toujours négative. Mais je continuerai à demander jusqu’à ce que vous changiez d’avis. Plus tôt vous le ferez, moins votre peuple subira de pertes. Leur sort est entièrement entre vos mains. Si nous n’obtenons pas votre reddition inconditionnelle dans les prochaines dix-huit heures, malgré tout, j’ai bien peur que la situation devienne moins plaisante. J’ai reçu l’ordre de vous interdire l’usage des chantiers navals de la station Pallas, et je préférerais m’en charger en causant le moins de dégâts possible aux hommes et aux infrastructures. Là encore, tout dépend de vous. Vous pouvez empêcher ça quand vous le voulez. “J’ai soumis une offre similaire à la Coalition Terre-Mars, et j’imagine que vous souhaiterez vous concerter à ce sujet. Je vous incite avec la plus grande fermeté à prendre la bonne décision et à déposer les armes. Le Haut consul m’a accordé une certaine latitude quant à la manière de mettre fin à cette situation désagréable, mais plus elle perdurera, moins j’aurai de libertés. Et la perspective du pire des scénarios ne me réjouit pas. Discutez avec vos collègues de la Coalition Terre-Mars et donnez-moi une réponse dès que possible. Si je n’ai pas de vos nouvelles, j’en conclurai que vous avez choisi de prolonger un peu plus tout ça et le sang de la station Pallas sera sur vos mains. J’espère sincèrement que vous vous montrerez plus raisonnable que ça. Il hocha légèrement la tête, puis le message prit fin. Par faute du manque de sommeil, la colère de Drummer était molle, fangeuse, mais toujours bouillonnante. Elle adressa une demande de communication à Vaughn, qui répondit immédiatement. — Combien de personnes ont vu ça ? s’informa-t-elle. — Il y a l’officier des comms en service, mon assistant, moi, et maintenant vous. Seulement quatre, donc. C’était deux de trop. Peut-être même trois. Néanmoins, si la CTM contrôlait convenablement l’information en interne, l’enregistrement ne serait peut-être pas diffusé sur les réseaux. C’était la nature même d’une mauvaise nouvelle de se répandre, et une fois révélée, on ne pouvait plus rien empêcher. Elle devait présumer qu’elle n’avait que peu de temps avant que celle-ci se propage. Une chance supplémentaire d’être la femme de la situation, et pas simplement elle-même. Si c’était elle qu’il fallait aux commandes, si elle était la dirigeante dont l’Union, le système et l’humanité avaient besoin, que dirait-elle, à présent ? Et comment le formulerait-elle ? — Réveillez Lafflin et contactez l’amiral Hu. Il va falloir que nous discutions. “La station Pallas”, avait dit Trejo, et non pas “le complexe Pallas-Tycho”. L’une des originalités du langage laconien était les plusieurs décennies de dérive linguistique. Même avant que Sanjrani ne devienne président de l’Union, personne n’appelait plus cela “la station Pallas”. Il avait supervisé la réhabilitation des raffineries de Pallas ainsi que la conversion semi-permanente de la station Tycho en chantier naval primaire pour le travail des métaux, des céramiques, du revêtement tressé et des nanolaminés produits sur Pallas. Ç’avait été plus efficace que de laisser Tycho flotter indépendamment dans l’espace. Des générations de travaux étaient encore nécessaires, et tout regrouper en un même lieu permettait de progresser plus rapidement. C’était là-bas qu’on avait assemblé le Foyer du Peuple et l’Indépendance. Le Gage de Paix, la plus récente des cités spatiales, n’était qu’à moitié construit, ses immenses côtes de silicate de carbone toujours à nu au beau milieu du vide. Des milliers de familles vivaient et travaillaient sur Pallas, mais ce serait encore le cas pour quelques heures, seulement. À moins que Drummer ne capitule. — La destruction des infrastructures nous retarderait de plusieurs décennies, avertit l’amiral Hu. Toutes nos capacités à reconstruire et fortifier une flotte dépendent de cette station. Ce serait un frein qui modifierait radicalement nos plans. Drummer remua sur son siège. Ce n’était pas la première fois qu’elle écoutait le message. — Nous ne pourrons pas déployer toutes les forces navales combinées de la CTM et de l’Union dans le temps imparti, poursuivit Hu. Son visage disparut de l’écran, remplacé par un plan schématique du système, chaque flotte accompagnée du temps qu’il lui restait avant le début des hostilités. Ils avaient disséminé leurs appareils pour éviter d’offrir une seule zone cible au Tempest, et voilà les conséquences… — Qui plus est, pour l’instant, seulement les trois quarts de nos vaisseaux sont équipés des torpilles modifiées selon les observations de la première bataille. D’après notre analyse stratégique, dans une perspective à long terme, décider de sacrifier le complexe Pallas-Tycho pour organiser la flotte combinée comme il le faut handicapera notre préparation, mais à court terme, ça augmentera nos chances de porter un coup fatal au Tempest. Bien sûr, quelle que soit la décision, il faudra une coordination parfaite entre l’Union et la CTM. Quoi que Drummer décrète, ils étaient prêts à la suivre. Même en pleine apocalypse, les haut gradés du commandement militaire de Luna cherchaient à couvrir leurs arrières et songeaient que leur carrière vaudrait encore la peine d’être sauvée une fois que tout cela serait terminé. C’était l’aspect le plus optimiste du rapport. Drummer se souvenait de la vie sur la station Tycho. Elle pouvait toujours longer les coursives dans sa mémoire. Elle se rappelait de l’agencement des ponts de l’ingénierie avant la réhabilitation, de l’odeur qui régnait dans le cercle d’habitation, du bureau qu’elle avait hérité de Fred Johnson après sa mort. Il y disposait d’un placard privé où il gardait quelques affaires : un vieux livre, une bouteille d’eau-de-vie, les exemplaires papier de quelques publications personnelles, tombées dans l’oubli après son décès. Elle dirigeait Tycho depuis déjà trois ans quand elle s’en était débarrassée, et se souvenait encore de ce qu’elle avait éprouvé à ce moment-là. Le sentiment d’être une veuve se décidant enfin à vendre les costumes de son défunt mari. Elle ressentait la même chose en observant le complexe Pallas-Tycho. Elle souhaitait trouver un moyen de le sauver, continuait de réfléchir à une astuce qui permettrait de l’empêcher de tomber aux mains de l’ennemi. Mais il n’en existait aucune. Il était déjà trop tard. Elle pouvait le livrer, en même temps que tout espoir de liberté, ou regarder l’ennemi l’anéantir. C’était l’un ou l’autre. Et elle devait choisir. — Vaughn ? — Madame la Présidente ? — Il faut lancer un ordre d’évacuation d’urgence de Pallas-Tycho. Faites embarquer tous ceux qui ne possèdent pas leur propre vaisseau sur Tycho et donnez l’ordre de l’éloigner du complexe. On ne laisse personne sur Pallas. Recommandez à tous les appareils et à Tycho de pousser leurs réacteurs au maximum. Elle tourna les yeux. Vaughn avait la mine grisâtre, le regard aussi vide que celui d’un requin. Il ne fit aucun commentaire, toutefois, se contentant de se redresser avant de quitter la pièce pour aller appliquer ses directives. S’il désapprouvait sa décision, du moins, il était satisfait de ne pas avoir eu à la prendre lui-même. À sa place, elle aussi l’aurait été. Elle sélectionna l’option “Enregistrement” du système et s’observa à l’écran. L’épuisement et le désespoir amenaient ses yeux à s’enfoncer dans leurs orbites, mais pas autant qu’elle s’y attendait. Sous l’éclairage intense de son bureau privé, sa peau prenait une teinte cireuse. Elle devrait demander au personnel de communication de lui apporter du fond de teint et du rouge avant sa déclaration publique. Mais ce serait pour plus tard. Ce n’était que l’étape suivante. Elle entra le code de réponse et le lien hautement sécurisé vers Luna lui annonça que tout était prêt pour une communication. Elle toussa puis riva les yeux sur la caméra. — Amiral Hu, commença-t-elle, j’ai donné l’ordre d’évacuer Pallas-Tycho. Même s’il est impossible de sauver la station, nous pouvons toujours empêcher le Tempest d’anéantir facilement sa population. Et voir s’ils considèrent utile de traquer des cibles civiles pourrait aussi nous donner des indications sur la manière de réfléchir et les objectifs de l’ennemi. Pour l’heure, je conseille aux forces de la CTM de ne pas engager le combat trop tôt. À mon avis, tenter de sauver la station Pallas serait une erreur. Il est préférable de préparer toutes les forces dont nous disposons pour lancer une attaque massive et coordonnée dans un contexte plus favorable, quand tous les appareils auront chargé les torpilles et les munitions modifiées. Tout ce qui nous donnera les meilleures chances dans cette bataille en vaudra le sacrifice. Elle marqua une pause. Elle réfléchissait aux conséquences de sa décision ainsi qu’à la suite du conflit en même temps qu’elle parlait. — Nous n’avons qu’une seule chance, reprit-elle. Il n’y a pas de place pour les demi-mesures. Nous allons tenter de les abattre. 32 HOLDEN Le chariot électrique qui les emmenait semblait presque aussi ancien que la station. Les roues magnétiques adhéraient à la rampe et les maintenaient au sol, même si les effets de la gravité giratoire se dissipaient lentement. Si la station Médina avait suivi le chemin escompté, elle se serait à présent trouvée bien loin de la Terre, au milieu des abysses séparant les étoiles, où les chariots de remplacement étaient plutôt difficiles à trouver. Les Mormons avaient conçu le vaisseau afin que tout perdure pendant plusieurs générations, se développe, se renouvelle, se recycle en limitant les pertes au maximum. La station Médina leur survivrait tous. Seulement, il allait percer un trou dans sa coque. Amos avait pris place sur le siège passager, ses mains grandes ouvertes posées sur les genoux, le crâne fraîchement rasé. Depuis la banquette arrière, Holden n’apercevait pratiquement que la nuque du colosse, sa peau pâle mouchetée de taches de vieillesse mais encore ferme, musclée. Il n’avait nul besoin de voir le sourire affable du mécanicien pour savoir qu’il l’avait aux lèvres, et que cela signifiait peu. Une imposante clef à molette cliquetait aux pieds d’Amos. Katria, quant à elle, conduisait avec une impassibilité bien étudiée. S’ils attiraient l’attention des forces de sécurité, elle savait quelles seraient les conséquences. Elle avait déjà tiré sa chevelure en chignon, prête pour la gravité nulle de l’ingénierie. Elle tapotait le flanc du chariot de la paume de sa main comme pour suivre le rythme d’une musique ; peut-être avait-elle déjà mis son oreillette. Holden tenta de reculer contre le dossier de la banquette, mais sous l’effet de la gravité restreinte, il fut simplement propulsé vers l’avant. La bombe reposait à côté de lui, telle une quatrième personne. Elle était relativement petite. Une boîte de forme carrée, du même orange que certains équipements de secours, éraflée sur les bords ainsi qu’aux angles. Les traces d’une longue utilisation. Il ne savait pas précisément ce qu’elle contenait, mais Katria était certaine que la détonation percerait les bons trous dans les réservoirs pressurisés, qui feraient ensuite exploser la bonne partie de la station. Elle affirmait aussi que, sous cette forme-là, la bombe était à la fois difficile à détecter par les forces de sécurité et suffisamment stable pour jouer au football avec, si un ballon carré n’était pas un problème. Malgré tout, Holden évitait de poser son coude dessus. Ils avaient presque atteint le sommet de la rampe quand une file de chariots stoppa leur course. Ils se dirigeaient tous dans la même direction, patientant à l’arrêt. À l’entrée du point de transfert, trois marines laconiens en tenue renforcée parlaient à une femme au teint sombre, vêtue d’une combinaison verte. — Ah, un point de contrôle, lâcha Holden. — Ennuyeux, commenta Katria. Au ton de sa voix, cela semblait un souci mineur, et non une menace immédiate envers leur existence et la sécurité de tous ceux qui comptaient sur eux dans le monde souterrain. Holden admirait sa sérénité. Le raid était survenu deux quarts plus tôt, tandis qu’il était au beau milieu d’un cycle de sommeil. Il s’était recroquevillé sur sa couchette, avait posé la tête sur le fin oreiller. Lorsqu’il avait rouvert les yeux, on avait capturé un quart des hommes de Saba et un Laconien du nom d’Overstreet se trouvait sur tous les écrans de la station pour en informer le reste des occupants. De plus, le Typhoon avait déjà effectué sa phase de rotation et décélérait maintenant en direction de la porte de Laconia. On ne précisait pas la date prévue de son arrivée, mais d’après leurs données, il serait là dans une dizaine de jours. Les nouvelles en provenance du système Sol semblaient sinistres, même en mettant de côté la propagande laconienne de la chaîne gouvernementale. Le nœud se resserrait. Et pour avoir une chance d’échapper à l’étranglement, ils étaient sur le point de mettre en danger – et très probablement de tuer – tout un groupe de personnes qui travaillaient sur les ponts de l’ingénierie au mauvais moment. — Holden. Vous êtes obligé de faire ça ? demanda Katria. — De faire quoi ? — Grogner. — Ah bon, je grognais ? — Le cap’ fait toujours ça quand il pense à des trucs qu’il n’aime pas, expliqua Amos. — L’avantage, c’est qu’il ne manque pas de choix, railla Katria. Au ton de leur conversation, Holden parvenait presque à croire qu’ils ne finiraient pas par s’entretuer. Presque, mais pas suffisamment pour regretter d’être là. Katria n’éprouvait peut-être aucune rancœur après le combat qu’Amos avait déclenché. Et le mécanicien ne comptait peut-être pas en provoquer un autre. Ou bien, la bombe était peut-être l’élément le plus stable à bord du chariot. — Je vais penser à des choses positives, alors, dit Holden. Des papillons, des arcs-en-ciel. — C’est quoi, un papillon ? s’enquit Katria. Le chariot devant eux démarra, et ils suivirent le mouvement. Il fallut quinze minutes avant d’arriver jusqu’aux sentinelles, puis quatre-vingt-dix secondes de plus afin de les dépasser. Leur couverture – Holden et Amos candidataient pour un permis de travail sur la station puisque leur appareil était immobilisé, et Katria les emmenait vers le site où ils devaient faire leurs essais – n’eut pas même besoin d’être évoquée. Katria conduisit le chariot jusqu’à sa file, sangla la bombe dans son dos et les guida vers l’ingénierie, se déplaçant d’une prise à l’autre avec la grâce naturelle d’une femme qui avait passé une importante partie de sa vie en apesanteur. Amos la suivait, tenant sa clef à molette au poing comme une matraque. Une fois le tambour loin derrière eux, Holden tira l’oreillette de sa poche et activa le microphone de contact. — … est libre, dit Clarissa. Tu peux me le confirmer ? — Ouaip, répondit Alex d’une voix lente, signifiant qu’il se concentrait. J’envoie mes petites pixies, maintenant. Laisse-moi juste… C’est bon, je suis dedans. — Je remets le recycleur en marche, informa Clarissa. Claire et son équipe étaient à l’intérieur du tambour, connectés aux commandes environnementales grâce à une porte dérobée que Saba ne pourrait plus jamais utiliser s’ils étaient pris. Alex était retourné dans la coquerie du monde souterrain et pilotait ses drones depuis son terminal, sa connexion protégée par plusieurs couches de cryptage. Naomi et Bobbie, de leur côté, rôdaient certainement près de la chambre forte du serveur, prêtes à forcer l’entrée. Il entendait leur voix, comme si elles étaient avec lui, et trouvait cela étrange. Il avait l’impression d’être de retour à bord du Rossinante. L’ingénierie de Médina illustrait parfaitement la manière dont les vaisseaux apprenaient et s’altéraient au fil du temps. En plissant les yeux, il pouvait encore discerner le squelette d’origine, mais les années et les changements successifs de mission avaient tout modifié. Ici, la couleur d’une partie du sol était légèrement différente après le remplacement d’une plaque. Là, toute une série de conduites avaient été réorientées, marquées des soudures à trois points que les Martiens favorisaient. Le long des murs, les tuyaux portaient des mentions de sécurité dans une demi-douzaine de langues et de styles différents. La manifestation physique de l’Histoire. Même l’emplacement des cloisons avait changé au fil des ans. On les avait renforcées au moment de construire les quais, ou bien retirées pour installer la nouvelle génération de réacteurs. Katria progressait d’une prise à l’autre et menait le groupe le long d’une coursive secondaire. Amos la suivait de près, envahissant quelque peu son espace, mais elle ne semblait pas y prêter attention. Ou peut-être s’en fichait-elle, tout simplement. Leur petit triumvirat. Katria pour placer la charge, Amos pour garder un œil sur elle, et Holden pour garder un œil sur lui. Une jeune femme les croisa dans le sens inverse, un équipement d’électricien attaché à son bras. Sa chevelure avait la même texture que celle de Naomi lors de leur première rencontre. Elle dépassa Katria, puis Amos. Lorsqu’elle et Holden posèrent la main sur la même prise, elle s’excusa par un sourire et poussa rapidement du pied pour continuer son chemin. Il se demanda s’ils allaient la tuer dans l’explosion. Possible. Il détestait l’idée. — Alex ? appela Bobbie. Vous êtes bien silencieux. Tout va bien ? — Ouais, désolé. C’est juste que… il y a un petit temps de latence. Rien de grave, mais ça me rend parano. Je n’ai pas vraiment envie qu’une de ces charges explose quelque part dans un conduit d’aération pour tuer l’ensemble du groupe. — Ça ne serait pas terrible, non, convint Bobbie. — Jim ? intervint Naomi. Vous êtes branchés sur le canal ? — Oui, confirma-t-il dans un murmure. Nous avons passé le point de contrôle, mais nous n’avons pas encore atteint les réservoirs pressurisés. — Un point de contrôle ? s’inquiéta Bobbie. — Rien de problématique, Babs, répondit Amos d’une voix sereine. — J’arrive au dernier tournant, annonça Alex. — Il y a un épurateur de dioxyde de carbone, prévint Clarissa. Attention de ne pas te faire aspirer. Je suis en train d’accéder aux commandes de son système. Katria se mit à siffler entre ses dents, un son uniforme que son micro fut incapable d’assimiler. Ils atteignirent un panneau d’accès, qui affichait des consignes de sécurité dans une dizaine de langues et la moitié des couleurs de l’arc-en-ciel. ATTENTION, SYSTÈME À HAUTE PRESSION. Katria tira un couteau de sa chaussure et s’en servit pour forcer l’ouverture du panneau, de manière désinvolte, comme si elle faisait cela quotidiennement. — Surveillez que personne n’arrive, lança-t-elle. — Ça marche, accepta Amos, qui s’éloigna légèrement et se positionna au centre de l’étroite coursive. Si quiconque approchait en sens inverse, il serait compliqué de les passer, lui et son immense clef à molette. Katria dessangla la bombe de son dos et ouvrit le boîtier. Le dispositif à l’intérieur semblait relativement simpliste. Un cône en silicate de carbone tressé, le même matériau que l’on utilisait pour fabriquer les plaques de revêtement des appareils. Un terminal. Deux câbles électriques standard. La charge ne paraissait pas très puissante. Certainement pas assez pour ouvrir une brèche dans le flanc de la station. Mais ce n’était pas son objectif. La force nécessaire viendrait de l’explosion des cuves pressurisées de l’autre côté de la cloison. La bombe n’était que l’aiguille qui percerait le ballon. — C’est bon, affirma Clarissa. Tu peux y aller. — Alors c’est parti, dit Alex. Eh voilà, je viens de passer. Le conduit de ventilation de la chambre forte devrait se trouver juste devant. Il a l’air… un peu plus sophistiqué que prévu. — Est-ce que c’est un problème ? demanda Bobbie. Holden percevait la tension dans sa voix. L’électricienne qu’il avait croisée quelques instants plus tôt s’immisça dans son esprit, de même que l’espoir faible et compromis que la situation tournerait mal et qu’ils devraient annuler la mission. — Je pense que ça ira, rassura Alex. Mes petites pixies sont armées jusqu’aux dents. Mais je vais quand même en rapatrier cinq dans ce coin, là, pour éviter qu’elles soient endommagées quand le conduit explosera. Katria referma le boîtier pour le placer derrière le panneau d’accès, puis elle plissa les yeux et le fit pivoter d’une quinzaine de degrés. Holden se demanda ce qu’on ressentait lorsqu’on était capable de matérialiser un cône explosif dans son esprit. Quel genre de vie fallait-il mener pour que cela vienne naturellement ? Katria se frotta le cou, et lorsqu’elle prit la parole, sa voix se dédoubla, traversant à la fois l’air qu’ils respiraient et le dispositif de l’oreillette. La reverb donnait du poids à ses paroles. — Nous en avons fini, ici, déclara-t-elle. À tout à l’heure, à l’endroit prévu. En d’autres termes, à l’intérieur de l’abri anti-radiations. Là où, lorsque Bobbie et Naomi les rejoindraient, ils pourraient alors déclencher l’explosion et balayer toute trace de leur opération. — Hé ! interpella Katria. Vous venez ? Amos flotta vers eux tandis que Katria réinstallait le panneau d’accès puis glissait à nouveau le couteau dans sa chaussure. Ils avançaient et fendaient l’air ensemble quand leur plan s’écroula. — Euh… je crois que nous avons un problème, ici, alerta Alex. — Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Bobbie. — J’ai envoyé ma petite pixie jeter un œil par le conduit d’aération. J’ai nos deux potes laconiens en vue, et un d’entre eux a la main posée sur ce qui m’a tout l’air d’être un système de veille automatique. — Ça ne fait pas partie du protocole martien, dit Bobbie. — Non, effectivement. Mais c’est ce que je vois, j’en suis pratiquement sûr. Si je passe à l’étape suivante, je n’aurai pas le temps d’ouvrir la porte avant que les Laconiens s’en aperçoivent et vous allez très vite vous retrouver dans un putain de nid de serpents. — Nous savions qu’il fallait nous dépêcher, répondit Bobbie. Il faudra juste faire encore plus vite, c’est tout. — C’est plus problématique que ça, contesta Clarissa. Ça veut dire qu’ils vont déclencher l’alarme. L’intérêt de faire exploser les cuves pressurisées, c’est justement de faire en sorte que les Laconiens ne soient pas au courant de nos agissements. Si la chambre forte émet un signal d’alerte maintenant, ils sauront ce que nous avons fait, ils modifieront leurs procédures et les données que nous avons récoltées ne serviront plus à rien. Le silence dura le temps d’une respiration. Puis d’une autre. Un nœud se relâcha dans la poitrine d’Holden, une sensation proche du soulagement. Et de l’effroi. Il comprit ce qu’il fallait faire avant les autres. — Très bien, dit Bobbie, et Holden la voyait crisper la mâchoire aussi distinctement que si elle était à côté de lui. Laissez-moi réfléchir. — Ça va aller, rassura Holden. Attendez juste que la… je ne sais pas. Que la dixième alarme se déclenche. — La dixième quoi ? s’étonna Alex, mais Holden retirait déjà son oreillette et son microphone pour les lancer vers Amos, qui les attrapa d’une seule main. — Vous allez quelque part, Cap ? demanda le colosse. — Ouais. Je peux vous emprunter votre clef à molette ? Amos projeta délicatement l’outil, qui dériva dans l’air en direction d’Holden. Elle était si grande que, pour l’intercepter, l’ex-capitaine dût réajuster sa prise autour de la poignée murale. — Est-ce que je vais la récupérer ? questionna le mécanicien. — Peut-être. Amenez Katria jusqu’à l’abri anti-radiations. L’opération continue comme prévu. Le visage d’Amos se figea un instant pour ne plus devenir qu’un masque, puis il étira son sourire vide habituel. — Ça marche. À l’aide des prises de pied fixées au mur, Holden s’arc-bouta et s’élança le long de la coursive, laissant bientôt Amos et Katria derrière lui. Tout va bien se passer, songea-t-il, sans chercher les arguments qui pourraient lui donner raison. Il était pratiquement certain qu’ils ne seraient pas convaincants. Il lui fallut seulement vingt secondes pour trouver un panneau équipé d’un système d’alarme manuel. Il ouvrit le boîtier, baissa l’interrupteur et la sirène se fit entendre. Une. Dans la coursive suivante, il aperçut un fin tuyau de cuivre, serra la clef à molette autour et tira jusqu’à le faire éclater. Un fluide vert qui empestait le vinaigre et l’acétate se répandit dans le corridor. Quelque part dans la station, le système détecterait la chute de pression et afficherait un voyant d’alerte. Et de deux. Il entendit des hurlements depuis le pont principal. Non pas des cris de panique. Pas encore. Ils semblaient plutôt tenter de couvrir le bruit de la sirène. Holden croisa un dispositif d’alarme anti-radiation, l’activa également – trois – puis se dirigea vers les voix. Naomi comprendrait, même si ce ne serait probablement pas le cas des autres. Elle le connaissait suffisamment bien pour suivre ses pensées sans avoir à le questionner. Il existait deux manières de cacher quelque chose : soit on le plaçait à un endroit où personne ne pouvait le voir, soit on le laissait à la vue de tout le monde en compagnie de plusieurs milliers d’éléments similaires. Si un signal d’alerte était émis depuis la chambre forte, cela ne signifierait qu’une seule chose. Mais si toute une série d’alarmes se déclenchaient à différents niveaux de l’ingénierie et des quais, on considérerait peut-être que les gardes avaient simplement paniqué. Ce ne serait qu’un bruit de plus au milieu du chaos, et il passerait inaperçu. Dans le vaste espace qui menait à la plate-forme de transfert, six personnes étaient agrippées aux prises d’un mur, chacune d’elles tentant de couvrir les propos des autres. Il reconnut l’électricienne qu’ils avaient croisée en arrivant. — Hé ! cria-t-il en agitant sa clef à molette. Vous êtes sourds ? Courez vers les abris ! Ce fut suffisant pour les convaincre. Il choisit une nouvelle coursive au hasard et s’y élança. Il endommagea trois conduites électriques et déclencha une alarme incendie, puis une autre anti-radiation. S’il parvenait à descendre aux niveaux inférieurs pour s’approcher des réacteurs, il trouverait plus de choses à casser, mais également des gardes sur son chemin. La clef à molette était immense, difficilement maniable, et détruire les conduites et les tuyaux commençait à endolorir ses paumes et ses épaules. Il baissa la tête pour se glisser par un étroit accès de maintenance et arracha deux boîtiers électriques fixés au mur – certainement suffisant pour déclencher au moins une alarme supplémentaire – avant de flotter vers une autre coursive. Le pont de l’ingénierie était noyé dans une cacophonie d’alarmes hurlantes. Il se tira vers une échelle qui, quand la station était sous la poussée, menait aux cônes des réacteurs. Il fallut environ deux minutes aux Laconiens pour le trouver, mais le temps lui sembla plus long. Il tentait de passer sa clef à molette derrière un montant quand deux marines en tenue renforcée apparurent au tournant, leurs combinaisons cliquetant sous l’action des vérins qui les propulsaient. Holden s’apprêtait à lever les mains, mais le premier soldat le percuta avant qu’il n’en ait l’occasion. Sous la violence du choc, il perdit connaissance quelques secondes. Lorsqu’il revint à lui, la première chose qu’il aperçut fut le canon d’une arme posé au-dessus de son œil gauche. Quand il tenta de reprendre sa respiration, il sentit une douleur intense au niveau des côtes. — Tu t’es mis dans la merde, le vieux ! grogna le garde. Holden cligna des paupières. — Je me rends, dit-il. Respirer était atrocement douloureux. Il avait des os fracturés. Il en était certain. — Ce n’est pas dans la liste des options, rétorqua le soldat. À ce moment-là, Holden réalisa que sa vie ne tenait plus qu’à la capacité d’un marine qui semblait avoir à peine plus de vingt ans de se contrôler pour ne pas lui faire sauter la cervelle sous l’effet de la colère et de l’emportement. Il hocha la tête. — Je comprends, monsieur, dit-il, dans l’espoir que la soumission et le respect soient suffisants pour que le neurone décisif empêche le marine de tirer. Je ne compte pas résister. Vous m’avez eu. Je ne suis plus une menace. — CJ, appela le second garde. Celui qui tenait l’arme poussa un grognement, recula de quelques centimètres et frappa Holden sur un côté du visage, assez puissamment pour lui fendre la peau. De petites bulles rouges luisantes jaillirent dans un nuage de sang pour venir maculer le revêtement anti-usure de la coursive. La douleur fut d’abord relativement faible, puis s’intensifia sérieusement. — Enfoiré d’ingrat, cracha le marine, visiblement nommé CJ. Je connais un endroit plus civilisé où on t’aurait balancé dans l’Enclos, pour ça. — C’est quoi, l’Enclos ? demanda Holden, mais le garde lui asséna un puissant coup à l’oreille droite. Il avait le sentiment que CJ prenait plaisir à faire ce genre de choses, mais il était moins effrayé que résigné. En agissant de la sorte, il savait qu’il sacrifiait sa liberté pour que la stratégie de Bobbie puisse fonctionner. Pour que la vie de l’électricienne soit épargnée. La partie agréable de son plan était maintenant passée, et la moins plaisante pouvait s’avérer très longue ou bien très courte. Quoi qu’il en soit, elle durerait jusqu’à la fin de ses jours. CJ le hissa dans l’air, où rien ne permettait à Holden de s’accrocher. Une goutte de sang vint s’écraser sur la visière du Laconien. — Qu’est-ce que tu as à dire pour ta défense, maintenant, connard ? provoqua CJ en secouant Holden, juste assez pour faire claquer ses dents. L’ex-capitaine prit une profonde et douloureuse inspiration. — À mon avis, nous devrions nous réfugier dans un abri de secours, dit-il. 33 BOBBIE — La dixième quoi ? réagit Alex d’une voix aiguë et lointaine, qui n’était pas simplement le fait du minuscule haut-parleur d’où elle s’échappait. Tout comme Bobbie, le pilote avait saisi les intentions d’Holden. Une seule alarme était problématique, mais une alarme parmi une dizaine d’autres était moins repérable. Holden leur offrait une couverture, et Alex demandait à Bobbie de lui certifier que l’ancien capitaine n’avait pas décidé de se sacrifier pour le bon déroulement de l’opération. Elle avait la bouche sèche. — Vous l’avez entendu, répondit-elle en conservant un ton professionnel. Dès que la dixième alarme se déclenchera, faites exploser le conduit d’aération, abattez les gardes et faites sauter la serrure pour nous laisser entrer. — Est-ce que je vais la récupérer ? interrogea Amos, qui ne s’adressait pas à eux. Naomi la fixa, les yeux écarquillés. Elle possédait aussi une oreillette et avait parfaitement conscience de la situation. Elle resserra sa prise autour de son outil, pinça les lèvres et hocha la tête à l’intention de Bobbie. Allons-y. L’ancien capitaine en second du Rossinante achèverait sa mission et s’inquiéterait du sort d’Holden ensuite. Elles s’en inquiéteraient toutes les deux. Les premières alarmes s’étaient déclenchées non loin de leur position mais le bruit s’éloignait à mesure que de nouvelles sirènes venaient se mêler à la cacophonie. Holden quittait leur zone. Une bonne idée, au vu de ce qui allait bientôt se produire. — Chef, dit Alex. C’était la dixième. Bobbie lança un dernier regard aux alentours. Elle et Naomi flottaient seules dans la coursive étroite. La porte qui s’ouvrait sur la salle du serveur ne se trouvait qu’à cinq mètres de là et elle tenait son bélier improvisé dans une main. Comme toujours dans les secondes de calme qui précédaient le début d’une mission, son esprit passait en revue la liste des choses qui allaient survenir. Aucun élément ne lui parut inquiétant et elle donna donc le feu vert : — Allez, c’est parti ! Le temps de trois longues respirations, le silence demeura. Puis, un bruit sourd et lointain se fit entendre, pareil à une détonation de pétard dans un casier. Le conduit d’aération vient d’exploser en même temps que le premier drone. Un cri de surprise s’ensuivit. Bobbie imagina les deux gardes choqués de la chambre forte levant les yeux tandis que le conduit se désintégrait dans leur dos, puis les cinq minuscules drones restants pénétrant dans la pièce. Elle perçut deux nouvelles explosions à intervalle réduit, comme celles d’un pistolet à canon double. Plus puissantes, cette fois, et plus proches. Deux autres drones qui détonent pour se débarrasser des gardes. À l’intérieur de la pièce, l’alarme se mit à hurler quand l’homme qui tenait le dispositif de veille automatique fut abattu. Mais désormais, au lieu d’attirer tous les marines du secteur, elle résonnait dans le vacarme d’une douzaine d’autres, et de nouvelles se déclenchaient toutes les quelques secondes. Holden n’avait pas chômé. — Je détecte de la fumée dans les conduits d’aération, intervint Clarissa. J’active les recycleurs. L’ultime explosion fut la plus sonore, juste derrière la porte. Les trois derniers drones ont fait sauter la serrure. — Mes pixies ont fini le job, annonça Alex. Mon équipe et moi, nous allons effacer nos traces du registre informatique et nous déconnecter. Bobbie ancra ses pieds au mur de la coursive et se propulsa vers la porte. Elle tenait maintenant à deux mains le lourd tuyau empli de céramique qui lui servait de bélier et l’envoya percuter la porte au-dessus du loquet. La serrure explosa et la porte s’ouvrit, si violemment qu’elle rebondit sur la cloison pour venir entailler le genou de Bobbie. La douleur fut intense, mais pas suffisamment pour s’en préoccuper. Emportée par son élan, elle n’eut qu’une demi-seconde pour observer le compartiment : deux hommes décédés flottant dans l’air près d’un poste de travail, leurs combinaisons tachées de sang, le râtelier du serveur rivé au centre des murs de métal. Elle percuta le râtelier puis rebondit à son tour vers un coin de la pièce. — Aïe, fait chier, lâcha-t-elle. — Qu’est-ce que vous dites, chef ? demanda Alex. — Rien. J’ai fait du cent à l’heure alors que j’aurais pu rester à vingt. C’est bon, Naomi, vous pouvez venir faire votre travail. La mince silhouette de Naomi se faufila par l’ouverture avec la grâce d’une Ceinturienne. Elle poussa d’un pied contre la cloison pour s’arrêter à parfaite distance du râtelier. En l’observant glisser dans l’air de cette manière, Bobbie se sentit bien trop grande et maladroite. — Je retourne dans la coursive pour faire le guet, annonça-t-elle. — Mmhmm, répondit Naomi, qui l’ignorait déjà et s’affairait à retirer les panneaux du râtelier, différents composants flottant tout autour d’elle comme un nuage de haute technologie. Avant de quitter le compartiment, Bobbie s’approcha des sentinelles laconiennes au sol et contrôla leur pouls. C’était presque inutile. Les deux hommes avaient d’impressionnantes blessures à la tête et des fragments d’os, du sang et des débris de drones flottaient autour des corps. Pour un soldat, tomber dans une pareille embuscade était une façon merdique de périr, et Bobbie repoussa la culpabilité ainsi que le regret qui tentaient de s’immiscer en elle. Ils étaient en guerre. À l’heure qu’il était, ses frères et sœurs de la Flotte martienne combattaient et mouraient dans le système Sol face au même adversaire. Et jusqu’à présent, le sang avait bien plus coulé de leur côté que dans les rangs laconiens. Malgré tout, ayant elle-même monté la garde en territoire ennemi par le passé, Bobbie sentit la chair de poule envahir son cuir chevelu devant le regard vide des deux cadavres ; la même sensation, présumait-elle, qu’on éprouvait lorsqu’un tireur d’élite vous tenait dans sa ligne de mire pour tenter de vous abattre. — Mon tour viendra, souffla-t-elle à l’un des cadavres. Elle s’élança vers la coursive afin de monter la garde. Le hurlement perçant des sirènes d’alarme résonnait à travers le couloir et autour d’elle. Jusqu’à maintenant, personne n’était venu contrôler la salle du serveur. À quoi bon ? Holden avait fait en sorte que la seule alerte justifiée soit noyée au milieu des autres. Elle devait le reconnaître : pour une idée improvisée, c’était plutôt ingénieux. Ils auraient certainement dû l’inclure dans le plan, juste au cas où. La prochaine fois, songea-t-elle, tout en sachant que l’occasion ne se représenterait jamais. — C’est bon, déclara Naomi dans son dos. Bobbie manqua lui asséner un coup de coude au visage avant que son cerveau ne puisse favoriser l’option sursaut. — Super, répondit-elle à la place. Maintenant, direction les abris avant que Katria décide de tous nous faire sauter pour le fun. — Même si Jim n’y sera pas, se lamenta Naomi. Amos et Katria flottaient dans l’espace confiné de l’abri anti-radiations qu’ils avaient choisi. Ce n’était rien de plus qu’une brève coursive de quatre mètres de long dotée de lourdes portes pressurisées à chaque extrémité. Des filets pendaient aux deux cloisons, retenant des recycleurs, des kits de premiers secours et des combinaisons spatiales d’urgence. Bobbie portait aussi un sac rempli de matériel moins standard. Aussitôt qu’elle et Naomi pénétrèrent par l’issue laissée ouverte, Katria rabattit violemment le panneau de la main. — Qu’est-ce que vous faites, putain ? s’emporta Amos. — Il faut qu’elle soit fermée au moment de l’explosion, riposta Katria en tirant le détonateur de son sac. Histoire de survivre, quoi. — On ne déclenche rien tant que je n’en ai pas donné l’ordre direct, l’avertit Bobbie, posant une main sur la poitrine d’Amos. En réponse, il activa ses semelles magnétiques afin de s’ancrer au sol, et Bobbie fit de même pour se stabiliser contre la cloison. — Babs, dit le mécanicien, je vais aller chercher le cap’, et ça serait bien si vous pouviez reporter l’explosion jusqu’à mon retour. Bobbie attendit que Naomi approuve, que Katria réprouve, et que leur minuscule abri soit plongé dans les cris et le chaos. Mais à sa grande surprise, tous les regards vinrent se braquer sur elle. Intéressant. C’était la première fois dans sa courte carrière de capitaine qu’on souhaitait vraiment lui laisser une décision, précisément quand il s’agissait de celle qu’elle ne voulait pas prendre. Amos la fixait des yeux, le visage aussi impassible que d’ordinaire, mais il serrait les poings avec la sérénité de l’habitude et Bobbie savait à quel point il pouvait se montrer agile lors d’un combat. Les pieds rivés au sol, il serait difficile de le contrer s’il décidait de déclencher les hostilités. — C’est trop tard, regretta Bobbie en levant les mains, optant pour la logique des mots plutôt que les menaces. À un moment donné, quelqu’un viendra contrôler la chambre forte et tombera sur les deux cadavres. Pas le temps pour une mission de secours. — Elle a raison, approuva Katria. Faisons-le exploser avec les autres et passons à la suite. Bobbie grimaça devant l’insensible mépris que ces paroles manifestaient, sans pour autant lâcher Amos des yeux. Naomi n’était toujours pas intervenue, mais le mécanicien lui lançait un regard de temps à autre, attendant le feu vert. Si Naomi lui accordait la permission d’aller chercher Holden, Bobbie savait que la seule manière de l’en empêcher serait de le contenir physiquement. Elle ignorait quels signes faisait Naomi dans son dos, mais quoi qu’il en soit, Amos n’obtenait pas la réponse qu’il souhaitait, car il demeurait immobile. — Les alarmes s’éloignaient vite de notre position, reprit Bobbie, les yeux toujours rivés sur le colosse. Holden connaissait le plan, donc soit il a réussi à rejoindre un abri lui-même, soit il a dit à ceux qui l’ont arrêté d’aller s’y réfugier. — Vous ne pouvez pas en être sûre, protesta Naomi. — Non, c’est vrai. Mais je l’espère. Et espérer, là, maintenant, c’est tout ce que je peux faire, parce qu’il faut déclencher la bombe tout de suite. Sinon, l’opération tombera à l’eau sans que nous récupérions Holden pour autant. — Ouais, allez, c’est parti, insista Katria. — Et vous, ma grande, vous avez le droit de la fermer, aboya Bobbie sans se tourner vers elle. — Bobbie a raison, dit Naomi, d’une voix aussi calme que vide. Nous n’avons pas fait tout ça pour rien. Amos jeta un bref regard à Naomi avant de se verrouiller à nouveau sur Bobbie. Il affichait le même demi-sourire inexpressif que d’habitude, mais ses épaules étaient crispées, et ses poings si serrés que ses articulations avaient blanchi. Un afflux sanguin assombrissait son cou. Bobbie ne l’avait jamais vu dans un état pareil, et elle n’aimait pas cela. Ce qui ne changeait absolument rien. — Katria, soyez prête à déclencher la bombe à mon signal, ordonna Bobbie. C’est le moment de mettre les combinaisons spatiales de secours, nous évacuerons juste après la détonation. Vous avez une minute. Bobbie perçut le son déchirant des scratchs, ceux des combinaisons qu’on enlevait des cloisons pour être enfilées à la hâte. Amos, lui, restait figé sur place. — Allez mettre la vôtre, mon gars, somma Bobbie. — Vous allez vraiment tout faire sauter, dit le mécanicien d’un ton qui ne semblait pas surpris, ni défiant, ni rien du tout, d’ailleurs. Bobbie se redressa, se préparant à la violence. — Oui. Le visage toujours impassible, Amos prit une posture plus agressive, les poings au niveau des flancs. — Vous tenez vraiment à récupérer le poste de capitaine, hein, Babs ? Avant même de savoir qu’elle allait le faire, Bobbie avait déjà empoigné Amos par le col, l’avait soulevé avec assez de force pour décoller ses semelles magnétiques du sol puis projeté contre la cloison. — Si nous avions plus de temps, vous et moi, nous serions en train de danser, en ce moment. Amos lui sourit. — J’ai tout mon temps. — Katria. Appuyez sur le détonateur, dit Bobbie, et la fin du monde survint. Lorsque la charge de Katria se déclencha, l’explosion désintégra le panneau et perça un trou de dix-sept centimètres dans la cuve de rétention. Bobbie ne connaissait pas la taille exacte du réservoir, mais pensait se souvenir que l’oxygène liquide se compressait jusqu’à environ mille cent kilogrammes par mètre cube, et à présent, tout cela tentait de retrouver une forme gazeuse au même instant. La première détonation de gaz fut assourdissante. L’onde de choc fit éclater les cloisons, la tuyauterie, et l’oxygène liquide que contenaient ces conduits vint alimenter l’explosion. Entre les cloisons renforcées de leur compartiment de secours, où ils étaient en relative sécurité, il leur sembla qu’une arme nucléaire tactique venait d’exploser dans une pièce adjacente. Puis, inexorablement, quelque chose s’oxyda suffisamment vite pour produire une flamme et la déflagration de gaz initiale prit feu. L’abri tout entier fut secoué, bientôt renversé. Les cloisons renforcées, censées résister à ce type d’explosion, ne cédèrent pas, mais les étais qui maintenaient le compartiment au sol furent arrachés par la puissance du souffle. Ces quelques secondes parurent se prolonger durant des heures. Les murs intérieurs et les portes pressurisées situées à chaque extrémité chauffèrent au point de commencer à fumer. Bobbie échangea un regard avec Amos puis détourna les yeux, et tous deux se dirigèrent tant bien que mal vers les filets pour revêtir leurs combinaisons de secours. Quand la cloison extérieure s’envola, il n’y eut pas d’autre explosion retentissante, mais une chute soudaine du niveau sonore. Le rugissement de la déflagration fut remplacé par le sifflement d’un courant d’air, puis par un gémissement aigu, avant que le silence s’installe. Les joints d’étanchéité de l’abri étaient restés intacts, et ils n’entendaient plus que leurs souffles paniqués. — OK, ils ont déclenché de grosses alarmes, informa Clarissa, d’une voix qui était désormais la seule chose calme de l’Univers. Ils sont en train de verrouiller la station. Je me déconnecte aussi, maintenant. À tout à l’heure, vous savez où. — Pu-tain, lâcha Naomi. — Je vous avais prévenus, dit Katria. Mon matériel fonctionne toujours. Bobbie termina d’enfiler sa combinaison et aperçut Amos qui refermait la sienne. Leurs regards se croisèrent à nouveau. — Il faut sortir d’ici, lui lança-t-elle. Le colosse acquiesça de la tête. Leur affaire, pour le moment, demeurait en suspens. Ils y reviendraient, Bobbie en était certaine. Et il leur faudrait la régler. Si je viens de tuer Holden, ce sera certainement une lutte à mort. Quoi qu’elle eût imaginé en entendant les explosions depuis l’intérieur du compartiment, la réalité s’avéra bien pire. La porte s’ouvrit sur un pont qu’on semblait avoir passé au mixeur puis secoué dans une centrifugeuse. Cloisons, postes de commandement, équipements, plaques de revêtement de sol. Tout avait été arraché, déformé, calciné, puis projeté à haute vitesse contre les murs extérieurs. Un long tuyau était encastré dans l’un d’eux et vibrait encore, telle une flèche décochée dans un tronc d’arbre. Une chose qui ressemblait à un bureau métallique avait heurté une poutre, si puissamment que le métal était entré en fusion. Dans un coin, une chaussure était rivée au plafond et avait fondu pour former une stalactite de caoutchouc. Elle espérait que le pied de son propriétaire ne se trouvait pas à l’intérieur. Sans un mot, ils traversèrent le désastre en flottant, à la recherche de leur point de sortie. Il ne fut pas difficile à trouver. Un trou d’environ cinq mètres de diamètre perçait la paroi du tambour qui donnait sur le vide. Sa bordure pratiquement circulaire était pliée vers l’extérieur, comme si un bélier gigantesque avait ouvert la brèche dans le métal. Ce qui, en quelque sorte, était la vérité. Seulement, en lieu et place de béton et d’acier, il s’agissait d’oxygène et de feu. À l’extérieur, Bobbie distingua la faible lueur vacillante des débris de la déflagration, qui s’éloignaient de la station vers le rideau obscur qui délimitait la Zone lente. — Exactement là où je l’avais prévu, jubila Katria. À cinquante centimètres du point précis que j’avais repéré comme le point faible. Je devrais même demander de l’argent, pour ça. — Vous pensez que quelqu’un a pu survivre ? interrogea Naomi. — Nous avons éloigné de la zone tous les gens que nous pouvions, répondit Bobbie. Il ne devait plus y avoir que des Laconiens, par ici… — Ouais, et tous les pauvres gars que nous n’avons pas pu avertir, compléta Amos. — Jim a sûrement prévenu tous ceux qu’il a croisés, dit Naomi. Impossible qu’il ait pu s’en empêcher. — Ouais, convint Amos. À ce moment-là, ça ne servait à rien de chercher la bombe avant qu’elle explose. Pas le temps. — Et tous les Laconiens qui étaient ici, on les emmerde, ajouta Katria, d’un ton impliquant qu’elle aurait bien craché si elle ne portait pas de casque. J’espère qu’ils ont crevé en angoissant. — Kat, vous voulez bien la boucler, maintenant, réprimanda Bobbie. — Le plan va fonctionner, assura Naomi en indiquant le trou qui s’ouvrait sur les quais. Ils vont penser que c’était ça, notre cible. Le Gathering Storm flottait à quelques dizaines de mètres. La proue du vaisseau ainsi que son flanc bâbord étaient sérieusement endommagés. Les débris de l’explosion avaient transpercé les pinces d’arrimage et creusé de longs sillons sur la coque, où un agglutinement d’objets qui semblait être un système de senseurs ou de communication avait été presque arraché, oscillant à l’extrémité de quelques câbles. C’était un vaisseau bien étrange. Ses angles paraissaient taillés dans le cristal, ses courbes issues du développement d’un organisme plutôt que d’une fabrication industrielle. Il avait l’air d’un serpent venimeux. Bobbie dut fournir un effort pour en détourner le regard. — Dommage que nous ne l’ayons pas détruit, dit Katria, ignorant la précédente remarque de Bobbie. — Ouais, approuva la Martienne. Dommage. Amos sortit un lance-grappin magnétique du sac qu’il transportait et tira en direction du conduit de l’ascenseur extérieur. Il leur faudrait longer la paroi du tambour jusqu’à proximité de l’écoutille de maintenance que Clarissa et elle avaient utilisée quelques jours plus tôt. La partie la plus difficile consisterait à se stabiliser sur la paroi, puis à tenir bon tandis que la rotation du tambour tenterait de les éjecter dans le vide à un tiers de g. Ensuite, ils pourraient facilement rejoindre leur entrée secrète pour retourner à bord de la station, remonter depuis le monde souterrain jusqu’au secteur habité du tambour, et mission accomplie. À moins que quelque chose ne tourne mal. La seule chose pire que de perdre Holden serait de le perdre pour rien. — Les Laconiens vont forcément repérer l’écoutille, observa Amos. Vaudrait mieux ne plus l’utiliser, après ça. Impossible que les équipes qui viendront combler le trou la manquent. — Ouais, acquiesça Bobbie. Et si nous pensions que les mesures de confiscation étaient sévères, maintenant, elles vont carrément devenir impitoyables. — Rien à foutre, grommela Katria. — Non, dit Naomi. Ce sera pire que ça. Nous les avons déjà piqués, mais aujourd’hui, nous les avons blessés. Gravement. Et ils vont essayer de compenser ça en nous rendant la pareille. Et je ne parle pas simplement de nous, mais aussi de tous ceux qu’ils considéreront comme nous. Tandis qu’Amos accrochait la ligne du grappin à la bordure du trou afin qu’ils puissent grimper jusqu’au logement de l’ascenseur, Naomi, quant à elle, gardait les yeux rivés sur le vaisseau laconien endommagé. — Nous avons tué beaucoup de gens, aujourd’hui, dit-elle. Seulement, certains d’entre eux ne le savent pas encore. 34 DRUMMER — La bataille aura lieu ici, dit Lafflin en indiquant un emplacement situé entre la courbe de la ceinture d’astéroïdes et l’orbite de Mars, celui où, selon les lois de la physique et de la géométrie, le Tempest et les flottes alliées de la CTM et de l’Union se rencontreraient. Ce secteur du système était désert. On n’y trouvait aucun spatioport, aucune ville, aucun avant-poste appartenant à une quelconque civilisation. Seulement un vide absolu, plus vaste encore que les mondes, un néant d’importance stratégique. — Nous appelons ça la “Zone de Leuctres”, précisa-t-il. — De Leuctres ? — Oui. C’est là que Thèbes a vaincu les Spartiates. Comme ils ont nommé leur planète “Laconia”, le service des opérations psychologiques a pensé que ça pourrait mettre en doute leur sentiment d’invincibilité. Ils s’observèrent un instant. Les mots flottaient dans la bouche de Drummer : C’est vraiment le mieux que nous puissions faire ? Essayer de les intimider par des références antiques ? Lafflin haussa les épaules d’un air embarrassé. — Très bien, acquiesça-t-elle. Qu’y avait-il d’autre à dire ? Sa volonté n’influencerait aucun des facteurs en jeu. La liste des événements à venir s’affichait sur un côté de l’écran, jours et heures respectivement parés de rouge et d’or. — Les crânes d’œuf ont élaboré un bon modèle du Tempest, poursuivit Lafflin, qui remplaça la carte du système solaire par un plan schématique du vaisseau laconien. Son étrange aspect organique donnait l’impression à Drummer de voir un détail d’autopsie. Voici la vertèbre qui a causé la mort. On voit bien la malformation, là. L’absurdité de sa pensée lui arracha un sourire, que Lafflin lui rendit instinctivement. — Nos seules données concrètes concernent la position des CDR et des lance-torpilles, mais nous avons aussi récolté un certain nombre d’informations thermiques utiles lors du dernier affrontement. — Quand ils ont anéanti l’Indépendance, dit Drummer. Et en même temps que la cité spatiale, tous ceux qui n’avaient pas fui leur foyer. Lafflin baissa les yeux. — Oui, madame. Les données nous fournissent également de bonnes indications sur la structure interne du Tempest, et grâce à elles, nous pensons pouvoir cibler cet enfoiré aux bons endroits et le détruire avant qu’il atteigne la Terre. Car c’était là l’objectif, songea Drummer. Toujours le même. Protéger la Terre et Mars. Assurer l’indépendance et la sécurité des planètes intérieures, même si cela impliquait de sacrifier d’autres vies ceinturiennes. Elle en avait conscience, depuis l’instant où Avasarala était entrée dans la salle de réunion. Une partie d’elle-même s’attendait à éprouver une forme d’indignation, de trahison. Ou bien de ressentiment, au constat que son peuple était toujours le premier à passer sous la roue de l’Histoire. Ce n’était pas le cas. Elle se souvenait d’un terme qu’elle avait entendu au cours de ses années en tant que membre de l’APE : Saahas-maut. Elle ignorait son origine, mais il signifiait quelque chose comme le plaisir qu’on prend dans la difficulté. Il était censé dépeindre une émotion typiquement ceinturienne, à laquelle les Intérieurs n’associaient aucun mot puisqu’ils ne la ressentaient pas. Elle contemplait le Tempest, les courbes supposées de sa superstructure et de son réacteur, les zones cibles le long de sa coque. Drummer ne blâmait pas les Intérieurs d’utiliser l’Union pour protéger la Terre, ni même les Laconiens d’être une nouvelle version de tout ce qu’étaient les Intérieurs avant la création de l’Union. La guerre, les morts et la perspective de la botte de l’oppresseur dégageaient une certaine nostalgie, réveillant le souvenir bien ancré de ce qu’avait été la jeunesse. Elle ne put s’empêcher de se demander ce que la fille de l’époque, qui voyageait sur des coucous pour aller assister à des concerts qu’on donnait sur Cérès, Japet ou Tycho, aurait pensé de la femme qu’elle était devenue. Son propre oppresseur. Elle n’en serait certainement pas fière. Lafflin s’éclaircit la gorge. — Navrée, s’excusa Drummer. J’ai mal dormi. Vaughn ? Vous voulez bien m’apporter un thé ? — Oui, madame. Et Pallas, rappelez-vous. — Merci, dit-elle sans conviction. Si elle avait ajouté cette réunion d’ajustement stratégique avec Lafflin à son emploi du temps, ce n’était pas sans raison. La trajectoire inexorable du Tempest atteindrait son point le plus proche de la station Pallas dans l’heure qui suivrait. La procédure d’évacuation était achevée, ou tout du moins, autant qu’elle pouvait l’être. Il resterait toujours quelque part un vieux vaisseau chétif équipé d’un canon qui s’obstinerait à faire front par colère. Cela ne changerait rien. L’un des plus anciens foyers humains de la Ceinture serait pulvérisé avant que Drummer ne retourne se coucher. S’il en était autrement, ce serait uniquement grâce à la clémence de l’amiral Trejo, mais elle était presque certaine qu’il ne ferait aucun quartier. Au moins, elle pourrait suivre cette affreuse tragédie attendue avec les points faibles du vaisseau laconien solidement ancrés dans son esprit. Et l’espoir d’une vengeance. L’impossibilité d’un subterfuge avait quelque chose de reposant. Certes, il y avait toujours les vaisseaux furtifs et les missiles à longue portée, la cape et la dague de la disparition spatiale. On surveillait tout de même ici et là de manière à pouvoir détecter ce qui était petit, rapide et subreptice. Mais à cette échelle – celle de la guerre sur le champ de bataille des abysses – tout le monde savait plus ou moins où se trouvaient les autres. Les rejets de tuyères ainsi que les signatures thermiques trahissaient leur présence. Les lois rigides de la mécanique orbitale et de la temporalité plaçaient chaque base, chaque planète et chaque personne face à son peloton d’exécution. Dans ces situations, la mort approchait sous vos yeux. Cela ne l’arrêtait pas pour autant. — Est-ce que vous avez… hésita Lafflin. Nous pouvons continuer plus tard, si vous préférez. Drummer ne préférait rien. Elle refusait de voir ce qui allait se produire, ou d’espérer la survie de la station Pallas. Mais elle présidait l’Union, et se porter témoin relevait de son travail. Elle se demanda où était Avasarala, et si la vieille dame observerait aussi la scène. — Oui, approuva Drummer. Bonne idée. Lafflin hocha la tête, se leva et sortit de la salle de réunion. À son tour, Drummer quitta son siège, s’étira puis afficha l’analyse des services tactiques à l’écran. Les images n’étaient pas réelles, seulement un composé de visuel télescopique et de données internes de la station Pallas offrant l’estimation la plus probable, qui lui parvenait avec cinq minutes de décalage temporel. Sans Tycho à ses côtés, Pallas semblait… calme. Figée. Contre l’arrière-plan étoilé, les courbes des structures ne pivotaient pas. Pallas était trop ancienne pour cela. Lorsqu’ils avaient acquis la technologie capable de provoquer la rotation artificielle d’un astéroïde, Pallas opérait déjà depuis plus d’une génération, et elle périrait sans changer. Un compte à rebours indiquait les minutes restantes avant que le vaisseau laconien croise la station à son point le plus proche. Sept minutes et trente-trois secondes. La porte s’ouvrit à nouveau et Vaughn entra furtivement dans la salle, un flacon dans chaque main. L’odeur du thé parvint à ses narines quelques secondes plus tard, et Vaughn lui tendit le sien sans prononcer un mot. Le breuvage était riche, doux, et le flacon réchauffait la paume de sa main. — Dure journée, dit Vaughn. Un commentaire étrange. Drummer n’avait pas véritablement d’affinités avec Vaughn, mais au fil du temps, elle avait appris à compter sur lui. Et à présent, en cette heure traumatisante, c’était son visage atypique d’employé politique qu’elle retrouvait à ses côtés à la place de Saba. L’Univers était imprévisible, et son sens de l’humour mesquin. — Comme vous dites, oui. Sur l’écran, le Tempest dérivait lentement vers le Soleil. Pallas le croiserait à tribord, trop lointaine pour être observée à l’œil nu. L’amiral Trejo contemplerait le spectacle sur son écran. La destruction de la station Pallas serait l’un des événements les plus suivis de l’Histoire. Cinq minutes et quinze secondes. Ce qui, dans le contexte de Pallas, signifiait dès maintenant. Elle sirota une nouvelle gorgée de thé, sentant l’eau chaude sur sa langue. Le mouvement brownien lui donnait le sentiment que le liquide pétillait contre la chair molle de son palais, heurtait chacune de ses papilles. Les molécules de sucre se précipitaient aux points de contact et les nerfs propageaient l’information à travers sa langue jusqu’à son corps, comme si elle buvait par deux fois. Le liquide, en premier lieu, puis le feu mêlé d’électricité. Une sensation de vertige la submergea soudain. Elle tenta de reposer le flacon mais la surface de la table était lointaine, seulement visible à travers un nuage de brume ; les atomes et les molécules rebondissant les uns contre les autres, se percutant et s’éloignant en vrille pour se percuter à nouveau, plus serrés que les corps dans une station de métro. Elle tenta d’appeler Vaughn. Elle l’apercevait, juste devant ses yeux, le territoire irrégulier de sa peau fractalement similaire à chaque échelle. Elle tâcha de distinguer son expression, sans parvenir à recouvrer suffisamment sa concentration. Ce fut comme essayer de voir le visage de Dieu. Quelque chose bourdonnait, palpitait, presque trop rapidement pour que les intervalles sonores soient discernables. Les pulsations dans son cerveau et le tempo de sa conscience semblaient entonner un refrain, et Drummer s’entendit l’entendre. Elle lâcha son flacon. Il percuta la table dans un tintement, roula puis tomba sur le sol, toujours fermé, empêchant une seule goutte de thé de s’échapper. Vaughn avança d’un pas et s’effondra à genoux, les yeux écarquillés, le visage aussi pâle que la mort et couvert de sueur. Drummer s’assit lentement à la table, les jambes vacillantes. — Mon Dieu, lâcha Vaughn. Mein besse Dieu. Drummer n’aurait su dire si c’était une prière ou une obscénité. Sur l’écran, le compte à rebours affichait deux minutes et vingt secondes. Quoi qu’il se fût passé, pratiquement trois minutes de leur vie venaient de leur être enlevées. Cela n’avait pas paru si long. Avait-elle perdu connaissance ? — J’ai besoin… commença-t-elle, d’une voix qui lui sembla curieuse, comme si elle entendait toujours des notes remonter de ses cordes vocales. J’ai besoin de comprendre ce qui vient d’arriver. — Pas moi, refusa Vaughn. Il pleurait, d’épaisses larmes coulant le long de ses joues. — Vaughn, reprenez-vous ! ordonna-t-elle sèchement, d’un ton maintenant plus proche de la normale. Il faut que je comprenne. — J’ai tout vu. — Ce qui s’est passé. À quelle échelle. Tout. Amenez-moi les rapports. — Oui, obéit-il avant de marquer un moment de silence. Oui, madame. Mais il demeura immobile, la tête posée sur les genoux. Sur l’écran, le compte à rebours descendit à douze secondes, et le Tempest ouvrit le feu. Il ne lança aucun missile, utilisant plutôt le faisceau magnétique qu’avait mentionné Saba. L’arme qui avait détruit les défenses de la Zone lente et projeté des rayons gamma par les anneaux. Malgré les onze secondes restantes, la station Pallas disparut comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. Le décalage temporel était d’environ cinq minutes. C’était donc survenu… les deux choses étaient donc survenues au même instant dans le cadre de référence du Tempest. — Tur, dit-elle. Amenez-moi Cameron Tur. — Ce que vous devez comprendre, c’est que la technologie des stations aliens ne défie pas les lois de la vitesse lumière, déclara Tur, sa pomme d’Adam s’agitant comme une bille au bout d’un fil. La seule chose dont nous sommes certains, c’est que la protomolécule obéit bien à ces lois. Elle a simplement trouvé un moyen de les contourner grâce à une conception différente de la localité. Ce n’est pas la même chose du tout. Il parlait rapidement et, de l’avis de la Présidente, principalement pour lui-même. La présence de Drummer dans la pièce l’autorisait à penser à voix haute, mais il n’avait pas adopté son ton habituel de conseiller scientifique et se rapprochait davantage d’un chimpanzé poussant des cris en indiquant l’emplacement calciné où la foudre avait frappé. — Ce qu’on peut clairement constater, c’est que les portes elles-mêmes sont soumises aux lois de la vitesse lumière. La stratégie de la protomolécule est d’envoyer ses bâtisseurs de ponts à une vitesse subluminique vers des milieux où ils pourront prendre le contrôle de réplicateurs stables et les utiliser pour… pour ouvrir des brèches vers un espace différent. Quand on traverse la porte de Sol pour se rendre sur Laconia, Ilus, ou autre, les vaisseaux ne dépassent pas la vitesse lumière, ils prennent seulement un raccourci par le système des anneaux car c’est une zone qui transgresse les lois de la localité, où certains lieux très lointains dans notre cadre de référence deviennent très proches dans ce cadre précis. — Génial, ironisa Drummer. Mais est-ce que c’est une arme qui a fait ça ? Tur la fixa du regard, éberlué. — Fait quoi ? — Ça… dit Drummer en remuant les doigts devant les yeux du scientifique. L’effet d’hallucination et les minutes manquantes. Est-ce que ça vient d’une arme ? Est-ce que les Laconiens peuvent nous désactiver comme ça quand ils le veulent ? — C’est… c’est concomitant à leur tir, oui, affirma Tur. Je veux dire, c’est arrivé au même moment. Sauf que le temps ne fonctionne pas comme ça. “Au même moment”, c’est un curieux fantasme linguistique. Ça n’existe pas. La simultanéité, ça ne marche pas comme ça. Il agita les bras pour désigner les murs de la pièce. Ça. Quoi que ce fût, ce n’était pas arrivé que dans la salle de réunions de la Présidente ou à bord du Foyer du Peuple. L’effet s’était propagé à travers le système entier pour atteindre la Terre, Mars, les lunes de Saturne et de Jupiter, les stations scientifiques installées sur les lunes de Neptune et d’Uranus, ainsi que les lointains laboratoires de la Ceinture de Kuiper. Les rapports étaient étrangement similaires, évoquant tous des hallucinations et une distorsion du temps qui avaient commencé au moment où le Tempest avait utilisé son arme magnétique pour ouvrir le feu sur Pallas. Ou, plus précisément, au moment où le Tempest avait fait feu dans son cadre de référence. Tur semblait insister sur ce point. Comme si c’était d’une quelconque importance. — Ce n’est pas arrivé quand ils ont tiré dans la Zone lente, pourtant, rappela Drummer. Pourquoi les gens sur Médina n’ont pas ressenti ça ? — Quoi ? Oh, nous ne savons pas vraiment. En ce qui concerne le système des anneaux, sa base alien et ses portes, nous ignorons tout de leur lien avec l’espace classique. Les lois de la physique sont peut-être différentes. Je veux dire, c’est clairement un système actif, et le rendement énergétique du faisceau magnétique était inférieur à celui des explosions de rayons gamma que les portes ont libérés, donc la réserve d’énergie qu’utilisait la Zone lente n’était pas celle du Tempest. Je ne suis pas sûr que ce soit une réaction de propagation. Et si j’ai raison, elle n’a peut-être pas violé les lois de la vitesse lumière. — Je ne comprends rien à ce que vous dites, admit Drummer, les dents serrées. — Eh bien, quand vous lâchez un caillou dans une mare, par exemple, vous créez des ondulations qui se propagent, et toute propagation est soumise aux lois de la vitesse lumière. Mais au lieu d’un caillou, imaginez que vous lâchez une plaque de revêtement. Dans ce cas-là, sa surface va heurter celle de la mare partout en même temps. Ce qui a lâché la plaque était peut-être à un endroit précis mais ça n’a aucune importance, parce que la surface de contact était partout. La réaction ne s’est pas faite à un endroit particulier, elle est non localisée. — Non localisée, répéta Drummer, couvrant ses yeux à l’aide de la paume de ses mains. La peur et l’agacement vrillaient dans sa gorge. En résumé, vous me dites que vous ne savez rien, quoi, s’abstint-elle de dire. — Les gens ressentiraient l’effet comme s’il s’était produit au point précis où ils se trouvent avant de se propager à la vitesse de la lumière dans toutes les directions, mais en réalité… — Je m’en fous ! La remarque était sèche, mais moins que ce qu’elle souhaitait réellement exprimer. Tur recula malgré tout. — Ce que c’est, ce que ça implique pour votre compréhension de l’Univers et de la physique, je m’en fous. Ça ne me sert à rien. — Mais… — Les Laconiens viennent de se servir d’une arme qui, au minimum, a réduit la station Pallas en particules de poussière hyperaccélérées, coupa Drummer. Je me prépare à mener au combat des milliers de soldats sur des centaines de vaisseaux face à ce truc-là. J’ai besoin de savoir si ce bug de conscience est le résultat de leur attaque, et s’ils peuvent recommencer à leur guise. S’ils savaient que ça se produirait. S’ils ont souffert des mêmes symptômes bizarres que nous. Parce que s’ils sont capables de neutraliser nos cerveaux pour une poignée de minutes quand ils le veulent, je vais devoir élaborer des stratégies radicalement différentes. Elle prononça ses dernières paroles en hurlant, même si c’était involontaire. Tur avait les mains en l’air, les paumes tournées vers elle, comme s’il redoutait une agression. Parfait. Le doute l’aiderait peut-être à se concentrer. — Je… C’est… bredouilla-t-il avant de prendre une profonde inspiration et d’expirer lentement. Je crois pouvoir dire sans me tromper que le bug, si c’est comme ça que nous l’appelons, découle de l’attaque du Tempest sur la station Pallas. Mais comme ce n’est pas arrivé dans la Zone lente, je ne peux pas déterminer si c’est un effet contrôlé ou s’il provient d’un élément de l’arme capable d’agir à l’échelle du système entier. — D’accord. — Et si l’ennemi l’avait prévu ou non, ça, je n’en sais rien non plus. — Très bien, dit Drummer. Les premiers picotements de regret commençaient à se manifester tout au fond de son esprit. Elle n’aurait pas dû s’emporter. — Je ne peux pas vous affirmer qu’ils ont subi les mêmes effets que nous, mais… je dirais que oui, continua Tur. Si j’ai raison en ce qui concerne le mécanisme, il n’y a aucun moyen de s’en protéger. On ne peut pas bloquer quelque chose qui est déjà présent. C’est ça, la non-propagation. Ça ne vient de nulle part en particulier. Ça vient de partout où ça se trouve. Drummer recula sur son siège. Ce détail-là, en revanche, était intéressant. Si les Laconiens enduraient ces effets à chaque utilisation de leur arme magnétique, il existait alors un laps de temps durant lequel un système automatisé serait capable de percer leurs défenses. — Nous observons aussi l’augmentation des créations et des annihilations quantiques à une échelle encore supérieure, ajouta Tur quelque part autour d’elle. Dans tout le système, en fait. Et d’après les premiers rapports, certains travaux d’intrication contrôlée menés sur des structures quantiques dans des labos de Neptune et Luna seraient tombés à l’eau à cause de ça. Ce qui signifie peut-être que… Drummer s’appuya de nouveau contre le dossier de son siège, entrelaçant les doigts. Ses paupières tombèrent pour couvrir la moitié supérieure de ses yeux. Elle avait bien conscience – comme tout le monde, d’ailleurs – qu’il s’agissait de la première excursion d’un vaisseau laconien à l’extérieur de son propre système. C’était une invasion, mais également un essai final. Et dans ce contexte-là, rien ne se passait jamais précisément comme on l’avait prévu. La question était de savoir si les Laconiens comprenaient ce qui s’était passé, et s’ils l’avaient anticipé. Si eux aussi avaient été pris par surprise, ils n’oseraient peut-être plus utiliser leur faisceau magnétique. Tur, Vaughn et Lafflin ne pourraient lui apporter aucune réponse à ce sujet. L’amiral Trejo savait, lui, mais n’en parlerait jamais à l’ennemi. Par conséquent, il ne restait plus qu’un moyen de découvrir la vérité. Son cœur bondit à cette idée. Elle attendit que la joie se dissipe avant de risquer d’y songer à nouveau. Quand l’Univers faisait en sorte que la sagesse et notre volonté en viennent à suggérer la même mesure, le péril n’était jamais loin. Quelque part dans la pièce, Tur poursuivait son discours. S’il s’était trouvé sur un autre vaisseau, cela n’aurait rien changé. L’esprit de la Présidente passait en revue les possibilités, les dangers, les bénéfices potentiels et les pertes certaines. Chaque fois, elle en tirait la même conclusion. Elle remercia Tur, employant les conventions sociales d’usage afin de lui signaler qu’il était temps de partir. Elle lui accorda même une poignée de main pour compenser le fait de s’être emportée un peu plus tôt. Il continua de parler de localité et de perte de signal tandis qu’elle le raccompagnait jusqu’à la porte. Elle la referma derrière lui et retourna s’asseoir à son bureau. Vaughn accepta immédiatement sa requête de communication, comme si son doigt avait plané juste au-dessus du bouton. — Madame ? — Le Tempest va dresser un rapport et l’envoyer, dit Drummer. Vers Médina, ou bien vers Laconia par le biais de Médina. Et nous allons mettre la main dessus. — Bien, madame. Et par quel moyen ? — Saba, répondit-elle. Le risque en vaut la peine, maintenant. Nous allons rétablir la communication avec Médina. 35 SINGH — Un explosif improvisé a percé une cuve d’oxygène liquide au niveau quatre de l’ingénierie, informa Overstreet, lisant le rapport qui défilait sur le moniteur autour de son épais avant-bras. Nous n’avons pu récupérer que très peu de débris de la charge, mais les quelques-uns que nous avons trouvés indiquent qu’elle était fabriquée à l’aide de matériel tout à fait commun sur la station. Il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de remonter jusqu’à sa source exacte. Singh se trouvait assis et écoutait le rapport en tentant d’avoir l’air pensif et concerné, mais en réalité, son esprit bondissait dans tous les sens, tel un minuscule animal fuyant un prédateur. Il n’assimilait que la moitié des propos d’Overstreet. Ses mains tremblaient si puissamment qu’il n’osait pas se saisir du verre d’eau posé devant lui. Il les conservait sous le bureau, où Overstreet ne pouvait les apercevoir. La sensation de menace immédiate était inexorable, car Singh était bel et bien en danger. — Le niveau en question a été sérieusement endommagé, déplora Overstreet. Les réservoirs principaux de lithium-oxygène sont tous détruits. Le choc de l’explosion a poussé les propulseurs de manœuvre à s’activer et la secousse a entraîné l’effondrement de plusieurs structures dans le cylindre d’habitation. Le poste de contrôle spatial annexé au Storm a été complètement anéanti. Certains systèmes environnementaux de secours ont aussi subi d’importants dégâts, et il sera sûrement impossible de les remettre en état. — Le Storm, répéta Singh. Mon premier commandement. Le symbole de la puissance laconienne sur Médina. — Ce n’est qu’un rapport préliminaire, bien sûr, dit Overstreet, utilisant son doigt pour parcourir le texte sur son moniteur, mais on dirait que le vaisseau était bien la cible de l’attaque. Avec quelques dégâts mineurs sur la coque et un dispositif de senseurs en moins, j’ai l’impression que nous nous en tirons plutôt bien. — Et pour les pertes humaines ? — Là encore, ça reste léger. Pour le moment, nous avons cinq victimes laconiennes confirmées ; trois membres de l’équipe d’ingénierie et deux agents de sécurité. Nous comptons aussi sept blessés. Pour certains, le pronostic vital est engagé. Seulement deux décès confirmés parmi les autochtones, mais comme une dizaine d’autres manquent à l’appel, le bilan risque de s’alourdir. — Vouloir infliger autant de dégâts à sa propre station et à son propre peuple simplement pour tenter de nous atteindre… dit Singh, sans terminer sa phrase. — Nous avons arrêté plusieurs suspects potentiels. L’un d’eux s’amusait à déclencher des alarmes juste avant l’explosion. Il n’est peut-être pas dans le coup, mais il est tout de même peu probable que ce soit une coïncidence. J’irai l’interroger quand nous en aurons terminé ici. — Il est d’ici ? — C’est un ancien capitaine de vaisseau qui travaillait pour l’Union des Transports, renseigna Overstreet. James Holden. Singh fronça les sourcils. — Ce nom me dit quelque chose. — Apparemment, c’est une sorte de célébrité, monsieur. Il a participé à la campagne d’Io et à la défaite de la Flotte libre, à l’époque. À l’époque où Singh était encore enfant. La vieille garde jouait toujours ses vieux tours. — Il faudra répliquer de la manière la plus sévère qui soit, déclara Singh. Overstreet hocha la tête, le visage sombre. Son hésitation n’était pas anodine, mais Singh ignorait ce qu’elle signifiait. — Monsieur, les factions radicales de l’Alliance des Planètes extérieures ont mené une guérilla contre la Terre et Mars pendant près de deux siècles, rappela Overstreet. Les vétérans de ce conflit sont certainement les leaders de l’insurrection actuelle, et nous avons donc des décisions difficiles à prendre en ce qui concerne l’ampleur de la réplique. — Pardon, mais je ne vous suis pas… — Historiquement, les insurrections sont presque impossibles à éradiquer, pour une poignée de raisons très simples. Les insurgés ne portent pas d’uniforme. Ils ressemblent à des citoyens tout à fait innocents et ils ont de la famille et des amis au sein du peuple. Ce qui veut dire que chaque rebelle tué augmente potentiellement le nombre de recrues de l’insurrection. Donc à moins d’envisager une chute démographique très conséquente parmi les civils de la station, nous ne pouvons pas nous contenter d’exécuter tous les suspects. Si nous répliquons de la manière la plus sévère qui soit, ce ne sera plus une mesure de contre-insurrection, mais un génocide. — Je vois. Naturellement, Singh avait étudié la contre-insurrection et la pacification urbaine à l’académie ; le cas de l’Afghanistan, que personne n’était parvenu à conquérir depuis Alexandre le Grand, de l’Irlande au vingtième siècle, des révoltes ceinturiennes au cours des deux siècles précédents. Lire ces histoires était une chose, mais à présent, il comprenait que ce cycle de violence pouvait aussi se prolonger sous sa gouvernance. — Je ne compte pas exécuter tous les Ceinturiens de la station, rassura Singh. Overstreet sembla se détendre, même si aucun signe extérieur ne l’indiquait. — Ravi de l’entendre, monsieur, approuva-t-il. Tout ce que nous pouvons faire, c’est leur compliquer la tâche. Nous allons envoyer des marines dans chaque compartiment de la station. Tous ceux que nous ne contrôlons pas, ou dont nous n’avons pas l’utilité, seront scellés et privés d’air respirable. Ça ne mettra pas fin à l’insurrection, mais il sera plus difficile pour les rebelles de planifier et de mettre en application leurs plans s’ils ne contrôlent aucun espace. — En effet. Vous avez l’autorisation de mener l’opération et de verrouiller tous les secteurs de la station que vous jugerez utile de condamner. Voyons si les rebelles peuvent opérer à la lumière du jour, au lieu de se cacher dans les égouts. Overstreet se leva, salua Singh et se dirigea vers la porte. Avant de quitter la pièce, toutefois, il se retourna soudainement, comme s’il venait de se rappeler un détail. — Monsieur, vous devriez envisager d’accentuer la pression sur vos informateurs civils, conseilla-t-il. C’est précisément dans ce genre de situation qu’ils sont censés nous être utiles. — Exact. C’est d’ailleurs ce que je m’apprêtais à faire. Le Ceinturien au nez sévèrement fracturé – Jordao, d’après ses souvenirs – pénétra dans son bureau accompagné par deux marines. Ils lui tenaient les bras, et l’homme touchait à peine le sol. Son expression oscillait quelque part entre la colère et les larmes. — Lâchez-le, ordonna Singh aux gardes, mais lorsque Jordao s’approcha d’une des chaises, le gouverneur lui enjoignit de rester debout. — Sabe, bossmang. — Vous savez, pour l’attaque ? Après le départ d’Overstreet, ses mains avaient presque cessé de trembler. Il se décida donc à siroter une gorgée d’eau. Tout cela n’était qu’une mise en scène. Il s’agissait de paraître calme, détendu, comme s’il maîtrisait la situation, afin que Jordao en vienne à croire que le gouverneur connaissait déjà la réponse à toutes les questions qu’il posait. Le Ceinturien devait avoir peur de mentir. Cela semblait fonctionner ; Jordao se frottait les mains et agitait la tête comme un suppliant. — Sa… enfin, oui, chef, je suis au courant, répondit-il. — La station a tellement été secouée que certains bâtiments dans le secteur habité du tambour se sont effondrés. Donc bien évidemment, tout le monde est au courant. Ce n’est pas ce que je demandais. Ma question était : est-ce que vous savez quelque chose ? — Je savais que les gars du monde souterrain préparaient une opération, ouais. Mais pour les détails, non, je… — Parce que, voyez-vous, l’interrompit Singh, j’ai fait sortir votre sœur de cellule en récompense de vos services à venir. Des services comme m’informer qu’une bombe était sur le point de faire exploser la moitié de l’ingénierie de ma station. Toute trace de servilité s’effaça du visage de Jordao. Singh observa l’expression du Ceinturien se modifier, comme si on venait d’activer un interrupteur dans son esprit. Il ne ramperait pas davantage. Une information utile, bien qu’elle semblât clairement diminuer la valeur de l’homme aux yeux du gouverneur. — C’est des anciens de l’APE, ces gens-là, sa sa que ? Ceux que les Intérieurs n’ont pas réussi à tuer, dit Jordao, qui ne tentait plus de dissimuler son accent ceinturien très prononcé. Les types comme moi, on ne leur explique quasiment rien. — Avant de quitter cette pièce, vous allez me fournir les noms de tous ceux qui, selon vous, pourraient être impliqués dans ces activités clandestines, et nous les ajouterons à notre liste des individus à surveiller. Vous allez aussi faire en sorte de participer à la prochaine opération pour que nous puissions prendre les conspirateurs sur le fait et les juger en bonne et due forme devant un tribunal. Jordao secouait la tête. — Impossible, vous… — Sinon, coupa Singh, je ferai de nouveau arrêter votre sœur, qui sera poursuivie pour vol et crime contre l’Empire avant d’être pendue en place publique en guise d’avertissement aux autres. Avant que Jordao n’eût l’occasion de répondre, Singh adressa un signe de tête à ses marines, qui vinrent soulever le Ceinturien du sol. — Il ne quitte pas les lieux tant que nous n’avons pas reçu et contrôlé sa liste de noms, somma le gouverneur. — À vos ordres, monsieur, obéit l’un des gardes, saluant Singh avec la main qui n’agrippait pas Jordao. Le Ceinturien tourna les yeux vers le marine puis reporta de nouveau son attention sur Singh. Une lueur d’entendement s’épanouissait dans son regard. D’entendement, et d’effroi. À la suite de ses entretiens, lorsqu’il fut enfin seul dans son bureau, Santiago Singh éprouva le besoin pressant d’adresser un message à sa femme pour lui faire part de sa peur, lui dire que son affectation n’était peut-être qu’une terrible erreur. Qu’il ne pouvait franchir la frontière entre l’homme qu’il avait toujours pensé être et le dirigeant sans pitié que son travail l’obligeait à devenir sans perdre une partie de son âme. Que l’homme capable d’exécuter des civils en guise de représailles ne pouvait cohabiter avec celui qui aimait sa femme, jouait avec sa fille et avait hâte qu’elle soit suffisamment grande pour lui offrir un chaton. Mais il ne pouvait rien envoyer, car l’explosion avait rompu les communications entre le Storm et la station. Il devait attendre que le nœud du réseau crypté soit remplacé. C’était certainement préférable. Ce qu’il aurait déclaré à sa femme n’aurait peut-être été qu’une kyrielle de mensonges. La vérité – celle qu’il ne serait probablement jamais capable de révéler à Natalia – était que ces deux hommes pouvaient coexister en lui. Il avait déjà prévenu Carrie Fisk : toutes les colonies qui se joindraient à la résistance seraient anéanties. Il savait que, s’il le jugeait nécessaire, il pourrait ordonner à Overstreet d’exécuter tous les occupants de la station qui n’avaient pas débarqué du Storm ou du Tempest. Le commandant naval en était capable. Et que quand Natalia et le Monstre viendraient le retrouver, il pourrait les prendre dans ses bras, les embrasser et être l’homme qu’il avait toujours été pour elles, en sachant qu’il avait assuré leur sécurité. C’était justement cela qui le terrifiait. Non pas le fait que son travail le forçait à être ces deux hommes en même temps, mais qu’il était capable d’être les deux. Un brin de pression supplémentaire suffisait à ce que Santiago Singh devienne à la fois l’homme qui aimait sa fille de tout son cœur et celui qui perpétrait des génocides. Il appuya sur le bouton de son bureau. — Lieutenant. — Monsieur ? répondit la femme immédiatement. — Combien de temps avant que le réseau soit de nouveau opérationnel et que je puisse adresser un message via les systèmes du Storm ? — C’est sur la liste des priorités. D’après ce qu’on m’a dit, le nouveau dispositif devrait être en place dans onze heures. — Je vous remercie. Veuillez m’en informer dès que ce sera le cas. J’ai un message prioritaire pour Laconia. — Bien monsieur. Et à ce propos, monsieur, le Storm signale un rapport hautement prioritaire en provenance de la porte de Sol. Un messager est en route pour vous l’apporter. — Très bien. Faites-le entrer directement, dit Singh avant de couper la communication. Il était certainement trop tôt pour que le Tempest annonce la reddition du système Sol, mais il accueillerait tout de même une bonne surprise à bras ouverts. D’après son affichage tactique, leur vaisseau traversait à peine la ceinture d’astéroïdes, et les estimations situaient le point de reddition le plus avancé au croisement de la planète Mars. Singh avait besoin d’une distraction pour écarter l’apitoiement et l’introspection. Il ignorait ce que l’amiral Trejo comptait lui révéler si urgemment, mais ce serait intéressant, à n’en pas douter. Le sous-officier qu’on fit entrer dans son bureau une demi-heure plus tard était une femme de grande taille. La transpiration avait assombri sa chevelure claire et elle respirait bruyamment dans son uniforme humide. — Monsieur, dit-elle avant de lui tendre un petit wafer noir. — Vous m’avez l’air dans un sale état, soldat, observa Singh en saisissant le jeton. Tout va bien ? — Les marines utilisent tous les chariots pour patrouiller, du coup… — Vous me dites que vous avez fait tout le trajet depuis le Storm en courant ? Depuis l’attaque, afin de se déplacer du Storm jusqu’au bureau du gouverneur, il fallait revêtir une combinaison spatiale pour traverser les secteurs endommagés de la station, la retirer, puis descendre la longue rampe hélicoïdale qui reliait le centre de rotation au tambour. Et après cela, on devait encore parcourir un kilomètre et demi pour atteindre les bureaux de Singh. — Oui, monsieur, répondit le sous-officier, qui commençait à reprendre son souffle. — J’enverrai mes compliments à votre supérieur. Remarquable effort, soldat. Prenez quelques instants pour vous laver et nous affecterons un chariot pour vous raccompagner. — Merci, monsieur, dit-elle, avant de le saluer d’un geste sec et de quitter le bureau. Singh avait réalisé que le piège de l’apitoiement, dans lequel il pourrait facilement tomber, résidait en partie dans la terrible solitude qu’il éprouvait dans son travail. Il lui fallait interagir davantage avec ses camarades laconiens, son vaisseau, et les soldats placés sous son commandement. Il avait besoin de matière pour lui rappeler qu’il n’était pas isolé, que des centaines de professionnels fidèles aux mêmes idées partageaient également le rêve de l’Empire. Il prit une note dans son esprit : passer plus de temps à bord du Storm. Il aplatit son moniteur sur le bureau et y posa le petit jeton noir. — Transfert puis effacement de tous les fichiers, lança-t-il. L’appareil clignota, lui signifiant que l’ordre était exécuté. Singh brisa le jeton en deux pour le jeter ensuite dans le recycleur. Le visage de l’amiral apparut sur son moniteur. Il semblait quelque peu agité. Trejo avait des responsabilités encore plus importantes que celles de Singh, mais s’en accommodait avec grâce et dévouement. Il savait toujours ce qu’il fallait faire, et s’attelait à la tâche sans hésitation. Si le gouverneur souhaitait passer davantage de temps en compagnie de soldats laconiens comme lui, il voulait aussi être l’amiral Trejo. Il somma le moniteur de lire le message. Le visage flou de son supérieur s’anima. Il trahissait maintenant la confusion, peut-être même la peur. — Santi, il s’est passé quelque chose, ici, débuta-t-il. Et nous ne savons pas du tout ce que c’est, ni quoi faire. Nous avons besoin d’aide. Il marqua une pause, et ce qui ressemblait à l’effroi vint altérer son expression. — On dirait que nous venons d’accueillir un nouveau passager, ajouta-t-il. Singh suivit le message avec fascination, ponctuée d’un instant d’angoisse. L’objet – il n’y avait aucun autre terme pour le désigner – était une sphère de lumière et d’obscurité flottant à un mètre du sol dans l’une des coursives du Tempest. Rien qu’à l’observer sur le petit écran du moniteur, Singh en avait des maux de tête. Sur l’enregistrement, quelqu’un passait un tuyau à travers l’objet, le retirait, puis recommençait, sans provoquer de réaction. Singh eut la sensation de pouvoir distinguer le tuyau et l’objet au même moment avec la même clarté, bien que ce fût logiquement impossible, et son mal de tête empira. Fort heureusement, la personne qui maniait le tuyau cessa et Trejo reprit la parole : — Comme vous pouvez le voir, l’anomalie ne semble pas exister en tant qu’objet physique. Elle ne paraît pas non plus émettre sur une longueur d’onde quelconque, mis à part ses photons sur le spectre visible. Pas un seul des appareils que nous avons utilisés n’a réussi à la détecter, mais nous pouvons la voir et la filmer sans problème. Quand on la regarde ou qu’on se trouve à proximité, on se sent déstabilisé, on voit double et on a des maux de tête très douloureux. Comme en réaction à ses paroles, quatre soldats s’activèrent pour entourer l’objet d’un rideau fait de barres métalliques et de couvertures, et Trejo poursuivit : — Elle se déplace avec nous. Avec le vaisseau. Parce que nous sommes toujours sous la poussée et qu’elle n’a pas bougé d’un millimètre depuis son apparition. J’ai tenté de faire quelques ajustements mineurs de trajectoire, mais elle nous garde comme cadre de référence. J’ai joint à ce fichier toutes les données que nous avons récoltées, mais je peux vous affirmer qu’elle est apparue presque au moment précis où nous avons détruit la station Pallas. Elle a aussi engendré une perte de conscience d’environ trois minutes chez tous les membres de l’équipage, sans exception. Les soldats, ayant fini d’installer leur rideau, quittèrent le champ de la caméra. Trejo rapprocha son moniteur et son visage emplit l’écran. Il baissa la voix, comme s’il comptait dévoiler un secret à Singh : — Si c’est une nouvelle arme utilisée par les planètes intérieures, il faut que nous comprenions son fonctionnement, et tout de suite. Provoquer l’évanouissement d’un équipage entier pendant trois minutes, au bon moment, leur donnerait un sérieux avantage tactique. Transmettez ces informations à Laconia via nos canaux les plus sécurisés. Il me faut des réponses très rapidement, Santi. Je m’apprête à engager le combat contre les flottes combinées des planètes intérieures, et c’est la première chose qui m’amène à douter de la victoire. Singh s’affaissa dans son siège et se frotta le visage à deux mains. Et si tout cela, y compris l’attentat sur Médina, n’était qu’une diversion ? Et s’il fallait seulement du temps aux planètes intérieures pour ajuster la mire d’une nouvelle arme de destruction massive ? Et si les feintes et les attaques des flottes du système Sol, ainsi que les insurgés, n’avaient pour objectif que de jouer la montre ? — Major Overstreet ? appela Singh en direction de son moniteur. — Oui, monsieur. — Il me faut un chariot et un marine armé. Je retourne à bord du Storm. — Bien reçu, monsieur. Singh tira un nouveau jeton de données d’un tiroir du bureau, le plaça sur le moniteur, copia les fichiers que Trejo lui avait adressés puis donna l’ordre à l’appareil de tous les effacer. Il rangea le jeton dans une mallette métallique verrouillable et attendit l’arrivée de son véhicule. Tandis qu’il patientait, il sentait quelque chose le tarauder. Un souvenir de l’académie, peut-être. L’évocation d’une sphère de lumière et d’obscurité. C’était en lien avec la première vague de colonisation, avant même que le Haut consul ne mène les siens vers Laconia… Il prit un moment pour demander au moniteur de lancer des recherches sur le réseau local et trouver la mention d’un objet aux propriétés que l’amiral avait décrites. Moins d’une seconde fut nécessaire à l’appareil, qui dénicha un article au sujet d’une colonie mineure appelée Ilus ou New Terra. Dans la liste des personnes associées à l’“Incident d’Ilus”, un nom était souligné. Quand Singh le tapota du doigt, il comprit alors pourquoi. Dans le rapport, James Holden, capitaine du Rossinante, déclarait avoir vu précisément le même objet que celui qui logeait sur le vaisseau de l’amiral Trejo. Le même James Holden qu’ils avaient enfermé dans l’une de leurs cellules, soupçonné d’actes terroristes. 36 BOBBIE La prison publique était pleine, mais ce n’étaient pas les siens qui l’occupaient. Des sentinelles laconiennes se tenaient à chaque coin, arme à la main, scrutant la foule qui observait les détenus. Des drones bourdonnaient au-dessus de leurs têtes et surveillaient la zone en permanence. De l’autre côté des grilles d’acier, hommes et femmes étaient assis, l’air abattu, dans l’attente d’un procès ou d’un jugement. Bobbie plongea les poings dans les poches de sa combinaison grise. Sur la gauche, au fond de la cellule du premier niveau, un homme ressemblait à Holden, mais pas suffisamment pour qu’elle parvînt à se persuader qu’il s’agissait bien de lui. Même s’ils l’avaient capturé, ils n’enfermeraient certainement pas Holden dans ce type de cellule. S’ils avaient bâti cette prison, c’était principalement pour le spectacle, pour accueillir les stocks publics d’une nouvelle génération de détenus. Ceux qui avaient une valeur aux yeux des forces de sécurité se trouvaient ailleurs. Pourtant, elle avait espéré. L’espoir ne blessait jamais, sauf quand c’était le cas. — Pinché schwists, alles la, murmura l’homme qui se tenait près d’elle. Elle côtoyait les Ceinturiens depuis assez longtemps pour traduire mentalement : Tous des sales gamins, ceux-là. L’homme avait de longs cheveux gris-brun, et l’expression sur son visage était aussi aigre qu’un vieux citron. Elle répondit par un simple sourire, comme si elle approuvait. Ce n’était pas le lieu idéal pour exprimer une opinion contre les Laconiens. Elle fut d’ailleurs bien inspirée de s’abstenir. — Esà tous du monde souterrain, ces enfoirés, voyez ? affirma l’homme. Ils bousillent la station, maintenant. Comme si la situation n’était pas assez difficile comme ça. Bobbie sentit son sourire s’estomper, moins sincère encore qu’auparavant. La rage dans le regard de l’homme ne visait pas l’envahisseur qui avait surgi pour détruire leurs défenses et prendre le contrôle de leur station. Elle visait ceux qui résistaient. Elle visait Bobbie. — Mauvaise passe, oui, dit-elle simplement, car les drones écoutaient potentiellement leur discussion. Elle s’éloigna et prit la direction du nord. Plus haut, on apercevait la courbe rectiligne du soleil artificiel, et au loin, dans son dos, les vestiges de l’ingénierie. Traverser de la sorte un espace public lui procurait le sentiment d’être à nu. Les Laconiens étaient omniprésents, les effectifs aux points de contrôle doublés. Partout où elle posait les yeux, Bobbie discernait des visages déformés par la peur. Celle des Laconiens, craignant que leurs mesures de restriction n’aient pas suffi à empêcher le monde souterrain de nuire. Celle des autochtones, qui redoutaient les représailles de leurs envahisseurs. Mais également la sienne, celle d’être découverte, ou d’avoir brisé quelque chose qu’elle serait incapable de réparer. Grâce à son réseau, Saba était parvenu à propager convenablement l’avertissement et les victimes de l’explosion étaient peu nombreuses. Une dizaine, d’après la rumeur. Principalement laconiennes. Difficile, toutefois, de connaître la vérité. Le respect des systèmes environnementaux était ancré aussi profondément dans la culture des Ceinturiens que les os dans leur corps. Elle n’avait pas songé à la symbolique de son plan, ni au sacrifice qu’il représentait pour Saba et Katria. Pour Bobbie, il s’agissait de récolter des informations capitales et de couvrir leurs traces. Pour les Ceinturiens, d’exprimer leur volonté de se libérer du carcan laconien, même si la mort était la seule et unique liberté qu’il leur restait. Si certains occupants de la station choisissaient une autre option, elle ne pouvait leur en vouloir. Sur sa gauche, une pelouse verdoyante accueillait un groupe d’écoliers accompagnés d’un professeur, qui leur parlait des sols et des insectes. Un homme la dépassa sur son vélo, sifflant pour avertir les gens qu’il approchait et dégager la voie. Tout cela, elle le voyait déjà avant Duarte, Trejo et Singh. Parmi les gens qu’elle croisait, elle ignorait combien la dénonceraient aux autorités s’ils étaient au courant, ou combien l’applaudiraient. Impossible de leur demander. C’était là le problème de vivre sous le joug d’un dictateur. Les conversations étaient dénaturées, même les plus intimes. D’une manière ou d’une autre, l’invasion avait blessé tout le monde, et Bobbie n’était pas une exception. Son terminal sonna, et elle tira l’appareil de sa poche avec appréhension. Un court message d’Alex : QUAND VOUS AUREZ UNE MINUTE. Le monde souterrain utilisait toujours des canaux clandestins cryptés et le message n’apparaîtrait donc pas dans le registre informatique des forces de sécurité. De plus, même si on arrêtait Bobbie, ou si on regardait par-dessus son épaule, les mots sembleraient tout à fait banals. Les salles et les coursives étroites sous le contrôle de Saba étaient les seuls endroits où l’on pouvait encore s’exprimer librement. Partout ailleurs, Médina était devenue le pays du sous-texte. Elle trouva un escalator et le laissa l’emporter dans les profondeurs du tambour. Il était relativement proche de l’entrée du monde de Saba, mais ils devaient tous se montrer prudents et s’assurer que personne ne les suive. Leur bulle de liberté était fragile, et si elle éclatait, il serait impossible d’en souffler une nouvelle. Alex l’attendait déjà lorsqu’elle se faufila dans la coursive d’accès. La peau sous les yeux du pilote était couleur de cendre, et ses épaules voûtées, comme si la gravité était plus importante. Il décocha tout de même un sourire. Il était content de la voir, et Bobbie en tira un grand réconfort. Plus grand que ce qu’il aurait dû être. — Alors, quel temps il fait, là-dehors ? questionna-t-il pendant qu’ils descendaient vers la coquerie improvisée. — C’est la tempête. Et j’ai l’impression que ça va encore empirer. — On s’en doutait. Dans la coquerie, six des hommes de Saba discutaient autour des tables. Des effluves de nouilles et de sauce noire flottaient dans l’air mais la nourriture, elle, avait disparu. Aucune importance. Bobbie n’avait pas faim. L’un des lieutenants de Katria, un homme au nez tordu nommé Jordao, la salua de la tête, un sourire un petit peu trop large aux lèvres. Elle lui rendit la politesse, inquiète. Ce n’était pas le moment de venir la draguer. — Des nouvelles ? demanda-t-elle à voix basse, même en sachant que la sécurité ne pouvait pas l’entendre. Elle ne redoutait pas qu’on la surprenne à cet endroit, mais les blessures étaient encore récentes. Mieux valait que certaines choses ne sortent pas du cercle familial. — Pas d’Holden, non, déplora Alex. — D’accord. Bobbie ressentait un pincement au cœur chaque fois qu’on lui formulait cette réponse, et elle l’accueillait à bras ouverts ; si on lui annonçait qu’elle avait tué Holden, la douleur serait un million de fois plus intense. Chaque petite blessure était la bienvenue, car elle lui évitait le coup de grâce. — Le truc que Naomi a récupéré sur le dispositif de cryptage fonctionne, dit Alex. Les gars de Saba ont réussi à déchiffrer pas mal d’informations que nous avions récoltées. Évidemment, depuis que l’attaque a rompu la liaison, le Storm ne transmet plus rien vers Médina, mais ça complique la tâche de l’ennemi. Maintenant, la communication entre le vaisseau et la station n’est plus possible que par radio ou par faisceau de ciblage, donc… Les mots s’égarèrent, comme si la pression n’était plus suffisante pour les libérer de sa gorge. — Alors c’est une belle victoire, déclara Bobbie. — Ce n’est pas le sentiment qui règne, pas vrai ? Je n’arrête pas de me demander pourquoi. — Nous avons perdu Holden. Alex secoua la tête et tapota la table avec quatre de ses doigts. — Ouais, c’est dur à encaisser, admit-il, mais il s’est passé autre chose, avant ça. Nous avons déjà affronté pas mal de sales situations, et pourtant, ça n’a jamais divisé la famille. Ça pouvait arriver aux autres, mais pas à nous. Sauf qu’en ce moment, Naomi reste dans sa chambre, Amos est… on ne sait pas où, et vous, vous partez faire des longues balades à la surface. Nous étions un équipage uni, avant. Et maintenant, Claire et moi, nous jouons tout seuls aux cartes en nous inquiétant pour les autres. Bobbie percevait le ton accusateur d’Alex, et riposter la démangeait. Mais il était dans le vrai. Quelque chose ne fonctionnait pas. Ou plutôt, n’avait pas fonctionné. Quelque chose de bien plus profond. Dans la coursive, la voix de Saba se fit entendre, suivie de la réponse d’une femme, mais les mots étaient prononcés trop bas pour que Bobbie fût capable de les discerner. Autour de l’autre table, les gens se mirent à rire. Bobbie se pencha vers l’avant, la mine si renfrognée qu’elle en devenait douloureuse. — Holden, ce n’est pas seulement Holden, dit-elle, consciente du caractère évasif de sa remarque. C’est le visage du Rossinante. Il passait déjà aux informations avant que j’intègre l’équipage. C’est l’homme qui a quelque chose de spécial. Nous avons récupéré ce truc, là, et nous avons perdu un élément au cours de l’opération. C’est une victoire. Si ç’avait été vous, moi ou Claire, à l’heure qu’il est, nous serions en train de la célébrer. Mais c’est Holden. Et maintenant, nous avons l’impression d’avoir perdu notre porte-bonheur. — Pas tous, apparemment, fit Alex en indiquant les autres du pouce. Mais nous l’avons déjà perdu, dans le temps, et ça n’a jamais disloqué le groupe. C’était triste de voir Holden et Naomi prendre leur retraite, mais ensuite, il est revenu et c’est devenu bizarre. — Ouais. S’il avait disparu de la circulation, l’histoire du capitaine Draper aurait pu être un succès… À son tour, Alex se pencha en avant et interrompit Bobbie : — Nous sommes plus intelligents que ça. Je ne sais pas exactement ce qui se passe entre Amos et vous, mais ça n’a pas commencé quand Holden est parti, ni quand il est revenu. Ça a commencé quand ce putain de monstre a traversé la porte de Laconia pour venir foutre le bordel partout. Et en ce moment, Naomi est recroquevillée sur sa couchette alors que la maison brûle encore. — Elle n’aide pas les autres à décrypter les données ? Alex secoua sèchement la tête. — Elle n’a pas le droit de lâcher, continua-t-elle. C’est la meilleure technicienne de la station. Les gars de Saba ne sont pas mauvais, mais pas de son niveau. Elle n’a pas le droit de s’arrêter de travailler juste parce que… Parce que son amant est mort. Ou pire encore. Bobbie sentit la douleur et la culpabilité l’envahir à nouveau. — Nous avons besoin d’elle, c’est clair, acquiesça le pilote. Je peux aller lui parler, si vous voulez. À moins que vous ayez envie de lui botter le cul vous-même ? — Non, vraiment pas. — Tant mieux, parce que personnellement, je préfère laisser à quelqu’un d’autre le soin d’aller voir Amos pour lui dire de se reprendre. C’est vous qui vous en chargez, du coup. À sa grande surprise, Bobbie étira un sourire. L’espace d’un instant, elle aurait pu se persuader que leur étroite coquerie était le Rossi. Qu’Alex et elle naviguaient entre les étoiles ou les anneaux. Elle posa une main sur son bras, reconnaissante que son ami soit là et que leur plan soit toujours d’arranger les choses, qu’importe les difficultés. Le sourire du pilote suffit à montrer à Bobbie qu’il comprenait tout ce qu’elle n’exprimait pas. — On fait comme ça ? demanda-t-il. — Ça marche. Je me charge d’Amos, et vous de Naomi. Ensuite, si Holden est encore vivant, nous le trouvons, nous le libérons et nous filons d’ici avant que le prochain monstre laconien traverse la porte. — Voilà, ça c’est parler, félicita Alex avant de lâcher un soupir de soulagement. Content que vous retrouviez la raison, je pensais que j’allais devoir vous dire d’arrêter de bouder. Et j’appréhendais un peu le moment du coup de poing dans les dents. Saba se trouvait dans la zone la plus large de la coursive, où un panneau d’accès avait été enlevé mais jamais remplacé. Les bras au-dessus de la tête, il se tenait au plafond avec une aisance naturelle, comme si Médina pouvait virer de bord à tout moment. Il leva le menton à l’approche de Bobbie. — Salut, je cherche Amos, dit-elle. — Un problème ? — Ça, je vous le dirai quand je l’aurai trouvé. J’ai essayé de le contacter mais il ne répond pas. Saba plissa le front. — Que shansy qu’il cherche Holden ? — Peu de chances qu’il parte en mission tout seul, répondit Bobbie, avant d’ajouter un instant plus tard : Enfin, ce n’est pas impossible, mais j’en doute. — Assurez-vous que ça n’arrive pas, si possible. La situation est déjà assez merdique comme ça, et ça ne va pas s’arranger. Le ton de Saba capta l’attention de Bobbie. — Des nouvelles ? Il hésita, puis lui adressa finalement un signe de tête. Suivez-moi. — Je vous cherchais, moi aussi, dit-il. Vous voulez d’abord la bonne ou la mauvaise nouvelle ? — La bonne. J’ai besoin de réconfort, en ce moment. — Un coyo de l’équipe de nettoyage m’a assuré qu’Holden était vivant. Sous haute surveillance des Laconiens, mais bien vivant. Bobbie sentit un nœud se relâcher dans ses entrailles. Quoi qu’il se fût passé, au moins, elle ne l’avait pas tué. Mieux encore, elle pourrait en informer Amos lorsqu’elle le retrouverait. Elle remercia profondément le ciel d’avoir croisé Saba avant le mécanicien. Il lui fallait prévenir Alex. Et Naomi. Et tous les autres. Elle éprouvait un soulagement inexprimable. — C’est… D’accord. Et la mauvaise ? — J’ai reçu un message de l’Union, annonça-t-il. Via le répéteur espion. — Attendez, fit Bobbie, suivant Saba vers sa cabine. La communication est rétablie ? Je croyais que nous l’avions coupée. — Ils ont réactivé le répéteur pour envoyer ce message-là, et il s’est mangé un missile juste après ça. Drummer a pensé que ça valait le coup. — Ça doit être important, alors ? — Vous allez voir. Il afficha l’enregistrement de Drummer sur le moniteur de sa cabine. Bobbie fut choquée de constater à quel point le visage de la Présidente avait changé. Elle n’avait pas seulement l’air maigre et fatiguée, mais aussi plus âgée, comme si les quelques semaines précédentes avaient duré plusieurs années. Sans un mot, Saba lut l’enregistrement dans son intégralité. Bobbie l’écouta jusqu’à la fin, puis le passa de nouveau pour s’assurer d’avoir compris. La destruction de Pallas, la perte de conscience. — Putain, lâcha-t-elle. — Ouais, comme vous dites. J’ai demandé à mes gars de fouiller les données que nous avons interceptées. Ils ont déjà tout décrypté. Rien qui concerne des minutes envolées ou le vide qui se met à bouillir. — Même si nous avions trouvé quelque chose, de toute façon, impossible d’envoyer discrètement un message à l’Union sans le répéteur. — Pas discrètement, non, convint Saba. Mais nous pouvons toujours crier. Quand ce sera le bon moment. Médina, ce n’est plus chez nous, maintenant. Quand nous filerons chacun de notre côté, pourquoi pas contacter le Foyer du Peuple pour dire ce que nous avons à dire. Si nous trouvons quoi que ce soit. — Bonne idée, approuva Bobbie. Donc c’est ça, le plan, maintenant ? Dégager le passage et quitter la station avant que le nouveau vaisseau laconien débarque ? — On est déjà en train de passer le mot dans le monde souterrain, dit-il, d’une voix tout aussi épuisée que celle de Bobbie. À ceux qui sont dignes de confiance, seulement. Histoire qu’ils se tiennent prêts. Quand le moment sera venu, direction les vaisseaux pour nous tirer d’ici. Chacun vers un lieu différent. Ce sera plus difficile de nous avoir si nous nous séparons. — C’est encore mieux s’ils ne savent pas qui va où, renchérit Bobbie. J’aimerais bien trouver un moyen de mettre leur système de senseurs hors service en partant. — Ça serait pas mal, ouais, fit Saba d’un ton morose. — Et vous, sinon, vous tenez le coup ? Saba se tourna vers Drummer, toujours à l’écran, puis haussa les épaules. — C’est toute ma vie, cette femme-là, soupira-t-il. Et je l’ai perdue. Comme mon vaisseau. Comme le foyer qui accueillait les miens. Je vois mes villes et mes stations détruites par un vaisseau ennemi capable de faire perdre connaissance à tout un système. Et par-dessus le marché, un autre va bientôt arriver. Je vois un paquet de marines en tenue renforcée prêts à nous exploser la cervelle. Et l’homme le plus bavard de l’Univers est aux mains des Laconiens, maintenant. Donc au vu du contexte, je vais plutôt bien. — Holden ne nous balancera pas, certifia Bobbie. Il a fait beaucoup de communiqués de presse sans demander l’avis de personne, dans sa vie, mais là, ça n’a rien à voir. — S’ils l’ont eu, ils nous auront aussi. Ce n’est pas avec les mots qu’ils le persuaderont de parler, n’oubliez pas que ces gars-là étaient martiens avant d’être laconiens. Demandez aux anciens de l’APE. Pendant un interrogatoire martien, la question, ce n’est pas de savoir si, mais quand vous allez céder. Il aurait mieux valu qu’il meure. — Nous n’avons qu’à changer d’endroit. Vous avez d’autres cachettes qu’Holden ne connaît pas ? — Quelques-unes, oui, avoua-t-il à contrecœur. Mais de moins en moins. Mes hommes sont en train de s’installer ailleurs, en ce moment. Il y a encore de la place pour vous et votre équipe, mais plus pour longtemps. Et puis… Il secoua la tête. — Et puis quoi ? s’enquit Bobbie. S’il y a autre chose, il faut que je sache. Saba haussa les épaules et désigna l’écran du menton. — Le moment venu – enfin, s’il vient – le seul système où nous ne pourrons pas nous réfugier, ce sera le système Sol. Partout ailleurs, pas de problème, je pourrai m’y rendre. Mais peu importe où je serai, elle n’y sera pas. Quand le répéteur était encore en état de marche, ça pouvait aller, mais maintenant qu’ils l’ont détruit, j’ai l’impression… Le long de la joue brune de Saba, une larme se mit à couler. Bobbie détourna les yeux. Il était si facile d’oublier les autres. Pas simplement Saba, mais tous les occupants de Médina. Les équipages des appareils immobilisés sur les quais, près du Rossi. Les enfants dans les salles de classe. Le personnel médical dans les cliniques. Les artistes qui jouaient devant les cafés par simple amour de la musique. Avant qu’on ne bâtisse le Foyer du Peuple, l’Indépendance et la Sentinelle, la station Médina était ce qui s’approchait le plus d’une cité spatiale. C’était la demeure d’une génération entière, et tous ceux qui lui appartenaient portaient à présent quelque chose en eux qui délabrait leur vie. Bobbie songea aux prisonniers dans les cellules publiques, à l’homme en colère venu les observer. Depuis que la porte de Laconia s’était rouverte, la vie de nombreux équipages, familles, parents, enfants, amants ou amis s’était trouvée bouleversée. Pas simplement la sienne et celle du Rossinante. Pas simplement celle de Saba. Tous étaient pris dans la même avalanche, et personne ne savait comment stopper convenablement la chute. Elle aurait souhaité avoir quelques mots de réconfort à prononcer, mais se sentait incapable de mentir. La meilleure option semblait de passer à un nouveau sujet. — Quand nous partirons d’ici, dit-elle. Et je dis bien quand nous partirons, pas si nous partons. Il va nous falloir un plan. Si les vaisseaux s’échappent tout seuls de leur côté, nous allons perdre contact. Les Laconiens ne doivent pas savoir où nous allons, mais nous, si. Au minimum, il nous faudrait une liste des destinations. Le chacun pour soi et seul contre tous, c’est bien beau, mais nous devons établir un plan plus élaboré que ça. Saba hocha la tête. Au loin, des voix et des pas résonnèrent. — Il faudrait la crypter mais aussi la coder, suggéra Saba. Comme ça, nous serons les seuls à pouvoir déchiffrer. — Nous ? — Ou y mé. Les leaders du monde souterrain. Les premiers dissidents. Bobbie pouffa. — Ronflant, comme titre. Dans la coursive, les pas s’accéléraient, de plus en plus proches. Tel un animal reniflant la fumée, Saba leva les yeux. Merde, songea Bobbie. Pas encore des problèmes. On en a eu assez comme ça. Ça suffit, stop. La femme qui apparut dans l’encadrement de la porte était d’un certain âge, ses cheveux blancs ramenés en natte serrée. Sa silhouette était longiligne, sa tête légèrement trop large pour ses épaules, la morphologie classique qu’on acquérait après avoir grandi sans gravité pour se maintenir au sol. Un tatouage du cercle scindé de l’APE ornait son bras. Elle aurait dû sembler d’une autre époque, mais la lueur qui brillait dans ses yeux était digne d’une femme trois fois plus jeune. Elle lança un regard à Bobbie avant de se concentrer à nouveau sur Saba. Elle semblait jubiler. — Maha ? s’étonna Saba. Que ? Maha est un de nos meilleurs techniciens en communication, précisa-t-il à l’intention de Bobbie. Elle avait déjà le nez dans les codes avant ma naissance, voyez ? — Et ils n’ont plus aucun secret pour moi, ajouta-t-elle avec un étrange accent, avant d’exhiber un terminal passif non connecté au réseau de Médina. La nouvelle session de décryptage nous a permis de bouger quelques rochers. Et regardez un peu ce que nous avons trouvé en dessous. Bobbie s’approcha, saisit le terminal et consulta le fichier en question, intitulé : AUDIT DE SÉCURITÉ SUPPLÉMENTAIRE, COMME REQUIS PAR LE GOUVERNEUR SANTIAGO SINGH. Le créateur du fichier était le major Lester Overstreet. Bobbie vérifia la longueur du document et laissa échapper un sifflement. — Que ? interrogea Saba. — C’est beaucoup trop long pour être un simple rapport d’incident, affirma Bobbie. C’est… Les titres des rubriques s’affichaient également : Matériel, Procédures, Personnel, Protocoles, Comptes-rendus d’Audits, Recommandations. Elle reconnut la marque de paragraphe, similaire à celles des documents de l’époque où elle s’entraînait sur les pentes du mont Olympe. Cela ressemblait à un rapport de sécurité du Corps des Marines martiens, mais deux, voire trois fois plus volumineux que la norme. Elle fit défiler les rubriques les unes après les autres, les pensées commençant à se bousculer dans son esprit. — J’ai l’impression… Saba, j’ai l’impression que nous avons absolument tout, ici, dit-elle. 37 ALEX Son dos était douloureux. Parmi toutes les choses qui n’allaient pas dans sa vie, c’était celle-ci qui avait choisi de le rendre fou. Son dos était douloureux, juste sous sa cage thoracique, là où il cliquetait durant quelques jours à la suite d’une longue phase d’apesanteur. À présent, en plus de cliqueter, il le faisait légèrement souffrir. Le temps et l’âge le rattrapaient, tout simplement, mais il en devenait fou. En cette période, d’ailleurs, tout ce qu’il serait incapable d’arranger le rendrait probablement fou. Il longeait la coursive étroite, effleurant les conduites et les tuyaux de l’épaule, et songeait que la situation s’améliorait. Le fait de perdre Holden, naturellement, ne constituait en rien une avancée, mais pour le reste, les choses s’annonçaient mieux. Quoi qu’il advienne, il lui restait toujours Bobbie. Et pour lui, la Martienne comptait double. Il avait pris la responsabilité de veiller sur leur petite famille pratiquement depuis le jour où on avait anéanti le Canterbury, à l’époque, dans une autre vie. Généralement, il avait le sentiment d’avoir plutôt bien accompli sa tâche. La seule fois où les choses avaient vraiment dégénéré, il était encore marié à Giselle et se préoccupait principalement de regonfler la bulle percée de leur relation. Néanmoins, il pensait avoir préservé une certaine unité au sein de l’équipage du Rossinante chaque fois qu’il était resté concentré. Grâce à des gestes simples. Les choses les plus puissantes étaient toujours les plus modestes. Un mot gentil quand Clarissa se sentait rejetée par le groupe, un léger coup de coude dans les côtes quand les actes violents d’Holden au nom de quelqu’un d’autre menaçaient d’éclipser sa véritable personnalité, un cordon de sécurité autour d’Amos quand le colosse perdait la tête. Dans tous les équipages qui parvenaient à demeurer ensemble pendant plus de trois voyages, quelqu’un se chargeait de garder un œil attentif sur l’équilibre du groupe, et à bord du Rossi, Alex jouait ce rôle depuis maintenant des décennies. Seulement, pour le moment, ils n’étaient plus sur le Rossinante. C’était, selon le pilote, non pas tout le problème, mais une grande partie. — Hoy, hoy, hoy, lui lança l’un des hommes de Katria, qui le suivait au trot. Alex l’avait déjà croisé dans la coquerie. Un jeune homme au nez fracturé que l’on n’avait jamais remis en place. — Alles gut ? demanda-t-il. — Oui, oui, répondit Alex. Tout va bien. C’était un mensonge, mais il ne comptait pas discuter de leurs affaires de famille en dehors de leur cercle. — Bist good, poursuivit l’homme. Seulement… Alles inquiets pour Holden, voyez ? Si le Collectif peut faire quoi que ce soit, n’hésitez pas. Alex lui donna une tape sur l’épaule et plongea ses yeux dans les siens : — Merci. Vraiment. J’apprécie beaucoup. Encore un candidat qui souhaitait se rapprocher de l’action. Au fil des années, un million d’autres comme lui étaient venus se présenter. Au sein de l’équipage, Holden avait toujours absorbé la célébrité, car la plupart du temps, il n’était pas même conscient d’en être une. Il restait simplement lui-même, et se montrait vaguement surpris lorsqu’on le reconnaissait. Le reste du groupe, en revanche, devait établir des routines, créer des diversions, imaginer comment éconduire poliment tous ceux qui voulaient se mêler aux affaires du Rossinante afin de pouvoir dire à leurs amis et sur leurs pages réseau qu’ils connaissaient James Holden. Serrer la main de M. Nez Tordu et s’en débarrasser demanda tout de même un léger effort au pilote. Une partie de lui souhaitait tout simplement ignorer l’homme, ou bien lui crier au visage, mais sur le long terme, la diplomatie était préférable. Il avait désormais suffisamment d’expérience pour en être conscient, et savait se montrer patient lorsqu’il le fallait. Après un instant d’attente bien calculé, il tourna les talons et continua son trajet vers leur dortoir de fortune. Et Naomi. Quand Holden et elle avaient pris leur retraite, Alex avait souffert, mais il s’y attendait. Une partie de lui s’y préparait depuis son second divorce, et lorsqu’ils avaient tous deux fait leurs valises pour quitter le Rossinante, il était prêt à encaisser. Et quand les forces de Duarte avaient surgi de la porte pour altérer le cours de l’Histoire, quelque chose en lui pensait que le retour d’Holden et Naomi serait la solution. Mais il avait eu tort. Ils considéraient les Laconiens comme le seul et unique problème car s’ils venaient à périr, les hommes de Duarte seraient certainement responsables, mais en réalité, la situation était bien plus complexe. Et maintenant qu’Holden avait disparu de la circulation, il ne restait plus qu’une personne capable de résoudre le problème : Naomi. Résoudre. Un terme bien optimiste. Résoudre le problème dans la mesure du possible était plus adéquat. Il espérait que Naomi et lui se montreraient à la hauteur de l’événement. Néanmoins, malgré toutes les difficultés, sa relation avec Bobbie était toujours relativement solide. Elle était encore là pour lui. La cabine clandestine était baignée d’une faible lumière d’or projetée par leur dispositif, celui qu’ils utilisaient quand l’éclairage en place était trop aveuglant. L’air était plus chaud qu’ailleurs, légèrement imprégné de l’odeur des corps et du vieux linge. Ils n’avaient pas changé les draps depuis leur arrivée. Lorsqu’on tentait d’échapper aux escadrons d’une force de police autoritaire et de renverser une armée d’envahisseurs, certaines choses s’oubliaient facilement. Et laver le linge de maison semblait en faire partie. Naomi était assise contre le mur du fond, son tabouret basculant vers l’arrière afin que son dos pût toucher la cloison. Quand Alex entra dans la pièce, elle lui sourit et posa un doigt sur ses lèvres. Le pilote s’immobilisa. D’un signe de tête, Naomi lui indiqua la couchette sur sa gauche. Sous la couverture, les courbes du dos de Clarissa s’élevaient puis retombaient lentement. Elle était endormie. Alex se tourna de nouveau vers Naomi et désigna la porte en guise d’invitation, mais elle se contenta de déplacer son tabouret afin de libérer un espace où il pourrait s’asseoir, près d’elle, sur la couchette inférieure. Viens t’installer avec moi. Je ne sortirai pas. Alex prit place sur la couchette, un poids dans l’estomac. Un bruit sec dans son dos, comme celui d’un verrou qui saute, et la douleur s’évanouit. Dans l’ombre, Naomi semblait à peine se réveiller ou prête à s’endormir, à la frontière de deux états. — Salut, murmura Alex. Naomi agita la main et lui adressa un sourire. — Ça fait deux heures que je veille sur elle. Amos essaie de lui trouver quelque chose pour la soulager à court terme, mais il va falloir l’emmener à l’infirmerie. Le truc qu’elle a dans le sang est en train de s’accumuler. Ça la rend nerveuse. — Dès que nous aurons filé d’ici, promit Alex. Ce sera la priorité. Et vous, vous tenez le coup ? Naomi leva les mains, haussant les épaules à la manière des Ceinturiens. — Ouais, je vois, fit Alex. — Vous êtes venu me dire d’arrêter de faire l’enfant, c’est ça ? D’arrêter de bouder dans ma tente et de retourner me battre avant que Patrocle fasse une bêtise ? Sa voix dégageait un humour et une cordialité auxquels il ne s’attendait pas, qui parvinrent presque à tempérer le chagrin. — Patrocle ? C’est qui, celui-là ? — Un gamin grec qui s’est surestimé, expliqua Naomi avant de balayer le sujet de la main. Ça va aller, Alex. Je vais bientôt refaire surface. J’avais simplement besoin de m’isoler un petit peu. Un cycle baissier, c’est tout. Alex passa en revue les choses qu’il avait prévu d’exprimer, les arguments qu’il avait préparés. Aucun d’entre eux ne semblait adapté au contexte, désormais. — Ouais, d’accord, dit-il avant de marquer un silence. Un cycle baissier ? — Oui, le moment où je me demande s’il est mort ou vivant, si je le reverrai un jour. Le moment où je réalise à quel point j’aimerais qu’il soit là, sain et sauf, à ne faire de mal à personne et à me dire de suivre son exemple. — Je sais, c’est… Ça doit être… — Alex, j’ai l’habitude, le coupa Naomi. Vous n’imaginez même pas combien de fois il m’a mise dans cette situation. Combien de fois il a compris ce qu’il fallait faire et s’est précipité sans réfléchir aux conséquences. Sans laisser qui que ce soit l’avertir et le persuader d’obéir à autre chose qu’aux exigences de sa conscience. Il ne s’en rend même pas compte. C’est sa nature. La seule chose qui m’énerve chez lui. Ce n’était pas la tristesse que trahissaient les chevrotements de sa voix. Alex prit une profonde inspiration puis expira lentement. — Je crois que je n’ai pas bien cerné la situation, avoua-t-il. — Vous vous souvenez d’Io ? Quand il est monté à bord d’un vaisseau bourré de protomolécule parce qu’il croyait être capable de sauver Mars ? Ou d’Ilus, quand il a disparu avec cette réincarnation bizarre de l’inspecteur Miller parce qu’il pensait pouvoir empêcher le Rossinante de quitter son orbite pour s’écraser ? Ou de Marais, quand il a escaladé les falaises pour éviter que nous manquions d’eau ? Eh ben cette fois, en voulant simplement garder un œil sur Amos et Katria, il a fini par sauver toute l’opération, et il a peut-être même ouvert la voie pour que nous puissions tous nous échapper sans risque. Le seul prix à payer, c’était sa vie. Et il l’a sacrifiée sans une putain de seconde d’hésitation. Comme d’habitude. Une larme se mit à couler le long de sa joue, et Alex sentit ses yeux piquer. — Nous le retrouverons, assura-t-il. Nous le retrouverons toujours. — Ouais. Jusqu’au jour où nous le perdrons pour de bon. C’est la même chose pour tout le monde. Il y a toujours une dernière fois. Moi, j’aimerais juste qu’avec Jim, il n’y ait qu’une seule dernière fois, et pas toute une série. Alex lui prit la main. Les doigts de Naomi étaient chauds, mais plus maigres que dans ses souvenirs. Il sentait les petits os nichés sous sa peau sèche. — Il m’épuise, dit-elle. — Mais nous l’aimons. Elle poussa un soupir. — Oui. Ils restèrent assis en silence jusqu’à ce que Naomi retire sa main pour s’essuyer la joue. Elle se pencha vers l’avant, laissant les pieds du tabouret retomber sur le sol, puis lâcha un nouveau soupir qui sembla provenir d’un autre système. — Je me lave et je reprends le travail, déclara-t-elle. Elle se leva, bientôt imitée par Alex, mais le pilote demeura immobile et laissa Naomi quitter la pièce sans lui. Il voyageait avec elle depuis des décennies, et malgré tout, il était incroyablement aisé d’oublier à quel point elle comprenait son fonctionnement. Il ignorait si cela en disait davantage sur lui ou sur elle. Sur lui, probablement. Claire laissa échapper un léger son, à mi-chemin entre grognement et toussotement. Elle se tourna vers lui. Sa peau était pâle, recouverte de sueur, mais son sourire était ferme et aucunement forcé. — Salut, souffla-t-elle. Qu’est-ce que j’ai manqué ? Des nouvelles d’Holden ? Ou d’autre chose ? — Oh, non, nous étions juste en train de nous remotiver un peu. Comment tu te sens ? Les paupières de Claire vacillèrent, se refermèrent puis s’ouvrirent à nouveau, tel un clignement passé au ralenti. — Comme dans un rêve, répondit-elle avant de glousser. Tu as vu Amos, au fait ? Il était censé me ramener… quelque chose. — Il doit être encore en train de chercher. Mais il va revenir, ne t’inquiète pas. — Je ne m’inquiète jamais, dit Clarissa, qui, malgré la température clémente, frissonna comme si elle avait froid. Tu crois qu’ils pourraient arranger ça ? — Qui ? — Les Laconiens. Je n’arrête pas de me dire que si leur technologie est beaucoup plus avancée que la nôtre, alors peut-être que leur médecine aussi. Ils pourraient peut-être m’enlever tous ces putain d’implants et réparer les dégâts les plus importants de l’opération. — Aucune idée. Possible. — C’est assez ironique que je travaille à les faire exploser, non ? Elle poussa un léger son qui, ajouté à quelques autres du même type, aurait pu constituer un rire. — On peut dire ça, oui, acquiesça le pilote avant d’ajouter un instant plus tard : Si tu veux te rendre dans une de leurs cliniques… Bon, ça impliquerait sûrement de mettre de côté la résistance, mais si tu en as envie, nous pouvons y réfléchir. Elle lui adressa un sourire, d’amour autant que de compassion. — C’est vrai ? Tu crois que c’est possible de faire quelque chose de côté là ? — Oh que oui, confirma Alex. — Bon, dans ce cas, je garde ça en tête. Tu es quelqu’un de bien, Alex Kamal. — Tu n’es pas mal non plus. — Je ne suis pas au top, en ce moment, je pourrais faire mieux. Mais j’apprécie. Vraiment. Ses paupières s’agitèrent avant de se fermer à nouveau, et son visage se détendit. Elle ressemblait à une statue de cire. Elle ira mieux quand nous serons remontés sur le Rossi, songea-t-il. Elle ne sera pas guérie, c’est sûr, mais quand même dans une meilleure forme. Et une fois qu’il aurait repris sa place dans le siège du pilote, Alex ferait tout son possible pour ne plus jamais remettre les pieds sur un quai. Il n’était chez lui qu’à bord du Rossinante. Partout ailleurs, les problèmes survenaient. Bobbie apporta les nouvelles d’Holden, et autre chose, aussi. Cela semblait pratiquement prédestiné. Quelques instants après avoir juré à Naomi qu’ils parviendraient à libérer Holden, l’ex-capitaine s’était matérialisé dans les cellules de Médina et le document qui indiquait comment le délivrer était tombé entre leurs mains. C’était tellement parfait qu’Alex en devenait nerveux. — Hallucinant, dit Naomi en parcourant le fichier. Alex se pencha au-dessus de son épaule et tenta tant bien que mal de contempler l’écran de son terminal sans l’interrompre. Naomi était de retour aux affaires, signe certain de son soulagement. La pièce était exiguë, la porte solidement fermée. Saba diffusait les informations locales sur le moniteur, le volume relativement haut. Un jeune homme qu’Alex ne reconnaissait pas interrogeait Carrie Fisk au sujet de la guerre dans le système Sol et du trafic entre les mondes colonisés, qui s’apprêtait à reprendre. Les colonies se fichent de qui gère Médina, du moment qu’elle est bien dirigée. La gouvernance de l’Union des Transports se passait bien, et celle des Laconiens se passera bien aussi. Mieux, même, car leur modèle respecte l’autodétermination. Le Congrès laconien des Mondes donne à ses membres une véritable occasion de s’exprimer. Avant ça, ce n’était pas le cas. Alex tentait de suivre ses propos, ne fût-ce que pour faire autre chose que les cent pas. Ce n’était pas une grande réussite. Bobbie longeait la cloison derrière lui, trois pas dans un sens, puis trois dans l’autre. Saba, de son côté, se contenait davantage, et seul son regard s’agitait. Ils dégageaient tous deux la même volonté d’agir, comme un rocher au sommet d’une montagne basculant à peine vers la pente. Naomi laissa échapper un léger son guttural et satisfait, puis tapota un lien vers un plan schématique de ce qui, vu de l’extérieur, ressemblait au Gathering Storm. — Qui est au courant ? demanda Alex. Je veux dire, qui a vu ce document ? — C’est un de mes techniciens qui l’a décrypté, répondit Saba. Elle est venue me l’apporter directement, sans même le lire. Elle s’appelle Maha, c’est un élément sûr. Ce n’est pas le cas de tous mes hommes, mais elle, si je lui demande d’oublier le document, ce sera comme si elle n’avait rien vu. — Il contient les plans opérationnels du Gathering Storm, dit Naomi. On pourra dire ce qu’on veut des Laconiens, mais en tout cas, ils ne font pas les choses à moitié. — La plupart de leurs protocoles et de leurs pratiques sont ceux de la Flotte et du Corps des Marines martiens. Les cinq sixièmes de leurs procédures opérationnelles sont mot pour mot celles qu’Alex et moi connaissons. — Vous devriez les lire tous les deux, dans ce cas, suggéra Saba. Alles la. Et nous dire ce qui a changé. Quand on fait des modifications, c’est pour une bonne raison. Si nous savions laquelle, ça pourrait nous emmener dans la bonne direction et même nous être plus utile que le document. — Pas sûr, douta Naomi. Le doc est déjà une sacrée source d’informations. Porté par l’enthousiasme, Alex sentait comme des bulles de champagne dans sa poitrine. Un pétillement intense et festif. Il avait oublié ce qu’on éprouvait après le danger lors d’un moment de répit. Il avait bien failli capituler devant l’impossibilité du succès de la mission et laisser ses pixies dans le conduit d’aération. Et si ce document offrait la possibilité à tous les insurgés de quitter la station avant l’arrivée du Typhoon, son esprit défaitiste aurait gâché leurs meilleures chances. La stratégie d’Holden avait fonctionné. Il s’était jeté dans la gueule du loup afin qu’ils puissent récupérer ce fichier. Ils avaient maintenant tout ce qu’ils espéraient. À l’exception d’Holden, mais ils pourraient peut-être remédier à cela. — Des informations sur l’endroit où ils gardent les prisonniers ? interrogea-t-il. — Tout à fait, dit Naomi. À sa manière d’accentuer les mots, on comprenait que c’était la première chose qu’elle avait cherché à savoir. Les autres renseignements s’avéraient importants, mais la section du document qui précisait le lieu d’emprisonnement d’Holden et la manière de le faire sortir concentrait toute son attention. Alex, lui, pourrait s’informer des détails plus tard, du moment qu’ils étaient mentionnés. — Problema, c’est que ça m’a l’air un peu trop beau, tout ça, voyez ? déclara-t-il en se balançant d’un pied sur l’autre. C’est peut-être censé nous induire en erreur. — Vous pensez que c’est un faux fichier ? Saba fit claquer sa langue contre ses dents puis répondit : — Non. Mais nos vies sont en jeu, il faut quand même envisager cette possibilité. J’espère que non, c’est tout. Mais s’il est authentique, nous ne garderons pas le secret longtemps. C’est énorme, comme victoire, voyez ? Si quelqu’un l’apprend et picole un peu, tout le monde le saura. — Vous ne faites pas confiance à vos hommes ? questionna Bobbie. Saba désigna la porte close. — Mes hommes, ce sont les membres d’équipage du Malaclypse, dit-il. Les autres étaient sous les ordres de Drummer, à l’origine. Et il y avait cinq ou six strates de bureaucrates entre elle et eux. Je leur fais confiance, mais pas aveuglément. Ça reste des êtres humains. Avec autant de tares, je me demande déjà comment fait notre espèce pour réussir à se préparer des sandwichs. — Une foi inébranlable en l’humanité, railla Naomi, mais Alex percevait la sérénité dans ses paroles. Quoi qu’elle eût à l’esprit, cela parvenait à l’apaiser bien plus efficacement que lui. — Bobbie, quand vous faisiez partie du Corps des Marines, est-ce que vos combinaisons Goliath avaient une commande à distance ? demanda-t-elle. — Une quoi ? — Une commande à distance. Quelque chose qui permettait à votre officier en chef de désactiver la combinaison. — Bien sûr, on appelait ça “la radio”. Il n’avait qu’à nous dire de nous immobiliser et nous obéissions. Pourquoi cette question ? Naomi se pencha en arrière afin que Bobbie – et Alex, puisqu’il se trouvait juste derrière elle – puissent observer l’écran convenablement. Durant sa période de service, la chaîne de commandement avait toujours été clairement établie, tout comme les procédures pour ceux qui ne la respectaient pas. La plupart du temps, la police militaire entraînait le fautif à l’écart pour lui infliger une réprimande sommaire avant le jugement devant la cour martiale. C’était peut-être différent chez les marines, mais il était presque certain de n’avoir jamais rien lu de pareil à ce qu’on soulignait sur l’écran. — Ils peuvent… ils peuvent les neutraliser à distance ? s’étonna Bobbie, entre rire et indignation. Parce qu’apparemment, ici, je lis que le gouverneur peut appuyer sur un bouton pour transformer toutes ces jolies combinaisons renforcées en milliers de sarcophages. — Les fonctions qui permettent de survivre restent actives, expliqua Naomi. Mais pas les armes, le système comm ou les mécanismes articulaires. Alex lâcha un sifflement admiratif. — Ils doivent vraiment redouter les mutineries, commenta-t-il. — N’oublions pas comment ils sont arrivés jusque-là, dit Bobbie. Duarte a réussi à diviser la Flotte martienne et à créer une faction dissidente assez importante pour établir sa propre force navale. Croire que personne ne tentera jamais la même chose contre lui, ce serait complètement débile, et il ne l’est pas. Mais ce truc-là… — Ça me semble quand même un tout petit peu trop agressif, compléta Alex. — Et c’est toujours l’agresseur qui dévoile ses faiblesses, affirma Bobbie avant de poser une main sur Naomi. Quelles sont les chances que nous puissions pirater le signal ? — Amenez-moi une de ces combinaisons et je suis presque sûre que nous pourrons y parvenir. — Le Storm, les caméras de surveillance de Médina, les marines. Je crois que nous sommes en mesure d’élaborer un plan qui réglera ces trois problèmes, dit Bobbie. — Il y a les prisonniers, aussi, rappela Naomi. N’oublions pas de les libérer. Les prisonniers. En d’autres termes, Holden. Alex l’avait bien compris, à l’instar de Bobbie. — Ça va sans dire, approuva la Martienne. 38 SINGH Singh trouvait déstabilisant de songer à l’époque où Laconia n’existait pas encore. Lorsque ses parents avaient effectué la traversée, il était si jeune qu’il n’avait pratiquement aucun souvenir de son foyer martien. Et pourtant, Laconia n’était pas le premier des treize cents mondes à être colonisé. Ce titre revenait à une sphère de boue et d’eau que les colons avaient baptisée “Ilus”. Face à la perspective intimidante d’avoir à prospecter, étudier et exploiter les richesses potentiellement immenses de tous ces nouveaux mondes, le gouvernement terrien avait agi comme à son habitude en signant un contrat avec une compagnie civile qui s’en occuperait à sa place. Cependant, quand le vaisseau prospecteur de la Royal Charter Energy avait atterri sur ce que les Nations unies nommaient quant à eux “New Terra”, quelques centaines de squatteurs s’y trouvaient déjà et exploitaient les ressources minières en déclarant former un gouvernement autonome. À la suite de nombreux conflits sanglants, la RCE avait fini par quitter la planète, Ilus avait signé sa propre charte avec les Nations unies et, jusqu’à récemment, avait été l’un des membres fondateurs de l’Association des Mondes, exportant du lithium et des métaux lourds. James Holden était sur place quand ces violences avaient atteint leur paroxysme, et à présent, il était dans une salle d’observation, les chevilles enchaînées au sol. Singh l’observait sur son moniteur. Holden était plus âgé qu’il ne s’y attendait, ses tempes blanchies par le temps. Les images qu’il avait récupérées dans le fichier des archives publiques dataient de plusieurs décennies. Elles montraient un homme au visage ouvert et au regard sérieux, d’un âge proche de celui de Singh. Il se trouvait maintenant assis, tête basse, du sang tachant son uniforme de prisonnier au niveau de la poitrine et des manches. Quelques gouttes écarlates et circulaires souillaient également ses chaussons de papier. Il gardait une main sur son ventre et l’une de ses joues était enflée, marquée d’une ecchymose. Le tabouret qui l’accueillait avait un pied rivé au sol et il se balançait comme s’il tentait de se bercer pour trouver le sommeil. Les entraves à ses poignets ressemblaient à de larges rubans noirs, mais Singh les savait suffisamment solides. Les os du détenu se briseraient avant eux. Holden avait moins l’air d’une personne que d’une incarnation de la misère humaine. — Dois-je demander combien de ces blessures ont été causées par l’explosion ? interrogea Singh. Overstreet évita de sourire, mais une légère lueur de contentement s’alluma dans ses yeux. — Si c’est important pour vous, monsieur, je suis certain que je pourrais le découvrir. Le prisonnier avait déclenché de fausses alarmes à travers l’ingénierie avant d’être capturé. Puis, cinq minutes plus tard, les véritables alarmes avaient commencé à hurler. En d’autres circonstances, Holden serait déjà mort. La seule chose qui le maintenait en vie était son lien avec les mécanismes et les personnes impliqués dans les activités de son groupe terroriste et de sa propre obstination. Malgré tout, s’il souhaitait que sa stratégie fonctionne, Singh se devait de s’entretenir avec lui, d’établir un contact humain avec quelqu’un prêt à assassiner des Laconiens par simple haine et préjugé. S’il voulait obtenir des renseignements exploitables, il devait se persuader qu’Holden n’était pas entièrement mauvais, même si cela impliquait de se maintenir quelque temps dans l’illusion. S’il parvenait à remodeler Holden dans son esprit, à voir en lui quelque chose de meilleur que ce qu’il était en apparence, ce serait alors possible. — Il a tout de même prévenu les gens, argumenta Singh. Les alarmes déclenchées avant la détonation ont permis à certains de s’enfuir. Et quand on l’a arrêté, il a dit aux forces de sécurité qu’il fallait courir se mettre à l’abri. S’il n’avait pas fait tout ça, les victimes auraient été bien plus nombreuses. — C’est vrai, admit Overstreet. Il aurait pu aussi ne pas faire exploser la réserve d’oxygène. Qui était donc ce James Holden ? Un patriote loyal à son gouvernement ? Un homme si inquiet du changement qu’il se sentait forcé d’avoir recours à la violence ? Un agitateur considérant la gouvernance de Singh comme une autre opportunité de jeter la discorde, ce qu’il aurait fait dans toutes les circonstances ? Chaque fois, il en revenait – ou plutôt s’obligeait à en revenir – à la même conclusion : Holden s’était laissé capturer afin de sauver des vies. C’était là tout ce que savait Singh à son sujet. — Bon, dit-il. Voyons comment ça se passe. Holden leva les yeux lorsque Singh entra dans la pièce. L’œil gauche du vieil homme était pratiquement fermé, sa lèvre supérieure fendue et croûteuse. Il salua Singh de la tête tandis qu’un garde amenait une chaise légère au gouverneur. — Capitaine Holden, débuta Singh. Navré que nous n’ayons pas pu nous rencontrer dans de meilleures circonstances. — Moi aussi. Holden parlait d’une voix basse et rauque, mais Singh avait le sentiment que c’était en raison du contexte. — Je peux vous apporter quelque chose ? Un verre d’eau, peut-être ? — Du café, tenta Holden. J’en prendrais bien une tasse. Singh tapota le moniteur à son poignet et, un instant plus tard, le même garde réapparut avec un flacon dans la main. Holden s’en saisit à deux mains pour commencer à le siroter. Son sourire semblait authentique. — Pas mal du tout, complimenta-t-il. — Ravi qu’il vous plaise. Je préfère le thé, personnellement. — Ça peut faire l’affaire, quand il n’y a plus le choix, dit Holden, avant de lever les yeux pour croiser ceux du gouverneur. Au vu de ce qu’il venait de subir, son regard était remarquablement lucide et attentif. — Juste pour clarifier la situation, enchaîna-t-il, est-ce que c’est vous qui essayez de vous rapprocher de moi, ou moi qui essaie de me rapprocher de vous ? Parce que c’est un peu flou. — Les deux, j’imagine, répondit Singh. C’est la première fois que je fais ce genre de chose. Je suis novice. — Ouais, en même temps… Ne le prenez pas mal, mais vous avez une tête d’adolescent. — J’ai le même âge que vous aviez quand on vous a révoqué de la Flotte terrienne. Holden poussa un rire à la fois cordial et contrit. — Pas sûr que ce soit très flatteur de vous comparer à ce que j’étais à cette époque, dit-il. J’étais un peu débile. Singh gloussa de bon cœur. Il s’imaginait tout à fait capable d’apprécier cet homme. Excellent. La partie suivante de son plan n’en serait que plus facile. — Si vous me permettez, pourquoi cette haine envers nous ? demanda le gouverneur. — Je n’ai rien contre vous en particulier. Mais toutes ces conneries de conquistadors ont tendance à me gonfler. Singh recula sur sa chaise et inclina la tête de côté. — Il n’est question que de politique, pour vous, si je comprends bien. Ce qui vous importe, c’est qui dirige le gouvernement, peu importe sa vision du monde. C’est ça ? — En des termes moins académiques, disons que j’ai passé pas mal d’années à essayer de faire en sorte que les gens cohabitent sans avoir à oppresser les autres. Votre plan A est exactement ce que j’ai passé ma vie à combattre. — Vous nous pensez vraiment si malfaisants ? Regardez tout ce que nous avons fait, et la manière dont nous l’avons fait. Nous n’avons ouvert le feu sur aucun vaisseau qui n’avait pas lui-même déclenché les hostilités. Quels sont les conquistadors dans l’Histoire qui peuvent en dire autant ? Nous respectons les pouvoirs en place. Tous les mondes colonisés qui acceptent de se soumettre ont la possibilité de former leur propre gouvernement local et de conserver leurs coutumes… — Sauf si elles ne sont pas en accord avec vos lois. — Évidemment. Holden sirota une gorgée de café. — C’est ça, le truc, dit-il. Les gens que vous contrôlez n’ont pas leur mot à dire dans la manière dont vous les dirigez. Tant que tout le monde est sur la même longueur d’onde, tout va bien, mais quand on soulève une question, c’est vous qui décidez. Pas vrai ? — Il faut bien que quelqu’un prenne la décision finale, rétorqua Singh. — Non. Chaque fois qu’on commence à parler de finalisation en politique, ça veut dire que les atrocités se préparent. L’humanité a fait des choses extraordinaires en s’organisant du mieux possible, en échangeant des arguments, en se plaignant, en défendant ses idées, en négociant. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus digne ou de plus ordonné, mais c’est dans ces moments-là que nous sommes les meilleurs, parce que tout le monde a son mot à dire. Même si les autres essaient de crier plus fort que nous. Quand on n’entend qu’une seule voix, il se produit des choses terribles. — Et pourtant, d’après ce que j’ai compris dans les propos de Mme Fisk, l’Union des Transports condamnait des colonies entières qui ne suivaient pas ses règles. — Exact, confirma Holden. C’est pour ça que j’ai désobéi aux ordres et démissionné. Je m’apprêtais à retourner dans le système Sol pour prendre ma retraite. Vous pourriez le faire, vous ? — Quoi donc ? — Si on vous donnait un ordre amoral, est-ce que vous seriez capable de démissionner et de vous éclipser ? Parce que tout ce que j’ai vu dans votre manière de gérer la situation me laisse à penser que ce n’est pas une option, pour vous. Singh croisa les bras. Il sentait l’interrogatoire lui échapper. — Le Haut consul est un homme très sage et très réfléchi, affirma-t-il. J’ai totalement foi en lui pour… — Non. Stop. “Totalement foi en lui” me dit déjà tout ce que je voulais savoir. Vous pensez vraiment que c’est une conquête bienveillante et sans effusion de sang ? — Oui, aussi bienveillante que vous le décidez. — J’étais là pendant la guerre qu’a déclenchée Duarte pour couvrir ses traces, et pendant les années de famine qui ont suivi. Votre empire a les mains beaucoup moins sales en décidant quand commence l’Histoire et quelles périodes doivent être passées sous silence. — Donc nous devrions plutôt vous laisser décider, vous et vos amis ? questionna Singh en tentant de conserver un ton léger. Vous avez conscience que, tôt ou tard, vous allez bien finir par nous révéler leur identité, n’est-ce pas ? Holden avala une longue gorgée de café avant de poser délicatement le flacon sur le sol, tout près de ses pieds. — J’espère que ce sera tard, répondit-il. Mais je vois que la partie amicale de l’interrogatoire est déjà terminée. Singh sentit la cordialité qu’il avait cultivée envers Holden muter en frustration. Il s’était précipité. Il aurait dû consacrer plus de temps à façonner leur relation, car à présent, tous deux avaient adopté une posture antagoniste. Il était temps de changer de tactique. — Dites-moi ce que vous pouvez à propos d’Ilus, lança-t-il. Holden fronça les sourcils, sans pour autant manifester de colère. — Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Singh demeura silencieux et se contenta de patienter. Holden haussa les épaules et poursuivit : — D’accord. C’est la première colonie qu’on s’est disputée. Je m’y suis rendu pour essayer de jouer les médiateurs entre les différentes parties qui revendiquaient la planète, et tout est parti en vrille. Les gens se sont tiré dessus et des vieilles créations sont revenues à la vie pour faire exploser l’océan. L’écosystème local a tenté de nous avaler comme de l’eau douce. Et ça grouillait de limaces mortelles, en plus. Pas terrible. — Des créations sont revenues à la vie ? — Ouais, dit Holden en s’agitant sur son petit tabouret. Nous avions un nodule de protomolécule active à bord du Rossinante, mais nous ne le savions pas. Il essayait de revenir pour signaler que la porte de Sol avait bien été ouverte, mais comme tout ce qu’il voulait contacter était mort ou désactivé, il a commencé à réanimer des choses. Seulement, une partie du nodule était un gars que je connaissais, avant, et… Enfin, c’est une histoire bizarre. En quoi ça vous intéresse ? — Et l’autre création ? Holden secoua la tête puis écarta les mains. L’autre création ? Sur son moniteur, Singh afficha l’image prise à bord du Tempest. Un néant d’ombre et de lumière. Il agrandit l’image et tendit l’appareil afin qu’Holden puisse la contempler. — Ouais, la balle magique, confirma le vieil homme. C’est ce qui a tout neutralisé. Ce qui a désactivé la protomolécule. Singh sentit son cœur tressaillir. Le ton calme et innocent d’Holden était plus terrifiant que n’importe quelle menace. — Qui a fait quoi ? — Le type que je connaissais, celui qui était mort. Il travaillait comme inspecteur de police, avant, et le nodule l’utilisait pour chercher quelque part où faire son rapport. Et il – enfin, sa version reconstituée – a détecté une zone où toute activité protomoléculaire était annihilée. Il disait que c’était comme si on avait tiré une balle pour anéantir la… la civilisation… qui… Agrandissez encore un peu l’image, pour voir ? Singh accéda à sa demande, et Holden cligna des yeux. La fatigue semblait envolée, la douleur oubliée. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix dégageait une autorité ainsi qu’une détermination que le gouverneur percevait pour la première fois : — Ce n’est pas Ilus, ça. C’est où ? — C’est apparu dans le système Sol, confia Singh. À bord d’un de nos vaisseaux. — Oh, merde, lâcha Holden. D’accord, écoutez. Il faut que vous contactiez quelqu’un. Elle s’appelle Elvi Okoye, elle travaillait comme scientifique sur Ilus. Je ne sais pas où elle vit, aujourd’hui, mais elle a passé des années à rechercher les créations là-bas, y compris celle-là. Elle l’a traversée. — Où est-ce que ça menait ? — Ça ne fonctionnait pas comme une porte. C’est plutôt comme si elle avait fait traverser une partie du réseau protomoléculaire avec elle. Ça a paralysé l’échantillon. Il n’était plus actif. Et elle dit que ça l’a aussi neutralisée quelques instants. — Neutralisée ? répéta Singh. Comme si elle avait perdu connaissance ? Et quelques minutes de sa vie ? — Un truc comme ça, oui. Je ne sais pas. Je ne l’ai pas traversée, moi. Mais j’ai vu cette chose, là, sur la station. J’ai vu ce qui leur est arrivé. Singh réalisa qu’il était penché vers l’avant. Il avait l’impression de sentir son sang bouillonner dans ses veines, et les mêmes émotions se reflétaient sur le visage ravagé d’Holden. — Il y avait une station sur Ilus ? demanda-t-il. — Non, je parlais de la station d’ici. Celle qui contrôle le système des anneaux. La première fois que nous avons traversé la porte, le même inspecteur mort m’a guidé jusqu’à la base alien. C’est en partie comme ça que les portes se sont ouvertes. Mais j’ai vu des choses, là-bas. Ça ressemblait aux archives de l’ancienne civilisation. Mon ami l’inspecteur fantôme y cherchait quelque chose, et comme il m’utilisait, j’ai tout vu en même temps que lui. L’entité qui a conçu tout ça s’est fait anéantir bien avant notre époque. Il y a de ça des milliards d’années, peut-être. Je l’ai vu essayer d’arrêter ça en pulvérisant des systèmes solaires tout entiers. Mais ça n’a pas marché. Quoi qu’elle ait tenté de faire, elle a échoué puis disparu, en ne laissant derrière elle que son réseau et les vieilles machines que nous avons découvertes. Le truc qui est apparu à bord de votre appareil, c’est elle. L’autre entité. Celle qui a tout détruit avant que la Terre et Mars ne soient reliées au réseau des portes. — Mais pourquoi est-ce qu’elle se manifesterait maintenant ? Holden s’étouffa dans son rire. — Ça, aucune idée, avoua-t-il. Vous n’avez rien fait de différent, récemment ? Singh ressentit une pointe d’embarras. Holden avait vu juste. Pour la première fois, ils avaient activé leur générateur magnétique dans un environnement non contrôlé, à l’intérieur de la Zone lente et dans le système Sol. C’était peut-être un effet secondaire, un défaut inhérent aux vaisseaux construits sur les plates-formes orbitales, ou bien… — Écoutez, reprit Holden. Nous ne sommes pas amis, vous et moi. Et nous ne le serons jamais. Mais là, maintenant, ça n’a plus d’importance. L’entité qui a mis au point les portes, la protomolécule et toutes les ruines dans lesquelles nous vivons s’est fait anéantir. Et celle qui est à l’origine de sa disparition vient de vous prendre pour cible. Cette nuit-là, Singh ne put trouver le sommeil. Il était épuisé, mais lorsqu’il fermait les paupières, Holden apparaissait, plissant ses yeux meurtris, désignant quelque chose de sa main cassée. L’énigme de la balle, ainsi que la menace et le mystère qu’elle représentait le défiaient de s’endormir. Au beau milieu de la nuit, le gouverneur rendit les armes, enfila un peignoir et demanda qu’on lui apporte un thé, celui qu’on stockait à l’intendance. Quand sa boisson arriva, Singh consultait déjà les dossiers informatiques de la station à la recherche de documents supplémentaires sur les divagations d’Holden. Il espérait découvrir quelque chose lui suggérant que l’ancien capitaine du Rossinante était un aliéné ou jouait la comédie afin de faire oublier ses actes terroristes. Malheureusement, fichier après fichier, rapport après rapport, ses dires se confirmaient. Même lorsqu’aucun témoin n’était en mesure de les corroborer, un récit au moins prouvait qu’ils étaient cohérents. Tout serait tellement plus facile si James Holden n’était qu’un fou. Votre empire a les mains beaucoup moins sales en décidant quand commence l’Histoire et quelles périodes doivent être passées sous silence. Singh connaissait bien le récit de la fondation de Laconia. Il y avait assisté, même s’il était encore très jeune, à cette époque. Les portes qui menaient vers les treize cents mondes s’étaient ouvertes, avant qu’on y envoie les sondes. À leur retour, elles avaient fourni des informations concernant les différents systèmes, étoiles, planètes et étrangetés qu’elles avaient observés. L’humanité entière avait vu cela comme une opportunité de coloniser de nouvelles terres, d’habiter une nouvelle planète, mais seul Winston Duarte avait anticipé les terribles dangers que l’expansion engendrerait. Les violences et le chaos pendant que l’humanité franchirait les frontières de la civilisation. Le goulot d’étranglement que serait la Zone lente et les guerres sans fin qu’il générerait. La catastrophe environnementale inattendue, empirée par l’absence de réponse de la part du pouvoir central. Seul le Haut consul avait eu la volonté de résoudre le problème. Parmi toutes les nouvelles planètes qui attendaient de l’autre côté des portes, il avait choisi Laconia pour ses plates-formes de construction orbitales. Il s’était procuré l’échantillon actif de protomolécule, qu’il pourrait utiliser pour maîtriser le pouvoir de Laconia. Le docteur Cortazár mènerait les travaux de recherche et de développement. Duarte avait également rallié un tiers de la Flotte martienne à sa cause. C’était la graine qui deviendrait bientôt un arbre, la fraction de l’humanité qui se reconstruirait sur Laconia et reviendrait afin de rétablir l’ordre au sein de sa civilisation. D’assurer une paix éternelle. De mettre fin à toutes les guerres. Singh n’avait eu aucun doute quant à la réussite de son projet. Les idées d’Holden étaient compatibles, même s’il mettait l’accent sur des valeurs différentes. Lui-même avait utilisé la protomolécule – ou plutôt, avait été utilisé par la protomolécule – pour réactiver de très anciens mécanismes. Seulement, il l’avait fait de manière inconsidérée, pour un résultat calamiteux. Duarte, à l’inverse, avait agi consciencieusement, pour un résultat des plus glorieux. Il sirota son thé. Il n’était pas encore froid, mais s’avéra moins chaud qu’il ne s’y attendait. Holden constituait un vrai problème. Il était l’élément clef qui permettrait de démanteler le réseau terroriste sur Médina, mais aussi de résoudre le mystère de l’entité apparue à bord du Tempest. Son témoignage des visions à l’intérieur de la station alien était le seul que l’on pouvait trouver. Il occupait une place de choix au sein de l’humanité, car il s’était trouvé aux bons endroits aux bons moments. Et s’il y avait bien une chose qu’enseignait l’histoire de Laconia, c’était l’importance d’être la bonne personne au bon moment. Singh avait toujours eu conscience que l’histoire de Laconia et celle du système Sol étaient liées. À présent, il discernait leurs racines communes plus que jamais. Il avait le profond sentiment que son monde et celui d’Holden ne formaient qu’une seule et bien plus grande histoire. Les créateurs de la protomolécule en faisaient également partie. Tout comme ceux qui les avaient anéantis avant de disparaître. Ceux qui étaient maintenant de retour. 39 AMOS — Je pensais aux recycleurs, dit Peaches. Au ton de sa voix, elle semblait fatiguée. C’était toujours plus ou moins le cas, mais cette fois-ci, c’était encore plus évident. — Ah ouais ? réagit-il. Ils étaient tous deux seuls sur leur couchette. Peaches était en position assise et se coupait les ongles des pieds à l’aide d’un petit couteau qu’il avait dégoté pour elle. En raison de son traitement, ils repoussaient jaunes et plus épais. Amos savait qu’il était important pour elle de les conserver courts, même si elle n’en parlait jamais. Les mains du colosse imaginaient ce qu’elles ressentiraient en lui brisant la nuque. La tension, tout d’abord, suivie de la sensation du cartilage broyé puis déchiré. Le regard trahi de Peaches alors que la vie quittait son corps. Il vit la scène aussi clairement que si elle avait eu lieu dans la réalité. — Les retours ne sont pas aussi bons que prévu, regretta-t-elle. Nous avons déjà atteint quatre-vingt-huit, voire quatre-vingt-dix pour cent de rétablissement, mais après Freehold, je ne suis même pas certaine que nous ayons dépassé les quatre-vingt-cinq pour cent. — Ça vaut la peine de se pencher sur le problème, dit Amos. Tu sais d’où ça peut venir ? — J’aimerais bien vérifier les filtres à eau. On dit qu’ils sont ce qui se fait de mieux en dehors des systèmes à gel, je sais, mais je crois qu’ils ne sont pas aussi performants qu’on le prétend. Amos ferma les yeux et le système de recyclage du Rossinante se matérialisa dans son esprit. Si les filtres n’étaient pas suffisamment efficaces… Ouais, cela pouvait bien faire chuter la pression à l’intérieur des recycleurs. Peut-être assez pour diminuer le taux de rétablissement des systèmes. Il réfléchit aux autres conséquences envisageables. — Nous devrions aussi contrôler les câbles d’alimentation, suggéra-t-il. — Voir s’ils ne sont pas distendus ? Amos poussa un grognement d’approbation. Peaches, elle, se rembrunit et hocha la tête, comme chaque fois qu’ils parvenaient à un accord. À bord du Rossinante, il y avait encore une poignée de domaines qu’il maîtrisait mieux qu’elle, mais ils se faisaient rares, et la plupart du temps, ils étaient liés aux systèmes d’armement. Elle ne les appréciait guère, ce qui affectait l’attention qu’elle leur prêtait. Il tenait avec elle certaines conversations qu’il ne pouvait avoir avec les autres. Pour autant, cela n’empêchait pas les pensées de se former dans son esprit, et ne faisait pas disparaître la chose dans sa gorge. — Tu crois qu’Holden va bien ? demanda Peaches. — Peut-être. Peut-être pas. La chose dans sa gorge se contracta et s’agrandit encore un peu. Il n’aurait su dire précisément pourquoi. — J’aurais bien aimé pouvoir faire plus pour lui, dit-elle. — Naomi va trouver une solution. Et peu importe ce qu’il faudra faire, nous le ferons. Elle termina de couper l’ongle de son dernier orteil et lui lança le couteau. Il s’en saisit, en replia la lame et le glissa sous son oreiller, là où il resterait. Peaches prit deux nouvelles pilules, les avala sans liquide et s’allongea sur sa couchette. Il n’y avait pas suffisamment d’espace entre la couchette de Peaches et celle d’au-dessus pour lui porter un coup de poing efficace, mais il pouvait toujours lui asséner un coup de pied directement dans les côtes. Ou dans la tête. La repousser contre la cloison. Elle serait alors incapable d’esquiver les coups de pied suivants. Il ne le ferait pas, mais les pensées lui venaient malgré tout. — Tu as besoin de dormir ? s’informa-t-il. — Un petit peu, oui. — Tu devrais essayer d’avaler quelque chose, après ça. — Je n’ai pas très faim, en ce moment. — C’est pour ça que j’ai bien dit “essayer”. Au pire, contente-toi de te barbouiller le visage de nourriture, comme les bébés. Ta peau absorbera les nutriments. Peaches gloussa. — D’accord, accepta-t-elle, tu m’as convaincue. Après ma sieste. — Moi, j’y vais tout de suite. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’as qu’à le dire. — Merci. Amos se dirigea vers la coquerie, ses épaules effleurant les tuyaux et les conduites de chaque côté. Il entra dans la pièce et aperçut l’un des compères de Saba occupé à boire son café ; un bel homme, qui s’était toujours montré amical. La chose dans sa gorge remua quelque peu et il imagina la tasse heurter le visage de l’homme, le bord se pliant contre sa lèvre supérieure pour renverser le café et les brûler tous deux. Il ressentit ce que ce serait de lui courber la colonne vertébrale, de piéger ses jambes sous la table pour qu’il soit incapable de s’échapper, puis de tirer jusqu’à lui briser le dos. À ce moment-là, d’autres personnes se seraient manifestées. Les amis de la victime. Il réfléchit à la manière de les tuer aussi. Amos étira un sourire amical et salua l’homme de la tête. Il lui rendit bientôt la politesse. Le colosse se prépara un bol de flocons d’avoine aromatisés au miel et s’installa tout seul pour manger son repas. L’homme vida sa tasse, puis quitta la coquerie. L’espace d’un instant, il eut le dos tourné vers lui et le mécanicien imagina son pied percuter le creux de son genou pour qu’il s’effondre au sol, dans la position idéale pour une prise d’étranglement. Amos se contenta de lâcher un soupir et avala une nouvelle cuillerée de bouillie d’avoine. Celle du Rossinante était meilleure, mais cela restait un repas chaud qui soulageait sa gorge. — Salut, lança Babs depuis l’encadrement de la porte. Elle s’approcha et vint s’asseoir en face de lui, mâchoire serrée, regard déterminé, le fixant droit dans les yeux comme si elle tentait d’incarner Holden. — Vous avez une minute ? demanda-t-elle. Amos agrippa son bol à demi vide, laissa tomber sa cuillère à l’intérieur et jeta le tout dans le recycleur sur le chemin de la sortie. Sept portes plus loin, on trouvait un poste de contrôle environnemental. Saba l’utilisait pour stocker la nourriture, mais ils mangeaient avec appétit et désormais, la pièce était majoritairement vide. Personne n’y demeurait longtemps, car elle n’avait qu’une seule issue. De plus, les murs étaient épais, emplis de mousse isolante qui étouffait totalement les sons. Si les Laconiens surgissaient, la pièce serait un piège fatal. Amos ouvrit la porte de l’épaule. Les pas de Bobbie résonnaient dans son dos, lourds, rapides et autoritaires, comme ceux d’un professeur prêt à passer un savon à ses élèves. La pièce était sombre, mais il repéra tout de même l’interrupteur pour allumer un éclairage utilitaire bien trop intense. Les réserves se réduisaient maintenant à une demi-palette de protéines texturées, quelques tubes de grain et de levure. Les cloisons étaient constituées de plaques d’acier, à l’exception d’un coin où l’on trouvait du silicate de carbone tressé. Un tuyau longeait la jonction entre le mur de gauche et le plafond. Les commandes environnementales étaient installées dans des placards verrouillés ou bien derrière des portes sécurisées. Pour les atteindre, il fallait un pied-de-biche, un chalumeau, ainsi que plusieurs heures de patience. La pièce mesurait environ trois mètres sur quatre, et le plafond, lui, s’élevait à plus ou moins deux mètres de hauteur. Ce n’était pas parfait, mais tout de même convenable. Et de toute manière, il n’existait aucun endroit mieux adapté que celui-ci. Derrière lui, Babs entra dans la pièce à son tour et referma la porte. Deux petites demi-lunes marquaient son nez près des narines, comme chaque fois qu’elle était agacée. La chose palpitait dans sa gorge, pareille à une tumeur. L’espace d’une seconde, il crut qu’elle allait éclater. Babs croisa les bras, bloquant la porte. — Écoutez, Amos. Je sais que vous avez les nerfs contre moi. Et moi, très honnêtement, j’ai aussi les nerfs contre vous. Et pas qu’un petit peu. Mais nous formons une équipe. Nous sommes amis, et nous pouvons arranger ça. Je suis là, maintenant, OK ? Donc quoi qu’il se passe… — Vous avez perdu vos couilles, Babs, ou quoi ? l’interrompit Amos. Ses mains fourmillaient, comme si elles renfermaient un trop-plein d’énergie. Comme s’il était au bord du court-circuit. — Vous êtes vraiment venue ici pour me parler de vos sentiments ? demanda-t-il. Le visage de Bobbie abandonna toute expression, de même que son regard. Elle décroisa les bras, se voûta quelque peu afin que ses hanches soutiennent son poids et plia légèrement les genoux. Amos songea qu’il lui faudrait encore un ou deux rounds d’insultes avant de réagir. Il avait tort. Elle bougea les épaules, fit pivoter ses hanches et déploya son bras droit. Quelques années plus tôt, il aurait peut-être été capable de l’esquiver pour entrer dans sa garde. Seulement, quelques années plus tôt, elle aurait peut-être été plus rapide. Il ne parvint qu’à détourner la tête et à reculer de quelques centimètres avant que le poing de Bobbie vienne heurter sa pommette. Si le mécanicien s’était montré plus lent, son nez aurait explosé. Elle assénait déjà le coup suivant, et Amos se tourna pour éviter que son épaule soit percutée de plein fouet. La douleur fut tout de même soudaine, vaste, familière comme une vieille chanson. Il sentit la chose éclater dans sa gorge comme un ballon, puis s’amplifier jusqu’à devenir plus grande que lui. À l’aveugle, il donna un coup de pied droit devant lui et son genou, encore plié, cogna Bobbie juste au-dessus de la hanche. L’intention n’était pas de la blesser, seulement de la repousser. Il parvint à ouvrir entre eux un espace suffisant pour se précipiter sur elle. Poing droit dans le visage, poing gauche dans les côtes. Elle leva les bras pour adopter une posture de boxeur, mais une fraction de seconde trop tard. Il réussit à entrer dans sa garde, plaça un coude sur sa gorge et la plaqua contre la porte pour lui comprimer la trachée. Elle s’agita sous lui, tentant de trouver un moyen de respirer. L’effort que fournissait le mécanicien pour la maintenir en place faisait souffrir ses jambes ainsi que son dos, et il serrait les dents jusqu’à les faire grincer. La douleur dans ses testicules débuta par un bruit sourd, comme si on lâchait une brique sur le sol. L’intensité de la souffrance ne survint qu’une seconde plus tard, se propageant ensuite à travers son corps tout entier. Il se sentit trébucher en arrière. Bobbie se libéra de son bras et le frappa de chaque poing dans la même côte, qui finit par céder. Bobbie ne retenait aucunement ses coups. Il abandonna donc lui-même toute forme de restriction et s’élança vers elle en rugissant, prêt pour une lutte à mort. L’infime partie de lui qui le surveillait à distance, encore capable de réfléchir lucidement, s’attendait à la voir battre en retraite. Mais elle choisit de se jeter sur lui. Ils se heurtèrent comme deux navires lors d’un naufrage, hanche contre hanche, la main de Bobbie autour du cou d’Amos, et un instant plus tard, le colosse fut projeté dans les airs. Il percuta finalement la cloison, si puissamment qu’il perdit l’ouïe pendant une seconde. Il s’écarta juste au moment où Bobbie lui portait un coup de genou dans le ventre. Il lui saisit la cuisse et la souleva au-dessus de sa tête, puis tous deux s’effondrèrent au sol, le cognant aussi fort que la gravité giratoire le permettait. Quelqu’un hurlait, peut-être lui. La lutte se poursuivait maintenant au sol, les mains de Bobbie sur la tête du mécanicien, les doigts enfoncés dans sa chair à la recherche de quelque chose à agripper. Si la Martienne attrapait son oreille, elle resterait dans sa main. Amos se redressa, tentant de saisir le bras de son adversaire afin de le placer dans une position où il serait capable de le plier. De le briser. Le temps d’une seconde, son objectif fut pratiquement atteint, mais elle pivota, posa un pied sur la taille du colosse et parvint à le repousser. Il saisit la cheville de Bobbie et tenta cette fois-ci de lui plier le genou, mais sur cette partie-là du corps, les muscles étaient bien trop puissants, les articulations bien trop solides. Dans cette position, qui plus est, lui non plus ne pouvait pas bouger. L’autre talon de Bobbie vint percuter puis fendre son arcade gauche, et Amos se précipita sur elle afin de la repousser. Le sang piquait son œil, mais une vie entière de pratique lui permettait de se déplacer rapidement. Ses mains agrippaient maintenant le cou de Bobbie, le serrant aussi fort que possible. La trachée était coincée entre ses pouces, où il pourrait la briser comme une noix. Mais elle passait déjà les bras à l’intérieur des siens, roulant des épaules afin de se libérer de l’emprise du colosse. Un mouvement planifié. Elle n’était pas submergée par la rage, et pouvait encore réfléchir. Elle bloqua ses jambes dans celles d’Amos et roula pour se retrouver sur lui. Elle lui cogna le menton de la paume et retira sa main pour laisser son poing droit frapper sa gorge. Amos s’étouffa et tenta de s’écarter. Son souffle n’était plus qu’un râle aux accents rauques. L’air qui pénétrait dans ses poumons semblait se compresser. Il essaya tant bien que mal de se relever, mais Bobbie, elle, était déjà debout et lui porta un coup de pied au genou afin qu’il s’écroule à nouveau. Il percuta violemment le sol et aperçut Bobbie au-dessus de lui, qui l’écrasait en lui portant coup de pied après coup de pied. Il tenta de se dégager mais sentit le talon de son adversaire heurter son épaule, puis son dos. Elle s’attaquait maintenant aux reins et Amos essaya de s’enfuir, en vain. La douleur était accablante et délicieuse. Il était sans défense. Foutu. Elle lui asséna un nouveau coup de pied, engageant tout le poids de son corps, et il sentit une autre côte se fracturer. Il ne parviendrait pas à se relever. Les violences se prolongeraient autant qu’elle le voudrait, et il n’avait aucun moyen d’empêcher cela. Il se recroquevilla contre les coups qui n’en finissaient plus, sentant ses dommages corporels s’aggraver peu à peu. Il était incapable de se défendre. Si Bobbie comptait le tuer, alors il périrait. Il encaissa les coups, et la douleur s’étendit jusqu’à ce qu’il ne soit plus capable de déterminer de quelle partie de son corps elle provenait. Jusqu’à devenir plus immense que son corps. Son esprit dérivait, vacillait. Les images défilaient rapidement en lui, comme un souvenir trop enfoui pour former un tout cohérent. Un parfum aux senteurs de lilas et de bergamote. Une couverture blanche si élimée que les fibres de coton se déchiraient, mais encore douce. Le goût des glaces à l’eau bon marché que l’on vendait dans cette bodega merdique de Carey and Lombard. Le son d’un mécanisme d’alimentation dans la pièce adjacente, et de la pluie. Il n’avait plus songé au bruit de la pluie tombant sur Baltimore depuis de longues années. Violence, douleur inexorable, mais aussi glaces à l’eau. Un insondable sentiment de paix inonda ses entrailles, puis déborda, le soulevant pour l’extraire de son corps. Il se laissa porter avec décontraction. La chose dans sa gorge s’était évanouie. Non. Elle ne disparaîtrait jamais. Elle était simplement repue, retournée à sa place au plus profond de son être. Une sensation plus agréable encore que les instants qui suivent l’orgasme. Plus pénétrante. Plus concrète. Finalement, il réalisa que Bobbie avait cessé de le piétiner. Il roula sur le dos. Ouvrit les yeux. Du sang tachait le sol et les cloisons. Ses testicules lui semblaient des ballons de football faits de souffrance. Du sang coagulé collait sa paupière gauche et l’empêchait de s’ouvrir. Il déglutit, sentit sa gorge brûlante et douloureuse, mais la chose s’était envolée. Sa respiration, toutefois, lui paraissait étrange. Il lui fallut une seconde avant de réaliser pourquoi. Son râle n’était pas le seul dans la pièce. Bobbie était assise contre la porte, les jambes légèrement écartées, les mains posées sur les genoux. Au-dessus des articulations de ses doigts, les minuscules proéminences sanglantes là où la peau s’était fendue semblaient l’œuvre d’un artiste. Sa chevelure collait à son cou, principalement du fait de la transpiration. Ils s’observèrent un long moment sans dire un mot, et seul le ronronnement de la station vint troubler leur silence. — Bon, lança enfin Bobbie, qui reprit par deux fois son souffle avant de continuer : C’est quoi, le problème ? Amos déglutit à nouveau, et cette fois-ci, la douleur s’avéra moins intense. Il tenta de se redresser, puis se ravisa. On apercevait même quelques traces de sang au plafond. L’une d’elles ressemblait à la tête d’un chien de bande dessinée. — Je… dit-il avant de prendre une nouvelle inspiration. Je ne veux rien, moi, de manière générale. Vous voyez ce que je veux dire ? — Nan. — Les gens… les gens veulent toujours des choses. Des enfants. Devenir riches, célèbres, ou autre. Et puis ils partent en vrille en essayant de les obtenir. Donc moi, je ne veux rien. Hors de question de finir comme eux. — Je vois. — Mais j’ai foiré. Je ne m’en suis même pas rendu compte, mais j’en suis venu à vouloir un truc. Il attendit en vain le retour de la chose qui avait obstrué sa gorge, puis enchaîna : — Je veux que Peaches meure chez elle. Entourée de sa famille. — Sur le Rossi, en déduisit Bobbie. Avec nous. — Ouais. Voilà ce que je veux. Mais depuis que nous sommes revenus de Freehold, tout part en lambeaux. La retraite d’Holden et Naomi, ça pouvait encore aller, parce qu’ils l’avaient choisie. — Ils ne sont jamais vraiment partis, d’ailleurs, remarqua-t-elle. — Mais après ça, ce gros enfoiré de vaisseau a traversé la porte de Laconia, et maintenant que nous sommes coincés ici sans pouvoir remonter sur le Rossi, j’ai l’impression que l’opportunité d’avoir ce que je veux est en train de s’éloigner sans que je puisse l’attraper, vous comprenez ? Elle fait comme si de rien n’était, mais pour moi, c’est préoccupant. Et du coup… du coup, les choses deviennent plus difficiles. Et moi, je deviens taré. Je me mets à imaginer des trucs bizarres contre mon gré. Ils restèrent plongés dans le silence un long moment. Amos essaya de nouveau de se redresser, cette fois-ci avec succès. — D’accord, dit Bobbie. Je comprends. — Ah bon ? — Pratiquement, disons. Elle se leva et lui tendit la main. Il la saisit, les doigts autour de son poignet, ceux de la Martienne autour du sien, et ils tirèrent ensemble afin de le remettre sur pied. Le visage de Bobbie était quasiment intact, mais quelques ecchymoses commençaient à apparaître autour de son cou. — Vous m’avez vraiment défoncé, déclara-t-il. — Ç’aurait été plus facile de vous tuer, répliqua Babs, qui étira un grand sourire sanglant. Mais je me suis dit que nous avions encore besoin de vos tares. Amos hocha la tête. Elle avait raison sur les deux points. — Vaudrait mieux vous mettre de la glace, railla-t-il. — Je vous emmerde, mon grand. Si j’avais fait ne serait-ce que la moitié du boulot, en ce moment, vous seriez en train de vous couvrir les parties avec tout ce que nous avons de froid. — Ouais. Vous pourrez vous en servir quand j’aurai fini, pas de problème. Elle décocha un nouveau sourire et se tourna vers la porte. — Hé, Babs, appela-t-il. Sans rancune, hein ? — Non. Mais la prochaine fois que vous ressentez l’envie de tabasser quelqu’un, évitez de m’insulter d’abord. Amos poussa un rire douloureux. — Si j’ai besoin de tabasser quelqu’un, j’ai toute une station pour faire mon choix. Mais si je veux perdre un combat, là, il ne reste plus que vous. Bobbie patienta une seconde. — Effectivement, répondit-elle. Il fallut cinq minutes au colosse pour parvenir jusqu’aux toilettes. Il se nettoya du mieux possible, mais il devrait enfiler des vêtements propres. En se rinçant l’œil, le caillot de sang sur son arcade se mit à saigner à nouveau. Il lui faudrait demander à Saba de solliciter quelqu’un pour la recoudre. Mais d’abord, les vêtements. — Bordel, lâcha Peaches lorsqu’il pénétra dans la pièce. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? — Hein ? Ah, ça… On s’est entraînés un peu, avec Babs. J’ai mis la tête là où je n’aurais pas dû. Rien de grave. Le mensonge était plutôt flagrant, mais l’expression sur le visage de Peaches oscillait tout de même quelque part entre Je ne te crois pas et Je veux bien te croire. Il contempla les clavicules de Claire, attendant que la chose réapparaisse pour lui indiquer comment les briser, mais rien ne survint. Il en fut soulagé. — Il faut t’entraîner plus souvent, tu perds la main, dit-elle. — Pas faux. Et toi, qu’est-ce que tu as prévu de faire, maintenant ? — Je pensais aller me barbouiller le visage de nourriture comme un bébé, répondit-elle. — Bonne idée. Je viens avec toi. 40 NAOMI — Réveillez-vous, il faut partir, prévint quelqu’un. Tout de suite. Allez, allez. Naomi ouvrit péniblement les yeux, et ses pieds touchèrent le sol avant même que ses songes ne se dissipent. Elle se souvenait d’un feu. Elle s’adressait à lui, puis… Elle sentit sa mémoire se dérober, son rêve se dissolvant comme une barbe à papa dans l’eau. Amos quitta sa couchette dans un grognement de douleur et se rendit au chevet de Clarissa pour l’aider à se mettre sur pied. Alex, lui, passait déjà sa combinaison sur ses jambes fines et brunes. La voix qui l’avait alertée appartenait à une fille qu’elle ne connaissait pas, bien trop jeune pour le cercle scindé tatoué sur le revers de ses mains. — Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Bobbie. Un problème ? — On a dit à Saba qu’il fallait filer d’ici, alors on file. Maintenant. — Où il est ? — Déjà parti, répondit la fille avant de disparaître à son tour, laissant la lumière filtrer par la porte entrouverte et venir éclairer le dortoir. Les voix et les bruits de métal contre métal étaient sonores, paniqués, mais n’annonçaient pas de combat imminent. Malgré tout, la peur et l’urgence de fuir qui envahissaient Naomi étaient aussi intenses que si des coups de feu résonnaient. — Ça va, Peaches ? s’enquit Amos. Claire hocha la tête et tira sa chevelure en queue-de-cheval, comme si elle s’apprêtait à partir travailler. Depuis qu’elle avait pris son nouveau médicament, ses joues avaient repris des couleurs. Si Amos n’avait rien trouvé, il aurait fallu la porter. Le ciel leur accordait encore de modestes faveurs telles que celle-ci. Ils sortirent pêle-mêle dans la coursive. Naomi s’immobilisa puis lança un regard par-dessus son épaule. Ils n’avaient laissé aucun outil, aucun terminal, simplement des cheveux et des traces de leur ADN. Largement suffisant pour les identifier. — Naomi ? appela Alex. Tout le monde est en train de se tirer au plus vite, ici. À mon avis, nous devrions… Rapidement, efficacement, Naomi récupéra les couvertures ainsi que les oreillers. Ils étaient bon marché, se compressant facilement dans ses bras. Nouvelle petite faveur du ciel. Elle les jeta dans le conduit de recyclage improvisé à l’extrémité du couloir. C’était peut-être inutile, et elle avait possiblement perdu du temps pour rien, mais cela n’avait maintenant plus d’importance. Elle l’avait fait. Ces temps-ci, une grande partie de sa vie se déroulait ainsi. Saba se tenait dans l’encadrement de la porte qui donnait sur le reste de la station, les vastes secteurs de Médina que le monde souterrain ne contrôlait pas. Il serrait la mâchoire, ses yeux cerclés de ténèbres que la teinte brune de sa peau ne pouvait dissimuler. — Qu’est-ce qui se passe ? l’interrogea-t-elle. — Un de nos hommes dans l’équipe logistique m’a prévenu que les Laconiens allaient venir inspecter la zone. Mieux vaut ne plus être là quand ils tomberont sur nos cachettes. — OK. Nous savions qu’ils viendraient, de toute façon. Saba plaça un terminal dans la main de Naomi. — Pour vous. Une fausse identité. J’en ai une pour alles la. Travail, numéro de chambre, et tout ça. Ça reste un peu superficiel, mais dans l’urgence, c’est tout ce que j’ai pu faire. — Merci, dit Bobbie lorsque Saba lui remit un autre appareil. — Vous pouvez aussi communiquer, mais qu’avec moi, et seulement par messages textes. Au sein de votre cercle, vous faites ce que vous voulez. Naomi hocha la tête. Elle avait le sentiment de retrouver l’époque de sa jeunesse, sous tous ses pires aspects. Amos, Alex et Clarissa se dirigeaient déjà vers la coursive commune, Bobbie trottinant derrière eux pour les rejoindre. Naomi posa une main sur le bras de Saba. — Les fausses identités n’ont pas besoin de nous servir très longtemps, dit-elle. Nous sommes près du but. Gardons espoir. Le regard de Saba s’adoucit. — Ma femme est dans le système Sol en train de mener la guerre contre ces enfoirés, et croyez-moi, je compte bien remuer ciel et terre pour avoir l’occasion de me réveiller de nouveau à côté d’elle. Ne serait-ce qu’une fois. Naomi songea alors à Jim, à la peur qui torturait son estomac. Saba lui toucha l’épaule et la poussa délicatement vers ses amis. Son équipage. Sa famille, amputée d’un membre. La couche interne du tambour aurait pu être celle de n’importe quelle station giratoire : de larges coursives communes qui permettaient à la fois aux chariots et au trafic piéton de circuler, des rampes qui s’élevaient vers le sol et le soleil artificiel de la surface intérieure, ou descendaient pour s’approcher du néant sous leurs pieds. Elle n’avait pas quitté le repaire de Saba depuis qu’ils avaient perdu Jim, et maintenant qu’elle marchait en compagnie des occupants de la station, essayant d’imiter le comportement d’un travailleur lambda, elle constatait à quel point Médina était spacieuse. Dans un contexte différent, elle aurait pu s’en trouver soulagée, mais à présent, elle avait le sentiment d’être une souris sur le territoire des chats. Elle sortit le terminal que Saba lui avait fourni, tentant d’adopter un air las tandis qu’elle prenait connaissance de sa nouvelle identité, de son lieu de résidence, et de tout ce qu’elle devrait répondre aux Laconiens si on venait à l’arrêter. Elle avait déjà lu un certain nombre de faux profils, et celui-ci était tout à fait acceptable. La véritable question était de savoir jusqu’où les taupes de Saba étaient parvenues à creuser dans l’ensemble des données des Laconiens. Le lien entre le Storm et la station étant rompu, elles travaillaient par conséquent sur les copies du réseau local. Des fichiers modifiables. Sans le sacrifice de Jim, les opérations du monde souterrain auraient pu prendre fin dès à présent. Une pensée bien étrange. La gratitude de Naomi était toutefois teintée de colère. D’amples écrans diffusaient les actualités de la station. De la propagande laconienne, mais on y trouvait peut-être quelques vérités. On passait des images du système Sol et de la guerre qui s’était engagée là-bas. Elle n’y prêta pas attention, mais lorsque d’autres images apparurent, Naomi se figea. Une jeune femme au teint olivâtre et aux larges mâchoires, vêtue de l’uniforme bleu des Laconiens, se tenait d’un côté, au-dessus de la mention : AMIRAL JAE-EUN SONG – EYE OF THE TYPHOON. Un jeune homme occupait l’autre moitié de l’écran. Santiago Singh, le gouverneur de la station. — Qu’espérez-vous de votre arrivée sur Médina ? demanda-t-il. Ses propos étaient sous-titrés en espagnol, en mandarin et – c’était là le plus agaçant – en créole ceinturien. L’amiral hocha solennellement la tête puis répondit : — L’important est d’assurer la sécurité des habitants de la station. Le Haut consul Duarte a très, très clairement fait savoir que… Naomi ne réalisa qu’elle s’était immobilisée que lorsqu’Amos l’aiguillonna du doigt. — Vaut mieux ne pas s’arrêter, chef, conseilla-t-il. Nous attirerons moins l’attention. — Oui, acquiesça-t-elle. — Ce n’est qu’un montage, intervint Clarissa. Ils font ça en permanence, mais en vérité, le décalage est plus important. Il nous reste encore du temps. Naomi hocha la tête, n’accordant aucune confiance à ses paroles. Selon la fausse identité de Saba, elle s’appelait désormais Ami Henders et résidait au quatrième niveau, dans les quartiers réservés aux réfugiés. Elle était le pilote attitré du Blue Genius, un transport d’eau qui naviguait maintenant sans elle de l’autre côté de la porte d’Athènes. Elle se demanda si Saba était parvenu à effacer Naomi Nagata des registres de la station. Quoi qu’il en fût, il était impossible de la faire disparaître des dizaines d’années de fichiers vidéos que l’on trouvait dans les archives des actualités, où elle se tenait aux côtés de Jim en regrettant que les caméras ne soient pas allées filmer ailleurs. Elle marchait sur une bulle de savon qu’elle espérait ne pas voir éclater. Les quartiers des réfugiés offraient des conditions de vie légèrement préférables à celles du monde souterrain. Un petit appartement de cinq pièces, doté d’un étroit séjour et de toilettes communes situées dans son prolongement. Elle aurait pu toucher l’une des cloisons du coude et l’autre de l’épaule. Les lieux étaient plus exigus que leurs quartiers à bord du Rossinante, mais il y avait des portes et ils pourraient dormir sans respirer les rêves de l’équipage entier. Un petit moniteur mural diffusait les informations laconiennes, mais un homme au visage impassible vêtu d’un uniforme de la sécurité avait remplacé le capitaine du Typhoon. — Leur base était précisément ce que nous pensions trouver, déclara-t-il. Ces cachettes ont permis aux terroristes d’élaborer leurs plans et d’opérer en secret. Sans elles, ils vont devoir se montrer au grand jour. C’est là que nous pourrons les arrêter. Nous ne savons pas combien de personnes utilisaient cette base secrète, mais nous l’avons scellée et procédons actuellement à une enquête approfondie. Nous sommes certains que la station est maintenant moins menacée, mais nous devons rester vigilants. Ces gens-là sont prêts à risquer l’intégrité de leur environnement pour servir leur idéologie. Il faut impérativement isoler puis désarmer ces terroristes avant une nouvelle attaque comme celle qui a provoqué l’explosion des cuves d’oxygène. Dans cette optique, le gouverneur accordera une amnistie partielle à toute personne qui… Claire éteignit le moniteur du pouce et croisa le regard de Naomi. La détermination et l’épuisement qu’on lisait dans ses yeux étaient plus éloquents que n’importe quels mots. Laissez tomber. Nous avons du pain sur la planche. Alex s’éclaircit la gorge : — Bon, puisqu’il n’y a plus de coquerie, je vais longer la coursive et voir si je peux trouver un café, ou quelque chose dans le genre. Des candidats pour un petit-déjeuner ? Il y aurait des sentinelles, des drones, le risque que la véritable identité d’Alex soit révélée lorsqu’il tenterait de payer. Elle avait envie de l’empoigner, de l’enfermer dans sa chambre. De s’assurer que personne n’abandonne la sécurité de leur cabine. — Je veux bien un thé, lança-t-elle finalement. Et quelques gâteaux protéinés, si possible. — Ça marche. Je reviens, dit-il sur le ton de la promesse, comme s’il était certain de la tenir. — Je vais… fit Amos en adressant un geste à Clarissa. Naomi hocha la tête. — Et moi, j’ai du travail, ajouta-t-elle. — Je monte la garde, dans ce cas, décida Bobbie avec un sourire oblique. Pas génial, comme plan, mais j’aurai l’impression de me rendre utile. — Je vous en ramènerai un, de plan, jura Naomi. Une fois seule sur sa nouvelle et mince couchette, elle dressa une liste sur le terminal de Saba. Si elle songeait trop à l’urgence et aux dangers, elle savait que les pensées noires s’immisceraient à nouveau dans son esprit, et elle n’avait pas le temps pour cela. Mais si elle parvenait à se concentrer, à réfléchir à la manière de mettre fin à leurs problèmes, alors tout irait bien. Elle connaissait suffisamment son fonctionnement pour en avoir conscience. Les soins nourriciers d’un esprit affûté. Leur objectif final était de s’enfuir de la Zone lente et de trouver un endroit sûr où se dissimuler, puis se regrouper. Elle nota donc la dernière étape en haut de la liste : SE REGROUPER Elle n’avait pas davantage de détails concernant la manière dont cela se déroulerait. Il faudrait certainement se contenter de baisser la tête et d’attendre la suite des événements. Que l’ennemi trébuche ou que de nouveaux alliés se manifestent. Les stratégies de l’ancien temps. C’était néanmoins l’ultime visée, quoi qu’il advienne. Et pour parvenir à leurs fins, il leur fallait atteindre d’autres objectifs… SE METTRE EN LIEU SÛR Et avant cela… IDENTIFIER LES ENDROITS SÛRS Car ils devraient d’abord savoir où fuir. Quelque part où le Rossinante serait capable d’atterrir. Où le pouvoir en place avait peu de chances de se liguer avec les Laconiens pour les livrer à Duarte. On pouvait donc exclure le système Sol, ainsi que les planètes ayant rejoint l’association de Carrie Fisk. Il restait peu d’options envisageables, mais quelques débuts d’idées commencèrent à fleurir dans son esprit. Très bien. Cela dépendrait toutefois de plusieurs facteurs. Elle sépara la colonne en deux afin d’en créer une nouvelle. AVEUGLER MÉDINA ET LE GATHERING STORM Si les Laconiens réalisaient qu’ils s’étaient échappés, on les retrouverait rapidement. Ce serait donc important. Ils devraient s’en charger au tout dernier moment, car l’ennemi n’aurait alors pas le temps de réparer ses dispositifs endommagés. Elle devrait s’assurer que tout le monde soit prêt avant la désactivation des systèmes de senseurs. Par conséquent… RASSEMBLER LES GROUPES D’ÉVACUATION Pour ce faire, il faudrait passer le mot à tous les hommes qui constituaient le réseau de Saba. À l’entièreté du monde souterrain. À tous les leurs. La peur et le chagrin étaient maintenant de retour, de même que le nœud dans sa gorge. Rien de difficile. Il suffisait de l’ajouter à la liste. Cela faisait simplement partie du plan. LIBÉRER JIM Saba envoya un message une heure avant la fin du quart d’Ami Henders. Bobbie le reçut aussi, contrairement aux autres. Il mentionnait un restaurant situé un seul niveau sous la surface intérieure du tambour, ainsi qu’un itinéraire qui permettait de s’y rendre en évitant les points de contrôle, si tout se passait bien. Naomi se lava le visage dans leur modeste lavabo, guère plus large que ses deux paumes mises côte à côte, puis tira sa chevelure en quelque chose de relativement ordonné. Lorsqu’elle remonterait sur le Rossi, elle passerait une journée entière sous la douche. C’était décidé. Alex et Clarissa l’attendaient dans la coursive publique. Amos et Bobbie, quant à eux, se tenaient quelques mètres plus loin et faisaient mine de discuter en surveillant les alentours. Ils étaient couverts d’ecchymoses, et une entaille barrait l’arcade du mécanicien. Ils semblaient avoir été pris dans l’explosion – ce qui, techniquement, s’avérait exact – mais la tension que trahissait Amos dans la posture de son ventre et de ses épaules s’était envolée. Pas envolée, non. Plutôt apaisée. Une bonne nouvelle. — Prête pour une excursion en territoire hostile ? questionna Clarissa en saisissant le bras de Naomi. Cela ressemblait à un geste joueur, mais le besoin d’assistance était clairement sous-entendu. — J’espère qu’ils servent des margaritas, dit Alex. Ça fait longtemps que je n’en ai pas bu un bon. — Tu ne sais pas ce que c’est qu’un bon margarita, crois-moi, réagit Amos. Il y a des trucs que les Terriens sont toujours les seuls à faire correctement. Bobbie croisa le regard de Naomi, hocha légèrement la tête et entama leur itinéraire. Amos marchait à ses côtés, son pas quelque peu maladroit dans la gravité fractionnelle, comme s’il souffrait chaque fois qu’il déplaçait une jambe. Naomi patienta quelques secondes et s’élança dans leur sillage, avec la sensation qu’elle ne connaîtrait jamais l’histoire derrière toutes ces ecchymoses. James Holden avait navigué en compagnie de cinq membres d’équipage, mais ils ne formaient pas un groupe de cinq. Deux d’entre eux ouvraient la marche, suivis par les trois autres. Un piètre moyen d’éviter d’être reconnus, mais c’était tout de même préférable. Le restaurant était un vaste bar de céramique ouvert sur la coursive commune. Des fumerolles de vapeur s’échappaient à l’arrière, chargées d’odeurs de poisson et de curry. Le design contrastait fortement avec celui du vaisseau d’origine. L’espace était une suite de modifications. Le Nauvoo était devenu le Béhémoth, qui était devenu à son tour la station Médina tout en découvrant sa présente et sa prochaine nature. Vu sous cet angle, Naomi appréciait le restaurant, bien qu’elle le trouvât plutôt moche. L’homme derrière le comptoir hocha la tête, leur souhaita la bienvenue dans un dialecte qu’elle ne reconnut pas et leur fit signe de le suivre jusqu’à l’arrière du bâtiment, au milieu des émanations de vapeur. Ils pénétrèrent dans une cuisine exiguë où deux femmes les contemplèrent passer d’un air curieux. La première était très âgée, tandis que la seconde semblait à peine avoir passé l’adolescence. Le vieil homme ouvrit une épaisse porte de métal et, le sourire aux lèvres, leur désigna la chambre froide sur laquelle elle donnait. Saba s’y trouvait déjà, une couverture sur les épaules et une fine cigarette noire à la bouche, les joues rougies par le froid. L’homme referma la porte derrière eux et la lumière dorée de l’éclairage de secours s’alluma automatiquement, projetant parmi eux les ombres des caisses de poisson in vitro. Amos tourna les yeux vers Clarissa, qui paraissait se réjouir du froid. — Pas l’idéal, admit Saba, mais au moins, il sera compliqué de nous entendre. — Vous croyez qu’ils écoutent ? — Non. Mais ici, j’ai moins de chances de me tromper. Perdón pour le dérangement. C’était un peu brutal, mais on m’a prévenu peu de temps avant le raid. — Shikata ga nai, répondit Naomi. Saba opina d’un air contrit. — Nous avons un plan, affirma Bobbie. Enfin, c’est Naomi qui l’a élaboré. — Disons que j’ai les grandes lignes, dit Naomi. Je n’en suis pas totalement satisfaite, parce qu’il devra se passer beaucoup de choses dans un laps de temps très réduit. Mais l’arrivée du Typhoon est prévue dans moins d’une semaine, et je ne peux rien faire pour ralentir sa progression. — J’ai des hommes, rappela Saba. Dites-moi tout et j’en parlerai aux personnes concernées. — Le plan comporte pas mal d’étapes, avertit Naomi. Il peut tomber à l’eau de beaucoup de manières différentes. — Je vous écoute, dit le capitaine du Malaclypse, à travers un nuage où la fumée se mélangeait à la vapeur de sa respiration. Naomi dévoila son plan, étape par étape, détail après détail. Au fil des mots, l’opération se concrétisait dans son esprit, conférant à ses paroles une clarté ainsi qu’une autorité qu’elle ne ressentait qu’à moitié. C’était un plan consternant, ouvert à mille échecs, dont certains seraient rédhibitoires. Si l’équipe d’abordage ne réussissait pas à s’infiltrer à bord du Storm, ce serait la fin. Si le code de désactivation s’avérait différent ou impossible à pirater, ce serait la fin. Si les équipes de réparation laconiennes parvenaient à remettre les senseurs en état plus rapidement que prévu, ce serait la fin. Mais à chaque mot qu’elle prononçait, à chaque détail qu’elle évoquait, elle sentait le Typhoon qui se profilait dans son dos pour se rapprocher d’eux et mettre fin à leurs espoirs. — Il va nous falloir deux bombes, dit Saba. Il sortit son terminal, celui qu’il ne connectait pas au réseau licite de la station, et continua de parler tout en rédigeant un message : — L’une pour le système de senseurs, et l’autre pour la prison. Katria s’est dévouée pour en poser une, et il faut voir qui elle décide de prendre pour la seconde. Laquelle est la plus importante ? Aucune des deux, répondit Naomi au même moment que Clarissa disait : Celle de la prison. — J’ai travaillé sur cette station, à une époque, expliqua Claire. Fournissez-moi un accès au réseau électrique secondaire qui alimente les senseurs, un moyen de réinitialiser le réseau primaire, et je pourrai m’assurer qu’on ne les réactive pas. — Claire, fit Bobbie d’un ton inquiet. — J’en suis capable, assura Clarissa. Ça fonctionnera, j’en suis sûre. La décision fut prise. Saba écrivait déjà un nouveau message sur son terminal. — Bist good alles, déclara-t-il. — Amos et moi, nous nous chargeons du Storm, dit Bobbie. Vous décidez de qui nous accompagne, mais le reste n’est pas négociable. — Ça marche, approuva Saba. Je ferai monter les miens à bord du Malaclypse dès que j’aurai reçu le signal. Si l’équipe d’abordage a des ennuis, au moins, nous aurons une solution de secours. Plan B, sa sa ? Alex leva une main en l’air. — Sur ce coup-là, personne à part moi ne pilote le Rossi. Mais vous l’aviez déjà compris, non ? — Je m’occupe de la prison, lança Naomi. Et de libérer Jim. Le terminal de Saba sonna. Il fixa l’appareil d’un air ravi. — Katria nous a trouvé quelqu’un, dit-il. Un coyo avec une certaine expérience en démolition. Il faudra l’informer du plan. En partie, seulement. Le reste, c’est pour le cercle rapproché. — Compris, fit Naomi. Claire et moi pouvons le briefer. — Très bien, conclut Saba, qui se dirigea à grands pas vers la porte et la cogna du poing – toujours enveloppé dans la couverture – avant de pointer Amos et Bobbie du doigt. Vous, venez avec moi. Nous allons rejoindre Katria et discuter de chasse aux marines. Une ombre passa brièvement sur le visage de Bobbie. Une expression à peine discernable, mais Naomi l’aperçut. — Partez devant et nous suivons, dit Amos, qui arborait son habituel sourire insignifiant. — Des idées sur la manière dont je pourrais remonter sur mon vaisseau ? demanda Alex tandis que la porte s’ouvrait. — Plusieurs, oui, répondit Saba. Vous devriez venir avec moi. Il secoua la tête puis ajouta : — Trop de choses à développer, mais pas le temps de traîner ici. Ils quittèrent la chambre froide pour retrouver l’air des cuisines, soudainement brûlant. Avant de sentir à nouveau la chaleur, Naomi n’avait même pas réalisé qu’elle avait froid. Saba ouvrit la marche et ils filèrent à travers la vapeur pour rallier l’univers civil, deux par deux, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’elle et Clarissa. Elles s’installèrent au comptoir afin d’observer les passants. Le poisson était plutôt fade, mais le curry ainsi que le riz aux champignons avaient bon goût. Sur la cloison opposée de la coursive, un moniteur passait en boucle les informations locales. Clarissa mangeait, buvait du thé, parlait de tout et de rien. Naomi, elle, en venait presque à ignorer les tremblements qui agitaient la main de sa coéquipière, ou la manière dont son regard vacillait par moments. Si elle pense pouvoir y arriver, c’est qu’elle peut y arriver, songeait la Ceinturienne. L’homme vint enfin les rejoindre et prit place sur la chaise à leurs côtés. De beaux yeux noirs, un sourire éclatant et enthousiaste sous un nez tordu. — Namnae na Jordao, se présenta-t-il. On s’est déjà vus, plus bas, vous vous souvenez ? — Je m’en souviens, oui, confirma Claire. — C’est Katria qui m’envoie, dit-il avant de se pencher vers l’avant. Alors, quel est le plan ? 41 SINGH Il avait suivi un entraînement sur des vaisseaux spatiaux, comme toutes les personnes de son rang. Il avait passé des semaines à dormir dans une cabine étroite, à manger coude à coude avec ses camarades officiers, mais à la fin de l’entraînement, il retournait chez lui, sur Laconia, pour retrouver le Monstre et Natalia. Les week-ends qui suivaient ces périodes étaient les plus agréables qu’il avait jamais vécus. Il faisait la grasse matinée, se réveillait aux côtés de sa femme. Avant la naissance du Monstre, ils habitaient des quartiers au deuxième étage d’un immeuble, dotés d’une chambre et d’un mur rétractable qui permettait de laisser entrer l’air frais et d’ouvrir un panorama sur Laconia. Il se souvenait d’un soir où il était resté allongé dans leur lit pour contempler la vue tandis que le crépuscule tombait, les immenses nuages à l’horizon virant à l’or et au violet, la plate-forme de construction alien étincelant parmi les étoiles. Il avait posé la tête contre le ventre encore inoccupé de Natalia et avait songé aux vaisseaux en construction au-delà de leur atmosphère. Un jour, il commanderait l’un d’eux. À l’époque, la perspective lui paraissait glorieuse. Sans même avoir à vérifier les dates, il savait que son exil sur Médina s’était prolongé aussi longtemps qu’une période d’entraînement complète. Quelque chose tout au fond de son esprit anticipait la disparition des plafonds bas, des cieux artificiels. Chaque jour, il sentait grandir en lui l’anxiété. Elle ne découlait pas seulement de la menace terroriste qui planait sur la station, ou de la pression qui s’amplifiait à l’idée d’ouvrir à nouveau les portes au trafic. C’était une réaction épidermique. Sa peau était habituée à ce que les longues périodes d’isolement se terminent un jour ou l’autre, et attendait en vain la délivrance. Elle réclamait sa femme, sa petite fille et le ciel laconien, même si son esprit conscient savait que les deux premières le rejoindraient plus tard. Quant au ciel… peut-être ne pourrait-il plus jamais l’admirer. Il était envisageable qu’il passe sa vie entière et meure en tant que gouverneur de Médina sans jamais plus poser les yeux sur un nuage. Il l’avait su dès sa rencontre avec le Haut consul, bien des mois plus tôt. Jusqu’à présent, toutefois, l’idée ne l’avait jamais perturbé. Le document de son rapport mensuel s’affichait sur son moniteur, son journal de bord personnel ouvert dans une fenêtre plus réduite. Tous ses supérieurs hiérarchiques pouvaient consulter son journal s’ils le souhaitaient, mais son rapport lui offrait l’opportunité de résumer ses expériences et de mentionner ce qu’il considérait comme important. Ses doigts planaient au-dessus du clavier depuis que le souvenir de Natalia, de leur ancienne chambre et des nuages avait infiltré ses pensées. Il regrettait de ne pas pouvoir y songer plus longtemps. Un certain nombre d’autochtones persistent à qualifier de “guerre” la passation de pouvoir dans le système Sol. Ce type de rhétorique a enhardi les factions dissidentes de la station Médina. Au vu de la violence grandissante dont ils font preuve, j’ai décidé de maintenir la politique de fermeture des portes jusqu’à l’arrivée du Typhoon. Les vaisseaux en provenance des systèmes colonisés sont bien trop susceptibles de fournir des renforts et des ravitaillements aux éléments récalcitrants sur place. Il marqua une nouvelle pause. Au fond de son esprit, une petite voix courroucée disait : Dans le cas d’une autre attaque de grande ampleur sur la station, je suggère de rapatrier les forces laconiennes à bord du Storm et d’atomiser Médina. Il repoussa l’idée sans la noter. Elle était immorale, et cela aurait dû lui suffire. Mais plus encore, ce serait un aveu de faiblesse. Il admettrait ainsi son incapacité à empêcher l’arbre de pourrir sans le brûler. Et pourtant, l’élégance du geste était difficile à rejeter. Si Holden et ses acolytes avaient été traités selon les standards laconiens, ils seraient déjà morts. Tout simplement. Si le gouverneur les considérait avec le respect et la dignité que le Haut consul attendait de lui – et que Singh attendait de lui-même –, les faire disparaître de l’équation serait une simple application du règlement disciplinaire. Mais il avait progressivement saisi qu’ils n’étaient pas laconiens. Pas encore, du moins. Ils n’avaient pas eu le temps de comprendre la nécessité de l’Empire. Les arguments d’Holden en étaient la preuve absolue. Il lui fallait se montrer patient. Ferme, mais patient. Il devait les empêcher de blesser les autres, de se blesser eux-mêmes, jusqu’à ce que les eaux du bouleversement se soient calmées. Jusqu’à ce qu’ils s’accommodent au nouveau mode de vie. Même si je suis certain que James Holden en sait davantage sur les factions dissidentes qu’il ne veut bien l’admettre, il n’est pas notre seule source de renseignements sur le sujet. Néanmoins, son expérience et son expertise concernant l’anomalie signalée par l’amiral Trejo font de lui un élément véritablement unique. C’est pourquoi j’ai décidé d’interrompre son interrogatoire ici et de l’envoyer immédiatement sur Laconia pour un débriefing, dans le cadre que le Haut consul jugera le plus approprié. La figure de proue du terrorisme verrait donc Laconia bien avant lui. Il croiserait peut-être même Natalia et le Monstre avant qu’elles ne rejoignent Médina, si le Haut consul optait pour la clémence. Holden pourrait sentir l’odeur de la pluie et contempler un lever de soleil tandis que Singh, lui, serait à bord de cette boîte de conserve en rotation, au beau milieu d’un non-espace lugubre, où aucune étoile n’était là pour apporter une lueur familière. Il était profondément ironique de voir la condition d’un prisonnier devenir préférable à celle d’un homme de pouvoir. — Bon sang, lâcha-t-il dans son bureau désert. Il recula sur son siège, passa une main dans ses cheveux. Il y avait tant d’autres sujets à évoquer dans son rapport : ce qu’il avait préparé – et préparait encore – pour accueillir le Typhoon et le personnel supplémentaire qui débarquerait sur Médina ; ses victoires pour déloger les terroristes et réparer les dégâts qu’ils avaient commis ; son programme de coordination et de contrôle du trafic entre les portes. Le sort de l’Empire reposait sur l’échec ou la réussite de son projet logistique, et la manière dont Singh comptait mettre en application les idées du Haut consul ne manquait pas de détails dans son esprit. Mais pour l’heure, quelque chose démangeait son âme, et il était incapable de se concentrer. Il se demanda si Duarte avait déjà souffert des mêmes distractions primitives et animales. C’était certainement le cas, mais Singh ne pouvait l’imaginer. Il ferma la fenêtre de son rapport et ouvrit celle de son journal, l’agrandissant suffisamment pour l’éditer convenablement, puis la ferma aussi. Les murs de son bureau semblaient se rapprocher, comme une illusion d’optique où un objet tombait sans jamais véritablement tomber. — Bon sang, répéta-t-il, avec moins de conviction, cette fois. Les rapports en provenance du système Sol constituaient une distraction supplémentaire. Les messages privés de l’amiral Trejo transitaient par le Gathering Storm, mais devaient parvenir à Duarte. Singh aurait aimé pouvoir les consulter. Tant de questions demeuraient sans réponses : Le Tempest avait-il subi d’importants dégâts au cours de son premier combat contre l’ennemi ? Certaines choses avaient-elles changé après l’apparition de l’anomalie ? Pour quand Trejo prévoyait-il la bataille suivante ? Serait-ce la dernière ? Les actualités fournissaient des informations, naturellement. Les positions des appareils ennemis, pour la plupart, étaient connues. Les croiseurs de grande taille étaient impossibles à dissimuler, tout comme les gigantesques bâtiments de l’Union qu’on nommait les “cités spatiales”. Mais il restait potentiellement quelques vaisseaux furtifs tapis dans l’ombre, ou bien des volées de torpilles lancées dans une paisible orbite, comptant sur l’immensité de l’espace pour les cacher jusqu’au moment propice. Rien qu’à observer l’affichage tactique déclassifié, Singh avait la chair de poule. Le vaste nuage de l’ennemi se déplaçait à travers la zone des planètes intérieures, tel un essaim d’insectes se précipitant sur un adversaire isolé qu’ils avaient juré de détruire. Le Tempest se dirigeait vers eux dans sa trajectoire rectiligne. Trejo ne fuirait pas, ne battrait pas en retraite. Il avait des ordres, et les respecterait. Singh se remémora la puissance et la résilience du Tempest. Le Haut consul n’aurait pas envoyé le vaisseau sur un chemin qui pouvait déboucher sur l’humiliation de l’Empire ou la mort de Trejo. Mais s’il avait mal calculé l’opération ? Si l’alliance de la Terre, de Mars et de l’Union était à l’origine de la perte de conscience de l’équipage ? Si… Il était inutile – non, pire, insolent – de spéculer à ce sujet. Même s’il connaissait tous les éléments à intégrer dans son rapport officiel, la rédaction devrait attendre. Il lui fallait sortir de ses bureaux, ne fût-ce que pour un court instant. Il devait rassembler ses esprits. Overstreet accepta presque immédiatement la communication. — Gouverneur ? — Envoyez une équipe de sécurité devant mes bureaux, tout de suite. L’espace d’une fraction de seconde, Overstreet demeura silencieux. — Un problème, monsieur ? — Non. Je veux simplement inspecter les quais. Combien de temps avant qu’un détachement soit disponible ? Si Overstreet était surpris ou agacé, sa voix, elle, ne trahissait rien : — Une équipe sera là dans cinq minutes, monsieur. — Merci, dit Singh avant de couper la connexion. Le Lightbreaker était un transport de marchandises appartenant à la flotte de l’Union. Un vaisseau de taille modeste, mais rapide, doté d’un réacteur performant. Tous les appareils ainsi que leurs équipages resteraient les hôtes de l’Empire jusqu’à l’arrivée du Typhoon. À l’exception du Lightbreaker. Parmi tous les bâtiments listés dans le manifeste de la station, il était le mieux adapté au transport des prisonniers. Il devait décoller dans trente minutes avec James Holden à son bord, derrière les barreaux des quartiers de détention, et un équipage que Singh avait choisi parmi les éléments du Gathering Storm. Il tenait à être présent quand le vaisseau quitterait la station Médina pour Laconia. Le premier transit depuis qu’il gouvernait le système des anneaux. Sa responsabilité. Il tira sur son uniforme, s’observa dans le miroir et sortit d’un pas distingué vers les bureaux annexes. Il perçut le changement d’attitude à son entrée. Les hommes et les femmes qui servaient sous son commandement s’assuraient d’avoir l’air occupés. Huit marines en tenue renforcée l’attendaient à l’extérieur, accompagnés d’une conductrice qui, elle, ne portait pas de combinaison de combat mais gardait un fusil d’assaut près d’elle dans le véhicule. — Direction les quais, monsieur ? demanda-t-elle. — Emplacement K-18, précisa Singh, qui recula sur la banquette tandis que le chariot démarrait. L’escorte de marines avançait aussi rapidement que le chariot pouvait l’emmener, mais aucun d’eux n’était troublé par la vitesse. On avait évacué la coursive et des gardes se tenaient à chaque intersection, armes à la main. C’était comme traverser en rêve un tunnel de métro, qui s’étendait dans toutes les directions jusqu’à enterrer la promesse de remonter un jour à la surface. Une femme au visage en forme de cœur regardait par-dessus l’épaule d’une sentinelle, se hissant sur la pointe des pieds afin d’apercevoir le gouverneur. Singh la salua de la main. Il fallait montrer aux civils qu’il était bien présent et ne restait pas dissimulé dans son bureau. S’il ne craignait pas les terroristes, les occupants de la station qui lui étaient fidèles n’auraient pas peur non plus. Ou moins, dans tous les cas. Pourtant, il se demandait combien parmi les personnes qu’il croisait auraient aussi été ravies de le voir mort. Si la femme au visage en forme de cœur l’aurait tué elle-même si elle en avait eu l’occasion. Il n’avait aucun moyen de le savoir, et n’en aurait jamais. Du moins, pas sans… À la sortie du tambour, ils laissèrent la gravité derrière eux. Dans une série de mouvements gracieux, les marines se placèrent en étoile autour de Singh pour assurer sa protection. Il avait vu des images des attaques terroristes ; le métal déformé, les fragments de céramique éparpillés, les flocons de carbone tressé flottant dans l’air comme une neige obscure. Mais à présent qu’il traversait la zone touchée, c’était la puanteur qui le frappait. Celle des chalumeaux, de l’huile lubrifiante en flammes, des câbles surchauffés, mais aussi celle des extincteurs, qui laissait un goût amer au fond de la gorge. Ils ont endommagé leur propre station par simple haine de ma personne, songea-t-il. Ce qui prouve bien, plus que tout le reste encore, qu’on ne peut pas leur faire confiance pour bâtir l’avenir. La station est à moi. Impassibles, ils dépassèrent la file de ceux qui attendaient la permission de monter sur leur vaisseau, les marines en alerte, guettant le moindre signe de violence. À l’emplacement K-18, les gardes tenaient Holden devant le sas du Lightbreaker, présumant que le gouverneur était venu inspecter le prisonnier avant son départ. En apesanteur, Holden semblait plus jeune. Les traits de son visage s’étaient adoucis, et ses cheveux se dressaient en bataille au-dessus de son crâne. Singh pouvait voir à quoi il ressemblait dans son enfance. Il salua le prisonnier de la tête. — Gouverneur, lança Holden, d’un ton suffisamment poli pour signifier son impatience sans offenser son interlocuteur. — Capitaine Holden. Je vous souhaite bon voyage. — Merci. — Laconia est une planète magnifique, vous verrez. — Peu de chances que je visite les coins sympas, mais je suis ouvert aux bonnes surprises. — Si vous coopérez avec le Haut consul, vous serez bien traité, assura Singh. Nous sommes un peuple honorable. Et quoi que vous en pensiez, nous n’avons jamais été vos ennemis. Holden lui adressa un sourire las. — Ouais, OK, dit-il. En d’autres termes : Vous dites n’importe quoi, mais je suis trop fatigué pour argumenter. Singh hocha la tête, et les gardes emmenèrent le prisonnier avant que le sas se referme dans leur dos. Quinze minutes plus tard, le Lightbreaker quitta les quais pour emporter Holden vers Laconia. Singh écouta le rapport d’Overstreet dans les bureaux de la sécurité plutôt que dans les siens. Les murs étaient d’un gris-vert agréablement neutre qui s’harmonisait avec tout. Pour seules décorations, on trouvait une petite fougère en pot ainsi qu’une calligraphie encadrée listant les Neuf principes moraux du Haut consul en lettres rouges, noires ou dorées. Overstreet était assis à son bureau, avec un aplomb qui laissait croire qu’il avait pris racine à cet endroit. Singh, lui, préférait rester debout afin d’observer le major de haut, plutôt que de s’asseoir sur un siège dans la posture d’un visiteur. C’était peut-être le bureau d’Overstreet, mais la station entière appartenait au gouverneur. — Je m’attends à des agitations quand on annoncera les nouvelles du système Sol, dit le major. Les gens n’aiment pas voir leur équipe perdre. J’essaie d’anticiper le mouvement pour que nous puissions le canaliser, en faire quelque chose de contrôlable. Mieux vaut éviter qu’il prenne de l’ampleur. — Sage réflexion, acquiesça Singh. Est-ce que vous prévoyez aussi une réaction après la découverte des cachettes souterraines ? — Pas parmi la population générale, non. Mais pour les forces de sécurité, c’est un événement majeur. Nous savions qu’elles étaient quelque part dans la station, mais trouver leur repaire et en condamner les issues, c’est un grand pas en avant. Sans espace isolé, les terroristes auront beaucoup plus de peine à coordonner leurs agissements. Et ça nous permet de passer à l’étape suivante : l’identification. — Combien en avez-vous trouvé ? s’informa Singh. Overstreet ouvrit ses gigantesques mains. — Quinze, pour sûr. Peut-être vingt. Mais ne sous-estimons pas le niveau de corruption au sein de la population locale. D’après moi, environ un tiers de notre personnel opérant est au moins ouvert à l’idée de travailler contre nous. Singh s’accorda un moment afin d’assimiler ce dernier élément, observant son indignation s’enflammer contre l’ingratitude et l’arrogance des autochtones comme si elle se manifestait hors de son corps. Lorsqu’il fut certain de ne pas jurer, il reprit alors la parole : — C’est inacceptable ! Remédier à ça doit être en haut de la liste des priorités. — Je ne sous-entendais pas que je l’acceptais, se défendit Overstreet. Je ne faisais que le signaler. J’ai programmé des doubles, voire des triples vérifications, des audits aléatoires et toutes les procédures de sécurité interne possibles, mais c’est un souci auquel nous allons devoir faire face jusqu’au rétablissement des échanges commerciaux. Une fois que nous pourrons commencer à nous débarrasser de la vieille garde sur la station, je crois que ces problèmes-là disparaîtront. Il s’agit de virer les fauteurs de troubles et de les remplacer ensuite. C’est aussi simple que ça. Singh laissa échapper un léger son. Ce n’était ni une approbation, ni une condamnation. — C’est l’attaque sur les quais qui nous a menés à leur cachette, rappela Overstreet. Mais même à ce sujet, je suis presque certain que les informations ne sont pas toutes remontées jusqu’à nous. — Où en sommes-nous sur cette enquête ? Le major détourna les yeux. — Permission de parler librement, Gouverneur ? — Accordée. — Elle se déroulerait beaucoup mieux si vous n’aviez pas expédié ma meilleure source d’informations vers Laconia. Holden était un élément clef du complot terroriste. C’est un assassin. Et je ne suis toujours pas certain de savoir quel était l’objectif de l’attentat. — Endommager le Storm pendant qu’il était encore à quai, répondit Singh. — Peut-être. Mais pourquoi ? En préparation à autre chose ? Pour détériorer la réserve d’oxygène et nous forcer à rétablir les échanges entre les portes avant que nous soyons prêts ? Pour détruire le serveur isolé, ou l’unité secondaire de stockage d’énergie, ou un des huit entrepôts qui ont été touchés par l’explosion ? Est-ce que c’était une simple opération de propagande pour affaiblir l’image de la gouvernance laconienne ? Ou pour engendrer des mesures de restriction qui leur permettraient de recruter de nouveaux insurgés ? — Il s’est produit tout ce que vous venez d’énumérer, en tout cas. — Mais il est important de savoir quel était l’objectif à l’origine, monsieur, insista Overstreet. Saisir les intentions de l’ennemi, c’est ce qui me permet de faire mon travail. Singh percevait et comprenait la frustration dans la voix du major. Une partie de son erreur dans la révocation de Tanaka était d’avoir nommé Overstreet à son poste sans l’entraînement et le temps de préparation dont il aurait dû bénéficier. Et maintenant, confronté à des terroristes en fuite, il ne pouvait avoir le sentiment de fournir un travail de qualité. Rien n’affectait davantage le moral que l’impression de se voir refuser le potentiel de l’excellence. Fort heureusement, Singh était en mesure de remédier à cela dès à présent. Il exhiba son terminal, ouvrit le message à l’origine de sa visite, désactiva son système de cryptage personnel et tendit l’appareil à Overstreet. Un jeune homme apparut alors sur le moniteur du major. De grands yeux légèrement fiévreux, des cheveux en bataille. L’objectif et la perspective agrandissaient quelque peu son nez tordu. — Hoy, bossmang, dit Jordao. On prépare un gros truc, ici. Je ne connais que ma partie du plan, mais ça concerne le dispositif de senseurs. Parley, tu y mé, aber discrètement. Si le Collectif apprend que nous sommes en contact, vous allez me voir sortir des robinets sous forme liquide, voyez ? Overstreet plissa les yeux en deux fragments de glace bleutée. Ses lèvres ne formaient plus désormais qu’une ligne sombre. — Intéressant, commenta-t-il. — Les Ceinturiens ne sont plus les seuls à disposer d’un réseau. Plus maintenant. Veillez à ce que personne n’espionne le débriefing. Cette fois, nous avons une longueur d’avance sur ces connards. — Ça pourrait impliquer de réduire les effectifs qui enquêtent à l’ingénierie, remarqua le major. — Peu importe. C’est la priorité, maintenant. Overstreet hocha lentement la tête, perdu dans ses calculs et ses pensées, puis poussa un soupir qui évoquait un homme agonisant sur son lit de mort. — Nous tenons la station avec simplement l’équipage du Gathering Storm et quelques hommes supplémentaires que l’amiral Trejo nous a laissés. Mais le souci, c’est que Médina est bien plus grande que le vaisseau. — Ça vous pose un problème, Overstreet ? — C’est juste que… nous avons un sacré nombre de priorités, monsieur. Vous ne trouvez pas ? 42 DRUMMER — … et si vous ne faites pas demi-tour, avertit le Secrétaire général Li, nous devrons répliquer par la force. C’est notre dernier avertissement. — Il présente bien, dit Lafflin. C’est digne d’un homme d’État. Drummer, elle, le trouvait triste. Ce qui, au vu des circonstances, demeurait positif. Comme si la menace d’une mort imminente était la seule raison de son abattement. À sa place, elle aurait certainement eu l’air en colère. Ou effrayée. Ou quasi psychotique par la faute du manque de sommeil. Elle rembobina le message et lut à nouveau l’enregistrement. On avait tracé la ligne de front là où tout le monde s’y attendait ; dans la Zone de Leuctres, à 2,1 unités astronomiques du Soleil. Selon les termes des lois minières et de plusieurs siècles de précédents, le Heart of the Tempest se trouvait à présent dans la ceinture d’astéroïdes. Une courbe spatiale invisible, uniquement dessinée par les croyances des habitants du système. Et c’était suffisant. La flotte combinée de la Coalition Terre-Mars et de l’Union n’avait pas joué les timides, envoyant deux cent trente-sept appareils rejoindre cette position. Ils étaient de natures diverses, allant de la cité spatiale à l’esquif de contrôle du trafic. Tout ce qui possédait un canon était positionné au sein d’une étrange parabole de vaisseaux focalisés sur la trajectoire du Tempest. Les appareils de sa flotte allaient peut-être s’enfuir, mais tout ce qu’avait déclaré le Secrétaire général n’était là que pour les chaînes d’information et la postérité. N’importe qui avec une carte du système solaire et un demi-semestre d’histoire militaire aurait été capable de tirer des conclusions précises sans lui. Elle se demanda si Saba observerait la scène sur Médina, et s’il était toujours vivant. Sa requête désespérée concernant les minutes envolées n’avait reçu aucune réponse, et le Tempest semblait totalement ignorer les avertissements de la CTM. Drummer était passée de l’optimisme de Cameron Tur – qui affirmait que les Laconiens n’oseraient plus employer leur redoutable faisceau magnétique par peur de mystérieux effets secondaires – à l’attente du moment où ils hésiteraient, cesseraient le feu puis sonneraient la retraite afin de sauver les vestiges de leur flotte. Si elle perdait la vie au cours de cette bataille, Saba s’en apercevrait-il ? Lui ferait-elle ses adieux via les images des informations laconiennes ? Lafflin afficha la carte tactique sur l’écran, des centaines de points verts représentant leurs appareils, dont le Foyer du Peuple. L’unique lueur orange, quant à elle, indiquait la position de la mort qui approchait. Le tout semblait une œuvre d’art abstrait conçue par un jeune étudiant à l’université. Si elle avait dû songer à l’incarnation visuelle de l’échec inexorable, elle aurait matérialisé cette petite tache et sa lueur orange. Pourtant… Lorsqu’elle travaillait encore dans le domaine de la sécurité, elle avait vu quelque part l’interview d’un vieil imam souriant dont le nom lui échappait, et quelques-unes de ses paroles étaient restées gravées dans sa mémoire : Je suis un être humain, et tout ce qui arrive aux autres êtres humains pourrait également m’arriver. Depuis lors, de temps à autre, elle y trouvait du réconfort. Ou bien une mise en garde. Les gens tombent amoureux, alors cela m’arrivera peut-être. Les gens sont embauchés, alors cela m’arrivera peut-être. Les gens tombent malades. Subissent des accidents. Et à présent, certainement, les gens sont séparés de leur famille par la guerre et le cours de l’Histoire. Par conséquent, cela pourrait m’arriver aussi. Même lorsqu’ils auraient gagné, pourrait-elle à nouveau se réveiller aux côtés de Saba ? La victoire et la défaite pouvaient prendre un certain nombre d’apparences. — Ils sont confiants, hein ? lança Lafflin en reculant sur son siège. C’est incroyable. — Plutôt, oui. Elle ignorait où, mais son esprit s’était clairement égaré. — Vous devriez sûrement rejoindre les quais, maintenant, suggéra-t-elle. Lafflin esquissa un sourire contrit. — Je peux transmettre un message, si vous voulez ? proposa-t-il. — Non, ça ira. Si j’ai quelque chose à dire, j’en ferai part après la bataille. Ou jamais, songea-t-elle. Mais inutile de l’exprimer. C’était une évidence. Comme dans le cas de l’Indépendance et de la station Pallas, le plan était d’évacuer la population civile avant le début des hostilités. Des appareils s’arrimaient aux quais du Foyer du Peuple depuis des jours, accueillant des familles qui habitaient la cité depuis des années pour les emmener vers Mars, la Terre, Luna, les stations Lagrange, ou n’importe quel trou de la Ceinture qui offrait une réserve d’air. Se rendre sur les quais en compagnie de Lafflin revenait à traverser un cimetière. Habituellement, les larges et sinueuses coursives fourmillaient de vie, les voix et la musique résonnaient à travers les parcs publics, les tubes de transfert et les quais. Désormais, même l’air s’avérait différent. Il était plus épais et dégageait une odeur de moisi, les recycleurs ralentissant leur rythme afin de s’adapter à la chute de matière à traiter. Lafflin avait attendu le dernier moment pour s’éclipser, elle devait bien lui reconnaître cela. La plupart des politiciens de la CTM qui constituaient son personnel s’étaient trouvés parmi les premiers à partir, juste après les familles qui avaient des enfants. À présent, les files de réfugiés qui attendaient d’évacuer ne comptaient plus que des gens d’un certain âge ; le personnel ainsi que les citoyens qui n’avaient pas de compétences à offrir dans la bataille. Ils transportaient de petits sacs flottant à leurs côtés. De simples nécessaires de voyage, pour la majorité. Comme s’ils pensaient revenir bientôt. De nombreux rires éclataient dans les files, où l’attente devenait fiévreuse. Quelque chose en elle souhaitait s’arrêter près d’eux pour leur serrer la main, absorber un petit peu de leur énergie intense et bouillonnante, mais Drummer et Lafflin poursuivirent leur chemin. Le rang avait encore ses avantages. L’espace d’attente réservé aux membres de l’exécutif proposait des flacons de café ou d’alcool fort. De véritables plantes décoraient les jardins murés et on jouait une musique douce sous l’éclairage à LED, dont le spectre était ajusté pour imiter la lumière matinale d’un début de printemps. C’était du moins ce qu’on lui disait, car le printemps était une notion peu concrète dans la vie de la Présidente. Cela restait malgré tout plaisant. Avasarala flottait dans un sari blanc accompagné d’une écharpe dorée. Drummer admirait la vieille femme, qui parvenait à porter cela en conservant une apparence relativement modeste. Peu de Terriens pouvaient s’offrir un tel vêtement. Drummer posa une main sur l’épaule de Lafflin. — Si vous voulez bien m’excuser ? — Bien sûr, madame la Présidente. J’ai hâte de vous revoir au débriefing, après la bataille. — Moi aussi, dit-elle. Avasarala hocha la tête pendant que Drummer s’approchait d’elle et agrippait une prise pour couper son élan. — Vous évacuez aussi ? questionna la vieille femme d’un ton prudemment neutre. — Non. C’est chez moi, ici. — Alors vous êtes une abrutie, soupira Avasarala. Mais vous en seriez une aussi si vous étiez partie. Le monde irait mieux s’il y avait toujours au moins une bonne solution, et pas toute une flopée d’options pourries. — Vous vous sentez bien ? Avasarala balaya la réflexion d’une main et tendit l’autre vers la prise pour se stabiliser. — J’essaie de décider si nous sommes absolument certains de perdre ou de gagner, confia-t-elle. Je change d’avis toutes les dix minutes, à peu près. — Leur vaisseau n’a pas pu se ravitailler depuis plusieurs semaines, argumenta Drummer. Il a déjà livré une bataille. Et nous sommes prêts s’ils utilisent à nouveau leur arme pour nous neutraliser. Nous avons déprogrammé le contrôle des systèmes automatisés. Il va falloir trouver des solutions avant l’arrivée de leur prochain bâtiment, mais quoi qu’il arrive, nous ne cesserons pas le feu avant que celui-là se transforme en nuage de molécules complexes et de regret. — Et justement parce que je change d’avis toutes les dix minutes, vous m’avez convaincue. La prochaine fois, je me rappellerai que c’est Duarte qui a envoyé ce vaisseau et je prendrai peur, dit la vieille femme avant de secouer la tête. Mais qui sait ? Cet enfoiré s’était déjà retranché dans son petit système privé avant que les gars de la Flotte libre ne lui offrent leurs couilles sur un plateau. Et visiblement, il tripote les créations aliens qu’il a découvertes depuis un bon moment. Ça l’a peut-être rendu complètement débile. — Ça ne change rien à nos projets, observa Drummer. — Non, c’est vrai, convint Avasarala. Et je déteste aborder le sujet, mais… vous avez assuré votre succession ? Parce que Santos-Baca est tombée avec son vaisseau, et même si vous réussissez à réduire cette saloperie laconienne en cendres, un des rafiots de la CTM est tout à fait capable d’envoyer un missile dans la mauvaise direction. Si les choses tournent mal, la pire des situations serait d’avoir une longue et houleuse réunion du comité où tout le monde prétend être le mieux placé pour vous succéder. Drummer sentit les flammes de l’agacement monter en elle, mais résolut de maîtriser l’incendie. La vieille femme ne lui témoignait là aucun manque de respect. Elle tâtonnait seulement les alentours à la recherche de quelque chose qu’elle pouvait contrôler. — Nous avons un règlement, expliqua Drummer. Quoi qu’il se passe, si je prends une torpille perdue, c’est Albin Nazari qui me remplacera. — Ce pleurnichard ? Il vient tout juste de s’habituer au poste de Santos-Baca. S’il accédait au vôtre, il aurait l’air d’un gamin de cinq ans aux commandes d’un robot de chargement. — Je serai morte, à ce moment-là. Je n’en aurai plus grand-chose à foutre. Avasarala poussa un rire bref, jovial et surpris. — Je n’ai rien contre vous, Camina. Je hais pratiquement tout le monde, ces temps-ci. Mais pas vous. — Je ne compte pas passer la main à Nazari, affirma Drummer. Je compte remporter la victoire. Dans un contexte de guerre, le Foyer du Peuple avait de nombreuses fonctions : vaisseau de combat, hôpital, spatioport, dépôt de ravitaillement. Tous les services qu’une ville pouvait offrir. Sur l’affichage, il apparaissait d’une couleur légèrement plus pâle que les points verts des vaisseaux alliés. La Sentinelle avait pris la même position du côté opposé de la parabole. Les deux grandes cités spatiales de l’Union, points d’ancrage de la flotte, se lançaient à présent dans la bataille, leur tambour rotatif temporairement ralenti. Elles étaient désormais des appareils de guerre. — Café ? proposa Vaughn, mais Drummer balaya son offre de la main. L’éclairage faible et chaleureux de la salle de commande était semblable à celui d’un théâtre. Un affichage tactique holographique flottait dans l’air, connecté à différents réseaux. Ce n’était pas la première bataille que livrait Drummer, et elle avait étudié l’histoire militaire. Pourtant, jamais elle n’avait vu pareille puissance de feu braquée sur une cible isolée. Elle était même certaine que c’était une première. Elle se sangla dans son siège anti-crash et contrôla sa réserve de jus. Il était peu probable que le Foyer du Peuple enclenche ses réacteurs, mais si cela venait à se produire, elle serait prête. Le diamètre de la sphère de bataille mesurait moins de trois secondes-lumière. Huit cent cinquante mille kilomètres séparaient les deux appareils les plus distants de la flotte alliée dans un ballon contenant trois cents quadrillions de kilomètres cubes de vide, où flottaient seulement quelques centaines d’appareils. Si elle s’était trouvée à l’extérieur dans une combinaison spatiale, elle n’aurait pas même été capable de distinguer leurs rejets de tuyères au milieu des étoiles. C’était la densité de vaisseaux la plus importante observée lors d’un conflit majeur depuis des décennies – peut-être même dans l’Histoire – et malgré cela, elle n’aurait pas pu voir son allié le plus proche à l’œil nu. — L’ennemi est entré dans la Zone de Leuctres, annonça le technicien d’armement d’une voix sereine. — Les vaisseaux de la CTM ont ouvert le feu ? — Oui, madame. — Alors imitons-les, ordonna-t-elle. Elle aurait voulu sentir le palpitement des canons électromagnétiques, la mitraille des CDR, mais le Foyer du Peuple était une structure colossale. Son affichage lui indiquait que les canons tiraient, mais la salle demeurait plongée dans le silence. Des centaines d’autres appareils effectuaient les mêmes tirs au même instant. Des dizaines de milliers de projectiles de tungstène filaient à une vitesse phénoménale. Il leur faudrait moins d’une minute pour converger vers le Tempest, frémir, puis se disséminer afin d’être plus difficiles à esquiver. Difficiles, mais pas impossibles. — L’ennemi se replie, informa sèchement la technicienne en charge du système de senseurs. — Nous avons un visuel ? En guise de réponse, elle afficha les images en direct. Une seconde de décalage. Deux, peut-être. Pratiquement rien. Ils étaient si proches du Tempest qu’ils auraient pu ouvrir une communication en temps réel. Cette proximité la perturbait. Mais le bâtiment laconien était bien là, son étrange forme organique se déplaçant en couleurs améliorées. Son flanc expulsait des gerbes de masse réactionnelle, ajustant quelque peu sa course. — Il modifie sa trajectoire, dit l’officier au poste de tir. Et il ouvre le feu. Les forces de la CTM lancent aussi leurs torpilles. — Alors faites la même chose, somma Drummer. Elle vérifia l’heure. Trois minutes venaient de s’écouler. Elle prit le contrôle de l’écran et zooma sur la peau de l’appareil ennemi, qui semblait moins un revêtement qu’une surface unie et texturée. Elle superposa l’affichage tactique à l’image et une dizaine de taches apparurent, invisibles dans la réalité de l’espace : les cibles prioritaires, les points vulnérables où le revêtement ne s’était pas reformé ; pas rapidement, du moins. Des taches minutieusement placées, qu’Emily Santos-Baca était morte pour détecter. — Allez ! s’exclama Drummer, encourageant les missiles à frapper. — L’ennemi utilise ses CDR, dit la technicienne assignée aux senseurs. — Montrez-moi. Le Tempest disparut alors dans un nuage de traceurs. Le champ de données était bien trop dense pour discerner chaque élément : torpilles, tirs de CDR, trajectoires rectilignes des projectiles tirés par les canons électromagnétiques. — Le Frederick Lewis signale qu’il a été touché, dit Vaughn. — Vous travaillez aux comms, maintenant ? s’étonna-t-elle. Qui va m’apporter mon café ? — Il déverse le contenu de sa cuve, enchaîna-t-il, ignorant sa remarque. Une légère clameur de joie s’éleva dans la salle, et Drummer ne réalisa pourquoi qu’une demi-seconde plus tard. L’un des points vulnérables du Tempest clignotait à l’écran, le système informant qu’un missile était parvenu à frapper la cible. Le nuage formé par les projectiles de CDR perdit quelque peu de sa densité. Assaillis de la sorte, tous les vaisseaux ainsi que toutes les stations dont Drummer avait connaissance auraient été réduits en poussière de métal et en flocons de matière tressée. La seule chose capable de résister à une telle puissance de tir était une planète. Même les cités spatiales auraient été pulvérisées par ce qu’ils avaient lancé au cours des quinze minutes précédentes. Seize, à présent. Tout se déroulait très vite. Généralement, la réplique n’intervenait que plusieurs heures après les tirs. Mais cette bataille était d’un genre tout à fait différent. Personne n’optait pour la finesse. Tout n’était que violence brute et incessante. Le nœud dans sa gorge était serré par le souvenir de la station Pallas. Plus ils persécutaient le Tempest, plus elle redoutait le faisceau magnétique. Si les Laconiens l’utilisaient contre le Foyer du Peuple, elle ne vivrait même pas suffisamment longtemps pour constater son anéantissement. Et s’ils perdaient à nouveau connaissance… eh bien, les observatoires situés sur Terre et sur Mars récolteraient davantage de données concernant le temps de rechargement de cette maudite arme. Mais les Laconiens ne s’en étaient pas encore servi. L’altération temporelle avait possiblement eu lieu lorsqu’ils avaient cassé cette saloperie. L’Univers lui devait bien un brin de chance comme celui-ci. Deux nouveaux missiles percutèrent le Tempest. L’appareil s’agitait, ses propulseurs expulsant de la vapeur tandis qu’il se positionnait pour éluder les torpilles en approche. Cinq autres vaisseaux de la CTM subirent d’importants dommages ou furent tout simplement réduits à l’état de particules luisantes, à une distance trop lointaine pour l’œil de la Présidente. Le Tempest valsait au milieu du vide, virant sans cesse de bord. Des zébrures noires marquaient ses flancs là où les missiles et les projectiles des canons avaient atteint leur cible, et même si la majorité des traces disparaissaient, certaines d’entre elles demeuraient. — Nos canons électromagnétiques ont déjà consommé les deux tiers de leurs munitions, renseigna le technicien d’armement. Est-ce que je poursuis le bombardement ? — Oui, dit Drummer. Et ensuite, commencez à charger des chaises dans les tubes lance-missiles. Nous continuerons de frapper cette chose jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la bière et les oreillers. — À vos ordres, madame. Elle discernait le sourire dans les propos du technicien, grisée par la victoire qui, même sans la manière, restait malgré tout une victoire. Sur l’affichage, le Tempest remuait comme un poisson dans un bocal, esquivant les projectiles. Au vu des courbes organiques de son design, il était difficile de ne pas y voir un animal, un prédateur au sommet de la chaîne alimentaire surpris d’être dominé par sa proie. Et on distinguait aussi… — Là, à la poupe. À proximité du troisième point d’impact. Est-ce que c’est… une émanation de gaz ? En moins d’une seconde, l’officier en charge du système de senseurs fit défiler une demi-douzaine d’images du spectre lumineux. — Tout à fait, madame. On dirait que l’atmosphère du Tempest est compromise. — Le Governor Knight envoie ses missiles à tête nucléaire, ajouta Vaughn. Drummer recula dans son siège anti-crash. L’attente contractait sa gorge et ses mains. Les CDR du Tempest n’étaient pas tous endommagés. Il pouvait encore abattre les missiles nucléaires avant qu’ils ne s’approchent assez pour détoner. Les secondes lui semblèrent des minutes, son cou douloureusement tendu vers l’affichage holographique. La clarté de l’explosion aveugla les senseurs et des hourras s’élevèrent à travers la salle de commande. — Un en moins, murmura Drummer pour elle-même. On vous l’a mise profond, celle-là. La guerre n’était pas terminée. Laconia enverrait d’autres bâtiments. Peut-être même une flotte entière. L’Union et la CTM devraient se montrer plus rusées. Mais désormais, ils disposaient de nombreuses informations quant au fonctionnement des vaisseaux ennemis, leurs manœuvres de combat, et plus encore, la manière de les détruire. Elle devait s’attendre à des représailles. En décidant d’adresser un dernier message par désespoir, elle avait révélé aux Laconiens qu’elle avait encore des alliés sur Médina. Elle avait considéré cela comme le meilleur choix, l’option qui s’imposait. Elle avait pointé Médina du doigt en déclarant : C’est ici qu’il faut chercher mes hommes. Sa décision avait peut-être condamné Saba et son équipe. Elle y songerait un autre jour. Elle confronterait cette tragédie lorsqu’elle pourrait faire quelque chose, et pas avant. Pour l’heure, une multitude d’affaires requéraient son attention. — Signalez aux vaisseaux de transport qu’ils peuvent faire demi-tour et préparez les quais pour accueillir tout le monde, somma-t-elle. Nous allons avoir un sacré travail dans les prochaines semaines. Autant s’y mettre immédiatement. Nouvelle clameur de joie. Plus sonore, cette fois. Tous s’enivraient de la victoire tant attendue, Drummer y compris. — Madame ? appela l’officier assigné aux senseurs, le mot tombant comme une cascade de glace dans un sauna. Le système de capteurs avait achevé sa réinitialisation. Le Tempest apparaissait toujours sur l’affichage, nullement pulvérisé. D’inquiétantes marbrures bleutées dansaient sous la peau du vaisseau, pareilles à des veines en mouvement, leur éclat diminuant graduellement. Les missiles nucléaires de la CTM avaient peut-être détoné avant l’impact, mais quoi qu’il en fût, la déflagration aurait dû suffire à tout détruire sur son passage. Tout ce que Drummer connaissait, du moins. — Le Tempest envoie ses torpilles, madame, annonça l’officier des senseurs. Ils l’avaient toujours su. Les Laconiens savaient qu’il leur faudrait faire face à des missiles nucléaires. Et à présent, tous les habitants des mondes colonisés verraient que cela n’était pas suffisant pour les anéantir. C’était peut-être même ce que les Laconiens cherchaient à leur faire comprendre depuis le départ. — Montrez-moi l’affichage tactique, ordonna Drummer. L’hologramme vacilla puis dévoila l’affichage demandé. Toujours indemne, le point orange s’enfonçait maintenant profondément dans la parabole qu’ils avaient formée pour le détruire. Même après toutes ses manœuvres stratégiques, la trajectoire qui l’emmenait vers les planètes intérieures demeurait inchangée. Autour de lui, les points verts commencèrent à s’éteindre. 43 NAOMI Elle perçut le grattement au beau milieu du troisième quart. Si elle avait pu trouver le sommeil, il serait pour elle aux environs de minuit, mais elle restait dans sa cabine, le regard perdu dans l’obscurité, attendant quelque chose tout en sachant que cela n’arriverait pas. C’est à ce moment-là qu’elle l’entendit ; le frottement des ongles contre la porte d’accès qui donnait sur la coursive. Un son plus discret que si on avait toqué, mais qui revêtait la même signification. Je suis là. Ouvrez. Naomi se redressa. Son corps était endolori, comme après une séance de musculation trop intense, mais ce n’était que l’effet du stress et de la fatigue. Elle se leva du lit et ouvrit la porte tandis que Bobbie, en face, ouvrait la sienne. La Martienne était vêtue d’une combinaison moulante, de celles que l’on gardait sous une tenue spatiale. Ou bien, sans doute, sous une tenue de combat renforcée. Elle salua Naomi de la tête, sans prononcer un mot. Toutes deux conservaient le silence pour éviter de réveiller Amos, Alex et Clarissa. Ceux qui parvenaient peut-être à dormir. Il fallait que quelqu’un en soit capable. Bobbie ouvrit la porte vers la coursive publique. Katria portait l’uniforme de l’équipe de maintenance de Médina. Vert, paré du logo de la station au dos ainsi qu’au niveau des épaules. Une caisse à outils en céramique reposait sur le sol près de son pied gauche, grise là où les longues années d’usure ne l’avaient pas encore blanchie. Elle contenait probablement assez de matière explosive pour les exterminer, si rapidement qu’elles ne réaliseraient leur mort qu’au moment des funérailles. La nonchalance de Katria vis-à-vis de la bombe semblait une marque de forfanterie. Le Collectif Voltaire s’était toujours comporté de la sorte, même à l’époque où la Terre et Mars gouvernaient le système solaire et que personne n’avait encore entendu parler de Protogen. Visiblement, toutes les révolutions nécessitaient leurs poseurs de bombes enragés. — Touché, lança Katria vers Naomi, avant de se tourner pour faire face à Bobbie : Prête à jouer au loup ? Bobbie posa une main sur l’épaule de Naomi : — Prenez soin des enfants jusqu’à mon retour. — Promis, dit Naomi. Bonne chasse. — Merci. Katria s’écarta et laissa passer l’imposante Martienne. L’impassibilité sur le visage de Bobbie aurait trahi l’indifférence aux yeux de ceux qui ne la connaissaient pas. Ceux qui ne discernaient pas le lien qui l’unissait encore à Mars, son armée, ainsi que tous les soldats qui avaient été poussés par leur conscience ou les circonstances à rejoindre Duarte. — Bobbie… Je suis vraiment désolée, compatit Naomi. La Martienne hocha simplement la tête, consciente que toutes les deux comprenaient la situation et qu’elles feraient ce qu’il y avait à faire. Katria empoigna sa caisse à outils et s’éloigna dans la coursive en compagnie de Bobbie, puis Naomi referma la porte derrière elles. De nouveau allongée sur sa couchette, incapable de dormir, elle se demanda ce qu’aurait fait Jim dans cette situation. Quelque chose d’idéaliste et d’impulsif qui occasionnerait encore davantage de complications, sans doute. Voire très certainement. Il aurait agi de manière à empêcher Bobbie d’afficher cette expression, quitte à subir lui-même de terribles conséquences. Comme croupir seul dans une prison laconienne. L’image de Jim endurant la torture s’immisça dans son esprit, mais elle la repoussa. Une nouvelle fois. La peur et le chagrin viendraient plus tard, quand ils en auraient fini. Quand il serait de retour. Elle pourrait alors se laisser aller. Elle ne put réellement dormir, mais parvint malgré tout à somnoler quelque peu avant le changement de quart. Suffisant pour se sentir légèrement reposée. Elle retrouva Saba dans le restaurant où ils avaient utilisé la chambre froide, mais cette fois-ci, ils s’installèrent à l’avant comme les autres clients. La fille derrière le comptoir augmenta sérieusement le volume de la musique qui s’échappait des haut-parleurs. Saba et Naomi pouvaient à peine s’entendre, leurs propos noyés dans le vacarme des percussions, des cordes et des hululements. Saba semblait aussi fatigué qu’elle. — Il se passe quelque chose dans le système Sol, affirma-t-il. On dirait que le moment de la grande bataille est arrivé. Je ne sais pas trop comment ça va se terminer. Une demi-douzaine de scénarios apparurent brièvement dans l’esprit éreinté de Naomi, allant du miraculeux au catastrophique. Aucune importance. Cela n’altérait en rien leurs plans sur Médina. Mais l’épouse de Saba se trouvait dans le système Sol, au milieu du vide que tous habitaient autrefois. La crainte qu’il éprouvait n’était que trop familière à Naomi. — Vous avez la liste ? demanda-t-elle. Saba hocha la tête et plaça un jeton de données argenté dans la main de Naomi. — Voilà tous les vaisseaux que nous pouvons contacter, dit-il. — Combien ? — Vingt et un. Naomi opina. Vingt et un vaisseaux arrimés sur la station, attendant l’opportunité de récupérer leur équipage pour s’envoler. C’était plus qu’elle n’avait espéré, mais cela posait également quelques soucis. — Ça ne me plaît pas qu’autant de personnes soient au courant de l’opération. — C’est un risque, admit Saba. Vous pensez que nous pourrons fuir rapidement ? — Si perdre la moitié des appareils pendant le transit ne vous pose pas de problème, alors oui, répondit-elle, d’un ton plus incisif qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle secoua la tête en guise d’excuses, mais Saba ignora l’âpreté de sa remarque autant que ses regrets. — Et si nous voulons faire en sorte que tout le monde franchisse les portes sain et sauf, combien de temps est-ce qu’il faudra ? — Je ne peux pas le savoir avant d’avoir analysé le profil des vaisseaux, expliqua-t-elle. Masse, type de réacteur, cargaison. Tout ça aura son importance. — Donnez-moi une estimation. — Je dirais une centaine de minutes, pour rester prudente. Je peux sûrement trouver un moyen de réduire ce chiffre. Sur son passage, la fille qui tenait le comptoir remplit leurs verres de thé. De minuscules fragments de feuilles de menthe se mirent à tournoyer dans le liquide ambré aux reflets rouges, et Naomi sirota une gorgée tandis que Saba se renfrognait. — Pas certain que les senseurs restent hors service aussi longtemps, grommela-t-il. Et s’ils trouvent un moyen de les réactiver à temps, nous subirons de lourdes pertes. — C’est vrai. Saba se gratta le menton du revers de la main. S’ils jouaient un jour au poker ensemble, elle se souviendrait de ce geste. Un signe d’anxiété. — Votre technicienne, là, celle qui est censée désactiver le système ? — Clarissa. — Ouais, voilà. Si elle fait les choses de travers, tous ceux qui seront à bord de ces vaisseaux vont mourir pour m’avoir accordé leur confiance. Je ne veux pas vous manquer de respect, mais… je ne suis pas sûr qu’elle en soit capable. — Elle sait ce qu’elle fait, croyez-moi, assura Naomi. Elle est intelligente, compétente, et elle connaît bien la station. Elle l’a déjà détériorée par le passé. — Elle est maigre comme un câble électrique, rétorqua Saba. Elle s’envolerait si je lui soufflais dessus. Son visage n’affichait aucun humour. — Je lui confierais ma vie, dit Naomi. Sans hésiter. — Dans le cas présent, ce n’est pas qu’une vie que vous me demandez de lui confier. Et je n’ai pas confiance en elle. Je ne dis pas qu’elle est incompétente, rétive ou déloyale. Mais entre nous, mon amie, mettre nos vies à tous entre les mains d’une femme aussi fragile, ce n’est pas très avisé. — J’ai l’impression que vous avez quelque chose à me demander. — Accompagnez-la, conseilla Saba. Moi et mes hommes, nous nous occuperons de la prison. Allez plutôt aider votre équipe. Naomi secoua la tête. — C’est moi qui me charge de la prison, insista-t-elle. Clarissa fera ce qu’il faut. Et elle a déjà un équipier. Jordao. Le type qu’a choisi Katria. Vous ne lui faites pas confiance non plus ? — Je ne fais confiance à personne. Que ce soit lui, elle ou vous. Je fais seulement avec mes moyens. Je sais que vous n’allez pas vous enfuir quand la situation deviendra difficile. Les hommes de Katria vont peut-être nous lâcher. Mais pas vous. Et puis… les senseurs sont plus importants que le reste. Si nous perdons la prison, nous ne perdons que les prisonniers, savvy sa ? Saba était dans le vrai, et Naomi en avait parfaitement conscience. Mettre le succès de la mission entre les mains d’une femme malade – quel que soit son niveau de compétence – sans lui fournir l’assistance nécessaire en cas d’urgence était dangereux. Mais dans son imagination, Naomi distinguait les lettres sur la liste aussi clairement que si elle l’avait sous les yeux. LIBÉRER JIM. Elle secoua de nouveau la tête. — Je m’occupe de la prison, s’obstina-t-elle. Et Clarissa des senseurs. Tout se passera bien. Saba soupira tandis que la musique changeait de note et de tempo. Une voix masculine commença à grogner comme un roulement à billes endommagé, se lamentant de ses échecs dans un mélange d’hindi et d’espagnol que Naomi pouvait pratiquement suivre. Elle fixa Saba droit dans les yeux jusqu’à ce qu’il détourne le regard. — Mettez en place l’opération, dans ce cas, abdiqua-t-il. Toutes les données concernant les vaisseaux sont là. Mais dépêchez-vous. Il faudra distribuer le plan à la main avant d’appuyer sur la détente. — Laissez-moi deux heures et ce sera fait. Une heure plus tard, Bobbie n’avait toujours pas donné de nouvelles, et ils n’avaient aucun moyen de la contacter. Ils patientaient dans leur cabine, les portes ouvertes sur leur petit hall commun. Amos se trouvait dans les toilettes, debout contre le lavabo, les bras croisés. Alex était assis dans l’encadrement de la porte de sa cabine, et Clarissa, elle, étendue sur le sol, comme une adolescente laissant filer les heures en attendant de pouvoir recommencer à vivre. Sa peau, curieusement lisse, accentuait l’illusion de sa bonne santé. Naomi demeurait sur sa couchette, son terminal sur les genoux, et préparait le plan d’évasion tandis qu’ils discutaient. — Je ne sais pas trop, dit Alex. Je veux dire, d’accord, il y a toujours le risque de croiser des appareils en train d’attendre de l’autre côté des portes. Certains font sûrement la queue en attendant de pouvoir rejoindre Médina sans se faire tirer dessus. Mais si nous ne parlons que de vingt et un vaisseaux ? — Je n’en vois qu’un seul, moi, plaça Amos. — Admettons qu’il y a deux cents appareils en attente de transit, fit Clarissa, ignorant la remarque du mécanicien. À mon avis, c’est le grand maximum, mais enfin… Ça laisse mille cent anneaux dont personne n’est suffisamment proche pour apercevoir correctement qui effectue la traversée. Ce qui fait quand même quinze pour cent de chance d’être repérés. — Autant ? s’étonna Alex. Tu es sûre ? J’aurais dit moins. Naomi consultait les données que Saba lui avait fournies. Le Old Buncome, un vaisseau de transport de génération récente équipé d’un réacteur Epstein performant et d’une soute remplie de titane raffiné. Le Lightbreaker, un yacht vieux de trois générations récupéré par un service de coursiers semi-gouvernemental. Le Rosy Cross, un appareil de prospection réhabilité détenu par cinq propriétaires successifs, dont le réacteur laissait échapper suffisamment de radiations pour s’en servir de cuisinière. Le Han Yu, un vaisseau privé qu’on autorisait à transporter des passagers vers les colonies. Chaque bâtiment avait ses propres caractéristiques, ses propres limites. Et chacun d’eux pouvait amener les portes à réagir pour condamner les appareils suivants à disparaître mystérieusement. Naomi connaissait la courbe de sécurité aussi bien que les lettres de son prénom, et le terminal – même handicapé de la sorte – disposait de composants informatiques suffisamment puissants pour élaborer un modèle. Mettre au point un programme capable de prendre en compte toutes les variables, d’évaluer tous les vaisseaux et de créer rapidement un modèle n’était pas difficile, mais exigeait tout de même du temps et de la concentration. Et Naomi en avait peu. — Pour un seul appareil, c’est beaucoup moins, dit Amos. On réduit les chances à presque rien. Je veux dire, à moins d’être fatigué de la vie, personne ne va prendre la direction du système Sol. Et aucun vaisseau n’attend pour transiter depuis Charon ou Naraka. — Si nous en sommes réduits à nous cacher dans les systèmes morts… commença Alex. — Nous devrions aller sur Freehold, suggéra Clarissa. — Tu te sens bien, Claire ? ironisa le pilote. Nous ne sommes pas en très bons termes avec les habitants, tu te souviens ? À un moment, il y avait même des chances pour qu’ils abattent Holden et Bobbie avant qu’ils remontent sur le Rossi. Depuis sa position, Naomi vit les chevilles de Clarissa pivoter tandis qu’elle roulait sur le ventre. — Non, sérieusement, répondit-elle. Ils sont férocement indépendants, ils voulaient s’opposer à l’Union, et je ne crois pas non plus qu’ils se précipiteront pour agiter le drapeau laconien. Leur colonie n’est pas assez développée pour que le système politique local soit réellement complexe. Pas de factions dans les factions que nous serons incapables de cerner. Ou en tout cas, moins qu’au Complexe Bara Gaon, par exemple. En plus de ça, nous sommes certains qu’il n’y aura pas de vaisseaux pour nous surveiller de l’autre côté de leur porte, vu que le Rossi était le seul appareil du système et que personne d’autre n’a traversé depuis le début de la colonisation. — Ingénieux, finalement, ce gros con de Houston, dit Amos. — Ah, je vois ! s’exclama Alex. En fait, tu essaies juste de nous donner l’impression que filer vers Charon pour esquiver les radiations solaires est une bonne idée, c’est ça ? En proposant une seconde option encore plus merdique pour que la première ait l’air géniale en comparaison ? — Ouais, nous devrions aller sur Freehold, approuva le mécanicien. Naomi ? Vous êtes d’accord ? — Oui, dit-elle en lançant son programme informatique. — Sérieux ? fit Alex. — Tous ses arguments sont convaincants, justifia Naomi. Le programme s’arrêta au tiers du processus. Elle mit fin à la tâche et lança les protocoles d’exécution. — Il va falloir faire profil bas pendant un moment, reprit-elle. Se dissimuler et attendre que Laconia nous dévoile ses faiblesses. Pendant ce temps, il faudra bien que nous vivions quelque part, donc pourquoi pas là-bas. — Et pour les comptes qu’ils ont à régler avec nous ? s’inquiéta le pilote. — Nous y réfléchirons en chemin, répondit Naomi. Au fait, ces uniformes de papier, là, qu’on peut retirer aux kiosques, vous pensez que nous pourrions nous en servir pour rédiger le plan ? — Le plan de quoi, de notre future cachette ? interrogea Alex. — Le plan d’évasion, pour que nous puissions le distribuer à tout le monde une fois écrit. Je ne peux pas créer de fichier dans le système. — Possible, dit Amos. Mais ça serait quand même bizarre. Le protocole d’exécution n’indiqua rien de particulier jusqu’au processus de confirmation, puis s’arrêta sur un détail. Elle lut le code de référence puis afficha de nouveau le script original. Les autres conversaient toujours, mais l’attention qu’elle prêtait à son terminal les amenait à baisser la voix. Elle percevait le ton d’Amos, grave, rauque, et celui de Clarissa, bien plus aigu et musical, accompagnés du fantôme traînant de Mariner Valley, qui, chez Alex, était devenu une habitude plutôt qu’un véritable accent. Sa famille. Une partie, du moins. Au lieu d’un numéro d’emplacement, un résultat nul s’affichait à l’endroit où la séquence de code rencontrait un obstacle. Il était tout à fait envisageable d’abandonner le processus sans prêter attention à cela. S’aventurer au-delà du réseau de Saba – même pour accéder aux informations passives contenues dans le registre des quais – s’avérait légèrement risqué. Mais élaborer un plan d’évasion à partir de données non confirmées pouvait aussi faire échouer l’opération. Elle hésita, récupéra le code et le remit en place avant de rouvrir la fenêtre du protocole d’exécution. L’entrée nulle correspondait au douzième vaisseau du registre : le Lightbreaker. Elle tapota sa cuisse des doigts. Elle pouvait poursuivre ses recherches et risquer d’être détectée par la sécurité, ou bien ignorer l’erreur et continuer comme si tout se déroulait convenablement. Si elle avait pu se reposer davantage, la décision aurait été plus facile à prendre. — Bárány o juh, son toda son hanged, murmura-t-elle avant d’adresser une requête au registre des quais. La confirmation lui parvint en seulement quelques secondes. Le Lightbreaker avait quitté son emplacement deux jours plus tôt. D’après le plan de vol, il faisait route vers Laconia, et le code de service paraissait militaire. Un appareil en moins à évacuer. Cela permettrait d’accélérer l’opération, mais il fallait en avertir Saba. L’équipage, s’il n’était pas à bord et en chemin vers l’antre de l’ennemi, aurait besoin d’autres couchettes. Elle examina le code de service et le toucha du bout du doigt. — Alex ? Est-ce que la Flotte martienne avait un code 18-20-SKS ? — Ouais, répondit le pilote depuis le hall. J’ai même fait quelques trajets dans ce cadre-là, d’ailleurs, à l’époque. Transfert de prisonnier prioritaire. Pourquoi ? Lorsqu’elle avait environ onze ans, Naomi travaillait dans un entrepôt situé sur Japet. Les soudures d’une poutre d’acier avaient éclaté sous son poids et l’étai avait jailli pour venir entailler l’arrière de son crâne. Au cours des premières fractions de seconde, elle n’avait pas ressenti la douleur, simplement l’impact et un léger engourdissement des sens. La souffrance avait eu deux, peut-être trois secondes pour s’éclaircir la gorge et tirer sur ses manches avant que la poutre ne s’écroule sur Naomi. Et à présent, elle éprouvait une sensation tout à fait similaire. Sa main tremblait tandis qu’elle cherchait trace d’un manifeste. D’un quelconque document précisant qui se trouvait à bord du Lightbreaker, quel prisonnier avait suffisamment d’importance pour que l’Empire affrète un vaisseau pour lui seul. Mais elle ne trouva rien. Naturellement. Pourquoi les Laconiens rendraient-ils cette opération publique ? Elle vérifia les dates et les horaires. Ce n’était pas nécessairement Jim. Il s’agissait peut-être de quelqu’un d’autre. Non, impossible. Cela ne pouvait être que lui. Elle s’accorda un moment afin d’accepter la douleur. Cinq secondes. Elle laisserait saigner son cœur durant cinq secondes. Ensuite, il lui faudrait se remettre au travail. Le reste attendrait. Elle envoya un message à Saba – un message texte, bien évidemment – pour évoquer le vaisseau manquant, le code de service militaire, et l’informer que James Holden était sans doute déjà de l’autre côté de la porte, dans le système Laconia. Saba avait-il des contacts qui pourraient lui confirmer cela ? Une fois le message adressé, la Ceinturienne prit une profonde inspiration. Puis une autre. Elle effaça toute trace du Lightbreaker de ses données puis lança un nouveau protocole, qui, cette fois-ci, progressa sans signaler d’anomalie. Elle se leva, surprise de sa stabilité, avant de faire les deux pas qui la séparaient de la porte. — Qu’est-ce qui se passe, chef ? s’enquit Amos. Naomi secoua la tête. — J’ai discuté avec Saba, répondit-elle à l’intention de Clarissa. Je vous accompagne. Nous désactiverons les senseurs ensemble. Claire plissa le front en lisant l’expression qu’arborait Naomi. — OK, acquiesça-t-elle. Pourquoi ça ? — Gestion du risque. Si nous échouons à libérer les prisonniers, nous serons simplement moins nombreux à fuir la station. Mais si on remet les senseurs en état de marche et que les Laconiens parviennent à savoir quel vaisseau a traversé quelle porte, là, c’est toute la mission qui tombe à l’eau. Mieux vaut utiliser nos ressources intelligemment. — Mais si Holden est… débuta Claire sans jamais terminer sa phrase, et Naomi la contempla prendre conscience de la situation. Le transfert de prisonnier. Le visage d’Alex vira au gris pâle. — Merde, lâcha-t-il. — Et il nous faut un support pour rédiger le plan, ajouta Naomi. Quelque chose de petit, qu’on peut transporter facilement et qui n’est connecté à aucun réseau informatique. Amos s’écarta du lavabo et déclara : — J’ai une idée, chef. Donnez-moi vingt minutes. — Il faudrait quelque chose pour écrire, aussi, dit Naomi tandis que le colosse quittait l’appartement pour la coursive publique. Son terminal sonna et elle retourna s’installer sur sa couchette anti-crash. Le protocole était terminé. Vingt appareils, dans l’ordre où ils traverseraient les portes et disparaîtraient selon le meilleur ratio risque-vitesse. Le temps d’efficacité optimale serait de quatre-vingt-sept minutes, même si le Rossinante devait d’abord récupérer Amos, Bobbie, Claire et Naomi. C’était un plan solide. Son plan. Elle afficha ses notes et resta un moment assise à observer les mots qu’elle y avait inscrits : LIBÉRER JIM. Elle les barra d’un trait. 44 BOBBIE — Touché, dit Katria, qui se tourna pour faire face à Bobbie. L’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres, et Bobbie se demanda dans quelle mesure elle avait oublié et pardonné la violence de leur première rencontre. — Prête à jouer au loup ? Une demi-seconde plus tard, Naomi braqua les yeux sur Bobbie. L’épuisement avait jauni sa sclérotique, et son teint avait pris une légère nuance de cendre. Bobbie posa une main sur son épaule afin de l’aider – entre autres – à se stabiliser. — Prenez soin des enfants jusqu’à mon retour. — Promis. Bonne chasse. Les mots la percutèrent comme un faible coup de poing à l’estomac. J’espère que vous tuerez quelqu’un. Un autre marine qui a le malheur d’être né du mauvais côté de l’Histoire. Aussi loyal envers les siens que vous envers les vôtres. Qui que ce soit, j’espère que vous l’aurez avant qu’il ne vous ait. En vérité, malgré les circonstances, Bobbie ressentait une pointe de joie. Elle avait passé certaines des années les plus importantes de sa jeunesse à s’entraîner pour des moments comme celui-ci, et même si elle souhaitait considérer que l’âge et la maturité avaient fait d’elle une pacificatrice, quelque chose en elle jubilait. — Merci, dit-elle avant de sortir. — Bobbie… Je suis vraiment désolée. La Martienne hocha la tête tandis que Katria ramassait sa caisse à outils. Côte à côte, les deux femmes s’éloignèrent vers le point d’intersection où leur coursive en croisait une autre ; moins étroite, celle-ci. Derrière elles, la porte se referma dans un léger déclic, suivi d’un tour de serrure. Katria gloussa discrètement, mais Bobbie ne posa aucune question. Elle ne tenait pas à savoir. Dans la coursive, la majorité des gens marchaient, mais on rencontrait aussi quelques véhicules chargés de conteneurs. À un croisement, Bobbie aperçut un homme au volant d’un engin de chargement, qui déplaçait le robot vers un nouvel entrepôt. Son harnais disposait de quatre points d’ancrage. Si elle parvenait jusqu’à lui, elle pourrait alors passer un bras autour de son cou pour l’étrangler tout en le détachant de l’autre, puis l’expulser du robot afin de s’y sangler elle-même. Il ne lui faudrait certainement qu’une trentaine de secondes, voire moins. Un jeu d’enfant. À mesure qu’elles avançaient, Bobbie sentait son corps se détendre et s’affaisser, son centre de gravité maintenant plus bas. Elle se mit à siffler paisiblement. Katria leva un sourcil, sans adresser aucune remarque. Les écrans installés le long des murs annonçaient que les forces de sécurité resserraient l’étau autour de la cellule terroriste qui avait provoqué l’explosion des cuves d’oxygène, mais Bobbie ne voyait personne les observer de manière suspecte. L’étau ne se resserrait en rien. Les coursives semblaient relativement dépeuplées. Même lorsque les chariots et les piétons y circulaient, un sentiment de vide s’en dégageait. Certes, depuis que les vaisseaux ne transitaient plus par la station, on avait moins de raisons de parcourir les couloirs. Mais l’on sentait aussi l’effet de la peur. Les gens préféraient se tapir dans leur coin, rester à l’écart des points de contrôle et des ennuis. Elles empruntèrent la rampe vers les niveaux inférieurs, s’éloignant de la surface intérieure du tambour. Peu d’endroits se rapprochaient véritablement de l’épiderme de la station. On avait conçu la plupart des couches externes afin de protéger le tambour des radiations. Elles abritaient principalement des cuves à eau, des réserves de stockage pour la céramique, le métal et les produits stériles, des couloirs de service aux murs recouverts de peinture, de tuyaux et de conduites au-dessus du revêtement anti-usure. Néanmoins, près des sas de maintenance, on trouvait des croisements où seules quelques couches d’acier, de céramique et de mousse isolante les séparaient du vide. Le décor lui rappelait les anciens vaisseaux de combat de classe Donnager. Le design, fonctionnel et épuré, était d’une génération différente de celle des niveaux résidentiels ou de la surface intérieure du tambour. Katria s’immobilisa dans une coursive parfaitement identique à celles qu’elles venaient de traverser. Elle vérifia les indications peintes sur les murs et les tuyaux, puis frappa le sol du pied comme pour évaluer le son qu’elle produisait. — Ici ? demanda Bobbie. — Oui. Faites-moi la courte échelle. Bobbie entrelaça les doigts pour former une marche et Katria y posa un pied. Elle était plutôt légère. Bobbie la souleva vers le plafond. Elle aurait pu tenir des heures dans cette position. Katria caressa le plafond de la paume, trouva l’emplacement qu’elle cherchait, poussa suffisamment fort pour que Bobbie sente son poids s’alourdir et fit glisser un panneau sur le côté. Un espace d’une douzaine de centimètres séparait le panneau de la poutre installée au-dessus. Katria hissa la caisse à outils, l’orienta correctement et la glissa dans l’étroit espace. Elle remit le panneau en place et donna une tape sur l’épaule de Bobbie pour lui demander de la redescendre. — C’est tout ? questionna la Martienne. — Non. Katria tira de sa poche un ruban noir. Après un instant de réflexion, elle l’enroula autour d’un tuyau qui passait à proximité de la bombe, sortit son terminal et afficha une interface que Bobbie voyait pour la première fois. Une image brute et granuleuse de la coursive vint alors occuper l’écran, dévoilant Bobbie et Katria depuis l’angle de vue du ruban. La meneuse du Collectif Voltaire se tenait juste sous la bombe. Elle tapota son image à l’écran. Un message apparut en rouge – VERROUILLÉ – puis elle plongea de nouveau le terminal dans sa poche. — Voilà, dit-elle. C’est bon. — D’accord, acquiesça Bobbie. Sortons, maintenant. Le sas de maintenance était désert. Deux combinaisons spatiales pendaient dans leur casier, près d’un grand caisson gris ouvert. À l’intérieur, une boîte de céramique jaune portait la mention ZEMÎ TOR peinte au pochoir en lettres noires. Les roulettes du caisson de transport étaient rétractées, son guidon replié sur le côté. Les parois et le couvercle étaient particulièrement fins. Quel que fût le matériau utilisé, le revêtement de protection semblait plutôt frêle. Bobbie espérait qu’il serait également léger. Elle enfila sa combinaison spatiale, contrôla l’étanchéité des joints et le niveau de sa réserve d’air. Bobbie et Katria s’inspectèrent mutuellement. Leur combinaison disposait d’un câble de sécurité magnétique, un ruban aussi large que sa main, de la même épaisseur que son petit doigt, sali par les années d’usage. Le sas était une structure fixée au sol, abritant une petite plate-forme qui les mènerait bientôt vers la surface extérieure du tambour. Bobbie espérait ne pas se retrouver soudain projetée dans le néant de la Zone lente. En présence du caisson, le sas pouvait à peine accueillir les deux femmes. Bobbie observa les manches de sa combinaison s’agiter quelque peu tandis que le sas évacuait l’air. Katria plaça son casque contre le sien et se mit à hurler. Avec la seule conduction physique pour diffuser les sons, sa voix était lointaine et étouffée : — Dernière chance de faire marche arrière. Bobbie décocha un sourire et lui adressa un geste obscène. Elle aperçut Katria rire, sans néanmoins pouvoir l’entendre. Le sas enclencha son cycle et la plate-forme descendit. Les courbes du tambour de Médina disparaissaient sur sa gauche et sa droite, mais s’étendaient devant et derrière elle. Elle avait le sentiment d’être accrochée au ventre d’une immense baleine. Au loin, les anneaux n’étaient que d’infimes taches de lumière, sinistres et vacillantes, espacées avec une régularité mécanique au milieu des ténèbres surréalistes qui régnaient en contrebas. Le minuscule point luisant de la base alien marquait le centre du système. Ce n’était pas la première fois que Bobbie affrontait le vide de la Zone lente, mais elle ne pouvait s’empêcher de frissonner. Au sein de l’espace classique, chuter d’une station giratoire l’amènerait à dériver à la vitesse où on l’avait projetée, jusqu’à ce qu’on vienne lui porter secours ou que sa réserve d’oxygène s’épuise. Mais dans le système des anneaux, si son câble venait à rompre, elle s’enfoncerait dans l’obscurité qui séparait les portes et disparaîtrait dans ce qui existait – ou échouait à exister – de l’autre côté. L’espace qu’elle connaissait, constellé d’étoiles, pouvait passer pour un vaste océan, sublime et impitoyable. La Zone lente, en revanche, donnait l’impression d’être piégé dans la gueule d’un animal. Katria relia son câble de sécurité à la surface du tambour, se tourna sur le dos et leva les jambes afin d’ancrer ses semelles magnétiques à la station. Bobbie attendit que sa partenaire s’éloigne de deux pas maladroits, puis effectua les mêmes mouvements et, à son tour, se retrouva à l’envers, ses semelles adhérant à la station qui poursuivait sa rotation. Dans sa main, le caisson tentait de s’envoler pour imiter la boucle de son harnais de sécurité. Le sang vint envahir sa tête, atténuant le rugissement métallique de leurs pas tandis qu’elles détachaient, avançaient puis fixaient à nouveau leurs pieds à la station, jusqu’à ce que les deux femmes atteignent enfin la plaque de revêtement où devait se créer la brèche. Katria pointa deux doigts en direction du caisson, le geste ceinturien signifiant ouverture ou déploiement. Bobbie leva le poing en guise d’approbation. Le filet était un carré fait de câbles d’acier entremêlés, renforcés de fibre de carbone. Les appareils les plus modestes et les mineurs indépendants utilisaient ce type de dispositif depuis que l’humanité avait quitté le puits de gravité pour commencer à recueillir les astéroïdes proches de la Terre. Le piton principal était plus épais que sa cuisse. Elle le fixa au revêtement, puis patienta tandis que l’ascenseur extérieur – qui longeait le tambour depuis l’ingénierie jusqu’au poste de commande – passait au-dessus de leurs têtes. Bobbie et Katria saisirent chacune un bord différent du filet, l’étirèrent en naviguant autour de la zone cible et placèrent les pitons secondaires pour former une petite cloque noire sur le flanc de Médina. Le piège était posé. Katria se débarrassa du caisson, qui s’envola et dériva dans l’obscurité pour disparaître en un clin d’œil. Elle repartit ensuite en sens inverse, menant la marche pour se figer non loin de la plate-forme du sas. Elle désactiva l’une de ses semelles magnétiques, puis l’autre, et pivota au bout de son câble afin de se retrouver les pieds dans le vide. Bobbie l’imita, soulagée de ne plus se tenir à l’envers, mais inquiète de savoir que seul un brin d’acier la maintenait en vie. Quoi qu’ils fassent, où qu’ils se trouvent, il y aurait toujours des inconvénients. Katria relia son terminal à l’écran de sa combinaison, s’assura que les images puissent parvenir jusqu’à celui de Bobbie et configura une faible connexion radio entre elles. La coursive où elles avaient placé la bombe apparaissait en noir et blanc, tout aussi granuleuse qu’auparavant. Déserte, pour le moment. Mais la cible viendrait. — Maintenant, plus qu’à attendre, dit Katria via la radio. Soit la patrouille tombera dans le piège, soit quelqu’un finira par remarquer notre présence ici. — Ouais. — Pas d’inquiétude, rassura Katria. Les Laconiens sont exactement comme les Terriens. Pour eux, sur une station ou un vaisseau, tout se passe à l’intérieur. Ça vient du fait d’avoir grandi à l’air libre. — “Les limites prévisibles d’un cadre conceptuel”, cita Bobbie, tirant ces mots des cours qu’elle avait suivis sur le mont Olympe. C’est toujours là qu’il faut frapper l’ennemi, quel qu’il soit. Quand on m’a appris à faire ce genre de choses, nous pensions aux pirates et aux Terriens. Katria se mit à rire. — Moi, j’ai appris toute seule, et c’est les gens comme vous que je comptais viser. Bizarre de voir comme la roue tourne. L’ascenseur extérieur passa une nouvelle fois et l’orbe luisant de la station alien, comme une lune, apparut sur sa gauche pour s’évanouir ensuite sur sa droite. Bobbie se retourna pour observer les quais. Le Rossinante se trouvait quelque part dans ce secteur. Son vaisseau, son foyer. Celui d’Holden. Ou bien d’aucun d’entre eux. Bizarre de voir comme la roue tourne. Les minutes s’allongèrent pour devenir des heures. À deux reprises, des gens traversèrent la coursive : un binôme d’électriciens, puis une femme à l’allure douteuse tirant un enfant par le bras, qui avançait en regardant régulièrement derrière elle. Bobbie se demanda ce qui l’amenait à se comporter de la sorte, mais cela n’avait aucune importance. Son anxiété se dissipa progressivement pour ne plus devenir qu’une ennuyeuse attente, puis les deux sentiments se mêlèrent à nouveau. Le vide défilait sous ses pieds, encore, encore, et encore. Elle entama bientôt sa seconde bouteille d’oxygène. — Ah, lâcha finalement Katria. Ça y est. Sur le moniteur, deux personnes longeaient la coursive en direction de la caméra, leur tenue laconienne renforcée parfaitement reconnaissable. Enfin la patrouille qu’elles attendaient. L’ennemi s’approchait. Sans un mot, Bobbie pivota, ancra de nouveau ses semelles à la paroi de la station et réactiva leur magnétisme. La gravité giratoire tenterait de lui redresser les jambes, mais c’était là précisément ce qu’il fallait éviter. Elle plia les genoux, plaça les mains derrière ses rotules et se tint dans cette position, tel un batteur de base-ball. Katria fit de même. Il était difficile de se détendre dans cette posture, d’autant plus en sachant ce qui allait suivre. Elle prit une grande inspiration qui remonta du ventre jusqu’à la poitrine, puis expira, secouant les épaules afin d’évacuer la tension. Du calme et du relâchement. Voilà ce qu’il lui fallait. Elle se souvint du jeune marine avec qui elle avait flirté lorsque les Laconiens avaient pris le contrôle de la station et se demanda s’il se trouvait parmi les soldats qui patrouillaient au-dessus d’elle, ses pieds inconsciemment posés contre les siens. Mon tour viendra, songea-t-elle. Les secondes s’égrenèrent. La tentation de bouger les bras pour contempler l’écran était pratiquement irrésistible. La station heurta ses pieds comme un marteau. Ses jambes percutèrent son buste, expulsant l’air de ses poumons. L’une de ses semelles magnétiques dysfonctionna, mais seulement l’espace d’une seconde. Puis le calme revint. Elle tourna les talons et se précipita vers le filet. Ce n’était plus une cloque, mais un hémisphère de câbles et de débris. Le revêtement était plié, la mousse isolante en morceaux, et au cœur du filet, piégées comme deux poissons dans une épuisette, des silhouettes humaines. Au-dessus d’elle, les débris suffisamment petits pour s’échapper entre les mailles semblaient fuir sa présence, bien que ce fût elle, en vérité, qui s’éloignait avec la rotation du tambour. — Dépêchons-nous, avertit Katria. Les autres sont déjà en chemin. — Je sais. Elles détachèrent l’un des pitons et ouvrirent le filet comme l’entrée d’une tente. Le trou béant qui donnait sur la station laissait échapper de l’eau et du liquide de refroidissement qui dérivaient devant elles. Le marine le plus proche de la bombe avait encaissé la plupart des dégâts de l’explosion, et une fissure serpentait le long du col de sa combinaison jusqu’à la poitrine. Le casque ne contenait plus qu’une soupe de sang. Bobbie agrippa le cadavre et le tira pour le rapprocher d’elles, tenant les bras et la taille comme lors d’une opération de sauvetage pendant que Katria fixait des attaches à la combinaison renforcée. — Ne bougez pas, dit Katria, sa voix étouffée par la faiblesse du signal radio. — Je fais ce que je peux, riposta Bobbie entre ses dents. — C’est bon. Il est bien attaché. — Vous en êtes sûre ? — Affirmatif, confirma Katria. Elle retira le piton principal, libérant le filet qui s’enfonça dans les ténèbres en contrebas. Bobbie se retourna et prit péniblement la direction du sas. Ses muscles brûlaient sous l’effort, qui, vingt ans plus tôt, aurait été moins éprouvant. La rotation du tambour lui donnait le sentiment que le marine décédé la tirait vers les profondeurs du néant, ou la soulevait vers le ciel le plus dépouillé de l’Univers. Le casque de la tenue renforcée cognait contre celui de Bobbie, les bras et les jambes du soldat pendant mollement dans le vide. Du sang fuitait par la fissure de la combinaison du mort au niveau du thorax. — J’espère que sa tenue de combat n’a pas trop morflé, dit Bobbie. — Vous espérerez plus tard, répondit Katria. Pour l’instant, contentez-vous d’avancer. Arrivée à la plate-forme, Bobbie modifia sa posture et celle du corps sans vie, dans un cri d’effort si sonore que Katria éteignit sa radio. Pendue à l’extrémité de son câble, elle fit signe à Bobbie de monter la première, car la plate-forme ne pourrait les accueillir tous les trois. Sans même hocher la tête, Bobbie activa les commandes et la plate-forme s’éleva. Elle demeura assise en face du marine tandis que le sas autorisait de nouveau l’air à s’infiltrer. Son cœur battait la chamade et ses muscles souffraient. Elle venait d’assassiner deux ennemis. Elle éprouverait toujours ce léger quelque chose, cette gêne qui troublait son humanité après un épisode de violence. Mais elle ressentait tout de même une certaine satisfaction. Elle n’était ni une bonne ni une mauvaise personne. Elle était un marine. À l’heure qu’il était, quelque part dans la station, les forces de sécurité ainsi que les techniciens de maintenance réfléchissaient pour savoir si la plus grande menace était le trou percé dans la station ou bien la possibilité de nouvelles explosions. Elle devait profiter de leur temps de réflexion pour s’éloigner de la zone autant que possible. La porte intérieure du sas s’ouvrit et Bobbie transporta le corps jusqu’aux casiers avant de renvoyer la plate-forme vers Katria. Elle descella les joints de son casque et sentit alors la puanteur qui émanait du cadavre ; celle du sang, du métal surchauffé, du même lubrifiant qu’elle utilisait pour entretenir les joints de Betsy. Elle tira le corps du marine pour l’installer dans le caisson de transport gris, puis referma le couvercle et scella les joints d’étanchéité. Les signaux d’alerte émis par la tenue de combat du mort étaient maintenant bloqués. Ou si Saba s’était trompé, Bobbie et Katria le découvriraient bien assez tôt. Le sas enclencha son cycle d’ouverture tandis que la Martienne enlevait sa combinaison spatiale. La tenue qu’elle portait en dessous était trempée de sueur. À son tour, Katria retira son casque et le glissa dans le casier. — Allez livrer le colis à Saba, dit Katria. — Oui, je connais le plan, acquiesça Bobbie. J’y vais. Et merci à vous. Je sais que nous ne sommes pas parties du bon pied, vous et moi. — Pas besoin de me remercier, assura Katria, descellant les joints de sa combinaison avec la vitesse de l’habitude. Faites le boulot, c’est tout. — Bien reçu. — C’est la deuxième fois que nous utilisons cette stratégie. Provoquer une explosion pour cacher nos véritables intentions, comme pour la salle du serveur. Maintenant, ils vont tous se dire que la combinaison de combat manquante s’est perdue quelque part dans le vide de la Zone lente. — S’ils savent que nous l’avons, ils vont modifier le code de désactivation avant que nous puissions le déchiffrer. — Je sais bien, fit Katria. Je dis simplement qu’à l’avenir, il faudra procéder autrement. Les habitudes, ça peut tuer des gens comme vous et moi. Et si Saba pense le contraire, c’est un abruti. Bobbie déploya les roues et le guidon du chariot de transport. Il roulait sans problème. Elle redoutait de traverser les secteurs publics en poussant ce maudit caisson jusqu’au lieu de rendez-vous fixé avec Saba, mais elle souhaitait aussi quitter cet endroit le plus rapidement possible. Avant d’ouvrir les portes, elle s’obligea à inspecter une dernière fois le caisson, longuement, attentivement, afin de s’assurer qu’il ne portait aucune trace de sang. — Il n’y aura pas de troisième fois, promit-elle. — Vous en êtes sûre ? — Affirmatif. Rejoignez vos hommes et dites-leur de se tenir prêts le moment venu, quand j’aurai piraté le code. Deux minutes après ça, nous filerons de la station. 45 DRUMMER Des points verts s’évanouissaient. Non pas tous en même temps, mais suffisamment pour remarquer leur disparition. Une vague de ténèbres traversant le nuage de vaisseaux d’attaque. Drummer vérifia l’horodatage. Aucun décalage temporel. Quelle que fût l’arme utilisée contre Pallas, les Laconiens ne s’en étaient pas servis au cours de la présente bataille. Alors que se passait-il, bon sang ? — Est-ce que c’est le Tempest qui ouvre le feu ? demanda-t-elle. — Oui, madame, confirma la technicienne assignée aux senseurs. Les missiles proviennent bien du Tempest. — Bordel de merde. Combien ? Le nuage vert, la tache orange, et maintenant une nouvelle forme : des traits de couleur rouge qui s’épanouissaient comme d’épaisses cordes depuis le bâtiment ennemi, égaré parmi elles. Drummer avait le sentiment d’observer un réseau de capillaires sanguins. Les traits s’étendaient vers les vaisseaux de la CTM. Les combattants de l’Union. Les cités spatiales. — C’est impossible, déclara-t-elle. Il doit y avoir une erreur. Le Tempest n’avait reçu aucun ravitaillement depuis sa traversée vers le système Sol, et avait déjà livré un combat majeur. Ce qu’elle voyait à l’écran ne pouvait être la réalité. — Confirmation des données, annonça la même technicienne. Les rapports de la Sentinelle indiquent la même chose. — Contactez Cameron Tur, somma Drummer. Ou Lafflin. Quelqu’un qui pourrait expliquer l’inexplicable. — Je continue d’ouvrir le feu ? interrogea l’officier d’armement. — Est-ce que le combat est terminé ? Non, alors poursuivez les tirs. Vaughn laissa échapper un léger son guttural et désapprobateur, mais Drummer n’avait que faire de ses sensibilités. Les traits rouges fendaient le vide dans leur direction. S’ils semblaient lents à l’écran, ce n’était dû qu’à l’immensité de l’espace… Ici et là, un trait disparaissait, un projectile de CDR ou un missile parant l’attaque du Tempest. Mais ils s’approchaient en masse, et lorsqu’un seul d’entre eux pénétrait la garde d’un appareil, un nouveau point vert s’éteignait. Les taches lumineuses remuaient, reflétant les manœuvres des vaisseaux dans les ténèbres. Certains filaient droit sur le Tempest, à une vitesse égalant pratiquement celle des torpilles. Aussi indolents qu’ils parussent à l’écran, leur accélération serait fatale aux équipages. Ils lançaient une mission suicide. D’autres suivirent leur exemple, et on distingua bientôt une douzaine d’appareils se ruant vers l’ennemi. Une tactique empreinte d’une bravoure et d’un désespoir incommensurables. Lorsqu’ils devinrent douloureux, Drummer réalisa qu’elle serrait les poings. Elle écarta péniblement les doigts et contempla les petits fragments de peau que ses ongles avaient découpés. L’attaque suicide atteignit son paroxysme. Elle rappelait à Drummer les images des violentes averses qui éclataient dans le ciel des déserts terriens. D’immenses nuages de colère déployant leurs innombrables tentacules gris. Un torrent d’eau chutant vers un paysage desséché, qui s’évaporait avant qu’une seule goutte n’ait pu assombrir le sol. Sur le moniteur, les veines luisantes et agitées de l’appareil ennemi s’effaçaient peu à peu, et maintenant qu’elle savait sous quel angle observer, Drummer discernait de minuscules ouvertures dans les flancs du vaisseau, qui s’ouvraient puis se refermaient comme des pores. Les lumières émises par les rejets des missiles évoquaient des lucioles bleues. — Comment est-ce qu’ils peuvent faire ça ? murmura-t-elle à travers le nœud dans sa gorge. — J’ai Cameron Tur en ligne, informa le technicien des comms. L’objectif allongeait encore un peu plus son visage, et une lueur brillait dans son regard. — Vous êtes où, bordel ? aboya Drummer. Est-ce que vous voyez ce que je vois ? La réponse de Tur lui parvint presque immédiatement. Il était donc relativement proche, à bord d’un vaisseau d’évacuation. — Je ne comprends pas, avoua-t-il. Au vu du nombre de missiles qu’ils ont tirés… enfin, qu’ils tirent… impossible qu’ils utilisent des systèmes d’armement classiques. Les trois derniers appareils de la mission suicide disparurent de l’écran. Si le Tempest manœuvrait pour éluder les débris, ses mouvements n’étaient pas assez importants pour être distingués à cette échelle. Visiblement, l’ennemi ne prenait même plus la peine d’esquiver. — Pendant la première bataille, ce que nous voulions, c’était recueillir des informations sur eux, poursuivit Tur, qui parlait vite sans regarder directement la caméra. Enfin, nous comptions gagner, bien sûr, mais nous savions que c’était peu probable. Les données – la manière dont nous avons perdu – étaient aussi importantes qu’une potentielle victoire. — Tur ? — Peut-être que pendant ce temps, les Laconiens nous étudiaient aussi. Ils recalibraient possiblement quelque chose pour réparer le revêtement du vaisseau et se réapprovisionner en missiles. — Ils ont survécu à une attaque nucléaire menée directement contre eux, rappela Drummer. Vous êtes en train de me dire qu’ils sont capables d’encaisser ça sans problème ? — C’est ce qu’on dirait, fit Tur avant de passer nerveusement sa langue sur ses lèvres. Depuis qu’ils ont détruit les canons électromagnétiques de la base alien, nous savons qu’ils sont capables de concentrer et d’orienter une quantité d’énergie incroyable. Des choses que, jusqu’à présent, nous n’avions constatées que chez certains corps astraux. Pendant l’implosion d’une étoile, par exemple. — L’implosion d’une étoile ? Donc nous sommes face à une supernova sous forme de vaisseau ? Comment ça se fait que vous ne l’avez pas anticipée ? hurla-t-elle en abîmant ses cordes vocales. Tur cligna des yeux. Sa mâchoire glissa vers l’avant. Sans les larmes qui coulaient sur ses joues, il aurait pu ressembler à un homme qui cherchait l’affrontement physique. S’il pleurait, ce n’était certainement pas parce qu’elle avait élevé la voix. — Madame, reprit-il, ce vaisseau a réduit la station Pallas en particules plus fines que des atomes. Il a provoqué une perte de conscience à travers tout le système solaire, d’une manière que mon putain de langage structurel est incapable d’expliquer. Et la notion de localité n’a pas l’air de l’impressionner non plus. Il réussit à modifier la nature même du vide spatial à l’échelle du système entier. Si vous n’aviez pas encore compris que nous boxions dans la catégorie supérieure, je ne sais pas ce que j’aurais pu vous dire de plus pour clarifier la situation. — Il y a forcément un moyen de les battre, insista Drummer. Et nous avons peu de temps. Alors trouvez-le, et maintenant. Elle coupa la connexion sans même lui laisser l’opportunité de répondre. Le silence régnait dans la salle de commande. Personne ne la regardait directement, mais le poids de l’attention pesait sur ses épaules. Tout ce temps, elle avait résisté à la pression de transformer l’Union des Transports en force de police – ou en armée – mais la présente situation l’y avait obligée. — Monsieur Vaughn ? — Oui, madame ? — Trouvez qui commande les vaisseaux de la CTM. Je dois lui parler tout de suite. S’il reste encore des responsables en vie, songea-t-elle sans l’exprimer. — Bien, madame. — Est-ce que je… commença l’officier d’armement d’une voix tremblante. — Continuez de tirer, ordonna-t-elle. La chaleur inonda sa poitrine. Une chaleur de rage et de certitude. Il était arrivé. Le moment qui mettrait à l’épreuve toutes ses résolutions. Celui qu’un meneur devait affronter en temps de crise. Elle ressentait la puissance de l’instant, la volonté brute de remporter la victoire. De meurtrir et d’anéantir tous ceux qui souhaitaient les détruire, elle et les systèmes qu’elle incarnait. Elle se leva, les mains derrière le dos, sachant que toutes les personnes qui l’observaient dans la salle de commande ne liraient en elle qu’une détermination surhumaine. Vaughn y compris. Elle était malgré tout consciente de la fragilité de son masque. — La Sentinelle signale qu’un missile a échappé à ses CDR, dit Vaughn. Elle est touchée. L’équipage demande la permission de se replier. — Personne ne prend la fuite, décida Drummer. Si nous brisons les rangs maintenant… Une secousse traversa le Foyer du Peuple. Un bruit semblable au gémissement d’un démon s’échappa du sol, des cloisons et du plafond. Elle attendit le faible sifflement de l’air aspiré dans l’espace, l’étouffement progressif des cris tandis que l’oxygène se raréfiait. Au lieu de cela, elle entendit des sirènes retentir. — Rapport ? lança-t-elle, d’une voix aussi assurée que possible. — Nous sommes touchés, répondit la technicienne des senseurs. Quelque chose nous a percutés. — Nous savons quoi ? — Un projectile de canon électromagnétique, informa Vaughn. On dirait qu’il a endommagé le secteur douze, près des installations médicales. — Les dégâts sont importants ? — Je vous le dirai quand j’aurai des renseignements fiables. Pour le moment, j’essaie toujours de déterminer à quoi ressemble la chaîne de commandement de la CTM. Ce qui impliquait un bouleversement majeur. Elle se demanda si la mission suicide avait été menée par un amiral enclin à un ultime baroud d’honneur. Trois nouveaux tremblements successifs vinrent agiter le Foyer du Peuple. — L’ingénierie est touchée, dit Vaughn. Le réacteur est… enfin, je n’en sais rien. Quelque chose ne va pas. Si la cuve magnétique était détériorée, l’explosion serait pareille à celle d’un missile équipé d’une charge nucléaire de faible intensité. Même si la déflagration n’éventrait pas la cité comme une coquille d’œuf, les systèmes qui les maintenaient en vie fondraient et cesseraient de fonctionner. Et les probabilités qu’un vaisseau vienne les secourir au milieu du chaos de la bataille étaient suffisamment faibles pour être considérées comme nulles. — Videz la cuve, intima Drummer. Vaughn ne répondit pas, mais la poussée s’interrompit. Elle agrippa le bord de son siège anti-crash et se hissa dessus, attachant ses sangles avec l’aisance de toute une vie de pratique. Les rapports d’urgence automatiques signalaient que plusieurs longs secteurs étaient maintenant verrouillés, les portes pressurisées isolant des coursives et des niveaux entiers pour conserver un air aussi respirable que possible. Si elle n’avait pas fait évacuer tant de personnel non essentiel, la situation aurait été pire encore. Telle qu’elle se présentait maintenant, on dénombrait déjà des morts. Des gens qui avaient cru que les élections de l’Union permettraient de nommer quelqu’un capable de les protéger. Combien d’entre eux étaient encore en vie une heure auparavant ? Elle avait l’impression que les pensées de quelqu’un d’autre s’immisçaient dans son cerveau. Une sérénité lugubre l’envahit alors. Elle comprenait enfin ce que signifiait de voir la mort en face. De savoir que le pire était à venir, et qu’elle ne pourrait rien changer. — Poursuivez les tirs, ordonna-t-elle. Quitte à tomber, autant que ce soit les armes à la main. L’officier installé au poste de tir laissa échapper quelque chose, à mi-chemin entre rire et désespoir. — Les canons électromagnétiques sont à court de munitions, déplora-t-il. Il nous reste six torpilles à plasma conventionnelles et cinq pour cent de nos projectiles de CDR. Peu importe, songea Drummer. Continuez. Lancez-leur tout ce que vous pourrez. Toutefois, si le Tempest envoyait un missile vers eux, ils seraient incapables de se défendre. Drummer ferma les yeux. La tentation était toujours présente. Si elle venait à mourir – en même temps que tous les hommes et les femmes qu’elle commandait – au moins, c’en serait terminé. L’angoisse ne la réveillerait plus. Elle n’observerait pas les structures qu’elle avait juré de défendre être emportées par une menace qu’elle n’avait pas même tenté d’envisager avant que le Tempest surgisse de la porte de Laconia. Allez. Il doit bien y avoir une solution. Réfléchis, et trouve-la. — Est-ce que je poursuis les tirs ? s’enquit l’officier d’armement. Drummer n’ouvrit pas les paupières, laissant l’instant se prolonger. — Non, refusa-t-elle. Gardons les munitions pour les tirs de défense. Nous ne pouvons pas abattre les projectiles de canon électromagnétique, mais il est toujours possible de détruire leurs missiles. — Bien, madame. Drummer perçut le soulagement dans la voix du technicien. Elle se demanda s’il aurait accepté de lancer leurs derniers espoirs de défense si elle lui avait enjoint de le faire, et si elle l’aurait fait elle-même dans sa position. Peut-être. — J’ai établi une communication avec le colonel Massey, dit Vaughn. — Qui ça ? — Fernand Massey, madame. Le commandant de l’Arcadia Rose. C’est lui qui dirige les vaisseaux de la CTM, maintenant. — Jamais entendu parler, admit-elle. — Moi non plus, madame. Tous les amiraux avaient péri. Toutes les personnes qu’elle aurait pu connaître. Si le Foyer du Peuple était touché, la flotte, elle, était en lambeaux. Son affichage tactique dévoilait la liste des appareils endommagés ou détruits. Ils étaient si nombreux. Un quart de la flotte combinée avait été neutralisé ou bien pulvérisé. Ils avaient tiré toutes leurs munitions vers le Tempest. Une muraille de tungstène et d’explosifs. Mais l’ennemi poursuivait toujours sa route, ouvrait toujours le feu. Tout n’avait été qu’un spectacle, et Drummer en était consciente. La trajectoire intentionnellement prévisible du Tempest en direction des planètes intérieures. Le temps accordé à la CTM et à l’Union pour préparer leurs défenses. Elle avait tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’une stratégie visant à saper leur moral, mais c’était plus que cela, et à présent, elle saisissait. Les Laconiens avaient toujours su qu’ils gagneraient, et avaient invité l’ennemi à opposer sa résistance la plus farouche. De cette manière, quand la victoire viendrait, elle serait indiscutable. — Madame, appela Vaughn. — OK, bordel. D’accord. Je vais lui parler. — Ce n’est pas ça, madame. Vous avez reçu un message, adressé depuis le Tempest par faisceau de ciblage. C’est réservé au commandant. Quelque chose lui tordit les entrailles. Un désespoir mêlé de soulagement. S’ils envoyaient des messages, c’était peut-être en remplacement des missiles nucléaires. Du moins, jusqu’à ce qu’elle ait pu entendre ce qu’ils avaient à dire. Elle détacha ses sangles et s’élança en direction d’une prise murale, son siège grinçant et tournoyant sur ses cardans. — Transférez-le vers mon bureau, je vous prie, dit-elle, comme s’il s’agissait d’un banal message reçu lors d’une banale journée, et non de la ligne qui séparait une existence sous le joug de l’oppresseur d’une mort avant la fin de son quart. Une anxieuse curiosité brillait dans chaque regard posé sur elle, celui de Vaughn inclus. Elle aurait pu lire le message devant eux, dans la salle de commande. Peut-être même aurait-elle dû. Dans tous les cas, son contenu ne resterait pas secret bien longtemps. Mais elle refusait de laisser les autres contempler sa réaction. À l’exception de Saba, qui lui manquait tant. Une fois dans son bureau, elle referma puis verrouilla la porte. Le feuillage de la petite fougère installée dans un coin s’élevait dans la gravité nulle, et certaines choses qu’elle n’avait pas rangées – un flacon, une impression sur une fragile feuille de plastique, une motte de terre de rempotage – flottaient dans l’air. Elle avait passé trop de temps sous les effets de la gravité giratoire. Elle en était venue à présumer qu’elle serait toujours là, et quelques années d’habitude avaient suffi à effacer plusieurs générations d’expérience et d’identité ceinturienne. Elle savait que son cerveau ne fonctionnait pas normalement. Elle avait davantage le sentiment de piloter que d’habiter son corps. C’étaient là les conséquences du traumatisme et du choc, mais en avoir conscience ne changeait rien. Elle se sangla dans son siège, se pencha sur son interface personnelle et ouvrit ses messages en attente. Trois étaient listés comme non lus. L’un d’entre eux venait du commandant d’un vaisseau de réfugiés, le deuxième d’un capitaine de la Coalition Terre-Mars, et le dernier d’Anton Trejo, amiral de la Flotte impériale laconienne. Quelque part, dans un univers parallèle, les sirènes cessèrent leurs gémissements. À présent, elle regrettait de ne pas avoir amené Vaughn. Et peut-être un verre de whiskey. Elle lut l’enregistrement. Trejo était assis à son poste dans un uniforme immaculé, parfaitement repassé. Sa chevelure sombre et clairsemée tenait en place. Ses yeux verts luisaient. Il n’avait pas même la décence d’avoir l’air négligé. Son sourire irradiait la bienveillance et la cordialité. Elle s’attendait pratiquement à ce qu’il commence à parler du lien qui l’unissait à Dieu, ou d’une opportunité d’affaires qu’elle devait garder secrète sous peine de voir tout le monde la saisir. — Présidente Drummer, j’espère, débuta-t-il, étirant les syllabes comme s’il était originaire de Mariner Valley. Si ce n’est pas le cas, veuillez accepter mes condoléances pour son trépas. Je suis l’amiral Trejo, commandant du vaisseau laconien nommé le Heart of the Tempest, mais vous êtes au courant. Je vous contacte car je ne veux pas qu’on se méprenne sur mes intentions. Malgré l’hostilité dont l’Union des Transports et la Coalition Terre-Mars ont fait preuve à mon égard, vous et moi ne sommes pas ennemis. Tout comme l’Union et l’Empire, le système Sol et Laconia. Le Haut consul s’attendait à ce qu’on résiste au changement. Tout le monde s’y attendait. Et nous respectons tout ce que vous avez fait par sentiment de nécessité. “Lorsque des gens comme vous et moi entrent dans une nouvelle ère de l’Histoire, il y a toujours… comment dire… des douleurs d’accouchement. Des périodes où l’on doit s’attendre à la violence, même si ça ne nous réjouit pas. Quand le Haut consul m’a expliqué les tenants et les aboutissants de cette mission pour la première fois, ça ne m’a pas enchanté. Un seul appareil, sans aucun renfort, contre un système entier. Mais il m’a convaincu. Et ce moment, ce message, est l’une des raisons pour lesquelles j’ai considéré que sa méthode était la seule manière d’avancer en respectant la morale. “J’ai tenté de contacter le Secrétaire général Li, mais pour l’instant, il ne m’a encore fourni aucune réponse. Mais vous, maintenant, vous êtes là, et en termes de dignité, vous êtes l’égale de n’importe qui d’autre au sein des gouvernements intérieurs. Vous pouvez mettre fin à tout ça. Je comprends que vous ayez décidé de combattre et de m’anéantir. Je ne vous le reproche pas. Mais à ce stade, j’ai la permission d’accepter votre reddition. Si vous rendez les armes, les planètes intérieures suivront. Vous serez traitée avec respect par la nouvelle administration. Je vous en donne ma parole. “Si vous n’êtes pas encore prête à accepter la défaite, je vous demanderais par respect mutuel – un respect qui, je l’espère, prévaut entre nous – de répondre à une seule question. Combien vous faut-il de morts supplémentaires pour prouver à l’Histoire que votre choix d’arrêter ça est une sage décision ? Que continuer le combat aurait été stupide et non courageux ? Cent ? Mille ? Un million ? Un milliard ? Dites-moi simplement combien de cadavres vous comptez encore empiler avant d’envisager la reddition, et je me chargerai de vous les fournir, ajouta-t-il avant d’écarter les mains. Donnez-moi un nombre. J’attends votre réponse. L’enregistrement prit fin. Drummer flottait dans son harnais, songeant à lire le message une nouvelle fois, ne fût-ce que pour s’accorder quelques instants de plus avant de retourner au centre de commande. Elle sentait battre son pouls dans sa gorge et ses poignets ; l’épuisement sous forme de palpitation. Elle se libéra de ses sangles, s’élança vers la porte et traversa la brève coursive. À son arrivée, la salle était plongée dans le silence. Elle tourna les yeux vers son siège anti-crash, installé juste en face de l’affichage holographique. La parabole de couleur verte, rongée par les missiles ennemis. La minuscule et implacable tache orange. — Vaughn, veuillez adresser un message au Tempest, demanda-t-elle. — Je vous écoute, madame, dit Vaughn en hochant nerveusement la tête. Je pourrais lui ordonner de courir à sa perte. Leur ordonner à tous de lutter jusqu’à leur dernier souffle. — Voici le message : “Zéro.” Envoyez-le et sommez tous les vaisseaux de l’Union d’abandonner le combat. Elle scruta le visage de Vaughn à la recherche d’une réaction. D’un signe de rage, de soulagement ou bien de déception. Mais il demeurait aussi impassible qu’un monolithe de pierre. — Bien, madame. Autre chose ? — Non. Il n’y a rien d’autre à faire. Aucun moyen d’avancer. Sa bataille était terminée. S’il restait un espoir de contrer l’Empire, désormais, il se trouvait ailleurs. Si. Seulement si. 46 SINGH Il ne vit pas arriver la catastrophe. Même lorsque son ampleur lui apparut avec évidence, il peina à l’assimiler. Aveuglé. Sur Médina – et partout ailleurs – les conversations évoquaient le système Sol et sa reddition. Singh observait la nouvelle se propager sur les chaînes d’actualité, sur les forums de discussion, adoptant le rôle de censeur officiel, davantage par joie de participer au déroulement de l’Histoire que par nécessité immédiate. La flotte combinée de l’Union des Transports et de la Coalition Terre-Mars, défaite, capitulait. Les canaux d’information du système Sol oscillaient entre inquiétude et désespoir, et seule une poignée de diffuseurs appelaient de manière convaincante à poursuivre la lutte. De leur côté, Carrie Fisk et le Congrès laconien des Mondes accomplissaient leur tâche de manière efficace, désignant la louable reddition de l’Union comme un moment de libération pour les anciennes colonies. Désormais, les règles et les restrictions commerciales ne sont plus dictées par la politique générationnelle du système Sol. En abandonnant le système du favoritisme, du népotisme, du marchandage et du compromis politique, Laconia se donne les moyens de mettre en place toutes les réformes nécessaires à l’humanité. Singh remarqua qu’elle évitait de mentionner le nom du Haut consul et employait uniquement le terme “Laconia”. Aucun problème. Cela revenait au même. Toutefois, les réactions qui l’amenaient véritablement à jubiler n’étaient pas celles de Carrie Fisk ou des autres alliés recrutés dans un objectif précis. Le gouverneur Kwan, qui dirigeait le Complexe Bara Gaon, avait témoigné publiquement son soutien à la nouvelle administration, avec une rapidité impliquant que sa déclaration avait très certainement été enregistrée à l’avance. Le parlement d’Auberon avait également diffusé un enregistrement public pour se placer parmi les premiers partisans du nouveau régime. New Spain, New Roma, Nyingchi Xin, Félicité, Paradíso, Pátria, Asylum, Chrysanthemum, Ríocht. Des colonies majeures, certaines déjà peuplées de millions d’habitants, avaient suivi le déroulement de la bataille dans la Zone de Leuctres et en avaient tiré la seule conclusion raisonnable qui fût. Le centre de pouvoir de la race humaine avait changé de système, et les sages s’étaient lancés dans son sillage. L’arrivée imminente du Typhoon avait aussi joué son rôle. Singh connaissait le contre-amiral Song depuis les débuts de son service. Ils n’avaient jamais été réellement proches, mais son nom et son visage incarnaient une certaine familiarité. Il n’avait échangé que quelques messages avec elle, principalement pour organiser l’entretien diffusé aux informations locales, mais leurs discussions avaient réveillé de puissants souvenirs de sa planète natale. Ses routines. Le goût du thé. La brève période où il restait régulièrement assis en compagnie d’Elsa, lorsqu’elle n’était encore qu’un nourrisson et que Natalia dormait. Les moments passés à contempler les oiseaux plonger dans la mare. Envoyer James Holden vers leur planète avait ouvert un cycle, et l’arrivée du Typhoon y mettrait fin. Des vaisseaux circulaient entre la station et Laconia. Preuve que les grandes routes de l’espace étaient ouvertes. L’impatience que cette idée provoquait en lui était complexe et profonde. Il songeait au ciel qu’il ne verrait plus tant qu’il resterait gouverneur de Médina. À la sensation de sa peau contre celle de sa femme, qu’il attendait d’éprouver à nouveau. Aux éclats de rire de sa fille et aux doux sons qu’elle laissait échapper quand elle tombait de sommeil. D’une certaine manière, chaque jour passé depuis qu’il avait débarqué du Storm constituait un temps d’arrêt, comme s’il retenait son souffle. Et bientôt, très bientôt, il pourrait s’atteler à sa véritable tâche. Une fois le Typhoon en place et le système Sol conquis, l’Empire serait invulnérable, et l’avenir de l’humanité assuré. Il avait mis de côté son impatience, son inquiétude, et maintenant qu’il parvenait presque à se détendre, il les sentait rechercher la libération. Réunies, toutes les bonnes nouvelles compensaient pratiquement les mauvaises. — L’ampleur de l’attaque est relativement mineure, dit Overstreet, qui marchait à ses côtés vers les bureaux de l’intendance. Nous avons perdu deux marines, mais en comparaison de l’attentat précédent, les dommages causés à l’infrastructure sont marginaux. Singh ignorait s’ils arrivaient en dehors des heures de travail du personnel exécutif ou si la nouvelle s’était déjà répandue parmi ses membres en les incitant à quitter l’intendance, mais seuls quatre d’entre eux étaient assis autour de tables conçues pour en accueillir cinquante. Le portier les guida vers une petite table installée à l’écart, là où personne n’entendrait leurs propos. Singh commanda un thé vert, Overstreet une boisson locale qu’on nommait “château noir”, puis ils reprirent leur conversation. — Nous les avons forcés à fuir, dit Singh. Leurs attaques sont de moindre envergure, et leurs cibles choisies par opportunisme plutôt que par stratégie. Le monde souterrain a presque épuisé ses ressources. — C’est tout à fait possible, monsieur, acquiesça Overstreet. Malgré tout, j’irai mieux quand ils seront derrière les barreaux. Ce n’était certainement pas une nouvelle offensive contre sa décision d’envoyer Holden sur Laconia, mais Singh ressentit tout de même une légère piqûre. Les boissons leur parvinrent accompagnées d’un plateau de pâtisseries. Overstreet laissa le gouverneur se servir le premier. Un simple détail, mais Singh appréciait. — Où en est l’opération de notre ami ? questionna-t-il. Overstreet se pencha vers l’avant, replia les mains autour de sa tasse et pinça les lèvres. — Nous devrions le savoir dans une demi-heure, environ. Si les renseignements de votre informateur sont fiables, lui et ses camarades conspirateurs vont pénétrer dans le poste de routage de l’alimentation. J’ai demandé à cinq marines et cinq officiers de les attendre à l’intérieur. — Vous pensez qu’il y aura un combat ? — Je l’espère, en tout cas. Les troupes adoreraient trouver un prétexte pour fracturer un crâne ou deux. — Leur cerveau doit rester intact. — Les doigts, dans ce cas, corrigea la major en ricanant. Personne n’apprécie les terroristes. — Très bien. Libérez l’informateur, en revanche. Overstreet hocha la tête, quelque peu grimaçant, comme s’il venait d’avaler quelque chose d’amer. Singh se pencha très légèrement vers lui et laissa le silence interroger son interlocuteur. Le major croisa son regard, détourna les yeux puis haussa les épaules. — Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, monsieur, contesta-t-il. Si nous enfermons les autres et que nous le relâchons, les siens comprendront qu’il travaille pour l’ennemi. Ils pourraient le retourner contre nous. Singh ressentit une pointe d’agacement, mais la repoussa. Il devait se souvenir de ce qu’il avait appris suite à son conflit avec Tanaka. Mieux valait se montrer patient. — Vous croyez qu’il pourrait devenir un agent triple ? demanda-t-il. — Ça ne serait pas le premier dans l’Histoire. S’il est capable de les trahir, il est capable de nous trahir aussi. — Qu’est-ce que vous suggérez ? — Interrogeons-le comme les autres, recommanda le major. Et quand son procès viendra, glissez un mot à l’oreille du juge. Singh avala une gorgée de thé. Il était encore un petit peu trop chaud, et le liquide vint lui brûler la langue et le palais. — Je doute que ça nous aide à tisser un réseau d’informateurs locaux, dit-il. — Si je m’occupe de l’affaire correctement, nous pourrons le remplacer par quelqu’un d’autre. Et un petit peu de clémence au moment du jugement, c’est plus que ce qu’il mérite. Cela ressemblait fort à une trahison. Aussi compromis fût-il, l’homme avait rempli sa part du contrat. Il leur avait fourni des renseignements afin d’empêcher le sabotage des senseurs de Médina, et l’envoyer devant un tribunal semblait une piètre récompense pour sa fidélité. Néanmoins, Overstreet était dans le vrai. Jordao appartenait à un groupe qui complotait contre la station et Laconia. Il avait probablement du sang sur les mains, et un gouverneur devait manifester davantage de loyauté envers son peuple qu’envers un voyou du coin. — D’accord, approuva Singh. Interrogatoire classique. Mais prévenez vos hommes. S’ils ont besoin de passer leurs nerfs sur quelqu’un, que ce ne soit pas sur les personnes qui collaborent. — Aucun problème, dit Overstreet, avant d’ajouter un instant plus tard : Ce serait bien d’avoir bouclé l’affaire avant l’arrivée du Typhoon. Il vaut mieux éviter que ça traîne. — Dans une certaine mesure, il faut tout de même s’y attendre. Les périodes de transition impliquent toujours… Le major sursauta. Il reposa sa tasse de château noir, suffisamment vite pour renverser le liquide sur la table, et consulta le moniteur à son poignet. La couleur rouge d’une alerte prioritaire y luisait comme une petite flamme. Il tapota l’appareil d’un air renfrogné, puis son regard s’éteignit. Singh sentit son pouls s’accélérer. Quelque chose était arrivé. Une autre attaque terroriste. — Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta le gouverneur. — On me signale un décollage non autorisé, informa Overstreet en se levant de sa chaise. Singh l’imita, oubliant tout à coup boissons et pâtisseries. L’adrénaline envahit ses veines. Un vaisseau – même de taille modeste – pouvait provoquer des dégâts considérables en s’écrasant sur Médina. Ouvrir une brèche dans le tambour, et détruire la station. Overstreet se dirigeait déjà vers le poste de sécurité ; d’un pas rapide, étrange, sans réellement courir, ses jambes découpant l’air comme une paire de ciseaux. Singh dut trottiner afin de le rattraper. — Quel vaisseau ? demanda-t-il. — Un vieil appareil de guerre martien. Le Rossinante. — Le bâtiment de James Holden ? Que se passait-il ? Son équipage allait-il vainement tenter de rejoindre le Lightbreaker pour le libérer ? Ou de venger sa perte ? — Il a une capacité de vingt missiles et un canon électromagnétique monté sur quille, dit Overstreet. Sans parler de son réacteur à fusion, qui pourrait réduire la station à l’état de particules s’il le voulait. Mais il n’a pas ouvert le feu. Il reste à proximité de la station en utilisant ses propulseurs de manœuvre. — Une possibilité de l’éliminer ? — En prenant le contrôle de Médina, nous avons détruit ses défenses. Certaines sont réparables, mais sans les ravitaillements du Typhoon, nous sommes limités. — Faites appel au Storm, alors, conseilla Singh. Overstreet prit une profonde inspiration, tournant brusquement au niveau d’un croisement. — Je n’aime pas l’idée d’engager le combat contre un autre vaisseau si près de la station, refusa-t-il. Si le Rossinante essaie seulement de s’enfuir, autant le laisser partir. — Nous ne pouvons pas compter sur la bienveillance de l’ennemi pour nous protéger, rétorqua Singh avant d’ouvrir une communication prioritaire avec le Gathering Storm. Le commandant Davenport, qui avait été son second lors du trajet vers Médina, lui répondit immédiatement, comme s’il attendait son appel. — Davenport, ici le gouverneur Singh. Je vous ordonne formellement de quitter les quais pour protéger la station du Rossinante. — À vos ordres, monsieur, acquiesça l’homme avant de marquer un instant d’hésitation. L’équipage n’est pas au complet, monsieur… — Nous ne pouvons pas attendre. Essayez de les éloigner avant d’engager le combat. — Bien, monsieur, conclut Davenport avant de couper la connexion. Devant eux, les forces de sécurité faisaient évacuer la coursive. Une sirène retentit, puis une voix douce les avertit : Alerte d’urgence. Rejoignez immédiatement les abris et attendez les instructions. Alerte d’urgence. Le poste de sécurité bourdonnait comme une ruche en panique, les voix alarmées s’élevant de toutes parts. Les images récoltées par les drones et les caméras de surveillance apparaissaient sur chaque écran. Singh supposa que c’était en réaction au décollage du Rossinante, jusqu’à ce qu’une femme d’un certain âge vêtue d’un uniforme de la sécurité commence à hurler dans leur direction : — Major Overstreet ! On signale une émeute dans les quartiers de détention. — Comment ? fit Singh. Overstreet répondit d’une voix calme, posée, comme un pilote voyant son appareil se décomposer autour de lui : — Qu’est-ce que nous savons, là-dessus ? — Quelqu’un a déverrouillé les cellules à distance. Une sorte d’explosion s’est déclenchée. Les gardes se sont retranchés dans le compartiment de sécurité, mais on m’annonce aussi des coups de feu parmi la population civile. J’ai envoyé deux équipes de marines. — Bien, approuva Overstreet avant de se tourner vers Singh. Monsieur, je pense que la mission de sabotage révélée par votre ami fait partie d’une opération de bien plus grande ampleur. Je ne sais pas quelles sont les intentions de l’ennemi, mais son plan se déroule en ce moment même. Singh secoua la tête ; non pas en signe de désapprobation, mais plutôt comme un homme alcoolisé tentant de dissiper la brume dans son esprit. Une partie de lui-même en restait persuadée : tant que leurs soldats empêcheraient l’adversaire de désactiver les senseurs, la situation serait sous contrôle. Il se sentait prêt à l’affronter, même si tout autour de lui semblait dégénérer. — Je comprends, dit-il. — En tant que responsable de la sécurité, je vous recommande d’aller vous réfugier en lieu sûr jusqu’à ce que les choses se calment, vous et tous les membres essentiels du personnel de la station. — Oui, bien sûr. Je vais retourner dans mes bureaux. — À mon avis, monsieur, c’est une mauvaise idée. Vos bureaux peuvent clairement constituer une cible. J’ai aménagé un endroit sécurisé en cas d’urgence comme celle-ci. Je vais demander à une équipe de vous y emmener et de rester avec vous jusqu’à ce que nous comprenions un peu mieux ce qui se passe, assura Overstreet, qui se tourna vers la femme et désigna Singh de la main. Il lui faut une escorte. — Tout de suite, monsieur. Inutile, songea le gouverneur. Je reste ici. Mais c’était une réaction stupide, une réaction de fierté. En temps de crise, un leader devait se tenir aux côtés de son équipe. Cependant, même s’il détestait l’admettre, c’était maintenant Overstreet qui menait les débats. Singh ne serait qu’un poids mort. Il en avait conscience, et pourtant, quelque chose en lui souhaitait rester afin qu’on le voie diriger les opérations. — Tenez-moi au courant des évolutions, ordonna-t-il. Je serai là si vous avez besoin de mon autorisation. — Merci, monsieur, dit aussitôt le major avant de tourner les talons. Un instant plus tard, quatre marines en tenue renforcée passèrent la porte principale et le saluèrent. — À votre service, Gouverneur. — Vous êtes mon escorte, si je comprends bien ? lança Singh, avec un sourire qu’il espérait confiant. Alors allons-y. Tout en avançant, Singh consulta le moniteur à son poignet. Trop d’événements survenaient et trop de groupes se coordonnaient en même temps pour avoir un aperçu global de la situation. Le Storm manœuvrait, même si le Rossinante n’avait encore montré aucun signe d’agressivité. L’émeute dans les quartiers de détention s’intensifiait de plus belle, et l’équipe d’intervention demandait la permission d’employer des contre-mesures létales. Les paroles d’Overstreet lui revenaient en mémoire : D’après moi, environ un tiers de notre personnel opérant est au moins ouvert à l’idée de travailler contre nous. Le plus difficile était de faire confiance à ses hommes pour accomplir leurs tâches convenablement, mais il n’avait pas d’autre choix. Il se demanda si le Haut consul éprouvait les mêmes inquiétudes. S’il souffrait de la conscience que toutes les opérations primordiales étaient menées par d’autres, certes guidés par ses directives, mais dans des conditions qu’il ne pouvait qu’imaginer, en des lieux où son intervention, même si elle s’avérait possible, ne ferait que noircir le tableau. L’impuissance à contrôler. Un sentiment subtil et terrible à la fois. Le message d’avertissement résonnait à travers la station. Devant eux, un homme franchit en courant l’intersection sans même s’arrêter pour les observer. À cette allure, les jambes du gouverneur le brûlaient quelque peu. — Où est-ce que nous allons ? demanda-t-il au meneur du groupe. — Il y a un abri blindé au bout de la coursive, monsieur. Nous l’avons aménagé un petit peu loin des bureaux principaux pour éviter qu’il soit une cible notoire, mais ses commandes environnementales sont indépendantes et… Le marine se figea au beau milieu de sa phrase. Singh sentit la peur le submerger. Il jeta un regard à l’extrémité de la coursive pour voir à quel danger le chef d’escorte réagissait. Il n’y avait absolument rien. — Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta-t-il. Le marine ne fournit aucune réponse, et Singh réalisa que les autres s’étaient immobilisés aussi, visière opaque, radio silencieuse, leur tenue renforcée totalement verrouillée. Il se sentit soudain très seul, terriblement conscient de sa vulnérabilité. Au fond de son esprit, quelque chose remuait d’anxiété à l’idée d’être pris pour cible en ce moment même, sans protection. L’espace d’un moment, l’image de Kasik lui apparut à nouveau, agonisant devant ses yeux. Tout cela n’était-il qu’une diversion pour le pousser à quitter ses bureaux sécurisés ? Les mains tremblantes, il se dirigea vers la première porte à grandes enjambées. Des sanitaires publics. Il entra, s’assura d’être seul à l’intérieur et verrouilla la porte derrière lui. Son cœur battait si fort qu’il sentait pulser sa veine jugulaire. Il s’appuya contre le petit lavabo et entra ses codes de sécurité dans son moniteur. Le verrouillage des tenues renforcées n’était pas activé. Les marines n’auraient pas dû se figer de la sorte. Quelqu’un émettait un faux signal. Overstreet accepta immédiatement sa requête de communication. — Mon escorte est immobilisée, dit Singh. — Oui, monsieur. C’est la même chose pour toutes les équipes en combinaisons de combat. Restez où vous êtes. J’envoie une escorte conventionnelle vous récupérer. — Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang ? Je veux qu’on me fasse un rapport ! Une ombre d’agacement passa sur le visage du major, presque trop rapidement pour que Singh le remarque. — La neutralisation des équipes d’intervention a envenimé les choses dans les quartiers de détention, déclara Overstreet. Les premiers rapports indiquent qu’il se passe quelque chose dans le bureau du chef de quai. J’attends qu’on me fournisse de meilleures informations là-dessus, mais d’après ce que je vois, plusieurs vaisseaux s’apprêtent à décoller. Le Storm a déclenché les hostilités contre le Rossinante, mais rien de conclusif pour le moment. Maintenant, est-ce que je peux retourner faire mon boulot au lieu d’en discuter ? entendit Singh, sans même que le major n’eût besoin de l’exprimer. — J’attends la seconde escorte, dit le gouverneur. Allez-y. Puis il interrompit la connexion. Dans le miroir, il paraissait petit. Effrayé. Il se redressa, réajusta son uniforme et rassembla ses esprits jusqu’à sembler un homme confiant maîtrisant la situation. Lorsque ses hommes viendraient le chercher, il serait important de donner une bonne image de lui-même. Pour l’heure, d’ailleurs, c’était tout ce qu’il pouvait faire. Il perçut un bruit sourd, loin sous ses pieds. Une attaque menée contre le tambour de la station, peut-être. Un signe que la bataille se poursuivait autour de lui tandis qu’il se dissimulait dans les toilettes publiques. Les terroristes du monde souterrain l’avaient pris par surprise. Il devait reconnaître qu’il avait sous-estimé leur capacité de coordination, leur nombre et leur volonté. On lui avait affirmé que les Ceinturiens de l’ancien régime baignaient dans une culture de résistance brutale. Après le sabotage des cuves d’oxygène, il avait cru saisir ce que cela signifiait, mais n’en assimilait que maintenant la profondeur. Leur plan se déroulait en ce moment même à travers la station. Tout ce qu’il pouvait espérer, c’était que le seul avantage qu’il possédait sur eux soit décisif. Si leur opération exigeait de neutraliser le système de senseurs, alors il pouvait encore la faire échouer. 47 BOBBIE Le harnais de Bobbie consistait en trois points de verrouillage magnétique de la taille de sa paume, reliés par deux bandes de nylon tissé qui semblaient avoir été vertes auparavant. Un équipement de sécurité basique, standard à bord de n’importe quel vaisseau ou station à l’extérieur d’un puits de gravité. Se demander s’il fonctionnait revenait à se demander si son prochain pas traverserait les atomes qui composaient le pont. — Vous croyez que ces trucs-là vont tenir ? demanda-t-elle. Sa radio était réglée pour émettre un signal si faible qu’un tee-shirt épais l’aurait brouillé. Amos, à ses côtés, contemplait la longue courbe extérieure du Gathering Storm. Son casque dissimulait son expression, mais il parlait d’un ton fataliste : — Dans le cas contraire, ça va être une journée bizarre. La surface du vaisseau ne ressemblait à rien de ce que connaissait Bobbie. Elle comportait de nombreuses facettes, à l’instar d’une pierre précieuse, sans les proéminences des CDR ou des dispositifs de senseurs. Ses teintes rose et bleu semblaient moins les couleurs du matériau que les effets d’une sorte de réfraction, d’une transformation de la lumière bien plus étrange que l’absorption sélective. La Zone lente était profondément obscure, et les systèmes de son casque devaient traiter l’image en fonction de la faible luisance de la station alien. Ils étiraient même les bords, invitant les ultraviolets ainsi que les infrarouges dans le spectre visible afin d’avoir plus de matière. Cela fonctionnait toujours ainsi, mais patienter dans une posture incertaine et vulnérable donnait aux images une allure inquiétante. Même si la surface du bâtiment paraissait cristalline, sa douceur évoquait davantage une forme de mousse. Mais en réalité, elle lui rappelait principalement une peau. Les verrouillages magnétiques reliaient Bobbie à l’épiderme du Gathering Storm pour former un berceau de fortune peu confortable, ou tout du moins, l’y relieraient quand l’appareil aurait décollé. À condition qu’ils tiennent. La lueur rouge qui confirmait leur adhérence ne vacillait nullement, mais de temps à autre, Bobbie croyait l’apercevoir virer brièvement à l’orange. Non loin, Amos et les dix autres membres de l’équipe d’abordage utilisaient le même équipement. Leurs combinaisons spatiales étaient relativement frêles, et seul un rembourrage de soudeur les renforçait. Ils ressemblaient à une équipe de nettoyage plutôt qu’à un groupe d’intervention militaire. D’ailleurs, ils en étaient peut-être une, et Bobbie s’inquiétait de ne pas savoir dans quelle mesure. Mais elle s’en soucierait plus tard, une fois certaine que les verrouillages magnétiques adhéraient correctement. Si le Storm quittait les quais en les abandonnant derrière lui comme une mue de serpent et qu’ils se retrouvaient à flotter dans le vide, la responsabilité de s’occuper du destroyer ennemi reviendrait à Alex. Et ils périraient tous, probablement. Pas de quoi se réjouir. — J’espère vraiment qu’ils vont tenir, insista Bobbie. L’alerte lui parvint sur le canal crypté. Elle tapota les commandes sur son avant-bras. Lorsque la voix d’Alex se fit entendre, Bobbie perçut l’accent traînant de Mariner Valley, celui qui signifiait qu’il se chiait dessus tout étant légèrement euphorique. — Ici Alex Kamal, du Rossinante. Message à mes amis, à ma famille et à tous les vaisseaux qui vont prendre le large. Le rodéo va bientôt commencer. Déverrouillage des pinces d’arrimage dans dix, neuf… — Accrochez-vous, lança Bobbie. Ça va peut-être secouer. Elle saisit les cordons de nylon, les resserra et attendit le décollage du Gathering Storm. Pour en arriver jusque-là, ils avaient suivi le conduit d’ascenseur qui s’étendait depuis le poste de commandement installé à la proue jusqu’à l’ingénierie située à la poupe. Ils avaient progressé rapidement, longeant la station à peine quelques centimètres au-dessus d’elle. Les autres n’avaient cessé de rire, puis Bobbie leur avait rappelé qu’un faible signal radio n’était pas l’équivalent du silence radio et leur avait poliment suggéré de la fermer pour éviter de faire tuer l’équipe entière. Après cela, elle s’était retrouvée seule en compagnie du bruit de son propre souffle, de l’odeur du vieux caoutchouc et de la sueur de quelqu’un d’autre. Alex avançait à sa droite, Amos à sa gauche, et les vaisseaux qui hérissaient les quais s’élevaient devant eux à un quart de kilomètre de distance. Au-delà, on n’apercevait plus que les ténèbres de la Zone lente et le néant fatal derrière les anneaux. Non loin sous leurs pieds, le tambour continuait sa rotation. Les cicatrices et les dégâts de leur brève bataille contre le Storm étaient encore visibles dans les stries noires et le carré de mousse luisant qu’il exhibait. Médina avait déjà subi de nombreux dommages au cours de son existence, et cette journée n’arrangerait rien. Ils avaient épuisé tous les tours que le monde souterrain de Saba possédait dans son sac. Ils avaient subtilisé les équipements de soudage, récupéré les armes dans leurs cachettes secrètes, bloqué le conduit d’accès qu’ils avaient traversé. Les rusés qui connaissaient bien la station avaient planifié ce moment depuis que les Laconiens avaient surgi de la porte. Peut-être même avant, si certains d’entre eux se livraient à la contrebande. Alors qu’ils franchissaient les derniers mètres au-dessus du tambour, Alex avait quitté le groupe. Il devait encore parcourir un tiers de son chemin dans le sens inverse de la rotation pour atteindre le Rossinante. Elle avait réussi à se persuader que ce n’était pas la dernière fois qu’elle voyait son visage. Puis, d’un bref geste du poing, elle avait orienté l’équipe d’abordage vers la silhouette sombre et menaçante du destroyer. Le plan était d’attirer le Gathering Storm à l’écart de la station. Dès que les pinces d’arrimage le libéreraient et qu’aucun soldat ne pourrait plus grimper à bord, Amos et Bobbie ouvriraient une brèche dans la coque et mèneraient l’abordage pour mettre le vaisseau hors d’état de nuire. Ils décideraient au dernier moment de leur stratégie : faire exploser le réacteur, saboter les commandes ou diriger l’appareil vers le néant qui séparait les anneaux. Sans informations complémentaires sur l’agencement et le fonctionnement du Storm, l’improvisation était un meilleur choix que de prétendre pouvoir élaborer un plan consistant. Le deuxième objectif était d’évacuer ses hommes de l’appareil ennemi afin qu’un des vaisseaux en fuite les récupère au passage. Le troisième, lui, consistait à s’échapper elle-même. Alex atteignit zéro, et Bobbie crut sentir un tremblement secouer le Storm tandis que le Rossi pulvérisait ses pinces d’arrimage et quittait les quais dans une vrille, utilisant le corps de la station comme couverture. Deux de ses aimants magnétiques virèrent momentanément à l’orange avant de revenir au rouge. En cette journée, les occasions de trouver la mort seraient nombreuses. Tout comme Alex, Bobbie ne pouvait s’empêcher de sourire. C’était peut-être inhérent aux Martiens. Elle demeurait arc-boutée, genoux pliés, les pieds contre la coque. Les minutes s’écoulaient. À l’intérieur de son casque, elle sentait le souffle froid du ventilateur contre son crâne, signe qu’elle commençait à transpirer. — Comment ça va, Babs ? interrogea Amos, la radio donnant le sentiment qu’il murmurait à cinq cents mètres de distance. — Ça ira mieux quand le Storm aura décollé, répondit-elle. — Ouais. Apparemment, ils ne sont pas pressés de passer à l’action. — Le but était quand même de les prendre par surprise… — C’est vrai. Mais enfin… — Peut-être qu’ils n’ont rien remarqué, tenta l’un des autres. Ou bien ils attendent d’embarquer d’autres troupes, songea Bobbie, mais tout à coup, le Gathering Storm bondit vers les ténèbres en tirant sur les sangles de nylon. Le vaisseau utilisait ses propulseurs de manœuvre. Quinze mètres plus bas, une déflagration de vapeur surchauffée s’échappa pour envoyer le destroyer dans un vif tourbillon. Elle semblait sortir de nulle part, comme si le propulseur se cachait sous l’étrange couche de non-métal de la coque jusqu’à nouvel ordre. Fort heureusement, ils n’étaient pas restés à cet endroit, ou l’un d’entre eux au moins aurait déjà été expulsé de l’appareil pour périr carbonisé. Le Storm fit un brusque écart. Le grondement des propulseurs se répercutait dans les jambes de Bobbie, et Médina s’éloignait comme si quelqu’un venait de la lâcher dans l’espace. Les rejets du réacteur principal apparurent dans une flamme et le vaisseau s’élança vers l’avant. À simplement un quart de g. Les Laconiens ne risqueraient pas de réduire la station en cendres. Malgré tout, elle trouvait légèrement inquiétant de voir son ombre s’étirer devant elle sur le corps de l’appareil. Un rappel que si elle venait à chuter, elle mourrait calcinée. — Amos, dit-elle. Ouvrez-nous une brèche. — Je vois bien que tu me cours après, hurla Alex d’une voix chantante. Mais tu n’auras pas le Rossi, l’ami. Nous sommes beaucoup trop belles pour toi. — Alex, arrêtez de parler sur cette fréquence, cria-t-elle en retour, avant de se souvenir que le signal était réglé pour ne pas être capté par l’ennemi. Elle secoua la tête et espéra que le pilote ne serait pas une trop grande distraction. Amos tenait maintenant le kit de soudage à la main, le bloc d’alimentation placé contre son flanc. Avec deux côtes brisées, il devait affreusement souffrir, mais rien dans ses mouvements ne trahissait la douleur. Le coccyx fissuré de Bobbie ne lui assurait pas un grand confort non plus. Ils avaient subi de lourds dégâts pour en arriver là, mais elle devait faire en sorte que cela ne soit pas un handicap. Après tout, la douleur n’était qu’un message d’alerte envoyé par son corps. Elle pouvait choisir de l’ignorer. Amos approcha le chalumeau de la coque, puis tout s’éclaira. En s’éloignant derrière eux, les étincelles semblaient former un ruisseau de feu, ondulant puis disparaissant contre la coque comme si une force de gravité les attirait, et ce malgré les mouvements du vaisseau. — Sortez vos armes, aboya Bobbie. Les autres acquiescèrent. Si le destroyer laconien était conçu avec une double coque, comme tous les appareils martiens, ouvrir une brèche au chalumeau ne serait que la première étape. Elle n’en était pas moins essentielle. Ils pouvaient causer des dégâts mais se trouvaient en position délicate pour se défendre, et sans la présence de l’équipage ennemi, certaines tactiques comme inonder l’intérieur d’hydrogène et d’oxygène pouvaient anéantir toute leur équipe sans que les Laconiens ne courent le moindre risque. Aussi tentant que ce fût, elle devait infiltrer le bâtiment elle-même et… — Euh, Babs ? Il y a un truc super bizarre, là. Amos était toujours arc-bouté. L’entaille effectuée au chalumeau traçait une ligne de lumière d’un demi-mètre sur la coque, qui rétrécissait rapidement. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. — Vous vous rappelez comment la coque était capable de s’autoréparer ? Ben voilà, c’est ce qu’elle fait. — C’est un problème ? — Ouais. Ça va nous compliquer la tâche, à mon avis. Le Storm vacilla sous leurs pieds. Le volume des rejets s’intensifia et l’appareil prit de la vitesse. L’accélération tendit les sangles au maximum pendant que la gravité attirait définitivement les flammes du réacteur nucléaire vers le bas. L’aimant magnétique de Bobbie qui se trouvait le plus proche de la proue vira brièvement à l’orange et glissa de quelques centimètres avant de revenir au rouge et de s’immobiliser. Ce court dysfonctionnement propulsa l’adrénaline dans ses veines. Elle sentait à présent son cœur battre dans ses tympans. Sa voix, en revanche, était si sereine qu’elle semblait s’échapper de la bouche de quelqu’un d’autre : — Une idée brillante en stock ? — Je vais essayer un truc, dit Amos avant de s’accroupir sur la coque. Il entailla de nouveau la peau du bâtiment, sans tenter de découper une ouverture dans laquelle s’engouffrer, mais quelque chose de plus petit. Lorsqu’il eut complété son cercle, il lui asséna un coup de poing et projeta le modeste fragment de coque à l’intérieur. La brèche commença immédiatement à cicatriser, mais Amos continua de tailler ses bords. Il élargit le trou, encore et encore, même alors qu’il luttait pour se refermer. Ses gestes étaient rapides et efficaces. Il ne ralentissait pas, même lorsque le vaisseau ruait ou virait de bord sous leurs pieds ; la matérialisation élégante d’une vie entière de labeur physique. Bobbie savait que si elle tentait de l’imiter, elle ne serait jamais capable de tenir ce rythme, mais avec Amos, l’ouverture s’agrandissait. — Les bords vont nous brûler, prévint-il. Mais je ne peux rien y faire. Bobbie perçut alors la voix de Saba qui murmurait à son oreille : Les équipes d’intervention laconiennes ont atteint les cellules de détention. C’est le moment de neutraliser nos amis. — Le plus tôt sera le mieux, déclara Bobbie. — Pas faux, approuva le mécanicien, qui se mit à siffler maladroitement entre ses dents. Parce que je ne vais pas pouvoir arrêter mes mouvements pendant que vous traversez. — Pas moyen, protesta l’un des autres. Je n’ai pas envie de finir coincé dans le trou, moi. Bobbie se tourna vers lui. — Vous ferez ce qu’on vous dit, ou je vous tire une balle dans la tête pour faire un exemple, menaça-t-elle, d’un ton certainement plus courtois qu’il ne le méritait. Approchez-vous de la brèche, vous y allez le premier. Trois… deux… L’homme plongea dans l’ouverture et Amos découpa ses sangles au passage. Le trou ne se referma aucunement sur lui, mais seulement grâce au colosse qui continuait d’en tailler les bordures. — Suivant, annonça Bobbie en désignant le soldat le plus proche. Vous. Trois. Deux. Un. L’un après l’autre, elle poussa les membres de son équipe par la brèche. Les aimants magnétiques abandonnés s’agglutinaient autour, pareils aux fleurs sauvages dans un jardin, les sangles sectionnées remuant au rythme du vaisseau. Comme des algues dans un courant agité. Médina flottait au-dessus de leur tête, et par deux fois, Bobbie aperçut les rejets de tuyères du Rossinante, qui éclairaient la station tel un lever de soleil qui jamais n’émergeait. — Ça va être juste, Babs. Je consomme beaucoup plus de carburant que prévu. — Continuez, le pria-t-elle. Amos poursuivit son effort. Huit. Neuf. Dix. Puis il ne resta plus qu’elle et lui. — Ça va aller, assura Bobbie. Passez-moi l’équipement de soudage. Je vais vous faire entrer. — J’apprécie, mais entre nous, vous n’êtes pas très bonne soudeuse. Allez-y, je m’en charge. — Pas d’acte d’héroïsme. — Aucun problème, ce n’est pas comme si j’agonisais, dit Amos, qui indiqua l’intérieur du vaisseau d’un geste du menton. Dans le pire des cas, je mourrai là-dedans. Bobbie déplaça ses aimants magnétiques vers la bordure de la brèche ardente et s’élança les pieds en avant. Des bras l’accueillirent puis la tirèrent sur un côté. Les lumières des combinaisons emplissaient l’espace entre les coques d’une radiance bleu et blanc. Une ambiance angoissante, familière comme le visage d’un être aimé. Toutefois, quelque chose n’allait pas. Là où des espars de titane, de céramique et d’acier auraient dû se trouver, on ne constatait que des cristaux. Des failles venaient soudainement les fissurer pour disparaître aussitôt, comme un éclair frappant dans une bouteille. En remplacement des plaques de métal et de carbone tressé, des couvertures sans soudures d’une matière inconnue délimitaient les lieux, lui évoquant successivement la carapace d’un homard, un tissu, puis une formation de glace. C’était clairement un destroyer martien, différent de tout ce qu’elle avait vu jusqu’à présent. — J’arrive, fit savoir Amos, et Bobbie se tourna pour le guider vers une prise en toute sécurité. La brèche qu’ils avaient ouverte cicatrisa, sans se refermer complètement, laissant une ouverture d’environ cinq centimètres de diamètre. Dans la lumière, Amos décocha son sourire vide et amical. — Bon, ça c’est fait, dit-il. J’espère que la deuxième coque est un peu plus classique, si vous voyez ce que je veux dire. Alex maintenait une trajectoire rectiligne et leur évitait d’être agités dans tous les sens comme des rats dans une essoreuse. Le moment de pénétrer dans le vaisseau à proprement parler s’avérait toujours le plus dangereux, et Bobbie en avait parfaitement conscience. Ils progressèrent à vive allure, une prise après l’autre, et repérèrent finalement une cloison classique. Amos contrôla le niveau de carburant de l’équipement de soudage et secoua la tête sans un mot. La fumée frissonnait puis s’échappait chaque fois que l’appareil virait de bord, comme de l’eau tombant d’un robinet. La coque intérieure ne cicatrisait pas, seule bonne nouvelle de l’opération. — Ça va être un peu étroit, observa-t-elle. — Ça suffira, dit Amos. Encore un peu, et nous n’aurons plus qu’à la plier pour traverser. Amos poursuivit sa découpe de la cloison, et bientôt, l’air et la lumière affluèrent depuis l’autre côté. À l’intérieur, le bâtiment était toujours pressurisé. Inhabituel, en situation de combat. Si l’équipage du Storm n’avait pas encore réalisé qu’on abordait le vaisseau, il s’en apercevait nécessairement, maintenant. Bobbie se compressa la première par l’ouverture et atterrit au bout d’un dortoir. Deux rangées de couchettes, assez similaires à celles du Rossinante, accueillaient les matelas de gel des marines laconiens. Les lits étaient vides et soigneusement faits. Elle prit position près de la porte tandis que les autres venaient la rejoindre. Amos traversa le dernier, plaquant un carré de plastique au-dessus de la brèche qui se gondola momentanément, aspiré dans l’espace entre les coques, avant de se solidifier. — Ne me forcez pas à vous descendre, bande d’enfoirés, s’égosilla Alex dans la radio. C’était une phrase-code. Le Storm se rapprochait. Les manœuvres d’esquive du Rossinante ne seraient bientôt plus efficaces. Bobbie ouvrit la porte, passa la tête par l’encadrement puis la recula aussitôt. Une balle vint érafler le chambranle à l’emplacement où se trouvait son crâne une fraction de seconde plus tôt. — Combien ? demanda l’homme à ses côtés. — Un, au moins. Elle parcourut le dortoir des yeux à la recherche de quelque chose – quoi que ce fût – qui leur donnerait l’avantage sur l’ennemi. — Nous sommes piégés, dit-elle, et nous n’avons plus beaucoup de temps. Vous trois, vous venez avec moi. Vous deux, vous partez sur la gauche en ouvrant le feu, et vous, vous me suivez sur la droite. Si on vous lance une grenade ou quoi que ce soit qui y ressemble, repliez-vous vite à l’intérieur du dortoir. Les autres, installez-vous sur les couchettes, sur le dos. Soyez prêts à tirer entre vos pieds si l’ennemi débarque dans la pièce. Vous avez quatre secondes. Allez ! Elle leva son arme en sortant. La femme accroupie près d’elle aurait pu être n’importe qui, mais désormais, leur vie dépendait de leur solidarité. Plus loin dans la coursive, Bobbie aperçut le croisement d’où le tir précédent était venu. Une tête apparut brièvement. Elle la visa et appuya sur la détente, sans malgré tout savoir si elle avait atteint sa cible ou non. Une autre porte était aménagée dans le mur opposé. Bobbie la désigna d’un geste et ils traversèrent précipitamment pour s’engouffrer dans la pièce. Une autre cabine. On y comptait douze couchettes, mais rien n’indiquait qu’elles étaient occupées. Personne ne tenta de les abattre. Celui ou celle qui avait essayé quelques secondes plus tôt était à terre ou avait pris la fuite pour chercher du renfort. L’effet de surprise leur avait permis d’arriver jusque-là, mais à présent, tout serait une question de compétence. — Amos ? appela-t-elle dans la radio. Les cloisons du vaisseau étouffaient sa réponse, mais elle discernait tout de même ses propos : — Babs ? Comment vous voulez la jouer ? Ses derniers entraînements tactiques à bord d’un appareil remontaient à bien trop longtemps, mais dans le cas présent, la décision était facile à prendre. Le vaisseau était vulnérable en deux endroits : l’ingénierie et le poste de commandement. L’ennemi avait l’avantage du terrain, mais s’il était en sous-effectif, il déciderait de protéger l’emplacement qui, selon lui, était la cible de l’assaillant. Il fallait donc jouer de malice et feindre d’en attaquer un pour se ruer vers l’autre. — J’emmène ces cinq-là vers le poste des ops, informa-t-elle. Attendez deux minutes et conduisez les autres vers l’ingénierie. — Ça marche. On désactive ou on fait tout exploser ? Le Storm chancela une nouvelle fois et un léger bruit métallique se mit à résonner à travers le vaisseau, telle une chaîne glissant d’une étagère, si différent de celui qu’elle connaissait qu’elle manqua ne pas reconnaître les rafales des CDR, qui visaient le Rossi. Avant même qu’elle ait pu ouvrir la bouche, Saba intervint dans la radio : Les équipes d’évacuation sont sur les quais. Nous attendons le feu vert. Puis, chevauchant presque ses dernières paroles, la voix de Naomi enchaîna : Message reçu. À nous de jouer, maintenant. Les appareils du monde souterrain étaient prêts à décoller. Les systèmes de senseurs de Médina seraient bientôt désactivés. La fenêtre s’ouvrait, mais se refermerait sous peu. — Employez la première méthode que vous trouverez pour détruire le vaisseau, dit-elle. — Et pour l’évacuation ? s’enquit Amos. Elle savait pertinemment où il voulait en venir. Devait-il faire exploser le réacteur s’il en avait la possibilité ? La mission était-elle plus importante que leur survie ? — À vous de voir, mon grand, répondit-elle. Je vous fais confiance. 48 CLARISSA Ces temps-ci, elle ne ressentait plus que deux choses : les tremblements ou l’épuisement. Au départ, les premiers avaient été affreux, car la nervosité ainsi que la vitesse des battements de son cœur lui donnaient l’impression d’être effrayée. Et précisément parce que cette sensation ressemblait à la peur, Claire songeait sans arrêt qu’elle était angoissée. Lorsqu’elle parvenait à saisir que c’était simplement l’effet de ses systèmes endocriniens additionnels relâchant leur poison dans son sang, elle se sentait légèrement mieux. Du moins, elle comprenait qu’elle n’était pas submergée par une forme d’anxiété apathique. Dans les moments les plus difficiles, elle se remémorait son vieux mantra, celui qu’elle se répétait en prison : J’ai tué, mais je ne suis pas une tueuse car un tueur est un monstre, et les monstres n’ont pas peur. Elle avait désormais le sentiment d’être effrayée en permanence, et de ce point de vue-là, c’était presque réconfortant. Son côté superstitieux continuait de penser qu’elle avait invité cette entité en elle par la magie blanche de ses paroles. Son côté rationnel, lui, considérait qu’elle l’avait invoquée en payant un bon paquet d’oseille pour qu’on procède à des modifications illégales sur son corps dans le cadre d’un fantasme de revanche absurde et adolescent. — Vous allez bien ? s’informa Naomi. Clarissa leva la main pour fournir la même réponse de Schrödinger que d’habitude, qu’elle pouvait exprimer de différentes manières. C’était toujours oui ou non. Oui, elle allait bien, dans le sens où elle n’était pas en train de s’effondrer. Non, étant donné que la notion de bien n’incluait pas ses choix de jeunesse. — Et vous ? — Ça va, répondit Naomi, d’une voix qui signifiait certainement la même chose. Depuis qu’on avait capturé Holden, une lueur avait disparu dans son regard. Après avoir découvert que le Lightbreaker avait quitté les quais en emportant son compagnon, le chagrin ne l’avait pas rendue catatonique. Par conséquent, elle allait bien. Elles patientaient sur un banc installé aux abords d’un champ sur la surface intérieure du tambour. Une culture de blé s’étendait sur la droite et s’éloignait en courbe ascendante, mûrissant sous la lumière du soleil artificiel. Une femme en uniforme d’ingénieur système longeait le sentier en tenant la main d’un petit garçon, qui fixa Clarissa des yeux sur son passage. Il pensait si fort qu’elle pouvait pratiquement l’entendre : Qu’est-ce qu’elle a, la dame, Maman ? Évoluer de nouveau parmi les citoyens lambda de la station lui paraissait étrange. Tous ces gens poursuivaient leur vie comme s’ils tentaient d’oublier que l’Union des Transports avait un jour existé. Ils passaient récupérer leurs enfants à l’école, dînaient avec leurs amis, travaillaient et accomplissaient leurs devoirs comme s’ils avaient toujours vécu sous le joug de l’ennemi. Comme si l’autorité laconienne était parfaitement acceptable. Comme si les événements en cours n’allaient pas tout bouleverser sous peu. — Désolée pour Holden, lâcha Clarissa. Ce n’était pas ce qu’elle souhaitait. Trop tard. Naomi prit une brève inspiration, puis expira, comme si elle arrachait un bandage qui adhérait un peu trop à sa peau. Une douleur éphémère. — Merci. C’est… ce n’est pas ce qui était prévu. — Ouais, acquiesça Clarissa. À ce qu’on dirait, il y a toujours ce qu’on prévoit et ce qui se passe en réalité. Un message d’avertissement retentit à travers le tambour, résonnant dans l’immense espace ouvert : Alerte d’urgence. Rejoignez immédiatement les abris et attendez les instructions. — Ah, fit Naomi. C’est notre chanson. — C’est dingue, ajouta Clarissa en riant. Nous n’avons pas fait les bons choix de vie, apparemment. Naomi la saisit par le bras, autant pour plaisanter que pour apporter son soutien en cas de besoin, et toutes les deux se dirigèrent vers le point de rendez-vous. En marchant, Clarissa tressaillait et frissonnait. Une fois au niveau inférieur, dans les coursives de la station, le trafic s’intensifia. Les messages d’alerte s’échappaient de toutes parts. Les kiosques fermaient. Les entreprises verrouillaient leurs locaux. Les gens s’agitaient tous azimuts, certains en criant de colère, mais la plupart d’entre eux conservaient une forme de concentration macabre. Ils avaient déjà connu trop d’explosions et de violences pour avoir l’envie de badiner. L’illusion de mener une vie normale s’était évanouie. Elle et Naomi attendirent une faille dans la marée des corps et se ruèrent vers les sanitaires publics. Clarissa prit place sur une couchette encastrée dans la cloison. Elle sentait la nausée rôder au fond de sa gorge, mais rien d’inquiétant. Naomi se dirigea vers le lavabo et se lava lentement les mains, non pas pour les nettoyer, mais pour donner l’impression d’être occupée à quelque chose au cas où les forces de sécurité surgiraient. Le plan – le leur, en tout cas – était relativement simple. Du point de vue de Clarissa, du moins. Elle avait tenté d’en informer Alex un peu plus tôt, et elle était presque certaine qu’il n’avait suivi qu’à moitié. Les dispositifs de senseurs de la station étaient reliés au système principal, mais chacun d’eux disposait de batteries de secours. Couper l’alimentation empêcherait temporairement Médina de voir dans quelle direction les vaisseaux partiraient, mais n’effacerait pas les caches des systèmes locaux. Dès que le réseau électrique serait à nouveau opérationnel, les dispositifs exécuteraient une procédure de vérification, se reconnecteraient et dévoileraient toutes les données sauvegardées. Néanmoins, ce processus avait un point faible. Quand les dispositifs opéraient leur vérification, le système pouvait requérir un diagnostic. Il lui fallait environ vingt secondes pour l’effectuer puis en afficher les résultats. Au cours de cette phase-là, aucune nouvelle donnée n’entrait. Et si la requête de vérification était adressée vers un système factice qui ne renvoyait que des requêtes de diagnostic, ils pourraient continuer ainsi jusqu’à ce qu’un pauvre bougre détecte l’origine du faux routage ou reconfigure manuellement tous les dispositifs. Arrivé à ce stade de la description, Alex avait perdu sa concentration et elle avait donc décidé de simplifier le tableau. Il s’agissait de fabriquer une fausse carte réseau, de l’insérer dans le système d’alimentation secondaire et de faire sauter le système principal afin de forcer le redémarrage des dispositifs, qu’on ne pouvait rétablir qu’au prix d’un fastidieux travail. Le pilote avait levé le pouce. Mignon. Se rappeler qu’elle savait des choses que les autres ignoraient lui avait toujours paru étrange. Cela ne concernait pas seulement les protocoles de routage du signal et de l’alimentation. Contrairement à ses camarades, elle savait ce qu’on éprouvait en assassinant quelqu’un qui avait toujours fait preuve de bienveillance, ou quand les personnes qu’on avait juré d’éliminer vous accueillaient dans leur cercle familial. Même si elle avait bien conscience que c’était faux, elle ne pouvait s’empêcher de penser que sa vie était ordinaire. Que ce qu’elle avait fait ne devait pas être si étrange, puisqu’après tout, elle l’avait fait. La porte s’ouvrit et Jordao, l’homme qui transportait la bombe, pénétra dans les sanitaires muni d’une caisse à outils en céramique. Il salua Clarissa de la tête, puis Naomi. Son teint cendreux et son allure voûtée en faisaient le parfait portrait du terroriste opérant en cachette. Putain. Si nous voulons réussir la mission, il va vraiment falloir qu’il se calme. — Salut, lança Clarissa. — Hoy, répondit-il. Bist good ? — Jusqu’ici, aucun problème, déclara Naomi. Mais pas de nouvelles des autres. Vous avez entendu quelque chose, vous ? — Ouais, on annonce des décollages non autorisés, renseigna Jordao, qui posa la caisse à outils près du lavabo avant de l’ouvrir. Nos ew bû ? — Oui, ce sont nos hommes. — Perdíd, s’excusa-t-il en forçant un sourire. Trop d’opérations en même temps. — Il y en aura une de moins si nous ne filons pas d’ici rapidement, avertit Naomi. Jordao plongea la main dans la caisse, lança une oreillette à chacune d’elles et mit la sienne. — Katria n’a pas gesprochen ero que la, se plaignit-il. Ils vont s’acharner sur nous comme pas possible, après ça. Alles la preva, on avait l’impression d’être des gamins dans une salle de classe. — Si le plan se passe comme prévu, ça ne posera pas de problème, certifia Clarissa en ajustant son oreillette. Restez avec nous et tout ira bien. Naomi se sécha les mains, tira son terminal de sa poche, le consulta puis le rangea de nouveau. — Faudrait y aller, maintenant, pressa-t-elle. Jordao referma sa caisse, la souleva au niveau de sa hanche et suivit Naomi vers l’extérieur, bientôt imité par Clarissa. Les tremblements s’étaient quelque peu calmés. Une bonne nouvelle, pour ainsi dire, car elle les détestait. Mais aussi une mauvaise, car l’épuisement venait toujours ensuite, et elle devait poursuivre la mission. Du moins, suffisamment pour ne pas ralentir Naomi. Les coursives étaient désertes. Alerte d’urgence. Rejoignez immédiatement les abris et attendez les instructions. Naomi se tourna vers la rampe qui descendait vers les secteurs extérieurs du tambour. Clarissa, elle, plongea les mains dans ses poches et tenta de prendre un air ennuyé. Son esprit se scinda gracieusement, répétant les étapes qu’elle devrait suivre afin d’échanger les deux cartes réseau tout en surveillant les patrouilles de sécurité. Elle sursauta lorsque Saba brisa le silence : — Les équipes d’évacuation sont sur les quais. Nous attendons le feu vert. Naomi porta une main à son oreille. L’entendre en personne et via l’appareil miniature logé près de son tympan donnait un léger écho à ses paroles, comme si elles étaient plus pesantes que d’ordinaire. — Message reçu, dit-elle. À nous de jouer, maintenant. Il faudrait seulement deux minutes pour échanger les cartes réseau et placer les charges explosives. Après cela, ils rejoindraient les quais, si les hommes de Saba les contrôlaient toujours. Et si les Laconiens s’en emparaient de nouveau, ils se dirigeraient vers un sas. Naomi s’immobilisa devant un panneau d’accès, consulta son terminal et hocha la tête. C’était bien celui qu’elle cherchait. Jordao était pâle et transpirant. Il paraissait encore plus malade qu’elle. — Ça va aller, rassura-t-elle. Nous avons une expérience étonnante des situations bizarres. Naomi s’appuya contre le panneau. Un drone des forces de sécurité traversa l’intersection dans leur dos, sans toutefois se tourner vers eux. Clarissa eut une légère montée d’adrénaline, qui ne fit que mettre en évidence la torpeur grandissante de ses muscles. Allez, songea-t-elle. Remplis ta mission. Tu auras le temps de te reposer quand tu seras morte. Le panneau d’accès glissa dans un déclic. — Qu’est-ce qu’on fait, ici ? demanda Jordao. Faut y aller, là. — Nous faisons ce qu’il faut pour passer à la prochaine étape, répliqua Naomi en s’écartant. Les entrailles du vaisseau auraient semblé chaotiques à tous ceux qui ne possédaient pas les connaissances de Clarissa. Pour elle, en revanche, chaque soudure, chaque conduite et chaque raccord avait une logique simple. Elle sortit la carte réseau falsifiée de sa poche, retira l’ancienne et inséra la nouvelle. L’indicateur de défaut se contenta d’un clignotement orange avant de revenir à une joyeuse couleur verte et vacillante. — OK, dit-elle en réinstallant le panneau. Maintenant, allons poser les charges. Aussitôt qu’elle reprit sa marche, elle sut qu’il lui faudrait lutter davantage que prévu. S’ils avançaient suffisamment vite, ils en auraient terminé avant qu’elle ne soit à court d’énergie. C’était d’ailleurs pour cela que Naomi l’accompagnait. Parce que les autres la pensaient incapable de mener seule l’opération. À raison, peut-être. La pire des choses était de savoir qu’elle était responsable de ses malheurs. Les dommages corporels, l’usure et la lassitude étaient le résultat de décisions conscientes et déterminées prises par une fille qu’elle n’était plus depuis des décennies. Leur poids pesait sur elle comme un sac d’os. Comme une caisse à outils remplie de restes humains. Certains péchés constituaient leur propre châtiment. Parfois, la rédemption impliquait de porter éternellement le passé sur ses épaules. Au fil des ans, elle s’y était habituée. Mais c’était toujours emmerdant. — Par ici, indiqua Jordao de la main. — Je sais, dit Naomi. La porte qui donnait sur l’unité du système principal était blindée. Un liseré rouge encadrait le chambranle, affichant des avertissements dans une dizaine de langues qui signifiaient tous : Faites attention. Il y a pas mal de choses là-dedans qu’il faudra réparer si elles vous tuent. Jordao ouvrit la porte et Naomi le dépassa pour se diriger vers une voie de maintenance qui… Puis elle recula, les bras en l’air. Des pas résonnèrent un peu plus loin, rapides, sonores et soudains. Un jeune homme portant l’uniforme bleu des forces de sécurité franchit la porte rouge, un pistolet braqué sur l’estomac de Naomi. Des mains rugueuses agrippèrent Clarissa par l’épaule et la plaquèrent au sol. Jordao s’appuya contre le mur et s’effondra en position assise. — Un problème, monsieur ? s’enquit Naomi d’une voix parfaitement innocente. — À genoux, somma l’homme au pistolet. Et garde les mains en l’air. La Ceinturienne baissa les yeux vers elle. Clarissa ne vit aucun chagrin dans son regard ; seulement une lueur de réflexion, suivie d’une conclusion. Naomi s’affaissa sur les rotules. Jordao, la tête en arrière, fixait le plafond et respirait profondément tout en déglutissant, la caisse à outils encore sous le bras. Elle songea qu’il s’apprêtait peut-être à déclencher les charges pour tous les réduire en bouillie, jusqu’à ce qu’il commence à rire. Ce n’était pas de l’hilarité, ni une forme de jubilation, mais bien du soulagement. Avant même qu’il ne prenne la parole, Clarissa comprit qu’il les avait vendues. Elle posa la tête contre le matelassage en caoutchouc du sol tandis qu’on plaçait un genou dans le bas de son dos pour tirer ses mains derrière elle. L’épuisement s’intensifiait. Le sol lui semblait presque confortable. — Elles ont mis quelque chose derrière un des panneaux d’accès, révéla Jordao. No savvy mé que, mais je peux vous montrer où c’est, si vous voulez. — Qu’est-ce que c’était ? demanda l’homme au pistolet. Naomi secoua tristement la tête. — J’ai bien peur qu’il faille aller te faire mettre, coyo, répondit-elle. Il la frappa et s’avança d’un pas. Clarissa sentit le collier de serrage autour de son poignet droit pendant que son assaillant cherchait le gauche. Elle tourna la tête. Ils étaient cinq, et tous avaient une arme au poing. Le pistolet s’inclina, prêt à achever Naomi sur place. — Vous êtes sûr de pouvoir retrouver la… le truc dans le panneau d’accès ? — Certain, assura Jordao. Et vos marines, ils sont où ? Vous aviez dit qu’ils seraient là. — Changement de plan. Ils resteront figés comme des statues jusqu’à ce qu’on désactive le verrouillage, dit l’homme avant de baisser les yeux vers Naomi. C’est ton œuvre aussi, ça, espèce de salope ? La Ceinturienne riva son regard dans celui de Clarissa. La lueur de réflexion s’était évanouie. Elles avaient épuisé toutes leurs options, et Naomi était hors jeu. Mais Clarissa, elle, avait encore une solution. Ce fut un moment étrange. Quelque chose s’ouvrit au milieu de la fatigue qui lui rongeait les os. À travers la peur, la panique et la colère. Une sensation de rage mêlée de joie, et plus encore, un profond soulagement. Naomi le distingua sur son visage, dans ses yeux grands ouverts. Clarissa pressa la langue contre son palais, puis la fit tournoyer comme elle ne l’avait pas fait depuis tant d’années. Ses glandes artificielles réagirent et libérèrent le poison dans son système sanguin. Ce n’était pas si douloureux, auparavant, mais cette fois-ci, chacune d’elles fut une source de souffrance. Une souffrance agréable. Autour d’elle, le temps ralentit. Elle rua et l’homme qui l’écrasait tomba à la renverse, une main toujours accrochée à son poignet droit. Elle sentit son épaule se disloquer dans un bruit sec et caverneux, mais n’éprouva aucune douleur. Ses jambes se trouvaient maintenant sous son corps et elle poussa avant qu’il ne percute le sol. Son bras droit était en miettes, inutilisable, ses muscles fins et fragiles. Rien qu’en sautant, elle sentit les tendons de ses genoux et de ses hanches tirer puis céder, mais elle vrillait déjà en l’air, prête à rebondir sur le mur. L’homme au pistolet gardait son arme braquée sur Naomi mais les trois autres se rapprochaient d’elle, avançant lentement comme s’ils nageaient sous l’eau. L’un d’eux ouvrit le feu, mais le projectile ne heurta que la fibre anti-usure qui tapissait le mur. Clarissa tourbillonnait, le genou en avant, son bras désarticulé traînant derrière elle. Elle avait l’impression de voler. De danser. Sa cible était toujours verrouillée. Son genou plié atterrit sur le nez de l’homme au pistolet, puis elle sentit le cartilage céder dans son articulation et le visage de l’adversaire. Tous deux s’écroulèrent ensemble. Elle était malade depuis si longtemps qu’elle était devenue fragile. Elle passait à présent une grande partie de son existence à entretenir une santé déclinante. À la rationner, comme l’eau d’une seule et unique gourde qui devait lui permettre de traverser un désert tout entier. Maintenant qu’elle s’en abreuvait à grandes lampées, la sensation était merveilleuse. Les deux ennemis qui n’avaient pas encore tiré ouvrirent le feu presque au même instant. La première balle manqua sa cible, mais la seconde vint s’enfoncer dans la fine chair qui recouvrait ses côtes. Elle ressentit une douleur lointaine, puis se précipita sur le plus proche des deux soldats. Dans leur chute, elle passa son bras valide autour de sa tête, la tenant soigneusement au creux de son coude afin de pouvoir lui briser la nuque une fois au sol. Elle percuta violemment le matelassage, tira et fractura la colonne vertébrale de son opposant. J’ai tué, mais je ne suis pas une tueuse. Elle saisit l’arme du Laconien tandis que les autres se retournaient. Elle sentit le cri de guerre retentir dans sa gorge, la puissance du souffle et du son agiter sa trachée, puis le recul du pistolet. La femme qui se trouvait près d’elle ouvrit le feu à volonté. Clarissa lui logea une balle dans la joue, propulsant son crâne en arrière. Et de deux. L’ennemi qui lui avait écrasé le dos bondit sur elle, et Clarissa lui tira dans les dents. Trois. Naomi rampait vers l’arme du Laconien au nez brisé. Il était toujours à terre, une main sur sa fracture comme si c’était son problème principal. Clarissa lui tira deux balles dans le ventre. Ne restait plus qu’un garde encore en vie, non loin de sa position. Elle aperçut le canon de son pistolet, puis la peur dans ses yeux. Il appuya sur la détente. Il ne pouvait la manquer. La jambe de Clarissa s’écroula sous son poids, mais elle parvint à tirer en tombant et transperça la gorge du dernier Laconien. Elle heurta brutalement le sol, mais son sang bouillonnait toujours d’extase et de lumière. Elle roula sur le côté, se redressa et demeura sur les genoux. Son abdomen la faisait souffrir, et elle peinait à remplir ses poumons d’air. Jordao la fixait comme s’il contemplait le diable en personne. Non ! Je suis désolé ! hurla-t-il dans un univers parallèle. Garde tes excuses, connard. Ça ne changera rien du tout. Elle ignorait si elle avait crié ou si cela n’était arrivé que dans sa tête. Quoi qu’il en fût, elle ouvrit le feu sur lui à deux reprises ; une balle dans l’estomac, et lorsqu’il se plia en deux, une autre dans le crâne, à l’emplacement d’une calvitie naissante. La furie était terminée. Ce n’était pas aussi atroce que dans ses souvenirs. Les haut-le-cœur. La sensation maladive. La fragilité. La douleur. Tout cela lui était devenu familier, ce qui rendait la situation moins déplaisante. Mais elle était peut-être simplement en état de choc. Ou quelque chose de similaire. Naomi lui tenait la tête et elle réalisa qu’elle était maintenant allongée, un goût de bile dans la bouche. Les gardes, tout comme le traître, étaient disséminés à travers la pièce. L’air empestait le sang et la poudre à canon. Une scène tout droit sortie de l’enfer. Elle avait passé des décennies à côtoyer le remords, à faire pénitence des vies qu’elle avait ôtées, mais à présent, elle n’avait qu’une seule phrase à l’esprit : C’était fun. Près d’elle, quelqu’un prononçait des mots : Restez avec moi, Claire. Elle se souvint de la présence de Naomi et rouvrit les paupières. Elle ne se rappelait pas les avoir fermées, pourtant. Naomi était tachée de sang, son visage blafard. Ren se tenait derrière elle, portant une sorte de tunique noire qui évoquait celle des Jésuites. — Je suis un monstre, souffla-t-elle. Non, chérie. Vous n’êtes pas un monstre. C’est faux. Naomi l’avait mal comprise. Ce qu’elle voulait dire, c’est qu’elle n’avait pas peur. Elle tenta de réfléchir à un moyen de clarifier la situation, mais cela demandait un effort considérable. Et après tout, était-ce réellement important que les autres comprennent ? Elle savait, elle. C’était tout ce qui comptait. Rien à foutre, songea-t-elle. Il y a des choses qu’on emporte dans sa tombe. Clarissa Melpomene Mao ferma les yeux. 49 BOBBIE Lorsqu’elle était jeune, Bobbie rêvait régulièrement qu’elle découvrait une nouvelle porte dans sa chambre. Celle-ci s’ouvrait sur un secteur exotique et mystérieux de ses quartiers que sa famille avait oublié ou ne connaissait pas. Ces rêves étaient à la fois sinistres et magnifiques. Chargés de promesses, de merveilles et de menaces. Traverser le Gathering Storm lui donnait le sentiment d’évoluer dans l’un d’entre eux. L’architecture de l’appareil avait la même esthétique et le même design que le Rossinante. L’ascenseur central, la taille et l’espacement des coursives et des portes, tout comme la forme des prises, étaient familiers. Ou tout du moins, ressemblants. Ils appartenaient à la même lignée. Martiens et Laconiens partageaient le même ADN culturel, et le vaisseau en était la preuve. Mais il était aussi étrange. Les ponts n’exhibaient aucune soudure, aucun boulon. La mousse et la fibre qui tapissaient les cloisons avaient la même texture charnue et singulière que la coque. D’une certaine façon, les lumières étaient également différentes. Elle ignorait si cela provenait du spectre, de l’intensité ou de la manière dont elles semblaient légèrement remuer, mais tout lui évoquait un décor sous-marin. Comme si le vaisseau était un gigantesque poisson doté de la bioluminescence des animaux des profondeurs. Bobbie voyait là son foyer, mais en plus grand, plus large et modifié. Ils se déplaçaient d’une coursive à l’autre en formation disciplinée, se couvrant les uns les autres. La mitraille des CDR se mêlait à un bruit qu’elle ne reconnaissait pas. Celui des torpilles laconiennes qui s’élançaient, probablement. Le pont chancelait et s’inclinait tandis que le Storm manœuvrait autour d’eux, mais le réacteur principal maintenait une poussée continue et les notions de haut et de bas restaient d’actualité. Elle s’était attendue à rencontrer des forces défensives au niveau de l’ascenseur qui menait vers les ops. C’était clairement le goulot d’étranglement de l’appareil, et contrôler cette zone impliquait de réguler le trafic entre les ponts. À la place du commandant, elle aurait fait ouvrir toutes les écoutilles pour y positionner des hommes armés, prêts à loger une balle dans toutes les têtes qu’ils apercevraient. Au lieu de cela, ils n’avaient vu que trois soldats laconiens équipés de pistolets qui se repliaient en tirant derrière eux, davantage pour dissuader Bobbie et son équipe de les suivre que pour blesser réellement qui que ce soit. Ils étaient maintenant retranchés dans le poste de commandement. Elle ignorait s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle. — Amos ? appela-t-elle, et quand le silence se prolongea, elle augmenta la puissance du signal de sa radio. Amos, au rapport. — C’est un peu flippant, ici, Babs, répondit-il. J’ai réussi à entrer dans ce qui m’a tout l’air d’être une salle des machines, mais je ne reconnais pas la moitié de leurs putains de mécanismes. — Vous avez croisé l’ennemi ? — Ouais, nous avons perdu deux éléments. Le bruit qui vint rompre leur conversation évoquait un objet métallique tordu par une force brute. Une fraction de seconde plus tard, elle reconnut la mitraille d’une arme à feu. Amos s’égosillait à l’intention de quelqu’un d’autre. Elle patienta, la tension nouant son estomac. Elle voulait un rapport de la situation, mais ne souhaitait pas distraire Amos. Le colosse poussa un grognement. On l’avait touché, elle en était certaine. Un grondement sonore se fit entendre – l’explosion d’une grenade, peut-être – puis les coups de feu cessèrent. — Vous êtes toujours là ? demanda Bobbie. — Ouais. Juste un petit contretemps. L’architecture est un peu bizarre, ici. On dirait que pas mal de trucs sont fabriqués avec… je ne sais pas. Du cristal, ou des carapaces d’insectes. Vous vous souvenez des bâtiments sur Ilus ? Eh ben pareil. Le pont bascula violemment sur la droite et la force de Coriolis donna quelques légers vertiges à Bobbie, qui agrippa une prise. — Je n’étais pas là, sur Ilus. — Ah oui, c’est vrai. Enfin peu importe, ils sont pareils. Mais nous, nous sommes bloqués ici jusqu’à ce que nous trouvions le moyen de percer une autre ouverture. Nous cherchons quelque chose qui nous permettrait de découper la cloison. Ça serait bien de le faire avant qu’ils décident de prendre d’assaut la salle des machines. La voix d’Alex intervint. Il ne pourrait les entendre que si elle décidait d’augmenter la puissance du signal de manière significative. — Salut, les gars, lança-t-il. Je vous annonce que le Storm ne veut plus danser avec moi. On dirait qu’il essaie de rejoindre le spatioport. C’est peut-être le bon moment pour faire décoller ceux qui le veulent. Vous n’avez plus beaucoup de temps. — Nous attendons encore les retardataires de la prison, expliqua Saba. Je vais faire décoller ceux qui sont prêts, mais tenez cet enfoiré à distance aussi longtemps que possible, OK ? — Je m’en occupe, assura le pilote. Bobbie serra les dents. Elle n’avait qu’une envie : rompre les rangs pour aller prêter main-forte à l’équipe d’Amos. Mauvaise tactique. Elle devait s’en tenir au plan. Amos s’en sortirait. Elle devait s’en persuader. Le conduit d’ascenseur traversait le vaisseau dans son intégralité jusqu’au poste des ops. Là-haut, personne ne semblait les attendre, mais les Laconiens s’étaient possiblement dissimulés. — Très bien, dit-elle à son équipe. Nous continuons de la même façon. Deux avancent pendant que les trois autres les couvrent, et ensuite, les deux de devant s’arrêtent pour couvrir le groupe de trois jusqu’à ce qu’il remonte à leur hauteur. Seulement, maintenant, au lieu de passer d’une porte à l’autre, nous remonterons d’un pont à l’autre. Si on commence à nous tirer dessus, nous essaierons de faire remonter l’ascenseur devant nous, mais il est certainement bloqué, et je ne tiens pas à signaler notre position. Les Ceinturiens approuvèrent avant de se mettre en place. Bobbie ainsi qu’un homme à la silhouette imposante avancèrent les premiers, grimpant à l’aide des prises comme en escalade libre. Elle jeta un regard en l’air avant d’atteindre le pont supérieur, mais il était peu probable que l’ennemi leur tende une embuscade à cet endroit. Elle s’adossa au mur, son arme pointée vers le haut. L’écoutille qui donnait sur le poste des ops était visiblement fermée. Les autres, en revanche, étaient ouvertes et offraient un magnifique angle de tir à l’adversaire, qui, pourtant, ne profitait pas de cet avantage. Pas encore. Elle fit signe aux autres de les rejoindre, sans quitter des yeux les positions potentielles de l’ennemi tandis que ses équipiers grimpaient vers elle. Le Storm était plus vaste que le Rossi, et huit ponts la séparaient encore des ops. La dernière étape s’annonçait délicate, mais… La gravité s’évanouit, et elle saisit instinctivement une prise alors que le vaisseau pivotait autour d’elle, ses jambes à présent perpendiculaires au pont. Puis, aussi soudainement qu’elle avait disparu, la pesanteur revint sous la forme d’une violente poussée, quatre ou cinq g qui la plaquèrent au sol. L’impact lui coupa la respiration. La gravité s’estompa de nouveau et l’appareil effectua une vrille avant une seconde micropoussée brutale. Bobbie et son équipe se cramponnaient. L’alternance d’apesanteur et d’accélération se répéta par trois fois, comme prête à continuer pour toujours. — Amos ? — Ouais, Babs. — Est-ce que c’est vous ? — Nan. Je ne sais pas ce qu’ils font, mais c’est un choix délibéré. — Je pense que… commença-t-elle, avant que la poussée ne lui bloque la mâchoire et disparaisse. Je pense qu’ils essaient de nous secouer comme des insectes dans un bocal. Accélération, apesanteur. — Ça ne va pas nous faciliter la tâche, dit Amos. Ils font ça pour nous ralentir ? — Oui. Et ils continueront jusqu’au spatioport. Accélération, apesanteur. Son esprit vacilla. Si l’équipage du Storm se trouvait en sous-effectif, il était tout à fait logique qu’il tente de regagner les quais en retardant leur progression du mieux possible. Cela expliquait aussi pourquoi elle n’était pas sous un déluge de projectiles tirés depuis le poste de commandement. Si les Laconiens parvenaient jusqu’au spatioport et laissaient monter des renforts, elle n’aurait aucune chance. Et par conséquent, les autres non plus. Deux nouvelles successions d’apesanteur, de vrille et d’accélération échouèrent à lui faire lâcher prise. Lorsqu’Amos reprit la parole, elle perçut l’effort dans sa voix : — Ça peut être un problème, ouais. — C’est ce que je me disais aussi. Une autre salve retentit dans la radio. — Pas sûr que je puisse faire quoi que ce soit, d’ici, déplora-t-il. — D’accord. Changement de plan. Ne mourrez pas sans mon autorisation. — Et si je trouve un moyen de faire exploser le vaisseau ? questionna-t-il. — Alors n’hésitez pas. Mais ne vous mettez pas en danger pour le trouver. — Quoi, vous avez un plan ? — Je n’irais pas jusque-là, répondit Bobbie, mais je peux quand même essayer quelque chose. Le Storm continuait de bondir par intermittence, à l’instar des premiers vaisseaux d’exploration, qui utilisaient la détonation nucléaire comme système de propulsion. Même pour les membres d’équipage installés dans les sièges anti-crash, c’était une pénible manière de voyager. Elle prit une grande inspiration, sentit ses poumons se remplir d’air, et quand la gravité disparut à nouveau, elle se tira en direction du conduit d’ascenseur. Quatre bonnes prises – deux pour les pieds, deux pour les mains – et son poids fut soudainement multiplié par cinq. Ses doigts et ses orteils criaient leur désapprobation. Son dos et ses épaules flirtaient avec les crampes. L’apesanteur revint et le Storm vira de bord, mais elle parvenait à progresser. Encore quelques prises et elle s’alourdirait. Aucune importance. Elle se rapprochait du but. Si elle chutait, elle entamerait une longue dégringolade avant d’atteindre la base du conduit. Mais personne n’ouvrirait le feu sur elle durant son escalade ; les Laconiens la pensaient incapable de grimper pendant qu’ils opéraient leurs manœuvres. À chaque succession d’apesanteur, de vrille et d’accélération brutale, Bobbie avançait un peu plus vers les hauteurs, sans même baisser les yeux afin de savoir si son équipe suivait le rythme. Il lui fallait garder toute sa concentration. La sueur se mit à perler sur son front, et le ventilateur intégré dans son casque augmenta la vitesse de rotation des pales pour empêcher la visière de s’embrumer. Elle consommait maintenant son oxygène trois fois plus rapidement. Elle envisagea de marquer une pause au niveau d’un des ponts afin d’enlever son casque, mais si les Laconiens décidaient de laisser pénétrer le vide à l’intérieur du vaisseau… eh bien, c’en serait fini d’elle. Mieux valait agir prudemment. Autant qu’une escalade libre dans une gravité radicalement instable et au-dessus d’un gouffre aussi profond le permettait. Lorsqu’elle atteignit le troisième pont, Saba intervint à nouveau dans la radio : — Les senseurs sont désactivés. Les décollages vont commencer. Nous ne pouvons plus attendre. — J’essaie de vous couvrir, Malaclypse, promit Alex. Le Storm est toujours en vol. Je vais tenter d’abattre ses missiles, mais faites gaffe, il a encore des dents. — Gut. J’ai un colis pour vous en chemin, Rossinante. Gardez un œil ouvert. Le pilote jura dans sa barbe. Bobbie n’avait pas le temps nécessaire pour deviner pourquoi. Nouvelle phase d’apesanteur. Nouvelle épouvantable sensation d’alourdissement. La tentation d’accélérer le mouvement, de progresser de deux prises à la fois au lieu d’une seule, était un piège. Elle aurait moins de temps pour les saisir convenablement. Une invitation à chuter. L’ascension était pénible, interminable, mais c’était la manière la plus judicieuse de procéder. Il fallait éviter de se précipiter. Dans ses mains, la douleur empirait, mais ses pieds, eux, semblaient s’accoutumer à l’effort. Ou s’engourdir. Elle avait désormais parcouru plus de la moitié du chemin. Encore un peu plus de trois ponts et elle atteindrait le poste des ops, le panneau fermé qui maintenait l’ascenseur en place. Deux et demi. Un. La gravité disparut et elle reprit son escalade, les yeux rivés sur le bord du panneau qui s’ouvrirait en coulissant. L’emplacement qui, si le Storm était semblable aux appareils martiens qu’elle connaissait, offrirait la meilleure couverture aux Laconiens afin d’ouvrir le feu sur l’assaillant. Sur elle. Elle attendit l’accélération suivante, en vain. L’appareil se contenta d’une légère manœuvre et elle ne sentit qu’une légère pression. C’était mauvais signe. — Le Storm est en approche des quais, informa Alex d’une voix de cendre. Si quelqu’un a une bonne idée, je suis preneur. Les bras et les jambes de Bobbie tremblotaient sous l’effort, et la sueur lui piquait les yeux. Elle risqua un regard en contrebas. Ses équipiers suivaient, mais ils n’étaient qu’à mi-parcours. Elle devrait agir seule. Elle perçut des voix dans le poste des ops, des ordres lancés d’un ton sec, puis des bruits métalliques, certainement ceux des armes qu’on retirait de leur casier. Ils savaient qu’ils avaient peu de temps, mais pensaient malgré tout qu’il lui restait bien plus de distance à couvrir. Le panneau glissa sur un côté. Bobbie tendit la main et attrapa la manche bleue au niveau du coude pour tirer l’homme dans le conduit d’ascenseur. Il rebondit contre deux murs avant d’agripper une prise, mais ses équipiers braquaient déjà leur arme sur lui. Bobbie, pendant ce temps, était entrée dans le poste des ops. Elle compta trois personnes, installées dans les sièges anti-crash les plus étranges qu’elle avait jamais vus, puis leva son pistolet. Ils étaient clairement en sous-effectif. Un homme aux cheveux blonds l’aperçut en premier. — Commandant Davenport ! hurla-t-il. Un homme d’un certain âge – plus vieux que les autres, en tout cas – avança vers Bobbie. Il avait tout de même l’air d’un chiot. — Amenez-nous sur les quais ! Quoi qu’il arrive ! ordonna-t-il. — Je m’appelle Roberta Draper, sergent-canonnier du Corps des Marines martiens, aboya Bobbie. Et je vous tuerai tous si l’un de vous touche aux commandes. En signe de défi, Davenport leva le menton et rétorqua : — Vous n’avez pas d’ordres à donner. — Ne la jouez pas comme ça, dit Bobbie. Vous savez bien comment ça va finir. Vos hommes vont mourir. Les miens aussi. Et certainement beaucoup de civils si je dois précipiter le vaisseau sur la station pour le détruire. Donc je répète : Ne touchez pas aux commandes. Le pilote se tourna brusquement vers Davenport, qui fixait Bobbie des yeux comme s’il voyait sa mort en elle. Comme s’il essayait de rassembler son courage sans tout à fait y parvenir. Elle distinguait là une opportunité, entre la personne qu’il était et celle qu’il tentait d’être. Les tuer tous les trois ne résoudrait en aucun cas le problème de l’ingénierie, ne sauverait pas Amos. Derrière elle, son équipe pénétrait en flottant dans le poste de commandement. Le moment était malvenu. Accentuer la pression sur les Laconiens ne ferait qu’affermir leur position. Lorsqu’elle reprit la parole, elle tenta d’adopter un ton calme et apaisant : — Voilà le dilemme : soit nous mourrons tous, soit tout le monde reste en vie. Maintenant, à vous de décider si cette bande de blaireaux et d’amateurs vaut un équipage constitué des meilleurs Laconiens. — Hé, oh ! protesta l’un de ses équipiers, mais Bobbie l’ignora. — Vous comptez vraiment me faire avaler que vous n’allez pas voler le vaisseau ? réagit Davenport. Eh bien, ce n’était pas mon intention, au départ, songea Bobbie. Mais maintenant que vous le dites… — Ce n’est pas le sujet, contra-t-elle. Je vous parle simplement d’un choix. Soit vous quittez le vaisseau par un sas équipés d’une combinaison et d’une bouteille d’oxygène, soit vous mourrez sur place. — J’ai bien vu comment vous fonctionnez, cracha Davenport. Si nous rendons les armes, vous allez nous abattre aussi. Vous n’avez aucun honneur. — Attention à ce que vous dites, avertit-elle. Je fais partie du Corps des Marines. Si vous survivez, vous pourrez demander à vos vieux ce que ça implique. Ils vous répondront que vous avez eu de la chance et que j’aurais pu vous briser le coccyx pour avoir tenu des propos pareils, connard. Si je dis que vous restez en vie, vous restez en vie. Davenport resta muet, mais elle vit quelque chose derrière son masque de défiance. Une lueur d’espoir, peut-être. Elle ouvrit une communication vers Amos. — Salut, lança-t-elle. — Salut, Babs, dit-il d’une voix essoufflée. Je viens d’atteindre l’ingénierie avec les autres. Donnez-moi cinq minutes et je pourrai faire exploser ce rafiot. Ça va peut-être détruire une partie de la station, mais j’imagine que ce sera le problème de quelqu’un d’autre, à ce moment-là. Comment ça se passe, là-haut ? — Dites à votre équipe d’abandonner le combat. Pas d’attitude agressive envers l’ennemi. Confirmez-moi que vous avez bien compris. Silence sur la ligne. — Ce n’est pas ce qui était prévu, réagit finalement le mécanicien. — Amos, écoutez-moi. Abandonnez le combat et ne faites pas exploser le vaisseau. Si l’un de vous s’amuse à tuer un Laconien, je l’abattrai en personne. Même si c’est vous. Reçu ? — Ouaip. — Restez tranquilles. S’il faut retourner au plan A, je le saurai dans une minute. Davenport tourna les yeux vers l’équipe derrière elle, se rembrunit, et Bobbie sentit sa respiration s’accélérer. Elle patienta. — Trente secondes, monsieur Davenport, prévint-elle. — Vous avez choisi le mauvais camp, Sergent, dit-il. Vous auriez dû nous rejoindre. Vingt-cinq minutes plus tard, les membres d’équipage du Gathering Storm qui avaient survécu se trouvaient reliés par un câble au sas de chargement, les mains entravées dans le dos, les chevilles attachées, les propulseurs de manœuvre de leurs combinaisons spatiales privés de masse réactionnelle. Amos et l’un de ses équipiers contrôlaient une dernière fois l’étanchéité de leurs joints et sanglaient des balises de détresse à leur genou. L’officier en chef des Laconiens fixait Bobbie avec intensité, planifiant certainement sa revanche. Amos donna une tape sur la visière de Davenport pour attirer son attention. — Ça va, là-dedans, vous pouvez respirer ? L’air circule correctement ? Parce que si ce n’est pas le cas, c’est le moment de le dire. Davenport hocha la tête, une parfaite représentation physique du ressentiment. À l’extérieur du Storm, certains vaisseaux traversaient les anneaux en suivant le programme de décollage que Naomi avait élaboré. La plupart d’entre eux prenaient la direction des colonies mineures, où un nombre restreint d’appareils attendaient près des portes de pouvoir transiter. Quelques-uns, toutefois, se dirigeaient vers des mondes déjà bien établis comme le Complexe Bara Gaon, comptant sur leur capacité à échapper aux autorités spatiales pour assurer leur sécurité. Encore légèrement plus d’une heure avant que le dernier d’entre eux quitte la station. Le Storm traverserait ensuite. Si tout se déroulait comme prévu, les senseurs de Médina seraient pris dans leurs convulsions de routage durant au moins quatre heures, et les prisonniers laconiens avaient assez d’oxygène pour dix. Une fenêtre de six heures afin de venir les secourir semblait donc plus que suffisante. Amos leva le pouce dans sa direction, et d’un signe de la tête, Bobbie lui fit signe de poursuivre l’opération. Il détacha le câble relié au sas, poussa du pied et flotta jusqu’à elle. Bobbie enclencha le cycle, et quand la porte extérieure s’ouvrit sur les ténèbres prononcées de la Zone lente, elle posa une main sur sa radio. — OK, lança-t-elle. Voyons si les commandes fonctionnent comme ils l’ont dit. — À vos ordres, bossmang, obéit son nouveau pilote ceinturien. Le Storm manœuvra et vira légèrement de bord. Les prisonniers semblaient s’éloigner, mais en réalité, c’était bien elle qui dérivait. Loin derrière eux, dans l’obscurité, elle aperçut les rejets de tuyères d’un appareil, luisants comme une étoile, qui s’évanouirent en traversant l’un des anneaux. — OK, fit-elle. C’est bon. Assurez-vous d’être à bonne distance avant d’allumer le réacteur. Ça m’embêterait de les avoir épargnés pour les carboniser ensuite dans les rejets. — Sa sa, acquiesça le pilote. — Alex ? appela-t-elle, avant de se souvenir que sa combinaison était toujours paramétrée en mode furtif et de modifier les réglages. Alex ? Comment ça se présente ? La voix qui répondit ne fut pas celle du pilote, mais celle d’un homme qu’elle reconnut quelques secondes plus tard : — Nous sommes tout près de Médina, parés pour l’extraction. — Houston ? s’étonna-t-elle. Est-ce que c’est vous ? — Maintenant que vous avez ouvert les yeux sur l’immoralité du pouvoir centralisé, ouais, c’est moi. Et j’accepterai vos excuses dès que vous aurez enlevé vos couches, bande d’enfoirés. — Ça va être joyeux, déclara placidement Amos. J’avoue qu’il m’a un peu manqué. Bobbie coupa son micro. — Je n’arrive pas à déterminer si vous êtes sarcastique ou non. Et c’est le genre de choses qu’il faut que je sache, dit-elle avant de rallumer le micro. Changement de plan. Plus besoin de venir nous récupérer. — Négatif, refusa Alex. Pas question que je vous abandonne. — Nous servirons d’escorte. Le Storm est à nous. — Sans déconner ? s’exclama-t-il avant de pousser un cri de joie. Waouh, c’est un sacré trophée, ça. On dirait que vous avez trouvé votre vaisseau, finalement, capitaine Draper. La voix de Naomi se fit alors entendre, chevauchant les dernières syllabes d’Alex : — Je m’apprête à sortir. — D’accord, dit le pilote. Plus que deux éléments à récupérer. Après ça, nous pourrons nous placer dans la file pour nous tirer de ce trou à rats. — Un seul, corrigea Naomi. Un seul élément à récupérer. Nous sommes tombées sur un os. Clarissa est morte au combat. Je n’aurais jamais réussi, sans elle. Ni aucun d’entre nous, d’ailleurs. Bobbie sentit sa gorge se nouer. Elle tourna les yeux vers Amos, qui étira son habituel sourire affable et haussa les épaules. L’espace d’un moment, elle discerna quelque chose sous son masque. La douleur, le deuil, le chagrin, la rage. Puis il fut à nouveau lui-même. — Bordel, lâcha Alex. Je suis vraiment désolé. — OK, dit Houston. Je vous ai repérée sur les images. Nous venons vous chercher. — Naomi, interpella Bobbie. Quand vous serez à bord du Rossinante, il faudra que vous trouviez une place pour le Storm dans le programme de décollage. — Je m’en occupe. Maintenant que Bobbie savait le reconnaître, elle percevait l’éreintement dans la voix de Naomi. La lassitude de la tristesse. Elle éteignit son micro et se tourna vers Amos, qui se tirait déjà vers l’ascenseur. Elle s’engouffra dans son sillage, l’adrénaline s’infiltrant peu à peu dans son système sanguin. Elle appréhendait la suite. Arrivé près de l’ascenseur, Amos s’immobilisa et se gratta le nez. — Je devrais emmener quelques-uns des nouveaux gamins avec moi pour parcourir un peu le vaisseau, suggéra-t-il. Histoire de s’assurer qu’il n’y a pas de personnel indésirable à bord. Un instant, Bobbie songea à accepter immédiatement son offre. À ne pas intervenir pour le laisser rassembler ses esprits. Ce serait plus facile, et sans doute plus respectueux. C’était ce qu’aurait fait Holden. — J’ai besoin de savoir si vous tenez le coup, dit-elle. — Je n’ai pas vraiment… Elle s’approcha jusqu’à se retrouver pratiquement nez à nez avec Amos. Aucun des deux ne souriait. — Je ne vous ai pas demandé si vous aviez envie de parler, l’interrompit-elle. J’ai simplement besoin de savoir. Peu importe le vaisseau, si j’en suis le capitaine et que vous êtes à bord, nous devons parler clairement, ouvertement et honnêtement de votre santé mentale. Ce n’est pas de l’amitié, ni du baby-sitting. C’est comme ça, point barre. Nous savons tous les deux ce qui se passe quand vous déraillez, et je ne ferai pas semblant de vous considérer comme supérieur ou inférieur à ce que vous êtes. Donc quand je dis que j’ai besoin de savoir si vous tenez le coup, c’est un ordre. Est-ce que c’est clair ? Il serra la mâchoire et son regard abandonna toute expression. Bobbie, elle, tint sa position. Il lui adressa un sourire. Non pas la grimace aimable et vide de sens qu’il affichait souvent. C’était là une version de lui qu’elle voyait pour la première fois. — Je suis triste, Babs, confia-t-il. Et en colère. Mais ça va. Tomber au combat, c’était aussi une belle manière de quitter ce monde. Je m’y ferai. Bobbie se laissa dériver en arrière. Son cœur battait légèrement trop fort à son goût, mais son visage conservait sa sérénité. — Très bien, dans ce cas, dit-elle. Rassemblez votre équipe et allez inspecter le vaisseau. Je vous avertirai quand nous déclencherons la poussée. — Ça marche, acquiesça le colosse, avant d’ajouter un instant plus tard : Vous ferez un bon capitaine. 50 SINGH — C’est précisément le genre d’inconscience qui sous-tend la politique de l’Union des Transports depuis sa création, affirma Carrie Fisk. Son visage était rougeaud, ses gestes secs, et chacun de ses mots vibrait de rage. Elle portait un chemisier à pois noirs, ainsi que le brassard vert qui symbolisait à présent la solidarité antiterroriste parmi les partisans de Laconia et du Haut consul Duarte. — L’Union a toujours déclaré que la stabilité et la sécurité des citoyens étaient ses principales préoccupations. C’était pour cela que nous la laissions administrer le système des anneaux ! Mais à la minute – à la minute – où quelqu’un d’autre est arrivé avec le pouvoir de remettre en cause son autorité, nous avons constaté des explosions, des vols, des assassinats. Tout cela est d’une hypocrisie invraisemblable. C’est surréaliste. L’interviewer était un jeune homme apparemment très connu dans le système Sol et sur Médina. Singh l’observa hocher la tête et se caresser le menton, comme un sage de l’Antiquité méditant une profonde vérité mystique. Sa solennité mettait encore davantage en lumière l’emportement de Fisk. — Diriez-vous que la situation est maintenant stabilisée ? — Espérons-le, répondit-elle en secouant la tête. Quand je vois la patience dont l’administration actuelle a fait preuve à notre égard et la violence avec laquelle certains ont répliqué, je me sens… je ne dirais même pas en colère. Embarrassée, plutôt. Nous prétendons être civilisés et tout ce que nous pouvons offrir, c’est ce type de brutalité. Je ne peux qu’espérer que les gens qu’on a dupés en leur faisant croire que ces actes étaient justifiés se sentiront gênés aussi. Une phrase que Singh avait lui-même écrite et envoyée à Carrie Fisk. À présent, elle la répétait comme si elle lui était venue instinctivement, de manière plutôt convaincante. De toutes les choses qu’il avait faites depuis son arrivée sur Médina, Fisk et le Congrès laconien des Mondes étaient de loin sa plus grande réussite. Tout le reste – avancer la date de transit du Tempest vers le système Sol, se débarrasser des rebelles, gouverner la station – était entaché d’une faute. La catastrophe avait duré cinq heures et quarante-cinq minutes, depuis le décollage du vaisseau de James Holden jusqu’au rétablissement de toutes les fonctions de Médina. Dans ce laps de temps, on avait massacré son meilleur informateur et l’équipe envoyée pour l’épauler, piraté les senseurs externes de la station, neutralisé les marines laconiens et ouvert les cellules de détention pour libérer cinquante-deux prisonniers toujours en fuite. Vingt appareils de l’Union avaient également transité vers des systèmes qu’ils n’avaient pu identifier, et l’ennemi avait abordé le Gathering Storm avant de se l’approprier. C’était, sans discussion possible, la plus grande défaillance de sécurité dont il avait jamais entendu parler, et en tant que gouverneur de la station Médina, sa réaction avait été de rester dissimulé pratiquement tout ce temps dans les toilettes publiques. L’humiliation pesait comme une pierre dans son ventre, et il avait la sensation très nette qu’elle ne disparaîtrait jamais. Toutes les décisions qu’il avait prises depuis son entrée en fonction sur Médina lui revenaient à la lumière de son échec, et il examinait chacune d’entre elles comme une plaie ouverte. S’il avait traité la population locale avec davantage de prudence depuis le départ, Kasik aurait-il survécu ? S’il avait choisi de réagir à la tentative d’assassinat de manière plus réfléchie, le monde souterrain aurait-il eu moins d’adeptes et d’alliés ? S’il avait évité la confusion inhérente à la restructuration des forces de sécurité en conservant Tanaka, auraient-ils identifié les rebelles à temps pour empêcher le désastre ? La liste semblait se prolonger à l’infini. Et chacun de ses choix – faire décoller le Storm malgré l’avertissement de Davenport qu’il était en sous-effectif, expédier James Holden vers Laconia au lieu de l’interroger davantage à propos du monde souterrain, encourager Trejo et le Tempest à transiter plus tôt que prévu vers le système Sol – l’avait amené jusque-là. Par conséquent, dans une certaine mesure, tous avaient été mauvais. Ils lui avaient peut-être paru sages à l’origine, ses erreurs de jugement étaient peut-être faibles et pardonnables, mais la preuve finale était accablante. Il avait traité les occupants de Médina comme s’il était leur chef, et non leur tuteur. Le gardien de leur zoo. Et il avait récolté la violence, la mort et le déshonneur. Ses revers ne s’effaceraient pas. Il ne pouvait nier la responsabilité de l’échec. Tout cela s’était produit sous sa surveillance, et c’était donc à lui de régler le problème. Il ne concernait pas simplement Médina, et Singh en avait maintenant conscience. Sa mission était de coordonner les agissements de l’Empire depuis la station, sa plaque tournante. Cela impliquait d’écraser les rebelles, quel que fût l’endroit où ils avaient trouvé refuge. Où ils avaient émergé du tas de fumier qu’avait laissé le récent trépas de l’Union. Il avait considéré Médina comme une station à gouverner, un centre logistique qui permettrait d’assurer un glorieux avenir à l’humanité. Il avait eu tort. Son système sonna pour lui signaler une demande de communication. Il s’observa sur les images du moniteur, se lissa les cheveux et ajusta son uniforme. À partir de maintenant, il devrait avoir l’air plus qu’impeccable ; il vivait là les premiers jours de réhabilitation de sa carrière. Il accepta la connexion. Une femme apparut à l’écran, un identifiant discret planant au-dessus de sa tête pour révéler son nom ainsi que la place qu’elle occupait dans la hiérarchie du gouverneur. — Lieutenant Guillamet, dit-il d’un ton crispé. — Gouverneur, le contre-amiral Song, qui commande le Typhoon, voudrait s’entretenir avec vous. — Aucun souci. L’image vacilla. Machinalement, il ajusta de nouveau son uniforme avant d’immédiatement réaliser son geste. C’était chez lui un signe d’anxiété, même s’il était le seul à le savoir. Le contre-amiral Song apparut sur son moniteur, sa large bouche figée dans un sourire courtois. Le décalage temporel était pratiquement inexistant, preuve que le Typhoon traverserait bientôt. — Gouverneur Singh, salua-t-elle. Ravie de vous revoir. — Pareillement. — Nous approchons de la porte, annonça-t-elle avant de détourner le regard. Je suis vraiment navrée, mais compte tenu des événements récents, je dois vous poser la question : Pouvez-vous m’assurer que le transit s’effectuera en toute sécurité ? Singh s’enfonça dans son siège. Naturellement, voulait-il lui répondre. Le Typhoon peut traverser l’anneau sans qu’un vaisseau rebelle ne transite par un autre quelques secondes avant pour altérer la courbe de sécurité. Vous et votre équipage survivrez au voyage et viendrez occuper votre place en tant que protecteurs de la Zone lente. Il ravala les mots. Admettre qu’il n’en avait pas la certitude était comme une petite entaille supplémentaire faite à son âme. — On ne m’a signalé aucune nouvelle alerte de sécurité, dit-il, et nous ne constatons aucun autre vaisseau en approche d’une des portes. Il n’y a donc pas de raison de suspecter une quelconque interférence de la part des radicaux. Mais si vous le souhaitez, je peux consulter mon responsable de la sécurité pour m’assurer que nous avons tout mis en œuvre afin de minimiser les risques. — Je veux bien, oui, approuva Song, d’un ton qui signifiait : Désolée de vous demander ce genre de chose. — L’essentiel, c’est la sécurité de votre appareil et de votre équipage. Je comprends que vous preniez des précautions. — Je vais ordonner qu’on place le Typhoon en orbite de la porte jusqu’à ce que vous donniez des nouvelles, informa-t-elle. Merci à vous, Gouverneur. J’apprécie. Singh hocha la tête et coupa la connexion. Song ne lui faisait nullement confiance. Comment le pourrait-elle ? Il ne se faisait pas confiance lui-même. Les marines qui l’accompagnaient tandis qu’il passait en revue les quais formaient un groupe mixte ; la moitié d’entre eux portaient des combinaisons de combat, l’autre des gilets pare-balles standard. Même si les rebelles parvenaient de nouveau à pirater le signal de verrouillage – ce qui, d’après Overstreet, était impossible – d’autres gardes seraient prêts à défendre leur position. Ils avaient dû modifier leur protocole, et Singh abhorrait cela. Il détestait se souvenir de la peur qu’on ressentait lorsqu’on se retrouvait sans protection, et exécrait de savoir qu’elle ne disparaîtrait jamais complètement. Il ignorait toujours comment les rebelles avaient appris l’existence des protocoles anti-émeutes, ou comment ils étaient parvenus à percer les secrets de leur fonctionnement. Y avait-il un traître parmi les Laconiens ? S’étaient-ils montrés laxistes ? Il n’avait aucun moyen de découvrir l’origine de la fuite. Une autre légère insulte enfouie sous sa peau. Il manœuvrait à travers les quais sur un petit propulseur à air comprimé. Les emplacements vides le fixaient d’un œil accusateur. Les taches qui constellaient les sols et les cloisons, là où les balles avaient frappé lors des échanges de tirs, n’avaient pas encore été polies ou recouvertes de peinture, même si elles le seraient bientôt. Il sentait sur lui les regards des dockers, les témoins de son excursion. Ils devaient voir que le gouverneur de la station ne se retranchait pas dans ses locaux, terrifié à l’idée de risquer un coup d’œil de derrière son bureau, ou dans les sanitaires publics. Les gardes en tenue renforcée, toutefois, atténuaient la puissance du message, de même que la peur qui nouait ses entrailles. Mais il feindrait la sérénité, encore, encore et encore, dans l’espoir qu’elle devienne réalité. Il releva donc le menton et parcourut intégralement les quais, même là où l’explosion des cuves d’oxygène avait déformé les sols. Il contemplait le revêtement temporaire avec ce qu’il espérait être de la considération et de la dignité, mais en réalité, il avait hâte d’en finir pour retourner à son bureau. La responsable par intérim des quais avançait dans son sillage. La colère dans ses yeux était parfaitement reconnaissable, mais il ignorait si elle s’adressait aux terroristes qui avaient causé les dommages ou à lui pour n’avoir su les empêcher. — Combien de temps nous faudra-t-il pour réparer ? demanda Singh. — Ça dépendra de la chaîne d’approvisionnement, monsieur, répondit-elle. Une fois que le Typhoon sera sur place, nous devrions très vite être en mesure de lancer les travaux, mais les dégâts sont supérieurs à nos réserves de matériaux. — Ça me brise le cœur, commenta Singh qui ne savait pas quoi dire d’autre, et devant l’absence de réponse, il ajouta : Quelles sont nos capacités, actuellement ? — Rien de catastrophique à ce niveau-là. Seul le premier emplacement a été gravement endommagé. Les pinces d’arrimage se sont arrachées. Et quand le vieux vaisseau de guerre a décollé, ces enfoirés ont pris le contrôle de mes bureaux, donc les autres appareils ont été libérés via les commandes électroniques. De ce point de vue-là, ç’aurait pu être pire, je suppose. Que ce serait-il passé si Natalia et le Monstre avaient été présents à ce moment-là ? Des Laconiens avaient trouvé la mort au cours des soulèvements. Si sa famille s’était trouvée sur Médina, aurait-elle également été ciblée ? Aurait-il observé mourir sa fille à l’instar de Kasik ? Les autochtones souffraient aussi, certes, mais qu’on blesse et qu’on tue ses propres hommes… Et avec quelles répercussions ? Les criminels s’étaient disséminés comme des graines dans le vent, subtilisant le Storm au passage. Quelle colonie ne se penserait-elle pas capable de la même chose en voyant ces images ? Il se propulsa vers le sol démoli et y posa les mains. Il s’était montré faible. Indulgent. Il avait songé qu’en considérant les habitants de Médina comme des citoyens de l’Empire, ils deviendraient différents. Civilisés. Le sol, qui mesurait un mètre d’épaisseur, était tordu comme une feuille. Ils avaient fait cela délibérément, et pourtant, il avait pensé pouvoir les traiter comme des gens sains d’esprit. Une autre erreur. Jusqu’à présent, il avait hésité à se servir de son pouvoir, et l’Univers lui avait enseigné quelle récompense on obtenait en tergiversant. Il avait retenu la leçon. — Merci. Je comprends, maintenant, dit-il, possiblement à l’intention de la responsable de quai, ou d’une partie plus profonde de son âme, avant de se tourner vers la femme : Ça n’arrivera plus. — C’est ça qu’ils cherchaient à faire, affirma Overstreet. La mauvaise nouvelle, c’est qu’ils ont majoritairement réussi leur coup. Autant se l’avouer, monsieur, ils nous ont battus à plates coutures. — C’est vrai, admit Singh. Assis sur sa chaise, le major se pencha vers l’avant et transféra l’image du moniteur à son poignet vers l’écran installé au-dessus du bureau du gouverneur : la liste de toutes les personnes manquantes sur Médina, confirmées en fuite ou décédées. — Mais d’un autre côté, poursuivit Overstreet, leur stratégie n’était que défensive. Ils battaient en retraite. J’ai demandé aux techniciens d’opérer un audit complet, et je suis prêt à certifier que le Typhoon peut transiter sans risque. — Vous en êtes certain ? Sans risque du tout ? — Nous avons bien compris qu’au vu du contexte, il est impossible de prendre en compte tous les facteurs. Mais en déclenchant leur dernière série d’attaques, les rebelles ont consommé une immense partie de leurs ressources et de leur capital sur Médina. S’ils étaient restés ici, ils auraient pu utiliser leur connaissance de la station et leurs agents civils pour prolonger la lutte pendant des mois. Peut-être même des années. Au lieu de ça, ils ont tout épuisé en une seule journée. — Donc c’était une bonne chose ? questionna Singh. — Non, mais nous avons subi en une seule fois toutes les horreurs dont ils étaient capables. Je suis pratiquement certain qu’ils ont employé tous leurs moyens. Donc même si la situation a l’air calamiteuse – et elle l’est, sans aucun doute – nous allons nous retrouver avec un nombre restreint de rebelles parmi la population, qui auront moins de ressources à leur disposition. Le corps principal de l’insurrection s’est éparpillé à travers les systèmes coloniaux. — Les colonies… Oui. — En ce qui concerne le Storm… c’est une perte considérable, c’est sûr, enchaîna Overstreet. Si nous n’avions pas affecté la plupart des membres d’équipage à d’autres opérations… Ou si votre commandant en second avait sabordé le vaisseau après avoir compris qu’il ne pourrait pas repousser les assaillants… — Parlez-moi des colonies. Le major cligna des yeux d’un air confus. — Monsieur ? — Les colonies, répéta Singh. C’est là qu’ont fui les terroristes. Et où la prochaine étape se déroulera, n’est-ce pas ? — C’est ce que j’en ai conclu, monsieur. — Nous devrions donc procéder à la lumière de ce qui se passe sur les planètes colonisées, déterminer quelles sont les chances qu’elles coopèrent avec l’ennemi et comment nous pourrions influencer leurs décisions. — Oui, monsieur. — Il faut faire un exemple, dit le gouverneur. Quelque chose qui va non seulement restaurer la confiance dans la sécurité de Médina et du réseau des portes, mais aussi afficher clairement les principes défendus par la civilisation laconienne. Ce en quoi nous croyons. Et ce que nous sommes prêts à faire pour garder la mainmise sur la situation. Overstreet demeura un moment silencieux pendant que Singh consultait la liste des personnes manquantes, des visages de l’ennemi. Elle comportait plusieurs pages, mais pas tant que cela. Ils étaient encore en mesure de régler le problème. — Et quel est le plan, exactement, monsieur ? s’enquit le major, d’un ton impliquant qu’il avait anticipé la suite. — Établir une liste blanche. J’aimerais que vous identifiiez les gens qui, pour sûr, n’ont aucun lien avec l’insurrection. Ceux à qui nous pouvons faire confiance les yeux fermés. — Et pour les autres ? Singh ferma le document, et l’ennemi disparut. — Il faut faire un exemple, répondit-il. Overstreet se figea. L’espace d’un instant, seul le vrombissement des recycleurs se fit entendre. — Je vois, dit le major. Des mesures encore plus sévères qu’une contre-insurrection. — C’est tout à fait justifié. — La position officielle du Haut consul, c’est que les gens sont tous des Laconiens, rappela Overstreet. Et que les terroristes sont des citoyens de l’Empire qui sont aussi des criminels. — J’en suis bien conscient. Mais je sais aussi qu’on m’a placé aux commandes de Médina pour apprendre de la pratique ce que la théorie n’enseigne pas. En l’occurrence, j’applique les leçons que m’ont apprises James Holden et ses alliés. Vous allez refuser de respecter la chaîne de commandement, Major ? Overstreet poussa un petit rire, dont Singh ignorait l’objet. — Non, monsieur. Je la suivrai, comme j’en ai le devoir. — Bien. Veuillez préparer les exécutions, dans ce cas. Je vous fais confiance pour placer les bonnes personnes sur la liste blanche. — Je comprends, monsieur. Seulement, j’ai reçu d’autres ordres. Un frisson d’incompréhension parcourut l’échine du gouverneur. — D’autres ordres ? De qui ? — Quand j’ai accepté ce poste, j’ai reçu des instructions permanentes de la part du colonel Tanaka, et, ipso facto, de l’amiral Trejo, expliqua Overstreet. Voyez-vous, monsieur, le Haut consul a clairement fait savoir à l’amiral Trejo que les lois de l’Empire sont immuables. Et si l’Histoire nous apprend bien quelque chose, c’est que les rancœurs traversent les décennies. Des sociétés entières ont dépéri à cause d’un sentiment d’antipathie né d’événements qui remontaient à plusieurs générations. Ou de choses qu’on avait tellement mythifiées qu’on s’énervait pour des histoires de faits qui ne s’étaient jamais réellement produits. L’amiral s’est montré inflexible sur ce point : nous devons respecter des standards plus élevés que ça. Comme nous l’avons toujours fait. Le major écarta les mains, dans un geste qui signifiait : C’est comme ça. Il tenait un pistolet dans la main droite. Singh sentit son cœur s’emballer puis trébucher, comme s’il dévalait la pente d’une colline en courant. — Je peux vous demander quels sont vos ordres ? — Je dois faire un exemple, dit Overstreet. Restaurer la confiance dans la sécurité de Médina et du réseau des portes, afficher clairement les principes défendus par la civilisation laconienne. Ce qui implique que nous, qui avons accepté le fardeau de la gouvernance, respections les standards les plus élevés possibles. Singh se leva, les jambes tremblantes. C’était impossible. Cela ne pouvait pas se produire. — Mais j’ai été loyal, se défendit-il. J’ai obéi. — Vous m’avez donné l’ordre d’exécuter des citoyens laconiens qui n’ont pas été reconnus coupables d’un crime. — Mais… — Pour ce que ça vaut, coupa Overstreet, je ne suis pas en désaccord. Ces gens sont des vermines. Ils ne comprennent pas et ne méritent pas ce que nous leur avons apporté. Et à mon avis, ça ne changera jamais. Mais leurs enfants, leurs petits-enfants et leurs arrière-petits-enfants seront peut-être différents. L’histoire de Médina retiendra que le gouverneur Singh n’a pas réussi à diriger la station correctement, qu’un groupe de rebelles s’est emparé de son vaisseau et qu’il a perdu sa lucidité. Et que quand son orgueil blessé l’a poussé à trahir les principes imposés par le Haut consul, on lui a retiré la responsabilité de protéger les citoyens au quotidien. Vous saisissez la différence ? Quand vous tuez un insurgé, vous devenez l’ennemi de tous ses amis et de sa famille. Vous créez une attente. Un précédent. Et des ennemis pour plusieurs générations. Voire pour toujours. Mais si vous tuez l’un des vôtres – même parmi les plus haut placés – pour protéger quelqu’un de moins puissant, ils s’en souviennent aussi. Et par là, on sème la gratitude. Dans quelques générations, votre sacrifice amènera la paix, la prospérité et la solidarité parmi les humains. L’air semblait manquer. Singh était incapable de respirer. Son esprit refusait d’assimiler tout ce qu’il venait d’entendre. Il reverrait Natalia. Il tiendrait à nouveau le Monstre dans ses bras, l’écouterait baragouiner pour lui raconter ce qu’elle avait fait à l’école, son rêve de la nuit précédente, ses envies d’avoir un animal de compagnie chez eux. Tout cela était toujours d’actualité. Cela ne pouvait pas avoir changé. Pas si rapidement. Pas si définitivement. — Ça servira aussi d’avertissement au gouverneur Song, continua le major en quittant son siège. Je suis vraiment navré, mais ç’aurait pu être pire. Vous auriez pu finir dans l’Enclos. Il leva son arme. — Attendez ! s’exclama Singh. Une seconde. Vous y croyez vraiment ? Vous pensez sincèrement que me tuer va permettre tout ça ? — Je suis un officier de l’Empire laconien, gouverneur Singh. Je crois ce qu’on me demande de croire. 51 DRUMMER Il fallut patienter trois mois pour voir le Heart of the Tempest atteindre la station de transfert de Lagrange-5. Le Foyer du Peuple arriva dans son sillage, tel un serviteur attendant le moment propice pour s’incliner. Au cours de ces longues semaines surréalistes, le système solaire avait tellement changé qu’il en était devenu méconnaissable. Pour Drummer, tout du moins. La reddition de l’Union avait entraîné celle des appareils de la Coalition Terre-Mars. Après les attaques qu’il avait subies, le Tempest affichait quelques signes de souffrance – fluctuations thermiques, difficultés à virer sur bâbord, le choix de ne pas pousser son réacteur à plus d’un cinquième de g – mais cela n’avait pas d’importance. Même si Laconia était ensanglantée, elle était victorieuse. Drummer ne pouvait pas en dire autant. La nouvelle armada de vaisseaux qui avait suivi le Typhoon jusqu’à Médina s’était arrimée moins d’une journée sur la station avant de traverser la porte de Sol ; des bâtiments de taille plus modeste, d’une conception plus familière. Ils n’étaient qu’une dizaine, et dominaient désormais tout le système solaire. Les actualités ne mentionnaient rien d’autre que les noms des nouveaux destroyers laconiens de classe Protector – le Daskell, l’Ackermann, l’Ekandjo, le Smith –, leur emplacement dans le système et leur destination potentielle. Ganymède et Japet, pris d’un mystérieux élan chimérique, avaient déclaré que malgré les décisions de l’Union et de la CTM, eux-mêmes ne s’avouaient pas vaincus. Les Laconiens avaient alors envoyé un de leurs nouveaux vaisseaux sur chacune de ces stations et les annonces de défiance avaient rapidement cessé. Les canaux indépendants qui appelaient à se révolter contre Laconia s’étaient faits rares et plus timides. Sur Cérès, un comité d’accueil se trouvait sur les quais à l’arrivée de l’Ekandjo. Les images du gouverneur de la station serrant la main du capitaine laconien étaient devenues les symboles du moment, de la capitulation. Deux hommes souriants. La fin d’une ère, le début d’une nouvelle. Le bâtiment qui était venu escorter le Foyer du Peuple se nommait le Stover ; et par “escorter”, on entendait “occuper”. À ce moment-là, la cité spatiale de Drummer avait déjà rapatrié la majorité des citoyens qui avaient fui avant la bataille. Pas tous, naturellement. Certains vaisseaux d’évacuation s’étaient disséminés parmi les astéroïdes et les foyers de population moins importants, coupant leur transpondeur dans l’espoir qu’avec seulement une dizaine d’appareils, Laconia ne les détecte pas. Ç’avait peut-être même fonctionné. Ceux qui étaient retournés vers la cité vivaient maintenant sous le commandement du capitaine Rowman Perkins, un Martien d’un certain âge aux cheveux blancs coupés très court et à la peau couleur de chêne teinté, avec un accent rustique et traînant de Mariner Valley, un regard doux, ainsi qu’une équipe de marines en tenue renforcée prête à exécuter ses ordres en toute légalité. Lorsqu’il était entré dans le bureau de Drummer, il avait eu la courtoisie de s’asseoir sur le siège du visiteur. Une petite politesse qui révélait l’ampleur de la défaite qu’avait subie la Présidente. Laconia n’avait pas l’intention de la brimer ou de la dénigrer. Si Perkins perdait la face devant elle, cela ne faisait aucune différence. Il était venu pour obtenir ce qu’il voulait – l’autorité absolue – et il l’obtiendrait. Il pouvait procéder en douceur, mais l’inverse ne posait aucun problème. Elle avait eu l’illusion du choix. Et elle avait choisi. La résidence surveillée valait mieux que la prison. Elle y avait sa couchette, ses vêtements et un accès à ses fichiers, sans néanmoins le privilège de pouvoir les transmettre à qui que ce soit. Un censeur laconien contrôlait également ses flux de données. Elle avait redouté l’instant où Saba la contacterait pour trahir l’emplacement de sa cachette, mais elle n’avait reçu aucun message. Elle présumait que la détention et la coopération de la présidente de l’Union des Transports étaient bien utiles à Perkins, Trejo et Duarte. Le confinement dans ses quartiers, l’escorte qui la suivait jusqu’à la salle de gym, les repas servis par des soldats laconiens ; tout cela faisait partie du récit de la victoire, diffusé à travers les mille trois cents mondes en guise d’avertissement : Comportez-vous correctement. Avant la prise de pouvoir de Laconia, même l’Union était tombée. Même Mars. Même la Terre. Que pouvaient donc espérer les colonies ? Ce n’était que pure spéculation, évidemment, puisqu’on lui refusait l’accès aux chaînes d’actualité. Elle pouvait toutefois visionner des films, écouter de la musique, manger ce qu’elle voulait, jouer à n’importe quel jeu, dormir autant qu’elle le souhaitait, et entretenir toutes les routines d’exercice qu’elle s’était promis de respecter si elle en avait un jour le temps. Les meilleurs jours, la résidence surveillée lui semblait presque des vacances forcées. Pour la première fois dans sa vie d’adulte, elle n’avait aucune responsabilité à endosser. Pas d’aspirations politiques à nourrir et cultiver sur le long terme. Pas de joutes verbales avec les journalistes, les officiels ou les administrateurs. Qui traversait quelle porte, quels produits devaient être taxés ou interdits, comment subvenir aux besoins des colonies de manière équitable ; tout cela était désormais le souci de quelqu’un d’autre. Mis à part l’absence de Saba, c’était la vie qu’elle avait imaginée pour sa retraite à la fin de son mandat. Les mauvais jours, en revanche, ses appartements n’étaient qu’une caisse de dépression et d’échec écrasants, où la mort paraissait la seule libération possible. Ses geôliers acceptaient toutes ses humeurs avec la même équanimité, la même gentillesse superficielle. C’était par choix qu’ils se montraient bons envers elle, mais ils pouvaient en décider autrement s’ils le souhaitaient. Ses opinions n’avaient aucune importance, à moins qu’on décide le contraire. Et elle avait toutes les raisons de penser que sa routine entre son lieu de résidence et la salle de gym – sous escorte et coupée du reste du monde – se poursuivrait jusqu’à la fin de ses jours. Puis, trois mois après sa reddition, le Heart of the Tempest avait rejoint la station de transfert de Lagrange-5, emportant Drummer avec lui. Vaughn vint à sa rencontre comme le fantôme d’une vie antérieure, et sa joie de le revoir lui permit de jauger à quel point l’isolement l’avait affectée. Quelques nouveaux rochers semblaient s’être formés sur son visage, au niveau des joues et du front. Il se tenait avec la même formalité, mais au lieu d’irradier son mépris habituel et réservé, il avait l’air fragile. Comme du pain qu’on aurait vidé pour ne plus laisser que la croûte. Ou bien, ce n’était qu’une impression. Peut-être voulait-elle voir son reflet chez quelqu’un d’autre afin de se sentir moins seule. Il resta dans l’encadrement de la porte alors qu’elle rassemblait ses esprits. — On a organisé une réunion, madame, annonça-t-il. L’amiral Trejo m’a demandé de… de vous aider à vous préparer. — Trejo ? réagit-elle, avec le sentiment de tenir une conversation qu’ils auraient pu avoir auparavant. Il est venu ? — C’est plutôt nous qui arrivons, mais oui. Le Secrétaire général, vous-même et l’amiral Trejo. Quelques autres, également. On ne m’a pas fourni la liste entière, mais apparemment, on tient à ce que vous soyez présentable. J’ai aussi ça, pour vous. Il lui tendit un terminal. Elle s’en saisit et parcourut l’arborescence qu’il affichait. La liste était mince, mais avait l’avantage du renouveau. Les choses qu’elle n’avait pas vues depuis plusieurs semaines avaient maintenant un certain charme. Un fichier texte portait son nom, et Drummer l’ouvrit. NOTE À L’ATTENTION DE L’INTERVENANT : IL EST IMPORTANT DE NE PLUS QUALIFIER LES MONDES À L’EXTÉRIEUR DU SYSTÈME SOL DE “COLONIES”. DANS CES DÉCLARATIONS AINSI QUE DANS VOS REMARQUES SPONTANÉES, ILS SERONT APPELÉS “PLANÈTES” OU “SYSTÈMES”. AUCUNE PRIMAUTÉ NE DOIT ÊTRE ACCORDÉE À LA TERRE, À MARS OU BIEN AU SYSTÈME SOL. INTERROGATEUR : MONICA STUART QUESTION : L’UNION DES TRANSPORTS COOPÈRE-T-ELLE DANS LE CADRE DE LA PASSATION DE POUVOIR ? RÉPONSE : L’UNION DES TRANSPORTS A TOUJOURS ÉTÉ UNE STRUCTURE TEMPORAIRE. AVANT L’ARRIVÉE DE NOS AMIS LACONIENS, NOUS ÉTIONS DÉJÀ EN DISCUSSION AVEC LES NATIONS UNIES ET LA COALITION TERRE-MARS POUR RÉDIGER UNE CHARTE QUI ACCORDERAIT UN POUVOIR EXÉCUTIF PLUS IMPORTANT À UNE ARMÉE PERMANENTE. LA FLOTTE LACONIENNE EST CLAIREMENT LA MIEUX PLACÉE POUR REMPLIR CE RÔLE, ET L’UNION EST RAVIE DE POUVOIR TRAVAILLER AVEC LE HAUT CONSUL DUARTE AINSI QUE LA PRÉSIDENTE FISK POUR VEILLER À CE QUE LES ÉCHANGES COMMERCIAUX ENTRE LES PLANÈTES (VOIR NOTE) SOIENT EFFICACES ET NON TAXÉS. INTERROGATEUR : AUDEN TAMMET QUESTION : L’UNION EST-ELLE PRÊTE À INDEMNISER LACONIA POUR LES DOMMAGES CAUSÉS À SES APPAREILS ? — Une conférence de presse, c’est ça ? demanda-t-elle. — Ça fait visiblement partie du programme, oui, confirma Vaughn. Bien sûr, vous pouvez décider de modifier vos réponses… — Ah bon ? — … mais le censeur laconien analysera tous vos propos avant la diffusion. Et il y a des quartiers moins confortables que les vôtres. Drummer fit défiler le script. Trois pages de questions, toutes réfléchies, écrites puis approuvées. — Vous me conseillez de suivre les instructions, donc ? — Refuser n’a aucun intérêt, dit Vaughn. Et il y a une certaine dignité à vivre pour continuer le combat. — Ou à vivre, tout simplement. — Aussi, oui. Drummer soupira. — Bon, dans ce cas, je n’ai plus qu’à me préparer, j’imagine. Combien de temps il me reste ? Elle se trouvait dans la même salle de conférences où l’on avait inauguré STL-5. Le plafond voûté semblait encore plus majestueux qu’auparavant. Les serveurs circulaient en proposant des flûtes de champagne et des hors-d’œuvre : des crevettes élevées en aquarium, de l’authentique cheddar, des dattes enveloppées de tranches de bacon prélevées sur un véritable porc. Les écrans muraux, qui affichaient une vue sur la Terre, Luna, le Foyer du Peuple et le Tempest, étaient impeccables et somptueux. Des officiels de haut rang se rencontraient, discutaient, comme si l’organisation de l’humanité n’avait pas été bouleversée. Comme si le cours de l’Histoire demeurait inchangé. Elle paraissait la seule à remarquer l’absence de quelques-uns ; Emily Santos-Baca, par exemple. Le Secrétaire général portait un costume de couleur pâle, une chemise sans col, ainsi qu’une broche dorée sur le revers de sa veste. Il souriait, serrant la main des gens autour de lui. Elle s’attendait à un comportement plus solennel de sa part, mais à dire vrai, il avait toujours considéré la station de transfert comme une forme d’humiliation. Un lieu qui marquait les limites de son autorité dans l’Univers. Autrefois, c’était Drummer qui occupait l’autre côté de la bulle de vide. À présent, c’était Laconia. D’une certaine manière, le Secrétaire général avait donc eu le temps de s’accoutumer à sa condition. L’homme avec qui il riait, la main sur son épaule, était parfaitement reconnaissable. L’amiral Trejo était plus petit qu’elle ne s’y attendait, plus épais au niveau de la poitrine et du ventre ; une morphologie moins due au muscle et à la graisse qu’aux effets de l’âge et de la génétique. Sa chevelure se raréfiait, sans qu’il ne tentât rien pour le dissimuler, et le vert de ses yeux aurait paru exagérément intense s’il avait été artificiel. Trejo nota sa présence, interrompit sa discussion avec le Secrétaire général et se dirigea lentement vers elle. Les jambes de l’amiral étaient très légèrement arquées. Elle ressentit une pointe irrationnelle de trahison. L’homme qui l’avait détruite et humiliée aurait au moins dû être un Adonis au teint hâlé, pas un humain comme les autres. La défaite aurait été plus facile à avaler si elle avait perdu face à un dieu. — Présidente Drummer, salua-t-il en lui tendant la main. Ravi que nous puissions nous rencontrer dans un contexte plus apaisé. — “Drummer” tout court suffira, rétorqua-t-elle, surprise de se voir serrer la main de l’amiral. Je crois que nous pouvons écarter le titre de Présidente, maintenant. — Oh, j’espère bien que non. Les périodes de transition comme celle-là sont délicates. Et plus profonds sont les changements à venir, plus il est important de maintenir une impression de continuité, vous ne pensez pas ? — Si vous le dites. Elle saisit un verre sur le plateau d’un serveur qui passait. Le breuvage lui-même l’attirait moins que la notion d’alcool, mais bon sang, il lui fallait quelque chose. — Navré que votre mari ne soit pas avec nous, continua Trejo. Rien dans sa voix n’indiquait qu’il cherchait uniquement à la provoquer, même si le nom de Saba était associé aux incidents sur Médina. Du moins, c’était ce qu’elle avait entendu dire avant sa détention. Elle sentait un frisson de crainte la parcourir. Trejo savait-il quelque chose ? Allait-il lui annoncer qu’on avait capturé Saba ? Ou qu’on l’avait tué ? — Moi aussi, dit-elle. Il me manque beaucoup. Mais nos carrières nous ont toujours éloignés. — J’espère le rencontrer, un de ces jours. Drummer se détendit quelque peu. Il n’avait pas perdu la vie. Trejo perçut sa réaction et esquissa un sourire contrit. — Il serait sans doute utile que vous nous aidiez à résoudre les problèmes avec lui, affirma l’amiral. Le chaos n’avantage personne. — Je n’ai aucun moyen de le contacter, dit-elle, sans enchaîner par : Et même si c’était le cas, je ne saurais pas quoi lui dire. — D’accord. Nous tiendrons cette conversation une prochaine fois, si vous le voulez bien ? Pour le moment, il y a autre chose dont je voudrais vous parler. Le Haut consul Duarte entend convier les figures essentielles du nouvel ordre de l’humanité sur Laconia. Une sorte de convocation permanente des esprits les plus brillants et des personnalités les plus influentes. Il m’a demandé de vous inviter aussi. Une courtoisie infâme, visant à lui faire croire qu’elle était encore autonome et maîtresse de son destin. Oh, elle pouvait certainement refuser. Duarte semblait suffisamment intelligent pour ne pas intégrer à son projet ceux qui comptaient s’opposer ouvertement à lui. Mais il y aurait des conséquences. Et ne pas les expliciter rendait la menace encore plus inquiétante. — C’est la même chose qu’avec les colonies, pas vrai ? s’enquit-elle. Trejo leva les sourcils, répondant silencieusement à la question par une autre. — Vous déplacez tout vers Laconia, reprit-elle. Pas simplement les vaisseaux ou l’argent. La culture, aussi. Trejo lui sourit. — La Terre sera toujours le berceau de l’humanité, dit-il. Mais oui. Le Haut consul pense que… fétichiser la Terre est une mauvaise chose pour l’avenir à long terme de l’espèce humaine. Nous allons aussi élaborer un programme de repopulation accéléré, pour essayer de rétablir un équilibre et faire en sorte que les habitants du système Sol ne soient pas une majorité si écrasante au sein de la population. — Vous ne pouvez pas envoyer des milliards de personnes à travers les portes. Ça ne fonctionnera pas. — Pas dans les années qu’il nous reste à vivre, effectivement. Nous parlons d’un travail qui s’étend sur plusieurs générations. Mais… j’étais martien avant d’être laconien. Penser à long terme ne m’intimide pas. Une femme en robe blanche les croisa, parée d’or autour du cou et des poignets, saluant Trejo de la tête sur son passage. Il lui adressa un sourire, reluqua ses fesses et détourna les yeux, si rapidement que son regard aurait même pu sembler poli. — Votre projet de terraformage n’a pas si bien marché que ça, rappela Drummer, d’un ton plus acide qu’elle ne l’aurait voulu. C’était sorti comme cela, tant pis. — Si un événement plus important n’était pas survenu, tout se serait déroulé comme prévu, justifia-t-il. Mais peu importe, je vous prie de réfléchir à cette invitation. Le Haut consul est impatient de vous rencontrer. L’amiral lui posa une main sur le bras, comme s’ils étaient de vieux amis, puis s’éloigna pour entamer l’une des conversations suivantes sur sa liste. Autour d’elle, l’attention de la foule suivit Trejo pour la laisser bientôt à l’écart. Elle vida son champagne d’un trait avant de chercher un endroit où se débarrasser du verre, en vue d’en prendre un nouveau. — On picole, Camina ? C’est une tactique, ou vous n’en avez juste plus rien à foutre ? Avasarala était assise dans son fauteuil roulant, sa chevelure blanche tirée en chignon, son sari d’un vert étincelant qui cachait presque la maigreur de son corps. Elle semblait encore plus marquée que lors de leur dernière entrevue, où elle avait déjà l’air d’une antiquité. — J’atténue la douleur, dit Drummer. Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? La vieille femme réorienta sa chaise roulante pour s’approcher de l’estrade et des sièges. Ils étaient pour l’instant inoccupés, mais les journalistes commençaient à entrer au compte-gouttes. Le spectacle allait bientôt débuter. — Je ferais bien la même chose, mais on m’a dit qu’il ne restait plus grand-chose de mon foie, aujourd’hui, regretta Avasarala. Plus d’alcool pour moi. — La conquête ne vous perturbe pas tant que ça, on dirait. — Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, bordel ? Je suis une vieille dame qui a passé sa vie entière à essayer de rétablir la paix entre la Terre et Mars. Toutes ces conneries, là, c’est comme si j’avais manqué un jour d’école et qu’entre-temps, les autres avaient appris à parler le mandarin sans moi. Je ne comprends rien du tout. — Ouais, je vois ça, railla Drummer. — C’est la récompense de la vieillesse. Quand on vit assez longtemps, on peut voir tous ses accomplissements devenir caduques. — Pas très vendeur. — Je vous emmerde. Crevez jeune, alors. On verra si j’en ai quelque chose à carrer. Drummer se mit à rire, et Avasarala décocha un large sourire. L’espace d’un moment, elles se comprirent à la perfection, et Drummer ne sentit plus la solitude. — Vous allez vous rendre à leur truc de merde, là, dans la boîte à partouzes de Duarte ? questionna la vieille femme. De l’autre côté de la salle, Vaughn croisa le regard de Drummer et s’avança vers les deux femmes avec une idée en tête. Elle refusait de le rejoindre elle-même, d’affronter la mise en scène et la malhonnêteté qui allaient suivre. Elle se tourna vers Avasarala : — Je n’en sais rien. J’imagine que je n’ai pas le choix. — Ouais, toujours une mauvaise idée de mettre un râteau à l’Empereur. Au fait, vous savez pourquoi ils recherchent Okoye ? — Qui ça ? — Elvi Okoye, précisa Avasarala. Vaughn apparut alors près d’elles. — C’est l’heure, madame, informa-t-il. Drummer hocha la tête et lui tendit son verre. Pareils à des serres, les doigts d’Avasarala se refermèrent sur sa main et la tinrent un instant. — Relevez le menton, Camina, conseilla-t-elle. Ces connards reniflent l’odeur du sang. Et cette histoire n’est pas finie, peu importe la situation. — Merci, dit Drummer avant de se libérer. Les journalistes occupaient maintenant l’intégralité des sièges. Elle reconnaissait leur visage. Parfois même leur manière de s’asseoir ou de bouger. Elle avait fait cela durant des années, mais jamais dans ces circonstances. L’amiral Trejo commença par de brèves remarques – remerciant tout le monde d’être venu, exprimant ses brillants espoirs pour l’avenir, saluant tous les citoyens de la part du Haut consul Duarte – puis lui fit signe de monter sur l’estrade. Les autres suivraient plus tard : le Secrétaire général, le président du Parlement martien, pour ne citer qu’eux. Mais elle était le dernier dirigeant de l’Union des Transports, et sa dignité serait donc la première à passer sous la guillotine. Elle observa les visages et se souvint de l’époque où elle appréciait cet exercice. — Présidente Drummer ? l’interpella une femme, que son pupitre identifia comme étant Monica Stuart. L’Union des Transports coopère-t-elle dans le cadre de la passation de pouvoir ? Non, en aucun cas. Je ne le permettrai pas. Nous avons peut-être été conquis, mais nous nous battrons jusqu’à notre dernier souffle, car vivre sous le joug de quelqu’un d’autre est intolérable. Ça l’a toujours été, et ça le restera toujours. Non pas à cause de Laconia, de l’Union, ou des autres autorités qui, tout au long de l’Histoire, ont établi des lois et défié les gens de les enfreindre. Mais parce que nous sommes des humains, des singes cruels et indépendants qui accomplissons nos rêves de grandeur en exterminant les autres espèces d’hominidés qui nous regardent de travers. Nous ne serons pas maîtrisés pour longtemps, pas même par notre conscience. Tout autre constat n’est qu’une chimère. Au premier rang, Avasarala toussa. Drummer ébaucha un sourire. — L’Union des Transports a toujours été une structure temporaire, commença-t-elle. 52 NAOMI Freehold incarnait la douleur même. Certains jours, c’était une bonne chose. Cela lui offrait la possibilité de résister, de combattre. Le reste du temps, c’était tout simplement lassant. La vallée où avait atterri le Rossi, fine comme un crayon, était bordée de hautes montagnes escarpées au nord, à l’est et au sud-ouest. Un mince ruisseau coulait le long de leur base, charriant l’eau de fonte des glaciers. Des organismes de couleur vert pâle, similaires à des arbres, s’accrochaient à la pierre grâce à des racines aussi épaisses que des doigts et déployaient des lianes truffées de poches, qui s’élevaient dans les airs comme si la Nature gonflait des ballons pour une fête. Une puissante brise agitait les lianes de tous côtés. De temps à autre, l’une d’elles se brisait pour s’envoler en tournoyant dans la vallée, peut-être pour mourir, ou trouver un nouvel endroit où ancrer ses racines. Elle comprenait qu’il s’agissait d’une course évolutionnaire aux armements. Les structures photosynthétiques avaient passé des siècles, peut-être même des millénaires, à tenter d’étouffer les autres dans l’obscurité jusqu’à ce que l’un d’entre eux trouve le moyen d’être enraciné tout en volant, de contrôler les airs et de plonger tout ce qui évoluait en dessous dans un crépuscule permanent. Aucun n’avait été créé en prenant le Rossinante en considération, mais il avait tout de même trouvé sa place parmi eux. L’appareil était niché sur une vaste étendue, près de la courbe du ruisseau. Les propulseurs d’atterrissage avaient calciné le paysage aux alentours, mais après un jour ou deux, les plantes locales avaient recommencé à pousser. Dans la lutte pour la survie, les organismes devenaient résilients ou périssaient. Quinze mètres plus haut, les lianes formaient une canopée flottante qui les aiderait à se dissimuler si quelqu’un traversait un jour la porte pour venir inspecter le système. C’était une bonne cachette. La colonie elle-même, qui abritait les trois cents autres occupants de la planète, se trouvait dans un biome aride plus loin dans la vallée, à six heures de marche. Pour elle, tout du moins. Les autochtones, eux, effectuaient le trajet deux fois plus rapidement. Houston habitait là-bas, parmi les siens, et occasionnellement, Alex et elle y restaient aussi quelque temps. La plupart des jours, toutefois, elle demeurait à bord du Rossinante, son véritable foyer. Il fallait s’occuper de la maintenance et du réapprovisionnement. Distiller l’eau du ruisseau et la rendre assez pure pour la verser dans les réservoirs du vaisseau. Le réacteur pouvait encore fonctionner des mois sans être ravitaillé en carburant, mais la masse réactionnelle constituait toujours un souci. S’ils voulaient aller quelque part, bien entendu. S’ils restaient immobilisés… le problème serait moindre. Au cours de cette journée, elle avait passé la moitié des heures de clarté à repousser un groupe d’animaux très lents, ou peut-être de plantes semi-mobiles, qui exploraient les niches autour des CDR du Rossinante afin de savoir s’il y faisait bon vivre. Lorsque la nuit avait commencé à tomber, elle avait fait une pause pour déjeuner. Le cycle diurne de la planète comportait un peu plus de seize heures, et la majorité de ses journées de travail comprenaient donc au moins une demi-nuit. On avait conçu le Rossi pour qu’il puisse reposer au fond d’un puits de gravité. Tous les systèmes fonctionnaient, même inclinés à quatre-vingt-dix degrés de leur position habituelle. Elle ne ressentait aucune gêne dans le fait d’être à la fois chez elle et dans un lieu que son corps ne reconnaissait pas. De contrôler ses journées, mais pas sa vie. De se sentir atrocement seule tout en souhaitant le rester. C’était parfaitement cohérent. Si elle en avait rêvé, elle aurait pu en déduire quelque chose. Elle prit une douche dès son retour à bord. Certains éléments du cycle de vie lui irritaient la peau si elle ne s’en débarrassait pas sous l’eau. Elle enfila ensuite une combinaison propre, se rendit dans la coquerie et se prépara un bol de kibble blanc avant de s’asseoir. Un message de Bobbie l’attendait. Elle posa le terminal sur la table afin de pouvoir lire l’enregistrement tout en utilisant ses deux mains pour manger. Le kibble était chaud, poivré. Les champignons grinçaient contre ses dents tout comme il le fallait. Bobbie semblait à la fois enthousiaste et épuisée. Sa chevelure était tirée en queue-de-cheval serrée, comme c’était le cas lorsqu’elle travaillait sur la machinerie. Elle réservait le chignon pour les séances de musculation. Ses yeux brillaient, ses lèvres évoquant un sourire sans vraiment l’afficher. Elle paraissait dix ans plus jeune. Et mieux encore, elle avait l’air heureuse. — Salut, Naomi. J’espère que tout va bien, en bas. De notre côté, j’ai l’impression que nous faisons de réels progrès, ici. Je ne peux pas le dire avec certitude, mais je crois que nous avons découvert comment le Storm gère ses profils énergétiques. C’est un peu bizarre, comme tout le reste sur ces machines-là. Je me demandais si vous pouviez rapidement jeter un œil aux nouvelles données que j’ai récoltées ? Vous y verrez peut-être quelque chose que j’ai manqué. Les données jointes au message étaient structurées comme celles des tampons de commandes environnementales, de moitié plus nombreuses que dans les systèmes du Rossi. Naomi ouvrit le fichier avant d’examiner l’index général. Certaines rubriques lui étaient familières, oui, mais on constatait des étrangetés dans la structure d’ensemble. Si cela ressemblait aux autres fragments de code opérationnel du Gathering Storm qu’ils avaient recueillis sur Médina, l’analyse révélerait des choses de plus en plus singulières en s’approfondissant. Elle transféra les données vers une partition sécurisée du Rossi et débuta l’examen avec ses outils favoris, convertissant le langage des vaisseaux en quelque chose doté de prises où son esprit pourrait s’accrocher. Elle régla son terminal sur le mode enregistrement. — Données reçues et en cours de traitement, dit-elle. Ça pourrait me prendre un jour ou deux, mais je vous dirai ce que j’en pense. Pas besoin de secours. C’était la règle. Dans les messages qu’elle adressait à Bobbie, elle plaçait toujours le mot “secours”, et continuerait ainsi jusqu’à ce qu’elle en ait besoin. Bobbie, elle, utilisait le terme “progrès”. Elles échangeaient un message au minimum toutes les vingt-quatre heures. Naomi n’anticipait aucun véritable danger, mais le protocole était le protocole. Les habitants de Freehold avaient au moins accepté d’écouter quand l’équipage du Rossi était arrivé en compagnie de Houston, et depuis lors, ils n’avaient affiché qu’une bienveillance prudente. Ce n’était probablement que temporaire. La colonie de Freehold l’accueillerait comme réfugiée et combattante de la liberté tant qu’elle en aurait l’intérêt. Mais elle possédait l’un des deux seuls vaisseaux de guerre du système, et la porte se trouvait suffisamment loin pour qu’elle puisse utiliser les canons à sa guise durant plusieurs semaines avant l’arrivée de potentiels renforts ; deux arguments que les dirigeants locaux intégraient à leur équation. L’équipage improvisé de Bobbie demeurait avec elle, sur une petite lune qui gravitait autour d’une des trois géantes de gaz du système. Ils avaient pris position dans un ancien tunnel de lave, et aucun signe de mutinerie ne se manifestait. Naomi songeait qu’avoir Bobbie comme capitaine et Amos comme second provisoire serait plus que suffisant pour assurer le maintien de la discipline. Cela donnait un autre motif à la colonie de se montrer amicale et permettait de garder un œil supplémentaire sur la porte, au cas où un quelconque danger traverserait. Le Storm ne dévoilait que lentement ses secrets, moins du fait de la sécurité interne – même si le problème existait – que de la profonde particularité de certaines technologies. Sa dépendance au calcium, par exemple, était de loin la plus importante que Naomi avait jamais vue, et les canaux de vide qu’il employait en guise de câbles électriques lui provoquaient un léger mal de tête lorsqu’elle réfléchissait trop longtemps à leur fonctionnement. Avec le temps, néanmoins, elle était convaincue qu’ils parviendraient à comprendre le vaisseau. Les meilleurs jours, elle pensait même qu’ils seraient prêts, sans être certaine de savoir à quoi ils se préparaient. Tandis que le Rossi traitait les données pour elle et que le kibble glissait agréablement dans son estomac, elle restait allongée et s’autorisait à fermer les yeux quelques minutes. Ses genoux et sa colonne vertébrale étaient douloureux, mais pas en raison de la gravité qui régnait sur Freehold. La planète était moins grande que Mars, et seulement quelque peu plus dense. Naomi avait vécu de pires situations lors de poussées prolongées. Le problème venait en partie du fait qu’elle ne suivait pas son programme d’exercice. Elle travaillait, mais un groupe de petits muscles négligés qui s’étaient atrophiés au fil du temps s’indignaient d’être sollicités pour dégager la végétation ou arpenter le fond d’un puits de gravité. Elle suspectait aussi une forme d’effet placebo. Elle avait passé tant d’années à assimiler la vie sur une surface planétaire à une écrasante gravité que désormais, même si celle de Freehold était relativement faible, elle était formatée pour ressentir l’inconfort. Il était là car elle s’y attendait. Le système du Rossinante sonna pour signaler la fin du traitement des données, puis une nouvelle fois pour annoncer le retour d’Alex. Moins d’une minute plus tard, elle l’entendit remonter la coursive qui était d’ordinaire le conduit d’ascenseur. Il chantait pour lui-même, une mélodie légère et entraînante dont elle ne reconnut pas les paroles. — Ici, appela-t-elle à l’approche du pilote. Alex passa la tête dans la coquerie. Il se sentait mieux en regagnant régulièrement le village. Les longues randonnées sous le soleil avaient assombri son teint et fait ressortir ses pommettes. — Holà, lança-t-il. J’apporte de bonnes nouvelles. Nous sommes dans les affaires, maintenant ! Il leva son bras droit, qui retenait une sacoche remplie de batteries vides. Alex rendait un léger service à la commune. Il les collectait, les rechargeait grâce au réacteur du Rossi et les ramenait pleines à la colonie, ce qui évitait aux habitants d’avoir à faire la queue devant le dispositif de panneaux solaires. Le manque d’autonomie énergétique de Freehold était devenu leur affaire familiale. Pour l’instant, du moins. Le sourire du pilote s’élargit. — Et puis… — Oui ? Il leva le bras gauche. Une deuxième sacoche. — Ils ont payé avec de la bière et de la viande de chèvre au curry, se réjouit-il. J’ai allumé un petit feu à l’extérieur. Ça va être génial. Naomi s’apprêtait à répondre qu’elle venait de manger, mais la gaieté dans le regard d’Alex était contagieuse. Elle se redressa en position assise. — J’arrive, promit-elle. Lorsqu’elle atteignit le sas, les lunes n’éclairaient pas la vallée, mais le modeste feu d’Alex flamboyait joyeusement près de la jambe d’atterrissage et les étoiles scintillaient entre les lianes de la canopée flottante. Ils brûlaient celles qui étaient asséchées, tout comme les carapaces abandonnées des animaux lents qui vivaient partout à travers la vallée, dans les grottes peu profondes. La fumée était pâle et odorante. De temps à autre, un éclat de carapace craquelait et jaillissait du feu, expédiant quelques étincelles dans l’air qui disparaissaient en refroidissant. La fumée tenait à l’écart les noctambruches, de minuscules animaux nocturnes pareils à des insectes qui trouvaient les humains fascinants. La graisse et le curry des deux brochettes de viande dégoulinaient sur les flammes, et Naomi devait avouer que leur odeur était plus agréable que celle du kibble. Elle s’assit et cala son dos contre la jambe d’atterrissage. Alex retira une bouteille de sa sacoche, la déboucha puis la tendit à Naomi. La bière était riche, fraîche, et plus mordante qu’elle ne s’y attendait. — Costaud, commenta-t-elle. — Danielle la préfère plus relevée que certains autres brasseurs, dit Alex avec un sourire, avant de se pencher en arrière pour contempler les lianes et le ciel à travers. — Vous vous entendez bien avec les habitants, on dirait. — Ils sont plutôt sympas. Tant qu’on ne lance pas la conversation sur la nature de la souveraineté, tout va bien. Et même quand on aborde le sujet, ce n’est pas si terrible que ça. C’est juste une discussion qu’ils ont tenue un paquet de fois. Elle a tendance à repasser sur un terrain qu’ils ont déjà labouré. Il tendit la main et tourna les brochettes. Au-dessus de leur tête, quelque chose alluma l’une des poches accrochées aux lianes, qui luisit un instant d’une pâle couleur jaune-vert et s’éteignit à nouveau. — C’est bien de tisser des liens, approuva Naomi. Freehold va devoir faire semblant d’être une gentille petite colonie docile pendant un moment. — Pas de problème en vue. Les dirigeants sont sur une ligne claire : l’ennemi de mon ennemi est mon ami, ave Laconia et à bas l’Union. Pour l’instant, en tout cas. Je crois qu’ils apprécient notre présence, en fait. Le principe fondateur de Freehold, c’est de s’insurger contre le gouvernement. — On perd toujours une partie de son rayonnement après l’élection, pas vrai ? — Ouais. Le pilote testa la viande avec son doigt, piquant la chair puis se rétractant suffisamment vite pour éviter la brûlure. Il remit la brochette à Naomi. Elle l’agita dans l’air quelques secondes afin de la laisser refroidir et saisit le premier cube pour le porter à sa bouche. Elle savoura le goût grillé de la viande, et plus encore celui des épices qui l’infusaient. Elle mâcha lentement, profitant des saveurs. — Vous pensez qu’ils vont nous vendre ? — Ils le feront un jour ou l’autre, aucun doute, dit jovialement Alex. Mais pas tout de suite. Et pas pour une bouchée de pain, tant qu’ils nous aiment bien. Le plan de Naomi se prolongeait sur la durée. C’était d’ailleurs le seul projet réellement cohérent. Laconia semblait intouchable, une force sans faiblesse que rien ne pouvait renverser. Mais ce n’était qu’une illusion. Autrefois, la Terre dégageait la même impression d’invulnérabilité, quand Naomi n’était encore qu’une jeune fille tentant de survivre tant bien que mal dans la Ceinture. Et à l’époque, ce constat était tout aussi faux. Ils patienteraient, observeraient, feraient profil bas tout en engrangeant les informations. Tôt ou tard, Laconia révélerait ses points faibles. En attendant, la vie poursuivrait son cours. Ils échangeraient des batteries pleines contre de la bière, se lieraient d’amitié avec les habitants de la colonie, tenteraient de percer les secrets du Gathering Storm avec Amos et Bobbie, entretiendraient le Rossinante, et Naomi ferait en sorte de ne pas céder au désespoir. Tout cela était suffisant pour occuper ses journées. Il le faudrait. — Où est Bobbie, là-dedans ? demanda Alex. — Hmm ? À l’aide de sa brochette, il désigna le ciel qui les épiait à travers les lianes. — Une des étoiles n’en est pas une, pas vrai ? Je veux dire, nous pouvons voir le Storm, d’ici, non ? Naomi leva les yeux vers la petite tranche de firmament mouchetée de lumières. Le disque galactique avait la même allure que dans le système Sol, mais la disposition des constellations, elle, était différente. Elle savait que c’était grâce à la parallaxe qu’on avait commencé à dresser la carte des systèmes qui se trouvaient de l’autre côté des anneaux. Elle en avait consulté une, un jour, qui affichait l’étendue des systèmes que les portes reliaient. Treize cents étoiles, dans une galaxie qui en comptait trois cents milliards. Celles du réseau des portes étaient regroupées. À peine plus d’un millier d’années-lumière séparait les deux systèmes les plus distants. Ce n’était qu’un peu plus d’un pour cent de la galaxie, mais tout de même une distance extraordinaire. — Regardez au-dessus de la crête, juste là, dit Naomi en pointant l’emplacement. Vous voyez le rocher qui ressemble à un doigt plié ? L’articulation arrondie ? — Ouais. — Partez de là, remontez et regardez sur la droite. Il y a trois étoiles pratiquement alignées. Bobbie est celle du milieu. — Hmm, fit Alex avant de se plonger dans le silence. Il ne chantonnait plus, mais par instants, Naomi l’entendait fredonner quelques notes dans sa barbe. Il reprit la parole environ cinq minutes plus tard : — Je me demande où est Mars. — Le système Sol ? Aucune idée. — Je pense à Kit, confia-t-il avant d’avaler une nouvelle gorgée de bière. Et à Giselle, aussi, mais surtout à Kit. J’ai un fils, quelque part là-dedans. Il démarre à peine sa vie d’adulte, et je ne serai pas là pour voir ça. Je ne sais même pas à quoi je servirais, d’ailleurs, si c’était le cas. Je veux dire, à son âge, j’étais déjà en train de m’engager dans la Flotte, et la Terre et Mars étaient les deux plus grandes puissances de l’Univers. Maintenant… je ne sais pas. Tout est différent. Il va devoir trouver sa voie tout seul. — C’est toujours comme ça. — Je sais. Tous les gosses doivent découvrir ce qu’ils sont sans Papa et Maman, mais… — L’Histoire fonctionne comme ça aussi, le coupa Naomi. Regardez Mars après Solomon Epstein. La Terre après la formation des océans, ou l’invention de l’avion. L’Homme après avoir compris comment faire pousser sa nourriture. Tout a toujours changé. — Mais jusqu’à maintenant, ce n’était pas mon problème, dit Alex, dont la voix bourdonnait d’un abattement superficiel. Tous deux se mirent à rire ensemble. Une demi-douzaine parmi les poches des lianes s’éclairèrent un instant pour s’éteindre ensuite à nouveau. Elle ignorait ce qui provoquait cela, mais le spectacle était joli. Elle sentit une chaleur agréable inonder progressivement son ventre. L’effet de la bière, probablement. Ou de la viande, car malgré son précédent repas, elle avait presque entièrement dévoré sa brochette. Ou bien de la sensation d’être à minuit sous les étoiles, au beau milieu d’un océan d’air qui ne s’épuiserait ou ne fuiterait pas. Il la rassurait, d’une manière que même l’atmosphère des meilleures stations ne pourrait jamais égaler. — Je pense à Jim de la même façon, déclara Naomi. Il ne commence pas sa vie d’adulte, lui, mais il a toujours voulu m’emmener sur Terre pour me montrer ce que c’était de vivre sur une planète. Et maintenant, je suis ici en train de le découvrir. Sans lui. — Il s’en sortira, la consola Alex. Comme toujours. — Je sais, dit-elle à voix haute, mais ils avaient tous deux conscience de ce que cela signifiait : Peut-être. Quelque chose traversa les broussailles avec fracas, poussa un cri perçant, puis s’éloigna sans davantage de discrétion. Ils avaient entendu cela suffisamment souvent pour ne pas y prêter attention. Alex vida sa bière et rangea la bouteille vide dans sa sacoche. Il se releva pour étirer les bras au-dessus de sa tête, l’air d’un prêtre de l’Antiquité dans la lumière du feu. — Je devrais aller brancher ces trucs, déclara-t-il en soulevant les batteries vides. J’ai promis que je les ramènerais demain. Je vais sûrement dormir au village, après, si ça ne vous dérange pas de rester toute seule ici ? — Aucun problème, assura-t-elle. Bobbie m’a envoyé des nouvelles données, je vais travailler là-dessus. Je ne serais pas de très bonne compagnie, de toute façon. — Est-ce que j’éteins le feu ? Naomi secoua la tête. — Je le ferai avant de remonter à bord, répondit-elle. Je crois que j’ai trop mangé. Je vais rester assise un petit moment. — Ça marche, acquiesça le pilote, qui rejoignit le sas d’un pas traînant. Il se hissa à l’intérieur, et elle l’entendit chanter à nouveau jusqu’à ce que la porte se referme derrière lui. Elle s’allongea sur le dos. Tout changeait, sans jamais s’arrêter. Une pensée terrible quand tout allait bien, mais réconfortante dans sa situation présente. Quoi qu’il advînt, elle pouvait être certaine que les choses ne resteraient pas ce qu’elles étaient. Et si elle continuait d’être maligne, intelligente et chanceuse, elle pourrait influencer le changement suivant. Ou bien en tirer profit. Elle retrouverait Jim, si elle s’armait suffisamment de patience. Une des lianes se détacha de la paroi de la montagne et dériva dans un puissant courant de brise qu’elle ne ressentait pas. Elle l’observa s’éloigner maladroitement vers le sud-ouest, emporter au passage une de ses congénères, puis la relâcher pour continuer sa route en flottant. Là où elle se trouvait auparavant, une nouvelle assemblée d’étoiles diffusait une lumière datant de plusieurs décennies, de plusieurs siècles, qui ne tombait sur elle à cet instant que par hasard. Elle se demanda si l’une de ces lueurs brillait depuis Laconia. ÉPILOGUE DUARTE Winston Duarte observait sa fille jouer au bord de la fontaine. Teresa avait maintenant dix ans. Elle était presque aussi grande que sa mère, qui n’était plus de ce monde. Elle travaillait avec un bateau d’argile et découvrait elle-même le rapport entre déplacement et flottabilité, formant puis reformant le petit navire à sa façon pour trouver non seulement ce qui était le plus efficace, mais aussi le plus agréable en termes d’esthétique. Ce qui lui permettrait de naviguer, de s’orienter et d’être foncièrement joli. Son précepteur, le colonel Ilich, était assis sur le rebord de la fontaine et discutait avec elle. Il guidait ses pensées, l’aidait à mettre en lien le travail de ses mains avec les leçons de mathématiques, d’art et d’histoire qu’elle avait apprises. Il ignorait si elle était consciente ou non d’avoir une enfance solitaire. Les Bureaux d’État disposaient de locaux où les enfants des employés gouvernementaux pouvaient vivre, apprendre et travailler tandis que leurs parents veillaient au fonctionnement des mécanismes de l’Empire, mais la plupart des salles de classe – tout comme les bureaux – étaient désertes. Prêtes à accueillir les effectifs d’une génération qui commençait à peine. Teresa n’était pas née au bon moment. Un jour, des enfants courraient et s’amuseraient ensemble dans les rues et les parcs de Laconia, mais à ce moment-là, elle serait déjà devenue adulte. Elle se pencha vers l’avant et déposa sa dernière création sur l’eau. Ilich lui posa une question, puis elle répondit. De sa position, Duarte ne discernait pas leurs propos, mais il vit Teresa modifier sa prise sur le navire. Et plus encore, il perçut l’altération dans l’esprit de sa fille. Cet effet-là était apparu depuis peu, et il n’était pas encore certain de savoir quoi en faire. Lorsqu’elle réfléchissait intensément, il apercevait quelque chose autour de la tête de Teresa, qui s’immisçait également dans ses mains pendant qu’elle travaillait l’argile. C’était la même chose pour Ilich, de manière moins notoire. Parmi tous les changements qui affectaient les sens du Haut consul, celui-ci était le plus intéressant. Il soupçonnait de pouvoir, en quelque sorte, discerner la pensée. Teresa tourna les yeux vers lui et l’entité bougea juste avant qu’elle ne lève la main. Il agita la sienne et lui retourna son sourire, puis s’éloigna dans les Bureaux d’État pour la laisser poursuivre ses leçons sans distraction. Il aimait profondément sa fille, et voir son esprit s’éveiller le mettait plus en joie que toutes les tâches de son emploi du temps, mais sa présence n’aiderait ni Teresa, ni l’Empire. Le devoir l’appelait. Kelly l’attendait dans son bureau privé. L’expression qu’il arborait suffisait à lui annoncer que Natalia Singh était arrivée. Son cœur tressaillit. Il redoutait ce moment depuis qu’elle avait demandé un entretien personnel avec lui. C’était malgré tout son droit. Et l’obligation du Haut consul. — Elles sont toutes les deux dans le salon, monsieur. — Toutes les deux ? — Sa fille est là aussi. Un nouveau coup à l’estomac. Toutefois… — Très bien. Merci, Kelly. Elsa et Natalia Singh portaient des vêtements assortis. Bleu foncé, avec quelques touches de blanc. Ce n’était pas le noir intégral du deuil, mais cela demeurait sombre. Il s’assit face à elles et Kelly leur servit du thé accompagné de petits gâteaux. Duarte sentit la tentation de se focaliser sur l’entité, de voir si l’affliction et la colère se matérialisaient différemment que les pensées de Teresa au cours de ses travaux sur le bateau d’argile. Mais cela paraissait impoli, et il décida donc de s’en passer. Kelly quitta la pièce et ferma la porte derrière lui. Duarte sirota son thé. Natalia Singh ne touchait pas au sien, mais sa petite fille s’était emparée d’un gâteau. Chez les enfants, le goût du sucre effaçait tout le reste. Même la perte d’un être cher. Il y avait là quelque chose de profond, à la fois beau et triste. — Docteur Singh, salua Duarte. Toutes mes condoléances. Elle leva légèrement le menton, affichant sa défiance et sa fierté. Il espérait qu’elle ne tenterait rien d’inconscient. Le chagrin était un sentiment terrible. — Merci, monsieur, répondit-elle, la gorge serrée. La petite fille tourna la tête, moins intriguée par les mots que par le ton de sa mère. Elsa était une enfant brillante, et Duarte s’en apercevait. Elle était également ouverte à l’empathie, la plus importante de toutes les formes d’intelligence. Elle quitta le canapé pour se précipiter vers Natalia. Le Haut consul se pencha en avant et reposa sa tasse de thé. Il entrelaça les doigts et, lorsqu’il reprit la parole, tenta d’intégrer à sa voix la même bienveillance et la même compassion qu’avaient dégagées les mouvements d’Elsa : — Vous avez demandé à me voir. Comment puis-je vous aider ? — Je voudrais, si possible, obtenir une copie du rapport officiel sur le décès de mon mari, dit-elle avant de déglutir. Duarte sentit son esprit dériver, sa concentration s’altérer, et l’entité – pensée, conscience, attention – lui apparut clairement durant un court instant. Elle gravitait autour de la poitrine et de la tête de Natalia, l’enveloppant à l’instar d’un linceul. Du côté d’Elsa, elle était plus diffuse, plus dense en direction de sa mère, comme si quelque chose de physique en elle tentait de s’étendre ; le besoin de conforter ainsi que d’être confortée elle-même, dans un effet de champ qui était davantage, visiblement, qu’une métaphore. Il reporta son attention sur des sens plus classiques avec une pointe de honte, comme s’il avait fait preuve d’indiscrétion. — Bien sûr, accepta-t-il. Je veillerai à ce qu’on vous l’adresse. Natalia Singh hocha la tête et balaya une larme comme si un insecte s’était posé sur sa joue. — C’était un homme bien, déclara Duarte. J’en suis parfaitement conscient. Dans un autre lieu, à une autre époque, on l’aurait glorifié. — Ce n’était pas un tueur, dit-elle, sa voix maintenant réduite à un murmure. — Il était dans une position très délicate, et il a surréagi. Nous occupons une place à part au sein de l’humanité. Les règles qui s’appliquent à nous sont particulièrement sévères, que ce soit pour vous, moi-même ou lui. Mais ce n’est pas sans raison, et je veux que vous sachiez à quel point j’honore son sacrifice. Celui de votre famille entière. À présent, Elsa l’observait, comme si elle avait conscience d’être un sujet de conversation. Duarte lui sourit, et un moment plus tard, elle lui rendit la politesse. Il distinguait les traits de sa mère sur son petit visage. Ceux de son père, aussi. Il prit la main de Natalia, qui ne la retira pas. — Vous aurez tout le soutien nécessaire de la part du gouvernement, promit-il. Si vous le souhaitez. Nous avons aussi réservé une place pour votre fille à l’académie. Vos travaux sont importants, pour nous. Et pour moi. Je sais que c’est difficile, mais vous ne traverserez pas cette épreuve toutes seules. Je vous en donne ma parole. Nous sommes tous avec vous, quels que soient vos besoins. Elle hocha de nouveau la tête. Plus lentement, cette fois. Sans essuyer ses larmes. Sa fille grimpa sur ses genoux, et Natalia passa son bras libre autour d’elle pour la bercer délicatement. Le Haut consul avait le cœur brisé, mais c’était lui qui avait pris cette décision. Il ferait face aux conséquences. Cela faisait aussi partie de son devoir. — Je peux faire autre chose pour vous ? s’enquit-il. Elle secoua la tête, incapable de prononcer un mot. Tandis qu’elle pleurait, Duarte se leva pour remplir à nouveau la tasse de Natalia puis se rassit, contemplant son chagrin, prolongeant sa présence en compagnie de la famille Singh. Quelques minutes plus tard, elle leva les yeux vers lui, le regard plus calme et moins embué. Il prit une grande inspiration et serra légèrement la main de sa visiteuse avant de la relâcher. — Merci, dit-elle. Il lui offrit une petite révérence, ultime gage de respect, puis quitta le salon. Chaque fois qu’un Laconien mourait au service de l’Empire, sa famille pouvait solliciter un entretien privé avec le Haut consul ; une tradition qu’il avait lancée dès leur première traversée de la porte. Avec l’expansion de l’Empire, il devrait reconsidérer tout cela, mais pour l’heure, il était toujours en mesure d’honorer sa parole et continuait donc à la respecter. Kelly l’attendait dans son bureau, une lueur de sympathie dans les yeux. Il n’évoqua ni la veuve ni la petite fille dans le salon. Un homme au tact absolument parfait. — Un rapport du docteur Cortazár, monsieur, informa-t-il. Duarte ouvrit le fichier d’un geste et le document apparut sous forme d’hologramme : une mise à jour cumulative au sujet de l’interrogatoire du Prisonnier 17. Il fit défiler les pages afin de lire les questions de Cortazár et les réponses du détenu. Ce n’étaient que des mots. Des formations de lumière tracées dans l’air. Après avoir discerné les pensées immédiates de Teresa et du docteur Singh, le langage classique lui paraissait stérile. Il tourna les yeux vers Kelly et ferma le document. — Je crois qu’il est temps de rencontrer ce capitaine Holden, dit-il. L’homme était assis par terre, adossé au mur de la cellule. Son regard luisant et ses jambes écartées lui conféraient un air plus jeune que sa chevelure grisonnante. Lorsque Duarte entra, l’attention d’Holden se divisa entre lui et le garde qui l’accompagnait, avant de se poser définitivement sur le Haut consul. Il prit place sur la couchette, les mains sur les cuisses, et baissa les yeux vers l’homme qui avait causé tant d’ennuis au fil des ans. Il avait simplement l’air d’un vieux collecteur de glace, un petit peu trop curieux et pas assez flegmatique. Duarte avait connu des gens comme lui à l’époque de son service. Des têtes brûlées, des emmerdeurs, qui pensaient toujours tout savoir mieux que tout le monde. En vérité, eux aussi avaient leur place au sein de la société. Comme les autres, ils pouvaient s’avérer utiles si on leur donnait les bonnes tâches à accomplir. Dans le cas présent, Duarte n’avait aucun scrupule à utiliser ses nouveaux sens. Holden était un ennemi, un atout stratégique. Il n’avait aucun droit à l’intimité. Et son entité d’esprit était… fascinante. Dans son enfance, Duarte avait un jour découvert une illusion d’optique qui modifiait le visage de l’observateur à mesure qu’il s’approchait. Holden était similaire. La manière dont ses pensées bougeaient autour de lui rappelait le lit asséché des rivières. On distinguait la marque de quelque chose qui avait maintenant disparu, non sans laisser des traces de son passage. Des motifs à l’intérieur d’autres motifs. — Vous êtes Winston Duarte, dit Holden, ramenant soudainement l’attention du Haut consul vers un mode de perception plus ordinaire. — Oui, confirma-t-il. Exact. Holden replia les genoux pour y poser les bras. Il écarquillait les yeux, et semblait même légèrement effrayé. — Qu’est-ce qui vous est arrivé, bordel ? demanda-t-il. Duarte mit une poignée de secondes à saisir la question, puis ricana. — Oui. J’oublie. J’ai vécu quelques changements, ces derniers temps. On ne le remarque pas forcément, mais il y a eu des… des mutations, disons. — Vous utilisez cette saloperie sur vous ? — Je crois que nous sommes partis du mauvais pied, capitaine. Réessayons. Je suis le Haut consul Duarte. Il semble que vous et moi partagions l’intérêt des origines et du fonctionnement de la protomolécule. C’est bien ça ? — Il faut que vous m’écoutiez, alerta Holden. J’ai vu ce qui leur est arrivé. Aux choses qui ont fabriqué la protomolécule. Il y avait un genre d’archive sur la base de la Zone lente, qui datait d’avant qu’on les élimine. — J’ai lu le rapport à ce sujet, oui. Avant même de m’installer sur Laconia. C’est d’ailleurs en partie ce qui m’a conduit à faire tout ça. Et je ne parle pas seulement de… fit-il en désignant son corps, mais de l’ensemble. Un empire est un outil, tout comme le reste. Sur cette remarque, Holden se figea. Autour de son crâne, l’entité s’agitait, vibrait, comme un essaim de guêpes en colère. Une nouvelle fois, Duarte eut l’impression de voir les vestiges de quelque chose dans l’esprit d’Holden. Les traces d’un autre motif. Il existait un terme, pour cela… — Palimpseste, dit-il à voix haute, avant de secouer la tête quand Holden fronça les sourcils. J’essayais de me souvenir d’un mot, et je viens de le trouver. Palimpseste. — Vous êtes venu me voir à propos de la chose qui a exterminé la protomolécule ? Duarte se pencha en arrière, observa James Holden et, à présent qu’il l’avait rencontré, réfléchit à la meilleure manière de tisser des liens avec lui. Il semblait partisan de l’honnêteté radicale, alors pourquoi ne pas faire de même ? Il ne perdait rien à tenter sa chance. — Quand la porte est apparue, j’étais déjà en contact régulier avec les services de renseignements de la Flotte martienne, affirma-t-il. Je parle de la première. La porte de Sol. Et quand les autres se sont ouvertes, j’ai eu directement accès aux données récoltées par les sondes. Aux premières informations concernant les systèmes, dès qu’elles nous étaient transmises. Et j’y ai vu une opportunité. Les ruines les mieux préservées de la galaxie. Une série de structures orbitales avec ce qui ressemblait à un vaisseau – ou quelque chose d’approchant – à moitié construit. Là, j’ai réalisé que la protomolécule pouvait agir comme une sorte d’outil pour interagir avec les créations abandonnées, alors j’ai emporté avec moi l’échantillon et les esprits les plus brillants dans ce domaine. Et à force de discipline et d’implication, nous avons développé de nouvelles technologies plus vite et plus efficacement que tous les autres mondes réunis. Laconia, c’est l’idéal martien porté au niveau supérieur. — C’est super, tout ça, ironisa Holden. Sauf la partie où quelque chose est arrivé pour défoncer les créateurs de la protomolécule. J’ai vu des systèmes entiers s’éteindre. Ils ont fermé les portes pour essayer d’arrêter ce qui les tuait, mais ça n’a pas marché. — Je sais. — Le truc qui est apparu sur votre vaisseau, là, c’est le même qui a pulvérisé la protomolécule et toute la civilisation qui a mis au point les créations. — Je le sais aussi, dit Duarte. Enfin, je l’ai deviné. C’est l’hypothèse la plus pertinente. Et à mon avis, tout ça est lié à l’affaire des vaisseaux disparus. Quelque chose de profond, de mystérieux, n’apprécie pas qu’on utilise ces technologies et ces outils-là. Que ce soit les créateurs de la protomolécule ou les humains. C’est un problème intéressant. — Intéressant ? répéta Holden. On vient de tirer sur vous. Sur votre vaisseau. La force en question a neutralisé le cerveau des gens à travers tout le système. Vous trouvez que c’est un problème intéressant, vous ? C’était une attaque. — Et elle n’a pas fonctionné. Nous ne sommes pas faits comme la chose qui a été fauchée par le passé. Ce qui l’a tuée nous a certes affectés, mais pas détruits. — Vous m’avez l’air bien confiant. Qui vous dit que cette force ne va pas trouver une méthode légèrement différente de tous nous exterminer ? Vous n’êtes pas face aux machins qui ont créé la protomolécule, là, mais face à ceux qui s’en sont débarrassés. Une civilisation infiniment plus puissante que celle qui a conçu les portes, sachant que celle-là était déjà infiniment plus puissante que la nôtre. Gardez bien ça à l’esprit : si nous continuons d’employer ces technologies, la situation va empirer. — Nous avons toujours compté les employer, déclara Duarte. C’était inévitable, depuis l’instant où nous avons ouvert les portes. Si vous avez étudié l’Histoire, ne serait-ce que de manière superficielle, vous le savez très bien. Les humains n’ont jamais fait de découverte utile pour choisir ensuite de ne pas l’utiliser. Holden parcourut la cellule des yeux, comme pour y chercher quelque chose qui pourrait l’aider. Duarte n’avait pas besoin d’un nouveau champ de perception pour ressentir l’agitation dans l’esprit du capitaine. Il adoucit sa voix tout comme il l’avait fait avec Elsa et Natalia, offrant le réconfort et la consolation par le ton plutôt que par les mots. — Il n’y avait aucun scénario possible où nous laissions les portes de côté, poursuivit Duarte. Aucun avenir où nous n’utilisions pas les technologies et les leçons qu’elles nous ont apprises. Et certainement aucun où nous n’affrontions pas les forces qui ont anéanti la civilisation précédente. Nous ne pouvions qu’avancer, en nous éparpillant de façon chaotique ou en étant organisés, procéduriers, disciplinés. Et les vaisseaux disparus sont la preuve que les tueurs tapis dans les abysses referont surface un jour ou l’autre. Qu’ils ne sont jamais vraiment partis. Vous, encore plus que les autres, devriez le comprendre. — C’est le cas, riposta Holden. Et c’est pour ça que je suis venu ici. Pour vous avertir. Une nouvelle fois, Duarte s’inclina en arrière. La couchette était fine et inconfortable. Il n’enviait pas Holden d’avoir à dormir dessus, mais une légère brise et un petit peu de lumière entraient par la fenêtre. La cellule était toujours plus luxueuse que la moitié des cabines de vaisseau où on l’avait assigné lors de ses premières années de service. Holden écartait les mains, comme s’il avait quelque chose à donner. Et c’était le cas, mais l’offrande n’était pas celle à laquelle il pensait. — Je n’ai pas besoin d’avertissement, assura Duarte. J’ai besoin d’un allié. Vous avez vu des choses que personne d’autre n’a pu observer. Vous avez des informations qu’il me faut, et dont vous ne connaissez peut-être même pas la signification. Le docteur Cortazár essaie de la découvrir. Aidez-le. Collaborez avec lui. Avec moi. — Pour quoi faire ? — Pour rassembler les fragments de l’épée protomoléculaire et la reforger, répondit Duarte. Pour unir l’humanité en une seule et unique communauté, puissante et fonctionnelle. Et nous préparer. Holden poussa un rire privé de joie. Duarte savait qu’il avait échoué à le convaincre, et se sentait déçu. — Nous préparer à quoi, exactement ? À éperonner des dieux avec des bâtons pointus ? — Non, capitaine Holden. Il n’est pas question de bâtons, ici. Quand on combat des dieux, on prend d’assaut les cieux. REMERCIEMENTS L’écriture d’un livre est un processus moins solitaire qu’on peut le croire. Le nombre de personnes contribuant à la série The Expanse dans toutes ses incarnations, y compris celle-ci, s’est considérablement accru au cours de ces dernières années. Ce roman n’existerait pas sans le travail acharné de Danny et Heather Baror, Will Hinton, Tim Holman, Anne Clarke, Ellen Wright, Alex Lenciki, et toute la brillante équipe chez Orbit. Remerciements tout particuliers à Carrie Vaughn pour ses services de bêta-lectrice, et à toute la bande de Sakeriver : Tom, Sake Mike, Non-Sake Mike, Jim-me, Porter, Scott, Raja, Jeff, Mark, Dan, Joe et Erik Slaine, grâce à qui tout a débuté. L’équipe autour de The Expanse s’est également élargie pour inclure le personnel d’Alcon Entertainment et de Syfy, ainsi que les acteurs et l’équipe de tournage de The Expanse. Remerciements particuliers, aussi, à Matt Rasmussen, Glenton Richards et Kenn Fisher. Et enfin, comme toujours, rien de tout cela n’aurait été possible sans le soutien et l’assistance de Jayné, Kat et Scarlet.