Prologue L’image est austère et pourtant étrangement belle. C’est ce moment juste avant l’aurore où le monde entier vire au noir et blanc, recouvert d’un édredon de lumière bleu-gris. Les lampadaires viennent de s’éteindre. La route, ruban gris marqué de deux traces noires, relie le coin supérieur gauche au coin inférieur droit de l’image. Dans le fond, de grandes maisons floues se terrent, striées par la pluie sombre. Au premier plan à droite, entouré d’herbes gris bleuté, un buisson merveilleux. On le croirait sorti d’un conte de fées, comme une sorcière victime d’un sortilège végétal, ses doigts crochus tendus vers le ciel. Au milieu du buisson, une fille. Des lambeaux de sa jupe en tulle s’emmêlent dans les branches et dansent tels des drapeaux dans la brise matinale. Un lapin en céramique, une mère canard suivie de cinq canetons et un écureuil jouant de la flûte montent la garde autour d’elle. L’une de ses jambes est repliée, l’autre dépasse du rosier, une chaussure compensée se balançant à son pied : Cendrillon après le bal, disloquée. Sa main gauche est cachée sous elle et la droite, une bague d’amies-pour-la-vie à l’index, se tend comme pour cueillir la rose d’un rouge profond suspendue au-dessus d’elle, seule tache de couleur dans le tableau. Elle a un joli visage, à demi caché par des cheveux noirs. Son corps est couvert d’entailles à vif et une rivière de sang ruisselle de sa tête. Ses lèvres sont entrouvertes, comme si elle allait dire quelque chose. Elle en est incapable. Ses yeux sont grand ouverts, les pupilles complètement dilatées. Mais ils ne voient rien. L’image ressemble à n’importe laquelle des photos que j’ai prises pour ma série sur les Princesses mortes, à deux détails près. Cette fille devrait être morte. Et ce n’est pas moi qui ai pris la photo. Je suis dessus. La fille, c’est moi. C’est la police qui a pris ce cliché après avoir répondu à l’appel de Mme Doyle qui signalait un cadavre dans son jardin, sur Dove Street. Ils sont arrivés trois minutes après cet appel. Les ambulanciers ont mis cinq minutes à me stabiliser et trente-deux minutes à me libérer du rosier. Quand je me suis réveillée, impossible de me rappeler comment j’étais arrivée là ou ce qui s’était passé avant – rien de plus normal, apparemment. Tout ce dont je me souvenais, c’était de la douleur et de cette pensée unique, répétée à l’infini : Je ne dois pas lâcher. Mais, petit à petit, des bribes me reviennent. Le service des soins intensifs est l’endroit idéal pour réfléchir, ou le pire endroit du monde, en fonction de l’objet de vos réflexions. J’observe la photo dans ma main en essayant de me considérer comme une chose inanimée, comme un indice supplémentaire. Pendant les trois derniers jours, une grande partie du puzzle s’est mise en place et je ne suis pas sûre d’aimer la silhouette qui en émerge. *** – Bonjour, princesse, me salue une voix enjouée à la porte de ma chambre. Je lève la tête ; entre un étranger en blouse. Loretta me manque. Loretta est l’infirmière qui s’occupait de moi dans le service de réanimation. Elle était de garde quand j’ai ouvert les yeux et, même si je ne suis restée que trois jours en soins intensifs, je me sentais proche d’elle. En réa, le temps passe bizarrement – cela crée des amitiés insolites. – C’est le temps intensif, m’avait expliqué Loretta. – Le temps intensif ? – Tu sais, comme les chiens qui prennent sept ans chaque année. Chaque minute en réa semble être une heure. Ici, le temps ralentit ou avance en accéléré et crois-moi, ma puce, il vaut mieux que ce soit au ralenti. Ce n’est jamais bon signe quand il se met à filer. Le nouveau est en train de me parler. – Moi, c’est Ruben. Et toi, vu ta chambre, tu es Madame Populaire. Ruben. Je répète le nom pour le mémoriser. Loretta adore les ragots, mais je ne me souviens pas qu’elle m’ait raconté quoi que ce soit à son sujet. Il caresse plusieurs bouquets posés sur l’étagère et se retrouve devant les deux douzaines de roses rouges. – Celui-ci a dû coûter une fortune. J’aimerais trouver un petit ami aussi généreux. – Il ne vient pas de mon copain. – Waouh, je ne sais pas ce que tu fais, mais ça marche ! Et lui, là ? demande-t-il en soulevant un ours en peluche portant un débardeur où est écrit « Re-miel-toi vite ! ». Difficile de dire s’il vient d’un ami ou d’un ennemi… à ton avis ? – J’en sais rien. Et c’est vrai, pour plusieurs raisons ; c’est à cela que je pense pendant qu’il continue à observer les cadeaux qui couvrent chaque centimètre carré de ma chambre. Alors je ne fais pas vraiment attention lorsqu’il me questionne sur la carte des chiots musiciens de David et le bouquet de ballons de Nicky, avec sa lettre qui dit « Haut les cœurs ! ». À présent, Ruben se tient devant une couronne de roses en forme de cœur flanquée d’une figurine et d’une poupée. – Et ceux-là ? « De ton admirateur secret » ? lit-il tout haut sur l’une des cartes. Les trois ? J’acquiesce. – Alors je résume : tu as un copain, un non-copain et un admirateur secret. Ma fille, pas étonnant qu’on ait voulu t’écraser. Il a raison. J’ai beaucoup de cadeaux parce qu’apparemment – inexplicablement – je suis très populaire. Et la plupart des « Tu nous manques ! » et « Remets-toi vite » dégoulinent d’hypocrisie – parce que je suis très populaire. Ironique, non ? Dure vérité que j’ai découverte ici. Dans les films, tout le monde aime la princesse, mais la réalité est bien différente. Il n’y a qu’une loi, sans pitié : tuer ou être tuée. Il y a très peu de place en haut de la pyramide sociale : une fois que vous avez atteint le sommet, vous ne pouvez que redescendre et tout le monde est prêt à vous y aider. Je sais à présent qui a essayé de m’assassiner, mais je ne veux pas y croire. Chaque cellule de mon cerveau cherche une autre explication, n’importe laquelle, car la vérité est trop horrible. Tous les indices étaient sous mon nez depuis le début, mais j’ai préféré fermer les yeux. C’est comme le moment où vous cadrez une photo et où ce qui était flou devient net tout à coup. Seulement, cette fois-ci, j’aurais préféré que ça reste flou. – Je reviendrai plus tard voir si tout va bien, princesse, dit Ruben. Je pourrais essayer de l’arrêter, mais ça ne changerait rien. Ce tueur peut m’atteindre n’importe où. Mon regard se pose à nouveau sur le cliché. Tout est parfaitement clair. Il n’y a qu’une personne qui ait pu faire ça. Une seule personne que désignent tous les indices. Le verre. La porte claquée. Le baiser. La voiture. La bague. Les yeux. J’ai compris le message. Je sais ce qui doit arriver maintenant. – Salut, Jane, dit la voix grave depuis le seuil. Jeudi Chapitre 1 Difficile de parler quand un garçon vous embrasse. La première fois c’était avec Liam Marsh, en troisième. Et là, en première, je me retrouve dans la même situation avec mon petit ami, David Tisch, devant le lycée de Livingston, à 2 h 45 de l’après-midi, le jeudi précédant Memorial Day, le dernier lundi de mai. C’est pour ça que j’ai prévu une surprise le soir même. Car j’ai beau aimer le goût boule-de-gomme-et-marijuana de ses baisers et la façon dont il ouvre mes lèvres avec sa langue en tenant mes épaules dans ses grandes mains, il faut que je lui parle de quelque chose d’important. Je m’éloigne. Ses yeux s’ouvrent à moitié, lentement, et se posent sur moi. – Qu’est-ce que tu fais, bébé ? – Je t’ai dit. Je me réserve. Pour ce soir. – Ah oui. Pour la surprise. Il enroule une mèche de mes longs cheveux noirs autour de son index. – J’aurais préféré que tu n’organises pas tout ça. On pourrait juste être tous les deux, comme d’habitude. Ses doigts massent les muscles de mon cou, presque trop durement. Il ne réalise pas à quel point ils sont forts, après toutes ces heures passées sur sa batterie. – On est vraiment obligés de conduire jusqu’à la côte pour aller à une fête stupide ? – Ça en vaut la peine, le taquiné-je en lui jetant un regard que je veux à la fois mignon et aguichant. Promis. Il secoue la tête mais semble plus amusé qu’énervé. – Toi et tes idées… Il a plu presque non-stop cette semaine, mais aujourd’hui le temps est clair, doux et le soleil brille tant que la bordure blanche des briques scintille sur la façade. Le grand orme au-dessus de nous balance tranquillement ses feuilles vert printemps dans la brise. Des flaques d’ombre nous entourent. C’est le genre de journée, le genre d’instant où tout peut arriver. Les terminales ont prévu de rallonger encore le week-end de trois jours en séchant le vendredi et bien sûr, par solidarité, les premières suivent leur exemple. Toutes les VIP du lycée vont donc se rendre à la soirée organisée par Jocelyn Gunter ce soir-là, à Deal, sur la côte du New Jersey. Le soleil fait apparaître des reflets blonds dans les cheveux mi-longs-mi-frisés de David, une auréole de lumière miroitante qui le place à mi-chemin entre Jésus et Jim Morrison, une comparaison qui lui plairait sûrement. David tourne mon visage vers lui, une main sur mon menton. Il me regarde dans les yeux par-dessus ses lunettes noires. – Hé, bébé, t’es partie où ? – Je suis là, réponds-je en le frôlant avec ma hanche. Mais la vérité, c’est que je n’ai pas écouté. Pas que je veuille éviter quoi que ce soit, contrairement à ce que prétend ma mère. J’étais en train d’essayer d’imaginer la façon dont je prendrais la photo, à quoi la scène ressemblerait dans le viseur de mon appareil, regrettant que David ait posé le sac de ses baguettes : l’image serait plus intéressante si ses épaules étaient inclinées. Je suis photographe, je n’y peux rien si mon esprit prend toujours du recul pour visualiser les choses. Et puis, si j’étais en train de faire l’autruche, est-ce que j’aurais organisé un dîner spécial pour lui parler ? – J’ai hâte qu’on soit sous la tente cet été, bébé, dit-il avec un sourire indolent. Dans les verres de ses lunettes, j’aperçois mon reflet, flou et distordu. – Juste toi, moi et la nature sauvage. Personne d’autre, pas de distractions, pas de… Je monte sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la bouche. Il en déduit que je suis d’accord avec lui, pas que je tente de changer de sujet. – On en reparlera ce soir, insisté-je. Il soupire et glisse une mèche de cheveux derrière mon oreille. – Tentatrice. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir me contrôler si tu continues. Il vaut mieux que j’y aille. Je ris. Il me lance un sourire de lunatique assorti d’un : « Reste cool » (sa façon de dire au revoir) et s’éloigne nonchalamment. J’aime sa façon de bouger, fluide et détendue, ses doigts pianotant sur sa jambe. Il tape dans la main de Dom, le guitariste de son groupe, en guise de salut et entoure de son bras Chelsea, la chanteuse. Je serais peut-être un peu jalouse s’il ne se retournait pas à ce moment-là pour me sourire et me faire signe par-dessus son épaule. Mon Dieu, que je suis chanceuse ! Il disparaît dans la foule ; je repère Langley et Kate déjà installées dans la BMW de Langley, une décapotable rouge, cinq mois et demi, et pas une rayure. Je suis sur le point de les rejoindre quand j’aperçois Ollie, appuyé sur la porte du côté passager. Je devrais peut-être attendre un peu et prendre quelques photos de la façade de l’école. La lumière est vraiment parfaite et ça n’arrive presque… – Dra-J-Bus, appelle Langley alors que je sors mon appareil. Elle me fait signe. – Allez viens, on a plein de trucs à faire. Je glisse l’appareil dans mon sac et me dirige vers la voiture. Alors que je m’approche, les yeux vert olive d’Ollie me jaugent de la tête aux pieds. Oliver Montero, surnommé Ollie, est le meilleur ami de David, et tout son contraire. David porte des tee-shirts « James Brown vous aime » et des Converse, Ollie, des chemises boutonnées jusqu’en haut et des mocassins Gucci. David m’aime, Ollie non. En général, je me sens nulle quand je parle avec lui, comme s’il avait commandé un filet mignon et qu’on lui avait servi un hamburger à la place. Là, il bloque mon accès au siège arrière de Langley. – Tu viens à la fête de Joss ce soir ? questionné-je, pour dire quelque chose. J’ai toujours l’impression qu’Ollie peut sentir ma peur, comme les chiens, et qu’il s’en amuse. Son regard s’attarde un peu trop longtemps sur moi. – Je n’ai encore jamais participé aux soirées du lycée de Livingston, pourquoi est-ce que je commencerais aujourd’hui ? Si l’on en croit les rumeurs, Ollie ne sort qu’avec des filles de New York, élèves d’écoles privées dont les noms de famille sont presque aussi longs que la ligne de zéros sur leur compte épargne. – Serait-il indiscret de vous demander avec qui vous avez rendez-vous ce soir, monsieur Montero ? s’enquiert Kate d’une voix traînante depuis le siège passager, en adressant un sourire doucereux à Ollie et en battant des cils. C’est son imitation de Scarlett O’Hara, sa favorite, qu’elle assortit généralement d’une pique. – Blair ? Muffy ? Brent ? Contrairement à moi, Kate n’a aucun problème avec Ollie. Avec ses longs cils bordant des iris gris cernés de bleu foncé et ses boucles mordorées, Kate est un vrai canon. Elle est la reine du Club Théâtre du lycée et a joué tous les rôles principaux depuis qu’elle fréquente l’établissement. Elle a aussi ce que ma consultante politique de mère qualifie rêveusement de « parfait profil de la femme de politicien », une façon de vous regarder comme si vous l’intéressiez, comme si vous étiez la seule personne au monde à qui elle ait envie de parler. Elle a un style plutôt bohème. Elle ne se presse jamais, semble ne s’inquiéter de rien et pourtant elle est toujours l’image même de la perfection, sans tache, sans accroc, sans miettes-tombées-du-cupcake-englouti-avant-le-cours-d’anglais. Contrairement à moi, véritable aimant à bordel. Kate a aussi un côté tête brûlée dont je n’ai pas vraiment parlé à ma mère. Il se manifeste sur scène, dans son rire et quand elle conduit n’importe quel véhicule à moteur. Raison pour laquelle Langley est notre chauffeur attitré. Des Vikings seraient sûrement prêts à se battre pour cette dernière : des cheveux clairs comme de la glace, des yeux pareils au bleu limpide de l’océan Arctique, un visage sculpté dans l’albâtre et une bouche mutine qui semble toujours au bord de l’éclat de rire. Cette impression, à moitié vraie, est renforcée par la cicatrice à peine visible barrant sa joue droite. Petite et mince, Langley paraît beaucoup plus grande, le genre de personne qui remplit la pièce quand elle entre quelque part. Le rouge est sa couleur préférée, ce qui explique sa voiture, sans parler du béret, du pull, de la jupe et des bottes qu’elle porte aujourd’hui. Accoudé à la porte de la BMW, Ollie écarte les mains dans un geste de fausse consternation. – Si seulement l’une de vous acceptait de sortir avec moi, je n’aurais pas besoin d’aller chercher si loin. Bande de harpies ! – Je pense qu’aucune d’entre nous n’est intéressée par ce que tu as à proposer, dit Langley. – Et quoi donc ? demande Ollie. Du charme ? Du charisme ? – Des morpions ? ajoute Kate, doucereuse. – C’est toujours un plaisir de discuter avec toi, Ollie, lance Langley en embrayant. Mais pour l’instant j’aimerais que tu bouges ton caleçon Ralph Lauren de là pour que Jane puisse entrer dans la voiture. – Tu te trompes, mon ange. C’est un John Varvatos. Langley lève un sourcil. – Pur vrai, c’est toi qui te trompes si tu penses que ça m’intéresse. Ollie rit, répond « Touché », et s’éloigne d’un pas chaloupé vers la Mercedes avec chauffeur qui l’attend au bord du trottoir. Je monte à bord et nous croisons nos petits doigts, notre salut d’amitié. Langley commence : « OK beautés, allons… », mais s’interrompt pour regarder Kate. Elle soupire. – Tu sais ce qu’il te reste à faire. – Non. Kate secoue la tête et ouvre de grands yeux. – C’est pour ça que Dieu a créé les pare-brise. – Pour que tu puisses passer à travers ? demande Langley. Mets ta ceinture. Kate soupire. – Vu comment tu conduis, Miss Prévention Routière, c’est pas vraiment nécessaire ? – C’est très simple, énonce Langley, un doigt en l’air. La première règle des Taxis Langley est : « Ne pas contredire Langley ». La deuxième règle des Taxis Langley est : « Ne pas contredire Langley ». La troisième règle des… – Attends, j’ai besoin d’un stylo pour noter tout ça. Cinq bracelets tintent au poignet de Kate lorsqu’elle tire la ceinture de sécurité sur la veste en fausse fourrure qu’elle porte par-dessus sa minirobe en coton. – C’est triste que tu le prennes de haut alors que je n’ai pas d’autre option. – Tu avais l’option de ne pas rentrer dans la devanture de Mme Wong avec la deuxième Mercedes que tes parents t’ont achetée cette année. La livraison à domicile, ça existe, tu sais. – Magnifique ! s’écrie Kate, sarcastique, en battant des mains. J’ignorais que tu savais imiter mon père. Encore, encore ! Oh, s’il te plaît ? Langley secoue la tête. Ses yeux bleu pâle se posent sur moi dans le rétroviseur. – Jane ? – Parée, m’dame, acquiescé-je en assortissant ma réponse d’un salut militaire et en tirant sur la courroie qui barre mon tee-shirt à volants. – Lèche-bottes, commente Kate en levant les yeux au ciel. – Non, juste une citoyenne respectueuse des lois, riposté-je. Langley reprend : – Voilà le programme. On va chez moi chercher les costumes, puis… Mon portable sonne, l’interrompant. Je regarde le numéro et grimace intérieurement : déjà deux fois aujourd’hui. J’active le répondeur. Langley n’aime pas qu’on la coupe et de toute façon je n’ai pas envie de parler à ce correspondant. – Désolée. Continue. – Une fois qu’on aura récupéré les costumes, on ira se changer chez Kate, dans sa maison sur la plage, puis on finira la route à pied, comme ça pas besoin de choisir entre boire ou conduire. Joss va obliger tout le monde à laisser ses clés à l’entrée et il est hors de question que qui que ce soit touche à mon bébé. Une voiture klaxonne derrière nous. En me retournant je vois Nicky di Savoia se pencher par la fenêtre de sa Volkswagen jaune de collection. Nicky est l’ex de David, pas vraiment une de mes fans. Je lui fais signe. Elle nous salue d’un rictus méprisant. – Vous serait-il possible de poursuivre ailleurs votre débat sur le brillant à lèvres ou je ne sais quel autre sujet capital, espèces de pétasses superficielles ? – C’est celle qui le dit qui l’est, lui lance Langley avec un grand sourire. Nicky continue à klaxonner mais Langley ne lui prête aucune attention. Elle boutonne soigneusement ses gants en cuir rouge, met son clignotant et sort lentement du parking. Nicky nous double en faisant un doigt d’honneur. – Tss-tss, chauffarde, commente Langley. DJ Kate, l’antenne est à vous. Kate allume la radio et Blondie se met à chanter. En écoutant les haut-parleurs déverser « Heart of Glass », je ferme les yeux et tente de nous visualiser de l’extérieur. Dans mon esprit je cadre la photo, elles devant, avec leurs cheveux de deux blonds différents, moi derrière, mes mèches sombres étalées sur le cuir crème de la banquette, dans la décapotable rouge, le ciel bleu et les arbres verts flous en arrière-plan. L’image est idéale, la photo parfaite de trois filles populaires en route vers un week-end de fête. Je suis heureuse, plus heureuse que je ne l’ai jamais été. Je voudrais pouvoir figer ce moment pour toujours, « clic-clac », pour être sûre qu’il a bien existé. Parce que j’ai encore du mal à m’inclure dans la photo. Kate Valenti et Langley Winterman sont au sommet de la pyramide sociale. Même après deux ans, je n’arrive pas à croire que je suis amie avec elles. La popularité, ce n’est pas naturel pour moi. J’ai dû y travailler. Et la payer. Chapitre 2 Cela avait commencé pendant les vacances, juste avant d’entrer en troisième. Je me souviens encore du jour où j’ai confié mon plan à ma meilleure amie en Illinois, Bonnie. Bonnie et moi étions comme les doigts de la main depuis que ma famille avait emménagé à côté de chez elle, l’année de nos sept ans. Ma tortue apprivoisée, Amerigo Vespucci, était passée à travers un trou dans la barrière et avait découvert son chat, Rolo. Comme son homonyme, Amerigo était un explorateur acharné, toujours prêt à partir seul et n’ayant peur de rien, bien qu’il soit assez petit pour tenir dans la paume de ma main. Régulièrement, il disparaissait pendant un jour ou deux et revenait couvert de taches étranges ou charriant des feuilles d’origine inconnue. J’admirais son courage et son sens de l’aventure, même s’il me déconcertait un peu. Amerigo et Rolo devinrent bons amis, tout comme Bonnie et moi, très vite inséparables : on organisait des funérailles grandioses pour les souris mortes que Rolo rapportait, on diffusait notre propre émission de radio et on restait éveillées tard le soir, dehors, à lire et à glousser, puis à lire et à bavarder et, plus tard, à parler garçons. On n’était pas très douées de ce côté-là. Et c’est pour ça que, juste avant la rentrée en troisième, j’avais décidé d’utiliser la paie de mon job d’été – photographe d’animaux de compagnie – pour aller à Chicago m’offrir une nouvelle coupe de cheveux, du maquillage et une garde-robe « tendance ». Bonnie économisait tout l’argent de son petit boulot de sauveteuse junior pour le voyage scolaire en Espagne, prévu au printemps. Elle pensait que j’étais devenue folle. – Tu es parfaite comme tu es. Pourquoi est-ce que tu voudrais devenir une WC Girl ? Bonnie surnommait ainsi les filles « in » de notre classe parce qu’elles semblaient passer le plus clair de leur temps au petit coin, à se remaquiller ou à pleurer. « Ou les deux en même temps, commentait-elle. Ce qui montre bien à quel point elles sont stupides. » Mais je savais que ce n’étaient que des paroles en l’air. – Nouvelle année, nouvelle école. On peut devenir qui on veut. Tu ne veux pas être populaire ? – Pourquoi ? Parce qu’être populaire, c’était être acceptée. S’intégrer. Ne jamais être seule. Parce que c’était ce que tout le monde voulait. – Pas moi, affirma Bonnie. Je ne suis pas fan des toilettes des filles. – Tu veux mourir sans avoir été embrassée ? – Tu penses que la popularité va te faire gagner un baiser ? Tu peux toujours rêver ! Bonne chance quand même… Mais si. Mon relooking avait fonctionné. Des gens qui ne m’avaient jamais adressé la parole s’étaient mis à me saluer dans les couloirs et j’avais osé leur répondre. Et un jour un groupe populaire de secondes s’était assis à ma table de cantine et je n’avais rien pu manger tellement j’avais peur de renverser quelque chose, mais ça avait payé. J’avais obtenu une invitation pour Bonnie et moi à une soirée organisée par l’un des terminales les plus cool du lycée. Bonnie ne voulait pas y aller, mais je l’avais convaincue – OK, suppliée – et, finalement, elle avait cédé. À la soirée, Liam Marsh m’avait embrassée et, comme la Belle au bois dormant, j’avais été ramenée à la vie… à la vie sociale. En tant que copine de Liam, mon ascension sociale était garantie. Alors, six mois plus tard, quand ma mère m’annonça qu’on déménageait dans le New Jersey pour qu’elle puisse gérer la campagne d’un maire et « se faire un nom dans le paysage politique de la côte Est », je fus anéantie. Pas seulement à cause de la popularité : à ce stade, Liam était devenu mon univers, le pilier autour duquel s’articulait ma vie. Nous fîmes nos adieux. Je pleurai. Il me dit de ne pas m’inquiéter, que nous serions toujours ensemble. La veille de ma rentrée dans le New Jersey, je reçus un texto de Liam annonçant qu’il voulait qu’on reste amis. Je pris une bouteille de vodka dans la cuisine (Liam m’avait initiée à la vodka en même temps qu’il me présentait à tous ses amis), une paire de ciseaux à ongles et je m’enfermai dans la salle de bains. Quand je me réveillai le lendemain, j’avais la gueule de bois du siècle, mais ce n’était rien comparé à ma tête. J’avais massacré ma frange, réduite à une houppette bizarre. Vraiment pas le look idéal pour le premier jour de cours dans une nouvelle école, mais plus rien n’avait d’importance. En tout cas, c’est ce que je croyais alors. Le lycée de Livingston était plus petit que mon ancienne école, mais c’était un vrai labyrinthe qui me fichait la trouille. J’endurai le self, seule, évitant soigneusement de regarder qui que ce soit dans les yeux, jusqu’à ce que la sonnerie de reprise des cours retentisse enfin. Comme je me levais pour partir, mon collant s’accrocha à la table et je me retrouvai avec deux énormes trous sur la jambe droite. Parfait. Dans les couloirs, je contemplais les filles qui marchaient bras dessus bras dessous ou se saluaient en joignant leurs petits doigts. Des couples arrivaient, les garçons regardant droit devant, leurs copines se blottissant contre eux. J’étais l’une d’elles, autrefois. J’avais passé la plus grande partie de mon année de troisième avec le bras de Liam posé autour de mes épaules, son odeur de savon près de ma joue, et la perspective de ne plus jamais vivre tout ça me rendait malade. Je me sentais trop légère, éthérée, presque comme si je n’existais pas. J’avais l’habitude de l’admirer, de me tourner vers lui pour décider de la suite des événements, de ce que nous voulions faire. Nous. Je me languissais de nous, j’abhorrais je. Je était solitaire et sans attaches, abandonné et non-aimé… Non-aimable. J’eus envie de vomir. La sonnerie retentit, mais impossible d’affronter les cours. Alors je fis la seule chose qui me vint à l’esprit : j’allai me cacher dans les toilettes des filles, les pieds relevés au cas où on me chercherait. J’étais là depuis une minute quand je compris que le compartiment voisin était occupé, et qu’on y faisait exactement la même chose que moi. À ceci près qu’apparemment, on y hyperventilait. – Est-ce que ça va ? demandai-je. Une exclamation étouffée. – Je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un. – Il n’y a personne. – Euh, si ? Tu es quelqu’un ? – Pas ici. J’aurais préféré garder cette pensée pour moi, mais elle était sortie de ma bouche avant que j’aie eu le temps de l’arrêter. C’était le genre d’erreur que je redoutais : dire une bêtise et passer pour une victime. J’entendis bouger ; une main bronzée, ornée de deux bagues en or et attachée à un bras vêtu de cachemire gris, apparut par-dessus la cloison de la cabine. Un visage à l’ovale parfait suivit, entouré d’une crinière de cheveux ondulés de la couleur d’un bon whisky, coiffée de manière parfaitement ébouriffée comme seuls les mannequins et les gens travaillant à la télé savent le faire. Le genre de fille qui n’a jamais réalisé qu’elle était populaire, car elle l’a toujours été. Je l’avais remarquée en cours de littérature anglaise ce matin-là, entourée d’une volée de groupies réclamant son attention. Elle portait une tunique gris-vert avec une ceinture en cuir et corne que j’avais repérée dans le numéro de Vogue de septembre. – Moi, c’est Kate ? dit-elle, presque comme si c’était une question. Je découvrirais plus tard qu’elle avait toujours cette intonation. – Et toi ? Je montai sur la cuvette et serrai sa main tendue. – Jane. On est dans le même cours de littérature. – Ah bon ? Elle leva les yeux au plafond, comme si elle essayait de rassembler ses souvenirs. – Je ne me rappelle pas t’avoir vue. – Je viens d’arr… Je m’interrompis car la lèvre inférieure de Kate s’était mise à trembler et qu’elle clignait des paupières, au bord des larmes. – Est-ce que ça v… Soudain elle se mit à pleurer. Sans réfléchir, je posai une main sur son épaule. Elle se raidit, oublia de respirer. Je m’éloignai. – Je suis désolée. Je ne voulais… Elle essuya ses larmes avec hargne. – Non, c’est moi qui suis désolée. C’était inconvenant. Elle cligna des yeux et fit un geste vers le sol. – Je vais juste descendre… et partir ? – Oui. Moi aussi. Nous descendîmes toutes les deux des toilettes. Je n’avais rien fait mais je tirai la chasse quand même et me sentis immédiatement stupide. Exactement le genre de chose que ferait une fille à côté de la plaque. J’ouvris la porte et pris le lavabo à côté d’elle. Je pouvais au moins montrer que j’avais des notions d’hygiène. En me lavant les mains, il me vint à l’esprit que Bonnie avait peut-être raison sur toute la ligne. Peut-être que la popularité se jouait dans les toilettes des filles, peut-être… – Je pense qu’elles sont propres ? dit Kate en désignant mes mains d’un signe de tête. Bien que ses bottes marron n’aient pas de talons, elle faisait au moins vingt centimètres de plus que moi. – Ah, oui. J’étais juste en train de… Elle fondit de nouveau en larmes. Seulement cette fois elle se jeta contre moi. Je la serrai dans mes bras et elle ne se dégagea pas. Elle pleura comme ça quelques minutes, puis ses sanglots se calmèrent, s’arrêtèrent. Elle recula. Tout à coup, ma tenue – une robe pull bleu marine à manches bouffantes avec des collants et des bottines –, que j’avais trouvée tellement cool le matin même, m’apparut comme démodée et trop pensée. En observant mon visage – pâle, yeux bleus, lèvres roses, taches d’ombre sous les paupières à cause de la vodka, courte frange noire malencontreuse – puis le sien – parfait malgré ses larmes – je sentis une vague de panique et de doute me submerger, qui se transforma en raz de marée quand elle me demanda : – Pourquoi est-ce que tu es restée ? Cette fois c’était vraiment une question, et pas vraiment amicale. Ses yeux étincelaient et elle serrait les dents. – Je veux dire, j’aurais préféré que personne ne me voie comme ça. Son changement de ton me prit au dépourvu. Je tentai de plaisanter. – Je t’ai dit, je ne suis personne. D’un coup, sa dureté se changea en incompréhension. Elle se détourna du miroir pour me regarder directement, les sourcils froncés. – Pourquoi est-ce que tu es si gentille avec moi ? – Parce que tu as l’air triste ? Elle se retourna vers le miroir. – Tu veux dire faible. Elle saisit une serviette en papier et se mit à sécher ses joues. Enfin, on aurait plutôt dit qu’elle essayait de les décaper au papier de verre. – Non, je veux dire triste. Elle continua à se frotter les yeux, en évitant mon regard. – Ben, en tout cas, merci ? – De rien. Je suis sûre que tu ferais la même chose pour moi. Elle jeta la serviette en papier dans la poubelle et fixa son reflet dans le miroir. Ses traits avaient beau être parfaitement symétriques et ressembler à ceux d’un mannequin, vu son expression, elle aurait aussi bien pu être en train de contempler un tas d’ordures. – En toute honnêteté, probablement pas ? Elle sourit, mais sans joie. Quand elle parla à nouveau, ce fut avec un accent du sud, rude et saccadé. – Je suis une peste gâtée qui a une vie parfaite, est odieusement ingrate et ne pense à rien d’autre qu’à elle-même. En tout cas c’est ce que dirait mon père. Je découvris alors le talent d’imitatrice de Kate, et c’était déconcertant. Entre ça et la colère que je sentais derrière ses mots, je ne savais pas quoi dire. Qui sait combien de temps je serais restée là comme une idiote, à jouer avec ma frange trop courte, si la porte ne s’était pas ouverte violemment. Une fille blonde, affichant l’assurance de quelqu’un qui a toujours été populaire, fit irruption dans la pièce. Avec son short en brocart sur des collants en dentelle, son pull à jabot, ses chaussures compensées et sa masse de cheveux blonds ramenée en deux couettes par des rubans satinés, elle aurait été davantage à sa place sur un podium que dans les couloirs du lycée. Elle ne me jeta même pas un regard mais se précipita vers Kate, lui caressa maternellement la joue et demanda : – Ça va, Kit Kat ? La Kate qui se tourna vers son amie à ce moment-là n’avait rien à voir avec la fille bouleversée que j’avais entraperçue quelques instants plus tôt. Elle sourit comme si l’inquiétude de l’autre fille l’amusait et dit : – Oui, Mère Langley, tout va bien. J’avais juste mal au ventre. Langley se recula et mit les mains sur ses hanches. – Tu veux des frites avec ça ? Kate fronça les sourcils. – Avec quoi ? – Ce bobard que tu viens de sortir. Kate sembla interloquée, mais je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Langley me regarda alors. – J’aime avoir un public connaisseur. À qui ai-je l’honneur ? – C’est Jane, répondit Kate. Elle est nouvelle ? Elle m’a donné quelque chose contre la douleur. Elle me fit un clin d’œil. Langley pencha la tête sur le côté et m’étudia pendant un moment, comme si j’étais une diapo du cours de bio qu’elle devait identifier correctement. Puis elle hocha la tête, ayant sans doute décidé dans quelle catégorie me classer. – Je ne vais pas mentir, tu es mignonne mais la frange est un peu extrême. Pur vrai, c’est toi qui t’es fait ça ? J’acquiesçai. – Mon petit ami, celui de mon ancien lycée, m’a quittée. Qu’est-ce qui me prenait d’admettre un truc pareil ? Je devais avoir l’air complètement pathétique. Elle s’approcha de moi et s’efforça de coiffer ma frange sur le côté. – Ouais, ça va pas le faire. Par contre, tes collants sont cool. Elle fit un pas en arrière et me jaugea à nouveau. – Est-ce que l’une de vous a un stylo ? J’en pêchai un dans mon sac et le lui passai. Elle le planta immédiatement dans ses collants en dentelle noire et commença à les déchirer. Je restai bouche bée. – Qu’est-ce que tu fais ? – Une pour toutes… dit Langley. – … Et toutes pour une, finit Kate, en souriant à son amie. C’était comme un message codé entre elles. Un message que je ne compris qu’un peu plus tard quand, après avoir filé son collant une deuxième fois, Langley annonça : – OK, je pense qu’on peut lancer ça. Kate et Langley me prirent chacune un bras et nous sortîmes ensemble des toilettes. – Maintenant, observe attentivement, dit Langley alors que nous paradions dans les couloirs. On est sur le point d’assurer ton année. Elles me présentèrent à Elsa, le dernier membre de ce qu’elles appelaient les Trois Mode-squetaires, car quoi qu’elles fassent tout le monde suivait. Et c’était vrai. À la fin de la journée, cinq autres filles avaient des trous dans leurs collants. Le lendemain la plupart des secondes aussi, ainsi que les trois quarts des premières et même une poignée de terminales. Et quatre filles avaient coupé leur frange avec des ciseaux à ongles. J’étais arrivée. Quelle que soit la folie du moment – porter des lunettes de soleil en classe jusqu’à ce que la direction l’interdise, arborer des colliers en bonbons, décorer les genoux de son jean avec des gouttes de vernis à ongles rouge parce que j’en avais mis partout en essayant de faire une manucure à Langley à l’heure du déjeuner – du moment qu’elle avait reçu la bénédiction des Trois Mode-squetaires, tout le monde approuvait. Et ça voulait dire que tout le monde m’approuvait aussi. Je ne serais plus jamais seule. En quelques semaines, Langley, Kate, Elsa et moi devînmes inséparables. Et puis, un matin, le concierge de l’école trouva Elsa sur le toit, vêtue uniquement d’une paire de bottines et elle disparut pendant un mois pour se « relaxer » dans un hôpital spécial, à Aspen. À son retour, j’avais pris sa place comme membre officiel des Trois Mode-squetaires. – Parce qu’il ne peut y en avoir que trois, avait expliqué Langley. – Et que nous t’avons choisie, avait continué Kate en souriant. – En plus, avait ajouté Langley plus bas, avec toutes les voix qu’elle a dans la tête, Elsa n’a pas besoin de plus d’amis. Nous avions croisé nos petits doigts et, en regardant nos trois poignets ornés de bracelets en cuir cloutés assortis, je me sentis trop heureuse – et j’avais trop peur de me porter la poisse – pour me demander comment je pouvais être aussi chanceuse. Une fois adoptée par Kate et Langley, mon intégration à Livingston s’était super bien passée. En tout cas jusqu’à ce que Joe Garcetti, propriétaire des Constructions Garcetti, se pointe à une réunion municipale organisée par ma mère, pose une question qui colle son candidat, lui donnant ainsi l’impression d’être perspicace, et l’invite à dîner. Ce n’était pas que je ne l’aimais pas, même si je ne l’aimais pas. C’était juste que je ne lui faisais pas confiance. J’étais sûre qu’il était du style à s’impliquer dans n’importe quelle histoire louche. – Quel genre d’entrepreneur reçoit des coups de fil à minuit ? avais-je demandé à ma mère. Elle n’avait même pas interrompu l’application de son rouge à lèvres. – Le genre qui gère des projets à Dubaï. Rien de ce que je pus dire ne les empêcha de se fiancer ou d’emménager dans la maison neuve de dix mille mètres carrés – avec du carrelage « importé directement d’Italie » et des moulures aussi larges que ma tête – que Joe appelait le Palazzo (avec sa prononciation, le Palazo). La première fois qu’il nous avait fait visiter il se frottait les mains et l’image de ma mère comme déesse sacrifiée sur l’autel de l’immobilier s’était gravée dans mon esprit. Mais c’était son choix et elle semblait déterminée à aller jusqu’au bout. D’ailleurs le matin même, pendant le petit déjeuner dans l’immense cuisine style « ferme provençale », ma mère m’avait dit : – Ce week-end on pourrait déjeuner ensemble, toi, Annie et moi, une fois que vous aurez essayé vos robes de demoiselles d’honneur. – Tu plaisantes ? Elle avait soupiré, tenté d’avoir l’air indifférent, mais j’avais vu la colère dans ses yeux. – Pourquoi est-ce que tu ne peux pas t’efforcer d’aimer Joe ? Annie l’adore. – Annie n’a que sept ans et sa meilleure amie est une Barbie qu’elle a décrétée transsexuelle, alors on ne peut pas dire qu’elle ait un goût très sûr. Et je me fiche que tu te maries, je pensais seulement que tu voudrais le faire d’une manière digne, pas ridicule. Est-ce que tu te rends compte de quoi tu auras l’air à un mariage religieux ? – Si tu n’es pas capable de regarder les choses positivement, je ne t’inviterai pas à la cérémonie. – Super. Ne m’invite pas. Ne m’invite à rien surtout. J’étais sortie de la cuisine et j’avais presque trébuché sur Annie qui jouait juste derrière la porte de la salle à manger. Elle avait les mains sur les oreilles et elle fredonnait. Je m’étais arrêtée pour l’appeler, mais elle avait continué à chantonner en se balançant. Et merde. La voir là avait suffi à faire disparaître ma colère et, le temps de redescendre, j’étais prête à m’excuser. Si ma mère voulait se ridiculiser en organisant un grand mariage formel, c’était son choix et je pourrais le lui reprocher pendant des années en thérapie. Joe n’était peut-être pas le beau-père idéal, mais s’il pouvait rendre ma mère heureuse, ça devrait suffire. J’avais presque atteint la porte quand je surpris une conversation entre Joe et ma mère. Leurs voix résonnaient dans la cuisine en pierre. Il disait : – Je voudrais pouvoir faire quelque chose. Je déteste te voir si malheureuse, Rosie. – Laisse tomber, Joe. C’est une période difficile pour elle. Et l’empêcher de sortir pour la garder ici avec nous l’inciterait à piquer une crise. Je la laisse partir avec ses amies. *** La voix de Kate me tire de mes pensées et me ramène dans le cocon en cuir doux comme du beurre du siège arrière de Langley. Kate a rassemblé sa crinière de cheveux blonds soyeux dans une main et s’est retournée pour me regarder. Le soleil joue dans les petites mèches autour de son visage, l’auréolant d’or. Comme si elle avait lu mes pensées, elle me demande : – Ta mère t’a posé des problèmes pour ce soir ? – Non. Je secoue la tête. Je n’ai même pas eu besoin d’utiliser les excuses qu’on avait inventées pour rester dehors toute la nuit. – Elle ne s’intéresse pas assez à moi pour me punir, encore moins pour savoir où je vais. Je déglutis difficilement, une boule inattendue dans la gorge. Quand nous habitions dans l’Illinois, ma mère se comportait en tyran, exigeant sans cesse de savoir où j’étais, avec qui, jusqu’à quand. Avant… Je me répète que ça n’a pas d’importance. C’est du passé. Maintenant, elle ne veut rien savoir de ma vie. De moi. Nous vivons dans un silence hostile et des explosions soudaines, qui font paraître le silence attrayant en comparaison. Langley secoue sa tête blond platine, étonnée. – Mes grands-parents insistent tellement pour savoir où je suis à chaque seconde que je pense à engager un détective privé pour me suivre partout et préparer un compte rendu détaillé. Tu as de la chance. – Carrément. Alors pourquoi est-ce que je ne me sens pas du tout chanceuse ? Mon téléphone vibre dans ma poche et je l’envoie à nouveau sur le répondeur d’un coup d’ongle au vernis violet écaillé. Mais pas assez vite. – Y’en a une qui est populaire aujourd’hui, remarque Langley, ses yeux bleu clair cherchant mon regard dans le rétroviseur. C’est qui ? Je mens. – Numéro inconnu. Je sens mon cou rougir. – Je pense que Jane a un secret, dit Langley à Kate d’une voix chantante. – Non, vraiment, c’est probablement de la pub. Je ne sais même pas pourquoi je mens. Je veux dire, Langley n’aime pas Scott parce qu’elle pense qu’il est « mal intentionné » envers moi, mais ça ne lui poserait pas de problème qu’il m’appelle. La vérité, c’est que je me sens un peu coupable de l’éviter comme ça. Mais j’étais mal à l’aise pendant nos dernières conversations. Je ne sais pas vraiment pourquoi et je n’ai pas envie de m’en préoccuper. Je n’ai pas à y penser plus longtemps : Langley éteint la musique et tourne dans la longue allée qui mène à la maison des Winterman. Chapitre 3 La monstruosité construite par Joe est peut-être un Palazo, mais pour le coup la maison où vit Langley avec ses grands-parents est un palais, un vrai. M. et Mme Lawrence Arthur Winterman sont les piliers de la bonne société et des cercles philanthropiques du New Jersey et ils me terrifient. J’ai donc du mal à imaginer ce que vivre dans cette maison tentaculaire, pleine de domestiques en uniforme gris et blanc, doit impliquer au quotidien. Mais Langley mène Maman et Popo, comme elle les appelle, par le bout du nez, et ils l’adorent. À notre arrivée, Mme Winterman se trouve dans l’entrée lambrissée de chêne, surveillant la manière dont une des femmes de chambre en uniforme positionne un vase rempli de fleurs. Son tailleur-pantalon est à mille lieues de ceux, en polyester bleu à plis permanents, que portent ma grand-mère et ses copines dans leur retraite dorée de Floride. – Non, Ivanka, j’ai dit à gauche, réprimande-t-elle avec un geste impatient de la main, ornée d’une énorme émeraude. Je vois toujours la caméra. Je veux qu’elle soit cachée. Langley s’annonce d’un « Je suis rentrée, Maman ! », et tend la joue à sa grand-mère. – On monte juste chercher un pyjama dans ma chambre. On dort toutes chez Kate ce soir. Je l’ai écrit sur le calendrier la semaine dernière. – C’est vrai, ma chérie, très bien, dit Mme Winterman en posant sa main à l’émeraude sur le bras de Langley. Avant de partir, est-ce que tu peux passer voir ton grand-père ? Et jeter un œil sur la nouvelle infirmière ? Je crois qu’elle vole des médicaments. – Bien sûr, grand-mère. Mme Winterman a récemment développé un penchant pour la sécurité qui, ajouté à sa tendance surprotectrice, est en train de faire de leur maison une « prison plus qu’un palais, comme le dit Langley, où les gardes portent des costumes Oscar de la Renta et du parfum Hermès créé sur mesure », ajoute-t-elle toujours. – Vous voyez ? chuchote Langley alors que nous suivons ses bottes en daim rouge dans l’escalier. Complètement folle. La chambre de Langley est aussi immaculée et impersonnelle qu’une chambre d’hôtel, pourtant elle lui correspond bien. Les murs sont crème, les meubles crème ou bleus, et les seuls objets personnels sont les trophées d’équitation et les photos de ses amis sur la commode. Il y en a une de nous trois déguisées en astronautes sexy pour Halloween, une de nous en train de vendre des cookies en scoutes sexy, une autre en ninjas pour… je ne me souviens même plus. Langley adore se déguiser et comme c’est elle qui organise presque toutes nos sorties, Kate et moi adoptons ses idées la plupart du temps. – C’est une nouvelle photo d’Alex ? demandé-je en déplaçant l’un des cadres pour mieux voir. Alex est le prince – ou comte, ou je ne sais quoi – autrichien super-mignon avec qui elle sort depuis qu’ils se sont plu à une rencontre équestre organisée par l’université d’été très chic où elle passait ses dernières vacances, en Écosse. Sur cette photo, il ne porte pas de chemise, juste un bonnet de laine, un caleçon long et des bottes, apparemment en pleine bataille de boules de neige. Il a l’air de faire un peu trop froid pour pouvoir se passer de chemise, mais il est indéniable qu’il est hypra-sexy. On ne l’a pas encore rencontré – il est censé venir d’Europe pour les dix-huit ans de Langley le mois prochain – mais elle semble vraiment amoureuse. – N’y touche pas ! s’écrie-t-elle, son béret dépassant de la porte du placard. C’est… Elle rougit. Je pose la photo et recule. – C’est quoi ? – Je m’en sers pour un sortilège d’amour, répond-elle en émergeant avec trois sacs et deux boîtes à chaussures qu’elle empile soigneusement à côté d’une chaise. C’est embarrassant. Et stupide, ajoute-t-elle en portant la main à son front. Seigneur, je ne peux pas croire que je vous raconte ça ! – Tu fais de la magie ? Toi ? Miss Pieds-sur-Terre ? ricane Kate. Langley lui donne un petit coup de poing dans le bras. – Arrête. Ivanka m’en a parlé et je ne voulais pas la vexer et… – Bien sûr, réplique Kate en opinant gravement. Langley se tourne vers moi. – Il faut juste une mèche de cheveux et du sel, tu mets tout ensemble et ça le fait penser à toi tendrement. Pas comme toi et ton vaudou, Kate. Kate est étalée sur le lit, une jambe repliée sous elle et l’autre posée sur le sol. Elle tient un chien en peluche dans ses bras. – C’était pas du Vaudou, c’était de la Wicca et ça a marché ? J’ai eu le rôle de Stella dans la pièce ? Est-ce que ton sortilège d’amour – ses doigts dessinent des guillemets dans l’espace – fonctionne ? Langley jette un regard sinistre vers son téléphone. – Pas aujourd’hui. Puis, à nouveau joyeuse, elle me présente une paire de sandales compensées bleu et argent. – Dra-J-Bus, celles-là seront parfaites avec ton costume. Tu devrais les porter ce soir. Elles sont spectaculaires et tellement sexy, le genre de chaussures qui vous font littéralement marcher sur un nuage au son d’une chorale angélique. C’est précisément pour cela qu’il est absolument hors de question que je les porte. Je fais non de la tête. – Ce sont tes nouvelles Prada. Pas moyen. – Si, moyen. – Elles coûtent, genre, un milliard de dollars, protesté-je. Langley pose les mains sur les hanches, sans lâcher ses petites merveilles. – Pur vrai, tu dois les mettre. J’insiste, ça porte chance qu’une amie assouplisse tes nouvelles chaussures. – C’est Ivanka qui t’a raconté ça ? questionne Kate innocemment. – Oh, boucle-la. Langley se tourne de nouveau vers moi et me tend les sandales à bout de bras, ses yeux bleus étincelant de malice. – Tout ce que je te demande c’est de ne pas les garder sous la douche, même si David te supplie. Elles ne sont pas étanches. J’envisage de refuser à nouveau – ces chaussures coûtent vraiment plus qu’un téléobjectif neuf – mais je sais que c’est peine perdue. Résignée, je réponds : « Promis. » Au bout du compte, Langley parvient toujours à ses fins. Elle a préparé nos costumes pour ce soir et ne nous les a pas encore montrés. Elle nous passe un sac à chacune, accompagné d’une Interdiction-De-Les-Ouvrir-Ou-Gare et nous redescendons ensemble. De là, nous nous dirigeons vers la maison en bord de mer des parents de Kate, le théâtre supposé de ma surprise pour David. Le père de Kate est le révérend Joseph Carter Valenti, surnommé J.C., pasteur, conférencier, auteur de best-sellers du développement personnel et patriarche de sa propre émission de télé-réalité, La vie Valenti. En ce moment, le révérend Valenti est en tournée à travers l’Europe de l’Est pour la promotion de la nouvelle saison de l’émission, de sa série de CD Vivez Valenti ! et de ses agendas. Mme Valenti a emmené les deux sœurs cadettes de Kate à Los Angeles pour participer à une retraite de méditation silencieuse et rencontrer un agent au sujet d’un spin-off potentiel de l’émission, Valenti Girls ! Ce qui signifie que la maison nous appartient. L’idée, c’est que David et moi pique-niquions sur le balcon pour parler de la légère modification que je suis sur le point de proposer concernant nos vacances d’été et après… après, il y a la chambre des parents de Kate au premier, avec la douche vapeur à seize jets, laquelle est entièrement cernée de miroirs, détail que j’ai découvert avec stupéfaction il y a quelques mois. Enfin, ça, c’est si tout se passe bien. Une fois dans la maison, Langley dévoile nos costumes. Des hauts « tubes », des jupes bouffantes, des gants jusqu’aux coudes et des ailes de fée. Le mien est bleu clair et va avec mes cheveux sombres, le sien est lavande, contrastant avec ses mèches si claires et celui de Kate est jaune pâle pour rehausser les paillettes d’or de ses yeux. En les voyant, je ne peux m’empêcher de m’exclamer. – C’est bien, gamine, dit Kate à Langley de sa voix de mafioso. Très bien. Nous nous changeons dans la chambre jaune et rouge de Kate. Contrairement à son apparence, éternellement parfaite, sa chambre semble toujours avoir été frappée par une tornade quelques instants plus tôt. Chaque centimètre carré est recouvert de livres, de vêtements, de bijoux, de maquillage, de fleurs séchées. – Je ne sais pas comment tu fais pour retrouver quoi que ce soit là-dedans, commente Langley en redressant une pile de livres. Kate et moi sommes devant le miroir. Je mets une dernière couche de mascara, Kate se penche en avant pour appliquer du fard pailleté sur ses paupières. – Si je ne retrouve pas quelque chose, c’est que je n’en ai pas besoin, rétorque-t-elle en faisant quelques pas pour fouiller dans un bol rempli de colliers. Langley, qui a fini de se maquiller, inspecte le dressing de Kate. À mi-chemin entre horreur et fascination, elle y entre et commence à fouiller. Sa voix nous parvient, étouffée. – Hé, je croyais que tu avais décidé de ne pas acheter ça au centre commercial la semaine dernière ! Kate trouve le collier qu’elle cherchait et essaie de l’attacher. J’offrirais bien de l’aider, mais notre première rencontre m’a appris que Kate n’aime pas être touchée à moins d’initier le geste elle-même. – Acheter quoi ? – Ça. Langley émerge du dressing, un chapeau mou violet sur la tête. Kate écarquille les yeux. – Je… j’ai changé d’avis et j’y suis retournée pour l’acheter ? – Tu es allée au centre commercial sans moi ? pleurniche Langley en faisant la moue et en retirant le chapeau. C’est un crime de lèse-amitié. – Je ne suis restée que deux minutes ? s’empresse de répondre Kate en se penchant pour mieux voir son mascara. C’est pas la fin du monde. – Kate… interviens-je. Elle se tourne brusquement vers moi, sur la défensive. – Quoi ? Vraiment, j’aime cette couleur, OK ? Pourquoi est-ce que vous en faites tout un plat ? Ses yeux me transpercent. Son ton est si véhément que je recule d’un pas. – J’allais juste te signaler que ton collier est mal attaché, dis-je. Elle baisse les yeux et glousse. – Ah. Merci. Langley s’est déplacée vers la commode de Kate et feuillette une pile de photos qu’elle a sorties d’un exemplaire de Notre corps, notre richesse. – Pourquoi tu ne les encadres pas ? Celle-ci par exemple ? Elle sort une photo de nous trois et David, entre Kate et moi. On regarde tous l’objectif en riant, sauf Kate qui observe David avec une expression indéchiffrable. – Pourquoi est-ce que je voudrais regarder une photo de moi ? proteste Kate en retournant un plateau débordant de colliers. – Pas de toi, de tes amis, explique Langley. – Hum, je vous vois tout le temps ? Langley lève les bras au ciel et jette les photos sur la commode. – Là n’est pas la question. Enfin bref, moi, j’aime les photos. Et je pense qu’on devrait se photographier. Parce qu’on est adorables. Ooh, dans la salle de bains de tes parents, avec le grand miroir ! Kate se tourne vers moi, suppliante. – Vraiment ? On est obligées ? – Absolument, acquiescé-je solennellement. Kate arbore sa plus belle moue de théâtre. – Très bien, dit-elle en commençant à monter l’escalier vers la suite parentale. Nous prenons l’appareil pour nous filmer là-haut, puis nous partons pour la soirée. – Tu as le trac ? me demande Kate. – Un peu. – Il n’y a pas de raison. David va fondre en te voyant, s’extasie Langley. Souviens-toi juste, pas dans la douche… Kate marmonne quelque chose. – Quoi ? s’enquit Langley. – Rien, répond Kate en ajoutant trop vite : on dirait juste qu’il va pleuvoir, alors la douche n’est pas le seul endroit dangereux pour Jane. Allez, venez. Les maisons de Kate et Joss sont dans un quartier de la côte du New Jersey où toutes les rues portent des noms d’oiseaux et toutes les maisons sont des manoirs. Celui de Joss n’est qu’à trois pâtés de maisons, mais ils sont longs et je me concentre pour me rappeler le chemin et être capable de revenir avec David. Bien sûr, vu la suite des événements, ça n’allait pas me servir à grand-chose. Chapitre 4 Lorsque nous arrivons, la fête est un magma palpitant de corps bariolés qui s’ouvre comme la mer Rouge sur notre passage, avec un soupir collectif, comme si tout le monde nous attendait. Kate, Langley et moi traversons la pièce en dansant et nous mettons à la recherche de David. À notre approche, un groupe de filles de seconde surgit de la salle vidéo, comme des mites à peine écloses jaillissant d’un placard. À l’intérieur, David, Ollie et Dom sont assis côte à côte sur un canapé en cuir. Sur la table devant eux, des gobelets et le grand bang jaune surnommé Gros Poussin par David. Ce dernier a chaussé des lunettes de soleil, Dom regarde dans le vide en hochant la tête et, sous mes yeux, Ollie porte la main à sa bouche pour étouffer un bâillement. On dirait les trois singes de la sagesse : ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire de mal. Admiratif, Dom siffle en nous voyant entrer. – Matez-moi ces trois princesses enchantées ! Dom est comme un chiot golden retriever, soucieux de plaire, gentil et un peu bêta. Ou, comme le dit Langley, « plus Lego que Philo ». Il est amoureux de Kate depuis des années mais il est difficile de prendre Dom au sérieux, alors la plupart du temps il se contente d’être à son service. – Mesdemoiselles, vous semblez tout droit sorties d’un conte de fées. David tend le bras et tire sur ma jupe. – Sexxxy, dit-il en m’attirant sur ses genoux. Ses yeux sont mi-clos sous les lunettes et il sourit paresseusement, les joues recouvertes d’une barbe naissante. – J’aime ta surprise. – Ce n’est que le début. Il lève les sourcils et son sourire s’élargit. – Raconte. – Eh bien… – Il faut trinquer avant de discuter ! s’écrie Dom. Des boissons pour ces dames, pour porter un toast. Il guide Kate et Langley vers la cuisine pendant que je m’installe plus confortablement sur les genoux de David. J’interpelle Ollie, qui n’a pas bougé pendant tout notre échange. Il a une veste militaire vert foncé, un jean et de vieux mocassins marron de chez Gucci. – Je croyais que tu ne devais pas venir. – La fille avec qui j’avais rendez-vous s’est retrouvée coincée à une répétition du bal des débutantes. David a inspiré une bouffée du bang durant notre conversation et à présent, sans expirer, il hoche la tête. – Je pensais à ça tout à l’heure. – À mon rendez-vous ? demande Ollie, sourcils froncés. David expire. – Non, mec. Aujourd’hui, pendant le cours de Mme Halverson, il y avait une araignée. Il m’embrasse sur la bouche. Son baiser est un mélange d’ours en gélatine et de shit. – Mec, répond Ollie, si tu es complètement stone et que c’est encore une de tes histoires sans queue ni tête… – Non, je suis sérieux, Ollie. Donc je regarde cette araignée qui tisse sa toile dans l’angle de la fenêtre. D’abord les principaux liens, puis les fils connecteurs. C’est, genre, hyper précis comme travail, OK ? Et là, juste quand l’araignée a fini, Mme Halverson se pointe, dit : « Il fait tellement chaud ici, j’ai du mal à respirer. Un peu d’air… » et ouvre la fenêtre. Paf, tout le travail de l’araignée, anéanti. Il fait une pause. – Ça m’a fait réfléchir, mec, c’est exactement comme dans la vie. Je touche sa joue. – Qu’est-ce que tu veux dire, gros bêta ? – Tu travailles comme un fou et il suffit d’une seule garce pour que tout s’effondre. Ollie fixe un point devant lui et commente : – Ça montre plutôt que parfois, pour qu’une personne continue à respirer, il faut que quelque chose d’autre s’arrête. (La mâchoire contractée, il se tourne vers moi et me regarde durement, ses yeux verts étincelants et inquisiteurs.) Tu vois ce que je veux dire ? – Euh, je crois ? Tandis que nous parlons, David fait passer ses doigts de mon cou vers mes épaules qu’il est maintenant en train de masser. Je ferme les yeux et m’appuie sur lui. – C’est trop bon. Ses dents mordillent mon oreille. – Ce serait encore meilleur si on était moins habillés. J’aime ta surprise, mais je t’aimerai encore plus quand tu l’auras enlevée. Ollie se lève, annonce : « Je vais me chercher un verre » et nous laisse. Je ris et embrasse David légèrement sur le nez. – C’est pas la surprise, c’est juste la bande-annonce. – J’aime cette idée. Il marque une pause. – J’ai trouvé le 139. Ses doigts jouent à la lisière de mon débardeur. Pour notre anniversaire de trois mois, David m’a offert une liste de CHOSES QUE J’AIME MOINS QUE MA PETITE AMIE JANE et depuis, il l’allonge régulièrement. Le dernier ajout, LES WEEK-ENDS OÙ MON TYRAN DE PÈRE EST ABSENT, était le numéro 138. – Alors, le 139 ? demandé-je. – Je te dirai quand tu me donneras ma surprise, répond-il en souriant malicieusement. Même à moitié endormi, il est tellement beau que j’ai du mal à croire qu’il est à moi. – Trop dur d’attendre. – Et moi, je ne veux pas attendre. Alors, c’est pour quand ? – Dans quelques… Je m’interromps car j’aperçois Kate qui me fait signe frénétiquement de l’autre bout de la pièce. – Je dois y aller. – Sérieusement, princesse des fées… – Je reviens tout de suite. – … ne t’envole pas trop loin. Je retrouve Kate et Langley au premier, dans une salle de bains aux murs recouverts de brocart. Langley est accroupie, la tête au-dessus de la cuvette des toilettes. – Ça ne va pas ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Quelque chose que tu as mangé à midi ? – Je n’ai pas déjeuné. Le visage toujours près de la cuvette, Langley brandit brusquement son iPhone sous mon nez. – Alex m’a envoyé un mail. Il dit qu’il ne viendra pas à mon anniversaire. Cela fait six mois que Langley prépare ses dix-huit ans et le point culminant de la fête devait bien sûr être la présence de son petit ami, Alex. – Quoi ? C’est n’importe quoi ! Pourquoi pas ? – Je ne sais pas. J’ai essayé de l’appeler mais il ne répond pas. – En même temps, il est quatre heures du mat’ là-bas. – Ça n’est pas un problème pour lui. Il doit être avec quelqu’un d’autre. Son menton tremble et ses yeux sont deux puits de désolation. Je désigne l’écran du doigt. – Il a signé : « Je t’aime, Alex. » Peut-être qu’il s’est passé quelque chose. Il dit qu’il t’expliquera plus tard. Elle serre les poings, au bord de l’hystérie. – Qu’est-ce qu’il expliquera ? Il n’a pas d’excuse. Il est en train de tout gâcher. Tout. – Pas tout, L. ? La voix de Kate est douce, apaisante, ses traits reflètent son inquiétude. Quelques mèches blondes se détachent lorsqu’elle se penche en avant pour poser une main sur l’épaule de Langley. – Vraiment, je suis sûre qu’il a une bonne raison et… – Vraiment, répète Langley sarcastiquement en se dégageant. Vraiment, qu’est-ce que tu en sais, Kate ? Tout le monde t’aime. Tes parents, les profs, les garçons. Les hommes te suivent dans la rue juste pour te dire à quel point ils te trouvent belle. Tu as tout et tu t’en fiches. Mais moi, je n’ai rien. Personne. Kate recule comme si on l’avait frappée. Elle s’enveloppe de ses bras. – Ce n’est pas vrai, murmure-t-elle. Elle tend la main et caresse un porte-savon de pierre en forme de Cupidon. – Je ne m’en fiche pas. Et je n’ai pas tout. Elle monte le ton, la colère la gagne. Ses doigts se crispent sur le porte-savon. – Tu ne vis pas ma vie. Tu ne sais pas… Elle s’interrompt, secoue la tête. – Je vais y aller. Je veux crier : Non ! Ça ne peut pas se passer comme ça. Pas de dispute. J’ai ce nœud d’angoisse dans l’estomac, celui qui me vient quand elles se querellent, même pour rire. Cette panique à l’idée que quelque chose puisse ruiner notre amitié, que je puisse être à nouveau seule. Je dois régler ça. Je me poste devant la sortie, les mains sur les hanches et ordonne : – Vous deux, faites la paix et embrassez-vous. Il y a un long silence pendant lequel elles me regardent toutes les deux, puis Langley dit : – Nous embrasser ? Je parie que les garçons dehors paieraient pour voir ça. Nous éclatons de rire, la tension s’allégeant d’un coup. Langley se lève et nous entoure de ses bras. – Je suis désolée. C’est juste qu’Alex m’a tellement déçue. Je devrais savoir qu’il ne faut jamais faire confiance aux garçons. Je vous aime. Vous êtes les meilleures amies qui existent au monde. Nous embrassons chacune notre petit doigt et les croisons dans notre salut. – Une pour toutes… commence Langley. – … Et toutes pour une, entonnons-nous en écho. Langley fronce les sourcils, prend mon visage dans ses mains et le dirige vers la lumière. – D’ailleurs, il y en a une qui a mangé son brillant à lèvres. Il faut te remettre une couche avant d’aller annoncer la grande nouvelle à ton mec. Fais la moue. J’obtempère. Elle m’applique du gloss. *** Je me souviens de ce moment, le reflet de nous trois dans le miroir, Langley et ses cheveux blonds, Kate, couleur whisky, et moi, noir corbeau, trois fées scintillantes. Ma vie, c’était ça. Une vraie pub L’Oréal. Parfaite. Cinq heures et demie plus tard, j’étais laissée pour morte dans un rosier. Vendredi Chapitre 5 J e secoue la tête, debout au bord de la jetée. – Allez viens, Jane, appelle la jolie monitrice brune. Elle flotte juste en dessous de moi, me fait signe. – Allez, l’eau est super bonne. Saute. Le chant des cigales me parvient depuis les buissons qui entourent le lac. L’air moite m’enveloppe. Je sens les planches rugueuses sous mes pieds nus. L’eau est boueuse et pleine d’algues. Je le sais car ma meilleure amie, Bonnie, me l’a dit. « Elles t’attrapent les chevilles avec leurs tentacules gluants, et elles ne te lâchent plus », m’a-t-elle raconté, ses doigts menaçant mon visage. – Jane Freeman, tu dois sauter. Une nouvelle voix s’élève derrière moi. Je me retourne et me trouve face à l’un des monos, Cass. Je suis amoureuse de Cass depuis le premier jour de colo, quand il a retiré un dard d’abeille de mon pied. – Je sais que tu n’es pas une trouillarde, me dit-il. Si. Je suis une énorme, une formidable trouillarde. Mais impossible de l’admettre devant son sourire, sous son regard bleu bordé de cils épais. – Vas-y, m’incite-t-il en souriant plus largement encore. Pour lui plaire, pour sauver la face, je saute. Au début, c’est délicieux. Je me dis que Bonnie s’est moquée de moi. Je ris de ma peur, de ma stupidité, euphorique d’être dans l’eau fraîche. Puis, je les sens. D’abord un, puis deux filaments huileux glissant sur ma peau. Ce qui a commencé comme une caresse timide se transforme rapidement en nuée de rubans visqueux s’enroulant autour de mes chevilles. Les longues herbes s’entortillent autour de mes mollets et mes cuisses, comme des sirènes malveillantes agrippant mes pieds de leurs doigts crochus pour me traîner dans leur tanière sous-marine. Plus je me débats, plus leur étau se resserre. Arrête de bouger, m’intime une voix dans ma tête. Tout ira bien. Mais non, impossible. Je lutte encore et encore, de plus en plus faiblement, jusqu’à ne plus avoir le choix. Je n’en peux plus. Mon corps, presque asphyxié, s’engourdit. Je m’immobilise. Soudain, comme par magie, je suis libre. Les algues me relâchent. Mes poumons réclament de l’air, j’ai l’impression que ma cage thoracique va exploser. Je nage de toutes mes forces, refoulant l’eau verdâtre autour de moi. Là, au-dessus, un rayon de soleil danse. Usant de mes dernières réserves, j’atteins la surface, triomphante, me ramenant moi-même à la vie. Je cligne des yeux pour en chasser l’eau. Et les plonge dans un regard rempli de méchanceté. – Sale garce. Je te hais, assène une voix que je connais sans connaître. Adieu, Jane. Une vague de douleur intolérable me submerge et une main me replonge sous l’eau brune, me pousse vers l’obscurité, vers les algues. Les tentacules m’attrapent à nouveau, m’emprisonnent. Mes bras et mes jambes sont immobilisés. L’eau se précipite dans ma bouche ouverte, ma gorge me brûle et j’entends un long gémissement, quelqu’un dit « Rendormez-la » et… Plus rien. Un bruit de frottement. Une voix de femme. – M. Carl St James. Des lys blancs dans un vase vert. De nouveau, le frottement. – Nicole di Savoia. Bouquet de ballons en divers tons de rose, plus un ballon brillant en forme d’alligator. – Famille des Moteurs Pontrain. Un seau de pop-corn quatre parfums. Une voix d’homme. – C’est ceux que j’aime. Tu me les passes, s’il te plaît, Rosie ? Je déteste quand Joe appelle ma mère comme ça. C’est ma première pensée la deuxième fois où je reprends conscience. Avant même de réaliser que je peux entendre, que je suis réveillée, que cette fois-ci, c’est vrai. Mes yeux s’ouvrent et le voilà, mon presque-beau-père, en train de se goinfrer de pop-corn. Ma mère est assise dans un fauteuil bleu à côté de lui, les jambes serrées, croisées aux chevilles, une posture baptisée Décontractée-mais-Respectueuse. En tout cas c’est comme ça qu’elle l’avait appelée en nous l’apprenant, à Annie et à moi. Elle porte un jean avec un pli parfaitement droit sur chaque jambe, un chemisier en soie blanche orné d’un nœud au col et une broche représentant le drapeau américain. Elle est mince comme un fil et il émane d’elle une impression trompeuse de fragilité. Ses cheveux blonds sont coupés au carré, lui barrant le front d’une frange rectiligne. Sous cette dernière, les lunettes à monture rouge qu’elle porte toujours quand elle travaille lui tombent sur le bout du nez. Le frottement que j’ai entendu plus tôt est le bruit de son stylo Mont-Blanc en émail bordeaux écrivant sur le bloc recouvert de cuir qu’elle tient sur ses genoux. Je l’observe un moment. Depuis un certain temps déjà, elle m’apparaît comme une étrangère. Comme quelqu’un que je vois à la télé, pas quelqu’un avec qui j’habite. Je suis son regard vers ma sœur cadette, Annie, debout près d’une étagère recouverte de bouquets. Pour une raison connue d’elle seule, elle porte la robe spéciale en velours rouge qu’elle a eue pour Noël, à présent trop petite de plusieurs tailles. Elle serait indécemment courte si ma sœur ne l’avait pas assortie de collants rayés noir et blanc et de bottes en plastique jaune décorées de têtes de canards. Du haut de ses sept ans, Annie est une version miniature de notre mère avec son air bien plus mûr que son âge, ses lunettes cerclées de rouge et son carré blond, à la différence près que les cheveux de ma mère sont teints. Mais contrairement aux apparences, elle a une personnalité bien à elle. Ma mère tend la main vers ma sœur. Annie soulève l’un des bouquets et lui passe la carte placée en dessous. – Arthur et Susan Kazarhi, lit-elle à haute voix tout en écrivant sur son bloc-notes. Orchidées roses et blanches dans un cache-pot en émail vert. Joe est avachi à côté d’elle, cheville sur le genou, un bras sur le dossier de ma mère, comme s’il voulait prendre le plus de place possible. Les gens le trouvent beau, mais pour moi il ressemble à un gorille. Il a des mains poilues et ses joues sont perpétuellement couvertes d’une ombre de barbe naissante. Aujourd’hui, il porte une chemise à carreaux blancs et bleus avec des boutons de manchettes dorés et un pantalon beige. Ses chemises sont taillées sur mesure, information qu’il partagera avec vous si vous avez le malheur de lui parler plus de cinq minutes. Cher, mais le résultat en vaut la peine. Tenez, touchez le tissu. Quel homme, ce Joe. Joe a dû sentir mon œil noir posé sur lui, car il est le premier à me remarquer. Un sourire éclaire son visage. – Eh bien, ça fait plaisir de voir ça. Regarde, Rosie, la Belle au bois dormant est réveillée. Ma mère lève immédiatement la tête. Trop rapidement : elle ne se laisse pas le temps de composer son expression et je lis la peur sur son visage. Et l’âge : c’est comme si elle avait pris dix ans depuis la dernière fois que je l’ai vue. Mais la crainte disparaît et elle sourit, rouge à lèvres parfaitement en place, juste ce qu’il faut d’inquiétude dans le regard. – Jane, chérie ! Elle pose le bloc-notes et vient vers moi. – On était en train de faire une liste des gens à qui tu pourras envoyer des mots de remerciement et… Des remerciements ? Pour quoi ? Ma mère n’achève pas sa phrase, son enthousiasme s’atténue. – Janette, oh, ma fille chérie… Elle est à côté de mon lit et serre ma main dans la sienne. Je réalise à ce moment-là que je ne sens rien. – Jane, est-ce que tu sais où tu es ? Et que je ne peux pas parler. Une vague d’horreur, de terreur, me submerge. Je manque d’air, les larmes me montent aux yeux, je sens un cri qui naît dans mon estomac et essaie de se frayer un chemin vers l’extérieur, sans succès. Il est piégé, prisonnier de mon propre corps. J’ai envie de hurler : Qu’est-ce qui m’arrive ? Que quelqu’un me dise ce qui se passe ! Mais rien ne sort. Ma vision se trouble et je suffoque. Mon cerveau s’emballe, Où suis-je comment suis-je arrivée là qu’est-ce qui se passe laissez-moi sortir où suis-je ? mais personne ne m’entend ni ne me répond. Tout le monde parle en même temps et je ne comprends rien, les contours s’estompent puis reviennent. Ne me laisse pas, maman fais quelque chose, maman… ! Je sais qu’elle est à côté de moi, en pleurs, je sais que des larmes tombent sur mes bras, mais je ne les sens pas. Je ne les sens pas. Je suis complètement isolée. Totalement seule. À cette pensée, une terreur à la fois brûlante et glacée m’envahit. Je suis enterrée vivante, coincée, seule, pour toujours. Mon cœur bat la chamade. Il faut que je sorte d’ici je dois bouger ce n’est pas possible ça ne peut pas m’arriver ! Mon pouls s’accélère et le moniteur de mon rythme cardiaque se met à biper plus vite. La partie de moi encore vivante et prisonnière de mon corps tente de trouver la sortie, se débat, se tord, pousse. Meurt. Je dois sortir d’ici, je dois m’échapper. Ma vue se brouille et le noir m’engloutit. Je suis en danger. Laissez-moi sortir, laissez-moi. Le moniteur accélère encore. Je sens ma gorge se fermer. Je vais mourir, je ne peux plus respirer, mon Dieu, pitié, laissez-moi sortir, laissez-moi… Le son du moniteur se transforme en sirène suraiguë et le visage de ma mère, livide, est remplacé par un autre que je ne connais pas, celui d’une femme en blouse rose imprimée de grands soleils jaunes souriants. – Chut, ma puce, dit-elle, son sourire assorti à ceux des soleils de sa blouse. Je sais que tout ça te fait un choc, mais tout va bien. Tout va bien se passer. Il faut que tu te calmes. Elle me fixe droit dans les yeux et il y a quelque chose dans son regard, dans sa voix apaisante, qui me touche profondément. – Relax, ma douce, répète-t-elle et le monstre qui se débat en moi s’immobilise comme si elle l’avait hypnotisé. Essaie de faire ça tout seule, sans médicaments supplémentaires. Respire avec moi, ma puce. Inspire, doucement, et maintenant expire. Encore une fois, inspire, c’est bien, tu t’en sors très bien, et expire. Après quatre respirations, ma gorge s’ouvre. Après six, le bip du moniteur commence à ralentir. – Bravo, tu t’en es sortie comme un chef, me félicite-t-elle. Et tu t’es réveillée juste à temps pour le déjeuner. C’est du bouillon de poulet. J’espère que tu ne vas pas le regretter. Elle rit, d’un éclat chantant qui masque le bruit des machines autour de mon lit et remplit la pièce d’humanité pendant un instant. Je pense que je tombe amoureuse. – Je m’appelle Loretta et je serai ton guide dans l’univers des soins intensifs pour les prochaines heures. – Est-ce qu’elle va bien ? demande ma mère. Que s’est-il passé ? – Elle va mieux que bien, n’est-ce pas ma belle ? répond Loretta. Vous avez vu comme elle m’a regardée et comme elle a réagi à mes paroles ? Ça montre qu’il y a peu, voire pas, de dommages cérébraux. Peu voire pas de dommages cérébraux. De quoi parlent-ils ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Loretta se tourne vers moi. – Continue à respirer, ma douce. C’est normal d’être un peu désorientée au réveil, avec les médicaments et tout ce que tu as traversé. Mais tu te sentiras bientôt mieux, tu verras. Il y a une horloge sur le mur juste devant toi. Tu la vois ? Je tourne les yeux vers l’horloge. Elle marque 13 h 15. – Cligne des yeux une fois pour oui ou bien, et deux fois pour non ou mal. Comme si c’était normal de ne pas pouvoir parler. Je cligne une fois et provoque un soupir de soulagement général. J’apprendrai plus tard qu’ils n’étaient même pas sûrs que je puisse faire ça. Étant donné l’endroit où j’ai été blessée à la tête, j’aurais pu être aussi bien tout à fait saine d’esprit ou – comme remarque le Dr Connolly lorsqu’il apparaît quelques minutes plus tard – « un millimètre de plus à gauche et bang, tu n’aurais pas été plus intelligente qu’un rutabaga ». Le Dr Connolly était dans l’équipe de football américain de son lycée, et il en parle encore. Il est grand avec des cheveux roux clair et des joues presque rubicondes, comme un papa jovial mais légèrement inconvenant. – Je dirais que c’est un cas classique de délit de fuite, explique-t-il. Comme entre ma troisième femme et moi. Elle a délié ma bourse, j’ai pris la fuite. Il fait un clin d’œil à Joe. Étonnamment, Joe ne le lui rend pas. Si l’on en croit le Dr Connolly, malgré la côte fêlée, les cent trois piercings faits par les épines du rosier, une commotion cérébrale, une jambe cassée et la paralysie (temporaire… si tout va bien !), j’ai de la chance. – Tu devrais être morte. Il continue en énumérant tout ce dont j’aurais pu souffrir et en conjecturant sur les raisons de ma paralysie, due autant à l’œdème près de ma moelle épinière qu’au choc psychologique, selon lui. Mes membres enflés sont le résultat des médicaments et devraient bientôt retrouver leur taille normale. – Tant que tu restes forte et courageuse et que ta bonne fortune se maintient, tu as de grandes chances de sortir comme neuve de cet hôpital. On devrait constater des améliorations dans les prochains jours. Des sensations dans les membres seraient bon signe. Si tu arrives à sentir tes orteils, plaisante-t-il, eh bien tu t’en sors mieux que moi. Délit de fuite ? Améliorations ? Membres enflés ? C’est trop d’informations en même temps, trop de choses à intégrer. Je contemple ce corps qui ne m’appartient plus. J’ai la sensation familière de tout observer à travers les yeux de quelqu’un d’autre, comme si je regardais la télé des voisins depuis leur fenêtre. Je vois une chemise de nuit d’hôpital avec des étoiles bleues dessus. Mes bras, couverts d’entailles, sont immobiles à mes côtés. Mon poignet gauche est enveloppé de scotch transparent qui maintient trois intraveineuses en place, connectées à une machine hors de mon champ de vision. Collé sur ma main droite, un moniteur quelconque est relié à une douzaine de fils multicolores. Je porte quelque chose sous la chemise d’hôpital, quelque chose qui ressemble à une couche. Une couche. Oh mon Dieu. Et si c’était ça, mon avenir ? Ça paraît idiot, mais c’est ce qui me fait fondre en larmes à nouveau. À travers mes pleurs, je cherche ma mère des yeux. Pendant le discours du Dr Connolly, précisément au moment où il a proclamé que je devrais m’en sortir sans problème, sa paupière gauche s’est mise à trembler. Ce qui signifie qu’elle essaie de contenir la colère affleurant en permanence sous la surface tirée à quatre épingles. Comme le proclament toutes les lettres de recommandation accrochées aux murs de son bureau, ma mère est une femme extraordinaire et accomplie, ayant la réputation de pouvoir faire élire n’importe qui, « sauf Hitler ». Ses candidats la décrivent comme un « roc », « imperturbable », et « l’élément le plus fiable après les tracteurs que mes électeurs sont fiers de fabriquer ici même, dans notre ville ». Elle fait sortir le Dr Connolly et Loretta et se retourne pour me faire face. Aucun de ceux qui ont écrit ces lettres ne la reconnaîtrait à présent. Son sourire parfait s’est évanoui et ses yeux lancent des éclairs. – Mon Dieu, Janie, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Comment as-tu pu ? Comment peux-tu te faire ça ? Me faire ça ? Comment puis-je lui faire ça ? À elle ? L’impression d’assister à la scène de très loin s’accentue encore, comme si c’était une pièce de théâtre avec quelqu’un d’autre dans le rôle-titre. Elle fouille dans son sac et en sort son miroir en argent, gravé de ses initiales. – Regarde, m’intime-t-elle en le tenant devant moi. Regarde ce que tu as fait. J’obéis et un autre cri monte dans ma gorge. La distance s’évanouit. C’est mon reflet. Et je suis monstrueuse. La moitié de mon visage est gonflée comme un ballon. J’ai un bandage enroulé autour de la tête, mes cheveux sont une pelote de nœuds, un de mes yeux est à moitié fermé par un énorme cocard jaune-violet et ma lèvre inférieure, ouverte, fait deux fois sa taille normale. Le côté gauche de mon visage est zébré de brun, là où les épines du rosier ont déchiré ma joue. Le bleu de mon épaule s’étend jusqu’à mon cou. À nouveau, les larmes me montent aux yeux et je les ferme. J’ai la nausée. La fille dans le miroir est horrible, défigurée. Dégoûtante. Elle ne peut pas être moi. C’est impossible. – Tu vois ? Ma mère exige une réponse, à quelques centimètres de mon visage. – Ouvre les yeux et regarde, Jane ! J’obtempère mais je la fixe elle, pas le miroir. Pourquoi m’inflige-t-elle ça ? Elle n’a qu’à me regarder si c’est ce qu’elle veut. – Je trouve que tu ressembles à un guerrier après la bataille, intervient Annie, interrompant le duel silencieux entre ma mère et moi. Ça te donne l’air d’une dure à cuire. Ma mère se retourne vers elle, emmenant le miroir. – Absolument pas. Elle a l’air horrible, comme… Et pareille aux tempêtes d’été fréquentes en Illinois, elle explose soudain, passant du tonnerre grondant à une averse torrentielle de larmes. Elle cache son visage contre l’épaule de Joe et sanglote. – Calme-toi, Rosie, marmonne-t-il en tapotant ses cheveux. Jane souffre assez comme ça. Enfin, une chose sur laquelle Joe et moi sommes d’accord. Un bras autour d’elle, il conduit ma mère dans la salle de bains à côté de mon lit et ferme la porte. Des larmes brûlantes coulent sur mes joues. Vous pourriez penser que l’avantage, une fois paralysée, c’est qu’on ne ressent plus la douleur. Mais ça ne se déroule pas comme ça. Vous ne pouvez pas bouger, mais vous pouvez souffrir. Vous pouvez souffrir plus que vous n’auriez jamais imaginé. Chapitre 6 Comme toujours quand elle est nerveuse, Annie se met à bavarder. – Kate et Langley étaient là tout à l’heure. Le docteur a dit que tu aurais le droit d’avoir des visites parce que ça t’aiderait à guérir. Chacun de ses mots est un coup de couteau. Qu’est-ce que Kate et Langley ont dû penser en me voyant ? Que va penser David ? Je suis horrible. Un monstre. Je veux qu’on me rende mon visage. – Elles ont été très gentilles. Kate a fait des ailes de fée pour Marvin avec du papier toilette. Marvin est une Barbie qui, si l’on en croit Annie, est en fait un homme prisonnier d’un corps de femme. – Et Langley m’a montré comment mettre du fard à paupières, mais maman m’a obligée à l’enlever. Avant ils t’ont réveillée pour t’enlever le tube que tu avais dans la gorge, mais ça t’a fait peur alors ils ont dû te réanesthésier. Ils appellent ça un coma artificiel. Le médecin a dit que ta figure était bouffie à cause des somnifères, mais maintenant que tu es réveillée, elle va redevenir normale. Je n’écoute qu’à moitié, obnubilée par mon apparence. Je suis de plus en plus en colère contre ma mère de ne pas m’avoir laissée me teindre les cils la semaine précédente en même temps que Kate et Langley, parce qu’au moins mes yeux ne ressembleraient pas à de petits yeux de cochon, ce qui est toujours le cas quand je ne porte pas de mascara. De plus en plus furieuse qu’elle ne se soit pas préoccupée de l’endroit où j’étais, qu’elle n’ait pas fait plus attention. Elle a le temps de faire attention à Joe, mais pour moi elle est trop occupée, je suis trop difficile, trop… – J’ai mis ma plus belle robe parce que je voulais être jolie quand tu ouvrirais les yeux. (Annie tire sur un fil qui dépasse de ma couverture.) Ils ont dit que ça n’arriverait peut-être pas, mais moi je savais que tu te réveillerais. Je savais que tu ne nous quitterais pas. Sa douce folie, le fait qu’elle soit sur son trente et un, m’arrachent de mon égoïsme. Oh, petite sœur, aimerais-je lui dire. Je suis désolée que tu doives vivre tout ça. Elle poursuit, tirant plus fort sur le fil. Je ne vois pas ses yeux, juste ses longs cils sombres, encore allongés par la déformation de ses lunettes. – Maman a peur, c’est tout, c’est pour ça qu’elle s’est mise en colère, dit-elle. Depuis qu’elle a commencé à parler, à environ quinze mois, Annie est la fan numéro un de notre mère. Bien qu’elle n’ait que sept ans, d’une certaine manière, elle est le membre le plus mûr de notre famille. – Elle ne voulait pas crier. Elle a eu tellement peur que tu meures, quand tu as survécu elle a ressenti trop d’émotions différentes et elles sont toutes sorties en même temps. Parce qu’elle t’aime si fort. Tu sais qu’elle fait toujours ça. Je n’ai pas de raison de contredire Annie. Qu’elle garde une image parfaite de notre mère aussi longtemps que possible. Je cligne une fois des yeux. – Et… (Elle s’interrompt puis continue précipitamment.) Je t’ai apporté quelque chose. Elle se dirige vers un coin de la pièce pour fouiller dans le sac à dos qu’elle trimballe partout avec elle. À l’intérieur, deux livres (au cas où elle en finirait un), des bonbons aux fruits, vingt dollars (dont cinq en pièces de vingt-cinq cents), un couteau suisse et une paire de lacets de rechange. Je n’ai jamais pris la peine de lui demander les raisons pour lesquelles elle a choisi ces objets précis. Quand elle revient près du lit, elle tient un chien en peluche, avec des traces d’usure sur la tête et la patte droite. Officiellement, c’est le mien. Mais je n’y ai pas pensé ni ne l’ai vu, depuis des années. En tout cas, pas depuis qu’on a quitté Chicago. Comme si elle lisait dans mes pensées, Annie reprend : – Je l’ai gardé. Quelquefois je dors avec. J’espère que ça ne te dérange pas. Je veux cligner une fois, mais au lieu de ça je me mets à battre des cils car mes yeux se remplissent de larmes. Des souvenirs – des souvenirs que j’ai enterrés très profond – déferlent en masse à présent et je ne peux pas les arrêter. Moi, assise avec mon père dans le vieux rocking-chair de son bureau pendant qu’il me lit de la poésie. Je devais être très petite : je me souviens que je tenais tout entière sur ses genoux. C’est comme ça que je nous vois tous les deux, avec nos cheveux noirs hirsutes, notre peau blanche et nos yeux bleus. Il décrivait ses ancêtres comme étant « les bâtards des fougueux marins espagnols envoyés à la bataille de l’Armada et des douces jeunes filles irlandaises qui les ont hébergés », avec toujours une étincelle dans ses yeux bleus, si bleus. Je ressemble à notre père autant qu’Annie ressemble à notre mère. J’ai en tout cas hérité de son teint, de ses yeux espacés, de son menton prononcé et de sa bouche un peu trop grande. Par contre, je ne pense pas avoir jamais eu son étincelle dans le regard. J’adorais son bureau, le tapis-chiffon multicolore sur le vieux parquet en bois doré, les moulures au-dessus de la fenêtre, leurs détails perdus dans des dizaines de couches de peinture, les étagères pleines de livres remplissant chaque recoin, le rideau jaune transparent qui donnait à la lumière, glissant sur les piles de volumes jusqu’à finir en flaque juste devant nous, une teinte de beurre frais. Il n’avait rien de grandiose – contrairement à la maison de Joe, où les moulures sont parfaites et les fenêtres teintées, où les tapis sont si épais qu’on s’y enfonce jusqu’aux chevilles et où les livres qui n’ont jamais été ouverts ont tous des couvertures assorties en cuir rouge – mais je m’y sentais chez moi. Je pouvais rester là des heures à l’écouter lire à voix haute, mais ce que je préférais c’était quand il déclamait de la poésie, et particulièrement le poème de Robert Frost, « La route non prise ». Mon père devint l’ombre de lui-même en seulement trois mois. Au début, quand les médecins nous apprirent qu’il était malade – « un genre de dégénérescence musculaire, on ne sait pas laquelle » – c’était difficile à croire. Il avait l’air complètement normal. Mais très vite il commença à changer. C’était comme regarder quelqu’un s’estomper sur une photo, devenir chaque jour plus pâle, plus petit, délavé, éphémère, jusqu’à ce qu’il ne reste que le contour et une particularité : un nez, la façon dont les épaules penchent. Un jour, vous regardez la photo et même cette frêle image s’est évanouie. La dernière fois que mon père quitta la maison, il disparut pendant des heures. On était folles d’inquiétude : à ce moment-là, il avait à peine la force d’entrer et de sortir de la douche, alors ma mère était terrifiée à l’idée qu’il soit en train de conduire quelque part. Mais quand nous nous précipitâmes dans le garage en entendant la porte s’ouvrir, il sortait de la voiture, sourire aux lèvres. Il était clairement affaibli mais il avait l’air mieux, plus vivant qu’il ne l’avait été depuis des semaines. – Où étais-tu passé ? s’écria ma mère. Même à la fin, il fallait qu’elle lui crie dessus. Quand il lui répondit qu’il était au centre commercial, elle le regarda, effarée. – Comment as-tu pu faire une chose aussi stupide ? Tu vas te fatiguer et puis… – Et puis quoi ? Tomber malade et mourir ? Oh, Rosalind, ma chérie, ça arrivera quoi que je fasse. Il s’était rendu dans un magasin de jouets pour acheter un de ces animaux munis d’une puce vocale, du genre de ceux qui clament « Bon Anniversaire ! » ou « Joyeux Noël ! » à tout bout de champ. Il avait choisi un chien avec des oreilles tombantes et l’avait programmé de façon à ce qu’il l’enregistre en train de lire en entier « La route non prise ». – Tout ce que tu auras à faire quand je te manquerai, me dit-il en me tendant le chien d’une main tremblante, ce sera d’appuyer sur sa patte gauche et tu entendras ma voix. Il essaya de le faire lui-même mais ses doigts étaient trop faibles. J’appuyai à sa place et nous l’écoutâmes réciter mon poème préféré, ensemble. Ce fut le dernier moment que nous partageâmes. Après ça, il partit pour l’hôpital. – Je reviendrai comme neuf, me jura-t-il. Je ne te quitterai jamais, ma Janie, ça je te le promets. Mais il ne revint pas. Il brisa sa promesse. Il disparut pour toujours. Il me laissa seule alors que je ne voulais pas être seule. Je ne fus plus la même, tout changea après ça. Je vis qu’il s’était trompé. La route la moins empruntée ne menait qu’au chagrin et à la solitude. Après la mort de mon père, j’avais jeté le chien au fond de ma penderie et tenté de l’oublier, mais pas Annie, visiblement. Elle me le tend maintenant. – Peut-être que ce n’est plus ton poème préféré mais bon, j’ai pensé qu’il pourrait quand même te tenir compagnie. Je voudrais lui dire non. Ôte-le de ma vue. C’est insupportable. Il m’a menti. Il savait qu’il ne reviendrait pas. Il nous a abandonnées et, après, Bonnie… – Tu veux l’écouter ? Je cligne deux fois aussi vite que je peux. NON ! Annie hoche la tête mais le glisse dans le lit à côté de moi. Si je pouvais, je l’enverrais valser, mais j’en suis incapable et à présent je suis piégée. J’essaie d’écarter mon visage de la peluche mais je n’arrive qu’à détourner le regard. – S’il te plaît, Jane, supplie Annie d’une toute petite voix douce, debout à côté de mon lit. Il faut que tu ailles mieux. Il faut que tu rentres à la maison. Elle sent le gloss Gemey et la pâte de fruits à la framboise. Ses yeux paraissent immenses derrière ses lunettes à monture écarlate. Elle a l’air d’une petite fille effrayée et pourtant bien trop mûre pour son âge. La peur, l’amour et l’espoir me regardent dans les yeux. J’ai du mal à déglutir. – Tu promets ? gémit-elle. Je cligne une fois. Oui. La porte de la salle de bains s’ouvre et Joe en émerge avec ma mère. Elle a les yeux congestionnés mais elle s’est lavé le visage et, bien sûr, a remis du rouge à lèvres. – Je suis désolée, ma chérie, s’excuse-t-elle en me prenant la main pour la seconde fois. Voilà des mois qu’elle ne m’a pas autant touchée et je ne le sens même pas. Ironique, non ? Sa voix tremble. – Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je – nous – avons eu si peur. Si peur que tu ne reprennes pas conscience ou que tu sois… Elle s’interrompt. – Je ne pouvais pas imaginer de te perdre. Et quand le médecin a dit que tu allais t’en sortir, quand tu t’es réveillée, j’ai juste… Elle déglutit, s’essuie les yeux avec sa manche. Sa manche ! – J’ai explosé. Mes mots ont dépassé ma pensée. Je sais que c’était un accident, que tu ne… que tu ne l’as pas voulu. Mais vu la tension entre nous… Que tu ailles à cette soirée sans me dire où… Je… je ne me suis pas bien comportée. Je suis vraiment désolée. Tu comprends, n’est-ce pas ? Elle se met à sangloter à nouveau et Joe disparaît dans la salle de bains pour en ressortir avec un Kleenex. Elle le prend avec la main qui tenait la mienne et pose l’autre sur son bras. Je cligne une fois. Je découvre le bon côté de ne pas pouvoir parler : cela vous épargne d’avoir à dire des choses que vous ne pensez pas. Loretta m’épargne encore plus en frappant à la porte. Elle sourit à tout le monde, inconsciente de la tension qui stagne dans l’air comme une vapeur moite, et annonce : – C’est presque l’heure des visites et je pense que quelqu’un ici apprécierait de pouvoir faire un brin de toilette. Si vous voulez bien nous excuser ? Tous sortent docilement, même Joe. J’ai vraiment beaucoup à apprendre de Loretta. Petite mais costaude, elle parvient à me sortir du lit pour me mettre dans un fauteuil roulant. Je ne sens ni le sol ni le fauteuil ni ses mains. Mais je n’ai pas l’impression de flotter. C’est plutôt terrifiant, comme perdre tout contrôle. Ma respiration s’accélère à nouveau, et Loretta interrompt ce qu’elle est en train de faire. – Regarde-moi, ma puce, m’intime-t-elle. J’obéis. – Tout va bien se passer. C’est seulement temporaire. Il faut que tu te calmes. Temporaire, je me répète. Calme-toi. – Tu vas voir. Tu chanteras et danseras avant d’avoir eu le temps de dire ouf ! Ma respiration redevient progressivement normale. – Bonne petite. (Elle contourne le fauteuil, décroche le moniteur de mes doigts.) Bientôt tu n’auras plus besoin de tout ça, ajoute-t-elle gaiement. La perfusion reste avec moi, pendue à un crochet sur ma droite. D’autres tubes sont rassemblés sur ma gauche. J’ai l’air d’une exposition médicale ambulante. C’est seulement temporaire, me répété-je à nouveau. Elle me pousse jusque dans la salle de bains. – Admire ce standing cinq étoiles. En fait, ce n’est pas si mal. La pièce est entièrement recouverte de carrelage blanc. D’un côté, il y a des toilettes et un lavabo surmonté d’un miroir. De l’autre, il y a une grosse pomme de douche, séparée uniquement par un rideau et de plain-pied pour pouvoir y accéder facilement en fauteuil. Loretta me parle tout en me déshabillant avec douceur. – C’est réjouissant de rencontrer enfin la célèbre Jane. Tu sais que ta mère n’a pas quitté ton chevet depuis qu’on t’a amenée ? Elle est restée assise là à te parler, tout le temps. À parler de toi, aussi. J’ai cru comprendre que tu étais un sacré bout de fille. Bonne élève, gentille sœur. Populaire. (Elle tire sur les manches de ma chemise d’hôpital.) Ta mère interpellait tout le monde, voulait que tous sachent combien c’était important que tu puisses voir, guérir. Elle disait : « Il faut qu’elle puisse à nouveau tenir un appareil photo. Vous devriez voir ses photos. C’est une brillante photographe. » Je me demande combien de fois je dois cligner pour dire : « Arrêtez de mentir. » Loretta me porte jusqu’à un banc à côté de la douche. Elle ouvre l’eau chaude et regarde autour d’elle. – Quelqu’un a pris mon seau ! s’écrie-t-elle, faussement horrifiée. Ne bouge pas de là, je reviens tout de suite. Je reste assise, à écouter le son de la douche, la vapeur montant doucement jusqu’à mes joues. Coco de Chanel, le parfum de ma mère, flotte dans l’air et, en regardant par la fente du rideau, je vois qu’elle a laissé sa trousse de maquillage sur le lavabo. Bien sûr, Rosalind Freeman ne peut pas se permettre d’être moins que parfaite, même pour un instant, même quand sa fille est quasiment morte. J’inspire profondément et ferme les yeux, laissant la petite pièce se remplir de buée. L’air chaud et humide me fait du bien, je me sens presque normale. Peut-être vais-je guérir. Peut-être… J’ai dû m’assoupir. Un bruit me réveille, et je jette un œil par le rideau pour voir si quelqu’un arrive, mais il n’y a personne, juste les toilettes et le miroir. Le miroir sur lequel est écrit en lettres majuscules, un peu floues mais impossibles à ignorer : TU AURAIS DÛ MOURIR, SALE GARCE C’est à ce moment-là que ma voix revient dans un long cri gargouillant. Chapitre 7 Loretta ouvre la porte à la volée. – Qu’est-ce qui se passe, ma belle, pourquoi tout ce bruit ? Je fixe le miroir, bouche bée. – Là, m’écrié-je. Regardez. – Ta voix est de retour, ma puce ! s’exclame Loretta en se tournant vers la glace. Mes yeux suivent les siens. Il n’y a rien. La vapeur s’est échappée par la porte ouverte et le message a disparu. Des gouttes de condensation dégoulinent le long de la surface, mais les mots se sont évanouis. Loretta tend le bras pour essuyer la buée. – Non, attendez. Vous ne voyez pas ? Quelqu’un a écrit un message sur le miroir. Que j’aurais dû mourir. J’ai l’impression de pouvoir vaguement discerner les caractères, mais ce ne sont peut-être que les gouttes d’eau qui brouillent ma vue. Loretta scrute le miroir, secoue la tête et l’essuie avec un chiffon. – Les narcotiques que l’on te donne sont puissants, et l’un des effets secondaires peut être… – Pas un effet secondaire. C’était là. Des mots. Je me mets à pleurer de frustration. – Une menace. – Mais personne n’est entré ou sorti d’ici pendant mon absence, ma puce. Je la regarde fixement. – C’est impossible. – J’étais juste derrière la porte. Ta chambre est vide. Je me concentre sur le miroir plein de buée. Est-ce que je deviens folle ? Le message était-il une hallucination ? La seule autre solution serait… – Loretta, dis-je en essayant de n’avoir l’air de rien. – Oui, chaton ? Elle est en train de remplir d’eau le seau en plastique qu’elle a rapporté avec elle et me regarde par-dessus son épaule. Son expression est si ouverte, honnête et gentille, je suis absolument certaine qu’elle ne m’aurait jamais fait une chose pareille. – Rien. C’est juste… vous êtes sûre que personne ne s’est faufilé quand vous êtes sortie ? J’ai du mal à croire que c’était mon imagination. – Ne sois pas gênée, chaton. Presque tout le monde voit des choses bizarres en prenant autant de médicaments que toi. Elle trempe une serviette dans la bassine d’eau chaude. – Une fois j’ai eu un patient qui affirmait voir une piñata de toutes les couleurs suspendue au-dessus de son lit, exactement comme celle qu’il avait eue pour son anniversaire quand il était petit. Elle me déplace. – Une fillette était convaincue que des souris à la fourrure duveteuse trottinaient autour de son lit. Selon sa mère, cela faisait des années qu’elle demandait une souris de compagnie. J’imagine que ces hallucinations expriment quelque chose enfoui dans ton esprit, peut-être un souhait. – Je ne souhaite pas mourir. – Non, je suppose que non. Mais ça t’a permis de parler à nouveau. Peut-être que tu attendais juste le bon déclencheur pour retrouver ta voix. Elle a probablement raison. Après tout, mon mutisme s’est révélé temporaire, exactement comme elle l’avait prédit. Petit à petit, je cesse de trembler et, à la fin de ma toilette, j’ai presque accepté le fait que le message était une hallucination. De toute façon, si personne n’est entré dans ma chambre, sans parler de la salle de bains, c’était forcément dans ma tête, désir de mort ou pas. Ce qui signifie que personne ne veut me tuer. Personne ne me hait. J’ai tout imaginé. – Peu importe la raison, ta mère sera ravie d’entendre ta voix. Ma mère. Ce signe de mon retour à la « normale » va l’enchanter, mais je ne suis pas sûre que les hallucinations la réjouissent vraiment. – Est-ce qu’on pourrait éviter de lui en parler ? Puisque c’est quelque chose que j’ai imaginé et pas une réelle menace ? Je n’ai pas envie qu’on en fasse tout un plat. Je m’éclaircis la gorge, probablement irritée par le tube du respirateur. – Et si j’en parlais au Dr Connolly et que je le laissais décider de le dire ou non à tes parents, qu’en penses-tu ? – Merci. – À présent, il est temps de t’habiller, dit-elle en glissant aisément mes bras dans les manches d’une chemise propre, verte et blanche celle-là. Elle me pousse devant le miroir tout en me démêlant les cheveux. – Qu’est-ce que tu en dis ? Au moins j’ai toujours mes cheveux est la première pensée qui me traverse l’esprit. David les adore. C’est peut-être pour ça, ou peut-être parce que ma figure a dégonflé, ou bien parce que je sais à quoi m’en tenir, mais cette fois je suis plus fascinée qu’horrifiée. Le carrelage, un grillage blanc, encadre mon visage – yeux bleus, cicatrices sur la joue, lèvre gonflée – comme s’il était sur une palette graphique, un avatar en friche. Pas l’avatar que j’aurais créé pour moi. Plutôt un genre de bandit dans un monde parallèle. Mais je reconnais mes yeux, mes cheveux, mes lèvres, mon sourire. Je peux les voir revenir progressivement à leur état initial. Je pourrai à nouveau être jolie. À nouveau moi. – Alors ? – Les pois verts sur la blouse font vraiment ressortir le jaune de mon œil au beurre noir. – Ah, voilà cette étincelle dans tes beaux yeux, celle dont ta mère m’a parlé. Elle m’a dit que tu avais un grand sens de l’humour. – Est-ce que par hasard vous pourriez me mettre du mascara, celui de ma mère ? Sur mon autre œil. Je ne veux pas qu’on me voie comme ça. – Je te promets, tout le monde sera ravi que tu sois en vie. Ils te trouveront belle quoi qu’il arrive. – Vous ne connaissez pas mes amis. – Ah, les ados. Elle secoue la tête, mais fouille dans la trousse à maquillage et trouve le mascara. – Regarde vers le bas. Je ne veux pas aggraver les choses en t’éborgnant. Puis, une fois le rimmel appliqué : – OK, chaton, prête à rencontrer ton public ? – Je n’ai pas vraiment le choix, si ? – Non. J’inspire profondément. Loretta me roule hors de la salle de bains et me remet au lit, dissimulant la couche sous une couverture, avant d’ouvrir la porte qui donne sur le couloir. Elle sort et Annie entre. Je suis soulagée de constater qu’elle est seule. Elle se met immédiatement à babiller. – On a été à la cafétéria. Ils font du bon chocolat chaud, mais Joe nous a dit d’éviter les gâteaux. Il y a un policier dehors qui veut te parler. Tes cheveux sont jolis. Elle s’arrête brusquement et contemple la pièce, cherchant désespérément un autre sujet de conversation. – Regarde. Elle désigne le rebord de la fenêtre, où un énorme bouquet de roses est apparu, un objet inconnu glissé à ses côtés. – Tu as reçu d’autres fleurs, et il y a un ours avec. C’est mignon. Elle saisit l’ours en peluche et me le montre. Il porte un débardeur qui clame : « RE-MIEL-TOI VITE ! » Je grimace. – C’est pas mignon, c’est horrible. Tu ferais mieux de dire à maman de qui ça vient, pour qu’elle puisse l’ajouter à la liste. – La carte dit : « De ton admirateur secr… » Elle la laisse tomber et me regarde. – Tu parles ! Elle se précipite vers la porte, agrippe le montant et se penche à l’extérieur pour crier : – Maman, maman, Jane peut parler ! Un chœur de « Chut ! » lui répond depuis la salle des infirmières, suivi par le son de talons hauts courant dans le couloir. – Bonjour, maman, salué-je quand elle fait irruption dans la chambre. Elle a les larmes aux yeux. – Oh, Dieu merci ! s’exclame-t-elle en reprenant sa place à côté de mon lit. J’étais… nous étions tous… Dieu merci, tu parles. Comment est-ce arrivé ? Quand ? Oh, merci mon Dieu, merci ! – Ma voix est revenue d’un coup, dans la salle de bains. Ce n’est pas tout à fait un mensonge. Ma mère regarde ma main. – Juste ma voix. Je ne peux toujours pas bouger. – Ça suffit pour l’instant, commente Joe avec chaleur. Il faut être patient et tu seras comme neuve d’ici peu. Je ne peux pas bouger, mais je sens la colère monter en moi. – Comment le sais-tu ? Tu as eu ton diplôme de médecin pendant que j’étais sous la douche ? – Jane ! me réprimande ma mère. Tu n’as pas besoin d’être désagréable. Quelqu’un frappant légèrement à la porte m’épargne d’avoir à entendre le reste de sa tirade. Une femme avec des cheveux sombres et portant un uniforme de policier bleu marine entre dans la pièce. – Je suis désolée de vous importuner si tôt après votre accident, commence-t-elle, mais j’ai quelques questions qui pourraient nous aider à découvrir qui vous a fait ça. Elle a l’air compétent et rangé, de son chignon serré au vernis transparent posé sur ses ongles courts. Ma mère prend sa voix la plus autoritaire. – Lieutenant… – Rowley, madame. – Lieutenant Rowley, ma fille vient juste de sortir du coma. J’ai l’impression désagréable qu’elle savoure un peu trop cette phrase. Je l’entends déjà la sortir dans des cocktails, se servir de tout ça pour montrer combien elle est courageuse et compétente. – Ce n’est vraiment pas le bon moment pour l’interroger. – J’en suis consciente, madame, mais votre fille est la seule qui puisse nous aider à découvrir ce qui lui est arrivé. Il est impératif pour nous d’obtenir un maximum d’informations, le plus rapidement possible, et le Dr Connolly dit que, si elle parle, elle est assez bien pour répondre aux questions. Elle se tourne vers moi. – Est-ce que vous vous souvenez de ce que vous faisiez à pied, seule dans la rue, à une heure pareille ? À pied ? Seule ? Je ne me souviens de rien. Mon esprit est complètement vide. – Non. – Y aurait-il une raison particulière qui expliquerait votre présence sur Dove Street ? Dove Street ? Jamais entendu parler. – Non. Où est-ce ? Est-ce que c’est près d’ici ? Ma mère pince les lèvres et déglutit. – Le Dr Connolly pense que l’amnésie est normale, qu’elle devrait bientôt retrouver la mémoire. C’est l’un des meilleurs médecins du pays. Cette fois, ça suffit. – Arrête de dire que je suis normale, que je vais me remettre, la coupé-je en haussant la voix, tremblante. Tu n’en sais rien. Tu veux juste te rassurer. Je suis paralysée, « Madame Mère ». Paralysée. Pour une fois, regarde-moi. Regarde-moi vraiment, regarde ce que je suis. Les lèvres de ma mère tremblent. – Jane. Ne dis pas ça. Ce n’est pas toi, c’est juste temporaire. – Tu n’en sais rien. Tu ne sais pas ce qui va se passer. Personne ne le sait. Je pourrais rester comme ça pour toujours. Je sens le sel de mes larmes sur ma langue. – Jane, s’il te plaît. Pas maintenant. – Qu’est-ce que ça change ? Pourquoi pas à… (Je cherche la pendule des yeux.) … 3 h 10 ? Est-ce que ce sera mieux à 4 h 15 ? 5 h 27 ? N’importe qui peut voir que je suis en vrac. Que nous sommes tous en vrac. Elle a les larmes aux yeux à présent. – Pourquoi fais-tu ça ? – Et toi, pourquoi ? rétorqué-je. Les centaines de disputes que nous avons eues ces deux dernières années commencent généralement de cette façon. Elle dit quelque chose comme : « J’essaie juste de faire de mon mieux pour nous, Jane. Pour nous tous. Pourquoi m’en veux-tu tellement ? », et je riposte par : « Et pourquoi tu m’en veux tellement, toi ? » Et nous nous regardons, indécises, comme lorsque vous apercevez quelqu’un dans la rue que vous pensez reconnaître, mais pas tout à fait. Quelqu’un dont vous souhaitez la présence de tout votre cœur, mais qui n’est en réalité qu’un étranger. Vous ressentez alors une profonde nostalgie, aussi douloureuse qu’une blessure, et votre impuissance devant ce sentiment vous remplit de frustration, de colère et d’une solitude implacable. Puis ma mère pose son regard sur l’officier de police et lui parle d’une voix calme, même si elle serre les poings. – Excusez-moi de vous avoir interrompue. Nous vivons tous une période de stress. Continuez, je vous en prie. La femme policier sourit, bienveillante, et se tourne à nouveau vers moi. – La nuit de la fête. Vous êtes sortie. Peut-être pour prendre l’air ? Ou pour retrouver quelqu’un ? Retrouver quelqu’un ? J’ai un flash soudain, le souvenir de marcher dans la rue en parlant au téléphone. – Où est mon portable ? – Vous n’aviez pas de portable. Est-ce que vous auriez pu le laisser à la soirée ? – C’est juste… J’ai cette impression d’avoir été au téléphone. Pendant que je marchais. – On ne l’a pas retrouvé, et il n’y en avait pas sur le lieu de l’accident. Vous souvenez-vous d’autre chose ? De la voiture qui vous a heurtée ? – Non. – Est-ce qu’il ne devrait pas y avoir des marques sur la voiture ? demande Joe d’un air important, comme s’il venait de découvrir la fusion nucléaire. Ne devriez-vous pas creuser de ce côté ? – Il y a très souvent des dommages sur les voitures des délits de fuite, et c’est quelque chose que nous vérifierons certainement dès que nous aurons un suspect. Elle me fixe à nouveau. – Quelqu’un pourrait-il vouloir vous faire du mal ? Avant même que je puisse répondre, ma mère prend la parole. – Personne ne ferait du mal à Jane. Elle est très populaire. – Je suis obligée de poser la question, madame. L’officier se tourne à présent vers ma mère. – Et à vous ? Est-ce que vous ou votre mari… – Je n’ai pas cet honneur, pas encore, interrompt Joe avec un sourire victorieux. Je voudrais pouvoir le cogner. – Votre fiancé, donc. L’un de vous a-t-il des ennemis ? Ma mère lève les yeux au ciel. – Je suis consultante politique, j’ai certainement des ennemis, mais aucun capable de violence, surtout contre une enfant. – Vous êtes sûre ? – Tout à fait sûre. – Ce serait mauvais pour les affaires, commenté-je. Ma mère pince les lèvres dans un effort pour ne pas me réprimander. Je suis curieuse de savoir ce que Joe a à dire sur ses ennemis potentiels, mais il élude d’un « C’est hors de propos ». Dégonflé. Il passe à l’offensive. – Avez-vous de vraies pistes ou bien venez-vous juste à la pêche aux informations, lieutenant ? – Nous envisageons plusieurs hypothèses. – Ce qui veut dire ? la défie Joe. La femme policier n’a pas l’air de l’aimer plus que moi. – Ce qui veut dire que nous faisons notre travail. Joe se lève. – Je peux vous parler dehors ? – Oui, quand j’aurai terminé ici, je serai… – Vous avez terminé, lui rétorque Joe avec un signe de tête vers la porte. Elle le regarde droit dans les yeux. – Je voudrais parler à Jane seule à seule un instant. – Elle est mineure, intervient ma mère. Légalement, j’ai le droit d’être présente. – Jane n’est pas suspecte, c’est une victime, et elle serait sans doute plus à l’aise pour répondre à certaines de mes questions si personne d’autre n’était présent. – J’exige… – C’est pas grave, maman, coupé-je. Je peux lui parler seule. Ma mère pince les lèvres à nouveau, mais elle quitte la pièce, avec Joe et Annie. Le lieutenant Rowley tire une chaise près du lit et s’assied. De près, je remarque que ses ongles ne sont pas seulement courts, ils sont rongés. Peut-être qu’elle n’est pas si parfaite finalement. – Jane, quand je vous ai demandé si vous aviez des ennemis, j’ai senti que vous auriez aimé parler avant que votre mère n’intervienne. Quelque chose vous tracasse ? Ce qui me tracasse, c’est cette impression que quelqu’un m’observe, quelqu’un qui me hait. C’est comme une ombre de souvenir de la soirée, légère comme une plume, plus une sensation qu’un fait. Comment l’expliquer ? « J’ai eu l’impression d’être observée ? » Ça, plus une hallucination de message menaçant sur un miroir, ne me donneraient pas du tout l’air d’une folle. Non, je vais rester dans les preuves concrètes, ce dont je peux effectivement me souvenir. – Je ne sais pas, finis-je par répondre. Peut-être quelque chose qui s’est passé à la soirée ? On frappe à la porte et Loretta entre, à moitié dissimulée derrière un énorme bouquet de fleurs. – Je vais devoir me mettre à la muscu si tu restes ici, dit-elle en avançant. Celui-là, c’est le plus gros que… Elle s’interrompt en découvrant le lieutenant Rowley. – Je vous demande pardon, est-ce que je tombe mal ? – Oui, j’en ai bien peur. Elle pose les fleurs sur le rebord de la fenêtre, à côté des autres. – Excusez-moi. Je ne vous dérange pas plus longtemps. Elle s’arrête près de mon lit pour me glisser : – Elles sont d’Oliver Montero, au cas où ça t’intéresse. Ta mère l’a déjà rajouté à la liste. – Merci, Loretta. – Tout va bien, je peux te laisser seule ? – Oui. La porte se referme derrière elle et l’officier Rowley reprend. – Vous dites que quelque chose s’est peut-être passé à la soirée. Quelque chose d’assez grave pour vous pousser au suicide ? Mon regard saute des fleurs à la femme policier. – Quoi ? Je ne voulais pas me suicider. Pourquoi me demandez-vous ça ? Le fait d’avoir des hallucinations ne veut pas dire que je veux mourir. Petit à petit, mon corps est envahi par le froid, comme des tentacules enserrant mes membres pour m’entraîner dans de sombres profondeurs. – Si l’on se base sur vos blessures et l’angle d’impact nécessaire pour les causer, ce n’est pas un délit de fuite habituel. Apparemment, vous étiez agenouillée au milieu de la rue, attendant que la voiture vous percute. Elle s’adosse nonchalamment, chevilles croisées, son bloc-notes sur les genoux, détendue en apparence. Mais je vois bien qu’elle m’observe attentivement. – Agenouillée ? Dans la rue ? – Oui. Avez-vous la moindre idée de ce qui aurait pu vous pousser à agir de cette façon ? Je suis assommée. – Non. J’ai… non. – Il n’y a généralement que deux explications pour ce genre de comportement. Soit la personne tente de se tuer… – Je vous ai dit que je n’essayais pas de me suicider. – … soit elle est droguée. Elle laisse cette idée faire son chemin, puis se penche en avant pour m’inciter à la confidence. – Est-ce que vous avez pris quelque chose ? – Non. Elle m’étudie comme si elle s’efforçait de détecter un mensonge, puis hoche la tête. – à la soirée, avez-vous mangé ou bu quelque chose dans lequel on aurait pu mettre de la drogue ? Cette question-là exige un peu plus de réflexion. Je suis dans la salle de musique avec David et Ollie. Je suis assise sur les genoux de David. Je… Je tiens un verre à la main. Mais d’où vient-il ? Je n’ai rien. Aucun souvenir. – Je ne sais pas. Peut-être. Je ne me rappelle pas. Cette fois elle me regarde comme si elle n’était pas convaincue de mon honnêteté. Elle ferme son bloc-notes, se lève et glisse une carte de visite sur la table de nuit. – Voilà mon numéro, si vous vous souvenez d’autre chose. Tu aurais dû mourir, sale garce. Je réalise soudain la portée de ce qu’elle m’a laissé entendre. – Vous pensez vraiment que quelqu’un m’aurait droguée exprès ? Pour… pour me faire du mal ? Que ce n’était pas un accident mais quelqu’un qui voulait ma mort ? – Je n’ai pas de certitudes pour l’instant. Nous enquêtons. Le fait que vous ayez été droguée peut n’avoir aucun rapport avec ce qui s’est passé, répond-elle. Elle me regarde intensément. Son expression, un peu méfiante, peut-être moqueuse, me rappelle mon amie Bonnie, dans l’Illinois. – Mais si c’est vrai, c’était quelqu’un présent à la soirée. Un de mes amis. Pourquoi l’un de mes amis me voudrait-il du mal ? – Vous êtes la seule à pouvoir répondre à cette question, Jane. Son regard se pose sur le nouveau bouquet. – Des lys, des tulipes, des hortensias. Des fleurs jolies et chères. Votre petit ami est généreux. – Elles ne viennent pas de mon petit ami, mais de son meilleur ami, rectifié-je. – Ah. Elle tapote la carte de son ongle rogné et se dirige vers la porte. – Appellez-moi si quelque chose vous revient. Chapitre 8 Une fois la porte refermée, ses mots et son regard moqueur semblent flotter dans la pièce comme le parfum capiteux des fleurs d’Ollie. J’ai envie de lui crier que les amis n’essaient pas de vous faire du mal. Les amis vous protègent de ceux qui veulent vous faire du mal. Si vous avez des amis, vous n’êtes jamais seule. Et j’ai des amis. Des douzaines. Je tâche de répertorier tous les bouquets posés sur le rebord de la fenêtre, mais mon regard est attiré par le morceau de ciel au-dessus d’eux. Bleu pur, un nuage solitaire flottant tranquillement sur la brise. Le temps parfait pour sécher les cours. Langley, Kate et moi avions prévu de passer la journée au Country Club de Livingston pour parfaire notre bronzage. Je ferme les yeux et le ronronnement des appareils qui m’entourent devient le chant des cigales dans les buissons fleuris autour de la piscine, interrompu çà et là par le bruit sourd des balles de tennis et le tintement des verres que le personnel transporte sur des tables roulantes. Je devrais être là-bas, allongée sur un transat, à critiquer les bikinis des autres filles, à boire du thé glacé et à picorer ma salade César. Je devrais être là-bas avec elles et pas seule ici, entourée de machines, incapable de bouger, le corps en miettes, le visage étranger. Pourquoi l’un de mes amis me voudrait-il du mal ? Tu es la seule à connaître la réponse à cette question. Je n’ai pas de réponse. Uniquement des interrogations et de grands blancs dans mon esprit, des espaces vides si vastes que j’ai l’impression de pouvoir m’y noyer. Je suis seule, perdue, en chute libre. Une fois, en développant des photos l’été dernier en colo, j’ai eu le sentiment que mon univers m’échappait, comme si je ne savais plus distinguer le haut du bas. J’ai le même ressenti aujourd’hui, si vivace que je peux presque humer l’odeur des pins. Je ferme les yeux et le souvenir de cette journée déferle sur moi. Le camp photo était un programme intensif spécial destiné aux photographes juniors de tout le New Jersey. Il avait lieu dans les bois, sous un ciel bleu cyan, les sapins plantés comme des sentinelles autour de vrais chalets en rondins. Mais malgré l’extravagance des couleurs naturelles, je m’étais inscrite à un cours de photo argentique en noir et blanc où nous faisions tout, de la prise des clichés jusqu’au développement des négatifs. Pour tirer les images, nous pouvions utiliser des lumières rouges afin d’éclairer la chambre noire. Mais pour développer les négatifs, l’obscurité devait être absolue. Je n’avais jamais rien vécu de semblable à cette absence totale de lumière, et ça m’avait déstabilisée. Je ne cessais de cligner des yeux, m’attendant à ce qu’ils s’adaptent, à ce qu’ils discernent les contours des objets ou peut-être un rai de lumière sous la porte. Rien. Juste l’obscurité pure, étouffante. Quand j’avais réalisé ça, j’avais commencé à paniquer. J’avais l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds, comme si la gravité avait disparu. Je savais que la table avec tous mes outils était là, devant moi, mais mes doigts ne répondaient plus, ils avaient disparu. Une goutte de sueur coulait dans mon dos, mes mains et mes genoux s’étaient mis à trembler et j’avais la sensation que quelqu’un m’enserrait la poitrine. Je ne pouvais plus respirer, il fallait que je sorte, seulement il n’y avait pas de sortie, je ne trouvais pas la porte, le sol se mettait à pencher, où était la sortie, j’étais piégée, j’allais mourir ici, je n’en sortirais jamais, je… Je luttais pour reprendre mon souffle quand je l’entendis derrière moi. – Ferme les yeux, murmura-t-il près de mon oreille. J’aurais dû être terrifiée par cet étranger près de moi, dans le noir, mais non. J’étais rassurée. Ancrée. Je fermai les yeux. – Maintenant, inspire profondément. J’inspirai une fois. Deux fois. – Tout va bien, continua-t-il. Tu vas bien. Ça a l’air différent, mais c’est la même chose que lorsque la lumière est allumée. Tout est toujours là, à sa place. Comme par magie, ce fut vrai. J’allais bien. Mes mains s’arrêtèrent de trembler. Je trouvai tout mon équipement exactement comme je l’avais organisé, et je parvins à introduire la pellicule dans la boîte de développement des négatifs. Je ne terminai même pas la dernière. Ça a l’air différent, mais tout est toujours là. À l’époque, ça s’était révélé exact, et ça l’est encore aujourd’hui, me dis-je à moi-même. Quand la lumière s’était rallumée dans la chambre noire j’avais regardé autour de moi, cherchant celui qui m’avait aidée, et j’avais été surprise que le garçon avec un chapeau mou, toujours assis au fond pendant les critiques « communes » pour prendre des notes, vienne vers moi pour se présenter. – Je suis Scott. – Merci… Jane. Je tendis la main. – Ravi de te rencontrer, Merci… Jane. – Non, juste Jane. Il leva un sourcil et je réalisai qu’il blaguait. – OK, tu le sais déjà. Enfin, merci aussi, je veux dire. – De rien, Juste Jane. – Comment est-ce que tu savais quoi faire ? – J’étudie la manière dont la perception influence la réalité, répondit-il un peu pompeusement. Puis il sourit de toutes ses dents. – En plus, je connais. La première fois que j’ai fait mes propres négatifs, j’ai carrément paniqué. Nous avions dîné tous les deux d’une pizza industrielle et de soda sans bulles, à la même table en bois gravée de générations d’initiales. J’avais appris qu’il n’était pas timide, seulement réfléchi, qu’il habitait dans la ville voisine de Livingston : « la ville mal famée où tes amis et toi allez acheter de la bière. » Il était à la fois photographe du journal de son école et de l’album de promotion et rêvait de posséder sa propre galerie un jour. En attendant, il prévoyait de faire la fac de droit « parce qu’il faut bien payer ses factures » et comptait financer ses études avec des bourses complétées par un travail de photographe commercial. Pendant les trois semaines qui suivirent et autour d’un nombre incalculable de tasses de mauvais café, « Juste Jane » s’était transformé en J.J. et nous étions devenus bons amis. C’était la personne la plus intense, la plus concentrée que j’avais jamais rencontrée et aussi la plus passionnée, se jetant corps et âme dans tout ce qui l’intéressait. Un après-midi, je le rattrapai après une critique particulièrement cruelle de son travail. Il avait quitté le sentier et marchait rapidement vers la forêt, tête baissée. Je courus derrière lui, les aiguilles de pin craquant sous mes pieds. – Ça va ? demandai-je en le rejoignant. Il se tourna vers moi, radieux. Le soleil s’infiltrait à travers les arbres vert-bleu, faisant ressortir les taches d’or de ses yeux. Il rayonnait. – Hé J.J. ! C’était mortel, non ? – La critique ? Mais ils… Je m’interrompis, à la recherche d’une formulation délicate. – … Ils m’ont massacré, finit-il pour moi, me prenant par les bras pour me faire voltiger. Je sais. Tu as remarqué ? Pas une seule personne n’a discuté la composition, l’angle ou la technique ! Leur reproche, c’était que mes photos les mettaient mal à l’aise. J’acquiesçai. – Ça montre que je les ai touchés. Mes images ont eu un impact. C’est beaucoup mieux que « j’aime » ou « j’aime pas ». Il éclata d’un rire profond et leva le poing, triomphant. – Ils ne vont pas arrêter d’y penser. La perception engendre la réalité. Si on change l’une, on change l’autre. C’est ça, l’art. La perception engendre la réalité. La chambre noire semblait différente dans l’obscurité, mais en réalité rien n’avait changé. Tout était exactement là où je l’avais laissé. Aujourd’hui c’est pareil : chaque chose est à sa place, malgré les apparences. La disparition de mes souvenirs rend le monde tellement bizarre, étranger. Mais ma vie est toujours ma vie. Mes amis sont les mêmes qu’avant. Ce qui veut dire que moi aussi. Pourquoi l’un de mes amis me voudrait-il du mal ? Tu es la seule à connaître la réponse à cette question. Mais non. Je ne connais pas la réponse car c’est impossible. Personne ne me veut de mal. Ma vie est presque parfaite. Je m’entends avec tout le monde. Les gens signent mon album de promo avec des messages du genre « Tu es la meilleure ! », « On t’aime ! » et « Voyons-nous cet été ! ». Les amis ne se blessent pas les uns les autres : avoir des amis, c’est ne jamais être seule, être toujours protégée. Jamais abandonnée. J’ouvre les yeux et découvre Kate et Langley, debout au pied de mon lit. Mes meilleures amies. Elles me sourient, et Langley me fait un signe de la main. Je les regarde l’une après l’autre et une voix dans ma tête s’écrie : Garces ! Chapitre 9 L’insulte envahit mon cerveau comme un raid extra-terrestre et me laisse aussi ébranlée et troublée que si je m’étais réveillée dans un vaisseau spatial. Quelque chose me titille, flottant aux abords de ma conscience comme une image aperçue du coin de l’œil, mais je n’ai aucune idée de ce que c’est ni d’où ces mots sont sortis, eux et la rage qui les accompagne. J’aime Langley et Kate. Elles sont tout pour moi. Un instant plus tard, la colère a disparu. Mais un reste d’étrangeté s’attarde, comme l’arrière-goût d’un mauvais traiteur chinois, et au même moment je comprends que je suis en train de perdre la boule. Si je peux penser ce genre de choses de mes deux meilleures amies, le message du miroir que j’ai imaginé n’est rien en comparaison. Langley et Kate ont toujours l’air parfaites. Elles sont comme ça. Moi aussi. Ça fait partie de ce que j’aime chez elles et moi. Langley porte un tee-shirt à manches bouffantes orné de cerises brodées, une mini-jupe évasée en jean, de grandes chaussettes en dentelle et les sandales Marc Jacobs jouées à pile ou face quand on les a trouvées en solde il y a deux semaines. Son gloss brille, ses cheveux sont décoiffés juste ce qu’il faut. Elle ressemble à une Boucles d’or légèrement punk. Même habillée simplement d’une simple robe gris-vert à manches longues assortie à ses yeux et chaussée de bottes de motard marron, Kate déborde de grâce. Ses cheveux ondulés sont maintenus en arrière par des lunettes de soleil et, à chacun de ses mouvements, la dizaine de bracelets dorés à son bras tinte doucement. Bien sûr, c’est Langley qui réagit la première et se précipite vers moi en s’écriant : – Oh mon Dieu, Dra-J-Bus, je suis si heureuse que tu sois réveillée ! Elle me prend dans ses bras comme elle peut et me serre contre elle. Kate s’approche de moi de l’autre côté, plus lentement, et me caresse la main du bout des doigts. – Il faut que tu arrêtes de nous faire des frayeurs, me réprimande-t-elle en se penchant pour m’embrasser sur la joue. Sa voix, sa contenance ont quelque chose de forcé, comme si son insouciance était feinte. De près, je remarque une coupure sur sa lèvre. Elle sourit et soupire. – Franchement, j’ai l’impression d’avoir pris dix ans. Ma mère ne te pardonnera jamais si je dois me mettre au Botox à dix-huit ans. – Non, ce ne serait pas acceptable, acquiescé-je. Qu’est-ce qui est arrivé à ta… – Tout le monde parle de toi ! interrompt Langley. Il n’y a rien de forcé ni de bizarre chez elle. Elle s’est assise sur le rebord de la fenêtre et, à présent, elle soulève l’ours en peluche en débardeur qui est arrivé plus tôt. Elle tire sur le tee-shirt pour le lire et grimace. – « Re-miel-toi vite » ? Qui t’a donné ça ? – Un admirateur secret. Qui m’a aussi offert les roses. – Est-ce que ce n’est pas un peu de mauvais goût ? s’enquiert Kate. – L’ours ? Ou envoyer des roses ? En fait, oui aux deux. – Je trouve ça mignon, commente Langley. Elle pousse les fleurs pour asseoir l’ours au milieu du montant. – Voilà, comme ça tu peux le voir de n’importe où dans la pièce. – Quelle chance ? se moque Kate. – Oui, j’ai l’impression d’être la chouchoute de la bonne fortune en ce moment. Kate éclate d’un rire sonore et sincère et, pendant un instant, la tension disparaît. – Au moins, tu es jolie avec tes cheveux tirés ? Très Française et androgyne. – Tu veux des frites avec ce bobard ? demandé-je. Langley sourit. – C’est ma réplique. Mais puisque tu es éclopée je te la laisse. Elle saute de son perchoir et sort un DVD de son sac. – Assez bavardé, on a quelque chose à te montrer. Elle pose l’ordinateur portable de ma mère sur la tablette à côté de moi, insère le disque et appuie sur « play ». L’intro de la meilleure chanson du groupe de David, « Highway Man », sort des haut-parleurs. Avec cette musique en toile de fond apparaît à l’écran une vidéo de tous mes amis me priant d’aller mieux, de guérir et de me dépêcher de revenir. Les jumeaux Bryson exposant leurs fesses à la caméra, T.C., Marla et Poppy, nos petites sœurs de seconde, lisent un poème, Vivian et Boz beat-boxent tandis que Winston danse comme un robot : presque tout le monde dans notre promo et celle d’en dessous est filmé faisant quelque chose pour moi. Elles ont même réussi à prendre Ollie – qui refuse que je le photographie car « on ne sait jamais dans les mains de qui cette photo finira » – debout devant sa Range Rover dans l’allée de Kate en train de me dire : « Répare-toi et ramène-toi vite. » Apparemment, au lieu de passer la journée au Country Club, Langley et Kate ont ratissé chaque centimètre carré de Livingston pour interviewer nos amis, et ça me touche plus que je ne peux l’exprimer. Qu’elles l’aient fait, et que tous aient accepté de participer. Tu vois, ai-je envie de rétorquer à la voix mystérieuse. Tu te trompes. Ils ont tous l’air heureux, parfaits, comme s’ils sortaient d’un clip ou d’un catalogue branché. Une de ces doubles pages où l’on a l’impression de surprendre un groupe de jeunes absurdement beaux, les garçons vêtus seulement de jeans stratégiquement déchirés et de colliers en cuir, les filles en shorts kaki, chemises froissées et bottes en caoutchouc, des tiares posées négligemment sur leurs tresses dénouées, tout ce beau monde courant dans un ruisseau au milieu de nulle part, en chemin vers un fantastique pique-nique bohème où ils boiront des sodas dans des bouteilles vintage, seront intelligents, pleins d’esprit et s’amuseront comme des fous. Ça me fait de nouveau penser à Scott, à cette série de photos qu’il avait prises, Natures mortes avec aspirations. – Des gens qui jouent des rôles sans s’en rendre compte, m’avait-il expliqué quand je l’avais questionné sur le thème. Tu sais, ces photos dans les cadres que tu achètes en magasin ? Elles montrent les vacances parfaites, la femme parfaite, l’enfant parfait. C’est comme aligner toutes ces photos sur la commode et prétendre qu’elles t’appartiennent. – Mais tu prends des portraits spontanés. De personnes réelles. – Qui se font passer pour ce qu’elles ne sont pas. Qui jouent à être réelles, vivent de la façon qu’elles croient être la bonne, espèrent que si elles arrivent à rendre l’extérieur conforme, l’intérieur suivra. – Ce n’est pas un peu cynique ? avais-je demandé. Pourquoi est-ce qu’ils ne seraient pas simplement heureux ? Les yeux de Scott étincelaient. Contrairement à la plupart des gens, il aimait que l’on mette ses théories en doute. – Comment sais-tu qu’ils sont heureux ? Je pense que chaque sourire cache un secret. C’est quand les gens ne savent pas que tu les observes que tu en apprends le plus sur eux. Il avait continué à passer les photos en revue pour me souligner les détails révélant la distance entre les apparences et la réalité, des choses troublantes, invisibles au premier abord, qui suggéraient que la perfection pouvait s’écrouler à chaque instant. – Ces images sont comme des décorations de Noël, jolies et chatoyantes, reflétant ce que les gens ont envie de voir. Mais elles sont creuses. Elles sont superficielles. Son regard, sombre et intense, me déstabilisait parfois, et c’était le cas à ce moment-là. – J’aime le superficiel, avais-je répliqué parce que c’était vrai et parce que je voulais désamorcer son sérieux. Je veux croire dans la possibilité d’une perfection. – C’est peut-être pour ça que tu prétends que les sujets de tes photos sont morts, avait-il dit, plus une affirmation qu’une question. Parce que seuls les morts peuvent être parfaits. – Ce n’est pas vrai ! – Aucune tension frémissant sous la surface, J.J. ? Pas de failles cachées prêtes à déclencher un tremblement de terre ? – Non, avais-je répondu, convaincue. J’y crois encore. J’aimerais qu’il soit là à cet instant pour voir mes amis parfaits et leur vidéo parfaite. C’est possible. Ma vie est vraiment comme ça. Le DVD en est la preuve. Aucune de ces personnes ne me droguerait. Aucune ne veut me faire de mal. Ce sont des amis. La dernière minute du DVD montre le soir de la fête, au moment où Kate, Langley et moi nous préparons dans l’immense salle de bains en marbre rose des parents de Kate. Nous portons nos costumes de fée assortis – Langley en mauve, Kate en jaune, moi en bleu – et Langley nous filme dans le miroir au cadre doré. Je regarde ces trois filles et leur amitié profonde, spontanée – je coupe un fil qui dépasse du costume de Kate, Langley me prête son gloss car je ne trouve pas le mien – et cela me fait sourire. Je suis privilégiée. Nous saluons, petits doigts joints, et nous envoyons des baisers vers la glace, comme à un public invisible. Puis l’image change, nous sommes à la fête et nous dansons, la caméra tressaille avec nous. Langley tourne sur elle-même, filmant l’océan de corps, et lorsqu’elle revient sur Kate et moi, Nicky di Savoia est là, un bras autour de mes épaules. Elle me dit quelque chose, m’embrasse sur la bouche et me glisse un gobelet en plastique rouge. Mon esprit revient à la soirée. Nous entrons dans la pièce et Nicky, une vraie force de la nature, se fraie un passage vers nous à travers la piste de danse. C’est presque comme si elle nous attendait. Elle porte une robe jaune courte ornée de minuscules perles argentées sur le devant, une étole en lynx drapée autour du cou et des bottes de motarde grises. Elle ignore Kate et Langley et m’attrape par le bras, un gobelet en plastique rouge dans une main. De l’autre, elle me tapote le nez. – Je te dois des excuses. Je me suis trompée sur toi. OK ? Elle me serre d’assez près pour que je remarque que son étole est en vraie fourrure, puis m’embrasse carrément sur la bouche. – Je sais qu’on n’a pas été très proches ces derniers temps, et je suis désolée. Soyons de super amies. – Bien sûr, OK. – Bien, dit-elle en caressant mon visage. Ta peau est si douce, comme un bébé. J’adore. Trinquons à nous deux. Elle lève son verre, déclame « À Nicky et Baby Jane », et me le tend. – Toi d’abord. J’avale une gorgée et vais pour lui rendre le verre mais elle est déjà en train de danser tout en tripotant le visage de Todd Quigley. Elle me dit : « Baby, tu me le gardes, OK ? Je suis occupée », et se remet à molester son cavalier. – Elle devrait prendre de l’ecsta tous les jours, commente Kate. Elle a l’air tellement plus en paix. – Si on peut appeler ça comme ça, répond Langley en inclinant la tête vers Nicky et Todd, en pleine séance de pelotage. Moi j’appelle ça le comportement « Tu-donnerais-tout-pour-oublier-le-lendemain-matin ». Venez. Nous traversons la piste vers la salle vidéo d’où, à notre approche, un groupe de filles de seconde surgit comme des mites à peine écloses jaillissant d’un placard. Je garde le verre de Nicky. J’ai gardé le verre de Nicky. Est-ce que ça veut dire que Nicky m’a droguée ? Puis tenté de m’écraser ? – Nicky ? dis-je tout haut sans le vouloir. – Je sais. Elle était complètement déchaînée hier soir. La vidéo est terminée et Langley sort le DVD de l’ordinateur avant de le poser sur le rebord de la fenêtre avec mes autres cadeaux. – La façon dont elle s’en est prise à Ollie, c’était surréaliste. – Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle lui a crié dessus ? demandé-je. – Pas seulement crié, répond Langley, les yeux écarquillés. Elle n’arrêtait pas de répéter : « Alors, comment trouves-tu Nicky-les-Jambes ? » en lui filant des coups de pied dans les tibias. Kate se penche pour me confier, avec un large sourire : – Ce qui était assez rigolo à regarder, je dois admettre. – Pour une fille de pasteur, tu as un côté vraiment diabolique. Tu le sais, ça ? commente Langley. – Ça fait partie de mon charme, minaude Kate en battant des cils. – À ton avis, qu’est-ce qui a fait exploser Nicky ? questionné-je. – C’est Nicky, réplique Langley en haussant les épaules comme si ça expliquait tout. On l’a cherchée aujourd’hui, mais quelques personnes ne nous ont jamais rappelées pour être sur la première partie de la vidéo. – Probablement encore au lit, à récupérer d’hier, dit Kate. Je parie qu’ils sont nombreux. Je rêve ou Langley et Kate viennent d’échanger un regard entendu ? Langley continue, un peu trop empressée. – Le docteur nous a conseillé de te parler pour t’aider à te souvenir de ce qui s’est passé hier soir. – Quoique franchement, si j’étais toi, j’éviterais, ajoute Kate. – Pourquoi ça ? – Ben, vu qu’on a eu droit à Crippen en train de faire du break… – Littéralement, interrompt Kate, puisqu’il a cassé la table basse et un vase. – … Et beaucoup de secondes en robes particulièrement vulgaires, il vaut mieux pour toi que tu ne t’en souviennes pas. Dans l’ensemble, la soirée était plus fausse que fun. – Mes souvenirs sont si vagues. Je me rappelle notre arrivée, qu’on cherchait les garçons… – On les a trouvés dans la pièce vidéo, en train de regarder en fumant un docu sur les mœurs sexuelles des bonobos, me rappelle Langley. Tu t’es assise sur les genoux de David, mais vu que ni Kate ni moi ne sommes fans de Discovery Channel, on est parties chercher des boissons et Dom nous a accompagnées. – Je me souviens de ça. Et aussi d’être assise, en train de parler à David et Ollie. Je passe mes souvenirs en revue. Un truc sur les araignées ? – Attendez, je me rappelle une salle de bains de folie où je suis avec vous parce que… L’attitude d’Alex me revient soudain en mémoire. – Oh, je suis désolée, ma belle. Alex est un idiot, dis-je à Langley. – Non, ça va. En fait le gouvernement autrichien décore son père ce week-end-là, c’est pour ça qu’il ne peut pas venir, pas parce qu’il ne veut pas me voir. – Alors vous êtes de nouveau ensemble ? Souvent, la situation entre Alex et Langley change du jour au lendemain, c’est un peu difficile à suivre. Surtout si l’on considère qu’aucune de nous ne l’a jamais rencontré et que leur couple n’existe qu’à travers le téléphone et MSN. Langley nous a confié un jour qu’Alex pourrait être Le Bon, c’est-à-dire celui qu’elle aimerait assez pour dépasser son horreur de toutes choses « salissantes » et avec qui elle accepterait de faire l’amour. Ce qui signifie qu’elle l’adore sincèrement. – Je ne sais pas. Il est en période de probation pour m’avoir inquiétée. J’éclate de rire, les coupures de mon visage s’étirent douloureusement mais ça m’est égal. C’est bon de ressentir quelque chose, agréable ou pas. Langley continue : – Mais ça n’a pas d’importance. De quoi d’autre te rappelles-tu ? – Après la salle de bains, c’est le néant. – Tu ne te souviens de rien ? demande Kate. Comme de là où tu es allée ? Elle est penchée en avant, les sourcils froncés. Son regard, son intonation me paraissent trop intenses pour cette simple question. – Non. Le médecin pense que ça peut venir aussi bien du stress post-traumatique que du coup que j’ai pris sur la tête. Je ne mentionne pas ce que m’a dit le lieutenant Rowley, que j’ai peut-être été droguée. – Est-ce que l’une de vous m’a vue, une fois sortie de la salle de bains ? – Non, répond Langley en secouant la tête. Kate et moi sommes restées ensemble tout le temps, mais tu as disparu. Kate hoche la tête. – On pensait que tu étais avec David, mais à ce moment-là on l’a vu et il… – … te cherchait aussi, finit Langley. C’est là qu’on s’est inquiétées et qu’on s’est mises à rouler autour du pâté de maisons, mais tu t’étais volatilisée. Pourquoi ai-je l’impression qu’elles parlent trop vite ? Qu’elles me cachent quelque chose ? Le sourire de Langley est trop grand et les yeux de Kate hésitent à se poser, toujours en mouvement entre moi, Langley et la porte. Y a-t-il eu un drame ce soir-là que tout le monde essaie de dissimuler, quelque chose qui… La voix de Langley interrompt mes pensées. – Excusez-moi, mais qu’est-ce que cette fille fait ici ? Chapitre 10 Je pense d’abord que Langley parle de ma mère, avant de réaliser qu’elle regarde la jeune fille aux cheveux noirs qui se tient un peu en retrait sur le seuil. Cette dernière prend fiévreusement des notes sur un BlackBerry d’une main, l’autre brandissant un tailleur-pantalon sur un cintre en satin bleu rembourré, les préférés de ma mère. – C’est la stagiaire de Mme Freeman, chuchote Kate. Ma mère a une stagiaire ? Première nouvelle. – Qui est-ce ? – Elle s’appelle Sloan Whitley, répond Langley d’un ton qui laisse entendre que « Sloan Whitley » est synonyme de « Fiancée de Satan ». Son agressivité me prend de court, d’autant que la stagiaire en question me semble vaguement familière, comme si je l’avais vue récemment quelque part, et qu’il me reste d’elle une impression de gentillesse. – Est-ce qu’elle était à la fête ? Cette fois, c’est Kate qui prend la parole. – Oui, je pense que je l’ai aperçue. N’est-ce pas, Langley ? Cette dernière hausse les épaules. Il se passe vraiment quelque chose d’étrange. Sloan suit ma mère et Joe jusque dans la chambre tout en continuant à textoter. – … et Hetty Blanstrop au Post, finit ma mère. Demande à parler à Hetty en personne. Tu as tout noté ? – Oui, madame Freeman. – Sloan, tu connais les filles ? Ma fille Jane dans le lit, de toute évidence, et ses meilleures amies, Kate et Langley. Sloan est en seconde dans votre lycée. Elle veut travailler dans la politique plus tard. Grand sourire. Tout le monde murmure un bonjour. Sloan rougit. Elle me jette un rapide coup d’œil, fait un petit signe de tête à Kate et lance à Langley un sourire hésitant, puis pose le cintre sur une chaise et sort passer ses coups de fil. Ma mère prend Kate et Langley dans ses bras et les embrasse, ou plutôt l’air à côté de leurs joues. – Les filles, je suis si heureuse que vous soyez là. Nous sommes sur le point de donner une conférence de presse proposant une récompense contre toute information concernant ce qui est arrivé à Jane. Elle me lance un regard compatissant parfaitement télégénique. – Une récompense ? – La police pense que ça aiderait sûrement, donc Joe offre dix mille dollars contre toute information pouvant mener à l’arrestation des coupables, explique ma mère en le gratifiant d’un large sourire. – Merci, Joe. (Je suis sincère mais furieuse de me sentir redevable.) C’est très généreux de ta part. – Si je peux être utile, répond-il, timide tout à coup. Je voulais faire plus mais le lieutenant Rowley pense que ce n’est pas nécessaire. Ma mère lui tapote la joue et rayonne, le même sourire qu’elle réservait à mon père au petit déjeuner, les lendemains des soirs où ils me faisaient garder et allaient dîner en tête à tête. Elle lui servait du café, leurs doigts s’effleuraient et ils tressaillaient légèrement, timides tous les deux. Et même si je me sentais un peu mise à l’écart, je savais que c’était de l’amour et souhaitais que le leur ne meure jamais. À présent, elle vit la même chose avec un autre. – Tu es un homme merveilleux, dit-elle à Joe. Mon estomac se noue. Elle se tourne à nouveau vers mes amies. – Vous seriez d’accord pour passer une heure à la permanence téléphonique un peu plus tard ? – Bien sûr, réplique Kate. Elle est plus nerveuse encore depuis l’arrivée de ma mère et j’ai l’impression qu’elle a hâte de partir. – Je suis sûre qu’on peut rassembler un tas de volontaires, confirme Langley en sortant son BlackBerry. Vous avez besoin de combien de personnes ? – Euh… Pendant une seconde, ma mère a l’air perdue. Puis elle se reprend. – Voyez ça avec Sloan, si ça ne vous ennuie pas. Sloan ? Sloan ? Elle se dirige vers la porte en marmonnant : – Mais où est-elle passée ? – Je crois qu’elle est sortie pour appe… commence Kate, mais ma mère a déjà la tête dans le couloir. – Sloan, appelle-t-elle. Sloan ? J’ai besoin… Ah, tu es là. Sloan paraît parfaitement calme face aux exigences de sa patronne. Ce sont mes amies et moi qui la mettons mal à l’aise. – Sloan, je veux revoir le discours. Joe, s’il te plaît, emmène Annie et attends-nous sur le parvis de l’hôpital. Langley et Kate, merci pour votre aide. De vraies amies. Jane a de la chance de vous avoir. Langley me fait un clin d’œil et se penche pour m’embrasser sur le front, m’enveloppant d’un nuage de son parfum Jo Malone au pamplemousse. L’odeur est familière, apaisante, comme une promesse de normalité. Kate m’embrasse sur la joue et murmure : – Guéris vite, petit soldat. À ces mots, ma gorge se serre. – Merci, leur dis-je à toutes les deux, complètement sincère. – Ne sois pas absurde, m’arrête Langley. Qu’est-ce qu’on est censées faire d’autre ? Rester à la maison à nous morfondre, dégoûtées que tu ne sois pas avec nous ? La boule dans ma gorge augmente de volume. Elles me touchent le petit doigt, même si je ne peux pas le sentir, et se dirigent vers la porte. Langley se retourne pour me faire signe une dernière fois, mais Kate franchit le seuil à la hâte, comme si tout d’un coup elle ne supportait plus d’être là. Je me retrouve seule. Enfin, avec le juge Zonin, « Le dernier mot de la justice », à la télé, juste avant le journal de 17 heures. Avec ses épais cheveux grisonnant aux tempes, son faux bronzage et ses dents ultrabright, il me semble que le juge devrait plutôt vendre du dentifrice que rendre la justice. Deux gars lui font face derrière des pupitres, tous deux avec le crâne rasé. L’un porte un costume cravate, l’autre est plus décontracté dans un polo à manches longues qui moule ses pectoraux. – Et là il appelle ma copine, s’énerve Pecs en désignant le mec en costume. Il appelle ma copine avec mon portable et commence à sortir avec elle. C’est à ce moment-là que je réalise : David n’était pas sur la vidéo. C’est bizarre que je ne me sois pas rendu compte de son absence, mais maintenant que je le sais, ça me tracasse. – C’est vrai ? demande le juge Zonin en levant les sourcils si haut qu’ils disparaissent presque dans ses cheveux de Playmobil. – C’est simple, mec, dit le gars en costume en ouvrant les mains. Il l’a enregistrée dans « Amis et Famille », OK ? Je me sers de son téléphone pour lui parler. C’est gratuit pour tout le monde. Est-ce pour ça que Kate et Langley se comportaient bizarrement ? Elles avaient peur que je remarque l’absence de David ? – Tu étais censé être mon ami, yo, s’exclame Pecs en agrippant le pupitre comme s’il voulait frapper quelqu’un. Les amis ne font pas ce genre de choses. Vole ma copine, vole mon téléphone. Mais les deux ? Non. Il devait être en train de dormir pout récupérer de la soirée. C’est ce que Kate et Langley ont dit à propos de Nicky, et c’est probablement vrai pour David aussi. Juste en train de dormir. Ou de répéter. Souvent, il s’immerge tellement dans sa musique qu’il ne répond pas au téléphone. Et n’ouvre pas la porte. Comme il y a deux semaines. Quand il est finalement venu ouvrir, il était furieux que je l’aie interrompu. Le gars en costume écarte les mains. – C’est juste du business, mec, et l’économie de marché au travail. Pecs frappe le pupitre. – Tu sais où tu peux te la mettre ton économie de marché ? Un jour tu paieras pour ce que tu as fait. Bientôt. Et je ne parle pas de me rembourser le téléphone. – Vous me faites peur, monsieur, dit le juge Zonin. Il me fait peur à moi aussi. Et puis je comprends, ce n’est pas lui. Ses mots sont un écho presque parfait de ceux de Nicky lors de notre dernière vraie conversation. Chapitre 11 Nicky m’avait été assignée comme partenaire de biologie au début de l’année et, la deuxième semaine des cours, elle m’avait invitée chez elle pour travailler sur un projet pouvant nous rapporter des points en plus. Ça m’avait étonnée car je ne la pensais pas assez concernée par ses notes pour faire ce genre de truc, contrairement à moi. Nicky di Savoia était tellement cool qu’elle transcendait la notion de popularité. Son père, un célèbre producteur, sa mère, une ancienne top model, et les enfants Savoia apparaissaient régulièrement dans les pages des magazines que ma mère laissait traîner dans la cuisine. La maison Savoia était invisible de la rue, dissimulée derrière d’épaisses haies et un haut mur. De l’autre côté se trouvait un château en pierre, flanqué de vraies douves. – Vous avez votre propre pont-levis ? m’étonnai-je, incrédule. – Ouais. On en a besoin, il y a un alligator dans l’eau. – Tu plaisantes ! – C’est un crocodile nain. OK, un croco invisible. Mais prétendre qu’il existe fait obéir les jumeaux au doigt et à l’œil. Les jumeaux étaient les frères de Nicky, Marc Antonio et Gian Luca, âgés de cinq ans. Tout comme elle, ils venaient d’un orphelinat pour enfants réfugiés, à la différence près que Nicky était brésilienne et ses frères vietnamiens. Ils coururent vers elle dès que nous entrâmes dans l’immense cuisine style Tudor et, si j’avais été surprise que Nicky veuille gagner des points en option, je le fus encore plus en la voyant avec ses frères. – Qu’est-ce que tu as préféré à l’école aujourd’hui ? demanda-t-elle d’abord à Marc Antonio. – J’ai attrapé une coccinelle. – Dis-lui ce que tu as fait avec, intervint Gian Luca, condescendant. – Je l’ai mangée. Ça ressemblait à du poulet. – Marc Antonio est le chef cuistot de la famille, expliqua Nicky. Il goûte tout au moins une fois. Elle était incroyable avec eux, leur posant des questions sur leurs amis et leurs professeurs, leur préparant un goûter, les débarbouillant et examinant solennellement un genou écorché ou une écharde invisible. Les voir ensemble me donna envie de faire plus attention à Annie. Ou de faire attention à elle tout court. M. et Mme di Savoia entrèrent dans la cuisine « pour prendre part à la rigolade » et je ne pus m’empêcher de les fixer, bouche bée. Non parce qu’ils étaient tous deux d’une beauté exotique – lui, moitié amérindien moitié italien et elle, américo-somalienne – ou parce que le père arborait des tatouages sur chaque centimètre de peau visible. Je les fixais parce qu’ils étaient pieds nus et main dans la main. Impossible de me rappeler la dernière fois que j’avais vu ma mère pieds nus en dehors de la salle de bains et, même là, elle mettait généralement des chaussons en sortant de la douche. Et des adultes se tenant la main ? Jamais. Nicky et moi montâmes dans sa chambre, laissant ses parents en grande discussion avec les jumeaux sur le menu du soir. La pièce ne correspondait pas du tout à ce que j’attendais : elle n’était pas remplie de posters de boys-bands, mais de poupées Corolle. – Je n’y peux rien, je les adore, me dit-elle en guise d’explication. Je fis mine d’en toucher une et la vis tiquer légèrement. – Désolée. C’est juste que d’habitude, je mets des gants pour les manipuler, s’excusa-t-elle, gênée. Oh mon Dieu, je suis tellement maniaque que je me fais honte. – Pas du tout. Ma mère a toujours les robes de ses Barbie dans des housses qu’elle avait fabriquées spécialement. – Waouh. Il faut que je me souvienne de ça la prochaine fois que David me reprochera d’être si coincée. Il m’oblige à fermer les yeux des poupées quand on s’embrasse ici. David était encore son petit ami à l’époque et ils formaient le couple le plus cool du lycée, alors c’était assez marrant de les imaginer s’embrassant cernés de poupées, yeux fermés ou pas. – Depuis quand êtes-vous ensemble ? – David et moi ? Sept mois, cinq jours et seize heures, énonça-t-elle en regardant sa pendule. On s’est rencontrés dans la queue du cinéma pour voir Casablanca à la séance de minuit. – Trop mignon. Il doit être le meilleur petit ami du monde. – Il l’est. Vraiment. Je dînai avec la famille di Savoia et après nous descendîmes à la cave pour profiter du mini-golf, installé depuis peu et agrémenté d’un volcan crachant de la vapeur. « Je préfère que mes garçons se tapent dessus ici avec des bâtons plutôt qu’ils n’attaquent les autres enfants en public » était l’explication de M. di Savoia pour le mini-golf, et je l’aurais cru si Mme di Savoia n’avait pas ricané à ce moment-là, laissant entendre que le cadeau était autant pour lui que pour eux. Il fallait effectuer une danse spéciale avant de pouvoir jouer à chaque trou et certains d’entre eux nécessitaient une poignée de main secrète : ça faisait une éternité que je ne m’étais pas autant amusée. En partant, Mme di Savoia me prit la main et m’embrassa sur chaque joue en disant avec son léger accent : – J’espère qu’on te reverra. C’est rare que Nicole amène une amie à la maison. Reviens bientôt. Nicky rougit. – Maman. – Avec grand plaisir, répondis-je, complètement sincère. Le lendemain matin, au lycée, Langley et Kate me rejoignirent à mon casier. – Où étais-tu hier, Dra-J-Bus ? interrogea Langley en déballant une barre au chocolat. L’une de ses nombreuses qualités : elle pouvait manger ce qu’elle voulait sans jamais grossir. – On n’a pas arrêté de t’appeler. – J’étais chez Nicky di Savoia pour réviser la bio. Vous saviez qu’il y avait un mini-golf dans la cave de leur maison ? Avec un volcan ? – Sérieux ? s’étonna Kate en sirotant son café au lait. Ne dis rien à mon père, il en ferait construire un, avec une statue de lui à la place du volcan. Bien sûr, ça pourrait être marrant de la bombarder de balles, ajouta-t-elle après réflexion. – Ou de la déguiser. Je pris mon sac et nous nous dirigeâmes vers le cours d’histoire américaine. Langley mordillait les bords de sa barre au chocolat. Elle la mangeait toujours de la même façon : mordille, lèche, mordille, lèche, des extrémités vers le centre. – Tu as l’air de t’être bien amusée. – Oui, vraiment. – Je ne traînerais pas trop avec elle, si j’étais toi. – Pourquoi, demandai-je en m’arrêtant. – Tu n’as pas entendu les rumeurs ? répondit Langley en s’arrêtant aussi. Nicky-la-Langue ? Qui aime lécher les manches ? – Je n’ai jamais entendu ça, intervint Kate. – Moi non plus, ajoutai-je. De quoi tu parles ? Elle sort avec David Tisch. – Il faut croire que lui non plus n’a pas entendu les rumeurs, dit Langley en haussant les épaules et en reprenant sa marche. Après ça, je commençai à entendre les rumeurs de Nicky-la-Langue, peut-être parce que je les attendais. Au début c’était juste un murmure, mais bientôt cela fit le tour de l’école. Un garçon racontait qu’elle lui avait taillé une pipe devant l’un des disques d’or de son père, un autre parlait d’une chaude nuit passée sur le volcan du mini-golf. Ce genre de détails authentifiaient la rumeur. Un jour, j’étais dans le hall et j’entendis un terminale l’interpeller : – Hey, Nicky, tu as faim ? Combien de coups de langue pour terminer celui-là ? dit-il en agrippant son entrejambe. Elle devint plus réservée, je la vis de moins en moins puis, quand notre partenariat en bio prit fin, plus du tout. J’appris que David et elle s’étaient séparés, sans connaître les détails. Notre dernière discussion eut lieu au début du mois de décembre. Le week-end étant anormalement chaud pour la saison, j’avais emmené Annie au parc et Nicky y était avec les jumeaux. Je sortais avec David depuis un peu plus d’un mois et j’avais peur qu’elle m’ignore mais, lorsque je lui fis signe nerveusement, elle me rejoignit et entama la conversation : – Alors, il paraît que David et toi… – Oui. – Profites-en bien, me dit-elle avec un regard étrange. – Euh, merci ? Elle se retourna pour partir et je l’arrêtai. – Tu veux qu’on aille prendre un café plus tard ? – Pourquoi ? Pour que toi et tes amies puissiez détruire encore davantage ma réputation ? Il y a plus facile comme technique pour piquer le petit ami de quelqu’un. – De quoi tu parles ? – Je sais d’où viennent ces rumeurs de Nicky-la-Langue. Je ne voulais pas y croire au début mais quelle autre explication ? Quand les « détails » ont commencé à filtrer, le mini-golf venait d’être terminé et tu étais l’une des seules personnes à l’avoir vu. – Tu penses que j’ai lancé ces rumeurs ? Elle resta silencieuse, se contentant de me regarder d’un air impassible. – Pourquoi est-ce que je ferais une chose pareille ? – Ne fais pas la naïve. « Il doit être le meilleur petit ami du monde », imita-t-elle, le regard dur. Et à présent tu l’as. Quoique, je devrais plutôt te remercier. Je cherchais un moyen de le quitter et tu m’as facilité la tâche. – Nicky, tu dois me croire, je n’ai lancé aucune rumeur. – Je ne dois rien du tout. Et je ne suis certainement pas obligée de rester plantée là à te parler. Elle commença à s’éloigner, puis se retourna pour me regarder. – Le plus triste, c’est que je t’aimais bien, vraiment. Je te trouvais cool. Maintenant, tu me fais juste pitié. Est-ce que tu n’en as pas marre d’être un pion entre ces deux-là ? Leur petite poupée, qui fait tout ce qu’elles veulent ? – Je ne suis pas comme ça. – C’est ça. Un jour tu te réveilleras et tu réaliseras tout ce que ça t’a coûté. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Tu découvriras le vrai prix que tu as dû payer pour ton petit ami et ta popularité. Quelqu’un d’autre m’avait déjà délivré un avertissement semblable. Elles se trompaient toutes les deux. – T’es pas un peu jalouse, non ? lui criai-je, à elle mais aussi à une autre, à un souvenir, à quelqu’un qui ne pouvait plus entendre. Elle l’était. Elle était jalouse de moi et David, de mes amies. Elle éclata de rire, me fit un doigt d’honneur par-dessus son épaule et continua à marcher. Ce fut la dernière fois que Nicky me parla. À la fête, elle m’a embrassée en disant qu’elle voulait être mon amie. Et elle m’a passé un verre. Suspect. Mais, sans savoir pourquoi, je ne peux imaginer que Nicky ait voulu me droguer. À moins que David et elle… Non. Mais David n’était pas sur le DVD. Et Nicky non plus. Ça n’a aucun sens. Mais il est vrai que, vu mon hallucination du message sur le miroir et mon étrange réaction en voyant Kate et Langley, je ne suis peut-être pas le meilleur juge de ce qui a, ou non, du sens. Les fleurs, les cadeaux et les cartes, ça c’est réel. N’est-ce pas ? J’ai envie de crier ma frustration. Et ça augmente quand le téléphone se met à sonner. J’ordonne à mon bras de bouger, sans arriver à le soulever. – Aidez-moi ! Quelqu’un… Loretta entre en faisant la moue et en secouant la tête. – On ne devrait pas te transférer les appels. Elle décroche le téléphone. – Chambre 403, qui est à l’appareil ? Elle fronce les sourcils, écarquille les yeux de surprise et sourit. – Merci bien, votre voix n’est pas mal non plus. Laissez-moi vérifier que Mlle Freeman est bien disponible. Loretta tient le combiné contre sa poitrine. – Un certain David Tisch aimerait te parler. La façon dont mes yeux s’illuminent quand elle mentionne son nom doit être une réponse suffisante car elle pose le combiné près de mon oreille. – David ! m’écrié-je, probablement plus fort que nécessaire. – Hé, bébé. Comment… comment tu vas ? Sa voix de basse familière me submerge d’une vague de joie pure. Et de quelque chose d’autre, inattendu, qui ressemble à… du soulagement ? Je ne sais pas de quoi j’avais peur, mais sa voix dissipe toutes mes craintes. – Ça va mieux, maintenant. Est-ce que tu vas venir me voir ? Je ne veux pas avoir l’air trop dépendante même si, à présent que je l’ai au téléphone, je me rends compte à quel point j’ai besoin de lui. Besoin de le voir. J’ai l’impression qu’il soupire, comme si lui aussi était soulagé. – Ce soir je ne peux pas, mais je serai là dès demain matin. Je voulais juste te dire que je pensais à toi. Et bébé ? – Oui ? – Plus que les cupcakes. C’est le numéro 139. – Tu rigoles ? dis-je, un sourire scotché au visage malgré la douleur. – Pas du tout. Je suis si heureuse. Je me sens normale. Tout est normal. Derrière lui, j’entends des voix et une sirène se met en marche. Ou peut-être est-ce de mon côté. – Où es-tu ? On dirait que tu m’appelles d’un parking. – Quelque chose comme ça. Écoute, je dois y aller, mais je te vois bientôt. – Tu promets ? – Promis juré. Je t’aime, bébé. Prends soin de toi. Rêve de moi. – Je t’aime aussi. Je l’entends dire « Hé, attendez… » et la ligne est coupée. Avec qui est-il ? Qui a la chance de le voir aujourd’hui ? Ça n’a pas d’importance. Je vais le voir demain. Je m’entends dire à Nicky : Il a l’air d’être le meilleur petit ami du monde. Il l’est. Je souris à Loretta. – Mon Dieu, encore une ou deux doses de ce garçon et tu sortiras d’ici en faisant la roue, dit-elle en me rendant mon sourire. Je parie que tu ne l’aimes presque pas. – À peine. – Tu as fini juste à temps, ta mère est sur le point de devenir une star. Loretta monte le volume au moment où les nouvelles de 17 heures commencent. Mon affaire est le premier titre. Une ambulance surgit, sirène hurlante, puis la caméra se fixe sur ma mère. Je m’attendais à un podium – elle aime les podiums pour ses candidats – mais non, elle est debout sur les marches de l’hôpital, Annie et Joe à sa gauche, comme la famille parfaite. À sa droite, là où elle me place généralement (« pour équilibrer l’image »), se tient la petite Sloan. Mais ça ne me dérange pas. Rien ne peut m’atteindre. Tout en regardant, je pense aux Natures mortes avec aspirations de Scott et à la façon dont chacune présente un détail révélateur. Je remarque les chaussettes dépareillées d’Annie, la façon dont ma mère serre les poings, Sloan qui n’arrête pas de regarder par-dessus son épaule et… minute, est-ce que ce ne serait pas un suçon sur son cou ? Joli. C’était l’une des habitudes de David, à laquelle j’ai dû mettre un terme, ma mère pouvant avoir besoin de moi pour une séance photo familiale à n’importe quel moment. Dommage pour toi, Sloan, tu ne me remplaces pas encore tout à fait. Après eux, il y a un reportage sur un pompier ayant sauvé un enfant d’un couguar échappé d’une réserve privée d’animaux sauvages, une interview avec un dresseur d’animaux sauvages expliquant pourquoi on ne devrait pas collectionner les animaux sauvages et un passage sur le cambriolage d’une épicerie au cours duquel les voleurs, utilisant des iPods déguisés en tasers, ont dérobé un paquet de Twix, cent quarante-trois dollars et soixante-douze cents et plusieurs exemplaires de Playboy. Ils diffusent la promo du concours du Meilleur Hot Dog du week-end de Pentecôte, avant de lancer la pub. Du jus d’orange. Des vacances dans le Michigan. Deux boissons pour le prix d’une chez Walmart. Je nous imagine, David et moi, profitant de tout ça, dans les bras l’un de l’autre, avec derrière nous un coucher de soleil perpétuel. Je passe le reste de la soirée à regarder la télé et à penser à tout ce que nous ferons ensemble quand j’irai mieux. La dernière pub avant que j’éteigne est pour une crème appelée Magicatrol. « Débarrassez-vous des cicatrices disgracieuses en seulement dix jours, satisfait ou remboursé. » Mon moral remonte en flèche. David m’aime. Mes cicatrices peuvent devenir invisibles. Tout va redevenir comme avant. Mais j’allais apprendre que certaines cicatrices ne peuvent pas être effacées par une crème miracle. Des cicatrices enfouies si profondément qu’on ne peut ni les voir ni les atteindre ni en atténuer la douleur. Des cicatrices qui peuvent vous tuer. Samedi Chapitre 12 Les planches de la jetée sont tièdes sous mes pieds. Il fait chaud et j’entends les abeilles bourdonner dans les buissons derrière moi. Devant moi, l’eau brune du lac est lisse et attrayante. – Allez, ne réfléchis pas, Jane, m’encourage la jolie monitrice. Sa tête émerge à côté de la jetée, les gouttes capturées par ses cils scintillant au soleil, ses cheveux bruns déployés autour d’elle. Ses sourcils auraient besoin d’être épilés. Devant moi, elle renverse la tête en arrière et son corps remonte à la surface, les bras écartés. Ses cheveux l’enveloppent comme un manteau et un sourire serein joue sur ses lèvres. Ses yeux sont ouverts, les pupilles complètement dilatées. Un filet de sang sort de sa bouche. Je dois la sauver. Je plonge dans l’eau boueuse. Les algues m’agrippent, me tirent vers le fond. « Détends-toi, me chuchotent-elles. Laisse-toi aller. Ne lutte pas. » Mais je lutte jusqu’à mes dernières forces, avant de lâcher prise. Les algues me libèrent et je nage frénétiquement, brassant l’eau vers le ciel. J’y suis presque, mais pas encore assez près ; je ne vais pas y arriver, mes poumons me brûlent, en manque d’air. Je meurs, je me noie. Une main se tend vers moi, brisant la surface. À l’un de ses doigts, une bague que je reconnais. J’attrape la main offerte et elle me tire vers le haut, me sort de l’eau, me traîne… J’émerge comme un poisson volant en éclaboussant tout autour de moi, luttant pour reprendre mon souffle. J’ouvre la bouche pour remercier la personne qui m’a sauvée quand je les vois. Les yeux. Des yeux malsains et remplis de haine. Ils se moquent de moi. Ils me raillent, me narguent. Des yeux qui m’envient, des yeux qui veulent ma mort, juste au-dessus de moi. J’ouvre la bouche pour crier et une voix dit… – Hé, beauté fatale. Mon esprit s’éclaircit. Je suis nez à nez avec David. Comme toujours, il porte des lunettes de soleil et les verres me renvoient mon reflet doublement distordu. Il se penche pour m’embrasser sur le front et le médiator qu’il porte autour du cou caresse ma peau, soudain enveloppée d’un nuage de Prada pour homme. Il garde ce parfum pour les occasions spéciales. Mon cœur éclate de joie. Il porte le tee-shirt qui dit : « REVENEZ AU LIBAN ! », l’un de ses préférés, un jean et une barbe d’un jour : il est magnifique. Tout à coup, j’angoisse. De quoi ai-je l’air ? Il est tellement beau, et je suis tellement… – Comment va mon courageux petit soldat ? s’enquiert-il en me prenant la main. La façon dont il me sourit et le fait qu’il me trouve courageuse me donnent envie de pleurer. – Tu as l’air d’une princesse qui a en vu des vertes et des pas mûres. – C’est comme ça que je me sens en tout cas. – Je suis si fier de toi, bébé. Et, bien que je ne sache pas pourquoi – qu’est-ce que j’ai fait de spécial ? –, ça me rend heureuse. – Merci. – Je suis en train d’écrire une chanson sur toi. J’ai déjà presque tout le refrain. Il écrit une chanson pour moi. C’est… je sens les larmes me monter aux yeux. – Oh, ne pleure pas, bébé. Tu sais que je t’aime. – Moi aussi, je t’aime. Il me regarde par-dessus ses lunettes et me fait un clin d’œil. Puis il se redresse et pointe son pouce vers la porte derrière lui. – Regarde qui m’a accompagné pour te présenter ses plus sincères salutations. Je ne sais pas pourquoi, mais la présence d’Ollie me prend au dépourvu. Les fleurs, c’était déjà bizarre, mais là c’est comme si une partie de mon esprit se crispait. L’atmosphère de la pièce semble changer à mesure qu’il se rapproche du lit. – Merci pour les fleurs. Elles sont magnifiques. – Oh oui, de rien. Il faut toujours envoyer des fleurs aux damoiselles en détresse. Son ton est nonchalant, normal, mais il fait cliqueter ses clés de voiture nerveusement contre sa jambe. – Comment te sens-tu ? Je veux dire, tu as le moral ? Question inhabituelle de sa part, mais la réponse est toute trouvée. – J’ai un moral d’enfer, maintenant, réponds-je en souriant à David. Ollie hoche la tête. – Oui, tu as l’air bien. Comment vont les méninges ? – Encore un peu au ralenti. J’ai oublié beaucoup de choses. – Je m’en doute. Il me dévisage intensément pendant un instant, le genre de regard qui me met toujours mal à l’aise, et répète : – Je m’en doute. Ça vaut probablement mieux. Pas la peine de poser des tas de questions inutiles. Il se tourne vers David. – Je t’attends dehors, mec. Ne tarde pas trop, il est 11 h moins 10 et je veux arriver à l’Apple Store avant qu’il y ait trop de monde. – Je serai là dans cinq minutes. Mon Dieu, il est tellement bizarre. À peine a-t-il quitté la pièce que la tension flottant dans l’air se dissipe. David s’assied sur la chaise à côté de mon lit. D’une main, il dégage les cheveux de mon front. – Comment peux-tu être aussi canon malgré les bleus et les bosses, beauté fatale ? J’éclate de rire. Mon visage et ma poitrine n’apprécient pas, mais quelle sensation merveilleuse ! J’ai l’impression de n’avoir pas vraiment ri depuis des lustres. – Arrête de dire des bêtises. Il ôte ses lunettes. Ses yeux sont un peu vitreux, mais il n’est pas complètement stone. – Est-ce que je te mentirais ? Il m’adresse un sourire en coin, celui dont je suis tombée amoureuse à notre première rencontre, quand je n’imaginais pas une seconde pouvoir lui plaire un jour. C’était un samedi en octobre dernier, Kate, Langley et moi tenions un stand à la foire de Livingston, récoltant de l’argent pour le refuge canin dans lequel Langley était bénévole. Comme nous vendions des cookies, elle avait décrété que nous devions nous habiller en scoutes sexy. Les choses étant au point mort entre Alex et elle à ce moment-là, Kate et moi avions accepté pour lui remonter le moral. Nous venions d’installer le stand quand David et Ollie passèrent par là. Kate leur fit signe d’approcher et voulut les recruter comme complices. – Tout ce que vous avez à faire, c’est de vous balader dans la foire en vantant nos cookies à haute voix, expliqua-t-elle. On s’occupe du reste. Kate et David étaient voisins depuis l’enfance, elle le connaissait donc assez bien, mais je n’avais jamais discuté avec lui ou Ollie auparavant. Ils étaient en terminale, super populaires, et ils m’avaient toujours un peu intimidée. À ma grande surprise, ils restèrent avec nous tout l’après-midi, à jouer les videurs et à rabattre les gens vers le stand. « Approchez, approchez, et délectez-vous de ces délicieux petits morceaux ! Vous vous en lécherez les babines ! » proclamait Ollie, et David ajoutait : « Et les cookies sont bons aussi ! » Ils étaient drôles, intelligents et vous mettaient à l’aise. David avait passé la plus grande partie de la journée à parler avec Kate et Langley, et Ollie avec moi. Déjà à l’époque, sa façon de me regarder me donnait l’impression d’être un livre ouvert, mais il n’y avait pas encore cette nuance de dédain envers ce qu’il voyait. C’était venu plus tard. Le jour de la foire, il se montra tout à fait affable et sa connaissance de la photo, de l’art et des galeries de New York m’étonna. Une fois tous nos cookies vendus, il nous invita chez lui pour un barbecue. J’aurais adoré y aller – un barbecue avec deux garçons populaires de terminale – mais le samedi était le jour du traditionnel dîner familial et je savais que ma mère ne me laisserait jamais le manquer. J’étais humiliée de devoir avouer à Ollie et David que je devais passer mon samedi soir avec ma mère, ma sœur et Joe devant La Nuit au musée, mais au lieu de se moquer de moi, David me proposa de me raccompagner. Nous avions à peine échangé deux mots pendant la journée, d’où un peu d’embarras au début… Moi : Tu as une belle voiture. Lui : Elle est neuve. Moi : C’est quelle marque ? Lui : Une Audi. Moi : C’est toi qui as choisi la couleur ? Lui : Non, c’est ma mère. … Jusqu’à ce qu’il me regarde du coin de l’œil et me demande si j’avais déjà été scoute. – Oui, en Illinois avant d’emménager ici, avouai-je. Ce fut la première fois que je vis son sourire en coin. – Je m’en doutais. Tu as cet air innocent, à la fois mignon et sexy. Impossible de te quitter des yeux. Je le fixai, sans voix. Il ôta sa main du volant et la posa sur mon genou. – On pourrait sortir un de ces jours ? – Mais je croyais que Langley te plaisait, laissai-je échapper. – Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il d’un air perplexe. – Tu as parlé avec elle toute la journée, sans jamais me regarder. – Tu vois ? dit-il en glissant une mèche de cheveux derrière mon oreille, un geste qui allait vite devenir familier. Voilà ton côté innocent qui ressort. C’est comme ça qu’on joue le jeu, demoiselle. On ne parle jamais à la fille qui nous intéresse, toujours à ses amies. Il faut se faire désirer, piquer sa curiosité. Nous étions arrivés chez moi. Il se gara et coupa le contact. – Je veux dire, je ne m’amuse pas à inviter des filles si je ne suis pas sûr qu’elles vont accepter : je suis un garçon sensible. Il prit une expression de poète torturé et j’éclatai de rire. – Tu vois, tu te moques de moi. – Je ne me moque pas, je… Il m’embrassa légèrement sur la bouche, puis se recula, une expression de surprise dans le regard. – Waouh. Nos fronts étaient appuyés l’un contre l’autre, ses doigts sur mon menton. Il marqua une pause comme s’il attendait de voir ma réaction. – Waouh, répliquai-je en écho. Ça semblait être la réponse appropriée. Je supposai que c’était ça, s’embrasser. C’était agréable. Sensuel et plaisant. Il pencha la tête en arrière, la joue contre l’appuie-tête et effleura mes cheveux. Il m’observa longuement, comme s’il avait envie de me connaître, comme s’il me trouvait spéciale. Ses doigts glissèrent de ma tête à mon bras pour finir à ma main, qu’il prit dans la sienne en entrelaçant nos doigts. Son regard était chaleureux, admiratif, et j’eus l’impression qu’il voyait en moi la personne que j’aurais aimé que tout le monde voie. – Est-ce que… Son regard se déroba, puis revint vers moi, et il bafouilla : – Je… je veux dire, est-ce que tu voudrais sortir avec moi ? Il y avait quelque chose de touchant dans sa vulnérabilité, sa nervosité. Dans l’importance qu’il semblait donner à ma réponse. – J’en serais ravie. – Ouf. J’étais un peu inquiet, laissa-t-il échapper en expirant bruyamment. – Que je refuse ? demandai-je, incrédule. Était-il possible que quelqu’un lui ait déjà dit non ? – Que peut-être tu n’aies pas ressenti la même chose que moi quand on s’est embrassés, expliqua-t-il en caressant la paume de ma main. Mais tu l’as senti, n’est-ce pas ? Puis, sans attendre ma réponse : – Super. Je passerai te prendre à 20 heures samedi prochain. – En fait, le samedi, c’est le seul soir où je ne peux… – Tu te débrouilleras, m’interrompit-il en souriant. Il me regardait complètement différemment, plus sûr de lui, les yeux à moitié fermés. Il amena ma main à ses lèvres et me fit un baisemain, comme un prince dans un conte de fées. – Je déteste être déçu, et je sais que tu ne me décevras pas. Non, je ne le décevrai pas, décidai-je sur-le-champ. Hors de question. Le lendemain, je retrouvai Langley et Kate à Livingston Bagel pour un brunch. J’attendis qu’on ait fini de parler d’Elsa, qui avait teint de toutes les couleurs les cheveux des poupées de collection de sa belle-mère, et de deux filles de troisième qui s’étaient fait choper avec de l’ecstasy dans leur sac, pour leur annoncer la nouvelle. – David ? Il veut sortir avec toi ? Langley était tellement abasourdie qu’elle lâcha sa fourchette et repoussa sa salade. – Je sais, je n’arrive pas à y croire non plus. – Tu ne vas pas accepter, si ? demanda Kate avant de se mettre à étudier avec attention l’extrémité de ses cheveux. – Euh, si. Je veux dire, je pensais y aller. Pourquoi ? – Nicky et lui viennent de rompre. Tu n’as pas peur d’être juste un lot de consolation ? Je ne m’attendais pas à ça. Je pensais qu’elles seraient contentes pour moi, pas… prudentes. Kate avait fini d’étudier ses pointes et regardait dans le vide, les yeux flous, comme quand elle essayait de se mettre dans la peau d’un personnage. – Qu’est-ce qui ne va pas ? Je pensais que tu serais enthousiaste. – Je le suis, dit Kate, tournant à nouveau les yeux vers moi. Bien sûr que je le suis. C’est juste que je ne veux pas te voir souffrir. David est… Disons que ce n’est pas vraiment un saint. Langley était revenue à sa salade. – Moi, j’ai juste été surprise. Personnellement, je trouve ça super, dit-elle en mordillant les bords de la bouchée sur sa fourchette. Et quand bien même ce ne serait qu’un flirt de transition, vous vous amuserez pendant quelques semaines avant de sortir avec d’autres personnes. – Bien sûr, avais-je répondu. Au lieu de ça, David et moi approchions maintenant de l’anniversaire de nos huit mois. Je souriais toujours quand son numéro s’affichait sur mon téléphone ou quand j’apercevais sa voiture. Je n’arrivais toujours pas à croire qu’il m’ait choisie. Et apparemment, il semblait m’aimer de plus en plus et passer chaque semaine davantage de temps avec moi. « J’ai le sentiment que je peux te faire confiance, m’avait-il avoué lors de notre quatrième rendez-vous. Que je peux tout te dire » et je m’étais sentie si importante, si aimée. En vérité, il me confiait tous ses secrets. La fois où, à sept ans, il avait trop arrosé la collection de bonsaïs de son père, et que celui-ci l’avait battu si violemment qu’il s’était retrouvé à l’hôpital. « Ma mère a expliqué aux infirmières que c’était un accident, m’avait-il raconté, pragmatique, sans la juger. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire d’autre ? Si elle avait dit quoi que ce soit, il l’aurait battue elle aussi. » La fois où, à douze ans, son père l’avait laissé quatre jours sans manger ni boire parce qu’il avait oublié de vérifier le filtre à eau dans un aquarium contenant un de ses poissons de concours. Pas étonnant que David ait hérité d’un tempérament légèrement colérique. Mais il avait également un côté mignon, doux, gamin, que j’adorais. Le David qui pouvait rester assis des heures à raconter des histoires à Annie, qui aimait les vieux films romantiques ou n’importe quoi avec les Muppets, qui miaulait quand je lui massais les pieds. Il m’apportait des petits cadeaux sans raison, un pendentif en forme de cœur, une figurine de Wonder Woman parce que je lui faisais penser à elle. Des choses qui lui parlaient et dont il espérait qu’elles me parleraient aussi. Et puis, il y avait eu la fois, à peu près un mois après le début de notre relation, où j’avais été réveillée par des coups frappés à ma fenêtre. J’avais ouvert et il était là, frissonnant bien qu’il ne fasse pas vraiment froid. – Je peux entrer ? avait-il demandé, la voix tremblante. – Qu’est-ce qui ne va pas ? avais-je répondu en l’aidant à passer par-dessus le rebord de la fenêtre. Il était complètement sobre et avait l’air si perdu, si triste. Je ne l’avais jamais vu comme ça. – Est-ce qu’on peut, est-ce que tu peux m’aimer un petit peu ? avait-il dit avant de s’effondrer dans mes bras. Il s’était mis à sangloter et, toujours en le soutenant, je nous avais allongés sur mon lit. Nous étions restés là un long moment, lui dans mes bras, moi le réconfortant comme un enfant. Il s’était cramponné à moi, assez fort pour me faire mal et me laisser des bleus le lendemain, mais ça m’était égal. Il était comme ça, passionné. Quand ses sanglots s’étaient calmés, il m’avait regardée et souri plus gentiment que jamais auparavant. – Je t’aime, Jane, m’avait-il assuré. Plus que je n’ai jamais aimé personne. Je lui avais offert ma virginité cette nuit-là, une preuve d’amour, de la confiance qu’il pouvait m’accorder. Il était merveilleux, gentil et il m’aimait. On ne se disputait que quand je devais annuler un rendez-vous avec lui, mais d’une certaine façon, ça me faisait l’aimer plus encore, car cela montrait à quel point il tenait à moi. – Tu te sens vraiment mieux ? s’enquiert David aujourd’hui, assis à côté de mon lit d’hôpital. Il tape un rythme contre sa jambe, un tic qui trahit son anxiété. Je hoche la tête. – Assez bien pour me parler de ta surprise, celle que je n’ai jamais vue finalement ? C’est la moindre des choses, je t’ai déjà révélé le numéro 139. Je sens un poids sur ma poitrine. Je sais que tout ira mieux quand je lui aurai dit, mais pour l’instant je ne veux pas prendre le risque de gâcher le bonheur de l’avoir là, avec moi. En plus, si ça se trouve je ne vais pas guérir et ça n’aura plus d’importance de toute façon. – Non. Je la réserve pour plus tard. – Ça, c’est juste méchant, râle-t-il, sa belle bouche faisant la moue. – Je sais que tu peux être patient. C’est là que je remarque une égratignure sur son visage. – Qu’est-ce qui t’est arrivé, bébé ? – Rien, répond-il en portant ses doigts à sa joue. – Raconte. Il hausse les épaules, remonte ses lunettes sur son nez et regarde dans le vide. – Apparemment, j’étais un peu plus stone que je ne pensais jeudi soir et j’ai rayé la voiture du Despote en me garant. On s’est légèrement disputés. – David, insisté-je, sincèrement inquiète. – Bébé, tu as d’autres problèmes. Alors dis-moi, y’a des distractions dans cette ville ? – Eh bien, cowboy, c’est la fête tous les jours. Parfois ma mère vient m’embêter, parfois j’ai la chance de pouvoir me laver. J’ai envie de lui parler du message sur le miroir, mais je ne veux pas qu’il me prenne pour une folle. – Il y a un officier de police qui vient en visite. Je pense qu’elle ne m’aime pas beaucoup parce que je ne me souviens de rien. – De quoi tu te souviens exactement ? demande-t-il, et ses doigts accélèrent le rythme. – Je me rappelle être entrée et m’être assise sur tes genoux… – Moi aussi je me souviens de ça, dit-il en souriant. Tu étais trop belle avec ces petites ailes de fée. Et ce… comment tu appelles ce haut que tu portais ? – Un haut « tube ». – Ouais. Joli. Je sens son regard me quitter, comme s’il me visualisait ce soir-là. Mon apparence. Soudain, je réalise pleinement à quel point je suis différente maintenant. J’ai des bleus sur le visage, je ne peux pas bouger. Tout est… sens dessus dessous. Différent. – Quand est-ce que tu m’as vue à la soirée pour la dernière fois ? Ça semble le ramener d’un coup au moment présent. Ses yeux se plissent derrière ses lunettes et sa bouche se crispe comme lorsqu’il est en colère. – Qu’est-ce que tu insinues ? Sa réaction me prend par surprise. Généralement, il réagit comme ça quand on le contredit ou qu’on met sa parole en doute. – Je n’insinue rien, j’essaie juste de rassembler les morceaux du puzzle. D’après le docteur, une partie de ma paralysie est peut-être psychologique, donc plus vite je retrouve la mémoire, plus vite je pourrai bouger. – C’est des conneries tout ça. Pourquoi est-ce que tu ne voudrais pas bouger ? Je me mords la lèvre. – Peut-être que tu pourrais m’aider. À me souvenir. Sa mâchoire se relâche légèrement. – Vraiment ? Tu as tout oublié ? Tu n’es pas en train de te foutre de moi ? – Non, assuré-je, soulagée de le voir se détendre un peu. – Eh bien, je pense que la dernière fois que je t’ai vue, c’est quand tu m’as abandonné pour rejoindre les filles. Il me lâche la main, qu’il tenait dans la sienne jusqu’ici. – Comme toujours. Mon soulagement s’envole et mon sang se glace dans mes veines. Chapitre 13 – Ce n’est pas vrai, je ne t’abandonne pas toujours pour mes amies, insisté-je. – Vraiment ? Et il y a deux semaines ? Que se passe-t-il ? J’ai l’impression que mon univers s’écroule à nouveau. – On en a déjà parlé. Tu as dit que tu comprenais. Que tu me donnais une seconde chance. – Ouais, répond-il en ouvrant et fermant les poings. Eh bien peut-être que je n’aurais pas dû. *** Deux semaines plus tôt, nous avions prévu de nous voir car David était libre l’après-midi. Mais pendant le déjeuner, Langley avait été appelée dans le bureau du directeur : son grand-père était en détresse respiratoire. À la fin des cours, elle nous avait envoyé un texto pour assurer qu’il allait bien, mais elle-même ne semblait pas en grande forme. Bien que Langley soit très fière de n’avoir besoin de personne, de son indépendance, elle avait l’air tellement bouleversée qu’il lui fallait absolument une dose des trois S : shopping, sundaes et solidarité féminine. C’est à ça que servent les amies. Je laissai un message à David pour le prévenir que je serais en retard et me dirigeai vers le centre commercial avec les filles. Sans réponse de sa part, je nous arrêtai en chemin pour acheter ses cupcakes préférés. Quand nous nous étions disputés par le passé, j’avais toujours apporté des cupcakes comme offre de paix. Ça fonctionnait et je finissais généralement par lécher le glaçage directement sur lui. Quand je rentrai de ma virée et sonnai à la porte, personne ne répondit. Son Audi verte était dans l’allée et, en reculant, je vis le rideau de sa chambre bouger, il était donc chez lui. Je sonnai à nouveau. Au bout d’une minute, l’interphone se mit à grésiller. – Quoi ? aboya-t-il. Pas conciliant. J’avais eu raison de me ruiner pour une demi-douzaine de cupcakes. – Hum, c’est moi, bébé. Je suis passée pour m’excuser parce que notre après-midi est tombé à l’eau. Et je t’ai apporté quelque chose. – Je suis en train de répéter, dit-il mais j’entendais de la musique derrière lui. Mon cœur battit la chamade. Je détestais ses changements d’humeur, ses insécurités. J’aurais voulu qu’il comprenne à quel point je l’aimais. Pourquoi était-ce si difficile parfois ? – Ce sont des cupcakes, dis-je d’une voix plus soumise que nécessaire. – Ça ne… va pas marcher, Jane. Ce n’est pas si facile. Oui, il y avait clairement de la musique derrière lui. D’ailleurs, il écoutait « Light my Fire », des Doors, la chanson que nous mettons toujours quand nous nous faisons des câlins. – De quoi tu parles ? – Toi et moi. Ça ne va pas marcher comme ça. Il me quittait par interphone interposé ? Je me mis à trembler. – Est-ce qu’on peut au moins en discuter ? Face à face ? – Je ne sais pas. Il y eut une pause. – OK, attends là. Il descendit quelques minutes plus tard, vêtu seulement d’un jean, son caleçon imprimé d’éclairs dépassant de la ceinture. C’était mon préféré parce qu’il lui allait si parfaitement. Il croisa les bras sur son torse élancé, encadrant parfaitement les taches de rousseur situées juste au-dessus de ses abdominaux bien dessinés. – Alors. Parle. Avec effort, je détournai les yeux de son corps. – Je suis désolée. Je ne pensais pas que ce serait si grave. – Pas grave ? On avait rendez-vous, bébé, et tu as annulé à la dernière minute. – Mais on avait juste prévu de passer du temps dans ta chambre. – Juste ? Parce que passer du temps avec moi ne te suffit pas ? Avant, c’était assez. Écoute, bébé, si tu ne t’investis pas dans cette relation, si tes amies sont tellement plus importantes… – Ce n’est pas ça. Langley avait besoin de moi. – Tu sais, tu te sers beaucoup de Langley comme excuse. À tel point que je suis en droit de me demander si tu es toujours partante pour ça. – Ça ? Il changea de position et haussa ses épaules couvertes de taches de rousseur. – Nous. Son visage, un masque. Un étranger. Je commençai à paniquer, et ma voix me trahit, trop haute et coincée. – Non, David, ce n’est pas ça. Je suis partante. J’essaie juste d’être une bonne amie. En plus, combien de fois as-tu annulé nos rendez-vous pour répéter avec ton groupe ? Il fit un pas en arrière et leva les mains, comme si je l’avais frappé. – Quoi ? Est-ce que j’ai bien entendu ? Tu es en train de comparer faire les magasins avec mon groupe ? Mon cœur se retourna dans ma poitrine. Qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? – Non, bien sûr que non. Je… je suis juste désolée. Je ne voulais pas te blesser et je ne pensais pas que ce serait aussi important pour toi, je suis vraiment désolée. Il contemplait le lointain, par-dessus ma tête, comme s’il ne pouvait même pas supporter de poser son regard sur moi. Je m’étais mise à pleurer et, quand je voulus m’essuyer les yeux, je réalisai que j’avais toujours les cupcakes à la main. – Tiens. Je t’ai acheté ça. Il ne bougea pas. – Je suis désolée, murmuré-je à nouveau. S’il te plaît, ne me quitte pas. – Te quitter ? répliqua-t-il en fronçant les sourcils. J’étais tellement bouleversée que je ne savais plus où j’en étais. – Je veux dire pardonne-moi. Je t’en prie, pardonne-moi. Sans me regarder il répondit : – J’ai besoin d’un peu de temps. Il prit les cupcakes et referma la porte. Je rentrai chez moi en marchant au milieu de la rue, indifférente à ce qui pouvait m’arriver. J’étais engourdie, gelée de l’intérieur jusqu’au bout des doigts. Quand j’ouvris la porte, Annie jouait à un jeu bizarre dans le cabinet de toilette du bas. Elle me vit et accourut vers moi avant de s’arrêter pour me regarder. – Tu as l’air triste, remarqua-t-elle. – Je vais bien, marmonnai-je. Elle me jaugea à travers ses épaisses lunettes. – Je joue à La Mariée gluante. Tu veux jouer avec moi ? Tu peux même être la mariée si tu veux. C’était un honneur que je ne pouvais malheureusement pas apprécier, vu mon état d’esprit. – Non, merci. Je dois faire mes devoirs. Elle me serra dans ses bras. – Je serai dans mon bureau (elle désigna le cabinet de toilette) si tu changes d’avis. Je la regardai retourner à son jeu et me demandai un moment comment elle pouvait faire complètement abstraction de ce que les gens pensaient, de la façon dont ils se comportaient, de ce qui était normal, et être aussi sûre d’elle, convaincue d’être adorée. Plus tard ce soir-là, David vint à la maison. J’écoutais de la musique, je n’entendis donc pas la sonnette ni quand il frappa à la porte. Je ne me rendis compte de sa présence que lorsqu’il posa les mains sur mes épaules pour regarder ce que j’étais en train d’écrire. – Photographie et justice sociale, lut-il tout haut. C’est pour quel cours ? – Histoire de l’Europe avancée, répondis-je en fermant le document avant qu’il ne puisse en lire plus, me retournant vers lui. Tu es venu m’aider à faire mes devoirs ? Il sourit et s’assit sur mon lit, tirant ma chaise à roulettes de façon à ce que je me retrouve face à lui, entre ses genoux. – J’ai passé l’après-midi à réfléchir. – J’ai passé l’après-midi à pleurer. – Oh, bébé. Il laissa glisser son pouce sur ma joue, le long de mon bras, en le suivant du regard. Il commença à me masser la main. Je savais que me toucher ainsi l’excitait et mon corps répondit à sa caresse. Il poussa un soupir et leva ses yeux bleus vers les miens. – On va si bien ensemble, non ? Il embrassa doucement la paume de ma main. Je déglutis et hochai la tête. Il effleura l’intérieur de mon poignet. – On ne devrait jamais se disputer, tu ne crois pas ? Je fis non de la tête. Il abandonna ma main et se pencha vers ma bouche. Je désirais tellement sentir ses lèvres sur les miennes. – Tu sais que ce que tu as fait aujourd’hui, annuler comme ça, c’était mal, n’est-ce pas ? Je hochai à nouveau la tête. – Dis-le, exigea-t-il, sa bouche frôlant la mienne, un sourire taquin aux lèvres. – Oui. – Sinon tu ne m’aurais pas apporté de cupcakes. – C’est vrai. – Mais tu ne le feras plus, n’est-ce pas ? – Non. J’essayai d’atteindre ses lèvres avec ma langue. Il rit et m’attira contre lui, sur ses genoux. – Tu veux m’embrasser ? – Oui, soupirai-je. Sa bouche fondit sur la mienne, intense, vorace, possessive, ses mains se posant sur mon dos simultanément. J’adorais quand il me tenait ainsi, comme si je lui appartenais, comme s’il n’allait plus jamais me lâcher. Je pouvais imaginer la scène, moi sur ses genoux, les mains de chaque côté de son visage, sa bouche mordant la mienne. Des éclairs de désir me traversaient. Peut-être parce que j’avais failli le perdre, je me sentais audacieuse, désinhibée. Je le poussai de façon à ce qu’il s’allonge sur mon lit, encouragée par son expression de surprise ravie. J’avais lu dans un des Elle de la mère de Kate que vous pouviez amener votre homme à faire des choses qu’il ne voulait pas faire si vous lui en parliez tout en lui procurant des sensations de plaisir. Je le chevauchai. – On va trop bien ensemble pour se disputer, c’est ça ? – C’est ça, acquiesça-t-il en me regardant, les yeux remplis de malice. – Mais tu comprends que j’ai des responsabilités envers mes amies. Je soulevai de manière évocatrice le bas de mon tee-shirt, comme si j’allais débuter un strip-tease. Je savais à quel point il aimait me voir en soutien-gorge, je m’arrêtai donc juste au-dessus du nombril. – D’accord ? Il déglutit. – D’accord. J’ôtai mon tee-shirt. – Surtout Langley, qui n’a pas de famille et a besoin de ses amies. Ce n’est pas que je fais du favoritisme. Je n’avais jamais été aussi directe avec lui mais, vu sa respiration saccadée, ça lui plaisait. Sa réaction m’encouragea. Je remontai lentement mes doigts le long de sa cuisse et approchai ma bouche de son oreille pour murmurer : – C’est juste que je suis une amie fidèle. J’effleurai sa taille. – OK ? Il gémit. – Mon Dieu. Ma main stoppa au-dessus de sa boucle de ceinture en forme de guitare. – Dis-le. – Oui. OK. Je lui retirai son jean. Il y avait une trace de glaçage sur sa cuisse, juste en dessous de son caleçon. Il avait dû s’en mettre en mangeant les cupcakes, pensai-je, heureuse d’avoir quand même une chance de lécher du glaçage sur lui. Plus tard, nous restâmes allongés là, nos jambes entrelacées, en sous-vêtements, à regarder le plafond. Je pouvais nous imaginer, moi dans mon shorty à pois noirs et blancs et mes grandes chaussettes, lui dans son caleçon couvert d’éclairs, ma tête sur son épaule, mes doigts sur son avant-bras, suivant les contours de ses muscles fermes de batteur. – C’était extraordinaire, dis-je. – Mmm-hmm, acquiesça-t-il, à moitié endormi. – Tu sais que je t’aime, David. – Oui, je sais, beauté fatale. – Vraiment, insistai-je en me redressant sur un coude. Il glissa mes longs cheveux noirs derrière mon oreille. – Oui. C’est juste que je ne veux pas être pris pour un imbécile, tu sais. Je t’ai tout confié de moi. Tu n’es pas en train de m’embobiner, n’est-ce pas ? Tu ne vois pas d’autres mecs dans mon dos ? C’était pour ça qu’il était si possessif. Mon cœur se brisa presque pour lui quand je compris que ça n’avait rien à voir avec ce que j’avais fait ou non, c’était à cause de son passé avec Nicky. La raison de sa sensibilité. – Bien sûr que non, affirmé-je. Je ne te ferais jamais de mal. Cette nuit-là, il avait frotté son nez contre le mien en disant : – Peut-être que tu peux avoir une seconde chance. À présent, dans ma chambre d’hôpital, assis raide comme un piquet à côté de moi, il dit : – Peut-être que j’ai eu tort. Peut-être que je n’aurais pas dû faire ça. La panique s’empare de ma gorge. – Pourquoi dis-tu ça ? Pourquoi tu n’aurais pas dû me laisser une seconde chance ? – Tu veux vraiment savoir ce qui s’est passé le soir de la fête ? Très bien, voilà ce qui s’est passé : j’étais assis là à t’attendre, toi et ta « surprise », comme un chiot bien dressé, pendant que tu sauvais le monde, ou tes amies, ou je ne sais quoi. Je te faisais confiance. Je croyais en toi. Je croyais en nous. Et là, Elsa s’est pointée pour avoir une petite conversation avec moi. Chapitre 14 Elsa. Elsa Blanchard. Mes premiers temps à Livingston, je l’appelais intérieurement Elsa l’Oseille parce qu’elle conduisait une Porsche, avait au moins trois bracelets de diamants et ne mettait que du Chanel, des lunettes en édition limitée juchées sur sa tête à la bague faite sur mesure à son petit orteil. Même les socquettes qu’elle portait quand le concierge de l’école l’avait trouvée inconsciente sur le toit, avant ses « vacances prolongées », venaient de chez Chanel. Je quitte les genoux de David et me retourne pour lui faire signe mais, à la place, j’aperçois Elsa qui se dirige vers lui en se pavanant. Elle porte un smoking-short en satin de la collection d’été Chanel, assorti d’un chapeau haut de forme, d’un collier de perles terminé par un énorme logo Chanel incrusté de brillants, d’une grosse bague rouge à la main gauche et de sandales compensées avec des nœuds sur l’arrière. Elle a l’air vraiment cool et si c’était n’importe qui d’autre je serais jalouse, mais Elsa ne sort qu’avec des étudiants de l’université, donc c’est plutôt un soulagement. Je sais que David est entre de bonnes mains, ou en tout cas inoffensives. Je me retourne et… – Je parie que tu peux deviner ce qu’elle m’a raconté. David serre les dents, sa posture aussi droite que la perche d’intraveineuse à côté de moi. Les machines cliquent et vrombissent, leur bruit de fond remplissant le gouffre de silence entre nous. Il a raison, je peux deviner ce qu’elle lui a raconté. Bien que j’aie du mal à croire qu’elle l’ait fait. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’Elsa avait le pouvoir de révéler à David quelque chose qui détruirait tous mes plans. Qui nous détruirait. Le jour même de notre dispute, deux semaines plus tôt, M. Jergens, le prof d’arts plastiques, nous avait appelées dans son bureau, Elsa et moi. – J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, avait-il annoncé. Laquelle voulez-vous en premier ? Elsa et moi nous connaissions de loin depuis mon arrivée à Livingston, mais elle était rédactrice en chef du journal de l’école et nous étions devenues amies à la colo photo l’été précédent. Avant cela, j’avais toujours eu l’impression qu’elle ne m’aimait pas et supposais qu’elle m’en voulait d’avoir pris sa place comme troisième Mode-squetaire auprès de Kate et Langley. Quand, l’été dernier, je rassemblai enfin assez de courage pour lui poser la question alors qu’elle, Scott et moi discutions autour d’un feu de camp crépitant, elle avait éclaté de rire. – J’étais seulement amie avec elles parce que ma belle-mère avait insisté, me répondit-elle. Sa belle-mère, Mary-Ellen, avait vingt-sept ans de moins que son père, collectionnait les poupées et était ce qu’on pourrait appeler une arriviste aux dents longues. Elsa prit une voix saccadée pour l’imiter : – Connaître les Bonnes Personnes maintenant te permettra d’entrer dans les Bons Cercles plus tard, ma puce. Elle secoua la tête. – Elle me sort généralement cette phrase autour du troisième verre de chablis – qu’elle prononce d’ailleurs « cha-blisse », expliqua Elsa en avalant une gorgée d’eau vitaminée. Mais en réalité, elle veut se servir de moi pour lui ouvrir des portes qui lui seraient normalement fermées à triple tour. Elle ne comprend pas vraiment que le fait d’avoir été Miss Idaho ne suffise pas pour intégrer le gratin de Livingston. Alors j’ai essayé, pour elle, parce qu’en fait elle est très gentille, mais je n’ai pas réussi. Tu n’imagines pas à quel point j’étais soulagée quand tu es arrivée et que j’ai pu m’extraire sans dommages. J’étais choquée mais je tentai de garder une voix neutre. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Ces deux-là me font peur. Elles sont carrément névrosées, et je sais de quoi je parle : je le suis aussi. Prends Langley. La pauvre orpheline. Elle a besoin d’acolytes, pour que les gens pensent qu’elle est importante. – Qu’est-ce qu’il y a de mal à vouloir compter pour les autres ? demandai-je un peu sèchement. – Il n’y a rien de mal à vouloir être important. Ce qui est mal, c’est de manipuler les autres pour se rendre important. – Langley ne fait pas ça. Cette conversation me mettait mal à l’aise, et pas seulement parce que je devais défendre mes amies. Elsa réfléchit un moment. – Peut-être pas pour toi. Mais c’est comme ça que je le ressentais, moi. Et Kate. Toujours heureuse, c’est comme ça qu’elle veut que les gens la voient, mais en fait, elle est profondément malheureuse. Elle est tout le temps en train de jouer un rôle, de tous nous duper. Elle se saoule de pouvoir. La façon dont elle veut paraître complètement insouciante. En fait elle est juste négligente… ou, en tout cas, elle néglige tout le monde sauf elle-même. – Ce n’est pas vrai, explosai-je. Elle n’est pas du tout égocentrique. C’est l’une des personnes les plus généreuses que je connaisse. Elsa sourit tristement dans la lumière vacillante des flammes. – Vu ton entourage, c’est fort probable. – Aïe, dit Scott. Elsa leva les mains, une fausse reddition. – Je plaisante ? Enfin bref, quand tu es venue, tu étais plutôt leur nouvelle victime que ma remplaçante. – Personne ne pourrait te remplacer, dis-je en essayant de changer de sujet. – Ça, c’est bien vrai, acquiesça Scott, les arêtes minces de son visage et sa peau claire rougeoyant dans la lumière du feu. Elsa fit semblant de me tirer son chapeau. – Ravie que tu sois heureuse. Personnellement, ces deux-là me fichent la trouille. Il m’est arrivé de fixer Langley dans les yeux et je pourrais jurer qu’il n’y avait aucune émotion dans son regard. Rien. Et les yeux de Kate sont encore plus effrayants, c’est comme contempler un gouffre de noirceur tourbillonnante. Elles sont toutes les deux sérieusement dérangées. Je pensais que, pour vouloir passer ton temps avec elles, tu devais être incolore, inodore et sans saveur, pas digne de mon intérêt. Elle me sourit. – Il s’avère que j’avais tort. Quoique, tes goûts en amitié sont un peu suspects. – Elle nous a choisis, nous, intervint Scott, assis de l’autre côté du feu, en train de fumer une cigarette roulée. On rend la vie plus funky. – C’est vrai. Mais on verra comment ça se passera une fois revenus au lycée, conclut Elsa en refusant la cigarette qu’il lui tendait. Je n’insistai pas pour défendre Kate et Langley, je n’en voyais pas l’intérêt. Elsa se trompait. Impossible autrement. Si elle disait la vérité, Kate et Langley ne seraient pas si populaires. Si elle avait besoin de croire ça pour se consoler de ne plus être leur amie, c’était son problème. En plus, je m’amusais bien avec eux et je ne voulais pas provoquer de dispute. Scott, Elsa et moi avions passé beaucoup de soirées ensemble, à parler de la façon dont nous prendrions telle photo, ou bien de nos photographes préférés. Nous ne nous étions pas vraiment vus depuis la rentrée, mais j’étais loin de considérer Elsa comme une ennemie. Pas même le jour où M. Jergens nous avait convoquées toutes les deux dans la salle d’arts plastiques pour nous parler du stage. Il avait un sourire jusqu’aux oreilles. – La bonne nouvelle, c’est que je viens de recevoir un appel des agents de Getty Images à propos de leur stage d’été et ils ont adoré votre travail à toutes les deux. J’étais sans voix. Getty Images était connue pour avoir les photographes les plus qualifiés du métier, le plus de gagnants du prix Pulitzer, les meilleurs. Les photographes de Getty monopolisaient la première page de tous les plus grands quotidiens du monde, faisaient la couverture du Times et de Newsweek. Ils étaient au top. – Et la mauvaise nouvelle ? demanda Elsa. – La mauvaise nouvelle, c’est qu’ils n’ont qu’une place disponible. J’ai essayé de les convaincre, ils ont même fait pression sur la direction, mais seule l’une de vous peut y aller. Vous devez chacune écrire un essai sur votre philosophie de la photographie pour vous départager. Et j’ai bien peur que vous n’ayez qu’une semaine pour le faire. L’essai sur lequel je travaillais le soir où David était passé à la maison, « Photographie et justice sociale », avait fait pencher la balance en ma faveur. J’avais été prise pour le stage. Quand M. Jergens nous avait annoncé la nouvelle, Elsa avait souri et dit : – Félicitations. Je te paie une eau vitaminée pour fêter ça. – Génial. – N’oublie pas, Elsa, nous avait rappelé M. Jergens, tu restes leur deuxième choix, donc si pour une raison ou une autre Jane ne peut pas y aller, tu la remplaceras. – Une eau vitaminée empoisonnée alors, avait-elle plaisanté. J’étais enthousiasmée, mais c’était un engagement très lourd, presque tout l’été. Ça voulait dire que je devrais me rendre quotidiennement en train à New York et que j’aurais donc beaucoup moins de temps à passer avec mes amies et David. Surtout, je serais obligée de renoncer aux dix jours de camping que nous avions prévus tous les deux. J’aurais dû le lui annoncer le jour où j’avais appris que j’étais finaliste, mais c’était celui de notre dispute et, qui plus est, je n’étais pas sûre d’être prise. Après, j’avais voulu lui en parler le jour des résultats – j’avais même annulé un rendez-vous avec Langley à la dernière minute pour le faire – mais son groupe avait un concert et nous n’avions pas eu l’occasion de discuter. Ce n’était pas que je repoussais, j’attendais juste le bon moment. David aimait que les choses se passent comme il l’avait décidé, je savais qu’il serait contrarié de devoir annuler nos vacances. Mais il m’aimait, il serait aussi sûrement heureux pour moi. C’était une opportunité extraordinaire. « Comme si ton groupe signait avec un label pour un droit de regard », avais-je décidé de lui dire, et répété dans ma tête un million de fois. Ce n’était qu’une partie du discours que j’avais prévu pour le soir de la fête. Le pique-nique que Kate et Langley m’avaient aidée à organiser était composé de tous ses plats favoris, avec des cupcakes en dessert. J’allais l’amadouer avec des ailes de poulet en entrée, des hamburgers en plat principal et, pendant qu’il digérerait tout ça, je lui parlerais du stage. Nous fêterions ça avec des cupcakes au chocolat et du champagne, et ensuite il y aurait la douche à seize jets pour un dessert un peu différent. Une manière parfaite de lui montrer qu’on pouvait s’amuser même sans aller camper. Une manière pas du tout parfaite, c’était Elsa l’abordant et le félicitant pour mon stage qui m’éloignait de lui quasiment tout l’été. Ce qui s’était passé, de toute évidence. Il semble si blessé, trahi. – Je ne voulais pas qu’on se moque à nouveau de moi, OK ? Que tout le monde sache ce qui se passe sauf moi… – Je suis vraiment désolée. Je ne pensais pas que c’était important… – Pas important ? Que tu fasses des choses derrière mon dos ? Il est tellement borné, il a tellement peur qu’on lui fasse du mal. J’essaie désespérément de me faire entendre. – S’il te plaît, bébé, je suis désolée. Ce n’était pas mon idée. Et je sais que j’aurais dû t’en parler dès que je l’ai appris… – Oui. – Mais je voulais être sûre de te l’annoncer de la bonne façon. Pour que tu ne flippes pas. – Mission non accomplie. Les larmes me brûlent les yeux. J’ai besoin de lui, besoin qu’il m’aime maintenant plus que jamais. À présent que je suis laide et brisée. Je ne peux pas supporter d’être seule. – J’ai fait une erreur, je l’admets. Il ne s’est rien passé, je ne me suis pas encore engagée. Tout peut redevenir comme avant, nos projets, tout. Tu m’as déjà donné une autre chance. Est-ce que tu peux recommencer ? Il m’observe attentivement. – S’il te plaît. Je t’aime tellement. Et je te revaudrai ça. La prochaine fois, c’est ton tour de te planter. Comme s’il ne pouvait s’en empêcher, son sourire en coin revient de nulle part. – Hum. Tentant. – Dis oui. Il hésite, se gratte le menton comme s’il essayait de prendre une décision. – Très bien. Mais tu as intérêt à assurer. – Qu’est-ce que tu veux dire ? demandé-je en soupirant de soulagement. – La dernière fois, quand on s’est disputés, je n’ai pas seulement dit que je te donnais une autre chance. Ce que j’ai dit, c’est que… Et tout d’un coup je me retrouve deux semaines plus tôt. De retour dans ma chambre, sur mon lit. David m’avait dit : – Peut-être que tu peux avoir une seconde chance. Nos lèvres s’étaient rejointes en un long baiser, lent et profond. Je m’étais éloignée un peu, pour le taquiner. – Une seule chance ? Il avait porté mes doigts à sa bouche pour les embrasser. – Peut-être une chance par heure. Il répète ces mots aujourd’hui, dans ma chambre d’hôpital, et c’est comme si nous étions transportés dans le passé, à cet instant vécu ensemble. Il se lève et essaie de me prendre la main, mais elle est emprisonnée dans un entrelacs de fils et de tubes. – Hum, c’est pas très pratique. – Peut-être qu’il vaut mieux garder cette partie-là pour plus tard. Vu que je ne sens même pas mes doigts. – Ah, ouais, répond-il en se penchant. Mais tu sens ta bouche, n’est-ce pas ? – Oui. Le baiser malmène un peu mes lèvres meurtries, mais je ne veux pas qu’il arrête. Il me fait me sentir normale à nouveau, pleine d’espoir. Je pourrais l’embrasser toute la journée si Ollie n’entrait pas à ce moment-là en disant : – David, mec, il faut qu’on y aille. Il fait cliqueter ses clefs de voiture. – Relax, mon pote, lui envoie David en décollant à peine ses lèvres des miennes. Tu ne vois pas que je suis occupé à faire du bouche à bouche à ma dulcinée ? Ton nouveau téléphone peut attendre. – Sérieusement, mec. La flicaille est là. David se redresse comme si on l’avait électrocuté, mais il est trop tard. – Bonjour, monsieur Montero, salue le lieutenant Rowley. Et vous, monsieur Tisch. Quel plaisir de vous voir tous les deux. Est-ce que vous voulez enfin rajouter quelque chose à vos dépositions ? – Non, m’dame, réplique Ollie avec l’air – et le ton – du citoyen modèle numéro un de Livingston. Sa voix semble détendue mais sa main droite est crispée sur ses clefs. – Très bien, dans ce cas je ne vous retiens pas. – On peut partir ? s’enquiert David. – Je suis juste venue parler à Jane. À moins que vous ne souhaitiez rester pour répondre à mes questions. – Non, pas la peine. Il me fait un signe de victoire à hauteur de sa ceinture et un petit sourire complice. Rayonnant de promesses et d’amour. – On se voit plus tard, bébé. Chapitre 15 Le lieutenant Rowley ferme la porte derrière eux et tire une chaise près de mon lit. – Je vois que vous avez reçu plusieurs nouveaux bouquets et autres cartes. Les plus belles fleurs viennent toujours d’Oliver Montero. – Je suppose. Je ne leur ai pas vraiment donné de notes. Elle me lance le sourire le plus faux que j’aie jamais vu. – Bien sûr. Une jeune fille aussi populaire que vous ne pourrait pas être si calculatrice. Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire. – Vous avez interrogé mes amis ? – Nous essayons d’obtenir la vérité. Elle ouvre son calepin et enlève le bouchon de son stylo, ses gestes, précis et sans hâte. Elle m’observe un moment. – Que pouvez-vous me dire sur Nicole di Savoia ? – Nicky ? C’est une fille de mon lycée. – Comment décririez-vous vos relations avec elle ? – Normales. Pourquoi ? – Selon vos analyses toxicologiques, vous avez toutes les deux reçu une dose d’un médicament appelé Paratol. Elle présente les mêmes symptômes que vous, en plus légers, et une perte de mémoire similaire. – À quoi sert le Paratol ? – C’est un somnifère délivré sur ordonnance. Chez certaines personnes, les effets secondaires se caractérisent par des hallucinations, donc il est très contrôlé et difficile à obtenir. – On a partagé un verre à la soirée. Elle me l’a donné. – Pourquoi ne pas avoir mentionné cela plus tôt ? – Ça ne m’est revenu qu’hier soir : dès mon arrivée à la soirée, elle m’a passé ce gobelet rouge en m’intimant de boire. – Elle vous l’a donné ? Vous en êtes sûre ? Je hoche la tête. Elle écrit quelque chose sur son calepin. – Est-ce que quelqu’un d’autre a touché ce gobelet ? Je déteste la façon dont elle me regarde, comme si j’étais une criminelle. La façon dont elle parle de mes amis. – Non. Une pause. – Je n’ai rien fait de mal. Ses yeux quittent le bloc-notes et se fixent sur moi. Ils sont froids, complètement vides d’émotion. – Personne ne dit cela. De retour vers le cahier. – Avez-vous partagé autre chose ? Je passe en revue mes souvenirs. Notre arrivée, Nicky qui vient vers moi en voulant faire la paix. Qui m’embrasse, me donne le gobelet et me dit de boire. Qui refuse de reprendre le verre quand j’essaie de le lui rendre. – Je ne vois rien d’autre qu’on ait partagé. – À part un petit ami, bien sûr. Son insinuation me prend par surprise. Je me sens nerveuse, mise à nu et le rouge me monte aux joues. – Je suppose. Je veux dire, c’est vrai. Mais Nicky et David ont rompu quelques semaines avant que je commence à sortir avec lui. Je ne le lui ai pas piqué. Je me rends compte que je parle trop, que j’ai l’air sur la défensive. J’inspire profondément. – Ce que je veux dire, c’est que nous ne l’avons pas « partagé ». Et c’est elle qui l’a quitté. Donc ce n’est pas comme si elle voulait encore de lui. – Vous seriez étonnée de la puissance des sentiments qui peuvent se réveiller à la vue de son ex avec une autre femme, répond le lieutenant Rowley en redressant le bloc-notes sur ses genoux. Elle a l’air presque humaine pendant un instant, vulnérable. Puis ses yeux quittent à nouveau le calepin pour se poser sur moi et elle retrouve sa contenance professionnelle. – Est-ce que vous l’avez revue à un autre moment pendant la soirée ? – Je ne crois pas. Mais en même temps, j’ai la sensation que quelque chose cloche. Un détail me titille, tout ça n’a pas de sens. – Attendez. Il n’y a pas de raison que Nicky se drogue elle-même, quelqu’un a dû nous droguer toutes les deux, non ? – C’est une façon de voir. – Vous en avez une autre ? – Votre mère a une ordonnance pour du Paratol. Je ne savais pas qu’elle avait du mal à dormir. Toutes ces nuits où elle ne réagissait pas quand je rentrais tard, j’avais supposé qu’elle s’en fichait. Et si elle était juste droguée ? Elle n’avait jamais eu de problèmes de sommeil auparavant… en tout cas pas que je sache. – Mademoiselle Freeman ? La voix du lieutenant Rowley me ramène dans la chambre d’hôpital. – Je suis désolée. Vous disiez ? Finalement, peut-être qu’il y a autant de choses que j’ignore à propos de ma mère que de choses dont elle ne sait rien à mon sujet. – D’après Nicky, elle a bu dans le gobelet avant de vous le donner et se sentait parfaitement bien, mais lorsqu’elle a bu après que vous l’avez eu entre les mains, elle a commencé à se sentir bizarre. Je m’extrais de mes pensées concernant ma mère. – Attendez, est-ce que vous êtes en train m’accuser de l’avoir droguée ? – Si, comme vous le prétendez, personne n’a touché au gobelet, et si Nicky y a bu avant vous sans effets néfastes, c’est certainement ce qui semble le plus probable. J’ai l’impression d’être sur le pont d’un bateau ballotté par les vagues, sans aucune prise, sans moyen de différencier le haut du bas, le vrai du faux. – Impossible. Nicky s’est trompée. Elle n’a pas bu dans ce gobelet après moi. Elle me l’a laissé pour aller danser. – Elle affirme que si. Et comme elle ne m’a rien caché jusqu’à présent, je suis disposée à la croire. La réalité ondule sous moi de plus belle. Mon estomac se retourne dans mon corps à la fois glacé et brûlant. – Qu’est-ce que je vous ai caché ? – Par exemple que vous vous êtes violemment disputée avec vos deux meilleures amies le soir de la fête. – Quoi ? réponds-je, abasourdie. Je me suis disputée avec Langley et Kate ? C’est elles qui vous l’ont raconté ? – Non, mais plusieurs personnes vous ont vue leur crier dessus et sortir d’une pièce dans laquelle vous étiez toutes les trois en disant (elle cherche dans son calepin) : « Ça suffit, c’est terminé, je vais y mettre fin. » J’ai un flash-back à ce moment-là, Langley devant la porte d’une chambre. Il fait sombre, la porte est beige avec des moulures or. La main de Langley est sur la poignée dorée. Ou bien est-ce celle de Kate ? Tout est vague, flou. Mais je ne me souviens pas de m’être disputée avec l’une ou l’autre. C’est horrible. Je perds la tête. Je ne me rappelle rien mais je sais, je suis sûre que je n’aurais pas pu droguer Nicky. N’est-ce pas ? Je me sens broyée, épuisée, comme si je n’arrivais plus à séparer l’illusion de la vérité. Je dois me reprendre. Trouver les faits. – Qu’est-ce que les gens vous ont rapporté d’autre ? demandé-je, en me forçant à me concentrer sur les néons fluorescents et froids de la chambre d’hôpital. Mais la nausée ne me quitte pas, ni l’appréhension grandissante et la sensation de me noyer dans mes propres doutes. – Que vous n’étiez pas seule quand vous avez quitté la fête. Par contre personne n’a été capable de me dire avec qui vous étiez. Vous vous souvenez de ça ? – Non. – Vous en êtes sûre ? Je me mets à pleurer. – Je ne sais pas ce que vous attendez de moi. Je vous ai dit tout ce que je pouvais. – Vous ne m’avez pas parlé de la boisson droguée jusqu’à maintenant. – Il n’y a que peu de temps que je m’en suis souvenue. S’il vous plaît, ai-je envie de la supplier. Je vous en prie, croyez-moi. – C’est ça, répond-elle en hochant la tête une fois, sans m’écouter vraiment. – Je n’avais aucune raison de droguer Nicky. Une pensée me vient, tel un rayon de soleil traversant des nuages de tempête. – Si vous la croyez, si vous croyez que j’ai mis un truc dans le verre, ça voudrait dire que je me serais droguée moi-même. Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Elle me regarde comme si je venais de marcher droit dans un piège. – Pourquoi vous agenouiller devant une voiture lancée à pleine vitesse ? – Peut-être que je ne l’ai pas vue ? Que je ne savais pas qu’elle était là ? – Une voiture invisible ? Vu son intonation, je suis surprise qu’elle ne ponctue pas son propos d’un gloussement moqueur. Les nuages de tempête m’encerclent à nouveau et j’ai l’impression d’être aspirée dans un tourbillon obscur. Tout ce que me dit le lieutenant Rowley m’embrouille un peu plus, me rend moins sûre de ce qui s’est réellement passé. Ma mémoire ressemble au sourire édenté d’une affreuse sorcière de conte de fées, les trous entre chaque dent vous laissant entrevoir un gouffre sombre et terrifiant prêt à vous dévorer vivant. Le lieutenant Rowley continue à parler, mais je ne fais pas vraiment attention. Parce que je sais à présent ce qui me dérange. Je pense au gobelet en plastique et je suis de retour à la soirée. Je quitte les genoux de David pour retrouver Kate et Langley. Je l’embrasse et prends le gobelet rouge que j’emporte avec moi vers l’escalier. Je me retourne pour lui faire signe et je vois Elsa en train de lui parler. Je me dis qu’il est entre de bonnes mains. Je repars, me cogne contre quelque chose – la rambarde de l’escalier ? – et laisse tomber mon sac. Il s’ouvre, son contenu s’éparpillant sur le sol, je pose donc le verre pour tout ramasser. J’ai posé le verre et l’ai laissé là. Ce qui veut dire que je n’ai pas bu ce qui était dedans. Donc ce qui était dedans n’a aucune importance. Mais cette découverte n’apporte rien à ma défense. Parce qu’elle n’explique pas comment la drogue m’a été administrée. Ça ne fait que renforcer l’idée que je savais que quelque chose clochait avec ce verre et que j’ai évité d’y boire, intentionnellement. Ça me fait paraître encore plus coupable. – C’est tout pour l’instant, mademoiselle Freeman, conclut l’officier. Avez-vous quelque chose à ajouter ? Je suis piégée. Ce n’est pas la vérité qui va me sortir de là. – Non. Chapitre 16 – Je t’offre un dollar soixante-dix-neuf pour tes pensées, me parvient la voix de Langley depuis la porte de ma chambre. Je dois être vraiment préoccupée car je ne l’ai même pas entendue approcher. Je regarde l’horloge : midi passé. – Je suis sûre qu’elles valent plus que ça, mais c’est tout ce que j’ai sur moi. En entrant dans ma chambre, elle glisse son téléphone dans la poche extérieure de son sac Miu Miu. C’est bizarre car généralement elle le range toujours à l’intérieur. Elle a seulement mis du mascara et du gloss, porte un tee-shirt et un cardigan sur un baggy, avec des ballerines léopard et une casquette de distributeur de journaux, mais pas d’autres accessoires, ce qui lui donne l’air beaucoup moins apprêté que d’habitude, comme si elle était partie de chez elle en catastrophe. – Tout va bien ? demandé-je. Elle me lance un regard effaré. – Si je vais bien ? C’est nous qui devrions être inquiètes pour toi, pas l’inverse. C’est tout toi, Dra-J-Bus. Je vais bien, ne t’occupe pas de moi. – Menteuse. Qu’est-ce qui se passe ? Son visage se décompose en un instant. – C’est Popo. Il… nous avons eu quelques déboires. – Oh, Langley, je suis désolée. Elle s’essuie les yeux, ôte un cheveu de son pull. Déglutit. Sa grand-mère et son grand-père ont élevé Langley ensemble depuis qu’elle est venue vivre avec eux, mais Popo et elle ont un lien particulier. C’est lui qui démarre sa voiture à l’avance tous les matins en hiver pour s’assurer que le chauffage est en marche lorsqu’elle y entre. C’est lui qui assiste à toutes ses compétitions de dressage équestre, célébrant ses victoires comme ses défaites en lui offrant un bijou ou un objet qu’elle désirait secrètement. C’est lui qui lui passe en douce des liasses de billets de cent dollars « au cas où elle voudrait s’acheter un soda au centre commercial ». C’est lui qui lui écrivait quand elle était à l’université d’été de Gordonston, en Écosse, et c’est lui qui s’assied à côté de son lit pour lui lire Les Quatre Filles du Dr March, encore aujourd’hui. En tout cas jusqu’à récemment. Bien que le nom de Lawrence Archibald Winterman, ancien président de la Générale du Gaz et de l’Électricité du New Jersey, suscite toujours une admiration absolue, l’homme lui-même décline quotidiennement. Il y a six mois, il est tombé dans l’escalier derrière sa maison et s’est cassé la hanche ; il ne guérit pas aussi bien qu’on pourrait l’espérer. Depuis, malgré les soins d’une infirmière à plein temps, il fait infection sur infection, chacune mettant toute la famille à l’épreuve. – Qu’est-ce que c’est cette fois ? – Il a des douleurs au thorax. Le médecin a demandé des analyses, mais il n’aura pas les résultats avant mardi. Je pense que c’est à cause de ma grand-mère. La grand-mère de Langley est persuadée que les infirmières présentes pour s’occuper de Popo la volent, elle cherche donc sans arrêt à les confondre et installe partout des équipements de surveillance pour les prendre en flagrant délit. Tout ce que ces précautions ont réussi à provoquer, c’est une atmosphère tendue et une ribambelle d’infirmières qui démissionnent en raison de conditions intolérables. – Elle essaie juste de trouver quelque chose à contrôler, explique Langley avec un sourire résigné. Pour ça, ma mère lui ressemblait. Quand des éléments perturbateurs apparaissaient dans sa vie, des choses qu’elle ne pouvait pas empêcher comme une panne de l’air conditionné de la caravane, elle devenait super rigide dans un autre domaine, nous astreignant à un régime stupide ou faisant une fixette sur ma posture. Difficile d’imaginer Langley autrement que comme une gamine gâtée de la côte Est vivant dans un palace, mais en réalité, elle a passé ses onze premières années dans une caravane aux abords de Tucson, en Arizona. Un jour, j’avais voulu savoir comment c’était et elle avait répondu : « La caravane était si douillette quand on y restait toutes les deux, on avait l’impression de vivre dans une maison de poupées. » « Maman a littéralement dévalisé tout le rayon peluches de Toys Us quand nous avons su que Langley venait habiter chez nous, m’avait raconté son grand-père un jour où nous prenions tous les trois le thé dans son bureau. Le premier soir, Langley les a tous pris, le daim géant, la girafe, le lion, et s’en est servie pour tendre des draps, pour créer une tente dans laquelle elle se sentirait à son aise, parce que sa nouvelle chambre était trop grande. Quelle fille ! » Il lui avait pris la main et l’avait regardée avec une telle fierté que j’en avais été jalouse. « Quelle fille intelligente et débrouillarde ! » Je n’appris les circonstances qui avaient mené Langley à vivre chez ses grands-parents qu’à l’occasion de la classe de neige à Killington, pendant ma première année à Livingston. Chacun était pressé d’essayer le Jacuzzi après une journée de ski, mais Langley et moi avions toutes deux décrété que nous resterions plus longtemps sur les pistes. Dans mon cas, c’était un mensonge – la journée était maussade et glaciale – et j’allai me cacher dans le snack-bar du refuge, vêtue d’un jean et d’un pull de pêcheur à grosses côtes. C’était un espace octogonal caverneux avec des poutres au plafond et d’énormes fenêtres donnant sur les montagnes. Comme tout le monde était sur les pistes, presque toutes les tables restaient vides. Jusqu’à ce que, cinq minutes plus tard, Langley se glisse près de moi. Elle portait un jean, des après-ski beiges Louis Vuitton et une parka bleu ciel, la capuche doublée de fourrure blanche encadrant parfaitement son visage. – OK, Dra-J-Bus. C’est quoi, ton excuse ? Pourquoi tu n’es pas à la Jacuzzi Party ? Je retins mon souffle. Sa franchise m’avait prise de court. – C’est une longue histoire. Elle regarda sa montre. – J’imagine qu’on a deux bonnes heures avant que les autres commencent à s’ennuyer, à se ratatiner dans l’eau et oublient que nous n’étions pas là, donc on n’aura pas à leur donner de raison. Si ton histoire dure plus longtemps, il se peut que j’aie besoin de pop-corn. – Et toi, pourquoi tu ne veux pas y aller ? demandai-je alors qu’elle enlevait sa parka et tirait les manches de sa polaire blanche pour recouvrir ses mains. – On échange. Tu me racontes la tienne et je te raconte la mienne. Kate, elle et moi étions presque inséparables depuis deux mois et demi, mais c’était la première fois que je me retrouvais seule avec Langley. J’ignore si je voulais qu’elle m’aime ou si j’avais juste besoin d’en parler à quelqu’un. Sans réfléchir, je lâchai : – En novembre dernier quand j’habitais Chicago, Bonnie, ma meilleure amie, est morte dans un Jacuzzi. Les mots sonnaient faux, comme si un personnage de film les avait dits, pas moi. Les yeux bleu clair de Langley s’agrandirent démesurément. – Mon Dieu. Je suis désolée. Qu’est-ce qui s’est passé ? – Je ne sais pas, en fait. Je regardai la vapeur s’élever de mon chocolat chaud, la laissant m’entraîner dans le souvenir. J’avais peur, mais j’étais aussi légèrement euphorique. Je n’avais jamais discuté de ça avec personne. – C’était à une soirée, dis-je finalement. Quand j’avais parlé à Bonnie de la soirée, sa réaction avait été : « Premièrement : non. Deuxièmement : merci. » – Tu peux user de tous tes pouvoirs sur moi, jeune Jedi, m’avait-elle prévenue, je ne faiblirai pas. Pourquoi est-ce que tu voudrais aller à cette soirée ? Je ne connais même pas ces gens, et toi non plus. En plus, ta mère ne te laissera jamais aller à une fête organisée par un mec de seconde. Bonnie avait un frère, son aîné de quelques années, sur lequel ses parents avaient passé la phase « surprotecteurs », mais ma mère n’était pas encore sortie de ladite phase, qui avait plutôt empiré depuis la mort de mon père quelques mois auparavant. – Je ferai le mur, avais-je répondu. Et c’est précisément parce qu’on ne les connaît pas qu’on devrait y aller. Pour rencontrer de nouvelles personnes. Tu veux mourir sans avoir été embrassée ? Je sortis ma meilleure carte de Jedi. – Il paraît que Mark Ellis y va. C’était un peu de la triche d’utiliser son grand faible pour ce garçon de terminale, mais ça avait marché. – Très bien. Je serai ton chaperon, avait-elle finalement accepté. Mais je tiens à dire que c’est une très mauvaise idée. J’emporte mon Harry Potter de poche, comme ça au moins j’aurai quelque chose à faire pendant que tu te ridiculises. La voix de Langley me parvint, par-dessus la table du bar creusée de graffitis. – Elle s’est cogné la tête ? Comment est-elle morte ? – Je… je ne sais pas vraiment. J’étais avec quelqu’un d’autre. Quand je l’ai retrouvée, elle était juste étendue dans le Jacuzzi, la tête en arrière et ses cheveux sombres flottant autour d’elle, contemplant le ciel comme si elle cherchait la Grande Ourse. Elle était belle, en paix. Comme Ophélie dans Hamlet, tu vois ? Langley hocha la tête. – Son visage était d’un ovale parfait dans le clair de lune et ses yeux brillaient. Au début, je n’arrivais pas à croire qu’elle était morte. Et puis… Je m’interrompis. Des larmes brûlantes commencèrent subitement à couler sur mes joues, finissant leur course dans mon chocolat chaud. Langley passa un bras autour de mes épaules. – Et puis qu’est-ce qui s’est produit ? Je croisai son regard. – Et puis tout ce qui m’est venu à l’esprit c’était Mon Dieu, ses sourcils ont besoin d’être épilés. Je me mis vraiment à pleurer à ce moment-là, de violents sanglots qui me tordaient de l’intérieur. – Tu le crois ? Elle était morte et c’était ma seule pensée. Ses sourcils. J’appuyai mes paumes sur mes yeux, forçant les larmes à y rentrer. Je ne méritais pas de pleurer, ne méritais aucune compassion. – Ça arrive souvent, dit Langley en me caressant le dos. Sa voix était apaisante, calme. Maternelle. – De se focaliser sur un détail insignifiant. C’est normal. Je gardai la tête dans les mains. – Ils ont dit qu’elle avait fait une overdose. Qu’elle s’était suicidée. – C’est vrai ? – C’est ce qu’ils ont dit. Il y eut un instant de silence. Langley le brisa en disant de sa voix la plus douce : – Ça a dû être terrible pour toi, Dra-J-Bus. Vraiment terrible. Je posai la tête sur la table, l’entourai de mes bras. – C’est moi qui l’ai emmenée à la fête, dis-je juste assez fort pour être entendue, un autre secret que je n’avais jamais confié à personne. Elle ne voulait pas y aller et je l’ai obligée. Si je ne l’avais pas convaincue, rien de tout cela ne serait arrivé. Si seulement j’avais… – Non, dit Langley. Arrête ça tout de suite. Le fait que tu l’y aies emmenée n’est pour rien dans son suicide. – Je ne sais pas. Langley posa la main sur mon épaule, mais je n’osai pas la regarder dans les yeux. – Les gens ne se tuent pas parce qu’ils s’ennuient à une soirée. S’ils passent à l’acte, c’est pour des raisons bien plus profondes et anciennes. Elle glissa un doigt sous mon menton et releva mon visage. – Regarde-moi, Jane Freeman. J’obtempérai. Elle aussi avait les larmes aux yeux. À son expression, je vis qu’elle comprenait, qu’elle comprenait ce que j’avais dit et peut-être même ce que j’avais tu. Elle me fit un petit sourire triste, complètement différent de son sourire habituel. Un sourire tendre, aimant. – Tu n’es pas responsable de ce qui est arrivé à ton amie. Tu n’as pas provoqué son overdose. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais jamais réalisé le fardeau que représentaient tous ces secrets. De les partager, surtout avec Langley, me donna l’impression d’émerger de sous une couverture étouffante. J’étais remplie d’une gratitude telle que j’en étais presque euphorique. – Merci, lui dis-je. Tu… tu es géniale. Elle secoua la tête et me lança cette fois son sourire caractéristique. – Ne me remercie pas, remercie le Dr Phil, tout ce que je sais de la psychologie je l’ai appris avec lui. J’éclatai de rire, mon visage toujours humide et salé de larmes. – Ça a dû être dur de perdre ta meilleure amie comme ça. – Oui, ça l’a été. Et pas seulement pour les raisons que tu connais, pensai-je. Car il y avait encore un secret que je n’avais pas dévoilé. Je fixai la table, suivant avec mon doigt l’inscription gravée (B.G. + A.F. POUR TJRS) laissée par un anonyme et me demandant si je devais lui parler du reste. M’alléger une bonne fois pour toutes. Raconter enfin la vérité à quelqu’un. Je la regardai, son visage attentif, ses yeux bleus scintillant comme les stalactites de la fenêtre, et perdis courage. J’avais trop peur de ce qui se passerait si j’allais au bout. Trop peur qu’elle me voie comme la trouillarde, la perdante que j’étais et décide que je n’étais pas digne de son amitié. À la place, je demandai : – Et toi ? C’est quoi ton traumatisme du Jacuzzi ? Je ne sais pas ce que j’attendais, mais ce n’était pas ce qui se passa. Langley souleva sa polaire et je vis une longue cicatrice plissée qui traversait son torse pâle pour disparaître dans son jean. – Elle descend jusqu’à ma cuisse. – Qu’est-ce qui s’est passé ? Elle détourna le regard et resta silencieuse un long, très long moment, à tel point que je pensai qu’elle avait changé d’avis et décidé de garder son secret. Puis, abruptement, elle parla : – Ma mère a grandi à Livingston, dans la maison qu’habitent encore mes grands-parents aujourd’hui, tu sais. Je ne voyais pas du tout où elle voulait en venir. Est-ce que c’était à propos de leur piscine ? Elle continua. – À dix-huit ans, ma mère est tombée enceinte. Ses parents, enfin, Maman, lui posèrent un ultimatum. Révéler le nom du père ou quitter la maison. Ma mère et Maman se ressemblaient beaucoup, aussi têtues l’une que l’autre, et ni l’une ni l’autre ne voulaient céder. Donc, au sixième mois de sa grossesse, ma mère déménagea à Lynx Arches, en Arizona. – Ça a l’air exotique. – La nature est vraiment très belle. Un immense ciel bleu, des montagnes rouges. La plupart des gens vivent dans des caravanes, donc architecturalement ça laisse un peu à désirer. – Pourquoi est-ce que ta mère a choisi l’Arizona ? – Probablement parce que c’était l’opposé de Livingston. En plus, comme elle ne voulait pas que ses parents puissent la retrouver, elle utilisait un faux nom, donc elle ne pouvait pas prouver qu’elle avait un diplôme et les boulots qu’elle obtenait n’étaient pas géniaux. Serveuse. Secrétaire. Réparatrice de petit électroménager. À travers la fenêtre panoramique, elle contempla les montagnes incendiées d’orange et de rose par le coucher de soleil. – Pendant un moment, elle a été l’assistante d’un serrurier, alors elle rapportait des cadenas à la maison le soir et s’entraînait à les ouvrir. Le mieux, c’était quand elle travaillait à la boulangerie. Son regard se tourna vers moi et elle sourit tristement. – C’est comme ça que j’ai appris à mettre le glaçage sur les gâteaux. Tu ne savais pas que je pouvais faire ça, si ? Je suis une championne du glaçage. – J’y penserai à mon prochain anniversaire. – Tu ferais bien. Ma mère croyait qu’il fallait provoquer sa propre chance et, pour faire ça, qu’il fallait avoir des connaissances. Elle m’a appris à coudre, à tirer au pistolet et à réparer presque n’importe quoi. Et puis, le printemps de mes onze ans, elle a décidé de m’apprendre à nager. Elle immergea un mini-chamallow dans sa tasse de chocolat jusqu’à ce qu’il fonde. – Chaque mardi et jeudi après l’école on se retrouvait à la caravane pour aller à la piscine municipale. C’était notre rituel, ça compensait le fait qu’elle parte au travail avant que je sois levée parce que la boulangerie ouvrait très tôt. Je pédalais toujours deux fois plus vite sur le chemin de la maison ces jours-là parce que j’adorais mes leçons de natation avec elle. Elle se tenait plus immobile que jamais, mais le soleil couchant illuminant ses cheveux blonds la faisait chatoyer. – Un mardi, j’ai crevé et j’ai dû marcher la moitié du chemin, donc je suis arrivée un peu plus tard que d’habitude. J’étais en train d’attacher mon vélo quand j’ai senti une drôle d’odeur. J’ai levé la tête et j’ai vu de la fumée sortir de sous la porte. La caravane était en feu. Ses doigts se mirent à dérouler le bord de son gobelet en carton. – J’ai utilisé mon pull pour ouvrir la porte et les flammes m’ont explosé au visage. J’ai appelé ma mère, mais elle n’a pas répondu. Alors je me suis précipitée à l’intérieur à travers les flammes. C’est comme ça que j’ai eu les cicatrices. Son regard ne vacilla pas. – Je suis arrivée trop tard. Le… l’incendie s’était déjà propagé et ma mère était… ils ont dit qu’elle était morte asphyxiée, que les brûlures sur son corps, elle n’a pas senti… n’avait aucune chance… jamais… Elle inspira brusquement et contracta la mâchoire. Ses yeux fixaient les poutres du plafond, ses poings serrés, aux articulations livides trahissant l’effort qu’elle faisait pour ne pas pleurer. Je l’entourai de mes bras, consciente à la fois de sa force et de ma faiblesse. Elle avait été honnête, s’était mise à nu devant moi en me racontant tout. Je n’avais pas été capable de lui rendre la pareille. J’avais omis une partie de mon histoire. La partie la plus dure. J’ouvris la bouche pour la dévoiler, mais elle resta coincée dans ma gorge. Quand sa respiration s’apaisa, elle se dégagea et me fit face. – Je suis désolée. – De quoi ? Je… je suis réellement honorée que tu m’en aies parlé. Elle hocha la tête et entoura de ses mains le gobelet déchiqueté, l’observant comme si toutes les réponses aux mystères de la vie y étaient contenues. – Elle me manque, dit-elle. J’essaie de ne pas le montrer devant Popo et Maman, mais elle me manque chaque jour. Je me demande comment serait ma vie si ce n’était pas arrivé. Si j’étais rentrée plus tôt. Si j’avais pu la sauver. – Langley, tu t’es comportée en héroïne ce jour-là. Tu as été tellement courageuse. Ta mère aurait été fière de toi. Et elle serait fière de ce que tu es devenue. Elle secoua la tête, les yeux toujours fixés sur son chocolat. – Tu crois vraiment ? – Qui ne serait pas fier de toi ? Tu es un rayon de soleil dans la vie de tes grands-parents. Tu es intelligente, belle, drôle, populaire et adorée. – C’est vrai que je suis assez géniale, non ? dit-elle avec un mince sourire. Elle avait l’air à la fois courageuse et vulnérable. Toute sa personne m’émerveillait. – Oui. – Qui se ressemble s’assemble, dit-elle en me faisant un clin d’œil. Dis-lui, insistait ma voix intérieure. Raconte-lui le reste. Mais avant que je ne puisse le faire, Langley avait repris son histoire. – Enfin bref, conclut-elle ce jour-là à Killington, ma mère n’a jamais fini de m’apprendre à nager. Donc je ne sais toujours pas. Et les cicatrices me rappellent constamment ce qui s’est passé. Tu n’en parleras à personne, n’est-ce pas ? Ni de ce qui s’est passé ni de mes cicatrices ? Mes grands-parents n’aiment pas que les gens soient au courant. En l’écoutant, je me disais que Langley me rappelait quelqu’un et, à cet instant-là, je réalisai qui. Ma tortue intrépide, Amerigo. Aussi courageuses l’une que l’autre. Elles avaient toutes les deux connu des épreuves dont elles s’étaient servies pour devenir plus fortes. Elles étaient des survivantes. Je ne pouvais pas imaginer avoir un jour la moitié de leur courage et de leur force. La force de montrer sa vulnérabilité, aussi. – Ton secret est bien gardé, assurai-je. – Je sais. Je sais que je peux compter sur toi, répondit-elle en souriant. *** À présent, avec ses cheveux ramenés négligemment en arrière et sous les lumières crues de ma chambre d’hôpital, la cicatrice barrant la joue de Langley est plus visible. – Tu devrais être avec Popo, dis-je. Pas ici avec moi. – Ne sois pas ridicule. Tu as besoin de moi. En plus, je vois bien que quelque chose te préoccupe. – Rien d’important. – Bien, dans ce cas ça ne te prendra pas longtemps de m’en parler. Elle va à la fenêtre et saisit l’ours en débardeur. – Raconte tes soucis à l’ours infirmier, Dra-J-Bus. Il écoute extrê-miel-ment bien. – Stop, m’écrié-je en riant. Je capitule. Elle revient et s’installe dans une chaise à côté de mon lit. – C’est à propos de David ? Je l’ai croisé avec Ollie dans le parking. Ou plutôt, Ollie a failli m’écraser. C’est un danger public dans cette énorme Land Rover. Pas étonnant qu’il ait un chauffeur la plupart du temps. David était tellement inquiet pour toi, il m’a appelée pour que je le tienne au courant. Je suis si heureuse que vous soyez de nouveau ensemble. – De nouveau ensemble ? Elle cligne des yeux. – Je veux dire que vous vous soyez vus. Ta mère était très méfiante hier, elle ne voulait pas qu’il vienne. Bien sûr. J’aurais dû savoir que ma mère s’interposerait. – Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? – Je sais que ça va te paraître bizarre, mais est-ce qu’on s’est disputées ? À la soirée ? – David et toi ? demande-t-elle d’un ton soudain méfiant. – Non, toi et moi ? Elle a l’air surpris. – C’est juste que des gens ont raconté ça à l’officier de police, et j’ai cette image de toi debout devant une porte, refusant de me laisser passer. Ou quelque chose comme ça. C’est étrange. Son visage se détend mais elle se met à tournicoter la bague d’amitié à sa main droite. – Oh. Eh bien, oui, si l’on veut. J’essayais de t’empêcher de sortir de la salle de bains. Tu… je ne sais pas ce qui s’est passé, mais tu étais furieuse contre David, tu sanglotais et tu n’arrêtais pas de dire : « Je ne peux plus le supporter. C’est fini. J’abandonne, c’est fini. Je veux juste que ça s’arrête. » Et je me suis dit… je me suis dit que ce serait mieux si tu ne le quittais pas comme ça. Cette nuit-là. – C’est sûrement ce que les gens ont entendu. C’est pour ça qu’ils ont pensé que Kate, toi et moi nous disputions. Tu sais ce qui s’est passé ? – Non, je t’ai trouvée en larmes. – Et j’ai dit que je voulais rompre avec David ? – Tu disais que tu voulais juste y mettre fin… que tu voulais que ça s’arrête. Elle hausse les épaules. – Peut-être que tu parlais d’autre chose. Sa voix est douce, plus que d’habitude, et je dois tendre l’oreille. – Comme quoi ? Ça m’évoque la scène d’un film dont l’image n’arrête pas de sauter. Certains plans sont nets, mais d’autres complètement flous. Langley devant une porte, l’air bouleversé, et moi en train de dire ces mots, ça je peux plus ou moins l’imaginer. Mais pourquoi ? De quoi aurais-je été témoin qui m’aurait poussée à rompre avec David ? Si quelque chose s’était vraiment passé, ne l’aurait-il pas mentionné ? Je l’aurais sûrement remarqué quand il était là ? Tu es juste en train de devenir parano, me dis-je fermement. Comme le message sur le miroir, c’est probablement quelque chose que mon cerveau invente, influencé par de puissants médicaments. – Merci de m’avoir évité de me ridiculiser, dis-je. David a ses défauts, mais je l’aime toujours. – Bien sûr. Cette soirée était juste bizarre. Tu sais qu’Elsa a embouti sa Porsche ? Elle est rentrée dans un poteau. – Quoi ? – Ouais, et ce n’est pas tout. Apparemment elle délirait ou quelque chose du genre et elle était si agressive avec les secouristes qu’ils ont dû l’attacher. – Elle était bourrée ? – C’est Elsa. Elle apporte sa propre eau minérale en soirée. C’est vrai. Elsa ne boit pas et ne se drogue pas. Elle est assez barrée comme ça. – C’était une crise de nerfs ? – Qui sait ? Mais c’est chelou, non ? C’est génial de parler d’autre chose que de moi, de reprendre le rythme des ragots avec Langley, même si je suis vraiment inquiète pour Elsa. Elle continue. – Ollie a entendu dire qu’elle avait fait une dépression nerveuse et avait été envoyée dans les Bahamas pour vivre avec sa vraie mère, mais je crois qu’ils l’ont mise en observation dans un hôpital psychiatrique. – Elle va bien ? Je veux dire physiquement ? – Oui, je crois qu’elle n’a rien eu, juste quelques bleus. Alors, qui d’autre est venu te voir aujourd’hui ? Est-ce que Kate est passée ? Le brusque changement de sujet me déstabilise un instant. – Non. Euh, pas encore. – Je suis sûre qu’elle sera bientôt là. Elle est tellement inquiète. Elle t’aime vraiment. Quelque chose dans la façon dont elle me regarde me met mal à l’aise. Est-ce qu’elle sait ? Non. Personne ne sait. Pas même Langley. Surtout pas Langley. – Il faudrait que j’y aille, me dit-elle en souriant. Pauvre chérie. Tu as très mal ? – Un peu. Je jette un œil à la perfusion à côté d’elle. Trois sacs y sont suspendus, avec quatre moniteurs. – Je pense qu’ils me maintiennent pas mal droguée. Pour l’instant, le plus dur, c’est de ne pas se souvenir. Oh, et de ne pas pouvoir bouger. Je dis ça pour rire, mais ma voix ressemble à un croassement piteux. – Tu vas te remettre. Promis. Elle se penche pour m’embrasser sur le nez et son bras doit appuyer accidentellement sur le tube de ma perf parce que, tout à coup, la douleur me submerge comme un raz de marée. Le moniteur cardiaque se met à hurler, Loretta se précipite dans la chambre, Langley se retire dans un coin et je me mets à hyperventiler. Mon Dieu, la douleur. Ma vision est parsemée de points noirs et blancs, mes oreilles vrombissent et mon corps se convulse dans un spasme de souffrance, comme si mon squelette tentait de s’échapper. J’entends des cris, mes cris. À présent je nage, je nage dans l’eau brune, quelqu’un crie Pousse-toi de là, espèce de garce jalouse, je nage jusqu’en haut, brise la surface et… Tout à coup tout va bien. Mon corps se détend. Ma vision s’éclaircit. Mes oreilles cessent de résonner. Tout redevient normal. Même mieux que normal. Loretta se penche sur moi. – On a dû t’endormir un instant, mais juste un instant. Comment te sens-tu ? – Super bien, dis-je sincèrement. Mais ce n’est pas le cas de Langley. Elle est blanche comme un linge, tremblante et effondrée sur une chaise dans un coin comme si elle essayait de se faire la plus petite possible. – Mon Dieu, je suis désolée, gémit-elle. Je ne voulais pas te faire mal. Je ne l’ai pas fait exprès. – Ne t’inquiète pas. Juste un accident avec la perfusion. Pas de dégâts permanents, lui répond Loretta avec un gentil sourire. – Je suis trop nulle, dit Langley, le visage enfoui dans ses mains. Je lui souris largement. Je ne sais pas ce que m’a donné Loretta, mais je me sens en pleine forme. – Je vais bien. Tout est normal. Et maintenant je sais à quel point j’ai besoin de cette intraveineuse. Langley me jette un coup d’œil à travers ses doigts. – Oui, j’imagine. Toujours au cœur de l’action, ma mère entre précipitamment, dans un nuage de Coco de Chanel et de questions, Joe sur les talons. – Qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce qui s’est passé ? – Juste un petit incident, rien d’inquiétant, les rassure Loretta. – Vous êtes sûre ? insiste ma mère. Jane est pâle comme un fantôme. – Je ne suis pas encore un fantôme, Mère. – Ce n’est pas drôle, répond-elle sèchement. Je regarde derrière elle. – Où est Annie ? – Elle passe la journée chez les Montero à jouer avec Dora. Dora est la petite sœur d’Ollie. Ma mère pivote et aperçoit Langley pour la première fois depuis qu’elle est entrée. – Langley, chérie, quel plaisir de te voir ici. Comment vont tes grands-parents ? Les grands-parents de Langley étant deux des habitants les plus importants de la région, ces politesses sont indispensables, même si votre fille est paralysée dans un lit d’hôpital. Pas question de laisser un détail – le fait d’avoir frôlé la mort – interférer avec nos bonnes manières. – Ils vont aussi bien que possible et m’ont chargée de transmettre à Jane leurs souhaits de prompt rétablissement. – Remercie-les pour nous. Ça nous touche énormément. – Est-ce qu’il y a du nouveau ? s’enquiert Langley. – La police a des preuves crédibles désignant les cambrioleurs de la supérette comme étant les coupables. Ils ont renversé Jane en fuyant. – Qu’est-ce que ça veut dire, des « preuves crédibles » ? demandé-je. – Un véhicule correspondant à la description de celui des braqueurs a été aperçu à proximité du dix vingt-sept. C’est le code pour « délit de fuite », explique ma mère comme si elle sortait de l’école de police. Et les rainures des traces de pneus coïncident peut-être avec le véhicule qui leur a permis de s’enfuir. – Reçu cinq sur cinq, agent Rosalind, raillé-je. Ses lèvres se crispent, mais elle ignore mon ton hargneux et s’adresse à Langley pour faire diversion. – Nous donnons une conférence de presse dans quelques minutes pour essayer d’obtenir des informations sur le lieu où se cachent les cambrioleurs, si tu veux rester. – Ça veut dire qu’ils vont attraper les responsables, en conclut Langley. C’est une excellente nouvelle. Ma mère hoche la tête. – Ça veut surtout dire que Jane est une victime de la criminalité grandissante dans cette ville. Un symbole de ce qui est en jeu pour nous tous. J’applaudirais, si je le pouvais. – Il faut la garder, celle-là, dis-je à ma mère. J’espère que tu vas t’en servir à la télé. – Ta négativité et ton sarcasme constants sont tellement… Elle s’interrompt et, si je ne la connaissais pas si bien, je pourrais croire qu’elle va se mettre à pleurer. Mais je la connais trop pour y croire. – Tu n’imagines même pas combien cette constance me coûte. Vrai. Je ne suis comme ça qu’avec ma mère. Pour la première fois, en regardant les rides sur son front, je me demande pourquoi. Elle soupire et me prend la main, hésitante. – Tu ne vois pas, chérie, cela signifie que tout ça sera bientôt fini. Ah oui, voilà pourquoi. Je ne sais pas ce qu’elle veut dire par « tout ça » ou « bientôt fini », mais je sais que l’une de nous est toujours complètement paralysée. Et risque de le demeurer, quel que soit le nombre de cambrioleurs qu’elle attrape. Encore une preuve qu’elle refuse de me voir comme je suis. Refuse de voir la personne en face d’elle, aujourd’hui ou jamais. Langley se lève de sa chaise, m’épargnant d’avoir à penser à une repartie appropriée. – J’aimerais pouvoir rester pour la conférence de presse, mais il faut que je rentre. Mon grand-père. – Bien sûr, chérie. Merci d’avoir remonté le moral de notre pauvre malade. – C’était un plaisir. – Tu vois, Mère. Tout le monde prend plaisir à être avec moi, sauf toi. Langley m’embrasse sur le front, m’enveloppant d’effluves de pamplemousse. – Au revoir, Dra-J-Bus. J’essaierai de revenir plus tard. – Prends soin de Popo. C’est plus important. Je suis sincère. Elle est tellement gentille de passer du temps avec moi quand sa propre vie est si instable. C’est tout Langley : toujours prête à se montrer forte pour vous, même quand elle a besoin de sa force pour elle-même. Ma mère la suit dehors mais Joe s’attarde au pied de mon lit. Il tousse une fois, se racle la gorge. – Jane, je ne comprends pas pourquoi tu en veux tellement à ta mère mais crois-moi, elle est vraiment chamboulée par tout ça. – Elle n’en a pas l’air. Elle paraît prendre son pied. Ma voix semble petite et mesquine, mais je m’en fiche. – Tu connais ta mère. Un brave petit soldat. – Comment tu le sais ? Ça ne fait qu’un an que tu es dans sa vie. Comment peux-tu savoir qui elle est ? Joe se recroqueville un peu, les mains dans les poches, légèrement penaud. – Je l’aime et je l’admire, alors je l’ai étudiée de près. Je… je veux juste que tu saches que tout ce qu’elle fait, elle le fait parce que tu es importante pour elle. – La seule chose importante pour ma mère, c’est que tout soit parfait pour ses conférences de presse. Il inspire une bouffée d’air comme si je l’avais giflé. – Tu n’es pas juste. Et je suis quasiment sûr que tu le sais. – Très bien. Merci d’avoir délivré ce message. Il semble vouloir dire autre chose, hausse les épaules et quitte la pièce. Je fixe les fleurs, les ballons et l’ours sur le rebord de la fenêtre. Toutes ces choses viennent de personnes pour qui je suis vraiment importante. Des gens qui m’aiment pour ce que je suis, pas pour la fille parfaite imaginaire que je devrais être. Le téléphone près de mon lit se met à sonner. C’est peut-être encore David. Rien que d’y penser, j’en ai des frissons et, sans réfléchir, je tends le bras et décroche. – Allô ? – Comment vas-tu aujourd’hui, Jane ? demande une voix – ce n’est pas David. Je ne la reconnais pas mais ça m’est égal car en même temps je réalise que je viens de récupérer la mobilité de mon bras gauche. J’essaie le droit. Ouaip, celui-là aussi. Je peux bouger. Je peux bouger ! – Très bien, et vous ? réponds-je. – Je vais bien. Je me réjouis de notre prochaine rencontre. Cette conversation commence à être bizarre. – Attendez, qui est à l’appareil ? – Tu ne sais pas ? – Non. – Je suis la personne qui a essayé de te tuer. Ou plutôt, qui va te tuer. Mon sang se glace dans mes veines. – Ce n’est pas drôle. – Je peux t’assurer que je ne plaisante pas. Je déglutis. – Mais de quoi parlez-vous ? Mes bras fonctionnent, mais mon cerveau est plus engourdi que jamais. – Nous savons tous les deux que ce qui t’est arrivé n’était pas un accident. Je me mets à trembler. – N’est-ce pas ? me harcèle la voix. – Qui est à l’appareil ?! Mes mains sont gelées autour du combiné. – Dites-moi qui vous êtes. – Ça, c’est à toi de le découvrir. À bientôt. La ligne est coupée. Un garçon que je n’ai jamais vu entre dans ma chambre, un téléphone portable dans une main et une grande boîte sous le bras. Il me regarde et dit : – Bonjour, Jane. Chapitre 17 – Dehors ! Fiche le camp ! À l’aide ! m’écrié-je. Loretta ! Le garçon laisse tomber son portable. Loretta entre précipitamment. – Oui, ma puce, qu’est-ce qu’il y a ? Je désigne le garçon du doigt. Mon bras tremble. – Il… il va me tuer. – Qui, Pete ? Elle jette un coup d’œil au jeune homme, qui se baisse pour ramasser son téléphone. – J’en doute. – Quelqu’un… quelqu’un vient d’appeler en disant qu’il allait me tuer. Quelqu’un vient d’appeler pour me menacer, et puis lui, là, est entré. Loretta s’approche de moi et sort une lampe de poche qu’elle braque sur mes pupilles. – Regarde vers le haut, ma puce. Bien. Maintenant à gauche. Elle éteint la lampe. – Je ne suis pas en train d’halluciner. Je ne l’ai pas inventé. Quelqu’un m’a appelée. Les doigts posés sur mon poignet, elle demande : – Dis-moi ce qui s’est passé, ma jolie. – Le téléphone a sonné et j’ai décroché. – Tu as décroché ? Tu as bougé la main ? Elle me regarde, surprise. – Oui, je sens mes deux bras maintenant. – Les voies du Seigneur sont impénétrables. Le téléphone a sonné, tu as décroché et qu’est-ce qui s’est passé ? – La voix a dit que ce qui m’était arrivé n’était pas un accident. Qu’il allait finir ce qu’il avait commencé. Et qu’il viendrait bientôt. – Je vois. Et après ? – Et puis lui (je pointe du doigt le garçon, à présent adossé au mur, l’air amusé), est entré. Ça n’a rien de comique ! – Je ne me moque pas de toi, je me moque de cet ours, dit-il en désignant la fenêtre. Il est… plutôt affreux. Loretta, sortie pendant notre échange, revient dans la pièce. – Voilà Pete, explique-t-elle. Il est bénévole ici. Comme une blouse rose. – Je ne suis pas sûr que « bénévole » soit le bon mot. Il se dégage du mur et s’approche du lit en me tendant la boîte. – J’étais censé livrer ça. Le paquet est recouvert de papier avec les mots BAD TRIP imprimés partout, clairement sorti du rayon « Adolescents » du magasin Hallmark le plus proche. – Je ne veux pas de cette stupide boîte. Est-ce que vous m’avez écoutée ? Quelqu’un a menacée par téléphone de me tuer. (J’articule chaque mot.) Il faut avertir la police. Je n’ai pas halluciné cette fois, Loretta. Quelqu’un m’a vraiment appelée. – La sécurité est déjà en route, avec… Il y a du bruit dans le couloir et ma mère entre suivie du lieutenant Rowley. Mais pas comme si elles étaient pressées. Plutôt comme si elles flânaient. Je leur raconte ce qui s’est produit et, vu leur réaction, on croirait que cette révélation est une info intéressante mais pas spécialement importante. – Vous m’écoutez ? Quelqu’un en veut à ma vie ! Le lieutenant Rowley consent charitablement à sortir son carnet. – Redites-moi ce qui s’est passé. Est-ce que la voix vous a semblé familière ? – Non, elle avait l’air déformée. – Pouvez-vous dire si c’était un homme ou une fem… – Non, je viens de le dire, elle paraissait déformée. Comme si elle sortait d’un modificateur de voix. – Et la qualité du son ? Pourriez-vous dire s’il appelait d’un portable ou d’un fixe ? – Un portable, je pense. Vous pouvez le localiser ? Elle tapote le téléphone à côté de mon lit. – Dans une institution comme celle-ci, il serait quasiment impossible de localiser l’appelant, à moins qu’il ne rappelle. Plus d’une fois. S’il avait appelé sur un portable… – Autrement dit, non. – C’est vrai. Mais neuf fois sur dix ces coups de fil sont des canulars. – Tu vois ma chérie, dit ma mère en souriant. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je la fixe, effarée. Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ? Je sais qu’elle déteste avoir tort. Et si mon correspondant mystère est réel, ça veut dire que je ne peux pas avoir été la victime d’un dix vingt-sept par les cambrioleurs de la supérette dans leur voiture de cavale. Mais là c’est le comble du déni, même pour elle. – Tu es folle ? – Non. Je suis sûre que la police connaît son travail. Si quelqu’un t’a téléphoné, c’était certainement pour attirer l’attention. – Si ? répété-je. Tu ne crois pas qu’il y ait eu un appel. Je regarde désespérément autour de moi. Mon estomac se noue à nouveau. – Aucun de vous ne le croit. Personne ne croit que j’ai réellement reçu cet appel. Pourtant, c’est la vérité. Ma mère me sourit, un sourire censément bienveillant, j’en suis sûre, mais qui me donne l’impression qu’elle se moque de moi. – Ça n’a pas d’importance, ma chérie. – Si, ça en a. Des larmes de frustration me montent aux yeux. – Je ne mens pas. – Personne ne dit que tu mens. Il est juste possible que ce que tu vis en ce moment ne soit pas toujours réel. Je ris sans joie. – Tu es brillante, Mère. C’est la meilleure pirouette que j’aie jamais entendue venant de toi. – Ne sois pas sarcastique, Jane. Quand est-elle devenue ce robot ? Qu’est devenue ma maman ? Celle qui courait avec moi dans le parc, les cheveux voletant autour de son visage et criant : « Tu peux y arriver, oui, c’est ça, continue ! N’abandonne pas ! » la première fois que j’ai essayé de faire voler un cerf-volant toute seule. Celle qui, lorsqu’il a enfin décollé, est restée à côté de moi à le contempler : un poisson avec une longue queue rose et bleu qui tournoyait et zigzaguait dans le ciel nuageux. J’avais levé la tête pour la regarder : les cheveux en bataille, les joues roses, elle avait une trace de poussière sur le visage – pour moi, c’était la plus belle femme du monde. Qu’est devenue la maman qui sentait le fond de teint, le shampoing et le savon Bourgeois, qui se précipitait vers moi quand je tombais de la cage d’écureuil et que je m’écorchais le genou, celle qui s’accroupissait à côté de moi dans la poussière et me serrait contre elle en disant, d’une voix qui signifiait vraiment quelque chose, que c’était important pour elle, qu’elle me voyait, me sentait, m’aimait réellement : « Tout va bien, ma puce, je suis là. » ? Je veux ma maman. J’ai besoin d’elle. Où est-elle passée ? – Je ne l’ai pas inventé. Les larmes coulent sur mes joues. – Quelqu’un a appelé et m’a menacée. Je lance à Pete un regard implorant. – Tu as dû entendre, tu es entré au moment où j’ai raccroché. J’ai besoin d’un allié, d’au moins une personne qui soit de mon côté. Mais Pete fait non de la tête. – Je t’ai entendue parler, mais je ne faisais pas attention. J’étais au téléphone. Loretta me lance un sourire qui se veut apaisant et pose sa paume chaude et douce sur mon épaule. – Quelqu’un va venir te voir, quelqu’un qui pourra t’aider à donner du sens à tout ça. – Quel genre de quelqu’un ? – Le docteur Tan. Un psychologue. Il est spécialiste des traumatismes. – C’est de vigiles dont j’ai besoin, pas d’un psy. Ils ont perdu la tête ? – Quelqu’un essaie de me tuer. Pourquoi est-ce que j’inventerais un truc pareil ? Pourquoi ? Je passe de l’un à l’autre, réclamant une explication, mais je n’ai droit qu’à des sourires plastifiés et des regards vides. – Comment peux-tu être sûre de ne pas avoir halluciné ? demande ma mère. – J’ai décroché. J’ai entendu la voix. C’est vrai. C’est vrai. – Quoi qu’il se soit passé, personne ne nie le fait que ça t’ait semblé réel, m’assure Loretta. Ça ne m’aide en rien à me sentir mieux, mais elle ne se laisse pas démonter. – En attendant le Dr Tan, pourquoi ne montres-tu pas à tout le monde que tu peux ouvrir ton cadeau ? OK, je suis un singe savant maintenant. Je commence à déchirer le papier et ma mère s’exclame : – Jane, c’est merveilleux. Tes bras, tes mains… Sa voix se met à trembler. – Tu peux bouger. – Ça me fera une belle jambe quand quelqu’un m’aura tuée, fais-je remarquer en retirant l’emballage de la boîte en carton. J’ai l’impression qu’elle a les larmes aux yeux, mais je les ignore. À l’intérieur du paquet, il y a une petite figurine en céramique représentant un chérubin avec des oreilles de lapin. Une carte imprimée à côté dit : « Souviens-toi que tu n’es jamais seule. Un lapin veille toujours sur toi. Bien à toi, ton Admirateur Secret. » – C’est vraiment adorable, s’exclame Loretta en prenant la statuette pour la poser sur ma table de chevet. – Ça me donne plutôt la chair de poule. Et la carte. Quelqu’un m’observe tout le temps ? – Jane, tu es un peu paranoïaque, objecte ma mère. S’il te plaît, ma chérie, il faut que tu te détendes. – Ça, c’est à moi d’en juger, intervient un homme en blouse blanche qui doit être le Dr Tan. Il porte un costume marron. Son crâne brille, mal dissimulé par quelques mèches ramenées en travers, et il m’observe derrière des lunettes sans monture. Il se dirige directement vers moi. – Je suis le docteur Keough Tan. Je lui serre la main. – Ça fait plaisir de vous voir si bien entourée par votre famille et vos amis, me dit-il. Vous avez de la chance. Je lui adresse un grand sourire, faux jusqu’au bout des dents. – C’est vrai, sauf que quelqu’un vient de m’appeler pour me dire qu’il projetait de me tuer. Il hoche la tête, l’air sérieux. – Parlez-moi de ça. Je décris l’appel pour la troisième fois. Il écoute attentivement, la tête penchée, et je commence à imaginer que, peut-être, quelqu’un me croit enfin. Quand j’ai fini, il demande : – Et rien dans cette voix ne vous a semblé familier ? Identifiable ? – Non, comme je l’ai dit, je pense qu’elle était déformée. – Est-ce que vous avez eu d’autres coups de fil ? – Mon petit ami a appelé hier. – Là, c’est moi qui ai décroché, dit Loretta. Mlle Freeman n’avait pas encore retrouvé l’usage de ses mains. – Mais c’est vous qui avez répondu à cet appel. Vous avez pu décrocher vous-même ? – Oui. Et alors ? Le médecin a dit que mes capacités motrices reviendraient progressivement. Le Dr Tan griffonne quelque chose sur une feuille. – Je lis dans votre dossier que vous avez retrouvé votre voix à la suite d’un incident similaire. – De quoi parlez-vous ? intervient ma mère, mais le Dr Tan l’ignore. – C’était différent. J’étais dans la douche, j’ai cru voir un message écrit sur le miroir. Clairement, je l’ai imaginé. Mais là, ça s’est vraiment passé. Je l’ai entendu. On ne peut pas imaginer toute une conversation téléphonique. – Donc cela vous a semblé plus réel ? – Non, les deux avaient l’air aussi réels. Mais la dernière fois… je veux dire, Loretta m’a dit qu’avec les médicaments… Je m’interromps. Je vois sur son visage à quel point ça paraît improbable. – Peut-être que les deux incidents étaient réels. Il me fixe un moment. Ou peut-être que les deux étaient faux. Mon Dieu, est-ce que j’aurais imaginé l’appel ? Non. Ça s’est passé. C’est arrivé. Pour de vrai. Il regarde Loretta. – Et vous veniez juste de lui administrer une dose supplémentaire d’antalgique ? – Oui, il y a eu un problème avec l’intraveineuse. J’ai dû lui faire une injection séparée en attendant de pouvoir rétablir le flux. C’est vrai. J’étais encore plus droguée que d’habitude. Mais… – Ça avait l’air tellement réel. Le Dr Tan hoche la tête. – Les illusions font souvent cet effet-là, car il s’agit des projections venant directement de la partie la plus puissante du cerveau. Il prend le temps de consulter mon dossier. – Je vois que vous n’avez aucun souvenir de ce qui vous est arrivé ? – Certains détails commencent à me revenir, mais dans l’ensemble, non. Le médecin dit que c’est normal. – Il n’est pas rare qu’il y ait une perte sélective de la mémoire après un traumatisme. Souvent nous occultons ce que nous ne sommes pas prêts à accepter. Mais quand cela arrive, il y a des « trous » que le cerveau essaie de remplir en imaginant des histoires. Dans votre cas, il y a probablement eu un événement ce soir-là auquel vous n’êtes pas disposée à faire face, et l’effort pour le garder caché pousse votre esprit à créer des alternatives. C’est comme un écran de fumée, une fausse piste. – Quel genre d’événement ? Qu’est-ce qui s’est passé ? – Ça, c’est à nous de le découvrir ensemble. Plus il est difficile pour vous d’admettre une vérité, plus elle sera enfouie profondément. Le fait qu’il y ait un lien entre ces incidents et le retour progressif de vos fonctions motrices est extrêmement important. Par exemple, j’aurais tendance à supposer que le message que vous avez cru voir sur le miroir était une façon pour vous d’exprimer quelque chose de profondément enseveli dans votre psyché, raison pour laquelle votre vraie voix est revenue en le voyant. – Le message disait : « Tu aurais dû mourir, sale garce ». Donc vous êtes en train de dire que je voulais mourir ? Du coin de l’œil, je vois ma mère se lever à moitié, mais Joe pose une main sur son épaule et elle se rassoit lentement. – Ce n’est pas nécessairement aussi réducteur. Cela peut venir d’une peur plutôt que d’un souhait. Tout ce que nous savons, c’est que c’est une pulsion profonde. – Cet appel, selon vous, était une hallucination. La voix a dit qu’elle allait venir me tuer. Donc je veux me tuer ? Ma mère commence à se lever de nouveau et cette fois, le Dr Tan s’adresse directement à elle. – Le subconscient de Jane présente beaucoup de matière à étudier. Ce n’est pas forcément elle-même qu’elle veut tuer, mais plutôt une partie d’elle-même. Il revient vers moi. – Une partie que vous n’aimez pas ? – Ou bien le coup de fil était réel et quelqu’un est décidé à me tuer. Est-ce que ce n’est pas l’explication la plus simple, rationnellement parlant ? – Plus simple, sûrement. Rationnel est une notion toute relative. Il me tapote la main. – Parlons de ce matin. Est-ce que quelque chose d’inhabituel s’est passé aujourd’hui qui aurait pu déclencher cette crise ? – Je suis à l’hôpital, en train de me rétablir après avoir été renversée par une voiture. Tout est inhabituel. – Je me suis mal exprimé. Avez-vous eu la moindre interaction qui vous ait… surprise ? Mise mal à l’aise ? Peut-être que si nous pouvons définir le catalyseur qui a déclenché l’illusion de ce matin, nous pourrons comprendre ce que vous essayez de réprimer. Je n’aime pas ce mot, illusion. Je décide donc de garder pour moi l’étrangeté de David, mon désarroi en apprenant que Nicky m’accusait de l’avoir droguée, ou les allégations de Langley selon lesquelles j’aurais voulu rompre avec mon petit ami pendant la soirée. Je ne me rappelle rien de tout cela, mais ça me met mal à l’aise, comme une démangeaison que je ne peux localiser. – Rien dont je me souvienne, réponds-je, sans même mentir. – OK. Eh bien, continuez à y réfléchir. Il ferme mon dossier. – Pour l’instant, détendez-vous. Je reviendrai plus tard voir comment vous allez. Et si vous recevez d’autres coups de fil, essayez de vous souvenir de l’heure exacte. – Est-ce que Jane risque d’avoir d’autres hallucinations ? J’aimerais savoir à quoi m’attendre, déclare ma mère. – Cela dépend de la présence de facteurs stressants et de la manière dont fonctionne l’esprit de Jane. – Ou du tueur, s’il décide de me rappeler, ajouté-je. Le Dr Tan me tapote la main. – Ne vous inquiétez pas, tout va s’arranger. Comment ? ai-je envie de demander. S’il a raison, je suis en train de perdre la tête. Si c’est moi qui ai raison, quelqu’un est à ce moment même en train de planifier ma mort. Dans ces deux scénarios, il n’y a pas de place pour que les choses s’arrangent. Une fois le docteur parti, Joe se racle la gorge. – Tu sais, Rosie, je pourrais ordonner à quelques-uns de mes gars de se relayer, de monter la garde à l’extérieur de la chambre de Jane, pour être sûr que personne n’entre ni ne sort. – Joe, tu es un amour. Comme le Dr Tan vient de le dire, j’espère vraiment que ce n’est pas nécessaire. D’ailleurs (elle baisse un peu la voix), ça pourrait faire plus de mal que de bien. Il ne faut pas ajouter de facteurs stressants à la situation et prendre le risque de provoquer d’autres hallucinations. Son téléphone sonne. Elle me regarde avec le sourire ultrabright qu’elle arbore pour tout le monde, dit : « Tu verras, Jane, tout va s’arranger » puis, dans le combiné, « Bonjour Perry, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » Effectivement, je vois très bien. C’est la reprise du boulot. Le business, comme d’habitude. – Est-ce que vous voulez bien sortir tous, s’il vous plaît ? murmuré-je d’une voix frêle, vaincue. Loretta, pouvez-vous me pousser dans la salle de bains ? J’ai besoin d’être seule. – Je dois aller m’occuper de Mme North à côté. Tu n’entends pas ses hurlements ? Pete, s’il te plaît, aide Mlle Freeman à s’asseoir dans le fauteuil comme je te l’ai montré. Ça ne posera pas de problème pour un grand garçon comme toi. Il entrelace ses doigts et fait craquer ses articulations. – Servir est mon plaisir. Avant de partir, Joe s’approche de moi et pose la main sur mon épaule. – Ne t’inquiète pas, Jane. On ne laissera rien t’arriver de mal. Son grand visage bête a l’air sincère. – Tu peux compter sur moi. Parfait. Joe Garcetti et son équipe louche couvrent mes arrières. Juste ce dont j’ai besoin, pensé-je. Mais tout haut je ne dis que : – Merci. Chapitre 18 La porte se referme, me laissant seule avec le fameux Pete. Je l’observe et en déduis qu’il est probablement à peine plus vieux que moi, avec une peau olivâtre et des cheveux bruns coupés court. Il pourrait être indien, ou pakistanais, si ses yeux n’étaient pas d’un bleu si extraordinaire. Il se poste à côté de mon lit, regarde sa montre et dit : – Ah, c’est fini pour toi. Heure du décès : 14 h 03. – C’est ce qu’on dit quand quelqu’un meurt, dis-je, les yeux écarquillés sous le choc. – Exactement, répond-il en hochant la tête. Des centaines de femmes sont tombées amoureuses de moi après m’avoir fixé comme ça pendant seulement trente secondes, et tu viens de le faire une minute entière. Tu es condamnée. Il dit ça très sérieusement, pince-sans-rire, comme si c’était un fait, mais ses yeux révèlent qu’il blague. Il porte un jean, des Adidas et un tee-shirt blanc décoré au pochoir façon « blouse de médecin », stéthoscope et badge « Dr Feelgood » compris. Vraiment. Je lève les yeux au ciel. – Tu plaisantes, j’espère. – Non. C’est une malédiction. – Ça t’em-miel-de vachement, on dirait. – Em-miel-de. Elle est bonne. (Il pointe du doigt le rebord de la fenêtre, couvert de fleurs.) Tu as considéré la possibilité que tu fais peut-être une overdose de tout le pollen qu’il y a ici ? On dirait un funérarium haut de gamme. – Waouh, ton humour est carrément de mauvais goût. En plus, ils sont gentils de m’envoyer tous ces cadeaux. Attentionnés. Ses yeux s’agrandissent, innocents. – Bien sûr. Ça veut dire qu’ils t’aiment vraiment. Que tu es vraiment populaire et adorée… (Il penche la tête pour lire la carte sur le pot de pop corn) … par les Moteurs Pontrain. – Tu es injuste. Tu ne sais rien de moi. Juste là, à côté des deux douzaines de roses, il y a un DVD filmé par mes meilleures amies où tous les gens de mon lycée me disent à quel point je leur manque. Tu devrais le regarder, ce serait instructif. – Ah, OK. Je m’y mets tout de suite, dit-il en enlevant le DVD de son boîtier et en le faisant tournoyer sur son doigt. Mais il y a déjà une chose que je sais sur toi. – Quoi ? – Que tu es complètement nulle pour cerner les gens. Je détourne la tête délibérément. – Je crois que j’ai envie que vous débarrassiez le plancher, ton tee-shirt hippie et toi. – Moi je sais que je veux débarrasser le plancher, et mon tee-shirt trouve qu’ici la compagnie est carrément puante, mais je ne peux aller nulle part sans violer les termes de ma liberté conditionnelle, alors tu es coincée avec nous. – Tu es en conditionnelle ? Génial. Non seulement personne ne m’a crue, mais ils me laissent seule avec un criminel. – C’est une façon de parler. – Si tu t’incrustes, arrête au moins de m’insulter. Et repose mon DVD. – Je ne t’insultais pas. C’est toi qui m’as insulté. Je suis juste franc avec toi. C’est tellement rare dans ton monde pollinisé que tu n’arrives plus à faire la différence entre les deux ? Il daigne quand même remettre le DVD dans son étui. – Qu’est-ce qui cloche chez toi ? – Tu veux parler de mon honnêteté infaillible ou de ma beauté époustouflante ? – Tu es fou ? – Et toi ? (Il secoue la tête.) Laisse tomber, pas la peine de répondre. – Je n’y crois pas, dis-je, plus à moi-même qu’à lui. – Pourquoi est-ce que tu n’aimes pas ce mec ? Joe ? Je lui jette un regard noir. – C’est un barbare. – Intéressant choix de mot. Est-ce qu’il traîne les femmes par les cheveux et mange avec ses doigts ? – C’est tout comme. – J’ai l’impression que lui et moi avons beaucoup en commun. Enfin bref, il avait l’air de vraiment s’inquiéter pour toi. – Il joue la comédie. – En tout cas, il aime sincèrement ta famille. D’après ce que j’ai entendu, il n’a pas quitté ta mère depuis que tu es arrivée ici. – Ça s’appelle du harcèlement et c’est illégal dans les cinquante états du pays. – Ça s’appelle du soutien et c’est plutôt rare. Et… Pete fait non de la tête. – Non, rien. – Quoi ? – Rien. Ça ne va pas te plaire. – Quoi ? – Il te croit. Il croit que tu as reçu un appel de menaces. – Et comment tu le sais ? – Je décrypte assez bien les gens. Je glousse, mais il m’ignore. – C’est quoi l’histoire du message sur le miroir ? – Rien. Ça n’a pas d’importance. – Comme tu veux. Mais tu devrais revoir ton opinion sur Joe. C’est le seul qui n’est pas prêt à croire la version du psychiatre. Il a l’air d’être un mec bien. – Pourquoi tout le monde essaie toujours de me faire aimer Joe ? m’écrié-je, ma véhémence nous surprenant tous les deux. Il lève les mains dans un geste d’apaisement. – On se calme, tigresse. Je m’efforçais juste d’être gentil. J’inspire profondément. – Désolée. Je ne voulais pas être aussi impétueuse. – Impétueuse. J’aime ta façon d’utiliser les mots. – Mon père était poète, dis-je, malgré moi. D’où est-ce sorti ? Je ne parle jamais de mon père. – Qu’est-ce que j’aurais pu lire de lui ? – Tu lis de la poésie ? – Parfois. Dans les toilettes. Il l’annonce solennellement mais il a les yeux rieurs, et je me surprends à lui sourire. – Mon père n’a jamais été publié. Il était professeur. La poésie était un passe-temps. – De toute évidence, tu tiens de lui. – Oui. Mon sourire s’efface. Ma gorge se noue. – Où est-il ? – Il est mort. Il y a trois ans. Et là, sans aucune raison valable, je me mets à pleurer. – Il me manque. Pete m’entoure de son bras. – Je m’en doute. Je suis sûr qu’il te manque particulièrement en ce moment. Je sais à quel point on se sent seul quand notre vision de la réalité ne correspond pas à celle des autres. Je me dégage pour le regarder. – Vraiment ? – Oui, vraiment. Il m’essuie les joues avec le drap. – Maintenant, passe ton bras autour de mon cou, que je te mette dans ce fauteuil et que tu puisses te laver le visage. J’obéis, il me soulève d’un bras sous mon dos. Mais au moment de me déposer dans le fauteuil, celui-ci part en arrière. – Ça avait l’air plus facile quand c’était Loretta qui le faisait. – Ne me dis pas que c’est la première fois que tu as une demoiselle dans les bras. Un grognement. – Non, c’est juste… (Le fauteuil recule encore de vingt centimètres) … que d’habitude elles sont plus coopérati… je l’ai ! Le fauteuil est bloqué par le mur du fond et il me renverse dedans, emprisonnant son bras sous moi. Ce qui nous met nez à nez. Nous nous regardons comme ça un moment, à peine assez éloignés pour que les deux yeux de l’autre ne fusionnent pas en un œil de cyclope. Il sourit, des rides charmantes aux coins des yeux. Je remarque ses fossettes pour la première fois. Il a une petite barbe au menton, ses dents sont très belles et ses lèvres ont l’air douces et lisses, comme celles d’une star de cinéma, avec un demi-sourire. Il passe sa main libre derrière ma tête. Mon cœur se met à battre la chamade. Il va m’embrasser et j’en ai envie. J’en ai vraiment, vraiment envie. Je veux sentir sa bouche contre la mienne, sa barbe naissante contre mes joues, sa langue écarter mes lèvres. Ce garçon au tee-shirt ridicule et à la franchise redoutable, je veux qu’il me désire, j’ai envie de lui plaire. Parce qu’il me plaît. Il se penche davantage, attire ma tête vers lui, plus près de la sienne. Mon cœur s’emballe. Je ferme les yeux et sens… Qu’il dégage son autre bras de derrière mon dos. J’ouvre les yeux. – Désolé, apparemment j’ai encore besoin de m’entraîner, dit-il en reculant d’un pas. Devant mon silence, il se penche vers moi. – Ça va ? Je ne t’ai pas fait mal, si ? Je déglutis et essaie de me convaincre que je ne suis pas déçue. – Non, ça va. Juste un peu la tête qui tourne. Peut-être que je suis vraiment folle. J’ai un petit ami que j’aime. Je ne m’autorise jamais à fantasmer sur d’autres garçons. – Ouf ! Je ne suis pas sûr qu’aggraver les blessures des patients soit considéré comme une réussite pour un volontaire. Il me pousse vers la salle de bains. – Qu’est-ce que tu voulais dire, que « bénévole » n’était pas le mot approprié ? Nous franchissons ensemble le seuil de la salle de bains. – Mon père m’oblige à faire ça. C’est ma pénitence. – Pour quoi ? – Il me sauve en m’évitant d’abandonner les études et de devenir un voyou raté et bon à rien. Je regarde son reflet dans le miroir devant moi et aperçois, semble-t-il, un éclair de déception passer sur son visage. Un instant plus tard, l’expression a disparu et il m’adresse un clin d’œil. – Je t’ai dit que j’étais dangereux. Je peux te laisser seule ici ? Tu as tout ce dont tu as besoin ? – Oui. – Je t’attends dehors. – Merci. Il sourit et me tapote la tête. – Ne les laisse pas te faire douter de toi. Tous les grands visionnaires ont été un jour traités de fous. La porte se referme derrière lui et je me retrouve avec mon reflet dans le miroir. Je sais que c’est moi, mais je ne me sens pas moi-même. L’œdème s’est un peu résorbé et les contours de mon visage sont plus ou moins revenus, mais j’ai pourtant l’impression de me voir pour la première fois. Est-ce que ce sont mes yeux ? Est-ce que c’est mon nez ? Est-ce que ce sont mes lèvres ? Je m’appuie sur le lavabo et pose les mains sur le verre froid du miroir, couvrant de mes doigts les parties toujours gonflées pour voir si ça fait une différence. Une étrangère me rend mon regard. Une étrangère avec un œil au beurre noir et une lèvre enflée. Et, quand je me rappelle avoir cru que Pete allait m’embrasser, une étrangère qui rougit furieusement. Ai-je perdu la tête ? Bien sûr que oui, c’est vrai, j’ai perdu la tête. Tout le monde le pense. En voilà une preuve supplémentaire. Je me mets à rire, mais pas naturellement. Je lâche tout contrôle, comme si j’étais hystérique. Je perds la tête, j’ai une case en moins : folle, barge, guedin. J’aurais juré que le coup de fil était vrai, j’aurais juré que le message était vrai. Je pensais que je plaisais à Pete. Je pensais que ma mère m’aimait. Elle m’aimait, autrefois. Le jour de l’enterrement de mon père, j’étais assise au bord de son lit – leur lit – en train de la regarder se préparer. Je la trouvais très belle dans son tailleur noir. Parfaite, raffinée, calme. Je voulais lui ressembler en grandissant. Elle avait tendu la main pour attraper le collier en perles et or que mon père lui avait offert pour son dernier anniversaire. J’avais le nez dans la houppette de poudre Bourgeois posée sur sa coiffeuse – la seule chose qu’elle portait, car mon père n’aimait pas le parfum – par conséquent, je n’avais pas remarqué que le collier s’était emmêlé. Soudain elle me le donna en disant « Jane, démêle-le, tu veux bien ? » et je vis que ses mains tremblaient. Je levai les yeux et la trouvai en larmes. Je m’approchai d’elle, m’agenouillai à ses côtés, et elle blottit son visage contre mes cheveux. Nous restâmes ainsi pendant un long moment, moi la consolant, et me réconfortant en même temps. Jusqu’à cet instant, je n’avais pas réalisé que c’était également dur pour elle, dur d’une façon différente, que je ne pouvais pas vraiment comprendre. Qu’il l’avait laissée seule, elle aussi. Quand elle s’éloigna, je lui tendis le collier démêlé. Elle me sourit, caressa mes cheveux et dit : – On fait une bonne équipe, n’est-ce pas ma chérie ? On peut se sortir de n’importe quel sac de nœuds si on se serre les coudes. Je hochai la tête. – Les mois qui viennent vont être difficiles. Je vais devoir travailler énormément pour subvenir à nos besoins. Je sais que tu m’aideras avec Annie. Je sais que tu seras courageuse. Elle dégagea les cheveux de mon front. – Tu es une si gentille petite fille, ma belle Jane. Je t’aime. – Je t’aime aussi, maman. Le souvenir me transperce à présent. Elle m’aimait, elle m’aimait à ce moment-là et elle m’aime toujours. Vraiment. On peut se sortir de n’importe quelle situation si on se serre les coudes. Alors si elle dit que les appels ne sont pas réels, que personne ne veut me tuer, ça doit être vrai. N’est-ce pas ? J’interroge l’étrangère dans le miroir. N’est-ce pas ? Dois-je faire confiance à mon instinct ? Même si tout le monde dit qu’il se trompe ? Qu’est-ce qui vaut mieux : être folle mais en sécurité, ou être saine d’esprit avec un tueur aux trousses ? Je lave le visage qui m’appartient sans m’appartenir et le sèche avec les serviettes en papier rugueuses de l’hôpital. Je me prends à souhaiter que le maquillage de ma mère soit toujours là pour pouvoir améliorer mon apparence – Pas pour Pete, m’empressé-je de penser. Et pour qui, dans ce cas ? Alors comme ça tu es devenue une vraie sœur de petits-coins, dit une voix. Préoccupée par son maquillage alors qu’elle devrait s’inquiéter de sa guérison. Je suis seule. Il n’y a personne dans la pièce. Pourtant c’est la voix de Bonnie, claire et pétrie d’ironie, venant d’outre-tombe. Et dans ma tête. Là où elle est censée être. Je m’approche de la porte pour sortir. – Je pense que je suis immunisée, dis-je en l’ouvrant, en essayant de garder un ton léger. Je me suis testée et je ne suis pas encore tombée amoureuse de toi. Mais ce n’est pas Pete qui se tient devant moi. Chapitre 19 – Oh, je ne le sais que trop, J.J., dit Scott. Il est assis dans l’un des rugueux fauteuils bleus, mais il saute sur ses pieds quand j’apparais et se précipite vers moi. – Désolée, je t’ai pris pour quelqu’un d’autre. – Encore un dont tu n’es pas amoureuse ? plaisante-t-il. Son intonation est un peu déconcertante mais il sourit, appuyé maintenant contre le mur, les mains dans les poches. – Franchement, t’es dure. Je ne sais pas si c’est parce qu’il est près de moi ou parce que je suis assise, mais je réalise à quel point il est grand et musclé. Facile de comprendre qu’il ait tant de mal à croire que, seule parmi toutes les femmes de la Terre, je ne sois pas amoureuse de lui, et pourquoi il a l’habitude d’être interpellé dans la rue par les scouts des agences de mannequins. Il porte un jean noir et une chemise en lin ouverte au col. La famille de Scott est originaire d’Haïti ; il définit sa couleur de peau comme « teck ciré ». Pour moi, c’est plutôt un bronzage parfaitement doré. Ses pommettes sont hautes et sa bouche délicate, pulpeuse, mais pas assez pour paraître trop féminine. Ses yeux sont brun clair, caramel comme ses cheveux bouclés et son teint, lui donnant l’air exotique et extrêmement cool. À chaque fois que quelqu’un le supplie – c’est le mot – de poser, il explique toujours que sa place est derrière l’objectif, pas devant. C’est un photographe talentueux. Il excelle dans tout ce qu’il entreprend, car il ne vise jamais moins que la perfection. Il vit tout intensément. – C’est génial de te voir. Si j’avais su que tu étais là, je n’aurais pas perdu autant de temps dans la salle de bains. – Je viens d’arriver. Il tire mon fauteuil et le tourne de façon à ce que je me retrouve face à lui. Ses doigts s’attardent sur mon bras et il inspire profondément. – Tu as l’air en pleine forme. – Pour une fille qui s’est fait renverser. J’ai toujours l’impression qu’il regarde à l’intérieur de moi, à travers moi. Je me demande même s’il voit à quel point je suis enlaidie. – Pour une fille tout court. Même une fille qui n’a pas pu utiliser son parfum préféré et qui n’est pas amoureuse de moi. – Arrête ! insisté-je. Ce n’était… – Rien, termine-t-il à ma place. Je sais. Il tend la main et coince une mèche de cheveux derrière mon oreille. – Désolé de n’avoir pas pu venir hier, j’ai dû travailler. Scott est l’aîné de quatre enfants, tous élevés par leur grand-mère. Elle est l’assistante d’un prof de physique, pas mal payée mais pas assez pour faire vivre la famille, donc Scott l’aide en faisant divers petits boulots. Il ne se plaint jamais, mais je sais qu’il préférerait passer son temps à prendre des photos. – Tu n’as rien raté. Il ne se passe pas grand-chose ici. Les machines font tout le boulot. – Je ne sais pas, ta mère avait l’air vraiment occupée quand je l’ai croisée dans le couloir. Scott s’assied dans un des fauteuils bleus et m’approche de lui. Il ôte un cheveu de mon genou. – Elle était cernée par un groupe de gens qui complotaient autour de ta guérison. – Qui complotaient plutôt un sauvetage. Tu penses que je suis folle ? Il fronce les sourcils et garde le silence. Ça n’est pas bon signe. – Tu dois réfléchir pour répondre à ça ? Il sourit bêtement. – Nan, je m’amuse. Non, tu n’es pas folle, pourquoi ? Je lui parle du coup de fil et du fait que tout le monde pense que je l’ai inventé. Ou en tout cas que je le prends trop au sérieux, que c’était juste un canular. – Je peux imaginer cela, dit Scott. Que ce soit un canular. – Pourquoi ? demandé-je. Il secoue la tête. – Sympa, J.J. Mets-moi sur le gril. Tu as raison, je n’ai pas les moyens d’en être sûr. Mais j’ai envie de le croire parce que je ne peux pas imaginer que quelqu’un veuille te faire du mal. Je suppose que c’est le cas de tout le monde ici. À la rentrée, il y a neuf mois, Scott et moi parlions tous les jours, souvent plusieurs fois. Il m’appelait cinq ou six fois, m’envoyait une flopée de textos. Mais récemment, nous étions devenus moins proches, et je me rends compte qu’il m’a manqué. Je lui prends la main. – Merci. Il se tourne sur son siège. – Je ne veux pas te faire de peine, mais je ne suis pas fan de la décoration ici. Heureusement, j’ai une idée pour la pimenter un peu. Sans lâcher ma main, il se penche et je l’entends farfouiller dans son sac, appuyé contre le fauteuil. Quand il se redresse, il tient une boule à neige avec la Statue de la Liberté à l’intérieur. – C’est encore mieux que ça en a l’air. Regarde… Il me lâche la main pour remonter la boule et elle se met à jouer « New York, New York ». – Et on ne peut pas l’arrêter. Tu aimes ? – Oui, dis-je en la tenant devant mon visage pour le regarder à travers. Je l’adore. – Il faut que tu récupères vite pour qu’on se refasse une journée comme celle-là, dit-il. Le week-end suivant mon premier rendez-vous avec David, un froid samedi d’octobre, Scott et moi étions allés à New York pour ce qu’il appelait le Challenge des Nuages. Il se fondait sur l’idée que certaines personnes voyaient des visages dans les nuages, alors que d’autres voyaient des nuages dans les visages, que le point de vue des gens conditionnait à la fois ce qu’ils voyaient et la façon dont ils le voyaient. Son plan : passer la journée à New York pour photographier les mêmes choses et, en comparant le résultat, en apprendre plus sur nos styles respectifs. – On ne devrait pas acheter un plan ? demandai-je alors que nous descendions du train à Penn Station. – On n’en a pas besoin. – Mais si on se perd ? Scott éclata de rire. – « Se perdre » n’existe pas. Vois ça comme « élargir ta perspective ». – J’achète un plan, dis-je. – Fais comme tu veux. L’air était vivifiant et acidulé, comme une bonne pomme, sur le chemin nous menant – sans plan – au Met. Dans Central Park, les arbres arboraient tout juste leurs couleurs d’automne et nous foulions les feuilles mortes. Au musée, en cherchant le département photo, nous nous perdîmes dans une série de pièces d’art religieux médiéval : des saints, la Vierge et des anges rassemblés sur des fonds couleur lapis ou or rouge, les yeux levés vers Jésus, debout au centre. Cela engendra une conversation sur la signification, pour un artiste, de travailler avec des sujets vraiment iconiques. Et je commençai à comprendre ce que Scott voulait dire en prétendant qu’on ne se perdait jamais. De là nous nous dirigeâmes vers Downtown, sans plan, laissant nos pieds et les feux de circulation déterminer notre route. Nous mangeâmes des châtaignes rôties dans une échoppe de la Cinquième Avenue. Nous prîmes des autoportraits dans les vitrines de Tiffany’s et Barneys. Nous photographiâmes des bouches d’égout, des fleurs esseulées dans des jardinières, et un chien attaché à côté d’un panneau proclamant : « TRAVAILLE CONTRE NOURRITURE. » Je ne sortis pas le plan une seule fois. Du côté d’Union Square, Scott dit : « Ouvre l’œil pour repérer ces stickers » en désignant un autocollant noir, blanc et rouge représentant un visage d’homme très sévère, le mot « OBÉISSEZ » imprimé en dessous. – Il y en a dans toute la ville, comme une installation d’art contemporain underground. – Qui les y a mis ? – Qui veut. L’idée est de faire réfléchir les gens sur l’obéissance, la manière dont ils suivent les règles dans la vie de tous les jours. – Mais ce sont les règles qui font que la civilisation fonctionne. Sans règles on s’entretuerait tous. – C’est ce que tout le monde veut te faire croire. Mais des études en Europe démontrent que, dans les endroits où il y a moins de panneaux de signalisation, les gens conduisent mieux. Parce qu’ils sont obligés de faire attention aux autres. – Je ne sais pas, j’ai l’impression que je passe déjà beaucoup de temps à penser aux autres. – Tu fais attention à ce qu’ils pensent de toi. C’est différent. – Tu me trouves égocentrique ? – Et voilà, tu recommences. Pour notre dernière série de photos, nous nous arrêtâmes à un stand dans Canal Street, où nous achetâmes tous deux une boule à neige avec le symbole le plus représentatif de New York, l’icône de la ville, la Statue de la Liberté. Nous partîmes alors chacun de notre côté pour la prendre en photo, nous mettant d’accord pour nous retrouver une demi-heure plus tard dans un restaurant de Chinatown réputé, selon Scott, pour son canard laqué. Je dois l’admettre, je me sentais assez crâneuse en arrivant au Royaume de la Nouille de New York. Je trouvais mes photos de la Liberté intelligentes et bien réalisées. J’avais pris la boule à neige et l’avais posée près d’un des stickers aperçus plus tôt, devant lequel un SDF était assis en train de fumer une cigarette. La Statue de la Liberté d’un côté et le mot « OBÉISSEZ » de l’autre encadraient le portrait du SDF. Je l’avais appelé Triptyque de la modernité, d’après les peintures d’autel que nous avions vues au Met ce matin, et j’étais vraiment fière de mon intelligence. Mais Scott me fit mordre la poussière. Il avait cassé la boule à neige, en avait photographié chaque partie séparément – la statue, le polystyrène servant de fausse neige, la boîte à musique, la base noire, le globe vide en plastique, la plaque proclamant « LIBERTÉ » – et avait appelé l’ensemble Ma Maîtresse au bain ou le Patriotisme révélé. Devant du canard, un thé fort brûlant et de l’eau, Scott me raconta comment il avait découvert Le Royaume de la Nouille, du temps où il rendait régulièrement visite à son père lors de ses audiences préliminaires au palais de justice situé à côté. Bien qu’ils vivent tous deux avec leurs grands-parents, je ne pouvais ignorer à quel point il était différent de Langley. Mais ils avaient un noyau d’acier en commun, le genre de chose qui, d’après moi, faisait de vous un survivant. Et un grand observateur. – Quelque chose te tracasse, dit-il. – Tu as entendu parler du stage chez Getty Images ? Je tortillai l’emballage de ma paille jusqu’à ce qu’il ressemble à un ver de terre. – Ouais. Je tuerais pour poser ma candidature, mais je dois travailler. Tu devrais le faire. Sans moi dans la course, tu es sûre de gagner, dit-il en me faisant un clin d’œil. – La modestie te va si bien. – Reconnais que je t’ai tuée sur cette dernière photo. – Peut-être. Tu crois vraiment que je devrais essayer ? – Ce que je pense n’a pas d’importance. Tu n’en as pas envie ? – Peut-être. J’en sais rien. – Attends. Il sortit son téléphone et me le tendit. – C’est la hotline des dégonflés qui t’appelle. – Je ne me dégonfle pas. Je renversai de l’eau sur mon ver, et il se mit à grossir. – Tu as peur. Tu as peur d’essayer et de ne pas y arriver. Qu’y a-t-il de si grave si tu essaies et que ça ne marche pas ? – Je serais mortifiée. – Par qui ? – Je ne sais pas. Mes amies ? – Tes amies trouveront ça cool que tu aies essayé. Ou bien ne leur dis pas. – C’est vrai. Tu as raison. Je poussai un grain de riz autour de mon assiette avec mes baguettes. – Poule mouillée. – Non, on mange du canard. Il pointa ses baguettes vers moi. – Tu attends toujours l’approbation de quelqu’un. Pourquoi ne fais-tu pas simplement ce dont tu as envie ? – Ce n’est pas vrai. Il s’échauffait à nouveau. – Tu sais ce qui différencie tes photos des miennes ? Je levai les yeux au ciel. – Ton incommensurable prétention ? – Tu utilises la mise au point automatique. Tu cèdes une partie de ta vision à quelqu’un d’autre. – Mais ça marche bien. Et si le résultat ne me plaît pas, je change. – Toujours ? Il avala la fin de son thé et nous resservit tous les deux. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Je pense juste qu’une fois que tu regardes les choses filtrées par « la moyenne » de l’appareil, de la manière dont la plupart des gens veulent les voir, il peut être difficile de penser à revenir en arrière et trouver son propre focus, son propre point de vue. – Pour qui tu te prends maintenant, le représentant du département des Métaphores étendues ? Tu as l’air d’en savoir beaucoup sur moi en tout cas. – Je t’ai observée. Je prête attention à tout ce que tu fais. Sa voix s’était adoucie, mais elle redevint joueuse quand il ajouta : – Par exemple, je sais que tu deviens sarcastique quand on te harcèle. – Et toi, tu deviens vraiment casse-pieds quand tu me harcèles. Il leva les sourcils. – Peut-être. C’est pour ça que tu m’aimes. Pas à ce moment-là. Pour dire la vérité, je fus soulagée quand mon téléphone vibra, un texto de Kate et Langley. En ville pour faire les boutiques. Agent Provocateur puis Intermix. Où es-tu ? – Hé, dis-je en commençant à rassembler mes affaires. Viens faire la connaissance de Langley et Kate. – Maintenant ? Il avait l’air perplexe et un peu déçu. – Oui, elles sont à SoHo. C’est parfait. J’avais très envie que tu les rencontres. – Oh, moi aussi. D’après Elsa, elles ont l’air géniales. C’était quoi déjà, une sans âme et l’autre au cœur sombre ? – Tais-toi. – Donc je suppose que c’en est fini du Challenge des Nuages. – Pour aujourd’hui. C’était extraordinaire. Nous payâmes nos nouilles et marchâmes vers SoHo en prenant quelques photos supplémentaires. Mais c’était différent car je consultais le plan à chaque coin de rue pour m’assurer que nous allions dans la bonne direction. Il entra chez Intermix avec moi pour rencontrer Langley et Kate, et c’était drôle de voir toutes les femmes présentes s’interrompre dans leurs achats pour le regarder. Une fois qu’il fut parti, Kate dit : – Il est encore plus sexy que ce que tu nous avais décrit et il en pince carrément pour toi. – Impossible. On est juste amis. Il pense que je vis en autofocus. – Qui sait ce qu’il veut dire par là, commenta Langley. – Il a une copine. – Tu l’as vue ? demanda Langley. – J’ai vu des photos. – Tout le monde peut falsifier une photo, fit remarquer Kate. – Enfin bref, on a raison et tu as tort, affirma Langley. Elle leva les sourcils. – Tu lui as parlé de ton rendez-vous avec David ? Je ne l’avais pas fait. – Je n’en ai pas eu l’occasion. – C’est ça, se moqua Kate. Vachement crédible, vu que tu n’as que ça à la bouche depuis la semaine dernière. – Ha. Peut-être que Scott et moi avons des choses plus importantes à nous dire. Je plaisantais, mais c’était vrai aussi, d’une certaine façon. J’adorais mes amies mais ne pouvais imaginer avoir avec elles une conversation sur l’art, l’obéissance et les panneaux de signalisation en Europe. – En parlant de David, intervint Langley, qu’est-ce que tu vas mettre ? Si c’est juste un flirt de consolation, il faut que tu profites à fond de chaque rendez-vous avec lui. Je n’étais pas d’accord avec elles sur le fait que Scott en pinçait pour moi, ni avec Scott sur le fait que je vivais en autofocus, mais après ça je répondis moins vite à ses coups de fil et ses textos. D’ailleurs, je me souviens qu’il m’a téléphoné plus d’une fois le jeudi de l’accident et que je l’ai envoyé sur le répondeur. – Scott, je suis désolée de ne pas t’avoir rappelé l’autre jour. Je… – Oui, c’est pour ça que je suis là. Pour obtenir des excuses. Je retire ce que j’ai dit : tu es folle. Je ris. – Les élèves du lycée de Livingston savent vraiment faire la fête, dit-il. Tu es au courant pour Elsa ? – J’ai appris qu’elle avait eu un accident de voiture. – Et maintenant elle est ici, à l’étage psychiatrie. Je voulais la voir, mais « pas de visites », c’est la règle. – Waouh. Peut-être que je ne suis pas seule à être folle. – Je pense que c’est parce que vous, les riches, vous avez trop de temps à perdre. Vous n’avez plus rien à faire, donc vous décidez de perdre la tête. – Oui, c’est ça. – Partons du principe que tu n’es pas folle, juste une minute. Est-ce que la police a la moindre idée de ce qui s’est passé ? Une piste ? Je fais non de la tête. – Ils n’ont aucune idée de qui aurait pu te renverser ? Il n’y pas de témoins, aucun indice ? – Non. Et je ne sers à rien. Je ne me souviens de rien. – Même pas d’avoir quitté la soirée ? De ce que tu faisais à errer dans les rue de Deal ? – Non. Il regarde mes mains. – Ta bague. La bague d’amitié que vous portez tout le temps, Kate, Langley et toi. – Qu’est-ce qu’elle a ? Il secoue la tête comme pour ordonner ses pensées. – Hum, je me demandais juste, est-ce qu’elle n’est pas à ton autre main d’habitude ? Il a raison. Je porte toujours ma bague à la main gauche, mais à présent elle est sur la droite. C’est bizarre. – Les gens de l’hôpital ont dû la déplacer. Je n’arrive pas à croire que tu aies remarqué ça. – Tu sais que je fais attention à tout ce qui te concerne. Tu as probablement raison, ce sont sûrement les infirmières, dit-il en se levant. J’ai bien peur de devoir partir. Les tables de Chez Marcel ne se servent pas toutes seules et je dois y être à 16 heures. Je lui souris en frottant ma bague du bout de mon pouce. – Merci d’être venu. Je ne me suis jamais mieux sentie depuis que je suis là. – Ne deviens pas plus folle. – Non, je vais éviter. S’il vous plaît, pensé-je, faites que ce soit vrai. Dimanche Chapitre 20 Cette nuit-là, je ne rêve pas. En me réveillant à 10 heures du matin, je me sens mieux, plus alerte que les jours précédents. Le chien de Robert Frost est niché sous mon menton. Le Dr Connolly m’a rendu visite la veille, déclaré mes progrès « presque miraculeux », et je n’ai pas eu d’autres hallucinations. J’ose imaginer que, peut-être, je suis en train de guérir. Quand Loretta m’apporte mon petit déjeuner, je remarque une boîte à côté de mon lit. « Livrée tôt ce matin », explique-t-elle. Je tends le bras et l’attire sur mes genoux, enchantée par le simple fait de pouvoir me servir de mes mains. La boîte n’est pas emballée et quand je l’ouvre, je vois qu’elle contient une poupée. Une poupée aux cheveux sombres, habillée en fée. Comme moi le soir de la fête. Elle tient une rose à la main. Je sors la carte qui l’accompagne. Une poupée pour une poupée. Puisse cette copie t’apporter la santé. Bien à toi, ton Admirateur Secret. Quand je la soulève, la tête de la figurine se détache, tombe sur le sol et se brise en deux morceaux. *** Ma mère pince ses lèvres au contour parfait. – Jane, ne sois pas absurde. Quelqu’un s’est donné le mal de créer une poupée à ton effigie. C’est un geste charmant, pas menaçant. Il n’y a pas de raison de faire venir une équipe de sécurité. – Vraiment ? Une poupée dont la tête tombe et se brise à l’instant où je la touche ? Ça n’a rien de charmant, c’est du vaudou. Ma mère secoue la tête, son carré blond bougeant à peine. – Cette paranoïa grandissante m’inquiète, dit-elle à Joe comme si je n’étais pas là. Peut-être devrions-nous en parler au Dr Tan. – Je peux l’appeler si tu veux, propose Joe. Je serre les poings. – C’est ça, faisons venir quelqu’un qui te dira ce que tu veux entendre plutôt que ce que je te dis. Je sens les larmes me monter aux yeux. Je suis si fatiguée, fatiguée qu’on ne me croie pas, fatiguée de ne pas me souvenir. De douter de moi-même. – Pourquoi tu ne peux pas m’écouter ? Pourquoi tu ne peux pas croire en moi ? Je veux dire, me croire, moi ? Ma mère ignore la rectification. – Bien sûr que je crois en toi, Jane. Elle s’approche pour être debout à côté de moi. – Je sais que tu peux faire tout ce que tu veux. Tu es une jeune fille brillante et magnifique. Pendant un instant, une demi-seconde, j’ai l’impression que ma maman – celle qui me mettait des pansements et me jurait que tout allait bien se passer – est à nouveau là, près de moi. Je lève les yeux et je vois son visage pétri d’amour, d’inquiétude, d’attention, comme le premier jour de maternelle ou le jour où nous avions enterré Amerigo la tortue. La maman qui me laissait me blottir et me balancer avec elle dans le vieux hamac sous l’arbre du jardin pendant qu’elle lisait, jusqu’à ce qu’elle s’endorme et que ses lunettes glissent et tombent entre nous. Nous avons toujours le hamac, mais il est rangé. Plus personne n’a de temps pour ça. En la regardant à présent je murmure : – J’ai peur, maman. Tout est sens dessus dessous. J’ai peur de ce dont je ne me souviens pas et j’ai peur de ce que je pourrais me rappeler. Tout le monde a l’air dépassé. Comme la maman de mon souvenir, elle dit : – Je sais, chérie. Elle pose sa main sur la mienne et la serre. C’est une sensation merveilleuse. – Je sais que c’est dur. On reste ainsi pendant un moment et je sens un calme monter en moi, une légèreté, qui m’échappait depuis longtemps. Je n’ai pas à affronter ça toute seule. Elle est là, avec moi. Pour moi. On fera face, quelle que soit la difficulté, ensemble. – C’est pour ça qu’on devrait faire venir le Dr Tan pour t’aider. Pour que tu puisses distinguer le vrai du faux. Après ça, tu redeviendras comme neuve. Elle me lâche pour se diriger vers le téléphone et j’ai l’impression qu’une enclume m’écrase la poitrine. Mes yeux se posent sur ma main vide. C’est de toi dont j’ai besoin, pas du Dr Tan, ai-je envie de m’écrier. À la place, je l’arrête : – Pas la peine de l’appeler. Je vais bien. – Tu iras bien. Elle appelle son poste depuis le téléphone de ma chambre et je sais, au ton de sa voix, qu’elle tombe sur la messagerie. – Dr Tan, Rosalind Freeman à l’appareil. J’espérais que vous pourriez avoir à nouveau une conversation avec ma fille. Elle est un peu agitée ce matin et je suis sûre qu’une discussion avec vous lui remonterait le moral. Elle me sourit tout en parlant. Oui, c’est ça dont j’ai besoin. Qu’on me remonte le moral. Parce qu’être triste, ressentir des choses, c’est une sorte de péché. Elle raccroche avec ce qui ressemble à un soupir de soulagement. – Voilà, à présent les experts sont sur le coup. Elle vient de poser le téléphone lorsque Annie arrive dans la chambre en courant. – Jane, regarde. Elle se précipite vers mon lit, brandissant la poupée en porcelaine comme un trophée. – Loretta et moi, on l’a réparée. Mini-moi a maintenant un petit bandage autour de la tête, qui maintient les deux moitiés ensemble, et une fêlure le long du crâne. – Elle te ressemble encore plus maintenant. – Super. Ça ne renforce pas du tout son côté inquiétant. – Jane, dit ma mère d’un ton réprobateur. Elle se tourne vers Annie. – C’est adorable, ma chérie. – Elle s’appelle Robert, annonce Annie, rayonnant d’un sourire fier. – Robert ? demandé-je. Elle ne ressemble pas vraiment à un Robert pour moi. Tu es sûre ? – Oui, elle me l’a dit. Et elle dit qu’elle vient en paix. J’éclate d’un rire soudain, réalisant au même instant à quel point la présence d’Annie m’a manqué la veille. – Comment s’est passé ton après-midi avec Dora hier ? – C’était sympa. On a joué aux vacances en famille. Dora n’y joue pas pareil que moi. – Comment y joues-tu ? – À ma façon, la famille monte dans un break et part voir la plus grosse pelote de laine du monde, le père lit tout haut, la mère crie contre les gens dans la radio même s’ils ne peuvent pas l’entendre et, derrière, la grande sœur écoute de la musique pendant que la petite sœur essaie de trouver des plaques d’immatriculation de tous les États sur les voitures qu’ils dépassent. Et quelquefois la grande sœur l’aide. Annie décrit précisément la dernière sortie en famille que nous avons faite avant que mon père ne meure, jusqu’aux insultes dirigées contre les débats politiques à la radio. – Et comment joue Dora ? – À la façon de Dora, ils vont à la Casa del Campo, fabriquée en boîtes de mouchoirs – mais seulement les dorées et argentées. Il y a juste Dora, Mère et Ollie, Mère passe toute la journée à la piscine à voir des gens et Ollie est chargé de s’assurer que Dora déjeune et ne s’ennuie pas. Le soir, Dora offre des cocktails aux invités de Mère. Et parfois Mère et Ollie se disputent parce que Mère ne passe jamais de temps avec Dora. – C’est très différent. Où est le père de Dora ? – Il est mort il y a longtemps. Mais ce n’est pas grave parce que son frère est l’Homme de la Maison, il s’occupe très bien d’elle et ils jouent à de super jeux. Mais quand il se dispute avec leur mère, elle le renvoie à la maison, où il passe du temps avec Visage d’Ange. – Oh. Je n’imaginais pas du tout que le père d’Ollie était mort ou qu’il avait, comme moi, une mère célibataire. Quoique sa mère ne ressemble pas vraiment à la mienne. D’ailleurs, le Ollie qui joue gentiment avec sa sœur et fait l’Homme de la Maison ne ressemble pas du tout au Ollie que je connais. Je me demande quelle est la part de vérité dans cette histoire. Annie hoche la tête. – Mais Visage d’Ange et lui gardent ça secret, parce qu’elle dit que c’est plus excitant, et puis pourquoi est-ce que toute l’école devrait connaître leurs affaires. Je devine que cette partie-là est fictive car Ollie ne sort sûrement pas avec quelqu’un de notre lycée. Je décide de changer de sujet. – Comment c’est chez eux ? – On a surtout joué toutes les deux ou avec Rasheena – c’est la nanny. Mais à l’heure du dîner la mère de Dora est descendue après sa sieste. Elle est très épuisée. Elle nous a parlé de Charles Dickens, elle nous a dit qu’il était son auteur préféré et que c’est pour ça qu’elle a appelé ses enfants Oliver et Dora, parce que ce sont les personnages d’un de ses livres. J’ai fait semblant de ne pas connaître Charles Dickens, même si bien sûr je le connais vu que je ne suis plus un bébé. Charles Dickens était l’un des auteurs qu’Annie réclamait toujours à notre père quand il lui lisait des histoires, et l’année précédant sa mort il avait finalement cédé, lui disant que c’était parce qu’elle n’était plus un bébé. Depuis cette époque, elle avait lu tous ses livres toute seule. – T’as l’air d’avoir eu une sacrée journée. – Oui, vraiment. Elle se penche pour chuchoter : – On a fait quelque chose de défendu. – Quoi donc ? Ses joues s’empourprent et ses yeux sont immenses derrière les verres de ses lunettes. – Tu dois promettre de ne rien dire. – Promis. – On est entrées dans la chambre d’Ollie. J’essaie de répondre avec la même solennité. – Comment elle était ? – Il a une photo de toi sur sa commode. – De moi ? – Toi avec Kate, Langley et David. – C’est normal. On est ses amis. – Et il a des sous-vêtements de fille. Tout un tiroir. Tous de ce beau magasin dont Langley parlait la dernière fois qu’elle est venue à la maison. Celui avec les étiquettes roses. Qu’Ollie collectionne les sous-vêtements Agent Provocateur me choque, mais pas autant que cette révélation : d’une manière ou d’une autre, Annie entend ce qui se passe dans ma chambre. – Tu nous espionnais ? – Non. La porte n’était pas fermée. Pas complètement. Il faut que je me souvienne de ça quand je rentrerai à la maison. – Il a tous ces gadgets que tu peux utiliser pour écouter les conversations d’autres gens. Dora dit que c’est parce que leur famille possède une société de surveillance. Ils sont vraiment cool. Il y en a un qui ressemble à un paquet de cigarettes, un autre qui est une canette de Coca, il y a aussi une plante et un bâton de chewing-gum. Il y en a un qui ressemble exactement au télescope du bureau de Joe. Je ne serais pas surprise si Joe avait des mouchards dans toute la maison. Et ce qu’elle me dit sur Ollie et ses jouets de surveillance ne me surprend pas non plus. Une fois, au début de ma relation avec David, Ollie avait offert de me raccompagner en voiture. J’avais accepté, car il me semblait judicieux d’être en bons termes avec le meilleur ami de mon petit copain. Déjà à l’époque Ollie me mettait un peu mal à l’aise, mais j’étais décidée à faire bonne impression. Alors quand il me demanda : « Tu veux entendre quelque chose de cool ? », je m’enthousiasmai. – C’est un peu spécial, ajouta-t-il. – C’est bien, j’aime ce qui est spécial. Il chercha dans son iPod, appuya sur play. « Un expresso macchiatto Venti avec lait écrémé et mousse », entendit-on avec un accent de Brooklyn. À l’arrière-plan, je distinguai une voix de femme : « Non, le séchoir est pour le caniche. Pour le labrador, juste les rubans », et quelqu’un jouant des bongos. – Qu’est-ce que c’est ? – L’environnement sonore. Chez Starbucks. Essaie celui-là. « … donc, quand quelqu’un pensa à envisager l’existence de la racine carrée de moins un, cela changea la face… » énonça la voix du Dr Reed, notre prof de calcul. – Tu as enregistré ça à l’école. – Partout, dit-il avec un sourire étrange. Écoute celui-ci. « … encore plus sexy que ce que tu nous avais dit et il en pince carrément pour toi. » C’était la voix de Kate. « Impossible. On est juste amis. Et il pense que je vis en autofocus. » Et ma voix. « Qui sait ce que ça veut dire. » Celle de Langley. Impossible de dissimuler ma consternation. – C’était le week-end dernier. Tu nous as enregistrées ? À New York ? Comment ? Ollie appuya vivement sur stop. – La technologie. J’enregistre tout le monde. J’appelle ça des portraits. Un jour je vais les combiner pour créer une symphonie. J’abandonnai l’idée de lui plaire. – C’est de l’espionnage. – Non, c’est de l’art. Louis Armstrong le faisait tout le temps. Il était connu pour ça. Les Grooms, les gens chez lui, tout le monde. – C’est malsain. – C’est un peu exagéré comme mot. – Si les gens savaient que tu fais ça…, commençai-je. – Ils s’en ficheraient. Les gens aiment s’entendre. En plus, je sais que tu n’en parleras à personne : ça casserait le naturel. Écoute. Il appuya de nouveau sur play et nous entendîmes Langley : « Enfin bref, on a raison et tu as tort. Tu lui as parlé de ton rendez-vous avec David ? Moi : Je n’en ai pas eu l’occasion. Kate : C’est ça. C’est vachement crédible, vu que tu ne parles de rien d’autre depuis la semaine dernière. Moi : Ha. Peut-être que Scott et moi avons des choses plus importantes à … » Ollie arrêta l’enregistrement – À propos, fais gaffe à ce Scott. Une amie à moi est sortie avec lui et dit qu’il est bizarre. Il collectionnait plein de petits trophées d’une de ses ex, et d’une manière générale il était un peu flippant. C’est celui qui le dit qui l’est, pensai-je. Il me sourit et désigna l’enregistrement. – Génial, non ? – Oui… génial, acquiesçai-je avec le sentiment désagréable d’avoir fait un pacte dangereux. – Je savais que tu comprendrais si tu prenais le temps d’y réfléchir, dit-il en me tapant sur l’épaule. J’eus envie de reculer à son contact. – Je veux dire, vraiment, ce n’est pas différent de ce que tu fais quand tu prends quelqu’un en photo. Je n’arrivais pas à croire qu’il puisse comparer mon travail à son hobby pervers. – Les gens posent pour mes photos, répondis-je sèchement. – Si tu penses que les gens ne posent pas quand ils sont en public, tu es plus naïve que je ne pensais, Jane Freeman. *** Dans ma chambre d’hôpital, Annie a grimpé sur une chaise à côté de mon lit et s’est agenouillée dessus pour me montrer Robert de près. – Tu veux savoir ce qu’il y avait dans la tête de Robert ? – Robert ? – La poupée. – Ah, oui. Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur ? – Des plumes. Je regarde la poupée, suivant la fissure de son crâne avec mon doigt, et pense que c’est vraiment parfait. Nous sommes jumelles, la tête fêlée et pleine de plumes. Chapitre 21 La sonnerie du téléphone me réveille. Je vais décrocher lorsque je m’arrête, la main au-dessus du combiné. Mes yeux se posent sur la pendule pour noter l’heure. 13 h 05. – Loretta, appelé-je. Je veux un témoin, quelqu’un qui confirme que le téléphone sonne réellement. – Loretta ! – Qu’est-ce qu’il y a, ma puce ? – Vous entendez le…, commencé-je avant de réaliser que c’est Kate qui est debout à la porte. C’est une excellente imitatrice et elle a parfaitement chopé Loretta, jusqu’à l’infime trace de son accent du New Jersey. – Qu’est-ce que je suis censée entendre ? dit-elle de sa voix normale en se dirigeant vers moi. Le téléphone s’est arrêté de sonner. S’il a jamais sonné en réalité, dit une voix dans ma tête. – Rien. Kate a toujours l’air calme, mais aujourd’hui ses mouvements sont plus lents et ses yeux un peu vitreux. Comme si sa tranquillité était artificielle. – Ça va ? – Oh oui. Désolée de ne pas être venue te voir hier : ma mère et mes sœurs sont rentrées de L.A. et ont ramené un yogi avec elles ? Tu n’as pas idée du temps qu’il faut pour réaligner les chakras d’une maison de sept mille mètres carrés. – Donc l’auto-actualisation s’est bien passée ? – Ouais. Surtout si tu aimes qu’on te dise de t’expirer toi-même et de ressentir l’univers. Mme Valenti était avocate, avant d’arrêter de travailler pour gérer l’empire de développement personnel de son mari. Elle a redirigé entièrement son énergie et son intellect vers une quête d’elle-même qui se traduit, en gros, par le fait d’embrasser une nouvelle religion tous les trois à six mois. Je ne sais pas si elle y croit vraiment ou si elle continue car c’est l’une des choses qui maintient les indices d’audience de La Vie Valenti aussi élevés. Si Kate est un paratonnerre, l’élément passif qui crée une atmosphère électrique, sa mère est la foudre, rapide, glamour et fatale si vous vous mettez en travers de son chemin. Elle dit ce qu’elle pense sans l’adoucir, ce qui me terrifie mais, pour compenser, elle est très tolérante comme je l’ai découvert l’été dernier. Les yeux gris de Kate font le tour de la chambre et finissent par se poser sur mes mains. Un pli apparaît entre ses sourcils. – Qu’y a-t-il ? – R-rien, je suis juste fatiguée ? Elle regarde, à côté de mon lit, la table sur laquelle Annie a laissé la poupée. – Qu’est-ce que c’est ? – S’il l’on en croit Annie, elle s’appelle Robert, un cadeau de mon admirateur secret. – Une idée de qui l’a envoyée ? – Pas la moindre. – Sa notion du « plaisir d’offrir » est spéciale. Une poupée cassée ? – Elle n’était pas cassée en arrivant. C’est ma faute. Sa tête est tombée quand j’ai ouvert la boîte et c’est là qu’elle a été défigurée. Elle la prend et la retourne. – Classe. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – C’est une de ces poupées hyper chères qu’ils avaient au gala de charité au profit de l’hôpital des enfants ? Tu te souviens, celui dont la grand-mère de Langley s’est occupée ? Ils les ont vendues aux enchères. La belle-mère d’Elsa s’est ruinée pour elles ? – Dommage que je l’ai cassée, j’aurais pu la revendre sur eBay. – Je ne sais pas. Quelqu’un m’a dit un jour que c’était les défauts qui donnaient aux gens leur vraie beauté. Ces mots me font frissonner. Elle passe les doigts sur le visage de la poupée. – Comment vas-tu aujourd’hui ? Tu as l’air mieux. – Je peux bouger les mains. Mais je deviens folle. – Que veux-tu dire ? – J’ai cru recevoir un appel de quelqu’un menaçant de me tuer… Elle porte la main à sa bouche. – Jane, mon Dieu, c’est horrible ! – Carrément. Mais apparemment je l’ai inventé. – Pourquoi est-ce que tu ferais une chose pareille ? Elle pose la poupée. – Tu n’es pas capable de savoir si tu as vraiment eu un coup de fil ? – Tu as entendu le téléphone sonner en entrant ? – Non, juste toi qui demandais Loretta. Pourquoi ? Je secoue la tête. – Il faut croire que les médicaments que je prends me font imaginer des choses. Et le Dr Tan dit que parfois, quand tu ne te souviens pas de ce qui s’est passé, le cerveau invente des histoires pour combler les trous. – Des histoires du genre : quelqu’un veut te tuer ? – Je n’arrête pas de me dire que si je pouvais seulement me rappeler tout ce qui est arrivé je serais guérie. Les illusions disparaîtraient et j’irais mieux. – Sans doute. Ses doigts effleurent la coupure sur ses lèvres, par ailleurs parfaitement roses. – Mais peut-être que ton esprit te protège de quelque chose et qu’il vaut mieux ne pas savoir ? – Qu’est-ce qui est arrivé à ta lèvre ? – Ma lèvre ? Elle a l’air déstabilisée et ôte la main de sa bouche, la regardant comme si elle ne l’avait jamais vue. – Oh, rien. Ma sœur s’est levée trop vite et m’a donné un coup de tête. Elle sourit. – Pourquoi tu t’inquiètes pour moi ? La seule chose à laquelle tu devrais penser, c’est aller mieux, pour qu’on puisse passer l’été sur la plage à parfaire nos bronzages. Comme si sa peau n’était pas déjà parfaitement dorée. – Tu te souviens l’été dernier, quand on a vu ce dauphin juste en face de la maison ? – C’était incroyable. La semaine entière était extraordinaire. Elle caresse le bras de la poupée. – Oui, vraiment extraordinaire. *** Langley était en Écosse tout l’été, Kate et moi avions passé beaucoup de temps ensemble, ce qui était super. Je découvris son redoutable sens de l’humour, affleurant sous la surface insouciante, et profitai aussi d’un aperçu de sa vie de famille chaotique. Toute l’organisation de la maisonnée tournait autour de son père et son travail, mais il ne rentrait que les week-ends. Quand il était à demeure, c’était : « que le spectacle commence ! » et tout le monde avait un rôle précis. Quand il quittait la maison, chacun pouvait être lui-même. Dans un premier temps, je m’émerveillai que personne ne fasse de bourde ou ne sorte de son rôle quand le révérend était à la maison. Contrairement au père de David, qui exprimait physiquement son mécontentement, les Valenti ne battaient pas leurs enfants. Mais si vous contrariiez le Révérend, il vous excluait de son affection. Vous deveniez invisible. Cela semblait indolore, mais la pression que se mettait Kate pour être sûre que ça n’arrive pas suggérait que c’était une punition plus terrible que ce que je pouvais imaginer. Ça m’aida à comprendre ce dont j’avais été témoin le jour où nous nous étions rencontrées, dans les toilettes, et je réalisai qu’elle était encore bien meilleure actrice que ce que tous croyaient. Je me sentais privilégiée d’être témoin de tout ça, et davantage encore quand ses parents partirent avec ses sœurs l’avant-dernière semaine des vacances et nous proposèrent de rester seules dans la maison du bord de mer. J’étais particulièrement heureuse car ma mère et Joe venaient de se fiancer malgré mes objections et c’était la semaine où nous déménagions dans le Palazo (également en dépit de mes objections). Ou, comme Joe aimait à le souligner : « Ne te dis pas que tu déménages, mais plutôt que tu gagnes un beau-père, une piscine, un jardin avec fontaine et une salle de jeux pour divertir tous tes amis. » – Quoi, pas de zoo ? avais-je demandé. – Tu en veux un ? avait répondu Joe, sérieusement. Il avait tendu la main vers les plans. – Ça pourrait être un espace à l’arrière du jardin. La mâchoire de ma mère s’était contractée. – Jane, s’il te plaît. Plus je pouvais éviter ça, mieux je me portais. Ça n’avait l’air de déranger personne que je n’aide pas, que je ne fasse pas partie de la famille. Donc pendant une semaine entière Kate et moi ne fîmes rien d’autre que buller autour de la piscine, buller sur la plage et regarder la télé. Je découvris une Kate plus détendue que jamais, tout en me sentant moi-même plus cool que je ne l’avais été depuis notre arrivée dans le New Jersey. Deux jours avant que toute la famille ne revienne, nous empruntâmes la prunelle des yeux de son père, une Cadillac Eldorado décapotable de 1967, pour une balade à travers la ville, puis nous nous garâmes dans un virage avec une superbe vue sur l’océan. C’était un mercredi, l’endroit était donc désert, juste nous deux, l’immensité du ciel et la pleine lune. La radio était branchée sur une station spéciale années 80 et « You shook me all night long » se mit à jouer. Kate attrapa le chapeau de paille que nous avions acheté à deux, passa par-dessus le pare-brise et se tint debout sur le capot. Les pieds écartés, les bras ouverts, la tête renversée en arrière, elle commença à danser. Je sortis mon appareil pour immortaliser la scène. – Non, pose ton doudou et viens danser avec moi. Elle me tendit la main, lâchant le chapeau que le vent souleva et emporta vers la plage. Sa bouche s’arrondit comiquement en un « o » de surprise, elle éclata de rire, dit « Celle qui le chope le garde » et se lança à sa poursuite. Je sautai hors de la voiture et piquai un sprint pour la rattraper. Le chapeau volait le long de la plage, roulant, tournoyant et rebondissant vers la mer, et nous le suivîmes en gloussant. Il continua, juste hors de portée et, sans nous en rendre compte, nous nous aventurâmes dans les vagues. Mes doigts touchaient presque la bordure quand la houle le poussa vers Kate. Nous nous jetâmes dessus en même temps. Nos épaules se heurtèrent, nous déséquilibrant toutes les deux, et nous tombâmes sur le fond sableux dans un plouf général, l’eau nous arrivant à la taille. Pendant un instant, sonnées par l’impact et l’eau froide, nous nous regardâmes en silence. Puis nous éclatâmes de rire. Le genre de rire qui vous fait mal au ventre, vous empêche de reprendre haleine et vous oblige à vous accrocher l’une à l’autre pour éviter de vous casser la figure. Quand notre hilarité finit et que nous reprîmes notre souffle, ma tête reposait sur celle de Kate et la sienne sur la bretelle de mon débardeur trempé. – Honnêtement, je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai ri comme ça, dit-elle. – Moi non plus. C’était certainement bien avant que ma mère ne m’abandonne pour Joe. Pendant une minute, le silence régna. – Tu n’as pas l’impression parfois que ton crâne va exploser ? Qu’il y a tellement de choses à l’intérieur qui se bousculent pour sortir ? demanda Kate, son visage tout à coup orageux, beau et exaltant à la fois. Je n’avais jamais cette impression. Mais je ne voulais pas que Kate se sente seule. – Carrément, répondis-je, enserrant mes genoux de mes bras. Il faisait froid. – J’étais sûre que toi aussi tu ressentais ça, dit-elle en hochant la tête. Qu’est-ce que tu fais quand ça t’arrive ? – J’attends que ça passe, inventai-je. Et toi ? Elle m’observait attentivement. Dans le clair de lune, ses cheveux éparpillés sur ses épaules en boucles humides, la mer scintillant derrière elle, elle ressemblait à une nymphe océane, une créature mythique et menacée. Elle me rappelait vaguement quelqu’un, mais je ne savais pas qui. – Je veux te montrer un truc. Viens. Elle se releva en m’attirant avec elle et nous retournâmes vers la voiture, main dans la main, pataugeant dans nos jeans trempés. – Qu’est-ce que c’est ? – Tu dois apprendre la patience, jeune Jedi, répliqua-t-elle avec un demi-sourire malicieux. Je m’immobilisai. C’était le genre de chose qu’aurait dit Bonnie. Et c’était elle que me rappelait Kate, réalisai-je. Pendant un instant, Bonnie me manqua si profondément que ça me fit mal. Kate se retourna alors et me regarda avec inquiétude. – Ça ne va pas, Jane ? Je repoussai Bonnie au fin fond de ma mémoire. – Si, ce n’est rien. Elle sourit et m’attira par la main. – Bien. Nous arrivâmes à la voiture et elle me fit signe de monter du côté passager. – Ouvre la boîte à gants. J’obéis. Une douzaine de tubes de rouge à lèvres dans d’horribles teintes, cinq bouteilles de parfum, un paquet de chewing-gums, un long collier de perles, trois badges d’identification du lycée de Livingston incluant celui de l’assistant du directeur, un portable que je reconnus comme étant celui de Dom, une boîte de coussinets d’allaitement et une bouteille de whisky se déversèrent sur mes genoux. – Qu’est-ce que c’est que tout ça ? – Ce que j’ai volé. – Tu voles des trucs de… (je prends un des tubes de rouge et regarde l’étiquette) … Sephora ? – De partout. Une fois j’ai volé un manteau de fourrure. – Comment ? – Je l’ai juste mis et suis sortie du magasin. Mais c’était bizarre : ce n’était pas si satisfaisant finalement. Oh, une fois j’ai volé une voiture. Ça, c’était marrant. Mais je l’ai remise à sa place parce que je ne voyais pas comment l’expliquer. – Tes parents sont au courant ? – Tu es folle ? Ils pèteraient les plombs. – Mais si tu te fais prendre ? Kate, tu ne peux pas continuer à faire ça. Elle me sourit. – C’est ce que je voulais te dire. C’est ça qui est tellement génial. Elle prit ma main. – Quoi ? – Depuis qu’on est ensemble cet été, je ne me suis pas sentie comme ça une seule fois. Comme si j’allais exploser. Elle suivait du doigt les tendons à l’intérieur de mon bras, les caressant doucement, aussi légère que des ailes de papillons. – Je n’ai rien volé du tout depuis juin. Je la regardai. Elle rayonnait. – Sérieux ? Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait me dire, pourquoi elle tenait mon bras ainsi. Mais je sentais que c’était important. Moi, j’étais importante. Je l’aidais d’une manière ou d’une autre. – Sérieux. Elle passa ses doigts dans mes cheveux, comme si j’étais une poupée. – J’ai su dès notre rencontre que tu étais spéciale. Spécialement faite pour moi. Avec toi, je me sens bien. Mieux que bien. Ses mots dénouèrent quelque chose en moi, quelque chose qui était contracté depuis que ma mère et Joe avaient annoncé leurs fiançailles. J’eus à nouveau l’impression de compter pour quelqu’un. Elle toucha ma joue. – Je veux t’embrasser. – Vraiment ? La seule personne que j’avais embrassée, à part mes parents, était Liam Marsh. Je n’avais jamais imaginé ce que ça ferait d’embrasser une fille. Kate hocha la tête. – Vraiment. Ses cheveux commençaient à sécher en vagues floues qui encadraient son visage et lui donnaient l’air vulnérable. Comme Bonnie. Peut-être que cette fille-là, je pourrais la sauver. – Beaucoup. – Hum. OK, dis-je, mon cœur battant la chamade. Je me penchai vers elle. Elle se pencha vers moi. Nous nous heurtâmes, cognant nos nez, entrechoquant nos dents, écrasant nos lèvres. C’était un baiser horrible, maladroit. Je ne savais pas si j’étais soulagée ou déçue. Je me redressai. – Peut-être que ce n’est pas une si bonne… Elle m’attira à nouveau et maintint ma tête immobile pendant que sa bouche effleurait la mienne doucement, légère comme un souffle. Ses lèvres étaient gercées mais soyeuses, elles avaient goût de mer et de baume à la cerise. Nous restâmes ainsi, nos bouches se touchant à peine, s’effleurant à un cheveu, pendant un long moment. Finalement elle se rapprocha, augmentant la pression, et ses lèvres s’ouvrirent contre les miennes. Sa langue glissa dans ma bouche et des ondes de choc me parcoururent tout entière. Ça ne ressemblait à aucun baiser que j’avais échangé avec Liam. Je sentis un éclair de chaleur me parcourir des lèvres aux orteils, envoyant des étincelles le long de ma colonne. Je la désirais, j’en voulais plus. En tout cas, mon corps en voulait plus. – Oh, Jane, soupira-t-elle contre ma bouche. Je sentis ses doigts descendre à nouveau le long de mon bras, et mon corps s’enflamma. Qu’est-ce que tu fabriques ? s’indigna mon esprit. Que diraient les gens du lycée ? Je me dégageai en respirant bruyamment. – Il faut qu’on arrête. Quand elle les ouvrit, ses yeux étaient brumeux et doux, mais la brume se dissipa rapidement, laissant place à sa froideur habituelle. – Pourquoi devrait-on s’arrêter ? demanda-t-elle. Ne me dis pas que ça ne t’a pas plu. – Si, admis-je. Ça m’a plu. – Alors où est le problème ? On est juste deux amies en train d’expérimenter. Qu’est-ce qu’il y a de mal à cela ? Ça avait l’air si simple dans sa bouche. Juste deux amies en train d’expérimenter. Et elle avait envie de moi. Alors pourquoi étais-je complètement terrifiée ? – C’est… je ne veux rien faire qui puisse gâcher notre amitié. – Comment ça pourrait gâcher notre amitié, bêtasse ? Elle saisit une mèche de mes cheveux et l’enroula autour de son doigt. – Mais si tu ne veux pas, on peut arrêter ? En avais-je envie ? Je n’étais même pas sûre. – Et toi, tu veux arrêter ? murmurai-je. – Non, répondit-elle en secouant lentement la tête. – Alors moi non plus. – Tu es sû… Je posai mes mains sur ses épaules et l’attirai à moi. Cette fois, notre baiser fut féroce, intense et hors d’haleine. Je déversai tous mes sentiments, colère, rage, chagrin, peur, des émotions dont je ne connaissais même pas l’origine, dans ce baiser. J’aurais aimé que ma mère me voie. – Tu as aimé ? demandai-je en me dégageant. Je me sentais téméraire, audacieuse. – Dis-moi que tu as aimé. Kate me regardait, stupéfaite. – C’était… c’était remarquable. – On recommence. Mais on ne fait que s’embrasser, d’accord ? Qui était cette fille, parlant à travers moi, faisant ces choses ? Je ne m’étais jamais sentie aussi libre, animale, de toute ma vie. C’était ça, finalement, s’embrasser ? Ce sentiment d’euphorie sauvage ? Ne plus se soucier de rien ? Ces baisers ne voulaient rien dire, ils faisaient juste partie du moment présent, existaient à peine. Nous nous embrassions comme dans les films, de longs baisers tièdes où nos langues s’emmêlaient un moment avant de faire place à des effleurements légers comme des plumes aux coins de nos bouches respectives. Ni l’une ni l’autre ne prêtions attention à nos vêtements mouillés ni à la brise glacée. Elle embrassa mes paupières et me fit soupirer. Je l’embrassai dans le cou et lui donnai la chair de poule. – J’aime ça, dit-elle en gloussant. – Moi aussi. Nous passâmes sur le siège arrière. Nos mains étroitement jointes, nous entreprîmes de nous embrasser, de rire, de raconter des blagues et de nous embrasser encore. Les baisers s’allongèrent jusqu’à ressembler à une transe dans laquelle j’ignorais où son corps commençait et le mien finissait. Nous nous embrassâmes pendant des heures sous la pleine lune, au son des vagues et de l’herbe bruissant doucement dans la brise. Nos baisers se transformèrent peu à peu en étreinte et nous restâmes là, enlacées sur le long siège en cuir de la Cadillac, à regarder de petits nuages traverser le ciel de velours par intermittence. – Je t’aime, Jane, dit-elle. C’était ce que je voulais entendre. Ce que j’avais besoin d’entendre. Je m’en rendis compte plus tard. Mais quand je répondis « Je t’aime aussi », je savais que cela avait un sens différent pour chacune d’entre nous. Je l’aimais comme une amie. J’aimais qu’elle ait besoin de moi. Qu’elle m’aime. C’est ça que j’aimais. Le lendemain, nous étions étendues sur un plaid en batik sur la plage devant la maison. Sa tête était sur mon épaule et elle suivait du doigt les gouttelettes d’eau le long d’une canette de Coca Light. – Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? demanda-t-elle. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Je veux dire quand les cours vont reprendre. Est-ce qu’on se verra ? Mon cœur se mit à battre violemment. – Bien sûr qu’on se verra. On a la plupart de nos cours ensemble. On se verra tous les jours. – Ce n’est pas ce que je veux dire. Elle se souleva sur un coude. Elle était de loin la plus jolie fille de toute la plage, peut-être même la plus belle personne que j’aie jamais rencontrée. – Comme ça. Est-ce qu’on se verra comme ça. – Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre… – Ouais, moi non plus, dit-elle en se rallongeant. – En plus, Langley… – Oh, carrément. C’était juste une expérience. Personne ne serait au courant. Juste pour le fun. Cette nuit-là, la dernière dans la maison, nous décidâmes d’essayer ce qu’elle appelait l’Hydre à seize têtes, l’énorme douche vapeur de ses parents. C’était incroyable, le mur du fond recouvert de miroirs chauffants antibuée. M’ayant ordonné de garder les yeux fermés, Kate était en train de me faire une moustache et une barbe en mousse lorsqu’elle se figea tout à coup. J’ouvris les yeux, intriguée, et me retrouvai nez à nez avec le reflet de sa mère dans le miroir. Nous ne faisions rien d’inconvenant mais nous étions nues toutes les deux et j’imaginais sans peine comment la scène pouvait être interprétée. Comment ma mère aurait réagi. Comment n’importe qui aurait réagi. Mon cœur se mit à battre. Pendant un moment le bruit des seize pommes de douche résonna dans la pièce, un déluge torrentiel. Puis Mme Valenti dit : – N’oubliez pas d’éponger s’il y a de l’eau sur le marbre. Je ne veux pas que quelqu’un glisse et se fracasse le crâne. Nous n’en avions jamais reparlé. L’été avait pris fin, j’avais commencé à sortir avec David, et Kate et moi n’avions plus jamais été aussi proches. Elle avait bien essayé un jour d’évoquer cette période mais j’avais prétendu ne pas savoir de quoi elle parlait. Pourtant, quand j’étais chez David, dans sa chambre, je regardais parfois vers la fenêtre de Kate, me rappelant ce que j’avais ressenti en l’embrassant. *** Je me demande si je devrais le lui dire, maintenant. Je la regarde mais elle observe attentivement mes mains. – Ta bague, dit-elle en désignant la sienne, identique, à sa main gauche. Où l’as-tu eue ? – C’est toi qui me l’as donnée. Ses yeux ont l’air encore plus vitreux que tout à l’heure. Aurait-elle pris quelque chose ? – Je sais, mais… Elle fronce les sourcils. – Au fait, j’ai oublié, je t’ai apporté un cadeau. Elle fouille dans son cabas Louis Vuitton et en sort une longue écharpe bleu ciel tissée de fils d’or. – J’ai pensé que tu pourrais l’enrouler autour de ta tête si tu dois garder ce bandage. Ça te donnerait l’air bohémien-chic. – Merci. Je caresse le doux tissu, me réjouissant de pouvoir à nouveau sentir ce que je touche, quand tout à coup mes doigts rencontrent quelque chose de dur, en plastique. – Kate. L’antivol est encore dessus. – Oh. Ils ont dû oublier de l’enlever au magasin. Elle a l’air effrayé. – Je l’ai achetée. Je te jure. J’ai le ticket de caisse ici quelque part. Elle se met à chercher dans son sac à main, d’abord calmement puis de plus en plus frénétiquement jusqu’à ce qu’il glisse de ses genoux et atterrisse sur le sol. Le contenu se déverse par terre : une boîte de médicaments, de l’adhésif pour dentier, une bouteille d’Obsession avec une étiquette « Testeur » dessus, une paire de lunettes vert vif, le prix encore attaché. – Kate, qu’est-ce que tu as fait ? Elle a l’air bouleversée. – Je suis désolée. Oh mon Dieu. Je sais que je n’aurais pas dû. C’est juste… j’ai juste… je me sens tellement coupable. Ce qui t’est arrivé. Tout ça ? Elle désigne la chambre d’un geste. – En toute honnêteté, je suis responsable. Tout ça est de ma faute. – Quoi ? Pourquoi ? – J’aurais dû arrêter. Je n’arrive pas à croire que ce qu’elle est en train de dire est effectivement ce que j’imagine. Les poils de mes bras se hérissent. – Quoi ? – T’arrêter, je veux dire, ajoute-t-elle rapidement. À la soirée. Quand tu es partie. J’aurais dû savoir que tu n’allais pas bien, que tu n’étais pas toi-même. – Pourquoi ? – Tu… tu titubais. Tu avais besoin d’une amie. Je n’étais pas là pour toi. J’aurais dû être là. J’aurais dû me rendre compte. Et je n’ai rien fait. – Kate. Je ne sais pas ce qui s’est passé cette nuit-là, mais je te connais, je suis sûre que tu aurais été là si je te l’avais demandé. Elle me regarde, une expression d’horreur absolue sur le visage, la main sur la bouche, les yeux écarquillés. Un frisson me parcourt. – Kate, qu’est-ce qu’il y a ? Des rougeurs apparaissent sur ses joues. – Je… je dois y aller, dit-elle. Elle attrape son sac et sort de la pièce en courant. Naturellement, Pete choisit ce moment précis pour venir m’embêter. – Wow, tu ne plaisantais pas. Les gens t’adorent, vraiment, dit-il. – Je ne suis pas d’humeur. J’essaie d’oublier l’expression terrifiée de Kate. – Qu’est-ce qui s’est passé ? – Je n’en ai pas la moindre idée. Aujourd’hui, il porte une chemise de cow-boy ornée de boutons en perle et de broderies qui ressemble à des piments danseurs. – D’où sors-tu tes fringues ? – Éblouissantes, non ? – Par « éblouissantes », tu veux dire « qui arrachent les yeux de leurs orbites » ? Il prend son expression sérieuse, les lèvres pincées et les sourcils froncés, celle qui le rend incroyablement mignon. – Je crois bien que c’est l’étymologie. Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. – J’en ai tellement marre d’être cloîtrée ici. – Tu veux aller faire un tour ? – Sans blague ? Il désigne le fauteuil roulant. – On a une bécane, baby. Chapitre 22 – Tu avais un endroit précis en tête ? demande Pete en se penchant près de mon oreille alors que nous passons la porte. Son souffle sur ma nuque me fait frissonner de plaisir. Ou peut-être est-ce juste l’exaltation de me trouver hors de la chambre 403. – Je ne sais pas. La cafétéria ? – Tu veux aggraver ton état ? – J’ai entendu dire que le chocolat chaud était très bon. – Celui qui t’a dit ça te hait profondément, dit-il d’un ton « désolé de t’apprendre la mauvaise nouvelle, mais il faut bien que quelqu’un le fasse ». – C’est ma petite sœur. Je peux presque le sentir, faussement résigné, secouer la tête derrière moi. – La plupart des meurtres sont effectivement commis par des membres de la famille. – Ce n’est pas vrai, protesté-je. J’essaie de me retourner mais sa main posée sur ma tête m’oblige à regarder droit devant. Une main forte mais douce. – Si ? – Peut-être pas, mais tu ne peux pas nier que les membres de la famille ont les meilleurs mobiles. Ses doigts restent dans mes cheveux pendant un instant et c’est bien trop agréable. Il les lisse et ajoute : – Quoique Annie ait l’air plutôt cool. Ses doigts effleurent mon cou quand il ramène sa main, relançant un frisson qui part de mes bras et s’étend à mon ventre. Arrête ça, me dis-je, et je m’oblige à me concentrer plutôt sur les différentes parties de l’hôpital que nous traversons. Le service des soins intensifs est un labyrinthe de chambres vitrées, de postes d’infirmières et de quelques espaces remplis de canapés et de chaises qui semblent inconfortables malgré leur rembourrage excessif. Les murs sont peints en jaune vif, probablement pour égayer l’ensemble, mais je ne trouve pas ça très efficace. Dans la salle d’attente à côté de ma chambre, une petite fille aux cheveux tressés est en train de faire des coloriages, étendue par terre aux pieds d’une femme plus âgée qui feuillette une bible. En face d’elles, un homme brun, costaud, boit du Gatorade en lisant le New York Post. L’hôpital génère d’improbables voisins. – Tu as des frères et sœurs ? demandé-je à Pete. – Un assortiment, répond-il légèrement. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Des demi, des par alliance, un vrai. Mes parents aiment se marier. – Mais tu vis avec ton père. – En ce moment, oui. Nous entrons dans l’ascenseur et Pete appuie sur un bouton portant la lettre M. – « Vivre » est un peu fort comme mot. Je réside avec mon père. « Vivre » sous-entend de pouvoir respirer, ce qui n’est pas vraiment possible dans l’atmosphère étouffante de la maison du Dr Malik. Dans le cuivre poli de la porte, j’observe son reflet, un peu déformé mais assez clair pour distinguer son expression, loin d’être aussi insouciante que son intonation. Il s’appuie contre la paroi de l’ascenseur, une épaule plus haute que l’autre, me fixe sans me voir. Il y a un vide dans son regard, une amertume dans l’inclinaison de son épaule que je reconnais. Pete est seul. Il lève les yeux, croise les miens et sourit. Même dans le miroir imparfait des portes en cuivre, son sourire est aussi blanc et éblouissant que celui d’une star de cinéma. J’ai juste le temps de le lui rendre avant que les portes s’ouvrent. M se révèle être la mezzanine, une espèce de balcon qui surplombe l’étage principal de l’hôpital. Ici les murs sont blanc bleuté, parsemés de posters bon marché représentant des plages ou des capitales européennes. Même en me concentrant sur le décor, je ressens fortement la présence de Pete derrière moi et ça me met mal à l’aise. Quand ses doigts effleurent mon épaule, je frissonne. – Pardon, dit-il abruptement, sérieux pour une fois. – Pas de problème, tu peux faire ça quand tu veux. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, et je rougis furieusement. – Je veux dire, ce n’est rien. Pas de mal. Pas… Je m’enfonce un peu plus. Il faut que je change de sujet. Je tire sur le fil de notre conversation précédente. – Vous ne vous entendez pas, tous les deux ? Ton père et toi ? Pourquoi ne vis-tu pas avec ta mère ? Je m’attends à ce qu’il se moque de mes bafouillages, mais il semble presque soulagé. – Plusieurs raisons, mais la meilleure est qu’elle vit à Boise, dans l’Idaho. La tension entre nous s’évapore. – Tu ne peux pas trouver un appartement dans le coin ? Tu dois bien pouvoir habiter ailleurs que chez ton père. – Tu poses beaucoup de questions pour une jeune fille malade. – C’est seulement mon corps qui est atteint, pas mon cerveau. – Ce n’est pas ce qu’on m’a dit, dit-il en ricanant. Je riposte. – Où vas-tu à l’école ? Oh, attends, tu es un voyou raté qui a abandonné les études, c’est ça ? – Pas encore. Je n’ai même pas commencé. C’est juste la prophétie de mon père. J’ai été accepté à Columbia et, s’il se trompe, j’y serai en septembre. Mais il se trompe rarement. – Pourquoi pense-t-il que tu es un bon à rien ? – Chut, dit-il, en me poussant sur le lino du couloir. – Quoi ? Qu’y a-t-il ? – Écoute. – Quoi ? – L’harmonie des sphères. – C’est plutôt le système d’air conditionné. – Je croyais que tu avais le gène de la poésie. Nous passons une porte-fenêtre en acajou et nous nous retrouvons dans un couloir lambrissé tapissé d’une épaisse moquette verte. – Que vas-tu étudier à Columbia ? – Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu devrais devenir procureur ? Tu ne lâches jamais. – Alors ? – Tu peux garder un secret ? – Non. – Au moins tu es honnête. Je vais étudier… Un homme distingué, la peau légèrement plus foncée que celle de Peter, et les cheveux sombres grisonnant aux tempes, portant des lunettes à monture en émail et une blouse blanche par-dessus un costume à fines rayures qui semble hors de prix, nous dépasse puis se ravise et revient sur ses pas. – Bonjour, Peter. Que fais-tu à cet étage ? Il parle avec un léger accent anglais. Pete, auparavant détendu, se crispe d’un coup. – Je fais juste prendre l’air à notre patiente, monsieur. – Dans les bureaux administratifs de l’hôpital ? – Elle aime l’épaisseur de la moquette. Quelque chose dans la mâchoire de l’homme se contracte un instant, comme s’il suspectait une blague et ne les aimait pas, mais il reprend rapidement le contrôle. Il se penche légèrement et me tend la main. – Bonjour, mademoiselle. Comment vous appelez-vous ? Pete se charge des présentations. – Jane Freeman, voici le Dr Sanjay Malik, le directeur de l’hôpital. L’homme distingué se redresse, hochant la tête. – Vous êtes la fille de Rosalind. C’est bon de vous voir en si bonne forme. Nous sommes fiers de vous avoir chez nous. Votre mère déborde d’énergie. – Oui, c’est vrai. Il tapote l’épaule de Pete. – Continue, Peter. – Merci, monsieur. J’attends que nous nous soyons assez éloignés pour demander : – C’est ton père ? Il est directeur de l’hôpital ? – Ouaip. La réponse de Pete la plus courte à ce jour. – Je ne comprends pas. Pourquoi te fait-il faire, tu sais, tout ça ? – Longue histoire. Deuxième réponse la plus courte. Il ne veut vraiment pas en parler. Ce qui me donne encore plus envie de savoir. – Dis-moi. Tu sais que sans ça je vais continuer à te harceler. Il laisse échapper un long soupir, un vrai. Il ne joue plus. – C’est l’histoire ennuyeuse d’un garçon, d’une fille, d’un chien avec une prothèse et d’une erreur judiciaire. C’est mon tour de soupirer. – Ce n’est pas vrai. – Tu as raison. C’est juste un tyran qui n’a pas d’autre endroit où me caser cet été. Nous avons quitté les bureaux et sommes de retour dans le couloir-lino-aux-murs-bleutés de la mezzanine, une rambarde surplombant l’étage principal. – À présent, sur votre gauche… – Chut. – Ah ah, très drôle. – Non, je suis sérieuse. C’est une amie à moi avec mon copain, en bas. Au-dessous de nous, au rez-de-chaussée, j’aperçois Kate en train de parler à David. Elle a l’air en colère et gesticule. – Honnêtement, Kate… et relax. – N’y pense… rien à dire… pourquoi… ne t’approche pas… tranquille. David répond : – Tu sais quoi ? Je vais lui laisser me dire ça elle-même, et se dirige vers les ascenseurs. – Attends, l’interpelle Kate. Je n’ai pas… – Fonce, Pete ! Vite ! Si tu connais des raccourcis pour arriver à ma chambre, utilise-les ! – Tu sais de quoi ils parlaient ? – Je ne suis pas sûre. Mais c’était bizarre, non ? Il hoche la tête et écarquille ses yeux d’un bleu improbable, son expression solennelle. – Carrément. Voisins depuis l’enfance, Kate et David étaient amis avant que lui et moi ne commencions à sortir ensemble. Mais récemment leurs rapports s’étaient détériorés. À la dernière compétition équestre de Langley, la semaine précédente, Kate s’était comportée étrangement à son sujet. – Je pense que je vais devoir annuler le dîner de ce soir, annonçai-je alors que nous regardions Langley. Nous avions toutes deux les coudes appuyés sur les gradins derrière nous, nos orteils posés sur les sièges devant, mes ballerines noires frôlant ses bottes marron. Je sentais le métal froid contre mes avant-bras là où la veste bleu marine que je portais sur mon jean s’était retroussée. – Tu penses que Langley sera fâchée ? Ses grands-parents nous emmenaient toujours dîner après une compétition. – Sur une échelle de fâchée à très, très fâchée, je penche pour très, dit-elle, ponctuant chaque très en tapant du pied. Elle portait ses bottes avec un jean bleu, un large chemisier en coton et un vieux blazer en tweed de son père, les manches relevées. – C’est juste qu’il faut vraiment que je parle à David. – Abandonner ses copines pour un mec, ça ne se fait pas. Toutes pour une et une pour toutes. – Je sais, mais je n’ai pas le choix. C’est son seul soir de repos et plus j’attends avant de lui parler du stage chez Getty, plus sa réaction va craindre. Kate semblait fascinée par les cavaliers. – Tu veux dire plus tu crains d’être obligée de te faire pardonner en lui léchant… les bottes. – Arrête ! Elle lève les sourcils mais ne me regarde toujours pas. – Je plaisante. Mais je suis sûre qu’il trouvera un moyen de se consoler. Son intonation était chargée de sous-entendus. – Que veux-tu dire ? Elle leva les yeux vers moi et me jaugea. – Rien. Juste qu’il pourrait te surprendre. – Me surprendre ? – Tu n’en as jamais marre de t’inquiéter de ce que David ressent, de ce que David pense, de ce que David approuve ? Je me redressai en tirant les manches de ma veste sur mes poignets. J’étais gelée tout à coup. – C’est le principe d’une relation à deux. Être attentif à l’autre. – Dans ce cas, je suis sûre que tout ira bien. Car si David fait attention à toi, il doit penser à tes besoins autant que tu penses aux siens, il comprendra et sera heureux pour toi. Elle avait raison. Il m’aimait vraiment. Il serait heureux pour moi. Bien sûr. Quelqu’un ricana derrière nous. En me retournant, je vis Nicky assise là. – Désolée, dit-elle. J’attends le tour de mon frère et je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre. Tout à fait charmant. Elle prit une voix de fausset pour nous imiter. – S’il t’aime, il comprendra. Elle leva les yeux au ciel. – Tu dois lire beaucoup de mauvais romans. – Ce n’est pas parce que tu es aigrie que tu dois projeter ça sur tout le monde, répliqua Kate en se redressant. – Aigrie veut dire « vivant dans le monde réel », maintenant ? Je n’avais pas réalisé. Nicky se leva, nous surplombant. Dans sa robe en jersey recouverte de crânes, ses leggings et ses bottes de cowboy vertes en peau de serpent, elle avait l’air assez sauvage, et encore plus impitoyable quand elle mit les mains sur ses hanches et me transperça de son regard. – Tu devrais peut-être essayer de penser par toi-même de temps en temps. Attention aux conseils des faux prophètes… ou de leurs filles, dit-elle en se penchant pour me faire une chiquenaude sur le nez. Sur ce, elle s’éloigna, nous laissant perplexes. – Cet intermède vous a été proposé par les productions Très Étranges, conclut Kate, les yeux écarquillés. – Hm Hm, répondis-je avec la même expression. Je me sens plutôt mal. Je veux dire, elle est gentille, en vrai. Kate dompta ses cheveux de façon à les ramener sur une épaule et en étudia les pointes. – Pas avec toi. Kate avait raison, mais il y avait toujours une partie de moi qui admirait Nicky, la façon dont elle n’avait pas peur de dire ce qu’elle pensait, même si ce n’était pas ce que les autres avaient envie d’entendre. Le fait qu’elle ne se préoccupait pas d’être agréable avec les gens dont elle se fichait. Langley nous rejoignit à ce moment-là. Avec son pantalon de cheval beige, sa redingote noire et ses nattes blondes dépassant de sa bombe, elle semblait tout droit sortie d’un catalogue Ralph Lauren. – Heureusement que vous avez discuté pendant mon parcours, sinon j’aurais trop honte d’avoir si mal monté. – Désolée, dit Kate. – Pas ta faute. C’était juste un jour sans. – On voulait dire pour avoir parlé, rectifiai-je. – Non, franchement, c’était nul. Mais Popo m’a quand même donné ça. Elle tendit le bras droit et nous fit admirer un bracelet à breloques, repéré la semaine précédente chez Neiman-Marcus. Puis elle se tourna vers son grand-père, assis dans un fauteuil roulant à quelques mètres de là, l’infirmière debout derrière lui, et lui envoya un baiser. Il lui répondit d’un petit signe de la main. – Vous êtes tellement adorables tous les deux, dis-je. – Je sais. Je ne peux pas imaginer ma vie sans lui. Il est plus qu’un grand-père pour moi. Mais revenons à vous deux, petites voyoutes. En guise de punition, vous devez me dire de quoi vous parliez si sérieusement. – Du dîner de ce soir, fit Kate. Je la suppliai du regard. J’étais déjà assez nerveuse à l’idée d’en parler à Langley sans qu’elle ait besoin de me rendre la tâche plus difficile encore. Celle-ci nous observa l’une après l’autre. – Qu’y a-t-il au dîner ce soir ? – Je ne peux pas venir, dis-je en scrutant le visage de Langley à la recherche d’un signe qui trahirait sa colère, mais elle resta impassible. Si je pouvais, je viendrais, mais il faut vraiment que j’aille voir David. – Pour lui parler du stage chez Getty, expliqua Kate. Par « parler » j’entends utiliser sa bouche, mais pas avec des mots. Elle croisa les bras et se pencha en arrière, comme si elle attendait un feu d’artifice. Langley hocha lentement la tête. – Préserver le cours de l’amour véritable est plus important qu’un dîner. – Merci, dis-je en l’embrassant. Je savais que tu comprendrais. – Bien sûr, Dra-J-Bus. Par-dessus son épaule, j’aperçus le visage de Kate, incrédule devant la facilité avec laquelle Langley avait pris la nouvelle. *** À présent, tout en poussant mon fauteuil dans les couloirs de l’hôpital à une vitesse étonnante, Pete me demande : – Tous tes amis se préparent à avoir leur propre reality show ? Parce qu’ils ont un vrai talent pour le mélodrame. – Pas les tiens ? Il fait un écart pour dépasser un brancard avançant trop lentement, ce qui lui vaut une exclamation de l’infirmière. – Désolé, crie-t-il par-dessus son épaule. Patiente à problèmes. Puis, de nouveau à moi. – Mes amis ? Ils n’aiment pas trop se crier dessus au milieu des halls ou s’embrasser dans des cages d’escalier, non. Je me retournerais à ces mots si je n’étais pas si occupée à agripper les accoudoirs. – Qui s’embrassait dans une cage d’escalier ? – Des gens qui étaient là hier. – Des gens ? – Un mec et une fille. J’ai juste supposé qu’ils étaient tes amis. – De quoi avaient-ils l’air ? – Attends, je vais te montrer. Je les ai filmés. – Vraiment ? – Non, andouille, justement. (Nous sommes de retour à mon étage.) Quand des gens s’embrassent, tu te détournes silencieusement et tu t’en vas. Tu ne notes pas leurs signes distinctifs pour pouvoir les rapporter à la patiente sexy de la chambre 403. À ces mots, mon pouls s’emballe. – Moi ? Ou peut-être est-ce parce que nous prenons un virage sur deux roues, manquons de renverser un aide-soignant et évitons de justesse d’embarquer une poubelle. Nous passons en trombe devant la salle d’attente à côté de ma chambre. J’aperçois la fillette avec ses coloriages mais le mec aux cheveux bruns a été remplacé par un autre costaud, chauve celui-là, lisant le Daily News et buvant du Red Bull. – Oui, en gros. Et en parlant de la chambre 403, nous y sommes. 15 h 15 et tout va bien. On a un kilomètre d’avance sur ta tortue de petit copain. Il me pousse dans la chambre. – Tu veux que je te réinstalle dans ton lit, ou bien tu préfères le confort de ce magnifique trône ? – Le lit, s’il te plaît. Pete m’entoure de ses bras et me soulève. Je blottis mon nez dans son cou. Il sent les pancakes à la myrtille. – Tu me trouves vraiment sexy ? – À cet instant précis, grogne-t-il, je te trouve surtout très lourde. Il me hisse sur le lit. – Dégonflé. Des pancakes aux myrtilles, du bacon fumé et de longs petits déjeuners avec beaucoup de miettes et des doigts collants qui devaient être… – Je n’ai jamais dit que j’étais courageux, me dit-il, interrompant mon rêve éveillé. Pendant un instant, j’ai honte – qu’est-ce qui me prend, de penser à d’autres garçons alors que mon petit ami, mon super petit ami, est sur le point d’arriver – mais je me souviens que je suis sous médicaments. Il est probable que cela, comme les hallucinations, soit un autre effet secondaire. Pete n’est rien pour moi. – Tu as une copine ? demandé-je. – Oui. Et je ne suis rien pour lui. – Elle est sexy ? – Qu’est-ce (grognement) que tu crois ? Pete est penché au-dessus de moi pour me border quand David arrive. – Euh, est-ce que j’interromps quelque chose ? dit-il, son timbre trahissant sa tension. – Je suis juste en train de conclure avec ta copine, répond Pete, l’air parfaitement innocent mais ses yeux bleus et malicieux. Non, je plaisante, mec. Je suis aide-soignant ici. Je ne faisais que la border. Mais c’est un sacré bout de fille. Il tape dans la main de David. – À plus tard. Je le regarde partir. Je ne ressens pas le moindre pincement de déception à l’idée qu’il a une copine. Pas le moindre. Je reviens à David. – Comment vas-tu ? – Toi, comment tu vas ? demande-t-il. Tu as l’air encore mieux qu’hier. – Je peux bouger mes bras. – Cool. Il hoche la tête en regardant autour de lui. Aujourd’hui il porte son tee-shirt Snoopy Président et des Vans en daim marron. Son pantalon tombe sur ses hanches. Je parierais que David a son boxer Captain America bien que ce dernier ne soit pas visible. Je sais qu’il aime le mettre avec le tee-shirt Snoopy, parce qu’ils sont tous les deux tellement patriotiques. C’est ça, l’amour, me rappelé-je. Savoir quels sous-vêtements porte quelqu’un sans avoir besoin de les voir. Connaître chacune de ses humeurs. Raison pour laquelle je sais que quelque chose le préoccupe. – Tu as l’air ailleurs. – Moi ? Non. Enfin… Il tire la chaise vers lui, la retourne et s’assied dessus à l’envers, près du lit. – Je n’ai pas pu te dire ça l’autre jour, ma belle, mais je suis vraiment désolé que tu ne sois pas morte. Chapitre 23 Je le regarde fixement, pas sûre d’avoir bien entendu. – Je veux dire, si c’était ce que tu voulais. Je ne cille pas. – Langley m’a dit…, commence-t-il avant de s’interrompre. Sa jambe gauche rebondit sur place. – Tu sais, tu as raison sur elle. Elle est vraiment super. – Je sais. Qu’est-ce que Langley t’a raconté ? – Elle m’a dit à quel point tu étais bouleversée cette nuit-là. À cause de Sloan et moi. – Sloan ? Je quitte les genoux de David et me dirige vers l’escalier. Je me retourne et vois Elsa en train de lui parler. Je repars et me cogne contre… Pas contre la rambarde. Contre une personne. Sloan. David ajoute : – Elle m’a raconté que tu tournais en rond en parlant d’en finir. Elle pense, tu sais, que tu voulais me quitter. Mais moi… eh bien, je comprends ça différemment. Ses doigts se mettent à tapoter sa cuisse. – Qu’est-ce que tu veux dire avec Sloan ? – Je suis désolée. – Pas de problème, répond Sloan en souriant timidement. Les risques de la fête. Mon sac s’est ouvert et elle s’agenouille pour m’aider à ramasser mon argent, mon mascara et mes clés. Je cherche encore le gloss quand mon portable vibre à nouveau, un texto de Kate : « où é tu ? urgences ds toilettes du O !!!! ». – Si tu trouves un gloss, tu peux le garder. Son visage s’illumine. – Sérieusement ? Wahou. David prend ma main et se met à la caresser. – Écoute, bébé, on peut s’en sortir. Pour ton bien, il faut juste que tu lâches prise. Sur toute la douleur. La colère. Tu dois choisir sur quoi stresser, et sur quoi être cool, OK ? C’est vrai, j’étais avec Sloan à la soirée, mais c’était seulement parce que j’étais furieux contre toi à cause de ce qu’Elsa m’avait appris. Je pensais que tu faisais des trucs dans mon dos, alors j’en ai fait dans le tien. Du temps, tellement de temps s’est écoulé. J’entre dans une chambre et vois deux corps sur un lit. L’un d’eux appartient à David, allongé sur une fille, en train de l’embrasser, vêtu uniquement de son caleçon. Il saute sur ses pieds à ma vue. Je suis choquée, effrayée. Il vient vers moi, les mains ouvertes. Quelqu’un me pousse – ou me tire – hors de la chambre. Je recule, assommée. Dans ma tête, j’entends le Dr Tan : « On enterre ce qu’on ne veut pas savoir. Et parfois, cela s’exprime d’étrange façon. » Oui, j’ai clairement enterré ça. Mais il manque quelque chose. Quelque chose de louche, que je n’arrive pas à voir clairement. – Tu étais avec Sloan, répété-je, cherchant la lacune. – Oui, mais ce n’était rien, tu sais ? Je veux dire, c’était seulement à cause de ce que tu avais fait. Ou de ce que je croyais que tu avais fait. Tu es ma lady, tu le sais. On était dans une mauvaise passe. Il se penche vers moi en souriant et enroule une mèche de mes cheveux autour de son doigt, sa jambe vibrant toujours. – J’étais vraiment à côté de la plaque. Mais d’être avec elle m’a permis de mieux t’apprécier. En plus, il valait mieux que je fasse ça, car tu sais à quel point je suis colérique et si je t’avais vue ce soir-là… Il hausse les épaules. Je le regarde, mais j’ai l’impression de ne pas le reconnaître. – Tu ne m’as pas vue du tout cette nuit-là ? Après que je t’ai quitté ? – Je veux dire, je t’ai vue quand tu m’as surpris en pleine action. Mais c’est tout. Et si c’était un mensonge ? S’il avait perdu son sang-froid et avait décidé de me renverser ? Était-ce possible ? Au point où j’en suis, je ne sais plus. – Écoute, ma belle, ne te fâche pas. C’est-ce que je voulais dire, il faut que tu arrives à… – Je crois que tu devrais partir. Il descend ses lunettes de soleil le long de son nez pour me regarder, les yeux injectés de sang. – Ne fais rien que tu regretteras. – C’est pour ça que je veux que tu partes maintenant. – OK. Remets-toi et quand tu sortiras, tout redeviendra exactement comme avant. Hier encore, c’était ce que je voulais plus que tout au monde. Mais à présent… à présent je n’en suis plus si sûre. – Reste cool, ajoute-t-il en me faisant signe. – Ça ne veut rien dire. Pourquoi tu ne peux pas dire au revoir, tout simplement ? – On est bagarreuse, remarque-t-il en hochant la tête. J’aime. Il s’arrête à la porte, sa grande main posée sur l’embrasure. – Oh, bébé, j’ai pensé au 140. Je l’observe, debout là. Il est tellement beau. Son tee-shirt est remonté et j’avais raison sur le boxer Captain America. Je le connais si bien. On va bien ensemble. Et il y a cent quarante choses auxquelles il me préfère. – C’est quoi ? demandé-je. Je ne peux pas m’en empêcher. – Le Coca Cherry. Il baisse à nouveau ses lunettes pour me faire un clin d’œil. – Ça veut vraiment dire ce que ça veut dire. Je parviens à retenir mes larmes jusqu’à ce que le bruit de ses pas disparaisse dans le couloir. Je ne pleure pas à cause de Sloan, quoique je devrais, probablement. Je pleure à cause du numéro 140. Parce que le Coca Cherry est une chose que David adore. Et lui pense que moi aussi, car j’en commande toujours un pour qu’il puisse finir le mien, alors que je préfère le Coca normal. D’une certaine façon, ça résume notre relation. Je renifle encore un peu lorsque le téléphone se met à sonner. En tout cas je pense qu’il sonne. Mais peut-être n’est-ce qu’une hallucination. L’altercation avec David a peut-être été – comment le Dr Tan nomme-t-il ça ? – un déclencheur et que le téléphone ne sonne pas du tout. – Loretta ! crié-je. – Oui, ma puce. Pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? Aha ! Elle l’entend. Je tends le bras pour décrocher. Chapitre 24 – Allô ? – Jane Freeman ? C’est toi ? chuchote une voix. – Oui. Qui est à l’appareil ? – C’est Elsa. Salut ! murmure-t-elle à nouveau. – El… – Chut. Ne prononce pas mon nom. Ils ne doivent pas savoir que je t’appelle. – Qui ? – Les Je-sais-tout. Ils espionnent tout ce que tu dis. – Comment ça ? – Je les ai entendus parler dans les escaliers. Ils écoutent. Ils savent si tu as été gentille ou méchante alors sois gentille pour l’amour du ciel. Ou l’amour des cieux ? Elsa a officiellement perdu la boule. – Merci de me prévenir. Comment vas-tu ? J’ai su, pour ton accident. – Je ne suis pas censée téléphoner. Je suis sous le bureau. On est bien, ici. Comme une petite souris dans une petite maison de souris. N’est-ce pas, Reginald ? – Qui est Reginald ? – La souris. Qui est Reginald ? répète-t-elle comme si c’était le comble de l’humour, en riant si fort qu’elle en grogne. – Où es-tu ? – Chez Reginald, je te l’ai dit. – C’est joli chez lui ? – Si tu aimes les araignées. Ce qui n’est pas mon cas. – Oh. – Chut, quelqu’un vient. – Pourquoi m’as-tu appelée ? – Je t’ai appelée ? Pourquoi je ferais ça ? Tu étais tellement en colère contre moi à la fête. – Ah bon ? – Je n’y pouvais rien. Je ne savais pas ce qui allait arriver. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Eh bien, je n’aurais pas dû prendre la photo. Mais il y a autre chose. – Quelle photo ? – Chut, je réfléchis. La vache, je ne sais pas ce qu’ils me donnent ici mais ça me retourne le cerveau. Oh, je me rappelle. Au début je ne t’ai pas vue. Et après je n’ai rien pu faire. J’ai essayé. J’ai essayé de t’aider. De faire ce que tu aurais voulu. De t’aider à arrêter la souffrance. – Où ? Où m’as-tu vue ? – Je dois y aller. – Est-ce que tu m’as renversée ? – Te renverser ? Mais tu n’es pas une crème ! Je l’entends rire, puis le déclic quand elle raccroche. Ma main tremble en reposant le combiné. Elsa vient-elle d’avouer ? Je prends la carte du lieutenant Rowley, compose son numéro et laisse un message sur son répondeur. En attendant qu’elle me rappelle, j’essaie de comprendre les propos d’Elsa. « Tu étais tellement en colère contre moi à la fête. » Je sonde ma mémoire, à la recherche d’un souvenir d’elle. Je n’étais pas en colère quand je l’ai vue en bas avec David, j’avais à peine… En titubant hors de la chambre où David et Sloan s’embrassent, je bouscule Elsa. – Regarde où tu vas, Freeman, on voudrait pas qu’il t’arrive quelque chose, dit-elle en me dépassant. Je m’agrippe à elle. – C’est David. Il… – Qu’est-ce que ça peut me faire, tes problèmes de garçons ? Elle lève les mains comme pour m’étrangler, mais finalement elle me repousse. – Hors de mon chemin. Je titube contre le mur. J’ai la sensation de me déplacer – d’être déplacée ? – de la moquette à quelque chose de plus froid, mais je ne vois rien. Il fait sombre, sombre dans ma tête. Lentement, la pièce se dessine autour de moi. Je suis dans une… Je suis entourée d’yeux. Où que je regarde, où que je me tourne, des yeux. Qui m’observent. Je les sens au-dessus de moi, à côté de moi, derrière moi. Qui me regardent. Qui se moquent de moi. Qui me haïssent. – Adieu, Jane, dit une voix. Il faut que je sorte d’ici. Je m’oblige à me lever. Le papier peint style brocart chatouille la paume de mes mains quand je m’agrippe au mur pour garder l’équilibre. Je suis dans un couloir, le tapis oriental glisse et plisse sous mes pieds comme un serpent, faisant chanceler mes chevilles à chaque pas. Continue ! m’ordonné-je. Derrière moi j’entends des gens parler, rire. Quelqu’un crie mon nom. – Arrête, Jane ! Je secoue la tête pour essayer de sortir du souvenir, mais l’impression d’être poursuivie – et observée – perdure. Ces yeux sont si familiers. Je les connais, mais je ne parviens pas à les reconnaître. Ma tête résonne d’une cacophonie de voix, passant de l’une à l’autre comme une radio ayant perdu les pédales. Elsa : « Ils écoutent. Ils savent si tu as été gentille ou méchante alors sois gentille pour l’amour du ciel. » Annie : « Ollie a tous ces jouets que tu peux utiliser pour espionner les conversations des autres. » Le lieutenant Rowley : « Ton petit ami est très généreux. » Moi : « Elles ne viennent pas de mon copain, elles viennent… » Elsa : « Ils écoutent. » Le fauteuil est à côté du lit. Si j’arrive à m’y asseoir, peut-être pourrai-je l’utiliser pour atteindre la fenêtre, pour vérifier… Loretta me rattrape alors que je suis sur le point de tomber par terre. – Qu’est-ce que tu fabriques, ma puce ? – Il faut que je vérifie les fleurs. – Quelles fleurs ? – Les grandes. Il faut… je dois inspecter ce bouquet de fleurs. Cela n’avait pas de sens qu’il m’envoie un si gros bouquet, mais maintenant je comprends. – OK, tu restes dans le lit et je te les apporte. Elle les prend et les pose sur la table à côté de moi. – Elles sont magni… qu’est-ce que tu fais ? – Allô ! dis-je dans les fleurs. Tu m’écoutes ? – Ma puce. Loretta s’approche de moi avec hésitation. – J’espère que tu écoutes parce que je veux que tu entendes ça, espèce d’enfoiré. Je lève le vase par-dessus le bord du lit et le laisse tomber sur le sol. Il explose dans un bruit glorieux, inondant le lino ; les fleurs et les morceaux de verre s’éparpillent. – Alors, heureux ? crié-je vers le massacre en éclatant de rire. Moi, je le suis ! Loretta me regarde, horrifiée. Elle pose une main sur ma poitrine et appuie sur un bouton du téléphone tout en me maintenant allongée. – J’ai besoin du Dr Tan immédiatement. Je la regarde, ébahie. – Qu’est-ce que vous faites ? Il y avait un mouchard là-dedans. Je me débarrasse juste du micro, dis-je en gloussant encore. Dieu, que ça fait du bien. – Chut. Ça va aller mieux bientôt, dit-elle. Tiens bon et ne bouge pas. – Non, ça va. Je m’en suis occupée. Je vais bien maintenant. – Calme-toi, ma puce. Tout va bien se passer. Son ton, l’expression de son visage, me font réaliser de quoi j’ai pu avoir l’air quelques minutes plus tôt. En parlant à un bouquet de fleurs comme s’il pouvait m’entendre. Puis en le détruisant. Folle à lier. Voilà de quoi j’ai l’air. Oh mon Dieu. Oh non. – Je ne suis pas folle, Loretta, assuré-je, l’adrénaline des instants précédents s’estompant peu à peu. Je me mets à frissonner. – Vraiment pas. – Chhh. Tout va bien, ma belle. – Sa famille est dans la surveillance électronique, dis-je. Respirer devient de plus en plus difficile. Aurais-je perdu la raison ? Tout le monde le pense. – C’est sensé, insisté-je. Je peux expliquer. Tout est logique. – Respire, ma puce, dit Loretta en glissant un masque à oxygène sur ma bouche. Contente-toi de respirer, pour l’instant. – Vraiment, dis-je, mais mes mots sont étouffés. Je ne suis pas folle. Le temps que le Dr Tan arrive, j’ai retrouvé une respiration normale. – Alors, mademoiselle Freeman, vous avez eu une sacrée journée. Loretta a demandé à Pete de ramasser les morceaux du vase qui, autant que je puisse voir, ne contenait pas de micro. – Tu veux que je m’en aille ? demande-t-il en enlevant mon masque à oxygène. – Ça m’est égal, réponds-je en faisant non de la tête. Le Dr Tan s’installe dans le fauteuil le plus proche de mon lit. – Racontez-moi ce qui vient de se passer. Je lui parle de l’appel d’Elsa et de sa théorie selon laquelle quelqu’un m’observe, ainsi que de ma conversation avec Annie à propos des gadgets d’Ollie, et il hoche la tête en prenant quelques notes. – Qu’avez-vous fait d’autre aujourd’hui ? – J’ai rencontré le directeur de l’hôpital. – Sympathique. – Et j’ai découvert que mon copain m’avait trompée. – Ah. Je sais ce qu’il pense, parce que moi aussi je l’ai pensé. Quand je croyais imaginer le coup de fil. Il s’avère qu’il était réel, mais l’histoire de David et Sloan aurait pu déclencher la paranoïa. Ou je pouvais aussi avoir raison. – Mais ça n’a rien à voir avec le fait que j’ai cassé ce vase. – Dites-moi à quoi vous pensiez quand vous l’avez brisé. – Le garçon qui m’a donné ces fleurs ? Sa famille a une entreprise de surveillance électronique. Son passe-temps est de mettre les gens sur écoute. Et il ne m’aime pas, ce qui veut dire qu’il n’a aucune raison de m’envoyer des fleurs, surtout aussi belles. Donc vous voyez, ce que j’ai fait n’est pas si fou que ça en a l’air. – La plupart des croyances irrationnelles prennent racine dans la réalité. Reste la vraie question : pourquoi teniez-vous tellement à croire que quelqu’un vous surveillait ? Et pourquoi, au lieu de faire enlever le vase, deviez-vous le détruire ? – Je ne sais pas, dis-je. Tout ce qui sort de ma bouche paraît insensé. – Votre mère m’a appelé tout à l’heure. Elle m’a parlé d’une poupée ? Je désigne Robert sur le rebord de la fenêtre et le Dr Tan se lève pour la rapporter près du lit. Il retourne la poupée entre ses mains. – Cet objet a clairement été envoyé par quelqu’un qui vous aime profondément, dit-il. Savez-vous de qui il s’agit ? – Non. Néanmoins tous ces cadeaux sont… un peu étranges. Des roses alors que j’ai été retrouvée dans un rosier. Une figurine en porcelaine avec une carte disant que mon admirateur secret veille toujours sur moi. Cette poupée. Quand je l’ai sortie de la boîte, la tête est tombée sur le sol. – Probablement cassée lors du transport. – Oui. Je le sais. Je sais que rien de tout ça n’est révélateur de sombres motifs cachés. Que je ne peux faire confiance ni à mes tripes ni à mes yeux ni à mes oreilles. Je ne sais même plus ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. – Tout cela va se clarifier avec le temps. Admettre que votre vécu n’est peut-être pas ce qu’il paraît, c’est déjà un grand pas. Je regarde mes mains et remarque ma bague. – Cette bague aussi a quelque chose de bizarre, dis-je. – Que voulez-vous dire ? – D’habitude je la porte à gauche, mais là elle est à droite. – Vous êtes sûre ? – De la main à laquelle je la porte ? Bien sûr. Je le suis. N’est-ce pas ? – Vous pensez que votre bague a bougé ? Toute seule ? – Peut-être que quelqu’un de l’hôpital l’a déplacée. – Pourquoi feraient-ils ça ? – Je ne sais pas. Vous pensez que c’est de la parano, n’est-ce pas ? Au lieu de répondre, il écrit quelque chose sur mon dossier. – Qu’est-ce que vous écrivez ? demandé-je en tendant le cou pour essayer de voir. – Je me fais un pense-bête pour interroger les infirmières sur votre bague. – Oh. – Vous dites que vous ne savez plus ce qui est réel ou non. Je peux vous donner deux faits bien réels. Le premier est que tout le monde dans cet hôpital ne désire sincèrement qu’une chose, une seule : votre rétablissement. Personne ne veut votre peau. Nous voulons tous vous aider. – Merci. Et le deuxième ? – Le deuxième est le vase brisé sur le sol. Ce jeune homme n’a pas l’air très doué pour le nettoyage. Si vous voulez remettre Loretta de votre côté, je vous conseille de proposer votre aide. Chapitre 25 Loretta envoie Pete faire quelque chose « sans traînasser » et me met dans le fauteuil avec un balai pour nettoyer. Il me faut presque une heure pour tout passer au peigne fin et il est plus de 16 h 30 quand je suis finalement prête à admettre qu’il n’y a pas de micro. Il reste une demi-douzaine de morceaux de vase éparpillés autour de moi quand j’entends des pas et lève les yeux pour me retrouver face à face avec Ollie en personne, sur le seuil. Il porte un jean sombre, une chemise rayée verte et blanche, un blouson en velours aubergine et une casquette assortie. – Qu’est-ce que tu fais là ? Pas vraiment courtois comme accueil, mais je suis furieuse contre lui, furieuse de l’avoir suspecté et furieuse de m’être trompée. Il fait un pas à l’intérieur, s’arrête, son regard passant du verre brisé à moi et mon balai, et dit : – Le lieutenant Rowley m’a demandé de venir. Qu’est-ce qui s’est passé ? – Le vase avec tes fleurs dedans s’est cassé. De là où elle est accroupie sur le sol avec la balayette, Loretta me lance un regard réprobateur. – Il devait avoir un défaut ou un truc du genre. Désolé que ça ait mis la pagaille, dit Ollie. Il n’a pas l’air spécialement inquiet que le vase soit cassé. Or, il l’aurait clairement été si celui-ci avait été un gadget d’écoute sophistiqué, me raisonné-je. Mais ça ne veut pas dire que je sois folle de croire qu’il aurait pu m’espionner. Il s’agenouille et nous aide à nettoyer. On est dimanche, et pourtant il porte une chemise fermée jusqu’au cou, des boutons de manchettes aux poignets. Celui que je vois proclame LAW. Je me demande si ORDER est imprimé sur l’autre. Parfait pour un accro à la surveillance. Il se penche et je me surprends à scruter ses fesses, essayant de discerner s’il porte une culotte de fille sous son pantalon. Peut-être bien que je suis folle, finalement. – Merci, lui dit Loretta en sortant la poubelle une fois le ménage terminé. À moi, elle jette un regard glacial. – Je vais faire venir quelqu’un avec une serpillière pour éponger l’eau qui reste. Le lieutenant Rowley est entrée alors que nous finissions et elle ferme la porte derrière Loretta. – Monsieur Montero, voulez-vous bien répéter à Jane ce que vous m’avez raconté tout à l’heure ? Commencez au moment où elle quitte la soirée. – J’ai vu Jane tituber hors de la maison et je l’ai suivie. J’essaie d’obliger mon esprit à retourner à ce moment-là. Le hall ondule, la moquette bouge. Je marche les mains tendues en avant, comme une somnambule. Si seulement je pouvais arriver en bas, pensé-je. Si je parviens à sortir, je serai en sécurité. Pourquoi ? Des visages flous me dépassent, des visages familiers, à présent étirés, distendus, déformés par des bouches rieuses. J’ai peur de les regarder dans les yeux, peur de voir la haine que je suis certaine d’y trouver. Avance ! J’arrive en bas de l’escalier, dans le salon. Il est bondé de corps moites. Des gens me bousculent mais je dois continuer, comme un saumon remontant la rivière pour sa survie. Je pousse, me faufile et… Je suis dehors. Je pensais que l’air serait frais, mais non. Il est chaud et lourd comme une couverture. – Je l’ai appelée, continue Ollie en s’adressant à nous. Dans mon souvenir, j’entends quelqu’un derrière moi crier « Jane, attends ! ». Mais la voix ne ressemble pas à celle d’Ollie. – Quand je t’ai finalement rattrapée, tu chancelais et avais l’air bizarre. Je t’ai guidée vers l’escalier, j’ai essayé de regarder tes yeux pour voir si tu avais une commotion cérébrale. – Pourquoi est-ce que j’aurais eu une commotion ? – Avant de descendre, quelque chose t’a frappée à la tête et tu as perdu connaissance un moment. – Qu’est-ce qui m’a frappé ? – Je ne sais pas, je t’ai juste vue avachie sur le sol. J’ai vérifié tes yeux et tu m’as semblé aller bien. Je sens la pierre chaude des marches à travers la jupe de fée, sous mes cuisses nues. Je suis assise là, assommée, en train de penser à… Soudain Ollie est avec moi, penché au-dessus de mon visage. Il a l’air inquiet, et sobre. Il agrippe mon menton, tourne ma tête d’un côté à l’autre. – Qu’est-ce que tu fais ? demandé-je en me dégageant. – Tu t’es cogné la tête. – Ça va, dis-je. Laisse-moi tranquille. – Attends-moi là, je te raccompagne chez toi. – Non. – Je reviens tout de suite. Il rentre. Je me remets difficilement sur mes pieds. Ollie secoue la tête quand je lui raconte ce dont je me souviens. – Il t’en manque une partie, commente-t-il, s’excusant presque. Il se balance d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. – Quelle partie ? – Quand tu m’as dit : « Tu essaies juste de couvrir ton connard d’ami. Je vais très bien. Je sais ce que j’ai vu. » Et que j’ai répondu : « David ne te mérite pas. » Et… c’est embarrassant… j’ai essayé de t’embrasser. Je n’ai absolument aucun souvenir de tout cela. Rien de ce qu’il raconte ne me semble juste ou n’a de sens. Je me rappellerais si quelqu’un avait essayé de m’embrasser, non ? Mais Ollie n’a aucune raison de mentir. Je ne suis pas sûre de vouloir savoir, mais je dois poser la question : – Et qu’est-ce que ça a donné ? – Tu m’as repoussé en demandant : « Qu’est-ce que tu fais ? » et j’ai dit : « Je pensais que c’était ce que tu voulais. » Et tu as répliqué : « Non. Pas avec toi. Jamais. » Je ne me souviens pas de ça non plus et, même si ma réaction paraît vraisemblable, je me plais à penser que je l’aurais exprimé un peu plus gentiment. – Un peu dur… Désolée. Il lève une main pour interrompre mes excuses. – Tu étais juste franche. Puis tu m’as dit de m’en aller et de te laisser tranquille. C’est ce que j’ai fait. Il met les mains dans ses poches et agite nerveusement ses clés. – J’étais un peu en colère et je suis retourné à la soirée. Mais ensuite je me suis senti nul. Alors j’ai appelé ton portable, je me suis excusé et j’ai essayé de te convaincre de me laisser venir te chercher. J’ai demandé où tu étais, tu as répondu : « Je suis sur Dove Street. » Et puis… Il s’interrompt et arpente la pièce, s’immobilisant devant le rebord de fenêtre recouvert de fleurs et de cadeaux, les réorganisant, les touchant l’un après l’autre. Le dos tourné, il continue : – Je te parlais, j’ai entendu un crissement de pneus et… et la ligne est tombée. – Tu m’as entendue me faire renverser ? – Je ne savais pas ce qui se passait. Mais il semble bien, oui. Il s’arrête et se retourne. Son visage est exsangue, ses yeux hagards. – Je suis désolé, Jane. Je suis vraiment désolé. Sa voix change lorsqu’il dit ça. Cela seul sonne vrai. Je l’observe durement. Pas parce qu’il m’a entendue me faire renverser. Mais parce que, dans son récit, tant de choses n’ont aucun sens. – Je suis sur Dove Street, dis-je, testant les mots en les prononçant. C’est la rue dans laquelle j’ai été trouvée, mais la phrase sonne faux. Le nom d’oiseau me rappelle quelque chose, mais Dove Street… Je me tiens au poteau métallique d’un panneau de rue, penchée en arrière pour le déchiffrer. Il fait sombre et il est trempé. Je lis… – Tu es sûr que je n’ai pas dit Peregrine Road ? – Absolument. On ne t’a pas trouvée sur Dove Street ? – Si. Mais c’est… ça n’est pas juste. Ça ne me paraît pas vrai. Comment expliquer cela ? – Peregrine Road est à l’angle de Dove Street, intervient le lieutenant Rowley. – Tu m’as dit Dove Street, insiste Ollie, la voix aiguë et le visage légèrement cramoisi. – OK. Je suppose que tu sais mieux que moi. Mais comment ai-je pu inventer Peregrine Road si je ne l’ai pas vue ? Même si j’ai passé l’été précédent là-bas avec Kate, je ne faisais jamais attention aux noms des rues. Pourquoi imaginerais-je un mauvais nom de rue ? Et oublierais-je le bon ? – Les relevés de votre portable confirment que M. Montero est la dernière personne à qui vous ayez parlé, déclare le lieutenant Rowley. J’espérais que cela vous rafraîchirait la mémoire. – Pas vraiment. À présent, je suis passée d’ « entendre des appels auxquels personne ne croit » à « refuser de croire à des appels qui ont effectivement eu lieu ». Je regarde Ollie. Pourquoi je ne me souviens de rien ? – On a fini ? demande Ollie à l’officier. Je peux y aller ? Elle hoche la tête. – Prends soin de toi, Jane, dit-il. Si j’étais toi, j’arrêterais d’essayer de me rappeler, et je me concentrerais sur ma guérison. – Merci. Je suis tellement déconcertée que j’oublie de regarder ses fesses quand il sort. – Vous m’avez appelée tout à l’heure, mademoiselle Freeman ? s’enquiert le lieutenant Rowley, me ramenant au présent. – Oui. J’ai reçu un coup de fil très étrange. Elle soupire et met les mains sur les hanches. – Un vrai, continué-je. Vous pouvez demander à Loretta. D’une fille de ma classe, Elsa. Elle a eu un accident le même soir que moi. – Elsa Blanchard. Elle vous a appelée ? Je croyais qu’elle était à l’étage psychiatrie ; il n’y a pas de téléphone dans les chambres là-haut. – Je ne sais pas, elle était très bizarre, elle prétendait se cacher, ne pas être censée appeler. Mais elle a dit quelque chose de… curieux. Je vois bien que le lieutenant Rowley ne me croit qu’à peine. – Oui. – Elle a dit qu’elle essayait juste de m’aider à faire disparaître la souffrance. Il y a quelque chose, dans la façon dont elle l’a dit et dans le fait que sa voiture ait aussi été défoncée, qui me fait penser… je veux dire, est-ce qu’elle aurait pu me renverser ? Puis heurter un poteau pour couvrir ses arrières ? – Nous avons déjà exploré cette idée il y a deux jours, mademoiselle Freeman. Il ne fait aucun doute que tous les dommages infligés au véhicule d’Elsa Blanchard venaient de l’impact avec le poteau. Même si ça n’avait pas été le cas, sa voiture est trop basse pour avoir causé vos blessures. Vous avez été frappée par une berline quelconque. Si Elsa n’avouait pas m’avoir renversée, qu’est-ce qu’elle pouvait bien vouloir dire ? Le lieutenant Rowley quitte la pièce. Une demi-heure plus tard, assise dans le fauteuil en train de retourner les paroles d’Elsa dans tous les sens et de tenter en vain de retrouver un souvenir d’Ollie essayant de m’embrasser, je suis interrompue par Sloan, à la recherche de ma mère. Une partie de moi voudrait être en colère contre elle, la détester, mais je ne peux pas. Ses cheveux noirs sont brillants et son visage ovale aux yeux espacés est à peine maquillé. Sa tenue ressemble à quelque chose que je pourrais porter. En voyant que je suis seule, elle essaie de se sauver mais je l’arrête. – Hé. Je peux te poser une question ? Elle déglutit péniblement et reste près de la porte. – Je devrais vraiment trouver ta mère. Elle voulait que je sois là à 17 h 15 et il est presque 17 h 30. – Oui, bien sûr, ça ne sera pas long. Je me demandais juste : le soir de la fête, tu étais avec quelqu’un ? Elle lève le menton et redresse les épaules. – Je ne suis pas sûre que cela te regarde vraiment. Mon Dieu, elle est déjà en train de devenir une mini-ma-mère. Pourtant, cette réponse me fait l’apprécier un peu plus. Je souris pour lui montrer que je ne suis pas son ennemie. – Désolée, je m’y prends mal. Je voulais juste savoir si tu étais avec David. – David ? répète-t-elle et, bien que toujours tendue, elle a aussi l’air légèrement soulagée. Il m’a raccompagnée. Je n’en peux plus des dérobades, des diversions, des demi-vérités pleines d’ombre. Je m’oblige à demander ce que je veux vraiment savoir. – Est-ce que tu as couché avec lui ? Je suis prête à tout entendre. Mais sa réponse me surprend quand même. Chapitre 26 – Je ne sais pas. – Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle se rapproche de mon lit à présent, les yeux remplis de peur et d’incertitude, mais doux, comme un animal se laissant apprivoiser. – Je ne sais pas si tu te souviens, mais on s’est rentrées dedans à la soirée. – Je me rappelle. Mes affaires sont tombées et tu m’as aidée à les ramasser. – Oui. Eh bien, tu as posé ton verre et tu l’as laissé là. Donc je l’ai bu. – Et ? – Je pense qu’il y avait quelque chose dedans, parce qu’après tout devient flou. Je suis partie à la recherche de mes amies et je ne me souviens pas vraiment de ce qui s’est passé, jusqu’au moment où David, allongé sur moi, m’a réveillée pour me dire qu’on devait s’en aller. – Tu t’es réveillée avec David sur toi ? Je mets un moment à comprendre le sens de ses mots. – Oh Sloan, est-ce que ça va ? Tu penses que quelque chose s’est passé, quelque chose que tu ne voulais pas ? Tu veux parler à une infirmière ? Son visage reflète surprise et gratitude. – Tu es si… C’est vraiment, vraiment gentil de ta part de te soucier de moi. Mais ça va. Elle se penche vers moi. – En plus, j’ai mes règles, alors… Je sais comment réagit David face à ce phénomène, je suppose donc qu’elle a raison. Il ne s’est rien passé. Non que je croie que David serait capable de profiter d’une fille dans cet état – alors qu’elle est droguée – mais en même temps, je ne suis plus vraiment sûre de rien. – Tu as quand même dû avoir peur. Que s’est-il passé quand il t’a réveillée ? – Il m’a raccompagnée. Je n’aurais probablement pas dû accepter parce qu’il était carrément bourré, mais je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment. Le lendemain il a essayé de me parler, à propos de sa voiture ou un truc du genre, mais je l’ai ignoré. Je ne l’ai pas revu depuis… enfin, sauf ici. Au moins David n’a pas menti là-dessus. – Et je jure solennellement que je ne le reverrai pas, jamais, ajoute-t-elle. – Si tu le veux, il est à toi. – Il, hum, il n’est pas mon genre. Sa poche vibre. – Oups, c’est ta mère. Il faut que j’y aille. Elle est sur le point de franchir la porte lorsqu’elle s’arrête et se retourne. – Il y a autre chose. Tu te souviens que tu as perdu ton gloss ? Et que tu m’as dit que si je le trouvais, je pouvais le garder ? Elle a l’air nerveuse tout à coup et le rouge lui monte aux joues. – C’est un peu bête mais, hum, certaines personnes pensent que je te ressemble et j’ai toujours trouvé ça très drôle. Alors j’ai continué à le chercher. Je l’ai retrouvé. Le gloss, je veux dire. Mais je peux te le rendre, il n’y a pas de problème. – Non, merci. Le gloss est bien le cadet de mes soucis en ce moment. Ce qui est très nouveau pour moi. – J’espère que, hum, certaines personnes te trouvent jolie avec. Elle sourit et rougit. – Si je peux faire quoi que ce soit pour t’aider, fais-le-moi savoir. J’aimerais qu’elle puisse m’aider. Que quelqu’un puisse le faire. Je me fraie à nouveau un chemin dans le trou noir de la soirée, pour essayer de remettre cette pièce de puzzle à sa place. Si Sloan dit la vérité, alors le gobelet en plastique a effectivement été drogué. Mais ce n’est pas comme ça que je l’ai été, moi. J’ouvre la porte et vois David et Sloan ensemble. Et une autre personne. Il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un… qui me pousse vers eux ? Mais qui voudrait me pousser dans la pièce ? Je suis troublée et furieuse. – Pourquoi fais-tu ça ? Langley ? Non, Langley était devant la porte de la salle de bains, pas de la chambre, et elle essayait de m’empêcher de sortir, pas de m’obliger à entrer. Mais… Je suis dehors et il pleut. Il faut que j’enlève les chaussures de Langley. Je lui ai promis de ne pas les mouiller et il pleut des cordes. Elles sont déjà trempées. Bousillées. Je me penche pour défaire les boucles, et manque de tomber à la renverse. Tu n’as pas le temps ! dit une voix dans ma tête. Continue à avancer. Je me relève en titubant, abandonnant l’idée de sauver les chaussures. Je lui en achèterai une nouvelle paire. Je dois continuer, m’échapper. Le téléphone sonne. Il fait sombre, la pluie redouble, et je plisse les yeux pour distinguer le nom de l’appelant. Ollie M. Est-ce vraiment ce nom qui s’affiche ? Ou bien est-ce que je m’en souviens parce qu’on me l’a raconté ? J’entends la voix de Nicky, deux semaines plus tôt : « Tu devrais peut-être essayer de penser par toi-même de temps en temps. » Suis-je vraiment aussi manipulable ? Aussi influençable ? Le téléphone sonne encore. Et encore. Si Ollie m’a vraiment appelée, pourquoi est-ce que je ne me rappelle pas lui avoir parlé ? Le téléphone continue à sonner. C’est à ce moment-là que je réalise qu’il ne sonne pas dans ma mémoire mais dans la chambre. – Loretta, crié-je. Mon téléphone sonne. – Réponds donc, ma puce. – Vous l’entendez ? – Comme je t’entends. Mon cœur bat la chamade. C’est peut-être l’occasion de montrer à tout le monde que je ne suis pas folle. – Allô ? – Salut, Dra-J-Bus, dit Langley. Loretta est debout à la porte. Je lui fais signe de partir. – Hé, comment vas-tu ? – Ça va, mais je ne pense pas pouvoir venir te voir aujourd’hui. Popo… – Son état a empiré ? – Non, mais il ne va pas mieux. – Je suis désolée d’entendre ça. – Merci. Comment vas-tu ? Mes yeux se posent sur le bouquet de ballons qui commence à perdre de l’altitude dans un coin de la chambre. – Perturbée. David est venu. Il m’a parlé de Sloan. Langley laisse échapper un soupir. – Oh. – Quand tu as voulu m’empêcher de sortir de la salle de bains… – Oui ? – Qu’est-ce que tu m’as entendue dire, déjà ? – « Je ne peux plus le supporter. C’est fini. J’abandonne, c’est fini. Je veux juste que ça s’arrête. » Des choses comme ça. – Tu es sûre que c’était à propos de David ? Je passe en revue les arrangements floraux sur le bord de ma fenêtre. – C’est ce que j’ai cru. Pourquoi ? – Je… je ne sais pas. Je ne suis plus sûre de rien. Merci. – Tu n’as pas l’air d’avoir le moral. Je viens. – Non, non. Reste avec ton grand-père. – Tu es sûre ? – Absolument. – Je t’aime, Dra-J-Bus. – Moi aussi. J’embrasse le combiné et raccroche. Le téléphone se remet immédiatement à sonner. Je décroche en disant : – Sérieusement, je vais bien. – Vraiment, Jane ? Je déglutis. C’est la voix. Pourquoi n’ai-je pas appelé Loretta ? Je pose le téléphone sur le lit et tire sur le fil le plus possible. – Salut. Comment allez-vous ? – Il est temps. – Temps de quoi ? demandé-je. Je tiens le combiné loin de moi et me penche vers la porte. – Loretta, chuchoté-je. Enfin, quelqu’un d’autre allait entendre. – Ne fais pas l’idiote. Tu étais juste agenouillée là. Au milieu de la route. Tu sais que tu le voulais autant que moi. Et tu sais pourquoi. Mon corps se glace. Loretta me dépasse rapidement et attrape le téléphone. Elle le porte à son oreille pendant un instant, puis le replace doucement sur sa base. Tu étais juste agenouillée là. Seulement deux personnes peuvent savoir ça. Moi. Et celui qui m’a renversée. Ce n’est pas un canular. C’est un tueur. Je regarde Loretta. – Pourquoi avoir raccroché ? Pourquoi ne lui avez-vous pas parlé ? – Il n’y avait personne. Non. C’est impossible. – Mais si. Il me parlait encore quand vous m’avez pris le téléphone des mains. Je la regarde. – Vous devez me croire. Il parlait. N’est-ce pas ? Je passe les mains dans mes cheveux et les tire, essayant d’extraire un peu de raison de mon cerveau. – Il a dû savoir, d’une manière ou d’une autre, que j’avais passé le téléphone. – Comment ? Tu dis qu’il était en train de parler. – Je ne sais pas. On a dû faire un bruit. Il était là. Je l’ai entendu. J’en suis sûre. N’est-ce pas ? Oh mon Dieu. Je suis vraiment en train de devenir folle. Tu étais juste agenouillée là. Tu sais que tu le voulais autant que moi. Et tu sais pourquoi. J’imagine très bien comment le Dr Tan va interpréter cela. – Qu’est-ce qu’il a dit cette fois, ma puce ? – Qui a dit quoi ? demande ma mère, entrant en coup de vent. Joe marche lourdement derrière elle, portant un sac de supermarché, et le lieutenant Rowley le suit, toujours aussi propre sur elle dans son uniforme. Annie, aujourd’hui vêtue d’une robe verte, de collants verts et de baskets vertes, tous de verts différents, ferme la marche. Ma mère me regarde, attendant une réponse. – Mon mystérieux interlocuteur, lui dis-je. Il a appelé de nouveau. Au lieu d’avoir l’air inquiet ou exaspéré, elle sourit. Un sourire chaleureux, sincère. Clairement, quelque chose a changé. – Je ne pense pas qu’on ait besoin de s’inquiéter d’autres appels, n’est-ce pas, lieutenant ? – J’espère que non, dit la femme policier. – Pourquoi ? – Parce que la police dévouée de cette ville a appréhendé les cambrioleurs de la supérette, annonce ma mère. En partie grâce à la récompense de Joe. – Pas du tout, marmonne-t-il en fouillant dans son sac remplis de friandises. – Ne sois pas si modeste, lui dit ma mère. – Les cambrioleurs ont avoué ? demandé-je. Elle fait non de la tête. – Non, les Barney Brothers – c’est leur nom – refusent de parler. Ordre de leur avocat. Mais ils n’ont pas à le faire. Les traces de pneu sur la route correspondent à leur véhicule, les marques sur la voiture pourraient provenir d’un accrochage avec un piéton, et ils avaient ton sac et ton téléphone. – Vraiment ? Je peux récupérer mon portable ? Un lien concret avec cette soirée, n’importe lequel, serait le bienvenu. – Quand nous aurons fini de l’analyser, dit le lieutenant Rowley. – Mais tu ne vois pas ? dit ma mère, radieuse. Ça veut dire que c’est fini. Tout est fini. – Ce sont de bonnes nouvelles, petite, dit Joe. – Dites-le aux voix dans ma tête. – Que t’ont dit ces voix dans ta tête, cette fois ? s’enquiert ma mère comme si elle parlait à un enfant de trois ans. – Elles ont dit… Je sais que, si je dis la vérité, ça me donnera l’air vraiment suicidaire. – Elles ont dit qu’il était temps. Temps que ça s’arrête. – Tu vois ? On est tous d’accord. Toi, moi et ton subconscient. Je sens la colère monter. Je veux qu’on me laisse seule. Je regarde Loretta. – Est-ce que je peux prendre une douche ? Je pense que je pourrais me débrouiller si vous faites juste couler l’eau pour moi. – Bien sûr, ma puce. – Au revoir, Jane, dit Annie en venant vers moi pour poser un baiser collant sur la joue. – Beurk, dis-je en m’essuyant. Qu’est-ce que tu as eu pour le petit déjeuner ? – Des donuts à la confiture. Et maintenant tu peux en avoir aussi. – Merci, mais non merci. Elle m’embrasse à nouveau, éclate de rire devant mon expression dégoûtée, et suit Joe et ma mère hors de la pièce. Je suis sur le point d’entrer dans la salle de bains en fauteuil quand cette dernière revient et pose la main sur l’accoudoir. – Encore une chose, Jane. Ma mâchoire se contracte. Je la regarde par-dessus mon épaule. – Oui ? – Le Dr Malik m’a dit qu’il t’avait rencontrée aujourd’hui. Avec son fils, Peter. – Ouais. Pete m’avait emmenée prendre l’air. – Je préférerais que tu ne passes pas trop de temps avec lui, dit-elle. – Ne t’inquiète pas. Le Dr Malik n’a pas l’air d’être vraiment mon type. – Avec son fils, Peter. Il a arrêté le lycée et a un passé de consommateur de drogue. Son père l’a trouvé avec un gros paquet de came, c’est pour ça qu’il est là. Comme ça, il peut le garder à l’œil. J’étouffe un éclat de rire quand ma mère dit « un gros paquet de came », comme si elle venait de la zone, yo. – OK. Tout ce que tu veux. Je peux y aller maintenant ? – J’aimerais aussi que tu sois un peu plus agréable avec Joe. – Pourquoi tout le monde est si attaché à Joe ? – C’est un homme bon et merveilleux, dit ma mère. – À ce qu’il paraît. Elle pince les lèvres. – Je ne… Je l’entends déglutir. – Je ne suis pas en train d’essayer de remplacer ton père, Jane. – C’est peut-être ça le problème, dis-je, et je sens les larmes trembler sous mes paupières. Peut-être que tu devrais. – Chérie… – Il faut que j’y aille. Je ne sais pas combien de temps je reste assise sous la douche, sans bouger, laissant l’eau chaude ruisseler sur moi. Ils ont attrapé ceux qui t’ont fait ça, me répété-je. Ils avaient ton téléphone. Comment auraient-ils eu ton téléphone si ce n’était pas eux qui t’avaient renversée ? Laisse s’écouler tes doutes, tes peurs, et tous les trous de ta mémoire. Laisse tes sentiments à propos de Joe s’écouler. Arrête de ressentir arrête d’être en manque arrête d’être concernée arrête de t’inquiéter. Rien de tout ça n’a d’importance à présent. Tout va bien. Tu es en sécurité. Ta vie telle qu’elle était reste intacte. Admets juste que tu es folle et tout va bien se passer. Quand je sors de la douche, le miroir est embué. Les traces de mains que j’ai faites la veille en essayant de couvrir mon reflet ressortent, laissant au milieu une forme de visage vide. C’est moi. Un espace vide. Qui suis-je ? Qui est Jane Freeman ? J’essuie une partie du miroir pour ne voir que mes yeux, je les observe, mais ils ne contiennent aucune réponse. Chapitre 27 Ce soir-là, Joe emmène ma mère et Annie dîner à la pizzeria préférée de ma sœur pendant que je me régale d’une sélection d’aliments beiges devant la télé. C’est une nuit sans lune, pluvieuse, et le bruit contre ma fenêtre me rappelle le soir de la fête. Plic ploc ploc ploc. La pluie tombe plus doucement à présent, sur mes bras, mes jambes, mon visage et elle est plus froide. La douleur m’envahit à chaque goutte ; tout mon corps souffre. J’ai l’impression d’être cernée par des aiguilles qui me transpercent. Quelqu’un dit : « Youhou, Jane. » Je suis là, ai-je envie de pleurer. Juste ici. Trouvez-moi. Sauvez-moi. S’il vous plaît. Je n’ai plus la force de lutter. Je suis tellement fatiguée. S’il vous plaît, je vous en supplie, aidez-moi. Mais je n’arrive pas à bouger les lèvres. « Youhou », dit à nouveau la voix. Elle est juste au-dessus de mon visage. Je sens un souffle sur ma joue et des doigts sur mon cou. Dieu merci. Quelqu’un va me sauver. Je veux prendre la main tendue mais je ne peux pas. « Jane Freeman, tu es foutue », dit la voix. Mes yeux s’ouvrent brusquement. Je suis seule dans ma chambre d’hôpital. Elle est vide, personne ne murmure contre mon visage. Est-ce que c’était un rêve ? Ou un souvenir ? Est-ce que quelqu’un s’est vraiment penché sur moi alors que j’étais dans le rosier pour dire « Jane Freeman, tu es foutue » ? Parce que si c’est le cas, ça signifie que mon accident n’était pas le fruit du hasard, un délit de fuite quelconque perpétré par les Barney Brothers. Ça signifie que j’ai été renversée par quelqu’un que je connais. Quelqu’un qui connaît mon nom. Mon cœur se met à battre la chamade. Si c’est vrai, ça signifie que le tueur est l’un de mes amis. Je sursaute au son de la voix de Scott. – Tu sembles être au beau milieu d’une crise existentielle, remarque-t-il. Ou alors ils ne te donnent pas assez de fibres. Un des amis qui étaient à la soirée. C’est-à-dire tous sauf Scott. – Je suis tellement heureuse de te voir. Et les deux sont probablement vrais. – De quelle crise existentielle s’agit-il ? La « Pourquoi sommes-nous sur Terre » ? Ou la « Que vais-je faire de ma vie » ? – Plus basique. La « Qui suis-je ». – Oh oh, elle est dure celle-là. Qu’est-ce qui a bien pu la déclencher un dimanche à… (il fronce les yeux vers la pendule) …19 h 45 ? Il se glisse dans le fauteuil à côté de mon lit et se penche en avant. Les manches de sa chemise blanche sont retroussées, offrant un aperçu séduisant de ses avant-bras musclés. – J’ai eu un autre appel du tueur aujourd’hui. – Ah. – Seulement, ils ne me croyaient déjà pas avant, mais maintenant qu’ils ont les cambrioleurs – pardon, les Barney Brothers – en garde à vue, ils me croient encore moins. – Oh. – Et cette fois le tueur a dit : « Tu étais juste agenouillée là. Tu le voulais autant que moi. » Ses yeux se plissent et il se mord les joues. – Aïe. – Ce qui veut dire que soit c’est le vrai tueur – comment quelqu’un d’autre saurait-il ça ? – soit je l’ai inventé et mon inconscient m’a fait signe que je voulais mourir. Il écarquille les yeux. – Oh oh. – Exactement. Les deux options qui me restent sont carrément pourries. Mais ça n’a pas d’importance, car ma mère préfère penser que je suis folle plutôt que de considérer la possibilité que les Barney Brothers puissent être innocents. Il se penche en arrière. – C’est vraiment nul comme nom. Je veux dire, ça ne ferait même pas un bon nom de groupe. J’éclate de rire. – Tu as raison. Au moins, ils m’ont ratée. Je ne voudrais pas avoir ça dans ma notice nécrologique. – J’aime ton attitude. Et j’ai un diagnostic pour ta crise existentielle. Tu es une victime du syndrome « clic-de-l’obturateur ». – Qu’est-ce que c’est ? – Tu sais, sur les appareils numériques, l’obturateur clique toujours quand tu prends la photo ? Même si, à l’origine, ce son était produit par l’ouverture et la fermeture mécanique de l’objectif et que, sur les appareils numériques, il est simplement rajouté. – Oui. – C’est parce que les gens aiment avoir des repères. Ils aiment que leurs attentes soient confirmées, ne pas avoir à se poser de questions. Ça ressemble à ce que fait ta mère. Pour une raison quelconque, il est très important pour elle que cet accident ait été provoqué par des étrangers. Même s’ils ont un nom ridicule. – Pourquoi ? – Pourquoi tu ne lui demandes pas ? – C’est une approche révolutionnaire. J’y réfléchis. – J’aimerais avoir une seule chose, un fait solide qui contredirait la thèse de l’accident par des étrangers. – Pour soutenir ta théorie ou juste pour embêter ta mère ? Je lui jette un regard noir. Il hausse les épaules. – Je ne fais que demander. Et le véhicule qui t’a percutée ? Il doit y avoir des dégâts, non ? – Il y a des dégâts sur la voiture du cambriolage qui pourraient « concorder » avec mes blessures. – Donc ils ont arrêté d’inspecter d’autres voitures. Il réfléchit un instant. Je suis frappée une fois de plus par sa beauté éblouissante… surtout quand il cogite intensément, un de ses passe-temps favoris. – Écoute, tu crois vraiment que c’était quelqu’un de la soirée ? – Je me souviens qu’on m’a dit : « Tu es foutue, Jane Freeman », quand j’étais dans le rosier. Donc si on part du principe que c’est un vrai souvenir, ça devait être quelqu’un qui me connaissait, et les seules personnes qui me connaissent sur la côte du New Jersey étaient à la soirée. Pourquoi ? – J’ai écrit un article pour le journal du lycée sur les garagistes – beaucoup de nos « diplômés » se retrouvent à bosser dans ce secteur. Je pourrais faire un tour et demander si des élèves du lycée de Livingston ont amené leur voiture pour des réparations ce week-end. C’est pas gagné mais… Enfin quelqu’un qui croit en moi. Quelqu’un qui me soutient. Assis sur la chaise, près de mon lit, sa tête est à hauteur de la mienne. J’attire sa bouche vers moi et l’embrasse. – C’est juste pour me remercier ? Son assurance semble s’être évaporée, il se montre timide tout à coup. Presque effarouché. – Je ne sais pas. Tu veux que ce ne soit qu’un merci ? Quelque part dans mon crâne, une alarme retentit. Mais comment savoir que ce n’est pas précisément la partie de ma tête qui devient folle ? Il me contemple. – Tu dois être aveugle pour ne pas savoir ce que je ressens pour toi, Jane. Combien… combien tu me plais. – Dis-moi. À cet instant, j’ai besoin de tout le réconfort possible. – On va juste dire que je te trouve chouette. – C’est tout ? – J’ai aussi du lourd, mais je le garde pour plus tard. Je veux que tu sois sûre. – Sûre de quoi ? – Sûre que tu veux être avec moi parce que tu en as envie, pas pour me rendre heureux. – Je ne suis pas comme ça. – Jane Freeman, tu es la fille la plus conciliante que je connaisse. Tu préfères les M & M’s, mais tu commanderais du pop-corn au cinéma si tu pensais que la personne qui t’accompagne préfère ça et voudrait peut-être partager. Je le regarde, bouche bée. – Tu es médium ? Les M & M’s sont vraiment mes bonbons préférés. – Je sais quelques milliers de choses sur toi, dit-il malicieusement. – Alors tu sais que faire ça me rend heureuse. Je l’embrasse à nouveau. Il me rend mon baiser. Ses lèvres sont chaudes. Il sent le bois de santal et le talc. Il m’embrasse longuement, doucement et avec talent, ses mains encerclant mon visage de telle manière que mes orteils se recroquevillent de plaisir. Je me dégage, hors d’haleine. – Mes orteils se sont recroquevillés ! Tu as fait bouger mes orteils ! Ses yeux restent vagues un instant, mais il se reprend et m’adresse un large sourire. – Vraiment ? Tu ne dis pas ça à tous les garçons ? – Non, vraiment. Regarde. Nous observons tous deux les orteils de mon pied droit, puis de mon pied gauche, gigoter allègrement. – Embrasse-moi encore. Voyons si je peux récupérer mes genoux. – Tu m’utilises uniquement pour mes lèvres aux vertus médicinales, alors ? – Oui, dis-je, hochant la tête et essayant de rester impassible. – Tant que c’est clair entre nous… Cette fois, il prend son temps, son baiser est plus profond et plus précis. Il est clair que Scott a beaucoup d’expérience dans ce domaine et, comme pour tout ce qu’il entreprend, il maîtrise parfaitement son sujet. – Tu sens tes mollets ? demande-t-il, le front posé contre le mien. – Pas encore. Il faut qu’on continue. Je passe les mains sur son torse, appréciant ses muscles toniques sous mes doigts. Il me regarde comme si j’étais précieuse. – Tu sais depuis combien de temps j’ai envie de faire ça ? Sa question me serre un peu le cœur, alors je lui réponds d’un petit sourire. – J’aimerais qu’on ait un peu plus d’intimité, ajoute-t-il. – Moi aussi. Revoilà la sonnette d’alarme. Silence, toi ! Mon Dieu, ses abdos sont magnifiques. – J’adorerais te voir sans ta chemise. Il déglutit péniblement. – Hum, voyons ce que je peux organiser pour demain. – Qu’est-ce que tu veux dire ? Je sais que tu es magique, tu as fait remuer mes orteils, mais comment pourrions-nous avoir de l’intimité ici ? – J’ai plus d’un tour dans mon sac. L’expression dans son regard est contraire à celui de mon souvenir. Pas de haine ni de moquerie, seulement de la sincérité et de l’adoration. Je ne sais peut-être pas qui je suis, mais c’est comme ça que j’ai envie qu’on me regarde, ça, je le sais. Nous sommes sur le point de commencer une nouvelle séance de « rééducation » quand, du couloir, nous parvient la voix d’Annie en train de réciter « Petit donut confituré, quand te dépetitdonutconfituréseras-tu ? Je me dépetitdonutconfituréserai quand tu te dépetitdonutconfituréseras ». De toute évidence, Pete lui a appris une nouvelle version de la comptine. Scott saute sur ses pieds et, lorsque Annie précède ma mère et Joe dans la chambre, il se trouve à une distance acceptable pour paraître innocent. – Oh, bonjour Scott, dit ma mère en se recoiffant. Comme toutes les femmes, elle devient plus consciente de son apparence en sa présence. – Bonjour, madame Freeman. Annie. Bonjour, monsieur. (Il serre la main de Joe.) Je suis juste venu, hum, voir comment allait Jane. – Comment la trouves-tu ? demande ma mère, réellement inquiète, comme s’il répondait à un sondage pour un de ses candidats. Son regard plonge dans le mien. – Je la trouve merveilleuse. Je la trouve toujours merveilleuse. Il cherche ostensiblement la pendule des yeux. – 20 h 30 ? Je dois filer. Au revoir, dit-il à tout le monde. À moi : – Je travaillerai sur les deux projets dont on a parlé. J’avais oublié qu’il devait interroger les garagistes. – Super. Il me lance un grand sourire. – À demain. – J’ai hâte. Une fois qu’il est parti, Annie demande : – Est-ce que Scott et toi vous vous êtes embrassés ? – Ne sois pas ridicule, Annie, dit ma mère. Jane sort avec David. – Plus maintenant, annoncé-je. – Pourquoi cela ? – Je pense que j’aimais David uniquement parce qu’il m’aimait, moi. Je n’ai jamais pris la peine de me demander si je l’aimais, lui. – Tu aimes Scott ? – C’est un très bon ami. Je préfère changer de sujet. – Et, contrairement à d’autres, il ne pense pas que je suis folle. – Contrairement à d’autres, il n’a peut-être pas tous les faits, rétorque ma mère. – Depuis quand es-tu si sûre de toi, Mère ? Comment sais-tu que tu as raison et que je suis folle ? – J’écoute les experts, Jane, ils disent… – Et moi ? Je suis experte sur moi-même. Qu’est-ce que tu sais vraiment de moi ? Ma mère s’immobilise complètement et, quand elle me regarde, j’ai l’impression que c’est avec toute son âme. – Tu as raison, Jane. J’ai le sentiment de ne plus savoir qui tu es. Je ne comprends pas ce qui nous est arrivé. Ce qui s’est passé entre nous. Je… j’ai l’impression de t’avoir laissée tomber. Depuis que Bonnie s’est tuée, il y a ce gouffre entre nous que je n’ai pas su combler. Oh, Jane, je suis désolée. Elle est debout à côté de mon lit, la tête baissée, et elle tient ma main en pleurant. Cette fois je sens ses larmes tomber sur moi. – Bonnie ne s’est pas tuée, dis-je. J’en ai marre d’être la fille qui commande du Coca Cherry. – Quoi ? dit ma mère en relevant la tête, choquée. Bien sûr que si. – Non. Il faut que je te dise quelque chose. Quelque chose que j’aurais dû te dire il y a longtemps. Chapitre 28 Je me souviens de l’enterrement de Bonnie. Il avait eu lieu dans la même chapelle que celui de mon père, six mois plus tôt. Mais ç’avait eu lieu en début d’été et à présent l’hiver était bien là. « Pourquoi tu voudrais te baigner dans un Jacuzzi en plein hiver ? » L’écho de mes paroles à Bonnie me revint. « Arrête d’essayer de me contrôler. » L’église était pleine quand ma mère et moi y arrivâmes. Je me rappelle qu’elle tentait de prendre ma main, mais je gardai le poing fermé et, après deux tentatives, elle finit par abandonner. – Je sais que vous n’étiez pas aussi proches qu’avant, cette année, dit-elle en se penchant vers moi, mais je comprends que c’est dur… – Arrête. Tu ne sais pas. Comment le pourrais-tu ? Comment qui que ce soit pourrait-il savoir ? – Jane, s’il te plaît, c’est… – Je t’ai dit de ne pas venir. – Ma chérie, parfois on a besoin de pouvoir s’appuyer sur quelqu’un. Même quand on n’en a pas conscience. À cet instant-là, je réalisai que je pouvais tout avouer. Je pouvais me tourner vers ma mère et lui dire que j’étais à la soirée, que je ne pensais pas que Bonnie s’était suicidée. Que ça n’avait aucun sens. Je n’avais pas de preuve, mais… À côté de moi sur le banc une voix dit : « Jane, comment vas-tu ? » et soudain je me retrouvai nez à nez avec le beau visage de Liam. – Je sais que Bonnie et toi étiez proches et je voulais te dire à quel point j’étais désolé, dit-il, comme si nous n’étions que des connaissances, comme si nous ne nous étions jamais embrassés sur le siège arrière de sa voiture. – Bonjour, je suis Rosalind Freeman, la maman de Jane, se présenta ma mère. – Liam Marsh. Ils se serrèrent la main. Ma mère feuilleta son répertoire mental. – Le fils de Dudley Marsh ? – Le seul et l’unique. – Ton père est un membre important de la communauté. – Assez important pour que vous m’autorisiez à inviter votre fille ? demanda Liam. Si Jane n’y voit pas d’inconvénient, bien sûr. Il me fit un clin d’œil. Ma mère sourit. – Si Jane n’y voit pas d’inconvénient. – D’ailleurs, nous sommes tout un groupe assis devant. Nous pensions organiser une sorte de veillée après le service. Jane, si tu veux venir… ? – Vas-y, encouragea ma mère, presque excitée. Ne t’inquiète pas pour moi, je survivrai. Tu as besoin de changement. Ça te fera du bien. J’aurais encore pu le faire, à ce moment-là, avouer. Il n’était pas trop tard. Bonnie n’était même pas enterrée. Mais ma mère affichait son sourire brave et semblait avoir tellement envie de me voir partir avec Liam. C’était un gentil garçon, d’une bonne famille. Peut-être que ce qu’il m’avait dit était vrai. Peut-être que Bonnie avait vraiment fait une overdose toute seule. Et peut-être que ça n’avait pas d’importance. Car, en regardant tour à tour Liam et ma mère, qui hochait la tête en me faisant signe d’y aller, je compris qu’à présent il était tout ce que j’avais. Bonnie n’était plus là. Il fallait tourner la page. Qui plus est, n’était-ce pas ce que je voulais ? La raison pour laquelle j’avais choisi de me relooker et avais obtenu des invitations à la soirée de Trish ? Mon esprit retourna imprudemment vers l’après-midi précédant la fête, quand je m’étais disputée avec Bonnie à propos de son apparence. Elle avait beaucoup d’atouts physiques, ses seins par exemple, mais elle ne faisait jamais rien pour se mettre en valeur. Ce jour-là, j’avais voulu lui suggérer des tenues, mais elle m’avait ignorée. – Ce que je porte n’a pas d’importance parce que je me fiche de ce qu’ils pensent, et je ne veux pas être amie avec des gens qui me jugent en se basant sur mes vêtements, dit-elle en enfilant la salopette qu’elle portait tous les week-ends. Sa seule concession : elle mit un débardeur en dessous et un de mes cardigans, neuf, par-dessus à la place de son tee-shirt à licorne trop grand et d’un sweat-shirt. Mais ça ne changeait pas grand-chose. – Au moins laisse-moi t’épiler les sourcils. – Tu es folle, avait-elle dit. Tu as carrément pété un câble. Laisse mes sourcils tranquilles. En plus, je doute de m’attarder assez longtemps pour que qui que ce soit les remarque. Tu es sûre que tu veux y aller ? – Bonnie, c’est notre chance. – Pourquoi, il y a une loi contre l’ennui le reste du temps ? – Allez, avais-je supplié. Tu vas t’amuser. Elle avait hésité un moment, ses épaules s’étaient avachies et elle avait secoué la tête. – Toi et tes trucs de Jedi. Mark Ellis, l’appât que j’avais utilisé pour l’attirer là-bas, fut la première personne que nous vîmes en arrivant à la soirée. C’était le fils du principal, ce qui lui conférait un air d’autorité. Avec des yeux bleu glacier, des cils et des sourcils si blonds qu’ils en étaient presque invisibles, et des lèvres toujours gercées l’hiver à cause des journées passées sur son snowboard, il avait un côté « nature » qui lui donnait l’air un peu plus vieux que ses dix-sept ans. Je ne savais pas si c’était parce qu’il avait les yeux si froids ou si c’était juste mon instinct, mais Mark me donnait la chair de poule. Pas à Bonnie. Elle était amoureuse de lui depuis la rentrée, bien qu’il soit son aîné de deux ans. Quand nous franchîmes la porte, il l’interpella : – Hé, tu n’es pas sauveteuse à la piscine en été ? Je me souviens t’avoir vue là-bas. Après ça Bonnie me sortit de l’esprit parce que Liam Marsh, le meilleur ami de Mark, qui avait raflé mon vote en tant que « plus beau garçon de première », vint vers moi et se mit à me parler. Je ne revis Bonnie que beaucoup plus tard dans la nuit, quand elle m’attrapa par le bras et me traîna dans la salle de bains avant de commencer à enlever ses vêtements. – Est-ce que ce n’est pas génial ? – Qu’est-ce que tu fabriques ? – Mark veut qu’on se baigne toutes nues avec lui, dans le Jacuzzi. – Non, dis-je en l’empêchant d’enlever son tee-shirt. Ce n’est pas une bonne idée. Elle me regarda et eut un hoquet. – Pourquoi ? – Parce que tu as trop bu, qu’il fait froid dehors et que tu ne sais pas ce qui pourrait arriver. – Je croyais qu’on était venues ici pour faire de nouvelles expériences. Avec des garçons. Elle était en train d’enlever son pantalon. – C’est vrai. C’était la raison. Mais pas comme ça. Ses yeux étaient vagues et, devant moi, elle se prit les pieds dans son pantalon et manqua de tomber. Je tendis la main pour la retenir, mais elle me repoussa. – Ne me touche pas, dit-elle en me lançant un regard noir. Elle se leva, s’appuya sur le lavabo. – Pourquoi tu me mates comme ça ? Hein ? Méfiante, elle me défiait, la mâchoire contractée. – Ne dis rien, je sais. Tu es jalouse. Un éclat de rire malicieux lui échappa. – Tu es jalouse parce que je vais vivre mon premier baiser avant toi. – Ce n’est pas vrai. C’est juste, je ne pense pas que tu fasses… – Jane est jalouse, Jane est jalouse, entonna-t-elle en dodelinant de la tête. Eh bien, laisse-moi te dire un truc, Jane, tu vas peut-être finir vieille fille coincée, mais moi je n’y tiens pas. – Bonnie, tu n’es pas toi-même. Elle m’adressa un sourire méprisant. – Tu veux dire que je ne suis pas comme tu veux que je sois. À te laisser me contrôler. Mon visage était en feu, comme si on m’avait giflée. Avant que je puisse dire quoi que ce soit, Bonnie continua : – Les autres trouvent que je suis très bien comme je suis. Surtout Mark. Je recouvrai ma voix. – Si tu lui plais vraiment, il voudra toujours t’embrasser demain. – Pourquoi remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ? C’est ce que ma mère dit toujours. Pousse-toi, Jane. Je t’avais bien dit que ma tenue n’aurait aucune importance. Elle était entièrement nue à présent, enveloppée dans une serviette. – Pourquoi tu voudrais te baigner dans un Jacuzzi en plein hiver ? – Arrête d’essayer de me contrôler. Je me postai devant la porte, lui barrant le passage. Elle s’approcha de moi jusqu’à ce que son nez touche le mien. – Hors de mon chemin, espèce de salope jalouse, ou c’est moi qui vais te pousser. – Qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est-ce que tu as… Elle me gifla. – Tu veux bien pousser ton cul maintenant ? J’obéis. Je savais qu’elle était complètement barrée, que je ne connaissais pas la fille qui m’avait giflée, mais j’étais trop en colère pour réaliser ce que ça voulait dire. Je passai le reste de la soirée au premier à parler avec Liam et à écouter de la musique sur son iPod, bouleversée par ce que Bonnie m’avait dit sans vraiment comprendre pourquoi. Je n’essayais absolument pas de la contrôler. Je voulais juste l’aider. Nous aider. N’est-ce pas ? À un moment je dus m’assoupir parce que la seule chose dont je me souviens c’est de Liam caressant mon épaule et disant : – Il faut que tu rentres. – Où est Bonnie ? – Il y a eu un accident. Viens, mets tes chaussures, on va te sortir de là. À ces mots je me réveillai tout à fait. – Quel genre d’accident ? – Le genre qui nécessite d’appeler la police. Tu n’as pas besoin d’être là pour ça. – Mais… – Écoute, Jane. Ça va être difficile pour toi, mais Bonnie… Bonnie est morte. Elle a pris trop de drogue et s’est tuée. J’éclatai de rire. Incapable de m’en empêcher. Parce que c’était impossible. C’était forcément une blague. – Je suis sérieux. La police arrive bientôt. Il n’y a pas de raison pour qu’on sache que tu étais là. – Mais Bonnie ne se suiciderait jamais. – Crois-moi. C’est ce qui s’est passé. Mais tu ne seras pas obligée d’en parler à quiconque si tu me laisses te raccompagner maintenant. Autrement, tu risques d’avoir pas mal d’ennuis. Il me regardait dans les yeux, les siens d’un brun chaud et profond, et je vis qu’il ne me voulait que du bien. Je hochai la tête et nous partîmes. – Je veux la voir, dis-je. – C’est pas une bonne idée. – Si. Je dois la voir. Il dit : « Très bien » et désigna la porte qui menait à la terrasse. Elle dessinait un angle bizarre dans le Jacuzzi, la tête dansant à la surface de l’eau, les cheveux étalés autour d’elle, son corps en dessous. Ses bras flottaient tranquillement à ses côtés. Ses yeux étaient ouverts, deux lacs sans vie. Malgré le chauffage monté au maximum dans la Jeep rouge de Liam, je frissonnai pendant tout le chemin du retour. Avant de me laisser descendre au bout du pâté de maisons, il demanda : – Ça va ? Je hochai la tête. – Bien, tu assures. Il me fit un grand sourire et posa la main sur ma joue. Ses lèvres effleurèrent les miennes, doucement puis plus fort, exigeantes, me poussant contre la porte dont la poignée me rentrait dans le dos. Je savais que j’étais censée me souvenir de quelque chose d’important, qu’un drame venait de se passer, mais ma seule pensée à cet instant était que Liam Marsh était en train de m’embrasser. – N’oublie pas, tu étais chez toi toute la soirée. Tu n’as pas vu ton amie, et tu n’as pas fait le mur pour aller à une fête. Je hochai la tête. Comment penser à autre chose qu’à ses baisers ? – Je t’appellerai pour sortir. Il le fit. Nous sortîmes presque tous les soirs jusqu’à la fin de mon année de troisième. Sous son aile, je devins populaire. J’avais tout ce que j’avais toujours voulu. Le suicide de Bonnie choqua tout le monde. – Comment… quoi ? Pourquoi ? Jane, pourquoi s’ôterait-elle la vie ? avait demandé sa mère, me suppliant de lui apporter des réponses. – Je ne sais pas, lui avais-je répliqué. – Une soirée, pour l’amour du ciel. Son père faisait les cent pas dans leur cuisine, creusant de nouveaux sillons dans le lino jaune. – Bonnie n’a jamais été à une soirée de sa vie. – Qui étaient ces gens avec elle ? avait voulu savoir sa mère. Je sais que vous n’étiez plus aussi proches ces derniers temps, mais qui était-ce ? Pourquoi voulait-elle sortir avec eux ? Son père avait passé une main dans ses cheveux, les laissant ébouriffés. – Elle nous a dit qu’elle allait chez toi. Pourquoi nous mentirait-elle ? Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? – J’ai l’impression que je ne sais même plus qui elle est, ma propre fille, avait sangloté sa mère. Oh, je suis désolée, Jane, je sais que pour toi aussi ça doit être dur. J’étais anesthésiée. J’enterrai la douleur et la confusion, je choisis de croire ce que Liam m’avait dit et ce que j’avais dit à tout le monde. Je devins la fille qui n’était pas à la fête, la fille qui sortait avec Liam Marsh. La fille populaire. Que tout le monde aimait. La fille qui avait oublié la vérité sur Bonnie. J’avais échangé ma meilleure amie contre quelques baisers et une place à la table des élèves « cool » à la cafétéria. Parce qu’après la mort de mon père, j’avais trop peur de me retrouver seule. Je ne voyais pas que je n’étais pas seule du tout. J’avais Bonnie, ma mère, Annie. Et moi-même. J’avais été lâche. Mais aujourd’hui c’était fini. – Bonnie ne s’est pas suicidée, répété-je à l’intention de ma mère, de Joe et d’Annie. – De quoi parles-tu, Jane ? – J’étais à la soirée. Bonnie n’était pas seule dans un coin avec son livre, comme ils l’ont dit. Elle était avec Mark Ellis. Je pense qu’il lui a donné quelque chose, une drogue quelconque. J’ai essayé de l’arrêter, mais elle ne voulait pas. Je pense qu’il lui en a donné trop. Elle a fait une overdose, mais accidentelle, je sais qu’elle ne l’a pas fait exprès. Elle est morte dans le Jacuzzi et ils ont dû la bouger après. Je l’ai vue, dans l’eau. Elle avait l’air… en paix. Comme une princesse. À peine sorti de ma bouche, le mot « princesse » me coupe le souffle. Une princesse morte. Comment n’ai-je pas réalisé ce que je photographiais pendant toutes ces années ? – J’ai essayé de l’arrêter, mais elle ne voulait pas. Elle m’a giflée et m’a dit de me pousser. J’ai essayé de l’arrêter, vraiment, mais… Je ne peux pas empêcher les larmes de rouler sur mes joues. – Jane, qu’est-ce que tu racontes ? insiste ma mère. Tu n’étais pas à la soirée. Tu étais à la maison. Au lit. – J’ai fait le mur. C’est là que j’ai rencontré Liam. Et… Il est temps pour moi de m’avouer cela à moi-même autant qu’aux autres. – Je pense qu’il est sorti avec moi juste pour s’assurer de mon silence. Difficile de parler quand on vous embrasse. Ma mère se fige, comme une statue. – Toutes ces années, tout ce temps. Pourquoi ne l’as-tu jamais dit à personne ? – Je n’avais aucune preuve concrète. Seulement une intuition. Et je suppose que ça ne me semblait pas important. Qu’elle ait essayé de se tuer ou fait une overdose accidentelle, elle aurait toujours été morte. – Il y a une grande différence, répond ma mère, les poings serrés. Une énorme différence. – Je sais cela, à présent, dis-je piteusement. Bonnie était importante. Ses parents étaient importants. Et le fait que quelqu’un ait pu commettre un meurtre en toute impunité était définitivement important. – J’ai failli te le dire à l’enterrement. Mais Liam est arrivé et tu m’as donné la permission de partir avec lui. Comment aurais-je pu parler après ça ? Tu avais l’air si impatiente d’être débarrassée de moi. – Débarrassée de toi ? Ma chérie, je voulais juste que tu sois heureuse. Je savais à quel point tu aimais Bonnie : vous étiez inséparables, et j’ai pensé que de nouveaux amis pourraient peut-être t’aider à faire ton deuil. J’essayais de te montrer que tu n’avais pas besoin de rester pour t’occuper de moi. Ma mère s’écroule sur une chaise, la tête dans les mains. Joe passe son bras autour d’elle. – Mon Dieu, ses parents. Je déglutis, ravalant mes larmes. – Je veux les appeler. Pour leur dire. Ma mère lève la tête. – Non, ma chérie, je vais le faire. Tu dois te concentrer sur ta convalescence. C’est trop difficile. – Faire une chose difficile m’aidera à aller mieux. Je suis assise au bord de ma propre vie, à la regarder en mode autofocus, depuis trop longtemps. Joe est resté totalement silencieux pendant mon récit. À présent, il vient vers moi et se tient debout à côté du lit. Son visage est contracté, comme en colère. – Tu viens de faire une chose très courageuse, gamine. Et ton offre aussi est courageuse. Je suis impressionné. Serrons-nous la main. Il tend une main. Je tends la mienne. Il me la serre. Je sens de nouvelles larmes me piquer les yeux. – Bien. Maintenant je pense que tu seras d’accord pour que je raccompagne ta mère et ta sœur à la maison. Je les regarde. Ma mère a l’air brisée, fragile. Vieille. – Merci, dis-je, sincèrement reconnaissante. Merci, Joe. Ils quittent la pièce, ma mère enlaçant sa taille et lui ses épaules. Annie s’approche et m’embrasse sur la joue. – Moi aussi j’ai trouvé ça brave. J’ai la meilleure grande sœur du monde. – Et moi j’ai la meilleure petite sœur, murmuré-je, les larmes suspendues aux coins de mes paupières. – Quel genre de gâteau veux-tu pour la fête de ton retour à la maison ? – Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu en penses ? – Un gâteau glacé. – Cela me semble un excellent choix. Elle part et je me retrouve seule. J’attends d’entendre les portes de l’ascenseur s’ouvrir et se refermer avant d’appuyer sur l’orteil de Robert Frost. La voix de mon père, douce et basse, déferle sur moi, m’enveloppant de miel. « Deux routes divergeaient dans un bois jaune… » Je verse des torrents de larmes, comme un ruisseau purificateur. Quand elles se tarissent, je suis vidée, épuisée. Je m’assoupis. Les yeux mi-clos, j’ai l’impression que quelqu’un regarde dans ma chambre, mais ça doit être un rêve car tout reste calme. Le téléphone sonne. – Allô, réponds-je, à moitié endormie. Je jette un œil à la pendule : 21 h 50. – Scott ? Mais ce n’est pas la voix de Scott qui répond : – Bonne nuit, Jane. Je suis réveillée à présent. Réveillée, alerte, et sûre de ce que j’entends. Enfin je pense. – Arrêtez de m’appeler. Vous n’êtes pas mon ami, vous êtes un meurtrier. – Je sais que toi, tu es une meurtrière, mais moi qui suis-je ? – De quoi parlez-vous ? – Tu blesses tous ceux qui t’aiment, n’est-ce pas, Jane ? – Non, ce n’est pas vrai. – Avec tes secrets et tes mensonges. Les gens sont des pions dans ton petit jeu. Un frisson me parcourt l’échine. C’est forcément un vrai appel. Cela ne peut pas être dans ma tête. Parce que ça, je ne le crois pas. – Je ne suis pas comme ça. Je ne le suis pas. Est-ce que je suis comme ça ? Une série de visages traversent mon esprit. Bonnie. Ma mère. Kate. Non ! Je ne peux pas le supporter plus longtemps. – Il est temps que ça se termine. – Je suis d’accord. À demain. Fais de beaux rêves. La ligne est coupée. Je manque d’air. Je serre Robert Frost contre moi et la voix de mon père entonne « Ah ! J’ai gardé l’autre pour un autre jour ! Sachant pourtant comment un chemin nous mène à l’autre Je doutais que jamais j’y revienne à nouveau ». À demain. Que le tueur soit dans ma tête ou dehors, tout ça va finir. Lundi Chapitre 29 La jetée avance sur l’eau lisse du lac comme la langue d’une bouche ouverte en un cri, les arbres jaunis la cernant telles des dents. Sous mes pieds, les planches usées sont chaudes et irrégulières, je sens des échardes. Mes orteils me picotent. – Qu’est-ce que tu attends, Jane ? dit la jolie monitrice, flottant dans l’eau un mètre devant moi. Allez viens, elle est délicieuse. Je saute. Au début l’eau est agréable, fraîche et accueillante. Les algues dont Bonnie m’a parlé me caressent comme des langues amicales, me frôlent, m’accueillent. Je me tourne sur le côté et nage vers la bouée au milieu du lac. Les mouvements des algues se font plus vifs, moins doux. À présent elles me fouettent, chaque passage plus dur, plus mordant. Elles m’enveloppent, m’engloutissent et m’attirent vers le fond. Elles semblent dire : « Tu es à nous maintenant, tu ne peux pas nous échapper. » J’ai le sentiment d’entendre des centaines de voix me critiquer, moqueuses. « Qu’est-ce qui est arrivé à ta frange ? Regarde les trous dans ses collants. » Des voix tout autour de moi, m’oppressant, me faisant perdre courage. Je suis si fatiguée. Je veux qu’elles se taisent. Détends-toi, capitule, tout ira bien, me disent-elles. Des mensonges. Je sais que ce sont des mensonges. Je nage de toutes mes forces, tirant sur chaque muscle, usant tout mon souffle. Au-dessus de moi, à travers les algues, j’aperçois une main. Quelqu’un me tend la main pour me sauver. J’ai beau nager, je n’arrive pas à l’atteindre. Chaque brasse me rapproche, mais pas assez. J’ai l’impression que mes poumons vont exploser, que je ne peux pas continuer. Et à cet instant je la vois, à travers les algues emmêlées. Elle me regarde, ses yeux rivés sur les miens. Des yeux remplis de haine, de méchanceté et de dégoût. Des yeux qui veulent ma mort. Des yeux que je reconnais. *** – Comme tu dis, fait Loretta en entrant dans ma chambre. – Qu’est-ce que j’ai dit ? Je me réveille à peine, j’ai dû parler dans mon sommeil. Je regarde la pendule. Il est 8 heures du matin. – Ça ressemblait à « mes yeux ». Tu as vu ça ? Je m’assieds dans mon lit et constate que Loretta porte une énorme couronne de fleurs. – On est presque au maximum, prévient-elle. Tu as intérêt à aller mieux et rentrer bientôt chez toi car on va manquer de place. Elle me passe la carte. La couronne est faite de roses jaunes et rouges arrangées en deux cœurs entrelacés, entourés d’un ruban de satin blanc sur lequel est écrit « TU NOUS MANQUERAS ! » en lettres d’or. – Ils se sont trompés de message, non ? demande Loretta. J’ouvre la carte. Ne t’inquiète pas, Jane, nos destins sont liés. Je prendrai soin de toi où que tu ailles. Bien à toi, Ton Admirateur Secret. Mon expression a dû me trahir car Loretta secoue la tête. – N’essaie pas de me convaincre que c’est une menace. Ce sont des cœurs. Les cœurs ne sont pas menaçants. Deux cœurs entrelacés représentent l’amour. – Bien sûr. Vous avez raison. À ce moment-là, ma mère appelle pour me dire qu’elle et Joe ne viendront que plus tard dans la journée car Annie a une légère fièvre. Quand je raccroche, le Dr Tan, dans un autre costume brun, apparaît. Il est la jovialité incarnée. – Bonjour, mademoiselle Freeman. J’ai appris qu’ils avaient attrapé le chauffeur de la voiture qui vous a renversée. – Si vous y croyez. Il paraît lutter pour contenir un soupir. – Vous n’y croyez pas ? – Je me souviens de quelqu’un se penchant sur moi quand j’étais coincée dans le rosier, me disant : « Tu es foutue, Jane Freeman. » Les Barney Brothers – les cambrioleurs de la supérette – ne connaissaient pas mon nom, donc ça ne pouvait pas être eux. – Ou peut-être que c’est un autre souvenir fictif. Un indice de plus pour notre stock. – Pourquoi mon inconscient voudrait-il que ce ne soit pas les Barney Brothers ? – On y travaille encore. D’autres illusions ? Des hallucinations ? – Le tueur a appelé hier soir pour m’annoncer que j’allais le rencontrer aujourd’hui. – C’est intéressant, dit-il, faisant semblant de me croire. Quand ? – Il a appelé à 10 h moins 10. – Eh bien, dans ce cas il faut que nous vous gardions à l’œil, spécialement aujourd’hui. Le chiffre 10 a-t-il une signification particulière à vos yeux ? Oh, ça, c’est pas bon. Comment n’y ai-je pas pensé ? – Mon anniversaire tombe le 10 octobre. Il me regarde un moment, surpris, puis retourne à ses notes. – Et comment vous sentez-vous aujourd’hui ? Ce jour est-il important, d’une manière ou d’une autre ? – À part le fait de rencontrer mon meurtrier ? Non. – Et la bague ? Elle vous a joué d’autres tours ? Elle a changé de doigt ? – Non. Parce que je ne suis pas folle. Je ne le suis pas. Je ne le suis pas. – Bien sûr que non. Il ferme le dossier et part en promettant de revenir plus tard. Mon visiteur suivant est le lieutenant Rowley. – Est-ce que les cambrioleurs ont avoué ? demandé-je. – Non. Mais ils ont plus ou moins changé leur version. Ils proclament qu’ils ont aperçu votre sac à main et votre téléphone sur le bord de la route, que c’est pour ça qu’ils se sont arrêtés. Si on les croit, ils ne vous ont même pas vue. Et notre équipe médico-légale a trouvé ceci dans un caniveau à côté du rosier. Elle me passe une photo. – Cela ressemble à une boucle de quelque chose. C’est à vous ? L’image montre deux C entrelacés incrustés de brillants. – Absolument pas. – Vous l’avez déjà vue ? – Oui. – Où ? – Sur un mannequin dans la vitrine du magasin Chanel, au centre commercial de Short Hills, proposé-je, serviable. C’est vrai. Elle ne m’a pas demandé la dernière fois que je l’ai vue. J’ai appris à mes dépens que coopérer ne servait pas ma cause. Et la boucle m’a donné une idée. Youhou, Jane. Une idée qui pourrait peut-être tout résoudre. Mais je dois poser quelques questions avant de la mettre à exécution. – J’ai été autorisée à vous rendre ceci, dit-elle en me glissant un sac plastique de la police avec mon téléphone à l’intérieur. C’est bizarre de le voir comme ça. Pendant si longtemps je me suis sentie enchaînée à mon portable, je n’étais rien sans lui. À présent ce n’est qu’un objet. La vue du sac de la police me donne une autre idée. – Vous avez une photo de la scène ? Quand j’étais encore dans le rosier ? J’aimerais voir à quoi ça ressemblait. – Pourquoi ? – Je suppose que je suis assez vaniteuse, dis-je, pressentant qu’elle est prête à me croire. Et je suis photographe. – Je verrai si je peux vous en avoir un exemplaire. Elle se lève. – Merci. Pouvez-vous demander à Pete de venir m’aider si vous le voyez ? Le temps que Pete arrive, quinze minutes plus tard, il est 10 heures passées et j’envisage sérieusement d’essayer de m’installer moi-même dans le fauteuil. – Où étais-tu ? Je t’ai attendu. La lumière entrant par les fenêtres paraît l’éblouir et, si sa chemise à motif boisé n’était pas si bien repassée, je dirais qu’il a dormi dans sa voiture. Il a des cernes sombres sous les yeux et une légère barbe sur le menton et les joues. – Je ne savais pas qu’on avait rendez-vous. – Ta chemise est vraiment cool. Il me regarde, soupçonneux. – Qu’est-ce qui t’arrive ? – Rien. Je me réjouis juste à l’idée de passer du temps avec toi. – Non, tu n’es pas réjouie. Et moi non plus. – Peux-tu m’emmener voir une de mes amies qui est patiente ici ? – Non. – Tu as la gueule de bois ? – Non. – On dirait que si. Tes yeux sont rouges, tout petits, et tu es plutôt susceptible. – Pas du tout. Mes yeux ne sont ni petits, ni rouges. – Comme un lapin. Ou peut-être que c’est un cochon. Quel animal a de petits yeux méchants ? le provoqué-je. – Pourquoi est-ce que tu me parles ? – J’essaie juste d’être aimable. Je souris, réveillant la douleur des coupures sur mon visage. – Sois moins aimable. – D’accord, si tu m’emmènes voir Elsa Blanchard. Tu ne m’as jamais dit où tu trouvais tes chemises. Tu les achètes à Manhattan ? – C’est du chantage ? Si je fais ce que tu veux, tu te tais ? – Tu vois que t’es malin. – Très bien, dit-il en me déplaçant dans le fauteuil. On va aller voir Elsa Blanchard. – Tu t’… – Chut. – J’allais juste te faire un compliment, chuchoté-je. – Les meilleurs compliments s’expriment silencieusement. Il s’engage dans le couloir menant à l’ascenseur en me poussant devant lui. La petite fille aux nattes et aux coloriages est partie avec sa grand-mère, mais le costaud buveur de Gatorade est de retour. Il a beau être plongé dans le Post, j’ai l’impression qu’il nous observe quand nous passons devant lui. – Dans quelle chambre se trouve Elsa ? demande Pete. – Je ne sais pas. Je pensais que tu pourrais te renseigner. Il me gare au milieu du couloir et traîne les pieds vers un ordinateur. Quand il revient, il nous fait faire demi-tour et me ramène vers ma chambre. – Où allons-nous ? – Ton amie est dans le service psychiatrique. La partie fermée. – Et alors ? Ça rend les choses plus excitantes, non ? – Non. Ça rend les choses impossibles. – Impossible est juste un autre mot pour dire : « Tu es une poule mouillée qui abandonne. » Il continue à me pousser vers la chambre. – Tu as vraiment arrêté le lycée ? – Oui. – Pourquoi ? – Pour poursuivre une carrière de lanceur de Frisbee professionnel. J’éclate de rire. Je ne peux pas m’en empêcher, sa réplique est trop inattendue. – Ne me fais pas rire, j’ai mal. – Crois-moi, je ne l’ai pas fait exprès. T’entendre rire me donne la migraine. – Alors, c’est quoi la vraie raison pour laquelle tu ne vas plus en cours ? Il vient se placer devant moi, se penche pour que son regard soit à hauteur du mien et, les mains sur les bras de mon fauteuil, demande : – Ma belle, tu fais ça juste pour m’embêter, ce numéro de tueur à gages conversationnel, ou c’est vraiment important pour toi de voir cette personne ? Mon cœur saute dans ma poitrine. Ma belle ? Tu me trouves vraiment belle ? ai-je envie de demander. Ne sois pas ridicule, me réprimandé-je. Il dit probablement ça à tout le monde. Tu as l’air d’une idiote. Au lieu de quoi je demande : – Qu’est-ce qu’un tueur à gages conversationnel ? – Tu sais, le protocole de l’assassin ? Je fais non de la tête. – Quand un tueur à gages vise quelqu’un se tenant derrière une fenêtre, il a besoin de deux balles. La première pour briser le verre, l’autre pour passer à travers le trou et toucher la cible. – En quoi est-ce que ça me ressemble ? – Tu poses des questions faciles jusqu’à ce que boum ! une difficile se faufile au travers et me frappe là où ça fait mal. Il désigne son front. – Et aujourd’hui, c’est là. Alors, est-ce que tu veux juste me tourmenter ou bien cette Elsa est importante à tes yeux pour une raison quelconque ? Il me regarde avec un tel sérieux, ses yeux bleus me dévisageant lentement. Il sent l’adoucissant, le savon et quelque chose d’ineffable – l’essence de son être. Son regard et l’effet de celui-ci sur l’emballement de mon pouls sont aussi sérieux l’un que l’autre. Qu’est-ce que tu fabriques ? me morigéné-je. Tu ne l’intéresses pas. Tu as un rendez-vous avec Scott. Et probablement un meurtrier aux trousses. Je cligne des yeux pour m’éclaircir les idées. – Elle est importante. Il inspire profondément, marmonne : « Je sens que je vais le regretter », fait le tour du fauteuil et me pousse à nouveau vers l’ascenseur. – Alors… – Silence. Le silence se prolonge jusqu’au huitième étage. Une infirmière terrifiante monte la garde juste devant l’ascenseur, assise à côté d’une porte fermée à double tour. – Mon père m’a demandé de monter cette patiente pour qu’elle voie une amie ? Elsa Blanchard, chambre 808 ? dit-il avec un sourire doucereux. – Les visites ne sont pas autorisées pour Mlle Blanchard. – Je fais juste ce que mon père m’a demandé. Vous pouvez l’appeler si vous voulez. Pete regarde son poignet. – 10 h 25. Il doit être au huitième trou, à cette heure-ci. L’infirmière fait la moue, réfléchit puis se décide. – Vas-y, entre, mon joli. – Merci. Une fois la porte refermée derrière nous, je commente : – Tu es doué. – Je te l’ai dit, les femmes tombent toutes amoureuses de moi. – Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? – Avocat. – Ma mère dit que tu as été trouvé en possession de drogue et que c’est pour ça que tu es assigné à résidence. – Je croyais que tu devais garder le silen… ah, on y est. La fin de notre visite. La chambre d’Elsa est comme la mienne, sauf qu’il n’y a pas de fenêtres et que tout est attaché, y compris elle-même sur le lit. Elle lève la tête quand Pete me pousse à l’intérieur et je suis choquée. Je n’ai jamais vu Elsa sans eyeliner noir et rouge à lèvres écarlate, mais là elle ne porte pas de maquillage et ça lui donne l’air incroyablement jeune et innocent. Ses joues semblent douces comme celles d’un bébé et ses yeux sont immenses. Si l’on ignore le bandage blanc maintenant deux électrodes sur son front, voilà des lustres que je ne l’ai pas vue aussi en forme. Elle nous observe un moment et dit finalement : – Vous êtes réels ou une hallucination ? Ils me donnent tellement de trucs, je ne fais plus la différence. À cet instant, si je pouvais, je la prendrais dans mes bras. – Je suis réelle. Elle s’agite un peu. – Tu es sûre ? Ton visage est complètement bizarre. Pete se racle la gorge. – Je ne sais pas combien de temps nous avons avant que Nurse la Fouine dehors ne décide d’appeler mon père… – … Mais tu as dit qu’il jouait au golf. – Mon père abhorre le golf. Il est dans son bureau. C’est pourquoi tu devrais abréger les politesses et aller droit au but. Je regarde Elsa. – Qu’est-ce qui s’est passé après la fête ? Comment es-tu arrivée ici ? Ses yeux se posent dans un coin de la pièce et elle hoche la tête d’avant en arrière. Elle dit d’une voix chantante : – Comment tu appelles une herbe qui n’est pas à sa place ? Elle ne s’adresse pas à moi, je ne réponds donc pas. Mais elle me fixe à nouveau. – Comment tu l’appelles ? redemande-t-elle. – Je ne sais pas. – Une mauvaise herbe. C’est la même chose avec les pensées. La pensée qui n’est pas à sa place, ils l’appellent « folie ». Son regard est intense. – Mais je ne suis pas folle, Freeman. – Je sais cela. Elle se met à hocher la tête. – Je ne suis pas folle. C’est les médicaments. Ils me rendent un peu zinzin dans ma caboche, si tu vois ce que je veux dire. J’entends Pete étouffer un éclat de rire. – Je ne plaisante pas, mec. – Qu’est-ce qui s’est passé après la fête ? demandé-je. – La fête. Plutôt une thérapie de groupe. Tout le monde en train de crier et de pleurer. Ça, c’était fou. Il fallait que je me tire. Had to ease on down, ease on down the road. Elle se met à chantonner, marquant le rythme avec sa tête. – Ease on down… tu sais que c’est mon oncle qui a écrit cette chanson ? – Non, dis-je. Pete tapote son poignet, là où se trouverait sa montre s’il en avait une. – Tu as pris ta voiture, lui proposé-je. Dans un souffle elle continue : – Je suis montée dans ma voiture, je suis partie et puis j’ai aperçu quelque chose sur le bord de la route alors je me suis rangée et j’ai été voir. Elle prend une inspiration. – C’était toi, Freeman. Dans ce buisson. Freeman freeman freeman, répète-t-elle. Tu n’étais pas free, par contre. Elle se met à rire. – Et après ? – Tu étais assez mignonne blottie là-dedans bien au chaud, mais je me suis dit que tu devrais probablement bouger. Alors je me suis penchée et j’ai essayé de te réveiller. – Est-ce que tu as dit « Youhou, Jane » ? – Oui ! Elle s’anime et son regard se concentre pour la première fois. – Carrément. Je me souviens de ça. – Et « Tu es foutue » ? – J’ai dit ça aussi ! Elle a l’air contente, comme une enfant qui découvre un nouveau jouet. – Quand je n’arrivais pas à te réveiller. Tu gémissais en disant « J’ai mal, aidez-moi, s’il vous plaît », donc je savais que tu avais besoin d’aide, mais pas le genre que je pouvais t’apporter, oh non. Une vraie aide costaude. De la part de vrais mecs. Elle regarde Pete. – Tu n’aurais pas du tout fait l’affaire. Pas assez fort. – Merci. – Tu as appelé du secours ? demandé-je. – J’ai essayé, OK ? J’ai cherché mon téléphone mais je ne l’ai pas trouvé, alors je me suis remise à rouler. Et à rouler. Je cherchais quelque chose mais il pleuvait, on n’y voyait rien et puis… Elle se concentre à nouveau. – Une cabine téléphonique. C’est ça que je cherchais. Mais j’ai trouvé un poteau à la place. Je suis rentrée droit dedans. Oups, au temps pour moi. Elle rit. – Mais ça a marché, hein ? Parce que tous ces grands costauds sont arrivés, tous ces am-bul-an-ciers. Elle décompose le mot, s’interrompt. – Ambul-en-acier. Est-ce que ça veut dire qu’ils sont en acier ? Comme Iron Man ? – Non, dit Pete. Elle prend le temps d’intégrer ça. – Eh bien, j’ai dit aux ambul-en-acier qu’ils devraient aller t’aider toi, pas moi. Je n’arrêtais pas de leur répéter « Allez aider mon amie, allez aider mon amie ». Mais ils ne comprenaient rien. Elle regarde à nouveau Pete. – Tu es sûr que ce ne sont pas des superhéros ? – Oui. Une de ses jambes se met à vibrer légèrement. – Parce qu’ils ne comprenaient rien du tout. Ils n’arrêtaient pas de dire « Il n’y a personne d’autre dans la voiture avec vous, mademoiselle », et je disais « Je sais bien, idiots, c’est mon amie qui a besoin d’aide », en va-et-vient, comme ça, encore et encore. Elle fait des cercles avec sa tête sur les derniers mots. Puis elle la ramène droite d’un coup. – Ils ne voulaient pas m’écouter, alors j’en ai giflé un. Elle fronce le nez. – Même pas fort, juste une mini gifle. Comme on donnerait à un Chihuahua. Hé hé. Mais il n’a pas aimé. C’était une brute, il m’a enfermée. Je pense qu’il a dû prendre mon collier de perles, aussi. – Il s’est cassé. La police a trouvé le fermoir près du rosier. – Dis-leur de me le rendre. Il a été fait pour moi sur mesure par Karl. Elle regarde Pete, charmeuse. – Je connais Karl personnellement. – Ah. – Ha ha ! dit-elle, l’air expectatif. Maintenant tu dis « ha ha ha ha ». Comme un jeu. À la place, Pete s’adresse à moi. – On devrait y aller. – Ne partez pas ! s’écrie Elsa, paniquée. Restez un peu. Prenez du thé et des gâteaux. C’est assez effrayant de la voir comme ça, aussi barrée. Je ne peux m’empêcher d’espérer fébrilement que ce n’est pas ainsi que les autres me voient. – Il faut vraiment qu’on y aille, lui dis-je. Mais tu as été super utile. Malgré sa folie, c’est plus vrai qu’elle ne peut l’imaginer. Parce qu’à présent je sais qui a dit que j’étais foutue. Ce n’était pas quelqu’un essayant de me tuer. Ce qui signifie que les Barney Brothers peuvent être ceux qui m’ont renversée. Et malgré le fait que ça veuille également dire que j’ai inventé les appels – sans doute à cause des médicaments – je me sens extraordinairement soulagée. – Mais… tu n’as pas encore vu mes photos. – Quelles photos ? – Les photos de la soiréééééée, chante-t-elle. Elle penche la tête vers Pete. – Je suis sûre que tu veux les voir, n’est-ce pas, bad boy ? – Pete aimerait beaucoup voir tes photos, réponds-je pour lui. Il regarde la pendule. Il est 22 h 59. – Rapidement. Elsa lui lance un regard méprisant et désigne un appareil photo sur une étagère près du mur. – Apporte-le-moi. Il obéit et elle parcourt d’une main les clichés sur l’écran de l’appareil. – Elles sont toutes de la fête. Elle fait une grimace faussement évasive. – Ne montre pas ça à Jane. – Quoi ? demandé-je. Pete tient l’appareil de manière à ce que je voie la photo. C’est David avec Sloan sur les genoux. Ses yeux ont l’air vitreux et sa tête part en arrière comme si elle était inconsciente. Charmant. Elsa reprend l’appareil et continue à faire défiler les images, chantonnant pour elle-même. – Oooh, celle-là est bonne. Pete penche l’écran pour que je puisse la voir. Elle montre Langley à quatre pattes, comme un chien à la recherche d’un os. – Ouaf ouaf, commente Elsa. – Qu’est-ce qu’elle était en train de faire ? demandé-je. – Revenir à sa vraie nature ? Elsa rit à sa propre blague mais s’assombrit soudain. Elle a l’air plus saine d’esprit, plus concentrée qu’elle ne l’a été depuis notre arrivée. – Je suis désolée d’avoir pris celle-là. Je n’aurais pas dû. Pete me tend l’appareil. Sur l’écran, je suis effondrée contre un mur, les yeux à demi ouverts. J’appuie mon front sur ma main gauche et je tends la droite vers l’objectif pour le repousser. Ma bague d’amitié n’est nulle part en vue. Apparemment, je ne suis pas au bout de mes questions. – C’était original, commente Pete en me ramenant vers ma chambre. Tu as vraiment des amis intéressants. Je vais peut-être regarder ce DVD qu’ont fait tes potes, finalement. – Normalement elle n’est pas comme ça. – Tu me rassures. Est-ce que tu as découvert ce que tu voulais ? – Je ne sais pas. Comment une bague peut-elle disparaître puis réapparaître sur le mauvais doigt ? – Est-ce que tu as déjà eu l’impression de devenir fou ? Ou que tout le monde autour de toi le devient ? – Ouaip. Il manœuvre mon fauteuil dans l’ascenseur et, oppressée, je prends une longue inspiration. Alors que les portes se referment, il s’éclaircit la gorge. – La drogue qu’on a trouvée chez moi, celle que ta mère a mentionnée, elle appartenait à une fille que je connaissais. – Tu n’es pas obligé de me raconter. Ce ne sont pas mes affaires. – J’en ai envie. En plus, c’est de circonstance. Cette fille essayait d’arrêter et m’a demandé de passer son appart au peigne fin pour trouver toutes ses cachettes, pour qu’elle ne puisse pas rechuter. J’ai tout passé en revue, absolument tout, et même après avoir trouvé assez de drogue pour approvisionner une pharmacie, je savais que je ratais quelque chose. Finalement, j’ai trouvé : ses deux derniers grammes de coke. Elle les avait cachés dans la prothèse de son chien. Je me dévisse le cou pour le regarder. Il contracte la mâchoire. Ses cheveux sont un peu ébouriffés et, pendant un instant, je suis distraite par tant de sex-appeal. Puis je me souviens de ce que je voulais dire. – Tu ne plaisantais pas en parlant de cette histoire ? Il pose sa main sur ma tête et la remet en position « droit devant ». – Regarde en face. On ne se tord pas dans le fauteuil. Non, je ne plaisantais pas. Entièrement vrai. Et tu ne m’as pas cru. Il a l’air blessé. – Ce n’est pas juste, protesté-je. Ça semblait… fallacieux. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et il me pousse dehors. – Je plaisante. Mais mon père ne m’a pas cru à propos de la drogue. Il pense que j’essaie de lui faire gober l’éternel « je la gardais pour un ami ». – Mais c’est vrai. – Impossible à prouver. – Tu ne peux pas faire en sorte qu’elle parle à ton père ? – Lui, croire la parole d’une toxico ? Tu plaisantes ! En plus, elle n’est plus dans le coin. – Qu’est-ce qui s’est passé ? Elle a déménagé après s’être désintoxiquée ? – Elle est restée clean pendant trois mois. Puis elle a disparu ; je doute que ce soit pour mener une vie merveilleuse et sobre. – Je suis désolée. – Oui, moi aussi. Sa voix est plus tendue que d’habitude, différente de son autodérision constante, et incroyablement touchante. – Maintenant, c’est toi qui es en galère. Alors ça ne valait pas le coup. – Ça vaut toujours le coup de faire ce qui est juste, même si tu échoues. Il rit, d’un rire profond et sexy. La tension a disparu. – Mon Dieu, je parle comme un enfoiré. En plus, sans cela, quelle excuse aurais-je pour justifier la relation pourrie avec mon père ? – Es-tu en train de dire que tu aimes ta relation nulle avec ton père ? – Les gens trouvent les habitudes réconfortantes, même si elles sont malsaines. Il faut être très courageux pour admettre qu’on a tort et essayer d’arranger les choses. Je laisse cette idée faire son chemin avant de répondre. – Alors c’est pour ça que tu veux aller en fac de droit ? Pour permettre aux gens d’être entendus ? – Peut-être. Ou je suis peut-être un enfoiré qui veut gagner des sommes indécentes en profitant de la misère du monde. – Ton enthousiasme quand tu dis ça me fait peur. Je ne peux m’empêcher de sourire, malgré la douleur. Chapitre 30 Quand nous arrivons à la chambre, Scott est en train de faire les cent pas. – Où étais-tu ? J’étais très inquiet. Il jette un coup d’œil à la pendule. Il est 23 h 15. – Hors de question, dit Pete en s’arrêtant à la porte et me tirant en arrière. Hors de question que je te laisse seule avec ce mec. – C’est mon ami. Je ne risque rien. Je souris à Scott et lui fais un petit signe. – Tu es folle ? Il est beaucoup trop beau ! Dégage, mon pote. Scott éclate de rire. – Il plaisante, non ? me demande-t-il. – Je suppose. On ne sait jamais avec lui. Pete, dis-je par-dessus mon épaule, ça va, tu peux y aller. Il secoue piteusement la tête, soupire : « Et moi qui pensais que j’étais canon », se penche pour me murmurer : « Ne dis pas que je ne t’avais pas prévenue », fait le geste de s’en laver les mains et disparaît. Scott le regarde partir. – C’est qui, ce mec ? Il s’approche lentement, un sourire se dessinant sur son visage. – Laisse tomber, ça m’est égal. Mon Dieu, je suis dingue de toi. Même si parfaitement imparfaite, comme maintenant. – J’en suis ravie, dis-je. Je souris, mais pendant un dixième de seconde je suis consciente de quelque chose qui atténue très légèrement mon sourire. Scott se penche, pose ses mains sur les bras du fauteuil et ses lèvres sur les miennes. – Et tu es délicieuse, aussi. Mon malaise se volatilise. Un instant plus tard, il se dégage. – Comment vont tes orteils ? – Ils picotent, déclaré-je. Et ils se tortillent aussi. – Merveilleux. Tu te sens d’attaque pour une sortie ? – Bien sûr. Où allons-nous ? – Il y a une petite salle à manger administrative au deuxième étage qui n’est pas utilisée aujourd’hui, jour férié, dit-il. Il se trouve qu’elle serait parfaite pour un pique-nique. – Comment tu as réussi à organiser ça ? Il me fait un clin d’œil. – J’ai un truc. Je peux imaginer sans peine toutes les responsables de l’emploi du temps de l’hôpital succombant à son « truc ». – J’ai l’autorisation de Loretta, du moment que tu prends ton portable avec toi. Si tu es prête, on peut y aller. – J’aimerais bien avoir quelque chose à me mettre qui fasse un peu moins « collection hôpital ». – Ne t’inquiète pas, je t’aime pour ton esprit. Le fait qu’il me dise « je t’aime », même pour rire, produit dans tout mon corps un pincement bizarre. Je veux dire, on est amis, et peut-être que Kate avait raison en disant qu’il était déjà amoureux de moi à l’automne, mais on s’est embrassés pour la première fois hier seulement. Ce n’est pas comme si lui ou moi savions ce qui va se passer. Scott m’installe dans la salle à manger chic et se dirige vers la cuisine au bout du couloir pour aller chercher ce qu’il appelle des « provisions ». Pendant son absence, mon téléphone sonne. Le numéro de l’appelant clignote : David. Mon cœur s’emballe une seconde, par habitude, puis s’écrase au sol. J’hésite à répondre, le revois sur le pas de la porte et finalement cède à la tentation. – Hey, bébé. Comment tu te sens aujourd’hui ? – Mieux. – Écoute, je sais que les choses se sont envenimées hier, mais je voulais te dire que je te pardonne. Je sais que tu es juste stressée. Mais on est trop bien ensemble pour laisser ça s’éteindre. – Tu me pardonnes ? – Bien sûr, bébé. L’ancien moi aurait laissé passer ça, n’aurait pas voulu générer de conflit. Le nouveau moi est en colère. – Je n’ai rien fait de mal. Je n’arrive pas à croire que tu te sois mis avec Sloan simplement parce qu’Elsa t’a parlé du stage. – Du stage ? De quoi tu parles ? – Mon stage cet été ? À New York ? – Tu prends de nouveaux médicaments ? – Que t’a dit Elsa ? Qui t’a fait me lâcher et flirter avec quelqu’un d’autre ? – Tu rabâches encore ça ? C’est du passé, bébé. – Je veux juste savoir. – Elle te cherchait parce que ton cher copain Scott était dehors à t’attendre. Je ne pouvais pas rester assis là à me faire humilier, si ? Il continue, mais je n’écoute plus. Scott était à la fête ? C’est pour ça que David était si furieux : il pensait que je le trompais avec Scott. Une seconde. Si Scott était à la soirée, pourquoi ne me l’a-t-il pas dit ? Pourquoi a-t-il prétendu qu’il n’était pas là ? Pourquoi… À ce moment, Scott arrive silencieusement derrière moi. Il prend le portable et coupe l’appel. – Je sais que tu étais obligée de l’apporter, mais je ne pense pas qu’on ait envie d’être dérangés. Sa voix est différente. Plus pincée. – Je veux qu’il n’y ait que toi et moi. Seuls. Il tourne mon fauteuil de façon à ce que je me retrouve face à lui et pose ses mains sur mes jambes. Je me rends compte que je commence à recouvrer mes sensations. Je ne peux pas encore bouger mes membre inférieurs, mais je sens la légère pression de ses paumes. Ses yeux bruns profonds scintillent étrangement. – J’attends cela depuis si longtemps, Jane. Tellement d’attente pour t’avoir toute à moi. Regarde, j’ai une surprise pour toi. Il désigne une série de photos étalées sur la table. L’une d’elles montre un Kleenex, une autre l’emballage d’une paille. Il y a une trace de rouge à lèvres sur une carte de vocabulaire espagnol, une chaussette trouée et une rose fanée. – Tu sais ce que c’est ? Je fais non de la tête. Il respire par saccades. – Ce sont mes trophées. De toi. Je me rappelle ce qu’a dit Ollie à propos de Scott. Qu’il avait des trophées bizarres d’une de ses ex-petites-amies. C’était de moi ? – Celui-là, dit Scott en désignant la photo du tube en papier blanc, c’est l’emballage de ta paille, que tu as écrasé le jour où on était à New York. Ça – en désignant la carte d’espagnol – tu l’as fait tomber un jour au Starbucks, où tu étais avec des amies. J’en ai récupéré certains dans tes poubelles. – Tu as fouillé mes poubelles ? J’ai envie de vomir. Comment ai-je pu rater ça ? Comment ai-je pu ignorer tous ces avertissements ? Scott. Scott était à la soirée. Il penche la tête. – Pourquoi n’as-tu pas l’air heureuse ? – Pourquoi as-tu essayé de me tuer ? – Te tuer ? Je t’aime. Tu… tu es tout pour moi. Regarde tout le temps et l’énergie que j’ai dépensés à apprendre à te connaître. Je sais tout sur toi. Il tend la main vers moi. – Ne me touche pas. Si tu t’approches, je crie. Cela le fait rire, un rire froid sur les bords. – Qui t’entendrait ? Comme tu l’as remarqué, on est assez isolés ici. – Tu y étais ce soir-là. À la soirée. Tu m’as menti. – Tu veux dire le soir où je t’ai téléphoné quatre fois sans que tu prennes la peine de me rappeler ? – Je suis désolée, je ne savais pas que c’était important. En une seconde, il se détend. – C’est pas grave. Je sais que c’était difficile à ce moment-là, avec ce nul de David encore dans ta vie. As-tu la moindre idée de l’enfer que c’était pour moi, ces nuits passées sous ta fenêtre en sachant qu’il était dans la chambre avec toi ? Mais ça n’arrivera plus. Ses yeux me transpercent de leur intensité coutumière. Mais maintenant, au lieu de m’intriguer, elle me déstabilise. Beaucoup. – Non. Ne l’énerve pas, me dis-je. Bien sûr que non. Pourquoi est-ce que tu m’appelais ? – J’avais entendu des mecs de Livingston qui essayaient de trouver des roofies pour droguer les verres des filles à la soirée, qu’il allait y avoir un genre de concours, à celui qui se ferait le plus de filles, donc je voulais t’avertir d’être vigilante. – Pourquoi tu ne m’as pas laissé de messages ? Il m’adresse un sourire penaud. – Je suppose que je voulais aussi entendre ta voix. Mais tu ne m’as pas rappelé, ni répondu quand je t’ai envoyé des textos. J’allais chez toi quand tu es passée dans l’autre sens, à l’arrière de la voiture rouge de Langley. – Comment sais-tu quel genre de voiture conduit Langley ? – Je sais tout sur toi. Tout. La photographie et toi êtes mes sujets d’étude principaux. Et j’apprends vite. Je sais que tu n’aimes pas quand David t’embrasse dans le cou, même si tu fais semblant. Surtout au cinéma. Les yeux de Scott se posent sur mon cou, puis reviennent à ma bouche. Je me sens complètement nauséeuse. – Tu vois. Je suis un expert de Jane Freeman. Ce qui veut dire que je sais exactement comment te rendre heureuse. J’essaie de cacher mon dégoût. La seule chose qui compte maintenant est de découvrir ce qu’il sait d’autre. – Je suis impressionnée, dis-je en espérant que ma voix sonne plus vraie pour lui qu’à mes oreilles. Qu’as-tu fait en voyant la voiture de Langley ? – J’ai fait demi-tour, vous ai suivies jusqu’à Deal et me suis garé à côté de la fête, en me demandant quoi faire. – Pourquoi tu n’es pas entré, tout simplement ? – Pas vraiment mon genre de fréquentations, J.J., tu sais bien. Mais à ce moment-là Elsa est sortie et a essayé de m’embrasser. – Elsa ? – Elle me draguait depuis la colo. On en était arrivés au stade où elle me disait : « Tu attends Jane mais tu ne l’auras jamais » et autres vacheries du genre. Je savais qu’elle avait tort. Il tend la main pour me caresser les cheveux, mais je l’intercepte. – Qu’est-ce qui s’est passé après ? Il me regarde, étonné. – Mais tu adores qu’on te caresse les cheveux. J’ai l’impression que mon estomac essaie de se faire la malle par ma gorge. Je déglutis, violemment. – Dans un moment. Dis-moi, qu’est-ce qui s’est passé avec Elsa ? – Je lui ai demandé de te dire que j’étais dehors et que je voulais te parler, mais tu n’es pas venue. J’allais lancer un assaut du château moi-même quand je t’ai vue sortir avec une de tes amies, alors j’ai supposé que tout allait bien et suis parti. Mais je te jure, je me suis senti mal le lendemain quand j’ai su ce qui était arrivé. Je savais que j’aurais dû rester. Que tu avais besoin de moi. – J’étais avec quelle amie ? – Une de celles avec des ailes. Pourquoi les gens riches s’habillent-ils si bizarrement ? Je me demande. – Mais laquelle ? – Je n’ai pas vu. Il faisait sombre et il pleuvait. Il se lève et se met à faire les cent pas. – Ça rime à quoi, cet interrogatoire ? Je suis parti après ça. Et je n’ai fait que t’aider. Tu es tellement importante pour moi. Il se penche pour m’embrasser mais je me dégage. – Qu’est-ce qui ne va pas, J.J. ? – Ça. Ce qu’on est en train de faire. Je ne peux pas continuer. – Qu’est-ce que tu racontes ? – Je ne vais pas sortir avec toi. C’était une erreur. Je l’ai fait pour de mauvaises raisons. Il vaut mieux qu’on reste amis. On dirait que je l’ai giflé, il se frotte même la joue. – Tu n’es pas sérieuse. Tu ne peux pas être sérieuse. On est parfaits ensemble. Il s’interrompt, une expression sauvage dans le regard. – Attends une minute. Il attrape mon téléphone et vérifie le journal d’appels. – Je le savais. Ce connard de David. Le mec « reste cool ». Il t’a appelée et tu te remets avec lui. – Non. Ça n’a rien à voir avec lui. Tu… tu m’as traquée. Il rit. – Traquée ? J’ai essayé de te protéger. Je t’ai mémorisée, j’ai appris tout de toi pour pouvoir t’aimer comme tu le mérites. C’est exactement ce que fait un bon photographe avec ses sujets. C’est un crime ? – C’est juste que mes sentiments pour toi sont différents de ceux que tu as pour moi. Je lis de l’incrédulité sur son beau visage, et quelque chose d’autre. Une goutte de sueur apparaît sur sa tempe. – Non. Tu n’as pas de sentiments, point. Tu es terrifiée à l’idée de ressentir quoi que ce soit, n’est-ce pas ? Il se penche et approche son visage du mien, son expression, méchante. – Tu as peur de te laisser emporter. C’est pour ça que tout est froid et mort dans tes photos. Parce que toi, tu es froide et morte. Ou presque. – Je suis désolée, Scott. Ce n’est pas juste. – Pas juste ? Tu veux savoir ce qui n’est pas juste ? Il transpire vraiment à présent et ses yeux sont exorbités. Il n’est plus beau du tout. Il se dirige vers un grand sac à dos qu’il a posé sur une chaise et fouille dedans jusqu’à trouver ce qu’il cherche. – Ce n’est pas moi le méchant. Je suis le gentil. Tu veux savoir qui est le méchant ? Regarde ça. Il jette une feuille de papier sur la table. – J’espère que tu es contente, dit-il en sortant, furibond. Me laissant seule avec la photocopie d’un devis de garagiste datant du lendemain de la fête pour le pare-chocs d’une Audi A4 appartenant à David Tisch. Le véhicule a heurté un poteau, soi-disant. Je me rends compte que c’est vrai. J’ai été vraiment stupide. « Apparemment, vous étiez agenouillée au milieu de la route, attendant que la voiture vous heurte, a dit le lieutenant Rowley le jour où je l’ai rencontrée. Il n’y a généralement que deux explications pour ce genre de comportement. » Mais elle avait tort. Il y en a une troisième. Vous resteriez agenouillée dans la rue sans bouger si vous connaissiez la personne conduisant la voiture et aviez toutes les raisons de croire qu’elle allait s’arrêter. Chapitre 31 Je sais que je devrais appeler à l’aide. Tendre la main, appuyer sur n’importe quel bouton du téléphone au milieu de la table de conférence et demander le lieutenant Rowley, Loretta, quelqu’un. La révélation concernant la voiture de David – pas étonnant qu’il soit venu avec Ollie la première fois – rend la théorie de la supérette complètement impossible. Et ce qu’a dit Scott, que j’étais dehors avec une des filles qui m’avaient accompagnée à la fête. « Une fille avec des ailes. » Ça ne peut être que Langley ou Kate. Si Scott m’a vue sortir avec l’une d’elles, ça veut dire qu’Ollie a menti. Il ne m’a pas suivie dehors. Mais quelqu’un d’autre l’a fait. Plus une vérité est difficile à accepter, plus elle sera enterrée profondément, prétend le Dr Tan. Je suis à la porte de la chambre. Elle est obstruée par une fille qui se tient debout devant. Mais elle ne la bloque pas. Elle la tient ouverte. C’est Kate, Kate qui ouvre la porte, Kate qui dit : « Tu veux ton précieux David ? Tiens, il est là. » Kate qui désigne David et Sloan sur le lit. Je suis assommée. – Comment as-tu pu faire ça ? – J’ai pensé que tu voudrais être au courant. – Comme ça ? Vraiment ? J’enlève la bague d’amitié qu’elle m’a donnée et la lui lance à la figure. Le sol du couloir ondule sous mes pieds. Je ne sais comment, mais je parviens à sortir. – Jane, attends. Kate me suit. Elle a des rigoles de mascara sur les joues comme si elle avait pleuré et le col de son costume de fée est déchiré. – Je suis désolée. C’était brutal. Je n’aurais pas dû faire ça. Tu n’es pas la seule à avoir été blessée ce soir. – Ne mens pas. Je suis furieuse. Furieuse contre David. Furieuse contre moi-même. Mais je la blâme, elle. – Tu as toujours voulu nous séparer. Eh bien, tu as réussi. Beau travail. – Ce n’est pas ce que je… Je l’embrasse violemment sur la bouche, lui mordant la lèvre. Quand je recule, elle reste pétrifiée. – C’est ça que tu voulais ? Tu es contente maintenant ? Elle porte les doigts à sa lèvre, qui s’est mise à saigner. – Tu veux que je recommence ? C’est tout ce qui compte pour toi, non ? La rage dans ses yeux est cinglante. – Je te hais, espèce de garce. Tu paieras pour ça. Elle tourne les talons et se précipite à l’intérieur. C’est à ce moment-là qu’Ollie a débarqué. C’est pour ça que je l’ai écouté. Parce que j’étais trop choquée pour bouger. « J’aurais dû arrêter », a dit Kate. Est-ce qu’elle m’a renversée ? Puis a récupéré la bague d’amitié pour la remettre à mon doigt, de façon à ce que personne ne soupçonne qu’on s’était disputées ? Et quand elle a dit à David de me laisser tranquille, était-ce pour éviter qu’il pose trop de questions et réveille mes souvenirs ? « Tu paieras pour ça », a-t-elle dit. Je me rends compte qu’elle a toutes les raisons d’être en colère. À la plage, l’été dernier, je me suis servie d’elle. J’ai cru que je ne faisais que répondre à ses désirs, mais ce n’était pas si simple. J’ai pris ce dont j’avais besoin. De l’amour. Le sentiment d’être importante pour quelqu’un. Je pensais que ce n’était pas grave : après tout, c’était son idée. Mais c’était grave. Parce que je savais que c’était plus important pour elle que pour moi, et que j’ai accepté son affection quand même. Je lui dois des excuses. Si je survis. Le téléphone de l’hôpital, sur la table, se met à sonner. Je décroche sans réfléchir. – Allô ? – Elle te hante ? – Qui ? – Bonnie, bien sûr. La fille que tu as tuée. – Je ne l’ai pas tuée. – Est-ce qu’elle serait morte si tu n’avais pas été là ? Seules les personnes qui étaient avec moi dans ma chambre la veille peuvent savoir ça. – Il est temps de payer pour ce que tu as fait, Jane. Ou ce que tu n’as pas fait. Et moi. Je sais. Ce qui veut dire que c’est une hallucination. Tout ça est dans ma tête. Tout est… – J’espère que tu es prête à mourir. Je raccroche violemment. Non. Ce n’est pas possible. Je ne veux pas mourir. Ce n’est pas une hallucination… N’est-ce pas ? … ce qui veut dire que quelqu’un est en route pour me tuer. Mais personne n’aurait pu te trouver. Personne ne sait où tu es à part Scott et Loretta. Je n’ai pas imaginé tout ça. Je ne… Tu es sûre ? … veux pas mourir. Stop ! Je mets les mains sur mes oreilles pour faire taire toutes les voix. C’est trop dur, je ne peux plus le supporter. Je décroche le téléphone et j’appuie frénétiquement sur les touches jusqu’à ce que j’entende la voix de Loretta à côté de moi. – Qu’est-ce que tu fais, ma puce ? – Oh, Dieu merci. Je repose le combiné. – Comment êtes-vous arrivée ici ? – Scott est remonté dans ta chambre pour me dire que vous vous étiez disputés, mais il était inquiet à l’idée de te laisser toute seule ici, alors… Si Scott était avec Loretta, il ne peut pas m’avoir appelée. Si quelqu’un m’a vraiment appelée. – Il faut qu’on sorte d’ici, Loretta. J’utilise mes bras pour avancer le fauteuil vers la porte, mais je me retrouve coincée entre la table et le mur. – Écartez ces meubles de mon chemin. – Calme-toi, ma puce. J’agrippe son poignet. – Il m’a encore téléphoné, Loretta. Le meurtrier. Elle pose une main sur mon front. – Tu as de la fièvre. Je me dérobe. – Ça n’a pas d’importance. Quelqu’un vient me tuer. Je dois sortir d’ici. Loretta, vous devez m’aider. Bien sûr, ma puce. Je me tourne vers la table. Si elle ne veut pas m’aider, je trouverai un moyen toute seule. Les paumes de mains appuyées sur la surface, j’essaie de me lever. – Il n’y avait pas de visage. Dans le miroir de la salle de bains, je n’avais pas de visage. Juste des mains. – Assieds-toi, mon ange. L’effort fait trembler mes bras. – Vous ne voyez pas ce que ça signifie, Loretta ? Juste un espace vide. Je sais ce qu’ils ont fait. – Retourne dans le fauteuil. – Kate. Kate a dit que je paierais pour ce que j’ai fait. Et la voiture de David a heurté un poteau. – Assieds-toi, ma puce. – Je ne suis pas folle. Je n’hallucine pas. On n’a pas le temps. C’est maintenant. C’est ce que le tueur a dit. C’est l’heure de mourir. – OK, ma belle. – Il faut qu’on parte. Le meurtrier est après moi. Je ne suis en sécurité nulle part. Je n’ai rien bu, mais on m’a droguée quand même. Ne touchez à rien. Tout peut être empoisonné. Vous ne voyez pas ? – Je vois. Assieds-toi et je vais te sortir d’ici. Une vague de soulagement me submerge. Elle m’a entendue. – Oui. Merci. Je m’effondre dans le fauteuil, tellement heureuse que j’en pleure. – Merci, Loretta. Du coin de l’œil, je la vois vaguement faire quelque chose avec sa main, puis je l’entends parler au téléphone. – Ici Loretta Bonner, je suis dans la salle à manger Ouest. J’ai un code quatre. – Non, dis-je en essayant de raccrocher le téléphone. Il nous trouvera d’abord. Il faut qu’on parte. Elle repousse ma main. – Faites venir la sécurité et le Dr Tan immédiatement. Elle ne me croit pas. À cause des médicaments. Elle pense qu’ils me font halluciner. C’est à ce moment-là que je réalise que j’ai la solution à tout ça, à toute cette incertitude, depuis le début. Je peux savoir ! Je peux savoir si je suis folle ou pas. J’essaie d’arracher l’intraveineuse de mon bras avec mes ongles. – Enlevez-moi ça. Comme ça on pourra être sûrs. – Qu’est-ce que tu fais ? – Je m’assure que je ne suis pas folle. Vous ne voyez pas ? C’est le moyen de savoir. Je suis tellement excitée d’y avoir pensé que je ris toute seule. – Savoir quoi ? – Si les appels sont réels ou si c’est seulement ce poison qui se balade dans mes veines. Je lui souris tout en continuant à tirer sur la perfusion. – C’est tellement évident. Elle attrape solidement mon poignet pour m’arrêter. – Tu dois te calmer, ma belle. – Non. C’est ça que je dois faire. Aidez-moi, Loretta. Je veux savoir ce qui est réel ou non. Enlevez-la-moi. Loretta est penchée sur moi et entrave mes bras. – Ne bouge pas, ma puce. – Il faut l’enlever. Il faut que ça s’arrête. Il est temps que ça finisse. Si elle insiste pour m’immobiliser les mains, j’arracherai cette perf avec les dents. – J’en ai assez. Je veux l’enlever. Je me tords le cou pour me rapprocher de mon bras. Loretta pousse ma tête en arrière. – Il faut que tu arrêtes ça, ma puce. Arrête et tout ira bien. – Vous mentez ! Une force soudaine m’envahit les mains – je me dégage de son emprise, essaie de me lever de mon fauteuil. – Vous êtes contre moi. Vous êtes tous contre moi. Quand je vois la seringue, elle l’a déjà plongée dans mon bras. Chapitre 32 L’injection de Loretta m’a mise K.O. Quand j’ouvre les yeux, je ne reconnais rien autour de moi. Je suis dans une chambre complètement différente. Il n’y a pas de fenêtres, et tous mes gages de popularité ont été déplacés de la chambre 403 et arrangés sur une étagère en face de mon lit. Mon visage me démange mais, quand je veux le gratter, impossible de bouger les bras. D’abord je crois être à nouveau paralysée, mais je réalise vite que c’est bien pire. On m’a sanglée au lit. Je tire sur mes liens : ils résistent. – Hé ho ? appelé-je. La porte de ma chambre est fermée et la vitre, obstruée par des persiennes rabattues de l’extérieur. – Y’a quelqu’un ? Hé ho ? Une clé tourne dans la serrure ; ma mère entre avec le Dr Tan. – Oh, Jane. Ma mère pleure sans retenue. Toute sa prétendue perfection s’est envolée. – Oh, ma chérie, mon bébé. Qu’est-ce qui se passe dis-moi quoi faire je suis tellement désolée qu’on ne soit pas venus dès ce matin Annie était malade oh ma chérie juste… – Madame Freeman, si vous voulez bien. Le Dr Tan tente de passer devant elle, mais elle lui jette un regard noir. – Dans un instant, docteur. Là, j’ai besoin de parler à ma fille. Elle se tourne à nouveau vers moi. – Mon bébé, je suis désolée. J’ai l’impression de t’avoir laissée tomber. Elle m’entoure de ses bras et me serre fort. J’éprouve la même sensation de chute que précédemment, mais cette fois elle est agréable. Merveilleuse. – Maman, dis-je en essayant de lever les bras pour lui rendre son étreinte. Elle se dégage. Son visage reflète tellement d’amour, de confiance, de bienveillance à mon égard. Je voudrais pouvoir essuyer ses larmes. – Ne pleure pas, maman. – Je t’aime tellement, Jane. – Je t’aime aussi. J’essaie à nouveau de bouger les bras. – Où suis-je ? Pourquoi suis-je attachée ? Son sourire reste en place mais il faiblit un instant. Elle dégage mon front et pose la main sur ma joue. – On t’a transférée au huitième étage. – Je suis dans le service psychiatrie ? Pourquoi ? Je ne suis pas folle. Le Dr Tan s’avance et se poste à côté d’elle. – Si je peux me permettre, madame Freeman ? dit-il et elle hoche légèrement la tête sans pour autant me lâcher la main. Elle la serre, et je serre la sienne en retour. Nous sommes ensemble dans cette épreuve. Je suis tellement heureuse que j’écoute à peine ce que dit le Dr Tan. – Vous avez subi un épisode psychotique assez sévère, Jane. Vous avez voulu enlever votre perfusion et vous êtes mise à parler d’en finir. – Non. Je secoue la tête. La main de ma mère dans la mienne m’apaise. Je lui souris. Tout va s’arranger, il faut seulement que j’explique. – Vous vous trompez. Je voulais juste arrêter les médicaments pour pouvoir vous prouver à tous que je ne délire pas, que quelqu’un essaie de me tuer. Ou de me prouver à moi-même que ce ne sont pas des hallucinations. Je maintiens ma voix égale, raisonnable. – D’une manière ou d’une autre, stopper les médicaments nous éclairerait. C’est ce que je voulais faire, en finir avec les médicaments. Le poison. Je veux qu’on me rende mon esprit, ma vie. – Nous sommes là pour vous aider à faire cela, m’assure le Dr Tan. – Bien. Dans ce cas, vous pouvez commencer par m’enlever ces sangles ? – Peut-être un peu plus tard. A-t-il écouté un traître mot ? Je me hasarde à nouveau. – Mais si j’ai raison et que quelqu’un veut me tuer, dis-je en prononçant chaque mot avec précision, le fait de m’immobiliser va grandement lui faciliter la tâche. Les yeux du Dr Tan scrutent les miens. – Qui essaie de vous tuer ? Pouvez-vous nous donner un nom ? Je me tourne vers ma mère, mais son regard est sur le psychologue, pas sur moi. Je réalise à ce moment-là que les choses ne se déroulent pas comme je l’espérais. – Je ne sais pas. On en a déjà parlé. Je pense que c’est un de mes amis. Quelqu’un de très proche. Le Dr Tan me tapote le bras. – Le temps que vous trouviez la réponse, vous serez en sécurité ici. Il y a des gardes à votre porte à présent et personne ne peut entrer ou sortir sans autorisation. – Ça n’arrêtera pas ce tueur. Il faut que je sorte d’ici. Je m’efforce de dégager ma main libre de la sangle en cuir en la tortillant. Si je pouvais juste détacher celle-là… – Pourquoi quelqu’un voudrait-il vous tuer ? demande le Dr Tan, la voix toujours égale, plus énervante que jamais. – Je. Ne. Sais. Pas, dis-je en serrant les dents, exaspérée par tout ce temps perdu. Mais tout ceci doit faire partie de son plan d’ensemble. – Il est omniscient ? Je n’ai pas besoin de voir son visage pour savoir à quel point cette notion me fait paraître folle. – Oui. Non. Mon Dieu. Je me mets à pleurer. Il s’adresse à ma mère. – C’est normal, après une telle tension psychique. Ce qu’il y a de mieux à faire est de la laisser se reposer. Elle hoche la tête et me sourit. Le même sourire qu’avant, rempli d’amour. Seulement cette fois elle dit : – Cet endroit est bien pour toi, Jane. Personne ne peut te faire de mal ici. Et tu ne peux… faire de mal à personne. – Je ne veux faire de mal à personne, argumenté-je, mais je réalise que ce n’est pas ce qu’elle pense. Elle veut dire : « Tu ne peux pas te faire de mal. » – Je n’essayais pas de me tuer, maman, la supplié-je. Tu dois me croire. Elle me regarde avec le visage le plus triste que j’aie jamais vu. – Le Dr Tan pense que le fait d’avoir déterré l’histoire de Bonnie hier pourrait avoir… Les larmes coulent sur ses joues. Elle se penche et pose le visage dans ma main. – Oh, Janie, je suis désolée que nous n’ayons pas été là ce matin. Je reste ici, je ne vais nulle part jusqu’à ce que tu ailles mieux. Ma chérie, tu as tellement de raisons de vivre. Tant de gens qui t’aiment. – S’il te plaît, demande-leur de me ramener dans ma chambre. Je ne suis pas bien ici. – C’est provisoire, ma douce. Jusqu’à… jusqu’à ce qu’on soit sûrs que tu aies dépassé tout ça. – Ne me laisse pas. S’il te plaît. – Non, je reste. – Madame Freeman, je recommande vraiment…, commence le Dr Tan, mais ma mère le fait taire. Elle se lève, redresse les épaules et annonce : – Ma fille a besoin de moi et je vais rester avec elle. Le sédatif qu’ils me donnent alors doit être puissant parce qu’après ça, je ne me rappelle pas grand-chose. M’endormir en tenant la main de ma mère, même si la mienne est attachée, est la sensation la plus agréable du monde. Quand j’ouvre les yeux elle est partie mais le sentiment de bien-être persiste. Ce réveil est complètement différent du premier, quatre jours plus tôt. Mon Dieu, ça ne fait vraiment que quatre jours ? Je pense à tout ce qui s’est passé, le message sur le miroir alors que personne n’était là, la paranoïa comme quoi ma chambre était sur écoute alors qu’il n’y avait pas de micro, les appels que personne n’entendait jamais, les cadeaux de mon admirateur secret que tout le monde trouvait gentils sauf moi. Les regards bizarres et les sous-entendus échangés entre mes amis, qui semblaient tous de mauvais augure mais qui avaient des explications tout à fait inoffensives. La seule chose qui cloche, la seule chose qui rend toutes ces situations bizarres, c’est moi. Comment en suis-je arrivée là ? Il y a quatre jours j’étais une fille parfaitement normale et maintenant… Je regarde mon poignet, attaché au lit par une épaisse sangle de cuir. On dirait une scène sortie d’un mauvais film. J’ai les poings serrés et, en les ouvrant, j’aperçois la bague d’amitié à ma main droite. Là. Il y a une chose – la seule chose – que je suis sûre de ne pas avoir inventée. Ma bague. Non seulement elle a bougé, mais à un moment elle a carrément disparu. Ça a l’air impossible, et pourtant c’est vrai. Et si c’est vrai, tout le reste peut l’être aussi. Ce qui signifie que quelqu’un va vraiment venir me tuer. Ne t’inquiète pas, Jane, nos destins sont liés. Je prendrai soin de toi, où que tu ailles, a écrit mon admirateur secret. – Maman ! m’écrié-je. Maman ! Pas de réponse. Vu le silence angoissant qui règne dans la pièce, j’imagine qu’elle est complètement insonorisée. Je tire sur les liens qui retiennent mes bras, me tordant pour m’en libérer, mais je ne peux rien faire. Je regarde autour de moi pour voir si je peux attraper quelque chose quand je remarque l’enveloppe transparente sur la table à côté de mon lit. En y regardant de plus près, je découvre que le lieutenant Rowley a tenu sa promesse et m’a apporté la photo de la scène de crime. Elle est austère et pourtant étrangement belle. C’est la première chose qui me frappe. Elle illustre ce moment juste avant l’aurore où le monde entier vire au noir et blanc, recouvert d’un édredon de lumière bleu-gris. Les lampadaires viennent de s’éteindre. La route, ruban gris marqué de deux traces noires, relie le coin supérieur gauche au coin inférieur droit de l’image. Dans le fond, de grandes maisons floues se terrent, striées par la pluie sombre. Au premier plan à droite, entouré d’herbes gris bleuté, un buisson merveilleux. On le croirait sorti d’un conte de fées, comme une sorcière victime d’un sortilège végétal, ses doigts crochus tendus vers le ciel. Au milieu du buisson, une fille. Des lambeaux de sa jupe en tulle s’emmêlent dans les branches et dansent tels des drapeaux dans la brise matinale. Un lapin en céramique, une mère canard suivie de cinq canetons et un écureuil jouant de la flûte montent la garde autour d’elle. L’une de ses jambes est repliée, l’autre dépasse du rosier, une chaussure compensée se balançant à son pied : Cendrillon après le bal, disloquée. Sa main gauche est cachée sous elle et la droite, une bague d’amies-pour-la-vie à l’index, se tend comme si elle allait cueillir la rose d’un rouge profond suspendue au-dessus d’elle, seule tache de couleur dans le tableau. Elle a un joli visage, à demi caché par des cheveux noirs. Son corps est couvert d’entailles à vif et une rivière de sang ruisselle de sa tête. Ses lèvres sont entrouvertes, comme si elle allait dire quelque chose, partager un secret. – Bonjour, princesse, me salue une voix enjouée à la porte de ma chambre. Je lève la tête ; entre un étranger en blouse. Loretta me manque. Le nouveau est en train de me parler. – Moi c’est Ruben. Et toi, vu ta chambre, tu es Madame Populaire. Il caresse chacun des bouquets ayant été déplacés sur l’étagère près de mon lit et termine par les deux douzaines de roses rouges. – Celui-ci a dû coûter une fortune. J’aimerais trouver un petit ami aussi généreux. – Il ne vient pas de mon copain. – Waouh, je ne sais pas ce que tu fais, mais ça marche ! Et lui, là ? demande-t-il en soulevant l’ours en peluche portant un débardeur. Difficile de dire s’il vient d’un ami ou d’un ennemi… à ton avis ? Plus une vérité est difficile à accepter, plus elle sera enfouie profondément, m’a dit le Dr Tan. En regardant la photo, j’ai l’impression d’être sur le point de découvrir le dernier secret. À présent Ruben se tient devant la couronne de roses en forme de cœurs. La poupée qu’Annie appelle Robert est appuyée contre elle et le lapin en céramique, de l’autre côté. Ruben plisse les yeux pour lire la carte à côté du lapin. – Et ceux-là ? « De ton admirateur secret » ? lit-il tout haut sur l’une des cartes. Tout ça ? J’acquiesce. – Alors je résume : tu as un copain, un non-copain et un admirateur secret. Ma fille, pas étonnant qu’on ait voulu t’écraser. Plus une vérité est difficile à accepter… J’observe le visage de la fille sur la photo et pense au miroir de la salle de bains, en bas. La façon dont il s’est couvert de buée, laissant seulement les marques de mes mains et obscurcissant l’endroit où aurait dû se trouver mon visage. Et la vérité submerge mon cerveau avec la force d’une rivière en crue, inévitable, douloureuse, me laissant à bout de souffle. D’un coup, je sais tout. Je sais comment une main invisible a pu écrire. Comment quelqu’un a pu téléphoner sans jamais être entendu. Comment une bague peut disparaître et réapparaître au mauvais endroit. Je comprends le coup de fil. Le gobelet. La voiture. Je sais que je ne suis pas folle, que je ne l’ai jamais été. – Je reviendrai plus tard voir si tout va bien, princesse, dit Ruben, mais je l’entends à peine. Je connais l’identité de mon tueur. Je l’ai toujours sue, mais une partie de mon cerveau cherchait une autre solution, une autre explication. Une alternative. Il n’y en a pas. Les dernières pièces du puzzle se mettent en place. Je suis seule au milieu de la rue, luisante et glissante de pluie. Ne t’arrête pas, me dis-je. Tu dois continuer à courir. Quelqu’un en qui j’ai confiance veut me faire du mal. Mes talons claquent sur le bitume, ma cheville se tord et je tombe. Lève-toi ! Ne t’arrête pas ! Je veux ma maman, pensé-je en luttant pour me relever, je la désire avec une nostalgie si profonde qu’elle résonne en moi comme une symphonie. Je veux être blottie contre elle dans le vieux hamac sous l’orme de notre jardin à Naperville, à regarder des abeilles voleter paresseusement d’une fleur à l’autre et à écouter les voix d’Annie et de mon père s’entrelacer dans une de leurs histoires inventées remplies de princesses, de reines et d’hippopotames. Je veux être de retour dans notre vieux break, à faire des paris sur le temps qu’il faudra au feu pour passer au vert et à m’extasier sur le talent de ma mère pour tomber presque toujours juste. Je veux être dans notre ancienne cuisine avec les carreaux jaunes qui n’ont jamais été refaits, à manger des pancakes à la myrtille avec mon père pendant qu’Annie, dans sa chaise haute, chante « Un éléphant qui se balançait ». Je veux être dans la nouvelle cuisine en pierre avec ma mère, Joe et Annie, à faire n’importe quoi. Je veux revenir à l’époque où je n’en savais pas tant, où je n’avais pas aussi mal. Je veux que la souffrance s’arrête. Qu’est-ce que je fais là, à une autre fête, dans un autre costume ? Pourquoi ne suis-je pas restée à la maison ? Pourquoi ne suis-je pas toujours restée à la maison ? Je me déguise depuis trop longtemps. Bouge. Avance. Des rigoles coulent le long de la rue, m’obligeant à marcher au milieu. Elle est déserte, illuminée uniquement par quelques lampadaires discrets, comme dans n’importe quel beau quartier. Ma cheville me fait mal, je boite et il fait froid, mais la pluie semble se calmer. Mon portable sonne. Je regarde l’appelant et hésite. Est-ce que je veux parler à Ollie ? J’ai besoin qu’on me dépose. Je suis trempée et dois m’y reprendre à trois fois avant que mes doigts tremblants parviennent à ouvrir le téléphone. Une voix, pas celle d’Ollie, me parvient : – Où es-tu ? Laisse-moi venir te chercher. – Je suis sur Peregrine Road. – Prends la prochaine à droite et je serai là. – OK, à tout de suite. Je tourne et continue à remonter la rue, passant par intermittence dans des flaques de lumière pour finalement retourner à l’obscurité. Mon téléphone vibre, je tâtonne en essayant d’y répondre. Il m’échappe et atterrit sur l’asphalte mouillé. Mes genoux se dérobent quand je m’accroupis pour le ramasser et je me retrouve étalée de tout mon long sous un lampadaire. Debout ! Tu dois te lever ! Je me suis à peine remise à genoux quand j’entends le bruit d’une voiture avançant lentement depuis le bout de la rue, mais la nuit me dissimule l’engin. Je plisse les yeux et distingue les contours d’une berline roulant vers moi, tous phares éteints. C’est celle de David. À genoux, je lui fais signe. La voiture accélère. Je réalise que je suis invisible sans la lumière des phares. – Stop ! crié-je en tentant de me relever. Mes pieds glissent dans les chaussures empruntées et j’essaie désespérément de retrouver mon équilibre. La voiture arrivant en trombe est presque sur moi à présent. Au dernier moment, les phares s’allument, m’illuminant et m’éblouissant en même temps. Il va s’arrêter maintenant, il va… La voiture accélère encore. Je me propulse tant bien que mal sur mes genoux vers le côté de la route. Le véhicule fait un écart vers moi, me heurtant de plein fouet. L’impact me soulève du sol. Alors que je m’envole dans les airs, le temps s’arrête et je vois tout. Je regarde les gouttes de pluie suspendues comme des diamants étincelants, les lignes à haute tension vibrant sous le courant, le mouvement du latex des essuie-glaces. Puis il y a un horrible bruit, comme des os que l’on broie, et je m’envole, je me tords, je tourbillonne. J’atterris avec un craquement sourd, mon corps explose dans un monde de souffrance, les sons et les formes se combinant dans une cacophonie de douleur. Des milliers de pointes acérées transpercent ma peau, agrippent mes bras, mes jambes, mes cheveux, me tiennent dans leur emprise. Je sens un goût de sel sur ma langue. Dans la seconde qui suit l’instant où la voiture me heurte, dans cet instant de clarté, je vois qui est au volant. Je vois les mains à 10 h 10, je vois la ceinture dûment attachée, je vois le visage familier. Le sourire familier. – Au revoir, Jane, dit mon assassin. Je lève les yeux de la photo aux bruits de pas dans le couloir longeant ma chambre, consciente que le dernier acte de cette pièce va bientôt commencer. Une clé tourne dans la serrure et ma porte s’ouvre. – Salut, Jane, dit Ollie. Chapitre 33 J’aurais dû savoir pour Ollie depuis le début. La réponse était évidente. – Je ne voulais pas avoir à faire ça, dit-il. Il garde la seringue hypodermique à la main et un seul regard à son visage m’informe qu’il est sincèrement partagé. – Tu sais, je ne voulais pas cela. J’ai essayé de t’avertir. J’ai essayé de te dire d’arrêter de poser des questions. Plusieurs fois. Mais tu ne m’as pas écouté. – Je sais. – Et maintenant… – Tu n’es pas obligé de le faire, Ollie. Tu peux arrêter. – Je ne peux pas. J’ai donné ma parole. Je dois être un homme. – Tu ne dois rien à personne. On t’utilise. – Personne ne m’utilise. Je sais exactement ce que je fais. C’est mon choix. – C’était ton idée d’envoyer les fleurs ? Vraiment ? Réfléchis et dis-moi que ce n’est pas quelqu’un d’autre qui te l’a suggéré. Ton idée de mentir sur le fait que tu as essayé de m’embrasser ? Nous savons tous les deux que je ne t’intéresse pas, amoureusement parlant. – C’était mon idée. Tout était mon idée. Je l’ai fait pour protéger… Un cri suivi de bruits de course perce l’atmosphère de la pièce. La porte s’ouvre avec fracas et quatre agents de la sécurité solidement charpentés, armés et munis de talkies-walkies se précipitent à l’intérieur, suivis de Langley qui hurle : – Arrêtez-le, vous devez l’arrêter. Je vous ai dit qu’il venait la tuer. Arrêtez-le ! Le chef de la sécurité ordonne : – Posez la seringue. Ollie la regarde comme s’il ne savait pas ce que c’était. – C’est seulement du sérum physiologique. Ce n’est rien du tout. – Posez-la. – Je voulais juste faire peur à Jane, pas lui faire de mal. Pour qu’elle … Les agents de sécurité entourent Ollie, qui a les yeux exorbités. Tout son corps frémit mais il ne semble pas voir les hommes autour de lui. Il se retourne et demande : – Langley ? Qu’est-ce que tu fais là ? Langley l’ignore et se précipite vers moi, prenant délicatement ma tête dans ses mains. – Je vous l’ai dit. Je vous ai dit qu’il voulait lui faire du mal. Elle m’embrasse sur le front. – Tu vas bien, Dra-J-Bus ? – Oui. – Dieu merci, on est arrivés à temps, dit-elle en pleurant. – Oui, Dieu merci, répété-je. Ollie regarde les agents à présent, ses lèvres retroussées dans un grognement. – Ne m’approchez pas. Il fléchit les genoux, adoptant une pose de combat, les bras tendus devant lui, la seringue toujours à la main. Sa respiration paraît laborieuse. Le déploiement de sécurité l’encercle lentement. – Posez la seringue, répète le chef. – Venez me la prendre. Ollie tente de le frapper mais le rate. – Je sais me battre. Mon père m’a appris avant de mourir. – Monsieur, s’il vous plaît, posez la seringue par terre. – Vous pensez que je n’ai pas le cran ? Non ? Regardez-moi, exige Ollie. Il est en sueur et frotte sa main libre contre sa blouse ; il semble perdre sa concentration, et titube. – Je peux… – Il a un couteau ! s’écrie Langley, et l’un des agents se jette sur Ollie, fauche ses pieds et l’envoie au sol. Ollie essaie de se mettre à quatre pattes. – Arrête, dit-il, les yeux rivés sur Langley. Je… L’un des agents met un genou sur son dos et le maintient à terre. – Ne bougez pas, dit-il. – Mais… La voix d’Ollie est faible à présent, comme s’il avait épuisé toute sa volonté. – La ferme ! Les hommes s’affairent à le menotter et à parler dans leurs radios, puis le sortent de ma chambre. Avant d’être poussé dehors, il se tourne vers Langley et moi, marmonnant : – Je n’ai jamais eu de couteau. Tu le sais. Je hais les couteaux. Les couteaux… pour les trouillards. Et, les yeux à demi ouverts, trébuchant, il disparaît. – Nous avons des questions de routine pour vous deux, dit le chef de la sécurité en se rapprochant de mon lit. La plupart peuvent attendre mais vous, mademoiselle, comment avez-vous su que M. Montero allait attaquer votre amie ? – Il m’a rendu visite aujourd’hui et s’est comporté… vraiment bizarrement. Finalement il a déclaré qu’il allait me protéger, qu’il m’aimait et allait s’occuper de Jane. Je ne savais pas ce qu’il voulait dire, mais apparemment il s’était imaginé que j’étais responsable de son accident. Elle secoue piteusement la tête et me sourit. – Tu peux croire ça ? L’agent, lui, ne peut pas. – Enfin bref, je suis venue directement ici, j’ai essayé d’entrer pour avertir Jane mais bien sûr le service était fermé, alors j’ai tourné en rond en criant à qui voulait bien m’entendre. Dieu merci ça a marché. – Vous savez comment il s’est procuré la blouse ? Ou la drogue dans la seringue ? Langley pince les lèvres. – J’ai bien peur que ce ne soit de ma faute. Mon grand-père est… malade et il a des infirmières privées. Ollie est venu aider ma grand-mère à installer un système de surveillance dans la chambre de mon grand-père et j’imagine qu’il lui a été facile de dérober ce dont il avait besoin. L’officier hoche la tête. – Merci. Il me regarde. – Vous avez beaucoup de chance d’avoir une amie si pleine de ressources. – Ça, elle l’est, dis-je. – Monsieur l’agent ? Il s’arrête et Langley se jette sur lui pour le serrer dans ses bras. – Merci. Merci d’avoir sauvé mon amie. Il a l’air surpris et ravi. – De rien, mademoiselle. Il sort en rougissant. Je regarde Langley, qui me sourit. – Pourquoi as-tu fait ça ? demandé-je. – Fait quoi ? – Empêché Ollie de me tuer alors que tu prévois de le faire toi-même ? Ç’aurait été tellement plus propre. Son sourire s’évanouit et une ride apparaît entre ses sourcils. – De quoi tu parles, Dra-J-Bus ? Je t’aime. Je ne te ferais jamais de mal. Sa voix sonne tellement sincère que pendant un instant je doute de tout. Mais je la regarde dans les yeux et là… il n’y a rien. Le néant. Je ne me trompe pas. – Je sais tout, dis-je. Je sais que c’était toi depuis le début. Elle fronce davantage les sourcils et retrousse les lèvres, troublée. – Moi depuis le début ? – Le message sur le miroir. Les appels. Les cadeaux de l’admirateur secret. Toi au volant de la voiture. Tu as tout fait. – Comment ai-je pu mener à bien tout cela ? Je dois être très intelligente. J’acquiesce. – Tu l’es. Il y a un moment de silence. Puis, comme si elle ne pouvait plus s’en empêcher, elle sourit. Un sourire si rayonnant qu’il n’en rend que plus horrible ce qui suit. – C’est vrai, n’est-ce pas ? Elle soupire, complaisante, puis continue, réfléchissant tout haut. – Est-ce qu’Ollie n’était pas mignon ? Étonnant à quel point les gens peuvent être loyaux quand on trouve la bonne manière de les harnacher. Ils sont exactement comme des chevaux. Son ton est si désinvolte qu’elle pourrait être en train de présenter la météo. – Mais tu ne pouvais pas laisser la meilleure partie à quelqu’un d’autre. – Non. J’avais juste besoin d’un moyen pour traverser la barrière de gardes dehors et me débarrasser de toute la sécurité. Je voulais pouvoir parler en privé à ma meilleure amie une dernière fois. Ses lèvres parfaitement brillantes s’étirent toujours en un sourire. D’une main, elle écarte tendrement une boucle de cheveux de mon front. À cet instant, j’ignore ce qu’elle est en train de faire avec l’autre. – Tu comprends, n’est-ce pas, Dra-J-Bus ? Avant de pouvoir répondre – qu’aurais-je pu dire ? – la ride entre ses sourcils réapparaît. Elle demande : – Si tu savais, pourquoi t’être tue ? J’ai une réponse à ça. – Parce que je voulais savoir comment tu avais organisé tout ça, lui expliqué-je, mais ce n’est pas la vraie raison. La vraie raison : c’est le seul moyen pour que ça s’arrête. Si je l’avais accusée d’essayer de me tuer, tout le monde aurait mis ça sur le compte de ma folie. L’une de nous est vraiment folle, mais pas moi. De cette façon, au moins, il y aura une preuve. – C’est si flatteur. Mais j’ai pris mes précautions, au cas où tu changerais d’avis. Je sens quelque chose de pointu sur mon biceps et, en baissant les yeux, je découvre une seringue pressée contre mon bras. Je retiens ma respiration. – Je veux vraiment qu’on ait d’abord une conversation agréable, mais si tu commences à rendre les choses difficiles je devrai appuyer sur ce pressoir et ce sera « Bye, bye, Jane ». Alors tu vas être sage, OK ? Mon estomac se retourne. Reste calme, me dis-je. – Ou… oui, bredouillé-je. Langley hoche la tête, ses cheveux blonds tombant en avant et encadrant parfaitement son visage angélique, et me touche la joue avec la main qui ne tient pas la seringue mortelle. – Ta peau est si belle, Jane. Tu sais que c’est la première chose que j’ai remarquée le jour où on s’est rencontrées ? Ta peau. Et ton regard hanté. On se ressemblait tellement. On avait toutes les deux de si lourds secrets. Tu avais besoin de moi, c’était évident. Je pouvais t’aider. Et je l’ai fait, n’est-ce pas ? Elle se penche en avant et ses yeux brillent d’excitation, comme si elle attendait ma réponse avec délice. J’acquiesce. Elle soupire et secoue tristement la tête. – C’est vraiment dommage qu’on en soit arrivées là. Mais, tu sais, quelqu’un doit payer. Ces derniers mots me prennent par surprise. – Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle écarte ma question de la main, comme si j’avais insisté pour diviser l’addition en deux et qu’elle voulait m’inviter. – Raconte-moi depuis le début. Comment as-tu su que c’était moi ? – Beaucoup de petites choses. J’essaie d’avoir l’air sûre de moi, mais ma voix n’arrête pas de trembler et l’aiguille de la seringue me fait mal. Peut-être que si j’arrive à garder son attention, quelqu’un passera et remarquera… quelque chose. C’est ma seule chance. – Quand j’ai compris l’écriture sur le miroir, qu’il n’était pas nécessaire que quelqu’un soit là pendant que j’étais dans la douche, mais que le message avait pu être tracé avant, n’importe quand, alors que le miroir n’était pas embué, le champ des possibilités s’est rétréci, expliqué-je. Puis je me suis souvenue de la seule chose que Nicky, Sloan et moi avions en commun. – À savoir ? – Du gloss. Enfin, j’ai une vision d’ensemble de ce qui s’est passé. – Le soir de la fête, tu m’as droguée avec le gloss, mais ça n’agissait pas assez vite… – Oui ! Cette pétasse de Nicky te l’a enlevé quand elle t’a embrassée. Pur vrai, j’aurais pu tuer cette grosse vache. Elle a la voix plaisante, enjouée, comme si nous échangions des potins parfaitement anodins. – … donc tu m’as convoquée à l’étage pour m’en remettre. – Ouais, et heureusement que j’en avais prévu un de rechange parce que, comme une quiche, tu avais perdu le tien. J’enchaîne. – Après ça je me suis évanouie quelque part et quand je me suis réveillée, Kate m’a traînée dans la pièce où se trouvaient David et Sloan. J’ai enlevé ma bague et la lui ai jetée à la tête. Je suis sortie en titubant et suis rentrée dans Elsa, qui m’a repoussée. Contre quelqu’un. Contre… Je suis dans le couloir, frénétique, et je vois Langley. – Dieu merci ! C’est David. Il était… – Viens-là, Dra-J-Bus, dit-elle en me tirant dans la salle de bains. Je raconte à Langley ce qui s’est passé et déclare : – Je ne peux plus le supporter. C’est fini. J’en ai assez, c’est fini. Je veux juste y mettre fin. Langley examine ses ongles. – Tu râlais, encore et encore, et t’étais si barbante, jusqu’au moment où tu as sorti : « David est une véritable excroissance. » C’était la goutte d’eau. Je sanglote, le visage dans les mains. J’aperçois quelque chose bouger dans le miroir devant moi et je lève les yeux. Langley est là, au-dessus de moi, son visage barré d’un sourire terrifiant. « Adieu, Jane », dit-elle, avant d’abattre sur mon crâne le porte-savon en forme de chérubin. Je me réveille allongée sur le sol de la salle de bains. Il fait sombre et mes yeux refusent de coopérer. Je m’appuie sur le lavabo pour me lever et tout ce que je vois, reflétés dans le miroir, sont des yeux. Des yeux remplis de haine et de dégoût. Mes yeux. Furieux contre moi-même d’avoir été une telle imbécile. Il faut que je sorte de là. – Excroissance. Tu ne l’as même pas utilisé correctement. Trop énervant. – Tu m’as assommée avec un porte-savon parce que j’ai utilisé un mot que tu n’aimes pas ? – Non non non. C’était juste tellement… tellement inapproprié. Quand tu crânais comme ça, ce n’était pas toi, qui tu étais vraiment. Qui tu aurais dû être. Je voulais juste que tu changes d’attitude. Mon expression doit trahir ma pensée car elle ajoute : « Arrête de me regarder comme ça », et enfonce un peu plus l’aiguille dans mon bras. – Tu ne te comportais pas bien. Mais ça n’a rien à voir avec moi. Comment as-tu su que c’était moi ? Je me creuse la cervelle, emboîtant les pièces frénétiquement, comme si j’étais à un concours de puzzles. – Elsa m’a prise en photo dans la salle de bains alors que je me réveillais. Après ça j’ai couru dehors. Kate m’a rejointe pour s’excuser mais j’ai… j’ai été horrible avec elle. Tu n’es pas la seule à avoir été blessée ce soir, avait-elle accusé. À présent je comprends. Les hum, gens de Sloan, c’est Kate. Kate était bouleversée que David ait fait du mal à Sloan car elle est amoureuse d’elle. Sloan et Kate sont en couple. Ce que je l’ai entendue dire à David ne me concernait pas, ne l’approche pas… tranquille, elle parlait de Sloan. Pendant un instant je ressens une pointe d’envie. Non parce qu’elles sont ensemble, mais parce que Kate ne s’est pas sentie assez en confiance pour me le dire. J’essaierai de réparer ça plus tard. Si je survis. – Tu gagnes du temps, réprimande Langley. Parle de moi. Toi et moi. – J’ai couru dans la rue pour m’éloigner de la maison. Et… Je m’interromps et un sourire se dessine sur les lèvres de Langley. Clairement, j’ai atteint la partie du récit qu’elle a envie d’entendre. Je continue : – Toi. Tu m’as appelée du téléphone d’Ollie. Puis tu lui as demandé de témoigner que c’était lui auprès de la police. C’est pour ça qu’il s’est trompé dans les détails. Il te couvrait. C’est pour ça qu’il a envoyé les fleurs, aussi, pour rendre plus crédible l’hypothèse qu’il ait essayé de m’embrasser, qu’il soit amoureux de moi. Il pensait te faire une faveur. – J’ignore d’où il a sorti cette idée, dit-elle avec un sourire heureux. Ruben passe la tête par la porte à ce moment-là et s’enquiert : – Tout va bien ici, mesdemoiselles ? C’est ma chance, pensé-je. Puis je sens la pointe de la seringue pressée plus fort contre mon bras. Ou pas. – Oui, dis-je, mon cœur battant à cent à l’heure, complètement paniquée. Réfléchis, m’ordonné-je. Sois maligne. – Tout va bien. – Qu’est-il arrivé au garçon qu’ils ont emmené ? demande Langley en ouvrant de grands yeux. – Ils allaient l’arrêter pour agression, mais il s’est évanoui. Alors maintenant il est aux urgences, attaché jusqu’à ce que la police arrive. Tu es drôlement chanceuse, princesse, me dit Ruben. Ton amie t’a sauvé la vie. – Oui, en effet. Je fais un grand sourire à Langley. Elle me caresse les cheveux et enfonce la seringue un peu plus dans mon bras. – Je ne sais pas ce que je ferais sans Jane. – Oui, je suis un vrai tueur à gages conversationnel. – Qu’est-ce que ça veut dire ? – Demande à Pete, il t’expliquera. Ruben sourit. – Vous voir toutes les deux me réchauffe le cœur. Toutes les filles devraient avoir autant de chance. Il s’en va et Langley dit : – Tu devrais être folle pour ne pas être du même avis. Elle rit. – Bien sûr, selon l’avis général, tu l’es. – C’était magistralement orchestré. Convaincre tout le monde que j’étais folle. – C’était tellement marrant. Surtout inventer les cadeaux de l’admirateur secret. Avoue-le, tu l’as cru aussi. – Jusqu’à ce que je réalise à quel point ce serait facile pour quelqu’un ayant un micro dans la pièce. Mon regard se pose sur l’ours « Re-miel-toi vite ». – J’ai mis un moment à deviner où il était. – Ce n’est pas seulement un micro, il y a la vidéo aussi. Il est connecté à mon iPhone. Quoiqu’en réalité, la plupart du temps tu étais à mourir d’ennui. Mais c’était marrant de te faire flipper avec des trucs que tu croyais être la seule à voir. Tu veux voir comment ça marche ? – Non. Elle prend l’ours quand même et se met à le bouger tout en parlant, le brandissant à des angles différents en regardant le résultat sur son iPhone. – Mon plan original n’était pas de te tuer. Je voulais juste te donner une leçon sur l’amitié. Une pour toutes et toutes pour une. Tu étais en train de devenir si déloyale, Dra-J-Bus. Tu gardais des secrets. Tu te liais avec des indésirables. Scott, Elsa, et la pire, Nicky. Je ne pouvais vraiment pas te laisser perdre ton temps avec elle. En plus, je voulais David célibataire. – C’est toi qui as lancé les rumeurs de Nicky-la-Langue. Je me souviens que Nicky a attaqué Ollie à la soirée. – Non, tu as fait en sorte qu’Ollie le fasse. – Je ne lui ai rien demandé. Il le voulait. Je l’ai juste aiguillé dans la bonne direction. Ce garçon avait tellement besoin d’une image maternelle, je n’ai eu qu’à la lui offrir et il était à moi. J’ai été incroyablement bonne pour lui. Maintenant, souris pour la vidéo, Dra-J-Bus. – Les boutons de manchettes LAW qu’il portait hier. Je pensais que l’autre était ORDER. Mais non. Ils étaient à ton grand-père. Tu as dû les lui donner. C’est pour ça qu’il a une collection de lingerie Agent Provocateur. Elle est à toi. – Nous avons un accord : il touche seulement avec les yeux. – Et Alex ? commencé-je, avant de réaliser la vérité. Je ris. – Il n’y a pas d’Alex, n’est-ce pas ? Il n’y en a jamais eu. – Sa photo était dans les cadres qu’ils vendaient dans une papeterie de Londres. La première fois que je l’ai vu, j’ai su qu’il ferait le petit ami idéal. Beau, invisible et utile pour rendre Ollie jaloux, et Kate et toi compatissantes. Tellement plus efficace qu’un vrai copain, et sans tout le bordel qui va avec. Mais je craignais que vous ne remarquiez que la photo était fausse si vous y regardiez de plus près. C’est ça. L’explication. Ollie et moi sommes exactement pareils. – Tu as exploité notre peur d’être seuls, à Ollie et moi. On fonctionne différemment – il espionne les gens, je prends des photos – mais on est tous les deux des outsiders. Des contours à l’intérieur desquels tu pouvais colorier. Et puis je réalise. – Seulement j’ai commencé à me colorier moi-même. Le plus triste, c’est que j’ai été capable de faire ça, devenir une meilleure personne, grâce à toi. Grâce à ton amitié. Une fraction de seconde, je jurerais avoir vu une étincelle de confusion, peut-être de peur, s’allumer dans ses yeux. Mais elle est étouffée, comme les dernières braises d’un feu de camp, et ses pupilles redeviennent vitreuses et sombres quand Langley annonce : – Là, tu fais mon panégyrique. Tu vois, tu n’es pas la seule à savoir utiliser de grands mots. Tu n’es pas si spéciale juste parce que ton père était un poète. Mon père était… aussi intelligent que le tien en tout cas. – Ton père était le président de la Générale du Gaz et de l’Électricité du New Jersey. Elle reste bouche bée. – Tu n’en sais rien. Je me souviens du jour de la rencontre équestre, quand elle a dit « Il est plus qu’un grand-père pour moi ». Elle semblait rêveuse, presque amusée, et ça m’avait frappée. – En fait, je le sais. – Ce n’était pas la faute de Popo. Ma mère était une traînée. – Ta grand-mère est au courant ? – Ça n’a pas d’importance. Tout ce qui compte c’est que Popo le sache et moi aussi. Et depuis qu’il a eu son petit accident il y a six mois, Popo connaît les conséquences de se montrer déplaisant. Elle continue à brandir l’ours. – Oh, c’est une bonne photo. – C’est toi qui as fait ça ? Tu as poussé ton grand-père dans l’escalier ? – Il refusait de m’acheter une nouvelle voiture ! J’en oublie de respirer, je n’y crois pas. – Et ta mère ? Pourquoi l’as-tu tuée ? Le visage de Langley se ferme, comme si un rideau de fer était tombé devant. Elle garde les yeux fixés juste au-dessus de mon épaule et sa voix sonne étrange, plate. – Ne sois pas stupide. J’essayais de l’aider. Il était temps pour elle d’arrêter de faire l’enfant et de retourner chez ses parents. C’était irresponsable de m’élever comme elle le faisait. Il y avait de l’alcool. Et des fêtes. Je devais porter des vêtements d’occasion. Tout ça sans raison. Elle refusait de rentrer, parce qu’elle se sentait sale ou je ne sais quoi. De l’égoïsme pur. Ses parents étaient millionnaires. Donc j’ai fait ce qu’il fallait pour m’occuper de moi. Comme elle m’avait appris. J’ai mis le feu à la caravane. Elle lève une épaule. – Comment aurais-je pu savoir qu’elle était inconsciente à l’intérieur ? Je la regarde, horrifiée, mais elle ne semble pas le remarquer. – Je l’ai vue se lever du lit et tituber. Elle a essayé d’ouvrir la porte, mais le battant était coincé et elle était piégée. Je regardais. Je voyais son visage à travers la fenêtre. Elle me fixe droit dans les yeux. – Tu comprends ce que c’est quand quelqu’un que tu aimes meurt par accident, n’est-ce pas, Jane ? Même si c’est un accident, quelqu’un doit payer. Je me mets à trembler. Le froid calcul avec lequel elle parle est encore plus terrifiant que ses paroles. Comme si quelque chose s’était cassé en elle. – Tu es cinglée. – Laquelle de nous deux est enfermée et laquelle ne l’est pas ? observe-t-elle plaisamment. Elle pose l’ours et lève les épaules avec un grand soupir. – Quand je pense au merveilleux éloge funèbre que tu vas avoir, je suis presque jalouse. Ce que j’ai fait pour toi, élever ton statut comme ça, c’est un cadeau. Pur vrai, j’ai rendu ta biographie mille fois plus intéressante que lorsque tu étais Simple Jane. Ou bien, comment est-ce que ton petit toutou de Scott t’appelle ? Juste Jane ? Eh bien, tu n’es plus Juste Jane. Quand je pense à ce que tu as fait, je ne suis vraiment pas sûre que tu mérites ce genre d’adieux. – Que veux-tu dire, ce que j’ai fait ? – Tu sais. – Laisse-moi voir si je comprends bien. Tu as attaqué ton grand-père parce qu’il ne voulait pas t’acheter une voiture. – Pour lui donner une leçon, corrige-t-elle. Il avait besoin d’un peu de discipline. – Et tu as essayé de me tuer pour récupérer mon petit ami et parce que j’utilise des mots compliqués. – Non, non, non. Elle secoue la tête de gauche à droite. – Ce n’est pas ça du tout. C’est seulement quand je t’ai vue agenouillée au milieu de la rue, comme si tu implorais le pardon, que j’ai su ce que j’avais à faire. C’était tellement clair. Si je ne t’arrêtais pas, tu continuerais à faire du mal aux gens. Je savais que tu ne voulais pas cela. Tu étais là, avec mes chaussures compensées Prada, sous la pluie alors que je t’avais spécifiquement demandé de ne pas les mouiller, c’était comme si tu attendais que je le fasse. Alors j’ai appuyé sur l’accélérateur et hop, t’étais morte. À la dernière minute tu as décidé de bouger mais j’ai dévié. BAM ! Elle sourit. – Tu as essayé de me tuer parce que j’ai bousillé tes chaussures ? Elle ferme les yeux et prend une grande inspiration. Quand elle les rouvre et qu’elle se met à parler, elle prend la voix d’un parent déçu. – Tu ne comprends toujours pas. Ce ne sont que de petits détails. Quelqu’un doit payer quand une personne qu’on aime est blessée. Tu comprends ça maintenant, non ? Ses pupilles se sont dilatées au fur et à mesure de son discours, et à présent ses yeux habituellement bleus sont presque noirs. – Ce n’est pas vrai, dis-je, faisant un dernier effort pour la calmer. Je ne voulais pas mourir. Et personne ne doit payer. Tu n’as rien fait de mal. – Mais toi oui. Ces mots provoquent un violent frisson le long de ma colonne. – Laisser la pauvre Bonnie comme ça. Ne jamais dire à personne ce qui s’était réellement passé, garder des secrets. Payer payer payer. Tu l’as vue à travers la vitre et tu n’as rien fait du tout. Un instant, on croirait que Langley va se mettre à pleurer. Elle regarde la porte, pas moi. Je me demande ce qu’elle voit. Si elle est en train d’assister à la mort de sa propre mère, encore une fois. – Ce n’est pas vrai, commencé-je. C’est toi, pas moi. Et ce n’est pas ta fau… – Bla bla bla. Elle secoue la tête comme pour s’éclaircir les idées et fait claquer ses doigts en bec de canard. – On devrait probablement abréger. Tu m’as demandé beaucoup de travail, tu sais. Et tu sais ce qui m’a énervée ? Que tu aies réussi à avoir l’air si parfaite, même quand tu étais censée être morte. Atterrir comme une foutue héroïne de conte de fées dans ce rosier. Je t’en aurais sortie pour te donner l’air plus amochée si j’avais pu, mais je n’avais pas le temps. David allait remarquer la disparition de sa voiture d’un moment à l’autre. Elle sort de sa rêverie et sourit. C’est la première fois que je la vois autrement que belle. C’est terrifiant. – Cette fois ça va te faire un peu mal, alors peut-être que tu seras laide. Tu l’as certainement été pendant la répétition. – La répétition ? Elle se penche, excitée, comme si elle décrivait une nouvelle robe. – Tu te mets à halluciner à nouveau, tu penses que je suis Bonnie qui essaie de te noyer et tu luttes contre tes sangles pour m’atteindre. Ou m’étrangler. Je n’ai pas encore décidé. Dans la lutte ta perf se décroche, ta pression sanguine monte en flèche et tu as du mal à respirer. – Mais ça va faire accourir toutes les infirmières. Comme l’autre jour. Je comprends maintenant. – À la répétition. J’ai l’impression d’être étouffée, aspirée par la panique. Bats-toi, m’intimé-je. Tu dois rester concentrée. – Exactement. Et elles feront ce qu’elles ont fait l’autre jour, elles te feront une injection avec ça. Elle désigne de la tête une seringue sur la table. – Seulement cette fois tu feras un arrêt cardiaque et tu mourras. – Ce n’est pas ce qui s’est passé l’autre jour. – J’ai fait quelques modifications. – Tu as trafiqué la seringue ? Elle sourit. Elsa avait raison. Il n’y a rien derrière les yeux de Langley. Elle est calculatrice, implacable. Terrifiante. Mon corps se couvre d’une sueur moite. – La beauté de ce plan, c’est qu’une fois lancé, rien ne peut l’arrêter et la faute revient à l’hôpital. Je n’ai qu’à me mettre sur le côté et le laisser tourner comme les rouages d’une horloge. Elle me tapote le nez. – Si tu es sage, peut-être même que je leur dirai que tu essayais de sauver Bonnie dans ton délire. Pour rendre ça un peu plus tragique pour tout le monde. – Non, supplié-je avec toute l’émotion dont je suis capable. S’il te plaît, ne fais pas vivre ça à ma mère. – Tu vas supplier pour ta mère mais pas pour ta vie ? – Oui. Pendant une seconde cette étincelle réapparaît dans ses yeux, quelque chose de confus et presque pitoyable. Mais une fois de plus elle est vite éteinte. – Tu peux imaginer à quel point ça va être traumatisant pour moi. Je pense que Popo va enfin être obligé de me laisser partir un an en Europe pour que je me remette. Il a été tellement radin à ce sujet. C’est de plus en plus difficile de l’entendre par-dessus le bruit de mon cœur paniqué battant dans mes oreilles. – Et je prévois que David viendra me voir un mois cet été. Peut-être à Monaco. Je pense qu’il ferait bien dans le décor, là-bas. Elle hoche la tête. – Alors, tu es prête ? Je suis vraiment ravie. Quelques derniers mots ? Non ? Même pas que tu es désolée d’avoir tué ta meilleure amie ? – Je ne l’ai pas tuée. Ma voix est rauque mais j’insiste. – Bien sûr que si. Tu l’as tuée et à présent tu vas payer. Ma gorge ressemble à du papier de verre, ma respiration est saccadée mais j’essaie de faire en sorte que ma voix reste calme. – La mort de Bonnie n’était pas ma faute, dis-je. Et la mort de ta mère n’était pas la tienne. Ses yeux se posent sur moi, immobiles, sans ciller. – Ne t’avise pas de parler de ma mère. – Langley, cela ne doit pas se passer comme ça. Tu n’es pas obligée de faire ça. – Si. Je. Dois. Ses yeux étincellent et ses doigts se tendent vers ma perfusion. Soudain, un objet argenté traverse la pièce et la frappe à la tête, la projetant en arrière et ma perf avec elle. Une vague de douleur me submerge, je sens quelque chose se planter dans mon bras et tout devient noir. Chapitre 34 Je me tiens au bout de la jetée, émerveillée par l’immobilité qui imprègne le paysage. C’est le moment juste après l’aurore, les arbres autour du lac s’élèvent en un mur violet silencieux contre un ciel zébré de rose, bleu et lilas. L’eau est plate et lisse comme un miroir. Il y a des algues sous la surface, de longs tentacules ondoyants avec une volonté propre ; ma meilleure amie, Bonnie, me l’a dit mais je pense pouvoir les affronter. Un oiseau blanc traverse le ciel, battant énergiquement des ailes, et je plonge dans le lac, brisant la surface argentée, enchantée par le frisson de l’eau fraîche sur ma peau. Les algues se tendent vers moi, certaines m’agrippent, d’autres me caressent, mais je passe à travers elles, mes brasses puissantes et sûres. Je nage vers le fond, vers le visage d’une fille que je reconnais. Elle sourit en me voyant et me tend la main. Je veux la prendre mais elle secoue la tête. Non, semble-t-elle dire. Regarde. Je réalise qu’elle tient quelque chose, une chaîne en argent à laquelle est accroché un objet – un médaillon ? une pièce ? une clé ? Elle me fait signe de le prendre. J’essaie. Je tends les mains vers elle au maximum, mais je n’arrive pas tout à fait assez loin. À chaque fois que je me rapproche, elle paraît s’éloigner. Je la poursuis autant que je peux, mais mes poumons commencent à lutter, puis à me faire mal. – Je reviendrai, tenté-je de lui dire. Attends-moi. Je fais demi-tour et me dirige vers la lumière qui me surplombe. Des bulles s’échappent de mes lèvres tandis que je m’élève, sûre et gracieuse, depuis le fond. Je manque d’air, mais je suis forte. Je peux y arriver. Je vois la surface du lac. Je peux m’en sortir. Avec mon dernier souffle, j’explose à travers la surface de l’eau. J’avale l’air goulûment et sens la chaleur du soleil sur ma peau. Je chasse l’eau de mon visage et vois des yeux suspendus au-dessus de moi. Cinq paires d’yeux pleins d’amour. Ma mère, Joe, Annie, Loretta. Et Pete. – Bon retour parmi nous, Jane, dit ma mère. *** – Tu es vraiment lanceur de Frisbee professionnel, dis-je à Pete un peu plus tard, encore surprise de cette révélation. Je pensais que tu avais inventé ça. – Tu dois apprendre à me faire confiance, répond-il. Nous sommes de retour dans la chambre 403, seulement à présent elle est gardée par une armada de sécurité pour maintenir les journalistes à distance. Apparemment, deux adolescentes de banlieue qui essaient de s’entretuer font un bon sujet de reportage. Mais ma mère ne fait pas partie de ce reportage-là. Elle a oublié de mettre du rouge à lèvres, ses cheveux sont un peu ébouriffés et, à mon avis, elle est absolument superbe et fait quinze ans de moins que son âge. Elle est dans ma chambre, et passe son temps à venir vers moi pour me serrer dans ses bras en souriant, à dire à quel point elle m’aime et à s’effondrer dans des fauteuils en éclatant en sanglots. – Je suis désolée de les avoir laissés t’enfermer dans ce service, s’excuse-t-elle, accrochée à moi comme à une planche de salut. Je… j’avais juste si peur que je ne voyais plus rien. Ils disaient que c’était pour ton bien et même si je n’étais pas d’accord, je pensais : qui suis-je pour les contredire ? Mais la prochaine fois je ne me laisserai pas faire. Je connais ma fille mieux qu’un quelconque médecin. J’aurais dû t’écouter. – On peut se sortir de n’importe quel sac de nœuds si on se serre les coudes, lui rappelé-je. Il y a un éclair de reconnaissance dans ses yeux. – Tu te souviens de ça ? – Je me souviens de tout, maman. On s’étreint longuement. Mais une fois que les bagages émotionnels les plus lourds ont été déballés, elle n’a plus rien à diriger et ne sait plus quoi faire d’elle-même. Finalement, après qu’elle a essayé pour la troisième fois de réorganiser la salle des infirmières, Loretta l’a renvoyée dans ma chambre avec ordre formel de ne pas la laisser sortir Ou Sinon Gare, je craque. – Écoute maman, il faut que tu arrêtes de faire les cent pas comme ça. Tu vas me rendre folle. – Au moins cette fois on saura que c’est vrai, dit-elle en se mettant à glousser. Joe se tourne vers moi. – Je crois que ta mère vient de faire une blague. – Je crois que tu as peut-être raison. – Elle a besoin d’un peu d’entraînement, non ? demande-t-il, le regard malicieux. – Elle a besoin d’un cours de rattrapage. – Moi je l’ai trouvée bien, dit Annie. Les deux membres les plus costauds de l’équipe de sécurité sont assis dehors, l’un buvant du Gatorade, l’autre du Red Bull. Apparemment, Joe avait décidé de faire surveiller ma chambre par certains de ses hommes malgré les réticences de ma mère car, comme il le dit : « J’aime ta mère, vraiment, mais elle avait tellement peur de te perdre qu’elle n’arrivait plus à réfléchir. Je voyais tout ce qu’elle voyait et je dois dire que tu ne me paraissais pas folle du tout. » – Merci, lui ai-je dit plus tôt. Et je l’ai répété quand il m’a présenté Bruno et Lou. – Ne nous remerciez pas, mademoiselle, on n’aurait pas arrêté cette crevette, même si on l’avait vue vous attaquer. Complètement inutiles, qu’on aurait été. – Je suis quand même heureuse de savoir que vous étiez là. C’est vrai. Personne n’aurait imaginé que Langley se révélerait être psychotique. Je suis sûre qu’elle n’aura aucune difficulté à convaincre le personnel de l’hôpital psychiatrique haute sécurité, dans lequel ses grands-parents l’ont installée, de la laisser sortir avant que la police ne puisse l’interroger. Personne n’aurait pu croire qu’elle était coupable. Personne sauf Pete. C’est lui qui a compris son plan à temps et a averti Loretta de ne pas utiliser la seringue présente dans la pièce pour me ranimer. – Pourquoi est-ce que tu m’as crue ? Cru que je n’étais pas folle ? Personne d’autre ne m’a crue, fais-je remarquer. J’ai sa main dans la mienne et je suis du doigt une des lignes de sa paume. – Joe t’a crue. – OK. Mais toi, pourquoi ? Je n’étais même pas sûre d’être saine d’esprit. Il n’y a ni moquerie, ni ironie, ni sarcasme dans sa voix quand il dit : – Peut-être que j’ai davantage foi en toi que toi-même. Gloups. Il pose son nez contre le mien de manière à ce que nos fronts se touchent. – En plus je me suis dit « autant prendre le risque », vu que personne d’autre ne le faisait. J’ai pensé que, si tu avais raison, un de tes amis voulait ta mort et tout ce qui me restait à faire était de trouver lequel. Et là c’était facile. – Facile ? Comment ? Il lève les épaules. – Je devais juste découvrir qui était gaucher. Je me dégage pour le regarder. – OK, Hercule Poirot. – C’est ce que tu n’arrêtais pas de dire à propos de ta bague. Quand, dans la chambre d’Elsa, on a vu cette photo où tu ne la portais pas, j’ai réalisé que le tueur te l’avait probablement remise après t’avoir renversée. Si tu portais une bague et que tu glissais la même à la main de quelqu’un, sur quel doigt serais-tu la plus susceptible de la mettre ? – Le doigt sur lequel moi je la porte, d’habitude. – Bingo. – Donc elle s’est retrouvée sur ma main droite… – … parce que c’est là que le meurtrier portait la sienne. Il ne me restait plus qu’à trouver qui la portait à la main droite. J’ai parlé de gaucher pour faire plus « Sherlock Holmes ». Je n’en crois pas mes oreilles. – Mais monsieur Holmes, vous n’aviez jamais vu mes amis. Comment avez-vous su qui était gaucher ? – Tu te souviens, le jour où on s’est rencontrés, tu m’as dit de regarder le DVD que Kate et Langley t’avaient offert, pour voir à quel point tu étais populaire ? Je pousse un grognement. – Oui. – Je l’ai regardé, dit-il en levant les sourcils. Deux fois. – Je vais regretter de t’avoir poussé à le faire, non ? Il hoche la tête d’un air sombre. – Oh oui. J’éclate de rire. – J’ai hâte. Mais vraiment, tu as tout compris grâce à la bague ? – Mm-hmmmm, répond-il en faisant traîner les syllabes. OK, d’accord. Ça, et tu m’as donné un assez bon indice en disant à Ruben de m’interroger sur les tueurs à gages conversationnels. J’ai pensé alors que tu essayais de me faire comprendre que la première personne n’était qu’un leurre pour ouvrir la voie au coup fatal. Il sourit en coin et avoue tout. – Surtout quand le DVD m’a permis d’identifier Langley et Ollie comme étant les deux personnes que j’avais vues s’embrasser dans l’escalier. Ils avaient de toute évidence plein de secrets et il était possible qu’ils soient complices. – Je me disais aussi que c’était plus compliqué qu’une simple bague. – Ce DVD m’a bien servi. Il m’a aidé à résoudre l’énigme et à arrêter le meurtrier. – Arrêter le… C’est là que je comprends. Le disque en argent qui a traversé la pièce et frappé Langley juste avant que je ne perde connaissance. – C’est ça que tu lui as jeté à la tête ! – Je revenais de la salle de repos où je l’avais regardé quand j’ai tout compris, alors c’est la seule chose que j’avais sous la main. Mais c’est une justice idéale, non ? La popularité peut être un vrai casse-tête. – Ça, c’est bien vrai. Je regarde vers la fenêtre. Il n’y a plus ni fleurs ni cartes ni cadeaux. Je n’avais pas réalisé à quel point ils gênaient la vue. En fait, il y a beaucoup de choses que je n’ai pas vues, aveuglée par mes propres insécurités et ma culpabilité. Mais plus maintenant. À présent, je vais garder les yeux grand ouverts. Soudain je revois le médaillon du rêve, je me souviens de l’avoir aperçu le soir de la mort de Bonnie. Elle le tenait dans sa main. Mais il n’était pas à elle. Il s’est passé plus de choses cette nuit-là que je n’ai réalisées. Et je dois aux parents de Bonnie de les aider à découvrir la vérité. Mais là, tout de suite, il y a en face de moi un sujet qui mérite d’être bien étudié. Mon regard se pose sur Pete et il sourit, le sourire qui lui fait plisser ses yeux et lui crée des fossettes. Il a l’air d’un petit garçon heureux quand il tend la main pour me caresser le front. – Arrête de t’inquiéter, ma belle. – Je ne m’inquiète pas. Je tripote les boutons en perle de sa chemise. – C’est juste que j’aimerais… J’ai l’impression d’avoir été myope. J’aurais dû me rendre compte plus tôt de ce qui se passait. – Tu connaissais la réponse depuis le début, si seulement tu avais fait confiance à ton instinct. – Oui, il faut que je travaille là-dessus. Mon regard passe des boutons à ses lèvres, puis à son nez, et s’arrête finalement sur ses yeux. – Tu crois que tu pourrais être mon professeur ? – Oh non. Pas question. Ce n’est pas la réponse que j’attendais. – Pourquoi ? – Je ne veux pas enseigner. Je préfère faire. – Faire quoi ? – Ça. Ça est différent de tout ce que j’ai pu vivre jusqu’ici. – Regardez, tout le monde, Jane embrasse Pete ! C’est le troisième garçon qu’elle embrasse cette semaine. – C’est vrai ? demande Pete en s’éloignant pour me regarder. – Purement médicinal, dis-je solennellement. – Je crois que ta sœur vient de faire une blague, dit-il à Annie. – Elle devrait prendre des cours avec maman. Je me remets à marcher le lendemain. Plus tard L’image est un vrai fouillis. C’est le moment juste avant le coucher du soleil, quand les couleurs sont les plus riches. Le ciel est d’un bleu profond et calme, au-dessus de la mer indigo. Une tente à rayures rouges et blanches est posée sur une pelouse s’avançant vers l’océan. En dessous, de longues tables couvertes de nappes fleuries aux couleurs vives arborent les restes d’un festin. Il y a un peu partout des fleurs fatiguées, des serviettes froissées et des assiettes couvertes de glaçage arc-en-ciel. Ce qui reste du gâteau penche dangereusement près d’un énorme seau en argent ruisselant de condensation, une bouteille entamée de Dom Pérignon dépassant de l’ouverture. Sur la gauche, une petite fille montre à un garçon un escargot qu’elle a attrapé dans un pot de beurre de cacahuète. Sur la droite, quatre costauds en chemise jouent au poker en fumant le cigare et buvant de la bière, l’un d’eux gardant quand même une bouteille de Gatorade à côté de lui. Au premier plan, dans une robe d’été bleue dont elle aurait juré qu’elle faisait trop jeune pour elle mais que ses filles l’ont obligée à acheter, Rosalind Freeman, les cheveux au vent, contemple son nouveau mari, Joe Garcetti, avec une expression de joie et d’émerveillement. Régulièrement, l’assemblée est troublée par une bulle de rire éclatant sous le pommier. Il y a là un vieux hamac, si souvent raccommodé qu’il ressemble au filet de chasse d’une puissante sorcière. Dedans, comme pris dans un sortilège, sont allongés un garçon et une fille. Lui porte une chemise ornée de pingouins brodés et elle une robe blanche à œillets qui date probablement de la saison dernière. Il est d’une beauté à couper le souffle. Ses cheveux à elle semblent avoir été taillés à la machette et elle gardera sans doute toujours une cicatrice sur le front, là où les médecins l’ont recousue, mais elle s’en fiche. Ils se font face, nez à nez, et sourient. Dans son chaos festif, l’image ressemble à beaucoup de photos que j’ai prises ces derniers temps, mais ce n’en est pas une. Ce n’est pas une photo. C’est la vraie vie. Et j’en fais partie.