Septembre 1974 PREMIÈRE PARTIE LA MAITRESSE DU ROI CHAPITRE PREMIER Une enfance choyée LE 30 décembre 1721, fut baptisée Jeanne-Antoinette Poisson, née d’hier, fille de François Poisson, écuyer de S.A.R. Monseigneur le duc d’Orléans, et de Louise-Madeleine de la Motte, son épouse, demeurant rue de Cléry. Le parrain, Jean Pâris de Monmartel, écuyer, conseiller secrétaire du roi, maison et couronne de France et de ses finances, la marraine, Antoinette-Justine Pâris, fille d’Antoine Pâris, écuyer, trésorier, receveur général du Dauphiné. » Cet acte de baptême de celle que l’Histoire connaît sous le nom de marquise de Pompadour, copié par Jal avant la destruction des registres paroissiaux de Saint-Eustache, fait immédiatement pénétrer dans le milieu social auquel appartenait l’enfant, ce monde de la finance qui avait pris une telle prépondérance après la mort de Louis XIV et durant le triomphe de Law et de son système. Au vrai, depuis plus d’un an, le krach de l’Écossais avait durement atteint la masse des imprudents qui s’étaient pris au jeu dangereux du banquier. Mais les frères Pâris avaient eu la sagesse de se tenir à l’écart des nouveautés illusoires. C’est à eux que le duc d’Orléans avait fait appel pour assainir les finances de l’État et revenir aux « saines maximes ». Ces frères Pâris – ils étaient quatre, originaires du Dauphiné – avaient fait fortune en fournissant de vivres les armées de Louis XIV. Munitionnaires, ils étaient devenus les auxiliaires de tous les ministres et de tous les généraux. Jean Pâris de Monmartel, le plus jeune, était le grand banquier de la cour. Veuf depuis peu, il s’apprêtait, au moment du baptême de Jeanne-Antoinette Poisson, à épouser sa propre nièce, Antoinette-Justine, et attendait de Rome les dispenses. Voilà sans doute la raison pour laquelle on les trouve tenant tous les deux la petite fille sur les fonts baptismaux. Le père de Jeanne-Antoinette, François Poisson, était au service des frères Pâris. Ses origines étaient modestes. Il était le fils d’un tisserand de Provenchères, au diocèse de Langres. Mais il avait l’esprit aventureux et le goût des voyages. À vingt ans à peine, en 1704, il avait abandonné la maison paternelle et était devenu conducteur de chevaux des convois que les munitionnaires amenaient aux armées. Les frères Pâris avaient remarqué la bonne mine et l’ingéniosité du jeune homme. Ils lui confièrent bientôt des rôles plus importants et finirent par en faire un de leurs principaux commis. Il n’est pas interdit de penser qu’ils contribuèrent également à lui trouver en 1718 une seconde épouse, François Poisson étant déjà veuf. Louise-Madeleine de la Motte était de meilleure famille que son mari. Son père, commissaire de l’artillerie, était chargé d’approvisionner de viandes l’hôtel des Invalides. C’est un métier dans lequel il n’est point d’usage de s’appauvrir. Louise-Madeleine était « belle comme une Vénus », écrit Marville. « Belle brune à la peau blanche, c’était, affirme Barbier, une des plus belles femmes de Paris, avec tout l’esprit imaginable. » Les libellistes qui ont accablé d’outrages Mme de Pompadour n’ont pas manqué d’affirmer que l’union de Louise de la Motte avec François Poisson n’avait été conclue par les financiers que pour leur permettre de jouir plus aisément de la jeune femme et donner à celle-ci plus de liberté. Leur premier soin, après le mariage, aurait en effet été d’expédier François en de lointaines missions. Rien ne justifie de telles allégations. Il ne s’agit pas ici d’innocenter une femme qui eut assurément de nombreux amants. Les mœurs de la Régence n’étaient point austères. Mais, durant les premières années de leur mariage, les deux époux s’entendaient bien. Pour avoir habilement fourni de vivres la Provence, au moment de la terrible peste de 1720, François Poisson avait obtenu en récompense la charge de « fourrier du corps de S.A.R. le duc d’Orléans ». Simple titre qu’il avait acheté, mais qu’il faisait hautement sonner – on l’a vu – dans l’acte de baptême de Jeanne-Antoinette. Doutait-il alors de sa paternité ? C’est peu probable. Il fut toute sa vie persuadé qu’il était bien le père de la marquise comme de sa sœur, morte en bas âge, et de son frère Abel, né en 1725. Casanova peut bien écrire : « Une chronique secrète faisait croire M. de Monmartel père de Mme de Pompadour, car il aimait Mme Poisson, en même temps que M. Le Normant de Tournehem. » Mme de La Ferté-Imbault va encore plus loin : « M. de Monmartel et le prince de Grimberg, l’homme de son temps le plus à la mode pour la galanterie, avaient été chacun persuadés par la mère de leur droit exclusif à cette paternité. » Ce sont là des ragots qui n’eussent jamais été lancés dans Paris si Jeanne-Antoinette n’avait pas eu... la carrière que l’on sait ! Ce qui est assuré, c’est que la situation de François Poisson s’altéra peu après la naissance d’Abel. En 1725, les frères Pâris avaient reçu mission d’approvisionner la capitale alors atteinte d’une grave disette de grains. Ils chargèrent François Poisson de passer des marchés fictifs avec des fournisseurs afin de se procurer les fonds nécessaires. La fraude fut découverte. Les Pâris étaient trop puissants pour être poursuivis. En revanche, la main de la Justice s’appesantit sur leur principal employé. Déféré devant une commission spécialement établie pour examiner ses comptes, Poisson fut déclaré débiteur d’une somme de 230 000 livres. Il était incapable de payer. Alors ses biens furent saisis. Le condamné n’avait pas attendu la sentence pour « s’absenter ». Il s’était enfui en Allemagne d’où il prépara la révision de son procès. On prétend qu’il avait été condamné à mort par contumace. Encore un bruit que les ennemis de la marquise de Pompadour firent courir plus tard. La sentence de condamnation n’a en effet jamais été retrouvée. Restée seule avec ses deux enfants, Mme Poisson était dans une situation difficile. Qu’elle ait alors accepté la protection et l’aide d’un puissant fermier général, Charles Le Normant de Tournehem, ancien ambassadeur de France en Suède, administrateur de la Compagnie des Indes, homme galant et cultivé, il est difficile d’en douter. Charles Le Normant devint l’amant de Mme Poisson et s’occupa activement de ses intérêts. Une femme ravissante et dénuée de ressources, dont l’époux est exilé au fin fond des Allemagnes, est exposée à bien des chutes. François Poisson n’ignorait pas, sans doute, la conduite de son épouse. Il préféra fermer les yeux. Au contraire, il continua à correspondre avec sa femme et il est vraisemblable que c’est lui qui conseilla de placer Jeanne-Antoinette chez les ursulines de Poissy. Jeanne-Antoinette avait alors huit ans. Elle était si mignonne qu’on l’avait surnommée Reinette, petite reine. Mais elle était de santé délicate. Elle souffrait fréquemment de maux de gorge. Son père s’en préoccupait. Sans doute estimait-il aussi que l’atmosphère parisienne dans laquelle vivait Reinette n’était pas des meilleures pour sa santé morale. La petite fille grandissait et risquait d’observer la conduite de sa mère. Et puis il était grand temps de songer sérieusement à son éducation. De son côté, Mme Poisson n’était peut-être pas fâchée d’éloigner un jeune témoin qui pouvait devenir gênant. Le choix du couvent des ursulines de Poissy se justifiait parfaitement. D’abord, c’était un des couvents les plus réputés de la région parisienne. Il avait été fondé en 1641 par quelques religieuses de Pontoise. Le monastère s’élevait en excellent air, à la sortie de la ville, tout près de la Seine. Le xixe siècle en a naturellement fait une maison pénitentiaire et il ne reste pas grand-chose des bâtiments qui abritèrent Reinette. Mais il y avait un autre motif pour expliquer le choix de François Poisson et de son épouse : il se trouvait dans la maison deux des tantes de l’enfant (dont l’une, sœur Sainte-Perpétue, était la propre sœur de Mme Poisson, et la seconde une de ses cousines). À Poissy, Reinette ne devait donc pas se sentir abandonnée et isolée. C’est en 1729 que la petite fille arriva à Poissy. Ses parentes l’accueillirent avec bonté et elle conquit bientôt tout le couvent par sa gentillesse et sa docilité. De loin, François Poisson veillait d’ailleurs sur sa fille. Par l’intermédiaire d’un certain abbé Cruse, secrétaire de l’ambassade du Danemark en France, on pouvait lui faire passer des lettres. La supérieure des ursulines, sœur Saint-Joseph, et la sœur Sainte-Perpétue ne s’en firent pas faute. Une partie de leur correspondance a été retrouvée. Lettre de la supérieure du couvent de Poissy à François Poisson : « Pour vous marquer la disposition où je suis de vous faire plaisir, j’avance de quelques jours le temps que vous m’avez marqué pour vous donner des nouvelles de votre chère et si aimable fille qui est, Dieu merci, en parfaite santé. Elle a bon appétit, dort bien et se divertit à merveille, et n’a rien perdu de son embonpoint... Nous ne manquerons pas de suivre vos intentions pour son écriture, aussitôt que la saison le permettra afin que vous ayez la consolation de recevoir de ses nouvelles par elle-même... Vous pouvez compter, Monsieur, que nous leur servons de mère quand l’on nous les confie et que votre recommandation par-dessus m’engage à n’y rien négliger. » (26 février 1729.) Il y a dans le ton même de cette lettre comme une sorte de défiance voilée des parentes de Mme Poisson à l’égard de la mère de Jeanne-Antoinette, dont la conduite n’était certainement pas ignorée des religieuses de Poissy, de même qu’elles savaient fort bien que M. Poisson avait voulu soustraire sa fille à l’influence maternelle. Dans une autre lettre, ce souci se manifeste davantage. « Que pensez-vous, Monsieur, d’être si longtemps sans recevoir de mes nouvelles ? J’en attendais toujours de vous, en ayant écrit deux sans recevoir aucune réponse. Je ne sais si c’est qu’elles ne sont pas venues jusqu’à moi, dont je serais très fâchée, me mettant fort en peine. La dernière que je reçus de Mme Poisson, quand elle a renvoyé votre aimable et chère fille, était décachetée et à demi déchirée. Elle a paru très contente de sa chère fille. Nous le sommes pareillement, estant toujours fort aimable et, Dieu merci, en fort bonne santé. Madame sa mère lui a fait faire un corps [robe] bien fait avec quatre fourreaux fort propres. » Ce dernier détail nous révèle que Mme Poisson ne délaissait pas sa fille, puisqu’elle veillait sur ses vêtements et lui en achetait de neufs. Reinette n’était pas malheureuse à Poissy. Le frère de Mme Poisson et son cousin de Blois (dont la fille était la compagne de l’enfant) venaient souvent la voir. « M. de la Motte la fait sortir de temps en temps avec sa cousine de Blois pour aller dîner avec lui et l’on dit que, tout au long, il s’entretient avec elle. Elle ne s’ennuie point chez nous, au contraire, elle a été charmée d’y revenir. Le 25 août, jour de la Saint-Louis, il y a une foire à Poissy. Nous l’y avons envoyée avec sa cousine et l’une de nos tourières qui leur a montré toutes les beautés et les raretés. » Les sœurs n’ont pas été longues à découvrir que Jeanne-Antoinette, malgré son jeune âge, a une voix charmante. Elles lui font chanter les vêpres de la Sainte Vierge et s’empressent d’en faire part à son père qui sera ravi du talent de sa fille. Mais, souvent, on voit reparaître dans cette correspondance des critiques à peine déguisées à l’égard de Mme Poisson. La sœur de celle-ci, sœur Sainte-Perpé- tue, se gêne encore moins pour engager son beau- frère à se défier de son épouse. Elle lui conseille d’écrire directement au couvent, sans passer par l’intermédiaire de sa femme et surtout de lui envoyer le prix de la pension de Reinette, car elle soupçonne sa sœur de le garder (au moins en partie) pour elle... Elle n’ignore pas combien la situation de Mme Poisson est difficile et que M. de Tournehem, si généreux qu’il soit, n’est pas toujours disposé à ouvrir sa bourse en faveur des enfants de sa maîtresse. « Notre révérende mère est fort surprise de ne point recevoir de vos nouvelles. Elle ne sait pas si c’est que l’on retient vos lettres. Tout ce que je sais, c’est que ma sœur Poisson en a envoyé une toute décachetée. Il est à croire qu’elle les lit toutes avant de les envoyer ; aussi, mon cher frère, je vous conseille d’écrire plutôt par la poste ; c’est la voie la plus sûre si vous ne voulez pas que ma sœur sache ce que vous faites pour votre chère enfant. Sous le prétexte qu’elle s’imagine que vous lui donnez beaucoup, elle ne lui donne positivement que son pur nécessaire. Je crois bien que c’est parce qu’elle n’est pas à son aise, mais l’enfant est très délicate ; actuellement, elle a un rhume assez considérable, par conséquent, elle a besoin de douceurs. Je ne lui épargne rien parce que je suis persuadé que cela vous fait plaisir et que je ne suis que votre inclination naturelle. Je vous dirai pourtant que le louis que vous lui avez envoyé est employé et que je lui ai avancé un écu ; notre mère supérieure en a le mémoire, si vous le souhaitez, elle vous l’enverra pour voir à quoi elle l’a dépensé... « ...Reinette est toujours aimable à son ordinaire : elle me parle très souvent de vous ; elle me dit l’autre jour qu’elle savait bien que vous l’aimiez beaucoup, qu’elle n’avait pas le cœur assez grand pour vous aimer autant que vous le méritez, mais qu’elle vous aime de toute l’étendue de son petit oœur, et qu’à mesure qu’elle grandissait, elle sentait son amitié pour vous grandir avec elle. Je ne peux pas vous dire tout ce qu’elle me conte de semblable. « Si vous m’écrivez, que ce soit par la poste. Je suis, mon très cher frère, votre très humble et très obéissante sœur et servante. E. U. de Sainte-Perpétue. » Il ne faudrait pas, néanmoins, croire que Mme Poisson soit une mère dénaturée. Elle envoie souvent quérir la petite Reinette au couvent de Poissy et ne la fait reconduire – car elle ne la ramène jamais elle-même, peut-être parce qu’elle redoute les critiques de sa sœur religieuse – qu’habillée fort élégamment. Non seulement Reinette passe toutes ses vacances près de sa maman, mais elle revient même à Paris, quand elle a été souffrante, pour achever de se guérir. Car la pauvre Jeanne-Antoinette a vraiment une très mauvaise santé. Dans la plupart des lettres adressées par la supérieure du couvent de Poissy au père, il est question de maux de gorge et d’enrouements qui la fatiguent et la tiennent souvent alitée. Elle avait certainement, dès sa prime jeunesse, des prédispositions à cette maladie de poitrine qui devait finir par l’emporter à l’âge de quarante-trois ans. Aussi les séjours dans la capitale sont-ils nombreux. Et ils se prolongent. C’est pendant l’un de ces séjours que Mme Poisson, superstitieuse comme toutes les femmes de son espèce, eut l’idée de conduire sa fille chez une devineresse, une certaine Mme Lebon. Ce siècle des lumières fut aussi, on le sait, celui des voyantes et des diseuses de bonne aventure. On croyait en elles à un point qui nous semble inconcevable. Et toutes les femmes de la société, depuis les plus modestes bourgeoises jusqu’aux duchesses les plus huppées, ne manquaient jamais de se rendre régulièrement chez leur magicienne qui leur annonçait les bons et les mauvais événements. La devineresse examina longuement la petite Reinette, alors âgée de neuf ans. La fillette promettait déjà d’être ravissante. « Cette enfant dit Mme Lebon, cette enfant sera un jour la maîtresse du roi. » Cet incident vaut d’être rapporté. On serait volontiers tenté de croire que la prophétie a été forgée après coup. Nous avons la preuve qu’il n’en est rien. Car, trente ans plus tard. Reinette devenue la marquise de Pompadour, reconnaissante à la femme qui lui avait annoncé son destin, lui faisait payer chaque année une pension de 600 livres. Dans les fameux comptes de la marquise, qui éclairent si bien son caractère et sa vraie personnalité, on trouve en effet la mention suivante : « À Mme Lebon, pour m’avoir annoncé à l’âge de neuf ans que je deviendrais la maîtresse du roi 600 1. » La prophétie fut vraiment faite. Et qui sait si cette prédiction, que ni Reinette ni surtout sa mère n’oublièrent, n’a pas contribué à orienter le destin de l’enfant, persuadée qu’elle devait un jour régner sur le cœur de Louis XV ? * * * En attendant, Reinette grandissait, partageant son temps entre le couvent de Poissy et le logis maternel. Elle devenait fort instruite et montrait à l’étude cette volonté obstinée qu’elle ne cessa de manifester dans tous les actes de son existence. Elle se plaisait bien chez les ursulines. Son séjour y devait pourtant prendre fin en 1733. François Poisson n’avait cessé de protester contre les mesures dont il avait été l’objet. Il réclamait la révision de son procès. Les frères Pâris, le fermier général Le Normant de Tournehem ne l’avaient pas abandonné. Ils lui devaient bien d’intervenir en sa faveur puisqu’il avait payé pour eux. Ils finirent par intéresser à sa cause le cardinal de Fleury. En 1733, après huit ans d’exil, Poisson reçut l’autorisation de revenir en France. Mais il lui fallut encore six ans pour obtenir une réhabilitation que le Conseil du roi finit par lui accorder en 1739. Cette date mérite d’être soulignée. En 1739, Jeanne-Antoinette – qui a dix-huit ans – est encore ignorée de la cour et du roi. Il est donc injuste de prétendre que François n’a dû sa grâce qu’à la faveur de sa fille. Il est vrai qu’en 1747 de nouvelles lettres royales blanchissent, totalement cette fois, François Poisson des crimes qui lui avaient été imputés et affirment même qu’en 1725, quand il a été chargé des approvisionnements en grains de la capitale, il a agi pour le mieux. En 1747, Jeanne-Antoinette est la maîtresse de Louis XV et ses ennemis ne manqueront pas d’affirmer que ces dernières lettres ne signifient rien. Ce n’est qu’une calomnie : les lettres de 1747 s’appuient en effet sur l’arrêt de 1739. Ajoutons, pour en finir avec François Poisson, qu’il est non seulement rentré en grâce, mais qu’on lui confiera en 1741 une importante mission en Allemagne où il servira d’agent secret à Pâris-Duverney et au marquis de Breteuil, ministre de la Guerre. * * * François Poisson est de retour à Paris. Le ménage reprend la vie commune. François est trop galant pour manifester de l’humeur à sa femme. Au xvIIï6 siècle, les maris trompés sont si nombreux qu’on ne saurait vraiment s’attarder à de telles bagatelles. Ils se consolent, d’ailleurs, de leur côté. François Poisson fait même bonne figure à M. de Tournehem pour qui il montre volontiers de la sympathie. Et l’existence continue comme devant. Naturellement, le ménage a retiré Reinette, maintenant âgée de douze ans, du couvent des ursulines. Jeanne-Antoinette quittera donc définitivement cette maison où elle a – irrégulièrement, il est vrai – passé plus de quatre ans. Mais elle ne l’oubliera jamais. Ce sont encore les comptes{1} de la marquise de Pompadour qui nous édifient. Dans ce relevé, on constate qu’à plusieurs reprises l’ancienne pensionnaire du couvent des ursulines s’offre pour régler les dépenses de travaux que les sœurs entreprennent. C’est au total une somme de 4908 livres, 15 sols et 10 deniers qu’elle déboursera. Mme de Pompadour était très généreuse. Nous en avons, en lisant ses comptes, maints témoignages. L’argent lui filait entre les doigts, d’autant plus aisément que cet argent ne lui coûtait pas grand-chose. Mais croit-on qu’elle eût tout de même dépensé près d’un million et demi si elle ne s’était pas senti envers le couvent de Poissy une dette de reconnaissance ? Il y a mieux : dans les mêmes comptes, on relève le versement d’une pension annuelle de 3 000 livres tournois au profit de sa tante Sainte-Perpétue. La religieuse était devenue supérieure de la communauté et, à ce titre, devait subvenir aux besoins d’une maison qui n’était pas riche. Pratiquement, c’est donc Mme de Pompadour qui assura la subsistance du couvent. Et cette somme considérable, elle la préleva sur sa cassette personnelle. On voit même, en comparant le taux de la pension qu’elle servait à la devineresse, Mme Lebon, à celui de la rente qu’elle versait à sa tante (600 livres d’un côté, 3 000 de l’autre), toute la différence qu’elle faisait entre elles. C’est que Reinette garda toujours le souvenir des leçons reçues chez les ursulines de Poissy et en particulier de l’éducation religieuse que les sœurs lui avaient donnée. On a souvent répété que la marquise était foncièrement incroyante, dénuée de toute piété. Ce n’est pas vrai. La formation des sœurs laissa en elle une empreinte durable. Pendant toute son existence et alors qu’elle savait fort bien qu’elle vivait dans le péché, elle conserva des habitudes de dévotion qui contrastent étrangement avec son inconduite. Elle resta croyante. Elle le dut aux religieuses de Poissy. Sa générosité à leur égard n’est que le témoignage discret d’une gratitude que les années ne diminuèrent jamais. * * * Voici donc Reinette revenue à Paris et au foyer familial. C’est avec joie qu’elle retrouve définitivement son père, sa jolie maman et aussi l’inévitable M. de Tournehem. Peut-être influencée par la prédiction de la diseuse de bonne aventure, Mme Poisson tient-elle à donner une éducation accomplie à Jeanne-Antoinette et à son frère Abel ? Le ménage ne manque pas d’argent. En 1735, il achète rue de Richelieu une grande maison qu’il fait aussitôt raser pour la remplacer par un bel hôtel situé aujourd’hui au n° 50. L’édifice s’ouvrait par-derrière sur les jardins du Palais-Royal avec lesquels on communiquait par un escalier de bois. L’hôtel possédait sur la rue deux grandes portes cochères. Naturellement, on n’a pas manqué de prétendre que cette acquisition (fort onéreuse) était payée par Pâris de Monmartel. C’est encore une imputation calomnieuse. Le financier a peut-être prêté de l’argent au ménage Poisson. Mais, quinze ans plus tard, l’immeuble n’était pas encore complètement soldé et la marquise de Pompadour – ses comptes le prouvent – se chargera de verser la somme encore due à l’ancien propriétaire. En 1736, Mme Poisson décore son salon d’un luxueux mobilier qu’elle paie 10 376 livres à un tapissier de talent, Jacques Flamand. Elle entend, en effet, recevoir des personnes de qualité. Elle ne néglige pas toutefois l’instruction de Reinette. Tous les meilleurs maîtres sont conviés pour orner son esprit des agréments qui font alors le charme des jeunes personnes. C’est Jéliotte lui-même qui lui apprend à chanter. Et Pierre Jéliotte était, depuis 1733, l’étoile de l’Opéra de Paris, celui qui créait tous les grands premiers rôles. Il lui apprend aussi à se tenir en scène. Comme maître de diction, Mme Poisson a recours à Crébillon fils, auteur dramatique à succès. Jeanne-Antoinette possédait une merveilleuse mémoire qu’elle ne cessa de cultiver. Elle était capable de réciter des pièces entières et pouvait indifféremment interpréter tous les rôles féminins. Elle ‘adorait d’ailleurs le théâtre. Mais elle était aussi excellente musicienne. Elle jouait du clavecin avec grâce. Tous les arts l’intéressaient. Elle dessinait, elle peignait. Elle gravait même les pierres précieuses. Au vrai, les rares gravures que l’on a gardées d’elle ne révèlent point un talent exceptionnel. Science à la mode, la botanique la séduisait aussi. Elle chercha à reconnaître les arbustes les plus rares et, plus tard, entreprit une collection qu’elle ne cessa d’enrichir à Bellevue ou à Ménars. Elle possédait des oiseaux exotiques qu’elle soignait elle-même. Enfin, est-il besoin d’ajouter qu’elle devint une incomparable maîtresse de maison ? Toutes les filles de la société possédaient un tel talent. Mais il y eut toujours chez Jeanne-Antoinette un goût délicat qui ne se rencontre pas fréquemment. Elevée dans un milieu de gens raffinés, aimant les arts, s’entourant d’artistes, la future marquise fut imprégnée dès sa jeunesse de ce culte pour la beauté qu’elle introduisit plus tard à Versailles. Elle était devenue ravissante : un teint d’un éclat merveilleux, des formes graciles, mais harmonieuses, une élégance parfaite. Reinette était vraiment un morceau de roi ! On comprend que sa mère ait été fière de la produire dans les salons. Grâce au charme de la jeune fille, grâce aux relations de M. Le Normant de Tournehem qui restait un ami très cher du ménage, Jeanne-Antoinette voit s’ouvrir devant elle quelques hôtels d’un abord difficile et habituellement fermé à une jeune bourgeoise. Elle est reçue à l’hôtel d’Angervilliers où elle chante le grand air d’Armide avec tant de charme que Mme de Mailly s’approche d’elle et veut l’embrasser. Mais Mlle Poisson ne se contente pas de succès mondains. Elle est attirée par les écrivains. Mme de Tencin, grande amie de sa mère, la convie donc à ses réceptions. Quel honneur ! Elle rencontre là les romanciers à la mode : Marivaux, dont les pièces légères ne contiennent pas toujours d’excellents principes moraux pour une jeune fille, le Dinannais Duelos, parfois des personnages plus graves, Montesquieu ou Fontenelle. Pour former un jeune esprit, peut-il y avoir meilleures leçons et plus enrichissantes que de souper avec des philosophes ou des poètes ? Jeanne-Antoinette écoute et fait son miel de leurs propos. Il faut pourtant songer au mariage. En bonne mère, Mme Poisson avait de hautes visées pour son enfant. Mais celle-ci n’était pas, comme on dit, tellement facile à caser. François Poisson n’en avait pas encore tout à fait fini avec la justice royale. Sa situation restait précaire et l’inconduite bien connue de sa femme n’arrangeait pas les choses. S’il n’y avait pas eu les frères Pâris et le bon M. de Tournehem, le ménage aurait souvent connu des heures difficiles. D’autre part, Jeanne-Antoinette n’était pas de ces filles qui, dès leur quinzième année, veulent à tout prix un époux. Elle avait été habituée à une existence trop raffinée pour se contenter de quelque robin et un modeste bourgeois l’eût fait souffrir. Comme elle ne trouvait pas désagréable la vie qu’elle menait, elle attendit patiemment. Elle n’attendit pas fort longtemps. Ce fut M. de Tournehem qui découvrit le mari idéal. Il avait un jeune neveu, fils de son frère le trésorier général des Monnaies. Charles-Guillaume Le Normant d’Etioles (l’usage était de désigner les membres d’une même famille par le nom de leur propriété, pour les distinguer les uns des autres), ne possédait pas un physique très avantageux. Assez mal bâti, chétif et petit, il compensait par sa parfaite éducation et la délicatesse de ses sentiments les imperfections de sa personne. Il constituait en outre un fort beau parti : écuyer, chevalier d’honneur au Présidial de Blois – ce n’étaient là que titres honorifiques – il était en outre seigneur d’Etioles, de Saint-Aubin, de Bourbon-le-Château et autres lieux – c’était mieux. L’oncle Tournehem avait promis de l’employer dans ses affaires et de lui confier d’importantes missions. Il dota en outre très généreusement le jeune ménage : « En faveur dudit mariage, le dit sieur Le Normant, oncle, promet et s’oblige de loger et nourrir lesdits futurs époux, leurs domestiques au nombre de cinq, équipages et chevaux, pendant la vie dudit sieur Le Normant, oncle, : et au cas que lesdits futurs époux et ledit sieur Le Normant voulussent se séparer, à compter du jour de ladite séparation ledit sieur Le Normant, oncle, paiera la somme de quatre mille livres auxdits futurs époux pour leur tenir lieu desdites nourritures et logement, pour chaque an. Plus, en la même considération, ledit sieur Le Normant, oncle, assure audit futur époux, sur les biens qu’il laissera au jour de son décès, la somme de cent cinquante mille livres qu’il prendra en effets de la même succession à son choix. » Des avantages si considérables compensaient bien quelques désagréments sur lesquels le jeune Le Normant devait passer : la réputation un peu fâcheuse de sa future belle-mère, les bruits qui avaient couru sur l’honnêteté de son futur beau-père. Et puis, Jeanne-Antoinette était vraiment charmante. Et on ne pouvait pas insinuer qu’elle n’avait aucune ressource : une somme de 120 000 livres dont 30 000 en pierreries, bijoux, linge et hardes à l’usage de ladite demoiselle, une grande maison sise rue Saint-Marc, estimée 90 000 livres et 141 livres, 8 sols, 6 deniers de rentes viagères dites tontines établies sur la tête de la future épouse. Les apports n’étaient pas tellement inégaux. Le contrat fut signé dans le grand salon de l’hôtel de la rue de Richelieu par-devant le notaire Perret, au début du mois de mars 1741. Jeanne-Antoinette avait dix-neuf ans et deux mois ; le jeune Tournehem en avait vingt-quatre ; quelques jours plus tard, exactement le 9, le mariage fut célébré en l’église Saint-Eustache. Il se produisit alors ceci d’inattendu que ce mariage arrangé par de bons parents, comme l’étaient alors la plupart des unions, se transforma bientôt en un mariage d’amour. Charles-Guillaume devint amoureux fou de sa jeune épouse. Reinette n’eut qu’à se louer des excellents procédés de M. de Tournehem. — Je ne vous abandonnerai jamais, lui dit-elle un jour en manière de plaisanterie, sauf, naturellement, pour le roi ! Elle ne croyait pas si bien dire... CHAPITRE II Les destinées d’un ménage à la mode « SI j’ai quelque remède conte le chagrin que me donne votre absence, c’est les louanges que j’entends faire dans tout Paris sur votre compte. Je n’en suis pas étonnée, mais il est encore bien heureux que le public vous rende justice ; vous savez qu’il n’est pas sujet à caution. A propos, vraiment, vous écrivez d’un style admirable à vos amis, l’on a raison de dire qu’il y a toujours de la dignité dans le grand français. » Cette lettre, la première que l’on ait conservée de Jeanne-Antoinette Le Normant d’Etioles, date du 3 septembre 1741. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle n’est pas adressée à son époux, mais à son père. Après avoir établi sa fille, François Poisson était reparti pour l’Allemagne, chargé de mener à bien de délicates missions au moment où la guerre se rallumait en Europe. Les lettres auxquelles sa fille fait allusion étaient écrites aux frères Pâris. Elles sont effectivement habiles et bien tournées. La fille, qui sera une infatigable épistolière, tiendra de son père ce talent. Les jeunes époux, pour l’instant, ne songent pas à se séparer. Ils se sont établis à l’hôtel de Gesvres, rue Croix-des-Petits-Champs, un hôtel que l’oncle Tournehem a loué pour eux. Mme Poisson y réside aussi, ce qui n’enchante qu’à demi Reinette, car la présence de sa mère (dont l’inconduite est notoire) risque de lui fermer des salons et de l’empêcher de recevoir certaines personnalités près desquelles elle aspire à briller. Par chance, si l’on peut user de cette expression, la santé de Mme Poisson deviendra mauvaise et elle devra renoncer au monde. Jeanne-Antoinette a conçu toute une stratégie pour être admise dans les cercles les plus fermés. Elle vise haut : de tous les salons, celui qui l’attire le plus est celui de Mme Geoffrin. L’amie de Montesquieu et de Voltaire fréquente aussi bien les artistes que les philosophes, chaque groupe ayant son jour. Aidée de sa fille, la marquise de La Ferté-Imbault, Mme Geoffrin accueille volontiers les jolis minois, parure de son salon. Tout de même, lorsque surviennent, payant d’audace, Mme Poisson et Mme Le Normant d’Etioles qui lui ont été présentées chez Mme de Tencin, elle est un peu embarrassée. « La mère, écrivit plus tard la marquise de Là Ferté-Imbault, était si décriée qu’il paraissait impossible de suivre cette connaissance. D’autre part, la fille, irréprochable et charmante, méritait des poétesses. » Finalement, Mme Poisson aura la discrétion de s’effacer devant l’éclatante beauté de son enfant et celle-ci devient l’amie de la marquise, sollicitant la permission de la voir souvent « pour prendre de l’esprit et des bonnes manières ». Quelle fine mouche ! Et elle accable Mme Geoffrin de compliments que celle-ci accepte volontiers ; elle affirme qu’elle ressentait auprès d’elle « un bonheur au-delà de toute expression d’être admise dans son aréopage ». À Paris, dans bien des salons, on commence à prononcer le nom de Mme Le Normant d’Etioles. Mais, chez Mme Geoffrin, il n’y a guère que de beaux esprits. Les courtisans, les gens de haute naissance n’y paraissent pas. Et c’est eux que Remette voudrait rencontrer pour se rapprocher un peu de la cour. Elle envie la marquise de La Ferté-Imbault qui a la chance de pouvoir les recevoir. « Que vous êtes heureuse, lui écrit-elle, vous vivez constamment avec ce charmant duc de Nivernais, cet aimable abbé de Bernis, et vous les avez tant que vous voulez. Et moi, j’ai toutes les peines du monde à avoir l’un d’eux à souper chez mon oncle de Tournehem, parce que sa société les ennuie. » Il est vrai que, durant l’été, Jeanne-Antoinette a plus de chance et, en son château d’Etioles, accueille aussi bien la noblesse que les beaux esprits. Etioles, c’est (ou plutôt c’était, car la demeure a été démolie au début de ce siècle) une élégante construction de style Louis XIII, située non loin du village de ce nom, à l’orée de la forêt de Sénart, sur les bords de la Seine, à deux lieues de Corbeil. Le parc était magnifique. Il se prolongeait jusqu’à la forêt dont Mme d’Etioles, comme on appelait maintenant Mme Le Normant, connut bientôt tous les détours. À Etioles, la châtelaine reçoit beaucoup, et d’abord des gens de lettres, au cours des étés 1741 et 1742. On y voit Crébillon, Fontenelle qui n’est plus jeune, Montesquieu que les Lettres persanes ont rendu célèbre. Voici Voltaire qui se plaît volontiers près de cette jeune femme « bien élevée, sage, aimable, remplie de grâce et de talent, née avec du bon sens et un bon cœur ». Voltaire est pour la « divine Etioles », comme il l’appelle, un confident et un ami. Parmi les autres écrivains, on rencontre aussi Bernis, ce petit abbé rose et joufflu que Voltaire – qui ne l’aime guère, mais le redoute un peu – a surnommé « Babet la Bouquetière ». Et le nom convient à merveille au personnage. Pierre de Bernis a été amené à Etioles par une cousine de Jeanne-Antoinette, Mme d’Estrades. Ce n’est qu’un abbé au petit collet ; il appartient à une vieille famille du Vivarais. Démuni d’argent, destiné dès son enfance à l’état ecclésiastique, il se pousse à Paris parmi les belles dames. Honnêtement, il refuse de recevoir les ordres majeurs qui lui permettraient pourtant d’obtenir des pensions. Il tourne des petits vers, des impromptus. Il a beaucoup d’esprit, un esprit facile et aimable. Mais il est loin d’être un sot. On intervient en sa faveur auprès du cardinal de Fleury. Bernis va le trouver. Fleury reçoit assez mal ce petit abbé de cour. Le vieillard – le cardinal atteint sa quatre-vingt-cinquième année – l’admoneste et lui reproche sa carrière de paresse et d’agitation mondaine. — Moi vivant, vous ne recevrez point de bénéfice... — Eh bien ! Monseigneur, j’attendrai, répond modestement Bernis. Le mot fit le tour des salons. Il ne suffit pas à pourvoir Bernis mais lui valut, avec quelques autres reparties de ce genre, d’entrer à moins de trente ans à l’Académie française. L’abbé de Bernis devient avec Voltaire un familier de Mme d’Etioles. Dans cet élégant château, la conversation, si brillante en ce siècle des lumières, la lecture tiennent une place importante : un magistrat, le président de Rocheret, nous décrit ainsi – longtemps après – la maîtresse de maison : « Belle, blanche, douce, ma Pamèla ! Je la nommais ainsi à Etioles où je passais une partie des étés de 1741 et 1742. Nous lisions le roman anglais de Pamèla chez M. Bertin de Blagny, mon parent, maître des requêtes et seigneur du Coudray-sous-Etioles. » Pamèla, de Richardson, était cette année-là le roman à la mode. L’anglomanie avait gagné le château d’Etioles ! On lit, on joue aussi la comédie ou l’opéra. Pour lui complaire, l’oncle Tournehem, qui n’est pas peu fier des talents de sa nièce, a fait installer au château un véritable théâtre, avec tous les décors et tous les accessoires : préfiguration de celui que Jeanne-Antoinette fera un jour construire pour elle à Versailles. Versailles ! Le château n’est pas tellement loin de la forêt de Sénart que les échos n’en parviennent jusqu’à Etioles. La cour se rapproche d’ailleurs quand le roi séjourne à Choisy ou quand il chasse en forêt. Des familiers de Louis XV ou de la reine font alors une apparition à Etioles même ou dans des châteaux voisins que fréquente Mme Le Normant. Écoutons le président Hénault, l’ami de la reine, se confier à Mme du Deffand. « Je dois souper prochainement, écrit-il au cours de l’été de 1752, chez mon cousin de Monti- gny avec M. Dufort, le directeur des Postes, et quelques femmes de qualité, Mme d’Aubeterre, Mme de Sasse- nage. Il doit y avoir aussi Jéliotte le chanteur et une Mme d’Etioles. » On voit que ce nom, par la façon même dont il l’exprime, est encore ignoré du président. Mais voici comment, le lendemain, il raconte le dîner. Il commence par vanter le talent de Jéliotte, puis il ajoute aussitôt : « Il me parut qu’il était en pays de connaissance. Je trouvai là une des plus jolies femmes que j’ai vues. C’est Mme d’Etioles. Elle sait la musique parfaitement, elle chante avec toute la gaieté et le goût possible, sait cent chansons, joue la comédie à Étiole sur un théâtre aussi beau que celui de l’Opéra où il y a des machines et des changements. On me pria beaucoup d’aller être témoin de tout cela... » Le président Hénault, qui reçut effectivement Mme Le Normant d’Etioles pendant l’hiver suivant à Paris, n’allait pas tarder à rencontrer plus souvent celle qu’il avait appelée : « une Mme d’Etioles ». Il ne faudrait pas croire que toutes ces réceptions, ces représentations, ces plaisirs aient nui à la bonne entente du ménage. Certes Charles-Guillaume est souvent obligé de s’absenter, d’aller même dans des provinces éloignées, pour ses affaires et celles de son oncle. Mais les deux époux se chérissent tendrement, aucun nuage n’obscurcit leur union. Le jeune ménage vit heureux : dès 1742, Mme Le Normant d’Etioles met au monde un garçon qui meurt malheureusement en bas âge. Elle en a un grand chagrin, mais une nouvelle grossesse la console bientôt : en août 1744, elle accouche d’une fille qui est nommée Alexandrine. Au même moment, à Metz, Louis XV, agonise. On dira plus tard qu’en apprenant la maladie du roi la jeune mère fut si émue qu’elle faillit en mourir. Mais quoi, toute la France ne pleurait-elle pas déjà le Bien-Aimé ? Aussi bien le nom de Jeanne-Antoinette n’est-il plus, à ce moment-là, ignoré du roi. Parmi les hôtes d’Etioles, il y a lecuyer de confiance de Louis XV, de Briges, qui a décrit à son maître la beauté et le charme de propriétaire d’Etioles. Mme de Sassenage, que le président Hénault rencontre chez son cousin Montigny, est une amie de celle-ci. Et Mme de Sassenage vit à la cour. Enfin, chez Mme de Villeneuve, au château de Chantemerle, Mme Le Normant d’Etioles joue la comédie devant le duc de Nivernais, le duc de Duras et M. de Richelieu qui l’applaudissent avec enthousiasme. On parle d’elle à la cour, on sait qu’elle est belle et gracieuse. Le roi lui-même a aperçu plusieurs fois Mme d’Etioles. Il était alors d’usage d’autoriser les propriétaires, voisins de la forêt où le roi chassait, à suivre de loin l’équipage royal. Plus d’une fois Louis XV a été séduit par l’élégante apparition, sur la route des chasses, d’un phaéton bleu, conduit avec habileté par une déesse en robe rose, ou par celle d’un phaéton rose quand la déesse s’habille de bleu. La déesse n’est autre que Jeanne-Antoinette dont le roi admire la hardiesse et la beauté. Il lui fait envoyer des chevreuils. C’est un présent qu’il adresse à toutes les dames du voisinage. À la cour, certaines s’inquiètent déjà de ces rencontres et la maîtresse en titre elle-même, Mme de Châteauroux, sent poindre une rivalité. On rapporte à ce propos qu’un jour il se produisit dans le carrosse du roi un singulier incident. Le carrosse venait de croiser le fameux phaéton. Sans penser à mal, Mme de Chevreuse ne put s’empêcher de faire remarquer que Mme d’Etioles était, ce jour-là, plus jolie que jamais. Aussitôt, la marquise de Châteauroux qui se trouvait assise à ses côtés lui écrasa si vivement le pied que la duchesse de Chevreuse poussa un gémissement et faillit se trouver mal. Le lendemain, Mme de Châteauroux vint s’excuser près de Mme de Chevreuse et lui expliqua le motif de son intervention un peu... brutale : « Ne savez-vous pas, madame, que l’on veut donner au roi cette petite d’Etioles ? » Il est dommage que l’anecdote figure dans les Mémoires du maréchal de Richelieu, écrites longtemps après l’événement, par un homme qui n’aimait pas la marquise de Pompadour, Mémoires d’une authenticité d’ailleurs douteuse. N’a-t-elle point été forgée plus tard ? On affirme de même (les frères Goncourt) que la duchesse de Châteauroux aurait fait signifier à Mme d’Etioles de ne plus reparaître aux chasses du roi. De quel droit la maîtresse royale se serait-elle permis de prendre une telle attitude ? Aussi bien, en cet été 1743, le pouvoir de la duchesse sur le roi est encore considérable. Si Louis XV trompe déjà Mme de Châteauroux dont les exigences impérieuses le lassent parfois, ce ne sont que des passades sans conséquence. Les événements vont bientôt modifier la situation et ouvrir à l’ambitieuse Jeanne-Antoinette des perspectives qu’elle n’a, jusque-là, imaginées qu’en rêve... CHAPITRE III Le bal des Ifs EN dépit de la satisfaction mélangée d’orgueil que les courtisans éprouvaient en ce pays-ci – c’était l’expression consacrée pour désigner la cour de Versailles – il faut bien reconnaître qu’on s’ennuyait affreusement au château et le roi, si l’on peut dire, donnait l’exemple. Cette existence compassée, mo ose, à l’étiquette si minutieusement réglée que la moindre infraction y était commentée à l’infini, était d’autant plus pénible à supporter qu’il était indispensable de paraître respirer constamment le plus parfait bonheur. On s’ennuyait avec le sourire. Aussi saisissait-on avec empressement les trop rares occasions de secouer la morne monotonie de l’existence quotidienne. Les événements inattendus étaient accueillis avec enthousiasme et l’on s’efforçait d’en faire durer le plaisir : réception d’une ambassade, célébration d’une victoire ou surtout mariage dans la famille royale constituaient le plus souvent ce genre d’événements susceptibles de troubler la vie de cour et ces rites immuablement observés. En février 1745, Louis XV marie son fils, le dauphin Louis, avec l’infante d’Espagne, Marie-Thérèse. Les fêtes vont se succéder pendant dix jours. Dès le 20, le roi est allé à Étampes au-devant de la dauphine. La reine reçoit le cortège en son château de Sceaux le 21. On y séjourne pendant quarante-huit heures. Le 23, à l’aube, le lourd convoi de carrosses se met en route pour Versailles où l’on parvient vers 10 heures du matin. La dauphine passe trois heures à sa toilette et apparaît enfin aux yeux de tous les courtisans parés pour le mariage qui doit être célébré le jour même. Marie-Thérèse d’Espagne, vers 1 heure de l’après- midi, s’offre au regard de tous, dans la Grande Galerie, revêtue d’une somptueuse robe de brocart d’argent enchâssée de perles. « La dauphine n’est pas grande, mais elle n’est pas petite », note le duc de Luynes, qui ne veut pas se compromettre, « elle est fort blanche et extrêmement blonde jusqu’aux sourcils mêmes, elle a les yeux vifs. Ce qui la dépare le plus est son nez qui est grand et peu agréable et qui paraît tenir à son front, sans qu’il ait ce qui s’appelle la racine du nez. Tous ceux qui la connaissent disent qu’elle a de l’esprit... » Encore une appréciation prudente. Au vrai, la dauphine n’était point belle, mais le dauphin n’était guère mieux. Le cortège traversa lentement la galerie des Glaces et se rendit à la chapelle où le cardinal de Rohan, grand aumônier du roi, attendait pour donner aux jeunes époux la bénédiction nuptiale. Le curé de Notre-Dame présenta son registre de paroisse à la signature de toute la famille royale. Puis on se dirigea vers le manège de la Grande Écurie où le repas des noces était servi. Le soir venu, c’est le roi lui-même qui tendit la chemise au dauphin, tandis que la reine remplissait cet office auprès de la dauphine. Le lendemain, il y eut un bal paré, toujours dans le manège de la Grande Écurie. Plusieurs centaines de cartes avaient été envoyées. Au milieu des guirlandes et d’Amours qui se lutinent, l’invitation était ainsi libellée : BAL PARÉ À VERSAILLES POUR LE MARIAGE DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN Le mercredi 24 février 1745 Chaque carte était signée du grand maître des cérémonies, M. de Bonneval. Mais la fête la plus magnifique eut lieu le 25 février, dans la Grande Galerie. C’était un bal masqué. Pour celui-là, on n’avait pas lancé d’invitations. Chacun pouvait se présenter pourvu qu’il fût masqué et de tenue décente. Une telle facilité semble incroyable. Mais l’on sait bien que le palais de nos rois était largement ouvert à leurs sujets. Néanmoins, on ne pouvait pénétrer dans la salle de bal que par le salon d’Hercule ou l’Œil-de-Bceuf. Là se tenait en permanence un huissier qui exigeait de chaque groupe arrivant qu’un membre se démasque, donne son nom et le nombre de masques qu’il amenait avec lui. Il y avait donc un semblant de contrôle. Mais la foule devint bientôt si grande et l’attente aux deux entrées si insoutenable, la bousculade si forte que les huissiers abandonnèrent le champ de bataille. Chacun put donc pénétrer librement. Vers minuit, le spectacle de la place d’Armes, devant le château, était féerique. La longue avenue de Paris était transformée en un fleuve de lumière grâce à la double file de carrosses tout illuminés de torches et de brandons qui se succédaient sans interruption. Quant au château, au fond de l’avenue, il apparaissait, de loin, embrasé comme un immense feu de joie. La foule s’entassait dans la Grande Galerie d’une façon si prodigieuse qu’on ne pouvait ni avancer ni reculer. On ne savait même plus où mettre les pieds. Trois immenses tables avaient été dressées pour le buffet. Comme le carême était commencé, tout avait été servi en maigre. Il y avait un amoncellement de poissons, de vins de toute espèce, des fruits quantité si abondante qu’on prétend que certains masques, sans vergogne, en fourrèrent plein leurs poches et les revendirent le lendemain au marché de Versailles ! Peu après minuit, la reine apparut. Elle était sans masque. Mais sa robe était constellée de bouquets de perles et, sur sa tête, les deux plus précieux diamants de la couronne, le Sancy et le Régent étincelaient de tous leurs feux. Elle était accompagnée des jeunes époux, le dauphin costumé en jardinier, la dauphine en marchande de fleurs. Marie Leczinska avait dépassé de peu la quarantaine. Elle n’avait jamais été vraiment jolie, mais au moment de son mariage avec Louis XV, plus jeune qu’elle de sept ans, elle était fraîche et agréable. Le roi avait été longtemps amoureux d’elle et lui avait manifesté des preuves concrètes de son amour en lui donnant dix enfants en douze ans. La fille de l’ancien roi de Pologne estima alors qu’elle en avait assez fait pour la France. On répète souvent ce mot qui était bien dans sa manière : « Eh quoi ? Toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher... » Aux jeux de l’amour, elle préféra alors une vie quiète et plus égoïste dans cette partie du château qu’on avait aménagée pour elle. Très pieuse, elle prétendait chômer le devoir conjugal toutes les fois qu’on fêtait un grand saint. Il y eut bientôt tant de saints chômés que le roi n’y trouva plus son compte. Et c’est alors que le règne des maîtresses commença. Il faut bien reconnaître que Marie Leczinska a eu une part de responsabilité dans l’inconduite de son époux. Celui-ci ne cessa de lui manifester les plus grands égards, mais il préféra désormais s’entourer de femmes jeunes, gaies et jolies, toutes qualités que la pauvre Marie n’avait guère en partage. Les trois premières maîtresses en titre appartenaient à l’une des plus grandes familles de la noblesse française. « Il n’y a rien de plus noble et de plus grand que le nom de Nesle », affirmait Saint-Simon. La première, Louise de Mailly, n’était pas belle : démarche de grenadier, voix rude, long nez et grande bouche. Mais elle avait de beaux yeux, vifs et expressifs. Elle était spirituelle, bonne et désintéressée. C’est en 1732 ou 1733 que Louis XV devint son amant. Toutefois, la liaison ne fut rendue publique qu’en 1738. Le roi, âgé de vingt-huit ans, avait longtemps ménagé l’opinion. Mme de Mailly n’était point de taille à lutter avec sa sœur, la marquise de Vintimille, qui bientôt la supplanta. Celle-là plut vraiment au roi et il l’aima sincèrement. Elle n’était pas plus jolie que sa sœur. Mais sa franchise, son indépendance, la liberté de son langage enchantèrent Louis XV, las des flagorneries courtisanes. Les deux amants se querellaient parfois. Le roi, un jour, affirma à sa maîtresse qu’on devrait lui couper le col, qu’elle avait plutôt long, « pour remplacer votre sang par du sang d’agneau, et cela serait fort bien, car vous êtes aigre et méchante ! » Disputes d’amoureux qui ne tirent point à conséquence. Mais, en septembre 1741, Mme de Vintimille met au monde un fils ; les couches ont été laborieuses, la fièvre se déclare. La malheureuse meurt en quelques jours. Le roi pleure beaucoup. Très frappé, il reste sombre pendant plusieurs mois. Puis il se laisse consoler par la troisième sœur Nesle (il en restait d’autres, d’ailleurs...), Marie-Anne de La Tournelle, qui lui rappelait Mme de Vintimille. Mme de La Tournelle (qui deviendra duchesse de Châteauroux) a de l’entrain, de l’autorité. En 1744, elle décide d’accompagner le roi aux armées. Résolution périlleuse. Ce voyage allait être fatal à ses amours. On se souvient sans doute que Louis XV étant tombé gravement malade à Metz, le confesseur du roi avait exigé, avant de lui donner les derniers sacrements, le renvoi de la favorite, ce qui était naturel, et une confession publique, ce qui était moins nécessaire. Maladroit, le clergé fit connaître cette confession et la publia dans toutes les paroisses de France. Le peuple pardonna à son roi — Louis n’était-il pas alors le Bien-Aimé ? Mais sa fureur se tourna contre la maîtresse qui, à Metz même, fut insultée, huée, bombardée d’œufs pourris. Le roi garda des scènes de Metz un souvenir humilié. Quant à Mme de Châteauroux, elle contracta une pneumonie, voulut se lever trop tôt pour rejoindre le roi qui avait désiré la revoir après son retour à Versailles et mourut quelques jours plus tard, le 8 décembre 1744. Qui allait lui succéder dans les bonnes grâces de Louis XV ? La question, aussitôt, passionna la cour. Nul ne mettait en doute que le roi ne reprît bientôt une maîtresse. On parlait de Mme de La Popelinière, que soutenait Richelieu, de la duchesse de Rochechouart dont le nom a été souvent prononcé. Mais cette pauvre duchesse n’a pas de chance. « Elle est, disaient les mauvaises langues, comme les chevaux de la Petite Écurie, toujours présentés, jamais acceptés ! » C’est alors qu’un nouveau nom fut lancé un jour à la cour : celui de Mme d’Etioles. Il semble qu’avant le mariage du dauphin elle ait déjà paru dans les galeries de Versailles. Sa présence y était explicable. Un cousin de Mme Poisson, Binet, était le premier valet de chambre du dauphin. Binet était un honnête homme et il subsiste un doute dans le rôle qu’il a pu jouer dans l’intrigue. Qu’il ait introduit Jeanne-Antoinette au château, c’est probable. Mais celle-ci y venait pour solliciter, en faveur de son époux, une place de fermier général. Il n’y avait rien de répréhensible à cette démarche. Et puis, on pouvait bien venir au château sans voir le roi lui-même. Néanmoins, dès le début de février, le bruit courait que Louis XV avait des vues sur une personne inconnue jusque-là dans le grand monde. À l’occasion d’un bal masqué donné pendant le carnaval, le duc de Luynes note dans son journal : « On prétend qu’il [Louis XV] a été il y a quelques jours à un bal masqué dans la ville de Versailles. On a même tenu à cette occasion quelques propos soupçonnant qu’il pouvait y avoir quelques projets de galanterie, et on croit avoir remarqué qu’il dansa hier avec la même personne dont on avait parlé. Cependant c’est un soupçon léger et peu vraisemblable. Le roi paraissait avoir grand désir, hier, de n’être point reconnu… » Le duc de Luynes ne nomme pas encore cette personne. Il devine de qui il s’agit, mais il est trop prudent pour accréditer ce qu’il estime n’être encore qu’un soupçon. Le bal du 25 février, vingt jours plus tard, va dissiper les doutes. * * * Après l’apparition de la reine, la fête avait repris avec plus d’animation encore. Cependant, la nuit s’avançait, et Louis XV n’avait pas paru. Il y avait déjà un peu moins de monde. Mais on se pressait toujours autour des buffets. Quelques incidents s’étaient produits. Deux d’entre eux firent la joie des chroniqueurs. La dauphine qui, habituée à l’étiquette si stricte et compassée de la cour d’Espagne, trouvait bien surprenantes cette liberté et cette aisance de manières de la cour de versaillaise, accepta de danser avec un beau gentilhomme masqué. Celui-ci se déclara espagnol et il était visible qu’à son allure il ne pouvait s’agir que d’un grand d’Espagne. Il était merveilleusement au courant de tous les bruits que l’on répandait sur le mariage et paraissait connaître tout le monde. Marie-Thérèse en était fort intriguée. Elle aurait bien voulu savoir quel était le personnage qui se dissimulait ainsi sous un masque strictement conservé, Mais l’autre ne laissa pas deviner son secret et disparut brusquement avant la fin du bal. On apprit le lendemain qu’il s’agissait du cuisinier espagnol du marquis de Tessé. Tout Versailles en fit des gorges chaudes et la dauphine, qui n’avait pas su tenir sa langue, fut passablement mortifiée. Un autre incident éclata au moment du souper. Une dame masquée, qui s’était présentée dans un salon, constata avec dépit que tous les sièges étaient occupés. Discrètement, elle souleva son masque : c’était la princesse de Conti, mère de la duchesse du Maine. Elle était persuadée qu’en dévoilant ainsi son identité, elle trouverait aussitôt une place. Mais les gentilshommes installés ne la reconnurent pas (ou feignirent de ne la point reconnaître). Furieuse, elle quitta la place, déclarant que de sa vie « qui était longue, elle n’avait vu des gens si malhonnêtes. Il faut qu’on soit ici de bien mauvaise compagnie ». C’est précisément à ce moment que la porte qui donnait sur le salon de l’Œil-de-Bœuf s’ouvrit et que l’on put assister au plus singulier des spectacles : sept ifs exactement taillés comme ceux du parc s’avançaient à la queue leu leu, tandis que la foule s’écartait pour les laisser passer. Car on avait tout de suite deviné que le roi se trouvait parmi ces ifs ! C’est Louis XV lui-même qui avait eu l’idée. Il s’était fait couper un costume dont le bas reproduisait le socle de l’arbre et le haut l’if taillé en forme de vase. « Comme cela, avait dit Louis XV, et puisque nous serons sept identiques, personne ne me reconnaîtra... » De fait, le succès fut complet. Les ifs avaient promis de ne pas se démasquer. Chacun se demandait lequel pouvait bien être le roi. On crut l’avoir reconnu quand on vit un des ifs mêlés à la foule s’éloigner en entraînant à son bras une jolie femme, l’épouse du président Portail. L’élu^ était rose de joie. Elle se laissa volontiers conter fleurette dans un coin écarté. Mais quelles ne furent pas sa stupeur et sa rage quand, revenant dans la salle du bal, elle découvrit qu’il y avait eu erreur sur la personne. Le roi, qui commençait à avoir chaud sous son accoutrement, avait levé son masque. Et il était engagé dans une conversation fort animée avec une ravissante jeune femme qui portait magnifiquement un costume de Diane, mais n’avait pas manqué, elle non plus, de soulever son masque. Cette Diane admirable, c’était la jolie chasseresse de la forêt de Sénart, Jeanne-Antoinette Le Normant d’Etioles, née Poisson. Voltaire, qui sut bientôt comment les choses s’étaient passées, s’empressa de saluer la faveur naissante de sa jeune amie. Il rima un madrigal dont les commentateurs ont longtemps cherché le sens exact, bien facile à comprendre, pourtant, pour les contemporains : Quand César, ce héros charmant De qui Rome était idolâtre, Battait le Belge ou l’Allemand, On en faisait son compliment À la divine Cléopâtre. Ce héros des amants ainsi que des guerriers Unissait le myrte aux lauriers. Mais l’if est aujourd’hui l’arbre que je révère Et, depuis quelque temps, j’en fais bien plus de cas Que des lauriers sanglants du fier dieu des combats Et que des myrtes de Cythère. Habile Voltaire, prêt à flatter ingénieusement cette jeune bourgeoise que la faveur des dieux a distinguée ! * * * L’if royal a en effet passé toute la fin de la nuit avec Mme d’Etioles. Il la retrouve trois jours plus tard au bal que l’Hôtel de Ville offre en l’honneur du dauphin et de sa jeune épouse. À ce bal, qui devait rivaliser en magnificence avec celui de Versailles, on supposait que le roi viendrait incognito. Dès le début de la soirée, la cohue était extraordinaire. « On ne pouvait descendre ni monter les escaliers, note l’avocat Barbier. On se portait dans les salles, on s’y étouffait, on se trouvait mal. » Dès 3 heures du matin, tous les buffets – il y en avait six – étaient vides. « Il faut qu’il ait été donné des billets à toutes sortes de gens sans mesure », note encore Barbier. Cependant, le roi avait quitté Versailles vers 11 heures du soir en compagnie du duc d’Ayen. Son désir était de paraître au bal après le départ du dauphin et de la dauphine. Il passa d’abord à l’Opéra où l’on donnait aussi un bal à entrées payantes. Puis il renvoya le carrosse et monta dans un fiacre pour être plus sûr de déjouer les curiosités. Deux heures après, il arrivait à l’Hôtel de Ville. Mme d’Etioles l’y attendait. Un jeune colonel fut témoin de son arrivée et de celle du roi. « À peine entré [dans un cabinet où il s’était retiré avec une dame de ses amies pour souffler un peu], je vis arriver Mme d’Etioles avec qui j’avais soupé quelques jours auparavant ; elle était en domino noir, mais dans le plus grand désordre, parce qu’elle avait été poussée et repoussée comme tant d’autres dans la foule. Un instant après, deux masques, également en domino noir, traversèrent le même cabinet. Je reconnus l’un à sa taille, l’autre à sa voix. C’étaient M. d’Ayen et le roi. » Louis XV passa un moment avec Mme d’Etioles au bal, puis il la reconduisit chez sa mère. Est-ce cette nuit-là, est-ce quelques jours plus tard à Versailles que Jeanne-Antoinette se donna pour la première fois au roi ? Si indiscrets que soient les chroniqueurs et les mémorialistes, aucun d’entre eux n’a précisé ce point... Pour la cour, les jeux étaient faits. « Le mouchoir est jeté, dirent les vieux courtisans. Mais ce ne sera qu’une passade. Jamais le roi n’introduira cette bourgeoise à Versailles. » En attendant, le carrosse de Mme d’Etioles apparaissait tous les jours au château. Binet, le valet de chambre du dauphin, avait beau affirmer que sa cousine ne venait que pour solliciter les ministres en faveur de son époux, cette explication ne trompait plus personne. On savait que l’époux était loin, expédié en Provence par M. de Tournehem et fort engagé dans de difficiles négoces. On savait aussi et l’on répétait que Mme d’Etioles était devenue la maîtresse du roi. Note de Luynes dans ses Mémoires : « Tous les bals en masque ont donné occasion de parler des nouvelles amours du roi, et principalement d’une Mme d’Etioles qui est jeune et jolie : sa mère s’appelait Poisson. On prétend que, depuis quelque temps, elle est toujours dans ce pays-ci, et que c’est là le choix que le roi a fait ; si le fait est vrai, ce ne serait vraisemblablement qu’une galanterie, et non pas une maîtresse (10 mars 1745). » Cette note de Luynes fait écho aux propos des vieux courtisans. Personne ne voulait croire qu’une simple bourgeoise pût s’établir triomphalement à Versailles. Et pourtant, les vieux courtisans, tout comme Luynes, se trompaient. Et le règne de celle que l’Histoire connaît sous le nom de marquise de Pompadour, ce règne de triomphes et d’amertumes, de joies et de misères, ce règne devait durer exactement vingt ans. CHAPITRE IV Les débuts à la cour « Le 27 mars, écrit le duc de Luynes, le roi fut à la chasse et devait souper dans ses cabinets ; l’ordre en était donné. Ceux qui ont coutume d’avoir l’honneur de souper avec le roi se présentèrent à l’ordinaire, mais on n’appela personne et l’on vint dire que le roi ne soupait point. M. le duc d’Ayen s’était trouvé mal à la chasse et était au lit. Le roi y descendit et y fit porter son souper, ou bien chez Mme de Lauraguais : c’est ce que l’on n’a pas su positivement. » De fait, il est bien probable que Louis XV avait, ce soir-là, soupé avec Mme d’Etioles. Quelques jours plus tard (le 1er avril), celle-ci assiste à la Comédie-Italienne. Elle se trouve dans une loge, de l’autre côté de la loge royale, merveilleusement jolie, ce que le duc de Luynes lui-même, tout furieux qu’il soit de la nouvelle liaison de Louis XV (Luynes est un grand ami de la reine), est bien obligé de reconnaître. On croit que la petite Mme d’Etioles reste souvent coucher au château. On ignore encore dans quel appartement. Cette liaison ne laisse pas d’inquiéter d’autres personnages que le duc de Luynes. Il existe à la cour un parti dévot que dirige Mgr Boyer, I’évêque de Mirepoix. Précepteur du dauphin, chargé de la feuille des Bénéfices, c’est-à-dire de la désignation des bénéficiaires de toutes les prébendes ecclésiastiques, ennemi des jansénistes et des philosophes, Boyer voit avec horreur le roi prendre une maîtresse qui a pour amis Voltaire et Crébillon. Il redoute l’influence de ces incroyants. Et comme il sait que Binet, valet de chambre du dauphin, n’a pas été étranger à l’introduction de Mme d’Etioles auprès du roi, il le mande et menace de le faire chasser. Cette intervention, connue de Louis XV, déplaît souverainement au roi et renforce sa décision. Pour l’instant la liaison ne sera pas déclarée. Mais on laissera les courtisans deviner ce qui se passe. « On continue toujours à tenir des propos sur Mme d’Etioles », écrit Luynes à la date du 10 avril. On tient des propos, mais discrètement. Jeanne-Antoinette, follement amoureuse du roi, exige toutefois une situation nette. Elle accepte que la liaison reste cachée, au moins pour l’instant. Mais elle veut être séparée de son époux. Le 25 avril, M. Le Normant d’Etioles revient de son voyage. C’est Tournehem qui se charge de l’avertir. Le malheureux ne veut pas croire à ce qui lui arrive. Il tombe évanoui. Il pleure. Il est à demi fou. On le calme. On lui fait comprendre qu’un sort funeste s’est abattu sur son ménage. Alors Charles-Guillaume écrit à sa femme une belle et longue lettre que celle-ci reçoit sans émotion. Mme d’Etioles se trouve chez le roi quand on lui remet la missive de son mari. Elle la lit, la tend à Louis XV. Celui-ci la lit à son tour et la restitue à Jeanne-Antoinette en disant ces mots : « Vous avez, madame, un mari bien honnête homme. » Au fond, Louis XV est assez lâchement soulagé d’apprendre qu’il n’y aura pas de scandale. Procureur au Châtelet, Charles-Jacques Collin est chargé par Jeanne-Antoinette qui le connaissait de défendre sa cause devant cette juridiction. Il s’en acquitte habilement et obtient la restitution des biens de Mme d’Etioles. Reconnaissante, celle-ci le choisit bientôt comme intendant. Il sera le plus fidèle de ses serviteurs. Le 16 juin, des magistrats du Châtelet rendent à 6 heures du matin un arrêt portant séparation de corps de Jeanne-Antoinette Poisson et de Charles-Guillaume Le Normant d’Etioles. Celui-ci ne reverra plus jamais son épouse. De la cour, la nouvelle de la liaison du roi a gagné la ville. Elle surprend d’abord, mais elle satisfait assez le milieu de la finance et de la bourgeoisie qui y voit comme une revanche sur la noblesse : « Cette Mme d’Etioles est bien faite et extrêmement jolie, chante à ravir et sait cent petites chansons amusantes, monte à cheval à merveille, et a reçu toute l’éducation possible. » Sous la plume du chroniqueur Barbier, peu porté à la bienveillance, cette appréciation constitue une louange surprenante. C’est que Barbier, lui aussi, est un bourgeois. Les familiers de la divine Etioles se réjouissent de sa soudaine élévation. Ils espèrent bien tirer profit de l’influence qu’elle ne manquera pas de prendre sur le souverain. Les philosophes, adversaires des dévots, vont-ils triompher ? Voltaire envoie à sa jeune amie les petits vers qui font une allusion transparente au bal des ifs. Il lui écrit encore : « Je suis persuadé, Madame, que du temps de César, il n’y avait pas de frondeur janséniste qui osât censurer ce qui doit faire le charme de tous les honnêtes gens et que les aumôniers de Rome n’étaient pas des imbéciles fanatiques. C’est de quoi je voudrais avoir l’honneur de vous entretenir avant d’aller à la campagne. « Je m’intéresse à votre bonheur plus que vous ne pensez, et peut-être n’y a-t-il à Paris personne qui y prenne un intérêt plus sensible. Ce n’est point comme un vieux galant flatteur de belles que je vous parle, c’est comme bon citoyen et je vous demande permission de venir vous dire un petit mot à Etioles ce mois de mai. Ayez la bonté de me faire dire quand et où. Je suis, avec respect, Madame, de vos yeux, votre figure et de votre esprit, le très humble et très obéissant serviteur. » Les nouvelles amours de Louis XV ne sont pas seulement un sujet de conversation pour la cour et pour la ville, mais occupent aussi les chancelleries. Ce qui, aux yeux du duc de Luynes, n’était qu’une galanterie risquait de devenir, en effet, une affaire sérieuse. Le nonce du pape, Mgr Durini, écrit à la date du 26 août 1745 : « Grande agitation à la cour, parce que le roi, plein d’un amour fou pour Mme d’Etioles, fait mauvaise mine à tous ceux qu’il soupçonne de condamner sa passion », et il ajoute : « Il a fait défendre au pauvre mari de n’avoir plus aucun rapport avec sa femme. » Comme toujours, la nonciature est bien informée. Cependant, les vieux courtisans haussent les épaules. La noblesse refuse de croire que le roi va s’encanailler au point d’installer à Versailles une femme de la bourgeoisie. On suppose que Louis XV qui, en compagnie du dauphin, s’apprête à rejoindre l’armée, oubliera au cours de l’été sa conquête du carnaval. La guerre de Succession d’Autriche, commencée depuis 1741, entrait en effet dans sa phase décisive : la rivalité économique entre la France et l’Angleterre, d’une part, la vieille hostilité contre l’Autriche de Marie-Thérèse, fille de l’empereur Charles VI, de l’autre, les visées ambitieuses de Frédéric II soucieux de se tailler un pourpoint dans le manteau impérial », toutes ces causes avaient fini par provoquer en Europe un conflit général. La France, abandonnée un moment par la Prusse, se trouva dans une situation périlleuse. L’Alsace en 1744 avait été menacée. Cette année-ci la France déclarait officiellement la guerre à l’Angleterre. Il fallait en finir. Louis XV décida de prendre la tête de ses troupes, comme il l’avait promis au chef à qui il avait confié l’armée, Maurice de Saxe. Mais Louis XV se garde bien de renouveler la faute qu’il a commise précédemment. Il n’emmènera pas son amie avec lui. Et puis, il faut que Jeanne-Antoinette se forme aux usages et manières de « ce pays-ci ». Elle se retire donc à Etioles où elle passera printemps et été avec quelques amis, Mme d’Estrades, sa parente par alliance, et l’abbé de Bernis. Voltaire vient souvent voir Reinette. Vers le 18 mai, on apprend à Versailles que le roi et le dauphin ont livré bataille aux Anglais à Fontenoy, près de Tournai que ceux-ci assiégeaient. Il n’est pas certain que le comte d’Anterroches ait lancé l’apostrophe fameuse : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais. » Mais il est sûr que l’habileté de Maurice de Saxe a renversé la situation et donné au roi une victoire qui avait failli lui échapper. Louis XV a signé lui-même le billet annonçant à la reine le succès : « Du champ de bataille de Fontenoy, ce 11 mai, à deux heures et demie. « Les ennemis nous ont attaqués ce matin à cinq heures. Ils ont été bien battus. Je me porte bien et mon fils aussi. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage, étant bon, je crois, de rassurer Versailles et Paris. Le plus tôt que je pourrai, je vous enverrai le détail. » Versailles manifeste sa joie. Dans toutes les églises de France, on chante le Te Deum pour remercier Dieu d’avoir fait triompher les armées de Sa Majesté Très Chrétienne. Et c’est pour Voltaire bonne occasion de rimer à l’intention de Jeanne-Antoinette quelques vers pour associer la victoire du roi et celle de son amie : Quand Louis, ce héros charmant Dont tout Paris fait son idole, Gagne quelque combat brillant, On doit en faire compliment À la divine Etioles. Le roi a-t-il annoncé lui-même la victoire de Fontenoy à sa maîtresse ? On prétend à Versailles que chaque jour un courrier part des armées chargé d’un billet adressé à Madame d’Etioles, à Etioles. Le billet porte une devise galante : discret et fidèle. D’autres prétendent que les lettres parviennent à Jeanne-Antoinette par l’intermédiaire de M. de Tournehem, qui réside alors en son beau château de Brunoy, et les réponses de celle-ci sont expédiées par la même voie. On dit que le roi a donné ordre de repeindre et de rafraîchir l’ancien appartement de la duchesse de Châteauroux. On croit enfin que, pour sa maîtresse, il va relever un marquisat Limousin quasiment tombé en quenouille, le marquisat de Pompadour. Sans se préoccuper des bruits qui courent à son sujet, Jeanne-Antoinette passe un délicieux été avec ses amis. Elle est toute à son amour, toute désireuse de satisfaire le roi lorsqu’il reviendra. L’abbé de Bernis, que Louis XV a placé lui-même près de sa maîtresse afin de lui donner tout à fait l’air de cour, sert de précepteur. Lui-même a conté plus tard les visites qu’il rendait à celle que ses amis désignaient déjà familièrement du nom de Pompadour : « Je fus souvent à Etioles dans l’été de 1745. À l’exception du duc de Gontaut qui y demeura quelques jours, je fus le seul homme du monde avec qui la marquise de Pompadour put avoir des entretiens. J’allais toutes les semaines à Paris et je faisais valoir sans affectation ses sentiments et ses intentions. Je lui conseillais de protéger les gens de lettres ; ce furent eux qui donnèrent le nom de Grand à Louis XIV. Je n’eus point de conseil à lui donner pour chérir et rechercher les honnêtes gens : je trouvai ce principe établi dans son âme. Je n’aperçus alors dans l’âme de Mme de Pompadour qu’un amour-propre trop aisé à flatter et à blesser et une défiance trop générale qu’il était aussi facile d’exciter que de calmer. Malgré cette découverte, je résolus de toujours lui dire la vérité sans aucun ménagement... Je dois dire à sa louange que, pendant plus de douze ans, elle a mieux aimé mes vérités, quelquefois dures, que les flatteries des autres. » (Cité par Pierre de Nolhac.) Il est probable que l’abbé de Bernis qui écrit pour la postérité, longtemps après ce fameux été de 1745, a quelque peu embelli la réalité. Qu’il ait donné d’utiles conseils à Jeanne-Antoinette, on le croit volontiers ; qu’il l’ait encouragée à protéger les lettres et les arts, c’est naturel, et d’ailleurs Voltaire lui avait donné le même avis. Mais « Babet la Bouquetière », en 1745, songeait bien plus à plaire qu’à morigéner. Sous les frais ombrages du parc d’Etioles, on bavarde, on rime des contes familiers. L’abbé célèbre les fossettes de la châtelaine : Ainsi qu’Hébé, la jeune Pompadour À deux jolis trous sur sa joue, Deux trous charmants où le plaisir se joue, Qui furent faits par la main de l’Amour. L’enfant ailé, sous un rideau de gaze, La vit dormir et la prit pour Psyché. N’était-ce pas une chance, pour ces poètes galants, que le nom du marquisat relevé en faveur de sa maîtresse par Louis XV rimât avec Amour ? Voltaire n’a pas ? manqué de souligner cette heureuse coïncidence. Sincère et tendre Pompadour (Car je peux vous donner d’avance Ce nom qui rime avec l’Amour Et qui sera bientôt le plus beau nom de France), Ce tokai dont Votre Excellence Dans Etioles me régala N’a-t-il pas quelque ressemblance Avec le roi qui le donna ? Il est comme lui sans mélange. Il unit comme lui la force et la douceur, Plaît aux yeux, enchante le cœur, Fait du bien et jamais ne change. Cette ingénieuse comparaison entre le vin que Jeanne-Antoinette avait offert à ses hôtes et le monarque victorieux devait, dans l’esprit de Voltaire, flatter le roi comme sa maîtresse. Cependant, un des derniers billets adressés par Louis XV ne porte plus la mention habituelle « A Madame d’Etioles », mais : « A Madame la Marquise de Pompadour, à Etioles. » À Gand, où il vient d’entrer en vainqueur, le roi signe le brevet qui consacre l’élévation de Jeanne-Antoinette. L’annonce en parvient deux ou trois jours plus tard. Voltaire est présent. Belle occasion pour lui de rimer quelques quatrains où il va célébrer, selon son procédé, en même temps la conquête du roi et l’octroi du brevet : À Etioles, juillet 1745, Il sait aimer, il sait combattre, Il envoie en ce beau séjour Un brevet digne d’Henri quatre Signé Louis, Mars et l’Amour. Mais les ennemis ont leur tour ; Et sa valeur et sa prudence Donnent à Gand le même jour Un brevet de ville de France. Ces deux brevets si bien venus Vivront tous deux dans la mémoire : Chez lui les autels de Vénus Sont dans le temple de la Gloire. Avouons-le : ces petits vers faciles ne sont pas de ceux qui ont particulièrement contribué à la gloire de Voltaire... * * * Le 7 septembre, le roi et le dauphin retrouvent Paris. La reine et toute la famille royale les attendent au château des Tuileries. La capitale a préparé une somptueuse réception. Après le Te Deum à Notre-Dame, le 8 au matin, les délégations se succèdent pour complimenter le roi. Louis XV a revu la marquise de Pompadour qui se trouve incognito à l’Hôtel de Ville. C’est là que se déroule, le soir venu, un magnifique festin. On dîne dans plusieurs appartements. La marquise occupe l’un d’eux en compagnie de sa cousine d’Estrades, de Mme de Sassenage, de l’oncle Tournehem... D’obligeants messagers – qui sont le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, ou le duc de Richelieu lui-même – montent de la salle d’apparat à la chambre où se tient la marquise pour lui conter ce qui se passe en bas et lui donner des nouvelles du roi. On sert cent plats, fort exactement, et l’on reste deux heures et demie à table. Enfin, le 10 septembre, le roi regagne Versailles. Le jour même, un carrosse des Petites Écuries amène au château deux femmes qui vont désormais y résider. La marquise de Pompadour et Mme d’Estrades se dirigent tout droit vers l’appartement qu’on a préparé pour elles. Cet appartement – ancien logis de la duchesse de Châteauroux – est situé dans l’attique du nord, au-dessus des grands appartements royaux. Les fenêtres ouvrent sur la cour de Marbre. C’est là que Louis XV, dès le premier soir, vient souper. Mme d’Estrades s’est discrètement éclipsée. Le roi est heureux. Il est vainqueur. Il aime et l’objet de son amour est plus ravissant que jamais. Cet été campagnard a fait grand bien à Jeanne-Antoinette. Sa santé s’est raffermie, sa beauté épanouie. Un lieutenant des chasses du parc de Versailles, Leroy, qui n’a aucune raison de flatter la marquise, a tracé d’elle, à cette époque, un portrait que l’on peut croire exact : « La marquise de Pompadour était d’une taille au-dessus de l’ordinaire, svelte, aisée, souple, élégante ; son visage était bien assorti à sa taille, un ovale parfait, de beaux cheveux plutôt châtains que blonds, des yeux assez grands, ornés de beaux sourcils de la même couleur, le nez parfaitement bien formé, la bouche charmante, les dents très belles et le plus délicieux sourire... La plus belle peau du monde donnait à tous ses traits le plus grand éclat. Ses yeux avaient un charme tout particulier qu’ils devaient peut-être à l’incertitude de leur couleur ; ils n’avaient point le vif éclat des yeux noirs, la langueur tendre des yeux bleus, la finesse particulière aux yeux gris ; leur couleur indéterminée semblait les rendre propres à tous les genres de séduction et exprimer successivement toutes les impressions d’une âme mobile ; aussi le jeu de la physionomie de la marquise de Pompadour était-il infiniment varié, mais jamais on n’aperçut de discordance entre les traits de son visage ; tous concouraient au même but, ce qui suppose une âme assez maîtresse d’elle-même ; ses mouvements étaient d’accord avec le reste et l’ensemble de sa personne semblait faire la nuance entre le dernier degré de l’élégance et le premier de la noblesse. » Ce dernier trait ne manque pas de fine perspicacité. Ce que la cour reprochait principalement à la marquise de Pompadour, c’était d’être née bourgeoise. La plus élégante bourgeoise ne pouvait s’élever, même au premier degré de la noblesse. Aussi attendait-on avec une impatience et un dépit mélangés les débuts de la nouvelle marquise. Encore fallait-il que celle-ci ait été officiellement présentée. Le roi avait demandé à la vieille princesse de Conti d’accepter le rôle d’introductrice. La princesse fit quelques grimaces, se plaignit même à la reine d’être contrainte d’accepter cet office. En réalité, Louis XV ayant promis de payer ses dettes de jeu, la princesse fut trop heureuse d’accomplir cette mission. La cérémonie eut lieu le 14 septembre, au début de l’après-midi. Une foule prodigieuse s’entassait dans la Grande Galerie, l’Œil-de-Bœuf et la chambre de Parade. Précédée de la princesse, entourée de Mmes d’Estrades et de La Chau-Montauban, la marquise de Pompadour apparut. Elle portait une jupe de satin brodé et, dans les cheveux, de petites plumes blanches maintenues par des diamants. Le roi se tenait dans son cabinet, près de la cheminée. Il avait l’air assez embarrassé. La marquise fit les grandes révérences de cour. Le roi lui adressa quelques mots. La conversation entre eux fut fort courte. Les deux personnages paraissaient aussi gênés l’un que l’autre. Par l’Œil-de-Bœuf et la Galerie, la marquise se dirigea alors vers la chambre de la reine. L’épreuve était plus rude encore. Mais Marie Leczinska ne manquait pas de finesse. Elle savait bien que tous les courtisans s’attendaient à ce qu’elle prononçât seulement quelques phrases banales sur la robe de la nouvelle présentée. Elle s’amusa à tromper leur espoir : « Donnez-moi donc des nouvelles de Mme de Saissac. » C’était une amie de la marquise de Pompadour que la reine connaissait. « J’ai été bien aise de l’avoir vue quelquefois à Paris. » Jeanne-Antoinette fut si émue et troublée qu’elle eut peine à répondre. Elle murmura quelques mots et ajouta : « J’ai, Madame, la plus grande passion de vous plaire. » Un seul incident, conté par le duc de Luynes, marqua l’entrevue. Pour ôter son gant afin de prendre et de baiser, suivait l’usage, le bas de la robe de Marie Leczinska, la marquise de Pompadour, dans son émoi, tira si fort qu’elle brisa le bracelet qu’elle portait et celui-ci roula sur le tapis. Puis elle quitta la chambre. L’épreuve était terminée. Les deux femmes, au fond, étaient assez contentes l’une de l’autre. * * * Peu après, le roi part pour Choisy. Il n’est accompagné que d’un petit groupe de courtisans, de quelques dames parmi lesquelles se trouve naturellement la marquise. Celle-ci a obtenu qu’on invite ses propres amis : Voltaire, Moncrif, Duclos et l’abbé Prévost qui se réunissent chez le duc d’Ayen. La marquise va des uns aux autres. Mais Louis XV ayant été souffrant, la reine demande en grâce de le venir visiter. On l’accueille avec beaucoup d’honneur et la marquise de Pompadour, par son attitude discrète, s’efforce d’adoucir l’amertume de l’épouse. Après Choisy, Fontainebleau. La maîtresse occupe au château l’ancien appartement de Mme de Châteauroux, comme à Versailles. Mais ces souvenirs désagréables ne lui ôtent rien de sa sérénité. Le roi est constamment près d’elle. Us chassent à courre ensemble, soupent ensemble et Mme de Pompadour ne le quitte que pour paraître au cercle de la reine. En présence du roi, elle n’hésite pas à parler de ses parents, de sa famille, et le langage dont elle use surprend parfois. Mais, dans l’ensemble, comme on lui croit peu de crédit et qu’on espère toujours que la passion du roi ne survivra pas à l’été, on la supporte assez aisément. Note de Luynes dans son journal : « Il paraît que tout le monde trouve Madame de Pompadour extrêmement polie : non seulement, elle n’est pas méchante, et ne dit du mal de personne, mais elle ne souffre pas même que l’on en dise chez elle. Elle est gaie et parle volontiers. Bien éloignée jusqu’à présent d’avoir de la hauteur, elle nomme continuellement ses parents, même en présence du roi. Peut-être même répète-t-elle trop souvent ce sujet de conversation. D’ailleurs, ne pouvant avoir eu une extrême habitude du langage usité dans les compagnies avec lesquelles elle n’a pas coutume de vivre, elle se sert souvent de termes et expressions qui paraissent extraordinaires dans ce pays-ci... Il y a lieu de croire que le roi est souvent embarrassé de ces termes et de ces détails de famille. » Cette dernière réflexion n’est qu’une supposition gratuite. En réalité, le roi s’amusait plutôt, à ce moment-là, des saillies de sa maîtresse et du langage familier dont elle usait encore. Il savait qu’elle abandonnerait bientôt ces habitudes bourgeoises. Ses amis les écrivains, rompus aux manières de ce pays-ci, se chargeraient bien de la former discrètement. On connaît l’anecdote de Voltaire. Un jour qu’il assistait au dîner de la marquise, comme on servait des cailles, Mme de Pompadour fit remarquer qu’elles étaient grassouillettes. « Grassouillettes, entre nous, me semble un peu caillette. Je vous le dis tout bas, belle Pompadourette », jeta Voltaire à mi-voix. La leçon ne fut pas perdue. Dès le retour à Versailles, cette bienveillance superficielle de la cour disparaît. On apprend qu’une des plus grosses charges de l’État change de titulaire. Le contrôleur général, véritable maître des finances du royaume, était Philibert Orry. Depuis plus de quinze ans, cet honnête serviteur de la monarchie s’épuisait à remettre de l’ordre dans les dépenses. Plus d’une fois, les frères Pâris ou l’oncle Tournehem s’étaient heurtés à son intransigeance. Orry trouvait souvent un peu abusives les commissions qu’ils réclamaient. Mme de Pompadour, désireuse d’être agréable à ses protecteurs, exige le départ d’Orry. Le roi cède. Orry se retire et est remplacé par Machault d’Arnouville (qui ne se montrera d’ailleurs pas plus favorable à la marquise). Mais toute la cour s’émeut. Le renvoi d’Orry est le signe même de la puissance de la maîtresse du roi. La colère des courtisans, sur le moment, est immense. Cette femme va donc régner à côté des duchesses et des princesses ? Alors que l’aristocratie à demi ruinée a déjà tant de motifs de détester cette bourgeoisie riche et triomphante, voici que le roi lui fournit un grief de plus pour alimenter sa jalousie : c’est une Poisson qui triomphe à la cour. Aussitôt libelles et petits vers railleurs commencent de pleuvoir. On se les passe de main en main, sous le manteau. Us courent les ruelles. On les trouve jusque dans les appartements du roi. D’aucuns affirment qu’ils sont fabriqués à Versailles même et que Maurepas, le ministre, ne dédaigne pas d’y mettre la main. Ce sont les « poissonnades », ainsi nommées par comparaison avec les mazarinades du siècle précédent. Toute la bile de la noblesse se déverse dans ces chansons haineuses. On fouille le passé de la marquise. On lui jette à la tête son père et sa mère : Les grands seigneurs s’enrichissent, Les financiers s’avilissent Et les Poissons s’agrandissent. C’est le règne des vauriens, rien, rien. On épuise la finance, En bâtiments, en dépense, L’État tombe en décadence. Le roi ne met ordre à rien, rien, rien. Si, dans les beautés choisies, Elle était des plus jolies, On passerait les folies, Quand l’objet est un bijou, jou, jou. Mais pour si sotte créature, Et pour si plate f igure, Exciter tant de murmures, Chacun juge le roi fou, fou, fou ! (Se chante sur l’air des Trembleurs d’Isis.) Voilà le ton des chansons. On reste stupéfait devant tant de méchanceté, de violence. On traite le roi de fou, la marquise de catin subalterne. Un tel exemple en dit long sur le déclin de l’autorité monarchique et du respect dû à la personne royale. Il annonce les grands bouleversements de la fin du siècle. Seulement, en cet automne de l’année 1745, la marquise de Pompadour méprise ces venimeuses attaques. Elle les repousse du pied. Elle ne cherche même pas à savoir – pas encore – de quelles officines elles sortent et qui se charge de les répandre dans les antichambres du château de Versailles. L’amour du roi, un amour qui se manifeste jour et nuit, suffit à la combler. Cependant, au mois de décembre de cette même année 1745, année de Fontenoy, année de gloire et de bonheur, elle connaît un grand chagrin familial. Mme Poisson, atteinte depuis longtemps d’un cancer, meurt dans la nuit de Noël. Elle n’a que quarante-six ans et, malgré sa maladie, est encore dans tout l’éclat de sa beauté. Jeanne-Antoinette ressent une immense douleur, d’autant plus vive qu’elle doit la dissimuler. À Versailles nul n’a le droit de montrer triste visage. Le roi, qui ne manque pas de cœur, cherche à la consoler. Il l’emmène dîner avec quelques intimes à Choisy. Il soupe avec elle et invite son jeune frère, le futur marquis de Marigny. Il offre même de renoncer pour elle aux plaisirs de Marly. La marquise refuse. « La mort de ma mère, Sire, n’est pas un événement assez important pour déranger la cour et les dames qui ont fait de la dépense pour Marly auraient justes raisons d’y avoir regret. » Les courtisans n’ont aucune pitié pour le deuil de la favorite. À Paris comme à Versailles, ils chantonnent, féroces, cette épitaphe satirique de Mme Poisson : Ci-gît qui, sortant d’un fumier, Pour faire une fortune entière, Vendit son honneur au fermier Et sa fille au propriétaire. Marie Leczinska, que cette mort touche peu, va cependant en bénéficier indirectement. Le roi, pour être agréable à sa maîtresse, se proposait de faire don à Mme Poisson, à l’occasion du 1er janvier, d’une magnifique tabatière en or, portant dans son couvercle une montre enrichie de pierres précieuses. La destinataire étant morte, à qui Louis XV donnera-t-il le cadeau ? Sur le conseil, peut-être, de la marquise, il l’offre à la reine. Il y a des années que le roi a cessé de lui faire des présents pour le 1er janvier. La pauvre femme en a les larmes aux yeux. Toute la cour sait bien à qui le bijou était destiné primitivement. Mais on a, pour une fois, la charité de taire la vérité à Marie, dont la joie aurait été bien diminuée si elle l’avait apprise... CHAPITRE V Les triomphes de la marquise TOUT l’art, tout le talent de la marquise de Pompadour durant ces premières années d’existence à la cour furent de savoir distraire le roi, chasser son ennui et ses humeurs moroses. Ce n’était pas facile. L’Histoire a souvent été injuste envers Louis XV, et il a fallu toute l’autorité d’un Gaxotte pour rendre à ce prince son véritable visage. Il ne s’est jamais désintéressé des affaires de l’État. Chaque jour, il passait de longues heures avec ses ministres. Mais il n’aimait pas les grandes cérémonies. Il avait horreur de l’étiquette rigide à laquelle il était contraint de se plier. Mme de Pompadour créa pour lui une vie intime, celle des petits cabinets, des réceptions peu nombreuses, des conversations au coin du feu, des divertissements où l’on reste entre soi. « Ce que j’aime chez vous par-dessus tout, lui dit un jour le roi, c’est votre petit escalier. » Ce petit escalier dérobé qui permet au roi de quitter les grandes salles solennelles, de gagner l’appartement de la marquise, un appartement fort simple – il existe toujours – avec son salon orné des sculptures sur de Verberckt, sa chambre à coucher avec alcôve, un petit cabinet, des balcons à la hauteur des statues qui décorent l’attique, la merveilleuse vue sur le parterre nord. C’est là que Louis XV se repose. Les ministres l’y poursuivent parfois pour lui communiquer des rapports. « Allons, monsieur de Maurepas, il suffit, s’exclame la marquise en interrompant le puissant personnage. Vous voyez que vous faites venir au roi la couleur jaune. Allons... Adieu, monsieur de Maurepas. » La marquise reste seule avec le Bien-Aimé. Mais ce n’est pas assez que de dissiper un moment les soucis de son royal amant. Jeanne-Antoinette est bien trop fine mouche pour ne pas deviner que sa seule présence ne suffit pas. Il faut imaginer des distractions nouvelles. Dès 1746, elle invente donc ces distractions. Et d’abord, le théâtre. Sur une scène, Jeanne-Antoinette est reine, et elle le sait parfaitement. Elle chante et joue divinement. Pour elle, Louis XV, qui n’ignore pas ses talents, donne donc ordre d’organiser ce que l’on appellera le Théâtre cles Petits Appartements ou le Théâtre des Petits Cabinets. Ce théâtre est situé dans la galerie attenante à l’ancien cabinet des Médailles, celle qu’avait décorée Mignard et dont le dégagement se faisait par le grand escalier des Ambassadeurs. En sortant de ses appartements, le roi n’a donc que quelques pas à faire pour s’y trouver. Si la scène est assez vaste, la salle, elle, est minuscule. Une quinzaine de personnes seulement peuvent y tenir. On devine déjà à quelles intrigues vont se livrer les courtisans pour obtenir une invitation. Les acteurs ? Ce sont les intimes de la marquise, ceux et celles qui constituent près d’elle la future coterie. Il y a les ducs d’Ayen, de Nivernais, de Duras, de Luxembourg. Il y a la duchesse de Brancas, la grande, c’est-à-dire la douairière encore très belle, Mmes de Pons, de Livry, de Sassenage. Le directeur de la troupe est le duc de La Vallière, le souffleur, l’abbé de la Garde, bibliothécaire de la marquise. La première représentation a lieu le 16 janvier 1747. On joue Tartuffe de Molière. Assistent à cette première représentation, autour du roi, Mmes d’Estrades et de Roure, le maréchal de Saxe, MM. de Tournehem et de Vandières, le premier valet de chambre Champcenetz et son fils, quelques domestiques de Sa Majesté. De nombreuses personnes de qualité, telles que le duc de Gesvres ou le prince de Conti, se sont vu refuser l’entrée. Le comte de Noailles lui-même, gouverneur de Versailles, n’a pas été admis à la première représentation. Il est tellement humilié qu’il s’en va à Paris cacher ses larmes. « Excellente idée, dit le roi au dauphin, le comte de Noailles va à Paris se consoler entre les bras de sa femme d’un dégoût qu’il a eu à la cour ! » C’est le duc de La Vallière qui a, s’adressant au roi, récité, après avoir fait une grande révérence à l’assemblée, le prologue d’ouverture écrit par Moncrif : Le désir de briller n’a rien qui nous inspire. Ici, nous pouvons tous le dire, Le zèle et le talent sont l’ouvrage du cœur. On joue ensuite... toutes les pièces en vogue, le Préjugé à la mode, de La Chaussée, l’Esprit de contradiction de Dufresny, les Trois Cousines de Dancourt. A cette dernière représentation assistent le dauphin et la dauphine. Dans le rôle de Colette, la marquise de Pompadour est jugée délicieuse. « Vous êtes la plus charmante femme qu’il y ait en France », lui dit Louis XV à la fin de la représentation. Pour mettre un peu d’ordre dans sa troupe, à la manière du Théâtre-Français, la favorite entend édicter des articles, un règlement. Elle y ordonne les conditions d’admission et le régime intérieur des sociétaires. I Pour être admis comme sociétaire, il faudra prouver que ce n’est pas la première fois que l’on a joué comédie, pour ne pas faire son noviciat dans la troupe. (Voilà qui est bien de la plume de l’ancienne pensionnaire des ursulines de Poissy !) II Chacun y désignera son emploi. III On ne pourra, sans avoir obtenu le consentement de tous les sociétaires, prendre un emploi différent de celui pour lequel on a été agréé. IV On ne pourra, en cas d’absence, se choisir un double (droit expressément réservé à la société qui nommera à la majorité absolue) V À son retour, le remplacé reprendra son emploi. VI Chaque sociétaire ne pourra refuser un rôle affecté à son emploi, sous prétexte que le rôle est peu favorable à son jeu ou qu’il est trop fatigant. VII Les actrices seules jouiront du droit de choisir les ouvrages que la troupe doit représenter. (En fait, la marquise de Pompadour possédait sur ce choix un pouvoir absolu.) VIII Elles auront également le droit d’indiquer le jour de la représentation, de fixer le nombre de répétitions et d’en désigner le jour et l’heure. IX Chaque acteur sera tenu de se trouver à l’heure très précise désignée pour la répétition sous peine d’une amende que les actrices seules désigneront entre elles. X On accorde aux actrices seules la demi-heure de grâce, passée, laquelle l’amende qu’elles auront encourue sera décidée par elles seules. C’était un règlement très féminin… Sur les billets d’invitation, le graveur Cochin avait dessiné une charmante Colombine, tout ornée de rubans qui, sur un balcon de tréteaux, minaude avec Léandre en jouant de l’éventail, tandis que Pierrot déçu passe la tête par le rideau du fond. À la dernière représentation de la première saison, celle de 1747, il y eut une grande émotion, la reine était présente. Tel était le résultat d’une petite machination qui occupa la cour pendant de longs jours. Les relations de la marquise de Pompadour avec la reine n’étaient pas trop mauvaises : nous aurons l’occasion d’y revenir. « J’ai, Madame, la plus grande passion de vous plaire », avait dit la marquise le jour de la présentation. « Puisqu’il en faut une, autant celle-là qu’une autre » aurait un jour déclaré Marie Leczinska à ses intimes. Néanmoins, entre les deux ailes du château, les relations étaient plutôt froides et, à deux reprises, la reine avait fait la sourde oreille et refusé les sollicitations de la marquise. Elle était toutefois assez fine mouche pour savoir profiter de la faveur de Jeanne-Antoinette près du roi et en obtenir quelque grâce. Marie comptait parmi ses fidèles amis le comte de La Mothe, un vieux soldat à qui elle eût voulu faire plaisir en obtenant pour lui le bâton de maréchal de France. Le roi hésitait. Mais Marie savait aussi que Louis XV souhaitait qu’elle assistât à une représentation du théâtre des Petits Appartements où la marquise apparaissait dans toute sa beauté (ce qui n’était d’ailleurs pas trop délicat de la part de Louis). Le roi et la reine se livrèrent à une sorte de marchandage. Donnant donnant : le comte de La Mothe eut son bâton, et la reine assista en mars 1747 à une représentation. Elle y vint, accompagnée du duc et de duchesse de Luynes, et, naturellement, du nouveau maréchal. La troupe de la marquise donnait ce jour-là le Préjugé à la mode de La Chaussée. C’était une comédie légère, pas trop légère toutefois, où l’amour conjugal était bafoué. Le choix de cette pièce n’était donc pas particulièrement adroit. Mais la marquise n’y avait point, semble-t-il, mis d’intention maligne. La comédie avait été montée peu de jours auparavant et elle était la meilleure du répertoire. Dans le rôle de Constance, fort difficile, la marquise joua parfaitement bien. Après quoi, la troupe exécuta un petit opéra de Mondonville, Bacchus et Erigone, où ne paraissent que trois acteurs, la marquise, la duchesse de Brancas et le duc d’Ayen. Le duc de Luynes, qui avait parfaitement deviné les réflexions que pouvait faire naître la présence de la reine à la comédie de La Chaussée, se contenta d’inscrire, au soir de la représentation, ces quelques lignes sur la façon dont joua Mme de Pompadour : « Elle a parfaitement tenu un rôle délicat et M. de Duras a rempli supérieurement le personnage du mari, encore plus difficile à jouer. » Il est en revanche, plus prolixe quand il s’agit de juger le talent de cantatrice de la marquise. Ici, la gêne fait place à l’enthousiasme. « Mme de Pompadour joua au mieux. Elle n’a pas un grand corps de voix, mais un son fort agréable, de l’étendue même dans la voix ; elle sait bien la musique et chante avec beaucoup de goût. Elle fait Erigone. Mme de Brancas, qui fait Antinoé, joue assez bien ; elle a une grande voix, mais elle ne chante pas avec le même goût que Mme de Pompadour... Les danses, qui sont faites par Deshayes, de la Comédie-Italienne, sont fort jolies, il n’y a de femme qui danse que Mme de Pompadour. M. de Courtenvaux, qui est un grand musicien, danse avec une légèreté, une justesse et une précision admirables. Mme la dauphine, qui était enrhumée, ne put venir à ce petit spectacle ; ainsi il n’y avait que le roi, la reine, M. le dauphin et Mesdames, mais sans aucune présentation ; le roi et la reine sur des chaises à dos, M. le dauphin et Mesdames sur des pliants. » (Cité par Pierre de Nolhac.) C’est précisément cette absence de protocole qui plaisait à Louis XV. Pas de capitaine des gardes, pas d’officiers, mais sa famille et quelques amis, comme Noailles et Saxe. Cette représentation triomphale fut la dernière de la saison. Mais le théâtre des Petits Cabinets ouvrit de nouveau ses portes dès le 21 décembre 1747 pour un spectacle composé d’une partie d’Ismène et du Mariage fait et rompu de Dufresny. Le 30, c’est Voltaire qui est à l’affiche avec l’Enfant prodigue dont voici la distribution : Rondon……………………………………….. Le duc de Chartres Fierenfou…………………………………….. M. de Croissy Euphémion père…………………………… M. de La Vallière Euphémion fils…………………………….. M. de Nivernais Jasmin………………………………………… M. de Gontaut Lise…………………………………………….. Mme de Pompadour La baronne de Croupillac……………… Mme de Brancas Marthe……………………………………….. Mme de Livry Le 13 janvier, on joue le Méchant de Gresset. La marquise tient le rôle de Lisette, M. de Nivernais celui de Valère où il est jugé meilleur que Roselly, l’acteur professionnel qui a créé le rôle. Puis on donne les Dehors trompeurs de Boissy et plusieurs autres pièces qui sont aujourd’hui tombées dans le plus profond oubli. Voltaire, qui exulte d’être représenté ainsi sur le plus fermé des théâtreSxde France, ne peut s’empêcher de rimer pour Lise un compliment : Ainsi donc vous réunissez Tous les arts, tous les goûts, tous les talents pour plaire : Pompadour, vous embellissez La Cour, le Parnasse et Cythère. Charme de tous les cœurs, trésor d’un seul mortel, Qu’un sort si beau soit éternel ! Que vos jours précieux soient marqués par des fêtes ! Que la paix dans nos champs revienne avec Louis ! Soyez tous deux sans ennemis Et tous deux gardez vos conquêtes. Ce madrigal ne témoignait pas d’un goût très discret. Passe encore s’il était resté confidentiel ! Mais Voltaire s’empressa de le faire lire partout. À la cour et presque dans la famille royale il en courut des copies. Le dauphin, qui ne nourrissait pas grande sympathie pour la marquise, ne cacha pas qu’il trouvait fort scandaleux le rapprochement et que ce vœu de pérennité lui semblait au moins impertinent. La marquise elle-même, dont la délicatesse et la sensibilité s’étaient considérablement affinées depuis qu’elle vivait « dans ce pays-ci », estima que les compliments étaient pour le moins maladroits. Et quand Voltaire vint glorieusement à Versailles, avec l’espoir de se faire complimenter, il ne trouva que bouches cousues et visages froids. Il n’insista pas et repartit pour Paris. Le bruit courut aussitôt que la marquise et l’écrivain étaient brouillés. Mais Voltaire avait bien trop besoin de Mme de Pompadour pour lui marquer longtemps du dépit. Et les correspondances amicales reprirent bientôt. En cette année 1748, on joua encore les Dehors trompeurs, de Boissy, et Ragonde. Dans cette dernière pièce, la marquise portait le travesti à ravir. Tout de même, ce théâtre des Petits Cabinets restait un peu exigu avec ses quatorze places et sa scène passablement éloignée des spectateurs. Au cours de l’été 1748, Mme de Pompadour obtint du roi l’autorisation de faire établir un véritable théâtre dans la cage du grand escalier de marbre des Ambassadeurs. Déjà des concerts y avaient été donnés du temps de Louis XIV. Une ingénieuse machinerie permettait d’agencer la scène et la salle en quelques heures, dix-sept pour l’installation, vingt-quatre pour l’enlèvement. Tous les éléments de ce théâtre étaient en effet mobiles, car il fallait bien rendre de temps à autre l’escalier à sa destination primitive. Une gravure de Cochin nous a conservé l’aspect de ce petit bijou bleu et argent, d’une élégance raffinée. On y voit la marquise chantant dans l’opéra Acis et Galatée avec le vicomte de Rohan devant le roi et la reine. L’orchestre est composé des plus grands noms de France, et le prince de Dombes, la poitrine ornée du grand cordon du Saint-Esprit, souffle consciencieusement dans un basson. Toute la machinerie était un chef-d’œuvre d’habileté. Le théâtre avait été entièrement construit pendant le séjour de la cour à Fontainebleau. On l’inaugura le 27 novembre avec les Surprises de la Cour. Tancrède, la Mère coquette, l’Opérateur chinois (où l’on voyait un dentiste de foire costumé en Oriental de fantaisie arracher une dent monstrueuse à un sot de village), Philémon et Baucis, Acis et Galatée, Jupiter et Europe furej t au programme de la saison. Celle-ci s’annonçait comme exceptionnellement brillante quand éclata un incident qui fit paraître au grand jour la puissance de la marquise. Au nombre des adversaires opiniâtres de Mme de Pompadour à Versailles, le duc de Richelieu comptait parmi les plus déterminés. Dieu sait si elle avait pourtant tenté de l’amadouer. Dieu sait si, au début de ses amours avec le roi, elle l’a flatté en lui adressant d’aimables lettres. Mais Richelieu ne pardonne pas à Jeanne-Antoinette d’occuper la place de celle qui a été sa tendre amie, la duchesse de Châteauroux ; il n’accepte pas qu’une simple bourgeoise fasse la loi à Versailles. Pendant les premières années de la liaison, le premier gentilhomme ordinaire de la Chambre n’a guère eu l’occasion de manifester son humeur. Il a, en effet, été souvent absent. Le roi l’a envoyé en Saxe pour négocier le second mariage du dauphin avec Marie-Josèphe, fille du roi Auguste, et, depuis cette ambassade heureuse, Louis XV affecte de ne plus l’appeler que du titre d’« Excellence ». Il l’a envoyé en Italie où il a vaillamment guerroyé durant les derniers mois de la guerre de Succession d’Autriche. Et la valeur que Richelieu a déployée à Gênes lui a valu d’être nommé maréchal de France. Le voici de retour à Versailles. « Tout le parti courtisan croit qu’il est capable de chasser la maîtresse roturière et tyrannique de la cour », écrit d’Argenson qui déteste, lui aussi, la marquise. C’est à propos du théâtre que la querelle entre eux va éclater. Les décors, les accessoires, tout ce qui était nécessaire aux pièces étaient fournis par le service des Menus Plaisirs. Régisseur aux ordres de la marquise, le duc de La Vallière donnait des instructions, envoyait des voitures chercher ce qu’il fallait sans demander la moindre autorisation au duc d’Aumont, premier gentilhomme de la Chambre, qui avait dans ses attributions aussi bien la police de l’escalier des Ambassadeurs, partie des Grands Appartements, que celle de l’hôtel des Menus Plaisirs et de ce qu’il contenait. Ennemi des histoires, le duc d’Aumont avait fermé les yeux. Tout change avec le retour du maréchal de Richelieu. Il donne les consignes les plus strictes pour que soit rétabli l’ordre ancien : rien ne devra sortir des Menus Plaisirs sans un billet signé de lui ; aucune voiture de cour ne devra être mise à la disposition des acteurs sans sa permission. Aucun musicien du roi ne pourra prêter son concours sans son accord. Le duc de La Vallière, ému, vient protester. Le duc de Richelieu le prend de haut. « Auriez-vous acheté une charge de gentilhomme ordinaire de la Chambre ? » lui demande-t-il ironiquement. Et comme celui- ci insiste et lui rappelle, qu’après tout, c’est pour satisfaire la marquise de Pompadour qu’il agit ainsi : « Vous n’êtes qu’une bête », lui jette-t-il à la tête. La marquise est furieuse. Elle va trouver le roi. Elle le conjure d’intervenir, car elle sent que tout son prestige est en jeu. Louis XV ne veut pas déplaire à sa maîtresse. Mais il refuse de se séparer du maréchal, un compagnon de plaisirs qu’il estime en dépit de ses incartades. Alors, il use de la menace. Au soir d’une partie de chasse, tandis qu’on lui enlève ses bottes, Louis XV demande à Richelieu : « Au fait, combien de fois avez-vous déjà été à la Bastille ? — Trois fois, Sire », répond Richelieu. Le roi, complaisamment, rappelle dans quelles circonstances le nouveau maréchal a été emprisonné. Le duc a compris. Et tout en continuant à se détester cordialement, le gentilhomme ordinaire de la Chambre et la favorite décident de se supporter. En février on assiste entre eux à un grand « rapatriage » que d’Argenson note ironiquement. « Que voulez-vous, dit Louis à la marquise, vous ne connaissez pas M. de Richelieu. Si vous le chassez par la porte, il rentrera par la cheminée. » * * * Mme de Pompadour a triomphé. Mais le nouveau théâtre des Petits Cabinets – car on lui a conservé son nom primitif – n’en est pas moins, pour d’autres raisons, condamné. On prétend dans le public, à Paris, que ce théâtre a coûté extrêmement cher. La marquise s’en défend âprement. Un jour, à sa toilette, au milieu d’un cercle de courtisans et d’amis qui, elle le sait bien, vont s’empresser de répéter partout ses propos, elle s’exclame : « Qu’est-ce qu’on dit ? Que le nouveau théâtre coûte deux millions [de livres] ? Je veux bien que l’on sache qu’il ne coûte que 20 000 écus, et je voudrais bien savoir si le roi ne peut pas mettre cette somme à son plaisir. Et il en est ainsi des maisons qu’il bâtit pour moi ! » De fait, le duc de Luynes reconnaît quelques jours plus tard que Louis XV a remis par cinq fois 15 000 livres (soit 75 000 livres) au contrôleur général des Finances, ce qui correspond à peu près aux 20 000 écus déclarés par la marquise. Seulement, ce que celle-ci oublie de dire, c’est que les frais occasionnés par le théâtre sont énormes. Les Menus Plaisirs fournissent sans doute le matériel. Mais il faut peindre des décors nouveaux, se procurer les costumes qui sont toujours somptueux. Il faut payer les musiciens, les hommes de peine. L’argent coule à flots et le directeur du théâtre, le duc de La Vallière, reconnaît qu’une saison coûte à peu près 100 000 écus. On continua pourtant en 1748 et en 1749. En 1749, la première de Sylvie donna à la marquise l’occasion de jouer avec deux des femmes qu’elle préférait (comme actrices), Mme de Marchais et Mme Trusson. La saison s’ouvrit en 1749 au mois de novembre avec une pastorale. Quelques jours plus tard, on jouait le Philosophe marié de Destouches. C’est ce jour-là que fut inauguré le nouveau balcon dessiné par Cochin, ce balcon qui devait permettre d’accueillir un plus grand nombre de spectateurs. Il ne servit pas longtemps. Il y eut encore une dizaine de représentations au début de l’année 1750. On reprit Erigone, le Préjugé à la mode ; on joua Zaire de Voltaire, et le Méchant de Gresset, le 28 février 1750. Ce fut le dernier spectacle donné sur la scène des Petits Appartements. Ce théâtre coûtait vraiment trop cher. Louis XV finissait par être effrayé de la dépense. Et puis, autour de lui, pour participer à une représentation, ne fut-ce que comme figurant, pour obtenir même un bout de strapontin, trop d’intrigues se nouaient. Enfin, le château de Bellevue s’achevait, où l’on avait prévu une petite scène plus intime. À Belle- vue, la marquise était chez elle, libre de faire ce qu’il lui plaisait. Voilà pourquoi, à l’aube du carême 1750, le roi décida qu’il n’y aurait plus désormais ni comédie ni ballets à Versailles. Après quatre saisons brillantes, le théâtre des Petits Appartements avait vécu. Il avait distrait le roi ; il avait surtout renouvelé et entretenu chez lui l’amour qu’il portait à la marquise. Ce souverain blasé et qui ne redoutait rien tant que la monotonie avait trouvé piquant de voir sa maîtresse apparaître sous des aspects nouveaux, telles Lisette et Galatée. Aussi bien, à Bellevue, les spectacles vont se poursuivre. * * * Après le théâtre, c’est sans doute par les réceptions intimes que la marquise sut le mieux plaire et contenter son royal amant. Intimes, il faut s’entendre : cette intimité comportait le plus souvent une vingtaine de personnes. Mais ces vingt personnes étaient des familiers du roi. Et c’est sans doute ce qui l’enchantait. Louis XV était un timide. Il avait horreur des nouveaux visages. La certitude de ne rencontrer chez la marquise que quelques familiers qu’il appréciait de longue date le rendait tout heureux. Par ce fameux petit escalier qu’il aimait tant, le roi rejoignait les appartements de sa maîtresse. Ceux-ci avaient été meublés avec le goût le plus fin : tableaux, meubles, bibelots, objets rares et exotiques, tout était choisi avec un raffinement discret et la marquise donnait ainsi au roi l’amour d’un décor plein de grâce. Là le souverain peut enfin abandonner l’étiquette. Il se délasse. Il parle librement. La marquise lui donne la réplique. Elle a la repartie la plus vive, connaît tous les potins de Versailles, tous les bruits qui courent. Leurs propos sont très libres. Louis XV apprend de la marquise un langage familier qui continue à scandaliser un peu les vieux courtisans ; car il lui arrive ensuite de se servir en public d’expressions qu’il tient de Mme de Pompadour. Mais celle-ci s’en moque. Elle a introduit à Versailles un air de simplicité dont on ignorait jusque-là l’usage au château. Si le roi en exprime le désir, la marquise lui fait aussitôt servir à souper. Elle possède un service important : maître d’hôtel, chef de cuisine, garçons de cuisine, pâtissier, rôtisseur, sommelier. Chacun s’empresse aux ordres du roi. Le futur duc de Croy, dont les Mémoires sans apprêt constituent une des sources les plus précieuses du temps de la marquise de Pompadour, a laissé le vivant récit de l’un de ces soupers. Il était alors simple colonel au régiment royal Roussillon-Cavalerie. Souvent en campagne, il redoutait d’être un peu oublié à la cour. TI est bien vrai que les officiers supérieurs hantaient plus volontiers les galeries de Versailles que les camps du roi. Et à ceux-là, qui étaient présents, allaient les promotions et les dignités. Pour éviter pareil sort, le colonel se décide à flatter la marquise de Pompadour. Il la trouve d’ailleurs « charmante de caractère et de figure ». Le recours à cette femme l’humilie donc pas. Mais la marquise ne prête d’abord aucune attention au jeune officier. Heureusement, M. de Monmartel intervient. Le désir du duc de Crov, c’est d’être inscrit sur la liste des courtisans admis à souper avec le roi. Un mot de la marquise à son amant et l’huissier, devant la porte du petit escalier qui mène aux appartements de Mme de Pompadour, appelle bientôt le nom de l’heureux élu. Laissons-lui donc la parole : « Étant monté, l’on attendait le souper dans le petit salon. Le roi ne venait que pour se mettre à table avec les dames. La salle à manger était charmante et le souper fut agréable, sans gêne ; on n’était servi que par deux ou trois valets de la garde-robe, qui se retiraient après nous avoir donné ce qu’il fallait que chacun eût devant soi. La liberté et la décence m’y parurent bien observées ; le roi était gai, libre, mais toujours avec une grandeur qui ne le laissait pas oublier ; il ne paraissait plus du tout timide, mais fort d’habitude, parlant très bien et beaucoup, se divertissant et sachant alors se divertir. Il paraissait fort amoureux de Mme de Pompadour, sans se contraindre à cet égard, ayant toute honte secouée et paraissant avoir pris son parti, soit qu’il s’étourdît ou autrement, ayant pris le sentiment du monde là-dessus, sans s’écarter sur d’autres, c’est-à-dire en s’arrangeant des principes (comme bien des gens font) suivant ses goûts ou passions. Il me parut fort instruit des petites choses et des petits détails, sans que cela le dérangeât, ni sans se commettre sur les grandes choses. La discrétion était née avec lui ; cependant, on croit qu’en particulier, il disait presque tout à la marquise. En général, suivant les principes du grand monde, il me parut fort grand dans ce particulier, et tout cela fort bien réglé. « Je remarquai qu’il parla à la marquise en badinant sur sa campagne et comme réellement, voulant y aller au 1er mai. Il m’a paru qu’il lui parlait fort librement en maîtresse qu’il aimait, mais dont il voulait s’amuser et qu’il sentait qu’il n’avait que pour cela, et elle, se conduisant très bien, avait beaucoup de crédit, mais le roi voulait toujours être le maître absolu et avait de la fermeté là-dessus. Il me paraissait que le particulier des Cabinets ne consistait que dans le souper et que le véritable particulier était dans les autres petits cabinets, où très peu des anciens et des intimes courtisans entraient. Le roi était, comme j’ai dit, fort d’habitude, aimant ses anciennes connaissances, ayant de la peine à s’en détacher et n’aimant pas les nouveaux visages ; et c’est, je crois, à cette humeur constante et d’habitude que plusieurs devaient la durée de leur apparente faveur, car, hors les véritables intimes dans le petit intérieur, les autres n’avaient, je crois, que très peu ou point de crédit. « Nous fûmes dix-huit serrés à table, à savoir, à commencer par ma droite et de suite : M. de Livry, Mme la marquise de Pompadour, le roi, Mme la comtesse d’Estrades, la grande amie de Mme de Pompadour, le duc d’Ayen, la grande Mme de Brancas, le comte de Noailles, M. de la Suze, dit le Grand Maréchal, le comte de Coigny, la comtesse d’Egmont, M. de Croissy, dit Pilo, le marquis de Renel, le duc de Fitz-James, le duc de Broglie, le prince de Turenne, M. de Crillon, M. Le Voyer d’Argenson et moi. Le maréchal de Saxe y était, mais il ne se mit pas à table, ne faisant que dîner, et il accrochait seulement des morceaux, étant extrêmement gourmand. Le roi, qui l’appelait toujours comte de Saxe, paraissait l’aimer et l’estimer beaucoup, et lui y répondait avec une franchise et une justesse admirables. Mme de Pompadour lui était tout à fait attachée. « On fut deux heures à table avec grande liberté et sans aucun excès. Enfin le roi passa dans le petit salon, il y chauffa et versa lui-même son café, car personne ne paraissait là et on se servait soi-même. Il fit une partie de comète avec Mme de Pompadour, Coigny, Mme de Brancas et le comte de Noailles, petit jeu. Le roi aimait le jeu, mais Mme de Pompadour le haïssait et paraissait chercher à l’en éloigner. Le reste de la compagnie fit deux parties, petit jeu. Le roi ordonna à tout le monde de s’asseoir, même ceux qui ne jouaient pas. Je restai appuyé sur l’écran à le voir jouer et Mme de Pompadour le pressant de se retirer et s’endormant, il se leva à une heure et lui dit à demi haut (il me semble) et gaiement : « Allons, allons nous coucher. » Les dames firent la révérence, s’en allèrent et lui fit aussi la révérence et s’enferma dans ses petits cabinets, et nous tous, nous descendîmes par le petit escalier de Mme de Pompadour où donne une porte et nous rendîmes par les appartements à son coucher public à l’ordinaire, qui se fit tout de suite. » Voilà une soirée à Versailles, comme il y en eut des dizaines et des dizaines au temps où sur le cœur et les sens du roi règne la divine marquise. * * * Il est évident que le voisinage des appartements de Mme de Pompadour avec les Petits Appartements, où le roi se plaisait tellement à vivre en simple particulier, favorisait leur amour. Quand la cour se déplaçait, Louis XV s’efforçait de trouver dans les châteaux, Fontainebleau ou Choisy, un agencement aussi commode. C’est ainsi qu’à Fontainebleau les appartements de la marquise étaient situés non loin de ceux du roi. Nous trouvons encore dans les Mémoires du duc de Croy le récit d’un autre souper dans les Cabinets, faveur insigne dont il sent tout le prix. Après avoir énuméré tous les convives qui sont toujours à peu près les mêmes, le duc continue : « Les soupers me parurent, tout comme l’année dernière, fort gais, aimables, libres, sans sortir du respect. Le roi me parut de plus en plus charmant et ne pouvait être mieux là : doux, poli, gai, aimable, parlant beaucoup, très bien, toujours juste et avec beaucoup d’agrément. « Les comédies des Petits Cabinets que l’on préparait pour les reprendre plus fort que jamais à Versailles faisaient une partie des conversations. Mme de Pompadour qui y brillait extrêmement, ayant tous les talents, cherchait à amuser et à retenir par là le roi qui, sans y avoir de goût, y formait les siens pour ce qu’on appelle agrément et bon ton du monde... » Là-dessus, le duc de Croy, qui ne manque point d’esprit psychologique puisqu’il a fort bien compris que la marquise n’agit que pour retenir et amuser le roi, glisse quelques réflexions sur l’autorité de Louis XV, insuffisante à ses yeux à l’égard des ministres qu’il laisse maître chacun dans son département, et il continue : « Comme on gagnait aisément sa confiance, ses maîtresses la prenaient plus aisément que les autres, et comme il aimait beaucoup Mme de Pompadour, elle avait un très grand crédit. Il ne se faisait presque point de g » ice sans sa participation, ce qui lui attirait toute la cour d’un premier ministre ; mais sur les grandes affaires, il est incertain si le roi lui confiait tout, étant né réservé sur cet article, et je serais tenté de croire qu’il en était plus amoureux en amant qu’en ami... » Là encore, le duc de Croy raisonne juste. À cette époque de sa liaison avec Louis XV, la marquise de Pompadour était bien plus le ministre de la Grâce et des grâces que celui de la politique et des grandes affaires de l’État. Elle intervenait en faveur de ses amis, de ceux qui se recommandaient à elle. Son crédit était grand, mais ne dépassait pas encore certaines limites. Et le duc termine ainsi son récit par ce piquant portrait de la marquise : « Mme la marquise de Pompadour était rengraissée et mieux de figure que jamais, c’est-à-dire pleine de grâce et de talents, elle avait même celui de son état, paraissant être née pour remplir cette place. Elle se mêlait de beaucoup de choses sans en avoir l’air, ni paraître occupée ; au contraire, elle affectait, soit naturellement, soit par politique, d’être plus occupée de ses petites comédies ou d’autres bagatelles que du reste. Elle faisait beaucoup de petites agaceries au roi et employait l’art de la plus fine galanterie pour le retenir. Dans les commencements, elle cherchait à plaire à tout le monde pour se faire des créatures et surtout des gens de marque ; alors étant plus affermie et connaissant tout son monde, elle était un peu plus décidée et moins prévenante, mais toujours assez polie et cherchait à faire plaisir ou du moins à le paraître. » Voici enfin une dernière scène d’intimité décrite par le duc de Croy. Elle se situe, celle-là, à la fois dans une des demeures de la marquise, puis à Versailles en décembre 1748. Le nouveau théâtre, inauguré depuis le 27 novembre, est dans toute sa nouveauté. Pour remercier les courtisans qui jouent en sa compagnie, Mme de Pompadour les convie souvent à assister aux soupers des Petits Cabinets, honneur suprême, au détriment de ceux qui ont accompagné le roi à la chasse dans l’après-midi. Louis XV, qui se renfrogne devant les nouvelles figures, ne dit rien, mais ne retrouve son visage souriant qu’en présence de ses familiers habituels. Ce soir-là, la chasse s’est terminée au petit château de La Celle-Saint-Cloud, une des résidences préférées de la marquise. Mme de Pompadour s’y trouve en compagnie de quelques amis. Le roi s’est bien gardé de l’avertir qu’il viendrait lui faire visite. Certes, elle l’attend toujours. Mais la surprise est complète, ce qui rend Louis XV d’excellente humeur. Après un moment d’entretien, la marquise s’excuse : elle doit passer la soirée à Paris, car la première représentation d’une tragédie de Crébillon, Catilina, a lieu ce jour-là. Le roi n’en manifeste aucun dépit. Galamment, il accompagne sa maîtresse jusqu’à son carrosse. Puis tout le monde rentre à Versailles. « Il n’y eut pas de liste le soir, écrit le duc de Croy, le roi me fit dire par le maréchal d’Harcourt de monter à cinq heures et nous soupâmes tout en haut dans les petits cabinets du dessus, dans le plus grand intérieur, rien que six avec le roi, savoir : le roi, le maréchal d’Harcourt, M. de Fleury, moi ; M. de Joyeux, le fils de M. de Croissy et son père. Le roi fut charmant dans ce petit intérieur, d’une aisance et même d’une politesse infinie ; il me parla beaucoup ; ensuite dans le cabinet du Tour il fit allumer un fagot et nous fit nous asseoir autour, comme lui, sans la moindre distinction, et nous causâmes avec la plus grande familiarité, hors que l’on ne pouvait oublier que l’on était avec son maître. À dix heures, nous vîmes arriver la voiture de la marquise ; il alla la trouver et nous sortîmes, bien contents de cette faveur particulière. » De ce tableau expressif d’une soirée paisible à Versailles, le dernier trait est le plus significatif : « il alla la trouver et nous sortîmes ». Il concrétise aux yeux des courtisans les plus intimes avec le roi le pouvoir de Mme de Pompadour, un pouvoir qu’il lui faut pourtant défendre sans trêve contre les avanies de la famille royale et, surtout, contre les attaques venimeuses de ses ennemis. CHAPITRE VI La marquise, la reine et la famille royale DE tous les membres de cette famille royale, Marie Leczinska est apparemment la personne que la marquise s’efforce de conquérir d’abord, ou tout au moins de détacher du clan de ses ennemis. Dès qu’elle a été présentée, Jeanne-Antoinette le lui a déclaré et elle était sincère. Par ses bonnes grâces par sa diplomatie, elle tente de mettre la reine dans son jeu. C’est une partie singulièrement difficile à jouer. La marquise s’y risque. Elle possède un atout. Marie Leczinska, au début des Laisons de Louis XV avec la tribu Nesle, a terriblement souffert, moins de jalousie – elle n’a pas spécialement envie que son époux lui revienne et se trouve parfaitement tranquille comme cela – que des humiliations que la duchesse de Châteauroux, sans pudeur, lui a souvent infligées. Il lui arrive encore d’y rêver en dormant. « J’ai eu un rêve affreux, cette nuit, confie-t-elle à ses intimes. J’ai cru apercevoir son fantôme... » « Qu’est-ce que Mme de Châteauroux pourrait bien aller chercher chez la reine ? » disent aussitôt entre eux les courtisans moqueurs... Au début, Marie Leczinska est donc sur ses gardes, défiante, déguisant à peine son hostilité. Pour l’amadouer, la marquise va aussitôt déployer tous ses talents. Peu après la présentation, le roi – on s’en souvient — était parti pour Choisy. Il n’emmenait que quelques intimes. Au cours de ce séjour, Louis XV tombe malade : une fluxion assez grave lui amène une forte fièvre. Certes, sa vie n’est pas en danger. Mais on offre tout de même de faire venir la reine. Celle-ci paraissait rarement à Choisy. Marie arrive. Aussitôt toute la suite du roi s’empresse. On lui sert un somptueux dîner. Fort gourmande, Sa Majesté se déclare satisfaite. Après quoi, on l’invite à visiter la maison. La reine se retire, très contente des attentions de la marquise. * * * À l’automne, pour les chasses, la cour s’installe à Fontainebleau. La reine et la maîtresse ont leurs appartements en deux ailes (assez éloignées l’une de l’autre) du château. Mais c’est encore pour la marquise l’occasion de multiplier les attentions à l’égard de la reine. Elle a découvert que Marie Leczinska adore les fleurs. Jusque-là, personne – et le roi moins que quiconque — n’a songé à lui en offrir. Alors, Jeanne-Antoinette s’empresse de faire adresser à la reine de magnifiques bouquets. Pour lui être agréable, elle dévalise les serres. La reine est enchantée. Elle pare ses appartements des fleurs qu’elle reçoit. Elle s’amuse à les disposer elle-même, aidée de ses dames d’honneur. Mais Mme de Pompadour n’a pas la discrétion de taire l’origine des bouquets et fait savoir volontiers à son entourage que c’est elle qui a fleuri la reine. Celle-ci l’apprend. Sa joie diminue et elle est un peu plus amère. Mais la marquise va bientôt avoir une autre occasion de rendre un service plus important à la reine. Elle apprend, au cours de ce même séjour à Fontainebleau, que Marie Leczinska a quelques ennuis pour des dettes de jeu. La fortune de la reine n’est pas tellement considérable et, surtout, elle se ruine en générosités et aumônes. Mais le jeu est aussi une de ses rares passions. Oh ! chez la reine, on se plaît surtout à pratiquer le cavagnole qui se joue avec des dés et ne permet pas de grandes pertes d’argent. Tout de même, on parvient, en fin de partie, à d’assez grosses différences. Les dettes se sont accumulées et Marie doit 40 000 livres. Ses partenaires habituels, le duc de Luynes ou Noailles, sont trop courtois pour faire la moindre allusion à cette dette. Mais la reine en est gênée. Elle tremble devant le roi et n’ose avouer ses tracas. Dès que la marquise de Pompadour est avertie des difficultés financières de la reine, elle s’empresse d’intervenir. En ces temps de leurs amours triomphantes, Louis XV ne veut rien lui refuser. Et c’est lui-même qui remettra à Marie la somme dont elle a besoin. La reine est bien obligée de reconnaître que la maîtresse lui rend service. En novembre, la cour revient de Fontainebleau à Versailles. Il est d’usage, au retour, de faire étape à Choisy. Mais habituellement Marie rejoint directement le palais. Cette fois, le roi, décidé à être tout à fait aimable, invite son épouse à s’arrêter. Elle accepte. Il en résulte, au château, où l’on ne s’attendait pas à un tel surcroît d’hôtes, un prodigieux encombrement. N’importe, on s’efforce de rester de bonne humeur, et l’on sourit d’être contraint, pour la soirée, de mettre des tables de jeu jusque dans les salles de bains. Louis XV paraît au jeu de la reine, ce que lui arrive bien rarement. Et la reine invite la marquise à s’asseoir à sa table. La soirée est très agréable. Elle se prolonge plus tard qu’il n’est d’usage chez la reine. Et celle-ci, ravie, déclare qu’elle ne quittera pas Choisy avant qu’on ne l’ait mise à la porte. Une surprise nouvelle l’attend d’ailleurs à Versailles : ses appartements ont été entièrement refaits en son absence. Il faut reconnaître qu’ils en avaient besoin ! Les boiseries, dont les dorures étaient toutes ternies, ont été restaurées. Le lit est recouvert d’une magnifique étoffe à motifs religieux, de nature à enchanter le regard de la reine. Encore une attention de la favorite... * * * Néanmoins, à cette époque, des familiers de la cour s’ingénient à brouiller les cartes. La marquise de Pompadour est accusée par un billet anonyme de vouloir accaparer les places et pousser ses créatures dans l’intimité de la famille royale, afin de faire espionner plus aisément les princes. Ce billet anonyme est l’œuvre d’une Mme de Tallard qui s’est insinuée dans les bonnes grâces de Jeanne-Antoinette pour obtenir par son intermédiaire une charge qu’elle n’a pas eue finalement. Le billet a circulé au château de Versailles. Indignée, Mme de Pompadour se justifie, mais redoute que la reine ajoute foi aux « horreurs » qu’on a répandues sur elle. Elle prie la duchesse de Luynes, dame d’honneur de Marie, d’interroger discrètement celle-ci. Lettre de la duchesse de Luynes à la marquise de Pompadour : « Je viens de parler à la reine, Madame ; je l’ai suppliée avec instance de me dire naturellement si elle avait quelque peine contre vous ; elle m’a répondu du meilleur ton qu’il n’y avait rien et qu’elle était même très sensible à l’attention que vous avez de lui plaire en maintes occasions ; elle a même désiré que je vous le mandasse. » Jeanne-Antoinette exulte. Elle saisit aussitôt sa plus belle plume et s’empresse d’écrire à la duchesse ce billet qui sera mis naturellement, et elle le sait bien, sous les yeux de la reine : « Vous me rendez la vie, Madame la Duchesse ; je suis, depuis trois jours, dans une douleur sans égale et vous le croirez sans peine, connaissant, comme vous le faites, mon attachement pour la reine. On m’a fait des noirceurs considérables auprès de M. le dauphin et de Mme la dauphine ; ils ont eu assez de bonté pour moi pour me permettre de leur prouver la fausseté des horreurs dont on m’accusait. On m’a dit, quelques jours avant ce temps, que l’on avait disposé la reine contre moi ; jugez de mon désespoir, moi qui donnerais ma vie pour elle, dont les bontés me sont tous les jours plus précieuses. Il est certain que plus elle a de bontés pour moi et plus la jalousie des monstres de ce pays-ci sera occupée à me faire mille horreurs ; si elle a la bonté d’être en garde contre eux et vouloir bien me faire dire de quoi je suis accusée, il ne me sera pas difficile de me justifier. La tranquillité de mon âme, à ce sujet, m’en répond. J’espère, Madame, que l’amitié que vous avez pour moi, et plus encore la connaissance de mon caractère vous seront garants de ce que je vous mande. Sans doute je vous aurai ennuyée par un si long récit, mais j’ai le cœur si pénétré que je n’ai pu vous le cacher. Vous connaissez mes sentiments pour vous, Madame, ils ne finiront qu’avec ma vie. » La sincérité de la marquise de Pompadour paraît certaine. Au fond Jeanne-Antoinette souffre – et n’a jamais cessé de souffrir – de sa fausse position. Tout ce qui peut contribuer à accroître sa respectabilité, elle s’en saisit avec empressement. Deux fois par semaine, elle ne manque jamais d’aller faire sa cour à la reine. Marie l’accueille assez froidement. Elle devine parfaitement les mobiles intéressés de ces visites et suppose que ces démonstrations d’humilité cachent quelque projet dont la réalisation dépend de son agrément. Quel est donc ce grand désir de la marquise ? Tout simplement elle espère participer aux cérémonies des jours de la semaine sainte aux côtés de la reine. Comment avait-elle eu l’espoir, elle qui est alors dans l’incapacité de faire ses Pâques, d’obtenir de Marie, si pieuse, une telle faveur ? Le jeudi saint, la reine et quinze dames de la cour lavent les pieds de petites filles pauvres. La marquise fait demander (par la duchesse de Luynes, naturellement) si elle pourrait être désignée parmi les quinze dames. « Elle ne manque pas d’audace », grommelle Marie. La réponse est courtoise, mais ferme : les quinze dames ont été déjà désignées, il n’y a plus de place. La marquise ne se tient pas pour battue. « Cela ne fait rien, répond-elle avec suavité à la duchesse. Tout le monde dit que je quêterai dans la chapelle du château le jour de Pâques... » La reine réplique qu’à son avis le choix ne paraîtrait pas très heureux au roi lui-même. Il y a des scandales qu’il ne faut pas étaler en public. Et là-dessus, afin d’éviter toute autre démarche, elle s’empresse de désigner une autre dame pour remplir cet office. Et c’est la duchesse de Castries qui tient l’aumônière le jour de Pâques... Ces deux insuccès n’ont pas découragé la marquise de Pompadour. Quelques jours après Pâques, voici que toute la cour repart pour Fontainebleau. C’est le séjour de printemps. Jeanne-Antoinette imagine alors de voyager dans le carrosse même de la reine et fait demander si on peut lui accorder une place. C’est un honneur suprême que d’accompagner ainsi le roi ou la reine et, pour la marquise, une consécration solennelle de ses bons rapports avec Marie. La reine accueille fort mal la requête de la maîtresse. « Faites-lui savoir, dit-elle à la duchesse de Luynes, que toutes les places sont promises. » La duchesse ne répond rien, mais fait observer que, cette fois, l’attitude de Marie Leczinska est peut-être maladroite. Si la reine a pu légitimement repousser les demandes de Mme de Pompadour pour le lavement des pieds ou la quête, car ces demandes blessaient ses sentiments religieux, il n’y a pas cette fois les mêmes motifs. Et si la marquise a osé présenter cette requête, c’est sans doute parce que tel est le désir du roi. Cette observation fait réfléchir Marie Leczinska. Elle ne craint rien tant que de déplaire à son seigneur et maître. Mais cela l’ennuie de céder. Alors, on s’avise d’un subterfuge. Il est convenu que la marquise montera dans le carrosse de la reine s’il s’y trouve une place vacante parmi celles qui sont déjà promises. Et c’est naturellement ce qui ne manque pas de se produire. Une dame de la cour est trop heureuse, en s’effaçant sous quelque prétexte, d’être agréable à la maîtresse du roi. La marquise voyage dans le carrosse royal et Marie lui fait bon visage et l’invite même à partager son dîner avant le départ. Marie Leczinska est assez contente. « Autant celle- là qu’une autre », a-t-elle déclaré. Et autant profiter de la faveur de la marquise près du roi pour en obtenir quelque grâce. Mais il ne faudrait pas croire que, dans le fond d’elle-même, Marie Leczinska, si pieuse qu’elle soit, ne ressente pas souvent quelque mouvement d’amertume ou de jalousie. Elle a assisté parfois, nous l’avons vu, aux représentations du théâtre des Petits Cabinets. Elle a loué le jeu de la marquise et son talent de cantatrice. Mais elle n’en est pas moins ulcérée. Qu’une circonstance se présente qui lui permette d’humilier sa rivale, même à l’occasion de ce talent, et devant des témoins, elle s’empressera de la saisir. Et voici une de ces petites scènes qui, sous les dehors d’une parfaite amabilité, opposent si souvent les deux femmes : Un jour, la marquise entre chez la reine. Elle tient une grande corbeille de fleurs dans ses beaux bras qu’elle a dégantés par signe de respect. Marie Leczinska ne peut s’empêcher d’admirer l’élégance et le charme de Jeanne-Antoinette. Tout haut, avec une affectation visible, elle détaille chaque partie de son corps, comme s’il s’était agi de quelque statue et non d’une femme bien vivante. Patiente, les bras encombrés de l’énorme corbeille, Mme de Pompadour attend qu’on veuille bien la débarrasser de son fardeau. Mais la reine continue, et brusquement : « Tenez, madame, faites-nous donc entendre, comme vous êtes là, cette voix magnifique qui nous charme au spectacle des Petits Appartements. » Mme de Pompadour veut s’excuser, observant qu’elle n’est guère en posture de chanter. Mais la reine insiste et sur un ton tel qu’il n’est guère possible à la favorite de se dérober. Alors elle entonne à pleine voix le grand morceau d’Armide : « Enfin, il reste en ma puissance... » Les dames de la cour, qui ont assisté à la scène, ne peuvent s’empêcher de sourire. Les traits de la reine se sont altérés. La marquise triomphante a eu le dernier mot ! * * * Néanmoins, entre les deux femmes, un modus vivendi finit par s’instituer. À mesure que les années passent, la jalousie de la reine envers la favorite s’atténue. Cette jalousie avait d’ailleurs les meilleures raisons du monde de disparaître, comme nous le verrons bientôt. Mais au sein de la famille royale, la marquise de Pompadour, au début de sa carrière triomphale, ne compte que des ennemis. Le dauphin déteste la favorite. On affirme qu’au soir de la présentation il a tout juste accepté de lui dire quelques mots sur sa toilette et qu’à peine a-t-elle eu le dos tourné il lui a tiré la langue. L’anecdote a été colportée. Fausse ou vraie, elle traduit bien les sentiments du dauphin et de ses sœurs. Entre eux, avec cette crudité de langage, cette verdeur que le XVIIIe siècle se plaît à mettre dans les propos des esprits les plus raffinés, ils l’appellent « maman p... ». Et ils multiplient les avanies à son égard : un jour c’est le dauphin qui interdit à son épouse d’assister à un spectacle du théâtre des Petits Cabinets où doit apparaître la marquise et l’oblige à se déclarer malade pour offrir un semblant d’excuse. Un autre jour, c’est un candidat de la marquise à une place vacante qui est évincé au bénéfice du candidat du dauphin. Le roi lui-même est obligé d’intervenir, ou de faire intervenir, discrètement, car sa position, on en conviendra, est assez malcommode. Cette attitude du dauphin n’a rien de surprenant. Il a été élevé dans des principes rigides et la conduite du roi le choque profondément. Qu’il attribue à la maîtresse en titre la responsabilité des chutes de Louis XV, c’est humain. Il aime tendrement sa mère, il souffre de sa position. Mme de Pompadour n’essaie pas de conquérir un tel adversaire. Mais la mort de la dauphine Marie-Thérèse d’Espagne, en juillet 1746, risque de changer les choses. Nul ne doute que le dauphin ne soit bientôt contraint de se remarier pour assurer la continuité de la dynastie. Le choix de la nouvelle dauphine est fort important aux yeux de la marquise, car il convient de faire entrer à la cour une princesse qui ne lui soit pas hostile. Aussi s’intéresse-t-elle passionnément à cette affaire et l’on peut dire que c’est même la première intrigue diplomatique où elle joue un rôle important. Il ne semble pas que ce soit elle qui ait eu l’idée de choisir Marie-Josèphe, fille d’Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne. En fait, le projet revient plutôt au maréchal de Saxe, dont les succès militaires ont grandement fortifié la confiance et l’amitié que Louis XV met en lui. Le maréchal de Saxe est le propre oncle de Marie-Josèphe et cette alliance sert ses intérêts. Mme de Pompadour a une réelle admiration pour lui. Elle s’empresse de seconder ses desseins en pensant bien qu’elle en tirera, pour sa position, d’utiles avantages. La négociation est assez délicate. Certes, l’électeur est heureux d’accepter une union inespérée pour sa fille. Mais Marie Leczinska ne voit pas d’un fort bon œil le mariage de son fils avec la fille de celui qui a dépossédé Stanislas de la couronne de Pologne. La marquise est chargée par le maréchal de décider le roi. Elle s’en acquitte habilement. « Vous serez sans doute étonné, mon cher maréchal, d’avoir été si longtemps sans avoir de mes nouvelles, lui écrit-elle ; mais vous ne serez pas fâché quand vous saurez que j’ai toujours attendu une réponse que le roi voulait faire à la lettre que vous m’écriviez. J’espère que ce que vous désirez réussira. Le roi vous en écrira plus long que moi... Ne dites pas un mot de cela à âme qui vive. Adieu, mon cher maréchal, je vous aime autant que je vous admire. C’est beaucoup dire. » De fait, en octobre 1746, quelques jours après la victoire de Maurice de Saxe sur les Autrichiens à Raucoux, le duc de Richelieu est envoyé en ambassadeur extraordinaire de France auprès de l’électeur de Saxe et, malgré la haine tenace qu’il ne cesse de manifester à la marquise – mais ceci se passe avant l’incident du théâtre des Petits Cabinets – il déclare au roi de Pologne : « Sire, dans cette affaire, Mme de Pompadour nous a bien servis. » La marquise a en effet pris à cœur la réussite de ce mariage. Avec l’aide de celui qu’elle appelle familièrement « son » maréchal, elle n’a de cesse que Louis XV n’ait enfin annoncé le mariage à la cour. Elle veille aux parures, aux habillements des dames qui doivent accueillir la nouvelle dauphine. Elle parvient même à faire fléchir les règles de l’étiquette : pour recevoir Marie-Josèphe de Saxe, Louis XV a désigné uniquement, selon l’usage, les femmes, les filles ou les sœurs des officiers en charge. Mme de Pompadour entend que figure sur la liste sa belle-sœur, Mme de Baschi (une sœur de son ex-époux, M. Le Normant d’Etioles). « Après tout, déclare-t-elle, je puis bien être comptée parmi les grands officiers... » Un grand officier dont la nature des offices auprès du roi est tout de même assez spéciale... Le roi sourit en entendant ce propos et ajoute le nom de Mme de Baschi ; les vieux courtisans hochent la tête. En agissant ainsi, la marquise nourrit l’espoir de trouver une alliée en la personne de la dauphine. Effectivement, tout au long du chemin qui relie Dresde à Strasbourg, l’envoyé extraordinaire de Saxe à Paris, le duc de Luynes, lui a fait la leçon : « Mme de Pompadour, lui dit-il, joue un grand rôle à la cour. L’amitié dont le roi l’honore, l’intérêt qu’elle a témoigné pour l’alliance du dauphin avec la maison de Saxe, les insinuations qu’elle a faites au roi pour fixer son choix, tout cela obligera la dauphine à des attentions et à de bons procédés. La marquise a un excellent caractère. Elle s’attachera à plaire à la dauphine, qui fera sa cour au roi, en témoignant de l’amitié à une dame que la reine comble de ses politesses. » Ce dernier propos offre, pour le moins, quelque exagération. Mais il faut avouer qu’il était difficile de faire plus habilement et plus discrètement comprendre à une princesse de quinze ans le rôle exact que jouait Mme de Pompadour à la cour de Versailles. Marie-Josèphe de Saxe tire profit de la leçon. Elle fait un gracieux sourire à la marquise quand celle-ci lui est présentée. La marquise assista donc à toutes les fêtes du second mariage qui se déroulèrent en février 1747. Comment ne se serait-elle pas souvenue des cérémonies du premier, deux ans plus tôt, ces cérémonies au cours desquelles elle avait plu au roi et était devenue sa maîtresse ? En deux ans, sà position s’était entièrement transformée. Elle comptait maintenant parmi les puissances de Versailles. Mais elle sentait bien que cette puissance restait fragile, en butte aux attaques venimeuses d’adversaires qui n’avaient pas désarmé. Elle savait bien qu’il lui fallait chaque jour recommencer sa conquête. Au bal masqué offert par la Ville de Paris, elle n’a pas daigné dissimuler son visage sous un domino. Elle montre à tous l’image de la beauté triomphante. Mais, par moments, une expression d’angoisse passe sur son visage. Et cette altération fugitive des traits n’a pas échappé au duc de Croy : « Le coup d’œil était superbe, surtout dans la galerie. Toute la bonne compagnie s’y était réfugiée, ce qui la rendait très belle. J’y examinai le roi masqué aux pieds de Mme de Pompadour qui y était charmante. Je ne reconnus le roi qu’à l’inquiétude qu’elle laissa échapper en le voyant passer sur les banquettes. Mme de Forcalquier y était... » La marquise redoute déjà les rivales. En 1747, elle n’a encore rien à craindre. Elle reste la plus belle et, après deux ans, Louis XV est toujours aussi amoureux. Plus tard, quand la passion de Louis se sera apaisée, quand il commencera à chercher ailleurs des distractions, la marquise se sentira plus solidaire de la famille royale. Mauvais époux, le roi n’a jamais cessé de chérir tendrement ses filles. C’est pour leur épargner l’atmosphère souvent trouble du château qu’il s’est contraint à les exiler en la lointaine abbaye de Fontevrault. Il a souffert du départ de Madame Infante, mariée en 1739 à l’infant Philippe d’Espagne, duc de Parme, Plaisance et Guastalla. Il se réjouit du retour à Versailles de ses deux dernières filles, Sophie et Louise. La marquise narre en octobre 1750 leur retour à Fontainebleau ; le tableau est charmant : « Mesdames Sophie et Louise sont arrivées hier ici. Le roi a été au-devant d’elles avec M. le dauphin et Madame Victoire ; j’ai eu l’honneur de le suivre. En vérité, rien n’est plus touchant que ces entrevues. La tendresse du roi pour ses enfants est incroyable et ils y répondent de tout leur cœur. Madame Sophie est presque aussi grande que moi, très bonne, grasse, une belle gorge, bien faite, la peau belle, les yeux aussi, ressemblant au roi de profil comme deux gouttes d’eau ; en face, pas à beaucoup près autant parce qu’elle a la bouche désagréable ; en tout, c’est une belle princesse. Madame Louise est grande comme rien, point formée, les traits plutôt mal que bien ; avec cela une physionomie fine qui plaît beaucoup plus que si elle était belle. Nous avons tous été présentés aujourd’hui. » La bienveillance de la marquise pour les filles de son amant ne lui masque pas les réalités physiques de celles- ci. Au vrai, Madame Louise n’a que treize ans en 1750, il est normal qu’elle ne soit pas encore formée. La marquise participe maintenant à toutes les joies de la famille. Au moment de la grossesse de la dauphine, en juin 1751, elle écrit à une amie ces lignes révélatrices : « Nous allons vendredi à Compiègne pour six semaines. Nous laissons Mme la dauphine en très bonne santé et un enfant très remuant. Dieu veuille qu’il arrive bien et garçon. Je vous assure et vous le croirez sans peine que je sèche de ne voir que des filles. Celle que nous avons se porte bien à présent, mais elle nous aurait fait mourir si c’eût été un garçon. » La marquise de Pompadour emploie, tout naturellement, pour parler de cette famille qui est vraiment devenue sienne, la première personne du pluriel : « la petite princesse nous aurait fait mourir... » L’enfant attendu naît, et c’est un garçon, ce garçon tant désiré, tant attendu, à qui son grand-père donne le titre de duc de Bourgogne{2}. Le bonheur de la marquise est tel qu’elle tombe en pâmoison. « Vous pouvez juger de ma joie, par mon attachement pour le roi », écrit-elle à son amie Mme de Lützelbourg, celle qu’elle appelle familièrement « ma grande femme ». « J’en ai été si saisie que je me suis évanouie dans l’antichambre de Mme la dauphine. Heureusement, on m’a poussée derrière un rideau ; je n’ai eu de témoins que Mme de Villars et Mme d’Estrades. Mme la dauphine se porte à ravir. M. le duc de Bourgogne aussi. Je l’ai vu hier ; il a les yeux de son grand-père : ce n’est pas maladroit à lui. » Sous l’influence peut-être de Marie-Josèphe de Saxe, le dauphin lui-même fait meilleure figure à Mme de Pompadour, et ce changement d’attitude frappe les courtisans. La marquise se rend à Choisy : « Au lieu de traiter durement Mme de Pompadour comme à l’ordinaire, écrit le duc de Croy, il l’accueillit très gracieusement. Le lendemain, Mesdames toutes cinq et huit de leurs dames arrivèrent pour dîner et y couchèrent. La marquise ayant ainsi attiré depuis deux ans la famille royale et les gagnant par beaucoup d’attentions et de respects, avait tâché de gagner leur confiance et était bien avec e‘îx tous et même fort bien avec la reine, de sorte qu’il ne manquait rien à sa gloire et à son crédit dans son espèce. Elle était là, à Choisy, à cinq lieues d’Etioles, où elle avait été longtemps à ne pas devoir espérer de jouer un tel rôle. » Il se cache peut-être, sous cette dernière phrase, d’un style un peu confus, si la pensée ne l’est point, une petite perfidie à l’adresse de la marquise. Les plus bienveillants, comme le duc de Croy, ne pouvaient s’empêcher de souligner cette incroyable élévation de la petite Mme d’Etioles. Il est certain que d’Etioles à Choisy le chemin était moins long que d’un salon bourgeois à la Grande Galerie de Versailles. Quoi qu’il en soit, la marquise et la famille royale ne cessent plus désormais d’être en excellents termes. Il est vrai qu’en 1751 la reine et le dauphin n’ont plus guère de motifs de bouder la marquise... CHAPITRE VII Madame de Pompadour et sa famille LA mort de Mme Poisson, en décembre 1745, n’a pas fourni à la marquise de Pompadour un prétexte pour rompre avec sa famille ou s’éloigner dédaigneusement d’elle. Bien au contraire – et c’est là un des traits du caractère de Jeanne-Antoinette – elle resserre les liens qui l’unissent à son père et à son jeune frère. Elle est trop délicate pour les imposer à la cour ; elle ne cherche pas à profiter de sa fortune pour pousser à des hautes charges sa parenté. Ses interventions en leur faveur restent discrètes ; elles n’en sont pas moins efficaces. En 1746, François Poisson n’est encore qu’un sous-traitant qui a eu des difficultés avec l’administration royale et a finalement obtenu gain de cause. Le premier soin de la marquise est de le faire définitivement réhabiliter. Puis, en août 1747, elle obtient concession, en sa faveur, de lettres de noblesse « pour services importants rendus à l’État avec autant de désintéressement que de zèle ». Pour ce noble de fraîche date, le généalogiste officiel, d’Hozier, dessine des armes dont les éléments lui ont, paraît-il, été suggérés par la marquise elle-même : « de gueules à deux poissons, en forme de barbeaux d’or adossés, l’écu timbré d’un casque de profil orné de ses lambrequins d’or et de gueules ». Ce sont des armes parlantes. Ni Jeanne-Antoinette ni son père ne rougissent de leur patronyme roturier. Et après tout, monseigneur le dauphin ne porte-t-il pas un dauphin dans ses armes ? Un peu d’or n’est pas inutile pour accompagner un titre de noblesse. Messire François Poisson, seigneur de Vandières et de Crécy (deux petites terres qu’il possédait déjà), a subi de graves dommages quand il a été injustement condamné. Une somme de 100 000 livres vient à propos panser cette blessure et permet à l’ancien sous-traitant de régler ses derniers créanciers et de vivre désormais plus confortablement. Mais il lui faut maintenant un établissement digne de son nouveau titre. Seulement, la marquise entend que les comptes de son père avec l’État soient définitivement apurés. On prétend que François Poisson n’a pas toujours été un mandataire fidèle. Qu’on nomme donc des enquêteurs, qu’on vérifie la comptabilité. Le malheur veut que cette comptabilité n’existe plus. Peu importe, François Poisson a bonne mémoire. Il dresse des états, rétablit toutes les écritures et quand ce beau travail est terminé, il apparaît que, loin d’être le débiteur du Trésor, il s’en trouve le créancier. Le Trésor lui doit en effet 23 743 livres, 3 sols, 8 deniers. Sur les conseils de sa fille, messire Poisson se garde bien de réclamer aussitôt cette somme. Il attend. Il ne veut pas paraître de ces financiers de basse extraction qui exigent incontinent leur dû. Une occasion se présentera bien qui lui permettra de l’obtenir et au décuple... Précisément, deux ans plus tard, à la fin de l’année 1749, la marquise de Pompadour apprend que la communauté des chirurgiens de Paris, la communauté de Saint-Côme, cherche à se défaire de la belle propriété qu’elle a héritée, quelques années auparavant, de M. de la Peyronie, un chirurgien en renom. Le domaine est situé à Marigny, petite paroisse à deux lieues de Paris. C’est un magnifique château, entouré de terres, de bois, d’eau, qui relève féodalement du duc de Gesvres. On en demande 200 000 livres (les droits en sus). François Poisson n’a pas un sol pour acquitter pareille somme. Alors, il est entendu que le roi achètera le domaine pour M. de Vandihres et paiera le prix en échange de la créance que le père de Mme de Pompadour conserve depuis plus de deux ans sur le Trésor. L’adjudication a lieu aux Tuileries le 29 janvier 1751. Le roi lui-même, le chancelier et les six intendants de Finance signent le contrat en compagnie du contrôleur général Machault qui a combiné toute l’affaire avec la marquise. Louis XV, par une seconde ordonnance au porteur, d’un montant de 48 000 livres, permet au nouveau seigneur de Marigny de verser sans gêne les droits féodaux dus par cette acquisition au duc de Gesvres. Car les formalités sont nombreuses et coûteuses. Mais François Poisson est bien trop prudent pour en esquiver une seule. Il a prêté foi et hommage à son nouveau suzerain, il a versé tous les droits d’enregistrement et il écrit triomphalement à sa fille : « N’importe, ceci nous met dans la plus grande sûreté, et je défie le roi, toutes les puissances du monde réunies, de pouvoir nous dégoter, ci-après, de Marigny. » Au vrai, nul ne songe à « dégoter » messire François Poisson de sa belle propriété. Le bonhomme reste vulgaire, mais sa richesse ne lui tourne point la tête. Il lui a bien fallu pourtant faire son entrée solennelle dans ses nouvelles terres. Une haie de paysans l’attendait. Les filles et les garçons, costumés en bergers et bergères, ont acclamé M. de Marigny. On lui a offert le vin de bienvenue et les fleurs. François Poisson n’a pas été embarrassé pour répondre aux compliments. Le soir, il y a eu illuminations, bal et feu d’artifice pour couronner la fête. Tout s’est très bien passé. N’empêche que le seigneur de Marigny n’est pas fâché d’en avoir fini avec ces cérémonies. « Grâce à Dieu, mon entrée que je redoutais tant a été faite, je serais à présent fâché qu’elle n’ait pas eu lieu ; il m’en coûte beaucoup, mais c’est une fois payé. » Si François Poisson ne joue pas au Bourgeois gentilhomme, il veut que le château destiné à son fils soit élégant et digne d’un futur directeur des Bâtiments du Roi. Il améliore les chasses. Il cherche surtout à meubler avec soin Marigny et s’adresse naturellement à sa fille dont il connaît le goût. Celle-ci n’hésite pas à lui expédier les propres entrepreneurs et architectes de Sa Majesté. Elle s’occupe même de l’ameublement et le bonhomme Poisson en est tout remué de reconnaissance. « Votre sœur, écrit-il à son fils, vient de m’envoyer sur le dos d’un crocheteur la plus jolie table du monde pour écrire. Elle veut aussi, malgré moi, m’envoyer son tapissier pour prendre les mesures de mes appartements qu’elle veut meubler. » Ce n’est pas tout : le seigneur de Marigny a peut-être, pour ses vêtements, gardé des habitudes fâcheuses. Il convient qu’il soit mis à la mode sans pour autant sentir le parvenu. La marquise de Pompadour y veille : « M. de la Reynière vient de me faire tenir par ses courriers une caisse dans laquelle il y avait un habit vert complet, bordé de boutonnières d’or qui est la plus belle chose du monde, que votre sœur m’a envoyé. Ta chère sœur est adorable, ajoute-t-il plus loin, il ne faut que laisser agir son cœur. » On saura gré à Pierre de Nolhac d’avoir révélé cette correspondance de François Poisson avec les siens, restée longtemps inédite. Elle nous permet de découvrir une marquise de Pompadour bien différente des portraits que les mémorialistes de la cour et les artistes du siècle nous ont laissés d’elle, une marquise au cœur exquis qui veut, délicatement, discrètement, faire partager aux siens, sans insister, les heureux effets de son incroyable fortune. Car la marquise se garde bien de pousser trop loin ses avantages. Elle aide son père, elle veille sur son frère. Elle intervient parfois en faveur de ses parents, mais évite de rechercher pour eux des faveurs qui seraient injustifiées. Le bonhomme Poisson n’a pas toujours de pareils scrupules. La marquise le rabroue fermement. Intervient-il à propos d’un certain Poisson de Malvoisin, son cousin, dont Mme de Pompadour a pourtant déjà favorisé l’avancement dans le corps des carabiniers : « Je suis très fâchée, mon cher père, lui écrit-elle, que vous désiriez Vincennes pour M. de Malvoisin. Comment peut-il vous venir dans l’esprit de vouloir placer un homme de vingt-cinq ans (quelque sage qu’il soit) qui n’a servi que dix ans ? En vérité, il devrait être très content de son état. Il est tant de gens qui n’obtiennent le même qu’après vingt ans de service, et lui en avait trois. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne puis demander une chose aussi injuste. » François Poisson n’insiste pas, mais, quelques années plus tard, il revient à la charge à propos de la ferme d’une terre qu’il voudrait faire donner à l’un de ses amis, le fermier général Bouret. Cette fois encore, Mme de Pompadour se fâche : « Permettez-moi de vous dire que M. Bouret a grand tort, s’il ne trouve pas sa famille assez récompensée des services qu’il a rendus. Il me semble qu’il l’est autant qu’il doit l’être et je me trouverais fort heureuse si mes parents étaient aussi bien placés... Vous êtes trompé si l’on vous dit que le ministre n’attend qu’une parole de moi pour accorder les dix-huit deniers que vous demandez pour M. Bouret. Il me paraît très décidé à ne pas les lui donner et vous savez mieux qu’un autre, puisque vous connaissez mon caractère, que je ne fais jamais violence aux gens que j’aime. » Ces propos sont révélateurs : « Je ne demande jamais une chose injuste. » « Je ne fais jamais violence aux gens que j’aime. » Tant d’historiens depuis Michelet ont présenté la marquise de Pompadour comme une favorite toute-puissante devant qui tout plie et s’incline, depuis le roi jusqu’aux plus modestes commis, comme une femme passionnée qui ne songe qu’à placer ses créatures, au détriment des bons serviteurs de l’État, qu’il n’est pas mauvais de la montrer sous son véritable jour : moins puissante qu’on ne l’a cru, et équitable, même à l’égard de ses meilleurs amis. Le nouveau seigneur de Marigny le sait bien. Il se tiendra désormais tranquille. II lui arrive encore de paraître à la cour, mais rarement et seulement dans des circonstances exceptionnelles. Il préfère rester en son château, si agréablement restauré ; il y reçoit de bons et vieux amis comme l’oncle Tournehem ou Pâris-Duverney. Ce dernier ne manque pas, quand ses affaires l’appellent auprès des ministres, de lui adresser des nouvelles de sa fille dont il sait que François Poisson, en bon père, est friand. « Madame votre fille, écrit-il de Compiègne, le 27 juin 1751, arriva ici hier matin sur les huit heures et demie... Elle se mit dans son lit où elle resta jusqu’au moment de se mettre dans son bain. Le roi arriva, je ne pus la voir ; mais je sus qu’elle était bien remise de sa fatigue. Hier je la vis un petit moment lorsqu’elle partit pour aller à la maison de bois ; elle se portait à me* veille... Le roi est ici fort gai et paraît très content. La cour n’est pas encore nombreuse quoiqu’elle ait été augmentée par l’arrivée de la reine qui arriva sur les huit heures, hier. Les ministres arriveront successivement : M. de Puisieux l’était hier, le garde des Sceaux a dû arriver le soir ; je vous quitte pour aller au lever ; si j’apprends quelque chose, je ne fermerai pas ma lettre sans vous en faire part… Madame votre fille se porte mieux que je ne l’ai vue se porter. » Cette lettre était destinée à rassurer François Poisson qui se préoccupait fort, et non sans raison, de la santé déjà chancelante de Jeanne-Antoinette. L’existence que menait la marquise était harassante : de neuf heures du matin à trois heures de la nuit, elle ne cessait d’être en représentation, toujours à la disposition du roi, toujours prête à paraître devant les courtisans. On s’étonne et on admire que, dans ces conditions, elle n’ait, à aucun moment, négligé sa famille : son père, sa fille, la petite Alexandrine. Née en 1744, la fille de M. Le Normant d’Etioles n’avait que deux ans quand sa maman s’installa définitivement au château de Versailles. Elle fut d’abord confiée à une nourrice qui prit d’elle le plus grand soin. À cinq ans, elle fut amenée au château. C’était une charmante enfant ; jolie et gracieuse au possible. On l’avait surnommée « Fanfan ». Son grand-père Poisson, son oncle, le futur marquis de Marigny, l’adoraient. Et Mme de Pompadour, en dépit de ses accablantes journées, ne cesse de prendre soin d’elle. Elle trouve moyen de lui faire donner un petit rôle de figuration dans une pièce présentée au théâtre des Petits Appartements. Pour une fois, le grand-père est présent. On devine quel est son bonheur : « La petite Alexandrine, habillée en sœur grise, a fait un rôle sur le théâtre des Petits Appartements. Elle était à manger, et elle demeure avec sa maman depuis six ans. » Cependant, Mme de Pompadour ne peut pas emmener partout l’enfant. Alors, elle la confie au grand- père qui ne dissimule pas sa joie. Mais Alexandrine est assurément vouée à une haute destinée. Il faut donc, de très bonne heure, entreprendre son éducation. C’est aux dames de l’Assomption que la marquise décide de la confier. Ce couvent, le meilleur de la capitale, accueille toutes les filles des grandes familles de France. Les religieuses sont charmées de compter la petite Alexandrine parmi leurs pensionnaires. Elles savent qu’elles en retireront éclat... et profits. De fait, la marquise se montre d’une rare générosité. Précisément, il se trouve que la maison exige quelques réparations. Mme de Pompadour, dès l’entrée d’Alexandrine, en juin 1750, accepte de tout prendre à sa charge. Et cela continue ainsi avec les mentions des couvreurs, des peintres, des sculpteurs. Il y en a au total pour 29 766 livres 4 sous 11 deniers. La marquise paiera encore pour 2 303 livres au vitrier, au carreleur, au poêlier, au frotteur, au paveur, au fumiste ; naturellement, elle distribue généreusement des aumônes aux religieuses. Le grand-père – comme tous les grands-pères – est désolé de voir sa petite-fille le quitter. Il redoute qu’elle ait du chagrin et se réjouit d’apprendre qu’elle a accepté avec satisfaction son nouveau sort. Il s’empresse d’en faire part au jeune oncle : « Je croyais qu’elle se désespérerait lorsqu’il faudrait y aller... Mais comme depuis trois ou quatre mois, sa mère l’avait retirée auprès d’elle et qu’elle l’avait logée dans ses petits entresols tout en haut et que c’était Mme du Hausset [la femme de charge de la marquise] qui en avait soin, on lui avait inspiré, à la chère petite enfant, combien elle aurait de plaisir d’être au couvent avec d’autres demoiselles de son âge, et surtout avec la petite princesse de Soubise. Elle ne respirait plus que le moment d’y aller, tant il est vrai qu’on persuade tout aux enfants quand on s’y prend de la bonne façon. Celle-ci me disait avant d’y aller : « Mon papa, je vais apprendre à écrire bien « vite afin que vous receviez tous les jours de mes « lettres », et en effet, j’espère qu’avant deux mois elle m’écrira elle-même. » Aussi bien, dès qu’Alexandrine est en vacances, M. Poisson la réclame. Mme de Pompadour feint d’être jalouse : « Je vois bien que la petite Alexandrine a chassé Reinette de votre cœur ; cela n’est pas juste et il faut que je l’aime bien fort pour lui pardonner. Je vous renvoie ses lettres, car il paraît que vous en faites grand cas... » C’est à qui, de Mme de Pompadour ou de son père, se disputera les faveurs de la petite fille dont on admire qu’elle soit demeurée charmante en dépit de toutes ces adulations. Quand le roi se rend au château de La Muette qui n’est pas fort éloigné du couvent de l’Assomption, la marquise en profite pour rendre visite à Alexandrine. François Poisson agit de même. « Je fus hier dimanche à Versailles, écrit-il à son fils. J’en revins le soir. J’y ai laissé votre sœur en bonne santé. Je descendis en revenant, comme bien vous le pensez, à l’Assomption pour y voir mon petit bijou ; mais je me gardais bien de lui dire que je partais demain. C’est une enfant incompréhensible : elle lit et écrit mieux que moi... » Les grands-parents sont toujours persuadés que leurs petits-enfants sont des êtres exceptionnels et l’ancien fournisseur aux vivres ne fait point exception à la règle. Il veut posséder chez lui un portrait d’Alexandrine et l’annonce ainsi à son fils : « M. Portail me fait faire un cadre magnifique pour votre portrait que je porterai à Marigny. Il sera placé à la droite, Alexandrine au centre et la mère à la gauche. » Ainsi la petite fille trônera au milieu entouré des deux enfants de l’heureux grand-père. M. Poisson ne se contente pas de visites au couvent de l’Assomption. Toutes les fois que la chose est possible, il fait sortir sa petite-fille. Les études en sont un peu troublées. Mais les religieuses se gardent bien de protester et ne sauraient refuser la moindre faveur à la fille de la marquise qui est si généreuse avec leur couvent, ou au grand-père. Voici, en juin 1751, l’occasion d’une petite fugue : « La cour va aujourd’hui lundi à Choisy, jeudi à La Muette, et vendredi à Compiègne. Je viens d’annoncer à mon cher petit Fanfan que ce soir, à six heures, les carrosses de M. de Tournehem la mèneront à Choisy où elle restera jusqu’à mercredi. C’est une grande joie pour elle... » Mme de Pompadour ne dit rien. Elle est fière des petits succès que sa fille remporte dans ce milieu qui est cependant si difficile et si dédaigneux. Il lui arrive pourtant de prendre son ton le plus sévère et même de gronder un peu son père qui donne trop de friandises à la petite fille : « J’ai fait venir Alexandrine à La Muette, mon cher père, elle était en bonne santé. Cependant, vous avez à vous reprocher de lui avoir occasionné une indigestion. Pourquoi faut-il que les grands-papas gâtent toujours leurs petits-enfants ? Je trouve qu’elle enlaidit beaucoup ; pourvu qu’elle ne soit pas choquante, je serai satisfaite, car je suis très éloignée de lui désirer une grande beauté. Cela ne sert qu’à vous faire des ennemis de tout le sexe féminin qui, avec ses amis, fait les deux tiers du monde... » Pure coquetterie de la part de la marquise. Elle sait très bien que sa fille est jolie comme un cœur. Elle l’élève comme une princesse ; elle ne l’appelle, comme les princesses, que par son nom de baptême. Et, pour son établissement, elle fait des rêves fous. Alexandrine sera-t-elle duchesse du Maine ou duchesse de Fronsac ? Epousera-t-elle le fils du duc de Chaulnes ou celui du duc de Richelieu ? La marquise nourrit un dessein secret. De sa liaison avec Mme de Vintimille, Louis XV a eu un fils qui a reçu le titre de comte du Luc. Les courtisans le surnomment méchamment le « demi-Louis ». C’est un bel enfant et d’heureux caractère. Pour lui, Louis XV ne rétablira-t-il pas un jour le duché du Maine ? Sa fille duchesse du Maine ? Quelle revanche, quand on est née Poisson ! La marquise invite les enfants, Alexandrine et le « demi-Louis », à goûter dans sa figuerie du château de Bellevue. Ils forment un couple charmant. Le roi est présent. Mme de Pompadour ne peut s’empêcher d’admirer : — Ah ! Sire, le joli tableau ! — Quoi donc ? fait Louis XV. — En cet enfant, ne croirait-on pas voir son père ? — Je ne savais pas, réplique Louis XV imperturbable, que vous aviez si bien connu M. de Vintimille, madame. Et il parle d’autre chose. Le beau rêve s’évanouit. Avec le duc de Richelieu, la marquise n’est pas plus heureuse. Le maréchal n’a aucune envie de contracter alliance avec une Poisson. Il feint de se montrer très flatté de l’honneur qu’elle lui fait et s’en tire par une dérobade : — Mon fils appartient aux princes de la maison de Lorraine par sa mère. Je suis obligé de demander leur agrément. La marquise n’insiste pas. Ces rebuffades sont cruelles à son cœur de mère. Mais quoi ? Elle finira bien par trouver un beau parti. Le duc de Chaulnes, qui est un ami, accepte qu’on destine son fils à Alexandrine dès que celle-ci aura atteint sa treizième année. Hélas ! Alexandrine n’atteindra jamais sa treizième année. Elle avait à peine dix ans et se trouvait dans son couvent de l’Assomption quand elle fut atteinte de convulsions le 15 juin 1754. On la saigna. On crut à un malaise provoqué par une grosse dent. Le lendemain, elle était morte, loin de sa maman, loin de son grand-père qui l’aimait tant. On fit l’ouverture de son corps, car naturellement de bonnes âmes parlaient déjà d’empoisonnement. Il semble bien établi qu’Alexandrine ait succombé à une foudroyante crise d’appendicite et à une péritonite. Quand Mme de Pompadour apprit le malheur qui la frappait, ce fut atroce. Elle était elle-même gravement souffrante de l’une des innombrables maladies qui l’accablaient et venait d’être saignée au pied. Elle s’évanouit. Elle délira. Durant deux jours, on eut des craintes pour son sort (craintes pour les uns, espoirs pour les autres). Et puis, avec un magnifique courage, elle se reprit. À Versailles, on n’avait pas le droit de montrer malaises ou chagrins. Quelques semaines plus tard, la marquise reparaissait en public. Mais le coup l’avait profondément atteinte. Et la blessure ne devait jamais se cicatriser : Lettre de Mme de Pompadour à Choiseul : « Je suis sensible à l’inquiétude que vous avez sur mon bonheur. Tout bonheur est mort pour moi avec ma fille. Il ne s’agit actuellement que de plus ou moins de satisfaction. Mon amitié pour M. de Soubise et votre frère me les fait écouter avec plaisir, quoiqu’ils me grondent quelquefois... » Dix ans plus tard, le jour même de sa mort, elle faisait rouvrir son testament et dictait à Collin, son intendant, un codicille pour léguer à une amie intime, Mme du Roure, un portrait de sa fille enchâssé dans une boîte garnie de diamants, « pour qu’elle se ressouvienne de leur amitié ». Jusqu’à son dernier soupir, Mme de Pompadour pleurera l’enfant qu’elle a perdue... * * * Le malheur qui avait frappé Mme de Pompadour terrassa le grand-père ; le pauvre François Poisson était déjà atteint d’une dangereuse hydropisie quand il apprit la mort de la petite Alexandrine. C’en fut trop pour lui. Il s’abandonna au mal et succomba à son tour dix jours après. Ainsi donc, en quelques semaines, la marquise avait perdu deux des êtres qui lui étaient parmi les plus chers. De tous les siens, de tous ceux qu’elle n’avait cessé de chérir tendrement, il ne lui restait plus que son jeune frère ; c’est sur lui qu’elle reportera désormais toute son affection. Abel Poisson, avant de devenir après la mort de son père marquis de Marigny, s’intitulait tout bonnement M. de Vandières, du nom d’une petite seigneurie qui lui venait également de l’héritage paternel. De quatre années plus jeune que sa sœur, il fut toujours entouré par elle de la plus vive sollicitude. Celui qu’avec une affectation un peu mièvre de bourgeoise parvenue elle se plaisait à appeler « frérot » était destiné à occuper dans l’État une haute charge : la succession de M. de Tournehem à la direction générale des Bâtiments du Roi – la survivance, comme on disait – lui était promise. C’était, en effet, un poste considérable que celui de « directeur et ordonnateur des Bâtiments ». Sous un titre plus modeste revivait en réalité l’ancienne Surintendance qu’avaient illustrée au temps de Louis XIV les plus grands serviteurs du roi, les créateurs de Versailles, comme Colbert. M. de Tournehem avait dû sans doute en partie sa désignation à la marquise de Pompadour. Il l’avait due aussi à ses propres mérites, à ses laborieuses qualités de bon administrateur comme à son goût et à ses connaissances artistiques. Juge qualifié, Pierre de Nolhac loue en ces termes l’œuvre de M. de Tournehem : « Dans un monde difficile – l’ancien conservateur en chef de Versailles en avait l’expérience – il avait en peu d’années rendu de sérieux services. On l’avait vu réformer les abus qui régnaient dans les commandes royales, introduire l’usage des concours et des jugements publics, rendre annuelle l’exposition du Salon du Louvre et faire choisir par les artistes eux-mêmes les œuvres dignes d’y figurer. Il avait, dès 1750, ordonné l’exposition gratuite et publique au Luxembourg des principaux tableaux et dessins appartenant au roi. » Il n’est pas interdit de penser que plusieurs, parmi ces initiatives, appartiennent à la marquise de Pompadour. Par l’intermédiaire de son oncle, puis de son frère, Jeanne-Antoinette exerça durant près de vingt ans une véritable dictature artistique dont la France et l’Europe entière ne peuvent que se louer : la marquise possédait en effet, elle aussi, un goût exquis et délicat. Elle sut s’entourer des meilleurs artistes. Elle les protégea. Elle leur fit prodiguer des commandes. Et on ne peut lui reprocher d’avoir élevé son frère à une charge si considérable, car elle ne cessa de le conseiller, de le guider, comme elle avait veillé à sa formation. Sage et prudente Jeanne-Antoinette. Elle ne veut pas, au début, que le jeune homme – qui risque d’attendre longtemps la succession de M. de Tournehem – perde son temps à la cour, se laisse jouer par les intrigues de courtisans qui tournent déjà autour de lui. Elle entend l’éloigner pendant quelques années et désire que cet éloignement lui soit profitable. Elle décide – il n’a pas encore vingt-quatre ans – de l’envoyer faire un long séjour en Italie et à Rome. Elle choisit elle-même ses compagnons de route et le choix est excellent, puisqu’il y aura Cochin le fils, qui est son dessinateur préféré, et Soufflot, l’architecte, que son titre d’ancien pensionnaire du roi à Rome qualifie particulièrement. Le jeune homme se met en route par petites étapes, à l’automne 1749. Le groupe s’arrête quelques semaines à Lyon. C’est là que la marquise envoie à son frère une longue lettre de conseils et de recommandations. « Vous avez fort bien fait, frérot, de ne pas me dire adieu, car malgré l’utilité du voyage pour vous et le désir que j’en avais depuis longtemps pour votre bien, j’aurais eu de la peine à vous quitter... Ce que je vous recommande par-dessus tout, c’est la plus grande politesse, une discrétion égale, et de bien vous mettre dans la tête qu’étant fait pour le monde et pour la société, il faut être aimable avec tout le monde, car si l’on se bornait aux gens que l’on estime, on serait détesté de presque tout le genre humain. Ne perdez pas de vue les conversations que nous avons eues ensemble, et ne croyez pas que, parce que je suis jeune, je ne puisse donner de bons avis. .T’ai tant vu de choses depuis quatre ans et demi que je suis ici, que j’en sais plus qu’une femme de quarante ans. » On ne peut s’empêcher de trouver déjà un ton de philosophie désabusée à ces réflexions un peu mélancoliques de la marquise de Pompadour. En 1749, Jeanne-Antoinette a vingt-huit ans. Elle règne à Versailles. Elle triomphe de ses adversaires. Et pourtant elle n’est pas gaie, et les conseils – excellents – qu’elle donne à son frère sont ceux d’une femme sans illusions sur le caractère et la vanité des hommes. On connaît mal la marquise sous cet aspect moralisateur. Et il n’est pas sûr que ce ne soit pas là le fond même de son caractère : les spectacles, le théâtre des Petits Cabinets, les réceptions n’étaient donnés que pour garder l’attachement du roi. La marquise s’intéressait davantage aux arts et à la politique. La vie de société l’excédait. François Poisson, qui connaissait bien sa fille – les pères ont souvent pour leur fille une sorte de sens divinatoire – vient renouveler auprès d’Abel les sages avis de la marquise et il l’invite instamment à l’écouter. Quelques jours après la séparation, il a eu l’occasion de s’entretenir avec Jeanne-Antoinette de l’avenir de son fils. Il lui fait part de cette conversation : « Nous parlâmes beaucoup de vous et je fus enchanté de sa tendresse pour le frérot et de tout ce qu’elle vous avait dit avant votre départ. Elle est jeune, mais elle pense solidement et je ne suis pas en peine sur l’usage que vous ferez de sa conversation. » La marquise estime que son frère pourra donner toute sa capacité comme directeur et ordonnateur des Bâtiments du Roi. Mais le bonhomme Poisson viserait volontiers plus haut. Son orgueil paternel et ses ambitions n’ont plus de limites. Pourquoi ne rétablirait-on pas en faveur de son fils la Surintendance des Bâtiments ? « Surintendant général, cela sonne tout de même mieux que directeur. » Mais la marquise ne se fait aucune illusion. Elle juge d’ailleurs que pour la carrière d’Abel cette promotion ne serait pas souhaitable. Elle rabroue et morigène un peu son père. « Pour être heureux, lui écrit-elle, il ne faut jamais désirer des choses impossibles. Je suis sûre qu’il n’y aura jamais de surintendant ni des Finances, ni des Bâtiments, ainsi n’y songeons pas. Cela ne m’empêche pas d’être très certaine de faire un très bon mariage pour mon frère. » Soulignons encore ce propos : la marquise a certes favorisé la carrière de ceux qu’elle protégeait, mais elle s’est toujours assurée d’abord qu’ils étaient dignes d’être soutenus. Elle a horreur des gens médiocres et serviles, des intrigants sans valeur poussés par leur ambition ou leur audace. « Je serais bien fâchée d’avoir cet infâme caractère et que mon frère l’eût », dit-elle un jour en public. Le mariage du « frérot » fut une des constantes préoccupations de Jeanne-Antoinette. Là-dessus, elle n’eut point de satisfaction. Plusieurs projets furent ébauchés, et avec les héritières des plus grandes maisons de France, par exemple avec la fille de la princesse de Chimay, née Beauvau-Craon. Tout échoua. Abel était assez difficile. Il redoutait par-dessus tout d’être recherché moins pour ses qualités propres que pour son titre tout récent, sa position et celle de sa sœur. Sa situation, il faut l’avouer, était assez délicate. Du vivant de la marquise, il resta finalement célibataire. La mort de M. de Tournehem, le 19 décembre 1751, avait fait de lui le directeur des Bâtiments du Roi. Trois ans plus tard, celle de son père permettait à Louis XV, par lettres patentes du 14 septembre 1754, d’ériger la terre de Marigny en marquisat. Abel, ainsi devenu marquis de Marigny, se donna entièrement à sa charge. Il y avait été bien préparé par la marquise. Il y réussit remarquablement. Il est certain que ce garçon intelligent et appliqué, possédant la confiance du roi qui l’estimait, était mieux armé qu’un autre pour diriger les Beaux-Arts en France. Avec l’aide de la marquise de Pompadour, qui lui prodigua les meilleurs conseils sur le choix des hommes, l’élaboration des programmes, la valeur des artistes, Marigny administra sagement son département. Il fut le bon continuateur de l’œuvre entreprise par M. de Tournehem. Jeanne-Antoinette lui garda constamment une tendresse et une confiance dont il sut se montrer digne. Et Marigny ne cessa d’être le fidèle collaborateur de sa sœur dans toutes les entreprises artistiques de celle-ci, ces entreprises nombreuses et variées que la postérité a souvent jugées sévèrement. CHAPITRE VIII Les créations de la marquise et ses dépenses ON a souvent reproché l’excès de ses dépenses à la marquise de Pompadour. Parmi les innombrables libelles qui l’outrageaient, rares étaient ceux qui ne glissaient point une allusion à cette « sangsue, dévorant le trésor de l’État ». Il existe, aux Archives de l’ancien département de Seine-et-Oise, un cahier de papier jauni qui renferme un « État des dépenses faites pendant le règne de la marquise de Pompadour à commencer le 9 septembre 1745 – date de son installation à Versailles – jusqu’au 15 avril 1764, jour de sa mort ». C’est vraisemblablement quelque employé de sa domesticité qui l’a rédigé en s’aidant des notes prises par elle, car elle était excellente maîtresse de maison et tenait fort régulièrement ses comptes, comme en témoigne le document lui-même que l’auteur a recopié selon les indications de Jeanne-An¡.^’nette en laissant le style direct : « J’avais en vaisselle d’argent... — gages de mes domestiques, etc. » Sur la couverture grossière de ce précieux cahier, une main vengeresse a écrit, sans doute à l’époque révolutionnaire : Enorme dépense. Enorme dépense, il faut y voir de plus près. Que Mme de Pompadour ait eu l’amour des constructions nouvelles, plus ou moins importantes, qu’elle se soit plu à passer des commandes aux artistes, soit en se faisant peindre – combien de portraits a-t-on d’elle ! — soit en leur donnant du travail, soit en les inspirant, le fait est indiscutable. La marquise de Pompadour a régné durant vingt ans sur les arts comme elle régnait sur le cœur du roi ; avec l’aide de son frère, Marigny, elle a exercé un véritable mécénat dont la France entière a bénéficié. Le style Louis XV n’est- il pas, au vrai, le style Pompadour ? Elle aimait les constructions. Elle en fit élever plusieurs. Elle en transforma d’autres. Est-ce sa faute si la plupart de ces charmantes demeures ont été détruites dep1 is sa mort ? Celles qui subsistent portent assez le témoignage de son goût. Il faut tenter de passer en revue les principales. Il y eut d’abord Crécy, Crécy que l’on appelle aujourd’hui Crécy-Couvé. Situé au sud de Dreux, ce magnifique château – dont il ne subsiste plus que des vestiges – fut acquis par la marquise dès le mois de mars 1746. Elle le paya 650 000 livres, ce qui n’était pas considérable, car le domaine était très important, et la terre d’Aunay qui touchait Crécy lui coûta 140 000 livres. Dès 1747, il fallut demander aux architectes attitrés, les sieurs Lassurance et d’Isle, de remettre la propriété en état. Maçonnerie, charpente et couverture coûtèrent 100 000 livres environ qui furent payées de 1748 à 1754. Mais les dépenses pour décorer l’intérieur s’élevèrent à plus de 2 500 000 livres. Rousseau, Pigalle, Verberckt furent les principaux artistes auxquels la marquise fit appel. Au total, Crécy exigea environ 4 300 000 livres. C’est que le château était d’un entretien très lourd. On en aura une faible idée en énumérant simplement la liste du personnel qui y vivait à demeure : un concierge, un jardinier, un chapelain, huit gardes-chasse, un Suisse, quatre servantes, un valet de chambre tapissier, deux garçons, un frotteur, deux garçons jardiniers. Les gages de tout ce monde s’élevaient annuellement à 10 460 livres, le concierge et le jardinier – personnages de conséquence – recevant chacun 3 000 livres. Mais, à Crécy même, Jeanne avait fondé un hôpital à l’intention de la population et l’entretenait de ses deniers, se défaisant d’une partie de ses bijoux pour solder les dépenses. La marquise dut se séparer de Crécy en 1757 pendant la guerre de Sept Ans. Elle pleure un peu, dans une lettre à Choiseul, son « pauvre petit Crécy ». Regretta-t-elle sincèrement ce vaste château dans lequel, comme à Versailles, elle fut toujours en représentation ? Ce n’est pas absolument sûr. C’est pourtant à Crécy que se trouvait le plus beau buste de Louis XV, celui de Lemoyne. Crécy fut vendu au duc de Penthièvre qui s’engagea à maintenir l’hôpital. Le château fut détruit pendant la Révolution, le mobilier, saccagé ou dispersé, les boiseries démolies et presque rien ne reste de la construction elle-même. Pour trouver un peu de repos, ailleurs qu’au château de Versailles où elle ne cessait de vivre sur les nerfs, la marquise de Pompadour obtint du roi, dans le parc même du château, un emplacement qui servait jusque-là de jardin à l’architecte Gabriel. Le terrain était situé sur le vieux chemin aux Bœufs. Le 1er février 1749, il fut donné par brevet à la marquise. Celle-ci décida d’y élever aussitôt un ermitage dont une partie existe encore. Comme l’observait le duc de Luynes, ce n’était qu’une petite maison : il y avait un seul étage avec cinq pièces : trois donnant sur la cour et deux sur le jardin. Mais la demeure était charmante dans sa rusticité, d’une élégance raffinée dans son aménagement. « Je passe la moitié de ma vie dans mon ermitage près de la grille du Dragon », écrit la marquise à Mme de Lützelbourg. En 1756, on adjoignit deux petites ailes qui donnèrent trois pièces supplémentaires. L’architecte avait naturellement été Lassu- rance, les sculpteurs Rousseau et Verberckt, le peintre Rysbrack. Une orangerie et un petit salon d’été complétaient les constructions avec quelques communs. Assez étendus, les jardins étaient agréables. Il s’y trouvait même une ménagerie dont la marquise se plaisait à faire les honneurs à ses amis : parterres de fleurs, bosquets, salles de verdure et bassins dont l’un d’eux était pour le moins original : c’était une cuve de marbre provenant de l’ancien appartement de bains de Louis XIV. Le duc de Luynes, dans ses Mémoires, donne une description de cet objet insolite. Il y avait à l’ermitage, pour l’entretien, la seule famille du jardinier Crosnier : sa femme s’occupait des poules, son fils faisait office de portier, sa fille avait soin des vaches. La famille Crosnier recevait annuellement 1 716 livres de gages. Le fleuriste Richard percevait 1 200 livres et il fallait dépenser 1 400 livres chaque année pour la nourriture des animaux. L’ermitage a coûté 285 000 livres. La somme sembla considérable aux contemporains. « J’ai vu ce joli lieu qui a tant coûté ! » écrit le duc de Croy. Mais la marquise y passa sans doute, loin des fastes de Versailles, avec Louis XV et entourée seulement d’amis sûrs, les meilleures heures d’une existence fébrile et passionnée. À la mort de la marquise, l’ermitage appartint d’abord à son frère Marigny. Il fut donné ensuite par le roi au duc de La Vrillière. Ce qu’il en reste est aujourd’hui entre les mains des Dames Auxiliatrices du Purgatoire qui y logent leurs novices... Aucun souvenir de la marquise ne subsiste en ces lieux purifiés. Mme de Pompadour posséda à Fontainebleau, non loin du château, un autre ermitage. Celui-ci fut construit assez tard puisque les comptes ne datent que de 1750 et 1753. L’architecte, cette fois, fut M. de Morenzel. On retrouve le sculpteur Verberckt, les peintres Du- chaux et Brancourt. Le total des dépenses s’éleva à 201 769 livres. Le personnel y était encore plus réduit qu’à Versailles : un jardinier et sa femme, recevant 1 400 livres de gages, suffisaient à l’entretien de cette modeste demeure et la nourriture des animaux ne coûtait que 800 livres. L’ermitage de Mme de Pompadour à Fontainebleau existe toujours. Il est situé en face du jardin anglais, non loin du carrefour de l’Obélisque, et appartient aujourd’hui à la famille de Noailles. On pourrait encore rattacher à ces demeures modestes l’ermitage ou hôtel de Compiègne. Ce pavillon était situé, comme à Versailles, à proximité du Grand Parc. On en attribue traditionnellement la construction à Gabriel. En fait, il semble probable que c’est plutôt Lassurance, architecte ordinaire de la marquise, qui l’aménagea. Les sommes payées de 1751 à 1753 ne dépassèrent pas 60 000 livres tournois. Il n’y avait à Compiègne qu’un jardinier et un concierge dont les gages s’élevaient à 1 500 livres par an. L’ermitage de Compiègne fut détruit pendant la Révolution. Mais, à côté de ces ermitages, la marquise de Pompadour posséda dans deux des villes où elle résida le plus souvent, Versailles et Paris, deux magnifiques hôtels : l’un, à Versailles, est connu sous le nom d’hôtel des Réservoirs ; l’autre est situé à Paris et chacun sait qu’il s’agit de l’Élysée. En 1752, Louis XV donna à la marquise le terrain sur lequel se trouvait la Tour d’Eau ou la Pompe, supprimée en 1686. Mme de Pompadour chargea Lassurance de bâtir sur cet emplacement un somptueux hôtel ; on y retrouve toujours les mêmes artistes : Rousseau, Verberckt sculpteurs, les peintres Rysbrack et Dubois, le marbrier Trouard. L’hôtel communiquait directement, par un corridor tout exprès construit, avec l’aile nord du château. Il s’adossait aux réservoirs du jardin et donnait sur le parc. L’ensemble des travaux, soldé à la fin de l’année 1754, atteignit 211 000 livres. Mais il faut bien le souligner, à l’hôtel des Réservoirs, ce n’est pas Mme de Pompadour qui est chez elle, c’est le roi. Et, de fait, le roi reprendra l’hôtel à la mort de la marquise. Pourquoi faut-il que l’édifice, fâcheusement surélevé de deux étages, ait perdu extérieurement la plus grande partie de son harmonieuse élégance ? Il n’y avait pas de domesticité propre à l’hôtel de Versailles. En effet, toute la maison de la marquise que dirigeait l’intendant Collin y séjournait ou l’accompagnait au château ou à l’hôtel d’Évreux et se partageait entre ces fastueuses demeures. C’est ainsi que le médecin Quesnay avait son petit appartement au château de Versailles, que Mme du Hausset, femme de chambre, ne quittait guère le service de la marquise, tandis que les maîtres d’hôtel et les chefs de cuisine résidaient habituellement à l’hôtel des Réservoirs. Quant à l’hôtel d’Évreux, son histoire es^ bien connue. C’est en 1753 que la marquise l’acquit. L’hôtel, situé à l’entrée des Champs-Élysées, avait été bâti en 1718 par le comte d’Évreux sur les dessins de l’architecte Molet. La marquise le paya 730 000 livres. Elle n’y fit exécuter que des travaux de décoration intérieure, sous la direction de Lassurance. Verberckt, Dubois, Trouard : on retrouve encore là les mêmes artistes. Les salons furent splendidement meublés, tendus de Gobelins. Jeanne-Antoinette y eut la joie d’y recevoir le roi. Par son testament qu’elle écrivit dès 1757, elle supplia d’ailleurs Louis XV d’accepter le don de cet hôtel « susceptible de faire le palais d’un de ses petits-fils ». En réalité, après la mort de Jeanne-Antoinette, le roi y logea des ambassadeurs extraordinaires. Le banquier Baujon l’acheta en 1773 pour le revendre à Louis XVI en 1786. Et, depuis Napoléon III, l’hôtel de l’Élysée, où l’on découvre encore çà et là le goût de la marquise, est devenu le palais des chefs de l’État... Ermitages où elle se repose, hôtels urbains qu’elle pare avec éclat, ces demeures, modestes ou somptueuses, n’empêchent pas Jeanne-Antoinette d’avoir conservé un amour très vif pour les belles demeures campagnardes. Elle n’a jamais oublié l’heureux été d’Etioles et, parce qu’elle sait qu’à la campagne sa santé se raffermit, elle ne cesse de rechercher de nouveaux châteaux. Tous lui plaisent et elle n’en gardera aucun, parce que son seigneur et maître exige le changement afin de tromper le perpétuel ennui qui l’obsède. La Celle, Bellevue, Champs, Saint-Ouen, Ménars, voici, parmi bien d’autres, quelques-unes des résidences de la marquise. De tous ces châteaux, La Celle et surtout Bellevue furent peut-être ses demeures préférées. Construit dans la première moitié du xvne siècle, le château de La Celle-Saint-Cloud appartenait au fils du premier valet de chambre de Louis XIV, Gabriel Bachelier, quand la marquise décida de l’acquérir. Elle avait sans doute été séduite par la proximité de Versailles. Bachelier vendit la propriété à la marquise en février 1748 pour 260 000 livres. Lassurance reçut mission de la transformer. On y travailla du 30 avril 1748 au 21 juillet 1754 et le montant des dépenses s’éleva à 70 000 livres. Le sculpteur Rousseau, le peintre Dubois, le marbrier Trouard y exercèrent leur talent. En août 1748, la marquise y offrit une fête nocturne au roi. Il y eut souper. Jeanne-Antoinette avait revêtu le costume de la Nuit. Un ballet fut donné dans le parc. Les invités se dispersèrent dans les allées. Un an plus tard, en avril 1749, Louis XV y vint de nouveau souper chez la marquise. Mais celle-ci se dégoûtait déjà de son « petit château ». Dès 1750, elle le revendit au fermier général Roussel. Toutes les factures des dépenses étaient loin d’être soldées. Mais ce détail n’embarrassait pas Mme de Pompadour. La marquise marqua un plus long attachement à Bellevue. « Sur le versant de Meudon qui regarde Sèvres, un panorama magnifique permet de contempler la vallée de la Seine, les coteaux de Saint-Cloud, la plaine de Paris. » Mme de Pompadour avait été séduite par la beauté du site. Elle décida d’y créer une résidence royale, car, dans son esprit, Bellevue était destiné à rester comme le témoin indestructible de ses amours. Elle acheta elle-même le terrain, soixante-quinze arpents, en 1748. Jusqu’en 1754, l’intendant Collin est encore chargé d’acquérir des terres pour agrandir le domaine et le notaire de Meudon conserve en ses minutes tous les actes d’achat. Lassurance construisit la maison, en s’inspirant peut-être – mais un doute subsiste – de plans fournis par Jacques-Ange Gabriel. Huit cents ouvriers travaillèrent sous sa direction. Cous- tou fut chargé d’exécuter les frontons. La demeure, maison de campagne d’un dessin très simple, était précédée d’une cour encadrée de deux ailes. Du côté de la Seine, une terrasse, avec salon de verdure, dominait un immense paysage d’eau et de bois, animé et souriant. Les jardins étaient exquis. Pigalle y avait sculpté une statue de l’Amour sous les traits de la marquise, plus tard remplacée par une statue de l’Amitié. La pente descendait jusqu’à la Seine et, dans le bas, s’élevait Brimborion, un petit château annexe acquis par la marquise. Les plus grands artistes décorèrent Bellevue. Oudry, Caffieri, Verberckt, Coustou, Boucher, Van Loo rivalisèrent de talent et d’originalité. Le théâtre était à la chinoise. D’admirables tapisseries ornaient les murs. Achat du terrain compris, la dépense s’éleva à 2 millions 576 livres, presque autant qu’à Crécy. Monmartel estime même qu’elle dépassa les 3 millions. Il y avait à Bellevue un important personnel et la domesticité portait d’ailleurs une livrée particulière : deux chapelains, un concierge, un jardinier, un Suisse, deux portiers, un frotteur, un menuisier à demeure, sans oublier la blanchisseuse, la gardienne des poules, les filles de garde-robe, le total des gages atteignaient près de 11 000 livres par an. Le château de Bellevue fut inauguré en présence de la cour le 25 novembre 1750. On admira les charmilles, les bosquets de verdure, les ingénieuses allégories de Carie Van Loo dans le salon de musique. Les chinoiseries piquèrent la curiosité. Le mobilier, tout entier fourni par le marchand Lazare-Duvaux, était d’une exquise élégance. Si véritablement un style inspiré par la marquise a existé, c’est à Bellevue qu’il triompha. L’inauguration n’alla pourtant pas sans quelques incidents : les cheminées fumaient, le froid régnait dans ces pièces trop neuves. Il fallut même transporter le souper à Brimborion et Jeanne-Antoinette, de mécontentement, en eut la migraine ! Elle prit sa revanche par la suite. Dès le mois de janvier 1751, Louis XV fit de fréquents séjours à Bellevue. « C’est la plus jolie habitation du monde avec la plus grande simplicité », écrit la marquise à son frère. Le théâtre des Petits Cabinets n’ayant pas repris ses spectacles par mesure d’économie, Mme de Pompadour contente à Bellevue son amour pour la scène. On joue des ballets, des opéras-comiques. La dernière représentation a lieu en mars 1753. On joue le Devin du village. La marquise, comme toujours, interprète le rôle de Colin. Elle donne à l’auteur 50 louis. Jean-Jacques Rousseau les accepte avec reconnaissance. Louis XV se lassait de tout. Il se dégoûta de Bellevue. En 1757, fidèle à sa promesse, Mme de Pompadour vendit au roi le domaine afin de pouvoir payer ses dettes qui étaient lourdes. Louis XV acquit la propriété pour 325 000 livres, un peu plus du dixième de ce qu’elle avait coûté. II semble bien que la marquise ait contribué pour une part sur sa cassette personnelle aux travaux. Le public ne lui en sut aucun gré. Après la mort de Jeanne-Antoinette, le monarque revint d’ailleurs plusieurs fois à Bellevue. Il y amena même la comtesse du Barry. Le domaine passa sous Louis XVI aux tantes du nouveau roi, Adélaïde, Victoire et Sophie, qui s’y installèrent à la fin de l’année 1775. Le souvenir de Jeanne-Antoinette s’estompait... Champs et Saint-Ouen n’appartinrent jamais en propre à la marquise de Pompadour. Elle en eut seulement la jouissance durant quelques années. Champs, c’était le beau château de Poisson de Bourvalais, ancien laquais enrichi dans les fournitures aux armées. C’est en 1757 que la marquise de Pompadour le prit en location du duc de La Vallière. Elle y resta trois ans, le temps de le faire meubler et décorer magnifiquement, le temps aussi d’y dépenser 200 000 livres. Louis XV vint plusieurs fois à Champs. Il y pouvait contempler le beau portrait à son effigie peint par Carie Van Loo, ce portrait qu’il avait donné à la marquise et qui n’a jamais quitté le château. Elle-même est représentée en jardinière dans un salon voisin. La toile est de Drouais. Des chinoiseries, des meubles, la chambre de Jeanne-Antoinette, tout rappelle encore les séjours de Mme de Pompadour à Champs, le décor qu’elle contempla, qu’elle aima, ce décor qui ailleurs a été détruit. À Champs, elle ne gardait à demeure qu’un concierge, un jardinier et une servante dont les gages ne dépassaient pas 2 220 livres par an. À Saint-Ouen, la domesticité était plus nombreuse : il y avait deux servantes, un domestique, un frotteur, un inspecteur des bâtiments qui recevaient 1 200 livres. Cet hôtel de Saint-Ouen, ancien hôtel de La Seiglière, était advenu au duc de Gesvres par sa mère et c’est le duc de Gesvres qui le loua, pour cinq ans, à la marquise. Là encore, son goût pour le style nouveau la poussa à y engloutir 500 000 livres, embellissements qu’elle paya de ses propres fonds, aménagements purement intérieurs... dont ne subsiste plus que le souvenir. Passons sur Ovillé, petit domaine situé entre Paris et Orléans, qu’elle paya tout juste 24 000 livres. Elle n’y fit pas de grands travaux. Elle n’y mit peut-être jamais les pieds. La dernière dépense de la marquise sur ce chapitre fut, en 1760, l’achat de la terre de Ménars. Le château, de style Louis XIII, était admirablement situé au-dessus de la Loire. Il était difficile d’accès : pour lui permettre d’y parvenir plus aisément, on construisit, dit-on, une route et même un pont ! Le château ne fut agrandi que de deux ailes. La marquise s’attacha surtout à transformer les jardins : terrasse où l’on accède par un escalier à double volée, bassins, pelouses, parterres de broderies, tout fut agencé pour enchanter le regard. Deux griffons à buste de femme ornèrent l’extrémité des rampes qui conduisaient aux jardins bas. L’un d’eux emprunte les traits de la marquise elle-même. Mais le sculpteur, peut-être, flatta son modèle, car Jeanne-Antoinette était alors bien lasse, bien amaigrie et Ménars, pour elle, après tant d’échecs et de luttes, était surtout une retraite où, plus d’une fois, elle songea à s’exiler. Jamais elle ne mit son projet à exécution. En 1764, les grands travaux n’étaient pas terminés à Ménars quand elle mourat. Elle laissa la propriété et tout le personnel qui comprenait concierge, jardinier, frotteur, domestiques et servantes, même un tonnelier – car les vignes étaient abondantes sur les coteaux – à son frère Marigny, qui poursuivit les transformations. Crécy, La Celle-Saint-Cloud, Bellevue, les ermitages, Ménars, pour ses maisons de ville et ses maisons des champs, la marquise de Pompadour, en vingt ans, dépensa près de 500 000 livres. La somme peut sembler considérable. Et pourtant, quand on songe à tous ces artistes, à tous ces artisans, à toutes ces familles qu’elle contribua à faire vivre, quand on songe au renom, à l’éclat de l’art français dans le monde entier répandu grâce à ce mécénat, peut-on trouver la dépense excessive ? C’est, en définitive, la France qui bénéficia de ses entreprises. Quand on examine le journal des recettes et des dépenses de la marquise de 1745 à 1764, on est frappé par la modestie des pensions qui lui sont attribuées par le roi. Elles vont de 43 000 livres en 1745 à 205 000 livres en 1748, année durant laquelle le roi manifeste à sa maîtresse la plus grande générosité : ne lui donne-t-il pas jusqu’à 50 000 livres d’étrennes en 1747 ? Hélas ! les étrennes disparaissent dès 1750. La pension mensuelle de 2 400 livres en 1745 s’élèvera jusqu’à 30 000 livres, lors de la plus grande faveur marquée à Jeanne-Antoinette. Puis elle sera ramenée à 4 000 et même à 3 000 livres pendant la guerre de Sept Ans. Avec quelques gratifications supplémentaires, la marquise reçoit 40 000 livres en 1759, 51 000 livres en 1760, 72 000 en 1761, 107 000 en 1762, 80 000 livres en 1763. Pour acquérir Ménars en 1760, la marquise doit vendre ses bijoux ! Les dépenses dépassaient, en effet, largement les recettes. De 1746 à 1764, elle a perçu au total 977 207 livres 11 sols 6 deniers. Elle a dépensé 1 767 678 livres 8 sols 9 deniers, soit près du double. Où trouvait-elle donc les ressources nécessaires pour équilibrer un budget qu’elle tenait avec plus de soin qu’on ne l’eût imaginé ? Ces ressources indispensables, elle les demandait au jeu. À Marly, le 15 mai 1762, elle gagne 9 120 livres, le 31 du même mois 21 800 livres. Le lansquenet lui rapporte 20 592 livres en 1755. Gagné au jeu, gagné au jeu..., la mention revient fréquemment dans ses comptes. Mais il lui arrivait de perdre. Et elle notait aussi ses pertes. Les bénéfices dus au hasard n’étaient donc pas suffisants. Alors la marquise agissait comme toutes les grandes dames de son temps : elle vendait ses bijoux. Les premières ventes de bijoux n’apparaissent qu’en 1756 : vendu une tabatière, 3 000 livres ; en 1760, à la suite de l’achat du château de Ménars, elle vend pour 12 960 livres de bracelets en perles. Elle est alors dans un tel état de gêne qu’elle obtient de ne payer l’acquisition du château que par petites sommes. En 1761, elle vend encore pour 9 600 livres de bijoux, pour 20 000 livres en 1762. Et, monotone, cette mention revient jusqu’à sa mort. Avait-elle donc de si lourdes charges ? Certes. Il ne faut pas oublier qu’elle payait les gages de toute sa domesticité. Il y avait des serviteurs dans chaque domaine, nous l’avons vu, mais sa maison elle-même comportait plus de cinquante personnes à demeure, depuis l’intendant Collin, ce fidèle secrétaire qui habitait à Versailles, dans le quartier Saint-Louis, le charmant logis de la Collette, jusqu’aux nègres et aux porteurs, depuis le médecin Quesnay qui, entretenu de tout, recevait encore 3 000 livres de gages par an, jusqu’aux plus modestes garçons sommeliers (150 livres). De gages à tout ce personnel, la marquise payait 41 992 livres par an ; à cette somme s’ajoutaient celles qu’exigeait la domesticité des autres châteaux. Fardeau écrasant qui explique pourquoi la marquise fut perpétuellement endettée, pourquoi elle dut se défaire souvent de ses joyaux. Elle n’en était guère affectée. De caractère généreux, elle ne pouvait s’empêcher de dépenser largement, de donner sans compter. Lui reprochait-on son amour excessif pour la construction : « On se moque partout de ma folie de bâtir ! Pour moi, je l’approuve fort cette prétendue folie qui donne du pain à tant de malheureux ; mon plaisir n’est pas de contempler de l’or dans mes coffres, mais de le répandre... » Reconnaissons-le : elle s’entendit à le répandre. Mais quand on considère la liste des gens qu’elle secourut, des entreprises qu’elle subventionna et aida de ses deniers, peut-on estimer que cette profusion, souvent inconsidérée, fut inutile ? * * * Il est au moins deux créations de Mme de Pompadour qui doivent lui mériter la reconnaissance de la postérité : la manufacture de Sèvres et l’École militaire. L’idée de produire des objets de porcelaine tendre semblables à ceux que la Saxe fabriquait est assurément antérieure au temps de Mme de Pompadour. Une manufacture établie à Vincennes en 1736, sur l’initiative de l’intendant des Finances Orry de Fulvy, s’était efforcée de concurrencer les porcelaines étrangères. Elle n’avait pas réussi. C’est alors que la marquise de Pompadour, qui cherchait par tous les moyens à intéresser le roi à de nouvelles entreprises, lui proposa de reprendre la manufacture. Elle en obtint le transfert à Sèvres, tout près de son cher Bellevue. Elle engagea le roi à placer des fonds dans l’affaire. Elle le décida enfin à construire, sur l’emplacement du petit château de la Guyarde, un nouvel établissement. « On construit une manufacture de porcelaine française façon Saxe, gronde d’Argenson dans ses Mémoires. C’est un établissement immense, presque aussi grand que l’hôtel des Invalides... » D’Argenson exagère. La manufacture était vaste ; elle n’avait pas les dimensions des Invalides. Les débuts furent difficiles. L’entreprise avait coûté cher : près d’un million. En dépit des commandes, elle était en déficit. Louis XV ne s’était réservé qu’un quart des actions. Il proposa aux actionnaires de leur rembourser les sommes qu’ils avaient engagées. Ceux-ci s’empressèrent d’accepter. En 1760, un arrêt du Conseil d’État attribuait tous les terrains et bâtiments à Sa Majesté. La manufacture appartenait désormais au roi. Or, les temps étaient favorables à la diffusion de la porcelaine. Mme de Pompadour donnait l’exemple. Cette statue de l’Amitié que Pigalle avait exécutée pour Bellevue, cette statue qui reproduisait, dit-on, les traits de la marquise, avait été façonnée à Sèvres. La manufacture l’avait d’ailleurs offerte gracieusement à la marquise. Au moment de la guerre de Sept Ans, le roi, prêchant l’économie, avait envoyé à la fonte sa vaisselle plate. Pour la porcelaine de Sèvres, il y eut alors un véritable engouement. « Peut-on se servir de vaisselle d’argent, note Barbier dans son Journal, quand les princes et les plus grands seigneurs mangent dans de la vaisselle de faïence ? » Et Voltaire de chanter : La Porcelaine et sa frêle beauté, Par mille mains habiles préparée, Cuite, recuite, et peinte, et diaprée... Mais Mme de Pompadour ne se contente pas de protéger la manufacture. Elle lui fournit des modèles, elle lui impose des artistes ; les peintres qui n’ont cessé de fixer ses traits sur leurs toiles, comme Boucher, offrent des modèles aux artisans de Sèvres. Pour elle, on crée la rose Pompadour. L’émulation est grande entre tous les artistes, et la marquise donne la préférence aux services « bleu céleste », où les oiseaux polychromes chantent sur des branchages fleuris. Jusqu’à sa mort, et bien longtemps après avoir abandonné Bellevue, Jeanne-Antoinette vint chaque année rendre visite à la manufacture et, plus d’une fois, se laissa tenter par ses exquises productions. Il y avait chez elle des mobiles plus graves quand elle s’intéressa à la fondation de l’École militaire. Celle-ci est sensiblement antérieure à celle de la manufacture de Sèvres. Quand l’amitié, dans les rapports entre Mme de Pompadour et le roi, se substitua à l’amour, la marquise, qui nourrissait le ferme espoir de se maintenir à la cour et de garder sur l’esprit du roi une influence prépondérante, se choisit dans l’Histoire un modèle. Et ce modèle – assez inattendu – ce fut Mme de Maintenon. Après 1750, la marquise de Pompadour calque son attitude sur celle de la seconde épouse de Louis XIV. Et puisque Mme de Maintenon a fondé un établissement pour l’éducation des jeunes filles nobles et pauvres, la marquise songe à lui donner un pendant en créant une école analogue pour l’instruction des jeunes gens qui se destinent à l’état militaire. « Nous avons été hier à Saint-Cyr, écrit-elle le 18 septembre 1750. Je ne peux vous dire combien j’ai été attendrie de cet établissement ainsi que de tout ce qui y était. Us sont tous venus me dire qu’il en faudrait un pareil pour les hommes. » La marquise s’entretient de ce projet avec le roi. Elle étudie l’organisation de Saint-Cyr, recherche à Paris le terrain nécessaire, presse son frère d’établir des plans (qui seront confiés à Gabriel). Enfin elle obtient gain de cause. Louis XV s’est rendu compte de l’importance et de l’intérêt de l’établissement. Elle s’empresse d’exprimer sa joie à Pâris-Duverney qui sera un des bailleurs de fonds. « J’ai été dans l’enchantement de voir le roi entrer dans le détail tantôt ; je brûle de voir la chose publique parce qu’après il ne sera plus possible de rompre. Je compte sur votre éloquence pour séduire M. de Machault quoique je le croie trop attaché au roi pour s’opposer à sa gloire ; enfin, mon cher Duverney, je compte sur votre vigilance pour que l’univers en soit bientôt instruit ; vous viendrez me voir jeudi à ce que j’espère ; je n’ai pas besoin de vous dire que j’en serai ravie et que je vous aime de tout mon cœur. » Pendant les années qui suivent, le zèle et l’ardeur de la marquise ne se refroidissent pas. Les obstacles s’accumulent. L’argent manque. Elle étudie le moyen d’en procurer à son œuvre. Elle obtient la création d’un impôt sur les cartes. Mais le rendement en est médiocre. Alors Mme de Pompadour n’hésite pas : elle est prête à sacrifier tous ses revenus pour payer les ouvriers. Et voici qu’elle écrit à son « cher nigaud » (Pâris-Duverney) : « Non, assurément, mon cher nigaud, je ne laisserai pas périr au port un établissement qui doit immortaliser le roi, rendre heureuse sa noblesse et faire connaître à la postérité mon attachement pour l’État et pour la personne de Sa Majesté. J’ai dit à Gabriel aujourd’hui de s’arranger pour remettre à Grenelle les ouvriers nécessaires pour finir la besogne. Mon revenu de cette année n’est pas encore rentré, je l’emploierai en entier pour payer les quinzaines des ouvriers. J’ignore si je trouverai mes sûretés pour le paiement, mais je sais très bien que je risquerai avec grande satisfaction cent mille livres pour le bonheur de ces pauvres enfants. Bonsoir, cher nigaud. Si vous êtes en état de venir à Paris mardi, je vous verrai avec grand plaisir ; si vous ne le pouvez pas, envoyez-moi votre neveu sur les six heures. » La marquise de Pompadour finira par vaincre toutes les difficultés. L’École militaire fut terminée en juillet 1756. Le 18 du même mois, quarante fiacres amenèrent de Vincennes les premiers pensionnaires du jeune établissement. Comme il serait injuste, quand on énumère ces « énormes dépenses » que Mme de Pompadour infligea durant vingt ans au Trésor de la France, de passer sous silence le long chapitre de ses générosités ! « Les pensions que j’ai servies jusqu’à ma mort se sont élevées à 229 236 livres. » C’est elle-même qui nous le confie. On se souvient que Jeanne-Antoinette avait pris à sa charge tous les travaux exécutés de 1750 à 1754 au couvent des ursulines de Poissy, en souvenir des années de jeunesse qu’elle y avait passées. Il lui en coûta près de 5 000 livres. Nous savons qu’elle fut plus généreuse encore envers les Dames assomptionnistes de Paris qui avaient élevé la petite Alexandrine. Mais comment énumérer les libéralités innombrables de la marquise à l’égard des couvents d’hommes et de femmes ? Elle distribuait chaque année des secours (substantiels) à vingt-neuf maisons de religieuses, depuis les pénitentes de Bellevue ou de Pic- quepuces (sic) jusqu’aux sœurs de Decize, de Grenoble ou de Gien. Les religieux n’étaient pas moins bien traités : vingt et un monastères bénéficiaient de cette manne bienfaisante. On y trouvait les récollets de Saint-Germain-en-Laye, les jacobins du faubourg Saint-Honoré, les carmes de Charenton, les Bonshommes ou les frères de la Charité de Paris. Le clergé séculier n’était pas oublié : 480 livres chaque année aux curés de Notre-Dame et de Saint-Louis de Versailles, 120 livres aux curés de Choisy et de Fontainebleau, 600 livres aux curés de Compiègne, 48 livres aux ermites de la forêt de Sénart, et à bien d’autres. Enfin, il y avait les pauvres, les pauvres de Versailles, de la Trappe, des villages de ses châteaux, à qui elle distribua plus de 50 000 livres en vingt ans. Et nous n’avons énuméré aucune des pensions qu’elle servit annuellement jusqu’à sa mort et au-delà de sa mort à des religieuses, à des prêtres, à d’anciens serviteurs et même à la bouquetière du château de Versailles ! Au-delà de la mort... Huit ans après le décès de la marquise, Marigny continuait à payer ponctuellement les rentes qu’elle avait assurées à tous ceux qui l’avaient servie. CHAPITRE IX La marquise et ses adversaires À la cour, les ennemis de la marquise ne désarmaient pas. Parmi les hommes en place qui, dès son avènement, avaient engagé contre elle une lutte sans merci, on trouvait d’abord le comte de Maurepas et Richelieu. Ces deux hommes se détestaient d’ailleurs mutuellement. Habile, la marquise mit à profit cette haine pour riposter et attaquer à son tour. Le combat dura plusieurs années. Secrétaire d'État à la Marine depuis 1723 (après l’avoir été à la Maison du roi), Maurepas que Jeanne-Antoinette surnomme par dérision le « président de la Boutique », était le plus dangereux des adversaires. Intelligent, spirituel, travailleur, il avait pour lui les meilleurs atouts et se croyait invulnérable. On a affirmé qu’il était impuissant et que cette disgrâce intime n’avait pas peu contribué à faire de lui l’ennemi déterminé de toutes les maîtresses de Louis XV. Sous une apparence frivole et galante, il dissimulait en réalité une connaissance profonde des hommes et de leurs faiblesses. Applaudi de la cour pour ses mots piquants, ses épigrammes hardies, souvent venimeux, il ne se refusait jamais le plaisir de lancer une méchanceté. On ne prête qu’aux riches. Fut-il l’auteur de tous les petits vers, de tous les libelles qui couraient Versailles sur la p... du roi ? Ce n’est pas sûr. Mais il endossait volontiers la responsabilité de leur fabrication. Ces pamphlets sont odieux. Le roi lui-même est atteint par cette boue. On connaît le placard célèbre qui se colportait presque au grand jour dans les galeries du château : Lâche dissipateur des biens de tes sujets, Toi qui comptes les jours par les maux que tu fais, Esclave d’un ministre et d’une femme avare, Louis, apprends le sort que le Ciel te prépare. Si tu fus quelque temps l’objet de notre amour, Tes vices n’étaient pas encor dans tout leur jour... Tu verras chaque instant ralentir notre zèle Et souffler dans nos cœurs une flamme rebelle : De guerre sans succès fatiguant les États, Tu fus sans généraux, tu seras sans soldats... Tu ne trouveras plus des âmes assez viles Pour oser célébrer tes prétendus exploits, Et c’est pour t’abhorrer qu’il reste des François. Ces vers outrageants sont déjà d’une époque tardive et vraisemblablement datent du temps de la guerre de Sept Ans. D’autres s’en prennent seulement à Jeanne-Antoinette et prétendent – ce qui est bien la plus mensongère des imputations – que la vulgarité et le mauvais goût règnent désormais, à cause d’elle, à Versailles : Autrefois, de Versailles Nous venait le bon goût. Aujourd’hui, la canaille Règne et tient le haut bout. Si la cour se ravale, De quoi s’étonne-t-on ? N’est-ce pas de la halle Que nous vient le poisson ? Ce dernier trait n’est pas encore trop méchant. Tant de plaisanteries avaient été lancées à propos du nom de famille de la marquise que celle-ci finissait par n’y plus prêter attention. Mais il n’y avait pas que des petits vers. Des caricatures accompagnaient souvent les pamphlets. On affirmait, dès 1748, après cette paix d’Aix-la-Chapelle qui avait suscité la colère de l’opinion publique, que Mme de Pompadour portait une part de responsabilité dans cette affaire. Or, en 1748, la marquise commençait seulement à s’occuper de politique. Il n’empêche qu’on la figurait tirant le roi par le bout du nez et le traînant d’un bout de la Grande Galerie à l’autre. Ailleurs voici le roi garrotté et déculotté, fessé par la reine de Hongrie, tandis que l’Angleterre crie : « Frappez fort », et la Hollande : « Il rendra tout. » Et c’est intitulé : « Les quatre nations ». On sent déjà comme un souffle révolutionnaire passer à travers toutes ces poissonnades. Maurepas, Richelieu sont incontestablement les instigateurs ou au moins les propagateurs de ces caricatures. La politique n’est jamais belle et quand la jalousie attise la haine, elle atteint bientôt l’odieux. Maurepas s’irrite de plus en plus de la toute-puissance de la marquise. Par tous les moyens, il s’efforce de lui résister. Un jour, le ministre se trouve chez le roi, en présence de Jeanne-Antoinette. Celle-ci demande à Louis XV la révocation d’une lettre de cachet qui atteint un de ses amis. Le roi acquiesce sans mot dire. La marquise se retourne vers Maurepas : — Vous entendez, monsieur, il faut que M. X... revienne. — Je n’ai d’ordres à recevoir que de Sa Majesté. — Faites ce que veut madame, dit Louis agacé. Maurepas médite une vengeance. L’occasion lui en est bientôt donnée. Dans les appartements des Petits Cabinets, la marquise soupe quelques jours plus tard avec Louis XV, la comtesse d’Estrades et le ministre. Partie carrée. Au cours du repas, Mme de Pompadour est indisposée et sa disgrâce – une disgrâce qui l’atteint au plus intime de sa féminité – apparaît aux yeux des trois autres assistants. Dès le lendemain, quatre vers ignobles sont lancés : Bouquet de jacinthes La marquise a bien des appas Ses traits sont vifs, ses grâces franches Et tes fleurs naissent sous ses pas, Mais ce ne sont que fleurs blanches. Maurepas a affirmé plus tard – sans nier la paternité du quatrain – que c’est Richelieu qui fit circuler ces vers. En vingt-quatre heures, le couplet « fut aussi connu et aussi diffusé que si l’on avait employé la presse, tant était détestée Mme de Pompadour de ceux qui avaient une certaine délicatesse de cœur ». On reste interdit devant un tel propos. Il semble, bien au contraire, qu’il ne fallait avoir vraiment aucune délicatesse de cœur pour se moquer d’une façon si basse des faiblesses physiques de la marquise. À celle-ci, du moins, la mesure paraît comble. Mme de Pompadour se plaint au roi. Elle gémit contre de telles attaques. Elle sait d’où elles viennent. Richelieu, qui n’a jamais pardonné à Maurepas de l’avoir écarté du ministère, épouse sa cause. Le bon apôtre, qui contribue à répandre les infamies lancées sur la maîtresse s’indigne volontiers devant le maître. Les courtisans marquent les coups. Dans la galerie du château vient à passer Berryer, le lieutenant de police que l’on sait tout dévoué à Mme de Pompadour. On ne manque pas de l’attaquer : — Quand donc cesseront ces horribles attaques ? D’Argenson – c’était le prédécesseur de Berryer – aurait rapidement su les noms de leurs auteurs tant il connaissait bien Paris ! — Je connais Paris autant qu’on peut le connaître, messieurs, mais je ne connais pas Versailles, réplique Berryer. La riposte parvient aux oreilles de Jeanne-Antoinette. Allons, il faut qu’elle en finisse elle-même. Maurepas s’amuse du danger. Il veut savoir jusqu’où il peut aller trop loin. Alors la marquise n’hésite pas. Accompagnée de Mme d’Estrades, elle va trouver Maurepas lui-même. Le ministre a la police dans ses attributions de secrétaire de la Maison du Roi. — On ne dira pas que j’envoie chercher les ministres, je viens les chercher... Et elle attaque bravement. — Quand donc saurez-vous les auteurs des chansons ? — Quand je le saurai, je le dirai au roi. — Vous faites peu de cas, monsieur, des maîtresses du roi. — Au contraire, madame, je les ai toujours respectées, de quelque espèce quelles fussent. Maurepas est enchanté de sa réplique. Le soir, comme on le félicite de la belle visite qu’il a reçue le matin, il ajoute devant plus de trente personnes : — Cela lui portera malheur. Je me souviens que Mme de Mailly vint aussi me voir deux jours avant que d’être renvoyée pour Mme de Châteauroux. Celle-ci, on sait que je l’ai empoisonnée ! Je leur porte malheur à toutes ! Le propos est aussitôt répété dans les Petits Cabinets où la marquise n’a pu s’empêcher de confier au roi la réplique que Maurepas lui a lancée à la face. Louis XV est patient. Il sait quels services Maurepas a rendus dans le ministère. Mais il n’ignore pas non plus qu’on lui reproche, de toutes parts, d’avoir laissé dépérir notre marine. Il devine bien que tous les libelles qu’il inspire ont surtout pour dessein de détourner l’orage qui le menace en imputant aux « énormes dépenses » de la favorite le désordre des finances de l’État. En apprenant l’incartade de son ministre, le roi d’abord ne dit rien. Le lendemain de ce jour mémorable, Maurepas assiste au petit lever. Jamais il n’a paru plus brillant. Louis XV rit de bon cœur de ses saillies. Le ministre annonce qu’il doit, dans l’après-midi, assister à un mariage. — Je vous donne l’ordre de bien vous divertir, lui dit le roi. Le soir même, Louis XV signe la lettre de qui annonce à Maurepas sa disgrâce. Et dans la nuit, le comte d’Argenson quitte La Celle-Saint-Cloud où le roi a passé la soirée et porte à Versailles le fatal billet. « Monsieur de Maurepas, je vous ai promis que je vous avertirais lorsque vos services ne me seraient plus agréables. Je vous demande, par celle-ci de ma main, la démission de votre charge de secrétaire d’État et, comme votre terre de Pontchartrain est trop près de Versailles, mon intention est que vous vous retiriez à Bourges dans le courant de cette semaine, sans voir personne d’autre que vos plus proches parents. Je ne veux point de réponse. Adressez votre démission à M. de Saint-Florentin. Louis. » Maurepas a trop l’habitude de Versailles et de la cour pour s’émouvoir. Il sait que l’exil est la rançon de la disgrâce, parce que le roi n’aime point rencontrer dans les galeries des visages malcontents. Il prépare ses papiers et disparaît de la scène politique. Sa disgrâce durera un quart de siècle (25 août 1749). * * * La marquise triomphe. Quelques semaines plus tard, tout comme Mme de Maintenon – et l’on peut être assuré que le rapprochement devait la flatter – elle est admise au travail du roi. Le ministre des Affaires étrangères déclare « qu’il était du bien de son service de la mettre pour ainsi dire de moitié dans les affaires politiques ». La marquise a obtenu la tête d’un adversaire dangereux. Richelieu s’en réjouit, en se demandant si son tour ne viendra pas bientôt. Mme de Pompadour prend l’habitude d’employer la première personne du pluriel, car le roi et elle sont toujours d’accord. « Nous verrons », dit-elle, en prenant les placets qu’on lui présente. Elle accueille les ministres, les ambassadeurs. De Bourges, Maurepas s’efforce de récolter encore des potins sur la cour. Il écrit à un de ses amis : « Quant à l’intérieur d’ici, continuation ordinaire des tracasseries, continuation des chansons auxquelles M. de Richelieu et M. d’Ayen ont sûrement pris part, continuation d’humeur de la marquise actuellement malade d’une perte qu’on donne à l’oreille pour une fausse couche, j’ignore ce qui en est ; continuation opiniâtre à m’imputer une partie des propos que je ne tiens pas, et enfin, de ma part, continuation philosophique de silence et d’indifférence pour cet objet et ses suites. » L’indifférence de l’ancien ministre est assurément plus feinte que réelle. En vérité, il rage d’être loin de la cour. Et il continue à lancer des calomnies contre la marquise puisqu’il prétend qu’elle vient d’avoir une fausse couche dont la réalité n’est pas démontrée. Ce qui reste exact dans cette lettre au duc de Nivernais, c’est que les libelles et les chansons circulent à la cour après le départ de Maurepas. Du moins le plus habile parmi ceux qui les diffusent a disparu. Richelieu sait gré à Mme de Pompadour de l’avoir débarrassé de son vieil adversaire. Il paraît que le jour où fut annoncée la disgrâce, il ne se tenait pas de joie. Ce jour-là, le maréchal de Belle-Isle devait être reçu solennellement en la Grand’Chambre du Parlement. Tous les ducs et pairs sont présents. On remarque l’air joyeux du maréchal. « Regardez bien M. de Richelieu, dit quelqu’un, il a l’air d’un homme hors de lui-même. Il doit y avoir quelque chose sur M. de Maurepas. » Cet observateur a vu juste. Depuis, Richelieu et la marquise, tout en connaissant fort bien les sentiments réciproques qu’ils nourrissent l’un envers l’autre, observent une trêve. La cour les imite. Le lieutenant de police, depuis que Maurepas est en disgrâce, se sent plus libre d’agir ; il ne risque pas d’être désavoué par son ministre. On a saisi un placard outrageant dont voici un extrait : Fille d’une sangsue et sangsue elle-même, Poisson, d’une arrogance extrême, Etale en ce château sans crainte et sans effroi La substance du peuple et la honte du roi. Une enquête est ouverte. Elle a été menée énergiquement et l’on n’a pas tardé à savoir que l’auteur de ces insultes n’est autre que le chevalier de Rességuier. Il est aussitôt embastillé et condamné à vingt ans de détention. * * * Toutes ces intrigues ont agacé le roi. Il lui faut changer d’air. Mais un changement plus profond que d’habitude : Versailles, Choisy, Choisy, Fontainebleau, Fontainebleau, Versailles, la cour tourne en rond. Eh bien, puisqu’on prétend que le gouvernement se désintéresse de la marine et des ports, Louis XV décide d’apporter lui-même un démenti à ces imputations. Il va visiter Le Havre et la flotte qui s’y trouve concentrée. Le voyage de Normandie est organisé. Il a lieu en septembre 1749, quelques mois après la disgrâce de Maurepas. Mme de Pompadour y participe. C’est en principe un déplacement sans apparat. Le roi voyage dans un vis-à-vis, accompagné d’un seul courtisan. Suivent, derrière, deux berlines, dont l’une, pour quatre dames, l’autre pour le personnel et une gondole à six. Mais tous les services bouches, les ministres intéressés ont devancé le cortège royal. Celui-ci se met en route à l’aube. On part de Crécy et l’on chasse toute la journée en forêt de Dreux. À la fin de l’après-midi, Louis XV se présente aux portes du château d’Anet où l’attend la duchesse du Maine douairière qui lui a préparé une collation. La vieille duchesse fait sa cour. Le cortège repart aussitôt pour le château de Navarre, propriété du duc de Bouillon. C’est un des plus beaux domaines de Normandie. La nuit est tombée quand on y parvient. Mais toutes les avenues ont été illuminées, de même que les jardins dessinés par Le Nôtre. Le duc a préparé une réception grandiose. Louis XV visite le parc, fait honneur au souper, se promène en calèche et assiste même à une chasse dans la forêt d’Évreux. Après s’être reposé une heure à peine, il repart aussitôt dans la nuit pour Rouen, car il doit faire son entrée solennelle à huit heures du matin dans la capitale de la Normandie, et il y a tout de même plusieurs lieues de Navarre à Rouen. Mme de Pompadour et ses compagnes n’ont pas dormi cette nuit-là. Elles ne dormiront guère davantage pendant les nuits suivantes et toujours dans des conditions médiocres, ce qui ne les empêche pas d’avoir à présenter dès les premières heures de la matinée un visage souriant et peint de frais. Mais la marquise est si heureuse d’être vue et admirée aux côtés de son amant qu’elle passe sur ces petits inconvénients et dompte sa lassitude. Dans les rues magnifiquement tendues de tapisseries, l’entrée solennelle se déroule selon le cérémonial accoutumé. Les habitants se pressent pour acclamer le roi, tout heureux de cette manifestation. Mais le cortège se consente de traverser la ville et de contempler la manœuvre du pont de bateaux sur la Seine et le passage d’un navire. Le roi remonte dans son carrosse. Le cortège repart aussitôt pour Le Havre de Grâce où il parvient à six heures du soir. Nouvelles acclamations. Aux canons du port répondent les canons de la citadelle. Louis XV et sa suite sont logés – assez médiocrement – à l’hôtel de ville. Mme de Pompadour est recrue de fatigue et en assez piètre état. Mais on la retrouve le lendemain matin fraîche et souriante. Le duc de Penthièvre, amiral de France, le secrétaire d’État à la Marine, Rouillé, et le secrétaire d’État à la Guerre, d’Argenson, accueillent le roi. Les réceptions et les audiences se succèdent : voici nos seigneurs du Parlement de Rouen et messieurs de la Chambre des comptes de Normandie. Le cortège se rend au bassin intérieur où l’on fait manœuvrer devant lui une flûte de trente-six canons qui vient d’être terminée, et on lance trois vaisseaux à la mer. Le roi monte dans une embarcation et gagne la rade où deux cents bâtiments ont été assemblés. On assiste à un combat simulé de trois frégates. Enfin la marquise de Pompadour joue le premier rôle en baptisant une frégate du nom de Gracieuse. Ce n’est pas au Champagne que le baptême a lieu. Mme de Pompadour se contenté de poser une cheville symbolique. Ainsi se justifie officiellement sa présence durant ce voyage. Après le banquet offert par la ville du Havre, repart aussitôt pour Rouen que l’on ne fait de nouveau que traverser. Louis XV va coucher chez le maréchal de Belle-Isle, au château de Bizy, aux portes de Vernon. Le maréchal est aux armées. En son absence, les honneurs sont rendus au roi par le duc de Luxembourg. Dès le lendemain matin, à l’aube, on remonte en carrosse. On roule toute la journée et le soir même on est à Versailles. Le voyage a duré quatre jours seulement, avec une nuit entière en carrosse, une nuit au Havre, une nuit à Bizy. Le roi est infatigable si la marquise, elle, est éreintée. Louis XV est très satisfait. Il a donné la preuve de l’intérêt qu’il porte à la marine, tant militaire que marchande. L’opinion publique est moins contente. D’abord certains ont trouvé qu’il était un peu scandaleux pour un souverain de promener ainsi sa maîtresse à travers le royaume. Et puis ce déplacement de quatre jours a coûté fort cher aux villes traversées, à la province de Normandie et même au Trésor royal. On dit à Versailles qu’il n’était peut-être pas nécessaire, quand les finances sont si mal en point, de dépenser tant d’argent pour montrer la mer à la marquise (a-t-elle seulement eu le temps de la contempler ?) et lui donner l’agrément de manger du poisson frais. Dans les fameux comptes, le voyage de Normandie est mentionné : « Voyage du Havre extraordinaire... 6 000 livres. » 6 000 livres, près de 3 millions de nos anciens francs- papier, quand on sait que la marquise et sa suite étaient défrayées de tout, du départ de Crécy au retour à Versailles, on peut estimer, en effet, que la dépense est un peu forte. Même pour faire admirer des robes nouvelles aux Normandes, il n’était pas indispensable de réclamer 6 000 livres. Et le magnifique album orné de gravures, que la ville du Havre offrit ensuite au roi pour garder le souvenir de ces fêtes merveilleuses, ne suffit pas à compenser des frais aussi considérables. Il est vrai qu’en cet automne 1749 le règne de la marquise sur les sens du roi était déjà singulièrement menacé. CHAPITRE X De l’amour à l’amitié NE m’en veuillez pas, ma bonne amie. Vous croyez que j’ai une minute à moi ? Vous vous trompez, nous sommes toujours en chemin : Choisy, La Muette, le Petit Château (c’est La Celle-Saint-Cloud) et cet Ermitage que je me fais construire près de la grille du Dragon à Versailles, pour ne point mourir, et où je passe tout le temps que je peux. Il a huit toises de long sur cinq de large, et rien au-dessus ; jugez de sa beauté ! Mais j’y suis seule ou avec le roi et peu de monde. Ainsi j’y suis heureuse. Mais quand ? Répétitions, représentations, devoirs considérables et indispensables, reine, dauphin, dauphine, trois filles, deux infantes, jugez s’il est possible de respirer. Plaignez-moi, ne m’accusez pas ! » Cette lettre, griffonnée par Mme de Pompadour à son amie Mme de Lützelbourg, nous fournit une assez juste idée de l’existence harassante que la marquise est obligée de mener et qu’elle mènera jusqu’à sa mort. Là, Jeanne-Antoinette se laisse aller et avoue sa fatigue. C’est à ses intimes seulement qu’elle confie sa détresse. Il faut lire toutes les lettres qu’elle adresse à cette correspondante pour comprendre et mesurer ses amertumes. Mme de Lützelbourg, dont l’époux a été gouverneur de Strasbourg, était une femme intelligente et lettrée. Elle correspondit avec Voltaire qui appréciait son esprit. Mme de Pompadour l’appelle toujours grand- femme, petit surnom d’amitié qui nous pourrait surprendre et semblerait vulgaire si nous ne savions que, pour la marquise, l’abbé de Bernis ne fut jamais que le pigeon-pattu, Pâris-Duverney (son parrain...) mon cher nigaud, M. de Saint-Florentin, le petit saint et le duc de Chaulnes, mon ... cochon. À Mme de Lützelbourg, à Marigny, Mme de Pompadour écrit qu’elle souffre et que son état de santé est déplorable. Elle a toujours été malade. Dès son séjour chez les ursulines de Poissy, les maux de gorge, les mauvais rhumes et les bronchites l’arrêtaient. Avant sa vingtième année, elle crachait déjà le sang. Elle ne cessa de le cracher durant toute sa vie. Lettre de Mme de Pompadour à son frère Marigny : « On vous mandera de Paris que je crache le sang. Cela est aussi vrai que toutes les fois qu’on l’a dit... » Pour se soigner, la marquise se met au régime. Elle boit du lait d’ânesse (qui passait pour un fortifiant). Elle tente de se reposer, de vivre au grand air. Et c’est pourquoi elle préfère tant à son appartement du château son ermitage de Versailles ou son château de Bellevue. Mais comment suivre un régime, comment se reposer quand il faut mener le train exténuant de la cour ? « J’ai un rhume assez fort qui m’a donné la fièvre vingt-quatre heures, écrit-elle à son amie. Il va un peu mieux. Je descends au salon ce soir qui, par parenthèse, est diabolique pour les rhumes. Il y fait un chaud énorme et froid en sortant. Aussi entend-on plus tousser qu’à Noël... » (Lettre du 29 mai 1751.) Elle se confie à Quesnay, son médecin préféré. Elle lui avoue tous les maux dont elle souffre et que les exigences royales, quand elle est encore la maîtresse du roi, ne sont pas pour atténuer. Quesnay l’engage à bien digérer, à faire de l’exercice. « Le docteur a raison », reconnaît-elle. Mais elle se sent tellement fatiguée qu’elle n’a même plus le courage de suivre les chasses. « Nous sommes si souvent sur les chemins que je ne vais plus à la chasse depuis trois ans. Il faut bien se donner le temps de penser... » (Lettre du 5 décembre 1751.) De penser, et de souffler surtout. De l’existence qu’elle mène, son pauvre corps, selon l’expression des frères Goncourt, se lasse davantage chaque jour. La tension constante enfièvre et épuise ce corps auquel la favorite ne veut pas faire grâce. Que d’heures de fièvre, que de journées épuisantes ! Dès 1748, la cour observe sa mine malsaine, son amaigrissement progressif, la disparition de sa gorge (qu’elle s’efforce en vain de dissimuler par quelque artifice). « La marquise change chaque jour jusqu’à devenir un squelette, écrit, avec une satisfaction à peine dissimulée, d’Argenson. Le bas du visage est jaune et desséché ; pour la gorge, il n’en est plus question. » Le ministre exagère. Certes, il serait dangereux de se fier aux portraits que nous possédons de la marquise à cette époque. Ses peintres attitrés n’ont jamais manqué de l’embellir et c’est à peine si les derniers, comme La Tour ou Drouais, lui ont donné cet air de lassitude qu’elle devait prendre souvent dès qu’elle cessait d’être observée. En ces années 1750-1751 qui vont marquer un tournant décisif dans les rapports intimes de Mme de Pompadour et de Louis XV, il faut reconnaître que la marquise lutte encore. Hélas ! sa fatigue, si grande, ne la dispose guère à pouvoir donner à son royal amant les satisfactions qu’il attend de sa maîtresse. Elle s’efforce, par un traitement approprié, de le rendre heureux, car elle a peur qu’il l’abandonne et que son tempérament, cette nature de macreuse, comme elle se traite elle-même avec amertume, ne le détourne définitivement de sa couche. Nous possédons sur ce point délicat le récit de Mme du Hausset, la femme de chambre de la marquise. Et certes, nous savons aujourd’hui que les anecdotes qui emplissent les Mémoires de Mme du Hausset ne sont pas toutes d’une authenticité assurée et que ces Mémoires mêmes, en raison de la date de leur apparition, sont suspectes. Mais au sujet de la frigidité de la marquise et des efforts qu’elle fit pour la vaincre et plaire au roi, il existe d’autres sources qui permettent de recouper les propos de Mme du Hausset et d’en admettre la véracité. Voici donc ce récit : « J’avais remarqué que madame, depuis plusieurs jours, se faisait servir du chocolat à triple vanille et ambré, à son déjeuner ; qu’elle mangeait des truffes et des potages au céleri : la trouvant fort échauffée, je lui fis des représentations sur son régime qu’elle eut l’air de ne pas écouter. Alors, je crus en devoir parler à son amie la duchesse de Brancas. Je m’en suis aperçue, me dit-elle, et je vais lui en parler devant « vous. » Effectivement, après sa toilette, Mme de Bran- cas lui fit part de ses craintes pour sa santé. Je viens de m’en entretenir avec elle (en me montrant), dit « la duchesse, et elle est de mon avis. » Madame témoigna un peu d’humeur et puis se mit à fondre en larmes. J’allais aussitôt fermer la porte et revins écouter. Ma chère amie, dit madame à Mme de Brancas, je suis troublée de la crainte de perdre le cœur du roi en cessant de lui être agréable. Les hommes mettent, comme vous pouvez le savoir, beaucoup de prix à certaines choses et j’ai le malheur d’être d’un tempérament très froid. J’ai imaginé de prendre un régime un peu échauffant, pour réparer ce défaut et depuis deux jours, cet élixir, dit-elle, me fait assez de bien, ou du moins j’ai cru m’en apercevoir. La duchesse de Brancas prit la drogue qui était sur la toilette et après l’avoir sentie : « Fi ! » dit-elle, et elle la jeta dans la cheminée. Madame la gronda et dit : « Je n’aime pas être traitée comme un enfant. » Elle pleura encore et dit : « Vous ne savez pas ce qui m’est arrivé il y a huit jours. Le roi, sous prétexte qu’il faisait chaud, s’est mis sur mon canapé et y a passé la moitié de la nuit. Il se dégoûtera de moi et en prendra une autre. Vous ne l’éviterez pas, répondit la duchesse, en suivant votre régime et ce régime vous tuera : rendez au roi votre société précieuse de plus en plus par votre douceur ; ne le repoussez pas dans d’autres moments, et laissez faire le temps ; les chances de l’habitude vous l’attacheront pour toujours. » Ces dames s’embrassèrent. Madame recommanda le secret à Mme de Brancas et le régime fut abandonné. Peu de temps après, elle me dit : « Le maître est plus content de moi ; et c’est depuis que j’ai parlé à Quesnay sans tout lui dire. Il m’a dit que, pour avoir ce que je désire, il fallait avoir soin de se bien porter et tâcher de bien digérer et faire de l’exercice pour y parvenir. Je crois que le docteur a raison et je me sens tout autre. J’adore cet homme-là [le roi] ; je voudrais lui être agréable. Mais, hélas ! quelquefois, il me trouve une macreuse ; je sacrifierais ma vie pour lui plaire. » Hélas ! les efforts de la marquise ne produisent pas longtemps d’heureux effets. Louis XV, dont les appétits augmentent avec la maturité, ne peut plus se contenter d’une femme souvent malade et peu disposée aux exercices amoureux. C’est alors qu’il commence à chercher ailleurs – mais encore très discrètement – des satisfactions sans conséquence. De loin en loin, il revient à la marquise qui reste pour lui la meilleure des amies. Cependant il n’est plus nécessaire que le roi, par l’escalier dérobé, gagne, quand il lui plaît, les appartements de Mme de Pompadour. Or, celle-ci se plaint de la fatigue que lui occasionnent tous ces escaliers à monter et à descendre. On a bien établi, pour elle, une machine volante analogue à celle que le cardinal de Mazarin avait fait installer dans son palais parisien. Le fauteuil volant de la marquise, véritable ascenseur que l’on actionnait à la main, servit à partir de 1748. Il resta en place jusqu’en 1754 et fut alors définitivement démonté. Malgré cet appareil – qui ne devait pas toujours très bien fonctionner – la marquise aspirait donc à descendre de ses petits appartements de l’attique et intriguait pour obtenir un logement au rez-de-chaussée. Le roi lui donna satisfaction en janvier 1750 : l’appartement voisin de la chapelle, occupé jusque-là par le duc de Penthièvre, fut cédé par lui à Mme de Pompadour. Cette décision n’alla pas sans provoquer un grand émoi au château où le moindre changement était prétexte à bavardages. On prétendait que les filles du roi étaient mécontentes parce que leur père venait souvent les voir dans cet appartement. La reine, au contraire, était très satisfaite, on devine pourquoi. Madame Henriette soupire : « Que la marquise soit logée en haut ou en bas, le roi mon père n’ira pas moins ; il faut autant qu’il monte pour redescendre que descendre pour remonter, au lieu que moi, dame de France, je ne puis loger en haut dans les cabinets. » M. de Tournehem, grand maître des travaux, s’efforce de concilier tous les désirs. M. et Mme de Penthièvre, qui abandonnent leur appartement pour le donner à la marquise de Pompadour, passent dans le logement de la comtesse de Toulouse qui est divisé en deux ; la plus grande partie étant destinée aux Penthièvre, tandis que la comtesse garde deux cabinets seulement pour recevoir le roi, quand celui-ci voudra lui rendre visite et y rencontrer ses filles. Le résultat est que tout le monde est entassé. Mais, à Versailles, on a l’habitude de se serrer. Le duc de Luynes prétend que cet arrangement ne contente personne : « Cet appartement était fort requis, à cause qu’il donne lieu à de fréquentes conversations avec le roi qui y descend pour un oui ou pour un non plusieurs fois par jour. Cela n’est décidé que depuis huit jours : on a divisé, transigé, morcelé, et chacun est mécontent. M. et Mme de Penthièvre n’ont qu’un petit appartement reculé ; Mme la comtesse de Toulouse conserve deux cabinets pour n’y jamais coucher, mais pour attendre les visites du roi ; et cette petite réserve coupe toute communication du roi avec l’appartement de la favorite, de sorte qu’on ne sait plus par où il passera pour y aller en secret. » La marquise de Pompadour se déclare, au contraire, enchantée : « Le roi m’a donné le logement de M. et Mme de Penthièvre, écrit-elle, le 22 janvier 1750, à son amie Mme de Lützelbourg. Ils passent dans celui de Mme la comtesse de Toulouse qui en gardera une petite partie pour venir voir le roi tous les soirs. Ils sont tous très contents et moi aussi ; c’est, par conséquent, une chose agréable. Je ne pourrai y être qu’après Fontainebleau parce qu’il faut l’accommoder. » Cet « accommodement » fut plus long que la marquise ne le supposait. Les travaux, sur l’ordre de M. de Tournehem, avaient pourtant commencé dès la fin de l’année 1749. Les ouvriers avaient même retrouvé l’ancienne cuve octogone de marbre qui avait servi au temps de Louis XIV, dont c’était effectivement l’ancien appartement de bains. La marquise la fit transporter dans son jardin de l’Ermitage où elle fut transformée en bassin, car elle était si vaste qu’on y pouvait baigner plusieurs personnes à la fois « comme c’était alors l’usage ». L’appartement de Mme de Pompadour était aussi voisin des « voûtes de la chapelle », c’est-à- dire de la galerie voûtée qui précédait la chapelle. Les ouvrages, auxquels travaillèrent des artistes comme Verberckt, et l’architecte Gabriel, ne furent terminés qu’à la fin de ; l’année 1750. * * * Il serait erroné de croire que le déménagement de la marquise ait coïncidé avec la transformation définitive de ses rapports intimes avec le roi. Au vrai, il y eut des retours de flamme au moins jusqu’en 1751. Le 20 janvier 1757, Bernis écrivait au futur duc de Choiseul qui n’était encore que le comte de Stainville : « Notre amie ne peut plus scandaliser que les sots et les fripons. Il est de notoriété publique que l’amitié, depuis cinq ans, a pris la place de la galanterie. C’est une vraie cagoterie que de remonter dans le passé pour noircir l’innocence de la liaison actuelle. Elle est fondée sur la nécessité d’ouvrir son âme à une amie sûre et éprouvée et qui, dans la division du ministère, est le seul point de réunion. » Ainsi, selon l’abbé de Bernis, un des hommes qui le mieux connu la vie privée de la marquise, ce serait bien vers 1751 ou 1752 que le changement aurait eu lieu. Des preuves assurées, permettant de fixer une date précise, on ne peut certes en fournir. Mais il paraît bien, à plusieurs indices, que le renoncement se produisît au cours des derniers mois de cette année 1750. Avec une finesse extrême, Pierre de Nolhac a analysé admirablement l’état d’esprit du roi et de la marquise : « Compagne de tous ses instants, mêlée à toutes ses habitudes, l’aimant véritablement pour lui-même, elle lui était devenue nécessaire, non seulement parce qu’elle seule avait le secret de le distraire et de l’arracher à son ennui, mais aussi parce qu’il pouvait lui parler de ses moindres affaires, parce qu’elle connaissait à fond l’entourage, savait le tout de chacun, et se montrait toujours d’esprit juste et de bon conseil. Le roi n’était plus capable de se passer d’elle et prenait son avis, parfois en badinant, sur toutes choses. Au reste, elle sacrifiait ses convenances et son repos aux sentiments et aux plaisirs du maître. Elle fût allée jusqu’à la dévotion, si les idées de celui-ci avaient tourné de ce côté. « Son système, que j’avais entrevu depuis plusieurs années, note finement M. de Croy, était de gagner l’esprit du roi et, suivant à la lettre Mme de Maintenon, d’être dévote1 avec lui. » Il est vrai qu’en cet hiver 1751 se place ce que l’on pourrait appeler la conversion de la marquise, si l’expression n’était un peu forte, puisque Jeanne-Antoinette n’avait cessé de croire en Dieu et, vivant dans le péché, de pratiquer néanmoins les exercices de la religion. Sans doute ne s’approchait-elle pas plus des sacrements que son royal amant. Mais elle avait sa place à la chapelle du château et assistait régulièrement, sinon dévotement, à toutes les cérémonies. Une occasion lui fut offerte pendant l’hiver 1751, précisément quelques mois après l’installation dans le nouvel appartement, de manifester ouvertement ses nouveaux sentiments, ce fut celle du jubilé. Durant cette période d’austérité et de repentance, les exercices de piété se multiplièrent pour permettre aux fidèles de gagner les indulgences attachées à ce grand acte de foi. Le roi allait-il, à l’occasion du jubilé, rompre toute attache charnelle avec la marquise et s’approcher des sacrements ? On put un moment se poser la question. La marquise de Pompadour hésitait. D’une part, elle désirait passionnément garder sur le roi son emprise et craignait de le perdre définitivement si la rupture était éclatante, de l’autre, elle ne voulait pas que sa présence fût un obstacle au retour du roi à Dieu. Par un geste qui fut bientôt connu de toute la cour, elle laissa deviner le changement qui était intervenu dans ses relations avec Louis XV. « La marquise jure ses grands dieux qu’il n’y a plus que de l’amitié entre le roi et elle. Aussi fait-elle faire pour Bellevue une statue que j’ai vue, où elle est représentée en déesse de l’Amitié. » Il est exact qu’elle avait commandé à Pigalle un marbre qui remplaça une statue de style plus passionné. On rapporte à ce propos que Marie Leczinska, quelque temps plus tard, eut l’occasion de visiter le parc et le château de Bellevue. À un jardinier qui se trouvait là, elle demanda : — Comment se nomme ce bosquet ? — Madame, répondit-il, on l’appelait auparavant le bosquet de l’Amour, et c’est à présent le bosquet de l’Amitié. La reine ne put s’empêcher d’esquisser un sourire furtif. Cependant, à la cour, le père Griffet, un jésuite, prêchait les exercices de carême qui précédaient l’ouverture du jubilé. On remarqua que le roi s’y montrait fort assidu et qu’il avait même fait modifier les jours habituels de chasse pour ne manquer aucun sermon. Il ne quittait plus Versailles et c’est à peine s’il se rendait parfois souper à Bellevue ou à La Muette. Les jésuites se réjouissaient déjà d’un retour dû à l’éloquence d’un des leurs. Et se réjouissait aussi le secrétaire d’État aux Finances, d’Argenson, pour des motifs plus matériels. « Certes, la dévotion du roi rendrait la cour plus triste, écrit-il, mais cela profiterait beaucoup au bien public, car les dévots sont économes, et l’économie pourrait seule, aujourd’hui, sauver le royaume. » La marquise affectait une apparence satisfaite. Elle annonçait qu’elle accomplirait son jubilé et le roi aussi. Au fond d’elle-même, elle était moins tranquille. C’est que l’Église garde des exigences. Il ne suffisait pas que la marquise proclamât ouvertement qu’entre elle et le roi il n’existait plus que de l’amitié, le scandale avait été public, il était nécessaire que la rupture ne fût pas moins éclatante. Il fallait que la marquise quittât la cour. Mme de Pompadour était indignée d’une si rude intransigeance. Le parti dévot pressait le roi d’abandonner la favorite. Mais si Louis XV avait renoncé, sans regret, aux relations intimes avec Jeanne-Antoinette, il n’était pas pour autant décidé à s’en séparer. On a souvent accusé le roi d’ingratitude et d’indifférence envers ses amis. À l’égard de Mme de Pompadour, il ne manifesta jamais de tels sentiments. Elle lui était agréable, elle le distrayait, il se plaisait chez elle. Le roi ferait-il, ne ferait-il pas son jubilé ? Ce fut la grande affaire qui passionna la cour en cette fin de l’hiver 1751. Il semble que Louis XV ait, avec l’Église, cherché quelque accommodement. L’abbé de Bernis, qui avait été ambassadeur près de la Sérénissime, était revenu à Versailles. Il a conté discrètement les démarches du roi près des jésuites, ses confesseurs, l’attitude de ceux-ci. Les jésuites passent souvent pour moins sévères que d’autres (parce qu’on les oppose aux jansénistes dont on connaît la rigueur). En réalité, quand il s’agit du dogme ou de la morale, les jésuites sont aussi fermes que leurs adversaires. « Les confesseurs jésuites, écrit Bernis, qu’on accuse de morale relâchée, n’admettaient aucun tempérament ; ils ne croyaient pas que le scandale pût être réparé autrement que par l’éloignement de la marquise. Si quelques-uns de leurs ennemis lisaient ceci, ils ne manqueraient pas d’expliquer ce rigorisme par la certitude que ces pères avaient d’être protégés par M. le dauphin, protection plus sûre et plus honorable pour eux que celle d’une favorite. Quoi qu’il en soit, s’ils avaient été plus relâchés, ils pouvaient, avec adresse, conserver M. le dauphin et se ménager la favorite. » On voit ici que Bernis ne cache pas le réel comportement des jésuites et fait bonne justice des accusations qu’on lance contre eux. Mme de Pompadour en est malade. Ses ennemis affirment qu’elle a « la fièvre du jubilé » ! Il y aurait peut-être un subterfuge : que la marquise s’en aille pour un temps ; elle reviendra ensuite. Mais ni Jeanne-Antoinette ni Louis XV ne veulent se prêter à une telle comédie. Alors ? L’envoyé de Frédéric II à la cour de Versailles amuse son maître par des potins. « La marquise trouvera le moyen que la publication du jubilé ne se fasse point par tout le royaume en même temps, mais seulement par diocèse, afin que, lorsqu’on le fera à Paris et à Versailles, le roi de France soit à Compiègne, où il n’aura point encore été publié et que, lorsqu’il le sera dans ce dernier endroit, le roi de France se trouve être de retour à Versailles, où le jubilé aura déjà été fait. » Il est à peine besoin d’ajouter que ces propos ne reposent sur aucun fondement. Jamais la marquise n’a songé un seul instant à user de tels expédients. Aussi bien les règlements ecclésiastiques s’y opposent-ils et le roi ne les aurait pas acceptés. Il ne faut pas oublier que Louis XV reste foncièrement croyant. Mais il ne s’est jamais leurré. Il préfère s’abstenir des sacrements plutôt que de les profaner. Son arrière-grand-père n’a pas agi autrement. C’est encore l’abbé de Bernis qui nous renseigne : « C’est une justice que j’ai été à portée, plus que personne, de lui rendre. Son goût pour les femmes l’a emporté sur son amour pour la religion, mais il n’a jamais étouffé le respect dont il est pénétré pour elle. » Le jubilé est proclamé. Les carrosses se pressent à Notre-Dame pour prendre part aux exercices. Le roi n’y paraîtra pas. Il préfère rester fidèle à la marquise. Des méchantes langues prétendent que ce grand afflux de courtisans n’a d’autre cause que de faire la leçon au roi et à la favorite. La clôture est célébrée solennellement par Mgr Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, le 29 décembre 1751. La marquise respire. Elle n’a plus la fièvre. Cependant, la conscience du roi reste tourmentée. Mme de Pompadour, de son côté, préférerait une situation nette. Elle incite le roi à consulter, par l’intermédiaire de son confesseur, des théologiens. Hélas ! leur réponse est aussi catégorique que celle des pères jésuites. C’est Mme de Pompadour, elle-même qui nous en fait l’aveu et rapporte les résultats de sa démarche. « Au commencement de 1752, déterminée par des motifs dont il est inutile de rendre compte à ne conserver pour le roi que les sentiments de la reconnaissance et de l’attachement le plus pur, je le déclarai à Sa Majesté en la suppliant de faire consulter les docteurs de Sorbonne et d’écrire à son confesseur pour qu’il en consultât d’autres afin de trouver les moyens de me laisser auprès de sa personne, puisqu’il le désirait, sans être exposée au soupçon d’une faiblesse que je n’avais plus. Le roi, connaissant mon caractère, sentit qu’il n’y avait pas de retour à espérer de ma part et se prêta à ce que je désirais. Il fit consulter des docteurs et écrivit au père Pérusseau, lequel lui demanda une séparation totale. Le roi lui répondit qu’il n’était nullement dans le cas d’y consentir ; que ce n’était pas pour lui qu’il désirait un arrangement qui ne laissât pas de soupçon au public, mais pour ma propre satisfaction, que j’étais nécessaire au bonheur de sa vie, au bien de ses affaires ; que j’étais la seule qui osât lui dire la vérité si utile aux rois, etc. Le bon père espéra dans ce moment qu’il se rendrait maître de l’esprit du roi et répéta toujours la même chose. Les docteurs firent des réponses sur lesquelles il aurait été possible de s’arranger si les jésuites y avaient consenti... » Ce récit de Mme de Pompadour n’a été composé que cinq années après ces événements et précisément au moment où elle cherchait à se réconcilier définitivement avec l’Église et n’allait pas d’ailleurs y parvenir. Elle y travestit légèrement la vérité. Quand elle prétend que c’est elle-même qui a renoncé à rester la maîtresse du roi en dépit du propre désir de Sa Majesté, elle espère peut-être donner le change et tromper la postérité. On sait très bien que c’est en réalité le roi qui l’a abandonnée. Mais de telles constatations sont toujours humiliantes pour une femme et on comprend que la marquise ait écrit exactement le contraire. Quant à affirmer, comme certains historiens l’ont fait, que Mme de Pompadour ne pardonna jamais aux jésuites leur attitude en la circonstance et qu’elle se vengea d’eux en les poursuivant désormais de sa haine et en contribuant à les faire expulser du royaume, c’est prêter à la favorite des sentiments très mesquins et ramener à une préoccupation toute personnelle les motifs de cette grande querelle. La marquise était si peu animée de rancune contre les jésuites, à cette époque-là que, cinq ans plus tard, c’est encore à l’un d’eux qu’elle s’adressa, le père de Sacy, pour tenter de se réconcilier avec l’Église. La marquise de Pompadour, pour l’instant, conserve donc cette position fausse dont elle souffre. Aux yeux du public, elle reste la maîtresse de Louis XV. Pour les intimes, elle n’est plus que l’amie fidèle qui défend, par tous les moyens, son influence sur l’esprit du maître. Le désir passionné de garder cette influence la pousse à fermer les yeux sur la conduite du roi. Elle acceptera tout. Mais, au château, elle reste puissante et, malgré les misères physiques, les tristesses, les méchancetés qu’elle ne cesse de subir, elle prend de plus en plus d’importance. Son rôle de femme et de maîtresse a duré six ans. Son rôle de conseiller, participant à la politique royale et la guidant, se poursuivra pendant treize ans, jusqu’à sa mort. DEUXIÈME PARTIE LA POLITIQUE DE LA MARQUISE CHAPITRE XI La lutte contre les rivales LE désir secret de toutes les maîtresses royales fut toujours de prendre assez d’influence sur leur amant pour manifester leur autorité dans le gouvernement. Louis XIV redoutait cette emprise. À ses amis, le maréchal de Gramont, Villeroy et Colbert, il déclarait : « Je suis jeune et les femmes ont ordinairement bien du pouvoir sur ceux de mon âge. Je vous ordonne à tous que, si vous remarquez qu’une femme, quelle qu’elle puisse être, prenne empire sur moi et me gouverne le moins du monde, vous ayez à m’en avertir. Je ne veux que vingt-quatre heures pour m’en débarrasser. » De fait, ni la tendre La Vallière ni l’altière Montespan n’eurent de part aux affaires de l’État. Il n’en fut pas de même, sans doute, avec Mme de Maintenon et Saint-Simon a peint le saisissant tableau du roi vieilli travaillant chaque soir avec ses secrétaires d’État près de la marquise : « Pendant le travail, Mme de Maintenon lisait ou travaillait en tapisserie. Elle entendait ce qui se passait entre le roi et le ministre qui parlaient haut. Rarement, elle y mêlait son mot, plus rarement ce mot était de conséquence. » Cette dernière réflexion n’est pas rigoureusement exacte. Il y eut à la cour, pendant la guerre de Succession d’Espagne, un parti de la marquise qu’elle animait avec le concours de Fénelon, le parti d’ailleurs de la faiblesse et des abandons. Le roi refusa de l’écouter, mais sur de nombreux points il prenait son avis. Il ne le suivait pas toujours et s’en trouvait bien. Louis XV fut moins circonspect que son arrière- grand-père. Toutes les maîtresses cherchèrent à jouer leur rôle dans l’État et le voyage de la duchesse de Châteauroux eut, on le sait, les plus funestes conséquences. Aussi longtemps qu’elle ne fut pour lui que le ministre des plaisirs et des distractions, Mme de Pompadour se tint dans une prudente réserve. Prête à sacrifier — Maurepas s’en était aperçu – ceux qui s’opposaient à son pouvoir, elle n’avait pas tenté de s’immiscer dans les affaires politiques. Par des mots habiles, des réflexions lancées avec adresse, elle avait montré néanmoins au roi qu’elle ne manquait ni d’intelligence ni de jugement. Louis XV avait su apprécier cette réserve et ces qualités. Mais, du jour où elle cessa d’être la maîtresse du roi pour n’être plus que l’amie, elle aspira à tenir désormais un grand rôle. Déjà, après le renvoi de Maurepas, elle assiste au travail des ministres. Elle lit et relit les mémoires sur la vie de Mme de Maintenon, dès que La Beaumelle les publie. Elle s’efforce de lui ressembler. Elle se rend volontiers à Saint-Cyr où les religieuses lui font un accueil révérenciel et, si elle fonde l’École militaire, c’est pour imiter la créatrice de l’Institution de Saint-Louis. Mais pour agir sur les conseils du gouvernement, il ne suffit pas d’être présente, de dire son mot. Il faut avoir autour de soi une coterie décidée à défendre votre politique. Mme de Maintenon avait eu la sienne. La marquise de Pompadour va constituer son parti. Son meilleur soutien, il faut avouer d’ailleurs qu’elle l’a trouvé au cours d’événements assez singuliers où les affaires du cœur (du cœur, si l’on peut dire, car il s’agit en réalité de tout autre chose) se mêlent étroitement à la politique ; ce sont des accidents qui arrivent plus communément qu’on ne le pense et point seulement au temps des monarchies absolues... * * * Quatre femmes ont vécu dans l’intimité de Mme de Pompadour au moment de sa toute-puissance, quatre femmes d’un caractère tout différent : celles que la marquise appelle familièrement « mes petites chattes », la comtesse d’Amblimont et la comtesse d’Esparbès, l’une et l’autre chargées de figurer à la table des soupers, d’amuser le roi de leurs reparties, d’être brillantes et point trop coquettes. Elles s’acquittent à merveille de cette tâche et, sachant qu’elles doivent leur fortune à la marquise, se gardent bien de lui porter ombrage. Mme du Hausset a, sur ce point, rapporté une singulière anecdote : un jour, en passant pour aller à table, le roi se serait approché de Mme d’Amblimont et, en faisant semblant de la chatouiller, aurait voulu lui glisser discrètement un billet. Il n’est point besoin de préciser qu’il s’agissait de quelque rendez-vous galant. Mme d’Amblimont, paraissant ne pas comprendre, avait mis la main derrière son dos. La lettre tomba à terre. Le roi fut obligé de la ramasser et n’insista pas. C’est Gontaut qui conta l’affaire à la marquise. Et celle-ci aurait dit : « Voilà qui est d’une bonne amie. » Mme d’Amblimont fut récompensée généreusement de ce geste vertueux. Quelques semaines plus tard, à la requête de la marquise, Louis XV lui donna un collier de diamants et d’émeraudes qui valait bien 60 000 livres... Mme d’Esparbès avait moins de scrupules. Mais, avec elle, la petite formalité ne tirait pas à conséquence. On lui prêtait cinq ou six amants, de Choiseul au duc d’Aumont. Si elle satisfit le caprice du roi, ce fut sans intentions malveillantes à l’égard de la marquise. Celle-ci ne lui en voulut pas. Mme du Hausset n’appartient pas à la même classe. Cette du Hausset, qui n’avait rang que de deuxième femme de chambre, était une veuve que Jeanne-Antoinette avait jadis connue aux Invalides. Elle était de bonne famille, mais chargée d’enfants à élever. La marquise l’y aidera. Elle placera une fille à Saint-Cyr, un fils dans les régiments. Elle la couchera sur son testament. Mme du Hausset n’a cessé de vivre dans l’intimité de la marquise. Elle a écrit des Mémoires qui seraient sans doute un extraordinaire document, rempli de la chaleur même de la vie... s’ils étaient authentiques. Malheureusement ils n’ont été publiés qu’en 1824, et Pierre Gaxotte a démontré qu’ils étaient sans doute apocryphes. Mais comme ils ont été composés d’après des Mémoires réels, on peut leur accorder néanmoins un prudent crédit. Mme du Hausset a toute la confiance de Mme de Pompadour... et aussi du roi. Elle s’est trouvée mêlée un jour à un incident tragi-comique. Voici comment elle-même le raconte : « Une nuit, et au beau milieu de la nuit, Mme de Pompadour en chemise entre dans ma chambre. « Venez, dit-elle, le roi se meurt ! » Prenant à peine le temps de passer un jupon, je trouvai dans le lit de Mme de Pompadour le roi tout haletant. Je jetai de l’eau sur lui et lui fit avaler des gouttes d’Hoffmann. Le roi revint à lui et me dit : « Ne « faisons pas de bruit. Allez seulement chez Quesnay « lui dire que c’est votre maîtresse qui se trouve « mal et dites à ses gens de ne pas parler. » Quesnay habitait un logement au-dessus de celui de la marquise. Il arrive aussitôt, tâte le pouls du roi, dit que la crise est finie, va chercher chez lui une drogue dont il inonde Louis XV qui se remet merveilleusement. La fille de garde-robe reçoit l’ordre de faire du thé pour Mme de Pompadour (car celle-ci, à son tour, est sur le point de s’évanouir d’émotion). Le roi peut regagner son appartement appuyé sur le bras de Quesnay sans que la domesticité ait été mise en éveil. Le roi remettait le lendemain un petit billet à Quesnay pour Mme de Pompadour, contenant ces deux lignes : « Ma chère amie doit avoir eu grand-peur ; mais qu’elle se tranquillise ; je me porte bien et le docteur vous le certifiera. » En fait, Louis XV avait eu tout bonnement une forte indigestion. La marquise s était affolée, craignant qu’il n’arrivât malheur au roi chez elle. Mme du Hausset était restée plus calme. Après tout, Quesnay se trouvait là et si Quesnay était le médecin « personnel de la marquise, il était aussi le second médecin du roi, charge officielle. — N’empêche que cet incident avait encore resserré les liens d’intimité entre Jeanne-Antoinette et sa femme de charge. Elle ne lui cachait rien, et les confidences de Mme du Hausset restent précieuses. La plus inquiétante des quatre femmes qui vivaient constamment près de la marquise, c’était assurément Mme d’Estrades. Née Huguet de Sémonville, la comtesse d’Estrades était, par alliance, la cousine germaine de Mme de Pompadour. Elle avait épousé en effet le comte d’Estrades, neveu de M. Le Normant de Tournehem, l’oncle de Jeanne-Antoinette. Le comte d’Estrades avait été tué en 1743 à la bataille de Dettingen. Restée veuve, Mme d’Estrades s’était attachée à la fortune de la marquise de Pompadour. Elle l’avait accompagnée au moment des premières visites à Versailles ; elle était près d’elle à Etioles. Elle participait, elle aussi, aux soupers des Petits Cabinets, aux chasses, aux voyages. Point belle, avec de grosses joues et un nez relevé, elle était pétrie d’esprit, pleine de verve et ses reparties amusaient Louis XV. Mais, après avoir longtemps servi la marquise, cette ambitieuse effrénée aspirait à se servir. Mme du Hausset prétend même qu’elle tenta de devenir la maîtresse du roi. Elle usa d’ailleurs d’un singulier procédé : « Un jour que Louis XV s’était un peu grisé à Choisy – la seule fois, je croîs, que cela lui était arrivé – il monta dans une grande et jolie barque où madame ne put l’accompagner, étant malade d’une indigestion. Mme d’Estrades guettait cette occasion. Elle entra dans la barque, et au retour, comme il faisait nuit, elle suivit le roi dans son cabinet secret et fit plus que des avances au roi qu’on croyait endormi sur un lit de repos. Elle raconta le soir à madame qu’elle était entrée dans ce cabinet pour ses affaires, que le roi l’y avait suivie et qu’il avait voulu la violer. Elle pouvait dire tout ce qu’elle voulait, car le roi ne savait ni ce qu’il avait dit, ni ce qu’il avait fait. » Qu’y a-t-il absolument d’exact dans cette anecdote qui ne figure que dans les Mémoires de Mme du Hausset ? Il est bien difficile de le savoir. Il paraît certain que Mme de Pompadour n’attacha aucune importance à l’incident. Elle garda toute sa confiance à Mme d’Estrades qui continua à participer à toutes les réceptions intimes des petits appartements et fut, en conséquence, une des premières à savoir que les sentiments de Louis XV pour Jeanne-Antoinette s’étaient transformés et qu’il n’y avait plus entre eux qu’une tendre amitié. Elle en informa d’Argenson qui s’en doutait peut-être déjà. Le ministre, après le départ de Maurepas, continuait à mener une guerre feutrée contre la marquise. Il s’aperçut bientôt qu’il pouvait trouver en Mme d’Estrades une alliée susceptible de seconder son grand dessein : obtenir le départ de la marquise. Il estimait en effet que le maintien à la cour de Mme de Pompadour risquait fort de donner à cette femme une importance de plus en plus considérable dans les conseils du gouvernement. De nombreux indices prouvaient assez que d’Argenson ne se trompait pas. Le 12 octobre 1752, le roi accordait à son amie le brevet de duchesse : c’était la plus haute faveur qu’il pût lui offrir. « Aujourd’hui, 12 octobre 1752, le roi étant à Fontainebleau, voulant donner des marques de considération particulière et de l’estime que Sa Majesté fait de la personne de la dame marquise de Pompadour en lui accordant un rang qui la distingue des autres personnes de la cour, Sa Majesté veut qu’elle jouisse pendant sa vie des mêmes honneurs, rangs, préséances et autres avantages dont les duchesses jouissent, m’ayant Sa Majesté commandé d’en expédier le présent brevet, qu’elle a pour témoignage de sa volonté signé de sa main et fait contresigner par moy, conseiller secrétaire d’État et de ses commandements et finances, commandeur de ses ordres. » Ainsi la marquise a droit au tabouret, au fameux tabouret des duchesses. Son carrosse est désormais sommé de la calotte de velours et du parement ducal aux armes. Une présentation de la nouvelle duchesse à la famille royale a lieu le 17 octobre, cinq jours plus tard. La marquise est accompagnée, comme en 1745, de la princesse de Conti, de Mme d’Estrades ; mais il y a aussi une nouvelle venue : celle là va se trouver au cœur de l’intrigue qui se noue, Mme de Choiseul-Romanet. Depuis un an, Mme d’Estrades est devenue la maîtresse de d’Argenson. « Je me l’étais donnée, écrit-il crûment dans ses Mémoires, pour avoir plus d’influence sur elle. » Les deux complices sont mus par la même jalousie, par la même haine. Leur complot est bientôt ourdi. Le roi, qui ne peut se passer de femmes, se contente jusqu’ici des filles de petite vertu du logis du Parc-aux-Cerfs. La marquise a la sagesse de fermer les yeux, car elle n’ignore pas que ces passades ne tirent point à conséquence. Pour d’Argenson, pour Mme d’Estrades, pour tous ceux qui n’ont pas pardonné à Jeanne-Antoinette son élévation et qui lui pardonnent encore moins de se maintenir alors qu’elle n’occupe même plus les sens du roi, un seul moyen de se débarrasser d’elle : lui substituer une femme bien née, jeune, jolie, spirituelle, capable d’attirer Louis XV et de l’enfermer dans des amours nouvelles. Une femme digne de tenir ce rôle capital existe : c’est Mme de Choiseul-Romanet. Charlotte-Rosalie de Romanet est la nièce de Mme d’Estrades. Elle a donc quelque parenté avec Mme de Pompadour et c’est effectivement la marquise qui s’est occupée d’elle et qui lui a trouvé un époux de qualité, le comte de Choiseul-Beaupré. Le mariage a été célébré à Bellevue en 1751. Le roi et la marquise ont signé au contrat comme sur le registre de la paroisse. Pour cette jeune parente de Jeanne-Antoinette, Louis XV a été généreux : il a fait accorder au mari une rente de 17 000 livres, la charge de menin honoraire du dauphin, à Charlotte-Rosalie celle de dame pour accompagner (en surnombre). Après cela, qu’importe que M. de Choiseul-Beaupré soit lourd, de tournure grossière et peu aimable. Sa jeune épouse a été présentée à la cour. Elle ne quitte plus maintenant l’entourage de la marquise. Et comme elle est ravissante, gaie, pleine de feu et d’esprit, Louis XV ne tarde pas à la remarquer. Mme de Pompadour ferme les yeux. Elle devine bien pourtant qu’il y a intrigue sous roche. Elle sait que la comtesse d’Estrades est devenue la maîtresse de d’Argenson et cet accord l’inquiète. Elle se demande « si elle n’a pas nourri un serpent dans son sein ». Mais que le roi conte fleurette à la petite Mme de Choiseul-Romanet, qu’il attente même à la vertu chancelante de cette jeune mariée ne la tourmente pas trop ; ce ne sera qu’un caprice. Seulement les conspirateurs espèrent bien que ce caprice de Louis XV aura des conséquences décisives. Ils agissent avec adresse. Mme de Choiseul-Romanet, qui commençait une grossesse, avait pourtant manifesté publiquement son intention d’être fidèle à son époux « et qu’elle ne lui manquerait que pour le roi seul, à qui elle ne résisterait pas... » Jeanne-Antoinette Poisson avait déjà utilisé la formule huit ans auparavant. Cette Mme de Choiseul manquait vraiment un peu d’imagination ! La grande scène a lieu à Fontainebleau, quelques jours seulement après l’installation de la marquise dans ses prérogatives de duchesse. Tous ceux qui connaissent le secret se sont réunis dans le cabinet du ministre de la Guerre. Il y a d’Argenson, son secrétaire Dubois qui a, plus tard, raconté la scène à Marmontel, Mme d’Estrades et aussi Quesnay. Le médecin de la marquise se trouve là par hasard. Il aura d’ailleurs, dans l’affaire, l’attitude la plus réservée et la plus digne. On sait que, depuis deux heures, Mme de Choiseul est en compagnie du roi. Tout à coup, la porte s’ouvre avec – fracas et la comtesse paraît « échevelée et dans le désordre qui était la marque de son triomphe ». Mme d’Estrades se précipite. Mme de Choiseul se jette dans ses bras en criant : « Oui, c’en est fait, je suis aimée. Il est heureux. Elle va être renvoyée. Il m’en a donné sa parole ! » À ces mots, ce sont dans le cabinet les plus joyeuses exclamations. On entoure l’élue, on la félicite. À Quesnay qui n’a rien dit, d’Argenson déclare : « J’espère, monsieur, que vous nous restez ? — Monsieur, répond Quesnay simplement, j’ai été attaché à Mme de Pompadour dans sa prospérité, je le serai dans sa disgrâce. » Il se lève, salue et disparaît. Il ignorera désormais les conspirateurs et le complot. C’est alors que l’héroïne va commettre une faute impardonnable. Elle ne va pas sans doute jusqu’à proclamer sa victoire, mais elle laisse entendre que désormais celle-ci est assurée. Seulement – et voilà toute la différence entre une Jeanne-Antoinette Poisson qui n’est rien avant de devenir la maîtresse du roi et se garde bien de quémander, et une Choiseul-Romanet qui appartient à la noblesse et songe déjà à monnayer les faveurs qu’elle accorde au roi — Mme de Choiseul exige immédiatement de Louis XV les plus hautes dignités. Elle demandait, affirme d’Argenson dans ses Mémoires, que les Choiseul soient reconnus comme les parents du roi et traités de cousins, à cause d’une alliance contractée jadis par l’un d’eux avec une princesse du sang de la maison de Dreux. Tout à ses nouvelles amours, Louis XV a promis. Il a même eu l’imprudence d’écrire des lettres fort compromettantes à celle qui est depuis peu de temps sa maîtresse. Dans l’une d’elles, il confirme la promesse qu’il lui a faite d’éloigner la marquise de la cour. Naturellement, à Fontainebleau, chacun sait ce qui se passe. Mme de Pompadour feint l’indifférence. Mais elle est mortellement inquiète et confie son angoisse à son ami Gontaut. Le bruit de l’aventure parvient aux oreilles d’un personnage qui va brusquement apparaître sur le devant de la scène pour jouer le rôle essentiel : c’est le comte de Stainville, futur duc de Choiseul, futur maître de la politique française. Stainville n’est pas des amis de la marquise de Pompadour. Il vient rarement à la cour. Il partage son existence entre l’armée et Paris. Il a épousé la fille du financier Crozat qui est charmante, spirituelle, mais a peu de santé et est indulgente aux écarts de son époux. Stainville a peu de goût pour les intrigues, mais il a un sens très vif de l’honneur qui s’attache au nom de Choiseul. Quand il apprend qu’une de ses cousines (par alliance) va peut-être devenir avant peu la maîtresse déclarée de Louis XV, il se fâche. Il va trouver l’héroïne. Celle-ci lui fait confidence de l’amour que le roi a pour elle. Elle s’en enorgueillit, la sotte. « Avec une étourderie et une volubilité inconcevables », elle déclare qu’elle est prête à faire profiter son cousin des avantages de sa faveur. C’était bien la proposition qui pouvait irriter au suprême degré l’orgueil de Stainville. Elle va jusqu’à lui montrer les lettres du roi. Stainville la morigène, lui déclare qu’elle ferait bien de quitter la cour. Puis il va trouver Mme d’Estrades et, en termes assez rudes, l’invite à faire partir de Fontainebleau M. et Mme de Choiseul-Romanet, car ceux-ci logent chez elle. Quelques jours plus tard, le comte de Stainville rencontre le duc de Gontaut qui est d’ailleurs son beau- frère. Gontaut lui conte les craintes de Mme de Pompadour, craintes qu’il estime justifiées. « Je pourrais bien la tranquilliser, déclare Stainville, mais je m’intéresse fort peu à la situation de Mme de Pompadour. Elle se pique de ne me point aimer. Il est assez simple que je ne l’aime pas non plus. » Le comte en a trop dit. Gontaut le presse de questions. Stainville finit par avouer qu’il a vu les lettres adressées par Louis XV à Mme de Choiseul-Romanet. Gontaut entraîne alors son beau-frère chez la marquise. Il la trouve en pleurs, dans le plus grand désordre et se laisse toucher. « Je lui confiai successivement toutes les circonstances dont j’étais instruit. En cela je faisais une grande faute que je me suis bien reprochée, mais lorsqu’on est attendri à un certain point, la réserve réfléchie est bien difficile. » Stainville va jusqu’à répéter les termes qu’à employés le roi en écrivant à Mme de Choiseul-Romanet. La marquise, tout en promettant le plus grand secret, dispose désormais d’une arme dont elle va user sur-le-champ. En effet, le soir même, Jeanne-Antoinette attaque le roi. De cette scène, nul mémorialiste n’a laissé de récit. Mais il n’est pas difficile d’imaginer ce qui s’est passé, les reproches de Mme de Pompadour qui répète au roi les phrases qu’il a écrites à Mme de Choiseul-Romanet, l’embarras de Louis XV, son mécontentement. Le roi a horreur des indiscrétions. Il constate que Mme de Choiseul n’a pas su tenir sa langue. Le jour même, il la questionne. Elle est bien contrainte d’avouer qu’elle a montré les lettres qu’il lui a adressées à son cousin Stainville. Dès lors, le charme est rompu. Louis XV lui signifie qu’il ne lui reste plus qu’à quitter la cour. « Elle part pour Paris, chassée, écrit d’Argenson, comme une petite p... qui avait une mauvaise conduite et lorgnait le roi. » Elle devait mourir six mois plus tard des suites de mauvaises couches. Le ministre de la Guerre dissimule son mécontentement, Mme d’Estrades son dépit. Elle sait que, maintenant, Mme de Pompadour se méfiera d’elle. Pour l’instant, celle-ci continue pourtant à lui faire bon visage. Mais elle n’oubliera jamais la trahison de sa cousine et attendra patiemment qu’ait sonné l’heure de la vengeance. Entre la marquise et le comte de Stainville il y a désormais des liens de confiance que les aimées ne cesseront jamais de fortifier. À cette intrigue misérable, qu’il a bien fallu retracer minutieusement tant elle est caractéristique de l’atmosphère de la cour, la France, selon le mot de Nolhac, a gagné un illustre ministre. Pour Jeanne-Antoinette, il n’y a rien de changé. Elle sait qu’il lui faut constamment se méfier des caprices du roi, de l’ambition effrénée des grandes dames. Après la petite Choiseul-Romanet, d’autres viendront s’offrir au roi et presque ouvertement. La crise la plus grave se situera en 1757, au moment où la marquise de Coislin paraîtra réussir là où Mme de Choiseul-Romanet a échoué. En vérité, la marquise préfère encore, pour le roi, les petites sultanes du Parc-aux-Cerfs. * * * Le Parc-aux-Cerfs ! Que n’a-t-on pas imaginé, brodé, raconté au sujet des scènes d’orgies, des ignobles machinations qui y auraient attiré de pauvres innocentes. Les libelles et les pamphlets de la fin du règne de Louis XVI et de la Résolution ont répandu dans le public d’horribles accusations. La réalité est, certes, sordide, mais il n’est pas nécessaire de la rendre plus affreuse encore. Il faudrait d’abord rappeler l’origine de ce nom qui a fini par paraître énigmatique, synonyme de guet-apens odieux. Il n’a pourtant rien de mystérieux. Au temps que Versailles n’était encore qu’une grosse bourgade que dominait, sur une faible éminence, le petit « château de cartes » de Louis XIII, le Parc-aux-Cerfs était tout bonnement une réserve de chasse. Les cerfs disparurent. Le quartier fut peu à peu loti. De petites maisons s’élevèrent le long des rues bien tirées au cordeau qui s’appelaient la rue de Satory, la rue Royale, la rue d’Anjou... Au cœur du quartier, le marché, divisé en quatre carrés, attirait les chalands. À quelque distance, l’église Saint-Louis était en construction. L’endroit continua naturellement à s’appeler le quartier du Parc-aux-Cerfs. Il était aéré – plus que la ville neuve de Notre-Dame –, car les logis n’étaient pas considérables. La plupart se trouvaient entourés de jardins. C’est là que Louis XV s’était réservé une petite maison, au coin de deux rues assez retirées, la rue des Tournelles (qui ouvre sur la rue Royale) et la rue Saint-Médéric qui la prolonge à angle droit. Sur le plan-terrier de la ville de Versailles dressé vers 1735, cette maison porte le n° 755 et elle est déclarée appartenir à la veuve Cremer et à son fils. De fait, c’est bien le sieur Jean-Michel-Denis Cremer qui la cède à un intermédiaire du roi vingt ans plus tard. L’identification est donc indiscutable. « Aujourd’hui est comparu par-devant les conseillers du roi, notaires au Châtelet de Paris soussignés, le sieur François Vallet, huissier priseur audit Châtelet de Paris, y demeurant rue des Déchargeurs, paroisse Saint-Germain-L’auxerrois, lequel a déclaré ne rien avoir ni prétendre en l’acquisition qui vient d’être faite sous son nom de Jean-Michel-Denis Cremer et sa femme, d’une maison située à Versailles, rue Saint-Médéric, paroisse Saint-Louis, avec ses dépendances, par contrat passé devant les notaires soussignés, dont Me Patu, l’un d’eux, a la minute, ce jour d’hui ; mais que cette acquisition est pour et au profit du roi, le prix en ayant été payé des deniers de S. M. à lui fournis à cet effet. C’est pourquoi il fait cette déclaration, consentant que Sa Majesté fasse, jouisse et dispose de cette maison en toute propriété, sans que le paiement qui sera fait sous le nom du comparant des droits de lods et ventes et centième denier, le décret volontaire qui sera fait et adjugé et la jouissance et perception des loyers qui pourront être faite aussi sous son nom puissent affaiblir la propriété acquise à Sa Majesté de ladite maison et dépendances, déclarant que l’expédition dudit contrat d’acquisition et les titres énoncés en icelui ont été par lui remis entre les mains du chargé des ordres de Sa Majesté ce qui a été accepté pour Sa Majesté par le notaire soussigné : Vallet, Patu. » L’acte est daté du 25 novembre 1755. Mais il est possible, sinon probable, que le roi ait occupé la maison rue Saint-Médéric au moins deux années auparavant et qu’il se soit décidé à l’acquérir définitivement après en avoir apprécié toutes les commodités. C’était pourtant une toute petite maison derrière l’hôtel des Gardes du Roi. Elle comportait quatre pièces au rez-de-chaussée, autant au premier étage. Point de grenier, mais un assez grand jardin qui faisait l’angle des rues de la Tournelle et Saint-Médéric. Deux ou trois femmes seulement y pouvaient donc résider. Louis XV y logea ses maîtresses, des filles de petite condition pour la plupart, dont l’Histoire n’a pas à retenir les noms. Une seule, la première semble-t-il, qui résida au logis du Parc-aux-Cerfs, mérite d’être citée, une demoiselle O’Murphy, d’origine irlandaise, que les mémorialistes désignent habituellement sous le nom de la Morphise. Cette jeune personne était un modèle du peintre Boucher qui l’aurait, si l’on en croit M. de Croy, procurée au roi après l’avoir introduite dans un tableau de piété destiné à Marie Leczinska. La petite Murphy était gaie, rieuse, parée de fossettes, potelée à souhait, un Rubens fripon, écrivent les Goncourts ! Louis XV en tomba follement amoureux. Il cacha d’abord sa nouvelle conquête dans les galetas du château, puis l’installât au logis du Parc-aux-Cerfs. Au courant de tout, la marquise de Pompadour fermait les yeux. « Autant celle-là qu’une autre ! » devait-elle à son tour penser. L’influence de la Morphise fut pourtant, à un moment, assez inquiétante pour que les chancelleries s’occupassent d’elle. Et le nonce du pape, Mgr Durini, toujours à l’affût des secrets de la cour de Versailles, mande à Rome en 1753 : « Selon toutes les apparences, la sultane favorite perd de son crédit. La froideur augmente pour elle à mesure que la nouvelle flamme pour la jeune Irlandaise Murphy prend de la force... On lui a fait apprendre la danse et autres arts d’agrément pour la produire à la cour. » Cinq mois plus tard, le nonce écrit encore : « Selon toutes les apparences, le règne de la Pompadour est sur sa fin ; à Crécy, un peu avant que la cour allât à Fontainebleau, il y avait eu de telles scènes que chacun croyait que la favorite aurait pris le parti de se retirer de son propre mouvement sans attendre qu’elle fût chassée ; mais l’ambitieuse, persuadée de pouvoir dissiper les nuages, a suivi le roi à Fontainebleau quoiqu’on lui ait fait entendre qu’après ce voyage, elle habiterait Paris plutôt que Versailles. La nouvelle étoile irlandaise devait aller à Fontainebleau où on lui avait préparé un appartement ; elle avait reçu des diamants et des robes magnifiques. On s’attendait à la voir paraître au grand jour, mais elle n’est point encore venue à cause de symptômes de grossesse. Un homme a été expédié à Versailles pour faire provision de tapis afin de garnir ses appartements et empêcher tout danger de chute. » il semble que l’on entende comme le son même de ces ragots que les courtisans se passaient de bouche à oreille dans les galeries de Fontainebleau et que le nonce recueille soigneusement. Pour cette fois, d’ailleurs, sa perspicacité est en défaut. Depuis la chaude alerte de l’automne 1752, la puissance de la marquise de Pompadour n’a en aucune façon diminuée, bien au contraire. Le règne de Louison sur les sens du roi ne dura pas. Elle disparut comme elle était venue. Il ne paraît pas d’ailleurs qu’elle ait le moins du monde créé à Mme de Pompadour quelque souci. Louise O’Murphy évanouie, d’autres la remplacèrent dans la petite maison du Parc-aux-Cerfs. On a dit que Jeanne-Antoinette était toute disposée à les choisir, à favoriser ces amours dégradantes du roi. Quand une de ces filles devenait grosse, on la conduisait clandestinement dans une maison située avenue de Saint-Cloud. On donnait à la mère une pension de 100 000 livres pour qu’elle se marie en province, à l’enfant une rente annuelle de 10 ou 12 000 livres. Les Goncourt, qui donnent ces détails, ajoutent : « Mme de Pompadour présidait sans jalousie à tous ces honteux arrangements, mettait la main sans pudeur à toute cette cuisine, était enfin la grande ordonnatrice des accouchements clandestins. » Ces insinuations qui ravalent la marquise au rang le plus bas de louche entremetteuse sont absolument dénuées de fondement. Pierre de Nolhac a rétabli la vérité. « Il n’y a rien là qui soit monstrueux ni même hors des habitudes de l’époque. » Seulement, il ne faut pas exagérer. D’abord, le nombre des pensionnaires de la maison du Parc-aux-Cerfs fut beaucoup moins considérable qu’on ne l’a prétendu. Et surtout, la marquise n’a jamais prêté la main à ces tristes intrigues. Comme la reine, elle a fermé les yeux. Pouvait-elle agir autrement ? Une seule fois, elle est intervenue à l’occasion d’un accouchement ; plus exactement, elle a demandé à sa femme de confiance, à Mme du Hausset, de s’en occuper. Mais nous savons combien le crédit qu’on peut accorder aux Mémoires de Mme du Hausset est mince, d’autant plus mince qu’elle est l’héroïne de la scène : — Vous irez (aurait dit la marquise à sa femme de « charge) dans une maison de l’avenue de Saint-Cloud « où je vous ferai conduire. On a besoin de vous pour « que tout se passe selon la volonté du roi et secrètement. Vous assisterez au baptême et indiquerez « le nom du père et de la mère. » « Le roi, qui assistait à l’entretien (comme c’est vraisemblable !) aurait ajouté en riant : — Le père est un très honnête homme. — Aimé de tout le monde, adoré de ceux qui le connaissent, aurait repris la marquise. — Que vous êtes bonne », dit le roi. Alors la marquise aurait mis la main sur le cœur du roi en soupirant : « C’est là que j’en veux. » Et Mme du Hausset, après le départ du roi qui lui avait donné ses dernières instructions, aurait répondu à Mme de Pompadour, comme celle-ci lui demandait : « Comment trouvez-vous mon rôle ? — D’une femme supérieure et d’une excellente amie. » Et Jeanne-Antoinette de répéter, en exprimant à haute voix sa conviction la plus intime : « C’est à son cœur que j’en veux. » Le cœur, l’habitude, l’intérêt, voilà les trois sentiments qui amenèrent Louis XV à garder amitié et confiance envers la marquise, à l’introduire de plus en plus dans son « secret » en la faisant participer au gouvernement de l’État. CHAPITRE XII Les affaires de la France Politique extérieure, politique intérieure, au moment où la marquise de Pompadour, aidée de ses amis, va s’en occuper directement, les difficultés ne manquent pas : dans un pays où la prospérité économique ne cesse de se développer, on assiste à l’impuissance des hommes au pouvoir, incapables d’équilibrer le budget de l’État, de mettre un terme aux profits des privilégiés, d’assurer la paix, une paix forte, à l’extérieur. Les privilégiés qui résistent à toutes tentatives de réforme, ce sont surtout les magistrats des Parlements et des cours souveraines. Ils n’ont cessé de prétendre qu’aucune ordonnance, aucun édit ne pouvaient être mis en application sans avoir été enregistrés par eux. Ils veulent contrôler l’action du gouvernement et le gouvernement s’y oppose. Le contrôleur général des Finances entend-il instituer un impôt du vingtième (le vingtième du revenu de chaque contribuable), impôt personnel qui atteindra tout le monde, c’est aussitôt un tollé général. Le Parlement de Paris rejette l’édit. Le roi le contraint par lit de justice à l’enregistrer. Les cours souveraines des provinces tardivement réunies à la couronne menacent presque de faire sécession. Les états de Bretagne, en 1752, vont jusqu’à regretter ouvertement que l’Angleterre soit devenue schismatique, car de bons catholiques comme les Bretons auraient pu se livrer à elle ! Le conflit entre le roi et le Parlement se poursuit constamment depuis 1730 (et même avant). Tout est prétexte à mettre dans l’embarras le roi et ses ministres. Se greffe sur lui la grande querelle du jansénisme (où l’on voit encore intervenir les parlementaires). Cette querelle, qui a empoisonné toute la fin du règne de Louis XIV, se poursuit avec des périodes d’assoupissement puis de réveil brutal, sans qu’on entrevoie l’espoir d’une paix définitive. Ni l’adoption de la bulle Unigenitus par le clergé de France, ni les efforts de certains prélats n’ont calmé les esprits. L’affaire des convulsionnaires de Saint-Médard et celle des flagellants ont bien pu déconsidérer une partie des jansénistes. La doctrine garde des adeptes et ceux-ci se recrutent aussi bien dans la noblesse que dans le menu peuple. Seulement, du plan spirituel, la lutte est, pour beaucoup, passée sur le plan politique. Les jansénistes, au moins ceux qui paraissent diriger le mouvement, sont devenus des opposants à la monarchie absolue. Le jansénisme, au XVIIIe siècle, est moins une attitude religieuse qu’une » position politique. Et les jansénistes trouvent près des magistrats du Parlement un appui intéressé. Les questions intérieures ne laissent donc pas de préoccuper le roi. Mais les affaires extérieures sont encore plus graves. Et d’autant plus qu’elles divisent l’opinion publique, ou du moins ce qui constitue, au XVIIIe siècle, l’opinion publique. Entre la France et l’Angleterre, il y a eu, on ne le sait pas assez, trois guerres de Cent Ans au cours des siècles. La première a duré de 1154 à 1259. Elle a dressé la dynastie capétienne contre celle des Plantagenêts ; on l’appelle encore la querelle du suzerain et du vassal parce qu’elle a opposé aux rois de France, leurs suzerains pour leurs domaines continentaux, les rois d’Angleterre, détenteurs, de la Normandie aux Pyrénées, d’un tiers du royaume de France. Elle s’est terminée par le traité de Paris qui ne réglait rien d’une façon définitive et contenait même en germe les causes d’un second conflit. La deuxième guerre de Cent Ans, c’est celle à qui l’on donne traditionnellement ce nom. Elle s’est étendue de 1334 (ou environ) à une date qu’il est impossible de préciser exactement, car cette deuxième guerre de Cent Ans offre cette particularité de n’avoir jamais été terminée par un traité de paix. Et c’est pourquoi le roi d’Angleterre pouvait encore s’intituler roi de France au début du siècle dernier, et c’est pourquoi aussi il n’est pas sûr que les Anglais ne nous réclameront pas quelque jour le paiement de la rançon du roi Jean qui n’a jamais été totalement soldé ! Mais il y a eu une troisième guerre de Cent Ans, plus âpre encore que les deux premières. Elle s’est ouverte au moment de la grande affaire de la succession d’Espagne. Elle s’est achevée à Waterloo en juin 1815. Cette troisième guerre, elle ne s’est pas seulement déroulée en Europe, mais dans le monde entier, sur les mers comme dans les pays coloniaux. L’Angleterre y a engagé toutes ses forces, car elle considérait qu’il s’agissait pour elle d’une question de vie ou de mort. Et le malheur a été qu’en France, dans une France où l’anglomanie triomphait, l’opinion publique ait été au sujet de cet enjeu colonial, de cet empire du monde, hostile ou indifférente. On dit parfois que les chefs militaires français sont toujours en retard, en doctrine stratégique, d’une guerre. L’opinion publique de notre pays se trouve, elle, en retard d’une paix. Elle continue à traiter en ennemis ceux qui ont été ses ennemis, mais que des circonstances nouvelles poussent à nous tendre la main. L’art et l’habileté de l’Angleterre, irréductible ennemie, consistèrent à trouver toujours sur le continent des soldats prêts à combattre pour elle. Ce fut longtemps l’Autriche. Au XVIIIe siècle, la Prusse de Frédéric II prit le relais : les intérêts des deux nations coïncidaient d’ailleurs. La France, sous le ministère du cardinal de Fleury, avait connu une longue période de paix relative. En réalité, on ne se rend pas assez compte du degré de puissance qu’avait atteint notre pays durant le premier tiers du XVIIIe siècle, et cela en dépit des revers, des misères et des souffrances de la guerre de Succession d’Espagne. Nous restions en Europe la nation prépondérante et nulle autre ne pouvait nous disputer la suprématie. Nous possédions encore la maîtrise des mers grâce à nos escadres et à notre flotte de commerce que Maurepas s’était attaché à développer. Enfin, nous avions le Premier Empire colonial du monde ; nos vieilles colonies : Martinique, Guadeloupe, les « îles » comme on disait, connaissaient la plus belle prospérité. Le Canada se développait peu à peu. La Louisiane était riche. En fait, l’Amérique du Nord était tout entière sous notre influence et les treize colonies anglaises subsistaient malaisément, encerclées qu’elles étaient par nous. Enfin, nos comptoirs des Indes, grâce à l’habileté d’un Dupleix, d’un Mahé de La Bourdonnais, se transformaient peu à peu en riches et magnifiques colonies. Le malheur est qu’une partie de l’opinion française était assez indifférente à cette expansion lointaine, à cette prospérité. Si quelques familles nobles, principalement de l’Ouest, s’expatriaient volontiers dans les îles, la masse de la noblesse se désintéressait de nos colonies. On les laissait aux négriers de Nantes, à la bourgeoisie. Les écrivains, les philosophes n’avaient que mépris pour ce négoce. Et le roi lui-même – qui laissait à des compagnies le soin d’exploiter les comptoirs de l’Inde – n’avait ni la volonté suffisante ni l’autorité pour peser sur l’opinion publique. En fait, celle-ci était davantage sensible aux querelles jansénistes ou aux ruades des parlementaires. En Angleterre, tout au contraire, la nation entière était engagée par nécessité vitale dans la lutte pour la prépondérance maritime et coloniale. Les grands « seigneurs y manifestaient autant d’acharnement que les négociants. La lutte prenait bientôt une âpreté extraordinaire. Et les Anglais étaient convaincus que l’affaiblissement de la France devait être recherché sur le continent comme au-delà des mers. La guerre de Succession d’Autriche aurait pu n’être qu’une querelle intérieure entre la Prusse et les princes allemands désireux de se tailler un morceau dans l’empire déchu et tombé entre les mains de l’impératrice Marie-Thérèse, une jeune femme de vingt ans. Louis XV en avait la conviction. Quand il avait appris la mort de Charles VI, le père de Marie-Thérèse, et la lutte que le roi de Prusse engageait contre l’héritière d’Autriche, le roi avait déclaré à son entourage : « Nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de rester sur le mont Pagnotte. » Le mont Pagnotte est, dans la forêt d’Halatte, une éminence écartée d’où l’on pouvait assister à la curée. Mais, pour l’Angleterre, l’occasion était trop belle de nous lancer dans la bagarre. Finalement, nous avions bien été obligés de lui déclarer la guerre (1744) et d’ouvrir les hostilités contre elle dans les colonies, tandis que son roi George II fournissait des subsides et des hommes à l’impératrice. Frédéric II de Prusse s’emparait de la Silésie et se retirait, satisfait du combat. Les magnifiques victoires de Maurice de Saxe nous laissaient maîtres d’arbitrer le conflit : nous avions conquis les Pays-Bas, la Savoie, Nice. Dans les Indes, Dupleix s’était emparé de Madras. Mais Louis XV voulut montrer au monde qu’il n’avait point de visées territoriales. Au traité d’Aix-la-Chapelle, il rendit tous les territoires que nos armes lui avaient donnés. Dans les colonies, on revint également au statu quo ante, mais des guérillas s’y poursuivirent néanmoins. L’Europe, stupéfaite, ne sut aucun gré au roi de France de sa générosité. Et les Français se montrèrent déçus et irrités. « Tu es bête comme la paix ! » criaient les poissardes entre elles. En Europe comme dans le monde, rien n’était réglé. Marie-Thérèse et son époux avaient bien pu être reconnus par les nations européennes. Us étaient avides d’une revanche sur Frédéric II. Quant à l’Angleterre, elle songeait moins que jamais à déposer les armes. Les hommes qui entourent alors le roi au Conseil et dirigent avec lui le gouvernement de la France, nous les connaissons déjà : certains, comme le chancelier Lamoignon, Saint-Priest ou Rouillé, ont peu d’influence. Ceux qu’il écoute le plus volontiers sont Machault et d’Argenson. Le premier dirige les Finances. Il aura ensuite la Marine dans ses attributions. Il s’entend assez bien avec la marquise, d’autant qu’ils ont une haine commune : d’Argenson. Le ministre de la Guerre, amant de Mme d’Estrades, continue à mener une lutte tantôt sourde, tantôt ouverte contre la marquise. Celle-ci lui reproche de disposer des faveurs et des récompenses, ce qui lui enlève une part de son propre pouvoir. En outre d’Argenson est un ami intime de l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, qui n’a jamais caché son opinion sur la marquise. L’archevêque, dit-on, a engagé les prédicateurs, au moment du jubilé, à redoubler de sévérité à l’égard de l’adultère. Il ne cesse de dénoncer le scandale que constitue à ses yeux la liaison du roi, alors qu’il n’ignore nullement la situation véritable de Louis XV et de Mme de Pompadour. Celle-ci redoute donc d’être contrainte de quitter la cour. Un moment, elle a même songé à s’en aller d’elle- même, en pleine gloire, en pleine puissance. L’abbé de Bernis l’en a dissuadée : « Je l’engageai à se raccommoder avec le comte d’Argenson et à sacrifier au bien des affaires des ressentiments personnels. Elle se rendit à mes conseils. » C’est alors que Mme de Pompadour commence à se mêler ouvertement aux affaires. L’envoyé de Frédéric II en Prusse analyse avec une grande subtilité pour son maître les raisons qui la poussent à se lancer ainsi dans la bagarre. Ces raisons, nous les connaissons déjà : elle a cessé d’être la maîtresse du roi. Mais il faut pourtant qu’elle contraigne Louis XV à rechercher sa compagnie : « La marquise veut se faire valoir auprès du roi en lui développant des talents dont il ne l’a pas crue capable jusqu’à présent. La voilà donc à portée de prendre connaissance des plus grandes affaires. » Longtemps, elle avait jugé ce dessein au-dessus de ses forces : « ...mais elle paraît penser différemment aujourd’hui, parce qu’elle aura peut-être réfléchi par elle-même ou par d’autres qu’il fallait qu’elle se rendît nécessaire au roi de France par ses intérêts les plus importants pour suppléer au besoin qu’il n’avait plus si fortement de sa -personne pour son aisance et qu’en s’attachant à elle de cette manière il lui serait plus difficile de la renvoyer quand il voudra sincèrement écouter son confesseur ». Frédéric II est fort intéressé par cet avis de Le Chambrier, son envoyé près du Roi Très Chrétien. Après le retour de cet ambassadeur, il invite son successeur à le tenir au courant des intrigues qui peuvent se nouer contre lui à Versailles. Déjà, il redoute celle qu’il surnommera plus tard par dérision Cotillon III. Il demande s’il ne serait pas possible de la gagner par le don de quelque grosse somme d’argent. Son ministre le rappelle à plus de pudeur, en affirmant d’ailleurs qu’il n’a rien à craindre, en quoi il se trompe singulièrement. Il est vrai qu’au début les affaires intérieures préoccupent surtout Mme de Pompadour. Elle redoute un retour offensif du parti des dévots soutenu par le dauphin. La marquise cherche donc des alliés. Il faut des observateurs fidèles aux postes les plus considérables. Son ami, l’abbé de Bernis, elle l’a fait nommer ambassadeur auprès de la Sérénissime. De Venise, où il passera trois ans, il rapportera une parfaite connaissance des affaires d’Europe, et ce sera assurément pour lui la meilleure des préparations aux charges qu’il assumera. Mais il est un observatoire plus important encore, c’est Rome. Après le retour du duc de Nivernais, le poste est vacant. Pour lui, la marquise songe au comte de Stainville, le futur Choiseul. Saint-Priest, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, entre volontiers dans les vues de la marquise. Mais Louis XV résiste. Il n’a pas confiance en Stainville. Il n’oublie pas que c’est par ses indiscrétions que Mme de Pompadour a connu la correspondance qu’il a échangée avec Mme de Choiseul-Romanet. Jeanne-Antoinette s’attache passionnément à dissiper les préventions du roi. Elle va jusqu’à menacer de s’en aller si le roi ne revient pas à de meilleurs sentiments. C’est du moins Choiseul qui l’affirme dans ses Mémoires et il est possible qu’il exagère un peu. Quoi qu’il en soit, la marquise finit par triompher. En 1753, Stainville est nommé ambassadeur auprès du Saint-Siège. Toutefois, il ne partira pour Rome, avec sa femme, que le 12 septembre 1754. Il était temps que la marquise ait un appui auprès du pape. Car le conflit avec le clergé prenait depuis dix-huit mois un caractère aigu. CHAPITRE XIII Le rouge et le noir C’EST encore une petite scène dont nous empruntons le récit aux Mémoires de Mme du Hausset. Elle se déroule au début de l’année 1753 dans l’appartement de la marquise de Pompadour. Louis XV y pénètre un soir tout échauffé. La femme de charge se retire dans l’antichambre d’où elle entend la conversation : — Qu’avez-vous donc ? lui demande la marquise. — Ces grandes robes et le clergé sont toujours à couteaux tirés. Ils me désolent par leurs querelles. Mais je déteste bien plus les grandes robes. Mon clergé, au fond, m’est attaché et fidèle. Les autres voudraient me mettre en tutelle. — La fermeté, dit Mme de Pompadour, peut seule les réduire. À ce moment entre Gontaut qui se tait en voyant l’agitation du roi. — Le Régent a eu bien tort de leur rendre le droit de faire des remontrances. Ils finiront par perdre l’État. — Ah ! Sire, pensez-vous que ces petits puissent l’ébranler ? objecte Gontaut avec cet écrasant mépris de la haute noblesse pour les magistrats. — Vous ne savez pas ce qu’ils font et ce qu’ils pensent, reprend Louis XV. C’est une assemblée de républicains. Et puis, en voilà assez. Les choses, comme elles sont, dureront bien autant que moi. Parlez-en un peu dimanche, madame, avec M. de Berryer. Nous connaissons très bien les motifs qui ont provoqué cette grande colère du roi. La querelle, en réalité, durait depuis près d’un an. Les prêtres qui avaient, à la demande de leur évêque, souscrit à la bulle Unigenitus, les « constitutionnaires » comme on les appelait, réclamaient à ceux qui leur demandaient l’extrême-onction, et qu’ils jugeaient suspects de jansénisme, un billet attestant qu’ils s’étaient confessés à un prêtre soumis à la bulle. Les jansénistes dénonçaient cette exigence comme un intolérable abus et réclamaient justice au Parlement. L’abbé Bouettin, curé de Saint-Etienne-du-Mont, se distinguait par son zèle à poursuivre ces suspects. Il refusa les derniers sacrements à un vieux prêtre janséniste. Le Parlement condamna le curé. Le Conseil cassa l’arrêt. Durant le débat, le vieux prêtre mourut sans sacrements. Une foule immense suivit son enterrement. Le curé de Saint-Etienne-du-Mont eut des imitateurs. Le Parlement les poursuivit avec la même rigueur. Il expédiait des huissiers aux ecclésiastiques chargés de porter le viatique aux malades. Et si les ecclésiastiques refusaient le sacrement, l’huissier dressait exploit et ajoutait : « Et faute de faire, le présent tiendra lieu de viatique » ! La querelle tournait au ridicule. Mais les gens étaient déchaînés. On comprend que Louis XV ait fini par être exaspéré, car il savait bien que les passions qui s’agitaient sous ces apparences burlesques sapaient l’autorité même de l’État. Aussi le 22 février 1753, il arrête sa décision : désormais, toutes les affaires concernant le refus du sacrement seront évoquées au Conseil. Le Parlement est totalement dessaisi. Naturellement, l’Assemblée refuse d’enregistrer les lettres d’évocation, fait des remontrances, parle de déni de justice. Alors, dans la nuit du 8 au 9 mai, des mousquetaires se présentent aux domiciles des conseillers. Les uns sont expédiés dans de lointains châteaux ; les meneurs sont même enfermés au Mont-Saint-Michel ou dans la forteresse de Ham. La Grand’Chambre est exilée à Pontoise. Le triomphe du clergé est de courte durée. Outre que le public prend violemment parti en faveur des parlementaires, les cours provinciales se déclarent solidaires du Parlement de Paris, les charges de la Chambre de Vacations réunie à Paris pour assurer la continuité de la justice ne trouvent aucun preneur ; enfin le roi est bien incapable de rembourser celles des magistrats, faute d’argent. Aussi, le 2 septembre, il se décide à rappeler les exilés, mais prétend par une déclaration du 8 octobre imposer aux antagonistes un silence absolu sur la bulle. La querelle repart aussitôt de plus belle ! Une ancienne convulsionnaire de Saint-Médard se voit refuser les derniers sacrements. Le Parlement dénonce le clergé de la paroisse au roi. Louis XV mande l’archevêque de Paris et le premier président Maupeou. Mgr de Beaumont soutient à fond son clergé. Alors Louis XV l’invite à quitter Paris, à se retirer dans sa maison de campagne de Conflans et il rédige à l’intention du premier président une lettre qui aurait, paraît-il, été écrite chez la marquise de Pompadour. « J’ai marqué mon mécontentement à l’archevêque de Paris en le punissant de manière à faire connaître la ferme résolution où je suis de maintenir la paix dans mon royaume... Je compte que mon Parlement n’ira pas plus loin contre lui. » Deux ministres ayant demandé que la formule employée à l’égard de l’archevêque soit adoucie, le roi a répondu nettement : « Quod scripsi, scripsi. » On a attribué à Mme de Pompadour la brutalité de l’expression. Il est douteux que Jeanne-Antoinette ait ainsi voulu manifester sa rancune. Il est bien certain qu’elle n’était pas mécontente de voir l’archevêque rappelé à plus de circonspection. Mais on comprend qu’elle ait alors désiré qu’à Rome un avocat habile soutînt auprès du pape la cause royale. Au vrai, Benoît XIV n’était pas mal disposé envers le Roi Très Chrétien. Ce vieillard pieux et alerte ne souhaitait que la paix. Il témoignait d’un grand respect pour l’héritier de Saint Louis allant, dit un mémorialiste, jusqu’à baiser avec componction sa signature. Avec le comte de Stainville, nouvel ambassadeur à Rome, Mme de Pompadour va entretenir pendant près de trois ans une correspondance familière, enjouée, où elle livre toute sa pensée, tout son cœur. Elle y montre d’ailleurs son intelligence de la politique, sa maîtrise, et l’on conçoit que notre envoyé ait volontiers écouté ses avis : « Le roi est content de votre lettre particulière et de la conduite que vous avez tenue au sujet de l’archevêque, écrit-elle le 3 janvier 1755, au moment de l’exil de Mgr de Beaumont. Je voudrais qu’avec toute la prudence imaginable et sans commettre l’ambassadeur, vous puissiez vous ménager des moyens de parler seul au pape. Peut-être pourrait-il trouver quelque occasion où cela pourra vous être utile. » En France, le conflit avec le haut clergé prend un caractère aigu. Plusieurs prélats qui se sont solidarisés avec l’archevêque de Paris, comme ceux de Troyes, d’Orléans ou d’Aix, doivent à leur tour prendre le chemin de l’exil. Une lettre de l’archevêque d’Auch au roi est brûlée par la main du bourreau. Le comte de Stainville supporte malaisément l’exil romain. Il préférerait rentrer en France et reprendre du service dans l’armée puisqu’on a déjà recommencé à se battre contre l’Angleterre : « Ne perdez pas courage, lui écrit la marquise le 1er février. Ne vous laissez pas abattre par l’ennui que l’on m’a dit être terrible à Rome. Occupez-vous sans cesse des grandes affaires dont vous êtes chargé et auxquelles je veux absolument que vous réussissiez ; donnez-moi des armes pour me faire oublier ce qu’on m’a dit, lorsque vous avez été nommé ambassadeur, et soyez sûr que je les emploierai efficacement. » En mars 1755, un arrêt du Parlement a décidé que la bulle Unigenitus n’a ni le caractère ni les effets d’une règle de foi et enjoint à tout ecclésiastique de se renfermer dans le silence le plus absolu prescrit par la Déclaration du roi du 8 octobre. C’est pousser trop loin l’ingérence des magistrats dans une question de doctrine et, dès le 4 avril, le Conseil d’État du roi casse l’arrêt en observant que le Parlement a étendu et interprété de façon inexacte les vues et intentions de Sa Majesté sur l’exécution de la bulle. « Le fanatisme ici est à l’excès. Je ne fais pas de réflexion sur la conduite que l’on tient ; je gémis et je me tais. » (Lettre du 21 avril.) « Je suis fâchée pour toutes sortes de raisons, Monsieur, de la situation où vous vous trouvez à Rome. Ma dernière lettre vous aura appris combien la conduite que l’on tient m’a affligée. Il faut attendre du temps et du fond de religion dont on est rempli le remède aux maux présents. Vous pouvez cependant affirmer que le roi aime et aimera toujours l’Église et qu’il la soutiendra envers et contre tous... Redoublez de courage et d’attachement pour le Saint-Père ; tâchez de conserver son crédit, augmentez-le s’il est possible, et soyez sûr que la cour de Rome n’y perdra pas. » Dans cette lettre du 28 avril, il faut avouer que la marquise ne manque pas de perspicacité. Elle sait bien qu’en dépit de ses amis les philosophes le peuple de France reste foncièrement catholique et que les querelles du Parlement et du haut clergé ne le touchent guère. Et puis, Jeanne-Antoinette reste délicieusement femme, donc coquette ; après ces hautes considérations sur la politique de Rome, elle termine sa lettre en parlant de bijoux. Choiseul qui lui a déjà, en janvier 1755, fait parvenir quelques beaux diamants, opales et camées, s’est offert à lui en acheter d’autres. Mais la marquise prêche l’économie. « Je n’ai pas besoin du diamant rose. S’il est d’un prix médiocre et joli, je le prendrai peut-être. S’il est considérable, je n’en ai que faire... » Voilà qui fait le charme de ces lettres. Jeanne-Antoinette y mêle aussi bien le récit des derniers potins de Versailles, les bruits qui courent sur la guerre, que les affaires politiques. Elle n’oublie même pas que son ambitieux ami souhaite passionnément le cordon bleu du Saint-Esprit. Elle travaille pour qu’il obtienne satisfaction, mais n’est pas assurée de réussir immédiatement. « J’ignore si vous aurez le ruban à la Pentecôte, mais ce dont je suis sûre, c’est de mettre tout en usage pour empêcher qu’il y en ait jusqu’au moment où vous serez du nombre des élus. Que votre petite Excellence soit donc fort tranquille et qu’elle soit bien convaincue que je n’oublierai jamais l’intention qu’elle a eue de me rendre service. » Allusion à peine voilée à l’intervention du comte de Stainville au moment de l’intrigue nouée entre Louis XV et la petite Choiseul-Romanet. On peut adresser bien des reproches à la marquise, on ne peut la taxer d’ingratitude. Mais on revient bientôt, dans cette correspondance, aux affaires sérieuses : l’Assemblée du clergé s’est réunie en avril-mai 1755. Elle ne paraît pas disposée à céder au sujet de la bulle, bien qu’un certain nombre de prélats soient favorables à un compromis. Mais l’attitude des magistrats contribue à rendre les évêques irréductibles. La marquise s’en désole. « Quelque tourment que le roi et ceux qui y sont attachés se donnent pour accommoder les affaires, les monstres viennent toujours à la traverse... les honnêtes gens se désespèrent. Je voudrais bien que vous puissiez rendre quelque important service au roi. Mon amitié pour lui ne m’a pas laissé (sic) dans l’inaction à son sujet. Je suis de votre avis sur le Parlement et le Clergé : le terme ne peut se fixer. Il dépend du temps et le bandeau tombera de dessus les yeux. » (9 mai 1755.) D’autres préoccupations agitent à cette époque la marquise de Pompadour. La rupture avec l’Angleterre n’est pas encore consommée, mais elle paraît inévitable. Jeanne-Antoinette y fait allusion dans une lettre du 12 mai : « Je ne crains la guerre que pour le mal qu’elle fait au royaume, je me battrais de toutes mes forces, si cela pouvait être de quelque utilité... » Mais elle revient aussitôt à l’affaire du jansénisme. Le Saint-Père a manifesté par l’envoi de brefs son désir de ramener la paix au sein de l’Église de France. Mme de Pompadour exulte. « J’aime le Saint-Père à la folie. Je voudrais que mes prières fussent bonnes : j’en dirais tous les jours à son intention. Ce qu’il a écrit au sujet des billets de confession est digne d’un pasteur qui veut la paix. On sent très bien ici que c’est à l’amitié que le Saint-Père a pour vous que l’on doit la prompte expédition de ces brefs. Vos amis ne le laissent pas ignorer. On paraît satisfait de vos services. M. de Machault est très amaigri et très changé. J’ai pris toutes les précautions possibles pour être instruite du bien de l’État. » Cette dernière phrase est révélatrice des progrès que la marquise a accomplis depuis six mois pour être initiée et tenue régulièrement au courant des événements. Stainville, qui ne perd pas de vue ses propres intérêts, s’empresse de lui rappeler sa promesse au sujet du ruban bleu. Elle calme ses impatiences en lui racontant ce qui se passe à Versailles et à Marly. « Marly est brillant. Je m’y ennuie et suis ruinée. C’est beaucoup trop. Il n’y a pas eu de Saint-Esprit [entendons de promotion du Saint-Esprit à l’occasion de la Pentecôte], pour la raison que je vous ai dit (sic) il n’y a pas longtemps. Je ne cesse d’inviter Votre Excellence à la patience et à la tranquillité et je la prie d’être persuadée que personne sans exception ne désire autant que moi la petite aune de ruban bleu. » Les événements se précipitent. Les Anglais ont attiré notre flotte dans un guet-apens. La guerre s’est rallumée entre nos deux pays ; en fait, elle n’a jamais cessé dans les colonies. Devant cette situation, querelle janséniste perd de son intérêt. Mais les magistrats attisent la discorde. Certains membres de la famille royale les soutiennent. Mme de Pompadour écrit à son ami le 28 juin 1755 : « Le Parlement se démène d’importance. Le roi se fera ferme. Il faudra que ces petits républicains cèdent à l’autorité fondée sur la justice. L’infante [il s’agit de Mme Louise-Elisabeth, épouse de l’infant Philippe de Bourbon, duc de Parme] devrait par sa propre expérience savoir que l’intérêt personnel ne m’a jamais conduite qu’à la gloire du roi, et ce que je crois bien et honnête, voilà quels ont toujours été mes guides. Les frondeurs du traité, les parlementaires, rien n’ébranlera mon courage. Soyez donc tranquille et aimez-moi toujours. Vous savez bien, petite Excellence, que je le mérite. » Malgré la guerre, malgré les délicates négociations dans lesquelles, depuis l’été, la marquise s’est engagée, les affaires du clergé continuent à la préoccuper. Un compromis suggéré par Stainville n’a pu réussir. « L’expédient que vous proposez pour les lettres des évêques ne paraît pas praticable. Nous connaissons très bien Monsieur d’Auch [c’est l’archevêque dont la lettre au roi a été brûlée un an auparavant] et les autres. Ce sont des fanatiques qui, à ce que j’espère, ne feront pas d’impression sur un esprit aussi sage que celui de Sa Sainteté. » Elle revient à la charge en novembre 1755. Elle a trop de confiance en la sagesse du pape pour n’être pas persuadée que les interventions des évêques à Rome auront peu d’effet sur son esprit. Lettre du 10 novembre : « Une lettre des évêques au pape vous donnera vraisemblablement de l’inquiétude et peut-être beaucoup de peine à réussir ; mais j’espère des lumières de l’esprit du Saint-Père et plus encore dans son amour pour la religion, pour la personne du roi et pour l’État, qu’il sentira la nécessité de mettre la paix dans l’Église, et de ne pas laisser prétexte aux fous qui veulent anéantir la religion et mettre le feu au royaume ; les mêmes motifs vous animeront, Monsieur, et me donneront bonne espérance. » Le ton de cette lettre est grave, presque solennel. Il n’est pas question d’y traiter le comte de Stainville de petite Excellence ou de petite bête, comme il arrive parfois à la marquise. On a l’impression qu’elle escompte un peu que cette lettre sera mise sous les yeux de Benoît XIV. Ne la verra-t-on pas bientôt s’adresser directement au pape ? Trois semaines plus tard, elle revient à la charge. Elle estime que la guerre est désormais inévitable, une guerre européenne et quasi mondiale. Il serait donc indispensable que les affaires intérieures soient, sinon réglées définitivement, du moins apaisées, avant qu’elle n’éclate. Un seul moyen : que le pape, par une encyclique, accepte d’abroger la bulle Unigenitus ou tout au moins d’en suspendre les effets. C’est en ce sens que doit agir, sans se lasser, le comte de Stainville. Elle lui écrit donc le 1er décembre : « Je suis de votre avis sur les affaires du clergé. Je vous en ai parlé dans mes précédentes lettres. Quelles que soient les difficultés que vous trouvez, je ne doute pas du succès. Vous mettrez en usage l’esprit de persuasion que vous avez acquis, l’amitié du Saint-Père, la finesse et le liant de votre caractère, et plus encore votre attachement pour le roi, pour son repos et pour le bien de l’État... parmi d’aussi grands noms, je n’ose me placer. « Il est cependant très vrai que vous contribuez beaucoup à ma tranquillité. Je ne puis y aspirer tant que le roi sera tourmenté et le royaume en combustion. Jugez quelle sera l’obligation que je vous aurai. Je n’en sentirai pas le poids, Monsieur. L’amitié que j’ai pour vous le rendra plus léger. » Cette reconnaissance, la marquise s’apprête néanmoins à la témoigner au comte de Stainville et de la manière qui sera la plus agréable à sa vanité. Elle termine en effet sa lettre par ces simples mots : « A moins de choses impossibles à prévoir, j’espère vous envoyer un petit courrier bleu, le jour de l’an. Convenez que c’est une jolie couleur. » La marquise n’a pas fait une vaine promesse. Stainville est reçu dans l’ordre du Saint-Esprit le 1er janvier 1756. Pourquoi faut-il que, dans la lettre qu’elle lui écrit dès ce jour-là, elle soit obligée de le morigéner ? Stainville s’est livré à une incartade stupide : au cours d’une représentation théâtrale, il a disputé au gouverneur de Rome une loge qu’il estimait devoir revenir à l’ambassadeur de France. L’incident a fait scandale et n’a pas tourné à la gloire de son auteur. La cour de Versailles en a été aussitôt avertie. Et la marquise mêle les admonestations aux compliments. « Je suis enchantée, Monsieur, que le roi vous donne de sa satisfaction [en lui accordant le cordon bleu]. Achevez an ouvrage si heureusement commencé : c’est le pot-de-vin que je demande pour le joli bleu. Osez dire, après cela, que je ne fais pas d’affaires à la cour. Il est vrai que c’est à celle de Rome. Bonjour, Excellence bleue, je suis ravie... » Mais voici les reproches : « Je vous gronderai tant qu’il me plaira, petite Excellence bleue, et je prétends que vous le trouviez très bon. J’avais vu une lettre du Saint-Père. Il était fâché et surtout des billets répandus dans les cafés sur cette plate histoire de loges. Sachez que je ne veux pas que mon ambassadeur ait seulement l’apparence d’un tort. J’aime tendrement M. de Soubise et, pour parler votre langage, je penserais de même si j’étais archiduchesse. » La marquise n’est point archiduchesse. Mais d’importants changements vont bientôt intervenir Mans son existence et peut-être ces quelques mots les laissent-ils pressentir. Quoi qu’il en soit, elle renouvelle ses injonctions à la fin du mois : Lettre du 28 janvier 1756 : « Je sens comme vous le mauvais effet que produisent dans l’étranger les sottises des Parlements. Vous savez s’il dépend de moi d’y mettre ordre si la décision que le pape va donner n’est pas la fin de ces troubles. Je ne sais plus quel moment pourrait vous rendre la paix. Ne vous impatientez pas d’attendre une réponse à vos questions. Je vous l’enverrai par le retour de votre courrier... » Et, de fait, elle lui écrit de nouveau le 2 février : « Je vous gronde, Monsieur, de toute ma force, de votre querelle de loges avec le Saint-Père. Employez votre esprit, votre adresse, votre talent de persuader, enfin toutes vos ressources, pour vous raccommoder avec Sa Sainteté. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point il est nécessaire en ce moment que vous soyez bien avec lui, et combien les ennemis de la France feront jouer de machines pour vous ôter sa confiance... Bonsoir, Excellence, que votre premier courrier m’apprenne que vous êtes mieux que jamais avec le Saint-Père et que votre amitié pour moi est toujours la même. « La sottise des Parlements, vous savez s’il dépend de moi d’y mettre ordre. » De même dans cette lettre, la marquise de Pompadour apprend à Stainville que, sur l’intervention du roi, elle vient de se réconcilier avec le duc d’Orléans et le comte de Clermont, et elle ajoute : « J’espère qu’ils ne me mettront plus dans le cas de me plaindre d’eux. » On peut être surpris du ton incisif de cette dernière phrase. C’est que la position de Jeanne-Antoinette à la cour va cesser d’être précaire. Jusque-là elle possédait des titres flatteurs, un tabouret de duchesse. Mais que valent les titres et les tabourets s’ils ne sont pas accompagnés d’une charge importante qui justifie, et de façon décisive, sa présence ? Seulement, des charges dignes d’elle, il y en a peu à la cour. En fait, elle ne pouvait guère être attachée qu’à la maison de la reine. Mme de Pompadour y songeait. Elle s’en était ouverte au roi. Celui-ci n’aurait certes pas demandé mieux que de donner cette satisfaction à son amie. Encore fallait-il obtenir le consentement de Marie Leczinska. La première fois qu’il fit faire des ouvertures à la reine et lui demanda, pour la favorite, la place de dame d’honneur, Marie se rebella. Elle fit remontrer au roi qu’il y aurait trop d’indécence pour elle à accorder cette place à une personne qui vivait frauduleusement, séparée de son mari. « Sa Majesté peut ordonner ce que bon lui semble, je me ferai toujours un devoir d’obéir, mais j’espère que le roi aura trop d’égards pour la famille royale pour me faire un affront pareil. » Louis XV alors n’avait pas insisté. Mais, en 1756, les circonstances n’étaient plus les mêmes. Marie savait qu’il ne se passait plus rien entre son époux et la marquise. Elle savait également, comme on le verra plus loin, que Mme de Pompadour s’était réconciliée avec l’Église et qu’elle avait même tenté une démarche pour reprendre la vie commune avec M. Le Normant d’Etioles. Dans ces conditions, aucun des arguments opposés n’était valable et Marie était battue par ses propres armes. Le roi se décida donc à frapper un grand coup. Le 7 février au matin, la reine reçut de Mme de Villars un billet de Louis XV. Celui-ci lui faisait part de la nomination de la marquise de Pompadour comme dame d’honneur du palais. Dans la journée, Mme de Pompadour s’en expliqua longuement avec la confidente intime de la reine : « Je n’ai point demandé cette place, et si je l’accepte c’est parce que mon confesseur lui-même me fait un devoir de la prendre. » Marie répondit : « Sire, j’ai un roi au Ciel qui me donne la force de souffrir mes maux, et un roi sur la Terre à qui j’obéirai toujours. » Autrement dit, le roi du Ciel me donne la force de supporter les maux que mon roi de la Terre me contraint d’endurer... Dès le lendemain, dimanche 8, la marquise de Pompadour participa au souper en grand couvert en magnifique toilette et, le lundi 9, elle prit son service pendant six heures près de la reine, l’accompagnant à la messe, assistant à son dîner. Mémoires de M. de Croy : « L’événement inattendu éclata au grand étonnement de tout le monde le dimanche 8 février. Mme la marquise de Pompadour fut déclarée dame du palais de la reine. Mais ce n’est pas tout : elle se déclara en même temps dans la dévotion ! La veille elle fit, ce qu’elle ne faisait jamais, maigre dans les Cabinets et il devint public que, depuis deux mois, elle avait des conférences avec le père de Sacy, jésuite, et qu’elle l’avait déclaré son confesseur. Elle retrancha sa toilette publique et, le mardi suivant, elle reçut les ambassadeurs à son métier de tapisserie ; ainsi on passa de la toilette au métier... » Il est évident qu’en adoptant cette nouvelle attitude, Mme de Pompadour songeait à Mme de Maintenon qui restait décidément son modèle. « On dit qu’elle allait quitter le rouge, continue de Croy, mais au contraire, elle fut extrêmement parée ce jour-là et elle fit son service chez la reine avec un air tranquille comme si elle n’avait jamais fait autre chose. La reine se distingua dans cet événement, comme dans tous les autres, par sa douceur et sa modération. » L’élévation de la marquise au rang de dame d’honneur de la maison de Marie Leczinska s’était en effet accompagnée de ce que certains historiens ont appelé la conversion de la marquise. Il est indispensable d’évoquer ce grave changement. Le mot de conversion est un peu excessif. Jeanne-Antoinette, on le sait, n’a, au fond, jamais cessé d’être chrétienne. Elle le proclamera d’ailleurs dans son testament. Mais ce que la marquise n’avait pu obtenir, c’était de se réconcilier ouvertement avec l’Église. Elle avait tenté des démarches au moment du jubilé en 1751. L’intransigeance des jésuites, qui possédaient la direction spirituelle de la cour, avait fait échouer ses vœux. Elle revint à la charge en 1755. C’est à Mme de Pompadour elle-même qu’il faut demander le récit de sa réconciliation, telle qu’elle l’adressa au Saint-Père par l’intermédiaire d’un agent secret. Après avoir rappelé les premières tentatives vouées à l’insuccès, elle poursuit : « Les choses en restèrent donc en apparence comme par le passé jusqu’en 1755. Puis, de longues réflexions sur les malheurs qui m’avaient poursuivie même dans la plus grande fortune, la certitude de n’être jamais heureuse par les biens du monde, puisque aucun d’eux ne m’avait manqué et que je n’avais pu parvenir au bonheur, le détachement des choses qui m’amusaient le plus, tout me porta à croire que le bonheur était en Dieu. Je m’adressai au père de Sacy comme à l’homme le plus pénétré de cette vérité. Je lui montrai mon âme toute nue, il m’éprouva en secret depuis le mois de septembre [1755] jusqu’à la fin de janvier 1756. Il me proposa dans ce temps d’écrire une lettre à mon mari dont j’ai le brouillon qu’il écrivit lui-même. Mon mari refusa de jamais me voir. Le père me fit demander une place chez la reine pour plus de décence. Il fit changer les escaliers qui donnaient dans mon appartement et le roi n’y entra plus que par la pièce de compagnie. Il me prescrivit une règle de conduite que j’observai exactement. Ce changement fit grand bruit à la cour et à la ville... » Tout n’est pas rigoureusement exact dans ce mémoire que la marquise ne rédigea que dix-huit mois plus tard, et après des événements qui seront rapportés plus loin. Le père de Sacy, qui avait été chargé de diriger la marquise, était alors une des lumières de la Compagnie de Jésus. Il ne paraît pas qu’il ait douté le moins du monde de la sincérité de sa pénitente. C’est Machault lui-même et le prince de Soubise qui l’avaient désigné à Jeanne-Antoinette. Celle-ci trouva en lui un homme conciliant, mais fermement décidé à faire respecter les principes de la discipline. Il l’obligea d’abord à tenter cette fameuse démarche près de M. Le Normant d’Etioles. Il rédigea lui-même le brouillon de la lettre qu’elle écrivit ; elle déclarait à son ex-mari « qu’elle était prête à retourner avec lui s’il le voulait bien, sinon, elle le priait instamment de revenir avec elle, et dans tous les cas, elle lui demandait non seulement son agrément, mais sa volonté avant que d’accepter une place de dame du palais qu’on lui offrait ». Soubise s’était chargé de porter la lettre. M. Le Normant d’Etioles, qui se consolait de ses déboires conjugaux en menant une existence aisée d’épicurien amateur de bonne chère et de chairs faciles, fut passablement éberlué en recevant cette requête. Soubise, tout en protestant de la sincérité de Mme de Pompadour, avait laissé entendre à son interlocuteur qu’il serait peut- être désobligeant pour le roi qu’il acceptât la proposition de son ancienne épouse. Il fut aussitôt rassuré. M. Le Normant n’avait nulle envie de renouer la vie commune. Mais l’occasion était pour lui trop belle de prendre sa revanche et il se donna le plaisir de répondre par une lettre pleine de componction, mais empreinte surtout de la plus cruelle ironie : « Je reçois, Madame, la lettre par laquelle vous m’annoncez le retour que vous avez fait sur vous- même et le dessein que vous avez de vous donner à Dieu. Je ne puis qu’être édifié d’une pareille résolution. Je ne suis point étonné de la peine que vous vous feriez de vous présenter devant moi et vous pouvez aisément juger de celle que je ressentirais moi-même. Je voudrais pouvoir oublier l’offense que vous m’avez faite. Votre présence ne pourra que m’en rappeler plus vivement le souvenir. Ainsi le seul parti que nous ayons à prendre l’un et l’autre est de vivre séparément. Quelque sujet de mécontentement que vous m’ayez donné, je veux croire que vous êtes jalouse de mon honneur, et je le regarderais comme compromis si je vous recevais chez moi et que je vécusse avec vous comme ma femme. Vous sentez vous-même que les temps ne peuvent rien changer à ce que l’honneur prescrit. « J’ai l’honneur d’être avec respect, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur. « LE NORMANT. » La leçon était rude, mais non point imméritée. On comprend que Jeanne-Antoinette se soit bien gardée de divulguer, même à des intimes amis, cette réponse peu flatteuse pour son amour-propre. Le père de Sacy la connut néanmoins et dut s’en contenter. En revanche, les échos que provoqua le retour de la marquise à une pratique plus marquée de la religion se retrouvent chez les mémorialistes. Les plus honnêtes ne mettent pas en doute sa sincérité. « Comme elle n’a jamais paru fausse en rien, écrit M. de Croy, les apparences étaient qu’elle était de bonne foi. » Le duc de Luynes est plus ironique : « Elle a une mauvaise santé et plusieurs incommodités. Ce sont des moyens dont Dieu se sert souvent pour opérer des conversions. Elle paraît de très bonne foi. » Et il ajoute : « Mme de Pompadour dit elle-même qu’elle n’a pas l’attrait et le goût pour la dévotion qu’elle désirerait avoir, et que c’est une grâce qu’elle espère obtenir par ses ferventes prières. En effet, elle agit en conséquence. Elle prie Dieu assez longtemps dans la journée. Elle voit souvent le père de Sacy ; elle a des conversations avec lui. Non seulement elle se conduit par ses conseils, mais elle a même fait consulter en Sorbonne ce qu’elle devait et pourrait faire dans les circonstances où elle se trouve. Tous ceux qui la connaissent sont bien persuadés iqu’il ne se passe aucun mal entre le roi et elle depuis près de trois ans. Depuis la mort de sa fille, elle a fait de sérieuses réflexions ; elle assiste aux offices de l’Église avec piété. Il ne reste plus qu’à désirer que ces heureux commencements de piété se continuent avec la même ferveur et qu’ils fassent réellement impression sur l’esprit du roi. » Sous la plume d’un homme qui n’a jamais eu pour la marquise une amitié particulière, mais reste dans ses jugements équitable et sincère, ces phrases constituent de véritables compliments. D’autres, à la cour, taxent la marquise d’hypocrisie. Jeanne-Antoinette ne l’ignore pas. Elle s’en ouvre elle-même à Stainville et lui livre tout le fond de sa pensée dans une lettre écrite quelques jours avant l’annonce de sa nomination comme dame d’honneur de la reine. « Le parti de dévotion que j’ai pris – après de très mûres et très longues réflexions – me fera accuser de finesse, d’habileté, de prévoyance et même de fausseté. Je ne suis pourtant qu’une pauvre qui cherche depuis dix ans le bonheur et qui croit l’avoir trouvé. J’ai écrit à mon mari par ordre du P. de Sacy. Il m’a répondu qu’il me souhaitait toutes sortes de biens, mais qu’il ne voulait jamais me voir. Le révérend a encore exigé que j’eusse une place à la cour pour plus de décence. Le roi a bien voulu écrire à la reine qui m’a faite surnuméraire de son palais. J’aurais été très affligée d’être en titre : mes battements de cœur ne me permettant pas de faire un service assidu et je l’ai demandé. Votre amitié pour moi vous rendra ces ennuyeux détails intéressants. » Après s’être ainsi confiée à son ami – et comment ne serait-on pas touché de l’aveu qu’elle laisse échapper : « Je ne suis qu’une pauvre femme qui cherche depuis dix ans le bonheur » — elle revient aussitôt à ce qu’elle appelle la grande affaire, cette querelle du jansénisme qu’elle a vraiment prise à cœur de terminer. « Vous ne serez pas surpris du désir que j’ai de voir finir notre grande affaire. Les fanatiques dont vous me parlez font beaucoup de tort à la religion. Us sont connus et nous désolent depuis longtemps. J’en ai toujours été tourmentée. Jugez à présent comme ils me déplaisent et quels services vous rendrez à l’État et à moi en particulier, si vous pouvez rétablir la paix dans l’Église. Il faut, je crois, que le pape fonde les articles des deux partis et qu’il prenne ce qu’il y a de bon de c/iacun pour en faire un tout. Je ne vois pas d’autre parti. Je puis cependant me tromper. » Cette théologienne improvisée ne se trompait pas et le pape lui-même songeait à suivre le sage conseil qu’elle donnait ainsi par l’intermédiaire de Stainville. Benoît XIV ne disait-il pas au père Montfaucon, un jésuite : « Moins de libertés de l’Église gallicane de votre part, moins de prétentions ultramontaines de la nôtre et nous mettrons les choses au niveau qu’elles doivent avoir. » N’est-ce pas comme l’écho même de la pensée Mme de Pompadour : « Il faut que le pape prenne ce qu’il y a de bon de chacun pour en faire un tout » ? Hélas ! les mois qui suivirent ne devaient d’abord apporter que des déceptions à la marquise. Elle avait eu le ferme espoir qu’en annonçant publiquement son retour à la pratique religieuse, son « parti de dévotion », elle pourrait également s’approcher des sacrements. ‘Le père de Sacy le lui avait peut-être laissé entendre. Mais voici que, morigéné sans doute par ses supérieurs, sensible aux propos que les dévots tenaient sur l’hypocrisie de la marquise, il se ressaisissait, devenait plus rigide et, tout comme en 1751, exigeait de la marquise qu’elle quittât la cour. À cela, Jeanne-Antoinette ne pouvait consentir. Certes, elle redoutait moins les rivales, car le roi se contentait, pour l’instant, des biches du Parc-aux— Cerfs. Son ennemie intime, Mme d’Estrades, à la suite d’une imprudence – elle se serait emparée d’une lettre adressée par Louis XV à la marquise – avait été en août 1755 contrainte, par lettre de cachet, de s’éloigner de Versailles au grand déplaisir de d’Argenson, son amant. Une intrigante de moins, mais il en restait tant ! Et puis, pouvait-elle s’en aller, alors qu’aucune de ses grandes tâches n’était achevée, ni les querelles de l’Église, ni même le traité avec l’Autriche ? La tristesse au cœur, Mme de Pompadour refuse donc d’obéir à l’injonction du jésuite et, « après avoir épuisé tout ce que le désir de remplir ses devoirs put lui faire trouver de plus propre à le persuader de n’écouter que la religion et non l’intrigue », elle cessa de le voir. Sa repentance était sincère, mais sa « conversion » n’était pas encore complète. Avec le Parlement et l’archevêque, les affaires traînaient en longueur. Stainville lui-même finissait par s’en lasser et il fallait toute l’obstination, toute l’énergie de la marquise pour lui rendre courage et l’inciter à poursuivre la négociation. Elle promet en outre de l’aider, et, dans une lettre du 24 février, elle continue à lui faire part des réactions de la cour à l’annonce de sa « conversion ». « Soyez assuré, Monsieur, que je solliciterai grande ardeur tout ce qui sera agréable au Saint-Père... Je suis bien fâchée que notre grande affaire ne soit pas assez avancée pour la porter dans un lit de justice qu’il sera bientôt indispensable de tenir... On ne m’a pas autant accusé (sic) de fausseté que je le croyais ; mais, d’ailleurs, les projets sont immenses, les sottises présentes les ont fait oublier. Le roi avait déjà écrit au cardinal comme vous le désirez. J’ai une réponse à lui faire. Il n’ignorera pas la justice que vous lui rendez. Bonsoir à Votre Excellence et toujours amitié sincère. » Un violent conflit entre le Parlement et le Grand Conseil du Roi, dont les magistrats jalousaient l’omnipotence, relégua un moment au second plan la querelle entre les Parlements et les évêques. Avec une lenteur désespérante, on paraissait néanmoins s’acheminer vers une solution pacifique à laquelle le comte de Stainville et la marquise travaillaient de toutes leurs forces. Mais le pape était bien âgé et Stainville inconstant. Il dépensait sans compter, se ruinait en réceptions fastueuses. La marquise obtient pour lui quelque gratification complémentaire — 50 000 livres – mais elle le gronde rudement. Le 15 août. « L’âge du pape fait trembler. Nous voilà dans une crise très forte. J’espère qu’enfin le roi ouvrira les yeux, qu’il verra à quel point on a abusé de sa confiance et qu’il reprendra une autorité qu’il n’aurait jamais perdue s’il avait daigné croire les honnêtes gens qui lui sont attachés. Je crois pouvoir vous assurer que les traités dont vous me parlez auront des suites encore plus avantageuses que le public n’a pu l’imaginer [allusion au traité avec l’impératrice qui venait enfin d’être signé]. Vous aurez votre gratification de 50 000 livres. Je ne puis vous cacher que malgré l’utilité dont vous a été l’énorme dépense que vous avez faite à Rome, je trouve que vous vous êtes par trop ruiné. Mettez ordre à vos affaires avant de venir ici passer vos six mois. Voilà un beau sermon. Faites-en votre profit. Je ne compte pas que vous puissiez être ici avant la fin de novembre. Il faut laisser passer la foule de la gente corneille. Je me flatte qu’elle sera un peu calmée le mois prochain et que nous pourrions faire paraître la lettre encyclique... » La gente corneille, dans l’esprit de la marquise, ce sont les jésuites, les adversaires de la conciliation. Pour les apaiser, Choiseul a obtenu que Benoît XIV lance une encyclique de ton modéré. La marquise ne l’ignore pas. Mais ce nous, employé pour désigner le pape, a quelque chose d’admirable. Cette théologienne dicte maintenant sa conduite au Saint-Père. Quinze jours plus tard, elle revient à la charge : 1er septembre. « Si j’avais été crue, Monsieur, il y a plus de deux mois que l’affaire de Rome serait finie et nous n’aurions pas à craindre dans ce moment les suites fâcheuses de la mort du cardinal Valenti ; mais, dans ce pays, on ne fait rien. Les magistrats et prélats consultés ont mis une lanternerie insupportable. Dieu veuille qu’il ne nous arrive pas de mal... « Hélas ! Monsieur, si le roi voulait chasser deux fripons et un imbécile, il serait aussi grand dans l’intérieur de son royaume qu’il l’est en Europe... » Il est probable que la marquise fait ici allusion à d’Argenson et à Machault, ses deux ennemis personnels au Conseil. Dans ce Conseil, elle a pourtant imposé son ami l’abbé de Bernis qui a été, avec elle, le grand négociateur du traité avec l’Autriche et qui dirige, en fait, les Affaires étrangères. Quant à l’imbécile, c’est sans doute Berryer. En réalité, les partisans de la bulle Unigenitus n’ont pas désarmé. Les adversaires de la politique de conciliation sont toujours dirigés par Mgr de Beaumont. De sa maison de Conflans, l’archevêque de Paris, qui a eu vent de la future encyclique, lance, pour rompre en quelque sorte la trêve, le 19 septembre, un mandement sur l’autorité de l’Église où il rejette tout projet de pacification. En voici quelques extraits : « La séduction des esprits, les intérêts politiques, l’inconstance des opinions humaines, le spécieux prétexte de la tranquillité publique, ne firent jamais illusion à cette sainte épouse de Jésus-Christ. Les humiliations, les bannissements, les supplices, la mort même de ses ministres n’ébranleront jamais son courage. » Et Mgr de Beaumont menace d’excommunication tous ceux qui n’obéiront pas strictement à la bulle et n’exigeront pas, comme auparavant, les billets de confession. Aussitôt, les magistrats se rebellent, font défense de publier le mandement, auquel de nombreux prélats donnent pourtant leur adhésion. La marquise de Pompadour est furieuse et navrée. Tout doit-il donc recommencer ? « Vous serez instruit de la dernière folie de l’archevêque, écrit-elle à Stainville le 26 septembre. Le Parlement n’est pas plus raisonnable. Chacun veut être le maître. Le roi le trouve bon apparemment, je ne crois pas que cela puisse durer et, en tout, le roi soutiendra la lettre du pape. Son caractère et le fond de religion qu’il a le détermineront, mais peut-être trop fort. À tout cela, je tâche, chose difficile, de ne pas perdre mon sang-froid, de ne me pas tuer, de faire le bien et d’empêcher une partie du mal. Voilà mon plan que je suis exactement... » Je tâche de ne me pas tuer... En réalité, la marquise se sent lasse de cette lutte perpétuelle et, pour la première fois, cette intrépide laisse entrevoir à son ami le fond de son cœur et sa pensée intime : « Il est bien vrai que si je ne suivais que mon goût pour la liberté et la tranquillité, je serais depuis longtemps loin d’un pays dont l’esclavage ne peut pas plaire quand les passions ne retiennent plus ; mais je sens que je dois au roi, par reconnaissance, le sacrifice de cette liberté si chère. Je reste donc, et malgré les conseils de la sagesse qui ne vous plaisent pas, à un certain point, et mes nerfs attaqués à un excès périssable, i’ai pris le parti de faire de mon mieux pour empêcher le progrès d’un mal qui me mettrait au tombeau incessamment. Je travaille de toutes mes forces à diminuer ma sensibilité et j’emploie tous les moyens honnêtes pour empêcher les maux qui troublent l’intérieur du royaume. » Mais la marquise se ressaisit vite. Trois jours en son cher château de Crécy, « avec tous les gens que j’aime », l’ont rassérénée. Elle sait qu’en dépit du mandement de l’archevêque de Paris, Benoît XIV est décidé à lancer la fameuse lettre encyclique qu’elle appelle de tous ses vœux. La lettre a été signée à Rome le 16 octobre. Mais elle ne parviendra à Versailles que le 27, dix jours auparavant, le 17, Mme de Pompadour envoie encore à l’ambassadeur une longue lettre : « J’ai la plus grande impatience, Monsieur, de voir arriver la lettre du Saint-Père. J’espère qu’elle mettra la paix dans l’intérieur du royaume et, en vérité, il est temps de terminer cette guerre intestine. L’archevêque a été poussé par la démarche imprudente qu’il a faite par les évêques violents qui ont craint qu’il ne se soumît à la décision que le pape va envoyer et qui ont voulu tellement embrouiller les affaires qu’il ne fut plus possible de se servir de l’autorité du Saint-Siège. Ces motifs ne sont rien moins que célestes, mais au contraire, de pure intrigue, et par des vues très humaines. Vous devez sentir qu’à l’arrivée de la lettre encyclique, tout ne sera pas fait et qu’il faut voir après quelle sera la conduite des évêques à cet égard... « Tant mieux que le pape ait prié le roi de sa très excellente lettre [une lettre envoyée le 9 octobre, par laquelle Benoît XIV blâmait Mgr de Beaumont de sa prise de position intransigeante] de ne pas punir l’archevêque. C’est une preuve de plus qu’il mérite de l’être. « Le roi me paraît dans la ferme intention de mettre ordre à tous les troubles. Dieu veuille l’affermir dans ces bonnes résolutions II faut qu’il soit le maître avec justice, voilà ma sentence ! » L’encyclique est enfin connue de Versailles. Sans abolir la constitution Unigenitus, le pape supprime l’exigibilité des billets de confession. Le clergé ne doit désormais refuser l’absolution qu’aux gens connus comme réfractaires à la bulle : « Sont réfractaires, déclare le pape, tous ceux qui, par sentence rendue par un juge compétent, ont été reconnus coupables d’avoir refusé à la constitution le respect, l’obéissance et la soumission qui lui sont dus, tous ceux qui, en jugement, se sont déclarés coupables d’une telle obstination et, en outre, ceux qui, bien qu’ils n’aient pas déclaré leur culpabilité au jugement, cependant dans le temps même où ils s’apprêtent à recevoir le saint viatique, professent spontanément leur désobéissance personnelle et persévérante à l’endroit de la constitution. » De tels obstinés, il ne devait pas y en avoir beaucoup à travers le royaume et l’on était en droit d’espérer que les deux partis, évêques et Parlement, recevraient avec satisfaction ce bref de conciliation. Le clergé de France, respectueux de la parole du pape, se serait volontiers soumis. Mais c’eût été mal connaître les magistrats que de croire qu’ils se laisseraient imposer un règlement venu de Rome. L’encyclique d’octobre 1756, loin de ramener la paix, allait précipiter les adversaires dans une crise plus violente encore. Le Rouge et le Noir continuaient à s’affronter en dépit des efforts du roi et de la marquise. Quelques mois plus tard, la lutte allait prendre un caractère d’extrême acuité, au moment même où la guerre étrangère faisait rage. Mais il est temps de revenir deux ans en arrière et de suivre maintenant Mme de Pompadour à travers les intrigues de la grande politique européenne. CHAPITRE XIV Le renversement des alliances DANS l’Inde et aux frontières du Canada ou de la Virginie anglaise, les guérillas n’avaient cessé de maintenir un état d’hostilité entre la France et l’Angleterre depuis la signature du traité d’Aix-la-Chapelle. Mais le gouvernement français refusait de s’en émouvoir. La politique de Louis XV restait profondément pacifiste et l’opinion publique fidèlement attachée à ses haines traditionnelles contre la maison d’Autriche et à l’alliance avec le roi de Prusse. Le 28 mai 1754, un officier français, Jumonville, était tué dans une embuscade par un groupe de Virginiens renforcé de Peaux-Rouges. Aussitôt une expédition punitive fut organisée par le commandant des troupes françaises. Les Anglais, réfugiés dans un fort, furent contraints de capituler. Tandis que cet incident causait à Londres grand émoi, en France on affectait de le trouver sans conséquence. D’importantes modifications venaient de se produire au Conseil. Machault, dont la politique financière avait échoué, passait au ministère de la Marine, tandis que Rouillé, personnage consciencieux, médiocre, âgé – cet ancien intendant avait plus de soixante- dix ans – recevait le secrétariat d’État aux Affaires étrangères. L’un et l’autre devaient se révéler incapables de porter le poids de ces charges, dans une France divisée intérieurement et en proie aux querelles et aux discordes. L’Angleterre n’ignore nullement nos faiblesses. Elle se moque ouvertement de l’insuffisance de notre Marine. Les gazettes de Londres publient la liste de nos navires. Celle-ci s’ouvre sur la galiote de Poissy, le bac d’Asnières et le coche de Corbeil... La perspective d’une guerre immédiate entre la France et l’Angleterre paraît encore invraisemblable. Pendant les premiers mois de l’année 1755, le Cabinet de Londres décide pourtant d’envoyer des renforts armés dans ses colonies d’Amérique du Nord. Les chancelleries s’inquiètent. Stainville, bien placé à Rome pour recueillir des informations, s’en ouvre à la marquise. Celle-ci lui réplique aussitôt (29 avril 1755) : « Il n’y a rien de décidé sur la guerre. Quelle que chose qui arrive, elle ne sera pas avant l’année prochaine... » Cependant, le roi George obtient du Parlement britannique un subside d’un million « pour sauvegarder les justes droits et les possessions de sa couronne en Amérique ». Un plan général d’attaque sur terre et sur mer est mis au point par le général Braddock et l’amiral Boscarven. La France, tout en proclamant son amour pour la paix, ne peut rester indifférente à ces préparatifs. En mai 1755, une flotte de vingt-sept vaisseaux, répartie en deux escadres, quitte Brest. Une partie est armée en guerre, l’autre en flûte, c’est-à-dire qu’elle ne possède qu’un tiers de son artillerie habituelle. Pour éviter toute apparence de provocation, le Conseil décide même de rappeler une partie des vaisseaux. Le reste parvient sans incident à Québec et à Louisbourg. Malheureusement, trois des vaisseaux armés en flûte, l’Alcide, le Lys et le Royal-Dauphin, s’égarent à cause du brouillard et, près des bancs de Terre-Neuve, vont donner, le 10 juin, dans l’escadre anglaise qui aussitôt engage le combat. — Sommes-nous en paix ou en guerre ? s’écrie par deux fois dans un porte-voix le commandant de l’Alcide. — En paix, en paix, crie-t-on du vaisseau voisin. Mais en même temps, les Français entendent distinctement le commandant britannique s’écrier : — Fire ! (Feu !) Cette attaque inopinée terrasse les marins. Nos navires ne sont pas en état de riposter. Le Royal-Dauphin peut s’échapper. Mais l’Alcide et le Lys capitulent avec les huit cents hommes des régiments de la reine et du Languedoc qui se trouvent à bord. Peu de temps après, les Anglais font saisir près de trois cents bateaux de commerce d’une valeur de 30 millions de livres. Quand cette nouvelle parvient à Versailles un mois plus tard (17 juillet 1755), la consternation règne d’abord. Cette fois, il est vain de le dissimuler, la guerre est là. Le roi réunit son Conseil. À la cour, on estime que les alliances habituelles vont se renouer : Prusse et France contre Autriche et Angleterre. On ignore que, depuis quelques semaines, Frédéric II a déjà entamé des négociations secrètes avec le roi d’Angleterre. Frédéric ne songe qu’à duper l’opinion publique française. Il est persuadé – et sur ce point il se trompe – que la toute-puissante marquise de Pompadour est liée par des intérêts matériels à l’Angleterre et que la cavalerie de Saint-Georges lui a permis d’amasser chez les banquiers de Londres une imposante fortune. Il s’enquiert près de son ambassadeur en France des réactions de la marquise : « Quelle impression cette guerre commencée en Amérique a-t-elle faite sur Mme de Pompadour ? lui demande-t-il. Est-elle toujours portée pour l’Angleterre ou est-elle fâchée de ce que celle-ci lui en a « imposé », c’est-à-dire l’a jouée ? » L’ambassadeur, M. de Knypfhausen, répond pour flatter son maître que la guerre maritime paraît de plus en plus probable, mais que la marquise ne veut pas d’une guerre sur terre « qui éloignerait le roi de sa personne ». Lourde erreur du diplomate. La marquise, en 1755, ne pense plus comme en 1746... En réalité, Jeanne-Antoinette est maintenant convaincue de l’imminence de la guerre et elle est prête, puisqu’il le faut, « à se battre de toutes ses forces ». Dès le 3 août, elle le mande à son ami Stainville : « Je n’aime pas la guerre, mais ce n’est pas le moment de le penser. Le roi est offensé. Il ne peut trop se venger. Je suis la première à l’y porter. Les ministres de vos amis pourront vous parler de mon courage. Vous me connaissez assez pour n’en pas douter. Sa Majesté se propose de faire de grands retranchements dans les dépenses : j’ai cru devoir montrer l’exemple. J’ai laissé M. de Séchelles [c’est le contrôleur général des Finances qui a remplacé Machault] le maître de décider. Mes ordres ont été donnés en conséquence. » Cependant, la guerre n’a pas encore été officiellement déclarée et Rouillé s’est contenté de rappeler notre ambassadeur à Londres, Maurepas. Mais déjà l’Angleterre qui redoute que la France envahisse le Hanovre, possession héréditaire du roi George, recherche activement des alliés sur le continent. Elle sait qu’il ne faut plus miser sur l’Autriche. Marie-Thérèse ne peut rester fidèle à ses engagements (traité de Worms, 1745) qu’à la condition que l’Angleterre lui envoie des troupes, ce que le Parlement britannique n’acceptera jamais. Et puis, cette guerre maritime et coloniale ne l’intéresse pas. Le gouvernement britannique ne trouve pas meilleur accueil du côté de la Hollande. Les Hollandais n’ont ni argent ni moyens. Alors l’Angleterre se tourne vers la Russie et y obtient enfin – septembre 1755 – plein succès. L’impératrice Élisabeth s’engage à mettre un corps de troupes de 55 000 hommes à la disposition du roi d’Angleterre pour défendre le Hanovre. Cette alliance imprévue a pour conséquence de jeter Frédéric II dans les bras de l’Angleterre. Par-dessus tout, le roi de Prusse redoute d’être encerclé par l’Autriche et la Russie. Il sait que l’état d’esprit, en France, n’est pas favorable à une guerre continentale. Il n’hésite pas à engager des négociations secrètes avec la cour de Westminster. Versailles ignore tout de ces tractations. Mais Marie-Thérèse en est bientôt informée. Son chancelier, Kaunitz, poursuit avec obstination une politique hostile à la Prusse. Pour mener à bien son dessein qu’approuve pleinement l’impératrice d’Autriche, il faut à tout prix se réconcilier avec la France. Il expose son plan, un plan de vaste envergure : la France recevra pour le gendre de Louis XV, don Philippe, les Pays-Bas en échange des principautés italiennes, données par compensation à l’Autriche. Le prince de Conti sera soutenu dans ses prétentions au trône de Pologne. En échange, Louis XV aidera Marie-Thérèse à recouvrer la Silésie. Kaunitz sait parfaitement qu’il existe à la cour de France u,i fort parti très favorable au roi de Prusse. Il est nécessaire de trouver des intermédiaires pour convaincre Louis XV de l’intérêt de son grand projet. Par chance, Kaunitz a jadis été ambassadeur à Paris. Et la marquise de Pompadour lui a témoigné de l’amitié. Le chancelier d’Autriche s’en souvient à propos. Le 30 août 1755, il charge son nouvel envoyé près de la cour de France, le comte de Starhemberg, de lui remettre une lettre confidentielle et de révéler au roi, sous le sceau du plus rigoureux silence, « le mystère de l’intelligence secrète » qui se trouve alors entre Londres et Berlin. Lettre de Kaunitz à la marquise de Pompadour. « Madame, j’ai désiré souvent me rappeler à votre souvenir. Il s’en présente une occasion qui, par les sentiments que je vous connais, ne saurait vous être désagréable... M. le comte de Starhemberg a des choses de la dernière importance à proposer au roi et elles sont d’espèce à ne pouvoir être traitées que par le canal de quelqu’un que Sa Majesté Très Chrétienne honore de son extrême confiance et qu’elle assignerait au comte de Starhemberg. Nos propositions, je pense, ne vous donneront pas lieu de regretter la peine que vous aurez prise à demander au roi quelqu’un pour traiter avec nous et je me flatterai, au contraire, que vous pourriez me savoir quelque gré de vous avoir donné par là une nouvelle marque l’attachement et du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, Madame, etc. » Flattée de cette haute marque d’estime qui la mêle brusquement à la grande politique européenne, la marquise de Pompadour accepte de remettre le billet que Marie-Thérèse a rédigé par le roi. C’est une simple déclaration d’intention, mais elle révèle l’importance de l’affaire : « Je promets, foi d’impératrice et de reine, que de tout ce qui sera proposé de ma part au Roi Très Chrétien par le comte de Starhemberg, il ne sera jamais rien divulgué et que le profond secret sera gardé à cet égard et pour toujours, soit que la négociation réussisse ou ne réussisse pas ; bien entendu néanmoins que le roi donne une déclaration et promesse pareilles à celles-ci. Fait à Vienne, le 21 août 1755. » Louis XV, à la lecture de ce billet, comprend aussitôt qu’il s’agit d’une affaire très grave. Il a assez de clairvoyance pour admettre qu’il ne risque rien à écouter, dans le secret le plus absolu, les propositions de Marie-Thérèse. Personnellement, il n’a aucun ressentiment contre la « reine de Hongrie » et redoute plutôt les agissements du roi de Prusse. Mais il entend aussi rester fidèle à ses alliances. Sans rejeter l’invitation de l’impératrice, il décide donc, d’accord avec la marquise de Pompadour qui est seule au courant de l’entreprise, de désigner un intermédiaire. Il faut choisir une personne à l’intelligence vive et déliée, assez obscure pour éviter les indiscrétions, de haut rang néanmoins et avertie de la politique. La marquise suggère le nom de son ami l’abbé de Bernis. Celui-ci a passé trois ans à Venise où il a fort bien réussi. Après un séjour assez long à la cour, il vient d’être désigné comme ambassadeur à Madrid, la cour d’Espagne manifestant envers l’Angleterre quelque attention qu’il convient de combattre. Bernis est invité à retarder son départ. Un jour, il est appelé chez la marquise de Pompadour qui lui tend la lettre de Starhemberg, le billet qui y est joint et lui révèle que Louis XV l’a désigné pour être l’intermédiaire demandé par l’impératrice. Bernis reste stupéfait. Stupéfait et bientôt inquiet : car il n’ignore pas que le Conseil est profondément hostile à l’Autriche. Lui-même redoute quelque piège. Que la négociation échoue et soit ébruitée, la Prusse ne saisira-t-elle pas l’occasion de nous abandonner ? Il en résultera une guerre générale où la France se trouvera sans alliés. Bernis développe sa pensée devant Louis XV qui lui réplique qu’on doit tout de même sonder les intentions de l’ambassadeur. Bernis se range à cet avis. Babet la Bouquetière aurait souhaité que Rouillé, le ministre des Affaires étrangères, soit mis dans le secret. Louis XV s’y refuse absolument. Il décide que, seule, la marquise de Pompadour assistera, aux côtés de Bernis, à l’entretien. On choisit également le lieu de la réunion. Pour éviter que l’ambassadeur d’Autriche soit vu au château, Jeanne-Antoinette propose son pavillon de Babiole. Au bas de la colline de Meudon qui porte en son sommet le château de Bellevue, tourné vers la Seine, ce pavillon, qui ouvre ses cinq fenêtres sur un charmant paysage, est protégé par une charmille de la vue des passants. Des allées qui sinuent à travers les plantations nouvelles grimpent vers le château. La maison a abrité autrefois les amours de Mme de Pompadour et du roi. Jeanne adore donner des surnoms à ses demeures comme à ses amis. Ce pavillon discret, elle l’a baptisé, selon son humeur, le Taudis – ce qui n’est guère élégant – ou Brimborion, ou Babiole, qui sont noms familiers et charmants. Depuis qu’au rond-point la statue de l’Amitié a remplacé celle de l’Amour, Babiole ne sert plus guère. Le voilà qui entre brusquement dans l’Histoire. Rien de plus naturel en effet qu’une visite du comte de Starhemberg à la marquise en son château de Bellevue. Par des détours discrets, M. l’ambassadeur est entraîné à Babiole où arrive bientôt, muni d’un pouvoir signé de la main du roi, le négociateur qu’il a demandé : l’abbé de Bernis. L’entrevue a lieu le 22 septembre. Seule Mme de Pompadour y assiste auprès de Bernis. Les deux amis ont convenu de montrer un visage inexpressif durant toute la lecture du projet apporté par M. de Starhemberg. Sage précaution : celui-ci ne cesse de chercher sur les traits de ses interlocuteurs une réaction qui l’aurait renseigné. Il y a pourtant matière à être ému. « L’impératrice, écrit Bernis dans ses Mémoires, faisait part de toutes ses vues avec la plus grande franchise, proposait à Sa Majesté des avantages qui devaient intéresser son cœur, et un plan fort étendu. » Aussitôt renseigné, le roi montre d’abord la plus grande prudence. Certes, Marie-Thérèse est persuadée que le roi de Prusse s’apprête à signer un traité d’alliance avec l’Angleterre. Mais elle ne fournit pas à Louis XV une preuve formelle de la trahison de Frédéric II. Et le roi de France ne veut point prendre l’initiative de la rupture. C’est ce qu’il explique à l’impératrice dans le premier billet que Bernis remet à Starhemberg en réponse à ses propositions : « Le roi serait heureux de s’unir avec l’impératrice-reine par des liens d’une amitié inaltérable et d’une alliance éternelle ; mais, fidèle à ses alliés, il n’avait garde de soupçonner leur bonne foi et encore moins de prendre aucune mesure qui pourrait leur être contraire ; que tout son désir était de maintenir le traité signé à Aix-la-Chapelle et que, si l’impératrice jugeait à propos de travailler avec lui pour un objet si salutaire, il était tout prêt à y concourir. » Ce n’est pas un refus, ce n’est pas non plus un accord ; on laisse seulement la porte ouverte aux négociations. L’impératrice-reine répond qu’elle renonce au plan qu’elle a proposé puisqu’il n’est pas du goût du roi et attend de Sa Majesté qu’elle s’explique sur les objets qui pourront servir de base aux deux cours pour engager une action commune ». Louis XV et Bernis, ainsi au pied du mur, estiment qu’on pourrait préserver la paix en Europe si l’on parvenait à détacher la cour de Vienne de celle de Londres en acceptant de signer avec l’Autriche un traité de garantie réciproque de leurs États sur le continent, traité auquel toutes les nations seraient invitées à adhérer, à l’exception de l’Angleterre. Et pour manifester d’une façon plus éclatante encore sa bonne foi, le roi décide d’envoyer à Berlin, comme ambassadeur extraordinaire chargé de sonder les intentions de Frédéric II et de renouveler l’alliance avec lui, le duc de Nivernais. En même temps, sur les instances de Bernis et de la marquise de Pompadour, quatre secrétaires d’État sont mis au courant des négociations engagées avec la cour de Vienne : Machault qui a la charge de la Marine, Saint-Florentin celle de la Maison du Roi, Rouillé, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, et Séchelles, le contrôleur général des Finances. Ces quatre personnages se mettent à l’ouvrage et, après avoir échangé de nombreuses notes avec Vienne, échange dont la lenteur des transmissions retarde la conclusion, tombent d’accord pour aboutir à une convention de neutralité et à un traité d’union et d’amitié défensif qui est conclu le 1er janvier 1756. Il est néanmoins décidé que ce traité restera encore rigoureusement secret. Le roi ne veut s’en servir qu’au cas où la Prusse ne renouvellerait pas son alliance. Il ne tarde pas à être éclairé. Le duc de Nivernais vient à peine d’arriver à Berlin que le traité entre la Prusse et l’Angleterre est publié. Notre ambassadeur a vraiment bonne mine ! Sa mission tourne au ridicule. Nous avons, en un temps plus proche de nous, connu une mésaventure analogue. L’Histoire se répète et la diplomatie est un art décevant. En Angleterre, on chante victoire, et on tourne la France en dérision. En France, les meilleurs partisans de l’alliance avec le roi de Prusse ne cachent pas leur désappointement. Belle-Isle ne sait quelle contenance prendre. La marquise de Pompadour, qui a misé sur l’Autriche, triomphe discrètement. Le plus singulier est que Frédéric II cherche encore à abuser la cour de France. Il accable le duc de Nivernais de protestations d’amitié, il charge son ambassadeur d’expliquer par mille arguments son attitude. « Je vous recommande, écrit-il au baron de Knypfhausen, comme une chose très nécessaire à mon service, dans ces occurrences, de bien flatter Mme de Pompadour. » Il charge le baron de lui expliquer les motifs qui l’ont amené à signer le traité de Westminster : « Allez sans affectation chez elle, pour lui dire des obligeances de ma part, au sujet desquelles je vous laisse l’entière liberté de les tourner de la façon qu’il convient et qu’elles sauront porter coup. Je me persuade que, pourvu que vous preniez bien là-dessus, cela aplanira beaucoup d’aigreur qui tient peut-être au cœur des ministres, et calmera les impressions vives qu’ils ont prises à mon sujet... Tâchez de la flatter, pour voir si, peut-être, elle se fâchera et dira par emportement ce que les ministres cachent par sagesse. » Frédéric II se doute bien, qu’il y a des tractations entre Versailles et Vienne. Mais la marquise n’est pas dupe. Elle n’ignore nullement les bruits ignominieux que le roi de Prusse a fait courir sur elle. Elle prend prétexte de son récent retour à la pratique religieuse pour fermer ses portes à l’ambassadeur et elle finit par écrire au duc de Nivernais et lui mande que Richelieu vient d’être placé à la tête d’une armée destinée à entreprendre la conquête de Minorque avec l’appui de notre flotte méditerranéenne que commande le lieutenant général des armées navales, La Galissonnière : « Il n’y a que les partis bons et fermes qui soient convenables à un aussi grand roi que le nôtre. Vous pouvez en informer Sa Majesté prussienne ainsi que du peu d’intérêt que je prends à la banque anglaise... Ce n’est pas en vérité ma faute s’il fait souvent de mauvaises digestions et je ne dois pas en porter la peine... » Les dés sont en effet jetés. Il est temps que la France sorte de l’expectative. Le duc de Nivernais a quitté Berlin, sa mission n’ayant plus aucun objet. Mais Louis XV tient à manifester ouvertement aux yeux du monde son amour pour la paix. Une dernière fois, il invite George II à se prononcer. La réponse du roi d’Angleterre a été la publication du traité de Westminster qui témoigne assez de ses intentions. Alors, le maréchal de Belle-Isle est nommé commandant en chef de nos forces de la Manche et de l’Océan. La flotte quitte Toulon le 8 avril. De l’alliance avec l’Autriche, est-ce la paix ou la guerre qui va sortir ? L’Angleterre cherche encore à prévenir cette alliance : elle invite l’impératrice-reine à renouer avec elle. Kaunitz joue de cette menace. Il finit par faire tenir à Bernis un ultimatum : « Le ministre impérial déclare que sa cour, justement alarmée du refus de publier l’acte de neutralité, demande, pour se rassurer sur les intentions du Roi Très Chrétien, que non seulement la convention de neutralité soit ratifiée, mais aussi le traité d’alliance défensif. Faute de quoi, l’impératrice, également exposée du côté du roi de Prusse et du côté de la cour de Londres, dont elle avait refusé d’adopter les mesures, se verra obligée de renouer avec ses anciens alliés. » Il faut en finir. Une dernière fois, Bernis reprend le projet d’alliance défensive qui est pratiquement rédigé depuis trois mois, mais que le roi ne se décide pas à faire connaître. D’accord avec Louis XV, il le soumet au Conseil le 19 avril. De son appartement « d’en bas », la marquise de Pompadour suit fiévreusement la séance. Elle estime que ce traité est un peu son œuvre. Elle est persuadée – elle l’a encore écrit récemment à Stainville – que ce renversement des alliances traditionnelles de la France aura pour effet d’isoler l’Angleterre, de refréner les ambitieuses visées du roi de Prusse, de créer une véritable solidarité entre les deux plus grands pays de cette Europe qui prend conscience de ses destinées. Le Conseil délibère lentement. Chacun exprime son avis. Bernis n’a pas caché qu’un refus de la France nous exposerait aux pires dangers : l’Autriche revenant à l’Angleterre, alliée de la Prusse, c’est la reconstitution de la grande coalition du début du siècle. Chacun opine en faveur du traité. Celui-ci est signé le 1er mai 1756. On lui donne habituellement le nom de traité de Versailles. En réalité, c’est à Jouy-en-Josas, dans la belle propriété de M. de Rouillé, ancienne demeure de Daquin, le premier médecin de Louis XIV (dont Rouillé était le gendre), que les signatures sont apposées. La publication du traité eut dans le public un retentissement considérable. L’Angleterre dénonçait l’alliance comme un acte monstrueux et contre nature. En France, l’opinion était partagée. Les philosophes, les amis de la marquise, qui ne pouvaient ignorer la part qu’elle avait prise dans la négociation, estimaient qu’il maintiendrait la paix. Voltaire s’en félicite vivement auprès de Mme de Lützelbourg, l’amie de Jeanne-Antoinette : « Vous ne vous attendiez pas, Madame, qu’un jour la France et l’Autriche seraient amies… J’ai l’impertinence d’être bien aise de ce traité. » Au contraire, les partisans aveugles de la tradition manifestent leur émoi. Ils y trouvent bon prétexte à critiquer âprement la marquise. Versons pour la reine de Hongrie Tout notre sang Donnons-lui pour la Silésie Tout notre argent Elle a su plaire à Pompadour. Mais la plupart des gens estiment, avec Bernis, que l’alliance raffermira la paix. Quant à la marquise, elle exulte : « J’espère que la justice de notre cause nous portera bonheur, écrit-elle à Stainville peu après la signature, et que nous ferons repentir cette féroce nation d’avoir pris pour faiblesse ce qui était effet de la politique la plus sage et la plus raffinée. Je ne vous ai pas caché le plaisir que les traités avec l’impératrice m’ont fait. Le public, bien qu’il ne sache pas à quel point ils sont avantageux, en a marqué une joie immodérée. C’est une double satisfaction pour ceux qui y ont pris part. » De ceux-là, la marquise est au premier rang. « Mme de Pompadour est enchantée, écrit Starhemberg à Kaunitz, de la conclusion de ce qu’elle regarde comme son ouvrage et m’a fait assurer qu’elle ferait de son mieux pour que nous ne restions pas en si beau chemin. » Et quelques jours plus tard (le 13 mai) : « Il est certain que c’est à celle que nous devons tout et que c’est d’elle que nous devons tout attendre pour l’avenir. Elle veut qu’on l’estime et elle le mérite en effet. » La politique de la marquise a réussi ; pour marquer le souvenir de cet événement, elle fait graver une pierre d’onyx dont elle a elle-même proposé le dessin à Guay : « La France et l’Autriche se donnant la main sur l’autel de la Fidélité et foulant aux pieds le masque de l’Hypocrisie et la torche de la Discorde. » Mais ce qui flatte le plus Mme de Pompadour, c’est la considération que l’impératrice Marie-Thérèse daigne désormais lui accorder. On sait qu’elle a soif, maintenant, de respectabilité, d’honneur. Starhemberg, qui ne l’ignore pas, n’a pas manqué – dans cette même lettre du 13 mai – de glisser à Kaunitz une suggestion de nature à enchanter la marquise : « Je crois qu’il serait très à propos que Votre Excellence voulût bien, dans la première lettre qu’elle me fera l’honneur de m’écrire, insérer quelques lignes ostensibles à Mme de Pompadour. C’est à présent le moment que nous avons le plus besoin d’elle et je serais fort aise qu’outre les compliments personnels de Votre Excellence, il y eût aussi quelque chose qui marquât la reconnaissance et la conciliation de la cour et du ministère pour elle. » Kaunitz est trop habile pour ne pas s’empresser de donner satisfaction à son ambassadeur. Ce n’est pas quelques lignes, mais une lettre tout entière qu’il écrit à la marquise le 9 juin : « L’on doit absolument à votre zèle et à votre sagesse, Madame, tout ce qui a été fait jusqu’ici entre les deux cours. Je le sens et ne saurais me refuser à la satisfaction de vous le dire et de vous remercier d’avoir bien voulu être mon guide jusqu’à cette heure. Je ne dois pas même vous laisser ignorer que Leurs Majestés Impériales vous rendent toute la justice qui vous est due et ont pour vous tous les sentiments que vous pouvez désirer. Ce qui est fait doit mériter, ce me semble, l’approbation du public impartial et de la postérité. Mais ce qui reste à faire est trop grand et trop digne de vous pour que vous puissiez vous dispenser de tâcher de contribuer à ne point laisser imparfait un ouvrage qui ne pourra que vous rendre chère à jamais à votre patrie. Aussi suis- je persuadé que vous continuerez vos soins à un objet aussi important. En ce cas, je regarde le succès comme certain, et je partage déjà à l’avance la gloire et la satisfaction qui doivent vous en revenir, personne assurément ne pouvant vous être ni plus sincèrement ni plus respectueusement attaché que votre très humble et très obéissant serviteur, le comte de KAUNITZ-RIETBERG. » Que ces lignes aient flatté l’amour-propre de la marquise, on le devine. Ses ennemis y trouvèrent prétexte pour l’accuser d’avoir, par son austrophilie, trahi tous les intérêts de la France. Frédéric II, que cette alliance plaçait dans une situation périlleuse, se fit l’écho rageur de ces accusations. Il prétendit que Mme de Pompadour n’avait agi de la sorte que pour avoir le plaisir vaniteux de se faire appeler « chère amie » par l’impératrice. Sottise et mensonge qui ont trouvé jusqu’à nos jours des oreilles crédules et des plumes complaisantes : la marquise n’avait pas le droit de correspondre directement avec l’impératrice. Elle n’en mesurait pas moins tous les périls qu’une guerre généralisée pourrait faire courir à la France. La lutte contre l’Angleterre était inévitable. Mme de Pompadour voulait se persuader qu’on l’entreprenait dans les meilleures conditions. Elle a laissé elle-même entendre son opinion dans une exclamation qui a été rapportée par le duc de Croy : C’était un soir d’avril 1756. L’expédition pour Mahon venait d’être décidée et quelques officiers qui s’apprêtaient à aller prendre leur commandement s’étaient joints aux familiers des soupers des Petits Cabinets. Contrairement à l’habitude, la conversation, ce soir-là, a été grave. On s’y est entretenu de saint Augustin et la marquise, dans l’ardeur de sa conversion récente, a brillé par ses propos. Puis, le roi s’est retiré pour aller passer, comme chaque soir, quelques instants avec ses filles. La conversation a alors pris un tour tout différent. On a parlé des événements qui se préparent. Un des assistants a-t-il émis quelque réserve sur la valeur de notre flotte ? Jeanne-Antoinette jette aussitôt feu et flamme : « Si, messieurs, la marine du roi est en bonnes mains et nos côtes sont maintenant bien défendues. Ce n’est pas pour elles que je crains et je donnerais beaucoup pour que les Anglais y vinssent. Je ne crains que pour le pays d’Aunis... Les entreprises, les dispositions du ministère sont admirables. De mauvais citoyens débitent que tout manque. Cela n’est pas. On devrait pendre ces gens-là. Il ne faut pas mettre les armes bas avant d’avoir écrasé l’Angleterre. La principale chose que doit rechercher une grande puissance, n’est-ce pas l’honneur ? Il vaut mieux périr tous que de laisser porter atteinte à celui de la France... » Les débuts des hostilités paraissent d’ailleurs lui donner raison. Le 18 mai, l’Angleterre a déclaré la guerre à la France. L’escadre commandée par La Galissonnière a, comme il avait été décidé, fait voile sur Minorque. L’attaque générale, arrêtée le 26 juin, a lieu le lendemain. Les Anglais ne s’attendaient pas à l’assaut. La ville de Port-Mahon est prise sans combat. Le fort Saint-Philippe, malgré ses défenses, est enlevé par les grenadiers. L’amiral Byng tente vainement d’intervenir. L’île de Minorque tout entière capitule. En France, la joie est immense. On chante un Te Deum à Notre-Dame, on allume des feux de joie. À Compiègne où se trouve la cour, la marquise lance la mode des rubans à la Mahon que les femmes portent dans leurs coiffures, les hommes à l’épée. Jeanne-Antoinette va même jusqu’à écrire une lettre familière au maréchal de Richelieu qui commande l’armée d’invasion : « Je n’aurais pas en mille ans trouvé assez d’esprit pour vous exprimer l’occupation où nous sommes de Messieurs de Minorque... Je vous envoie la de guerre du roi d’Angleterre ; la vérité n’y brille pas plus que le style. J’en suis fâchée pour l’honneur des beaux esprits anglais... Bonsoir, Monsieur le Minorquin. J’espère bien fort que vous êtes actuellement en pleine possession... » Les événements vont, hélas ! apporter bientôt une première déception aux espoirs de Mme de Pompadour. À la fin du mois d’août, sans déclaration de guerre, Frédéric II, s’estimant provoqué par l’alliance franco-autrichienne, se jette dans l’aventure. Le 28, entre quatre et cinq heures du matin, le roi de Prusse monte à cheval et se met à la tête de ses troupes. Son objectif est la Saxe qu’il a déjà occupée durant la guerre de Succession d’Autriche. Beau-père du fils de Louis XV, l’électeur de Saxe n’a pas caché ses sympathies pour la cause française et a même engagé des négociations avec la cour de Vienne. À la ruée des troupes prussiennes, il ne peut opposer qu’une armée médiocre et insuffisante. En quelques semaines, la campagne est terminée et les Saxons capitulent à Pirna. Frédéric II incorpore tous les soldats de l’électeur dans sa propre armée (15 octobre). L’attaque brutale du roi de Prusse a soulevé en France une violente indignation. Certes, elle a pour conséquence de confirmer la tsarine dans une neutralité bienveillante à l’égard de l’Autriche. La cour de Saint-Pétersbourg, qui a jadis signé un traité d’alliance avec l’Angleterre contre la Prusse, a été fort irritée de la signature du traité anglo-prussien de Westminster. Au moment de l’invasion de la Saxe, la tsarine se déclare prête à marcher contre la Prusse et Kaunitz doit même calmer son ardeur, car l’Autriche est loin d’être prête. Mais l’attaque de Frédéric II fait peser une menace directe sur la frontière de Bohême. Plus que jamais le ministre autrichien estime qu’il faut renforcer l’alliance avec la France et, de défensive, la transformer peu à peu en pacte offensif. Au début du mois de septembre, le contingent de vingt-quatre mille hommes promis par le traité de Jouy se dirige vers la frontière allemande. Kaunitz saisit l’occasion pour renouveler à Mme de Pompadour les remerciements de la cour de Vienne et de Leurs Majestés Impériales. Mme de Pompadour répond aussitôt : « C’est avec une grande satisfaction, Monsieur, que je vous fais mes compliments sur la réussite des traités conclus entre l’impératrice-reine et le roi. Je suis sensiblement touchée de la justice que Leurs Majestés Impériales veulent bien me rendre et des bontés dont elles daignent m’honorer. Mon zèle en augmenterait s’il était possible, mais les preuves que je vous ai données vous ont toujours appris, Monsieur, qu’il ne s’y peut rien ajouter. J’ai toujours un plaisir nouveau en vous renouvelant l’assurance de tous les sentiments avec lesquels je ne cesserai d’être, Monsieur, votre très humble et obéissante servante. J. A. M. DE POMPADOUR. « 7 septembre 1756. » Le baron de Kaunitz ne laisse pas échapper l’occasion de rappeler à la marquise de Pompadour que son grand ouvrage n’est pas entièrement consommé. Il lui réplique donc dès le 10 octobre : « Je me flatte, Madame, que vous trouverez bon qu’à l’occasion de ce courrier je me donne l’honneur de vous faire mes très humbles remerciements, pour la marque de souvenir que vous avez bien voulu me donner par votre lettre du 7 septembre dernier. Les compliments que vous avez la bonté de me faire ne sont dus qu’à vous, je le sens bien sincèrement et c’est assurément le plus grand plaisir du monde. Par les ordres que j’adresse aujourd’hui au comte de Starhemberg, l’impératrice se fait un sensible plaisir de donner au roi une nouvelle preuve de sa façon de penser et de ses sentiments pour Lui. Tout ce qui vient de Sa part est pour Elle d’un très grand prix, et moyennant cela elle a été très sensible à tout ce qu’il a bien voulu faire jusqu’ici pour Elle, en conséquence du traité de Versailles, avec cette exactitude, et s’il m’est permis de me servir de cette expression, cette noblesse et cette bonne grâce qu’il n’appartient qu’à lui de savoir mettre dans Ses procédés. Les effets dans tous les temps et dans toutes les occasions prouveront Sa gratitude ; c’est de quoi je puis vous assurer, ainsi que vous protester que ma façon de penser est aujourd’hui déjà commune à tout le monde dans ce pays-ci et le deviendra toujours davantage, si par la suite, comme je ne saurais en douter, la France continue par ses actions, vis-à-vis de nous, à seconder mon zèle apostolique. Enfin les instructions du comte de Starhemberg, l’équité et le discernement supérieur que je connais au Roi et votre zèle infatigable pour Ses vrais intérêts vus dans le grand, me font espérer que nous sommes bien près de la consommation du plus grand ouvrage qui soit jamais sorti d’aucun cabinet d’Europe. Je vous prie d’être persuadée que je le souhaite de tout mon cœur, comme citoyen de l’univers, par l’intérêt que je prends à la gloire de nos maîtres vis-à-vis de la postérité et par le plaisir que je me fais d’avance de pouvoir vous en faire mon compliment et vous réitérer les assurances du respectueux et inviolable attachement avec lequel je ne cesserai jamais d’être, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur. « Le comte de KAUNITZ-RIETBERG. » Les négociations ainsi relancées ne devaient aboutir que six mois plus tard. Mais auparavant la France allait connaître la crise intérieure la plus grave du règne de Louis XV. La marquise de Pompadour s’y trouva directement mêlée. CHAPITRE XV L’année de Damiens IL ne semble pas que les premières opérations militaires, sans doute parce qu’elles se déroulent fort loin de nos frontières, amènent à l’intérieur du royaume le moindre apaisement. Bien au contraire, les premiers mois de l’année 1756 sont marqués par un redoublement de luttes : lutte entre le Parlement et le clergé, lutte entre les Parlements et le roi, tout se mêle et contribue à troubler l’opinion publique, à énerver les esprits. Pour soutenir l’effort de guerre, Louis XV a dû, dès le 7 juillet, rétablir l’impôt du vingtième et même en instituer un second. Le Parlement refuse naturellement d’enregistrer l’édit. Le roi convoque les magistrats à Versailles, tient un lit de justice le 13 août et, malgré l’opposition des conseillers, fait enregistrer sa décision. Les cours protestent en novembre avec véhémence. Les Parlements de province s’associent aux clameurs de celui de Paris. Là-dessus survient l’encyclique destinée, on l’a vu plus haut, à rétablir la paix religieuse. Nouvelle levée de boucliers des magistrats. Sous prétexte que l’encyclique a été publiée sans permission d’imprimer, ils la suppriment et défendent aux évêques de la proclamer. Le clergé est trop heureux de saisir l’occasion pour redoubler d’intransigeance à l’égard des jansénistes, car il sait que les magistrats, en guerre avec le roi, sont dans une position difficile. Alors, Louis XV se décide à frapper brutalement cette opposition stérile et constante. Le 13 décembre, il tient à Paris un nouveau lit de justice et fait lire trois déclarations. La première attribue aux tribunaux ecclésiastiques la connaissance du refus des sacrements et ne laisse au Parlement que l’appel comme d’abus ; la seconde rend l’enregistrement des édits obligatoire ; la troisième supprime deux des cinq chambres des Enquêtes où siégeaient les magistrats les plus jeunes et les plus agités. Ces déclarations sont accueillies dans un silence complet. À peine le roi a-t-il quitté le Palais que tous les magistrats des Enquêtes et Requêtes se réunissent et donnent en bloc leur démission. Seize conseillers de la Grand’Chambre les imitent. Avocats et procureurs cessent leurs services. À Paris, voici près de vingt mille personnes en chômage. On devine quelles sont la stupeur et l’agitation dans la capitale. Guerre étrangère, impôts nouveaux, suppressions des magistrats qu’à tort ou à raison le public considère comme ses défenseurs, une vague de mécontentement déferle sur le pays. Des libelles courent qui souhaitent ouvertement la mort du roi. Tu vas à Choisy, tu vas à Crécy, Que ne vas-tu à Saint-Denis ! Et ainsi s’explique peut-être le coup de couteau de Damiens. Au début de l’année 1757, l’humeur à la cour est donc maussade. L’hiver est rude. Au château, les courtisans montrent mauvais visage, ce qui ne plaît guère au roi. Ils ont froid. Les courants d’air régnent en maîtres à travers ces galeries et ces immenses salles difficiles à chauffer. Il n’y a même qu’eux à régner en maîtres à Versailles... Le 5 janvier, Louis XV décide d’abandonner momentanément le château et de s’installer à Trianon. Au moins, à Trianon, les cheminées ne fument pas et l’étiquette du Grand Lever et du Grand Coucher se relâche. Les carrosses parcourent rapidement le parc. Naturellement, la marquise de Pompadour est restée au château. Mais ses appartements se chauffent assez bien. La reine elle-même a pris le chemin de Trianon. Reste encore au château Madame Victoire. La fille de Louis XV a la grippe, ou, selon l’expression du temps, l’influenza. Son état n’est d’ailleurs pas grave. Cependant Louis XV, qui a toujours tendrement chéri ses filles, tient à savoir, au soir de cette journée du 5 janvier, comment elle se porte. Il doit y avoir petit souper à Trianon et, en l’honneur de l’Épiphanie, on tirera les rois selon la tradition. Louis se sentira l’esprit plus tranquille s’il sait que sa fille ne va pas plus mal. Le roi, après le déjeuner, est donc revenu de Trianon. Il passe un moment au chevet de Madame Victoire dont la santé est d’ailleurs meilleure. Il a donné ordre de tenir prêts les carrosses pour cinq heures et demie. Sa voiture devra venir se ranger près de la porte de la nouvelle salle des Gardes, sous le cabinet d’angle, au coin nord-est de la cour du château. À six heures, le roi descend l’escalier précédé par M. de Montmirail, ayant à sa droite et à sa gauche M. de Brionne et M. le Premier (le duc de Duras), en avant M. de Baudreville, écuyer de quartier, M. le dauphin à côté de lui, du côté gauche, et M. le duc d’Ayen, capitaine des gardes, derrière lui. Plusieurs gardes porteurs de torches – car la nuit est déjà profonde – font la haie le long de l’escalier et dans la salle des Gardes, jusqu’à la porte. Au moment précis où le roi franchit la dernière marche – et il y a naturellement un léger remous pour laisser le cortège traverser la salle – un homme se précipite, bouscule les soldats et porte un coup violent au côté du roi. — Duc d’Ayen, s’écrie Louis XV, on vient de me donner un grand coup de coude. L’homme, un individu d’une quarantaine d’années, vêtu d’une redingote brune, le chapeau sur la tête, est venu se mêler aux soldats. Le dauphin et un garde du corps se précipitent sur lui. Le garde du corps jette son chapeau à terre, tandis que le dauphin, qui croit qu’il s’agit d’un paysan étourdi, s’écrie : — Est-ce que tu ne vois pas le roi ? M. de Baudreville, qui a saisi l’homme aux épaules, s’apprête déjà à le relâcher quand le roi, portant la main à son côté (toute la scène n’a duré que quelques secondes), s’exclame : — Je suis blessé ! Il retire sa main pleine d’un sang qui se répand à flots sur son habit. — C’est cet homme-là, nu-tête, crie le duc de Richelieu, tenez-le bien ! On bouscule l’homme. On le frappe violemment. — Gardez-le bien, mais ne le tuez pas, déclare encore Louis XV. Appuyé sur le bras du duc d’Ayen et sur celui du dauphin, il a la force de remonter l’escalier qu’il vient de descendre. Là-haut, c’est l’affolement. Le bruit de l’attentat s’est immédiatement répandu. Mais le roi devait coucher à Trianon. Dans sa chambre, le lit est défait. Il n’y a ni linge ni draps. On ne trouve même pas un valet de chambre ! Enfin, le cortège parvient dans l’appartement. On ôte l’habit du roi. Aussitôt le sang jaillit avec une violence incroyable et inonde le parquet. Le roi a un étourdissement. On l’étend sur les matelas, sans draps : — Je vais mourir, vite, murmure Louis XV, allez chercher un aumônier et la reine. Et il s’évanouit. On se précipite. Un chirurgien de la dauphine, M. Hévin, par chance, n’est pas loin. Il accourt. Il saigne le roi qui revient à lui. — Le premier chirurgien, M. de La Martinière, arrive à son tour. Il sonde la plaie et constate que la blessure est longue, mais peu profonde. Elle s’étend, le long des côtes, sur quatre pouces (une dizaine de centimètres). Dès cet instant, le chirurgien estime qu’aucun organe essentiel n’est atteint. Néanmoins, il préfère saigner le roi une seconde fois (ce qui a d’ailleurs pour effet de l’affaiblir davantage). Mais Louis XV s’imagine qu’il est très gravement atteint. La reine est accourue : — Madame, lui déclare-t-il d’une voix faible, je suis assassiné ! Il prend aussitôt ses dispositions et invite le dauphin à présider désormais le Grand Conseil et à diriger le gouvernement de l’État. Puis il réclame de nouveau un prêtre et les saintes huiles. L’abbé Soldini, l’aumônier du Grand Commun, est présent. Il s’enferme avec le roi. Peu après, Louis XV fait entrer dans sa chambre la reine, et ses filles. À la première, il demande pardon des outrages qu’il a pu lui infliger. Aux secondes, il déclare qu’il regrette de tout cœur les scandales dont elles ont été témoins. Les courtisans présents sont fort émus. Se tournant vers eux, le roi dit d’une voix faible : — Messieurs, je suis heureux de penser que le royaume aura désormais un bon maître. Tout le monde pleure, beaucoup croient que le roi est vraiment perdu. Une des premières, la marquise a été avertie. Elle est désespérée. On l’engage à se retirer dans ses appartements. Elle s’attend à être renvoyée. Vers minuit, Quesnay, l’ami fidèle, vient la trouver et la rassurer. La blessure est moins grave qu’on ne l’avait imaginé. Dans quelques jours, le roi sera sur pied. Mais la marquise n’en reste pas moins mortellement inquiète. Ses ennemis, qui ne désarment pas, ne vont-, ils par profiter de la circonstance pour obtenir qu’elle soit définitivement écartée du château et du pouvoir ? Elle décide de se cacher dans ses appartements en attendant un message du roi. Et c’est naturellement à son ami Stainville qu’elle s’empresse de confier ses angoisses en lui contant, dès le lendemain 6 janvier, les circonstances de l’attentat : « Jeudi [6 janvier 1757], cinq heures du soir... Le roi est bien, très bien, à peine a-t-il eu un peu de fièvre. Quel monstre abominable l’enfer a vomi hier soir à six heures, pour donner au meilleur de tous les rois un gros coup de canif dans le dos, comme il allait monter en carrosse pour revenir à Trianon ! Il n’est entré que dans les chairs. Vous ne pouvez vous imaginer à quel excès le roi a porté le courage et sa présence d’esprit. Il a fait arrêter le scélérat et ordonné qu’on ne lui fît pas de mal. Il est remonté sans secours dans son appartement, a demandé un chirurgien et un prêtre, se croyant blessé dangereusement, consolant sa famille, ses sujets, réduite (sic) au dernier désespoir. Avant-hier les parlementaires disaient des horreurs de lui. Aujourd’hui ce n’est que cris, que prières, à la ville, à la cour. Tout le monde l’adore. Je ne vous parle pas de moi. Vous pouvez juger de ma situation, puisque vous connaissez mon attachement pour le roi. Je me porte bien. Bonsoir. » Cependant les gardes, qui s’étaient précipités sur l’auteur de l’attentat, l’avaient emmené dans un petit cabinet. Ils commencèrent à l’interroger. C’était un homme d’assez belle taille, fort proprement vêtu. Il portait en effet « un habit de droguet d’Angleterre petit-gris doublé de serge, une veste rouge de velours de gueux doublé de serge blanche, une culotte de panne cramoisie doublée de peau, des bas de laine petit-gris, une paire de souliers et une chemise de toile d’Alençon garnie de batiste{3} . » Il avait l’air absolument hébété. Interrogé sur son identité, il déclara se nommer Robert-François Damiens, domestique. Tout de suite, on s’efforça de lui faire avouer qu’il avait des complices et qu’il n’était que l’instrument d’un complot contre Louis XV. Il se contenta de répondre : — Prenez soin du dauphin... Et encore : — On va parler de moi. Je vais, comme Jésus-Christ, mourir dans les tourments. Machault qui était arrivé voulait immédiatement soumettre le misérable, déjà fort mal en point à la suite des coups qu’il avait reçus, à la question. Mais le prévôt de l’Hôtel du Roi, à son tour averti, s’empressa d’intervenir. La prévôté de l’Hôtel du Roi était la juridiction de la cour. Elle avait pour compétence la connaissance de tous les délits survenus au château où résidait le roi et les crimes à plus forte raison. Le prévôt de l’Hôtel était fort jaloux de ses prérogatives. Il remontra à Machault que Damiens lui appartenait. Il l’arracha aux mains des gardes et le fit immédiatement transporter dans la geôle de Versailles. Puis il fit signer à son procureur la plainte suivante : « Remontre le Procureur du roi qu’il vient d’apprendre qu’un particulier a attenté à la personne du roi dans le moment où Sa Majesté allait monter en carrosse, que ce particulier a porté au roi un coup dans le côté droit avec un couteau ou canif, qu’un attentat de cette espèce exige toute la vigilance et l’exactitude de son ministère. « À ces causes, requiert le Procureur du roi lui être donné acte de sa plainte des faits ci-dessus et qu’il en soit informé à sa requête contre les auteurs, complices et adhérents, circonstances et dépendances, pour l’information faite et à lui communiquée, être requis ce qu’il appartiendra... » C’est la première pièce de la procédure, celle qui ouvre le dossier. Ce ne fut néanmoins que le lendemain, 6 janvier, que Damiens fut inscrit sur le registre d’écrou de la prison de Versailles et « recommandé » à Antoine Hennequin, concierge de cette prison. Dans l’affolement de la veille, on avait oublié de remplir cette formalité. Dès ce jour-là, des témoins se présentèrent pour déclarer ce qu’ils savaient au sujet du « complot ». Ce fut d’abord un certain Jean Castonnet, domestique chez le sieur Lagarde de la Bastide, gentilhomme demeurant rue de la Surintendance, qui vint raconter, sur le conseil de son maître, ce qui lui était arrivé deux ou trois semaines auparavant. Chargé par M. de la Bastide de porter une lettre à l’archevêque de Paris, il avait rencontré dans l’avenue de Versailles un particulier d’assez bonne mine, dont il put faire d’ailleurs une description minutieuse qui correspondait assez bien à celle de Damiens. Lés deux hommes s’étaient d’abord entretenus de plusieurs choses indifférentes, puis la conversation étant tombée sur les affaires du temps, le particulier déclara : — Vous verrez, Sa Majesté va être assassinée. Jean Castonnet avait, on s’en doute, été fort ému de ce propos. Il demanda aussitôt à l’homme : — Mais comment savez-vous cela ? Êtes-vous sorcier ? L’autre se contenta de répliquer : — Vous entendrez parler de cela avant peu. Il refusa de s’expliquer davantage et s’éloigna précipitamment. Sur le moment, Castonnet n’avait pas prêté grande attention à l’incident. Mais, au lendemain de l’attentat, il s’était souvenu de cette étrange rencontre. On consigna sa déposition. Le particulier était-il Damiens qui préméditait déjà son coup ou un complice au courant des intentions du criminel, ce qui semblait bien établir l’existence du complot ? La suite de l’instruction, seule, pouvait apporter une réponse à ces questions. Mais il y avait beaucoup plus grave... Un garde du château vint apporter au magistrat chargé de l’instruction, de la part du directeur de la Poste aux lettres de Versailles, un petit papier qui avait été trouvé dans une boîte de cette poste : Le petit papier{4} portait d’un côté ces mots : Avis pour l’État. Et de l’autre : Un des conjurés avertit le Roy d’être sur ses gardes ainsi que le dauphin quand ils sortiront, sans quoy ils sont perdus. L’écriture était bien formée, appliquée et assez grossière. Tout cela était bien étrange. Il fallait, pour se rendre compte exactement de la gravité de l’événement, interroger le coupable. Pourtant, le lieutenant général criminel de la Prévôté, Anne Leclerc du Brillet, préféra consacrer d’abord ses recherches aux circonstances de l’attentat et fit comparaître les principaux témoins qui avaient assisté à la scène ou participé à l’arrestation du coupable. Et ce n’est que le 11 janvier, près d’une semaine après le drame, qu’assisté de son greffier il se rendit à la prison de Versailles. La vieille geôle, puante et noire – on a pu longtemps en découvrir quelques sinistres vestiges près du marché Notre-Dame – était toujours pleine de malfaiteurs et d’indésirables que l’on entassait dans les cachots. Pour Damiens, on avait eu des attentions particulières. On l’avait enfermé dans une chambre au second étage de la prison et, naturellement, on l’avait isolé. Les fers aux pieds, il gisait étendu sur son lit. Il faut dire que les gardes du corps l’avaient tellement maltraité au moment de l’arrestation qu’ils lui avaient fait à la partie inférieure de la jambe droite, à la hauteur du tendon d’Achille, une plaie de quatre bons pouces. Et le misérable était dans l’incapacité de se tenir debout ou même assis. Le magistrat s’approcha donc du lit et, après avoir rappelé à l’inculpé qu’il serait jugé par cour souveraine et qu’il n’avait à s’attendre à aucun appel, procéda d’abord à l’interrogatoire d’identité. L’homme déclara se nommer François Damiens, âgé de trente-neuf ans, domestique, sans condition, natif de Tilloy, demeurant depuis cinq mois à Arras ou dans les environs. Le magistrat lui demanda : — Où avez-vous soupé le lundi 3 de ce mois en arrivant à Paris et qu’avez-vous mangé ? — J’ai soupé tout seul. Je ne me souviens pas de ce que j’ai mangé. — Combien d’argent vous a-t-on donné pour exécuter votre crime ? Damiens refusa de répondre. Le procureur général orientait maintenant l’interrogatoire vers le prétendu complot. Damiens, peu après son arrestation, avait fourni une liste de noms de seigneurs qui auraient voulu se débarrasser du roi. Mais ces seigneurs étaient tous connus pour être de parfaits serviteurs de la monarchie. Cette liste n’avait donc aucune signification. Aussi bien, Damiens s’était-il repris et soutenait maintenant qu’il avait agi absolument seul. Mais Anne Brillet tente néanmoins de le surprendre en flagrant délit de contradiction : — Les seigneurs dont vous nous aviez donné les noms sont incapables de tremper dans un complot aussi horrible (ce dont nous sommes bien persuadés). Mais cela prouve en même temps qu’il y a eu un complot effectif pour assassiner le roi. Or, dès qu’il y a eu un complot, il suit absolument que vous n’en avez été que l’exécuteur et que vous avez des complices. Dites- nous la vérité. — Je ne dirai rien de plus. Je n’ai pas eu de complices. Et Damiens ajoute : — Les magistrats sont bien subtils... — N’avez-vous pas parlé le 5 du présent mois, vers les cinq heures environ de relevée, sous l’arcade de la chapelle, à un particulier ? — J’ai bien parlé à un particulier originaire de Saint-Quentin qui venait présenter un placet au comte de Noailles au sujet d’une machine de son invention. Je l’avais rencontré auparavant dans un cabaret de cette ville. Mais je ne le connais pas autrement. Le reste de l’interrogatoire est consacré à un vol dont Damiens s’était, peu d’années auparavant, rendu coupable au détriment d’un négociant qui l’avait pris à son service. Ce vol, 200 louis d’or, lui avait valu d’être poursuivi par la justice et l’avait même contraint à quitter momentanément la France. Mais cette affaire, qui jetait seulement quelque lueur sur la personne du criminel, n’avait aucun rapport avec l’attentat. Damiens affirme pourtant qu’il n’est pas un repris de justice et sur la dernière question que lui posait le procureur : — Voulez-vous vous en rapporter aux témoins ? Il répond : — Je m’en rapporte à la vérité. Et il signe l’interrogatoire d’une écriture tremblée, malhabile, à peine lisible, dont les lettres de plus en plus hautes s’achèvent par un paraphe compliqué. Les interrogatoires suivants éclairèrent peu à peu le passé de François Damiens. Il fut démontré qu’il avait agi seul et si on fourra en prison, par principe, sa femme, son père, son frère et quelques parents et amis, on ne put rien leur imputer de sérieux. * * * Pendant que se poursuivait l’instruction à la geôle de Versailles, la marquise de Pompadour restait enfermée dans ses appartements. Louis XV allait mieux : elle le savait. La blessure s’était rapidement cicatrisée et, dès le 11 janvier, le roi s’était levé ; il aurait même pu reprendre alors ses occupations habituelles. Mais il demeurait chez lui et ne donnait à la marquise aucun signe de vie. La malheureuse se demandait si elle n’allait pas être, tout comme Mme de Châteauroux après l’événement de Metz, la véritable victime du coup de couteau de Damiens. Le roi paraissait très frappé moralement par l’attentat. Il laissait le dauphin s’emparer du gouvernement de l’État et présider les Conseils. Il ne voulait recevoir que quelques amis intimes et son aumônier. Quand on lui avait annoncé, après examen de la plaie, que celle-ci n’était pas profonde : — Elle l’est plus que vous ne croyez, avait-il répondu, car elle va jusqu’au cœur. Et depuis qu’il s’était guéri et habillé, Louis gardait un air sombre et mélancolique. À un ami qui manifestait sa joie de le voir rétabli : « Oui, le corps va bien. Mais ceci va mal, dit-il en portant sa main à la tête, et ceci est impossible à guérir. » Pourtant, à l’annonce de l’attentat, le peuple de Paris s’est amassé dans les rues et précipité dans les églises. À Versailles, la foule vient battre les murs du château. Mais si cette foule crie : « Vive le roi ! Vive le Bien-Aimé ! » elle crie aussi : « Mort à la Pompadour ! » Et de ses fenêtres, la marquise entend ces cris de haine et de vengeance. Mme de Pompadour se ronge. Elle pleure. Elle s’évanouit. Avec méchanceté, les courtisans se pressent chez elle pour jouir de son désespoir. Ses intimes l’engagent à s’en aller sans attendre. Bernis l’en dissuade : « Il ne faut pas vous livrer aux conseils de la timidité. Vous n’êtes plus la maîtresse du roi, mais il vous aime tout de même. Vous devez attendre ses ordres pour vous éloigner de la cour. D’ailleurs, vous êtes dépositaire des secrets d’État, des lettres de Sa Majesté. Vous n’avez pas le pouvoir de disposer de votre personne. » La marquise ne demande pas mieux que de se laisser convaincre. Mais que va donc décider le roi ? Il semble qu’il ait voulu éloigner jusqu’au souvenir de la favorite. Un courtisan, M. de Clermont, ayant répondu au roi qui lui demandait d’où il venait : — Je viens de chez Mme de Pompadour. Louis XV a feint de ne pas entendre. La marquise n’ose plus paraître chez la reine, même pour assurer son service de dame d’honneur. La situation devient intenable. Mais elle va bientôt se dénouer. On apprend en effet que le garde des Sceaux, Machault, a été mandé chez le roi. Il vient l’entretenir de l’instruction du procès qui avance trop lentement et qu’il faut en conséquence confier au Parlement de Paris, seule cour souveraine appelée à juger Damiens ; il vient l’entretenir aussi de l’opinion publique et de la position de Mme de Pompadour. Machault n’a jamais beaucoup aimé la marquise, on le sait. Mais il n’est pas de ses ennemis déclarés. Seulement il est prêt à la sacrifier pour la tranquillité de l’État. Mme de Pompadour espère néanmoins défendra sa cause. Aussi, grand est son émoi quand elle apprend que Machault est rentré chez lui sans lui adresser le moindre message. — Et c’est là un ami ! s’écrie la marquise. Mme de Pompadour rappelle avec amertume tout ce qu’elle a fait pour Machault. Elle a usé de toute son influence auprès du roi afin de lui obtenir la garde des Sceaux et, plus tard, le secrétariat à la Marine. Voilà toute la reconnaissance du personnage. Bernis tente de la calmer. Machault, sans doute, va lui expliquer se ¡i attitude. Précisément, on annonce le garde des Sceaux. Machault entre, sévère et froid. Tous les familiers s’esquivent, laissant les deux interlocuteurs en tête-à-tête. Une demi-heure s’écoule. Bernis se risque à reparaître. La marquise est seule, dans un fauteuil, à demi pâmée : — Ah ! mon pauvre abbé, il faut que je m’en aille... Et, d’une voix entrecoupée, les yeux ruisselants de larmes qu’elle ne songe pas à cacher, elle lui apprend que Machault lui a signifié que, dans l’intérêt du roi et de l’État, il est indispensable qu’elle quitte Versailles. Et elle sonne aussitôt ses gens, donne ordre de préparer son hôtel à Paris (c’est l’Élysée), invite ses cochers à ne pas s’éloigner. Le départ se prépare. L’appartement de la marquise est interdit à tous ceux qui ne sont pas les intimes. À ce moment survient la maréchale de Mirepoix. C’est une amie sûre : — Qu’est-ce donc, madame, que toutes ces malles ? Vos gens disent que vous partez ? — Hélas ! ma chère amie, le maître le veut, à ce que m’a dit M. Machault. — Et son avis à lui, Machault, quel est-il ? — Que je parte sans différer. — Il veut être le maître, votre garde des Sceaux. Il vous trahit... Qui quitte la partie la perd... Cette intervention rend courage à la marquise. Après une longue conférence avec la maréchale, Soubise et l’abbé de Bernis, Mme de Pompadour décide d’ajourner son départ : « Elle reste, déclare Marigny (le frère de la marquise) à la femme de chambre, Mme du Hausset, qui a raconté cette scène. Elle reste, mais motus... On dira qu’elle s’en va pour ne pas animer ses ennemis. C’est la petite maréchale qui l’a décidé. Mais le garde le paiera... » La petite maréchale a été de bon conseil. Quelques jours plus tard, Louis XV se décide à revoir la marquise. Et celle-ci n’a pas de peine à le convaincre que Damiens n’est qu’un fou, qu’il n’y a jamais eu de complot et qu’il est absurde d’imaginer que la France entière hait Louis XV. Ces paroles rassérènent le roi. De nouveau, Jeanne-Antoinette s’épanche auprès de son ami Stainville. La tornade qui vient de passer sur elle n’a pas troublé sa résolution et, plus que jamais, elle entend poursuivre l’œuvre entreprise et resserrer les liens de la France et de l’Autriche. Elle a conçu un projet : envoyer Stainville à Vienne comme ambassadeur. Mieux qu’un autre, il entrera dans les visées de la politique royale et parviendra à la faire triompher. Voici donc ce qu’elle lui écrit le 20 janvier : « Le roi se porte à merveille. Je ne vous dirai qu’un mot de toutes les horreurs qui se sont passées dans son cabinet. Représentez-vous le second tome de Metz, à l’exception des sacrements qu’il n’a pas été dans le cas de recevoir. Ajoutez à l’indignité des procédés que c’est tous ccs gens qui me doivent leur existence. La première grâce que j’ai demandée au roi a été de ne pas les punir. Je ne veux pas faire plaindre des gens qui sont aussi méprisés. « Ce que vous me mandez sur les affaires extérieures est absolument conforme à ma façon de penser. L’abbé [de Bernis] et moi désirons bien fort que vous alliez à Vienne consommer l’alliance si heureusement commencée. L’infante{5} le désire aussi et m’en a écrit. Je n’ai point de commission à vous donner pour elle. Mon attachement doit lui être connu et l’abbé vous instruit aujourd’hui à ce sujet. Ne croyez pas que les événements puissent affaiblir mon courage. La perte du roi pourrait seule en être capable... Il vit, tout le reste m’est égal : cabale, indignités, écrits, et... je le servirai, quoi qu’il doive m’arriver, tant que je serai en position de le pouvoir. » Il est permis de penser qu’à son ami Mme de Pompadour exprime le fond de sa pensée. La joie qu’elle éprouve à rester lui donne le courage de passer sur tout le reste. Les familiers de la cour ne s’y trompent pas : Journal du duc de Luynes : « Mercredi 19 janvier... Le roi a repris le même train de vie et Mme de Pompadour aussi. Toute la cour et tous les ministres étrangers étaient chez elle hier. Le roi y va souvent... » Du mardi 25 : « Quoique toutes choses aient repris le même train, comme je viens de le dire, Mme de Pompadour n’avait paru nulle part, ni chez le roi, dans le moment de toutes les révérences des dames, ni chez la reine où elle a coutume de venir assez souvent depuis qu’elle est dame du palais ; enfin elle y parut hier et fit sa cour au dîner de la reine. Il serait bien difficile de prévoir quelle sera la suite de tout ceci. Le roi paraît prier avec beaucoup de dévotion et Mme de Pompadour continue d’entendre la messe tous les jours... » * * * L’instruction du procès de Damiens se poursuivait plus rapidement. Par lettres patentes du 15 janvier, le prévôt de l’Hôtel du Roi avait été dessaisi, instruction et jugement étant désormais confiés au Parlement : « ... Les sentiments de religion dont nous sommes pénétrés et les mouvements de notre cœur nous portaient à la clémence ; mais nos peuples à qui notre vie n’appartient pas moins qu’à nous-mêmes réclament de notre justice la vengeance d’un attentat commis contre des jours que nous ne désirons conserver que pour leur bonheur ; guidés par la confiance que nous avons dans le zèle et les lumières des magistrats de la Grand’Chambre de notre Parlement, nous nous sommes déterminés de lui abandonner le jugement et l’instruction d’une affaire si importante{6} » Le 18 janvier, Damiens, toujours étendu sur une civière, était remis par le sieur Legendre, lieutenant de la Prévôté de l’Hôtel, entre les mains du major du régiment des gardes-françaises chargé d’assurer le transfert du coupable de Versailles à Paris. Le soir même, le greffier de la conciergerie du palais signait l’acte d’écrou de Damiens dans la vieille prison royale. Il n’en devait sortir que pour être conduit au supplice. On chercha vainement des complices. Il y eut bien un certain « quidam âgé de trente-cinq ans, taille de 5 pieds au plus, cheveux en bourse, habit brun assez usé », à qui Damiens se serait ouvert de ses projets. Ce quidam-là ne fut jamais retrouvé. Le procès se déroula en la Grand’Chambre du Parlement « suffisamment garnie de princes et de pairs », le 26 mars 1757. L’arrêt déclara « Robert-François Damiens dûment atteint et convaincu du crime de lèse-majesté divine et humaine au premier chef, pour le très méchant, très abominable et très détestable parricide commis sur la personne du roi : et pour réparation condamne ledit Damiens à faire amende honorable devant la principale porte de l’Église de Paris, où il sera mené et conduit dans un tombereau, nu, en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres et là, à genoux, dire et déclarer que, méchamment et proditoirement (par traîtrise), il a commis ledit très méchant, très abominable et très détestable parricide, et blessé le roi d’un coup de couteau dans le côté droit, dont il se repent et demande pardon à Dieu, au roi et à la justice. « Ce fait, sera mené et conduit dans ledit tombereau à la place de Grève, et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis ledit parricide, brûlée de feu de soufre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante et de la poix de résine brûlante, de la cire et soufre fondus ensemble, et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux, et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendre et ses cendres jetées au vent... » Damiens fut exécuté le jour même. L’atroce supplice dura une heure et quart. Le XVIIIe siècle était dur à la souffrance. Néanmoins quelques personnages s’émurent, non de l’exécution – en frappant le roi, oint du Seigneur le jour du sacre, Damiens avait commis un sacrilège qui exigeait le plus haut châtiment –, mais de l’insensibilité que de belles dames avaient manifestée pendant l’exécution ; Louis XV lui-même s’en indigna. CHAPITRE XVI De l’attentat de Damiens à la défaite de Rossbach IL faut maintenant revenir de deux mois en arrière, fort exactement. Le coup de couteau de Damiens va en effet fournir à Mme de Pompadour l’occasion d’évincer définitivement les deux ministres qui n’ont cessé de s’opposer à sa politique et de les écarter des conseils du gouvernement : d’Argenson et Machault. D’Argenson a dans ses attributions toute la police parisienne qu’il a fait détacher du secrétariat de la Maison du Roi. Il est incontestable que ses responsabilités dans l’attentat de Damiens sont grandes. Loin de minimiser l’affaire, de la ramener à ses justes proportions, comme la marquise s’est, avec intelligence, efforcé de le faire, il semble qu’il éprouve un malin plaisir à attiser l’effroi du roi. Il place tous les matins sous ses yeux les placards, les billets qu’il reçoit par la poste. À la fin, Mme de Pompadour, excédée de ses procédés, sachant qu’entre le ministre et elle c’est désormais un duel à mort, se décide, le 16 janvier, à tenter une dernière démarche. Elle demande sa chaise. Elle va trouver le ministre tout-puissant, d’autant plus puissant qu’il est persuadé que la chute de Machault est proche et qu’il restera seul maître du ministère. Mme du Hausset nous a conservé le ton et la vivacité du dialogue qui s’échange entre eux : — Monsieur, attaque aussitôt la marquise, il serait essentiel de cacher ces abominations au roi. Il ne dort plus et se tourmente. Continuez à veiller sur sa sécurité, mais ne lui en parlez plus. — Madame, riposte d’Argenson, personne ne le désire plus que moi ; priez le roi, dans ses moments de bonté où il ne peut rien vous refuser, de ne plus me faire de questions ; je serai trop heureux de garder le silence ; mais je ne le puis toutes les fois qu’il me questionnera... — Vous aimez donc mieux le voir malheureux et faire le bon valet ! Mais, monsieur, ces billets sont fort extraordinaires. Il est bien étonnant que M. Berryer qui a toute la police à ses ordres n’en trouve et n’en apporte aucun, et que vos gens, en petit nombre, qui ne les cherchent point, en découvrent toujours ! La marquise coupe court et rentre chez elle. L’abbé de Bernis la trouve toute prostrée, debout devant la cheminée. Elle ne dit rien. — En vérité, madame, lui dit-il, vous avez l’air d’un mouton qui rêve. — C’est un loup qui fait rêver le mouton, lui répond- elle. Le roi entre dans la pièce. Il voit l’agitation de son amie, l’oblige à prendre un calmant. Jeanne-Antoinette accepte. Après le départ de Mme du Hausset, une longue conversation s’engage entre Louis XV, Bernis et la marquise. C’est ce soir-là sans doute que le renvoi du ministre est décidé. D’Argenson, pourtant, ne se doute de rien. Il pense que, seul, son vieil adversaire Machault sera renvoyé. La marquise alors prendra tout pouvoir. À son amie, la comtesse d’Esparbès, il envoie ce billet : « L’indécis est enfin décidé. Le garde des Sceaux est renvoyé. Vous allez revenir, ma chère comtesse, et nous serons les maîtres du tripot ! » Et à Bernis, il déclare de même : « Le Machault fait son paquet. La marquise ne peut plus le voir. C’est une affaire de huit jours. » En réalité, Louis XV est effectivement décidé. Non sans hésitation, il sacrifie ses deux serviteurs à la rancune de Jeanne-Antoinette. D’Argenson le mérite peut-être, bien qu’il ait été d’un grand dévouement au roi. Machault a eu le grand tort de pousser la marquise à quitter le château quelques jours après l’attentat de Damiens. Et Jeanne-Antoinette a bien pu écrire à Stainville qu’elle « a demandé au roi de ne les pas punir », la présence de ces adversaires lui est devenue intolérable. Louis XV regrette Machault. On a remarqué son air sombre la veille de sa décision. Il regrette moins d’Argenson. Le ton des lettres de disgrâce que, selon une immuable procédure, le comte de Saint-Florentin porte à l’un et à l’autre, à huit heures du matin, le 1er février, marque bien la différence. Lettre de cachet de Louis XV à Machault : « Monsieur de Machault, quoique je sois persuadé de votre probité, et de la droiture de vos intentions, les circonstances présentes m’obligent à vous redemander mes Sceaux et la démission de votre charge de Secrétaire de la Marine. Soyez toujours sûr de ma protection et de mon amitié. Si vous avez des grâces à demander pour vos enfants, vous pourrez le faire en tout temps. Il convient que vous restiez quelque temps à Arnouville{7}. Je vous conserve votre pension de vingt mille livres et les honneurs des gardes des Sceaux. » La lettre au comte d’Argenson est beaucoup plus sèche : « Monsieur d’Argenson, votre service ne m’étant plus nécessaire, je vous ordonne de me remettre la démission de votre charge de Secrétaire d'État de la Guerre et de vos autres emplois et de vous retirer à votre terre des Ormes{8}. Louis. » Le successeur de d’Argenson sera Paulmy, son neveu. Celui de Machault, Moras. Deux médiocres. Mais Louis XV garde désormais les Sceaux. D’autres mutations amèneront bientôt tous les amis dévoués de Mme de Pompadour au ministère. Le coup de couteau de Damiens a eu d’autres conséquences, heureuses celles-là, sur les affaires intérieures. On se souvient qu’au moment de l’attentat la crise parlementaire atteignait son paroxysme. De nombreux conseillers avaient démissionné. À l’annonce de la blessure du roi, les démissionnaires avisèrent le premier président de leur consternation et affirmèrent qu’ils étaient prêts à donner au roi des gages de leur fidélité. Cette fois encore, c’est Mme de Pompadour qui s’entremit entre les révoltés et Louis XV. Parmi les opposants, il y avait le président de Meinières, un juriste particulièrement considéré pour la rectitude de son jugement, sa droiture et sa science. Le président de Meinières n’avait jamais caché ses sentiments. Mais il avait un fils, un fils pour lequel il demandait en vain, depuis deux ans, une charge au Grand Conseil. Sur l’avis d’amis communs, il sollicita une entrevue avec la marquise de Pompadour. Celle-ci jugea que l’occasion était propice de discuter franchement avec un des principaux adversaires de la politique royale. Le président de Meinières a laissé lui-même le récit de cette entrevue qui eut lieu le 26 janvier : « Seule, debout auprès du feu, elle me regarda de la tête aux pieds avec une hauteur qui me restera toute ma vie gravée dans l’esprit, la tête sur l’épaule, sans faire de révérence et me mesurant de la façon du monde la plus imposante. » Après avoir, sur un signe de la marquise, pris le siège qu’un valet lui apportait, le président expose avec un peu de tremblement dans la voix les motifs de sa visite. Il quémande pour son fils une place de cornette dans les régiments du roi puisque le roi refuse de lui accorder la charge qu’il eût souhaitée pour lui, sans savoir quel était son crime. La marquise, droite comme un jonc, n’a cessé de regarder le président. Elle s’exclame : — Comment, vous ignorez votre crime ? Vous n’avez donc pas un ami ? Et de lui expliquer qu’en fournissant aux magistrats du Parlement, grâce à sa grande érudition, des citations, des autorités, des titres pour les remontrances qu’ils adressent à Sa Majesté, le président a gravement déplu au roi. Meinières tente de se justifier. Les textes qu’il a procurés sont connus. Et puis, est-ce une raison pour faire supporter au fils les griefs que l’on nourrit contre le père ? Mme de Pompadour ne laisse pas échapper l’occasion et elle aborde le fond du problème : — Le roi est le maître, monsieur, il ne juge pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement, il se contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d’un état. Vous punir autrement serait commencer une affaire et il n’en veut pas. Il emploie le moyen qui est en sa main, il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant et je voudrais que vous me missiez à portée de vous rendre service. Vous savez par exemple que le roi désire dans ce moment des marques de soumission de la part de messieurs des Enquêtes et Requêtes qui ont donné leur démission ; qu’il a donné des preuves de ses bontés à ceux qui lui ont écrit des lettres particulières. Si vous vouliez en écrire une de même et, par votre exemple, engager plusieurs autres à en écrire de semblables, ce serait un service que vous rendriez au gouvernement dans les circonstances présentes, que je serais en état de faire valoir, et alors vous pourriez espérer quelque changement dans les dispositions du roi à votre égard. Mais quand je n’aurai autre chose à dire à Sa Majesté sinon : Sire, j’ai vu aujourd’hui M. de Meinières ; il m’a protesté de l’attachement le plus respectueux pour votre personne, et cœtera, le roi me répondra : qu’a-t-il fait pour me le prouver ? Meinières est embarrassé. Il redoute qu’une telle démarche, dangereuse auprès du Parlement, ne paraisse déshonorante pour lui. Il veut mettre au service du roi « le fils d’un homme d’honneur et non le fils d’un homme déshonoré ». Mme de Pompadour rit amèrement et plaide alors avec une éloquence farouche la cause de l’autorité royale : — Je suis étonnée d’entendre parler de l’honneur de messieurs du Parlement, comme s’il y avait de l’honneur à désobéir au roi, à suspendre le cours de la justice et à mettre le désordre dans le gouvernement. On fait consister au contraire l’honneur français à reconnaître ses torts, sa légèreté et la précipitation d’une demande contraire à toute règle, toute bienséance, à tâcher, par une conduite différente, à effacer dans l’esprit du roi et de ses sujets la mauvaise impression qu’une action de cette nature doit y causer. Je crois que personne n’ignore combien j’honore la magistrature, mais il n’y a rien que je ne donnasse pour n’avoir point à faire un pareil reproche à ce tribunal auguste, à ce premier Parlement du royaume, à cette cour de France qui fait d’elle-même un éloge pompeux dans tous ses écrits, ses remontrances. Quoi ! c’est cette cour si sage qui veut sans cesse rectifier le gouvernement, qui se porte en un quart d’heure à des extrémités pareilles. On ne suit que sa passion, son ressentiment, son aveuglement, sa fureur, et voilà les démissions parties. C’est pourtant avec ces insensés-là, monsieur, que vous avez donné votre démission, et vous mettez votre honneur à ne pas vouloir vous détacher d’eux ? Vous aimez mieux voir périr le royaume, les finances, l’État entier, et vous faites en cela consister votre honneur. Ah ! monsieur de Meinières, ce n’est pas là l’honneur d’un sujet véritablement attaché à son roi, ni même celui d’un citoyen. La discussion se poursuit, infinie. La marquise dénonce la conduite de quelques meneurs qu’il faudrait écarter, parce qu’ils ont une pernicieuse influence sur les autres membres du Parlement. Meinières, à qui l’assurance est revenue, prétend défendre l’indépendance des magistrats. La marquise lui réplique : — Il ne s’agit pas de gêner les délibérations, mais de diminuer au contraire la tyrannie qu’exercent sur les esprits ces messieurs-là dont vous parlez... Je vois bien, monsieur de Meinières, que nous ne serons pas plus d’accord sur cela que sur tout le reste et j’en suis fâchée. Je vous le répète, c’est la trop grande bonté du roi qui vous a rendus et vous rend aujourd’hui tous si difficiles et si entreprenants. À la fin, monsieur, sa bonté se lassera, il veut être le maître. N’allez point attribuer aux ministres le ressentiment particulier et personnel du roi, comme vous faites toujours. Il ne s’agit point d’eux, c’est ici le roi qui est personnellement blessé et qui, par lui-même et sans y être en aucune façon excité par personne, veut être obéi. Mais je vous demande un peu, messieurs du Parlement, qui êtes-vous donc pour résister comme vous faites aux volontés de votre maître ? Croyez-vous que Louis XV ne soit pas aussi grand prince que Louis XIV ? Pensez-vous que le Parlement d’aujourd’hui soit composé de magistrats supérieurs en qualité, en capacité et en mérite à ceux qui composaient le Parlement alors ? Ah ! je le souhaiterais bien ! Qu’il s’en faut qu’ils leur ressemblent. Après quelques mots, le président se retire. La marquise n’est pas trop mécontente de lui. Quant à Meinières, il ressent une admiration profonde pour cette femme angoissée, malade, et toute pénétrée pourtant de l’importance de sa mission. « J’avoue que je fus émerveillé de la facilité de l’élocution, de la justesse des formes que je ne rends peut-être qu’imparfaitement, et que je la considérai avec autant de plaisir que d’attention en l’entendant parler si bien. » Une circonstance allait permettre un essai de conciliation entre le roi et son Parlement. À la suite de l’attentat de Damiens, une lettre anonyme interceptée par le Cabinet noir avait accusé l’archevêque de Paris de complicité dans la tentative d’assassinat. Insinuation stupide. Pour mieux montrer le peu de cas qu’il en faisait, Louis XV avait communiqué lui-même la lettre à Christophe de Beaumont. Celui-ci s’imagina-t-il que toute l’affaire avait été manigancée et tripotée par la marquise pour lui nuire ? C’est possible. Les esprits étaient alors passablement échauffés. L’archevêque prit feu et flamme. Dans le mandement qu’il publia, à l’occasion de l’heureuse issue de l’attentat, il n’hésita pas à stigmatiser, avec violence, tous ceux qu’il rendait responsables de la licence des mœurs et de la dégradation de l’autorité royale, les conseillers au Parlement comme la marquise de Pompadour et ses amis. Il attribua l’attentat « aux erreurs du temps, aux scandales dans tous les états et dans tous les genres et à l’introduction dans les écrits et dans les esprits d’une multitude de principes qui portaient les sujets à la désobéissance et à la rébellion contre le souverain ». Il allait jusqu’à affirmer que l’attentat « avait été commis par trahison et de dessein prémédité dans le palais ». Cette attitude véhémente de l’archevêque eut pour conséquence d’inciter davantage encore la marquise à rechercher avec les parlementaires un terrain d’entente. Le 6 février, elle fit revenir le président de Meinières. La question délicate était celle des conseillers exilés. Il ne pouvait être question de les rappeler. Or, Meinières tenait bon. — Faudra-t-il donc, monsieur, que l’État périsse parce qu’on ne vous rendra pas vos treize exilés ? Jamais les affaires du roi n’ont été dans une telle situation : mais je ne vous le dissimule pas, monsieur, si vos résistances duraient encore, il faudrait que le roi manquât à ses alliés, à ses engagements et qu’il cessa de payer les rentes, les pensions et l’État vous aurait cette obligation. Vous avez, dites-vous, le meilleur maître qui soit dans le monde, il vous laisse voir sa peine et la situation cruelle où vous réduisez son royaume, et vous demeurez sourds et indifférents ; un faux point d’honneur vous retient : n’est-ce pas le moyen d’ulcérer le cœur du roi ? De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez tous donné vos démissions ; le roi a retenu celles qu’il a voulues, il rend les autres à ceux qui les lui demanderont ; il a puni les uns et fait grâce aux autres : n’est-ce pas le meilleur des rois ? Finalement, Meinières proposa à la marquise un plan de conciliation qu’elle l’invita à remettre à l’abbé de Bernis. Celui-ci venait d’entrer au Conseil où il siégeait désormais en qualité de ministre d’État. Il n’avait pas encore reçu la charge des Affaires étrangères que Rouillé devait lui abandonner officiellement en juin 1757. Mais, pratiquement, il dirigeait déjà la politique de la France. Il étudia le projet, conseilla la clémence à Louis XV. Le roi céda. Il rappela les exilés. Les démissionnaires reprirent leurs lettres de démission. Le conflit entre la couronne et le Parlement allait connaître un nouveau répit. Répit nécessaire, car les problèmes extérieurs prenaient un tour d’extrême gravité et préoccupaient la marquise. Les opérations militaires durant l’hiver avaient chômé. Mais il était assuré qu’avec le printemps la guerre allait se rallumer. Pour Mme de Pompadour, il était indispensable d’affermir et de renforcer l’alliance avec l’Autriche. Au moment même de l’attentat de Damiens, elle y travaillait, en insistant pour que Stainville fût nommé de Rome à Vienne. Aussitôt que les remous furent apaisés, elle reprit avec ardeur son projet et eut la joie de le faire aboutir. Elle s’empressa d’en faire part à Stainville : Ce mardi. « N’importe, mon cher comte, vous êtes nommé ! Voilà tout ce que je voulais pour le bien de la chose et pour vous. Je suis bien aise que le roi ait dit à votre amie que c’était elle qui l’avait fait changer d’avis ! Cela est honnête et doit être vrai. Car je n’imagine pas que M. de Rouillé ait été fort chaud. « Le Premier Président fait des merveilles et a tenu tête à M. le prince de Conti. Damiens sera vraisemblablement exécuté la semaine prochaine. Bonjour, monsieur l’ambassadeur à Vienne. » Le prince de Conti était aussi hostile à la marquise qu’à Stainville et il avait vivement combattu la nomination de celui-ci à Vienne. Cette lettre n’est pas datée, mais comme l’exécution de Damiens est du 26 mars, il est facile de la situer. Avant de gagner son nouveau poste, le comte de Stainville passa six mois à Paris. La marquise de Pompadour fut heureuse de retrouver son ami. Stainville rencontra Bernis qui le mit au courant de la situation. Le roi de Prusse s’apprêtait à se mettre en campagne. Inquiète, l’impératrice Marie-Thérèse sollicitait du roi de France une aide plus substantielle. Kaunitz et le comte de Starhemberg négociaient en conséquence. Discuté de février à avril 1757, le second traité fut signé le 1er mai, un an, jour pour jour, après le premier. Les contractants y déclaraient « la nécessité de réduire la puissance du roi de Prusse dans de telles bornes qu’il ne soit plus en son pouvoir de troubler à l’avenir la tranquillité publique ». Les principales clauses étaient les suivantes : outre les 24 000 auxiliaires promis par le premier traité (et dont le nombre avait d’ailleurs été porté déjà à 45 000), la France s’engageait à payer 6 000 soldats allemands, à envoyer en Allemagne 105 000 hommes de troupes françaises, à verser à l’impératrice un subside de 12 millions de florins, à ne pas déposer les armes avant que l’Autriche n’ait récupéré la Silésie. En échange, l’Autriche s’engageait à céder à la France plusieurs villes des Flandres belges : Mons, Ypres, Furnes, Ostende, Nieuport, à donner le reste des Pays-Bas et le Luxembourg à l’infant de Parme, gendre de Louis XV, les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla faisant retour à l’impératrice. En bref, le second traité confirmait le premier en augmentant l’aide du Roi Très Chrétien. Plus tard, Choiseul, dans ses Mémoires, en jugera sévèrement les termes. Il ne paraît pas que, sur le moment, il l’ait trouvé si désavantageux. Restait à exécuter ce fameux traité. La question du commandement des troupes françaises s’était posée dès le début de l’hiver. Depuis la mort du maréchal de Saxe, nous ne possédions plus un seul chef de guerre aux talents indiscutables. De bons maréchaux, pas un stratège. Hommes de cour, ils intriguaient à Versailles pour obtenir le commandement. Ainsi le comte de Clermont, petit-neveu du Grand Condé, fatigue-t-il la marquise par ses sollicitations. Il a appris que d’Estrées allait être chargé de prendre la tête du corps expéditionnaire. Mme de Pompadour lui réplique : « Le maréchal d’Estrées est ma connaissance de société. Je n’ai jamais été à portée d’en faire mon ami intime et quand il le serait autant que M. de Soubise, je ne prendrais pas sur moi de le faire nommer dans la crainte d’avoir à me reprocher les événements. » Il est bien dommage (pour la France) que Mme de Pompadour n’ait pas toujours observé une si prudente réserve. Il est incontestable qu’elle a contribué à la nomination de plusieurs chefs et que son choix ne fut pas toujours heureux. D’Estrées a le commandement suprême. Mais il laisse à Soubise, son subordonné, la conduite des troupes prêtes à partir. Aussi bien l’unité de commandement fait-elle toujours défaut, chaque corps gardant une semi-indépendance. Avec son intuition, la marquise se rend compte de la faiblesse du système. Elle s’en ouvre à Stainville quelques jours avant le départ de celui-ci pour Vienne : « Nous avons des nouvelles du comte de Broglie parlant des ordres donnés à M. de Daun{9} pour combattre le roi de Prusse. Il ajoute que Sa Majesté prussienne a joint M. de Bevern avec douze mille hommes et que l’armée de M. Daun est la plus belle qu’il soit possible de voir. » Là-dessus, elle revient aux affaires diplomatiques : « Le roi a donné ordre à M. de Rouillé de communiquer à M. l’ambassadeur tout l’ouvrage qu’a fait l’abbé de Bernis depuis dix-huit mois et celui de M. d’Estrées à Vienne, pour le mettre en état de partir incessamment. J’ai cru devoir l’en instruire pour qu’il fît ses arrangements... » Avant de partir, Stainville aide enfin la marquise de Pompadour à se débarrasser de Rouillé et à le remplacer par Bernis. ge, fatigué, terne, Rouillé se laisse facilement convaincre à condition qu’on lui laisse la Surintendance des Postes, ce qui permet à sa femme de demeurer à la cour, son suprême désir. Le 29 juin, Bernis est chargé des Affaires étrangères et prête serment. Qu’au milieu de tels travaux Mme de Pompadour soit encore contrainte de défendre sa position contre une intrigante qui est devenue la maîtresse du roi, voilà qui peut paraître surprenant. C’est pourtant au cours de cet hiver 1757 qu’une nouvelle maîtresse de Louis XV lui cause de graves inquiétudes. Cette maîtresse est la marquise de Coislin. Au vrai, il semble assuré qu’elle était devenue la maîtresse de Louis XV avant l’attentat de Damiens. Bien née, veuve d’un officier général, brillant par sa conversation et ses manières, elle avait tout pour séduire. Elle était naturellement appuyée par tous les ennemis de Mme de Pompadour. Mais le premier essai ne fut pas de longue durée. Mme de Coislin fatigua le roi par son avidité et ses airs altiers. Il la laissa. Seulement, après l’attentat de Damiens, il eut comme un retour de flamme et leur liaison reprit. Le roi avait racheté à la marquise de Pompadour le domaine de Bellevue et le pavillon de Brimborion où avaient été signés les préliminaires du premier traité de Versailles. Il installa à « Babiole » sa maîtresse. Celle-ci se vit déjà triomphante, chassant Mme de Pompadour, « maîtresse déclarée ». Un soir, à Marly, elle traita Jeanne-Antoinette avec tant de morgue que celle-ci rentra chez elle bouleversée et ne put s’empêcher de confier son secret à la fidèle du Hausset, qui a noté la scène. — Non, s’écria Mme de Pompadour, je ne crois pas qu’il y ait rien de si insolent que cette Mme de Coislin. Je me suis trouvée ce soir au jeu à une table de brelan avec elle et vous ne pouvez imaginer ce que j’ai souffert. Les hommes et les femmes semblaient se relayer pou nous examiner. Mme de Coislin a dit deux ou trois fois en me regardant : « Va tout ! » de la manière la plus insultante et j’ai cru me trouver mal quand-elle a dit du ton le plus triomphant : « J’ai brelan de rois ! » — Et le roi, demande Mme du Hausset, lui a-t-il fait ses belles mines ? — Lui ? Vous ne le connaissez pas. S’il devait la mettre ce soir dans mon appartement, il la traiterait froidement devant le monde et me traiterait avec la plus grande amitié. La marquise parle en connaissance de cause ! Elle a assisté aux disgrâces de Maurepas, de Machault et de d’Argenson. Mais elle ne veut pas attendre le fatal billet. Et la nuit même, elle supplie le roi de l’autoriser à quitter la cour. Qu’il accepte, elle s’en ira la tête haute, comblée d’honneur et de satisfactions, sûre maintenant d’avoir joué un rôle prépondérant dans l’histoire du règne. Elle s’ouvre néanmoins de sa décision à l’abbé de Bernis. — Ma consolation, lui dit-elle, sera de laisser auprès du roi, en quittant la cour, un ministre honnête homme, éclairé et attaché à mon souvenir. Bernis se lève très ému : — Madame, j’ai peine à maîtriser mon émotion. Mais ce n’est pas ainsi qu’un ministre d’État doit prouver ses sentiments. — Qu’allez-vous faire ? — Je vais écrire au roi, madame, lui représenter combien une nouvelle maîtresse affichée nuira à sa réputation, à ses affaires et donnera de l’ombrage à la cour de Vienne qui, pour son alliance avec lui, s’est adressée à vous. De plus, je déclarerai que je ne travaillerai certainement pas avec une autre femme qui n’aurait sur moi aucun des droits de l’amitié et de la reconnaissance. Si le roi persiste à déclarer une nouvelle maîtresse, je le supplierai de me permettre de me retirer. La marquise de Pompadour, touchée des sentiments d’amitié que l’abbé vient de lui témoigner, laisse écrire la lettre que Bernis remet le jour même à Louis XV en suppliant Sa Majesté d’y faire « grande attention et une prompte réponse ». Celle-ci ne se fait pas attendre. Dès le lendemain, le roi annonce à son ministre qu’il renonce au goût qu’il avait pour la marquise de Coislin, « parce qu’il en sentait le danger pour ses affaires et sa réputation ». Il ajoute qu’il ne laissera point Mme de Pompadour quitter Versailles. On a su depuis – c’est du moins Pierre de Nolhac qui le révèle – que le dévoué valet de chambre du roi, Lebel, avait en cette affaire secondé les desseins de l’abbé de Bernis. Lebel, fort habitué à la marquise de Pompadour, n’avait aucune envie de voir une femme régner sur le roi. À son royal maître, il sut procurer, comme par hasard, une « petite sultane » près de qui pâlirent les attraits de Mme de Coislin. Ainsi s’acheva l’incident. « S’étant livrée comme une fille, la marquise fut abandonnée comme une fille. » Elle continua néanmoins à résider dans le pavillon de Brimborion. Elle y vivait encore, plus qu’octogénaire, en 1817{10}. Les opérations militaires venaient de s’engager. Sans attendre que les armées de la coalition qui marchaient contre ses États passent à l’attaque, le roi de Prusse Frédéric II a lancé une offensive contre la Bohême. Il bat Charles de Lorraine le 6 mai et met le siège devant Prague. Mais l’armée autrichienne, commandée par le maréchal de Daun dont Mme de Pompadour écrivait tant de bien à Stainville, traverse la Moravie et attaque Frédéric II à Kollin le 18 juillet. Frédéric est vaincu. Il doit lever le siège de Prague, reculer derrière les monts des Géants. Les cours de Vienne et de Versailles se congratulent. A Kaunitz, Starhemberg mande : « Le roi, les ministres, le public sont transportés de joie et ne le seraient pas davantage si les armées françaises avaient remporté la victoire. » Mme de Pompadour partage ce sentiment. Elle mande à Stainville le 5 juillet : « Le roi en est sorti glorieux ; l’avenir sera encore plus brillant. L’abbé est un habile et honnête homme. Je veux que vous l’aimiez à la folie ! » Les armées françaises ont pénétré en Allemagne. L’une, commandée par le prince de Soubise, remonte le cours du Main et fait à Wurtzbourg sa jonction avec les troupes allemandes et impériales. L’autre, c’est la grande armée, les 40 000 hommes promis à l’impératrice-reine. Le maréchal d’Estrées, qui la commande, envahit la Westphalie et, le 26 juillet, bat à Hastenbeck le duc de Cumberland, fils du roi d’Angleterre George II, qui est à la tête des troupes anglo-hanovriennes. C’est alors que se produit un incident qui va lourdement peser sur les suites de la campagne. Pâris-Duverney, qui a été naturellement chargé d’assurer la subsistance de tout le corps expéditionnaire, se brouille avec d’Estrées. Autoritaire et cassant, le maréchal entend mener son offensive sans informer le munitionnaire qui a été, avec le maréchal de Saxe, habitué à plus d’égards. Il laisse en outre Soubise dans l’ignorance absolue de ses projets. Les deux hommes se jalousent. Les conséquences de cette situation ne tardent pas à se faire sentir. Les troupes, mal approvisionnées, se plaignent de la lenteur des opérations. À Versailles, l’intrigue est bientôt ourdie. Le maréchal de Richelieu, le vainqueur de Port-Mahon, qui a été fort mécontent de n’avoir point pris le commandement de la grande armée, s’entend avec Pâris-Duverney. Celui- ci soumet un plan de campagne hardi et décisif. Le roi, le dauphin l’acceptent et acceptent aussi que Richelieu soit chargé de l’appliquer. Mais la marquise de Pompadour n’a guère d’estime pour Richelieu. Pâris-Duverney, à qui elle doit tant, s’entremet et, pour obtenir son adhésion, lui promet que Soubise aura la part belle dans l’offensive. C’est lui qui entrera dans la Saxe et battra Sa Majesté prussienne. La marquise se laisse faire. Elle a pleine confiance dans les talents militaires de Soubise. Le maréchal de Belle-Isle, le secrétaire d’État à la Guerre, se prête également à l’intrigue. D’Estrées est rappelé, malgré la victoire de Hastenbeck. Richelieu le remplace. Tout en maraudant sans vergogne et en pillant les populations, Richelieu, à la tête de ses troupes, occupe successivement le Hanovre, le Brunswick, les duchés de Verden et de Brème. Il ne se presse pas. Il amasse, par ses extorsions, une fortune qui lui permettra de bâtir à Paris l’hôtel qu’on surnommera par dérision le pavillon de Hanovre. Devant lui, l’armée anglo-hanovrienne du duc de Cumberland recule. Pressé par les Autrichiens et les Russes, Frédéric II se sent perdu. Il flatte son adversaire. Il lui offre la paix, « persuadé que le neveu du grand cardinal est fait pour signer les traités comme pour gagner les batailles ». Richelieu transmet cette étrange proposition à la cour de Versailles qui s’empresse de la communiquer à Vienne. Il ne lui est pas donné de suite. Néanmoins, les flatteries de Frédéric ont agi sur l’esprit vaniteux du maréchal. Richelieu déteste la marquise. Il estime que de trop grands succès de l’Autriche renforceraient la puissance de son adversaire à la cour. Richelieu n’aime pas davantage Soubise ; il laisse donc inemployée l’armée du prince. Voilà les sentiments intimes du maréchal, les sentiments qui expliquent sa conduite. Acculé à l’Elbe au début de septembre, le duc de Cumberland en est réduit à capituler. Richelieu n’a point qualité pour traiter avec lui. Il aurait dû exiger purement et simplement la capitulation sans conditions et garder prisonnières toutes les troupes adverses. Au contraire, par la convention de Closter-Seven, il accepte que les troupes mettent bas les armes et rentrent tout bonnement chez elles en promettant de ne plus combattre contre la France. Le duc de Cumberland, qui a signé l’acte le 8 septembre, n’est pas plus qualifié que Richelieu pour s’engager. L’opinion publique s’y trompe d’abord et, à Paris comme à Versailles, on croit que la fin de la guerre est proche. On se loue de la victoire de Richelieu. Persuadé que la marquise de Pompadour mène toute la politique, le roi de Prusse reprend le perpétuel dessein qu’il nourrit depuis si longtemps. La corrompre et obtenir, grâce à elle, une paix séparée. Dès le mois de juillet, il lui fait offrir de l’argent — 500 000 livres. En septembre, il revient à la charge et lui propose maintenant, par l’intermédiaire d’un agent secret, des principautés allemandes. Il faut reproduire cette extraordinaire missive qui montre à quel point Frédéric est ignorant du véritable caractère de la marquise. « Je vous ordonne et vous autorise expressément d’en parler à vos amis là où vous êtes et où il convient, afin qu’ils puissent hardiment insinuer et promettre à Mme de Pompadour de ma part que la paix entre la France et moi faite, je céderai d’abord et de bonne foi, à elle, sa vie durant, la principauté de Neuchâtel et de Valengin avec toute appartenance et revenu, ne m’en conservant que le retour et le rechange en cas de sa mort ; mais aussi et en revanche, je me flatte qu’elle emploiera tout son crédit afin que les articles de la paix me soient avantageux ou du moins point onéreux et que, pour l’ultimatum, tout soit remis dans l’état où les positions étaient avant la guerre présente. » Cet incroyable message reste, on le devine, sans réponse et il n’est même pas sûr que l’agent secret du roi de Prusse ait pu le remettre à sa destinataire. En cette fin de septembre 1757, la marquise de Pompadour se penche fiévreusement sur les cartes d’Allemagne. Elle s’efforce de suivre la marche de nos armées et de deviner le sens des futures opérations. Ce sens, il n’est pas difficile à prévoir. Furieux de la capitulation de Closter-Seven, redoutant le pire, Frédéric II n’en a pas moins protesté avec véhémence auprès du cabinet de Saint-James. Le roi George II, comme il fallait s’y attendre, s’empresse de désavouer son fils et de permettre aux troupes hanovriennes de reprendre les armes. Reconnaissons, pour l’honneur du duc de Cumberland, que celui-ci, ulcéré par une telle décision, se retire très dignement. Mais on lui trouve un successeur. Cependant, Versailles a réagi autrement. On y a tenu Closter-Seven pour une grande victoire et on s’attend déjà à la fin de la guerre. Richelieu, loin de diriger ses troupes vers la Saxe, pour aider Soubise à reconquérir le pays et à donner le coup d’estoc final au roi de Prusse, se contente de marcher à petites journées vers Halberstadt, en laissant les régiments piller le pays, le « Père la Maraude » — comme il était surnommé par ses officiers – donnant l’exemple. Tout de même, Louis XV, pressé par la cour de Vienne qui s’émeut de cette lenteur, finit par envoyer au maréchal un officier supérieur, le lieutenant général de Crémilles, chargé de lui porter les instructions du roi. Naturellement, Richelieu en est vexé. Il attribue à la marquise cette mesure de défiance. Mme de Pompadour s’efforce de le calmer : « Vos bons esprits de la cour, Monsieur le Maréchal, ont l’air fort intrigués de l’envoi de Crémilles. Il ne peut entrer dans l’esprit de certaines gens que l’on fasse rien de simple et qu’en vous envoyant un homme intelligent en qui vous et le ministre avez confiance, on ne puisse avoir d’autres vues que celle du bien, de régler tout ce qu’il y a à faire avec vous, de voir sur les lieux ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et de vous donner par la suite une tranquillité dont vous ne pouvez jouir par les contradictions que vous trouvez dans les opinions, et qui seront levées... » L’envoi de cette lettre coûte assurément à l’amour- propre de Mme de Pompadour. Mais elle l’écrit sans regret, dans l’espoir que le maréchal va se décider à agir. Or, il n’en est rien. Et la marquise finit par penser que Richelieu ne serait pas fâché de « livrer le prince de Soubise au roi de Prusse ». L’événement ne tarde pas à lui donner raison. Le prince de Soubise, convaincu de la faiblesse de ses forces, aurait volontiers renoncé à livrer bataille et se serait contenté de prendre ses quartiers d’hiver avec le dessein d’assiéger au printemps la ville de Magdebourg. Mais la cour de Vienne ne l’entend pas ainsi. Kaunitz et Marie-Thérèse veulent en finir dès cette année avec Frédéric II. À la tête de l’armée des Cercles, 31 000 Allemands, « masse incohérente formée des contingents de trente ou quarante princes de l’Empire » (GAXOTTE), le prince de Hildburghausen oblige Soubise à rechercher le combat. Les deux camps concentrent leurs troupes à l’ouest de la Saale avec l’intention de marcher sur Leipzig. Soubise ne dispose guère que de 25 000 hommes, assez aguerris, mais peu disciplinés. Les alliés se retranchent sur une colline en face du petit village de Rossbach. Le roi de Prusse est dans l’incapacité de les en déloger de front. Il se met en retraite. Hildburghausen a alors la funeste idée de tenter un mouvement par la gauche pour lui couper ses communications. Quand les armées franco-autrichiennes se sont ainsi écartées l’une de l’autre, Frédéric renverse l’ordre de ses régiments et attaque ses adversaires en pleine marche, de tête et de flanc. Les soldats allemands s’enfuient à la première décharge. Ils entraînent une partie des troupes françaises que Soubise parvient pourtant à regrouper. Le marquis de Castries dont la charge héroïque est restée célèbre, le régiment de Diesbach combattent jusqu’à la nuit avant de se mettre en retraite. Presque tous les officiers français sont tués (5 novembre 1757). Cette défaite de Soubise sauvait, pour cette année-là, Frédéric II. Elle accabla la marquise de Pompadour. Soubise était son ami. C’est elle qui l’avait mis à la tête du contingent français envoyé à l’impératrice-reine conformément au traité de Versailles. Elle se sentait vraiment responsable du désastre que Soubise lui avait annoncé par une lettre personnelle : « L’armée combinée vient d’être défaite. Jugez du désespoir des Français. Je ne pense qu’au moyen de sauver l’armée et de la mettre en état de réparer le malheur qui vient de lui arriver. Elle n’a plus de tentes, tout est resté sur le champ de bataille. Comme la déroute a commencé après la première charge d’infanterie, il y a peu de soldats tués, mais beaucoup de dispersés. La cavalerie a souffert davantage. Les dix escadrons français qui ont chargé et qui, abandonnés par la cavalerie de l’Empire, ont été enveloppés, n’ont pas trois officiers de reste par escadron. Les cuirassiers et les Français ont fait seuls leur devoir. » Il paraît qu’en recevant cette lettre Mme de Pompadour fondit en larmes. Mais elle n’est pas femme à s’abandonner longtemps. Tandis que l’opinion publique française – que cette défaite dans un pays lointain touche peu – se moque ouvertement des malheurs de Soubise qui, par contrecoup, atteignent la marquise, Jeanne-Antoinette étudie la carte de l’Allemagne. Elle cherche à connaître les positions et la marche des armées de Richelieu. Elle constate ses atermoiements et s’en ouvre clairement au grand ami, à Stainville, qui a rejoint son poste d’ambassadeur à Vienne. Voilà peut-être une des lettres les plus curieuses de Mme de Pompadour. Cette femme que l’on juge légère, tout occupée d’art et de chiffons, s’y révèle – quoiqu’elle s’en défende – fort habile dans la lecture des plans. Elle manifeste surtout clairvoyance et intelligence. Elle explique la défaite de Soubise : « Trouvez bon, Monsieur l’Ambassadeur, que je vous parle très naturellement et pour la dernière fois de M. de Richelieu. Baillez-en tout ce qu’il vous plaira. Il faut que je vous ennuie de ce que je n’ai voulu dire à personne, sans cela j’en crèverais ! « Il est de fait 1° qu’il a mandé à M. de Bercheny de se tenir prêt à marcher, mais d’attendre des ordres. Des gens prétendent qu’il l’a fort malmené de s’être offert. Je l’ignore. 2° les troupes étaient à soixante- dix lieues, dit-il [à soixante-dix lieues de celles du prince]. Quoique je me confesse très ignorante dans l’art militaire, ce n’est pas difficile de savoir que l’on fait marcher par échelons de Cassel à Mülhausen, de Brunswick à Cassel, etc., [les troupes de Richelieu occupaient le Hanovre, de Brunswick à Halberstadt]. Ne croyez pas que personne m’ait tenu ce propos. Je me le suis dit sur la carte. De plus, les troupes que M. de Richelieu a amenées à Halberstadt ont bien fait ce chemin énorme. Il pouvait en faire un détachement pour M. de Soubise, avant d’arriver avec toute son armée, chose qui a été fort critiquée. « M. de Richelieu prétend que les deux armées ne sont que de 80 000 hommes. J’ai toujours ouï dire aux militaires que l’on comptait par escadrons et bataillons. Si cela est, les armées sont bien de 100 000 hommes. À l’égard du plaisir que M. de Richelieu suppose à M. de Soubise de commander vingt bataillons de plus, il ne peut être que très médiocre. Il n’a jamais demandé du renfort ici. « Il n’a porté nulle plainte, quoiqu’il ait très bien connu l’horreur de sa situation. M. de Richelieu est jaloux de M. de Soubise. Il a été fort fâché de ne pas l’avoir sous ses ordres. Il aurait voulu avoir les 140 000 et 500 000 hommes s’ils existaient et, ce qui l’aurait encore plus affligé, c’eût été qu’il eût battu le roi de Prusse. Aussi y a-t-il mis bon ordre, ainsi qu’à la prise de Dresde. Voilà la loi et les prophètes. Je n’en parlerai de ma vie, mais ce n’est pas par ignorance et je suis bien aise que vous le sachiez, dussiez-vous en avoir des vapeurs ! » « Il faut que je vous ennuie de ce que je n’ai voulu dire à personne, sans cela j’en crèverais ! » Cette phrase est bien révélatrice de la certitude intime de la marquise. Pour elle, le véritable responsable de la défaite de Rossbach, c’est moins Soubise que Richelieu. Mais elle ne peut faire partager sa conviction ni à la cour ni aux Parisiens. Alors, elle se confie à Stainville. Et elle défend, avec cette passion de l’amitié, le prince de Soubise. C’est à peine, hélas ! si elle parvient à convaincre ses propres amis. L’abbé de Bernis, qui écrit, lui aussi, à l’ambassadeur, compatit au chagrin de la marquise. Mais il estime que Soubise serait sage en se retirant de lui-même. Il n’ignore pas que le public puise dans cette défaite un motif supplémentaire de haine contre Mme de Pompadour. « Notre amie est bien à plaindre. Le public n’aurait pardonné le commandement de M. de Soubise qu’à la faveur d’une victoire ; le public est injuste, mais il est comme cela. Vous savez ce qu’on a dit de Mme de Maintenon quand elle voulait toujours faire avoir la revanche à ses amis battus. Je crois qu’il y a de sérieuses réflexions à faire sur cela et que M. de Soubise, qui s’est conduit comme le plus sage de tous les hommes avant ce malheureux moment, et comme un héros pendant la bataille, devrait couronner toutes ses vertus en se contentant avec bonne grâce de commander une réserve distinguée dans la grande armée. » En fait, et Bernis en avait la conviction, on ne voulait accabler que Soubise. Alors qu’en réalité les Prussiens avaient surtout mis en déroute des Allemands, que nos troupes s’étaient montrées courageuses et que Soubise, sur le champ de bataille même, avait donné des preuves de sa bravoure, on se plut à le railler, à faire courir sur lui caricatures et petits vers méchants. Ceux-là sont restés célèbres : Soubise dit, la lanterne à la main : J’ai beau chercher. Où diable est mon armée ? Elle était là pourtant hier matin. Me l’a-t-on prise ou l’aurais-je égarée ? Ah ! je perds tout. Je suis un étourdi. Que vois-je, ciel ! que mon âme est ravie ! Prodige heureux. La voilà ! La voilà ! Eh Ventrebleu ! Qu’est-ce donc que cela ? Je me trompais : c’est l’armée ennemie. Mme de Pompadour souffrait cruellement de ces railleries que l’on était trop heureux de lui mettre sous les yeux. « Vous connaissez mon amitié pour lui, écrit-elle à son amie Mme de Lützelbourg. Jugez de ma douleur des énormes injustices qu’on lui a faites à Paris, car pour son armée, il y est admiré et aimé comme il le mérite. Mme la dauphine est dans la grande affliction de la reine sa mère [que Marie-Josèphe de Saxe venait de perdre]. C’est une des victimes du roi de Prusse. Pourquoi la Providence lui laisse-t-elle le pouvoir de faire tant d’infortunes ? Je suis au désespoir. » Cependant le roi, mieux averti que Bernis, et plus juste, se refuse à retirer son commandement à Soubise. La défaite de Rossbach ne compromettra pas l’issue de la guerre. Certes, Frédéric II, dès le 5 décembre, dégage la Silésie où les Autrichiens, commandés par Charles de Lorraine, viennent de prendre Breslau. La victoire de Leuthen lui rend tout le pays. Néanmoins, la marquise ne veut pas désespérer. Ces nouveaux succès du roi de Prusse ont eu un énorme retentissement en Allemagne et en Angleterre. Us ont contribué à retourner l’opinion française. C’est pour Mme de Pompadour une raison supplémentaire de réagir. Elle le mande à Kaunitz, le 17 décembre : « Je hais le vainqueur plus que je n’ai jamais fait... prenons de bonnes mesures, pulvérisons l’Attila du nord et vous me verrez aussi contente que je suis de mauvaise humeur... » Et, quatre jours plus tard, elle revient à la charge en s’adressant au même correspondant : « Je suis bien fâchée, Monsieur le comte, d’avoir deux compliments à vous faire. Il m’eût été bien doux de n’avoir à vous parler que de ma joie de l’heureux événement du 22 [victoire des Autrichiens à Breslau] ; celui de ce mois [défaite de Leuthen], en la diminuant beaucoup, n’affaiblit pas mon courage ; toute âme élevée se raidit contre le malheur et n’en est que plus animée à chercher les moyens de le réparer. Telle est ma façon de penser, Monsieur le comte, j’espère que vous y reconnaîtrez l’original du portrait que vous recevrez incessamment et qu’il vous remettra ma fidèle et sincère amitié. » L’énergie et la constance, voilà deux traits du caractère de Mme de Pompadour qu’au cours de cette funeste année 1757 elle n’a cessé de montrer. CHAPITRE XVII Les misères de la guerre ON nous pardonnera d’emprunter au grand Jacques Callot le titre de ce chapitre. Les misères, au temps de la guerre de Trente Ans, ressemblent par plusieurs points aux misères de celle qui n’en compta que sept : opérations militaires qui se déroulent toutes fort loin de nos frontières, en Allemagne ou dans les colonies ; opinion intérieure troublée et mécontente. Mais les différences, toutefois, sont plus considérables et font apparaître une situation difficile pour le royaume et ceux – et celle – qui le dirigent. Misères de la guerre : les troupes françaises ne sont ni moins vaillantes ni moins habiles qu’autrefois. Mais un commandement ferme et indiscuté leur fait défaut. Les chefs militaires, les Clermont, les Soubise, les Richelieu, les Broglie, les Contades ne manquent pas de talent ni de connaissances. Aucun d’eux n’a assez de mérite pour s’imposer aux autres (GAXOTTE). Les Autrichiens ont des soldats médiocres. Leurs généraux s’entendent mal avec les nôtres. Les guerres de coalition offrent toujours les mêmes faiblesses. Misères de la guerre : le ministère lui-même est divisé. Bernis est intelligent, capable. Il a trop d’imagination et ne parvient pas à maîtriser ses nerfs. Après la défaite de Rossbach, il ne songe déjà plus qu’à la paix. Il est grand dommage qu’il ne se soit pas retiré immédiatement. Choiseul est arrivé trop tard. Misères de la guerre : les Français se désintéressent d’une lutte qui ne les touche pas directement. Ils ressentent les défaites et s’en blessent. Mais au fond le mot de Voltaire reste juste : les arpents de neige du Canada, les Indes lointaines ne leur paraissent mériter aucun effort. Ils se passionnent davantage pour les luttes – qui continuent avec plus d’acharnement que jamais – entre les Parlements, le clergé ou la Compagnie des jésuites. Quant à l’opinion publique « éclairée », celle des philosophes, des encyclopédistes, des gazetiers ou des fabricants de libelles, elle est tout entière pour notre adversaire contre le cabinet et c’est tout juste si elle n’applaudit pas ouvertement aux victoires remportées sur nos propres armées. « Tout le royaume, enthousiaste un an avant le traité de Versailles, était devenu prussien, note Bernis dans ses Mémoires ; nos armées étaient prussiennes ; plusieurs de nos ministres l’auraient été pareillement s’ils eussent osé lever le masque, et notre alliance avec les cours de Vienne et de Russie était plus critiquée à Paris qu’elle ne l’était à Londres. » En face de cette campagne, en face de cette indifférence, au milieu de ces déchirements intimes, il y a le roi, et il y a Mme de Pompadour. Il y a le roi. Louis XV est loin de dédaigner, comme on le prétend souvent, les affaires gouvernementales. Il partage les craintes de la marquise. Et celle-ci le soutient et l’incite à poursuivre cette grande politique européenne qui a failli réussir et n’a sombré que par la faiblesse des hommes chargés de la conduire. Celle de Bernis d’abord. Le ministre est persuadé que la guerre continentale est perdue, que la lutte sur mer et aux colonies engloutira des sommes énormes, qu’il vaudrait mieux se retirer immédiatement. « Nous n’avons ni généraux ni ministres, écrit-il à Stainville. Je trouve cette phrase si bonne et si juste que je veux bien qu’on me comprenne dans la catégorie. Dieu veuille nous envoyer une volonté quelconque ou quelqu’un qui en ait pour nous. Je serai son valet de chambre si l’on veut, et de bon cœur. » Sur ce point, Bernis ne révèle pas toute sa pensée. Secrétaire d'État aux Affaires étrangères, il aurait aimé recevoir le titre de Premier ministre. Louis XV, sagement, refuse de le lui donner. Il considère qu’il est incapable de gouverner avec une autorité suffisante. En face d’un Bernis hésitant et prêt à tout abandonner, Mme de Pompadour, dans sa correspondance, continue à montrer une âme fière et une volonté indomptable. « Pour réussir dans nos grands projets, soyons d’accord sur les opérations militaires, lui écrit-elle le 28 janvier 1758. Sans ce préalable, nous périssons l’un et l’autre. » Louis XV et la marquise se rendent compte de la nécessité d’une coordination des mouvements. Hélas ! nous en sommes loin ! À la même époque, Bernis mande à Stainville : « Tâchez de faire sentir à M. de Kaunitz deux choses également vraies : c’est que le roi n’abandonnera jamais l’impératrice, mais qu’il ne faut pas que le roi se perde avec elle. Nos fautes respectives ont fait d’un grand projet, qui, les premiers jours de septembre, était infaillible, un casse-col et une ruine assurée. C’est un beau rêve qu’il serait dangereux de continuer... Il est fort douteux que le roi puisse maintenir son armée en Allemagne. D’ailleurs, nous sommes vivement menacés sur nos côtes et en Amérique. Charité bien ordonnée commence par soi-même... Le roi fera tout ce qu’il pourra pour soutenir ses alliés. Mais je ne lui conseillerai jamais de hasarder sa couronne. » Quels propos excessifs ! Rien n’était perdu au début de l’année 1758 et la situation du roi de Prusse, pour être meilleure, n’en restait pas moins difficile : le maréchal de Richelieu avait été rappelé en France. Pour le remplacer, la marquise a fait désigner le comte de Clermont. Cet arrière-petit-fils du Grand Condé, abbé commendataire de Saint-Germain-des-Prés, bien nanti de bénéfices ecclésiastiques, est néanmoins, et en dépit des sarcasmes du maréchal, un homme droit et sincère. Son premier rapport au roi sur l’état où il a trouvé les troupes françaises est dénué de périphrases. « J’ai trouvé l’armée de Votre Majesté divisée en trois corps différents. Le premier est sur la terre : il est composé de voleurs, de maraudeurs, tous gens déguenillés depuis les pieds jusqu’à la tête ; le second est sous terre, et le troisième dans les hôpitaux. » Paulny, secrétaire d’État à la Guerre, se sent quelque peu responsable. Sans ressort, il préfère offrir sa démission. Louis XV fait appel au vieux maréchal de Belle-Isle. L’ancien compagnon d’armes de Villars, le dernier des maréchaux de Louis XIV, a soixante-quinze ans. Mais il ne manque ni d’énergie ni d’habileté. Il annonce qu’il est décidé à rétablir la situation. Pour l’instant, Clermont estime qu’il est préférable de regrouper les troupes éloignées de leurs bases de ravitaillement, énervées par un long séjour en un pays hostile. Ferdinand de Brunswick a été mis à la tête des troupes de l’électorat de Hanovre qui ont repris la lutte en dépit des clauses de la capitulation de Closter-Seven. Il est visible qu’il s’apprête à passer à l’offensive. Clermont commence par frapper plusieurs fournisseurs de vivres qui n’ont pas rempli leur engagement. Il casse un certain nombre d’officiers, mais préfère abandonner la ligne de l’Aller et de la Weser et se replier sur l’ouest plutôt que de risquer une nouvelle et grave défaite. Il évacue donc Brunswick, Hanovre, Brême. Ces abandons successifs désolent la marquise de Pompadour qui écrit le 3 mars au comte de Clermont : « Que puis-je vous dire, Monseigneur ? Je suis désespérée de la nécessité où vous êtes de repasser la Weser et plus encore du nombre prodigieux de malades que vous serez obligé d’abandonner. Il me semble que les gardes lorraines ont fait des merveilles ; quel dommage que d’aussi braves gens aient péri ! Il m’est impossible de vous peindre l’excès de désespoir et de méfiance de la cour de Brême en apprenant notre retraite. Elle se croit déjà perdue, le roi de Prusse dans sa capitale… Si l’Ost-Frise ne peut être repris, son affliction augmentera s’il est possible, et nous perdrons d’autres alliés qui nous auraient été fort utiles. » Or, Clermont est incapable d’arrêter la retraite. Vainement tente-t-il de défendre Minden. Il doit laisser les troupes qui s’y trouvent et finalement rétrograder sur Düsseldorf, repasser le Rhin. Le commandant en chef a beau faire brancher les pillards, jeter en prison les mauvais soldats, il ne parvient pas à rétablir la discipline dans ses armées. La marquise le supplie de ne pas se décourager : « Il est affreux d’arriver au moment de la destruction de l’armée sans pouvoir y porter remède. J’espère que votre position sur le Rhin sera assez stable pour donner le temps aux réparations absolument indispensables et sans lesquelles il ne resterait plus de troupes au roi. L’ordre que vous établissez contre les fripons a bien réussi dans votre armée. Continuez, Monseigneur, ne vous découragez pas par les traverses de tout genre que vous éprouvez. Vous serez le restaurateur du militaire avec lequel vous ferez des actions dignes de l’élévation de votre âme et qui vous dédommageront des peines auxquelles vous vous êtes livré. C’est l’objet de mes vœux les plus ardents. » Il ne paraît pas que cette correspondance ait tellement satisfait le compte de Clermont. Assez sagement, il estime qu’il voit les choses plus sainement sur place qu’on ne les juge à Versailles d’où le maréchal de Belle-Isle entend lui donner des conseils. Et il répond assez rudement à la marquise : « Madame, soyez tranquille : une armée ne se mène pas comme on promène un doigt sur la carte. » Le commandant en chef a peu de goût pour les stratèges en jupons et les états-majors installés à deux cents lieues des opérations ! Cependant, pour satisfaire Marie-Thérèse qui gémissait, Louis XV avait été contraint de renforcer le corps auxiliaire qu’on lui avait envoyé et ces troupes supplémentaires avaient été prélevées sur celles du comte qui en était affaibli et jugeait que les contingents allemands qu’on lui offrait en échange ne valaient absolument rien. « Le roi m’a mis à la tête d’une armée française, gronde-t-il. J’aime mieux les bataillons français à trois cents hommes que ceux qu’on veut me proposer à mille. » Et il menace d’abandonner le Rhin et de se retirer derrière la Moselle et la Meuse. Affolement à Versailles. La marquise reprend, une fois encore, la plume : « Vous êtes persuadé, Monseigneur, du violent chagrin que les événements malheureux m’ont causé. Celui que j’éprouve aujourd’hui par votre dépêche et la lettre dont vous m’honorez l’est encore plus, s’il est possible. Je vois que les troupes qui vous ont été demandées par l’impératrice vous déterminent à une seconde retraite mille fois plus humiliante et dangereuse que celle que vous venez de faire. » Et Mme de Pompadour peint avec les couleurs les plus noires les conséquences du nouveau recul de Clermont. Celui-ci se moque un peu des émois de la marquise : «On m’a vu tout d’un coup derrière la Moselle et peut-être à Vaugirard. Je devais espérer qu’on me connaissait mieux que cela ! » En fait, il n’a menacé brutalement que pour être écouté plus attentivement. La situation du comte de Clermont et de ses troupes n’était pas brillante. Tandis que Frédéric II tenait tête aux Autrichiens et aux Russes, durant toute cette campagne du printemps et de l’été 1758, Ferdinand de Brunswick et ses Hanovriens, assurés du concours des Hollandais, passaient le fleuve non loin de Clèves et commençaient à occuper la rive gauche. Les officiers généraux chargés de l’arrêter s’étaient montrés incapables. «Que ne les avez-vous envoyés sur les derrières, comme c’était votre projet. Je suis désespérée », écrit la marquise au comte en apprenant la nouvelle. La bataille est inévitable. Sans attendre, Ferdinand l’engage à Crefeld, le 23 juin. Ses 40 000 hommes battent les 70000 hommes du comte de Clermont. Au cours du combat, qui a été sanglant, le maréchal de Belle-Isle a perdu son fils, le comte de Gisors, blessé mortellement. Les Français opèrent de nouveau une difficile retraite. Clermont n’a plus qu’une « ombre d’armée ». Et pourtant – car, dans ces cas-là, elle retrouve toute son opiniâtreté et son énergie – la marquise de Pompadour, loin de s’abandonner, ne songe qu’à réconforter le vaincu qui a, comme il le craignait, « écrit le second tome de M. de Soubise ». « Quels sont les plats officiers, Monseigneur, qui ont égaré vos troupes et ont fait d’une action qui devait être la plus belle, la plus malheureuse ? Ma consolation est dans le bon ton de l’armée. Il me fait espérer que vous prendrez votre revanche, de façon à faire ressouvenir longtemps vos ennemis d’avoir osé attaquer des Français commandés par un petit-fils du Grand Condé. Je vous rends mille grâces des détails que vous voulez bien m’envoyer. Je pleure sur M. de Gisors et son malheureux père qui mourra sûrement bientôt, malgré l’incroyable courage dont il est devant le monde... » Ces efforts déployés par la marquise pour adoucir l’amertume du comte de Clermont n’empêcheront pas celui-ci d’être tenu pour responsable de la défaite de Crefeld. À son tour, il est rappelé et le commandement du corps expéditionnaire est confié au comte de Contactes qui est, sinon le meilleur, du moins le plus ancien des généraux. Aussi bien Ferdinand de Brunswick ne poursuit pas l’avantage que lui a valu la victoire qu’il vient de remporter. Il se contente de surveiller de Munster les deux groupes d’armées françaises, celui de Contades qui se retire à la fin de l’été sur le Wesel, celui de Soubise qui, à la tête des armées du Main, remporte quelques succès, mais ne parvient pas à rejoindre Contades. À Versailles, les partisans de l’abandon trouvent un renfort en la personne de Bernis. Persuadé que notre situation est partout désespérée, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères se répand en plaintes, en lamentations qui ne sont point de nature à relever le moral d’une opinion de plus en plus hostile à la guerre. Pierre de Nolhac, qui a publié plusieurs lettres de Bernis à Stainville, juge bien ce ministre, « honnête, mais débordé par des difficultés grandissantes, pessimiste et nerveux par tempérament, sans moral ni confiance ». « Mon Dieu, que nous avons de plats généraux ! Mon Dieu, que notre nation est aplatie et qu'on fait peu d'attention à la décadence du courage, de l'honneur de la France ! » Et il poursuit : « Les généraux sont divisés ; c'est une pétaudière... Notre système se découd par tous les bouts. » Bernis n'a pas plus de confiance dans notre marine que dans notre armée de terre : « La marine est en décadence. Tous les arrangements sont mal pris, mal concertés. Tout est tardif et les plus grandes dépenses deviennent inutiles, faute d'être faites à propos. Voilà le tableau au naturel. Le remède sera saisi trop tard. On est mal gouverné ; on cherchera partout un moyen de se tirer d'affaire ; ce moyen n'existe que dans un meilleur gouvernement. Tous les jours, mes prophéties s'accomplissent ; mais je ne puis acquérir pour cela le droit de faire remédier sur-le-champ au mal. Si j'avais pu mourir ou devenir fol, cela serait déjà arrivé. Nous avons besoin de succès continuels pour nous soutenir, mais devait-on s'y attendre ? Un seul revers nous a culbutés parce que la machine ne se soutenait que par les faveurs de la fortune. » Il est difficile de pousser plus loin le pessimisme, de peindre la situation d'une façon plus amère. L'abbé de Bernis ne manque pas de talents, mais il n'a pas l'étoffe d'un homme d'État. Et ce fut la grande faute de Louis XV et de la marquise de Pompadour, qui connaissaient parfaitement la faiblesse du secrétaire d'État aux Affaires étrangères, de le conserver trop longtemps, au moment où il aurait fallu des hommes autoritaires et pleins de foi pour sauver ce qui pouvait encore être préservé, rendre confiance à nos armées et contrebalancer par leur volonté l'opiniâtreté de William Pitt qui avait depuis peu pris la direction du ministère en Angleterre. En face de Pitt, Babet la Bouquetière ne cesse de proclamer que tout est perdu. Lisons encore ce tragique exposé qu'il adresse au comte de Stainville : « Plus de commerce, par conséquent plus d'argent, plus de circulation. Plus de marine, par conséquent plus de ressources pour résister à l'Angleterre. La marine n'a plus de matelots et l'argent qui manque lui a ôté l'espoir de s'en procurer. Quelle doit être la suite de cet état ? La perte totale pour jamais de nos colonies ; nos forces de terre ne nous servent pas même à défendre nos côtes ; le royaume est dévasté par une escadre qui fera le tour de la Normandie et qui ne lâchera sa proie que lorsque la mauvaise saison l'y forcera. Quand nous sauverions Louisbourg, quel secours porterions-nous à nos colonies sans argent et sans vaisseaux ? C'est donc de l'argent qu'il faut. Mais où en trouver quand il n'y a plus de crédit, quand il en sort beaucoup du royaume et qu'il n'en rentre plus ? Il faudrait trouver en soi-même des ressources pour l'économie, mais on craint de faire les plus petits sacrifices. On craint de faire crier des particuliers, des gens en charge et l'on ne craint pas de voir périr le royaume ! D'ailleurs, on examine lentement les états de dépenses, tandis qu'il faudrait prendre brusquement le parti de retranchements et de l'ordre le plus sévère dans les dépenses. Mais qui est assez puissant ici pour faire de pareilles opérations ? Je vous le prédis, mon cher comte, quand le roi de Prusse serait écrasé, nous n'en serions pas moins ruinés. » Tout n'est pas faux dans ces plaintes de Bernis, et ses remontrances sur les dépenses de la cour et l'incapacité de celle-ci à se réformer, la médiocrité des généraux, sont parfaitement justifiées. Mais, même dans une correspondance privée, il est indigne d'un chef de gouvernement — et Bernis en faisait figure s'il n'en possédait pas le titre — de manifester un tel pessimisme. Et puis, à quoi bon dénoncer tant de maux quand on ne tente rien pour y porter remède ? Or, Bernis se contente de pousser de grandes lamentations. Celles-ci sont souvent excessives. Certes, la situation de notre marine est médiocre, la défense de nos côtes précaire. La flotte anglaise peut insulter notre Tout n’est pas faux dans ces plaintes de Bernis, et ses remontrances sur les dépenses de la cour et l’incapacité de celle-ci à se réformer, la médiocrité des généraux, sont parfaitement justifiées. Mais, même dans une correspondance privée, il est indigne d’un chef de gouvernement – et Bernis en faisait figure s’il n’en possédait pas le titre – de manifester un tel pessimisme. Et puis, à quoi bon dénoncer tant de maux quand on ne tente rien pour y porter remède ? Or, Bernis se contente de pousser de grandes lamentations. Celles-ci sont souvent excessives. Certes, la situation de notre marine est médiocre, la défense de nos côtes précaire. La flotte anglaise peut insulter notre pavillon. Nos soldats sont encore capables de rudes ripostes. On le voit bien au moment de l’affaire de Saint-Cast. Dès 1757, les Anglais avaient attaqué les côtes de France. Ils s’étaient emparés de l’île d’Aix. Avec un peu d’audace, ils auraient pu détruire Rochefort. Ils n’osèrent pas. En 1758, notre flotte de la Méditerranée étant bloquée à Toulon, Pitt résolut de préparer un débarquement sur les côtes de la Manche. C’est à ce projet que Bernis fait allusion dans sa lettre au comte de Stainville. Finalement, faute d’un commandement énergique, une première tentative échoua. Débarqué à Cancale avec 14 000 hommes, Marlborough se borna à brûler dans le port de Saint-Servan quatre-vingts vaisseaux de course, mais ne parvint pas à prendre Saint-Malo. Il était néanmoins probable que les Anglais récidiveraient. C’est alors que se révéla l’énergie du commandant de la Bretagne, le duc d’Aiguillon. Ce petit homme impérieux, intelligent et vif, marié à une Bretonne, avait assez bien réussi dans ce pays difficile où les caractères sont indépendants et ombrageux. Depuis avril 1755, date de sa désignation, il avait réorganisé le corps des gardes-côtes, aménagé certains ports, refait ou ouvert plusieurs routes stratégiques importantes comme celle de Rennes à Brest, ou à Saint-Malo. Pourtant, le duc d’Aiguillon était las de son gouvernement. Il avait demandé à s’en aller. La marquise de Pompadour, qui était avertie de l’excellente besogne effectuée par lui en Bretagne, s’employa à le dissuader de partir. Elle n’ignorait pas qu’une nouvelle attaque contre les côtes bretonnes était à redouter. Elle l’exhorte donc, et son appel ne manque pas de grandeur, en lui citant son propre exemple : « Vous avez raison, Monsieur, il est très vrai que mon esprit et mon cœur sont continuellement occupés des affaires du roi ; mais sans l’attachement inexprimable que j’ai pour sa gloire et pour sa personne, je serais souvent rebutée des obstacles continuels qui se rencontrent à faire le bien. J’aurais préféré la grande niche et je suis fâchée de me contenter de la petite. Elle ne convient pas du tout à mon humeur... » Et elle ajoute pour piquer sa vanité : « Les vilains ne vous attendront pas, Monsieur, j’en meurs de peur, car je suis sûre que vous les rosseriez magnifiquement. » De fait, le débarquement se produit le 3 septembre 1758, à l’ouest de l’estuaire de la Rance, non loin du Guildo. Hawke commande la flotte et Bligh les troupes. Les envahisseurs s’emparent de Matignon, puis longent la côte vers le nord-ouest. Le duc d’Aiguillon accourt, il mobilise régiments et milices qu’il concentre à Lamballe et attaque l’ennemi près de Saint-Cast, le 11. L’affaire est chaude. Mais les Anglais sont contraints de se rembarquer, laissant sur le terrain 2 400 tués, noyés ou prisonniers. D’Aiguillon, paraît-il, a suivi toute l’affaire d’un moulin d’où il dominait le champ de bataille. « Le duc s’est couvert de gloire, s’écrièrent les courtisans. — Il s’est surtout couvert de farine », rétorqua le procureur général au Parlement de Rennes, La Chalotais, qui détestait le gouverneur. Et ce bon mot fut – avec quelques autres motifs plus graves – à l’origine du long conflit qui va opposer les deux hommes. À Versailles, la marquise de Pompadour exulte : « C’est avec bien du regret, Monsieur, que je ne vous ai pas dit tout ce que je pensais avant-hier sur la gloire dont vous venez de vous couvrir, mais ma tête était si douloureuse que je n’eus de force que pour vous dire un mot. Nous avons chanté aujourd’hui votre Te Deum et je vous assure que ç’a été avec la plus grande satisfaction ; j’avais prédit vos succès et, en effet, comment était-il possible qu’avec autant, de zèle, d’intelligence, une tête aussi froide et des troupes qui brûlaient ainsi que leur chef de venger le roi, vous ne fussiez vainqueurs ? Cela ne se pouvait pas. Un petit billet que je vous ai écrit avant votre brillante journée a dû vous faire connaître ma façon de penser pour vous et la justice dont je fais profession. Dites- moi, je vous prie, êtes-vous actuellement bien fâché contre moi, de n’avoir pas cédé à vos instances, et aux belles raisons que vous m’avez contées ? Elles ne valaient rien de ce temps et je les trouverais encore plus détestables aujourd’hui. Un autre n’aurait pas fait aussi bien que vous et je serais dans les douleurs au lieu d’être dans la joie. Vous vous seriez perdu et il y aurait bien de quoi. Osez dire maintenant que ma tête ne vaut pas mieux que la vôtre, je vous en défie ! » Délicate comme elle l’est toujours, la marquise ne manque pas d’associer les collaborateurs du duc d’Aiguillon à la victoire que celui-ci vient de remporter. Mais elle en profite pour lui rappeler que tout n’est pas terminé et que l’on attend d’autres succès du gouverneur de Bretagne : « Assurément, Monsieur, vos lieutenants sont dignes de leur chef, et pour qu’ils le soient toujours, il faut qu’il leur reste jusqu’à la paix. Je suis têtue pour le service du roi, et je n’en rabattrai rien, vous le savez, n’en parlons plus. Parlons du vainqueur de Saint-Cast, de la façon brillante dont M. de Sainte-Croix l’a imité et dont il l’imitera encore, car on dit que ces messieurs les milords en veulent retâter. Je désire de toute mon âme que ce soit au même prix, j’aurais un nouveau compliment à vous faire et un à recevoir de vous, l’un et l’autre me plairaient infiniment. » Et comme Mme de Pompadour n’ignore pas que la duchesse d’Aiguillon est bretonne, elle lui adresse aussi un billet de félicitations : « Recevez, Madame, tous mes compliments sur le brillant succès de M. d’Aiguillon. Personne n’y prend une part plus vive et plus sincère. Vous m’avez pardonné, à ce que j’espère, de n’avoir pas cédé à ses instances, il y a un mois. Je m’en félicite pour le bien de la chose et pour sa gloire. J’ai l’honneur d’être, Madame, votre très humble et très obéissante servante, la marquise de Pompadour. » Si le succès remporté à Saint-Cast mettait la Bretagne (et les autres côtes de la France) à l’abri d’une nouvelle tentative de débarquement, la guerre ne s’en poursuivait pas moins en Allemagne avec une fortune variable. Mme de Pompadour – qui, malgré Rossbach, gardait au prince de Soubise toute son amitié et toute sa confiance – espérait que le sort des armées serait un jour plus favorable. Ce jour se présenta quand Soubise, admirablement secondé par le lieutenant général Chevert, parvint à refouler le prince de Brunswick à Lutterberg (10 octobre). Victoire sans lendemain – les victoires de la guerre de Sept Ans sur le continent furent toujours sans lendemain –, mais qui permit à Louis XV de conférer à Soubise son bâton de maréchal. Bernis n’en est pas moins persuadé que le succès de la guerre est définitivement compromis et qu’il serait préférable d’en finir. Il ne cesse de le rappeler à la marquise : « Le Canada perdu, Louisbourg aux mains des Anglais, et surtout le trésor vide, pas un écu à tirer de Monmartel, point d’habits pour les troupes, point de bottes pour la cavalerie, une marine sans matelots ; enfin, tandis que Vienne, insatiable, rappelle des engagements qu’on ne peut plus tenir, l’anarchie installée au Conseil où chaque ministre tire de son côté sans s’occuper du bien général. » Alors que la marquise ne songe qu’à raffermir les esprits, en dépit des campagnes violentes que l’on mène contre elle, Bernis ne s’emploie qu’à saper sa confiance. Il s’en vante presque auprès de Stainville. « J’ai dit à notre amie des vérités qui l’ont affligée et rendue même malade, mais cela ne servira à rien. » Jeanne-Antoinette refuse de se laisser convaincre. Elle prétend que l’abbé exagère la précarité de notre situation : « Notre amie dit que ma tête s’échauffe, quand je lui représente la nécessité de prendre un parti sur tous les points ou de faire la paix, à quelque prix que ce soit. Son sort est affreux. Paris la déteste et l’accuse de tout... » En réalité, la marquise de Pompadour est maintenant au-dessus et au-delà des haines de l’opinion publique. Les perpétuelles jérémiades de l’abbé finissent par la lasser, comme s’en lasse le roi lui-même. On peut d’ailleurs se demander si le pessimisme que ]Bernis affiche est entièrement désintéressé. Cet homme honnête poursuit de secrets desseins, nourrit des ambitions insatisfaites. Il désire passionnément le chapeau de cardinal. Il a, en cet été 1758, l’espoir de l’obtenir. Mais il continue aussi à briguer, dans le fond de son cœur, le titre de Premier ministre que Louis XV paraît de moins en moins disposé à lui accorder. Bernis, dans sa correspondance avec Stainville, dans ses entretiens avec Mme de Pompadour, ne se lasse pas de dénoncer les insuffisances des ministres qui tirent chacun de leur côté. « Le Cabinet manque d’une tête, d’un chef à qui le titre conférerait l’autorité. » Du moins Bernis en est convaincu ; il l’avoue, avec une certaine candeur, à Stainville. « Quand la République romaine était dans l’embarras, elle nommait un dictateur. Nous ne sommes pas la République romaine, mon cher comte, et nous aurions grandement besoin de l’être. » Moras, médiocre secrétaire d’État à la Marine, se décide à abandonner une charge où il s’est montré fort insuffisant. Mme de Pompadour fait désigner Berryer, l’ancien lieutenant de police, pour le remplacer. Le choix n’est pas heureux. Maurepas ou le duc de Nivernais avaient à cet égard plus de capacité. Mais Mme de Pompadour n’a jamais pardonné à Maurepas son hostilité et étend au duc de Nivernais, parent de Maure- pas, son ostracisme. Bernis raillera plus tard ce choix : « Mme de Pompadour était persuadée que la vigilance de Berryer l’avait sauvée mille fois du fer et du poison... Elle le fit ministre de la Marine et garde des Sceaux. Une mort prématurée en délivra la France. » L’oraison funèbre manque de chaleur. Il y a de la jalousie dans l’esprit de l’abbé. C’est ainsi qu’il soupçonne maintenant Stainville de vouloir le faire nommer Premier ministre. Et, avec quelque hypocrisie, il reproche au comte cette démarche. Il craint que son intervention ne lui nuise. Il connaît, en effet, l’opinion de Louis XV et celle de la marquise. « Il est certain, ajoute-t-il, que les maîtresses ont un grand intérêt à persuader au roi que ce serait se mettre en tutelle et se choisir un maître que de confier son autorité à un de ses sujets. » Comme si Bernis eût ignoré que Mme de Pompadour n’était plus la maîtresse du roi depuis sept ans ! En réalité, Bernis a conçu un plan assez habile : las de supporter un fardeau trop lourd pour ses épaules, de santé médiocre, et altérée par les soucis, il eût souhaité se décharger sur Stainville des Affaires étrangères en recevant le titre de Premier ministre et la haute direction du gouvernement. Il savait qu’il serait élevé prochainement à la dignité de cardinal. En faisant de lui le « cousin du roi », la pourpre lui eût donné un nouveau prestige. Le titre de .Premier ministre l’eût alors porté au faîte suprême de la puissance. Le 25 août 1758, le comte de Stainville a été créé par Louis XV duc héréditaire et prend officiellement le nom de Choiseul. C’est alors que Bernis s’ouvre de ses désirs à Mme de Pompadour qui ne dit mot, et au nouveau duc. La lettre de Bernis à celui-ci ne manque pas d’ingénuité. Il critique d’abord la marquise dont il a senti la réticence : « Mme de Pompadour n’a pas encore assez réfléchi sur la bonté du projet que je vous ai proposé. Le roi a besoin de meubler son ministère de gens nerveux et bien intentionnés. Notre amie a besoin à son tour d’y avoir des gens qui s’intéressent réellement à elle... Votre retour ici doit être marqué, ou pour conclure cette paix, ou pour venir nous aider à soutenir une guerre malheureuse. Vous avez du courage et les événements ne vous font pas tant d’impression qu’à moi. Les affaires de Rome seront encore très bien entre vos mains. Nous agirons dans le plus grand concert et, Dieu merci, sans jalousie de métier. Nous assurerons le sort de notre amie • son bonheur et sa santé dépendent de l’état des affaires. Je vous embrasse comme le meilleur ami que j’aie au monde et comme le serviteur qui puisse être le plus utile au roi. » Bernis se connaît bien : il est impressionnable, nerveux, incapable d’affronter avec sérénité la mauvaise fortune. Son désir, c’est de garder les honneurs du pouvoir en laissant à un autre les responsabilités. À la marquise il écrit en même temps une longue lettre pour la supplier d’intervenir auprès du roi afin que soit adoptée la solution qu’il propose : « Je vous avertis, Madame, et je vous prie d’avertir le roi que je ne peux plus lui répondre de mon travail. J’ai la tête perpétuellement ébranlée ou obscurcie. Il y a un an que je souffre le martyre. Si le roi veut me conserver, il faut qu’il me soulage... Je ne veux pas proposer une chose qui ne vous plaît pas. Je vous défie cependant de faire occuper ma place, dans les circonstances où nous sommes, par un autre que lui [Choiseul]... Voilà mon sentiment. Si ce n’est pas celui du roi, il faut chercher promptement un autre sujet avec qui je puisse me concerter. Si je puis respirer quelque temps, ma santé se rétablira. Mais elle est affreuse aujourd’hui. J’ai passé la nuit à me trouver mal. Je ne dors plus. J’ai l’esprit trop juste, Madame, et j’ai l’âme trop sensible pour résister à l’idée de notre situation présente et à venir. Il est vrai que l’état de mes nerfs ajoute beaucoup à ma sensibilité naturelle. Je dois trop au roi pour ne pas lui sacrifier ma vie, mais je ne sacrifierai pas ses affaires. » Et Bernis, mettant son projet à exécution, adresse le 4 octobre à Louis XV un long mémoire dans lequel il expose tous les motifs qui l’amènent à se démettre des Affaires étrangères et supplie le roi d’en disposer en faveur de Choiseul, « le seul de ses ministres qui puisse, en dérogeant aux traités, conserver l’alliance avec la cour de Vienne sans laisser aux Puissances étrangères l’impression que le roi abandonne son système politique. Si le roi adopte cet arrangement, il [Bernis] ne deviendra pas pour cela inutile à son service. Le clergé commence à prendre confiance en lui, il finira la guerre avec les Parlements et peut-être rendra-t-il à Sa Majesté d’importants services pour la tranquillité de son royaume et la suite de son règne. » Louis XV hésite encore. Il pèse les arguments. Certes, il n’ignore pas que l’abbé a su, en effet, se concilier une partie importante du clergé et qu’avec lui un arrangement est possible. Il estime aussi qu’il faut réformer les abus des fournisseurs aux vivres de l’armée, mais il se refuse absolument à modifier sa politique extérieure alors que rien n’est encore perdu. D’autre part, la marquise de Pompadour est excédée des gémissements de l’abbé. Elle crache le sang, elle mène l’existence la plus éprouvante, ce qui ne l’empêche pas de conserver toute son ardeur morale ; alors elle ne comprend pas que ce gros abbé ait des vapeurs et ne cesse de se plaindre de son foie. Après de longues hésitations, le roi se décide, le 9 octobre, à accepter la démission de Bernis et son remplacement par Choiseul. « Je suis fâché, monsieur l’abbé-comte, que les affaires dont je vous charge affectent votre santé au point de ne pouvoir plus soutenir le poids du travail. Certainement, personne ne désire la paix plus que moi, mais je veux une paix solide et point déshonorante. J’y sacrifie de bon cœur tous mes intérêts, mais non ceux de mes alliés. Travaillez en conséquence à ce que je vous dis, mais ne précipitons rien. Voilà la campagne qui tire à sa fin ; attendons, cette crise, peut-être nous présentera-t-elle des occasions plus heureuses pour ne pas achever de tout perdre en abandonnant nos alliés si vilainement. C’est à la paix qu’il faudra faire des retranchements sur toutes sortes de dépenses, et principalement aux déprédations de la Marine et de la Guerre, ce qui est impossible au milieu d’une guerre comme celle-ci. Contentons-nous de diminuer les abus et d’empêcher les trop grandes dépenses, sans aller tout bouleverser comme cela sera indispensable à la paix. Je consens à regret que vous remettiez les Affaires étrangères entre les mains de M. le duc de Choiseul, que je pense être le seul en ce moment qui y soit propre, ne voulant absolument pas changer le système que j’ai adopté, ni même qu’on m’en parle. Écrivez-lui que j’ai accepté votre proposition ; qu’il en prévienne l’impératrice et qu’il voie avec cette princesse la personne qui lui serait le plus agréable de le remplacer, soit dans le premier, soit dans le second ordre... » Par une coïncidence trop surprenante pour qu’on puisse penser qu’elle fut absolument fortuite, la nuit qui suivit la réception de cette missive, Bernis fut réveillé par un messager de la nonciature chargé de lui remettre les lettres du pape qui le nommaient cardinal, avec la barrette, insigne de son éminente dignité. Dès le lendemain matin, il expédie un mot à la marquise de Pompadour : « Ce 10 octobre 1758. Le courrier de Rome m’a apporté cette nuit la calotte rouge. Je vous la dois, puisque je vous dois tout. » Mais dès le lendemain, ce sont de nouvelles plaintes au sujet de sa santé : « Je me suis couché hier à onze heures précises parce que ma calotte rouge ne m’a pas empêché d’avoir mal au foie toute la journée. Mon Éminence a beaucoup sué cette nuit. Elle avait grand besoin que le roi eût la bonté de lui donner le temps de se remettre et de faire des remèdes suivis. » En fait, ce grand nerveux est à peine déchargé des responsabilités du pouvoir qu’il se sent déjà guéri. Du coup, il déborde presque d’activité, d’une activité principalement épistolaire ; il multiplie les lettres au nouveau secrétaire d’État aux Affaires étrangères qui s’apprête à quitter Vienne. Avec une naïveté qui touche presque au ridicule (quand on connaît Choiseul et qu’on se souvient des échanges de lettres qu’il a depuis si longtemps avec la marquise), il lui indique la conduite qu’il devra observer à l’égard de celle-ci et, naturellement aussi, il révèle au duc la véritable pensée du roi sur la guerre et la politique qu’il pourra suivre, d’accord avec lui, Bernis, « puisque nous ne sommes que deux têtes sous un bonnet ». « Le roi voudrait pouvoir faire la paix sans rompre son alliance et sans perdre son idée d’établir l’infante. Il consulte sur cela son cœur sans faire peut-être d’assez sérieuses réflexions sur l’état de son royaume. En général, le roi ne voit point noir ; il a été accoutumé à se tirer du bourbier sans s’y être donné beaucoup de peine. Il croit qu’il en sera de même toujours. Mais les progrès du mal ont énervé les forces intérieures de son État ; le désordre des finances, occasionné par le désordre des parties prenantes, a affaibli les reins de cette monarchie. L’autorité éparpillée partout n’est réunie nulle part. » Une seule personne sait ce qu’elle veut et a de l’influence sur le roi, c’est Mme de Pompadour. « Il est certain qu’il faut à Mme de Pompadour un ami en qui elle prenne une entière confiance, et cet ami ne peut être que vous. Il n’est pas vraisemblable qu’on arrive à mettre entre elle et vous les petites entraves qu’on a mises entre elle et moi. Nous ne sommes pas gouvernés et nous ne pouvons l’être que par son influence. Je vous le répète, vous seul pouvez, en conduisant Mme de Pompadour, conduire le roi. » En réalité, ces petites entraves auxquelles le cardinal de Bernis fait ici allusion, ont pour auteur Bernis lui- même, dont la façon de juger la politique de guerre s’oppose à celle de la marquise. Cependant, le roi, en acceptant la démission de l’abbé, s’est bien gardé de lui déclarer qu’il conserverait sa place au Conseil. Par de furtives allusions, Mme de Pompadour laisse entendre que l’opinion publique s’est montrée à bon droit surprise de la retraite du secrétaire d’État. Voilà notre personnage sensible qui s’émeut et se torture. Il écrit à son amie : « De deux choses l’une, pensera-t-on en Europe : ou que ma démission est un commencement de disgrâce ou un affaiblissement dans le système politique du roi. La première opinion nuira à mon crédit et aux autres affaires dont le roi peut me charger à l’avenir, mais elle sera aisée à détruire. La seconde mérite plus d’attention et pendant longtemps un grand concert entre M. de Choiseul et moi, sans quoi vous ne pouvez douter que plusieurs cours d’Europe ne sauront à quoi s’en tenir. Ni vous, ni le roi ne m’avez dit si je resterai au Conseil. Si j’y reste, il faut ôter l’idée que j’ai perdu la confiance de mon maître, sans quoi il vaudrait mieux que je me retire à Vic-sur-Aisne ou dans ma famille. J’ai la confiance du Parlement et déjà celle de la moitié du clergé. Je puis donc tenir le royaume en paix, mais si l’on veut me charger de cette besogne, il faut soutenir mon crédit et me mettre en état de vivre décemment à la cour. » Vic-sur-Aisne est la maison abbatiale de ce monastère de Saint-Médard de Soissons dont l’abbé de Bernis a la commende. En quittant la charge de secrétaire d’État, il a perdu plus de 100 000 livres de revenu. Ses abbayes lui rapportent encore assez peu (la meilleure, celle des Trois-Fontaines au diocèse de Châlons-sur-Marne, ne peut rien lui donner avant dix-huit mois) et il se demande avec inquiétude comment il pourra soutenir le train imposé à un cardinal. Cependant, il n’en continue pas moins à accabler Louis XV de rapports. Il entend justifier sa politique et imposer ses vues : « La France risque de perdre toutes ses colonies pour venger la querelle particulière de l’impératrice. Je persiste à croire, Sire, que le plus grand coup d’État serait de faire la paix cet hiver et d’y faire consentir nos alliés. Où trouverait-on les hommes et l’argent nécessaires pour continuer la guerre ? La Marine est un corps sans âme. Sans tout culbuter, on peut rendre le mouvement à cette machine engourdie et j’ose dire que Votre Majesté n’a pas un seul moment à perdre. » Les historiens ont tendance à approuver Bernis d’avoir prévu l’issue de la guerre. Mais la clairvoyance de l’abbé est toute relative. À la fin de l’année 1758, rien n’est encore perdu. À l’homme qui l’a remplacé, comme au roi, persévérance et énergie ont manqué. Seule, Mme de Pompadour n’a pu vaincre les préventions, les routines et les abus. Elle a pourtant tout tenté pour y parvenir. Singulier renversement des situations : elle a pris pour modèle Mme de Maintenon. Mais, au temps de la guerre de Succession d’Espagne, Mme de Maintenon ne cesse d’être à la tête des partisans de l’abandon. Et Louis XIV, par son opiniâtreté et sa persévérance, finit par lasser ses adversaires. Durant la guerre de Sept Ans, c’est Mme de Pompadour qui lutte et Louis XV qui se montre indifférent. On connaît l’épilogue. Tout de même, en 1758, après les victoires remportées par les armées de Soubise et celles de Daun, il serait inconcevable de tout abandonner. Bernis lutte à contre-courant. Il est condamné. Le duc de Choiseul arrive de Vienne. Il va prendre la direction des affaires et n’est point homme à partager le pouvoir. La Gazette de France peut bien insérer un entrefilet visiblement inspiré par Bernis lui-même : « Le roi conserve au cardinal sa place dans ses Conseils et l’intention de Sa Majesté est que le cardinal assiste dans le plus grand concert avec M. de Choiseul pour tout ce qui aura rapport aux Affaires étrangères », cet écho ne trompe personne et ne parvient pas même à rassurer celui qui l’a sans doute rédigé ! Le 30 novembre, c’est le jour solennel. Bernis reçoit la barrette des mains du roi lui-même qui aurait dit : « Je n’ai jamais fait un si beau cardinal. » Le cardinal ne s’y trompe pas. Après les visites protocolaires, comme il rentre chez lui, quelqu’un lui glisse à son passage : — Monsieur le cardinal, voilà un beau jour. — Dites plutôt un bon parapluie, réplique Bernis qui n’a pas perdu l’art de la riposte. Le parapluie sera inutile. Louis XV attend encore quelques jours, le temps que le Parlement de Paris ait enregistré un important édit relatif aux mesures financières. C’est chose faite le 12 décembre. Le 13 au matin, le cardinal est dans son cabinet, en conversation avec le comte de Starhemberg qui lui a demandé audience. On apporte un pli du roi. Bernis l’ouvre, le lit. C’est la disgrâce. Le cardinal achève, sans marquer le moindre étonnement, la conversation. Il reconduit l’ambassadeur, trie rapidement quelques documents qu’il emporte, puis répond au roi par ces quelques lignes : « Sire, je vais exécuter avec le plus grand respect et la plus grande soumission les ordres de Votre Majesté et me rendre dans le terme prescrit à Vic-sur-Aisne, près de Soissons, où je suis logé. Je n’ai demandé à me démettre des Affaires étrangères que parce que je n’ai pas cru pouvoir en supporter le fardeau, que ma santé était altérée et que je n’osais pas répondre à Sa Majesté de mon travail. Dieu a vu le fond de mon cœur. Votre Majesté le verra un jour. Mais ma consolation sera toujours de n’avoir manqué à aucun de mes devoirs envers Elle que par erreur... » La dignité de cette lettre est indiscutable. On a taxé la marquise de Pompadour d’ingratitude envers Bernis. On a dit qu’elle aurait dû intervenir et obtenir du roi qu’il restât au Conseil puisque c’était son plus cher désir. La critique ne semble pas justifiée. Aussi longtemps que Bernis a soutenu la politique européenne de Mme de Pompadour, celui-ci n’a pas eu de meilleur avocat près de Louis XV. Quand elle l’a vu anxieux, malade, incapable de supporter le poids des événements, elle l’a abandonné. Pouvait-elle désirer son maintien, alors que Choiseul revenait tout exprès pour continuer la guerre qui, il faut encore le répéter, n’était pas perdue en 1758 ? Entre les deux hommes, le cardinal et le duc, des heurts, des oppositions n’étaient-ils pas inévitables ? Dans ce nid d’intrigues qu’était Versailles, chacun aurait eu son parti, ses courtisans, à l’heure où il fallait au contraire concentrer toutes les énergies. Mme de Pompadour n’a pas été ingrate envers Bernis qui lui devait tout. Elle l’a sacrifié à la politique de grandeur qu’elle défendait opiniâtrement. Elle a peut-être regretté le départ de Babet la Bouquetière, devenu une très haute, très puissante et très illustre Éminence. Avec le départ de Bernis, ce sont les heureux souvenirs des amours triomphantes qui s’estompent définitivement dans le passé. Bernis reviendra, cinq ans plus tard. Les jeux alors seront faits. La marquise de Pompadour retrouvera une dernière fois l’abbé, comme s’ils s’étaient quittés la veille... CHAPITRE XVIII Le duc et la marquise AU moment où le comte de Stainville, devenu duc de Choiseul et pair de France, accède au pouvoir et prend en main les destinées du royaume, il n’a pas encore atteint l’âge de quarante ans. Il est jeune et plein d’activité. Physiquement, il n’est pas beau. Des contemporains, qui lui trouvent parfois une physionomie de dogue, s’accordent sur ce point avec les portraits qu’on a conservés de monsieur le duc. De petite taille, le nez au vent, les cheveux roux, il possède des yeux pétillants de vivacité et de malice. Son regard agréable et audacieux – une audace qui s’adresse particulièrement aux femmes – son alacrité, son air d’aristocrate légèrement impertinent plaisent volontiers. C’est un grand seigneur et il le sait. Il est merveilleusement intelligent, d’une intelligence plus étendue que profonde. Il a le don, assez rare, de faire en un instant le tour des problèmes, d’en voir les difficultés, de présenter les questions avec une impeccable clarté, de conclure volontiers son exposé par un bon mot, car il est plein d’esprit. Louis XV, qui n’aura jamais pour lui de véritable amitié, apprécie sa maîtrise et l’art qu’il a au suprême degré de démêler les difficultés, d’ôter au roi les soucis qui assombrissent son visage. Le duc de Choiseul est fort riche. Il a épousé la fille du financier Crozat, sœur cadette de la duchesse de Gontaut qui fut l’amie intime de la marquise de Pompadour. Il aime tendrement son épouse : « Sa vertu, ses agréments pour moi, celui que j’ai pour elle, ont mis un bonheur dans notre union bien supérieur à tous les avantages de la fortune. » C’est Choiseul qui l’affirme. Il a sincèrement aimé sa femme qui est charmante et ne compte à la cour que des amis. Il n’a cessé de la tromper. Les maîtresses du duc ont été infiniment nombreuses et nous n’estimons pas nécessaire, par crainte d’en oublier, de les énumérer. Faut-il, dans cette galerie, placer la marquise de Pompadour ? On l’a cru longtemps et les Goncourt l’affirment encore. Imputation invraisemblable. Prétendre que Jeanne-Antoinette fut la maîtresse de Choiseul, c’est oublier les circonstances, ignorer le déplorable état de santé de la marquise au moment où elle aurait pu lui céder. Les circonstances : avant 1758, Choiseul n’a pas été vraiment un homme de cour. Il a vécu aux armées. Il a accompli une carrière militaire. Mme de Pompadour lui a fait donner – non sans peine – l’ambassade de Rome. Elle lui a su gré d’avoir contribué à la disgrâce de la petite Mme de Choiseul-Romanet. Elle n’en est pas pour autant tombée dans les bras du comte de Stainville et nous avons reproduit un nombre suffisant de lettres échangées entre eux pour nous rendre compte que le ton est celui de la familiarité enjouée, rien de plus. De Rome, Stainville est passé à Vienne après un séjour de quelques mois seulement à la cour. Mais dès ce moment, et plus encore quand il revient, en novembre 1758, Mme de Pompadour n’est plus qu’une femme physiologiquement accablée. Elle ne maintient un extérieur élégant et agréable à contempler que par la force de sa volonté, l’efficacité de ses onguents et de ses parfums. Dans le privé, quand elle dépose pour quelques heures le masque, c’est déjà – à trente- sept ans – une vieille femme, usée, qui crache le sang, amaigrie, jaune ; son tempérament n’a jamais été particulièrement sensuel, nous le savons. Elle est plus fragile que jamais et s’en console puisqu’elle a cessé d’être la maîtresse du roi. Rejetons donc cette fable. Pourquoi, en vérité, Choi- seul eût-il eu l’étrange pensée de succéder au roi dans les faveurs de la marquise, quand il avait à sa disposition les plus jolies femmes de Paris, les plus élégantes, les mieux titrées, que sa sœur, la duchesse de Gramont, était toute disposée à lui procurer ? La duchesse de Gramont n’est pas un personnage fort sympathique. La jeune sœur de Choiseul avait épousé le duc de Gramont, un débauché, niais et vaniteux, qu’elle abandonna bientôt pour vivre près de son frère. Elle est pleine d’esprit, assez méchante. On la redoute et on l’adule à la cour. Elle a une grande influence sur Choiseul et est impérieuse et sûre d’elle. Avec Mme de Pompadour, elle garde ses distances. Mais les deux femmes s’entendent assez bien. La duchesse participe aux soupers de la marquise, aux côtés du roi qu’elle amuse par ses saillies. Elle ne demanderait pas mieux que de se substituer tout à fait à Jeanne-Antoinette. Mais Choiseul l’en empêche. Et d’ailleurs Louis XV préfère encore les demoiselles de la petite maison du Parc-aux-Cerfs. Les relations de Mme de Pompadour et du duc de Choiseul sont excellentes. Jeanne-Antoinette est heureuse de voir son ami occuper le plus haut rang et partager ses vues politiques. De fait, Choiseul s’empresse de renforcer l’alliance autrichienne. Kaunitz est le premier à s’en féliciter. Le troisième traité de Versailles ne sera officiellement signé qu’en mars 1759, mais les clauses en ont été arrêtées dès le mois de décembre 1758 et l’acte portera d’ailleurs la date des 30 et 31 décembre. La France obtient que l’arriéré des subsides qu’elle s’était engagée à verser ne soit payé qu’après la fin de la guerre, ce qui soulage grandement nos charges financières. L’Autriche n’exige plus le maintien en Bohême d’un corps de 24 000 hommes. En revanche, le Roi Très Chrétien continuera à entretenir 100 000 hommes sur le Rhin, paiera 288 000 florins par mois à l’impératrice, aidera aussi la Suède et la Norvège. Les clauses relatives à la Silésie, à Ostende et à Newport sont renouvelées. Mais il n’est plus question de donner les Pays-Bas à l’infant de Parme et à son épouse : ils se contenteront des droits que l’impératrice possède sur les duchés italiens. C’est pour l’Autriche un très beau succès. L’impératrice-reine n’ignore pas qu’il est dû, pour une grande part, à la marquise de Pompadour. Elle songe depuis longtemps à lui manifester de façon concrète sa reconnaissance en lui offrant un cadeau. Son choix s’est arrêté sur une écritoire de laque dans laquelle est encastré son portrait orné de pierres précieuses. Deux joailliers parisiens, Durollay et Estienne, établis place Dauphine à Paris, sont chargés d’exécuter ce merveilleux bijou. La facture se monte à 87 056 livres 19 sols dont voici le détail{11}. Garniture en or, avec cornet, poudrier et boîte à éponge d’or 3 464 l Déboursé pour du laque 528 l Déboursé pour l’ébéniste et le faiseur de serrure 360 l Pour la façon de la bijouterie, la gravure et la ciselure 6 148 l Pour le bijoutier 10 500 l Prix du portrait payé au miniaturiste Venevault 66 000 l Pour une petite boîte garnie de cuivre dans laquelle le présent a été envoyé à Vienne et renvoyé à Paris 30 l Pour emballage du présent et des laques qui n’ont pas servi 26 l. 19 s 87 056 l. 19 s Le cadeau est de prix ! Starhemberg reçoit mission de remettre le précieux objet. Celui-ci est précédé d’une lettre de Kaunitz à la marquise de Pompadour (11 janvier 1759) : « L’Impératrice est touchée, Madame, de l’intérêt que vous continuez à prendre de son union avec le roi. Elle a vu jusqu’ici la constance et la fermeté avec lesquelles depuis son origine vous avez été toujours attachée au système heureusement établi entre les deux cours, et Elle vous en a su le plus grand gré. Elle m’ordonne de vous le témoigner en son nom, et comme Elle compte qu’il ne saurait vous être désagréable et que le roi ne peut qu’approuver qu’Elle tâche de vous témoigner combien Elle est sensible à vos sentiments pour Lui et pour Elle, Elle charge M. le comte de Starhemberg de vous remettre une petite marque de souvenir de sa part et désire que vous vouliez bien l’accepter comme une preuve de ses sentiments pour vous. Je suis charmé que l’Impératrice ait bien voulu se servir de moi pour vous les témoigner. Faites- moi la grâce d’en être persuadée et conservez-moi vos bontés que je me fais gloire de mériter par le respect et l’attachement inviolable avec lesquels je serai bien certainement tant que j’existerai... » Quelques jours plus tard, Starhemberg transmet à Kaunitz, avec une lettre de la marquise de Pompadour qui lui est destinée, le récit de la scène qui s’est déroulée au moment de la remise du cadeau : « Mme de Pompadour, à qui j’ai remis le présent qui lui était destiné et la lettre de V. E., m’a témoigné avec les expressions les plus vives et certainement les plus sincères sa reconnaissance de cette marque si flatteuse de l’auguste bienveillance de S. M. et de son zèle pour le maintien de l’étroite union entre les deux cours ainsi que pour l’affaiblissement de l’ennemi commun. Comme elle me demandait s’il lui serait permis d’écrire à S. M. pour s’acquitter vis-à-vis d’Elle-même de ses très humbles remerciements, je n’ai pu que me charger de faire parvenir la lettre qui est contenue dans celle ici-jointe qu’elle écrit à V. E. Le présent a été trouvé beau et magnifique au point que Mme de Pompadour s’est plaint de sa trop grande richesse, puisque cela la mettait dans la nécessité d’en faire mystère à tout le monde par la crainte des propos que l’on pourrait tenir à ce sujet. Le roi, qui s’est trouvé avant-hier chez Mme de Pompadour à l’heure où elle m’avait fait prier d’y venir pour me remettre la lettre à S. M., m’a fait connaître combien il était personnellement sensible à cette marque d’attention que S. M. avait bien voulu lui donner. Au reste, tout ceci m’a fourni l’occasion d’entrer en quelques explications avec Mme de Pompadour sur les tracasseries qu’on avait cherché à me faire avec elle, et il m’a été bien facile de lui prouver combien elle aurait tort de se méfier de moi et de mes sentiments pour elle. Elle m’en a paru convaincue et m’a dit à ce sujet des choses aussi obligeantes et flatteuses qu’il serait inutile et ne me siérait pas de rapporter. » On ne sait si Mme de Pompadour inaugure l’écri- toire en remerciant Kaunitz et en osant écrire à Sa Majesté Impériale elle-même. Mais c’est de sa meilleure plume qu’elle s’adresse à l’un et à l’autre : Lettre au comte de Kaunitz : « Réunissez, monsieur le comte, tous les sentiments que l’élévation et la sensibilité de votre âme pourront vous inspirer, vous serez encore bien éloigné de sentir ce qui s’est passé dans la mienne en recevant le portrait de S. M. I. Je suis comblée de cette marque infinie de bonté ; mon cœur accoutumé à compter et admirer respectueusement les grâces surnaturelles de l’Impératrice n’osait se flatter qu’elle daignât les étendre jusqu’à moi. Il est au-dessus de mes forces de parvenir à exprimer mes sentiments à la plus grande princesse du monde. Suppléez à ma timidité, monsieur le comte, je vous en conjure, dites ce que vous avez vu à Compiègne de ma façon de penser, dites ce que vous sentez pour votre adorable maîtresse ; il n’y aura rien d’exagéré ; je laisse d’interpréter à votre cœur ce que le mien sent. Vous devez juger par vous-même combien il est intéressant pour moi que la vérité de mes sentiments parviennent jusqu’à S. M. I. En vous donnant une commission qui m’est aussi chère, je vous prouve, monsieur le comte, toute l’étendue de l’estime et de l’amitié que je vous ai vouées. 29 janvier 1759. « Je n’oserais me plaindre de la magnificence du présent, mais rien n’aurait manqué à ma satisfaction si le portrait avait été dénué d’ornements. » La lettre à l’impératrice-reine (28 janvier 1759) est un chef-d’œuvre de délicatesse et de discrétion. « M’est-il permis d’espérer que Votre Majesté Impériale daignera recevoir avec bonté mes très humbles remerciements et les expressions de la respectueuse reconnaissance pour l’inestimable portrait qu’elle m’a fait remettre ? S’il ne fallait, Madame, pour mériter ce don précieux, qu’être pénétrée jusqu’au fond de l’âme de l’admiration pleine d’enthousiasme qu’inspirent les grâces séduisantes et les vertus héroïques de V. M. I., personne sans exception n’en serait plus digne que moi. J’ose ajouter qu’il n’est point de sujet de Votre Majesté Impériale qui ne rende un hommage à ses rares et sublimes qualités. Vous êtes accoutumée, Madame, à voir dans tous ceux qui ont le bonheur de vous approcher, les sentiments que j’ai l’honneur de vous exprimer, mais j’espère que Votre Majesté daignera distinguer les miens et les regardera comme une suite du très profond respect avec lequel je suis, « Madame, « de Votre Majesté Impériale « la très humble et très obéissante servante. « JEANNE DE POMPADOUR. » On observera qu’à l’occasion de la remise du cadeau l’impératrice Marie-Thérèse n’a pas correspondu directement avec la marquise. Il convient de le souligner. Frédéric II, qui n’a cessé de prétendre qu’il avait trois cotillons à ses trousses (l’impératrice d’Autriche, celle de Russie et Mme de Pompadour), tentera plus tard d’accréditer la fable d’une correspondance familière entre Jeanne-Antoinette et Marie-Thérèse qui l’aurait appelée « ma cousine ». Il rédigera même une fausse lettre de Mme de Pompadour à l’impératrice qui fera le tour des cours européennes. On peut y lire une phrase de ce genre : « ... trop heureuse, ma belle Reine, si je peux vous réconcilier aussi aisément avec ma déesse, avec Vénus, que je vous ai réconciliée avec ma Nation ! » Voltaire n’a pas à se féliciter d’avoir eu le roi de Prusse pour disciple. L’ermite de Ferney pâtira d’ailleurs bientôt lui-même des plaisanteries de son royal ami. Le resserrement des liens entre l’Autriche et la France n’a pas, hélas ! d’heureuses conséquences sur la suite des opérations continentales. Comme l’écrit justement Pierre Gaxotte : « Les opérations se déroulèrent désormais d’une façon presque immuable. A chaque printemps, Frédéric fut attaqué de trois côtés par trois groupes d’armées qui convergeaient sur Berlin. Son plan consista à manœuvrer entre elles pour les accabler une à une, avant qu’elles n’eussent fait leur jonction. Réunies, elles auraient eu sur lui une supériorité numérique écrasante ; isolées, il se trouvait à égalité devant chacune d’elles. » Les guerres de coalition, sans unité de commandement, s’achèvent toujours mal pour les coalisés. Les ennemis de Louis XIV en avaient fait souvent l’amère expérience. Les armées de Louis XV connurent à leur tour un sort identique. En 1759, les opérations se transportèrent en Hesse. Ferdinand de Brunswick, le vainqueur de Crefeld, fut battu par le duc de Broglie à Minden en avril. Le maréchal de Contades, qui marchait vers le Hanovre, rejoignit Broglie et prit le commandement des deux armées réunies, parce qu’il était le plus ancien en grade. Broglie avait eu le mérite de rétablir la discipline parmi ses troupes. Il fut ulcéré d’être contraint de se placer sous les ordres du maréchal. Cette querelle de chefs eut une conséquence tragique. Brunswick revint à la charge et, cette fois, prit sa revanche du mois d’août et, au même endroit, battit nos armées à plate couture. Contades accusa Broglie de trahison, Broglie accusa Contades d’incapacité. Une commission d’enquête entendit les deux chefs, donna raison à Broglie qui reçut le commandement suprême. Sur les côtes de France, la situation restait stationnaire. Le duc d’Aiguillon préparait une descente de ses troupes en Angleterre et rassemblait dans le golfe du Morbihan hommes et navires. Mais le pauvre « Cavendish », comme la marquise de Pompadour se plaisait à appeler le duc du nom de son vaincu de Saint-Cast, ne disposait ni d’argent ni d’armes. Jeanne-Antoinette l’encourage de son mieux. Le trésor est vide. Quant à elle, la fièvre l’accable. 6 février 1759. « Vous êtes, en vérité, très aimable de trouver des ressources pour notre affaire, je me flatte de la réussite malgré tous les inconvénients parce que je compte sur la fortune de Cavendish. Je voudrais qu’elle s’étendît jusqu’aux 40 millions qui nous sont bien nécessaires. Je vous confie (et j’ai lu la lettre) que La Bellière a mandé au contrôleur général que ses correspondants de Paris l’avertissaient que l’on ne mettrait pas à cet emprunt{12}. Il faut que vous soyez informé de ce fait, mais ne le paraissez pas. J’ai beau me ménager, ma santé est toujours misérable, j’ai encore eu cette nuit un mouvement de fièvre ; je vois avec plaisir l’intérêt que vous y prenez, si l’amitié suit cet intérêt, je serais bien tentée de vous accorder la mienne, car j’ai très bonne opinion de M. Cavendish. » Il est à peine besoin d’ajouter que le projet échoua. La flotte de l’Atlantique fut battue par Hawke près de Quiberon, privant nos colonies de secours, car c’est encore aux Indes et surtout au Canada que la situation paraissait désespérée. Dès 1758, une importante flotte anglaise avait cinglé vers Louisbourg sur la côte sud-ouest de l’île du Cap-Breton. Malgré les renforts envoyés par la métropole (12 vaisseaux médiocrement armés), Louisbourg était tombé le 27 juillet 1758. Ce fut bien pis l’année suivante : les Anglais étaient parvenus à couper les liaisons entre la Louisiane et le Canada, ce qui rendait précaires les approvisionnements du pays. Une grande expédition, commandée par Saunders pour la marine et Wolfe pour les troupes, attaqua Québec en juin. Vaudreuil et Montcalm ne s’y attendaient pas. Malgré la supériorité du nombre, nos troupes, mal équipées, ne purent résister. La lutte pour Québec dura néanmoins près de trois mois. La ville tomba le 21 septembre. Montcalm avait été tué. Le Canada était pratiquement perdu. Dans les Indes, notre position n’était pas meilleure. La disgrâce de Dupleix (1754), qui avait su tenir le pays avec l’aide de princes hindous, son remplacement par Godeheu, chargé de traiter sur place avec les Anglais, provoquèrent la débâcle. C’est en vain que Godeheu fut remplacé par Lally-Tollendal. Cet Irlandais, passé au service du roi de France, était énergique et courageux, mais brutal. Il s’aliéna les indigènes, pilla les villes pour trouver l’argent qui lui était nécessaire. Quand Clive passa à l’attaque, sa résistance, malgré l’aide de Bussy, ne tarda pas à s’effondrer. En 1758, Clive avait conquis le Bengale et le Carnatic ; Lally tenta vainement en février 1759 de s’emparer de Madras. Il échoua et dut se retirer sur Pondichéry. En septembre, la flotte française de d’Aché dut s’éloigner des côtes de l’Inde, faute de pouvoir résister aux Anglais. Dès la fin de l’année, le sort de l’Inde était scellé. Il serait faux de croire que la marquise de Pompadour n’ait pas ressenti cruellement ces défaites. Tout ce qui ébranlait la grandeur de la France la touchait au plus profond d’elle-même et elle n’aurait certes pas parlé à la légère, comme Voltaire, des arpents de neige pour lesquels nous avions fait la guerre. Ce n’est pas sous sa plume qu’on aurait pu lire ces phrases ironiques et cruelles de Choiseul au même Voltaire, phrases qui – sous leur apparente légèreté – dissimulent en réalité une profonde amertume : « J’ai appris que nous avions perdu Montréal et, par conséquent, tout le Canada. Si vous comptiez sur nous pour les fourrures de cet hiver, je vous avertis que c’est en Angleterre qu’il faut vous adresser... » En réalité, la marquise a fait tout ce qui était en son pouvoir pour aider la marine. On est en droit de lui reprocher d’avoir écarté Maurepas. Mais elle a, de sa cassette, donné un million afin de subvenir à la défense du Canada. Elle a participé à l’armement de plusieurs navires de course qui s’appelaient Louis le Bien-Aimé, le Maréchal de Richelieu, le Machault et le Comte d’Argenson. Il est assez piquant de retrouver ici des noms de personnages que la marquise, pour le moins, ne portait pas dans son cœur. Elle a acheté les actions de nombreux navires en construction dans nos chantiers navals. L’inventaire de sa succession fournit la liste de ces corsaires dont plusieurs ne seront pas achevés à temps ; d’autres seront coulés par la flotte anglaise. C’étaient le Soleil Royal, l’Américain, la Légion, la Diane, la Levrette, l’Amiral, l’Héroïne, le Chevalier, la Gloire, le Mars, la Belle Française, la Basquaise, la Rose, la Représaille, la Gentille, le Constant, la Comtesse de Gramont, le Marquis de Marigny. Ces deux derniers noms ont certainement été choisis par Mme de Pompadour. Tout de même, dix-huit navires pour lesquels elle a donné des sommes considérables. Voilà un chiffre qui mérite considération. La marquise s’est ruinée pour la marine. Il importe de le souligner. Mais elle ne se contente pas d’agir personnellement ; elle tance les autres, elle les importune. Elle intervient auprès de ceux qu’elle sait riches et capables d’aider par des prêts le Trésor royal. Ainsi écrit-elle à son ami le contrôleur général Bertin : « M. Berryer vient de m’amener M. Beaujon [c’était le banquier de la cour]. Il est disposé à donner à la Marine un million d’extraordinaire, sinon l’événement si nécessaire manquera. Il ne s’agit que d’arrangements à prendre avec vous. Je sais bien que vous ferez tout ce qui vous sera possible pour la nécessité d’une affaire si importante. Envoyez, je vous prie, chercher Beaujon promptement. » Hélas ! l’affaire – celle-là et bien d’autres – ne s’arrange pas si facilement. Pâris de Monmartel, qui reste le grand pourvoyeur du Trésor, suscite des difficultés, annonce qu’il ne pourra pas verser les sommes dont le roi a besoin. La marquise de Pompadour se désespère. « Il est trop malheureux, Monsieur, d’être attaché au roi et au bien de son service quand toutes les personnes qui doivent concourir ne pensent pas comme elles doivent, écrit-elle à Bertin. Je suis bien dans la plus grande joie de voir les affaires arrangées à votre satisfaction et à celle de tous les honnêtes gens ; je vois ce matin M. Rollin qui me promet l’arrangement pour la Marine. Enfin, je crois pouvoir partir tranquille et dire au roi que tout est fini. Point du tout. Ce que vous avez déterminé au Comité n’a point lieu. M. de Monmartel non seulement retranche les 15 millions convenus pour octobre, mais encore 20 pour le solde du dernier quartier, ce qui fera 35 millions, .500 000 livres aux Affaires étrangères, 4 à la Maison du Roi et aux Finances, ce qui fera 44. Où les prendrez-vous ? Je vous avoue que je suis outrée de douleur de voir le roi aussi indignement servi. Il faut que M. de Monmartel soit Premier ministre ou qu’il s’en aille chez lui, s’il ne veut pas servir le roi comme il le peut ou comme il le doit pour cent mille raisons. Te ne peux vous dire à quel point je suis affectée. Vous l’êtes sûrement autant que moi parce que vous désirez le bien. Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles consolantes à cet égard. Je les attends avec la plus vive impatience. » Pâris de Monmartel, déjà d’un certain âge, n’a nullement l’ambition de devenir Premier ministre, comme le suppose la marquise de Pompadour. Il ne souhaite pas davantage remplacer Bertin au contrôle général des Finances. Mais Pâris de Monmartel est banquier. Il se rend compte que le crédit de l’État se trouve gravement compromis. La décision prise par le roi de faire porter à la Monnaie toute sa vaisselle plate et ses bijoux n’a pas été une mesure propre à le renforcer. La marquise s’est empressée de suivre l’exemple et tous les courtisans l’ont imitée. On a joyeusement remplacé l’argent par de la porcelaine ou de la faïence : les résultats financiers restent maigres. Bertin, dont le solide bon sens plaît au roi, propose des mesures plus rigoureuses : retranchement des dépenses, fiscalité renforcée. Ces procédés orthodoxes n’ont pas l’agrément de Choiseul. Mme de Pompadour s’efforce d’accorder les deux hommes dont ïe tempérament est si différent. Elle y parvient souvent. Elle a confiance en Bertin. Elle correspond familièrement avec lui. Un autre personnage plus étrange apparaît alors dans les entours de la marquise : c’est le fameux comte de Saint-Germain. Il n’est, en réalité, ni comte ni Saint-Germain. On croit – selon Choiseul – qu’il est fils naturel d’un banquier portugais et d’une reine d’Espagne. Intrigant, habile, un peu espion, un peu charlatan, il a su conquérir les bonnes grâces du ministre et de la marquise de Pompadour qui l’introduit près du roi. Le prétendu comte de Saint-Germain a longtemps voyagé. Il possède une mémoire extraordinaire et raconte mille histoires du temps passé d’une façon si vive et si naturelle qu’on pourrait croire qu’il y a participé. La marquise de Pompadour n’est pas dupe, mais s’amuse des récits du comte. Et puis, il prétend connaître le secret des pierres précieuses – là-dessus, la femme de chambre de Jeanne-Antoinette est intarissable. II est probable que le comte savait fabriquer les pierres fausses et abusait de la crédulité des courtisans. « Ce comte pour rire », écrivait de lui Frédéric II, qui ne perd pas cette occasion de moquer la cour de France... Saint-Germain finit par lasser Choiseul. Le maréchal de Belle-Isle voulut l’utiliser contre le secrétaire d’État aux Affaires étrangères pour entreprendre des négociations de paix avec l’Angleterre, par l’intermédiaire d’un diplomate des Pays-Bas. Le secret fut éventé. Le comte dut s’enfuir à Londres où il arriva en 1760. Il avait distrait la marquise, mais il ne paraît pas que celle-ci l’ait beaucoup regretté. Les campagnes françaises menées sur le Main et sur le Rhin en 1760 avaient été assez heureuses. Le 16 juillet, Broglie et Saint-Germain [le vrai...] avaient battu Ferdinand de Brunswick à Corbach, près de Cassel. Trois mois plus tard, le 15 octobre, le marquis de Castries, détaché par Broglie, remportait la victoire de Clostercamp sur le neveu de Ferdinand. C’est dans la nuit qui précéda la bataille que le chevalier d’Assas et le sergent Dubois, en donnant l’éveil au régiment d’Auvergne, se firent tuer héroïquement. Seulement, en Saxe, en Silésie, Frédéric, qui avait failli être vaincu définitivement dès 1759 (bataille de Kunesdorf), tenait tête aux régiments autrichiens et russes. Il se battait partout, risquait l’écrasement et finalement résistait. L’opinion française continuait à se désintéresser de la guerre. Elle était plus sensible à l’augmentation des impôts, aux querelles suscitées par les Parlements qu’aux victoires remportées par des généraux tenus pour médiocres, des protégés de la favorite. On commençait à songer aux moyens d’en finir. Voltaire, qui s’était réconcilié avec la marquise de Pompadour et avec Choiseul, servait de boîte aux lettres entre le ministre français et le roi de Prusse : « Ces filous qui me font la guerre verront qu’ils ont abusé de mes bonnes dispositions et nous ne signerons la paix que le roi d’Angleterre à Paris et moi à Vienne », écrit Frédéric. Choiseul réplique : « Mandez à votre Luc [Frédéric II] que nous méprisons autant ses injures grossières que ses promesses et ses projets. » Seulement Frédéric II savait bien que nous avions perdu le Canada, les Indes, et que le temps travaillait pour lui. En 1761, les Anglais s’étaient emparés de Belle-Isle, après avoir conquis l’année précédente Houat et Houëdic sur les côtes bretonnes. La marquise de Pompadour encourageait vivement le duc d’Aiguillon à tenter une expédition pour leur reprendre ces îles. « Il n’y a pas eu un moment de perdu. M. Berryer s’est prêté à tout ce qu’il a pu. Je me flatte que le vainqueur de Saint-Cast le sera encore de Belle-Isle. Quelle gloire pour lui et pour la nation ! Je n’ai pas besoin de vous la faire envisager puisque vous l’avez imaginée. Je n’ai donc que des vœux à faire. Ils sont bien vifs et bien sincères ; mais je n’ai jamais été si affligée d’être une femme que dans ce moment... » L’expédition destinée à reprendre Belle-Isle échoua comme celle qui avait eu pour objectif l’invasion de l’Angleterre. Belle-Isle ne fut rendue à la France qu’au traité de Paris. Depuis 1761, Choiseul est devenu également secrétaire d’État à la Guerre ; il s’empare ainsi, peu à peu, de tout le pouvoir. Il relègue la marquise de Pompadour dans ce ministère des lettres et des grâces qu’elle a tenu jadis, au temps de sa toute-puissance. Les interventions de la marquise ne se manifestent plus que par des billets à Bertin ou au duc d’Aiguillon. Elle y exhale sa fureur contre les mauvais Français qui, loin de soutenir la cause de leur pays, ne servent qu’à contrecœur la politique de Choiseul. Mais, à cette politique, elle ne participe plus guère. Elle n’est pas intervenue au moment de la signature du Pacte de famille qui, en liant le sort de l’Espagne à celui de la France, a eu pour seul effet de ruiner la marine et le commerce espagnols. La mort de l’impératrice de Russie en janvier 1762 et l’avènement de son neveu Pierre, admirateur passionné de Frédéric, précipitent les événements. La Russie se retire de la guerre, l’impératrice d’Autriche ne garde plus aucun espoir. En France,, la querelle contre les jésuites passionne maintenant l’opinion publique. Voici encore deux lettres de la marquise écrites pendant ces pénibles années. L’une est adressée à Bertin : le Parlement vient de rejeter les édits fiscaux que le contrôleur général leur a soumis. La marquise s’indigne, mais ne s’étonne pas de l’attitude des magistrats : « La probité est souvent dupe ; c’est ce qui vous arrive, Monsieur, dans ce moment. Je vous l’avais prédit parce que seize ans de ce pays en valent cent d’expérience. Ils vous traîneront jusqu’à l’affaire des jésuites et de Besançon pour vous refuser tout si vous ne faites pas leur volonté. Cela s’appelle d’indignes citoyens et beaucoup plus ennemis de l’État que le roi de Prusse et les Anglais. Si la paix ne se fait pas, ou qu’elle soit mauvaise, c’est à eux seuls qu’il faut s’en prendre et je voudrais que tout l’univers fût instruit de cette vérité... Je suis indignée à un point inexprimable du rôle que vous jouez auprès de ces plébéiens. Le contrôleur général du roi de France n’est pas fait pour cela et, en particulier pour vous, Monsieur, je suis très piquée... » Cette aristocrate de fraîche date ne peut concevoir les prétentions des conseillers. Elle leur reproche moins d’ailleurs leur attitude que les méchants prétextes qu’ils avancent et, clairvoyante, dénonce ouvertement le chantage des parlementaires. Avec le duc d’Aiguillon, elle est plus franche encore. Et la curieuse lettre, peu connue, qu’elle lui adresse au moment de nos dernières défaites montre Mme de Pompadour sous un visage assez différent de celui que l’Histoire nous offre d’elle habituellement. « Que vous dirai-je. Monsieur le Duc, je suis dans le désespoir, parce qu’il n’est rien qui m’en cause d’aussi violent que l’excès de l’humiliation. Est-il possible d’en éprouver de plus forte ? Etre battu n’est qu’un malheur. Ne pas se battre est un opprobre. Qu’est devenue notre nation ? Les Parlements, les encyclopédistes, etc., l’ont changée absolument. Quand on manque assez de principes pour ne reconnaître ni divinité ni maître, on devient bientôt le rebut de la nature et c’est ce qui nous arrive. Je suis mille fois plus effrayée de notre avilissement que je ne l’aurais été de la perte de toute l’escadre. Il est encore bien heureux que nos troupes n’y aient pas été, vous périssiez tous... Il faut renoncer à toute gloire. C’est une seule extrémité, mais, je crois, la seule qui reste. Ne vous découragez pas autant que moi, Monsieur, votre zèle et votre attachement pour le roi peuvent lui être utiles. Je souhaite qu’ils puissent être mis à l’épreuve. » Mme de Pompadour dénonçant les encyclopédistes et les philosophes qui ne veulent reconnaître ni Dieu ni maître. Que les temps sont changés ! Ne se plaît-on pas plutôt à la montrer intervenant en faveur de l’Encyclopédie peu après la saisie de la publication ? La scène, qui se déroula à Trianon, est célèbre. Mais la marquise s’était rendu compte des ravages que le fameux dictionnaire avait exercés. Il est de même très injuste d’imputer au ressentiment de la marquise la condamnation des jésuites. Elle ne paraît avoir eu aucune influence sur le déroulement de l’affaire. On sait comment les entreprises commerciales du P. de La Valette avaient abouti à une retentissante banqueroute. Le Parlement, qui n’aimait pas les jésuites, profita du scandale pour dénoncer les constitutions des Pères comme contraires « au bon ordre, à la discipline de l’Église, aux maximes du royaume ». Il exigea la présentation de ces constitutions. Les jésuites obéirent. Mais au lieu de demander au roi d’évoquer l’affaire devant le Grand Conseil, ce qui eût permis d’apaiser les esprits, ils ripostèrent en contre-attaquant. Désormais, Louis XV avait les mains liées. Il était contraint de laisser le procès se dérouler devant les Parlements. La marquise n’avait aucune raison d’encourager les magistrats. On a dit qu’elle n’avait jamais pardonné aux jésuites leur intransigeance quand, par la voix du confesseur de Louis XV et de son propre directeur de conscience, ils avaient exigé qu’elle quittât la cour. Dix années s’étaient écoulées. Mme de Pompadour s’était réconciliée avec l’Église. Et elle était sans rancune à l’égard des Pères. En réalité, Mme de Pompadour, comme Choiseul, se rend compte que l’opinion publique est profondément hostile à l’ordre. À Versailles, tandis que Marie Leczinska et ses filles supplient le roi de sauver les jésuites, tandis que le dauphin prend la tête d’un véhément mouvement de protestation en leur faveur – ce qui indispose son père contre lui – la plupart des ministres et des princes se déclarent contre eux. Or, Jeanne-Antoinette sait bien que Louis XV, en ces années tragiques, a besoin du concours des Parlements pour appliquer les mesures financières qu’il a prises et ne peut se brouiller avec eux. Pierre de Nolhac a cité le seul propos authentique qu’on ait de Mme de Pompadour sur les jésuites : « Je crois, dit-elle, que ce sont d’honnêtes gens. Mais il n’est pas possible que le roi leur sacrifie son Parlement au moment où il lui est nécessaire. » Voilà le véritable sentiment de la marquise. Le sort des jésuites ne l’a intéressée que dans la mesure où il était lié au comportement du Parlement. CHAPITRE XIX Les dernières années Depuis 1761, Choiseul négociait pour parvenir à la paix avec l’Angleterre et avec la Prusse. Frédéric II était sûr maintenant d’obtenir des conditions satisfaisantes. Le nouveau roi d’Angleterre, George III, ne demandait pas mieux que de finir la guerre, mais il devait compter avec un parti d’extrémistes qui ne voulait signer qu’après avoir dépouillé la France de toutes ses colonies. Envoyé comme plénipotentiaire en septembre 1762, le duc de Nivernais dut montrer une grande patience. Les négociations traînèrent durant cinq mois. Maintenant la marquise avait hâte que tout soit terminé : « Vous me parlez de votre fatigue, écrit-elle assez durement au duc, vous vous reposerez après, mais Dieu, finissez donc ! Ce vilain courrier me déplaît à mourir. Je frissonne de peur et toute notre éloquence n’a pu rassurer M. de Bredford » (c’était le négociateur envoyé par Londres à Paris). Enfin le traité fut signé à Versailles le 10 février 1763. Il était désastreux pour notre pays : la France cédait les Indes à l’exception de cinq comptoirs, le Canada et tout notre empire d’Amérique, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon et de quelques droits de pêche sur Terre-Neuve. Elle rendait Minorque en échange de la Martinique, la Guadeloupe et Belle-Isle. L’Espagne recouvrait La Havane, mais cédait la Floride et la France donnait la Louisiane à l’Espagne pour la dédommager de ses pertes. Frédéric II gardait toutes ses conquêtes. Il était le grand vainqueur de la guerre sur le continent comme l’Angleterre l’était sur mer et dans les colonies. Choiseul s’efforça de jouer l’indifférence, de prétendre même qu’il avait bien « attrapé les Anglais » ! Ne gardions-nous pas les Antilles qui nous fournissaient le sucre et faisaient la richesse de nos ports de commerce, des villes aux Indes pour le trafic colonial, des droits de pêche ? Les terres que nous abandonnions ne nous avaient valu que des soucis. L’opinion fut blessée, mais feignit aussi le dédain. On rendit naturellement Mme de Pompadour responsable de nos malheurs. Jamais les pamphlets, les injures n’ont à ce point déferlé sur elle. Il arrive qu’elle hésite à gagner son bel hôtel du faubourg Saint-Honoré qu’elle a décoré avec une telle profusion de luxe, parce que son carrosse, reconnu, est assailli de huées. Quand, en juin 1763, on inaugure sur la place Louis-XV la statue du roi, la foule crie en voyant les quatre figures allégoriques de femmes : Force, Prudence, Justice et Paix, œuvre de Pigalle, qui ornent le piédestal : « Vintimille, Mailly, Châteauroux, Pompadour ! » Et des hurlements accueillent ce dernier nom. Mme de Pompadour, silencieusement, assiste à la cérémonie et entend ces cris. Des lettres sont glissées dans son courrier. Des quatrains injurieux courent sur elle. Le nouveau pont de Loire, qu’elle empruntait pour atteindre son château de Ménars où elle fit deux séjours assez longs à cette époque, avait paru d’une solidité douteuse. Son carrosse étant passé sans encombre, on chantonne : Cet architecte est bien vengé ; Reconnaissez votre ignorance : Son pont hardi a supporté Le plus lourd fardeau de la France. On la menace de mort. On va jusqu’à décrire son enterrement. Voici un pamphlet inédit à ce sujet : « Prospectus de la Pompe funèbre (le jeu de mots était transparent) de feue très haute, très puissante, très excellente Princesse, Madame la Compagnie des Indes, Souveraine de la Presqu’île des Indes et ci- devant des Iles de France et de Bourbon... « Ladite Pompe dirigée par les soins de M. le duc de Duras, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du roi... etc., syndic de ladite dame. « Il n’y aura point de tenture au portail de l’hôtel, mais seulement des affiches qui indiqueront l’heure et le lieu de la cérémonie. « Au fond de la salle qui représentera le Palais des Idées, on verra un grand fronton enrichi des diamants de Golconde et de topazes d’Orient, avec un cartel où seront les armes de la Compagnie, couronnées de cyprès, s’échappant des mains des génies qui s’empressent à l’y soutenir. « Au milieu de la salle, sur un gradin fort élevé, sera un lit à quatre colonnes sur lequel on verra le corps de la Princesse couchée et appuyée sur le coude, un mouchoir de mousseline à la main, et la vue tristement attachée sur le livre de caisse à l’article des échéances... « Aux quatre colonnes du lit, les quatre plus anciens directeurs en grand deuil, abattus et prosternés : « L’un sur une balle de coton, « Un autre sur une balle de soie, « Un autre sur une balle de café, « Un autre sur une caisse de thé, « Le tout vide... » Et le pamphlet se poursuit ainsi pendant quatre longues pages. L’auteur a accumulé toutes les méchancetés, toutes les calomnies qu’on pouvait lancer sur la pauvre « Pompe » défunte et achève ainsi son libelle : « Le deuil s’assemblera dans l’appartement de M... (l’appartement sera à louer après la cérémonie). « Requiescat in pace ! » Bien sûr, en France, tout finit par des chansons. Il n’empêche que la politique de la marquise ne lui vaut pas, il faut l’avouer, des chansons agréables à entendre... * * * Le roi, du moins, lui reste fidèle. En 1761, Mme de Pompadour a pourtant encore connu une terrible alerte. Louis XV est tombé amoureux d’une jeune personne de bonne famille, fille d’un avocat de Grenoble, Mlle de Romans, L’intrigue a été habilement menée par la sœur de celle-ci, une dame Varnier qui joue le rôle d’entremetteuse. Présentée au roi dans les jardins de Marly, Mlle de Romans devient bientôt la maîtresse du souverain. Elle refuse de se retirer au logis du Parc-aux-Cerfs : le roi l’installe dans un charmant petit hôtel à Passy. En décembre 1761, Mlle de Romans accouche d’un fils qui reçoit au baptême les prénoms de Louis-Aimé. Louis XV manifeste à la mère une vive passion. Il faut reconnaître que cette beauté voluptueuse, un peu orientale, a tout pour le séduire et le retenir. Mme de Pompadour s’en alarme. Eh quoi ! là où Mme de Choiseul-Romanet, Mme de Coislin, tant d’autres femmes de la cour ont échoué, cette petite provinciale va-t-elle l’emporter ? Elle veut se rendre compte par elle- même du danger. Un jour de l’été 1762, deux femmes dont le visage est à demi masqué par des voiles se promènent à pied dans les allées du bois de Boulogne. Toute simple dans une toilette ravissante, Mlle de Romans donne le sein à son fils. Les deux femmes s’approchent. L’une d’elles (c’est Mme du Hausset qui a rapporté la scène) salue en disant : — Voici un bien bel enfant. — Oui, je dois en convenir, bien que je sois sa mère. — Le père est-il bel homme ? — Très beau, si je vous le nommais, vous diriez comme moi. — J’ai donc l’honneur de le connaître, madame ? — C’est très vraisemblable. Les deux promeneuses s’éloignent. Alors Mme de Pompadour ôte le voile qui l’a dissimulée et dit avec un soupir : — Il faut convenir que la mère et le fils sont de belles créatures. Et elle, qui n’a jamais pu, malgré plusieurs fausses couches, donner un enfant à Louis XV, revient à Versailles l’angoisse au cœur. Choiseul, à qui elle confie ses craintes, s’en tire par une pirouette. Mais la maréchale de Mirepoix, celle-là même qui – après l’attentat de Damiens – l’a empêchée de partir, s’emploie à la réconforter : « Je ne vous dirai pas qu’il vous aime mieux qu’elle et, si par un coup de baguette elle pouvait être transportée ici, qu’on lui donnât ce soir à souper, et qu’on fût au courant de ses goûts, il y aurait peut- être pour vous de quoi trembler. Mais les princes sont avant tout des gens d’habitudes. L’amitié du roi pour vous est la même que pour votre appartement, vos entours. Vous êtes faite à ses manières, à ses histoires ; il ne se gêne pas, ne craint pas de vous ennuyer. Comment voulez-vous qu’il ait le courage de tout déraciner cela en un jour, de former un autre établissement, et de se donner en spectacle au public par un changement aussi grand de décoration ? » Elle lui dit encore, à propos de cet enfant qui est la grande inquiétude de Mme de Pompadour : « Soyez persuadée que le roi se soucie fort peu d’enfant. Il en a assez et ne voudrait pas s’embarrasser de la mère et du fils. Voyez comme il s’occupe du comte du Luc qui lui ressemble d’une manière frappante ; il n’en parle jamais, et je suis sûre qu’il ne fera rien pour lui. Encore une fois, nous ne sommes pas sous le Louis XIVe. » La maréchale de Mirepoix voyait juste. Trop longue était 1’ « habitude » de Louis XV pour qu’il songeât vraiment à abandonner la marquise. Aussi bien, Mlle de Romans, mal conseillée par sa sœur et par Casanova (qui avait habilement intrigué en sa faveur), commit des imprudences, fut indiscrète. Indisposé, Louis XV finit par exiger sa réclusion dans une communauté religieuse d’où elle ne sortit – six ans après la mort de la marquise – que pour épouser un obscur gentilhomme. L’enfant fut destiné aux ordres sacrés et Mesdames, filles du roi, ne cessèrent de le protéger. Il aurait peut-être connu une brillante destinée. Mais il mourut très jeune encore en 1787, à Rome où il avait été envoyé près du cardinal de Bernis. La marquise de Pompadour a triomphé de cette dernière rivale, mais elle a perdu le goût de vivre. Elle a ressenti comme une atteinte personnelle la défaite que constitue pour sa politique le traité de Paris. De ce coup, elle ne peut plus se lever. Choiseul lui-même est effrayé de sa tristesse, de son abattement. — Je crains qu’elle ne se laisse gagner par la mélancolie et qu’elle ne meure de chagrin (fit-il un jour à Mme du Hausset. La marquise de Pompadour meurt de mélancolie. Elle meurt aussi de fatigue, d’épuisement. Sa santé, nous le savons, a toujours été mauvaise. Elle est tuberculeuse au dernier degré. Loin de suivre le régime que Quesnay, son médecin, lui a imposé – lait d’ânesse, promenades au grand air – elle continue à mener la vie la plus malsaine qu’on puisse imaginer. Par deux fois, néanmoins, elle a abandonné Versailles et la cour. Elle a séjourné durant quelques jours dans son château de Ménars. Elle se plaît à l’embellir. Ce séjour sans le roi a surpris les courtisans. Mais il a été de brève durée. La marquise retrouve son appartement du château. Pour tenter de la distraire, de lui donner une fois encore un nouveau décor, Louis XV décide de faire construire dans un coin retiré du parc un nouveau pavillon, sobre et élégant : ce sera le Petit Trianon que Gabriel est chargé d’exécuter. L’architecte a soumis tous les plans au roi, à la marquise. Hélas ! Elle n’en verra que les murs extérieurs et mourra plusieurs années avant l’achèvement. Elle ne change rien à son programme habituel, mais elle est à bout. Elle se plaint dans les lettres qu’elle écrit à son frère, à son amie Mme de Lützelbourg, et pourtant elle se refuse à abdiquer. Le peintre Drouais nous a laissé le portrait de Mme de Pompadour en ses dernières années : elle a perdu l’éclat que lui donnaient Boucher et La Tour. C’est une femme mûre, assez grasse, assise devant un métier à broder, son petit chien noir, Bébé, dressé près d’elle sur un tabouret. La robe est élégante avec ses ramages. Le menton un peu lourd est entouré d’une fanchon de dentelle blanche. Les yeux restent vifs, le teint clair. Mais comment reconnaître le teint réel d’une femme que les fards et les onguents savent si bien dissimuler aux regards des visiteurs ? La marquise a quarante et un ans. Elle ne paraît pas avoir vieilli. En réalité, elle est exténuée et n’a plus de ressort. Elle a lutté sans trêve depuis vingt ans. Une joie lui a été donnée en janvier 1764. L’abbé de Bernis a été autorisé à revenir. Elle ne l’a pas revu depuis cinq ans. Que d’événements se sont écoulés depuis son départ ! À la cour, deux deuils cruels ont frappé la famille royale : Madame Infante en 1759, le petit duc de Bourgogne, le fils aîné du dauphin, enlevé à l’âge de dix ans en 1761. On évoque ces disparitions, on déplore les malheurs de la France. Assise dans sa bergère, son carlin sur les genoux, la marquise reprend la conversation avec son ami. Elle l’entretient, naturellement, de la paix : — Elle n’est ni heureuse ni bonne, avoue la marquise, mais il fallait la faire. Nous avons encore conservé un bel empire. Le roi est persuadé d’ailleurs que les possessions du roi d’Angleterre en Amérique ne lui resteront pas, ce sera notre revanche et nos mesures sont prises pour avoir, à ce moment, la puissante marine qui nous a manqué. M. de Choiseul n’a fait des accords avec l’Espagne que pour cela... Remarquons la perspicacité de la marquise. Elle a prévu la guerre de l’Indépendance américaine et la part glorieuse qu’y prendrait la France, revanche des défaites de la guerre de Sept Ans. Mme de Pompadour et Bernis s’entretiennent encore des finances. Les affaires d’argent ne s’arrangent pas. Espérons que le nouveau contrôleur général, M. de Laverdy, fera merveille ! On parle des jésuites que le cardinal plaint en reconnaissant qu’ils ont été mal avisés. « Avec quelques concessions faites à temps, ils auraient mis tout le clergé de leur côté. » On parle même de l’avenir du cardinal : « N’accepterait-il pas quelque bel archevêché ? » La marquise est toujours prête à obliger ses amis. Bernis reste évasif. Il se plaint, lui aussi, du mauvais état de sa santé et se retire enfin. Us ont promis de se retrouver bientôt. Ils ne se reverront jamais. Et peut-être la marquise a-t-elle éprouvé un regret poignant en songeant qu’elle a sacrifié ce confident dévoué à la politique. « ... J’aurais joui de sa société, confie-t-elle à Mme du Hausset, et vieilli avec un ancien et aimable ami. » Mais la marquise ne vieillira pas. En cet hiver 1764, son état de santé s’aggrave encore. Mme de La Ferté-Imbault va lui rendre visite à Versailles. Elle veut la remercier d’avoir contribué au retour en grâce de Bernis. La scène se passe en février. Mme de La Ferté-Imbault note, le jour même, ses impressions : « Je la trouvai belle et grave, ayant l’air de se bien porter, bien que se plaignant de ne pas dormir, de digérer mal, et d’étouffer chaque fois qu’elle montait un escalier. Elle commença par me dire que j’étais sans doute contente d’elle puisqu’elle avait fait revenir mon ami [le cardinal] d’une façon aussi brillante. Elle ajouta au reste qu’il s’était toujours conduit en honnête homme, mais que les malheurs publics l’avaient rendu si sombre et si triste qu’il donnait au roi et à elle-même des crispations de nerfs. Elle se mit ensuite à me dire avec autant de chaleur et d’expression qu’une comédienne qui joue bien son rôle, à quel point elle était affectée par le déplorable état du royaume, la rébellion du Parlement et par ce qui se passe là-haut (en me montrant du doigt, avec des larmes dans les yeux, l’appartement du roi). Elle assura que c’était une grande marque d’attachement qu’elle donnait au roi de rester auprès de lui ; qu’elle serait mille fois plus heureuse de vivre seule et tranquille à Ménars, mais que le roi ne saurait plus que faire si elle le quittait... Je sortis de chez elle après une heure de cette conversation, l’imagination frappée qu’il ne lui restait plus d’autre asile que la mort... » La mort ! Il y avait longtemps que la marquise de Pompadour y songeait. Dès le 15 novembre 1757, elle avait rédigé son testament. 15 novembre 1757. On n’a jamais relevé le sens de cette date. C’est dix jours, exactement dix jours après Rossbach qu’elle couche par écrit ses dernières volontés, comme si cette défaite terrible qui ruinait – elle le présumait bien – tous ses espoirs lui avait ôté le goût de vivre. Et par une délicatesse de son cœur fidèle, c’est le prince de Soubise, le vaincu de la veille, qu’elle institue comme exécuteur testamentaire, en lui donnant, pour le remercier, deux bagues, l’une un gros diamant couleur d’aigue-marine, l’autre un camée de Guay représentant l’Amitié : « Je me flatte qu’il ne s’en défera jamais et qu’elles lui rappelleront la personne du monde qui a eu pour lui la plus tendre amitié. » Voici les passages les plus caractéristiques de ce testament : « Au NOM DU PÈRE ET DU FILS ET DU SAINT-ESPRIT. « Je, Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour, épouse séparée de biens de Charles-Guillaume Le Normant, écuyer, ai fait et écrit mon présent testament et ordonnance de ma dernière volonté, que je veux être exécutée dans son entier. « Je recommande mon âme à Dieu, le suppliant d’en avoir pitié, de me pardonner mes péchés, et de m’accorder la grâce d’en faire pénitence et de mourir dans des dispositions dignes de sa miséricorde, espérant apaiser sa justice par les mérites du sang précieux de Jésus-Christ, mon Sauveur et par la puissante intercession de la Vierge Marie, et de tous les saints et saintes du Paradis. « Je désire que mon corps soit porté aux Capucines de la place Vendôme, à Paris, sans cérémonie et qu’il y soit inhumé dans la cave de la chapelle qui m’a été concédée dans leur église. « Je laisse à M. Collin, en reconnaissance de son attachement à ma personne, une pension de 6 000 l. À M. Quesnay, quatre mille livres 4 000 l. À M. Nesmes, trois mille livres 3 000 l. À M. Lefèvre, piqueur, douze cents livres 1 200 l. « À mes trois femmes, à mademoiselle Jeanneton, à mes trois valets de chambre, cuisiniers, officiers, maître d’hôtel, sommelier, concierge, à chaque le revenu à dix pour cent du fonds de cinq cents livres. « Je supplie le roi d’accepter le don que je lui fais de mon hôtel de Paris, étant susceptible de faire le palais d’un de ses petits-fils. Je désire que ce soit pour Monseigneur le comte de Provence. « Je supplie aussi Sa Majesté d’accepter le don que je lui fais de toutes mes pierres gravées par Guay, soit bracelets, bagues, cachets, etc., pour augmenter son cabinet de pierres firmes gravées. « Quant au surplus de « mes meubles et immeubles, biens de quelques nature et en quelques lieux qu’ils soient situés, je les donne et lègue à Abel-François Poisson, marquis de Marigny, mon frère, que je fais et institue mon légataire universel ; et en cas de mort, je mets en son lieu et place M. Poisson de Malvoisin, maréchal des logis de l’armée, actuellement chef de brigade des carabiniers, et ses enfants. » Le 30 mars 1761, elle avait, par un premier codicille écrit au dos du testament, fait don à son frère Abel, marquis de Marigny, du marquisat-pairie de Ménars avec ses dépendances, « tel qu’il se trouvera le jour de mon décès et à ses enfants et petits-enfants mâles et toujours à l’aîné. S’il n’y a que des filles, la substitution n’aura pas lieu et la terre sera partagée entre elles ». À la fin du mois de février 1764, la marquise, qui se trouve à Choisy, est prise un soir d’une affreuse migraine. Elle fait aussitôt venir Champlost, le valet de chambre du roi, et mander à Louis XV qu’elle ne pourra regagner Versailles. Péniblement, elle se couche. Une fièvre terrible la tient. Une congestion pulmonaire s’est déclarée. Cette dernière crise risque fort d’être fatale. De fait, on la croit perdue. Des quintes de toux la secouent. Elle ne peut demeurer couchée, elle étouffe. Alors on l’installe, soutenue par des coussins, dans un fauteuil. C’est ainsi qu’elle recevait le roi. Louis XV venait presque tous les jours de Versailles passer quelques moments avec son amie. Et quand les affaires le retenaient, il envoyait plusieurs fois par jour des courriers à Choisy pour avoir des nouvelles. « Mes inquiétudes ne diminuent pas, mande-t-il à son gendre l’infant d’Espagne. Je vous avoue que j’ai très peu d’espérance d’un parfait rétablissement et beaucoup de craintes d’une fin prochaine peut-être. Une reconnaissance de vingt ans et une amitié si sûre ! Enfin, Dieu est le maître ! » Il faut l’avouer : si égoïste qu’ait été Louis XV, il avait tendrement chéri la marquise. Il lui gardait une affection profonde. Les médecins ne conservaient plus aucun espoir. Déjà, à la cour, on parlait ouvertement de sa mort. Et puis, brusquement, le mal céda. La fièvre tomba ; la toux cessa presque. Une nuit, Mme de Pompadour put dormir près de cinq heures dans son fauteuil et même s’étendre sur son lit la nuit suivante. « On trouve Mme de Pompadour beaucoup mieux, écrit Voltaire à Mme du Deffand, mais sa maladie n’est pas près d’être finie et je n’ose prendre beaucoup d’espérance. » Voltaire est réconcilié depuis quatre ans avec la marquise. En fait, ils n’ont jamais été vraiment brouillés, mais il y a eu du froid entre eux. Voltaire a dédié Tancrède à la marquise. Il a pour elle l’amitié d’un vieillard qui a vu naître et s’épanouir les plus beaux dons qu’une femme ait jamais possédés. Perspicace, il ne se fait guère d’illusions sur son état de santé. À la cour, pourtant, on annonce qu’elle est sauvée. Elle se lève bientôt. En voiture, elle se promène aux environs de Choisy. Quelques journées d’un temps très doux semblent déjà annoncer le printemps. Dans sa joie, le roi commande à Cochin une estampe où s’allient l’éclipsé de soleil qui vient d’avoir lieu et celle de la marquise : sous le soleil voilé, on découvre les muses de la Peinture et de la Musique suppliantes, tandis que la Médecine arrête la Parque au moment où elle va couper le fil de vie de la marquise. Et pour célébrer la guérison, Favart tourne les petits vers suivants : Le soleil est malade Et Pompadour aussi Ce n’est qu’une passade, L’un et l’autre est guéri. Le Bon Dieu qui féconde Nos vœux et notre amour, Pour le bonheur du monde Nous a rendu le jour Avec Pompadour. Vocem populi, laus ejus. Mme de Pompadour, bien faible encore, a hâte néanmoins de regagner Versailles. Hélas ! le cruel hiver reprend avec plus de rigueur. Le temps est affreux et le mois de mars marqué par des tempêtes de vent et de pluie. Dans son appartement du château où elle est revenue le 7 avril, Mme de Pompadour ne parvient pas à se réchauffer. Une broncho-pneumonie se déclare qu’aggrave son affection au cœur. Cette fois, Jeanne-Antoinette comprend que c’est la fin. L’étiquette, en principe, interdit à tout autre qu’aux membres de la famille royale de mourir au château. La marquise pourrait encore se faire transporter en son hôtel des Réservoirs. Mais le moindre déplacement l’oppresse. Et le roi lui-même insiste pour qu’elle reste au château. Le 14 avril, Mme de Pompadour fait demander à Louis XV s’il trouve bon qu’elle reçoive la visite d’un prêtre. Sur sa réponse affirmative, elle fait aussitôt appeler le curé de sa paroisse de Paris, la Madeleine. Celui-ci accourt à Versailles dans la nuit du samedi 14 au dimanche 15 avril, jour des Rameaux. Mme de Pompadour se confesse, reçoit les derniers sacrements. Sur le conseil de l’ecclésiastique, elle envoie un courrier à Paris pour mander à son époux de venir. Mais M. Le Normant d’Etioles refuse en prétextant le mauvais état de sa santé. Le jour se lève sur un temps maussade et gris. Louis XV est à la chapelle. La marquise se fait installer dans son grand fauteuil. Elle respire de plus en plus difficilement. Dans le cours de la matinée, elle a pourtant la force de recevoir l’intendant des Postes qui vient, selon l’usage, lui rendre compte des correspondances secrètes. Jusqu’au bout, elle veut s’intéresser aux affaires de l’État. Puis elle réclame Collin, son homme d’affaires fidèle. Elle fait rouvrir le testament qu’elle a écrit en 1757. Elle ne peut plus tenir la plume. Alors elle dicte à Collin un dernier codicille pour léguer quelques souvenirs à des amis et elle termine ainsi : « Si j’ai oublié quelqu’un de mes gens dans mon testament, je prie mon frère d’y pourvoir et je confirme mon testament. J’espère qu’il trouvera bon le codicille que l’amitié me dicte et que j’ai fait écrire par M. Collin, n’ayant plus que la force de le signer. « À Versailles, le 15 avril 1764. « (signé) LA MARQUISE DE POMPADOUR. » Au début de l’après-midi, quelques amis intimes, Choiseul, Soubise, Gontaut, viennent la saluer et lui tenir compagnie. Mais bientôt l’oppression augmente. — Cela approche, mes amis, laissez-moi maintenant avec mon âme, mon confesseur et mes femmes. Tous se retirent. Les suivantes veulent changer la robe de la marquise. Elle refuse de la tête : — À quoi bon, cela n’en vaut plus la peine. Et comme le curé de la Madeleine fait mine de se retirer : — Un moment, monsieur le curé, dit la moribonde. Nous partirons ensemble… Ce fut son dernier mot, son dernier bon mot. Quelques instants plus tard, elle entrait en agonie et expirait avant la fin de la journée. Le soir même, un cortège de quelques personnes traversait dans le silence de la nuit les galeries du château. Étendu sur une simple civière, à peine dissimulé par un pauvre drap, le corps de la marquise de Pompadour quittait ce palais où elle était entrée triomphalement vingt ans auparavant. Un témoin le vit passer, qui ne se douta même pas que c’était le cadavre de la marquise qu’on transportait ainsi. En hâte, on avait aménagé dans sa chambre de l’hôtel de la rue des Réservoirs une tenture, quelques cierges. Deux prêtres vinrent prier près d’elle toute la nuit. Contrairement à ce qu’on a souvent écrit et répété, les obsèques solennelles furent d’abord célébrées, le surlendemain mardi 17 avril, en l’église Notre-Dame de Versailles. Le cortège fut d’une grande majesté : il était composé de cent prêtres, vingt-quatre enfants portant de grands chandeliers, six chantres et deux serpents, deux bedeaux et un suisse qui assistèrent à la levée du corps. Derrière le cercueil porté à bras par huit hommes suivaient quarante-deux domestiques en livrée de deuil tenant des cierges et soixante-douze pauvres couverts de manteaux noirs et portant aussi des cierges. Les grosses cloches de l’église se mirent à sonner le glas. Tout l’intérieur de l’édifice avait été tendu de noir : grande porte, nef, chœur, chapelles latérales. Le catafalque était élevé sur une estrade et surmonté d’un grand poêle herminé. C’est le curé de Notre-Dame, entouré de tout le clergé de la paroisse, qui célébra l’office. À l’issue de la cérémonie, il inscrivit sur son registre la mention suivante : « L’an mil sept cent soixante-quatre, le 17 avril, très haute et très puissante dame, Madame Jeanne-Antoinette de Poisson, duchesse marquise de Pompadour et de Ménars, dame de Saint-Ouen près Paris et autres lieux, l’une des dames du palais de la reine, décédée avant-hier, âgée de quarante-trois ans, a été transportée par nous, curé soussigné, aux Capucines de Paris, lieu de sa sépulture, en présence de Pierre Benoît, prêtre, et de Sébastien Lefêvre qui ont signé. » Mme de Pompadour avait en effet demandé, on l’a vu, à être inhumée dans l’église du couvent des Capucines de Paris, place Vendôme, et elle avait acquis d’avance l’ancien caveau de la famille de La Trémoille, ce qui avait fait dire à la princesse de Talmont que les grands os des La Trémoille seraient bien étonnés de sentir près d’eux les arêtes des Poisson... Le transport du corps n’eut lieu qu’à la fin de l’après- midi du 17 avril. Le cercueil avait été placé dans un corbillard à dais de duchesse, tiré par douze chevaux caparaçonnés de moire d’argent. Précédés de quatre Suisses, les quarante-deux domestiques portant des flambeaux allumés escortèrent le carrosse. Les soixante- douze pauvres, également munis de flambeaux, se contentèrent de l’accompagner jusqu’à la barrière de Versailles. Il faisait un temps effroyable, comme le jour de la mort de la marquise. Le vent soufflait en ouragan, entrecoupé de nuées de pluie. Dans la nuit tombante, le long cortège gagna l’avenue de Paris par la place d’Armes qu’il traversa lentement vers 6 heures du soir. Louis XV, qui travaillait dans son cabinet, savait à quel moment il devait passer. Il prit Champlost, son valet de chambre, par le bras et, par la porte de glace du cabinet, gagna le balcon de la cour de marbre qui fait face à l’avenue. Le cortège tournait alors dans l’avenue de Paris. Malgré le mauvais temps et l’injure de l’air auxquels il paraissait insensible, Louis XV le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût perdu de vue tout l’enterrement. Deux grosses larmes coulaient le long de ses joues : — Voilà donc les seuls devoirs que j’aie pu lui rendre, murmura-t-il à Champlost. Le convoi parvint à la grille de Chaillot au milieu de la nuit. La porte du couvent et la chapelle étaient tendues de velours noir. Cinquante Pères capucins attendaient le corps de la marquise. Le Père gardien du couvent prononça une courte homélie où il mêla habilement l’éloge de Mme de Pompadour à celui de Marie Leczinska. Après quoi, la marquise alla reposer dans sa dernière demeure. « Eh bien, qu’est-il resté de cette femme ? écrivait durement Diderot. Le traité de Versailles qui durera ce qu’il pourra, l’Amour de Pigalle, un tableau de Van Loo, et une pincée de cendres. » Ce dernier trait est le plus juste. De ce règne éclatant et qui s’était voulu glorieux, de cette ambitieuse beauté que ses forces trahirent, que subsiste-t-il dans la mémoire des hommes ? Une rose, la rose Pompadour, quelques tendres pièces de porcelaine, quelques meubles, un décor fragile. Un goût de cendre et d’amertume... CONCLUSION L’ORAISON funèbre de Marie Leczinska fut brève : « Il n’est pas plus question de ce qui n’est plus [la marquise] que si elle n’avait jamais existé. Voilà le monde. C’est bien la peine de l’aimer. » Marie gardait au fond d’elle-même de l’amertume contre celle qui lui avait enlevé la tendresse du roi. Les autres membres de la famille royale manifestèrent plus d’impartialité. La note chrétienne et sincère fut donnée par la dauphine, Marie-Josèphe de Saxe : « Nous avons perdu la pauvre marquise. Les miséricordes du Seigneur sont infinies et il faut espérer qu’elles les a éprouvées puisqu’il lui a fait la grâce de communier, de recevoir l’Extrême-onction et de pouvoir au moins profiter des dernières heures. On dit qu’elle a sincèrement reconnu et détesté le mal qu’elle a fait. Il ne nous reste que de prier Dieu pour elle. » Voltaire, pour sa part, grimaça une oraison funèbre un peu grinçante où il mêla la critique du philosophe, qui ne pardonne pas à la marquise d’avoir soutenu l’œuvre de certains de ses adversaires, aux louanges du vieil ami qui a connu Jeanne-Antoinette en ses éblouissants débuts : « Je la pleure par reconnaissance. Il est bien ridicule qu’un vieux barbouilleur de papier vive encore et qu’une belle femme meure à quarante ans au milieu de la plus belle carrière du monde. » L’opinion publique s’était déchaînée contre la marquise de son vivant. Elle parut pourtant accueillir sa mort avec regret. Le destin de cette femme qui s’usa au service du roi émut les cœurs sensibles, et les cœurs sensibles – d’une sensibilité à fleur de peau – commençaient à être fort nombreux en cette seconde moitié du XVIIIe siècle. C’est ce qui frappe Mme de La Tour-Franqueville. Elle écrit à Jean-Jacques Rousseau : « Le temps a été si affreux ici tout le mois passé que Mme de Pompadour a dû avoir moins de peine à quitter la vie. Elle a prouvé dans ses derniers moments que son âme était un composé de force et de faiblesse, mélange qui, dans une femme, ne surprendra jamais. Je ne suis pas surprise non plus de la voir aussi généralement regrettée qu’elle a été généralement méprisée ou haïe. Les Français sont les premiers hommes du monde pour tout ; il est tout simple qu’ils le soient pour l’inconséquence..., » * * * Les historiens, au XIXe siècle, ont été habituellement sévères à l’égard de la marquise. Qu’il s’agisse de Michelet, de Sainte-Beuve, des Goncourt, auteurs de la première biographie de la marquise appuyée sur des textes, tous condamnent l’ambition, l’orgueil, l’hypocrisie de cette femme. Ils refusent de croire à la sincérité de sa conversion. Ils lui attribuent la plupart des maux dont la France a souffert. Les Goncourt reconnaissent néanmoins qu’elle a joué un rôle considérable. « Froide et sèche, Mme de Pompadour appartient, malgré ses charmes et ses dehors à la race des Maintenon. Elle est de la famille des gouvernantes de roi et des favorites premier ministre. » Au contraire, ce rôle, Pierre de Nolhac, qui a consacré deux livres exhaustifs à Mme de Pompadour, le lui dénie. Il admet son influence sur les lettres et les arts. La marquise fut, la surintendante des plaisirs du roi. Mais dans les grandes affaires politiques, elle ne fut, à ses yeux, qu’une comparse, une figurante qui prête tout juste le décor de son théâtre pour la pièce qui va se jouer : « On a attribué à l’intervention de la marquise l’alliance autrichienne, la guerre de Sept Ans et jusqu’à la suppression des jésuites. En réalité, elle n’a rien dirigé dans les décisions importantes de Louis XV et de ses ministres... Le roi s’est servi de son dévouement et de son action féminine. » Les larges extraits de correspondance, dont cet ouvrage est partiellement composé, permettant de réviser le jugement de Pierre de Nolhac. Nous estimons que la marquise a poursuivi des desseins bien déterminés pendant toute la durée de son règne politique. De son passage sur la scène de l’Histoire, il faut donc maintenant dégager les grands traits. Ambitieuse, certes, elle l’a été. Et le moraliste condamne des débuts qui ne doivent rien à la morale. Un père d’une honnêteté douteuse, une mère d’une conduite blâmable, quelques personnages suspects pour nouer l’intrigue, voilà qui constitue une entrée de jeu assez déplaisante. Mais n’a-t-on pas surtout accablé Jeanne-Antoinette à cause de ses origines ? C’était une bourgeoise. Avec elle, la bourgeoisie s’est introduite dans une cour jusque-là exclusivement réservée à la noblesse. Ce crime, l’opinion française ne l’a jamais pardonné à la marquise : « Fille de la bourgeoisie, Mme de Pompadour fait son rêve et son règne à l’image de la bourgeoisie. » Et précisément, son influence sur la vie privée de la cour a été profonde. La marquise y a fait pénétrer un air de gaieté, d’intimité qui en était absent jusque-là. Qu’on se souvienne des soupers des Petits Cabinets, des séances du Petit Théâtre. Harassé par une existence de représentation et de contrainte, le roi trouve chez la marquise le foyer où il peut vivre en simple particulier, entouré d’amis, et non plus en roi. Et cette grande innovation se maintiendra après la mort de la marquise. Qu’ils soient occupés par Mme du Barry, ou par la reine elle-même, désormais, il y aura toujours à Versailles des « Petits Appartements » dont le charme, l’élégance, les dimensions, contrastent avec la froideur, l’apparat, la solennité des « Grands Appartements ». Voilà une transformation partiellement due à la marquise de Pompadour. Celle-ci, en outre, a dirigé véritablement les artistes de son temps. « Elle a répandu sa faveur et les grâces du roi sur le monde des artistes » (GONCOURT) ; elle n’a cessé de leur donner du travail. Le ministère des Affaires culturelles, elle en a été le premier titulaire ! Et avec quelle grâce, quel goût intelligent elle n’a cessé de l’exercer, non point à la façon d’une dictature, mais en conseillant, en corrigeant, en justifiant ses préférences. L’art du XVIIIe siècle est, comme le mode d’existence auquel il sert de décor, gai, humain, soucieux de plaire. Il recherche l’agrément. Mme de Pompadour, en chargeant architectes et jardiniers, peintres, sculpteurs, tapissiers, ébénistes d’édifier, d’embellir, pour elle et pour ses amis, les châteaux ou les pavillons qui lui appartiennent, Crécy, Bellevue, La Celle ou Ménars, a laissé à la postérité le plus magnifique témoignage de son amour pour les arts. De tels travaux coûtaient cher ? Il ne faut rien exagérer. Les sommes ne sont pas tellement fabuleuses quand les artistes s’appellent Boucher, Verberckt, Van Loo, Oudry, Falconet ou Pigalle. On oublie en outre que ces chefs-d’œuvre devaient, pour la plupart, revenir au domaine de la couronne. Là encore, elle a travaillé pour la France. Transformant l’air de la cour, marquant de son influence l’art de son temps, Mme de Pompadour ne s’est pas contentée de ces rôles mineurs. Il est très vrai qu’elle s’est mêlée volontairement à la politique, et surtout du jour où, ayant cessé d’être la maîtresse du roi, elle ne pouvait plus espérer se maintenir qu’en participant aux affaires publiques. Il y a eu une politique défendue – et avec quelle énergie – par Mme de Pompadour : cette politique, à l’intérieur, est caractérisée par une opposition déclarée aux prétentions des magistrats du Parlement, et le désir d’apaiser les querelles religieuses. Elle souhaite que la paix règne dans le royaume afin que la France soit forte à l’extérieur. L’une des premières, Mme de Pompadour a, en effet, compris que le danger qui menaçait la France venait désormais de la Prusse. Elle a estimé que la vieille hostilité contre l’Autriche, cette hostilité qui durait depuis trois siècles, était périmée. Ce qu’on a appelé le renversement des alliances, cette politique qui a surpris tant d’esprits, n’était que la conséquence logique de positions inscrites sur la carte. La marquise et ses amis ont su qu’il fallait construire une Europe nouvelle, rejetant vers l’est le roi de Prusse et ses ambitions. On peut rêver aux résultats de cette politique si elle avait atteint ses buts : Frédéric II battu renonçait à toute hégémonie en Allemagne, dans une Allemagne où les princes se tournaient encore plus volontiers vers la France que vers la Prusse. Perdant sur le continent toutes ses possessions, l’Angleterre était acculée à une guerre sans fin ou à une paix qui pouvait la priver d’une partie de ses avantages maritimes et coloniaux. Unies, l’Autriche, la France et l’Espagne construisaient, dès le XVIIIe siècle, une Europe équilibrée et forte. Tous les problèmes, dont on cherche depuis deux cents ans la solution dans les ruines et dans le sang, étaient peut-être résolus. Billevesées, dira-t-on. Il est toujours facile de refaire l’Histoire. Il n’empêche qu’il serait injuste de ne pas reconnaître que la marquise a été l’une des instigatrices de cette politique étrangère que Bernis et surtout Choiseul ont défendue, avec l’approbation, la volonté de Louis XV qui avait eu le mérite d’en voir tous les avantages. Cette politique a échoué. La médiocrité, la faiblesse des hommes sont la cause de cette faillite. La marquise de Pompadour en a été désespérée. Ses ambitions ont été déçues. Sa vie n’a été qu’une longue suite de désillusions, de misères et d’amertumes. Condamnons ses faiblesses, ses fautes de jugement. Ne lui retirons pas ses qualités innées : courage, franchise, et ce sens de la grandeur française qui n’a cessé de la posséder jusqu’à sa mort. {1} Ces comptes sont conservés aux Archives de l’ancien département de Seine-et-Oise, à Versailles. {2} Il ne vivra que dix ans. Mais quand il mourra, en 1761, la succession sera assurée par trois autres garçons, nés postérieurement, les futurs Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. {3} Inédit. (1961). {4} Inédit. {5} C’est la fille aînée de Louis XV, l’infante de Parme. {6} Inédit. {7} Château de Machault, près de Gonesse. {8} En Poitou. {9} Le général commandant les troupes autrichiennes. {10} G. POISSON, Evocation du Grand Paris, la banlieue sud (1956). {11} Un historien autrichien, Arneth, parvient à un chiffre un peu différent : 77 278 livres, 19 sols. Cf. Victor L. TAPIÉ, l’Europe de Marie-Thérèse. {12} Que l’on ne souscrirait pas.