1. — Celle-là pourrait nous causer des ennuis. Elle en entendit un prononcer ces mots, à une dizaine de mètres seulement dans l’obscurité. Même à travers sa peur, sa terreur d’être ainsi traquée, pourchassée, elle ressentit un frisson d’excitation, presque de triomphe, en comprenant qu’il parlait d’elle. Oui, songea-t-elle, elle allait leur causer des ennuis. Elle avait même déjà commencé. Et en plus, ils étaient inquiets. Les chasseurs ressentent aussi une peur qui leur est propre quand ils poursuivent leur gibier. Enfin, c’était le cas pour au moins l’un des deux. L’homme qui avait parlé était Jasken, le principal garde du corps de Veppers et son chef de la sécurité. Jasken. Bien sûr. Qui d’autre cela pourrait-il être ? — Ah, tu crois, vraiment ? dit un autre. C’était Veppers en personne. Elle crut sentir quelque chose se tordre en elle en entendant cette voix grave et parfaitement modulée, qui n’était pour l’instant qu’un chuchotement. — Mais d’un autre côté, poursuivit-il, ils nous causent… tous des ennuis. (Il semblait essoufflé.) Tu ne… vois rien… avec ces machins ? Il devait parler des lentilles macrosculaires de Jasken, un augmenteur optique d’un coût fabuleux, un peu comme des lunettes de soleil renforcées. Elles transformaient la nuit en jour, rendaient la chaleur visible et permettaient de voir les ondes radio, ou du moins c’est ce qu’on disait. Jasken avait tendance à les porter en permanence, et elle s’était toujours demandé si c’était pour frimer, ou si cela traduisait un profond manque d’assurance. Ces appareils étaient peut-être merveilleux, mais ils n’avaient pas encore réussi à la livrer aux mains soigneusement manucurées de Veppers. Elle se tenait le dos collé à un décor de théâtre. Dans la pénombre, juste avant qu’elle ne s’aplatisse contre le panneau, elle avait réussi à voir que ce n’était qu’une toile peinte de grandes taches de couleur, mais elle avait été trop près pour distinguer ce que cet immense décor représentait. Elle pencha légèrement la tête et risqua un coup d’œil en bas à gauche, là où les deux hommes se tenaient sur une passerelle dépassant de la partie nord du grand portique. Elle distingua deux silhouettes, dont l’une tenait ce qui était peut-être bien un fusil. Elle ne pouvait pas en être sûre. Contrairement à Jasken, elle n’avait que ses simples yeux pour voir. Elle ramena aussitôt la tête en arrière, mais en prenant bien soin de ne pas se faire repérer, et elle s’efforça de respirer profondément, calmement, silencieusement. Elle tourna la tête à droite et à gauche, crispa et décrispa les poings et fléchit ses genoux qui commençaient déjà à lui faire mal. Elle se tenait sur un rebord en bas du décor, tellement étroit qu’elle était obligée de se tenir les pieds écartés comme une danseuse pour garder l’équilibre. La grande arrière-scène de l’Opéra, invisible dans l’obscurité, se trouvait à vingt mètres en contrebas. Si elle venait à tomber, il y avait sans doute d’autres passerelles ou tours de décors qu’elle percuterait dans sa chute. Au-dessus d’elle, également invisible, il y avait le haut du portique et le gigantesque carrousel placé au-dessus de l’arrière-scène, chargé des innombrables décors que nécessitaient les spectacles élaborés. Elle commença à se déplacer lentement le long du rebord, en s’éloignant des deux hommes toujours sur la passerelle. Son talon gauche la faisait souffrir, là où elle avait dû l’inciser pour en retirer un traceur quelques jours plus tôt. — Sulbazghi ? entendit-elle Veppers chuchoter. Jasken et lui avaient conversé à voix basse. Ils devaient à présent utiliser une radio ou un appareil similaire. Elle n’entendit pas la réponse du Dr Sulbazghi. Jasken devait sans doute porter une oreillette. Veppers aussi, peut-être, bien qu’il n’eût pas l’habitude d’avoir un téléphone ou un appareil de communication sur lui. Veppers, Jasken et le Dr S. Elle se demanda combien d’autres étaient à sa poursuite. Veppers avait des gardes sous son commandement, toute une horde de domestiques, d’assistants et autres employés qu’il pourrait enrôler pour l’aider à mener ce genre de chasse. Les gardes de sécurité de l’Opéra pourraient aussi l’aider, s’il le demandait. Après tout, cet endroit lui appartenait. Et il n’y avait aucun doute que le bon ami de Veppers, le chef de la police de la ville, mettrait à sa disposition toutes les forces qu’il pourrait exiger, au cas très improbable où il ne disposerait pas déjà d’effectifs suffisants. Elle continua de progresser le long du rebord. — Sur le mur nord, entendit-elle Veppers dire quelques instants plus tard. On admire les paysages et les décors bucoliques. Aucun signe de notre petite fille illustrée. (Il poussa un soupir – théâtral, songea-t-elle, ce qui convenait parfaitement aux circonstances.) Lededje ? lança-t-il brusquement. Elle fut surprise d’entendre son nom, et elle se mit à trembler. Elle sentit le décor se balancer légèrement sous ses pieds. De sa main gauche, elle agrippa aussitôt l’un des deux couteaux qu’elle avait volés, logé dans le double fourreau accroché à la ceinture de son pantalon d’ouvrier. Elle se sentit basculer et mit la main en arrière pour recouvrer l’équilibre. — Lededje ? La voix de Veppers et son nom résonnèrent en écho dans les sombres profondeurs des cintres. Elle avança encore un peu le long du rebord. Est-ce qu’il commençait à plier ? C’était l’impression qu’elle en avait. — Lededje ! cria encore une fois Veppers. Allez, viens, maintenant, ça commence à devenir bien ennuyeux. Je dois être à une réception terriblement importante dans deux heures, et tu sais le temps qu’il me faut pour me préparer et m’habiller convenablement. À cause de toi, Astil va se faire du mauvais sang. Tu ne voudrais pas avoir ça sur la conscience, quand même ? Elle se permit une grimace amusée. Elle se fichait pas mal des états d’âme d’Astil, le valet bouffi de suffisance de Veppers. — Tu as eu tes quelques jours de liberté, mais c’est fini, maintenant, il faut que tu t’y fasses, poursuivit la voix grave de Veppers. Alors, sois une gentille petite fille et montre-toi. Je te promets qu’on ne te fera pas de mal. Enfin, pas trop. Une petite tape, disons. Ou peut-être un ajout mineur à tes marques corporelles. Tout petit, un simple détail, bien sûr. Et parfaitement exécuté, naturellement, je n’accepterais rien d’autre. (Elle l’entendait presque sourire.) Mais rien de plus, je te le jure. Non, sérieusement, ma chère enfant, montre-toi tant que j’arrive encore à me convaincre qu’il s’agit simplement d’une fougue adorable et d’un esprit de rébellion charmant plutôt que d’une traîtrise grossière et d’une insulte caractérisée. — Va te faire foutre, dit Lededje très, très doucement. Elle glissa encore de deux pas le long de l’étroite bordure au bas du décor. Elle entendit un craquement sous ses pieds, mais elle continua d’avancer avec détermination. — Allez, Lededje ! tonna la voix de Veppers. Je fais de gros efforts pour être raisonnable ! Je suis raisonnable, n’est-ce pas, Jasken ? (Elle entendit Jasken marmonner quelque chose, puis de nouveau la voix de Veppers.) Non, vraiment. Alors, tu vois ? Même Jasken pense que je suis raisonnable, et il t’a déjà trouvé tellement d’excuses qu’il est pratiquement dans ton camp. Que peux-tu demander de plus ? Alors, c’est ton tour, maintenant. C’est ta dernière chance. Montre-toi, jeune fille. Je commence à m’impatienter. Ça ne m’amuse plus du tout. Tu m’entends ? Oh, très bien, songea-t-elle. Qu’est-ce qu’il aimait s’écouter parler… Joiler Veppers n’avait jamais hésité à dire au monde ce qu’il avait à dire, et grâce à sa richesse, son influence et ses larges intérêts dans les médias, le monde – en fait, le système et l’Habilitement tout entier – n’avait jamais vraiment eu d’autre choix que de l’écouter. — Je parle sérieusement, Lededje. Ce n’est pas un jeu. Il faut que ça s’arrête, de ton propre chef si tu comprends ton intérêt, ou bien c’est moi qui le ferai. Et crois-moi, petite enfant griffonnée, tu n’as pas intérêt à ce que ce soit moi. Un autre pas de côté, un autre craquement sous ses pieds. Bon, au moins, la voix de Veppers couvrirait les bruits qu’elle pourrait faire. — Je compte jusqu’à cinq, Lededje, lança-t-il. Et ensuite, on passe à la manière forte. Elle continua de glisser le long du décor. — Très bien, dit Veppers. Elle entendit la colère dans sa voix, et malgré la haine et le profond mépris qu’il lui inspirait, quelque chose dans son ton la faisait encore frissonner de peur. Soudain, elle entendit comme un bruit de gifle, et elle crut un instant qu’il avait frappé Jasken. Mais il avait simplement tapé dans ses mains. — Un ! cria-t-il. (Un silence, puis une autre tape dans les mains.) Deux ! Lededje tendait le bras aussi loin qu’elle pouvait, tâtonnant de sa main gantée pour trouver le bord du panneau de scène. Juste après, il devait y avoir le mur et des échelles, des escaliers, des passerelles, ou peut-être même simplement des cordes – peu importait, pourvu que ce fût un moyen de s’échapper. Un autre battement de mains, encore plus fort, résonna dans les profondeurs du carrousel. — Trois ! Elle essaya de se souvenir des dimensions de la scène. Elle était déjà venue ici plusieurs fois avec Veppers et son entourage. Il l’exhibait comme un trophée, une décoration ambulante affichant ses triomphes commerciaux. Elle devrait pouvoir s’en souvenir… mais elle ne repensait qu’à la façon dont tout cela l’avait impressionnée malgré elle : l’éclairage violent, la profondeur et la complexité des décors, les effets spéciaux obtenus à l’aide de trappes, de fils dissimulés, de machines à fumée et d’engins pyrotechniques, l’incroyable volume sonore produit par l’orchestre invisible ainsi que par les artistes qui se pavanaient dans leurs costumes extravagants, la voix amplifiée par leurs micros incrustés dans la gorge. Cela donnait l’impression de regarder un film sur un immense holoécran, mais avec l’effet comique d’être limité à la largeur et à la profondeur de la scène, sans les transitions et changements instantanés de décors que permet un holofilm. Des caméras cachées étaient braquées sur les acteurs principaux, et des écrans placés de part et d’autre de la scène les montraient en gros plan 3D, mais tout ce spectacle était un peu dérisoire – peut-être justement à cause des prodigieux efforts en temps et en argent déployés pour le produire. C’était comme si le fait d’être immensément riche et puissant signifiait qu’on ne pouvait pas regarder des films – ou du moins reconnaître qu’on y prenait plaisir –, mais qu’on se sentait néanmoins obligé d’essayer d’en recréer sur scène. Elle n’avait pas compris l’intérêt. Veppers, lui, était ravi. — Quatre ! Ce n’est que plus tard – après s’être mêlée aux invités et avoir été exhibée – qu’elle avait compris que ce n’était qu’un prétexte, et que l’Opéra était une simple attraction annexe. Le véritable spectacle de la soirée se jouait toujours dans le somptueux foyer, sur les marches étincelantes, dans les couloirs illuminés, sous les énormes lustres des antichambres luxueuses, autour des tables fabuleusement garnies dans des salons aux décors resplendissants, dans les toilettes d’un luxe absurde, et dans les loges, les premiers rangs et les places réservées de l’auditorium… et non sur la scène elle-même. Les gens hyperriches et hyperpuissants se considéraient comme les véritables vedettes, et leurs apparitions et leurs sorties, les ragots, les approches, les avances, les suggestions et les propositions dans les espaces publics de cet immense bâtiment constituaient la véritable raison d’être de l’événement. — Bon, maintenant, ça suffit, cette comédie ! cria Veppers. S’il n’y avait que ces trois-là – Veppers, Jasken et Sulbazghi – et si personne ne les rejoignait, elle avait peut-être une chance. Elle avait mis Veppers dans une situation embarrassante, et il voudrait sans doute limiter le nombre de gens au courant. Jasken et le Dr S. n’avaient pas d’importance : il pouvait compter sur eux, ils ne diraient jamais rien. Mais d’autres le pourraient, d’autres le feraient. Si des étrangers se trouvaient impliqués, ils sauraient certainement qu’elle lui avait désobéi, et qu’elle lui avait tenu la dragée haute, ne fût-ce que provisoirement. La honte qu’il en éprouvait était encore amplifiée par sa vanité grotesque. C’était ce sentiment, cette incapacité à supporter l’idée même de la honte, qui pourrait permettre à Lededje de s’échapper. — Cinq ! Elle attendit un instant tandis que le dernier battement de mains résonnait dans l’obscurité qui l’entourait. — Très bien ! C’est donc ça que tu veux ? cria Veppers. (Elle entendit encore la colère dans sa voix.) Tu as eu ta chance, Lededje. Et maintenant, nous… — Monsieur ! cria-t-elle, mais pas trop fort, en continuant de regarder dans la direction où elle avançait. — Quoi ? — C’était elle ? — Led ? lança Jasken. — Monsieur ! cria-t-elle de nouveau, mais pas à pleins poumons pour donner l’impression qu’elle était à bout de forces. Je suis là ! C’est fini, j’arrête. Toutes mes excuses, monsieur. J’accepterai la punition que vous déciderez. — Pour ça, tu peux me faire confiance, marmonna Veppers. (Puis il éleva la voix :) C’est où, « là » ? Où es-tu ? Elle leva la tête pour projeter sa voix dans le grand espace sombre au-dessus d’elle, là où étaient rangés les immenses décors tel un jeu de cartes. — Dans la tour, monsieur. Près du sommet, je crois. — Elle est là-haut ? dit Jasken qui semblait incrédule. — Tu la vois ? — Non, monsieur. — Est-ce que tu peux te montrer, ma petite Lededje ? cria Veppers. Fais-nous voir où tu es ! Tu as une lampe sur toi ? — Heu, attendez deux secondes, monsieur, lança-t-elle en levant de nouveau la tête. Maintenant, elle se déplaçait un peu plus vite le long du rebord. Elle avait une image mentale de la scène et des panneaux qu’on descendait pour produire un arrière-plan à l’action. Ils étaient immenses et très larges. Elle n’était sans doute encore qu’à mi-chemin. — J’ai… Elle laissa mourir sa voix. Cela pourrait lui procurer quelques précieuses secondes, et empêcher Veppers de devenir fou de rage. — Le directeur est en ce moment avec le Dr Sulbazghi, monsieur, dit Jasken. — Ah, vraiment ? Veppers avait l’air exaspéré. — Le directeur est très contrarié, monsieur. Apparemment, il souhaiterait savoir ce qui se passe dans son Opéra. — C’est mon putain d’Opéra à moi ! répliqua Veppers d’une voix forte. Oui, bon, dis-lui que nous sommes à la recherche d’une brebis égarée. Et dis à Sulbazghi d’allumer les projecteurs, au point où nous en sommes. (Il y eut un court silence, puis il dit d’un ton agacé :) Mais oui, bien sûr, tous les projecteurs ! — Ah, merde, fit Lededje entre ses dents. Elle essaya de se déplacer plus vite et sentit le rebord en bois plier sous ses pieds. — Lededje, cria Veppers, est-ce que tu m’entends ? (Elle ne répondit pas.) Lededje, reste où tu es. Ne prends pas le risque de bouger. On va éclairer tout ça. Les projecteurs s’allumèrent. Il y en avait moins qu’elle ne l’avait imaginé, et elle ne se trouva entourée que d’une faible lueur au lieu de l’éclairage violent auquel elle s’attendait. Ah, bien sûr : la plupart des spots étaient dirigés vers la scène et non vers le carrousel des cintres. Mais elle pouvait maintenant mieux distinguer les détails. Elle voyait les gris, bleus, noirs et blancs du décor contre lequel elle s’appuyait – bien qu’elle n’eût toujours aucune idée de ce que l’immense toile représentait –, et aussi les dizaines de décors suspendus au-dessus d’elle – certains en trois dimensions avec plusieurs mètres d’épaisseur, des sculptures représentant des scènes dans un port, des places et des villages de paysans, des montagnes escarpées, des cimes d’arbres. Ils s’incurvaient là où ils étaient retenus dans le carrousel telles des pages dans un immense album illustré. Elle se trouvait à peu près au milieu du décor, presque à la verticale du centre de la scène. Encore une quinzaine de mètres à franchir. C’était trop loin. Jamais elle n’y arriverait. Elle distinguait aussi parfaitement ce qu’il y avait au-dessous d’elle. La scène brillamment éclairée était à une bonne vingtaine de mètres. Elle se força à détourner les yeux. Le craquement sous ses pieds était à présent rythmé. Que pouvait-elle faire ? Y avait-il un autre moyen de s’en sortir ? Elle pensa à ses couteaux. — Je n’arrive toujours pas à… dit Veppers. — Monsieur ! Ce décor, là-haut, il a bougé. Regardez. — Merde merde merde, dit-elle dans un souffle en essayant d’avancer plus rapidement. — Lededje, est-ce que tu… Elle entendit des pas, et puis : — Monsieur ! Elle est là-bas ! Je la vois ! — Putain de merde, eut-elle le temps de dire avant d’entendre le grincement sous ses pieds se transformer en un craquement sinistre, et elle se sentit descendre, très doucement au début. Elle dégaina ses couteaux, et elle entendit comme une détonation sèche : le rebord venait de céder sous son poids et elle commença à tomber. Elle entendit Jasken crier quelque chose. Elle se tordit pour se retourner et planta ses couteaux dans la toile plastifiée du décor, en s’agrippant aux manches pour se rapprocher autant qu’elle le pouvait, ses mains gantées à hauteur des épaules. La toile se déchira sous ses yeux, les lames jumelles descendant rapidement vers la base de l’immense peinture où tombaient les débris du rebord en bois. Les couteaux allaient découper la toile jusqu’en bas ! Elle était sûre d’avoir vu faire ça dans un film, et ça lui avait paru beaucoup plus facile. En sifflant entre ses dents, elle fit pivoter les lames d’un quart de tour, ce qui stoppa sa chute. Elle resta là à se balancer doucement contre la toile déchirée, les jambes dans le vide. Ah, zut, ça ne marcherait pas. Ses bras commençaient à lui faire mal et tremblaient déjà sous l’effort. — Qu’est-ce qu’elle… ? s’exclama Veppers. Ah, mon Dieu ! Elle… — Dites-leur de faire tourner le carrousel, monsieur, dit aussitôt Jasken. Une fois dans la bonne position, ils pourront la faire descendre sur la scène. — Oui, bien sûr ! Sulbazghi ! Elle entendait à peine ce qu’ils disaient tant elle respirait bruyamment, sans compter le sang qui battait dans ses oreilles. Elle jeta un coup d’œil sur sa droite. La longue planche de bois sur laquelle elle s’était tenue avait été fixée au décor à l’aide de grosses agrafes plantées dans le double revers de la toile géante. À moins de deux mètres, quelques-unes tenaient encore en place. Elle commença à se balancer sur le côté, la respiration entrecoupée tandis qu’elle forçait ses bras à rester en position tout en formant un pendule avec son bassin et ses jambes. Elle crut entendre les deux hommes lui crier quelque chose, mais elle ne pouvait en être certaine. Son balancement s’accéléra, agitant la toile à laquelle elle était suspendue. J’y suis presque… Elle passa la jambe droite sur le rebord et trouva une prise. Elle retira aussitôt un des couteaux et le planta au-dessus d’elle en prenant soin de tenir la lame à plat. Bien planté en biais, le couteau resta en place, et elle se hissa lentement. Elle dégagea alors l’autre couteau qu’elle planta encore un peu plus haut. — Et maintenant, qu’est-ce qu’elle… ? — Lededje ! cria Jasken. Arrête ! Tu vas te tuer ! Elle était maintenant suspendue aux deux lames plantées dans la toile. Elle se balança pour en planter une plus haut. Les muscles de ses bras étaient en feu, mais elle continuait de se hisser. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il pût y avoir autant de force en elle. Ses poursuivants avaient le contrôle de la machinerie, bien sûr. Ils pouvaient faire pivoter l’ensemble et la faire descendre comme ils voudraient, mais elle leur résisterait jusqu’à la dernière seconde. Veppers ne se rendait absolument pas compte. C’était lui qui pensait encore qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Elle, elle savait que c’était une lutte à mort. Puis il y eut un bourdonnement grave, et dans un grand gémissement, le décor se mit à bouger ainsi que tous ceux qui l’entouraient. Il commença à s’élever lentement vers les hauteurs de l’énorme carrousel. Il monte ! Elle aurait voulu éclater de rire, mais elle n’avait plus assez de souffle pour ça. Du bout des pieds, elle trouva une prise dans les déchirures laissées par ses couteaux et put soulager un peu ses bras du poids qu’ils devaient soutenir. — Mais putain, ça va dans le mauvais sens ! hurla Veppers. (Elle entendit Jasken crier, lui aussi.) C’est le mauvais sens, nom de Dieu ! Arrêtez ça ! Dans l’autre sens ! L’autre sens ! Sulbazghi ! À quoi vous jouez, là ? Sulbazghi ! Le carrousel géant continua de pivoter, faisant tourner les toiles et les praticables telle une broche de rôtisseur. Lededje jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et constata que non seulement cette rotation l’entraînait toujours plus haut au-dessus de la scène, mais qu’elle la rapprochait aussi du décor suivant, toutes les toiles se tassant les unes contre les autres en arrivant à la limite de l’espace horizontal. Le décor derrière elle était plat, encore une de ces toiles peintes tendues sur quelques montants en bois, aussi difficile à escalader que celle à laquelle elle s’accrochait. Elle distinguait au-dessus d’elle des décors plus complexes, à trois dimensions, certains comportant des lampes qui avaient dû s’allumer quand ils avaient branché les projecteurs. Elle approcha son visage de la toile pour regarder par le trou qu’elle venait d’y faire. Elle vit une représentation très convaincante d’une scène sur les toits dans l’ancien monde. Des gouttières bizarrement tordues, des petites lucarnes pittoresques, des toits d’ardoises pentus, des pots de cheminée branlants – dont certains laissaient échapper une vraie fausse fumée –, et un réseau de petites lampes bleues sur toute la largeur de la toile et jusqu’à une vingtaine de mètres au-dessus des toits et des cheminées, pour figurer des étoiles. L’ensemble commençait à se rapprocher tandis que le carrousel continuait de tourner. Sans prêter attention aux cris au-dessous d’elle, elle taillada la toile pour se frayer un passage, et une fois de l’autre côté, elle s’élança vers le décor de toits. Sous le mouvement, celui qu’elle venait de quitter se balança en arrière et elle tomba. Elle poussa un cri et sa poitrine vint heurter les fausses ardoises. Le souffle coupé, elle constata qu’elle avait lâché ses couteaux et qu’elle se tenait agrippée à une fragile balustrade devant une rangée de fenêtres. Elle entendit un bruit métallique en contrebas. Sans doute ses couteaux. Les deux hommes continuaient de crier. Apparemment, leurs cris s’adressaient autant au Dr Sulbazghi qu’à elle. De toute façon, ça ne l’intéressait pas. Veppers et Jasken ne pouvaient plus la voir, à présent, car elle était cachée par le décor de toits. Elle se hissa sur la fausse balustrade, dont le plastique plia et menaça de se briser sous son poids. Elle trouva d’autres prises sur les gouttières, les rebords de fenêtre et les fausses cheminées. Elle était maintenant sur le toit, essayant de se frayer un chemin sur le faîte au milieu de la fumée sortant des pots de cheminée, quand le carrousel s’arrêta en grinçant, faisant trembler le décor. Lededje perdit l’équilibre et elle glissa de l’autre côté en poussant un cri. Le réseau de petites lumières, le faux ciel étoilé, la retint dans ses filets bleutés, qui se distendirent sans toutefois se rompre. Les câbles reliant les lampes s’enroulèrent autour d’elle et resserrèrent leur étreinte quand elle se débattit. — Maintenant ! cria Veppers. Il y eut une seule détonation. Un instant plus tard, elle sentit une douleur fulgurante à sa hanche droite, et quelques secondes après, les petites étoiles artificielles et la fumée qui n’en était pas vraiment et toute cette construction insensée s’éloignèrent d’elle en flottant. Malmenée. Elle était malmenée. Et maintenant, on la posait sur une surface dure. Ses membres ballottaient, comme s’ils étaient déconnectés de son corps. Si on lui avait posé la question, elle aurait dit qu’on l’avait déposée doucement et non pas jetée sans ménagement, ce qui était bon signe. En tout cas, c’est ce qu’elle espérait. Apparemment, sa tête allait bien. Elle ne lui faisait pas aussi mal que la dernière fois. Elle se demanda combien de temps s’était écoulé. Ils l’avaient probablement ramenée à l’hôtel particulier, à quelques segments urbains seulement du bâtiment de l’Opéra. Il était même possible qu’elle soit revenue à Espersium. C’est dans cette grande propriété qu’on ramenait généralement les fugitifs, pour y attendre le bon plaisir de Veppers. Cette attente pouvait durer parfois des jours, voire des semaines, avant qu’ils découvrent toute l’ampleur du châtiment infligé. D’habitude, les projectiles tranquillisants de Jasken vous endormaient pour quelques heures, ce qui avait dû largement suffire pour la transporter n’importe où sur la planète, ou même dans l’espace. En restant allongée là, à écouter des mots étouffés prononcés autour d’elle, elle fut frappée de constater qu’elle avait les idées beaucoup plus claires qu’elle ne l’aurait cru. Elle arrivait à contrôler ses yeux et à soulever ses paupières juste assez pour observer à travers ses cils ce qui se passait. L’hôtel particulier en ville ? La grande résidence de campagne ? Ce serait intéressant à savoir. Il faisait assez sombre. Veppers était penché au-dessus d’elle, avec ses dents parfaites, son visage rayonnant d’élégance, sa crinière blanche, sa peau dorée, ses larges épaules et sa cape théâtrale. Il y avait quelqu’un d’autre, dont elle sentait la présence plus qu’elle ne le voyait, et qui faisait quelque chose à sa hanche. Le Dr Sulbazghi – le poil grisonnant, le teint mat, le visage et la silhouette carrés – apparut dans son champ de vision. Il tendait quelque chose à Veppers. — Vos couteaux, monsieur, dit-il. Veppers les prit et les examina en secouant la tête. — Petite garce, dit-il dans un souffle. Oser prendre ceux-là ! C’étaient… — Ceux de votre grand-père, compléta Sulbazghi. Oui, nous sommes au courant. — Ah, la petite garce, répéta Veppers en ricanant presque. Cela étant, avant ça, ils appartenaient à son arrière-grand-père, ce qui fait qu’en un sens… mais n’empêche. Il glissa les deux couteaux dans sa ceinture. Le Dr Sulbazghi était maintenant accroupi à sa gauche et la regardait. Il lui posa une main sur le front pour retirer une partie de la couche de maquillage, un bon millimètre, qu’elle s’était appliquée. Il s’essuya la main sur sa veste, laissant une traînée blanchâtre. Il faisait très sombre autour d’elle et au-dessus du Dr S. Et leurs voix n’éveillaient pratiquement pas d’échos, comme s’ils se trouvaient dans un grand espace. Il y avait quelque chose d’anormal dans tout ça. Elle sentait un tiraillement dans sa hanche, mais elle n’avait absolument pas mal. Le visage mince et pâle de Jasken apparut devant elle. Avec ses lentilles macrosculaires, il évoquait un insecte géant. Il était accroupi de l’autre côté et tenait encore son fusil d’une main, et la fléchette tranquillisante de l’autre. C’était difficile à dire dans cette faible lumière, et avec les lentilles qui lui couvraient la moitié du visage, mais il avait l’air de froncer les sourcils en examinant la fléchette. Derrière lui, un grand échafaudage se dressait jusqu’à un immense paysage suspendu dans l’obscurité, avec des toits bizarrement inclinés et raccourcis, et des cheminées biscornues qui continuaient de cracher de la fumée pour rire. Grands dieux, elle était encore à l’Opéra ! Et elle reprenait rapidement conscience, comme si, par quelque miracle, elle avait été à peine droguée. — Je crois l’avoir vue battre des paupières, dit Veppers en commençant à se pencher vers elle, sa cape flottant derrière lui. Elle ferma aussitôt les yeux pour ne pas le voir. Un tremblement la parcourut, et elle replia légèrement les doigts. Elle sentit qu’elle serait capable de bouger si elle le voulait. — C’est impossible, dit le médecin. Elle devrait rester inconsciente encore quelques heures, n’est-ce pas, Jasken ? — Attendez, dit celui-ci. Cette fléchette a touché l’os. Elle n’a peut-être pas complètement… — Quelle beauté absurde, dit Veppers d’une voix douce. Sa voix grave et infiniment séduisante résonnait tout près de Lededje. Elle sentit qu’il passait à son tour la main sur son visage pour en retirer le maquillage qu’elle s’était appliqué pour cacher ses marques. — Comme c’est bizarre, poursuivit-il. Il est très rare que… que je la regarde d’aussi près. C’est parce que quand tu me violes, tu préfères me prendre par-derrière, songea-t-elle calmement. Elle sentit son haleine douce et chaude sur sa joue. Sulbazghi lui prit le poignet dans sa main potelée, cherchant délicatement son pouls. — Monsieur, intervint Jasken, elle pourrait bien ne pas… Elle ouvrit les yeux. Le visage de Veppers était juste au-dessus du sien, emplissant son champ de vision. Il commença à ouvrir de grands yeux et une expression inquiète apparut sur ses traits d’une perfection fabuleuse. Elle se redressa en découvrant les dents et se tordit le cou pour viser sa gorge. Elle ferma sans doute les yeux au dernier moment, mais elle sentit qu’il tentait de s’écarter. Quelque chose craqua sous ses dents et Veppers poussa un cri strident. Elle garda les dents serrées sur ce qu’elle avait réussi à attraper tandis qu’il lui secouait la tête pour tenter de se libérer. — Faites quelque chose ! hurla-t-il d’une voix étranglée et nasale. Dans un dernier sursaut d’énergie, elle mordit encore plus fort, et Veppers poussa un hurlement affreux tandis que quelque chose se détachait. Elle sentit alors qu’on lui saisissait la mâchoire par-derrière, en une prise d’acier incroyablement douloureuse, et elle fut obligée de lâcher. Elle avait un goût de sang dans la bouche. On lui tira la tête en arrière et elle heurta brutalement le sol. Elle ouvrit alors les yeux et vit Veppers qui reculait en titubant, les mains sur son nez et sa bouche. Du sang coulait entre ses doigts jusqu’à son menton et sur sa chemise. Elle vit aussi que c’était Jasken qui lui maintenait la tête au sol, les mains encore serrées autour de sa mâchoire et de son cou, tandis que le Dr Sulbazghi se relevait pour porter secours à son maître. Elle sentit comme un morceau de cartilage dans sa bouche, presque trop gros pour qu’elle puisse l’avaler, mais elle fit un effort et faillit s’étrangler. L’objet finit par descendre dans sa gorge entre les doigts crispés de Jasken. Il aurait pu essayer de l’en empêcher, mais il n’en fit rien. Elle reprit lentement sa respiration. — Est-ce qu’elle a… demanda Veppers en sanglotant tandis que Sulbazghi lui écartait doucement les mains du visage. Putain, mais oui ! Elle m’a arraché le nez ! hurla-t-il. Veppers repoussa Sulbazghi qui recula en titubant, puis il fit deux pas vers Lededje, toujours maintenue à terre par Jasken. Elle vit qu’il avait sorti ses couteaux. — Monsieur… ! fit Jasken en levant une main de sa gorge pour tenter d’arrêter son maître. Veppers l’écarta d’un coup de pied et s’assit sur Lededje avant qu’elle ait même pu tenter de se relever. Elle avait maintenant les bras cloués au sol, et le sang qui coulait du nez de Veppers lui éclaboussait le visage. Ah, non, même pas le nez entier, eut-elle le temps de penser. Juste le bout. Mais c’est quand même un beau spectacle. Tiens, essaie de faire semblant de rien à ta prochaine réception diplomatique, Monsieur le Premier Dirigeant Veppers… Il lui plongea l’un des couteaux dans la gorge et il la lui déchira, puis il lui planta l’autre dans la poitrine, mais la lame glissa sur une côte. Le haut des bras immobilisé par son poids, elle essaya de lever les mains tandis que son souffle se perdait par la plaie béante de son cou. Le goût de sang était maintenant très fort, et elle avait besoin de respirer et de tousser, mais elle en était incapable. Veppers lui écarta les mains et choisit soigneusement l’endroit où il allait frapper, juste un centimètre à côté du coup qui avait été dévié. Il approcha un instant son visage de celui de Lededje. — Espèce de petite salope ! hurla-t-il. (Elle sentit des gouttes de son sang tomber dans sa bouche mollement ouverte.) J’étais censé apparaître en public ce soir ! Il appuya de toutes ses forces et la lame se glissa entre les côtes jusque dans le cœur. Lededje leva les yeux vers l’obscurité tandis que son cœur palpitait autour de la lame, comme pour essayer de la saisir, avant d’être secoué par un dernier spasme et de se mettre à trembler doucement, paisiblement. Quand Veppers retira la lame d’un coup sec, même ce tremblement cessa. Lededje sentit se poser sur elle un poids infiniment plus lourd que celui d’un homme. Elle était maintenant trop fatiguée pour respirer. Son dernier souffle la quitta par sa trachée lacérée tel un amant qui s’en va. Tout semblait merveilleusement calme autour d’elle, même si elle entendait des cris. Elle sentit Veppers se relever – non sans lui avoir donné une dernière gifle, pour faire bonne mesure. Les deux autres s’étaient rapidement agenouillés de nouveau à côté d’elle, la touchant, la tâtant, essayant d’arrêter le sang, de trouver son pouls, de refermer ses blessures. Trop tard, maintenant… songea-t-elle. Ça ne rimait à rien… Les ténèbres s’approchaient inexorablement à la périphérie de sa vision. Elle les contempla, incapable même de cligner des yeux. Elle attendit une révélation, ou une pensée profonde, mais rien ne vint. Loin au-dessus d’elle, les panneaux et les décors en relief entassés dans le carrousel se balançaient lentement, de plus en plus indistincts. Devant le décor de toits, elle pouvait encore voir une scène de montagne, avec des pics enneigés et des escarpements romantiques sous un ciel bleu constellé de nuages. L’effet était un peu gâché par les déchirures de la toile et le cadre en bois fracassé. C’était donc contre ça qu’elle était tout à l’heure. Des montagnes. Le ciel. La perspective, songea-t-elle l’esprit engourdi, tandis qu’elle mourait doucement. Quelle chose merveilleuse… 2. Le conscrit Vatueil, précédemment du Premier Régiment de Cavalerie de Leurs Altesses, et à présent rabaissé au Troisième Corps Expéditionnaire de Sapeurs, essuya son front ruisselant de sueur d’un revers de sa main calleuse. Agenouillé sur le sol rocailleux du tunnel, il avança de quelques centimètres, ce qui déclencha de nouvelles ondes de douleur dans ses jambes. Il plongea sa pelle dans le mur de terre parsemé de cailloux devant lui, et cet effort déclencha d’autres aiguillons de douleur dans son dos et ses épaules crispées. La pelle émoussée mordit dans la terre et les pierres compactes, et le bout heurta un bloc de roche plus gros. Le choc se répercuta dans ses bras et son dos, et il faillit pousser un cri, mais il se contenta d’aspirer une goulée d’air chaud et humide, lourd de son odeur corporelle et de celle de ses camarades qui s’échinaient autour de lui. Il força sur le manche de sa pelle pour tenter de discerner le contour du rocher enfoui dans la terre, puis il la retira et la planta de nouveau un peu à côté pour essayer de faire levier sur l’obstacle. La pelle vint encore heurter une masse solide, déclenchant de nouvelles douleurs dans son corps fatigué. Il relâcha son souffle et reposa la pelle, puis il tâtonna derrière lui pour attraper sa pioche. Il s’était trop avancé depuis la dernière fois qu’il s’en était servi, et il fut obligé de se retourner péniblement pour la trouver. Il fit très attention de ne pas se mettre en travers de son voisin de droite, qui s’apprêtait lui-même à donner un grand coup de pioche en jurant entre ses dents. À sa gauche, le nouveau, un gamin dont il avait déjà oublié le nom, en était encore à donner de faibles coups de pelle dans le front de taille, sans grand résultat. C’était un jeune gars musclé, mais il manquait encore d’expérience. Il faudrait bientôt le remplacer s’ils voulaient tenir l’objectif, mais le garçon paierait cher ce qu’on considérerait comme un manque d’application. Derrière Vatueil, dans la faible lueur des lampes vacillantes, le tunnel se prolongeait jusque dans les ténèbres. Des hommes à moitié nus, à genoux ou avançant courbés, s’activaient dans cet espace confiné, armés de pelles, de bêches, de pioches et de barres-leviers. Quelque part derrière eux, au milieu des bruits de toux et des brefs échanges essoufflés, il entendit le grondement irrégulier d’un wagonnet vide qui approchait. Il le vit buter contre les tampons au bout de la voie. — Alors, on se sent encore délicat, Vatueil ? demanda le jeune lieutenant en s’approchant de lui, le dos courbé. Le lieutenant était le seul ici à porter encore sa veste d’uniforme. Il grimaçait d’un air moqueur, et avait essayé de mettre du sarcasme dans sa voix, mais il était tellement jeune que Vatueil avait du mal à le prendre au sérieux. La délicatesse à laquelle le lieutenant faisait allusion s’était produite une heure plus tôt, juste après que l’équipe de Vatueil se fut mise au travail. Il s’était senti mal et il avait vomi, renvoyant à la surface dans un wagonnet une pelletée de déchets imprévus. Son malaise avait commencé après le petit déjeuner pris à la surface, et les choses ne s’étaient guère arrangées pendant le parcours dans le tunnel, surtout dans la dernière partie. Avancer presque plié en deux avait été un vrai calvaire. De toute façon, ce travail n’avait jamais été facile pour lui : il était grand, et il se cognait plus souvent que les autres le dos contre le boisage de soutènement. Il commençait à avoir ce que les vieux sapeurs appelaient des boutons de derrière : de gros cals sur chaque vertèbre, comme des verrues géantes. Son estomac ne cessait de gargouiller depuis qu’il avait vomi, et il souffrait d’une soif que sa maigre ration horaire d’eau n’avait pu étancher. Il entendit un concert de cris dans le tunnel derrière lui, et un autre grondement sourd. Un instant, il crut que c’était le début d’un effondrement, et un frisson de peur le parcourut, même si, au fond de lui-même, il pensait : Au moins, ce serait une fin rapide. C’est alors qu’un autre wagonnet déboula de l’obscurité et vint heurter l’arrière du premier, soulevant un grand nuage de poussière et le projetant hors des rails, juste devant les butoirs. D’autres cris s’élevèrent, des bordées de jurons contre les poseurs de rails qui avaient mal fait leur travail, et contre les videurs de wagonnets à la surface pour y avoir laissé trop de déchets, sans oublier tous ceux en amont du front de taille qui n’avaient pas donné l’alerte suffisamment à temps. Le jeune lieutenant ordonna à toute l’équipe de sape, sauf Vatueil, d’aller aider à remettre le wagonnet sur les rails. — Mon lieutenant, dit Vatueil en soulevant sa pioche. Au moins, maintenant qu’il était seul, il allait pouvoir s’attaquer convenablement à l’obstruction. Il donna un grand coup juste à côté de l’endroit où sa pelle avait été bloquée, en s’imaginant un instant que c’était sur la tête du jeune lieutenant qu’il abattait sa pioche. Il retira son outil, le fit pivoter pour se servir de la partie plate au lieu du pic, et frappa de nouveau un peu à droite. Au bout d’un certain temps, on finissait par acquérir un sixième sens sur ce qui se passait au bout d’une pelle ou d’une pioche, une sorte de vision intuitive des profondeurs cachées. Le coup suivant heurta de nouveau un obstacle, provoquant un élancement dans ses bras et son dos qui vint s’ajouter à la longue série accumulée au fil des douze mois déjà passés dans ce tunnel. Mais il sentit que la lame légèrement aplatie avait ricoché en se glissant entre deux roches, ou dans la faille d’un seul bloc plus massif. Ça semblait sonner creux, pensa-t-il avant de rejeter l’idée. Il avait maintenant de quoi faire levier. Il appuya de toutes ses forces sur le manche usé de sa pioche. Il entendit un frottement, et à la faible lueur de la lampe fixée à son casque, il put voir un bloc de terre long comme son avant-bras et gros comme sa tête commencer à se détacher. Une cascade de terre et de cailloux tomba sur ses genoux. C’étaient des débris de maçonnerie, et il put distinguer un trou rectangulaire donnant sur des ténèbres humides d’où s’échappait une brise glacée apportant avec elle une odeur de pierres très anciennes. L’immense château, la forteresse assiégée, se dressait irréelle au-dessus de la grande plaine recouverte d’un épais manteau de brume. Vatueil se souvenait de ses rêves. Dans ceux-ci, le château n’était effectivement pas réel, ni même là, ou bien il flottait vraiment au-dessus de la plaine, par un tour de magie ou quelque technologie qu’il ignorait, et c’est ainsi que dans ses rêves, ils continuaient de creuser pour l’éternité, sans jamais en trouver les fondations, prolongeant toujours ce tunnel à travers la chaleur oppressante et le brouillard de sueur dans une agonie éternelle d’efforts parfaitement vains. Il n’avait jamais parlé de ses rêves à qui que ce soit, ne pouvant savoir qui, parmi ses camarades, était vraiment digne de confiance, et estimant que si la teneur de ces cauchemars venait aux oreilles de ses supérieurs, ils pourraient le considérer comme un traître, parce qu’il insinuait que leur labeur était vain et voué à l’échec. Le château était bâti sur un éperon rocheux, un îlot de pierre surplombant la grande plaine alluviale où le fleuve dessinait ses méandres. La forteresse était déjà redoutable en soi, et les falaises qui l’entouraient la rendaient pratiquement imprenable. Néanmoins, leur avait-on dit, il fallait s’en emparer. Après une année passée à essayer d’affamer la garnison pour la pousser à se rendre, on avait jugé, deux ans plus tôt, que la seule façon de s’emparer de la place forte était d’installer un grand engin de guerre près du promontoire rocheux. On avait construit d’énormes machines en bois et en métal, qu’on avait manœuvrées vers le château par une route spécialement construite à cet effet. Ces machines pouvaient lancer à plusieurs centaines de pas des blocs de roche ou des bombes métalliques fumantes pesant le poids de dix hommes, mais il y avait un problème : pour les placer suffisamment près du château, il fallait se mettre à portée de la machine de guerre dont disposaient les défenseurs : un trébuchet géant monté sur l’unique tour massive qui dominait la citadelle. Avec une portée accrue du fait de sa position élevée, la catapulte du château dominait la plaine sur un rayon de près de deux mille pas. Toutes les tentatives pour placer des engins de siège dans ce périmètre s’étaient heurtées à une pluie de rochers projetés depuis la forteresse, avec pour seul résultat des machines fracassées et des hommes écrasés. Les ingénieurs avaient dû reconnaître qu’il leur était sans doute impossible de construire une machine suffisamment puissante pour rester hors de portée tout en étant capable d’atteindre la forteresse. On avait donc décidé de creuser un tunnel près du promontoire rocheux, d’y ouvrir une fosse et d’y construire sous le nez de la garnison du château un engin de siège, petit mais puissant, en restant (du moins était-ce le principe) au-dessous de l’angle de tir du trébuchet de la tour. Des rumeurs circulaient selon lesquelles cette machine absurde serait une sorte de bombe autopropulsée, un engin capable de s’élancer dans les airs, de franchir le bord de la falaise et de percuter les murailles du château en explosant. Personne ne croyait vraiment à ces rumeurs, bien que l’idée à peine plus plausible de construire une catapulte ou un trébuchet suffisamment puissant au fond d’une fosse creusée au bout d’un tunnel semblât en fait tout aussi ridicule. On attendait peut-être d’eux qu’ils prolongent le tunnel à travers la roche sous le château avant de remonter à la verticale, ou qu’ils placent une bombe gigantesque à la base du socle rocheux. Ces tactiques ne semblaient pas moins absurdes. Il était possible que le Haut-Commandement, qui se trouvait à une énorme distance d’ici (et, à en croire les rumeurs, de plus en plus détaché des opérations), ait reçu des informations erronées sur la nature des fondations du château. Croyant que les murailles de la forteresse reposaient directement sur la plaine, il avait pu ordonner d’y placer des mines selon les méthodes classiques, en imaginant qu’elles céderaient à un travail de sape conventionnel, et personne parmi ceux qui avaient une meilleure idée des réalités n’avait pensé à leur dire que c’était impossible, ni même osé. Mais de toute façon, qui pouvait savoir ce que pensaient les commandants en chef ? Vatueil se posa la main au creux des reins tout en observant la forteresse au loin. Il s’efforçait de se tenir droit, mais c’était chaque jour plus difficile, ce qui était malheureux car une position avachie était mal considérée par les officiers, particulièrement par le jeune lieutenant qui semblait l’avoir pris en grippe. Vatueil se tourna vers les tentes brunâtres qui constituaient le campement. Dans le ciel, les nuages semblaient délavés, et le soleil était un faible halo derrière une brume grisâtre au-dessus de la plus éloignée des deux chaînes de montagnes qui encadraient la plaine étroite. — Tenez-vous droit, Vatueil, lui dit le jeune lieutenant qui sortait de la tente de commandement. Il était vêtu de son plus bel uniforme, et avait exigé de Vatueil que celui-ci mette sa plus belle tenue, ce qui n’allait pas très loin. — Bon, arrêtez de traînasser comme ça. Entrez, et n’y passez pas la journée. N’allez surtout pas croire que vous allez y gagner quoi que ce soit. Vous avez encore votre boulot à terminer. Allez, plus vite que ça ! Le jeune lieutenant ponctua son ordre d’une tape derrière l’oreille de Vatueil, qui perdit sa casquette. Alors qu’il se baissait pour la ramasser, le lieutenant lui donna un coup de pied dans les fesses qui le propulsa dans la tente. Vatueil se redressa et ajusta sa tenue, et on lui montra où se placer devant le conseil des officiers. — Conscrit Vatueil, matricule…, commença-t-il. — Votre matricule ne nous intéresse pas, conscrit, dit l’un des deux commandants. Trois capitaines et un colonel étaient également présents. Une réunion importante. — Dites-nous seulement ce qui s’est passé, poursuivit le commandant. Vatueil exposa brièvement comment il avait délogé le bloc de roche et passé la tête par l’ouverture, où il avait senti une étrange odeur de caverne avant d’entendre et de voir de l’eau couler dans un canal au-dessous. Il en avait alors informé le lieutenant et ses camarades. Il regardait fixement juste un peu au-dessus de la tête du colonel, et ne baissa les yeux qu’une seule fois. Les officiers hochaient la tête avec un air de profond ennui. Un officier subalterne prenait des notes. — Vous pouvez disposer, lui dit le plus ancien des commandants. Il s’apprêtait à faire demi-tour, mais il prit sa décision. — Je sollicite la permission de parler, mon commandant, dit-il en jetant un rapide coup d’œil vers le colonel. Le commandant le regarda fixement. — Qu’y a-t-il ? Vatueil se redressa du mieux qu’il put et regarda de nouveau au-dessus de la tête du colonel. — Il m’est venu à l’esprit que cette conduite pourrait approvisionner le château en eau, mon commandant. — Vous n’êtes pas là pour penser, conscrit, répliqua le commandant sans toutefois mettre trop de mépris dans sa voix. — Non, dit le colonel qui n’avait encore rien dit jusque-là. Cette idée m’est venue, à moi aussi. — Mais elle est encore bien loin de la forteresse, fit remarquer le plus jeune des deux commandants. — Nous avons empoisonné toutes les sources les plus proches, lui dit le colonel, sans que cela semble avoir servi à grand-chose. Et cette canalisation vient des collines voisines. Vatueil se risqua à hocher la tête d’un air approbateur, pour montrer que cela ne lui avait pas échappé non plus. — Ainsi que leurs nombreux ruisseaux, dit l’autre commandant comme s’il s’agissait d’une plaisanterie entre le colonel et lui. Le colonel dévisagea Vatueil. — Vous étiez autrefois dans la Cavalerie, conscrit, c’est bien cela ? — Oui, mon colonel. — Votre grade ? — Capitaine de monte, mon colonel. Il y eut un silence, que le colonel remplit lui-même. — Et ? — Insubordination, mon colonel. — Pour vous retrouver comme conscrit à creuser des tunnels ? Votre insubordination a dû être spectaculaire. — C’est ainsi qu’elle a été jugée, mon colonel. Il y eut un grognement qui aurait pu être un rire. À la demande du colonel, les officiers conférèrent un moment. Après quelques marmonnements, le plus âgé des commandants déclara : — Nous allons envoyer un petit groupe explorer le tunnel d’amenée d’eau. Peut-être aimeriez-vous en faire partie, conscrit ? — Je ferai comme on me l’ordonne, mon commandant. — Les hommes seront triés sur le volet, mais tous doivent être volontaires. Vatueil se redressa encore un peu plus, malgré les protestations de ses reins. — Je me porte volontaire, mon commandant. — C’est très bien. Vous pourriez être amené à devoir vous servir d’une arbalète en plus d’une pelle. — Je sais manier les deux, mon commandant. — Présentez-vous à l’officier de jour. Rompez. L’eau qui lui arrivait aux chevilles était glacée et s’infiltrait dans ses bottes. Il était le quatrième du groupe, et sa lampe était éteinte. Seule celle du chef de file était allumée, mais aussi faiblement que possible. Le tunnel aquifère avait une section ovale, et il était juste un peu trop large pour qu’on puisse en toucher les côtés en écartant les bras. Presque aussi haut qu’un homme, il fallait quand même y baisser la tête, mais c’était facile après avoir été si longtemps obligé de se plier en deux. L’air était agréable, beaucoup plus que dans le tunnel de sape. Une brise légère leur avait caressé le visage tandis qu’ils se tenaient devant la brèche, prêts à quitter le tunnel pour se lancer dans leur exploration. Les vingt hommes du groupe se déplaçaient aussi silencieusement que possible dans la conduite partiellement remplie, à l’affût de pièges ou de la présence éventuelle de gardes. Ils étaient commandés par un capitaine relativement âgé et expérimenté, accompagné d’un jeune officier subalterne plein de zèle. En plus de Vatueil, il y avait deux autres mineurs, plus robustes que lui mais avec moins d’expérience du combat. Comme lui, ils étaient équipés de pioches, de pelles, d’arcs et de courtes épées. Le plus grand portait également une grosse barre-levier en travers de son large dos. Ces deux autres sapeurs avaient été choisis par le jeune lieutenant qui semblait tant le haïr. Il n’avait pas du tout apprécié que Vatueil ait été autorisé à participer à l’exploration du tunnel d’amenée d’eau alors que lui-même en était exclu. Vatueil pouvait s’attendre à de nouvelles brimades plus ou moins subtiles quand il reviendrait. S’il revenait… Ils arrivèrent à une section plus étroite du tunnel, traversée par des barres de fer horizontales à une hauteur telle qu’ils durent les escalader l’un après l’autre. Un peu plus loin, le sol commença à s’incliner en pente douce, et ils furent obligés d’avancer en se tenant deux par deux, chacun posant une main contre la paroi pour éviter de glisser sur le tapis d’algues. Ensuite, le tunnel redevint plus ou moins horizontal, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent dans la pénombre une nouvelle série de barres dans une section étroite, après quoi le tunnel s’inclinait encore. Il n’avait rien vu de tel dans ses rêves, se dit-il en avançant. C’était plus facile que tout ce qu’il avait imaginé dans ses cauchemars, ou – c’était son impression – ce qu’on avait imaginé pour lui. Ils pourraient ainsi aller tranquillement jusqu’au château sans avoir à donner un seul coup de pelle. Bien sûr, le chemin pourrait être barré, ou gardé, ou même ne pas mener du tout au château. Et pourtant, il y avait de l’eau dans ce tunnel soigneusement construit, et où pourrait-il déboucher dans cette plaine désertique sinon dans la forteresse ? La présence de pièges ou de gardes était beaucoup plus probable, même si le château était si ancien que ceux qui s’y trouvaient tiraient peut-être simplement leur eau sans le savoir d’un puits profond et impossible à empoisonner, sans rien connaître du système qui la leur apportait. Il valait cependant mieux partir du principe qu’ils étaient au courant, et que quelqu’un – eux, ou les concepteurs d’origine – avait mis en place des défenses contre des ennemis qui tenteraient de l’utiliser. Il se mit à réfléchir à ce qu’il aurait installé si on lui avait confié cette opération. Ses pensées furent interrompues quand il se cogna doucement contre l’homme qui le précédait. Celui qui le suivait le heurta à son tour, et ainsi de suite le long de la file, jusqu’à ce que tous s’arrêtent presque sans un bruit. — Une grille ? chuchota le subalterne. En regardant par-dessus l’épaule de l’homme devant lui, Vatueil réussit à distinguer une grande grille sur toute la largeur du tunnel. Le chef de file augmenta un peu la lumière de sa lampe. L’eau s’écoulait entre d’épais barreaux qui semblaient en fer. Le capitaine et son adjoint discutèrent un moment à voix basse. On fit venir les sapeurs qui examinèrent la grille. Elle était cadenassée à un solide montant vertical en fer placé juste derrière. Elle semblait conçue pour s’ouvrir vers eux, puis se relever au plafond. Un système bizarre, songea Vatueil. Les trois sapeurs reçurent l’ordre d’allumer leurs lampes pour pouvoir mieux examiner le cadenas. Il était gros comme le poing, et la chaîne à laquelle il était fixé avait des maillons de l’épaisseur du petit doigt. Il avait l’air juste un peu rouillé. L’un des sapeurs souleva sa pioche et se prépara à en donner un coup pour briser le cadenas. — Ça va faire du bruit, mon capitaine, chuchota Vatueil. Dans un tunnel, les sons portent très loin. — Et qu’est-ce que vous proposez, répliqua le jeune subalterne, qu’on le casse avec les dents ? — Essayons plutôt de le forcer avec la barre-levier. Le capitaine hocha la tête. — Très bien. Le sapeur qui portait la barre l’introduisit dans le cadenas tandis que Vatueil et l’autre sapeur tenaient celui-ci écarté de la grille, sous un angle qui permettrait d’augmenter l’effet de levier. Quand leur camarade commença à peser sur la barre, ils se joignirent à lui pour l’aider. Leurs efforts n’eurent aucun effet, à part un léger craquement. Ils se reposèrent un instant avant de renouveler la tentative. Avec un claquement sec, le cadenas céda enfin, et les trois hommes tombèrent en arrière dans l’eau. La chaîne les rejoignit dans un grand bruit métallique. — Pas vraiment silencieux, marmonna le subalterne. Les trois sapeurs se relevèrent. — Je ne vois pas de feuilles ni de branches coincées, dit l’un des hommes en indiquant le bas de la grille. — L’eau doit s’accumuler un peu plus loin, suggéra un autre. À travers les barreaux, Vatueil distingua des blocs de pierre rectangulaires posés en travers du passage de l’eau. On aurait dit des marches étroites remplissant la base du tunnel. Qu’est-ce que ça peut bien faire là… se demanda-t-il. — Prêts à la soulever ? demanda le capitaine. — Oui, mon capitaine, dirent d’une seule voix les deux sapeurs en se plaçant de chaque côté, les bras plongés dans l’eau sombre pour saisir le bas de la grille. — Allez-y, les gars, leur dit l’officier. Dans un grincement sourd, la grille se leva lentement. Les hommes ajustèrent leur prise et commencèrent à la repousser vers le plafond. Vatueil vit quelque chose bouger, juste derrière la grille. — Attendez un peu, dit-il. Il n’avait peut-être pas parlé assez fort, mais de toute façon, personne ne semblait rien remarquer. Quelque chose – plusieurs objets, en fait, gros comme des ballons, tombèrent du plafond en brillant à la lumière. Ils se brisèrent sur les rebords des blocs de pierre juste au-dessous, et un liquide noir s’en déversa tandis que les fragments de verre étaient emportés par le courant. C’est alors seulement que les deux sapeurs s’arrêtèrent, mais il était trop tard. — Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda quelqu’un. Autour des blocs, là où le liquide sombre s’était déversé, l’eau se mit à bouillonner en dégageant de la fumée. De grosses bulles de gaz remontaient à la surface où elles éclataient en laissant échapper des volutes blanches à l’odeur âcre. Le gaz s’élevait rapidement dans l’air et commençait à obscurcir la vue du tunnel au-delà de la grille. — Ce n’est qu’un… dit quelqu’un en s’interrompant aussitôt. — En arrière, les gars, dit le capitaine en voyant les fumées approcher. — Ça pourrait être… — En arrière, j’ai dit, en arrière. Vatueil entendit l’eau s’agiter tandis que certains des hommes commençaient à reculer. Le brouillard pâle emplissait à présent tout l’espace où la grille avait été en place. Ses deux camarades sapeurs, qui étaient restés à côté, la lâchèrent aussitôt et elle alla s’écraser dans l’eau. L’un des deux recula, mais son camarade, apparemment médusé par le spectacle, resta assez près pour sentir le nuage laiteux. Il se mit immédiatement à tousser, plié en deux les mains sur les genoux. Son visage se trouva à hauteur d’un long filet de gaz et sa respiration devint sifflante, et il se remit à tousser de façon incoercible. Il se retourna en faisant un geste vers le tunnel, puis il sembla tétanisé. Il tomba à genoux et porta les mains à sa gorge, les yeux écarquillés, en émettant une sorte de râle. Son camarade allait se porter à son secours mais il lui fit signe de ne pas s’approcher. Il s’affaissa contre le mur et ferma les yeux. Deux ou trois autres soldats vers qui le nuage s’approchait commencèrent à tousser eux aussi. Comme un seul homme, tous se mirent à courir en s’engouffrant dans le tunnel. Le sol, qui n’avait posé aucun problème tout à l’heure quand ils avançaient lentement et prudemment, se transforma en patinoire sous leurs pas précipités. Ils glissèrent et tombèrent dans l’eau. Vatueil en regarda deux passer à côté de lui, mais il ne se joignit pas à la ruée. Nous n’arriverons jamais à franchir les passages étroits avec les barreaux, songea-t-il. Nous ne pourrons même pas remonter les pentes pour les atteindre. Le nuage de gaz se propageait dans le tunnel à la vitesse d’un homme au pas. Il lui arrivait déjà aux genoux et continuait de monter. Il avait pris une profonde inspiration dès qu’il avait vu ces bulles menaçantes éclater à la surface. Il relâcha son souffle et inspira une nouvelle fois. Il entendit des cris dans le tunnel, et le bruit des hommes affolés qui se débattaient dans l’eau. Le nuage de gaz l’enveloppa, et il se posa la main sur le nez et la bouche, ce qui ne l’empêcha pas de sentir une odeur âcre et étouffante. Ses yeux commencèrent à le piquer et son nez à couler. La grille est sans doute trop lourde, songea-t-il. Il se baissa pour l’agripper, et avec une force dont il ne se serait pas cru capable, il réussit à la soulever d’un seul mouvement. Il se glissa aussitôt par-dessous et pataugea dans l’eau, laissant la grille retomber derrière lui. Il sentit des débris de verre craquer sous ses semelles. Il se souvint des blocs sur lesquels les sphères s’étaient brisées, et il leva prudemment les pieds. À présent, le nuage gris l’enveloppait comme un manteau, et ses yeux larmoyants commençaient à se fermer malgré lui. Il enjamba rapidement les blocs et s’avança en titubant dans l’eau, puis il se mit à courir une fois l’espace dégagé, avec l’impression que ses poumons allaient éclater. Il réussit à retenir sa respiration jusqu’à ce qu’il ne voie plus aucune trace du brouillard gris aussi bien dans l’air que sous forme de bulles à la surface. Il voyait à peine, et quand il put enfin inspirer une grande bouffée d’air, il sentit une brûlure dans sa gorge et jusqu’au fond de ses poumons. Même quand il relâcha son souffle, son nez le brûla. Il se tint un moment plié en deux, les mains sur les genoux, pour respirer profondément. Chaque inspiration était douloureuse, mais la sensation de brûlure semblait s’atténuer progressivement. Il n’entendait plus aucun bruit dans le tunnel. Au bout d’un moment, il se sentit de nouveau capable de marcher sans suffoquer. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers les ténèbres du tunnel, et il essaya d’imaginer le spectacle qu’il y trouverait s’il y retournait, une fois le gaz dissipé. Il se demanda combien de temps cela prendrait. Il finit par se décider, et il se dirigea vers le château. Des gardes le trouvèrent hurlant au bout du tunnel, là où un puits vertical surplombait une profonde mare. Amené devant les maîtres du château, il les informa qu’il leur dirait tout ce qu’ils souhaitaient savoir. Il n’était qu’un humble sapeur qui avait eu assez de chance et de présence d’esprit pour échapper au piège qui avait coûté la vie à ses camarades, mais il connaissait le plan des assiégeants consistant à creuser un tunnel aux abords du château, puis à y installer une machine de guerre compacte mais puissante. De plus, il était prêt à leur dire le peu qu’il savait sur la disposition, le nombre et la nature des forces qui assiégeaient le château, si seulement ils voulaient bien lui laisser la vie sauve. Ils l’emmenèrent et lui posèrent de nombreuses questions, auxquelles il répondit sans rien cacher. Ensuite, ils le torturèrent pour s’assurer qu’il avait dit la vérité. Enfin, incapables de déterminer avec certitude de quel côté penchait sa loyauté, peu disposés à avoir une bouche supplémentaire à nourrir, et jugeant que son corps brisé n’avait guère d’utilité, ils le ligotèrent et le catapultèrent à l’aide du grand trébuchet de la tour. Le hasard fit qu’il tomba non loin du tunnel qu’il avait aidé à creuser, percutant le sol avec un bruit sourd que certains de ses anciens camarades durent entendre en retournant au camp après des heures de labeur éreintant passées à boucher un tunnel pour continuer le leur. Sa dernière pensée fut qu’il avait rêvé une fois qu’il volait. 3. Il fallut un moment avant que Yime Nsokyi se rende compte qu’elle était la dernière à encore tirer. Le Moyeu de l’Orbitale avait été le premier à partir, vaporisé en un instant par un éclair de CAM aveuglant sans qu’ils aient reçu le moindre avertissement. Ensuite, la centaine de vaisseaux importants amarrés sous la surface externe de l’Orbitale, dans les docks ou en approche, avaient été détruits en une seule rafale à dispersion synchronisée. Les Mentaux avaient été oblitérés par des tirs d’Aligneurs parfaitement concentrés, condensant leurs substrats déjà compacts en particules plus denses que le cœur d’une étoile à neutrons. Toute cette intelligence et ce savoir presque incommensurables avaient été réduits dans chaque cas en cendre ultradense à peine visible, avant même qu’ils aient eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Tandis que les ondes de choc résultant des effondrements de points gravitationnels continuaient de se propager dans les structures internes et les coques des vaisseaux touchés, d’autres formes de destruction leur étaient infligées avec un soin méthodique. Les appareils se trouvant dans l’Orbitale ou à proximité étaient ciblés par de petites charges thermonucléaires suffisantes pour les détruire sans compromettre la structure stratégique de l’Orbitale elle-même. Les vaisseaux plus éloignés étaient simplement pulvérisés à l’aide d’ogives antimatière, leurs carcasses de plusieurs mégatonnes déchiquetées par des pulsations d’énergie aveuglantes qui projetaient des ombres sur les vastes surfaces internes du monde. Et tout cela en quelques secondes. Un battement de cœur plus tard, les Nœuds Défensifs indépendants à haute IA chargés du contrôle de chacune des Plaques originales de l’Orbitale avaient été détruits à l’aide de déplacements de plasma ponctuels, et simultanément, les quelques milliers de vaisseaux de classe Interstellaire présents dans le voisinage avaient été attaqués, périssant dans une grotesque parodie de hiérarchie : d’abord les plus grands et les plus puissants, vaporisés dans des explosions nucléaires ou thermonucléaires, puis les vaisseaux de deuxième rang quelques instants plus tard, suivis par des appareils de plus en plus petits jusqu’à ce que tous aient disparu. Les vagues d’annihilation poursuivirent alors leur course pour cibler les vaisseaux moins rapides présents dans le système. Enfin, les IAs semi-asservies réparties dans le tissu même du monde-bracelet avaient cessé d’un seul coup de communiquer. Lorsque les processus de haut niveau qui les contrôlaient avaient été détruits, les systèmes d’armement dont elles disposaient étaient devenus inactifs, ou avaient commencé à s’attaquer aux éventuelles capacités défensives qui subsistaient encore. Il ne restait que quelques drones et quelques humains pour utiliser les armes et les systèmes de munition à contrôle indépendant, les machines et les gens qui s’étaient trouvés au bon endroit au bon moment, et qui s’efforçaient à présent de prendre le relais des automatismes vaporisés tout en essayant de comprendre ce qui était arrivé à leur monde. C’est la fin, s’était dit Yime Nsokyi en plongeant dans un puits gravifique depuis la connexion du tube de transport où elle s’était trouvée quand l’attaque avait commencé. Elle avait bondi juste à temps dans la petite bulle de diamant de la cabine de contrôle d’un antique canon à plasma, au moment même où un vaisseau explosait à moins d’une milliseconde. Le film protecteur de la bulle avait à peine eu le temps de passer en mode miroir, et Yime avait réagi un peu tard, de sorte qu’elle s’était retrouvée avec des taches dansant devant les yeux et un coup de soleil instantané résultant des radiations. Ce n’est quand même pas la fin du monde, se dit-elle en s’installant dans le siège qui l’entoura aussitôt de sangles protectrices. Ce n’est pas l’Orbitale qui est détruite, juste tout ce qu’il y a autour. Mais c’est sans doute la fin de mon monde. Je ne crois pas que je puisse survivre dans celui-là. Elle essaya de se souvenir de la dernière fois qu’elle s’était sauvegardée. Quelques mois ? Elle n’en était même plus sûre. Quelle négligence… Elle déconnecta du réseau les systèmes du canon pour passer en mode local, prenant soin de minimiser les interférences possibles en les dégradant en communication optique renforcée, avec un back-up atomécanique mirroré. Elle actionna ensuite les commandes du panneau de contrôle – de vrais boutons solides, à l’ancienne. En bourdonnant, la tourelle de trente mètres de diamètre s’éveilla, les écrans s’allumèrent et les manettes devinrent actives. Yime passa le gros casque sur sa tête, puis elle vérifia que le visuel et l’audio fonctionnaient bien, et que le composant du masque était chargé en air. Elle le laissa en place, ne serait-ce que pour la protection supplémentaire qu’il pouvait lui fournir, tandis que les communicateurs de contrôle de l’arme établissaient des liens directs avec son lacis neural. Des systèmes et des codes conçus et écrits à des milliers d’années d’écart se rejoignirent, se comprirent et établirent un jeu de règles et de paramètres communs. C’était une impression étrange, invasive, désagréable, comme une démangeaison dans son crâne qu’elle ne pouvait soulager. Elle sentit le lacis activer ses toxiglandes pour doper ses sens et ses réflexes à l’un des maxima convenus au préalable. Ce réglage semblait se dégrader rapidement, et ne tiendrait sans doute pas plus d’un quart d’heure. Ah, oui, c’est le mode le plus rapide, urgence maximum… Ce n’était pas très encourageant : son propre lacis neural ne lui donnait que quelques minutes pour être utile en tant que composant fonctionnel des dernières défenses de l’Orbitale. Elle sentit sur son corps des pressions et des tiraillements, comme si quelques dizaines d’animaux, petits mais puissants, frottaient leur museau contre elle. C’était la confirmation que l’armure protectrice de la bulle de contrôle du canon l’avait bien enveloppée. Le canon et elle étaient désormais aussi prêts qu’ils pourraient jamais l’être pour ce qui allait maintenant se passer. Elle scruta les ténèbres, avec des sens augmentés au point d’être presque douloureux, à la recherche d’autre chose qu’un objet de la Culture en train de se faire vaporiser. Il n’y avait rien de visible, rien du tout. Elle établit quelques liaisons renforcées avec d’autres gens et des drones, tous situés dans la limite de la plaque originale de cette section. Sur un écran au bas de son champ de vision, une série de points bleus lumineux représentaient ses frères d’armes. Ils lui indiquèrent rapidement qu’aucun d’eux ne savait ce qui se passait, et qu’ils ne voyaient rien sur quoi tirer. Presque aussitôt, il y eut un cri rauque brusquement interrompu, et un des points bleus passa au rouge tandis qu’un canon hypercinétique compromis détruisait une autre tourelle à plasma à un millier de kilomètres de là. À cinq cents kilomètres dans le sens de rotation, un drone aux commandes d’un Aligneur relié à un champ à écheveau détecteur déclara qu’il n’y avait pas d’activité non plus sur la trame, à part les vagues en retour suite aux pulsions initiales qui avaient détruit les Mentaux des vaisseaux. — On se sait pas qui nous attaque, mais il n’y a aucun doute qu’ils veulent l’Orbitale, dit l’un des humains tandis qu’ils observaient une série d’étincelles qui n’étaient que quelques-uns des appareils proches en train d’exploser. La mort des vaisseaux éclipsait la lumière des étoiles, remplaçant les constellations familières par de nouvelles configurations brillantes mais éphémères. Le lacis de Yime réduisit son rythme de conscience à un niveau où elle pourrait s’exprimer à peu près normalement. — Il y a des fantassins qui se sont posés, confirma un autre. — Ils vont peut-être simplement se larguer à la surface et utiliser un Déplacement pour rejoindre l’intérieur, suggéra Yime. — Oui, peut-être. Il y a des batteries en place pour ça, au niveau du Mur-Limite. — Est-ce que quelqu’un connaît le statut de la puissance de feu du Mur ? Personne n’en savait rien. Ils n’avaient aucun contact avec l’intérieur de l’Orbitale, ni avec les vaisseaux autonomes ou les servants d’autres défenses éventuelles. Tout en continuant de scanner avec tous les capteurs auxquels ils avaient accès, ils vérifièrent et préparèrent leurs propres armes et essayèrent d’entrer en contact avec d’éventuels survivants dans une autre section. Dans les ténèbres, les épaves des derniers vaisseaux encore présents dans le système clignotèrent et disparurent. Autour de la position qu’occupait Yime, quelques cabines du tube de transport apparurent dans la nuit. Leurs passagers tentaient de s’échapper en utilisant leur véhicule comme canot de sauvetage. En moyenne, ils n’allaient guère plus loin qu’une dizaine de kilomètres avant d’être vaporisés à leur tour, de brèves éruptions de lumière ponctuant l’espace noir de petites taches blanches. — Est-ce que quelqu’un… J’ai quelque chose, transmit le drone au capteur à écheveau, trop rapidement pour être exprimé verbalement. Yime sentit son lacis accélérer ses perceptions au maximum, tellement vite que la dernière syllabe de l’interlocuteur précédent se prolongea pendant quelques secondes, fournissant un fond sonore improvisé pour ce qui se passait dans le ciel. Les vaisseaux apparaissaient à moins de mille kilomètres de l’Orbitale, à une vitesse comprise entre un et huit pour cent de la vitesse de la lumière. Pas de balises ni d’identifiants, aucun signal. Ils ne cherchaient même pas à cacher qu’ils étaient hostiles. Je pense que ce sont des cibles, transmit quelqu’un. Sur les canaux de communication vocale restés ouverts, cela se traduisit par un bref sifflement aigu, comme si quelqu’un était en train de télécharger. À première vue, il semblait y avoir quelques centaines de vaisseaux. Au deuxième coup d’œil, ils étaient plutôt quelques milliers. Ils remplissaient le ciel en se déplaçant dans toutes les directions, comme un feu d’artifice en folie. Certains étaient en pleine accélération tandis que d’autres semblaient capables de s’arrêter en quelques secondes. Ceux qui se dirigeaient vers eux n’étaient plus qu’à quelques dizaines de kilomètres et s’approchaient rapidement, ne leur laissant le temps de déclencher que quelques tirs. Les drones, songea Yime. Les drones réagissent plus vite, ce sont eux qui ont tiré. Elle fit pivoter l’antique tourelle à plasma et trouva une cible. Les sens de la machine et les siens tombèrent d’accord, fixèrent la cible et tirèrent en un seul instant. La vieille tourelle trembla et deux rayons de plasma fusèrent, ratant ce qu’ils visaient. Il y en a plein d’autres, songea Yime tandis que la tourelle et elle pivotaient légèrement, fixaient une autre cible, augmentaient l’angle du faisceau et tiraient à nouveau. Quelque chose brilla un instant dans le cône de plasma, mais le temps manquait pour crier victoire. La tourelle et elle continuèrent de pivoter sans cesse, par ajustements infinitésimaux, latéraux et verticaux, comme en un tremblement incertain. Il y eut encore d’autres explosions dans sa zone de tir, et elle éprouvait une certaine exaltation dans le fait de tirer, tirer sans cesse, mais au fond d’elle-même, elle savait bien qu’ils n’atteignaient qu’un pour cent des attaquants, et que le reste continuait d’approcher, ou était même déjà arrivé. Dans la partie inférieure de sa vision, quelque chose attira son attention. Elle vit la dernière petite lumière bleue se transformer en point rouge. Tous partis ? Si vite ? Elle se rendit compte qu’elle était la dernière. La dernière à encore tirer. L’écran se voila, trembla, et commença à s’estomper. Yime coupa les systèmes de communication et releva son casque tandis que ses écrans s’éteignaient. En regardant à présent directement la nuit à travers la barrière de diamant invisible, elle tira sur les contrôles manuels de l’arme pour faire pivoter une dernière fois la tourelle vers une tache brillante qui s’approchait d’elle à grande vitesse. Il y eut un bruit sourd qui semblait proche, à côté de la tourelle et non là où elle avait visé, et elle eut l’impression qu’il y avait quelque chose juste à l’extérieur de la bulle de diamant. Elle appuya sur un bouton pour laisser le cerveau atomécanique du canon chercher lui-même ses cibles, et elle se retourna. Les choses qui s’approchaient de la tourelle à travers la surface externe de l’Orbitale ressemblaient à des torses de squelettes humains surmontés d’un crâne. Elles couraient en faisant de grands bonds sur six pattes aux articulations multiples. Assez curieusement, elles semblaient se déplacer comme sous l’effet d’une force gravitationnelle qui les attirait vers la surface au lieu du contraire. Yime n’avait pas encore saisi l’arme de poing fixée au siège de contrôle qu’une des créatures s’était déjà jetée contre la bulle, fracassant l’enveloppe de diamant et atterrissant là où auraient été ses genoux si elle n’avait pas été enveloppée dans l’armure de protection de la tourelle. L’air s’échappa en un nuage de vapeur blanche qui se dissipa presque aussitôt, tandis que la créature à face de squelette – elle vit que c’était une machine – collait son visage contre le sien et, malgré l’absence d’atmosphère et d’un quelconque moyen apparent de produire un son, lui disait très distinctement : — Fin de l’exercice ! Elle poussa un soupir et se renfonça dans son fauteuil, dans un endroit complètement différent, tandis qu’autour d’elle la bulle de contrôle brisée, la tourelle à plasma et l’Orbitale condamnée se dissipaient comme une brume matinale. — C’était déplaisant, déprimant et d’un intérêt pratique douteux, dit Yime Nsokyi d’une voix sévère à son superviseur. Ce n’était pas un exercice mais une punition, une simulation pour masochistes. Je ne vois vraiment pas à quoi ça rime. — Je vous accorde qu’il était aux limites de l’extrême, répondit gaiement son superviseur. Une attaque surprise totale en équivtech, frôlant la destruction complète d’une Orbitale. Hvel Costrile était un homme âgé au teint mat et aux longs cheveux blonds. Il était torse nu. Yime était dans son propre appartement et il s’adressait à elle par l’intermédiaire d’un écran placé sur le mur. Il semblait être sur un navire quelque part, car il y avait une grande étendue d’eau derrière lui, et son environnement immédiat – un fauteuil confortable et une sorte de bastingage – se balançait doucement. L’écran avait un affichage en 2D, un choix délibéré de la part de Yime Nsokyi qui n’aimait pas que les choses aient trop l’air de ce qu’elles n’étaient pas vraiment. — Mais c’était pourtant instructif, vous ne trouvez pas ? demanda Costrile. — Non, répondit-elle. Je peine à voir un quelconque élément instructif dans le fait de subir une attaque parfaitement irrésistible et d’être ainsi totalement submergée en l’espace de quelques minutes. — Dans les vraies guerres, Yime, il se produit des choses encore pires, répliqua Costrile en souriant. Des destructions encore plus rapides et complètes. — J’imagine que des simulations de telles guerres auraient encore moins à nous apprendre, à part qu’il vaut mieux commencer par éviter que les conditions initiales se mettent en place. Et j’ajouterai que je ne vois pas non plus l’utilité de me faire vivre une simulation dans laquelle je possède un lacis neural, étant donné que je n’en ai jamais eu, et que je n’ai nullement l’intention d’en avoir un jour. Costrile hocha la tête. — C’était de la propagande. Le fait est qu’un lacis neural est utile dans ce genre de situation extrême. — Jusqu’à ce qu’il soit corrompu lui aussi, ainsi que la personne qui en est équipée, probablement. Il haussa les épaules. — Quand on en arrive à ce stade-là, j’imagine que la partie est de toute façon jouée. Yime persista. — On pourrait très bien imaginer différemment. — Quoi qu’il en soit, ça permet de se sauvegarder vraiment facilement, dit-il d’un ton raisonnable. — Ce n’est pas mon choix de vie personnel, l’informa Yime d’un ton glacial. — Ah, ma foi, soupira Costrile en acceptant une boisson qu’on lui tendait hors champ. (Il leva son verre pour la saluer.) À la prochaine fois ? Pour quelque chose de beaucoup plus pratique, je vous le promets. — À la prochaine fois, répondit-elle. Force et profondeur. Mais l’image avait déjà disparu. Yime dit cependant « Éteindre écran », pour que l’ordinateur de la maison, dont l’intelligence était relativement limitée, comprenne qu’il devait couper la communication de son côté. Elle n’avait rien contre les systèmes domestiques intelligents, mais elle ne souhaitait pas en avoir un qui la domine. Elle avouait volontiers éprouver une certaine satisfaction à être significativement plus intelligente que les entités qui l’entouraient en général, et plus particulièrement dans son espace privé. Ce n’était pas le genre de chose qu’on pouvait dire de façon convaincante dans de nombreuses habitations de la Culture. Prebeign-Frultesa Yime Leutze Nsokyi dam Volsh préférait de beaucoup être connue sous le simple nom de Yime Nsokyi. Elle avait quitté son Orbitale et son nom n’avait donc plus d’utilité, et ne jouait même plus le rôle d’adresse approximative. Pire encore, le fait de porter le nom d’un lieu alors qu’elle vivait dans un autre lui semblait proche de l’abus de confiance. Elle s’approcha de la fenêtre et prit au passage sur une petite table une brosse ordinaire, mais très pratique. Elle se remit à se brosser les cheveux, ce qu’elle était en train de faire méticuleusement lorsque l’exercice d’urgence de la milice lui était parvenu à travers son terminal personnel, et qu’elle avait dû se soumettre à son collier d’induction et à l’horrible simulation qui en avait résulté, où l’Orbitale – même si ce n’était pas l’Orbitale sur laquelle elle se trouvait, mais une plus standard, moins bien préparée militairement – avait été aussi complètement dévastée et si facilement envahie. De l’autre côté de la fenêtre ovale, à peine déformé par l’épaisseur du cristal et autres matériaux qui formaient le vitrage, s’étendait un paysage bucolique de grandes prairies ponctuées de nombreux lacs et parsemées de forêts, de bosquets et d’arbres isolés. Toutes les fenêtres de l’appartement de Yime étaient orientées à peu près de la même façon, mais si elle s’était trouvée dans un autre appartement à cet étage, la vue aurait été pratiquement la même, avec plus ou moins de montagnes brumeuses à l’horizon, des mers intérieures et des océans, mais sans aucun autre bâtiment visible à part une ou deux villas au bord d’un lac au loin, ou une péniche dérivant lentement. Et pourtant, Yime vivait dans une ville, et bien que la construction où elle habitait fût assez impressionnante – un kilomètre de haut et large d’une centaine de mètres –, celle-ci ne constituait pas la totalité de la métropole. Ce n’en était qu’une petite partie, et elle était loin d’être la plus impressionnante du lot. Le bâtiment faisait partie d’une Ville Distribuée, ce qui, aux yeux d’une personne naïve ou ignorante, n’avait absolument pas l’air d’une ville. La plupart des villes de la Culture ressemblaient à un flocon de neige géant rempli de verdure – ou du moins de paysages de différentes formes et couleurs – qui pénétrait jusqu’au cœur de la conurbation. Si ses bâtiments principaux avaient été regroupés sur un même terrain, cette ville – qui s’appelait Irwal, sur l’Orbitale Dinyol-hei – aurait beaucoup plus évoqué une vision d’un lointain futur tel qu’on se l’imaginait dans un passé incroyablement ancien. Elle était presque entièrement constituée d’immenses gratte-ciel élancés, hauts de plusieurs centaines ou même de milliers de mètres, d’aspect généralement conique ou ellipsoïdal, et ressemblant étrangement à des vaisseaux spatiaux, ou des vaisseaux stellaires comme on disait autrefois. Ce qui était tout à fait approprié, car les bâtiments étaient exactement ça : des vaisseaux parfaitement capables d’exister et de se déplacer dans l’espace, au milieu des étoiles, si cela s’avérait un jour nécessaire. Le millier de villes principales sur Dinyol-hei étaient constituées de la même façon, avec des centaines de bâtiments géants qui pouvaient facilement se transformer en transport spatial. C’était une banalité de dire qu’à mesure qu’une société scientifique progressait, la conception de ses vaisseaux évoluait. D’abord strictement utilitaires, chaque composant étant d’une certaine façon vital à leur fonctionnement, ils passaient par un stade intermédiaire où leur conception restait globalement limitée par les nécessités imposées par l’environnement, tout en laissant à ses architectes, équipages et passagers-habitants une grande latitude pour les aménager à leur goût. Dans l’étape suivante – en général plusieurs siècles après la vulgarité de la propulsion par réaction – le voyage dans l’espace était une technologie d’un tel niveau de maturité qu’elle en était presque banale, et tout ce qui n’était pas bêtement fixé à des tas d’autres choses importantes pouvait être très facilement transformé en appareil à capacité spatiale permettant de transporter des humains – ou toute autre espèce particulièrement mal adaptée au vide et aux radiations qui lui sont généralement associées – jusqu’à différentes parties d’un système solaire. Un bâtiment isolé était tellement facile à convertir que c’en était presque risible : renforcer un peu par ici, rigidifier par là, ajouter quelques joints d’étanchéité, recouvrir le tout d’une couche gélifiante pour être tranquille, fixer quelque part une ou deux unités de propulsion, et voilà, on était prêt à partir. Dans la Culture, on pouvait même se dispenser de systèmes de navigation ou de détection sensorielle. En restant à moins d’une ou deux années-lumière d’une Orbitale, on pouvait naviguer à l’aide de son lacis neural personnel, ou même avec un antique terminal-stylo. Le voyage spatial était devenu une activité à la portée des bricoleurs, et les gens s’en donnaient à cœur joie, même si – toujours à la grande surprise de ceux qui s’apprêtaient à gonfler les statistiques – les résultats en faisaient l’un des hobbies les plus dangereux pratiqués par des amateurs enthousiastes au sein de la Culture. Les moyens étaient donc facilement disponibles. En ce qui concernait le bâtiment où se trouvait Yime, la motivation était le simple désir de survivre. Si une catastrophe devait affecter l’Orbitale elle-même, ses habitants pourraient s’échapper dans ce qui revenait finalement à des canots de sauvetage géants. Ce principe avait connu des fortunes diverses. Dans les premiers temps de la Culture, il y avait quelques milliers d’années de cela, un tel excès de précautions avait été une règle relativement suivie. Ce souci de sécurité s’était relâché quand la conception, la construction et la protection des habitats, et en particulier des Orbitales, avaient atteint un niveau tel que leurs occupants n’avaient plus à craindre de catastrophes. Le concept était rapidement redevenu à la mode quand la Guerre Idirane – une idée absurde au départ, une blague improbable – était brusquement devenue une réalité terrifiante. Tout à coup, des systèmes remplis d’Orbitales aux vastes populations s’étaient trouvés en première ligne dans un conflit inimaginable jusque-là. Pratiquement tous les humains en danger, et même quelques machines d’une grande sagesse, s’étaient convaincus qu’aucune espèce ne s’attaquerait à un habitat de la taille d’une Orbitale, et certainement pas avec l’intention de le détruire. Un consensus s’était établi – totalement déconnecté de toute réalité militaire – selon lequel une Orbitale était simplement un endroit merveilleux destiné à accueillir des tas de gens, et aussi une prouesse culturelle élégamment conçue et réalisée avec art. Dans ces conditions, pourquoi quelqu’un voudrait-il s’y attaquer ? En laissant de côté les civilisations en voie de développement et quelques barbares demeurés, les choses avaient été remarquablement calmes et plaisantes dans la plus grande partie de la Galaxie pendant plusieurs centiéons. Cela faisait longtemps qu’on était parvenu à un consensus concernant le comportement acceptable entre les Impliqués. La résolution des conflits interculturels était une technologie mature, la moralité des espèces s’était totalement écartée des regrettables errements des temps anciens, et la destruction brutale des biens majeurs d’une civilisation était considérée à juste titre comme du gaspillage, un acte inélégant et contre-productif, et qui plus est, le symptôme manifeste d’une profonde insécurité sociétale tout à fait honteuse. Cette vision des choses, parfaitement civilisée et somme toute raisonnable, s’était avérée mal fondée quand les Idirans – souhaitant faire clairement comprendre à tous lesquels dans cette affaire étaient les superguerriers fanatiques invincibles, et lesquels étaient une bande de pacifistes incompétents désespérément décadents et pleurnichards – tentèrent de traumatiser la Culture et de la pousser à se retirer du conflit récemment entamé en attaquant et en tentant de détruire toutes les Orbitales que leurs flottes de guerre pouvaient atteindre. Une Orbitale n’était rien d’autre qu’un bracelet incroyablement mince de trois millions de kilomètres de diamètre placé en orbite autour d’un soleil. Sa rotation fournissait la gravité sur sa surface intérieure et procurait également l’alternance des jours et des nuits. Il suffisait d’en briser une à n’importe quel endroit de ses dix millions de kilomètres de circonférence – et certaines étaient beaucoup plus petites que ça – pour qu’elle se disloque en se déroulant comme un ressort cassé, projetant dans l’espace ses paysages, son atmosphère et ses habitants. Il était rarissime qu’une Orbitale soit frappée par un désastre naturel, les systèmes solaires dans lesquelles elles étaient placées étant généralement débarrassés au préalable de tous les débris, qui constituaient le matériau utilisé pour leur construction. D’ailleurs, même les Orbitales les plus insouciantes et les plus détendues socialement possédaient une bonne panoplie de systèmes défensifs capables de repérer et d’éliminer sans difficulté les éventuels blocs de roche qui auraient la témérité de s’en approcher. Cependant, contre le genre d’armes dont était dotés les Idirans – parmi beaucoup d’autres –, les Orbitales étaient en pratique sans défense et terriblement vulnérables. Quand les vaisseaux idirans s’attaquèrent aux Orbitales, la Culture en était encore à essayer de se souvenir comment construire des vaisseaux de guerre. Les quelques engins militarisés de Contact qui avaient pu être envoyés pour résister aux attaques avaient été balayés. Les morts s’étaient comptés par dizaines de milliards. Et tout cela pour rien, même du point de vue des Idirans, car la Culture, sans doute insuffisamment traumatisée, ne s’était pas retirée du conflit, bien au contraire. Après avoir obéi aux ordres et infligé les dégâts demandés, les flottes de guerre idiranes étaient retournées à des tâches plus martiales, sans compter qu’elles étaient plus nobles. Pendant ce temps, la Culture – à son grand étonnement ainsi qu’à celui des observateurs –, avait stoïquement laissé passer la tempête en serrant les dents, et tandis que des centaines de milliards de gens se disaient avec fatalisme : « Ce conflit va être long », elle s’était attelée à la tâche de se mettre sur un véritable pied de guerre. Juste après les attaques, de nombreuses Orbitales – généralement les plus proches de la zone d’action – avaient été simplement évacuées. Certaines avaient été militarisées, ce qui se justifiait tant elles étaient énormes et fragiles face à des armes modernes, comme cela venait d’être amplement démontré. Un bon nombre avaient été simplement mises sous cocon, et d’autres encore avaient été détruites par la Culture elle-même. Les Orbitales pouvaient être déplacées, et certaines l’avaient été, mais c’était un travail de longue haleine. Il y avait même, pour cette procédure de mise hors de danger, ce qu’on appelait une « liste d’attente », un terme et un concept que de nombreux citoyens gâtés de la Culture avaient un peu de mal à absorber. Cela étant, l’idée d’avoir des tas de bâtiments confortablement équipés qui pourraient également servir de canots de sauvetage de luxe devint soudain d’une logique impeccable. Même des Orbitales tellement éloignées de la zone de conflit qu’elles ne couraient aucun risque adoptèrent le nouveau principe de construction, et des gratte-ciel gigantesques, rassurants par leur forme élancée qui évoquait celle d’un vaisseau spatial, fleurirent comme autant de plantes devenues à la mode à travers les Orbitales de la Culture. Les Villes Distribuées apparurent quand on se rendit compte qu’il était bien imprudent en cas d’attaque de conserver les bâtiments-vaisseaux physiquement proches les uns des autres à la surface d’une Orbitale. En les dispersant, on avait des chances de perturber l’ennemi qui aurait du mal à sélectionner ses cibles. Des tubes de transport rapides, installés dans le vide sous la surface externe de l’Orbitale, reliaient directement les bâtiments de tous les groupes urbains, de telle sorte que passer de l’un à l’autre ne prenait guère plus de temps qu’une promenade entre deux pâtés de maisons dans une ville conventionnelle. La nécessité absolue de vivre dans de telles villes avait depuis longtemps disparu, sauf si l’on était d’une prudence confinant à la névrose, voire la paranoïa, mais c’était une mode qui revenait de temps à autre, et parmi les cinquante mille milliards de citoyens de la Culture, et les millions d’Orbitales, il y avait toujours suffisamment de gens et d’Orbitales pour adopter cette idée, de sorte qu’elle n’avait jamais vraiment été abandonnée. Certains se sentaient tout simplement plus en sécurité dans un bâtiment qui pourrait survivre même à la destruction d’une Orbitale. Yime faisait partie de ceux-là. C’est la raison pour laquelle elle habitait dans ce bâtiment, sur cette Orbitale en particulier. Elle continua de se brosser les cheveux lentement, pensivement, en regardant par la fenêtre sans vraiment voir le paysage. Elle trouvait que Costrile n’était pas un très bon superviseur, même s’il n’était responsable que d’une partie de la milice d’urgence de l’Orbitale. Inefficace. Beaucoup trop désinvolte. C’était une honte que l’existence de telles organisations soit si peu connue sur la plupart des Orbitales. Même ici, sur Dinyol-hei, une Orbitale prudente, conservatrice et conventionnelle, pratiquement personne ne s’intéressait à ces choses. Tout le monde était bien trop occupé à s’amuser. Il y avait eu des tentatives pour impliquer davantage les gens dans les techniques de défense ultime de l’Orbitale, mais sans grand résultat. C’était comme s’ils refusaient de penser à ce genre de choses, alors qu’elles étaient manifestement très importantes. Bizarre… Le problème était peut-être que cela faisait très longtemps qu’il n’y avait pas eu de vraie guerre. Le conflit idiran remontait à quinze siècles, et parmi les humains d’aujourd’hui, les seuls à l’avoir vécu étaient quelques rares Immortalistes, qui de toute façon étaient tellement obnubilés par eux-mêmes qu’ils se souciaient peu de mettre les autres en garde contre ce que pouvait être une guerre véritable. Quant aux Mentaux et aux drones qui y avaient participé, ils manifestaient une étonnante réticence à faire part de leur expérience. Il devait pourtant exister un moyen. Toute cette approche devait être entièrement revue, et c’était peut-être bien elle qui y parviendrait. Elle doutait fort que Costrile soit à la hauteur. Il ne s’était même pas donné la peine de répondre correctement quand elle avait conclu par un « Force et profondeur ». Quelle impolitesse ! Elle décida de faire quelque chose pour que Mr Costrile soit démis de ses fonctions et qu’elle soit élue à sa place. Cent vingt-cinq, cent vingt-six… Elle avait presque atteint le nombre de coups de brosse qu’elle se fixait chaque matin. Yime avait une épaisse chevelure brune et brillante, qu’elle maintenait dans ce qu’elle appelait « la coupe à l’œil », c’est-à-dire que chaque cheveu avait une longueur telle qu’il lui arrivait juste au-dessus des yeux sans gêner sa vision. Une note de musique provenant de son terminal en forme de stylo, posé sur une autre table, interrompit ses rêveries de pouvoir. Elle tressaillit en entendant la note particulière qui indiquait un appel de Quietus. Elle allait peut-être avoir enfin un vrai travail à faire. Mais elle se donna quand même les deux derniers coups de brosse avant d’aller répondre. Quand on se fixe des règles, on les respecte. 4. Dans la Vallée 308, qui faisait partie du district du Pied Trois Fois Dépecé dans l’Enfer pavuléen, niveau trois, il y avait un vieux moulin avec une grande roue à aube qui fonctionnait au sang. C’était le châtiment de certaines des âmes virtuelles de cet endroit que de devoir être abondamment saignées chaque jour, autant qu’elles pouvaient le supporter sans s’évanouir. Plusieurs milliers de ces infortunés participaient à chaque séance. Ils y étaient amenés hurlants, après avoir été extraits de leurs enclos par des démons difformes à la force irrésistible, puis on les ligotait à des tables en fer inclinées, avec un réceptacle à leur pied. Ces tables étaient disposées en rangs serrés sur les pentes d’une vallée aride qui, si l’on avait pu la voir de très haut, se serait révélée faire partie de l’empreinte d’un pied réellement gigantesque, d’où le nom du district. La personne – autrefois très importante – à qui le pied dépecé appartenait était encore vivante, en un certain sens, et souffrait à chaque instant de s’être fait ainsi arracher la peau. Elle souffrait aussi dans un sens magnifié du fait que sa carcasse avait été agrandie à un point tellement grotesque qu’un seul de ses pieds – ou de ses pattes, car il y avait un débat assez obscur concernant le terme correct à utiliser – était désormais suffisamment vaste pour constituer une partie du paysage sur lequel tant d’autres vivaient leurs existences post mortem et subissaient les innombrables tourments qu’on leur avait prescrits. Le sang extrait sur les tables de fer s’écoulait à flots par des tuyaux et des rigoles jusque dans le lit desséché de la rivière où il se rassemblait et poursuivait sa course vers l’aval, comme le font en général tous les liquides même dans des environnement totalement virtuels, puis il se déversait – avec une vigueur et une force accrues par le sang d’autres suppliciés qui venait s’ajouter au torrent – dans un large bassin profond. Même là, assujetti aux règles synthétiques de l’Enfer, il refusait obstinément de coaguler. Un grand canal relié au bassin l’acheminait enfin au-dessus de la roue du moulin. Cette roue était constituée d’innombrables ossements anciens, depuis longtemps blanchis sous l’action des pluies acides ou alcalines qui tombaient tous les deux ou trois jours et qui causaient tant de tourments aux prisonniers détenus dans leurs camps en amont. L’essieu de la roue reposait sur des roulements faits de cartilage parcouru par les nerfs de damnés dont les corps avaient été intégrés dans le matériau du bâtiment, chaque grincement et craquement de la roue leur procurant apparemment des souffrances indicibles. D’autres damnés fournissaient les ardoises du toit, faites de leurs ongles démesurés et rendus douloureusement hypersensibles – eux aussi redoutaient les pluies atroces dont chaque goutte était une brûlure. De même, les murs du moulin étaient constitués de leur peau distendue, et leurs os formaient les poutres, les engrenages et les roues dont chaque dent semblait taraudée par quelque maladie, et chacun de ces os étirés, comprimés, torturés, aurait hurlé si seulement ils avaient possédé une voix. Bien plus loin, sous des cieux noirs bouillonnants, la rivière se déversait enfin dans un grand marais de sang où des suppliciés plantés et enracinés tels des arbres rabougris se noyaient et se renoyaient sans cesse avec chaque pluie alcaline et chaque arrivée de sang frais. Une bonne partie du temps, le moulin n’utilisait même pas le flot de sang qui s’accumulait dans son bassin d’alimentation. Le liquide s’écoulait simplement par le trop-plein et se déversait directement dans le lit de la rivière pour rejoindre le marais, sous les cieux de ténèbres livides. Et de toute façon, le moulin n’actionnait aucun mécanisme. Le peu d’énergie qu’il produisait quand il daignait fonctionner l’était en pure perte. Son seul objet était d’ajouter aux souffrances de ceux qui avaient eu l’infortune de se retrouver en enfer. C’était du moins ce qu’on disait généralement aux gens. À certains, on disait que le moulin actionnait effectivement quelque chose. On leur disait qu’il comportait de grandes meules de pierre qui écrasaient les chairs et les os de ceux déclarés coupables de crimes commis en enfer. Ceux qui étaient ainsi punis subissaient des souffrances encore plus grandes que les damnés dont les corps avaient encore une certaine ressemblance avec ceux qu’ils avaient habités de leur vivant. Pour ceux qui avaient péché même en enfer, les règles – toujours flexibles – étaient modifiées pour qu’ils souffrent dans chaque tendon, chaque cellule, chaque composant de leur corps, quand bien même ils auraient déjà été atomisés, et bien que de telles souffrances eussent été impossibles dans le Réel avec un système nerveux central totalement en lambeaux. Toutefois, la vérité était différente. La vérité était que le moulin avait un but bien précis, et que l’énergie qu’il produisait n’était pas perdue : elle servait à actionner le petit nombre de portails qui menaient hors de l’Enfer, et c’était pour cette raison que les deux petits Pavuléens qui s’abritaient de l’autre côté de la vallée étaient là. Non, Prin, nous sommes perdus, totalement perdus. Nous sommes où nous sommes, mon amour. Regarde. Le chemin de la sortie est là, juste devant nous. Nous ne sommes pas perdus, et nous nous échapperons bientôt. Bientôt, nous serons de retour chez nous. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. C’est un rêve, rien qu’un rêve. Un traître de rêve. Ce que nous voyons ici est réel, et non ce que nous croyons nous souvenir du temps d’avant. Ce souvenir fait lui-même partie du tourment, il permet d’augmenter nos souffrances. Nous devrions oublier ce que nous croyons nous souvenir d’une vie antérieure. Il n’y avait pas de vie avant ça. Ceci est tout ce qu’il y a, tout ce qu’il y a jamais eu, tout ce qu’il y aura jamais. L’éternité, c’est l’éternité. Et la seule éternité, c’est ceci. Soumets-toi à cette pensée, et au moins l’agonie d’un espoir qui ne peut jamais s’accomplir disparaîtra. Ils étaient accroupis l’un contre l’autre, dissimulés sous un cheval de frise aux pieux chargés de cadavres empalés à moitié décomposés. Ces corps et tous ceux qui les entouraient sur cette partie de la colline – de fait, les corps qui semblaient encore vivants et les corps apparemment morts de tous ceux qui se trouvaient dans l’Enfer – étaient de forme pavuléenne : des quadrupèdes longs de cent cinquante centimètres, avec une grosse tête ronde d’où sortaient deux petites trompes préhensiles se terminant par des lobes qui ressemblaient à des doigts tronqués. L’agonie d’un espoir ? Tu devrais t’écouter, Chay. L’espoir est tout ce que nous avons, mon amour. C’est l’espoir qui nous mène. L’espoir n’est pas un traître ! L’espoir n’est pas cruel ni fou, comme l’est cette perversion d’existence. L’espoir est raisonnable et juste, il n’est que ce que nous pouvons attendre, ce que nous sommes parfaitement en droit d’attendre. Nous devons nous échapper ! Nous le devons ! Pas seulement par égoïsme, pas seulement pour échapper aux tourments que nous avons subis, mais pour rapporter dans le Réel la vérité sur ce que nous avons vécu ici. Pour qu’un jour, peut-être, on puisse faire quelque chose pour y mettre fin. Les deux Pavuléens cachés en ce moment derrière des cadavres pourrissants s’appelaient – dans le mode familier qu’ils utilisaient entre eux – Prin et Chay, et ils avaient voyagé ensemble à travers plusieurs régions de cet Enfer pendant une période subjective de plusieurs mois, cherchant toujours à se rendre en cet endroit. Et à présent, ils pouvaient l’apercevoir. Ni l’un ni l’autre n’avaient l’air de Pavuléens en parfaite santé. Seule la trompe gauche de Prin était encore intacte. L’autre n’était plus qu’un moignon, suite à un coup d’épée donné négligemment par un démon quelques semaines plus tôt. La lame empoisonnée avait laissé une plaie qui ne pouvait cicatriser et qui continuait de le faire souffrir. Sa trompe gauche avait été éraflée par la même occasion, ce qui le faisait grimacer de douleur à chaque mouvement. Ils portaient tous deux autour du cou un nœud de fil barbelé étroitement serré, comme une version dépravée de collier. Les pointes pénétraient dans leur chair, formant des cals sanguinolents et des croûtes qui les démangeaient affreusement. Chay boitait parce que ses deux jambes postérieures avaient été brisées quelques jours à peine après leur arrivée. Elle avait été renversée et écrasée par l’un des immenses chariots de fer et d’os transportant les corps déchiquetés d’une région à l’autre de l’Enfer. Ces convois empruntaient une route dont chaque pavé était le dos calleux de malheureux enterrés là et qui hurlaient à chaque passage de roue. Prin avait porté Chay sur son dos pendant les semaines qui avaient suivi, jusqu’à ce qu’elle puisse de nouveau marcher. Mais ses os ne s’étaient pas ressoudés correctement. En enfer, ils ne le faisaient jamais. Tu te trompes, Prin. Le Réel n’existe pas. Il n’existe pas de réalité extérieure. Il n’y a que ça. Tu as peut-être besoin de cette illusion pour atténuer tes souffrances, mais au bout du compte, tu te sentiras mieux en acceptant la véritable réalité, que ceci est tout ce qu’il y a, tout ce qu’il y a jamais eu, et tout ce qu’il y aura jamais. Non, Chay, lui dit-il. En ce moment, nous sommes du code, nous sommes des fantômes dans le substrat, nous sommes à la fois réels et irréels. Ne l’oublie jamais. Nous existons ici pour l’instant, mais nous avons eu, et nous avons encore, une autre vie, et un autre corps où nous pourrons retourner, dans le Réel. Le Réel, Prin ? Nous sommes réellement des idiots, oui, idiots d’être venus ici si ce que tu dis est vrai et que nous venons d’ailleurs. Des idiots d’avoir cru que nous pourrions être utiles ici, et encore plus idiots de croire que nous pourrons jamais quitter ce lieu effroyable. C’est notre vie, maintenant, même s’il y en a eu une autre avant. Si tu l’acceptes, ça ne sera peut-être pas aussi horrible. Le Réel est ici, c’est ce que tu vois et ce que tu sens autour de toi. Chay tendit une trompe dont le bout toucha presque le visage en partie rongé d’une jeune femelle empalée la tête en bas sur une des piques. Ses orbites vides contemplaient les deux Pavuléens accroupis au-dessous d’elle. Même si c’est horrible. Tellement horrible. Quel endroit horrible… Elle regarda son compagnon. Pourquoi le rendre plus horrible avec le mensonge de l’espoir ? Prin enroula sa trompe du mieux qu’il put autour de celles de Chay. Chayeleze Fille de Hiforn, c’est ton désespoir qui est le mensonge. Le portail de sang de l’autre côté de la vallée va s’ouvrir d’ici une heure, pour laisser sortir ceux qu’on a autorisés à venir jeter un coup d’œil à l’Enfer dans l’espoir qu’ils se comporteront mieux dans le Réel, et nous avons le moyen de nous joindre à eux. Nous allons réussir ! Nous allons quitter cet endroit, rentrer chez nous et raconter tout ce que nous avons vu. Nous allons répandre la vérité sur l’Enfer, la libérer dans le Réel, pour faire tout ce que nous pourrons contre cette épouvantable atteinte à la bonté et à l’intelligence. Cette immense obscénité qui nous entoure a été fabriquée, mon amour, et peut donc être défaite. Nous pouvons aider dans ce sens, faire les premiers pas. Nous le pouvons, et nous le ferons. Mais je ne le ferai pas seul. Je ne peux pas et je ne veux pas partir sans toi. Allons-y ensemble, ou pas du tout. Juste un dernier effort, mon amour, je t’en supplie. Reste à mon côté, viens avec moi, échappe-toi avec moi. Aide-moi à te sauver, et à me sauver moi-même ! Il la serra de toutes ses forces contre sa poitrine. Voilà les ostéophages, dit-elle en regardant par-dessus l’épaule de Prin. Il la lâcha et se retourna, en risquant un coup d’œil à travers les membres pourris qui se balançaient devant l’entrée de leur abri de fortune. Elle avait raison. Une demi-douzaine d’ostéophages se déplaçaient sur le flanc de la colline, détachant les cadavres empalés sur les chevaux de frise et autres barrières de barbelés disséminées sur la pente. Les ostéophages étaient des démons spécialisés, des charognards qui se nourrissaient des carcasses de ceux qui venaient d’être tués de nouveau, que ce fût dans la guerre incessante en enfer ou simplement dans la routine des mutilations et supplices perpétuels. Les âmes de ceux que les démons dévoraient devaient déjà avoir été recyclées dans d’autres corps à peu près entiers, sinon en parfaite santé, pour pouvoir d’autant mieux goûter les tourments qu’on leur préparait. Comme la plupart des démons de cet Enfer, les ostéophages ressemblaient à des prédateurs du lointain passé de l’évolution pavuléenne. Ceux qui se dirigeaient maintenant vers la cachette des deux petits Pavuléens étaient des versions puissantes des créatures qui avaient pourchassé leurs ancêtres quelques millions d’années plus tôt : des quadrupèdes deux fois plus gros qu’eux, avec de grands yeux sur le devant et – encore une fois comme la plupart des démons – deux parodies obscènes des trompes pavuléennes, plus musclées et placées de part et d’autre de leurs puissantes mâchoires. Leur fourrure aux rayures rouges et jaunes semblait laquée. Les couleurs étaient une modification infernale au même titre que les trompes que les animaux d’origine n’avaient pas possédées. Ils donnaient l’impression étrange d’avoir été coloriés par des enfants. Ils se déplaçaient de barbelés en barbelés, soulevant les corps empalés à l’aide de leurs trompes ou les arrachant avec leurs crocs. Ils suçaient ce qui était manifestement des morceaux de choix, brisant de temps en temps un os, mais la majorité des corps étaient jetés sur des chariots grossièrement faits d’os tirés par des Pavuléens aux yeux crevés et aux trompes mutilées qui les suivaient dans la pente. Ils vont nous trouver, dit Chay d’une voix éteinte. Ils vont nous trouver et nous tuer encore une fois, ou nous manger en partie et nous laisser souffrir ici, ou nous empaler sur ces horribles choses et revenir nous chercher plus tard, ou ils vont nous briser les jambes et nous jeter sur une de leurs charrettes, pour nous remettre à des démons supérieurs qui nous infligeront des supplices encore plus terribles et raffinés. Prin observait les démons qui s’approchaient avec les Pavuléens mutilés et leurs charrettes géantes. Un instant, il fut incapable de réfléchir, incapable d’absorber ce changement soudain de leur situation, et il laissa Chay continuer de marmonner, laissant ses paroles réduire à néant l’espoir qu’il avait essayé de lui insuffler, la laissant au contraire l’emplir du désespoir qu’il n’avait cessé d’essayer de tenir à distance, et dont il n’osait lui avouer qu’il menaçait à tout instant de l’envahir. Les ostéophages et leur suite macabre étaient maintenant assez proches pour qu’il puisse entendre le craquement des os entre leurs énormes mâchoires et les gémissements des attelages de Pavuléens. Prin se retourna pour regarder dans l’autre direction, vers le moulin et son bassin sombre, où le flot de sang épais faisait maintenant tourner la roue géante. Le moulin fonctionnait ! Il avait démarré ! Le portail qu’il contrôlait allait s’ouvrir d’un moment à l’autre, et leur moyen de s’échapper de l’Enfer se présenterait enfin à eux. Regarde, Chay ! dit Prin en se servant de sa trompe pour la détourner du spectacle des ostéophages, et pour qu’elle regarde le moulin. Je le vois, je le vois. Encore une machine volante de la mort. Il se demanda de quoi elle parlait, mais c’est alors qu’il vit une forme gris foncé qui se déplaçait sur le fond de nuages encore plus sombres sans cesse en mouvement dans le ciel. Je voulais parler du moulin : il marche ! Mais la machine volante aussi, elle doit amener ceux qui sont autorisés à sortir ! Nous sommes sauvés ! Tu ne vois donc pas ? Tu ne comprends donc pas ? Il se tourna de nouveau vers elle et l’enlaça tendrement avec sa trompe. C’est notre chance, Chay. Nous allons pouvoir partir d’ici, nous allons réussir ! Il toucha doucement les colliers de barbelés qu’ils portaient, d’abord le sien, puis celui de Chay. Nous avons ce qu’il faut pour ça. Nos porte-bonheur, nos petits noyaux de code. On les a apportés avec nous, tu te souviens ? Ce n’est pas eux qui nous les ont mis ! C’est notre chance, et nous devons nous tenir prêts. Non, tu es toujours aussi idiot. Nous n’avons rien. Ils vont nous trouver et nous donner à leurs supérieurs qui sont dans la machine. La machine volante avait la forme d’un scarabée géant. Elle bourdonnait furieusement en s’approchant du moulin dans un grand battement d’ailes irisées, les pattes tendues pour aller se poser sur une aire dégagée à côté du bâtiment. Ha ! Tu te trompes, Chay, mon amour. Notre destin est de sortir d’ici, et tu vas venir avec moi. Tiens bien ton horrible collier. Cette pointe, là, est-ce que tu la sens ? Il lui guida la trompe pour qu’elle pose les doigts sur le barbillon de contrôle. Oui, je la sens. Quand je te le dirai, tire dessus un bon coup. Tu comprends ? Bien sûr que je comprends. Tu me prends pour une idiote ? Surtout, attends que je te le dise avant de tirer. Nous aurons l’air de démons aux yeux des démons eux-mêmes, et nous aurons leurs pouvoirs. L’effet ne durera pas très longtemps, mais suffisamment pour pouvoir franchir le portail. Le scarabée géant s’apprêtait à atterrir près du moulin. Deux démons, rayés de jaune et de noir, sortirent du moulin pour regarder se poser l’énorme machine au long fuselage sombre. Ses ailes se replièrent et vinrent se loger sous la carapace. L’arrière de son abdomen s’abaissa et un petit groupe de démons trapus et grimaçants en sortit, accompagnés de quelques Pavuléens tremblant de terreur et portant des vêtements grossiers. Ces vêtements suffisaient à marquer leur différence. En enfer, tous les damnés étaient nus, et ceux qui essayaient de couvrir leur nudité ne faisaient que s’attirer des tourments supplémentaires pour avoir eu l’outrecuidance de penser qu’ils pouvaient avoir un quelconque degré de contrôle sur leurs souffrances. Les huit Pavuléens qui sortaient du scarabée géant se distinguaient aussi par le fait qu’ils étaient indemnes, sans balafres ni blessures apparentes, pas de plaies purulentes ni de signes de maladies. Ils semblaient également bien nourris, mais même à cette distance Prin pouvait voir dans leurs gestes et leurs expressions une sorte de hâte désespérée, la sensation pétrifiante d’être probablement sur le point de quitter ce royaume de douleur et de terreur, mais aussi, du moins pour certains d’entre eux, l’affreux doute qu’on leur ait menti. Ceci n’était peut-être pas la fin d’une brève excursion en enfer, un avertissement destiné à les maintenir dans le droit chemin dans le Réel, mais un avant-goût de ce qui allait être leur destin bien établi et auquel ils ne pouvaient plus échapper, un tour cruel qui n’était que le premier d’innombrables autres tours. Ils n’allaient peut-être pas pouvoir repartir. Ils étaient peut-être condamnés à rester ici et à souffrir. D’après ce que savait Prin, ce serait la vérité brutale pour au moins l’un d’entre eux. Les membres de tels groupes étaient forcément traumatisés par ce qu’on les forçait à voir au cours de l’excursion, et comme il leur était absolument impossible d’établir un quelconque rapport avec les démons formidablement rapaces et totalement méprisants qui les escortaient, ils se rapprochaient rapidement les uns des autres, tel un petit troupeau, établissant de véritables liens de camaraderie avec leurs compagnons tout aussi horrifiés qu’eux, quelles que puissent être leurs personnalités et situations dans le Réel. Dans ces conditions, voir soudain l’un des membres séparé de votre petit groupe, quelqu’un que vous connaissez et avec qui vous avez noué une relation de camaraderie, rendait l’excursion encore plus éprouvante. Il était tout juste possible de vivre une telle expérience et de se convaincre que les malheureux qu’on voyait souffrir étaient très différents de vous simplement à cause de leur extrême déchéance (ils semblaient sous-pavuléens, guère mieux que des animaux), mais le fait qu’un de vos camarades voie ses pires craintes confirmées, et qu’il soit voué aux tourments éternels au moment même où il pensait pouvoir reprendre sa vie normale dans le Réel, était destiné à ancrer encore davantage la leçon dans l’esprit. Ils ne vont pas tarder à sortir. Tiens-toi prête. Prin jeta un coup d’œil derrière lui et constata qu’un des ostéophages s’approchait dangereusement de leur cachette. Il faut qu’on y aille maintenant, mon amour. Il avait espéré être plus près au moment d’entamer leur approche, mais il n’avait pas le choix. Vas-y, tire sur le barbillon, Chay. Tu cherches donc encore à me tromper. Mais je sais bien que ton espoir est une illusion. Chay ! Nous n’avons plus le temps pour ça ! Je ne peux pas le faire à ta place. Ça ne marche que si c’est toi qui le touches. Tire sur ce putain de truc ! Non, je ne le ferai pas. Je préfère appuyer dessus, comme ça, tu vois ? Elle fit une grimace en enfonçant encore davantage la pointe dans son cou, l’autre bout perçant le doigt de sa trompe. En voyant cela, Prin inspira si fort et si rapidement qu’il vit l’ostéophage tourner son énorme tête vers leur cachette en agitant les oreilles pour tenter de repérer la source du bruit. Son regard finit par se braquer sur eux. Merde ! Bon, allons-y… Il tira sur le barbillon de son collier. Le programme clandestin qu’il symbolisait se mit à tourner, et Prin se retrouva instantanément avec le corps d’un des démons grimaçants, et qui plus est, du type le plus grand et le plus impressionnant qui soit : un prédateur géant à six pattes, depuis longtemps disparu dans le Réel, dépourvu de trompe mais avec des pattes antérieures munies de trois doigts qui en tenaient lieu. Les règles de rationalisation de l’Enfer firent aussitôt s’élever le cheval de frise garni de cadavres pour faire de la place à sa masse énorme. Prin le portait maintenant sur son large dos rayé de vert et de jaune comme un monstrueux élément d’armure. Chay était prostrée à ses pieds, soudain minuscule. Ses sphincters se relâchèrent et elle se recroquevilla en position fœtale. Il la saisit par les trompes, comme il l’avait vu faire d’innombrables fois par les démons, et en poussant un rugissement, il se débarrassa du cheval de frise qui tomba à terre en éparpillant les cadavres empalés. Il entendit un cri aigu. L’une des charrettes chargées de corps s’était trouvée juste à côté, cachée par la masse de corps sur le cheval de frise, et dans sa chute, l’un des pieux avait transpercé le pied du Pavuléen attelé à la charrette, clouant le malheureux au sol. L’ostéophage qui avait regardé dans leur direction d’un air soupçonneux recula d’un pas, les oreilles soudain dressées, dans une attitude qui dénotait un mélange évident de surprise et de peur. Prin se tourna vers lui et montra les crocs en grondant. L’ostéophage fit un autre pas en arrière. Ses camarades s’étaient arrêtés et observaient maintenant la scène, parfaitement immobiles. Ils attendaient de voir la tournure des événements avant de décider s’ils allaient se joindre à une attaque groupée, ou faire semblant que cette affaire ne les concernait en rien. Prin agita le corps toujours catatonique de Chay vers l’ostéophage. Elle est à moi ! Je l’ai vue en premier ! La créature cligna des yeux et regarda autour d’elle d’un air apparemment dégagé, pour voir ce que faisaient ses camarades, Manifestement, ils ne bondissaient pas à ses côtés pour affronter l’intrus. L’ostéophage baissa les yeux et frotta une patte dans la terre, les griffes soigneusement rétractées. Prends-la, grommela-t-il avec une indifférence marquée. Considère-la comme tienne, avec notre bénédiction. Nous en avons plein d’autres. Il haussa les épaules et baissa la tête pour renifler la terre qu’il venait de gratter, ayant apparemment perdu tout intérêt dans la conversation. Prin gronda de nouveau, et Chay fermement tenue contre sa poitrine, il se retourna et partit en bondissant au milieu des corps décomposés et des pieux garnis de lambeaux de chair. Il franchit la rivière de sang et remonta la pente en diagonale, vers le moulin. Les occupants de la machine volante avaient disparu à l’intérieur du bâtiment. Quant au scarabée lui-même, il avait refermé son abdomen et commençait à déplier ses ailes de sous leurs protections scintillantes. Prin était suffisamment proche pour distinguer des démons à l’intérieur de ses énormes yeux à facettes. Des pilotes, songea-t-il, pour un assemblage de code qu’on pourrait aussi bien faire voler en agitant une plume enchantée, ou même une enclume magique tant qu’on y était. Il bondit sur le flanc de la colline, en direction du moulin. 5. L’idée lui vint qu’il y avait de nombreux niveaux de sommeil et d’inconscience, et donc de réveils. Dans cette quiétude cotonneuse – bien au chaud, bien enveloppée, avec une sorte d’obscurité rougeâtre derrière les paupières – il était facile et rassurant d’imaginer les nombreuses façons dont on pouvait être partie, et ensuite revenue. Il arrivait qu’on s’endorme juste un instant, en hochant la tête et en la relevant brusquement, juste une seconde. Ou on pouvait faire une courte sieste, souvent volontairement limitée parce qu’on n’avait que quelques minutes devant soi, ou une demi-heure tout au plus. Bien sûr, il y avait aussi la Bonne Nuit de Sommeil classique, malgré tout ce qui pouvait venir la troubler, le travail posté, les boutiques ouvertes toute la nuit, les drogues et les lumières de la ville. Il y avait également l’inconscience plus profonde quand on vous endormait pour une procédure médicale, ou celle quand on s’était cogné la tête et que, un bref instant, on ne se souvenait même plus de son nom. Les gens tombaient aussi parfois dans un coma dont ils émergeaient très progressivement. Ça devait faire un drôle d’effet. Et puis, depuis quelques siècles, bien que moins souvent aujourd’hui parce que les choses avaient évolué, il y avait le subsommeil des longs voyages spatiaux, quand on était plongé dans une sorte d’hibernation pendant des années, ou même des décennies. Maintenu à basse température et à peine vivant, pour être ranimé à l’approche de la destination. Chez elle, il y avait eu des gens qu’on conservait comme ça en attendant des progrès de la médecine. Ce devait être vraiment étrange de se réveiller d’une chose comme ça, songea-t-elle. Elle éprouvait l’envie de se retourner, comme si elle était nichée dans un lit fabuleusement confortable mais qu’elle avait maintenant passé suffisamment de temps sur ce côté, et qu’il était temps de se mettre sur l’autre. Elle se sentait aussi très légère, mais rien qu’en y pensant, elle éprouva la sensation rassurante d’être un petit peu plus lourde. Elle respira profondément et se retourna en gardant les paupières toujours bien fermées. Elle avait la vague impression de ne pas vraiment savoir où elle était, mais ça ne l’inquiétait pas. En temps normal, c’était une sensation troublante, qui pouvait même parfois se révéler effrayante, mais pas cette fois. Sans savoir comment, elle sentait qu’elle était en sécurité, qu’on s’occupait bien d’elle et qu’elle ne courait aucun danger. Elle se sentait bien. Vraiment très bien, en fait. À la réflexion, elle ne se souvenait pas s’être jamais sentie aussi bien, aussi en sécurité, aussi heureuse. Elle fronça très légèrement les sourcils. Allons, se dit-elle, ça a bien dû déjà t’arriver… Elle éprouva une légère irritation de n’avoir qu’un vague souvenir d’un tel sentiment de calme et de bonheur. Probablement dans les bras de sa mère, quand elle était petite. Elle savait que si elle se réveillait complètement, tous ses souvenirs lui reviendraient, mais si d’un côté elle voulait pouvoir répondre à cette question et éclaircir la situation, d’un autre côté elle se sentait trop bien, allongée comme ça sans savoir où, somnolente et heureuse. Elle connaissait bien cette sensation. C’était souvent le meilleur moment de la journée, avant qu’elle ne soit obligée de se lever et d’affronter les réalités du monde et les responsabilités qui lui incombaient. Quand on avait de la chance, on pouvait vraiment dormir comme un bébé, complètement, profondément, sans un souci en tête. Et ce n’est que quand on se réveillait que vous revenaient à l’esprit tous les sujets de préoccupation, tous les ressentiments éprouvés, toutes les injustices et les cruautés subies. Pourtant, même l’idée de ce triste processus ne parvenait pas à détruire son sentiment de calme et de bonheur. Elle soupira. Un long et profond soupir de satisfaction, bien que légèrement teinté de regret car elle sentait le sommeil la quitter doucement, telle la brume chassée par une brise légère. Le drap qui la recouvrait était incroyablement fin, d’une douceur presque liquide. Il se déplaça sur son corps nu quand elle finit de soupirer et s’agita légèrement. Elle n’était pas sûre que même Lui possédât des draps aussi… Elle sursauta. Une image terrifiante, le visage d’une créature haïe, commençait à se former devant elle, et puis, comme si une autre partie de son esprit était intervenue pour la rassurer, sa peur se dissipa et son angoisse sembla balayée comme de la poussière. Elle ignorait ce que c’était, mais elle n’avait maintenant plus rien à craindre. Ma foi, c’est bien agréable, se dit-elle. Elle se dit aussi qu’elle ferait bien de se réveiller. Elle ouvrit les yeux. Elle eut la vague impression d’un grand lit aux draps pâles, d’une chambre haute de plafond avec de grandes fenêtres ouvertes et des rideaux de mousseline qui flottaient devant. Une douce brise au parfum de fleurs s’agitait autour d’elle. Des rayons de soleil dorés pénétraient dans la pièce par les fenêtres. Elle remarqua une sorte de lueur floue au pied du lit. Elle se concentra et vit qu’elle épelait le mot SIMULATION. Simulation ? se demanda-t-elle en se frottant les yeux. Quand elle les rouvrit, elle put mieux distinguer les détails de la chambre, qui semblait parfaitement et entièrement réelle, mais elle n’y faisait déjà plus attention. Elle était bouche bée, car elle venait de prendre conscience de ce qu’elle avait vaguement aperçu en levant les bras pour se frotter les yeux. Elle baissa lentement la tête et leva de nouveau les mains à hauteur de son visage. Elle en regarda le dos et les paumes, puis ses avant-bras et ce qu’elle pouvait voir de ses seins. Elle se redressa contre la tête de lit en repoussant le drap, et elle contempla son corps nu. Elle examina de nouveau ses mains, ses doigts, ses ongles, comme à la recherche de quelque chose de presque trop petit pour qu’on puisse le voir. Elle finit par lever les yeux et balaya la pièce du regard, puis elle bondit hors du lit – le mot SIMULATION resta où il était, à peine visible au bas de son champ de vision – et courut se mettre devant le grand miroir en pied placé entre deux des fenêtres aux rideaux flottants. Rien sur son visage non plus. Elle se regarda fixement. D’abord, elle n’était pas du tout de la bonne couleur. Elle aurait dû être presque noir de suie, alors qu’en fait sa peau était… elle ne savait même pas comment qualifier cette couleur. Or sale ? Boue ? Coucher de soleil pollué ? Ce n’était déjà pas terrible, mais il y avait pire. — Putain, où est passée mon intaille ? s’exclama-t-elle. SIMULATION, disait le mot qui flottait maintenant à ses pieds tandis qu’elle contemplait la jeune femme nue devant elle, très belle mais au corps pâle et sans aucune marque. Elle lui ressemblait un peu, sans doute, dans sa stature et ses proportions, mais c’était déjà beaucoup dire. Sa peau unie était d’une teinte mordorée, et ses cheveux étaient beaucoup trop longs et beaucoup trop foncés. SIMULATION. Le mot était toujours là. Elle tapa du poing contre le cadre du grand miroir, et ressentit à peu près la douleur qu’elle attendait. Elle aspira l’air frais et parfumé à travers ses dents – des dents qui ne portaient aucune marque non plus, et qui étaient trop uniformément blanches, comme l’était le blanc de ses yeux. Quand elle l’avait frappé, le cadre du miroir avait tremblé et l’ensemble avait glissé de quelques millimètres sur le parquet ciré, modifiant légèrement l’angle sous lequel elle se voyait. — Aïe aïe aïe, marmonna-t-elle en agitant sa main qui lui faisait un peu mal. Elle retourna à la fenêtre et se glissa sous le rideau de gaze. Elle se trouvait maintenant sur un balcon d’où elle pouvait admirer un paysage ensoleillé d’arbustes verts et bleus élégamment taillés au milieu d’une étendue d’herbe vert pâle. À travers une légère brume, on distinguait au loin des collines boisées, bleutées par la distance, et plus loin encore, une chaîne de montagnes aux cimes enneigées. Une rivière miroitait au soleil au bord d’un pré où un troupeau de petits animaux au pelage foncé broutaient l’herbe. Elle contempla longuement la vue, puis elle recula et prit un bout du voile de gaze qu’elle examina de près. Elle fronça les sourcils en notant la précision presque microscopique du tissage. D’autres fenêtres étaient ouvertes, et elle aperçut son reflet dans une vitre. Elle secoua la tête – comme c’était bizarre de sentir ses cheveux s’agiter ! –, puis elle s’agenouilla devant la rambarde de pierre du balcon pour y passer la main. Elle sentit les légères aspérités du grès sous ses doigts, et un peu de poudre tomba quand elle se les frotta. Elle posa son nez contre la pierre. Elle pouvait même en sentir l’odeur… Et pourtant, le mot disait bien SIMULATION. Elle poussa un autre soupir, d’exaspération cette fois, et examina le ciel avec ses nombreux petits nuages cotonneux. Elle avait déjà eu l’occasion de vivre des simulations. Elle s’était trouvée dans des environnements virtuels, mais même ceux dans lesquels on vous injectait certaines drogues, afin que vous complétiez vous-même les détails, n’étaient pas aussi parfaitement convaincants que celui-ci. Les simulations qu’elle avait connues se rapprochaient plus du rêve que de la réalité. Convaincantes sur le moment, mais dès qu’on commençait à chercher les pixels, le grain, les fractales et tout ce qui s’ensuit – ou simplement les raccourcis et les incohérences du programme –, on les trouvait facilement. Ce qu’elle voyait et sentait ici était d’une perfection inouïe. Elle éprouva une brève sensation de vertige, qui passa avant même qu’elle ait commencé à chanceler. N’empêche, le ciel était trop bleu, le soleil trop jaune, les collines et surtout les montagnes ne s’estompaient pas tout à fait comme elles le font sur une vraie planète. Et même si elle se sentait tout à fait elle-même en elle-même, elle se trouvait dans un corps totalement dépourvu de marques, qui la faisait se sentir plus nue qu’elle ne l’avait jamais été. Pas d’intaille, pas de tatouage, aucun marquage d’aucune sorte. C’était la meilleure preuve que rien de cela ne pouvait être réel. Enfin, disons que c’était la deuxième meilleure preuve. Il y avait aussi ce mot qui continuait de flotter en rouge à la limite de sa vision : SIMULATION. On pouvait difficilement faire moins ambigu que ça. Elle se pencha pour essayer de voir quelques détails du bâtiment. Ce n’était qu’une grande maison de pierre rouge avec des tas de hautes fenêtres, quelques trucs qui dépassaient, des petites tourelles, un chemin dallé autour. En tendant l’oreille, elle crut distinguer un souffle de brise dans la cime des arbres, quelques appels plaintifs qui représentaient sans doute des chants d’oiseaux, et un doux bêlement venant du troupeau de quadrupèdes qui paissaient dans le pré. Elle revint dans le silence relatif de la chambre, et elle s’éclaircit la gorge. — Bon, d’accord, c’est une simulation. Y a-t-il quelqu’un à qui je pourrais parler ? Pas de réponse. Elle allait ajouter quelque chose quand on frappa poliment à l’une des deux grandes portes. — Qui est là ? demanda-t-elle. — Je m’appelle Sensia, répondit une agréable voix de femme. Elle aurait dû se douter que ce serait la voix d’une femme d’un certain âge, le genre qui sourit en parlant. Une de ses tantes préférées avait la même voix, peut-être un peu moins raffinée. — Un instant. Elle baissa les yeux et s’imagina portant une robe blanche toute simple. Non, rien à faire. Elle était toujours nue. Il y avait un grand placard près de la porte. Elle ouvrit les battants tout en se demandant pourquoi elle se donnait cette peine. Elle était dans une simulation, ça ne ressemblait même pas à son corps, et de toute façon, elle ne s’était jamais trop souciée de son aspect physique – pourquoi l’aurait-elle fait, alors qu’elle était une Intaillée ? L’idée aurait été vraiment très drôle si elle n’avait pas été intimement teintée d’amertume. Cela étant, elle se sentait particulièrement nue sans marquages, et l’atmosphère générale de cette simulation, luxueuse et raffinée, semblait exiger un certain décorum. La penderie contenait toutes sortes de vêtements assez élégants, mais elle choisit une robe bleue toute simple faite du même tissu que les draps à la douceur liquide. Elle retourna devant la porte, s’éclaircit de nouveau la gorge, et tourna la poignée. — Bonjour, dit la femme qui se tenait sur le seuil. Elle devait bien avoir une soixantaine d’années, pas particulièrement jolie mais avec une expression aimable. Il y avait derrière elle un large couloir avec d’autres portes sur un côté, et de l’autre des balustrades surplombant un grand hall. — Puis-je entrer ? Ses cheveux blancs étaient noués en chignon. Elle avait des yeux verts pétillants, et portait un tailleur gris foncé. — Je vous en prie. Sensia regarda autour d’elle, puis elle tapa doucement dans ses mains. — Si nous allions nous asseoir dehors ? Je viens de demander qu’on nous apporte des rafraîchissements. Elles transportèrent deux lourds fauteuils de brocart sur le plus grand des balcons, où elles s’installèrent. Ses yeux restent trop ouverts, songea-t-elle. Elle est face au soleil. Une vraie personne aurait déjà plissé les yeux, non ? Sur une corniche au-dessus du balcon, deux petits oiseaux bleus semblaient se battre en agitant les ailes, s’élevant un instant pour se retrouver presque en contact avant de retomber, le tout dans un grand concert de pépiements aigus. Sensia lui fit un large sourire en joignant les mains et dit : — Ainsi donc, nous sommes dans une simulation. — C’est ce que j’avais cru comprendre. Le mot était maintenant comme imprimé sur les jambes de la femme assise en face d’elle. — Nous allons retirer ça, dit Sensia. Le mot disparut aussitôt. C’était un peu inquiétant, mais elle devait bien s’attendre à être toujours sous le contrôle de quelqu’un, dans une sim. Sensia se pencha vers elle. — Et maintenant, la question va peut-être vous paraître bizarre, mais verriez-vous un inconvénient à me dire votre nom ? Elle regarda Sensia. Un bref instant, elle eut besoin de réfléchir. Quel était son nom ? — Lededje Y’breq, dit-elle enfin en bafouillant presque. Bien sûr. — Merci. Je vois. Sensia leva les yeux vers les deux oiseaux qui continuaient de pépier comme des fous. Le bruit s’arrêta net. Un instant plus tard, les oiseaux vinrent se poser sur son index avant de s’éloigner dans deux directions différentes. — Et d’où venez-vous exactement ? Encore un délai presque imperceptible. — Eh bien, je… j’appartiens à l’entourage de Veppers, dit Lededje. Veppers. Comme c’était bizarre de penser à lui sans frissonner de peur. C’était comme si tout cela faisait partie d’une autre existence qu’elle pouvait laisser à jamais derrière elle. Même en y pensant, en la retournant dans sa tête, cette idée ne lui inspirait aucune terreur. Elle essaya de se souvenir où elle avait été la dernière fois, avant d’atterrir ici. C’était comme si elle voulait se le cacher. — Je suis née dans la ville d’Ubruater, et j’ai grandi dans la résidence du domaine d’Espersium, dit-elle à Sensia. Ces derniers temps, je continue d’habiter à Ubruater ou à Espersium, et quelquefois simplement là où Mr Veppers se trouve. Sensia hochait la tête, le regard lointain. — Ah-ha ! dit-elle enfin avec un grand sourire en se renfonçant dans son fauteuil. Ubruater, Sichult, système de Quyn, Amas de Ruprine, Bras Un-un Près-du-Bout. Lededje reconnut « Quyn », le nom que portait le Soleil dans le reste de la Galaxie, et elle avait déjà entendu le terme « Amas de Ruprine ». Elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être « Bras Un-un Près-du-Bout ». Sans doute cette région particulière de la Galaxie. — Où suis-je ? demanda-t-elle. Un petit plateau épais apparut en flottant, chargé de verres et d’une carafe contenant un liquide vert pâle avec des glaçons. Le drone s’abaissa entre elles pour servir de table. Sensia remplit leurs verres. — En ce moment, très littéralement, dit-elle en faisant tourner les glaçons dans son verre, vous êtes dans un nœud du substrat informatique du Véhicule Système Général Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, qui traverse actuellement la Bulle ’liavitzienne, dans la région qu’on appelle l’Oreille de Dieu, Rotationnel. Sans saisir tous les mots, Lededje s’était mise à réfléchir. — Un Véhicule ? demanda-t-elle. S’agit-il d’une Roue, ou bien… ? Elle but une gorgée du liquide vert pâle. C’était délicieux, bien que sans doute non alcoolisé. Sensia sourit d’un air perplexe. — Une Roue ? — Vous savez bien, une Roue, répéta Lededje qui se rendit compte de leur totale incompréhension mutuelle. Comment cette femme pouvait-elle ignorer ce qu’est une Roue ? Le visage de Sensia s’éclaira. — Ah, une Roue ! Un objet spécifique, avec une majuscule et tout. Je vois. Oui, excusez-moi. Je vous suis, maintenant. (Elle détourna les yeux un instant pour regarder au loin d’un air distrait.) Ah, oui, c’est vraiment fascinant… (Elle secoua la tête.) Mais non, ce n’est pas une Roue. C’est un peu plus grand que ça. Un Véhicule Système Général de classe Armure, d’une centaine de kilomètres de long si vous incluez la structure du champ externe, et quatre kilomètres de haut en comptant seulement la coque nue. À peu près six mille milliards de tonnes, bien que les estimations de masse deviennent diaboliques quand il y a autant de matière exotique au niveau des propulseurs. Il y a à peu près deux cents millions de personnes à bord en ce moment. (Avec un petit sourire, elle ajouta :) Sans compter celles qui sont dans des environnements virtuels. — Comment s’appelle-t-il, déjà ? — Le Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie. (Sensia haussa les épaules.) C’est de là que je tire mon nom. Sensia. Je suis un avatoïde du vaisseau. — Ça m’a l’air d’être un vaisseau de la Culture, dit Lededje en sentant tout à coup une onde de chaleur la parcourir. Sensia la regarda fixement d’un air sincèrement surpris. — Vous voulez dire que vous ne saviez pas que vous étiez sur un vaisseau de la Culture ? Ni même que vous étiez au sein de la Culture ? Je suis étonnée que vous ne soyez pas plus désorientée. Où pensiez-vous donc être ? Lededje haussa les épaules. Elle en était encore à essayer de se souvenir où elle était avant de se réveiller ici. — Aucune idée, dit-elle. Je ne me suis jamais trouvée dans une sim de cette qualité. Je ne sais pas si nous en avons de ce niveau. Je ne pense pas que même Veppers en ait d’aussi détaillées. Sensia se contenta de hocher la tête. — Où suis-je vraiment ? demanda Lededje. — Que voulez-vous dire ? — Où se trouve mon vrai moi, mon corps physique ? Sensia reposa son verre sur le plateau flottant, avec une expression indéchiffrable. — Ah, fit-elle simplement. (Elle tourna la tête un instant pour contempler la verdure qui entourait la maison, puis elle regarda de nouveau Lededje.) Quel est votre dernier souvenir avant votre réveil ici ? Lededje secoua la tête. — J’ai beau essayer, je ne vois pas. — Ma foi, n’essayez pas trop. À ce que je comprends, il semble que cela soit… traumatisant. Lededje ne sut quoi répondre. Traumatisant ? songea-t-elle avec un petit frisson d’inquiétude. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Sensia inspira profondément. — Je dois d’abord vous expliquer que je n’ai encore jamais eu à demander son nom à quelqu’un dans de telles circonstances. Je veux dire à quelqu’un – vous – qui apparaît soudain sans s’être annoncé. (Elle secoua la tête.) Ce ne sont pas des choses qui arrivent. Les états mentaux, les âmes, les processus d’inventaire cérébral complets, peu importe le nom qu’on leur donne, arrivent toujours avec une abondante documentation. Pas vous. Sensia sourit de nouveau. Lededje eut soudain la désagréable impression qu’elle s’efforçait d’être rassurante. Dans son expérience, cela n’avait jamais été très bon signe, et elle ne voyait pas de raison que ça change maintenant. — Vous vous êtes tout simplement immatérialisée ici, ma chère, poursuivit Sensia, en une occurrence d’intrication d’urgence unichrone univoque au sein d’un système archaïque hérité par procuration, à un niveau que nous autres les Mentaux qualifions généralement d’Implausibilité Hautement Risible. Et le plus étrange dans cette affaire, c’est que vous êtes arrivée ici sans ce qu’on pourrait appeler de la paperasse. Zéro document, absolument aucun élément contextuel. Vous êtes une sans-papiers. — Est-ce que c’est inhabituel ? Sensia éclata de rire. Elle avait un rire étonnamment fort et communicatif. Lededje ne put s’empêcher de sourire malgré la gravité apparente du sujet. — Inhabituel n’est pas vraiment le mot. Disons plutôt que c’est sans précédent au cours des quinze derniers siècles, qui ont pourtant été assez fertiles en événements. Franchement, j’ai moi-même encore du mal à y croire, et j’ai en ce moment même des tas d’avatars, d’avatoïdes, d’agents et de prospecteurs qui cherchent à savoir si quelqu’un a jamais entendu parler d’une chose pareille. Je n’ai encore eu aucune réponse positive pour l’instant. — Et c’est pour ça que vous avez dû me demander mon nom ? — Tout à fait. En tant que Mental d’un vaisseau – mais c’est pareil pour tous les Mentaux, ou même les IAs –, je suis assujettie à une sorte d’interdiction constitutionnelle d’explorer trop profondément votre personnalité, mais il a bien fallu quand même que je fouille un peu, juste de quoi vous trouver un profil corporel compatible dans lequel vous pourriez vous réveiller sans traumatisme supplémentaire, ici dans le Virtuel. Ça n’est quand même pas parfait, songea Lededje. Je suis un négatif de la couleur de mon vrai moi. Et où donc est passé mon tatouage, bon sang ? Sensia poursuivit : — Et puis, il y a les protocoles de langage, évidemment. Ils sont en fait assez imbriqués, mais cependant très localisés à travers la panhumanité, de sorte qu’on peut facilement les identifier. J’aurais pu creuser encore un peu plus pour récupérer votre nom et d’autres détails encore, mais cela aurait été une impolitesse invasive. Cependant, en suivant certaines procédures tellement anciennes et obscures que j’ai dû aller fouiller dans les archives pour les consulter – des procédures spécialement conçues pour ce genre de situation –, j’ai effectué ce qu’on appelle une Évaluation Immédiate de Profil Psychologique Post-Traumatique pour Intrication d’Urgence. (Un autre sourire.) C’était afin que ce qui a déclenché l’occurrence d’intrication elle-même, là d’où vous venez, ne puisse pas compromettre la sécurité de votre transfert dans la Virtualité. (Sensia leva son verre et le regarda un instant avant de le reposer.) Et j’ai découvert que vous aviez vécu une expérience traumatique, poursuivit-elle rapidement sans croiser le regard de Lededje. Je l’ai en quelque sorte mise à l’écart, provisoirement effacée de vos souvenirs transférés, le temps que vous vous habituiez un peu, que vous soyez prête, tout ça… — Non, vraiment ? Vous savez faire ça ? — Oh, c’est un jeu d’enfant, techniquement parlant, dit Sensia qui semblait soulagée. Les contraintes sont purement morales, fondées sur les règles. Et la décision vous appartient entièrement, bien sûr, quand vous vous serez complètement réintégrée, si vous voyez ce que je veux dire. Quoique, franchement, à votre place, je ne me dépêcherais pas trop. Lededje fit encore un gros effort pour essayer de se souvenir de ce qui s’était passé avant qu’elle arrive ici. Elle avait été à Espersium, marchant dans une allée bordée d’arbres et pensant que… qu’il était temps de s’évader. Hmm… Voilà qui est intéressant. Était-ce donc ça qui s’était passé ? Avait-elle enfin trouvé un moyen d’échapper à ce salopard de Veppers, avec tout son argent, son pouvoir et son influence, en se servant de cette histoire d’intrication ? Mais ça laissait une question en suspens : où était son moi réel ? Sans compter l’autre question, celle de savoir pourquoi elle se souvenait de si peu, et quel était ce « traumatisme » dont Sensia avait plein la bouche… Elle vida son verre et se redressa dans son fauteuil. — Dites-moi tout, fit-elle d’une voix déterminée. Sensia la regarda un instant. Elle avait l’air inquiète et pleine de compassion. — Lededje, dit-elle enfin doucement et lentement, diriez-vous que vous êtes une personne… psychologiquement forte ? Ah, merde… Quand elle était toute petite, il y avait eu une époque dont elle se souvenait encore où elle n’avait pas éprouvé d’autres sentiments que celui d’être aimée, privilégiée et spéciale. Cela allait plus loin que la sensation habituelle que tous les bons parents procurent naturellement à leurs enfants. Il y avait de ça, bien sûr – cette impression d’être au centre d’une attention et d’une sollicitude inconditionnelles –, mais pendant quelque temps, elle avait été juste assez mûre pour comprendre qu’elle avait la chance de bénéficier d’encore plus que ça. D’abord, elle vivait dans une grande et belle demeure au milieu d’une propriété d’une splendeur extraordinaire, peut-être même unique, et ensuite, elle était totalement différente des autres enfants, de même que sa mère était totalement différente des autres adultes de la grande maisonnée. Elle était née Intaillée. Elle était humaine, certainement, et sichultienne (on apprenait très tôt qu’il y avait d’autres types d’humains, mais qu’à l’évidence les Sichultiens étaient ce qu’il y avait de mieux), mais pas seulement : elle était une Intaillée, quelqu’un dont la peau, le corps entier, chaque organe interne et chaque partie externe de son anatomie, étaient différents – remarquablement différents – de ceux de tous les autres humains. Les Intaillés ne ressemblaient aux gens ordinaires que par leur silhouette, ou dans des conditions d’éclairage si médiocres qu’on les distinguait à peine. Si on allumait la lumière, ou si on était dehors au soleil, ils se révélaient de fabuleuses créatures. Un Intaillé était couvert de la tête aux pieds de ce qu’on appelait un tatouage congénitalement appliqué. Lededje était née tatouée, et elle avait émergé du ventre de sa mère avec des motifs extraordinairement complexes, codés de façon indélébile au niveau cellulaire, tant sur sa peau qu’à l’intérieur de son corps. En général, un authentique Intaillé pour Dettes, tel que pleinement reconnu par les systèmes judiciaire et administratif sichultiens, naissait avec une peau d’un blanc laiteux qui faisait d’autant mieux ressortir les motifs qui étaient classiquement d’un noir d’encre. Leurs dents étaient également tatouées ainsi que le blanc de leurs yeux. Sur leurs ongles translucides, on pouvait distinguer un dessin, tandis qu’un autre était tout juste visible à la racine. Les pores de leur peau étaient disposés selon une formule précise, parfaitement programmée, et même leur réseau de capillaires obéissait à un tracé précis, sans rien devoir au hasard du développement. Si vous leur ouvriez le corps, vous trouveriez des motifs similaires à la surface de leurs organes, jusque dans le cœur et les intestins. Nettoyez leurs os, et vous verriez les dessins sur la pâle surface de leur squelette. Sucez-en la moelle et brisez-les, et vous continueriez de voir l’ornementation. À tous les niveaux possibles de leur anatomie, ils portaient la marque qui les distinguait des pages blanches que constituaient les autres gens, aussi bien que de ceux qui avaient simplement choisi de se faire tatouer par d’autres procédés conventionnels. Certains Intaillés, particulièrement au cours du dernier siècle, n’étaient pas blancs comme la neige à la naissance, mais presque noirs comme la nuit. En particulier, leur peau était décorée de motifs encore plus exotiques, avec des effets irisés, fluorescents, argentés comme du mercure, qui de l’avis général ressortaient encore mieux sur un fond noir. Lededje avait été une de ces créatures encore plus fabuleusement marquées, l’élite de l’élite, ainsi qu’elle s’était considérée à l’époque. Sa mère, dont les motifs étaient tracés sur une peau beaucoup plus claire, et dans une encre noire classique, aimait beaucoup Lededje et lui faisait sentir à quel point elle avait de la chance d’être ce qu’elle était, et qui elle était. La fille était fière d’être encore plus merveilleusement tatouée que sa mère, et était fascinée par leurs motifs respectifs. Même à cet âge tendre, alors qu’elle ne lui arrivait encore qu’à la taille, elle voyait bien que, malgré la plus grande surface du corps de sa mère et le tracé merveilleusement artistique de ses tatouages, elle-même avait des motifs beaucoup plus complexes, plus précisément et plus finement dessinés. Elle l’avait remarqué, mais elle s’abstenait d’en parler car elle se sentait un peu triste pour sa mère. Un jour, pensait-elle, sa mère pourrait peut-être avoir une peau aussi magnifiquement intaillée que la sienne. Lededje avait décidé que quand elle serait riche et célèbre, elle donnerait à sa mère l’argent nécessaire pour cela. Elle se sentait une vraie grande personne d’avoir eu cette idée. Quand elle commença à se mêler aux autres enfants du domaine, ils la traitèrent avec révérence. D’abord, ils étaient eux-mêmes un mélange de couleurs, et un bon nombre étaient plutôt pâles. Elle, elle était pure. Mais surtout, les autres enfants ne portaient aucune marque, ils n’avaient pas de motifs fabuleux sur la peau ni même ailleurs, que ce fût en évidence ou cachés. Des motifs qui grandissaient lentement, mûrissaient progressivement, se modifiaient subtilement et gagnaient sans cesse en complexité. Ils étaient pleins de déférence à son égard, plaçaient ses désirs et ses besoins au-dessus des leurs, et se comportaient en pratique comme des adorateurs. Elle était leur princesse, leur reine, presque leur déesse sacrée. Cela avait progressivement changé. Elle soupçonnait sa mère d’avoir usé de toute son influence pour protéger son enfant de la vérité dégradante aussi longtemps qu’elle avait pu, au détriment de sa propre position et de son statut au sein de la maisonnée. Car la vérité était que les Intaillés étaient plus que de simples humains exotiques. Ils étaient à la fois plus et moins que des ornements extravagants au sein de la maisonnée et de l’entourage des puissants et des riches, affichés tels des bijoux vivants dans les occasions sociales importantes et dans les lieux de pouvoir financier, politique et social – même si c’était largement leur rôle. Ils étaient des trophées, ils étaient les drapeaux remis par les ennemis défaits, les documents de capitulation signés par les vaincus, les têtes d’animaux sauvages ornant les murs de ceux qui les possédaient. Les Intaillés enregistraient dans leur chair la chute de leurs familles, la honte de leurs parents et de leurs grands-parents. Être ainsi marqué revenait à témoigner d’une dette léguée dont une partie du remboursement était votre propre existence. C’était une particularité des lois de Sichult – dont l’origine remontait aux pratiques de la caste-nation qui était sortie victorieuse deux siècles plus tôt du conflit qu’elle avait déclenché pour imposer au monde sa façon de voir les choses – que si une dette commerciale ne pouvait être intégralement remboursée, ou si les clauses d’un contrat ne paraissaient pas remplies aux yeux d’une des parties, faute de fonds ou d’autres biens négociables, la partie en défaut ou insuffisamment provisionnée pouvait s’acquitter de ses obligations en s’engageant à ce qu’une ou deux générations de sa progéniture soient Intaillées, et en acceptant de remettre au moins quelques-uns de ses enfants et petits-enfants – en général pour la vie, mais pas toujours – aux bons soins et au contrôle de celui envers qui elle était débitrice ou en désavantage fiscal. En pratique, ils devenaient la propriété du créancier. Depuis que les Sichultiens avaient rencontré le reste de la communauté galactique, grâce à un contact avec une espèce qu’on appelait les Flekkiens, c’est avec indignation qu’ils faisaient valoir que chez eux, les riches et les puissants aimaient leurs enfants autant que les riches et les puissants des autres espèces civilisées, qu’ils avaient simplement un profond respect pour la loi et que c’était une question d’honneur que de s’acquitter de ses dettes. Il ne s’agissait donc absolument pas de minimiser les droits des mineurs ou d’autres innocents qui se trouveraient simplement débiteurs par héritage. Ils faisaient remarquer que les droits et le bien-être des Intaillés étaient garantis par tout un ensemble de lois strictement appliquées, afin qu’ils ne soient pas négligés ni maltraités par ceux qui en étaient, en pratique, les propriétaires. Et de fait, en un sens, les gens ainsi Marqués pouvaient même être considérés comme faisant partie des citoyens les plus privilégiés, car ils étaient élevés dans le luxe absolu, ils évoluaient parmi l’élite, participaient aux réceptions les plus importantes de la société et de la Cour, et personne n’attendait d’eux qu’ils travaillent pour gagner leur vie. La plupart des gens auraient volontiers renoncé à leur prétendue « liberté » pour mener une telle existence. Ils étaient précieux, et d’une valeur presque – mais pas tout à fait – inestimable. Que pouvait-on demander de plus, quand on avait failli naître dans la pauvreté la plus abjecte ? Confrontés à la moralité extraordinairement sophistiquée d’une métacivilisation infiniment plus ancienne, plus vaste, et par conséquent plus sage qu’eux, les Sichultiens avaient vu remettre en question leurs coutumes et leurs principes éthiques jusque-là évidents à leurs yeux. Comme beaucoup de sociétés dans une situation similaire, ils s’étaient attachés à protéger leurs faiblesses de développement et avaient refusé de renoncer à ce que certains d’entre eux considéraient comme une de leurs caractéristiques sociales fondamentales, une partie vitale et dynamique de leur culture. Bien sûr, ce point de vue n’était pas partagé par tous les Sichultiens. Il y avait toujours eu une opposition au concept d’Intaillement pour Dettes, ainsi qu’à l’idée même d’un système politico-économique configuré pour admettre de tels principes – quelques canailles à l’esprit dérangé et fauteurs de troubles dégénérés contestaient même la primauté de la propriété privée et de l’accumulation de capital sans limites –, mais la plupart des Sichultiens acceptaient cette pratique, et en étaient même sincèrement fiers. Pour les autres espèces et civilisations, ce n’était qu’une de ces petites bizarreries comme on en trouve forcément quand on découvre un nouveau membre de la communauté, une aspérité qui serait probablement limée avec le reste à mesure que les Sichultiens s’adapteraient et trouveraient leur place à la grande table de banquet galactique pour se joindre à la fête panespèces. Lededje se souvenait encore du moment où elle avait commencé à comprendre que ses tatouages n’étaient finalement pas merveilleux, mais au contraire honteux. Si elle était ainsi marquée, ce n’était pas pour la distinguer comme quelqu’un de plus important et privilégié, mais plutôt comme on marque du bétail, pour bien faire comprendre aux autres qu’elle leur était inférieure. Elle était un bien, un trophée, l’aveu d’une défaite et d’une honte familiale. Cette prise de conscience avait été l’étape la plus importante et la plus humiliante de sa vie. Elle avait aussitôt essayé de s’enfuir, de quitter la nursery où l’un des autres enfants, un peu plus âgé qu’elle, l’avait finalement et très catégoriquement informée de tout cela. Mais elle n’avait pas réussi à aller plus loin que l’un des petits dômes satellites qui entouraient la résidence, à peine un kilomètre plus loin. Elle avait crié, hurlé, ragé contre sa mère pour ne pas lui avoir dit la vérité sur ses tatouages. Elle s’était jetée sur son lit et ne l’avait pas quitté pendant plusieurs jours. Recroquevillée sous les couvertures, elle avait entendu sa mère sangloter dans la chambre à côté, et cela lui avait fait plaisir un moment. Plus tard, elle s’en était amèrement voulu d’avoir détesté sa mère, et elles avaient pleuré ensemble, blotties dans les bras l’une de l’autre, mais rien ne pourrait plus être pareil désormais, ni entre elles ni avec les autres enfants, dont elle se sentait maintenant la reine déchue. Il lui avait fallu des années avant qu’elle reconnaisse tout ce que sa mère avait fait pour la protéger, et qu’elle comprenne que cette première tromperie, la fabrication de ce rêve absurde d’être privilégiée, avait été une façon d’essayer de la préparer aux vicissitudes qu’elle affronterait inévitablement plus tard dans sa vie. D’après sa mère, la raison pour laquelle elle avait été elle-même tatouée de force et que Lededje était née Intaillée – comme le seraient un ou deux des enfants qu’elle était tenue de produire, par contrat et dette d’honneur –, était que son défunt mari, Grautze, le père de Lededje, avait été trop confiant. Grautze et Veppers avaient été des amis très proches depuis l’école, et ils s’étaient associés dès le début de leurs carrières commerciales. Tous deux étaient issus de familles extrêmement riches, puissantes et célèbres, et ils étaient devenus eux-mêmes encore plus riches, puissants et célèbres, en concluant des marchés et en amassant des fortunes. Ils s’étaient fait aussi beaucoup d’ennemis, certes, mais cela faisait partie du cours naturel des affaires. Ils étaient rivaux, mais c’était une rivalité amicale, et ils étaient partenaires dans beaucoup d’entreprises. Un jour, une perspective de marché se présenta, plus importante et lucrative que tout ce qu’ils avaient pu entreprendre jusque-là. C’était une affaire monumentale, de nature à consolider leur réputation, à leur permettre d’entrer dans l’histoire et de changer le monde. Ils firent le serment solennel de travailler ensemble sur ce marché, associés à parts égales. Pour sceller cet engagement et en marquer l’importance, ils devinrent même frères de sang. Pour cela, ils utilisèrent une paire de couteaux très anciens que l’arrière-grand-père de Lededje avait offerts au grand-père de Veppers quelques dizaines d’années plus tôt. Rien n’avait été signé entre eux, mais ils s’étaient toujours comportés honorablement l’un envers l’autre, et leur parole suffisait largement. Les détails de la trahison et la façon dont ce serment avait été violé étaient d’une telle complexité qu’il avait fallu une armée d’avocats pour les élucider. Toujours est-il qu’au bout du compte, le père de Lededje perdit tout et Veppers gagna tout, et plus encore. La famille de son père fut presque complètement ruinée, elle aussi, le désastre financier se propageant jusqu’aux frères, sœurs, parents, oncles, tantes et cousins. Veppers avait ostensiblement affiché sa sollicitude. Dans la complexité de cette affaire, une grande partie des dégâts financiers avaient été infligés par des sociétés concurrentes, et Veppers s’était attaché à racheter leurs créances concernant le père de Lededje, mais il se gardait bien d’intervenir pour empêcher les dégâts eux-mêmes. Le dernier acte de la traîtrise fut d’exiger, quand tous les autres moyens de payer les dettes eurent été épuisés, que Grautze accepte que sa femme soit Marquée, et que son prochain enfant – et ceux que cet enfant aurait plus tard – devienne un Intaillé pour Dettes. Veppers afficha tous les signes d’une profonde tristesse de devoir en arriver à cette extrémité, mais il déclara qu’il ne voyait pas d’autre solution, que c’était la seule voie honorable, et que s’ils n’avaient pas d’honneur, que leur restait-il ? Il s’attira une sympathie considérable de devoir ainsi supporter le spectacle des souffrances de son meilleur ami et de sa famille, mais il insista sur le fait que, malgré la détresse qu’il en éprouvait, c’était absolument nécessaire. Les riches ne pouvaient pas, et ne voulaient pas, être au-dessus des lois. La première partie de la sentence, approuvée par la Cour suprême de Sichult, fut dûment exécutée. On emmena la mère de Lededje et on la plongea dans une sorte de coma, pendant lequel elle fut tatouée. Le soir même, son mari se trancha la gorge avec l’un des deux couteaux qui avaient servi à sceller le désastreux accord initial. On découvrit très rapidement le corps de Grautze. Les médecins réussirent à en récupérer un échantillon de sperme viable. Utilisé sur un ovule prélevé sur sa veuve encore inconsciente après la procédure de tatouage, il produisit un embryon que l’on altéra afin d’en faire un Intaillé, puis on le réimplanta dans l’utérus de la veuve. Un bon nombre des membres de l’équipe médicale qui avait procédé à la reconfiguration de l’embryon considérèrent que c’était leur chef-d’œuvre. Le résultat avait été Lededje. Le motif de base du dessin fabuleux qui recouvrait chaque centimètre carré de sa peau était la lettre V pour Veppers, mais aussi pour la Corporation Véperine qu’il dirigeait. D’autres éléments incorporaient les couteaux jumeaux entrecroisés, et des images de l’objet concerné par le marché fatal qui avait conduit à tout cela : la soletta de Sichult, la construction géante installée dans l’espace afin de protéger la planète d’une partie des radiations solaires. En grandissant, Lededje tenta à de nombreuses reprises de s’enfuir. Elle n’allait jamais très loin. Quand elle commença à se considérer comme une jeune femme et non plus une fillette, quand son intaille se révéla dans toute sa splendeur étonnamment complexe, elle comprit enfin à quel point son maître, Mr Veppers, était fabuleusement riche, et que son pouvoir et son influence étaient pratiquement sans limites. Elle renonça à essayer de s’enfuir. Ce n’est que quelques années plus tard, quand Veppers commença à la violer, qu’elle découvrit que plus l’auteur présumé d’un crime était riche, moins les lois concernant les droits des Intaillés étaient contraignantes. Elles se réduisaient plutôt à des principes, des lignes de conduite générales. C’est alors qu’elle reprit ses tentatives d’évasion. La première fois, elle réussit à atteindre la limite de la propriété, à quatre-vingt-dix kilomètres de la résidence, après avoir parcouru l’un des sentiers à travers la grande forêt. Le jour précédant la capture de Lededje, sa mère désespérée se jeta du haut d’une tour dans la partie de la propriété que Lededje et ses camarades appelaient le labyrinthe aquatique. Lededje n’avait jamais confié à sa mère que Veppers la violait. La première fois, celui-ci lui avait dit que si elle le lui révélait, il ferait en sorte qu’elle ne puisse plus jamais la revoir. Aussi simple que ça. Mais sa mère avait dû s’en douter. C’était peut-être la véritable raison de son suicide. Lededje pensait comprendre pourquoi la mort avait semblé la solution la plus facile pour sa mère. Elle avait même envisagé un instant d’en faire autant, mais elle n’avait pu se résoudre à passer à l’acte. Elle aurait bien aimé priver Veppers de la personne la plus précieuse à ses yeux dans la maisonnée, mais elle ne pouvait accepter l’idée de se suicider à cause de lui. Apparemment, la perte de sa mère n’avait pas suffi. Sa tentative d’évasion lui avait également valu un châtiment corporel. Sur une partie de peau relativement peu décorée au creux de ses reins, on avait exécuté un tatouage merveilleusement détaillé – mais qui à ses yeux restait horriblement rudimentaire par comparaison – représentant une jeune fille à la peau noire courant dans une forêt. La séance de tatouage avait été douloureuse. Et maintenant, tandis que Sensia laissait les souvenirs se réintégrer lentement, elle sut que sa deuxième évasion avait eu lieu dans la ville, la capitale, Ubruater. Elle avait réussi à rester libre plus longtemps, cette fois – cinq jours au lieu de quatre –, bien qu’elle n’eût parcouru que deux kilomètres. L’aventure s’était terminée dans le bâtiment de l’Opéra, que Veppers avait financé personnellement. Elle grimaça en se souvenant de la lame pénétrant dans sa poitrine, se glissant entre ses côtes et plongeant dans son cœur. Elle sentit de nouveau le goût du sang de Veppers dans sa bouche, la consistance cartilagineuse du bout de son nez qu’elle avait mâché avant de l’avaler. Elle entendit ses cris et ses injures, et sentit sur sa joue la dernière gifle qu’il lui avait donnée alors qu’elle était pratiquement morte. Elles étaient maintenant ailleurs. Elle avait demandé à Sensia de modifier la couleur de sa peau – ce teint mordoré ressemblait trop à celui de Veppers – pour qu’elle soit d’un beau noir brillant. À sa demande, la maison et le paysage avaient été transformés eux aussi, le tout en un instant. Elles se tenaient à présent devant une maison plus modeste, d’un seul étage, en brique blanche, dans une petite oasis de verdure au milieu d’un grand désert de sable dont les dunes s’étendaient jusqu’à l’horizon. Des tentes bariolées étaient plantées autour de petites mares et le long de ruisseaux à l’ombre de grands arbres au feuillage rouge. — Faites qu’il y ait des enfants, dit Lededje. Et des enfants apparurent aussitôt, une douzaine, riant et jouant à s’éclabousser dans l’une des mares, indifférents aux deux femmes qui les observaient depuis la maison de brique. Sensia avait proposé qu’elles s’asseyent avant d’ouvrir la vanne des souvenirs de Lededje concernant les quelques derniers jours et heures de sa vie. Elles s’étaient installées sur un tapis étalé sur une plate-forme en bois devant la maison tandis que Lededje revivait avec une horreur grandissante les événements qui avaient conduit à sa mort. Il y avait eu le trajet habituel en aérocar pour se rendre à la capitale, plein de loopings et de piqués à vous retourner l’estomac – Veppers aimait s’amuser –, puis elle s’était installée dans sa chambre de l’hôtel particulier – une autre résidence immense au cœur de la ville. Ensuite, elle s’était éclipsée au cours d’une visite chez un couturier et elle avait arraché de son talon le traceur qu’elle y avait trouvé implanté quelques mois plus tôt. Elle avait récupéré des vêtements dans une cachette préparée à l’avance, du maquillage et des accessoires, puis elle s’était enfuie par les rues de la ville avant de se retrouver finalement acculée dans l’Opéra. La façon dont Sensia lui permettait de revivre ses expériences lui donnait l’impression que c’était arrivé à quelqu’un d’autre, comme sur une scène de théâtre ou dans un film. Dans ce premier passage, l’avatoïde lui avait épargné de vivre tout cela de façon directe, mais elle pouvait choisir d’y revenir plus en détail si elle le souhaitait. C’est ce qu’elle avait fait, et qu’elle refaisait maintenant. Elle fit de nouveau la grimace. Lededje s’était relevée, le choc maintenant passé. Sensia était à son côté. — Alors, comme ça, je suis morte ? demanda-t-elle sans comprendre encore tout à fait. — Ma foi, dit Sensia, manifestement, vous n’êtes pas morte au point de ne pas pouvoir poser cette question, mais enfin, oui, techniquement, vous l’êtes. — Comment suis-je arrivée ici ? C’est ce truc d’intrication ? — Oui. Vous deviez avoir une sorte de lacis neural dans la tête, qui s’est intriqué avec le système archaïque qui m’a été légué par le vaisseau approprié. — Quel vaisseau approprié ? — Laissons ça de côté pour l’instant. — Et qu’est-ce que c’est que ce lacis neural dans ma tête ? Je n’en avais pas ! — Vous en aviez forcément un. La seule autre explication possible serait que quelqu’un vous ait placé une sorte d’inducteur neural autour du crâne lui permettant de lire votre état mental tandis que vous agonisiez. Mais c’est très douteux. Ce n’est pas le genre de technologie que vous possédez… — Mais nous avons des aliens, protesta Lededje. Surtout à Ubruater – c’est la capitale de la planète, du système, de tout l’Habilitement. Les aliens ont des ambassades et ils se promènent partout. Ils doivent avoir la technologie nécessaire. — Très certainement, mais pourquoi coderaient-ils l’état de votre cerveau pour le transmettre ensuite sans aucune documentation à un vaisseau de la Culture situé à trois mille cinq cents années-lumière ? D’autre part, en posant simplement un casque d’induction, quelle que soit sa sophistication, sur un mourant qui n’a plus que quelques secondes à vivre, il serait impossible d’enregistrer un état mental aussi détaillé et cohérent que le vôtre. Même dans un environnement médical équivtech de premier ordre, avec une longue préparation et un sujet stable, on ne pourrait jamais capter la finesse de détails que vous possédez. Un lacis neural capable d’effectuer une sauvegarde intégrale évolue avec le cerveau dans lequel il est installé, il y fait son nid au fil des années, il devient expert à reproduire chaque détail de la conscience qu’il interpénètre et avec laquelle il cohabite. Voilà le genre de chose que vous avez dû avoir. Et en plus, il avait manifestement une capacité d’intrication incorporée. — Alors, je suis… complète ? Une copie parfaite ? — Il est impossible d’en être absolument certain, mais je pense que c’est plus que probable. Il y a certainement moins de différences entre le vous qui est mort et celui que vous êtes maintenant qu’il n’y en aurait entre vos deux personnalités à vingt-quatre heures d’intervalle. — Et tout ça, c’est aussi grâce à cette histoire d’intrication ? — En partie seulement. Les versions à chaque bout du processus devraient être absolument identiques, à condition que la partie non originale de la paire ne s’effondre pas. — Quoi ? — L’intrication est une technique formidable, mais dans environ deux pour cent des cas, elle ne marche pas. En fait, elle échoue lamentablement. C’est pour cela qu’on n’y a presque jamais recours, c’est beaucoup trop risqué. On s’en sert en temps de guerre, quand c’est toujours mieux que rien, et il est possible que certains agents de CS y aient été soumis, mais à part ça, jamais. — Pourtant, les probabilités ont joué en ma faveur. — Assurément. Et ça vaut toujours mieux que d’être morte. (Sensia se tut un instant.) Malgré tout, cela ne répond pas à la question de savoir comment vous avez pu vous retrouver avec dans la tête un lacis neural non seulement doté d’une capacité de sauvegarde intégrale, mais aussi équipé pour procéder à une intrication ciblée sur un sous-système archaïque légué depuis longtemps et dont pratiquement tout le monde avait oublié l’existence. (Elle se retourna et regarda Lededje.) Vous froncez les sourcils. — Je viens juste de penser à quelque chose. Elle l’avait rencontré au cours d’une réception donnée dans la Troisième Équatour, dans la station spatiale portuaire de l’un des cinq ascenseurs équatoriaux de Sichult. Un vaisseau jhlupien en mission commerciale était récemment arrivé et avait débarqué divers notables de cette civilisation de haut niveau avec laquelle Veppers avait des relations d’affaires. Le carrousel spatial où se tenait la réception était l’un des gigantesques tores pivotant inlassablement sous la masse arrondie des docks de la station. Des hublots inclinés fournissaient une vue sans cesse changeante de la planète au-dessous. Elle se souvenait de sa première impression des Jhlupiens : ils semblaient n’être faits que de coudes, ou peut-être de genoux. C’étaient des créatures à l’allure pataude, des sortes de crabes géants munis de douze membres. Leur peau ou leur carapace était verte avec des reflets lustrés. Trois pédoncules assez courts terminés par des yeux dépassaient du corps principal, qui était un peu plus grand qu’un homme roulé en boule. Au lieu de se servir de leurs nombreuses pattes grêles, ils flottaient sur des sortes de coussins métalliques, d’où sortait également leur voix traduite. Cela s’était passé dix ans plus tôt. Lededje avait seize ans à l’époque, et commençait seulement à se faire à l’idée qu’elle était devenue femme et que son intaillement désormais presque achevé faisait d’elle un objet de fascination partout où elle allait – et de fait, c’était sa seule raison d’être en ce qui concernait Veppers et le reste du monde. Elle commençait juste à être introduite dans ce genre de réceptions, en tant que membre de l’entourage de Veppers. Et quel entourage c’était… Au-delà de ses divers grouillots et porteurs de mallettes, ainsi qu’un certain nombre de gardes du corps – Jasken étant la dernière ligne de défense –, Veppers était le genre d’oligarque qui semblait se sentir un peu nu s’il n’avait pas également avec lui son Conseiller en Relations Médiatiques et son Loyauticien. Elle ne savait toujours pas exactement en quoi consistait le travail des Loyauticiens, mais ils semblaient avoir un but et une utilité. Quant à elle, elle n’était qu’un ornement fait pour être regardé et admiré, un objet de fascination et d’étonnement. Sa tâche était de symboliser et amplifier la magnificence et la fortune inconcevable de Mr Joiler Veppers, Président et Premier Dirigeant de la Corporation Véperine – l’homme le plus riche du monde, de tout l’Habilitement, à la tête de la société la plus puissante et la plus prospère qui ait jamais existé. L’homme qui la regardait semblait terriblement vieux. Ou bien c’était un Sichultien très altéré, ou alors un alien panhumain – le type humain s’était révélé être une des formes de vie les plus communément répétitives de la Galaxie. Probablement un alien… Vouloir se donner l’aspect d’un vieillard aussi squelettique serait vraiment une perversion inquiétante. Aujourd’hui, même les plus pauvres pouvaient se payer des traitements permettant de conserver l’aspect de la jeunesse pratiquement jusqu’au dernier soupir. Cela voulait dire qu’on continuait de pourrir de l’intérieur, avait-elle entendu dire, mais c’était un faible prix à payer si l’on pouvait ainsi éviter d’avoir l’air décrépit jusqu’à la dernière minute. De toute façon, ici, il n’y avait pas de pauvres. C’était une réception très exclusive, même s’il y avait deux cents invités. Il n’y avait que dix Jhlupiens dans l’assistance. Le reste étaient des Sichultiens, des dirigeants commerciaux, politiciens, bureaucrates et représentants des médias, accompagnés de leurs domestiques, assistants et dépendants. Elle comptait sans doute parmi les dépendants. Généralement, on attendait de Lededje qu’elle reste à proximité de Veppers, pour que tous soient dûment impressionnés par l’exotisme humain fabuleux qu’il pouvait s’offrir, mais il s’était écarté avec son premier cercle de négociateurs pour discuter avec deux des crabes géants dans une sorte d’alcôve gardée par trois Zeïs – les puissants gardes du corps de Veppers, des clones hyperaugmentés. Lededje en était venue à comprendre qu’une grande partie de sa valeur résidait dans le fait qu’elle fournissait une diversion dont Veppers se servait pour éblouir et étourdir ceux qu’il voulait éblouir et étourdir, souvent pour leur faire gober quelque chose, ou simplement pour les mettre dans de bonnes dispositions. Les Jhlupiens étaient peut-être capables de voir qu’elle était significativement différente des autres invités, mais les Sichultiens leur étaient de toute façon tellement étrangers que cela n’ajoutait pas grand-chose, et sa présence n’était donc pas nécessaire quand Veppers voulait leur parler de sujets importants. Elle n’était pas abandonnée pour autant, puisqu’un des autres Zeïs veillait sur elle, et qu’elle était en compagnie du Dr Sulbazghi. — Cet homme vous regarde, dit le médecin en désignant discrètement un humain légèrement voûté et remarquablement chauve qui se tenait à quelques mètres d’eux. Il y avait quelque chose d’anormal chez cet homme : il était trop maigre et trop grand, même voûté. Son visage semblait vaguement cadavérique. Même ses vêtements étaient bizarres : trop serrés et trop simples. — Tout le monde me regarde, Dr Sulbazghi, lui fit-elle remarquer. Le Dr Sulbazghi était un homme massif au teint jaune foncé et au visage ridé, avec des cheveux bruns clairsemés, des caractéristiques indiquant que lui ou ses ancêtres étaient originaires de Keratiy, le plus important des sous-continents de Sichult. Il aurait facilement pu se faire altérer pour être un peu plus beau, ou du moins acceptable, mais il avait choisi de rester tel qu’il était. Lededje trouvait cela vraiment étrange, presque pervers. Le Zeï imposant qui se tenait non loin d’elle – sobrement vêtu, les yeux sans cesse en mouvement, balayant la salle du regard comme s’il observait un jeu de ballon invisible pour tous les autres – était presque beau en comparaison, et pourtant il était un peu effrayant avec ses muscles hypertrophiés qui semblaient menacer à tout instant de faire éclater sa peau et ses vêtements. — Certes, mais lui, il vous regarde d’une façon différente. (Le médecin fit signe à un serveur et prit un autre verre.) Et voyez : à présent, il s’approche de nous. — Madame ? fit le Zeï d’une profonde voix de basse en baissant les yeux vers elle. Il la dominait de cinquante bons centimètres, ce qui lui donnait l’impression d’être une enfant. Elle hocha la tête en soupirant, et le Zeï laissa le drôle de bonhomme s’approcher d’elle. Veppers ne voulait certainement pas qu’elle snobe qui que ce soit dans une réception aussi exclusive. — Bonjour. Je crois que vous êtes Lededje Y’breq, dit le vieil homme en lui souriant et en saluant brièvement le Dr Sulbazghi. Sa voix était réelle et non synthétisée par un appareil traducteur. Il était encore plus surprenant qu’elle soit aussi grave. Au fil des années, Veppers s’était fait améliorer la voix pour la rendre plus profonde, plus riche, plus mélodieuse, en une série de petites opérations chirurgicales et autres traitements, mais la voix de cet homme surpassait même celle de Veppers. C’était assez étonnant chez un vieux bonhomme qui semblait sur le point de rendre son dernier soupir. Mais l’âge avait peut-être des effets différents sur les aliens. — Oui, c’est bien moi, répondit-elle avec le sourire approprié et en plaçant soigneusement sa voix au milieu de la Zone d’Élégance dont son professeur d’élocution ne cessait de lui rebattre les oreilles. Enchantée. Et vous êtes ? — Enchanté. Je m’appelle Himerance. (Il sourit et pivota au niveau de la taille d’une façon assez peu naturelle pour jeter un coup d’œil vers Veppers qui discutait toujours avec les deux crabes.) Je fais partie de la délégation jhlupienne – je suis un interprète culturel panhumain. Je veille à ce que personne ne commette de faux pas impardonnable. — Comme c’est intéressant, dit-elle en se félicitant de ne pas en commettre elle-même en bâillant sous le nez de cette momie. Il lui sourit de nouveau, puis il la toisa des pieds à la tête. C’est ça, songea-t-elle, rince-toi l’œil, espèce de vieux vicelard. C’était sans doute à cause de sa robe, dont on avait dit qu’elle n’avait pas beaucoup de tissu. Lededje était vouée à passer sa vie dans des tenues qui ne cachaient pas grand-chose. Elle avait décidé depuis longtemps d’être fière de ce qu’elle était – elle aurait été une beauté même sans l’intaillement, et puisqu’elle devait porter la marque de la honte familiale, autant le faire avec toute la dignité possible –, mais elle en était encore à apprendre son rôle, et il arrivait que des hommes la regardent d’une façon qu’elle n’appréciait guère. Même Veppers commençait à la regarder comme si c’était la première fois qu’il la voyait, et d’une façon qui la mettait très mal à l’aise. — Je dois vous avouer, dit Himerance, que les Intaillés me fascinent. Et vous êtes, si je peux me permettre, remarquable même au sein de cette catégorie exceptionnelle. — C’est très gentil à vous, dit-elle. — Oh, je ne suis pas gentil, répliqua Himerance. C’est alors que le Zeï qui les surveillait sembla se raidir et marmonna quelque chose qui aurait pu être « Excusez-moi » avant de s’éloigner dans la foule avec une grâce et une souplesse étonnantes. Au même moment, le Dr Sulbazghi vacilla légèrement et contempla le contenu de son verre d’un air perplexe. Son regard était un peu bizarre. — Je ne sais pas ce qu’ils ont mis là-dedans. Je crois que je vais aller m’asseoir, si vous… pardonnez-moi. Il s’éloigna rapidement à son tour, à la recherche d’un fauteuil. — Et voilà, dit Himerance d’une voix douce. Il ne l’avait pas quittée des yeux tandis que le Zeï et le Dr S. s’éclipsaient. Elle était maintenant seule avec lui. Elle comprit tout à coup. — C’est vous qui avez fait ça ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil vers le large dos du Zeï, puis dans la direction où le Dr S. avait disparu. Elle ne se donnait plus la peine de moduler poliment sa voix. Elle se rendait compte qu’elle ouvrait de grands yeux. — Bien vu, dit Himerance avec un sourire approbateur. Un message semi-urgent concocté sur le canal de communication du garde du corps, et une sensation de vertige affectant provisoirement le bon docteur. Cela ne les tiendra pas éloignés bien longtemps, mais c’est suffisant pour me donner l’occasion de vous demander un service. (Himerance sourit de nouveau.) J’aimerais vous parler en privé, mademoiselle Y’breq. Me le permettez-vous ? — Maintenant ? dit-elle en regardant autour d’elle. Ce serait une brève conversation. On ne pouvait jamais rester seul – enfin, elle, en tout cas – plus d’une minute ou deux dans des réceptions de ce genre. — Plus tard, dit Himerance. Ce soir. Dans votre chambre, dans la résidence de Mr Veppers à Ubruater. Elle faillit éclater de rire. — Vous croyez qu’on va vous inviter ? Elle savait qu’il n’y avait rien de prévu ce soir à part un dîner à l’extérieur avec tout l’entourage, et ensuite – pour elle – une leçon de musique et une de comportement. Et ensuite, au lit, après avoir été autorisée à regarder une demi-heure d’écran, si elle avait de la chance. Elle n’avait pas le droit de sortir sans une escorte et des gardes du corps, et l’idée de pouvoir recevoir un homme dans sa chambre, vieil alien ou pas, était tout simplement à hurler de rire. — Non, dit Himerance avec son sourire aimable. J’ai mes propres moyens d’y accéder, mais je ne voudrais pas vous alarmer, et c’est pourquoi j’ai préféré vous demander d’abord la permission. Elle parvint à se ressaisir. — De quoi s’agit-il exactement, Mr Himerance ? demanda-t-elle d’une voix de nouveau polie et posée. — J’ai une petite proposition à vous faire, qui ne vous gênera en rien et qui ne vous fera aucun mal. Elle ne vous prendra rien qui pourrait vous manquer. Elle changea de tactique pour essayer de déstabiliser ce drôle de vieux bonhomme, et abandonnant le ton trop poli, c’est d’une voix sèche qu’elle demanda : — Et qu’est-ce que j’ai à y gagner ? — Une certaine satisfaction, peut-être, quand je vous aurai expliqué ce que je cherche. Mais une autre forme de compensation peut certainement s’envisager. (Sans la quitter des yeux, il poursuivit :) J’ai bien peur que vous ne deviez vous dépêcher de me répondre. L’un des gardes du corps de Mr Veppers s’approche en ce moment même d’un pas plutôt vif, ayant réalisé que nous avons été laissés seuls. Elle se sentit soudain excitée, avec un petit frisson de peur. Sa vie était trop contrôlée. — Quelle heure vous conviendrait ? demanda-t-elle. Elle s’était endormie. Elle ne l’avait pas voulu, et elle n’aurait jamais cru qu’elle y arriverait tant elle était excitée par tout le côté vaguement clandestin de cette affaire. Quand elle se réveilla, elle sut qu’il était là. Sa chambre était au deuxième étage de la résidence, qui était encore mieux gardée qu’une base militaire. Elle avait une grande chambre avec un dressing-room et une salle de bains attenante. Deux larges fenêtres donnaient sur les parterres de fleurs et les sculptures du jardin. Devant les fenêtres, en partie éclairé par les lumières de la ville, il y avait une sorte de coin salon avec une table basse, un canapé et deux fauteuils. Elle se redressa sur ses coudes. Il était assis dans un des fauteuils. Elle le vit tourner la tête. — Mademoiselle Y’breq, dit-il à voix basse. Ravi de vous revoir. Elle secoua la tête et se posa un doigt sur les lèvres, en faisant un geste pour montrer la pièce autour d’elle. Il y avait juste assez de lumière pour qu’elle puisse voir son sourire. — Non, dit-il doucement. Les appareils de surveillance ne nous poseront pas de problèmes. D’accord, songea-t-elle. L’alarme ne marche sans doute pas non plus. Elle avait plus ou moins compté dessus comme ultime système de défense au cas où les choses deviendraient délicates. Bien sûr, elle pouvait toujours crier, quoique, si ce type était capable d’interférer avec les communications des Zeïs, donner le vertige au Dr S. et pénétrer dans la maison de Veppers sans se faire remarquer, il devait aussi avoir une parade contre ça. Elle recommença à avoir un petit peu peur. Une lumière s’alluma progressivement près du fauteuil où il était assis, permettant de voir qu’il portait la même tenue que lors de la réception. — Je vous en prie, dit-il en désignant l’autre fauteuil, joignez-vous à moi. Elle enfila une robe de chambre par-dessus sa chemise de nuit, en lui tournant le dos pour qu’il ne voie pas que ses mains tremblaient, et elle alla s’asseoir à côté de lui. Il avait l’air différent. Toujours le même homme, mais moins vieux, le visage moins émacié et le dos moins voûté. — Je vous remercie de me donner cette occasion de parler avec vous en privé, dit-il très poliment. — Pas de problème, répondit-elle en pliant les jambes et en se passant les bras autour des genoux. Alors, dites-moi, de quoi s’agit-il ? — J’aimerais prendre une image de vous. — Une image ? Elle se sentit vaguement déçue. C’était tout ? Cela étant, il voulait sans doute parler d’une photo d’elle entièrement nue. Finalement, c’était bien un vieux pervers. C’était drôle, cette façon qu’avaient les choses d’être excitantes, ou même romantiques, au tout début, et de dégénérer ensuite dans le sordide. — Ce serait une image de votre corps entier, pas seulement l’intérieur et l’extérieur, mais au niveau de chaque cellule, et même de chaque atome. En fait, elle serait prise au-delà des trois dimensions habituelles. Lededje le regarda d’un air perplexe. — Vous voulez dire comme dans l’hyperespace ? Elle avait assez bien suivi ses cours de science. — Précisément, répondit Himerance avec un large sourire. — Pour quoi faire ? Il haussa les épaules. — Pour ma collection personnelle d’images, que j’ai plaisir à regarder. — Hmm… — Vous n’êtes pas obligée de me croire, mademoiselle Y’breq, mais je vous assure que ma motivation n’a rien de sexuel. — Oui, c’est ça… Himerance poussa un soupir. — Vous êtes une œuvre remarquable, mademoiselle Y’breq, si vous me permettez l’expression. Je sais que vous êtes une personne, et qui plus est, une personne très intelligente, très agréable, et très attirante – pour les gens de votre propre espèce, naturellement – mais je mentirais en vous disant que mon intérêt n’est pas purement pour l’intaillement qu’on vous a infligé. — Infligé ? — Appliqué ? Je pensais avoir utilisé le terme exact. — Non, vous avez raison, on me l’a effectivement infligé. Je n’ai guère eu mon mot à dire en la matière. — C’est vrai. — Qu’est-ce que vous faites de ces images ? — Je les admire. Pour moi, ce sont des œuvres d’art. — En avez-vous d’autres que vous pourriez me montrer ? Himerance se redressa sur son fauteuil et se pencha vers elle. — Vous aimeriez vraiment en voir quelques-unes ? Il avait l’air sincèrement ravi. — Est-ce qu’on a le temps ? — Mais oui, bien sûr ! — Alors, faites-moi voir. Une image 3D apparut dans l’air devant elle. Elle montrait… ma foi, elle ne savait pas très bien quoi. C’était un tourbillon insensé de courbes noires sur un fond orangé, d’une complexité étourdissante, avec des niveaux de détail qui s’imbriquaient et disparaissaient dans des espaces repliés qu’on n’arrivait pas tout à fait à distinguer. — Il s’agit simplement de la vue en trois dimensions qu’on aurait d’une entité vectorielle de champ stellaire, dit Himerance, mais avec l’échelle horizontale réduite pour lui donner un aspect vaguement sphérique. En fait, elles ressemblent plutôt à ça. L’image s’étira et l’assemblage de courbes foncées devint une simple ligne de un millimètre à peine et d’à peu près un mètre de long. Il y avait aussi un minuscule symbole, une sorte de boîte à chaussures microscopique avec les bords arrondis, qui indiquait sans doute l’échelle, mais comme elle ne savait pas comment l’interpréter, ça ne l’aidait pas beaucoup. La ligne apparaissait en silhouette sur ce qui semblait être un détail de la surface d’une étoile. Elle se contracta de nouveau pour redevenir un fabuleux écheveau de courbes. — Il est assez difficile de donner une idée de l’effet en 4D avec tous les détails internes, poursuivit Himerance avec l’air de s’excuser, mais c’est quelque chose comme ça. L’image sembla se décomposer en un million de tranches, des sections qui englobèrent Lededje comme des flocons dans une tempête de neige. Elle cligna des yeux et détourna la tête, soudain prise de vertige. Elle fut contente d’être restée assise. — Vous sentez-vous bien ? demanda Himerance plein de sollicitude. C’est une expérience qui peut être assez intense. — Ça va, répondit-elle. Mais qu’est-ce que c’était que ça, exactement ? — Un très beau spécimen de vecteur de champ stellaire. Ce sont des créatures qui vivent dans les lignes de force des champs magnétiques, essentiellement dans la photosphère des étoiles. — Cette chose était vivante ? — Oui, et elle l’est encore, j’imagine. Elles vivent vraiment très longtemps. Elle regarda le vieil homme dont le visage était éclairé par l’image d’une créature principalement constituée de lignes noires et qui vivait à la surface des soleils. — Et vous, vous arrivez à la voir correctement en 4D ? — Oui, dit-il en se tournant vers elle. Il avait l’air à la fois embarrassé et fier. Avec son visage rayonnant d’enthousiasme, on aurait dit un gamin de six ans. — Comment est-ce possible ? — C’est parce que je ne suis pas vraiment un homme, ni même une variante d’humain, répondit-il en continuant de sourire. Je suis un avatar de vaisseau. En fait, c’est au vaisseau que vous parlez, et c’est lui qui est capable de prendre des images en 4D et de les apprécier. Le nom de ce vaisseau, mon véritable nom, est Moi, Je Compte. Il faisait autrefois partie de la Culture, mais c’est à présent un vaisseau indépendant qui évolue dans ce qu’on appelle parfois l’Ultérieur. Je suis un vagabond, une sorte d’explorateur, et il m’arrive d’offrir mes services en tant qu’interprète culturel – un facilitateur de relations entre des espèces et des civilisations profondément différentes – à ceux qui pourraient avoir besoin d’aide dans ce domaine. Et comme je vous l’ai dit, je collectionne aussi des images de ce que je considère comme des créatures d’une parfaite beauté, partout où mes pérégrinations me mènent. — Est-ce que vous ne pourriez pas prendre une de ces images sans que je le sache ? — Sur un plan pratique, oui. Il n’y aurait rien de plus facile. — Mais vous vouliez d’abord me demander la permission… — Ce serait vraiment très impoli de ma part, et même déshonorant, de ne pas le faire, vous ne trouvez pas ? Elle le regarda un long moment avant de répondre : — Oui, sans doute. Mais dites-moi : est-ce que vous partageriez cette image avec quelqu’un d’autre ? — Non. Jusqu’à aujourd’hui, quand je vous ai montré l’image de cette créature des champs stellaires, je n’en avais jamais partagé une avec qui que ce soit. J’en ai beaucoup d’autres. Aimeriez-vous que… ? — Non, dit-elle en levant la main avec un sourire. C’est très bien comme ça. L’image disparut et la chambre replongea dans la pénombre. — Je vous donne ma parole que, au cas très improbable où je déciderais de partager votre image, je ne le ferais pas sans votre autorisation expresse. — À chaque fois ? — À chaque fois. Et avec une condition préalable similaire s’appliquant à… — Et si vous prenez cette image, est-ce que je sentirai quelque chose ? — Rien du tout. — Hmm… Les bras toujours serrés autour des genoux, elle se pencha pour lécher le tissu de sa robe de nuit du bout de la langue, puis elle le mordilla. Himerance l’observa un moment avant de lui demander : — Lededje, ai-je votre permission de prendre l’image ? Elle recracha le bout d’étoffe et releva la tête. — Je vous ai déjà posé la question tout à l’heure : qu’est-ce que j’ai à y gagner ? — Que puis-je vous offrir ? — Sortez-moi d’ici. Emmenez-moi avec vous. Aidez-moi à m’échapper. Sauvez-moi de cette vie. — Je ne peux pas, Lededje, je suis vraiment désolé. Himerance avait l’air sincère. — Pourquoi pas ? — Il y aurait des conséquences. Elle baissa de nouveau la tête et contempla le tapis. — Parce que Veppers est l’homme le plus riche du monde ? — De tout l’Habilitement Sichultien. Et le plus puissant. (Himerance soupira.) De toute façon, il y a des limites à ce que je peux faire. Vous avez votre propre façon de vivre, ici, sur cette planète et dans l’hégémonie que vous appelez l’Habilitement. Vous avez vos règles, vos mœurs, vos coutumes et vos lois. On considère qu’il est de mauvais goût d’interférer avec d’autres sociétés si l’on n’a pas une excellente raison de le faire, sans compter une stratégie préalablement approuvée. Malgré notre profond désir d’intervenir parfois, nous ne pouvons pas nous permettre de céder à nos pulsions sentimentales. Je suis sincèrement désolé, mais malheureusement, je ne peux vous offrir ce que vous demandez. — Je n’ai donc rien à y gagner, dit-elle sur un ton qu’elle savait amer. — Je pourrais vous ouvrir un compte en banque avec une somme qui vous serait utile… — Comme si Veppers allait me laisser vivre un jour une existence indépendante, dit-elle en secouant la tête. — Eh bien, peut-être… — Oh, c’est bon, allez-y, prenez-la, votre image. (Elle serra ses genoux encore plus fort et leva les yeux vers lui.) Est-ce qu’il faut que je me lève ? — Non. Vous êtes bien sûre ? — Allez-y, c’est tout, répéta-t-elle avec impatience. — Je pourrais quand même suggérer une forme de compensation… — Oui, oui, comme vous voudrez. Faites-moi une surprise. — Vous faire une surprise ? — Vous m’avez entendue. — Vous en êtes sûre ? — Oui, j’en suis sûre. Alors, ça y est, c’est fait ? — Ah-ha, fit Sensia en hochant doucement la tête. Ça m’a tout l’air d’être ça. — Ce vaisseau m’a mis ce truc de lacis neural dans la tête ? — Oui. Enfin, disons qu’il en aura planté une graine. Ce sont des choses qui poussent. — Je n’ai rien senti sur le moment. — C’est normal, le processus est indolore. (Sensia contempla un instant le désert.) Oui, le Moi, Je Compte, dit-elle enfin (et Lededje eut vraiment l’impression qu’elle se parlait à elle-même). Une UOL de classe Hooligan, qui s’est déclarée Excentrique et Ultériorée il y a plus de mille ans. Ce vaisseau a complètement disparu de la circulation il y a deux ans. Il s’est probablement retiré quelque part. Lededje poussa un profond soupir. — J’imagine que c’est ma faute. Je n’aurais pas dû lui dire de me faire une surprise. Mais au fond d’elle-même, elle était très contente. Le mystère était presque certainement résolu, et en fin de compte, elle avait fait une bonne affaire : elle avait été sauvée de la mort, du moins en un certain sens. Mais qu’est-ce que je vais devenir ? Elle regarda Sensia qui contemplait toujours l’horizon miroitant où de petits tourbillons de poussière dansaient au milieu d’un mirage de lac ou d’océan. Oui, qu’est-ce que je vais devenir… Dépendait-elle de la charité de cette femme virtuelle ? Était-elle l’objet d’une sorte d’accord contractuel entre la Culture et l’Habilitement ? Appartenait-elle maintenant à quelqu’un d’autre, était-elle le jouet d’un nouveau maître ? Elle ferait aussi bien de poser la question. Elle se prépara aussitôt à utiliser ce qu’elle appelait sa petite voix : un ton doux, humble et enfantin, auquel elle avait recours quand elle voulait afficher sa vulnérabilité et son impuissance, quand elle essayait de faire appel à la sympathie de quelqu’un, pour qu’on la prenne en pitié et qu’il y ait moins de chances qu’on lui fasse du mal ou qu’on l’humilie, et peut-être même qu’on lui donne quelque chose dont elle avait envie. C’était une technique qu’elle avait utilisée avec tout le monde, aussi bien sa mère que Veppers, et le plus souvent avec succès. Mais elle hésita. C’était une ruse dont elle ne s’était jamais sentie très fière, et ici, les règles avaient changé. Tout était différent. Pour préserver son amour-propre, et pour prendre ce qu’on pourrait appeler un nouveau départ, elle allait poser la question directement, sans aucune inflexion. — Alors, dit-elle sans regarder Sensia, que vais-je devenir ? La femme se tourna vers elle. — Qu’allez-vous devenir ? Vous voulez dire, que va-t-il se passer maintenant, où irez-vous ensuite ? Toujours sans oser croiser son regard, Lededje acquiesça. — Oui, c’est ça. Quelle situation étrange, presque absurde, se dit-elle. Me voici dans cette simulation parfaite, mais qui ne prétend pas être autre chose, en train de parler avec un hyperordinateur de mon destin, de ce que va être ma vie à partir d’aujourd’hui. Qu’allait-il se passer maintenant ? Serait-elle libre d’explorer ce monde virtuel et en quelque sorte de s’y créer une nouvelle existence ? Ou la renverrait-on d’une façon ou d’une autre sur Sichult, ou même chez Veppers ? Pouvait-on l’arrêter comme un simple programme, comme quelque chose qui n’est pas vraiment vivant ? Dans les quelques prochaines secondes, les mots que Sensia allait prononcer avec sa bouche virtuellement modelée décideraient de sa vie : le désespoir, le triomphe ou l’annihilation pure et simple. En fait – à moins qu’elle ne se trompe lourdement sur l’endroit où elle se trouvait et à qui elle parlait – tout allait dépendre de ce qui allait être dit maintenant. Sensia prit un air pensif. — Cela dépend beaucoup de vous, Lededje. Vous êtes dans une situation presque unique, et il n’y a donc pas de précédent, mais documentation ou pas, vous êtes un état mental parfaitement viable, fonctionnel et autonome, et indiscutablement doté d’intelligence, avec tout ce que cela implique au point de vue des droits et ce genre de choses. — Qu’est-ce que cela implique ? demanda Lededje qui commençait à se sentir soulagée, mais qui voulait être absolument sûre. Sensia sourit. — Rien que des bonnes choses, en fait. La première que vous voudrez sans doute, ce sera d’être reventée. — Qu’est-ce que cela veut dire ? — C’est un terme technique, pour dire qu’on est ramené à la vie dans un corps physique faisant partie du Réel. C’était une simulation, et elle n’avait donc ni cœur ni bouche, mais elle sentit le premier cesser de battre un instant et l’autre devenir sèche. — Est-ce faisable ? — C’est faisable, et c’est même recommandé. C’est une sorte de procédure standard dans ce genre de situation. Sensia eut un petit rire étouffé et fit un large geste vers le désert. À mesure que son bras balayait l’horizon, Lededje eut un bref aperçu de ce qui devait être d’autres mondes virtuels, à l’intérieur ou à côté de celui où elle se trouvait : d’immenses villes scintillantes, une chaîne de montagnes traversée d’un réseau de tubes et de lumières, un grand navire ou peut-être une ville flottante naviguant sur une mer aux vagues blanches sous un ciel d’azur, une vue apparemment sans limites sur rien d’autre que de grands arbres bleu-vert enroulés sur eux-mêmes et flottant dans l’air, et d’autres paysages et structures qu’elle n’aurait pu décrire, qui devaient être possibles dans une réalité virtuelle, mais totalement impraticables dans ce que Sensia appelait simplement le Réel. Le désert revint. — Bien sûr, vous pourriez rester ici, reprit Sensia, dans l’environnement que vous trouvez agréable, ou même en en combinant plusieurs. Mais je crois que vous aimeriez plutôt avoir un vrai corps physique. Lededje hocha la tête. Elle avait encore la bouche sèche. Est-ce que ça pouvait vraiment être aussi facile ? — Oui, fit-elle, je pense que je préférerais ça. — C’est un choix raisonnable. Croyez-moi, on peut se faire reventer dans un nombre incroyable de choses, mais à votre place, je m’en tiendrais à la forme dont vous avez l’habitude, du moins au début. Le contexte est tout, et le premier contexte dans lequel nous nous trouvons, c’est notre propre corps. (Elle regarda Lededje des pieds à la tête.) Êtes-vous satisfaite de votre aspect actuel ? Lededje ouvrit la robe de chambre bleue qu’elle portait encore et s’examina un instant, puis elle la referma et les pans flottèrent dans la brise tiède. — Oui. (Elle hésita.) Je n’arrive pas à décider si je veux un tatouage. — Ce sera très facile à ajouter plus tard, mais ça ne sera pas au niveau génétique que vous connaissiez. Je ne peux pas vraiment vous aider pour ça. Cette information ne vous a pas accompagnée. (Sensia haussa les épaules.) Je vais vous laisser une image que vous pourrez manipuler jusqu’à ce que vous soyez satisfaite, et qui me servira de spécification. — Vous allez faire pousser un corps pour moi ? — Non, je vais en compléter un qui est actuellement en suspension. — Combien de temps cela prendra-t-il ? — Ici, autant de temps que vous voudrez, ou aussi peu. Dans le Réel, une huitaine de jours. (Un autre haussement d’épaules.) Mon stock de corps sans esprit n’en contient aucun qui soit de la forme sichultienne – je suis désolée. — Y a-t-il un corps que je pourrais occuper maintenant, sans attendre ? Sensia sourit. — Ah, vous êtes impatiente, c’est ça ? Lededje secoua la tête et se sentit rougir. En réalité, si c’était une blague cruelle qu’on lui faisait, elle préférait le savoir le plus tôt possible. Et si tout cela était vrai, elle ne voulait pas trop attendre avant de pouvoir retourner sur Sichult. — Cela va quand même prendre un jour ou deux, dit Sensia. Une forme humaine apparut soudain dans l’air devant elles : une femme nue, les yeux fermés, qui semblait vaguement sichultienne. Sa peau était grisâtre, puis elle devint noire et ensuite presque parfaitement blanche avant de passer par différentes couleurs. En même temps, la taille et la corpulence de la silhouette se modifiaient. La forme de la tête et les traits du visage changèrent un peu. — Voilà les paramètres sur lesquels vous pouvez jouer, dans le temps disponible, dit Sensia. Lededje réfléchissait en repensant au teint de Veppers. — Combien de temps faudrait-il pour que le corps ait vraiment l’air sichultien, avec une peau un peu cuivrée au lieu d’être noire ? Sensia plissa légèrement les yeux. — Quelques heures de plus. Disons une journée au total. Vous auriez l’air d’une Sichultienne, mais vous n’en seriez pas vraiment une, du moins pas à l’intérieur. Un test sanguin, un prélèvement de tissu ou toute autre procédure médicale invasive aurait vite fait de le révéler. — Ce n’est pas un problème. Je crois que c’est ça que j’aimerais, dit Lededje. (En regardant Sensia droit dans les yeux, elle ajouta :) Je n’ai pas d’argent pour vous payer. Elle avait entendu dire que la Culture survivait sans argent, mais elle n’en avait pas cru un mot. — Ça tombe bien, répondit posément Sensia, parce que je n’ai pas de facture à vous présenter. — Vous faites ça par bonté pour moi, ou pour m’imposer une obligation ? — Disons que c’est par bonté, mais ça me fait aussi très plaisir. — Alors, je vous remercie, dit Lededje qui la salua très poliment. (Cela fit sourire Sensia.) Il me faudrait aussi pouvoir travailler à mon retour sur Sichult. — Cela peut très certainement s’arranger, même si le terme « travailler » n’a pas tout à fait le même sens dans la Culture que dans l’Habilitement. (Sensia hésita un instant.) Puis-je vous demander ce que vous avez l’intention de faire une fois rentrée chez vous ? Tuer ce putain de salopard de Joiler Veppers, et… Mais il y avait certaines choses, certaines pensées tellement secrètes, d’un tel danger potentiel, qu’elle avait appris à se les cacher à elle-même. Elle sourit en se demandant si cette créature virtuelle si amicale était capable de lire ses pensées dans cette simulation. — J’ai quelques affaires à conclure là-bas, dit-elle simplement. Sensia hocha la tête, avec une expression indéchiffrable. Elles retournèrent toutes les deux à leur contemplation du désert. 6. Prin ne prêta pas attention à la machine qui décollait, et le scarabée noir géant l’ignora également. Ses grandes ailes se déployèrent – chacune portait le dessin d’une tête de mort grimaçante – et se mirent à battre. L’engin s’éleva lentement, soulevant des tourbillons de poussière et de fragments d’os tandis que Prin, qui tenait toujours la minuscule Chay inconsciente contre sa poitrine massive, atteignait l’aire d’atterrissage et se précipitait vers la porte du moulin de sang. Il poussa brutalement le battant et dut se baisser pour pouvoir franchir le seuil. Il se redressa aussitôt en rugissant. Le vent et la poussière provoqués par le scarabée volant pénétrèrent à l’intérieur, balayant le sol grossier sur lequel se tenait le groupe de démons ricanants et de Pavuléens terrifiés. Il y avait devant eux un grand portail lumineux, une ouverture bleutée taillée dans les os et les cartilages de la mécanique grinçante du moulin. Quelqu’un dit : — Trois. Prise dans le double tourbillon produit par les ailes du scarabée, la porte se referma en claquant derrière Prin, faisant trembler le moulin et réduisant de moitié la lumière qui venait du dehors. Prin prit le temps d’examiner les lieux. Chay restait figée, mais il crut entendre son cœur battre contre sa poitrine et un doux gémissement. Les démons et les Pavuléens formaient un tableau parfaitement immobile. Une rampe permettait d’accéder au halo bleuté du portail, légèrement en contrebas. La lumière tremblotait comme s’il y avait de la brume à l’intérieur. Prin crut y discerner du mouvement, mais il était impossible d’en être sûr. Il était face à six démons du type quadrupède plus petits que lui. Aucun n’était de taille à lui résister individuellement, mais ils l’emporteraient s’ils se groupaient. Deux d’entre eux étaient ceux qui étaient sortis du moulin pour regarder l’atterrissage du scarabée. Les quatre autres, chacun tenant un Pavuléen, étaient arrivés à bord de la machine volante. Il ne restait donc que quatre Pavuléens, ce qui voulait dire que les quatre autres avaient déjà dû franchir le portail pour retourner dans le Réel. — Et qu’est-ce que tu peux bien vouloir ? demanda l’un des démons du moulin à Prin, tandis que l’autre faisait signe à deux démons qui relâchèrent leur prise sur les Pavuléens qu’ils tenaient dans leurs griffes. Ceux-ci tombèrent à quatre pattes et se précipitèrent vers la rampe. Deux secondes plus tard, ils avaient disparu dans la brume bleutée du portail. L’autre démon du moulin dit : — Un. — Non, non ! gémit l’un des deux derniers Pavuléens en se débattant dans les pattes du démon qui le tenait. — Chut, fit celui-ci en le secouant. Ce n’est peut-être pas toi qui vas rester. — Frère ? dit le démon qui avait parlé à Prin, en faisant un pas vers lui. Prin sentit un minuscule barbillon lui pénétrer la peau du cou. Le code clandestin allait bientôt arriver à bout de course. Le délai d’avertissement était de quatre piqûres. C’est ce qu’on lui avait expliqué. Quatre piqûres, et il redeviendrait lui-même, un simple Pavuléen codé aussi faible et désespéré que Chay, toujours tremblante contre sa poitrine. Un autre barbillon. Il en était donc à quatre, trois… Il n’essaya même pas de rugir une nouvelle fois. Ce serait gaspiller son souffle pour rien. Il se contenta de bondir et de s’élancer contre le groupe de démons et de Pavuléens. Il percuta le démon du moulin qui s’approchait, une expression de surprise sur le visage et les trompes à moitié levées pour tenter de l’écarter. D’un coup de tête et d’épaule, Prin l’envoya bouler au sol. Tout semblait se passer très lentement. Il se demanda si c’était vraiment à cette vitesse que se déroulaient les moments d’action dans le Réel pour les prédateurs – ce qui pourrait expliquer comment ils attrapaient si facilement leurs proies – ou si c’était un effet spécial introduit uniquement pour les démons de l’Enfer, pour leur conférer un avantage encore plus grand sur leurs victimes, ou tout simplement pour leur permettre de savourer encore plus le moment. Il avait maintenant face à lui les quatre démons de la machine volante. Les deux qui tenaient les Pavuléens ne l’inquiétaient pas trop – voilà qu’il réfléchissait exactement comme un de ces salopards de prédateurs ! – parce qu’ils ne voudraient pas lâcher leurs prisonniers, ou en tout cas pas encore. Le temps qu’ils se ravisent, tout serait fini d’une façon ou d’une autre. L’un des démons restants fut plus rapide à réagir que son camarade. Il ouvrit la gueule et commença à se dresser sur ses pattes postérieures tout en tendant ses griffes vers lui. Prin se sentait un peu gêné par le poids qu’il portait contre son énorme poitrine velue. Chay. Est-ce qu’il pouvait se contenter de la lancer d’ici à travers le portail ? Sans doute pas. Pour cela, il lui faudrait s’arrêter et viser avant de la projeter. Ça prendrait trop de temps, et étant donné l’angle où il était placé, un des démons n’aurait qu’à lever une patte pour l’attraper ou la dévier de sa trajectoire. À ce stade, il aurait perdu tout son pouvoir provisoire et ne serait pas plus fort que Chay, même pas de taille à résister à un seul démon. Mais alors qu’il s’apprêtait à poursuivre sa charge, il se rendit compte que ce léger déséquilibre pouvait tourner à son avantage. Le démon qui se préparait à le saisir avait remarqué ce handicap, lui aussi, et s’attendait inconsciemment à l’intercepter deux mètres plus loin sur la trajectoire en biais qu’il avait entamée. Prin passa Chay dans son autre patte et la serra très fort contre sa poitrine. Cette manœuvre lui coûta un peu d’élan, mais lui donna le gros avantage de prendre le démon à contrepied. Prin ouvrit largement ses mâchoires alors que le troisième barbillon s’enfonçait dans son cou. Plus qu’un, maintenant. Le quatrième barbillon signalerait son retour dans le pauvre petit corps brisé qui avait été sa prison ces derniers mois. Le démon n’eut même pas le temps d’afficher sa surprise. Prin referma sa gueule sur son adversaire. Il sentit ses crocs pénétrer la fourrure, la chair, les cartilages et les tendons, puis mordre les os. Il tournait déjà la tête, une réaction instinctive permettant à ses mâchoires de se refermer complètement. Le démon commençait à se tourner, lui aussi, emporté par le poids plus important de son agresseur. Prin accompagna le mouvement en gardant les mâchoires serrées. Il sentit les os se briser sous ses crocs. Il poursuivit sa charge renforcée par leur masse combinée, et pivota sur lui-même. Les jambes du démon qu’il tenait entre ses crocs vinrent faucher l’autre, qui alla rouler à terre. Prin ouvrit ses mâchoires et le premier démon glissa sur le sol, déjà ensanglanté, manquant de peu les pattes des deux autres démons qui agrippaient encore les Pavuléens. Prin était pratiquement arrivé en haut de la rampe conduisant au portail bleuté. D’un dernier bond, il s’élança dans les airs. Il sut aussitôt qu’il avait réussi, et qu’ils allaient pouvoir franchir le portail. Propulsé par la dernière poussée de ses jambes puissantes, il vit la lueur bleue flotter vers lui. Un, songea-t-il. La façon dont le démon avait dit « Un » après que les deux Pavuléens eurent franchi le portail… Un. Et quand il était entré dans le moulin, une voix – la même – avait dit « Trois ». Trois, et les deux petits Pavuléens s’étaient précipités à travers la lumière bleue. Un. C’était un compte à rebours… Bien sûr. Le portail savait compter. Il savait – lui ou les gens qui le manœuvraient de ce côté, ou plus probablement de l’autre côté, dans le Réel – combien il devait attendre de gens, combien étaient autorisés à le franchir. Il ne restait plus qu’une personne autorisée à effectuer le passage entre l’Enfer et le Réel. Il était arrivé au sommet de son dernier bond. Le portail s’étalait devant lui, une brume bleutée remplie d’ombres. Il se demanda si le fait que Chay soit serrée aussi fort contre lui leur permettrait de tromper le portail et de s’échapper. Ou peut-être que son état catatonique, ou du moins inconscient, lui permettrait de traverser en même temps que lui. Il commençait maintenant à retomber, à moins de deux mètres du portail. Il déplaça le corps de Chay pour le mettre dans une position plus centrale, et la saisissant entre ses pattes, il la tendit devant lui à bout de bras. S’il ne restait plus qu’une seule personne, une seule conscience codée autorisée à partir, que ce soit elle. Il n’aurait plus qu’à accepter les châtiments supplémentaires que ces monstres de cruauté imagineraient pour lui. Bien sûr, elle ne serait peut-être pas en état de raconter ce qu’ils avaient subi. Elle pourrait oublier, ou même nier, tout ce qu’ils avaient enduré. Elle pourrait croire qu’en fait, rien de tout cela n’était arrivé. Elle avait nié l’existence du Réel quand elle était ici, s’abandonnant trop facilement à l’effroyable réalisme des atrocités qui l’entouraient. Pourquoi ne ferait-elle pas de même une fois en sécurité dans le Réel, niant les horreurs indicibles de l’Enfer, pour autant qu’elle arrive même à s’en souvenir ? Et si une fois de l’autre côté, elle restait catatonique ? Si elle était vraiment devenue folle, et qu’aucun retour à la réalité ne puisse la guérir de sa folie ? Devait-il être chevaleresque jusqu’à la stupidité, ou têtu au point d’être égoïste en cherchant simplement à sauver sa peau ? Il se roula en boule et effectua un saut périlleux dans l’air tandis que le portail bleu se précipitait vers lui. Il le franchirait d’abord, en tenant Chay derrière lui. Lui ne l’abandonnerait jamais. Mais elle, elle pourrait l’abandonner… C’est à ce moment que le programme clandestin toucha à sa fin. Prin reprit aussitôt sa forme d’origine, un instant avant que les deux petits Pavuléens ne plongent dans la brume bleutée. 7. Le Halo VII roulait majestueusement à travers la plaine embrumée, soulevant sur son passage de petits tourbillons et volutes de vapeur qui semblaient s’attarder un instant sur ses tubes et ses espars, comme s’ils les quittaient à regret. La Roue géante laissait derrière elle un sillage provisoirement dégagé qui permettait d’apercevoir brièvement le paysage avant que la grisaille silencieuse ne se referme lentement. Veppers flottait dans la piscine en regardant le paysage voilé, quelques collines s’élevant de la brume à une vingtaine de kilomètres. L’eau dans laquelle il était plongé frémissait au rythme des amortisseurs qui s’efforçaient de protéger sa cabine des cahots tandis que le Halo VII poursuivait sa progression à travers le brouillard. Le Halo VII était une Roue, un véhicule conçu pour naviguer à travers les grandes plaines, les collines et les mers intérieures peu profondes d’Obrech, le principal continent de Sichult. Avec ses cent cinquante mètres de diamètre, sur une épaisseur de vingt mètres, le Halo VII ressemblait exactement à une grande roue de fête foraine qui se serait détachée de ses supports. La Division planétaire des Industries lourdes de la Corporation Véperine (Sichult), produisait toute une gamme de modèles standard de Roues, de différentes tailles. La plupart servaient d’hôtels mobiles emportant les gens riches dans des croisières à travers le continent. Le Halo VII, la Roue personnelle de Veppers, était le modèle le plus luxueux et le plus impressionnant de la gamme sans moyeu. Son diamètre n’était pas supérieur à celui des autres, mais elle était équipée de trente-trois nacelles au lieu de trente-deux. Les cabines séparées du Halo VII abritaient de somptueuses suites, des salles de banquet et de réception, deux piscines-saunas, des gymnases, des terrasses fleuries, des cuisines et des potagers, une nacelle de commandement et de communications, des unités énergétiques et techniques, des garages pour les voitures, des hangars pour les aérocars et les hors-bord, voiliers et mini-sous-marins, et des quartiers pour l’équipage et les domestiques. Bien plus qu’un moyen de transport, le Halo VII était un palace ambulant. Au lieu d’être simplement fixées à la circonférence de la Roue, les trente-trois voitures pouvaient changer de position selon les caprices de Veppers ou les nécessités imposées par le paysage traversé. Pour négocier les pentes abruptes, quand il n’y avait pas de route prévue pour les Roues, les nacelles les plus lourdes étaient descendues près du sol pour éviter que le véhicule ne s’incline de façon inquiétante. Perché au sommet dans une nacelle d’observation montée sur cardans, Veppers prenait souvent un malin plaisir à terroriser ses invités au cours de la manœuvre. Passer entre deux cabines pouvait ne nécessiter qu’un pas quand on les avait rapprochées l’une de l’autre, ou tout un trajet dans l’un des nombreux ascenseurs circonférentiels qui empruntaient un anneau plus petit installé à l’intérieur de la structure principale de la Roue. Veppers contemplait les lointaines collines bleutées en se demandant si elles lui appartenaient. — Sommes-nous encore dans la propriété ? demanda-t-il. Au bord de la piscine, Jasken se tenait poliment un peu à l’écart pour ne pas gêner la vue de son maître. Il scrutait le paysage brumeux à travers ses lentilles macrosculaires qui lui permettaient de zoomer sur les détails et de voir la signature thermique (essentiellement froide), ainsi que de repérer les éventuelles sources radio. — Je vais poser la question, dit-il. Il murmura quelques mots et posa le doigt sur le bouton de son oreillette en écoutant la réponse. — Oui, monsieur, dit-il enfin à Veppers. Le capitaine Bousser nous informe que nous sommes à une trentaine de kilomètres à l’intérieur des limites du domaine. Il tapota sur un petit clavier incrusté dans le plâtre qui recouvrait son bras gauche, et superposa une grille sur la vue que lui présentaient ses macrolentilles. Une trentaine de kilomètres, c’était bien ça. Le capitaine Bousser, qui commandait le Halo VII, était une femme. Jasken la soupçonnait d’avoir été recrutée pour ses charmes physiques plutôt que pour ses compétences professionnelles, et c’est pourquoi, chaque fois que cela était possible, il vérifiait ses affirmations dans l’espoir de la prendre en défaut et de convaincre Veppers de son inadéquation au poste. Sans succès pour l’instant. — Hmm, fit Veppers. Maintenant qu’il y réfléchissait, il se fichait pas mal que ces collines soient à lui ou non. Il leva machinalement la main pour suivre du bout des doigts la pellicule prothétique destinée à remplacer le bout de son nez en attendant que la chair et les cartilages aient repoussé. C’était une excellente imitation, surtout avec un peu de maquillage, mais il continuait d’y penser. Il avait annulé quelques rendez-vous et reporté de nombreux autres dans les jours qui avaient suivi le fiasco de l’Opéra. Cette histoire avait été un vrai désastre. Ils n’avaient pas pu faire complètement le silence autour de cette affaire, naturellement, surtout quand il avait dû annuler aussi brusquement le rendez-vous qu’il avait le soir même. Le Dr Sulbazghi avait concocté une fable selon laquelle Jasken avait accidentellement tranché le bout du nez de son maître au cours d’une séance d’escrime. — Il faudra bien que ça fasse l’affaire, concéda Veppers alors qu’il était allongé dans la suite médicale au cœur de sa résidence d’Ubruater, moins d’une heure après que la fille l’eut attaqué. Il était douloureusement conscient que sa voix avait un son étrange, à la fois étouffé et nasal. Sulbazghi était en train de mettre un pansement sur son nez après avoir appliqué un gel préparatoire coagulant, antiseptique et stabilisateur. On avait appelé un spécialiste en chirurgie esthétique qui était en route. Le corps de la fille avait déjà été mis dans une housse et déposé dans le congélateur mortuaire. Le Dr Sulbazghi s’occuperait plus tard de les en débarrasser. Veppers tremblait encore un peu malgré la piqûre que lui avait faite Sulbazghi pour atténuer le choc. Tandis que le médecin s’occupait de lui, il réfléchissait. Il attendait Jasken, qui revenait de l’Opéra après s’être assuré que tout était en ordre et que chacun savait exactement ce qu’il avait à dire. Il n’aurait pas dû tuer la fille. Cet acte avait été stupide et irréfléchi. Dans les rares occasions où ce genre de chose s’avérait nécessaire, on ne devait jamais s’impliquer directement. C’était à ça que servait l’art de déléguer, et la raison d’être de gens comme Jasken – et ceux qu’il employait spécialement pour ce genre de travail. Il fallait toujours être en position de pouvoir nier, toujours agir par personne interposée, avoir toujours un alibi solide. Mais il avait été trop excité par cette chasse, par le fait que la fugitive était si proche et acculée dans le bâtiment de l’Opéra, n’attendant pratiquement plus que d’être capturée. Bien sûr qu’il avait voulu se joindre personnellement à la chasse, à la curée ! N’empêche, il n’aurait pas dû la tuer. Il ne pensait pas tant à sa valeur, ni au gâchis de temps et d’argent que sa mort représentait, mais surtout à quel point c’était embarrassant de l’avoir perdue. Les gens remarqueraient son absence. Pour étouffer l’affaire, on avait raconté qu’après sa visite chez le couturier, elle était tombée malade – les gens des relations publiques avaient laissé entendre qu’il s’agissait d’une affection rare qui ne touchait que les Intaillés. À présent, ils allaient devoir annoncer qu’elle en était morte – ce qui entraînerait des problèmes avec la Guilde des chirurgiens, les assureurs et peut-être même les avocats de la clinique qui s’était chargée de son intaillement –, ou adopter la solution encore plus humiliante de reconnaître qu’elle s’était enfuie. Il avait envisagé un instant de dire qu’elle avait été enlevée, ou qu’on l’avait autorisée à se retirer dans un couvent, ce genre de chose, mais ces deux scénarios conduiraient à beaucoup trop de complications. Au moins, il avait récupéré les couteaux. Ils étaient toujours glissés dans sa ceinture. Il en toucha les manches, pour s’assurer qu’ils étaient encore bien là. Jasken avait voulu qu’il s’en débarrasse. L’imbécile… Pas besoin de se débarrasser de l’arme du crime quand on va se débarrasser du corps. Lui voler ses couteaux… quelle impudence ! Finalement, elle n’était qu’une sale petite ingrate de voleuse. Et elle l’avait mordu, en plus ! Elle avait peut-être même essayé de le mordre à la gorge pour le tuer ! Comment cette petite salope avait-elle osé ? Comment avait-elle osé le mettre dans une situation pareille ? Il était content de l’avoir tuée. Et pour lui, cela avait constitué une première. Prendre lui-même la vie de quelqu’un était une des rares choses qu’il n’avait encore jamais faites. Quand la poussière serait retombée, une fois que son nez aurait repoussé et que les choses seraient redevenues normales, il lui resterait quand même ça. Il lui revint qu’avant de la prendre pour la première fois de force, une dizaine d’années plus tôt, il n’avait encore jamais violé personne – il n’en avait jamais eu besoin –, ce qui fait qu’il lui devait deux premières. S’il s’était senti d’humeur généreuse, il aurait reconnu que c’était une sorte de compensation pour les souffrances et l’inconfort qu’elle lui avait causés. C’était quand même quelque chose de faire ça, de plonger un couteau dans quelqu’un et de le sentir mourir. On avait beau être fort, ça vous secouait… Il voyait encore le regard de la fille tandis qu’elle agonisait. Jasken revint et retira ses macrolentilles. Il fit un signe de tête aux deux Zeïs qui gardaient l’entrée de la suite médicale. — Il va falloir que tu sois blessé toi aussi, Jasken, dit aussitôt Veppers en jetant un regard furieux vers son chef de la sécurité, comme si tout cela était sa faute. Ce qui, maintenant qu’il y réfléchissait, était bien le cas. C’était la responsabilité de Jasken de garder un œil sur la petite fille gribouillée, et de veiller à ce qu’elle ne s’échappe pas. — On va dire que tu m’as coupé le nez dans une séance d’escrime, mais il ne faudrait pas que les gens croient que tu m’as vaincu. Tu vas devoir perdre un œil. Le visage de Jasken, qui était déjà pâle, devint livide. — Mais, monsieur… — Ou un bras cassé, quelque chose de sérieux. Le Dr Sulbazghi hocha la tête. — Le bras cassé, je pense, dit-il en regardant les avant-bras de Jasken comme s’il s’apprêtait à choisir pour Veppers. Jasken le fusilla du regard. — Monsieur, je vous en prie… dit-il à Veppers. — Vous pourriez lui faire une fracture bien nette, n’est-ce pas, Sulbazghi ? demanda Veppers. Qui guérirait rapidement ? — Très facilement, répondit Sulbazghi avec un petit sourire adressé à Jasken. — Monsieur, dit celui-ci en se redressant de toute sa taille, un tel acte compromettrait mes capacités à vous protéger, au cas où nos autres mesures de sécurité seraient défaillantes et où je me trouverais seul entre vous et un agresseur. — Hmm, il y a du vrai là-dedans, dit Veppers. Mais il nous faut pourtant quelque chose. (Il réfléchit un instant.) Que dirais-tu d’une balafre ? Sur la joue, où tout le monde pourrait la voir ? — Il faudrait une belle balafre bien profonde, dit le Dr Sulbazghi d’une voix posée. Sans doute permanente. (Il haussa les épaules en voyant le regard furieux de Jasken.) Pour que ce soit vraiment équitable, expliqua-t-il. — Puis-je suggérer un faux plâtre, pendant une quinzaine de jours ? dit Jasken en tapotant son bras gauche. Cette histoire de bras fracturé tiendrait toujours, mais je ne serais pas vraiment handicapé. (Il sourit froidement au médecin.) Je pourrais même y dissimuler des armes supplémentaires, pour les situations d’urgence. Une suggestion qui plut à Veppers. — Excellente idée, dit-il. Faisons comme ça. À présent, tandis qu’il flottait dans la piscine au sommet du Halo VII, en tâtant l’étrange surface tiède de sa prothèse, Veppers sourit en repensant à cette discussion. Le compromis proposé par Jasken avait été raisonnable, mais rien que de voir sa tête quand il avait cru qu’on allait lui crever un œil ou lui casser le bras… cela avait été un des rares moments de plaisir dans cette soirée catastrophique. Il regarda de nouveau les montagnes. Il avait ordonné qu’on maintienne la nacelle de la piscine au sommet de l’immense véhicule pendant qu’il se livrait à sa natation matinale. Il fit demi-tour et nagea vers l’autre bord, où l’une des perles de son Harem s’était endormie sur une chaise longue, emmitouflée dans un peignoir de bain. Veppers était sincèrement convaincu de posséder le meilleur Harem de dix filles de tout l’Habilitement. Celle-là, qui s’appelait Pleur, était spéciale même au sein de cette auguste sélection. C’était une des deux Impressionnistes, capable de prendre l’apparence et d’adopter le comportement de n’importe quelle femme célèbre dont il s’était récemment entiché. Bien sûr, il avait eu sa part – largement plus que sa part, comme il le reconnaissait bien volontiers – de vedettes de l’écran, de chanteuses, danseuses, présentatrices, athlètes et parfois même de politiciennes sexy. Mais ces conquêtes prenaient beaucoup trop de temps. Les femmes vraiment célèbres, même quand elles étaient accessibles et sans aucun attachement, s’attendaient à ce qu’un homme leur fasse la cour, quand bien même il serait le plus riche de l’Habilitement, et il était donc généralement plus simple de demander à une de ses Impressionnistes de se modifier – et de se faire modifier par des chirurgiens quand le changement risquait de prendre trop de temps – pour ressembler à la beauté qu’il convoitait. Après tout, ce n’était pas vraiment leur esprit qui l’intéressait, et cette méthode avait l’avantage de remédier aux éventuels petits défauts physiques de l’original. Tout en nageant, Veppers leva les yeux vers Jasken et fit un signe vers la fille endormie, qui avait en ce moment l’aspect physique – très inhabituel pour Veppers – d’une universitaire. Pleur avait pris récemment l’apparence d’une femme à la beauté sévère qui enseignait l’eugénisme à Lombe. Veppers l’avait remarquée quelques mois plus tôt lors d’un bal donné à Ubruater, mais elle avait fait preuve d’une obstination agaçante à rester fidèle à son mari, malgré tous les cadeaux et flatteries qui d’ordinaire lui permettaient de tourner la tête de n’importe qui (y compris celle des maris, pour qu’ils regardent simplement ailleurs). Jasken s’approcha de Pleur tandis que Veppers atteignait le bord, où il lui mima ce qu’il devait faire. Jasken hocha la tête et saisit l’arrière de la chaise longue. À peine gêné par son plâtre, il la souleva brusquement et précipita la jeune femme dans l’eau. Pleur poussa un cri étranglé. Veppers riait encore en retirant le peignoir de la fille qui se débattait quand Jasken fronça les sourcils en posant un doigt contre son oreille. Il s’agenouilla au bord de l’eau et fit de grands gestes. — Qu’est-ce qu’il y a ? cria Veppers agacé. (Une des mains de Pleur frôla sa joue et lui éclaboussa le visage.) Pas sur le nez, espèce d’idiote ! — C’est Sulbazghi, dit Jasken. C’est de la plus haute urgence. Veppers était beaucoup plus grand et plus fort que Pleur. Il la saisit et la fit pivoter, la tenant étroitement serrée contre lui tandis qu’elle les invectivait tous les deux, tout en toussant et en recrachant de l’eau. — Qu’est-ce que c’est ? Un problème à Ubruater ? demanda Veppers. — Non, il est en route pour nous rejoindre en aérocar, à quatre minutes d’ici. Il ne précise pas pourquoi, mais il insiste sur le caractère d’extrême urgence. Dois-je dire à Bousser de faire monter la plate-forme d’atterrissage ? Veppers poussa un soupir. — Oui, puisqu’il le faut. (Il réussit enfin à retirer le peignoir de Pleur. Elle avait maintenant repris son souffle et cessé de se débattre.) Va l’accueillir, dit-il à Jasken qui se retira aussitôt. Veppers poussa la jeune femme nue vers le bord de la piscine. — Quant à toi, jeune fille, dit-il en lui mordant le cou suffisamment fort pour lui arracher un cri, tu as été vraiment très, très vilaine. — C’est vrai, reconnut Pleur qui savait exactement ce que Veppers voulait entendre. Vous allez devoir me punir, n’est-ce pas ? — Exactement. Mets-toi en position. (Il repoussa le peignoir de côté tandis que Pleur posait les deux mains sur le rebord.) Je n’en aurai pas pour longtemps ! cria-t-il à Jasken. Encore un peu essoufflé, auréolé de la satisfaction du désir assouvi et encore dégoulinant sous son peignoir, Veppers se pencha pour examiner l’objet que le Dr Sulbazghi tenait dans sa main jaunâtre. Dans le salon luxueusement meublé, il n’y avait que lui, Sulbazghi – qui portait encore sa blouse de laboratoire, ce qui était rare –, Jasken et Astil, le valet personnel de Veppers. Dehors, au-delà des épais coussins de brocart, des chandeliers de cristal et des voilages brodés d’or, on apercevait la brume qui se dissipait lentement tandis que la Roue poursuivait son voyage dans la lumière de l’aube. — Merci, Astil, dit Veppers en prenant la tasse d’infusion glacée qu’il lui tendait. Ce sera tout. — Monsieur, dit Astil en saluant avant de se retirer. Veppers attendit qu’il soit parti avant de demander : — Alors, dites-moi, qu’est-ce que c’est que ça ? L’objet en question ressemblait à une pelote de fils très fins, d’une couleur argentée avec des reflets bleutés. En le froissant dans la main, songea-t-il, on pourrait en faire une boule grosse comme un caillou, si petite qu’on pourrait sans doute l’avaler. Sulbazghi avait l’air fatigué, usé, presque maladif. — On l’a retrouvé dans le four, dit-il en se passant la main dans ses cheveux en bataille. — Quel four ? demanda Veppers. Il était venu ici en pensant que ce serait encore une de ces affaires qui semblaient terriblement importantes à ceux qui l’entouraient, mais auxquelles il se contentait de jeter un coup d’œil avant de leur dire de s’en dépatouiller eux-mêmes. Après tout, il les payait pour ça. Mais en ce moment, rien qu’à en juger par la tension dans la pièce, il commençait à se dire qu’il s’agissait peut-être d’un vrai problème. — Il n’aurait rien dû en rester, dit Jasken. Quelle température… ? — Je veux parler du four crématoire de l’Hôpital Mémorial Veppers, dit Sulbazghi en se frottant le visage sans oser croiser le regard de son maître. Notre amie, de l’autre soir. Grands dieux, la fille… comprit Veppers en sentant une petite crispation au creux de l’estomac. Qu’est-ce qu’elle a encore inventé ? Est-ce que cette petite garce allait continuer de l’embêter depuis le royaume des morts ? — Très bien, dit-il lentement. Une bien triste affaire, nous en sommes tous d’accord. Mais qu’est-ce que… (il montra les fils argentés que Sulbazghi tenait toujours dans la main)… cela vient faire dans cette histoire ? — C’est ce qui est resté de son corps, dit Sulbazghi. — Normalement, il n’aurait rien dû en rester, insista Jasken. Pas si la température du four était… — Je vous dis que le four était à la bonne température ! cria Sulbazghi d’une voix stridente. Jasken retira ses macrolentilles d’un air furieux. Il semblait prêt à se battre. — Messieurs, je vous en prie, dit calmement Veppers avant que Jasken n’ait pu répliquer. (Il se tourna vers le médecin.) Aussi simplement que vous le pourrez, Sulbazghi, avec des mots que je puisse comprendre, qu’est-ce que c’est que ce machin ? — C’est un lacis neural, répondit le médecin qui semblait épuisé. — Un lacis neural, répéta Veppers. Il avait entendu parler de ce genre d’appareil que les aliens hautement avancés, qui avaient commencé leur évolution en tant que petites masses molles et biochimiques – comme les Sichultiens, par exemple – et qui n’avaient pas voulu se télécharger dans un nirvana ou le néant, ce genre de chose, utilisaient pour s’interfacer avec des intelligences artificielles ou enregistrer leurs pensées, ou même quand ils voulaient sauvegarder leur âme ou leur état mental. — Vous voulez dire que la fille avait un lacis neural dans la tête ? En principe, c’était impossible. Il était illégal pour un Sichultien d’avoir un lacis neural. Grands dieux, même ces foutues toxiglandes étaient illégales sur Sichult. — C’est ce qu’il semblerait, répondit Sulbazghi. — Et on ne s’en est jamais aperçu ? (Veppers regarda fixement le médecin.) Sulbazghi, vous avez dû la scanner une bonne centaine de fois, pourtant ? — Ces appareils sont indétectables avec le matériel dont nous disposons, répondit Sulbazghi. (Il contempla un instant l’objet dans sa main, et il laissa échapper un petit rire triste.) C’est déjà un miracle que nous puissions le voir à l’œil nu. — Qui le lui a installé ? demanda Veppers. Les cliniciens ? — Non, fit Sulbazghi, c’est impossible. — Qui, alors ? — J’ai mené une rapide enquête depuis que Sulbazghi m’en a informé, dit Jasken. Nous avons besoin d’aide dans cette affaire, monsieur. Quelqu’un qui connaisse bien ce genre d’objet. — Xingre, dit Sulbazghi. Il doit le savoir, ou en tout cas, il saura plus facilement comment procéder pour le découvrir. — Xingre ? répéta Veppers en fronçant les sourcils. Le négociant jhlupien et consul honoraire était son principal contact avec la civilisation aliène la plus proche de l’Habilitement. Jasken avait une expression maussade que Veppers connaissait bien. Elle signifiait qu’il était obligé d’être d’accord avec Sulbazghi. Les deux hommes savaient qu’il fallait garder la plus grande discrétion possible sur cette affaire. Pourquoi voulaient-ils donc y mêler l’alien ? — Il le saura peut-être, dit Jasken. Mais le point important, c’est qu’il sera capable de déterminer si cet objet est bien ce qu’il semble être. — Et qu’est-ce qu’il semble être, nom d’un chien ? demanda Veppers. Jasken hésita un instant. — Ma foi, dit-il enfin, on dirait bien qu’il s’agit d’un… d’un lacis neural, le genre de chose dont se sert la soi-disant « Culture ». (Il fit une grimace. Veppers le vit grincer des dents.) C’est difficile à dire, mais il pourrait s’agir d’un faux. Avec notre technologie… — Pourquoi diable quelqu’un se donnerait-il la peine de fabriquer un faux lacis ? intervint Sulbazghi. Veppers le calma d’un geste de la main. Jasken lança un regard mauvais au médecin, mais il poursuivit : — Il est impossible d’en être sûr, et c’est pourquoi nous pourrions avoir besoin de Xingre et du genre de matériel d’analyse et de diagnostic auquel il a accès, mais on dirait bien que c’est un de leurs appareils. Un appareil de la Culture. Veppers les regarda l’un et l’autre. — Un appareil de la Culture ? répéta-t-il. Il tendit la main pour que Sulbazghi lui passe l’engin. Plus il l’examinait de près, plus il voyait de filaments toujours plus fins, qui bifurquaient à partir des filaments principaux déjà presque invisibles. Le tout était remarquablement doux, et semblait ne rien peser. — C’est fortement probable, confirma le médecin. Veppers soupesa la pelote dans sa main. Une touffe de cheveux aurait pesé plus lourd. — Très bien, dit-il enfin. Mais qu’est-ce que ça signifie ? Elle n’était pas citoyenne de la Culture, quand même ? — Non, dit Sulbazghi. — Et… elle ne semblait pas capable d’interfacer avec des équipements… ? Veppers se tourna vers Jasken qui se tenait à présent avec son plâtre contre la poitrine et le coude de l’autre bras posé dessus. Il se frottait le menton d’un air songeur. — Non, dit encore Sulbazghi. Elle ne savait peut-être même pas qu’elle avait cet appareil dans la tête. — Quoi ? fit Veppers. Mais alors, comment… ? — Ces choses se développent à l’intérieur du corps, dit Jasken. Si c’est bien ce que nous pensons, il aura commencé sous forme de graine, et aura ensuite poussé autour de son cerveau et à l’intérieur. Une fois arrivé à maturité, un lacis neural est connecté avec pratiquement chaque cellule du cerveau, chaque synapse. — Mais pourquoi n’avait-elle pas la tête grosse comme une corbeille de fruits ? demanda Veppers. Il sourit, mais aucun des deux hommes ne réagit. C’était très inhabituel, et assez inquiétant. — Ces choses ne représentent qu’un demi pour cent de la masse totale du cerveau, expliqua Jasken. Même celui que vous voyez là est essentiellement creux. En place dans le cerveau, il serait normalement rempli de fluides ou de matière cérébrale. Les filaments les plus fins sont si microscopiques qu’ils sont invisibles à l’œil nu, et de toute façon, ils auront été détruits dans le four. Veppers contempla cet étrange appareil qui semblait si insignifiant. — Mais qu’est-ce qu’il faisait dans son cerveau ? À quoi servait-il ? Dans la mesure où nous sommes certains que ça ne lui donnait pas de superpouvoirs ou je ne sais quoi. — Ces choses sont utilisées pour enregistrer l’état mental d’une personne, dit Jasken. — L’âme, à défaut d’un terme plus approprié, ajouta Sulbazghi. — C’est ce qui permet aux Culturiens de se réincarner quand ils meurent de façon inopinée, précisa Jasken. — Oui, je sais tout ça, dit patiemment Veppers. J’ai moi-même jeté un coup d’œil à cette technologie. N’allez pas croire pour autant que je sois envieux, ajouta-t-il en essayant un autre sourire. Toujours pas de réaction. Décidément, l’affaire devait être grave. — Eh bien, dit Jasken, il n’est pas impossible que cette information – l’enregistrement de son état mental – ait été transmise ailleurs au moment de sa mort. Après tout, c’est à ça que servent les lacis neuraux. — Transmise ? dit Veppers. Où ça ? — Pas très loin… commença à dire Jasken. Sulbazghi l’interrompit en secouant la tête. — Je ne vois pas comment. J’ai effectué mes propres recherches. Cela prend du temps, et nécessite un équipement clinique complet. Il s’agit de la personnalité entière d’un individu, avec chacun de ses souvenirs. Ce n’est pas le genre de chose qu’on transmet en deux secondes comme un vulgaire texte compressé. — Nous avons affaire à ce que les aliens appellent une technologie de Niveau Huit, répliqua Jasken d’un ton méprisant. Vous ne savez pas de quoi c’est capable. Nous sommes comme des primitifs qui n’auraient pas encore inventé la roue, et qui regarderaient un écran en disant que ça ne peut pas marcher, parce que personne ne peut refaire des dessins aussi vite sur la paroi d’une caverne. — Il y a quand même des limites, insista Sulbazghi. — Sans aucun doute, dit Jasken. Mais nous n’avons aucune idée de ce qu’elles sont. Sulbazghi s’apprêtait à répliquer, mais Veppers ne lui en laissa pas le temps. — Bon, dit-il, quoi qu’il en soit, messieurs, c’est sans doute une mauvaise nouvelle. (Il tendit l’objet à Sulbazghi. Celui-ci le remit dans une poche de sa blouse, qu’il referma soigneusement.) Ainsi donc… Si cet engin a enregistré son état mental, j’imagine qu’il saurait… — Tout ce qui s’est passé jusqu’à l’instant de sa mort, compléta Sulbazghi. Veppers hocha doucement la tête. — Jasken, dit-il, demande à Yarbethile quelles sont nos relations avec la Culture, veux-tu ? — Oui, monsieur, dit Jasken. Il se détourna pour contacter le Secrétaire privé de Veppers qui devait déjà être à son bureau dans la nacelle administrative du Halo VII. Il écouta un moment et marmonna quelque chose avant de se retourner. — Il me dit qu’elles sont « nébuleuses ». (Jasken haussa les épaules.) Je ne suis pas certain qu’il cherche à faire de l’humour. — Ma foi, dit Veppers, nous n’avons pas vraiment grand-chose à faire avec eux, avec la Culture, n’est-ce pas ? (Il regarda les deux hommes.) Non, pas vraiment… Jasken secoua la tête tandis que Sulbazghi, les mâchoires crispées, regardait ailleurs. Ils ressentirent un choc un peu inquiétant. C’était le Halo VII qui, après s’être silencieusement reconfiguré pendant les deux ou trois dernières minutes, s’engageait précisément à l’heure prévue sur une grande plage de galets avant de pénétrer dans les eaux embrumées et torpides de la Mer intérieure d’Olygine, où il se transforma en une gigantesque roue à aube sans presque ralentir son allure. — Nous avons besoin de creuser cette affaire, c’est une évidence, dit Veppers. Jasken, utilise toutes les ressources nécessaires. Tiens-moi informé quotidiennement. Jasken acquiesça, et Veppers se leva en faisant un signe de tête à Sulbazghi. — Je vous remercie, docteur. J’espère que vous resterez pour le petit déjeuner. Mais à présent, s’il n’y a plus rien d’autre, j’aimerais aller m’habiller. Veuillez m’excuser. Il se dirigea vers le passage menant à sa chambre, qui était actuellement reliée à la nacelle du salon. Comme cela lui arrivait parfois, Veppers trouva que le léger balancement de la Roue dans les flots lui donnait vaguement mal au cœur. Il était sûr que ça passerait. 8. La planète à l’extérieur était très grosse et bleue et blanche et lumineuse. Elle tournait sur elle-même, comme le font en général les planètes, mais on ne pouvait pas réellement s’en rendre compte en vision temporelle normale. Si elle semblait bouger, c’était simplement parce que l’endroit où il se trouvait se déplaçait. Il était dans un endroit distinct de la planète, et qui bougeait. Cet endroit s’appelait une Usine Spatiale Abandonnée, et il y attendait l’ennemi. Et quand l’ennemi arriverait, il le combattrait. C’était ça qu’il faisait : combattre. Il avait été conçu pour combattre. Ce qu’il était, la chose dans laquelle il était, tout cela servait à combattre. Il était dans une chose, mais lui n’en était pas une. Il était un homme. Ou du moins, il l’avait été autrefois. Il était encore ce qu’il était, mais il était aussi à l’intérieur de la chose, la machine qui avait été conçue et construite pour combattre, et peut-être aussi se faire détruire. Mais pas lui. Lui, il ne serait pas détruit. Il était encore ce qu’il était. Il était aussi quelque part ailleurs, et c’est là qu’il se réveillerait, si cette chose où il se trouvait était détruite. C’était comme ça que ça marchait. — Vatueil ? Capitaine Vatueil ? Ils lui parlaient encore. On est en train de perdre, se dit-il en examinant les cartes et les diagrammes les plus récents. En fait, il n’y avait pas vraiment besoin de les examiner. Il suffisait de remonter suffisamment loin dans le temps et de rejouer tout le bazar, tout ce qui s’était passé depuis le déclenchement de la guerre, et ça vous sautait aux yeux. Ils avaient subi quelques revers désastreux au début, puis remporté quelques succès. Ils avaient ensuite été repoussés constamment, avant de parvenir à consolider leurs positions et sembler reprendre la main sur pratiquement tous les fronts, en progressant régulièrement – et c’est alors qu’ils s’étaient rendu compte que ce n’étaient pas les vrais fronts. Les fronts – ou du moins les endroits où son camp était en position de force – étaient comme les lambeaux d’un ballon de baudruche qui aurait éclaté depuis déjà quelque temps. Ils ne l’avaient tout simplement pas encore entendu éclater. Ils progressaient comme les lambeaux du ballon : en s’agitant désespérément et sans but. Il était assis – ou il flottait, si vous préférez – dans l’Espace d’Observation Stratégique Primaire, selon l’appellation officielle assez pompeuse, entouré des autres membres du Grand Conseil de Guerre. Ce groupe était principalement composé de gens qui étaient ses camarades, amis, collègues et rivaux respectés. On y trouvait le minimum de contrariens, d’indécistes et de défaitistes patentés, et même ceux-là présentaient leurs arguments de façon raisonnable, en contribuant aux opérations de façon relativement positive. Humains ou aliens, il les connaissait maintenant tous très bien, et pourtant il se sentait très seul. Il regarda autour de lui. Il n’y avait pas d’analogie parfaite dans le Réel pour la situation où ils se trouvaient. Ils semblaient tous flotter autour d’un petit espace sphérique, quatre ou cinq mètres de diamètre tout au plus. Vue de l’extérieur, la surface de la sphère paraissait solide et opaque, mais on pouvait y plonger la tête si on avait le niveau d’autorisation et le grade militaire suffisants. On y plongeait la tête, et voilà : une tête sans corps apparaissait dans cet espace sphérique faiblement éclairé, avec des tas d’autres têtes sans corps – dont seule une minorité étaient humaines. En général, un écran sphérique flottait au centre. En ce moment, il affichait quelques détails de la bataille spatiale globale. On y voyait un antique volume en faux-Réel dans lequel de petites fusées armées de missiles nucléaires, de canons à particules et de SOERCs zigzaguaient au milieu d’un anneau de quelques milliards d’astéroïdes en se tirant les unes sur les autres. Il avait déjà vu bien souvent de tels environnements de combat. Différentes versions de lui-même avaient investi les simulations d’humains qui s’y battaient, ou parfois les machines. La plupart de ses collègues semblaient discuter d’un détail pseudo-stratégique concernant cet environnement particulier, qui avait cessé de l’intéresser depuis un bon moment. Il les laissa à leur discussion et se plongea dans ses propres réflexions et visualisations internalisées. On est en train de perdre, se dit-il de nouveau. Il y a une guerre au paradis, et nous sommes en train de la perdre. Il y avait la guerre au sein des Paradis – entre les Au-Delà, si on tenait à être précis. Et cette guerre était à propos des Enfers. — Vatueil ? Capitaine Vatueil ? C’était son nom, mais il n’allait pas leur répondre, parce qu’on lui avait dit de ne pas le faire. Il en avait reçu l’ordre, et les ordres signifiaient qu’on devait faire ce qu’on vous disait. — Est-ce que vous m’entendez ? Oui, il l’entendait, mais il n’allait quand même rien dire. — Vatueil ! Au rapport ! C’est un ordre ! Cela lui fit un effet bizarre. Si c’était un ordre, alors il fallait qu’il obéisse. Mais d’un autre côté, on lui avait ordonné de ne pas faire ce que d’autres lui demanderaient, pas pour l’instant, pas avant qu’un Supérieur vienne ici avec les bons codes. Cela voulait donc dire que ce qu’il venait d’entendre n’était pas vraiment un ordre. C’était un peu déconcertant. Il voulait simplement ne pas entendre ce qu’ils disaient. Il pouvait faire quelque chose pour ça, il pouvait couper les coms, mais il avait besoin d’écouter pour repérer où ils étaient. Toute cette confusion était un peu douloureuse. Il fit le nécessaire pour que la chose dans laquelle il était vérifie encore une fois son armement : compter les munitions, mesurer le niveau des batteries, écouter le bourdonnement régulier et rassurant des cellules à énergie, et dérouler la check-list des systèmes. Voilà qui était mieux. Ça le faisait se sentir mieux. Ça le faisait se sentir bien. — Il ne peut pas vous entendre. (C’était une voix différente.) — Les techs disent qu’il le peut, probablement. Et il peut aussi t’entendre, alors fais gaffe à ce tu dis. — On ne peut pas passer sur un canal privé ? (C’était la voix différente.) — Non. On doit partir du principe qu’il peut y accéder, lui aussi, alors à moins que tu ne veuilles qu’on se cogne les casques ou qu’on utilise deux gobelets avec une ficelle, fais attention à ce que tu dis. — Ah, merdum… Encore la voix différente. Il ne savait pas ce que « merdum » voulait dire. — Écoutez-moi, Vatueil, je suis le commandant Q’naywa. Vous me connaissez. Allons, Vatueil, vous vous souvenez de moi ? Il ne se souvenait pas d’un commandant Q’naywa. En fait, il ne se souvenait pas de grand-chose. Il y avait des tas de choses qui auraient dû être là, quelque part, mais qui n’y étaient pas. Cela lui donnait une sensation de vide. Comme un chargeur qui aurait dû être rempli de cartouches parce que c’était le début d’un déploiement, et qui en fait serait vide. — Vatueil, mon garçon, écoutez-moi bien : vous avez un problème. Votre télétransfert ne s’est pas terminé normalement. Vous êtes dans l’unité, mais seulement en partie, vous comprenez ? Allez, parlez-moi. Il était tenté de répondre à la voix du commandant Q’naywa, mais il n’allait pas le faire. Le commandant Q’naywa n’était pas un Supérieur parce que son signal n’était pas accompagné des codes qui lui diraient qu’il parlait vraiment à un Supérieur. — Allons, mon garçon, faites-moi au moins un signe. N’importe quoi. Il ne savait pas précisément quels codes lui permettraient d’être sûr qu’il parlait à un Supérieur, ce qui était un peu bizarre, mais c’était sans doute qu’il les reconnaîtrait quand il les recevrait. — Vatueil, nous savons que vous vous êtes transféré, mais que ça n’a pas marché correctement. C’est pour ça que vous êtes en train de tirer sur votre camp, sur nous. Il faut que vous arrêtiez. Est-ce que vous comprenez ? Il ne comprenait pas vraiment. Il comprenait bien ce qu’ils disaient, parce qu’il connaissait chacun des mots et la façon dont ils allaient ensemble, mais ça n’avait aucun sens. De toute façon, il devait les ignorer parce que les gens qui disaient ces mots n’avaient pas les bons codes pour des Supérieurs. Il entreprit de vérifier une nouvelle fois ses armes. Il était assis/il flottait en maintenant juste le degré d’incarnation nécessaire pour préserver sa santé mentale à long terme, ignorant l’affichage partagé pour se concentrer sur ses images mentales. Il regardait la guerre éclater et se développer en mode accéléré, redémarrant inlassablement la séquence pour se concentrer sur différents aspects de sa progression à chaque itération. C’était exactement comme dans les sims, bien sûr, sauf que, à chaque fois que les choses avaient commencé à mal tourner, les sims s’étaient toujours développées différemment, mieux, avec plus d’optimisme. Il en allait de même pour les guerres simulées dans le Réel, naturellement, mais au bout du compte, elles étaient bel et bien menées dans la réalité physique avec tout ce qu’elle a de sordide, et c’est pour cela qu’on n’y trouvait pas la même ironie que dans celle-ci – la vraie guerre, le conflit qui était vraiment important, celui qui aurait des conséquences en un sens éternelles –, car elle était elle-même une sim, mais une sim aussi compliquée et confuse que tout ce qu’on pouvait voir dans le Réel. Mais ça restait une sim, comme celles qu’ils continuaient d’utiliser pour planifier la guerre. Elle était simplement plus vaste. Une sim plus vaste que toutes les parties concernées s’accordaient à considérer comme le moyen de régler leur différend. Et par conséquent, aussi réelle qu’on peut l’être. C’était cette guerre qu’ils étaient en train de perdre, et cela voulait dire que s’ils tenaient vraiment à ce qu’ils avaient tenté de faire – et qu’ils continuaient de tenter de faire –, ils allaient devoir envisager de tricher. Et si cela ne suffisait pas, alors – malgré tous les accords, les lois, les coutumes et les règles, malgré les pactes et les traités solennels – il y avait toujours le seul véritable dernier recours : le Réel. La tricherie ultime… Putain, qu’est-ce qu’on a bien pu faire pour se retrouver là ? se demanda-t-il, alors qu’en fait, il connaissait déjà la réponse. Il connaissait toutes les réponses. Tout le monde les connaissait. Tout le monde savait tout, et tout le monde connaissait toutes les réponses. Le problème, c’est que l’ennemi semblait en connaître de meilleures. Personne ne savait qui le premier avait développé la capacité de transcrire l’état mental d’une créature résultant d’une évolution naturelle. Différentes espèces prétendaient que c’étaient elles, ou leurs ancêtres, mais peu de ces affirmations étaient crédibles, et aucune convaincante. C’était une technologie qui existait ici et là, sous une forme ou sous une autre, depuis des milliards d’années, et elle était constamment réinventée quelque part au milieu de cet immense chaudron de matière, d’énergie, d’informations et de vie qu’on appelait la grande Galaxie. Et elle était aussi constamment oubliée, naturellement. Elle se perdait quand des civilisations ingénues se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment, et recevaient une bonne giclée de rayons gamma ou la visite de civilisations inamicales plus avancées. D’autres civilisations ambitieuses se faisaient exploser ou s’empoisonnaient – par accident ou par folie –, ou se concoctaient une autre catastrophe du genre qu’on peut normalement éviter. Quoi qu’il en soit, qu’on l’ait inventé soi-même ou qu’on l’ait récupéré chez un autre, une fois qu’on avait un processus pour copier l’esprit d’une créature, on pouvait en général – si on avait le contexte culturel et la motivation nécessaires pour cela – commencer à rendre réelle au moins une partie de sa religion. — Vatueil, mon garçon, le temps commence à nous manquer. Nous avons besoin de nous approcher. Il faut que vous arrêtiez de tirer, vous comprenez ? Il faut que vous déconnectiez… attendez deux secondes que je vérifie… vos modules de Réponse Agressive, d’Acquisition de Cible et de Déploiement d’Armement. Vous pouvez faire ça ? Nous ne voudrions pas débarquer et… nous ne voudrions pas être obligés de vous traiter en ennemi. — Chef. (Une voix différente différente. Ce serait plus facile de les numéroter.) Il est peut-être mort, vous ne croyez pas ? (Voix différente 2.) — Ouais. Xagao l’a peut-être descendu. (Voix différente 3.) — Avec sa carabine à la noix ? Avec une balle de la moitié de chargeur qu’il a réussi à tirer avant que l’autre lui fasse sauter son putain de bras et les deux jambes ? Est-ce que vous avez seulement regardé les specs de ce foutu machin ? (Voix différente 1.) — Non, il n’est pas mort. Il est toujours là, et il écoute tout ce qu’on dit. — Chef ? (Voix différente 4.) — Quoi ? — Xagao est mort, chef. (Voix différente 4.) — Merde. Bon, O.K. Vatueil, écoutez-moi bien. Un de nos gars a été tué. Vous comprenez ce que je dis ? C’est vous qui l’avez tué, Vatueil. Vous avez abattu notre TT et maintenant vous avez descendu un de nos gars. (TT signifiait Transport de Troupes.) Bon, personne ne va vous punir pour ça, on sait que ça n’était pas votre faute, mais vous devez arrêter de tirer avant qu’il y ait d’autres dégâts. Nous ne voulons pas être obligés de débarquer pour vous désarmer nous-mêmes. — Hein ? Vous êtes dingue ou quoi ? On est sept en simple combi contre un putain de monstre de tank robot de merde ! On n’a aucune chance de… (Voix différente 1.) — Tu vas la boucler, oui ? Je ne le répéterai pas. Un mot de plus, et je te colle un motif au cul. Non, je te le colle carrément tout de suite. Ce machin peut t’entendre, espèce de débile, et tu lui as donné notre putain de statut. Si on est obligé d’y aller, c’est toi qui mèneras la charge, espèce de gros malin. — Ah, merde… (Voix différente 1 = Gros Malin.) — Ferme-la. Vatueil ? Sept. Ils étaient sept. C’était bon à savoir. Pratiquement chaque espèce en développement possédait un mythe de création enfoui quelque part dans son passé, même si, une fois qu’elle avait atteint le niveau des voyages dans l’espace, ce mythe n’était plus qu’une curiosité pittoresque et poussiéreuse (cela étant, certains pouvaient être aussi très embarrassants). Que ce fût une histoire de nuages copulant avec le soleil, de vieux sadiques esseulés inventant un truc pour s’amuser, de gros poisson donnant naissance aux étoiles, aux planètes, aux lunes et à votre Peuple si spécial – ou toute autre absurdité qui ait pu germer dans l’esprit probablement enfiévré d’un lointain ancêtre –, cela montrait au moins que vous essayiez de trouver une explication au monde qui vous entourait, ce qu’on considérait généralement comme un premier pas prometteur vers le seul système de croyance qui marchait vraiment et qui produisait des miracles : la raison, la science et la technologie. La majorité des espèces pouvaient aussi bricoler une sorte de cadre métaphysique, de spéculation plus ou moins sensée concernant la façon dont les choses marchaient à un niveau fondamental, et qu’on pouvait ensuite considérer comme une philosophie, un ensemble de règles de vie ou une véritable religion, surtout en recourant habilement à l’excuse que tout cela n’était qu’une métaphore, même si au départ on avait été censé le prendre au sens littéral. Plus l’ascension sur l’échelle du développement avait été difficile pour une espèce – pour s’extraire de la boue primordiale habituelle, à l’état à peine conscient, ne connaissant que la roue, par exemple, et atteindre enfin les sommets vertigineux et éternellement ensoleillés de la banalisation des voyages dans l’espace, de l’énergie illimitée, des IAs coopératives, des traitements antisénescence, de l’antigravité, de la fin des maladies et autres techniques vraiment cool –, plus il y avait de chances pour que cette espèce ait envisagé l’existence d’une âme immortelle à un stade important de son histoire, et qu’elle en ait conservé l’héritage maintenant qu’elle avait quitté sa boue primitive et atteint sa vitesse de croisière en tant que civilisation. La plupart des espèces capables de se forger un avis sur ce point avaient en général une assez haute opinion d’elles-mêmes, et la plupart des individus appartenant à ces espèces avaient tendance à considérer leur survie comme un sujet d’une importance considérable. Il faut bien reconnaître que, confrontée aux luttes et iniquités inévitablement inhérentes à une vie primitive, il faudrait qu’une espèce manque cruellement d’imagination, ou qu’elle soit extraordinairement stoïque, ou tout simplement stupide, pour ne pas concevoir l’idée que ce qui semblait être une vie horriblement courte, brutale et terrifiante ne pouvait pas se réduire à ça, et qu’une autre existence beaucoup plus belle les attendait, individuellement et collectivement – moyennant certaines conditions d’éligibilité – après la mort. C’est ainsi que le concept d’âme – en général de nature immortelle, mais pas nécessairement – était un élément relativement fréquent dans le bagage doctrinal accompagnant un peuple qui faisait ses débuts sur la grande scène galactique. Même si votre civilisation avait réussi à se développer sans ce concept, il s’imposait en quelque sorte à vous dès que vous aviez les moyens d’enregistrer précisément l’état mental dynamique d’une personne, et soit de le transplanter directement dans le cerveau d’un autre corps, soit de le placer comme une sorte d’abstraction à échelle réduite – mais cependant complète – dans un substrat artificiel. — Vatueil ? Capitaine Vatueil ! Je vous ordonne de répondre ! Vatueil, au rapport, tout de suite ! Il écoutait, mais sans y prêter attention. Il vérifiait son armement et ses systèmes à chaque fois que la voix qui s’appelait commandant Q’naywa disait quelque chose qui le mettait mal à l’aise. — Bon, on n’a plus beaucoup de temps, ici, et moi, ça commence sérieusement à me faire chier. Ce qui lui faisait aussi du bien, c’était de regarder à travers la grande ouverture incurvée de l’endroit où il était. L’endroit où il était, où était la chose dans laquelle il était, mesurait 123,3 × 61,6 × 20,5 mètres, et il donnait sur le vide par la grande ouverture incurvée découpée dans une de ses parois. Il était encombré de machines et de matériel qu’il ne reconnaissait pas, mais il avait rapidement conclu qu’ils ne constituaient pas une Menace, mais simplement un moyen commode pour se mettre à couvert s’il en avait besoin. — On va être obligés de venir et d’employer la manière forte. — Ah, merde… (Voix différente 5.) — Formidable. C’est vraiment la journée idéale pour ça. (Voix différente 6.) — Putain, on va tous crever. (Gros Malin.) — Chef, on pourrait pas attendre… ? (Voix différente 2.) — Non, nous n’allons pas mourir. Et nous n’avons pas le temps d’attendre d’autres gars. Calmez-vous un peu, là. On va faire le boulot nous-mêmes. Vous vous souvenez de tout cet entraînement ? C’était justement pour ça. — De l’entraînement, on n’en a pas eu tant que ça, chef. (Gros Malin.) — Je ne suis même pas dans la bonne unité. J’étais censé être dans un truc qui s’appelle un N-C-M-E. Je ne sais même pas ce que ça veut dire, d’ailleurs. (Voix différente 4.) — Putain de bordel de merde… (Voix différente 5.) — Maneen ? Ferme-la. Vous tous, fermez vos gueules. — Oui, chef. (Voix différente 5 = Maneen.) — Gulton, ton machin, là, ça peut effacer ce fils de pute ? — Absolument, chef. Je me demandais quand vous poseriez la question. (Voix différente 6 = Gulton.) Les Inconnus à Considérer Comme Ennemis qu’il pouvait entendre discuter étaient tous à l’extérieur de l’Usine Spatiale Abandonnée. Le premier qui était passé par la grande ouverture incurvée devait être Xagao, celui qui était maintenant mort. — Bon, c’est pas tout ça, il nous faut un plan. Écoutez-moi tous. Vous faites un rétrodéploiement vers moi jusqu’à ce qu’on soit tous EVD, et qu’on puisse se parler sans que ce salopard nous entende. (EVD voulait dire En Vision Directe.) La silhouette de Xagao s’était découpée sur une partie de la grande planète bleue et blanche qu’on distinguait par l’ouverture incurvée. Il l’avait ciblée en moins d’une milliseconde après l’impulsion de son Anomalie de Mouvement dans le Champ Visuel, mais il ne s’était pas mis en Prêt à Tirer avant que la silhouette, qui avançait lentement, pointe son arme dans sa direction. Il avait alors émis une Identification Ami-Ennemi en même temps qu’un laser télémétrique. La silhouette lui avait tiré dessus, des balles cinétiques de petit calibre. Neuf balles avaient ricoché contre l’Objet Très Solide Non Identifié/À Utiliser Comme Couverture derrière lequel il était accroupi. Deux avaient touché sa propre Nacelle d’Armement Supérieure No 2 sans causer de dégâts significatifs, et quatre ou cinq lui étaient passées au-dessus de la tête et avaient heurté la cloison derrière lui. Il avait ressenti les chocs à travers ses semelles. Il avait riposté par une rafale de six impulsions avec son Fusil Laser Léger supérieur droit, enregistrant un impact direct sur l’arme avec laquelle on venait de lui tirer dessus, et deux autres sur la partie inférieure de son adversaire, qui avait aussitôt reculé pour se mettre à couvert. Mais un morceau s’en était détaché, identifié comme étant une jambe dans une combi renforcée, tourbillonnant dans une grande gerbe de liquide vers la planète bleue et blanche visible par la grande ouverture incurvée. — Xagao a fait une LC sur ce salopard ? (Voix différente 3. LC signifiait Localisation de Cible.) — Ouais. Je la transmets dès que je suis EVD. (Voix différente 2.) Il s’était senti bien. Tirer, toucher et éliminer une Menace, ça lui faisait du bien, et aussi de voir ce bout de jambe, la façon dont il s’était envolé en une belle trajectoire courbe avant de disparaître… — Hé, il a fait un ping sur Xagao avant de le descendre ? Y a quelqu’un qui sait ? (Gros Malin.) — Attends deux secondes. Ouais. (Voix différente 2.) — Taisez-vous et ramenez-vous ici. Si je peux vous entendre, lui aussi. — O.K., chef. (Voix différente 2.) — N’empêche, c’est bon, le ping. Ça peut nous servir. (Gros Malin.) — Il a fait aussi une IAE. (Voix différente 2.) — Non, c’est vrai ? Super. (Gros Malin.) Il passa en revue son bref combat avec Xagao et lança deux Instructions (Application Immédiate) de Modification de Comportement Opérationnel en Environnement Tactique à Déploiement Interne : désactiver l’interrogation IAE automatique, désactiver le Faisceau Télémétrique Laser initial. Une fois qu’une espèce ou une civilisation avait commencé à échanger des idées et des astuces avec ses pairs galactiques, il lui devenait relativement facile de procéder à ces copier-coller d’une conscience. Cela permettait entre autres à des individus – toujours privilégiés d’une certaine façon, soit parce qu’ils étaient vénérés, soit simplement parce qu’ils étaient riches –, une fois passé le stade expérimental de la technologie, d’habiter plusieurs corps différents, aussi bien en succession que simultanément. Certaines civilisations essayaient d’utiliser le processus strictement à des fins de sauvegarde, en se concentrant sur la recherche de l’immortalité biologique tout en conservant cette méthode en cas de pépin, si l’on avait besoin d’être transféré dans un corps de rechange. Cependant, cette approche avait tendance à poser de gros problèmes dans le court terme si la civilisation en question continuait de se reproduire au même rythme, ou de façon plus subtile dans le long terme si elle limitait la croissance de sa population au point de rendre sa société stagnante. Il y avait toujours l’idéal terriblement tentant, mais profondément illusoire, que chaque espèce intelligente était convaincue d’être la seule à avoir réussi à inventer : celui d’une croissance éternelle et illimitée. Mais chaque tentative de le concrétiser se heurtait rapidement à la dure réalité : tout le matériau environnant dans la Galaxie – et vraisemblablement dans le reste de l’univers – était déjà habité, utilisé, protégé ou même possédé d’un commun accord, sans parler des règles agaçantes que les Joueurs Principaux et les Aînées de la communauté galactique avaient concoctées concernant la dotation de matière et d’espace vital qu’une nouvelle espèce pouvait raisonnablement attendre (des règles qui se résumaient simplement à : « Vous ne pouvez pas prendre ce qui appartient aux autres », mais sur le moment, ça paraissait toujours injuste). Le rêve apparemment magique de transformer le reste de l’univers en petites copies de soi-même continuait de tenter certains – il y avait toujours des gens ignorants et des machines ambitieuses –, mais ça n’allait jamais très loin avant le coup d’arrêt brutal. Normalement, surtout avec la quantité et la richesse des expériences qu’on pouvait mettre dans les Réalités Virtuelles en général, et dans les Au-Delà en particulier, les gens se contentaient de plans de croissance plus modestes et plus localisés dans le Réel, tout en adoptant un programme d’expansion beaucoup plus vaste – quoique nécessairement limité lui aussi, en fin de compte – dans le Virtuel. C’est que, de façon tout aussi importante pour ceux qui venaient à peine de développer la technologie de transfert des âmes, cette existence dans des environnements virtuels exerçait une attraction irrésistible. Une forme de Réalité Virtuelle en immersion profonde se trouvait inévitablement associée à la procédure de transcription des états mentaux, même si, assez bizarrement, cette technologie n’était pas apparue avant. Les deux étaient imbriquées et se complétaient mutuellement. Seules quelques espèces ne s’intéressaient pas du tout à cette histoire de transfert d’âme. Certaines parce que, grâce à leur héritage et leur développement, elles avaient déjà quelque chose d’aussi bien ou qui leur suffisait amplement, d’autres pour des raisons religieuses ou philosophiques particulières, et d’autres encore – la majorité – parce qu’elles étaient plus intéressées par l’immortalité dans le Réel, et qu’elles considéraient la transcription d’états mentaux comme une perte de temps, ou même un aveu d’échec. Bien sûr, dans toute société utilisant la transcription d’âme, il y avait toujours quelques irréductibles, de vrais croyants, qui persistaient à dire que la véritable vie après la mort se passait ailleurs, dans les véritables paradis et enfers auxquels on avait toujours cru avant que cette fichue technologie n’apparaisse. Mais c’était une position difficilement tenable quand quelque part au fond de son esprit, il y avait ce doute lancinant de savoir si on allait vraiment être sauvé de façon surnaturelle le moment venu, tandis qu’au fond de l’esprit des autres, il y avait un petit appareil qui garantissait le résultat. C’est ainsi que d’innombrables civilisations à travers la grande Galaxie avaient leurs propres Au-Delà, des réalités virtuelles maintenues dans des ordinateurs ou d’autres substrats, dans lesquelles leurs morts pouvaient se rendre et – d’une certaine façon – y poursuivre leur existence. — Ça y est, je vous vois, chef. (Maneen.) — C’est bien, soldat. Passe en EVD. — Oui, chef, heu… désolé… (Maneen.) Puis plus rien pendant un moment. Il contempla le grand morceau de planète bleue et blanche qu’on distinguait par l’ouverture incurvée. Les Inconnus à Considérer Comme Ennemis restaient silencieux. Le morceau de planète continuait de changer lentement. Il rejoua la façon dont il avait changé depuis qu’il avait pris position ici, et il en retira la composante de mouvement de l’endroit où il était. L’endroit où il était tournait, lui aussi, mais très lentement et régulièrement, et c’était donc facile de le soustraire. À présent, il pouvait voir que la planète tournait lentement. Les traînées et les volutes blanches qui parsemaient le bleu changeaient, elles aussi, encore plus lentement. Certaines traînées grossissaient, d’autres se réduisaient, et les volutes tournaient autour de leur axe et se déplaçaient elles-mêmes à travers la surface de la planète, même en tenant compte de sa rotation. Il se repassa plusieurs fois tous ces mouvements. Il se sentait bien en les regardant. Pas de la même façon qu’en vérifiant ses armes. C’était comme quand il avait vu la jambe de Xagao tournoyer vers la planète. Surtout quand la trajectoire s’était incurvée. C’était magnifique. Magnifique. Il réfléchit à ce mot, et il le trouva parfait. Certains Au-Delà offraient simplement des distractions éternelles aux post-défunts : des lieux de vacances infinis où l’on pouvait s’adonner sans limites au sexe, aux aventures, sports, jeux, études, explorations, chasse, shopping, et toutes les autres activités qui intéressaient particulièrement une espèce donnée. D’autres étaient destinés aussi bien aux vivants qu’aux morts, fournissant aux sociétés qui avaient hérité de l’idée de consulter leurs ancêtres, ou qui venaient de la découvrir, une méthode pratique pour le faire. Quelques-uns étaient d’une nature plus contemplative et philosophique que ceux dédiés à la liesse générale. Certains – et c’était le cas pour la majorité des Au-Delà les plus anciens – incorporaient une sorte d’effacement progressif plutôt qu’une véritable immortalité, par lequel la personnalité du défunt se dissolvait lentement – généralement en l’espace de quelques générations dans le Réel – dans la masse globale d’informations et d’éthique civilisationnelle contenue dans l’environnement virtuel. Il y avait des Au-Delà où les morts vivaient beaucoup plus rapidement que dans le Réel, d’autres où ils vivaient au même rythme, et d’autres encore où ils vivaient beaucoup plus lentement. Il y en avait même qui permettaient de faire revenir à la vie des morts particuliers. Et beaucoup intégraient encore la mort. Une seconde mort, finale, absolue, même dans le virtuel, parce que, comme on l’avait constaté, il était bien rare de trouver une espèce qui produise naturellement des individus désireux et capables de vivre éternellement, et ceux qui avaient vécu vraiment très longtemps dans un Au-Delà avaient tendance à sombrer dans un ennui profond, ou à plonger dans la catatonie, quand ils ne devenaient pas carrément fous à lier. Les civilisations qui en étaient encore au début de ce jeu étaient souvent choquées quand les premières suppliques pour une vraie mort bien réelle commençaient à leur parvenir de leurs Au-Delà créés et entretenus à grands frais, assidûment protégés et soigneusement sauvegardés. L’astuce était de considérer ces demandes comme parfaitement naturelles. Et de laisser les morts faire comme ils voulaient. Il aurait voulu pouvoir rester ici et regarder encore plus longtemps la planète par l’ouverture incurvée, pour voir comment les volutes et les traînées continuaient de changer. Ensuite, il pourrait rejouer l’enregistrement autant de fois qu’il voudrait. Ce serait bien aussi de voir un peu plus de la planète. Ce serait mieux. Voir la planète entière serait encore mieux. C’est ce qu’il y aurait de mieux. Il se rendit compte qu’il commençait à se sentir mal à l’aise. Au début, il ne sut pas très bien pourquoi, mais il finit par en comprendre la raison : il était resté trop longtemps au même endroit après un Événement de Combat Récent. Il réfléchit à ce qu’il devait faire. Rien n’avait changé ni bougé récemment. Il devrait pouvoir se déplacer sans risque. Il essaya de demander à ses Unités de Capteurs À Distance/Engagement ce qu’elles détectaient, mais il n’avait encore aucune de ces unités. Il était censé les avoir, mais il ne les avait pas. C’était encore comme un chargeur vide quand on s’attend à ce qu’il soit plein. Bon : Procéder Autrement. Il se redressa lentement sur ses trois jambes articulées, ses capteurs balayant les environs tandis que son Dôme Sensoriel Supérieur s’élevait dans l’espace sous le plafond (réduit en conséquence de 18,3 à 14,2 mètres) pour lui fournir un plus grand champ de vision. Il garda ses deux Nacelles d’Armement Principal braquées sur l’ouverture incurvée. Ses six Capsules d’Armement Secondaire se déployèrent pour couvrir le reste de la zone qui l’entourait sans même qu’il ait besoin de le leur dire. Il fit pivoter le Collier d’Armement Supérieur pour pointer la Nacelle 2 directement derrière lui, là où il estimait que le risque était minimum, parce qu’elle avait déjà dépensé une partie de son énergie et subi quelques dégâts, même mineurs. Toujours aucune menace détectée. Il enjamba l’Objet Très Solide Non Identifié et s’avança sur la droite, vers le côté de l’ouverture incurvée par laquelle on voyait la planète bleue et blanche. Il se déplaçait prudemment, à une vitesse inférieure à l’optimum, afin que ses pieds produisent le moins de vibrations possible en se posant sur le pont. Une partie inclinée près d’une large déchirure dans le matériau épais l’obligea à se servir de ses capsules d’armement pour garder l’équilibre. Quelques-uns des Objets Moyennement Solides Non Identifiés autour de lui se résolvaient en engins capables d’évoluer dans l’espace et dans une atmosphère. Cela signifiait que l’endroit où il se trouvait était un hangar. La plupart des appareils semblaient anormalement asymétriques, endommagés, non viables. Il repéra un autre Objet Très Solide Non Identifié près de l’ouverture incurvée, et il s’en approcha. La vue de la planète s’agrandit, et il se sentit bien. Magnifique. Elle était toujours magnifique. Soudain, quelque chose se déplaça sur le fond bleu et blanc de la planète. Personne ne savait non plus quelle petite âme brillante avait eu la première l’idée de relier deux Au-Delà, mais étant donné que les civilisations émergentes étaient en général promptes à vouloir établir des connexions permanentes, de haute capacité, de haute qualité et de préférence gratuites avec les datasphères et les environnements informationnels de celles qui les entouraient – surtout celles qui possédaient une meilleure technologie qu’elles –, il était fatal que cela arrive un jour, par accident sinon de façon délibérée. Cela profitait même aux morts des deux civilisations en leur ouvrant des perspectives nouvelles sur des expériences post-mortem leur permettant de mieux résister à la regrettable attraction d’un second événement réellement terminal. Il y avait eu un engouement considérable pour relier tous les Au-Delà disponibles et compatibles. Avant même que les spécialistes n’aient pu produire une analyse convenable des véritables significations et implications culturelles du phénomène, pratiquement chaque coin de la galaxie civilisée était relié à tous les autres par le biais de connexions entre Au-Delà, en plus des autres liens plus classiques que sont la diplomatie, le tourisme, le commerce, la curiosité malsaine et cætera. C’est ainsi que depuis des millions d’années, il y avait un réseau d’Au-Delà à travers la Galaxie, partiellement indépendant du Réel et changeant constamment, tout comme la communauté galactique changeait dans le Réel, à mesure que des civilisations apparaissaient, se développaient, se stabilisaient ou disparaissaient, se modifiant au point d’être méconnaissables ou régressant, ou encore optant pour une semi-Divinité en court-circuitant carrément la vie matérielle pour atteindre à la sublime indifférence qu’était la Sublimation. Dans l’ensemble, personne ne parlait des Enfers. L’objet qui se déplaçait était minuscule. Trop petit pour être une personne en combinaison de combat ni même une Unité de Capteurs À Distance/Engagement, que ce fût une des siennes ou de quelqu’un d’autre. L’objet se déplaçait à 38,93 mètres par seconde, ce qui était beaucoup trop lent pour un projectile cinétique. Il mesurait approximativement 3 cm × 11 cm, avec une section circulaire et un aspect conique sur le quart avant, et il tournait sur lui-même. Il estima que ce devait être un obus de mortier de 32 mm. Il avait beaucoup d’informations extrêmement fiables sur ce genre de munition. Sa capacité maximum était de cinq kilotonnes en micronucléaire. Il y avait beaucoup de variantes. L’obus allait passer directement au-dessus de lui pour aller percuter la cloison qui était derrière lui tout à l’heure. Maintenant que son équipement de vision hypertélescopique l’avait capté, il pouvait distinguer de minuscules creux sensitifs sur l’objet en rotation (4,2 tours par seconde). Il passa à côté de lui à 5 mètres de distance et commença à scintiller en émettant des faisceaux sensoriels laser de télémétrie et de Topographie Spatiale de Combat. Aucun ne l’atteignit. C’était parce que l’obus l’avait dépassé avant qu’il n’ait été activé. Il continuait de se déplacer, et fit encore prudemment un pas en avant tandis que le projectile poursuivait sa trajectoire dans l’obscurité du hangar. Il estima que l’apparition de l’obus signifiait qu’une attaque était sur le point d’être déclenchée, et que son choix optimum était de s’accroupir ici, à encore cinq pas de l’Objet Très Solide Non Identifié vers lequel il avait commencé à se diriger, préférant se mettre partiellement à couvert derrière l’Objet Moyennement Solide Non Identifié, avec un avantage supplémentaire résultant du fait qu’un sous-programme l’assurait que ses dimensions et sa forme générale en mode accroupi le faisaient ressembler à l’Objet Moyennement Solide Non Identifié en question, une petite Unité de Bombardement de Surface Planétaire Basse Orbite/Haute Atmosphère encore intacte, mais désactivée. Un avantage supplémentaire résultant semblait vraiment une bonne chose. C’était presque comme un ordre à l’intérieur de lui-même. Il allait choisir cette option. Il commença à s’accroupir. Un sous-programme expert suggéra que si l’obus de mortier détonait là où il avait été précédemment, il y aurait un autre avantage supplémentaire résultant. Cela semblait très bien aussi. L’obus se déplaçait si lentement qu’il eut largement le temps de déterminer précisément où il avait été, de pointer son Fusil Laser Léger supérieur gauche sur le projectile tournoyant et de se préparer à minimiser les effets de souffle au cas où il s’avérerait micronucléaire. Quand l’obus fut juste au-dessus de l’endroit où il avait été, il tira quatre coups directs à basse énergie sur l’arrière du projectile. Tous dans la cible, pas de déperdition, et il se sentit très bien. Il rangea aussitôt son unité d’armement dans la nacelle blindée. L’obus explosa. Micronucléaire. Les Enfers existaient parce que certains dogmes religieux l’exigeaient, ainsi que quelques sociétés qui n’avaient même pas l’excuse d’une religiosité excessive. Que ce fût à cause d’une transcription peut-être trop fidèle – passant d’une affirmation scripturale à une réalité démontrable – ou simplement d’un besoin irrésistible de continuer de persécuter ceux qu’on considérait comme passibles de châtiments même après leur mort –, un certain nombre de civilisations – quelques-unes très respectables par ailleurs – avaient construit au fil des éons des Enfers d’une horreur impressionnante. Ceux-là étaient rarement reliés à d’autres Au-Delà, infernaux ou non, et seulement sous surveillance très stricte, et généralement dans le but d’accroître encore les souffrances des suppliciés en les soumettant à des tourments que leurs congénères n’avaient même pas imaginés, ou des tourments traditionnels mais infligés par des démons aliènes encore plus épouvantables que la variété locale familière. Cependant, très progressivement, peut-être justement à cause de la nature de la combinaison fortuite que formaient les civilisations contemporaines, une sorte de réseau des Enfers – encore partiel, et aux interactions toujours strictement contrôlées – avait émergé, et la nouvelle de son existence ainsi que des conditions qui y régnaient commença de se répandre. Avec le temps, les ennuis apparurent. De nombreuses espèces et civilisations avaient de profondes objections contre le principe même des Enfers, quel qu’en fût le concepteur. De toute façon, beaucoup avaient de profondes objections contre l’idée même de torture, et pour elles, la mise en place d’Environnements Virtuels – traditionnellement de fabuleux royaumes de plaisir absolu – consacrés à infliger des supplices et des souffrances à des créatures pensantes était non seulement mal, mais pervers, sadique, proprement diabolique et honteusement cruel. En fait, elles considéraient que ce n’était pas un comportement civilisé, un jugement que de telles sociétés ne portaient pas sans y avoir mûrement réfléchi. La Culture réprouvait particulièrement la torture, que ce fût dans le Réel ou dans une Virtualité, et était tout à fait prête à aller contre ses propres intérêts, à court et même – du moins apparemment – à long terme, pour s’y opposer. Un tel acharnement aussi dénué de pragmatisme déconcertait les gens habitués à traiter avec la Culture, mais comme cette caractéristique s’était manifestée dès la naissance de cette civilisation, il était illusoire de la considérer comme un engouement moral passager et d’attendre que ça passe. C’est ainsi qu’au fil des millénaires, l’attitude inflexible atypique de la Culture avait concouru à faire évoluer ce débat moral métacivilisationnel de façon légère, mais significative, vers un point de vue libéral et altruiste, dans lequel l’assimilation de la torture à la barbarie était sans doute le succès le plus évident. Comme on pouvait s’y attendre, les réactions avaient été mitigées. Quelques-unes des civilisations possédant des Enfers avaient juste réfléchi un instant et compris l’argument, puis elles les avaient fermés. Il s’agissait souvent d’espèces qui n’avaient jamais manifesté au départ un bien grand enthousiasme pour ce concept. Certaines n’avaient adopté l’idée que parce qu’elles pensaient, à tort, que c’était ce que faisaient toutes les sociétés évoluées, et qu’elles n’avaient pas voulu passer pour des arriérées. Certaines civilisations se contentèrent d’ignorer cette agitation, considérant que leurs affaires ne regardaient qu’elles. D’autres, en général celles qui étaient viscéralement incapables de laisser passer une occasion de se mettre en fureur, réagirent de façon hystérique, en vociférant contre ces tentatives d’intimidation, cet impérialisme moralisateur, cette ingérence culturelle intolérable et ces persécutions qui frôlaient l’hostilité pure et simple. S’étant ainsi exprimées – et après un intervalle de temps convenable –, certaines de ces civilisations avaient quand même pu être finalement persuadées que les Enfers étaient inacceptables. Mais pas toutes. Les Enfers subsistaient, ainsi que la discorde qu’ils avaient engendrée. Néanmoins, de temps en temps, on arrivait à soudoyer une civilisation pour qu’elle mette fin à son Enfer, généralement en lui offrant une technologie dépassant un peu son stade normal de développement. Cette stratégie devait cependant être utilisée avec prudence, car elle en encourageait d’autres à essayer la même astuce pour mettre la main sur les jouets qu’elles convoitaient. Quelques-unes des civilisations Altruistes plus militantes essayèrent de s’introduire dans les Enfers de ceux qu’elles considéraient parmi les plus barbares, afin de libérer ou de détruire les âmes tourmentées qui y habitaient. Mais cette stratégie n’était pas non plus dépourvue de dangers, et deux ou trois petites guerres en avaient résulté. Mais on finit par considérer qu’après tout, une guerre serait le meilleur moyen de régler toute cette affaire. La grande majorité des représentants des deux camps tombèrent d’accord sur une forme de conflit mené dans une Virtualité contrôlée par des arbitres impartiaux. Le perdant en accepterait le résultat : si les partisans des Enfers l’emportaient, les anti-Enfers ne leur infligeraient plus de sanctions et ne leur feraient plus la morale. Par contre, si les anti-Enfers gagnaient, les Enfers de leurs adversaires seraient aussitôt fermés. Chaque camp était certain de l’emporter. Les anti-Enfers parce qu’ils étaient généralement d’un niveau plus avancé – un avantage qui se refléterait partiellement dans la guerre simulée –, et les pro-Enfers parce qu’ils étaient convaincus d’être moins décadents et intrinsèquement plus martiaux. Ils avaient aussi deux ou trois atouts cachés, sous la forme de civilisations dont personne ne savait qu’elles possédaient des Enfers mais qu’on avait convaincues de se joindre à la partie, et qui se qualifiaient tout juste (après de longs débats juridiques) d’après la façon dont l’accord avait été rédigé. Naturellement, chaque camp était également persuadé d’être dans son bon droit, sachant qu’aucun des deux n’était assez naïf pour croire que cela avait la moindre importance dans l’histoire. La bataille s’engagea. Elle fit rage à travers les immenses espaces virtuels, en restant à l’intérieur des substrats alloués à cet effet, scrupuleusement surveillés par les Ishlorsinami, une espèce depuis longtemps renommée pour son incorruptibilité absolue, son mode de vie spartiate, son absence presque totale d’humour et une conception de l’équité que la plupart des autres civilisations normales considéraient comme carrément pathologique. Mais à présent, la guerre touchait à sa fin, et pour Vatueil, il semblait bien que son camp allait la perdre. C’était un obus micronucléaire, mais de faible puissance. Des unités de capteurs jetables se déployèrent sur ses Nacelles d’Armement Principal – son dôme sensoriel supérieur était rétracté sous sa carapace blindée – pour observer ce qui se passait. Trois sous-munitions s’étaient déployées juste un instant avant que l’ogive principale explose, et s’étaient projetées en éventail à l’endroit où il se tenait accroupi tout à l’heure. C’était difficile d’en être sûr, mais il pensa qu’il aurait survécu – la chose dans laquelle il était – s’il y était resté. Le sol trembla sous ses pieds. Les dégâts étaient importants là où il avait été : il y avait une brèche dans la cloison, le plafond était perforé et défoncé. Il commençait maintenant à fondre et à s’écrouler tandis que les éléments de support cédaient sous la gravité apparente maintenue par la rotation de l’Usine Spatiale Abandonnée. L’Objet Très Solide Non Identifié derrière lequel il s’était caché un peu plus tôt avait été vaporisé/détruit en partie, et avait glissé sur le sol du hangar pour aller percuter la section inclinée déjà endommagée. — Toujours là ! (Voix différente 4.) — Vas-y, Gulton, à toi de jouer. Un faisceau d’énergie jaunâtre traversa ce qui restait du plafond et frappa le sol là où il était tout à l’heure, provoquant une explosion de plasma, un nuage bouillonnant qui se déploya derrière une vague de particules de métaux en fusion. Des fragments de sol incandescents furent projetés dans toutes les directions, à différentes vitesses. Il en vit un tournoyer vers lui, en ricochant sur le sol puis contre le plafond. Il n’avait plus assez de temps pour l’éviter. Il aurait peut-être pu y arriver s’il n’avait pas été accroupi. Le débris percuta brutalement la carapace blindée de la chose dans laquelle il était. Un mauvais impact, en plus. Au lieu que ce soit simplement une partie plate, ou même un bord, c’est une pointe déchiquetée qui le frappa dans la partie supérieure, un peu sur le côté, le faisant pivoter à moitié. Le débris ricocha et s’enfonça à hauteur de l’épaule, dans sa Capsule d’Armement Principal gauche. Tout se mit à trembler. Des écrans d’estimation des dégâts remplirent son champ de vision. Un autre impact se produisit au-dessus de lui, relativement lent, implicitement à haute inertie, écrasant. — Prends ça dans la gueule, espèce d’enculé ! Va te faire foutre ! (Gros Malin.) — C’est fait, chef. (Gulton.) — Putain, je crois bien que mon bouchon anal a sauté ! (Voix différente 2.) — Ça doit être de la bouillie ! Une vraie putain de bouillie d’Unité de Combat Blindée de merde ! (Voix différente 3.) — Ça a dû marcher, forcément. Prends ça, espèce de putain d’enculé de tank à trois pattes ! (Gros Malin.) — Le dernier à y aller est un gradé. Heu, je disais pas ça pour vous, chef… (Voix différente 2.) — Doucement, pas si vite. Attendez un peu. Ces machins sont sacrément costauds. Il était endommagé. La machine dans laquelle il se trouvait était sous-optimale. Elle s’appelait une Unité de Combat Blindée. La carapace protectrice avait reçu un impact cinétique important et refusait de s’ouvrir, rendant inutilisable le dôme sensoriel supérieur. Sa Nacelle d’Armement Principal gauche avait été arrachée par le débris. Quatre Capsules d’Armement Secondaire n’étaient plus opérationnelles, et le Collier d’Armement Secondaire supérieur était bloqué. Quelque chose avait aussi endommagé son Unité d’Alimentation Énergétique Principale. Il ne savait pas comment ça s’était produit, mais c’était un fait. Maintenant, il ne pouvait plus bouger les jambes correctement. Il restait un peu d’énergie secondaire dans sa jambe Numéro Un. C’était tout. Difficile d’estimer le niveau de puissance disponible. Un morceau d’équipement lourd tombé du plafond, la cause de l’impact à haute inertie qu’il avait ressenti plus tôt, semblait le clouer au sol. En plus, les métaux condensés de la boule de plasma avaient apparemment soudé certaines parties de lui-même à d’autres parties de lui-même, et certaines parties de lui-même au sol métallique du hangar. Il fit pivoter une autre série de capteurs sur son épaule droite. C’était tout ce qu’il pouvait utiliser pour le moment. Il allait devoir rester là où il était. Il pouvait encore se tourner, bien qu’avec une certaine sensation de grincement et seulement par à-coups, ce qui lui interdisait toute possibilité de tir en tracking. Il ne pouvait pas voir grand-chose. Le dôme sensoriel inférieur était obstrué par la structure trapue de ses jambes immobiles. — O.K. Soldat Drueser, à toi l’honneur, si je me souviens bien. — À vos ordres, chef. (Gros Malin = Drueser.) La silhouette apparut dans l’ouverture incurvée, bondissant à quatre pattes en restant très près du sol, avec sur le dos un fusil cinétique moyen monté sur tripode dont le canon balayait l’espace. Il la laissa passer à côté de lui jusqu’à ce qu’elle atteigne presque la partie inclinée du sol déchiqueté, puis il lança une grenade flocon-de-neige supernoire juste derrière elle. Le lanceur magnétique ne produisit aucun gaz, le revêtement supernoir garda le projectile totalement furtif, et il faisait trop sombre pour que le soldat ait la moindre chance de repérer la grenade qui se dirigeait vers lui dans le vide. Il en lança une deuxième en visant pour qu’elle tombe directement sur la silhouette en combinaison si elle s’arrêtait à peu près… maintenant. La première grenade entra en contact avec le sol deux mètres derrière le soldat, puis elle explosa dans un grand éclair. La silhouette s’était arrêtée et elle pivota aussitôt. Le soldat fut pris dans le déluge de fragments millimétriques. Il y eut un grand cri. (Drueser.) Le fusil placé sur son dos tira deux fois là où la première grenade venait d’exploser. C’est alors que la deuxième grenade atterrit. Elle était censée tomber juste sur la silhouette, mais en fait, elle tomba cinquante centimètres à côté, un peu devant et sur sa gauche, à cause de son viseur endommagé et aussi parce que le soldat avait été projeté en arrière par la pluie de fragments de la première grenade. La seconde grenade avait été réglée pour exploser au contact. La détonation rejeta en arrière la tête de la silhouette. Elle arracha aussi la visière du casque de Drueser et la désintégra aussitôt, provoquant un événement manifeste de dépressurisation. La silhouette s’écroula au sol et cessa de bouger ainsi que d’émettre des sons. — Drueser ? — Putain de merde. (Voix différente 2.) — Drueser ? — Chef, je crois qu’il a déclenché quelque chose. Un piège à con. Ce machin est bien mort, c’est pas possible autrement. (Voix différente 4.) — Chef ? Les vrais hostiles vont débarquer d’un instant à l’autre. Il faut qu’on entre là-dedans, même si c’est juste pour se planquer. (Gulton.) — Je m’en rends bien compte, Gulton. Tu veux y aller à ton tour ? — Chef, Koviuk et moi, on veut bien honorer de nos présences l’espace de combat en dessous. — Fais comme chez toi, Gulton. Les deux silhouettes sautèrent par le trou du plafond. Leurs combinaisons foncées furent éclairées un bref instant par la lueur orangée qui provenait des débris encore en fusion. Il aurait pu les atteindre toutes les deux, mais il avait entendu ce qu’ils avaient dit, et il pensait que cela signifiait sans doute qu’ils le croyaient mort. Si c’était le cas, il valait mieux qu’ils continuent de le croire, pour qu’ils se rassemblent tous dans l’Environnement Tactique Immédiat où il se trouvait, pour pouvoir d’autant mieux les attaquer et les détruire. Trapèze. Quand l’appel arriva, ce ne fut pas une surprise. Vatueil commençait déjà à envisager de le lancer. Il laissa une coquille de lui-même dans l’Espace d’Observation Stratégique Primaire et navigua jusqu’à l’espace du Trapèze en répandant autour de lui des mots de passe et des leurres comme autant de pétales de fleurs. Ils étaient cinq, assis sur des sortes de trapèzes suspendus dans des ténèbres absolues. Les câbles disparaissaient dans le noir au-dessus d’eux, et l’on ne voyait aucun signe ni indice d’un sol ou d’un mur quelconque. C’était censé symboliser l’isolement de l’espace secret, quelque chose dans ce style. Il n’avait aucune idée de ce qu’ils auraient choisi si l’un d’eux avait eu un héritage de forte gravité et une terreur congénitale de faire une chute de plus de quelques millimètres. Ils avaient tous adopté une apparence différente pour venir ici, mais il savait qui étaient les quatre autres et il avait en eux une confiance absolue, qu’il espérait réciproque. Il était arrivé sous la forme d’un quadrupède à fourrure, avec de grands yeux et trois doigts puissants au bout de chaque patte. Ils avaient tous tendance à se présenter dans ce genre de créature dotée de plusieurs membres et qui avait évolué dans un environnement gravitationnel au milieu d’arbres. Il savait comme cela devait paraître étrange pour les deux aquatiques qui faisaient partie du groupe, mais c’était le genre de choses auxquelles on s’habituait en RV. Chacun était d’une couleur différente, pour mieux se distinguer. Il était rouge, comme d’habitude. Il se tourna vers eux. — Nous sommes en train de perdre, déclara-t-il. — Vous dites toujours ça, répliqua jaune. — Je ne le disais pas quand on ne perdait pas. Je n’ai commencé à le dire que quand j’ai compris qu’on perdait. — C’est déprimant, dit jaune en regardant ailleurs. — C’est souvent comme ça quand on perd, dit vert. — Ça commence à prendre l’allure d’une situation dont on ne va pas pouvoir se sortir, acquiesça violet en soupirant. Il saisit les câbles de son trapèze et commença à se balancer doucement. — Alors, stade au-dessus ? dit vert. Au cours des dernières réunions, leurs échanges étaient devenus brefs. Ils avaient déjà amplement discuté de la situation et des choix qui leur restaient. C’était juste une question d’attendre que l’équilibre des votes se modifie, ou qu’une partie du groupe finisse par être tellement excédée par le processus et l’organisation du Trapèze qu’elle décide de former un sous-comité encore plus exclusif pour prendre les choses en main. Ils avaient tous juré solennellement de ne pas le faire, mais on ne peut jamais être tout à fait sûr. Ils se tournèrent vers bleu. Bleu était le velléitaire. Jusqu’ici, bleu avait toujours voté Non à ce qu’ils appelaient généralement « passer au stade au-dessus », mais il n’avait jamais caché que parmi les trois opposants, il était sans doute le plus susceptible de changer d’avis si les circonstances venaient à se modifier. Bleu se gratta l’entrejambe avec une de ses longues mains, puis il renifla ses doigts. Chacun avait fait un choix personnel sur le réalisme de son comportement en tant qu’image virtuelle par rapport à celui de la véritable créature dans sa jungle. Bleu poussa un soupir. Dès qu’il vit la façon dont bleu avait soupiré, Vatueil sut qu’ils avaient gagné. Bleu jeta un coup d’œil vers jaune et violet avec une expression de regret. — Je suis désolé, leur dit-il. Très sincèrement désolé. Violet secoua la tête et commença à se gratter la fourrure à la recherche d’on ne sait trop quoi. Avec un petit cri exaspéré, jaune se balança en arrière et sauta de son trapèze. Il tomba silencieusement dans les ténèbres, une petite tache jaune qui disparut rapidement. Son trapèze abandonné se mit à s’agiter en une danse folle. Vert tendit une main pour le stabiliser et jeta un coup d’œil dans l’abîme. — Il n’a même pas demandé de vote officiel, constata-t-il tranquillement. — Ce n’est pas que cela change grand-chose, dit violet d’une voix triste, mais je suis d’accord, moi aussi. (Il les regarda tour à tour, tandis que chacun guettait encore la réaction des autres.) Mais c’est principalement par esprit de solidarité, et poussé par le désespoir. Je pense que nous en viendrons à regretter cette décision, conclut-il en baissant de nouveau les yeux. — Aucun de nous ne la prend à la légère, dit vert. — Bien, fit Vatueil. Nous passons donc au stade suivant. — Oui, dit bleu. Nous allons tricher. — Nous allons pirater, infiltrer, saboter, dit vert. Ce sont aussi des compétences martiales. — Inutile de nous chercher des excuses, marmonna violet. Nous allons quand même renier notre serment. — Nous préférerions tous remporter la victoire en conservant notre honneur intact, dit sévèrement vert, mais notre choix se résume maintenant à une défaite honorable ou le sacrifice de notre honneur avec au moins une chance de l’emporter. Quelle que soit la façon dont on y parvient, le résultat justifie ce sacrifice. — Si ça marche. — Rien n’est garanti dans une guerre, dit vert. — Oh, mais si, dit doucement bleu en contemplant les ténèbres. Il se trouve simplement que ce qui est garanti, c’est la mort, la destruction, la souffrance, le chagrin et le remords. Ils restèrent silencieux un moment, plongés dans leurs pensées. Vert agita enfin les câbles de son trapèze. — Assez. Nous devons élaborer nos plans. En détail. Ils ne l’avaient pas vu. Il y en avait deux à l’emplacement de l’occurrence de plasma, un près du corps du soldat Drueser, un quelque part où il ne pouvait pas le voir, et les deux derniers étaient agenouillés dix mètres plus loin, presque devant lui, à douze mètres de l’ouverture incurvée. — Il y a un morceau de ce salopard, ici. Une de ses capsules de bras. (Voix différente 2.) Les deux qui étaient à genoux tournèrent la tête, presque directement vers lui. C’était bien pratique, parce que ça lui permettait de savoir où se trouvait Voix différente 2 en ce moment. — Rien par ici, chef. (Gulton.) L’un des deux soldats agenouillés avait toujours la tête tournée vers lui alors que l’autre s’était de nouveau retourné. Il semblait le regarder directement. — Est-ce qu’il y a un autre morceau sous ce… ? C’était celui qui avait dit s’appeler le commandant Q’naywa. Il avait commencé à lever son fusil, le canon pointé vers lui. Avec ses deux fusils laser disponibles, il tira sur les hommes agenouillés, obtenant des frappes multiples avec un taux élevé de débordement mais une réflexivité minimale, et plusieurs perforations observées malgré la protection partielle que le corps du commandant Q’naywa fournissait à l’autre derrière lui – probablement Voix différente 4. Il enchaîna avec deux minimissiles Anti-Personnel /Véhicule Blindé Léger. En même temps, il avait fait pivoter la Nacelle d’Armement Principal restante vers la partie du hangar où il s’était caché plus tôt, et où Gulton et Koviuk se trouvaient à présent. Il se servit de son canon électromagnétique réglé sur Dispersion. Les minuscules balles hypercinétiques désintégrèrent la partie de sol incliné, la cloison et le plafond. Au cours de son déploiement, la Nacelle d’Armement Principal avait brièvement balayé la localisation du soldat agenouillé à côté du corps du soldat Drueser, et il avait donc tiré trois Missiles Explosifs À Large Spectre/Fragmentation Sub-Dimensionnelle dans sa direction. Il avait ensuite balancé cinq Sub-Dimensionnelles vers le centre de la zone de tir de son canon électromagnétique, en coupant leurs moteurs à peine sorties de la Nacelle d’Armement afin qu’elles explosent dans la partie ciblée qu’il ne pouvait voir. Dès le début, il avait déclenché une salve de grenades flocon-de-neige, thermosensitives, radioguidées et mobilosensitives, en essayant de deviner où pouvait se trouver Voix différente 2, quelque part derrière lui dans le hangar. Quelques grenades avaient ricoché contre le plafond, mais cela n’avait aucune importance. Le commandant Q’naywa et le soldat à côté de lui disparurent dans les explosions jumelles des minimissiles. Des gargouillements non identifiés provenaient peut-être de Gulton et Koviuk. Ils cessèrent rapidement tandis que les projectiles du canon électromagnétique continuaient de pulvériser les cloisons, le sol et le plafond. Les Sub-Dimensionnelles explosèrent au milieu du hangar dans un nuage de gaz et de débris. Les deux soldats, dont Drueser qui était déjà mort, disparurent dans les boules de feu. Les dernières grenades remplirent ce qui restait du fond du hangar d’un nuage de plasma, de gaz et de shrapnels. Il arrêta de tirer. Le chargeur de son canon électromagnétique était vidé à 60 %. Les débris volèrent en tous sens, ricochant et tournoyant avant de retomber et de s’immobiliser. Les gaz se dissipèrent, en s’échappant en grande partie par l’ouverture incurvée qui laissait voir la planète bleue et blanche. Pas de transmissions. Les seules traces qu’il pouvait voir des soldats étaient d’une nature ambiguë, et très petites. Au bout de presque neuf minutes, il fit appel à la puissance de sa seule jambe encore opérationnelle pour essayer de se dégager de l’objet qui le clouait au sol. Sans succès, et il sut qu’il était piégé. Il se dit qu’il n’avait sans doute pas réussi à tuer le soldat qui s’était trouvé quelque part derrière lui dans le hangar, mais sa tentative de se relever, qui avait provoqué des mouvements dans les décombres qui l’entouraient, n’attira pas d’attention hostile. Il resta assis là, à attendre, en se disant qu’il aimerait bien voir un peu mieux la magnifique planète. D’autres arrivèrent une demi-heure plus tard. C’étaient des soldats différents, avec des combinaisons et des armes différentes. Ils n’avaient pas non plus les bons codes d’identification ami/ennemi, et il les combattit donc eux aussi. Quand il fut enfin projeté à travers l’entrée du hangar dans un nuage de plasma, il était complètement aveugle et pratiquement dépourvu d’autres capacités sensorielles. Seuls ses capteurs de chaleur interne et l’impression d’être soumis à une force légère, mais qui augmentait progressivement, dans une direction particulière (en tenant compte du fait qu’il tournait sur lui-même), lui indiquèrent qu’il était en train de plonger dans l’atmosphère de la magnifique planète bleue et blanche. La chaleur augmenta rapidement et commença à diffuser dans son Noyau Processeur Énergétique à travers les canaux ouverts par les dégâts de niveau perforation subis lors du dernier combat. Son Ensemble Processeur allait s’arrêter ou fondre dans dix-huit, non, onze, non, neuf secondes. Huit, sept, non, trois, deux, une… Sa dernière pensée fut qu’il aurait bien aimé voir la magnifique… Il revint à la simulation à l’intérieur d’une simulation qui était l’Espace d’Observation Stratégique Primaire. Dans le Trapèze, ils avaient discuté des détails initiaux de plans qui pourraient mettre fin à la guerre, d’une façon ou d’une autre. Ici, ils étaient encore en train de débattre pour la millième fois de ce dont ils discutaient déjà quand il s’était absenté. — Un de vos anciens champs de bataille, Vatueil, si je ne me trompe ? lui dit l’un des membres du Haut Commandement tandis qu’ils observaient la futilité de ces combats qui se rejouaient parmi les blocs de glace et de roche. Les gaz d’échappement des fusées formaient des volutes au milieu des milliards de fragments en orbite, dans les ténèbres ponctuées d’explosions. — Ah, vraiment ? fit-il. C’est alors qu’il le reconnut. Il avait été bien des choses au cours de cette guerre, et il était mort bien des fois dans les simulations. Il arrivait que ce soit une faille de caractère ou un défaut d’application qui le mène à sa perte. Plus souvent, c’étaient les erreurs de ses supérieurs dans la chaîne de commandement – ou simplement la nécessité de sacrifices – qui en constituaient la cause. Combien d’existences avait-il ainsi consacrées à faire la guerre ? Il avait cessé de compter depuis longtemps. Bien sûr, ici, dans le royaume des morts, engagés qu’ils étaient dans une lutte apparemment sans fin pour décider du sort des âmes des défunts, mourir n’était pas un obstacle à la poursuite des combats. Après chaque mort en service commandé, les performances du soldat étaient passées en revue par des comités rassemblant ses frères d’armes et d’autres cerveaux experts. Avait-il fait preuve de courage, d’esprit de ressource, de sang-froid sous le feu de l’ennemi ? En fonction des réponses, on tirait les leçons de l’expérience. Le soldat, une fois réincarné pour reprendre le combat, était promu, rétrogradé ou maintenu dans son statut selon la façon dont ses actes avaient été jugés, et la pratique militaire elle-même évoluait en fonction de ce jugement. Très progressivement au début, Vatueil s’était élevé dans la hiérarchie. Même quand sa contribution se terminait par la mort, l’échec et la défaite, on considérait qu’il avait tiré le meilleur parti des ressources et avantages dont il avait disposé au départ, et plus particulièrement qu’il avait su faire preuve d’imagination dans ses décisions. Sa toute première incarnation dans l’effort de guerre avait présenté toutes les caractéristiques d’un désastre. Sans même savoir qu’il était dans une simulation et n’ayant aucune idée de la cause pour laquelle il se battait, il avait été un sapeur devenu traître, puis il avait été torturé et tué. Cependant, il avait pensé à traverser le nuage de gaz empoisonné au lieu d’essayer de s’enfuir pour lui échapper, ce qui avait compté en sa faveur. Par ailleurs, le fait qu’une âme aussi vaillante et digne de confiance ait choisi de courir le risque de tomber entre les mains de l’ennemi, plutôt que d’essayer de rejoindre son camp, avait pesé plus lourd contre ceux qui étaient en charge de cet aspect de l’espace de bataille que contre lui. Cela avait permis de convaincre ceux qui dirigeaient les opérations à un niveau supérieur que cette guerre était menée trop brutalement, et avec une trop grande insistance sur le secret. Et ici, effectivement – dans ce dédale de lunes brisées, de rochers à la dérive, d’installations abandonnées et d’usines vides, bien des générations de combattants plus tôt –, il avait participé à la bataille. Une fois encore, bien qu’il se fût retrouvé à se battre – trop bien – contre son propre camp, cela n’avait pas été sa faute. Il n’avait même pas été vraiment lui-même dans ces circonstances. Suite à une anomalie – comme il y en avait trop souvent – dans le scénario recréé, son transfert dans l’unité de combat n’avait été que partiel, de sorte qu’il s’était retrouvé handicapé, sans pouvoir faire la différence entre alliés et ennemis. Pourtant, même avec ses capacités réduites, son essence s’était bien battue et avait fait preuve d’imagination, manifestant même un désir de progresser. Cela lui avait valu encore une promotion. Cela étant, c’était toujours le même terrain qui continuait d’être disputé. Parmi les combats qui avaient continué de faire rage au milieu des nuages de débris rocheux tourbillonnants et des carcasses d’infrastructures industrielles abandonnées en orbite autour des planètes du système, aucun n’avait conduit à une victoire décisive pour l’un des deux camps en présence. Il contempla la scène un instant, plongé dans ses souvenirs et se demandant quels autres soldats comme lui continuaient de se battre et de mourir. — Il nous faut prendre une décision, dit la commandante actuelle du groupe. Nous déployer, tenir nos positions, ou abandonner ? Sa tête sans corps se tourna d’un coup vers les autres, plongeant son regard dans le regard de tous simultanément, parce que dans une sim, bien sûr, on est parfaitement capable de faire ça. Il vota pour l’abandon, bien qu’il ne fût pas convaincu. C’est l’abandon qui l’emporta, d’une voix seulement. Il ressentit une sorte de soulagement mêlé de désespoir, et il se demanda si ce mélange contradictoire n’était pas encore une de ces choses que seule une sim rend possibles. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas été parfaitement vivant qu’il n’en était plus tout à fait sûr. Peu importait. Ils allaient renoncer à se battre pour les installations orbitales et les astéroïdes simulés dans ce système particulier simulé dans cette version de simulation particulière de cette ère particulière simulée dans cette galaxie particulière simulée. Il aurait sans doute dû éprouver des regrets, mais il n’en était rien. Après tout, au point où il en était, une trahison de plus ou de moins, quelle importance ? 9. Construire à une telle échelle était déjà assez spectaculaire en soi, songea Lededje. Que cette chose ne soit pas unique, qu’elle ne soit pas vraiment spéciale, qu’elle appartienne à une « classe », était modérément surprenant. Qu’elle soit loin d’appartenir à l’une des plus grandes de ces classes était proprement sidérant. Qu’elle puisse se déplacer – d’une façon époustouflante, à une vitesse irréelle, dans un univers placé à angle droit par rapport à tout ce que Lededje connaissait – dépassait tout simplement l’entendement. Elle était assise au bord d’une falaise de mille mètres, les jambes dans le vide, et regardait les différents appareils évoluer dans le ciel. Ils étaient d’une telle diversité de formes et de types qu’il était difficile d’être sûr qu’ils n’étaient pas tous uniques – les plus petits ne transportaient qu’une personne, homme, femme ou enfant. Ils bourdonnaient et tournoyaient au-dessus d’elle, au-dessous, devant et de chaque côté. Des appareils plus grands flottaient avec une grâce majestueuse. Leur apparence était variée, bariolée et presque chaotique, avec des mâts et des oriflammes, des ponts à ciel ouvert et des excroissances bulbeuses étincelantes, mais plus ils étaient grands, plus leur structure générale se rapprochait d’une certaine uniformité boursouflée. Ils dérivaient dans les courants paresseux générés par la météorologie interne de l’immense vaisseau. Les véritables appareils spatiaux, de forme généralement plus sobre mais tout aussi décorés, évoluaient encore plus lentement, souvent accompagnés de petit remorqueurs trapus qui semblaient taillés dans du bois massif. Le canyon devant elle faisait quinze kilomètres de long. Ses bords rectilignes comme des rayons laser étaient adoucis par une masse multicolore de végétation grimpante et flottante, drapant les deux immenses parois telles des cascades. Ces parois étaient criblées d’une variété complexe d’ouvertures brillamment éclairées, de différentes tailles, où l’on voyait parfois entrer ou sortir différents appareils aériens ou spatiaux. Tout ce réseau prodigieux de docks et de hangars incrustés dans les escarpements colossaux ne représentait qu’une infime partie de ce vaisseau gigantesque. Le fond du canyon était une étendue d’herbe pratiquement plate, traversée de cours d’eau sinueux qui se frayaient un chemin jusqu’à une plaine embrumée quelques kilomètres plus loin. Au-dessus, légèrement voilée par de fines couches de nuages, une ligne jaune pâle brillante prodiguait la lumière et la chaleur, en se déplaçant lentement dans le ciel pour jouer le rôle de soleil. Elle disparaissait dans la brume lointaine. Il était presque midi à l’heure interne du vaisseau, et la ligne solaire était donc au zénith. Derrière Lededje, au-delà d’un petit muret, s’étendait le grand parc qui recouvrait la surface supérieure du vaisseau. Des gens s’y promenaient, et l’on entendait couler des cascades. Au loin, de grands arbres se dressaient sur des collines aux formes arrondies. Çà et là, de longues bandes verticales de végétation pâle, presque transparente, s’élevaient dans les airs, deux à trois fois plus hautes que les plus grands arbres qui les entouraient, et surmontées d’un ovoïde foncé de la taille des cimes. Des dizaines de ces formes étranges se balançaient dans la brise, oscillant telle une immense forêt d’algues. Lededje et Sensia étaient assises sur la roche rouge foncé du bord de la falaise, le dos tourné au muret de pierre brute. En regardant directement au-dessous d’elle, Lededje arrivait tout juste à distinguer les mailles d’une sorte de filet translucide placé cinq ou six mètres plus bas pour vous rattraper si vous tombiez. Il n’avait pas vraiment l’air d’être suffisamment solide pour ça, mais elle avait fait confiance à Sensia quand celle-ci avait proposé de s’asseoir là. Dix mètres sur sa droite, un ruisseau s’écoulait dans les airs du haut d’un éperon rocheux. Le jet se dispersait sur une cinquantaine de mètres avant d’être intercepté par une moitié de cône inversé qui semblait en verre, puis récupéré dans une conduite transparente qui plongeait directement vers le sol de la vallée. C’était presque un soulagement de voir que, comme tant d’autres choses apparemment exotiques, fantastiques et extraordinaires, une partie au moins des fonctionnalités du VSG se ramenaient à de banales histoires de plomberie. C’était le Véhicule Système Général de la Culture Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, dont l’avatoïde Sensia était la première personne à qui elle avait parlé en se réveillant de son substrat presque infini de matériau pensant. Une autre version de Sensia – petite, mince, énergique, bronzée et à peine vêtue – était assise à côté d’elle. À proprement parler, cette personnification du vaisseau s’appelait un avatar. Elle avait amené Lededje ici pour lui donner une idée de la taille du vaisseau qu’elle représentait – le vaisseau qu’elle était, en un certain sens. Elles allaient bientôt embarquer sur l’un des petits appareils qui planaient, voletaient et bourdonnaient autour d’elles, sans doute afin que l’éventuelle dernière et infime partie de Lededje qui ne serait pas encore abasourdie par le gigantisme inconcevable du vaisseau où elle se trouvait – un dédale au-dedans, une jungle labyrinthique au-dehors – puisse aller rejoindre les autres qui l’étaient déjà. Lededje détourna les yeux du spectacle et se concentra sur son bras et sa main. Bon, comme ça, voilà qu’elle avait été « reventée », comme ils disaient. Son âme, l’essence même de son être, avait été relogée – il y avait à peine une heure de ça – dans un nouveau corps. Et un nouveau corps tout frais, comme elle avait été heureuse de l’apprendre, pas un corps ayant déjà appartenu à quelqu’un. Au départ, elle avait imaginé que ces corps étaient ceux de gens coupables de crimes affreux, qu’on punissait en retirant leur personnalité de leur cerveau pour permettre d’y installer quelqu’un d’autre. Elle examina les poils minuscules, presque transparents, de son avant-bras, et les pores de sa peau mordorée. C’était un corps du modèle humain basique, grossièrement modifié – mais de façon très convaincante – pour ressembler à celui d’un Sichultien. En regardant de plus près chaque poil et chaque pore, Lededje eut l’impression que sa vision avait été améliorée par rapport à l’originale. Le niveau de détail qu’elle arrivait à percevoir lui donnait le tournis. Après tout, il était possible qu’on lui ait menti, et qu’elle soit encore dans une Réalité Virtuelle, où ce genre de zoom était presque plus simple à installer qu’à restreindre. Elle reporta son regard sur les kilomètres de paysage vertigineux s’étalant devant elle. Bien sûr, tout cela pouvait aussi bien exister dans un environnement simulé. Créer un modèle de vaisseau aussi vaste jusque dans le moindre détail d’une réalité imagée devait être plus facile que d’en construire un vrai, et des gens capables de construire un tel vaisseau disposaient certainement des ressources informatiques relativement banales nécessaires à la création d’une simulation parfaitement convaincante de tout ce qu’elle pouvait voir, entendre et sentir en ce moment. Tout cela pouvait toujours être parfaitement irréel – comment faire pour percevoir la différence ? On était bien obligé de faire confiance, puisque de toute façon, on ne pouvait pas faire autrement. Quand le faux se comportait exactement comme le vrai, pourquoi le considérer différemment ? On lui accordait le bénéfice du doute, jusqu’à preuve du contraire. Son réveil dans ce vrai corps avait été semblable à celui dans le faux corps imaginé dans le substrat du grand vaisseau. Elle avait éprouvé la sensation agréable de reprendre très lentement conscience, passant progressivement de la chaude douceur d’un profond sommeil à une clarté d’esprit dans laquelle elle savait que quelque chose avait fondamentalement changé. Incarnée, songea-t-elle. Tout est dans l’incarnation, lui avait dit Sensia avec un sourire ironique quand elles en avaient discuté dans le Virtuel. Une intelligence complètement déconnectée du physique, ou d’une impression de physique, était une chose étrange, curieusement limitée et presque perverse, et la forme précise que prenait votre physicalité avait une influence profonde et d’une certaine façon déterminante sur votre personnalité. Lorsqu’elle avait ouvert les yeux, elle s’était retrouvée dans un lit apparemment fait de flocons de neige, doux comme du duvet et qui se comportaient comme une colonie d’insectes particulièrement dociles et de bonne composition. D’une blancheur de neige mais presque aussi tiède que sa peau, le matériau ne semblait pas retenu par une enveloppe, et pourtant aucun de ces éléments qui semblaient flotter librement ne s’était mis dans ses yeux ou dans son nez, et tous restaient dans les limites du lit et à quelques centimètres autour de son corps vêtu d’un pyjama. Le lit se trouvait dans une petite pièce au mobilier spartiate, de trois ou quatre mètres de côté, avec un mur-fenêtre donnant sur un balcon ensoleillé où Sensia était assise dans un fauteuil. L’avatar avait contemplé la vue encore un instant avant de se tourner vers elle en souriant. — Bienvenue dans le monde des vivants ! avait-elle dit en agitant la main. Habillez-vous. Nous allons déjeuner, et ensuite nous partirons explorer. Et donc, maintenant, elles étaient assises là, et Lededje essayait d’absorber ce qu’elle voyait. Elle examina encore une fois son bras. Elle avait choisi de porter un pantalon bouffant mauve serré aux chevilles, et un chemisier assorti fait d’un tissu léger mais opaque, avec des manches longues qu’elle avait relevées aux coudes. Elle avait fière allure dans cette tenue, pensait-elle. Le Culturien moyen, à en juger par les quelques centaines qu’elle avait aperçus – et en excluant les extrêmes totalement excentriques –, était à peine plus grand qu’un Sichultien bien nourri, mais très mal proportionné : des jambes trop courtes, un buste trop long, et un air émacié. Leur ventre et leur derrière étaient trop plats, les épaules et le haut du dos semblaient presque cassés. Elle devait sans doute leur paraître bossue avec un gros ventre et des grosses fesses, mais c’était sans importance. À ses yeux, elle était exactement, presque parfaitement comme il fallait. Et en plus, une vraie beauté, ce qu’elle avait toujours été et avait toujours été destinée à être, avec ou sans les marquages au niveau cellulaire qui avaient envahi son corps jusqu’à l’os, et même au-delà. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas plus de fausse modestie que Sensia, ou que le vaisseau lui-même. Lededje releva les yeux. — Je crois que j’aimerais bien un tatouage. — Un tatouage ? dit l’avatar. Rien de plus facile. Mais nous pouvons faire encore mieux que d’appliquer simplement un marquage permanent sur votre peau, à moins que ce ne soit ce que vous voulez. — Quoi, par exemple ? — Jetez donc un coup d’œil à ça. Sensia agita le bras, et devant elles, suspendues dans les mille mètres de précipice, apparurent des images d’humains de la Culture arborant des tatouages encore plus fabuleux que ceux de Lededje autrefois, du moins au niveau superficiel. Il y avait là des tatouages qui brillaient réellement, ou qui reflétaient la lumière. Des tatouages qui bougeaient, qui rayonnaient, qui pouvaient se déployer pour former des structures réelles ou holographiques au-delà de la surface de la peau. Des tatouages qui n’étaient pas seulement des œuvres d’art, mais des spectacles en soi. — Je vous laisse réfléchir, dit Sensia. Lededje hocha la tête. — Je vous remercie. C’est ce que je vais faire. Elle contempla de nouveau le paysage. Derrière elle, sur le chemin au bout du muret, un petit groupe de gens passait. Ils parlaient dans la langue de la Culture, le marain, que Lededje savait maintenant pratiquer, non sans quelques difficultés. Le haut sichultien était encore ce qui lui venait le plus naturellement, et c’est dans cette langue que Sensia et elle s’exprimaient. — Vous savez qu’il faut que je retourne sur Sichult, dit-elle. — Pour y conclure quelques affaires, dit Sensia avec une solennité amusée. — Quand pourrai-je partir ? — Si on disait demain ? Lededje regarda la peau bronzée de l’avatar. Elle avait l’air artificielle, comme si elle était faite de métal et non de chair. C’était sans doute le but recherché. Sa propre peau n’était pas d’une teinte très différente – de loin, Sensia et elle devaient sembler de la même couleur –, mais vue de près, elle aurait eu l’air naturelle aussi bien pour un Sichultien que pour cet assortiment hétéroclite de gens bizarres. — C’est faisable ? — Ma foi, ce serait déjà un début. Sichult est assez loin, et le voyage va vous prendre un certain temps. — Combien de temps ? Sensia haussa les épaules. — Cela dépend de beaucoup de facteurs. Plusieurs dizaines de jours, je dirais. Moins d’une centaine, j’espère. (Elle fit un geste pour exprimer sans doute des regrets ou des excuses.) Je ne peux pas vous y emmener moi-même. Cela m’écarterait beaucoup trop de mon itinéraire. En fait, en ce moment, nous nous éloignons tangentiellement de l’espace de l’Habilitement. — Ah, fit Lededje qui l’ignorait. Eh bien, je ferais mieux de partir le plus tôt possible. — Je vais faire passer le mot aux autres vaisseaux, pour voir qui est intéressé. Il y a cependant une condition. — Une condition ? Finalement, on attendait peut-être d’elle une forme de paiement. — Je dois être franche avec vous, Lededje, dit Sensia en lui souriant. — Je vous en prie. — Nous… enfin, je soupçonne fortement que vous pourriez retourner sur Sichult avec le meurtre dans votre cœur. Lededje ne dit rien, jusqu’à ce qu’elle réalise que plus elle tardait à répondre, plus ce silence semblait un aveu. — Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda-t-elle en essayant d’adopter le même ton amical et détaché que Sensia. — Allons, Lededje… J’ai fait quelques recherches. Cet homme vous a tuée. (Elle fit un petit geste désinvolte.) Peut-être pas de sang-froid, mais il n’y a aucun doute que vous étiez sans défense. Voilà un homme qui exerce un contrôle absolu sur vous depuis votre naissance, qui a réduit votre famille en esclavage et qui vous a fait marquer pour toujours comme du bétail, graver comme un billet de banque fait spécialement pour lui. Vous étiez son esclave. Vous avez tenté de vous enfuir, il vous a pourchassée comme si vous étiez un animal, il vous a capturée, et quand vous avez résisté, il vous a tuée. Vous êtes maintenant libre, et libérée des marques qui vous identifiaient comme étant sa propriété. Et vous avez la possibilité de retourner là où il est, sans qu’il se doute de quoi que ce soit puisqu’il est sans doute convaincu que vous êtes bien morte. Sensia s’interrompit pour se tourner vers Lededje. Pas seulement la tête, mais aussi les épaules et le buste, pour que la jeune femme ne puisse pas prétendre n’avoir rien remarqué. Lededje se tourna aussi, moins gracieusement, tandis que Sensia, toujours souriante, baissait la voix pour poursuivre : — Mon enfant, vous ne seriez pas humaine, panhumaine, sichultienne ou tout ce que vous voudrez, si vous ne brûliez pas du désir de vous venger. Lededje entendit bien les mots, mais elle ne réagit pas tout de suite. Il y a plus que ça, aurait-elle voulu dire. Il y a plus que ça. Ce n’est pas qu’une affaire de vengeance… mais elle ne pouvait pas le dire. Elle regarda de nouveau le paysage. — Quelle serait donc cette condition ? demanda-t-elle. Sensia haussa les épaules. — Nous avons ce qu’on appelle des drones gardiens. — Ah oui ? Lededje avait vaguement entendu parler des drones. Ils étaient l’équivalent des robots dans la Culture, même s’ils ressemblaient plutôt à des valises. Certains des objets les plus petits qui flottaient dans l’immensité devant elle devaient être des drones. Elle n’aimait déjà pas beaucoup l’idée d’un modèle avec le mot « gardien » dans son nom. — Ce sont des choses qui empêchent les gens de faire ce qu’ils ne devraient probablement pas faire, expliqua Sensia. En pratique, elles… elles vous accompagnent, c’est tout. (Elle haussa les épaules.) Une sorte d’escorte. Si le drone pense que vous allez faire quelque chose de répréhensible, comme frapper quelqu’un ou essayer de le tuer, il vous en empêchera. — Il m’en empêchera… comment ? Sensia éclata de rire. — Ma foi, il commencera sans doute par vous crier simplement de ne pas le faire. Mais si vous persistez, il interviendra physiquement, en déviant le coup ou en repoussant le canon d’une arme, par exemple. Cependant, au bout du compte, il a parfaitement le droit de vous neutraliser, en vous faisant perdre conscience si nécessaire. Sans blessures ni douleur, naturellement, mais enfin… — Qui prend la décision ? Quel tribunal ? demanda Lededje. Elle sentait tout à coup une chaleur la parcourir, et elle se rendait bien compte qu’avec sa nouvelle peau plus pâle, on la verrait rougir. — Le tribunal de moi, répondit doucement Sensia avec un petit sourire. — Vraiment ? Et de quel droit ? Sans même le voir, elle entendit le sourire dans la voix de l’avatar. — Le droit investi en moi du fait que j’appartiens à la Culture, et que mon jugement dans de telles affaires est accepté par les autres membres de la Culture, en particulier les Mentaux. Superficiellement, simplement parce que je le peux. À un niveau plus profond… — Alors, même dans la Culture, c’est encore la loi du plus fort qui prévaut, dit amèrement Lededje. Elle frissonna et commença à rabaisser ses manches. — Le plus fort intellectuellement, sans doute, dit doucement Sensia. Comme j’allais vous le dire, à un niveau plus profond, le droit que j’ai de vous imposer un drone gardien se ramène au principe que c’est ce que ferait n’importe quelle entité, que ce soit un humain ou une machine, consciente et moralement responsable en possession du même ensemble d’informations que moi. Toutefois, ma responsabilité morale envers vous m’oblige à dire que vous êtes libre de rendre votre situation publique. Il y a des agences d’informations spécialisées qui seraient certainement très intéressées, et même des agences plus générales, car vous êtes relativement exotique et vous venez d’une région avec laquelle nous avons peu de contacts. Il y a également des organismes juridiques, procéduraux, comportementaux, diplomatiques… (Elle haussa les épaules.) Et probablement même des groupes d’intérêt philosophique qui aimeraient beaucoup entendre parler d’une histoire comme ça. Vous n’auriez absolument aucun mal à trouver quelqu’un qui soit prêt à prendre votre défense. — Et auprès de qui ferais-je appel ? Vous ? — Le tribunal de l’opinion publique bien informée, répondit Sensia. La Culture est ainsi faite. C’est le tribunal ultime, la Cour suprême. Si j’étais convaincue d’avoir fait une erreur, ou même si je pensais avoir raison alors que tous les autres semblent penser différemment, je me sentirais obligée de renoncer à cette histoire de drone gardien. Étant le Mental d’un vaisseau, je tiendrais plus compte de ce que les autres Mentaux de vaisseaux en pensent, puis les autres Mentaux en général, et ensuite les IAs, les humains, les drones et les autres. Bien sûr, s’agissant d’un débat sur les droits d’un humain, j’accorderais un poids plus important au vote des humains. Cela peut vous paraître un peu compliqué, mais il y a toutes sortes de précédents bien connus, et des procédures bien rodées et très respectées pour y parvenir. Sensia se pencha en avant et se tourna vers elle pour l’obliger à la regarder, mais Lededje refusa obstinément. — Écoutez-moi, Lededje. Je ne cherche nullement à vous décourager. Tout ce processus paraîtrait incroyablement rapide et informel à quelqu’un comme vous, habituée à un certain mode de fonctionnement des systèmes juridiques. Et par ailleurs, vous ne seriez pas obligée de rester à mon bord en attendant qu’il soit terminé. Vous pourriez partir dès maintenant, et voir comment les choses évoluent pendant votre voyage. Je dis que le processus semblerait informel, mais il serait extrêmement minutieux, et franchement, il aurait toutes les chances d’aboutir à un résultat moins injuste que si c’était un tribunal de chez vous qui devait traiter l’affaire. Si c’est ce que vous voulez, sentez-vous libre de le faire. Quand vous voudrez. C’est votre droit le plus strict. Personnellement, je pense que vous n’avez aucune chance de pouvoir vous dispenser du drone gardien, mais on ne peut jamais être absolument sûr dans ce genre d’affaires. Des décisions apparemment évidentes ne cessent d’être remises en question, cela fait partie intégrante du système. Lededje réfléchit un instant. — Mon retour à la vie… Dans quelle mesure est-ce un secret ? — Pour l’instant, cela reste strictement entre vous et moi, étant donné que je n’arrive pas à retrouver le Moi, Je Compte, le vaisseau qui a sans doute placé le lacis neural dans votre tête. Lededje posa machinalement la main sur sa nuque. Du bout des doigts, elle tâta le contour de son crâne. On lui avait proposé un autre lacis neural avant qu’elle ne se réveille dans ce nouveau corps. Elle avait refusé, et elle ne savait pas encore très bien pourquoi. De toute façon, on pourrait toujours lui en… installer un plus tard, même si le processus prenait du temps avant d’arriver à maturité fonctionnelle. Après tout, c’est ce qui s’était passé la dernière fois. — Qu’est-ce qui a bien pu arriver à ce vaisseau ? demanda-t-elle. Elle revit Himerance assis dans le fauteuil de sa chambre dix ans plus tôt, lui parlant à voix basse dans la pénombre. — Ce qui lui est arrivé ? répéta Sensia qui semblait surprise. Oh, il a dû se retirer quelque part, sans doute. Ou il erre sans but à travers la Galaxie, ou il est en train de s’adonner à une nouvelle obsession étrange. Quoi qu’il en soit, il lui suffit d’arrêter de dire aux gens où il est pour disparaître des écrans. Les vaisseaux font ça, de temps en temps, surtout les vieux vaisseaux. Et particulièrement les vieux vaisseaux qui ont combattu pendant la Guerre Idirane. Ils ont une forte tendance à devenir Excentriques. — Alors, comme ça, les vaisseaux n’ont pas de drones gardiens, eux ? dit Lededje en se voulant sarcastique. — Oh, mais si, bien sûr, quand ils sont particulièrement bizarres, ou d’une certaine… importance matérielle, de très grands vaisseaux. (En se penchant vers elle, Sensia ajouta :) Un jour, un vaisseau comme moi est devenu Excentrique, ou a semblé l’être. Vous imaginez un peu ? dit-elle en prenant un air horrifié. (Elle se tourna vers le paysage.) Quelque chose de cette taille ? Au cours d’une crise, il a complètement déraillé et il a semé le vaisseau qui devait être son drone gardien. — Et ça s’est terminé comment ? Sensia haussa les épaules. — Pas trop mal. Ça aurait pu être un peu mieux, mais ça aurait pu aussi être bien pire. Lededje réfléchit encore. — Très bien, dit-elle enfin. Je pense que je vais simplement devoir m’en remettre à votre jugement. (Elle se tourna vers l’avatar avec un grand sourire.) Ce n’est pas que j’en reconnaisse la nécessité, mais je vais… acquiescer. (Sensia fronça légèrement les sourcils avec une expression de regret.) Il faut quand même que vous sachiez, poursuivit-elle en essayant de garder un ton posé, qu’il n’y a absolument aucune chance que l’homme qui m’a tuée soit traîné devant la justice pour ce qu’il m’a fait, et encore moins qu’il soit puni pour ça. C’est un homme charmant, très puissant, et totalement maléfique. Il est d’un égoïsme absolu, et grâce à sa position, il peut faire tout ce qu’il veut en toute impunité. Il mérite de mourir. Le seul acte moralement correct est de tuer Joiler Veppers, indépendamment de mon grief personnel à son égard. Si je retourne chez moi avec le meurtre dans le cœur, comme vous dites, alors c’est vous qui faites le mauvais choix moral en décidant de le protéger. — Je comprends ce que vous ressentez, Lededje, dit l’avatar. — J’en doute. — Disons que je comprends tout à fait la force de ce que vous dites, accordez-moi au moins cela. C’est simplement qu’il ne m’appartient pas de porter un jugement à une telle distance contre quelqu’un sur qui je n’ai absolument aucun droit moral. — La Culture n’intervient donc jamais dans d’autres sociétés ? demanda Lededje en essayant de mettre toute l’ironie possible dans sa question. C’était l’une des choses qu’elle avait entendu dire de la Culture quand elle était sur Sichult : ses citoyens n’étaient qu’un ramassis d’efféminés, ou des femelles anormalement agressives (l’histoire variait en fonction de l’aspect du comportement de la Culture que les médias et l’establishment sichultiens souhaitaient dépeindre comme choquant, dépravé ou méprisable), ils n’utilisaient pas d’argent et ils étaient gouvernés par leurs gigantesques vaisseaux robots qui s’immisçaient dans les affaires des autres civilisations. Malgré tous ses efforts, Lededje sentit les larmes lui monter aux yeux. — Ah, mais si, bien sûr, nous intervenons tout le temps, avoua l’avatar. Mais c’est toujours mûrement réfléchi, géré sur le long terme, et avec au moins un objectif stratégique bénéfique pour les sociétés concernées. (Sensia détourna les yeux un instant.) Disons que c’est comme ça en général. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des fois où les choses vont de travers. (Elle regarda de nouveau Lededje.) Mais c’est une raison de plus pour faire très attention. Surtout quand il s’agit d’une personne de cette importance, avec un tel niveau de célébrité ou de notoriété, comme vous voudrez, et qui contrôle une si grande partie de la production de… — Alors, sa position, son argent, ça le protège même ici ? protesta Lededje en s’efforçant de ne pas pleurer. — Je suis vraiment navrée, dit Sensia. C’est bien la réalité de la situation. Ce n’est pas nous qui dictons vos lois. En tant qu’alien, il a les mêmes droits que n’importe qui, et je ne peux pas m’associer à un complot contre sa vie. Dans la mesure où il incarne un pouvoir considérable dans votre société, ce qui peut lui arriver est encore plus important. Ce serait irresponsable de ne pas prendre cela en compte, même si je partageais votre désir de le tuer. — De toute façon, je n’aurais aucune chance, dit Lededje en reniflant. Je ne suis pas un assassin. C’est avec joie que je le tuerais, mais je n’ai pas de compétences particulières dans ce domaine. Mon seul avantage, c’est que je connais un peu ses propriétés et les gens qui l’entourent. (Elle leva la main et l’examina attentivement.) Et je ne ressemble pas à ce que j’étais, ce qui fait que j’aurais une chance de pouvoir m’en approcher. — J’imagine qu’il est bien protégé, dit Sensia. (Elle se tut un instant.) Ah, oui, je vois qu’il l’est. Vos médias semblent vraiment fascinés par ces clones, les Zeïs. Lededje pensa d’abord expliquer que Jasken était le véritable garde du corps de Veppers, sa dernière ligne de défense, mais elle se ravisa. Il valait mieux ne pas montrer qu’elle réfléchissait dans ces termes. Elle renifla encore un peu et s’essuya le nez avec le dos de la main. — Vous n’êtes pas obligée de retourner là-bas, dit doucement Sensia. Vous pourriez rester ici, et vous créer une nouvelle vie dans la Culture. Lededje se frotta les yeux pour sécher ses larmes. — Vous savez qu’aussi loin que je me souvienne, c’est exactement ce dont j’ai toujours rêvé ? (Sensia prit un air perplexe.) Pendant toutes ces années, chaque fois que j’ai tenté de m’enfuir, la seule chose qu’on ne m’ait jamais demandée, c’est où je comptais aller. (Elle fit un petit sourire à l’avatar, qui avait maintenant l’air surpris.) S’ils m’avaient posé la question, je le leur aurais peut-être même dit. Je voulais rejoindre la Culture, parce que j’avais entendu dire qu’elle s’était libérée de la tyrannie de l’argent et du pouvoir individuel, et que tous y étaient égaux, les femmes comme les hommes, sans histoires de richesse ou de pauvreté qui placent une personne au-dessus ou au-dessous d’une autre. — Mais maintenant, vous y êtes, dit Sensia d’une voix triste. — Mais maintenant que j’y suis, je constate que Joiler Veppers est encore respecté à cause de sa richesse et de son pouvoir. (Elle réprima un sanglot.) Et je me rends compte que j’ai besoin d’y retourner parce que c’est chez moi, que ça me plaise ou non, et que je dois me réconcilier avec ça d’une façon ou d’une autre. (Elle lança un regard aigu vers Sensia.) Ensuite, je pourrais décider de revenir ici. Est-ce que j’y serais autorisée ? — Oui, vous y seriez autorisée. Lededje se contenta de hocher la tête et de regarder ailleurs. Elles restèrent silencieuses un moment. Sensia dit enfin : — Les drones gardiens peuvent être des compagnons très utiles, vous savez. Des serviteurs obéissants et zélés – et aussi des gardes du corps – tant que vous n’essayez pas de blesser ou de tuer quelqu’un. Je vais vous en trouver un excellent. — Je suis sûre que nous nous entendrons très bien, dit Lededje. Elle se demanda s’il était facile de semer un drone gardien. Ou même de le tuer, lui aussi. Au milieu de la pièce principale de son appartement, Yime Nsokyi se tenait bien droite, les pieds joints, la tête légèrement penchée en arrière, les mains croisées derrière le dos. Elle avait choisi une tenue assez formelle : pantalon gris, bottes gris foncé, chemisier gris clair et veste grise avec un col haut. Elle avait un terminal-stylo dans sa poche de poitrine et un terminal de secours sous la forme d’une perle dans le lobe de son oreille gauche. Elle s’était soigneusement coiffée. — Mademoiselle Nsokyi, bonjour. — Bonjour. — Vous semblez très… solennelle. Vous ne préféreriez pas vous asseoir ? — Je préfère rester debout. — Très bien. L’avatar de l’UCG Bodhisattva, ESQA venait d’apparaître devant elle, apparemment Déplacé. Yime avait été prévenue de son arrivée une demi-heure plus tôt, par l’appel qu’elle avait reçu. Elle avait eu le temps de se changer et de se préparer. L’avatar avait pris l’aspect d’un vieux drone, de presque un mètre de long sur cinquante centimètres de large, et vingt-cinq centimètres de haut. Il flottait à hauteur de ses yeux. — Je pars du principe que nous pouvons nous dispenser des préliminaires, dit-il. — C’est bien mon avis, acquiesça Yime. — Je vois. Dans ce cas, êtes-vous prête à… ? Yime fléchit les genoux pour prendre un petit sac posé à terre, puis elle se redressa. — Parfaitement, dit-elle. — Très bien, alors. L’avatar et la femme disparurent à l’intérieur de deux ellipsoïdes argentés qui venaient à peine de se matérialiser, avant de se réduire à deux points qui s’effacèrent aussitôt, pas tout à fait assez vite pour générer des bruits d’implosion, mais suffisamment quand même pour créer un courant d’air qui agita un instant les feuilles des plantes vertes. Quand Prin s’éveilla du long et terrible cauchemar réaliste de son séjour en Enfer, il trouva Chay, son grand amour, qui le regardait. Il était allongé sur un lit d’hôpital, couché sur le côté, et elle était dans un autre lit à un mètre de lui, couchée sur l’autre côté et lui faisant face. Elle clignait lentement des yeux. Il lui avait fallu un moment pour comprendre où il se trouvait, et qui était cette personne qui le regardait, et même qui il était lui-même. Au début, il avait simplement eu l’impression d’être dans un endroit vaguement médical, et qu’il éprouvait quelque chose de très doux et de très spécial pour la femelle allongée à côté de lui, et qu’il avait fait quelque chose d’important et terrifiant. L’Enfer. Il avait été en Enfer. Ils avaient été en Enfer, Chay et lui. Ils y étaient allés pour prouver que c’était une réalité et non un mythe, et que c’était une version vile et pervertie d’un au-delà, un lieu de cruautés inimaginables, impossible à justifier dans une société civilisée. Ils avaient voulu en être les témoins afin d’en rapporter des preuves, et faire tout leur possible pour les rendre publiques, les diffuser aussi largement que possible, défier l’État, le gouvernement, le monde politico-commercial et tous les intérêts privés qui tenaient à ce que leur Enfer – tous les Enfers – continue. Et maintenant, ils étaient de retour dans le Réel. Tous les deux. Il n’était pas encore tout à fait capable de parler. Il était allongé sur ce lit, très certainement dans la clinique d’où ils étaient partis, et Chay était dans le lit à côté de lui. On avait transféré leurs personnalités sous une forme électronique ou photonique, quelque chose comme ça – il ne s’était jamais vraiment intéressé aux détails techniques –, et ils étaient partis tous les deux pour l’Enfer. Il entendait de faibles bips, et il apercevait divers équipements médicaux et appareils de communication regroupés autour de leurs deux lits. — Prin ! Vous êtes de retour ! fit une voix. Il connaissait cette voix, ou du moins il aurait dû savoir à qui elle appartenait. Un mâle apparut. Il le reconnut. Irkun. Il s’appelait Irkun, et c’était le magicien/médecin/électronicien qui s’était occupé du transfert de leurs personnalités, de leurs êtres, à partir de leurs corps au travers du réseau de communications pour atteindre la connexion avec l’Enfer gérée par l’État, et de là jusque dans l’Enfer lui-même. Et dans l’autre sens, bien sûr. C’était le but. Il fallait qu’ils puissent en revenir, et c’est pour ça qu’on les avait envoyés avec des bouts de code attachés qui leur permettraient ce retour. En Enfer, ces codes avaient été déguisés en colliers de barbelés. Ils permettaient au porteur de se faire passer brièvement pour l’un des démons les plus puissants, et lui donnaient une chance de quitter le monde virtuel pour retourner dans le Réel. Prin se souvint du portail bleuté et du moulin, et de la vallée avec ses croix chargées de corps en décomposition. Le portail de lumière bleue, et son dernier bond désespéré, tenant Chay dans ses bras… Faisant un saut périlleux pour pouvoir franchir le portail en premier, avec Chay tout de suite après lui si c’était possible. — Vous avez réussi ! dit Irkun en frappant dans ses trompes. Il portait une tenue de médecin : un gilet blanc, la queue nouée, les sabots dans des bottines blanches. — Vous êtes revenu ! Vous avez réussi ! Et Chay, est-elle… ? Irkun se tourna vers elle. Chay avait toujours les yeux fixés droit devant elle. Prin avait tout d’abord cru que c’était lui qu’elle regardait, mais ce n’était bien sûr pas le cas. Elle battit de nouveau lentement des paupières, exactement comme tout à l’heure. — … juste derrière vous ? En terminant sa phrase d’une voix hésitante, Irkun jeta un coup d’œil aux appareils placés autour du lit de Chay. Il tira une télétablette et tapa quelques commandes, les doigts de ses trompes dansant sur les lettres, les chiffres et les icônes. — Est-elle… ? répéta-t-il avant de s’interrompre. Il cessa de pianoter et se tourna vers Prin avec une expression consternée. Irkun, Chay, le lit où elle était allongée et la pièce même où il se trouvait – sur un petit bateau au mouillage dans un lagon –, tout devint flou et commença de se dissoudre dans les larmes qui remplissaient les yeux de Prin. Il y avait trois autres personnes à part Prin et Irkun. Ils avaient tenu à ce que l’équipe soit aussi réduite que possible, pour éviter que les pro-Enfers ne découvrent leur projet. Ils étaient allongés sur des matelas disposés sur un pont donnant sur le lagon. On voyait la mer et des dunes au loin. Des oiseaux volaient à travers le reflet d’un coucher de soleil livide, des formes noires sur les longues déchirures d’un ciel parsemé de nuages. Il n’y avait pas d’autres bateaux en vue. Celui à bord duquel ils se trouvaient avait l’air bien innocent, mais il recélait du matériel de très haute technologie ainsi qu’une fibre optique enterrée les reliant à une batterie de satellites dans la petite ville voisine, à des kilomètres de là. Cela faisait une demi-journée que Prin était réveillé. Il fallait maintenant qu’ils décident de ce qu’ils allaient faire, surtout au sujet de Chay. — Si nous la laissons dans le coma, nous pourrons la réintégrer sans problème quand elle reviendra, dit Biath. C’était leur expert en états mentaux. — Même avec un esprit brisé ? demanda Prin. — Certainement, répondit Biath comme si c’était une sorte d’exploit. — Alors, on prend un esprit dormant en parfaite santé et on lui ajoute un esprit brisé, et c’est l’esprit brisé qui l’emporte, qui émerge ? demanda Yolerre. C’était leur programmeur en chef, le génie qui avait développé le code en fil de fer barbelé pour leur permettre de s’échapper de l’Enfer. Biath haussa les épaules. — Le plus récent efface le plus ancien, répondit-il. C’est tout à fait normal. — Et si on la réveille… ? Prin n’alla pas au bout de sa question. — Si on la réveille, elle sera exactement comme elle était avant que vous ayez été tous les deux transférés, dit Sulte. C’était leur contrôleur de mission, leur principale source ex-gouvernementale, et un autre expert en communications. — Mais plus elle restera éveillée longtemps en menant une sorte de vie normale, plus il sera difficile de réintégrer ses deux personnalités, celle qui n’inclut pas son expérience de l’Enfer, et celle qui l’inclut. Il se tourna vers Biath, qui confirma d’un hochement de tête en ajoutant : — Étant donné que la seconde risque de la rendre folle, c’est sans doute aussi bien. — On pourrait la soigner, dit Irkun. Il existe des techniques. — Est-ce que ces techniques ont été essayées sur quelqu’un qui garde dans sa tête tous les cauchemars de l’Enfer ? Irkun secoua simplement la tête en faisant un bruit de succion. — Combien de temps avant qu’une réintégration devienne impossible ? demanda Prin. — Au pire, elle risque d’être problématique d’ici quelques heures, dit Biath. Mais on peut compter probablement sur quelques jours. Une semaine au maximum. La réécriture en superposition risquerait d’être brutale, et pourrait la laisser… dans un état catatonique, dans le meilleur des cas. Le seul recours serait d’essayer d’extraire un à un ses souvenirs de l’Enfer. (Il secoua la tête.) Il est probable que sa personnalité de continuation rejetterait entièrement tous ces souvenirs. Il faudrait être attentif aux cauchemars ultérieurs. — Vous êtes vraiment sûr qu’elle ne va pas revenir bientôt ? demanda Irkun en s’adressant à Prin. Il tenait sa télétablette devant lui pour suivre l’évolution des paramètres de Chay qui se trouvait dans la chambre quelques mètres plus loin. — Je crois qu’il n’y a aucune chance, répondit Prin en secouant tristement la tête. Elle avait tout oublié du code d’urgence, ce qu’il était, à quoi il servait, comment on le déclenchait. Comme je ne cesse de vous le répéter, elle a même nié l’existence du Réel. Et ces salopards de démons ont dû lui tomber dessus quelques secondes après que j’ai réussi à franchir le portail. Si elle ne m’a pas suivi aussitôt, elle ne le fera sans doute pas avant… des mois. Il se remit à pleurer. Les autres s’en rendirent compte et s’approchèrent pour le consoler en le caressant avec leurs trompes. — Je crois que nous devons la réveiller, dit-il enfin en les regardant tous. — Que va-t-il se passer si nous réussissons à la récupérer plus tard ? demanda Yolerre. — On pourra lui donner une sorte d’existence dans un monde virtuel, dit Sulte. Le fait est qu’il sera plus facile de la soigner dans ce genre d’environnement, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en s’adressant à Biath. Celui-ci acquiesça. — Est-il nécessaire de voter ? demanda Irkun. — Je pense que c’est à Prin de décider, répondit Sulte. Les autres acquiescèrent d’un hochement de tête ou d’un grognement. — Vous allez la retrouver, Prin, dit Yolerre en le caressant avec une trompe. — Non, je ne pense pas, dit-il en détournant les yeux. Quand ils la réveillèrent le lendemain matin, il était déjà parti. Il ne voulait pas la voir. Il ne voulait pas abandonner celle qu’il aimait et qui était encore en Enfer, en acceptant l’amour de celle qui n’y avait jamais été, même si elle était intacte, parfaite et totalement non traumatisée. Il n’y avait aucun doute que cette Chay, celle qui n’avait jamais connu l’Enfer, se sentirait blessée par son attitude et ne comprendrait pas comment il pouvait être aussi cruel. Mais il avait vu ce que c’était que de vraies blessures et la vraie cruauté, et la personne qu’il était maintenant ne pourrait jamais prétendre que ce qu’ils avaient vécu tous les deux en Enfer n’avait jamais existé, et ne l’avait pas changé à jamais. La chambre où Lededje s’était réveillée, où elle avait vu Sensia assise sur le balcon, resta la sienne pendant tout son séjour à bord du vaisseau. Après leur visite effectuée dans un petit appareil très silencieux – comme on pouvait s’y attendre, le VSG était un labyrinthe vertigineux –, Sensia avait déposé Lededje à proximité, là où une coursive longue de plusieurs kilomètres permettait d’accéder à l’une des petites vallées d’unités de logements. Elle lui avait remis un anneau argenté de forme complexe, qui était ce qu’on appelait un terminal et qui permettait de parler au vaisseau, puis elle l’avait laissée se débrouiller seule pour retrouver le chemin de sa chambre et prendre ses repères. Sensia l’avait assurée qu’elle pouvait l’appeler à tout moment et qu’elle serait ravie d’être son guide, son escorte, sa compagne. Mais en attendant, elle pensait que Lededje souhaitait sans doute se reposer, ou avoir simplement un peu de temps à elle. La bague, qui allait parfaitement au plus long doigt de Lededje, lui donna les indications nécessaires pour retourner dans sa chambre. Un des murs jouait le rôle d’écran et donnait apparemment un accès illimité à l’équivalent de la datasphère sichultienne dans le vaisseau. Lededje s’assit et commença à poser des questions. — Bienvenue à bord, dit le drone avatar du Bodhisattva. Puis-je vous débarrasser de votre sac ? Yime hocha la tête. Au lieu que l’avatar le lui prenne, le sac disparut simplement de sa main, lui laissant une sensation de picotements dans les doigts. Elle chancela, momentanément déséquilibrée par l’absence soudaine du poids au bout de son bras. — Vous le trouverez dans votre cabine, dit l’avatar. — Merci. Yime baissa les yeux et constata qu’elle était debout sur rien. C’était un rien apparemment très solide, mais à première vue, il ne semblait y avoir rien d’autre sous ses pieds que des étoiles disposées en traînes et volutes familières. Il y en avait aussi autour d’elle. Au-dessus de sa tête, une immense présence, un plafond noir lustré sur lequel se reflétaient les étoiles sous ses pieds. En se tordant le cou, elle vit un reflet fantomatique d’elle-même, qui la regardait. Les constellations au-dessous d’elle correspondaient à ce qu’on pouvait voir depuis son Orbitale de Dinyol-hei. Bien sûr, étant donné qu’elle avait quitté son appartement en fin d’après-midi, ce n’étaient pas les étoiles qu’elle se serait attendue à voir si elle s’était rendue directement dans la partie de l’Orbitale au-dessous de chez elle. Le vaisseau était manifestement à quelque distance de là. Elle éprouva une certaine satisfaction de l’avoir compris aussi vite. — Avez-vous besoin d’un moment pour vous rafraîchir, vous ajuster, vous orienter ou autre chose encore ? dit le drone. — Non, répondit Yime. (Elle se tenait dans la même position que tout à l’heure, avec seulement les pieds un peu plus écartés.) Pouvons-nous commencer ? — Oui. Je requiers votre attention pleine et entière, s’il vous plaît, dit le Bodhisattva. Votre attention pleine et entière. Yime se sentit légèrement insultée. D’un autre côté, c’était Quietus. On connaissait bien son austérité formelle et un certain degré d’ascétisme implicite. Si on n’aimait pas la discipline inhérente à la plupart des affaires Quiétudinales, il ne fallait pas s’engager au départ. Il circulait une méchante rumeur, apparemment impossible à éliminer complètement, selon laquelle les récentes divisions spécialisées de la section Contact de la Culture servaient uniquement à fournir un emploi à tous ceux qui n’avaient pas été capables d’intégrer Circonstances Spéciales. Contact était la partie de la Culture qui s’occupait plus ou moins de tous les aspects de ses interactions avec tout ce qui n’en faisait pas partie, que ce fût l’exploration de nouveaux systèmes solaires ou les relations avec toute une gamme de civilisations à tous les stades de développement possibles, aussi bien celles qui en étaient encore à essayer de former un gouvernement planétaire ou de construire un ascenseur spatial, que les Aînées dont l’indolence élégante ne devait pas faire oublier la puissance, et les Sublimées encore plus détachées des réalités, chez lesquelles il ne restait plus le moindre vestige ni trace de telles entités exotiques. En pratique, Circonstances Spéciales était la branche espionnage de Contact. Il y avait toujours eu des sous-divisions spécialisées au sein de l’organisation titanesque qu’était Contact. Circonstances Spéciales était simplement la plus manifeste, et possédait la particularité d’avoir été formellement séparée pratiquement dès sa création. Cela tenait en grande partie au fait qu’elle était parfois amenée à faire des choses qui auraient horrifié tous ceux qui étaient par ailleurs fiers d’appartenir à la Culture. Cependant, au fil du temps, et particulièrement au cours des cinq cents dernières années, Contact avait jugé nécessaire de procéder à diverses réorganisations et rationalisations, qui avaient abouti à la création de trois autres divisions spécialisées. Le Service Quiétudinal était l’une d’elles. Le Service Quiétudinal – Quietus, ainsi qu’on l’appelait d’habitude – s’occupait des morts. Dans la grande Galaxie, les morts dépassaient assez largement les vivants en nombre, si on y ajoutait tous les individus existant dans les Au-Delà créés au cours des millénaires par les différentes civilisations. Fort heureusement, les morts avaient tendance à rester entre eux et causaient relativement peu de soucis comparés à ceux pour qui le Réel était encore un lieu d’existence qu’ils cherchaient à exploiter. Cependant, leur importance en nombre faisait que, de temps à autre, les défunts posaient quelques problèmes. Les morts dont Quietus s’occupait avaient beau être techniquement partis, ils étaient parfois loin de reposer en toute quiétude. Ces affaires portaient très souvent sur des questions de droit, et même de définitions. Dans de nombreuses sociétés, la principale différence entre une personne virtuelle vivante – qui ne faisait peut-être que passer entre deux corps dans le Réel – et une personne virtuelle morte était que cette dernière n’avait aucun droit de propriété en dehors de son propre domaine simulé. Assez naturellement, certains morts trouvaient cette distinction injuste. Ce genre de chose pouvait conduire à de gros problèmes, mais Quietus possédait toute la compétence nécessaire pour les traiter. Relativement modeste en termes de vaisseaux et de personnel, Quietus pouvait cependant faire appel à tout un éventail de spécialistes morts mais préservés, ainsi qu’à des systèmes experts – dont certains n’étaient même pas d’origine panhumaine – pour l’aider à gérer de telles affaires. On rappelait ces spécialistes de leur retraite dorée ou de leur animation suspendue, où ils avaient laissé des instructions indiquant qu’ils étaient prêts à être ressuscités si les circonstances requéraient leur aide. D’un statut considéré comme « Probatoire » par certains membres de CS, Quietus avait des liens avec Circonstances Spéciales, mais se considérait comme plus spécialisé. La plupart des humains de Quietus trouvaient ces liens déplorables et très rarement nécessaires, voire pas du tout. Certains allaient même jusqu’à éprouver une sorte de mépris condescendant à l’égard de Circonstances Spéciales. Ils avaient le sentiment que leur vocation était d’un niveau plus raffiné, et leur attitude, comportement, apparence et même leur tenue reflétaient cette opinion. Les vaisseaux de Quietus ajoutaient les lettres ESQA – pour « En Service Quiétudinal Actif » – à leur nom quand ils étaient en mission, et adoptaient généralement un aspect extérieur monochrome, blanc étincelant ou noir lustré. Ils se déplaçaient même silencieusement, en ajustant la configuration de leurs champs propulseurs pour produire le minimum de perturbations dans le réseau énergétique subuniversel comme dans la trame 3D de l’espace réel. Les vaisseaux normaux de la Culture cherchaient plutôt l’efficacité maximum, ou bien l’approche toujours populaire de voyons-voir-ce-que-j’arrive-à-tirer-de-cet-engin. De même, les humains et autres opérateurs biologiques de Quietus se devaient d’être des gens calmes et sérieux tant qu’ils étaient en mission, et de s’habiller en conséquence. C’est à cette division de Contact que Yime appartenait. Votre attention pleine et entière. Bon, passons… Plutôt que de répondre, Yime se contenta de hocher la tête. Elle se trouva soudain entourée d’étoiles jusqu’à la taille. Le drone, les étoiles lointaines sous ses pieds et leurs reflets avaient tous disparu. — Ceci est l’Amas de Ruprine, dans le Bras Un-un Près-du-Bout, dit la voix du vaisseau autour d’elle. Le Bras Un-un Près-du-Bout se trouvait à un peu moins de trois cents années-lumière de la région de l’espace où l’Orbitale Dinyol-hei tournait autour de l’étoile Etchilbieth. À l’échelle galactique, c’était pratiquement la porte à côté. — Ces étoiles, poursuivit le vaisseau tandis que quelques dizaines de soleils prenaient une teinte verte, représentent le domaine d’une petite civilisation qu’on appelle l’Habilitement Sichultien. Il s’agit d’une société de niveau 4-5 dont l’origine se trouve ici. (Un des soleils verts se mit à briller plus fort un instant.) Le système de Quyn, qui contient Sichult, la planète où les Sichultiens panhumains ont évolué. Deux panhumains nus apparurent juste en dehors de l’amas d’étoiles. Des proportions physiques curieuses, songea Yime. Deux sexes un peu bizarres à ses yeux, mais elle leur aurait sans doute paru tout aussi étrange. La couleur de leur peau changea, passant du foncé au clair, puis redevenant foncée avec des tons intermédiaires jaunes, rouges et olivâtres. L’un des deux fut remplacé par un spécimen habillé. Il semblait grand, puissamment bâti, et il avait de longs cheveux blancs. — Cet homme s’appelle Joiler Veppers, l’informa le vaisseau. C’est de loin l’individu le plus riche de sa civilisation. C’est également le plus puissant, quoique de façon non officielle. Il tient son pouvoir de sa richesse et de ses relations plutôt que d’un statut politique formel. L’amas stellaire avec ses soleils artificiellement verts ainsi que l’homme aux cheveux blancs disparurent pour laisser place à l’image précédente montrant les étoiles qui constituaient l’Habilitement Sichultien. Le soleil du système de Quyn restait le plus brillant. — Mademoiselle Nsokyi, dit le vaisseau, êtes-vous au courant de la confliction actuelle concernant le devenir des Au-Delà connus sous le nom d’Enfers ? — Oui, répondit Yime. « Confliction » était le terme techniquement correct pour désigner un conflit officiellement déclaré au sein d’une réalité virtuelle – c’est-à-dire dont les conséquences dépassaient les simples limites de l’environnement de combat virtuel proprement dit –, mais la plupart des gens appelaient celui-là simplement « La Guerre au Paradis ». Cela faisait près de trente ans qu’elle faisait rage, sans aucun résultat probant pour l’instant. Yime avait récemment entendu dire qu’elle approchait enfin d’une conclusion, mais c’est ce qu’on disait régulièrement depuis le début, et Yime n’y avait pas particulièrement prêté attention. La plupart des gens avaient cessé de s’y intéresser depuis longtemps. — Très bien, dit le vaisseau. Mr Veppers contrôle la plus grande partie des capacités de production de l’Habilitement, et par le biais d’un de ses investissements particuliers, il a accès à ceci. Une étoile située à la périphérie du volume de l’Habilitement se mit à briller à son tour. Il y eut un zoom vertigineux jusqu’à ce qu’apparaisse une planète gazeuse géante entourée d’un seul anneau. Entre ses deux larges régions polaires couleur fauve, la planète était striée de sept bandes horizontales dans différentes teintes de jaune, de rouge et de marron. — Ceci, reprit le vaisseau tandis que l’anneau équatorial encerclant la planète s’affichait brièvement en vert, est la nébuleuse planétaire artificielle du Disque Tsungariel, autour de la planète Rashir dans le système de Tsung. Le Disque comporte plus de trois cents millions d’habitats et de manufactures – qu’on appelle généralement des « fabricaria ». Le Disque a été abandonné il y a deux millions d’années par les Meyeurnes suite à leur Sublimation, et il a acquis le statut de Protectorat Galactique peu de temps après leur disparition. On a jugé ce statut nécessaire suite à un conflit anarchique et dangereusement incontrôlé qui s’est déclenché pour s’assurer la maîtrise des capacités considérables de production de vaisseaux et d’armement que les Meyeurnes ont laissées derrière eux – de façon à tout le moins irresponsable, mais peut-être également machiavélique. Les civilisations impliquées dans ce conflit étaient les Hreptazyles et les Yelves. Le vaisseau ne se donna pas la peine de montrer des images des trois civilisations en question. Yime n’en avait jamais entendu parler, ce qui signifiait qu’elles avaient depuis longtemps disparu, ou qu’elles n’avaient aucun intérêt pour sa mission. — Peu après la fin de la Guerre Idirane, dit le Bodhisattva, la Culture est devenue la plus récente d’une longue série de Niveaux Huit à qui l’on a confié le Protectorat du Disque. Cependant, dans le cadre de ce qui revenait à des réparations de dommages de guerre après la débâcle de Chel, il y a six cents ans, nous avons cédé le contrôle suprême du Disque au Reliquariat de Nauptre et à son associée junior, la FCGF. Pour le coup, Yime avait entendu parler de ces deux-là. Comme la Culture, le Reliquariat était une civilisation de Niveau Huit, et technologiquement son égale. À l’origine une espèce de marsupiaux géants velus qui se déplaçaient en glissant, les Nauptriens avaient décidé deux mille ans plus tôt de se manifester presque exclusivement sous forme de machines : des titans de la taille de VSG, des vaisseaux spatiaux plus petits mais encore substantiels, des unités indépendantes de dimensions plus modestes, et toute une variété d’individus à l’échelle du mètre qui étaient l’équivalent de drones, mais sans qu’il y ait de modèles standard. Chacune était d’une conception pratiquement unique. Leur présence se déployait ensuite à l’échelle centimétrique et millimétrique, jusqu’aux nanobots collectivisés. Les marsupiaux velus existaient toujours, mais ils s’étaient retirés sur leurs planètes et habitats d’origine pour y mener une existence d’indolence joyeusement égoïste, laissant le soin à leurs machines de les représenter au sein de la communauté galactique. On considérait le Reliquariat comme bien engagé sur la pente savonneuse (une image paradoxale dans la mesure où, par convention, cette pente était ascendante) de la Sublimation. Ses relations avec la Culture étaient plus formelles qu’amicales, et peut-être même assez froides, en grande partie à cause de l’attitude des Nauptriens concernant les châtiments dans leur Au-Delà artificiel. En un mot, ils en étaient très partisans. Contrairement à la Culture, qui avait estimé judicieux de ne pas prendre part au conflit virtuel bien qu’elle fût tout à fait dans le même esprit que le camp anti-Enfers, les Nauptriens s’étaient ralliés avec enthousiasme à l’effort de guerre pro-Enfers. La Fédératie Culturelle Géseptienne-Fardésile était une civilisation de Niveau Sept. Panhumains, plus petits et plus délicats que la moyenne mais généralement considérés d’une grande beauté, avec une large tête et de grands yeux, ses membres avaient des rapports ambigus avec la Culture. Ils professaient une grande admiration pour elle – ils avaient même choisi leur nom en partie en son honneur –, mais ils semblaient souvent vouloir la critiquer, et même agir contre elle, comme s’ils voulaient tellement pouvoir l’aider qu’il leur fallait réduire la Culture à un niveau de besoin où cette aide leur vaudrait une gratitude sincère. Il se trouvait que la mention de Chel était appropriée, songea Yime. Avant cette tache particulière sur la réputation de la Culture, les gens avaient semblé peu désireux de parler de toute cette affaire d’Au-Delà. Mais après, pendant un certain temps du moins, ils n’avaient pratiquement plus parlé que de ça. — Les composants du Disque Tsungariel ont presque tous été mis sous cocon pendant tout ce temps, poursuivit le vaisseau, comme pour en faire une sorte de monument ou de mausolée. Cependant, au cours des dernières décennies, à mesure que les Sichultiens ont étendu leur sphère d’influence pour l’englober, ils se sont vu accorder un contrôle limité et de bas niveau sur le Disque, et ils ont été autorisés, sous la forme de la Corporation Véperine de Veppers, à utiliser quelques-unes des usines orbitales pour construire des vaisseaux de commerce et d’exploration. Tout cela a été supervisé par le Reliquariat de Nauptre et la FCGF. « Cela fait longtemps que Veppers et les Sichultiens cherchent à acquérir un plus grand contrôle opérationnel du Disque et de ses capacités de production afin de faciliter leur expansion commerciale, militaire et civilisationnelle. Ils sont maintenant sur le point de réaliser leur objectif grâce au changement d’attitude, pour ne pas dire la connivence, de la FCGF et du Reliquariat. La raison en est que la FCGF convoite elle-même au moins une partie de ces capacités – leur objectif à moyen terme est de grimper d’un niveau de civilisation, et le contrôle de la capacité de production réactivée du Disque les aiderait à l’atteindre. De son côté, le Reliquariat de Nauptre, qui est pro-Enfers, souhaite dans le court terme la fin de la confliction pro/anti-Enfers – avec l’issue qu’ils estiment désirable –, et dans le long terme, en admettant qu’ils ne se soient pas Sublimés entretemps, ils ne cachent pas qu’ils envisagent de combiner tous les Au-Delà sous forme Sublimée. Le fait que personne ne pense que cela soit même possible ne semble pas les gêner, mais peu importe. — Qu’est-ce que la position pro-Enfers du Reliquariat a à voir avec le contrôle du Disque ? — La capacité productive, ou peut-être même computationnelle du Disque, pourrait jouer un rôle important en cas d’irruption de la confliction dans le Réel. — Une irruption ? Yime était profondément choquée. Les conflictions – les guerres virtuelles – étaient justement faites pour empêcher les gens de se battre dans le Réel. — La confliction pro/anti-Enfers est peut-être sur le point de se terminer, dit le vaisseau, par une victoire du camp pro-Enfers. Ce serait un coup dur pour la Culture, songea Yime. Même si elle était apparemment restée en dehors du conflit, il n’y avait jamais eu aucun doute sur le camp qu’elle préférait. D’une certaine façon, ce n’était qu’un problème de timing malheureux. Lorsque la guerre avait commencé, la Culture avait été dans une de ses phases cycliques où elle s’efforçait de garder un profil bas. Un trop grand nombre de Joueurs de Niveau Huit avaient émis des objections contre son implication dans la Guerre au Paradis pour qu’elle puisse s’y lancer sans risquer de paraître arrogante, voire belliqueuse. De toute façon, tout le monde considérait que les forces pro-Enfers allaient s’engager dans un long combat perdu d’avance, et que leur défaite était probablement inévitable quels que soient les participants. Apparemment, plus les Joueurs et les Aînés y réfléchissaient, plus il devenait évident que cette idée d’Au-Delà consacrés à la torture sous toutes ses formes était barbare, inutile et dépassée, et l’on s’attendait à ce que la confliction autour du maintien des Enfers suive cette évolution, lente mais décisive, dans l’opinion. À l’époque, la perspective d’une implication de la Culture semblait à la plupart des gens de nature à rendre le conflit déséquilibré et inéquitable, et à transformer l’issue en certitude avant même que la guerre n’ait commencé. Pour que le concept de guerre virtuelle fonctionne vraiment, il fallait que les gens se soumettent au résultat. En particulier, les perdants devaient le respecter au lieu de crier à l’injustice, de révoquer les engagements solennels qu’ils avaient pris lors de la signature de l’Accord de Conduite de la Guerre avant le début des hostilités, et de continuer de mener leurs affaires comme si de rien n’était. Le consensus avait été que si la Culture prenait part à la confliction, cela donnerait au camp pro-Enfers une excuse pour se comporter précisément de cette façon s’il venait à perdre. — Le camp pro-Enfers, poursuivit le vaisseau, a été le premier à tenter de s’infiltrer dans les substrats de conduite de conflit de son adversaire. L’autre camp a riposté. Le camp anti-Enfers a également tenté des attaques directes contre certains Enfers, visant à libérer les damnés ou à détruire complètement les environnements virtuels. « Ces attaques menées par les deux camps ont presque toutes échoué. Celles qui ont réussi ont fait peu de dégâts, et une grande majorité ont été détectées par ceux qui étaient visés, conduisant à de nombreuses demandes de jugement et d’arbitrage, qui sont toutes actuellement gardées en instance devant les tribunaux, une situation qui risque de ne pas durer beaucoup plus longtemps. On s’attend à des litiges juridiques et diplomatiques considérables. « Selon des rapports non encore confirmés, il semblerait que certains substrats secrets dans lesquels tournent plusieurs Enfers importants ne se trouveraient pas là où on s’y attendrait – c’est-à-dire dans les volumes d’influence de leurs civilisations responsables –, mais à l’intérieur du Disque Tsungariel ou dans une autre partie de l’Habilitement Sichultien. La préoccupation est qu’une irruption de la confliction dans le Réel pourrait impliquer le Disque Tsungariel, en particulier la majorité des fabricaria jusqu’ici dormantes ainsi que les substrats cachés qui pourraient s’y trouver. Si c’est effectivement le cas, le risque d’une guerre conséquente dans le Réel semble très élevé. « Par conséquent, l’Habilitement Sichultien se trouve tout à coup, et de façon inattendue, dans une position de pouvoir bien supérieure à ce qu’on pourrait en attendre compte tenu de son niveau de développement. Il est en passe de contribuer de façon significative, peut-être décisive, à une situation d’une extrême importance, dont l’évolution pourrait conduire directement à un conflit majeur dans le Réel impliquant plusieurs Joueurs de haut niveau. Étant donné le pouvoir que détient Mr Veppers au sein de l’Habilitement Sichultien, savoir ce qu’il pense et ce qu’il fait revêt une importance considérable. Yime réfléchit un instant. — En quoi cela concerne-t-il Quietus ? — Il y a une complication, lui dit le vaisseau. — Je m’en doutais un peu. — En fait, il y en a deux. — Ah, ça, je ne m’y attendais pas, reconnut Yime. — La première concerne une personne. Une silhouette apparut. — Hmm, fit Yime après l’avoir examinée un moment. Il s’agissait d’une panhumaine, d’origine sichultienne à en juger par ses proportions plutôt bizarres. Elle était chauve ou avait le crâne rasé, et portait une courte tunique sans manches laissant voir des réseaux de motifs multicolores complexes sur sa peau d’ébène. Elle souriait. En regardant de plus près, Yime remarqua d’autres dessins sur ses dents et dans le blanc de ses yeux. Les deux spécimens nus qu’elle avait vus un peu plus tôt n’avaient rien de semblable. Il est vrai que c’étaient des images générales, alors que celle-ci représentait un individu particulier, comme dans le cas de Veppers. — Une Sichultienne ? demanda-t-elle. — Oui. — Ces marques ne sont pas naturelles. — C’est exact. — Sont-elles… réelles ? — Elles étaient réelles et permanentes. Elles se prolongeaient à l’intérieur de son corps. C’était une Intaillée, l’un des sous-groupes d’humains de l’Habilitement Sichultien qui sont tatoués dans l’intégralité de leur personne physique. La pratique était à l’origine une forme d’art, mais elle est ensuite devenue un mode de punition, particulièrement dans des affaires de dettes civiles. Yime hocha la tête. Quelle drôle de façon d’agir, songea-t-elle. — Elle s’appelle Lededje Y’breq, lui dit le vaisseau. C’était une Intaillée, mais Elle s’appelle Lededje… remarqua Yime. Les Mentaux des vaisseaux ne commettaient pas ce genre d’erreur. Elle savait déjà où tout cela allait mener. — Mademoiselle Y’breq est morte il y a cinq à dix jours à Ubruater, la capitale de la planète d’origine de l’Habilitement Sichultien, poursuivit le vaisseau. Il est possible qu’elle ait été assassinée. Si c’est le cas, il se pourrait que l’assassin ait été Joiler Veppers, ou quelqu’un sous son contrôle, un de ses employés. Les Sichultiens ne possèdent pas, et à notre connaissance n’ont même pas d’accès limité à la transcription d’état mental ni une quelconque technologie de « conserve d’âme ». Un rapport non confirmé indique cependant que la personnalité de Mlle Y’breq aurait été extraite au moment de sa mort et qu’elle aurait été reventée à bord du VSG Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie. — Ah. Il était donc dans les parages ? — Il n’était absolument nulle part dans les parages. À ce moment-là, il se trouvait à plus de trois mille années-lumière de la partie la plus proche de l’Habilitement Sichultien, et aucun vaisseau ni entité associée ou le représentant n’était à moins de neuf cents années-lumière. Par ailleurs, il n’existe aucune trace officielle d’un contact du vaisseau ou de ses associés connus avec l’Habilitement Sichultien. — Très mystérieux. — Il existe toutefois un lien possible entre tous ces composants apparemment sans rapport. — Ah-ha. — Nous y reviendrons tout à l’heure, mais pour l’instant, le point important est que l’on pense que Mlle Y’breq s’apprête à retourner dans l’Habilitement Sichultien, reventée dans un corps tout à fait différent – probablement encore sichultien dans sa forme, peut-être mâle – avec l’intention de se livrer à une certaine violence, peut-être fatale, à l’égard de Mr Veppers, dans un esprit de vengeance suite à son meurtre. — Et qu’est-ce que je suis censée faire ? L’en empêcher ? L’aider ? — Dans l’état actuel des choses, la trouver et rester en contact serait déjà satisfaisant. Vous attendriez alors de nouvelles instructions. — C’est donc là notre prétexte, dit Yime. — Je vous demande pardon, Mlle Nsokyi ? — Cette fille qui a été reventée. Elle nous sert de prétexte pour nous impliquer dans toute cette affaire. — Sa revention est une raison de nous y impliquer. Je ne suis pas sûr que le terme « prétexte » soit d’une bien grande utilité. (Le ton du vaisseau était glacial.) D’autre part, toute cette confliction concerne spécifiquement le sort des morts, et entre parfaitement dans le domaine de compétences de Quietus. — Mais ça ne serait pas plutôt dans les cordes de CS ? demanda Yime. En fait, vous ne trouvez pas qu’on dirait un montage typique de Circonstances Spéciales ? Elle attendit une réponse, mais celle-ci tardant à venir, elle reprit : — Ça ressemble beaucoup à une tentative d’impliquer des Joueurs galactiques équivtech avec l’intention d’empêcher une vraie guerre à grande échelle avec vaisseaux armés et tout ce qui s’ensuit. Je ne vois pas comment une situation pourrait être plus profondément Circonstances Spéciales que ça. — C’est une remarque intéressante. — Est-ce que CS est impliqué là-dedans ? — Pas que nous sachions. — Dans ce contexte, qui peut bien être ce « nous » ? — Permettez-moi de reformuler ma réponse : « Pas que je sache. » Cette précision l’éclairait un tout petit peu. Quietus possédait une structure d’organisation volontairement plate. En théorie parfaitement plate au niveau des vaisseaux, tous les Mentaux concernés ayant le même degré de connaissances et une même voix au chapitre. En pratique, il y avait quand même des distinctions d’ordre législatif/exécutif, stratégique/tactique, certains Mentaux et vaisseaux s’occupant de la planification tandis que d’autres se chargeaient de l’exécution. — Ne devrions-nous pas en parler à CS ? demanda-t-elle. — Je suis sûr que cette possibilité est discutée en ce moment. Ma tâche immédiate est de vous briefer et de vous transporter. La vôtre, Mlle Nsokyi, est de participer à ce briefing et ensuite, si cela vous convient, de prendre part à cette mission. — Je vois. (Yime hocha la tête. Il l’avait bien remise à sa place.) Quelle est l’autre complication ? La projection de la géante gazeuse rouge, jaune et marron, avec son anneau artificiel, s’afficha de nouveau à la place de la jeune Sichultienne. — Il y a deux cent huit mille ans à peu près, une partie des fabricaria dormantes du Disque Tsungariel ont souffert d’une infestation de parsemis sous la forme de reliquats d’un essaim hégémonisant qui y avait trouvé refuge. L’hégessaim a été dûment traité de la façon habituelle et annihilé par la coopérative de civilisations qui était alors responsable de la surveillance de ce volume spatial. On a pensé que l’infestation de parsemis avait été éradiquée des composants du Disque par la même occasion. Cependant, depuis lors, des récurrences isolées se sont manifestées à intervalles irréguliers. Compte tenu de ses succès antérieurs dans le traitement rapide et efficace de telles manifestations sporadiques, on a autorisé la Culture à y maintenir une présence limitée et spécialisée, même après avoir perdu le mandat de protection du Disque. Yime hocha la tête. — Je vois. Les Dératiseurs. — Le contingent spécialisé de la Culture en place sur le Disque Tsungariel appartient effectivement à la section Restauria. Restauria était la branche de Contact chargée de s’occuper des manifestations d’essaims hégémoniques lorsque – par accident ou à dessein – une colonie d’entités autoréplicantes échappait à tout contrôle et commençait à essayer de transformer la totalité de la matière galactique en copies d’elles-mêmes. C’était un problème vieux comme la vie dans la Galaxie, et en un certain sens, on pouvait dire que ces hégessaims étaient exactement ça : une forme de vie galactique légitime, mais un peu trop enthousiaste. On était allé jusqu’à dire que même les civilisations les plus élégamment sophistiquées, scrupuleusement empathiques et exquisément courtoises n’étaient que des essaims hégémoniques dotés d’un certain sens de la mesure. On pouvait également considérer ces civilisations sophistiquées comme un moyen utilisé par la Galaxie pour maintenir un certain équilibre entre le grossier et le raffiné, entre l’anarchie et la complexité, et pour garantir qu’il y ait à la fois de la place pour le développement de nouvelles formes de vie intelligentes, et suffisamment de choses fascinantes et encore inexplorées pour capter leur intérêt quand elles apparaîtraient. Restauria était la contribution spécialisée actuelle de la Culture à cette lutte ancestrale. Que ce fût sous son nom officiel ou son surnom de « Dératiseurs », c’était un groupe d’experts dans la gestion, l’amélioration et – si nécessaire – l’oblitération des hégessaims. Quietus et Restauria collaboraient étroitement à l’occasion, avec un respect mutuel et strictement sur un pied d’égalité. Restauria avait une approche sans doute moins pointilleuse que celle de Quietus, ce qui se reflétait dans son attitude. Il est vrai que les vaisseaux, les systèmes et les humains des Dératiseurs passaient leur temps à courir d’une éruption d’hégessaim à une autre au lieu d’être en communion avec les honorables défunts, de sorte qu’un comportement d’aventuriers semblait plus naturel qu’une attitude respectueuse et déférente. — La mission de Restauria dans le Disque Tsungariel a été tenue informée du risque potentiel d’une implication des fabricaria au cas où la confliction déborderait dans le Réel. Elle nous a demandé de lui apporter toute l’aide disponible, mais en évitant d’attirer une attention extérieure sur elle ou sur le Disque. Nous sommes heureux de pouvoir l’aider, et nous avons la chance de disposer de moyens – qui incluent vous et moi, et d’autres encore – à proximité, étant donné que la situation peut rapidement devenir d’une très grande urgence. Quant à savoir si Restauria a adressé la même demande d’assistance à Circonstances Spéciales, cette information ne nous est pas connue. « Il convient de noter que l’infestation de parsemis à l’intérieur du Disque a été plutôt en diminution au cours des récentes décennies, et l’on peut espérer qu’elle ne jouera aucun rôle dans cette affaire. « Parsemis » était le nom qu’on donnait aux petits reliquats et vestiges d’un hégessaim une fois qu’il avait été écrasé et qu’il ne constituait plus de menace cohérente. En général, ce parsemis ne survivait pas longtemps à l’épidémie proprement dite, et il était facile de faire le ménage. Si toutefois quelques éléments subsistaient, ils n’étaient pas vraiment à craindre, même s’il fallait se garder de les ignorer. Par contre, ce n’était vraiment pas de chance que du parsemis se soit glissé dans un système de quelques centaines de millions d’usines sous cocon, songea Yime. En fait, c’était le genre de chose qui devait donner des cauchemars aux gens de Restauria. L’image de la géante gazeuse et de son disque artificiel étincelant continuait de tourner lentement et silencieusement sous les yeux de Yime. — Quel est ce lien possible entre les « composants » que vous évoquiez tout à l’heure ? — Il s’agit d’un lien potentiel entre le VSG Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie et l’Habilitement Sichultien sous la forme de ce vaisseau. La planète géante disparut, laissant place à la silhouette d’une Unité Offensive Limitée de classe Hooligan. Le vaisseau ressemblait à un boulon assez long, avec toutes sortes de rondelles, d’écrous et de colliers vissés autour. — Ceci est le Moi, Je Compte, une ancienne UOL qui fait partie maintenant de l’Ultérieur de la Culture, expliqua le vaisseau. Il a été construit par le Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie peu de temps avant le déclenchement de la Guerre Idirane, et l’on pense qu’il reste en contact intermittent avec lui. Il s’agit d’un Excentrique Péripatétique autoproclamé. C’est un voyageur, un vaisseau vagabond. Les dernières nouvelles qu’on a de lui, avec un certain degré de certitude, remontent à huit ans, quand il a déclaré qu’il envisageait de prendre une retraite. On pense qu’il était dans l’Habilitement Sichultien deux ans plus tôt, ce qui peut constituer le lien que je mentionnais entre lui et le Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie. Certaines indications donnent à penser qu’il accumule des images de créatures ou d’appareils étranges et exotiques, et il peut avoir choisi de recueillir une telle image de Lededje Y’breq. — Une image qui aurait probablement été très complète. — Certainement. — Et une image qui aurait dix ans de moins que la jeune femme quand elle est morte. Elle ne pourrait pas savoir qu’elle a été assassinée, si tel est bien le cas. — On l’en a peut-être informée. Yime hocha la tête. — Oui, c’est possible. — Nous pensons savoir, dans une certaine mesure, dit le vaisseau avec une note de prudence dans la voix, où se trouve le Moi, Je Compte. — Ah, vraiment ? — Il pourrait bien être avec le VSG Réflexion Interne Totale. — Qui se trouve où ? — Nous l’ignorons. C’est un des Oubliés. — Un des quoi ? — Ah. 10. — Un quoi ? — Un hymen. Lededje avait décidé qu’elle avait certaines choses à faire, et elle n’aurait peut-être qu’une nuit à bord du VSG pour s’en occuper. Faire l’amour n’était peut-être pas la plus importante sur sa liste, mais ce n’était pas non plus la moindre. Le beau jeune homme en face d’elle eut l’air interloqué. — Comment le saurais-je ? C’est du moins ce qu’elle crut entendre, tant la musique était forte. Il y avait çà et là des zones qu’on appelait des champs sonores, où la musique s’arrêtait comme par magie. Elle vit le halo bleuté qui signalait la présence d’un de ces cônes de silence quelques mètres plus loin, et elle posa la main – un geste assez osé, pensa-t-elle – sur la manche bouffante du beau jeune homme, à la fois pour l’encourager et l’entraîner dans cette direction. C’était peut-être sa faute. Elle s’exprimait en marain, la langue de la Culture, et alors qu’il lui semblait étrangement naturel de se lancer dans une tirade, dès qu’elle s’arrêtait pour réfléchir, elle se mettait à bafouiller. Cela lui arrivait aussi parfois au moment de choisir un terme particulier. Le marain semblait truffé d’un tas de mots qui n’étaient pas tout à fait synonymes. La musique au rythme obsédant – qu’on appelait « Chug », apparemment, sans qu’elle ait encore réussi à déterminer si c’était le titre du morceau, le nom du ou des artistes, ou le style de musique lui-même – s’atténua aussitôt pour ne devenir qu’un murmure. Le beau jeune homme avait toujours l’air étonné. — Vous semblez perplexe, lui dit-elle. Vous ne pouvez pas simplement consulter votre lacis neural pour trouver le mot ? — Je n’ai pas de lacis, dit-il en se passant la main sur un côté du visage et dans ses longs cheveux bruns. En fait, je n’ai même pas de terminal sur moi en ce moment. Je suis sorti pour m’amuser. Il leva les yeux vers ce qui semblait la source du cône de silence, quelque part dans le plafond invisible dans les ténèbres. — Vaisseau, qu’est-ce que c’est qu’un imam ? — Un hymen, rectifia-t-elle. — Un hymen est une fine membrane qui obstrue partiellement le vagin des mammifères, particulièrement chez les humains, répondit le vaisseau dont la voix sortait de l’anneau d’argent qu’elle portait au doigt. On le trouve dans approximativement vingt-huit pour cent des métaespèces panhumaines, et sa présence est souvent considérée comme l’indication que l’individu concerné n’a pas encore été soumis à une pénétration sexuelle. Cependant… — Merci, dit le beau jeune homme en entourant de ses doigts la bague de Lededje pour faire taire le vaisseau. Elle sourit quand il retira sa main. Elle trouvait que ce geste avait été très intime. Prometteur. Elle se pencha sur sa bague et demanda à voix basse : — Est-ce que j’en ai un ? — Non, répondit la bague. Veuillez me tenir contre une de vos oreilles. — Excusez-moi, dit Lededje au beau jeune homme. Il haussa les épaules et but une gorgée de son verre en regardant ailleurs. — Lededje, c’est Sensia, dit la bague. Le corps que j’ai utilisé ne comportait pas d’organes définis. On lui a dit de devenir femelle au moment où on l’a programmé avec des caractéristiques sichultiennes de base. L’option par défaut est l’absence d’hymen. Pourquoi cette question ? Vous en voulez un ? Lededje posa la bague contre sa bouche. — Non ! murmura-t-elle. Elle fronça les sourcils en voyant le beau jeune homme saluer quelqu’un d’autre en souriant. Il n’avait pas l’air d’un Sichultien, bien sûr, mais il semblait… différent. Un peu comme elle, elle avait l’air différente. Quand elle avait dressé son plan d’action, quelques heures plus tôt, assise devant l’écran mural de sa chambre après que Sensia l’eut quittée, elle s’était renseignée et avait rapidement trouvé différentes réunions sociales programmées dont les participants, parmi les quelque deux cents millions de passagers, ne ressemblaient pas au Culturien moyen. Dans un vaisseau de cette taille, il y avait forcément beaucoup d’individus qui ne se conformaient pas à la norme de la Culture. Lededje s’était vite rendu compte que la meilleure façon de s’y retrouver dans le vaisseau était de l’imaginer comme une ville gigantesque, de cinquante kilomètres de long sur vingt kilomètres de large, et d’une hauteur uniforme de un kilomètre, traversée d’un réseau de petits trains ultrarapides et luxueux comportant une seule cabine, et de voitures ascenseurs. Elle était habituée à l’idée selon laquelle les villes attireraient les gens excentriques et bizarres, des gens qui seraient victimes d’ostracisme ou même d’agressions à la campagne ou dans les villages s’ils se comportaient comme ils le désiraient vraiment, mais qui pourraient devenir eux-mêmes en se retrouvant dans une ville au milieu d’autres gens comme eux, mais dans des genres différents. Elle savait qu’il y aurait ici des gens qui la trouveraient attirante. Il lui restait encore à dénicher ce qu’elle appelait maintenant Le Vaisseau Alternatif, et c’était sa priorité. Cet endroit – Divinité In Extremis – était un mélange de lieu de rencontres, d’espace de spectacle et de bar à drogues. Il avait une réputation. Quand elle avait commencé à interroger l’écran à ce sujet, Sensia était intervenue. La voix de l’avatar avait soudain remplacé celle plus neutre du vaisseau, à laquelle elle commençait seulement à s’habituer, pour l’informer que ce Divinité In Extremis n’était pas le genre d’endroit où une personne nouvelle dans la Culture voudrait nécessairement se rendre. Lededje s’était retenue d’exprimer son agacement, et elle avait remercié Sensia de son conseil en lui demandant poliment de ne plus l’interrompre. Donc, Divinité In Extremis. On disait que des avatars de vaisseau venaient ici. — Vous êtes encore en train de m’interrompre, murmura-t-elle dans sa bague. Elle fit un sourire au beau jeune homme qui contemplait son verre à présent vide en fronçant les sourcils. — J’aurais pu faire semblant d’être simplement le vaisseau, répondit la voix de Sensia d’un ton raisonnable et dépourvu d’agacement d’une façon justement très agaçante. J’ai pensé que vous aimeriez avoir plus de détails sur le processus physique qui a conduit à votre incarnation actuelle. Vraiment désolée, ma chère. Si vous craignez qu’on n’ait interféré sexuellement avec votre corps dans sa cuve de croissance, je peux vous assurer que tel n’est pas le cas. Le beau jeune homme tendit le bras vers un plateau qui passait en flottant. Il y déposa son verre et attrapa un bol de drogue fumant. Il le porta à son visage et inhala profondément. — Peu importe, dit Lededje. Sensia ? — Oui ? — Je vous en prie, laissez-moi, maintenant. — C’est comme si c’était fait. Mais un dernier conseil quand même. Vous ne croyez pas qu’il est temps de lui demander son nom ? — Au revoir. — À plus tard. Lededje releva les yeux en continuant de sourire. Le beau jeune homme lui tendit son bol de drogue. Elle s’apprêtait à le prendre de la main droite, mais il écarta le bol en lui désignant son autre main. Elle prit donc le bol de la main gauche et le souleva vers son visage avec une légère hésitation. Le beau jeune homme lui prit la main et enserra de nouveau sa bague. Pendant qu’elle inhalait la fumée odorante, il la lui retira brusquement et la jeta par-dessus son épaule. — Hé, c’est à moi ! protesta-t-elle. Elle chercha sa bague des yeux, mais elle avait dû tomber à une dizaine de mètres par-dessus la foule, et personne ne semblait l’avoir récupérée pour la lui rapporter. — Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-elle. Il haussa les épaules. — J’en ai eu envie. — Et vous faites toujours ce dont vous avez envie ? — Oui, en général, dit-il avec un autre haussement d’épaules. — Comment vais-je faire pour parler au vaisseau, maintenant ? Il sembla perplexe. Il inhala un peu de fumée. Elle ne s’était pas aperçue qu’il lui avait repris le bol. — Vous pourriez crier ? suggéra-t-il. Parler à la cantonade ? Demander à quelqu’un d’autre ? (Il secoua la tête et la regarda d’un air pensif.) Vous n’êtes vraiment pas d’ici, dites-moi ? Elle réfléchit un instant à la question. — Non, dit-elle enfin. Elle n’était pas sûre d’apprécier ce type qui trouvait normal de la brutaliser, de lui prendre quelque chose qui n’était pas à lui et de le jeter comme si ça ne valait rien du tout. Il s’appelait Admile. Elle lui dit qu’elle s’appelait Led, pensant que Lededje était un peu trop long à prononcer. — Je cherche un avatar de vaisseau, lui dit-elle. — Ah, fit-il. Je pensais que… vous savez, que vous étiez en maraude. — En maraude ? — Oui, pour le sexe. — Il y a un peu de ça aussi, reconnut-elle. Enfin, oui, effectivement, mais… Elle avait failli lui dire que c’était bien ce qu’elle cherchait, mais peut-être pas avec lui, mais à la réflexion, c’était quand même un peu trop brutal. — Vous voulez faire l’amour avec un avatar de vaisseau ? — Pas forcément. Les deux recherches sont distinctes. — Hmm, fit Admile. Suivez-moi. Elle hésita, mais elle le suivit. Il y avait beaucoup de monde, dans toute une variété de formes dont la plupart étaient panhumaines. Le Chug – finalement, ce devait être le type de musique plutôt que quelque chose de plus spécifique – lui martelait de nouveau les oreilles maintenant qu’ils étaient sortis du cône de silence. Ils étaient obligés de se frayer un passage au milieu des groupes. Des nuages de vapeur odorante formaient un écran de fumée, et elle faillit perdre Admile à deux reprises. Ils passèrent à côté d’un grand cercle dégagé où deux hommes entièrement nus, les chevilles entravées par des cordelettes, boxaient à poings nus, puis un autre où un homme et une femme, portant un simple masque, se battaient avec de longues épées incurvées. Ils atteignirent une sorte d’alcôve profonde et sombre, où parmi des monceaux de coussins, traversins et autres accessoires rembourrés, une étonnante variété de gens, une vingtaine en tout, se livraient avec enthousiasme à des activités sexuelles. Des spectateurs rassemblés en demi-cercle riaient, applaudissaient, faisaient des commentaires et prodiguaient des conseils. Parmi eux, un couple était en train de se déshabiller, apparemment pour se joindre à la fête. Lededje n’était pas particulièrement choquée. Elle avait assisté à un certain nombre d’orgies sur Sichult, auxquelles elle avait été obligée de participer. Veppers avait traversé une phase où il aimait ce genre de choses. Elle n’avait pas apprécié l’expérience, mais c’était peut-être plus parce qu’elle n’avait pas le choix qu’à cause de la pléthore de participants. Elle espérait qu’Admile n’allait pas proposer qu’ils se joignent – ou même elle toute seule – aux ébats du groupe. Elle trouvait qu’un cadre plus romantique conviendrait mieux à la première expérience sexuelle de ce corps. — Le voilà, dit Admile. Ou c’est du moins ce qu’elle crut entendre. C’était de nouveau très bruyant. Elle le suivit jusqu’au bout du demi-cercle de voyeurs, où un petit homme obèse était entouré de gens plutôt jeunes dans l’ensemble. Il était vêtu d’une sorte de robe de chambre lustrée ornée de nombreux motifs. Ses cheveux étaient raides et peu fournis, et ses bajoues luisaient de transpiration. C’était sans doute l’homme le plus gras qu’elle ait jamais vu. Le gros bonhomme ne cessait de lancer une pièce en l’air et de la rattraper. À chaque fois qu’elle retombait dans sa main potelée, une face rouge apparaissait. — C’est une question d’adresse, rien de plus, répétait-il tandis que les spectateurs criaient autour de lui. De l’adresse, c’est tout. Tenez, ce coup-ci, je vais sortir le vert. Cette fois, quand la pièce retomba, ce fut le vert qui s’afficha. — Vous voyez bien ? De l’adresse. Contrôle musculaire et concentration. Une question d’adresse, voilà tout. (Il leva les yeux.) Admile. Dis à ces gens que c’est simplement de l’adresse, tu veux bien ? — Il y a quelque chose à gagner là-dessus ? demanda Admile. Des paris en cours ? — Rien du tout ! dit le gros bonhomme en lançant la pièce en l’air. Rouge. — Bon, d’accord, fit Admile. C’est juste de l’adresse, dit-il aux spectateurs. — Vous voyez bien ? dit le gros bonhomme. Rouge. — N’empêche, ça n’est pas très juste, ajouta Admile. — Ah, tu ne m’aides vraiment pas, fit le gros bonhomme. Encore rouge. — Led, je te présente Jolicci. C’est un avatar. Tu es bien un avatar, Jolicci, n’est-ce pas. ? — Je suis bien un avatar. (Rouge.) Du noble vaisseau Voyageur en Pantoufles. (Rouge.) Une UCG plus péripatétique que la moyenne. (Rouge.) De classe Montagne. (Rouge.) Un avatar qui, je le jure. (Rouge.) N’a recours à aucun truc. (Rouge.) Autre que l’adresse musculaire pour que. (Rouge.) Cette pièce soit… (Rouge)… rouge… (Rouge)… chaque… (Rouge)… fois ! (Vert.) Ah, merde ! Les quolibets fusèrent. Il salua les spectateurs – avec ironie, songea Lededje, si une telle chose était possible. Il lança la pièce une dernière fois et la regarda tournoyer dans l’air, puis il écarta la poche qui ornait la poitrine de sa robe de chambre extravagante. La pièce retomba dans la poche. Il en sortit un mouchoir et s’épongea le front tandis que les spectateurs commençaient à se disperser. — Led, dit-il. Ravi de vous connaître. Il l’examina de la tête aux pieds. Au début, elle s’était habillée de façon très classique, mais elle avait changé d’avis et opté pour une robe courte sans manches, ayant décidé de jouir pleinement de la liberté de ne pas étaler ses tatouages conçus par Veppers et légalement approuvés. Jolicci secoua la tête. — Vous ne ressemblez à rien de ce que j’ai stocké là-dedans, dit-il en se tapotant le front. Excusez-moi pendant que je consulte mon compagnon. Ah, vous êtes sichultienne, c’est bien ça ? — Oui, c’est ça. — Elle voudrait faire l’amour avec un avatar de vaisseau, dit Admile. Jolicci eut l’air surpris. — Ah, vraiment ? — Non, lui dit-elle. Je suis à la recherche d’un vaisseau de mauvaise réputation. Jolicci eut l’air encore plus étonné. — De mauvaise réputation ? — Oui, je crois. — Vous croyez ? Avatar ou pas, pensa-t-elle, il était peut-être de ces gens qui trouvent très spirituel de poser constamment des questions inutiles. — Est-ce que vous en connaissez un ? demanda-t-elle. — Beaucoup. Pourquoi voulez-vous un vaisseau de mauvaise réputation ? — Parce que je crois que le Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie a l’intention de me faire embarquer dans un vaisseau qui sera trop bien élevé. Jolicci ferma un œil comme si cette réponse l’avait touché avec la force d’un crachat. Elle était en train d’explorer divers documents et présentations qu’elle avait découverts grâce à l’écran de sa chambre, cherchant ce que la Culture connaissait et pensait de l’Habilitement, quand le vaisseau l’avait rappelée. — Lededje, je vous ai trouvé un vaisseau, lui avait dit aussitôt la voix neutre. — Ah, je vous remercie. Une image s’était superposée à ce qu’elle était en train de regarder, représentant sans doute un vaisseau de la Culture. On aurait dit un gratte-ciel plutôt banal couché sur le côté. — Il s’appelle le Comme d’Habitude Mais Étymologiquement Insatisfaisant. — Non, c’est vrai ? — Ne vous inquiétez pas pour le nom. L’important, c’est qu’il va dans votre direction, et qu’il est d’accord pour vous prendre à son bord. Il part demain en fin d’après-midi. — Est-ce qu’il m’emmènera jusqu’à Sichult ? — La plus grande partie du chemin. Il vous déposera à un endroit qui s’appelle Bohme, un complexe portuaire et station de transfert juste en dehors de l’Habilitement proprement dit. Je me chargerai d’organiser le transport terminal pendant que vous serez en route. — Est-ce qu’il ne me faudra pas un peu d’argent pour payer ça ? — Je m’en occuperai. Aimeriez-vous parler au vaisseau ? Voir avec lui quand vous embarquerez ? — D’accord. Elle avait parlé au Comme d’Habitude Mais Étymologiquement Insatisfaisant. Il avait été très aimable, mais il lui avait paru ennuyeux. Elle l’avait remercié, remercié encore une fois le VSG, puis elle s’était rassise devant l’écran dont le contrôle lui avait été rendu. Elle avait commencé à chercher des sites concernant les vaisseaux de la Culture. Ils semblaient en nombre infini. Il y avait des millions de vaisseaux, et chacun avait apparemment son blog personnel et son club de fans – souvent plusieurs – et il y avait d’innombrables documents/présentations traitant des classes et des types particuliers, ou de ceux qui avaient été construits par des usines particulières ou encore d’autres vaisseaux. C’était absolument sidérant. Elle comprenait maintenant pourquoi les Culturiens se contentaient d’interroger leur IA ou leur Mental local quand ils cherchaient une information. Essayer de se frayer soi-même un chemin dans ce luxe de détails semblait une tâche insurmontable. Elle ferait peut-être mieux de poser simplement la question. Cela semblait la façon normale de procéder dans la Culture. Sur Sichult, il fallait faire très attention aux sujets qu’on abordait et à qui on posait des questions, mais pas ici, apparemment. D’un autre côté, on se sentait plus en sécurité en faisant ses recherches soi-même. Elle avait déjà une assez bonne idée de la méthode pour y parvenir. Ce n’était pas tellement différent de la façon dont l’Habilitement organisait les données qu’il était prêt à partager avec le public, et par ailleurs, elle avait déjà pu s’entraîner quand elle était encore dans l’Environnement Virtuel du vaisseau, avant d’être reventée dans ce corps. Ici, dans le Réel, en se servant de l’écran, elle savait comment suivre le niveau d’intelligence de la machine à qui elle s’adressait. Une barre située sur le bord de l’écran se modifiait selon qu’elle parlait (ou se contentait de le faire tourner) à un programme totalement stupide, un ensemble d’algorithmes astucieux mais dépourvu d’intelligence, l’un des trois niveaux d’IA ou une entité intelligente extérieure, ou qu’elle était directement reliée à la personnalité principale du VSG. La barre avait atteint son maximum quand Sensia s’était manifestée pour l’avertir au sujet de Divinité In Extremis. Elle avait demandé à l’IA de premier niveau d’afficher les sites de notation des vaisseaux, et elle en avait rapidement trouvé un, tenu par un petit collectif de fans, qui donnait au Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie et au Moi, Je Compte des évaluations qui lui semblaient objectives. Elle posa la question sur le Comme d’Habitude Mais Étymologiquement Insatisfaisant. Rasoir, obéissant. Bien élevé. Nourrissant peut-être l’ambition d’être choisi pour des missions plus exotiques, mais s’il croyait pouvoir intégrer un jour CS, il se faisait des illusions. Elle ne savait pas très bien ce que c’était que ce CS – elle y reviendrait peut-être plus tard. Elle avait affiché la liste de tous les vaisseaux actuellement à bord du VSG. C’était stupéfiant. Il y en avait près de dix mille nommés en ce moment, y compris deux d’une classe de VSG un peu plus petite qui contenaient eux-mêmes d’autres vaisseaux. Le nombre exact changeait sous ses yeux, avec les derniers chiffres qui montaient et descendaient, sans doute en fonction des départs et des arrivées en temps réel. Quatre VSG en construction. Taux d’Occupation des Baies inférieur à 50 %. Elle partait toujours du principe qu’elle était sous surveillance, et elle avait remarqué que plus la question qu’elle posait était compliquée, plus la barre d’intelligence approchait du niveau de la personnalité du vaisseau. Comme elle tenait à éviter ça, au lieu de demander simplement : « Quels sont les vaisseaux voyous ? », elle avait trouvé des raccourcis qui lui permettaient de trier les vaisseaux actuellement à bord en fonction des doutes formulés sur leur réputation. Quelques-uns de ces vaisseaux avaient travaillé, ou étaient associés de façon plausible, avec ce qu’on appelait Circonstances Spéciales. Elle avait remarqué qu’ils ne publiaient pas leur journal de bord ni leurs itinéraires. Encore CS. Elle ne savait toujours pas ce que c’était, mais ça semblait étroitement lié au genre de caractéristiques qu’elle recherchait. Elle avait regardé Circonstances Spéciales. Renseignement militaire, espionnage, ingérence profonde, coups tordus. Ça semblait prometteur. Apparemment, CS intéressait presque autant de gens – dont beaucoup étaient très critiques – que tous les vaisseaux réunis. Elle avait regardé un peu plus en détail les sites anti-CS. Extrêmement critiques. Quelqu’un qui aurait exprimé ce genre d’opinion sur une organisation similaire de l’Habilitement aurait rapidement reçu une petite visite, et on n’en aurait plus jamais entendu parler. Aucun des quelques vaisseaux auxquels elle aurait voulu parler n’était disponible dans l’immédiat. Elle avait trouvé comment leur laisser un message, et c’est ce qu’elle avait fait. — Là, sur votre gauche. Encore un peu plus à gauche. Tout droit sur à peu près cinq mètres, dit une voix neutre qui se rapprochait rapidement. Voilà, c’est elle qui parle à ce gentleman rondouillet. Lededje se retourna et vit une dame qui s’avançait rapidement vers elle d’un air furieux, tenant dans la main un petit objet en argent. — Cette chose, dit la femme en brandissant la bague sous le nez de Lededje, refuse de se taire. Même dans un cône de silence. — C’est bien elle, dit calmement la bague. Admile agita la main pour écarter les fumées de drogue et examina la bague avant de se tourner vers Lededje. — Tu veux que je la jette un peu plus loin ? — Non, ce n’est pas la peine, dit Lededje en prenant la bague. Je vous rem… commença-t-elle à dire. Mais la femme s’éloignait déjà. — Rebonjour, dit la voix neutre du vaisseau. — Hello. — J’irais bien faire un peu de body surf, déclara Jolicci. Quelqu’un veut faire du body surf avec moi ? Admile secoua la tête. — Super, dit Lededje en remettant la bague à son doigt. À tout à l’heure, peut-être. Le body surf consistait à se déshabiller presque entièrement et à se jeter dans une sorte d’immense cascade inversée. On se mettait sur le dos, sur le ventre, sur les fesses, ou encore debout les pieds joints si on était particulièrement habile. Tout cela se passait dans une immense salle à moitié plongée dans la pénombre, remplie de cris et de rires. Une galerie de bars et d’espaces de fête surplombait la scène. Certains pratiquaient ce sport entièrement nus, d’autres en maillot de bain. Jolicci avait choisi un caleçon tellement serré qu’on en avait mal pour lui. Il était particulièrement mauvais à ce sport. Il avait du mal à garder le contrôle, même allongé sur le dos avec les bras et les jambes écartés. Lededje se débrouillait très bien, à condition de ne pas essayer de se tenir debout. Elle glissait sur les fesses en laissant un sillage bien net, tenant une cheville de Jolicci pour l’empêcher de tournoyer comme une toupie, mais aussi pour qu’ils puissent se parler. — Vous voulez donc vous rendre dans un endroit que vous ne voulez pas me dire, pour des raisons que vous voulez garder secrètes, mais vous ne voulez pas y aller dans le vaisseau que le VSG vous a proposé. — En gros, dit-elle, c’est bien ça. J’aimerais aussi parler aux vaisseaux qui ont ou qui ont eu des liens avec Circonstances Spéciales. — Non, vraiment ? dit Jolicci qui se mit à se balancer. Vous êtes sûre ? (Il s’essuya le visage d’une main et commença à osciller. Il reposa la main sur l’eau pour se stabiliser.) Je veux dire, vraiment sûre ? — Oui. Vous ne seriez pas l’avatar d’un de ces vaisseaux, par hasard ? Il avait dit qu’il était l’avatar du Voyageur En Pantoufles, un nom qu’elle ne reconnaissait pas, mais si ça se trouvait, ces vaisseaux changeaient parfois de nom ou en avaient plusieurs qu’ils utilisaient au gré de leur fantaisie. — Non, répondit-il. Je ne suis qu’une Humble Unité de Contact Générale, qui s’occupe strictement des affaires de Contact, je vous le jure. Rien à voir avec CS. (Il la regarda en plissant les yeux d’un air perplexe – mais c’était peut-être simplement à cause de l’eau.) Vous êtes sûre que vous voulez parler à CS ? — Oui. Ils se mirent à pivoter lentement, pris dans un courant local. Jolicci avait l’air pensif, puis il fit signe vers le côté. — On dirait que je suis dépourvu de talent pour ce sport. Ça suffit comme ça. Allons essayer une autre sorte de surf. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Ils se trouvaient dans un petit couloir assez large, avec une épaisse moquette. Un des murs était ponctué d’une série de cinq doubles portes métalliques. Jolicci – qui avait remis son extravagante robe de chambre – avait réussi à écarter les battants de la porte centrale et y avait glissé le bout d’une pantoufle pour les empêcher de se refermer. Par l’entrebâillement, Lededje vit une sorte de puits sombre rempli de câbles verticaux et de barres latérales. Elle entendit des grondements sourds et sentit un courant d’air sur son visage, chargé d’une odeur d’huile vaguement familière. Ils avaient été transportés ici par le tube magique habituel, avec une seule minute de marche à pied à chaque bout. Ce qu’elle voyait maintenant était d’une technologie beaucoup plus ancienne et primitive. — C’est une reconstitution de cage d’ascenseur dans un grand bâtiment, expliqua-t-il. Vous ne connaissez pas ? — Nous avons des gratte-ciel, dit-elle en se tenant à un battant pour se pencher en avant. Et des ascenseurs. Elle aperçut le toit crasseux d’une cabine, un mètre au-dessous d’elle, ce qui était plutôt rassurant. En levant les yeux, elle vit les câbles qui disparaissaient dans les ténèbres. — C’est juste que je n’ai jamais vu l’intérieur d’une cage d’ascenseur. Sauf à l’écran, sans doute. Et puis, il n’y a en général qu’une seule cage, vous savez, pour une seule cabine. — Hmm, fit Jolicci. Allez-y, sautez. Je relâcherai les portes. Mais faites attention, il n’y a pas de filet de sécurité. Elle sauta sur le toit de la cabine. Jolicci la rejoignit en faisant trembler la plaque métallique sous son poids. Les portes se refermèrent au-dessus d’eux en sifflant et la cabine commença aussitôt à monter. En se tenant à l’un des câbles – couvert de graisse poisseuse –, Lededje jeta un coup d’œil par-dessus le bord. L’immense puits était assez large pour contenir dix ascenseurs, cinq de chaque côté. La cabine accéléra et Lededje sentit ses cheveux voler dans le vent, qui faisait également flotter la robe de chambre de Jolicci. Elle se pencha un peu plus tandis que défilaient sous ses yeux des séries de doubles portes, trop vite pour qu’elle puisse les compter. Le fond du puits se perdait dans les ténèbres. Une main l’agrippa par l’épaule pour la tirer en arrière. Elle poussa un cri en heurtant le corps étonnamment solide de Jolicci. Un instant plus tard, une masse sombre plongea devant elle dans un tourbillon d’air. Elle avait manqué de peu d’être décapitée par une cabine qui descendait rapidement. Jolicci relâcha sa prise. — Comme je vous l’ai dit, pas de filet de sécurité. C’est une reconstitution d’une fidélité très dangereuse. Il n’y a pas de capteurs sur les cabines pour les empêcher de vous percuter ou de vous écraser, pas d’antigrav au fond du puits pour vous rattraper. Personne qui puisse vous voir tomber, et encore moins vous sauver. Vous êtes sauvegardée ? Elle s’aperçut qu’elle tremblait légèrement. — Vous voulez dire mon, heu, moi-même ? Ma personnalité ? (Il la regardait sans répondre. C’était aussi bien qu’il fasse très sombre, parce qu’elle aurait eu du mal à interpréter son expression.) Ça ne fait qu’un jour que je suis sortie de… d’un bocal, d’une cuve. (Elle ravala sa salive.) Mais enfin, non, pas de sauvegarde. Leur cabine commençait à ralentir. Jolicci leva la tête. — Bon, c’est là que ça devient amusant. (Il se tourna vers Lededje.) Vous êtes prête ? — Prête pour quoi ? — Venez par ici. Sautez quand je vous le dirai. Sans hésiter une seconde. Il faut d’abord que vous lâchiez ce câble. Elle obéit et vint le rejoindre de l’autre côté du toit. En levant les yeux, elle aperçut le plancher d’une autre cabine qui descendait rapidement vers eux. Elle entendit tout à coup des cris et des rires dans les profondeurs des ténèbres. Leur cabine ralentissait toujours. — Bon, doucement, là, doucement… dit Jolicci tandis qu’ils s’approchaient de la cabine au-dessus d’eux. — Est-ce que je ne devrais pas vous tenir la main ? demanda Lededje. — Surtout pas, répondit-il. O.K., O.K., on y est presque… Leur cabine était presque arrêtée. L’autre passa à côté en sifflant. — Allez-y ! cria Jolicci lorsque les deux toits furent pratiquement au même niveau. Il sauta, et elle le suivit un instant plus tard, mais en s’attendant à atterrir là où le toit était au moment de sauter, et non pas là où il serait quand elle l’atteindrait… Elle se reçut assez mal et serait tombée contre les câbles si Jolicci ne l’avait pas retenue. Elle eut le souffle coupé. Elle se tint contre le gros avatar le temps qu’ils recouvrent tous deux leur équilibre. La cabine d’où ils avaient sauté s’était arrêtée quelques étages plus haut, et s’éloignait rapidement tandis que leur cabine poursuivait sa descente. Elle aussi commençait à ralentir. — Wouah ! fit Lededje en relâchant Jolicci. (Ses doigts avaient laissé de longues traînées de graisse sur les revers de sa robe de chambre.) C’était vraiment… très excitant ! (Elle le regarda d’un air interrogateur.) Vous faites ça souvent ? — C’était la première fois. J’en avais seulement entendu parler. Elle fut un peu secouée par cette réponse. Elle s’était crue en sécurité, entre les mains d’un expert. La cabine s’arrêta. Lededje entendit les portes s’ouvrir et une barre de lumière filtra par ce côté de la cabine, éclairant le visage de Jolicci. Il la regardait d’un air bizarre, et elle sentit un petit frisson de peur. — Pour en revenir à cette histoire de CS… dit-il. — Oui ? fit-elle tandis qu’il se rapprochait d’un pas. Elle recula et buta contre une barre du toit de la cabine. Il la saisit de nouveau et la tira vers le bord le plus éloigné. En contrebas, elle vit une autre cabine monter rapidement vers eux. Elle faisait partie de l’autre rangée de cinq cabines, séparée par un vide de deux mètres, trois ou quatre fois plus que celui entre les cabines situées d’un même côté. Jolicci lui indiqua la cabine qui s’approchait. — Vous croyez qu’on arrivera à sauter sur celle-là ? lui chuchota-t-il à l’oreille. (Elle sentit la chaleur de son haleine.) Souvenez-vous, pas de filet de sécurité. Même pas de système de surveillance. (Il l’entraîna encore un peu plus près du bord.) Alors, qu’est-ce que vous en dites ? Vous croyez qu’on peut ? — Non, répondit-elle. Et je crois que vous devriez me lâcher. Avant qu’elle n’ait pu esquisser un geste de défense, il la saisit brutalement par le coude et la fit basculer au-dessus du vide. — Vous voulez toujours que je vous lâche ? — Non ! cria-t-elle en l’agrippant par le bras. Ne soyez pas bête ! Bien sûr que non ! Il l’attira vers lui, mais elle n’était pas encore hors de danger. — Si vous aviez un terminal, dit-il, il vous entendrait crier si vous tombiez. (Il jeta un coup d’œil dans le vide.) Le vaisseau aurait peut-être juste le temps de comprendre ce qui se passe et de vous envoyer un drone pour vous rattraper avant que vous ne vous écrasiez en bas. — Je vous en supplie, arrêtez, vous me faites peur. Il l’attira à lui, et elle sentit son haleine sur son visage. — Tout le monde trouve CS tellement prestigieux, tellement… sexy ! (Il la secoua et se frotta l’entrejambe contre sa cuisse.) Plein d’excitation et de dangers, mais pas trop dangereux quand même. C’est ça que vous croyez ? Vous avez entendu les rumeurs, absorbé la propagande ? Vous avez lu les bonnes évaluations, écouté ceux qui se proclament des experts, c’est ça ? — J’essaie juste d’en savoir plus. — Vous avez peur ? lui demanda-t-il. — Je viens de vous dire… Il secoua la tête. — Il n’y a rien de dangereux, là, dit-il en la secouant encore une fois. Je ne suis pas dangereux. Je suis juste un bon gros avatar d’UCG. Jamais je ne jetterais quelqu’un dans une cage d’ascenseur pour qu’il aille s’écraser au sol. Je fais partie des gentils. Et pourtant, vous avez encore peur, n’est-ce pas ? Vous avez peur, dites-moi ? J’espère bien que vous avez peur. — Je vous l’ai déjà dit, répondit-elle froidement en le regardant droit dans les yeux. Il sourit et l’attira vers lui pour la mettre en sécurité. Il la lâcha et saisit un des câbles tandis que la cabine reprenait sa descente. — Et moi, comme je vous l’ai dit, Mlle Y’breq, je suis un des gentils. Elle s’agrippa à un autre câble. — Je ne vous ai jamais dit mon nom entier. — Bien vu. Mais sérieusement, je suis un gentil. Je suis le genre de vaisseau qui fera toujours le maximum pour sauver les gens, pas les tuer ni les laisser se faire tuer. CS – ses vaisseaux, ses membres – ont beau être du côté des anges, ce n’est pas pour autant qu’ils se comportent gentiment. En fait, quand vous tomberez dans l’équivalent symbolique d’une cage d’ascenseur, je peux vous assurer virtuellement que vous aurez l’impression que ce sont eux, les méchants, quelle que soit la qualité de l’algèbre morale qui les aura conduits à vous jeter dedans. — Je crois que vous vous êtes clairement fait comprendre, monsieur, lui dit-elle d’un ton glacial. Et maintenant, nous pourrions peut-être laisser ce passe-temps de côté. Il la regarda encore un long moment avant de secouer la tête et de détourner les yeux. — Ma foi, vous me semblez solide, dit-il. Mais vous êtes quand même une idiote. (Il poussa un profond soupir. L’ascenseur s’était presque arrêté.) Je vais donc vous conduire à un vaisseau de CS. (Il eut un sourire parfaitement dénué d’humour.) Quand toute cette affaire tournera horriblement mal, sentez-vous libre de me le reprocher, si vous le pouvez encore. Ça ne fera aucune différence. — Les Oubliés, dit le Bodhisattva à Yime Nsokyi. Également connus sous le nom d’Oubliettionnaires. Yime était parfois bien obligée de reconnaître qu’un lacis neural pouvait être utile. Si elle en avait eu un, elle aurait pu l’interroger, lui demander des références, des définitions. Qu’est-ce que ça pouvait bien être qu’un Oubliettionnaire ? Bien sûr, le vaisseau saurait qu’elle posait ces questions – comme elle n’était plus sur l’Orbitale, les communications avec un lacis ou un terminal passaient forcément par le Mental du Bodhisattva ou l’un de ses sous-systèmes –, mais au moins, avec un lacis neural, les informations vous rentraient d’un coup dans le cerveau au lieu de vous être distillées au compte-gouttes. — Je vois, dit Yime en croisant les bras. Je vous écoute. — Ce sont des vaisseaux qui ont une certaine… prédisposition, dirais-je. En général des VSG, souvent avec quelques autres vaisseaux et un petit nombre de drones à leur bord, mais pas d’humains. Ils se retirent des échanges d’informations habituels de la Culture, ils arrêtent de signaler leur position, ils s’en vont au milieu de nulle part et ils restent là à ne rien faire. Enfin, rien d’autre qu’écouter, indéfiniment. — Écouter ? — Ils écoutent une ou plusieurs – probablement toutes, j’imagine – des quelques stations dispersées dans la Galaxie, et qui émettent des informations en continu sur l’évolution des affaires de la communauté galactique en général, et de la Culture en particulier. — Des stations d’informations. — À défaut d’un terme plus approprié. — Qui émettent en continu. — C’est une méthode de communication inefficace et peu économique, mais l’avantage d’une émission dans ce contexte est justement que les informations sont diffusées partout, et que personne ne peut savoir qui les écoute. — Combien y a-t-il de ces « Oubliés » ? — C’est une bonne question. Pour la plupart des gens, ce sont simplement des vaisseaux qui ont décidé de se retirer dans un mode particulièrement peu communicatif, une idée que les vaisseaux concernés se gardent bien de contredire, naturellement. À tout moment, on peut estimer que un pour cent de la flotte de la Culture est retirée quelque part, et que 0,3 à 0,4 % d’entre eux sont restés silencieux après avoir quitté ce qu’on pourrait appeler la séquence principale du comportement normal d’un vaisseau. J’hésite à parler de discipline. C’est un domaine qui n’a pas fait l’objet de beaucoup d’études, de sorte qu’il est difficile d’évaluer la qualité même de ces estimations. Ils sont peut-être une dizaine, mais ils pourraient tout aussi bien être trois ou quatre cents. — Et tout ça dans quel but ? — Ils jouent le rôle de sauvegardes, répondit le Bodhisattva. Si, par quelque catastrophe étrange, totale et incroyablement étendue, la Culture venait à disparaître complètement, n’importe lequel de ces vaisseaux pourrait recréer dans notre Galaxie – ou peut-être dans une autre – quelque chose qui lui ressemblerait beaucoup. On est évidemment en droit de se demander pourquoi se donner la peine de la recréer si elle avait été aussi complètement annihilée, mais on peut toujours imaginer que la version deux profiterait des enseignements tirés de cette disparition, et se révélerait un peu plus résiliente. — Je croyais que la flotte entière de Contact était censée jouer ce rôle de « sauvegardes », dit Yime. Dans ses relations avec d’autres civilisations, surtout celles qu’elle rencontrait pour la première fois, on insistait beaucoup sur le fait que chaque VSG représentait la Culture dans son intégralité, qu’il détenait la somme de toutes les connaissances qu’elle avait accumulées et qu’il était capable de construire n’importe quel objet ou appareil qu’elle savait fabriquer. Par ailleurs, la dimension d’un VSG lui permettait de contenir tellement d’humains et de drones qu’on pouvait considérer qu’ils constituaient un échantillon naturellement et raisonnablement représentatif. De façon délibérée, la Culture était très largement distribuée à travers la Galaxie, et ne possédait ni centre ni planète d’origine. Cette dispersion pouvait la rendre plus vulnérable à des attaques, mais elle rendait aussi plus difficile son éradication complète, du moins en théorie. Le fait de posséder des centaines de milliers de vaisseaux dont chacun était capable à lui seul de reconstruire la Culture tout entière était généralement considéré comme une protection suffisante contre la disparition civilisationnelle, ou c’était du moins ce que Yime avait été amenée à croire. Manifestement, il y avait des gens qui pensaient différemment. — La flotte de Contact est ce qu’on pourrait appeler une deuxième ligne de défense, dit le vaisseau. — Quelle est la première ? — L’ensemble des Orbitales, et les autres habitats en y incluant les planètes et les astéroïdes. — Et ces Oubliés sont le dernier recours. — Probablement. C’est ce qu’on peut penser. Pour autant que je sache. Venant d’un vaisseau, cela voulait probablement dire Non. Mais Yime savait bien qu’il était inutile d’essayer d’obtenir d’un Mental une réponse moins ambiguë. — Donc, ils restent là sans bouger. C’est où, « là », plus précisément ? — Des nuages d’Oort, l’espace interstellaire, à l’intérieur ou même au-delà du halo externe de la grande Galaxie elle-même, qui sait ? Mais enfin, oui, en gros, c’est le principe. — Et indéfiniment. — En tout cas, jusqu’ici, répondit le Bodhisattva. — Attendant une catastrophe qui ne se produira sans doute jamais, mais qui, si elle arrivait, indiquerait l’existence d’une force d’une telle puissance qu’elle pourrait probablement repérer ces vaisseaux et les détruire eux aussi, ou d’une faille existentielle de la Culture tellement profonde qu’elle serait certainement également présente chez ces « Oubliés » étant donné leur… représentativité. — Exprimé de cette façon, il est vrai que toute cette stratégie semble un peu vaine, dit le vaisseau qui semblait presque s’en excuser. Mais voilà, c’est comme ça. Sans doute parce qu’on ne peut jamais vraiment savoir. Je crois que cette idée vise en partie à rassurer ceux qui pourraient s’inquiéter de telles éventualités. — Mais la plupart des gens ne connaissent même pas l’existence de ces vaisseaux, fit remarquer Yime. Comment peut-on être rassuré par quelque chose qu’on ignore ? — Ah, fit le Bodhisattva. C’est toute la beauté de la chose. Seuls les gens qui s’inquiètent ont des chances d’essayer d’obtenir de telles informations, et ils sont donc rassurés en conséquence. Ils ont aussi tendance à comprendre la nécessité de limiter la diffusion de ces informations, et de fait, ils prennent plaisir à contribuer à cette tâche. Ainsi, tous les autres continuent de mener joyeusement leur existence sans se soucier de rien. Yime secoua la tête avec agacement. — Ça ne peut pas rester complètement secret, protesta-t-elle. Il y a forcément des références quelque part. La Culture était notoirement incapable de garder des secrets, surtout quand ils étaient importants. C’était un des rares domaines où la plupart des civilisations de son niveau, et même beaucoup de sociétés moins avancées, l’éclipsaient totalement. D’un autre côté, la Culture étant ce qu’elle était, elle en tirait une certaine fierté perverse. Ce n’est pas pour autant qu’elle n’essayait pas d’avoir des secrets – « elle », dans ce contexte, se traduisant généralement par « Contact », ou encore plus vraisemblablement « CS » –, de temps en temps, mais ça ne marchait jamais très longtemps. D’un autre côté, quelquefois, « pas très longtemps » est suffisamment long quand même. — Oui, bien sûr, dit le Bodhisattva. Disons simplement que l’information est là, mais qu’elle attire très peu l’attention. Et de par la nature même de ce… programme – si l’on peut se permettre d’utiliser un terme qui supposerait un certain degré d’organisation –, il est pratiquement impossible d’en trouver la confirmation. — Il n’est donc pas ce qu’on pourrait qualifier d’officiel ? Le vaisseau émit un bruit de soupir. — Il n’existe à ma connaissance aucun département ni comité de Contact qui soit concerné par cette affaire. Yime fit une légère moue. Elle savait repérer quand un vaisseau voulait dire : « Restons-en là, si vous le voulez bien. » Bon, encore une chose qu’elle devrait garder en tête. — Donc, pour résumer, dit-elle, le Moi, Je Compte pourrait se trouver à bord du Réflexion Interne Totale, qui s’est retiré et qui est probablement un des Oubliés. — Exactement. — Et le Moi, Je Compte possède une image de Mlle Y’breq. — Probablement la seule image de Mlle Y’breq, précisa le Bodhisattva. Nous avons une information provenant d’un individu dont il a pris une image quelque temps plus tard, selon laquelle le vaisseau garantit qu’il s’agit à chaque fois d’une image unique, strictement réservée à sa collection, et qu’il n’est pas question de partager ni même de copier à des fins de sauvegarde. Il semblerait que le Moi, Je Compte ait tenu parole. — Vous pensez donc que… que quoi ? Que Y’breq va tenter de récupérer son image, bien qu’elle soit vieille de dix ans ? — On a considéré que c’était une possibilité très réelle. — Et Quietus sait où se trouvent le Moi, Je Compte et le Réflexion Interne Totale ? — Nous pensons en avoir une bonne idée. Plus précisément, nous avons des contacts occasionnels avec un représentant du Réflexion Interne Totale. — Ah bon ? — Le Réflexion Interne Totale est relativement inhabituel parmi les Oubliés – c’est du moins ce que nous pensons – dans la mesure où il abrite une petite population d’humains et de drones qui cherchent une forme d’isolement plus stricte que les offres habituelles de retraite. Par nature, de tels engagements sont généralement pris à très long terme – plusieurs décennies en moyenne. Il y a cependant une certaine rotation dans les deux populations, constante quoique fluctuante, de sorte que des gens ont besoin d’être transportés pour débarquer ou embarquer sur le VSG. Il y a trois points de rendez-vous relativement stables, et un programme de navettes assez fiable. Le prochain rendez-vous est prévu dans dix-huit jours, dans le Filament de Semsarine. Mlle Y’breq devrait pouvoir s’y présenter à temps, de même que vous et moi, Mlle Nsokyi. — Est-elle au courant de ce rendez-vous ? — C’est ce que nous pensons. — C’est là qu’elle se dirige en ce moment ? — Encore une fois, c’est ce que nous pensons. — Hmm, fit Yime en fronçant les sourcils. — Voilà donc le tableau général de la situation, Mlle Nsokyi. Un briefing plus détaillé vous attend, naturellement. — Naturellement. — Puis-je considérer que vous acceptez de prendre part à cette mission ? — Oui, dit Yime. Sommes-nous déjà en route ? L’image du vieux vaisseau de guerre de classe Hooligan s’effaça et fut remplacée de nouveau par un panorama d’étoiles, aussi bien sur les côtés que reflété sur la coque noire du vaisseau au-dessus d’elle et sous ses pieds. À présent, les étoiles se déplaçaient. — Oui, répondit le Bodhisattva, nous le sommes. Lededje fut présentée à l’avatar du vaisseau de CS En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles dans un bar de guerre où la seule lumière – à part celle des écrans et des holos – provenait de larges rideaux de plomb amphotère s’écoulant sur les murs depuis des fentes percées dans le plafond. Dans un crachotement incessant, la réaction chimique éclairait la salle d’une lumière jaune orangé vacillante qui évoquait beaucoup celle d’un feu de bois. Il faisait chaud, et il flottait dans l’air une étrange odeur âcre. — Du plomb en grains très fins, simplement déversé dans l’air, avait marmonné Jolicci lorsqu’ils étaient entrés et qu’elle avait fait allusion à l’étrange phénomène. Il n’avait d’ailleurs pas été si facile que ça d’entrer. L’établissement était situé dans un vieux vaisseau trapu de classe Interstellaire, lui-même logé dans l’une des Petites Baies du VSG, qui leur avait clairement fait comprendre – alors qu’ils se trouvaient à l’intérieur de l’espace caverneux de la Baie – qu’il s’agissait d’un club privé, sur lequel le VSG n’avait aucune juridiction directe, et que cet endroit n’était nullement dans l’obligation d’accueillir des visiteurs qu’un membre du club ne souhaiterait pas voir. — Je m’appelle Jolicci, et je suis l’avatar du Voyageur en Pantoufles, dit Jolicci au petit drone qui flottait devant l’écoutille inférieure du vaisseau. Je pense que vous savez qui je viens voir. Si vous voulez bien l’en informer ? — C’est ce que je suis en train de faire, répondit le petit drone en forme de boîte. Le vaisseau s’appelait Revenus Occultes. Il mesurait une centaine de mètres de long. En jetant un coup d’œil autour d’elle, dans les sombres profondeurs de la Baie, Lededje pensa qu’on aurait pu y ranger au moins trois autres vaisseaux de la même taille sans que les ailettes ou les propulseurs risquent de se toucher. Le Revenus Occultes avait beau être petit, ce concept était très relatif s’agissant de vaisseaux aussi bien que des vastes hangars de stockage nécessaires. Lededje examina le petit drone qui flottait devant eux à hauteur des yeux. Ma foi, songea-t-elle, c’était une expérience nouvelle. Quand Veppers l’emmenait quelque part – le nouveau restaurant le plus cher, le nouveau club ou bar le plus chic – lui et son entourage étaient aussitôt acceptés, qu’ils aient réservé ou non, même dans les endroits qui ne lui appartenaient pas. C’était vraiment étrange qu’il eût fallu être enfin dans cette Culture à l’égalitarisme obsessionnel pour découvrir ce que c’était que de faire le pied de grue devant un club dans l’espoir d’y être admise. L’écoutille se rabattit sans prévenir, juste derrière le petit drone. Le panneau s’abaissa si vite que Lededje s’attendit à un grand bruit quand il entrerait en contact avec le sol finement strié de la Baie, mais il fut amorti au dernier moment et c’est en silence qu’il le toucha. Le drone s’écarta sans un mot. — Merci, dit Jolicci en posant le pied sur le panneau. Il tint Lededje par le bras tandis que la plate-forme s’élevait jusqu’à un petit espace à peine éclairé à l’intérieur du Revenus Occultes. — Demeisen est un peu bizarre, expliqua-t-il. Même selon les normes des avatars de vaisseau. Soyez simplement très honnête avec lui. Ou elle. — Vous n’êtes pas sûr ? — Ça fait quelque temps qu’on ne s’est pas vus. Le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles change assez fréquemment d’avatar. — Dites-moi, qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Jolicci eut l’air un peu gêné. — Un club de guerre porno, je crois. Lededje lui aurait bien posé d’autres questions, mais ils furent accueillis par un autre petit drone qui les escorta à l’intérieur. — Demeisen, permets-moi de te présenter Mlle Lededje Y’breq, dit Jolicci à l’homme assis à une table au milieu de la salle. C’était une sorte de restaurant étrange avec de grandes tables rondes dispersées çà et là, équipées d’écrans ou d’affichages holo. Toute une variété de gens, la plupart humains, étaient installés autour de ces tables, avec devant eux des bols de drogue, des verres, des pipes à glace et de petits plateaux de nourriture, certains soigneusement disposés, d’autres en désordre ou délaissés. Les écrans et les holos montraient tous des scènes de guerre. Au début, Lededje pensa qu’il s’agissait simplement de films, mais au bout d’un moment, après quelques séquences particulièrement horribles, elle comprit que c’étaient d’authentiques combats. La plupart des gens dans la salle ne regardaient pas ces écrans. C’étaient Jolicci et elle qui les intéressaient. L’homme à qui Jolicci s’adressait était assis à une table avec quelques autres garçons assez jeunes. Ils avaient cet air qui indiquait que, dans leur variété de physionomies panhumaines, tous étaient remarquablement beaux, même s’ils ne le paraissaient pas aux yeux d’un observateur extérieur. Demeisen se leva. Il avait un air cadavérique, avec des joues creuses, des yeux noirs dépourvus de blanc, deux bosses à la place des sourcils, un nez camus et le teint basané. Son visage était balafré. Bien que de taille moyenne, sa maigreur le faisait paraître plus grand. Si sa physiologie avait été celle d’un Sichultien, son visage légèrement bouffi aurait indiqué que sa perte de poids avait été rapide et récente. Ses vêtements étaient foncés, peut-être noirs : un pantalon étroit et une chemise ajustée – ou une veste – à moitié fermée au col par un rubis rouge sang gros comme le pouce. Elle le vit jeter un coup d’œil à sa main droite, et elle la lui tendit. Il la prit dans la sienne, et la serra de ses doigts aux phalanges trop nombreuses. Il avait la peau très chaude, presque fiévreuse, mais parfaitement sèche, comme du parchemin. Elle le vit faire une grimace, et remarqua que deux de ses doigts étaient grossièrement maintenus par une attelle en bois ou en plastique nouée d’un bout de chiffon. Il la regarda avec une expression indéchiffrable. — Bonsoir, dit-elle. — Mlle Y’breq. (Il avait une voix froide et sèche. Il salua Jolicci et désigna les chaises à sa droite et à sa gauche.) Wheloube, Emmis, si vous voulez bien… Les deux jeunes gens à côté de lui semblèrent vouloir protester, mais ils s’abstinrent. Ils se levèrent avec une sorte de mépris glacé et s’éloignèrent. Demeisen fit un geste de la main. L’affichage holo, qui montrait une escarmouche affreusement réaliste entre un groupe de cavaliers et une bande plus importante d’archers, disparut aussitôt. — C’est un privilège rare, murmura Demeisen à Jolicci. Comment vont les affaires de Contact Général ? — Raisonnablement bien. Et toi, ton travail de vigile ? Demeisen sourit. — Être veilleur de nuit éclaire sur bien des choses. Il avait devant lui un petit tube doré. Lededje avait cru qu’il s’agissait de l’embout d’une pipe à eau ou à glace cachée sous la table – on en voyait plusieurs aux alentours –, mais c’était en fait un bâtonnet avec un bout incandescent, qui n’était relié à rien. Demeisen le porta à ses lèvres et aspira profondément. Le tube doré crépita et se raccourcit tandis que le bout rougeoyait sous un nuage de fumée grise. Voyant qu’elle l’observait, Demeisen lui tendit le bâtonnet. — C’est une drogue. Elle vient de Sudalle. Ça s’appelle du narthaque. L’effet est similaire au tarare, mais en plus âpre, beaucoup moins agréable. Gueule de bois garantie. — Tarare ? répéta Lededje. Apparemment, elle était censée connaître. Demeisen sembla à la fois surpris et indifférent. — Mlle Y’breq n’a pas de toxiglandes, expliqua Jolicci. — Vraiment ? (Demeisen la regarda d’un air perplexe.) Seriez-vous sous le coup d’une punition, Mlle Y’breq ? Ou faites-vous partie de ces obscurantistes qui pensent que la lumière ne peut se trouver que dans l’ombre ? — Ni l’un ni l’autre, répondit Lededje. Je suis plutôt une aliène au statut à peine légal. Elle avait espéré que ce serait amusant, mais personne autour de la table n’avait l’air de sourire. Elle ne devait pas être aussi bonne en marain qu’elle le pensait. Demeisen se tourna vers Jolicci. — On me dit que cette jeune femme cherche un passage. — Effectivement, dit Jolicci. Demeisen agita les mains, et des volutes de fumée s’élevèrent du bâtonnet doré. — Là, Jolicci, pour une fois, tu m’épates. Qu’est-ce qui a bien pu te faire croire que j’étais devenu taxi ? Vas-y, dis-moi, je brûle de l’apprendre. Jolicci se contenta de sourire. — C’est un peu plus compliqué que ça, je crois. Mlle Y’breq, je vous laisse la parole. Elle se tourna vers Demeisen. — J’ai besoin de rentrer chez moi, monsieur. Demeisen jeta un coup d’œil à Jolicci. — Jusque-là, ça me semble très taxi. Allons, continuez, Mlle Y’breq. J’ai hâte que la vitesse de libération soit atteinte pour échapper au puits des mondanités. — J’ai l’intention de tuer un homme. — C’est un peu moins banal. Mais encore une fois, on peut penser qu’un taxi suffirait, à moins que la personne concernée ne puisse être envoyée ad patres qu’avec un vaisseau de guerre. Qui plus est, un vaisseau de guerre de la Culture à la fine pointe de la technologie, au risque de paraître immodeste. Le terme « excessif » me vient à l’esprit. (Il lui fit un sourire glacial.) À ce stade, votre affaire n’avance pas aussi bien que vous avez pu l’espérer. — On m’a dit que je serai accompagnée d’un drone gardien. — Vous avez donc été assez bête pour laisser entendre que vous aviez l’intention de tuer cet homme. Ah, ma foi… Puis-je suggérer que votre projet se présente bien mal si vos plans assassins n’incluent pas un minimum de ruse, de subterfuge, ou encore, si je peux me permettre, d’intelligence ? Mes capacités d’empathie – qui sont extrêmement limitées, je vous assure – restent résolument inactivées. (Il s’adressa de nouveau à Jolicci.) Tu penses t’être suffisamment humilié comme ça, Jolicci, ou veux-tu vraiment que je… — L’homme que j’ai l’intention de tuer est le plus riche du monde, le plus riche et le plus puissant de toute ma civilisation, dit Lededje. Même elle, elle pouvait entendre la note de désespoir dans sa voix. Demeisen la regarda d’un air perplexe. — Quelle civilisation ? — L’Habilitement, répondit-elle. — L’Habilitement Sichultien, précisa Jolicci. Demeisen ricana. — Encore une fois, dit-il à Lededje, vous ne m’impressionnez pas autant que vous le croyez. — Il m’a tuée, ajouta-t-elle en s’efforçant de garder une voix posée. Il m’a assassinée de ses propres mains. Nous n’avons pas de technologie pour sauvegarder les âmes, mais j’ai été sauvée grâce à un vaisseau de la Culture, le Moi, Je Compte, qui m’avait installé un lacis neural il y a dix ans. Je viens juste d’être reventée ici. Demeisen poussa un soupir. — Tout cela est bien mélodramatique. Votre vendetta pourrait inspirer un film, sans doute pas très bon, dans un avenir que j’espère lointain. Je me ferai un plaisir de le manquer. (Il eut un mince sourire.) Et maintenant, si vous voulez bien me laisser ? Il fit signe aux deux jeunes gens qui avaient dû céder leur place à Lededje et Jolicci. Ils observaient maintenant la scène avec un air triomphant. Jolicci soupira. — Vraiment navré de cette perte de temps, dit-il en se levant. — N’empêche, j’espère te navrer encore plus, dit Demeisen avec un petit sourire. — C’est à Mlle Y’breq que je m’adressais. — Pas moi, dit Demeisen en se levant en même temps que Lededje. (Il la regarda en tirant une longue bouffée de son tube doré.) Bonne chance pour vos recherches de transport, dit-il en exhalant la fumée. Avec un large sourire, il écrasa le bout incandescent dans sa paume. On entendit nettement la chair grésiller. Son corps frémit, mais son visage resta impassible. — Quoi, ça ? dit-il voyant que Lededje regardait d’un air effaré la brûlure marron dans sa main. Ne vous inquiétez pas pour moi, je n’ai absolument rien senti. (Il éclata de rire.) Ce qui n’est pas le cas pour le pauvre imbécile qui est là-dedans, ajouta-t-il en se tapotant le front. Ce crétin a gagné un concours lui donnant le droit de remplacer un avatar de vaisseau pendant une centaine de jours. Sans avoir le moindre contrôle sur le corps ou le vaisseau, naturellement, mais à part ça, une expérience complète, avec toutes les sensations. On m’a dit qu’il avait pratiquement fait dans son froc quand il a appris qu’un vaisseau de guerre dernier modèle s’était porté volontaire pour accepter son offre. (Son sourire s’élargit encore.) Manifestement, il n’a jamais beaucoup étudié la psychologie des vaisseaux. Alors, voilà, dit-il en regardant ses doigts fracturés, je tourmente le pauvre idiot. (De l’autre main, il fit jouer ses doigts blessés, et son corps trembla. Lededje grimaça de sympathie.) Vous voyez ? Il est incapable de m’en empêcher, dit gaiement Demeisen. Il souffre en silence et il apprend sa leçon, tandis que moi… eh bien, je m’amuse un peu. Il les regarda tous les deux. — Jolicci, dit-il en feignant un air soucieux, tu sembles choqué. Ça te va très bien, tu sais. Jolicci ne répondit pas. Wheloube et Emmis vinrent se rasseoir. Demeisen étendit les mains et caressa les cheveux de l’un et le crâne rasé de l’autre, puis il prit délicatement le menton du chauve. — Ce qui est le plus fascinant, poursuivit-il en se tapotant de nouveau le front, c’est que ce type est farouchement hétérosexuel, avec une peur d’être violé qui frise l’homophobie. Il regarda les jeunes gens assis autour de la table, fit un clin d’œil à l’un d’eux, et se tourna avec un sourire radieux vers Jolicci et Lededje. En s’éloignant rapidement dans la Petite Baie faiblement éclairée, Lededje dit d’un air furieux : — Il y a forcément d’autres vaisseaux de CS. — Aucun qui accepte de vous parler, dit Jolicci en trottinant derrière elle. — Et le seul qui voulait bien ne cherchait qu’à me choquer et m’humilier. Jolicci haussa les épaules. — La classe Abominator des Unités Offensives Générales, à laquelle notre ami appartient, n’est pas particulièrement réputée pour sa douceur ni sa sociabilité. La spécification a probablement été établie lors d’une de ces périodes où la Culture craignait de ne pas être prise au sérieux parce qu’on la trouvait trop gentille. Même au sein de cette classe, il faut dire que ce vaisseau est un peu limite. La plupart des vaisseaux de CS gardent leurs griffes soigneusement rentrées et leur psychopathie en veilleuse, sauf en cas de nécessité impérieuse. Une fois dans le tube de transport, découragée mais plus calme, Lededje dit à Jolicci : — En tout cas, je vous remercie de vos efforts. — Il n’y a pas de quoi. Tout ce que vous avez dit là-bas est-il vrai ? — Absolument. (Elle le regarda dans les yeux.) Je compte sur votre totale discrétion. — Ma foi, vous auriez pu me le dire avant, mais bon, je vous promets que ce que vous avez dit restera entre nous. (Le petit avatar prit un air songeur.) Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, Mlle Y’breq, mais vous venez sans doute de l’échapper belle. Elle le regarda froidement. — Ça n’est jamais que la deuxième fois ce soir, alors. Jolicci eut plutôt l’air amusé. — Comme je vous l’ai dit, il n’était pas question que je vous lâche. C’était un simple jeu. Ce que vous venez de voir était la réalité. — Le vaisseau a vraiment le droit de traiter un humain comme ça ? — Si cela résulte d’un acte volontaire, d’un accord conclu en toute connaissance de cause, alors la réponse est oui. Voilà ce qui peut se passer quand on prend le risque de croiser le chemin de CS. (En fronçant les sourcils, il ajouta :) Certes, c’est quand même un cas extrême. Lededje respira un grand coup et prit sa décision. — Je n’ai pas de terminal. Est-ce que je peux me servir de vous ? — Je vous en prie. Qui aimeriez-vous contacter ? — Le VSG, pour lui dire que j’embarquerai demain dans le vaisseau qu’il m’a proposé. — Ce n’est pas nécessaire. Il considère la chose comme acquise. Quelqu’un d’autre ? — Admile ? dit-elle d’une petite voix hésitante. Un court silence, puis Jolicci hocha la tête à regret. — Je crains qu’il ne soit occupé par ailleurs. Lededje poussa un soupir. — Je souhaite avoir une rencontre sexuelle sans conséquence avec un homme, de préférence aussi beau que l’un de ces jeunes gens à la table de Demeisen. Jolicci sourit et soupira à son tour. — Ma foi, dit-il, la nuit ne fait que commencer. Allongée sur son lit dans l’obscurité de sa petite cabine, Yime attendait le sommeil. Elle lui donnerait sa chance pendant quelques minutes encore, et ensuite, elle endocrinerait du douxrêve pour l’obtenir de façon un peu moins naturelle. Elle avait le même jeu de toxiglandes que la plupart des humains de la Culture, l’option par défaut avec laquelle on naissait, mais elle préférait ne pas s’en servir sauf nécessité absolue, et jamais pour le plaisir. Seulement dans un but réellement utile. Bien sûr, elle aurait sans doute pu s’en débarrasser, leur dire simplement de dépérir et de se laisser absorber par son organisme. Elle savait que certains membres de Quietus l’avaient fait, dans un esprit de renoncement ascétique qu’elle considérait comme un peu excessif. Et par ailleurs, conserver ses toxiglandes sans s’en servir était une plus grande marque de discipline que de les retirer et ne de plus être tenté du tout. D’un autre côté, on pouvait dire la même chose de son choix de devenir neutre. Elle passa la main entre ses cuisses pour tâter la petite bosse fendue – comme un troisième téton bizarrement placé – qui était tout ce qu’il restait de ses organes génitaux. Quand elle était beaucoup plus jeune et que ses toxiglandes n’avaient pas encore mûri, il lui arrivait souvent de trouver le sommeil en se masturbant. Elle se caressa distraitement en se replongeant dans ses souvenirs. Elle n’y éprouvait plus aucun plaisir. Elle aurait aussi bien pu se caresser une phalange ou le lobe de l’oreille. En fait, ses lobes étaient plus sensuels que ça. Les mamelons de ses seins presque plats étaient totalement insensibles, eux aussi. Bon, pensa-t-elle en posant les mains sur sa poitrine, c’était le choix qu’elle avait fait. Une façon de concrétiser son dévouement à la cause de Quietus. Comme une nonne. À ce compte-là, il y avait pas mal de nonnes et de moines dans Quietus. Et bien sûr, sa décision était totalement réversible. Quel effet cela ferait-il de redevenir une vraie femme ? Elle se considérait encore comme une femme. Elle ne s’était jamais vue autrement. Mais elle pourrait devenir un homme : elle était précisément au point d’équilibre entre les deux sexes. Elle se toucha encore une fois l’entrejambe. Ça ressemblait aussi bien à un pénis minuscule qu’à un téton déplacé, se dit-elle. Elle croisa les mains sur sa poitrine et se tourna sur le côté en soupirant. — Mlle Nsokyi ? fit doucement la voix du vaisseau. — Oui ? — Toutes mes excuses. Il m’a semblé que vous n’étiez pas encore tout à fait endormie. — Vous ne vous êtes pas trompé. Qu’y a-t-il ? — Un certain nombre de mes collègues m’ont demandé si votre remarque antérieure concernant l’éventualité d’informer Circonstances Spéciales représentait ce qu’on pourrait appeler une suggestion ou une demande officielle. Elle réfléchit un instant avant de répondre : — Non, ce n’était pas le cas. — Je vois. Merci. C’est tout. Bonne nuit. Dormez bien. — Bonne nuit. Yime se demanda si le vaisseau se serait donné la peine de poser la question si elle n’avait pas eu son passé avec CS. Elle avait été attirée par Quietus dès son plus jeune âge. Elle était une petite fille sérieuse, réservée, un peu repliée sur elle-même, qui s’intéressait aux choses mortes qu’on trouve dans les bois. Elle élevait aussi des insectes. Une petite fille sérieuse et réservée qui se savait parfaitement capable de rejoindre un jour Circonstances Spéciales si elle le voulait, mais qui ne rêvait que de faire partie du Service Quiétudinal. Même à l’époque, elle avait su que Quietus – tout comme Restauria et le troisième des services spécialisés récemment créés par la Culture, Numina, chargé des Sublimés – était considéré par beaucoup de gens comme moins prestigieux que Circonstances Spéciales. CS était au pinacle. C’était le service qui attirait les individus les plus brillants de la Culture. Dans une société où les positions de pouvoir personnel étaient rares, CS représentait le but ultime pour ceux qui avaient à la fois la chance et le malheur d’être dévorés par une ambition de réussir dans le Réel qui ne pouvait être assouvie dans les attractions certes convaincantes, mais artificielles, des Environnements Virtuels. Si on tenait réellement à prouver sa valeur, il fallait à l’évidence entrer dans Circonstances Spéciales. Même à l’époque, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, elle avait su qu’elle était spéciale, et qu’elle était capable de faire pratiquement tout ce qui était possible dans la Culture. CS semblait l’objectif évident pour réaliser ses rêves et ses ambitions. Mais elle n’avait pas voulu y aller. C’est dans Quietus qu’elle voulait être, le service que tout le monde semblait considérer comme de second ordre. C’était injuste. Elle avait pris sa décision avant que ses toxiglandes soient suffisamment développées pour être utilisées avec finesse, avant qu’elle soit sexuellement mûre. Elle avait étudié, elle s’était entraînée, elle s’était fait pousser un lacis neural, elle s’était inscrite pour rejoindre Contact où elle avait été acceptée, puis elle y avait travaillé avec diligence et créativité tout en attendant l’invitation de se joindre à Circonstances Spéciales. L’invitation était arrivée… et elle l’avait déclinée, rejoignant ainsi un club infiniment plus exclusif que l’élite de l’élite que représentait CS. Ayant ainsi fait sa démonstration, elle avait aussitôt demandé à faire partie de Quietus, qui l’avait tout aussitôt reçue à bras ouverts. Elle avait commencé à restreindre l’usage de ses toxiglandes et amorcé les lentes modifications de son corps pour passer de femelle à neutre. Elle avait également cessé de recourir à son lacis neural, démarrant un processus encore plus lent dans lequel le réseau biomécanique se réduisit progressivement et finit par disparaître, les différents métaux et minéraux qui le composaient se trouvant réabsorbés par son organisme. Les dernières particules de matière exotique furent évacuées un an plus tard dans son urine, par la petite fente asexuée qu’elle avait désormais entre les jambes. Elle était libérée de CS, et entièrement vouée à Quietus. Mais les choses ne pouvaient jamais être aussi simples. Il n’y avait pas de stade précis où l’on pouvait dire oui ou non quand il s’agissait de rejoindre CS. On commençait par vous sonder, vos intentions étaient mises en question et vos motivations soigneusement soupesées au cours de ce qui pouvait paraître au début des conversations innocentes – souvent avec des gens dont vous n’imaginiez même pas qu’ils puissent être associés à CS. Ce n’est que plus tard, dans des lieux et des contextes plus formalisés, que l’intérêt de CS s’exprimait ouvertement. C’est pourquoi, en un sens, elle avait été obligée de mentir – ou du moins de feindre d’une façon constructive – pour obtenir ce qu’elle voulait, c’est-à-dire une invitation officielle qu’elle pourrait refuser, mais qu’elle pourrait utiliser plus tard pour montrer que Quietus n’était pas un service au rabais ni un lot de consolation, mais bien un objectif qu’elle avait placé dès le départ au-dessus des mérites de CS. Elle avait fait preuve de toute la finesse dont elle était capable à l’époque, donnant des réponses qui semblaient directes et sans ambiguïté sur le moment. Ce n’est que plus tard, à la lumière de ce refus manifestement planifié, qu’elles avaient révélé un certain degré de dissimulation. Cependant, elle s’était bel et bien rendue coupable d’un manque de franchise, et même de malhonnêteté, si on tenait à la juger sévèrement. CS se considérait comme au-dessus des rancunes mesquines, mais sa déception avait été manifeste. On ne pouvait atteindre le stade d’une invitation formelle à le rejoindre sans avoir établi des relations très fortes avec toutes sortes de gens, des mentors et des amis, au sein de Contact. Des relations qu’on s’attendait normalement à continuer de développer une fois dans CS, et c’était à ces individus, et même à deux ou trois Mentaux de vaisseaux, qu’elle se devait de présenter des excuses. Elle avait donc consciencieusement déclaré qu’elle était désolée, et ses excuses avaient été acceptées, mais cette période avait été pour elle l’une des plus sombres, un moment de sa vie dont le souvenir la tenait encore éveillée quand elle cherchait le sommeil, ou qui la réveillait parfois en sursaut au milieu de la nuit. Elle n’arrivait pas tout à fait à se débarrasser du sentiment que c’était dans sa vie le problème qu’elle avait su le moins bien résoudre, et qui continuerait de la tracasser jusqu’à la fin de ses jours. Et bien qu’elle l’eût prévu, elle avait quand même été un peu déçue que sa conduite maintienne autour d’elle un nuage de soupçon, léger mais indéniable, au sein même de Quietus. Puisqu’elle avait dit non à CS simplement pour prouver quelque chose, ne risquait-t-elle pas un jour de répudier aussi Quietus ? Comment faire vraiment confiance à quelqu’un comme elle ? Et si, au fond, elle n’avait jamais réellement démissionné de CS ? Yime Nsokyi ne serait-elle pas encore un agent de Circonstances Spéciales, mais un agent secret infiltré dans Quietus pour des raisons mystérieuses et insondables, en prévision d’une crise prochaine ou simplement comme une sorte d’assurance dans des circonstances non encore envisagées… ou même sans autre raison particulière que le désir de CS de prouver qu’il en était capable ? Elle s’était trompée dans ses calculs. Elle avait cru que son bluff avec CS montrerait seulement à quel point elle tenait à rejoindre Quietus, et que son comportement ultérieur irréprochable et ses états de service exemplaires permettraient de renforcer la démonstration. Les choses n’avaient pas marché du tout comme ça. Pour Quietus, elle avait plus de valeur comme symbole – subtilement mais efficacement utilisé – de son égalité de rang avec CS que comme agent opérationnel digne de toute confiance. Elle se sentait donc très souvent frustrée, inutilisée, perdant son temps à se tourner les pouces quand elle aurait pu mener une vie active avec CS. Elle avait pris part à quelques missions pour Quietus, et on l’avait assurée qu’elle s’en était bien acquittée – de fait, presque parfaitement –, mais elle était moins utilisée qu’elle aurait pu l’être, moins utilisée que des gens aux talents inférieurs qui étaient arrivés en même temps qu’elle, moins utilisée qu’elle aurait dû l’être compte tenu de ses talents et de ses capacités. On lui offrait de temps en temps des miettes, rien de vraiment solide. Jusqu’à aujourd’hui. Enfin, elle sentait qu’on lui demandait de se comporter comme un véritable agent de Quietus, pour une mission vraiment importante, même si c’était simplement parce qu’elle habitait très près de l’endroit où l’on avait besoin d’un opérateur. Ma foi, on pouvait dire qu’elle n’avait pas eu de chance quand Quietus avait choisi de réagir comme ça lorsqu’elle avait voulu démontrer à quel point elle tenait à y entrer. Peut-être que les choses se rééquilibraient maintenant. La chance jouait toujours un rôle. Même CS reconnaissait que le hasard avait sa place, et le fait de se trouver au bon endroit au bon moment était une bénédiction, à défaut d’être un talent. Contact avait même une expression pour ça : La Proximité est sept huitièmes de l’Utilité. Yime se retourna en poussant un soupir, et elle s’endormit. 11. — Auer. Quel plaisir de vous voir. Votre beauté est toujours aussi rayonnante. Et Fuleow. Cette ravissante créature vous supporte encore ? — Pour l’instant, Veppers. Vous avez des vues sur elle, c’est ça ? — Je n’ai jamais cessé, vous le savez très bien, Fuleow. Veppers lui donna une tape sur sa solide épaule en faisant un clin d’œil à son épouse. — Oh, votre pauvre nez ! s’exclama Auer en repoussant quelques mèches de ses cheveux noir de jais, révélant des boucles d’oreilles scintillantes. — Pauvre, mon nez ? Allons donc, il n’a jamais été aussi riche. (Veppers donna une pichenette sur le métal brillant recouvrant son nez qui continuait de repousser lentement.) C’est de l’or pur ! (Il tourna la tête en souriant.) Sapultride ! Vraiment très heureux que tu aies pu venir. — Comment c’est, là-dessous ? demanda Sapultride en relevant ses lunettes de soleil, ce qui permit de voir ses petits yeux verts au-dessus de son nez lui-même sculpté à grand prix. J’ai un peu étudié la médecine avant de devoir m’occuper de notre entreprise familiale, ajouta-t-il. Je pourrais jeter un coup d’œil, je t’assure que rien ne peut me choquer. — Mon cher Sapultride, c’est parfait là-dessous. Tu sais bien que, même mutilé, je suis encore plus beau que la plupart des hommes sortant d’une longue séance de traitements esthétiques. — Jasken, dit Jaussere, l’épouse de Sapultride, à l’homme qui se tenait à côté de Veppers, un bras plâtré en écharpe. Vous avez vraiment fait ça à notre si cher et adorable Veppers ? — Je suis au regret de devoir l’avouer, madame, répondit Jasken en s’inclinant devant la jeune femme merveilleusement habillée et maquillée. (Il agita doucement son bras.) Mais Mr Veppers a largement eu sa revanche. Par ma foi, le coup qu’il m’a… — Sa revanche ? répéta Jaussere en plissant légèrement son front parfait. J’ai entendu dire qu’il avait porté le premier coup. — Effectivement, madame, répondit Jasken qui voyait bien que Veppers l’observait. Ce n’est que grâce au choc qu’il a éprouvé de m’avoir touché si durement, et à sa réaction naturelle de s’arrêter en relevant son épée pour s’assurer qu’il ne m’avait pas trop grièvement blessé, que j’ai eu l’occasion de porter mon propre coup, celui qui – plus par chance que par adresse – a atteint le nez de Mr Veppers. Jaussere sourit d’un air complice. — Vous êtes trop modeste, Jasken. — Nullement, madame. — Comment, vous ne portiez pas de masque ? demanda Sapultride. Veppers ricana. — Les masques sont bons pour les mauviettes, n’est-ce pas, Jasken ? — Sans doute, monsieur. Ou pour ceux d’entre nous que la nature a si peu favorisés qu’ils ne peuvent se permettre que ce soit encore pire. Contrairement à vous. Veppers sourit. — Eh bien, Veppers, dit Jaussere d’un air malicieux, tous vos serviteurs sont-il d’aussi vils flatteurs ? — Absolument pas. Je m’efforce de les en empêcher. Mais on ne peut rien contre la vérité. Jaussere eut un petit rire cristallin. — Vous avez de la chance qu’il ne vous ait pas embroché, Jasken, dit-elle en ouvrant de grands yeux. (Elle serra affectueusement le bras de son mari.) Un jour, à l’école, Sappy l’a battu à je ne sais quel sport, et Joiler a failli l’étrangler, n’est-ce pas, mon chéri ? — Ha ! Disons qu’il a essayé ! répondit Sapultride en passant un doigt dans son col. — C’est absolument faux, dit Veppers en se tournant vers un autre invité. Raunt ! Espèce de vieux brigand ! Cette commission d’enquête ne vous a pas encore mis en prison ? À qui avez-vous dû graisser la patte, cette fois ? — Personne à qui vous ne l’ayez déjà fait, Veppers. — Et voici Hilfe. Toujours un accessoire ? — Plutôt une babiole, Joiler. (La femme qui venait de répondre, beaucoup plus jeune que son mari, regarda froidement son nez.) Eh bien, quelle affaire… Dites-moi, pensez-vous que vous saurez encore flairer les ennuis qui s’annoncent ? — Mieux que jamais, répondit-il. — Je n’en doute pas. Enfin, c’est bien agréable de vous retrouver dans le monde de la société. (Elle lui tendit la main, qu’il baisa.) Vous ne devez pas rester caché comme ça. Comment ferions-nous sans vous pour nous amuser ? — Oui, renchérit Jaussere, vous faites bien de le gronder. Il passe beaucoup trop de temps en voyages d’affaires. — Mon seul désir est de vous procurer des distractions, dit Veppers aux deux femmes. Ah, Peschl, j’aurai deux mots à vous dire tout à l’heure, d’accord ? — Certainement, Joiler. Jasken posa le doigt sur son oreillette. — Les bateaux sont prêts, monsieur. — Vraiment ? Très bien ! (Il se tourna vers les occupants de la petite embarcation et tapa dans ses mains, interrompant les conversations.) Allons nous amuser, voulez-vous ? Il leva les bras et tapa de nouveau très fort dans ses mains. — Écoutez-moi ! cria-t-il pour se faire entendre des passagers des deux autres barges qui les suivaient. Votre attention, s’il vous plaît ! Faites vos paris, choisissez vos favoris ! La partie va commencer ! Il y eut quelques applaudissements et cris d’approbation. Il se rassit dans son fauteuil – légèrement surélevé par rapport aux autres – à l’avant de l’élégante embarcation. Astil, le valet de Veppers, veilla aux besoins de son maître tandis que d’autres domestiques circulaient avec des boissons. Au-dessus des VIP, des auvents ondulaient dans la brise. Dans le lointain, au-delà des prairies parsemées d’arbres, on apercevait les alignements réguliers des potagers et les jardins d’agrément du domaine, ainsi que les tours et les remparts ornementaux du manoir d’Espersium. Quelques oiseaux volaient au-dessus du réseau de petits lacs, étangs et canaux qui l’entouraient. L’immense manoir d’Espersium, un bâtiment en forme de tore, se trouvait au centre du domaine du même nom. C’était de loin le plus grand domaine du monde. S’il s’était agi d’un pays, sa superficie l’aurait placé au cinquante-quatrième rang des soixante-cinq États possédant encore une distinction administrative dans le monde unifié qu’était Sichult. Ce domaine était au centre, et au cœur, de la fortune familiale des Veppers d’une façon qui n’était pas seulement symbolique. À l’origine, cette immense fortune avait été bâtie sur des jeux informatiques, suivis par des expériences d’immersion de plus en plus convaincantes dans des Réalités Virtuelles, des sims, des jeux, des fictions proactives et des aventures massivement partagées, ainsi que d’autres jeux de toutes sortes et de tous niveaux de complexité, qu’ils fussent distribués comme échantillons gratuits sur des emballages intelligents, joués sur des objets aussi petits que des montres ou des bijoux, ou encore dans des environnements d’immersion physique totale tels que des processeurs semi-liquides ou plus simplement – mais de façon encore plus radicale – à l’aide d’un câblage du cerveau biologique à un substrat computationnel. La résidence était depuis longtemps entourée de dômes de communication, invisibles depuis la maison mais la reliant – ainsi que les masses de substrats informatiques enfouies sous le bâtiment – à l’aide de satellites et de stations relais situées à la limite du système solaire à d’autres serveurs et noyaux processeurs disséminés sur les centaines de planètes constituant l’espace de l’Habilitement, et même au-delà, à des civilisations similaires – quoique généralement un peu moins développées – qui trouvaient les jeux de la Corporation Véperine aussi amusants et fascinants que les Sichultiens eux-mêmes, moyennant des traductions et modifications somme toute étonnamment limitées. Conservant toujours jalousement secret leur code original, nombre de ces jeux transmettaient des rapports – à travers tous ces serveurs, stations, processeurs et substrats intermédiaires – au siège central du pouvoir qu’était toujours Espersium. Depuis la grande résidence, des mondes et des systèmes entiers pouvaient être récompensés ou punis selon le zèle que mettaient les agences locales à faire respecter les lois antipiratage, et des milliards d’utilisateurs se voyaient accorder l’accès aux dernières mises à jour, à des privilèges et des bonus. Les données indiquant les comportements, prédilections et préférences manifestés à l’intérieur des jeux pouvaient être utilisées directement par la Corporation Véperine, ou vendues à des tierces parties tant gouvernementales que privées. On disait que ce genre de micromanagement n’était désormais plus aussi centralisé, et qu’Espersium avait cessé d’être le lieu où tous les jeux bénéficiaient de leurs dernières mises à jour – de fait, on y voyait beaucoup moins de dômes satellitaires et de programmeurs qu’autrefois –, mais c’était encore beaucoup plus qu’une simple résidence de campagne. Dérangés par le passage des barges dans le réseau de canaux, les oiseaux tournoyaient dans le ciel en poussant des cris plaintifs. Le petit convoi franchissait une série d’aqueducs dressés au-dessus du paysage aquatique. Une vingtaine de tours en pierre fournissaient un support aux arches délicates et aux contreforts élancés qui soutenaient ces canaux aériens. À hauteur de chaque tour, les viaducs s’élargissaient pour former de larges bassins circulaires permettant aux embarcations de changer de direction et d’emprunter d’autres canaux. Une demi-douzaine de tours plus massives abritaient des ascenseurs et étaient équipées de quais où les passagers pouvaient débarquer ou embarquer. En général, les viaducs ne faisaient guère plus de deux mètres de large, avec de minces parois de pierre dépourvues de rebords, de sorte qu’en se penchant, on avait pratiquement une vue plongeante. Vingt mètres en contrebas, dans les lacs, bassins et canaux, une douzaine de modèles réduits de navires de guerre se mettaient en place à leurs positions de départ. Ces navires, de la taille d’un petit canoë, ressemblaient aux grands vaisseaux hérissés de canons et puissamment cuirassés qui avaient jadis régné sur les océans de Sichult. Chacun avait un homme à son bord, qui actionnait l’hélice à l’aide d’un pédalier, manœuvrait le gouvernail grâce à une courroie fixée à la taille, et avec les mains faisait pivoter et tirer les trois ou quatre tourelles du navire, chacune équipée de deux ou trois canons. Au lieu d’une superstructure comme dans un vaisseau de taille réelle, il y avait une simple plaque avec une série de fentes, très semblables à celles des heaumes de l’époque des épées, des lances et des flèches. Elles permettaient au pilote d’avoir une vue sur l’extérieur. Le pointage des canons reposait entièrement sur son adresse. Il faisait pivoter les tourelles et orientait les tubes à l’aide de leviers et de rouages placés dans son étroit compartiment. Chaque navire était également équipé de torpilles miniatures et d’un système de lampes – les projecteurs des vaisseaux d’origine – permettant aux pilotes de communiquer entre eux afin de former des alliances temporaires ou d’échanger des informations. Des oriflammes flottaient aux mâts, identifiant la personne qui les commandait. Les pilotes étaient beaucoup plus que de simples jockeys, affirmait Veppers. Depuis qu’il avait imaginé ce jeu, il avait souvent piloté lui-même, et organisait encore des batailles d’amateurs pour s’amuser avec ses riches amis, mais en vérité, cela exigeait beaucoup de talent et d’entraînement, bien plus qu’il n’était raisonnable de consacrer à un simple passe-temps. Les versions pour amateurs étaient maintenant équipées de moteurs, ce qui facilitait un peu la vie, mais il n’en restait pas moins très difficile de manœuvrer ces foutus machins sans percuter les berges des canaux, sans compter la tâche étonnamment complexe de pointer les canons avec précision. Les vaisseaux pour amateurs étaient mieux blindés et possédaient des armes moins puissantes que ceux qu’ils voyaient évoluer en ce moment. Deux navires s’aperçurent très brièvement, chacun à un bout d’un long chenal reliant les bassins proches de leurs positions de départ. Chaque pilote manœuvra aussitôt ses tourelles pour tirer une salve là où il pensait que son adversaire allait se trouver, en s’en remettant à la chance. Les pluies d’obus s’abattirent au milieu des herbes, des étendues de roseaux et dans les canaux, soulevant de minces colonnes d’eau. Aucun projectile ne tomba à moins d’une longueur de vaisseau de sa cible. — C’est un peu du gâchis, marmonna Veppers qui observait la scène à la jumelle. — Les munitions coûtent cher ? demanda Jaussere. Veppers sourit. — Non, mais ils en ont un stock limité. — Ils chargent les canons eux-mêmes ? demanda Fuleow. — Non, c’est automatique, répondit Veppers. L’armement principal des vaisseaux ressemblait plus à des lance-grenades qu’à de véritables canons. Leur portée était bien inférieure à ce qu’elle aurait été si l’échelle avait été respectée. Dans leur trajectoire au-dessus des flots, les petits obus sifflaient en laissant derrière eux une légère traîne de fumée, mais ils étaient explosifs et pouvaient causer de réels dégâts s’ils perçaient le blindage et provoquaient un incendie à l’intérieur du compartiment, ou s’ils touchaient la coque sous la ligne de flottaison. Un tir bien ajusté pouvait aussi détruire les tourelles, le gouvernail ou l’hélice. Quelques pilotes y avaient trouvé la mort au fil des années, touchés par un coup chanceux à travers une des fentes de vision, ou noyés lorsque leur embarcation s’était retournée et que les projectiles avaient endommagé l’écoutille de secours, ou encore brûlés vifs ou étouffés. Normalement, pour éteindre un incendie, il suffisait de saborder son navire – les canaux, les bassins et la plus grande partie du lac n’avaient guère plus qu’une cinquantaine de centimètres de profondeur, et la tourelle de commandement où se trouvait la tête du pilote restait au-dessus de la surface, même si le vaisseau reposait sur le fond –, mais il arrivait que des vannes se coincent, ou que le pilote soit assommé. Des équipes de plongeurs se tenaient prêtes à intervenir, mais elles n’étaient pas infaillibles. À deux reprises, des vaisseaux avaient été complètement pulvérisés quand leur réserve de munitions avait explosé. Extrêmement spectaculaire, même si, à une occasion, des fragments avaient été projetés suffisamment loin pour menacer les spectateurs, ce qui avait été beaucoup plus inquiétant. Les pilotes – qui faisaient tous partie du personnel de Veppers, avec d’autres tâches à temps partiel – étaient très bien payés, surtout quand ils étaient victorieux, et le risque qu’ils couraient d’être sérieusement blessés, ou même tués, rendait ce sport beaucoup plus intéressant pour les spectateurs. Le match d’aujourd’hui se jouait par équipes. Deux vaisseaux par équipe, et le vainqueur était celui qui réussissait le premier à couler quatre de ses adversaires. La première chose que chacune des six équipes devait faire était de réussir à se regrouper. Chaque vaisseau partait d’une des maisons flottantes réparties sur le pourtour du complexe aquatique, ancrées parmi des dizaines de localisations possibles. La bataille navale miniature en elle-même – vaisseau contre vaisseau ou flotte contre flotte, au milieu du rugissement et des éclairs des canons, des nappes de fumée, des débris volant dans les airs et des gerbes d’eau quand une torpille frappait une coque – n’était qu’une partie du plaisir qu’éprouvait Veppers. Il appréciait aussi beaucoup de dominer ainsi le champ de bataille tel un dieu, et d’être capable de voir ce que les hommes à bord des vaisseaux ne voyaient pas. La plupart des îles et des berges étaient suffisamment hautes pour cacher la vue quand on était assis dans l’un des vaisseaux miniatures, mais on avait une bonne vision globale du labyrinthe aquatique depuis le réseau de viaducs. C’était terriblement excitant de voir des vaisseaux converger vers un même bassin, ou d’observer un navire endommagé tenter de regagner péniblement sa base, et se faire détruire au dernier moment par un adversaire posté en embuscade. — Vous savez, Veppers, vous devriez rajouter de la fumée, dit Fuleow tandis qu’ils regardaient les vaisseaux s’éloigner de leurs bases de départ. Ils naviguaient à différentes allures, certains préférant se dépêcher de rejoindre avant les autres un bassin ou une intersection d’une grande importance tactique, tandis que d’autres privilégiaient une approche plus furtive. Là où c’était possible, on pouvait glaner de précieuses informations en repérant les remous du passage d’adversaires dans des canaux latéraux, tout en s’efforçant de limiter son propre sillage. — Je veux dire, par les cheminées, poursuivit Fuleow. Ce serait encore plus réaliste, vous ne croyez pas ? — De la fumée, répéta Veppers en levant ses jumelles. Oui. Quelquefois, on a de la fumée, ce qui leur permet de se dissimuler derrière un écran. (Il rabaissa ses jumelles et sourit à Fuleow, qui n’avait encore jamais assisté à ce spectacle.) Le problème, c’est que ça devient plus difficile à voir d’ici. — Ah, oui, bien sûr, dit Fuleow en hochant la tête. — Vous ne croyez pas que vous devriez faire installer de jolis petits ponts pour relier toutes ces îles ? demanda Auer. Veppers se tourna vers elle. — De jolis petits ponts ? — Entre les îles, expliqua-t-elle. Des petits ponts voûtés, avec des arches, vous voyez ? Ce serait tellement plus joli. — Ce serait vraiment trop peu réaliste, répondit Veppers avec un sourire poli. Et puis cela poserait des problèmes pour la trajectoire des obus. Trop de ricochets. Il y a des sortes de chemins submergés qui permettent au personnel de se déplacer d’une île à l’autre, en cas de besoin. — Ah, je vois. C’était juste une idée comme ça. Veppers reprit l’observation de ses deux vaisseaux personnels. Leurs bases de départ avaient été suffisamment éloignées pour paraître plausibles, mais les deux pilotes avaient été discrètement informés de leurs localisations respectives, de sorte qu’ils possédaient un léger avantage initial sur les cinq autres équipes. Leurs oriflammes étaient de bleu et d’argent, les couleurs de la famille Veppers. Alors qu’il approchait d’un croisement en forme de T, l’un de ses vaisseaux eut la chance de voir passer par son travers un des navires de l’équipe Rouge, et il tira aussitôt une salve de ses tourelles A et B. Veppers préférait avoir des vaisseaux équipés de deux tourelles face à l’avant et d’une troisième tournée vers l’arrière. Il trouvait que cela faisait plus agressif, plus aventureux. Cela permettait aussi de tirer des bordées de neuf obus au lieu de huit. C’était le premier engagement significatif de l’après-midi. Des acclamations fusèrent quand le vaisseau cible se mit à rouler sous l’impact. Les lampes de signalisation avaient été détruites, et des débris volèrent dans les airs. Deux trous noirs apparurent près de la ligne de flottaison, vers le centre de la coque. Veppers fit servir des cocktails à tout le monde pour fêter l’événement. Arrivées à hauteur de la tour suivante, avec son bassin circulaire offrant le choix entre trois viaducs, les barges se séparèrent et chacune poursuivit son chemin. Veppers pilotait la première barge à l’aide de pédales commandant le gouvernail. Indifférent aux suppliques de ses passagers qui auraient voulu pouvoir observer les vaisseaux sur lesquels ils avaient parié, il ne s’intéressait qu’aux siens. Il y eut un rugissement et des cris de femmes un peu plus loin. Deux autres vaisseaux venaient de se croiser directement au-dessous. Beaucoup plus proches que dans l’engagement précédent, l’un des deux avait percuté l’autre et l’avait forcé à s’échouer sur un banc de sable. Profitant de ce que sa cible était immobilisée, l’agresseur se mit à tirer des salves à bout portant. Les obus sifflaient et ricochaient sur la superstructure. Le vaisseau échoué fit pivoter ses quatre tourelles à canons jumeaux et lâcha une bordée qui toucha le kiosque de commandement de l’autre, la partie qui abritait la tête, les épaules et le buste du pilote. Veppers, qui observait la scène à l’aide de ses jumelles, siffla entre ses dents. — Ce coup-là a dû faire mal ! s’exclama Raunt. — Le pauvre homme qui est là-dedans ! dit Auer. — Ils sont dans une embarcation blindée, lui rappela Veppers, et ils portent un gilet de protection. Oui, Jasken ? fit-il alors que son garde du corps se penchait vers lui, ses lentilles macrosculaires scintillant au soleil. — La maison, monsieur, dit simplement Jasken en hochant la tête. Veppers fronça les sourcils en se demandant de quoi il pouvait bien parler. Il regarda la résidence au loin et aperçut une petite silhouette en forme de pointe de flèche qui descendait vers la cour principale. Il leva ses jumelles juste à temps pour voir l’appareil aliène familier disparaître derrière les remparts. — Ah, zut, fit-il. Il choisit bien mal son moment… — Faut-il que je lui demande d’attendre ? murmura Jasken à l’oreille de son maître. — Non, je tiens à avoir des nouvelles, bonnes ou mauvaises. Appelle Sulbazghi et demande-lui de venir aussi. Il jeta un coup d’œil derrière lui. La tour d’où ils venaient était beaucoup plus proche. C’est là qu’ils débarqueraient. Il passa le moteur en arrière toute. — Je suis désolé, mesdames et messieurs, lança-t-il au milieu du concert de questions et de protestations. Le devoir m’appelle. Je dois m’en aller, mais je reviendrai. Pour récupérer mes gains, j’imagine. Sapultride, je te nomme capitaine. — Formidable ! Est-ce que j’ai aussi droit à une casquette ? — Alors, a-t-on déterminé exactement ce que c’est ? demanda Veppers. Il se trouvait avec Jasken, le Dr Sulbazghi et Xingre, le Jhlupien, dans l’abri souterrain d’Espersium que Veppers réservait aux réunions secrètes ou aux négociations délicates. Il fut assez surpris de voir que ce fut Xingre, d’ordinaire très réservé, qui répondit. La traduction émanait du coussin argenté sur lequel l’alien était assis, et la voix avait ce ton métallique qu’il affectionnait. — Je pense qu’il s’agit d’un processeur matriciel à occurrence crânienne intermembranée à large spectre de stade germinatoire doté d’une capacité de signalisation singulière de type condensat à distance indéfinie, fabrication de Niveau Huit (Joueur), sous-spécification panhumaine carboniforme bilatérale. Veppers regarda fixement la créature à douze pattes. L’alien le regarda à son tour avec ses trois pédoncules oculaires. L’un d’eux s’abaissa et se laissa nettoyer et humidifier par ses parties buccales avant de se redresser fièrement. L’alien était venu rapporter l’objet qu’ils avaient trouvé dans la tête de la fille, cet objet qui était peut-être un lacis neural. Xingre avait fait examiner l’appareil par ses propres techniciens à l’aide de la technologie jhlupienne. À dire vrai, depuis que cet engin avait été confié au Jhlupien quelques jours plus tôt, Veppers avait joyeusement écarté de son esprit toute réflexion sur sa nature et ses implications. Jasken avait été incapable de recueillir d’autres informations utiles au-delà de ce qu’ils savaient déjà, et quand ils avaient eu l’occasion d’en discuter, ils s’étaient largement convaincus qu’il devait s’agir d’un faux, ou simplement de quelque chose d’autre, peut-être aliène, peut-être pas, qui s’était retrouvé on ne sait comment dans le four crématoire. L’alien tendit l’un de ses membres vert clair pour rendre à Sulbazghi le petit appareil placé dans un tube transparent. Le médecin consulta Veppers du regard. Celui-ci hocha la tête et Sulbazghi lui versa dans la main l’objet gris-bleu qui scintillait dans la lumière. — Mon cher Xingre, dit enfin Veppers avec un sourire tolérant. Je pense avoir compris chaque mot que vous venez de prononcer, mais malheureusement, je ne les ai compris que séparément. Assemblés de cette façon, ils étaient parfaitement incompréhensibles. De quoi parlez-vous exactement ? Il jeta un coup d’œil à Jasken qui fronçait les sourcils. — Je vous l’ai dit, répondit l’alien. Il s’agit probablement des restes d’un processeur matriciel à occurrence crânienne intermembranée à large spectre de stade germinatoire… — Oui, oui, l’interrompit Veppers. Comme je vous l’ai dit, j’ai entendu les mots. — Permettez-moi de traduire, intervint Suk. Il s’agit d’un lacis neural de la Culture. — Vous êtes sûrs, cette fois ? demanda Jasken en s’adressant au médecin et à l’alien. — Certainement de fabrication Niveau Huit (Joueur), répondit Xingre. — Mais qui l’a installé dans la fille ? dit Veppers. Quand même pas les cliniciens ? Sulbazghi secoua la tête. — Non, absolument pas. — Confirmation, dit le Jhlupien. — Mais qui, alors ? Quoi ? Qui aurait pu faire ça ? — Nous ne voyons personne d’autre, dit Sulbazghi. — Fabrication de Niveau Huit (Joueur) absolument certaine, déclara Xingre. Fabrication de soi-disant Culture de Niveau Huit (Joueur) probable dans le ratio de cent quarante-trois sur cent quarante-quatre au total. — En d’autres termes, dit le médecin, c’est pratiquement certain. Je m’en suis douté dès le début. C’est bien la Culture. — Seulement dans le ratio de cent quarante-trois sur cent quarante-quatre, fit de nouveau remarquer Xingre. De plus, l’implantation de l’appareil a pu se produire à n’importe quel moment entre la naissance et il y a deux ans, mais pas plus proche du présent. Probablement. Également, seulement vestiges. Éléments ciliaires extrêmement fins probablement détruits dans le four. — Mais la chose vraiment importante, dit Sulbazghi, c’est la capacité de signal unique. Xingre fit un léger bond sur son coussin argenté, l’équivalent d’un hochement de tête chez les Jhlupiens. — Capacité de signalisation singulière de type condensat à double occurrence à distance indéfinie, dit-il. Utilisée. — Signalisation ? répéta Veppers. Il ne savait pas très bien s’il était simplement lent à comprendre, ou si au plus profond de lui-même, il refusait d’entendre ce qui devait être la vérité. Il éprouvait déjà cette sensation qu’on a quand quelqu’un va vous annoncer une mauvaise nouvelle. — Il n’a quand même pas envoyé un signal à la fille ? demanda-t-il d’un ton hésitant en regardant de nouveau cet objet minuscule dans le creux de sa main. — État mental, dit Jasken. Il a dû transmettre un signal contenant son état mental, son âme, quelque part ailleurs. Quelque part dans la Culture. — Taux de dysfonctionnement dudit processus présente ratio supérieur ou égal à quatre sur cent quarante-quatre, précisa Xingre. — Et c’est vraiment possible ? demanda Veppers. Je veux dire, le transfert total, complet, de la conscience d’une vraie personne ? Ce n’est pas seulement un mythe réconfortant ou de la propagande aliène ? Jasken et Sulbazghi se tournèrent vers le Jhlupien, qui se contenta de flotter silencieusement un instant avant de comprendre – en les fixant chacun avec un de ses pédoncules – qu’on attendait de lui une réponse. — Oui, dit-il. Positivement. Affirmation entière. — Et les ramener à la vie, ils savent aussi faire ça ? demanda Veppers. Xingre réagit plus vite, cette fois. Au bout d’un moment, voyant que personne ne répondait, il dit : — Oui. Aussi très possible, en supposant disponibilité d’un processus approprié et compatible, et d’une coquille vide comme substrat physique. Veppers réfléchit un instant. — Je vois, dit-il enfin. Il lâcha le lacis à une cinquantaine de centimètres au-dessus d’une petite table en verre, pour voir le bruit que ça ferait. L’objet sembla tomber avec une lenteur inhabituelle, et se posa dans un parfait silence. — Vraiment pas de chance, Veppers ! lui dit Sapultride quand il retourna à la bataille navale. Tes deux bateaux se sont fait couler ! 12. — Lededje Y’breq, dit l’avatar Sensia, permettez-moi de vous présenter Chanchen Kallier-Falpise Barchen-dra dren-Skoyne. — Kallier-Falpise, pour simplifier, dit le drone en s’inclinant dans ce qui devait être l’équivalent d’un salut ou d’un hochement de tête. Mais vous pouvez m’appeler Kall, ou même KF tout court. La machine flottait dans l’air devant elle. Juste assez grande pour tenir dans deux mains écartées, elle se présentait sous la forme d’un boîtier beige assez lisse, un peu comme le genre d’appareil qu’on trouve dans une cuisine superéquipée et dont on se demande bien à quoi il peut servir. Il était entouré d’un léger halo qui semblait composé d’un mélange varié de jaune, de vert et de bleu selon l’angle sous lequel on le regardait. Ce devait être son champ d’aura – l’équivalent chez les drones de l’expression du visage et de la gestuelle, destiné à exprimer des émotions. Elle hocha la tête. — Ravie de vous connaître, lui dit-elle. Alors, comme ça, vous êtes mon drone gardien. Kallier-Falpise tangua légèrement comme si elle venait de le frapper. — Je vous en prie, Mlle Y’breq, ne vous faites surtout pas d’idées fausses. Je vais vous accompagner essentiellement pour veiller à votre confort et assurer votre protection. — Je… Elle fut interrompue par le jeune homme qui se tenait à côté d’elle. — Mon adorable Led, dit-il, je suis désolé de ne pas pouvoir te dire au revoir comme il conviendrait, mais il faut absolument que je m’en aille. Permets-moi… Il lui fit un baisemain, puis, avec un large sourire, il lui prit délicatement la tête entre les mains et lui couvrit le visage de baisers. Il s’appelait Shokas, et bien qu’il se fût révélé un amant attentionné et sensible, elle n’avait pas réussi à s’en débarrasser au petit matin. Il avait dit avoir beaucoup d’autres choses à faire, mais il avait insisté pour l’accompagner malgré ses protestations. — Mmm, fit-elle tandis qu’il l’embrassait. (Elle écarta ses mains de son visage.) C’est un plaisir, Shokas. Je ne pense pas que nous ayons jamais l’occasion de nous revoir. — Chut ! dit-il en la faisant taire d’un doigt sur les lèvres. (Il se posa la main sur la poitrine et ferma à moitié les yeux.) Il faut cependant que je parte… (Il lui prit la main et recula, ne la lâchant qu’au dernier moment.) Tu es absolument merveilleuse. (Il fit un clin d’œil aux autres.) Elle est absolument merveilleuse, leur dit-il avant de soupirer une dernière fois et de s’éloigner rapidement vers le tube de transport. Bon, ça en faisait toujours un de moins. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il y ait autant de monde. Jolicci était là, lui aussi, et il la regardait en souriant. Elle se trouvait dans une Baie Moyenne du VSG, sur une large passerelle cinquante mètres au-dessus du pont, face à la coque rose de la Sentinelle Rapide Comme d’Habitude Mais Étymologiquement Insatisfaisant. Près de trois cents mètres relativement élancés d’un ancien vaisseau de guerre reconverti à des tâches plus pacifiques, telles que le transport de passagers à travers la Galaxie quand ils devaient se rendre dans des lieux non accessibles par les circuits plus conventionnels de la Culture. Le vaisseau était censé dater de plus de quinze siècles, mais il avait l’air flambant neuf, et ressemblait encore – du moins aux yeux de Lededje – à un gratte-ciel arrondi couché sur le côté. Sur trois cinquièmes de sa longueur, à l’arrière, un immense cylindre rose pâle strié de brun devait être son groupe propulseur. La partie médiane de sa coque était équipée de divers systèmes, principalement des capteurs sensitifs, et le cône à l’avant devait contenir l’armement, du temps où c’était une Unité Offensive Rapide de classe Psychopathe. La section réservée à l’équipage, un anneau épais autour de l’axe central coincé entre le propulseur et la partie systèmes, semblait bien petite pour loger les quelque trente personnes qui avaient été à bord autrefois, mais très spacieuse pour un seul passager. Le vaisseau avait ouvert une écoutille d’une vingtaine de mètres de long qu’il avait déployée vers eux pour former une passerelle d’accès. L’avatar du vaisseau était également un drone, un peu plus gros et trapu que Kallier-Falpise, avec un aspect beaucoup moins lisse. — Si nous y allions ? dit-elle à son drone gardien. — Certainement. Le drone flotta sur le côté et prit les deux petites valises de vêtements et accessoires divers que Sensia lui avait données. — Au revoir, Lededje, dit celle-ci. Lededje lui sourit et la remercia, et après une brève embrassade, elle fit ses adieux à Jolicci de façon un peu plus formelle. Elle s’apprêtait à embarquer quand une voix se fit entendre derrière elle : — Ah, juste à temps. Permettez-moi d’être le dernier à vous souhaiter un bon voyage. Elle se retourna et vit Demeisen qui s’approchait nonchalamment, un léger sourire aux lèvres. Il avait l’air un peu moins hagard et débraillé que la veille. Le rubis à son cou scintillait dans la lumière. Sensia le regarda d’un air sévère. — Je vous croyais parti un peu plus tôt. — Je suis effectivement parti un peu plus tôt, ma gracieuse hôtesse. Je me trouve actuellement à quelque quatre-vingts années-lumière, sur une trajectoire très divergente, et je me déplace un tout petit peu plus rapidement que vous. Je suis à la limite de portée de contrôle en temps réel, mais encore suffisamment proche pour quelque chose d’aussi lent qu’un hôte humain. Toutes choses dont j’espère que vous êtes parfaitement consciente. — Tu vas donc abandonner ta marionnette ici ? demanda Jolicci. — C’est bien ça. J’ai pensé que c’était une occasion comme une autre de relâcher ce connard dans la nature. — J’ai entendu quelques rapports troublants concernant le traitement que vous auriez infligé à cet hôte humain, vaisseau, dit Sensia. Lededje regarda l’avatar du VSG. Cette petite dame frêle aux cheveux blonds frisés semblait soudain investie d’une force inflexible qu’elle était soulagée de ne pas voir dirigée contre elle. Demeisen se tourna vers Sensia. — Tout est parfaitement en règle, ma chère. J’ai toutes les décharges nécessaires signées de sa blanche main. Et de son sang, c’est vrai, mais enfin, c’est signé. Quant à moi, avec quoi aurais-je pu signer… de l’huile moteur ? (Il se tourna vers Jolicci d’un air perplexe.) Je me demande même si on en a. Qu’en penses-tu ? — Ça suffit, dit Jolicci. — Faites vos adieux et relâchez votre emprise tout de suite, avant que je ne le fasse pour vous, dit Sensia d’une voix posée. — Ce serait très impoli de votre part, dit Demeisen en feignant d’être choqué. — Je me ferai une raison si ma réputation doit en souffrir, répliqua froidement l’avatar du VSG. L’humain aux traits cadavériques leva les yeux au ciel avant de se tourner vers Lededje avec un large sourire. — Tous mes vœux vous accompagnent pour votre voyage, Mlle Y’breq. J’espère ne pas vous avoir alarmée indûment avec ma petite prestation d’hier soir. J’ai parfois tendance à me plonger dans un rôle, sans bien me rendre compte que je peux choquer certains. Je vous présente toutes mes excuses, si elles sont nécessaires. Et sinon, je vous prie de les accepter quand même, comme une sorte d’avance sur d’éventuelles transgressions futures. Voilà. Nos chemins se croiseront peut-être de nouveau un jour. En attendant, je vous fais mes adieux. Il s’inclina bien bas pour la saluer. Quand il se redressa, il avait l’air très différent. Ses traits et son attitude s’étaient subtilement modifiés. Il cligna des yeux et regarda autour de lui avant de se tourner vers Lededje et ses compagnons d’un air perplexe. — Ça y est ? dit-il. Où sommes-nous ? C’est le vaisseau ? ajouta-t-il en regardant la coque rose. — Demeisen ? fit Jolicci en s’approchant de l’homme qui s’examinait en se tâtant le cou au-dessous du menton. — J’ai maigri… marmonna-t-il avant de demander : Alors, c’est fait ? J’ai été l’avatar ? Sensia lui fit un sourire rassurant et le prit par le bras. — Oui, monsieur, il semble que vous l’ayez été. Elle l’entraîna vers le tube de transport en faisant un geste d’excuse à Jolicci et Lededje. — Mais je ne me souviens de rien… — Vraiment ? Ma foi, c’est sans doute aussi bien comme ça. — Mais je voulais des souvenirs ! Qu’il m’en reste quelque chose ! — Eh bien… Ce furent les dernières paroles que Lededje entendit avant que les portes de la cabine de transport ne se referment. Lededje salua Jolicci, qui avait le visage fermé, et elle s’engagea sur la passerelle, suivie par le drone du vaisseau et la présence beige de son drone gardien. La Sentinelle Rapide Comme d’Habitude Mais Étymologiquement Insatisfaisant se glissa hors du VSG Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, projetée dans une longue série de champs étirés lui permettant de décélérer à une vitesse supportable par ses propulseurs. Pour Lededje, qui était habituée à ce que les avions de chasse soient plus rapides que les avions de ligne, cette situation semblait un peu paradoxale. — C’est une question d’échelle, lui dit le drone du vaisseau dans le salon où elle regardait sur un écran mural la tache argentée du VSG s’amenuiser au loin. Le point lumineux et le tourbillon d’étoiles en arrière-plan commencèrent à se déplacer sur l’écran tandis que le Comme d’Habitude Mais Étymologiquement Insatisfaisant amorçait son long changement de cap pour se diriger vers le Bras Un-un Près-du-Bout, dans l’Amas de Ruprine. — Au niveau des propulseurs d’un vaisseau, expliqua le drone, l’échelle procure certains avantages. — Plus c’est gros, mieux c’est, confirma Kallier-Falpise. Le point argenté et le grand tourbillon d’étoiles se déplaçaient de plus en plus vite, un mouvement apparent qui s’accéléra tandis que la Sentinelle Rapide virait pour retourner aux trois quarts de la direction d’où venait le VSG. Leur destination était Sichult, et le voyage devrait durer quatre-vingt-dix jours. — Permettez-moi de vous montrer votre cabine, dit le drone du vaisseau. La cabine en question, qui occupait le volume de quatre cabines d’origine, était spacieuse et très belle, bien qu’un peu minimaliste par rapport à ce que Lededje avait connu autrefois. Veppers n’était pas un adepte du minimalisme. Il considérait que cela traduisait un manque d’imagination ou d’argent, ou les deux à la fois. La salle de bains, presque aussi grande que la cabine, était équipée d’une baignoire sphérique transparente. Lededje se dit qu’il lui faudrait un mode d’emploi. Kallier-Falpise les suivait, flottant à un mètre à côté d’elle. Elle arrivait tout juste à l’apercevoir du coin de l’œil tandis qu’elle examinait les lieux. Quand le drone du vaisseau les eut quittés, elle se tourna vers lui. — Je pense que j’ai besoin de dormir un peu, dit-elle. — Permettez-moi… dit la machine beige. Le lit – encore un de ces nids de plumes et de flocons intelligents dont elle avait maintenant l’habitude – se déploya telle une étrange tempête de neige localisée dans un coin de la cabine. Apparemment, on appelait ça des lits-tourbillons. — Merci, dit-elle. Vous n’avez pas besoin de rester. — Vous êtes sûre ? Je veux dire, manifestement, tant que nous sommes à bord du vaisseau, c’est très bien, mais quand nous serons arrivés ailleurs, je faillirais à ma tâche si je ne restais pas là où je peux vous assurer une protection immédiate, particulièrement pendant votre sommeil. Il serait peut-être préférable que nous commencions à nous y habituer, ne croyez-vous pas ? — Non, fit-elle. Je préfère mon intimité. — Je vois. (La petite machine s’inclina dans l’air et son aura devint gris bleuté.) Eh bien, comme je le disais, tant que nous sommes à bord… Excusez-moi. La porte se referma derrière lui en chuintant. — « Ahem » est la forme polie en usage pour interrompre, si je ne me trompe. Par conséquent, ahem, ahem. Elle ouvrit les yeux. Un homme était assis par terre en tailleur à deux mètres de son lit, à peu près au milieu de la cabine. Il portait les mêmes vêtements foncés que Demeisen, et en fait – elle cligna des yeux pour s’assurer qu’elle voyait bien ce qu’elle voyait –, il semblait être une version en meilleure santé que l’homme émacié qui lui avait souhaité bon voyage quelques heures plus tôt. Elle se redressa dans son lit, et les plumes qui l’entouraient tourbillonnèrent un instant avant de se reposer en ordre autour d’elle. Elle était contente d’avoir mis un pyjama, mais un peu moins d’avoir congédié son drone gardien. Demeisen leva un long doigt. — Attendez deux secondes. Vous pourriez avoir besoin de ça. Le mot SIMULATION – en marain, cette fois – apparut en lettres rouges au bas de son champ de vision. — Bon sang, qu’est-ce qui se passe ? s’exclama-t-elle. Elle plia les jambes et posa son menton sur ses genoux. L’espace d’un instant, elle eut l’impression déconcertante de se retrouver dix ans plus tôt dans sa chambre de la résidence d’Ubruater. — Je ne suis pas vraiment là, dit Demeisen en lui faisant un clin d’œil. Vous ne m’avez pas vu, d’accord ? (Il éclata de rire en écartant les bras, et il examina la cabine.) Est-ce que vous vous rendez seulement compte à quel point cette situation est anormale ? (Il posa les coudes sur ses genoux et se prit le menton dans les mains. Ses doigts étaient trop longs, avec trop de phalanges. Ils formaient comme une cage autour de son visage.) Ce pauvre vieux croûton se croit encore un féroce vaisseau de guerre, avec quelques systèmes en moins et d’autres améliorés. On n’a pas plus de chances d’avoir une conversation privée avec un passager que de… je ne sais pas, moi, que de percuter un récif de l’espace. — Mais de quoi parlez-vous, bon sang ? Lededje regarda autour d’elle. Le mot SIMULATION continuait d’apparaître comme un sous-titre de film. Le visage de Demeisen se tordit en une grimace. — Encore faudrait-il que ça existe. Disons plutôt de s’échouer sur un astéroïde. Bon, peu importe. Rebonjour, Mlle Y’breq. Je parie que vous ne vous attendiez pas à me revoir de sitôt. — Ni jamais. — Oui, tout à fait. Je parie aussi que vous vous demandez pourquoi je suis là. Elle agita le doigt pour montrer le bas de son visage. — Est-ce que vous pourriez me débarrasser de… Il claqua des doigts, un bruit sec et étonnamment fort qui la fit sursauter. — Voilà, c’est fait, dit-il. Le mot SIMULATION avait disparu. — Merci. Pourquoi êtes-vous là, même si c’est seulement en apparence ? — J’ai une proposition à vous faire. — Quoi ? D’être votre nouvel avatar martyr ? Il fit de nouveau la grimace. — Oh, ça… C’était uniquement pour embêter Jolicci. Vous avez vu le type que… j’habitais. Je l’ai libéré sous vos yeux. Il allait très bien. J’avais même réparé ses doigts et tout le reste. Vous ne l’avez pas remarqué, ce matin ? Elle n’avait rien remarqué. — Et de toute façon, il était entièrement d’accord. D’ailleurs, je ne l’ai pas tant maltraité que ça. Est-ce qu’il a dit quelque chose ? Quand je l’ai relâché, est-ce qu’il s’est plaint ? Je ne me suis pas donné la peine d’envoyer un back-up de surveillance, et je n’ai pas posé la question au SDLDEPLF, donc franchement, je ne sais pas ce qui s’est passé après mon départ. Alors, qu’est-ce qu’il a dit ? — Il ne se souvenait absolument de rien. Il n’était même pas sûr d’avoir été un avatar. Il semblait croire que ça restait à venir. Demeisen écarta les bras. — Eh bien, vous voyez ? — Je vois quoi ? Ça ne prouve rien du tout. — Mais si, ça prouve quelque chose. Si j’avais été vraiment sournois, j’aurais laissé ce pauvre idiot avec plein de souvenirs fabriqués de tous les fantasmes de Contact qu’il avait pu imaginer avant. Mais bon, on s’écarte du sujet, là. Vous devez absolument entendre ma proposition. Elle haussa un sourcil. — Je dois vraiment ? Il sourit. C’était la première fois qu’il semblait sourire de façon sincère. — Ah, un bel effort pour paraître insouciante, dit-il. Mais oui, c’est dans votre intérêt. — Très bien. De quoi s’agit-il ? — Venez avec moi. Pas forcément tout de suite, mais venez avec moi. — Où ça ? — À Sichult. Pour rentrer chez vous. — C’est déjà là que je vais. — Oui, mais très lentement, et avec un drone gardien en remorque. Et en plus, ils vont essayer de distraire votre attention. — Comment vont-ils s’y prendre pour ça ? — En vous disant qu’ils ont trouvé le vaisseau qui possède votre image corporelle complète, le Moi, Je Compte. En un sens, ils l’ont effectivement trouvé, et ce n’est donc pas un mensonge, mais ils espèrent que vous voudrez faire un crochet pour aller récupérer votre ancien corps, ou faire recopier vos tatouages ou je ne sais quoi. Ce qui entraînera un délai considérable, surtout en voyageant sur ce vieux sabot. — C’est peut-être ce que j’aimerais faire de toute façon. Elle éprouva un mélange de nostalgie et d’espoir. Ne serait-ce pas formidable de voir son ancien, son véritable corps ? Même si elle ne voulait pas récupérer sa Marque, en tout cas pas avant d’être rentrée chez elle et d’avoir pu s’approcher de Veppers et d’avoir fait tout son possible pour le tuer. — Ça ne change rien du tout, dit Demeisen en écartant l’objection d’un geste tranchant de la main. Si vous tenez à y aller, moi, je vous y emmènerai. Ce sera quand même plus rapide. L’important, c’est que si vous restez sur ce vieux machin, il vous faudra au moins quatre-vingt-dix jours pour rentrer chez vous, et vous aurez un drone gardien collé à vos basques. — Tandis que… ? Il se pencha vers elle avec un air soudain très sérieux. — Tandis que si vous venez avec moi, je vous y emmènerai en vingt-neuf jours, et sans drone gardien pour vous empoisonner l’existence. — Pas de drone gardien ? — Pas de drone gardien. — Et pas de mauvais traitements non plus ? Comme ceux que vous avez infligés à ce pauvre homme ? Y compris ceux que j’ignore ? Il fronça les sourcils. — Encore cette vieille histoire ? Bien sûr que je ne vous maltraiterai pas. Vous avez ma parole d’honneur. Elle réfléchit un instant. — Est-ce que vous m’aideriez à tuer Veppers ? Il éclata de rire, très fort. La simulation fit un travail très convaincant en répercutant l’écho dans la grande cabine. — Ah, si seulement… dit-il en secouant la tête. Vous pouvez très bien créer vous-même votre incident majeur d’assassinat, ma chère, sans pour autant en faire un incident diplomatique impliquant la Culture. — Vous ne pouvez m’apporter aucune aide d’aucune sorte ? — Je vous propose de vous emmener là-bas plus rapidement, et sans ce foutu drone gardien. — Mais aucune aide pour faire ce que je veux faire quand j’y serai. Il se frappa le front. — Mais bon sang ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Elle haussa les épaules. — Que vous m’aidiez à le tuer. Il se passa la main sur les yeux, puis il soupira et lui dit : — Ma foi, c’est le seul petit problème. Je serais ravi de vous prêter un de mes drones, ou un missile-couteau, ou des boutons à champ de force magique pour votre cardigan, ou un bidule enchanté ou je ne sais foutre quoi encore, ne serait-ce que pour votre protection… mais je ne peux pas. Je ne peux pas parce que, au cas improbable où vous arriveriez à descendre ce salopard, ou si vous échouiez dans votre tentative – ce qui est bien plus probable, honnêtement –, et que l’on trouve sur vous la moindre trace de technologie de la Culture, on passerait aussitôt pour des méchants. Et là, voyez-vous, même si ça peut sembler du plus haut comique de bien des façons, même moi je suis forcé de tirer un trait. À moins qu’un comité dûment organisé de mes supérieurs intellectuels bien informés stratégiquement ne me le demande, bien sûr. Là, ce serait tout à fait différent. — Mais alors, pourquoi cherchez-vous quand même à m’aider ? Il sourit. — Parce que ça m’amuse. Pour voir ce que vous allez faire, pour embêter le SDLDEPLF et Jolicci, et tous ces constipés bouffis de Contact, et aussi parce qu’il se trouve que je vais dans cette direction. (Il haussa les sourcils.) Ne me demandez pas pourquoi. — Et comment savez-vous tout ça ? — Vous m’avez déjà dit pas mal de choses hier soir, ma mignonne. Quant au reste… (Il écarta de nouveau les bras.) J’ai de très bonnes relations. Je connais des Mentaux qui savent des choses. Plus précisément, exactement ce genre de choses. — Vous faites partie de Circonstances Spéciales. — En principe, aucun vaisseau ni Mental n’en fait vraiment partie, en tout cas pas d’une façon organisée, hiérarchisée, contractuelle, ce genre de machin. Tout ce que nous pouvons faire, c’est donner un coup de main de notre mieux, apporter l’aide que nous pouvons lorsque des occasions spécifiques et limitées dans le temps se présentent. Mais enfin, oui, c’est vrai. (Il poussa un soupir, quelque part entre l’impatience et l’exaspération.) Écoutez, je n’ai pas tout mon temps, même ce gros balourd de taxi va finir par s’apercevoir que je suis là. Il faut donc que j’y aille. Réfléchissez à ma proposition. Elle reste valable encore huit heures, jusqu’à minuit heure locale. Après ça, il faudra vraiment que je fonce. Mais vous allez voir. Ils vont vous proposer un rendez-vous avec le Moi, Je Compte ou un de ses représentants. (Il hocha la tête.) Le Filament de Semsarine. Voilà, c’est le nom que vous devez guetter. Le Filament de Semsarine. (Il agita vers elle sa main aux longs doigts.) Vous pouvez vous rendormir, maintenant. Lededje se réveilla en sursaut. Elle se redressa sur son lit, et les lumières de la cabine réagirent à son mouvement. Une douce lueur dissipa la quasi-obscurité de la pièce. Elle entendit autour d’elle le ronronnement lointain du vaisseau. Elle se recoucha dans sa petite tempête de neige personnelle. Quelques instants plus tard, les lumières s’éteignirent de nouveau. — Où ça ? — Hmm ? — Où ce rendez-vous aurait-il lieu ? demanda-t-elle à Kallier-Falpise. Ils se trouvaient dans une partie du salon en forme de gigantesque bow-window. Assise à une table, Lededje prenait son petit déjeuner. Une légère brise apportait des odeurs d’océan. Elle avait remonté les jambes et les manches de son pyjama pour sentir la caresse du vent sur ses mollets et ses avant-bras. Le mur concave qui l’entourait simulait la vue d’un ciel turquoise sans un nuage, un océan de vaguelettes vertes et des rouleaux d’une blancheur de neige qui déferlaient sur le sable bleu clair d’une grande plage déserte bordée d’arbres qui se balançaient doucement. Même le sol sous ses pieds participait à l’illusion, en prenant l’aspect de lattes de bois irrégulières comme on en trouve dans les villas de bord de mer ou des sites de vacances tropicaux. Elle avait presque terminé son assiette de fruits frais, totalement non identifiables mais absolument délicieux. Elle s’était réveillée avec une faim de loup. — Il existe un endroit dans une partie du ciel qu’on appelle le « Filament de Semsarine », dit le drone comme si elle n’avait vraiment pas besoin de remplir sa petite tête de détails aussi ennuyeux. C’est là que le rendez-vous devrait avoir lieu. — Hmm… Elle prit une gorgée d’eau pour se rincer la bouche. Le petit drone, qui flottait au-dessus de la table près d’elle, resta silencieux un moment, comme plongé dans ses pensées, puis il dit enfin : — Vous, heu… vous en avez déjà entendu parler ? Elle avala son eau et s’essuya la bouche avec sa serviette d’une douceur liquide. Elle contempla un instant la vue simulée de la plage et de la mer, puis elle se tourna vers le drone en souriant. — Auriez-vous l’obligeance de demander au vaisseau de contacter l’Unité Offensive Générale En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles ? — Hein ? Pourquoi ? — Allez-y, dites-le, que c’est irrégulier. — Irrégulier est le moins qu’on puisse en dire. C’est impoli, c’est suspect. (Le drone du vaisseau pivota dans l’air, se détournant du visage ricanant de Demeisen pour s’adresser à Lededje.) Mlle Y’breq, dit-il d’un ton glacial, je n’insisterai jamais assez sur le fait que je pense qu’une telle décision serait profondément malavisée. En fait, au risque de paraître brutal, je la trouve stupide et dangereuse. (Il jeta un coup d’œil à Demeisen.) Il me semblait pourtant que vous aviez eu un aperçu de la façon dont cette personne, ce vaisseau, est capable de traiter des humains innocents. Je ne peux pas croire que vous puissiez envisager un instant de faire un choix aussi imprudent et hasardeux. — Hmm, fit Lededje en hochant la tête. Vous savez, je crois que je vais laisser ces bagages ici. Les deux petites valises que Sensia lui avait données étaient posées à ses pieds dans le grand salon du vaisseau. Demeisen se tenait à son côté, et les deux drones flottaient devant eux. Elle se tourna vers l’avatar. — Vous pensez pouvoir me fournir… ? — Mais oui, bien sûr. — Mlle Y’breq, dit Kallier-Falpise qui semblait faire un gros effort pour garder son calme. Je vais vous accompagner, naturellement… — Naturellement, acquiesça le drone du vaisseau en pivotant pour pointer vers Demeisen. Il y eut un très bref silence. — Hein ? Heu, oui, naturellement, dit Demeisen en hochant vigoureusement la tête. — Ah, vous êtes donc d’accord ? demanda Kallier-Falpise en se tournant vers Demeisen. J’accompagne Mlle Y’breq ? — Je ne voudrais pas qu’il en fût autrement, répondit Demeisen d’un ton solennel. — Parfait. (L’aura du petit drone brilla d’un rose très plaisant. Il se tourna lentement vers Lededje.) Puisque nous sommes tous d’accord, je vais venir avec vous, toujours chargé, bien sûr, de vous protéger. — Surtout de vous-même, intervint Demeisen avec un sourire malicieux. (Il baissa la tête et fit mine de se protéger avec la main quand le champ du petit drone beige brilla soudain en vert.) Heu, désolé… fit-il. — Cela étant, poursuivit Kallier-Falpise, je partage l’avis qu’il s’agit néanmoins d’une décision dangereuse, inconsidérée et inutile. Je vous supplie de reconsidérer votre position. Lededje lui sourit, puis elle s’adressa au drone du vaisseau. — Merci pour toute l’aide que vous m’avez apportée, dit-elle avant de s’adresser à Demeisen : On peut y aller quand vous voudrez. — Je vais préparer une navette, dit le drone du vaisseau. Demeisen agita la main d’un air dégagé. — Inutile, nous allons nous Déplacer. — Mlle Y’breq a-t-elle été informée… ? — Il y a toujours un risque qu’un Déplacement se passe mal, dit Demeisen en soupirant. Oui, je l’ai informée de ses droits. L’aura de Kallier-Falpise vira de nouveau au gris glacé. — Il ne vous est pas venu à l’idée de me demander si je consens à être Déplacé alors que nous disposons d’une méthode incomparablement plus sûre pour nous transférer dans votre vaisseau. Demeisen leva les yeux au ciel. — Bon, très bien, si c’est comme ça… Vous, le drone de protection et d’intervention hypercostaud, prenez la navette. Moi, je vais Déplacer ce sac de tripes, de gaz et de fluides qu’on appelle un être humain, terriblement vulnérable mais qui fondamentalement n’a peur de rien. — Honnêtement, répliqua le petit drone, je ne vous fais pas confiance, et vous risqueriez de ne pas m’attendre. Je vais donc me Déplacer avec Mlle Y’breq. Dans le même champ de confinement, s’il vous plaît. — Ah, putain… fit Demeisen entre ses dents. Il faut vraiment se le farcir… Bon, d’accord ! On fera comme vous voudrez. (Il s’adressa au drone du vaisseau.) Tenez, grand-père, et si vous faisiez vous-même ce foutu Déplacement, hein ? Transportez-les tous les deux pour moi. — C’est de toute façon ce que j’allais proposer, répondit le drone d’un ton glacial. — Très bien, dit Demeisen qui avait l’air exaspéré. Alors, on peut y aller, maintenant ? Votre honorable carcasse va peut-être à fond la caisse en ce moment, mais moi, je me traîne. Je commence à m’impatienter. — Excusez-moi, dit le petit drone beige en s’approchant de Lededje. Il se dressa verticalement pour se placer délicatement contre son estomac. Elle portait un autre de ces ensembles pantalon-chemisier qu’elle affectionnait depuis qu’elle s’était réveillée dans ce corps. — Vous êtes sûre de ne pas vouloir emporter vos bagages ? ajouta-t-il. — Certaine. — Vous êtes tous les deux prêts ? demanda le drone du vaisseau. — Absolument. — Oui. — Après vous, dit le drone du vaisseau en s’adressant à Demeisen. — On se retrouve là-bas, lança celui-ci à Lededje. Un ovoïde argenté l’enveloppa et il disparut presque aussitôt. Un instant plus tard, Lededje se retrouva face à un reflet déformé de son propre visage. Le drone du vaisseau se redressa pour regarder le plafond, là où le drone de protection et d’intervention Kallier-Falpise flottait l’instant d’avant lorsque le champ de confinement de Déplacement les avaient fait disparaître, Lededje Y’breq et lui. Kallier-Falpise, qui donnait dangereusement de la bande, se cogna deux ou trois fois contre le plafond, tel un ballon de baudruche à moitié dégonflé. Son champ d’aura était irisé comme une tache d’huile à la surface de l’eau. — Shao, shum-shan-shinow, sholowalowa, show, shuwha…, marmonnait-il. Le drone du vaisseau utilisa son propre effecteur léger pour lui administrer l’équivalent d’une gifle. Kallier-Falpise se mit à trembler contre les lampes du plafond, puis il tomba en glissant sur le côté. Un instant, il émit un jaune orangé violent, puis il sembla se secouer. Il se redressa et se remit à flotter au niveau de l’autre drone. Son aura était à présent d’un blanc étincelant qui signifiait la rage. Putain de viandard. Si ça peut vous consoler, transmit l’autre drone, je ne sais même pas comment il s’y est pris. Ce n’est pas comme s’il vous avait laissé atterrir pour vous recracher ensuite. Ce salopard a intercepté mon Déplacement à mi-course. Je ne savais même pas qu’on pouvait faire ça. C’est franchement très inquiétant. Vous avez pu mettre quelque chose sur la fille ? Sur la fille et dans la fille. Les meilleurs petits gadgets qu’on m’a donnés. J’attends simplement que… Il y eut un éclair argenté juste au-dessus du drone du vaisseau, suivi d’un petit claquement d’implosion quand le champ de Déplacement se rétracta. Une pluie de minuscules débris, de minces filaments et quelques grains de sable tombèrent sur le drone qui les récupéra en déployant un champ manipulateur au-dessus de lui. Ah, fit-il, les voilà. Il agita son champ pour les soupeser. Oui, tout est là, jusqu’au dernier picogramme. Putain de viandard, répéta l’autre drone. J’essaie les coms… Rien du tout. Le drone du vaisseau s’éleva d’une vingtaine de centimètres, puis il redescendit doucement. Bon, je crois qu’il n’y a plus rien à ajouter. À travers la matrice principale de capteurs du vaisseau, les deux machines regardèrent les seize cents mètres de l’autre vaisseau de guerre qui déployait ses multiples champs propulseurs à haute vitesse avec une ostentation tout à fait inutile. Un très court instant, le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles se présenta dans l’espace réel comme un ovoïde noir parfaitement réfléchissant, avant de disparaître si brusquement que même les capteurs soigneusement réglés de la Sentinelle Rapide eurent du mal à le suivre. 13. À une telle profondeur dans la glace, il fallait vraiment une bonne climatisation pour pouvoir rester au frais. Sinon, on se mettait à bouillir. Enfin, si on était une espèce normale d’humain, ou n’importe quelle sorte de créature conventionnelle dotée d’un métabolisme biochimique incapable de supporter des températures en dehors d’une plage étroite entre congélation et ébullition. Il fallait rester au frais dans la glace, sinon on bouillait. L’autre solution était de se soumettre à la pression, garantissant une fin encore plus rapide par écrasement. Tout était relatif, bien sûr. Sous le point de congélation ou au-dessus du point d’ébullition de quoi, et où ? En tant que membre de la métaespèce panhumaine, l’eau était le milieu de référence auquel il était habitué, et de plus, il s’agissait sans doute d’eau liquide à température et pression standard. Mais les standards de qui ? Ici, à l’intérieur d’une planète aquatique, sous cent kilomètres d’océan, la pression transformait rapidement l’eau en glace. Une glace de haute pression et non une glace de basse température, mais c’était quand même de la glace, et plus on s’approchait du centre de la planète, plus la température augmentait sous l’effet de cette même pression qui avait fait passer l’eau de l’état liquide à l’état solide. Il y avait cependant quelques imperfections et impuretés dans la glace, entraînant des failles – qui se réduisaient parfois à la largeur d’une seule molécule – par lesquelles des liquides pouvaient s’infiltrer entre les masses de glace environnantes. Et à condition d’avoir évolué dans cet environnement, ou d’avoir été soigneusement conçues pour y exister, certaines créatures pouvaient vivre dans la glace. De minces filaments presque invisibles, des membranes déployées qui parvenaient à se déplacer le long des failles et des fissures en quête de la nourriture que constituaient les minéraux et autres impuretés contenus dans la glace. Il y avait aussi des prédateurs des profondeurs qui attaquaient ces équivalents d’herbivores. Lui – c’est-à-dire ce qu’il était maintenant – n’avait pas évolué ici. Il était maintenant une simulation de créature, d’un organisme conçu pour se sentir chez lui dans la glace compressée d’un monde aquatique. Mais il n’était qu’une simulation. Il n’était pas vraiment ce qu’il semblait être. Il commençait à se demander s’il l’avait jamais été. La glace à l’intérieur de la planète aquatique n’existait pas vraiment, ni la planète elle-même, ni l’étoile autour de laquelle elle tournait, ni la Galaxie au-delà ni rien de ce qui pouvait paraître réel aussi loin que le regard se portait, ou semblait le faire. Ni même aussi près, d’ailleurs. Si on examinait quelque chose de très près, on trouvait la même finesse de détails que dans le Réel. Les plus petites unités de mesure étaient les mêmes dans les deux univers, qu’elles concernent le temps, l’espace ou la masse. Pour certains, bien sûr, cela signifiait que le Réel lui-même n’était pas vraiment réel, pas au sens d’être vraiment le dernier fondement non simulé de la réalité physique. Dans cette école de pensée, tout le monde se trouvait déjà dans une simulation préexistante, mais sans s’en rendre compte, et les univers virtuels fidèles et précis qu’ils étaient si fiers de créer n’étaient que des simulations à l’intérieur de simulations. On pouvait considérer cette approche comme menant tout droit à la folie, ou à une sorte de lassitude résignée qu’on pouvait exploiter. Pour éliminer l’esprit de combativité chez les gens, il était difficile de trouver mieux que de les convaincre que la vie n’était qu’une vaste plaisanterie, une construction entièrement contrôlée par quelqu’un d’autre, et que rien de ce qu’on pouvait penser ou faire n’avait réellement d’importance. L’astuce, songea-t-il, c’était de ne jamais perdre de vue la possibilité théorique tout en se gardant bien de prendre l’idée au sérieux. Tout en méditant ces sujets, il se glissait avec les autres le long d’une faille haute de un kilomètre et de plusieurs kilomètres de long. En termes humains, ils étaient des sortes de spéléologues, même si la comparaison était un peu réductrice. Ils étaient comme des filets d’huile visqueuse s’infiltrant dans les blocs de glace sur ce qu’il imaginait encore comme un monde conventionnel, une planète rocheuse avec des calottes polaires et des chaînes de montagnes. Il commandait un groupe réduit, mais puissant : une unité d’élite de trente soldats, tous parfaitement entraînés et armés de poisons, d’explosifs et de paquets de solvant. Rien de nature à inquiéter les hommes et les machines dont il avait habité des représentations pendant des décennies subjectives depuis le début de la grande guerre, mais ici, ces armes étaient parfaitement mortelles, et aucun de ces hommes, machines et engins de guerre n’aurait pu y survivre plus d’une fraction de seconde. Il avait un grade anormalement élevé pour une unité de cette taille réduite – il était commandant, bien qu’en fait, sur un autre théâtre d’opérations, il aurait été général –, mais cela reflétait simplement l’importance de la mission. Il sentait la présence des autres grâce aux gradients chimiques et aux signaux électromagnétiques qui circulaient entre eux, lui permettant littéralement de rester en contact avec chacun des trente soldats sous ses ordres. Le caporal Byozuel était sur sa droite, se faufilant et glissant le long d’une faille particulièrement large et devançant brièvement les autres dans la pénétration. Là-bas, sur sa gauche, le capitaine Meavaje guidait les quatre spécialistes en solvants de sa section à travers une succession délicate de fissures, comme dans un labyrinthe à trois dimensions. Byozuel le premier, puis les soldats qui le suivaient, signalèrent une secousse importante. Vatueil la ressentit lui-même un instant plus tard. La glace sembla craquer et gémir, et l’espace où se trouvait la plus grande partie de Vatueil se rétrécit d’un demi-millimètre. Son autre partie était dans une cavité un peu au-dessus. Cette cavité s’était légèrement élargie et essayait de l’aspirer. Il fut obligé de s’agripper et de pousser plus fort pour pouvoir poursuivre sa lente progression vers le bas, vers le noyau. Tout va bien, mon commandant… ? La question venait du lieutenant Lyske, qui le suivait deux positions plus loin. Pas de problème, lieutenant, transmit-il. Vatueil les avait sentis s’arrêter tous, se figeant en position tandis que l’onde de compression sismique les traversait. Cette réaction les avait ralentis une fraction de seconde, et ne servait pas à grand-chose à moins d’être dans une large fissure et sur le point de s’engager dans une faille plus étroite, mais c’était comme ça, un réflexe lié à la nature humaine, ou animale. On s’arrêtait et on attendait, partagé entre l’espoir et la peur, l’espoir de ne pas mourir et la peur de sentir la glace se déplacer, la peur aussi d’entendre le cri biochimique qui pourrait traverser le filet vivant qu’ils formaient si l’un d’eux était comprimé par les fissures au point de se trouver réduit à de simples molécules séparées, écrasé et plongé dans le néant. Mais la secousse s’était calmée, et ils étaient encore tous vivants et indemnes. Ils reprirent leur progression en s’insinuant de plus en plus profondément dans la glace du monde aquatique. Il envoya des signaux électrochimiques pour que ses hommes sachent que tout allait bien. Mais il ne pouvait se permettre de relâcher son attention sous prétexte que ce petit incident était passé. Ils approchaient du niveau où ils pouvaient s’attendre à rencontrer des défenses et des gardes. Il se demanda comment caractériser l’endroit où ils se trouvaient maintenant. Il ne faisait pas partie de la simulation de guerre principale. Ce n’était pas non plus une simulation tournant à l’intérieur de cette simulation. C’était un environnement distinct, situé ailleurs. Semblable aux autres sims, mais séparé. Le signal de Byozuel traversa soudain le réseau de l’unité, passant de soldat en soldat. Quelque chose, mon commandant… Vatueil ordonna l’arrêt immédiat. Ils s’exécutèrent tous aussi vite que possible. Il attendit un instant avant de transmettre : Qu’est-ce que c’est, caporal ? Du mouvement devant, mon commandant. Vatueil attendit encore. Tous attendaient. Byozuel n’était pas un imbécile – aucun d’eux ne l’était, ils avaient tous été triés sur le volet. Le caporal les informerait quand il aurait quelque chose à dire. Mais pour l’instant, il valait mieux le laisser écouter, observer, repérer d’éventuels scintillements dans les ténèbres de glace qui les entouraient. Cela étant, ils n’avaient pas vu grand-chose depuis que le sous-marin les avait déposés sur le fond vaseux de l’océan, quelques heures plus tôt. Il n’y avait rien eu à voir là-bas. Le soleil ne pénétrait pas à plus de deux cent cinquante mètres de profondeur. Une fois qu’ils eurent pénétré dans la glace, quelques rayons cosmiques avaient produit des éclairs lointains, et alors qu’ils étaient encore à peine à un kilomètre de profondeur, une faible secousse sismique avait produit une certaine activité piézoélectrique engendrant quelques lueurs, mais leur vision, ou ce qui en tenait lieu, était leur sens le moins utile. Ha ! L’exclamation leur parvint dans une onde chimiquement transmise chargée d’excitation et de soulagement. Elle se propagea à travers le groupe comme s’il ne formait qu’un seul organisme. Désolé, mon commandant, fit Byozuel. Je ne voulais pas prendre le risque de communiquer. Combattant ennemi attaqué et neutralisé, mon commandant. Bien joué, Byozuel. Son identification ? Voilà, mon commandant. Un jeu complexe de gradients et d’identifiants chimiques se propagea à travers le réseau du groupe jusqu’à Vatueil. Un garde. Une seule entité, très vigilante mais à peine intelligente, incrustée dans une fissure de la glace et repérée par Byozuel avant qu’elle n’ait pu détecter sa présence. C’est du moins ce qu’ils pouvaient espérer. En examinant l’analyse de la créature paralysée et agonisante, Vatueil ne put voir aucun signe qu’elle ait transmis quoi que ce soit avant d’être transpercée par Byozuel et remplie de poison. Vatueil communiqua tous les détails nécessaires au reste du groupe. Attendons-nous à ce qu’il y en ait d’autres un peu plus loin, dit-il. Byozuel, comment ça se présente, là où vous êtes ? Bien, mon commandant. Aussi bien que ce qu’on a vu jusqu’ici. Rien d’anormal a priori, aussi bien à l’écoute qu’à l’odeur. Bon, nous allons changer de formation, transmit Vatueil. Sections un et deux, suivez Byozuel. Trois et quatre, regroupez-vous en maintenant le même intervalle et continuez de sonder pendant la descente. Nous avons maintenant un profil ennemi à guetter, mais il peut y en avoir d’autres. Nous allons nous resserrer, nous concentrer. Restez attentifs. Il sentit la formation se modifier autour de lui, les deux premières sections se déplaçant lentement pour se concentrer et se regrouper au-dessus de Byozuel, les deux autres se retirant de l’autre côté. Le tremblement de glace se produisit sans signe avant-coureur. Les cris retentirent des deux côtés, apparemment en même temps que le crissement torturé de la glace et les faibles scintillements piézoélectriques des particules d’impuretés. La glace se referma autour de Vatueil, et un sentiment d’impuissance et de terreur l’envahit un court instant. Il l’ignora et le laissa le traverser, prêt à mourir s’il le fallait, mais pas à montrer sa peur. L’étau de glace le repoussa et le força à descendre dans une faille plus large. Il sentit que d’autres étaient également impuissants. Trois perdirent le contact quand les filaments qui les reliaient au reste du groupe furent rompus. Tous s’arrêtèrent de nouveau, sauf ceux qui étaient secoués de spasmes. Quelques instants plus tard, ceux-là cessèrent à leur tour de bouger, soit parce qu’ils étaient morts, soit parce qu’ils s’étaient administré des relaxants ou que leurs camarades leur en avaient projeté. S’agissait-il d’une explosion, d’une action ennemie ? Avaient-ils déclenché quelque chose quand Byozuel avait neutralisé la sentinelle ? Les répliques se propageaient en gémissant dans la masse immense de glace autour d’eux. Cette secousse semblait trop forte, trop étendue pour avoir été provoquée par une explosion localisée. Au rapport, transmit Vatueil quelques secondes plus tard. Ils avaient perdu cinq hommes, dont le capitaine Meavaje. Quelques blessés. Deux avaient perdu tous leurs sens tandis que deux autres souffraient d’une perte partielle de mobilité. Ils se regroupèrent. Vatueil désigna Lyske comme commandant en second. Ils laissèrent les blessés derrière eux avec un soldat valide, pour protéger leurs arrières. Une sacrée secousse, mon commandant, transmit Byozuel de sa position avancée. L’épicentre est à une quinzaine de mètres plus loin. Il y a une belle brèche qui s’est ouverte, une véritable autoroute, mon commandant. Attention, Byozuel, c’est suspect, répondit Vatueil. Un accès aussi évident pourrait être miné ou piégé. Oui, mon commandant. Mais cette brèche vient juste de s’ouvrir, à côté de là où était notre ami. Elle a l’air toute fraîche, et profonde. Vous vous sentez d’aller l’explorer, Byozuel ? Oui, mon commandant. O.K. Je crois que nous sommes tous de nouveau en position. Allez-y, Byozuel, mais n’empêche, ne prenez pas de risques. La nouvelle fracture plongeait presque à la verticale. Byozuel commença la descente, en hésitant au début, puis de plus en plus vite à mesure qu’il prenait confiance. Les autres entreprirent de le suivre. Les deux autres sections avaient du mal à progresser. Vatueil décida de profiter au maximum de leur avantage et leur ordonna de passer eux aussi par la nouvelle brèche. Le garde suivant déboula d’une fissure latérale qui communiquait avec la brèche où ils se trouvaient précédemment. Il neutralisa aussitôt Byozuel d’un coup de lance, mais il fut à son tour transpercé par une fléchette-seringue tirée par un des spécialistes de soutien qui se trouvait juste derrière le caporal. L’ennemi se débattit, mourut, et commença à se dissoudre. Byozuel était collé contre la paroi de la crevasse, immobile, son corps progressivement envahi par les poisons. Un autre spécialiste vint se coller contre lui pour tenter de voir où il pourrait le cautériser, quelles parties amputer pour espérer le sauver. Il finit par s’écarter et coupa ses connexions avec Byozuel avant de communiquer avec Vatueil. On dirait bien que je vais aussi couvrir votre retraite, mon commandant, transmit Byozuel. Oui, c’est ce qu’on dirait. Celui-là a peut-être eu le temps de donner l’alerte, transmit l’un des spécialistes. Je vois quelque chose plus bas, mon commandant, dit celui qui avait continué d’avancer. C’est profond. On dirait… on dirait une source de lumière importante. En améliorant sa liaison à travers deux autres soldats, Vatueil put distinguer un peu mieux ce que le chef de file voyait. Bon, songea-t-il, ce n’est plus le moment de jouer la prudence. Restez ici, Byozuel. Je n’ai pas vraiment le choix, mon commandant. On reviendra vous chercher, Byozuel. Et tous les autres. Ça y est, nous y sommes. Formation d’attaque maximum pour chaque section. Ils se regroupèrent et se reconfigurèrent. Vatueil éprouva un sentiment de fierté, presque d’amour, pour ces hommes dont il était devenu si proche, tandis qu’ils se préparaient calmement et efficacement à affronter de grands dangers pour une cause à laquelle ils croyaient, et pour le bien de tous leurs camarades. Presque plus tôt qu’il ne l’aurait voulu, ils furent prêts. Ils flottèrent, quatre sections de fantassins groupées attendant de recevoir un dernier ordre électrochimique avant de se séparer et de communiquer uniquement par vibrations ou signaux lumineux. À mon ordre… leur dit-il. ALLONS-Y ! Ils se précipitèrent dans la brèche vers la lumière irréelle du noyau. — Naturellement, ces choses n’existent pas telles que vous les décrivez. Pas au sens où elles seraient subies par ces prétendues personnes virtuelles dans ces prétendues réalités virtuelles. Elles n’existent que dans le sens où on les imagine et on les évoque, en mettant en garde contre elles. Au bout du compte, nous croyons que ces choses existent, mais qu’elles existent dans une réalité supérieure – qui dépasse notre compréhension limitée, et la vôtre –, une réalité supérieure qui est le véritable Au-Delà, celui qui attend tous les vrais croyants, qu’ils possèdent ou non ces appareils à « conserver les âmes ». Nous sommes satisfaits de laisser de tels châtiments et récompenses à Dieu. Nous n’avons pas la prétention de faire le travail de Dieu. Une telle prétention serait un blasphème. C’est à Dieu seul qu’il appartient de le faire. Franchement, vous nous insultez en nous accusant comme vous le faites. Ce discours avait été remarquablement court, venant du Représentant Errun. Quand il eut achevé sa tirade, il ramena ses robes sénatoriales autour de lui et se rassit. La Représentante Filhyn se releva précipitamment. — Eh bien, dit-elle, je vous assure que nous n’avions nullement l’intention de vous insulter, mon honorable collègue. Errun se contenta de se redresser à moitié de son siège pour répliquer : — L’insulte, comme bien des sentiments comparables, est ressentie dans le cœur de la personne à qui elle est adressée. Il n’appartient pas à la personne qui l’a adressée de décider de la validité de ce sentiment. Ce propos souleva des murmures d’approbation, tout comme pour le précédent. Le Représentant Errun se rassit et accepta des tapes amicales sur l’épaule, des hochements de tête et des « Bien dit » de la part de son entourage d’assistants et de conseillers. — Comme je le disais, reprit la jeune Représentante des Habitats Périphériques, nous n’avions pas l’intention d’être insultés. (Filhyn se rendit compte de son lapsus et s’empressa de rectifier :) Je veux dire de vous insulter. (Elle se tourna vers le Président du Sénat assis sur l’estrade de la chambre des débats.) Hem, toutes mes excuses, dit-elle au vénérable sénateur entouré de ses aides occupés à griffonner et taper fébrilement à la machine. Elle se sentit rougir en voyant l’expression amusée du Représentant Errun, et avec un geste pour indiquer au Président qu’elle laissait la parole, elle se rassit. Elle entendit les murmures se propager dans le public et la galerie réservée à la presse, comme un bruissement de feuilles dans le vent. La Représentante Filhyn faillit se cacher le visage dans ses trompes, mais elle se retint à temps en se souvenant que les caméras devaient être encore braquées sur elle. Quand le Président commença à évoquer un point de procédure sans aucun doute obscur et totalement inintéressant, elle s’assura que son micro n’était pas branché et elle se pencha vers Kemracht, son assistant, pour lui dire : — Je pourrais aussi bien porter un collier avec la mention : « Mordez-moi là. » Abrégez mes souffrances, Kemracht. — C’est bien ce que j’espère faire, madame, répondit le jeune mâle en désignant un coursier qui s’apprêtait à partir. (Il lui souffla à l’oreille :) Nous avons un invité pour la séance de cet après-midi. Quelque chose dans le ton de sa voix la fit se redresser sur son siège. Elle le regarda fixement, et il lui sourit en se cachant modestement une partie du visage avec ses deux trompes. — Vous voulez dire… ? commença Filhyn. — Un visiteur revenu de l’autre côté. Elle lui sourit, et il baissa les yeux. Elle vit à l’autre bout de la salle le Représentant Errun qui la regardait d’un air soupçonneux. Elle lui aurait bien fait un large sourire, mais mieux valait qu’il ne se doute de rien. Elle lui fit donc un petit sourire triste, puis elle détourna rapidement les yeux, comme pour cacher son incapacité à faire courageusement front. Elle fit semblant d’essuyer des larmes avec ses trompes. Ah, songea-t-elle, j’arriverai bien un jour à faire de la politique… Ils perdirent une section entière quand une décharge électrique traversa soudain la glace, l’équivalent d’une charge sous-marine. Les soldats touchés commencèrent aussitôt à se dissoudre, tandis que leurs camarades poursuivaient leur descente. Ils subirent une autre attaque sur le flanc, du côté de la fissure d’origine. Deux gardes bien coordonnés, mais cette fois ils étaient prêts : ils les transpercèrent aussitôt avec des fléchettes et les laissèrent agonisant dans leurs traces tandis que la lumière au-dessous d’eux prenait une teinte verdâtre. Cette lumière augmenta d’abord d’intensité à mesure qu’ils s’en approchaient, puis elle devint plus terne, vacillante, avec quelque chose qui impliquait du mouvement. Une troupe de gardes montait vers eux, et leurs ombres se dessinaient dans la lumière verte en contrebas. Vatueil essaya de les compter, puis d’en estimer simplement le nombre. Une dizaine ? Vingt ? Plus ? C’était trop difficile, et de toute façon, c’était sans importance. Ils ne pourraient plus se dégager. Il aurait aimé que son véritable moi – celui qui continuerait d’exister dans la simulation de guerre principale, celui qui détenait encore tous ses souvenirs de décennies de guerre – puisse se souvenir de tout ça. Mais cet autre lui-même n’en saurait jamais rien. Dans la guerre simulée, on pouvait tirer un enseignement de ses erreurs, y compris celles qui conduisaient à votre mort. La mort elle-même faisait partie de la leçon. Tout, y compris mourir, se déroulait au sein d’une simulation méticuleusement contrôlée, où votre personnalité sauvegardée avait le droit de savoir tout ce qui était arrivé à ses itérations précédentes. C’est ainsi qu’on apprenait, qu’on gagnait constamment en expérience, et même en intelligence. Il se trouvait bien en ce moment dans une simulation, un monde virtuel, mais qui ne faisait pas partie de la simulation de guerre, et ni lui ni ses hommes n’en reviendraient. Qu’ils triomphent ou qu’ils échouent, ils allaient mourir. Son véritable moi, dans la sim de guerre, ne saurait rien de cette mission. S’il avait de la chance, ce moi entendrait parler de la façon dont il avait réussi – pour autant que lui et ses hommes réussissent… Ils s’approchèrent rapidement des gardes du noyau, qui se portaient à leur rencontre aussi vite qu’ils plongeaient eux-mêmes. Quelques fléchettes passèrent à côté d’eux, dont une ricocha sur le bouclier du soldat qui suivait Vatueil. Sa section était en tête. Ils formaient l’avant-garde, le fer de lance. Il observa les sombres silhouettes des gardes, de plus en plus proches, tandis que sa troupe se précipitait vers eux. Ils auraient le temps de tirer une seule volée, calcula Vatueil, avant que le combat ne tourne rapidement à ce qu’on appelait autrefois un corps à corps. Tenez-vous prêts, émit-il. Et puis : FEU ! Des lances à impact, des fléchettes empoisonnées, des tiges dissolvantes et des décharges électriques s’abattirent sur leurs adversaires. La Représentante Filhyn avait pris son déjeuner sur l’une des grandes terrasses herbeuses aménagées sur le large toit du bâtiment principal du Sénat. Elle donnait sur les prairies qui s’étalaient autour du Complexe Central des Dirigeants telle la trompe d’une mère protégeant son nouveau-né. Au-delà se dressaient les hautes ziggourats abritant les administrations, les commerces et les habitations. Leurs côtés étaient couverts de végétation tandis que les niveaux et les terrasses étaient plantés d’arbres. Les grandes plaines s’étendaient au-delà de la ville, cachées par les pyramides massives et la brume de chaleur. Errun vint seul, comme l’avait indiqué son message manifestement rédigé à la hâte. Filhyn se demandait ce qu’il avait réussi à découvrir, et grâce à qui. Elle l’attendait dans une bauge près du parapet transparent entourant la terrasse. Elle avait laissé sa toge et ses autres effets personnels à ses assistants, de sorte qu’elle était modestement vêtue, assise dans la boue fraîche. Elle salua le vieux mâle qui répondit par un grognement avant de s’installer à côté d’elle. — J’essaie d’imaginer ce qui me vaut cet honneur inattendu, sénateur, lui dit-elle. — Oui, vous essayez peut-être, répondit le vieux mâle corpulent en se détendant dans la boue avec un plaisir évident. Il tournait le dos à la vue. Il y avait un espace de sécurité de trois mètres entre le parapet et le bord du bâtiment – le minimum pour un Pavuléen dès lors qu’il se trouvait à plus de cinq mètres du sol –, mais le vieux sénateur était connu pour être particulièrement sujet au vertige. Elle était étonnée qu’il ait accepté un rendez-vous à une telle hauteur. Il se retourna dans la boue et ajouta : — D’un autre côté, peut-être pas. Il laissa un espace à côté de lui qu’elle était censée occuper, mais elle s’abstint. Elle l’aurait sans doute fait il y a six mois, et aurait peut-être ainsi révélé beaucoup plus qu’elle ne le souhaitait. Mais elle se garda bien de se féliciter tout de suite. Le Représentant Errun avait encore bien d’autres tours dans son sac pour faire parler les gens plus qu’ils ne devraient. — De toute façon, conclut-il en s’appliquant un peu de boue sur le dos avec sa trompe, je pense que nous devrions éclaircir certaines choses. — Je suis toujours d’accord pour éclaircir les choses. — Hum, fit-il en rajoutant de la boue sur son dos. (Il le faisait avec un soin surprenant, presque avec délicatesse, et Filhyn trouva cela très attachant.) Nous sommes une espèce déchue, Représentante. (Il s’interrompit et la regarda dans les yeux.) Puis-je vous appeler Filhyn ? (Il leva une trompe boueuse et fit des éclaboussures en la laissant retomber.) Dans la mesure où cette rencontre est aussi informelle ? — Ma foi, oui, dit-elle, pourquoi pas ? — Très bien, alors. Nous sommes une espèce déchue, Filhyn. Nous n’avons jamais été tout à fait certains de ce qui nous a réellement précédés, mais nous avons toujours imaginé quelque chose de plus héroïque, de plus intrépide, comme une sorte de prédateur. On nous dit que c’est le prix à payer quand on devient civilisé, ajouta-t-il avec un petit ricanement. Quoi qu’il en soit, nous sommes ce que nous sommes, et bien que nous ne soyons pas parfaits, nous avons fait de notre mieux, et nous nous sommes pas mal débrouillés. Et nous pouvons être fiers de n’avoir pas encore cédé aux IAs, ni abandonné tous les attributs et mécanismes qui ont fait de nous une grande civilisation. Errun faisait sans doute allusion à la primauté du processus de décision naturel chez les Pavuléens qui n’accordaient qu’un rôle de conseil aux IAs, et au maintien d’une économie reposant sur l’argent et l’accumulation de capital. Et aussi, bien sûr, à la Sagesse Collective, cette philosophie/religion pavuléenne, ce mode de vie qui avait encore des relents de suprématie mâle et de Harémisme. Du point de vue de Filhyn, c’étaient précisément ces aspects qui empêchaient leur société de progresser, mais elle n’allait pas commencer à discutailler avec un vieux conservateur respecté comme Errun. Certains problèmes étaient spécifiques d’une génération. Il n’y avait qu’à attendre que les plus âgés meurent et soient remplacés par des gens plus progressistes. Enfin, avec un peu de chance… — Nous comprenons bien que vous autres, qui vivez dans les Périphériques, vous voyez les choses différemment, poursuivit Errun. Mais il n’empêche que l’âme de notre peuple – de notre espèce, de notre civilisation – se trouve ici, sur ces plaines, sur cette planète, sur les Nouveaux Habitats terraformés et ceux qui tournent autour de notre étoile d’origine. Errun leva les yeux vers le soleil qui éclairait des couches de nuages beiges au sud. — Sous ce soleil, dit Filhyn. Elle n’allait pas non plus évoquer l’absurdité du fait qu’elle soit la seule Représentante pour tous les membres de la diaspora du Grand Troupeau Pavuléen. En théorie, ils appartenaient tous à l’un des Quinze Troupeaux, et il n’était donc pas nécessaire que les dizaines de milliards de Pavuléens qui vivaient désormais autour d’autres étoiles aient une représentation supplémentaire. Mais c’était complètement idiot, bien sûr, juste un prétexte utilisé par le centre basé ici, à Pavul, pour conserver le contrôle de l’empire distribué. — Sous ce soleil, acquiesça le vieux mâle. Possédez-vous un appareil de conserve d’âme ? lui demanda-t-il soudain. — Oui. — Pour une religion des Périphériques, sans doute ? Elle n’était même pas sûre que ce fût vraiment une religion. — Je resterai parmi mes amis lointains quand je mourrai, répondit-elle. Mon conservateur d’âme est relié à notre Au-Delà local. Le vieux mâle secoua la tête en soupirant. Il sembla prêt à dire quelque chose – peut-être une réprimande, songea-t-elle – mais il se retint. Il s’appliqua encore un peu de boue. — Nous avons besoin d’une menace pour rester honnêtes, Filhyn. (Il y avait une nuance de regret dans sa voix, mais aussi une grande conviction.) Je n’irai pas aussi loin que ceux qui voudraient que nous ayons encore des prédateurs, mais il nous faut quelque chose qui nous maintienne dans le droit chemin, qui nous aide à nous rapprocher de notre objectif moral. Vous ne le voyez donc pas ? — Je vois que vous croyez profondément à ce que vous dites, Représentant, répondit-elle avec beaucoup de diplomatie. — Hmm. Vous allez vite voir ce vers quoi je me dirige. Je ne vais rien vous cacher. Nous avons besoin de la menace d’un châtiment dans l’au-delà pour nous empêcher de nous comporter comme des animaux dans cette existence-ci. (Il agita une trompe.) Je ne sais absolument pas si Dieu existe vraiment, Filhyn, pas plus que vous ni le Grand Prêtre. (Il ricana, et Filhyn fut sincèrement choquée de l’entendre tenir de tels propos, même si c’était un sentiment qu’elle avait déjà elle-même depuis longtemps.) Dieu habite peut-être là où vivent les Sublimés, dans ces dimensions cachées, si commodément repliées et si difficiles à atteindre. J’imagine que c’est presque le dernier endroit où Il pourrait se trouver. Comme je vous l’ai dit, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est que le mal existe en nous. Je sais aussi, et je l’accepte, que les technologies qui nous ont permis d’exprimer ce mal – en nous donnant les moyens d’exterminer nos prédateurs naturels – ont à leur tour donné naissance aux technologies qui nous permettent de sauver nos âmes, de nous sauver nous-mêmes, de continuer d’attribuer des récompenses et d’infliger des châtiments au-delà de la tombe. Ou du moins… la menace de châtiments, conclut-il en la regardant. Elle s’appliqua soigneusement une couche de boue sur le dos. — Allez-vous me dire qu’il ne s’agit que d’une menace ? Il roula pour s’approcher d’elle en pivotant dans la boue brunâtre. — Bien sûr qu’il ne s’agit que d’une menace, dit-il doucement d’un air complice non dénué d’humour. (Il s’écarta de nouveau.) Ce qui compte, c’est que les gens aient suffisamment peur pour bien se comporter de leur vivant. Ce qui se passe une fois qu’ils sont morts n’est vraiment pas l’affaire des vivants. Il est hors de question que ça le soit jamais. (Il eut un petit rire.) Ce dernier point n’est qu’une conviction personnelle, mais c’est également la réalité de la situation. Nous leur faisons peur avec ces menaces de punitions et autres choses désagréables, mais ensuite, il n’est pas vraiment nécessaire d’infliger ces punitions. Il y a des équipes entières de gens très créatifs, artistes, scénaristes, écrivains, explicateurs, concepteurs, psychologues, sculpteurs de sons, et… et Dieu sait qui et quoi encore… enfin, des gens qui consacrent leur vie à créer un environnement totalement irréaliste et des attentes totalement fausses pour des raisons totalement justifiées moralement. — Ainsi donc, les Enfers n’existent que comme une menace, pour que les gens se tiennent à carreau tant qu’ils sont encore vivants. — Ma foi, c’est bien ce que fait le nôtre, en tout cas. Et il ne fait que ça. Je ne peux pas parler des Au-Delà des aliens. Mais je peux vous dire une chose : une bonne partie de tout le débat actuel repose sur un malentendu fondamental. Ce qui est agaçant, c’est que les gens qui n’en veulent pas n’arrivent pas à comprendre qu’en fait, les Enfers n’existent pas. Ce faisant, ils sabotent complètement le but recherché qui est de faire semblant qu’ils existent. Si les gens voulaient seulement bien se taire et arrêter de se plaindre de choses qui n’existent pas, il n’y aurait aucun problème. La vie continuerait, les gens se tiendraient bien et personne n’en souffrirait vraiment. (Le vieux mâle se secoua avec un air dégoûté.) Enfin, que cherchent-ils ? À transformer les Enfers en réalité pour que les gens en aient vraiment peur ? — Mais alors, où sont les gens qui devraient être dans d’autres Au-Delà, dans des Paradis ? Parce qu’ils n’y sont pas. Errun ricana. — Ils sont dans les limbes. (Il donna un coup de trompe sur son flanc et examina ce qu’il y avait trouvé. Sans doute un insecte imaginaire.) Stockés, mais non fonctionnels, en aucune façon vivants. (Il sembla hésiter, puis il roula de côté pour s’approcher d’elle.) Puis-je vous parler en toute confidence, Filhyn ? — Cela me semblait aller de soi pour tout ce que nous nous disons en ce moment, Représentant. — Oui, bien sûr, bien sûr, mais… je veux dire en confidence toute particulière. Il s’agit de quelque chose que vous ne partageriez même pas avec vos assistants les plus proches ni avec votre compagnon. Quelque chose qui doit rester strictement entre vous et moi. — Bon, très bien. Allez-y. Il roula encore plus près d’elle. — Certains de ceux qui disparaissent, qui semblent être allés dans ce prétendu Enfer, dit-il à voix basse, sont tout simplement effacés. (Il la regarda d’un air très sérieux, et elle lui rendit son regard.) Ils ne sont même pas dans les limbes, ajouta-t-il. Ils cessent simplement d’exister. Leur conservateur d’âme est effacé, et l’information, leur âme, n’est transférée nulle part. C’est la vérité, Filhyn. Ce n’est pas censé se produire, mais enfin, ce sont des choses qui arrivent. Et maintenant, dit-il en lui tapotant un genou, considérez que je ne vous ai rien dit, c’est entendu ? — Naturellement. — Très bien. C’est vraiment quelque chose que nous ne voulons pas ébruiter. Voyez-vous, ce qui compte, c’est que les gens croient qu’ils continuent de vivre en un certain sens, et qu’ils souffrent. Mais franchement, pourquoi gaspiller de l’espace informatique pour ces salopards ? Veuillez pardonner mon langage un peu cru. Filhyn sourit. — N’est-il pas toujours préférable de dire la vérité, Représentant ? Errun la regarda en secouant la tête. — La vérité ? À tout prix, quoi qu’il en coûte ? Êtes-vous folle ? J’espère bien que vous plaisantez, jeune fille. (Il se pinça les narines et s’enfonça complètement dans la boue. Quand il en ressortit, il souffla bruyamment avant de s’essuyer les yeux.) Ne faites pas semblant d’être aussi naïve, Filhyn. La vérité n’est pas toujours utile, elle n’est pas toujours bonne à dire. C’est comme faire confiance à l’eau. Oui, bien sûr, nous avons besoin de la pluie, mais s’il pleut trop, on peut être emporté par une inondation et se noyer. Comme toutes les grandes forces naturelles, la vérité a besoin d’être canalisée, gérée, contrôlée, distribuée de façon intelligente et morale. (Il la foudroya du regard.) Vous vouliez simplement me taquiner, n’est-ce pas ? Je pourrais tout aussi bien, songea-t-elle. Elle se demanda si, pour devenir enfin une vraie politicienne, elle ne devrait pas être d’accord avec ce qu’Errun venait de dire. — Sinon, nous perdons tous les deux notre temps, Représentante. C’est certainement le cas pour un de nous deux, songea-t-elle. Elle leva les yeux et vit Kemracht un peu plus loin, qui lui faisait signe. — Au contraire, Représentant, dit-elle en se redressant sur ses quatre pattes. J’ai trouvé cet échange particulièrement instructif. Cependant, si vous voulez bien m’excuser, je dois m’en aller. Voulez-vous prendre une douche avec moi ? Le vieux mâle la regarda un long moment. — Non, je vous remercie. Je vais rester encore un peu. (Il ne la quittait pas des yeux.) Ne faites pas de vagues, Filhyn, ajouta-t-il. Et n’allez pas croire tout ce qu’on vous dit. Il n’existe pas de chemin qui mène à la vérité. Tout n’est que désordre et confusion. — Rassurez-vous, je ne suis pas aussi crédule. (Elle lui fit une petite révérence en pliant ses pattes de devant.) Nous nous reverrons à la séance de cet après-midi, Représentant. Il était l’un des deux seuls survivants de sa section, et le total de leurs forces était réduit à six hommes. Le reste avait succombé sous le nombre. Ses soldats disposaient d’un armement supérieur et n’auraient eu aucun mal à l’emporter à un contre un, mais les gardes avaient été beaucoup plus nombreux qu’ils ne l’avaient pensé tout d’abord. De plus, même après avoir réussi à franchir la mêlée de corps et d’armes, ils avaient rencontré des réseaux de barbelés, des filets de poisons et d’électricité convulsionnante. Percer et couper ces obstacles avait pris du temps, et tandis qu’ils étaient ainsi occupés, enveloppés dans la lueur verdâtre au-dessous d’eux, ils avaient été attaqués par le reste des gardes. D’autres soldats avaient succombé, percés, dissous ou convulsés. Mais ils avaient fini par surmonter les pièges, eux six seulement. Ils se laissèrent tomber sur la surface lumineuse verte, puis ils se déployèrent et relâchèrent leurs solvants, semblant faire tout à coup partie du mur transparent. Ils traversèrent la paroi et tombèrent de nouveau. La représentation de glace avait disparu, et ils se trouvaient maintenant dans un vaste espace sphérique, comme à l’intérieur d’une lune à plusieurs couches. Ils s’étaient eux-mêmes transformés. Au lieu de fines membranes de tissus, ils étaient maintenant des formes sombres et solides, des pointes de lance aux arêtes dentelées plongeant en pleine accélération. Ils traversèrent ainsi le vide en se dirigeant vers une grande métropole, ou peut-être une immense installation industrielle, aux innombrables lumières : des tourbillons, des volutes, des jaillissements, des rivières et des fontaines de lumière. C’est comme un rêve, songea Vatueil. Un rêve où on vole, un rêve où on tombe… Il se ressaisit et regarda autour de lui pour procéder à une évaluation. Cinq hommes avec lui. En principe, un seul devait suffire. En pratique, ou du moins dans l’une des meilleures simulations qu’ils avaient pu réaliser de cette attaque, une force de douze hommes donnait quatre-vingts pour cent de chances de succès. Une chance sur deux avec neuf. Réduits à six, leurs chances étaient minces. Les experts en simulation n’avaient même pas voulu examiner l’hypothèse de moins de huit hommes pour l’assaut final. Cela étant, ce n’était pas impossible. Et qu’était-ce que la gloire sinon quelque chose qui se réduisait d’autant plus qu’on était nombreux à la partager ? L’immense paysage de lumières au-dessous d’eux était sans doute ce qu’il avait vu de plus beau au cours de sa longue existence variée. Cela lui brisait le cœur, mais ils étaient venus ici pour le détruire entièrement. Les Sessions de Témoins Spéciaux étaient des événements rares à la Chambre, même si c’était actuellement la morte saison et que la plupart des Représentants étaient en vacances, ou simplement occupés ailleurs par d’autres affaires. Filhyn avait dû tirer toutes les ficelles qu’elle pouvait, recourir à tous les appuis qu’elle pensait avoir, pour réussir simplement à l’organiser, sans compter le faible délai dont elle disposait. Leur témoin n’avait pas vraiment besoin de préparation, ce qui était aussi bien car ils n’en auraient pas eu le temps. Avant le début de la séance, alors qu’ils attendaient dans l’antichambre qu’Errun et ses gens aient fini de tenter de la faire annuler ou reporter, elle lui avait dit : « Prin, vous sentez-vous capable d’affronter ça ? » Elle savait à quel point il pouvait être intimidant de se retrouver dans cette salle, à essayer de plaider sa cause alors que les centaines de spectateurs présents avaient les yeux braqués sur vous, que des dizaines de millions d’autres vous observaient en temps réel à travers le système, et que sans doute des milliards pourraient entendre votre voix et voir vos gestes plus tard – potentiellement des dizaines, voire des centaines de milliards si ce que vous aviez à dire s’avérait d’une importance capitale, ou simplement d’un certain intérêt pour les médias d’informations. « J’en suis capable », avait-il répondu. Il y avait quelque chose de terriblement vieux dans son regard, s’était-elle dit, mais ce n’était peut-être qu’un effet de son imagination, maintenant qu’elle en savait un peu plus sur les épreuves que Prin avait subies. « Respirez profondément, lui avait-elle conseillé. Concentrez-vous sur une seule personne quand vous parlez. Ne vous occupez pas des autres, et oubliez les caméras. » Il avait acquiescé d’un simple hochement de tête. Elle espérait qu’il tiendrait le coup. Il y avait une atmosphère étrange dans la salle. Quelques autres Représentants venaient d’arriver, qui ce matin n’avaient pas daigné participer à la séance, prétextant des affaires impérieuses dans la Cité. Certains sièges de journalistes et de cameramen, vides ce matin, étaient à présent occupés. En général, les séances de l’après-midi étaient plus calmes. Le moulin à rumeurs avait dû tourner à plein régime. Même avec seulement le tiers des sièges occupés, la Chambre avait de quoi intimider. Finalement, malgré leur niveau de civilisation, ils gardaient une mentalité de troupeau, et se faire distinguer de la masse avait été pratiquement fatal pendant les millions d’années d’existence de leur espèce. Pour les autres espèces qui n’avaient pas cet héritage, les choses devaient être plus faciles. Il était certain que leur propre espèce de prédateurs aurait trouvé les choses plus faciles, si elle avait remporté la lutte pour devenir l’espèce dominante de la planète. Mais ils n’étaient pas là. Malgré leur férocité, ils avaient perdu. Ils avaient disparu lentement, noyés sous le nombre, écartés, poussés à l’extinction ou dans le crépuscule de réserves naturelles et de zoos. En fin de compte, ses craintes s’avérèrent infondées. Elle parvint à rester assise et écouter – en pleurant, beaucoup, très ouvertement et librement, sans même essayer de le cacher –, et elle put observer l’effet que le témoignage digne et sobre de Prin avait sur les autres participants. Les détails crus étaient déjà assez insupportables en eux-mêmes – elle constata plus tard que la plupart des chaînes d’informations avaient censuré les passages les plus insoutenables –, mais les moments les plus terribles, et indéniablement les plus efficaces, furent ceux où Prin fut soumis au contre-interrogatoire le plus féroce qu’on puisse imaginer par le Parti traditionaliste en général, et le Représentant Errun en particulier. S’attendait-il vraiment à être pris au sérieux avec un tel tissu de mensonges ? Ce n’étaient pas des mensonges. Il aurait bien aimé que c’en fût. Il ne s’était pas nécessairement attendu à être pris au sérieux, parce qu’il savait bien à quel point tout cela était monstrueux et cruel, et qu’il savait aussi que de nombreux groupes d’intérêts ne voulaient pas que la vérité se sache. Il savait qu’ils feraient tout leur possible pour le discréditer personnellement, ainsi que ce qu’il disait aux gens. Comment pouvait-il être certain qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar, ou d’une hallucination provoquée par une drogue ? C’était un fait avéré qu’il s’était absenté pendant des semaines en temps réel, tandis que son corps était conservé dans un établissement médical parfaitement légal, semblable à ceux que de nombreux Représentants avaient utilisés eux-mêmes pour différents traitements au fil des années. Il n’avait jamais entendu parler d’un cauchemar qui dure aussi longtemps. Le Représentant était peut-être mieux informé ? Donc, il ne niait pas que cette expérience ait pu être provoquée par une absorption de drogue ? Il le niait. Il ne prenait aucune drogue. Il n’en avait jamais pris, même pas maintenant alors que son médecin le lui conseillait pour essayer de mettre fin aux cauchemars qui le tourmentaient, dans lesquels il revivait tout ce qu’il avait subi. Un test sanguin serait-il de nature à convaincre le Représentant ? Ah, finalement, il reconnaissait qu’il avait bel et bien des cauchemars ! Comme il venait de le dire, ces cauchemars résultaient simplement de l’enfer qu’il venait de vivre. Le Représentant Errun refusait d’abandonner. Il avait été avocat autrefois, puis juge, et il était célèbre pour ses interrogatoires et sa ténacité brutale. Filhyn voyait qu’il était de plus en plus déterminé à ébranler Prin, à le faire trébucher et tomber, à montrer à tous que c’était un menteur, un mythomane ou un fanatique… et en l’entendant, elle voyait bien qu’il était en train de perdre. À chaque nouveau détail qu’Errun soutirait de Prin, il augmentait encore l’impact de l’ensemble de ses révélations. Oui, tout le monde était nu en Enfer. Oui, les gens en Enfer pouvaient tenter d’avoir des rapports sexuels, mais cela leur valait des punitions. En Enfer, seul le viol était autorisé. De même qu’en Enfer, seule la guerre formait la base d’une structure sociale. Oui, les gens mouraient en Enfer. On pouvait mourir un million de fois, souffrir l’agonie en un million d’occasions différentes, et chaque fois on se trouvait ramené dans un corps pour subir de nouvelles punitions, de nouvelles tortures. Les démons étaient des gens qui avaient été des sadiques dans le Réel. Pour eux, l’Enfer était plutôt un paradis. Non, il n’y avait pas tant de sadiques que ça dans le Réel, mais on pouvait en avoir autant que nécessaire pour le bon fonctionnement de l’Enfer parce que tout cela était virtuel, et qu’on pouvait copier des individus. Il suffisait de disposer d’un seul sadique, d’une seule personne qui jouisse des souffrances d’autrui. On n’avait plus qu’à en créer un million de copies. Oui, il était bien au courant des affirmations selon lesquelles les excursions que certaines personnes étaient contraintes de faire, parfois suite au jugement d’un tribunal, se déroulaient dans un enfer qui n’existait pas, ou qui n’existait que dans un sens très limité pendant la visite de ces mécréants, et que ceux qui ne revenaient pas de ces expéditions macabres avaient simplement été mis dans les limbes. Mais c’était un mensonge. Filhyn vit quelqu’un remettre un papier à Errun. Un frisson d’appréhension la parcourut. Elle crut voir les yeux d’Errun briller d’exaltation, de cruauté, d’un sentiment de victoire attendue. Le ton et l’attitude du vieux mâle se modifièrent. On aurait dit maintenant un personnage d’État solennel, quelqu’un s’apprêtant à prononcer une sentence finale ou donner un coup de grâce, avec plus de tristesse que de colère. N’était-il pas vrai, dit-il, que lui, Prin, s’était rendu dans ce rêve ou ce cauchemar, ce prétendu Enfer, en compagnie de sa femme ? Où était-elle, alors ? Pourquoi n’était-elle pas à son côté en ce moment, pour corroborer ses folles affirmations ? Filhyn crut qu’elle allait s’évanouir. Sa femme ? Il avait emmené sa femme avec lui ? Était-il donc fou ? Pourquoi n’en avait-il rien dit – ne fût-ce qu’à elle ? Elle sentit le désespoir l’envahir. Prin était en train de répondre. D’abord, la femelle en question était l’amour de sa vie et sa compagne, mais ce n’était pas officiellement sa femme. Il l’avait laissée derrière lui, juste au dernier moment, quand un seul des deux avait eu une chance de s’en sortir, et qu’il avait dû prendre la décision la plus difficile de son existence en la laissant souffrir là, afin qu’il puisse s’échapper et dire la vérité sur ce qui se passait là-bas, ce qui s’y passait encore en ce moment même, et… Et pourquoi avait-il omis de parler d’elle dans cette histoire, ce tissu – la chose était désormais clairement établie – de mensonges, de demi-vérités et de fables éhontées ? Parce qu’il avait eu peur de mentionner sa participation dans cette mission en Enfer. Peur ? Lui ? Un homme qui affirmait s’être rendu en Enfer et en être revenu ? Peur ? — Oui, peur, répondit Prin d’une voix qui sonnait clair dans le silence absolu de la salle. J’ai peur qu’avant de pouvoir faire ce témoignage là où il faut vraiment qu’il soit entendu, devant un Jury du Conseil Galactique, une personne âgée, digne de confiance et d’une réputation d’honneur impeccable et incontestée – quelqu’un comme vous, monsieur – ne vienne à moi pour me dire discrètement que je pourrai récupérer ma femme de l’Enfer si seulement je n’en dis pas plus sur ce qu’elle et moi y avons subi, et exige même que je me rétracte sur tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici. Prin balaya du regard les membres du parti en face de lui, puis les galeries de la presse et du public, comme s’il en découvrait seulement maintenant la présence. Enfin, il s’adressa de nouveau au Représentant Errun. — Parce que j’ai peur d’accepter cette proposition, monsieur, parce que je ne peux pas supporter l’idée qu’elle continue de souffrir une seconde de plus dans cet endroit, et que j’abandonnerais tous ceux qui s’y trouvent rien que pour récupérer ma bien-aimée, et que je m’en voudrais pour l’éternité d’une telle faiblesse et d’un tel égoïsme. (Il poussa un profond soupir.) Voilà pourquoi je ne l’ai pas… Errun sembla enfin comprendre l’accusation voilée que Prin venait de lui lancer. Il éclata d’indignation, rapidement imité par ses acolytes et le reste du Parti traditionaliste. En quelques secondes, la salle fut plus bruyante qu’elle ne l’avait jamais été, même quand elle était comble. En cet instant, Prin aurait pu se permettre un petit sourire, songea Filhyn, s’il ne s’était agi que d’un débat comme un autre. Il n’en fit rien, car il en était incapable, comprit-elle. Il était parfaitement sérieux, et absolument terrifié par ce qu’il venait juste de révéler. Il se tourna vers elle. Elle lui sourit du mieux qu’elle put à travers ses larmes, et articula presque silencieusement : « Bien joué » en lui faisant signe de s’asseoir. C’est ce qu’il fit après avoir salué le Président. En fait, l’honorable sénateur n’était déjà plus dans son fauteuil, et ne prêtait aucune attention à Prin. Il était debout et rugissait en agitant ses deux trompes pour tenter de rétablir l’ordre dans la salle. Filhyn vit que les Représentants se défoulaient après avoir été obligés d’écouter ce qu’ils ne voulaient pas entendre de la part de quelqu’un qui n’était pas des leurs. Sans compter que ce quelqu’un venait de leur rappeler qu’il existait des assemblées bien plus augustes et importantes que celle-ci. — Voilà qui a vraiment lâché la meute de prédateurs au milieu du troupeau, murmura Kemracht derrière elle. Le Président venait de se dresser furieusement sur ses pattes arrière et frappait ses sabots de devant l’un contre l’autre. Une telle violation du protocole ne s’était pas produite depuis des années. Les chaînes d’informations transmirent absolument tout – ah, les joies d’une journée creuse pendant la morte saison. Elles montrèrent le Président foulant l’étiquette sous ses sabots et se dressant sur ses pattes tel un étalon en fureur. Elles montrèrent Errun passant par diverses teintes de rage comme jamais Filhyn ne l’en aurait cru capable. Et surtout, elles montrèrent Prin : calme, digne, sincère. Et ses paroles, ces détails épouvantables, effroyables, presque inimaginables ! Et elle-même. Avec Filhyn, les cameramen se concentrèrent essentiellement sur ses pleurs. Ses larmes – non pas ses talents oratoires ou politiques, ni sa sincérité ou ses principes – l’avaient rendue célèbre à juste titre. 14. L’appareil de Veppers survolait son domaine en rasant la cime des arbres. Assis à l’arrière, Veppers s’amusait à tirer. Tels les rayons d’une roue dont la résidence en forme de tore était le moyeu, sept pistes entourées d’une épaisse forêt d’une cinquantaine de mètres de large s’éloignaient vers les limites de la propriété. La plus longue et la plus utilisée de ces pistes, qui menait à Ubruater, la capitale de la planète centrale de l’Habilitement Sichultien, s’étendait sur près de quatre-vingt-dix kilomètres. Ces célèbres pistes boisées n’étaient là que pour une raison : permettre à Veppers de s’amuser. Se contenter de monter dans un aérocar pour se faire ballotter jusqu’à la capitale en une trajectoire parabolique lui semblait inintéressant au possible, même si c’était le moyen le plus rapide et le plus efficace pour se rendre à Ubruater. Quand il avait le temps – et il pouvait généralement se débrouiller pour l’avoir –, il préférait demander au pilote de voler à toute vitesse au ras des arbres. L’idée était de se servir de l’appareil comme rabatteur. Le hurlement des propulseurs et les turbulences du sillage perturbaient les animaux et faisaient s’envoler les oiseaux pris de panique. Les appareils de Veppers avaient tous la forme d’une pointe de flèche géante, avec une large partie arrière aplatie qui contenait une galerie protégée du vent où une dizaine de personnes pouvaient s’asseoir. De là, à travers le vitrage ultratransparent, on pouvait tirer au fusil laser sur les oiseaux affolés au milieu du tourbillon de feuilles et de branchages soulevé par l’appareil. Veppers était en compagnie de Jasken, Lehktevi – une autre femme de son Harem – et Crederre, la fille que Sapultride avait eue de son premier mariage. À la fin du week-end des batailles navales miniatures, elle était restée à Espersium après le départ de son père et de sa belle-mère, Jaussere. Veppers avait mis un soin particulier à s’assurer que ses navires ne perdent pas la seconde bataille, le lendemain de la visite troublante de Xingre. Les enjeux sur ces combats étaient toujours modestes, mais là n’était pas la question. Pour Veppers, la vraie question, c’était de gagner. Ils survolaient la plus longue piste, celle qui menait à Ubruater. Dans un rugissement de réacteurs, l’appareil descendit un instant pour suivre un léger creux de terrain, et reprit aussitôt de l’altitude. Veppers sentit son estomac se retourner. Un magnifique spévalin, d’une taille exceptionnelle, s’éleva soudain de la tempête de feuilles et de brindilles derrière eux. L’oiseau avait encore son plumage de la saison des amours. Veppers pointa son fusil laser monté sur tripode. L’optique saisit l’image de sa proie et l’identifia comme la plus grosse créature mobile dans le viseur. Les servomécanismes de l’arme sifflèrent et l’alignèrent sur la cible, en une série de petites secousses pour tenir compte du déplacement de l’aérocar. Veppers appuya sur la détente dès que la grille de visée s’alluma en rouge, projetant un seul rayon qui transperça le grand oiseau dans une explosion de plumes. Le spévalin se recroquevilla tel un homme s’enveloppant dans son manteau, et il retomba au milieu des arbres. — Ah, joli coup, monsieur ! s’exclama Lehktevi. C’est à peine si elle avait eu à élever la voix pour se faire entendre dans le hurlement des réacteurs. La galerie était insonorisée par le panneau incurvé en verre ultratransparent. On pouvait le rétracter pour utiliser d’autres armes que le fusil laser, mais le bruit devenait tellement fort que même à une vitesse raisonnable, il fallait des protections d’oreille, et les turbulences du sillage étaient un vrai désastre pour les coiffures. — Merci, dit Veppers en souriant un instant à Lehktevi dont la beauté était presque insoutenable. (Il se tourna vers l’autre jeune fille à son côté.) Crederre, fit-il en indiquant le fusil laser placé devant elle, vous ne voulez pas essayer ? Elle secoua la tête. — Non, Joiler, je ne peux pas. J’ai trop pitié de ces oiseaux. Je suis incapable de leur tirer dessus. Crederre était jeune. En réalité, pas encore tout à fait une femme, mais quand même légalement majeure. Elle n’était pas mal, mais sa beauté de blonde au teint pâle était totalement éclipsée par la magnificence brune de Lehktevi. Ce matin même, il l’avait observée alors qu’elle nageait dans la piscine souterraine de sa résidence. La grande piscine intérieure occupait une partie de l’espace où étaient autrefois alignées des rangées de serveurs, à l’époque où la maison avait été encore plus qu’aujourd’hui le centre du pouvoir de la famille Veppers, d’où étaient contrôlés tous les programmes et les jeux à travers l’Habilitement Sichultien dans son expansion incessante. Toute cette puissance de calcul informatique, massive et encombrante, n’était plus nécessaire – on pouvait maintenant installer des substrats processeurs dans les murs, les moquettes, les châssis, les dalles de plafond, les monocoques, pratiquement n’importe où. De sorte que tout cet espace sous la résidence s’était libéré, et on y avait aménagé des locaux de stockage et des garages remplis de machines exotiques. On y avait aussi construit une piscine géante décorée de cascades, de cristaux naturels grands comme des arbres, de bassins parfumés, de baies à bulles et de toboggans aquatiques. Le corps pâle et mince de Crederre s’était déplacé au-dessus des dalles noir de jais au fond de la piscine, sinueux et rapide. Il l’avait observée, tout en sachant qu’elle en était bien consciente. Ma foi, il aimait regarder les femmes qu’il trouvait attirantes, voilà tout, et il n’y avait plus pensé. Mais la fille semblait pourtant valoir la peine. Il se rendait bien compte qu’il n’avait couché avec aucune nouvelle conquête – ni même essayé – depuis cet incident désagréable, quand cette petite salope gribouillée lui avait arraché le bout du nez. Il se sentait sans doute gêné, songea-t-il en caressant sa protection en or. Il rit doucement. — Moi aussi, j’ai un peu pitié de ces créatures des bois, mais au départ, s’il n’y avait pas eu ce sport, ces forêts n’existeraient même pas. Et puis il y a énormément d’arbres, énormément de spévalins et toutes sortes d’autres oiseaux, alors que je suis seul à tirer dessus. La plupart des gens sont comme vous, trop délicats. Donc, au global, je trouve que ces animaux ont plutôt l’avantage sur moi. La jeune fille haussa les épaules. — Si vous le dites, répondit-elle en lui souriant. Un sourire tout à fait ravissant… Une fois de plus, il se demanda pourquoi elle avait décidé de rester avec lui – et pourquoi elle y avait été autorisée. Elle était majeure, bien sûr. En principe indépendante, une adulte, mais n’empêche… Cela l’amusait toujours quand ses amis, relations et associés en affaires cherchaient à lui refiler une de leurs filles – quand ce n’était pas leur femme. C’était peut-être le cas ici. Il doutait que quiconque puisse encore croire qu’il épouserait une de leurs femelles, mais rien qu’une liaison, une aventure, pouvait être utile à une personne ambitieuse. Veppers se tourna vers Jasken qui se tenait derrière lui, ses macrolentilles sur le nez, s’agrippant à une poignée fixée à la cloison, l’autre bras toujours en écharpe. — Jasken, si tu nous montrais un peu comment on s’y prend, pendant que je bavarde avec Mlle Crederre ? — Oui, monsieur. — Lehktevi, dit Veppers, tu veux bien aller voir comment notre pilote se débrouille ? — Certainement, monsieur. Lehktevi se glissa hors de son fauteuil, montrant ses longues jambes sous une jupe courte. La masse de ses cheveux bruns s’agita quand elle pivota et disparut dans le passage menant au poste de pilotage de l’appareil. Jasken s’installa à sa place. Il releva ses macrolentilles sur son front avant d’allumer le fusil laser et de mettre la crosse à l’épaule. Il tira presque aussitôt, transperçant un jeune geai dans une explosion de plumes bleu indigo. L’oiseau retomba dans le feuillage cuivré qui défilait au-dessous d’eux. — Vous n’avez pas peur que votre maîtresse distraie l’attention du pilote ? demanda Crederre. Cet engin vole terriblement bas, et elle est, comment dire, assez troublante… — Cela n’aurait aucune importance, dit Veppers en appuyant sur un bouton pour rapprocher leurs sièges. Des moteurs bourdonnèrent. La jeune fille haussa les sourcils en voyant l’écart entre leurs fauteuils se réduire jusqu’à ce que les accoudoirs se touchent. — Tout est automatique, expliqua-t-il. Le pilote est presque inutile. Son travail le plus important consiste à taper les coordonnées de la destination. Il y a cinq détecteurs de terrain distincts qui nous assurent de rester au-dessus du paysage, sans risquer d’en faire partie. — Cinq, vraiment ? dit-elle doucement en se penchant vers lui avec des airs de conspirateur. (Ses longs cheveux blonds vinrent presque caresser le tissu soyeux de sa chemise. Cherchait-elle à flirter avec lui, ou simplement à être sarcastique ? Malgré toute son expérience, il avait parfois du mal à faire la distinction quand il avait affaire à des jeunes filles.) Pourquoi y en a-t-il autant ? — Pourquoi pas ? rétorqua-t-il. Il vaut toujours mieux surdimensionner quand il s’agit de choses aussi vitales. Et par ailleurs, ça ne me coûte pas très cher. Je possède la société qui les fabrique – qui fabrique tout l’appareil. (Il regarda autour de lui. Jasken tua un autre oiseau, et encore un autre.) En fait, le pilote est là pour des raisons légales plus qu’autre chose. (Il haussa les épaules.) Tout ça, c’est la faute des syndicats, qui m’empoisonnent l’existence. Cela étant, ajouta-t-il en tapotant le bras nu de la jeune fille (elle portait une robe sans manches qui lui arrivait au genou, d’une coupe qui semblait simple mais qui devait être en fait très coûteuse), je dois vous préciser que Lehktevi n’est pas ma maîtresse. — C’est plutôt une putain ? Veppers eut un petit sourire tolérant. — C’est une domestique, elle fait partie de mon personnel. Simplement, ses tâches sont essentiellement de nature sexuelle. (Il prit un air pensif en regardant la porte par laquelle elle était sortie.) Il y a aussi un syndicat pour sa profession. (Il se tourna de nouveau vers Crederre, qui semblait ne pas vraiment suivre le fil de son discours.) Je n’aime pas beaucoup ces histoires de syndicats, surtout quand il s’agit de mon personnel, expliqua-t-il. Cela entraîne des conflits de loyauté. Mais ça veut dire aussi que je dois payer plus cher pour ses services. — Ce doit être vraiment terrible pour vous. Il reconnut le ton de voix de sa belle-mère, Jaussere, dans cette remarque. Elle avait été sa maîtresse, autrefois. Mais cela remontait à beaucoup trop longtemps pour qu’il envisage la même chose avec Crederre. — Oui, n’est-ce pas ? Il avait décidé que ce serait sans doute très amusant de coucher avec cette fille. Une sorte de continuation. C’était peut-être même ce que Jaussere avait en tête. À son époque, c’était une jeune fille aux goûts sexuels quelque peu bizarres et exotiques, alors… qui sait ? — Je suis obligé de me rendre à cette audience cet après-midi, une corvée affreusement ennuyeuse, dit-il alors que Jasken venait d’abattre un gros oiseau au plumage cuivré, mais je suis libre ce soir. Permettez-moi de vous inviter à dîner. Y a-t-il un endroit où vous avez toujours rêvé d’aller ? — C’est très gentil à vous. Je vous laisse choisir. Ce sera un dîner en tête à tête ? — Oui, dit-il en souriant. Je propose un salon privé. J’en aurai soupé de la foule avec cette audience tout à l’heure. — Il s’agit d’une séance au tribunal ? — J’en ai bien peur. — Vous avez donc fait quelque chose de terrible ? — Oh, des choses terribles, j’en ai fait beaucoup, lui confia-t-il en se penchant encore plus près. Mais probablement pas ce dont je suis accusé aujourd’hui. Enfin, peut-être pas. C’est difficile à dire. — Vous ne le savez donc pas ? Il fit un grand sourire. — Très honnêtement, non. (Il se tapota la tempe.) Vous savez, je suis terriblement vieux, en fait. — Cent soixante-dix-huit ans, c’est bien vrai ? — Oui, dans ces eaux-là, confirma-t-il. (Il écarta les bras et contempla son corps musclé.) Et pourtant, on dirait que j’ai, ma foi… Allez-y, dites-moi, quel âge me donneriez-vous ? — Oh, je ne sais pas, répondit-elle en baissant modestement les yeux. Trente ans ? Ah… Elle essayait donc de le flatter. — Oui, entre trente et quarante, c’est ce que je vise. (Son sourire s’élargit encore.) Mais j’ai les appétits d’un jeune homme de vingt ans. (Il haussa les épaules en la voyant baisser de nouveau les yeux avec un léger sourire aux lèvres.) C’est du moins ce qu’on me dit. En fait, cela fait tellement longtemps que j’ai eu vingt ans que franchement, je ne m’en souviens plus du tout. (Il poussa un profond soupir.) De même que je ne me souviens d’aucun détail de cette affaire horriblement ancienne avec laquelle ils vont me casser les pieds cet après-midi. Je veux dire que je ne peux vraiment pas. Je ne mens pas quand ils me demandent de quoi je me souviens, et que je réponds que je ne me souviens de rien. J’en suis tout bonnement incapable. Tous ces souvenirs ont dû être excisés il y a quelques dizaines d’années pour faire de la place à de nouveaux souvenirs. — Vraiment ? — C’était absolument indispensable. Les médecins ont insisté. Ce n’est pas ma faute si ces souvenirs sont ceux que la cour aimerait connaître. Je serais ravi de pouvoir coopérer encore plus, et de leur dire tout ce qu’ils veulent savoir, mais je ne peux pas, voilà tout. — Cela me paraît vraiment bien commode, dit-elle. Il acquiesça. — C’est un mot que j’ai souvent entendu utiliser dans ce contexte. Commode. (Il secoua la tête.) Les gens peuvent être d’un tel cynisme… — Je sais. Terriblement choquant, n’est-ce pas ? dit Crederre. Veppers reconnut encore une tournure de phrase de sa belle-mère. — Oui, très choquant, en effet. Alors, vous acceptez mon invitation à dîner ? — Ma foi, je ne sais pas. Je ne suis pas sûre de ce que mes parents diraient. Il eut un petit sourire tolérant. — Ma chère enfant, il s’agit d’un dîner, pas d’une soirée dans un sex club. — Vous fréquentez aussi ce genre d’établissement ? — Jamais. Vous avez vu mon harem, n’est-ce pas ? — Oui. Vous avez une conduite parfaitement éhontée, vous savez. — Merci. Je fais de mon mieux. — Je suis étonnée qu’il vous reste encore assez d’énergie ne serait-ce que pour penser à d’autres femmes. — Ah, mais c’est là qu’est le défi, voyez-vous. Pour ce qui est des simples activités sexuelles, pour satisfaire uniquement un besoin, les filles du harem sont parfaites, vraiment formidables. Sans complications. Mais pour qu’un homme se sente… désiré pour lui-même, il a besoin de savoir qu’il peut encore convaincre une femme de faire l’amour avec lui, non pas parce que c’est son travail, mais simplement parce qu’elle en a envie. — Hmm… Je vois. — Alors, et vous ? — Que voulez-vous dire, et moi ? — Fréquentez-vous les sex clubs ? — Non, moi non plus. Pas encore. — Pas encore ? Elle haussa les épaules. — Ma foi, on ne sait jamais, vous ne croyez pas ? — C’est vrai, fit-il en se renfonçant dans son fauteuil avec un sourire songeur. On ne sait jamais… Jasken abattit un spévalin un peu plus petit que celui que Veppers avait tué, mais encore plus près de l’appareil. C’est alors que la forêt disparut brusquement, laissant place à une large rivière aux eaux scintillantes, avec des berges de gravier. Jasken désactiva le fusil laser et le replaça en position neutre. — Nous avons atteint la frontière du domaine, monsieur, annonça-t-il. Il remit ses macrolentilles en place. Veppers fit un geste vers la porte de la galerie. — Je vous prie de m’excuser, monsieur, dit Jasken. L’appareil accéléra et continua de gagner de l’altitude pour se diriger vers des couloirs aériens plus conventionnels, maintenant qu’il avait quitté le domaine d’Espersium et se trouvait dans l’espace partagé menant à la vaste conurbation du Grand Ubruater. Crederre attendit que Jasken ait refermé la porte derrière lui avant de se tourner vers Veppers. — Vous n’êtes pas obligé de m’inviter à dîner si vous voulez simplement me baiser. Il secoua la tête. — Vous autres, les jeunes, vous êtes tellement directs… Elle baissa les yeux vers le siège de Veppers comme pour évaluer la situation, puis elle remonta sa jupe jusqu’à la taille. Elle ne portait rien en dessous. — Mais nous allons atterrir dans moins de dix minutes, dit-il en l’observant. Elle repoussa les deux fusils laser pour faire un peu de place, puis elle se leva de son fauteuil et passa une longue jambe par-dessus l’accoudoir pour enfourcher Veppers. — Alors, dit-elle, il vaut mieux ne pas perdre de temps. Il fronça les sourcils en la regardant dénouer les lacets de sa braguette. — Ce n’est pas ta mère qui t’a poussée à faire ça, dis-moi ? — Pas du tout, répondit-elle. Il éclata de rire et posa les mains sur ses hanches nues. — Ah, franchement, les jeunes filles d’aujourd’hui… ! 15. Il y avait là un espace immense, une vallée infinie. À perte de vue, ce n’étaient que scènes de supplices, remplies des gémissements et des cris d’angoisse des damnés qu’on déchirait, dans la puanteur et les miasmes d’excréments et de chairs en décomposition. Il y avait là une pression sur les yeux au niveau des détails fractals – des tourments dans les tourments des tourments –, attendant simplement, empilés, alignés, imbriqués, jusqu’à ce qu’ils puissent enfin être englobés, intégrés en soi-même. Une garantie de cauchemars perpétuels. Il y avait là un royaume de tortures apparemment infini sur lequel présidaient des démons aux yeux fous et aux babines dégoulinantes, un monde sans fin de souffrances insupportables, d’humiliations au-delà de l’imaginable, de haine absolue et éternelle. Elle avait décidé d’y voir une certaine beauté perverse, une fécondité presque festive, une profonde créativité déployée pour produire des cruautés d’une imagination inouïe. La bestialité totale, la dépravation absolue de ce spectacle l’élevait au niveau du grand art. Il y avait une qualité transcendante dans son horreur, dans son application totale à l’agonie et à la dégradation. Et elle y trouvait même un certain humour. C’était l’humour des enfants et des adolescents déterminés à effarer les adultes ou à pousser les choses à de telles extrémités que même leurs camarades en sont scandalisés. C’était l’humour consistant à extraire jusqu’à la dernière bribe de double sens ou de lien fantaisiste de n’importe quel sujet, de tout ce qui pouvait sembler avoir le moindre rapport avec la sexualité, les déchets corporels et toutes les autres fonctions biochimiques banales. Mais c’était quand même une forme d’humour. Lorsque Prin s’était échappé et qu’elle n’avait pas pu le suivre, quand le portail bleuté dont elle était à peine consciente l’avait rejetée à l’intérieur du moulin gémissant, elle était restée allongée sur la rampe tachée de sueur, regardant la brume bleutée s’évaporer et la porte se transformer en ce qui semblait une plaque de métal gris. Elle entendait les hurlements et les jurons des démons prédateurs qui se disputaient. Ils étaient un peu plus haut, sur le niveau où Prin – sous la forme d’un démon encore plus puissant – les avait balayés quelques instants plus tôt avant de s’élancer – avec elle dans ses bras – vers le portail lumineux. Elle avait l’impression qu’ils ne l’avaient pas encore remarquée. Elle était restée immobile. Elle savait bien qu’ils finiraient par la découvrir, et probablement très bientôt, mais pendant ces précieux instants, elle était seule, tranquille, encore libre des attentions de ces persécuteurs zélés. Prin était parti. Il avait tenté de les emmener tous les deux elle ne savait où, de l’autre côté du portail bleuté, mais il était le seul à avoir pu le franchir. Elle était restée derrière. Ou il l’avait laissée derrière. Elle se demanda si elle devait le plaindre. Probablement pas. S’il avait raison, et s’il y avait effectivement une autre vie préexistante et non tourmentée de l’autre côté, elle espérait qu’il l’avait trouvée. Et s’il avait disparu dans le néant, il y avait également de quoi se réjouir pour lui, car le néant, s’il existait comme une possibilité réelle et atteignable, signifiait la fin des souffrances. Mais il était plus que probable qu’il s’était simplement retrouvé dans une autre partie, une autre tranche de réalité encore pire, encore plus terrible, de cet endroit qu’il avait choisi d’appeler l’Enfer. C’était peut-être elle qui avait eu de la chance en restant derrière. Elle savait bien qu’elle allait subir de nouveaux tourments, de nouvelles souffrances, de nouvelles humiliations, mais ce qui attendait Prin était peut-être encore pire. Elle n’avait pas vraiment envie de penser à ce qui allait lui arriver, mais penser à ce que Prin pouvait subir, ou allait subir, était encore plus insupportable. Mais elle se refusa cette faiblesse. Elle s’obligea à y penser. En y pensant, en l’englobant, la révélation qu’elle pourrait devoir affronter le moment venu – celui où elle apprendrait ce qui était arrivé à Prin, ce qu’on lui avait infligé – perdrait alors de sa force et de sa capacité à la choquer. Elle se demanda si elle le reverrait jamais. Elle se demanda si elle voudrait le revoir, étant donné ce qu’ils pourraient lui faire. Il avait désobéi aux règles de cet endroit, les règles de leur existence. Il avait défié les lois mêmes de l’Enfer, et son châtiment serait extrême. Le sien aussi, bien sûr. Elle entendit un des démons dire quelque chose. Elle ne comprit pas exactement quoi, mais cela semblait être une exclamation, comme une expression de surprise. Elle sut alors qu’on l’avait vue. Elle entendit et sentit des sabots armés d’acier galoper vers elle sur la rampe. Ils s’arrêtèrent juste à côté de sa tête. On la hissa par les trompes. Elle essaya de garder ses doigts sur son visage, mais on la secoua et sa prise céda sous son propre poids. Elle aperçut brièvement le large visage velu d’un démon, et ses deux yeux énormes qui la regardaient, et elle baissa aussitôt les paupières. Le démon lui hurla : — Pas pu traverser, hein ? Vraiment pas de chance ! Son haleine empestait la chair putride. Il remonta la rampe en la traînant derrière lui. Il rugissait aux autres, Regardez un peu ce que j’ai trouvé ! Ils la violèrent à tour de rôle tout en discutant de ce qui pourrait la faire vraiment souffrir. En Enfer, la semence des démons brûlait comme de l’acide et apportait généralement avec elle des parasites, des vers, la gangrène et des tumeurs, ainsi que l’éventuelle conception d’une chose qui, le moment venu, se frayait un chemin hors de la matrice en dévorant les chairs. La conception pouvait également se produire dans le corps d’un mâle. Une matrice n’était nullement indispensable, et les démons ne faisaient pas les difficiles. Elle trouva la douleur stupéfiante, l’humiliation et la dégradation absolues. Elle se mit à chanter. Elle chantait sans paroles, produisant simplement des sons dans un langage qu’elle ne comprenait pas elle-même, un langage qu’elle ignorait avoir jamais possédé. La demi-douzaine de démons réagirent avec fureur, et lui assénèrent un coup de barre de fer qui lui brisa les dents. Elle continua de chanter à travers la mousse sanglante et les débris d’ivoire. Des bulles de son éclataient dans une sorte de rire sifflant et incoercible. Un démon lui passa quelque chose autour du cou, et elle se mit à suffoquer. Elle sentit la vie qui la quittait et se demanda quels nouveaux tourments l’attendraient quand on la ressusciterait pour qu’elle continue de souffrir. Les effroyables coups de boutoir qui lui déchiraient le corps cessèrent brusquement. On arracha l’objet autour de son cou et elle aspira une goulée d’air avant de recracher et de vomir le sang qu’elle avait dans la gorge. Elle roula sur le côté et se mit à haleter douloureusement, laissant le sang et les morceaux de dents se répandre sur les planches souillées. Elle entendit des grondements, des cris et des bruits sourds, comme si des corps étaient projetés à travers la pièce ou forcés à terre. À présent, elle distinguait mieux le plancher car la porte donnant sur l’extérieur était ouverte, et on apercevait un scarabée géant. Elle leva les yeux et vit au-dessus d’elle un démon semblable à celui dont Prin avait pris la forme. Puissant, massif, avec six pattes et une fourrure rayée de jaune et de violet, il était revêtu d’une armure dentelée. Un autre, rayé jaune et noir, avec une armure un peu moins extravagante, se tenait derrière. Dans ses pattes antérieures puissantes, un démon mineur se débattait, l’un de ceux qui l’avaient violée. Les autres petits démons étaient dispersés sur le plancher du moulin. En gémissant, ils commençaient à se relever lentement. Le démon géant se baissa et approcha son visage de celui de Chay, qui crachait les dernières gouttes de sang de sa bouche. Entre ses jambes, elle avait l’impression d’avoir été fendue en deux. À l’intérieur, c’était comme si on l’avait remplie d’eau bouillante. — Ce n’est pas malin, petit être, lui dit le démon. Maintenant, nous allons nous rendre dans un endroit où tu nous supplieras bientôt de pouvoir revenir ici et laisser cette racaille reprendre ses jeux avec toi. (Il se redressa.) Emporte-la, dit-il au démon jaune et noir. Celui-ci jeta le démon mineur qu’il tenait dans les engrenages du moulin. Le petit démon poussa un hurlement quand la machine l’écrasa. Le mécanisme se bloqua. Le démon gisait comme une poupée de chiffon ensanglantée au milieu des roues et des pignons en os. Le démon jaune et noir la souleva aussi facilement que l’avait fait Prin, et l’emporta jusqu’au scarabée géant qui attendait dehors. Une fois dans l’appareil, on la jeta dans une sorte de cosse géante dont l’intérieur était d’un rouge brillant, et qui était munie de lèvres brunâtres comme celles d’un énorme animal. Les lèvres se refermèrent sur son cou tandis que son corps était aspiré plus profondément au centre de la cosse. Elle sentit des dizaines de dards se poser contre sa peau et s’enfoncer dans ses chairs. Elle attendit qu’une nouvelle symphonie de souffrances l’engloutisse. Mais en fait, elle fut soudain engourdie. Une sensation de soulagement l’envahit. Même sa bouche ne lui faisait plus mal. Plus aucune douleur. Pour la première fois depuis des mois, elle était libérée de la douleur. Elle était face à l’avant, juste derrière la cabine de pilotage, là où les grands yeux vides du scarabée géant donnaient sur la vallée. Elle entendit la passerelle se refermer avec un bruit métallique. Les deux démons géants s’installèrent dans leurs fauteuils, placés chacun devant un des yeux aux multiples facettes. — Désolé pour tout ça, dit le démon jaune et violet en regardant Chay par-dessus son épaule. L’autre démon s’activait sur les commandes de l’appareil, et le bruit du battement des ailes géantes emplit l’intérieur du scarabée. La voix du démon était maintenant moins forte, presque sur le ton de la conversation, tout en se faisant quand même entendre par-dessus le vrombissement des ailes. — Il fallait que ça paraisse plausible à ces démons, vous comprenez. L’autre démon posa une sorte de casque sur ses oreilles. — Premier choix, le portail sur lequel on est d’accord, dit-il. Temps de vol comme dans la sim. — Ça me paraît bien, dit son camarade. Le dernier à le franchir aura un gage. Le démon au casque tira sur les commandes. Le scarabée s’éleva et se cabra en prenant de l’altitude avant de se stabiliser à l’horizontale. On sentait cependant qu’il avait tendance à lever le nez en accélérant au-dessus du paysage dévasté sur lequel flottaient de longues traînes de fumée. L’appareil atteignait presque les lourds nuages marron graisseux. Le premier démon se tourna de nouveau vers Chay. — Alors, un seul de vous deux a réussi à passer, c’est ça ? Elle le regarda simplement en clignant des yeux. Pas de douleur. Pas de douleur. Se trouver piégée dans cette chose, mais sans éprouver aucune douleur. Elle avait presque envie de pleurer. Le démon écarta les lèvres sur ses crocs dans ce qui se voulait sans doute un sourire. — Vous pouvez parler, dit-il. Vous avez le droit de répondre. La cruauté a déjà cessé, et la folie n’existe plus. Nous allons vous tirer de là. Nous sommes vos sauveurs. — Je ne vous crois pas, dit-elle. Sa voix lui semblait étrange, maintenant qu’elle n’avait plus de dents. Sa langue avait été mordue, ce qui ne lui faisait pas mal, mais elle était enflée et transformait aussi sa voix. Elle ne savait pas si c’était elle qui se l’était mordue, ou bien l’un des démons du moulin. Le plus grand des démons haussa les épaules. — Comme vous voudrez, dit-il en se détournant. — Je suis désolée, dit-elle. — Quoi ? fit-il en la regardant de nouveau. — Je suis désolée de ne pas vous croire, dit-elle en secouant doucement la tête. Mais je ne vous crois pas. Je ne peux pas. Désolée. Le démon la regarda un long moment. — Ils vous ont salement amochée, on dirait ? Elle resta silencieuse. Le démon continuait de la regarder. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle enfin. — On m’appelle Klomestrum, répondit-il. (En indiquant le démon qui pilotait le scarabée, il ajouta :) Ruriel. L’autre démon lui fit signe avec une patte, mais sans se retourner. — Où m’emmenez-vous ? — Un endroit qui va nous permettre à tous les trois de nous tirer d’ici. Un autre portail. — Un portail qui donne sur quoi ? — Le Réel. Vous savez, cet endroit où il n’y a pas toute cette souffrance et ces tortures et toute cette merde. — Vraiment ? — Oui, vraiment. — Et où serons-nous, alors ? À quel endroit dans ce « Réel » ? — C’est vraiment important ? Pas ici, en tout cas, et c’est bien l’essentiel. Les deux démons se regardèrent en éclatant de rire. — Oui, insista-t-elle, mais où exactement ? — Un peu de patience. Nous n’y sommes pas encore. Moins on en dit, mieux on se porte, hein ? Elle le regarda d’un air perplexe. Il soupira. — Bon, écoutez, si je vous dis où on va sortir, et s’ils ont trouvé le moyen de nous entendre, ils pourront nous en empêcher, vous comprenez ? Le premier démon tourna légèrement la tête vers elle. — Où comptiez-vous aller, tout à l’heure, dans le moulin ? demanda-t-il. Elle secoua la tête. — Dans une autre partie d’ici. Il n’y a pas de « Réel ». C’est juste un mythe pour que les choses paraissent encore pires. — Vous le croyez vraiment ? dit le démon d’un air effaré. — C’est la seule explication logique. Il n’y a que ça. C’est tout ce qu’il y a. Comment pourrait-il y avoir un Réel dans lequel les gens permettraient à un endroit aussi affreux d’exister ? Cet endroit est forcément tout ce qu’il y a. Ce que les gens appellent le Réel est un mythe, un paradis inaccessible qui n’est là que pour rendre l’existence encore pire en comparaison. — Il pourrait quand même y avoir un Réel, insista le démon, mais un Réel où les gens… — Laisse tomber, dit l’autre. Sans qu’elle ait rien remarqué, le démon qui pilotait le scarabée géant s’était transformé en l’un des démons inférieurs, une petite créature grouillante au long corps luisant. On aurait dit quelque chose qui venait juste de naître, ou qui avait été expulsé de boyaux monstrueux. — Ah, merde, fit l’autre démon. Lui aussi s’était transformé en une créature plus petite, une sorte d’oiseau sans plumes à la peau pelée et dont la partie supérieure du bec avait été à moitié arrachée. — Vous croyez vraiment que votre ami est simplement allé dans une autre partie de l’Enfer ? — Je ne vois pas d’autre endroit où il aurait pu aller, dit-elle. — Merde, répéta le démon qui sembla se raidir tout comme son compagnon. — Ah, putain, on n’arrive même pas à la… Il n’y eut aucune transition. L’instant d’avant, elle était engourdie et libérée de toute douleur dans la cosse à l’intérieur du scarabée volant. L’instant d’après, elle se trouva clouée au sol, écartelée, écorchée vive, sa peau étalée autour d’elle, sur la pente d’une colline devant ce qui devait être une sorte de Démon ultime. Elle hurlait à pleins poumons. — Chut, dit quelque chose. La force de ce mot la submergea telle une vague immense, l’enfonçant dans la terre où des créatures grouillaient et rampaient et s’insinuaient dans ses chairs. À présent, elle ne pouvait plus crier. Sa gorge avait été refermée et ses lèvres cousues. Elle respirait par un petit trou percé dans ce qui restait de son cou. Les muscles de sa poitrine luttaient pour gonfler et dégonfler ses poumons, mais elle était incapable d’émettre le moindre son. Elle se tordit et tenta de rouler sur le côté pour se libérer de ce qui la retenait. Ses mouvements ne faisaient qu’accroître ses souffrances, mais elle persista. Un bruit comme un soupir passa au travers de son corps, à peine moins brutal que le « Chut » qu’elle venait d’entendre. La douleur s’estompa et la laissa tremblante. Elle était encore présente, mais elle lui laissait un peu de place pour penser, pour sentir d’autres choses que cette agonie. Elle était maintenant capable de voir correctement. Jusque-là, la douleur avait été telle qu’elle était incapable de comprendre ce qu’elle regardait. Devant elle, dans une vallée sombre remplie de fumée et de flammes rouge orangé, sur un trône grand comme un immeuble qui brillait faiblement, était assis un démon qui mesurait au moins cent mètres. Il avait quatre membres, mais il semblait aliène, comme un bipède. Ses membres antérieurs étaient plutôt des bras. Sa peau était constituée de plaques de fourrures et de chairs vivantes, son corps était un amalgame obscène de métal suintant, de tendons étirés, de rouages en céramique grêlée, d’os pulvérisés et reconstitués, de cartilages à moitié carbonisés, de chairs déchiquetées et de filets de sang bouillonnant. L’immense trône brillait faiblement car il était chauffé au rouge. À son contact, les chairs et les peaux qui enveloppaient le démon dégageaient une lourde fumée graisseuse dans un grésillement incessant. La créature avait une tête en forme de lanterne, comme une énorme version des réverbères d’autrefois. À travers un carreau assombri par la suie, on y distinguait une sorte de visage formé d’une flamme qui dégageait une fumée noirâtre. À chacun des coins externes de la lanterne était plantée une immense chandelle de suif, contenant une centaine de systèmes nerveux intacts qui hurlaient en brûlant. Elle le regarda, elle sut qui il était, elle sut ce que c’était, et elle put se voir à travers ses yeux, ou les organes ou les sens que le démon possédait pour cela. Elle était un squelette écorché, une minuscule poupée dont la chair avait été arrachée et clouée au sol autour d’elle. — J’espérais t’amener à espérer, dit la voix immense. Les syllabes roulèrent sur elle dans un bruit de tonnerre. Leur force lui fit mal aux tympans, et ses oreilles tintèrent. — Mais tu es au-delà de l’espoir. C’est contrariant. Soudain, elle put de nouveau parler. Les coutures qui lui avaient fermé les lèvres avaient disparu en un instant, la déchirure dans son cou s’était refermée, le poids qui écrasait sa gorge s’était retiré et sa respiration était redevenue normale. — L’espoir ? dit-elle dans un souffle. Il n’y a pas d’espoir ! — Il y a toujours de l’espoir, dit la voix immense. (Elle en sentit la force dans ses poumons, et les mots firent trembler le sol sous elle.) Et il faut qu’il y ait de l’espoir. Abandonner l’espoir, c’est échapper à une partie du châtiment. Il faut espérer afin que l’espoir puisse être détruit. Il faut avoir confiance afin de sentir les affres de la trahison. Il faut désirer, sinon on ne peut pas sentir la douleur du rejet, et il faut aimer afin d’éprouver la souffrance de voir torturer l’être aimé. « Mais par-dessus tout, il faut l’espoir, poursuivit la voix dont chaque mot, chaque syllabe, martelait le corps de Chay et résonnait dans sa tête. Il faut qu’il y ait l’espoir, car sinon, comment pourrait-il être brisé de façon satisfaisante ? La certitude du désespoir pourrait devenir un bienfait. L’incertitude, le fait de ne pas savoir, voilà ce qui permet d’apporter le véritable désespoir. On ne peut laisser les suppliciés s’abandonner à leur destin. C’est insuffisant. — Je suis abandonnée, je ne suis rien d’autre qu’abandonnée, il n’y a rien d’autre que l’abandon ! hurla-t-elle. Fabriquez vos mythes si vous voulez, je n’y croirai pas. Le démon se leva dans un nuage de fumée et de flammes. Le sol trembla sous ses pas et Chay sentit bouger les quelques chicots qui lui restaient. Il s’arrêta au-dessus d’elle, la statue démente d’une créature déséquilibrée, contre nature, se tenant sur deux pattes. Il se baissa dans un grand rugissement de flammes qui déchiraient l’air. Un doigt plus long que le corps de Chay ramassa quelque chose près de sa tête. Des gouttes de cire répandues par une des chandelles géantes tombèrent sur son corps à vif, dans une puanteur de chair brûlée et corrompue. Elle hurla sous le coup de ces nouvelles souffrances, jusqu’à ce que la cire refroidisse et se solidifie. — Tu n’avais même pas remarqué ça, dis-moi ? mugit la voix immense. Le démon tenait le minuscule collier de barbelés qu’elle avait porté. Il le frotta entre ses doigts épais et prit un instant l’apparence décuplée, mais pixélisée, d’un puissant démon semblable à celui dont Prin avait pris l’aspect, et aux deux qu’elle avait vus dans le scarabée volant. L’image disparut. Il jeta le bout de fil barbelé. — Décevant. Ce simple mot fut comme un coup de tonnerre, et elle se sentit écrasée par sa puissance. Il empoigna son énorme pénis et l’aspergea de fluides salés. Elle sentit la douleur affluer de nouveau comme un raz-de-marée. Le flot de liquide la martelait et chaque goutte était comme une pointe de feu. Elle se remit à hurler. La douleur s’atténua brusquement, juste le temps d’entendre le démon lui dire : — Tu aurais dû avoir une religion, mon enfant, dans laquelle tu aurais pu trouver l’espoir que nous aurions pu alors écraser. Il leva un pied immense bardé d’acier et l’abaissa brutalement d’une vingtaine de mètres, la tuant sur le coup. 16. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Un cadeau, dit le vaisseau. Elle regarda l’objet que Demeisen tenait dans sa main, puis elle regarda l’avatar dans les yeux. Son visage s’était un peu rempli au cours des derniers jours. Son corps s’était un peu modifié, lui aussi, de sorte qu’il ressemblait davantage à un Sichultien. C’était un processus qui devait se poursuivre jusqu’à ce qu’il ressemble autant qu’elle à un indigène quand ils arriveraient dans l’espace de l’Habilitement, ce qui était prévu dans une quinzaine de jours. Ses yeux étaient légèrement plissés, et il avait l’air plus amical. Elle savait bien qu’en fait, il ne possédait pas de genre particulier, mais elle pensait toujours à lui comme étant mâle. Cela étant, elle ne devait jamais perdre de vue qu’en réalité, Demeisen était le vaisseau. L’avatar n’était pas une créature réellement autonome, ni authentiquement humaine. Elle plissa le front. — Ça ressemble un peu à un… — Lacis neural, acquiesça Demeisen. Mais ce n’en est pas un. — Qu’est-ce que c’est, alors ? — C’est un tatouage. — Un tatouage ? Il haussa les épaules. — Oui, enfin, une sorte de tatouage. Ils se trouvaient dans le module à douze places que le vaisseau avait récupéré du VSG spécialement pour elle. Il était logé dans l’un des nombreux espaces exigus qui servaient au En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles à la fois de remises, de dépôts de munitions et de hangars. Le vaisseau n’avait aucun autre espace habitable par des humains. Même ce module était une concession. Lededje n’avait pas été impressionnée plus que ça quand il le lui avait montré. — C’est tout ? avait-elle dit après avoir rejoint Demeisen à bord et réalisé que, sans qu’elle sache trop comment, son petit drone gardien était resté derrière. Elle l’avait sincèrement remercié pour ça, mais il y avait eu ensuite un moment embarrassant, une fois que l’avatar lui eut souhaité la bienvenue, quand elle avait attendu, dans cet espace plutôt étroit et fonctionnel où elle s’était matérialisée, qu’on lui montre sa cabine. — C’est tout ? avait-elle répété en regardant autour d’elle. Elle se trouvait dans une pièce d’à peu près quatre mètres sur trois. Au fond, il y avait un mur gris uni, et en face d’elle, à un mètre à peine, une plate-forme un peu plus étroite. Trois grands fauteuils capitonnés y étaient disposés face à une cloison inclinée dont la partie supérieure semblait être un écran, mais qui n’était pas allumé pour l’instant. Enfin, de chaque côté, il y avait ce qui ressemblait à des doubles portes, d’un gris uniforme elles aussi. Demeisen avait eu l’air vraiment vexé. — Pour pouvoir loger ce machin, j’ai été obligé de me débarrasser d’une Plate-forme de Munitions Offensive Asservie à Large Spectre. — Vous n’avez vraiment pas plus de place que ça dans… dans le vaisseau ? — Je suis un vaisseau de guerre, pas un taxi. Je me tue à vous le répéter. — Je croyais que même les vaisseaux de guerre pouvaient transporter des gens ! — Bah ! Vieille technologie. Rien à voir avec moi. — Vous faites un kilomètre et demi de long ! Il doit bien y avoir de la place quelque part ! — Je vous en prie. Un virgule six kilomètre de long, et c’est seulement la coque nue en compression totale. En déploiement opérationnel standard, je fais deux virgule huit kilomètres. Trois virgule deux avec tous les champs activés, mais en gardant mon corset serré. En mode d’engagement sérieux, sans prendre de gants, bec et ongles, toutes griffes dehors, style dites-moi-simplement-où-je-dois-tirer, je suis… ma foi, c’est variable. Ça dépend de ce qu’on appelle le mix de menaces. Mais enfin, pas mal de kilomètres. Quand je suis vraiment énervé, je ressemble plutôt à une miniflotte. Lededje, qui avait cessé d’écouter dès qu’elle avait entendu le mot « virgule », avait dit d’une voix plaintive : — Je peux même toucher le plafond ! Effectivement, elle venait juste de le faire sans même avoir besoin de se dresser sur la pointe des pieds. Demeisen avait soupiré d’un air excédé. — Je suis une Sentinelle de classe Abominator. C’est le mieux que je puisse faire. Désolé. Vous préférez peut-être que je vous renvoie sur le Comme d’Habitude Mais Étymologiquement Insatisfaisant ? — Une Sentinelle ? Mais lui aussi, c’est une Sentinelle, et il avait plein de place ! — Ah, mais non, ce n’en est pas vraiment une. C’est là toute l’astuce. — Quoi ? — Cela fait près de quinze cents ans que les gens se sont faits à l’idée que la Culture a tous ces anciens vaisseaux de guerre, pour la plupart démilitarisés, qu’on appelle des Sentinelles Rapides, ou même Très Rapides, et que fondamentalement, ce ne sont que des sortes de taxis. Et voilà qu’apparaît une nouvelle classe, les Abominators, qu’on appelle aussi des Sentinelles, et personne n’y fait attention. Même quand les Abominators ne jouent pratiquement jamais le rôle de taxis. — Mais de quoi parlez-vous ? — Dans mon cas, « Sentinelle » veut dire que je traîne çà et là en attendant qu’il y ait du grabuge, pas pour embarquer des auto-stoppeurs. Il y a deux mille vaisseaux de classe Abominator répartis de façon uniforme à travers la Galaxie, et tout ce que nous faisons, c’est attendre que quelque chose se passe. Je fais partie de la force de réaction rapide de la Culture. Autrefois, tous les vaisseaux vraiment musclés étaient basés dans quelques ports lointains, mais ça ne marchait pas toujours très bien quand ça se mettait à barder. Vous vous souvenez quand je vous ai dit de ne pas me demander pourquoi ? — Oui. Vous m’avez dit de ne pas demander pourquoi vous alliez dans la direction de Sichult. — Eh bien, vous voyez, Lededje – et sachez qu’en ce moment, pour reprendre une analogie maritime un peu foireuse, je m’efforce de naviguer entre le champ de mines de l’honnêteté personnelle et la côte rocheuse de la sécurité opérationnelle –, je ne peux absolument pas vous en dire plus. Bon, maintenant, parlons sérieusement : voulez-vous que je vous renvoie à bord du Comme d’Habitude Mais blablabla ? Elle l’avait regardé d’un air renfrogné. — Non, sans doute pas. (En jetant un coup d’œil autour d’elle, elle avait ajouté :) Mais dites-moi, il y a des toilettes, au moins ? Neuf sièges sortirent du sol et du mur du fond, puis ils semblèrent se dégonfler comme si une membrane avait été percée, pour laisser place à un grand lit, puis à une sorte de ballon verni qui s’entrouvrit sur ce qui devait être un cabinet de toilette équipé d’une douche. L’ensemble fut à son tour avalé par le sol et le mur. — Ça ira ? avait demandé Demeisen. Elle avait passé les quinze jours suivants dans le même espace minuscule. Cependant, l’ensemble des surfaces intérieures de la cabine pouvait fonctionner comme un seul écran remarquablement convaincant, lui permettant d’avoir l’impression d’être au sommet d’une montagne enneigée, au milieu d’un plateau désertique, sur une plage balayée par les vagues, ou dans tout autre endroit que le module pouvait imaginer. Elle avait réfléchi à ce dont elle pourrait avoir besoin une fois sur Sichult. Elle avait l’intention d’approcher Veppers grâce à son appétit pour les femmes. Le degré de beauté physique dont elle avait bénéficié, grâce à Sensia et à ses cuves biologiques, devrait être suffisant pour piéger Veppers, à condition qu’il puisse la voir dans des circonstances sociales appropriées. Une seconde méthode pourrait être de recourir à ce qu’elle connaissait des habitudes de sa maisonnée et de la façon dont fonctionnaient ses résidences d’Ubruater et d’Espersium. Elle avait demandé au vaisseau de lui fabriquer des vêtements, des bijoux et divers objets personnels, pour qu’ils soient prêts à son arrivée sur Sichult. Elle avait aussi essayé d’obtenir qu’il lui fabrique des armes, mais il avait refusé d’entrer dans ce jeu. Il avait même hésité sur un de ses colliers, qui lui semblait suffisamment long pour servir à étrangler quelqu’un. Il avait fini par accepter. Par contre, il n’avait eu aucun scrupule à lui fournir une carte de paiement à film de diamant, censée être créditée de tellement d’argent que si elle changeait d’avis en ce qui concernait Veppers, elle pourrait s’acheter sa propre maison à Ubruater, sa propre résidence secondaire et vivre comme une princesse le reste de sa vie. C’était peut-être ça que le vaisseau avait eu en tête. Elle s’entraînait, elle étudiait – essentiellement tout ce que la Culture savait de Veppers, de Sichult et de l’Habilitement, ce qui était certainement beaucoup plus que ce que Veppers en connaissait lui-même. Elle discutait aussi avec Demeisen, qui était toujours disponible et se matérialisait chaque fois qu’elle voulait parler. Bien sûr, il ne se matérialisait pas vraiment, pas littéralement, mais quand il se lançait dans une explication technique à ce sujet, elle avait les yeux qui devenaient vitreux. Elle avait eu droit à une visite guidée virtuelle du vaisseau. Elle n’en avait pas eu vraiment envie, mais elle avait fini par accepter tant Demeisen semblait enthousiasmé par cette l’idée. La visite avait pris un bon bout de temps – mais sans doute pas autant qu’elle en avait eu l’impression sur le moment. Le seul souvenir qui lui en restait était que le vaisseau était découpé en plusieurs parties, comme une sorte de flotte rassemblée en un seul vaisseau, mais qu’il était à sa puissance maximum quand il ne formait qu’une unité. Seize morceaux. À moins que ce ne soit vingt-quatre. Elle avait poussé des Oh ! et des Ah ! et des Vraiment ? quand il le fallait, ce qui, après tout, était le plus important. Elle avait beaucoup d’expérience dans ce domaine. Elle avait caressé un instant l’idée de prendre Demeisen comme amant. Confinée comme elle l’était dans ce module – faux décor ou pas –, plus il devenait sichultien, plus il lui semblait attirant et plus l’idée la démangeait. Premièrement, pensait-elle, ça ne signifierait pas grand-chose pour le vaisseau, deuxièmement, elle aurait ce qu’elle voudrait (il répondrait forcément oui), troisièmement, ce serait fait avec style et sensibilité, et – l’idée lui vint un jour – quatrièmement, ça pourrait la… la faire se sentir plus en sécurité, et améliorer ses chances de tuer Veppers. Les Mentaux, les hyper-IAs qui commandaient, qui étaient fondamentalement les grands vaisseaux de la Culture, étaient sans conteste intelligents et éprouvaient des émotions, même si leurs sentiments étaient toujours sous le contrôle de leur intellect, et jamais l’inverse. Le vaisseau avait déjà laissé entendre qu’il pourrait y avoir des problèmes là où il l’emmenait – le genre de problèmes où ses redoutables capacités guerrières pourraient entrer en jeu. Dans ces conditions, n’y avait-il pas une petite chance pour que, si elle faisait l’amour avec son avatar, le vaisseau se sente un tout petit peu plus disposé à l’aider ? Quel effet cela ferait-il au vaisseau si elle couchait avec son avatar ? Absolument aucun ? Ou est-ce que ce serait comme un humain qui caresse un animal domestique ? Un geste affectueux, vaguement agréable… mais sans composante qui puisse conduire à un quelconque sentiment de propriété, d’attachement ou de jalousie ? Cette idée reposait sur un calcul et non sur des émotions. Ce serait de la prostitution. Mais d’un autre côté, Veppers lui avait depuis longtemps retiré la liberté de choisir avec qui coucher. Elle avait été forcée de se prostituer pour lui (et contre lui – mais ça n’avait pas marché). La seule fois où elle avait pu faire l’amour simplement parce qu’elle en avait envie, c’était la nuit qu’elle avait passée avec Shokas, à bord du VSG. Toujours est-il qu’elle n’avait pas abordé le sujet. D’ailleurs, si ça se trouvait, le vaisseau reviendrait à sa personnalité antérieure, celle qu’il avait eue à bord du VSG avant de changer d’avis de façon assez suspecte. Il avait pris plaisir à maltraiter des gens. Il pourrait recommencer, et prendre plaisir à ce que son avatar la repousse. Et voilà qu’à présent, il lui faisait un cadeau. Un tatouage, à ce qu’il disait. Elle était assise dans l’un des grands fauteuils et regardait à l’écran les informations provenant de Sichult, quand Demeisen était apparu derrière elle. Elle se pencha pour examiner l’objet qu’il tenait dans la main : un assortiment de filaments gris bleuté emmêlés, qui ressemblait beaucoup à un lacis neural tel qu’on le lui avait décrit. — Qu’est-ce qui vous fait croire que j’aimerais un tatouage ? — Vous m’avez dit que vous regrettiez de ne plus en avoir. — J’ai dit ça, moi ? — Il y a onze jours. Et encore hier. La première fois, vous avez dit que vous vous sentiez parfois trop nue au réveil. Vous avez dit aussi que depuis que vous avez été reventée, il vous arrive de rêver que vous marchez dans la rue en pensant être normalement habillée, mais que tout le monde vous regarde d’un air bizarre, et que quand vous vous examinez, vous découvrez que vous êtes nue. — Apparemment, les gens normaux font aussi ce genre de rêve. — Je sais. — Est-ce que je vous ai dit aussi que je suis contente d’en être débarrassée ? — Non. Vous avez peut-être simplement l’impression de dire ça aux gens. Elle fronça les sourcils en regardant de nouveau l’objet. Il ressemblait maintenant à un écheveau de fils de mercure. — De toute façon, dit-elle, ça n’a pas l’air d’être un tatouage. — Non, pas comme ça, mais regardez… L’assemblage de boucles et de tresses se mit à bouger lentement et à couler sur la paume de la main de Demeisen, comme pour former un gant en cotte de mailles. Il tourna la main un instant pour montrer comment ses doigts se trouvaient enveloppés, puis les lignes montèrent sur son poignet et son avant-bras avant de disparaitre sous sa chemise. Il releva sa manche pour faire voir les filaments qui poursuivaient leur progression en se déployant et en s’affinant. Il déboutonna son col pour montrer la façon dont les lignes bleu argenté s’étalaient sur sa poitrine – qui était imberbe comme celle d’un enfant –, puis il pencha la tête en arrière. Le tatouage avait atteint son cou et remontait sur son visage et autour de sa tête, avec quelques lignes très fines pour décorer ses oreilles tandis que les autres se répartissaient précisément et fabuleusement autour de ses narines, de sa bouche et de ses yeux, en s’arrêtant juste à un millimètre. Il leva l’autre main que les lignes avaient maintenant rejointe. Les motifs des deux mains étaient parfaitement symétriques, avec les mêmes boucles et volutes, courbes et paraboles séparées d’un millimètre à peine. — Je le limite à la partie supérieure du corps, expliqua Demeisen. Il peut également couvrir le reste du buste, les jambes et les pieds, avec le même espacement. (Il contempla un instant ses mains.) On peut aussi le modifier pour obtenir un aspect plus anguleux… Le tatouage mobile se transforma aussitôt, les courbes devenant des segments, les boucles formant des angles droits et des zigzags. — On peut aussi jouer sur la couleur, marmonna Demeisen. Le tatouage devint d’un noir d’encre, puis argenté, comme s’il était constitué de filaments de mercure incroyablement fins. — Ou passer en mode aléatoire. En quelques secondes, le tatouage était devenu une masse de gribouillis noirs sur ce qu’elle pouvait voir du corps de Demeisen. — Bien sûr, on peut choisir des motifs géométriques, ajouta-t-il. Le tatouage se transforma en une série de cercles concentriques argentés, dont le plus grand, à la base du cou, faisait une vingtaine de centimètres. Elle lui prit une main et examina les cercles. En regardant de très près – sa vision était vraiment bien meilleure que celle d’un Sichultien normal, capable en particulier de zoomer –, elle réussit à distinguer de minuscules lignes argentées reliant les cercles. Fines comme des cheveux, songea-t-elle. Non, carrément comme du duvet. Elle regarda tous ces cercles étalés sur la peau de l’avatar comme des rides trop symétriques à la surface d’un étang où quelqu’un aurait jeté une poignée de cailloux. Les cercles se déployaient et se mêlaient pour former un réseau de lignes épaisses qui semblaient être des tresses dans lesquelles s’entrecroisaient des lignes beaucoup plus fines. Passant de l’argenté au doré, elles enveloppaient Demeisen comme une sorte de cage scintillante. — Naturellement, je suis capable de le modifier simplement par la pensée, dit-il. Vous, pour le contrôler et en modifier l’aspect, vous auriez besoin d’un terminal, ou d’une sorte de section de contrôle toujours présente dans les motifs. Un bracelet avec un cadran stylisé à glyphes ferait l’affaire, ou même simplement une séquence à coder du bout des doigts. Mais un terminal marcherait aussi bien. On peut en décider plus tard. Plongée dans la contemplation du tatouage, c’est à peine si elle avait écouté. — C’est absolument sidérant, dit-elle dans un souffle. — Ça vous plaît ? Il est à vous. Elle tenait toujours sa main. Elle releva les yeux. — Ça ne fait pas mal, dites-moi ? Il éclata de rire. — Bien sûr que non. — Il n’y aurait pas un hic, par hasard ? — Un hic ? (Il eut un instant l’air perdu.) Ah, vous voulez dire un inconvénient ? — Oui, le genre de chose que je pourrais regretter de ne pas avoir sue, le moment venu. Elle craignait de l’avoir insulté, d’avoir insulté le vaisseau, en étant trop prudente, et même trop soupçonneuse. Mais Demeisen se contenta de réfléchir un instant en faisant la moue. — Non, dit-il enfin, je n’en vois vraiment pas. Bon, de toute façon, ajouta-t-il en haussant les épaules, il est à vous si vous le voulez. Le tatouage avait déjà commencé à se regrouper, en transformant ses cercles argentés en lignes grises sinueuses qui se mirent à remonter d’une main vers son cou pour rejoindre les autres, avant de redescendre jusqu’à la paume de son autre main, où l’écheveau gris bleuté s’immobilisa de nouveau. Elle le tenait toujours par la main. — Très bien, dit-elle à voix basse. Je le prends. — Ne bougez pas. Le tatouage glissa le long des doigts de Demeisen et se transféra sur ceux de Lededje, puis sur son poignet et son avant-bras. C’est à peine si elle le sentait sur sa peau mordorée, au milieu du fin duvet qui recouvrait ses bras. Elle s’était imaginée que le tatouage serait frais, mais il était en fait à la température de son corps. — Y a-t-il un motif qui vous plairait particulièrement ? demanda Demeisen. — Le premier que vous aviez tout à l’heure, dit-elle en regardant le tatouage se déployer sur ses doigts. Il n’y avait aucune résistance, aucune sensation d’être enserrée, même là où les lignes semblaient imprimées sur les jointures des doigts. Le premier motif que l’avatar avait porté, celui avec les boucles et les volutes, s’exprimait à présent sur ses bras. Elle releva sa manche pour mieux le voir. — Je pourrai en changer plus tard ? demanda-t-elle. — Oui. (Il agita la main.) Vous pouvez me lâcher, maintenant. Elle lui sourit et le relâcha. Le tatouage gagna son épaule et elle le sentit passer rapidement entre ses omoplates pour rejoindre l’autre bras. Il s’enroula autour de sa poitrine et remonta sur son cou et son visage. Elle se leva tandis qu’il couvrait son ventre et ses fesses. Elle s’approcha de Demeisen. — Est-ce que je peux… ? demanda-t-elle. Demeisen lui tendit aussitôt un miroir pour qu’elle puisse voir son visage. Elle leva son autre main pour regarder le tatouage descendre jusqu’à ses doigts, où il glissa facilement sous l’anneau d’argent qui lui servait de terminal. Elle regarda de nouveau son reflet. — Un miroir, dit Demeisen en faisant tourner le manche pour lui montrer l’autre côté. Ou un inverseur. En d’autres termes, un écran. Elle eut un petit rire et secoua la tête en regardant les motifs sombres se déployer sur son visage comme des trajectoires minuscules, des traînes dans une chambre à bulles, d’infimes vrilles végétales dans une forêt miniature. Elle se tâta la joue. C’était comme s’il n’y avait rien. Le bout de ses doigts était toujours aussi sensible, et sa joue était comme d’habitude. — Faites-le passer en argenté, murmura-t-elle. — À vos ordres, madame. Les lignes devinrent argentées. Elle examina son visage. L’effet n’était pas aussi spectaculaire que quand elle avait la peau noire. — En noir, maintenant, s’il vous plaît. Les lignes devinrent d’un noir d’encre. Elle sentit le tatouage finir de se déployer sur sa poitrine et dans son dos. Il descendit entre ses cuisses, tout près du vagin et de l’anus, mais sans les recouvrir. Il continua de descendre en spirale vers ses chevilles et ses pieds. Elle dégrafa son chemisier et regarda ses seins. — Est-ce qu’il a une certaine force ? demanda-t-elle. Est-ce qu’il pourrait servir de support, comme un soutien-gorge ? — Il possède un peu de force de tension, naturellement. Elle put voir et sentir le tatouage qui lui relevait légèrement la poitrine. Elle avait maintenant l’impression d’avoir les côtes un peu serrées juste au-dessous des seins. — Ce n’est pas que je sois coquette, dit-elle avec un petit sourire timide, ni que j’en aie vraiment besoin. Vous pouvez le remettre comme avant. La pression se relâcha autour de son buste. Elle sentit un instant le poids de ses seins avant que tout redevienne normal. — On peut aussi lui donner la couleur de la peau, ajouta Demeisen en souriant. Elle sentit le tatouage se glisser entre la plante de ses pieds et ses pantoufles, et en même temps il disparut. Elle examina son reflet dans l’inverseur. Plus aucune trace. En posant la main sur sa joue, elle constata qu’elle ne sentait toujours rien. — Vous pouvez le faire revenir ? Il lui manquait déjà. Le tatouage réapparut lentement dans des tons gris, puis noirs, comme une photo ancienne. — En quoi est-il fait ? — Des atomes transfixeurs en mode micro-ondes, des molécules exotiques à longues chaînes tressées, des condensats multiphasés, des éfines nanométriques, des picogels avancés… et quelques autres machins. (Il haussa les épaules.) Vous ne vous attendiez tout de même pas à ce que je réponde quelque chose de simple comme du « plastique » ou du « mercure à mémoire », dites-moi ? Elle sourit. — Vous l’avez fabriqué vous-même ? — Absolument. À partir de concepts préexistants, certes, mais que j’ai bidouillés. Le tatouage était maintenant déployé sur tout son corps, et il ne bougeait plus. Elle ferma les yeux un instant, elle plia les doigts et battit l’air de ses bras. Elle ne sentait aucun tiraillement. C’était comme si le tatouage n’existait pas. — Merci, dit-elle en rouvrant les yeux. Est-ce qu’on peut l’enlever aussi rapidement ? — Même encore un peu plus vite. Elle se posa la main juste au-dessous de l’œil. — Mais est-ce que, par exemple, il pourrait empêcher quelqu’un de me planter un bâton dans l’œil ? Un petit réseau de lignes noires se dressa juste devant son œil près de ses doigts. Cette fois, elle sentit quelque chose. Rien de douloureux, mais il y avait bien comme une pression sur la peau. Elle sourit. — Il y a d’autres orifices qu’il pourrait protéger ? — Il peut probablement découper vos crottes en rondelles à mesure qu’elles sortent, dit calmement Demeisen. Et faire office de ceinture de chasteté, si vous en voulez une. Il faudra que vous vous entraîniez avec votre terminal. Les choses un peu plus compliquées demandent un certain entraînement. — Qu’est-ce qu’il peut faire d’autre, encore ? Il fit une grimace. — C’est à peu près tout. N’allez pas vous jeter du haut d’une tour en espérant qu’il vous sauvera. Il en est incapable, et vous vous écraserez bel et bien. Elle fit un pas en arrière en examinant ses mains et ses bras, puis elle s’approcha pour le serrer contre elle. — Merci, Demeisen, lui dit-elle à l’oreille. Merci, vaisseau. — Tout le plaisir est pour moi, répondit l’avatar. (À son tour, il la serra dans ses bras, avec exactement le même degré de pression qu’elle, comme elle l’aurait parié.) Je suis très content qu’il vous plaise. Ce n’était pas seulement que le tatouage lui plaisait. Elle l’adorait. Elle tint l’avatar dans ses bras encore un instant, et il lui tapota le dos. Elle attendit encore une seconde, histoire de voir si ça irait un peu plus loin, mais non… Tout homme normalement constitué… se dit-elle. Mais bien sûr, c’était précisément ce que Demeisen n’était pas. Elle lui donna une dernière petite tape sur l’épaule avant de s’écarter. 17. Le Filament de Semsarine était un méandre étiolé de jeunes étoiles dispersées au milieu de voiles de gaz interstellaire. Il dépassait de la masse galactique principale tel un cheveu bouclé sur une tête ébouriffée. L’Unité de Contact Générale Bodhisattva ESQA amena Yime Nsokyi au point de rendez-vous au sein du Filament seize jours après l’avoir récupérée de son Orbitale. Ce point de rendez-vous était un Bulbitien Flottant. Les Bulbitiens avaient été les perdants d’une grande guerre dans un passé lointain. Ce qu’on appelait maintenant les Bulbitiens – Flottants ou non – avaient été les principaux habitats de cette espèce. Il s’agissait de structures spatiales conséquentes qui ressemblaient à deux énormes gâteaux abondamment décorés qu’on aurait joints par leurs bases. Ils mesuraient vingt-cinq kilomètres en moyenne, tant en diamètre qu’en épaisseur, ce qui en faisait des habitats relativement modestes quoique d’une taille respectable comparés aux vaisseaux spatiaux de la plupart des civilisations. Les Bulbitiens eux-mêmes avaient été une espèce pansauteuse, de petits monopèdes qui existaient déjà depuis fort longtemps quand ils s’étaient trouvés impliqués dans la grande guerre qui les avait détruits. Pour ce qu’on en savait, il n’en existait plus aucune trace biologique. Leurs structures spatiales étaient tout ce qu’il en restait, et la plupart ne se trouvaient même plus dans l’espace : c’étaient les Bulbitiens Déchus, les vaisseaux/habitats qui avaient été très soigneusement transportés à la surface de la plus proche planète solide par les Hakandras – les vainqueurs de ce conflit – pour servir de monuments à leur victoire. Une fois posées sur une surface planétaire, les immenses structures s’étaient effondrées sous leur propre poids, formant de vastes monceaux de ruines de la taille d’une grande cité et aussi hauts que des montagnes. Les Hakandras ne s’étaient pas donné la peine d’en retirer quoi que ce soit, si ce n’est les systèmes d’armement, avant de les déposer sur les socles rocheux qu’ils avaient choisis. L’espèce bulbitienne ayant été particulièrement portée sur la création et la collecte de toutes sortes de technologies, cadeaux et gadgets, ces Bulbitiens Déchus s’étaient révélés des gisements fabuleux – mais aussi très dangereux – de technotrésors pour les espèces en développement qui avaient eu la chance d’en voir un déposé chez elles – et également la chance qu’une de leurs grandes villes n’ait pas été écrasée par cette arrivée soudaine. Lorsqu’il s’était agi de choisir les endroits où lâcher leurs trophées, les Hakandras n’avaient pas été aussi consciencieux qu’ils auraient pu l’être. Les IAs qui contrôlaient ces structures n’avaient jamais été complètement désactivées par les Hakandras insouciants, ou bien elles avaient réussi à reprendre une certaine activité après leur destruction partielle, et c’est ce qui donnait leur caractère très particulier aux Bulbitiens, qu’ils soient Déchus ou Flottants : ils étaient encore – en un certain sens – vivants, et leurs substrats processeurs et computationnels se révélaient résistants à tout, hormis la destruction totale de la structure qu’ils occupaient. De plus, ils étaient tous sans exception d’une nature imprévisible dépassant même les bornes de l’excentrique, et probablement fous de surcroît. Ils semblaient également posséder encore des pouvoirs qui laissaient supposer des liens avec une ou plusieurs civilisations Aînées, ou même avec l’univers des Sublimés, bien qu’il n’y eût aucun indice que l’espèce en question se fût elle-même engagée dans cette voie. Quand on prit enfin pleinement conscience de ces liens ou de ces pouvoirs, les Hakandras – une espèce que même leurs amis considéraient comme relativement détachée et désinvolte, bien que non dénuée d’un certain style – s’étaient déjà encore plus désintéressés de la question, ayant eux-mêmes appuyé sur le bouton de la Sublimation et encaissé leurs jetons civilisationnels dans le royaume du Réel où la matière compte encore. Moins de deux Bulbitiens sur mille étaient Flottants – en d’autres termes, encore dans l’espace – et ils n’étaient intrinsèquement pas plus rationnels que leurs frères déchus. Eux aussi avaient apparemment eu leurs IAs désactivées, eux aussi avaient été entièrement nettoyés de tout vestige biologique de l’espèce qui les avait créés, eux aussi avaient été pillés au fil des centiéons – sauf que dans leur cas, les pillards possédaient déjà la capacité de voyager dans l’espace –, et eux aussi semblaient être redevenus actifs des siècles, voire des millénaires après qu’on les eut crus aussi morts que leurs créateurs. Tous les Bulbitiens Flottants se trouvaient dans des coins perdus de la Galaxie, loin du genre de planètes rocheuses pourvues d’une atmosphère que les Hakandras avaient choisies pour y déposer la grande majorité de ces structures. On avait toujours pensé qu’ils avaient simplement considéré que cela leur demanderait trop d’efforts d’aller chercher celles-là. Le Bulbitien Flottant au sein du Filament de Semsarine se trouvait dans un point de Lagrange d’une protoétoile gazeuse, qui faisait elle-même partie d’un système binaire avec une naine brune. Le double gâteau géant du Bulbitien baignait ainsi dans les radiations à haute fréquence de ce système encore voilé de poussières, et son ciel artificiel était ponctué des points brillants des plus jeunes étoiles du Filament, là où leur lumière parvenait à se frayer un chemin à travers les immenses nébuleuses de poussière cosmique occupées à construire de nouveaux soleils. Au fil des millénaires, ce Bulbitien avait été colonisé par une succession d’espèces différentes, mais il n’y avait pas actuellement d’occupant particulier. Il y avait très longtemps de cela, une singularité stabilisée avait été placée au centre de la structure, un trou noir qui fournissait à peu près le tiers de ce que les panhumains considéraient comme la gravité standard. C’était très proche de la limite de ce qu’un Bulbitien pouvait supporter sans que toute la structure s’effondre sous son poids. Ce qui ne facilitait pas les choses, c’était qu’à l’origine, la structure tournait sur elle-même pour maintenir une gravité artificielle, mais qu’elle ne tournait plus, si bien qu’en l’absence de force centrifuge et avec la présence de la singularité, le haut était devenu le bas, et réciproquement. Des gens avaient déjà essayé de faire ce genre de chose sur des Bulbitiens, et l’avaient payé de leur vie – d’une façon généralement peu ragoûtante à voir. Les structures semblaient objecter à ce qu’on les bricole… Elles activaient des systèmes de défense dont on ignorait jusque-là l’existence, ou elles faisaient appel, on ne sait comment, aux ressources puissamment efficaces de quelqu’un d’autre. Celle-ci avait laissé installer en son centre la singularité confinée, mais depuis – étant donné que ce Bulbitien était aussi excentrique, capricieux et tragiquement imprévisible que les autres –, personne n’avait jamais osé essayer de retirer ce trou noir, même si l’on pouvait considérer qu’il rendait la structure aussi instable physiquement qu’elle l’avait toujours été au niveau du comportement. Personne ne savait qui avaient été les derniers occupants, ni ce qui leur était arrivé. C’était évidemment préoccupant, mais pas plus que tout autre phénomène imprévisible associé aux autres Bulbitiens. Tout ce qu’on en savait, c’est qu’ils avaient aimé un environnement chaud, humide et brumeux. Le Bodhisattva pénétra dans la bulle de nuages de six mille kilomètres de diamètre entourant le Bulbitien. Le vaisseau s’y engagea très lentement, comme une grosse aiguille perçant un ballon de baudruche en le persuadant de ne pas éclater, par simple politesse. Yime observait la progression prudente du vaisseau sur un écran dans sa cabine, tout en mettant quelques affaires dans un sac au cas où elle devrait quitter précipitamment le Bodhisattva. Enfin, l’arrière dégoulinant du champ horizon extrême du vaisseau se détacha de la surface interne adhésive de la bulle atmosphérique du Bulbitien. La vue commença à basculer tandis que le vaisseau pivotait pour s’aligner sur le léger champ gravitationnel de la structure. — C’est bon, on est dedans ? demanda Yime en refermant son sac. — On y est, confirma le vaisseau. Il n’existait pas de rapports attestés indiquant que des vaisseaux de la Culture auraient subi des dégâts ou été détruits du fait d’un Bulbitien, mais des vaisseaux d’autres civilisations de même niveau technologique – et apparemment d’une valeur morale comparable – s’étaient trouvés assez souvent endommagés de façon bizarre, ou avaient même disparu, ou c’est du moins ce qu’on disait. C’est pourquoi même les vaisseaux de la Culture – qui n’étaient pourtant pas réputés pour leur prudence en la matière – y réfléchissaient à deux fois avant de se précipiter chez un Bulbitien la bouche en cœur. Le Bodhisattva se déplaçait à travers une atmosphère de serre au milieu de systèmes météorologiques tourbillonnants, d’immenses nuages gris-brun boursouflés et de longues traines sombres de pluie torrentielle. — Yime Nsokyi, je présume, dit la dame d’un certain âge. Bienvenue dans le Bulbitien Flottant du Filament de Semsarine. — Je vous remercie. Et vous êtes… ? — Fal Dvelner. Tenez, prenez un parapluie. — Permettez-moi, intervint le drone du vaisseau en prenant le parapluie avant que Yime n’ait pu tendre la main. Ils se trouvaient encore sous le vaisseau, et donc abrités de la pluie. Il faisait tellement sombre que la principale lumière était celle de l’aura du grand drone, un bleu solennel mêlé du vert de la bonne humeur. Le Bodhisattva s’était amarré avec précaution au seul quai opérationnel de la structure. Il flottait à quelques mètres au-dessus de la surface parsemée de flaques du môle de débarquement, qui était constitué de vieilles plaques de métal grêlé couleur de boue. L’accès à l’intérieur du Bulbitien n’était qu’à une vingtaine de mètres, mais sous un tel déluge, il était impossible de l’atteindre sans se faire tremper jusqu’aux os. — Je m’attendais à rencontrer quelqu’un d’autre, dit Yime tandis qu’elles s’avançaient en pataugeant sous la coque noire du vaisseau. Sous cette faible gravité, elle avait adopté la démarche flottante et élastique de la femme qui l’accompagnait. Les énormes gouttes de pluie étaient des sphères légèrement allongées qui tombaient lentement. Yime remarqua que sous ce genre de gravité, les éclaboussures sous vos pieds pouvaient vous tremper complètement. Ses bottes et son pantalon étaient déjà fortement imbibés. Mme Dvelner portait des cuissardes brillantes et une robe qui semblait imperméable. Une tenue sans aucun doute beaucoup mieux adaptée aux conditions locales. Yime tenait son sac en bandoulière. L’air était chaud et humide, et lui donnait l’impression d’avoir un gant de toilette mouillé sur la figure. L’atmosphère était pesante, comme si le million de tonnes de la coque flottant au-dessus d’elle était en train de l’écraser. Bien sûr, en réalité, le vaisseau était supporté dans une dimension invisible, et en ce moment, dans le système de référence accessible à Yime, il ne pesait précisément rien. — Ah, oui. Mr Nopri, fit Fal Dvelner en hochant la tête. Je dois vous dire qu’il est malheureusement retenu par d’autres obligations. Mme Dvelner semblait aborder le dernier quart de son existence. Elle était encore alerte, mais son visage très fin et couronné de cheveux blancs était ridé. — Mr Nopri est votre représentant de Quietus, ajouta-t-elle. Moi, je fais partie de la mission Numina. Numina était la branche de Contact qui s’occupait des Sublimés, ou qui du moins essayait. On l’appelait parfois le Département Des Rien À Foutre. — Et comment Mr Nopri peut-il être malheureusement retenu par d’autres obligations ? demanda Yime en élevant la voix pour se faire entendre au milieu du déluge. Elles approchaient de l’endroit où l’énorme nez du vaisseau s’élevait telle une falaise d’obsidienne. Le Bodhisattva avait déployé un champ pour les protéger de la pluie, et un couloir sec large de trois mètres s’étendait à travers le quai jusqu’à l’accès brillamment éclairé. — Drôles d’endroits, ces Bulbitiens, dit doucement Mme Dvelner en haussant un sourcil. Elle secoua son parapluie et l’ouvrit en faisant signe au drone du vaisseau, qui était un vieux modèle de un mètre de long à peu près, lisse comme une savonnette. Il fit un bruit qui ressemblait à « Hmm » en ouvrant l’autre parapluie au-dessus de la tête de Yime. Elles quittèrent l’abri du Bodhisattva. Le vaisseau trembla. Sa masse de trois cents mètres de long oscilla visiblement dans l’air tandis que le couloir qu’il avait façonné pour les protéger disparaissait brusquement. Elles se retrouvèrent sous la pluie torrentielle. Le déluge était d’une telle violence que Yime vit distinctement le bras de Mme Dvelner plier sous le poids de la pluie tombant sur son parapluie. Étant donné qu’elles évoluaient dans un tiers de gravité standard, cela voulait dire qu’il y avait vraiment beaucoup d’eau, ou que la vieille femme était très faible. — Attendez, dit Yime en prenant le parapluie que le drone tenait dans son champ manipulateur. Elle fit signe au drone qui se déplaça aussitôt sous le déluge pour saisir le manche du parapluie de Mme Dvelner. — Merci, dit-elle. — Je vous ai bien vu bouger, là ? demanda Yime au drone du vaisseau. — Effectivement. — Alors, dites-moi, que s’est-il passé ? — N’importe où ailleurs, j’aurais considéré cela comme une attaque, répondit calmement le vaisseau à travers son drone. On n’a pas intérêt à interférer avec les champs d’une UCG, même s’ils sont simplement en train de protéger quelqu’un de la pluie. Mme Dvelner rit doucement. Yime la regarda un instant, puis elle demanda au drone. — Il est capable de faire ça ? — Il peut au moins essayer, répondit le vaisseau d’un ton qui se voulait aimable et raisonnable, avec la menace implicite que si je ne le laisse pas faire, il pourrait bien accentuer ses efforts, ce qui, comme je vous l’ai dit, équivaudrait à une provocation n’importe où ailleurs. Cela étant, mes enceintes de champs n’ont pas vraiment été menacées. Je suis un vaisseau de Quietus, après tout, et il s’agit d’un Bulbitien tout à fait spécial et particulièrement sensible, et j’ai donc décidé de le laisser faire. Il faut reconnaître qu’il est chez lui, et que je suis un invité/intrus. — La plupart des vaisseaux restent en dehors de la bulle, dit Mme Dvelner en élevant la voix elle aussi. Elles approchaient de la porte d’accès et le bruit de la cataracte d’eau tombant de l’immense façade augmenta fortement. Les épaisses bulles d’eau formaient comme un voile tremblant à travers lequel filtrait la lumière jaune à l’intérieur. — C’est ce que j’ai cru comprendre, dit le vaisseau. Mais comme je vous l’ai dit, je suis un vaisseau de Quietus. Toutefois, si le Bulbitien préfère que je me tienne à l’extérieur de sa bulle atmosphérique, je me ferai un plaisir de le satisfaire. (Le drone se tourna vers Yime.) Je laisserai une navette en place. Sous un dernier martèlement de pluie qui mit la toile des parapluies à rude épreuve, elles franchirent la large porte d’accès. Un grand jeune homme les attendait à l’intérieur. Il portait une tenue très semblable à celle de Yime, quoique beaucoup moins élégante. Il s’escrimait à ouvrir un parapluie, en jurant entre ses dents. Il leva les yeux et sourit en les voyant. Il jeta son parapluie par terre. — Mme Dvelner, je vous remercie, dit-il en saluant la vieille femme qui le regardait d’un air soupçonneux. Mlle Nsokyi, ajouta-t-il en prenant sa main, bienvenue. — Mr Nopri ? dit Yime. — Ma foi, oui et non, répondit-il avec un certain embarras. Yime vit que Mme Dvelner avait fermé les yeux et semblait secouer la tête. — Quel pourrait être le fondement de la partie « non » ? demanda-t-elle. — Techniquement, la personne que vous attendiez – le moi que vous attendiez – est morte. C’était un poste de télévision très ancien, avec un boîtier en bois et un écran bombé en verre épais, et l’image était en noir et blanc. On y voyait une demi-douzaine de formes sombres, comme des pointes de lance en dents de scie plongeant au milieu d’un ciel noir traversé d’éclairs. Il tendit la main et tourna le bouton pour l’éteindre. La femme tapota le bord de son bloc avec son stylo. Elle était pâle, avec des cheveux bruns coupés court, et elle portait des lunettes. Elle était beaucoup plus jeune que lui. Elle était vêtue d’un tailleur gris sur lequel elle avait passé une blouse blanche, à la façon des médecins. Lui-même portait un treillis militaire classique. — Vous devriez vraiment regarder jusqu’au bout, dit-elle. En soupirant, il ralluma le poste. Les pointes de lance rompirent leur formation et se dispersèrent dans ce qui était peut-être de l’air. La caméra se concentra sur une de ces pointes et la suivit dans sa chute tandis que les autres disparaissaient. Arrivée à hauteur de l’endroit où devait se trouver la caméra, elle poursuivit son plongeon. La vue bascula tandis que l’objectif la recadrait. L’écran se remplit de lumière. C’était une représentation médiocre. L’image était trop petite et la résolution trop faible pour faire honneur au paysage, même si elle avait été en couleurs. En noir et blanc vaguement teinté de vert, c’était un vrai fouillis. C’est à peine si l’on pouvait distinguer maintenant la pointe de lance. Sa présence ne se percevait que par son ombre qui occultait certaines parties des cascades, des bassins et des rivières de lumière au-dessous. Soudain, un point lumineux sembla se détacher de la masse et s’élever à la rencontre de la pointe de lance, qui se mit à rouler et zigzaguer pour tenter d’y échapper. Le point lumineux finit par se perdre hors champ. Une dizaine d’autres s’élevèrent du paysage, suivis d’une autre volée plus importante, et d’une autre encore. Juste à la limite déformée de l’écran, on distinguait des faisceaux d’étincelles qui se déployaient à la rencontre des autres pointes. Celle que la caméra suivait réussit à éviter encore trois de ces projectiles, mais un quatrième s’éteignit juste derrière elle. Un instant plus tard, la silhouette de la pointe de lance se découpa sur une explosion de lumière, masquant la vue en contrebas. L’image devint parfaitement blanche. Même sur ce vieil écran, l’éclat était aveuglant. L’écran devint noir. — Vous êtes satisfaite ? demanda Vatueil. La jeune femme se contenta de noter quelque chose sur son bloc. Ils se trouvaient dans un bureau impersonnel rempli d’un mobilier qui ne l’était pas moins. Ils étaient assis dans des fauteuils bon marché devant un bureau sur lequel était posé le vieux poste de télévision. Un câble électrique serpentait sur le bureau et sur le sol jusqu’à une prise murale. Une fenêtre aux volets entrouverts donnait sur une colonne d’éclairage extérieure tapissée de tuiles blanches. Les tuiles étaient crasseuses, et la colonne ne laissait entrer que peu de lumière. Une rampe au néon bourdonnait au plafond, et le visage du jeune médecin semblait d’une pâleur maladive dans cette lumière crue. Le sien aussi, sans doute, bien qu’il eût le teint plus foncé. Il ressentait une sorte de flottement, comme si la pièce se balançait doucement, ce qui était en contradiction avec l’impression qu’il avait de se trouver dans un bâtiment ordinaire. Il y avait une certaine régularité, une périodicité dans ces oscillations, et Vatueil essaya d’en estimer les intervalles. Il semblait y en avoir deux : un long qui durait une quinzaine de battements de cœur, et un plus court qui ne devait en durer que cinq ou six. Il se servait de ses battements de cœur comme unité de mesure parce qu’il n’avait pas de montre ni de téléphone ou de terminal, et qu’il ne voyait pas d’horloge non plus dans la pièce. La jeune femme avait une montre au poignet, mais trop petite pour qu’il puisse en distinguer le cadran. Ils devaient être à bord d’un bateau ou d’une péniche. Peut-être une sorte de ville flottante. Il n’en avait aucune idée. Il venait juste de se réveiller ici, assis dans ce vieux fauteuil dans ce bureau banal, obligé de regarder une vidéo basse résolution sur l’écran d’une antiquité qu’on appelait une télévision. Il avait déjà exploré la pièce. La porte était verrouillée, la colonne d’éclairage descendait sur quatre niveaux jusqu’à une courette remplie de feuilles mortes et de détritus. La jeune femme était restée simplement assise là tandis qu’il procédait à son inspection, et lui avait demandé de venir s’asseoir tout en continuant de prendre des notes. Les tiroirs du vieux bureau éraflé étaient fermés à clef, eux aussi, tout comme le meuble de classement en métal gris. Pas de téléphone, pas d’écran de communications, pas de terminal ni aucun signe qu’il y ait quoi que ce soit d’intelligent et d’utile dans cette pièce, ou posté ailleurs pour écouter. L’éclairage était même commandé par un interrupteur, pour l’amour du ciel… Il leva les yeux vers ce qui était manifestement un faux plafond. Il pourrait peut-être s’échapper par là en rampant. — Dites-moi simplement ce que vous voulez savoir, fit-il enfin. La jeune femme écrivit encore quelques mots, puis elle croisa les jambes et lui dit : — Que pensez-vous que nous aimerions savoir ? Il se passa la main sur le visage. — Ma foi, comment le saurais-je ? — Pourquoi pensiez-vous que nous voudrions savoir quelque chose ? — Je vous ai attaqués, dit-il en montrant le coffret en bois avec son écran. C’était moi, là-dedans – j’étais cette chose qui vous attaquait. (Il regarda autour de lui en agitant les mains.) Mais j’ai été abattu. J’imagine que nous avons tous été interceptés. Et maintenant, je suis là. Je ne sais pas ce que vous avez pu sauver de moi, mais vous avez sans doute pu apprendre directement tout ce que vous vouliez, rien qu’en examinant le code, en le faisant tourner par petits bouts. Vous n’avez pas besoin de moi, et c’est pourquoi je suis un peu étonné de me retrouver ici. Tout ce qui me vient en tête, c’est qu’il y a encore quelque chose que vous voulez savoir. Ou serait-ce simplement le premier cercle de l’enfer ? Est-ce que je vais rester ici pour l’éternité, à mourir d’ennui ? Elle prit une note. — Nous devrions peut-être regarder une nouvelle fois l’écran, proposa-t-elle. Il poussa un soupir. Elle ralluma le poste. La pointe de lance tomba du ciel sillonné d’éclairs. — Ce n’est rien. Juste une mort. Yime eut un léger sourire. — Je crois que vous faites peu de cas de notre vocation, Mr Nopri, si vous considérez la cessation de l’existence avec autant de désinvolture. — Je sais, je sais, dit-il en hochant vigoureusement la tête. Vous avez parfaitement raison, bien sûr. Mais c’est pour la bonne cause. C’est nécessaire. Je prends toute l’approche éthique de Quietus très au sérieux. En l’occurrence, il s’agit de… ha ! ha !… eh bien, de circonstances spéciales… Yime l’examina un instant. Nopri était un jeune maigrichon à l’aspect négligé. Il avait des yeux très bleus, le teint pâle et un crâne rasé qui brillait à la lumière. Ils se trouvaient dans ce qu’on appelait apparemment le Club des Officiers, le lieu de réunion principal pour la quarantaine de Culturiens qui formaient à peu près un demi pour cent de la population très variée – et dispersée – du Bulbitien. Le Club faisait partie de ce qui avait été autrefois une sorte de salle de jeux pour l’espèce bulbitienne. Ce qui avait été un plafond – et qui était maintenant le plancher – était ponctué d’énormes cônes multicolores, un peu comme de gros stalagmites bariolés. De la nourriture, des boissons, et – pour Nopri – un bol de drogue leur furent apportés par de petits drones à roulettes qui sillonnaient cet espace immense. Apparemment, le Bulbitien pouvait avoir des réactions imprévisibles quand d’autres entités activaient des champs dans sa structure, et c’est pourquoi les drones s’équipaient de roulettes et de bras articulés au lieu de simplement léviter par antigrav et d’utiliser des champs manipulateurs. Yime remarqua cependant que le drone du vaisseau, lui, flottait à hauteur de leur table sans problème apparent. Nopri et elle étaient restés seuls avec le drone, Mme Dvelner étant retournée vaquer à ses affaires. Deux autres tables étaient occupées dans cet espace relativement chaud, mais agréablement déshumidifié. Quatre ou cinq personnes étaient assises autour de chacune d’elles, dans des tenues plutôt ternes selon les normes de la Culture. Elles semblaient toutes plongées dans leurs pensées. Avant même que Nopri ne le lui dise, Yime avait deviné que ces gens étaient là pour le rendez-vous avec le vaisseau qui devrait arriver d’ici deux à trois jours, envoyé par le Réflexion Interne Totale, le VSG qui faisait partie des Oubliettionnaires de la Culture, la flotte Oubliée de vaisseaux séminaux ultracachés mis en place au cas où une catastrophe se produirait. — De quelles « circonstances spéciales » s’agit-il, Mr Nopri ? demanda-t-elle. — J’essaie de parler au Bulbitien. — Et lui parler implique de mourir ? — Oui, un peu trop souvent. — Cela signifie quoi, « souvent » ? — Vingt-trois fois, pour l’instant. Yime fut effarée. Elle but une gorgée avant de demander : — Vous avez été tué vingt-trois fois ? (Elle avait terminé sa phrase à voix basse sans s’en rendre compte.) Vous voulez dire dans un environnement virtuel ? — Non, réellement. — Tué réellement ? — Oui. — Tué dans le Réel ? — Oui. — Et quoi, ensuite ? Reventé chaque fois ? — Oui. — Vous êtes donc venu avec tout un stock de corps de rechange ? Comment faites-vous… ? — Non, bien sûr que non. Il me fabrique de nouveaux corps. — « Il » ? Le Bulbitien ? C’est lui qui vous fabrique de nouveaux corps ? — Oui. Je me sauvegarde avant chaque tentative de lui parler. — Et il vous tue à chaque fois ? — Oui. Mais seulement jusqu’ici. Yime le regarda un long moment. — Dans ce cas, le silence me paraîtrait une stratégie plus prudente. — Vous ne comprenez pas. Yime soupira et reposa son verre. Elle se cala dans son fauteuil et croisa les mains sur son estomac. — Et je suis sûre de ne pas comprendre tant que vous ne m’aurez pas éclairée. Ou je peux parler à quelqu’un de votre équipe qui soit plus… (elle chercha le mot)… plausible. L’aura bleutée du drone prit une teinte subtile de rose. Nopri ne sembla pas remarquer l’insulte. Il se pencha vers elle d’un air très sérieux. — Je suis convaincu que les Bulbitiens sont en contact avec les Sublimés. — Ah, fit Yime. Mais n’est-ce pas le domaine de vos collègues de Numina ? Comme Mme Dvelner ? — Oui, et je leur en ai parlé, mais ce Bulbitien ne veut parler qu’à moi, pas à eux. Yime réfléchit un instant. — Et le fait qu’il continue de vous tuer chaque fois que vous essayez de lui parler, cela n’a pas ébranlé votre foi en la matière ? — Je vous en prie, dit Nopri, il ne s’agit pas seulement de foi. Je peux le prouver. Ou je pourrai le faire. Bientôt. Il plongea son visage dans la fumée de son bol de drogue et inhala profondément. Yime se tourna vers le drone. — Vaisseau, vous nous écoutez toujours ? — Je vous écoute toujours, Mlle Nsokyi. Je bois chaque parole avec fascination. — Mr Nopri. Combien êtes-vous dans votre équipe – dix-huit, c’est bien ça ? (Nopri acquiesça tout en retenant sa respiration.) Avez-vous un vaisseau ? (Il secoua énergiquement la tête.) Un Mental, alors ? Nopri relâcha son souffle et se mit à tousser. Yime s’adressa de nouveau au drone. — L’équipe dont fait partie Mr Nopri bénéficie-t-elle d’un Mental ou d’une IA résidente ? — Non, répondit le drone, et l’équipe de Numina non plus. En ce moment, le Mental le plus proche, à part moi, naturellement, est probablement celui du vaisseau en approche envoyé par le Réflexion Interne Totale. Il n’y a pas de Mentaux ni d’IAs stationnés ici, qu’ils soient de la Culture ou d’une autre civilisation. — Il n’aime pas trop les Mentaux et les IAs, confirma Nopri en se frottant les yeux. (Il inhala encore un peu de fumée.) Pour être tout à fait honnête, il n’aime pas beaucoup les drones non plus, ajouta-t-il en souriant au drone du vaisseau. — A-t-on des nouvelles de l’appareil en provenance du Réflexion Interne Totale ? demanda Yime. — Non, fit Nopri. On n’a jamais de nouvelles. Ces vaisseaux n’ont pas tendance à publier leurs horaires. (Il inhala encore profondément, mais en relâchant rapidement la fumée, cette fois.) Ils débarquent sans prévenir, ou ils ne viennent pas du tout. — Vous pensez que ça pourrait être le cas ? — Non, il viendra très probablement. C’est juste que rien n’est jamais garanti. Nopri la conduisit jusqu’à ses quartiers, un espace à plusieurs niveaux incroyablement vaste au bout d’une longue coursive incurvée. Depuis le Club des Officiers, il aurait fallu une bonne demi-heure de marche pour l’atteindre, mais l’un des drones à roulettes les prit simplement avec leurs fauteuils et les emporta le long des grands couloirs sombres jusqu’à sa cabine. Tandis qu’ils traversaient l’étrange architecture du Bulbitien, Yime regardait la voûte inversée du plafond. Elle avait l’impression de se trouver au fond d’une petite vallée. Le drone roulait sur un plancher d’à peine un mètre de large. Des nervures commencèrent à apparaître sur les parois, donnant l’impression de voyager à l’intérieur de la carcasse d’un immense animal. Elles se déployaient jusqu’à un plafond large de dix mètres, à une bonne vingtaine de mètres de hauteur. — On dirait qu’ils aimaient bien les hauts plafonds. — C’est en général le cas pour les espèces sauteuses, dit Nopri. Yime essaya d’imaginer ici une foule des créatures monopèdes qui avaient construit cet endroit. Bondissant sur leur membre inférieur unique. Et à l’envers, bien sûr. Elle se déplaçait en fait sur ce qui avait été le plafond, et elles auraient sauté vers elle à chaque pas avant de retourner sur le large plancher. À l’époque, l’énorme structure tournait sur elle-même pour générer la gravité apparente que préférait l’espèce, mais il n’y avait plus à présent que l’attraction bizarre résultant d’une position en équilibre sur la courbe du puits gravitationnel de la singularité. — Est-ce que cet engin tourne encore un peu ? demanda Yime. Voyant que Nopri ne répondait pas, le drone du vaisseau – qui flottait à coté d’eux – le fit à sa place : — Il tourne très lentement, en synchronisation avec la rotation de la Galaxie. — C’est vraiment très lent, dit Yime. Je me demande bien pourquoi. — Tout le monde se pose cette question, confirma Nopri. — Merci, dit-elle quand la porte de sa cabine s’ouvrit devant elle comme la valve d’un coquillage. Le drone du vaisseau s’abaissa et flotta à l’intérieur en portant son sac. Par-dessus l’épaule de Yime, Nopri jeta un coup d’œil vers le grand espace plongé dans l’obscurité. — Ça m’a l’air pas mal, dit-il. Vous aimeriez que je reste avec vous ? — C’est gentil de me le proposer, mais non, merci. — Je ne pensais pas au sexe, simplement pour vous tenir compagnie. — Comme je le disais, c’est très gentil de votre part, mais non. — Bon, d’accord. Faites attention de ne pas vous cogner la tête. Elle regarda le petit drone à roulettes s’éloigner dans la pénombre avec Nopri, puis elle se tourna vers l’entrée de sa cabine. La porte avait dû être en réalité une fenêtre au ras du plafond. C’est pour cela qu’elle pivotait sur son axe horizontal, de sorte que le battant lui-même se présentait comme un obstacle en travers de ses trois mètres de largeur. Yime se baissa pour passer en dessous, et la porte se referma derrière elle. La cabine avait l’ait très compliquée, avec plusieurs niveaux différents et des endroits qui semblaient se perdre dans l’ombre. Sans aucun doute, tout cela devait paraître plus logique quand c’était dans l’autre sens. Le drone du vaisseau s’approcha d’elle pour lui dire qu’il était à peu près sûr d’avoir trouvé une sorte de lit, quelque chose de suffisamment mou pour qu’un humain puisse y dormir confortablement. Pour ce qui était de la salle de bains, il allait poursuivre ses investigations. — Vous êtes un soldat ? demanda le jeune médecin. Vatueil leva les yeux au ciel. — Soldat, marin, fantassin, aviateur, sous-marinier, guerrier de l’espace, intellect désincarné logé dans du matériel ou du logiciel militaire. Oui, tout ça. Cela vous surprend ? Il existe un Accord de Conduite de la Guerre, docteur. Je ne suis pas censé être soumis à quelque forme que ce soit de torture ou d’interférence non autorisée. Vous avez le droit d’accéder à mon code et à tout ce qu’il contient, mais absolument pas de faire tourner ma conscience, et encore moins à des fins punitives. — Vous avez l’impression d’être puni ? — C’est limite. Cela dépend du temps que ça va durer. — Combien de temps pensez-vous que cela va durer ? — Je n’en sais rien. Je n’ai aucune maîtrise de la situation. — À votre avis, qui en a la maîtrise ? — Votre camp. Peut-être vous, selon ce que vous êtes ou ce que vous représentez. Qui représentez-vous ? — Qui pensez-vous que je représente ? Il poussa un soupir. — Ça ne finit pas par vous fatiguer de répondre tout le temps aux questions par des questions ? — Vous pensez que ça devrait me fatiguer ? — Oui, je le pense sincèrement, dit-il avec un petit rire. Il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il faisait là. Ils avaient son code, ils savaient tout ce qu’il avait apporté avec lui. Tout ce qu’il savait en venant ici, ils devaient forcément le savoir aussi, maintenant. Ce n’était pas comme ça que les choses auraient dû se passer – un sous-programme aurait dû effacer sa personnalité et ses souvenirs avec le reste des informations contenues dans la cellule codée dès qu’elle avait compris qu’il ne survivrait pas à l’attaque, sous sa forme de pointe de lance. Quand on était complètement détruit, cela n’avait de toute façon pas d’importance, mais s’il devait rester quelque chose, on essayait de s’assurer qu’il en tomberait le moins possible aux mains de l’ennemi. Mais il arrivait que les sous-programmes ne fonctionnent pas à temps. Il ne fallait pas qu’ils soient trop sensibles, sinon ils risquaient de se déclencher prématurément. Il y avait donc parfois des loupés. Il était ici à cause d’un loupé. En principe, cela ne devrait avoir aucune importance. Il avait eu le temps de fouiller dans sa mémoire depuis qu’il s’était retrouvé dans cette pièce avec la jeune femme, et il n’avait rien repéré qui n’aurait pas dû y être. Il savait qui il était – il était le commandant Vatueil –, et il savait qu’il avait passé des dizaines d’années à tourner sous forme de code dans la gigantesque simulation de guerre censée remplacer une guerre véritable entre les camps pro et anti-Enfers, mais il n’avait qu’un très vague souvenir de ses missions précédentes, et aucun d’une existence extérieure. C’est ainsi que les choses devaient être. Sa personnalité fondamentale – celle qui était en sécurité dans un endroit complètement différent, dans un ou plusieurs des substrats sécurisés qui constituaient les citadelles les plus sûres du camp anti-Enfers – se modifiait au fil des leçons apprises au cours de chaque mission enregistrée, et c’était un distillat de cette personnalité qui était téléchargé dans chacune de ses itérations. Par conséquent, rien de ce qui pouvait le compromettre ou compromettre son camp ne devrait être présent. Chaque personnalité – qu’elle soit apparemment de forme humaine, ou une machine, ou un bout de logiciel capable de prendre l’aspect simulé le plus efficace – était en principe vérifiée avant d’être autorisée à s’approcher d’une zone de combat. On l’inspectait minutieusement à la recherche de tout ce qui pourrait être précieux à l’ennemi si elle tombait entre des mains hostiles. Il ne devrait donc rien avoir d’utile, et ça semblait bien être le cas. Mais alors, pourquoi était-il ici ? Que cherchaient-ils à faire ? — Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il au jeune médecin. (Il la regardait en fronçant les sourcils, essayant de l’imaginer comme une jeune recrue timide à qui il aurait décidé de s’en prendre au moment de l’inspection, en mettant toute l’autorité possible dans sa voix.) J’exige de connaître votre nom ou votre identifiant. Je connais mes droits. — Je suis désolée, répondit-elle calmement. Je ne suis pas obligée de vous le dire. — Si, vous l’êtes. — Pensez-vous que cela vous serait utile de connaître mon nom ? — Vous continuez de répondre à mes questions par des questions. — C’est ce que vous croyez que je fais ? Il lui lança un regard furieux. Il s’imagina se levant et lui donnant une gifle ou un coup de poing, ou la suspendant par la fenêtre, ou encore l’étranglant avec le fil électrique du vieux poste de télévision. Jusqu’où pourrait-il aller, s’il tentait quelque chose comme ça ? La simulation s’arrêterait-elle simplement, ou la jeune femme essaierait-elle de se défendre, même s’il était infiniment plus fort qu’elle ? Des gardes surgiraient-ils tout à coup pour le maîtriser ? On le laisserait peut-être aller jusqu’au bout et se débrouiller avec les conséquences simulées qui en résulteraient. Tout cela était peut-être un test. On n’était pas censé s’attaquer au personnel médical, ni plus généralement à des non-combattants. Pour lui, ce serait certainement une première. Vatueil relâcha son souffle et attendit un moment. — S’il vous plaît, dit-il enfin, pourrais-je savoir comment vous vous appelez ? Elle sourit et tapota son bloc avec son stylo. — Je suis le Dr Miejeyar, répondit-elle avant de noter quelque chose. Vatueil n’avait pas vraiment écouté sa réponse. Il venait juste de se rendre compte de quelque chose. — Ah, merde, dit-il en souriant. — Je vous demande pardon ? fit la jeune femme étonnée. — Vous n’êtes pas vraiment obligée de me dire votre nom, n’est-ce pas ? demanda-t-il toujours en souriant. — C’est un point que nous avons déjà établi, acquiesça-t-elle. — Et je pourrais être légalement puni, et même torturé, conformément aux clauses que j’ai signées quand je me suis engagé. Peut-être pas des tortures extrêmes, mais disons le genre de mauvais traitements qui scandaliseraient un civil lambda. — Est-ce que cela vous paraît… ? — Et le… dit-il en désignant l’écran noir de la télévision. La vidéo, les images, si elles sont de mauvaise qualité, c’est pour une bonne raison, n’est-ce pas ? — Vous les trouvez mauvaises ? — Et elles ne sont pas prises d’en dessous, ajouta-t-il. (Il se tapa sur les cuisses en riant.) Ah, bon sang, j’aurais dû comprendre tout de suite. Je l’avais remarqué, bien sûr, mais je n’ai pas… Ce drone, cette caméra ou je ne sais quoi… Il était avec nous ! — Vous croyez ? Il se redressa et reprit son sérieux. — Alors, comment se fait-il que je sois ici ? Pourquoi mes souvenirs sont-ils limités à ceux que j’aurais si je venais d’être capturé au combat ? — À votre avis, quelle pourrait être la réponse ? — La réponse pourrait être qu’on me soupçonne de quelque chose. (Il haussa les épaules.) Ou c’est peut-être simplement un test de loyauté dont on n’entend jamais parler jusqu’à ce qu’on le subisse soi-même. Ou c’est peut-être quelque chose qui se produit régulièrement, mais qu’on nous fait oublier aussitôt après, de sorte que c’est à chaque fois une surprise. — Pensez-vous que vous devriez faire l’objet de soupçons ? — Non, je ne le pense pas, répondit-il calmement. Ma loyauté ne saurait être mise en doute. J’ai servi fidèlement cette cause du mieux que j’ai pu, avec un engagement total, pendant plus de trente ans. Je crois en ce que nous faisons et dans la cause que nous défendons. Si vous avez des questions à me poser, allez-y, et j’y répondrai honnêtement et complètement. Si vous avez des soupçons à mon égard, dites-les-moi et je vous prouverai qu’ils sont infondés. (Il se leva.) Sinon, je pense que vous devriez me laisser partir, conclut-il en jetant un coup d’œil vers la porte. — Pensez-vous que vous devriez être autorisé à partir ? — Oui, bien sûr que je le pense. Il s’approcha de la porte et sentit le sol bouger très légèrement sous ses pieds. Cela faisait partie du lent balancement régulier. Il posa la main sur la poignée. — Je pars du principe qu’il s’agit d’une sorte d’épreuve, dit-il, et que je l’ai passée avec succès en comprenant que vous n’êtes pas du côté de l’ennemi. Vous êtes dans mon camp, et par conséquent, je vais ouvrir la porte et m’en aller. — Que pensez-vous qu’il y a de l’autre côté de la porte ? — Je n’en ai aucune idée. Mais il y a une façon très simple de le savoir. Il essaya de tourner la poignée. La porte était encore fermée à clef. — Je vous en prie, Dr Miejeyar, dit-il en se tournant vers elle, si vous voulez bien ? Elle le regarda un instant avec une expression indéchiffrable, puis elle fouilla dans une poche de sa blouse et en sortit une clef qu’elle lui lança. Il l’attrapa, la tourna dans la serrure et ouvrit la porte. Le Dr Miejeyar se leva et vint le rejoindre tandis qu’il regardait au-dehors. Une brise pénétra dans la pièce, faisant flotter son treillis et ses cheveux. Il avait devant lui une grande étendue de mousse verte qui ondulait doucement et allait se perdre au loin dans une masse de nuages blancs sur fond bleu. Ce tapis de mousse recouvrait la branche d’un arbre immense, d’une dimension presque impossible. Tout autour, ce n’était qu’un amas de branches, de rameaux, de brindilles, de tiges et de feuilles. Là où elles étaient horizontales, les branches servaient de support à des bâtiments de plusieurs étages ainsi qu’à de larges routes où circulaient de petits véhicules munis de roues. Quand les branches se courbaient vers le haut, les routes s’enroulaient autour en spirale, comme des toboggans, et des bâtiments plus modestes, de la taille de maisons, s’accrochaient à l’écorce striée. Les branches plus petites étaient parcourues de sentiers au milieu de maisons, de plates-formes, de balcons et de terrasses. Les rameaux étaient eux-mêmes suffisamment solides pour supporter des chemins et des escaliers en colimaçon ainsi que des petits pavillons de jardin. Les feuilles, grandes comme des voiles de bateaux d’autrefois, étaient d’un vert qui tournait au jaune d’or. La vue était remplie du mouvement des gens et des véhicules qui passaient, et du lent bruissement des feuilles géantes. L’impression de balancement qu’il avait eue résultait du vent régulier qui soufflait à travers l’arbre et agitait la branche. À présent, le Dr Miejeyar était vêtue d’une volumineuse cape foncée, une sorte de combinaison ailée. Il sentit quelque chose changer, et il constata qu’il portait une tenue similaire. Elle lui sourit. — Bien joué, colonel Vatueil. Et maintenant, que diriez-vous d’un moment de détente ? Il hocha lentement la tête. Il se retourna et vit que la pièce s’était transformée en une chambre rustique plus conforme à l’environnement, remplie d’un mobilier en bois richement coloré. La fenêtre vaguement ovale donnait sur une petite cour envahie par les broussailles. — Cela vous dirait de voler ? demanda le Dr Miejeyar. Elle se mit aussitôt à courir à travers l’immense tapis de mousse recouvrant l’écorce. Un véhicule qui passait – un engin sans toit avec de grandes roues, qu’on aurait cru tout droit sorti d’un livre d’histoire – fit entendre sa corne tandis qu’elle traversait la route. Arrivée de l’autre côté, elle disparut progressivement derrière la courbure de la branche. Il se mit à courir pour la rejoindre. Il la perdit de vue un instant, puis il la vit réapparaître dans les airs, sa combinaison gonflée par le vent et s’élevant dans le ciel tel un cerf-volant. Il y avait une longue plate-forme, comme une sorte de plongeoir, d’où elle avait dû sauter. Il se souvenait maintenant comment il fallait s’y prendre. Il était déjà venu très souvent ici. L’arbre impossible, la capacité de voler. Très souvent. Il courut le long de la plate-forme et s’élança dans le vide en écartant les bras et en formant un V avec ses jambes. Il sentit l’air chaud commencer à le soulever. Le sol – des champs et des rivières – était à un kilomètre au-dessous de lui, tandis que la cime de l’arbre était à peu près à la même distance au-dessus. Le Dr Miejeyar était une silhouette sombre qui continuait de s’élever dans les airs. Il ajusta sa combinaison pour prendre de l’altitude, et il se dirigea vers elle. Dès que Yime se réveilla, elle sut qu’elle dormait encore. Elle se leva, sans vraiment savoir si elle le voulait ou si, sans savoir comment, on l’avait soulevée et tirée de son lit. C’était difficile à dire. De minces fils noirs s’élevaient de ses mains. Elle en remarqua d’autres reliés à ses pieds qui dépassaient du bas de sa chemise de nuit. Et il y en avait aussi à ses épaules, et à sa tête. Elle leva la main et les sentit plier et se tendre sous ses doigts pour la laisser pencher la tête en arrière. Apparemment, elle était devenue une marionnette, ce qui était bizarre. Elle n’avait encore jamais fait de rêve comme ça. En regardant au-dessus d’elle, elle vit le drone du vaisseau là où elle se serait attendue à voir une main tenant la croix en bois permettant de contrôler les ficelles. En se penchant de côté – là encore, les fils se relâchèrent ou se tendirent en conséquence –, elle constata que ces fils s’élevaient au-delà du drone, qui était lui-même contrôlé par quelqu’un. Elle se demanda s’il ne s’agissait pas d’une image profondément enfouie dans son esprit sur la façon dont la Culture organisait sa structure « pas vraiment hiérarchique pour un sou ». Au-dessus du drone, les fils continuaient de monter vers le plafond (qui était en réalité le sol, naturellement). Il y avait un autre drone là-haut, et un autre, et encore un autre, une série de drones de plus en plus petits, mais pas seulement parce qu’ils étaient plus éloignés. Elle se rendit compte qu’elle pouvait maintenant voir à travers le plafond. Loin au-dessus d’elle, elle distinguait une succession de vaisseaux de plus en plus gros, jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans une brume de planchers, de nervures et autres éléments de la structure. Le plus gros qu’elle pouvait voir ressemblait à un VSG de taille moyenne, mais ce pouvait aussi bien être un nuage. Elle se déplaça/fut déplacée le long du plancher/plafond. Elle avait l’impression de contrôler ce mouvement, mais en même temps, les fils – qui étaient plutôt de minces câbles, d’ailleurs – semblaient faire tout le travail. Elle comprit que cette sensation de flottement provenait des ficelles, et non de la gravité fractionnelle. C’était logique. Elle baissa les yeux pour regarder ses pieds bouger, et elle remarqua qu’elle pouvait voir à travers le plancher. Elle fut étonnée de constater que les fils le traversaient pour rejoindre une autre personne dont elle voyait le sommet du crâne. Elle s’arrêta. La personne au-dessous d’elle s’arrêta. Elle sentit les fils faire quelque chose, mais à travers elle, sans la faire bouger. La personne au-dessous d’elle avait levé la tête et la regardait. Elle lui fit un petit signe de la main. La personne lui en fit un à son tour. Elle lui ressemblait un peu, mais pas complètement. Sous la personne au-dessous d’elle, il y en avait d’autres. Humaines – peut-être seulement panhumaines un peu plus bas, c’était difficile à dire –, vaguement femelles, qui toutes lui ressemblaient un peu. Elles aussi semblaient finir par disparaître dans la brume, qui était exactement la même que la brume au-dessus d’elle, ce qui était tout à fait cohérent. Elle retira sa chemise de nuit et commença de s’habiller. Les vêtements coulaient comme du liquide autour des fils qui la contrôlaient, en s’écartant et en se refermant comme il fallait. Elle fut bientôt dehors, marchant le long du véritable sol du couloir, entourée d’arches qui se rejoignaient au-dessus d’elle, comme c’était censé être normalement. Une cascade d’images successives et une légère brise sur son visage lui indiquèrent qu’elle se déplaçait très rapidement, et elle se retrouva enfin à l’entrée de la salle qui abritait la singularité. Ici, la gravité était plus forte, sans doute à la moitié de la valeur normale. Une série d’épaisses portes en métal brillant s’écartèrent, roulèrent, se dilatèrent ou se relevèrent pour la laisser passer, et elle entra. Elle ignorait ce qu’il y avait au-dessus ou au-dessous d’elle, mais en tout cas, ça n’interférait pas du tout avec les ficelles. Elle rejoignit enfin un immense espace sphérique sombre, avec une seule chose en son centre. Elle éclata de rire en voyant la façon dont la singularité avait choisi de se présenter à elle. C’était un sexe en érection, un phallus dressé que n’importe quel panhumain adulte aurait aussitôt reconnu, mais avec un vagin qui le fendait sur la plus grande partie de sa longueur, orné d’une double paire de lèvres verticales. Il réussissait à ressembler aux deux sortes de parties génitales à la fois, sans qu’aucune des deux ne prédomine. Yime se demanda si c’était son subconscient qui avait façonné ça pour elle. Elle se tâta entre les cuisses comme pour dire à sa propre petite bosse de ne pas s’en faire, de ne pas être jalouse. — Ah, s’entendit-elle dire, vous n’allez quand même pas me tuer, moi aussi ? Comme Norpi ? — Nopri, rectifia le vagin. Il pouvait parler, bien sûr. Elle se trompait toujours sur les noms, dans ses rêves. — Vous n’allez pas me tuer, dites-moi ? Elle s’était souvenue du jeune homme chauve qui lui avait dit que chaque fois qu’il essayait de parler au Bulbitien, celui-ci le tuait, et qu’il était obligé de se faire reventer. Elle avait pensé que c’était ce qui allait se passer ici. Étrange… Elle aurait sans doute dû avoir peur, mais il n’en était rien. Elle se demanda pourquoi. — Je préférerais que vous ne le fassiez pas. Elle leva les yeux et vit que le drone du vaisseau était toujours là, quelques mètres au-dessus d’elle. C’était rassurant. — Il essaie de faire quelque chose de différent, dit la voix. (C’était une belle voix sonore, qui articulait parfaitement chaque syllabe.) Ceci n’est pas cela. Elle réfléchit un instant. — Ma foi, qu’est-ce qui l’est, à part ceci même ? — Précisément. — Qui êtes-vous, exactement ? — Je suis ce que les gens appellent le Bulbitien. Elle inclina la tête pour le saluer. Elle aperçut la personne au-dessous d’elle qui était restée droite. Elle se demanda si c’était impoli. Elle espérait que non. — Enchantée de faire votre connaissance, dit-elle. — Pourquoi êtes-vous ici, Prebeign-Frultesa Yime Leutze Nsokyi dam Volsh ? Ouh là… Son Nom Complet. Ce n’était pas le genre de chose qu’on entendait tous les jours. — Je suis censée attendre un vaisseau qui doit venir d’un VSG de la Culture nommé Réflexion Interne Totale. — Pourquoi ? — Pour voir si une jeune femme du nom de Ludedge Ibrek… heu, quelque chose comme ça… enfin, pour voir si elle débarque ici aussi pour repartir dans le vaisseau du Réflexion Interne Totale. Elle avait le droit de dire tout ça, non ? Tout le monde savait ça. — Dans quel but ? Apparemment, il y avait une ficelle capable de lui gonfler les joues et de lui faire pousser un long soupir. — Eh bien, c’est un peu compliqué. — Expliquez-moi, je vous prie. — Eh bien… fit-elle. Et elle lui expliqua. — À votre tour. — Quoi ? — À votre tour de me dire ce que je veux savoir. — Vous pourriez ne pas vous souvenir de ce que je vous dis. — Dites-moi quand même. — Très bien. Que voulez-vous savoir ? — Où est le Réflexion Interne Totale ? — Je ne sais pas. — À quelle distance se trouve le vaisseau qui doit venir ? — Je ne sais pas. — Comment s’appelle ce vaisseau ? — Je ne sais pas. — Qui êtes-vous, exactement ? — Je vous l’ai déjà dit. Je suis la structure qui vous entoure. Ce que les gens appellent un Bulbitien. — Quel est votre nom ? — On m’appelle le Bulbitien Flottant du Filament de Semsarine. — Mais comment vous appelez-vous vous-même ? — Exactement comme ça. — Très bien. Comment vous appelait-on autrefois, avant la guerre ? — Jariviour 400.54, Mochurlian. — Merci de m’expliquer. — La première partie est mon nom propre, la partie figurative est une dimension et une désignation de type, la dernière est l’ancien nom du système stellaire où j’habite. — Qui a installé la singularité dans votre centre ? — Les Apsejundes. — Hmm. Je n’en ai jamais entendu parler. — Question suivante. — Pourquoi l’ont-ils installée là ? — En partie pour produire de l’énergie, en partie pour montrer leur puissance et leurs talents, et en partie pour détruire ou peut-être stocker de l’information. Leurs méthodes semblaient parfois aussi obscures que leurs motivations. — Pourquoi les avez-vous laissés faire ? — À l’époque, j’étais encore en train de recouvrer mes facultés. Elles avaient été endommagées par l’ennemi au point d’être presque irréparables. — Qu’est-il arrivé à ces… Apsenjudes ? — Apsejundes. Ils m’ont mis en colère, alors je les ai tous jetés dans la singularité. On pourrait dire qu’ils existent encore en un certain sens, écrabouillés le long de son horizon des événements. Leur perception du temps peut avoir été compromise. — Comment vous ont-ils mis en colère ? — Cela n’a pas facilité les choses qu’ils me posent autant de questions. — Je vois. — Question suivante ? — Êtes-vous en contact avec les Sublimés ? — Oui. Nous le sommes tous. — Définissez « nous » dans ce contexte. — Non. — « Non » ? — Je refuse. — Pourquoi m’avez-vous posé toutes ces questions ? — Je veux connaître les grands secrets de tous ceux qui viennent me voir. — Pourquoi continuez-vous de tuer Norpe ? — Nopri. Il aime bien ça, et il en a besoin. Je l’ai découvert quand je lui ai demandé ses grands secrets le soir de son arrivée. Il croit que la mort est ineffablement profonde, et qu’il se rapproche sans cesse d’une vérité absolue chaque fois qu’il meurt. C’est sa faiblesse. — Quels sont vos grands secrets ? — Il en est un, très ancien : je suis un canal de communication pour les Sublimés. — Ce n’est pas un bien grand secret. La Culture a une équipe de la section Numina installée ici, justement pour travailler sur cette hypothèse. — Oui, mais ils n’en sont pas sûrs. Je pourrais mentir. — Tous les Bulbitiens sont-ils reliés aux Sublimés ? — Je crois que c’est le cas pour tous les Flottants. En ce qui concerne les Déchus, c’est impossible à dire. Nous ne communiquons pas directement. Je n’en connais aucun qui le soit avec certitude. — Vous avez d’autres secrets ? — Mon plus récent est que je suis très préoccupé par la possibilité d’une attaque dirigée contre mes camarades et moi. — Merci de définir « camarades » dans ce contexte. — Tous ceux qu’on appelle les Bulbitiens, aussi bien Déchus que Flottants. — Une attaque venant de qui ? — De ceux qui sont anti-Enfers dans ce qu’on appelle la Guerre au Paradis. — Pourquoi attaqueraient-ils les Bulbitiens ? — Parce que nous sommes réputés pour posséder des substrats processeurs d’une capacité substantielle mais indéterminée dont les qualités précises, les loyautés civilisationnelles et les objectifs pratiques sont inconnus et intrinsèquement mystérieux. C’est pour cette raison que certains soupçonnent les Bulbitiens d’héberger les Enfers qui font l’objet de la dispute susmentionnée. Je dispose de certaines informations selon lesquelles le camp anti-Enfers pourrait être en train de perdre la guerre dans l’environnement virtuel établi d’un commun accord à cette fin. Il semblerait que les anti-Enfers n’aient pas réussi à détruire les Enfers par une attaque informationnelle directe, et envisageraient donc maintenant une guerre dans le Réel afin de détruire les substrats physiques eux-mêmes. Nous ne sommes pas les seuls à être ainsi soupçonnés. Je crois comprendre que de nombreux autres noyaux processeurs potentiels font l’objet de soupçons. Mais s’ils se concentrent sur nous, nous pourrions nous trouver soumis à une attaque sévère et prolongée. Je n’envisage aucun danger existentiel pour mes camarades Flottants et moi-même, qui sommes dans l’espace, mais les Déchus, immobilisés sur des planètes, pourraient ne pas être à même de se défendre. — Pouvez-vous prouver… montrer que vous n’abritez pas ces Enfers ? — Je pense que je le pourrais en ce qui me concerne, mais cela nécessiterait sans doute que je coupe provisoirement mes liens avec les Sublimés. La même technique devrait être accessible aux autres Flottants. Cela étant, si certains sont déterminés à rester soupçonneux, ils pourraient penser qu’il s’agissait des liens avec les Enfers – conservés on ne sait comment dans des niveaux plus profonds de nous-mêmes – dont nous nous serions détachés pour les escamoter. En poussant les soupçons à l’extrême, on peut imaginer que seule notre destruction immédiate et totale serait de nature à satisfaire ces fanatiques bourrés de préjugés. La situation des Déchus est beaucoup plus préoccupante encore, parce que même moi, je ne suis pas certain qu’ils n’hébergent pas ces Enfers. Ils le font peut-être à leur insu. Ou en toute connaissance de cause. Vous voyez ? Je n’en sais pas plus que les autres, ce qui, en soi, est un motif de préoccupation. — Qu’avez-vous l’intention de faire ? — J’ai décidé d’alerter la civilisation connue sous le nom de Culture, ainsi que d’autres civilisations potentiellement compréhensives dotées d’une réputation similaire d’empathie, d’altruisme et d’honnêteté stratégique, et de capacités militaires conséquentes. C’est ce que je suis en train de faire en ce moment, en parlant avec vous. Avant votre arrivée, j’en étais venu à envisager d’en informer Nopri et son équipe, ou l’équipe de Mme Dvelner, ou les deux, ainsi que tout personnage important qui pourrait se trouver à bord du vaisseau en provenance du Réflexion Interne Totale. Peut-être le vaisseau lui-même, ou celui qui vous a amenée ici, même si cela m’aurait conduit à rompre le serment que je me suis fait à moi-même il y a très longtemps. Toujours est-il que vous êtes là, et c’est à vous que je le dis, car vous me semblez une personne importante et de grand potentiel. — Vous trouvez ? — Vous avez une certaine importance au sein de votre département spécialisé, Quietus, et également dans Circonstances Spéciales, la division de Contact. Vous êtes connue. Vous êtes, parmi certaines élites, célèbre. Si vous parlez, les gens vous écouteront. — Seulement si je m’en souviens. Vous m’avez dit que je pourrais ne pas me souvenir de tout ça. — Je pense que vous vous en souviendrez. En fait, je n’aurais peut-être pas pu vous empêcher de vous en souvenir, ou du moins de transmettre à d’autres ce que vous avez appris. Hmm. C’est agaçant. — Si vous voulez bien m’expliquer ? — L’appareil distribué logé dans votre cerveau et dans votre système nerveux central, dont je ne viens de découvrir que tout récemment l’existence, ce que je trouve contrariant, aura enregistré ses propres souvenirs de cette rencontre et serait capable de les transmettre à votre cerveau biologique. Je soupçonne fortement qu’il a déjà transmis notre conversation jusqu’à présent… ailleurs. Peut-être au drone qui vous accompagnait à votre arrivée et au vaisseau qui vous a amenée ici. C’est très inhabituel. Unique, même. Et également très agaçant. — De quoi parlez-vous ? Vous voulez dire un lacis neural ? — Dans une acception suffisamment générale du terme, oui. C’est certainement quelque chose de très similaire. — Eh bien, vous vous trompez. Je n’ai pas de lacis neural. — Je pense que vous en avez un. — Et je sais que je n’en ai pas. — Vous me permettrez d’être d’un avis différent, comme ceux qui ont raison disent toujours à ceux qui ont tort mais qui refusent de le reconnaître. — Écoutez, je le saurais bien si… Elle sentit sa mâchoire se refermer sous l’action du fil approprié, et elle resta sans voix. — Oui ? D’autres fils la redressèrent. — Je n’ai pas de lacis neural. — Oh, mais si, Mlle Nsokyi. C’est une variante très peu conventionnelle et d’un exotisme élevé, mais qui satisferait à la définition de la plupart des gens pour ce genre d’appareil. — C’est absurde. Qui m’aurait installé un tel… ? Elle n’alla pas plus loin. Elle avait compris. — Comme vous semblez commencer à vous en douter, je pense qu’il s’agit de Circonstances Spéciales. Yime Nsokyi regarda la chose au milieu de la grande sphère sombre. Elle avait abandonné sa forme d’organes sexuels panhumains pour devenir un petit point noir scintillant, puis plus rien. Elle se sentit violemment repoussée, projetée à travers les murs et les structures comme s’ils n’existaient pas, à une vitesse telle que ses vêtements claquaient follement dans le déplacement d’air. Les fils qui la retenaient se rompirent. Le vent autour d’elle se mit à rugir et ses vêtements furent arrachés comme si elle s’était trouvée prise dans le souffle d’une terrible explosion. Elle finit par plonger dans son lit, nue et hurlante, au milieu de draps déchirés et d’eau bouillonnante. Yime reprit conscience dans ce qui semblait un combat avec la réalité elle-même, se débattant et suffoquant dans l’eau qui redescendait lentement sur elle. Elle portait encore sa chemise de nuit, trempée et remontée jusqu’aux aisselles. L’immense pièce était éclairée par une lumière qui oscillait entre le rose et le blanc. Yime se mit à tousser, et elle roula en travers du lit défoncé au milieu des flaques d’eau. Elle se hissa par-dessus le bord et chercha le drone des yeux. Il était allongé par terre, sur le dos, et tournait comme une toupie. Ce n’était pas bon signe, songea-t-elle en se laissant tomber du lit. — Je crois qu’on devrait… commença-t-elle. Un éclair violet jaillit du plafond et frappa le drone, projetant vers elle un fin brouillard jaunâtre. Ce brouillard était incandescent et contenait des fragments qui enflammaient tout ce qu’ils touchaient. Le drone avait été transpercé de part en part et pratiquement fendu en deux par le rayon. Des particules du brouillard de métaux fondus touchèrent Yime aux jambes, la criblant d’une douzaine de petits trous brûlants. Elle roula en hurlant sur le sol trempé pour tenter de s’écarter. Elle sentit son système antidouleur s’activer et la sensation de pointes rougies au feu cessa brusquement. Un missile-couteau apparut à l’avant du boîtier fracturé du drone et s’envola aussitôt vers elle. Elle crut l’entendre commencer à dire quelque chose, mais il fut aussitôt pulvérisé par un autre éclair violet. Yime sentit un débris incandescent lui frôler la joue, et un autre déchira sa chemise de nuit qui était retombée sur sa poitrine. Elle semblait entourée de fumée et de flammes. Elle s’aplatit au sol et commença à s’éloigner en rampant, aussi vite qu’elle le pouvait. La détonation sèche d’un bang supersonique lui fit vibrer les tympans. Un missile-couteau venait d’apparaître un mètre devant elle. Il se redressa pour pointer son champ scintillant vers le plafond. Un autre éclair violet s’abattit sur lui et l’enfonça dans le plancher jusqu’à mi-hauteur du manche. — BAISSEZ-VOUS ! BAISSEZ-VOUS ! POSITION ACCROUPIE ! POSITION ACCROUPIE ! beugla le missile avant de voler en éclats sous l’impact d’un deuxième éclair. Yime sentit un débris lui frapper violemment le crâne. Le temps que le drone ait prononcé le mot « POSITION », elle s’était déjà mise dans la posture de Déplacement d’urgence – chevilles et genoux serrés, fesses sur les talons, bras enserrant les jambes et tête inclinée de côté sur les genoux. Des flammes rouge vif l’entourèrent et un coup de tonnerre retentit. Ses poumons se vidèrent. L’espace d’un instant, tout devint noir et parfaitement silencieux, puis elle fut soudain serrée et comprimée au point qu’elle sentit ses os commencer à plier et sa colonne vertébrale à craquer. Si elle n’avait pas déjà été en mode antidouleur, elle aurait poussé des hurlements d’agonie. L’instant d’après, elle se retrouva projetée à travers le salon faiblement éclairé de l’UCG Bodhisattva. Elle atterrit à plat ventre dans la moquette épaisse et se mit aussitôt à recracher de l’eau. Elle avait mal dans tous les os, sa tête bourdonnait, et elle sentait des picotements sur sa peau en une variété d’endroits tout à fait étonnante. Elle regarda ses poignets, là où ils avaient été serrés contre ses jambes. La peau avait été arrachée sur quelques centimètres carrés, et du sang suintait encore un peu de ses blessures. Elle avait l’impression que la plante de ses pieds était également à vif. Du sang avait coulé de sa tempe droite et collé ses paupières. Elle sentit sous ses doigts un bout de métal encore chaud qui dépassait de son crâne. Elle l’arracha, et elle entendit comme un bruit d’os qui grinçait dans sa tête. Elle essuya le sang de son œil droit et examina le fragment. Un centimètre de long. Elle n’aurait peut-être pas dû l’enlever. Le sang sur sa surface grisâtre dégageait de la fumée, et elle vit que le bout de ses doigts commençait à virer au marron. Elle jeta le bout de métal sur la moquette, qui se mit à grésiller. Elle se tâta l’arrière du crâne avec précaution. Elle avait été en partie scalpée, là aussi. Le vaisseau émettait un bruit. Un bourdonnement puissant et profond, de plus en plus fort. Elle n’avait jamais entendu un vaisseau de Quietus faire un bruit comme ça. Elle n’était jamais non plus montée à bord d’un de ces vaisseaux sans être accueillie presque aussitôt, et toujours avec courtoisie. Mais là, pour l’instant, rien. La situation devait être désespérée. Soudain, la gravité sembla changer de direction et Yime se mit à glisser sur la moquette jusqu’à ce qu’elle percute un mur. Elle roula et se retrouva les bras en croix plaquée contre la cloison. Le vaisseau semblait s’être dressé à la verticale sur sa poupe. Yime se sentit soudain très lourde et de nouveau comprimée. Une accélération qu’elle pouvait percevoir à l’intérieur du champ d’un vaisseau… C’était horriblement mauvais signe, mais elle se doutait que ça n’allait pas s’arrêter là. Elle attendit qu’un champ disjoncte autour d’elle. C’est ce qui se produisit, et elle perdit connaissance. Il finit par rejoindre le Dr Miejeyar, tandis que tous deux s’élevaient dans l’air chaud vers la cime du gigantesque arbre impossible. Il lui cria « Hello ! ». Elle lui sourit et répondit quelque chose. Légers comme des plumes, ils étaient portés par les courants ascendants et le bruit du vent n’était pas si fort que ça, mais il tenait à entendre ce qu’elle avait à lui dire. Il manœuvra pour se rapprocher d’elle jusqu’à ce qu’il n’en soit plus qu’à un mètre. — Vous pouvez répéter ? demanda-t-il. — Je vous disais que je ne suis pas dans votre camp. — Vraiment ? fit-il avec un sourire sceptique. — Et l’Accord de Conduite de la Guerre ne s’applique pas en dehors des limites de la confliction telles que déterminées d’un commun accord. — Quoi ? Soudain, sa combinaison ailée se retrouva en lambeaux, comme déchiquetée par des dizaines de lames de rasoir. Il tomba aussitôt en hurlant. Autour de lui, l’air, les nuages et le ciel devinrent très sombres, et le temps d’un battement de ses bras impuissants, l’arbre impossible se transforma en un immense tronc calciné dépourvu de feuilles, parcouru de flammes, enveloppé de fumée, la plupart de ses branches cassées ou ballottant dans le vent tels des membres brisés. Il continua de tomber en tournoyant. Sa combinaison lacérée flottait autour de lui, les lambeaux de tissu léchant ses membres telles des flammes glacées. Il arrêta de crier un instant tant il avait la gorge à vif, puis il aspira profondément et se remit à hurler. L’ange noir qui avait été le Dr Miejeyar descendit au-dessus de lui, aussi calme et élégante qu’il était terrorisé et paniqué. Elle était très belle à présent, avec des bras qui s’étaient transformés en grandes ailes noires, des cheveux flottant dans le vent et un simple maillot qui laissait voir la plus grande partie de son corps aux formes voluptueuses. — Vous vous êtes livré à une opération de piratage, colonel, lui dit-elle, une infiltration contraire aux lois de la guerre, et ces mêmes lois ne sauraient donc vous protéger. Cela s’assimile à de l’espionnage, et l’on n’accorde aucune pitié aux espions. Regardez au-dessous de vous. Il aperçut un immense paysage empli de fumée, de feux et de tortures. Des fossés de flammes, des rivières d’acide et des forêts de pieux barbelés, dont certains étaient déjà ornés de corps convulsés. Il s’en approchait rapidement, plus que quelques secondes… Il se remit à hurler. Tout se figea. Il voyait toujours l’effroyable spectacle au-dessous de lui, mais il avait cessé de s’en approcher. Il essaya vainement d’en détourner les yeux. La voix de l’ange noir lui dit : — Ce serait encore trop bon pour vous. Elle émit un bruit comme un claquement de langue, et il mourut. Dans l’espace du Trapèze, Vatueil se balançait en chantonnant doucement. Il attendait. Les autres apparurent un par un. Il aurait été facile de distinguer ses amis de ses ennemis rien qu’à la façon dont ils croisaient ou non son regard. Ceux qui avaient toujours considéré ces tentatives d’infiltration comme une perte de temps, guère plus qu’une façon pitoyable de montrer à l’ennemi l’étendue de leur désespoir, le regardaient droit dans les yeux avec un sourire triomphant. Ceux qui avaient été d’accord avec lui se contentaient de le saluer d’un hochement de tête avec au mieux un regard furtif, et détournaient les yeux quand il insistait, en plissant les lèvres ou en se grattant la fourrure, ou encore en examinant leurs ongles et ainsi de suite. — Ça n’a pas marché, dit jaune. Il ne s’était pas embarrassé de préambules, songea Vatueil. Bah, de toute façon, ils ne rédigeaient pas de comptes-rendus de réunion. — Effectivement, dit-il, ça n’a pas marché. Il s’intéressa à une petite touffe de poils rouges emmêlés sur son ventre. — Je pense que nous savons tous quel est le stade suivant, le dernier recours, dit violet. Ils se regardèrent tous en une sorte de symétrie de hochements de tête et de marmonnements. — Soyons bien clairs là-dessus, déclara Vatueil au bout d’un moment. Nous parlons de déplacer la guerre dans le Réel. Nous parlons de désobéir aux règles que nous avons librement accepté de respecter dès le début de cette affaire. Nous parlons de renier les engagements que nous avons pris solennellement il y a si longtemps, et que nous avons scrupuleusement tenus jusqu’ici. Nous parlons de faire table rase, comme s’il n’avait servi à rien, d’un conflit auquel nous avons consacré trente ans de notre vie. (Il s’interrompit un instant pour les regarder tous.) Et c’est du Réel que nous parlons. Il n’y a pas de réinitialisations, et tandis que certains peuvent posséder quelques vies supplémentaires, c’est un luxe que tout le monde n’a pas : les morts et les souffrances que nous causerons seront réelles, ainsi que le blâme que nous encourrons. Sommes-nous vraiment prêts à prendre cette voie ? (Il les balaya encore une fois du regard, puis il haussa les épaules.) Je sais que je le suis, dit-il. Mais vous ? — Nous avons déjà discuté de tout ça, dit vert. Nous sommes tous… — Je sais, mais… — Ne devrions-nous pas… ? — Ne pourrions-nous pas… ? Vatueil couvrit leurs voix. — Passons simplement au vote et finissons-en, voulez-vous ? — Oui, assez de temps perdu comme ça, dit violet avec un regard appuyé vers Vatueil. Ils votèrent. Ils restèrent assis un moment, en se balançant doucement sur leurs trapèzes. Personne ne disait rien. Et puis : — Que le chaos se déchaîne, dit jaune d’un ton résigné. La guerre contre les Enfers apporte l’enfer dans le Réel. Vert soupira. — Si nous échouons, dit-il, il faudra dix mille ans avant qu’ils nous pardonnent. Violet ricana. — Même si nous réussissons, beaucoup ne nous pardonneront pas en un million d’années. Vatueil soupira et hocha doucement la tête. — Que le Destin nous vienne en aide, dit-il. 18. Pour Veppers, il n’y avait rien de pire que les losers qui réussissaient. Cela semblait lié à l’ordre des choses – sans doute à la complexité même de la vie – que parfois, quelqu’un qui ne méritait absolument rien d’autre que de faire partie des opprimés, des piétinés, de la lie de la société, se retrouve par hasard dans une position de richesse, de pouvoir et d’admiration. Au moins, les gagnants naturels savaient comment tenir leur rang, que leur pouvoir résulte de la chance d’être nés riches et puissants, ou qu’ils soient dotés d’ambition et de talents. Les losers qui réussissaient n’étaient jamais à la hauteur. Veppers n’avait rien contre l’arrogance, bien au contraire – c’était une qualité qu’il possédait lui-même en abondance, comme on l’en avait souvent informé –, mais elle devait se mériter. Il fallait avoir travaillé pour ça. Ou du moins, qu’un ancêtre l’ait fait. L’arrogance sans cause, l’arrogance sans accomplissement – ou celle qui prenait la chance pour un accomplissement –, était une abomination. Les losers donnaient une mauvaise image à tout le monde. Pire encore, à cause d’eux, toute cette affaire – le grand jeu qu’était la vie – semblait arbitraire et presque dénuée de sens. Veppers avait depuis longtemps conclu que leur seule utilité était de servir d’exemples à ceux qui se plaignaient de leur manque de statut social, d’argent ou de maîtrise de leur vie. Regardez, si cet imbécile a réussi, n’importe qui peut y arriver, et vous aussi. Alors, arrêtez de pleurnicher et de dire qu’on vous exploite, et mettez-vous au boulot. Mais au moins, ces losers individuels étaient à l’évidence des anomalies statistiques. C’était une chose qu’on pouvait comprendre, qu’on pouvait tolérer, même si c’était en grinçant des dents. Ce qui dépassait l’entendement de Veppers, c’était qu’il puisse exister toute une société – une civilisation entière – de losers qui avaient réussi. Et la Culture, c’était exactement ça. Veppers haïssait la Culture. Il la haïssait pour le fait d’exister, et pour avoir fixé la norme – adoptée par trop d’imbéciles crédules – de ce que devrait être une société convenable, le modèle auquel les autres peuples devraient aspirer. Ce n’était pas ce à quoi les autres peuples devraient aspirer… C’était ce à quoi des machines aspiraient, et qu’elles avaient créé à leurs propres fins inhumaines. Une des convictions personnelles profondes de Veppers était que, lorsqu’on était assiégé ou qu’on se sentait acculé, il fallait contre-attaquer. Il entra dans le bureau de l’ambassadrice de la Culture, à Ubruater, et lui jeta presque les restes du lacis neural à la tête. — Qu’est-ce que c’est que ce foutu machin ? dit-il d’une voix impérieuse. L’ambassadrice de la Culture s’appelait Kreit Huen. C’était une grande femme à la beauté sculpturale, aux proportions un peu étranges pour une Sichultienne, mais cependant attirante dans le genre hautain et intimidant. Veppers avait envisagé plus d’une fois de demander à l’une de ses Impressionnistes de prendre l’aspect de la Culturienne, pour pouvoir la baiser jusqu’à ce qu’elle demande grâce, mais il n’avait jamais pu s’y résoudre. Il avait son amour-propre, après tout. Quand Veppers avait fait irruption dans son bureau, elle était debout près d’une des fenêtres de cette grande pièce située au dernier étage d’un gratte-ciel dominant la ville. On apercevait au loin, dans la brume ensoleillée de ce début d’après-midi, un grand vaisseau noir élancé qui flottait au-dessus de la tour massive de la Corporation Véperine, au cœur du quartier des affaires. L’ambassadrice avait à la main une tasse d’un liquide fumant, et elle était habillée comme une femme de ménage. Une femme de ménage aux pieds nus. Elle se retourna et regarda d’un air surpris la pelote de fils bleu argenté posée sur son bureau. — Bonjour à vous également, répondit-elle d’une voix posée. Elle s’approcha et examina l’objet de plus près. — C’est un lacis neural, lui dit-elle. Vos techniciens seraient-ils de plus en plus mauvais ? (Elle se tourna vers l’homme qui venait d’entrer à son tour.) Bonjour, Jasken. Celui-ci lui fit un salut de la tête. Derrière lui, dans l’encadrement de la porte, flottait le drone qui avait choisi de ne pas s’interposer quand Veppers était entré dans le bureau. Cela faisait trois minutes qu’ils savaient que Veppers se rendait chez elle. Ils l’avaient compris dès que son aérocar avait quitté le ministère de la Justice et pris la direction de leur bâtiment, et Kreit Huen avait eu largement le temps de choisir précisément l’aspect qu’elle aurait à son arrivée. — Ka-poïng ! Ka-poïng ! fit une voix flutée derrière l’un des grands canapés. Veppers vit une petite tête blonde qui disparut aussitôt derrière le dossier. — Et qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il. — C’est un enfant, Veppers, dit Huen en tirant son fauteuil à elle. Non, vraiment, quoi d’autre encore ? (Elle pointa du doigt vers la fenêtre.) Ciel. Nuages. Oh, regardez, un petit zoizeau. Elle s’assit et prit le lacis. Le drone – un losange de la taille d’une valise – flottait non loin d’elle. Huen fronça les sourcils. — Où avez-vous trouvé ça ? — L’objet a été brûlé, marmonna le drone. La machine avait été le domestique (ou le maître, qui pouvait le dire…) de Huen depuis son arrivée ici, trois ans plus tôt. Elle était censée avoir un nom ou un titre, et Veppers lui avait été « présenté », mais il se refusait à s’en souvenir. — Ka-poïng ! L’enfant blond s’était redressé derrière le canapé, et on ne voyait que sa tête et une main – repliée pour simuler un pistolet. L’arme était pointée vers Jasken, qui avait abaissé ses macrolentilles et qui grimaçait comme un bandit de théâtre en pointant le doigt vers l’enfant. Il faisait semblant de viser soigneusement. Il leva la main brusquement, comme sous l’effet du recul. — Aargh ! fit l’enfant qui disparut. On l’entendit retomber sur le canapé. Veppers savait que Huen avait eu un enfant, mais il ne s’était pas attendu à voir le morveux dans son bureau. — On l’a retrouvé dans les cendres d’un de mes domestiques, dit-il en se penchant vers Huen, les mains bien à plat sur son bureau. Et mes techniciens, qui sont extrêmement compétents, pensent qu’il s’agit d’un de vos appareils. Ma question est donc la suivante : Qu’est-ce que la Culture vient foutre à mettre des appareils d’espionnage dans la tête de mes gens ? Vous n’êtes pas censés nous espionner, ou vous l’avez peut-être oublié ? — Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il faisait là, répondit Huen en tendant le lacis au drone. Celui-ci le prit dans son champ manipulateur et le déploya au maximum. Les restes du lacis prirent vaguement la forme d’un cerveau, ce que Veppers trouva curieusement troublant. Il asséna un grand coup sur le bureau avec le plat de la main. — Qu’est-ce qui vous donne le droit de faire un truc comme ça ? Moi, je suis parfaitement en droit de faire appel aux tribunaux. C’est une violation flagrante de l’Accord de Contact Mutuel que nous avons signé de bonne foi quand votre bande de salopards de communistes a débarqué. — Bon, au fait, qui donc avait ça dans la tête ? demanda Huen en se mettant les mains derrière la nuque, ses pieds nus croisés sur le bureau. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? — N’essayez pas d’éluder la question ! dit Veppers en donnant encore un grand coup sur la table. — Très bien, fit Huen en haussant les épaules. Rien ne nous donne le droit – quel que soit le « nous » dont vous voulez parler – de faire un truc comme ça. (Elle fronça les sourcils.) Alors, c’était dans la tête de qui ? Le drone émit un bruit de raclement de gorge. — La personne en question est morte dans un incendie, ou elle a été incinérée. Probablement la seconde hypothèse. Combustion à haute température, avec probablement peu d’impuretés. Difficile à dire – cet objet a été nettoyé puis analysé. D’abord d’une façon très rudimentaire, et ensuite juste un petit peu primitive. (La machine pivota dans l’air comme pour regarder Veppers.) Par les techniciens de Mr Veppers, puis par nos amis jhlupiens, j’imagine. L’aura à peine visible entourant la machine avait légèrement viré au rose. Veppers n’y prêta pas attention. — Vous ne réussirez pas à vous en tirer comme ça, dit-il en pointant le doigt vers Huen. (« Ka-poïng ! », fit une petite voix à l’autre bout de la pièce.) Quelle importance, qui est « nous » ? « Nous », c’est vous. « Nous », c’est la Culture. Ce machin est à vous, et vous êtes donc responsable. N’essayez pas de nier. — Mr Veppers n’a pas tort, dit le drone d’un ton conciliant. C’est notre technologie – de la technologie, hem, de haut niveau, si vous voyez ce que je veux dire –, et j’imagine que l’objet – ou sa graine, pour ainsi dire – a été mis en place par quelqu’un ou quelque chose qu’on pourrait raisonnablement décrire comme appartenant à la Culture. Veppers lança un regard furieux à la machine. — Va te faire foutre, lui dit-il. Le drone resta imperturbable. — J’exprimais mon accord avec vous, Mr Veppers. — Je n’ai pas besoin de l’accord de ce machin, dit Veppers à Huen. J’ai besoin de savoir ce que vous comptez faire à propos de cette violation des termes de l’accord qui vous permet de rester ici. Huen sourit. — Laissez-le-moi, et je verrai ce que je peux faire. — C’est largement insuffisant. Et ce truc repart avec moi, dit-il en montrant le lacis. Je ne voudrais pas qu’il disparaisse d’une façon bien commode. Il hésita un instant, puis il l’arracha de la prise du drone. Il eut l’impression déconcertante d’avoir plongé la main dans de la mousse chaude et collante. — Non, sérieusement, dit Huen. Il était dans la tête de qui ? Cela nous aiderait beaucoup dans nos recherches si nous le savions. Veppers se redressa et croisa les bras. — Elle s’appelait L. Y’breq. C’était une de mes pupilles, conformément à un arrêté de la cour, sujette à un Ordre de Dédommagement Commercial Générationnel conformément à la loi sur les Intaillés pour Dettes. Huen fronça les sourcils en se penchant en avant. Elle prit un air pensif. — Ah, la femme Marquée ? Lededje ? Je me souviens d’elle. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de lui parler. — Je l’imagine volontiers, dit Veppers. — Elle était… bien. Perturbée, mais bien. Elle me plaisait. (Elle regarda Veppers avec ce qui se voulait certainement une profonde sympathie.) Elle est morte ? — On ne peut plus morte. — Je suis vraiment désolée de l’apprendre. Merci de transmettre mes condoléances à sa famille et à ses êtres chers. Veppers eut un petit sourire. — En d’autres termes, à moi. — Je suis sincèrement navrée. Comment est-elle morte ? — Elle s’est suicidée. — Oh… fit Huen avec une expression chagrinée. Elle baissa les yeux. Veppers aurait bien voulu lui balancer quelque chose de lourd dans les dents. Elle inspira profondément en continuant de contempler le dessus de son bureau. — C’est… commença-t-elle à dire. Veppers l’interrompit avant que ça ne devienne trop sentimental. — J’attends de vous des justifications, une sorte de rapport. Je vais m’absenter quelques jours… — Oui, fit le drone en pivotant vers la fenêtre pour pointer précisément là où le grand vaisseau au-dessus de la tour Véperine projetait son ombre grise sur la ville. Nous avons vu arriver votre moyen de transport. Veppers l’ignora purement et simplement. Il pointa de nouveau un doigt vers Huen (Ka-poïng ! fit la petite voix derrière le canapé). À mon retour, je compte bien avoir des explications, faute de quoi il y aura des conséquences. Des conséquences judiciaires et diplomatiques. — A-t-elle laissé un mot ? demanda Huen. — Quoi ? — A-t-elle laissé un mot ? répéta Huen. Souvent, quand les gens se suicident, ils laissent un mot. Quelque chose pour expliquer leur geste. Lededje l’a-t-elle fait ? Veppers ouvrit légèrement la bouche pour tenter d’exprimer à quel point cette effronterie était insultante, grotesque et totalement hors de propos. Il secoua la tête. — Vous avez six jours, dit-il. (Il tourna les talons et se dirigea vers la porte.) Réponds à ses questions si elle en a encore, dit-il à Jasken au passage. Je serai dans l’aérocar. Ne sois pas trop long. Et il sortit du bureau. — Ce monsieur a un drôle de nez, dit la petite voix flutée. — Alors, Jasken, fit Huen avec un petit sourire, dites-moi : Est-ce qu’elle a laissé un mot ? Jasken mit sa main valide dans son écharpe. — Il n’y avait pas de mot, madame. Elle le regarda droit dans les yeux. — Et c’était vraiment un suicide ? Jasken ne cilla pas. — Bien sûr, madame. — Et vous n’avez aucune idée de la façon dont ce lacis a pu se retrouver sous son crâne ? — Aucune, madame. Elle hocha doucement la tête avant de se pencher en avant. — Comment va votre bras ? — Ça ? fit-il en soulevant un peu son plâtre. Très bien. Il se remet parfaitement. On dirait qu’il est comme neuf. — J’en suis très heureuse. (Elle se leva et lui fit un signe de la tête.) Merci, Jasken. — Madame, dit-il en s’inclinant poliment. Huen tenait son fils dans ses bras tandis que le drone et elle regardaient décoller du toit l’aérocar de Veppers. L’arrière réfléchissant brilla dans le soleil quand il prit de l’altitude avant de se stabiliser et de se diriger droit vers la tour Véperine avec le vaisseau – à peine plus petit que la tour elle-même – suspendu au-dessus. Le drone s’appelait Olfes-Hresh. — Ma foi, dit-il, la blessure au nez est bien réelle, mais en aucun cas elle ne résulte d’un coup d’épée. Quant à Jasken, il ne s’est jamais fracturé le bras de sa vie. Il est parfaitement intact, à part une légère atrophie musculaire résultant d’une vingtaine de jours d’immobilisation. Par ailleurs, ce plâtre comporte des charnières dissimulées qui permettent de s’en débarrasser facilement. — Avez-vous pu faire une analyse complète du lacis ? — Aussi complète que s’il nous l’avait laissé. — Et… ? Le drone oscilla un instant, l’équivalent d’un haussement d’épaules. — Technologie CS, ou c’est à s’y méprendre. Huen hocha la tête en regardant le vaisseau jhlupien vers lequel l’aérocar de Veppers se dirigeait. Elle tapota doucement le dos de son enfant. — Voilà qui est intéressant. Chay se retrouva dans le Refuge. Il occupait le sommet d’un piton rocheux dressé au milieu d’un désert parsemé de buissons chétifs. Une arche naturelle l’avait relié autrefois au plateau voisin, mais elle s’était effondrée et il n’en restait plus que d’immenses éboulis de roches balayés par les vents de sable. Le seul accès se faisait par un panier en osier suspendu à une corde passée sur des poulies, et remonté trente mètres plus haut à la force des poignets. Au fil du temps, le Refuge s’était agrandi : il s’élevait à présent sur six ou sept niveaux de constructions en bois et en argile, et s’étendait au-delà du bord de la mesa grâce à des plates-formes en surplomb soutenues par de grands troncs. Seules les femelles étaient admises dans le Refuge. Les plus anciennes copiaient ce qu’on appelait des manuscrits. Chay était traitée comme une apprentie, sinon comme une domestique, quelqu’un dont les opinions ne comptaient pas vraiment et dont la seule importance tenait aux tâches subalternes qu’elle accomplissait. Quand elle n’était pas occupée à dormir, manger ou travailler, elle était à l’adoration, où elle se joignait aux autres occupantes du Refuge pour louer Dieu dans la chapelle. Ici, Dieu était une divinité féminine, adorée pour Sa Fécondité par toutes ces chastes femelles au cours de longs offices emplis de chants. Elle avait essayé d’expliquer qu’elle ne croyait pas en Dieu, mais au début, on ne l’avait pas prise au sérieux tant cette affirmation était absurde, aussi absurde que de nier l’existence du soleil ou de la gravité. Plus tard, quand les autres avaient compris qu’elle était sincère, on l’avait amenée devant la redoutable Supérieure du Refuge, qui lui avait expliqué que croire en Dieu n’était pas une question de choix. Elle venait d’arriver, et on pouvait lui pardonner pour l’instant, mais elle devait se soumettre à la volonté de Dieu et obéir à ses supérieures. Dans les villes et les villages, on brûlait vifs ceux qui proclamaient que Dieu n’existait pas. Ici, si elle persistait, elle serait privée de nourriture et battue jusqu’à ce qu’elle entende raison. Ce n’était pas tout le monde, lui expliqua la Supérieure – et à cet instant, Chay trouva que cette redoutable femelle dans ses robes noires semblait soudain très vieille – qui était capable d’accepter Dieu dans son cœur aussi facilement ou aussi pleinement que les plus pieux et les plus éclairés. Même si elle ne s’était pas encore ouverte complètement à l’amour de Dieu, elle devait comprendre que cela viendrait avec le temps, et que tous ces rituels et ces offices, ces dévotions et ces chants qu’elle trouvait dépourvus de sens, pourraient mener à la foi qui lui manquait, même si au début elle n’avait pas du tout l’impression d’y croire en y participant. De même qu’on pouvait faire un travail utile sans bien comprendre ce que l’on faisait, ni même quel en était le but, de même l’attitude de dévotion comptait aux yeux du Dieu de compassion. Et tout comme la répétition d’une tâche développait les talents jusqu’à ce qu’ils atteignent presque la perfection en apportant une compréhension plus profonde de la nature du travail, de même les actes de foi conduiraient à la foi. On lui avait enfin montré la cellule crasseuse et puante taillée dans la roche sous le Refuge, où elle serait enchaînée, affamée et battue si elle n’acceptait pas au moins l’amour de Dieu. Elle avait tremblé de tout son corps en voyant les fers et les fouets, et elle avait déclaré qu’elle ferait de son mieux. Elle partageait un dortoir avec une demi-douzaine de compagnes, au dernier étage du Refuge. Il donnait sur le désert, et non sur le plateau voisin. Les chambres s’ouvraient à l’air libre, car un mur avait disparu. On pouvait cependant abaisser une lourde bâche quand le vent de sable soufflait. Une série de planchers en escalier menait au mur du fond. Ces chambres, d’où l’on pouvait voir l’horizon par-delà la plaine, le désert ou les prairies, étaient des endroits rassurants. Une chambre fermée ressemblait à une prison, particulièrement pour y dormir ou s’y réveiller. De même, la solitude était une punition en soi quand on appartenait à une espèce vivant en troupeau, de sorte que, comme la plupart des gens normaux, elle aimait se coucher avec un groupe d’au moins une demi-douzaine de personnes. Ses cauchemars réveillaient trop souvent les autres pour qu’elle soit appréciée comme compagne de sommeil. Cela étant, elle n’était pas la seule à être tourmentée par ses rêves. Elle avait des livres à lire, des gens avec qui parler, et tout ce qu’elle avait à faire pour mériter d’être hébergée, c’était de participer aux tâches nécessaires pour maintenir l’endroit en bon état, et d’ajouter sa force pour hisser les paniers contenant de l’eau et de la nourriture – et parfois une visiteuse ou une novice – provenant des petits bâtiments groupés au pied de la mesa. Avec le temps, les offices et les chants s’intégrèrent dans sa routine. Elle y participait toujours à contrecœur et continuait de les considérer comme dénués de sens, mais elle ajoutait sa voix à celles des autres. Le climat était chaud sans être inconfortable, sauf quand le vent du désert apportait de la poussière. L’eau venait d’un puits profond creusé au pied du plateau, et elle était encore délicieusement fraîche quand elle arrivait dans de grandes jarres enveloppées d’osier. Elle se rendait parfois au bord de la falaise près des murs, pour contempler le paysage en contrebas, et elle s’émerveillait de ne pas avoir peur. Elle savait qu’elle aurait dû se sentir menacée par cet à-pic vertigineux. Les autres la prenaient pour une folle. Elles restaient à l’écart des bords, et elles évitaient d’être trop près des fenêtres donnant sur le précipice. Elle ignorait combien de temps on l’autoriserait à rester au Refuge. Sans doute jusqu’à ce qu’elle se soit tellement habituée à cette vie qu’elle la trouve normale. Et alors, quand tout ce qui s’était passé avant ne lui paraîtrait plus qu’un mauvais rêve, un simple cauchemar, quand elle se serait convaincue que cette vie, certes limitée mais sécurisée et satisfaisante dans sa frugalité, allait se poursuivre, quand enfin elle aurait appris à espérer… on la renverrait en Enfer. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu avec ses souvenirs afin de les rendre moins précis et brutaux, et ses cauchemars, bien qu’encore effrayants, étaient en un sens plus vagues qu’elle ne l’aurait pensé. Au bout d’un an, elle commença à bien dormir, mais les souvenirs étaient encore là, quelque part, elle le sentait. C’était normal, car on est fait de ses souvenirs. Elle arrivait maintenant à se souvenir un peu mieux de sa vie dans le Réel. Avant, dans la dernière partie de son séjour en Enfer avec Prin, elle avait fini par croire que son existence antérieure – sa vraie vie, en quelque sorte – n’avait été qu’un rêve, ou qu’elle faisait partie de son supplice, une invention concoctée et imposée pour accroitre ses souffrances. Elle reconnaissait maintenant qu’elle avait sans doute été réelle, et que son expérience de l’Enfer l’avait simplement rendue folle. Elle avait été une vraie personne, une universitaire pavuléenne impliquée dans une action visant à mettre fin aux Enfers. Elle avait rencontré Prin à l’université, et à eux deux, ils avaient eu les relations et le courage nécessaires pour se faire envoyer en Enfer, pour y noter ce qu’ils y verraient et rapporter la vérité au monde entier. L’Enfer avait été virtuel, mais ce qu’ils y avaient vécu, ce qu’ils avaient souffert, leur avait paru tout à fait réel. Elle était devenue folle et s’était réfugiée dans la conviction que sa vie précédente dans le Réel n’était qu’un rêve, ou une fable inventée en Enfer pour que le contraste entre les deux soit encore plus douloureux. Prin avait été plus fort qu’elle. Il était resté sain d’esprit et avait tenté de la sauver quand le moment était venu de s’échapper. Mais lui seul avait réussi à retourner dans le Réel. Sur le moment, elle s’était convaincue qu’il n’avait fait que rejoindre une autre région de l’Enfer, mais il avait dû parvenir à s’en échapper entièrement. Sinon, elle était sûre qu’on lui en aurait déjà montré la preuve. On l’avait amenée devant le roi de l’Enfer, une sorte de démon ultime qui avait été irrité qu’elle n’ait aucun espoir et qu’elle se soit résignée à l’Enfer, et il l’avait tuée. Elle s’était réveillée ici, dans ce corps pavuléen en parfaite santé, sur cette étrange aiguille de roche dressée entre le plateau et le désert. Au loin, sous un soleil jaune pâle, on apercevait parfois de petits points qui se déplaçaient, des animaux ou des gens, peut-être. Des oiseaux volaient dans le ciel, seuls ou par petits groupes, et se posaient parfois sur les toits du Refuge en poussant des cris rauques. Les pluies, qui étaient rares, venaient du plateau en immenses voiles sombres, comme les brosses d’un balai géant. Une odeur étrange et agréable flottait sur le Refuge pendant les quelques heures qui suivaient, et l’on entendait partout le bruit de l’eau s’égouttant des toits. Une fois, elle avait longuement écouté le tic-tic-tic régulier d’une gouttière qui débordait. Le rythme était exactement le même que celui du chant qu’elle entendait dans la chapelle, et elle s’était émerveillée de cette beauté. Il y avait un chemin sur le plateau. À un bout, il se terminait par un sentier pentu qui zigzaguait au milieu des crevasses et des ravines jusqu’aux éboulis au pied de la falaise. À l’autre, loin à l’horizon, il semblait mener à une route, et cette route menait à une ville, puis à d’autres encore, mais la plus proche était déjà à plusieurs dizaines de jours de marche, et ce n’étaient pas des endroits recommandables. Ces villes étaient dangereuses et malsaines, le genre d’endroits d’où l’on cherche à s’enfuir. Elle n’avait jamais éprouvé le moindre désir de s’y rendre, ni de quitter le Refuge. On la laisserait tranquille ici jusqu’à ce que cette vie lui paraisse normale, jusqu’à ce qu’elle ne se souvienne plus de rien d’autre, et c’est alors qu’on l’entraînerait de nouveau en Enfer. Elle ne le perdait jamais de vue. Elle considérait chaque jour sans souffrances comme une bénédiction, mais elle se gardait bien d’espérer qu’il en serait de même le lendemain. Cela faisait deux ans qu’elle était là quand on lui demanda d’aider à la copie des manuscrits. C’était ce que faisaient les femelles du Refuge en échange de la nourriture qu’on leur apportait par la route, le chemin et le sentier, puis à travers les bâtisses au pied de la mesa avant d’être hissée dans les paniers d’osier. Elles réalisaient des copies parfaites de manuscrits enluminés très anciens, rédigés dans une langue qu’aucune d’elles ne comprenait. Les livres vierges, les plumes, les encres et les feuilles d’or arrivaient par les paniers, et un ou deux ans plus tard, les copies redescendaient pour entamer leur périple vers les villes lointaines. Ce travail de copie des manuscrits était l’unique occasion d’être seule. On vous allouait une cellule comportant une table, un manuscrit à copier, un livre vierge et une dotation de plumes et d’encres. Il y avait une seule fenêtre, placée trop haut pour qu’on puisse être distraite par la vue, mais qui prodiguait une lumière abondante. Ses yeux commençaient à se fatiguer au bout de quelques heures. C’était un soulagement de pouvoir se joindre au troupeau dans la chapelle et de chanter, les yeux fermés ou levés vers la lumière resplendissante à travers les fenêtres translucides. Elle était devenue une bonne chanteuse, et elle connaissait de nombreux hymnes par cœur. Elle travaillait consciencieusement à la copie des manuscrits, et elle s’émerveillait de leur beauté indéchiffrable. Les enluminures représentaient des étoiles, des planètes, des animaux fabuleux, des bâtiments anciens et des plantes. Il y avait beaucoup d’arbres et de fleurs, et des paysages verdoyants. Cela étant, songeait-elle tout en dessinant soigneusement les contours qu’elle remplissait de couleurs, et en copiant ensuite les mystérieux caractères, il s’agissait peut-être de manuels d’instruction pour torturer les gens, et ces jolies illustrations n’étaient destinées qu’à vous tromper. Elle passait ses journées à copier en silence les mots sur les pages blanches, et à chanter dans le réconfort de la chapelle. Les livres qu’elle était capable de lire – des ouvrages beaucoup plus rudimentaires que ceux qu’elle copiait, et qui provenaient d’une autre bibliothèque – ne parlaient tous que d’une époque bien antérieure à sa naissance, et les autres femelles du Refuge ne parlaient elles aussi que d’un temps beaucoup plus simple, avec des villes sans transports en commun, des navires à voiles et sans moteurs, une médecine qui consistait essentiellement à croiser les trompes et à espérer, et sans réelle industrie, seulement des ateliers d’artisans. Elles trouvaient cependant des sujets de conversation : la bêtise des mâles, la monotonie de leur nourriture, les rumeurs de bandits dans le désert ou sur le plateau, les faiblesses, les jalousies, les amitiés, les inimitiés et les affections de leurs camarades, et tous les ragots qui peuvent circuler parmi deux cents personnes du même sexe enfermées ensemble, avec une hiérarchie rigide même si elle n’était en général pas punitive. Les autres femelles la regardaient avec incompréhension quand elle essayait de leur raconter ce qui lui était arrivé. Elles devaient la prendre pour une folle. Elles semblaient n’avoir eu aucune autre vie avant celle-là, avec toutes les limitations de technologie et de coutumes que cela impliquait. Elles avaient été élevées dans des villes lointaines ou dans des communautés rurales, où elles avaient été victimes de quelque malheur et avaient été rejetées de leur troupeau. Elles avaient été sauvées et amenées ici. Pour autant qu’elle pût en juger, elles semblaient toutes croire vraiment en ce Dieu qu’elles étaient obligées d’adorer. Au moins, ce Dieu promettait un seul au-delà pour ceux qui s’en montraient dignes. Le Paradis attendait ceux qui avaient fait preuve de piété, tandis que les autres ne trouvaient que le néant au lieu d’une éternité de tortures. Elle se demandait parfois combien de temps tout cela prenait dans le Réel. Elle en savait un peu sur la technologie et les ratios impliqués. Une année dans le Réel pouvait être compressée en une minute dans un environnement virtuel. C’était l’inverse d’une expérience à une vitesse proche de celle de la lumière. On pouvait vivre la moitié d’une existence, mais quand on revenait – une personne complètement différente –, on se rendait compte qu’il ne s’était écoulé qu’une heure, et que personne ne s’était aperçu de votre absence. Cette vie paisible et exempte de douleur se déroulait-elle à cette vitesse ? Ou à un rythme moins rapide, peut-être même en temps réel ? Peut-être vivait-elle au contraire très lentement dans ce monde virtuel, et ce qui lui semblait quelques années correspondait à mille ans dans le Réel, de sorte que si elle y retournait un jour, tout aurait complètement changé et tous les gens qu’elle avait connus seraient morts depuis longtemps. Morts depuis si longtemps que même dans l’Au-Delà moyen et parfaitement agréable, il n’en resterait plus aucune trace. Parfois, alors qu’elle se tenait près d’un mur au bord de la falaise, elle se demandait ce qui se passerait si elle se jetait dans le vide. Reviendrait-elle aussitôt ici ? Ou retournerait-elle en Enfer ? Ou n’y aurait-il rien d’autre que le néant ? « Tu n’as vraiment peur de rien ! » lui disaient ses compagnes en la voyant se pencher pour regarder en bas. Oui, peur de rien, mais pas au point de sauter et de découvrir ce qui l’attendait… Au bout de quelques années, on lui donna des responsabilités supplémentaires dans la salle des manuscrits. Elle fut chargée de superviser et de vérifier le travail de ses compagnes. Dans la chapelle, elle dirigeait souvent le chœur. La Supérieure du Refuge était devenue une pauvre chose toute ridée, qui avait des problèmes avec ses pattes postérieures. Bientôt, il lui fallut un chariot spécial pour se déplacer, et de l’aide pour gravir la rampe en colimaçon menant aux étages supérieurs. Elle commença à former Chay à la gestion du Refuge en l’intégrant à son administration. Chay eut sa propre petite chambre, mais elle préférait généralement retourner dormir avec les autres à la tombée de la nuit. Elle avait encore des cauchemars de souffrances et de tourments, bien que beaucoup plus vagues et atténués. Un soir, sept ans après son arrivée, un incendie éclata sous l’effet du vent brûlant du désert. Elles le combattirent désespérément, et épuisèrent rapidement le peu d’eau dont elles disposaient. Dix d’entre elles périrent dans les salles emplies de fumée en tentant de sauver les manuscrits. Elles avaient fini par jeter les précieux originaux par les fenêtres jusque dans la cour centrale, et réussi à les sauver tous sauf deux avant d’être asphyxiées par les fumées ou rejointes par les flammes. Six autres moururent quand une aile entière du Refuge s’effondra et tomba dans le désert dans un immense nuage de fumée et de flammes. Malgré le terrible rugissement du brasier, on avait pu entendre les cris déchirants des victimes dans leur chute. La nuit était tombée et le vent avait cessé. Chay regardait s’élever les immenses gerbes d’étincelles, plus brillantes et plus nombreuses que les étoiles dans le gouffre noir du firmament. Elles enterrèrent les restes des victimes dans le petit cimetière au pied de la mesa. Depuis toutes ces années, c’était la première fois que Chay descendait du Refuge. La cérémonie fut brève, et les quelques mots prononcés furent improvisés. Les hymnes chantés au-dessus des tombes semblaient ternes et plats. Elle ne trouvait rien à dire, et se contentait de regarder les petits tas de terre sablonneuse avec leurs plaques de bois sur lesquelles des noms étaient gravés, et elle pensa aux souffrances que les victimes avaient dû endurer juste avant de mourir. Au moins, songea-t-elle, l’agonie avait été courte, et quand c’était fini, c’était fini. Peut-être, rectifia-t-elle tristement. Elles se trouvaient encore dans le virtuel, tout cela s’était passé dans une simulation, même s’il n’y en avait aucune preuve. Dans cette simulation, qui savait ce qu’étaient réellement devenues les consciences que ces mortes avaient possédées ? Cette nuit-là, elle se rendit dans l’une des salles incendiées. Elle était une de celles chargées de veiller au cas où le feu reprendrait. Elle était enveloppée de l’odeur de bois carbonisé et de briques recuites. Des filets de fumée ou de vapeur s’élevaient encore par endroits dans l’air frais de la nuit. Elle alla inspecter chacun d’eux, tenant une lanterne d’une trompe et un seau d’eau de l’autre, au cas où elle devrait intervenir. Sous une table renversée, elle trouva un livre vierge roussi par le feu – un tout petit livre, réservé à la copie des plus petits manuscrits qu’on leur confiait –, et elle en nettoya les pages blanches. Il ne pourrait plus servir à rien, maintenant, mais elle ne pouvait pas se résoudre à le laisser là. Elle le mit dans sa poche. Quand elle y repensa plus tard, elle se rendit compte qu’elle n’avait eu aucune idée particulière de ce qu’elle pourrait en faire. Peut-être le garder simplement dans sa cellule de copie, ou sur une étagère de sa chambre, comme un souvenir macabre, une sorte de memento mori. Elle se mit à écrire sur les pages blanches. Elle y raconterait l’histoire de sa vie telle qu’elle s’en souvenait, juste une dizaine de lignes chaque jour. Ce n’était pas expressément interdit – en fait, elle n’avait connaissance d’aucune règle concernant ce genre de chose –, mais elle en garda quand même le secret. Elle utilisait des plumes usées, trop abîmées pour servir aux copies. L’encre provenait des poutres calcinées. La vie reprit son cours normal. Elles rebâtirent une grande partie du Refuge et accueillirent de nouvelles novices. La Supérieure mourut et une nouvelle fut nommée. Chay eut même le droit de voter. Elle monta d’un échelon dans la hiérarchie. L’ancienne Supérieure avait voulu qu’on dispose de son corps selon les vieilles traditions, en l’abandonnant aux éléments et aux charognards sur la plus haute tour du Refuge. Chay fut de celles qui eurent le triste privilège de récupérer ses os une fois que les oiseaux les eurent nettoyés et que le soleil les eut blanchis. Il s’était écoulé un an depuis la mort de la vieille Supérieure, et Chay était en train de chanter l’un des hymnes les plus magnifiques quand elle fondit en larmes et pleura sa disparition. Elle comprit que les chants avaient apporté une sorte de beauté, et même un sens, à son existence. Vingt ans plus tard, elle était la Supérieure, et s’il n’y avait pas eu le livre de sa vie, racontée au fil des pages roussies, elle n’aurait sans doute pas cru qu’elle en avait eu une autre avant celle-là. Une vie d’universitaire dans une société libérée, avec des supraconducteurs et des ascenseurs spatiaux, des IAs et des traitements pour prolonger la vie, et un nombre non négligeable de mois passés dans l’horreur absolue de l’Enfer virtuel, à rassembler des preuves pour les présenter à un monde incrédule – une Galaxie incrédule, en fait –, en espérant ainsi pouvoir mettre fin pour toujours aux Enfers. Elle avait continué d’écrire son journal, au-delà de tout ce dont elle pouvait se souvenir de sa vie dans le Réel et de son séjour avec Prin dans l’Enfer virtuel. Elle notait également tout ce qui s’était passé depuis, dans cette existence paisible qu’elle en était venue à aimer, en laquelle elle croyait, et d’où elle était sûre chaque nuit qu’elle serait arrachée pour être ramenée en Enfer. Elle était maintenant vieille, le visage ridé, le pelage gris, et sa démarche était devenue raide et hésitante. Elle supervisait de son mieux les travaux dans le Refuge, et s’occupait autant qu’elle le pouvait des novices et des autres occupantes. Au moins une fois par saison, maintenant qu’elle était la Supérieure, elle devait s’installer dans un panier et se faire descendre jusqu’aux bâtiments au pied de la mesa, afin de négocier avec le représentant de l’organisation caritative qui distribuait leurs manuscrits dans les villes. Les représentants étant toujours mâles, elle n’avait pas d’autre choix que de descendre pour les rencontrer. Il était strictement interdit de les laisser monter dans le Refuge pour la voir. Généralement, tandis qu’on la descendait doucement vers le sol, elle réfléchissait aux profonds changements qui s’étaient opérés en elle. La personne qu’elle avait été autrefois dans le Réel, avant cette brève mais terrible excursion en Enfer, aurait voulu rompre avec cette tradition et changer les choses. Elle aurait insisté sur le fait que c’était une idiotie et une absurdité d’empêcher les mâles de monter dans le Refuge. La personne qu’elle était devenue voyait la force de tels arguments, mais continuait de penser qu’il était bon de maintenir la tradition. Même si c’était idiot sur un plan théorique, le mal n’était pas bien grand. Cette tradition était peut-être même charmante, une simple excentricité. De toute façon, elle n’aurait pas aimé être la Supérieure qui déciderait de la modifier. Elle s’était toujours demandé à quel point cette simulation était fidèle à une société et à un monde qui changeraient réellement. Les villes dont parlaient les novices, les voyageurs et les représentants, et dont ils affirmaient venir, existaient-elles vraiment ? Les habitants de ces villes travaillaient-ils, étudiaient-ils et improvisaient-ils comme ils le feraient dans le Réel ? Si on laissait tourner cette simulation, quelqu’un finirait-il par inventer les caractères mobiles et l’imprimerie, réduisant à néant le travail qu’elles faisaient dans le Refuge et les rendant inutiles ? Elle s’attendait toujours à ce que, lors de son rendez-vous suivant, le représentant lui montre, avec une expression navrée, un livre tout droit sorti de cette nouvelle machine appelée une presse. Cependant, tandis qu’elle approchait de ce qui devrait être la fin de sa vie dans cette virtualité, les manuscrits fraîchement enluminés continuaient d’être emportés, et l’on continuait de leur livrer du matériel pour écrire ainsi que de la nourriture et d’autres produits de nécessité. Elle se disait qu’elle allait mourir – pour autant que ce concept eût ici un sens – dans la même société où elle était née. Puis elle devait se reprendre : elle n’était pas née ici. Elle s’y était simplement réveillée en tant qu’adulte. Une année, on lui amena une novice qui niait l’existence de Dieu. Chay lui dit à peu près la même chose que la vieille Supérieure autrefois. Elle ne prit aucun plaisir à montrer à la jeune novice la cellule profondément enterrée, avec ses fers et ses fouets. Elle trouva cependant que ce cul-de-basse-fosse humide ne sentait pas aussi mauvais que dans son souvenir. Elle n’avait jamais eu de raison de s’en servir, c’était sans doute pour ça. Ou son odorat s’affaiblissait peut-être avec tout le reste. Heureusement, la novice entendit raison – avec cependant un mépris mal dissimulé –, et il ne fut donc pas nécessaire d’aller plus loin. Elle se demanda si elle aurait été capable d’ordonner le châtiment si les choses ne s’étaient pas aussi bien passées. Sa vue continua de décliner au point qu’elle fut incapable de continuer d’écrire l’histoire de sa vie. Les lettres étaient devenues de plus en plus grosses à mesure que sa vue baissait, jusqu’au jour où elle ne pourrait sans doute plus écrire qu’une lettre par page. D’une certaine façon, c’était aussi bien, se dit-elle, car elle n’avait rempli que les deux tiers du livre, et elle mourrait bientôt en laissant de nombreuses pages blanches. Persister à écrire en caractères de plus en plus gros risquait de rendre toute cette affaire ridicule et prétentieuse, et elle finit par arrêter complètement. De toute façon, cela faisait longtemps qu’elle avait rejoint le moment présent, et son livre était plutôt devenu une sorte de journal intime, ennuyeux de surcroît. À la place, elle ennuyait les novices avec ses histoires. Comme elle était la Supérieure, elles étaient bien obligées de l’écouter. Ou les jeunes filles d’aujourd’hui étaient peut-être simplement très polies. Elle n’avait presque plus de voix, mais on la transportait quand même chaque jour à la chapelle pour écouter avec ravissement, les yeux clos, les merveilleux chants transcendants. Finalement, elle s’étendit sur son lit de mort, et un ange vint la chercher. 19. Le croiseur lourd jhlupien Ucalegon – quarante fois plus rapide que le meilleur vaisseau de l’Habilitement Sichultien – achemina Veppers jusqu’à la Cité-Caverne de Iobe, sur Vebezua, en moins de deux jours. Vebezua était la planète la plus excentrée de l’Habilitement, au sein d’une petite spirale d’étoiles qu’on appelait le Tourbillon de Chunzunzan, un groupe d’étoiles anciennes où se trouvait également le système de Tsung. — Bien sûr que je parle sérieusement. Pourquoi ne puis-je pas tout simplement m’en acheter un ? — Ils ne sont pas à vendre. — Pourquoi pas ? — Ce n’est pas la politique en la matière. — Alors, changez-la. — La politique ne peut être changée. — Pourquoi la politique ne peut-elle être changée ? — Parce que changer la politique n’est pas la politique. — Vous tournez en rond, là. — Je ne fais que vous suivre. — Non, pas du tout. Je suis direct. Vous éludez la question. — Néanmoins. — … C’est tout ? « Néanmoins », et on en reste là ? — Oui. Veppers, Jasken et une demi-douzaine des acolytes de Veppers, ainsi que l’assistant principal du Jhlupien et un officier de rang intermédiaire de l’Ucalegon, partageaient un aérocar asservi qui se frayait un chemin à travers l’une des immenses grottes de la Cité-Caverne de Iobe. La grotte avait une largeur moyenne d’à peu près un kilomètre. C’était un énorme tuyau au fond duquel coulait une petite rivière. Les bâtiments, terrasses, promenades et boulevards de la ville s’élevaient progressivement depuis la berge, suivant une pente de plus en plus abrupte jusqu’à mi-hauteur de la grotte, où les bâtiments devenaient des falaises vertigineuses. Certains allaient même au-delà, en s’accrochant en surplomb à la paroi supérieure. Les rails d’asservissement de l’aérocar étaient placés encore plus haut, arc-boutés en une succession de grues géantes. Une série d’énormes trous ovales étaient creusés dans la voûte pour laisser pénétrer les rayons du soleil. Très proche de son étoile qui ne cessait de gagner en puissance, la planète était baignée de radiations trop fortes, mais par chance, des continents entiers étaient constitués de roches calcaires profondément érodées, fournissant d’immenses réseaux de cavernes dans lesquelles les habitants – animaux indigènes et visiteurs sichultiens – pouvaient s’abriter. Il fallait se rendre dans les très hautes ou les très basses latitudes pour trouver un climat supportable. Les pôles étaient des havres de fraîcheur, et il arrivait même que leurs collines soient enneigées. — Xingre, dit Veppers en secouant tristement la tête, vous êtes mon fidèle associé en affaires, et même un ami à votre étrange façon aliène, mais il se pourrait qu’en l’occurrence, je sois obligé de vous passer par-dessus la tête, pour ainsi dire. Ou par-dessus votre carapace. — Carapace. Mais dans notre langage, l’expression est plutôt : obligé d’aller hors de votre portée. — Alors, à qui faudrait-il que je m’adresse ? — À quel sujet ? — Pour acheter un vaisseau spatial. — À personne. Il n’y a personne à qui s’adresser parce que de tels sujets ne sont pas couverts. — Pas couverts ? Est-ce une autre façon de dire que ce n’est pas la politique ? — Oui. — Lieutenant, dit Veppers en s’adressant à l’officier qui flottait également, ses douze membres soigneusement repliés sur l’un des coussins servant à la fois de siège et de traducteur. Est-ce bien vrai ? — Qu’est-ce qui est bien vrai, monsieur ? — Qu’il n’est pas possible d’acheter l’un de vos vaisseaux ? — Il n’est pas possible d’acheter les vaisseaux de notre flotte. — Pourquoi pas ? — Ce n’est pas la politique. Veppers poussa un grand soupir. — Oui, fit-il en regardant Xingre, c’est ce qu’on m’a dit. — Il est rare que les marines de guerre vendent leurs vaisseaux, surtout si ce sont les meilleurs, dit Xingre. — Vous me le louez déjà, fit remarquer Veppers. — Ce n’est pas pareil, répondit l’officier. Nous en conservons le contrôle. S’il vous était vendu, c’est vous qui en auriez le contrôle. — Il ne s’agirait que d’un seul, insista Veppers. Je ne veux pas votre flotte entière. Non, vraiment, c’est beaucoup d’histoires pour pas grand-chose. Vous êtes de tels puristes ! Un jour, Veppers avait demandé à l’ambassadrice Huen s’il était possible d’acheter un vaisseau de la Culture. Elle l’avait regardé une seconde avant d’éclater de rire. L’aérocar prit de l’altitude pour éviter un grand pont en travers de leur passage. L’appareil resta horizontal tandis que le chariot fixé au réseau de rails d’asservissement enroulait les quatre câbles en monofilament reliés à la cabine. La ville de Iobe avait interdit les machines volantes pendant des siècles avant de les autoriser, mais après deux ou trois accidents qui avaient entraîné la destruction de plusieurs bâtiments importants et de ponts naturels d’intérêt historique, un compromis avait été trouvé. Les aérocars étaient autorisés à condition d’être reliés à des rails fixés au plafond des cavernes, et contrôlés automatiquement. — Les meilleurs vaisseaux jhlupiens sont ceux de la flotte militaire jhlupienne, dit le lieutenant. C’est une situation que nous préférons maintenir. Elle permet d’éviter que des vaisseaux civils soient plus rapides que les nôtres, ce qui pourrait s’avérer embarrassant. La plupart des entités gouvernementales adoptent cette politique. — Les Sichultiens vendent-ils leurs meilleurs vaisseaux à leurs inférieurs ? demanda Xingre. — Je vous en offrirais un bon prix, dit Veppers en regardant les deux Jhlupiens. Un très bon prix. Vous pourriez même retirer tout l’armement. C’est la vitesse qui m’intéresse. — Les vaisseaux de la Culture sont encore plus rapides, monsieur, dit Jasken. — Ah, vraiment ? fit Veppers en le regardant froidement. — C’est vrai pour certains, confirma le lieutenant. — Quel serait le prix d’un vaisseau comme l’Ucalegon ? demanda Veppers. En supposant qu’il soit à vendre ? — Impossible à dire, répondit le lieutenant. — Vous devez quand même savoir combien vos vaisseaux ont coûté, insista Veppers. Vous êtes bien obligés de les évaluer, vous devez avoir un budget pour pouvoir en construire et en utiliser un certain nombre. — Un prix réaliste pourrait dépasser le produit intérieur brut global de l’Habilitement Sichultien, dit Xingre. Veppers sourit. — J’en doute fort. Xingre émit un petit rire. — Ce n’en est pas moins vrai. — En plus, dit le lieutenant, il y a des traités dont il faut tenir compte. Veppers échangea un regard avec Jasken. — Ah, oui, je suis sûr qu’il y en a… — En tant que membres responsables de la communauté intercivilisationnelle et du Conseil Galactique, dit l’officier, nous sommes signataires de traités nous interdisant de suréchelonner certaines technologies. — Suréchelonner ? répéta Veppers d’un air de dire « Qu’est-ce que c’est encore que cette connerie ? ». — Un terme technique, expliqua Xingre. On peut offrir ou vendre une technologie située un échelon au-dessous du niveau civilisationnel, mais pas plus haut. — Ah, oui… maugréa Veppers. C’est ce qui fait que chacun reste à sa place, c’est ça ? Xingre se balança sur son coussin brillant pour regarder par le hublot. — Ah, fit-il, quelle ville magnifique ! — Et de plus, dit l’officier, nous sommes tenus de conserver le contrôle de la technologie en question pour empêcher qu’elle ne soit revendue plus bas dans l’échelle technologique par des gredins jouant un simple rôle d’intermédiaires de façon frauduleuse. — Certificats d’utilisateur final, confirma Xingre. — Alors, comme ça, dit Veppers, nous sommes obligés d’attendre d’être sur le point d’inventer nous-mêmes quelque chose avant de pouvoir l’acheter à un autre ? — C’est en gros le principe, dit Xingre. Il agita l’un de ses membres verts pour désigner une arche abondamment décorée et particulièrement élancée sous laquelle ils passaient. — Voyez, grande élégance de forme ! Il adressa un signe aux piétons qui traversaient le pont, mais personne ne les regardait, et de toute façon, la bulle du cockpit était en verre réfléchissant. — De tels traités et accords empêchent le libre-échange débridé, expliqua le lieutenant. Veppers ne sembla pas impressionné. — Hmm. Libre-échange débridé, fit Xingre avec un petit bruit exprimant la désapprobation. L’appareil amorça un virage pour s’engager dans une grotte latérale. Ce nouveau tunnel avait un diamètre deux fois plus petit. L’appareil se redressa et descendit à l’horizontale avant de s’enfoncer dans l’obscurité. Cette caverne ne possédait pas d’ouvertures pour laisser entrer le soleil, ni aucun bâtiment. Un écran s’alluma pour afficher la vue devant eux : des parois rocheuses irrégulières qui se prolongeaient au loin. — Le libre-échange débridé, moi, ça me plaît bien, dit Veppers à voix basse. Ils étaient assis dans un bateau en papier sur un lac de mercure, éclairé par un large faisceau de lumière provenant d’une ouverture creusée dans la voûte un peu plus loin. Veppers avait apporté spécialement un lingot d’or pur. Il ôta son masque un instant. — Jette-le dedans, dit-il à Jasken après avoir ôté son masque un instant. Celui-ci garda le sien. — Vous pouvez parler à travers le masque, monsieur. Veppers se contenta de froncer les sourcils et hocha la tête avec impatience. Jasken sortit le lingot de sa tunique et le jeta par-dessus bord. Le lingot brillant s’enfonça dans la surface argentée et disparut. En agrippant les bords du bateau, Veppers s’amusa à le faire se balancer. — C’est vraiment du papier ? demanda-t-il à Xingre en écartant de nouveau son masque. Le Jhlupien, lui, n’en avait pas besoin. Les vapeurs de mercure n’étaient pas nocives pour son espèce. — C’est du papier, confirma-t-il. Compressé. (Il illustra le concept en écartant puis en rapprochant ses membres.) C’est plus facile pour s’en débarrasser. Quand l’aérocar avait atteint la limite du système de rails d’asservissement, il s’était posé et les câbles avaient été détachés, puis il avait redécollé pour s’engager dans d’autres tunnels de plus en plus petits avant d’atteindre enfin la grotte abritant le Lac de Mercure, l’une des rares attractions touristiques de Vebezua. L’aérocar s’était placé en vol stationnaire à quelques centimètres de la surface pour leur permettre d’embarquer directement dans le bateau en papier. Bien sûr, ils auraient pu simplement marcher sur le mercure – et c’est ce que Veppers aurait bien aimé faire –, mais apparemment, c’était interdit, ou mal vu, ou ça donnait mal au cœur. Il trouvait aussi que le lac aurait pu être un peu plus propre. Il y avait de la poussière et des particules de roche à la surface. Le bateau était un peu absurde. On aurait dit une version géante d’un pliage d’enfant. Bien sûr, il aurait pu être en or, même sous forme de simple radeau, ou tout autre élément avec un numéro atomique plus faible que celui du mercure. Du plomb ne pourrait pas flotter dans le mercure, mais de l’or, si. L’or était juste avant le mercure dans le tableau périodique des éléments. Veppers jeta un coup d’œil par-dessus bord, là où son lingot avait pénétré le métal liquide, mais il n’était pas encore remonté à la surface. Après les avoir déposés dans le bateau, l’aérocar était reparti en emmenant les deux autres Jhlupiens avec lui. À part son désir d’afficher son importance aux yeux de la marine jhlupienne, Xingre n’avait en fait nullement besoin de son assistant. Quant aux militaires, tout en étant contractuellement obligés d’amener Veppers ici en toute sécurité, ils n’avaient pas souhaité être mêlés à ce qui allait se passer et se conclure ici. Un autre aérocar, plus petit celui-là, s’approchait d’eux. Jasken l’observa à travers ses macrolentilles. Le bateau en papier flottait à quelque deux cents mètres de la plus proche paroi de la caverne. Le Lac de Mercure n’était pas d’origine naturelle, mais on ignorait totalement qui avait eu l’idée de mettre une quantité aussi énorme de métal dans un endroit aussi reculé, un labyrinthe naturel dans les profondeurs d’une planète elle-même très isolée. L’appareil qui s’approchait ne mesurait pas plus de trois mètres sur quatre. Bien petit pour deux personnes d’espèces différentes, songea Jasken. Il avait plusieurs armes sur lui, dont une cachée dans son plâtre. Il résista au désir de les vérifier une fois de plus. Il savait déjà qu’elles étaient toutes parfaitement prêtes à être utilisées. Sa vision à travers les macrolentilles était un peu perturbée par les vapeurs de mercure qui flottaient dans la grotte. Celle-ci avait globalement la forme d’une sphère de cinq cents mètres de diamètre, à moitié remplie de mercure. Une activité volcanique en chauffait le fond en permanence, produisant de temps en temps d’énormes bulles. C’étaient elles qui dégageaient des gaz nocifs pour les panhumains ainsi que pour de nombreuses autres créatures biologiques. Elles rendaient également presque impossible toute détection de vibrations dans l’air à l’aide de lasers, ou toute autre forme de surveillance. Le bateau en papier se maintenait relativement près du centre, mais suffisamment éloigné pour ne pas chavirer dans les vagues provoquées par ces bulles intermittentes. Cette activité volcanique n’était pas non plus naturelle. Quelques centaines de milliers d’années plus tôt – longtemps avant que les Sichultiens ne débarquent pour trouver une planète habitable, mais dépourvue de toute forme de vie intelligente –, un puits avait été creusé dans des dizaines de kilomètres de roche pour créer la petite géode de magma qui chauffait la caverne et entretenait le frémissement du lac. Personne ne savait qui avait fait ça, ni pourquoi. On pensait généralement qu’il s’agissait d’un acte religieux, ou d’une œuvre d’art. Tandis que Jasken observait l’approche de l’aérocar, Veppers continuait de regarder par-dessus bord. Il vit le losange d’or réapparaître enfin à la surface. Il tapa sur l’épaule de Jasken, qui récupéra le lingot. L’aérocar se posa à côté du bateau. Il avait la forme d’une balle de fusil faite de chrome et de verre coloré. Il se fendit dans sa longueur et s’ouvrit, révélant une masse luisante où l’on pouvait distinguer une sorte d’ellipsoïde pourvu de tentacules à chaque extrémité. — Bienvenue, ami de Flekke, dit Xingre. — Bonjour, répondit une voix manifestement synthétique. Chruw Slude Zsor, Fonctionnarien Général. — C’est un honneur, répondit Xingre en s’inclinant sur son coussin flottant. — Nous pensions que vous viendriez avec le négociateur nauptrien, dit Veppers à travers son masque. — C’est moi, je suis là, dit l’aérocar contenant le Flekkien dans ce qui – d’une façon paradoxale – semblait une voix beaucoup plus organique. Bien que je ne sois pas nauptrien, j’appartiens au Reliquariat de Nauptre. Vous attendiez-vous à trouver un échantillon de notre espèce alimentaire, ou s’agirait-il d’une erreur ? — Excuses très humbles, dit Xingre en étendant très discrètement un de ses membres vers Veppers, qui comprit le geste et accepta de se taire. Nous autres espèces biologiques, ajouta-t-il en mettant un petit rire dans sa voix, dans telles circonstances subtiles, avec effet sporadique fausse route nous faisons. Veppers sourit intérieurement. Il avait déjà remarqué comme la maîtrise du langage du Jhlupien pouvait fluctuer très utilement à l’occasion, lui permettant d’afficher aussi bien une intelligence aiguë qu’une balourdise indécrottable. Le Reliquarien, peut-être déconcerté par cette remarque, resta silencieux un moment. Il dit enfin : — Pour présenter. Je suis 200.59 Risytcin, Service Extra-Juridictionnel du Reliquariat de Nauptre, Médiaire Plénipotentiaire. — Je vous en prie, fit Xingre en indiquant le bateau, embarquement. L’engin en balle de fusil glissa en avant et vint se placer juste au-dessus du fond plat du bateau. — Splendide, dit Xingre. Il leva cinq ou six de ses membres pour saisir un couvercle en papier compressé qu’il rabattit sur eux, les isolant de l’extérieur. Ils pouvaient encore se voir à la lueur du coussin flottant du Jhlupien et de l’intérieur du Reliquarien. Veppers trouva la scène presque romantique, à condition d’aimer les aliens bizarres et les machines fanatiques avec un penchant marqué pour les supplices. — Eh bien, dit Veppers au Flekkien et au Reliquarien, bonjour à vous deux. Merci d’être venus, et d’avoir accepté que notre discussion se déroule en sichultien. — Il est plus facile pour nous de nous abaisser à parler votre langue que pour vous de tenter de vous exprimer dans la nôtre, beaucoup plus sophistiquée, répliqua le Reliquarien. Veppers sourit. — Ma foi, j’espère simplement que quelque chose s’est perdu dans la traduction. Bon, maintenant, je crois qu’il reste encore à régler cette histoire ridicule de masques. L’histoire ridicule de masques en question signifiait que tous devaient porter une sorte de casque relié par un tuyau à un boîtier central. Ainsi, ils pourraient se parler et s’entendre sans que leur conversation risque d’être interceptée. Veppers trouvait ce système complètement absurde, mais apparemment, dans ce monde d’encryptographie superquantique polyphasée, c’était la dernière chose à laquelle un espion s’attendrait. En particulier, le Reliquariat de Nauptre trouvait l’idée parfaitement géniale et avait insisté pour qu’on l’utilise. Il fallut un moment pour mettre les choses en place et que tous soient équipés. 200.59 Risytcin avait insisté pour examiner le lingot d’or que Jasken avait dans la poche ainsi que ses macrolentilles, sur lesquelles il s’attarda longuement, les tournant dans tous les sens dans son champ manipulateur et allant même jusqu’à essayer de les démonter. Mais il finit par les déclarer inoffensives et il les rendit à Jasken. Celui-ci avait l’air mécontent, et il les nettoya soigneusement avant de les réajuster sur ses yeux. — Venons-en à nos affaires, dit Xingre une fois tout le monde satisfait et les échanges de banalités effectués. Il y avait un effet d’écho dans sa voix étouffée par le système de tuyaux interconnectés. Ainsi reliés les uns aux autres, accroupis dans cet habitacle à peine éclairé, on aurait dit un groupe disparate de survivants d’un étrange et terrible naufrage. Le Reliquarien prit la parole. — Déclaration d’introduction et position préliminaire du RdN, avec superposition similaire relative à Flekke. Nous avons de bonnes raisons de penser que la faction anti-Enfers dans la confliction en cause – concernant des propositions d’intrusions infondées dans certaines réalités virtuelles – est aux abois. Elle pourrait tenter de faire intrusion dans le Réel. Une source possible d’intrusion est susceptible de se produire par le biais du Disque Tsungariel. Nous chercherons à empêcher cet événement de se produire, et nous attendons de nos amis et alliés qu’ils coopèrent à cette opération. La collaboration de la Corporation Véperine s’inscrit dans cette définition. À Mr Veppers de la Corporation Véperine : veuillez faire part de votre position et de vos intentions. Veppers hocha la tête. — Tout cela est fort intéressant, dit-il. Ainsi donc, nous pouvons considérer que le représentant du RdN parle également au nom des Flekkiens ? — Certes, répondit la forme ellipsoïde à l’intérieur du Reliquarien. Comme indiqué. À travers le réseau de tuyaux, sa voix semblait liquide, ce qui était tout à fait approprié. — Et vous parlez également au nom de la FCGF ? demanda Veppers. — La Fédératie Culturelle Géseptienne-Fardésile n’a pas besoin d’être présente, les informa le Reliquarien. Son assentiment est présupposé et assuré. Veppers fit un large sourire. — Magnifique ! — Pour répéter : Votre position et vos intentions, Mr Veppers, en votre nom, celui de la Corporation Véperine et de l’Habilitement Sichultien dans toute la mesure où vous pouvez en répondre, dit le Reliquarien. — Très bien, fit Veppers. Voici donc : sous réserve d’aboutir à un résultat satisfaisant dans la négociation présente, ma position est que je soutiens fermement l’attitude et les valeurs de nos excellents amis et alliés, le RdN et les Flekkiens, et que je ferai tout ce qui est en mon modeste pouvoir pour leur faciliter la réalisation de leurs objectifs stratégiques. (Il sourit en écartant largement les mains.) Je suis à vos côtés, bien sûr. À condition que le prix soit correct, naturellement. — Quel est ce prix ? demanda Chruw Slude Zsor, Fonctionnarien Général pour Flekke. — J’ai récemment perdu quelque chose qui m’était très précieux. J’ai aussi découvert que j’avais gagné quelque chose par la même occasion, une chose que je n’aurais sans doute pas souhaitée moi-même. — Y aurait-il un rapport avec les restes du lacis neural de la Culture qui se trouve dans l’une des poches de votre serviteur ? demanda 200.59 Risytcin. — Comme c’est bien vu. Oui, c’est exact. J’aimerais étudier la possibilité de remplacer ce que j’ai perdu par un exemplaire identique, et j’aimerais bénéficier de l’aide, et même de la protection, du RdN et de Flekke au cas où quelqu’un – qui que ce soit – voudrait me faire du tort dans des circonstances qui pourraient être liées au lacis neural en ma possession. — Cela me paraît un peu vague, dit Chruw Slude Zsor. — J’ai l’intention d’être beaucoup moins vague quand nous aborderons la question de la contrepartie financière et du transfert de technologie. Ce que je souhaite pour l’instant, c’est une simple déclaration d’intention plus qu’autre chose. — Les Flekkiens sont heureux de vous l’accorder, dit Chruw Slude Zsor. Il y eut un petit silence avant que le Reliquarien déclare : — Similairement. — Sous réserve du contrat, ajouta le Flekkien. — Également similairement, confirma 200.59 Risytcin. Veppers hocha doucement la tête. — Très bien, dit-il. Nous pourrons voir les détails plus tard, mais pour l’instant, j’aimerais aborder l’aspect financier de ces discussions. Mr Jasken ici présent va enregistrer nos délibérations à l’aide de ses macrolentilles, à partir de maintenant et jusqu’à nouvel ordre, chacun de nous ayant un droit de veto. Nous sommes tous bien d’accord là-dessus ? — D’accord, dit 200.59 Risytcin. — Le principe est accepté, dit Chruw Slude Zsor. Cela étant, dans la mesure où tout ce que nous vous demandons est de ne rien faire, et le prix de l’inaction étant traditionnellement considérablement inférieur à celui de l’action, nous espérons que vous n’abordez pas ces négociations avec un niveau d’expectative trop irréaliste. Veppers sourit. — Je vous assure que vous trouverez difficilement plus raisonnable que moi. Veppers possédait de nombreux intérêts sur Vebezua, et il passa le reste de la journée en une série de réunions d’une nature plus conventionnelle que celle qui s’était tenue sur le Lac de Mercure. Ce soir-là, les autorités avaient organisé une réception en son honneur dans une grande salle de bal suspendue à des câbles au centre de la plus large ouverture circulaire, au-dessus des cavernes principales de la ville. La salle était à ciel ouvert. Vebezua était très proche de son étoile, et Iobe était située presque au niveau de l’équateur. Dans la journée, avec le plafond rétracté, la chaleur et l’éclat du soleil auraient été insupportables, mais la nuit, cela permettait d’admirer la splendeur du firmament, une nuée de lumières multicolores dont l’effet était renforcé par un grand croissant de lune et le scintillement des habitats et satellites artificiels tournant autour de la planète. Cela faisait des dizaines d’années que Veppers se rendait régulièrement sur Vebezua pour ses affaires, et il possédait une des plus belles résidences de la ville intérieure, mais celle-ci était encore une fois en travaux de réaménagement. Il avait donc décidé de loger dans le plus bel hôtel de Iobe, où sa suite d’appartements, pour lui et son entourage, occupait les deux derniers étages. L’hôtel lui appartenait, naturellement, et il n’y avait eu aucune difficulté à organiser cette réservation, même dans des délais relativement courts. Pour des raisons de sécurité, il dormait tout au fond de l’hôtel, là où la plus grande et la plus belle chambre – bien que dépourvue de fenêtres – avait été taillée dans la roche. Avant de se retirer pour la nuit, il demanda à Jasken de venir le voir dans l’un des saunas. Ils étaient assis face à face, entièrement nus, dans un nuage de vapeur. — Ouh là, ton bras a sacrément pâli, dit Veppers. Jasken avait retiré son plâtre et l’avait laissé à l’extérieur. Le poing serré, il gonfla son biceps. — On doit me le retirer la semaine prochaine. — Hmm, fit Veppers. Dis-moi, le Reliquarien… Est-ce qu’il a mis quelque chose dans tes macrolentilles ? — Je pense. Sans doute un traceur. Trop petit pour en être sûr. Dois-je les donner aux techniciens de Xingre, pour qu’ils vérifient ? — Fais-le demain. Ce soir, tu restes ici. Jasken fronça les sourcils. — Vous êtes sûr ? — Tout à fait. Ne t’inquiète pas pour moi. — Je ne pourrais pas simplement laisser les macrolentilles de côté ? — Non. Et fais quelque chose de mémorable. — Pardon ? — Quelque chose de mémorable. Va dans un club et déclenche une bagarre, ou débrouille-toi pour que deux filles se battent pour toi, ou jette une pute dans une barrique de vin, tout ce que tu voudras du moment qu’on te remarque. Rien de trop grave quand même, bien sûr, pas au point que quelqu’un ait l’idée de me réveiller, mais quelque chose qui montrera clairement que tu es encore là. Veppers vit que Jasken le regardait d’un air particulier. Il baissa les yeux vers son bas-ventre. — Ah, oui, bon… Rien que de parler de putes, ça me fait cet effet-là. Je vais devoir faire quelque chose. (Il sourit à Jasken.) La réunion est terminée. Va dire à Astil que je me débrouillerai tout seul ce soir, et qu’on m’envoie Pleur. * L’immense lit circulaire de la suite était entouré d’un système de rideaux et de voiles concentriques. Après les avoir tirés et activé les monofilaments cachés dans le tissu afin de le raidir, il était impossible de voir de l’extérieur que le lit s’était enfoncé dans le sol et rétracté dans la paroi rocheuse au-dessous. Veppers laissa Pleur endormie. Elle avait encore au cou la minuscule capsule de drogue qui pourrait la maintenir inconsciente pendant plusieurs jours si nécessaire. La capsule avait exactement l’aspect d’un insecte, ce que Veppers trouvait particulièrement ingénieux. Il fallait qu’il pense à demander à Sulbazghi de lui en fournir quelques autres. Le lit retourna à sa place tandis que Veppers franchissait le tunnel faiblement éclairé pour embarquer dans un petit véhicule souterrain. Pas très différent de la forme du Reliquarien, songea-t-il en rabaissant la portière. Il activa l’engin et appuya sur un bouton pour lui donner l’ordre de partir. L’accélération l’enfonça contre le dossier de son fauteuil. Le Reliquariat. Bien agaçante, cette espèce – ou ce type de machine, difficile à savoir. D’un autre côté, bien utile aussi, parfois. Même si, en la circonstance, elle ne jouait qu’un rôle de diversion… Il tapa le code de destination. Le réseau souterrain privé comportait plusieurs arrêts, la plupart situés dans la ville de Iobe et presque tous à l’intérieur de bâtiments lui appartenant. Il y en avait cependant un qui se trouvait au fond d’une ancienne mine, loin dans le désert de karst à un quart d’heure et plus de cent kilomètres de la périphérie de la ville. La navette camouflée de la FCGF l’y attendait, une silhouette sombre comme un dôme de nuit posé sur les roches déchiquetées. Il embarqua, et quelques instants plus tard, l’appareil s’éleva silencieusement en restant subsonique, puis il accéléra une fois dans l’espace et se fraya un chemin au milieu des couches d’habitats, de fabs et de satellites en orbite. Il s’amarra enfin à un vaisseau beaucoup plus grand, mais tout aussi furtif, qui se tenait légèrement au-dessus d’une orbite géosynchrone. Le vaisseau ellipsoïdal avala la navette et se glissa dans l’hyperespace en troublant à peine la trame de l’espace réel. Veppers fut accueilli par un groupe de petites créatures, évidemment aliènes mais d’une grande beauté éthérée, avec une peau d’un bleu argenté qui se transformait en écailles délicates – fines comme des ailes d’insectes et iridescentes comme de petits arcs-en-ciel de dentelle – là où la plupart des panhumains avaient des cheveux. Ces aliens portaient des vêtements blancs en tissu très fin, et ils avaient de grands yeux arrondis. L’un d’eux s’avança. — Mr Veppers, dit-il d’une voix chantante et mélodieuse, quel plaisir de vous revoir. Vous êtes particulièrement le bienvenu à bord du Messager de Vérité, Unité de Contact de classe Rescousse de la FCGF. — Bonsoir tout le monde, dit Veppers en souriant. C’est formidable d’être parmi vous. — Et qu’est-ce que vous êtes censé être ? — Je suis l’ange de la vie et de la mort, Chay. Le moment est venu. La créature était apparue dans sa chambre au beau milieu de la nuit. Une novice dormait dans un fauteuil à son chevet, mais elle ne s’était même pas donné la peine de la réveiller. Dans son cœur, elle savait que c’était une chose qu’elle allait devoir affronter, ou endurer, toute seule. L’ange avait une forme à mi-chemin entre un bipède et un quadrupède. Ses pattes de devant ressemblaient encore à des jambes, mais elles étaient beaucoup plus courtes que ses pattes postérieures. Elle possédait une seule trompe, et deux ailes immenses battaient doucement dans son dos. Elles étaient d’une largeur incroyable, beaucoup trop grandes pour tenir dans la pièce, et pourtant – selon la logique censée s’appliquer ici – elles semblaient avoir toute la place nécessaire. La chose qui prétendait être l’ange de la vie et de la mort flottait au-dessus du pied de son lit, là où l’on s’attend en général à voir apparaître ces créatures, si on croit à ce genre d’histoires. Et peut-être même si on n’y croit pas, songea-t-elle. Elle se demanda si elle ne devrait pas secouer la novice pour la réveiller. Mais ce serait un tel effort… Tout semblait exiger de trop gros efforts, ces derniers temps. Se lever du lit, se baisser, se pencher, se relever, manger, déféquer, absolument tout. Et même voir, bien sûr. Cela étant, elle avait l’impression de voir ce prétendu « ange de la vie et de la mort » beaucoup plus nettement que normal. C’était donc une apparition, une virtualité, quelque chose comme ça. Après toutes ces années, se dit-elle, enfin une preuve concrète, au-delà de ses propres souvenirs estompés et de l’encre palie sur les pages de son journal roussi, que tout ce qu’elle avait vécu dans le Réel et dans l’Enfer était vrai, et non pas le seul fruit de son imagination. — Vous voulez dire que le moment est venu pour moi de mourir ? — Oui, Chay. — Ma foi, je vais être obligée de vous décevoir, qui que vous soyez ou prétendez être. D’un certain point de vue, je suis déjà morte. J’ai été tuée par le roi de l’Enfer en personne. (Elle eut un petit rire étouffé.) Ou en tout cas, par un énorme salopard de machin. En considérant les choses… — Chay, tu as vécu ici, et maintenant, le moment est venu de mourir. — … sous un autre angle, vous ne pouvez pas me tuer. (En tant que Supérieure du Refuge, cela faisait de nombreuses années que plus personne ne l’interrompait.) Parce que, dans l’endroit d’où je suis venue à l’origine, je suis encore vivante, ou du moins je le présume, et que je continuerai de l’être quels que soient les vilains tours que vous… — Chay, tu dois te taire, à présent, et te préparer à rencontrer ton créateur. — Je n’ai pas de créateur. Mon créateur était l’univers, ou mes parents. Ils vivaient encore quand je suis entrée dans l’Enfer. Est-ce que vous pouvez vous rendre utile en me disant comment ils vont ? Toujours vivants ? Décédés ? Alors ? Hein ? Quoi ? Ah, je me disais bien, aussi… « Créateur »… Allons donc ! Quelles fariboles cherchez-vous à me faire… — Chay ! cria la chose. Chay se dit qu’elle avait crié vraiment fort, et sans doute même – compte tenu de sa surdité – extrêmement fort. Pourtant, la jeune novice continuait de dormir paisiblement dans le fauteuil à côté de son lit. Elle avait bien fait de ne pas gâcher ses forces à essayer de la réveiller. — Tu vas mourir, lui dit l’apparition. N’as-tu pas le désir de voir Dieu et d’être acceptée dans Son amour ? — Allons, ne soyez pas bête. Dieu n’existe pas. C’était ce qu’elle croyait, ce qu’elle avait toujours cru, mais elle jeta cependant un regard inquiet vers la novice endormie. — Quoi ? s’écria l’ange. Tu n’as donc aucune pensée pour ton âme immortelle ? — Ah, va te faire foutre, dit Chay. Elle s’interrompit aussitôt avec un sentiment de honte. Prononcer des gros mots devant la novice ! Elle n’avait pas juré à voix haute depuis plus de vingt ans. Elle était la Supérieure, et la Supérieure ne jurait pas. Mais elle s’en voulut de se sentir coupable. Quelle importance ? — Oui, dit-elle tandis que le prétendu « ange de la vie et de la mort » continuait d’agiter ses ailes impossibles en ouvrant de grands yeux, va donc te faire foutre, espèce d’animation de merde rapiécée à la mords-moi-le-nœud. Fais ce que tu as à faire, et finissons-en avec cette comédie. Le grand ange noir sembla reculer un bref instant, puis il s’avança et enveloppa le lit et Chay de ses ailes immenses. — Ah, merde, dit Chay. Je parie que ça va encore faire mal… Le vaisseau se dressait dans l’ombre de son hangar. Il mesurait un peu plus de trois cent cinquante mètres de haut, et sa coque élancée était garnie à mi-hauteur de cinq tourelles d’armement. Son nez effilé en comportait trois autres encore plus grandes. — Il a l’air fabuleusement rétro, dit Veppers. Qu’est-ce que c’est, exactement ? L’alien qui l’avait accueilli un peu plus tôt se tourna vers lui. — Techniquement parlant, afin de pouvoir satisfaire à des questionnements juridiques basés sur des lois qui, il faut bien le reconnaître, n’existent pas encore, il s’agit d’une maquette à l’échelle un virgule zéro cent vingt-cinq d’une Unité Offensive Générale de la Culture, classe Assassin. Veppers réfléchit un instant. — Cela ne signifie-t-il pas que c’est une maquette plus grande que l’original ? — Oui ! dit le FCGFien en tapant dans ses petites mains. Plus c’est grand, mieux c’est, non ? — Ma foi, oui, en général, dit Veppers en fronçant les sourcils. Ils se tenaient dans une galerie d’observation donnant sur le hangar cylindrique qui mesurait bien mille mètres du sol au plafond, avec un diamètre de cinq cents mètres. Il avait été taillé dans un bloc de glace et de roche, l’un des quelque cinq cents milliards d’objets constituant le nuage d’Oort dans le système de Tsung. Le conglomérat de glace abritant la base de la FCGF était suffisamment massif pour générer un peu moins de un pour cent de la gravité standard. Si on baissait la tête en éternuant, on pouvait arriver à décoller. Le vaisseau qu’ils examinaient – sa coque était d’une teinte mordorée, et Veppers soupçonnait qu’elle avait été choisie pour ressembler autant que possible à son teint de peau –, était posé sur sa base circulaire, et son nez effilé pointait vers le plafond du hangar. — Son nom fonctionnel est le Joiler Veppers, lui dit le petit alien. Bien sûr, vous pourrez le renommer à votre convenance. — Bien sûr, fit Veppers en jetant un coup d’œil autour de lui. Ils étaient seuls, les autres FCGFiens étant restés à bord du vaisseau quand ils avaient pris la navette pour rejoindre cet astéroïde, l’un des innombrables débris datant de la naissance de ce système solaire, quelques milliards d’années plus tôt. — Le vaisseau vous convient ? Veppers haussa les épaules. — Peut-être. Et au point de vue vitesse, il est comment ? — Mr Veppers ! Cette obsession de la vitesse ! Disons qu’il est plus rapide que l’original. Ne pouvons-nous pas considérer cela comme suffisant ? — Et en chiffres, qu’est-ce que ça donnerait ? — Je soupire ! Mais bon… L’appareil est capable de vélocités pouvant aller jusqu’à approximativement cent vingt-neuf mille fois la vitesse de la lumière. Veppers dut réellement faire un effort pour réfléchir. Ça semblait vraiment beaucoup. Il faudrait qu’il vérifie, mais il était à peu près certain que le vaisseau jhlupien qui l’avait amené sur Vebezua avait voyagé plus lentement que ça. Les appareils construits par la Division Spatiale des Industries Lourdes de la Corporation Véperine mesuraient leur vitesse maximum en centaines de fois celle de la lumière. Cet engin était capable de traverser la Galaxie. Il se refusa quand même à paraître impressionné. — « Jusqu’à » ? fit-il. Le FCGFien s’appelait Bettlescroy-Bisspe-Blispin III, et c’était un androgyne. Bettlescroy avait le rang d’Amiral-Législateur, mais comme la plupart de ses congénères, le petit alien semblait presque avoir honte de posséder un grade. En fait, son titre officiel était – et là, la plupart des espèces avaient besoin de reprendre leur souffle avant de continuer – « Le Très Honorable Héritablement-Concurrent Vice-Émissaire Délégué Amiral-Législateur Élu Bettlescroy-Bisspe-Blispin III de Turwentire ». C’était la version courte, naturellement, qui laissait de côté ses qualifications éducatives et les médailles acquises au cours de ses activités militaires. Certains composants de ce titre étonnamment grandiose semblaient indiquer que Bettlescroy était le clone parfaitement-conforme-à-l’original d’un individu résidant sur sa planète natale dont la magnificence était encore plus imposante, au point qu’il ne pouvait pas se permettre un acte aussi vulgaire que de voyager. Un bref instant, Bettlescroy sembla presque chagriné. — Les paramètres opérationnels précis sont encore en cours d’optimisation pendant qu’on finit d’équiper le vaisseau, expliqua-t-il. Comme l’original, il utilise des propulseurs à agrégation hyperspatiale avec une factorisation d’induction additionnelle plutôt que la technologie plus banale à gauchissement de flux qui équipe les vaisseaux que fabrique votre société. Comme pour l’original, encore une fois, la vitesse apparente maximale peut être atteinte sur une période définie. — Une période définie ? — Certes. — Vous voulez dire, par poussées sporadiques ? — Oui, bien sûr. Encore une fois, comme c’est le cas pour l’original. Cependant, et encore encore une fois, avec un maximum plus élevé et des périodes plus longues. — Alors, quelle est la vitesse maximum qu’il peut soutenir indéfiniment ? Le petit alien soupira. — Nous sommes encore en train d’essayer de la déterminer, mais elle dépasse assurément les dix kilolumières. — Ah. Et pour ce qui est des armes ? — Globalement similaires aux originales, avec dans certains cas des améliorations et des raffinements. En un mot, elles sont redoutables. Bien au-delà de tout ce que l’Habilitement Sichultien possède actuellement. Pour être tout à fait honnête, elles sont tellement au-delà qu’elles resteront probablement non analysables et très certainement non reproductibles dans un avenir immédiat et à moyen terme. Vous avez là, cher monsieur, un yacht spatial capable d’affronter victorieusement des flottes entières à la pointe de la technologie actuelle de l’Habilitement Sichultien, et même un peu plus. Un grand soin devra être apporté à la rédaction de la clause – comment dirais-je – de disponibilité générale du Contrat d’Utilisation et de Propriété si l’on veut qu’il soit accepté par les bureaucrates hélas trop tatillons de la Commission d’Examen des Transferts Technologiques du Conseil Galactique. — Hmm. Ma foi, nous verrons bien. Il a quand même un style terriblement rétro, vous ne trouvez pas ? — Il n’est pas stylisé. Il est simplement conçu. Regardez : sa forme permet à toutes les armes de pointer vers l’avant, cinq des huit peuvent pointer vers l’arrière, et il n’y en a jamais moins de cinq qui puissent pointer sur les côtés, sans aucune rotation. En cas de défaillance du champ, le profil hautement fluidodynamique procure un taux de survie élevé en environnement fortement abrasif. La disposition des composants internes et le déploiement du substrat de champ sont généralement considérés comme aussi proches de la perfection qu’on peut l’imaginer, et aucune amélioration significative n’y a été apportée depuis. Je vous en conjure, Veppers, renseignez-vous. Votre enquête confirmera ce que je vous dis : la classe Assassin est considérée à juste titre comme un classique de la conception de vaisseaux. — Il est donc en fait très ancien ? — Disons qu’il a fait ses preuves. De bien des façons, on n’a jamais fait mieux pour ce qui est de l’élégance fonctionnelle. — Mais n’empêche, il est vieux. — Veppers, mon cher ami, l’exemplaire que vous avez sous les yeux est supérieur à l’original, et cet original était ce qui se faisait de mieux à l’époque. L’architecture des vaisseaux de guerre n’a évolué que par incréments au fil du temps, avec des améliorations progressives, quoique significatives, au niveau de la vitesse brute, de l’efficacité, de la puissance de feu, ce genre de choses, mais en un sens, les différentes équipes de concepteurs ont toujours essentiellement cherché à recréer le modèle que vous avez devant vous pour les âges du futur. Tout modèle conçu aujourd’hui pour représenter une accumulation d’améliorations se trouve lui-même très rapidement amélioré, et donc dépassé au bout d’une période relativement courte. La beauté de la classe Assassin tient à ce que, d’une certaine façon, on n’a jamais pu l’améliorer. Cet héritage est assuré, et garantit que sa réputation, loin de pâlir, ne pourra que briller encore davantage. — Aménagement intérieur ? — L’original pouvait recevoir jusqu’à cent vingt humains, certes dans des conditions de relative promiscuité. Notre version améliorée ne nécessite qu’un équipage réduit – trois ou quatre hommes, pas plus – et permet donc de loger, disons, vingt domestiques et vingt passagers, ces derniers pouvant jouir d’un luxe considérable. La disposition précise des appartements et des suites relève entièrement de votre décision. — Hmm, fit Veppers. Très bien, je vais y réfléchir. — Fort bien dit. À l’instar de nos inspirateurs civilisationnels, nous ne vénérons rien, mais si eux et nous devions vénérer quelque chose, ce serait la réflexion, la raison et la logique. Dans ces conditions, votre ambition de réfléchir nous garantit que notre proposition sera perçue comme l’offre généreuse – peut-être même extravagante – qu’elle est. — Votre assurance a de quoi susciter l’admiration de tous. 20. La première fois qu’il l’avait vu, Veppers avait trouvé le Disque Tsungariel très décevant. Trois cents millions d’usines spatiales pesant chacune cinq cent mille tonnes ou plus, cela pouvait paraître impressionnant, mais une fois réparties autour d’une géante gazeuse en un anneau épais de quarante mille kilomètres, à quelques centaines de kilomètres des nuages de Razhir jusqu’à plus de cinq cent mille kilomètres de la planète, c’était étonnant à quel point l’espace pouvait sembler vide. En plus, les fabricaria étaient parfaitement noires. Elles ne réfléchissaient pas la lumière, elles ne brillaient pas, et on ne pouvait les voir que si elles interceptaient la lumière d’un autre objet, et dans ce cas, on n’en distinguait que les silhouettes. Razhir étant elle-même une planète assez terne – essentiellement rouge foncé et marron, avec juste un peu de jaune plus clair aux pôles –, les fabricaria ne s’y détachaient pas non plus facilement. Elles étaient beaucoup plus impressionnantes en vue augmentée, quand leurs positions étaient indiquées par de petits points lumineux superposés à la vue réelle du système. Là, on se rendait vraiment compte de la multitude de petits salopards qu’il y avait. Le vaisseau de classe Rescousse de la FCGF Messager de Vérité émergea tranquillement de l’hyperespace, avec le minimum de perturbations, à quelques centaines de kilomètres de l’Installation de Contact Initial Assignée du Disque – l’un de ses rares habitats parmi les innombrables usines. Le petit port spatial était en orbite lente à quelque cinq cent mille kilomètres autour de Razhir, et donc situé à la limite extrême du Disque. L’Installation elle-même était un tore gris légèrement aplati, d’un grand diamètre de dix kilomètres pour un petit diamètre de l’ordre de un kilomètre seulement. Il était recouvert de lumières, et sa surface externe était bardée de quais et de portiques. Apparemment, seuls six des vingt-cinq sites d’amarrage de l’Installation étaient actuellement utilisés. C’était quand même le double de ce que Veppers avait pu voir lors de ses précédentes visites. Il était confortablement installé dans une sorte de salon à la décoration beaucoup trop surchargée à son goût, tandis que deux femelles nues lui faisaient les ongles en gloussant. Elles étaient une sorte de compromis entre les Sichultiennes et les FCGFiennes. On lui avait dit leurs noms, mais il avait cessé de s’y intéresser après le troisième gloussement. Il but une gorgée de son verre rempli d’une quantité absurde d’ingrédients au milieu desquels nageait un petit poisson – apparemment garanti entièrement comestible. Bettlescroy-Bisspe-Blispin III était installé à côté de lui dans un fauteuil similaire, quoique un peu plus petit. Un robot sphérique flottant brossait doucement les écailles de son crâne avec un champ immatériel brillant. — Nous procédons à l’enregistrement, expliqua Bettlescroy en désignant d’une main élégante le grand écran devant eux. C’est ce qu’on appelle l’Installation de Contact Initial Assignée du Disque, mais nous préférons dire simplement la Réception. — Je suis déjà venu, répondit Veppers en mettant dans sa remarque un sarcasme dont la subtilité échapperait sans doute à l’alien. Je possède quatre-vingt-seize de ces usines, Bettlescroy, et je ne suis pas du genre à jouer les propriétaires absents. — Bien sûr, bien sûr, fit l’alien en hochant sagement la tête. Veppers désigna une partie de l’écran où l’on voyait la station spatiale tourner lentement. — Ce n’est pas un vaisseau de la Culture, ça ? Celui qui vient juste d’apparaître ? — Effectivement. Bien vu. C’est la Sentinelle Rapide Hylozoïste, anciennement Unité Offensive Limitée de classe Tueur, qui appartient à la section Restauria de la Culture. Cela fait à peu près une année standard que ce vaisseau est stationné ici, en support de la mission Restauria installée dans le Disque. — Est-ce qu’il ne va pas vérifier qui nous sommes, lui aussi ? — Ce serait très impoli de sa part, dit l’alien avec un charmant sourire. De toute façon, rassurez-vous, le Messager de Vérité est l’un de nos meilleurs vaisseaux, parfaitement capable de résister à toute velléité d’un appareil tel que l’Hylozoïste de nous inspecter de façon intrusive sans notre autorisation expresse, et je dirais même sans notre coopération active. Nous sommes beaucoup mieux armés et considérablement plus rapides que lui. Il ne constitue pas une menace pour nous ni pour les actions que nous serons sans doute amenés à entreprendre dans un avenir proche. Il a été pris en compte, et sa présence, ainsi que son intervention probable, a été pleinement intégrée dans nos plans et nos simulations. De plus, et sans vouloir trop en dire à ce stade… (le teint pâle de Bettlescroy rougit légèrement, et il leva une de ses petites mains délicates en un geste de modestie)… je pense que ce n’est un secret pour personne que le Messager de Vérité n’est pas ici tout seul. Il est simplement le vaisseau amiral en titre de notre flotte, et ce n’est même pas, militairement parlant, le plus puissant de nos appareils immédiatement opérationnels. — Y a-t-il d’autres vaisseaux de la Culture dans les parages ? demanda Veppers en jetant un regard soupçonneux à la Sentinelle Rapide qui tournait lentement devant eux, nichée dans son puits d’amarrage à la surface de l’Installation. — Non, répondit Bettlescroy. — Vous en êtes sûr ? Le petit alien sourit béatement. — Nous en sommes sûrs. (Il écarta les mains en un geste gracieux.) Et voilà, nous sommes enregistrés. Nous avons satisfait aux règles de politesse, et nous pouvons maintenant vaquer à nos affaires. — J’imagine que je n’ai pas été mentionné ? dit Veppers. — Bien sûr que non. Nous sommes ostensiblement venus pour procéder à une inspection et un entretien de routine de nos installations de monitoring réparties à travers le Disque externe. Nous pouvons aller où bon nous semble. — Très utile, fit Veppers en hochant la tête. — Vaisseau, dit Bettlescroy, vous pouvez continuer jusqu’à notre destination. L’affichage clignota à l’écran. La vue de la station spatiale fut remplacée par celle de la géante gazeuse Razhir, dont la face éclairée remplissait une grande partie de l’écran. Les positions des fabricaria étaient de nouveau indiquées par de petits points lumineux, ce qui donnait l’impression d’une brume presque invisible enveloppant la planète rougeâtre. La vue bascula, puis grossit considérablement tandis que le vaisseau plongeait dans la masse de lumières. On aurait dit des grêlons dans le faisceau des phares d’une voiture. La vue pivota tandis que le vaisseau incurvait sa trajectoire pour suivre en partie les orbites des fabricaria affichées. Bettlescroy se redressa dans son fauteuil et tapa délicatement dans ses mains pour congédier son robot flottant. — Nous devrions rejoindre à présent la navette, déclara-t-il. La navette quitta le vaisseau du côté éloigné du Disque par rapport à l’Installation de réception, éjectée dans l’espace juste au moment où le Messager de Vérité effectuait une brusque correction de trajectoire. Comme l’expliqua Bettlescroy, cette manœuvre devrait permettre de cacher le départ de la navette même aux systèmes de surveillance les plus zélés. La navette se mit à dériver, déjà parfaitement placée sur sa trajectoire, vers l’une des fabricaria anonymes. Assis entre Bettlescroy et le pilote, Veppers observa l’objet qui s’approchait rapidement, sa masse noire éclipsant de plus en plus de points lumineux jusqu’à ce qu’elle remplisse pratiquement tout l’écran et semble menacer de les percuter. Il maîtrisa son désir instinctif de se caler contre son dossier – ce qui n’aurait pas servi à grand-chose, se dit-il. Il contempla les ténèbres enveloppant l’écran comme pour essayer de chasser de son esprit, par un simple effort de volonté, la masse menaçante de l’usine spatiale. Il y eut une décélération brutale suivie d’un ralentissement calibré plus long, et ils commencèrent à distinguer des détails à la surface du satellite noir. L’écran affichait toujours une vue artificielle superposée. Les faibles radiations émises par l’objet se trouvaient dans des longueurs d’onde invisibles pour des yeux panhumains. Il était difficile d’en estimer la taille, mais Veppers savait que la fabricaria moyenne était un disque de deux kilomètres de diamètre avec une épaisseur à peu près du tiers. Il y avait de petites variations de dimension, mais qui dépassaient rarement un facteur de deux. Celle-ci semblait se situer dans la moyenne, bien qu’elle eût un aspect un peu plus naturel que la norme. Sa surface était suffisamment bosselée pour évoquer un très ancien noyau de comète. Seules quelques arêtes un peu trop rectilignes et des surfaces presque planes en trahissaient la nature artificielle. La navette descendit lentement dans une sorte de profond cratère plongé dans les ténèbres. L’écran devint parfaitement noir, puis la lumière revint lentement, d’abord très faible, puis de plus en plus forte jusqu’à ce que l’écran soit rempli d’une luminescence jaune pâle. L’intérieur de la manufacture était un espace de un kilomètre de large quadrillé de filaments argentés couverts de centaines de machines. On aurait dit de gigantesques pièces d’horlogerie : des disques et des rouages, des axes et des tiges, des plaques et des cylindres. La navette s’immobilisa à une centaine de mètres du centre du satellite. — Puis-je vous montrer comment tout cela se présentera si nous décidons d’aller plus loin ? demanda Bettlescroy. — Je vous en prie, faites, dit Veppers. L’écran passa dans ce qui était manifestement un mode simulation, affichant ce que serait l’intérieur de la fabricaria en pleine opération. Les nombreuses machines se déplacèrent à travers le réseau de filaments argentés, la plupart se retirant contre les parois de l’usine tandis qu’un vingtième seulement se groupaient au centre, formant comme un noyau. Les machines s’agitèrent, quelques lumières apparurent, et des blocs de matière commencèrent à pleuvoir depuis les machines placées le long du périmètre jusqu’au noyau central, où ils disparurent. Progressivement, ce noyau grossit et des machines du pourtour glissèrent pour rejoindre celles qui s’activaient au centre. Il était difficile de savoir sur quoi elles travaillaient, mais c’était un objet qui grossissait en passant par une succession de formes simples, qui toutes étaient à peu près deux fois plus longues que larges, et approximativement cylindriques. À mesure que l’objet grossissait – on apercevait rarement sa surface, qui ne ressemblait pas à l’idée qu’on peut se faire d’une coque de vaisseau –, de plus en plus de machines se joignaient à l’activité de création. Simultanément, le réseau de filaments s’étirait telle une lentille faite de fils pour laisser de la place à la forme vaguement ellipsoïdale qui se développait en son centre. Des quantités croissantes de matière, sous des formes et des dimensions de plus en plus variées, continuaient de se déverser des machines périphériques ainsi que d’ouvertures et de tuyaux répartis le long de la paroi intérieure du satellite. Deux minutes après le début du processus de fabrication, les filaments s’étaient pratiquement rétractés contre les parois internes, rejoints par les grandes machines qui étaient à présent immobiles. Le flot de matière venant des machines et des divers tuyaux avait également cessé. Au centre de la fabricaria, il y avait un vaisseau. Il était encore à peu près de forme ellipsoïdale, et mesurait quelque six cents mètres de long sur cent à deux cents mètres de large. Sa coque brillait dans la lumière, apparemment incapable de se décider entre le noir absolu et une teinte argentée. Cette surface incertaine était couverte de dômes noirs de différentes tailles et criblée de cratères elliptiques peu profonds. — Ta-daam ! s’exclama Bettlescroy avec un petit rire timide. (Il jeta un coup d’œil à Veppers et rosit légèrement.) Et voilà, ajouta-t-il, un vaisseau de guerre, un. — Quelle est sa vitesse de pointe ? — Deux virgule quatre kilolumières. — Et il est parfaitement opérationnel ? demanda Veppers d’un air sceptique. — Parfaitement. Bien sûr, il ne serait pas de taille à affronter le vaisseau que nous avons construit pour vous, mais il contient un substrat d’IA de niveau moyen développé en temps réel, qui gère déjà toutes les fonctions de maintenance interne nécessaires. Il possède également des systèmes radiatifs à large spectre et des capteurs de trame, une unité d’initialisation énergétique fusionnelle prête à fabriquer de l’antimatière pour son propulseur à gauchissement préfonctionnel, et une variété de systèmes d’armement comprenant entre autres des missiles à ogive thermonucléaire et des générateurs de plasma. Pour l’activer, il ne resterait plus qu’à transmettre à son substrat processeur les codes et protocoles requis. Une tâche banale qui ne prend que quelques minutes tout au plus. Il serait aussitôt prêt au vol spatial et au combat. Évidemment, il gagnerait énormément en puissance et en efficacité si on lui laissait encore quelques jours pour produire sa propre antimatière. Si vous l’équipiez d’AM préfabriquée pour ses générateurs et ses missiles, sa puissance serait encore plus rapidement accrue. — Combien de temps dure tout ce processus ? demanda Veppers. — Pour cette taille d’appareil, le processus jusqu’au stade que vous voyez là prend entre neuf et quinze jours en fonction des spécifications. À condition d’avoir à disposition les matières premières nécessaires, naturellement. — Il ne s’agit là que des couches de surface de la fabricaria, n’est-ce pas ? Encore une fois, Veppers se gardait bien de révéler ses sentiments. Il n’aurait jamais imaginé que ces usines puissent fabriquer aussi rapidement un vaisseau parfaitement opérationnel – surtout un appareil militaire complètement équipé. Il savait bien que les fabricaria que la Corporation Véperine était autorisée à utiliser avaient été bridées au préalable, mais il ignorait jusqu’à quel point. Il avait posé la question, bien sûr, mais il n’avait obtenu que des réponses très évasives. La Corporation Véperine pouvait elle aussi fabriquer en quelques jours un vaisseau prêt à être équipé – un modèle d’appareil beaucoup plus petit et moins élaboré –, mais le diable était dans la phase d’équipement. C’était la partie la plus difficile. Même en laissant de côté la question des substrats processeurs nécessaires – de toute façon, on se les procurait toujours auprès d’une filiale spécialisée –, les composants sensoriels, énergétiques et propulseurs étaient ce qui prenait le plus de temps, sans compter tous les sous-systèmes incroyablement nombreux et parfaitement incompréhensibles que semblait nécessiter un vaisseau spatial pour fonctionner. Rien que pour fabriquer ces éléments, il fallait des mois d’un travail complexe et coûteux, et il en fallait encore autant pour les mettre en place et arriver à les faire fonctionner ensemble. L’idée qu’on puisse réaliser tout ça en une semaine ou deux paraissait presque absurde. — Les surfaces externes de la fabricaria servent traditionnellement à l’approvisionner en matières premières semi-traitées, confirma Bettlescroy. Pour la production séquentielle à plus long terme, des navettes de transport sont prévues pour aller chercher des matériaux réellement bruts dans d’autres régions du système solaire. Mais dans les circonstances présentes, ce n’est pas un problème. Le but de la manœuvre est de produire très rapidement une flotte de guerre prête à être déployée instantanément, et non de mettre en place un processus de fabrication destiné à être maintenu sur une longue période. — On parle de combien de vaisseaux, à peu près ? demanda Veppers. Bettlescroy siffla entre ses dents. — Potentiellement, jusqu’à approximativement deux cent trente millions d’appareils. — Combien ? s’exclama Veppers. Il lui était difficile de cacher sa stupéfaction. Il avait pensé que seule une petite partie des fabricaria seraient capables de fabriquer des vaisseaux. Ce nombre revenait à dire que presque toutes étaient à même d’en produire un. — Approximativement deux cent trente millions, répéta l’alien. Au maximum. On peut regrouper plusieurs fabricaria afin de créer des unités plus vastes, elles-mêmes capables ensuite de construire des vaisseaux plus grands et/ou plus complexes. Probablement jusqu’à un stade où le nombre d’appareils distincts produits serait divisé par un facteur de trente à quarante. Personne ne le sait, il ne s’agit que de supputations. De plus, il n’est pas impossible que nous sous-estimions le nombre de fabricaria corrompues ou désactivées par l’infection préexistante de parsemis, ou par les mesures prises pour éradiquer l’infestation. — Mais n’empêche, jusqu’à deux cent trente millions ? — Approximativement. — Et tous prêts en même temps ? — Ce serait le cas pour plus de quatre-vingt-dix-neuf virgule cinq pour cent. Quand on arrive à ces ordres de grandeur, surtout dans la mesure où nous envisageons d’utiliser des installations aussi anciennes, on doit s’attendre à quelques délais, retards et ratés. Peut-être même des catastrophes. On a vu des fabricaria qui explosaient ou qui décidaient de se démanteler elles-mêmes. Ou parfois de s’en prendre à d’autres. Veppers s’en voulut de regarder l’alien bouche bée, mais il ne pouvait s’en empêcher. — Près d’un quart de milliard de vaisseaux ? dit-il enfin. Je vous ai bien entendu ? C’est ce que vous avez dit ? Bettlescroy eut presque l’air embarrassé, mais il hocha la tête. — Assurément. — Je ne passe pas à côté de quelque chose, dites-moi ? C’est un nombre de vaisseaux absolument ahurissant, presque comique, vous ne trouvez pas ? Bettlescroy cligna des yeux. — Cela fait beaucoup de vaisseaux, certes, dit-il prudemment. — Est-ce que vous ne pourriez pas carrément vous emparer de toute la Galaxie avec une flotte de cette taille ? L’alien émit un rire cristallin. — Comme vous y allez ! Non, non. Avec une flotte de cette nature, vous seriez limité aux civilisations qui ne sont pas plus sophistiquées que la vôtre, et même dans ces conditions, d’autres civilisations plus avancées interviendraient rapidement pour empêcher de telles espiègleries. (L’alien sourit en montrant l’image figée du vaisseau.) Pour des civilisations de niveau Sept ou Huit, c’est un modèle de vaisseau assez simpliste. Nous-mêmes aurions besoin d’une flotte conséquente pour en venir à bout à cause du nombre, mais ce serait une tâche sans grande difficulté. Un grand VSG de la Culture pourrait probablement s’en occuper à lui seul, même si la flotte entière devait l’attaquer. Sa tactique standard consisterait à aller un peu plus vite qu’eux et à utiliser ses Effecteurs pour les amener à se détruire les uns les autres sans avoir lui-même à tirer un seul coup de feu. Même s’ils étaient tous miraculeusement équipés de propulseurs hyperspatiaux et capables d’effectuer une manœuvre d’enveloppement surprise en 4D, je vous parie que le VSG s’en sortirait. Il se contenterait de les balayer de côté. — Mais si la flotte se divisait pour attaquer séparément des vaisseaux, des habitats et des planètes primitives… ? dit Veppers. — Alors, il faudrait les éliminer un par un, reconnut Bettlescroy avec un certain embarras. En pratique, ils seraient traités comme une manifestation d’Essaim Hégémonisant à propagation réduite, avec faible menace d’escalade et statut de force initiale élevé. Mais enfin, nous disposons nous-mêmes de sous-sous-munitions en grappes de missiles capables de combattre avec succès ce genre d’appareil. Et un tel comportement – déclencher une telle force pandestructrice – serait plus que simplement répréhensible : la condamnation serait unanime. Les responsables du déclenchement de tels actes signeraient leur propre Arrêt d’Incarcération Perpétuelle. À cette seule pensée, le petit alien frissonna de façon convaincante. — Mais si c’est comme ça, pourquoi même discuter de ce que nous sommes en train d’envisager ? — C’est différent, répondit Bettlescroy qui semblait très sûr de lui. Selon les localisations et la répartition des objectifs prévus – des substrats et des noyaux processeurs, sans doute éloignés de zones d’habitation à forte densité –, cinquante millions de vaisseaux devraient largement suffire. Par la seule force du nombre, ils submergeraient les défenses autour des sites des substrats, dans ce qui reviendrait à une mission suicide. L’action consisterait strictement en attaques ciblées, avec autodestruction en fin de mission, et le temps que quelqu’un puisse imaginer une menace plus étendue, tout serait terminé comme si elle n’avait jamais existé. Pendant ce temps, loin de se livrer à une condamnation générale, beaucoup de Joueurs galactiques seraient très heureux de voir la guerre ainsi conclue, peut-être pas dans la manière, mais assurément dans le résultat. L’alien s’interrompit et regarda Veppers d’un air inquiet. — Soyons clairs. Nous parlons d’aider le camp anti-Enfers, nous sommes bien d’accord là-dessus ? — C’est tout à fait ça. Bettlescroy parut soulagé. — Eh bien, voilà, conclut-il. Veppers se cala dans son fauteuil et contempla un instant l’image du vaisseau à l’écran. — Quel degré de confiance avez-vous dans cette simulation que nous venons de voir ? demanda-t-il. Est-ce que tout va se passer aussi parfaitement que ça ? — Ce n’était pas une simulation, répondit Bettlescroy. C’était un enregistrement. Nous avons construit ce vaisseau il y a un mois. Ensuite, nous avons envoyé des microdrones qui ont rampé partout pour vérifier qu’il était correctement assemblé avant de le démanteler. Après ça, nous avons laissé la fabricaria le réduire de nouveau en matériaux de base semi-traités, pour effacer nos traces. Le vaisseau satisfaisait intégralement aux spécifications, il était parfaitement fonctionnel, et l’objet du Disque qui l’a construit ne peut absolument pas être distingué de ses deux cent cinquante millions de collègues. — Vous auriez pu me transmettre tout ça directement dans mon bureau. — Un peu risqué, dit Bettlescroy en souriant. D’un geste de la main, il fit disparaître l’image du vaisseau qui fut remplacée par ce qu’une mention sur le côté de l’écran déclarait être la vue actuelle véritable de l’intérieur de la fabricaria. On y distinguait le réseau de filaments incrustés de machines évoquant l’intérieur d’une horloge géante. — D’autre part, reprit Bettlescroy, nous pensions que vous viendriez équipé d’instruments analytiques vous permettant de voir tout ça de plus près. (Le petit alien examina un instant Veppers, comme s’il cherchait dans ses vêtements des indices de matériel.) Cependant, il semblerait que vous soyez venu sans vous encombrer de technologie ni de soupçons. Votre confiance est gratifiante. Nous vous en remercions. Veppers lui fit un mince sourire. — J’ai décidé de voyager léger. (Il se tourna de nouveau vers l’écran.) Mais pourquoi construisaient-ils tous ces appareils ? Pourquoi un tel nombre ? Dans quel but ? — Une assurance, peut-être. Ou pour leur défense. L’idée est de construire les moyens de construire les flottes plutôt que de construire les flottes elles-mêmes. Des moyens de production paraissent intrinsèquement moins menaçants aux yeux des voisins que des moyens de destruction. Mais cela conduit quand même les gens à y réfléchir à deux fois avant de vous chercher noise. Cela étant, il faut dire que ceux qui souscrivent à la théorie que l’Histoire est un foutoir maintiennent que le Disque n’avait pas de but aussi précis, et qu’il résulte essentiellement d’un mélange d’Événement Hégémonisant Monopathe mineur et d’une erreur colossale dans une commande militaire. (Il haussa les épaules.) Qui saurait le dire ? Ils contemplèrent le sombre réseau de menaces et de promesses déployé sous leurs yeux. — Mais il va quand même y avoir une recherche de responsabilité dans tout ça, n’est-ce pas ? dit doucement Veppers. Quelles que soient la précision des attaques et leur rapidité, quelqu’un va quand même devoir payer. — Ah, mais oui, bien sûr ! s’exclama Bettlescroy. C’est précisément pour ça que nous avons l’intention de faire porter le chapeau à la Culture dans toute cette affaire ! Elle devint un ange en Enfer. Quand Chay se réveilla de l’étreinte des ailes noires de la créature qui se prétendait l’ange de la vie et de la mort, elle découvrit qu’elle était devenue quelque chose d’assez similaire. En ouvrant les yeux, elle constata qu’elle était suspendue la tête en bas dans un espace faiblement éclairé par une lueur rougeâtre au-dessous d’elle. Une légère odeur d’excréments et de chair carbonisée lui laissa peu de doutes sur l’endroit où elle se trouvait. Elle crut qu’elle allait vomir. En vérité, malgré ses meilleures intentions, et malgré la promesse qu’elle s’était renouvelée chaque jour, elle avait éprouvé de l’espoir. Elle avait espéré qu’on lui épargnerait un retour en Enfer, espéré qu’elle pourrait être de nouveau réincarnée dans la réalité du Refuge, pour recommencer sa carrière comme novice, ou peut-être avec un statut encore plus humble, du moment que cela pouvait mener à une existence où la douleur et le chagrin ne dépasseraient pas le niveau qu’on pouvait raisonnablement attendre. Tout en continuant de se réveiller lentement, elle regarda autour d’elle, puis au-dessus, et elle vit son corps. Elle était devenue une créature sombre avec de grandes ailes. Ses pieds étaient devenus des pattes armées de serres capables d’agripper une personne entière. Elle essaya de déplier ses pattes antérieures/bras/ailes. Elles s’ouvrirent facilement, et se déployèrent largement de chaque côté. Des membres prêts à la propulser dans l’air. Des membres prêts à saisir le vent. Elle les replia autour de son corps. Elle ne ressentait aucune douleur. Elle se trouvait dans un espace immense, dans une odeur qui évoquait parfaitement l’Enfer – et elle se rendait compte que son odorat était considérablement plus aiguisé qu’avant, à la fois plus sensible et plus étendu, plus précis et plus raffiné. Mais elle n’éprouvait aucune douleur. Ses pattes semblaient agripper très naturellement ce qui la maintenait suspendue, sans aucun effort conscient. C’était une sorte de barre de fer grosse comme une jambe. Elle la serra plus fort un instant, jusqu’à ce que ça lui fasse un peu mal. Elle ouvrit la bouche. C’était une gueule de prédateur, avec une langue très longue et pointue. Elle referma ses crocs sur sa langue et la mordilla. Cela lui fit mal, et elle sentit le goût du sang. Elle secoua sa large tête disproportionnée pour s’éclaircir l’esprit, et constata que jusqu’ici, elle avait regardé à travers des membranes qui lui recouvraient les yeux et qu’elle pouvait relever, ce qu’elle fit aussitôt. Elle était suspendue à l’intérieur d’une sorte d’énorme fruit creux, sillonné de veines et à l’aspect organique, mais qui était percé d’une grosse barre de fer, apparemment pour lui permettre de s’accrocher. Elle dégagea d’abord un pied, puis l’autre, pour vérifier qu’elle n’y était pas enchaînée. Chaque patte semblait parfaitement capable de soutenir son poids. Elle était donc forte. Ses ailes se replièrent. Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elles s’étaient déployées quand elle avait dégagé ses pieds de la barre. Sans doute une action réflexe. Elle remarqua au-dessous de sa tête une ouverture bordée de cils qui évoquait un sphincter. Au-delà, elle distinguait une sorte de nuage teinté de rouge. Il lui faudrait replier à moitié les ailes pour pouvoir franchir cette ouverture, songea-t-elle. Elle eut une étrange sensation de faim, et un désir irrésistible de voler. Elle lâcha la barre et se laissa tomber. Veppers était remonté à bord du Messager de Vérité, qui retournait maintenant sur Vebezua. Il était assis à une impressionnante table ronde en compagnie de Bettlescroy, des autres FCGFiens qui l’avaient accueilli à son arrivée, et de plusieurs projections – des hologrammes de ceux qui ne pouvaient être physiquement présents. Même ceux-là n’étaient pas radiotransmis. Ils se trouvaient à bord sous une autre forme, avec leur personnalité logée dans les substrats du vaisseau. Cela garantissait une meilleure sécurité. En d’autres termes, cela renforçait la possibilité de tout nier en bloc. Les participants étaient des FCGFiens, tous plus petits et plus beaux les uns que les autres, à une exception près : un autre panhumain, un mâle en uniforme qu’on appelait le Maréchal de l’Espace Vatueil. C’était une créature grisonnante d’une taille impressionnante, certes panhumaine mais avec un air tout à fait aliène. Aux yeux de Veppers, il avait le torse trop bombé, la tête trop allongée et des traits ridiculement petits. C’était apparemment un héros qui avait gravi les échelons militaires dans la grande Guerre au Paradis. Veppers n’en avait jamais entendu parler, mais il est vrai qu’il ne s’était pas beaucoup intéressé à ce conflit, dans lequel il ne voyait qu’une sorte d’interminable jeu de combat multijoueurs. Il n’avait rien contre ce genre de jeux – ils avaient permis à ses ancêtres d’amasser la première mégafortune de la famille –, mais ce qui s’y passait ne lui semblait pas mériter de figurer aux informations. Il espérait que la FCGF savait ce qu’elle faisait, et à qui elle avait affaire. Au début de la réunion, l’un des FCGFiens s’était lancé dans un discours filandreux, chantant les louanges de Vatueil, le décrivant comme membre à part entière de ce qu’il appelait le groupe Trapèze de l’Espace Opérationnel Stratégique (ou quelque chose dans ce goût-là), et expliquant qu’ils avaient déjà eu avec lui de nombreuses discussions préparatoires. S’ils croyaient que ça pouvait le rassurer… — Reformulons donc, déclara Bettlescroy en agitant l’un de ses bras vers Vatueil. Le maréchal de l’espace ici présent, représentant les forces connues sous le nom de camp anti-Enfers et impliquées dans la confliction actuelle supervisée par les Ishlorsinami, souhaiterait que nous – c’est-à-dire la Corporation Véperine et la sous-section présentement constituée et ici configurée de la Division de Contact Spéciale de la Fédératie Culturelle Géseptienne-Fardésile – utilisions les installations du Disque Tsungariel afin de construire une flotte de vaisseaux de guerre – couramment estimée entre soixante et cent millions, bien que ce nombre reste sujet à révision – dans le but d’attaquer les noyaux processeurs qui font tourner les réalités virtuelles dans lesquelles sont logés les Enfers susmentionnés. « La Corporation Véperine fournira les IAs opérationnelles et les sous-complexes de logiciels de navigation, convenablement aménagés afin qu’ils aient l’air d’avoir été dérobés, et modestement améliorés dans le style distinctif de la Culture par nos bons soins. Nous assurerons également le transport d’une petite partie de ces vaisseaux aussi rapidement que possible dans des régions plus lointaines de la Galaxie, où ils seront déployés en fonction des besoins. Les forces anti-Enfers fourniront les personnalités de combat pour la hiérarchie de la flotte. Ces vaisseaux de commandement représenteront un soixante-cinquième du total. De même, des spécialistes en virtuel constitueront des équipes d’infiltration directe à bord de certains vaisseaux qui tenteront de perturber le trafic d’informations inter-Enfers en occupant temporairement, là où ce sera possible, les substrats et les systèmes de support, et en s’interfaçant physiquement avec eux avant l’autodestruction. Il y eut des hochements de tête et leurs équivalents, d’autres gestes et grognements d’assentiment. Bettlescroy poursuivit. — Nous, la FCGF, ferons le nécessaire pour présenter à nos amis de la Culture – sous forme de la mission Restauria qui travaille actuellement dans le Disque Tsungariel – ce qui semblera une recrudescence soudaine et violente de l’infestation de parsemis actuellement sous contrôle dans certains composants du Disque. L’impact initial sera de distraire l’attention de la Culture et de mobiliser ses effectifs que nous savons en place, puis d’attirer et d’absorber ses autres forces situées dans un rayon d’intervention d’urgence. Au cours de l’enquête qui suivra inévitablement l’incident, cette éruption de parsemis commencera à ressembler à une mise en scène conçue par la Culture elle-même pour lui permettre d’adopter un rôle opérationnel agressif dans les événements ultérieurs. — Vous êtes absolument sûrs de ne laisser aucune de vos empreintes digitales dans cette affaire ? demanda Vatueil. — Nous en sommes certains, répondit Bettlescroy. Ce n’est pas la première fois que nous procédons à une opération de ce genre, et nous n’avons jamais été détectés. (Le petit alien eut un sourire engageant.) L’astuce consiste à faire quelque chose que la Culture aimerait bien faire elle-même. Comme ça, les enquêtes qui suivent ont tendance à être un peu plus bâclées qu’en temps normal. — Avez-vous déjà effectué des opérations de ce genre à une telle échelle ? demanda Vatueil. Bettlescroy rougit et baissa les yeux. — Absolument pas. Il s’agit là d’une interférence bien plus grande que tout ce que nous avons pu tenter jusqu’à présent. Mais nous sommes néanmoins extrêmement confiants. Nous réussirons. Veppers vit que Vatueil avait l’air dubitatif. D’un autre côté, c’était toujours difficile à dire avec des aliens. — Si la Culture pense qu’on s’est servi d’elle, qu’on l’a abusée, qu’on l’a manipulée, dit le maréchal de l’espace en prononçant lentement les mots tel un homme qui exprime de profondes certitudes, elle remuera ciel et terre et les Au-delà pour parvenir à la vérité, et elle n’aura de cesse d’être allée au fond des choses, quel qu’en soit le prix. De plus, ajouta-t-il en les regardant tous, il y aura toujours des forces au sein de la Culture qui désireront se venger, et je le répète, quel qu’en soit le prix. (Il s’interrompit un instant avant de conclure :) Je crois que nous connaissons tous l’expression : « On n’a pas intérêt à faire chier la Culture. » Bettlescroy sourit en rougissant encore une fois. — Maréchal, dit-il, certains des incidents auxquels je soupçonne que vous faites allusion, ceux qui ont renforcé cette fameuse expression que je ne répéterai pas… — Oui ? fit Vatueil en voyant qu’on attendait sa réaction. Bettlescroy marqua un silence, comme s’il hésitait à dire ce qu’il avait en tête. Il se décida enfin. — Eh bien, ce n’était pas eux… C’était nous… Cette fois, Vatueil eut l’air franchement sceptique. — Vraiment ? Bettlescroy baissa modestement les yeux. — Oui, vraiment, dit-il à voix basse. Vatueil fronça les sourcils. — Mais alors… Vous êtes-vous jamais demandé qui manipulait qui ? Le petit alien sourit et poussa un soupir. — C’est une question à laquelle nous réfléchissons, maréchal, dit-il en jetant un coup d’œil aux autres FCGFiens réunis autour de la table. Ils avaient l’air aussi heureux que des inquisiteurs qui auraient trouvé un hérétique à brûler, songea Veppers. C’était un peu inquiétant. Bettlescroy fit un geste gracieux exprimant une certaine résignation. — Nous sommes satisfaits de notre analyse de la situation et des profils comportementaux. — Et vous pensez aussi pouvoir tenir les Flekkiens et le RdN dans l’ignorance totale ? demanda Veppers. Parce que sinon, c’est ma peau qui est en jeu. — Le RdN n’est pas aussi intéressé que vous le pensez, dit Bettlescroy d’un ton rassurant. Il est très proche de sa Sublimation, bien plus proche qu’on ne le croit généralement. Quant aux Flekkiens, ils n’ont aucune importance, un simple héritage du passé. Ce sont nos anciens mentors – comme ils sont actuellement les vôtres, Mr Veppers. Leurs grandes réussites sont à présent éclipsées de bien des façons par celles de la FCGF, même si, en tant qu’espèce, ils nous restent en principe supérieurs. (Bettlescroy eut un petit sourire amusé.) Du moins selon les définitions inflexibles, mais que nous considérons dépassées, du cadre des Niveaux Civilisationnels Reconnus du Conseil Galactique. Le petit alien s’interrompit, et il eut droit à ce qui équivalait à une véritable ovation dans la culture de la FCGF : des hochements de tête énergiques, des murmures sonores et des regards appuyés. Veppers aurait juré que certains de ses congénères allaient taper sur la table avec leurs petites mains manucurées. Tout rayonnant, Bettlescroy poursuivit : — Les Flekkiens seront discrètement très fiers de ce que nous aurons accompli, et cette même fierté par procuration vaudra sans aucun doute également pour l’Habilitement Sichultien. (Il fit un large sourire à Veppers.) Pour résumer : ne vous inquiétez pas, nous en faisons notre affaire. Veppers échangea un regard avec Vatueil. Certes, on ne pouvait jamais savoir comment un regard pouvait être perçu par un alien, qu’il soit panhumain ou non, mais il fallait quand même que quelqu’un fasse preuve d’un peu de réalisme. Et même d’un peu de cynisme de bon aloi. D’un autre côté, ils étaient pratiquement tous d’accord, et il ne restait plus grand-chose à discuter. Qu’ils aient encore des doutes ou non, ils allaient passer à l’action. Les profits à en attendre étaient bien trop immenses pour ne pas le faire. Veppers sourit. — C’est très réconfortant de vous voir si sûr de vous, dit-il à Bettlescroy. — Merci ! Nous sommes donc tous bien d’accord ? dit le petit alien en regardant autour de la table. Il aurait aussi bien pu demander quels sandwichs ils préféraient pour le déjeuner. Le moment était presque aussi impressionnant. Tous échangèrent des regards sans rien dire. Personne n’émit d’objection. Bettlescroy continuait de sourire. — Quand commençons-nous ? finit par demander Veppers. — Sans plus tarder, répondit Bettlescroy. Notre petite feinte avec le parsemis va démarrer dans les douze prochaines heures, un peu plus d’une heure après que nous aurons ramené Mr Veppers sur Vebezua. Nous lancerons la production dans les fabricaria dès que nous aurons pu constater que les forces de la Culture s’attaquent à l’infestation. Bettlescroy se cala dans son siège d’un air très satisfait. — Bien sûr, à partir de là, ajouta-t-il pensivement, il ne nous manquera plus que la localisation précise des substrats à détruire. Nous ne pouvons rien faire sans cette information. (Il se tourna gracieusement vers Veppers.) Qu’en pensez-vous, cher vieil ami ? Tous le regardaient, à présent. Le Maréchal de l’Espace Vatueil avait les yeux littéralement braqués sur lui. Pour la première fois depuis le début de cette réunion, Veppers bénéficiait enfin de tout le respect et l’attention qui lui étaient dus. Un petit sourire éclaira son visage. — Construisons d’abord les vaisseaux, d’accord ? Ensuite, nous serons prêts à les envoyer là où il faut. — Certains d’entre nous, dit Bettlescroy après avoir jeté un rapide coup d’œil autour de la table, sont encore un peu sceptiques quant à la facilité qu’il y aura à détruire un nombre significatif de substrats des Enfers dans le peu de temps disponible. Veppers adopta un masque indéchiffrable. — Vous pourriez bien être étonné, Bettlescroy, dit-il. Peut-être même amusé. Le petit alien se pencha vers lui en posant sur la table ses bras aux proportions parfaites. Il regarda Veppers droit dans les yeux. — Nous comptons tous… beaucoup sur vous dans cette affaire, Joiler, dit-il d’une voix douce. Si c’était une menace, songea Veppers, elle était plutôt bien formulée. Il en aurait été lui-même très fier. Malgré la nature apocalyptique de tout ce dont ils avaient discuté, c’était la première fois qu’il pensait avoir eu un aperçu de l’acier qui se cachait sous tout ce velours aliène. Il se pencha à son tour vers Bettlescroy. — Ma foi, dit-il aimablement, pour rien au monde je ne voudrais qu’il en aille autrement… Elle survolait l’Enfer, qui puait toujours autant. Vu d’aussi haut – elle était juste au-dessous de la masse bouillonnante de nuages –, c’était une vaste étendue de gris cendré et de vert caca d’oie, ponctuée de taches noires, jaune acide et vert bilieux. Les taches rouges correspondaient à des fosses de braises. Les cris, les grognements et les gémissements qui lui parvenaient n’étaient pas différents, eux non plus. L’endroit où elle s’était réveillée avait vraiment ressemblé à un énorme fruit, une masse violette boursouflée qui flottait dans l’air étouffant, comme attachée aux nuages. Il avait semblé le seul de son espèce, du moins dans l’environnement immédiat. Elle n’avait pas aperçu de bulbes géants similaires suspendus dans le ciel. Elle essaya de voler à travers les nuages, rien que pour voir. Ils étaient acides et elle commença à suffoquer tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Elle redescendit pour pouvoir respirer et, une fois ses larmes séchées, elle inspira profondément et battit de ses grandes ailes pour remonter, en retenant son souffle. Au bout d’un moment, alors que ses poumons semblaient sur le point d’éclater, elle heurta douloureusement quelque chose de dur et de rugueux qui lui écorcha le bout des ailes. Le souffle coupé, elle retomba de la masse de nuages dans une petite pluie de débris de rouille. Elle recouvra ses esprits et poursuivit son vol. Au loin, elle aperçut la ligne de feu qui marquait la limite de la guerre en Enfer, ponctuée de petites explosions de lumières rouges, orange et jaunes. La curiosité, mais aussi cette étrange sensation de faim qu’elle avait éprouvée un peu plus tôt, la poussèrent à s’en approcher. En la survolant, elle vit des vagues et des ruisseaux d’hommes qui se déplaçaient lentement dans ce paysage dévasté. Ils combattaient avec toutes les armes blanches jamais imaginées, ainsi qu’avec des armes à feu et des explosifs primitifs. Certains s’arrêtèrent et levèrent la tête pour la regarder, pensa-t-elle, mais elle s’abstint de s’en approcher. Des démons volaient au milieu des obus et des nuées de flèches. Quand quelques-uns se dirigèrent vers elle, elle éprouva une profonde terreur et s’apprêta à s’enfuir à tire-d’aile, mais ils se détournèrent au dernier moment. La faim lui tiraillait le ventre. Elle ressentit le besoin de se poser. Mais pour faire quoi ? Était-elle destinée à devenir un démon ? Ce besoin qu’elle ressentait était-il celui de tourmenter des victimes ? Était-elle censée rejoindre les bourreaux ? Elle préférait mourir de faim, se tuer si elle le pouvait, simplement refuser si c’était possible. Connaissant l’Enfer et la façon dont il fonctionnait, elle doutait qu’on lui offre ce choix. Les démons volants qu’elle avait vus plus tôt étaient plus petits qu’elle. Elle possédait des griffes redoutables à mi-longueur de ses ailes, là où se seraient trouvés les pouces chez un bipède. Elle avait également des crocs acérés et des mâchoires puissantes, et des serres capables de briser un tronc d’arbre. Elle se demanda si elle pourrait entreprendre de tuer des démons. Au bout d’un moment, ne supportant plus l’odeur des chairs brûlées par les flammes et les projections d’acide, et les nuages de gaz empoisonné qui flottaient autour d’elle, elle s’éloigna du champ de bataille. Une grande forme noire survola le paysage derrière elle. Elle se retourna et vit le scarabée géant qui la suivait à une centaine de mètres sur sa gauche. Il finit par la rejoindre et oscilla un instant dans l’air avant de s’éloigner de nouveau. Quand elle continua de voler droit devant elle, l’appareil revint à sa hauteur et recommença sa manœuvre. À la troisième fois, elle le suivit. Elle battait lentement l’air de ses grandes ailes noires pour se maintenir face à l’immense démon qui s’était moqué d’elle et l’avait tuée presque une vie entière plus tôt. Sa gigantesque tête en forme de lanterne était éclairée de l’intérieur par le nuage enflammé qui ne cessait de se modifier, passant par toute une série de visages torturés. Les grandes chandelles disposées aux quatre coins, veinées des systèmes nerveux des malheureux enchâssés dans la cire, grésillaient et crachotaient. Le corps immense du démon, cet amalgame d’os reconstitués, de métaux grêlés et suintants, de cartilages étirés et de chairs bouillonnantes, tremblait dans la chaleur de son trône rougeoyant. Enveloppé dans ses vapeurs hideuses et ses fumées suffocantes, le démon créa un instant dans sa lanterne un visage familier. Chay reconnut Prin. Dans sa poitrine puissante, elle sentit son cœur battre plus fort. Une sorte de joie sans espoir l’envahit un instant avant qu’elle se sente prise de nausée. Prin lui sourit, puis son visage se tordit de douleur avant de s’effacer. Un visage aliène, horrible et plat, remplaça celui de Prin et resta en place, grimaçant et les yeux exorbités tandis que le démon s’adressait à elle. — Content de te revoir ! rugit-il. Le son de sa voix déchirait toujours les tympans, mais restait juste au-dessous du seuil de la douleur. — Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-elle. — À ton avis ? — Je refuse d’être un de vos démons. Elle envisagea un instant de se jeter sur lui toutes griffes dehors. Elle s’imagina aussitôt saisie dans une de ses mains colossales et écrasée entre ses doigts comme un petit oiseau palpitant dont la cage se refermerait sur lui. Dans une autre image, elle se vit enfermée dans la lanterne de la créature, se cognant frénétiquement contre les carreaux, les ailes déchiquetées, la mâchoire brisée, les yeux crevés, sans cesse sur le point d’étouffer. — Tu ferais un bien piètre démon, misérable petite chose. Ce n’est pas pour ça que tu es ici. Elle attendit en continuant de battre des ailes devant lui. Il pencha légèrement la tête de côté. Les quatre chandelles rugirent et hurlèrent. — Cette faim que tu ressens… — Oui, eh bien ? Elle eut de nouveau envie de vomir. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? — C’est l’envie de tuer. — Vraiment ? Elle allait résister. Elle allait le défier. Même si ça ne servait jamais à rien en Enfer. Au-delà d’un certain niveau de souffrance, on se résignait, ou on devenait simplement fou – avec un peu de chance. — La mort – la vraie mort – est une bénédiction en Enfer, lui dit-elle. — C’est précisément ce que je veux dire ! hurla la créature de sa voix de tonnerre. Tu es autorisée à tuer un damné par jour. — Non, vraiment ? — Ce sera une vraie mort. Ils ne seront pas réincarnés, ni dans cet Enfer ni ailleurs. Ils seront définitivement retirés, effacés. — Pourquoi ? Le démon rejeta la tête en arrière et se mit à rire, un bruit de tonnerre qui se répandit sur les flammes et la fumée de la vallée en contrebas. Les chandelles se mirent à crachoter et à répandre de la cire. — Pour restaurer l’espoir en Enfer ! Tu seras leur ange, petite salope ! Ils te supplieront de venir à eux, de les délivrer de leurs tourments. Ils te vénéreront. Ils essaieront de t’amadouer avec des suppliques, des prières, des offrandes, toutes les conneries de superstitions qu’ils pourront inventer. Tu pourras choisir qui tu souhaites récompenser en lui offrant la mort. Tu pourras écouter leurs idioties ou les ignorer, les encourager à créer des commissions pour décider démocratiquement lequel de ces misérables vers de terre aura la chance d’être soulagé de son fardeau de douleur, tout ce que tu voudras, je m’en fous éperdument. Il te suffit d’en tuer un par jour. Tu peux toujours essayer d’en tuer plus, ça ne marchera pas. Ils mourront, c’est sûr, mais ils reviendront aussitôt, et ce sera encore pire. — Et si je n’en tue aucun ? — Alors, la faim grandira en toi, jusqu’à ce qu’elle te semble une créature vivante essayant de sortir en te rongeant les chairs. Elle deviendra insupportable. Et tous ces malheureux auront perdu une chance de se libérer. — À quoi peut bien servir de libérer une seule âme de cette infinitude de souffrances ? — Ce n’est pas une infinitude ! hurla le démon. Elle est vaste, certes, mais elle a ses limites. Tu t’es déjà frottée contre le ciel, espèce de connasse. Vas-y, bats des ailes tant que tu voudras jusqu’à ce que tu rencontres les murs de l’Enfer, et reviens me dire qu’il est « infini » ! Fini. Il est fini. Vraiment vaste, mais fini quand même. Avec un nombre fini d’âmes torturées. — Combien ? — Un milliard deux cent cinquante mille ! Alors, ça te va comme ça ? Va donc les compter si tu ne me crois pas, je m’en fous complètement. Tu commences vraiment à me casser les pieds. Ah, au fait, j’oubliais de te dire. Ça ne sera pas qu’une partie de plaisir pour toi. Chaque fois que tu en tueras un, tu prendras une petite partie de ses douleurs. Plus tu en tueras, plus tu souffriras. Au bout de quelque temps, la douleur de ta faim et celle que tu absorberas de ceux que tu auras libérés s’équilibreront. Tu risqueras peut-être alors de redevenir folle, mais on verra ça le moment venu. Je pense que d’ici-là, je t’aurai trouvé quelque chose d’encore mieux. (Le roi des démons agrippa les accoudoirs brûlants de son trône monumental et se pencha vers elle en hurlant, la forçant à reculer en battant des ailes.) Et maintenant, fous-moi le camp et commence à tuer ! mugit-il en l’écartant de la main. Elle déglutit péniblement et sentit son ventre crispé par la nausée. Un terrible désir de s’envoler, douloureux et presque irrésistible, sembla s’emparer de ses ailes et des muscles de sa poitrine, mais elle lutta pour ne pas y céder. — Prin ! s’écria-t-elle. Qu’est-il arrivé à Prin ? — Qui ? Quoi ? — Prin ! Mon compagnon, celui avec lequel je suis venue ici ! Dites-le-moi et je ferai ce que vous voulez ! — Tu feras ce que je veux, que ça te plaise ou non, espèce de petite conne rongée par les vers ! — Dites-le-moi ! — Tue m’en un millier, et j’y réfléchirai. — Promettez-le-moi ! gémit-elle. L’énorme démon éclata de rire. — Te le promettre ? Mais tu es en Enfer, pauvre idiote ! Pourquoi irais-je te promettre quelque chose, si ce n’est pour le plaisir de ne pas tenir ma parole ? Allez, va-t’en avant que je ne change d’avis et que je ne te brise tes ailes engluées de sperme, rien que pour m’amuser. Reviens quand tu auras accordé à dix centaines de damnés la fin qu’ils ne méritent pas, et je te dirai peut-être ce qui est arrivé à ton précieux « Prin ». Et maintenant, fous-moi le camp ! Il tendit ses bras immenses vers elle, les mains crispées comme pour la saisir et l’écraser. Elle battit des ailes pour reculer et elle s’éloigna en plongeant. Elle jeta un regard apeuré derrière elle tandis que le démon géant se calait dans son grand fauteuil rougeoyant au milieu des volutes de fumée. Ce soir-là, elle tua son premier damné tandis que la lumière déclinante commençait à laisser place à l’obscurité rougeâtre. C’était une jeune femelle empalée sur les barbelés rouillés d’un cheval de frise, sur la pente d’une colline glacée au-dessus d’un ruisseau d’acide. Elle gémissait presque continûment, sauf quand elle avait réussi à gonfler suffisamment sa poitrine pour hurler. Chay se posa à côté d’elle et l’écouta essayer de parler, mais il n’y avait aucun sens à tirer des paroles de cette pitoyable créature. Elle hésita, et regarda autour d’elle au cas où elle reconnaîtrait quelque chose de familier, mais ce n’était pas la colline où Prin et elle s’étaient abrités. Elle se mit à pleurer en enveloppant la femelle de ses grandes ailes noires, prenant garde de ne pas déchirer leur fine membrane sur les pointes acérées. Elle sentit l’âme de la femelle quitter son pauvre corps brisé et pénétrer dans le sien avant de se dissiper entièrement, s’évaporant tel un petit nuage par un beau jour d’été. Chay sentit une autre sorte de faim, et elle mangea une partie du corps, déchirant la peau épaisse pour atteindre les muscles juteux de l’arrière-train. En retournant à son nid lointain, elle se demanda quel genre de douleur résulterait de ce qu’elle venait de faire. Elle resta suspendue là, pour digérer. Plus tard, elle eut une rage de dent. Elle était devenue un ange en Enfer. 21. Quand les grandes personnes s’absentaient, ils pouvaient jouer là où les adultes jouaient d’habitude. Elle avait un groupe de camarades tous à peu près du même âge, et ils jouaient beaucoup ensemble quand ils ne suivaient pas les cours dans la petite salle de classe, tout en haut de la grande résidence. Il arrivait encore que les autres enfants soient cruels, quand ils avaient une raison de se venger ou quand elle avait gagné à quelque chose et qu’ils voulaient lui rappeler que ça n’avait pas d’importance qu’elle coure plus vite ou qu’elle ait de meilleures notes que tout le monde parce que, au fond, elle n’était jamais qu’une domestique – en fait, pire que ça, parce qu’une domestique pouvait au moins partir si elle le voulait, mais pas elle. Elle était comme un cheval ou un chien de chasse. Elle appartenait au domaine, elle appartenait à Veppers. Lededje avait appris à gérer la situation quand les autres enfants étaient comme ça, mais il lui avait fallu du temps pour trouver la meilleure façon de réagir. Fondre en larmes et se réfugier dans les jupes de sa mère rendait la tâche trop facile à ses camarades, qui pouvaient alors en faire leur jouet quand ils s’ennuyaient. Il suffisait d’appuyer sur le bouton de Lededje et elle se mettait à courir. Non, ce n’était pas la bonne solution. Ne pas réagir du tout, afficher un masque, ne pouvait que les pousser à dire des choses encore pires jusqu’à ce que ça se termine par une bagarre et que tout le monde soit puni – à chaque fois par sa faute, semblait-il. Donc, ça ne marchait pas non plus. La meilleure chose à faire était de pleurer un peu pour leur montrer qu’elle avait été blessée, et de faire ensuite comme si de rien n’était. Parfois, quand elle faisait ça, certains enfants semblaient trouver qu’elle n’avait pas l’air suffisamment blessée, et ils en rajoutaient, mais elle leur disait alors simplement qu’ils manquaient de maturité. Laissez tomber. Faites autre chose. Apprenez et progressez. Ils avaient juste l’âge pour que ce genre de langage adulte puisse être utilisé avec succès. Ils jouaient là où ils étaient censés jouer, là où personne ne leur avait dit qu’ils n’avaient pas le droit, mais aussi dans des endroits où ils n’étaient absolument pas censés aller. Parmi ceux-là, son préféré avait toujours été le labyrinthe aquatique, ce réseau complexe de canaux, d’étangs et de lacs où les grandes personnes s’amusaient avec les gros bateaux et regardaient les batailles miniatures du haut des grandes tours et des arches et des canaux dans les airs. Un jour, on l’avait autorisée à assister avec sa mère à l’une de ces batailles. Elle avait dû beaucoup insister, et sa mère avait été obligée de le demander comme une grande faveur. Et ce n’avait pas été une bataille vraiment importante, avec des tas de spectateurs riches et célèbres, mais simplement le genre de séance d’entraînement à laquelle les gens de la résidence pouvaient assister s’ils n’avaient rien d’autre à faire. Sa mère n’avait pas du tout aimé parce qu’elle avait facilement le vertige. Elle avait gardé les yeux fermés presque tout le temps en s’agrippant aux bords du petit bateau qui parcourait les canaux aériens. Au début, Lededje avait apprécié le spectacle, mais elle avait fini par s’ennuyer. Elle trouvait que ce serait beaucoup plus intéressant si elle pouvait aller dans l’un des bateaux de guerre au lieu de regarder simplement les gens qui les faisaient fonctionner. Sa mère, toujours les yeux fermés, lui avait dit que c’était une idée idiote. D’abord, elle était trop petite. Et de toute façon, seuls des hommes pouvaient être assez bêtes et agressifs pour vouloir aller dans ces pièges mortels et se faire tirer dessus avec de vrais obus, rien que pour le plaisir de riches spectateurs blasés. Dans le lointain, Lededje avait aperçu la base d’un des anciens dômes autour de laquelle des gens s’activaient. Des équipes d’ouvriers équipés de grues et de grands camions bourrés d’électronique démantelaient tous les dômes. Aussi loin qu’elle se souvienne, il y en avait eu une vingtaine entourant la résidence en un cercle de deux kilomètres de diamètre. La première fois qu’elle s’était enfuie, c’est au pied d’une de ces constructions qu’on l’avait capturée. Cela faisait des années et des années, peut-être la moitié de sa vie. À présent inutiles et dépassés, ces dômes satellites brillants étaient démantelés. C’est à ce moment précis que, pour la première fois de sa vie, elle sentit qu’elle vieillissait. Ils avaient été obligés d’attendre l’autorisation de s’amarrer à la petite jetée d’une des tours, puis de descendre par l’ascenseur – dont la cabine était étroite comme un cercueil – avant de s’engager dans le tunnel permettant de s’éloigner en toute sécurité du lac, des tours, des canaux et des bateaux. Même depuis la maison, on pouvait encore entendre les tirs de canon. Avec les autres enfants – enfin, sauf deux qui avaient trop peur –, elle avait l’habitude de se glisser sous le grillage entourant le labyrinthe. Ils se tenaient bien à l’écart des quais miniatures où les bateaux étaient entretenus et réparés. Ces quais n’étaient actifs que pendant quelques jours avant et après l’une des vraies grandes batailles, mais même durant les périodes plus calmes, il y avait toujours un ou deux adultes qui y travaillaient. Les journées de brume étaient les meilleures. Tout semblait du coup très étrange, très mystérieux et beaucoup plus vaste, comme si le paysage miniature de canaux et de lacs s’était déployé à la bonne taille pour des navires de guerre grandeur nature. Lededje s’était trouvé une vieille planche en métalmousse pour son bateau. Les autres se servaient de différents morceaux de plastique, de métalmousse et de bois. Ils avaient appris à lier et coller d’autres matériaux de récupération, ou des bouteilles en plastique, pour que leurs bateaux flottent mieux. Ils cachaient le tout au milieu des roseaux, pour ne pas se faire prendre. Ils organisaient des régates, des batailles et des jeux de cache-cache. Quand il s’agissait de combats en règle, ils se lançaient des mottes de terre et de boue. Une fois, la nuit était presque tombée quand ils avaient entendu des adultes les appeler. Les autres avaient dit que si elle avait gagné cette bataille, c’était juste parce qu’elle était noire comme la nuit. On avait trouvé deux de leurs bateaux un jour où quelqu’un qui bricolait une des embarcations à fond plat dans un canal aérien les avait vus jouer. On les leur avait confisqués et ils avaient tous eu droit à un sermon sur les dangers des Munitions Non Explosées. Ils avaient solennellement promis de ne pas recommencer, et ils avaient regardé les ouvriers reboucher le trou dans la clôture. Ils s’en fichaient, parce qu’ils en avaient déjà trouvé un autre un peu plus loin. Après ça, ils avaient été censés avoir sur eux des petits gadgets – des téléphones de gamin – qui permettaient aux adultes de savoir où ils étaient à tout moment, mais des enfants plus âgés leur avaient montré comment les éteindre, ou leur faire envoyer des signaux indiquant qu’ils se trouvaient à cent mètres de là où ils étaient réellement. La dernière fois qu’ils avaient joué dans le labyrinthe aquatique, c’était par une belle journée ensoleillée, même si le soleil se couchait parce qu’ils avaient dû attendre la fin des cours. Tous les adultes étaient très occupés parce que Mr Veppers allait rentrer d’un long voyage d’affaires dans les étoiles, et il fallait donc que la résidence et la propriété soient aussi jolies et aussi propres que possible. Elle n’avait pas été contente d’apprendre que Mr Veppers allait rentrer, parce que c’était l’homme à qui elle appartenait. Elle ne le voyait pas souvent quand il était dans la grande maison – leurs chemins se croisaient rarement, comme disait sa mère –, mais rien que de savoir qu’il était là lui faisait un effet bizarre. Elle avait le souffle court, comme quand on tombe sur le dos et qu’on se fait mal, mais que le pire est de ne plus pouvoir respirer. C’était un peu comme ça quand Mr Veppers était chez lui, sauf que c’était tout le temps. Cela faisait quelque temps qu’elle n’avait plus essayé de s’enfuir, mais elle continuait d’y penser quelquefois. Elle envisageait de le faire le lendemain, quand Mr Veppers serait rentré, mais elle n’y pensait pas du tout en ce moment. Elle s’amusait simplement dans la chaleur de cette fin de journée, dans le bourdonnement des insectes et sous un ciel parsemé de rouge et de jaune. Elle pagayait avec les mains, allongée à plat ventre sur son vieux bateau, le fidèle navire de guerre fait d’une planche de métalmousse récupérée d’un des pontons. Au fil des années, elle l’avait retaillé pour qu’il soit plus aérodynamique : il était pointu à l’avant et légèrement relevé à l’arrière, où elle pouvait caler son pied. En fait, ce n’était pas du tout un vaisseau de guerre. Les vaisseaux de guerre étaient grands et lourds, et très lents, alors qu’elle n’était rien de tout ça quand elle était sur le sien. Elle était rapide et légère, et elle avait donc décidé d’être un croiseur léger. Ils jouaient à cache-cache par équipes. Elle était cachée dans les joncs près d’un passage à gué entre deux îles, tandis que les autres se déplaçaient en silence ou passaient à côté d’elle dans un grand bruit d’éclaboussures. La plupart criaient son nom et celui de Hino. Hino était le plus jeune après elle, et petit comme elle, et très fort à cache-cache, également comme elle. Ils étaient donc probablement les deux derniers à trouver. Elle aimait bien ça. Elle aimait bien être la dernière à attraper, ou ne pas être attrapée du tout. Quelquefois, les adultes les appelaient, ou l’un des plus âgés recevait sur son téléphone un appel qu’ils ne pouvaient ignorer, et ils étaient obligés d’arrêter le jeu. Dans ces cas-là, ceux qui n’avaient pas encore été attrapés avaient gagné. Un jour, elle s’était endormie au soleil sur la planche de son croiseur léger, et à son réveil, elle avait découvert que les autres, qui avaient faim et qui en avaient assez, étaient partis en l’abandonnant. Elle avait considéré que ça comptait comme une victoire, ça aussi. À moitié enfoncé dans la boue près de sa cachette, il y avait un obus de métal et de plastique. On en voyait rarement, parce qu’il y avait une balise intégrée dans ces engins, un peu comme dans leurs téléphones. C’est ce qui permettait de les récupérer facilement après une bataille. Mais celui-là avait été oublié. Il avait dû ricocher contre un blindage, car son nez était tout cabossé. Elle le prit délicatement, juste pour y jeter un coup d’œil, en le tenant entre deux doigts comme s’il allait exploser d’un moment à l’autre. Il avait l’air très vieux et très sale. Il y avait quelque chose d’écrit dessus, qu’elle ne put déchiffrer. Elle songea à le laisser là où elle l’avait trouvé, ou à le lancer sur l’île pour voir s’il exploserait, ou bien encore à le jeter dans la partie profonde d’un lac. Elle pensa même le poser dans un endroit où un technicien pourrait le trouver facilement. Mais en fin de compte, elle décida de le garder en lui faisant un petit nid de boue juste à l’avant de son bateau de métalmousse. Elle avait dû faire des vaguelettes en se penchant pour récupérer de la boue, car elle entendit soudain un grand cri, terriblement proche. Une seconde plus tard, elle vit apparaître Purdil – un des garçons les plus grands – qui s’approchait rapidement en pagayant des deux mains sur sa planche en plastique, soulevant devant lui une vague qui brillait dans les rayons rougeoyants du soleil couchant. Il se dirigea droit sur elle au milieu des roseaux. Elle tenta de s’enfuir en pagayant de toutes ses forces, par une trouée dans les tiges, mais Purdil allait trop vite, et elle savait qu’elle ne pourrait pas lui échapper. Purdil était une petite brute qui lançait parfois des cailloux au lieu de mottes de boue quand ils avaient de vraies batailles, et c’était l’un de ceux qui aimaient le plus se moquer d’elle à cause de son tatouage et parce qu’elle appartenait à Mr Veppers. Le mieux qu’elle pouvait espérer, c’était d’arriver à rejoindre le canal et se faire attraper par quelqu’un d’autre. Elle s’aplatit sur sa planche et redoubla d’efforts, ses mains plongeant profondément dans l’eau et soulevant des nuages de boue à la surface. Quelque chose passa au-dessus de sa tête et tomba dans l’eau un peu plus loin. Derrière elle, Purdil criait et riait. Elle entendait le bruit sec des roseaux qui s’écartaient devant la proue incurvée de son vaisseau. Elle atteignit enfin le canal et faillit percuter Hino, lui-même poursuivi par deux autres enfants. Ils manœuvrèrent aussitôt pour éviter la collision. En voyant que c’était elle, Hino se redressa et reçut dans la figure une motte de terre avec quelques bouts de tiges cassées. Il faillit tomber de sa planche, et celle-ci pivota, bloquant le passage de Lededje. Elle se servit des deux mains pour ralentir tandis que l’avant de son bateau se rapprochait de celui de Hino. Ah, songea-t-elle, pourvu que l’obus n’explose pas… Mais rien ne se passa quand les deux planches entrèrent en contact. Ouf… Hino s’essuya le visage et lança un regard mauvais à Purdil qui arrivait. Led sentit son bateau heurter l’arrière du sien au moment même où Hino prenait le petit nid de boue où elle avait posé l’obus, à l’avant de sa planche. Elle le vit le lancer en un geste rapide. Elle eut juste le temps d’ouvrir la bouche. L’obus passa à cinquante centimètres d’elle. Le souffle de l’explosion fut comme une énorme claque dans le dos. Sa tête se mit à bourdonner, et elle n’entendit plus rien. Elle regardait toujours Hino, une main levée pour essayer de dire : « Non ! » Le bourdonnement se répandit dans tout son corps. Elle vit le visage de Hino pâlir d’un seul coup. Les deux enfants derrière lui avaient la même expression. C’était une expression qu’elle n’oublierait jamais, bien pire que ce qu’elle vit quand elle se retourna. Leurs visages… Tous les trois étaient bouche bée, les yeux écarquillés, plus grands qu’elle ne l’aurait cru possible, et le teint pâle comme la mort. Elle se redressa et se tourna vers le bateau de Purdil. Elle eut l’impression que cela lui prenait un temps infini. Elle détourna les yeux de Hino, des deux autres enfants, du canal et du soleil couchant et des étendues de roseaux. Elle vit la butte de l’île miniature qui formait une des berges, au-dessus de laquelle se déployait l’arche d’un canal aérien avec une tour à côté. Elle aperçut quelque chose de rouge. Ce qu’il restait de Purdil était encore assis sur la planche en plastique. La plus grande partie de sa tête avait disparu, mais elle eut à peine le temps de le voir avant qu’il ne bascule en avant et s’effondre en partie sur sa planche et en partie dans l’eau. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils se mirent tous à hurler. — Pas de sauvegarde, alors ? — Bien sûr que non. On ne fait pas ce genre de chose, on ne peut pas. On n’est pas comme vous. Lededje regardait Demeisen d’un air mécontent. Il s’agissait d’un des deux ou trois événements les plus dramatiques de son existence, et l’avatar du vaisseau semblait presque indifférent. — Et donc, comme ça, dit-il, parfaitement mort. — Oui. Parfaitement mort. — Qu’est-il arrivé à Hino ? — On ne l’a jamais revu. Il a été emmené à la ville pour l’enquête de police, et il a suivi ensuite des séances de psychothérapie. Ses… — Pourquoi ? Qu’est-ce que la police lui a fait ? — Hein ? Rien du tout ! Il fallait une enquête officielle, voilà tout. Bien sûr qu’ils ne lui ont rien fait : Vous nous prenez pour quoi ? (Lededje secoua la tête.) Ces séances de traitement post-traumatique, c’était parce qu’il avait lancé ce qu’il croyait être un caillou, et qu’il avait fait sauter la tête d’un camarade. — Ah, d’accord, je vois. — De toute façon, le père de Hino était un consultant paysagiste qui ne devait travailler dans la résidence que jusqu’à la fin de l’année, de sorte que quand il a pu réintégrer normalement la société, Hino était à l’autre bout du monde, où son père s’occupait des problèmes de plantations d’un autre milliardaire. — Hmm, fit Demeisen en hochant pensivement la tête. Je ne savais pas que vous aviez du métalmousse. Lededje lui lança un regard furieux. — C’est vrai, dit-elle entre ses dents, je me demande bien pourquoi je ne l’ai pas mentionné plus tôt. Où avais-je la tête ? Je me suis enfuie le lendemain, et j’ai failli mourir de froid. Merci de m’avoir posé la question. — Vous avez fait ça, vraiment ? dit l’avatar d’un air surpris. Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? — J’allais y venir, répondit Lededje d’un ton glacial. Ils étaient installés dans deux des fauteuils de pilotage de la petite navette, les pieds posés sur le siège du milieu. Le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles s’apprêtait à pénétrer dans l’espace de l’Habilitement, et ce retour là où elle était née et avait été élevée avait amené Lededje à parler un peu de l’histoire de sa vie au vaisseau. Demeisen hocha la tête. — Je suis vraiment désolé, dit-il. C’était bien insensible de ma part. Cet incident a dû être aussi très traumatisant pour vous, bien sûr, et pour vos deux autres camarades, sans compter les parents. Avez-vous été punie pour vous être trouvée dans la zone de bataille, ou pour le rôle que vous avez joué dans cette affaire d’obus, ou pour vous être enfuie ? Lededje relâcha son souffle. — Les trois, dit-elle. (Elle se tut un moment avant d’ajouter :) Je ne pense pas que Veppers ait été très heureux de voir son grand retour triomphal gâché par une petite fugueuse et toute cette agitation autour de ses jouets. — Eh bien… fit Demeisen qui s’interrompit d’une façon qui ne lui ressemblait pas du tout. — Qu’est-ce qu’il y a ? L’avatar retira ses pieds du fauteuil et se tourna en pointant le doigt vers l’écran principal, qui s’alluma aussitôt. Il affichait la vue d’un champ d’étoiles qui s’éloignait lentement. — Alors là, dit-il comme s’il se parlait à lui-même, c’est vraiment bizarre. Vous voyez ça ? Lededje plissa les yeux pour essayer de distinguer quelque chose. — Est-ce que je vois quoi ? — Hmm, fit Demeisen. L’image grossit en changeant de couleur et aussi de ce qui semblait être de la texture. En principe, c’était un affichage holo, mais ce qu’il montrait était tellement loin qu’on n’avait aucune impression de profondeur. Des écrans annexes remplis de courbes, de chiffres et de diagrammes décrivaient la manipulation graphique en cours. — Ça, dit Demeisen en se calant dans son fauteuil. Le centre de l’écran avait un étrange aspect granuleux, et semblait alterner lentement entre deux nuances de gris très foncé. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Lededje. Demeisen resta silencieux deux secondes, puis il rit doucement. — Je crois bien que nous sommes suivis. — Suivis ? Pas par un missile, quand même ? — Non, pas par un missile, dit l’avatar en examinant l’écran avant de se tourner vers elle avec un grand sourire. Je me demande bien pourquoi je me casse la tête à faire regarder l’écran par ce machin. (L’image disparut.) Oui, fit-il en se croisant les mains derrière la nuque et en posant de nouveau les pieds sur le fauteuil, nous sommes suivis par un autre vaisseau. — Je croyais que vous étiez… — Rapide, oui, je sais. Et je le suis. Mais depuis hier, j’ai ralenti pour reconfigurer mes champs. C’était un peu… au cas où quelque chose comme ça se produirait. — Pourquoi ? — Pourquoi avoir l’air de ce qu’on est quand on peut berner les gens en ayant l’air de ce qu’on n’est pas ? dit l’avatar avec un sourire éblouissant. Lededje réfléchit un instant. — Je suis heureuse d’avoir pu vous apprendre quelque chose. — Ce machin, dit-il en rallumant l’écran qui affichait toujours la curieuse tache grise en son centre, ne sait pas ce qu’il suit. L’écran s’éteignit avant qu’elle n’ait pu examiner l’image plus en détail. — Vous êtes sûr ? — Oh, absolument, dit l’avatar d’un air très content de lui. — Alors, qu’est-ce qu’il croit suivre ? — Une modeste Sentinelle Rapide de classe Tortionnaire des temps incroyablement anciens, répondit Demeisen avec un plaisir évident. C’est ça qu’il croit suivre, en admettant qu’il fasse son travail correctement. Confinement, captage sensoriel, traction, chaque champ que je déploie actuellement ressemble à s’y méprendre à une version juste un peu modifiée et extrêmement plausible du profil caractéristique de la classe Tortionnaire classique. Comme ça, celui qui nous suit croit avoir affaire à un simple petit caillou au milieu des vaisseaux spatiaux modernes. Mais je ne suis pas un petit caillou. Je suis une putain d’avalanche. (L’avatar poussa un soupir de contentement.) Il croit aussi que je n’ai aucune chance de le repérer, parce qu’un Tortionnaire en serait incapable. — Mais lui, à quoi ressemble-t-il, cet engin qui nous suit ? L’avatar fit un petit claquement de langue. — Aucune idée. Il ressemble à ce que vous avez vu à l’écran. Je n’en vois pas beaucoup plus que vous. J’arrive tout juste à détecter sa présence. Ce qui, à cette distance, signifie qu’il est probablement de Niveau Huit, ou tout en haut du Niveau Sept. — Ce n’est donc pas un appareil de l’Habilitement ? — Non, pas du tout. Il pourrait bien être de Flekke, ou du RdN, ou encore un Jhlupien. Ou même de la FCGF, s’ils lisent attentivement ces derniers temps la Revue des Débats de l’Institut des Super Concepteurs de Vaisseaux. — Pourquoi ces gens-là chercheraient-ils à vous suivre ? — Ah, c’est la question, hein ? J’imagine que c’est pour voir ce que je vais faire. (Il sourit.) Et aussi pour voir qui je pourrais bien transporter. Mais eux, la question qu’ils se posent, et à laquelle ils aimeraient sans doute que je réponde, c’est : Pourquoi suis-je dans le coin ? Lededje haussa les sourcils. — Vous avez pensé à une réponse plausible ? — Oh, j’ai préparé des tas d’histoires en couches concentriques, mais ça se ramène au fait que je suis un vaisseau sentinelle de la classe Abominator, que je suis un excentrique très légèrement psychopathe, et que je ne suis pas vraiment obligé de répondre au premier connard venu. Mais bon, la plupart de mes alibis concernent un humble Tortionnaire vagabond, et il y en a un en particulier qui implique un vague intérêt pour le Disque Tsungariel, ou un lien avec un membre de la mission de la Culture qui y est basée. Mais en un sens, ces ruses s’avèrent maintenant bien inutiles, parce que la mission en question vient de demander un petit coup de main suite à une épidémie de parsemis. Tout vaisseau de la Culture qui vient par ici a maintenant une excuse parfaitement légitime. Lededje secoua la tête. — Je n’ai aucune idée de ce que peut être une épidémie de parsemis. — De la nanotech en folie. Des vestiges d’un EHM, un Événement Hégémonisant Monopathe. On parle quelquefois d’un hégessaim. Je vois que votre regard devient vitreux. Bon, toujours est-il que dans le lointain passé brumeux, des machins de ce genre se sont retrouvés dans le Disque, et qu’une de nos équipes pleines de bonnes intentions et toujours prêtes à rendre service est installée là-bas pour contrôler la situation depuis plus longtemps qu’il n’était sans doute nécessaire – vous savez, un de ces boulots qu’on prend bien soin de ne jamais terminer, parce qu’on aime bien l’endroit où on est ? Sauf que cette fois, la situation semble leur avoir explosé à la figure, et que tout à coup, nos amis se retrouvent avec un sérieux Événement sur les bras. Demeisen s’interrompit et prit ce regard vague qu’ont parfois les avatars quand l’entité incroyablement puissante qu’ils représentent observe avec fascination quelque chose qui se déroule dans les domaines mystérieux inaccessibles aux simples créatures biologiques mortelles. — C’est à hurler de rire, conclut l’avatar en secouant la tête. — Vous allez donc les aider ? demanda Lededje. — Ouh là, pas du tout ! C’est le problème des Dératiseurs. Ils ont décidé de faire traîner les choses en longueur, c’est à eux de se démerder, maintenant. (Il haussa les épaules.) Cela étant dit, je vais sans doute devoir quand même faire semblant d’aller donner un coup de main, ou sinon, ceux qui nous suivent pourraient voir à travers mon manteau magique de plausibilité. Nous nous dirigeons actuellement droit vers le système de Tsung. C’est juste que je n’avais pas l’intention de m’arrêter en route. (L’avatar tapota la console du bout des ongles.) C’est agaçant, dit-il en soupirant. D’un autre côté, ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas la première chose bizarre qui se produit dans le coin. Il y a neuf jours, on a détecté un panache ablatoire à même pas un million de kilomètres du point de rendez-vous dans le Filament de Semsarine, là où ils voulaient absolument vous emmener. — Vous feriez un ado formidable, dit Lededje en secouant la tête. — Je vous demande pardon ? — Vous croyez encore que ça excite les filles quand vous leur dites des expressions incompréhensibles. En un sens, c’est assez mignon. — Hein ? C’est à cause du panache ablatoire que vous dites ça ? — Oui. Qu’est-ce que c’est encore que ce foutu machin ? — Allons, c’est simplement le genre de truc que je dois surveiller, une émergence de cet hyperespace de merde où il se trouve que je passe mes journées. (Si elle n’avait pas su à qui elle avait affaire, elle aurait pu croire qu’il était vexé.) Un panache ablatoire, reprit-il en soupirant. C’est ce qui se passe par exemple quand un vaisseau essaie de s’enfuir à toutes jambes et qu’il rate son coup, en termes d’e-Réseau. Ses champs propulseurs n’arrivent pas à s’accrocher efficacement au Réseau, et alors, au lieu d’exploser ou d’être éjectés et de dériver pour l’éternité, les moteurs procèdent à une ablation partielle pour amortir le choc énergétique. Ça ralentit le vaisseau, mais le prix à payer est considérable. Ça nécessite un remplacement complet des propulseurs. Enfin, il en résulte un panache de fumée qu’on peut voir de très loin en termes d’e-Réseau, ce qui peut servir de signal de détresse. C’est une situation assez inconfortable en temps de paix, et généralement fatale en temps de guerre. L’avatar se tut et sembla méditer sur l’étrange tournure que prenaient les événements. — … e-Réseau ? fit Lededje d’un air interrogateur. — Allons ! dit Demeisen qui semblait exaspéré. On ne vous a donc rien appris à l’école ? Quelqu’un l’appelait par son nom. Tout était un peu flou, même la notion de qui elle était. Son nom, par exemple. Ah, là, encore une fois. Quelqu’un le disait. Enfin, on disait quelque chose. Sa première pensée avait été qu’il s’agissait de son nom, mais en y réfléchissant, elle n’en était plus aussi sûre. C’était comme si les sons signifiaient quelque chose, mais elle ne savait pas quoi, ou peut-être qu’elle le savait, mais elle ne pouvait pas être sûre des sons eux-mêmes. Non, ce n’était pas ça qu’elle voulait dire. Tout était flou. Yime. C’était son nom, n’est-ce pas ? Elle n’était pas entièrement sûre. Ça avait l’air important, et ce n’était pas un mot ordinaire qu’elle connaissait et qui voulait dire quelque chose. Ça ressemblait à un nom. Elle était presque certaine que c’était un nom. Il y avait de bonnes chances que ce soit le sien. Yime ? Il fallait qu’elle ouvre les yeux. Elle voulait les ouvrir. Elle n’avait pas l’habitude de devoir réfléchir pour ouvrir les yeux. En général, ça se faisait tout seul. N’empêche, si elle allait devoir… Yime ? Est-ce que vous m’entendez ? … y réfléchir, c’est exactement ce qu’elle allait faire. Là, encore, juste là, pendant qu’elle réfléchissait pour ouvrir les yeux, cette… sensation que quelqu’un ou quelque chose avait prononcé son nom. — Yime ? fit une toute petite voix haut perchée. C’était une voix idiote. Une voix synthétique, artificielle, ou celle d’un enfant qui soufflerait dans un ballon d’hélium. — Yime ? Hello, Yime ? fit la voix couinante. Elle était très difficile à entendre. Elle était presque couverte par le rugissement d’une grande cascade, quelque chose comme ça, ou un grand vent soufflant dans des branches, peut-être. — Yime ? Est-ce que vous m’entendez ? On aurait vraiment dit une voix de poupée. Elle ouvrit un œil et elle la vit. Une poupée. Bon, finalement, c’était logique. La poupée était debout tout près d’elle et la regardait. Yime comprit qu’elle-même devait être allongée par terre. La poupée se tenait sous un angle bizarre. Normalement, penchée comme ça, elle aurait dû tomber. Elle avait peut-être des pieds spéciaux équipés de ventouses ou d’aimants. Autrefois, Yime avait eu un jouet qui pouvait grimper aux murs. La poupée devait être de la taille qu’ont les poupées en général, juste ce qu’il faut pour qu’un enfant puisse la tenir et la câliner, comme un adulte le ferait avec un bébé. Elle avait un teint brillant légèrement jaunâtre, des cheveux noirs très bouclés, une tête trop grosse, des yeux trop grands, des bras et des jambes potelés. Elle portait un petit ensemble pantalon-gilet un peu foncé. — Yime ? Vous m’entendez ? Est-ce que vous m’entendez ? La voix venait de la poupée. Sa bouche avait bougé en parlant, mais elle ne pouvait en être sûre parce qu’elle avait quelque chose dans l’œil. Elle essaya de lever la main pour l’enlever, mais sa main refusait de coopérer. Son bras entier refusait de coopérer. Elle essaya l’autre combinaison bras-main, mais elle n’était pas de meilleure volonté. Des signaux venant de ses bras semblaient s’accumuler dans sa tête. Ses mains devaient essayer de lui dire quelque chose, mais elle n’y comprenait rien. Il y avait plein de signaux comme ça venant de tout son corps. Un autre mystère. Ça commençait à la fatiguer. Elle essaya de bâiller, mais elle ressentit un grincement bizarre dans sa mâchoire et dans sa tête. Elle ouvrit l’autre œil et vit deux poupées. Elles étaient identiques, et elles étaient penchées exactement de la même façon. — Yime ! Vous êtes de retour ! C’est bien ! — Tour ? fit-elle. Elle avait voulu dire « Retour ? », mais ça n’était pas sorti comme elle le voulait. Sa bouche n’avait pas l’air de fonctionner correctement. Elle essaya de respirer profondément, mais ça ne marchait pas très bien non plus de ce côté-là. C’était comme si elle était bloquée, comme si elle avait essayé de se glisser par une toute petite ouverture et qu’elle y était coincée. — Restez avec moi, Yime, couina la poupée. Elle essaya de hocher la tête, mais… non. — O.K., fit-elle. Elle avait fini par comprendre qu’il n’y avait qu’une poupée, pas deux. C’était juste un problème de vision, la poupée était trop près. En plus, elle avait des trucs dans les yeux – des trucs noirs – et tout était de travers. Le plafond, si on pouvait appeler ça comme ça, touchait presque la petite tête bouclée, et la peau brillante de la poupée était pratiquement la seule source lumineuse dans cet espace exigu. Où est-ce qu’elle pouvait bien être, nom d’un chien ? Elle essaya de se souvenir où elle avait été la dernière fois. Elle avait été sous le vaisseau, où on lui montrait des images d’étoiles et de systèmes solaires, et l’immense coque noire était juste au-dessus d’elle. Non… Elle était sortie sous la pluie, et la proue du vaisseau était comme une immense falaise de verre noir, une lame géante capable de tailler dans le tissu même de l’univers… — Yime ! Encore ce couinement. Elle réussit à ouvrir un œil. Ah, oui, cette drôle de petite poupée devant elle, bizarrement penchée… — Oua ? (Quoi ?) — Arrêtez de faire ça. Restez avec moi. Ne partez pas comme ça. Elle eut envie d’éclater de rire, mais c’était impossible. Partir ? Comment ? Où ? Elle était coincée ici, prise au piège. La poupée s’approcha d’elle en se balançant. Elle avait du mal à marcher avec ses jambes courtaudes. Elle tenait quelque chose à la main, une sorte d’aiguille avec du fil qui traînait derrière elle. Le bout du fil se perdait dans les ténèbres. Il y avait aussi deux surfaces très proches l’une de l’autre, familières mais en même temps bizarres. La poupée avait aussi quelque chose dans l’autre main. Le jouet s’approcha si près de sa tête qu’elle ne pouvait plus le voir correctement. Mais elle arrivait quand même à le sentir, juste contre sa tempe. — Esse ou faites ? demanda-t-elle. Quelque chose de froid se posa contre son cou. Elle essaya de bouger. Les paupières : ça marchait. La bouche : un peu. Ses lèvres ne semblaient pas vouloir se serrer. Les muscles du visage : la plupart. La langue, la gorge et la respiration : un peu. Les doigts ? Pas de doigts. Les orteils ? Les orteils n’obéissaient pas. Les muscles de la vessie : oui, quelque chose, là. Génial. Elle pouvait se pisser dessus si elle voulait. Elle ne pouvait absolument pas bouger la tête ni le corps ni les membres. Tout à coup, elle comprit ce qu’était ce drôle d’espace étroit. Elle se trouvait encore dans le salon du vaisseau, là où elle était quand il avait accéléré. Accéléré ? Est-ce que les vaisseaux accéléraient ? Ici, le plancher s’était replié contre le mur. Elle était allongée sur le mur et le sol s’était relevé et elle était écrasée entre les deux. Ça expliquait pourquoi elle ne pouvait pas bouger. — Quoi ? fit la poupée en grimpant sur son visage pour atteindre l’autre côté de son cou. — Esse ou faites ? répéta-t-elle. — Je vous installe un micropack médical et je vous branche à un autre medpack le plus près possible, à deux ou trois mètres. — Esse oui oinçée ? — Est-ce que vous êtes coincée ? répéta la poupée en ajustant quelque chose hors de sa vue. Oui, Yime, j’en ai bien peur. Du coin de l’œil, elle réussit à voir un long tuyau d’argent, puis elle sentit quelque chose de froid sur son cou. Une aiguille s’enfonça dans sa chair, mais elle ne ressentit aucune douleur, ce qui était surprenant. Elle était sûre qu’on devait quand même sentir un petit quelque chose quand on était blessé, avant que le système antalgique ne se déclenche. Sauf si le corps était envahi d’une douleur telle que le cerveau se trouvait saturé de sécrétions analgésiques des toxiglandes et de signaux lui disant de ne pas faire attention, de sorte qu’une simple piqûre passait totalement inaperçue. C’était certainement ça. Elle était écrasée, immobilisée dans le vaisseau démoli, à peine capable de respirer, et son corps devait être salement amoché. C’était logique. Elle avait l’air de prendre tout ça très calmement, songea-t-elle. Bon, d’un autre côté, ça ne servait pas à grand-chose de s’affoler. Elle déglutit, puis elle demanda : — Esse issé assé ? — Qu’est-ce qui s’est passé ? dit la poupée en finissant son travail et en glissant le long de son cou pour se retrouver debout devant elle. (Yime la voyait un peu mieux, maintenant, parce qu’elle s’était reculée.) Je… nous nous sommes fait proprement étriller par quelque chose de très puissant. Ou bien c’est le Bulbitien qui s’est livré à des prouesses martiales jusqu’ici inconnues, ou bien un vaisseau équivtech était dans les parages. Nous avons tout juste réussi à quitter la sphère environnementale du Bulbitien. J’ai été obligé de mettre la gomme – de plonger dans l’hyperespace – avant de sortir de la sphère, ou sinon, nous aurions été écrasés. La transition a été un peu rude, et nous subissions encore des attaques. J’ai pu lancer quelques tirs de riposte, mais je ne sais pas si j’ai touché quelque chose. J’ai continué de subir des dégâts avant de réussir à m’échapper. Je me suis découpé en morceaux en utilisant des boosters comme missiles et des chambres-p comme mines. J’ai perdu mon unité directionnelle 4D et j’ai dû m’agripper au réseau en catastrophe pour éviter une subrupture. Et maintenant, nous sommes à la dérive, complètement découplés. — Alors on est outus… — Non, couina la poupée, nous ne sommes pas foutus. Nous sommes dans une situation difficile, c’est vrai, mais d’un autre côté, nous sommes encore vivants, et nous avons de bonnes chances de nous en sortir. — Onnes chances ? — Oui. Grâce à mes efforts et à vos propres systèmes d’urgence corporels, nous pouvons vous maintenir dans un état stable, et même entamer quelques traitements. Pour ma part, il semble que j’aie réussi à semer nos agresseurs et mes systèmes de réparation fonctionnent à plein régime. Le signal de détresse que j’ai pu envoyer avant de perdre mes champs émetteurs, plus le panache ablatoire, devraient avoir été suffisants pour attirer l’attention. Je m’attends à ce que des secours soient déjà en route à l’heure où je vous parle. Elle essaya de froncer les sourcils. C’était tout juste faisable. — Zètes une ouhée ? — Tous mes drones sont compromis, trop gros ou occupés ailleurs. Cette poupée date de l’époque où j’ai eu quelques enfants à bord. Plutôt que de la recycler, je l’ai gardée sous cette forme pour des raisons sentimentales. Je vais la laisser ici pour qu’elle vous tienne compagnie, si vous préférez rester éveillée. Cela étant, il serait préférable de vous laisser dormir, maintenant que vous êtes branchée au medpack. Il va falloir encore un petit moment avant que j’arrive à vous dégager de là. Elle réfléchit un instant. — Ormir, dit-elle. Juste avant de plonger dans le sommeil, elle se dit : « Attends ! » Il y avait une chose importante dont il fallait vraiment qu’elle se souvienne. Mais elle n’alla pas plus loin. — Ce machin se rapproche, dit Demeisen en fronçant les sourcils. Mais qu’est-ce qu’il veut, putain ? Me dépasser ? — Vous êtes sûr que ce n’est pas un missile ? demanda Lededje. Elle avait demandé au vaisseau d’afficher de nouveau la vue sur l’écran pour avoir au moins une idée de ce qui se passait derrière eux. Les deux tons gris au centre de l’écran n’avaient pas changé. — Je ne sais pas ce que c’est, mais ce machin n’a pas l’air de se considérer comme un produit jetable, et ce n’est donc pas un missile selon la définition classique. Mais il se dirige droit vers nous, ce qui constitue une manœuvre semi-hostile. — Quand est-ce que ça devient une manœuvre carrément hostile ? Demeisen haussa les épaules. — Quand il atteindra le point où une UOR de classe Tortionnaire repère normalement un objet derrière elle. Pour l’instant, il croit que je ne peux pas le voir, et donc, en principe, je ne dois pas le considérer comme hostile. Dès qu’il atteindra le point où un vrai Tortionnaire le repérerait, ou juste un peu avant, il devrait entrer en contact avec nous. — Et ça va se passer quand ? — Dans l’état actuel des choses, si aucun de nous deux ne modifie son allure, il faut compter à peu près deux heures. (L’avatar fronça les sourcils.) Ce sera un peu avant que nous n’atteignions le système de Tsung, où se trouve le Disque. Tiens, tiens… Une drôle de coïncidence, non ? Comme l’avatar n’attendait manifestement pas de réponse, Lededje ne dit rien. Demeisen se mordilla un ongle d’un air pensif. — Le seul petit problème, c’est qu’il s’attend à ce que je le voie alors que j’entamerai mon approche. Il semble penser que je vais m’arrêter à Tsung, ce qui n’est pas déraisonnable. (L’avatar s’était mis à marmonner. Lededje attendit patiemment.) Mais je serai en train de ralentir, presque sur le point de m’arrêter, au moment où il pense apparaître sur mes capteurs, ajouta-t-il doucement en jetant un coup d’œil à l’écran. Et ça, si on tient à être un peu parano, c’est déjà presque un acte hostile en soi, parce que ça met notre petit copain en bonne position pour attaquer, à moins qu’il ne ralentisse lui aussi, ou qu’il s’en aille. (L’avatar éclata de rire et se tourna vers Lededje en haussant les sourcils.) Alors, à votre avis, qu’est-ce qu’on fait ? Elle réfléchit un instant. — Ce qu’il y a de plus astucieux ? proposa-t-elle. Demeisen fit claquer ses doigts. — C’est une excellente idée, dit-il en faisant pivoter son fauteuil pour examiner de nouveau l’écran. Bien sûr, laissons de côté le fait que trop souvent, le truc le plus astucieux n’est évident qu’après coup, mais peu importe. (Il se tourna vers Lededje.) Il y a quand même un tout petit risque que la situation devienne un peu scabreuse. Il se pourrait même que je me trouve embringué dans une vraie bagarre, dit-il avec un large sourire. Il avait les yeux brillants. — Une perspective qui semble vous emplir d’effroi. Demeisen éclata de rire. Il avait presque l’air gêné. — Le problème, dit-il, c’est que les grands combats spatiaux entre vaisseaux adultes ne sont pas vraiment faits pour les petits brins de fille comme vous. Alors, si c’est vers ça qu’on va, je vais faire de mon mieux pour vous mettre à l’abri. Pour l’instant, c’est ici que vous êtes le plus en sécurité. Mais ça pourrait changer en une seconde. Vous pourriez vous retrouver à bord de la navette dans une de mes sous-sections, ou simplement dans un scaphandre ou même une combigèle, avec le vide de l’espace à quelques millimètres de vous. Tout ça sans crier gare. En fait, ce serait beaucoup mieux si vous aviez encore un lacis, parce qu’on pourrait vous sauvegarder et vous protéger des chocs aussi bien que moi, mais tant pis. Vous avez déjà porté une combigèle ? — Non. — Vraiment ? Ah, oui, bien sûr, sans doute pas. Mais peu importe, c’est vraiment très simple. Allons-y. Juste à côté du fauteuil de Lededje, un ovoïde argenté apparut et se gonfla, puis il éclata et disparut, laissant derrière lui ce qui ressemblait à un croisement entre une méduse géante et un préservatif très épais. Le tout avait la forme et la taille d’un humain. Lededje l’examina un instant. On aurait dit quelqu’un dont la peau était devenue transparente, et qu’on avait ensuite dépecé. — C’est une combinaison spatiale, ça ? dit-elle effarée. Dans son expérience, les combinaisons semblaient un peu plus compliquées et étaient plus volumineuses, ce qui avait un côté plutôt rassurant. — Vous avez sans doute intérêt à vous vider la vessie et le reste avant de l’enfiler, dit Demeisen en lui montrant la partie du salon qui se reconfigurait en salle de bains high-tech. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à vous déshabiller et poser les pieds dessus. La combi fera le reste. Elle ramassa la combigèle, qui était plus lourde qu’elle ne l’aurait cru. En regardant de plus près, Lededje vit qu’elle comportait des dizaines de couches de tissu très fin, dont les jointures étaient légèrement irisées. Certaines parties semblaient un peu plus épaisses que d’autres, avec une sorte d’opacité brumeuse. Elles donnaient un aspect un peu plus substantiel à l’objet, mais pas de beaucoup. — J’imagine que je ne ferais qu’afficher mon indécrottable naïveté en demandant s’il n’y a pas d’autre solution ? — Ce serait plutôt faire montre d’une incapacité incurable à affronter la réalité. Mais si c’est sa fragilité apparente qui vous gêne, ne vous inquiétez pas. Il y a une combinaison blindée externe qu’on enfile par-dessus. Je suis en train de vous la préparer. Bon, maintenant, dit-il en montrant la salle de bains, procédez à vos petites affaires biologiques, et n’y passez pas trop de temps. Elle lui jeta un regard furieux, mais il était de nouveau concentré sur l’écran. Elle se leva pour aller dans la salle de bains. — Et vous, lui lança-t-elle, vous devez aussi faire vos besoins, dans votre forme humaine ? — Non. Rien de biologique. Mais ça peut m’arriver, si j’ai mangé ou bu pour des exigences, comment dirais-je, de comportement normal en société. Ça ressort exactement comme c’est entré. Mâchonné, bien sûr, dans le cas de solides. Parfaitement comestible et potable. Enfin, sauf si je l’ai gardé à l’intérieur suffisamment longtemps pour que des micro-organismes externes ou déjà présents commencent à le décomposer. Je suis donc capable de roter et de péter de façon très convaincante. Il y a même des humains qui aiment manger ce qui sort des avatars. Très bizarre. Mais bon, les gens sont comme ça. — Je regrette vraiment d’avoir posé la question, marmonna Lededje en commençant à se déshabiller. — Ha ! Je m’en doutais un peu, lui lança gaiement l’avatar. Elle oubliait quelquefois à quel point il avait l’oreille fine. Elle fit un petit pipi de principe, puis elle étala la combigèle par terre. Les parties opaques semblaient concentrées dans le dos. Ou sur le devant – c’était impossible à dire. Les plaques se déployèrent sans problème. On aurait dit de longs muscles presque transparents. Elle se regarda dans l’inverseur. Son tatouage était un tourbillon de courbes noires. Depuis qu’ils avaient quitté le VSG, elle avait passé pas mal de temps à apprendre à se servir des contrôles, et elle était maintenant capable de modifier l’épaisseur des traits, d’en changer le nombre, la couleur et l’indice de réflexion. Elle savait aussi les rendre droits, incurvés ou en spirale, les transformer en cercles ou en carrés, ou toute autre forme géométrique simple, ou encore choisir parmi des milliers de motifs paramétrables. Elle pensa à l’anneau argenté qu’elle portait à la main gauche. — Et pour mon terminal, comment on fait ? demanda-t-elle. — Ne vous inquiétez pas, la combinaison va s’ajuster. Bon, allons-y, songea-t-elle en haussant les épaules. Elle posa les pieds sur le bas des jambes de la combi. Il ne semblait pas y avoir de trous prévus. Elle commençait à se dire qu’il n’allait rien se passer, et qu’il fallait peut-être qu’elle fasse quelque chose, quand la combi se resserra autour de ses chevilles et commença à grimper le long de ses mollets et de ses cuisses, puis à lui envelopper le bassin et le torse, d’où elle redescendit le long des bras tout en se resserrant autour de son cou, comme un col de dentelle. Elle se déplaçait plus vite que ne l’avait fait le tatouage dans le même genre d’exercice. Comme pour le tatouage, c’est à peine si Lededje en sentait la présence. — Elle s’est arrêtée au cou, lança-t-elle. — C’est la procédure standard, répondit Demeisen. Elle complétera l’enveloppement en cas de menace, ou si vous le lui demandez. — Comment je fais ça ? — Dites-lui « Mets le casque », ou simplement « Aargh ! ». En général, ça marche, paraît-il. — Elle est… intelligente ? Elle n’avait pas pu s’empêcher de couiner. — Elle est plus bête qu’un missile-couteau, répondit l’avatar d’un ton amusé. Mais elle reconnaît la parole et peut tenir une conversation. Elle est censée réagir aux menaces détectées même pendant votre sommeil, Led. Elle ne peut pas être complètement idiote. Elle ouvrit soudain de grands yeux et se dressa sur la pointe des pieds. — Elle vient juste de me mettre ce qui ressemble à un pessaire et un bouchon dans le derrière, dit-elle d’une voix qui venait de grimper de deux octaves. C’est standard aussi, ça ? — Oui, et vous pouvez également l’ajuster. Pour toutes ces manips, vous pouvez lui parler ou utiliser les contrôles que vous avez sur les avant-bras, ou bien le faire du bout des doigts, comme avec le tatouage. Il y a également des fonctions de coloration et de camouflage. Vous pouvez vous en servir pour protéger votre pudeur, si vous en avez. Elle s’examina dans l’inverseur. Contrairement à ce qu’elle avait imaginé, la combigèle n’était pas réfléchissante. Elle pouvait encore distinguer son tatouage. C’était presque comme si la combi n’était pas là, sauf sur le contour de son corps tel qu’elle le voyait dans le miroir, une sorte de tracé gris qui l’entourait. — Comme ça, elle est capable de parler ? — Oui, tout à fait. — Et si vous faisiez les présentations, alors ? Ça me semble la moindre des choses. — Elle attendait qu’on lui adresse la parole, dit Demeisen, par pure politesse. Dis bonjour, combi. — Bonjour, dit la combigèle. Lededje sursauta. La douce voix androgyne lui parvenait juste au-dessous du niveau des oreilles. — Heu, bonjour, fit-elle en souriant comme une idiote. — Mlle Y’breq, si je ne me trompe ? — Oui, bonjour ! répondit-elle d’une voix peut-être un peu plus forte et enjouée que nécessaire. — Puis-je suggérer de vous introduire quelques filaments mineurs dans les oreilles afin de me permettre de vous parler directement ? — Est-ce vraiment nécessaire ? Elle s’était mise à chuchoter sans trop savoir pourquoi. — C’est préférable, répondit la combi. Les composants du col sont déjà capables de comprendre les subvocalisations. Cela signifie que nous pouvons converser sans que ça se voie. — Bon, d’accord, vas-y. Deux ou trois secondes s’écoulèrent, et quelque chose la chatouilla brièvement dans les deux oreilles. — Ça y est ? demanda-t-elle. — Oui. (La voix de la combi était légèrement différente.) Je teste : gauche, droite. (La source se modifia en conséquence, avant de se recentrer dans sa tête.) Est-ce que cela vous semble correct ? — Oui, je crois. Quelques secondes de silence et puis : — Non, combi, je n’ai rien entendu, dit Demeisen. Lededje respira profondément. — Combi, mets le casque, s’il te plaît. Elle avait à peine prononcé la dernière syllabe que le composant du casque se déroulait de son col pour lui envelopper la tête. Elle sentait qu’elle avait quelque chose autour de la tête, mais elle voyait parfaitement bien, et elle pouvait battre des paupières. Elle posa les mains sur ses yeux et constata qu’ils étaient recouverts de petites bosses transparentes. Elle ouvrit la bouche et tira la langue, et une sorte de bulle se forma juste devant. Son nez avait également une petite bulle sous chaque narine. — Qu’est-ce que je respire ? demanda-t-elle doucement. — De l’air, j’imagine, lui lança l’avatar. — L’air ambiant, précisa la combi. Par mesure de précaution, je charge les composants de l’unité dorsale avec de l’air ambiant sous pression, mais pour un usage prolongé, je peux utiliser mon réacteur pour reconstituer de l’oxygène à partir du dioxyde de carbone. — Un réacteur ? répéta Lededje un peu inquiète. — Un processeur chimique, expliqua la combi. — Ah. — Oh, elle a aussi ce que vous pourriez appeler un vrai réacteur, cria Demeisen. Elle avait l’impression que tout cela l’amusait beaucoup. — Une unité standard M/AM microforme, dit la combi. Lededje leva les yeux au ciel. — Baisse le casque, dit-elle. (Le casque se replia aussitôt et redevint un simple col.) Est-ce que tu peux devenir complètement noire ? La combi devint d’un noir d’encre. — Maintenant, passe en transparent au-dessus des contrôles du tatouage. Une partie de son avant-bras gauche redevint transparente. Lededje constata que la surface de la combi était devenue extrêmement fine, lui conservant une sensibilité presque intacte au bout des doigts. Elle augmenta l’épaisseur des traits du tatouage et son visage se noircit. Avec un hochement de tête satisfait, elle sortit de la salle de bains. — Très bien, dit-elle, je suis équipée. Et maintenant… (Elle s’arrêta net.) Qu’est-ce que c’est que… ? Ah, oui, le machin blindé… Dans le fauteuil du milieu était assis une sorte de guerrier en armure. La combinaison blindée était lisse et réfléchissante comme un miroir. Elle devait être trois ou quatre fois plus épaisse que la combigèle. La partie correspondant à la tête ressemblait à un casque de motard, avec une visière argentée. — Le machin blindé, confirma Demeisen. (Il examina Lededje un instant.) Ça vous va à ravir, dit-il. — Hmm… (Elle s’assit dans son fauteuil et jeta un coup d’œil à l’écran. L’image n’avait malheureusement pas changé.) Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? — Maintenant, vous enfilez la combinaison blindée. (Voyant le regard qu’elle lui lançait, il ajouta :) Une simple précaution. Lededje se leva, et l’armure fit de même – avec beaucoup plus de grâce qu’un humain – pour se placer devant elle. Et là, elle s’ouvrit simplement du haut en bas ainsi que le long des bras et des jambes, doublant sa surface. Lededje ravala sa salive et examina l’intérieur luisant avant de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Demeisen était toujours concentré sur l’écran. Il dut remarquer qu’il y avait un problème, car il se retourna en lançant : — Qu’est-ce qu’il y a ? — Vous… (Lededje fut obligée de s’interrompre pour s’éclaircir la gorge.) Vous… vous ne me feriez pas de mal, n’est-ce pas ? (Elle ne put s’empêcher d’ajouter :) Vous avez promis. L’avatar la regarda un instant avec une expression indéchiffrable, puis il sourit. — Oui, Led, j’ai promis. Elle hocha la tête et se retourna, puis elle fit un pas en arrière pour se mettre dans l’armure. Celle-ci se referma doucement autour d’elle, en exerçant une très légère pression sur la combigèle, mais apparemment sans ajouter de poids. Le casque ne se referma pas complètement. La visière se releva sur le front, laissant à Lededje un champ de vision intact. — Marchez normalement, dit Demeisen sans la regarder. Elle obéit, en s’attendant à devoir traîner l’armure, ou peut-être à trébucher. Mais la combi blindée semblait marcher avec elle. Lededje retourna s’asseoir, en ayant parfaitement conscience de n’être qu’une masse argentée. — J’ai l’impression d’être un guerrier de l’espace, dit-elle. — Eh bien, vous n’en êtes pas un, dit Demeisen. Le guerrier de l’espace, c’est moi, ajouta-t-il en souriant. — Hourra et félicitations. Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? — Maintenant, on va essayer de braquer derrière nous ce qui ressemblera à un scanneur de Tortionnaire. Avec ça, on va repérer ce nouvel ami qui nous suit avec tant d’enthousiasme. — Ça ne risque pas d’éveiller ses soupçons ? — Non, pas vraiment. Les vaisseaux – particulièrement les vaisseaux de guerre, et plus particulièrement encore les vieux vaisseaux de guerre – font ce genre de truc de temps à autre. Juste au cas où. — Et vous trouvez souvent quelque chose ? — Pratiquement jamais. — Tous les vieux vaisseaux de guerre sont aussi méfiants ? — Ceux qui ont survécu, oui. Et puis, certains d’entre nous sont simplement un peu paranos. Il m’est arrivé de pivoter de cent quatre-vingts degrés pour pointer mon scanneur avant primaire directement vers l’arrière, juste histoire de m’assurer qu’il n’y avait pas un connard qui me suivait en douce. Je ne suis pas resté comme ça trop longtemps, bien sûr. Ça fait un peu peur, comme si on courait à reculons dans le noir. (Il éclata de rire.) Mais ça ne fait pas aussi peur que de croire qu’on suit discrètement un vaisseau sans qu’il se doute de rien, et de se retrouver avec le scanneur avant d’un Abominator braqué en pleine figure. (L’avatar semblait s’amuser beaucoup.) Bon, ça n’est pas tout ça. Allons-y. Lededje observa l’écran. La tache granuleuse au centre de l’image prit un contour plus net. On aurait dit une sorte de flocon de neige noir et arrondi, avec une symétrie d’ordre huit. Il y eut un silence. Demeisen haussa les sourcils. — Oui ? fit Lededje. (Et au bout d’un moment, comme l’avatar ne disait toujours rien, elle ajouta :) Qu’est-ce qui se passe ? — Putain de merde, dit Demeisen. Il accélère, et sacrément encore… Lededje regarda l’écran, mais rien ne semblait avoir changé. — Qu’est-ce que vous allez faire ? Demeisen siffla entre ses dents. — Ah, je meurs d’envie de piquer un sprint et de les laisser derrière nous comme des andouilles, ou de faire le coup du scanneur inversé en ciblage total et de leur crier : « Salut, les voyageurs de l’espace ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » (L’avatar soupira.) Mais nous en apprendrons plus si nous gardons notre déguisement de Tortionnaire encore un petit moment. Ils nous auront rejoints d’ici une quarantaine de minutes. Demeisen se tourna vers elle avec un air qu’il voulait sans doute rassurant. Il n’était pas très fort pour ça. — Il faut que vous compreniez qu’il ne va probablement rien se passer, et que vous pourrez sans doute sortir très bientôt de cette combi. — Je la trouve très confortable. — Ah oui ? Bien, bien. C’est l’avis général. Bon, cela étant, juste pour être tranquille, je vais passer en disponibilité opérationnelle maximum. — Branle-bas de combat ? Demeisen fit la grimace. — C’est une expression terriblement ancienne. Tellement ancienne qu’elle remonte à l’époque où les vaisseaux avaient des équipages. Ou en tout cas, des équipages qui n’étaient pas de simples touristes. Mais enfin, oui, c’est un peu ça. — Je peux faire quelque chose pour vous aider ? Il sourit. — Ma chère enfant, rien que dans l’histoire de la Culture, cela fait neuf mille ans que les humains – malgré toutes les merveilles dont ils sont capables par ailleurs dans de multiples domaines – n’ont rien pu faire d’autre dans une vraie bataille spatiale avec du gros calibre que d’admirer les belles explosions – ou dans certains cas d’y contribuer. — Y contribuer ? — Oui, vous savez, avec des composants chimiques, pour faire de jolies couleurs… 22. — Bon, de toute façon, on va venir nous donner un coup de main. — Ah oui ? Hip-hip-hip, alors. Qui ça ? — Un vieux Tortionnaire. — Quoi ? Un vrai vaisseau ? — Un vrai vaisseau de guerre. Mais un vieux, comme je t’ai dit. Il sera là dans deux heures. — Déjà ? C’est drôlement rapide… — Les vieux guerriers sont comme ça. Ils se baladent pendant des années ou même des décennies sans dire à personne où ils sont ni ce qu’ils font, mais de temps en temps, il y en a un qui se trouve juste au bon endroit au bon moment pour se rendre utile. Ça rompt la monotonie, j’imagine. — Eh bien, là, on peut dire qu’il y est, au bon endroit. — Wouah. Tu es en train de te faire arroser, on dirait ? — Pas plus que toi, coll. — Estcoll, s’il te plaît. — Quand tu auras blité quelques kilos de plus de ces sales petites merdes de gravillons, tu pourras commencer à prétendre au niveau d’estimé collègue. En attendant, tu es tout juste collègue à titre probatoire, coll. — Ouh là, qu’est-ce qu’on peut flirter tous les deux, hein ? — Ah ça, oui, fit Auppi Unstril en souriant bien que ce ne fût qu’une com audio. Je me sens rougir de partout. D’autres nouvelles intéressantes ? — Dans leur souci permanent de nous être utiles, nos estcolls de la FCGF signalent qu’ils arrivent tout juste à contenir les infestations qu’ils rencontrent, lui dit Lanyares Tersetier – qui était son collègue et amant. Comme nous, ils croient à chaque fois que ça y est, c’est fait, tout est sous contrôle, et puis ça redémarre ailleurs de plus belle. Mais enfin, ils semblent surtout passer leur temps à faire ce qu’ils ont dit, c’est-à-dire vérifier toutes les autres fabricaria. — Ma foi, on doit sans doute leur être reconnaissants de se débrouiller aussi bien. — Et d’avoir autant de vaisseaux à proximité. — Ouais. On peut d’ailleurs se demander ce qu’ils faisaient tous dans le coin… — Tu les aimes vraiment beaucoup, ces mignons petits gars, hein ? — C’est l’impression que ça te donne ? — Oui. — Parfait. Je n’ai aucune confiance dans ces petits connards. — Ils disent beaucoup de bien de toi. — Ils disent beaucoup de bien de tout le monde. — C’est grave à ce point ? — Oui. Ça veut dire qu’on ne peut pas leur faire confiance. — Qu’est-ce que tu peux être cynique… — Et parano. N’oublie pas le parano. — Tu es sûre que tu n’aurais pas été mieux avec CS ? — Non. Où en est l’Hylo ? La Sentinelle Rapide Hylozoïste se trouvait de l’autre côté du Disque. Histoire d’ajouter au bordel ambiant, une éruption de parsemis s’était produite simultanément très près de l’Installation de Contact Initial du Disque, la base principale – et de fait obligatoire, conformément aux traités – de toutes les espèces activement impliquées dans le Disque Tsungariel. Cette infestation était encore pire, car si les machines qui émergeaient telles des larves des quelques fabricaria groupées autour de l’Installation étaient moins nombreuses, elles étaient par contre beaucoup plus sophistiquées, et l’Hylozoïste – qui avait été désarmé depuis longtemps – avait toutes les peines du monde à faire face. Cette activité accaparait toutes ses ressources, et il n’en avait donc aucune à consacrer aux infestations qu’Auppi et ses amis essayaient de contenir. — Toujours pareil. Il continue de se débattre avec sa part du gâteau. La FCGF commençait à parler à mots couverts d’un éventuel complot. Ces deux épidémies, si proches dans le temps mais si éloignées l’une de l’autre dans la géométrie du Disque, leur semblaient suspectes. Ils subodoraient l’intervention malfaisante d’un agent extérieur, et ils n’auraient de cesse que les coupables aient été démasqués. En attendant, ils continueraient de combattre vaillamment aux côtés de leurs estimés camarades de la Culture, pour contenir, refouler, et finalement exterminer l’infestation de parsemis. Ils dépêchaient leurs vaisseaux un peu partout dans le Disque pour s’assurer que l’épidémie ne se propageait pas plus loin, tout en laissant leurs cousins de la Culture, à l’esprit plus guerrier, se livrer à l’équivalent de combats au corps à corps. (À chacun selon ses compétences et cætera.) Cependant, malgré leurs efforts pour éviter les parsemis vraiment vicieux, il leur arrivait d’en rencontrer de temps à autre. Ils faisaient de leur mieux pour les écraser, même si ce n’était pas vraiment dans leur nature. — O.K. Et toi, comment ça va, mon chéri ? — Tu me manques, mais à part ça, ça va. J’ai de quoi m’occuper. — À qui le dis-tu ! Bon, il faut que j’y aille. Plein de bestioles à exterminer. Il y a encore un nuage qui sort d’une des N-Sept. Je m’en vais les bliter. — Blite tant que tu voudras, mais ne te fais pas bliter. — Pareil pour toi. À la prochaine… — Tu as oublié de dire : « Tu me manques, toi aussi. » — Qu’est-ce… Ah, c’est pourtant vrai. Je suis une petite amie au-dessous de tout. Tu me manques. Je t’aime. — Moi aussi. Allez, plus qu’à retourner au turbin. — Attends deux secondes. Il a un nom, ce Tortionnaire ? — Assez curieusement, aucun. Ça veut sans doute dire que c’en est un particulièrement bizarroïde. Combien tu paries que c’est un de ces vétérans de la Guerre Idirane qui ne s’en est toujours pas remis quinze siècles après ? — Ah, merde. Il ne manquait plus que ça, un vaisseau de guerre sénile dans ce foutu bazar. Avec la chance qu’on a, il est venu se joindre à l’épidémie au lieu de nous aider à l’enrayer. — Et voilà. Cynique, parano et pessimiste. C’est la totale, tu ne crois pas ? — Je vais passer une bonne partie des quatre prochaines heures à essayer de trouver d’autres aspects négatifs à te montrer. Bonne chasse. — Ce n’est pas le gibier qui manque, par ici. Toi aussi. Terminé. — À plus. Terminé. Auppi Unstril mit la com en muet et endocrina encore un peu de tranchant. Elle respira profondément pendant que la drogue se répandait dans ses veines. Les affichages lui semblèrent plus brillants et plus nets, avec une qualité 3D renforcée. Les autres signaux lui parvenaient avec une sorte de fraîcheur, qu’ils soient auditifs, tactiles ou autres. Et il y avait plein d’autres choses encore. Elle se sentait vraiment très en forme, et prête à en découdre. — Espèce de droguée, dit le vaisseau. — Ouais, fit-elle, et j’aime ça. — Il y a des moments où tu m’inquiètes. — Quand je t’inquiéterai tout le temps, on aura peut-être trouvé un début d’équilibre entre nous deux, répliqua-t-elle. En fait, elle ne le pensait pas vraiment. C’était juste le genre de choses que le tranchant vous pousse à dire. Le vaisseau ne l’inquiétait pas du tout. C’était elle qui l’inquiétait, et c’était très bien comme ça. Le vaisseau n’en était pas vraiment un (trop petit), et il n’avait donc pas de nom. C’était un Module de Liaison de Flotte Rapide, avec une armabilité (ou quelque chose comme ça) d’urgence, et il ne possédait qu’un numéro. Bon, pour ce qui était d’être armabilisé, il l’avait été à fond, et comme il y avait juste la place pour un pilote humain, elle avait décidé – tout comme son collègue et amant, le beau et séduisant Mr Lanyares Tersetier – de ne pas laisser les machines s’amuser toutes seules avec cette épidémie de parsemis inattendue, semi-limitée et bizarrement incontrôlable. Et elle avait choisi d’appeler le vaisseau le Blitérateur, ce qu’elle était la première à trouver puéril, mais tant pis. Auppi et son appareil blitaient à mort tous les éléments de l’hégessaim vers lesquels ils pointaient, vaporisant simplement toute cette Poussière Égoïste. Elle était véritablement en danger de mort, cela faisait des jours – elle ne comptait même plus – qu’elle n’avait pas dormi plus de quelques minutes d’affilée, et elle commençait à se sentir une vraie machine plutôt qu’une femme particulièrement séduisante. Aucune importance. Elle adorait ça. Il y avait des jeux vidéo d’immersion totale aussi bons – et même meilleurs sous certains aspects –, et elle les avait tous faits, mais celui-là avait un avantage incomparable sur tous les autres : il était vrai. Il suffirait d’une collision malencontreuse avec un bloc de roche, une pierre, un gravillon, ou même un simple morceau de l’infestation gros comme un grain de sable, et elle aurait de la chance si elle survivait. C’était la même chose pour le genre d’armes que les parsemis les plus récents semblaient posséder – ce qui était franchement inquiétant en soi : l’hégessaim se livrait à un genre de course aux armements. Il se développait. Pour l’instant, ces armes n’avaient pas de quoi inquiéter un appareil offensif de la Culture convenablement équipé, comme celui où elle se trouvait, même si c’était au départ un modeste engin de transport. Mais d’un autre côté, un malheureux concours de circonstances pourrait la transformer en plasma, en nuage de viande, en une belle tache rouge largement distribuée. Lanyares, elle et les autres, tous étaient d’accord pour dire que cette éventualité ajoutait beaucoup de piment à l’expérience. Surtout une forme de terreur, mais aussi une excitation accrue, une sorte d’exaltation quand on sortait vivant d’un engagement, avec en plus une sensation qu’on ne pouvait jamais vraiment éprouver dans une sim : celle d’avoir réellement accompli quelque chose. Quand l’épidémie s’était déclarée dans le Disque Tsungariel, il y avait une soixantaine d’humains dans la mission Restauria. Tous s’étaient portés volontaires pour participer. Les vingt-quatre microvaisseaux disponibles avaient été alloués par tirage au sort. Pour l’instant, deux avaient été endommagés, mais ils avaient réussi à regagner leur base pour y être réparés. Aucun humain n’avait encore été blessé ni tué, ni porté disparu. Tous les pilotes avaient déroulé leurs propres simulations et regardé les vieux scénarios, et ils étaient arrivés à la conclusion qu’ils avaient à peu près quatre chances sur cinq de s’en sortir indemnes si l’infestation évoluait comme on s’y attendait. Le seul problème, c’est qu’elle n’avait pas du tout évolué comme prévu. Ils n’avaient même pas pensé à le signaler au début, parce que la petite éruption initiale de parsemis avait été intéressante et méritait d’être étudiée. Vingt-quatre heures plus tard, quand ils s’étaient rendu compte que c’était du sérieux, ils avaient quand même assuré leurs supérieurs et les gens qui se proposaient de les aider qu’ils pouvaient parfaitement se débrouiller seuls. L’affaire serait réglée avant que ceux qui se trouvaient à plus d’une journée d’ici puissent arriver, et il n’y avait personne qui soit vraiment à proximité. L’épidémie dépassa d’un jour la limite prédite, mais ils étaient maintenant convaincus d’avoir compris son mécanisme et de pouvoir l’éradiquer. Ce serait l’affaire de deux jours tout au plus. Bon, disons quatre. O.K., plutôt six. Ils en étaient maintenant au huitième ou neuvième jour, et cette putain d’infestation refusait de se calmer. En fait, elle montrait même des signes de développement – les armes, par exemple, primitives ou pas – et ils commençaient à se faire carrément arroser, comme disait Lan. En plus de ça, leurs sims – groupées, pondérées, constamment mises à jour et réputées fiables – étaient passées en l’espace de quelques jours de quatre chances sur cinq de survivre sans bobo à trois chances sur quatre, puis deux sur trois, et maintenant – comme ça semblait inévitable – à seulement une chance sur deux. Ce qui avait pas mal refroidi leur enthousiasme. Bien sûr, ce n’était qu’une simulation, une prédiction, mais c’était quand même inquiétant. Cette dernière estimation remontait à cinq heures, mais depuis, elle avait dû encore se dégrader. À moins que l’épidémie ne s’arrête brusquement ou commence à décliner rapidement, ou qu’ils aient vraiment beaucoup de chance, ils allaient forcément perdre quelqu’un. Bon, ça allait peut-être arriver, mais pas question que ce soit elle. En fait, ils pourraient avoir des pertes plus importantes, mais elle ne serait pas la première. Bon sang, ils allaient peut-être tous mourir… Elle voulait être la seule survivante, ou la dernière à succomber. Auppi sentait monter en elle une férocité qu’elle n’avait jamais imaginée, une sorte de brûlure dans la poitrine et derrière les yeux quand elle pensait à ce genre de truc. Ouais, elle était une guerrière née… Elle pouvait déjà entendre Lanyares se moquer d’elle en riant. Ma fille, tu endocrines beaucoup trop de tranchant, remontant, speed, focal et pep… N’empêche, cette soif de destruction, de gloire – et même de mort glorieuse –, était une sorte de drogue supplémentaire, un métaflash qui venait de quelque chose de profondément enfoui dans le biohéritage panhumain, recouvert d’un vernis de civilisation mais jamais totalement éradiqué. Elle était revêtue d’une combinaison blindée connectée à une couchette renforcée de gelmousse, avec au moins quatre mètres de Module de Liaison de Flotte Rapide à haute densité entre le vide et elle – un engin de douze mètres lui-même puissamment blindé –, et tout un arsenal : un laser principal, quatre secondaires, huit tertiaires, six cellules à shrapnel laser à haute cadence, deux cellules de nanocanons – actuellement vidés aux sept huitièmes, il faudrait bientôt qu’elle retourne à la base pour les recharger –, et un conteneur de missiles accroché à la coque, un engin lourd et encombrant qui la ralentissait, mais qui était plein de bonnes choses mortelles. Il n’était qu’à moitié vide, ce qui, d’après le vaisseau, signifiait qu’elle était beaucoup trop radine avec les missiles. Elle considérait qu’elle était simplement prudente. Il valait mieux économiser ce qui pouvait s’épuiser rapidement, et dépenser sans compter ce qui paraissait inépuisable : son propre désir de combattre et de détruire. Elle avait presque honte d’être sauvegardée. Un vrai guerrier ne devrait pas l’être. Un vrai guerrier devait faire face à la certitude de la mort et du néant, et continuer pourtant d’être sans peur, de mettre sa vie en jeu contre le destin aussi efficacement que possible. Bon, de toute façon, les guerriers d’autrefois étaient convaincus d’être sauvegardés, eux aussi, sûrs et certains de se retrouver dans un paradis qui leur était spécialement destiné. Le fait que ce soit absurde n’avait aucune importance. Certains d’entre eux devaient bien avoir quelques doutes, mais ils faisaient comme s’ils n’en avaient pas. (C’était un courage formidable. Ou de la stupidité. Ou de la crédulité. Ou une forme de narcissisme – chacun pouvait en penser ce qu’il voulait, selon qui il était et ce qu’il aurait fait dans les mêmes circonstances.) S’ils en avaient eu la possibilité, est-ce qu’ils se seraient fait sauvegarder ? Oui, plutôt deux fois qu’une, elle en était sûre. Et il ne fallait pas oublier qu’ils tuaient d’autres gens, pas des bouts de ferraille juste assez intelligents pour être franchement agaçants. C’était là qu’on approchait un peu plus de l’analogie avec des jeux vidéo. On pouvait pulvériser le parsemis avec la même décontraction morale que dans un jeu de baston. Toujours est-il qu’elle était sauvegardée et que, comme les autres, elle quittait la mêlée toutes les quatre heures pour reprendre un peu son souffle, s’informer de la situation générale, et transmettre ce qui passait pour son âme d’abord à l’habitat de contrôle de Restauria, sur le bord intérieur du Disque, à mille kilomètres seulement des nuages de la géante gazeuse Razhir – là où elle se rendrait bientôt pour refaire le plein de munitions –, et ensuite au plus proche vaisseau de Restauria. De là, son âme était sans doute retransmise à d’autres substrats gérés par différents Mentaux, probablement de l’autre côté de la Grande Galaxie, ou même encore plus loin. Sauvegardée, équipée, excitée… Il était temps de passer à la castagne. Elle utilisa la fonction focus pour zoomer sur le nuage de rochers sortant de la fabricaria dans le Niveau Sept au milieu du Disque. Le front du nuage datait de moins d’une minute. La plus grande partie continuait d’émerger de l’ancienne usine spatiale à travers des ouvertures rondes percées à la surface. On aurait vraiment dit une cosse géante répandant des spores, ce qui n’était pas loin de la réalité. — Il est à deux virgule huit minutes de nous, dit-elle. Elle effectua un balayage latéral puis en profondeur avant de regarder partout à la fois pour se faire une bonne idée de l’environnement local. (Elle se souvenait encore de la première fois qu’on lui avait montré la technique. Elle avait failli vomir. Regarder dans deux directions à la fois en rotation inverse, puis dans toutes les directions en même temps, dépassait les capacités du cerveau humain. L’interprétation des résultats mettait aussi à mal le cortex frontal. Elle avait cru qu’elle n’y arriverait jamais, mais finalement, elle s’y était faite, et ce n’était plus qu’une simple opération de routine.) — Est-ce qu’il y a un autre truc plus proche, plus petit et plus vicieux ? Ou plus loin, mais encore pire ? Parce que moi, je ne vois rien. — D’accord avec toi, dit le vaisseau. Il avait déjà mis ses moteurs en puissance, et il était à présent pointé vers la fabricaria et le nuage de rochers intelligents qui s’en échappait. — Combien ? — Vingt-six K pour l’instant, et ça continue à plus de quatre cents par seconde sortant d’à peu près autant d’ouvertures. Le taux est stable. On devrait en avoir plus de cent mille le temps qu’on arrive, et il devrait en sortir autant après. — Mais où sont ces putains de FCGFiens avec leurs équipes d’intervention en fab ? — Pas dans celle-là, je dirais, répondit le vaisseau. Je transmets son identifiant à l’Installation de Contact Initial, pour qu’ils puissent venir la désinfecter plus tard. — Aucune importance. Débarrassons-nous de ces salopards. Le vaisseau bourdonna autour d’elle, et elle le sentit accélérer. Elle sentit aussi son corps s’adapter à la force. La plupart des g étaient annulés, mais ils pouvaient aller plus vite s’ils en laissaient passer quelques-uns. Le vaisseau s’élança au milieu du champ de composants du Disque, droit vers le centre du tore. En regardant défiler autour d’elle les sombres silhouettes des fabricaria, Auppi se demanda combien contenaient des infestations de parsemis, et combien de temps encore ils parviendraient à exterminer tout ce qui en sortait. Il y avait bien sûr une autre solution pour éviter que Lan, elle et les autres se fassent tuer. Il leur suffirait d’arrêter de combattre et de laisser les machines faire le travail. Il y avait vingt autres drones ou microvaisseaux autonomes semblables au sien qui s’efforçaient eux aussi de contenir l’épidémie. Si les humains cessaient simplement de participer au combat, cela n’empêcherait pas leurs appareils de continuer après les avoir débarqués. Les vaisseaux pourraient accélérer et virer beaucoup plus rapidement sans leur composant biologique à bord, et ils ne seraient pas particulièrement affectés dans le feu de l’action. Ils savaient tirer parti des atouts spécifiques du cerveau humain – tels que sa capacité intrinsèque à reconnaître les formes et à se concentrer sur une cible –, de sorte que les humains câblés jouaient un rôle vraiment utile aux côtés des IAs, mais au bout du compte, tout le monde savait bien que cette bataille opposait une bande de machines à une autre, et que les humains n’étaient que des touristes. Mais des touristes qui participaient, parce que ne pas prendre part aux combats serait déshonorant et ignominieux. Dans un cadre infiniment plus large, et à long terme, c’était encore un tout petit exemple qui prouvait à ceux que ça intéressait que la Culture ne se résumait pas simplement à ses machines. Auppi s’en fichait bien. Utile ou inutile, atout ou handicap, elle ne s’était jamais autant amusée de sa vie. Elle espérait avoir un jour des arrière-arrière-petits-enfants qu’elle pourrait prendre sur ses genoux pour leur raconter la fois où elle avait combattu les méchantes petites machines cancéreuses du Disque Tsungariel, armée simplement d’un microvaisseau très sophistiqué et armabilisé, le cerveau relié à une IA embarquée, et disposant d’une variété d’armes toutes plus exotiques les unes que les autres. Mais ce serait pour une autre fois, et très certainement dans une nouvelle existence. Pour l’instant, elle était une guerrière et elle avait des ennemis à bliter. Elle se demanda en quoi le Tortionnaire actuellement en route pourrait contribuer à la bagarre. Elle aurait presque préféré qu’il ne vienne pas. Ils vinrent le chercher, comme il avait toujours su qu’ils le feraient. Il s’était attendu à ce qu’ils finissent par trouver un moyen. La Représentante Filhyn, son assistant Kemracht et les autres – beaucoup d’autres, car c’était devenu une très grosse opération – avaient fait tout leur possible pour assurer sa protection, loin des interférences et des tentations. Ils l’avaient emmené hors du bâtiment du Parlement après la séance où il avait témoigné, et ils n’avaient cessé de le transporter d’un endroit à un autre presque chaque jour pendant les semaines qui avaient suivi. Il dormait rarement deux nuits de suite dans le même lit. Il avait logé dans d’immenses gratte-ciel, dans des appartements de sympathisants, dans de petits hôtels bon marché au bord d’autoroutes bruyantes, dans une vieille station de montagne où se réfugiaient en été les gens huppés quelques siècles plus tôt, avant qu’on n’invente l’air conditionné. Une petite voie de chemin de fer leur avait permis d’y accéder, lui et ses deux proches compagnons ainsi que la petite équipe d’assistants et de gardes plus discrets qui voyageaient toujours avec lui. Le grand chalet était au sommet d’une crête donnant sur des pentes boisées, au milieu d’une forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon en courbes douces. Par très beau temps, disait-on, on pouvait apercevoir les plaines et quelques ziggourats de la grande ville la plus proche. Mais pas en ce moment, car le temps était nuageux, brumeux et humide, et de grandes nappes de brouillard flottaient autour du chalet, enveloppant parfois la crête comme des voiles de mousseline trop facilement déchirés. Ce matin-là, ils avaient prévu de se rendre à un autre chalet, mais une coulée de boue avait bloqué la route pendant la nuit. Ils partiraient le lendemain. À son corps défendant, Prin était devenu une célébrité, ce qui le mettait très mal à l’aise. Les gens voulaient le rencontrer pour l’interviewer, le faire changer d’avis ou le convaincre qu’il suivait le mauvais chemin. Ils voulaient le soutenir, le condamner, le sauver, le détruire. Ils voulaient l’aider et ils voulaient l’empêcher d’agir. Prin était un universitaire, un professeur de droit qui avait consacré sa vie aussi bien à la théorie qu’à la pratique de la justice. L’aspect théorique constituait sa vie professionnelle tandis que l’aspect pratique l’avait amené à épouser de nobles causes, à participer à des manifestations sur le campus, à publier des tracts sur le réseau, et finalement à s’infiltrer dans l’Enfer dont tout le monde niait l’existence, ou faisait semblant de la nier tout en sachant qu’il existait vraiment, parce qu’ils étaient plutôt d’accord sur le principe de punir ceux qui le méritaient. L’Enfer, c’était toujours pour les autres… Prin avait une petite idée de la brutale réalité de l’Enfer à travers les publications officielles ainsi que certains récits diffusés clandestinement, et c’est pourquoi il avait décidé, avec une de ses jeunes collègues, de s’y rendre afin de voir de ses propres yeux ce qui s’y passait, et d’en ramener la vérité. Le fait même qu’ils n’aient absolument pas le profil pour une mission aussi étrange et effrayante devrait renforcer leur crédibilité quand ils reviendraient pour témoigner. Ils n’étaient pas des assoiffés de gloire, ni des journalistes essayant de se forger une réputation, ni des gens qui aient jamais cherché à attirer l’attention sur eux, comme cette expédition ne manquerait pas de le faire. Ensuite, tandis qu’ils s’entraînaient du mieux possible pour leur mission – un entraînement qui consistait essentiellement à lire beaucoup d’ouvrages sur le sujet, bien que d’autres membres de leur petite cellule eussent insisté pour y inclure un « endurcissement » psychologique qui avait impliqué des expériences très semblables à ce qu’ils s’apprêtaient à dénoncer –, ils étaient devenus amants. Cela avait un tout petit peu compliqué les choses, mais après en avoir discuté, ils avaient conclu que, globalement, ce serait plutôt un avantage. Ils seraient beaucoup plus solidaires une fois en Enfer, maintenant qu’ils étaient plus que de simples collègues et amis. C’est avec un mélange d’embarras, de tendresse et d’amertume qu’il repensait à ces préparations pathétiques et à ces discussions enflammées qu’ils avaient eues. Qu’est-ce qui pouvait vous préparer à de telles horreurs ? Toutes ces séances d’endurcissement – consistant en de petits électrochocs, des débuts de suffocation, et aussi des cris et des insultes de la part d’anciens militaires qui avaient accepté de les aider – n’équivalaient même pas à une minute de ce qu’ils avaient subi en Enfer dès le premier jour, dès leur arrivée. Cependant, malgré l’effrayant tourbillon de violence et de haine dans lequel ils s’étaient trouvés instantanément plongés, ils étaient restés ensemble, et d’une certaine façon, ils avaient accompli leur mission. Il était parvenu à s’échapper, même si Chay était devenue folle. Il avait réussi à jouer le rôle de témoin calme, sensible, inébranlable, ce qui était le but qu’ils s’étaient fixé quand ils avaient commencé à discuter de la mission avec des programmeurs, des hackers et des transfuges d’organisations gouvernementales qui avaient été contactés par leur petite cellule clandestine. Mais il avait été obligé de laisser Chay derrière lui. Il avait fait ce qu’il avait pu pour la sortir de là, mais elle n’avait pas constitué sa priorité. Au dernier moment, quand il s’était élancé dans les airs vers le portail lumineux qui les ramènerait à la réalité et à la libération de leurs souffrances, il s’était retourné, tenant toujours Chay dans ses bras, en un acte délibéré pour passer le premier. Il avait espéré que tous deux réussiraient à s’échapper, tout en sachant que c’était peu probable. Et la question qu’il devait se poser – qu’il n’avait jamais cessé de se poser depuis – était la suivante : Si Chay avait été saine d’esprit à ce moment-là, aurait-il agi différemment ? C’est ce qu’il pensait, ou du moins l’espérait-il… Si cela avait été le cas, il était convaincu qu’elle aurait fait un aussi bon témoin que lui. Il aurait pu alors accomplir l’acte chevaleresque qu’on attendait d’un mâle, sauver la femelle, la mettre en sécurité, et subir les châtiments supplémentaires que pourrait décréter la bureaucratie méphitique de l’Enfer. Mais seulement s’il avait pensé qu’elle retournerait dans le Réel en étant autre chose qu’une malheureuse folle à l’esprit délirant. Elle avait nié l’existence du Réel quand elle était en Enfer, pour tenter de préserver ce qu’il restait de son pauvre esprit brisé. Comment pouvait-il être sûr qu’elle n’aurait pas nié la réalité de l’Enfer une fois de retour dans le Réel ? Ce qui supposait déjà qu’elle aurait réussi un rétablissement considérable par rapport à l’état pitoyable dans lequel elle était vers la fin. Ma foi, c’était fini pour lui, parce qu’il avait réussi à s’en sortir. Et c’était sans doute le début de nouveaux tourments et de nouvelles horreurs pour elle. Il faisait des cauchemars, bien sûr, et il s’efforçait de ne pas penser à ce qu’elle pouvait subir en ce moment. Les pro-Enfers de la société pavuléenne, dirigés par des gens comme le Représentant Errun, avaient fait tout leur possible pour détruire sa réputation et faire passer son témoignage pour un mensonge, ou une exagération grossière. Ils avaient déterré une histoire de petite amie qui trouvait qu’il l’avait plaquée trop brutalement, et un incident dans un bar quand il était étudiant en première année, pour prouver qu’il n’était pas fiable. La Représentante Filhyn avait considéré comme une victoire inespérée le fait que l’autre camp n’ait pu trouver que de telles broutilles. Au fil des mois, elle était devenue une amie de toute confiance. À présent, ils ne se voyaient plus que rarement, car sinon, ses adversaires auraient trop facilement retrouvé sa trace. Ils se contentaient de se parler au téléphone et de se laisser des messages. Il pouvait aussi la voir pratiquement tous les soirs aux informations, dans les émissions et les documentaires ou sur les chaînes spécialisées. Elle consacrait son temps à dénoncer les Enfers et à prendre sa défense. Il l’aimait bien, et imaginait même qu’il aurait pu y avoir quelque chose entre eux – mais ce n’était peut-être qu’un fantasme – si les choses avaient été différentes, et s’il n’avait pas eu Chay en permanence à l’esprit. On pensait généralement que l’Enfer Pavuléen tournait sur un substrat très éloigné de Pavul. Malgré des années de recherches, on n’avait pas trouvé le moindre indice d’une présence physique sur la planète, ni même dans le voisinage immédiat – les habitats relativement anarchiques du système faisaient partie des favoris. Il était plus que probable que Chay se trouvait à des dizaines, des centaines, voire des milliers d’années-lumière, profondément enfouie dans le substrat d’une société incroyablement aliène. Il lui arrivait de regarder les étoiles la nuit, en se demandant où elle pouvait bien être. Vous ne vous sentez pas coupable de l’avoir abandonnée ? Arrivez-vous quand même à dormir malgré le poids de cette responsabilité ? Vous arrive-t-il de rêver d’elle ? Si c’était à refaire, le referiez-vous ? Vous aurait-elle abandonné, elle ? On lui avait souvent posé ces questions, sous différentes formes à peine déguisées, et il s’était toujours efforcé d’y répondre le plus honnêtement possible. Ils avaient essayé de l’affaiblir à travers elle, ils avaient essayé de la pousser – la Chay qu’on avait réveillée sur le bateau, la Chay qui ne gardait aucun souvenir du temps passé ensemble en Enfer – à le dénoncer pour l’avoir abandonnée. Mais elle avait refusé de se laisser manipuler. Elle avait dit qu’elle s’était sentie blessée au début, mais qu’elle considérait qu’il avait agi comme il devait. Elle croyait toujours absolument dans ce qu’ils avaient fait. Elle le soutenait à fond. Comme elle ne disait pas ce que les médias – surtout ceux qui étaient hostiles, les pro-Enfers – voulaient lui faire dire, on avait rapidement cessé de lui demander ce qu’elle ressentait. Et les pro-Enfers – les Errun de ce monde – avaient tenté de l’approcher à travers leurs discours publics, en laissant entendre que Chay pourrait être libérée s’il se rétractait et renonçait à témoigner. Prin avait autorisé Filhyn et Kemracht à le protéger de ce genre de tentation, mais il y avait des limites à ce qu’il était possible de faire, surtout quand des journalistes – à qui il avait accordé une interview et qui le contactaient par téléphone – l’interrogeaient sur sa réaction à des ouvertures aussi indirectes. Et maintenant, une semaine avant son témoignage devant le Conseil Galactique, les pro-Enfers avaient réussi à le retrouver. Il sut qu’il se passait quelque chose d’anormal avant même d’être complètement réveillé. Un peu comme un homme qui se serait endormi sur une étroite corniche à flanc de montagne, et qui se réveillerait au milieu de la nuit en constatant qu’il sent le bord contre son dos, et que ses bras tendus ne rencontrent que le vide. Il avait le cœur battant et la bouche sèche. Il avait l’impression qu’il allait tomber. Il lutta de toutes ses forces pour reprendre conscience. — Prin, mon garçon, comment vous sentez-vous ? C’était le Représentant Errun, le vieux militant pro-Enfers qui avait tenté de l’empêcher de témoigner devant l’assemblée parlementaire deux mois plus tôt. Bien sûr, il se disait maintenant qu’il avait toujours su qu’on lui enverrait Errun, mais ce n’était sans doute qu’une coïncidence. Prin se réveilla et regarda autour de lui. Il se trouvait dans une pièce assez grande et confortable quoique un peu encombrée, peut-être inspirée du bureau personnel du Représentant Errun. Ainsi donc, il ne s’était pas vraiment réveillé, et il ne regardait pas vraiment autour de lui. Ils avaient trouvé un moyen de pénétrer dans ses rêves. Il se demanda comment ils avaient pu réussir une chose pareille. Après tout, pourquoi ne pas poser la question… — Comment faites-vous ça ? demanda-t-il. Errun secoua la tête. — Je ne connais pas les détails techniques, mon garçon. — Je vous en prie, ne m’appelez pas « mon garçon ». Errun poussa un soupir. — Prin, il faut simplement que je vous parle. Prin se leva et s’approcha de la porte. Elle était fermée à clef. Il y avait des miroirs là où il aurait normalement dû y avoir des fenêtres. Errun l’observait. Prin désigna le bureau d’un signe de tête. — J’ai l’intention de prendre cette vieille lampe et de vous assommer avec. À votre avis, Représentant, que va-t-il se passer ? — Je pense que vous devriez vous asseoir, Prin, pour que nous bavardions. Prin ne dit rien. Il saisit la lourde lampe à huile avec ses deux trompes, puis il s’approcha du vieux mâle qui sembla soudain inquiet. Prin se retrouva de nouveau dans son fauteuil, face à Errun. Il vit que la lampe était toujours à sa place sur le bureau. Le Représentant était très calme. — Voilà ce qui va se passer, Prin. — Eh bien, allez-y, dites ce que vous avez à dire. Le vieux mâle hésita. Il arborait une expression pleine de sollicitude. — Prin, dit-il, je ne prétends pas connaître toutes les épreuves que vous avez traversées, mais… Prin le laissa poursuivre son monologue. Ils pouvaient l’obliger à rester ici, l’empêcher de partir ou de s’attaquer à cette image du vieux Représentant, mais ils ne pouvaient empêcher ses pensées de vagabonder. Les techniques apprises lors de cours magistraux, et raffinées plus tard à la perfection dans les réunions de professeurs, se révélaient enfin utiles. Il était capable de suivre vaguement ce qu’on lui disait sans avoir à se soucier des détails. Autrefois, quand il était étudiant, il avait pensé que ce talent tenait simplement au fait qu’il était très intelligent, et qu’il connaissait déjà plus ou moins tout ce qu’on tentait de lui enseigner. Plus tard, lors de réunions interminables, il avait compris qu’une grande partie de ce qui était censé être des informations utiles dans une organisation n’était en réalité que l’effort bureaucratique de gens désireux de préserver leur statut en quêtant des louanges, en émettant des critiques, en établissant des positions de non-responsabilité pour des échecs et des calamités anticipés qui étaient à la fois parfaitement prévisibles et apparemment totalement inévitables, et en se disant des choses qu’ils savaient tous déjà. L’astuce était d’être capable de revenir rapidement et sans hiatus dans la conversation, sans que personne sache qu’on avait cessé d’écouter peu après que l’orateur eut ouvert la bouche. Ainsi, le Représentant Errun s’était lancé dans une petite homélie, une anecdote pittoresque, un incident de son enfance qui l’avait convaincu de la nécessité des mensonges utiles, des mondes imaginaires, et de tout ce qui pouvait maintenir le vulgum pecus à sa place. Il n’était maintenant plus très loin de la conclusion de son discours banal et peu subtil. En mettant sa casquette de professeur, Prin jugeait cette présentation assez lourde et dénuée d’imagination. Elle aurait mérité tout juste la moyenne. Disons onze sur vingt en étant indulgent. Quelquefois, on ne souhaitait pas revenir sans hiatus dans la conversation. On voulait que l’étudiant, le collègue ou le fonctionnaire sache que vous l’aviez trouvé profondément ennuyeux. Prin se contenta de regarder Errun, juste un peu trop longtemps pour être poli, puis il dit : — Hmm. Je vois. Toujours est-il, Représentant, que vous êtes sans doute ici pour me faire une proposition. Alors, pourquoi ne pas en venir au fait ? Errun eut l’air mécontent, mais il parvint à se contrôler – au prix d’un effort manifeste. — Chay est toujours en vie là-bas, Prin. Elle n’a pas souffert, et elle s’est révélée beaucoup plus forte que ce que les gens là-bas s’étaient imaginé. Vous pouvez donc encore la sauver. Mais ils commencent à s’impatienter, tant à cause de vous qu’à cause d’elle. — Je comprends, fit Prin en hochant la tête. Continuez. — Est-ce que vous voulez voir ? — Voir quoi ? — Voir ce qui est arrivé à Chay depuis que vous l’avez laissée là-bas. Prin ressentit ces mots comme autant de coups de poignard, mais il s’efforça de n’en rien laisser paraître. — Je ne pense pas que j’en aie envie. — Ce n’est pas… ce n’est pas si déplaisant que ça, Prin. La première partie, la plus longue, ne se déroule même pas en Enfer. — Ah non ? Où ça, alors ? — Dans un endroit où ils l’ont envoyée pour se rétablir. — Se rétablir ? (Prin n’était pas particulièrement surpris.) Parce qu’elle avait perdu la raison, et que les fous ne souffrent pas comme ils devraient ? — Quelque chose comme ça, sans doute. Cela étant, ils ne l’ont pas punie non plus quand elle a semblé remise. Laissez-moi vous montrer. — Je ne… Mais ils lui montrèrent quand même. C’était comme si on l’avait ligoté dans un fauteuil, devant un écran intégral, sans qu’il puisse fermer les yeux ni même détourner le regard. Il la vit arriver dans un endroit qu’on appelait le Refuge, à une époque médiévale où l’imprimerie n’existait pas, et où l’on recopiait des manuscrits. Il entendit sa voix et la vit menacée de punitions parce qu’elle exprimait des doutes sur la religion et sur la foi. Il la vit se soumettre et se conformer, travailler avec zèle pendant les années qui suivirent et progresser lentement dans la hiérarchie arthritique, tenant régulièrement son journal, jusqu’au jour où elle devint la dirigeante de la communauté. Il la vit participer aux chants et puiser un réconfort dans les rites d’adoration. Il la vit réprimander une novice pour son absence de foi, tout comme elle l’avait été elle-même des années plus tôt, et il crut savoir où tout cela allait mener. Mais sur son lit de mort, Chay montra qu’elle n’avait pas changé, qu’elle n’avait pas laissé son attitude pieuse devenir la réalité d’une foi intériorisée. Il pleura un peu et se sentit fier d’elle, tout en sachant que cette fierté n’était qu’une manifestation de sentimentalité, peut-être même une tentative très masculine de s’attribuer une partie des mérites de Chay. Mais peu importe. Puis il la vit devenir un ange en Enfer, qui libérait les suppliciés de leurs souffrances, qui mettait fin à leurs tourments – un par jour, pas plus –, et qui prenait à chaque acte de compassion un peu de leurs douleurs, de sorte que si elle souffrait, c’était désormais de son plein gré. Chay était ainsi devenue un objet de vénération dans un culte de la mort au sein de l’Enfer, le messie miraculeux d’une nouvelle religion. On se servait d’elle pour apporter un peu d’espoir supplémentaire en Enfer, d’où elle retirait un heureux gagnant par jour dans une sorte de loterie fatale visant à accroître les souffrances de l’immense majorité qui restait derrière. Prin ne put s’empêcher d’être impressionné. Quelle inspiration diabolique que d’utiliser une personne qui avait perdu la raison pour empêcher les autres de perdre la leur, afin de les tourmenter encore plus efficacement… Une fraction de seconde plus tard, il se retrouva dans le bureau d’Errun. — Dans la mesure où l’on accepte de prendre tout cela pour argent comptant, dit Prin, cela offre un aperçu fascinant des processus mentaux des personnes concernées. Et donc, quelle est cette proposition que vous avez en tête ? Le vieux mâle le regarda un long moment d’un air interloqué, puis il sembla se ressaisir. — Prin, n’allez pas humilier votre propre société dans cette audience. N’ayez pas l’arrogance de vous croire supérieur à toutes les générations de vos ancêtres. Ne cédez pas au désir d’adopter une posture. Ne témoignez pas, c’est tout ce que nous vous demandons… et elle sera libérée. — Libérée ? Dans quel sens ? — Elle peut revenir, Prin. Elle peut retourner dans le Réel. — Il existe déjà une Chayeleze Fille de Hiforn ici, dans le Réel. — Je sais, fit Errun en hochant la tête. Et je sais aussi qu’il n’existe probablement aucun moyen de réintégrer les deux. Cependant, rien ne l’empêche de poursuivre son existence dans un Au-Delà parfaitement agréable. Je crois comprendre qu’il existe des centaines de Paradis, de quoi satisfaire tous les goûts. Il y a cependant une autre possibilité. On pourrait lui trouver un autre corps. De fait, lui en créer un tout spécialement. — Je croyais qu’il y avait des lois contre ce genre de choses, dit Prin en souriant. — C’est exact, Prin. Mais les lois peuvent toujours être amendées. (Ce fut au tour d’Errun de sourire.) C’est ce que font ceux d’entre nous qui ont la chance d’être des Représentants. (Il reprit son sérieux.) Je peux vous assurer qu’il n’y aura aucun obstacle à ce que Chay soit réincarnée. Aucun. Prin hocha la tête en espérant qu’il donnait l’impression de réfléchir. — Ainsi, dit-il, qu’elle se retrouve dans un Paradis ou dans un nouveau corps, il ne restera aucune trace de son être, de sa conscience, dans l’Enfer, c’est bien ça ? Il se sentit aussitôt coupable. Il savait très bien où il voulait en venir, mais le sénateur l’ignorait complètement, et donner de faux espoirs à ce vieux mâle était un peu cruel en soi. Un tout petit peu, bien sûr. Dans le contexte de leur discussion, c’était presque insignifiant. — Oui, dit Errun. Il ne restera plus rien de sa conscience en Enfer. — Et pour cela, il me suffit de ne pas témoigner. — C’est bien ça, confirma le vieux mâle d’un air bienveillant, presque encourageant. Enfin, un peu plus tard, on vous demandera peut-être de vous rétracter en partie, mais laissons cela de côté pour l’instant. — Ou sinon ? demanda Prin en s’efforçant de prendre un ton raisonnable, pragmatique. Si je refusais, que se passerait-il ? Le Représentant Errun soupira tristement. — Mon garçon… Prin… vous êtes intelligent et vous avez des principes. Vous pourriez faire une belle carrière dans la communauté universitaire, si les gens qu’il faut s’intéressaient à vous. Une très belle carrière. Mais si vous tenez à créer des difficultés… ma foi, les trompes qui peuvent vous hisser pourraient tout aussi bien vous écraser. (Il leva les siennes en un geste de défense, comme pour repousser une objection que Prin n’avait pas formulée.) Il ne s’agit pas d’une bien grande conspiration. C’est parfaitement naturel. Les gens ont tendance à aider ceux qui les aident. Si vous leur compliquez la vie, ils font de même pour vous. Il n’y a pas lieu d’évoquer des sociétés secrètes ni de sombres cabales. Prin détourna les yeux un instant pour examiner le bureau en bois sculpté et le tapis aux riches motifs. Quel niveau de détail pouvaient atteindre de tels rêves-réalités ? Un microscope permettrait-il de révéler une finesse encore plus grande, ou arriverait-on simplement à distinguer des pixels ? — Représentant, dit-il enfin d’une voix lasse, je vais être franc avec vous. J’avais envisagé un instant de feindre d’entrer dans votre jeu, de vous dire que j’allais y réfléchir, et que je vous donnerais ma réponse dans quelques jours. Errun secouait la tête. — J’ai bien peur qu’il ne me faille… commença-t-il. Prin l’interrompit en levant une trompe. — Mais je n’en ferai rien, poursuivit-il. Ma réponse est non. Je ne conclurai pas de marché avec vous. J’ai l’intention de présenter mon témoignage devant le Conseil. — Non, Prin, non, dit le vieux mâle en se penchant vers lui. Ne faites pas ça ! Si vous refusez cette offre, je ne pourrai plus rien pour les retenir. Ils vont faire tout ce qu’ils veulent à Chay. Vous avez vu comment ils traitent les gens, les femelles en particulier. Vous ne pouvez pas la condamner à des choses pareilles ! Pour l’amour de Dieu ! Pensez à ce que vous dites ! Je leur ai déjà demandé si on pouvait espérer quelque indulgence, mais… — Taisez-vous, dit Prin d’une voix très calme. Vous n’êtes qu’un vieux mâle corrompu et cruel. Il n’y a pas de « Ils ». Il n’y a que vous. Vous êtes avec eux, vous aidez à les contrôler. N’allez pas prétendre qu’ils sont distincts de vous. — Prin ! Je ne suis pas en Enfer ! Je n’ai aucun contrôle sur ce qui s’y passe ! — Vous êtes du même côté, Représentant. Et vous devez bien posséder un certain contrôle sur l’Enfer, sinon vous n’auriez pas pu me proposer un marché. (Prin agita une trompe.) Mais ne nous écartons pas du sujet. La réponse est non. Et maintenant, si vous le voulez bien, j’aimerais me rendormir. Est-ce que je vais me réveiller en hurlant, ou avez-vous l’intention de m’infliger d’autres punitions dans cet étrange petit rêve virtuel où vous habitez ? Errun le regardait avec des yeux ronds. — Avez-vous la moindre idée de ce qu’ils vont lui faire ? dit-il d’une voix rauque en haussant le ton. Quelle sorte de barbare êtes-vous pour laisser condamner à des choses pareilles une personne que vous prétendez aimer ? Prin secoua la tête. — Vous ne vous rendez même pas compte que vous êtes devenu vous-même un monstre, n’est-ce pas ? Vous menacez de faire ces choses, ou plutôt – si on accepte la distance que vous tentez naïvement de mettre entre vous et les horribles réalités de l’environnement que vous soutenez si ardemment – de les laisser infliger à quelqu’un d’autre, à moins que je n’accepte de mentir d’une façon qui vous convienne. Et ensuite, c’est moi que vous traitez de monstre ? Votre position est une perversion, une farce, et aussi dégradante intellectuellement que moralement ignoble. — Espèce de salopard sans cœur ! Le Représentant semblait sincèrement indigné. Prin crut un instant que le vieux mâle allait bondir de son fauteuil pour l’attaquer, ou au moins le secouer par les épaules. — Comment pouvez-vous la laisser là-bas ? cria Errun. Comment pouvez-vous l’abandonner simplement comme ça ? — Parce que si je la sauve, Représentant, je condamne tous les autres. Alors que si je vous dis de lever la queue et de fourrer votre proposition là où seul un être cher pourra en avoir vent, je pourrai peut-être mettre fin à cette obscénité que sont les Enfers, pour Chay comme pour tous les autres. — Espèce de sale petit connard prétentieux ! Pour qui te prends-tu ? Tu crois pouvoir décider tout seul du devenir de notre société ? — Tout ce que je peux faire, c’est… — Nous avons besoin des Enfers ! Nous sommes des créatures faillibles et habitées par le Mal ! — Rien de ce qui nécessite la torture pour se perpétuer ne saurait… — Tu vis dans ton foutu campus avec la tête dans les nuages, et tu crois que tout est aussi agréable ailleurs, et que tout le monde est aussi civilisé et raisonnable et poli et noble et intellectuel et coopératif, et tu crois que c’est partout comme ça, et que tout le monde est comme ça ! Tu n’as aucune idée de ce qui se passerait s’il n’y avait pas la menace de l’Enfer pour retenir les gens ! — Je vous entends, dit Prin en gardant son calme. (Noble ? Civilisé ? Raisonnable ? Manifestement, Errun n’avait jamais participé à une réunion d’universitaires sur les performances annuelles, la rémunération, l’avancement et l’autocritique.) C’est totalement absurde, bien sûr, mais il est intéressant de savoir que c’est ce que vous pensez. — Espèce de sale petit égoïste prétentieux ! hurla le Représentant d’une voix stridente. — Et vous, Représentant, vous êtes typique de ces gens atteints de myopie morale, qui ne sont capables de sentiments que pour leurs proches. Vous sauveriez un ami ou un être cher, et vous en retireriez une profonde satisfaction, même si par cet acte vous deviez condamner d’innombrables autres personnes à des tourments. — … petit connard imbu de lui-même… grommela Errun en même temps que Prin parlait. — Vous attendez des autres qu’ils se comportent comme vous, et vous ne supportez pas que certains pensent différemment. — … je ferai en sorte qu’ils lui disent que c’est ta faute, quand ils la baiseront à mort chaque nuit, une centaine à la fois… — C’est vous le barbare, Représentant. C’est vous qui êtes imbu de vous-même au point de considérer que tous ceux qui comptent pour vous devraient être placés au-dessus des autres. (Prin reprit son souffle.) Et franchement, vous devriez vous écouter proférer de telles menaces dépravées simplement parce que je refuse de faire ce que vous voulez. Quelle opinion aurez-vous de vous-même quand tout cela sera terminé, Représentant ? — Va te faire foutre, espèce de petit con d’intello. Tu peux toujours te sentir moralement supérieur, ça ne t’empêchera pas t’entendre ses hurlements tout le reste de ta vie. — Vous ne faites que vous abaisser davantage, Représentant. Ce n’est pas ainsi que s’exprime un élu vénérable et respecté. Nous ferions mieux d’en rester là, vous ne croyez pas ? — Non, l’affaire n’en restera pas là, dit le vieux mâle d’une voix chargée de haine et de mépris. Mais leur conversation prit quand même fin, et Prin se réveilla en sueur avec une sorte de terreur glacée dans le ventre – mais c’était quand même mieux que de se réveiller en sursaut et en hurlant. Il hésita un instant, puis il tira sur le vieux cordon de sonnette pour appeler à l’aide. Ils trouvèrent ce qu’on appelait un générateur d’induction cérébrale à bande étroite. L’appareil avait été collé – un peu de travers, comme à la hâte – derrière la tête de lit. Le câble qui en sortait traversait le mur et était relié à une antenne satellite camouflée en tuile de toit. C’était ce qui avait permis à Errun de s’emparer de ses rêves. La veille, rien de tout cela n’était en place. Kemracht, l’assistant de la Représentante Filhyn, le regarda dans les yeux tandis qu’ils roulaient dans l’obscurité pour se rendre dans une nouvelle cachette. Les phares du véhicule qui les suivait faisaient danser des ombres dans le compartiment des passagers. — Tu comptes toujours témoigner, Prin ? Ne pouvant être sûr que Kemracht n’était pas le traître au sein de leur groupe (les comités universitaires lui avaient aussi appris à ne faire confiance à personne), Prin répondit : — Je vais dire ce que j’ai toujours eu l’intention de dire, Kem. Et il en resta là. Kemracht le regarda encore un instant avant de lui tapoter l’épaule du bout de sa trompe. Elle avait l’impression de plonger dans un tourbillon de grêlons multicolores, un maelstrom de dizaines de milliers de points lumineux qu’elle distinguait à peine, mais qui semblaient surgir des ténèbres pour se précipiter vers elle. Auppi Unstril avait endocriné absolument tout ce qui valait la peine de l’être, pour se glisser dans l’état de concentration implacable que de tels combats exigeaient. Elle faisait partie intégrante de la machine, dont les systèmes de capteurs, de propulseurs et d’armes étaient comme de parfaites extensions de son corps, et dont la petite IA à laquelle elle était connectée formait comme une couche supplémentaire autour de son cerveau, intimement imbriquée avec son lacis neural et la reliant aux filaments synchronisés avec son esprit qui formaient l’interface de pilotage de l’appareil. Dans des moments pareils, elle avait l’impression d’être le cœur et l’âme du vaisseau, un petit noyau animal en son centre avec toutes les autres parties de son corps hyperactivé par les drogues formant des couches concentriques de force, de capacité guerrière et de sophistication destructrice qui se démultipliaient, s’extrapolaient et se renforçaient. Elle plongea dans la tempête de flocons tourbillonnants, d’étincelles colorées sur le fond noir de l’espace. Chacun était en fait gros comme un camion, un bloc de parsemis pas tout à fait dénué d’intelligence. L’ensemble était un mélange de javelines balistiques propulsées, de grappes de munitions explosives modérément manœuvrables, de microvaisseaux chimiques armés de lasers et de machines au blindage ablatoire mirroré dépourvues d’armes. Ces dernières étaient les reproductrices et, par conséquent, les cibles à privilégier, puisqu’elles étaient capables de provoquer de nouvelles infestations ailleurs. Au début de l’épidémie, dix-neuf machines sur vingt étaient des reproductrices. Immédiatement scannées et analysées par les capteurs du vaisseau, elles étaient apparues sous la forme d’un nuage de points bleus criblant l’espace autour de la géante gazeuse Razhir comme si l’énorme planète avait engendré des millions de minuscules lunes aquatiques, au milieu desquelles il n’y avait que quelques autres types d’essaimeuses. En y repensant, ces premiers jours où les points bleus formaient de vastes nuages presque monochromes avaient été un vrai bonheur, tant le gibier était facile à repérer. Mais ensuite, les machines avaient appris. L’infestation n’arrivait pas à se développer avec sa répartition initiale de production, et les messages qu’elle recevait dans les usines infectées, là où les machines prenaient naissance, lui indiquaient que rien ne survivait. Elle avait donc modifié ses priorités. Au cours des cinq ou six derniers jours, le nombre de points bleus s’était progressivement réduit, et ils se perdaient maintenant dans les masses bouillonnantes de points verts, jaunes, orange et rouges indiquant tous des essaimeuses dotées de capacités offensives. En examinant le nuage qui l’entourait, Auppi constata que cette nouvelle infestation était principalement composée de points rouges, la variété équipée de lasers. Une brume rouge, songea-t-elle distraitement tandis que son fidèle Blitérateur s’enfonçait davantage dans la mêlée. Comme un brouillard de sang. Un bon signe, un heureux présage. Allons-y… Ensemble, le vaisseau et elle enregistrèrent les quelque quatre-vingt-dix mille contacts et les classèrent par priorité, le un pour cent de contacts bleus constituant leur objectif initial. D’une certaine façon, cela facilitait les choses : même droguée jusqu’aux yeux et avec son lacis neural tournant presque aussi vite qu’une IA, cela faisait quand même un peu trop de cibles pour être englobées d’un seul coup d’œil. Mais n’empêche, seulement quatre-vingt-dix mille… ? Bizarre. Ils avaient tablé sur beaucoup plus et, en général, les estimations étaient fiables. Comment avaient-ils pu se tromper d’autant ? Elle aurait dû être contente qu’il y en ait dix mille de moins à bliter, mais elle trouvait ça vaguement inquiétant. La superstition du combat, sans doute. Nichés dans le nuage de points rouges – qui continuaient naïvement d’ignorer le Blitérateur parce qu’il ne s’était pas encore montré hostile –, les quelques points bleus se trouvaient à une certaine profondeur. Aucun n’était à la périphérie du nuage émergent. Le vaisseau esquissa une trajectoire qui leur permettrait d’atteindre la meilleure position – presque au cœur de la nuée – avant d’ouvrir le feu. Passe à côté de ces deux bleus et largue quelques missiles dormants en attendant, transmit Auppi tandis qu’elle ajustait la trajectoire proposée avec une de ses mains fantômes. O.K., répondit le vaisseau. Ils amorcèrent un virage pour se rapprocher des deux contacts bleus qu’elle avait indiqués, en veillant à ne pas percuter les essaimeuses. Auppi avait encore du mal à se faire à la méthode. Bien sûr, d’un point de vue tactique, c’était logique de rejoindre le centre et de se mettre à tirer à partir de là, mais même si les sims disaient que c’était l’approche destructrice la plus efficace, elle aurait bien aimé ouvrir le feu tout de suite. En fait, elle aurait voulu pouvoir tirer dès qu’ils avaient été à portée des premières essaimeuses. Il est vrai que son instinct la poussait à démolir carrément les fabricaria elles-mêmes. Pourquoi traiter les symptômes quand on pouvait s’attaquer directement à la source du mal ? Mais le Disque, avec toutes les fabricaria qui le composaient, était justement ce qu’ils étaient venus protéger. Un foutu monument historique, défense d’y toucher. Ce ne serait pas civilisé… Elle était d’accord là-dessus, évidemment – si elle avait rejoint Restauria, ce n’était pas pour démolir du parsemis, mais parce qu’elle était fascinée par la technologie ancienne, surtout quand celle-ci avait le désir assez puéril de transformer tout ce qui l’entourait en petites copies d’elle-même –, mais au bout de neuf jours passés presque sans interruption à pulvériser la moindre tache bleue qui apparaissait dans les capteurs sensoriels partagés avec son vaisseau, elle commençait à penser comme une arme. Et pour une arme, tous les problèmes se ramenaient simplement aux cibles qu’elle pouvait atteindre. Les fabricaria étaient la source de tout ce bazar, et par conséquent… mais non. À part le petit souci de ne pas se faire elle-même bliter, le plus important était de préserver les fabricaria et le Disque. Elle laissa les missiles se détacher, programmés pour s’activer quand le vaisseau aurait lui-même commencé à tirer. Les missiles se concentreraient en priorité sur les reproductrices bleues, et s’occuperaient ensuite du reste. Il y en a vraiment beaucoup, de ces petits salopards rouges, transmit Auppi. Balançons tous les missiles pour en finir au plus vite, et après, on file à la base pour se réarmer, d’accord ? Oui, d’accord. Je suggère d’envoyer les missiles dans ces localisations. O.K. Ça y est, tout est lâché ? Tout est lâché. Belle dispersion. Merci. Bon, on y est presque, non ? Centrés dans un dixième… Allez, fais chauffer le matos et bousillons tous ces salopards. On y est presque… Allez, vite ! Bon, d’accord, on est assez près comme ça. Quand tu voudras… YOUPII ! Auppi eut l’impression d’avoir une multitude de détentes, comme si chaque doigt et chaque orteil était replié sur des petits groupes de filaments de tir dont chacun était activable séparément selon la pression qu’elle exerçait. Elle balaya de son double regard l’orgie de cibles qui s’offraient à elle, et elle appuya doucement sur les détentes, tirant et projetant d’un seul coup tout ce qu’elle avait sur les objectifs prioritaires. Le volume d’espace où elle se trouvait fut soudain illuminé d’étincelles, comme une bathysphère de diamant plongée dans des profondeurs planétaires où chaque organisme générerait sa propre lumière. Des rosettes et des bouquets, des grappes et de petites lances de lumière explosèrent de tous côtés, remplissant sa vision de taches aveuglantes. Au milieu de ce feu d’artifice, le vaisseau tournoyant était déjà en train d’afficher une nouvelle matrice de cibles. Auppi tournait avec lui sans être gênée par ces girations qui l’auraient fait vomir autrefois, avant qu’elle ne s’y soit entraînée. C’est quoi, ces machins gris ? demanda-t-elle tandis que les lasers et leurs collimateurs se fixaient sur les grilles de visée des capteurs primaires du vaisseau. L’indicateur de type est incertain. Merde, transmit-elle avant de tirer une nouvelle salve qui fit briller plus d’une centaine de points dans le ciel. Incertain ? C’était bien la première fois qu’ils avaient un « incertain ». Qu’est-ce que c’était que ce bordel ? Elle voyait les missiles relâcher leurs propres petites poches de destruction, deux derrière elle le long de la trajectoire qu’avait suivie le vaisseau pour rejoindre le centre du nuage, et d’autres encore un peu plus loin dont certains commençaient tout juste à s’activer. Entre-temps, le parsemis avait enfin compris que cet engin qui tournoyait en son sein n’était pas animé d’intentions amicales à son égard, et quelques-unes des essaimeuses commençaient à pivoter pour pointer leurs lasers vers le vaisseau. Le Blitérateur fut touché presque aussitôt, une essaimeuse s’étant trouvée par hasard exactement dans la bonne direction au bon moment de son cycle de chargement. Le rayon ricocha sur le champ-miroir du petit appareil. Proportion incertaine ? transmit Auppi tandis qu’une nouvelle couche de cibles apparaissait dans ses viseurs. De l’ordre de un pour cent. Je vais en toucher quelques-uns… Ils tirèrent tous les deux, semant la destruction dans les ténèbres. … avec cette salve, poursuivit le vaisseau. Je consacre mes ressources sensorielles à l’analyse des débris. Ils étaient maintenant suffisamment proches de la fabricaria pour devoir en tenir compte dans ce qu’ils visaient. À cette faible distance, et sur des cibles relativement lentes, il n’y avait pratiquement aucun risque d’en rater une et qu’un rayon perdu aille frapper l’usine spatiale, mais il était toujours possible qu’un rayon du laser principal traverse carrément une des essaimeuses. De plus, certaines des versions récentes possédaient un revêtement antilaser rudimentaire capable de dévier au moins une partie d’un faisceau secondaire ou tertiaire. Et enfin, il fallait aussi penser aux vecteurs cinétiques des débris et à leur profil de dispersion. Heureusement, ça, c’était le boulot du vaisseau, pas le sien. Auppi était bien contente de ne pas avoir à faire ce genre de ménage, et de pouvoir se concentrer sur le travail de démolition proprement dit. Ils virèrent encore une fois et affichèrent de nouvelles cibles. Quelques tirs vinrent les frapper, du petit calibre facilement repoussé par la protection puissante du champ-miroir réactif du vaisseau. Alors ? transmit-elle. Les cibles les plus récentes venaient d’être vaporisées, et le vaisseau devait avoir eu le temps d’analyser les signatures des débris. Rien du tout, répondit le vaisseau. Ils sont encore tous là. Je vais tirer sur le gris/incertain le plus proche avec le laser principal à puissance maxi. Au même instant, plus d’une vingtaine de contacts disparurent de la matrice des cibles. Putain… Telle était la puissance du laser principal du vaisseau – ainsi que la vulnérabilité relative de l’essaim – qu’il était généralement démultiplié jusqu’à vingt-quatre faisceaux distincts affectés à des objectifs séparés. Le focaliser à pleine puissance sur une seule cible était sans précédent. Nanocanons épuisés, annonça le vaisseau, confirmant ce qu’Auppi pouvait déjà constater sur ses affichages. Elle largua une autre volée sur la liste de cibles réduite. Elle repéra facilement la frappe du laser principal, l’impact éclairant brusquement tout ce qui entourait la cible elle-même et figeant un instant le nuage d’essaimeuses comme sous le flash d’un appareil photo. Le vaisseau percevait forcément des détails plus fins, mais même Auppi put distinguer les innombrables traces de mini-explosions autour du point d’impact. Je l’ai eu, transmit le vaisseau. Tout se remit à tourner follement tandis que le vaisseau poursuivait sa course, laissant derrière lui une nuée de débris de plus en plus importante à partir du centre du nuage de parsemis. Les nombreux tirs qu’ils essuyaient se traduisaient par des crépitements émanant du champ-miroir. Pendant ce temps, Auppi avait largué des missiles dans les profondeurs de l’essaim, pour qu’ils aillent à leur tour semer la destruction. Deux gris, avec une moitié du primaire sur chaque ? proposa-t-elle. J’y vais, fit le vaisseau. Les grilles de cibles se remplirent encore une fois. Auppi se remit à tirer, distribuant des rayons invisibles comme autant de bénédictions. Elle se concentra sur les deux foyers du laser principal. Chacun brilla un court instant, mais ils s’éteignirent aussitôt. Les autres essaimeuses englouties dans des nuages de débris incandescents se trouvaient ailleurs, et ne présentaient donc aucun intérêt. Plus loin encore, les missiles se dispersaient en éliminant tout sur leur passage. Non ? demanda-t-elle. Non ! répondit le vaisseau. Une autre rotation folle dans l’espace, et Razhir, la géante gazeuse, remplit soudain la vue, sa face striée instantanément criblée de points de visée. L’arme principale du vaisseau se reconcentra en un faisceau à puissance maximale sur une seule cible grise. Putain de truc… Analyse ? Plus gros que la moyenne, réflexivité non ablatoire, se déplace plus vite. Très complexe. Beaucoup de débris. Ça explique qu’il y ait moins de cibles au total. Et voilà, songea Auppi. Elle avait bien senti que c’était anormal qu’il n’y ait que quatre-vingt-dix mille essaimeuses. Cette putain d’infestation avait encore modifié son cocktail de production, en privilégiant la survie par la complexité plutôt que par le nombre. Signatures énergétiques renforcées, poursuivit le vaisseau tandis qu’Auppi tirait une autre salve. Les faisceaux laser qui atteignaient le vaisseau crépitaient comme des grêlons sur un toit de verre. Une autre culbute rapide dans l’espace, et une nouvelle matrice de cibles apparut, vite fixée dans les grilles de visée. Auppi se concentrait désormais en priorité sur les contacts gris, cherchant à les distinguer au milieu de la nuée rouge des autres contacts. De toutes petites zones de son affichage s’éteignaient très brièvement. Sous le déluge de rayons laser qui les frappaient à présent, le champ-miroir était obligé de neutraliser provisoirement des capteurs, d’où ces effacements sporadiques de pixels. Le phénomène était si rapide qu’Auppi avait à peine le temps de les remarquer. Elle tira une salve, provoquant une nouvelle floraison d’explosions comme autant de gouttelettes d’eau projetées d’une pichenette. Maintenant que le laser principal se concentrait sur une seule cible à la fois, il devenait possible d’activer les collimateurs des secondaires et des tertiaires sur des cibles à courte et moyenne portée, permettant ainsi de restaurer leur puissance totale de feu. Le niveau de destruction serait un peu réduit en conséquence, mais resterait dans les limites acceptables. Celui-là vient juste de s’enfuir, dit le vaisseau en indiquant l’une des deux cibles grises qu’ils avaient essayé de démolir un peu plus tôt. Et voilà, l’autre aussi. Je les vois, confirma Auppi. Bon sang, qu’est-ce qu’ils vont vite ! Une autre matrice de cibles apparut dans son viseur, et elle tira aussitôt. Les deux contacts gris en fuite seraient hors de portée d’ici quelques secondes. Tu as des missiles qui pourraient les intercepter ? Pas le premier. Mais le second, oui. Programme les autres missiles pour qu’ils se concentrent sur les gris, proposa-t-elle. Elle aurait bien aimé pouvoir en larguer des tas d’autres un peu partout, mais leurs réserves étaient pratiquement épuisées, elles aussi. Putain, on les a énergisés, fit le vaisseau qui semblait contrarié. Je ne savais pas que tu disais des gros mots, vaisseau. Je ne savais pas que les essaimeuses pouvaient utiliser l’énergie de nos lasers pour se propulser à une telle vitesse, répondit-il. Il afficha un vecteur reliant le point où s’était trouvé l’un des contacts gris quand il avait été touché à sa position actuelle. Il continuait d’accélérer. La longueur du vecteur était assez invraisemblable. Il faut qu’on les prenne en chasse, transmit Auppi. Tu crois ? Oui, l’essaim les prioritarise. Une autre petite matrice de cibles fut rapidement expédiée tandis qu’une nouvelle apparaissait aussitôt dans le viseur. L’armement commençait maintenant à se déphaser à cause de l’accumulation des décalages entre les divers intervalles de rechargement, sans compter le léger délai supplémentaire induit par la mise en œuvre des secondaires. Il veut peut-être nous pousser à faire la même chose, suggéra le vaisseau. L’impact des lasers sur le champ-miroir faisait maintenant un bruit de pluie diluvienne. Les effacements de pixels sur l’affichage tactique évoquaient une invasion de sous-titres dans une langue inconnue. Je ne crois pas qu’il soit malin à ce point. Tu veux les poursuivre ? Oui. Celui-là, dit Auppi en désignant le premier des contacts gris à s’être enfui de l’essaim. En même temps, elle tira une autre demi-salve, ouvrant une brèche pour de nouvelles cibles dans le nuage rouge qui les enveloppait. O.K. La vue bascula et une matrice de cibles s’afficha une fois de plus. Alors qu’Auppi ouvrait le feu, le vaisseau entama une succession rapide de culbutes et de virages avant de se fixer sur un vecteur pointé là où il estimait que devait se trouver le gris qu’ils prenaient en chasse. Auppi continuait de tirer des microsalves sur les cibles rouges, à une cadence de plus en plus rapide à mesure que les profils d’armement divergeaient. Les nuées rouges explosaient en boules de feu. Ils devaient laisser derrière eux un immense tunnel de débris rougeoyants à travers l’essaim. Le vaisseau lui-même était comme une fine pointe de lance éclairée par les réflexions des tirs infligés par les essaimeuses rouges qui pivotaient vers lui sur son passage. Tant de rouge… Il accélère sacrément, transmit le vaisseau. Auppi jura entre ses dents. On l’a énergisé quand on l’a touché, dit-elle. Oui. Avec le laser. Oui. Ah… Toutes ces essaimeuses ne sont pas là simplement pour nous tirer dessus. Elles sont là… Pour alimenter les gris. C’est quelque chose de carrément nouveau. Il n’y a peut-être pas que ça de nouveau. Ces salopards gris sont des vaisseaux. Des microvaisseaux. L’infestation s’est arrêtée, annonça le vaisseau. Le dernier parsemis vient juste de quitter la fabricaria infectée. En plongeant à travers la brume de contacts, Auppi et le vaisseau récoltaient à présent des cibles à profusion et avaient délégué les commandes de tir aux sous-AIs, laissant à l’armement le soin de décider lui-même quand s’activer. Des centaines d’essaimeuses à lasers tirent sur le gris qu’on poursuit, transmit le vaisseau. J’aperçois les éclairs de dispersion. Et d’autres commencent à se rassembler autour de chacun des gris. Elles vont les énergiser, eux aussi. On ne va pas pouvoir faire face, répondit Auppi. Notre armement est beaucoup trop poli et focalisé. Il nous faudrait du lourd. Ou un Effecteur bien musclé. Un boulot pour le Tortionnaire qui va nous rejoindre. Je crois que c’est ce que nous devrions proposer. O.K., nous sommes à portée. Auppi tira un seul coup du laser principal sur le gris en fuite, qui explosa en une gerbe de débris incandescents eux-mêmes criblés par les rayons provenant des essaimeuses qui avaient contribué à l’alimenter. Le microvaisseau ayant été détruit, celles-ci concentrèrent leurs tirs sur le Blitérateur, qui accéléra et entama un large virage pour s’écarter du nuage de débris qu’il venait de créer. Il reste combien de gris ? demanda Auppi. Trente-huit. On n’arrivera jamais à tous les avoir. Essayons quand même d’en avoir le plus possible. Il y en a qui se dirigent vers la planète ? C’était un des scénarios de cauchemar : les essaimeuses devenant carrément sauvages et plongeant dans la géante gazeuse pour essayer de la faire exploser. Pour l’instant, elles n’avaient manifesté aucune inclination dans ce sens. Aucun. La plupart s’en tiennent au plan de l’écliptique, avec seulement quelques-uns au-dessus ou au-dessous. Quel est le plus proche ? Celui-là, dit le vaisseau en surlignant l’un des microvaisseaux qui se dirigeait apparemment droit vers une autre fabricaria. Sa partie arrière était illuminée par les faisceaux laser des essaimeuses qui l’aidaient à se propulser. Fais signe à Lan et aux autres, transmit Auppi. Demande à la Base de contacter le Tortionnaire pour lui suggérer de venir directement ici avec son Effecteur. Je crois que le seul moyen de régler cette situation est de tourner tous ces petits salopards les uns contre les autres. D’accord avec toi. C’est fait. Ils laissèrent les missiles s’occuper des reproductrices bleues tandis qu’ils se lançaient à la poursuite du microvaisseau. Celui-ci se servit de son propre laser de queue contre son poursuivant, en réfléchissant également contre lui une partie des rayons propulseurs qu’il recevait. Le champ-miroir du Blitérateur dut neutraliser un instant ses capteurs pour pouvoir résister à l’assaut. Ça n’est vraiment pas drôle du tout, dit Auppi. Cible à portée, répondit le vaisseau. Tiens, prends ça dans les fesses, dit-elle en activant leur laser principal. L’arme fonctionnait à des niveaux de fréquence que l’armure-miroir de leur cible était absolument incapable de repousser. Le microvaisseau explosa au loin dans une grande gerbe lumineuse tandis que le Blitérateur virait déjà brutalement à la recherche d’une autre proie. Ils en firent exploser dix autres, à des intervalles de plus en plus grands à mesure que les gris fugitifs s’éloignaient de la source de l’épidémie. Au passage, ils en profitaient pour vaporiser toutes les essaimeuses à laser qui se trouvaient à leur portée, plongeant dans le nuage de parsemis tel un requin au milieu d’un banc de poissons. Le gris qu’ils poursuivaient à présent les entraînait à l’écart du volume de l’infestation, en fonçant au milieu d’autres fabricaria inactives. Celui-là accélère beaucoup plus que les autres, malgré sa distance par rapport aux essaimeuses qui l’alimentent, fit remarquer le vaisseau. Je trouvais aussi qu’on mettait bien longtemps à le rattraper. Cela signifie sans doute qu’il a appris à mieux utiliser son déflecteur/absorbeur arrière. Est-ce qu’on est en danger ? En principe, non. Le champ-miroir a encore largement de la marge. Le vaisseau n’avait pas l’air inquiet. Cible à portée. Auppi tira. Mais l’explosion ne sembla pas normale. Trop petite, entre autres. Succès partiel, commenta le vaisseau. Il n’est que blessé. Wouah… Notre premier partiel, dis-donc… Il continue d’accélérer, mais moins qu’avant. 70 %. Changement de cap, aussi. Il se dirige droit vers cette fabricaria. Trajectoire de collision. Trajectoire de collision ? répéta Auppi. Ah, merde, se dit-elle, il ne nous manquait plus que ça… Des collisions à haute vélocité entre l’hégessaim et les fabricaria… On est prêts, dit le vaisseau. Vas-y, tire. Elle s’exécuta, mais le résultat se révéla encore trop insignifiant. La cible était devenue plus robuste, plus petite, et réfléchissait beaucoup mieux les rayons. Plus que 45 % de l’accélération initiale, déclara le vaisseau, mais il continue quand même d’accélérer. Allez, espèce de salopard, crève ! Ils foncèrent au milieu du champ de débris provoqué par leur premier tir partiel. Le vaisseau analysa au passage le nuage encore chaud, en vibrant sous les micro-impacts interceptés par ses boucliers. Un profil de matériaux intéressant, dit-il enfin. Aucun doute, il apprend vite. Trajectoire inchangée ? Oui, il y est revenu aussitôt après notre deuxième tir. Impact ? Dans trois secondes. Ce qui leur laissa le temps de toucher encore deux fois leur cible. Quand le microvaisseau percuta la fabricaria, il avait cessé d’accélérer et se trouvait réduit au statut d’un nuage assez dense de débris se déplaçant dans une même direction. Sa vitesse était quand même encore suffisante pour produire un bel éclair en s’écrasant contre le bloc sombre de trois kilomètres de long. Putain… fit Auppi en observant la nuée de débris se déployer. D’accord avec toi, dit le vaisseau. Le Blitérateur décéléra fortement et commença à pivoter tout en restant sur sa trajectoire. Signature d’impact inattendue, dit-il. Il semblait perplexe. Ah, merde. Il y a de gros dégâts ? Les débris du microvaisseau avaient percuté la fabricaria à plus de trente kilomètres par seconde, non pas de plein fouet mais dans un coup oblique qui avait quand même réussi à perforer l’usine spatiale et à la déstabiliser. La fabricaria s’écartait à présent de son orbite en dérivant lentement vers Razhir. Sans correction, elle finirait par plonger dans la haute atmosphère de la géante gazeuse où elle se volatiliserait. En principe, le Disque devait rester éternellement stable, mais en pratique, des comètes de passage, ou même des étoiles voisines, pouvaient le perturber. Les fabricaria étaient donc équipées de systèmes automatiques à émission de gaz leur permettant de rester en place. Une des responsabilités de l’espèce en charge du Disque était de veiller à ce que ces systèmes soient correctement chargés et opérationnels. Ils étaient conçus pour donner une légère impulsion aux fabricaria dès que leur orbite se trouvait décalée d’une fraction. En l’occurrence, même s’ils avaient survécu à l’impact des débris de parsemis, la perturbation excédait largement leurs capacités. C’est comme si… Le vaisseau semblait hésiter. Il attendait probablement que ses capteurs lui fournissent des détails supplémentaires. On dirait que la surface a été creusée. La coque extérieure devrait être solide, pour protéger la fabricaria et lui fournir des matériaux bruts quand elle produit quelque chose. Mais là, c’est comme si les débris avaient frappé la croûte et pénétré en partie à l’intérieur, avant d’entrer en collision avec une sorte de structure minimale interne. Ils approchaient maintenant de plus en plus lentement de la fabricaria endommagée, tandis que les propulseurs, encore à pleine puissance, annulaient leur vecteur cinétique. Coupe les moteurs et pivote, ordonna Auppi. On va aller jeter un coup d’œil. Tu es sûre ? Le vaisseau coupa ses propulseurs une demi-seconde avant qu’ils ne commencent à l’écarter de l’usine endommagée. Il continua de s’approcher très lentement du point d’impact. Non, pas vraiment sûre, reconnut-elle, mais… Bon, d’accord. Le vaisseau pivota, activa brièvement ses réacteurs, puis il pivota de nouveau, et par une série d’ajustements très fins, il réussit à se placer en position stationnaire par rapport à la brèche, un ellipsoïde d’une centaine de mètres de long dans la paroi de la fabricaria. Auppi et le Blitérateur pouvaient maintenant plonger leur regard dans les profondeurs de l’usine spatiale. La vue était entourée de sections de sa surface extérieure encore incandescentes. Elle avait manifestement été taillée pour ne laisser qu’une très mince enveloppe soutenue par un réseau de fines poutrelles, de câbles et d’entretoises à l’aspect fragile. Vingt mètres plus bas, on apercevait la coque proprement dite de la fabricaria. Elle aussi avait été transpercée par la cascade de débris de parsemis, ce qui permettait de distinguer l’amoncellement de machines et d’équipements antiques. Un équipement qui était censé ne pas avoir été touché ni utilisé depuis deux millions d’années. Des machines censées être restées sous cocon dans une immense caverne. Sans qu’il soit nécessaire de le lui demander, le Blitérateur commença à décrire un cercle autour de la brèche principale pour qu’ils puissent mieux voir l’intérieur de la fabricaria à travers la brèche plus petite ouverte dans sa coque. Le vaisseau enregistrait tout. Il afficha enfin le résultat. Certaines parties étaient un peu floues parce que, malgré les dégâts, il y avait une certaine activité dans l’usine spatiale, mais l’image principale était très claire. Putain… de… merde… transmit lentement Auppi. Qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? 23. Elle se réveilla et regarda autour d’elle. Elle était allongée dans un cocon médical à dépendance moyenne parfaitement banal, dans une salle de soins tout aussi banale qui aurait pu se trouver n’importe où – dans un vaisseau, sur une Orbitale, vraiment n’importe où. Elle était physiquement complète, presque entièrement enveloppée d’une mousse à faible compression, avec des sortes de bandages autour de la tête qui restreignaient ses mouvements. Les indicateurs de douleur étaient au minimum, et l’évaluateur de dégâts corporels montrait qu’elle se remettait rapidement de fractures multiples dans la plupart des os importants. Pas de dégâts au cerveau, et peu au niveau des organes majeurs. Par contre, très étendus au niveau des tissus, mais qui se résorbaient rapidement. Elle devrait pouvoir se lever demain, et une journée de convalescence lui permettrait de recouvrer un état de santé normal. Elle arrivait à plier les orteils et bouger les bras. Ses mains étaient libres, elle pouvait les remuer et sentir la texture liquide du cocon. En levant un bras, elle sentit la réaction de la mousse de compression qui la laissait bouger ses muscles sans dommage pour ses os qui se ressoudaient. — Bon, dit-elle, alors… Où sommes-nous ? — Mlle Nsokyi, fit une voix. On aurait dit celle du vaisseau. Ou d’un vaisseau. En tout cas, la voix d’une entité non-humaine qui se voulait rassurante. Un drone de vaisseau, lisse et bulbeux comme un galet géant, apparut devant elle. — Bienvenue à bord, dit-il. Je suis le vaisseau de la Culture Moi, Je Compte. — Ah, fit Yime. Eh bien, je vous cherchais, mais on dirait que c’est vous qui m’avez trouvée. Et le Bodhisattva ? — Gravement endommagé. Je conserve ce qu’il en reste dans ma propre structure de champ, et j’ai l’intention de le remettre au premier VSG que nous rencontrerons. L’étendue des dégâts qu’il a subis est telle qu’il vaudra sans doute mieux reloger le Mental dans un nouveau vaisseau. À vrai dire, le matériau principal est tout juste bon à être recyclé, et je pourrais être rapidement amené à proposer au Mental du Bodhisattva d’abandonner son appareil et de se joindre à moi. Cela me permettrait de me débarrasser du reste des débris et de reprendre ma configuration de champ normale pour être pleinement opérationnel. — Et pourquoi cette hâte ? — Parce que, Mlle Nsokyi, nous semblons nous diriger vers ce qui va rapidement devenir – si ce n’est déjà fait – une zone de guerre. Au cours de sa longue existence bien remplie de telles occasions, Veppers avait appris à gérer le rythme et les étapes d’une rencontre sexuelle, dans le seul but de maximiser son plaisir personnel. C’était un talent qui en valait la peine. Il pensait à des choses banales et non sexuelles quand il voulait se retenir, et repensait à des moments particulièrement excitants d’escapades précédentes quand il voulait déclencher son orgasme. Un des problèmes quand on avait vécu aussi longtemps, c’était qu’on avait des souvenirs généralement supérieurs à ce qu’on était en train de faire, mais après tout, c’était un bien modeste prix à payer… Ce soir, dans la grande chambre de son hôtel particulier d’Ubruater, il baisait Diamle, une des filles de son fabuleux Harem, sous les yeux de Sohne. C’était son autre Impressionniste, capable de prendre n’importe quelle apparence. En ce moment, elle avait celle d’une très célèbre actrice. Veppers se réjouissait à l’idée de la baiser ensuite. Mais pour l’instant – un peu en sueur, ses longs cheveux blancs noués en queue-de-cheval –, il se concentrait pour se retenir. Il visait un orgasme d’ici une minute, et ce devrait en être un bon. Il le méritait bien, songea-t-il. Il venait juste de rentrer de Vebezua, et il avait la ferme intention de rattraper le temps perdu. L’atmosphère de la pièce changea et il y eut une forte détonation. Veppers s’arrêta net, agrippant toujours les hanches parfaites de Diamle. La fille – qui jusqu’ici poussait des cris et des gémissements de plaisir, peut-être simulés – regardait fixement un petit alien aux grands yeux et à la peau laiteuse légèrement teintée de rose, dont la plus grande partie était recouverte d’un uniforme gris bien ajusté. La créature s’était matérialisée sur le grand lit au milieu des coussins et des oreillers, dont plusieurs avaient éclaté en répandant de vastes quantités de plumes et de duvet. L’alien semblait émerger d’une petite tempête de neige. Il battit des bras pour essayer d’écarter le nuage de plumes, tout en balayant la pièce du regard. Diamle se mit à hurler. En un sens, Veppers trouvait l’expérience fort agréable, même si cela ne changeait rien au sentiment d’indignation et de violation, voire de trahison, qu’il éprouvait. Sohne s’évanouit et tomba en avant sur le lit en se cognant le front contre une des chevilles de Diamle, qui gémissait à présent. Veppers la lâcha, et elle saisit aussitôt une taie d’oreiller pour se couvrir. Elle sauta à bas du lit et resta là, tremblante. Elle fixa des yeux le petit alien, avant de se mettre à tousser violemment en recrachant des plumes. La créature oscilla un instant au milieu du nuage de débris, puis elle finit par se stabiliser. C’était l’un des adjoints de Bettlescroy. — Mr Veppers, dit l’alien en regardant d’abord son visage, puis son pénis tumescent. Par ma foi… fit-il avant de relever les yeux et de le saluer de la tête. Je suis le sur-lieutenant Vrept, et je rends compte directement à l’honorable Bettlescroy-Bisspe-Blispin III en personne. — Qu’est-ce que vous foutez ici ? demanda Veppers. Ce n’était pas drôle du tout. C’était même impardonnable. — J’ai des informations. Il faut que nous parlions, dit le FCGFien. (Il jeta un coup d’œil au corps inanimé de Sohne et à Diamle, qui avait cessé de trembler et se contentait de suffoquer.) Faites sortir ces personnes. — Monsieur ? La voix de Jasken semblait lointaine à travers la double porte de la chambre. Les poignées tournèrent un instant, puis on frappa au battant. — Monsieur ? Veppers pointa le doigt vers la porte en disant : — Juste avant que je demande à mon chef de la sécurité de s’emparer de vous pour… — Informations. Parler. Immédiatement, répondit le petit alien. Sans plus aucun délai. J’ai mes ordres. — Monsieur ? lança de nouveau Jasken. Tout va bien ? C’est Jasken, avec deux Zeïs. — Oui, tout va bien ! répondit Veppers. Attends dehors ! (Il se tourna vers Diamle.) Ma robe de chambre. La jeune femme se baissa et récupéra le vêtement par terre. Veppers souleva la tête de Sohne en tirant sur ses longs cheveux blonds et lui donna une paire de gifles pour la ranimer. Elle se rassit, le regard flou et les joues rouges. — Vous deux, dehors, leur dit Veppers en enfilant sa robe de chambre. Ne verrouillez pas la porte, et dites à Jasken et aux Zeïs de rester où ils sont. Qu’ils sachent ce qui s’est passé, mais personne d’autre. Diamle prit un drap dans lequel elle s’enveloppa avec Sohne, et elle sortit en soutenant sa compagne. Veppers l’entendit dire quelques mots à Jasken avant que la porte ne se referme en claquant. Il se tourna vers le petit alien. — Sur-lieutenant Vrept, vous avez intérêt à avoir une bonne explication, dit-il en s’approchant de lui sur le lit et en le dominant de toute sa taille. — Mon explication est bonne, même si les nouvelles sont mauvaises. D’où l’urgence. Mon commandant, le susmentionné et honorable Bettlescroy-Bisspe-Blispin III, me prie de vous informer qu’il y a eu une faille de sécurité dans le Disque Tsungariel. L’une des fabricaria actuellement occupées à construire des vaisseaux a été endommagée au cours d’une action visant à enrayer l’épidémie de parsemis utilisée comme manœuvre de diversion, et un vaisseau spatial léger appartenant à la mission Restauria de la Culture a enregistré les opérations en cours dans la susdite fabricaria. Il a subséquemment transmis cette information au reste de la mission culturienne au sein du Disque, qui a concomitamment relayé ladite information à d’autres unités de la Culture situées au-delà, tout en procédant en parallèle à une investigation d’autres fabricaria visant à déterminer si certaines d’entre elles fabriquaient également des vaisseaux. Le résultat de cette investigation a été positif, naturellement, bien que certaines mesures aient déjà été prises, et que d’autres soient en cours, afin de neutraliser les capacités de la mission de la Culture. « En résumé : le fait est désormais connu au sein de la Culture, et probablement au-delà, que certains éléments du Disque fabriquent actuellement une flotte de guerre. Il s’en faut encore d’un jour et demi avant que cette flotte ne soit achevée, en excluant le ravitaillement en AM. Plusieurs vaisseaux de la Culture approchent en ce moment du Disque. Le RdN ne semble pas être encore au fait de toute la substance de cette information, mais il a cependant exprimé un fort intérêt concernant ce qui se passe précisément dans le Disque Tsungariel, et plusieurs rapports non corroborés donnent à penser qu’il pourrait mettre en place des unités militaires adéquates. « Voilà donc l’essence initiale de mon message. Avez-vous des questions, cher monsieur ? Ou bien, et également, souhaiteriez-vous peut-être éclairer le susmentionné et honorable Bettlescroy-Bisspe-Blispin III sur la question des cibles précédemment discutées mais non encore spécifiées relatives aux vaisseaux en cours de construction ? Ce geste serait grandement apprécié. Bouche bée, Veppers regarda fixement le petit alien pendant encore deux secondes, puis il se demanda s’il n’allait pas s’évanouir à son tour. — Ah, putain, quelle journée magnifique ! s’exclama Demeisen. Il se tourna vers Lededje avec un sourire rayonnant. — J’ai comme l’impression que ce qui vous met en joie n’est peut-être pas du goût de tout le monde, dit-elle. — Une espèce de cinglé est en train de construire un bon paquet de vaisseaux dans le Disque Tsungariel ! Toujours avec un large sourire, Demeisen se cala dans son fauteuil en contemplant l’écran du module. — Et vous trouvez que c’est une bonne nouvelle ? — Non, c’est un vrai désastre, répondit-il en agitant les bras. Tout ça va finir dans un flot de larmes, vous pouvez me croire. — Arrêtez de sourire, alors. — Je ne peux pas m’en empêcher ! Il y a des choses naturelles qui… bon, d’accord, je peux. L’avatar se tourna vers Lededje avec une expression d’une telle tristesse qu’elle eut envie de le prendre dans ses bras pour lui taper dans le dos et l’assurer que tout irait bien. Elle se rendit compte avec quelle facilité il pouvait la manipuler, et elle commençait à être furieuse contre elle-même et contre Demeisen quand celui-ci abandonna son air de chien battu et afficha de nouveau un sourire d’exultation. — Je peux m’en empêcher, reconnut-il, mais c’est juste que je ne veux pas. (Avec un autre moulinet des bras, il ajouta :) Allons ! Cet avatar reconnaît naturellement mon état émotionnel et il le reflète, sauf quand je cherche délibérément à tromper les gens. Vous préféreriez que je vous mente ? Lededje s’efforça de conserver un ton glacial, sans se laisser gagner par l’enthousiasme manifeste de l’avatar. — Mais alors, dites-moi, comment un désastre annoncé peut-il vous faire sourire comme ça ? — Eh bien, d’abord, je n’en suis pas la cause ! Rien à voir avec moi, j’ai les mains parfaitement propres. C’est toujours bon à prendre. Mais il est de plus en plus évident qu’il va très bientôt y avoir une sacrée bagarre dans le coin, et c’est précisément pour ça que j’ai été construit. Je vais pouvoir sortir tout mon matos. Je vais pouvoir être moi, fillette. Ah, putain, j’ai hâte que ça commence ! — Vous voulez parler d’une vraie bataille, où on se tire dessus ? — Mais oui, bien sûr ! dit Demeisen qui semblait au bord de l’exaspération. Il se remit à battre des bras. Il faisait beaucoup ça, remarqua-t-elle. — Et des gens vont mourir… — Des gens ? Oui, et même très probablement des vaisseaux ! Elle le regarda sans rien dire. — Écoutez, Lededje, dit-il en lui prenant la main. Je suis un vaisseau de guerre. C’est dans ma nature, et c’est pour ça que j’ai été conçu. Mon heure de gloire approche, et vous ne pouvez pas me demander de ne pas être excité par cette perspective. Je m’étais fait à l’idée de devoir passer ma vie opérationnelle à me tourner les pouces – virtuels, bien sûr – au milieu de l’immensité du vide, garantissant par ma présence et celle de mes collègues que les civils querelleurs se tiendraient bien, et préservant la paix grâce à la menace de l’effroyable chaos qui en résulterait si quelqu’un s’avisait de raviver l’idée de recourir à la guerre pour régler des différends au voisinage de vaisseaux comme moi. Et voilà que je ne sais quel débile mental affligé d’un désir de mort vient juste de faire ça, et j’ai un fort pressentiment que je vais bientôt pouvoir briller, fillette ! En prononçant le mot « briller », Demeisen haussa les sourcils et sa voix monta d’un ton ou deux en augmentant de volume. Même à travers le gant blindé de son armure, Lededje sentit la pression de sa main autour de la sienne. Elle n’avait jamais vu quelqu’un avoir l’air aussi heureux. — Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? demanda-t-elle à voix basse. — Vous devriez rentrer chez vous, répondit l’avatar. Il jeta un coup d’œil à l’écran dont le centre était toujours occupé par le flocon de neige noir. — J’aimerais bien vous larguer dans cette navette et vous expédier vers Sichult, mais ce foutu machin pourrait vous prendre pour un missile ou décider de se servir de vous comme cible d’entraînement. Il vaut donc mieux que je commence par m’occuper de lui. (Il la regarda avec une étrange expression concentrée.) C’est forcément dangereux, j’en ai bien peur, mais pas moyen de faire autrement. (Il respira profondément.) Avez-vous peur de mourir, Lededje Y’breq ? — Je suis déjà morte une fois. Il sembla réellement intéressé. — Et ? — C’est franchement la merde. — Très bien, dit-il en se tournant de nouveau vers l’écran et en se calant dans le fauteuil du poste de commande de la navette. Considérons cette fois-là comme une erreur, et essayons de ne pas en faire une mauvaise habitude. Lededje vit le fauteuil se contorsionner autour de l’avatar pour le maintenir bien en place avec ses pieds, ses accoudoirs, son siège et son dossier. Elle sentit du mouvement autour d’elle et constata que son fauteuil faisait de même. Une enveloppe de confinement en plus de la combigèle et de l’armure externe. Elle se sentit comprimée et repoussée en arrière jusqu’à ce qu’elle soit bien calée dans les contours de son fauteuil. — Et maintenant, dit Demeisen, on va se faire mousser. — Quoi ? dit-elle soudain inquiète tandis que la visière de sa combi se rabattait sur son visage. Les lumières s’éteignirent dans la navette, mais le viseur affichait une image compensée qui lui permit de voir très distinctement une sorte de liquide rouge bouillonnant, légèrement brillant, qui se déversait dans l’espace où elle vivait depuis une vingtaine de jours. Le niveau monta rapidement en une marée rouge foncé autour de son fauteuil, puis sur son armure blindée. Quand le liquide recouvrit la visière de son casque, elle ne vit plus rien. Elle entendit la voix de l’avatar. — Vision spatiale ? Ou un petit film pour vous distraire et faire passer le temps ? La visière afficha soudain l’image qu’elle avait vue à l’écran, mais incurvée, cette fois. L’étrange flocon de neige noir à huit branches était toujours au centre. — Vous auriez pu d’abord me demander si j’ai peur d’être immobilisée ou si je suis claustrophobe, dit Lededje. — J’ai complètement oublié. Bien sûr, la combi peut aussi vous maintenir inconsciente pendant toute la durée de… ma foi, de je ne sais pas trop quoi encore. — Non, merci. — Parfait. Bon, décidez-vous. Vision spatiale réelle, ce qui risque d’être un peu effrayant, ou un film. Comédie nostalgique, douce-amère, sarcastique, carrément tarte à la crème, ou drame psychologique, fresque historique, documentaire pédagogique, artistique, porno, horreur, sport ou actualités ? — Vision spatiale réelle, s’il vous plaît. — Je vais faire de mon mieux. S’il se passe effectivement quelque chose, ça pourrait aller un peu trop vite. Mais ne vous faites pas trop d’illusions. Il y a des chances pour que cette confrontation se résolve pacifiquement. C’est malheureusement comme ça que ça se termine en général. — Vous êtes remarquablement incapable de dissimuler vos sentiments dans ces affaires, dit Lededje au vaisseau. J’espère que vos tactiques de combat sont plus subtiles. L’avatar se contenta d’éclater de rire. Et tout devint très calme. Elle n’entendait que les battements de son cœur comme un bruit lointain. Puis il y eut un soupir, et la voix de l’avatar qui dit doucement : — O.K., allons-y… Sur l’écran devant ses yeux, Lededje vit clignoter l’image du flocon noir. Le moment vint où elle trouva la petite vallée avec les cages de fer où la pluie acide faisait hurler les prisonniers. Chaque jour, les démons les entraînaient jusqu’aux plans inclinés où leur sang alimentait le ruisseau bouillonnant qui se déversait dans le grand bassin en amont du petit moulin. Elle survolait la scène en battant de ses grandes ailes noires, observant une grosse machine volante en forme de scarabée qui venait dégorger sa récente cargaison de malheureux Pavuléens horrifiés par la visite de l’Enfer qu’on leur avait imposée à titre d’avertissement. Le scarabée atterrit dans un nuage de poussière qui recouvrit le moulin et la mare de sang. Sur le côté du bâtiment, la roue à aube tournait lentement, arrachant des cris et des gémissements aux tissus, aux os et aux cartilages vivants dont elle était constituée. À chaque battement d’ailes, Chay ressentait une petite douleur. Elle avait tué son millier d’âmes, en les enveloppant pour les libérer et les plonger dans l’oubli. Elle l’avait fait ici quelque temps auparavant. Elle ne savait toujours pas à quel rythme le temps s’écoulait dans l’environnement virtuel de l’Enfer. Pour elle, il s’était passé mille trois cents jours, près de trois années en termes pavuléens dans le Réel. À chaque mort, une nouvelle petite douleur s’ajoutait. Le démon géant à tête de lanterne n’avait pas menti. Une rage de dent, un coup de poignard dans les intestins, une migraine persistante, ce qui semblait un nerf coincé dans une hanche, un élancement chaque fois qu’elle serrait ses griffes, une crampe quand elle pliait ses ailes d’une certaine façon… un millier de petits pincements, tiraillements, courbatures, ulcères et irritations, presque infinitésimaux mais qui s’ajoutaient à des douleurs déjà existantes, ou en créaient de nouvelles. Elle avait depuis longtemps cessé de croire qu’il n’y avait plus un seul endroit de son corps où elle pût souffrir. Il restait toujours de la place. Elle se souvint du temps où elle était la Supérieure du Refuge, vers la fin de sa vie, percluse de douleurs. Au moins, là-bas, la mort était au bout du chemin, la libération de toutes les souffrances. Aucune douleur ne dominait les autres, et même en les considérant toutes dans leur ensemble, elles n’étaient pas totalement handicapantes. Mais chacune se faisait insistante, chacune produisait son effet, remplissant ses journées d’un tourment obsédant. Un tourment encore pire les jours où, s’apitoyant sur elle-même, elle devait bien reconnaître que c’était elle qui se l’infligeait. Mais elle continuait cependant de survoler et d’observer les territoires apocalyptiques de l’Enfer, où elle faisait l’objet d’un culte. Elle ne s’étonnait pas d’avoir été intégrée à la mythologie naissante de ce monde artificiel. Si elle avait été encore une âme perdue, errant au milieu des marais putrides, des forêts dénudées et noircies par les flammes, des dalles de béton criblées de cratères et des collines couvertes de cendres, traumatisée au point d’être convaincue qu’il n’y avait jamais eu de Réel où elle aurait vécu auparavant… elle aussi aurait peut-être vénéré une telle créature, et adressé ses prières à l’ange de la mort semi-mythique qu’on apercevait parfois, afin qu’il la libère de ses souffrances. Elle avait parcouru l’Enfer jusqu’à ses limites, à des dizaines et des dizaines de jours de vol. Là, en se dressant contre ses murailles de fer pour attaquer de ses griffes leur surface inflexible, elle avait reconnu que ce n’était effectivement pas un espace infini. Il avait ses frontières, aussi lointaines fussent-elles. Elle avait établi une carte mentale des lieux. Ici, les plaines desséchées, les terres arides, les marais fumants, les plaques de sel, les lacs de soude, les mares d’acide, les cratères de boue et les flots de lave, parmi toute une étonnante variété de terres dévastées. Là, les formidables sommets des montagnes de fer aux glaciers rouges de sang, et la mer entourant l’Enfer, qui venait lécher la base de la muraille d’enceinte et grouillait de monstres voraces. Ici, les grands portails par lesquels arrivaient les nouveaux condamnés. Là, les routes parcourues par les gigantesques chariots des morts et des agonisants, qui déchargeaient leur sinistre cargaison dans les vastes prisons, camps, usines et baraquements. Et c’est là que les damnés se voyaient assigner leurs tâches d’esclaves dans les fabriques de munitions, ou condamner à errer au milieu des ruines et dans les paysages dévastés, quand ils n’étaient pas choisis pour combattre dans la guerre incessante qui consommait, recyclait et consommait de nouveau des vies par dizaines de milliers chaque jour. Il y avait effectivement deux camps en Enfer, même s’il eût été bien difficile de discerner la moindre différence entre eux. Les infortunés qui débarquaient en Enfer se voyaient aussitôt attribuer un camp. En général, on les y répartissait en nombre égal. Il y avait deux séries de grands portails – permettant uniquement d’accéder à l’Enfer, pas d’en sortir –, deux vastes réseaux de boulevards pavés de dos brisés et d’os éclatés, deux complexes de prisons, d’usines, de camps et de baraquements, deux hiérarchies de démons, et aussi – comme elle avait été étonnée de le découvrir – deux colosses démoniaques régnant chacun sur son domaine. Ils combattaient dans la partie centrale de l’Enfer, lâchant leurs troupes dans la mêlée avec une sorte de joie sadique, indifférents au nombre de victimes car elles pouvaient être ressuscitées quelques jours plus tard afin de subir de nouveaux châtiments. Dans les rares cas où un camp parvenait à établir une supériorité militaire, par simple chance ou du fait de qualités de commandement fortuites –, menaçant alors l’équilibre des territoires et des forces, et donc la poursuite de la guerre –, des recrues supplémentaires pouvaient être fournies temporairement au camp dominé en fermant simplement l’une des séries de portails. Les nouveaux arrivants se retrouvaient alors tous dans le camp désavantagé, et l’équilibre se rétablissait par le simple poids du nombre. De façon arbitraire, Chay désignait les portails par lesquels Prin et elle étaient arrivés en Enfer comme étant l’entrée de l’Est. C’est donc dans ce camp qu’ils s’étaient retrouvés, mais chacun de ses aspects fondamentaux dans l’immense conflit se trouvait répliqué dans le camp de l’Ouest, et les deux semblaient identiques dans leur horreur. Du moins, vus de loin. Elle n’était pas la bienvenue à l’Ouest. De petits démons ailés se précipitaient vers elle quand elle survolait leur territoire trop loin du front de la bataille éternelle, de sorte qu’elle devait s’en tenir à l’écart, ou voler si haut qu’elle ne pouvait plus distinguer les détails. Elle s’était cependant rendue jusqu’aux portails de l’Ouest, en volant au-dessus des sombres traînes nuageuses, et il lui était même arrivé de se poser – en général quelques minutes seulement – sur certains pics déchiquetés, loin des combats les plus violents et des groupes les plus importants de démons ennemis. Que ce fût à l’Ouest ou à l’Est, elle aimait se tenir sur ces sommets, protégée du froid par ses ailes que le vent agitait, pour observer avec une sorte d’amusement horrifié les nuages qui se déplaçaient au-dessus des lointains paysages de terreur et de souffrance. Après avoir tué sa millième âme, elle avait emporté le corps à moitié dévoré et l’avait jeté aux pieds du démon à tête de lanterne. Assis sur son trône de fer rougeoyant, celui-ci contemplait l’immense vallée de flammes, de fumées et de cris. — Quoi ? fit la créature colossale d’une voix de tonnerre. Du bout d’un de ses énormes pieds, il écarta la carcasse que Chay avait déposée devant lui. — Mille âmes, lui dit-elle en battant lentement des ailes pour se maintenir au niveau de son visage, mais suffisamment loin pour qu’il ne puisse la saisir facilement. Cela fait mille jours que vous m’avez dit qu’une fois que j’aurais libéré dix fois cent âmes, vous me diriez ce qu’est devenu mon amour, le mâle avec qui je suis venue ici. Prin. — J’ai dit que j’y réfléchirais, gronda la voix immense. Elle resta où elle était. Le battement de ses grandes ailes noires chassait les fumées pestilentielles vers le roi de l’Enfer. Elle observa le visage gazeux qui bouillonnait et se tordait derrière le panneau de verre, en s’efforçant de ne pas voir les quatre bougies posées sur la lanterne dont les surfaces boursouflées étaient veinées d’une centaine de systèmes nerveux torturés. Le démon la regardait sans rien dire, mais elle refusa de partir. — S’il vous plaît, dit-elle enfin. — Il est mort depuis longtemps, fit la voix puissante en lui traversant le corps. (Elle sentit les mots vibrer dans ses ailes.) Le temps s’écoule plus lentement, ici. Son souvenir est presque effacé. Il a fini par mettre fin à sa vie, dans la honte, la misère, la disgrâce et la solitude. On ne sait s’il s’est souvenu de toi sur la fin. Il a réussi à éviter d’être envoyé ici, ce qui est bien dommage. Alors, tu es satisfaite ? Elle resta devant lui encore un instant, en battant doucement des ailes dans une sorte d’applaudissement ironique. — Hum, dit-elle enfin avant de se retourner et de plonger en piqué. Puis elle reprit de l’altitude et s’éloigna au-dessus de la vallée jusqu’à la crête lointaine. — Et tes douleurs ? lui lança le démon. Elles augmentent comme il faut ? Elle l’ignora. Elle attendit qu’ils sortent du moulin : les trois démons et la pauvre petite âme hurlante qui n’avait pas été relâchée après son excursion en Enfer. Le mâle se débattait en poussant des cris déchirants. Un démon lui tenait les pattes de devant tandis que les deux autres l’agrippaient chacun par une patte postérieure. Ils riaient et bavardaient en se moquant de leur captif qu’ils entraînaient vers le scarabée volant. Elle plongea sur le groupe et massacra facilement les démons, ceux à l’arrière d’un simple coup de griffes. Le malheureux mâle se retrouva étendu sur le sol écailleux, entre trois flaques de sang démoniaque qui convergeaient vers lui. Le scarabée tenta de décoller, mais elle poussa un grand cri et lui arracha une aile en l’agrippant de ses deux serres avant de le retourner sur le dos. Le scarabée commença à émettre des cliquetis et des bourdonnements. Quand le pilote parvint à s’extraire de sa cabine en rampant, elle fut tentée de le tuer, lui aussi, mais elle décida finalement de le laisser partir. Elle saisit le mâle tremblant entre ses griffes et regarda son visage pétrifié, tandis que le malheureux vidait bruyamment ses boyaux sur le sol. — Quand vous avez quitté le Réel, lui demanda-t-elle, quelle était la date ? — Hein ? Elle répéta la question. Il lui répondit. Elle lui posa deux ou trois autres questions sur des sujets banals tels que les affaires courantes et le statut civilisationnel, puis elle le relâcha. Il déguerpit aussitôt et elle le vit s’engager sur la route qui partait du moulin. Elle aurait sans doute pu le tuer, mais elle avait déjà libéré une âme de ses tourments aujourd’hui. Toute cette affaire résultait d’une inspiration soudaine qui lui était venue en voyant le moulin. Elle détruisit aussi le bâtiment en éparpillant sur le flanc de la colline ses composants qui hurlaient et protestaient. Elle jeta aussi des débris dans la mare et le canal d’alimentation, soulevant d’immenses gerbes de sang tandis que les occupants du moulin s’enfuyaient. Le portail bleuté ne brillait pas du tout, bien sûr. Ce n’était qu’une porte en bois grossier qui pendait à présent sur ses gonds. Une porte qui ne menait nulle part. Curieusement satisfaite, elle remonta dans les cieux sinistres d’un seul grand claquement d’ailes, puis elle traversa la vallée. Elle lâcha un gros morceau de bois qui avait été le linteau de la porte sur les opérateurs du moulin qui s’enfuyaient, les manquant d’un mètre à peine. Elle fit demi-tour au-dessus de la vallée qui n’était que souffrances et existences ravagées, puis elle prit de l’altitude pour regagner son nid. En admettant que le malheureux Pavuléen ait dit la vérité, le démon géant avait menti. Il s’était à peine écoulé trois mois dans le Réel. Vatueil était suspendu la tête en bas. Il se demanda distraitement s’il existait des circonstances dans lesquelles une telle position serait un bon signe… Apparemment, il occupait un corps physique. Difficile de dire s’il avait été inséré dans un vrai corps, ou s’il s’agissait simplement d’une virtualité à spectre sensoriel complet. Il ne ressentait aucune douleur, mais le sang rugissait dans ses oreilles à cause de sa position inversée, et il se sentait tout à fait désorienté, indépendamment du fait d’être dans le mauvais sens. Il ouvrit les yeux. Une sorte de créature volante le regardait. Elle aussi était à l’envers, mais cette position semblait parfaitement lui convenir. De la taille d’un homme, elle avait un visage allongé, avec de grands yeux jaunes qui brillaient d’intelligence. Elle était couverte d’une fourrure gris mordoré, et possédait quatre membres rattachés à son corps par une épaisse membrane. Elle ouvrit la bouche, laissant voir deux rangées de petites dents pointues. — Vous êtes Vatch-oy ? dit-elle avec un fort accent. — Vatueil, rectifia-t-il. Il regarda autour de lui, et constata qu’il était suspendu au milieu du feuillage bleuté d’un très grand arbre. Un peu plus loin, il put distinguer d’autres troncs. L’arbre dans lequel il se trouvait n’était en rien comparable à l’arbre impossible où il avait eu si souvent l’occasion de voler, mais il était suffisamment grand pour qu’il ne puisse pas apercevoir le sol. Ce qu’il pouvait voir des branches et du tronc montrait qu’il était imposant. Il vit aussi que ses pieds étaient liés par une sorte de corde, rattachée par une autre boucle à une très grosse branche au-dessus de lui. — Vatoy, dit l’étrange créature. — Bon, ça n’est pas trop mal, concéda-t-il. Il sentait qu’il devrait chercher à savoir qui était cette créature et quelle était son espèce, mais il n’avait aucun accès à des réseaux distants. En pratique, il n’était qu’un simple humain, un paquet de viande accroché à un arbre. Il ne pouvait compter que sur ses souvenirs, malheureusement faillibles, tels qu’ils avaient survécu aux nombreuses transcriptions subies au fil des années et des régénérations, sans compter l’intervention inattendue qui l’avait amené ici. De toute façon, ses souvenirs étaient suspects, embrouillés par une centaine de réincarnations dans autant d’environnements différents, dont la majeure partie étaient virtuels, irréels, de simples métaphores militaires. — Lagoarn-na, lui dit la créature en se frappant la poitrine. — Oui, bonjour, répondit prudemment Vatueil. Enchanté de faire votre connaissance. — Enchanté faire connaissance aussi, dit Lagoarn-na en hochant la tête. Ses grands yeux jaunes le regardaient fixement, sans un battement de paupières. Vatueil se sentait un peu sonné. Il essaya de se souvenir où il avait été la dernière fois, ou en tout cas cette version de lui-même. On pouvait facilement s’y perdre quand on avait été recopié trop souvent. Il se revit assis à une table avec toute une bande d’aliens dans… dans un vaisseau ? Une réunion. À bord d’un vaisseau spatial. Pas dans une bataille, donc, piégé dans un tunnel ou une tranchée, ou dans un blindé ou un navire ou un dirigeable voguant dans l’atmosphère d’une géante gazeuse. Il n’avait pas non plus été téléchargé dans un char intelligent ou un hybride de microvaisseau et de missile, ou encore… Les souvenirs défilaient dans son esprit, les détails de ce qui avait dû être ses différents rôles dans l’immense conflit des Enfers. C’était assez agréable de constater que sa dernière mission ne l’avait pas amené à devoir verser son sang et ses tripes – ou ses vis et ses boulons. Une réunion constituait un environnement inoffensif, potentiellement aussi ennuyeux qu’une guerre, mais sans les éléments de terreur qu’on y trouve généralement incrustés. Mais il soupçonnait d’avoir été… lu, sans savoir bien comment. Toutes ces autres missions – marquées par une progression de son grade et un accroissement de ses responsabilités, et qui défilaient dans sa mémoire comme un jeu de cartes – semblaient avoir été déclenchées pour être consultées. Une réunion. La réunion dans le vaisseau. Des tas de petits aliens. Un autre panhumain. Un grand type. En tout cas, un type important. Il aurait dû connaître son espèce, à lui aussi, mais il n’arrivait pas à s’en souvenir. Il avait dû se rendre très loin pour cette réunion. Dans une région de la sim rarement fréquentée… non, elle s’était déroulée dans le Réel. Encore une fois dans le Réel. Ça alors… On lui avait donné un corps réutilisable, prêt au téléchargement, et il avait été physiquement présent à cette réunion avec les mignons petits aliens aux grands yeux, et le seul panhumain bien plus grand à l’air sournois et arrogant. Impossible de se souvenir de quelle espèce il était. Son nom allait peut-être lui revenir plus facilement. Vister ? Peppra ? Quelque chose comme ça. Important. Un ponte dans son secteur. Une huile. Paprus ? Shepris ? Il se souvint de ne pas s’être ennuyé à cette réunion. Elle avait vraiment valu le coup. En fait, il s’était senti nerveux, excité, plein d’énergie, avec l’impression qu’un accord d’une importance considérable était en train de se conclure, et qu’il y avait sa part. On l’avait transféré dans ce corps, on l’y avait transcrit. On l’avait peut-être retranscrit ensuite, pour le renvoyer d’où il venait une fois ses obligations remplies. C’était sans doute ce qui s’était passé. Il se tourna vers la créature suspendue à côté de lui, et plongea son regard dans ses grands yeux jaunes. — Comment suis-je arrivé ici ? demanda-t-il. Comment m’avez-vous… récupéré ? — Feuff-Ceuff-Geuff-Feuff pas si futée. Vatueil secoua la tête. — Désolé, mais je n’ai rien compris à la première partie. — FCGF pas si futée, reprit l’alien. Le fait de secouer la tête semblait lui avoir fait du bien, et Vatueil pouvait à présent distinguer sur le corps velu de la créature un harnais auquel étaient fixées de petites trousses. Elle portait une sorte de casque constitué de minces filaments métalliques brillants. Il lui enveloppait l’arrière du crâne en un ensemble de petites armatures près des oreilles, des yeux, du nez et de la bouche. — La FCGF ? répéta Vatueil. Il éprouva soudain un sentiment de crainte mêlé de tristesse, et il s’efforça de n’en rien laisser paraître. — Protocoles dans messagerie, expliqua Lagoarn-na. Cadeaux de connaissance, du haut vers le bas, pas toujours maximalement à sens unique. Ce qui est donné repris peut être, avec le temps, quand le temps potentiellement très long temps. Cependant moins dans cas de connaissances acquises par fourberie, par maraudage. Et donc, conséquemment, à ceci, et ici. Clairement ? Clairement : code ancien, enfoui. Trappes accès parallèle par eux totalement ignorées. La FCGF. Et le RdN. Le Reliquariat de Nauptre. C’était le nom de l’espèce à laquelle appartenait Lagoarn-na. Enfin, les Nauptriens. La partie Reliquariat faisait référence aux machines qui avaient pris le relais pendant que les Nauptriens, la composante biologique de la superespèce, se préparaient à la Sublimation – c’était du moins ce que tout le monde supposait. Voilà pourquoi il n’avait pas reconnu Lagoarn-na. Le RdN se présentait toujours sous forme de machines, et on ne voyait jamais l’espèce originelle, sauf dans des contextes historiques. Ils avaient dû l’intercepter. Il s’était fait prendre dans une reconstruction de sa personnalité et de son état mental que la FCGF avait effectuée en essayant de retransmettre son âme mise à jour vers la simulation de guerre. Il se demanda quelle était la gravité de la situation, car elle pouvait être très grave. S’il n’avait pas réussi à réintégrer la sim, au moins les gens là-bas sauraient qu’il y avait eu un problème. D’un autre côté, il avait peut-être été simplement copié. Un double identique était rentré, et personne n’avait le moindre soupçon. Il essaya de se souvenir des implications technologiques les plus récentes : est-ce qu’on pouvait protéger parfaitement les coms de toute interception ? Ça changeait tout le temps. Un jour, on vous disait qu’il était impossible de lire un signal sans que le destinataire s’en aperçoive. Une autre fois, on vous affirmait le contraire, et que c’était de nouveau possible – très facile, même. Franchement, une opération banale… Et la fois suivante, ça redevenait impossible, pour quelque temps. Bon. Toujours est-il qu’il se trouvait là où il n’aurait pas dû être, et que le RdN – ou seulement le « N », la partie bio, les Nauptriens, bien que cela fût peu probable – était capable d’intercepter les coms de la FCGF, parce qu’une partie du code utilisé par la Fédératie dans ses protocoles lui avait été fournie par les Nauptriens – à moins que la FCGF ne le leur ait volé –, et qu’il comportait des failles permettant au RdN ou aux Nauptriens d’écouter les communications comme ils voulaient. Pas aussi futée qu’elle le croyait. Feuff-Ceuff-Geuff-Feuff de mes deuff… Merde. Mais pourquoi s’étaient-ils donné la peine de l’incorporer, que ce soit dans le Réel ou dans une sim correcte ? Bien sûr, même quand on avait toutes les informations, il était parfois difficile de trouver ce qu’on cherchait vraiment. Une incorporation facilitait les choses, surtout quand on considérait ce qu’on avait téléchargé comme une sorte d’alien. Voilà ce qu’il était pour eux. Un alien. Un alien qu’ils avaient reconstitué à partir de bouts de code extraits de transmissions, afin d’obtenir quelque chose qui pouvait passer pour un résultat génétique, une créature de chair et de sang. Et maintenant, ils allaient vouloir la vérité. — Réunion, dit Lagoarn-na avec ce qui était peut-être un sourire. FCGF. Pan-hu-main Vipperz. Plan. Guerre dans l’Au-Delà. Disque de Tsung, conclut-il en hochant la tête. Merde. Le Nauptrien en savait déjà trop. Est-ce qu’il lui avait déjà révélé tout ça, par inadvertance ? Que voulaient-ils savoir d’autre ? Apparemment, la créature n’avait pas d’instruments de torture dans son attirail, mais sait-on jamais ? Non, s’il vous plaît, pas de torture… Pourquoi fallait-il que tant de choses se terminent dans la douleur ? Nous sommes des créatures de douleur, de souffrance. Il avait déjà connu ça, il l’avait déjà fait. Non, plus jamais, je vous en supplie, plus jamais. — Pas vous inquiéter, lui dit la créature en englobant d’un large geste le paysage qui les entourait. Une parmi des milliards de scarnations. Truc quantique. Vous forcément dire la vérité dans une. Peut-être celle-là. L’alien inclina la tête de côté et Vatueil éprouva un profond soulagement et un plaisir presque indicible. Il savait bien qu’on le manipulait, mais il s’en fichait. Lagoarn-na ne lui voulait aucun mal. Les Nauptriens avaient parfaitement droit aux informations qu’il détenait. Tout ce qu’ils voulaient, c’était la vérité. La vérité. C’était si facile. Il suffisait de s’en tenir à la vérité, et ça simplifiait tellement la vie. Il n’avait qu’à se souvenir de quelques faits et assertions. La force de cette simple vérité – la vérité sur la vérité ! – le frappa comme un boulet de canon. Il éprouva une véritable sensation d’extase. C’était presque sexuel. — Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il d’une voix rêveuse. — Racontez réunion, dit Lagoarn-na. L’alien croisa ses longs bras velus sur sa poitrine, et Vatueil eut l’impression que le regard fixe de ses grands yeux jaunes pénétrait jusqu’au plus profond de son âme. — Très bien, s’entendit-il répondre d’une voix merveilleusement détendue et détachée. Permettez-moi d’abord de me présenter. Je m’appelle Vatueil, Gyorni Vatueil, et mon grade le plus récent – pour autant que je me souvienne – est Maréchal de l’Espace… Il n’avait jamais eu autant de plaisir à raconter quelque chose. Et Lagoarn-na se révéla un auditeur très attentif. 24. Le Capitaine-Administrateur Quar-Quochali, commandant du Personne Turbulente, un Destructeur Mineur de la flotte FCGFienne, prit l’appel prioritaire de l’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III dans sa cabine privée, ainsi qu’il l’avait ordonné. L’écran montrait l’Amiral-Législateur assis à son bureau, un clavier-boule posé devant lui. Bettlescroy enfonça deux touches, puis il croisa les mains sous son menton, les coudes sur le bureau, laissant clignoter le bouton Activer du clavier. Il leva les yeux et regarda Quar en souriant. — Amiral ! dit celui-ci en se tenant aussi raide que possible dans son fauteuil. — Bonjour, Quar. — Merci, amiral ! Que me vaut cet honneur ? — Nous ne nous sommes jamais vraiment bien entendus, Quar, n’est-ce pas ? — Non, c’est vrai, amiral ! Je vous présente toutes mes excuses pour cela. J’avais toujours espéré… — Je les accepte bien volontiers. J’ai pensé que nous pourrions aborder une nouvelle phase dans nos relations professionnelles, et c’est dans cet esprit que j’envisage de vous divulguer une partie de nos plans concernant le vaisseau culturien Hylozoïste. — C’est un grand honneur, amiral ! — Je n’en doute pas un instant. Toujours est-il que l’Hylozoïste vient d’être informé de la construction illégale de vaisseaux dans les fabricaria du Disque. — Je n’en avais pas la moindre idée, amiral ! — Je le sais bien, Quar. C’était voulu. — Amiral ? — Aucune importance. Je vais aller droit au but, Quar : nous devons entreprendre une action contre le vaisseau de la Culture, et à tout le moins le mettre dans l’incapacité de fonctionner, à défaut de pouvoir le détruire. — Vous voulez dire… l’attaquer ? — Comme toujours, votre perspicacité et votre génie tactique suscitent mon admiration. Oui, Quar. Je veux dire l’attaquer. — Un… un vaisseau de la Culture, amiral ? Sommes-nous vraiment sûrs ? — Nous sommes parfaitement sûrs, Quar. Le Capitaine-Administrateur déglutit nerveusement. — Amiral, dit-il enfin en se tenant encore plus droit dans son fauteuil, mes officiers et moi-même, ainsi que tout l’équipage du Personne Turbulente, sommes à votre entière disposition. Toutefois, j’ai cru comprendre que le vaisseau culturien était retourné récemment à proximité de l’Installation de Contact Initial du Disque. — Il y est toujours, Quar. Nous avons réussi à le retenir là-bas pour l’instant, grâce à quelques astuces administratives, mais il s’apprête à repartir. C’est à ce moment-là que nous avons l’intention de l’attaquer. — Ainsi que je vous l’ai dit, amiral, le personnel du Personne Turbulente se tient à votre entière disposition. Cependant, comme vous le savez très certainement, nous sommes stationnés avec notre vaisseau homologue Rubrique de Ruine de l’autre côté du Disque par rapport à l’Installation. Cela nous prendra… — Bien sûr que je le sais, Quar. Contrairement à vous, je ne suis pas un parfait imbécile. Et je dois vous informer qu’un autre de nos vaisseaux se trouve dans votre voisinage, juste hors de portée de vos capteurs. — Un autre vaisseau à nous, amiral ? — Un autre vaisseau à nous, Quar. — Mais je pensais connaître la configuration complète du déploiement de notre flotte… ? — Je sais. Mais il y a ici deux flottes de la FCGF, et ce vaisseau si proche dont vous ignoriez l’existence fait partie de celle qui est cachée. Notre flotte de guerre. — Notre flotte de guerre, répéta Quar. — Notre flotte de guerre. Et quand nous attaquerons le vaisseau de la Culture, nous devrons faire en sorte qu’on croie que quelqu’un d’autre que nous l’a attaqué. Une des meilleures méthodes pour y parvenir de façon plausible est qu’un de nos propres vaisseaux soit attaqué – en fait, totalement détruit, de préférence – au même moment. La guerre, voyez-vous, exige parfois des sacrifices. C’est ainsi, mon cher Quar, j’en ai bien peur. Nous allons devoir détruire un de nos vaisseaux. — Il le faut vraiment, amiral ? — Oui, Quar, vraiment. — Le… Le Rubrique de Ruine, amiral ? — Non, pas le Rubrique de Ruine, mais vous y êtes presque. — Amiral ? — Adieu, Quar. Le plaisir que j’éprouve dépasse infiniment l’inconfort que vous pourrez ressentir. L’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III décroisa les mains et posa le bout d’un doigt impeccablement manucuré sur la touche d’activation qui clignotait toujours. Le Capitaine-Administrateur Quar-Quoachali eut très brièvement conscience d’une vive lumière autour de lui, et d’une forte sensation de chaleur. L’aérocar effilé plongea et ripa d’un côté, puis de l’autre, avant de franchir en rugissant un large cours d’eau, faisant s’égailler les animaux sur la berge et les poissons dans les bassins. L’appareil se stabilisa à quelques mètres à peine au-dessus de la cime des arbres de la piste boisée qui s’étendait sur quatre-vingt-dix kilomètres depuis la limite du domaine d’Espersium, qu’il survolait en ce moment, jusqu’à la grande résidence. La forêt rectiligne projetait une ombre épaisse sur les pâturages, et le sommet des arbres était éclairé par un soleil rougeâtre qui se levait derrière des traînées de brume. Installé dans un des fauteuils de chasse à l’arrière, Veppers observait le lever de soleil automnal à travers la paroi invisible. Quelques gratte-ciel d’Ubruater réfléchissaient les premiers rayons dans un scintillement rosâtre. Veppers jeta un coup d’œil au fusil laser posé sur son pivot devant lui, activé mais encore en position neutre. Il était seul dans le poste de tir. Il ne voulait aucune compagnie en ce moment. Même Jasken était à l’intérieur avec le reste de son entourage, dans le compartiment principal. Un gros oiseau apeuré jaillit d’un arbre dans un tourbillon de feuilles et de plumes, et Veppers tendit la main pour saisir son arme… mais il la laissa retomber et l’oiseau s’enfuit à tire-d’aile. Il savait bien que c’était mauvais signe quand il n’avait même pas envie de chasser. Enfin, de tirer. On pouvait difficilement appeler ça chasser. Il voyait bien maintenant tout ce que cela avait d’artificiel de se servir d’un aérocar pour débusquer les oiseaux et leur tirer dessus. N’empêche, cet artifice avait été très utile. Il lui avait fallu un prétexte pour justifier l’existence de ces pistes boisées. Il se sentit s’enfoncer dans son siège quand l’aérocar remonta pour suivre le flanc d’une colline. Tout cela allait bientôt se terminer. Mais il avait toujours su que cela pourrait finir un jour. Il regarda le paysage se déployer derrière l’appareil, et il se sentit soudain très léger quand l’aérocar atteignit le sommet de la colline et entama sa descente. Son poids redevint normal lorsque l’appareil se stabilisa de nouveau. La colline masquait à présent la vue d’Ubruater, et le lever de soleil était lui-même caché par une ligne de crête à l’est. Veppers se sentait fatigué et nerveux. Peut-être que baiser lui ferait du bien… Il repensa à la fille de Sapultride, Crederre, qui l’avait chevauché avec tant d’enthousiasme dans ce même fauteuil, il y avait de ça seulement… combien de temps ? Une dizaine de jours, pas plus. Pleur, peut-être ? Ou l’une des autres filles ? Ou simplement en faire baiser deux ensemble devant lui ? C’était quelquefois curieusement apaisant. Mais en fait, toutes ces histoires de sexe l’agaçaient en ce moment. Ce qui était aussi un très mauvais signe. Un simple massage, peut-être. Il pourrait faire venir Herrit, pour une séance énergique qui atténuerait ses tensions et chasserait ses soucis. Sauf qu’il savait bien que ça ne marcherait pas non plus. Il envisagea un instant de consulter Scefron, son Médiateur en Substances. Non, pas de drogues non plus. Ah, putain… Ça n’allait vraiment pas, aujourd’hui. Il n’y avait donc rien à faire ? Non, rien, sans doute, sauf attendre que tout ça se termine. C’était juste de la nervosité. Il était l’homme le plus puissant, le plus riche de toute cette foutue civilisation. Il avait plus d’influence et d’argent que personne avant lui, infiniment plus, même, et pourtant, il était nerveux. Parce ce que l’affaire dans laquelle il était impliqué pourrait le rendre encore plus riche et puissant qu’il ne l’avait jamais été, ou bien – c’était juste dans les limites du possible –, pourrait provoquer sa fin, sa mort, sa déchéance, son déshonneur. Il avait toujours été comme ça avant un coup important, quand les événements approchaient du moment crucial. Mais cela faisait déjà un certain temps que ça ne lui était pas arrivé. C’était de la folie. Qu’est-ce qui lui avait pris ? On ne mettait jamais tout dans la balance. On prenait le moins de risques possible. Tout risquer, c’était l’idée qu’on mettait dans la tête des imbéciles qui croyaient que c’était comme ça que vous étiez devenu riche, mais on se gardait bien d’en prendre trop soi-même. De cette façon, si jamais on s’était trompé – et tout le monde pouvait se tromper, sauf ceux qui ne tentaient rien –, on ne risquait pas de couler. On laissait les autres se ruiner – il y avait toujours de quoi s’enrichir dans les décombres –, mais on limitait toujours ses propres risques au minimum. Sauf là… Et voilà où il en était. Bon, c’est vrai qu’il avait déjà fait quelque chose de ce genre. L’affaire du miroir spatial où il s’était engagé avec Grautze aurait pu le mener à la faillite, lui et toute sa famille, si elle s’était dénouée au mauvais moment. C’est pour ça qu’il avait dû organiser ce montage contre Grautze. Si les choses venaient à mal tourner, Grautze et sa famille en supporteraient toute la responsabilité et la honte. Au départ, il n’avait pas eu l’intention de léser Grautze si tout se passait bien. Mais il s’était rendu compte que ces mêmes mécanismes qu’il avait mis en place pour se protéger en cas de pépin pourraient tout aussi facilement doubler ses gains en cas de réussite. Il pourrait rafler tout l’argent, toutes les parts, toutes les sociétés et tous les instruments de pouvoir. L’occasion était trop belle pour la laisser passer. Grautze aurait dû le voir, mais il avait été trop confiant. Trop crédule. Trop aveuglé par des sentiments de loyauté qu’il croyait partagés. Un vrai pigeon… La fille de ce pauvre imbécile avait été autrement plus coriace que son père. Veppers se frotta le nez. Le bout avait presque entièrement repoussé, mais il était encore un peu trop mince, rouge et sensible au toucher. Il réprima un frisson en repensant à la morsure de cette petite salope. Il n’était pas retourné à l’Opéra depuis ce soir-là. Il faudrait qu’il y aille, qu’il se montre de nouveau en public, avant que ça ne devienne une phobie ridicule. Dès que son nez serait complètement guéri. L’affaire était sur le point de se conclure, tout allait bien se passer, et il allait se retrouver plus riche que jamais. Parce qu’il était comme ça. Un gagnant. Le gagnant. Les choses avaient toujours bien marché dans le passé, et ce serait pareil cette fois. Bon, d’accord, la flotte de guerre avait été découverte quelques jours trop tôt, mais ce n’était pas si catastrophique que ça. Et il avait eu raison de tenir bon, de ne pas révéler au grouillot de Bettlescroy où il fallait attaquer. Et il ne dirait rien tant que les vaisseaux ne seraient pas prêts. Et ils allaient bientôt l’être. La fabrication était bien trop avancée, plus personne ne pouvait l’empêcher. On était en train de s’occuper de la mission de la Culture dans le Disque, et apparemment, même le vaisseau culturien en approche pouvait être neutralisé. Il espérait simplement que les FCGFiens allaient faire leur boulot correctement. D’un autre côté, ils pensaient sans doute la même chose à son sujet. Alors, pas d’inquiétude à avoir, pas de panique. Il suffisait de garder la tête froide, de bien tout préparer de son côté et d’avoir le courage d’aller jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix. Le prix n’avait pas d’importance quand on avait les moyens de le payer, et les gains attendus étaient incommensurables. Il tendit le bras pour désactiver le laser et il se renfonça dans son fauteuil. Non, il n’avait pas envie de chasser ni de baiser, ni de se droguer. En fait, il voulait simplement être chez lui. Et ça, au moins, il y pouvait quelque chose. Il appuya sur un bouton. — Monsieur ? dit le pilote. — Le rase-mottes, ça suffit. Rentrons directement à la maison, et vite. — Oui, monsieur. L’appareil prit aussitôt de l’altitude au-dessus de la piste boisée. Veppers sentit brièvement la pression, mais l’aérocar se stabilisa rapidement. Il y eut d’abord l’éclair. Il le vit illuminer le paysage et se demanda un instant si une trouée dans les nuages avait coïncidé avec une brèche dans la crête pour laisser passer un puissant rayon de soleil. La lumière vacilla, puis elle devint de plus en plus forte, le tout en moins d’une seconde. — Alerte ! Radiat… fit une voix synthétique. Radiation ? Qu’est-ce que… ? L’aérocar fut ballotté comme un canot pris dans un tsunami. Veppers se trouva écrasé contre son siège et ses poumons se vidèrent. La vue extérieure – sous une clarté aveuglante – se mit à tournoyer comme de la peinture fluorescente versée dans un lavabo. Il y eut une détonation titanesque qui semblait provenir de l’intérieur de son crâne. Il réussit à distinguer le ciel rempli de nuages formidablement éclairés par en dessous, les collines et les forêts lointaines anormalement brillantes elles aussi, et enfin – un bref instant – un vaste bouillonnement de feu et de fumée s’élevant sur une épaisse tige sombre au-dessus d’une masse de ténèbres traversée de flammes. Il entendit des cris et des bruits de métal déchiré. La paroi de verre ultratransparent devint opaque d’un seul coup, comme si on y avait projeté une toile blanche. Il se sentit de nouveau très léger. Il crut qu’il allait être projeté contre le plafond, ou contre la baie vitrée, mais le fauteuil le maintint en place. Il y eut un immense rugissement et un voile rouge foncé lui passa devant les yeux. Il perdit connaissance. Yime fit enfin ses premiers pas. Même vêtue de son treillis, elle avait l’impression d’être nue après ces deux jours passés dans un cocon de mousse. Les os de ses jambes semblaient encore fragiles et un peu douloureux. Elle avait mal quand elle essayait de respirer à fond, et sa colonne vertébrale semblait bizarrement raide. Seuls ses bras étaient à peu près normaux, malgré la faiblesse de leurs muscles. Elle avait ordonné à son corps de ne pas recourir aux mécanismes antalgiques, parce qu’elle voulait s’assurer par elle-même de la gravité de son état. Pas trop grave, en fait. Elle devrait pouvoir s’en sortir sans autres sécrétions antidouleur. Elle se trouvait dans le salon du Moi, Je Compte en compagnie de Himerance, qui marchait à son côté en lui tenant le coude avec sollicitude. L’avatar du vaisseau était très grand et très mince, avec un crâne parfaitement chauve et une belle voix grave. — Vous n’êtes pas obligé de faire ça, lui dit-elle. — Permettez-moi de ne pas être d’accord. Je me considère en partie responsable, et je tiens à faire tout mon possible pour me racheter. Le Moi, Je Compte avait été le vaisseau le plus proche du Bodhisattva au moment de l’attaque par le Bulbitien Flottant. Il était en approche pour effectuer le transbordement des passagers du Réflexion Interne Totale, le VSG Oublié. C’est par hasard qu’il jouait justement le rôle de navette. Quatre vaisseaux se partageaient cette tâche par roulement. Cette fois, il s’agissait seulement d’aller chercher de nouveaux arrivants, et le Moi, Je Compte n’avait aucun passager à son bord. Quand le signal de détresse et le panache ablatoire avaient indiqué la présence d’un vaisseau en difficulté, il s’était détourné de sa route pour voir ce qui se passait et proposer son aide. — Avez-vous encore l’image de Lededje Y’breq ? lui avait demandé Yime dès qu’elle avait été capable de parler. Le vaisseau avait remplacé le petit drone en forme de galet par Himerance, un avatar humanoïde inutilisé depuis plus de dix ans, pendant lesquels il était resté sous cocon dans un hangar. Yime s’était attendue à voir tomber de la poussière quand il avait hoché la tête. — Oui, avait-il répondu, et strictement sous forme 3D. — Puis-je la voir ? L’avatar avait froncé les sourcils. — Je lui ai promis de ne la partager avec personne d’autre, sauf autorisation expresse. Je préférerais tenir cette promesse à moins que des circonstances… urgentes ne me contraignent à revenir sur ma parole. Avez-vous particulièrement besoin de la voir ? On trouve dans les médias sichultiens, ainsi que d’autres sources facilement accessibles, de nombreuses représentations de Mlle Y’breq, toutes de grande qualité. Aimeriez-vous en examiner quelques-unes ? Yime avait souri – ce qui lui avait fait juste un peu mal. — Ce n’est pas nécessaire, je les ai déjà vues. C’était par simple curiosité. J’apprécie beaucoup le fait que vous vouliez tenir votre parole. — Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Yime avait été surprise par cette question. Mais bien sûr, le vaisseau ne savait rien de ce qui était arrivé à Lededje. Il était le serviteur – ou l’acolyte – d’un VSG résolu à vivre en ermite et faisant partie des Oubliés. Il était naturel qu’il ne soit pas informé en détail de ce qui se passait sur Sichult. — Le Bodhisattva ne vous a donc rien dit ? — Immédiatement après son sauvetage, il m’a demandé de me diriger à vitesse maximum vers l’Habilitement Sichultien. J’ai manifesté quelques réticences compte tenu de la situation qui semble se développer là-bas. Le Bodhisattva m’a alors dit que vous pourriez m’indiquer la raison d’un si grand empressement. (L’avatar avait souri.) Ma réputation d’excentrique semble telle que le vaisseau a dû penser que j’accéderais plus volontiers à une requête formulée par un humain qu’à la demande d’un collègue. Je ne vois vraiment pas pourquoi. Elle avait expliqué que Lededje avait été assassinée par Joiler Veppers, puis reventée à bord du Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, avant d’être enlevée par l’Abominator En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles. On pensait qu’elle se rendait sur Sichult, sans doute avec des désirs de vengeance et de meurtre. — C’est vous qui lui avez implanté un lacis neural, n’est-ce pas ? Himerance avait paru très étonné. — Oui, c’est moi. Elle voulait que je lui fasse une surprise, et je ne voyais rien d’autre à lui offrir qui puisse améliorer sa vie sur le plan matériel. Je n’ai pas imaginé un instant que cela puisse conduire à des événements d’une telle importance. Je présume que Mr Veppers occupe toujours une position de pouvoir importante ? — Encore plus importante qu’avant. Elle avait décrit la situation dans le Disque Tsungariel et son implication dans l’évolution dramatique de la confliction au sujet des Enfers. Accablé par son sentiment de responsabilité dans cette affaire, le Moi, Je Compte avait alors décidé de mener à terme la mission que Yime et le Bodhisattva avaient entreprise. Il la transporterait où elle voudrait dans sa recherche de Lededje Y’breq. Le Mental du Bodhisattva les accompagnerait en s’intégrant au Moi, Je Compte. Plutôt que de perdre du temps à essayer de rejoindre un autre vaisseau, les deux Mentaux avaient décidé de récupérer tout ce qu’ils pourraient de l’épave du Bodhisattva, et de se débarrasser du reste. Le drone du Bodhisattva flottait à hauteur de l’autre coude de Yime, prêt également à l’aider si elle trébuchait. — Dans les circonstances actuelles, dit-il, il est de toute façon préférable d’envisager une incursion dans l’Habilitement Sichultien à bord d’un vaisseau de guerre plutôt qu’une modeste Unité de Contact Générale. (Il s’avança légèrement et se pencha de côté, comme pour s’adresser à l’avatar humanoïde.) Notre ami ici présent pourra compter sur la gratitude éternelle de Quietus pour son action. — Ne vous faites pas une trop haute idée de mes capacités, grommela l’avatar. Certes, je suis encore un vaisseau de guerre, en un certain sens, mais je suis vieux et notoirement excentrique. Comparé au vaisseau où se trouve Mlle Y’breq, je suis en réalité bien peu de chose. — Ah, oui, fit Yime. La Sentinelle Rapide. Elle ne doit plus être très loin. — Plus très loin du tout, confirma Himerance. Elle se trouve à quelques heures seulement de l’espace de l’Habilitement et du Disque Tsungariel, si c’est bien là qu’elle se dirige. — Juste à temps pour l’épidémie de parsemis, intervint le drone. C’est presque trop commode. J’espère que nous n’avons rien à voir dans cette affaire. — « Nous » signifiant la Culture, Restauria, ou Circonstances Spéciales ? demanda Yime en arrivant au bout du salon. Elle chancelait un peu, et ses deux assistants l’aidèrent quand elle fit demi-tour. — C’est une bonne question, dit le drone. Il sembla se satisfaire de juger la question sans y apporter de réponse. — Et le Bulbitien, dans tout ça ? demanda-t-elle. Le drone ne dit rien. C’est l’avatar qui finit par répondre. — Une Sentinelle Rapide du nom de Personne Ne Sait Ce Que Pensent Les Morts s’est rendue auprès du Bulbitien il y a huit heures de cela, pour lui demander respectueusement une explication à ce qui vous est arrivé, à vous et au Bodhisattva. Non seulement le Bulbitien a nié toute connaissance d’une quelconque attaque contre vous, mais même que vous lui ayez rendu visite. Plus inquiétant encore, il nie avoir jamais abrité une mission de Restauria ou de Numina. En fait, il affirme qu’aussi loin qu’il se souvienne, il n’a jamais reçu de visiteurs aliènes. « La Sentinelle Rapide a fait part de son scepticisme et demandé l’autorisation de contacter le personnel culturien dont la présence était avérée il y a encore deux jours. Quand cela lui a été refusé, elle a sollicité la permission d’envoyer un représentant pour s’en assurer. Cette demande a également été rejetée. Les signaux en provenance du Bulbitien ont cessé très peu de temps après l’attaque contre le Bodhisattva, et aucun signal transmis par la Sentinelle Rapide n’a obtenu de réponse. Ils sont certainement tous morts, songea Yime. Je le sais. Tout ça est ma faute. Himerance poursuivit : — Le Personne Ne Sait Ce Que Pensent Les Morts a alors quitté l’enveloppe atmosphérique du Bulbitien, mais en laissant derrière lui un petit drone-vaisseau à haute furtivité qui a tenté de s’introduire clandestinement dans le Bulbitien à l’aide de drones plus petits, des missiles-couteaux, des missiles de reconnaissance, de l’e-Poussière, ce genre de choses. Ils ont tous été détruits. La Sentinelle Rapide n’a pas eu plus de succès avec une tentative de Déplacement de matériel sensitif directement à l’intérieur du Bulbitien, qui a aussitôt déclenché des représailles. « La Sentinelle était sur ses gardes, et beaucoup mieux armée que le Bodhisattva – dans une incarnation précédente, elle a été un vaisseau de guerre, l’UOG Ange Oblitérateur –, de sorte qu’elle n’a pas été endommagée par cette attaque. Elle s’est retirée à une distance prudente pour surveiller l’entité et attendre l’arrivée du VSG de classe Équateur, le Pélagien, qui se trouve actuellement à cinq jours de voyage. On croit savoir qu’un autre vaisseau de classe Continent, lié à CS, serait en route, bien qu’il reste très discret sur l’heure prévue pour son arrivée. « D’autres espèces et civilisations qui avaient du personnel à bord du Bulbitien signalent également qu’elles ont perdu tout contact avec leurs représentants. Comme nous, elles soupçonnent que l’entité les a tués. Yime s’arrêta net. Elle regarda tour à tour Himerance et l’assemblage composite qui constituait le drone du Bodhisattva, l’un des quelques morceaux du vaisseau qui avaient pu être récupérés en même temps que son Mental. — Ils sont tous morts ? demanda-t-elle en repensant à l’élégante Fal Dvelner et à Nopri, ce jeune homme si enthousiaste aux multiples réincarnations. — Très probablement, répondit le drone. Je suis navré. — C’est nous ? demanda Yime en se remettant à marcher d’un pas hésitant. Je veux dire, c’est à cause de nous ? (Elle s’arrêta.) À cause de moi ? (Elle secoua la tête.) Il y avait quelque chose, un problème, un… Je l’ai contrarié. Quelque chose que j’ai dit, ou fait… (Elle se tapota doucement la tempe.) Bon sang, qu’est-ce que ça pouvait bien être ? — Nous avons peut-être une certaine responsabilité collective, dit le drone, même si, franchement, le fait de déclencher un acte d’instabilité homicide chez un Bulbitien peut difficilement constituer une preuve de culpabilité. Cependant, nous faisons l’objet de critiques de la part des autres espèces et civilisations dont je vous parlais. Que cette attaque sans provocation soit entièrement la faute de l’entité, et que nous en ayons été les premières victimes, semble de peu de poids à leurs yeux. Il est plus facile de nous en faire porter la responsabilité. — Ah, bon sang, soupira Yime. Il va y avoir une Enquête, c’est ça ? — Plusieurs, probablement, dit le drone d’un air résigné. — Avant d’envisager les conséquences futures, intervint Himerance après s’être raclé la gorge, nous ferions mieux de réfléchir à notre plan d’action dans l’immédiat. — Mlle Y’breq demeure notre objectif principal, déclara le drone. Nous approchons peut-être rapidement du moment où les actes et les décisions d’un seul individu ne feront plus guère de différence, mais pour l’instant, nous sommes en droit d’espérer pouvoir influer sur les événements à travers elle, à condition de la retrouver. — Et bien sûr, ajouta Himerance, les actes et les décisions de Mr Veppers ont très certainement une importance considérable. — Ainsi que ceux de Mlle Y’breq, dit Yime. (Elle venait d’atteindre le fond du salon, et il n’y avait plus d’hésitation dans sa démarche.) Si elle arrive à s’en approcher assez près pour lui tirer dessus, par exemple. — Nos informations les plus récentes en provenance de Sichult indiquent que Veppers se trouverait dans la Cité-Caverne de Iobe, sur la planète Vebezua, dans le Tourbillon de Chunzunzan, dit le drone. — Eh bien, alors… (Himerance hésita et parut surpris.) La mission Restauria qui combat l’épidémie de parsemis vient de découvrir d’autres vaisseaux en construction dans le Disque Tsungariel. — Combien ? demanda Yime. Ce fut le drone qui répondit : — Il y en avait un dans chacune des fabricaria qu’ils ont visitées pour l’instant. Yime s’arrêta. — Et ils en ont visité combien ? — À peu près soixante-dix, répondit Himerance. — Avec une distribution aussi large que possible, ajouta le drone. Un bon échantillon représentatif. — Mais alors, ça voudrait dire… ? commença Yime. — Il se pourrait que toutes soient en train de construire des vaisseaux, confirma le drone. — Toutes ? répéta Yime en ouvrant de grands yeux. — Certainement un très fort pourcentage des trois cents millions de fabricaria. — Mais qu’est-ce qu’on peut bien faire avec trois cents millions de vaisseaux ? s’exclama Yime. — On peut tout à fait déclencher une guerre, dit le drone. — Et avec un nombre pareil, ajouta Himerance, on peut très bien la gagner aussi. — Cela étant, dit le drone, nous ferions mieux de nous rendre là-bas. — Le moment est venu de piquer un sprint, dit Himerance. Il fit un signe de tête, et l’écran mural au fond du salon s’alluma pour afficher ce qui restait du Bodhisattva. Le vaisseau flottait à l’intérieur de l’enveloppe de champ du Moi, Je Compte. À ce qu’ils pouvaient en voir, il n’avait pas l’air si gravement endommagé que ça. Tout au plus semblait-il un peu rayé et cabossé. Les dégâts les plus importants étaient internes. — La dernière équipe de drones est prête à dégager, déclara Himerance. Je propose de renoncer à récupérer le téléstresseur antérieur. — Je suis d’accord. Parfaitement immobile, le petit drone semblait fasciné par l’épave de son vaisseau. — Je pense que c’est à vous qu’il revient de donner l’ordre, dit l’avatar. — Oui, bien sûr. Le mur scintillant du champ de confinement s’approcha du vaisseau paralysé, puis il l’engloba et le laissa à l’extérieur, exposé aux étoiles lointaines. La vue bascula pour montrer la carcasse nue du Bodhisattva flottant dans l’espace sans aucun champ ni bouclier protecteur. Elle commença à s’éloigner lentement. — Eh bien, ma foi… fit le drone. Le Bodhisattva se mit à trembler comme s’il se secouait en se réveillant d’un long sommeil, puis il commença à se dissocier lentement. On aurait dit un diagramme technique en 3D grandeur nature. Un champ-miroir sphérique l’enveloppa un court instant et le vaisseau s’embrasa, baigné d’une lumière de plus en plus forte. Un incendie sans flammes, sans explosions, mais d’une intensité presque aveuglante. Il s’apaisa progressivement jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du vaisseau, rien que des radiations lentes diffusées dans toutes les directions vers les étoiles lointaines. — Et voilà, dit le drone en se tournant vers Yime et l’avatar. Et maintenant, en avant toute, je pense. Himerance acquiesça. Les étoiles sur l’écran commencèrent à s’éloigner. — Les champs sont au minimum, coque presque nue, dit-il. Notre vitesse atteindra le niveau de traction dommageable d’ici quarante heures. — Combien de temps nous faut-il ? demanda Yime. — Dix-huit heures. (L’avatar examina l’écran qui affichait maintenant la vue devant le vaisseau.) Je ferais mieux de jeter un coup d’œil à mon Manuel pour me rafraîchir la mémoire, et voir comment redevenir un vaisseau de guerre. Il y a sans doute pas mal de préparatifs nécessaires, installer des boucliers, calibrer des Effecteurs, fabriquer des ogives, des choses comme ça. — Si je peux vous être utile à quoi que… (Yime s’interrompit en se rendant compte à quel point sa remarque était absurde.) Non, n’en parlons plus, dit-elle avec un geste de la main qui lui fit un peu mal. L’avatar se contenta de la regarder en souriant. Il reprit conscience au milieu d’une sorte d’agitation tranquille. Il y avait un bruit de sonnerie quelque part, et des bips tout à fait agaçants, et autre chose encore qu’il n’arrivait pas à identifier, mais tout semblait terriblement étouffé, comme si ça se passait ailleurs, au bout d’un très long tunnel, sans que cela le concerne vraiment. Il regarda autour de lui, mais il ne comprenait rien à ce qu’il voyait. Il referma les yeux, puis il se dit que ce n’était sans doute pas très malin. Il s’était passé quelque chose de grave, et ce n’était peut-être pas fini. Il fallait qu’il soit vigilant, qu’il garde les yeux ouverts, qu’il reste concentré. Il se sentait étrangement lourd, comme si son poids était supporté par son cou et ses épaules. Il tourna la tête d’un côté puis de l’autre. Ah, merde… Il vit enfin où il était, à l’arrière de l’aérocar, au milieu des débris de l’appareil. Bon sang, qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Il était allongé dans le fauteuil où il s’était trouvé au moment de… de l’événement. Il avait envie de secouer la tête, mais ce n’était peut-être pas une très bonne idée. Il se passa la main sur le visage pour l’essuyer. C’était poisseux. Il vit du sang sur ses doigts. Il respirait difficilement. Il avait les pieds en l’air, pointés vers le ciel qu’il pouvait apercevoir à travers les débris tordus du pont arrière de l’aérocar. La paroi de verre ultratransparent semblait avoir disparu, et une sorte de pluie noire et grise tombait sur lui. De la suie et des cendres. Il se souvint de la boule de feu qu’il avait aperçue. Une bombe nucléaire ? Un connard lui avait balancé une bombe nucléaire ? Un salopard avait essayé de balancer une bombe sur lui, sur son propre avion, dans son propre domaine ? — Putain de merde, dit-il d’une voix qui lui sembla pâteuse et lointaine. Il ne semblait pas grièvement blessé. Rien de cassé. Il jeta un coup d’œil derrière lui – ce qui lui fit mal, il avait dû recevoir un coup sur la nuque –, puis il se leva de son fauteuil en s’aidant du support du fusil laser pour ne pas tomber en arrière contre la cloison, qui était à présent tellement inclinée qu’on aurait plutôt dit un plancher. Il réussit à se mettre debout. En vacillant, il s’épousseta pour se débarrasser de la terre et des éclats de verre sur ses vêtements tachés de sang. Il était dans un sale état… La pluie de suie et de cendres continuait de tomber doucement à travers la baie avant. Il allait devoir grimper par là pour s’en sortir. Il se passa la main dans les cheveux pour en retirer les débris. Ces saletés devaient être radioactives. Une fois qu’il aurait mis la main sur les responsables, il les ferait écorcher vifs et il les arroserait d’eau salée. Il se demanda qui ça pouvait bien être. Quelqu’un qui devait l’accompagner s’était-il décommandé à la dernière minute ? Il ne voyait personne. Tout le monde était monté à bord. Tout son entourage, tous ses gens. Il jeta un coup d’œil vers la porte donnant sur le reste de l’appareil, puis il essaya de décrocher le fusil laser. Il finit par y renoncer. Il tira sur la poignée de la porte – qui était maintenant une trappe –, mais elle refusa de s’ouvrir. Il fut obligé de se mettre à genoux et de s’y prendre à deux mains pour la décoincer. Un bout de métal lui entailla un doigt, et il suça le sang qui coulait. Comme un animal, se dit-il rageusement. Un putain d’animal… Non, ce serait encore trop bon pour ces salopards d’être écorchés vifs. Il fallait qu’il trouve quelque chose de bien pire. Il devait y avoir des spécialistes qu’il pourrait consulter là-dessus. Il s’engagea dans l’ouverture et descendit dans les ténèbres sous la porte grinçante. — Mes yeux ! Qu’est-ce qui m’arrive ? Elle n’avait pu s’empêcher de glapir, alors qu’elle voulait poser la question calmement. Quelque chose lui comprimait douloureusement les paupières. — La combi se prépare à remplir votre casque de mousse, lui expliqua le vaisseau. D’abord une montée en pression par injection de gaz, pour faciliter la transition. Vous ne voudriez quand même pas avoir un décollement de rétine ? — Comme toujours, merci de m’avoir prévenue. — Comme toujours, toutes mes excuses. Je ne suis pas très fort pour ce qui est de prévenir. Ah, bon sang, c’est déjà bien assez compliqué comme ça de protéger des humains. — Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ? — La combi va utiliser son inducteur neural pour transmettre les images directement dans votre cerveau. Il est possible que vous voyiez double pendant le calibrage, tant que vos yeux fonctionneront encore. — Non, je voulais dire dehors, avec l’autre vaisseau. — Il est en train de réfléchir à ma dernière communication, qui se résumait en gros à : « Arrêtez de me suivre, sinon je vous considérerai comme hostile. » Il s’est reconfiguré dans un profil un poil plus défensif. Je lui ai donné trente secondes pour se décider. J’ai sans doute été trop généreux. C’est un de mes petits défauts. — Hum. Lededje regarda le flocon à huit branches, sans savoir si c’était encore une image projetée sur sa visière ou une représentation directe dans son cortex visuel. L’image se remit à scintiller. — Qu’est-ce… ? — Vous voyez ? dit le vaisseau. Je vous l’avais bien dit, trop long. Il n’a même pas attendu les trente secondes. — Qu’est-ce qu’il a fait ? — Ce connard a essayé de tirer un coup de semonce, voilà ce qu’il a fait. Il m’a ordonné de m’arrêter et de me préparer à l’abordage, dans ce que vous pourriez appeler des termes nautiques classiques. Il me soupçonne de faire partie d’une infestation de parsemis, ce qui est très drôle, bien que particulièrement peu crédible. J’admire son originalité. Il a aussi établi un confinement de communications, pour me couper de tout contact avec l’extérieur. Ce n’est vraiment pas un comportement amical. En plus, soit il est très gros et puissamment armé, soit il n’est pas seul, et dans ce cas, il y a au moins trois autres appareils dans les environs. Je pourrais les trouver, et je pourrais aussi facilement passer au travers, mais je serais alors obligé de renoncer à mon déguisement de modeste Tortionnaire. (Le vaisseau émit un soupir.) Je vais devoir vous injecter la mousse, jeune fille. Fermez les yeux. Elle obéit. La pression et la chaleur sur ses paupières augmentèrent lentement. Elle essaya de les relever, mais elles semblaient collées. Assez bizarrement, la vision qu’elle avait de l’espace autour du vaisseau ne semblait pas changer. — Je… commença-t-elle. — Et maintenant, votre bouche. — Quoi ? — Votre bouche. — Comment je vais faire pour vous parler, si je ferme la bouche ? — Au début, vous ne la fermez pas. Vous allez l’ouvrir pour laisser entrer une autre sorte de mousse qui va vous tapisser la gorge de fibres de carbone, pour l’empêcher de se refermer en cas de forte accélération. Et ensuite, vous allez la refermer pour que la mousse de support la remplisse. Après, ce sera au tour de votre nez. Vous continuerez de respirer normalement, mais vous avez raison, vous ne pourrez plus parler. Il vous suffira de penser aux mots. Ça facilite les choses de subvocaliser au niveau de la gorge. Ouvrez la bouche, je vous prie. — Ça ne me plaît pas du tout, cette histoire. C’est vraiment trop… invasif. Avec mon passé, vous devez comprendre à quel point ça me perturbe. — Encore une fois, toutes mes excuses. On pourrait aussi s’abstenir de le faire, mais il nous serait alors impossible de manœuvrer avec toute l’agilité nécessaire pour survivre. En pratique, vous devez choisir. La mort ou l’inconfort. La mort ou le traumatisme. Ou bien, si vous préférez, je peux vous balancer dans la navette et… — Bon, d’accord, allez-y ! Elle ajouta en marmonnant : — Je n’aurai qu’à aller voir un psy plus tard… Une mousse tiède pénétra dans sa bouche, supprimant rapidement toute sensation. — Bien joué, dit le vaisseau. Et maintenant, mordez. Prenez votre temps. Nos poursuivants nous ont accordé un délai pour nous conformer à leurs instructions. Hmm… Enfin une identification. FCGF. En voilà, une surprise… Lededje mordit dans la mousse et quelque chose vint lui chatouiller le nez. Très rapidement, elle ne sentit plus rien là non plus. Parfait ! lui transmit gaiement le vaisseau dont la voix résonna dans sa tête. Vous voilà aussi prête que possible. Essayez de transmettre au lieu de parler. Gommcha, chava ? Ah, zhut… « Comme ça, ça va ? » Vous subvocalisez un peu trop. Essayez d’être naturelle, sans réfléchir à ce que vous faites. O.K., et comme ça ? Impeccable. Vous voyez comme c’est facile ? Et maintenant, on va vraiment pouvoir être un vaisseau de guerre ! Ah, super. Tout ira très bien. Qu’est-ce qui se passe ? Elle venait de voir l’image se modifier : le flocon de neige noir s’était déplacé sur la gauche avant de revenir lentement au centre, puis sur la droite avant de se recentrer. Pour l’instant, Lededje n’avait ressenti aucun mouvement. Si le vaisseau était en train d’effectuer des manœuvres, il faisait en sorte qu’elle ne soit pas affectée par les accélérations. Tout semblait parfaitement normal. Elle était presque sûre que c’était une impression trompeuse. Je suis en train de tortiller mon petit derrière de faux Tortionnaire, expliqua le vaisseau. Avec un peu plus d’énergie que le modèle d’origine, mais ça reste crédible. La plupart de ces vieux sabots ont bénéficié d’améliorations au fil du temps. Je fais comme si j’essayais de les semer. Je spoule des unités de poussée pour préparer une série de virages serrés. Lededje crispa les doigts sans trop savoir à quoi elle s’agrippait. L’image du flocon noir disparut, puis elle le vit réapparaître carrément sur le côté. Il commença à glisser doucement pour revenir vers le centre. Il vacilla et disparut dans une autre partie de son champ de vision. Une nouvelle réapparition, un déplacement, et encore… À chaque fois, elle le perdait de vue pendant quelques secondes. Qu’est-ce que ça donne ? demanda-t-elle. Ça marche bien, répondit le vaisseau. On donne l’impression d’être complètement affolés, prêts à tout essayer pour leur échapper. Sans résultat, bien sûr. Je spoule les pousseurs pour une seule décharge de maxi à zéro avant de basculer en traction principale. Ça va entraîner une petite dégradation au niveau des propulseurs, mais c’est acceptable quand on cherche à se tirer d’un guêpier, et pour le moment, c’est ce qui semble notre meilleure chance. Ou du moins, c’est ce qui semble être ce qui semble notre meilleure chance. Ha ! ha ! Est-ce que je dois me sentir rassurée de vous voir d’aussi excellente humeur ? Oui, et pas qu’un peu ! Tenez, regardez ça. Le flocon noir à huit branches disparut entièrement. Elle scruta l’image pour essayer de le retrouver. Il est passé où, ce salopard ? marmonna-t-elle. Il est là. Un cercle vert apparut dans la partie de l’espace qui se trouvait pratiquement derrière elle, mais dont elle avait vaguement conscience à la périphérie de sa vision étrangement incurvée. Un zoom montra de nouveau le flocon, à présent beaucoup plus petit et qui ne cessait de diminuer. Désolée, dit-elle. Je ne voulais pas distraire votre attention. Vous n’y arriverez pas. Je vous parle à travers la combi, en ce moment. Les capacités principales de calcul du vaisseau sont entièrement consacrées aux manœuvres, simulations tactiques et gestion des champs. Sans parler de préserver les apparences, bien sûr. Ici, c’est seulement un sous-programme, aucune distraction possible. Posez toutes les questions que vous voudrez. Le cercle vert s’effaça et le flocon noir se remit à grossir et à se déplacer à travers le champ de vision, toujours vers le centre. Ça n’a pas l’air de se présenter très bien, fit remarquer Lededje. Ça y est, je l’ai eu, ce connard. Vous l’avez eu ? Vous lui avez tiré dessus ? Ha ! Non, non. Je l’ai identifié. C’est un vaisseau de classe Profonds Regrets. Probablement l’Abondance Offensive. On se disait bien qu’il était dans les parages, sinon précisément dans le coin. Rien que ça, c’est déjà très intéressant. Comment se fait-il qu’il se trouve justement ici ? Vous pensez pouvoir le battre ? Le flocon continuait de grossir tout en s’approchant du centre. Il était de nouveau derrière eux, songea Lededje. Oh, pour ça, pas de problème, répondit négligemment le vaisseau. Je lui suis formidablement supérieur en armement, en blindage et en vitesse. Mais ça soulève quand même une question. Combien a-t-il amené de petits copains avec lui ? Les Profonds Regrets sont l’orgueil de la flotte FCGFienne, leurs Atouts Ultimes, et ils n’en ont pas des masses comme ça. Il n’a pas pu venir ici tout seul. Tout ça fait irrésistiblement penser à une putain de flotte de guerre. Qu’est-ce que ces petits connards peuvent bien préparer comme coup fourré ? Qu’est-ce qu’ils savent ? À quel sujet ? Au sujet de l’épidémie de parsemis, et de ce nouvel enthousiasme pour la construction de vaisseaux qu’on a découverts dans certaines parties du Disque. C’est à la une des actualités locales, vous ne croyez pas ? Oui, sans doute. Ah. Un scan de routine effectué dans la limite des capacités d’un Tortionnaire révèle la présence d’un autre vaisseau… Quel choc ! Bon sang de bois, il y a tout un écran rempli de ces petits salopards. S’ils continuent de rappliquer comme ça, je vais me retrouver dans un combat à la loyale, à égalité des forces. Ce qui est bien la dernière chose que je veux. On court un danger ? Hmm… Oui, marginalement, je ne vais pas vous mentir. Il y a une implication multiplicatoire dans la présence d’un vaisseau de la taille d’un Profonds Regrets, et dans la façon dont cette flotte a réussi à contenir même un appareil aussi vénérable qu’un Tortionnaire. C’est un vieux baquet, mais ça reste quand même un adversaire suffisamment coriace pour que la FCGF ne s’y frotte pas en temps normal. Je ne sais foutre pas ce qui se passe ici, mais c’est tout sauf normal. Ça transcende carrément. Que voulez-vous dire ? Je dis que quelqu’un a l’air de vouloir mettre le paquet, la totale. Ce qui risque de changer un peu la donne. Dans le bon sens ? À votre avis ? Dans le mauvais sens… ? Bien vu. Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On arrête de jouer au con. Vous allez attaquer ? Hein ? Non ! Vous êtes drôlement agressive, vous, dites-moi ! Non, on va vous mettre hors de danger en abandonnant une partie de mon déguisement et en mettant la gomme, histoire de nous éloigner suffisamment pour qu’ils ne voient pas ce que je fais. Ensuite, je vous mettrai dans la navette… en fait, non. Plutôt dans un de mes petits vaisseaux composants, étant donné le genre de matos qui flotte en ce moment dans les parages. Vous allez retourner sur Sichult pour votre petite conversation avec Mr Veppers, tandis que moi, je vais rester dans le coin pour mettre un peu de plomb dans la cervelle des FCGFiens – espérons que ce ne sera qu’au sens figuré –, avant d’aller voir où en est cette foutue histoire de parsemis. Vous êtes sûr que vous pouvez vous passer de votre « petit vaisseau composant » ? Oui, je… ah, tiens donc… Ils m’appellent encore, pour me dire de m’arrêter ou sinon blablabla. Bon, aucune importance. Lededje vit pivoter et clignoter l’image autour d’elle, puis les étoiles semblèrent changer de couleur, devenant d’un bleu éclatant devant et rouges derrière. Et c’est parti… commença à lui dire le vaisseau quand tout devint noir. Noir ? songea-t-elle. Noir ??? Elle eut juste le temps de transmettre Vaisseau ? avant que sa voix se fasse entendre. Excusez-moi, fausse manip. La vue se réactiva. Cette fois, l’image comportait des tas d’éléments nouveaux : des dizaines de minuscules silhouettes vertes avec des chiffres au-dessus et des petits traits bariolés derrière, et d’autres traits – de couleurs différentes – qui pointaient devant. Des cercles concentriques de différentes teintes pastel, incrustés de symboles étranges, semblaient entourer chacun de ces petits objets. Il en apparaissait de plus en plus, accompagnés d’icônes flottantes empilées comme des cartes à jouer. Quand on en regardait une en particulier, elle se déployait en une série de pages d’information contenant du texte, des graphiques et des images animées multidimensionnelles qui faisaient mal aux yeux. Lededje détourna le regard pour s’intéresser plutôt à la vue globale : un millier de petites lucioles brillantes lâchées dans une cathédrale sombre. Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Action ennemie. On dirait que ces petits salopards veulent en découdre. Avec ce qu’ils m’ont balancé, un vrai Tortionnaire aurait été aplati comme une crêpe. Bande d’enfoirés. À mon tour, maintenant. Je vais leur rendre la politesse. Je dois me préparer à exhaler mon courroux. Désolé, mais ça va secouer un peu. Quoi ? On appelle ça une « claque corporelle ». C’est bon signe, ça veut dire que vous êtes encore vivante et que je fonctionne toujours. Ne vous inquiétez pas, un sous-programme surveille votre système nerveux. Si ça commence à faire vraiment mal, il peut vous basculer en mode antidouleur. Allons-y, ne perdons pas plus de temps ! Dites-moi simplement quand vous êtes prête. Putain de… Bon, d’accord, je suis prête. Comme si j’avais le… Elle eut l’impression que chaque partie de son corps venait de recevoir une claque. Cela semblait être parti du côté droit, mais s’était propagé presque instantanément. Elle ne se sentait pas vraiment endolorie – le choc avait été trop bien réparti pour ça –, mais nul doute que ça retenait l’attention. Comment ça va, là-dedans ? demanda le vaisseau alors même que Lededje ressentait un nouveau choc intégral, venu de la gauche cette fois. On fait aller. Je suis fier de vous. Je vais… commença-t-elle à dire. Accrochez-vous bien, ce coup-ci. Une autre claque titanesque, et Lededje sembla dériver un instant avant de reprendre conscience. Elle se sentait cotonneuse. Autour d’elle, les centaines de jolis petits symboles flottaient dans leurs halos pastel. Toujours avec nous ? Je crois, répondit-elle. J’ai l’impression… mes poumons me font mal. C’est possible, ça ? Aucune idée. Bon, c’était un simple calibrage, et le plus dur est fait, en principe. Ils nous ont touchés ? Ah, non, je me suis juste mis hors de portée de leurs capteurs. Ces pauvres imbéciles nous ont perdus. Ils ne savent plus du tout où on est. Ah… Ce qui veut dire que ce qui va leur tomber dessus semblera venir de nulle part. Tenez, regardez un peu ça… Lededje fut aussitôt basculée et projetée en avant, aspirée par l’image comme si le vaisseau l’avait happée par les yeux pour la lancer dans l’incroyable confusion de couleurs, à une vitesse vertigineuse et dans une infinité de détails qui saturaient ses sens. Elle aurait crié s’il y avait encore eu de l’air dans ses poumons. Mais heureusement, toute cette complexité ahurissante fut aussitôt réduite, simplifiée et concentrée comme à son intention. La vue se focalisa sur l’un des petits symboles verts, et les cercles concentriques se mirent à clignoter en affichant une série d’icônes, trop rapidement pour qu’elle puisse en saisir la signification. Tout à coup, deux cercles brillèrent et s’intervertirent. Celui qui était à présent le plus au centre augmenta d’intensité et Lededje essaya de baisser ses paupières virtuelles. L’éclat s’estompa et il ne resta plus que d’infimes granules à la place. Le tout avait pris moins d’une seconde. Elle essaya de suivre la dispersion du petit nuage, mais la vue pivota brusquement et zooma sur un autre objet vert. Les cercles changèrent de configuration et brillèrent un instant. L’objet se transforma en une nuée de petits points. Lededje commença à comprendre ce qu’elle voyait : il s’agissait d’explosions de missiles ou d’obus, ou quelque chose de ce genre. Elle fut aussitôt projetée vers un autre zoom, puis un autre, et le paysage d’étoiles tourbillonnait follement autour d’elle à chaque nouvelle cible. Au bout du cinquième ou sixième objet, un nuage de particules vertes encore plus fines – tellement fines que Lededje était étonnée d’arriver à les distinguer, ce qu’elle n’aurait sans doute pas pu faire en vision directe – commença de se déployer lentement autour de certains. Ces particules avaient elles aussi des petits traits rattachés, et étaient accompagnées d’un jeu de chiffres, d’illustrations et de descriptions. Les traits se mirent à clignoter et devinrent flous avant de se stabiliser en lignes plus épaisses, d’abord bleu clair puis bleu foncé. Des vecteurs, comprit enfin Lededje alors même qu’elle était projetée vers l’une des formes plus grandes, suffisamment près pour voir qu’il s’agissait d’un vaisseau. Le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles était en train de cibler et de détruire des vaisseaux. Ce n’étaient pas des missiles. Les missiles, c’étaient les granules microscopiques, et les cercles autour de chaque cible représentaient les choix d’armement. Des halos se formèrent autour de chacun des missiles, tels des centaines et des centaines de minuscules colliers de perles lumineuses. Leur éclat s’intensifia un court instant, puis ils disparurent sans laisser de trace. La silhouette du vaisseau ciblé sembla hésiter, comme figée, puis les halos qui l’entouraient clignotèrent, se stabilisèrent, et enfin s’embrasèrent. Lededje ressentit le besoin soudain de regarder ailleurs, mais ce fut pour se fixer sur la cible suivante saisie dans le collimateur lumineux, puis une autre, et encore une autre… Quand deux vaisseaux explosèrent simultanément, elle eut l’impression que les hémisphères de son cerveau venaient d’être arrachés. Putain de nom de… marmonna-t-elle. Ça vous plaît ? On arrive bientôt à mon passage préféré. Qu’est-ce que vous voulez dire, « votre passage préféré » ? demanda-t-elle tandis qu’une autre proie impuissante se trouvait figée au milieu des cercles de mire/sélection d’armement. Ha ! Vous ne croyez tout de même pas que ça se passe en temps réel ? répondit le vaisseau d’un ton amusé. C’est un enregistrement ? s’exclama-t-elle en gémissant. Le petit vaisseau vert explosa et se trouva réduit en un nuage de micropoussière. La vue recula aussitôt avant de la projeter ailleurs, pour se concentrer sur une autre cible pétrifiée. Je le repasse au ralenti. Bon, regardez bien, maintenant. Cette cible verte semblait plus grosse et plus compliquée que les précédentes. Elle était entourée d’anneaux plus grands, plus épais et plus lumineux, quoique moins nombreux. Elle reprit lentement l’aspect d’un gros flocon noir aux multiples branches, puis des morceaux s’en détachèrent et commencèrent à s’écarter tout en s’enveloppant d’un halo vert. Ils remplirent le champ de vision de Lededje d’une clarté aveuglante. À ce stade, ils croient encore que je tire toujours trop tard, murmura le vaisseau. Un halo violet dont elle n’avait pas perçu la présence vint se placer sur le contact central. Il brilla un court instant avant de s’estomper. Le vaisseau était toujours là, mais il était maintenant violet, lui aussi. De minuscules anneaux apparurent ensuite autour des morceaux à la dérive et des fragments microscopiques du nuage, si bien que la brume verdâtre prit à son tour une teinte violacée. L’explosion lumineuse se propagea à partir de la cible centrale, une symphonie de violets et de verts qui remplit son champ de vision en un scintillement somptueux. C’était le plus beau feu d’artifice qu’elle ait jamais vu. Le bouquet final prit quelques secondes. Le vaisseau au centre se mit à briller d’un violet de plus en plus intense, puis il y eut un éclair aveuglant. Le voile se dissipa, découvrant des débris encore plus nombreux, une nuée de points lumineux qui se déployaient lentement avant de s’estomper et de disparaître. Il ne resta bientôt plus que les étoiles, calmes, lointaines et immobiles, succédant au tumulte d’images et de couleurs qui avait laissé Lededje tétanisée. Elle relâcha son souffle. Elle eut un choc en voyant Demeisen réapparaître soudain devant elle, nonchalamment installé dans ce qui semblait être le fauteuil à côté du sien, mais en superposition sur le ciel étoilé. Une lumière douce éclairait son visage, ses pieds étaient posés sur un objet invisible, et il avait les mains croisées derrière la nuque. Il se tourna vers elle en hochant la tête. Et voilà, dit-il. Vous venez d’assister à l’une des batailles spatiales les plus significatives des temps modernes. Tristement à sens unique, certes, mais néanmoins très fascinante. Je les soupçonne fortement de ne pas avoir vraiment laissé l’entière autorité tactique à leurs Mentaux. Demeisen fronça les sourcils. Bande d’amateurs… Il haussa les épaules. Bon, enfin… J’espère quand même que ça ne marque pas le début d’une véritable guerre entre la Culture et cette civilisation de mignonnets, mais c’est eux qui ont tiré les premiers, avec une puissance qu’ils ont crue dévastatrice et fatale. J’étais donc entièrement dans mon droit en pulvérisant jusqu’au dernier ces petits connards à la gâchette trop facile. Il soupira. Bien sûr, je m’attends à l’inévitable commission d’enquête, et j’ai juste un petit souci à me faire… On va peut-être trouver que j’ai fait preuve d’un peu trop d’enthousiasme. Il soupira encore, mais il avait l’air assez content. N’empêche, nous autres Abominators, nous avons une réputation à défendre. Ah, putain… les collègues vont en crever de jalousie ! Il s’interrompit. Oui, quoi ? Il y avait des gens dans ces vaisseaux ? demanda Lededje. Des vaisseaux de guerre de la FCGF ? Oui, absolument. Si je peux me permettre d’anticiper sur les éventuels scrupules naissants qui viendraient tourmenter votre conscience humaine, ils ont eu une mort très rapide, même câblés et accélérés comme ils devaient l’être. C’étaient des militaires, fillette. En s’engageant, ils savaient qu’ils prenaient des risques. Le seul problème, c’est que ces pauvres bougres ne savaient pas qu’un des risques en question, c’était de se trouver sur mon chemin. C’est la guerre, Led. Le fair-play n’a rien à voir là-dedans. L’image doublement irréelle de l’avatar flottant dans l’espace sembla contempler avec satisfaction les nuées de débris presque invisibles autour de lui. Ça leur servira de leçon, à ces enfoirés, conclut-il. Lededje attendit, mais il semblait absorbé par le spectacle et ne faisait plus attention à elle. Il l’avait peut-être même oubliée. Enfin, elle l’entendit murmurer : Putain, j’ai bousillé une flotte à moi tout seul… Une escadre, au moins… Il n’y a pas à dire, qu’est-ce que je suis bon… Maintenant, j’aimerais bien rentrer sur Sichult, dit-elle, si ça ne vous ennuie pas. Non, bien sûr, répondit Demeisen en tournant vers elle un visage inexpressif. C’est vrai que vous avez encore ce type à tuer, n’est-ce pas ? Veppers fut obligé de glisser lentement sur la moquette du couloir. Le sol était trop incliné pour pouvoir y tenir debout. Il aperçut presque aussitôt Jasken qui tentait de grimper pour le rejoindre en repoussant une autre porte cabossée. Il y avait une faible lumière derrière lui, et l’on entendait des cris et des gémissements. Un léger courant d’air montait du compartiment. — Monsieur ! s’exclama Jasken en reconnaissant son maître dans la pénombre. Est-ce que ça va ? — Je suis vivant, rien de cassé. On dirait qu’un salopard m’a balancé une bombe. Tu as vu ce putain de champignon ? — Les pilotes sont sans doute morts, monsieur. Je n’arrive pas à accéder au poste de commande. Nous avons réussi à ouvrir une porte sur l’extérieur. Il y a quelques morts, et aussi des blessés. (Il agita son bras gauche, celui qui avait été plâtré.) Je me suis dit qu’il était temps de me débarrasser de ça. — Les secours arrivent ? — Je ne sais pas encore, monsieur. Il y a un équipement de coms renforcé quelque part. Les deux Zeïs qui nous restent sont en train de fouiller les réserves de secours. — Deux Zeïs seulement ? Veppers était étonné. Normalement, il y avait quatre gardes clonés à bord… Est-ce que deux s’étaient désistés au dernier moment ? — Deux des Zeïs sont morts dans le crash, monsieur. — Ah, merde. (Mais bon, on pouvait toujours en fabriquer d’autres, même si ça prenait quand même pas mal de temps pour les former.) Qui encore ? — Pleur, monsieur. Et Herrit. Astle a une jambe fracturée, et Sulbazghi n’a pas repris connaissance. Ils descendirent dans le compartiment des passagers, éclairé par des lampes de sécurité ainsi que par la lumière du jour filtrant à travers les petits hublots et l’issue de secours. Il y avait une sale odeur, songea Veppers. Des gens qui pleuraient et qui gémissaient. Heureusement, il était assez difficile de voir les détails. Il avait envie de partir d’ici tout de suite. — Monsieur, dit l’un des Zeïs en se frayant un chemin par-dessus les sièges renversés et le matériel éparpillé. (Il tenait à la main un boîtier de communications.) Nous sommes heureux de vous savoir vivant. Lui-même saignait à profusion d’une plaie à la tête, et son autre bras pendait bizarrement. — Oui, merci, fit Veppers tandis que le Zeï tendait le boîtier à Jasken. Ce sera tout. Le colosse s’inclina et s’éloigna en enjambant péniblement les décombres. Tandis que Jasken allumait l’appareil, Veppers se pencha pour lui chuchoter à l’oreille : — Peu importe qui vient, même si c’est une ambulance, on embarque toi et moi seulement, compris ? — Monsieur ? fit Jasken étonné. — Débrouille-toi pour qu’il y ait assez d’appareils pour tout le monde, mais nous, on prend le premier qui se présente. Seulement nous, tu comprends ? — Oui, monsieur. — Et où sont tes macrolentilles ? On pourrait en avoir besoin. — Elles sont cassées, monsieur. Veppers secoua la tête. — Un salopard est décidé à avoir ma peau, Jasken. Laissons-le croire que je suis mort, qu’il a réussi. C’est bien clair ? — Oui, monsieur. (Jasken essayait visiblement de recouvrer ses esprits.) Faut-il que je dise aux autres que vous avez été tué ? — Non, ils devront dire que je suis toujours vivant. Blessé, indemne, traumatisé, disparu, dans le coma… Plus il y aura de versions différentes, mieux ce sera. L’important, c’est que je ne me montre pas. Tout le monde croira que ce sont des mensonges, et qu’en réalité je suis mort. Et toi aussi, peut-être. Nous allons nous cacher, Jasken. Tu jouais à ça, quand tu étais petit ? À cache-cache ? Moi, j’y ai beaucoup joué, j’étais très fort. Alors voilà, c’est ce qu’on va faire. (Veppers tapota l’épaule de Jasken, sans remarquer sa légère grimace.) Le cours des actions va plonger, mais on n’y peut pas grand-chose. Allez, appelle les secours, et ensuite, trouve-moi une combinaison de vol ou quelque chose pour me déguiser. 25. Auppi Unstril avait maintenant très chaud. Le froid finirait quand même par l’emporter – il allait s’infiltrer de tous côtés à travers la coque du Blitérateur et se frayer insidieusement un chemin vers le centre de l’appareil où elle était allongée, tandis que la chaleur du vaisseau se dissiperait dans l’espace. Elle serait la dernière partie à refroidir complètement. Elle était le petit noyau tendre au cœur du fruit… Mais elle deviendrait très dure, une fois congelée. En attendant, elle allait mourir d’asphyxie ou de surchauffe… Le dernier message reçu de l’Hylozoïste indiquait qu’il avait subi une attaque et qu’il n’était plus opérationnel. Il venait de quitter l’Installation de Contact Initial et ne s’en trouvait qu’à une dizaine de kilomètres quand une arme énergétique équivtech l’avait frappé, une sorte de disrupteur sophistiqué. Ses propulseurs et ses générateurs de champs avaient été proprement réduits en miettes, et quelques membres d’équipage étaient morts. Il avait annoncé qu’il tentait de regagner l’Installation. Dans ce qui semblait être une série d’opérations concertées, les coms d’urgence de la FCGF avaient signalé que ses vaisseaux subissaient également des attaques. Un de leurs DM de l’autre côté du Disque avait été vaporisé et d’autres vaisseaux endommagés, ou à tout le moins provisoirement immobilisés. Quand l’attaque avait commencé, Auppi et le Blitérateur étaient en train de scanner une fabricaria afin de déterminer si c’était l’une de celles qui construisaient des vaisseaux. Ils s’efforçaient d’ignorer la présence d’une infestation de parsemis à proximité, alors qu’ils étaient en position idéale pour l’éradiquer. C’était une situation anormale. Le Blitérateur n’était pas un vaisseau spatial à usage général : c’était un engin d’attaque fait de bric et de broc. Très habilement et très élégamment, certes, mais bricolé quand même. Il était dédié à sa tâche, sans fioritures. C’était complètement anormal de garder ses armes en stand-by alors qu’une épidémie de parsemis faisait rage à quelques minutes de là. Mais même Auppi était bien forcée de reconnaître qu’il était plus important d’échantillonner correctement les fabricaria pour repérer d’éventuelles activités clandestines. Elle aurait bien aimé engager le Blitérateur à l’intérieur pour voir de plus près le vaisseau qu’ils avaient découvert, mais ils avaient effectué des mesures suffisantes pour déterminer qu’il s’agissait d’un appareil assez respectable, quoique relativement simple, et que ce serait trop dangereux d’essayer de pénétrer dans l’usine. Celle-ci poursuivait imperturbablement ses opérations sans se soucier de la coque percée, et les machines continuaient de sillonner le vaste réseau de fils et de câbles. Même si elles avaient été immobiles, le Blitérateur aurait été contraint à des manœuvres délicates pour s’y frayer un passage. Là, avec ces norias imprévisibles, ç’aurait été du suicide. Auppi avait donc laissé de côté cet étrange vaisseau tout neuf, ainsi que la nouvelle infestation de parsemis, pour accomplir ce qu’ils considéraient tous comme la tâche la plus importante : choisir au hasard quelques fabricaria convenablement réparties à travers le Disque, et les scanner avec les capteurs rudimentaires dont disposaient leurs petits vaisseaux d’attaque improvisés. L’opération s’était révélée plus facile qu’ils ne l’avaient pensé, parce que toutes les fabs qu’ils avaient examinées avaient le même genre de coque extérieure. Au lieu d’une solide couche de matériau dense, il y avait une mince enveloppe soutenue par un réseau de poutrelles, puis la coque proprement dite, et enfin une activité intense avec un objet qui grossissait au centre. Quelques-uns des petits appareils de la Culture avaient même eu le temps d’inspecter chacun une quatrième fabricaria. Avant d’être attaqués. Auppi était en train d’examiner ses résultats – oui, on dirait bien encore un vaisseau en construction, là –, quand elle avait entendu au milieu des échanges de conversations la voix de l’Hylozoïste – rapide, compressée, en mode d’urgence maximum – annoncer qu’il avait été attaqué, mis hors de combat… et qu’il allait tenter de regagner l’Installation. Les bavardages avaient laissé place à un grand silence, suivi d’un brouhaha de remarques du genre « Putain, qu’est-ce que… ? », « Il a dit quoi… ? », « C’est un exercice ? », « C’est pas possible… ». Puis on avait entendu très distinctement Lanyares s’écrier : « Hé, je suis en train de me faire… ! » Et puis plus rien, rien qu’un grand silence ponctué parfois d’un cri ou d’une exclamation. Yime commençait à dire « Qu’est-ce que… ? » quand le Blitérateur était devenu complètement silencieux autour d’elle. Il avait juste eu le temps d’émettre un « Alerte, Effecteur détect… », probablement grâce à un substrat de secours préchargé. Le petit vaisseau possédait quatre autres couches informatiques sous le noyau d’IA, mais qui reposaient elles aussi sur une technologie vulnérable aux Effecteurs pour communiquer avec Auppi à travers sa combi. Le résultat, c’est que quand tout devenait noir et silencieux, ça devenait vraiment très noir et très silencieux, et très vite… Le Blitérateur devait encore conserver une activité minimum au niveau atomécanique ou biochimique, mais il ne pouvait plus communiquer avec elle. En plus, son lacis neural s’était désactivé, lui aussi. Il n’avait pas été épargné par l’attaque à l’Effecteur qui avait paralysé le vaisseau. Le dernier signal qu’elle en avait reçu était celui indiquant son arrêt, sa façon de dire : « Je suis foutu… » On le lui avait décrit comme un bruit de fil métallique qui se casserait au milieu du cerveau. La comparaison n’était pas mauvaise. Elle avait vaguement entendu un petit ping étouffé entre ses oreilles. Juste histoire de lui dire qu’elle était maintenant seule. Pas vraiment réconfortant. Elle se demanda pourquoi ils s’étaient donné la peine d’incorporer ce signal. Pourquoi ne pas laisser les malheureux dont le lacis avait cramé continuer de croire que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Mais non. Ce serait mentir, et la Culture n’était pas comme ça. Il fallait qu’on sache la vérité, même si elle était désagréable, même si elle devait vous plonger dans le désespoir. Il y avait de vrais puristes qui refusaient même les toxiglandes et les systèmes antidouleur, sous prétexte que ça aussi, c’était des « mensonges ». Bande de tarés… Elle était donc coincée ici, prisonnière de sa combi, incapable de bouger dans le gelmousse. De toute façon, elle était enfermée dans un minuscule compartiment bourré de matériel, à l’intérieur d’un vaisseau qu’il faudrait sans doute découper au chalumeau pour y accéder. Il y avait eu un seul moment excitant, quand elle avait ressenti un léger choc un quart d’heure après le grand silence. Elle avait eu une lueur d’espoir : on venait peut-être à son secours ! Mais ce n’était sans doute que son appareil qui avait heurté la coque de la fab qu’ils inspectaient au moment de l’attaque. Il avait dû ricocher et tournoyer sur lui-même, mais sans doute lentement, parce qu’elle n’éprouvait aucune sensation de mouvement. « Qu’est-ce que… ? » Dans le genre dernières paroles, c’était assez pitoyable… Elle n’avait même pas eu le temps de dire adieu à Lan et aux autres, ni même à son vaisseau. « Qu’est-ce que… ? » Franchement nul. Il faisait maintenant vraiment très chaud. Elle avait essayé de garder la notion du temps, mais même ça, ça devenait cotonneux. Tous ses sens, même celui de l’humour, semblaient de plus en plus vagues à mesure que la température de son corps augmentait. C’était une situation paradoxale, presque injuste, même. À une telle distance de l’étoile du système, elle était entourée par un froid intense, et son appareil ne lui fournissait plus aucune énergie, et pourtant elle allait mourir d’un coup de chaleur, si la simple asphyxie ne s’en chargeait pas avant. C’était trop bien isolé, là-dedans. Le froid finirait par la congeler, mais cela prendrait des jours, voire des semaines. En attendant, les processus internes de son corps, les trucs chimiques qui faisaient de vous un humain, allaient lui rôtir le cerveau, parce qu’il n’y avait aucun endroit où évacuer la chaleur maintenant que sa combi et le vaisseau étaient fichus. C’était vraiment déprimant de mourir comme ça… Il s’était sans doute déjà écoulé plusieurs heures. Elle avait réussi à compter à la minute près jusqu’à ce que son cerveau en surchauffe perde le fil, et elle était incapable de le reprendre. À un certain stade, son cadavre retrouverait une température normale en se refroidissant. Elle se demanda combien de temps ça prendrait. Beaucoup de chaleur s’était accumulée dans le vaisseau, et sa double combinaison constituait un excellent isolant. Il faudrait un bon moment pour éliminer tout ça. Certainement plusieurs jours. À un moment, elle s’était mise à pleurer. Elle ne se souvenait plus quand. La peur, la frustration, et une sorte de terreur primitive d’être aussi complètement enfermée, incapable de bouger… Les larmes s’étaient accumulées autour de ses yeux, n’ayant nulle part où aller dans sa combinaison parfaitement ajustée. Si la combi avait encore fonctionné, elle les aurait évacuées par capillarité. Auppi respirait encore, très faiblement, parce qu’elle était raccordée de façon purement mécanique à une série de minuscules bonbonnes fixées dans son dos, et que des processus strictement chimiques continuaient de se dérouler quelque part, capables de la maintenir en vie pendant des semaines. Le problème, c’était que la combinaison la serrait trop pour qu’elle puisse respirer normalement. Elle n’arrivait pas à gonfler suffisamment ses poumons. C’est comme ça que ça devait être, bien sûr, pour que la combi puisse faire son travail en temps normal. Elle devait l’enserrer étroitement pour lui éviter d’être blessée en cas de forte accélération. Auppi sentait son cerveau déconnecter des parties de son corps pour réduire l’approvisionnement sanguin et ramener au minimum ses besoins en oxygène, mais ça ne suffirait pas. Ce serait bientôt le tour de son cerveau de mourir par petits bouts, cellule après cellule. De temps en temps, elle endocrinait du douxrêve pour rester calme. Ça ne servirait à rien de paniquer. S’il fallait qu’elle meure, autant que ce soit avec un peu de dignité. Heureusement qu’il y avait les toxiglandes… Elle espérait que ceux qui lui avaient fait ça allaient être massacrés par la Culture, ou la FCGF. Cette soif de vengeance était peut-être puérile, mais tant pis. Que ces salopards meurent d’une façon horrible… Enfin, qu’ils meurent, en tout cas. Elle était prête à accepter ce compromis. Le Mal triomphe quand il vous pousse à vous comporter comme lui, et tout ce baratin. Il faisait vraiment très très chaud, maintenant, et elle était dans le coton. Elle se demanda si c’était à cause de la chaleur, ou du manque d’oxygène, ou un peu des deux. Elle se sentait bizarrement engourdie, comme dissociée. Elle était en train de mourir. En principe, elle serait reventée. Elle avait été sauvegardée, entièrement copiée jusqu’à six heures plus tôt, parfaitement réplicable. Mais ça ne voulait rien dire. Bon, c’est vrai, un autre corps serait développé dans une cuve et se réveillerait avec ses souvenirs – sans la dernière partie, bien sûr. Et alors ? Ça ne serait pas elle. Elle, elle était ici, en train de mourir. Cette compréhension, cette conscience de soi, ne pouvait pas être transférée. Ce n’était pas une âme qui transmigrait, seulement un comportement. Tout ce qu’on avait été ne constituait qu’un petit morceau de l’univers, tourné sur lui-même. Juste ça, ici, maintenant. Tout le reste n’était que fantasmes. Rien n’était jamais identique à rien d’autre, parce qu’ils n’occupaient pas les mêmes coordonnées spatiales. Rien ne pouvait être identique à rien d’autre parce que la propriété d’unicité ne pouvait pas se partager. Et blablabla. Elle se sentait partir à la dérive tandis que de vieux souvenirs de classe lui remontaient à l’esprit. « Qu’est-ce que… ? » Dernières paroles pathétiques… Elle repensa à Lan, son amour, son amant, qui était sans doute en train de mourir comme elle, à des centaines de milliers de kilomètres de là, dans une chaleur suffocante, entouré d’un grand silence sombre et glacé. Elle crut qu’elle allait se remettre à pleurer, mais c’est sa peau qui essayait de transpirer, déclenchant une vague de picotements sur tout son corps. Son système antidouleur intervint pour atténuer la sensation. Son corps entier pleurait des larmes poisseuses. Une belle image pour faire sa sortie de scène. Merci, et bonne nuit à tous… — C’est vous le type à qui il faut que je parle ? — Je ne sais pas très bien. À qui désirez-vous parler, exactement ? — À celui qui commande tout ça. C’est bien vous ? — Je suis l’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III, et j’ai l’insigne privilège de commander les forces de la FCGF dans ce secteur. Et vous-même ? — Je suis ce qui passe pour le visage humain du vaisseau de guerre culturien En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles. — Vous êtes donc le vaisseau de classe Tortionnaire dont on nous a annoncé la venue ? Les dieux soient loués ! Avec nos alliés de la Culture, nous avons fait l’objet d’attaques intenses et soutenues dans le Disque Tsungariel. Nous avons un besoin urgent de renforts, et vous êtes particulièrement le bienvenu. — C’était moi, en quelque sorte. Je faisais juste semblant d’être un Tortionnaire. — Vous faisiez semblant ? Je ne suis pas sûr de… — C’est-à-dire qu’on m’est tombé sur le poil tout à l’heure. Une véritable escadre : un vaisseau de première ligne avec quatorze autres, accompagnés d’unités auxiliaires et de plates-formes d’armement asservies. J’ai été obligé de tous les ratatiner. Bettlescroy regarda fixement à l’écran le visage de cette chose à l’aspect humain. Il se trouvait sur la passerelle du Vision d’Espoir Surpassée, son vaisseau amiral et l’un des trois Profonds Regrets sous son commandement. C’est lui-même qui avait donné l’ordre à l’Abondance Offensive et à sa flottille d’escorte d’ouvrir le feu sur le Tortionnaire en approche. Les communications s’étaient interrompues au cours de l’attaque, qui avait paru très bien s’engager, mais la situation s’était ensuite manifestement détériorée. Les vaisseaux avaient cessé si rapidement de communiquer qu’il semblait impossible qu’ils aient simplement été détruits, de sorte que Bettlescroy et ses adjoints formulaient l’hypothèse qu’il s’était produit une sorte de black-out. En ce moment même, ils s’activaient fiévreusement pour tenter de rétablir le contact avec la flotte. Mais ce n’était pas tout. Ils avaient aussi perdu le contact avec Veppers sur Sichult. Les dernières nouvelles qu’ils en avaient eues – quelques minutes avant cet appel importun – faisaient état d’une explosion observée dans le domaine de Veppers, peut-être sur l’itinéraire emprunté par son aérocar personnel. Bettlescroy s’était efforcé de garder son calme et de ne pas penser aux implications possibles. Voilà qu’une autre occasion se présentait où il allait devoir faire preuve du même sang-froid. — Tous les « ratatiner » ? répéta-t-il lentement. (Non, ça ne pouvait pas signifier ce qu’il craignait…) Je suis navré, mais j’ignore la portée, comment dire, « officielle » de ce terme. Naturellement, nous avons bien détecté une sorte d’escarmouche un peu au-delà des limites du système… — J’ai été attaqué sans provocation, déclara le pseudo-humain. J’ai riposté. Quand j’ai eu fini de riposter, quinze vaisseaux avaient disparu. Ratatinés. Effacés. Pulvérisés. Le truc, c’est qu’ils ressemblaient sacrément à des unités de la FCGF. À tout point de vue, en fait. Le plus gros et le mieux armé se présentait presque exactement comme celui où vous vous trouvez. Un Profonds Regrets, si je ne m’abuse. C’est bizarre, non ? Comment vous expliquez ça, vous ? — J’avoue que j’en suis incapable. Aucun appareil FCGFien ne s’attaquerait délibérément à un vaisseau de la Culture. Bettlescroy sentit ses tripes se nouer. Il avait le feu aux joues. Il était à deux doigts de couper la communication pour se donner au moins le temps de réfléchir. Ce… cette chose venait-elle de détruire près d’un tiers de sa flotte de guerre, comme si de rien n’était ? Cherchait-elle à lui arracher des aveux en l’enrageant par son attitude désinvolte ? Il avait bien conscience de la présence de ses officiers sur la passerelle, silencieux et le regard braqué sur lui. L’humain à l’écran continuait de parler : — … pour seule excuse qu’ils me considéraient comme hostile, un imposteur se faisant passer pour un vaisseau de la Culture. Bettlescroy en était encore à digérer l’information. Il venait de perdre un Profonds Regrets ! Par tous les dieux antiques ! La faction du Haut Commandement FCGFien qui avait autorisé cette stratégie à haut risque s’était bien attendue à quelques pertes d’unités et de matériel, mais personne n’avait imaginé même un instant de perdre un de leurs vaisseaux de première ligne. Non, pas l’orgueil de leur flotte, un Profonds Regrets… Il faudrait que cette affaire se déroule formidablement bien à partir de maintenant, s’il espérait se faire pardonner une chose pareille… — Je vois. Ma foi, oui, certes… je vois, fit Bettlescroy le temps de recouvrer ses esprits. Je me dois cependant de faire remarquer que, comme vous l’avez dit vous-même, vous faites – ou faisiez – semblant d’être un Tortionnaire, et par conséquent… — Ah, je comprends. Vous pensez que ça pourrait être à l’origine de ce malentendu ? — Ma foi, vous voyez la confusion possible… — Bien sûr. Alors, ces vaisseaux, ils étaient à vous ou pas ? Bettlescroy avait envie de pleurer, de crier, de se recroqueviller et de ne plus jamais parler à personne. — La disposition opérationnelle de la flotte dont on m’a confié le commandement dans le Disque comporte un vaisseau moyen non militarisé ainsi qu’un bouclier de dix-huit unités plus petites. Le vaisseau sur lequel je me trouve actuellement vient, hem, tout juste de nous être fourni compte tenu de la gravité de la menace à laquelle nous devons faire face. — Wouah. C’est incroyablement rapide. Vous féliciterez de ma part vos simulateurs/planificateurs/logisticiens. — Merci. Navré, mais je ne suis pas autorisé à vous en dire plus. — Alors, comme ça, vous me dites que vous ne pouvez ni confirmer ni infirmer que ce sont vos vaisseaux ? Ceux qui m’ont attaqué ? — Effectivement. Bien sûr, s’ils étaient à nous et s’ils vous ont attaqué, ce ne peut être qu’une erreur. — Parfait. Je voulais juste vérifier. Ah, il faut que je vous dise aussi que je poursuis mon approche. Je suis en pleine décélération et je devrais vous rejoindre dans le Disque d’ici douze minutes et demie. Je voulais simplement vous tenir informé, pour ne pas risquer un autre malentendu. — Tout à fait. Oui, bien sûr. Et vous êtes… ? — Le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles, comme je l’ai déjà dit. Et un authentique vaisseau de la Culture. C’est ça le plus important. Sentez-vous libre de vérifier ma provenance et mes références. Je suis là pour donner un coup de main. Je suis un de vos alliés. On est tous dans le même bain. Bon. Je crois comprendre que les choses sont un peu délicates en ce moment, et je serai ravi de me retrouver à vos côtés. Vous comptez m’ouvrir un interface situationnel avec vos substrats tactiques, histoire de me préparer à la tâche qui m’attend ? — Heu… oui, bien sûr. Sous réserve de compatibilité des protocoles nécessaires, naturellement. — Cela va sans dire. — Mais je voulais parler de votre classe. Qu’êtes-vous, si vous n’êtes pas un Tortionnaire ? — Je suis une Sentinelle. Un veilleur de nuit, en quelque sorte. — Sentinelle… Sentinelle… Je vois. Ma foi, bienvenue à bord, si je peux me permettre. — Merci. Je vous retrouve dans douze minutes. Bettlescroy fit signe qu’on coupe la communication, et il se tourna vers son Chef de la Sécurité. — Nous sommes censés présenter l’aspect du Messager de Vérité. Comment ce foutu machin a-t-il pu voir que nous étions à bord d’un Profonds Regrets ? — Je n’en ai absolument aucune idée, amiral. Avec un sourire crispé, Bettlescroy s’autorisa un soupir. — Cela semble parfaitement résumer la situation : nous n’avons absolument aucune idée de quoi que ce soit… L’officier coordinateur de la flotte s’éclaircit la gorge : — Le DM le plus proche du point d’engagement projeté nous signale qu’il détecte des lumières de combat et de déploiement d’armes. La spectrographie des débris indique pour l’instant qu’il s’agit uniquement des nôtres. Bettlescroy hocha la tête en silence, puis il se tourna vers la section de la passerelle chargée du contrôle des fabricaria du Disque, où l’officier de veille se tenait attentif. — Ordonnez à une fabricaria sur deux de relâcher immédiatement son vaisseau. Sélection aléatoire. La moitié des autres libéreront les leurs entre un quart d’heure et quatre heures après la première vague, encore une fois de façon aléatoire, aussi bien pour le choix que pour l’étalement dans le temps, dans ces plages de valeurs. Une moitié du reste procédera de même entre quatre et huit heures après, et ainsi de suite, jusqu’à ce que cela n’ait plus guère d’importance. C’est bien compris ? — Amiral, la plupart des vaisseaux… — … ne seront pas prêts, et peut-être même incapables de fonctionner, je sais. Peu importe. Quand bien même leurs fabricaria devraient les éjecter physiquement, procédez comme je vous ai dit. Faites équiper les plus opérationnels avec de l’AM récupérée de la flotte de guerre, sans regarder à la dépense. Nos vaisseaux sont capables d’opérer en mode fusion pendant quelque temps. Mais ne touchez pas au nôtre. — À vos ordres, amiral. Bettlescroy se tourna vers la section des communications et adressa un petit sourire glacial à l’opérateur en chef : — Je veux parler à Veppers. Et si ce n’est pas Veppers, alors Jasken. Je sais qu’ils ont disparu tous les deux, mais trouvez-les-moi. Faites tout ce qu’il faudra pour ça. La connexion fut coupée et l’image incroyablement raffinée de l’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III resta figée à l’écran. Demeisen se tourna vers Lededje. — Alors, qu’en pensez-vous ? — Nous ne sommes pas de la même espèce, protesta-t-elle. Qu’est-ce que j’en sais, moi ? — Oui, bon, mais vous avez quand même une impression, quelque chose… Allez, dites-moi. Lededje haussa les épaules. — Il ment comme un arracheur de dents – qu’il a parfaites, d’ailleurs. Demeisen hocha la tête. — Même sentiment de mon côté. Elle en eut assez de prendre son repas à même le sol, entourée de ses adorateurs gémissants. Elle poussa un soupir et se mit à rugir, ce qui n’en fit reculer que quelques-uns. Elle arracha alors une cuisse de sa victime et s’éleva lourdement dans l’air empuanti à la recherche d’un endroit plus intime. Chaque battement d’ailes était douloureux. Elle avait l’impression que ses membranes se déchiraient. Selon la chronologie rudimentaire de l’Enfer, c’était le milieu de l’après-midi, et une sorte de luminosité plus fraîche atténuait le gris foncé de la couche de nuages qui semblait moins épaisse que d’habitude. C’était ce qui s’approchait le plus d’une lumière directe, et l’atmosphère, bien que chargée de la puanteur des ordures et des chairs brûlées, était relativement claire. La foule des adorateurs formait un grand cercle irrégulier qui se resserrait à présent, car les damnés s’avançaient pour contempler les restes de celui qu’elle avait tué. Peut-être cherchaient-ils un indice sur ce qui avait pu valoir une telle chance à cet individu en particulier. Elle avait depuis longtemps renoncé à leur expliquer qu’il n’y avait rien à chercher. Elle choisissait ses victimes, ses bienheureux, entièrement au hasard. Parfois, elle volait à haute altitude jusqu’à ce qu’elle ait faim, et elle plongeait alors pour envelopper de ses ailes la première personne qu’elle rencontrait. D’autres fois, elle se rendait dans un endroit qu’elle avait déjà remarqué, et elle s’y posait pour attendre le premier qui viendrait à elle. Elle changeait fréquemment d’endroit et de moment de la journée pour tuer, sans méthode ni logique apparentes. Ce n’était pas totalement aléatoire, mais suffisamment imprévisible pour qu’aucun de ces malheureux ne puisse rassembler des informations et en déduire où se trouver la prochaine fois qu’elle frapperait. Néanmoins, les gens avaient bâti une religion autour d’elle et de ses meurtres quotidiens. Comme l’avait envisagé et souhaité le roi des démons, elle avait ramené un peu d’espoir en Enfer. Elle avait parfois songé à arrêter, mais cela ne durait jamais plus d’une journée. Au début, elle avait décidé de libérer chaque jour un de ces malheureux de ses souffrances, et les rares fois où elle s’était abstenue, pour voir ce que ça donnerait, elle avait été victime d’effroyables crampes intestinales qui l’avaient laissée pantelante et presque incapable de voler. Cela ne s’était produit que trois fois. Apparemment, le droit non utilisé ne se reportait pas, et elle n’avait pu libérer qu’une seule âme le lendemain. Comme toujours, les victimes supplémentaires étaient ressuscitées, souvent presque instantanément, et revenaient à la vie en hurlant dans leurs corps incroyablement déchirés qui se réparaient et se reformaient miraculeusement sous ses yeux – tandis que les leurs se remplissaient de la tristesse et de l’incompréhension d’avoir été trahis. Ceux qu’elle tuait pour de bon lui adressaient un dernier regard de gratitude qu’elle en était venue à chérir. L’expression de ceux qui se rassemblaient pour observer reflétait la simple envie, une sorte de faim extatique mêlée de jalousie pure. Il lui arrivait de choisir une victime parce qu’elle était seule, ou en compagnie réduite, afin de pouvoir échapper à ces regards chargés d’un désir de mort. On ne pouvait pas faire entendre raison à des gens animés d’une telle foi. Et la vérité était qu’elle pouvait effectivement leur offrir la libération de leurs souffrances. Ici, elle était un ange qui existait vraiment, et pouvait réellement leur accorder ce qu’ils désiraient par-dessus tout. Ce n’était même pas une question de foi. C’était une croyance parfaitement raisonnable. Elle prit de l’altitude dans l’air clair et dégagé, tout en mâchonnant le membre de celui qu’elle avait libéré quelques minutes plus tôt. La foule rassemblée autour du corps était à présent trop petite pour qu’elle puisse la distinguer, perdue au milieu du paysage dévasté sous les traînes de fumée. Dans le lointain, elle vit quelque chose scintiller d’une façon inhabituelle. Un objet qui semblait presque briller, tout là-bas du côté d’une petite chaîne de montagnes et de falaises escarpées parsemées de lacs d’acide. Il ne s’agissait pas de flammes. On aurait pu penser à des rayons de soleil dans la brume, mais l’idée était absurde. Ici, en Enfer, la lumière ne provenait pas d’un soleil. L’objet présentait l’aspect d’une colonne, un large pilier argenté en partie invisible, dressé entre terre et ciel. Elle avala une dernière bouchée avant de lâcher l’os et de se diriger vers l’anomalie. La colonne ne faisait que gagner en mystère à mesure qu’elle s’en approchait C’était une sorte d’étrange rideau d’argent déployé au-dessus du paysage, large de quelques kilomètres sur une profondeur de un kilomètre. Une forme irrégulière qui évoquait un miroir parfait. Ce voile ne possédait pas de lumière en propre, mais semblait réfléchir les rayons qui l’atteignaient. En volant plus près, elle put voir se déplacer sur la surface sa propre silhouette sombre et élancée. Elle grimpa pour traverser le plafond nuageux et put constater que le pilier s’étendait jusqu’au ciel de fer, à des dizaines de kilomètre au-dessus. Les efforts qu’elle déployait lui mettaient les muscles en feu. Elle redescendit et se posa. Elle sentit ses jambes et ses pieds protester sous le poids de son corps. C’était toujours comme ça. Elle avait mal aux jambes quand elle était à terre, mal aux ailes quand elle volait, et son corps n’était que douleurs sourdes et lointaines quand elle se suspendait la tête en bas pour se reposer. Elle s’efforçait simplement de ne pas y penser. Quelques corps démembrés gisaient au pied du rideau scintillant. Ils semblaient avoir été découpés au scalpel. Elle ramassa une jambe qu’elle lança contre la barrière argentée. Le membre rebondit comme s’il avait heurté du métal. Elle s’en servit pour sonder la surface, qui semblait solide. Elle la tâta du bout d’une griffe. Très solide. Comme du fer. Au toucher, elle était un peu froide. Encore une fois, comme du fer ou de l’acier. Elle aperçut une créature qui tentait de se cacher dans un buisson vénéneux, et elle la saisit dans ses griffes. C’était un mâle émacié dont le pelage commençait à se boursoufler. Il lui manquait une trompe et un œil, et il était affreusement défiguré par des morsures. — Que s’est-il passé ? lui demanda-t-elle en l’entraînant vers la barrière-miroir. — C’est arrivé comme ça ! gémit-il. D’un seul coup ! Sans prévenir ! Je vous en supplie, madame ! Vous êtes celle qui nous libère ? — Oui. Avez-vous déjà vu quelque chose de ce genre ? dit-elle sans le relâcher. Elle connaissait un peu cette région, et elle essaya de se remémorer les détails. Des falaises et des montagnes. Une usine de munitions était nichée dans les falaises… là-bas. Elle aperçut la route qui y menait, bordée de statues pétrifiées qui hurlaient faiblement. — Non ! Je n’ai jamais rien vu de pareil ! Personne n’a jamais vu ça ! Je vous en supplie, dame sacrée, prenez-moi, libérez-moi, tuez-moi, par pitié ! Elle le relâcha. — Je ne peux pas vous aider, dit-elle. J’ai déjà tué aujourd’hui. — Demain, alors ! J’attendrai ici. Il tomba à genoux en la suppliant. — Mais putain de merde, je ne prends pas de rendez-vous ! rugit-elle. Le mâle resta à ses pieds, tremblant de tous ses membres. Elle contempla un instant le rideau scintillant d’un air perplexe. Mais elle revint quand même le lendemain. Le rideau-miroir avait disparu, ainsi que le paysage dont elle se souvenait. À la place s’étendait désormais une plaine dénudée, poussiéreuse, qui s’élevait doucement et tentait de se joindre aux montagnes et aux falaises – sans grand résultat… La discontinuité sautait aux yeux. Elle n’arrivait toujours pas à comprendre. Le mâle balafré qu’elle avait vu la veille était encore là, la suppliant de le tuer. Elle poussa un soupir et se posa à côté de lui, puis elle l’enveloppa de ses ailes pour libérer son esprit – et acquérir une nouvelle douleur. Putain de merde, des putains de rendez-vous dans ce putain d’enfer ! Et puis quoi, encore ? — Cet endroit me rendrait presque grossière, marmonna-t-elle en s’envolant, une autre cuisse sanguinolente serrée entre ses griffes. Le Moi, Je Compte Déplaça Yime Nsokyi dans la suite sans fenêtres à l’arrière du très grand hôtel situé près du centre de la Cité-Caverne de Iobe, sur Vebezua, tandis qu’il restait en position juste au-delà de l’atmosphère, engagé dans une discussion avec les Autorités du Trafic Planétaire dans l’Espace Proche. Le petit drone de vaisseau qui lui servait d’escorte éteignit toutes les lumières. La chambre était vaste, luxueuse, et vide. — Le passage secret est dissimulé sous le lit, annonça Himerance. Le drone activa les moteurs nécessaires et le lit circulaire géant s’enfonça dans le plancher. Ils s’approchèrent du bord pour observer sa descente. — C’est ce qui donne accès au tunnel qui aboutit au désert ? demanda Yime. Pour la première fois depuis bien des jours, elle était enfin correctement vêtue de sa tunique. Elle se sentait encore un peu fragile car elle n’était pas tout à fait rétablie, mais elle était bien coiffée et avait de nouveau l’impression d’être… elle-même. — Oui, répondit Himerance. Veppers a pu s’absenter plusieurs jours, mais officiellement, il n’aura pas quitté sa chambre. Il a sans doute embarqué dans un vaisseau jhlupien, mais personne n’en est sûr. Son entourage est censé être rentré sur Sichult ce matin, mais nous n’avons aucune confirmation qu’il était avec eux. Cette chambre est le dernier endroit où nous soyons absolument certains qu’il se soit trouvé. Le drone descendit dans l’ouverture laissée par le lit escamotable. Himerance fit apparaître un écran déroulant sur lequel s’affichait ce que voyait le drone : un étroit couloir creusé dans la roche, menant à un petit véhicule souterrain en forme de balle de fusil à l’entrée d’un tunnel plongé dans l’obscurité. — Vous repérez quelque chose ? demanda Yime. — Non, pas vraiment, répondit Himerance en haussant les épaules. Il y a ici tout un assortiment d’appareils, une sorte de musée de la surveillance à travers les âges. Des réseaux entiers d’espionnage nanoconnecté aussi bien que des micros-espions antiques. Une bonne partie de ce matériel a dû être oubliée et abandonnée. Beaucoup de batteries mortes. Des équipements archaïques. Le vaisseau, qui ne se trouvait qu’à deux cents kilomètres au-dessus d’eux, balayait la ville, l’hôtel et l’appartement à l’aide d’un de ses Effecteurs. S’il y avait quelque chose d’intéressant, il le trouverait. — Le matériel le plus moderne est de niveau équivtech, déclara Himerance en relayant le résultat des recherches du vaisseau. Il pourrait bien s’agir… du RdN. — Le RdN ? répéta Yime. — C’est probable. Il s’agit d’un équipement récent et actif. Si je ne l’avais pas bloqué, il relaierait en ce moment tout ce que nous disons. Il est également synchronisé avec les caméras cachées de l’hôtel et des intercepteurs de communications. Il a été appliqué par vaporisation sur les rideaux, les draps et les surfaces peintes, ou encore incrusté dans la moquette. — Il contient des enregistrements ? — Non, et s’il en a réalisé, je ne vois pas non plus où il pourrait les avoir transmis. — Est-ce qu’il aurait pu capter Veppers en train de s’échapper ? — Sans doute pas, répondit Himerance en examinant les lourds rideaux relevés au-dessus du lit. (Il plissa les yeux, et Yime imagina le vaisseau balayant chaque millimètre carré avec son Effecteur.) Il n’y a pas de capteurs vaporisés sur ceux-là, confirma-t-il. Et ces voilages sont beaucoup plus complexes qu’ils n’en ont l’air. Une fois tirés, ils peuvent protéger de la plupart des systèmes de surveillance. — Je ne pense pas qu’il soit là, dit Yime en soupirant. En tout cas, je suis sûre qu’elle n’y est pas. La décision de faire une halte ici avait été facile à prendre. Vebezua se trouvait sur leur trajet pour rejoindre l’Habilitement Sichultien. Leur meilleure chance de retrouver Veppers et Lededje Y’breq restait sans doute Sichult, mais il semblait raisonnable de jeter un coup d’œil à l’endroit où Veppers avait été signalé pour la dernière fois, et cela ne leur prendrait que deux ou trois heures. — Je ne sais toujours pas ce qui se passe du côté de la mission Restauria, dit Himerance d’un air perplexe. Il y a maintenant une sorte de black-out des communications. Il se passe quelque chose d’anormal dans le Disque. — Une infestation de parsemis ? — Ces engins des fabricaria sont beaucoup plus que du parsemis. Ils observèrent le drone qui revenait vers eux dans le tunnel. Yime savait que le vaisseau était partagé entre son devoir de l’emmener où elle voulait aller, et son désir de participer à ce qui se passait dans le Disque Tsungariel. — Il y a une sorte de bataille rangée, dit Himerance en fronçant les sourcils. Au-delà du Disque, à la limite de l’Habilitement Sichultien. Le niveau technologique est beaucoup trop élevé pour du simple parsemis. Je ne peux qu’espérer que cela n’a rien à voir avec l’arrivée de l’Abominator, sinon, nous pouvons nous attendre à une véritable guerre en règle. Le drone réapparut. Himerance replia son écran et le mit dans sa poche. — Et cette explosion dans le domaine de Veppers ? demanda Yime. — Rien de neuf. Il y a un black-out des informations. (Himerance s’interrompit un instant.) Ah, en fait, si, il y a du nouveau : deux agences que Veppers ne contrôle pas signalent que des membres de son entourage ont été blessés ou tués dans un accident d’aérocar. Les survivants sont acheminés dans une de ses cliniques privées à Ubruater. (Un autre silence.) Hmm… Là, on tombe dans les rumeurs… — Quelles rumeurs ? — Il se pourrait que Veppers soit mort. — Je ferais mieux de vous laisser partir. Prenez bien soin de vous. Je veux dire que moi, le vaisseau, je reste. Je vous laisse cette unité Demeisen, mais je dois rester dans le coin pour voir ce qui se passe. Le moment est venu pour moi de relever mes manches et de cracher dans mes mains. Vous, vous resterez dans ce module à l’intérieur de mon composant, qui va vous emmener sur Sichult. — D’accord, dit Lededje. Et merci de m’avoir accompagnée jusqu’ici. — Ce fut un plaisir pour moi. Soyez prudente. À plus tard, j’espère. — Je l’espère aussi. Sur le fond étoilé, l’image de Demeisen agita la main. L’écran à l’intérieur du casque de la combi affichait la partie principale du vaisseau qui s’éloignait sur le côté dans un scintillement de champs. Il avait encore la forme d’un ellipsoïde allongé, mais chaque élément s’était légèrement séparé des autres, si bien qu’on aurait plutôt dit une grosse balle aplatie découpée en morceaux. Le composant à bord duquel Lededje se trouvait avait laissé un trou progressivement comblé par les autres. Son appareil atteignit enfin la limite du champ externe du vaisseau et traversa des couches opaques. Le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles n’était plus qu’un gigantesque fuseau argenté qui se mit à briller avant de disparaitre. L’image de Demeisen était toujours là, flottant apparemment dans l’espace. L’avatar se tourna vers elle. — Et voilà, il n’y a plus que vous et moi, ma mignonne. Et le sous-Mental du composant, bien sûr. — Il a un nom à lui ? Demeisen haussa les épaules. — Élément douze, ça vous va ? — Il faudra bien. Il croisa les bras en fronçant les sourcils. — Bon, maintenant… Par quoi voulez-vous que je commence : la bonne nouvelle, ou la mauvaise ? — La bonne… — Vous serez sur Sichult dans cinq heures. — Et la mauvaise ? — Ça vient juste de sortir : il se pourrait que Veppers soit déjà mort. Elle regarda un instant l’avatar. Elle ne s’était pas attendue à ça. — C’est tout ? dit-elle enfin. — Oui. Vous avez l’air de prendre assez bien la chose. — Je voulais qu’il meure. Bon, il est mort. Pourquoi ce conditionnel ? Que s’est-il passé ? — Quelqu’un lui a balancé un missile nucléaire alors qu’il survolait son domaine. Des membres de son escorte ont été tués, d’autres blessés, mais quant à Veppers… ça reste un mystère. — Ah. Je parie qu’il vit encore. Tant que je n’aurai pas vu son cadavre, je ne croirai pas à sa mort. Et je vérifierai qu’il n’avait pas un lacis neural ou je ne sais quoi d’autre encore. Demeisen lui sourit. C’était un sourire étrange, troublant. Elle se demanda si cette… version de l’avatar n’était pas différente de celle contrôlée par le vaisseau principal. — Je croyais que vous vouliez le tuer vous-même, dit-il. — Je n’ai jamais tué personne, et je n’en ai pas vraiment envie. Je ne suis même pas sûre d’être capable de tuer Veppers. Je crois que je pourrais, et je l’ai imaginé des dizaines de fois, mais… S’il s’avérait qu’il est bien mort, ce serait peut-être un soulagement. Je serais furieuse de n’avoir pas pu le tuer de mes propres mains, mais également reconnaissante. Comme ça, je n’aurais plus à m’inquiéter de savoir si j’en suis capable ou non. Demeisen haussa les sourcils. — Combien de fois vous a-t-il violée ? Elle respira lentement avant de répondre. — J’ai fini par ne plus compter. — Et ensuite, il vous a assassinée. — Oui, mais là, une seule fois. Comme l’avatar se contentait de la regarder sans rien dire, elle ajouta : — Je ne suis pas lui, Demeisen. Je ne suis même pas comme lui. Si j’arrivais à m’en approcher avec une arme à la main, pour me rendre compte que je suis incapable d’aller au bout, je m’en voudrais de n’être pas assez forte et de le laisser s’en tirer comme ça, et de lui donner une chance de me violer et de m’assassiner encore une fois. (Elle reprit son souffle.) Mais si je suis capable de le tuer, cela voudra dire en un sens que je ne vaux pas mieux que lui, et qu’il aura gagné en m’obligeant à me comporter comme lui. (Elle haussa les épaules.) N’empêche, j’ai bien l’intention de lui mettre une balle dans la tête ou de lui trancher la gorge, mais pour savoir si j’y arriverai, je dois attendre que l’occasion se présente. Si elle se présente jamais… Demeisen secoua la tête. — C’est bien l’autojustification la plus minable, la plus faiblarde et la plus pathétique que j’aie jamais entendue. On aurait dû en discuter avant. J’aurais dû vous donner quelques petits cours d’assassinat. Il nous reste quoi, là ? Cinq heures ? (Demeisen se tapa le front et leva les yeux au ciel.) Ah, putain… Ma pauvre fille, vous allez mourir. — Votre confiance me rassure. — Hé, c’est vous qui avez commencé… 26. — Veppers est mort ? dit Yime Nsokyi. C’est arrivé comment ? — Dans cette explosion, ou quand l’aérocar s’est écrasé, répondit Himerance. Les informations restent confuses. — Et Lededje Y’breq ? Est-elle déjà là-bas ? — J’en doute. Et j’imagine mal qu’elle ait pu organiser une attaque nucléaire dans le domaine de Veppers. Ce n’est qu’une gamine qui cherche à se venger, pas un agent de CS doté de superpouvoirs. Remarquez, un agent de CS n’irait pas utiliser un procédé aussi inélégant qu’un tir de missile sur un aérocar. Et quand bien même, il ne le raterait certainement pas. — L’Abominator l’aide peut-être ? — Je préfère ne pas y penser, soupira Himerance. Yime fronça les sourcils et regarda autour d’elle. — Vous n’entendez pas un bruit, une sorte de martèlement ? — Ce bruit, répondit le drone du vaisseau, est la manifestation de mécontentement du directeur de l’hôtel qui vient de constater que son passe électronique ne lui permet pas d’accéder à sa suite la plus luxueuse, où il semble se passer « quelque chose ». Himerance avait pris un air soucieux. Le drone se tut. — Il faut que nous procédions à une petite expérience, déclara enfin l’avatar. — Cette statue, dit le drone. Himerance se tourna vers l’objet placé dans un coin de la pièce, qui représentait une nymphe aux formes généreuses brandissant une torche stylisée. Un ellipsoïde argenté enveloppa soudain la statue. Il disparut une seconde après avec un petit bruit de bouchon qui saute. À la place de la statue, il ne restait qu’une portion de moquette plus claire. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Yime qui commençait à s’inquiéter. Les deux machines semblèrent hésiter, et le petit drone fit enfin : — Hmm… — Le vaisseau vient de tenter un Déplacement vers lui, expliqua Himerance. — Et la microsingularité n’est pas arrivée à destination, précisa le drone. — Quoi ? Comment… ? Himerance prit Yime par le coude. — Il faut que nous partions d’ici, dit-il en l’entraînant vers la porte de l’appartement. — Je vais jeter encore un coup d’œil à ce tunnel, déclara le drone. Il traversa rapidement la pièce et disparut dans le trou laissé par le lit. — Un vaisseau du RdN est en train de demander au nôtre de quitter le système, dit Himerance. Il s’exprime dans des termes assez vigoureux. Le RdN pense que nous mijotons quelque chose, et semble contrarié. Il intercepte tous les Déplacements. Le drone… L’avatar émit un bruit qui ressemblait presque à un cri. Il couvrit les oreilles de Yime avec ses mains, si vite qu’il lui fit mal. L’explosion au fond de la pièce les projeta à terre. Himerance réussit à se retourner pour amortir la chute de Yime, mais elle se cogna quand même le nez et se mit à saigner. Elle sentit chaque os de son corps protester sous le choc. L’avatar l’aida à se relever au milieu d’un nuage de fumée, de poussière et de petits débris qui se répandait dans la pièce. Yime se mit à tousser. — … qui se passe, nom d’un chien ? réussit-elle enfin à dire tandis que Himerance l’entraînait rapidement vers le vestibule. — Le vaisseau du RdN vient de boucher le tunnel. — Et le drone ? demanda Yime en essuyant le sang qui coulait sur ses lèvres. — C’est fini pour lui. — On ne pourrait pas raisonner avec le… ? — Notre vaisseau raisonne avec celui du RdN aussi vite que peuvent le faire des Mentaux, répondit Himerance. Sans grand succès pour l’instant. Il va très bientôt devoir choisir entre fuir ou combattre. En pratique, nous sommes livrés à nous-mêmes. L’avatar regarda un instant les doubles portes, qui s’ouvrirent brusquement. Dans le couloir richement décoré se tenaient un petit homme furibond et trois grands gaillards en uniforme paramilitaire. Le nuage de fumée et de poussière se propagea lentement vers eux. Le petit homme le regarda s’approcher avec une expression horrifiée. L’un des trois gardes pointa une arme au canon épais sur Himerance, qui déclara : — Je suis profondément navré, mais je n’ai pas le temps… Et soudain, en un mouvement incroyablement fluide, l’avatar se retrouva au milieu des trois hommes. D’une pichenette, il désarma le premier tout en donnant un coup de coude – presque par accident, sembla-t-il – dans l’estomac d’un autre. Les yeux exorbités et le souffle coupé, l’homme s’écroula comme une masse. Il avait à peine touché terre que l’avatar avait déjà abattu le premier garde en pointant l’arme sur lui – il y eut un simple déclic suivi d’un bourdonnement – et violemment projeté le troisième contre le mur du fond d’un simple coup du plat de la main. — Ah, une sorte d’étourdisseur neuronique… fit Himerance en saisissant le directeur à la gorge et en lui appliquant le canon de l’arme contre la tempe. (Le petit homme était à présent ébahi et terrorisé.) Bonjour, monsieur. Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir nous aider à nous échapper ? Le directeur émit un gargouillement étranglé que l’avatar prit manifestement pour un assentiment, car il sourit et relâcha légèrement sa prise. — Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Yime tandis qu’ils poussaient le directeur devant eux dans le couloir. Comment allons-nous quitter la planète ? (Elle s’interrompit.) Parce qu’on va bien la quitter, la planète, n’est-ce pas ? — Non, nous serons plus en sécurité ici, du moins pour l’instant. Himerance s’arrêta devant les ascenseurs et suggéra au directeur d’utiliser son passe pour appeler une cabine prioritaire. — Vous croyez ? demanda Yime. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. L’avatar prit le passe et l’inséra dans le panneau de contrôle, puis il repoussa le directeur hors de la cabine et l’étourdit avec son arme au moment même où la porte se refermait. La cabine se mit à descendre vers un sous-sol normalement réservé au personnel. Une petite fumée commença à s’échapper de la grille du panneau. — À la réflexion, non, dit Himerance. Nous ne serons pas plus en sécurité ici. Le vaisseau va devoir nous Déplacer à la volée. — « À la volée » ? Ça m’a l’air… — Dangereux, oui, je sais, mais nous devons considérer que ça l’est moins que de rester ici. — Mais puisque le vaisseau ne peut pas nous Déplacer maintenant… ? — Il ne le peut pas parce que, en pratique, lui et nous sommes statiques, ce qui donne le temps au RdN d’intercepter le Déplacement. Mais plus tard, il va passer à très grande vitesse en rasant le puits de gravité à vitesse transluminique, pour tenter d’insérer le Déplacement dans une poignée de picosecondes. Avec un calme remarquable, l’avatar observait l’écran sur lequel s’affichaient les étages. Son crâne brillait dans la lumière du plafonnier. — À condition d’atteindre une vitesse suffisante, reprit-il, cela ne devrait pas laisser le temps au RdN d’organiser une interception de la singularité. C’est pour cela que le vaisseau a accepté de partir comme on l’exigeait de lui. Il va s’éloigner à pleine puissance jusqu’aux limites du système, effectuer un demi-tour à rayon minimum et revenir droit vers nous en continuant d’accélérer, pour nous récupérer au passage. Ensuite, nous nous rendrons sur Sichult. La procédure va cependant prendre quelques heures, le temps que le vaisseau atteigne une vitesse suffisante pour faire croire qu’il s’en va, mais aussi pour tromper la vigilance du ou des appareils du RdN quand il nous survolera. En attendant, nous devons rester cachés. — Vous pensez que ça va marcher ? — Probablement. Ah… La cabine s’était arrêtée. — « Probablement » ? répéta Yime tandis que l’avatar se glissait rapidement dehors. Elle le suivit, et constata qu’ils se trouvaient dans un parking souterrain. Elle ouvrit la bouche, mais il lui fit signe de se taire tout en s’approchant d’un gros véhicule à six roues qui semblait fait d’un seul bloc de verre noir. — Celui-ci devrait convenir, dit-il. (Une porte s’ouvrit en chuintant, et ils s’installèrent.) Ah, n’oubliez pas d’attacher votre ceinture, merci. Oui, je disais « probablement » car il est possible que le RdN anticipe la manœuvre du vaisseau et tente d’interférer avec le Déplacement. Il pourrait aussi s’attaquer au vaisseau lui-même, bien sûr, mais ce serait une mesure plutôt extrême. — Ils viennent juste de détruire le drone et semblent vouloir nous tuer… Ce n’est pas déjà un peu extrême, ça ? — Si, effectivement, répondit l’avatar en regardant le tableau de bord du véhicule qui finit par s’allumer. Il faut cependant noter qu’en ce qui concerne les drones, les avatars, et même les humains, leur perte n’est évidemment pas dénuée d’une certaine importance politique et morale, mais peut toujours être considérée comme un incident malheureux et regrettable qui se règle par les voies habituelles. En revanche, attaquer un vaisseau constitue un acte de guerre caractérisé. Un écran apparut, affichant un plan de la ville. — Merci, dit Yime. C’est toujours très salutaire de se voir rappeler la place véritable qu’on occupe dans l’ordre des choses. Himerance acquiesça. — Oui, je sais. Un peu plus loin, au sommet d’une petite rampe, un grand portail était en train de s’ouvrir, donnant apparemment sur l’extérieur. — Une bonne partie de ces engins sont automatisés, marmonna l’avatar. C’est bien pratique. La plupart des autres voitures garées autour d’eux avaient allumé leurs phares, et certaines se dirigeaient déjà vers la rampe. — On va partir au milieu, je pense, dit Himerance. Leur véhicule émit un léger bourdonnement et alla s’insérer dans la file qui se formait. Apparemment, aucun des autres n’avait de passagers. — C’est vous qui faites ça, ou le vaisseau ? demanda Yime alors qu’ils quittaient le garage. — C’est moi, répondit l’avatar. Le vaisseau est parti il y a quatre-vingt-dix secondes. Dehors, l’immense tunnel qui abritait la ville était brillamment éclairé, et la voûte était cachée par une légère brume. L’autre bout du tunnel – une barrière de grands immeubles hétéroclites – n’était qu’à un kilomètre, mais semblait plus éloigné du fait de la pénombre. Autour d’eux, les voitures que l’avatar avait mises en route s’égaillaient dans toutes les rues accessibles. Au-dessus, de petits aérocars reliés à des rails évoluaient dans l’immense caverne. Devant eux, Yime vit ralentir une des grosses voitures vides. Des câbles la saisirent et la hissèrent aussitôt dans les airs. — Nous allons faire la même chose, dit Himerance juste avant que leur voiture soit soulevée à son tour et emportée dans la direction opposée. Une fois au milieu des centaines d’aérocars asservis, leur véhicule se stabilisa et maintint son altitude une vingtaine de secondes. Soudain, l’avatar tressaillit. Le verre noir qui les entourait s’écarta au-dessus d’eux et commença à s’enfoncer dans les flancs de leur appareil. Avant qu’il soit descendu à hauteur d’épaule, Himerance avait déjà jeté l’étourdisseur hors de la cabine. Le verre se remit aussitôt en place. Quelques instants plus tard, il y eut un grand éclair derrière eux, rapidement suivi d’une forte explosion qui fit se balancer l’aérocar. L’appareil ralentit automatiquement pour corriger les oscillations. En se retournant, Himerance et Yime virent un nuage de fumée et de débris qui s’élevait au milieu de la cité-caverne. Un pont avait été brisé, et les morceaux retombaient lentement vers la rivière. Juste au-dessus, d’autres débris incandescents jaillissaient d’un trou minuscule percé dans la voûte. Les échos de la détonation se répercutèrent un instant contre les bâtiments. L’avatar secoua la tête. — Je vous prie de m’excuser. J’aurais dû me douter qu’ils arriveraient à repérer cette arme. J’ai fait une bêtise. Ils s’approchaient d’une grande tour en pierre, et le verre noir se rabattit complètement sur les côtés. Le véhicule, qui klaxonnait rageusement au milieu du mugissement des innombrables sirènes qui s’étaient déclenchées dans la ville, vint terminer sa course en heurtant doucement le sommet de la tour. — Nous devons sortir d’ici, dit l’avatar en se levant. Il prit Yime par la main et ils sautèrent sur l’herbe de l’autre côté du parapet. Yime se fit mal aux genoux en se recevant. Le véhicule cessa de klaxonner et s’écarta, emporté par ses câbles, tandis que les vitres se remettaient en place. Himerance fit sauter les rivets d’une vieille trappe d’accès et l’arracha de terre. Elle donnait sur un escalier en colimaçon plongé dans les ténèbres. Ils avaient déjà descendu deux étages – Yime faisait confiance à Himerance, car même avec sa vue augmentée, elle ne distinguait pratiquement rien –, quand une détonation lointaine fit légèrement trembler la tour. — C’était notre voiture, c’est ça ? demanda-t-elle. — Oui. Je ne sais qui coordonne cette affaire, mais ils réfléchissent vite. C’est presque certainement le RdN. Ils poursuivirent leur descente, tellement vite que Yime en avait le tournis. Elle avait également mal aux genoux, aux chevilles et au dos. — Dans ces conditions, reprit l’avatar, nous ferions mieux de ne pas nous attarder. Il accéléra, et Yime l’entendit disparaître dans la courbure de l’escalier. — Je ne peux pas aller aussi vite ! lui cria-t-elle. — Non, bien sûr, dit-il en s’arrêtant si brusquement qu’elle se cogna contre lui. Veuillez m’excuser. Grimpez sur mon dos, nous irons plus vite. Mais gardez la tête baissée. Elle était trop essoufflée pour protester. Elle obéit et lui passa les bras autour du cou, les cuisses serrées autour de sa taille. — Accrochez-vous bien, dit-il. Ils reprirent leur descente, à une vitesse telle qu’on aurait presque cru qu’ils étaient en chute libre. Ceux qui avaient assisté aux deux premières incursions déclarèrent avoir vu un rayon rouge cerise détruire d’abord le pont, puis l’aérocar. Chaque fois, le rayon avait émergé de la voûte de la caverne après avoir traversé des dizaines de mètres de roche pour atteindre sa cible. La troisième et dernière fois que le rayon attaqua la cité-caverne, il frappa une tour de pierre ornementale faisant partie des bâtiments de l’Université centrale. Touché près de sa base, l’édifice entier s’écroula. On crut tout d’abord qu’il n’y avait pas eu de victimes, jusqu’à ce que, quelques heures plus tard, on découvre sous les centaines de tonnes de gravats deux corps, ceux d’un homme et d’une femme encore enlacés. La femme avait les cuisses serrées autour de la taille de l’homme, et les bras autour de son cou. Il y avait une maison dont la forme était celle de la Galaxie. C’était une maison virtuelle, bien sûr, mais fort bien imaginée, avec un grand luxe de détails. L’échelle à laquelle elle était réalisée pouvait varier selon l’époque et l’endroit où l’on se trouvait, mais l’effet général était convaincant pour les êtres qui l’avaient créée, et de leur point de vue au moins, l’environnement semblait agréablement familier. Les êtres en question étaient les Mentaux de la Culture. Ces IAs de très haut niveau étaient de loin les entités les plus complexes et les plus intelligentes de leur civilisation, et sans doute parmi les plus complexes et intelligentes de toute la métacivilisation galactique. La maison servait à indiquer la localisation de chaque Mental dans la véritable Galaxie. Ainsi, un Mental existant dans un Moyeu Orbital proche du centre galactique se trouvait dans la partie centrale de la maison, un immense bulbe aux multiples niveaux, tandis qu’un Mental de vaisseau situé près de l’extrémité d’un des bras de la Galaxie apparaissait dans l’une des ailes extérieures constituées d’une pièce unique. Il y avait des arrangements spéciaux pour les Mentaux qui ne souhaitaient pas que leur position actuelle soit connue du tout-venant. Ceux-là avaient tendance à habiter des annexes situées en dehors de la grande demeure, et communiquaient à distance. La maison elle-même se présentait comme un immense édifice baroque aux décorations d’une richesse extraordinaire. Chaque pièce était grande comme une cathédrale, remplie de lambris sculptés et d’écrans ajourés, avec des sols étincelants faits de marqueterie incrustée de pierreries, et des plafonds dégoulinants de métaux et de minéraux précieux. Les quelques rares occupants étaient les avatars des Mentaux, sous pratiquement toutes les formes de créatures et d’objets imaginables. Ces dizaines de milliers de pièces n’étaient pas soumises aux contraintes fastidieuses des lois de la perspective. Chacune était parfaitement visible depuis toutes les autres, grâce aux minuscules icônes/écrans/ouvertures aménagés dans les murs et qui permettaient de distinguer les détails de pièces incroyablement distantes. Les Mentaux n’avaient évidemment aucune difficulté à s’adapter à ce tour de passe-passe topologique, habitués qu’ils étaient à vivre dans un espace à quatre dimensions. La demeure galactique était soumise à une seule restriction physique : le fait profondément agaçant que même la lumière hyperspatiale ne pouvait se propager à une vitesse infinie. Pour tenir une conversation normale avec un autre Mental, il fallait non seulement se trouver dans la même pièce que lui, mais aussi en être très proche. Un échange entre deux Mentaux situés à chaque bout d’une de ces salles immenses entraînait des délais significatifs. Au-delà, il fallait s’envoyer des messages. Ceux-ci se manifestaient d’habitude sous forme de symboles flottant devant le destinataire, mais pouvaient représenter absolument n’importe quoi, en fonction de l’imagination prodigieuse des Mentaux en général, et des prédilections fortement excentriques d’un émetteur en particulier. Il n’était pas rare, par exemple, de voir des ballets d’aliens aux multiples membres enflammés projeter des formes qui évoquaient brièvement des caractères en marain. Vatueil avait vaguement entendu parler de cet endroit, et s’était toujours demandé à quoi il pouvait ressembler. Il regardait autour de lui, absolument sidéré. Comment le décrire ? Quels mots trouverait un poète pour rendre justice à sa richesse et sa complexité ? En apparence, il était un mâle panhumain vêtu de l’uniforme d’apparat d’un Maréchal de l’Espace. Debout au milieu de la salle immense – l’intérieur d’un vaste coquillage représentant le volume spatial connu sous le nom de Spirale Fragmentaire Doplioïde –, il observait la descente d’un chandelier massif. En examinant plus attentivement le plafond, il en vit beaucoup d’autres similaires. Celui-ci était une profusion fabuleuse de spirales et de torsades de verre multicolores. Arrivé à hauteur de sa tête, le chandelier s’immobilisa. — Maréchal de l’Espace Vatueil, je vous souhaite la bienvenue, fit une voix dont la tonalité cristalline était en phase avec son aspect. Je m’appelle Zaïve. Je suis un Mental de Moyeu qui s’intéresse particulièrement à la section Quietus. Je vais laisser chacun se présenter. Vatueil se retourna et vit deux humains, un grand oiseau bleu, et ce qui ressemblait à une marionnette de ventriloque assise sur un petit ballon multicolore. Les uns se tenaient debout, les autres voletaient ou flottaient dans l’air. — Je suis le Sourire Figé, déclara l’un des humains. (L’avatar avait une peau argentée et l’air vaguement féminin.) Je représente Numina, ajouta-t-elle en inclinant légèrement la tête. — Splendeur Balafrée, lui dit l’oiseau bleu. CS. — Bestial Envers Les Animaux, dit l’autre avatar humanoïde – un mâle au visage émacié. Je représente les intérêts de Restauria. — Labtebricolophile, annonça la marionnette (ou quelque chose d’approchant : elle semblait avoir du mal à prononcer les « l »). Je suis un civil. (Elle s’interrompit un instant avant d’ajouter inutilement :) Excentrique. — Et là, déclara le chandelier Zaïve tandis que les autres tournaient la tête de côté, nous avons le Prêt Pour Le Bal Costumé. Le Prêt Pour Le Bal Costumé était un petit nuage orangé flottant au-dessus de l’oiseau bleu. — Le Prêt Pour Le Bal Costumé est également non aligné, et se trouve à une certaine distance d’ici, précisa Zaïve. Ses contributions seront intermittentes. — Et probablement hors sujet, ajouta l’oiseau bleu qui représentait le Splendeur Balafrée. Il releva sa tête au plumage iridescent pour regarder le petit nuage, qui ne sembla pas réagir. — Ensemble, reprit Zaïve, nous formons le Comité de Réaction Rapide des Agences Spécialisées, ou du moins sa section locale. Un petit nombre de tierces parties intéressées, tout aussi conscientes que nous des questions de sécurité, se trouvent à des distances plus grandes. Elles entendent notre conversation, et pourront éventuellement y contribuer. Avez-vous besoin d’explications concernant nos titres ou notre terminologie ? — Non, répondit Vatueil, je vous remercie. — À ce que nous croyons comprendre, vous représentez le plus haut niveau de commandement stratégique du camp anti-Enfers dans la confliction actuelle. C’est bien cela ? — Oui, confirma Vatueil. — Eh bien, Maréchal de l’Espace Vatueil, dit l’oiseau en battant des ailes avec indolence, vous avez indiqué que votre affaire était à la fois urgente et de la plus haute importance. Qu’avez-vous donc à nous dire ? — Il s’agit de la guerre au sujet des Enfers. — Cela allait de soi, dit l’oiseau. Vatueil soupira. — Savez-vous que les anti-Enfers sont en train de perdre ? — Bien sûr, répondit l’oiseau. — Et que nous avons tenté de nous infiltrer dans les substrats des pro-Enfers ? — Nous l’avions deviné, intervint le mâle émacié. — Ces tentatives ont échoué, et nous avons donc décidé de transporter la guerre dans le Réel, en construisant une flotte de vaisseaux afin de détruire le plus possible de ces substrats. — Ainsi, commenta sèchement l’oiseau, les dizaines d’années de cette confliction n’auront servi à rien, ce qui la place au même niveau que les engagements que vous avez pris au début de la guerre, garantissant justement que vous n’auriez pas recours aux deux mesures que vous venez de décrire. — C’est une décision… très lourde que vous avez prise là, maréchal, dit la marionnette en faisant cliqueter ses mâchoires. — Une étape que nous n’avons pas franchie à la légère, acquiesça Vatueil. — Une étape que vous n’auriez peut-être pas dû franchir du tout, répliqua l’oiseau bleu. — Je ne suis pas venu ici pour justifier mes actions et mes décisions, ni celles de mes camarades, dit Vatueil. Je suis ici simplement pour… — Pour essayer de nous impliquer ? l’interrompit l’oiseau. La moitié de la Galaxie considère déjà que nous soutenons le camp anti-Enfers. En venant ici – où une audience vous a été accordée malgré les plus vives objections de certains d’entre nous –, vous cherchez peut-être à convaincre l’autre moitié ? Juste au-dessus de la tête de l’oiseau, des gouttes de pluie commençaient à tomber du petit nuage orangé. Aucune ne semblait cependant atteindre l’avatar du Splendeur Balafrée. — Je suis ici pour vous informer que les forces anti-Enfers ont conclu un accord avec la FCGF et des éléments de l’Habilitement Sichultien – en cachette du RdN et de leurs alliés, les Flekkiens et les Jhlupiens –, par lequel ils acceptent de nous construire une flotte en utilisant le Disque Tsungariel. Nous venons cependant d’apprendre que le RdN pensait avoir également un accord avec les Sichultiens, par lequel ceux-ci promettaient de refuser leur aide au camp anti-Enfers, et s’engageaient à faire ce que le RdN voudrait pour empêcher la construction d’une telle flotte de guerre. — Les Sichultiens semblent traiter leurs engagements avec la même désinvolture que vos amis conspirateurs et vous-même, commenta l’oiseau. — Êtes-vous obligé d’être aussi désagréable avec notre invité ? demanda l’avatar argenté au représentant de CS. Dans un hérissement de plumes, l’oiseau répondit : — Oui. — Nous avons aussi entendu dire, poursuivit Vatueil, que le RdN, la Culture et la FCGF sont engagés dans une sorte d’affrontement à l’intérieur de l’Habilitement Sichultien, et plus particulièrement autour du Disque Tsungariel. Si c’est bien le cas, nous avons estimé important de vous informer – au plus haut niveau – que les Sichultiens se sont rangés dans le camp dont chacun pense que vous souhaitez la victoire. — Bien qu’il vous soit sans doute difficile d’imaginer qu’on puisse tenir sa parole, maréchal, dit l’oiseau bleu, qu’est-ce qui vous fait penser que les Sichultiens vont respecter leur engagement avec vous plutôt que celui conclu avec le RdN ? — Leur accord avec le RdN consistait essentiellement à ne rien faire. Celui avec nous signifie leur implication dans un complot largement contrôlé par d’autres, et qui se déroule indépendamment de leur contribution opérationnelle initiale, tout en les exposant au risque d’être punis par le RdN même s’ils changeaient d’avis avant le moment crucial. Cela n’aurait aucun sens qu’ils se soient ainsi engagés sans la volonté d’aller jusqu’au bout. — L’argument paraît raisonnable, dit Zaïve d’une voix de cristal. — Ainsi, intervint l’avatar émacié, nous ne devrions pas chercher à empêcher les Sichultiens de se livrer à leurs activités, quelles qu’elles soient, au sein du Disque Tsungariel et aux alentours ? Vatueil haussa les épaules. — Je ne peux pas vous dire ce que vous avez à faire. Je ne vais même pas vous faire de suggestions. Nous avons juste pensé que vous devriez être informés de ce qui se passe. — Nous comprenons, dit Zaïve. — J’ai une information intéressante, déclara l’oiseau bleu. Vatueil se tourna vers lui. — Elle dit que vous êtes un traître, Maréchal de l’Espace Vatueil. Vatueil continua de regarder fixement l’oiseau qui battait paresseusement des ailes. Le nuage orangé au-dessus de l’avatar du Splendeur Balafrée avait cessé de déverser des gouttes. Vatueil se retourna vers Zaïve. — Je n’ai rien d’autre à vous dire. Si vous me permettez de prendre congé… ? — Oui, répondit le chandelier. Cependant, le signal qui vous a transporté ici ne précisait pas ce qu’il fallait faire de votre état mental une fois votre message délivré. Nous pensions que vous souhaiteriez être renvoyé à votre poste de commandement de la guerre simulée, mais peut-être avez-vous une autre idée en tête ? Vatueil sourit. — Il faut que vous m’effaciez, pour éviter de nouveaux soupçons concernant votre complicité avec les forces anti-Enfers. — C’est une attention fort délicate de votre part, commenta l’avatar vaguement féminin à la peau argentée. Vatueil préféra penser qu’elle parlait sincèrement. — Nous pourrions vous offrir un espace processeur pour vous loger dans une Virtualité, dit Zaïve. Ne préféreriez-vous pas… ? — Non, merci. Mon original a déjà connu bien assez de virtualités, de téléchargements et de réincorporations. Les personnalités qu’il envoie, telles que moi, sont faites à l’idée d’être effacées. Pour nous, l’essentiel est de savoir que notre original subsiste quelque part. (Le Maréchal de l’Espace sourit, tout en sachant qu’il avait l’air résigné.) Et même si ce n’était pas le cas… cette guerre a été très longue, et je suis très fatigué, dans toutes mes itérations. La mort ne me semble plus aussi terrible, sur aucun plan. — C’est peut-être aussi bien comme ça, dit l’oiseau bleu. Mais pour une fois, il semblait un peu moins sarcastique. — Effectivement. (Vatueil balaya ses interlocuteurs du regard.) Merci de m’avoir écouté. Adieu. Il hocha la tête vers le chandelier, et disparut aussitôt. — Eh bien… fit Zaïve. — Devons-nous prendre tout cela à la lettre ? demanda l’avatar argenté. — Cela cadre bien avec ce que nous savons déjà, répondit la marionnette. Beaucoup mieux que la plupart des sims. — Et pouvons-nous faire confiance au Maréchal de l’Espace ? demanda Zaïve. L’oiseau ricana. — Ce vieux fantôme décrépit ? Ça fait longtemps qu’on le connaît. Je doute qu’il se souvienne même de ce qu’il a été, et encore moins de ce qu’il a pu croire ou promettre récemment. — Nous n’avons pas besoin de lui faire confiance pour intégrer ses informations dans nos calculs, dit la femme au teint d’argent. Le mâle émacié s’adressa au chandelier. — Il faut que vous disiez à votre agent d’arrêter de perdre son temps, et de se rendre enfin là où elle doit être, et cette fois sans causer la mort d’autres innocents. Il est impératif qu’elle empêche cette Y’breq de tuer Veppers. (Puis se tournant vers l’oiseau, il ajouta :) Naturellement, rien de tout cela ne serait nécessaire si CS voulait bien dire au En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles d’arrêter de se livrer à ses fantaisies bizarres de demoiselle en détresse, de vengeance par procuration ou je ne sais quoi encore. — Ne me regardez pas comme ça ! s’exclama l’avatar du Splendeur Balafrée en battant des ailes avec indignation. Cette Sentinelle à la gomme n’a rien à voir avec moi. (L’oiseau releva la tête vers le nuage orange.) Vous feriez mieux d’écouter, piailla-t-il. Vous avez les contacts nécessaires. C’est à vous de parler au VSG qui a engendré cette Abomination. Dites-lui de faire entendre raison au bloc de shrapnel qui sert de Mental à cette foutue machine. … bonne nuit, bonne nuit, bonne nuit. Elle sentit une vague de fraîcheur sur sa peau. Elle aurait bien frissonné, mais elle se sentait trop léthargique, enveloppée dans son cocon, perdue dans une douce chaleur… Ce qui ressemblait à une vraie voix vint lui frapper les tympans et troubler sa quiétude. — Hello ? Il y a quelqu’un là-dedans ? Quelqu’un de vivant ? — Hein ? Ah, génial… Voilà les hallucinations, maintenant. J’entends des voix… — Hello ! — Oui ? Quoi ? Hello vous-même. Elle se rendit compte qu’elle ne transmettait pas. Elle parlait. C’était bizarre. Il lui fallut un moment, mais elle réussit à décoller ses paupières et à ouvrir les yeux. Elle attendit que sa vision se stabilise. De la lumière. Il y avait de la lumière. Faible, mais qui semblait réelle. Sur la visière de son casque, l’écran n’affichait que des parasites, mais elle put voir que ses deux enveloppes de combi s’étaient dilatées autour d’elle. Un courant d’air parcourait sa peau nue et lui donnait la chair de poule. Elle arrivait à respirer ! Elle avala quelques bouffées d’air frais, incroyablement satisfaisantes dans sa bouche et ses narines. — Auppi Unstril, c’est bien ça ? fit la voix. — Hmm, oui. Sa bouche était pâteuse, collante comme l’avaient été ses paupières. Elle se passa la langue sur les lèvres. Elles étaient enflées et très sensibles. Mais c’était formidable de pouvoir simplement les lécher… — Vous êtes qui ? (Elle s’éclaircit la gorge.) À qui je parle ? — Je suis un élément du vaisseau culturien de classe Abominator, la Sentinelle En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles. — Un élément ? — L’élément cinq. — Vraiment ? D’où venez-vous ? Quel Abominator ? songea-t-elle. Personne n’avait parlé d’un Abominator. Est-ce que tout ça était réel ? Elle ne pouvait en être sûre. Il s’agissait peut-être simplement d’un rêve particulièrement détaillé. Elle trouva le bout du tuyau d’alimentation en eau et le suça. L’eau était fraîche, délicieuse. Ce n’est pas un rêve, se dit-elle. L’eau, la fraîcheur sur ma peau, la voix, tout cela est réel. Réel, réel, réel. Elle sentit l’eau descendre dans sa gorge, son œsophage, son estomac… — Est-ce important de savoir d’où je viens ? fit la voix. Mon tout faisait semblant d’être un Tortionnaire un peu plus tôt, si ça peut vous aider. — Ah. Seriez-vous en train de me sauver, Élément cinq ? — Oui. J’ai Déplacé de la nanopoussière pour réparer ce que je peux de votre Module. Il devrait pouvoir se réactiver d’ici quelques minutes. Ensuite, vous pourriez rejoindre par vos propres moyens la base la plus proche, qui se trouve être l’unité orbitale de surveillance numéro cinq. Cependant, à la lumière des récentes actions hostiles, je pense qu’il serait plus sage, et même – quoique cela puisse sembler paradoxal – plus sûr de vous joindre à moi, en vous plaçant dans mon champ de confinement. À vous de décider. — À ma place, qu’est-ce que vous feriez ? — Oh, je resterais avec moi, mais évidemment, je ne peux pas dire autre chose, n’est-ce pas ? — Non, sans doute. (Elle but encore une gorgée de son eau merveilleuse.) D’accord, je reste avec vous. — Un très bon choix. — Comment vont les autres ? Vous allez aussi les secourir ? Il y avait vingt-trois autres pilotes de microvaisseaux, et encore une quarantaine de personnes en plus de l’équipage de l’Hylozoïste. Comment vont-ils ? — L’Hylozoïste a perdu quatre membres d’équipage, et une personne a été tuée quand l’unité de surveillance numéro cinq a été endommagée. Deux des pilotes sont morts, l’un dans une collision avec une fabricaria, et l’autre en brûlant dans l’atmosphère de Razhir. Les autres pilotes ont été sauvés, ou le seront d’ici peu. — C’était qui ? Les deux pilotes qui sont morts ? — Logfyr, Inhada est celle qui a été victime d’une collision avec une fabricaria. Lanyares est mort quand son appareil a plongé dans l’atmosphère de la géante gazeuse. Il était sauvegardé, songea-t-elle. Tout va bien. Il va pouvoir revenir. Ça prendra du temps, et ce ne sera pas exactement la même personne, mais ce sera quand même lui pour l’essentiel. Il m’aimera encore, bien sûr. Ce serait vraiment idiot de sa part de ne pas m’aimer encore… Elle sentit des larmes couler sur ses joues. — Ah, Bettlescroy. Il paraît que vous me cherchiez. — Effectivement, Veppers. Vous me semblez en pleine forme pour un mort. L’image de l’Amiral-Législateur de la FCGF trembla légèrement sur le petit écran plat de l’ordinateur de coms. Le signal était faible et encrypté/brouillé à plusieurs niveaux. Veppers et Jasken étaient installés dans une petite pièce d’un de ses refuges d’urgence dans Ubruater, séparé de sa résidence par un jardin public et quelques rues. Veppers possédait plusieurs maisons sécurisées de ce genre, préparées de longue date au cas où des politiciens ou des juges honnêtes viendraient un jour au pouvoir et commenceraient à rendre la vie difficile aux entrepreneurs créatifs qui ne se conformaient pas toujours aux pratiques conventionnelles. Celle-ci était reliée par des connexions blindées aux systèmes de sa résidence. Dès qu’il était arrivé avec Jasken – tous deux revêtus d’une tenue d’infirmier –, Veppers avait pris une douche pour se débarrasser de la suie et des cendres radioactives, tandis que Jasken activait l’équipement un peu archaïque pour explorer les canaux d’informations et de communications. Il avait été difficile d’ignorer les nombreux appels et messages urgents provenant de l’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III. — Merci, dit Veppers au petit alien à l’aspect angélique. Vous, vous êtes comme d’habitude. Alors, quelle est notre situation ? Le petit sourire flottant sur les lèvres du FCGFien était peut-être déformé ou exagéré par l’écran basse résolution. — Votre situation, Veppers, est que vous devez absolument me dire tout de suite où se trouvent nos cibles. C’est plus qu’urgent, c’est vital. Tout ce que nous avons entrepris jusqu’ici dépend maintenant de cette information. — Je vois. Très bien, je vais vous le dire. — C’est un immense soulagement, même s’il a fallu un temps grotesque pour l’obtenir. — Mais d’abord, comme vous pouvez l’imaginer, j’aimerais bien savoir qui a tenté de me faire sauter dans mon propre aérocar, au-dessus de mon propre domaine. — C’est presque certainement le RdN, répondit rapidement Bettlescroy avec un petit geste signifiant que la chose valait à peine d’être mentionnée. — Vous avez manifestement réfléchi à la question, mon cher allié, dit lentement Veppers. Bettlescroy avait l’air exaspéré. — Je ne sais pourquoi, le RdN semble considérer que vous l’avez trahi. Bien sûr, il pourrait s’agir des Flekkiens qui auront voulu faire du zèle, comme à leur habitude. Et les Jhlupiens ont peut-être des raisons de vous en vouloir, eux aussi. Votre ami Xingre a disparu, ce qui doit être significatif. Nous ferons tout notre possible, avec les moyens que nous pourrons y consacrer, pour tenter de découvrir le responsable. Mais en attendant, la question la plus importante, et de loin, est celle de la localisation des cibles. — Je suis d’accord avec vous. Mais avant ça, parlons de votre situation. J’ai un peu perdu le fil. Que se passe-t-il ? Bettlescroy faisait des efforts manifestes pour garder son calme. — Je n’ai peut-être pas souligné avec assez de vigueur à quel point l’information sur les cibles est d’une importance vitale et immédiate ! Il avait presque hurlé le dernier mot. — Je comprends bien, répondit Veppers d’une voix douce. Vous n’allez pas tarder à les connaître. Mais j’ai besoin de savoir ce qui se passe. — Ce qui se passe, Veppers, siffla Bettlescroy en s’approchant si près de la caméra que son visage déformé semblait presque laid, c’est qu’un foutu hypervaisseau de la Culture, capable de se découper en rondelles pour se transformer en une véritable flotte de guerre, est en train de dévaster la nôtre à l’instant où je vous parle, alors que vous continuez de nous faire perdre notre temps d’une façon incroyable. À chaque minute qui passe, il en détruit des milliers ! D’ici un jour et demi, il n’en restera plus rien ! Et cela bien que j’aie pris moi-même l’initiative d’ordonner que toutes les fabricaria en état de fonctionner produisent des vaisseaux, au lieu du pourcentage sur lequel nous nous étions mis d’accord au départ. Veppers prit une expression contrariée. — Vous avez violé nos accords… ? commença-t-il à dire. — Taisez-vous ! hurla Bettlescroy en frappant de son petit poing sur la tablette devant lui. Le vaisseau de la Culture a déjà trouvé la méthode pour pousser les vaisseaux des fabricaria à s’entre-détruire, ce qui pourrait annihiler la flotte encore plus rapidement, en quelques heures seulement. Si le vaisseau s’abstient pour l’instant, c’est apparemment parce qu’il craint que des fabricaria ne soient accidentellement endommagées par la même occasion. Une perspective qu’il tient à éviter si possible, afin de préserver – je cite – « le monument technoculturel unique que représente le Disque Tsungariel ». C’est vraiment touchant de sa part, vous ne trouvez pas ? Moi, si. (Bettlescroy fixa Veppers un instant sans rien dire, avec un sourire féroce sans aucune trace d’humour.) Toujours est-il que ce machin, ce merveilleux « allié » doté de superpouvoirs que nous nous sommes récemment découvert, nous informe tranquillement qu’il garde cette tactique en réserve, et qu’en attendant, il va continuer de détruire lui-même les vaisseaux au nom de la « précision d’engagement » et de la « minimisation des dommages collatéraux ». En réalité, mes officiers et moi-même le soupçonnons fortement de vouloir continuer comme ça tellement il y prend de plaisir. Comme un peu plus tôt, quand il a détruit près d’un tiers de notre flotte navale en s’approchant du système de Tsung. J’espère que cela vous donne une petite idée, modeste et purement indicative, de l’impuissance dans laquelle nous nous trouvons en ce moment, mon cher Veppers, tandis que nous attendons que vous daigniez nous fournir la localisation de ces putains de cibles. « Pour l’instant, nous continuons de nous occuper de notre prétendue infestation de parsemis, qui s’est révélée beaucoup plus retorse que nous ne l’avions imaginé. Nous sommes même obligés de détruire certains des vaisseaux que nous avons eu tant de mal à faire construire, juste pour convaincre la Culture que nous sommes de vrais copains et alliés combattant tous du même côté. « Ah, j’allais oublier… Un vaisseau du RdN est en train de semer la terreur sur, dans et autour de Vebezua ! Oui ! Un autre vaisseau, peut-être de la Culture, peut-être un autre vaisseau de guerre, a été repéré alors qu’il quittait précipitamment le système de Vebezua. Il est possible qu’il y ait déposé quelque chose ou quelqu’un, et qu’il ait maintenant l’intention de venir se joindre à la fête dans le Disque, histoire d’accélérer encore la destruction de notre flotte de vaisseaux autrefois si belle… Et le RdN lui-même émet des bruits soupçonneux, qui frisent l’hostilité, quand il s’agit de nous et de vous-même. La seule raison pour laquelle le RdN ne donne pas un coup de main au vaisseau-flotte de la Culture, c’est qu’il veut voir à quelle vitesse et de quelle façon il procède – un renseignement militaire précieux, à ce que je crois comprendre. Cela étant, la présence et l’hostilité présumée du RdN signifient qu’il pourrait bien détruire ceux de nos vaisseaux qui parviendraient à s’échapper du Disque. « Voilà donc la situation. Je m’attends à devoir faire face à la honte, l’humiliation, la rétrogradation, la cour martiale et la ruine. Et croyez-moi, mon cher Mr Veppers, si telle doit être ma destinée, je ferai absolument tout ce qui est en mon pouvoir pour vous entraîner dans ma chute, précieux allié et camarade conspirateur. Bettlescroy reprit son souffle et se redressa dans son fauteuil. Il sembla se calmer. — Je ne saurais dire combien de nos vaisseaux ont été détruits pendant que je vous parlais, mais cela doit bien s’élever à plusieurs milliers. Alors, je vous en prie, Veppers, si nous voulons pouvoir sauver quelque chose, quoi que ce soit, de ce qui se présente de plus en plus comme une aventure catastrophique et une situation désespérée, dites-nous où se trouvent les cibles. Au moins quelques-unes, les plus proches, étant donné qu’il ne nous restera plus guère qu’une poignée de vaisseaux, lents et mal équipés, le temps que vous vous soyez enfin décidé à nous dire où sont ces… (Bettlescroy s’interrompit un instant)… putains… (une pause)… de… (une dernière pause)… cibles. Veppers soupira. — Merci, Bettlescroy. C’est vraiment tout ce que je voulais savoir. (Il sourit.) Un instant, je vous prie… Il coupa le son et se tourna vers Jasken. Bettlescroy semblait s’égosiller et frappait à coups redoublés sur l’écran. Jasken eut du mal à détourner le regard. — Oui, monsieur ? — Jasken, je meurs de faim. Pourrais-tu jeter un coup d’œil dans la cuisine, pour voir ce qu’on a ? Juste un petit en-cas, et un vin correct. Même de l’eau ferait l’affaire… mais regarde quand même s’il n’y a pas du vin buvable. Prends-toi quelque chose aussi. (Veppers sourit en regardant l’écran dont Bettlescroy semblait maintenant vouloir mordre le bord.) Je pense avoir la situation en main, ici. — Oui, monsieur, fit Jasken en quittant la pièce. Veppers attendit que la porte soit refermée, puis il rétablit le son. — … Où ça ? hurlait Bettlescroy. — Vous êtes prêt ? demanda calmement Veppers. Bettlescroy regarda fixement l’écran avec des yeux ronds, le souffle court. Sur son menton délicatement modelé coulait ce qui était peut-être un filet de bave. — Bien, reprit Veppers en souriant. Les cibles les plus importantes – les seules qui en vaillent la peine, désormais – sont proches et faciles à atteindre. Elles se trouvent sous les pistes boisées de mon domaine d’Espersium. En fait, à la réflexion, quelqu’un a déjà commencé le travail – peut-être le RdN, comme vous le suggérez – lors de l’attaque contre mon aérocar. « Mais peu importe. Je répète : chaque piste boisée repose sur ce que, de prime abord, on pourrait prendre pour une sorte de gigantesque structure de mousse végétale. Il n’en est rien. C’est du substrat. Un substrat biologique à bas niveau d’énergie, pas hyper-rapide mais très efficace et très robuste. La couche varie entre dix et trente mètres d’épaisseur sous les racines et autour, ce qui représente globalement cinq cents millions de mètres cubes de capacité de calcul répartie à travers le domaine. Le flot d’informations qui y circule est canalisé par la batterie de liaisons satellitaires réparties autour de la résidence. Celles dont tout le monde croit encore qu’elles servent simplement à contrôler les Virtualités et les jeux. « Voilà votre objectif, Bettlescroy. Les substrats sous les forêts contiennent plus de soixante-dix pour cent des Enfers de la Galaxie. (Il sourit encore.) Enfin, de ceux que nous connaissons, en tout cas. Il y en avait un peu plus, mais j’ai récemment sous-traité l’Enfer du RdN, juste par précaution. Cela fait plus d’un siècle que j’achète des Enfers, Amiral-Législateur, et j’ai passé le plus clair de ma vie professionnelle à en gérer tous les aspects informatiques et légaux pour le compte de tiers. La majorité des Enfers se trouve ici, dans ce système, sur cette planète. Voilà pourquoi la question du détail des cibles ne m’a jamais posé de problème. Alors, pensez-vous disposer de suffisamment de vaisseaux pour détruire mon domaine ? — Vous parlez sérieusement ? demanda Bettlescroy qui semblait avoir du mal à reprendre sa respiration. Les cibles sont sur votre propre domaine ? Pourquoi avez-vous fait une chose pareille ? — Pour pouvoir tout nier facilement, Bettlescroy. Vous allez devoir raser les forêts, dévaster les terres, faire sauter les liaisons satellites et endommager la résidence elle-même, peut-être même la détruire elle aussi. Cela fait des siècles que cette maison est dans ma famille. Elle est infiniment précieuse à mes yeux, comme le domaine qui l’entoure. Ou c’est du moins ce que tout le monde pense. Qui pourrait croire que j’ai attiré toute cette destruction sur moi-même ? — Et pourtant, vous… non, attendez. Il faut que je donne mes ordres. (L’Amiral-Législateur se pencha un instant sur son bureau avant de relever la tête.) C’est tout ? Les pistes boisées d’Espersium convergeant vers la résidence ? — Oui. Allez-y, maintenant. Il ne fallut que quelques secondes à Bettlescroy pour donner ses instructions. Quand il revint à l’écran, Veppers le soupçonna d’avoir consacré quelques secondes supplémentaires à rectifier sa tenue, s’essuyer le visage et lisser les écailles de son crâne. L’alien avait repris son allure habituelle, élégante et imperturbable. — Vous êtes donc prêt à vous infliger une chose pareille, Veppers ? À l’héritage de vos ancêtres ? — Si cela me permet de rester vivant pour profiter de mon butin, bien sûr. Et ce butin promet d’être fabuleux, infiniment supérieur à ce que je vais perdre. La maison peut être reconstruite, les trésors artistiques remplacés, les forêts… non, franchement, je commençais à m’en fatiguer. Mais on pourra toujours les remblayer et les faire repousser, j’imagine. À ce que je crois comprendre, les faisceaux énergétiques laissent très peu de radioactivité, les cinétiques à hypervélocité encore moins, et quant aux ogives nucléaires, elles sont propres, n’est-ce pas ? — C’est du thermonucléaire, mais aussi propre que possible. Elles sont conçues pour détruire, pas pour contaminer, confirma Bettlescroy. — Eh bien, voilà. Ce n’est pas comme si j’avais l’habitude d’aller camper dans mon domaine. Même si certaines zones sont un peu radioactives, je ne vais pas pleurer pour ça. Honnêtement, la propriété sert surtout de barrière entre moi et les hordes prolétariennes. Si les collines et les champs se retrouvent à briller dans le noir, la barrière contre les masses grouillantes n’en sera que plus efficace. Et je peux toujours m’en acheter une autre. Une douzaine, même, si ça me chante. — Et les gens ? — Quels gens ? — Les gens qui se trouvent sur le domaine, quand il va être dévasté. — Ah, oui. Eh bien, j’imagine que je dispose de quelques heures avant le début des attaques ? — Hmm… fit le petit alien en se penchant sur son écran. Oui. L’attaque la plus rapide viendra d’une petite escadrille de vaisseaux propulsés par de l’antimatière. S’ils se contentent d’un passage sans essayer de s’arrêter d’abord, ils pourront toucher les cibles dans trois heures et demie. Mais la précision de leurs tirs ne sera pas très bonne à cette vitesse. On peut espérer au mieux une tolérance d’une centaine de mètres. Les missiles et les ogives intelligentes seront plus précis, mais on peut s’attendre à ce que les défenses planétaires sichultiennes en interceptent la plus grande partie. Une meilleure précision ne peut venir que de vaisseaux ayant ralenti suffisamment pour pouvoir presque s’arrêter. Encore une fois, vos défenses planétaires en détruiront une grande partie, mais leur nombre sera suffisant pour que cela n’ait pas grande importance. Disons qu’il leur faudra quatre à cinq heures pour arriver. On pourrait donc attaquer les forêts avec la première vague à haute vélocité, et cibler les liaisons satellitaires près de la maison avec la seconde. — Donc, en résumé, je vais avoir le temps de faire évacuer quelques personnes, conclut Veppers. Pas trop quand même, bien sûr, pour que ça reste crédible. Mais voyez-vous, Bettlescroy, les gens, je peux toujours en embaucher d’autres. Il n’y a jamais de pénurie de ce côté-là, jamais. — Il n’empêche que c’est un prix important que vous vous imposez. — Parfois, il faut savoir sacrifier de petites choses afin d’en accomplir de grandes. En hébergeant les Enfers, j’ai gagné énormément d’argent au fil des années, mais il était fatal qu’ils finissent par devenir embarrassants, ou qu’ils soient simplement fermés, avec même le risque de poursuites judiciaires et de demandes de réparation. Tout ce que je possède peut être remplacé, et avec les fonds sur lesquels nous nous sommes mis d’accord, et ce merveilleux vaisseau… que vous n’avez pas oublié, j’espère ? — Il est à vous, Veppers, répondit l’Amiral-Législateur. Nous continuons de l’équiper selon vos instructions. — Formidable. Eh bien, avec tout ça, je suis certain de pouvoir me consoler de la perte de quelques arbres et de mon humble chaumière. Ainsi donc, soyons clairs : il ne va rien se passer pendant les trois heures et demie qui viennent, c’est bien ça ? Le petit alien jeta de nouveau un coup d’œil à son écran. — Le premier passage à grande vitesse et les envois de missiles contre les pistes boisées auront lieu dans trois virgule quarante et une heures. L’impact des missiles se produira entre une et cinq minutes après le déclenchement des tirs. La seconde vague, chargée du bombardement de précision contre les liaisons satellitaires autour de la résidence, arrivera entre zéro virgule cinq et une heure plus tard. Nous ne pouvons pas être plus précis compte tenu de la variabilité des gauchisseurs hyperspatiaux inhérente aux arrêts brutaux, surtout à une telle profondeur dans des puits de gravité planétaire et stellaire. Vraiment navré, mais j’espère que cela vous laissera le temps pour ce que vous avez à faire. — Hmm… Il faudra bien que je m’en contente. Allons, Bettlescroy, ne prenez pas cet air horrifié ! Toujours plus haut, toujours plus loin, vous n’êtes pas d’accord avec moi ? On ne peut pas rester sur place. Il faut accueillir le changement à bras ouverts, démolir les vieilles choses pour en construire de nouvelles, plus belles et plus grandes. Spéculer pour accumuler, et tout ça. Je suis certain que vous avez vos propres expressions pour ce genre de choses. L’Amiral-Législateur secoua doucement la tête. — Quelle personne remarquable vous faites, Veppers… — Je sais. Je m’étonne moi-même, quelquefois. (Il se retourna en entendant la porte s’ouvrir.) Ah, Jasken. Bien joué. Tu veux bien envelopper tout ça, comme pour un pique-nique ? Nous repartons en voyage. 27. x Labtebricolophile o UOL (Excentrique) Moi, Je Compte Mon enfant, salutations. Je joins un enregistrement d’une réunion récente impliquant une représentation d’état mental d’un certain Maréchal de l’Espace Vatueil et un Comité de Réaction Rapide des Agences Spécialisées. Prends-en bien note et agis en conséquence. 8 x VSG Prêt Pour Le Bal Costumé o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles Jette un coup d’œil là-dessus. Tout frais sorti du CRRAS local. On dirait bien que c’est notre salopard, le Maréchal de l’Espace V. 8 x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles o UOL (Excentrique) Moi, Je Compte J’allais vous considérer comme un Vaisseau Inconnu, et balancer vaguement un faisceau-message dans votre direction, mais voilà qu’une certaine régularité de signal/identité semble infecter le voisinage, et on m’informe que finalement, vous êtes une sorte de vrai vaisseau de la Culture. Salut. Moi ? Oh, en gros, je suis en train de botter le cul de la plus grosse infestation de parsemis qu’on ait jamais vue dans notre merveilleuse Galaxie. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans le coin ? Contactez-moi, on est assez proches pour ça. Causons un peu. Hello. J’ai fait une promesse – peut-être imprudente – à un humain en mission, et je dois la tenir avant de pouvoir vous aider dans cette affaire de parsemis, si c’est cela que vous aimeriez que je fasse et que vous laissez entendre. Je vois que vous êtes très occupé et que vous ne diriez sans doute pas non à un petit coup de main. Je détecte un remarquable déploiement de lumières de combat, de là où je suis. Qui semble être dans une boucle très serrée autour de Vebezua, une sorte de trajectoire cométaire transluminique. Ma foi, je suis sûr que vous avez vos raisons. Mais je vous remercie. Comme vous le dites, je suis assez occupé. J’espère pouvoir vous rejoindre d’ici quelques heures. Hé, il n’y a pas le feu. Vous ne seriez pas le vaisseau qui a pris l’image de Mlle Y’breq, il y a quelques années de ça ? C’est bien moi. D’où un sentiment de responsabilité pour les événements qui ont suivi. Très honorable de votre part. En ce moment même, un de mes composants transporte Mlle Y vers Sichult, sous sa forme reventée. Vous n’aviez pas l’intention de la réunir à son image, dites-moi ? Non. L’image reste stockée, inanimée, et j’ai l’intention de la conserver dans cet état. Ma promesse consiste à acheminer mon invitée humaine là où elle désire se rendre. Cependant, mon souci immédiat est d’éviter d’être attaqué par le vaisseau du RdN qui semble éprouver un intérêt agressif pour ce qui se passe sur Vebezua, ou pour mes actions. Ou peut-être pour les activités de mon invitée, ou encore pour la localisation du Mental de l’UCG Bodhisattva, ESQA, qui se trouve actuellement dans mon champ de confinement après que son vaisseau a été détruit par le Bulbitien Flottant du Filament de Semsarine. Le vaisseau du RdN manifeste une certaine réticence à divulguer ses priorités précises, bien qu’elles incluent manifestement des menaces à mon encontre. Je ne voudrais pas ajouter à la liste de vos tâches, étant donné votre préoccupation actuelle concernant ces hordes métalliques à peine intelligentes, mais ce vaisseau puissamment armé du RdN s’en prend à un de vos collègues sans raison apparente. Je ne suis qu’une modeste Unité Offensive Limitée, âgée de surcroît et passionnément Excentrique depuis bien des siècles tant par inclination que par déclaration, et j’ai depuis longtemps perdu l’habitude du tohu-bohu des batailles, même simulées. Je suis profondément déconnecté des plus récentes avancées dans le domaine de l’armement et des tactiques équivtech, sujets dans lesquels j’imagine que vous excellez. Enfin, ce n’est qu’une idée comme ça. Si vous avez le temps. Et maintenant, il faut que je continue d’essayer d’organiser un Déplacement à la volée de deux personnes, incluant un humain non équipé d’un lacis neural, situées à la surface d’une planète, tandis qu’un vaisseau du RdN essaie de m’en empêcher. À la condition que je parvienne à les localiser. Elles semblent avoir disparu. Fascinant. Vous avez manifestement du pain sur la planche. Je vous laisse à vos occupations. Restons en contact, si vous le voulez bien. — Le Moi, Je Compte ? Le vaisseau d’Himerance ? demanda Lededje. Elle se retrouva soudain dans sa chambre à Ubruater, dix ans plus tôt, écoutant dans l’obscurité la voix douce de cet homme voûté et chauve qui lui demandait l’autorisation de prendre d’elle une image fidèle et précise au niveau de l’atome. — Celui-là même, répondit Demeisen. L’élément douze de la Sentinelle En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles s’approchait du volume intérieur du système de Quyn, le cap mis sur une région de l’espace située quelques centaines de kilomètres au-dessus de l’endroit où se trouverait dans quelques minutes la ville d’Ubruater, sur la planète Sichult. Le vaisseau était en pleine décélération, et également en pleine négociation avec diverses autorités planétaires. — Il a encore l’image qu’il a prise de vous autrefois, ajouta l’avatar. — Qu’est-ce qu’il fait là ? demanda Lededje d’un ton apparemment soupçonneux. Ils étaient installés dans leurs fauteuils, et elle avait relevé la visière de son casque pour voir directement Demeisen. La mousse avait été évacuée de sa combi maintenant que l’ultra-alerte de combat était passée. — Je pense qu’il transporte un membre de Quietus du nom de Yime Nsokyi. Il ne l’a pas précisé, mais une petite recherche me conduit à penser que c’est bien d’elle qu’il s’agit. — Et elle, qu’est-ce qu’elle fait là ? — Il est possible que Quietus s’intéresse à vous. Ils pensent peut-être qu’un petit glaçon reventé comme vous est de leur responsabilité. — Est-ce qu’ils sont toujours aussi… zélés ? Demeisen secoua la tête avec énergie. — Non. Il y a probablement autre chose. — Vous n’avez pas une petite idée ? — Qui saurait le dire, fillette ? Ils s’intéressent peut-être à vos relations avec Mr Veppers, surtout à la façon dont elles vont évoluer dans un avenir proche. Ils pensent peut-être que vos intentions à son égard ne sont pas entièrement pacifiques, et souhaitent éviter un incident diplomatique embarrassant. — Et vous, vous feriez quelque chose pour éviter cet incident diplomatique embarrassant ? — Éventuellement. Ça dépend des conséquences prévisibles. Vous avez toute ma sympathie, cela va sans dire, mais même moi, il faut que j’aie l’air de tenir compte de la situation globale. Tout est dans les conséquences. (L’avatar jeta un coup d’œil au moniteur.) Ah, regardez : nous y sommes. Sichult emplissait l’écran : un gros croissant de nuages blancs au-dessus de terres vertes et de mers d’un bleu étincelant. Ils étaient suffisamment proches pour que Lededje puisse distinguer dans la fine atmosphère les cellules d’orage projetant leurs formes allongées sur les vastes plaines nuageuses au-dessous d’elles. — Enfin chez moi, murmura-t-elle. Elle n’avait pas l’air si contente que ça, songea l’avatar. Il aurait cru aussi qu’elle manifesterait un peu plus d’intérêt pour l’image que l’autre vaisseau culturien avait conservée d’elle. Il n’arriverait jamais à comprendre les humains… — Ah, ça y est, je l’ai trouvé, dit-il en souriant. — Veppers ? — Oui, Veppers. — Où ça ? — Hmm… c’est intéressant, dit l’avatar avant de se tourner vers elle. Vous devriez vous habiller pour l’occasion. On va vous sortir de ces combis encombrantes. Lededje fronça les sourcils. — Je les aime bien, moi. Et elles ne sont pas encombrantes. — Vous n’en aurez pas besoin là où nous allons. Et c’est de la technologie de la Culture. Désolé. Le fauteuil autour de Lededje relâcha doucement son étreinte. Derrière elle, le module de la salle de bains s’était reformé. Yime Nsokyi se tenait au bord de l’étroit canyon taillé dans le karst. Au-dessus, les étoiles tournaient lentement. Quelques longues traînes de nuages effilochés formaient des taches sombres dans le ciel, et l’une d’elles était éclairée comme par un énorme projecteur. La lumière jaillissait d’une ouverture au-dessus d’un des tunnels secondaires d’accès à la Cité-Caverne de Iobe. Cette étrange masse lumineuse semblait flotter à deux mille mètres au-dessus du désert, tel un vaisseau spatial. — Il y avait des gens dans cette tour, dit doucement Himerance. L’avatar analysait les signaux émis à travers la planète tout en cherchant à établir le contact avec le Moi, Je Compte. — Vraiment ? Yime ferma les yeux et secoua la tête. Ils avaient réquisitionné cinq autres véhicules pour se rendre ici, où l’avatar considérait qu’ils seraient en sécurité. En réalité, c’est Himerance qui les avait réquisitionnés, à l’aide sans doute d’un effecteur caché dans son corps d’avatar. Yime avait de plus en plus l’impression d’être un bagage qu’il transportait d’un endroit à l’autre. Elle repensa à la tour de pierre, plus tôt dans la soirée, quand elle avait dû grimper sur son dos pour dévaler l’escalier. Arrivés en bas, ils avaient franchi une lourde porte – Himerance avait marmonné quelque chose comme quoi la porte était verrouillée de l’intérieur –, puis elle s’était remise debout et ils avaient rapidement traversé une courette avant de descendre encore quelques marches. Ils s’étaient retrouvés dans une rue animée juste au moment où un rayon rose perçait la voûte de la caverne et faisait s’effondrer le vieux bâtiment. Elle avait d’abord voulu s’éloigner discrètement, mais cela aurait paru suspect. Ils avaient été obligés de s’arrêter et de regarder un moment comme tout le monde. — Combien ? demanda-t-elle. — Deux. Des amants, quand on lit entre les lignes. Yime soupira et regarda en contrebas. Au fond du canyon, un chemin de terre serpentait comme une ficelle déroulée au milieu des éboulis et des buissons chétifs. — L’un de nous deux sème la destruction sur son passage, Himerance. Et j’ai bien peur que ce ne soit moi. — À votre place, j’éviterais d’y penser, dit l’avatar. (Il se tourna vers elle.) Il m’est malheureusement impossible de contacter le vaisseau, en tout cas pas sans alerter celui du RdN. — Je vois. Qu’allons-nous faire ? — Nous allons recourir à une forme bien plus ancienne de signalisation, répondit Himerance en souriant. Il y avait une faible lueur à l’horizon, là où le soleil allait bientôt se lever. L’avatar se tourna dans cette direction. — Nous savons d’où le vaisseau va venir. Avec un peu de chance, et une bonne synchronisation, ça devrait marcher. Excusez-moi. Il se plaça devant elle en levant les mains, légèrement repliées à hauteur de son visage, paumes tournées vers la lueur argentée de l’aube naissante. — Vous feriez bien de me tourner le dos, les mains sur les yeux et les paupières baissées. Yime obéit. Quelques secondes s’écoulèrent sans que rien ne se passe. — Qu’est-ce que… ? demanda-t-elle. Il y eut soudain un éclair qu’elle eut à peine le temps de remarquer. — C’est fait, dit doucement Himerance. Elle se retourna et vit qu’il agitait les mains. Ses paumes et ses doigts étaient noircis, et de la fumée s’en dégageait. Il souffla dessus et lui sourit. — Maintenant, mettons-nous en position. Ils s’accroupirent l’un à côté de l’autre. Yime sentit ses articulations craquer. Ah, merde, songea-t-elle en passant les bras autour de ses jambes, la joue posée contre ses genoux. C’est reparti pour un tour… — Ça ne va pas prendre longtemps, dit l’avatar. D’une façon ou d’une autre, nous saurons très bient… — Je ne veux pas qu’il me voie, dit Lededje. Je ne veux pas qu’il puisse m’identifier. — Ah, fit Demeisen d’un air entendu. Vous voulez pouvoir le surprendre plus tard, bien sûr. Elle resta silencieuse. — Eh bien, servez-vous de votre tatouage. Déployez-le pour masquer vos traits. Vous permettez ? Lededje se tenait sur le seuil de la salle de bains, vêtue d’une de ces petites robes toutes simples qu’elle affectionnait depuis qu’elle avait été ramenée à la vie. Elle se sentait pourtant étrangement nue et vulnérable maintenant qu’elle avait retiré ses deux combinaisons. De son côté, Demeisen avait choisi des vêtements amples de couleur claire. Elle avait d’abord pensé régler son tatouage en mode transparent, pour que Veppers ne le remarque pas s’il la rencontrait. Elle envisageait encore de se servir de ses propriétés sans précédent – du moins chez les Sichultiens – pour l’approcher une fois qu’elle se serait procuré une arme. Quand il entendrait parler de cette créature fabuleuse au tatouage d’une subtilité et d’une complexité inouïes, supérieure à tout ce qu’il avait jamais possédé, il chercherait à la rencontrer sans se douter de rien… — Très bien, dit-elle. Elle se regarda dans un champ inverseur tandis que le tatouage se réorganisait sur son visage. En moins d’une seconde, elle fut incapable de se reconnaître. Le résultat était spectaculaire. Les lignes n’avait fait que se regrouper et s’épaissir à certains endroits, s’amincir à d’autres, suggérer une ombre ici ou une rougeur là… et par ces simples modifications de surface, de couleur et de texture, ses traits étaient complètement différents. Elle tourna la tête d’un côté puis de l’autre, en ajustant l’inverseur en mode miroir, pour s’assurer que l’effet n’était pas limité par l’angle de vision ou l’orientation de l’éclairage. Son déguisement était parfait : son visage semblait plus large et plus foncé, ses sourcils plus épais, son nez plus plat, ses lèvres plus charnues et ses pommettes moins marquées. — C’est très bien, concéda-t-elle. Merci. — Il n’y a pas de quoi. On peut y aller, maintenant ? — Comme si j’avais le choix… — Je vais considérer ça comme un oui franc et massif. — Attendez… Qu’est-ce qu’on va inventer pour expliquer… (elle regarda un instant le reflet de son nouveau visage si étrange, et s’entendit terminer sa phrase :)… qui je suis ? Sans transition, elle se retrouva au milieu d’une grande pièce bien éclairée, à l’atmosphère fraîche et parfumée, au sommet d’une tour. C’était l’après-midi. Le ciel était parsemé de petits nuages blancs, et l’on apercevait une ville de l’autre côté d’un large parc boisé, qui devait être Ubruater. La pièce était haute de plafond, avec un grand bureau dans un coin. Quelques plantes en pot et de magnifiques tapis étaient disposés sur un parquet ciré. Il y avait peu de meubles, dans des tons gris et beiges. Sur une banquette, un bras posé sur le dossier et une petite tasse à la main, était nonchalamment installé Veppers, Jasken à son côté. En face d’eux, séparée par une table basse, une femme majestueuse d’une cinquantaine d’années se tenait assise le dos bien droit. Lededje crut la reconnaître. Elle avait un enfant sur les genoux, et un drone en forme de petite valise flottait à hauteur de son épaule. Un écran mural, dont le son était coupé, balayait les chaînes d’informations : on y voyait des images floues et des graphiques très nets de flottes de vaisseaux, entrecoupés de commentaires faits par des présentateurs à l’air très sérieux. La femme agita vaguement le bras en direction de Lededje et de l’avatar. — Mr Veppers, permettez-moi de vous présenter Av Demeisen, représentant du vaisseau de la Culture En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles, et son invitée. Vaisseau, voici Mr Joiler Veppers, Mr Hibin Jasken, le drone Trachelmatis Olfes-Hresh Stidikren-tra Muoltz… — Mais vous pouvez m’appeler « Olf », précisa le drone en s’inclinant légèrement de côté. Les postillons abîment le parquet. — Et voici mon fils Liss, poursuivit la femme en passant la main dans les cheveux blonds de l’enfant. Il grignotait un biscuit, mais il s’interrompit pour saluer de la main avant de remettre ses cheveux ébouriffés en place. — Je suis Buoyte-Pfaldsa Kreit Lei Huen da’ Motri, reprit la femme, ambassadrice de la Culture auprès de l’Habilitement. (D’un grand geste, elle désigna un canapé placé perpendiculairement à celui où Veppers et Jasken étaient installés.) Asseyez-vous, je vous en prie. — Bonjour tout le monde, lança Demeisen d’une voix pleine de bonhomie. En s’approchant du canapé, Lededje vit Veppers la suivre des yeux. Il n’avait pas changé. Une chevelure toujours aussi fournie et un teint parfait. Il était vêtu d’une façon un peu plus sobre et décontractée qu’à son habitude quand il était en ville. Une tenue presque terne, comme s’il s’efforçait pour une fois de passer inaperçu. Son nez était un peu rose et le bout trop fin. Elle croisa un instant son regard et essaya de prendre un air indifférent. Il lui souriait. Elle connaissait bien ce sourire. C’était celui qui, tout en reconnaissant la beauté, laissait entendre une certaine vulnérabilité. Une façon de dire : « Je suis peut-être l’homme le plus riche du monde, mais je manque encore un peu d’assurance quand je me trouve en présence de femmes aussi belles que vous. » Une légère ride sur son front indiquait peut-être un intérêt supplémentaire dans ce qu’il pouvait voir de son tatouage. Lededje s’avança rapidement pour pouvoir s’asseoir plus près de Veppers que Demeisen ne semblait l’avoir souhaité. L’avatar était à sa droite, tandis que Veppers était en biais sur sa gauche. La table basse était couverte de ce qui semblait être les reliefs d’un pique-nique : des pots, des petits plateaux, des assiettes en carton, des tasses et des soucoupes, et quelques couverts. — Et si vous nous présentiez votre invitée, Demeisen ? dit l’ambassadrice. — Ah, ciel ! fit l’avatar en se frappant le front. Je manque à tous mes devoirs ! (Il agita la main entre Lededje et Veppers.) Ma chère, je vous présente votre violeur et assassin. Veppers, espèce de sale connard, voici Lededje Y’breq, ressuscitée des morts. La microseconde qui suivit fut suffisante pour que Lededje réalise ce qui venait de se passer. Elle se leva d’un bond et saisit un couteau sur la table avant de se jeter sur Veppers. Ce n’est que plus tard qu’elle comprit à quel point ses chances avaient été minces. Le couteau disparut aussitôt de son poing, arraché par Demeisen bien qu’il fût assis de l’autre côté. Jasken réagit moins vite – il avait presque semblé hésiter une fraction de seconde –, mais alors même que Lededje posait une main sur la gorge de Veppers – celui-ci tentait de reculer en ouvrant de grands yeux –, elle sentit sa poigne d’acier autour de son poignet. Entre-temps, le drone Olfes-Hresh avait traversé la pièce et activé un champ de force bleuté entre Veppers et Lededje pour lui immobiliser le bras gauche. Elle poussa un cri plaintif en essayant de resserrer les doigts autour du cou de Veppers. Elle entendit un petit bourdonnement grave. Une sensation glacée la parcourut, et quelqu’un la saisit par la taille. Elle essaya de se débattre en donnant des coups de pied, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Elle était impuissante comme un enfant. Elle sentit qu’on écartait sa main et qu’on la tirait par-dessus la table basse au milieu de l’assortiment de nourriture et de couverts. Elle fut déposée sans ménagement sur le canapé, mais cette fois Demeisen était entre elle et Veppers. Celui-ci commençait à se redresser en se frottant le cou. L’avatar avait un bras posé en travers de la poitrine de Lededje pour la plaquer contre les coussins, tandis qu’il lui maintenait les jambes sous le canapé avec l’une des siennes. — Salkonar ! lança une petite voix. Kreil Huen foudroya Demeisen du regard. — Vous voyez ce que vous avez fait ? marmonna-t-elle. Elle serra le petit garçon contre elle en lui caressant la nuque. — Espèce d’enc… ! lança Lededje en luttant de toutes ses forces pour se libérer de l’étreinte de Demeisen, puis en essayant d’atteindre son visage avec ses ongles pour lui arracher les yeux ou le griffer, n’importe quoi pour lui faire mal. — Elle a un sacré tempérament, dites-moi, déclara calmement Veppers en écartant Jasken qui voulait s’occuper de lui. — Soyez sage, dit doucement Demeisen. — Allez vous faire f… ! cracha-t-elle en essayant de se soulever. Elle réussit à décoller son dos d’un centimètre avant d’être de nouveau plaquée contre les coussins. — Led, dit l’avatar avec un petit sourire, vous n’aviez aucune chance d’y arriver. Alors, maintenant, restez tranquille et tenez-vous bien, ou je serai encore obligé de vous paralyser, et ça ne sera pas seulement les jambes, ce coup-là. Il relâcha légèrement sa prise. Elle s’assit et lui lança un regard chargé de haine. — Espèce de tas d’ordures à forme humaine, dit-elle très doucement. Pourquoi m’avez-vous fait marcher comme ça ? Pourquoi m’avoir laissé de l’espoir ? — Les choses changent, Lededje, répondit l’avatar d’un ton raisonnable. (Il dégagea son bras et sa jambe qui la retenaient encore.) C’est comme ça, voilà tout. Elle jeta un coup d’œil vers Huen et son enfant. — Allez vous faire patafioler, chuchota-t-elle à l’oreille de l’avatar. Celui-ci secoua la tête d’un air désapprobateur. Veppers s’adressa à Huen. — Pourquoi ce psychopathe grossier essaie-t-il de me convaincre que cette femme encore plus démente est la regrettée Mlle Y’breq ? Et d’ailleurs, pourquoi sont-ils même ici ? — Il croit peut-être vraiment qu’il s’agit de Mlle Y’breq, répondit Huen. (Elle tendit l’enfant au drone.) Olf, je vous en prie, emmenez Liss dans la salle de jeux. C’était une erreur de ma part. Je suis une idiote. — Salkonar ! répéta Liss enveloppé dans un champ rougeâtre tandis que le drone le transportait hors de la pièce. En souriant, Huen fit un dernier petit signe à son fils. Une fois les portes refermées, elle se tourna de nouveau vers Veppers. — Je ne sais pas vraiment pourquoi Av Demeisen a cru bon d’amener cette jeune femme avec lui, mais je lui ai demandé de venir parce qu’il représente le vaisseau le plus puissant dans les environs, et qu’il a l’autorité pour annuler tout arrangement que nous pourrions conclure s’il n’est pas d’accord. Sa présence est indispensable, Joiler. Veppers avait une expression calculatrice, songea Demeisen. À en juger par son rythme cardiaque, la contraction de ses pupilles et son taux de transpiration, il était profondément secoué, même s’il le cachait très bien. Les yeux légèrement plissés, il examina un instant Lededje. — Mais on me demande quand même de croire que cette personne est une sorte de version réincarnée de Mlle Y’breq, et que ce… (son regard se porta sur Demeisen), ce grossier personnage, censé représenter un puissant vaisseau de la Culture, est autorisé à porter contre moi des accusations outrageantes et obscènes sans avoir à subir les sanctions judiciaires que je serais en droit de faire infliger à quiconque oserait proférer des propos aussi fallacieux et – au cas où quelqu’un serait assez fou pour y croire – potentiellement préjudiciables à ma réputation. C’est bien ça ? — Oui, en gros, ça résume assez bien, dit gaiement Demeisen occupé à remettre un peu d’ordre sur la table basse. Jasken, tout en continuant de surveiller Lededje du coin de l’œil, s’affairait à la même tâche de son côté. — Vous aimez prendre vos femmes par-derrière, dit calmement Lededje en fixant Veppers. En général, face à un miroir. Quelquefois, surtout quand vous êtes soûl, vous aimez vous pencher et mordre l’omoplate droite de la femme que vous êtes en train de baiser. Toujours la droite, jamais la gauche. Je ne sais pas pourquoi. Il vous arrive de marmonner : « Ah, oui, putain, prends ça… » au moment de l’orgasme. Vous avez un petit grain de beauté juste sous le pli de l’aisselle droite, le seul défaut corporel que vous ayez conservé, uniquement à des fins d’identification. Vous vous grattez le coin droit de la bouche lorsque vous êtes soucieux, et que vous avez une décision à prendre. En secret, vous détestez Peschl, votre avocat, parce qu’il est homosexuel, mais vous le gardez à cause de sa compétence, et parce que vous tenez à ce qu’on pense que vous n’êtes pas homophobe. Vous avez dû avoir une expérience homosexuelle à l’école autrefois, avec votre ami Sapultride. Vous trouvez que le réalisateur Kostrle est « grotesquement surestimé », mais vous financez ses films et faites sa promotion parce qu’il semble en vogue et que vous convoitez sa… — Oui, oui, l’interrompit Veppers. Vous avez mené votre enquête, très bien, bravo. (Il avait l’air insouciant, mais Demeisen remarqua que les signes de tension avaient de nouveau grimpé, et que Jasken faisait de gros efforts pour éviter de regarder son maître ou Lededje.) Et maintenant, madame, ajouta-t-il en s’adressant à Huen, si nous passions enfin au sujet qui nous intéresse ? À voix basse, Demeisen dit à Lededje : — Vous êtes devenue folle ? — Je brûle mes dernières cartouches, espèce de traître, répondit-elle d’une voix creuse. Si je ne peux pas tuer ce salopard, j’espère arriver quand même à le secouer un peu. C’est tout ce que vous m’avez laissé. L’ambassadrice se redressa et se frotta les mains pour se débarrasser de quelques miettes. — Av Demeisen, dit-elle, il faut que vous écoutiez ça. Veppers hésita un instant et demanda à Huen : — Cette… personne représente vraiment un vaisseau de la Culture ? Vous en êtes sûre ? — Oui, répondit l’ambassadrice en jetant un rapide coup d’œil vers Demeisen. Allez-y, dites ce que vous avez à dire. Veppers secoua la tête. — Bon, très bien, fit-il en adressant un sourire parfaitement dénué de sincérité à l’avatar (qui lui en rendit un tout aussi faux). Le parsemis est une manœuvre de diversion. J’ai passé un accord avec le RdN et les Flekkiens, m’engageant à rester en dehors de tout conflit concernant les Enfers. Un écran de fumée. Je n’ai jamais eu l’intention de m’y tenir. J’ai conclu un autre marché avec la FCGF. J’ai accepté de leur fournir les cibles pour une flotte de vaisseaux qu’ils construiraient dans le Disque Tsungariel pendant que la Culture et tous ceux qui pourraient interférer seraient occupés avec l’infestation de parsemis. C’est cet accord que j’ai l’intention de respecter, tant qu’il ne m’arrive rien de fâcheux. Les cibles en question sont les Enfers – ou du moins, les substrats sur lesquels ils tournent. Disons, la très grande majorité d’entre eux. Les plus importants. — Et ils sont ici, sur Sichult ? C’est bien ça ? demanda Huen. — Ici, ou dans le voisinage, répondit Veppers en souriant. Huen hocha pensivement la tête. — D’après mes dernières informations, un nombre important de vaisseaux construits dans le Disque ont réussi, de façon surprenante, à s’échapper des limites du système de Tsung. Il semble qu’ils soient propulsés par une quantité d’énergie inattendue, et qu’ils se dirigent vers nous. Vers Sichult. Elle jeta un coup d’œil interrogateur vers Demeisen. — Une brusque alimentation en antimatière, confirma celui-ci. Deux de mes éléments sont en train de s’en occuper, mais il est probable que quelques-uns arriveront à passer au travers. — Leurs objectifs se trouvent sur Sichult ou autour, dit Veppers. Je leur transmettrai les localisations précises quand ils seront plus près. — Vraiment ? fit Demeisen en plissant les yeux. C’est sacrément juste, vous ne trouvez pas ? — Tout est dans le timing, répondit Veppers en souriant. Ce qui compte… (il se pencha vers l’avatar qui, sentant que Lededje bandait ses muscles, mit aussitôt son bras en travers de sa poitrine pour l’empêcher de bouger)… c’est que je suis de votre côté, matelot. La remarque fut accompagnée d’un autre sourire artificiel, que l’avatar ne lui rendit pas, cette fois. — Sur mon instruction, reprit Veppers, si je suis encore là pour la transmettre et s’il reste suffisamment de vaisseaux pour effectuer les frappes mortelles, tous ces horribles Enfers vont être détruits, et toutes ces pauvres petites âmes torturées vont être libérées de leurs tourments. (Veppers inclina la tête d’un air interrogateur.) Alors, ce que nous attendons de vous, c’est une forme de garantie que vous n’interférerez pas dans l’opération. Peut-être même accepterez-vous d’aider les vaisseaux à franchir les défenses, ou au moins d’empêcher d’autres forces – comme le RdN, par exemple – d’intervenir. (Veppers jeta un coup d’œil à Lededje avant de se tourner de nouveau vers l’avatar.) Alors, c’est d’accord ? — Ah, bon sang, mais bien sûr ! s’exclama Demeisen en tendant la main au Sichultien par-dessus la table. C’est d’accord, topez là ! Et désolé pour mes remarques de tout à l’heure ! Elles n’avaient rien de personnel ! Il avait toujours la main ostensiblement tendue, mais Veppers se contenta de la regarder. — Excusez-moi, dit-il enfin, mais je préfère ne pas serrer les mains. On ne sait jamais où elles ont pu traîner. — Je comprends parfaitement, répondit Demeisen en retirant sa main sans aucun embarras apparent. — Alors, j’ai votre parole à tous les deux ? demanda Veppers. J’ai votre parole, votre garantie personnelle et représentationnelle qu’il ne m’arrivera rien, c’est bien ça ? — Absolument, dit l’ambassadrice Huen. Je vous la donne. — Un marché est un marché, et cochon qui s’en dédit ! renchérit Demeisen. Je ne vous ferai aucun mal, je vous le jure. (Il se tourna vers Lededje qui frémissait de rage à côté de lui.) Et ma petite copine ici présente non plus ! ajouta-t-il en en lui passant un bras sur les épaules pour la secouer. Elle le regarda droit dans les yeux. — Menteur, lui souffla-t-elle. Demeisen fit mine de ne pas avoir entendu et se contenta d’arborer un grand sourire. Veppers avait trouvé une théière dans laquelle il restait un peu d’infusion. Il s’en versa une tasse et la sirota tout en regardant calmement Lededje. Il haussa les épaules. — Allons… dit-il. Je ne sais pas qui vous êtes, mais c’est comme ça que ça marche. Ceux d’entre nous qui ont un avantage cherchent toujours à l’augmenter, et ceux qui veulent conclure un marché trouvent toujours quelqu’un comme moi de l’autre côté de la table. Vous vous attendiez à ce que ce soit quelqu’un d’autre ? (Il ricana, une sorte de reniflement étouffé dans son nez fraîchement réparé.) La vie, voyez-vous, consiste essentiellement en rencontres, chère petite madame. (Il lui fit un sourire plus détendu.) Ou peut-être devrais-je dire « Lededje », si c’est vraiment vous. (En fronçant les sourcils, il se tourna vers Huen.) Bien sûr, si elle est vraiment qui elle prétend être, elle m’appartient, en fait. Huen secoua la tête. — Non, fit-elle, elle ne vous appartient pas. Veppers souffla sur son infusion, qui de toute façon était froide… — Ah, vraiment, chère ambassadrice ? Je crains qu’il ne faille laisser aux tribunaux le soin d’en décider. — Non, lui dit Demeisen avec un petit sourire. Veppers se tourna vers Lededje, mais avant qu’il ait pu dire ce qu’il avait en tête, elle lui lança : — Les derniers mots que vous m’avez dits étaient : « J’étais censé apparaître en public ce soir. » Vous vous souvenez ? Le sourire de Veppers s’effaça un bref instant. — Non, vraiment ? (Il jeta un coup d’œil à Jasken, qui regarda aussitôt ailleurs.) Comme c’est étonnant… Ah, ciel, fit-il en tirant une antique montre de gousset de sa poche, il est déjà si tard que ça ? — Les vaisseaux sont pratiquement sur nous, confirma Huen. — Je sais, dit Veppers. Et en un tel moment, peut-on imaginer meilleur endroit où se trouver qu’en compagnie de l’ambassadrice de la Culture, sous la protection d’un vaisseau de guerre culturien ? — Quelques centaines ont réussi à passer, confirma Demeisen. Les défenses planétaires avancées s’efforcent de faire face. Il y a un début de panique parmi les strates sociales informées, qui pensent que la Fin du Monde pourrait être proche. Les masses ignorantes poursuivent tranquillement leurs activités. Le danger sera passé quand elles apprendront enfin ce qui s’est passé. (Il hocha la tête d’un air approbateur.) Bien sûr, ajouta-t-il, il y aura ensuite la seconde vague, ce qui peut susciter une certaine émotion un peu plus tard. — N’est-il pas temps de leur indiquer où se trouvent leur cibles ? demanda Huen. Veppers sembla réfléchir un instant à la question. — Il y a deux vagues, dit-il enfin. — Je détecte quelques illuminations assez prématurées dans la ville, marmonna Demeisen en désignant les bâtiments de l’autre côté du grand parc. Sur l’écran mural, les chaînes d’informations continuaient de défiler, mais certaines étaient à présent brouillées et parasitées. Sur les autres, on voyait toujours des graphiques et des présentateurs. Des gerbes d’étincelles et de fins rayons lumineux semblaient jaillir du sommet des plus hauts gratte-ciel du Centre des Affaires d’Ubruater, comme un feu d’artifice en plein jour. — Des illuminations ? répéta Huen en regardant Demeisen d’un air sceptique. L’avatar se contenta de hausser les épaules. Veppers consulta encore sa montre, puis il se tourna vers Jasken qui hocha la tête. — Ma foi, déclara-t-il en se levant, j’ai encore pas mal de choses à faire, et il est temps pour moi de prendre congé. Madame, dit-il en saluant l’ambassadrice. J’ai trouvé notre rencontre fascinante, ajouta-t-il à l’adresse de Demeisen avant de se tourner vers Lededje. Et vous, jeune fille, je vous souhaite… la paix. (Il lui fit un grand sourire.) En tout cas, c’était un plaisir. En sortant, Jasken et lui croisèrent le drone Olfes-Hresh, qui était réapparu sans que personne le remarque. — Machin, le salua Veppers au passage. Quelques instants plus tard, une succession d’éclairs ponctuèrent l’horizon au-delà de la ville. L’écran mural clignota et se mit en veille. — Hmm, fit Demeisen. Son propre domaine. Ça vous surprend, vous aussi ? — Profondément, répondit Huen. Demeisen fit une petite chiquenaude sur le genou de Lededje. — Allez, ma mignonne, remettez-vous. Il ne s’agit pas de votre petite histoire de vengeance. Les Enfers sont en train d’être détruits, et gratuitement encore ! Et on a la conscience parfaitement tranquille ! Non, sérieusement, qu’est-ce qui compte le plus, à votre avis ? Vous, ou les souffrances de milliards de gens ? Il est temps de devenir adulte, vous ne croyez pas ? Que cette tête à claques de Veppers puisse s’en aller tranquillement le sourire aux lèvres n’est pas un bien grand prix à payer. Un rugissement de réacteurs au-dessus d’eux annonça le départ de l’aérocar de Veppers. Demeisen se retourna vers Lededje : — Espèce de sale trou du cul de menteur… siffla-t-elle. L’avatar secoua la tête et dit à l’ambassadrice : — Ah, les enfants, ça n’est pas toujours facile, hein ? 28. Elle était dans son nid suspendu, un fruit de douleurs dans son enveloppe sombre, quand l’événement se produisit. Elle s’était lentement étirée, une aile après l’autre, dans un craquement de tendons et de cartilages, puis elle avait tourné le cou du mieux qu’elle pouvait, avec l’impression que ses vertèbres étaient remplies de gravier, avant de replier une jambe puis l’autre, toujours accrochée à son perchoir. Et c’est alors qu’il y avait eu une sorte de tremblement dans l’air, le souffle d’une immense explosion lointaine. Le cocon se mit à osciller avant de s’arrêter brusquement, comme si le choc s’était soudain trouvé effacé de la réalité. Elle sut immédiatement qu’il s’était passé quelque chose d’étrange et sans précédent, quelque chose qui devait indiquer un changement significatif dans son environnement, peut-être même dans l’Enfer lui-même. Elle repensa à l’anomalie de la barrière argentée, et à la façon dont le paysage avait été gommé, lissé. Elle ne savait plus combien de milliers d’âmes elle avait libérées depuis qu’on l’avait ramenée ici. Elle avait eu l’intention de les compter, mais l’idée de faire une marque à l’intérieur de son nid à chaque mort lui avait paru trop insensible. Elle avait essayé de les compter dans sa tête, mais elle avait perdu le fil plusieurs fois. Finalement, elle s’était dit que ça n’avait pas d’importance. La dernière valeur dont elle se souvenait s’élevait à trois mille huit cent quatre-vingt-cinq âmes, mais ça remontait à très longtemps. Elle en avait probablement tué autant depuis. Ses souffrances augmentaient chaque fois, après chaque mort, après chaque libération, chaque jour. Son existence se déroulait dans une sorte de brume permanente de membres douloureux, de peau hypersensible, de cartilages grinçants et d’organes torturés de crampes. Elle aurait aimé croire qu’elle pouvait l’ignorer, mais c’était impossible. La douleur était toujours présente, depuis son réveil jusqu’au moment où elle s’endormait en gémissant. Elle était aussi là pendant son sommeil. Elle rêvait que des parties de son corps se détachaient pour vivre une vie séparée, qu’elles s’arrachaient de son corps, qu’elles tombaient ou s’envolaient, laissant derrière elles une masse sanglante, hurlante et désespérée. C’était chaque matin un nouveau combat pour lâcher son perchoir et quitter son nid afin de survoler ces terres noircies et pestilentielles, à la recherche d’une âme fraîche à libérer. Elle partait de plus en plus tard chaque jour. Autrefois, elle avait volé rien que pour le plaisir, car même en Enfer, c’était une formidable sensation de liberté pour quelqu’un qui avait vécu solidement campé sur ses quatre pattes. À condition de surmonter sa terreur des hauteurs, bien sûr, ce qu’elle avait fini par faire après avoir vécu si longtemps dans un couvent perché au sommet d’un pic rocheux. Autrefois, elle avait aussi aimé explorer, découvrir de nouvelles régions de l’Enfer. Elle était presque toujours horrifiée par ce qu’elle y trouvait, mais elle n’en était pas moins fascinée. La géographie, la logistique, ou encore l’inventivité sadique, tout cela suffisait à captiver un esprit curieux, et elle avait largement profité de sa capacité à voler au-dessus de territoires que les moins fortunés devaient parcourir en rampant, en boitant, en titubant et en combattant. Tout cela était bien fini. Il était maintenant rare qu’elle s’éloigne beaucoup de son nid pour trouver quelqu’un à tuer et à dévorer. Elle attendait en général que sa faim soit telle qu’elle n’ait plus vraiment le choix. C’était un équilibre délicat et un choix de plus en plus difficile à mesure que la journée avançait, entre l’inconfort de son estomac gargouillant et la nuée de douleurs qui semblait circuler dans son corps telle une étrange colonie de parasites. Elle sentait que son statut d’ange libérateur des âmes s’était dégradé. Les gens venaient encore de partout pour qu’elle les bénisse, mais ce n’était plus avec la même vénération. Elle n’apparaissait plus dans diverses régions de l’Enfer. Les damnés devaient maintenant pouvoir s’approcher de l’endroit où elle vivait, ce qui changeait les choses. Elle était devenue un service local… Elle pensait que les démons avaient fini par prendre conscience de la situation, et qu’ils s’arrangeaient pour que certains individus lui soient présentés. Elle préférait ne pas imaginer les faveurs ou les récompenses perverses que les démons pouvaient exiger en échange. Et franchement, cela ne l’intéressait plus. Elle était heureuse de pouvoir continuer de libérer telle ou telle âme de ses souffrances, mais c’était devenu un acte machinal, pour lequel elle n’avait pas le choix. La dernière chose intéressante avait été sa visite auprès du roi des démons. Elle était intriguée par l’anomalie qu’elle avait découverte, ce paysage de collines et de falaises qui avait disparu, et après des semaines de réflexion, elle avait fini par trouver la force de voler jusqu’au trône du démon colossal, pour lui demander ce qui s’était passé. — Un accident, rugit-il tandis qu’elle voletait douloureusement devant lui en évitant de se mettre à portée de ses mains terrifiantes. Quelque chose s’est passé de travers, et toute cette zone a été effacée. Le paysage, les bâtiments, les démons, les damnés, tout a simplement cessé d’exister. En un clin d’œil, ça a libéré plus d’âmes que tout ce que tu as pu faire pour moi ! Ha ! Et maintenant, fous-moi le camp d’ici, et arrête de m’embêter avec des histoires sur lesquelles je n’ai aucun contrôle ! Et maintenant, ça… Elle se sentait différente. Le cocon dans lequel elle était suspendue semblait différent, lui aussi, et c’était comme si toutes les douleurs qu’elle avait acquises commençaient à s’évaporer. Une sorte de vague de soulagement, de bien-être – presque sexuelle, proche de l’orgasme dans son intensité contrastée – la traversait, allant et venant dans son corps comme si c’était elle qui était creuse, et non le cocon où elle était nichée. La sensation s’atténua progressivement, et pour la première fois depuis si longtemps, elle se sentit bien, elle se sentit propre… Elle se rendit compte que, bien qu’elle eût lâché son perchoir, elle restait suspendue normalement. Son corps semblait également différent : il n’était plus aussi grand, terrifiant et féroce. Elle n’était plus l’ange libérateur de l’Enfer. Elle essaya de s’examiner, mais elle ne pouvait pas vraiment distinguer ce qu’elle était devenue. Elle était comme formée de pixels, et son corps semblait contenir toutes les possibilités à la fois : mammifère quadrupède, mammifère bipède, oiseau, poisson, serpent… et tous les autres types de créatures, y compris celles dont elle ignorait le nom. Elle était devenue une nouvelle sorte d’embryon doté de cellules si peu nombreuses et au mécanisme de multiplication si simpliste qu’elles n’avaient pas encore décidé de ce qu’elles allaient devenir. Elle flotta jusqu’à la limite du cocon. Tout semblait différent : plus paisible – parfaitement silencieux – et sans la puanteur qui avait été omniprésente dans ses narines depuis son retour en Enfer. L’air devait être maintenant complètement neutre, dépourvu d’odeurs, mais cette absence même était pour elle comme la plus fraîche des brises dans une prairie de montagne après tout ce qu’elle avait connu si longtemps. Par contre, il n’y avait plus moyen de sortir du cocon. Le trou au fond avait disparu. Mais cela ne l’inquiétait pas particulièrement. Les parois n’étaient ni molles ni dures : elles étaient intouchables. Du bout de l’aile, elle sentit qu’il y avait une sorte de verre transparent qui l’en séparait. Elle ne pouvait même pas dire de quelle couleur elles étaient. Quel soulagement de ne plus souffrir, quel soulagement… Elle ferma les yeux et sentit les choses s’enrouler et se dérouler autour d’elle, en une sorte d’état statique, continu et contenu. Il se passait quelque chose. Il s’était passé quelque chose. Elle n’allait même pas essayer de réfléchir à ce que cela pouvait être, ni à ce que cela pouvait signifier ou impliquer. L’espoir était un sentiment auquel il fallait résister à tout prix… Un bourdonnement emplit son corps et sa tête. Derrière ses paupières déjà closes, elle se sentit partir à la dérive. Si c’est ça la mort, eut-elle le temps de penser, une mort véritable, complète, dont on ne se réveille pas, alors ce n’est pas si terrible que ça. Après tout ce que l’Enfer lui avait fait endurer, après tout ce dont elle avait été obligée d’être témoin et complice, elle allait peut-être enfin pouvoir mourir en paix. Trop beau pour être vrai, songea-t-elle vaguement. Elle y croirait quand… eh bien… x VSG Prêt Pour Le Bal Costumé o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles Le RdN se fait peut-être une idée trop précise de la véritable mission de YN. Ou de ce qu’elle était. YN désactivée déjà de notre champ de vision, traces gommées, souvenirs effacés (détails du diaglyphe joints). Possibilité totale de nier, maintenant. Essaie de détourner le RdN de l’affaire du M,JC. … Je veux dire en faisant usage de la raison, surtout pas de la force. 8 x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles o VSG Prêt Pour Le Bal Costumé Et quel lien fascinant ça implique entre le RdN et les Bulbitiens ! Médusé ! 8 x VSG Prêt Pour Le Bal Costumé o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles Ça ne te regarde pas. 8 x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles o 8401.00 Limite Photique Partielle (Vaisseau RdN – présumé) Salutations. Pas pu m’empêcher de remarquer que vous êtes combativement intéressé par une boulette de viande à bord de ce bon vieux Moi, Je Compte. Comme j’imagine que ce n’est pas le début de l’application de la phase finale du biodégoût du RdN, il doit y avoir une bonne raison. Ça vous dirait de la partager avec moi ? Bon, personnellement, je me fiche pas mal de ces horribles petites choses molles infestées de microbes et bourrées de merde, mais en général, je m’abstiens d’essayer de les incinérer. Le ratio efforts sur résultat est tout simplement effroyable. Bisous. 8 x 8401.00 Limite Photique Partielle (Vaisseau RdN de catégorie Bismuth) o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles Salutations réciproques. Je ne suis pas libre de discuter de questions opérationnelles. 8 x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles o 8401.00 Limite Photique Partielle Écoutez, le seul non-avatar à bord de ce vieux sabot est un humain de genre neutre, même pas sous lacis neural, du nom de Yime Nsokyi, membre de la section Quietus de la Culture, qui se remet lentement après s’être fait à moitié écraser par un Bulbitien un peu dérangé. Qu’est-ce que vous pouvez bien avoir contre elle ? 8 x 8401.00 Limite Photique Partielle (Vaisseau RdN de catégorie Bismuth) o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles Je demeure dans l’impossibilité de discuter de questions opérationnelles de cette nature. 8 x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles o 8401.00 Limite Photique Partielle C’est cette fameuse fille de la Culture qui a refusé de rejoindre CS. C’est une certitude absolue qu’elle n’en fait pas partie. Je suis bien placé pour le savoir : j’en fais partie, moi, de ce putain de CS. Et j’ajouterai – peut-être convaincu par votre rafraîchissante franchise et votre prolixité infectieuse – que je suis à même, et désireux, de vous révéler qu’elle a été envoyée ici spécialement pour empêcher un certain électron libre potentiel d’interférer avec votre allié Joiler Veppers. Alors, dites-moi, pourquoi tout ce tintouin ? 8 x 8401.00 Limite Photique Partielle o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles Bien que je demeure dans l’impossibilité de discuter de questions opérationnelles de cette nature, votre information sera à la fois prise en compte tactiquement et remontée hiérarchiquement. 8 x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles o 8401.00 Limite Photique Partielle O.K. Cette petite conversation m’a fait un bien fou. Ça vous dirait de venir jouer avec moi ? M’aider à faire sauter un peu de parsemis ? 8 x 8401.00 Limite Photique Partielle o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles Je suis malheureusement dans l’incapacité de me redisposer d’une manière aussi extemporisationnelle, surtout concernant des ouvertures faites par une entité non-RdN, mais je suis conscient de l’intention positive que je crois déceler derrière la susdite invitation. 8 x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles o 8401.00 Limite Photique Partielle C’est bon, on se calme. — Alors, Bettlescroy, ça va mieux, maintenant ? Sur l’écran de l’aérocar que Veppers avait loué, l’image était de meilleure qualité – quoique toujours manifestement soumise à un brouillage important – et le petit alien semblait aussi imperturbable que d’habitude. — La première vague semble avoir accompli ce qu’on en attendait, concéda l’Amiral-Législateur. Le composant du vaisseau de ligne culturien qui l’avait prise en chasse a continué sa poursuite au-delà de Sichult. Aucun de ces vaisseaux ne reviendra. (Bettlescroy secoua la tête en souriant. L’image se déforma un instant pour tenter de s’adapter à un tel dynamisme.) Il va y avoir pas mal de débris dans le système de Quyn, Veppers. Beaucoup moins que dans celui de Tsung, bien sûr, mais c’est beaucoup plus embêtant ici, avec le trafic considérable autour de Sichult. (L’Amiral-Législateur consulta brièvement un autre écran.) Vous avez déjà perdu de nombreux éléments de votre soletta, quelques satellites importants – en fait, pratiquement tous vos satellites, les synchrones comme les unités proches, ont vu leur orbite perturbée au moins temporairement à cause de l’effet gravifique des vaisseaux –, et au moins deux petits véhicules spatiaux habités, dont un transportait une vingtaine d’étudiants, se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. J’espère que vous avez observé le ciel : le spectacle a dû être magnifique. Veppers sourit. — J’ai la chance de posséder la plupart des grandes sociétés chargées de nettoyer les débris spatiaux, de construire les satellites et les vaisseaux, et d’entretenir la soletta. Je m’attends à de nombreux contrats juteux avec le gouvernement. — Je pense que je n’aurai aucun mal à contenir le chagrin que je pourrais éprouver pour vos pertes. Êtes-vous actuellement en route pour regagner votre résidence ? Les dernières estimations placent l’arrivée de la deuxième vague dans quarante à cinquante minutes. — J’y suis presque. Je crois que nous avons vu les derniers missiles atterrir il y a quelques minutes. Veppers jeta un coup d’œil à l’écran du côté de Jasken, où s’affichait le paysage sombre et à peine familier qui défilait de plus en plus lentement sous l’appareil. Deux rideaux de fumée gigantesques, de plusieurs kilomètres de haut, s’élevaient de part et d’autre et continuaient de monter dans le ciel. À leur pied, des lignes de cratères – dont certains brillaient encore – serpentaient au milieu d’arbres fracassés et noircis, de champs encore fumants, de bosquets, de bois et de forêts qui commençaient seulement à s’embraser, avec ici et là une ferme calcinée. À mesure qu’ils approchaient de la résidence, la fumée semblait les enserrer et s’élever encore plus haut. Ils avaient aperçu plusieurs voitures sur les routes du domaine, qui toutes avaient le bon sens de se diriger vers le périmètre. Veppers avait cru en reconnaître au moins une, une forme jaune élancée qui roulait rapidement sur la route d’accès principale. — Putain, mais c’est ma Whiscord 36, l’édition limitée, avait-il marmonné en la voyant disparaître dans la fumée derrière eux. Même moi, je ne m’autorise pas à la conduire aussi vite. Salopard de voleur. Il aura de mes nouvelles. Le réseau de coms était parfaitement silencieux. Après leur départ, Jasken avait tenté de contacter des occupants de la maison, mais sans succès. Partout ailleurs, c’était le chaos : un mélange de satellites perturbés, de décharges et de pulsions électromagnétiques associées aux armes énergétiques, de cinétiques déchirant l’atmosphère et de bombes nucléaires, avait laissé la zone entourant Espersium dans la confusion la plus totale, et le choc s’était propagé aux systèmes de coms de la planète entière. — Ma foi, à votre place, je ne m’attarderais pas trop, dit Bettlescroy. Les vaisseaux qui restent de la seconde vague sont sévèrement harcelés par le composant culturien qui les pourchasse, et ils n’auront peut-être même pas le temps d’effectuer les attaques les plus précises. Vous feriez bien d’être à plusieurs dizaines de kilomètres d’ici quand ils arriveront, juste au cas où. — C’est bien noté, dit Veppers alors qu’il commençait à distinguer la résidence au loin, entourée de murs de fumée. Je vais juste récupérer quelques objets précieux et dire aux employés encore présents qu’ils sont libres de s’en aller s’ils le désirent. Je n’en aurai pas pour plus d’une demi-heure. (Il coupa la connexion avec Bettlescroy et se tourna vers Jasken.) Ça nous laisse le temps, non ? — Monsieur… fit Jasken. Veppers regarda un instant son chef de la sécurité. — Jasken, dit-il enfin, il faut que tu saches que c’est une des décisions les plus difficiles que j’aie jamais eu à prendre. Il avait attendu le dernier moment pour lui révéler ce qui allait se passer. Il avait pensé que Jasken considérerait ça comme une procédure de sécurité normale, parfaitement standard, mais en y repensant maintenant, un ultraprofessionnel comme lui était peut-être un peu vexé d’avoir été tenu dans l’ignorance pendant si longtemps. — Ce sont vos terres, monsieur, répondit Jasken. Votre maison. Vous pouvez en disposer à votre guise. (Il regarda brièvement Veppers.) Est-ce que les gens ont été prévenus ? — Bien sûr que non. Ç’aurait été complètement idiot. De toute façon, qui se promène dans ces forêts ? Cela fait un siècle que je m’arrange pour que personne n’y aille. (Veppers sentit que Jasken se retenait de faire une remarque.) Je t’assure, je ne pouvais pas en faire plus. — Non, monsieur, répondit Jasken sans le regarder. Veppers voyait bien qu’il s’efforçait de ne pas manifester ses sentiments. Il poussa un soupir. — Écoute, Jasken, j’ai eu de la chance de pouvoir refourguer son Enfer au RdN. C’est une des rares civilisations encore prêtes à assumer. Toutes les autres ont la pétoche. Aucune n’a voulu reprendre le sien. Elles étaient ravies et soulagées quand elles s’en sont débarrassées il y a quelques dizaines d’années. C’est pour ça que j’ai fait de si bonnes affaires… elles étaient désespérées. J’ai même cherché tout récemment à loger les Enfers ailleurs. La FCGF m’a mis en relation avec un machin, un Bulbousien ou je ne sais quoi, mais il a refusé. De toute façon, d’après la FCGF, il n’était pas assez fiable et je n’aurais jamais eu l’autorisation des propriétaires. Tu n’as pas idée à quel point je suis coincé dans cette affaire, Jasken. Je ne peux même pas arrêter simplement les substrats. Nos supérieurs galactiques ont cru bon d’établir des lois protégeant ceux qu’ils considèrent comme des êtres vivants, et tu me croiras si tu veux, mais il y a des gens qui se sont portés volontaires pour y aller, dans ces Enfers. Et tout ça sans parler des clauses de pénalité prévues dans les contrats que j’ai signés. Certaines sont exorbitantes, et même punitives. Et quand bien même je ne tiendrais pas compte de tout ça, je ne peux pas désactiver les substrats : ils ont été conçus pour résister pratiquement à tout. Même si on abattait tous les arbres, ils basculeraient sur la bioénergie stockée dans leur réseau de racines, de quoi tenir des dizaines d’années. Il faudrait les déterrer complètement, les réduire en miettes et les incinérer. — Ou utiliser des bombes nucléaires, des armes énergétiques et des hypercinétiques, dit Jasken qui semblait très las. — Exactement. Ce qui se passe en ce moment est un cas de force majeure, et ça nous dégage des obligations contractuelles. (Veppers posa une main sur l’épaule de Jasken.) J’ai longuement réfléchi à tout ça, crois-moi. C’est la seule solution. Jusqu’ici, ils avaient réussi à éviter la plus grosse partie de la fumée, qui s’élevait droit dans les airs, à peine déplacée par une légère brise, même si les incendies qui commençaient à faire rage créaient leurs propres turbulences. Au-dessous d’eux, il faisait presque nuit noire au centre du faisceau de pistes boisées criblées de cratères encore en flammes. Ils franchirent le cercle de liaisons satellitaires, là où les anciens dômes avaient laissé place aux matrices de coms reliant la résidence et tout ce qui l’entourait au reste de la planète, à l’Habilitement et à la Galaxie au-delà. Veppers en serait bien resté là : il y avait déjà assez de dégâts comme ça, et les forêts ainsi que les substrats qu’elles cachaient étaient détruits ou en passe de l’être. Les coms n’avaient aucune importance, maintenant qu’il n’y avait plus rien à transmettre. Les Enfers étaient effacés, ou tellement réduits qu’ils ne méritaient même plus ce nom. Mais il savait que ce qui venait de se passer ne suffirait pas. C’était une question de perception. Une fois la poussière retombée, au sens propre comme au sens figuré, il faudrait qu’il passe pour une victime, ce qui serait impossible si la maison était intacte et les dégâts limités aux terres environnantes. Un peu de remblayage et de décontamination suivis d’une abondante replantation d’arbres, qui allait le plaindre pour ça ? Ils survolaient à présent les terrains de jeux, les pelouses et un coin du grand labyrinthe, dans une obscurité ponctuée de quelques braises apportées par le vent depuis les forêts dévastées. — Pourtant, dit Jasken, ils s’attendaient peut-être à un peu mieux. Je veux parler des gens, monsieur. Vos gens. Ils ont donné… — Oui, Jasken, mes gens, le coupa Veppers tandis que l’aérocar déployait son train d’atterrissage en descendant lentement vers le tore de la résidence au milieu des ténèbres et des flammes. Mes gens qui, comme toi, ont toujours été bien payés et bien traités, et qui savent parfaitement quel genre d’homme je suis. — Oui, monsieur. Ils étaient arrivés au-dessus des toits de la résidence. Le revêtement était jonché de petites branches enflammées, que des domestiques s’efforçaient d’éteindre. Plutôt inutile, songea Veppers. Le toit est ignifugé. Mais bon, les gens ont toujours besoin de s’occuper. L’aérocar passa en sustentation et se prépara à descendre dans la cour centrale de la maison. — Dis-moi, Jasken, y aurait-il ici quelqu’un de spécial à tes yeux, et dont j’ignorerais l’existence ? Parce que si c’est le cas, tu l’as drôlement bien caché. — Non, monsieur, répondit Jasken tandis que l’appareil descendait au centre désert du tore. Personne de spécial. — Ma foi, c’est aussi bien comme ça. Les patins touchèrent les pavés de la cour et l’aérocar s’immobilisa. Veppers jeta un coup d’œil à sa montre de gousset. — Nous devons repartir dans vingt-cinq minutes, dit-il en détachant sa ceinture et en se levant. Allons-y. — Je peux rester avec vous, si vous voulez, dit Demeisen. — Non, je ne veux pas, répondit Lededje. Allez-vous-en, c’est tout. — D’accord. Je ferais peut-être mieux d’y aller, j’ai encore pas mal de boulot. L’ambassadrice Huen leva la main. — Attendez. Vous ne pensez pas que nous aurons besoin d’une protection renforcée, quand cette seconde vague va arriver ? — Je… enfin, un autre de mes composants pourrait bien les éliminer tous avant qu’ils ne parviennent jusqu’ici. J’ai de fortes chances d’en dégommer moi-même quelques-uns en retournant au cœur de la bataille autour de Tsung. En plus, ces braves garçons des défenses planétaires seront mieux préparés, et auront plus de temps cette fois-ci. Ce deuxième lot se prépare certainement à un arrêt en catastrophe, ce qui implique une plus grande précision dans leurs frappes. Vous devriez être en sécurité. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il flottait encore un peu de fumée au sommet de quelques tours et gratte-ciel. — En dernier ressort, c’est à ça que servent vos illuminations, ajouta-t-il. Et maintenant, madame, dit-il en s’inclinant, si vous me permettez… ? Huen hocha la tête. — Merci, dit-elle. — Un plaisir pour moi. (Et se tournant vers Lededje, Demeisen lui fit un clin d’œil.) Allez, vous vous en remettrez vite. Il se transforma aussitôt en ovoïde argenté et disparut dans un léger bruit de bouchon. Lededje avait du mal à respirer. Huen regarda un instant le drone Olfes-Hresh, puis elle ferma les yeux. Elle semblait fatiguée. — Ah, fit-elle, nous avons enfin la version officielle. (Elle se tourna vers Lededje.) On m’informe que vous êtes effectivement Mlle Y’breq. Dans ce cas, je suis heureuse de vous revoir, Lededje, bien que, étant donné les circonstances de votre mort… — De mon assassinat, dit Lededje. Tournant le dos à l’ambassadrice et au drone qui flottait à hauteur de son épaule, elle s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le grand parc. Au-delà de la ville, dans la nuit qui tombait, d’autres éclairs illuminaient de lointains nuages sombres qui venaient de se former. — Très bien, disons l’assassinat. Et pour ce qui est des autres affirmations de Demeisen… ? — Tout est vrai. Huen resta un moment silencieuse. — Alors, dit-elle enfin, je suis désolée. Profondément désolée, Lededje. J’espère que vous comprenez que nous n’avions guère le choix. Je veux dire, en laissant partir Veppers, et en acceptant de négocier avec lui… Les yeux pleins de larmes, Lededje contemplait les bâtiments au loin, d’où s’échappaient encore quelques minces volutes de fumée. Elle haussa les épaules et fit un geste qui se voulait désinvolte. Elle ne se sentait pas la force de parler. Dans la vitre, elle vit le reflet de Huen qui tournait légèrement la tête vers le drone. — Olfes-Hresh me dit que vous êtes en possession de fonds considérables, contrôlés par une carte qui se trouve dans votre poche. J’allais vous demander ce que vous comptiez faire maintenant, mais… Un autre ovoïde argenté apparut à la place exacte de celui qui avait emporté Demeisen. Le temps que Lededje se retourne, l’ovoïde avait disparu et l’avatar était de retour. Lededje retint un cri de surprise. — J’ai remarqué une agitation soudaine par ici, dit Demeisen en s’adressant à l’ambassadrice après avoir brièvement salué Lededje. Vous avez de nouveaux visiteurs. Je ferais mieux de rester encore un instant, histoire de dire bonjour. Huen interrogea le drone du regard. — L’ex-UOL Moi, Je Compte, de l’Ultérieur, annonça Olfes-Hresh. Il vient juste d’arriver. Deux autres ellipsoïdes argentés apparurent brièvement, révélant deux grands panhumains qui n’étaient manifestement pas des Sichultiens : un homme et une créature androgyne qui semblait pencher légèrement du côté féminin. L’homme était chauve et portait des vêtements noirs très stricts. Lededje le reconnut, malgré son aspect encore plus aliène qu’autrefois. L’autre personne portait une sorte de costume encore plus sobre, dans des tons gris. — Prebeign-Frultesa Yime Leutze Nsokyi dam Volsh, annonça le drone, et Av Himerance, de l’ex-UOL Moi, Je Compte. — Mlle Y’breq, dit Himerance d’une voix douce en s’inclinant devant elle. C’est un plaisir de vous revoir. Vous souvenez-vous de moi ? Lededje aurait bien aimé avoir séché ses larmes. Elle fit de son mieux pour sourire. — Je me souviens. Je suis heureuse de vous revoir, moi aussi. Les deux avatars échangèrent un regard, puis un petit salut. Demeisen entreprit alors d’examiner Yime Nsokyi de pied en cap. — Vous savez, dit-il enfin, je jurerais avoir vu quelqu’un de Quietus qui portait exactement les mêmes vêtements que vous. — Ça s’appelle un uniforme, Av Demeisen, répondit patiemment Yime. C’est ce qu’on porte à Quietus. — Non, c’est pas vrai ! — Nous considérons que c’est un signe de respect envers ceux pour qui nous travaillons. — Vraiment ? (Demeisen avait l’air sidéré.) Ah, putain, je ne savais pas que les morts pouvaient être aussi exigeants. Yime Nsokyi sourit, le sourire tolérant des gens habitués à de telles remarques. Elle se tourna vers Lededje pour la saluer. — Mlle Y’breq, j’ai fait un long chemin pour pouvoir vous rencontrer. Comment vous portez-vous ? Lededje secoua la tête. — Pas terrible. Demeisen tapa dans ses mains. — Bon, ça n’est pas que je m’ennuie, mais il faut vraiment que j’y aille, que je mette quelques héliopauses entre ici et moi. Salut, tout le monde. Madame l’ambassadrice… Huen leva la main pour retenir un instant Demeisen, qui sembla contrarié. — Pensez-vous que Veppers a dit la vérité tout à l’heure, quand il a laissé entendre qu’il n’avait pas encore indiqué les objectifs pour la seconde vague d’attaque ? — Bien sûr que non. Je peux partir, maintenant ? De toute façon, je vais m’en aller, mais est-ce que je peux le faire avec votre permission, vu qu’on a l’air de respecter le protocole dans ses moindres détails ? Huen acquiesça en souriant. L’ellipsoïde argenté se forma aussitôt et disparut un peu plus bruyamment que la fois précédente. Huen remarqua que Lededje semblait plus détendue. La jeune femme marmonna : « Excusez-moi » avant de retourner contempler le paysage par la fenêtre. — Il est parti pour de bon, cette fois ? demanda Huen au drone. — Oui, madame. — Mlle Nsokyi, Av Himerance, reprit l’ambassadrice, qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite ? — Quietus m’a demandé de m’assurer de la bonne santé de Mlle Y’breq, étant donné qu’elle a été récemment reventée, répondit Yime. — Et j’ai promis à Mlle Nsokyi de la transporter ici, ajouta Himerance. Cela étant, j’ai aussi pensé qu’il serait agréable de présenter mes respects à Mlle Y’breq. Il y eut un petit gémissement du côté de la fenêtre, où Lededje contemplait son reflet, le nez presque collé contre la vitre, tout en tapotant nerveusement l’intérieur de son poignet gauche. Elle se retourna brusquement vers le groupe. — Et voilà maintenant que mon foutu tatouage ne marche plus ! s’exclama-t-elle. Huen poussa un soupir. — Olfes, si vous voulez bien ? — Je l’appelle. Une image de Demeisen apparut au-dessus du parquet ciré, juste assez brillante pour s’y refléter. — Qu’est-ce qu’il y a, encore ? dit l’avatar en agitant les bras et en regardant Lededje. Je croyais que vous aviez hâte d’être débarrassée de moi ? — Qu’est-ce qui est arrivé à mon tatouage ? demanda-t-elle. — De quoi parlez-vous ? — Il ne marche plus ! L’image plissa les yeux un instant. — Hmm, fit l’avatar. Je vois ce que vous voulez dire. On dirait qu’il est figé. Bon, ce sont des choses qui arrivent. C’est sans doute quand j’ai été obligé de vous paralyser un peu, pour vous empêcher d’égorger Veppers. Un dommage collatéral. Navré. Toutes mes excuses. — Qu’est-ce que vous attendez pour le réparer ? — Je ne peux pas. Je suis en train de foncer vers Tsung. Il faudrait que je vous Déplace avec le tatouage, mais je suis déjà trop loin pour ça, et de plus en plus à chaque seconde qui passe. Demandez au drone. — Ça dépasse mon domaine de compétences, dit Olfes-Hresh. J’ai jeté un rapide coup d’œil, et je ne sais même pas comment ça marche. — Revenez ! gémit Lededje. Réparez-le ! Il est bloqué comme il était tout à l’heure ! L’image hocha la tête. — D’accord, je vais m’en occuper. Mais pas maintenant. Plus tard. Dans un jour ou deux. L’image avait déjà disparu quand le mot « deux » parvint aux oreilles de Lededje. Elle se plongea le visage dans les mains en poussant un grand cri. Huen se tourna vers le drone qui fit un signe de dénégation. — Il ne répond pas. — Y aurait-il quelque chose que je puisse… que nous puissions faire ? demanda Yime. Lededje s’assit par terre. Huen la regarda un instant avant de se tourner vers l’agent de Quietus. — Oui, peut-être, dit-elle. Laissez-moi d’abord vous expliquer la situation. — Avant ça, fit la voix de Demeisen sortant d’un tiroir du bureau de Huen, puis-je ajouter quelque chose ? — Ah, putain… gémit Lededje en se laissant tomber sur le dos. On ne sera donc jamais débarrassés de cette foutue machine ? — Je croyais qu’il était parti pour de bon ? demanda Huen au drone en fronçant les sourcils. L’aura d’Olfes-Hresh vira au gris-violet de l’embarras. — Moi aussi, répondit-il. — Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre, fit la voix de Demeisen. — Menteur… murmura Huen. — Et j’ai pensé que ce truc vous intéresserait. Je viens juste de le recevoir dans ma boîte aux lettres, pour ainsi dire. En principe anonyme, mais ça vient manifestement de mon nouveau copain, le joyeux vaisseau RdN de catégorie Bismuth, le 8401.00 Limite Photique Partielle. La qualité est un peu médiocre, à cause d’un tas de décryptages et de bidouillages, mais je pense que vous ne lui en voudrez pas. Ça remonte à trois heures, et ça se passe entre Mr V. et l’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III, le gars en charge des forces FCGFiennes actuellement dans l’Habilitement. Allez, c’est parti. « Mais peu importe, fit la voix de Veppers qui provenait de l’équipement de coms caché dans le tiroir de Huen. Je répète : chaque piste boisée repose sur ce que, de prime abord, on pourrait prendre pour une sorte de gigantesque structure de mousse végétale. Il n’en est rien. C’est du substrat. Un substrat biologique à bas niveau d’énergie, pas hyper-rapide mais très efficace et très robuste. La couche varie entre dix et trente mètres d’épaisseur sous les racines et autour, ce qui représente globalement cinq cents millions de mètres cubes de capacité de calcul répartie à travers le domaine. Le flot d’informations qui y circule est canalisé par la batterie de liaisons satellitaires réparties autour de la résidence. Celles dont tout le monde croit encore qu’elles servent simplement à contrôler les Virtualités et les jeux. « Voilà votre objectif, Bettlescroy. Les substrats sous les forêts contiennent plus de soixante-dix pour cent des Enfers de la Galaxie. Enfin, de ceux que nous connaissons, en tout cas. Il y en avait un peu plus, mais j’ai récemment sous-traité l’Enfer du RdN, juste par précaution. Cela fait plus d’un siècle que j’achète des Enfers, Amiral-Législateur, et j’ai passé le plus clair de ma vie professionnelle à en gérer tous les aspects informatiques et légaux pour le compte de tiers. La majorité des Enfers se trouve ici, dans ce système, sur cette planète. Voilà pourquoi la question du détail des cibles ne m’a jamais posé de problème. Alors, pensez-vous disposer de suffisamment de vaisseaux pour détruire mon domaine ? » « Vous parlez sérieusement ? fit une autre voix. Les cibles sont sur votre propre domaine ? Pourquoi avez-vous fait une chose pareille ? » « Pour pouvoir tout nier facilement, Bettlescroy. Vous allez devoir raser les forêts, dévaster les terres, faire sauter les liaisons satellites et endommager la résidence elle-même, peut-être même la détruire elle aussi. Cela fait des siècles que cette maison appartient à ma famille. Elle est infiniment précieuse à mes yeux, comme le domaine qui l’entoure. Ou c’est du moins ce que tout le monde pense. Qui pourrait croire que j’ai attiré toute cette destruction sur moi-même ? » — Et ainsi de suite, fit la voix de Demeisen. Et là, il y a cette partie vraiment juteuse : « Et les gens ? » « Quels gens ? » « Les gens qui se trouvent sur le domaine, quand il va être dévasté. » « Ah, oui. Eh bien, j’imagine que je dispose de quelques heures avant le début des attaques ? » — Là, il y a un peu de blabla de notre ami Bettlescroy, fit la voix de Demeisen, et alors : « Donc, en résumé, je vais avoir le temps de faire évacuer quelques personnes, fit la voix de Veppers. Pas trop quand même, bien sûr, pour que ça reste crédible. Mais voyez-vous, Bettlescroy, les gens, je peux toujours en embaucher d’autres. Il n’y a jamais de pénurie de ce côté-là, jamais. » — … Fascinant, non ? reprit la voix de Demeisen. Surtout cette histoire de refiler le parc d’attractions funestes du RdN à quelqu’un d’autre avant que les Enfers partent tous en fumée. Je vous parie qu’il s’est cru très malin, et que ça lui éviterait d’avoir le RdN sur le dos. Aussi malin que la FCGF quand elle a fauché les technologies de coms du RdN, sans jamais se douter qu’elles pouvaient recéler des accès secrets permettant au RdN de les intercepter sans problème. Vous ne trouvez pas que c’est à mourir de rire quand les gens se croient très malins ? Moi, si. Heureusement que certains d’entre nous le sont vraiment, parce que sinon, on serait dans la merde. Eh bien, ma tâche ici est terminée. Enfin, presque. Il me reste encore du parsemis à écrabouiller. Au plaisir, tout le monde ! Il y eut un profond silence dans la pièce pendant un moment. Le drone Olfes-Hresh se secoua. — Eh bien, dit-il à Huen, je crois qu’il est parti pour de bon. D’un autre côté, c’est ce que j’ai cru aussi la dernière fois… Lededje, toujours allongée par terre, secoua la tête en soupirant. — Manifestement, dit Huen en se tournant vers Yime et Himerance, il y a des choses ici que nous ne devrions pas faire, ou dans lesquelles nous ne devrions pas nous impliquer, que ce soit pour des raisons morales ou à cause des regrettables exigences de la realpolitik. (Elle s’interrompit un instant.) Cela étant dit… 29. — Le Scoudenfrast, je crois. Non, Jasken, ça, c’est un Scundundri. Le Scoudenfrast est celui à côté du violet avec des taches jaunes. J’ai toujours trouvé que Scundundri était très surfait. De toute façon, quand ceux-là auront disparu, ceux qui me restent à Ubruater prendront encore plus de valeur. Nolyen, aide Mr Jasken à transporter ces tableaux jusqu’à l’aérocar, tu veux bien ? — Oui, monsieur. — Allez, dépêchez-vous. — Oui, monsieur, fit Jasken en prenant quelques toiles de maître dans ses bras. Il se dirigea vers le bout de la longue galerie incurvée, suivi de Nolyen qui était également chargé. Il faisait très sombre, car la résidence avait basculé sur l’éclairage de secours, dont une partie ne fonctionnait même plus correctement. Nolyen – un jeune gaillard un peu simplet employé aux cuisines – laissa tomber un tableau et s’efforça maladroitement de le ramasser. Jasken revint sur ses pas et souleva la toile du bout du pied pour aider le garçon. Veppers poussa un soupir en observant la scène. En fait, il était un peu déçu de ses employés et de leur faible attachement à son égard. Il s’était attendu à en trouver plus, préoccupés du sort de leur maître – après tout, ils savaient qu’il était peut-être mort –, et déterminés à tenter de sauver la maison des incendies qui l’entouraient. Mais en fait, il avait constaté que la plupart s’étaient déjà enfuis. Ils s’étaient rués sur les voitures utilisées dans le domaine, et aussi sur la collection personnelle de Veppers, des automobiles exotiques soigneusement rangées dans les garages souterrains. Quelques aérocars étaient dispersés dans la propriété, mais ils semblaient avoir succombé aux pulsions électromagnétiques, comme les coms locales. Nolyen les avait accueillis avec joie quand ils avaient débarqué, et quelqu’un avait lancé un « Heureux de vous voir sain et sauf, monsieur » du haut du toit quand ils avaient traversé la cour, mais c’était à peu près tout. « Bande d’ingrats », avait marmonné Veppers en se rendant à la galerie des tableaux les plus précieux. — On se retrouve dans quatre minutes à la chambre forte numéro trois, dit-il à Jasken. Celui-ci, des tableaux plein les bras, se retourna juste un instant pour hocher la tête. Ils auraient peut-être dû carrément découper les toiles, songea Veppers, comme font les voleurs… mais non, ça n’aurait pas été convenable. Il s’engagea dans un couloir radial. Par les grandes fenêtres au bout, il aperçut une épaisse fumée, et même des flammes. Il faisait quand même beaucoup trop sombre, si tôt dans la soirée. Il entra dans son bureau et s’assit. La pièce était faiblement éclairée par les lampes de secours. Il s’autorisa le luxe poignant d’un dernier regard autour de lui. Comme c’était triste, et en même temps excitant, de penser que tout cela allait bientôt disparaître. Il entreprit d’ouvrir des tiroirs et des casiers. Le bureau – qui l’avait identifié à son odeur aussi bien qu’aux empreintes de sa paume et de ses doigts – émettait de doux cliquetis et sifflements, un havre de paix et de réconfort au milieu de tout ce chaos. Il remplit une petite mallette des objets qui lui semblaient les plus précieux et les plus utiles. Il hésita un instant avant de prendre le dernier – une paire de couteaux dans leur étui de cuir, qui avaient appartenu à son grand-père, et à quelqu’un d’autre avant lui… À en juger par le déplacement de la fumée au fond du grand jardin à peine visible, le vent commençait à se lever. Mais malgré toute l’agitation au-dehors, c’est à peine s’il entendait un bruit à travers les vitres blindées. Il venait juste de refermer le dernier tiroir, prêt à partir, quand il entendit un léger plop. Il leva les yeux. Devant les portes closes se dressait une haute silhouette étrange qui le regardait. Il crut un instant qu’il s’agissait de l’ambassadrice Huen. Mais non. Elle était plus mince, le dos trop raide, légèrement cambrée, et sa tenue était d’un gris différent. — Puis-je vous aider ? demanda-t-il en posant sa mallette encore ouverte à ses pieds. (Il y plongea une main tandis qu’il agitait vaguement l’autre pour détourner l’attention.) En vous apprenant les bonnes manières, par exemple ? Chez nous, on a tendance à frapper d’abord à la porte. — Mr Joiler Veppers, je m’appelle Prebeign-Frultesa Yime Leutze Nsokyi dam Volsh, dit l’intrus d’une voix bizarrement accentuée qui était peut-être féminine, mais qui n’était en tout cas pas synchronisée avec le mouvement de ses lèvres. Je suis une citoyenne de la Culture, et je suis venue vous appréhender, car vous êtes soupçonné de meurtre. Acceptez-vous de m’accompagner ? — Comment vous dire… D’un seul mouvement, il leva le pistolet aliène et tira. Il y eut une détonation sèche et un éclair, et sa visiteuse disparut dans un miroitement argenté. Les portes derrière elle s’ouvrirent brutalement et furent à moitié arrachées de leurs gonds tandis qu’un nuage de poussière noire se répandait dans le couloir. Chaque battant était percé d’un trou circulaire dont les bords crépitaient d’étincelles jaunâtres. Veppers regarda l’arme – un cadeau que le Jhlupien Xingre lui avait fait il y avait très longtemps –, puis les battants de porte encore fumants, et enfin la moquette où l’alien s’était tenu. — Hmm… fit-il en haussant les épaules. Il se leva, glissa son arme dans sa ceinture et referma sa petite mallette avant de quitter la pièce en chassant de la main les fumées toxiques. Les portes commençaient à brûler. — Jasken. En entendant cette voix de femme prononcer son nom derrière lui, il sut aussitôt que c’était elle. Il déposa avec précaution les tableaux sur le plancher de l’aérocar avant de se retourner. Nolyen s’était arrêté dans l’encadrement de la porte de et regardait par-dessus sa brassée de tableaux la jeune femme qui s’approchait. Il était peut-être intimidé par le fin réseau de tatouages sur son visage. — Mademoiselle, dit Jasken en la saluant. — C’est moi, Jasken. — Je sais. (Il se retourna lentement pour faire signe à Nolyen.) Laisse tout ça et va-t’en. Ne t’occupe plus de rien. Pars le plus loin possible. Nolyen posa les toiles par terre et sembla hésiter. — Va-t’en, Nolyen, répéta Jasken. — Oui, monsieur, fit le jeune homme qui s’éloigna aussitôt. Lededje le regarda partir avant de se tourner vers Jasken. — Tu l’as laissé me tuer, Hib. Jasken soupira. — Non, j’ai essayé de l’en empêcher. Mais au final, c’est vrai, j’aurais pu faire plus. Et j’aurais sans doute pu le tuer après qu’il t’a poignardée. Je ne vaux donc pas mieux que lui. Tu peux me haïr si tu veux. Je n’ai jamais prétendu être quelqu’un de bien, Led. Et puis, il y a autre chose. Le sens du devoir. — Je sais. J’ai cru que tu éprouvais un peu de ça pour moi. — Mon premier devoir est envers lui, que ça nous plaise ou non. — Parce qu’il paye ton salaire, et que moi, je t’ai simplement laissé me baiser ? — Non. C’est parce que j’ai juré d’être à son service. Je ne t’ai jamais rien dit qui soit en contradiction avec ça. — C’est vrai, dit-elle en souriant tristement. J’aurais dû le remarquer. Vraiment très correct de ta part, même quand tu étais en train de… piller son bien. Tous ces petits mots de tendresse que tu me murmurais, pour me dire combien je comptais pour toi, nos espoirs d’avenir ensemble… Est-ce que tu y réfléchissais en même temps, pour les analyser comme un juriste, à la recherche d’incohérences ? — Il y avait un peu de ça, répondit Jasken en la regardant dans les yeux. Nous n’avons jamais eu d’avenir, Led. Pas du genre que tu voulais imaginer. D’autres accouplements furtifs quand il avait le dos tourné, cachés de tous, jusqu’à ce que l’un de nous deux finisse par se lasser, ou qu’il le découvre. Tu devais être sa propriété pour toujours, tu ne l’as donc jamais compris ? (Il baissa les yeux avant de la fixer de nouveau.) Ou peut-être vas-tu me dire que tu m’aimais ? Parce que moi, j’ai toujours pensé que tu m’avais pris comme amant pour te venger de lui, et pour m’avoir à ton côté la prochaine fois que tu tenterais de t’échapper. — Alors, ça n’a pas vraiment marché, hein ? fit-elle avec amertume. Tu l’as aidé à me traquer. — Je n’avais pas le choix. Tu n’étais pas obligée de t’enfuir. Dès que… — Vraiment ? C’est drôle, j’avais une impression différente. — Dès que tu l’as fait, j’ai été obligé d’agir comme mon devoir me l’ordonnait. — Alors, tout ça ne voulait rien dire. (Elle s’était mise à pleurer, mais elle s’essuya les joues en étalant les larmes sur ses tatouages.) Je suis vraiment une idiote. Parce que je ne suis pas revenue seulement pour tuer Veppers. J’avais une question… (Elle avala sa salive.) Pour toi, ça ne voulait donc rien dire ? Jasken poussa un soupir. — Bien sûr que si. C’était une douceur, des moments que je n’oublierai jamais. Simplement, ça ne pouvait pas être ce que tu aurais voulu. Elle éclata de rire. Un rire sans espoir et sans joie. — Alors, je suis une parfaite imbécile, tu ne trouves pas ? dit-elle en secouant la tête. J’ai vraiment cru que tu m’aimais. Avec un sourire presque imperceptible, Jasken répondit : — Je t’ai aimée de tout mon cœur, dès le premier jour. Elle le regarda sans répondre. Les yeux brillants, il reprit : — Il se trouve simplement que l’amour ne suffit pas, Led. Pas toujours. Pas maintenant. L’amour n’a peut-être jamais suffi, et en tout cas pas avec des gens comme Joiler Veppers. Elle baissa les yeux et croisa les bras en frissonnant. — Il reste sans doute moins d’un quart d’heure avant l’arrivée de la seconde vague, dit Jasken en consultant le cadran de l’aérocar. (Il y avait de la sollicitude dans sa voix.) Tu sembles être venue ici très vite. Est-ce que tu peux repartir aussi vite ? Elle hocha la tête. Elle ravala ses larmes et s’essuya de nouveau les yeux et les joues avant de lui dire : — J’aimerais que tu fasses une chose pour moi. — Quoi ? — Va-t’en. — Hein ? Mais je ne peux pas… — Maintenant. Prends l’aérocar et va-t’en. Sauve les domestiques, tous ceux que tu pourras trouver. Mais lui, laisse-le ici, avec moi. (Elle le regarda droit dans les yeux. Jasken hésitait. Elle secoua la tête.) C’est fini pour lui, Hib. Le RdN, les Reliquariens… ils savent tout. Ils peuvent intercepter toutes les communications entre la FCGF et lui. Ils sont au courant de l’accord qu’il a passé, de la façon dont il les a floués. Les Culturiens savent tout, eux aussi. Maintenant que les Enfers ont été détruits, il ne peut plus s’en servir pour se sauver. Il ne va pas pouvoir s’en tirer après tout ce qu’il a fait. Quand bien même l’Habilitement fermerait les yeux sur une affaire aussi énorme, il reste le RdN et la Culture à qui il devra rendre des comptes. (Avec un pauvre petit sourire, elle ajouta :) Il a fini par se frotter à des gens plus puissants que lui. La seule chose que tu puisses encore sauver maintenant, c’est toi. Et tous ceux que tu pourras trouver ici. Jasken jeta un coup d’œil par l’un des hublots. Dans le ciel, au-dessus de la résidence faiblement éclairée, une muraille de fumée d’apocalypse était illuminée par des incendies. — Et toi ? demanda-t-il. — Je ne sais pas. Je vais essayer de le trouver. (C’était à son tour d’hésiter.) Je vais le tuer, si je le peux. Je ne vais pas te mentir. — Ce n’est pas un homme facile à tuer. — Je sais, dit-elle en haussant les épaules. Je n’aurai peut-être pas à le faire. En contrepartie de mon transfert ici, j’ai accepté qu’un des Culturiens le rencontre pour lui donner une chance de se rendre. Jasken ricana. — Et tu crois que ça va marcher ? — Non. Elle essaya de sourire, mais elle en était incapable. Jasken la regarda dans les yeux un instant avant de glisser une main derrière son dos. Quand elle réapparut, elle tenait un petit pistolet. Il le lui tendit crosse en avant. — Essaie la chambre forte numéro trois. Elle prit l’arme, sans que leurs mains se touchent. — Merci. Tu crois que ce pistolet marche encore ? Le vaisseau avait l’intention de désactiver toutes les armes électroniques. — La plupart sont déjà grillées, confirma Jasken. Mais celle-là marchera. C’est uniquement du métal et des produits chimiques. Dix cartouches. Le cran de sûreté est sur le côté, face à toi. Déplace ce petit levier jusqu’à ce que tu voies le rond rouge. (Il la regarda s’exécuter. Il réalisa qu’elle n’avait sans doute jamais tenu une arme de sa vie.) Fais bien attention à toi, ajouta-t-il. Il hésita encore. Il envisageait peut-être de l’embrasser, ou simplement de la serrer dans ses bras, mais elle dit : « Toi aussi » et s’éloigna aussitôt. Jasken resta seul au milieu des toiles de maître. Lededje trouva le jeune domestique à l’entrée du couloir principal, accroupi par terre. — On t’a dit de partir, Nolyen. — Je sais, mademoiselle. Il avait pleuré, lui aussi. — Retourne à l’aérocar. Mr Jasken va avoir besoin d’aide pour rassembler les gens et les emmener à l’abri. Vas-y, vite, il reste encore un peu de temps. Nolyen se releva et courut vers l’aérocar, où il aida Jasken à se débarrasser des tableaux avant de décoller à la recherche de gens à sauver. Veppers descendit rapidement au sous-sol. L’escalier était faiblement éclairé, et il avait oublié que les chambres fortes avaient été installées aussi profondément. Il avait appelé un ascenseur, mais alors même que l’indicateur d’étages clignotait avec un code d’erreur, il s’était rendu compte que ce serait trop dangereux dans les circonstances présentes. Arrivé au dernier palier, au-dessus d’un gouffre de ténèbres, il fouilla dans sa mallette et en retira une paire de lunettes à vision nocturne, une version plus légère, moins encombrante mais aussi moins sophistiquée que les macrolentilles de Jasken. Elles ne marchaient pas non plus, et il les jeta par terre. Il essaya ensuite une lampe torche, mais l’ampoule refusait également de fonctionner. Il la fracassa contre le mur, ce qui lui fit du bien. Et comme ça, son sac serait un peu moins lourd à porter. Il descendit les dernières marches à tâtons et ouvrit la porte. Le couloir était un peu mieux éclairé. Des tuyaux couraient au plafond, le sol était en béton, et quelques grandes portes métalliques étaient disposées de chaque côté. Certaines des ampoules clignotaient. Il était un peu étonné que Jasken ne soit pas déjà là. Le temps s’écoulait sans doute bizarrement au milieu d’un chaos pareil… Il consulta sa montre : il lui restait encore une douzaine de minutes. La porte de la chambre forte était un cylindre d’acier de un mètre d’épaisseur. Le panneau de contrôle – il l’avait complètement oublié, celui-là – affichait un message d’erreur. — Ah, putain ! hurla-t-il en donnant un coup de poing dans la porte. Il composa quand même le code, mais le mécanisme émit des bruits bizarres et le message resta affiché. En tout cas, ce n’était pas la série de cliquetis rassurants qui annonçaient le déverrouillage. Il essaya quand même les poignées et les leviers, mais ils étaient coincés. Il perçut du mouvement au fond du couloir, près d’une série de portes donnant sur un autre escalier. — Jasken ? lança-t-il. Difficile à dire sous cet éclairage vacillant. C’était peut-être cette folle qui était venue pour l’« appréhender »… Il prit son arme jhlupienne. Non, la silhouette qui s’approchait se déplaçait normalement. Elle semblait sichultienne. — Jasken ? cria-t-il. L’inconnu s’arrêta à une trentaine de mètres et tendit les bras devant lui. Il tenait quelque chose dans les mains. Une arme ! comprit Veppers. Au moment même où il se baissait, il y eut un éclair, un sifflement et un choc sourd un peu au-dessus de lui, sur sa gauche, puis un rugissement emplit le couloir. Un genou à terre, il pointa son arme vers l’intrus et appuya sur la détente. Rien ne se passa. Il essaya encore. L’inconnu fit de nouveau feu, et une balle ricocha contre la porte de la chambre forte tandis qu’un nouveau coup de tonnerre résonnait dans le couloir. Veppers vit de la fumée autour de la silhouette. De la fumée ? Avec quoi on lui tirait dessus ? Un putain de mousquet ? En tout cas, c’était un truc qui marchait, pas comme ce foutu machin jhlupien. Un couteau aussi, ça marcherait… — Putain de bordel de merde… dit-il en jetant son arme inutile. Il se releva en tenant sa mallette entre lui et le tireur, et il courut vers la porte qu’il venait de franchir. Arrivé au premier palier, il posa le pied sur un objet rond. Il tomba en avant et se cogna le genou contre une marche. Il hurla de rage et continua de monter l’escalier en boitillant. Ce foutu pistolet n’avait pas marché. Il avait bien marché la dernière fois, mais plus maintenant ! Est-ce que c’était une de ces camelotes de cérémonie qui ne contiennent qu’une charge ? Ce salopard de Xingre lui avait dit qu’avec ça, on pouvait arrêter un tank, descendre un aérocar, et continuer de tirer jusqu’à ce qu’on meure de vieillesse… Quel putain de connard de menteur d’alien ! Il n’était plus qu’à une volée de marches du rez-de-chaussée quand il entendit claquer la porte au bas de l’escalier, et des bruits de pas précipités. Bon, c’était fichu. Il ne lui restait plus qu’à retrouver Jasken dans l’aérocar pour s’enfuir. Mais qui était ce merdeux qui avait osé lui tirer dessus ? Sans doute cette petite dingue qui prétendait être Y’breq. Elle tirait à peu près aussi mal qu’il l’aurait imaginé. Sa gorge et sa poitrine étaient en feu après qu’il eut gravi toutes ces marches, et il avait sacrément mal au genou, mais il fallait bien qu’il continue. Il repoussa les portes donnant sur le couloir du rez-de-chaussée et se précipita vers celles menant à la cour intérieure. L’aérocar n’était plus là. Il put s’en rendre compte alors qu’il était encore à une vingtaine de mètres des portes, à travers les immenses baies vitrées de la salle de réception. Il continua quand même de courir, incapable d’y croire. Il déboucha dans la cour juste à temps pour voir l’aérocar s’éloigner, comme s’il venait de décoller du toit de la résidence. — Jasken ! s’égosilla-t-il. Il jeta un coup d’œil affolé autour de lui. Ça n’était pas possible. L’aérocar n’avait pas pu partir. Il en avait besoin pour s’enfuir. Celui qu’il avait vu au-dessus du toit était forcément un autre, identique. C’était tout bonnement impossible qu’il ne soit pas là, puisqu’il le lui fallait absolument. L’appareil n’avait pas pu se déguiser, quand même ! Devenir invisible, ou un truc bizarre comme ça… Ce n’était qu’un vulgaire appareil loué, pas un engin militaire ou aliène. Ce qui se faisait de mieux, bien sûr, fabriqué par une de ses sociétés, mais incapable de se rendre invisible ! Il continua de regarder autour de lui, comme s’il pouvait faire apparaître l’aérocar par la seule force de sa volonté. Mais il ne vit rien d’autre qu’un tas de vieux tableaux en vrac. Rien ni personne d’autre. Il perçut du mouvement derrière une des fenêtres sur le côté, dans le couloir qu’il venait de traverser. Il courut vers une arcade menant aux jardins. Une arme. Il lui fallait une arme. Un bon vieux pistolet avec de la poudre et des balles. Qu’est-ce qui avait bien pu arriver à Jasken ? Il avait toujours une arme sur lui, et même plusieurs. Il avait un petit pistolet sans mire, sans écran, rien d’électrique, pour s’en servir en dernier recours. Ah, putain, ça n’était quand même pas Jasken qui lui courait après ? Il franchit l’arcade menant à l’extérieur, et le bruit de ses pas se répercuta sur la voûte. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit la silhouette de son poursuivant, mais il trébucha et faillit tomber. Non, ce n’était pas Jasken. Trop petit et trop mince. Et Jasken ne l’aurait pas raté, lui, pas deux fois de suite… Ça ne pouvait être que cette petite pétasse qui prétendait être Y’breq. Elle avait dû réussir à tromper Jasken, ou alors elle avait un complice. Peut-être cette maniaque qui avait voulu l’arrêter. Elles avaient dû s’emparer de l’aérocar. Ah, cette maudite Culture ! Une arme. Où est-ce qu’il pourrait bien trouver une arme… Il déboucha sur la grande terrasse pavée entourant la maison. Le monde était en feu, et des rideaux de fumée emplissaient le ciel. On se serait cru en enfer, dans cette nuit éclairée par les flammes qui jaillissaient de dizaines d’endroits différents, des arbres et des dépendances. Une arme. Il lui fallait une arme. Il y en avait toute une panoplie sur les murs de la maison, parmi les épées, les lances et les boucliers, mais aucune ne marchait. Elles ne lui seraient d’aucune utilité. Bon sang, qui se servait encore d’antiquités pareilles ? Les gardes-chasse ? Ils avaient forcément des lasers, comme tout le monde. Il ne savait même plus où se trouvaient leurs maisons. Elles avaient été déplacées quand il avait fait installer le terrain de balle-poursuite. Il continua d’avancer en boitillant, le souffle court et le genou endolori, en se demandant s’il ne pourrait pas se cacher dans le labyrinthe aquatique. Il trouverait peut-être le moyen de surprendre son poursuivant et de lui trancher la gorge avec un des couteaux qu’il avait gardés. Il se souvenait vaguement du plan des lieux. En se tournant dans la direction du labyrinthe, il vit la tour centrale en feu. Les flammes formaient comme des étendards orangés flottant follement au sommet de sa superstructure en bois. Il scruta les environs à la recherche de l’aérocar ou d’un autre appareil. Il aurait dû aller du côté des garages… Il y restait peut-être encore quelques voitures en état de fonctionner. Il tapota la poche où il rangeait sa montre, mais il l’avait perdue. Sur le côté, les sombres silhouettes des tours reliées par des arches se découpaient sur un mur rugissant de flammes orangées. Les modèles réduits de vaisseaux… Ils avaient des armes chimiques. Il y trouverait des explosifs, des obus, des grenades, des balles. Aucune autre idée ne lui venait à l’esprit. Il s’élança vers la zone des bateaux, en jetant un rapide coup d’œil par-dessus son épaule. Son poursuivant sortit de l’arcade en courant, puis il ralentit et examina les alentours comme s’il avait perdu sa trace. Quelle chance d’avoir mis des vêtements sombres… La gorge en feu, les jambes tremblantes et le genou douloureux comme si on y avait planté un clou, il fouilla dans son sac et en sortit le double fourreau. Il mit les couteaux dans sa poche avant de se débarrasser de la mallette et de tout le reste. Elle n’avait jamais tiré de sa vie, même pas tenu d’arme. Elle se servit de ses deux mains, en espérant que c’était la bonne méthode. La détonation de ce vieux pistolet fut si forte et le recul si violent qu’elle crut qu’il lui avait explosé entre les doigts. Elle ne vit pas où la balle était allée, mais Veppers était maintenant agenouillé et pointait quelque chose vers elle. Le pistolet et ses doigts étaient intacts. Le gaz âcre dégagé par l’arme la fit tousser. Elle appuya de nouveau sur la détente et la détonation fut assourdissante. Lededje n’arrivait pas à croire que c’était normal. Encore raté. Au moins, cette fois, elle avait pu repérer le point d’impact : bien au-dessus de Veppers, près du haut de la porte de la chambre forte. Elle savait que ces vieilles armes à poudre avaient un recul important, mais elle avait toujours pensé qu’il ne se produisait qu’une fois la balle sortie du canon. Ça ne marchait peut-être pas comme ça. Veppers se retourna et s’enfuit. Elle s’élança à sa poursuite. Arrivée aux portes, elle donna un grand coup de pied dedans au cas où il se serait caché derrière. La cage d’escalier était un peu plus sombre que le couloir, mais elle y voyait suffisamment. Il y avait des fragments de lampe torche dispersés sur le palier, et sur la première marche était posée la vieille montre que Veppers avait consultée dans le bureau de l’ambassadrice Huen. Lededje entendit le bruit de sa course précipitée quelques volées de marches plus haut. Arrivée dans le couloir du rez-de-chaussée, elle l’aperçut dans la cour. Il hésitait et regardait autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose, puis il courut vers l’arcade, mais moins vite. Il boitait, maintenant. Une fois dehors, elle s’arrêta un instant, médusée par le spectacle apocalyptique de l’enfer de flammes rugissantes qui entourait la maison. Comme venu de nulle part, le vent s’était levé, hurlant et soufflant en violentes bourrasques sous un dôme de fumée d’un noir d’encre. Les flammes se déployaient et se propageaient partout, et les débris volaient dans les airs, aussi nombreux que les feuilles mortes dans les premières tempêtes d’automne. Lededje ressentit un choc presque physique. La chaleur sur son visage était aussi forte qu’en plein midi à l’équateur. Elle ralentit le pas sans s’en rendre compte. Elle réussit enfin à sortir de sa transe et jeta un rapide coup d’œil aux alentours. Elle croyait avoir perdu sa trace, quand elle le vit enfin s’éloigner, courant et titubant, en direction du labyrinthe aquatique. Sa silhouette se découpa un instant sur les flammes, et elle pointa son arme. Mais il était trop loin. Ce pistolet était à courte portée, et elle n’était pas un tireur d’élite. Il restait huit balles dans le chargeur. Au bas d’une butte herbeuse, il alla heurter dans un grand bruit métallique une clôture grillagée cachée par la pente. Il courut le long du chemin vers le portail permettant d’accéder au réseau de canaux autour des lacs. Le portail… Et si ce foutu portail était verrouillé ? Il aperçut alors quelque chose qui brillait un peu plus loin à la lueur des flammes. C’était un aérocar, une des navettes du domaine, qui s’était écrasé. Au bout d’un sillon labouré dans la terre, il avait percuté la grille qui s’était affaissée et reposait à plat juste sous le nez cabossé de l’appareil. Veppers se hissa sur la carlingue et se retrouva enfin dans le secteur des bateaux, courant et soufflant le long du chemin intérieur sous les tours et les arches des canaux aériens. Les hangars où les bateaux étaient entreposés se trouvaient de l’autre côté, loin de la maison, près des arbres. Dingue, dingue, dingue… Qu’est-ce qui lui prenait ? Ces putain de hangars seraient fermés… Peut-être pas. Il y avait souvent beaucoup de monde, ici, et il avait prévu un tournoi dans quelques jours, si bien que les ingénieurs et techniciens avaient dû travailler pour préparer les vaisseaux et les tester. Quand tout ce bazar s’était déclenché, il ne faisait pas encore nuit, même si on avait cette impression maintenant. L’attaque avait démarré dans l’après-midi, et les gens devaient s’affairer autour des bateaux et dans les hangars. Au milieu de toute cette panique et ces ravages, quelles étaient les chances qu’ils aient tout rangé sans oublier de verrouiller soigneusement derrière eux ? Elles étaient nulles… Et voilà. Il avait eu raison. C’était bien là qu’il fallait venir. Son instinct avait été le bon. Il allait s’en tirer, et non cette folle qui le pourchassait avec son canon miniature. Il allait survivre, il allait gagner. C’était lui le vainqueur, lui qui avait connu tous les succès, lui qui savait comment triompher. D’ailleurs, si effectivement il l’avait déjà tuée une fois, c’en était bien la preuve, non ? Un arbre en feu, déjà à moitié déraciné, tomba lentement une trentaine de mètres devant lui. Il s’abattit à travers la clôture, rebondit contre un contrefort dans une immense gerbe d’étincelles et roula dans un chenal, en répandant des flammes sur le sentier. Le contrefort sembla hésiter un instant avant de se briser et de s’abattre à son tour dans un grand nuage de vapeur. Son chemin étant barré, Veppers courut vers le passage à gué menant au premier des îlots. Il avait le réseau de lacs et de canaux bien en tête, pour l’avoir si souvent observé. Les passages à gué, constitués de dalles grillagées sous la surface de l’eau, étaient placés au milieu de la rive de chaque île. Ils lui permettraient d’atteindre la dernière, juste en face des hangars de maintenance, séparée simplement par le bassin qu’il pourrait franchir à pied, ou même à la nage. Elle le vit sauter dans le labyrinthe aquatique devant l’épave de l’aérocar, et elle vit le grand arbre tomber. Elle le suivit en escaladant le nez de l’appareil, et l’aperçut pataugeant dans l’eau pour rejoindre un îlot. Des rideaux de fumée et des nuages de braises incandescentes balayaient tour à tour le labyrinthe en une alternance d’obscurité et de clarté, cachant et révélant la silhouette boitillante de Veppers. Il comptait sans doute rejoindre les hangars à bateaux, et s’imaginait pouvoir sauter dans l’un d’eux pour tirer sur elle avec tous ses petits canons. En franchissant à son tour le gué, elle sentit sur ses jambes l’eau froide qui la ralentissait. C’était comme si elle courait dans un rêve. Au centre du canal, l’eau lui arrivait à la taille. Quand elle atteignit enfin la rive, Veppers avait déjà traversé l’île et se trouvait au milieu du gué suivant. Un épais nuage de fumée le cacha un instant. Quand la fumée se dissipa, il avait disparu. En haletant, elle courut jusqu’au canal suivant et rejoignit péniblement l’île voisine. Elle regarda autour d’elle, terrifiée à l’idée de l’avoir perdu, ou qu’il lui ait tendu une embuscade. Elle était obligée d’agiter la main devant son visage pour écarter les feuilles et les brindilles enflammées qui flottaient dans l’air. À une quarantaine de mètres de là, un bosquet s’embrasa soudain, projetant une terrible lueur orangée sur le paysage. Quelque chose brilla sur le côté, au milieu des roseaux. Elle tourna la tête… Il était tombé. Il avait glissé sur quelque chose, son genou avait lâché et il s’était retrouvé au bas de la pente boueuse, au milieu des roseaux entourant l’îlot. Ces traversées de canaux étaient venues à bout des dernières forces qu’il avait dans les jambes. Il doutait de pouvoir se relever, et quant à courir, c’était maintenant hors de question. Avant de plonger dans l’eau, il avait heurté brutalement le sol en roulant sur le côté, et il avait du mal à respirer. Derrière lui, un voile de fumée commençait à s’écarter. Cet écran l’avait caché aux yeux de sa poursuivante, qui ne l’avait sans doute pas vu tomber. Il avait failli céder au désespoir, et cru qu’elle le rattraperait avant qu’il n’ait pu atteindre son but, mais là, maintenant, il avait un avantage dont il allait tirer profit. C’était elle qui allait devoir se méfier. C’est moi qui vais gagner, pas elle. Même les contrariétés, et ce qui semblait a priori de la malchance, pouvaient devenir un avantage si on avait le bon état d’esprit, la bonne attitude – si on était convaincu que l’univers était subtilement de votre côté, tout simplement parce qu’on y était mieux adapté que les autres, parce qu’on en connaissait mieux que quiconque les véritables mécanismes secrets. En partie caché par les roseaux, il resta allongé pour l’attendre. Il fouilla dans sa poche et tira un des couteaux de son étui. Quand elle atteignit enfin la rive, haletante et trempée, il vit qu’elle avait perdu sa trace. Il tenait son avantage. Il se redressa légèrement sur un coude et lança le couteau de toutes ses forces. Il n’était pas particulièrement doué au lancer de couteau, et celui-là n’était de toute façon pas fait pour ça. L’arme tournoya deux ou trois fois, sa lame brillant dans la lumière orangée des flammes qui faisaient rage autour d’eux. La fille avait dû l’apercevoir du coin de l’œil, parce qu’elle commença à baisser la tête tout en levant instinctivement la main – celle qui tenait le pistolet – pour l’écarter. Le manche du couteau la frappa à la tempe, et elle continua de lever la main au-dessus de sa tête. L’instant d’après, il y eut un éclair et une détonation un peu moins forte que celle de tout à l’heure, dans le sous-sol de la maison. Il la vit lâcher l’arme en chancelant. Il avait repéré où le pistolet était tombé avant de rebondir et de disparaître dans les hautes herbes. Il avait quand même une bonne idée d’où il pouvait être. Il se mit à genoux, puis il réussit à se redresser avec une énergie nouvelle en grattant fébrilement la terre et l’herbe boueuse. En boitillant, il passa à côté de la fille qui titubait comme une ivrogne, pour tenter de récupérer l’arme. Il aurait dû simplement la poignarder. Il avait encore l’autre couteau, mais il s’était fait une fixation sur le pistolet, alors que ce n’était pas vraiment le plus important. Le plus important, c’était de la tuer avant qu’elle ne le tue. Aucune importance, ce pistolet… Bon sang, qu’est-ce qui lui prenait ? C’était complètement idiot… Puis il aperçut l’arme juste au bord des roseaux, à quelques centimètres des eaux sombres. La main en avant, il plongea à terre et saisit le pistolet par le canon, en essayant maladroitement de retourner l’arme. Il réussit enfin à la tenir correctement dans l’autre main. Il roula aussitôt de côté, s’attendant à voir la fille se ruer sur lui pour le poignarder avec le couteau qu’il avait lancé, ou lui arracher les yeux avec ses ongles… Elle avait disparu. Il s’assit aussi vite qu’il le put, les jambes tremblantes et la respiration saccadée. Quand il se releva enfin, il la vit un peu plus loin près des roseaux, commençant seulement à rejoindre la terre ferme. D’autres arbres prenaient feu. Les flammes jaillissaient dans l’obscurité et éclairaient les hangars. Il y avait un bateau posé sur une remorque, un autre flottait le long du quai. Quelques bâtiments étaient entourés d’herbe et de branches enflammées, et le feu commençait à lécher les murs et les toits. Une branche tomba d’un arbre et creva un toit dans une immense gerbe d’étincelles. Les jambes en coton, le souffle rauque dans l’air surchauffé, Veppers s’approcha de la fille qui tentait de se dégager de la boue et des roseaux piétinés. Du sang coulait sur son visage, là où le couteau l’avait touchée. Il aurait voulu lui dire qu’il ne croyait toujours pas qu’elle était ce qu’elle prétendait être. Mais même si c’était vrai, tant pis pour elle. Les gagnants gagnaient, le succès menait au succès, et les prédateurs agressifs et impitoyables avaient tendance à l’emporter. Quelle surprise… C’était la vie, tout simplement. Rien de personnel là-dedans. Ou plutôt si : tout était sacrément personnel. Mais il n’avait plus vraiment assez de souffle pour tenir des discours. « Va te faire foutre », lui dit-il simplement, l’arme pointée sur sa tête ébouriffée tandis qu’elle rampait vers lui. Il l’avait dit aussi fort qu’il le pouvait, mais ça ressemblait plutôt à un couinement. Elle fit soudain un grand geste du bras. Elle avait trouvé le couteau qu’il lui avait lancé. C’est pour ça qu’elle était allée dans les roseaux… Il sentit la lame s’enfoncer dans sa jambe, juste au-dessous de son genou encore valide. La douleur remonta dans sa cuisse et son dos avant d’exploser dans son crâne. Il poussa un hurlement et recula en chancelant, tenant toujours son arme à deux mains. Il faillit tomber par terre tandis que la fille s’écroulait, déséquilibrée par son geste. — Espèce de petite salope ! rugit-il. Malgré la douleur, il réussit à se redresser et à pointer l’arme sur elle. Il appuya sur la détente. Elle était coincée. Il appuya de nouveau, de toutes ses forces, mais rien à faire. C’était comme si son doigt lui-même ne pouvait plus bouger. Il essaya de passer l’arme dans sa main gauche, mais c’était difficile aussi. Ses mains étaient si froides qu’elles refusaient de lui obéir. En gémissant, il examina l’arme pour voir s’il y avait un cran de sûreté. Il y en avait bien un, mais il était dégagé. Il fit une autre tentative, sans résultat. Il décida de se débarrasser du pistolet, mais il semblait lui coller aux doigts. Finalement, il réussit à le lancer, et l’arme disparut dans le noir. Il se mit à fouiller dans sa poche pour récupérer son autre couteau – en chancelant, comme s’il allait s’évanouir –, tout en se disant qu’il aurait aussi bien pu prendre celui qui était planté dans sa jambe. La fille était toujours assise par terre, presque à ses pieds. Elle essayait de se relever, mais retombait presque aussitôt sur les fesses, un bras tendu en arrière pour se soutenir. Il trouva enfin le couteau et le tira de sa gaine. Il y eut une série de petites explosions sur le côté, comme si des pétards éclataient. Il y avait des éclairs partout, et des débris sifflaient au-dessus de sa tête. Il fit un pas vers la fille qui le regardait d’un air hébété. C’est alors que quelque chose s’empara de lui, l’empêchant de bouger, comme s’il était enraciné dans le sol. Il eut l’impression que chaque partie de son corps, les muscles, les os, tout était paralysé. La fille le regardait toujours. Son visage sembla soudain changer et se détendre. Ses épaules et sa poitrine tremblèrent légèrement, comme si elle riait. — Ah, fit-elle en réussissant à se mettre à genoux. Elle se tâta la tempe, là où le sang coulait, et examina sa main dans la lumière orangée. Elle se tourna de nouveau vers lui. Il était incapable de bouger, tout simplement. Il n’était pas paralysé – il pouvait encore sentir les efforts de ses muscles – mais il était coincé, comme par magie, parfaitement immobile. — Regarde tes mains, Veppers, lui dit la fille par-dessus le bruit de nouvelles explosions. Des lueurs sporadiques éclairaient son visage maculé de boue et ses cheveux plaqués contre son crâne. Il pouvait encore bouger les yeux. Il regarda ses mains. Elles étaient couvertes d’un fin réseau de lignes argentées qui brillaient à la lueur des flammes. Qu’est-ce que… — Hello, tout le monde, fit une voix. Charmante soirée, vous ne trouvez pas ? Un homme s’approcha. Grand et maigre, il portait des vêtements amples de couleur claire. Veppers reconnut Demeisen. L’avatar lui jeta un rapide coup d’œil avant de se pencher sur la fille. — Ça va ? lui demanda-t-il. — En pleine forme. J’ai cru que vous étiez parti. — Oui, c’était bien ça l’idée. Vous voulez un coup de main pour vous relever ? — Accordez-moi encore un petit moment. — Avec plaisir. (Il se tourna vers Veppers en croisant les bras.) Ce n’est pas elle qui fait ça, lui dit-il. C’est moi. Veppers n’arrivait pas à bouger les lèvres ni la mâchoire. Même sa respiration était difficile. Il ressentit soudain un millier de petites douleurs féroces, comme si des centaines de fils tranchants comme des rasoirs enveloppaient chaque centimètre carré de son corps et commençaient à s’enfoncer dans ses chairs. Un gémissement s’échappa de ses lèvres. L’avatar se tourna vers la fille. — À moins que vous n’ayez envie de l’achever, lui dit-il. Mais je ne vous le conseille pas. La conscience peut être un fardeau terrible. (Il sourit.) Du moins, à ce qu’on m’a dit. Sauf si on est quelque chose comme moi, bien sûr, murmura-t-il. Moi, je m’en fous complètement. La fille regardait Veppers tandis que le tatouage s’enfonçait lentement dans sa peau. Il n’avait jamais connu une souffrance pareille, jamais imaginé que quelque chose puisse faire aussi mal que ça. — Vite, dit-elle. Elle se mit à tousser dans le nuage de fumée et de braises qui flotta à côté d’eux. — Quoi ? fit l’avatar. — Vite, répéta-t-elle. Ne faites pas traîner… L’avatar regarda Veppers dans les yeux et hocha la tête. — Vous voyez ? dit-il. Au fond, elle est gentille, cette gamine. La douleur, déjà insupportable, augmenta encore au-delà de l’imaginable autour de son cou et de sa tête. En guise de coup de grâce, la tête de Veppers pivota complètement sur elle-même. Une expression presque comique apparut sur son visage déjà criblé de sang quand les lignes du tatouage remontèrent en spirale et s’enfoncèrent d’un seul coup. Sa tête devint un mince cylindre qui disparut dans un nuage de sang. Lededje ferma les yeux. Elle entendit un bruit, comme une coupe de fruits pourris qu’on viderait par terre. Un instant plus tard, elle sentit le corps de Veppers tomber dans l’herbe à côté d’elle. Elle rouvrit les yeux. Le sang jaillissait encore du cou lacéré, et le corps était secoué de spasmes. Elle crut qu’elle allait s’évanouir, et elle mit les deux bras derrière elle pour ne pas tomber. — Spectaculaire, votre petit truc, dit-elle en détournant les yeux pour regarder les gerbes de flammes jaillir des quais et des hangars où les bateaux explosaient les uns après les autres, projetant leurs obus dans toutes les directions. — Le tatouage s’est transféré à ce salopard quand vous avez essayé de l’étrangler tout à l’heure, dans le bureau de l’ambassadrice. (Demeisen donna un coup de pied au cadavre, comme pour s’assurer qu’il était bien réel.) Il ne vous a laissé qu’un beau bronzage. Elle se remit à tousser, et jeta un coup d’œil à la scène de dévastation autour d’eux. — Les autres vaisseaux, dit-elle. Bientôt. Il faut que nous… — Non, c’est inutile, l’interrompit Demeisen en s’étirant et en bâillant. Pas de seconde vague. Il ne reste plus rien. (Il se baissa pour arracher le couteau du corps décapité, qui avait cessé de s’agiter.) J’ai laissé les cinq ou six derniers aux gars des défenses planétaires, pour qu’ils puissent jouer aux héros. Il examina le couteau et le fit tourner dans sa main. Il y eut un éclair et un sifflement. C’était un obus de l’un des bateaux en feu. Sans même regarder, l’avatar l’écarta d’un geste incroyablement rapide tout en continuant d’admirer le couteau. L’obus termina sa course dans les roseaux et explosa en soulevant une grande gerbe d’eau orangée sur fond noir. — Un moment, reprit Demeisen, j’ai pensé en laisser passer un, ou même m’occuper moi-même des cibles restantes, juste comme ça, quitte à camoufler après. Mais finalement, je me suis dit qu’il valait mieux laisser des preuves sur place. En plus, certains Enfers sont simplement passés en sommeil et stockent encore des personnalités. On pourra peut-être en sauver quelques-unes. Enfin, s’il en reste qui soient encore saines d’esprit. Il tendit le bras et le tatouage – étincelant et intact – se détacha du corps de Veppers en une sorte de tourbillon suspendu dans l’air. Il alla s’enrouler autour de la main de l’avatar tel un flot de mercure, et disparut en remontant le long de son bras. — Cette chose était vivante ? demanda Lededje. — Oui. Pas seulement vivante, mais intelligente. Tellement intelligente qu’elle porte même un nom… Lededje l’interrompit d’un geste de la main. — Je veux bien le croire, dit-elle, mais… je préfère ne pas le savoir. Demeisen sourit. — Drone gardien, protection personnelle, arme… elle est tout ça à la fois, dit-il en s’étirant de nouveau comme s’il voulait vérifier que le tatouage s’était bien ajusté à son corps. Alors, vous êtes prête à y retourner ? Si c’est ça que vous voulez ? Elle était toujours assise. Du sang lui coulait dans l’œil, et elle avait mal partout. Elle hocha la tête. — Oui, je pense. — Vous voulez ça ? demanda-t-il en lui tendant le couteau. — Je ferais mieux de le prendre, dit-elle tandis qu’il l’aidait à se relever. C’est un souvenir de famille. (Elle regarda l’avatar en fronçant les sourcils.) Il y en avait deux, en principe. Il secoua la tête et tira l’autre couteau de la terre où il s’était planté. Il prit le double étui dans la veste de Veppers et offrit le tout à Lededje en s’inclinant respectueusement. Un bateau miniature en feu, encore amarré au quai, explosa soudain en projetant des nuées de débris, de shrapnels et d’obus. La première gerbe de feu éclaira un instant deux ovoïdes argentés au-dessus de l’îlot voisin avant qu’ils ne disparaissent presque aussitôt. Dramatis Personæ Conformément aux traditions, l’ambassadrice Huen sauta avant qu’on ne la pousse. Le niveau d’ingérence qu’elle avait suggéré et accepté, bien que très réduit, avait cependant dépassé les limites acceptables dans les circonstances. Elle démissionna de son poste, rentra chez elle, passa quelques années à élever son fils et les deux siècles suivants à ne rien regretter de ce qu’elle avait fait. * La Sentinelle de classe Abominator En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles se manifesta devant la Commission d’Enquête sur les Récents Événements Survenus dans l’Habilitement Sichultien sous la forme d’un nain albinos fabuleusement tatoué, affligé d’un bégaiement et d’une double incontinence. Après avoir été rapidement lavé de tout soupçon d’activités malfaisantes – hormis celles qu’on considérait comme parfaitement acceptables pour un Abominator –, il retourna à son travail habituel de vigile, dans une solitude en pointillés, généralement au milieu de nulle part, attendant que quelque chose se passe et s’efforçant de ne pas être déçu quand il ne se passait rien. Il reçut de la part de ses collègues Abominators et des autres vaisseaux de CS exactement le genre de compliments et d’éloges auxquels il s’attendait après ses faits d’armes autour de Tsung et de Quyn. Tous profondément mêlés de jalousie… Il continua de les savourer autant que les enregistrements qu’il avait effectués des combats. Il passa beaucoup de temps auprès des plus gros modèles de VSG, juste pour le plaisir de la compagnie. Son avatar Demeisen continua de se comporter de façon scandaleuse. * La réputation de Veppers resta plus ou moins intacte pendant quelques semaines, mais elle s’effondra complètement quand sortirent au grand jour les récits de sa cruauté, de sa cupidité et de son égoïsme, ainsi que de la façon dont il avait traité ses gens et même sa propre planète. Il fallut attendre une dizaine d’années avant que le premier historien révisionniste de droite tente de le réhabiliter, sans effet durable d’ailleurs. * Pendant tout ce temps, Yime Nsokyi avait été en réalité un agent de CS profondément implanté dans Quietus, même si, en un sens, elle ne l’avait pas su elle-même, car en acceptant cette mission, elle avait également accepté qu’on efface de sa mémoire le souvenir de cet accord. De toute façon, compte tenu du fait que, même dans l’une des interventions les plus brillantes des Agences Spécialisées, elle s’était trouvée cantonnée à un rôle secondaire, elle décida de démissionner du Service Quiétudinal. Plus par frustration que par dégoût, mais enfin, elle démissionna quand même. Elle retourna sur son Orbitale natale où elle entreprit une belle carrière politique, en commençant par le poste de superviseur des exercices d’urgence sur sa Plaque pour finir comme représentante de l’Orbitale entière. Comme toutes les positions hiérarchiques de la Culture, celle-là était essentiellement honorifique, mais elle en tira néanmoins une grande satisfaction. Sa vie personnelle finit par consister en une sorte de cycle alternant neutre, femelle et mâle, pendant une dizaine d’années chaque fois. Elle constata qu’elle pouvait établir des relations tendres et profondes – auxquelles s’ajoutait une composante physique fort agréable quand elle n’était pas neutre –, mais elle aurait été la première à reconnaître que le grand amour et la passion véritable, en admettant que de telles choses existent, lui échappaient complètement. * Après être retournée brièvement auprès du VSG Oublié Réflexion Interne Totale, l’ex-Unité Offensive Limitée Moi, Je Compte reprit sa vie d’errance galactique. Elle se trouva de nouveaux centres d’intérêt. * Hibin Jasken passa quelque temps en prison pour sa complicité dans certains des crimes de son ancien maître. Ses efforts pour évacuer les survivants de l’enfer de flammes autour de la résidence d’Espersium, ainsi que sa coopération avec les autorités, lui avaient cependant valu une forte réduction de peine. Après sa libération, il devint consultant en sécurité et créa une entreprise florissante. Il vécut modestement, faisant don de la plus grande partie de ses revenus à des œuvres de charité, en particulier celles qui s’occupaient d’orphelins et d’enfants handicapés. Il joua un rôle crucial dans la conversion de la Roue Halo VII en centre de vacances mobile pour les familles victimes d’une banqueroute. Il participa aussi avec ardeur aux actions qui aboutirent finalement à l’abrogation de la pratique de l’intaillement pour dettes. * L’UCG Bodhisattva, une fois son Mental relogé dans un Escarpement flambant neuf, resta attaché à la section Quietus, mais passa une grande partie de son temps à investiguer – très prudemment – sur les Bulbitiens Déchus et Flottants, avec l’intention d’écrire un jour un mémoire sur ces entités. * Auppi Unstril fut réunie avec un Lanyares Tersetier reventé et légèrement différent. Cela ne dura pas très longtemps. * L’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III frôla effectivement de peu la dénonciation abjecte, la dégradation et la ruine totale – aussi bien personnelle que familiale – tandis que la FCGF tentait de décider si ce qui s’était passé dans l’Habilitement Sichultien, et plus particulièrement dans le Disque Tsungariel, avait été un désastre sans nom, ou au contraire un triomphe subtil. D’un côté, la FCGF avait perdu de son influence et de sa crédibilité, la Culture ne voulait plus être son amie, elle avait été humiliée dans un combat naval étonnamment et horriblement à sens unique, elle avait été obligée de renoncer à son rôle de supervision du Disque – et de le rendre à la Culture, ce qui était encore pire –, et elle avait été informée sans ambiguïté par le RdN que ses activités seraient désormais surveillées de très près… D’un autre côté, les choses auraient pu être pires. Et une façon de les rendre pires serait de reconnaître à quel point elles s’étaient mal passées… Bettlescroy-Bisspe-Blispin III fut donc promu au rang de Premier Grand-Amiral-Législateur des Flottes Combinées, et reçut plusieurs médailles prestigieuses. On le chargea de trouver de nouvelles façons d’impressionner, de rassurer et – au bout du compte – d’imiter la Culture. * Chayeleze Fille de Hiforn, rescapée de l’Enfer et des tourments subis pendant la plus grande partie de deux existences subjectives, fut récupérée dans les décombres en sommeil d’un des Enfers sous les pistes boisées du domaine d’Espersium, et placée au sein d’un Au-Delà de Transition dans un substrat de sa planète natale de Pavul. Par la suite, elle rencontra deux fois Prin, d’abord quand il vint la voir pendant sa convalescence, puis beaucoup plus tard. Elle n’avait en fait aucun désir de retourner dans le Réel. Elle était désormais internée dans l’équivalent d’un asile psychiatrique dans le Virtuel, et il n’était pas question de rentrer. Une autre Chay vivait déjà dans le Réel, une Chay qui n’avait pas eu à subir toutes ces épreuves, et qui de bien des façons était la véritable Chay. Elle éprouvait encore des sentiments pour Prin et ne lui voulait que du bien, mais elle n’avait pas besoin de faire partie de sa vie. Prin finit par nouer avec la Représentante Filhyn une relation longue et heureuse, et Chay fut contente de le voir satisfait. Elle s’était déjà trouvé un rôle : elle resterait une créature de libération dans le Virtuel. Elle serait l’ange de la mort pour ceux qui menaient une vie agréable dans des Au-Delà enchanteurs, mais qui, fatigués d’avoir vécu tant d’existences après la mort biologique, aspiraient à se dissoudre dans la généralité de la conscience sous-jacente du Paradis, ou à cesser simplement d’exister. C’est là qu’elle rencontra Prin pour la seconde fois, des siècles subjectifs plus tard. C’est à peine s’ils se reconnurent. * Avec une rapidité surprenante, étant donné l’étrange variété de peuples, d’êtres et de moralités endémiques concernés, la culture des Enfers – déjà bien réduite après les événements de Sichult et le témoignage de gens tels que Prin – fut frappée d’anathème à travers la Galaxie. En moins d’une biogénération moyenne, leur absence fut considérée comme une évidence, un aspect fondamental indiquant qu’on était civilisé. Ce qui fit très plaisir à la Culture. * Lededje Y’breq – Quyn-Sichultsa Lededje Samwaf Y’breq d’Espersium pour lui donner le Nom Complet qu’elle avait adopté en devenant une citoyenne à part entière de la Culture – commença par habiter à bord du VSG Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, pour une longue croisière qui lui permit de visiter la Galaxie. Vingt ans plus tard, elle s’installa sur l’Orbitale Hurkslip où elle construisit, en grande partie de ses propres mains, une réplique grandeur nature du labyrinthe aquatique qu’elle avait connu autrefois, avec ses vaisseaux de guerre en parfait état de marche. Ils pouvaient être pilotés par des opérateurs humains, mais ceux-ci étaient en parfaite sécurité dans une coquille de survie blindée. Le site devint une grande attraction touristique. Elle ne retourna jamais sur Sichult, et elle ne revit pas Jasken, malgré les efforts de celui-ci pour la contacter. Elle eut cinq enfants d’autant de pères différents, et se retrouva avec plus de trente arrière-arrière-arrière-petits-enfants, ce qui, selon les normes de la Culture, était presque honteux. Épilogue Vatueil, une fois de plus reventé et ayant retrouvé ce qu’il aimait considérer comme son nom d’origine – même si ça ne l’était pas –, sirotait un apéritif sur la terrasse du restaurant, d’où il regardait le soleil se coucher sur le lac et écoutait le chant des insectes cachés dans les buissons et le lierre. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Elle était en retard, comme d’habitude. Pourquoi les poètes le sont-ils toujours ? Ses pensées se tournèrent vers cette guerre, longue et terrible… En réalité, il avait été un traître, bien sûr. Il avait été infiltré dans le camp anti-Enfers par ceux qui souhaitaient voir les Enfers continuer éternellement, une cause qu’il avait défendue à l’époque, tant par esprit de contradiction qu’à cause d’une forme de désespoir qu’il éprouvait parfois – dans sa très longue existence – devant la bêtise destructrice de tant de formes de vie intelligentes, surtout le métatype panhumain auquel il avait toujours eu le triste privilège d’appartenir. Ah, vous aimez la souffrance et l’horreur ? Je vais vous en donner, moi, de la souffrance et de l’horreur… Mais au fil du temps et des combats sans cesse renouvelés, il avait changé d’avis. La cruauté, et ce besoin de dominer et d’opprimer, tout cela lui était apparu une fois de plus puéril et pathétique, comme autrefois. Il avait donc tout déballé. Il avait impliqué tous ceux qu’il connaissait et qui méritaient de l’être, et il avait été très heureux de voir réduite à néant une si grande partie de ce qu’il avait juré de défendre. Que l’Enfer prenne soin d’eux. Bien des gens ne lui pardonneraient jamais de les avoir trahis, mais tant pis. Ils auraient dû s’en douter, bien sûr, mais non… les gens étaient toujours surpris. Voilà ce qu’on pouvait dire des traîtres : c’étaient des gens qui avaient changé d’avis au moins une fois. Il se jura de ne plus jamais chercher à grimper les échelons de la hiérarchie. Il avait fini par se convaincre qu’il avait déjà tiré toutes les leçons nécessaires, sans doute de nombreuses fois, et le processus commençait vraiment à tourner au masochisme pur et simple. Le soleil descendait à l’horizon sous une longue traîne de nuages, et il brilla un instant d’un vif éclat orangé sur un croissant de ciel jaune dégagé. Il continua d’observer l’astre qui commençait à se cacher derrière une chaîne de collines sombres au-delà des plaines. Les eaux du lac entouré de ses arbres silencieux étaient à présent d’un noir d’encre. Il savoura cette lumière qui s’estompait doucement. Depuis la première lueur de l’aube jusqu’à la fin de la journée, le soleil était trop brillant pour qu’on puisse le regarder directement. On ne pouvait vraiment le voir, l’examiner et l’admirer que lorsqu’il était presque complètement filtré, à moitié caché par l’épaisseur de l’atmosphère chargée de la poussière du jour et juste sur le point de disparaître. Il avait certainement vécu cette expérience sur une centaine de planètes, mais c’est seulement maintenant qu’il la remarquait. Il se demanda si cela pouvait passer pour une intuition poétique. Probablement pas. Ou si c’en était une, elle avait dû déjà venir à l’esprit d’innombrables poètes. Pourtant, il lui en parlerait quand elle serait là. Il s’attirerait sans doute un petit rire sarcastique, mais cela dépendrait de son humeur : elle pourrait aussi avoir cette expression amusée signifiant qu’il empiétait sur son territoire, de façon charmante quoique maladroite. De petits plis se formaient sous ses yeux quand elle prenait cette expression. Rien que pour ça, ça vaudrait la peine. Il entendit des pas. Le maître d’hôtel s’approcha et le salua en claquant des talons. — Votre table est prête, Mr Zakalwe. Bibliographie des œuvres de Iain M(enzies) BANKS (1954) par Alain Sprauel Romans sous la signature de Iain M. Banks R.01. Consider Phlebas. London : Macmillan UK, 1987. [Cycle de la Culture]. En français : Une forme de guerre (trad. de Hélène Collon). 1) Paris : Robert Laffont, 1993 (Ailleurs & demain). Réimp. : 2004. 2) Paris : Librairie Générale Française, 1997 (Le Livre de poche - Science-fiction [2e série], no 7199). Réimp. : 2003. R.02. The Player of Games. London : Macmillan UK, 1988. [Cycle de la Culture]. En français : L’homme des jeux (trad. de Hélène Collon). Grand Prix de l’Imaginaire 1994 (Traduction) 1) Paris : Robert Laffont, 1992 (Ailleurs & demain). Réimp. : 2005. 2) Paris : Librairie Générale Française, 1996 (Le Livre de poche - Science-fiction [2e série], no 7185). [L’auteur indiqué en couverture est Ian Banks]. Diverses réimp. : 2000, 2005 & 2008. [L’auteur indiqué est Ian M. Banks]. R.03. Use of Weapons. London : Orbit, 1990. [Cycle de la Culture]. En français : L’usage des armes (trad. de Hélène Collon). 1) Paris : Robert Laffont, 1992 (Ailleurs & demain). Réimp. : 2005. 2) Paris : Librairie Générale Française, 1996 (Le Livre de poche - Science-fiction [2e série], no 7189). Diverses réimp. : 2001 & 2007. R.04. Against a Dark Background. London : Orbit, 1993. En français : La plage de verre (trad. de Bernard Sigaud). 1) Paris : Fleuve Noir, 2006 (Rendez-vous ailleurs). 2) Paris : Pocket, 2010 (Science-fiction, no 7045). R.05. Feersum Endjinn. London : Orbit, 1994. British Science Fiction 1994 (Roman) R.06. Excession. London : Orbit, 1996. [Cycle de la Culture]. British Science Fiction 1996 (Roman) En français : Excession (trad. de Jérôme Martin). 1) Paris : Robert Laffont, 1998 (Ailleurs & demain). 2) Paris : Librairie Générale Française, 2002 (Le Livre de poche - Science-fiction [2e série], no 7241). R.07. Inversions. London : Orbit, 1998. [Cycle de la Culture]. En français : Inversions (trad. de Nathalie Serval). 1) Paris : Fleuve Noir, 2002 (Rendez-vous ailleurs). 2) Paris : Pocket, 2003 (Science-fiction, no 5811). Prévu, mais non paru. 3) Paris : Librairie Générale Française, 2003 (Le Livre de poche - Science-fiction [2e série], no 7257). R.08. Look to Windward. London : Little Brown/Orbit, 2000. [Cycle de la Culture]. Cafard cosmique 2003 En français : Le sens du vent (trad. de Bernard Sigaud). 1) Paris : Robert Laffont, 2002 (Ailleurs & demain). 2) Paris : Librairie Générale Française, 2006 (Le Livre de poche - Science-fiction [2e série], no 7283). R.09. The Algebraist. London : Time Warner UK/Orbit, 2004. En français : L’algébriste (trad. de Nenad Savic). 1) Paris : Bragelonne, 2006 (SF). R.10. Matter. London : Orbit, 2008. En français : Trames (trad. de Patrick Dusoulier). 1) Paris : Robert Laffont, 2009 (Ailleurs & demain). R.11. Surface Detail. London : Orbit, 2010. [Cycle de la Culture]. En français : Les enfers virtuels (trad. de Patrick Dusoulier). 1) Paris : Robert Laffont, prévu en 2011 (Ailleurs & demain). [En 2 tomes]. Romans & essais sous la signature de Iain Banks S.01. The Wasp Factory. London : Macmillan UK, 1984. [Roman d’horreur]. En français : Le seigneur des guêpes (trad. de Pierre Arnaud). 1) Paris : Presses de la Cité, 1984 (Paniques). 2) Paris : France Loisirs, 1985. 3) Paris : Presses Pocket, 1989 (Terreur, no 9012). 4) in anthologie : Paniques. Paris : Omnibus, 1998. 5) Paris : Fleuve Noir, 2005 (Thriller fantastique, no 9012). S.02. Walking on Glass. London : Macmillan UK, 1985. [Roman SF]. S.03. The Bridge. London : Macmillan UK, 1986. [Roman onirique]. En français : ENtreFER (trad. de Bernard Sigaud). 1) Paris : Denoël, 1988 (Présence du futur, no 456). 2) Paris : Gallimard, 2000 (Folio SF, no 23). S.04. Espedair Street. London : Macmillan UK, 1987. [Roman social]. S.05. Canal Dreams. London : Macmillan UK, 1989. [Hors genre]. S.06. The Crow Road. London : Scribners UK, 1992. [Hors genre]. S.07. Complicity. London : Little Brown UK, 1993. [Thriller]. En français : Un homme de glace (trad. de Hélène Collon). 1) Paris : Denoël, 1997 (Thriller). 2) Paris : Pocket, 1998 (Thriller, no 10477). S.08. Whit. London : Little Brown UK, 1995. [Hors genre]. S.09. A Song of Stone. London : Abacus, 1997. [Roman historique/uchronie]. S.10. The Business. London : Little Brown UK, 1999. [Roman SF]. En français : Le business (trad. de Christiane & David Ellis). 1) Paris : Belfond, 2001 (Littérature étrangère). S.11. Dead Air. London : Time Warner/Little Brown UK, 2002. [Hors genre]. E.12. Raw Spirit : In Search of the Perfect Dram. London : Century, 2003. [Essai]. S.13. The Steep Approach to Garbadale. London : Little Brown UK, 2007. [Hors genre]. S.14. Transition. London : Little Brown UK, 2009. [Hors genre]. [Il est à noter que ce titre est paru aux US sous la signature de Iain M. Banks]. S.15. Stonemouth. London : Little Brown UK, prévu en 2012. [Hors genre]. Recueil original C.01. The State of Art. London : Orbit, 1991. [Recueil composé de N05, N02, N06, N04, N03, N08, N07 & N01]. [Sous la signature de Iain M. Banks]. En français : L’Essence de l’art (trad. de Sonia Quemener). 1) Saint-Mammès : Le Bélial’, 2010. Nouvelles [Sous la signature de Iain M. Banks sauf autre mention]. 1987-2008 N01. « Scratch ». In : The Fiction Magazine, juillet-août 1987. En français : « Éclat » (trad. de Sonia Quemener). 1) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N02. « A Gift from the Culture ». In : Interzone # 20, été 1987 [Cycle de la Culture]. Ozone 1997 (Nouvelle de Science-fiction étrangère) En français : « Un cadeau de la Culture » (trad. de Jean-Daniel Brèque). 1) In : Galaxies, nº 1, été 1996. Sous le même titre (trad. de Sonia Quemener). 2) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N03. « Cleaning Up ». Birmingham : Birmingham Science Fiction Group, novembre 1987. En français : « Nettoyage » (trad. de Sonia Quemener). 1) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N04. « Descendant ». In anthologie composée par Roz Kaveney : Tales from the Forbidden Planet. London : Titan, 1987. [Cycle de la Culture]. En français : « Descente » (trad. de Sonia Quemener). 1) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N05. « Road of Skulls ». In anthologie composée par Peter Straus : 20 Under 35. London : Sceptre, 1988. En français : La route des crânes (trad. de Sonia Quemener). 1) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N06. « Odd Attachment ». In anthologie composée par Alex Stewart : Arrows of Eros. London : NEL, 1989. En français : « Curieuse jointure » (trad. de Sonia Quemener). 1) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N07. « The State of the Art ». Willimantic, CT : Mark V. Ziesing, 1989. [Cycle de la Culture]. En français : « L’état des arts » (trad. de Valérie Denis [Sylvie Denis & Francis Valéry] & Noé Gaillard). 1) Pézilla-la-Rivière : DLM, 1996 (Cyberdreams). En français : « L’essence de l’art » (trad. de Sonia Quemener). 2) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N08. « Piece ». In : The Observer Magazine, 1989. En français : « Fragment » (trad. de Sonia Quemener). 1) In recueil : L’Essence de l’art, recueil, Bélial, 2010. [C.01]. N09. « Against a Dark Background (Epilogue) ». In anthologie composée par Colin Harris : A Mexicon Decade. Mexicon 6, 1994. N10. « New ». In ibidem. [Poème sous la signature de Iain Banks]. N11. « Debriefing ». In anthologie composée par Martin Tudor : Overload. Birmingham : Birmingham Science Fiction Group, 1995. [Poème sous la signature de Iain Banks]. Autres prix ne récompensant pas un texte en particulier Eurocon 1993 Retrouvez Iain Banks sur son site personnel en anglais : http://www.iain-banks.net/ Ailleurs et demain Quarante ans de science-fiction La genèse Ailleurs & Demain, la collection de science-fiction de référence, est née d’une rencontre fortuite avec Robert Laffont, en février ou mars 1969. Mais comme on sait, il n’y a pas de hasard et cette histoire avait commencé longtemps auparavant. Robert Laffont déjeunait, ce lundi-là – dont le chiffre exact est perdu, tant pis pour les historiens –, avec Jean-Pierre Mocky dans un restaurant du VIe arrondissement où se réunit tous les lundis la fine fleur de la science-fiction de France. C’est ce qu’on appelle dans les milieux autorisés le Déjeuner du Lundi : il existe depuis près de cinquante ans, ce qui en fait une des plus anciennes institutions littéraires françaises vivantes. Des années auparavant, en 1963, j’avais travaillé avec Mocky sur l’adaptation d’un roman de Jean Ray, La Cité de l’indicible peur, et nous étions devenus amis. Jean-Pierre Mocky, sachant que j’essayais depuis longtemps de créer une collection de science-fiction à la hauteur de mes exigences, littéraires s’entend, suggéra à Robert de me recevoir en lui assurant que j’étais un « type sérieux ». La semaine suivante, j’allais voir Robert Laffont. En vingt minutes, la messe fut dite. Il me donnait carte blanche. Quelques jours plus tard, je reçus une lettre-contrat d’une simplicité désarmante. Elle tient toujours. L’aventure d’Ailleurs & Demain commençait. Il y eut, comme il se doit dans toute aventure, des hauts et des bas, mais Robert Laffont m’accorda toujours sans réserve son soutien et ses encouragements. Il aimait la plupart des livres que je publie ; et s’il est arrivé (rarement) qu’il n’aime pas et qu’il me le dise, il n’est jamais intervenu dans le choix des titres. Je lui voue, pour ces quarante années d’édition et pour bien d’autres choses que nous avons réalisées ensemble, une reconnaissance au moins galactique. Cette histoire, donc, avait commencé longtemps auparavant. Pendant les années 1950, la science-fiction avait connu en France une sorte de renaissance appuyée sur la création des revues, Fiction et Galaxie, et de collections prestigieuses, comme « Présence du futur » chez Denoël, « Le Rayon Fantastique » chez Hachette et Gallimard et, sur un registre plus populaire, « Anticipation » au Fleuve Noir. J’ai publié pour ma part nouvelles et romans dans toutes ces revues et collections. Mais durant les années 1960, patatras, la plupart de ces supports disparurent ou s’étiolèrent pour des raisons qui avaient peu à voir avec un marché en pleine expansion. Vers 1963, il ne restait presque rien. Je fis le tour de la place parisienne dans l’espoir d’intéresser un éditeur. En vain, jusqu’à cette rencontre… Je n’avais guère alors le désir de devenir éditeur, mais seulement celui de voir publiés des écrivains que j’admirais et de redonner aux meilleurs auteurs français un véritable débouché. L’aventure avait en réalité débuté encore plus longtemps auparavant. Comment devient-on un amateur puis un auteur et finalement un éditeur de science-fiction ? (Cette dernière activité finissant par vous empêcher d’en lire et d’en écrire, – ce dont je suis, en ce qui me concerne, le premier et sans doute le seul à déplorer.) À dire vrai, j’ai commencé très tôt. Probablement vers six ou sept ans en lisant Le Monde perdu de sir Arthur Conan Doyle, qui a déclenché chez moi, de surcroît, un goût prononcé pour les reproductions de dinosaures. Puis en dévorant tout ce qui me tombait sous la main dans le domaine (sans négliger d’autres lectures, plus classiques), jusqu’à ce que naissent à partir de 1953 les revues et collections précitées. La passion pour l’avenir est principalement masculine ; elle ne concerne, et c’est dommage, sans doute guère plus de 20 % de lectrices – mais celles-ci sont exigeantes et fidèles. Cette passion, précoce, s’accompagne d’une forte assuétude : il y a près de soixante ans qu’elle exerce sur moi ses ravages. Mais qu’est-ce que cette littérature qui suscite tant de passions, du rejet méprisant à l’adhésion fanatique ? Je ne chercherai pas à définir ici la science-fiction, à supposer que cela soit possible. Je me contenterai de dire qu’elle a à voir avec la science, avec les images de la science, avec la magie de la science et de la technique, magie rationnelle, reproductible, compréhensible pour peu qu’on s’en donne la peine, et qui n’a pas cessé, depuis plus d’un siècle, et ne cessera pas, de transformer notre univers quotidien. Science et fiction, les deux mots semblent incompatibles à certains. La science ne dresse-t-elle pas le catalogue de ce que l’on sait de façon définitive et irréfutable ? Et la fiction n’est-elle pas, à l’opposé, le domaine du désir fantasque où tout semble possible, y compris le moins vraisemblable ? Ce n’est pas si simple. La science propose des vérités provisoires et lacunaires, des sortes de fictions pratiques, certes soumises à des contrôles rigoureux. La fiction peut se lancer à l’assaut de l’avenir avec des possibles qui lui suggère la science, en s’octroyant les libertés de l’imaginaire. Elle fait preuve parfois d’une étonnante pertinence prospective. Mais son objet essentiel, comme celui de tout art, est de distraire, de déranger, de faire réfléchir, dans des proportions variables. Mon goût personnel pour la science-fiction est enraciné dans une fascination, parfois enthousiaste, parfois inquiète pour les résultats et les effets de la science. Et quelle autre littérature accord à la science et à la technique la place que tout simplement elles occupent dans notre monde contemporain qu’elles bouleversent en permanence ? Le projet et son destin Mon propos, en créant Ailleurs & Demain, était de constituer une collection de science-fiction de haute qualité, de belle présentation, dont les auteurs et les traducteurs soient convenablement rémunérés. Première incongruité donc, un format et un prix de vente qui s’éloignaient de la présentation poche et bon marché généralement adoptée, et rejoignaient celle d’un livre « normal ». Question de dignité, comme je l’ai souvent dit, mais aussi d’équilibre économique. Deuxième incongruité, un titre bizarre que j’eus un peu de mal à faire accepter. Apparemment il est entré dans les mœurs, voire dans la légende, au point d’avoir été quelque peu cannibalisé par des collègues au vocabulaire limité. Troisième incongruité, le choix d’une présentation métallisée dont on m’assura aussitôt qu’elle était techniquement impossible à réaliser : nous l’utilisons encore grâce à l’ingéniosité de chefs de fabrication qui résolurent avec brio les problèmes techniques. Bref, toutes les conditions de l’échec étaient réunies. Ce fut un succès. Quelques singularités de la science-fiction La direction de cette collection puis, plus tard, une collaboration élargie avec les éditions Robert Laffont m’ont appris quelques petites choses. C’est qu’un éditeur ne doit être ni (trop) joueur, ni (trop) calculateur. Le joueur dilapide ses chances et le calculateur les laisse passer. Dune était un pari, Hypérion fut presque un coup de poker, Rupture dans le réel, et ses suites, demandèrent pour le moins une certaine audace. Je n’ai pas eu de raisons de les regretter, bien au contraire. Une autre chose importante, c’est que la science-fiction ne fonctionne pas comme la littérature dite générale. Elle ne comporte pratiquement aucun best-seller, c’est-à-dire des ouvrages de vente massive et d’oubli rapide, mais elle compte nombre de « long-sellers » (la distinction est de John Brunner). Si vous étudiez les meilleures ventes sur la longue période ou même sur l’année dernière, toutes collections confondues, vous vous apercevez que nombre des titres qui marchent le mieux ont quarante ou cinquante ans. Ainsi, par exemple, les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, qui ont plus de cinquante ans, les Fondations d’Isaac Asimov de même ancienneté, et, bien entendu, Dune de Frank Herbert, qui a près de quarante ans. Ces livres ont tous démarré petitement, puis ont vu leur audience s’élargir considérablement avec les années. Le même phénomène est patent pour les œuvres de Philip K. Dick, un auteur américain que j’ai été le premier à révéler en France bien avant la création d’Ailleurs & Demain, dès 1957. Parlons de Dune, justement. Il nous a fallu sept ou huit ans pour atteindre chez Laffont les dix mille exemplaires. Aujourd’hui, toujours chez Laffont, les cent vingt mille exemplaires sont dépassés. Et toutes éditions confondues, le chef-d’œuvre de Frank Herbert doit friser le million d’exemplaires et avoir passionné plus de trois millions de lecteurs. Bien entendu, tous les livres n’atteignent pas ces sommets. Il ne suffit pas d’attendre. Et il en est d’excellents qui sont demeurés dans une ombre relative. Mais le domaine de la science-fiction constitue progressivement ses classiques, et ceux-là sont assurés de la pérennité. Beaucoup d’autres titres aussi, du reste, se vendent lentement mais régulièrement. Cette longévité des bons titres est aussi attestée par leurs reparutions régulières en éditions de poche pendant des décennies. C’est donc dans le temps et avec le temps qu’il faut compter. Bref, il faut savoir être patient. Les grandes étapes de la collection Je suis évidemment le moins bien placé pour dire si mes ambitions premières ont été satisfaites. Mais je peux tout de même identifier les grandes étapes de l’histoire de la collection et signaler les principaux prix qu’elle a reçus, en tant que collection, ou au travers des ouvrages publiés. Tous les titres que je juge importants n’ont pas été recensés, et ceux qui ont obtenu des prix, s’ils sont toujours excellents, ne sont pas forcément ceux que je préfère, mais la liste publiée plus loin donnera au moins une idée du chemin parcouru. La liste chronologique complète des titres publiés dans Ailleurs & Demain et des prix qui les couronnèrent apparaît à la fin des volumes récents. Il suffit de la parcourir pour s’apercevoir que tous les grands auteurs du domaine, ou presque, y figurent et que la plupart y restent. Ayant reçu en 1987 le prix de la Société européenne de la science-fiction, Ailleurs & Demain a transformé profondément l’image du genre en France et le plus souvent fait l’événement dans ce domaine. Et continuera. L’introduction, ces dernières années, de nouveaux écrivains comme, pour les Britanniques, Iain M. Banks, Greg Egan (à vrai dire australien), Stephen Baxter, Peter F. Hamilton, Charles Stross et pour les Nord-Américains, Dan Simmons, Greg Bear, Robert Reed, Vernor Vinge, Neal Stephenson et Robert J. Sawyer, entre autres, en est le garant. Le seul regret de son directeur est de ne pas avoir encore retrouvé du côté français la grande veine des Michel Jeury, Philippe Curval et autres… Mais il s’y attelle dans la coulisse et l’on espère des surprises. La collection manifeste-t-elle des tendances fortes dans une littérature infiniment variée ? Ce n’est pas certain, mais elle a accompagné et soutenu la renaissance du grand space opera, avec Dan Simmons, Iain Banks, Vernor Vinge, Stephen Baxter, et maintenant Peter F. Hamilton, tout en maintenant sa tradition d’exploration de l’avenir proche avec Greg Bear, voire intimiste avec Robert Reed, et résolument scientifique avec Greg Egan. Une des caractéristiques de cette collection est le nombre de séries prestigieuses qui y ont été publiées. Ce n’était pas du reste mon intention car je redoute les cycles qui finissent par se répéter, lassent l’attention du lecteur et subissent l’attrition. Mais c’est d’eux-mêmes que certains cycles se sont imposés, quelques-uns se trouvant composés de romans indépendants situés dans le même univers. Notes sur les prix littéraires propres à la science-fiction Les principaux prix américains sont le Hugo (ainsi nommé en l’honneur d’Hugo Gernsback, éditeur fondateur de la tradition américaine), qui est décerné depuis 1953 par le public assistant à des Conventions nationales ; le Nebula, décerné depuis 1965 par l’Association des écrivains américains de science-fiction ; et le Locus, décerné depuis 1971 par les lecteurs de la revue Locus, publication professionnelle qui donne des informations sur l’état de l’édition spécialisée. En marge du Nebula, le Damon Knight Memorial Grand Master Award consacre depuis 1974 l’ensemble de l’œuvre d’un auteur. On remarquera que ces prix sont décernés par des publics et non par des jurys fermés. Le principal prix britannique est celui de la British Science-Fiction Association, créé en 1966, et qui est à peu près l’équivalent du Nebula américain. Les principaux prix français ont été ou sont le prix Apollo (créé par Jacques Sadoul avec un jury de spécialistes en 1972 et disparu en 1990), le grand prix de l’Imaginaire (décerné depuis 1974 par jury de spécialistes, rattaché depuis 2010 au festival Étonnants Voyageurs) et le prix Rosny-Aîné (décerné depuis 1980 à des ouvrages francophones par les assistants à la Convention nationale, sur le modèle du Hugo). Le prix Julia Verlanger a été créé en 1986 en souvenir d’un des auteurs français les plus attachants. Les principaux cycles Le cycle de Dune, de Frank Herbert Le cycle de Hain, d’Ursula Le Guin (avec notamment La Main gauche de la nuit) Le cycle Prospectif, de John Brunner (avec notamment Tous à Zanzibar) Le cycle de la Chronolyse, de Michel Jeury (s’ouvrant avec Le Temps Incertain) Le cycle du Monde du Fleuve de Philip José Farmer Le cycle de Majipoor, de Robert Silverberg, (introduit par Le Château de Lord Valentin) Le cycle du Programme Conscience, de Frank Herbert (débutant avec Destination : vide) et poursuivi avec Bill Ransom Le cycle du Bureau des Saboteurs, de Frank Herbert (L’étoile et le fouet, Dosadi) Le cycle d’Helliconia, de Brian Aldiss Le cycle du Chant de la Terre, de Michael Coney (dont le prélude est La Grande course de chars à voile) Le cycle de Centre galactique de Gregory Benford Le cycle de l’Hexamone, de Greg Bear (commençant avec Héritage) Le cycle de Terremer, d’Ursula Le Guin Le cycle d’Hypérion et Endymion, de Dan Simmons Le cycle de la Culture, de Iain M. Banks Le cycle Galactique de Vernor Vinge (commençant avec Un feu sur l’abîme) Le cycle de L’Aube de la nuit, de Peter F. Hamilton Le cycle WWW, de Robert J. Sawyer Le cycle des Princes marchands, de Charles Stross Chronologie 1969 Création avec la parution de Le Vagabond, de Fritz Leiber (Hugo 1965). 1970 Parution de Dune (Hugo 1966, Nebula 1965), de Frank Herbert ; d’Ubik de Philip K. Dick ; de En terre étrangère (Hugo 1962), de Robert A. Heinlein. Apparition de la série « Classiques » avec les Œuvres de Stefan Wul. 1971 Ursula K. Le Guin (La Main gauche de la nuit, Hugo 1970, Nebula 1969) ; Norman Spinrad (Jack Barron et l’Éternité). 1972 John Brunner (Tous à Zanzibar, Hugo 1969, Apollo 1973, British Science Fiction Association 1970). 1973 Michel Jeury (Le Temps incertain, grand prix de la Science-Fiction française 1974). 1974 Robert Silverberg (Les Monades urbaines) ; Philippe Curval (L’Homme à rebours, grand prix de la Science-Fiction française 1975). 1975 Arthur C. Clarke (Rendez-vous avec Rama, Hugo 1974, British Science-Fiction Association 1974, John W. Campbell Memorial 1974, Locus 1974, Nebula 1973) ; Ursula K. Le Guin (Les Dépossédés, Hugo 1975, Locus 1975, Nebula 1974). 1976 Philippe Curval (Cette chère humanité, Apollo 1977). 1977 Franz Werfel (L’Étoile de ceux qui ne sont pas nés). 1978 Yves et Ada Rémy (La Maison du cygne, grand prix de la Science-Fiction française 1979). 1979 Philip José Farmer (Le Fleuve de l’éternité), début du cycle du Fleuve (Hugo 1972) ; Ursula K. Le Guin (Le nom du monde est forêt, Hugo 1973) ; Vonda N. McIntyre (Le Serpent du rêve, Hugo 1979, Locus, 1979, Nebula 1978) ; Michel Jeury (Le Territoire humain, Rosny-Aîné 1980). 1980 Michel Jeury (Les Yeux géants, Rosny-Aîné 1981) ; Robert Silverberg (Le Château de lord Valentin, Locus 1981). 1981 Robert Silverberg (Shadrak dans la fournaise, prix Cosmos 2000 1982). 1982 Suzy McKee Charnas (Un vampire ordinaire) ; Michel Jeury (L’Orbe et la Roue, Apollo 1983, Cosmos 2000 1983). 1983 A.A. Attanasio (Radix, Cosmos 2000 1984) ; Emmanuel Jouanne (Nuage, Galaxie 1988) ; Gene Wolfe (L’Île du docteur mort et autres histoires, Locus 1974, Nebula 1973). 1984 Brian W. Aldiss (Le Printemps d’Helliconia), début du cycle d’Helliconia (British Science Fiction Association 1983, John W. Campbell Memorial 1983) ; Jacques Sadoul (Histoire de la Science-Fiction moderne) (troisième titre de la série « Essais »). 1985 Philip K. Dick (Coulez mes larmes, dit le policier, John W. Campbell Memorial 1975) ; Frank Herbert (Les Hérétiques de Dune, Cosmos 2000-1986) ; Michel Jeury (Le Jeu du monde, prix Julia-Verlanger 1986). 1986 Frank Herbert (La Maison des mères). Mort de Frank Herbert. 1987 Gregory Benford et David Brin (Au cœur de la comète) ; Michael G. Coney (La Grande Course de chars à voiles) prélude au cycle du Chant de la Terre, prix européen de Science-Fiction 1987 pour l’ensemble de la collection. 1988 Lucius Shepard (La Vie en temps de guerre, Locus 1987, Nebula 1986). 1989 Greg Bear (Éon, Éternité) parties du cycle de l’Hexamone ; Ian McDonald (Desolation road, Locus 1989). 1991 Dan Simmons (Hypérion), début du cycle d’Hypérion, Hugo 1990, Locus 1990, Cosmos 2000 1992). 1992 Iain M. Banks (L’Usage des armes), début du cycle de la Culture ; Dan Simmons (La Chute d’Hypérion, Locus 1991). 1993 Orson Scott Card (Xénocide, Cosmos 2000 1994). 1994 Harry Harrison et Marvin Minsky (Le Problème de Turing) ; Vernor Vinge (Un feu sur l’abîme, Hugo 1993, Cosmos 2000 1995) ; Robert Reed (La Voie terrestre, grand prix de l’Imaginaire 1995). 1995 Greg Bear (L’Envol de Mars, Nebula 1995). 1996 Neal Stephenson (Le Samouraï virtuel, grand prix de l’Imaginaire 1997, Ozone 1997) ; Greg Egan (La Cité des permutants). 1997 William Gibson et Bruce Sterling (La Machine à différences). 1998 Stephen Baxter (Les Vaisseaux du temps). 1999 Peter F. Hamilton (Rupture dans le réel), début du cycle de L’Aube de la nuit 2000 Brian Herbert et Kevin J. Anderson (Avant Dune : La Maison des Atréides), début du cycle Autour de Dune. 2001 Vernor Vinge (Au tréfonds du ciel, Hugo 2000) ; Greg Bear (L’Échelle de Darwin, Nebula 2000). 2002 Peter F. Hamilton (Le Dieu nu, 1. Résistance ; Le Dieu nu, 2. Révélation), sixième et dernier tome de L’Aube de la nuit. 2003 Lancement de la collection fille, Ailleurs & Demain : La Bibliothèque. Brian Herbert et Kevin J. Anderson (Dune, la genèse : La Guerre des machines), suite du cycle Autour de Dune. 2004 Dan Simmons (Ilium) ; Charles Stross (Le Bureau des atrocités) ; prix Hugo 2005 pour la nouvelle La Jungle de béton). 2005 Georges Panchard (Forteresse) ; Edward Whittemore (Le Codex du Sinaï), début du Quatuor de Jérusalem. 2006 Dan Simmons (Olympos). 2007 Vernor Vinge (Rainbows End, prix Hugo 2007). 2008 Edward Whittemore (Les Murailles de Jéricho), fin du Quatuor de Jérusalem ; Philippe Curval (Lothar Blues) ; Brian Herbert et Kevin J. Anderson (Le Triomphe de Dune) fin du cycle Autour de Dune. 2009 Charles Stross (Une affaire de famille), début du cycle des Princes marchands. 2010 Robert J. Sawyer (Éveil), début du cycle WWW ; Michel Jeury (May le monde, grand prix de l’Imaginaire 2011) 2011 Iain M. Banks (Les Enfers virtuels), suite du cycle de la Culture. Table des matières 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. Dramatis Personæ Épilogue Bibliographie Romans sous la signature de Iain M. Banks Romans & essais sous la signature de Iain Banks Recueil original Nouvelles [Sous la signature de Iain M. Banks sauf autre mention]. Autres prix ne récompensant pas un texte en particulier Ailleurs et demain La genèse Le projet et son destin Quelques singularités de la science-fiction Les grandes étapes de la collection Notes sur les prix littéraires propres à la science-fiction Les principaux cycles Chronologie