IAIN M. BANKS LA PLAGE DE VERRE PROLOGUE Elle appuya son menton sur le bois en dessous de la fenêtre. Il était froid et luisant. Elle s’agenouilla sur le siège ; il avait une odeur différente du bois. Le siège était large, et rouge comme le soleil couchant ; il avait plein de petits boutons qui le ridaient profondément et le faisaient ressembler au ventre de quelqu’un. Le ciel était sombre, les lumières étaient allumées dans le téléphérique. Des gens skiaient sur les pentes raides en dessous. Elle voyait son propre visage la narguer dans le miroir de la vitre ; elle commença à se faire des grimaces. Au bout d’un moment, la vitre devant son nez s’embua. Elle tendit la main et la nettoya. Quelqu’un, dans une cabine descendante, lui fit signe. Elle l’ignora. Les collines et les arbres blancs s’inclinèrent lentement vers l’arrière, puis vers l’avant. Oscillant doucement, le téléphérique s’élevait dans l’air des montagnes. Les arbres et les pistes sur les pentes en contrebas étaient également blancs : une chute de neige fraîche et un brouillard givrant surgi pendant la nuit du fond de la vallée avaient gainé branches et aiguilles d’une enveloppe de cristaux blanche et craquante. Les skieurs tranchaient et fauchaient les rondeurs de la nouvelle couche de neige, ciselant un texte gravé en sillages bleu-blanc sur cette page vierge et bombée. Elle observa l’enfant un instant. Agenouillée sur le siège en cuir grumeleux, elle regardait le paysage. Sa combinaison de ski doublée de fourrure était d’un rose criard. Ses moufles, accrochées par des cordons à ses manches, étaient d’un mauve discordant. Ses bottillons étaient orange. C’était un ensemble hideux (surtout ici à Frelle, la station censée être la plus chic et certainement la plus snob du nord du Caltasp), mais elle se doutait que c’était probablement moins nocif pour la psyché de sa fille que le caprice et la bouderie qui auraient inévitablement suivi si on ne lui avait pas permis de choisir elle-même sa tenue de ski. La fillette essuyait la vitre, l’air renfrogné. Elle se demanda ce que l’enfant observait ainsi et se tourna pour voir une cabine descendante les croiser à une vingtaine de mètres. Elle tendit la main et la passa dans les cheveux noirs de sa fille, écartant quelques boucles qui lui encadraient le visage. Elle sembla ne pas s’en apercevoir et continua de scruter le paysage par la fenêtre. Quel regard sérieux pour une petite fille ! Elle sourit en songeant à l’époque où elle avait le même âge. Elle se rappelait quand elle avait eu cinq ans ; ses tout premiers souvenirs remontaient à l’âge de trois ans, mais ils étaient vagues et rudimentaires – éclairs mémoriels illuminant le paysage sombre d’un passé oublié. Mais elle se rappelait avoir eu conscience d’avoir cinq ans ; elle se souvenait même de la fête pour son cinquième anniversaire et du feu d’artifice au-dessus du lac. Comme elle aurait voulu être plus vieille alors ! Être une grande personne, se coucher tard, aller danser. Elle avait détesté être jeune, elle avait toujours détesté qu’on lui dicte sa conduite, elle avait horreur des adultes qui ne vous disaient pas tout. Et puis elle avait horreur de certains des trucs stupides qu’ils vous disaient comme, par exemple, « l’enfance est le plus bel âge de la vie ». À l’époque, on ne pouvait pas du tout comprendre que les adultes aient la moindre idée – au-delà de la plaisanterie – de ce dont ils parlaient. Il fallait être adulte, avec tous les soucis et toutes les responsabilités d’un adulte, avant de pouvoir apprécier l’ignorance laborieuse que les adultes appelaient « innocence », et – oubliant généralement comment ils avaient eux aussi vécu cette phase de leur existence – cette captivité de l’enfance qu’ils baptisaient « liberté ». Une tragédie très ordinaire, supposait-elle, mais qui, pour être si répandue, n’en était pas moins regrettable. Comme un avant-goût du chagrin, c’était une expérience originale et même unique pour tous ceux et toutes celles qu’elle affectait, même si tant d’autres en avaient souffert avant eux. Et comment faire pour l’éviter ? Elle s’était efforcée de ne pas reproduire avec sa propre fille les erreurs que ses parents avaient commises avec elle, mais parfois elle se surprenait à gronder l’enfant et elle se disait : « Voilà comment ma mère me parlait. » Son mari voyait les choses autrement, mais il faut dire qu’il avait été élevé différemment, et, de toute façon, il n’avait pas un si grand rôle que ça à jouer dans l’éducation de sa fille. Ah, ces vieilles familles ! Sa famille à elle avait été riche et influente, et sans doute carrément insupportable dans sa délirante quête du pouvoir, mais elle n’avait jamais tout à fait atteint le degré d’excentricité presque volontaire manifesté par celle de Kryf au fil des générations. Elle jeta un coup d’œil à son écran-bracelet et réduisit le chauffage de ses bottes, maintenant très confortables. Midi. Kryf venait probablement tout juste de se lever, il sonnait pour commander son petit déjeuner et se faisait lire les nouvelles par son majordome tandis qu’un valet de pied lui présentait une sélection de vêtements parmi lesquels il choisirait sa tenue de l’après-midi. Elle sourit en pensant à lui puis se rendit compte qu’elle regardait Xellpher, de l’autre côté de la cabine. Le garde du corps – l’unique autre occupant de la cabine – était solide et sombre comme un poêle à l’ancienne et souriait un peu lui aussi. Elle rit discrètement et porta la main à sa bouche. — Madame ? s’enquit Xellpher. Elle secoua la tête. Dehors, derrière Xellpher, un affleurement rocheux se profilait au-dessus des arbres, nappé de blancheur mais strié de roc noir nu, sombre corps étranger au milieu des draps et des oreillers neigeux. Le téléphérique monta à la rencontre des nuages et s’y engloutit. La cabine dépassa rapidement un pylône gris, vibra et oscilla sur ses poulies pendant une ou deux secondes, puis poursuivit sa moelleuse ascension, sans bruit et sans à-coups, avec une sorte de hochement de tête tandis que le câble la hissait de plus en plus haut devant des rangées d’arbres pâles comme les fantômes d’une grande armée s’abattant sur la montagne. Tout devint gris. Un poteau gris passa devant la vitre et la cabine tangua. Toujours du gris. Elle pouvait juste voir l’autre câble à travers les arbres. Elle se retourna, agacée. Xellpher lui sourit. Elle ne lui rendit pas son sourire. Il y avait une falaise derrière lui, des morceaux de noir dans la neige blanche. Elle se retourna vers la fenêtre et frotta la vitre, espérant mieux voir. Elle regarda une cabine sortir de la brume tout en haut et descendre à leur rencontre sur l’autre câble. Le téléphérique ralentit. — Oh ! là, là ! dit-elle en levant les yeux vers le plafond verni de la cabine. Il Xellpher se tenait debout, les sourcils froncés. Il examina la cabine descendante, qui s’était arrêtée presque à leur hauteur. Elle la regarda aussi. La cabine n’avançait plus et oscillait, tout comme la leur. Elle semblait inoccupée. Xellpher pivota et scruta la falaise, que la brume laissait apercevoir à trente ou quarante mètres de l’autre côté. Elle vit les yeux de l’homme se plisser et sentit un premier infime pincement d’angoisse en suivant son regard sur la paroi. Elle eut l’impression – ou l’illusion – d’un mouvement dans un groupe d’arbres au sommet de la falaise. Xellpher se tourna vers la cabine en suspens de l’autre côté et tira de sa parka un multiviseur binoculaire. Elle regardait toujours la falaise, comme lui. Effectivement, quelque chose bougeait entre les arbres, à peu près à leur niveau. Xellpher appuya sur une touche de réglage sur le côté du viseur. Elle pressa son nez contre la fenêtre. C’était très froid. Maman lui avait dit un jour qu’une vilaine petite fille avait appuyé son nez contre une fenêtre très froide et qu’il y était resté collé – gelé sur place ! Elle était bête, non ? La cabine sur l’autre câble cessa de se balancer. Elle vit quelqu’un à l’intérieur. Il risqua un œil, quelque chose de long et de sombre à la main, puis il se baissa à nouveau et elle ne le vit plus. Xellpher rangea le multiviseur, se baissa, allongea le bras pour lui prendre les deux mains et la tirer vers lui. Il jeta un coup d’œil à l’enfant et dit : — Je suis sûr qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter, gente dame, mais il vaudrait mieux rester assis par terre, pour le moment. Elle s’accroupit sur le plancher éraflé de la cabine, la tête sous le niveau des fenêtres. Elle tendit le bras et fit doucement descendre l’enfant du siège. Elle se débattit un instant et dit « Maman… » de sa petite voix suppliante. — Chut ! lui dit-elle en la serrant tendrement sur sa poitrine. Toujours accroupi, Xellpher avança en se dandinant vers les portes de la cabine et tira son communicateur de sa poche. Toutes les fenêtres éclatèrent en même temps, les arrosant d’éclats de verre. La cabine trembla. Elle s’entendit hurler lorsqu’elle tomba sur le plancher, enlacée avec l’enfant. Elle serra les dents pour s’empêcher de crier. De nouveaux impacts secouèrent la cabine. Dans le silence soudain, Xellpher murmura quelque chose ; puis il y eut une série de détonations sèches. Elle leva les yeux et vit Xellpher tirer avec son arme de poing par la vitre fracassée en direction de la falaise. D’autres projectiles perforèrent la paroi, projetant des éclats de bois et crevant les coussins en cuir des sièges dans un nuage de poussière et de menus fragments de mousse. Xellpher se baissa, se leva d’un bond, riposta au feu adverse pendant un instant puis plongea au plancher pour recharger son arme. Des balles s’écrasèrent sur le métal des parois et le firent vibrer. Elle percevait l’odeur produite par l’arme de Xellpher, un goût âcre qui lui brûlait le fond de la gorge. Elle regarda l’enfant, les yeux écarquillés mais indemne en dessous d’elle. — Code zéro, je répète, code zéro, dit Xellpher dans le communicateur pendant une brève accalmie. Il remit l’appareil dans sa poche. — Je vais ouvrir la porte du côté de la montagne, lui dit-il calmement mais d’une voix forte par-dessus le craquement du métal perforé et le miaulement des ricochets. Il n’y a que dix mètres entre la cabine et la neige. Ce serait moins risqué de sauter que de rester ici. La fusillade tambourinait sur la cabine et l’ébranlait. Xellpher baissa la tête en grimaçant lorsqu’un nuage de fragments de bois s’envola de la paroi près d’une vitre brisée. — Quand j’ouvrirai la porte, lui dit-il, jetez d’abord la petite, ensuite, laissez-vous tomber. Vous comprenez ? Elle hocha la tête, craignant d’essayer de parler. Le goût âcre au fond de sa gorge n’était pas la fumée de l’arme : c’était la peur. Il se propulsa à reculons sur les lattes du plancher jusqu’à la porte ; la fusillade continuait par rafales furieuses et sporadiques de détonations. Xellpher brisa un boîtier d’un coup de poing, tendit la main et tira ; la porte pivota vers l’intérieur et coulissa contre la paroi. Elle vit leurs skis dans le casier à l’extérieur de la cabine, tranchés au niveau des fenêtres par la mitraille. Xellpher regarda par l’embrasure. Sa tête éclata ; c’était comme si son corps avait été frappé par un boulet de canon invisible qui l’avait projeté contre la paroi opposée à la porte ouverte. Elle voyait mal. Elle se mit à hurler dès qu’elle comprit que la substance chaude et gluante dans ses yeux était le sang de l’homme. Un autre projectile tiré du même côté arracha quelques-uns des sièges et les envoya rouler sur le plancher ; la cabine tout entière trembla et oscilla. Elle serra l’enfant contre elle. Elle l’entendait crier et s’entendait elle-même crier. Puis elle leva les yeux lorsqu’une nouvelle explosion fit danser la cabine. Elle commença à ramper vers la porte. Le coup était d’une force stupéfiante, incompréhensible. Comme si elle avait été heurtée par un train, par un marteau-pilon, par une comète. Elle avait été touchée quelque part en dessous de la poitrine ; elle n’avait aucune idée de l’endroit. Elle ne pouvait pas bouger. Elle comprit instantanément qu’elle était morte ; on lui aurait dit qu’elle avait été coupée en deux, elle l’aurait cru. Sous elle, l’enfant poussait des cris aigus. Presque sur le seuil. Elle savait que la petite criait parce qu’elle voyait sa bouche, son visage, mais elle n’entendait rien. Tout devenait très sombre. La porte était tout près, mais elle ne pouvait pas bouger. L’enfant s’extirpa, et elle fut obligée de se démener pour garder la tête levée, s’appuyant sur un bras. L’enfant était debout, elle criait quelque chose, les joues gonflées, le visage strié de larmes. Si près de la porte, et moi qui ne peux plus bouger. C’est la fin. En voilà une manière d’élever les enfants ! Ces gens sont bêtes, stupides et cruels ; comme des enfants, comme de pauvres petits enfants. Pardonnez-leur. Je ne sais pas ce qu’il y a après, s’il y a un après. Eux non plus. Mais je pardonne. Pauvres enfants. Pauvres de nous tous, pauvres enfants qui crevons de peur. Destin de merde, je n’ai rien fait pour mériter ça… La grenade fila par la porte ouverte, heurta le cadavre de Xellpher et atterrit en cliquetant sur les lattes du plancher derrière l’enfant. L’enfant ne l’avait pas vue. Elle voulait lui dire de la ramasser et de la jeter, mais elle n’arrivait pas à remuer les lèvres. L’enfant continuait de lui crier dessus, se penchait sur elle et lui criait dessus. Elle allongea le bras et poussa avec ses dernières forces l’enfant vociférante par-dessus bord, une seconde avant que la grenade explose. Sans cesser de hurler, Sharrow tomba en chute libre dans la neige. I. LA PLAGE DE VERRE 1. OUVERTURE La-la-la-la-la, Est-ce qu’on y voit vraiment plus clair Quand on est sur une plage de verre ? Hmm, hmm, hmmm, hmm-hmm… Une seule phrase lui revenait en mémoire. Elle était debout, les bras croisés, sur une plage vitrifiée, rayant du talon de ses bottes la surface granuleuse ternie par le frottement, balayant du regard l’horizon rectiligne, et elle chuchotait plus qu’elle ne chantait ce distique isolé. C’était la morte-eau de l’atmosphère, lorsque les vents diurnes soufflant vers la terre s’étaient dissipés et que la brise nocturne, retardée par un plafond nuageux à effet de couvercle, ne s’était pas encore levée dans l’air inerte de l’archipel. Au large, sous un dais sombre de nuages, le soleil se couchait. Des vagues teintées de rouge déferlaient sur la plage de verre, le ressac moussait sur la pente érodée avant de se disperser sur la lame incurvée de la grève en direction d’une lointaine rangée de dunes aux ternes reflets. L’air était saturé d’effluves marins ; elle inspira profondément, puis commença à marcher le long de la plage. Elle était d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne. Ses jambes gainées par le pantalon semblaient élancées sous sa veste fine ; ses cheveux noirs s’éparpillaient et lui retombaient en lourdes volutes dans le dos. Lorsqu’elle tourna un peu la tête, la lumière chaude du couchant ajouta comme une rougeur au côté éclairé de son visage. Ses lourdes bottes qui lui montaient jusqu’aux genoux grinçaient à chaque pas. Et à chaque pas, elle boitait : une molle déviation de la marche comme une sorte de faiblesse. — Vrai-ai-ment plus clair… Elle chantait toute seule, doucement, en arpentant la plage de verre d’Issier. Elle se demandait pourquoi elle avait été convoquée ici et pourquoi elle avait accepté de venir. Elle tira de sa poche une montre archaïque, puis émit un bruit désapprobateur et rangea l’objet. Elle détestait attendre. Elle continua sa promenade, avançant sur la plate-forme inclinée de sable vitreux en direction de l’hydroptère. Elle avait laissé le vieil engin d’occasion amarré – un peu imprudemment, peut-être, maintenant qu’elle y pensait – à un morceau de ferraille non identifiable, une centaine de pas plus loin sur cet insolite rivage. L’hydroptère, dont la silhouette en pointe de flèche n’était qu’une tache imprécise dans la pénombre, scintilla brusquement, chahuté par les vagues modestes qui heurtaient la plage. Son accastillage chromé renvoyait la lueur rougeâtre du jour déclinant. Elle s’arrêta pour regarder la surface mouchetée brun-rouge à ses pieds et se demanda quelle épaisseur au juste avait la couche de silicate fondu. Elle la frappa du talon de sa botte. Le coup lui meurtrit les orteils, et la surface de verre demeura apparemment intacte. Elle haussa les épaules, puis fit demi-tour et repartit dans l’autre direction. Vu de loin, son visage semblait calme ; seule une personne qui la connaîtrait bien aurait détecté une certaine inquiétude dans cette placidité. Sa peau était pâle sous les reflets rouges du soleil couchant. Ses sourcils étaient des courbes noires sous un front large et un croissant de cheveux tirés en arrière, son nez long et droit – un pilier pour soutenir les voûtes sombres de ces sourcils. Sa bouche étroite se comprimait en un mince tiret. De larges pommettes compensaient une mâchoire orgueilleuse. Elle poussa un nouveau soupir et chanta une fois de plus les deux vers de la chanson, à mi-voix. Sa bouche se détendit en deux lèvres petites et charnues. Devant elle, deux cents pas plus loin sur la plage, elle distinguait la haute silhouette anguleuse d’une vieille nettoyeuse de plage automatique. Elle se dirigea vers l’antique robot en l’examinant d’un œil soupçonneux. Il reposait, silencieux et sombre, sur ses chenilles en caoutchouc, apparemment désactivé faute de débris à ratisser, en attendant que la prochaine marée lui fournisse de nouvelles stimulations. Sa carrosserie décrépite et cabossée était striée de fientes d’oiseaux, roses et luminescentes dans le soleil couchant. Sous ses yeux, un volatile blanc comme l’écume se posa brièvement sur le toit plat de l’engin, y resta un moment puis s’envola vers l’intérieur des terres. Elle sortit à nouveau la vieille montre, l’examina et poussa un petit grognement d’arrière-gorge. Les vagues battaient les marges de la terre ferme en grésillant comme des parasites. Elle décida qu’elle continuerait presque jusqu’à la nettoyeuse, puis rebrousserait chemin, regagnerait l’hydroptère et partirait. Quiconque lui avait fixé ce rendez-vous n’y viendrait probablement pas du tout. Ça pouvait peut-être même être un piège, songea-t-elle en se retournant vers la rangée de dunes, comme rattrapée par une vieille peur. Ou un canular – l’œuvre d’un plaisantin content de lui. Elle s’approcha à vingt pas du vieux robot nettoyeur, puis fit demi-tour et s’éloigna de sa démarche un peu claudicante en chantant sa petite ritournelle monotone, vestige d’une période postatomique quelconque. Le cavalier apparut soudain sur la crête d’une grande dune, à cinquante mètres sur sa droite. Elle s’arrêta, médusée. L’animal couleur sable était haut comme un homme au niveau de ses épaules larges et musclées ; sa taille étroite retenait une selle scintillante et sa croupe massive était recouverte d’une étoffe argentée. Il rejeta en arrière sa volumineuse tête fauve et les rênes tintèrent ; il renifla et frappa le sol de ses pattes antérieures. Son cavalier, sombre profil plaqué sur le poids terne des nuages sombres, essaya de le faire avancer d’une légère pression des éperons. Le gros animal baissa la tête et renifla à nouveau, explorant d’une patte prudente la lisière de tessons au sommet de la dune où le sable se changeait en verre. La bête secoua la tête, puis descendit délicatement sur la bande de sable jusqu’au creux entre deux dunes, pressée par son cavalier, dont le manteau flottait derrière lui comme s’il était à peine plus lourd que l’air dans lequel il se déplaçait. L’homme marmonna quelque chose et planta ses talons dans les flancs de la bête, qui tressaillit lorsque les bornes des éperons se connectèrent et envoyèrent de menus frissons involontaires jusqu’en haut de ses vastes flancs. L’animal posa prudemment sur le verre une de ses larges pattes, puis deux, encouragé de la voix par son cavalier. Sans cesser de renifler nerveusement, il fit deux pas sur le plan incliné de la grève, puis – avec une sorte d’énorme gémissement – il dérapa, tituba et s’assit lourdement sur son arrière-train, manquant de désarçonner son cavalier. Il rejeta la tête en arrière et rugit. L’homme sauta prestement à bas de l’animal ; son long manteau s’accrocha brièvement à la haute selle, et il atterrit gauchement sur la surface de verre et faillit tomber. Sa monture tentait de se relever par saccades cahotantes, mais ses pattes glissaient sur la surface lisse. L’homme rassembla les pans de son manteau et se dirigea à grandes enjambées décidées vers la femme, qui avait une main sous l’aisselle opposée, l’autre appuyée contre le front comme pour protéger ses yeux en regardant la plage. Elle secouait la tête. L’homme était grand, mince sous sa culotte à la hussarde et sa veste cintrée ; son visage pâle et étroit était couronné de boucles noires et ourlé d’une barbe noire soigneusement taillée. Il s’approcha. Il semblait avoir quelques années de plus qu’elle. — Sharrow, la salua-t-il en souriant. Merci d’être venue, cousine. La voix était cultivée, raffinée, le ton calme et néanmoins ferme. Il lui tendit les bras, lui serra brièvement les mains, puis relâcha son étreinte. — Geis, dit-elle en observant par-dessus l’épaule de l’homme sa monture beuglante qui s’était remise en tremblant sur ses pattes, qu’est-ce que tu fais avec cet animal ? Geis se tourna vers la bête. — Je le dresse, fit-il avec un grand sourire qui s’effaça lentement. Mais, en réalité, c’est juste un moyen de venir jusqu’ici pour te dire… Il haussa les épaules avec un petit rire plein de regret. — Et puis zut, Sharrow, c’est un message mélodramatique : tu es en danger. — Peut-être qu’un coup de téléphone aurait été plus rapide, dans ce cas. — Il fallait que je te voie, Sharrow. C’est plus important qu’un coup de téléphone. Elle regarda l’animal sellé renifler prudemment l’herbe stabilisatrice qui tapissait la dune la plus proche. — Pourquoi pas un taxi, alors ? dit-elle doucement d’une voix chargée d’onctuosité. Geis sourit. — Les taxis sont si… vulgaires, tu ne trouves pas ? expliqua-t-il avec un soupçon d’ironie. — Hmmm, mais pourquoi ce… ? demanda-t-elle en désignant la monture. — C’est un bandamyion. Un bel animal. — Oui, bon… pourquoi ce bandamyion ? Geis haussa les épaules. — Je viens de l’acheter. Comme je disais, je suis en train de le dresser. Il leva dédaigneusement sa main gantée et dit : — Écoute, laisse tomber l’animal. Cette affaire est plutôt urgente. Elle soupira. — D’ac… c’est quoi, alors ? Il inspira profondément, puis expira. — Les Huhsz, dit-il. Elle resta muette un moment, puis elle haussa les épaules et se détourna. — Oh, eux, fit-elle en grattant la plage de verre du talon de sa botte. — Oui, affirma tranquillement Geis. Mes gens à la Cour mondiale disent qu’on est en train de s’arranger avec eux, ce qui signifie qu’ils vont obtenir leurs… Passeports de chasse, probablement très bientôt. C’est peut-être une question de jours. Sharrow opina sans regarder son cousin. Elle croisa les bras et se mit à marcher lentement sur la plage. Geis retira ses gants à crispin et la suivit après avoir jeté un coup d’œil au bandamyion qui ruminait. — Désolé d’être celui qui t’annonce la bonne nouvelle, Sharrow. — Je ne t’en veux pas, dit-elle. — Je ne crois pas que nous puissions faire grand-chose de plus. Je fais plancher les avocats de la famille sur une procédure d’appel, et mes juristes d’entreprise fournissent toute l’assistance possible – il y a une chance que nous puissions exiger un sursis pour absence de préavis – mais il semblerait que ceux de Stehrin aient abandonné leurs objections et que le Consistoire de la Nulléglise renonce à opposer une exception péremptoire. Le bruit court que les Huhsz auraient négocié l’achat de terres à Stehrin – qu’ils se seraient octroyé une sorte d’enclave – et que l’Église se serait fait acheter, soit directement, soit par l’offre d’une relique. Sharrow ne dit rien ; elle continuait d’avancer le long de la plage, les yeux fixés sur le sol. Geis ouvrit les mains dans un geste de résignation. — Tout ça s’est déchaîné si brusquement ! Je croyais qu’on avait bloqué ces trouducs pour un bon nombre d’années, mais la Cour a foncé pour expédier toute l’affaire, en mettant sur la touche des procès qui attendaient depuis des générations. Il soupira et poursuivit : — Et évidemment, c’est au tour de Llocaran de fournir un président à la Cour pour la présente session. L’heureux élu est en fait originaire de Lip City. — Oui, Lip City, dit Sharrow. J’imagine que les gens de là-bas sont encore traumatisés par ce fichu Canon Lent. Son regard se porta sur la silhouette de son hydroptère, qui scintillait faiblement au loin. (Et elle revit la chambre d’hôtel, l’alignement de collines désertiques au-delà de la balustrade en pierre du balcon, et le mince pli lumineux de l’aube brusquement noyé par les impulsions saccadées du feu silencieux tiré de derrière l’horizon. Abasourdie, éblouie et confuse, elle avait vu cette lointaine éruption destructrice illuminer le visage de son amant.) — En réalité, dit Geis d’une voix lasse, je crois que les Huhsz doivent avoir mis le grappin sur l’un des justiciaires. Il paraît qu’on aurait chopé un de ces vieux birbes dans un salon de torture il y a quelques jours. Ça ne m’étonnerait pas que les Huhsz aient monté toute l’affaire rien que pour se mettre un juge dans la poche. — Dis donc ! s’exclama Sharrow en passant la main dans son épaisse chevelure tandis que Geis l’observait. Quelle énergie et quel sens de l’initiative chez nos potes les Huhsz ! Geis hocha la tête. — Il faut dire aussi qu’ils ont eu de la chance avec leur recrutement et leurs investissements ces derniers temps. Ça baigne vraiment pour eux ; ils sont probablement l’ordre le plus rentable sur Golter à l’heure qu’il est. Et tout ça les a aidés à rassembler leur trésor de guerre. Je suis désolé, Sharrow, dit-il en fronçant les sourcils. J’ai l’impression de t’avoir laissée tomber. Elle haussa les épaules. — Il fallait que ça arrive un jour ou l’autre. Tu as fait ton possible. Merci. Elle le regarda, puis tendit brièvement la main pour lui toucher l’avant-bras. — Je t’en suis reconnaissante, Geis. — Laisse-moi te cacher, Sharrow, proposa-t-il soudain. Elle secoua la tête. — Geis… — J’ai des intérêts dans des affaires qu’ils ne peuvent pas… — Geis, non, je… — Non. Écoute… j’ai des endroits que personne… — Non, je… — Des planques ; des bureaux ; des domaines qui ne figurent sur aucun cadastre, ici et sur d’autres planètes ; des sociétés-écrans en cascade dont mes propres P.D.-G. ignorent l’existence… — Je te remercie de ta proposition, Geis, mais… — Des habitats ; des astéroïdes entiers ; des mines sur Fian et sur Speyr ; des îles-conteneurs sur Trontsephori… — Geis, dit-elle. Elle s’arrêta et se tourna vers lui, prit sa main un instant dans la sienne. Le visage mince de Geis brillait d’un éclat blafard dans la lumière de plus en plus rouge. — Geis, je ne peux pas, trancha-t-elle en se forçant à sourire. Tu sais bien qu’ils finiraient par retrouver ma trace, et que tu n’aurais que des ennuis pour hébergement de criminel. Ils utiliseront les Passeports. S’ils le voulaient – s’ils pouvaient avancer comme prétexte qu’ils te soupçonnent de me protéger –, ils te mettraient en pièces, Geis. — Je peux me défendre tout seul. — Je ne pense pas à ta personne, Geis. Je pense à l’empire commercial que tu t’es acharné à édifier. Je surveille les infos : les pourfendeurs de trusts grouillent déjà autour de toi. — Des bureaucrates, dit Geis en levant la main. Je peux m’occuper d’eux. — Pas si les Huhsz utilisent les Passeports pour ouvrir tes banques de données et fouiller tes fichiers. Toutes ces mirobolantes sociétés, tous ces… intérêts – tu pourrais tout perdre d’un seul coup. Geis ne bougeait plus et la regardait dans les yeux. — Je prendrai le risque, affirma-t-il tranquillement. Elle secoua la tête. — Mais si, insista-t-il. Pour toi. Si tu voulais, je ferais n’importe quoi… — Geis, je t’en prie, dit-elle en lui tournant le dos. Elle partit dans l’autre direction, vers la silhouette lointaine du robot nettoyeur antédiluvien. Geis marcha à pas mesurés derrière elle. — Sharrow, tu connais mes sentiments envers toi. Laisse-moi seulement… — Geis ! dit-elle sèchement en se retournant à peine vers lui. Il s’arrêta, regarda ses pieds puis s’élança à sa poursuite. — Très bien, fit-il quand il arriva à sa hauteur. Je suis désolé ; je n’aurais rien dû dire. Je ne voulais pas te plonger dans l’embarras. Il reprit son souffle et poursuivit : — Mais je ne veux pas te laisser pourchasser comme ça. Je peux aussi recourir aux coups bas. J’ai des gens à moi dans des endroits où tu ne t’attendrais pas à les voir ; dans des endroits où personne ne s’y attend. Pas question que je te laisse attraper par ces cinglés d’intégristes. — Je ne vais pas me laisser attraper. Ne t’inquiète pas. — Comment pourrais-je ne pas m’inquiéter ? dit-il avec un rire amer. Elle s’arrêta et le regarda. — Tu n’as qu’à essayer. Et retiens-toi de faire quoi que ce soit qui risque de nous mettre encore plus dans le pétrin, toi et moi. Elle inclina la tête sur le côté et le regarda fixement. Il finit par se détourner. — Très bien, dit-il. Ils reprirent leur promenade. — Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? — Fuir, fit-elle en haussant les épaules. Ils ne disposent que d’un an. Et puis… — Un an et un jour, pour être précis. — Oui. Bon, je n’aurai qu’à essayer d’avoir une ou deux étapes d’avance sur eux pendant un an… et un jour. Elle donna un coup de talon à la surface vitreuse sous leurs pieds. — Et je suppose que je serai obligée de retrouver ce fameux dernier Canon Lent. Celui que les Huhsz veulent. C’est le seul autre moyen d’arrêter tout ça. — Tu vas reconstituer l’équipe ? demanda Geis d’une voix neutre. — Je vais avoir besoin de tout le monde si je veux retrouver ce fichu Canon, l’informa-t-elle. Et il faudra que j’essaie, de toute façon. Si les Huhsz mettaient la main sur un des membres de l’équipe… ils pourraient plus facilement remonter jusqu’à moi. — Ah. Alors, c’est vrai, ça ne disparaît pas avec le temps ? — La SNC ? Non, Geis, ça ne disparaît pas. À l’instar de certaines maladies exotiques, et contrairement à l’amour, la synchro-neuroconnectivité est pour la vie. — Tu n’as pas toujours été aussi cynique sur le chapitre de l’amour, glissa Geis en baissant les yeux. — L’ignorance paie, comme on dit. Geis était apparemment sur le point de réfuter cette assertion, mais il secoua la tête. — Tu auras besoin d’argent, alors ! Laisse-moi… — Je ne suis pas indigente, Geis. Et – qui sait ? – il y a peut-être encore des contrats de recherche d’Antiquités non aboutis. Elle joignit les mains et se mit à les pétrir sans s’en rendre compte. — Si la légende familiale dit vrai, continua-t-elle, il faut d’abord retrouver les Principes universels avant de chercher le Canon Lent. — Oui, si la légende dit vrai, objecta Geis. J’ai essayé moi-même de remonter à la source de cette rumeur, et personne ne sait comment elle s’est créée. — C’est tout ce dont nous disposons, Geis. — Bon, si tu as besoin d’aide pour retrouver les autres membres de l’équipe… — Aux dernières nouvelles, Miz créait des entreprises à Laguna City, les Franck élevaient des sarflets dans le Régional, et Cenuij se terrait quelque part au Caltasp Mineur – en Udeste, peut-être. Je le retrouverai. Geis inspira profondément. — Eh bien, d’après mes propres sources, Cenuij Mu est bien au Caltasp, mais un peu plus au nord que l’Udeste. Sharrow pencha la tête d’un air soucieux. — Hmmm ? C’est-à-dire ? Geis sourit tristement. — À Lip City, cousine, apparemment. Sharrow hocha la tête et reprit sa marche en serrant les dents. Elle regarda vers le large, où l’ultime lueur solaire s’évanouissait rapidement sur la courbe nue de l’horizon. — Oh, super, dit-elle. Geis affecta d’examiner le dos de ses mains. — Je possède une société de prestations sécuritaires avec des contrats de surveillance couvrant les installations de certains Monopoles à Lip ; il ne serait pas impossible que Mu… voyage par inadvertance au-delà des limites de la ville… — Non, Geis, lui dit-elle. Ça ne marchera pas ; le kidnapper ne ferait que le monter contre nous. Je retrouverai Cenuij. Peut-être que je pourrai persuader ma demi-sœur chérie de m’aider ; je crois qu’ils sont encore en contact. Geis n’avait pas l’air convaincu. — Breyguhn ? Il se peut qu’elle ne veuille pas te parler. — Ça vaut le coup d’essayer, dit Sharrow avec un air pensif. Il se pourrait même qu’elle ait une petite idée de l’endroit où se trouvent les Principes universels. Geis se tourna vers Sharrow. — C’était ce qu’elle cherchait dans la Demeure marine, n’est-ce pas ? Sharrow opina. — L’an dernier, elle m’a envoyé une lettre avec des indications confuses et délirantes sur la manière de retrouver ce bouquin. Geis eut l’air surpris. — Vraiment ? Sharrow leva les sourcils. — Oui, et elle prétendait avoir découvert le sens de la vie par-dessus le marché, si mes souvenirs sont exacts. — Ah, fit Geis. Ils s’arrêtèrent non loin de la masse sombre du vieux robot nettoyeur. Elle respirait profondément en promenant son regard sur la courbe ténue de la plage ; il faisait assez sombre pour que la phosphorescence des vagues se manifeste sous forme de lignes fantomatiques ondulant sur le rivage. — Alors, Geis, tu as encore des bonnes nouvelles pour moi, ou c’était tout ? — Oh, je crois que ça suffit pour le moment, non ? dit-il avec un petit sourire triste. — Bon, je te remercie de cette information, Geis. Mais il va falloir que je me déplace plutôt rapidement à partir de maintenant ; ce serait mieux pour toi et le reste de la famille si vous tous me laissiez les coudées franches pendant douze mois. J’ai besoin d’espace pour manœuvrer, tu vois ce que je veux dire ? — Si tu insistes. À l’entendre, elle l’avait blessé. — Tout se passera bien, lui dit-elle en lui tendant la main. Il regarda sa main, puis la lui serra. — C’est vrai, Geis, je m’en tirerai. Je sais ce que je fais. Encore merci. Elle se pencha en avant et l’embrassa rapidement sur la joue. Elle recula d’un pas, libérant la main de Geis. Il lui adressa un pâle sourire et hocha la tête. — Je demeure, comme toujours, ton fidèle serviteur, cousine. Geis réussit à donner à cette phrase ampoulée un ton à la fois triste et sincère. Il recula d’un pas lui aussi, vers l’eau ; une vague passa sur une de ses bottes, et la borne d’éperon en court-circuit produisit un petit éclair bleu. Geis tressaillit et s’écarta adroitement. Sharrow partit d’un petit rire involontaire. Geis se gratta la tête avec un sourire désabusé. — Je ne réussis jamais mes sorties spectaculaires quand tu es dans les parages, soupira-t-il. Bon, si jamais tu as besoin de moi, si jamais je peux faire quelque chose… tu n’as qu’à m’appeler. — Je le ferai. Au revoir. — Adieu, Sharrow. Il fit volte-face et retourna rapidement vers le bandamyion. Elle le regarda s’éloigner dans les dunes. Elle l’entendit appeler l’animal et rit doucement lorsqu’elle le vit pourchasser le monstre galopant au sommet d’une dune lointaine. Finalement, elle secoua la tête et se tourna vers l’hydroptère amarré une centaine de mètres plus loin sur le rivage désert. — Ah ! Bonjour ! dit une voix juste derrière elle. Elle s’immobilisa, puis pivota d’un mouvement souple, la main gauche glissant dans la poche de sa veste. Il y avait deux minuscules voyants rouges tout en haut à l’avant de la nettoyeuse, à dix mètres d’elle ; les lumières clignotaient lentement. Elles n’étaient pas allumées quelques secondes plus tôt. — Oui ? s’enquit-elle. — Est-ce bien à dame Sharrow que j’ai l’honneur de m’adresser ? dit le robot. Il avait une voix grave, avec l’effet de carillon au début de chaque mot censé indiquer aux gens qu’ils avaient affaire à une machine. Sharrow plissa les yeux. Le robot détecta la tension dans son bras gauche. — Je crois, répondit-elle, que vous savez qui je suis. — Effectivement. Permettez-moi de me présenter… La machine émit un son pleurnichard et cahota dans sa direction ; les crampons en caoutchouc de sa chenille gauche fendirent les petites vagues dans une gerbe d’éclaboussures. Sharrow fit précipitamment deux grands pas en arrière. Le robot s’arrêta net. — Oh, excusez-moi. Je ne voulais pas vous effrayer. Une seconde, s’il vous plaît… La machine recula laborieusement de deux mètres. — Et voilà. Comme je vous disais… permettez-moi de me présenter. Je suis un… — Je me fiche de ce que vous êtes. Qu’est-ce que vous faites là à nous espionner, moi et mon cousin ? — Subterfuge indispensable, gente dame, pour m’assurer que j’avais correctement identifié les deux personnages en question, à savoir vous-même et le comte Geis. De plus, m’étant accidentellement trouvé à si peu de distance de votre entretien, j’ai jugé plus prudent et tout simplement plus courtois d’attendre pour manifester ma présence que le susdit gentilhomme ait pris congé de vous, car – toutes considérations de politesse mises à part – mes instructions sont de me révéler à vous-même et à vous seule, au début en tout cas. — Vous êtes terriblement bavard pour un robot nettoyeur. — Ah, gente dame, ne vous laissez pas abuser par cette grossière apparence : sous mon déguisement loqueteux sont tapis plusieurs composants flambant neufs d’un SuperVigile (marque déposée), élément de protection personnelle rapprochée, modèle dix-sept, classe cinq, agréé pour l’espace civil dans presque toutes les juridictions et limité à l’environnement de combat dans les autres. Quant à moi – c’est-à-dire le système susmentionné, dans sa version intégrale, combiné avec les prestations de divers opérateurs humains hautement qualifiés –, je suis à votre service exclusif, gente dame, aussi longtemps que vous le désirerez. — Vraiment ? dit Sharrow, amusée et méfiante à la fois. — Absolument, dit la machine. Un simple robot nettoyeur – par exemple – ne serait pas capable de vous dire que le pistolet que vous portez actuellement dans la poche gauche de votre veste, l’index sur la détente et le pouce prêt à débloquer le cran de sûreté, est un PortaCanon FrintArms insonorisé, calibre dix millimètres, avec onze cartouches polyvalentes à noyau de mercure et douille coaxiale 10/7 en uranium appauvri dans le chargeur plus une dans la culasse, et que vous avez un autre chargeur – réversible – dans la poche opposée, contenant quatre cartouches perforantes antiblindage et six cartouches lance-fléchettes. Sharrow éclata d’un rire sonore, retira la main de sa poche et tourna les talons. Elle s’éloigna le long de la plage. Le robot avança pesamment à quelques pas derrière elle, en gardant ses distances. — Et je me sens obligé de vous faire remarquer, poursuivit-il, que les établissements FrintArms Inc. recommandent fortement de ne jamais conserver leurs créations sur soi avec une balle dans le canon. — L’arme a un cran de sûreté, dit-elle d’un ton acerbe en jetant un coup derrière elle. — Oui, mais je crois que si vous lisez le mode d’emploi… — Donc, coupa-t-elle, vous êtes à ma disposition, c’est bien ça ? — Absolument. — Fantastique. Vous travaillez pour qui, alors ? — Mais… pour vous, maîtresse ! — Oui, mais qui vous a engagé ? — Ah, gente dame, c’est avec le plus grand embarras que je suis contraint d’avouer qu’en la matière je dois – avec une certaine angoisse que vous aurez peut-être du mal à apprécier – délaisser mon engagement absolu à satisfaire vos moindres caprices. En clair, je n’ai pas le droit de divulguer cette information. Et voilà, je l’ai dit. Éloignons-nous donc au plus vite de ce malencontreux quantum de dissonance et regagnons l’état fondamental d’harmonie dont je ne doute pas qu’il gouvernera notre relation future. — Donc, vous n’allez pas me dire de qui il s’agit, admit Sharrow en hochant la tête. — Gente dame, dit le robot en continuant de rouler cahin-caha derrière elle, en un mot comme en cent : exact. — Très bien… — Puis-je supposer que vous souhaitez effectivement disposer de mes services ? — Je vous remercie, mais je n’ai pas vraiment besoin d’aide pour m’occuper de ma personne. — Eh bien, claironna la machine avec une note d’amusement dans la voix, vous avez bien loué une unité de protection rapprochée la dernière fois que vous vous êtes rendue dans la ville d’Arkosseur, et vous avez bien un contrat avec une armée commerciale pour faire garder votre maison d’habitation sur Jorve. Elle se retourna vers la machine. — On est drôlement bien informé, pas vrai ? — Merci, il me plaît de le croire. — Alors, quelle est ma couleur favorite ? — L’ultraviolet. Vous l’avez dit une fois à l’un de vos précepteurs. Elle s’arrêta, le robot aussi. Elle se retourna et contempla la caisse cabossée de la machine. Elle secoua la tête. — Merde, même moi, j’avais oublié que j’avais dit ça. Elle baissa les yeux sur la plage de verre. — L’ultraviolet, hein ? Alors, je l’ai dit. C’est presque spirituel, conclut-elle en haussant les épaules. Elle tourna la tête et continua d’avancer, le nettoyeur sur ses talons. — Vous semblez me connaître mieux que je ne me connais moi-même, machine, dit-elle. À votre avis, y a-t-il quoi que ce soit que je devrais savoir à mon sujet ? Je veux dire, au cas où je l’aurais oublié. — Vous vous appelez Sharrow… — Non, ça, je l’oublie rarement. — De la première maison de Dascen Majeur, goltérienne. Vous êtes née en 9965 dans la maison Tzant, sur les terres du même nom, vendues depuis avec la plupart des autres biens de Dascen Majeur à la suite du règlement ordonné par la Cour mondiale après le démembrement du réseau commercial – allègrement illégal – de votre grand-père Gorko, qu’on disait le plus étendu de son époque. — Nous avons toujours pensé large, dans la famille. Surtout quand il s’agit de catastrophes. — À la suite du malencontreux décès de votre mère… — Le terme technique est « assassinat », ce me semble. Sharrow ralentit et joignit les mains derrière le dos. — … Assassinée par des fanatiques huhsz, vous avez été élevée par votre père dans ce qu’à mon avis on pourrait honnêtement appeler une existence, euh… péripatétique. — Quand nous n’étions pas en train de mal nous conduire dans les demeures de riches parents, c’était casinos et tribunaux à parts égales. L’obsession de mon père était de faire cracher du fric aux uns et aux autres. C’était lui qui se faisait avoir, en général. — Vous avez eu… différents précepteurs… — Qui tous manquaient singulièrement d’humour. — Et ce qu’on pourrait charitablement appeler une scolarité à éclipses. — On ne devrait pas toujours croire ce que disent bien des dossiers scolaires. — Oui, il y a une disparité tout à fait remarquable entre les archives papier et la plupart des fichiers informatiques associés. Plusieurs des établissements que vous avez fréquentés semblaient avoir l’impression qu’il pourrait y avoir un lien de cause à effet entre ce phénomène et votre intérêt inhabituel pour l’informatique. — Simple coïncidence ; ils n’ont rien pu prouver. — En effet, c’est la première fois que j’entends parler d’un procès intenté à un registre scolaire. — Question de principe : l’honneur familial était en jeu. Et, de toute façon, l’amour de la procédure est héréditaire, chez nous. Gorko a assigné son père en justice pour avoir plus d’argent de poche quand il avait cinq ans, et Geis a failli plusieurs fois se faire un procès à lui-même. — Dans les écoles privées de Claäv où vous terminiez votre éducation de jeune fille de bonne famille, vous avez développé un intérêt pour la politique et vous vous êtes fait, euh… beaucoup d’amis chez les jeunes gens du cru. Elle haussa les épaules. — J’avais été une enfant difficile ; je suis devenue une adolescente facile. — Tout le monde a été surpris, sauf vous, apparemment, d’apprendre que vous aviez été admise à l’institut diplomatique de l’université de Yadayeypon, mais vous en êtes partie au bout de deux ans, lorsque a éclaté la guerre des Cinq pour cent. — Encore une coïncidence ; le prof par qui je me faisais baiser pour avoir de bonnes notes m’a claqué dans les doigts, et je n’avais pas envie de repartir à zéro. — Vous vous êtes engagée sur un croiseur anti-Taxe opérant à partir de TP 105, un satellite de Roaval, ensuite – avec un groupe de sept autres officiers subalternes –, vous êtes devenue l’un des premiers humains depuis trois cents ans à prendre le symbiovirus SNC-3, qui venait alors d’être diffusé. Avec vous comme chef, vos amis synchroneuroconnectés et vous-même avez piloté un escadron de clippers de douane monoplaces trafiqués au départ d’EnfinChezMoi, un habitat militaro-commercial stationné sur une orbite à proximité de Miykenns, pour devenir l’escadron le plus efficace des dix-sept opérant dans l’intrasystème. — Arrêtez, s’il vous plaît… je rougis. — Trois membres de votre équipe ont péri dans votre dernière mission, à la fin de la guerre, alors que la reddition était en cours de négociation. Votre propre appareil a été sérieusement endommagé, et vous avez effectué un atterrissage forcé sur le Fantôme de Nachtel, qui a entraîné des blessures quasi fatales en sus de l’extrême irradiation et des atteintes déjà sérieuses que vous aviez subies au cours de l’engagement originel. — Rien à moitié. Ce devrait être la devise familiale. — Vous avez été désincarcérée de l’épave puis traitée dans le cadre des conventions d’internement en temps de guerre dans l’hôpital neutre d’une compagnie minière sur le Fantôme de Nachtel… — La bouffe était dégueulasse. — … Où vous avez perdu le fœtus de l’enfant que vous portiez, conçu avec un autre membre de votre équipe, Miz Gattse Ensil Kuma. Elle s’arrêta un instant et leva les yeux pour voir l’hydroptère, à une vingtaine de mètres. Elle pinça les lèvres, inspira profondément et se remit à marcher, lentement. — Oui ! Une manière terriblement compliquée de se faire avorter. Mais comme j’ai été stérilisée par la même occasion, c’était pratiquement une bonne affaire. — Vous avez passé les tout premiers mois de l’après-guerre à l’hôpital pénitentiaire de Tenaus, un habitat de Nachtel. Vous avez été libérée – le jour de votre vingtième anniversaire – en vertu des accords du Grill-Room ; les quatre membres survivants de votre équipe et vous-même avez formé une SARL et fourni, dans un cadre parfois légal, des services de surveillance commerciale et d’espionnage industriel ; vous vous êtes ensuite reconvertis dans la recherche et la récupération d’Antiquités, profession que vous partagiez avec votre sœur, Breyguhn. — Demi-sœur. Et nous ne nous sommes jamais fait prendre. — Le dernier contrat que votre équipe ait rempli avec succès a été la localisation et la mise au rebut de ce qu’on croit être l’avant-dernier Canon Lent, qui ont abouti à l’autodestruction du Canon lors de son démontage dans le département de physique de l’université de Lip City. — Leur méthodologie était suspecte depuis des années. — L’explosion a anéanti environ vingt pour cent de la ville et causé la mort de presque un demi-million de personnes. Elle s’arrêta de marcher. Ils étaient arrivés devant le fragment d’épave grossièrement cylindrique incrusté dans le silicate vitrifié de la plage et auquel était amarré l’hydroptère. Elle contempla la masse sombre de métal à moitié fondu. — Votre équipe s’est dispersée immédiatement après, poursuivit le robot. Vous possédez actuellement un tiers d’une entreprise d’élevage et de vente au détail de poissons tropicaux sur l’île de Jorve. — Hmm, dit-elle, pensive. Comme c’est banal. C’est l’âge mûr qui approche ; je suis en train de perdre mon panache. Elle haussa les épaules et pataugea dans l’eau ; ses bottes baignaient dans les vagues. Elle déverrouilla l’amarre de l’hydroptère et laissa le filin se rembobiner dans son logement à l’arrière. Elle regarda le robot nettoyeur et dit : — Eh bien, merci, mais je ne crois pas. — Vous ne croyez pas quoi ? Elle grimpa sur l’hydroptère, allongea les jambes dans l’habitacle et abaissa le volant de commande. — Je ne crois pas que j’aie besoin de vos services, machine. — Ah, mais attendez un instant, dame Sharrow… Elle bascula quelques interrupteurs ; l’hydroptère s’anima, les lumières s’allumèrent, les bipeurs bipèrent. — Merci, mais c’est non. — Mais attendez donc ! dit le robot d’une voix presque irritée. Elle démarra. — Écoutez, cria-t-elle, faisant rugir le moteur de l’hydroptère, remerciez Geis de ma part… mais la réponse est non. — Geis ? Madame, vous semblez faire certaines suppositions sur l’identité de… — Oh, fermez-la et poussez-moi pour m’aider à sortir d’ici, vu ? Elle emballa à nouveau le moteur, et une écume mousseuse jaillit de la poupe du modeste esquif. Son aileron avant s’abaissa, tranchant les vagues. Le robot nettoyeur poussa doucement l’hydroptère dans l’eau. — Écoutez, il faut que je vous avoue quelque chose… — Ça suffit, coupa-t-elle avec un bref sourire. Merci. Elle alluma les phares du bateau, créant une passerelle lumineuse qui oscillait au-dessus des vagues. — Attendez ! Mais attendez donc, s’il vous plaît ! Quelque chose dans la voix du robot la força à se tourner pour le regarder. Une section du carter avant cabossé de la machine pivota vers le haut et se rabattit pour révéler un intérieur rougeoyant éclairé par des écrans et des afficheurs. Sharrow fronça les sourcils ; elle porta sa main à sa poche lorsque la tête et les épaules d’un homme émergèrent du compartiment. Il était jeune, musclé sous un T-shirt sombre, et tout à fait chauve ; la lumière rouge projetait des ombres opaques sur son visage et sur des yeux qui semblaient dorés dans la demi-obscurité. La peau sur son crâne lisse et luisant avait l’air cuivrée. — Il faut que nous… commença-t-il. Et elle entendit à la fois la voix synthétique du robot nettoyeur et la propre voix de l’homme. Il cueillit une perle minuscule sur sa lèvre supérieure et dit : — Il faut que nous parlions. Il y avait dans sa voix de basse une aisance que Sharrow aurait sans aucun doute trouvée immensément séduisante quand elle était plus jeune. — Qui diable êtes-vous ? dit-elle en basculant deux interrupteurs dans le cockpit de l’hydroptère sans quitter l’homme des yeux ni lâcher l’arme dans sa poche. — Quelqu’un qui a besoin de vous parler, répondit le jeune homme avec un sourire engageant. Il lui montra le carter de la nettoyeuse. — Désolé pour ce déguisement, dit-il en ouvrant les mains avec une modestie légèrement gênée. Mais on a jugé que… — Non, dit-elle en secouant la tête. Non, je ne veux pas vous parler. Au revoir. Elle tira sur les commandes, et l’hydroptère pivota sur une onde d’écume, noyant l’avant du robot, l’éclaboussant jusqu’à l’intérieur par l’ouverture du panneau. — Faites attention ! hurla le jeune homme. Il tressaillit en regardant l’eau à ses pieds. — Mais, dame Sharrow ! cria-t-il d’une voix désespérée. J’ai quelque chose à vous soumettre… Sharrow repoussa l’accélérateur ; le moteur émit un son rauque et l’esquif jaillit de la plage de verre. — Vraiment ? lui cria-t-elle. Alors, vous pouvez vous le mettre… L’obscénité se perdit dans le fracas des remous et le chuintement aigu des échappements. L’hydroptère gagna le large en rugissant, déjaugea rapidement sur ses plans porteurs et fonça vers l’horizon. 2. LA GALERIE DES ENCHAÎNÉS Issier, principale île de l’archipel de Centremer, était située à mille kilomètres de toute autre terre près du centre du Phirar, troisième océan de Golter par la superficie. Le petit hydroptère en pointe de flèche s’arracha de la plage de verre sur le rivage occidental de l’île et se dirigea vers le nord, vers Jorve, l’île suivante de l’archipel. Il entra une heure plus tard dans une marina juste devant Issier II, la plus grande ville et la capitale administrative de Centremer. À la capitainerie de la marina, Sharrow réveilla un gardien qui se répandit en excuses, et lui confia un message pour le directeur du port : elle lui disait de mettre l’hydroptère en vente. Elle récupéra sa moto, puis prit la voie littorale est en direction du nord. Négligeant son casque, elle roulait avec des lunettes enveloppantes inactivées, sa chevelure agitée par un vent furieux ; le plafond nuageux se disloquait, laissant le clair de lune et le clair de fer teinter en gris bleuté les champs et les vergers à la périphérie de la ville. Elle éteignit les phares de la moto. Elle roulait vite, s’inclinant franchement dans les larges courbes de la route en pente douce, dont la surface, lovée comme un mince ruban bleu acier, se déroulait devant elle. Au-delà des barrières de sécurité, des ravins offraient de brefs aperçus de la côte rocheuse dentelée en contrebas, où la houle océane achevait sa course dans les liserés blancs du ressac luminescent. Sharrow ne remettait l’éclairage qu’à l’approche d’autres véhicules, le cœur battant à la pensée de plonger dans l’obscurité totale dès qu’elle aurait à nouveau éteint les phares de la vieille moto. Elle arriva devant la maison à tourelles isolée sur la falaise – son domicile. Une heure plus tôt, elle était encore sur la plage de verre d’Issier. — Sharrow, tu ne peux pas faire ça ! — Tu veux dire : « Tu ne peux pas me faire ça à moi ? », marmonna-t-elle. — Quoi ? — Rien. Elle prit une caméra de la taille d’un petit doigt dans un tiroir de la coiffeuse et l’accrocha à une poche intérieure du sac de voyage qu’elle venait de remplir. — Sharrow ! Fronçant les sourcils, elle se détourna du sac ouvert sur le grand lit circulaire dans la grande chambre circulaire qui donnait sur la mer. — Hmmm ? dit-elle. Jyr avait l’air angoissé. Il avait pleuré. — Comment tu peux partir comme ça ? Je t’aime ! s’écria-t-il en levant les bras au ciel. Elle le regarda en face. Les zones pâles de son visage avaient rougi ; la mode estivale sur l’île, cette année-là, était à l’épiderme en noir et blanc imitant le camouflage, et Jyr – persuadé que ce style lui convenait – semblait déterminé à rester bicolore toute l’année. Elle le bouscula, disparut dans son cabinet de toilette et ressortit avec une paire de gants à crispin qu’elle ajouta aux vêtements entassés dans le bagage plein à craquer. — Sharrow ! cria Jyr derrière elle. — Quoi ? dit-elle en fronçant les sourcils. Elle porta la main à sa bouche et se tapota les dents du bout des doigts tout en examinant le sac, plongée dans ses pensées. Elle avait réservé sa place sur un vol pour l’ouest du pays qui partirait tôt le lendemain matin, appelé son avocat et ses associés pour organiser une réunion et contacté sa banque pour mettre de l’ordre dans ses finances. Mais elle était sûre qu’elle avait oublié quelque chose. — Ne pars pas ! supplia Jyr. Tu n’as pas entendu ce que j’ai dit ? Je t’aime ! — Oh, oh ! dit-elle en s’agenouillant sur le lit pour serrer les courroies du sac. — Sharrow, pria Jyr tranquillement derrière elle, la voix chargée d’émotion. S’il te plaît… Il posa ses mains sur ses hanches. Elle se dégagea à coups de poing, grognant tandis qu’elle se débattait avec les serrures du bagage. Elle le ferma en forçant et se releva. C’est alors que Jyr la prit par les épaules, la fit tourner comme une toupie et la secoua. — Arrête de me faire ça ! cria-t-il. Arrête de faire comme si je n’étais pas là ! — Alors, arrête de me secouer ! lança-t-elle. Il la lâcha et resta sur place à frissonner, les yeux bouffis. Ses cheveux entièrement blancs étaient en désordre. — Au moins, explique-toi, dit-il. Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi faut-il que tu partes comme ça ? — C’est une longue histoire. — Alors, raconte ! — Très bien ! dit-elle sèchement. Parce qu’il était une fois une petite fille, il y a bien longtemps et dans un pays très loin d’ici, qui avait été promise à un grand temple par ses parents. Elle fit la connaissance d’un homme – un duc –, et ils tombèrent amoureux. Ils jurèrent que rien ne pourrait les séparer, mais on leur joua un vilain tour et elle fut emmenée au temple quand même. « Le duc vint sauver la jeune fille ; elle s’échappa en emportant avec elle le plus précieux trésor du temple. Ils se marièrent et elle donna au duc deux jumeaux, un garçon et une fille. Au cours d’une tentative pour récupérer le trésor, des agents de la secte tuèrent le duc et son fils. « Le trésor était caché – on ne sait toujours pas où –, et la duchesse jura de se venger de la mort de son époux et de son enfant par tous les moyens possibles, et de s’opposer à la secte en toutes occasions. Elle obligea l’enfant survivante à jurer de même et étendit ce serment à toute la descendance de sa fille. « La secte lui rendit la monnaie de sa pièce : un prophète eut une vision et décida que le Messie ne pourrait naître tant que les fidèles n’auraient pas récupéré leur trésor ou tant que la lignée féminine de la famille ne se serait pas éteinte. Et, quel que soit l’événement décisif, il fallait qu’il se produise avant le début du décamillénaire. Elle observa un instant le visage ahuri et mouillé de larmes de Jyr, puis secoua la tête. — Eh bien, dit-elle, exaspérée, tu voulais savoir, non ? — Emmène-moi avec toi, murmura Jyr. — Quoi ? Non. — Emmène-moi avec toi, répéta-t-il en prenant sa main entre les siennes. Je ferai n’importe quoi pour toi. Je t’en supplie. Elle retira sa main. — Jyr, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, nous avons passé un été agréable et je me suis bien amusée. Toi aussi, j’espère. Mais maintenant, il faut que je parte. Si tu veux, tu peux rester dans la maison jusqu’à l’expiration du bail. Il la gifla. Elle le regarda posément, les oreilles bourdonnantes, l’impact de la gifle comme un écho en plein visage. Il ne l’avait encore jamais frappée. Elle ne savait pas ce qu’elle trouvait de plus stupéfiant : le fait qu’il ait réussi à la prendre par surprise, ou le fait qu’il ait songé à la frapper. Il se tenait devant elle, les yeux écarquillés. Elle secoua la tête, afficha un sourire radieux, dit : « Ça alors ! » puis lui allongea un bon crochet du gauche à la mâchoire. La tête de Jyr fut rejetée en arrière ; il s’écroula sur la coiffeuse derrière lui, éparpillant bouteilles, tubes, pots et pinceaux. Il glissa sur le plancher ; parfums et lotions ruisselèrent des flacons brisés et marbrèrent de taches sombres le carrelage autour de lui. Sharrow se retourna, empoigna son sac et le jeta sur son épaule. Elle souleva une petite sacoche posée près du lit et la mit sur l’autre épaule. Jyr gémissait, allongé face contre le sol. La chambre commença à puer le parfum de luxe. Sharrow examina les jointures de sa main gauche en fronçant les sourcils. — Maintenant, fiche le camp de chez moi, dit-elle. Téléphone ? Elle s’adressait à la domotique. — Paré, carillonna une voix. — En attente, dit-elle. — En attente. Elle donna un petit coup de botte dans le postérieur de Jyr. — Tu as deux minutes avant que j’appelle les flics pour signaler une intrusion. — Oh, dieux du ciel, ma mâchoire ! pleurnicha Jyr. Il se hissa sur les genoux, soutenant son menton d’une main. Son occiput saignait. Il se releva en tremblant dans une pluie de morceaux de verre. Sharrow recula de deux pas sans cesser de l’observer attentivement. Il faillit tomber à nouveau, puis tendit la main et s’appuya sur la coiffeuse. — Tu m’as cassé la mâchoire ! — Je ne crois pas, pas avec un uppercut. Elle jeta un coup d’œil au réveil et dit : — Il ne te reste plus qu’une minute et demie, à mon avis. Il la regarda. — Espèce de connasse, salope sans cœur, dit-il d’une voix très assurée. Elle secoua la tête. — Non, Jyr, je ne t’ai jamais apprécié quand tu disais des cochonneries. Elle se détourna de lui. — Téléphone ? — En attente. — Veuillez appeler la p… — Ça va ! vociféra Jyr. Il tressaillit, porta la main à sa mâchoire, puis se dirigea en titubant vers la porte. — Je m’en vais ! Je m’en vais ! Et je ne reviendrai jamais ! Il ouvrit brutalement la porte de la chambre et la claqua derrière lui ; elle l’entendit descendre l’escalier en martelant les marches, puis la porte d’entrée se ferma avec fracas ; la tourelle trembla autour de Sharrow. Ce fut enfin le claquement de la portière, suivi par le bruit du moteur, un miaulement qui déchira la nuit. Elle demeura un instant parfaitement immobile, puis ses épaules s’abaissèrent un peu et ses yeux se fermèrent. Elle vacilla légèrement, déglutit, expira en rouvrant les yeux. Elle renifla, s’essuya les yeux, inspira encore un bon coup et s’éloigna du lit. Elle s’arrêta brièvement près de la coiffeuse pour relever deux ou trois flacons renversés. — En attente, répéta la domotique. Elle regarda son reflet dans le miroir de la coiffeuse. — Annulation, dit-elle. Puis elle passa un doigt dans l’épaisse flaque de parfum sur le bois de la table, s’en mit derrière les oreilles et se dirigea vers la porte. Elle rentra en ville sur sa moto, casque sur la tête, vision nocturne activée, et tous feux allumés. Elle arriva devant la haute demeure bourgeoise des Bassidge, le couple qui possédait les deux autres tiers de l’élevage de poissons exotiques. Son avocat était déjà là ; elle signa les documents nécessaires pour leur céder sa part de l’affaire. Consciente qu’il permettrait bien trop facilement de retrouver sa trace, elle avait laissé son téléphone personnel dans la maison sur la falaise. Après que son avocat fut rentré chez lui et que les Bassidge furent allés se coucher, elle s’assit devant l’antique terminal de la maison et resta là jusqu’à l’aube, avalant deux comprimés d’amphés pour rester éveillée pendant qu’elle essayait de se mettre à niveau en consultant huit ans d’infos et de données plus ou moins officielles sur la branche Antiquités. Il y avait de nombreux contrats non aboutis visant les Principes universels ; plusieurs émanant d’universités, d’autres encore de gros Monopoles connus pour investir dans les Antiquités de grande valeur, quelques-uns proposés par de riches collectionneurs isolés spécialisés dans les ouvrages Uniques perdus, et un contrat anonyme. Ce dernier offrait la plus grosse somme à titre d’avance, mais uniquement aux investigateurs en Antiquités dotés de références acceptables. Elle fut presque tentée de rédiger une soumission et de l’envoyer à la BAL anonyme, mais il y avait trop de choses à régler au préalable. Elle se doutait qu’elle finirait par chercher ce livre d’une manière ou d’une autre. Selon l’une des rumeurs plutôt envahissantes qui avaient circulé sur le compte de la famille Dascen et de ses clans associés dans le chaos qui suivit la chute de son grand-père Gorko, les coordonnées du dernier Canon Lent – celui dérobé aux Huhsz par la duchesse sept générations plus tôt et dissimulé après la mort du duc – avaient été découvertes par des agents de Gorko. Son emplacement avait été consigné d’une manière ou d’une autre dans le livre Unique appelé les Principes universels, lui-même perdu depuis bien plus longtemps. Pour Sharrow, cette rumeur avait toujours paru juste assez délirante pour être vraie, bien qu’elle ne comprenne pas plus que les autres comment on pouvait laisser un message dans un objet qui, de l’avis général, avait disparu des siècles plus tôt. À des heures appropriées au cours de la nuit, pour tenir compte des décalages horaires, elle téléphona aux Franck dans le Régional, laissa un message pour Miz à Laguna City, interrogea ce qui passait pour une base de données municipale à Lip City sans pouvoir retrouver quiconque du nom de Cenuij Mu, et soumit une demande de visite au Service de la dissémination de la vérité des Frères tristes du Poids maintenu, Demeure marine, province d’Udeste, Caltasp. Elle vérifia également le statut officiel d’Antiquité du dernier Canon Lent, juste pour voir. Il n’y avait évidemment qu’un seul contrat en cours, celui de la Cour mondiale ; elle offrait un système de récompenses progressives pour toute information susceptible de conduire au recouvrement sans risque de l’arme et promettait une échelle mobile tout aussi impressionnante de lourdes amendes et de châtiments épouvantables à quiconque détiendrait pareilles informations sans les communiquer à la Cour. Neuf ans plus tôt, des dizaines de contrats avaient été établis – un contrat unique en son genre, proposé par les Huhsz, exigeant précisément le Canon que leur avait volé la famille de Sharrow plus de deux siècles auparavant, et tous les autres, qui voulaient juste un Canon Lent. Sharrow et le reste de l’équipe avaient pris l’un des contrats anonymes les plus lucratifs exigeant la capture ou la destruction d’un des deux Canons. Le contrat avait été rempli, mais, jusque-là, aucun des équipiers ne savait qui les avait payés (tous sauf un, Cenuij Mu, qui avait refusé sa part après que le Canon eut rayé de la carte une bonne partie de Lip City). Peu après l’explosion de Lip City, la Cour mondiale avait pris des mesures pour interdire à toute autre personne ou entité de prendre possession du dernier Canon restant, bien qu’évidemment tous les Antiquaires et tous les investigateurs spécialisés d’un bout à l’autre du système sachent très bien que les Huhsz – même s’il leur était interdit de l’annoncer officiellement – allaient tenter de surenchérir sur toute récompense que la Cour mondiale offrirait pour la remise de l’arme légendaire. Elle fit défiler sur l’écran la liste des mutations irréversibles que la Cour menaçait d’infliger à quiconque empêcherait la séquestration légale du dernier Canon, puis quitta la rubrique Antiquités pour essayer un autre moyen de retrouver la trace de Cenuij Mu à Lip City, mais en vain, une fois de plus. Tansil Bassidge se leva de bonne heure et prépara le petit déjeuner ; les deux femmes mangèrent ensemble devant l’écran de la cuisine et regardèrent la chaîne d’infos permanentes ; ensuite, Tansil l’emmena à l’aéroport prendre le stratobus du petit matin. Elle dormit pendant le vol et atterrit à l’aéroport intercontinental d’Udeste deux heures plus tard, avec encore un peu d’avance sur l’aube. La région d’Udeste se trouvait juste à l’intérieur de la zone tempérée australe de Golter et saillait à l’est dans le Phirar et, à l’ouest, dans le Farvel, le plus vaste océan de la planète. Fermée au nord par le plateau de Seproh, elle avait comme frontière méridionale l’étroite bande de la Franchise sécuritaire, qui gardait les forêts et les fjords des Zones sous embargo et – au-delà – les montagnes, la toundra et le désert froid de la province historiquement rebelle du Lantskaar, qui s’étendait sans interruption jusqu’à la banquise. La Demeure marine se dressait tout au bout du promontoire de la baie du Farvel, golfe qui s’allongeait en une courbe presque ininterrompue sur près de deux mille kilomètres entre les Zones et la Demeure. Elle loua une voiture, prit l’autoroute à péage qui longeait et contournait les villes-États, les évêchés, les Monopolies, les terres familiales et les enclaves de l’Udeste intérieure, puis rejoignit une radiale qui passait par les villages et domaines agricoles des marches occidentales de l’Udeste extérieure, ensuite par les landes avant de se diriger vers la côte. Le temps ne cessa de se détériorer d’un bout à l’autre du trajet – l’augmentation de la couverture nuageuse filtrait le soleil levant, si bien qu’elle avait l’impression de rouler en permanence dans un demi-jour d’un brun grisâtre. La pluie tombait en violentes averses sporadiques. À la frontière du territoire de la Demeure, l’unique entrée pratiquée dans la haute clôture grillagée chevauchait la route étroite dans un entassement de postes de garde délabrés d’un côté et une profusion bigarrée de vieilles tentes à l’aspect résigné de l’autre. Un orage se déchaînait au-dessus des collines rompues au nord, et des nuages bas enveloppaient les falaises sableuses qui s’élevaient au-delà de la porte. Une petite file d’attente se tenait devant la porte – les pétitionnaires habituels, qui ne désespéraient jamais. Elle roula jusqu’à la tête de la file en klaxonnant pour obliger à s’écarter de son chemin les hommes et femmes émaciés, aux yeux caves. Un vigile sous contrat, l’air renfrogné sous sa pèlerine camouflée dégoulinante, s’approcha et braqua une carabine sur elle. — Alors, c’est quoi, votre nom ? dit-il avec du dégoût dans la voix. Il parcourut du regard la turbo luisante de pluie. — Sharrow, l’informa-t-elle. — Votre nom complet ! ricana-t-il. — Sharrow, répéta-t-elle en souriant. Je crois qu’on m’attend. Le vigile avait des doutes, apparemment. Il recula d’un pas. — Attendez ici, dit-il. Puis il ajouta « m’dame » et disparut dans le poste de garde. Un capitaine apparut quelques instants plus tard ; il boutonnait sa tunique et ajustait sa casquette ; le vigile brandissait un parapluie au-dessus du capitaine, qui se tordait les mains en se penchant pour regarder Sharrow par la vitre. — Gente dame, nous voyons si peu de nobles par ici… je suis vraiment désolé… les patronymes simples nous prennent par surprise… avec toute la racaille dont nous devons nous occuper… Ah, oserais-je vous demander une pièce d’identité ? Oh, évidemment, le passeport d’une noble maison… je vous remercie. Excellent, merci, merci. C’est un honneur, si je puis me permettre… — Eh bien, ne restez pas planté là, soldat ! La porte ! Traverser les falaises puis redescendre sous les nuages jusqu’aux basses terres avec leurs villes délabrées et désertes, puis franchir les terrasses quadrillées par des canaux avant d’arriver à la plage de gravier et à la grande baie lui prit encore une demi-heure. Le temps s’améliora inexplicablement lorsque Sharrow atteignit la fin de la route, où le ruban crémeux s’élargit pour devenir un terre-plein spatulé dont le bord, côté mer, s’était désintégré en morceaux pourris de béton corrodé dispersés comme d’épaisses feuilles mortes sur le sol sablonneux. Au-delà commençait la baie du Gravier, grossier demi-cercle bissecté par la mince courbe de la grandiose chaussée de pierre et à moitié rempli par la masse respectable de la Demeure marine. Les pentes supérieures de la baie étaient brun et crème sur fond gris aux endroits où les algues marines en putréfaction et l’écume prélevée par le vent sur le ressac gisaient en lambeaux comme des guenilles sur le gravier. Elle sortit de la voiture en portant sa sacoche ; un vent froid lui tirait les cheveux et faisait claquer sa jupe-culotte. Elle boutonna sa vieille veste de cavalière et enfila ses gants à crispin. Au bout de la chaussée se dressaient deux grands obélisques de granit implantés de part et d’autre de l’isthme artificiel de la Demeure ; entre eux s’étirait une énorme chaîne en fer rouillée qui aurait de toute façon bloqué la circulation véhiculaire, même sans la solution de continuité entre l’aire de béton et les antiques dalles, polies par le temps, de la chaussée. Une rafale de vent froid apporta une odeur fétide d’effluent brut et d’algues en putréfaction, et Sharrow faillit étouffer. Elle leva les yeux. Un discret feu Saint-Elme ourlait facétieusement les plus hautes tours, tourelles et antennes de la Demeure marine. La base des nuages, gris sombre et apparemment compacte, flottait juste au-dessus. Sharrow n’était déjà venue ici qu’en deux occasions, et, à chaque fois, la pluie et la brume ne lui avaient pas permis d’apercevoir plus que les cinquante premiers mètres de la masse imposante de la Demeure marine. Aujourd’hui, les trois cents mètres de l’édifice étaient visibles, s’élançant obscurément vers le plafond de nuages. Elle appliqua sur son nez et sa bouche un foulard parfumé aux fleurs, hissa la sacoche sur son épaule, se fraya un chemin au milieu des moignons de béton en décomposition, enjamba la grosse chaîne de fer, puis s’élança en boitant légèrement – mais d’un pas rapide quand même – sur la surface bombée et pleine d’ornières de la chaussée. Au moins, se dit-elle, la pluie avait cessé. La Demeure marine était probablement aussi vieille que la civilisation sur Golter ; on disait qu’elle reposait sur les vestiges d’un château ou temple très ancien qui serait même antérieur à l’année zéro de la Première guerre. Au fil des millénaires, l’édifice s’était agrandi dans une accrétion de murailles, cours, tourelles, parapets, salles, donjons, hangars, casernes, bassins et cheminées. L’histoire de la planète, voire celle du système, était écrite à chaque étage de sa masse de vieilles pierres ; ici, l’époque avait exigé des défenses, laissant remparts et fortifications ; là, l’accent était mis sur la glorification des dieux, produisant des colonnes à inscriptions en hélice, des idoles mutilées et cent autres symboles religieux, sculptés dans la pierre ou ciselés dans le métal, dont la plupart restèrent incompréhensibles pendant des siècles ; ailleurs, les occupants de la Demeure avaient jugé bon d’honorer leurs bienfaiteurs politiques, ce qui se traduisait par des statues, des colonnes à bas-reliefs et des arcs de triomphe sur des voies protégées par des murailles ; à un autre endroit, c’est le commerce qui avait été à l’ordre du jour, laissant derrière lui des grues et des jetées, des bassins de radoub, des plates-formes d’atterrissage et des portiques de lancement comme autant d’épaves à l’extérieur des murs stratifiés de la Demeure ; l’information et la communication avaient occasionnellement dominé, abandonnant une litière d’antennes rouillées, de paraboles brisées et de dômes protecteurs percés qui encroûtait les sommets dispersés de la vaste structure. Les occupants actuels de la Demeure marine – qui prétendaient contre toute vraisemblance l’habiter depuis le début, mais qui étaient certainement les maîtres des lieux depuis plus ou moins cinq siècles – étaient les Frères tristes du Poids maintenu, l’un des nombreux ordres religieux anciens et ésotériques qui sévissaient sur Golter. L’ordre était exclusivement masculin et affectait de croire en l’abstinence, la continence et l’obéissance à la volonté de Dieu. Ces Frères étaient plutôt coopératifs et ouverts pour des moines goltériens, au point de permettre à des érudits séculiers d’étudier sur place le contenu des nombreuses bibliothèques, archives et réserves accumulées par la Demeure au fil des millénaires. Un œcuménisme de façade autorisait les visites de moines d’autres ordres, et de nombreux prisonniers condamnés en vertu de diverses lois religieuses d’un bout à l’autre du système étaient détenus dans la Demeure. Les autres visiteurs étaient activement découragés. Sharrow avait été admise dans la Demeure parce que, six ans plus tôt, sa demi-sœur Breyguhn s’était secrètement introduite dans l’édifice pour tenter de retrouver et de dérober les Principes universels, l’un des nombreux légendaires livres Uniques du système. Breyguhn avait échoué dans sa quête ; elle s’était fait prendre puis emprisonner dans la Demeure marine, et c’était parce qu’elle était sa plus proche parente que Sharrow avait le droit de lui rendre visite. Avec ce qu’on pourrait tenir pour une rare manifestation d’un sens de l’ironie subtil, les Frères tristes avaient posé la récupération des Principes universels comme condition de la libération de Breyguhn. Cela impliquait-il qu’ils ne possédaient pas l’ouvrage et cherchaient à l’obtenir, ou qu’ils le détenaient déjà et savaient donc que la tâche était impossible ? Mystère. Tout au bout de la chaussée, la route dallée montait vers un corps de garde central immense, à moitié écroulé, seule ouverture sur les terres dans le mur-rideau aveugle en granit frangé d’algues de la Demeure. Avec ses profonds mâchicoulis, le sommet du bâtiment pesait comme une rangée de gigantesques dents décolorées sur une gorge obstruée par une porte en fer massif rouillé de dix mètres de côté. Cet huis monstrueux – et le corps de garde tout entier – penchait au-dessus de la chaussée d’une manière indiquant soit un sérieux affaissement, soit une volonté d’intimidation. Sharrow ramassa une grosse pierre à la surface irrégulière de la chaussée rainurée par les roues des chariots et en heurta plusieurs fois, de toutes ses forces, le fer inflexible de la porte, qui rendit un son terne et mat. De la poussière de pierre et des éclats de rouille s’envolèrent sous la brise. Sharrow laissa choir la pierre, le bras endolori par l’exercice. Au bout d’une minute, elle entendit des pièces métalliques coulisser et grincer à l’intérieur de la porte. Puis plus rien. Une autre minute s’écoula. Exaspérée, elle siffla entre ses dents, ramassa la pierre, en frappa la porte plusieurs fois encore. Elle se frotta le bras et leva les yeux vers les sombres arceaux de la muraille, cherchant des visages, des caméras ou des fenêtres. Au bout d’un moment, les bruits métalliques reprirent. Tout à coup, une grille s’ouvrit dans la porte à hauteur de poitrine ; de nouveaux éclats de rouille tombèrent. Elle se pencha. — Oui ? fit une voix grinçante et haut perchée. — Laissez-moi entrer, dit-elle à l’obscurité derrière l’embrasure encadrée de fer. — Oh ! « Laissez-moi entrer », vraiment ? Quel est votre nom, femme ? Elle ôta son foulard de sa bouche. — Sharrow. — Le nom comp… — C’est mon nom complet, je suis une putain d’aristo. Alors, maintenant, tu me laisses entrer, minable. — Quoi ? couina la voix. Sharrow recula, les mains dans les poches, quand la grille se referma en claquant et qu’un énorme et laborieux grincement commença à ébranler la porte. Finalement, le contour d’une ouverture beaucoup plus réduite se précisa sous les écailles de rouille, et une porte pivota en craquant, assez haute pour qu’un humain y passe plié en deux. Un petit bonhomme vêtu d’une soutane à capuchon repoussante la dévisagea. Brandissant son passeport de la main droite, elle l’agita devant cette trogne d’un gris pathologique avant que l’autre puisse dire quoi que ce soit. Il scruta le document. — Et me fais pas chier, dit-elle. Pour les formalités, j’ai déjà donné la dernière fois. Je veux parler au seigneur Jalistre. — Vraiment ? Maintenant ? Eh bien, il vous faudra attendre. Il… Le petit moine commençait à refermer la porte de sa main enchaînée, mais Sharrow s’avança et enfonça la pointe de sa botte dans l’embrasure. Le frère regarda par terre, stupéfait. — Retirez… votre… ignoble… pied femelle de ma p… Levant les yeux, il vit en gros plan le canon d’un volumineux pistolet. Sharrow le lui appuya sur le nez. Il se mit à loucher, accommodant sur la forme trapue du silencieux. Il rouvrit lentement la porte dans un cliquetis de chaînes. — Entrez, coassa-t-il. La bouche du silencieux avait imprimé un petit cercle blanc sur la chair grise au bout de son nez. — Mais, monseigneur ! Elle m’a menacé ! — Je n’en doute pas. Toutefois, petit frère, vous êtes indemne – état sujet à modification si jamais vous me répondez encore une fois sur ce ton. Vous allez prendre l’arme de dame Sharrow, lui donner un reçu, puis vous escorterez notre invitée jusqu’à la galerie des Enchaînés et la munirez d’une chaîne de visiteur. Immédiatement. L’hologramme de la tête du seigneur Jalistre, resplendissant dans la cellule sombre aux murs moisis du gardien, se tourna vers Sharrow. Un mince sourire apparut sur la large face huilée du seigneur. — Dame Sharrow, votre sœur vous recevra dans la salle des Douleurs. Elle vous attendait. — Demi-sœur. Merci. L’hologramme s’effaça. Elle se retourna et tendit l’arme au gardien furieusement renfrogné. Il la prit, la laissa tomber dans un tiroir, griffonna rapidement sur un morceau de plastique, le lui jeta, fit volte-face et s’éloigna. — Par ici, femme, feula-t-il. Je crois qu’on va vous trouver une belle chaîne bien lourde. Oh, que si ! Il détala en marmonnant ; sa propre chaîne cliqueta le long des rails muraux et Sharrow lui emboîta le pas. Le moine referma d’un coup sec la menotte sur le poignet droit de Sharrow et agita vigoureusement la lourde chaîne de fer ; il la tendit et la fit plusieurs fois claquer contre le mur en tirant sur le bras de Sharrow. — Et voilà, ricana-t-il. Ça devrait vous mettre sur la bonne voie, pas vrai, gente dame ? Elle considéra avec calme le lourd bracelet bleu-noir et promena légèrement ses doigts sur les grossiers maillons de sa chaîne. — Vous savez, dit-elle en baissant la voix et en souriant, il y a des gens qui paieraient fort cher pour ce genre de traitement. Elle lui fit un clin d’œil. Il la regarda d’un air dément, agrippa les deux côtés de son capuchon, qu’il rabattit sur ses yeux, puis, d’une main décharnée et tremblante, il lui montra l’extrémité de la longue galerie chichement éclairée. — Sortez ! Hors de ma vue ! À la salle des Douleurs et grand bien elle vous fasse ! La Demeure marine était une prison sans portes. Une prison dans le cadre (et en dehors du cadre) de toutes ses autres fonctions. Tous les résidents de la Demeure, depuis les abbés et seigneurs les plus hauts en grade jusqu’aux prisonniers les plus privés de liberté et les plus lourdement condamnés, étaient menottés et enchaînés. Chaque chaîne se terminait en un bogie miniature – un chariot à quatre roues accouplées roulant sur des rails à patin sertis dans les pierres de tous les couloirs, de toutes les salles et de tous les espaces extérieurs. Ces voies, habituellement encastrées dans les murs et souvent noyées dans les sols, traversaient parfois des plafonds et, à l’occasion – soutenues par des sortes de rampes et de balustrades à fonction de portique – franchissaient de vastes espaces dégagés. Elles constituaient le squelette du système de chaînes. La voie la plus basse (ou à la corde) était plus étroite que le doigt ; elle liait les Frères supérieurs de la Demeure au moyen de mouvements complexes montés sur rubis et de délicates chaînettes filées dans une sélection de métaux précieux ; l’élément précisément utilisé indiquait de nouvelles subdivisions hiérarchiques. La voie la plus haute (ou à l’extérieur) servait pour les visiteurs comme pour les condamnés laïques et les prisonniers de marque ; elle utilisait un lourd châssis en acier attaché à une chaîne de fer dont les maillons étaient plus gros que le pouce. Les voies intermédiaires concernaient deux échelons de Frères subalternes, les novices de la Demeure et leurs domestiques. Les prisonniers soumis à des régimes plus sévères portaient des chaînes de contention attachées à leurs chevilles et roulaient sur d’autres voies, encore plus sûres ; ceux du plus bas étage étaient simplement enchaînés au mur de leur cachot. La légende disait qu’il existait des lieux secrets – profonds et très anciens, ou des lieux élevés et relativement modernes (pour la Demeure) – où le système de chaînes ne fonctionnait pas, et où les dignitaires de l’Ordre menaient une existence de débauche effrénée derrière des portes qu’on supposait symboliques… mais la Demeure marine et le système de chaînes lui-même n’encourageaient pas l’investigation de pareilles rumeurs. Les roues du chariot de guidage tintaient tandis que Sharrow suivait un sombre couloir dont sa mémoire lui disait qu’il montait jusqu’à la grande salle. En chemin, elle ne rencontra qu’une seule personne : un domestique transportant un volumineux paquet de linge et circulant sur la même voie murale qu’elle, mais dans l’autre sens. Il s’arrêta au niveau d’une bretelle d’évitement, engagea prestement son propre chariot dans un aiguillage en céramique sur la voie supérieure et attendit en tapant impatiemment du pied que Sharrow arrive presque à sa hauteur ; puis, tandis qu’elle se baissait, il fit passer sa chaîne par-dessus sa tête, l’engagea à nouveau dans le rail principal et poursuivit son chemin en marmonnant. Une chaussette sale était tombée sur le sol du couloir ; Sharrow se retourna pour dire quelque chose au novice, mais il avait déjà disparu dans les ténèbres. La salle des Douleurs était vaste et sombre. Son plafond se perdait dans l’obscurité, ses murs étaient tapissés de grands drapeaux ternes et de banderoles décolorées qui disparaissaient dans un lointain brumeux ; l’immense espace était glacial et sentait la fumée de charnier. Sharrow frissonna et, pressant à nouveau le foulard parfumé sur son nez, commença à traverser la salle dans toute sa longueur. Sa chaîne frottait sur le rail au sol avec un crissement d’insecte monstrueux. Breyguhn était assise sur une chaise de pierre à haut dossier devant une table en granit massif apparemment capable de supporter une petite maison. Une chaise similaire était disposée de l’autre côté de la table, à sept mètres d’elle. Au-dessus de Breyguhn, une dalle de cristal plus grande que la table se laissait deviner dans l’ombre, dissimulant le plafond de la salle. Striée de traînées humides, la fenêtre inclinée projetait une lumière jaune sale sur la vaste plate-forme de granit. Le visage sévère de Breyguhn était encore plus pâle que dans les souvenirs de Sharrow ; ses cheveux étaient ramassés en un petit chignon et elle portait une ample chemise gris ardoise taillée dans une toile épaisse et grossière. Sharrow s’assit sur la chaise de pierre inoccupée, les jambes pendantes. Breyguhn la contempla de ses yeux sombres, les mains sur les genoux. — Sharrow, fit-elle, d’une voix atone et faible, comme étouffée par le silence envahissant de la salle. — Breyguhn, demanda Sharrow en hochant la tête, comment ça va ? — Je suis ici. — Et à part ça ? dit posément Sharrow. — Il n’y a rien à part ça. Breyguhn posa les avant-bras sur la surface froide et polie de la table, la paume des mains vers le haut. — Qu’est-ce que tu veux encore ? Je crois qu’on me l’a dit, mais j’ai oublié. Breyguhn avait deux ans de moins que Sharrow. Elle était plus corpulente et un peu plus petite, les yeux profondément enfoncés dans un visage usé aux traits tirés, même s’il avait jadis donné une impression de force. — J’ai besoin de retrouver Cenuij, l’informa Sharrow. Et… il se pourrait que tu puisses m’aider à chercher quelque chose : une Antiquité. — Qu’est-ce que tu veux à Cenuij ? demanda Breyguhn, méfiante. — Les Huhsz ont reçu leurs Passeports ; ils sont sur le point de se lancer à ma poursuite. J’ai besoin d’avoir Cenuij de mon côté. — Tu peux toujours essayer, ricana Breyguhn. — S’il ne veut pas venir avec moi de son propre chef, les Huhsz le forceront à travailler pour eux. Ils se serviront de lui pour me retrouver. Breyguhn ouvrit de grands yeux. — Peut-être même que ça lui plairait. — Peut-être que oui, dit Sharrow en haussant les épaules, peut-être que non, mais, à tout le moins, je suis obligée de l’avertir que, dès que les Huhsz s’apercevront de ma disparition, ils risquent de le rechercher, lui. Et tu es la seule personne, dit-elle en désignant Breyguhn du menton, qui semble savoir exactement où il est. Breyguhn haussa les épaules. — Cela fait six ans que je n’ai pas vu Cenuij, dit-elle. Ils n’autorisent pas les visites de ceux qu’on aime, ici. Ils ne laissent entrer que les visiteurs qu’on n’aimerait pas voir ; des visiteurs garantis pour vous tourmenter. Sa bouche se tordit sans la moindre trace d’humour. — Mais tu es en contact avec lui, insista Sharrow. Il t’écrit. Breyguhn sourit difficilement, comme si elle manquait de pratique. — Oui, il écrit… de vraies lettres, sur du papier. C’est tellement plus romantique… Son sourire s’élargit, et Sharrow eut un frisson de dégoût. — Elles viennent de Lip City, dit Breyguhn. — Mais il y habite ? — Oui. Je croyais que tu le savais. — De quel côté ? — Il n’est pas fiché à la Mairie ? dit Breyguhn en souriant. Sharrow fronça les sourcils. — Lip City est un vrai barrio, Brey. Et zut, tu le sais très bien. Il y a des quartiers qui n’ont même pas l’électricité. — Et c’est la faute à qui, Sharrow ? dit Breyguhn avec un sourire glacial. — Dis-moi seulement où est Cenuij, Brey. Breyguhn haussa les épaules. — Je n’en ai aucune idée. Je suis obligée d’envoyer mes lettres en poste restante. Elle baissa les yeux sur la table et son sourire disparut rapidement. — Il souffre de la solitude, apparemment, dit-elle d’une petite voix. Je crois qu’il a d’autres amours, à présent, mais il est quand même seul, je le sens. — Y a-t-il quoi que ce soit dans ses lettres… ? Breyguhn leva les yeux ; son regard ne tremblait pas. — Rue de l’Écho, lança-t-elle brusquement. — Rue de l’Écho ? — Ne lui dis pas que cela vient de moi. — Très bien. Breyguhn frissonna. Elle retira ses bras de la surface en granit de la table et laissa retomber ses mains sur ses genoux. Un instant, elle sembla avoir des doutes. — Tu cherchais autre chose, non ? — Des informations sur une Antiquité. — Tu pensais à quoi, en particulier ? — Aux P.U. Breyguhn renversa la tête en arrière et s’esclaffa ; un écho atténué de son rire lui revint quelques secondes plus tard du plafond de la salle. Elle fronça les sourcils et porta la main à sa bouche. — Aïe. Je vais payer ça plus tard. Elle regarda Sharrow en plissant les yeux et demanda : — Tu veux courir après les Principes universels ? — Oui. — Ça alors ! C’est le prix que les Frères ont fixé pour ma libération ; tu fais ça pour moi, Sharrow ? demanda-t-elle d’une voix chargée de sarcasme. Comme c’est gentil ! — Je le fais pour nous deux, dit Sharrow. Elle se surprit à baisser la voix, bien qu’elle sache que ça ne changerait rien si les maîtres de la Demeure écoutaient leur conversation. — J’ai besoin d’une petite… information, des indications que l’ouvrage est censé contenir. Une fois que j’aurai ces renseignements, je te garantis que je remettrai le livre aux Frères tristes. Et tu seras libre de partir d’ici. Breyguhn plaqua une main sur sa poitrine et battit théâtralement des paupières. — Et pourquoi crois-tu que je peux t’aider ? demanda-t-elle d’une voix artificiellement aiguë. Sharrow grinça des dents. — Parce que, dit-elle, la dernière fois que j’étais ici, tu m’as dit qu’ils t’ont laissée utiliser les bibliothèques. Tu pensais être enfin sur la bonne piste. Et… Breyguhn fronça les sourcils. — C’est exact, siffla-t-elle. En plus, je t’ai envoyé une lettre. Elle regarda autour d’elle, puis se pencha vers Sharrow et chuchota : — Je t’ai dit que j’avais trouvé la solution. Le moyen de découvrir… le livre en question. Sharrow soupira. Elle se remémora la lettre de Breyguhn : manuscrite, à peine lisible, confuse, pleine d’accusations insensées, de tirades politiques à rallonge et de délires pseudo-religieux incompréhensibles et interminables. Et si, dans la foulée, Breyguhn affirmait savoir comment retrouver le livre perdu, c’était presque en aparté au milieu d’une attaque furieusement passionnée contre le système politico-juridique en général et la Cour mondiale en particulier. À l’époque, Sharrow n’y avait attaché aucune importance, n’y voyant littéralement qu’une prétention invraisemblable. — Oui, Brey. Et je t’ai répondu pour te préciser que je ne travaillais plus dans les Antiquités. — Mais je t’ai dit que tu étais la seule qui puisse le retrouver ! cracha Breyguhn. Sharrow hocha la tête lentement et se détourna. — Effectivement, tu l’as écrit. — Et tu ne m’as pas crue. Sharrow haussa les épaules. — C’est toi qui pensais que le livre était ici. — Il y est peut-être, dit Breyguhn. Peut-être qu’ils sont tous là : les P.U., le Gnost, l’Analyse des voyages majeurs ; tous. Tous les fichus bouquins qu’il y a jamais eu sur Golter et qui se sont perdus en dix mille ans et plus. Ça se pourrait bien : un million d’Uniques, un million de trésors, tous ensevelis ici, perdus, condamnés à la pourriture sur le tas de fumier qu’est cet endroit, dit-elle avec un mince sourire à l’adresse de Sharrow. Je ne les ai pas trouvés, mais il se pourrait qu’ils soient ici. Les Frères eux-mêmes n’en savent rien. La Demeure a des secrets dont ils ne soupçonnent même pas l’existence. — Je n’en doute pas, dit Sharrow en tambourinant sur la table de granit. Maintenant… Breyguhn plissa les yeux. — Nous savons toutes les deux ce à quoi le livre est censé conduire. Et ça, qu’est-ce que tu vas faire avec ? — Le remettre aux Huhsz, affirma Sharrow avec un petit rire tout en jetant un coup d’œil circulaire aux vastes ombres de la salle. Nous avons toi et moi des… sectes excentriques à satisfaire. Son regard revint se fixer sur Breyguhn. — Bon, dit-elle. Alors, qu’est-ce que tu sais ? Qu’est-ce qui te fait croire… — La fidélité du sang, lâcha brusquement Breyguhn. — Quoi ? s’exclama Sharrow en fronçant les sourcils. — La fidélité du sang, répéta Breyguhn. Les plus proches collaborateurs et domestiques de grand-père étaient sous son emprise génétique : il avait fait programmer leur comportement. — Je sais. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Cour mondiale l’a matraqué comme elle l’a fait. — Oh, soupira Breyguhn, les yeux brillants. Oui. S’il avait eu un ou deux juges de la Cour ou des P.D.-G. de Monopoles dans sa poche avec de pareils pouvoirs… Elle secoua la tête. — La chose est donc interdite par la loi, soupira Sharrow. — En effet, dit Breyguhn en hochant la tête. Interdite par la loi. L’embargo est total : même en cas de guerre, on ne s’en servirait pas… Elle parlait rapidement maintenant, les mots se bousculaient dans sa bouche : — Mais c’est comme ça que le vieux bandit a dissimulé des informations, dit-elle, les yeux étincelants. Quand il a su que les funestes vautours de la Cour mondiale allaient fondre sur lui, il a caché ses biens les plus précieux là où seuls ses descendants pourraient les trouver ! Il l’a fait ! Il a réussi ! Je le sais… J’ai vu les archives des laboratoires familiaux ; elles sont ici ! Elle s’avança au bord de l’imposant siège de pierre, appuya les bras sur la table et chuchota : — Les Frères ont récupéré une bonne partie de ce que notre grand-père avait accumulé, Sharrow, d’instinct, comme des pies voleuses. Ils n’en font rien, ils ne s’intéressent apparemment pas au monde extérieur ; ils accumulent pour accumuler, c’est tout… mais tout ça moisit depuis cinquante ans et seules mes recherches ont pu l’exhumer ! Sharrow se pencha en avant. — Quoi ? dit-elle en essayant de garder son calme. — Le secret ! Tous les secrets ! Tous les objets qu’il avait trouvés, toutes les Antiquités ; celles qu’il avait déjà accumulées, celles qu’il avait seulement localisées mais qu’il n’avait pas encore ajoutées à sa collection ! Des localisations programmées dans ses domestiques et qui n’attendent que nous pour être lues ! — Tu en es sûre ? dit Sharrow en retombant sur sa chaise. — Sûre et certaine ! Le visage jaunâtre et grimaçant de Breyguhn s’était abaissé presque au niveau de la table. Ses poings martelaient ses propos sur le granit poli, faisant sonner et cliqueter sa chaîne. — La « lignée féminine » peut accéder à ces secrets, dit-elle entre ses dents. C’est tout ce que je sais, et je ne sais pas si je suis dans le coup ; je suis née après qu’il a été déboulonné, pendant qu’il attendait d’être jugé, et il n’a probablement pas pu communiquer ses instructions à ses cliniciens, mais toi, tu as dû hériter les gènes d’accès de ta mère… s’ils n’ont pas été rendus illisibles par toutes ces radiations ou ta chère SNC. Sharrow réfuta l’hypothèse d’un geste dédaigneux de la main. — Pas de problème de ce côté-là. Mais qu’est-ce que je dois faire, au juste ? Breyguhn eut soudain l’air méfiante ; elle se redressa sur sa chaise et jeta un rapide coup d’œil circulaire dans la salle. — Tu promets que tu remettras le livre aux Frères une fois que tu auras trouvé ce que tu y cherches ? — Oui. — Tu le promets pour de vrai ? Je vais dire à Cenuij que tu l’as promis. — Écoute, dit Sharrow en levant la main, je te le promets. Breyguhn se pencha en avant, les yeux écarquillés, le menton touchant la table de granit. — Pour les P.U. ? chuchota-t-elle. Bencil Dornay. — Quoi ? demanda Sharrow, qui avait du mal à saisir le nom. Tansil… ? — Mais non ! Pas Tansil ! Un homme… Bencil. Bencil Dornay, de Vernasayal. — Très bien, dit Sharrow en hochant la tête. Alors je lui demande, comme ça, ou quoi ? Breyguhn se mit soudain à glousser et porta sa main libre à sa bouche dans un geste troublant de petite fille. — Non, Sharrow, fit-elle avec un sourire narquois. Non, tu ne peux pas le lui demander comme ça. — Qu’est-ce que je fais, alors ? — Tu dois échanger des fluides corporels avec lui. — Pardon ? dit Sharrow avec un mouvement de recul. Breyguhn se remit à glousser tout en regardant nerveusement autour d’elle. Puis son sourire s’effaça. — Oh, fit-elle en levant la main, un baiser suffira, mais tu seras obligée de le mordre. Ou de le griffer avec un peu de salive fraîche sous ton ongle. Tout ce qui fait saigner… qui peut l’infecter, dit-elle en étouffant un nouvel accès de rire. Et je crois bien que, d’après les instructions, tu es censée le faire en public, aussi. N’est-ce pas trop délicieux ? Sharrow l’observait d’un air méfiant. — Tu parles sérieusement ? Breyguhn haussa les épaules, les yeux au ciel. — Parfaitement. Mais, de toute façon, qu’est-ce que tu as à perdre, Sharrow ? Dans le temps, tu ne dédaignais pas un peu de rude voyeurisme de la part des classes ancillaires, pas vrai ? — Ouais… ou de leurs animaux de compagnie. — Bencil Dornay, siffla Breyguhn. N’oublie pas ! — Je le jure. Sur mon honneur bien recyclé. — Sharrow ! C’est sérieux. Tu ne vois donc pas ce dont le monde a besoin ? Tu ne sais pas ce pour quoi cette famille œuvre depuis des générations ? Ce que Gorko a réalisé ; ce que Geis pourrait réaliser si on lui en donnait les moyens, si on lui donnait sa chance ? Sharrow ferma les yeux. — Tu n’est qu’une bouffonne, une égoïste, Sharrow ! Tu ne vois rien ! Tu es comme tous les autres – tu écoutes l’herbe pousser en attendant la moisson. Combien de temps devons-nous continuer comme ça ? Ces sempiternels cycles de croissance et de dépression, de pauvreté et de frivolité tandis que les mains criminelles des Monopoles, des Collèges, des Églises et de la Cour tournent la manivelle – ça aboutit à quoi ? À la stagnation ! Au non-sens ! Breyguhn criait. — Notre destin est au-delà ! Nous avons besoin d’Antiquités, comme étendards, comme points de ralliement, comme pots-de-vin, si nécessaire ; comme armes, si c’est ce qu’elles sont ! Cassons le cycle ! Nous avons besoin de soldats, pas de juristes ! Un homme ou une femme à poigne, avec la volonté de changement, qui ne va pas flatter le plus petit dénominateur commun avec de minables compromis à répétition ! — Breyguhn… dit Sharrow en ouvrant les yeux, soudain très fatiguée. — Depuis combien de temps avons-nous les voyages dans l’espace ? cria Breyguhn en frappant du poing la surface de la table. La chaîne retomba comme un fouet, éparpillant des fragments de granit. Breyguhn sembla ne pas s’en apercevoir. — Sept mille ans ! rugit-elle. Sept mille ans ! Elle était debout, les bras en l’air, l’écho de sa voix descendait du plafond. Sharrow entendit une cloche sonner quelque part. — Soixante-dix siècles, Sharrow ! Sept millénaires à piétiner dans notre malheureux système, à ramper de caillou en caillou, en perdant le don non pas une, mais deux fois ! Et, après tout ce temps, la moitié de ce que nous avions jadis accompli nous semble maintenant de la magie ! Des gouttelettes de salive jaillissaient en paraboles ténues des lèvres de Breyguhn ; elles brillaient dans la chiche lumière jaune puis allaient maculer la vaste surface de l’immense table. — L’évolution s’est arrêtée ! Les faibles et les estropiés se multiplient et diluent l’espèce ; ils nous enfoncent dans le bourbier. Il faut couper le cordon et nous libérer ! Sharrow entrevit un mouvement au loin derrière Breyguhn et entendit un cliquetis précipité. — Brey… dit-elle en lui faisant signe de se rasseoir et de se calmer. — Tu es aveugle, ou quoi ? poursuivit Breyguhn. Les nébuleuses devraient nous appartenir, mais il ne nous reste que la poussière ! Balayons-la ! Oui, du balai ! hurla-t-elle. La page est pleine ! On efface tout et on recommence ! Le décamillénaire approche ! Brûlons la paille, gardons le grain ! Sharrow se leva lorsque deux moines costauds en habits blanc sale apparurent derrière sa demi-sœur ; le premier moine saisit la chaîne de Breyguhn par un bout, et, d’un revers de poignet bien rodé, il la lui fit passer par-dessus la tête et l’enroula autour de ses bras ; il serra fort, arrachant Breyguhn au grand siège de pierre – ses yeux se fermèrent et une expression de joie soudaine passa sur son visage blafard –, tandis que le second moine lui jetait un sac scintillant sur la tête. On entendit comme un soupir, le sac se gonfla puis se rétracta et fut arraché de la tête de Breyguhn juste au moment où elle s’effondrait, flasque et inerte, dans les bras du premier frère. Ils la bouclèrent dans une housse de contention à fermeture Éclair – une sorte de sac de couchage pourvu de nombreuses sangles –, puis la traînèrent comme un paquet à même les rails dans un fracas de chaînes. Toute l’opération s’était déroulée en moins d’une douzaine de secondes et sans que les moines aient jeté le moindre coup d’œil à Sharrow. Elle les regarda partir, abasourdie. Le trio disparut dans la pénombre, et le cliquetis de leurs chaînes s’atténua progressivement jusqu’à ce qu’elle n’entende plus que le léger gémissement du vent dans un conduit d’aération, très haut au-dessus d’elle. Elle ramassa sa sacoche en frissonnant et commença à retraverser la salle enténébrée. Le sourire du seigneur Jalistre sur l’hologramme illuminait la triste loge du gardien. — Hmm. Les Principes universels pour vos frais, et la liberté pour votre sœur… — Demi-sœur. — En effet, en effet, dit le seigneur en caressant lentement son menton lisse et dodu. Bon, je vais soumettre votre proposition à mes frères, dame Sharrow. — Je vous en remercie. — Bien sûr, vous devez comprendre qu’il serait prématuré de conclure que nous allons accepter votre suggestion. Il n’est pas dans nos habitudes de financer des contrats de recherche d’Antiquités, et, vu les frais d’entretien de cet édifice magnifique mais très ancien, nous sommes loin d’être un Ordre riche, et je suis sûr que vous le comprenez. Mais je suis certain que votre proposition sera étudiée sérieusement. Vous aurez de nos nouvelles, n’en doutez pas. — Ce serait peut-être mieux si c’est moi qui vous appelle, dit-elle à l’hologramme. — Comme il vous plaira. Puis-je vous suggérer de nous accorder quelques jours pour étudier votre proposition ? — Je vous appellerai dans trois ou quatre jours. Cela vous convient-il ? — Ce sera parfait, dame Sharrow. Je regrette seulement que votre besoin de célérité nous ait empêchés de nous rencontrer pour de vrai. — Une autre fois, peut-être. — En effet, en effet, dit le seigneur en opinant lentement. Hmm. Bien, alors, je vous souhaite une bonne journée, dame Sharrow. Veuillez informer le frère portier qu’il peut reprendre possession de sa loge. — Certainement. Au revoir. Elle ouvrit la porte. Le petit gardien était dehors, près de la poterne de la porte principale, l’air renfrogné ; il tenait le pistolet par le canon dans une main d’une propreté douteuse. L’holoviseur de la loge vira au gris tandis que Sharrow descendait l’escalier pour gagner l’endroit où l’attendait le moine. Elle lui remit la petite fiche en plastique qu’il lui avait donnée. — Reçu, dit-elle. — Arme, répondit le gardien. Prenez-la et sortez. Il ouvrit la poterne et désigna d’un geste le monde extérieur ; une rafale de pluie et de vent s’engouffra dans la cour et fit claquer les pans de son habit. — Dépêchez-vous, femme ; sortez d’ici, vous et votre ignoble corps fendu ! Elle fit un pas en direction de la porte, puis elle s’arrêta et dévisagea le petit bonhomme. — Vous savez, dit-elle, pour du personnel d’accueil, votre attitude est quelque peu suspecte ; je vais envoyer une lettre bien sentie au Guide des hôtels de l’Udeste. — Fourrez donc vos remarques spirituelles là où seule une femme peut se les mettre, catin ! — Ce grossier langage est vraiment, mais vraiment superflu. — Dehors, être menstruateur ! Elle s’immobilisa sur le seuil de la poterne. Elle secoua la tête. — Je ne suis pas en état de menstruation, dit-elle avec un grand sourire. Êtes-vous un castrat ? Le gardien ouvrit de grands yeux. — Non ! aboya-t-il. Levant la jambe, elle lui donna un coup de pied dans le bas-ventre, à travers le poids de l’épaisse soutane noire ; plié en deux, il tomba sur les dalles de la cour, le souffle coupé, accompagné par le cliquetis de sa propre chaîne. — Non, dit-elle en franchissant la petite porte pour trouver le froid et la pluie. Je m’en doutais plus ou moins. Elle s’éloigna sur la large courbe grise de la chaussée ; les gouttes de pluie s’écrasaient sur son visage, un vent nauséabond lui fouettait les cheveux. Et elle se rendit compte avec surprise qu’après plus de huit ans d’une paisible banalité elle venait de frapper deux hommes en moins de vingt heures. La vie commençait à redevenir intéressante. 3. RUE DE L’ÉCHO Environ dix pour cent des terres émergées de Golter étaient des entités autonomes – des « pays » dans l’acception habituelle de ce terme. Le reste était techniquement Territoire Libre sous de multiples formes : villes-États ; régions périphériques ; zones d’activités commerciales et parcs industriels ; collectifs agricoles ; dépendances ecclésiastiques ; franchises bancaires ; réserves claniques ; domaines familiaux sous bail ou en libre propriété ; chantiers de fouilles des Sociétés antiquaires ; domaines ambassadoriaux des services diplomatiques sous contrat ; protectorats des groupes de pression ; espaces verts caritatifs ; sanatoriums syndicaux ; zones en multipropriété ; couloirs fluviaux, ferroviaires et routiers et chemins de transhumance protégés ; enclaves du Monde Uni d’une vingtaine de persuasions différentes ; enceintes hospitalières, scolaires et universitaires ; comtés de manœuvres militaires privés et publics ; et des parcelles – généralement habitées par des squatters – qui étaient l’objet de litiges juridiques en cours depuis des siècles et étaient en fait possédées par les tribunaux concernés. Les habitants de ces territoires ô combien variés devaient fidélité et obéissance non pas à des autorités ou gouvernements géographiquement définies, mais aux guildes, ordres, disciplines scientifiques, groupes linguistiques, Monopoles, clans et autres organisations qui les administraient. Bref, tandis qu’une carte physique de Golter était une description relativement simple de la géographie variée mais sans grandes particularités de la planète, les cartes politiques avaient tendance à ressembler à ce qu’on pourrait retirer des décombres après l’explosion d’une fabrique de peinture. Donc, bien que l’Udeste soit une zone reconnue et que la ville éponyme soit effectivement la capitale des services de la province, il n’y avait pas de lien foncier, administratif ou juridique entre la ville et la campagne environnante. De même, la province d’Udeste ne devait aucun tribut à aucun organe représentant le continent du Caltasp mineur ni même le Caltasp tout court, hormis à la Direction des autoroutes continentales. La DAC entretenait un réseau coûteux – mais impressionnant – de voies à péage s’étendant de la Franchise sécuritaire au sud jusqu’à Pôle City au nord. En revenant de la Demeure marine, Sharrow utilisa l’affichage tête haute de la turbo pour s’informer sur les prix des places aux enchères pour les stratos de l’après-midi et du soir entre Udeste Transcontinental et Capitalie, à six mille kilomètres au nord-est, et décida de conserver la voiture de location. Elle pesta vigoureusement contre un litige juridique odieusement complexe qui avait cloué au sol tous les vols charters au Caltasp méridional, la DAC, parce qu’elle avait gagné la bataille contre les chemins de fer deux millénaires plus tôt, et contre les gens qui voyagent aux frais des autres en général et les avocats invités à des conférences en particulier. Elle s’engagea sur la 5 en sortant d’Udeste City. L’autoroute longeait le bord du plateau de Seproh pendant mille huit cents kilomètres ; ses voies se multipliaient à mesure que trains routiers, autobus et voitures particulières la rejoignaient à partir des villes de la plate-forme continentale est du Caltasp tandis que l’altitude des falaises formant un mur-rideau au nord passait de neuf à deux kilomètres. Elle laissa la voiture en conduite automatique et se servit de son terminal pour consulter des bases de données d’un bout à l’autre du système, prendre connaissance des dernières nouvelles et chercher toutes les informations possibles sur le sort des Huhsz et les coordonnées des vestiges dispersés de l’héritage de Gorko. Elle sommeilla une heure en écoutant de la musique douce et regarda un peu de télécran. Elle contacta une station-repos mobile, prit le plan incliné pour accéder à la soute-parking du véhicule à coussin d’air et fit ravitailler la voiture pendant qu’elle se dégourdissait les jambes. Debout sur une passerelle vitrée dans les hauts flancs du terraplane, elle regarda le paysage défiler lentement au loin et les véhicules se doubler dans le sens sud-nord : les trains routiers lentement, les voitures particulières comme si l’imposant véhicule était à l’arrêt. Reprenant la route, elle passa de temps à autre en conduite manuelle, s’emparant des commandes et poussant le moteur à plein régime tandis que la voiture grondait et que les ombres des nuages sur la chaussée se précipitaient sous les roues de la turbo. En fin d’après-midi, l’autoroute aborda la pente puis le virage qui menaient au tunnel du Seproh, éclairé a giorno. La traversée dura deux heures ; lorsque l’autoroute ressortit au milieu des forêts tropicales de la Ceinture, la nuit était déjà tombée. Sharrow réserva une cabine sur une autre station-repos mobile et rattrapa le terraplane une heure plus tard, insérant la voiture dans le canyon formé par les deux trains routiers qu’il remorquait. Juste un petit peu trop fatiguée pour accepter les attentions d’un beau chauffeur de train routier qu’elle avait rencontré dans le bar, elle dormit profondément dans une petite cabine extérieure, bercée par le tranquille bourdonnement des moteurs. Elle regarda défiler le désert en prenant son petit déjeuner. Des nuages linéaires disparurent comme des lambeaux de traînées de condensation dans la brume bleue du lointain au-dessus de l’autoroute. Après le désert et la chaîne de Callis vinrent des broussailles, puis des exploitations irriguées ; le paysage était déjà redevenu luxuriant à la hauteur de la Grande baie. En fin d’après-midi, Sharrow fut accueillie par les pittoresques marquages au sol usés par les pneus qui annonçaient le Régional. Le Régional – comme sa capitale, Capitalie – devait son nom d’une stupéfiante banalité à un conflit linguistique particulièrement sanglant qui s’était déroulé il y avait bien longtemps ; l’une des langues avait évolué jusqu’à être méconnaissable et l’autre s’était totalement éteinte, sauf dans les bases de données des départements de linguistique universitaires. Au coucher du soleil, elle quitta l’autoroute et aborda une chaussée à quatre voies, droite comme un rayon laser, qui traversait des champs mûrs pour leur deuxième moisson. Sharrow fonçait dans la tiède obscurité des cultures pliant sous leurs fruits, la radio à fond, chantant à tue-tête tandis que les contreforts de la Chaîne littorale s’élevaient au-dessus de la plaine devant elle. Au bout d’une heure d’ascension sur des routes aux circonvolutions intestinales, coupées de sombres tunnels et de ponts étroits, longeant de riches vergers et contournant de nombreuses villes et agglomérations plus réduites, elle arriva dans un petit village perché qui n’avait d’autre particularité que les couleurs agréablement délavées de ses maisons, à deux vallées de Capitalie. Zefla Franck, que Miz Gattse Kuma décrivit un jour comme presque deux mètres de volupté pure avec un cerveau en plus, s’éloigna de l’arrêt du car et avança nonchalamment dans la petite rue entre les maisons basses et peintes en blanc près du sommet de la colline, ses longs cheveux dorés dénoués cascadant en ordre dispersé jusqu’à la taille de sa robe moulante, les pieds nus, ses souliers sur l’épaule. Sa tête était renversée en arrière sur son cou long et incurvé. La nuit était chaude. Une brise légère apportait le parfum des vergers en contrebas. Elle siffla et contempla le ciel scintillant où Cendrillon, la deuxième et généreuse lune de Golter, brillait près de l’horizon – grand vaisseau gris-bleu de pierre et d’argent escorté et entouré d’un nuage de lumières clignotantes et chatoyantes : habitats et usines, satellites et miroirs, et astronefs en partance ou en approche. Ces vaisseaux étaient de rapides points lumineux bien définis, qui laissaient parfois des traces ; les habitats et satellites en orbite proche se déplaçaient sans à-coups, certains modérément vite, d’autres très lentement, et donnaient l’impression de taches lumineuses fixées à un ensemble concentrique de sphères transparentes en rotation ; au-delà, les grands miroirs et les stations industrielles et résidentielles les plus éloignés, suspendus à leurs orbites géostationnaires, étaient des lueurs fixes sur fond d’obscurité. C’était vraiment d’une grande beauté, songea Zefla, et puis la lumière projetée par tous ces divers satellites, les naturels comme les artificiels, semblait douce, séduisante, et même – malgré sa pâleur glaciale, bleu polaire – un peu chaude. Le clair de lune et le clair de fer. Clair de fer. Quelle appellation mesquine et brutale pour quelque chose d’aussi beau ! Et inexacte, en plus. Aucun morceau de ferraille n’était assez gros pour être visible du sol, et, de toute façon, il ne restait plus tellement de vrais débris en orbite : ils avaient été rangés, aspirés, capturés, ralentis, renvoyés et consumés. Elle regarda un satellite clignotant traverser majestueusement la voûte céleste sans dévier de sa course. Elle suivit sa trajectoire : il passa au zénith avant de disparaître derrière l’avant-toit d’une maison sur le côté est de la rue, où des lumières brillaient doucement derrière des abat-jour pastel tandis que la musique jouait en sourdine. Elle reconnut la mélodie et la siffla en mesure tout en gravissant quelques marches pour gagner le sommet de la ruelle, la tête baissée pour être sûre de ne pas trébucher. Elle eut un soudain hoquet. — Merde ! dit-elle. Peut-être était-ce le fait de regarder vers le bas. Elle se remit à scruter le ciel et eut un nouveau hoquet. — Merde merde merde ! Elle repéra un autre satellite poussif et décida d’ignorer ces stupides hoquets et de se concentrer sur la progression du petit point lumineux dans le ciel. Nouveau hoquet. — Merde ! Elle était presque arrivée chez elle. Elle détestait rentrer avec le hoquet, Dloan se moquait toujours d’elle. Encore un hoquet. Zefla grogna et fixa son attention sur le satellite. — Ouille, merde ! Son mollet avait heurté quelque chose de dur. Elle sautilla sur place à cloche-pied en se tenant le mollet. — Ouille ouille ouille ! dit-elle. Elle regarda d’un œil furieux ce dans quoi elle avait buté ; le clair de lune, le clair de fer et la lueur chaude émise par les feuilles des arbustes lumineux près de la porte d’entrée révélèrent une immense voiture blafarde qui remplissait presque l’étroite ruelle devant la maison. Zefla fixa le groin maculé d’insectes du véhicule et marmonna. Ses doigts laissèrent échapper les souliers, qui tombèrent sur les pavés ; elle sautilla sur ses souliers, perdit l’équilibre et tomba en hurlant dans les buissons luminescents. Elle reposait dans le massif, calée dans le dos par les branches grinçantes et entourée par la douce lueur du feuillage. Dérangés dans leur sommeil, des insectes lui bourdonnaient autour de la tête et chatouillaient ses jambes et ses avant-bras nus. — Oh, sodomie ! soupira Zefla lorsque la porte s’ouvrit et que son frère mit le nez dehors. Une nouvelle tête pivota dans l’embrasure ; elle regarda d’abord Zefla, puis derrière elle, puis revint sur elle. — Zef ? s’enquit une voix de femme. — Enfer et dentition ! gémit Zefla. J’aurais dû m’en douter. Je suppose que c’est ta bagnole. — Ça fait plaisir de te voir, toi aussi, dit Sharrow en souriant. Dloan Franck sortit sur le seuil et tendit la main à sa sœur. Elle s’y accrocha, se laissa extraire du buisson et retrouva la station verticale, vacillant à peine devant Sharrow qui croisa les bras et lui fit un grand sourire. Elle sentit sur elle les mains de Dloan qui l’époussetaient et cueillaient quelques fleurs lumineuses dans son inextricable chevelure blonde. — Belle voiture, dit-elle à Sharrow tandis que Dloan s’affairait en émettant des grognements désapprobateurs et retirait un rameau de sa robe. Je croyais que le radar anticollision faisait partie de l’équipement standard. — Il est débranché, dit Sharrow en se baissant pour récupérer les souliers de Zefla d’entre les pavés. — Le mien aussi, soupira Zefla. Sharrow lui présenta ses chaussures, mais elle les écarta d’un revers de la main et prit l’autre femme dans ses bras. — Désolée pour ta jambe, dit Sharrow à Zefla en la serrant contre elle. — Aucune importance. Ça a guéri ma… hic !… et merde… Douchée, séchée, poudrée et parfumée, Zefla Franck la magnifique se prélassait dans un relax ; sa peau brun-rouge luisait là où la serviette de bain ne la couvrait pas ; une autre serviette lui maintenait les cheveux empilés très haut sur la tête. Elle buvait un cordial dans un grand verre en contemplant la vallée au clair de fer et les lumières des maisons et villages lointains ; les panneaux de la vieille véranda lui renvoyaient son image et celles de Sharrow et de Dloan. Sharrow se tenait près du mur de verre, sa boisson à la main, et regardait le paysage. Assis dans un fauteuil suspendu, Dloan ébouriffait le pelage fauve d’un sarflet, les mains profondément enfoncées dans la fourrure du cou de l’animal, qui affichait une expression de béatitude somnolente sur sa face large au museau noir. Zefla secoua la tête. — Je ne crois pas, Shar. Ils pourraient essayer de démolir Geis avec les Passeports, mais ça leur boufferait trop de temps. Ton cousin a des juristes comme d’autres gens ont des taches de rousseur, et il a les moyens de se payer des sorciers – des chicaneurs de première bourre qui crachent les assignations en rafale. Si on balance quelques-uns de ces gus dans la mêlée, ils pourraient faire poireauter les Huhsz pendant des dizaines d’années, les saucissonner à un tel point qu’ils ne pourraient pas aller pisser sans une décision de justice… Zefla eut un hoquet. — Et zut, dit-elle d’une voix étranglée. Excusez-moi. Je vais reprendre du dégrisant. Elle but une longue rasade dans son grand verre et poursuivit : — Et merde, même s’ils obtiennent le droit de regard illimité, Geis pourrait toujours les distancer rien qu’en créant de nouvelles sociétés, faire caracoler leurs petits culs teigneux dans le labyrinthe de l’évasion fiscale sans retour, en redistribuant les responsabilités, en utilisant des mandataires anonymes, des sociétés-écrans en cascade… Il leur faudrait des mois rien que pour trouver ce qu’il possède déjà, sans parler de ce qu’il pourrait créer s’il voulait leur en mettre plein la vue. Il ne faut jamais oublier une chose : ils n’ont qu’un an devant eux ; avec cette sorte de date limite en béton, même une mise à nu publique de Geis ne laissera pas plus qu’un… hic ! merde… écho radar dans l’esprit des actionnaires quand ils comprendront que ce n’était qu’une simple tentative de diffamation juridique médiatisée qui va s’évaporer comme un pet dans un ouragan quand le chrono s’arrêtera. Zefla but à nouveau, puis dit : — Pourquoi tu me regardes en rigolant comme ça ? Sharrow s’était détournée du panorama pendant que Zefla parlait. Elle souriait à l’autre femme. — Tu m’as manqué, Zef. — Merci beaucoup, dit Zefla en allongeant la jambe pour examiner son bleu. Je voudrais bien pouvoir en dire autant de ta bagnole. Sharrow baissa les yeux et caressa d’un doigt le pourtour de son verre. — Tu es donc en train de me suggérer que je devrais carrément m’adresser à Geis ? — Mais non. Je te dis seulement que si jamais tu étais obligée de le faire – surtout en dernier ressort, après avoir fait tourner les Huhsz en rond pendant quelques semaines sans pouvoir avancer d’un poil dans la recherche du Canon –, tu ne devrais pas avoir peur de le blesser. — J’aurais quand même des scrupules, fit Sharrow en fronçant les sourcils sans cesser de fixer son verre. Mais, c’est justement pour ça que… je devrais peut-être accepter sa proposition maintenant. — C’est… hic !… ce que tu veux ? demanda Zefla d’un air étonné. — Non, avoua Sharrow en la regardant brièvement. — Alors, gronda une voix de basse pleine de sagesse de l’autre côté de la véranda, abstiens-toi. Sharrow se tourna vers Dloan. Il était encore plus grand que Zefla, et bien plus large d’épaules. Ses cheveux blonds coupés ras fusionnaient sans accroc avec une barbe blonde tout aussi soigneusement taillée ; il se prélassait dans un survêtement chiffonné, apparemment en pleine forme physique. Il continuait de chatouiller le sarflet et ne levait les yeux que par moments sur Sharrow, lui lançant un sourire faussement timide avant de se détourner à nouveau. — Et n’oublions pas que la légalité n’est que l’un des moyens à la disposition des Huhsz pour obtenir ce qu’ils cherchent, dit Zefla à Sharrow. À mon avis, ce dont Geis devrait vraiment avoir peur s’il te planquait, ce ne serait pas d’une manœuvre juridique, mais d’une simple trahison. Il suffirait d’un seul employé rancunier, d’un seul espion, d’un seul adepte clandestin de la secte bien placé… et les Huhsz te coinceraient et anéantiraient Geis, et toutes les lois du système n’y changeraient rien. — Très bien, fit Sharrow en hochant la tête, mais, pour moi, la seule autre possibilité est de reprendre la route et de vous demander de m’accompagner. — Shar, ma petite, dit Zefla, nous n’avons jamais voulu abandonner. — Mais j’ai l’impression d’être un peu égoïste ; surtout quand on pense que je pourrais foncer demander de l’aide à Geis… et tout irait pour le mieux. Zefla lâcha un soupir d’exaspération. — Geis est un emmerdeur, Sharrow ; ce mec a une sorte de façade charmante, mais, au fond, c’est un inadapté social dont la vraie vocation est de braquer les retraités, de tromper ses petites amies et de leur cogner dessus, et s’il avait trois noms de plus et avait été élevé dans une tribu de la Connurb’ et pas dans la nursery de la maison Tzant, c’est exactement ce qu’il ferait. Au lieu de quoi, il sort comme un diablotin de l’équivalent commercial des ruelles mal éclairées, dépouille des sociétés et baise leurs employés. Il n’a aucune idée de la manière dont fonctionnent les gens normaux, alors il applique les règles du marché ; c’est un gosse de riche qui croit que les banques, les tribunaux et les Monopoles sont un jeu de construction, et il veut faire joujou tout seul. Il a besoin de toi comme il aurait besoin d’une SARL branchée, d’un bibelot, d’un scalp, d’un truc pour épater la galerie. Ne laisse jamais des types comme ça avoir barre sur toi : ils te pissent dessus et ils te font casquer des frais d’irrigation. Si tu rampes sous les jupes de cette ordure, je ne te parle plus jamais. Sharrow sourit et s’assit sur une petite chaise près du mur de verre. — Nous reprenons la route, alors ? Zefla but, hocha la tête. — T’as plus qu’à nous indiquer la direction, poupée. — Tu en es sûre ? — Shar, dit Zefla avec une expression peinée, ça fait cinq ans que j’enseigne le droit à Capitalie ; j’ai dit tout ce que j’aurais jamais à dire, et j’entends toujours les mêmes questions à la con ; il y a de temps en temps un étudiant vraiment intelligent, mais ça devient de plus en plus difficile d’encaisser les périodes creuses dans l’intervalle. Un jour excitant, c’est quand un étudiant bien foutu se penche sur moi ou qu’un des autres profs commence à se laisser pousser la barbe. Mon cerveau est en train de s’atrophier. J’ai besoin d’un peu d’excitation. Sharrow se tourna vers Dloan. Bien calé dans son fauteuil suspendu, il se balançait doucement en sirotant sa boisson à petites gorgées tandis que le sarflet ronflait à ses pieds. — Dloan ? dit Sharrow. Dloan la considéra un moment. Puis il finit par prendre une longue et profonde inspiration, s’éclaircit la voix et raconta : — Je regardais un peu le télécran il y a quelques jours. Un de ces films d’action à épisodes. Les méchants tiraient des cartouches bipropergol à haute énergie avec des FA 300 munis de silencieux. Il se tut. Sharrow se tourna vers Zefla, qui roula les yeux. — Continue, Dloan, je retiens ma respiration, dit Sharrow. Dloan regarda l’animal à ses pieds. — Eh bien, manifestement, ça ne sert à rien de mettre un silencieux quand on tire des bipropergols ; la partie fusée fait un tel boucan… — Ah, oui, acquiesça Sharrow. Bien sûr. — Allons, Dlo, fit Zefla, tu as toujours trouvé ce genre de truc chiant. Alors quoi ? — Oui, admit Dloan, mais j’ai pas pigé avant la grande scène du troisième acte. Il retroussa les lèvres et secoua la tête. Zefla et Sharrow échangèrent un regard. Dloan tendit la main pour caresser le sarflet. — Je crois, traduisit Zefla, qu’il commence à rouiller… ig… hic !… ignoblement, et qu’il est grand temps qu’il monte un peu au baston avant qu’il oublie quel côté d’un flingue on se cale contre l’épaule. Sharrow se retourna vers Dloan, qui se contentait d’agiter sagement sa tête blonde en signe d’approbation. — Très bien, dit Sharrow. Zefla se resservit. — Alors… c’est par le Livre que nous irons au Canon. Tu crois que les Huhsz te laisseront vraiment tranquille si tu leur ramènes d’abord le Canon Lent ? — C’est Écrit Noir Sur Blanc, énonça Sharrow en soulignant sarcastiquement chaque mot. — Et le tuyau de Breyguhn, tu crois que ça va marcher ? — Il est à moitié plausible, dit Sharrow en haussant les épaules. C’est pratiquement le meilleur indice dont je dispose par les temps qui courent. — Les Principes universels, murmura Zefla d’un air songeur. Censés être quelque part dans l’intrasystème, si on peut se fier à des rumeurs vieilles de dix siècles. Ça ne serait pas un simple prétexte pour mettre un peu de vide entre toi et les Huhsz ? Sharrow secoua la tête. — Comme je viens de le souligner, j’ai une piste. Elle jeta un coup d’œil à Dloan, qui caressait le sarflet. — Ça va saigner, je te le promets, dit-elle à Zefla. — Il me tarde de voir ça, répliqua Zefla en agitant ses sourcils blond foncé et en fléchissant ses orteils parfaits. Sharrow leva son verre, imitée par les deux autres. — Pensons équipe, fit-elle. — Ouais, je bois à l’équipe, dit Zefla. — À l’équipe, reprit Dloan. Zefla examina son verre en fronçant les sourcils comme s’il contenait un breuvage dégoûtant. — L’occasion exige quelque chose de plus corsé, dit-elle. Et, de toute façon, la sobriété commence à me peser. Elle posa le verre sous son siège, chercha à tâtons et produisit un tube inhalateur avec une expression triomphale, pleine d’impatience. — C’est l’heure de s’envoyer en l’air, annonça-t-elle. Debout dans l’encadrement de la porte, elle regardait la nuit en frissonnant. Il pleuvait, le vent s’engouffrait dans la rue mal éclairée et emplissait l’air de morceaux de papier qui voletaient comme une troupe de pâles oiseaux blessés. L’eau dans les caniveaux, noire et épaisse, avait conservé l’odeur rance des crassiers des mines à ciel ouvert un peu plus haut sur la colline. Elle était de taille moyenne, vêtue de fringues bon marché mais voyantes : talons hauts, jupe microscopique, haut moulant. Elle serrait sur sa poitrine un petit sac à main en simili noir luisant et portait une petite toque avec une voilette en dentelle noire, qui, même avec l’épais maquillage, ne pouvait cacher tout à fait la masse de tissu cicatriciel qui couvrait le côté gauche de son visage. Elle s’abritait sous une petite ombrelle en plastique transparent, mais certaines des baleines étaient cassées, et le vent continuait de souffler en rafales, lui projetant de temps à autre des gerbes de pluie en plein visage. Vu l’odeur, quelqu’un avait dû prendre le renfoncement pour un urinoir au début de la soirée. La rue était plutôt calme pour cette heure de la nuit. Quelques rares voitures passaient, roulant au pas, avec des vitres réfléchissantes. Un assortiment de pékins pataugeaient sur le trottoir, blottis sous des manteaux ou des parapluies. Il y avait peu de michetons. La plupart de ceux qui traînaient dans le coin la connaissaient déjà ; on n’avait pas de mal à repérer les nouveaux, parce qu’ils passaient devant l’encoignure de porte où elle faisait le pied de grue, marquaient un temps d’arrêt – ou se contentaient de la mater –, ensuite ils s’amenaient et la reluquaient sous toutes les coutures avec ce grand sourire à la con qui voulait dire : Ce soir j’ai gagné le gros lot ! C’est seulement quand ils regardaient sous la voilette qu’ils faisaient marche arrière en s’excusant, tout penauds, comme s’ils avaient plus ou moins quelque chose à voir avec l’incident… Mais des comme ça, il n’y en avait eu que deux ce soir-là. Le vent secouait les minces fils électriques tendus entre les immeubles bas, produisant une sorte de sifflement et faisant osciller et papilloter les méchantes lampes jaunes des réverbères. Un trolley remonta la rue en bringuebalant ; sa perche squelettique grattait les fils au-dessus d’elle en produisant des étincelles bleues crépitantes. Deux mômes se payaient une dernière balade gratuite sur le pare-chocs arrière ; ils étaient obligés de la boucler au cas où le receveur les entendrait, mais chaque fois que les éclairs bleus révélaient une fille debout devant une porte ou au coin d’une ruelle avec un client, ils la montraient du doigt et lui faisaient de grands signes en ondulant suggestivement du bas-ventre. Elle espérait que le trolley ne produirait pas d’étincelles en passant devant elle, mais il en fit. Elle tressaillit sous la lumière crue de l’éclair grésillant. Elle attendit que les gamins lui fassent un geste obscène, mais ils regardaient quelqu’un posté dans la petite rue juste en face d’elle. Un nouvel éclair jaillit du câble conducteur du trolley, et elle entrevit encore la silhouette dans la ruelle d’en face. Quelqu’un avec un long manteau de couleur foncée. Elle eut un instant l’impression d’être observée. Son cœur se mit à battre plus vite : oh, non, pas les flics, pas ce soir ! Puis l’inconnu – taille moyenne, le visage caché par un chapeau et un masque filtrant – quitta la ruelle et s’éloigna sur le trottoir vers l’autre bout de la rue, avec une raideur bizarre dans la démarche, comme s’il essayait de dissimuler une claudication. Juste à ce moment-là, deux agents en tenue passèrent devant sa porte, leurs longues pèlerines toutes ruisselantes. Elle eut un mouvement de recul, mais c’était une simple ronde, pas une rafle ce soir-là. Ils avaient probablement l’intention de rentrer au poste manger un morceau à la cantine. Ouf ! Soudain, la silhouette fut juste devant elle. Elle retint son souffle. — Salut, dit l’homme en retirant son masque. Elle se détendit, car ce n’était pas le type de l’autre côté de la rue, c’était un habitué, celui dont elle espérait qu’il se pointerait ce soir. Il portait une courte cape de couleur claire et un grand chapeau. Un petit maigre avec un teint terreux aux yeux d’un bleu intense qu’on ne pouvait pas regarder trop longtemps. — Oh, fit-elle en souriant. Bonjour, chéri. Il avait les dents légèrement proéminentes, déjà tachées par les caries. — « Chéri »… releva-t-il, apparemment amusé. Il resta dans l’encoignure avec elle, passa doucement la main sous le voile de dentelle pour caresser la surface rugueuse de la vieille brûlure par irradiation. Il avait des doigts minces et délicats. Elle essaya de ne pas tressaillir. — Tu ne sens pas pareil, ce soir, dit-il. Sa voix était comme son regard, perçante et exigeante. — Un nouveau parfum. Ça te plaît ? — Ça peut aller. Il retira sa main de son visage dévasté et soupira. — On y va ? demanda-t-il. — D’ac. Ils quittèrent l’encoignure de la porte et descendirent la rue ensemble, sans se toucher ; elle était obligée de marcher vite en sautillant sur ses talons pour rester à sa hauteur. À deux reprises, en regardant leurs reflets dans les vitrines, elle crut apercevoir la silhouette déjà vue dans la ruelle, qui les suivait avec sa bizarre démarche de guingois. — Par ici, dit-il en entrant dans un étroit passage sans éclairage. Dans le noir, elle faillit trébucher sur des ordures abandonnées au milieu des briques sombres sous ses pieds. — Mais, mon chou, dit-elle en le suivant dans la ruelle, qu’est-ce qui se passe ? C’est pas ta… — La ferme ! Il commença à monter un escalier en bois branlant. Elle se retourna et vit, en silhouette sur la rue légèrement plus éclairée, l’inconnu à la jambe raide entrer dans le passage derrière eux, puis disparaître dans l’ombre. — Grouille-toi ! lui dit le client entre ses dents du haut de l’escalier. Elle se retourna vers l’obscurité où la silhouette avait disparu, puis gravit les marches en bois grinçantes aussi vite que ses talons le lui permettaient. En haut des marches, un large portique en bois, parsemé de petites cabanes et d’échelles, courait le long de l’immeuble collectif humide, aux murs bombés. Elle ne voyait plus l’homme. Soudain, une main sortit de l’ombre et l’attira à l’abri d’un appentis exigu. Une main se plaqua sur ses lèvres, et elle laissa l’homme la serrer contre lui ; son souffle chaud lui caressait la nuque. Quelque chose brilla dans sa main libre, braqué vers le chemin de planches de l’échafaudage. Elle avait les yeux écarquillés par la terreur et son cœur battait à tout rompre. Elle serra le petit sac à main noir sur sa poitrine, comme si elle espérait qu’il la protégerait. Elle entendit un grincement, puis des pas lents. La main plaquée sur sa bouche accentua sa pression. La silhouette enveloppée du long manteau sombre apparut. Elle avança, toujours avec la même démarche de travers, puis s’arrêta juste devant eux. L’inconnu passa la main entre les pans de son manteau et tira de ce qui devait être un étui fixé à sa jambe une sorte de très long pistolet avec un petit cran de mire au bout du canon. L’homme qui la tenait se raidit. Elle entendit grincer les planches derrière et en dessous d’elle. La silhouette fit volte-face et brandit le fusil dans leur direction. L’homme derrière elle cria quelque chose ; son arme se déchargea dans une assourdissante explosion de lumière qui éclaira la ruelle crasseuse jusque dans ses moindres recoins et la remplit d’un terrible fracas. La silhouette au fusil fut projetée en arrière, pliée en deux ; l’arme démesurée émit une sorte de feulement étouffé et quelque chose traversa le ciel en un éclair tandis que le garde-fou de l’échafaudage cédait sous le poids de l’inconnu, qui s’écrasa en flammes sur le pavé de la ruelle. Elle leva les yeux. Au-dessus du portique en bois, un petit filet accroché à un morceau de gouttière oscillait sous le vent avec un grésillement mousseux dans une insolite luminescence verte. L’homme suivit son regard. — Par le sang du prophète, chuchota-t-il, ce n’était qu’un filet paralysant. Elle tituba jusqu’à la balustrade rompue et se pencha pour voir la silhouette pratiquement coupée en deux se consumer au milieu des cartons et des ordures entassés contre le mur de l’immeuble. Une odeur de chair brûlée montait par bouffées du cadavre et lui donnait envie de vomir. L’homme la tira par la main. — Viens ! dit-il. Ils se mirent à courir. — J’avoue que j’ai presque pris mon pied, dit l’homme en titubant dans l’entrée de service du tranquille immeuble résidentiel. Il allait ouvrir, mais il se ravisa, haletant, et la regarda. — Tu as encore envie, j’espère. Oui ? — Il ne faut jamais dire non à un homme armé, dit-elle en tentant d’échapper à la lumière vive qui brillait près des corbeilles à linge. Il sourit et retira sa courte pèlerine d’un geste théâtral. — Prenons l’ascenseur de service, ordonna-t-il. Dans l’ascenseur, elle s’occupa de son maquillage, se tournant vers le coin de la cabine pour loucher dans le petit miroir ; elle garda la voilette baissée tandis que sa main s’affairait dessous. Elle le surprit en train de l’observer ; il avait l’air amusé. Ils entrèrent dans son appartement. Il était étonnamment luxueux, éclairé par des panneaux diffuseurs discrets mais coûteux, remplis d’œuvres d’art anciennes et de gadgets raffinés. La pièce principale s’ornait d’un tapis de haute laine dont le motif reproduisait un des premiers circuits intégrés. L’homme alluma un cigare et s’assit sur un imposant canapé. — Déshabille-toi, lui dit-il. Elle se planta juste devant lui et – sans cesser de tenir fermement son petit sac à main – retira lentement son voile et le laissa tomber sur le tapis. La brûlure était livide et à vif, même sous le maquillage. L’homme sur le canapé déglutit et respira profondément. Il tira sur le cigare, puis le laissa dans sa bouche tandis qu’il croisait les bras. Elle saisit la toque et l’enleva elle aussi. Ses cheveux rassemblés sous le couvre-chef tombèrent et se répandirent dans son dos. L’homme eut l’air surpris. — Depuis quand tu… commença-t-il en fronçant les sourcils. Elle leva la main, la paume vers lui et secoua la tête, puis appliqua cette même main sur le côté gauche de son visage. Saisissant le bord supérieur de la cicatrice, elle la détacha lentement de haut en bas et l’arracha de sa joue avec un bruit de succion glutineux. L’homme en resta bouche bée, les yeux écarquillés. Le cigare tomba de sa bouche et atterrit sur le plastron de sa chemise. Elle laissa tomber le sac noir de son autre main, qui tenait maintenant un petit pistolet trapu sans bouche à feu. Elle cracha les fausses dents qui rebondirent sur le circuit imprimé du tapis. — Salut, Cenuij, dit-elle. — Sha… hoqueta-t-il. Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Le pistolet bourdonna, ses yeux se fermèrent et il s’affaissa, glissant lentement du canapé sur le tapis. Elle renifla, se demandant ce qui brûlait, puis s’approcha rapidement de lui et retira le cigare du trou dans sa chemise avant qu’il puisse faire plus dégâts dans la toison de sa poitrine. Il fut réveillé par le tambourinement de la pluie ; il était avachi sur la banquette arrière d’un gros tout-terrain et dehors, c’était la nuit. Sharrow était assise en face de lui. Il avait des picotements dans tout le corps et la tête en compote, et il trouva plus judicieux d’attendre un moment avant d’essayer de parler. Encore groggy, il regarda autour de lui. Par la vitre striée de pluie à sa droite, il pouvait voir une gigantesque mine à ciel ouvert éclairée par des chapelets de projecteurs. La mine avait dévoré la moitié d’une énorme colline conique et continuait de retailler la moitié restante. En regardant attentivement, il discerna un assortiment bigarré de camions et d’excavatrices et des files de gens munis de pelles, qui tous attaquaient la face inclinée grise, éclairée a giorno, de la colline sectionnée. Au moins, il n’avait pas de problèmes pour accommoder. — Cenuij ? s’enquit-elle. Il la regarda. Il décida d’essayer de parler. — Quoi ? dit-il. Sa bouche semblait fonctionner parfaitement. C’était bon signe. Il fléchit les muscles de son visage, qui picotaient encore. — Ça va ? demanda Sharrow en fronçant les sourcils. — Elle me grille les synapses avec un neuroincapaciteur dont la garantie a expiré à l’époque de l’Ascenseur spatial, et elle me demande si ça va, dit-il en tentant un rire qui dégénéra en quinte de toux. Sharrow déboucha une bouteille plate et lui versa un liquide brun et odorant dans une tasse ; il la prit et flaira des effluves d’alcool ; il but une petite gorgée puis vida la tasse d’un trait en se pourléchant. Il faillit tout recracher immédiatement, mais il se retint et sentit le liquide le réchauffer. — Tu m’as dit un jour que s’il fallait t’assommer, c’est comme ça que tu aimerais qu’on le fasse, « avec un de ces machins », dit Sharrow. — Je m’en souviens. C’était le matin après que Miz a failli emboutir ce croiseur des Taxes. On était dans une gargote à Malishu, et tu pleurnichais sur ta gueule de bois ; tu portais un pull vert à décolleté plongeant et Miz avait laissé une série de gentilles morsures comme des traces de pas qui te descendaient jusqu’au nichon gauche. Mais je ne pensais pas que tu traiterais une innocente remarque comme une requête précise. — Comme tu vois, dit Sharrow en grimaçant un sourire, l’incapaciteur a totalement brouillé ce souvenir parfaitement intact. — Simple essai, répliqua Cenuij. Il s’étira. Il ne semblait pas être attaché d’aucune manière que ce soit, et Sharrow ne tenait pas le pistolet paralysant. — De toute façon, fit-elle, je suis désolée. — En effet. Je vois le repentir couler de tous tes pores. Elle désigna du menton la mine à ciel ouvert. — Tu sais où nous sommes ? — Devant la mine numéro sept, un peu à l’ouest du périph. Il frotta les muscles de ses jambes ; ils étaient encore faibles et pleins de fourmillements. — Nous sommes exactement à cheval sur la limite administrative de la ville, dit-elle. Si j’ouvre cette portière, je suis en dehors de sa juridiction ; si tu sors de ton côté, tu rentres à Lip City. — Qu’est-ce que tu es en train de faire, Sharrow ? D’essayer de m’épater avec tes compétences en navigation ? — Je te donne un choix. Je te demande de venir avec moi… mais si tu refuses, je te laisserai partir. — Tu commences par m’enlever, et ensuite tu me demandes la permission ? dit Cenuij en secouant la tête. L’inactivité t’a pourri le cerveau. — Et merde, Cenuij ! Je n’avais pas l’intention de te kidnapper ; je voulais simplement arriver jusqu’à toi. Mais cet allumé avec son filet paralysant m’a secouée. J’ai voulu qu’on sorte tous les deux de là. — Eh bien, félicitations, ironisa-t-il. Quel plan génial ! — Ça va ! dit-elle en haussant le ton. Qu’est-ce que j’étais censée faire ? Elle retrouva la maîtrise de sa voix et poursuivit : — Est-ce que tu m’aurais écoutée ? Si j’avais essayé de te contacter, est-ce que tu m’aurais laissé le temps de dire quoi que ce soit ? — Non. J’aurais décroché dès que j’aurais compris que c’était toi. — Et si je t’avais écrit ? — Pareil. J’aurais éteint l’écran ou déchiré la lettre. Et si tu m’avais abordé dans la rue, j’aurais continué mon chemin, j’aurais pris la fuite, appelé un taxi, sauté dans un trolley, dit à un agent qui tu étais… n’importe quoi. En fait, toutes les choses que j’ai l’intention de faire maintenant, ou du moins dès que j’aurai l’impression que mes jambes peuvent me porter. — Alors qu’est-ce que j’étais censée faire, pauvre connard ? cria Sharrow en se penchant vers lui. — Me laisser tranquille, bordel ! lui rugit-il à la figure. Ils s’affrontèrent du regard, nez à nez. Puis elle se redressa sur son siège et contempla l’obscurité de l’autre côté du véhicule. Il se redressa lui aussi. — Les Huhsz veulent ma peau, dit-elle tranquillement sans le regarder. Ils sont peut-être déjà en route. Avec un Passeport de chasse. Un permis d’exécution légal. — Je sais ce que c’est qu’un Passeport de chasse, aboya-t-il. — Il se pourrait qu’ils essaient de se servir de toi pour me retrouver, Cenuij. — Sharrow, est-ce que tu peux fourrer dans ta jolie caboche à bouclettes noires que je ne veux rien avoir à faire avec toi ? Je ne veux pas me prêter à une tentative pathétique et nostalgique pour reformer intégralement le groupe comme des vieux potes et faire comme si rien de fâcheux n’était jamais arrivé – au cas où c’est ce qui te trotte dans la tête –, mais je peux t’assurer également que je n’ai absolument aucun intérêt à essayer d’aider les Huhsz à anticiper tes moindres faits et gestes. Ce serait presque une aussi mauvaise idée que d’être physiquement en ta compagnie. Sharrow donna l’impression d’essayer de conserver son sang-froid, puis elle s’avança soudain jusqu’au bord de son siège. — Rien à voir avec moi, tu affirmes ? Alors, pourquoi tu baises la seule pute de Lip City qui puisse passer pour mon clone ? — Je ne la baise pas, Sharrow, réagit Cenuij avec une expression de surprise sincère. Je prends mon pied à l’humilier, c’est tout ! dit-il en riant. Et, de toute façon, elle est plutôt plus jolie que toi. À part cette malheureuse brûlure par radiations qui date de huit ans. Je me demande comment cette pauvre fille a pu attraper un truc pareil. — Cenuij… — Et où elle est, la nana en question, la vraie ? Qu’est-ce que t’as fait d’elle ? — Teel va très bien, dit Sharrow en agitant la main. Elle regarde le télécran, défoncée aux amphés, depuis le jacuzzi d’une suite d’hôtel. Elle au moins passe une excellente nuit. — Elle a intérêt, répliqua Cenuij. — Oh ! Tu prends ton pied à l’humilier, mais maintenant tu te fais du souci pour son bien-être, ricana Sharrow. Sois logique, Cenuij. — Je le suis, fit-il en souriant. Mais tu ne peux pas comprendre. — Et quelle sorte de plaisir tordu ça te fait de l’humilier, au fait ? — Disons que c’est une revanche, dit Cenuij en roulant des épaules avec langueur. Sharrow se carra dans son siège à nouveau et secoua la tête. — Merde, t’es malade. — Malade, moi ? répéta Cenuij en riant. Il croisa les bras et contempla le toit doublé de tissu du véhicule. — Elle tue quatre cent soixante-huit mille personnes et elle me traite de malade ! — Oh, pour la dernière fois ! cria-t-elle, je ne savais pas qu’ils allaient commencer à démantibuler le canon en plein dans la putain de ville ! — T’aurais dû le savoir ! cria-t-il sur le même ton. C’est là qu’ils avaient leurs labos ! Ils ont même annoncé qu’ils allaient démonter cette saloperie dans leurs labos ! — Je croyais qu’ils voulaient dire le labo dans le désert ! Je savais pas qu’ils allaient faire ça en pleine ville ! — T’aurais dû le deviner, alors ! — Je pouvais pas croire qu’on puisse être con à ce point ! — Mais ils ont toujours été comme ça ! vociféra-t-il. T’aurais dû deviner ! — Eh bien, j’ai pas deviné et j’en ai rien à foutre ! hurla Sharrow. Elle se cala contre le dossier et renifla puissamment. Cenuij ne dit rien et se massa les jambes. — Le type au fusil lance-filet était probablement un chasseur de primes, finit par dire Sharrow. S’il avait réussi son coup, tu serais dans une satrapie huhsz, à l’aube au plus tard, couvert d’électrodes et survolté jusqu’aux yeux, si bien que tu n’aurais pas eu d’autre choix que de leur dire ce que j’allais faire ensuite. — Alors, je vais cesser de parler à des inconnus, dit Cenuij. Il testa la flexion d’une de ses jambes et se pencha brusquement en avant. — Où sont mes chaussures ? réclama-t-il. Sharrow fouilla sous son siège et les lui lança. Il les enfila et les laça. — Tu as eu des nouvelles de Breyguhn, récemment ? demanda-t-elle. Il lâcha une bride de talon et regarda Sharrow. — Non. Les bons Frères cultivent ce qu’on pourrait appeler une attitude ludique dans la gestion du courrier. Je m’attends à recevoir une autre lettre dans un mois environ. — Je l’ai vue il y a quatre jours. Cenuij avait l’air méfiant. — Hmm, dit-il en se laissant aller contre le dossier. Et comment… comment elle va ? Sharrow se détourna. — Pas trop bien. Je veux dire, elle survit physiquement, mais… — Elle ne t’a pas donné… une lettre ou quelque chose pour moi ? — Non, dit Sharrow en secouant la tête. Écoute : si nous retrouvons les Principes universels, nous pouvons la faire sortir. J’ai simplement besoin du message qui est à l’intérieur ; nous pouvons donner aux Frères le livre lui-même. Cenuij parut troublé, puis il la toisa avec mépris. Son manteau était posé sur le siège à côté de lui ; il le jeta sur ses épaules et le boutonna. — Tu parles ! ricana-t-il. D’après une histoire totalement apocryphe sortie du folklore familial de la maison Dascen, ton grand-père aurait d’une manière ou d’une autre laissé un message dans un bouquin que personne n’a revu depuis un millénaire, et dont on ne sait absolument pas s’il a même tenté de le chercher, et tu crois ça ? lança-t-il en secouant la tête. — Et zut ! Cenuij, c’est le meilleur indice dont nous disposons. — Et si cette rumeur était par je ne sais quel miracle à moitié fausse et que tu aies besoin du livre lui-même ? — Nous ferons tout ce que nous pourrons, soupira Sharrow. Je l’ai promis. — Tu l’as promis. Cenuij se tut un moment. Il plia une jambe après l’autre. — D’ac. Je vais y réfléchir. Il posa la main sur la portière du véhicule. Sharrow posa sa main sur la sienne. Il la regarda dans les yeux, mais elle refusa de la retirer. — Cenuij, s’il te plaît, viens avec nous maintenant. Ils te prendront si tu essaies de rester. C’est la vérité, je le jure. — Sharrow, fit-il en levant les yeux sur elle, je commence tout juste à croire que tu dis peut-être la vérité sur ce qui est arrivé au Canon Lent et à Lip City. Il eut une sorte de rire manqué et poursuivit : — Mais ça m’a pris huit ans ; pas de précipitation, n’est-ce pas ? Elle se pencha vers lui, suppliante. — Cenuij, nous avons besoin de toi. S’il te plaît… au nom de… La voix lui manqua. — Oui, Sharrow… ? Au nom de quoi ? Elle le regarda fixement et il secoua la tête. — Il n’y a vraiment rien que tu respectes assez pour l’invoquer dans un serment, pas vrai ? dit-il en souriant. Sauf peut-être ta petite personne, et ça ferait mauvais effet, hein ? Il lâcha la portière, recula d’un pas et resserra les pans de son manteau. — Comme je t’ai dit, je vais réfléchir. Où est-ce que je peux te contacter ? Elle ferma les yeux avec une expression désespérée et lâcha : — À Laguna City, avec Miz. — Ah, évidemment. Il pivota vers la mine à ciel ouvert géante au flanc de la colline sombre comme pour partir, mais il se ravisa et retourna vers Sharrow sous les rafales de pluie. Il désigna l’excavation derrière lui en hochant la tête. — Tu vois ça, Sharrow ? La mine, là-haut ? On exploite un vieux tas de détritus ; on trie ce qui a déjà été jeté, on cherche un trésor dans ce qui était des ordures… et peut-être pas pour la première fois, d’ailleurs. Nous vivons dans la poussière de nos ancêtres, tels des insectes qui grouillent dans leur bouse. Splendide, n’est-ce pas ? Il fit volte-face, puis s’éloigna en suivant le bord d’un vieux bassin de déchets miniers. Au bout de quelques pas, il se retourna encore une fois et lui lança : — Au fait, tu étais très convaincante tout à l’heure… jusqu’à ce que tu enlèves la cicatrice. Il rit et se dirigea d’un pas décidé vers la montagne d’immondices à demi consumée. 4. LAGUNA CITY Comme beaucoup de curiosités goltériennes, Laguna City relevait essentiellement de la fraude fiscale. Le Jonolrey, le deuxième plus grand continent de Golter, était séparé du Caltasp par le Phirar. Le même radical étymologique – vestige d’une langue depuis longtemps disparue –, qui avait donné son nom à l’océan du Phirar, avait également fourni celui de la région du Piphram. Le Piphram avait jadis été un État puissant, la plus grande nation commerciale de la planète, qui contrôlait pratiquement toute la marine marchande mondiale. Mais c’était il y a belle lurette ; le Piphram était à présent un patchwork inextricable – une Zone libre autonome parmi d’autres, ni moins prospère ni moins tapageuse que n’importe quelle autre partie du globe. La capitale administrative du Piphram, qui, par pure coïncidence, se trouvait effectivement être à l’intérieur de la région couverte par sa juridiction, était Laguna City. La campagne ensoleillée qui défilait, vert et brun, sous les ailes en V du petit jet qui amorça une glissade lorsqu’il réduisit sa vitesse et s’aligna sur la trajectoire idéale du cône de guidage. Sharrow observa Dloan, qui était aux commandes ; assis sur le siège du pilote dans l’appareil de location, il examinait les écrans de bord. Il avait contrôlé manuellement le décollage et la prise d’altitude quand ils avaient quitté le Régional et aurait voulu atterrir de même, mais Laguna City avait déjà eu trop de mauvaises expériences avec les énergumènes qui essayaient d’atterrir sur le Portadrome et insistait donc sur le pilotage automatique. Dloan allait s’assurer que tout se passerait bien. Zefla, assise dans la rangée en face de Sharrow, tripotait les commandes du télécran qui équipait la petite cabine ; elle zappait d’un canal à l’autre, produisant une succession d’images et de bruits confus. Sharrow regardait par le hublot la terre tachetée de nuages qui se déplaçait sans heurt sous l’appareil. « … tretenu avec le Dr Fretis Braäst, principal du collège huhsz à l’École ecclésiastique de Yadayeypon. » — Ben oui, dit Zefla en augmentant le volume. Sharrow leva les yeux vers l’écran et vit un présentateur bien soigné de sa personne qui s’adressait à la caméra, et, derrière lui, sur le mur du studio, un hologramme d’elle-même, gigantesque agrandissement de son visage, légèrement granuleux. — T’es une star, ma petite, dit Zefla avec un sourire éblouissant. Dloan se retourna pour regarder l’holoviseur. — C’est vraiment la meilleure photo qu’ils aient pu trouver ? râla Sharrow en fixant l’écran d’un air mauvais. Elle doit dater d’au moins dix ans ; regarde mes cheveux. Beurk ! L’agrandissement du visage de Sharrow fut remplacé par l’holo en direct d’un homme âgé à la silhouette svelte, aux cheveux et à la barbe blancs. Il avait un regard pétillant et un sourire plein de compréhension. Il portait une toge professorale gris clair dont le col s’ornait, sur un côté, de rubans de qualification discrets, mais nombreux. « Docteur Braäst, dit le présentateur, n’est-ce pas affreux ? Nous sommes à l’aube du second décamillénaire, et votre Église veut pourchasser et tuer – ou plutôt mettre à mort en grande cérémonie, si possible – une femme qui n’a jamais été reconnue coupable de quelque délit que ce soit, et dont le seul crime semble être le fait d’être de sexe féminin. » Le Dr Braäst s’autorisa un bref sourire. « Eh bien, Keldon, je crois que vous allez découvrir que dame Sharrow traîne derrière elle un chapelet de condamnations pour divers délits commis à Malishu, sur Miykenns, et remontant… — Docteur Braäst, dit le présentateur avec un sourire peiné tout en regardant un bloc-écran en équilibre sur son genou, il s’agissait d’infractions mineures troublant l’ordre public ; je ne crois pas que vous puissiez utiliser des amendes remontant à quinze ans et infligées pour bagarre suivie d’insultes à fonctionnaire de police comme prétexte pour… — Veuillez m’excuser, Keldon, dit l’homme aux cheveux blancs en souriant. J’essayais simplement d’être précis dans ma relation des faits. — Soit. Mais pour en revenir à… — Et je me permets de vous rappeler que toute la question du recours à de pareils Passeports n’est pas un dogme des Huhsz. C’est un processus civil dont l’origine remonte à plus de deux millénaires ; ce qu’on nous dit – et ce que nous devons accepter – est qu’il s’agit d’une réponse civilisée au problème de l’assassinat et du potentiel de perturbation qu’il implique. — Eh bien, je crois que beaucoup de gens diraient que tout assassinat devrait être illégal… — Peut-être, mais on a découvert que sa codification entraînait moins de perturbations que des actions extralégales. — Soit, soit. Mais nous ne sommes pas ici pour débattre du droit de… de l’histoire du droit, docteur Braäst. Nous parlons du sort d’une femme que vous semblez déterminé à persécuter et à pourchasser jusqu’à la mort avec toute l’influence et toutes les ressources que peut rassembler votre Église suprêmement riche. — Bon, je conviens qu’à première vue cela pourrait sembler terriblement malencontreux pour la dame en… — Je suppose que la plupart des gens décriraient la chose en des termes un peu plus vigoureux… — Alors même que cette dame est associée à l’Accident de Lip City, huit ans… — Mais ce ne sont que des rumeurs, n’est-ce pas, docteur Braäst ? Des manœuvres diffamatoires. Elle n’a pas été reconnue coupable de quoi que ce soit… En fait, elle a gagné ses procès contre deux agences d’inforéseaux qui l’avaient impliquée dans l’Accident. — Je puis comprendre que vous craignez qu’elle ne vous fasse subir le même sort… — Mais ça ne change rien au fait que vous voulez la mort de cette femme, docteur Braäst. Pourquoi ? » — Ça devient intéressant, dit Zefla en hochant la tête. « Keldon, c’est une funeste histoire qui remonte, au fil de nombreuses générations, jusqu’à un acte sacrilège perpétré dans la violence par l’un des ancêtres de cette dame… — Cette version des faits a toujours été vigoureusement démentie par… — Bien sûr qu’elle a été démentie, Keldon, dit le petit Dr Braäst avec un air exaspéré. Si vous voulez bien me laisser terminer… — Excusez-moi. Continuez, je vous en prie. — Acte lors duquel une jeune vierge du temple fut enlevée, plusieurs membres de notre Ordre furent grièvement blessés, et de nombreux actes sacrilèges violemment destructeurs, dont certains d’une nature obscène et dépravée que je ne puis décrire ici, furent commis par des troupes du clan Dascen… — Là encore, tout cela est réfuté… — Laissez-moi finir, je vous en prie. Cette malheureuse enfant fut alors violée et dépouillée par le duc Chlea, forcée de l’épouser et de mettre ses enfants au monde. Lorsque cette pauvre créature souillée et tremblante de peur essaya de regagner avec ses jumeaux l’abri sûr du temple qu’elle connaissait depuis sa petite enfance… — Là, vraiment, docteur Braäst, l’Histoire est très claire sur ce point. Les Huhsz… des partisans des Huhsz, devrais-je dire, ont carrément attaqué… — L’Histoire repose sur la mémoire humaine et sur des gens qui laissent des archives, elle n’est donc pas infaillible, Keldon ; mais nous, en revanche, sommes conduits par la divinité en ces matières, et elle dit vrai. — Tout de même, docteur Braäst, quelle que soit la version de cette tragique histoire à laquelle vous croyez, il n’y a aucune raison d’entretenir cette vendetta jusqu’à l’époque actuelle. — Ce n’est pas nous qui l’avons entretenue, dit l’homme aux cheveux blancs sur le ton de la raison. Cette femme malheureuse et troublée a juré une haine éternelle envers notre religion ; elle a juré, en fait, qu’elle assassinerait le prochain Prophète incarné, s’il se manifestait de son vivant ; en outre, elle a lié toute sa descendance au même serment. Le fait qu’elle ait été violée, puis endoctrinée par la tribu Dascen dans une atmosphère de haine et de mensonges athées pourrait contribuer à expliquer pareille abomination, mais il ne peut l’excuser. « Au début, notre Patriarche était déterminé à ignorer cet outrage, mais Dieu lui-même, dans une visitation qui se produit moins d’une fois par génération, lui parla et dit au bienheureux Patriarche qu’une seule voie s’offrait à lui : il fallait répondre au sang par le sang. Il faut certainement répondre à la tolérance par la tolérance, mais il faut tout autant répondre à l’intolérance par l’intolérance. « Le Messie ne peut naître tant que la menace ne s’est pas dissipée ou que le sacrilège n’a pas été compensé. Le serment a été prononcé et la vendetta instituée par la lignée féminine des Dascen. Il se pourrait qu’ils s’imaginent pouvoir annuler leur malédiction hâtive et sacrilège – et, de fait, je comprends parfaitement qu’ils veuillent le faire à présent –, mais je ne crois pas qu’on puisse badiner à ce point avec la parole de Dieu. Ce qui doit être fait doit être fait. Même si les Passeports nous sont refusés – bien que j’aie la conviction qu’ils ne le seront pas – il n’y a pas là matière à compromis. — Bien sûr, docteur Braäst, des cyniques pourraient dire que le véritable objet de toute cette affaire est d’assurer le retour de ce qui est désormais le tout dernier Canon Lent, lequel était la pièce maîtresse du trésor dérobé à… — La nature exacte du trésor importe peu, Keldon, mais Dieu dans sa miséricorde, par l’entremise du Patriarche, a permis que le retour de cet instrument – dont la valeur est purement cérémonielle et qui, permettez-moi de le préciser, ne fut à aucun moment utilisé par les Huhsz – signale la fin de cette tragique inimitié, du moins en ce qui nous concerne. — Mais, docteur Braäst, toute cette discussion revient à ceci : même en accumulant les arguments, comment un tel raisonnement, historique ou autre, pourrait jamais justifier cette pratique barbare à l’époque où nous sommes ? Brièvement, s’il vous plaît. — La barbarie est toujours avec nous, Keldon. Il y a huit ans, Lip City a été victime d’un acte d’une barbarie sans précédent. Ce que nous avons été forcés de faire n’est pas de la barbarie : c’est la volonté et la grâce de Dieu. Nous ne pouvons pas plus ignorer ce devoir que nous ne pouvons négliger Son adoration. Dame Sharrow – bien que nous puissions peut-être avoir de la peine pour elle sur le plan humain – représente une insulte vivante pour tous ceux de la Croyance vraie et bienheureuse. Son sort n’est pas matière à discussion. Elle est la dernière de sa lignée – triste figure stérile et infirme dont la détresse s’est prolongée trop longtemps. Son esprit, lorsqu’il sera finalement libéré, chantera dans la joie de savoir que c’est nous qui l’avons arrachée à ses tourments. J’attends avec ferveur l’instant éternel où sa voix rejoindra celles des Bienheureux dont la conversion s’effectue après le trépas ; son exaltation sera discrète, mais n’en sera pas moins réelle, et éternelle. Il ne fait pas de doute que nous devrions tous lui souhaiter cela. — Docteur Braäst, je vous remercie pour cette intervention. — Merci à vous, Keldon. » Le présentateur secoua la tête d’une fraction de millimètre, se tourna à nouveau vers la caméra, les sourcils relevés, et poursuivit : « La guerre en Imthaid, maintenant… » Zefla éteignit le télécran. Dloan se pencha à nouveau sur les commandes du jet. Laguna City était un vaste cristal de glace métallique qui scintillait au loin à la frontière entre terre et mer. Zefla se tourna vers Sharrow et étira une de ses longues jambes par-dessus son siège. — Bondieusards de merde, commenta-t-elle en secouant sa blonde chevelure. Tu seras une putain d’héroïne à la fin de cette histoire, Shar ; et ils vont passer pour les étrons hystériques sans le moindre humour qu’ils sont vraiment. Sharrow contempla l’écran assombri d’un air accablé. — Il faudrait d’abord que je leur échappe, dit-elle en hochant la tête. Elle se tourna pour regarder par le hublot : les sections périphériques de Laguna City montaient à la rencontre de l’appareil en phase d’approche comme un assemblage d’énormes doigts brillants. Le jet atterrit sans encombre sur le Portadrome. Lorsque l’État du Piphram s’était mis à décliner après son ère de grandeur et de richesse, quelques siècles auparavant, bien des bateaux de sa flotte marchande avaient été vendus, un nombre encore plus grand mis à la ferraille et des centaines avaient été désarmés et retirés du service. La plupart de ces derniers – vaisseaux de toutes sortes, depuis les vraquiers de plusieurs mégatonnes jusqu’aux yachts privés les plus délicats et les plus raffinés, victimes de saisies administratives – avaient été rapatriés au Piphram pour mouiller dans une vaste lagune sur la côte phirarienne en attendant de meilleures conditions économiques. Subséquemment, un modeste boom immobilier dans la bande littorale voisine, entre les Monts neigeux et la côte lagunaire, fit monter les prix des terrains et les impôts fonciers traditionnellement impitoyables du Piphram ne purent qu’amplifier la hausse. C’est alors qu’un petit malin repéra une faille dans le statut fiscal des lagunes et songea à utiliser deux vieux car-ferries comme dortoirs flottants temporaires. Ces deux transbordeurs le-cul-dans-l’eau, ou plutôt leur situation marginale, furent à l’origine de Laguna City : dans le chaos furieusement complexe de l’écologie économique de Golter, la finance – avec ses manifestations matérielles appropriées – tendait à se concentrer et à se cristalliser presque instantanément autour de toute région où les perspectives de bénéfices étaient ne fut-ce que légèrement plus prometteuses qu’ailleurs. C’est ainsi que Laguna City, qui n’était au début que quelques vieux pontons rouillés, était devenue une véritable métropole en moins d’une centaine d’années. Les bateaux étaient d’abord amarrés en grappes et les gens se déplaçaient de l’un à l’autre sur de petites embarcations ; plus tard, ils furent reliés les uns aux autres. Certains furent soudés bord contre bord, d’autres se complétèrent de logements, de bureaux et d’usines construits sur eux et entre eux, tant et si bien que l’identité individuelle de la plupart des vaisseaux finit par disparaître dans la topographie émergente de l’agglomération. Laguna City comprenait maintenant des milliers de vaisseaux, et une nouvelle unité venait s’y ajouter toutes les trois ou quatre semaines ; elle s’était étendue jusqu’aux limites de la première lagune, puis avait atteint la mer, s’était emparée de trois autres lagunes littorales et avait fini par héberger plus de deux millions d’habitants. Son principal aéroport – qui pouvait être déplacé d’un seul tenant afin d’être toujours à l’extérieur de la ville – était constitué de quarante vieux pétroliers accolés latéralement, leurs ponts débarrassés de toute superstructure, aplanis et renforcés pour supporter le poids des stratos et des avions-cargos. Son spatioport pratiquement désaffecté était une collection de plates-formes pétrolières antédiluviennes, culminant à la pointe sud de la ville ; ses docks : quelques douzaines de cales sèches, des vraquiers surmontés de grues, et des vaisseaux de guerre auxiliaires déclassés. Huit vieux porte-avions accolés, vestiges d’une marine de commerce, constituaient le Portadrome, où atterrit le jet d’affaires. Le petit appareil fut rapidement remorqué, puis évacué par ascenseur pour être remisé dans les entrailles d’un des superpétroliers adjacents qui servaient à présent de hangars annexes pour les antiques porte-avions. Sharrow, Zefla et Dloan examinèrent le pont du vieux vaisseau tandis qu’un grand steward voûté et barbu entassait leurs bagages sur un chariot grinçant. Le temps était chaud et humide, le soleil haut dans un ciel légèrement embrumé. — B’jour, vous autres, souffla le steward asthmatique en hochant la tête. C’est votre première fois sur Laguna, hein ? — Non, fit Sharrow avec un air mauvais. — Pour moi, oui, dit joyeusement Zefla. — C’est presque un crime qu’une jolie dame comme vous ait pas encore visité notre ville, si j’peux me permettre de dire ça, m’dame. Il empoigna le levier de commande sur le devant du chariot et s’éloigna, accompagné par le gémissement des roues derrière lui. — Ça fait bien quelques années et p’t’être plus qu’on a pas eu le privilège d’accueillir deux dames aussi jolies que vous sur Laguna. Ça vous ensoleille la journée rien qu’de voir deux exemplaires du beau sexe aussi ravissants que vous, et puis c’était déjà une belle journée au départ. Encore plus belle avec votre présence, mes jolies dames, moi j’vous dis. Et je blague pas. — Vous êtes trop gentil, concéda Zefla en riant. — Et volubile, marmonna Sharrow. — Ça signifie quoi, m’dame ? — Rien, fit Sharrow. Conduits par le grand steward, ils traversèrent le pont du Portadrome et se dirigèrent vers la superstructure qui était jadis la passerelle de commandement d’un des vieux porte-avions et aujourd’hui la salle des Arrivées. Une file de chariots à bagages pleins leur barrait le chemin. Dloan les examinait d’un œil soupçonneux. Zefla fronça les sourcils et regarda autour d’elle. — Je croyais que Miz avait dit qu’il… Un accord musical sonore et cuivré retentit derrière le barrage de chariots ; une troupe d’oiseaux de mer blancs, que l’arrivée du jet n’avait pas dérangés, s’envola en couinant de la superstructure tandis que le son se répercutait d’un bout à l’autre du pont. Les chariots démarrèrent brusquement, remorqués par un petit tracteur à un bout de la file, pour révéler un orchestre de parade de vingt musiciens assis derrière, tous vêtus de resplendissants uniformes rouge et or, qui soufflaient dans des instruments étincelants et extrêmement bruyants. Sharrow reconnut l’air, mais n’arrivait pas à se rappeler le titre. Elle se tourna vers Zefla, qui haussa les épaules. Dloan était à genoux, tenant à deux mains un pistolet volumineux, certes, mais qu’il braquait momentanément vers le sol pendant qu’il regardait autour de lui. L’orchestre se leva et commença à marcher vers eux sans cesser de jouer. Dloan avait reporté son attention sur le grand steward barbu, qui n’était plus voûté et qui retirait sa veste. Il jeta sa casquette au loin et arracha sa fausse barbe. Il s’avança, mit un genou à terre devant Sharrow et prit sa main dans la sienne. — Ma gente dame, notre chef ! s’exclama-t-il. Et il lui baisa la main. Les membres de l’orchestre les encerclaient et les bousculaient, agitant leurs instruments dans tous les sens. Dloan s’était levé et rengainait son pistolet. Zefla riait en se bouchant les oreilles. Sharrow sourit en secouant la tête lorsque Miz fouilla dans sa chemise et en retira un bouquet de fleurs, qu’il lui présenta. Elle l’accepta et pressa les fleurs contre son nez tandis que Miz se relevait d’un bond. Il était grand et souple, et son visage brun pâle, encadré par des cheveux blonds longs et raides, semblait plus jeune qu’il ne le méritait et presque obstinément insouciant. Il avait des yeux pétillants enfoncés dans un réseau de fines rides, un nez mince et crochu et une grande bouche souriante aux lèvres généreuses et aux dents irrégulières. — Idiot ! lui cria-t-elle en riant. L’orchestre tournait autour d’eux dans une assourdissante farandole. Miz ouvrit les bras en l’interrogeant du regard. Elle mit les tiges des fleurs dans sa bouche, les tint avec les dents puis alla vers lui et l’étreignit. — Salut, beauté ! aboya-t-il par-dessus le vacarme de l’orchestre. Il la souleva et lui fit faire un tour complet tout en adressant des clins d’œil peu discrets à Zefla puis à Dloan. Son sourire étincelait au soleil, large comme le pont du Portadrome, ou presque. Il remit Sharrow sur ses pieds, sans la lâcher. Elle tendit le cou pour déposer les fleurs sur son épaule, dans un geste curieusement animal qui suscita un bref tremblement sur le visage de Miz – une expression soudaine, intermédiaire entre le désir et le désespoir. Elle disparut en un instant, et seule Zefla la vit. Les fleurs tombèrent entre Miz et Sharrow et restèrent nichées entre leurs poitrines. — Ça fait plaisir de te revoir, jeunette ! cria-t-il. — Plus si jeune que ça, l’informa Sharrow. — Je savais que tu dirais ça. — Bon, je n’ai jamais pu te cacher grand-chose. — Il y avait des tas de choses que tu ne voulais jamais cacher, dit-il avec un regard lubrique en haussant les sourcils. — Oh, protesta-t-elle. Elle le repoussa. Les fleurs tombèrent vers le pont ; il les intercepta sans aucune difficulté et les serra sur sa poitrine en prenant un air blessé. Il ferma les yeux, puis pivota pour s’incliner respectueusement devant Zefla et lui offrir les fleurs. Zefla les prit et les jeta à Sharrow, et tandis que Miz était encore en train d’observer leur trajectoire, elle fit un pas avant, le serra dans ses bras, le souleva et le fit tourner au milieu du cercle beuglant des cuivres aux mille feux. — Waaah ! hurla Miz lorsque Zefla se mit à tourner plus vite. Dloan sourit ; Sharrow éclata de rire. — Ah, dame Sharrow. — Frère seigneur. — Vous désirez sans doute connaître le résultat de nos délibérations concernant votre proposition. — Oui, s’il vous plaît. — Je suis heureux de vous annoncer que les Frères ont donné leur accord. Lorsque l’objet sera livré, votre sœur sera libérée. — Demi-sœur. Et les frais ? — Sur la base de ce qui s’appelle, je crois, le barème commercial numéro deux. Sera-ce acceptable ? — Je le suppose. — Nous allons charger une agence commerciale de rédiger le contrat proprement dit ; les courtiers régleront les détails avec vous-même ou votre avocat. Leur numéro sera joint à l’enregistrement de ce message. — Je vous remercie. Je vais les appeler maintenant. — Absolument. Gente dame, je suis votre serviteur. La large face dans l’hologramme lui adressa un sourire peu sincère. Une bonne brise chaude se leva et agita les rangées de fanions qui vibrèrent gaiement, tendues en travers du ciel bleu sans nuages. La mer frissonna, se pailleta de reflets, et les petits yachts rasèrent comme des galets les crêtes étincelantes et acérées des vagues ; leurs voiles se gonflèrent, exhibant rayures et motifs de couleurs vives aux spectateurs massés sur le parcours. Les foules entassées contre la lisse des bateaux ou assises sur le pont des vaisseaux plus chic lancèrent des hourras dans la brise, agitèrent chapeaux et foulards, firent partir de bruyants pétards. Les yachts virèrent autour de la bouée-pivot, donnant de la bande jusqu’à ce que leurs plats-bords touchent l’eau, puis se redressèrent, rajustèrent leur voilure pour la prochaine section et s’élancèrent vers la bouée suivante par vent arrière. Un par un, les spinnakers s’épanouirent, claquant et se remplissant comme les poitrines d’oiseaux exotiques en parade. Certains membres des équipages trouvèrent le temps de saluer la foule de la main et les spectateurs rugirent de plus belle, comme pour essayer de remplir les voiles bariolées avec leur propre souffle. Miz guida Sharrow au milieu des groupes de gens qui bavardaient sur le vaisseau d’apparat, saluant d’un signe de tête les visages qu’il reconnaissait, échangeant à l’occasion quelques paroles aimables, mais sans s’arrêter pour faire les présentations. Il était vêtu d’un short douloureusement criard et d’une chemise à manches courtes à peine plus discrète que la foule qui encourageait les concurrents depuis les barges du public. Sharrow avait une longue robe diaphane vert pâle ; elle arborait des lunettes noires et s’abritait sous une ombrelle. Miz lui portait sa sacoche. Plusieurs des gens qu’ils croisèrent se retournèrent, se demandant qui était la nouvelle compagne de Miz. Aucun ne semblait le savoir, même si certains lui trouvèrent un visage vaguement familier. Miz prit deux verres sur le plateau que lui présentait un serveur et lui laissa un pourboire, puis, désignant du menton un bar-ponton auquel des barques en forme de coquillage étaient amarrées comme des bourgeons sur une branche, il en loua une et descendit d’un pas décidé la passerelle menant au pont flottant. Là encore, il salua discrètement les groupes qui remplissaient d’autres embarcations similaires, puis il posa les verres sur la table centrale du bateau. Il aida Sharrow à monter à bord. Une fois assis, ils observèrent un moment toute l’agitation des régates en sirotant leurs boissons et en dégustant les sucreries et les entremets salés qu’apportaient les serveurs ; des restaurateurs installés sur des catamarans et des sampans glissaient sur l’eau entre les bateaux-coquilles pour vendre leurs propres marchandises. Elle avait décrit la situation dans ses grandes lignes pendant le dîner à l’hôtel de Miz le soir précédent, et lui avait demandé d’y réfléchir – la nuit porte conseil. Ils avaient dîné avec les Franck dans le restaurant circulaire perché sur la cheminée d’un ancien paquebot et regardé les lumières de Laguna City tourner en dessous d’eux. Ils avaient dansé, étaient allés boire un dernier verre et inhaler une dernière dose dans l’appartement de Miz, une suite d’une surface impressionnante qui donnait sur la marina éclairée par des projecteurs. Ensuite, tandis que les Franck étaient allés se promener sur le pont, Miz l’avait raccompagnée à sa chambre, l’avait embrassée sur la joue et était parti, à reculons, en lui envoyant des baisers. Elle s’attendait presque à ce qu’il essaie de rester ou lui demande de le rejoindre dans sa suite, mais il n’avait fait ni l’un ni l’autre. Délaissant le spectacle bariolé des régates, Sharrow se pencha vers le visage bronzé et souriant de Miz et fit tourner son ombrelle. — Alors, qu’est-ce que tu as décidé, Miz ? Tu viens avec nous ? — Oui, lui dit-il en hochant rapidement la tête. Il ajusta le parasol du bateau puis retira ses propres lunettes noires. — J’ai quand même une petite affaire à régler sur place, d’abord, rectifia-t-il avec un grand sourire. Ses yeux bleu acier scintillaient et Sharrow éclata de rire en voyant son expression à la fois canaille et enfantine. Il avait l’air plus jeune, plus en forme et plus beau que jamais, songea-t-elle. Il émanait de lui une énergie particulière, à croire que sa vie détenait un élan plus puissant que celui des autres ; parti de rien du tout, le pauvre gosse des barrios de Speyr montait toujours plus haut, bourré d’idées, de projets et d’intentions facétieuses en général. — Quelle sorte d’affaire ? Ça va te prendre longtemps ? demanda-t-elle en faisant tourner son ombrelle pour voir le motif d’ombre et de lumière qu’elle projetait sur le visage ouvert et impatient de Miz. Il se mordit les lèvres, passa la main par-dessus le bord de la petite embarcation et laissa tremper ses doigts dans l’eau. — C’est juste une petite opération de… relèvement, lui dit-il avec un clin d’œil. En fait, je serais peut-être en mesure d’accélérer la manœuvre, maintenant que vous êtes là… de faire avancer un peu les choses, si vous voulez bien m’aider. Elle fronça les sourcils en regardant l’eau où il laissait traîner sa main. — Une opération de relèvement ? dit-elle, perplexe. Tu te lances dans le renflouement des épaves, maintenant ? — Non, il ne s’agit pas exactement de « relever » quelque chose. Il semblait presque gêné de l’avouer. — De le « soulever », peut-être ? — Oui. — Et qu’est-ce que tu veux récupérer ? Il passa de l’autre côté du siège circulaire et se coula près d’elle, faisant pencher le bateau. Il posa le menton sur son épaule et lui parla doucement à l’oreille, qu’il dégagea de la masse de ses cheveux noirs. Il respira son parfum en fermant les yeux, puis la sentit s’éloigner de lui. Il soupira et ouvrit les yeux. Elle le regardait de biais, par-dessus la monture de ses lunettes noires, l’air ahuri. — Redis-moi ça, demanda-t-elle. Il regarda par-dessus l’épaule de Sharrow, puis forma les mots sur ses lèvres sans les prononcer tout haut. Elle les lui répéta tout aussi silencieusement et il les lut sur ses lèvres. L’Addendum de la Couronne stellaire ? disaient-elles. Les grands yeux de Sharrow s’ouvrirent démesurément. Il opina. Sharrow braqua un doigt sur sa poitrine et dit silencieusement : Tu es complètement cinglé. Il haussa les épaules et se cala contre le dossier. Laissant tomber l’ombrelle sur le siège, elle reposa le verre sombre sur la table, puis mit une main sous son aisselle et l’autre sur ses yeux. — Ça doit être la saison des farces pour les Antiquités, soupira-t-elle. — N’admires-tu pas mon ambition ? demanda Miz en riant. Elle le regarda et dit : — Je croyais que c’était nous qui cherchions quelque chose de difficile à obtenir. Je croyais que le… l’article dont tu parles était censé être totalement… inviolable. — Baisse la voix quand tu prononces ce dernier mot, dit-il tranquillement en jetant un coup d’œil circulaire aux autres bateaux-coquilles. Ça ne s’applique qu’à une seule chose ici. — Qu’est-ce que tu en feras une fois que tu l’auras ? — Eh bien, tout a commencé lorsque j’ai été contacté par un acheteur anonyme, expliqua Miz avec désinvolture. Mais je crois que je vais le proposer aux autorités compétentes et leur demander une rançon. Ça pourrait être moins dangereux. — Moins dangereux ! dit-elle en riant. Il prit un air blessé. — Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle. Je croyais que tu t’en tirais très bien ici. — C’est exact, je suis riche, fit-il en agitant les bras. Je n’ai pas besoin de faire ça. — Pourquoi tu le fais, alors ? dit-elle entre ses dents. — C’est trop tard pour me défiler, l’informa-t-il. J’ai un fonctionnaire complaisant qui va m’aider ; toute cette affaire l’excite terriblement. — Mon Dieu, gémit-elle. — Mais c’est tellement facile ! dit-il en se penchant à nouveau tout près d’elle. J’ai trouvé ça dingue, moi aussi, la première fois qu’on me l’a suggéré, mais plus j’ai étudié la question et plus j’ai découvert de détails sur l’endroit où l’objet est conservé – et dans quelles conditions –, plus j’ai compris à quel point ça allait être facile. Ce serait dingue de ne pas tenter le coup. — En d’autres termes, suggéra-t-elle, tu t’ennuyais. — Mais non, fit-il en levant la main d’un air flatté. — Alors, comment te proposes-tu de t’atteler à cette tâche probablement suicidaire ? — Hé ! fillette, dit-il en lui décochant un sourire, les bras grands ouverts. Je suis le Roi de la Technologie, tout de même ! — Tu es, après tout, le Roi de la Technologie, Miz, bien sûr, admit-elle avec une moue sceptique. Mais… — Écoute, tout est réglé. Il baissa la voix et se rapprocha d’elle. — La partie technique est terminée, en fait. C’est sur la sélection finale des éléments humains que je planche. Il regarda Sharrow attentivement, pour voir comment passait son discours. — Écoute, dit-il en arborant son sourire le plus engageant, tout ira bien. Je parle sérieusement. Il n’y aura pas le moindre remue-ménage. Ils ne sauront même pas que le truc a disparu avant que je leur annonce. C’est un plan de toute beauté, et tu me remercieras plus tard de t’avoir fait participer à ce qui est moins un vol qu’une œuvre d’art, vraiment. Sincèrement. Et, comme j’ai dit, je peux même accélérer les opérations maintenant que vous êtes ici, si bien que tout sera terminé avant la date où nous devrons commencer à distancer les Huhsz. Si tu veux m’aider, bien sûr. Tu veux m’aider ? Elle avait l’air terriblement sceptique. — Si tu arrives à me convaincre que ce plan est viable et que nous n’allons pas tous passer le reste de notre vie à tourner la manivelle des pompes dans quelque bagne flottant en bouffant du plancton, oui. — Ah, s’esclaffa Miz, hilare, en lui donnant une tape sur le genou, ça ne risque pas ! — Non ? — Mais non, dit-il en secouant la tête d’un air inflexible. Ils nous tueront tous les trois, et toi, ils te livreront aux Huhsz pour toucher la récompense. — Oh, merci. Il parut subitement frappé de contrition. — Oh, je suis désolé. Ce n’était pas très drôle, n’est-ce pas ? — Est-ce que je ris ? Elle chaussa ses lunettes noires et sirota sa boisson. Miz pinça les lèvres. — Cette histoire avec les Huhsz, s’enquit-il, il n’y a pas d’autre moyen de s’en sortir ? — Soit je leur échappe pendant un an, soit je leur ramène leur Canon Lent, dit-elle en haussant les épaules. C’est tout. — On ne peut pas les acheter ? — On le peut certainement… en leur donnant le Canon. — Mais pas avec, disons, de l’argent ? — Non, Miz. C’est une question de dogme… de religion. — Ah oui ? Vraiment ? Il avait l’air sincèrement perplexe. — La réponse est non, énonça Sharrow d’un ton patient. On ne peut pas les acheter. Miz lui tapa du doigt sur l’épaule d’un air entendu. — De toute façon, lui dit-il avec un clin d’œil, le Roi de la Technologie a imaginé un moyen de mettre des bâtons dans les roues à ces méchants. — Ah bon ? — Tu es déjà allée dans le désert du K’lel ? Elle secoua la tête. — Ou à Aïs ? demanda Miz avec un grand sourire. — Trop aride à mon goût, dit Sharrow, amusée, en caressant le pied de son verre. À la vérité, je suis plutôt du genre humide, en profondeur. Miz loucha un instant, puis poussa un soupir théâtral. — S’il te plaît, dit-il, je parle sérieusement. Il s’éclaircit la voix et se pencha à nouveau vers elle. — Ces Passeports sont des productions super-spéciales de la Cour mondiale, non ? La variété impossible à perdre avec cette espèce de machin à déformation spatiale percé au milieu ? Elle fronça les sourcils. — Tu m’embrouilles avec ton jargon, monsieur le Roi de la Tech. Il lui donna une légère claque sur la cuisse. — Tu sais ce que je veux dire. Les trous du nano-événement qui sont les traces de l’Accident de l’ITA. Chaque Passeport doit en avoir un, c’est bien ça ? — Oui. — Et ils vont sortir de Yada pour être initialisés dans le Sanctuaire mondial des Huhsz ? — C’est ce que j’imagine, mais… Il se redressa et se tapota l’occiput. — J’ai un plan diabolique, chef, dit-il. Elle secoua la tête en soupirant : — Et moi qui croyais que tu étais peut-être devenu raisonnable sur le tard ! — Le Destin m’en préserve ! s’exclama-t-il avec une grimace. Et, de toute façon, c’est toi qui veux rechercher un livre dont on n’a plus entendu parler depuis un millénaire, et sans même le bénéfice d’un contrat rémunéré, dans le vague espoir qu’il finira bien par te mener à un Canon Lent. — Oui, dit-elle en baissant la voix et en rapprochant son visage de celui de Miz. Mais le livre est seulement perdu, ce n’est pas le bijou le plus sévèrement gardé de toute cette putain de planète. Miz repoussa ce distinguo d’un geste de la main comme pour chasser une mouche insolente. — Tu as passé un contrat avec les mecs de la Demeure marine ? — Je leur ai causé ce matin. Barème numéro deux pour les frais. — Oh. Ils s’en occupent eux-mêmes ? Elle secoua la tête. — Une agence qui s’appelle le Donjon. — Le Donjon ? dit Miz en fronçant les sourcils. Connais pas. — Moi non plus. Ça doit être des petits nouveaux. Ils savent de quoi ils parlent, on dirait. — Et c’est quoi, ce fichu bouquin, au fait ? demanda Miz avec un certain agacement. Les PU… de quoi ça parle ? Sharrow haussa les épaules. — La seule partie connue du texte est la page de dédicace. Ça en donne une très vague idée, mais les maisons nobles qui commandaient des ouvrages Uniques tenaient avant tout à ce que le contenu en reste secret. Pour autant qu’on sache, rien que sur la base des noms cités, cet Unique est censé être le nec plus ultra dans le genre. — Hmm, fit Miz. Peut-être que je vais attendre qu’ils sortent l’holofilm. Et, de toute façon, dit-il en haussant les épaules, qu’est-ce qui te permet de croire que tu pourrais le retrouver alors que personne d’autre n’a réussi à le faire ? — Gorko, dit Sharrow. Et Breyguhn. — Quoi ? Ton grand-père ? — Oui. D’après Breyguhn, Gorko a découvert où était le livre, mais il n’a pas essayé de le récupérer. Il aurait laissé des indications sur l’endroit où le livre se trouve, ou se trouvait. Breyguhn prétend savoir comment je peux mettre la main sur ces informations. Miz réfléchit, puis dit : — Merde, c’est vrai, le bouquin ! C’était ça qu’elle cherchait quand elle a joué les monte-en-l’air dans la Demeure marine, hein ? — Oui. Et elle croit être sur la bonne piste, maintenant. Ou alors, elle est en train de monter un canular à mes dépens. — Un canular ? dit Miz, apparemment intrigué. Sharrow secoua la tête. — Attends que je te dise comment je suis censée accéder aux informations que Breyguhn a trouvées. — Dis-le-moi maintenant. J’ai horreur des devinettes. — Non. — Dis-le-moi ! Il se pencha plus près et lui chatouilla la taille. Étouffant un cri, elle tenta de lui échapper et lui donna une tape sur la main. — Arrête ! Tiens-toi tranquille ! Elle leva son verre. — Regarde ! lui dit-elle. Il est vide. Il cessa d’essayer de la chatouiller et chercha à apercevoir un serveur, le visage illuminé par un large sourire. Son expression changea lorsqu’il porta son regard sur le vaisseau principal au bout de la passerelle. — Ah, dit-il, quelqu’un dont je voudrais que tu fasses la connaissance. Je reviens de suite. Et il bondit hors du bateau-coquille, qui se mit à osciller. Sharrow le regarda regagner le ponton à grandes enjambées et saluer de la main des gens qui l’appelaient depuis un autre bateau-coquille. Elle s’installa confortablement et contempla le paysage où, au second plan, un autre bras de Laguna City étincelait au soleil, dont la lumière était renvoyée par les mille fenêtres d’un immeuble résidentiel flottant. L’Addendum de la Couronne stellaire, songea-t-elle. Mon Dieu ! Elle avait l’impression déconcertante qu’ils étaient tous en train de dérailler : Miz, qui essayait de rester jeune en s’impliquant dans ce projet absurde de voler l’un des trésors les mieux protégés du système ; Cenuij, qui draguait les défigurées à Lip City et Dloan qui devenait un accro du télécran. Quant à elle, elle se contentait de vieillir, embourbée dans la banalité. Un serveur apparut avec un verre sur un plateau. Elle se retourna et aperçut Miz en haut de la passerelle, en conversation avec un personnage replet, de haute stature, portant une toge de cérémonie bleu et or, les couleurs de Laguna City. Les deux hommes descendirent vers les bateaux-coquilles ; le dignitaire hocha la tête avec indulgence lorsque Miz fit une plaisanterie. Un petit entourage de fonctionnaires subalternes les suivait. Elle sirota sa boisson pendant que le groupe s’approchait. L’important fit un geste bref de sa main gantée alourdie de nombreuses bagues ; ses larbins s’arrêtèrent à quelques mètres en arrière sur le ponton et restèrent plantés là en plein soleil en essayant de prendre un air digne tandis que Miz et lui s’avançaient vers le bateau-coquille où elle était assise. — Dame Sharrow, dit Miz. L’honorable Vice-invigilateur Ethce Lebmellin. Le fonctionnaire s’inclina lentement, avec le minimum d’application indiquant qu’il n’était pas dans ses habitudes de s’incliner. Sharrow lui répondit d’un signe de tête. — Gente dame, tout le plaisir est pour moi. Il avait une voix douce et haut perchée ; son visage était plus maigre que ne le suggérait le corps dissimulé sous la longue toge d’apparat. Ses yeux étaient sombres et froids. — Comment allez-vous ? s’enquit-elle. — Puis-je vous accueillir dans notre humble cité ? — Absolument. Voulez-vous vous joindre à nous, monsieur ? — Rien ne pourrait me faire plus plaisir, gente dame, mais je regrette que les affaires de l’État exigent ma présence ailleurs. Une autre fois, peut-être. — Peut-être, reprit-elle en souriant. — Monsieur Kuma, dit Lebmellin en se tournant vers l’autre homme. — Triplicata, monsieur Lebmellin, fit Miz sans élever la voix. Sharrow fronça les sourcils et se demanda si elle avait bien compris. Triplicata ? Elle aurait pu ne pas entendre ce mot, mais Miz l’avait prononcé très distinctement. Le dignitaire en toge n’eut pas l’air le moins du monde troublé ; il regarda son interlocuteur une seconde puis dit « triplicata » tout aussi doucement. Miz sourit. Lebmellin se tourna vers Sharrow, s’inclina à nouveau puis retourna via le ponton au vaisseau d’apparat. Les gens de son entourage se hâtèrent de le suivre comme des oisillons derrière leur mère. Miz se rassit dans le bateau-coquille, apparemment satisfait de lui-même. — C’est ça, ton fonctionnaire complaisant ? demanda tranquillement Sharrow. Miz hocha la tête. — Une grosse merde perfide. J’hésite autant à lui faire confiance qu’à le démolir. Mais c’est le gus qui peut être à l’endroit qu’il faut au moment qu’il faut, et il est gourmand. — Tu t’engages dans ce truc pour de bon, n’est-ce pas ? — Et comment ! — Et le… le mot avec un « T » est un… mot de passe ? — En quelque sorte, gloussa Miz. Hé, hé ! — Tu es cinglé. — Foutaises. Ça va marcher comme sur des roulettes. — Tu es d’un optimisme à toute épreuve, Miz. — Eh bien, dit-il en haussant les épaules, pourquoi pas ? Puis le doute passa comme une ombre sur son visage et il tira sur sa lèvre inférieure. — Il y a juste eu une série d’événements légèrement préoccupants, ces derniers temps, expliqua-t-il. Ces dernières semaines, en fait. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une fuite dans le dispositif de sécurité, mais c’est un peu inquiétant. — Quoi ? Il se tourna pour la regarder en face. — Tu as entendu parler de ces courses de sials à Tile ? — Oui, dit-elle. Ils retirent les cerveaux des animaux et les remplacent par des cerveaux humains. — Ouais, des cerveaux de criminels, Tile n’étant pas un lieu totalement civilisé. Passons. Hem… quelqu’un baptise les sials du nom de mes embarras, on dirait. — Quoi ? — Par exemple, dit-il, il y a trois semaines, j’avais un chargement de circuits électroniques antiques… euh, sensibles, juridiquement parlant, qui transitait sur un train utilitaire terrestre entre Deblissav et Meridian. Alors que le TUT traversait un col dans une chaîne de montagnes appelée les Dents, il a sauté sur une mine, a été attaqué et pillé. Les bandits n’ont pas été inquiétés, dit-il en haussant les épaules. Deux jours plus tard, le vainqueur des courses au sialodrome de Tile s’appelait Rage de Dents Électrique. Sharrow médita ces informations. — C’est plutôt ténu comme indice, quand même, non ? conclut-elle, amusée. — Il y a eu d’autres coïncidences, dit-il, l’air sincèrement inquiet. J’ai demandé à mon agent sur place de se pencher dessus, mais nous n’arrivons pas à trouver comment la chose peut se produire. Les écuries tiennent les noms secrets jusqu’au jour de la course, et choisissent ensuite un nom le jour même. C’est censé contribuer à empêcher la triche. Quelqu’un s’arrange pour que les propriétaires baptisent leurs fauves en l’honneur de trucs qui tournent mal dans mes affaires. Et je n’arrive pas à comprendre pourquoi. — Tu travailles trop, mon cher, dit-elle en lui tapotant l’épaule. — Si j’avais su, j’aurais eu l’intelligence de ne pas t’en parler, dit-il. Il vida son verre et indiqua du menton celui de Sharrow. — Allez… emmène ton verre et allons regarder la fin de la course. Abandonnant la petite embarcation, qui dansa sur les vagues, ils se dirigèrent vers le vaisseau d’apparat. Sharrow faisait virevolter son ombrelle, l’eau sous le ponton clapotait et gargouillait sur les lattes et les flotteurs de la passerelle, et sur les enveloppes circulaires des bateaux-coquilles. Thrial était le soleil. Rafe n’était guère plus qu’une sphère en fusion, tandis que M’hlyr était solide sur sa face éternellement dirigée vers l’extérieur. Fian était suffisamment froide près de ses pôles inamovibles pour permettre l’existence de la glace, en dépit du fait que la plupart des métaux couleraient comme de l’eau à son équateur. Trontsephori était plus petite que Golter – un monde océanique couvert de nuages dont les systèmes climatiques étaient d’une simplicité tellement classique qu’ils ressemblaient à une grossière simulation. Presque aussi volumineuse que Golter, Speyr avait été terraformée cinq millénaires plus tôt. Puis venait Golter, avec ces trois lunes, suivie d’une ceinture d’astéroïdes, ensuite Miykenns, colonisée encore plus tôt que Speyr, suivie des géantes du système : Roaval, avec ses anneaux et ses lunes, et Phrastesis, enveloppée dans une coquille de débris encore instables après la mystérieuse destruction de ses satellites pendant la Deuxième Guerre. Après elle venait la petite géante, Nachtel, avec son Fantôme – sa lune froide, planète tout juste habitable. Plesk, Vio et Prenstaleraf composaient l’extrasystème, chacune à son tour plus froide, plus rocheuse et plus minuscule que l’autre, s’égrenant comme des mots inaudibles à la fin d’une phrase. Un assortiment de débris et de comètes complétaient le système. Thrial formait un anneau d’or blanc pur incrusté de veines de platine ; il s’ouvrait sur une charnière cachée faite en ce qui semblait du diamant 13 extrudé. Les planètes étaient suspendues à des boucles de mercure allotrope tout aussi invraisemblables et chacune était représentée par un exemple sans défaut de la pierre porte-bonheur correspondante selon l’astrologie piphramique, précisément dimensionnée pour indiquer la taille de la planète sur une échelle logarithmique. Les lunes étaient des diamants rouges, les astéroïdes de la poussière d’émeraude et les comètes une frange de minuscules fibres de carbone sombre, chacune terminée par une sphère microscopique d’or blanc. L’éloignement à partir de Thrial était représenté par des lignes gravées on ne sait comment à intervalles moléculaires dans les boucles ambivalentes de mercure. L’Addendum de la Couronne stellaire, comme on appelait ce collier depuis quatre ou cinq mille ans, était sans conteste le joyau le plus précieux de tout le système ; il n’y en avait pas d’autre, existant ou disparu, qui put rivaliser avec lui. En lui-même, de par son prix impossible à chiffrer, l’Addendum fournissait leur garantie théorique à la monnaie, aux opérations commerciales et aux emprunts de Laguna City. Sa valeur, une fois fondu et morcelé, aurait pu, à elle seule, faire vivre dans l’aisance une famille noble moyennement extravagante pendant un bon siècle, ou acheter le nom d’une maison mineure, mais ces considérations arithmétiques étaient insignifiantes comparées à sa valeur intrinsèque d’objet précieux et mystérieux qui avait réussi à survivre à l’histoire frénétiquement embrouillée et complexe de Golter – et y avait souvent été associé. Personne ne savait qui ou quelle entité l’avait fabriqué, ni pour qui, ni quand ni comment. Pas plus qu’on ne savait ce qu’était la Couronne stellaire elle-même, à supposer qu’elle ait jamais existé. Sur Golter, si la Couronne stellaire avait existé, il y avait autant de chances qu’elle ait été dissimulée, dispersée ou simplement perdue. Si nul ne savait ce qu’avait été la Couronne ni ce qu’elle était devenue, il n’y avait aucun doute quant à la localisation de son Addendum : il était conservé dans les profondeurs d’une chambre forte spéciale située à l’intérieur d’un vaisseau de guerre près du centre de Laguna City. On ne l’en sortait – sous des mesures de sécurité draconiennes – qu’en de rares occasions précisément déterminées ; il n’avait jamais été porté, et le caractère imprenable de la chambre forte – une sorte de gigantesque coffre tournant entouré de trois mille tonnes de blindage – était depuis quelques années devenu presque aussi légendaire que le célèbre collier lui-même. Depuis son fauteuil richement décoré dans la tribune officielle, Ethce Lebmellin regarda les deux yachtsmen vainqueurs répondre aux acclamations de la foule et commencer à gravir les marches qui menaient jusqu’à sa personne. Le premier prix était une coupe ancienne ciselée ; elle était posée devant lui et resplendissait dans la lumière réfléchie qui frappait les vagues. Au-dessus de lui, l’auvent de toile rayée aux couleurs vives s’agitait et claquait sous la brise. Lebmellin considéra le trophée et examina son propre reflet sur la surface courbe et polie. Un prix plutôt stupide pour un passe-temps plutôt stupide, songea-t-il. Le genre de distractions dans lesquelles les ordres moyens avaient tendance à gaspiller leur énergie en s’imaginant qu’ils avaient accompli quelque chose. Un sentiment familier de dégoût de lui-même et d’amertume l’envahit. L’impression d’être utilisé et insulté. Il était comme cette coupe – ce bibelot décoratif à l’ornementation excessive. Comme elle, on le sortait du placard pour certaines corvées cérémonielles, on l’admirait brièvement, on se servait de lui et puis on le remballait sans la moindre hésitation. Ils étaient l’un comme l’autre fastidieusement décorés, avaient peu d’utilité pratique, et tous les deux étaient creux. Il avait passé des années à bûcher dans les instituts diplomatiques de Yadayeypon tandis que les petits malins des ordres inférieurs se moquaient de ses progrès laborieux et que les rejetons élégants et bien élevés des maisons majeures – et de maisons mineures plus riches que la sienne – ricanaient en voyant ses vêtements démodés. Et qu’avait-il obtenu en échange de ces nuits passées à étudier, de ces vacances auxquelles il avait dû renoncer, de toutes ces provocations, de tous ces regards sournois ? Une qualification sans éclat, tandis que certains réussissaient brillamment sans cesser de boire, de sniffer et de forniquer, et que d’autres se fichaient carrément des études, leur situation dans l’entreprise ou le Monopole familiaux leur étant garantie en vertu de leur seul nom. Il doutait fort qu’il y en ait un seul qui se souvienne de lui. Une sinécure : un poste totalement insipide dans une petite ville-État d’une excentricité toute provinciale. Ses brillants contemporains n’en avaient probablement pas attendu plus de lui. Il se leva pour remettre la coupe aux deux visages roses et en nage. Il les laissa toucher ses gants et baiser ses bagues cérémonielles, alors même qu’il avait envie de retirer sa main pour l’essuyer ; il avait l’impression que tout le monde le regardait en pensant : « Quel imbécile ! » Il dit aux deux hommes quelques mots prévisibles et sans relief, puis leur remit leur vaine récompense. Ils la brandirent à bout de bras sous de nouvelles acclamations. Il promena son regard sur les spectateurs et les méprisa. Un de ces jours, c’est moi que vous applaudirez. Il se rendit compte qu’il souriait, mais décida que c’était approprié, vu l’allégresse générale. Il songea à Miz Gattse Kuma – ce voleur de pommes, ce parvenu –, et à cette aristocrate arrogante aux yeux rieurs et dédaigneux. Vous voulez vous servir de moi pour récupérer votre trésor ? pensa-t-il, sans cesser de sourire, tandis que son cœur battait plus vite. Vous croyez que vous pouvez acheter ma toge et ma coopération sans acheter l’homme à l’intérieur, avec ses propres désirs, ses propres projets, ses propres ambitions ? Eh bien, j’ai une petite surprise pour vous, mes amis ! 5. FRIC-FRAC SOUS-MARIN Le Module mobile de réparation pour unités de traitement de nodules métalliques des plaines abyssales s’éveilla une seconde avant minuit. Ses circuits et capteurs déterminèrent rapidement son emplacement, son état interne, les circonstances extérieures et ses instructions programmées. Il se trouvait sur Golter, dans une lagune peu profonde au large de la côte du Piphram, sous la ville flottante appelée Laguna City. Il était totalement fonctionnel et avait été récemment révisé ; tous ses réservoirs, ballasts, chargeurs et batteries indiquaient une capacité de 99 % ou plus ; un sous-ensemble d’instructions le familiarisa à nouveau avec le matériel et les armes supplémentaires dont il avait été équipé et qui se révélèrent totalement parés eux aussi. Son capteur de coupole se trouvait à 27,1 mètres de profondeur ; ses chenilles, deux mètres plus bas, s’enfonçaient dans la vase molle jusqu’à quarante centimètres. En supposant que son chronomètre soit exact, le reflux devait être à moitié achevé. La quille d’un gros vaisseau stationnaire se trouvait à huit mètres au-dessus du module. Une chiche lumière filtrait par les interstices occasionnels entre de lointains bateaux, sous forme de faisceaux qui éclairaient à peine la vase environnante ; la spectrométrie indiquait qu’elle était artificielle. Il y avait un très léger courant – quelques millimètres-seconde seulement. Le fond de la mer était calme ; l’eau elle-même était remplie par un brouhaha sonore lointain et informe, amalgame de bruits venant des bateaux qui s’étiraient tous azimuts à des kilomètres à la ronde. L’eau était saumâtre, son taux d’oxygène faible ; modérément polluée par une gamme étendue de substances contaminantes, elle était relativement transparente. Une accumulation confuse d’épaves et de débris, principalement métalliques, gisait sous la surface de la vase, jusqu’à neuf mètres. Des champs magnétiques se répartissaient en configurations statiques dans toutes les directions ; les fluctuations lointaines correspondaient à des moteurs. L’activité électrique était dispersée et omniprésente dans les vaisseaux au-dessus du module. La radioactivité était normale – pour Golter. Les instructions étaient claires. Le module se prépara, puis ajusta sa flottabilité en laissant choir de ses flancs deux gros contrepoids ; ils tombèrent de quelques centimètres et s’incrustèrent dans la vase, troublant à peine la surface. Le module était encore retenu par cette gangue visqueuse, mais ses moteurs rompraient cette étreinte. Il effectua le démarrage le plus discret qui soit, alimentant ses moteurs par impulsions minuscules, si bien qu’il commença par s’éloigner à une vitesse très inférieure à celle du courant, s’extrayant de la vase verticalement lorsque sa flottabilité hissa ses chenilles à la surface du fond de la lagune. Utilisant ses chenilles et ses turbines, il accéléra en douceur et presque en silence pour atteindre une prudente vitesse de progression horizontale et amorça un large virage qui le conduirait vers la destination que ses capteurs percevaient déjà : la quille d’un long vaisseau dont l’embonpoint – allié au facteur d’amenuisement de ses baux de l’étrave à la poupe – comme le tirant d’eau indiquaient qu’il s’agissait d’une unité importante et, probablement, d’un navire de guerre. Très haut dans la superstructure d’un transatlantique de cinq cents mètres qui assura jadis les lucratives liaisons commerciales entre le Jonolrey et le Caltasp, Ethce Lebmellin entra dans le salon d’apparat où la bruyante réception battait son plein. Il portait sa grande tenue de cérémonie – une toge d’une encombrante somptuosité, rouge, or et bleu, couverte de représentations de créatures marines, éteintes ou mythiques, qui transformaient chacun de ses pas en un affrontement de monstres pittoresques. Les collaborateurs de Lebmellin commencèrent à le présenter aux invités. Il s’entendit donner des réponses automatiques tandis qu’il dévidait machinalement formules de bienvenue, questions polies et remarques flatteuses. Deux décennies de formation et de pratique en matière de réceptions, fêtes et banquets, d’abord dans les académies et les instituts de Yadayeypon et ensuite à Laguna City elle-même, avaient donné à Lebmellin d’amples réserves de cette sorte de politesse impeccablement inconsciente qu’exigeaient précisément pareilles occasions. Il voyait Kuma à l’autre bout de la salle, en train de présenter des gens à l’aristocrate et à ses deux autres nouveaux amis – l’homme appelé Dloan, que sa carrure et son calme désignaient comme un garde du corps idéal, et sa sœur à la beauté ensorcelante. Les gens semblaient pathétiquement anxieux de faire la connaissance de la femme noble, qui – dans quelques jours seulement, peut-être – serait en fuite, tentant de sauver sa peau en échappant aux Huhsz. L’aristocrate, debout sous les vives lumières colorées près du centre de la salle de réception, avait retiré ses chaussures ; ses pieds nus étaient à moitié submergés dans la masse laineuse du tapis aux motifs somptueux. Lebmellin avait horreur de pareille affectation aristocratique. Il dut se retenir de ricaner lorsqu’il partagea une plaisanterie avec un courtisan populaire et influent qu’il aurait été suicidaire de se mettre à dos. Il rit légèrement, la tête en arrière. Kuma était en train de présenter Zefla Franck à l’Invigilateur en chef. Comme prévu. Quelques minutes après minuit, des réparations de routine effectuées sur un navire-usine, à deux bateaux de ce qui avait jadis été le Dévastateur, vaisseau amiral de la marine impériale tilienne, entraînèrent une petite explosion dans la cale du vaisseau industriel. Le module perçut une infime modification de la forme imprécise d’un vaisseau éloigné, puis enregistra l’onde de choc quand elle traversa les coques jointes au-dessus de lui et, finalement, sentit la détonation puiser dans l’eau alentour tandis qu’il progressait doucement et sans bruit sur la vase vers le vieux navire de guerre. L’explosion de gaz fractura plusieurs des tôles extérieures du navire-usine et endommagea l’isolant d’un câble d’alimentation électrique urbain, si bien que, lorsque l’eau déferla par les brèches dans la coque, elle provoqua un court-circuit qui priva de courant plusieurs douzaines de bateaux près du centre de Laguna City, plongeant dans l’obscurité cette partie de la ville. Le module sentit les champs électriques à proximité immédiate s’atténuer et disparaître, ne laissant que les signatures magnétiques du matériau des navires eux-mêmes. Des éclairages de secours s’allumèrent sur les bateaux pendant quelques secondes, le temps que leurs propres groupes électrogènes entrent en action, si bien que, l’un après l’autre, les vaisseaux clignotèrent puis s’illuminèrent à nouveau. Le centre d’alimentation en électricité de Laguna City – exploitant les réacteurs de douzaines de vieux sous-marins et de quatre des porte-avions nucléaires qui formaient le Portadrome – entama des procédures de vérification pour déterminer l’emplacement du court-circuit avant de commencer à détourner de l’électricité vers la zone affectée. L’alimentation du Dévastateur mit un peu plus de temps à se rétablir pendant qu’on vérifiait ses alarmes. Lorsque les systèmes du vieux navire de guerre finirent par se remettre en marche, la plupart des circuits électriques de secours – remplacés quelques mois seulement auparavant dans le cadre d’un programme de restauration permanent confié à une entreprise d’électricité possédée en dernière analyse par Miz Gattse Kuma – fondirent promptement, déclenchant des incendies nombreux, mais d’envergure réduite, d’un bout à l’autre du vieux vaisseau. Le système fut à nouveau mis hors circuit. Les techniciens de service à bord du Dévastateur-qui, après les gardes, composaient l’essentiel de l’équipage de nuit, une cinquantaine de personnes en tout – s’affairèrent à brancher le générateur sur d’autres sources, des dispositifs de lutte contre le feu alimentés par accumulateurs s’attaquèrent aux incendies, et la plupart furent éteints dans les cinq minutes. Tantôt flottant, tantôt rampant, le module avançait doucement et s’approchait de l’espace sombre sous le navire de guerre silencieux, dont le fond large et plat était suspendu à quelques mètres au-dessus de la vase noire et molle du fond de la lagune. Lebmellin lutta contre l’envie de consulter sa montre ou de demander l’heure à un collaborateur. Il observait son supérieur âgé, l’Invigilateur en chef, qui était tombé sous le charme de Zefla Franck aux cheveux d’or. À côté d’elle, l’aristocrate elle-même était éclipsée. Zefla Franck resplendissait, saturant l’espace autour d’elle de vie et de beauté au pouvoir d’attraction presque palpable. L’autre – Sharrow-avait une beauté sombre et tranquille, discrète malgré la force de ses traits, et intimidante, même pour qui n’aurait pas su qu’elle était d’une maison majeure ; elle était comme une planète couverte de nuages et enveloppée d’un calme froid et mystérieux. Mais cette Zefla Franck était comme Thrial, comme le soleil – un astre radieux dont Lebmellin sentait la lumière sur son visage tandis qu’elle chambrait son supérieur immédiat. Et le vieil imbécile gobait le tout et tombait dans ses filets. Tu m’appartiens, songea Lebmellin, l’observant tandis qu’elle parlait et riait, savourant la manière dont elle rejetait la tête en arrière et la forme exquise que ce mouvement donnait à sa gorge pleine de promesses. Tu m’appartiens, se dit-il, rivant son regard à la main de la créature lorsqu’elle se tendit pour toucher le tissu brodé décorant le bras de la toge de l’Invigilateur en chef. Tu m’appartiendras, toute, dit Lebmellin à la masse de ses cheveux dorés, à ses yeux rieurs d’enfant rusée, à sa silhouette parfaite, agile dans ses moindres oscillations et déhanchements, à sa voix douce et accueillante, luxueuse et enveloppante, à sa bouche. Tu m’appartiendras lorsque cette affaire sera réglée et que je pourrai avoir tout ce que je veux. Toi. L’Invigilateur en chef proposa aux Franck de leur montrer Laguna City depuis son yacht. Elle accepta ; son frère déclina obligeamment l’invitation, au grand soulagement de l’Invigilateur. Il prit la créature par le bras et l’entraîna, n’emmenant avec lui que ses deux gardes du corps, son secrétaire privé, son majordome, son cuisinier et son médecin, laissant le reste de son entourage manifester un bref embarras avant de se détendre et de s’amuser au milieu des autres invités. L’alimentation principale fut reconnectée via une ligne différente avant que le groupe électrogène du Dévastateur puisse être branché sur le circuit. Lorsque les systèmes du navire de guerre se remirent en marche, de nombreuses alarmes se déclenchèrent. Il y avait encore des douzaines de petits incendies à bord, et bien qu’eux aussi aient été éteints peu après le retour de l’électricité, il y avait de la fumée en de nombreux points du bateau, qui n’était que progressivement éliminée à mesure que son système de ventilation se remettait lourdement en marche. Les alarmes continuèrent de se déclencher, même une fois réinitialisées. Les ingénieurs et les techniciens de garde se grattèrent la tête et procédèrent à diverses vérifications. Il s’écoula quelques minutes avant qu’ils comprennent qu’ils n’avaient pas affaire à une série de fausses alertes persistantes et interconnectées, et qu’il se passait vraiment quelque chose de sérieux. À ce moment-là, le module avait déjà utilisé une lance thermique pour trancher le blindage anti-mines du navire de guerre, légèrement à gauche de la quille, juste sous la chambre forte de l’Addendum. Il recula un peu afin de laisser le disque de métal de trois mètres de diamètre, aux bords chauffés à blanc, tomber sur la vase et y disparaître, puis se propulsa à travers l’épais panache de vase soulevée jusqu’à ce qu’il se trouve juste en dessous de l’ouverture. Il reconfigura ses chenilles et son châssis moteur pour réduire au minimum sa section frontale en prévision d’un forage vertical, puis se laissa porter jusque dans la cale inondée. L’Addendum de la Couronne stellaire reposait dans ce qui avait été le chargeur de la tourelle B du Dévastateur. Le chargeur et la tourelle au-dessus de lui avaient été conçus pour pivoter d’un seul bloc afin d’orienter vers leurs cibles les trois canons de quarante centimètres ; lourdement blindé à l’origine, le chargeur avait, lors de sa transformation en chambre forte, reçu un blindage supplémentaire en titane ; en outre, tous ses accès sauf un avaient été obturés, si bien qu’une fois éloigné par rotation de l’ouverture correspondante dans le manchon de son cylindre, on ne pouvait y accéder qu’en traversant un mètre de blindage. Le module plaça une charge creuse, sensiblement plus grosse que tout projectile que le Dévastateur ait jamais pu tirer, sous la base de la chambre du chargeur, puis rampa jusque dans un coin du compartiment inondé, rétracta tous ses capteurs superficiels dans sa carapace blindée et éteignit complètement ses dispositifs d’écoute. La détonation ébranla chacune des soixante mille tonnes du Dévastateur. Elle suscita des haussements de sourcils et fit tinter des glaçons sur des bateaux adjacents. Deux techniciens supérieurs dans la salle des commandes du navire de guerre échangèrent un long regard silencieux puis tendirent la main vers le bouton rouge d’Alerte Maximale. Toutes les alarmes du vaisseau qui ne s’étaient pas encore déclenchées s’empressèrent de le faire. Lebmellin reçut l’appel vers minuit et tiers ; il l’attendait, et il perçut donc le silence soudain de son assistante de communication qui devait écouter un message plus important que le bavardage mêlant informations internationales et rapports sur les systèmes de Laguna qui saturait habituellement son tympan câblé. Elle ferma un œil et consulta son écran de paupière. Le messagiste de l’Invigilateur en chef parlait déjà dans un micro-boutonnière. L’assistante de Lebmellin lui tapota le coude une seule fois et énonça la formule codée à laquelle il s’attendait : — Monsieur, un représentant de la Cour vient d’arriver inopinément. Il est à bord du Princesse de Caltasp. — Oh ! là, là ! dit Lebmellin. Il se retourna vers l’industriel avec lequel il s’entretenait et le pria de bien vouloir l’excuser. — C’est sur le pont F ! dit le chef de la Sécurité en martelant la console. Il pivota sur son siège, embrassant du regard la salle de commande embrumée par les inhalants où des lumières clignotaient sur presque toutes les surfaces et où tous les sièges étaient occupés par des gens qui appuyaient sur des boutons, parlaient rapidement au téléphone et feuilletaient des manuels. — Oh, excusez-moi, Vice-invigilateur, dit-il en se levant brusquement. Laissant ses collaborateurs dans le couloir, Lebmellin s’avança à grands pas jusqu’au centre de la salle en balayant du regard les murs et les panneaux de témoins clignotants. — Alors, dit-il de sa meilleure voix, calme mais déterminée, qu’est-ce qui se passe, chef ? — Une intrusion dans la chambre forte, monsieur. Quelque chose est entré par le bas, directement à la verticale, après une panne de courant ; il n’y a plus que deux cloisons – des cloisons plutôt minces – entre l’engin et la chambre centrale. Les systèmes de défense rapprochée devraient se déclencher en dernier recours, mais comme rien ne l’a encore arrêté… Le chef de la Sécurité haussa les épaules et poursuivit : — L’engin a bloqué la chambre forte, monsieur, mais il ne peut pas nous échapper ; nous avons trois sous-marins de poche sous le trou plus quatre – et bientôt six – tracteurs à chenilles en position à côté de la coque. En outre, le sous-marin de service est en route vers l’accès le plus praticable avec des hommes-grenouilles prêts à plonger, et tous les appontements dans un rayon de deux cents mètres sont gardés. Nous avons informé les Marines de Laguna ; leurs propres hommes et leurs avions sont en état d’alerte. L’Invigilateur en chef est… — Indisposé, je crois, fit Lebmellin d’une voix onctueuse. — Oui, monsieur. Indisponible, monsieur, c’est pour cela que nous vous avons contacté. — Très bien, chef, dit Lebmellin. Veuillez retourner à votre poste. Le module perfora la cloison et pénétra dans la cavité centrale au milieu d’un nuage de fumée, sa carapace portée au rouge. Une mitrailleuse ouvrit le feu et le cribla de balles ; il continua d’avancer lourdement, imperturbablement, traînant derrière lui une chenille rompue. L’un de ses bras principaux avait été arraché, sa coque était cabossée et éraflée en divers endroits. Un gaz se répandit dans l’espace circulaire, le saturant d’émanations invisibles qui auraient tué un être humain en quelques secondes. La machine se propulsa en grinçant jusqu’au centre de la chambre forte, où un manchon en titane descendu du plafond recouvrait l’enveloppe en cristal transparent entourant l’Addendum lui-même. Le module lança une goupille à charge creuse vers l’endroit où le manchon en titane disparaissait dans le plafond, perçant le blindage et immobilisant le manchon. Une arme à impulsions tira, remplissant d’étincelles la chambre embrumée et saturée de gaz sans réussir à brouiller les circuits photoniques du module. La machine sortit d’un compartiment blindé de sa carapace ce qui ressemblait à un tapis très épais d’environ un mètre de largeur, en enveloppa maladroitement le cylindre de titane avec son unique bras valide, puis émit une impulsion lumineuse pour déclencher la charge coupante préconfigurée. Celle-ci produisit quatre fissures microscopiques dans le métal, et un mètre du manchon en titane retomba en morceaux, révélant le dôme de cristal intact à l’intérieur, qui contenait l’Addendum de la Couronne stellaire comme une grappe de pépins au milieu d’un fruit coupé en deux. Le module libéra son bras le plus délicat d’une fente latérale de sa carapace et le déploya vers le dôme de cristal. Une fraise hypersonique bourdonnait à l’extrémité du mince appendice ; elle incisa la base de l’épaisse cloche transparente, souleva celle-ci avec précaution et la posa sur le côté, puis se dirigea vers l’Addendum accroché à l’encolure d’un buste habillé d’un tissu noir uni. Les trois doigts à jointures multiples descendirent vers le collier en pivotant et en ajustant leur angle d’approche comme s’ils avaient des doutes sur la manière de le saisir. Puis ils ralentirent et s’immobilisèrent. Le module émit une sorte de hoquet râpeux et sembla s’affaisser sur ses chenilles. Le bras déployé vers le collier s’abaissa, ses doigts en métal et plastique, encore à deux centimètres du but, tremblèrent, fléchirent une dernière fois et restèrent en suspens, inertes. De la fumée s’échappait de la carapace du module et venait rejoindre les gaz et les vapeurs qui remplissaient déjà la chambre forte. La machine meurtrie poussa comme un gémissement. Un quart d’heure s’écoula avant que les moteurs de secours puissent obliger la chambre forte à pivoter jusqu’à ce que sa porte soit en face de l’orifice correspondant dans le cylindre du chargeur, et avant que la cavité centrale soit suffisamment refroidie et dégazée pour permettre à Lebmellin, au chef de la Sécurité et aux autres gardes d’entrer. Ils portaient des masques à gaz ; ils se frayèrent un chemin au milieu des débris encore rougeoyants et trouvèrent le module là où il s’était arrêté, son mince bras métallique tendu vers l’Addendum. Les gardes l’examinèrent avec méfiance ; leur chef parcourut du regard la salle dévastée, tremblant de fureur. Apparemment, il n’en croyait pas ses yeux. Lebmellin enjamba prudemment un bloc de titane tranché net, relevant sa toge au-dessus du sol jonché de débris. — Peut-être devrions-nous rebaptiser le Dévastateur le Dévasté ? suggéra-t-il en gloussant derrière son masque. Le chef de la Sécurité se crispa dans l’équivalent d’un sourire lugubre. Lebmellin alla droit au collier et le scruta attentivement sans le toucher. — Soyez prudent, monsieur, conseilla le chef de la Sécurité d’une voix étouffée sous son masque. Nous ne savons pas si cette chose est vraiment morte. — Hmm, dit Lebmellin. Il se retourna, puis hocha la tête à l’adresse du chef de la Sécurité, qui, d’un geste de la main, ordonna aux gardes de sortir de la chambre forte. Les deux hommes s’approchèrent d’un placard métallique à lance d’incendie fixé à la paroi ; chacun inséra une petite clé dans ce qui ressemblait à une vulgaire poignée non verrouillable. La porte cabossée en mince tôle d’acier pivota, Lebmellin passa la main sous les vestiges d’un vieux tuyau toilé et en retira un petit paquet enveloppé dans des linges propres. Lebmellin écarta les chiffons pour révéler le véritable Addendum de la Couronne stellaire, qui était évidemment beaucoup trop précieux pour quitter la chambre forte ou même être placé exactement là où les gens croyaient qu’il était. Les deux hommes tirèrent chacun une loupe de leur poche et scrutèrent le collier. Ils soupirèrent en même temps. — Très bien, chef, fit Lebmellin. Il écarta les pans de sa toge avec la main qui ne tenait pas l’Addendum et se gratta la poitrine. — Il est ici, dit-il, mais nous allons être obligés de remplir un sacré tas de formulaires, et probablement en triplicata. C’est exactement à ce moment que le module émit un son comme un coup de feu et oscilla brièvement sur ses chenilles avant de se taire à nouveau. Le chef de la Sécurité fit volte-face, les yeux écarquillés, et étouffa un cri. Au bout d’un moment, il se retourna. — Il est probablement en train de refroidir, hasarda-t-il d’un ton penaud. — Oui, chef, dit le Vice-invigilateur, nullement impressionné. Il recouvrit avec les chiffons le collier qu’il avait dans la main et le remit dans le placard à incendie, qu’ils verrouillèrent ensemble. Puis il désigna le module du menton et ordonna : — Arrangez-vous pour que vos hommes fassent sortir ce machin par où il est entré. Que les engins en place sous le bateau l’enlèvent d’ici. Nous ne voulons pas qu’il fasse un geste stupide, comme s’autodétruire, n’est-ce pas ? — Non, monsieur, dit le chef de la Sécurité, qui devait être dans ses petits souliers. Bien sûr, c’est justement ce qu’il risque de faire si nous essayons de le déplacer. Lebmellin posa un regard appuyé sur le placard. — Seul l’Invigilateur en chef et cinq membres du Conseil municipal ont le droit de déplacer ce qu’il y a là-dedans, trancha-t-il. Pour ce soir, nous n’avons pas le choix. Balancez cette saloperie dans le trou par où elle est entrée et assurez-vous que cet endroit soit extrêmement bien gardé. — Oui, monsieur. — Maintenant, partons, et vite. Il y a une odeur affreusement regrettable, même avec ce masque, et mes cheveux vont puer pendant des jours. Faites rentrer les gardes. — Oui, monsieur. Ils supervisèrent le transfert du collier dont le module avait failli s’emparer. Avec cinquante Marines armés jusqu’aux dents qui escortaient deux vice-présidents, visiblement nerveux, de la Première banque mondiale, Lebmellin se rendit dans la deuxième chambre forte de Laguna City, à la succursale locale de la PBB, logée dans une barge en béton construite sur mesure et dont la forme évoquait une plate-forme pétrolière de jadis. Lebmellin quitta la banque dans son terraplane officiel, avec ses collaborateurs. Le chef de la Sécurité l’appela depuis le Dévastateur. Le module avait été treuillé et descendu par l’ouverture sans incident et un tracteur à chenilles des Marines était en train de l’extraire de dessous la coque du vaisseau. — Très bien, dit Lebmellin en contemplant les nuages par la verrière du cockpit. Il sourit à sa messagiste et à son secrétaire officiel, et se demanda lequel était au service de Kuma. Les deux, peut-être. Il prit une profonde inspiration, une main posée sur la poitrine, comme s’il était à bout de souffle, et sourit béatement. — Je crois que M. Kuma donnait une petite fête après la réception ; allons voir ce qu’il en reste. Votre présence n’est plus obligatoire ; vous pouvez rentrer chez vous prendre un repos bien gagné. — Oui, monsieur. La fête donnée par Miz Gattse Kuma sur le vieux ferry mixte commençait tout juste à montrer des signes de ralentissement. Le pont automobile supérieur comportait une piste de danse ; le pont ferroviaire inférieur abritait une demi-douzaine de wagons transformés en bars confortables. Le ferry était une acquisition récente amarrée à la périphérie de la cité flottante, en face du cordon littoral de la lagune et de la mer au-delà, et rattachée au reste de la ville par de vulgaires passerelles en planches. En activant ses stabilisateurs, le bateau pouvait rouler d’un bord sur l’autre et simuler ainsi une houle océane modérée, ce que tous les fêtards normalement constitués trouvaient follement divertissant. Lebmellin monta sur la passerelle de commandement du vieux ferry, ignorant la fête en voie de dispersion et saluant de la tête les colosses qui assuraient la protection rapprochée de Kuma. Il avait la bouche sèche, et il s’aperçut qu’il tremblait, à la fois en réaction tardive au vol de l’Addendum lui-même et par anticipation de ce qui allait suivre. La large passerelle était presque vide sous les lumières rouges ; une bonne partie de l’instrumentation du ferry avait été enlevée. Ils étaient là : l’aristocrate, Kuma et Franck. Ils étaient tous en tenue de ville. L’aristocrate portait une petite sacoche à l’épaule. Lebmellin fit un signe de tête à Kuma – détendu, un verre à la main –, et se dirigea vers une zone éclairée au-dessus d’une table des cartes où était posé un plateau de boissons ; le cristal des gobelets étincelait. — Vous avez l’objet, monsieur Lebmellin ? demanda Kuma. — Le voici, dit Lebmellin en le tirant de sa toge. Il le posa sur la table des cartes et écarta l’étoffe. Ils firent cercle autour du collier et le contemplèrent. Il les observa pendant qu’ils regardaient le bijou, bouche bée, et essaya de détecter ce qu’il y avait de différent chez eux, de voir comment ce virus SNC, ce vieil exemple de sorcellerie scientifique, les avait changés, les avait pour ainsi dire mutuellement infectés, les avait rendus – en certaines occasions, disait-on –, plus aptes à anticiper mutuellement leurs réactions que des jumeaux identiques. Il s’était renseigné sur M. Kuma ; il connaissait son passé, et savait comment cette drogue virale l’avait modifié – lui et les autres – pour toujours. Mais comment cela se manifestait-il ? Pouvait-on le voir ? Pouvait-on le détecter dans leurs voix ? Étaient-ils en train de réagir identiquement en ce moment même ? Pensaient-ils les mêmes choses tout le temps ? Il les regarda en fronçant les sourcils, essayant de voir ce qui, sans aucun doute, était invisible. Peu importe, se dit-il en réprimant un sourire. Malgré tous leurs pouvoirs légendaires, ils n’étaient pas plus insensibles que le reste des mortels aux attraits ensorcelants du collier. L’Addendum de la Couronne stellaire était conforme à sa réputation. Il reposait là, brillant de tous ses feux, et la lumière glissait sur ses boucles de mercure paradoxales comme s’il créait son propre éclat, pur et sans défaut – comme s’il faisait partie d’une entité encore plus fabuleuse, issue d’un plan plus raffiné de l’existence, et qui avait pénétré par accident dans l’univers quotidien. Lebmellin les regarda l’un après l’autre avec un sourire narquois. Même l’aristocrate avait daigné se laisser impressionner. Du coin de l’œil, il vit du mouvement à l’autre bout de la passerelle, et il crut entendre un choc étouffé quelque part au-dessus de lui. Franck, celui qui ressemblait à un garde du corps, leva les yeux. — Comme il est beau, fit Sharrow d’une voix douce. — Mais vous allez trouver ceci un peu plus facile à écouler, dit Kuma en laissant tomber un étui en cuir sur la table à côté du collier. Il tira sur le cordon et ouvrit la pochette, révélant une douzaine d’émeraudes de taille moyenne. — Absolument, confirma Lebmellin. Il souleva le petit sac et sourit aux pierres vertes. — Ça s’arrose, s’exclama Kuma en s’emparant d’une des carafes en cristal. Il versa un peu d’alcool de Speyr pailleté d’or dans le verre de Lebmellin. — Laissez-moi vous montrer une salutation typique de Yadayeypon, monsieur Kuma, dit Lebmellin en rangeant la pochette d’émeraudes dans les plis de sa toge. Il prit le verre de son interlocuteur, en versa le contenu dans son propre verre – les paillettes dorées tourbillonnèrent dans le liquide bleu clair –, puis inversa le processus et reversa finalement la moitié du contenu dans son propre verre. Il rendit son verre à Kuma, qui souriait d’un air tolérant. — Nous portons un toast à qui ? demanda Kuma. Aux empoisonneurs absents ? — Tout à fait, dit Lebmellin en souriant. Les fenêtres aux deux extrémités de la passerelle éclatèrent et la porte s’ouvrit en claquant. La passerelle fut soudain pleine d’hommes en treillis noirs armés de fusils insolites. Dloan Franck avait commencé à dégainer son propre pistolet, mais il s’arrêta et mit lentement les mains en l’air. Lebmellin avait déjà dégainé son arme. Kuma se tourna vers lui, le verre encore en main, l’air légèrement agacé. — Lebmellin, vous déconnez ! Vous avez perdu la tête, ou quoi ? — Non, monsieur Kuma, dit Lebmellin en saisissant l’Addendum pour le remettre sous sa toge tandis que ses hommes désarmaient le trio. Mais vous risquez peut-être de perdre bien plus que ça. L’un des hommes en noir tendit à Lebmellin une sorte de tiare en forme de croissant ; Lebmellin la posa sur sa tête. Les autres faisaient de même. Dloan Franck fixait en fronçant méchamment les sourcils l’arme que tenait l’homme le plus proche de lui. Une petite lumière rouge clignotait sur le dessus de la lunette de visée nocturne. — Lebmellin, mon vieux, dit Kuma avec une sorte de lassitude chagrinée, à moins que vous n’ayez une armée là-dehors, cette histoire pourrait se terminer très, très mal. Alors, pourquoi ne pas remettre l’objet sur la table, et nous oublierons tout ce qui vient de se passer ? Lebmellin sourit. Il fit un signe de tête à un autre des hommes en noir, qui tenait un cube de métal uni d’environ trente centimètres de côté. Il le posa sur la table des cartes. Il y avait un gros bouton rouge sur le dessus. — Ceci, dit Lebmellin, est une Bombe mentale. Ils n’eurent pas l’air très impressionnés. L’aristocrate et Kuma se tournèrent vers Dloan Franck, qui haussa les épaules. — Ceci, poursuivit Lebmellin, fera perdre conscience pendant une demi-heure quiconque se trouvera dans un rayon de cinquante mètres… à moins qu’il ne porte un de ces machins, fit-il en tapotant sa tiare. Miz regardait fixement Lebmellin, visiblement horrifié. Dloan se tourna vers Sharrow et secoua légèrement la tête. — Faites de mauvais rêves, mes amis ! dit Lebmellin. Il appuya énergiquement sur le bouton rouge. Sharrow se racla la gorge. Miz Gattse Kuma se mit à ricaner. Dloan Franck n’avait pas quitté des yeux l’arme que tenait l’homme de Lebmellin. La petite lumière rouge sur le guidon venait de s’éteindre. L’homme regardait le canon lui aussi. Il s’étrangla. Lebmellin fixa d’un air ahuri les trois personnes toujours debout autour de la table des cartes, puis s’avança et, de toutes ses forces, écrasa son poing sur le bouton rouge. Comme si c’était un signal, la femme et les deux hommes s’arrachèrent à la table au même instant, faisant volte-face pour attaquer à coups de poing, de pied et de tête – respectivement – les trois hommes les plus proches d’eux. Dloan et Sharrow neutralisèrent les deux types qui leur avaient confisqué leurs armes alors qu’ils essayaient encore de faire fonctionner leurs propres fusils. Miz tenta de frapper Lebmellin, mais celui-ci, qui s’était prestement éloigné de la table, battit en retraite et s’enfuit en titubant sur le parquet éclairé en rouge de la passerelle. À part quatre corps vêtus de noir qui gisaient sur le plancher autour de la table des cartes, tout le monde semblait se battre. Un autre homme mordit la poussière ; l’aristocrate l’accompagna dans sa chute, le chevaucha en le bourrant de coups de poing et arracha quelque chose à ses vêtements. Lebmellin vit deux de ses hommes braquer leurs armes vers la mêlée depuis la porte de la passerelle puis secouer les fusils quand ils refusèrent de fonctionner. Sharrow tira avec le pistolet qu’elle venait de récupérer, et l’un des hommes devant la porte tomba sur le pont en hurlant et en se tenant la cuisse à deux mains ; l’autre jeta son fusil et s’enfuit. Lebmellin s’enfuit lui aussi. Il parvint à l’extrémité de la passerelle et se laissa tomber par la fenêtre fracassée. Quelqu’un cria derrière lui. Il se reçut lourdement sur le pont à l’arrière de la fenêtre. Sharrow se releva et s’élança à la poursuite de Lebmellin ; elle le vit clopiner sur le pont, à l’extérieur. Elle sauta par la fenêtre et atterrit sur quelque chose de petit et de dur qui reposait sur le pont métallique – un galet, peut-être. Une grosse vedette aux formes aérodynamiques attendait, turbines au ralenti, près de la coque du ferry. Sharrow visa Lebmellin avec le PortaCanon, à vingt mètres de distance. Quelqu’un cria une sommation à l’autre bout du pont. La silhouette volumineuse du Vice-invigilateur s’arrêta dans une embardée. Lebmellin se retourna vers Sharrow, hésita une seconde, puis sauta par-dessus le bastingage et tomba dans l’obscurité. Sharrow le vit culbuter, heurter la nacelle de la turbine droite de la vedette et rebondir mollement dans l’eau noire. Une seconde plus tard, une porte papillon s’ouvrit vers le milieu de la cabine, une silhouette se jeta par-dessus bord et tomba bruyamment dans les vagues à son tour. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Miz depuis la fenêtre brisée de la passerelle. Sharrow se retourna vers lui et haussa les épaules. — Des tas de choses, l’informa-t-elle en regardant sur le pont pour voir sur quoi reposait son pied. C’était l’Addendum de la Couronne stellaire. — Oh, s’exclama-t-elle, j’ai retrouvé l’objet. Elle le ramassa avec précaution. — Bien, dit Miz. Les turbines de la vedette montèrent sourdement en régime ; elle commença à dériver vers l’avant, puis ses moteurs hurlèrent ; elle s’élança, tranchant les petites vagues dans un tourbillon d’écume puis accéléra, s’élevant sur deux plans porteurs en forme de A. Miz et Dloan rejoignirent Sharrow près du bastingage : l’hydroptère noir fonçait dans la nuit, deux cônes de lumière bleu-rose pulsant de ses moteurs. Dloan tenait le coffret métallique que Lebmellin avait appelé une Bombe mentale – le couvercle relevé – et un des fusils qui équipaient les hommes en treillis noir. — Regarde, dit-il à Miz tandis que Sharrow scrutait l’eau noire en plissant les yeux. Dloan ouvrit la crosse du fusil et en retira plusieurs fils. — De vulgaires incapaciteurs synaptiques avec un interrupteur radiocommandé. Il brandit la Bombe mentale, qui ne contenait rien, à part un minuscule circuit électronique. — Et un émetteur radio… Perplexe, Miz regarda le coffret vide puis le visage de Dloan. — Je crois que je vois quelqu’un… dit Sharrow, la main en visière. — Salut ! fit une petite voix féminine depuis les vagues en dessous d’eux. — Zefla ? demanda Dloan en reposant le coffret et le fusil sur le Pont. — Non, répondit une voix sarcastique. Mais je peux prendre un message. Sharrow discernait tout juste la tête blonde de Zefla qui s’agitait à la surface de l’eau. — Qu’est-ce que tu fais là-bas ? lui cria-t-elle. — J’attends une corde, peut-être ? — Si tu veux jouer les effrontées, tu peux chercher Lebmellin. Il est quelque part dans les parages. Tu le vois ? — Non. Alors, et cette corde ? Juste avant qu’ils lui lancent une échelle de corde, Lebmellin heurta Zefla. Il flottait sur le ventre, un filet de sang coulait de son crâne déformé. Zefla s’agrippa au cadavre pendant un moment. Miz scrutait l’eau, les sourcils froncés. — Qu’est-ce que tu fiches, Zef ? s’enquit-il. — Je suis en train de chercher où ce traître de mes deux a fourré les émeraudes, lui cria Zefla. — Ne te donne pas cette peine, lui dit Miz. Elles étaient fausses, de toute façon. Zefla poussa un grognement. Sharrow posa sur Miz un regard acerbe et il lui fit un sourire radieux. — C’est super, non ? fit-il en soupirant de bonheur. Comme au bon vieux temps ! Sharrow secoua la tête, attacha l’échelle de corde et en jeta l’extrémité à Zefla. Ils l’aidèrent à passer par-dessus la rambarde ; elle était vêtue d’une culotte et d’une courte combinaison noire. — Ça va ? lui demanda Sharrow. — Oh, très bien, déclara Zefla, toute dégoulinante. L’Invigilateur en chef a été tué, son yacht a été coulé et j’ai été kidnappée. Votre soirée s’est bien passée ? demanda-t-elle en commençant à tordre ses cheveux. — On te le dira plus tard, dit Miz, qui venait de parler avec un de ses gardes du corps. Il s’adressa à Sharrow : — La Sécurité de Laguna et les Marines sont en route. Elle fit disparaître l’Addendum dans sa sacoche. — Partons, ordonna-t-elle. Ils descendirent dans les entrailles du vaisseau, croisant sur leur chemin deux des mercenaires de Miz. Leur nervosité était visible. Miz leur dit d’empêcher quiconque de les suivre. Une passerelle juste au-dessus de l’eau menait de la poupe du ferry à un paquebot, plus vaste. Pendant qu’ils traversaient, ils entendirent des coups de feu et le bruit des hélicoptères. D’un coup de pied, Miz poussa l’extrémité de la passerelle dans l’eau quand ils furent de l’autre côté. Ils traversèrent au pas de course l’espace désert et sonore qui était l’ancienne salle des machines du vaisseau. À l’autre bout, une ouverture avait été grossièrement découpée au chalumeau dans la paroi ; la peinture à moitié calcinée cloquait encore sur le métal recuit là où la flamme l’avait touché. Une courte section d’un tuyau de grand diamètre faisait office de couloir vers une porte similaire. Lorsque Miz la referma derrière eux, ils se trouvèrent au fond d’un espace immense, très haut, plein d’échos métalliques, où des murailles d’acier nues s’élevaient dans les ténèbres vertigineuses. Une unique ampoule jaune brillait faiblement, suspendue au bout d’un fil maigrichon descendu de l’ombre. L’air sentait le métal et le renfermé. — Un vieux pétrolier, dit Miz d’une voix essoufflée. Il ouvrait la marche sur le fond jonché de flaques d’eau de la gigantesque citerne. Leurs ombres tournaient sur le sol comme les aiguilles d’une montre. — Le bateau est dans un dock quelques citernes plus loin, dit-il. — Un truc rapide, j’espère, objecta Zefla. — Non, dit Miz. Ça, c’est pour mes hommes de main. Nous avons un antique voilier avec un moteur électrique. Il nous débarquera dans une marina. Pas du tout le genre d’engin que les autres vont rechercher. — Toujours aussi optimiste ! railla Sharrow. Ils continuèrent au petit trot, sautant par-dessus les traverses qui formaient l’ossature du vaisseau et baissant la tête pour franchir deux portes découpées au chalumeau qui menaient à d’autres citernes. Sharrow sentit une douleur lui tarauder le bas du thorax. Elle en eut le souffle coupé, mais elle continua de courir en se tenant les côtes. — Ça va ? demanda Zefla. Sharrow hocha la tête et fit signe aux autres de continuer. — Un simple point de côté. Ne vous arrêtez pas. Puis les lumières s’éteignirent. — Merde ! dit Miz. Le bruit de pas devant Sharrow se ralentit. Une lumière infinitésimale filtrait en face d’eux, deux ou trois citernes plus loin. — C’est probablement un fusible, pas un coup de nos adversaires, dit Miz. Attention aux traverses. Ouille ! — T’en as trouvé une ? s’enquit Zefla. Il y eut une explosion étouffée quelque part derrière eux, suivie par un martèlement métallique, au loin. — Putain de merde ! cria Miz. — C’est la nuit des surprises, n’est-ce pas ? dit Zefla. — Ouais, concéda Miz. Je parie qu’il pleuvra quand on arrivera à Aïs. Bon, on avance. Ils se mirent à courir. La douleur dans l’abdomen de Sharrow empira et elle commença à avoir mal aux jambes aussi – des douleurs cuisantes qui la transperçaient à chaque pas. — Sharrow ? entendit-elle Dloan demander dans l’obscurité tandis que Miz s’introduisait dans une nouvelle citerne. — Ici, dit-elle dans un hoquet en chancelant. Continuez, nom de Dieu ! Je suis ici. Je suis ici. Les autres prirent de l’avance. Ils traversèrent une autre citerne, trébuchant sur les traverses et pataugeant dans d’invisibles flaques d’eau. La douleur lui brûlait les jambes ; elle serra les dents et se mit à pleurer malgré elle. Zefla, puis Dloan franchirent la porte qui menait au réservoir suivant. La douleur empirait. Elle entendit un membre du groupe lui demander quelque chose. — Ne vous arrêtez pas ! cria-t-elle. Elle luttait contre l’envie de hurler de douleur, terrifiée par ce qui lui arrivait, mais déterminée à lui résister. Soudain, ce fut comme si sa tête était écrasée entre les mâchoires d’un étau, et une vague de souffrance atroce déferla sur elle des épaules aux mollets, comme si elle était écorchée vive. Elle tituba et s’arrêta, avec un goût de sang dans la bouche. Il y eut un bruit de métal coulissant lourdement sur du métal, puis une cinglante explosion de douleur à l’arrière de son cerveau. Elle s’écroula et tomba sur l’acier froid du fond de la citerne, perdant connaissance avant de le heurter. Elle savait qu’elle n’était pas restée inconsciente longtemps, une minute ou deux, peut-être. Des coups frappés sur du métal résonnaient quelque part dans le lointain et elle crut entendre quelqu’un crier son nom. La douleur avait disparu. Recroquevillée dans la position du fœtus, elle était couchée sur le flanc droit dans une flaque d’eau peu profonde. Sa sacoche reposait, ouverte, dans une autre flaque d’eau, un mètre plus loin. Ses genoux et son front étaient endoloris, et elle avait l’impression de s’être mordu la langue. Elle avait rendu ; la vomissure s’étalait et se diluait dans l’eau devant elle. Elle gémit et se releva en chancelant ; ses cheveux mouillés battaient contre son visage. Elle récupéra la sacoche ouverte dans sa flaque d’eau, puis cracha et regarda autour d’elle. Il fit soudain très clair dans la citerne, plus clair qu’avant la panne de courant. Elle se retourna. Deux jeunes gens identiques étaient assis sur deux chaises longues aux couleurs criardes. Ils avaient des visages glabres et pâles au teint frais, rose cuivré, leurs crânes entièrement chauves, et étaient vêtus très sobrement de complets gris bien ajustés. Leurs iris étaient jaunes. L’un d’eux tenait ce qui ressemblait à une poupée en plastique non habillée. Elle avait vaguement l’impression de les avoir déjà vus. Ils sourirent en même temps. Elle tourna la tête et ferma les yeux, mais lorsqu’elle les rouvrit, les deux hommes étaient toujours là. Un grand silence régnait maintenant dans la citerne. Un étroit escalier en métal fixé à l’une des parois montait par paliers échelonnés vers le pont du pétrolier. Elle examina les deux portes de la citerne ; l’une comme l’autre étaient hermétiquement fermées par des volets métalliques à glissière. Une sorte de grosse bouteille de gaz sous pression reposait sur le sol de la citerne à côté des deux jeunes gens ; un tuyau serpentait en direction de la paroi menant à la citerne vers laquelle Sharrow se dirigeait avant de perdre connaissance. Elle entendait le gaz siffler. Elle eut un haut-le-cœur, pliée en deux, et fouilla dans sa veste pour chercher son arme. Elle n’y était pas. Une douleur étourdissante dans son dos et ses épaules lui arracha un hurlement. La douleur disparut presque instantanément. Elle retomba dans la flaque d’eau, fixant les lumières blanches impitoyables au plafond de la citerne. — Vous cherchez votre arme, dame Sharrow ? dit l’un des avenants jeunes gens. Sa voix résonna d’un bout à l’autre du réservoir. Sharrow se força à s’asseoir. Les deux jeunes gens affichaient un large sourire, les jambes croisées exactement au même angle. Les lumières au plafond se réfléchissaient sur leurs têtes chauves et faisaient briller leurs yeux dorés. L’un tenait encore la poupée, l’autre l’arme de Sharrow. Elle se rappela alors où elle avait déjà vu l’un d’eux : sur la plage de verre d’Issier, dans le véhicule camouflé en robot nettoyeur. Ils sourirent une fois de plus, à l’unisson. — Rebonjour, dit celui qui tenait l’arme. Merci d’être passée nous voir. Il lui fit un large sourire et agita le pistolet dans un discret mouvement circulaire. — Vous avez été obligée de nous quitter précipitamment lors de notre dernier entretien, dame Sharrow. J’ai eu l’impression que nous n’avons pas vraiment pu nous parler, alors je me suis dit que j’allais organiser une autre rencontre. — Où sont mes amis ? demanda-t-elle d’une voix rauque. — Dans leur petit bateau, je présume, dit l’homme au pistolet. Sinon, ils sont morts asphyxiés de l’autre côté de ce mur. Et d’indiquer la cloison étanche d’un signe de tête avec un nouveau sourire. — Qu’est-ce que vous voulez ? balbutia-t-elle, épuisée. L’odeur de son propre vomi lui remonta un instant aux narines et elle eut un nouveau haut-le-cœur. Les deux jeunes gens se consultèrent en silence ; elle eut l’impression de voir quelqu’un se regarder dans une glace. — Ce que nous voulons ? dit son interlocuteur. Et zut… rien que nous n’ayons déjà, en un sens, je suppose. Il rangea l’arme dans une poche intérieure de sa veste gris uni, tira d’une autre poche l’Addendum de la Couronne, sourit gaiement au collier puis le glissa à nouveau à l’intérieur de sa veste. — Nous avons la babiole, c’est le principal, ricana-t-il. Et, bien sûr, nous vous avons vous, jolie dame. Il fit un signe de tête à son jumeau qui tenait la poupée et celui-ci enfonça brusquement un doigt entre les jambes de la minuscule effigie. Une douleur incroyable, invraisemblable jaillit de son ventre et de son bas-ventre. Elle poussa un cri perçant, pliée en deux, et s’effondra sur le sol, agitée de soubresauts. La douleur s’atténua progressivement. Elle resta allongée, haletante, le cœur battant, puis se tourna en rampant jusqu’à ce qu’elle voie à nouveau les deux hommes. Celui qui avait mené la conversation riait silencieusement. — Je parie que ça fait mal, hein ? Il tira un petit mouchoir d’une poche de poitrine et s’en tamponna les yeux. Puis il le rangea, radoucit son expression et dit : — Maintenant, au boulot. Il serra le poing, le porta à sa bouche et s’éclaircit la voix théâtralement. — Le corps est un code, chère dame Sharrow, et nous avons le vôtre. Nous pouvons faire ce que mon charmant assistant vient de vous faire n’importe quand, n’importe où. Il pencha la tête de côté. — Et si vous ne faites pas ce qu’on vous dit, comme une petite fille bien sage, nous serons obligés de vous donner une fessée. N’est-ce pas ? dit-il en regardant son double. L’autre opina et donna une pichenette à la croupe de la poupée. — Non, je vous en supplie ! Sharrow s’entendit crier avant que la douleur surgisse. C’était comme si on lui avait frappé le postérieur avec le plat d’une épée, d’un coup à briser les jambes. Elle sentit sa bouche s’ouvrir toute grande dans un nouveau hoquet, et son visage retomba contre le métal froid du fond de la citerne. Des larmes jaillirent de ses yeux. — Merci pour le collier, dit le jeune homme sur un ton neutre. Nous apprécions vraiment les efforts que M. Kuma et vous-même avez faits pour l’obtenir, et je veux que vous le sachiez. Mais nous avons l’impression que vous pourriez faire encore mieux. Ça vous étonne ? Voyez-vous, nous aurions tendance à croire que vous avez peut-être l’intention de rechercher une autre Antiquité. Pouvez-vous deviner de quel objet il s’agit ? Elle leva les yeux, le souffle court et précipité. Elle dut ciller laborieusement pour bien voir les deux hommes assis sur leurs chaises longues dans leurs austères complets gris, les jambes croisées, le crâne luisant. Faute de pouvoir parler, elle secoua la tête. — Oh, allons… vous devez bien pouvoir nous le dire, la tança le jeune homme. Je vais vous mettre sur la voie : vous en avez déjà trouvé un, c’est le dernier de son espèce, mais tout le monde en veut un. Allons, c’est facile ! Elle baissa la tête vers le sol de métal et opina. — En outre, continua le jeune homme, c’est censé être la seule arme jamais construite qui possède un semblant de sens de l’humour. Elle releva la tête. — Le Canon Lent, souffla-t-elle. — C’est exact ! claironna le jeune homme. Le Canon Lent ! Il se pencha en avant avec son grand sourire. — Certes, nous reconnaissons que vous avez des raisons personnelles de vouloir retrouver cette arme remarquable et désormais unique, et que vous voulez probablement remettre le Canon à nos amis les Huhsz, dans l’espoir qu’ils cessent d’essayer de vous capturer pour vous tuer. Un désir très compréhensible de votre part, mais qui – hélas ! – est quelque peu en conflit avec ce que les intérêts que nous représentons se proposent de faire de ladite arme. « Bref, il serait de loin préférable que vous nous donniez le Canon. Nous vous informerons en temps utile des détails de ce petit projet, mais vous en avez maintenant une idée générale. Vous nous remettrez le Canon, sinon, nous serons terriblement déçus, et nous vous le ferons savoir via un de ces mannequins, miniaturisés, certes, mais parfaitement formés. Vu ? Le jeune homme agita la main en direction de la poupée. Sharrow hocha la tête, déglutit et toussa. — Oui, dit-elle d’une voix rauque. — Oh, et pouvons-nous vous conseiller de ne pas courir vous jeter dans les bras de votre affreux cousin ? Si plein de ressources soit-il, Geis lui-même ne pourra vous aider contre les gens pour qui nous travaillons, ni vous protéger assez bien pour nous empêcher d’entrer en contact avec vous par l’intermédiaire de l’effigie. D’autant plus qu’en fait nous avons des projets pour ce brave Geisy lui aussi. Alors, tout bien considéré, nous pensons vraiment que le meilleur conseil qu’on puisse vous donner serait de rester avec nous. Qu’en dites-vous ? Il se tut, puis porta la main à son oreille. — Excusez-moi, je crois que je ne vous ai pas bien entendue… Elle hocha la tête. — Oui, dit-elle. Très bien. — Parfait. Nous vous recontacterons, dame Sharrow. Nous vous ferons sentir notre présence de temps en temps. Juste pour vous convaincre que vous n’avez pas rêvé et que nous sommes tout à fait sérieux. Il sourit et ouvrit les bras. — Je vous presserais très vivement de faire votre possible pour coopérer avec nous, dame Sharrow. Imaginez un peu que ces mignons objets se mettent à tomber aux mains de vos ennemis. Il désigna du regard la poupée qui reposait dans les mains de son jumeau puis fixa à nouveau Sharrow en secouant la tête. — La vie pourrait devenir effectivement très désagréable pour vous, je suppose. Vous en conviendrez, n’est-ce pas ? Elle hocha la tête. — Formidable ! dit le jeune homme en applaudissant. Il releva la manche de sa veste grise et consulta un écran-bracelet. Il se mit à siffler, puis scruta l’affichage pendant environ une minute. Il hocha la tête plusieurs fois, croisa les bras et sourit à Sharrow. — Et voilà, gente dame. Toutes les informations ci-dessus ont probablement eu le temps de s’enregistrer dans votre mémoire. Il lui décocha son grand sourire, puis fit un signe de tête à sa copie, qui prit la poupée à deux mains et la plaça avec précaution sur le sol métallique entre ses pieds bottés. — Jumeau, lui dit-il, les lumières, s’il te plaît. Celui qui était resté muet leva le talon de sa botte droite au-dessus de la poupée. Sharrow eut le temps d’aspirer une goulée d’air, mais pas de hurler avant qu’il écrase la tête de l’effigie. Quelque chose au-delà de la douleur explosa à l’intérieur de son crâne. Elle se réveilla dans une semi-obscurité. Les passages conduisant aux citernes adjacentes étaient toujours fermés par les rideaux métalliques. Aucune trace des deux jeunes gens, de leurs chaises longues ni de la bouteille de gaz. La poupée en plastique nue à la tête écrasée et pulvérisée gisait sur le sol près du pistolet. Elle se releva sur les mains et resta ainsi un moment, moitié allongée, moitié soutenue par ses bras. Elle ramassa son arme et la poupée. Le pistolet était encore chargé. Elle le remit dans sa veste, puis testa la poupée en lui appuyant prudemment sur le corps. Apparemment, elle avait cessé de fonctionner. Une mousse interstitielle luisait d’un éclat terne à l’intérieur de la tête éclatée. Elle rangea la poupée dans sa sacoche et se releva tant bien que mal, en titubant. Elle fouilla dans une poche et en retira son bijou de famille, la montre ancienne. Elle avait été fracassée, le cadran en verre était brisé. Elle secoua la tête et remit l’oignon dans sa poche. Elle se rinça la bouche dans une flaque d’eau relativement propre. Elle ne put trouver le moyen d’ouvrir les volets qui recouvraient les portes. Elle commença donc à gravir les marches sonores de l’escalier en fer qui menait au pont du pétrolier, s’arrêtant pour souffler à chaque palier. Quand elle se hissa sur le pont, le jour pointait dans une aube rose et précise. Elle se dirigea d’un pas mal assuré vers les lointaines superstructures du pétrolier, où quelques lumières brûlaient encore. Elle respirait profondément et essayait de ne pas trop vaciller en marchant. C’est alors qu’un homme bondit de derrière une grappe de tuyaux à une dizaine de mètres d’elle. Il était habillé comme un réfugié du pire bal travesti de l’histoire mondiale, flottant dans un costume à rayures vertes et rouges violemment antagonistes. Il leva une sorte de jambe artificielle et la braqua sur elle, la menaçant de la descendre si elle continuait d’avancer. Elle le dévisagea un instant, puis lui rit au nez et lui indiqua où il pouvait se mettre sa jambe de trop. Il la descendit. 6. SOLO Un bruit continuel, des vibrations constantes. Mais il y avait un je-ne-sais-quoi de calmant, de rassurant, de réconfortant dans ces sensations ambiantes, comme si elles étaient les répliques acceptables d’une activité externe perçue dans le ventre maternel, lui rappelant que tout allait bien et qu’on s’occupait de tout à sa place. Elle prit peu à peu conscience qu’elle était au chaud et qu’elle était couchée sur le ventre et – lorsqu’elle remua ses membres las, pleins de picotements –, qu’elle était nue sous une étoffe lisse. Elle essaya d’ouvrir les yeux, mais n’y parvint pas. Le ronronnement ambiant la poussait à se rendormir ; l’agitation saccadée autour d’elle se transforma en un balancement – l’impression d’être bercée par quelqu’un qu’elle n’avait jamais connu. Elle avait des picotements dans les mains et jusqu’au bout des doigts. Elle avait joué dans la neige sur les terres de la maison Tzant ; Geis et elle s’étaient battus à coups de boules de neige avec Breyguhn et les enfants Higres et Frenstechow – un affrontement à répétition qui s’était déroulé dans le grand labyrinthe puis dans les jardins tirés au cordeau en contrebas. L’hiver avait été étonnamment froid cette année-là ; certains jours, si on crachait en l’air, on pouvait entendre le craquement de la salive qui gelait avant de toucher la neige, et la grande demeure sentait le ruban adhésif avec lequel les domestiques avaient isolé les cadres des fenêtres pour empêcher les courants d’air. Geis avait alors quinze ou seize ans ; elle avait onze ans, Breyguhn en avait neuf. Geis et elle finirent par se retrouver acculés dans le belvédère, repoussant les attaques des autres enfants à mesure qu’ils se rapprochaient. Geis la regarde dans les yeux, les joues en feu, le visage rayonnant ; une boule de neige siffle au-dessus de sa tête. Il lui crie. Nous nous battrons jusqu’à la mort, cousine ! et elle fait oui de la tête, alors il essaie de l’embrasser, mais elle rit bêtement, le repousse et se dépêche de ramasser encore de la neige tandis que Breyguhn hurle des imprécations au loin et que des boules de neige s’écrasent mollement sur les panneaux en bois du belvédère. Elle s’éveilla lentement, puis se retourna dans l’étroit lit de camp. Des voix parlaient quelque part au-delà du mur. Une odeur d’antiseptique – une odeur d’hôpital – montait des draps en dessous d’elle. Elle se rappela avoir vomi dans une flaque d’eau, mais elle se sentait très bien maintenant, sauf qu’elle avait faim et un peu mal au cœur en même temps. Il y avait une lumière derrière elle ; c’était pour ça qu’elle s’était retournée. Ses cheveux pressés sur le mince oreiller sentaient bon, comme s’ils avaient été lavés. Ses yeux voulaient se refermer. Elle les laissa faire ; de toute façon, elle voyait tout trouble. Les voix à l’extérieur de sa tête continuèrent leur conversation. Le Canon Lent vint lui parler dans son sommeil. Dans son rêve, le Canon Lent avait des jambes et une petite tête, comme une poupée. (Elle se réveilla en se souvenant de la poupée. Elle voulait sa poupée ; elle n’essaya pas d’ouvrir les yeux, mais tâtonna autour d’elle, cherchant la poupée sous l’oreiller, sous les flancs de son corps nu à l’endroit où les draps étaient repliés, contre la paroi métallique vibrante d’un côté et les barreaux métalliques du lit de l’autre… mais il n’y avait pas de poupée. Elle abandonna.) Le Canon était encore là lorsqu’elle réintégra son rêve. Il pencha sur le côté sa minuscule tête de poupée et lui demanda pourquoi elle partait à sa recherche. Je ne m’en souviens pas, lui dit-elle. Il se promena un moment sur ses jambes grêles en émettant des cliquetis agacés, puis il s’arrêta et dit : Tu ne devrais pas. Je ne devrais pas quoi, dit-elle. Tu ne devrais pas me chercher, lui dit-il. Je n’apporte que des ennuis. Souviens-toi de Lip City. Elle se mit dans une grande colère, lui cria quelque chose, et il disparut. Il y avait eu huit Canons Lents. Un Canon Lent mesurait un peu plus de cinquante centimètres de long, environ trente centimètres de large et vingt centimètres de haut. Sa partie antérieure était formée de deux cylindres trapus qui dépassaient de son corps principal lisse et mat, gris métallisé. Ces cylindres se terminaient par des lentilles de verre noir légèrement bombées. Deux commandes manuelles perchées sur des tiges, un viseur optique monté sur une autre extension et une large courroie métallique réglable indiquaient que l’arme avait été conçue pour être mise en batterie à la taille. Il y avait donc deux commandes, une sur chaque poignée : une molette de zoom et une détente. On regardait dans le viseur, on zoomait jusqu’à ce que la cible choisie remplisse le cadre, puis on pressait la détente. Le Canon Lent faisait le reste instantanément. Mais il était impossible de prévoir exactement ce qui allait se passer ensuite. Si on avait visé une personne, il se pouvait qu’une lance se matérialise brusquement et lui transperce la poitrine ; ou alors, les crochets à venin d’un serpent se plantaient dans sa gorge, une ancre de vaisseau tombait du ciel et l’écrasait, ou encore, deux énormes électrodes surgissaient brièvement de part et d’autre de la malheureuse cible et la vaporisaient. Si on avait braqué le canon sur un objet plus volumineux, comme un blindé ou un immeuble, alors il se pouvait qu’il implose ou explose, ou s’écroule et tombe en poussière, qu’il soit englouti par un raz de marée partiel ou par une coulée de lave, qu’il soit retourné comme un gant ou disparaisse entièrement, avec ou sans fracas. À une échelle supérieure, le Canon Lent semblait perdre de son excentricité poétique : si on le braquait sur une ville ou une montagne, il avait tendance à larguer carrément un engin nucléaire ou thermonucléaire de puissance appropriée. La seule exception connue fut le jour où ce qu’on crut être un noyau cométaire détruisit un iceberg-cargo de la taille d’une grande ville sur la planète océane Trontsephori. Le bruit courait qu’au moins certains des premiers Canons Lents avaient fait preuve de ce qui ressemblait d’une manière troublante à de l’humour : des criminels auxquels on avait épargné le peloton d’exécution afin de pratiquer des expériences sur eux avaient péri sous une grêle de balles qui les avaient tous frappés en plein cœur et en même temps ; un naviscaphe démodé avait été assailli de grenades sous-marines ; un roi fou obsédé par les métaux avait été étouffé sous un déluge de mercure. Les plus courageux des physiciens – ceux qui n’essayaient pas de nier totalement l’existence des Canons Lents – hasardèrent que ces instruments accédaient d’une manière ou d’une autre à des dimensions différentes : ils étaient ouverts sur d’autres continuums et plongeaient dans l’un ou l’autre pour en ramener la méthode d’annihilation choisie et la transférer dans cet univers-ci, où elle s’acquittait de sa tâche destructrice puis disparaissait promptement, ne laissant d’autres traces que ses effets. Ou alors, ils créaient tout ce qu’ils voulaient à partir de la fluctuation quantique fondamentale qui investissait le tissu de l’espace. Ou bien encore, il s’agissait de machines transtemporelles. Ces hypothèses étaient tellement époustouflantes dans leurs implications et ramifications – à supposer qu’on puisse jamais comprendre ou même maîtriser la technologie impliquée – que le fait qu’un Canon Lent soit léger tout en ayant une masse importante et qu’il pèse exactement trois fois plus retourné verticalement qu’en position normale était presque trivial par comparaison. Malheureusement – pour la cause du progrès scientifique –, lorsqu’un Canon Lent avait l’impression qu’on en voulait à son intégrité, il s’autodétruisait. Il se produisait alors une sorte de réaction matière/antimatière, qui transformait en plasma les éléments résiduels – non anéantis – du canon et provoquait une explosion du type normalement associé à un engin à fission nucléaire de puissance moyenne. C’était une déflagration de cette sorte qui avait dévasté Lip City, bien que la plupart des maladies et décès subséquents dus aux radiations n’aient pas directement résulté de la détonation initiale, mais de la dispersion de matériaux fissiles provenant des cœurs des réacteurs de recherche du Département de physique à l’université de Lip City. (Et la voilà distraite encore une fois, oubliant la tendre violence de ces délicieux ébranlements pour contempler depuis la chambre d’hôtel l’alignement des collines désertiques au-delà des rideaux blancs doucement gonflés et de la balustrade en pierre du balcon. Elle vit le mince pli lumineux de l’aube au-dessus du désert brusquement noyé par les impulsions saccadées du feu silencieux tiré de derrière l’horizon. Abasourdie, éblouie et perplexe, encore portée dans un instant d’ignorance sur la crête d’une onde de bonheur, elle se détourna de cette lointaine éruption lumineuse pour regarder le visage de Miz qui la chevauchait, les yeux hermétiquement clos, la bouche étirée dans un cri muet, le film de sueur sur sa joue creuse illuminé par les éclairs de l’annihilation, et lorsque la décharge libératrice l’inonda – avec la révélation, la prise de conscience, si bien que son cri convulsif se changea en un hurlement de terreur –, elle éprouva un minuscule et fragile orgasme immédiatement balayé et perdu dans un ouragan de culpabilité et de dégoût d’elle-même.) Les Canons Lents avaient eu bien des malheurs ; ils étaient apparus pendant l’interrègne qui suivit la Deuxième Guerre ; c’étaient apparemment des productions du Halo, le vaste artefact/habitat d’intelligence machinique en orbite circumpolaire autour de Thrial détruit par une arme mystérieuse lancée depuis les satellites – apparemment oblitérés par la même occasion – de la planète géante gazeuse Phrastesis. Uniques occupants de vaisseaux de sauvetage à la dérive, les Canons avaient flotté comme des bulles de savon au milieu du chaos turbulent du système ravagé par la guerre et avaient été, l’un après l’autre, capturés, volés, utilisés, maltraités, cachés, perdus, redécouverts et exploités à nouveau. Et, l’un après l’autre, ils furent anéantis : le premier avait été braqué sur Thrial par le théocrate fou aux mains duquel il était tombé ; l’arme avait refusé – ou avait été incapable – de détruire le soleil et avait carrément disparu avec le théocrate. Deux Canons s’étaient autodétruits quand on avait essayé de les démonter. Le quatrième avait été touché par une bombe lors d’un raid aérien, le cinquième aurait été délibérément attaqué par un assassin suicidaire dans l’armurerie de la famille noble qui l’avait découvert, et le sixième – ses objectifs vissés aux oculaires d’un microscope électronique – avait déclenché une série de nanobangs qui criblèrent de trous matriciels l’institut de technologie d’Anifrast – dépendant de la Cour mondiale –, avant que se produise l’événement insolite et mystérieux qui fit disparaître l’ITA, tout ce qu’il contenait (à l’exception des vingt-trois trous gentiment rayonnants) et une zone circulaire d’environ mille trois cents mètres de diamètre pour les remplacer par un attrayant lac d’eau salée, parfaitement sphérique et peuplé d’une grande variété de plancton, de poissons et de mammifères des océans polaires. C’était peut-être pure malchance, mais en dépit du fait que les possibilités des Canons auraient à elles seules dû permettre à leur détenteur de s’assurer la maîtrise du système tout entier, ils avaient invariablement provoqué la chute de quiconque était entré en leur possession. Les Canons avaient même leur propre petite secte, elle-même divisée par un schisme ; la Confrérie du Canon croyait que les engins étaient sans équivoque des cadeaux à valeur de test déposés par une civilisation extrasystémique supérieure, et que, lorsque l’ultime Canon aurait été trouvé et vénéré – adoré au lieu d’être utilisé –, les Étrangers apparaîtraient enfin au milieu des habitants du système et les emmèneraient au paradis, tandis que la Confrérie libre du Canon croyait simplement qu’ils étaient des dieux et (actuellement) que l’unique Canon restant était le Dieu par excellence. Pour la religion huhsz, ces deux sectes relevaient de l’idolâtrie. Les Huhsz estimaient que le Canon que leur avait dérobé l’ancêtre de Sharrow était simplement un trésor de leur temple parmi d’autres, même si c’en était le principal. Ils voulaient le récupérer parce qu’ils le considéraient comme leur propriété et en avaient fait le sujet d’un article de foi : leur Messie ne pouvait pas naître à temps si l’arme n’était pas à nouveau en leur possession (ou si la lignée féminine des Dascen n’était pas exterminée) avant le début du décamillénaire. Elle ouvrit les yeux tant bien que mal et accommoda sur un individu assis à moins d’un mètre d’elle. Il portait un uniforme douloureusement criard – violet vif et jaune brillant. Son visage rond et basané était très sérieux. — Qui êtes-vous ? murmura-t-elle. — Je suis Dieu, fit-il en inclinant poliment la tête. Elle l’examina un instant en écoutant le bourdonnement qui l’environnait de tous côtés. L’endroit où ils se trouvaient fut secoué par un cahot. — Dieu… ? — Dieu, répéta l’homme en hochant la tête. — Je vois, dit-elle en retombant dans sa torpeur. Le bourdonnement devint une berceuse. Elle s’éveilla lentement et se retourna dans l’étroit lit de camp. Des voix parlaient quelque part au-delà du mur. Une odeur d’antiseptique – une odeur d’hôpital – montait des draps. Elle se rappela qu’elle était une bulle propulsée dans le système par les ondes de choc des énergies éruptives de la guerre. Elle faisait partie de l’équipe, à présent. Elle se souvenait exactement de ce que le médecin leur avait dit, avant qu’ils soient infectés… « La plupart du temps, vous ne remarquerez rien, lui/leur dit le toubib. Ce n’est pas de la télépathie, et ce n’est pas une impression vaseuse d’unité mystique avec vos potes ; ce n’est que la capacité de savoir comment quelqu’un réagira dans une situation donnée. C’est un raccourci, un moyen d’établir un rapport instantané sans avoir à attendre plusieurs années – probablement plus longtemps que la guerre – sans jamais y arriver parce que le taux d’abandon est tellement élevé qu’on n’obtient jamais une unité de combat stable. « Vous voulez savoir la vérité ? C’est un agent anti-bavures. Vous avez déjà regardé ces série B où les opérations se déroulent toujours comme prévu et où personne ne descend jamais un gars de son équipe par erreur ? Voilà le rêve que la SNC contribue à réaliser. Elle rapproche un peu la guerre de ce qu’elle est censée être : elle la rend moins entropique, mois chaotique – plus carrée. Je suis sûr que certains d’entre vous sont assez mûrs pour piger que ça a tout pour faire bander l’état-major… » C’est moi, ça, se dit-elle sotto voce. Je fais partie de l’équipe, maintenant. Le Club des huit. Elle se réveilla dans un espace blanc sans murs, mais bas de plafond ; il y avait là un Canon Lent. Elle ne pouvait dire lequel. Rien que des ennuis, chantait le Canon en dansant autour d’elle sur ses jambes grêles et flageolantes. Rien que la mort, la destruction et des ennuis. Elle se jeta sur le Canon ; il gloussa et essaya de lui échapper en dansant, mais elle l’attrapa, l’immobilisa et le fixa avec la courroie. Un mur en miroir apparut dès qu’elle toucha l’arme. Les commandes du Canon Lent étaient telles qu’elle se les rappelait – délicates, à leur manière, et de toute beauté. Ses côtés et sa surface supérieure étaient couverts d’arabesques fabuleusement complexes gravées sur son carénage argenté. C’était une arme de chasse, comprit-elle en pivotant avec lui. Elle le braqua sur le miroir et sourit à sa propre image tout en pressant la détente. Elle s’éveilla et examina la petite cabine : c’était un cube d’à peine deux mètres de côté. Il y avait une autre couchette au-dessus de la sienne, un tiroir en métal léger avec ses vêtements soigneusement pliés à l’intérieur, une chaise en plastique, une porte verrouillée comportant une simple patère en plastique, et un orifice de ventilation. C’était tout. Pas de fenêtre. Le mystérieux véhicule qui l’emportait était toujours en mouvement. Elle entendait ce qui semblait être des moteurs à combustion, et la manière dont le pont vibrait sous elle et dont la cabine tout entière bougeait de temps à autre lui suggéra qu’elle était à bord d’un véhicule à coussin d’air. Son estomac gronda. Elle envisagea de se rendormir, mais elle avait déjà assez dormi. Elle sortit ses vêtements et regarda dans les poches ; elles étaient vides. Sa sacoche était invisible. Elle avait des courbatures et une petite faim. Elle quitta le lit exigu et s’examina : quelques légers bleus aux genoux et un minuscule ulcère qu’elle sentait sur sa langue à l’endroit où elle l’avait mordue. À part ça, elle était indemne. Elle s’habilla, puis cogna sur la porte jusqu’à ce que quelqu’un vienne. — Dieu ? dit-elle à l’homme au visage rond et basané qu’elle avait déjà vu dans ce qu’elle avait supposé être un rêve. Il remua gauchement sur le petit siège en plastique et se frotta la cuisse comme pour chasser des poussières imaginaires sur le pantalon jaune et violet de son uniforme. — Eh bien, techniquement, oui. Une expression peinée passa sur son visage. — Ça va, dit-elle. Je vois. — Dans le temps, enchaîna l’homme en fronçant les sourcils, je m’appelais Elson Roa… Il était grand et maigre et restait assis, très calme, sur sa chaise, l’air un peu surpris. Ses cheveux blonds se dressaient sur son front et confirmaient cette impression de légère perplexité. — Elson Roa, répéta-t-elle. — Mais c’est alors que je suis devenu Dieu, poursuivit-il en hochant la tête. Ou plutôt, je me suis rendu compte que j’avais toujours été Dieu. Dieu au sens monothéiste dans la mesure où je suis tout ce qui existe vraiment. Il se tut un moment puis continua : — Je vois que vous avez besoin d’une explication. — Une explication. Oui. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée. Elle dévora les rations de secours reconstituées dans le plateau chauffé en aluminium comme si c’était le plus sublime banquet jamais donné. La fille qui lui avait apporté à manger était la même qui l’avait accompagnée aux toilettes ; assise sur la petite chaise en plastique de la cabine dans son uniforme brun et jaune, elle regardait avec fascination Sharrow presser la pochette pour en extraire les dernières miettes, se passer la langue sur les lèvres et lui rendre le plateau en disant : — Délicieux. Est-ce que je pourrais avoir encore la même chose, s’il vous plaît ? La fille partit chercher du rab et verrouilla la porte derrière elle. Le vieil aéroglisseur ronronnant se mit à tanguer en cadence pour franchir une série de vagues plus hautes que la moyenne. Sharrow avait été capturée par des Solipsistes. C’était une bande d’une cinquantaine de corsaires agréés, constitués en société commerciale selon les lois de Shaphet ; ils s’adonnaient à l’accomplissement de soi, fournissaient des prestations de sécurité au tarif syndical et – là où c’était possible – dévalisaient les riches. Toutefois, ils étaient généralement engagés par des compagnies d’assurances et des sociétés de financement pour effrayer les clients récalcitrants et saisir les marchandises impayées. Leur terraplane – un patrouilleur de marécages de troisième main, matériel de guerre déclassé de la Franchise sécuritaire – avait lui-même fait l’objet d’une saisie ; les Solipsistes avaient repris les mensualités à leur compte et l’avaient baptisé le Solo. Leur raid sur la périphérie de Laguna City n’avait pas vraiment eu le succès escompté. Ils avaient entendu dire qu’un congrès d’artistes de cirque se tiendrait sur un navire-hôtel et s’étaient donc déguisés en mutants trijambistes, dissimulant leurs armes à l’intérieur de leur jambe surnuméraire – le membre artificiel avec lequel on avait tiré sur Sharrow. Seulement, ils s’étaient trompés de date : le congrès aurait lieu un mois plus tard. Ils avaient tenté de s’introduire dans la réception donnée par Miz à bord du ferry, mais avaient reculé devant l’importance du service d’ordre. Ils s’étaient donc dispersés à la recherche d’invités isolés qui s’aventureraient un peu à l’écart de la fête, dans l’espoir de les surprendre et de les dévaliser. Au lieu de quoi, plusieurs Solipsistes avaient été surpris et capturés par les services de sécurité de Laguna après la bagarre sur le ferry, et les Marines en avaient blessé deux par balles. Les autres avaient carrément décampé dans le gros terraplane, fonçant en rase-dunes le long du cordon littoral dans une tornade de sable tandis que le jour se levait et que les Marines et l’Aéronavale se disputaient le droit de leur tirer un coup de semonce. Hormis quelques cartes de crédit et de débit, une poignée de passeports et une modeste quantité de bijoux, Sharrow avait été leur seule prise de valeur ; ils l’auraient probablement abandonnée elle aussi, n’était le fait qu’elle détenait un passeport délivré par une Maison majeure. Les Solipsistes l’avaient laissée lire un infoflex qui mentionnait les décès de l’Invigilateur en chef et du Vice-invigilateur de Laguna City et plusieurs blessés parmi les membres du service de sécurité, mais qui ne parlait pas de la découverte de cadavres asphyxiés dans les citernes de vieux pétroliers. Ils lui interdirent d’appeler qui que ce soit ; ils avaient l’intention de l’emmener très loin dans le nord, à Ifagea, ville libre et point de transfert traditionnel des otages sur la mer de Pilla, et voir s’ils pourraient, à partir de là, demander une rançon à sa famille. — Je n’ai pas de proches parents, dit-elle à Roa. — Il doit y avoir quelqu’un qui serait disposé à payer pour vous, fit Roa, perplexe. Sinon, vous devez avoir de quoi vous-même. — Pas tant que ça. J’ai un cousin qui paierait peut-être une rançon. Je ne sais pas… — Bon, peut-être qu’on pourra régler ça plus tard, proposa Roa en scrutant un ongle noirci. — Je sais, dit Sharrow. Emmenez-moi à Aïs, dans le Nasahapley, pas à Ifagea. Roa fronça les sourcils. — Pourquoi ? — Eh bien, je crois que vais retrouver quelques amis là-bas. Ils apporteront de l’argent. Roa n’avait pas l’air très convaincu. — Combien ? — Vous voulez combien ? demanda-t-elle. — Vous n’auriez pas une petite idée ? répliqua Roa. — Non, vraiment pas. Vous n’avez jamais négocié une rançon ? — Pas dans ces conditions, avoua Roa. — Qu’est-ce que vous diriez de cent thrials ? plaisanta-t-elle. Roa réfléchit. Il posa une botte sur le genou opposé et essaya d’extraire la boue d’entre les crampons. — Il y a quarante-six apparences à bord. Il semblait gêné et refusait de la regarder en face. — Ça fera donc quatre mille six cents thrials, calcula-t-il. Pardon, quatre mille sept cents. Elle le regarda posément puis conclut qu’il devait parler sérieusement. La somme était inférieure au revenu annuel moyen sur Golter. — Au diable l’avarice ! dit-elle, arrondissons à cinq mille. Roa secoua la tête. — Ça pourrait créer des difficultés. — Quatre mille sept cents et pas plus ? — Oui, fit Roa avec un hochement de tête appuyé. — Marché conclu, dit-elle. Télématez un type qui s’appelle Miz Gattse Kuma et annoncez-lui que je le rejoindrai à Aïs dès que vous pourrez y être. Roa marmonna quelque chose. — Pardon ? dit-elle. — Il faudra que nous y réfléchissions, estima Roa en s’éclaircissant la voix. La dernière fois que nous sommes passés à Aïs, nous avons eu quelques problèmes avec certaines petites embarcations… apparentes qui ont été endommagées. — Eh bien, voyez ce que vous pouvez faire. — J’en parlerai à mes apparences, promit Roa en se levant d’un air décidé. Il partit et verrouilla la porte. Sharrow s’allongea sur l’étroite couchette en secouant la tête. Au moins, Aïs était plus près qu’Ifagea. Elle espérait que les autres y arriveraient avant que les Solipsistes, peu informés semblait-il, apprennent qu’elle allait bientôt représenter une proie licite pour la mission de chasse des Huhsz et vaudrait donc bien plus que quatre mille sept cents thrials. Encroûté de sel, balafré de traînées de rouille, grinçant de toutes ses membrures, l’aéroglisseur Solo avait remonté vers le nord la côte du Piphram à partir de Laguna City. Ses tubulures d’échappement trouées crépitaient, trahissant son passage par deux traînées de fumée crachées par ses moteurs rotatifs à alcool et diffusées en larges spirales par ses hélices cabossées et agitées de vibrations. Il se ravitailla sur un vaisseau-citerne commercial dans l’estuaire de l’Omequeth, traversa la péninsule de Shiyl par le couloir de l’Omequeth et continua vers le nord en direction de la savane du Nasahapley méridional. — Mais si vous êtes Dieu, demanda Sharrow à Elson Roa, pourquoi avez-vous besoin des autres ? — Quels autres ? Sharrow était à la limite de l’exaspération. — Oh, vous savez très bien qui je veux nommer. — Mes apparences ? dit Roa en haussant les épaules. Elles signifient que ma volonté n’est pas encore assez forte pour assurer ma subsistance sans aide extérieure. Je suis en train de plancher là-dessus. Le fait que nous ayons perdu six d’entre nous à Laguna City est d’ailleurs tout à fait encourageant, dans la mesure où cela indique que ma volonté monte en puissance. — Je vois, concéda Sharrow en hochant la tête d’un air pensif. C’était sa troisième journée à bord, la deuxième après qu’elle fut sortie du sommeil consécutif à la décharge neuroparalysante plus que généreuse qu’elle avait reçue sur le pont du pétrolier à Laguna City. C’était son troisième entretien avec l’être fluet, très calme, à la fois sérieux et excentrique, qu’était le chef des Solipsistes. Ils devaient arriver à Aïs le lendemain. L’itinéraire du Solo vers le nord, puis l’ouest avait été riche de détours, déterminés par les estuaires, les couloirs terrestres, les mers, les lacs et les discussions entre Roa et ses apparences concernant la réalité éventuelle d’obstacles apparents comme les îles et les navires de faible tonnage. De toute façon, ils progressaient lentement, au premier chef parce que les Solipsistes semblaient incapables de faire fonctionner les principaux équipements d’acquisition de données et de navigation du terraplane et ne pouvaient donc voyager de nuit, ni dans la brume ou le brouillard. — Alors, dit-elle, vous êtes immortel ? Roa réfléchit, puis admit : — Je n’en suis pas sûr. Il se peut que cette idée ne soit pas pertinente ; que le temps lui-même soit un concept superflu. À votre avis ? Il se peut que je vous aie créée exprès en tant que plate-forme pour répondre partiellement à cette question. — Je n’en sais rien du tout, avoua-t-elle. Et les autres, dit-elle en agitant la main vers la cloison derrière elle. Est-ce qu’ils… est-ce que les apparences se prennent toutes pour Dieu, elles aussi ? — Apparemment, dit Roa sans l’ombre d’un sourire. — Hmmm, fit-elle en se mordant la lèvre. Roa avait l’air gêné. Il fit mine de se rappeler quelque chose, fouilla dans une poche de sa tunique violet et jaune et en tira un morceau de papier crasseux. — Ah… hrumph… votre ami M. Kuma a envoyé un signal pour dire que… euh… Roa loucha sur le morceau de papier, fronça les sourcils, le tourna dans l’autre sens, le froissa et le remit dans sa poche. — Bon, le message disait qu’il vous rejoindrait à Aïs au… à l’hôtel Continental… Il a viré l’argent sur le compte que nous lui avons indiqué et… euh, il vous souhaite bien des choses. — Oh ! Bien. Roa sembla troublé. — Euh… à part une, qui est athée, dit-il brusquement. — Pardon ? — Nous nous faisons tous appeler Dieu, sauf une apparence, qui est athée. — Ah, dit Sharrow en hochant lentement la tête. Et comment cette personne se fait-elle appeler ? — Moi. — Oh. Roa se racla la gorge puis ferma les yeux et produisit un étrange bourdonnement tout en dodelinant de la tête pendant quelques instants. Ensuite, il ouvrit les yeux. Elle lui sourit. Apparemment mécontent, il se leva et sortit. Il espérait sûrement qu’elle aurait disparu quand il rouvrirait les yeux. Cette nuit encore, le Canon s’invita dans ses rêves. Il lisait un des Passeports des Huhsz. Les Passeports ressemblaient à des livres, et elle essaya de lire ce que disait le livre, mais chaque fois qu’elle regardait par-dessus l’épaule du Canon, il se dérobait, se baissait en pliant ses jambes filiformes et télescopiques, riant tout seul de temps en temps ; elle avait beau faire, elle n’arrivait jamais à voir ce qu’il trouvait si amusant, alors elle lui fit un croc-en-jambe quand il repassa devant elle et le Canon trébucha et tomba. Elle s’empara du Passeport, mais le Canon se releva d’un bond, très en colère, et la tua avant qu’elle puisse ouvrir le livre pour voir ce qui était écrit dedans. Elle se réveilla, terrifiée, sur l’étroite couchette, les mains moites. Ils se dirigeaient vers Aïs, près du Sanctuaire mondial des Huhsz. Sharrow et les Passeports allaient se trouver au même endroit. Elle était furieuse : qu’est-ce que Miz avait derrière la tête ? Ils allaient probablement tous y passer. Peut-être devrait-elle carrément se livrer aux Huhsz. Elle scruta les ténèbres tandis que l’aéroglisseur chuchotait autour d’elle, obscur comme le tombeau. Que pouvait-elle faire contre les Passeports ? Qu’est-ce qu’on pouvait faire, d’ailleurs ? Miz était cinglé, ou alors c’était un piège. On ne pouvait pas détruire les Passeports ; ils portaient chacun l’un des trous produits par les nanobangs lors de l’Accident de l’ITA, et chaque trou émettait une petite quantité de radiations et une grande quantité de neutrinos, ce qui les rendait impossibles à dissimuler. Même si on détruisait le matériau du Passeport, le trou survivrait, et c’était ça que la Cour mondiale reconnaissait. C’est de la folie, de la folie pure, songeait-elle en se tournant et se retournant sur sa couchette, s’emmêlant les pieds dans les draps. Les Huhsz la pourchasseraient à coup sûr ; la Cour mondiale pourrait ordonner son arrestation pratiquement n’importe où si les Passeports étaient détruits (mais à quoi servirait de détruire le matériau en laissant les trous ? Qu’est-ce que Miz voulait faire au juste ? Qu’est-ce qu’il pouvait faire ? Les mettre sur un vaisseau rapide et les lancer vers le soleil ? La Cour mondiale réquisitionnerait un vaisseau plus rapide… On ne pouvait pas les cacher, on ne pouvait pas les détenir, on ne pouvait pas les détruire…) Elle finit par se rendormir. Ses pensées continuaient de tourner en rond et de se répercuter sous son crâne en de gracieuses pirouettes de désarroi et de désespoir. Si l’on excepte quelques ennuis avec un groupe de squatters ruraux et avec une ligne à haute tension, le voyage du Solo vers Aïs se déroula sans incident. Sharrow avait pu quitter la cabine où elle était détenue. Son passeport et sa sacoche d’effets personnels – y compris son arme, ses cartes de crédit et son argent liquide, ce qui était plutôt surprenant – lui avaient été restitués. Elle avait assisté à la fin du trajet depuis le poste de pilotage du vieil aéroglisseur et parlé à d’autres Solipsistes. Elle découvrit que les autres Solipsistes ne voyaient aucune contradiction dans le fait d’appartenir à un groupe dont aucun n’était le chef ; ils supposaient tous qu’ils l’étaient, et que Roa n’était qu’une entité qu’ils avaient imaginée pour s’occuper de la partie ennuyeuse de cette fonction. Il y avait encore des disputes, mais le principe d’avoir Roa comme responsable semblait bien fonctionner. (La démocratie était exclue : en cas d’élection, chacun ne voterait que pour lui-même). Roa eut la sagesse de ne pas nommer de second, ce qui aurait pu être interprété comme un signe d’indécision. La chose s’était déjà produite, et Roa avait failli être assassiné dans son sommeil par la personne réelle ou imaginaire concernée. Il avait eu la main lourde quand il lui avait réglé son compte, ce qui expliquait au moins une des bosses dans l’hélice tribord arrière du Solo. Le vieil aéroglisseur longeait la côte du Nasahapley. Une heure avant qu’ils arrivent à Aïs, Sharrow aperçut depuis le poste de pilotage l’enclave religieuse du territoire, vaste colonie fortifiée sur la plaine inondable littorale, dominée par les flèches noir et or du Sanctuaire mondial des Huhsz. Elle attendit les paroles pleines de regret, l’explication à valeur d’excuse et le changement de cap qui ferait virer l’appareil en direction du sanctuaire, mais il ne se passa rien de tel. Le Solo était trop volumineux pour être autorisé à circuler dans le comté du Grand Aïs, régi par des lois ad hoc. Elson Roa et deux autres Solipsistes déchargèrent une petite autochenille du pont automobile de l’aéroglisseur et emmenèrent Sharrow en ville, laissant les autres apparences débattre avec les autorités portuaires de frais de débarquement, de taxes d’amarrage et de décharges d’effluents non traités. Le petit véhicule à chenilles pénétra à grand fracas sur la grand-place poussiéreuse d’Aïs où des édifices à colonnades ocre s’étageaient de tous les côtés. Ils avaient emprunté le terre-plein central d’un boulevard sur une partie du trajet, récoltant deux arbustes sur les pare-chocs avant et une contravention. Le conducteur de l’autochenille – un jeune albinos qui s’appelait à l’origine Keteo et qui pilotait avec plus d’enthousiasme que de compétence et plus de vitesse que de précision – arrêta le véhicule dans une embardée juste devant la fontaine centrale et, vissé sur son siège, contempla d’un œil mauvais les massifs de fleurs de l’autre côté de la place. Il faisait chaud ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages. La gare du Monorail transcontinental se dressait juste derrière les massifs de fleurs que Keteo scrutait avec tant d’application. Sharrow jeta un coup d’œil circulaire à la place, où roulaient une majorité d’autobus et où presque tous les piétons étaient intégralement nus. — Oh, merde ! s’exclama Sharrow. C’est bien ma veine d’arriver en pleine Semaine nudiste. Roa, qui avait semblé bizarrement nerveux jusqu’à ce moment-là, se détendit et sourit. — La Semaine nudiste, nota-t-il avec un certain soulagement. Oui, les gens sont vraiment nus, n’est-ce pas ? Bien sûr. Sharrow promena à nouveau son regard sur la place, se demandant si Miz et les Franck étaient déjà là. — Eh bien, lui dit Roa, nous y voilà. Je ne sais pas si j’aurai besoin de vous dans l’avenir, mais je suis sûr que je vous retrouverai en pleine forme si nos chemins devaient se croiser à nouveau. Il se tut et contempla ses ongles. Sharrow se tourna vers les deux autres Solipsistes. L’homme à côté de Roa avait les yeux fermés. Keteo, le chauffeur, emballait le moteur à coups d’accélérateur et marmonnait sans quitter des yeux le lointain massif de fleurs. Roa se détourna et ferma les yeux. Il émit un bourdonnement et commença à dodeliner de la tête. Elle descendit de la chenillette et s’immobilisa sur la chaussée. Des bus passaient en grondant, les piétons défilaient, presque tous nus, beaucoup portant des serviettes ou des mallettes. Elson Roa rouvrit les yeux, apparemment enchanté. Une seconde plus tard, il vit Sharrow debout sur la chaussée et sursauta. Il la considéra d’un regard sévère. — La politesse. Il lui tendit la main du haut de son siège. Elle la serra. — Au revoir, dit-il. — Au revoir. Elle fit demi-tour et s’éloigna. Quand elle regarda derrière elle, Roa et les autres passagers de l’autochenille invectivaient le conducteur, gesticulant alternativement en direction des massifs de fleurs et du boulevard. Gênée, elle se dirigea vers la gare du monorail. Elle montait l’escalier lorsque l’autochenille des Solipsistes s’arracha de la grand-place, moteur à plein régime, manquant de peu les massifs de fleurs et dispersant les piétons dans toutes les directions, puis se lança en cahotant sur le boulevard qui la ramènerait au port. De plus en plus mal à l’aise au milieu des gens nus dans le hall de la gare, Sharrow s’arrêta pour retirer ses vêtements dans une cabine téléphonique et fut promptement appréhendée pour déshabillage en public et donc outrage à la pudeur. 7. DIFFICULTÉS OPÉRATOIRES Le désert du K’lel, c’était quelques millions de kilomètres carrés de karst – du calcaire érodé dépourvu de terre arable. Les reliefs karstiques sont formés par du gaz carbonique dissous dans l’eau de pluie, qui réagit avec du calcaire poreux lorsque l’eau s’infiltre vers une couche sous-jacente de roche imperméable. Golter avait connu non pas une, mais plusieurs périodes d’industrialisation assez grossière, mais massive, et, à chaque fois, l’un des principaux centres s’était trouvé sous le vent par rapport au K’lel, zone boisée d’une luxuriance superficielle, déjà vulnérable aux effets ravageurs des vents de la Ceinture. Des augmentations du taux de gaz carbonique alternant avec de fortes pluies acides avaient fini par détruire progressivement les forêts et éroder la roche, tandis que les vents de la Ceinture avaient transformé le sol restant en une zone semi-aride, créant une modification climatique qui ne fit qu’accélérer la désertification. Finalement, il ne resta plus que la roche nue, effilochée et sculptée sous forme de lances et de clochetons de karst tranchant – une forêt de lames de pierre criblées de trous qui s’étendait d’un horizon à l’autre, cuite dans la chaleur du soleil équatorial, parsemée de cavernes effondrées où quelques plantes desséchées s’accrochaient à la vie dans les ténèbres de ces oasis souterrains, et striée de lambeaux filiformes de terrain apparemment horizontal où les fragiles ondulations karstiques étaient à l’échelle du centimètre plutôt que du kilomètre. On prévoyait toujours de revitaliser le cœur inerte du continent, mais ces plans n’aboutissaient jamais ; même le projet apparemment prometteur de remplacer Ikueshleng, le principal spatioport de l’hémisphère oriental de Golter, par un nouveau complexe dans le désert, avait échoué. À part quelques ruines, une poignée de vieux silos à déchets radioactifs, deux ou trois vastes centrales solaires automatisées et le Monorail transcontinental à propulsion solaire, le K’lel était vide. Accroupie à l’ombre du pylône du monorail, elle tenait son fusil la crosse en bas sur les vaguelettes de pierre poussiéreuses, le coinçant entre ses genoux tandis qu’elle ajustait le foulard autour de sa tête et en rentrait une extrémité dans le col de sa veste légère. C’était le milieu de la matinée ; les cirrus de haute altitude flottaient en équilibre comme des arcades plumeuses au-dessus de la vaste étendue karstique en voie de réchauffement, et l’air immobile aspirait la sueur à même la peau avec un enthousiasme qui frôlait la kleptomanie. Sharrow remonta le masque sur sa bouche et son nez et bascula la visière foncée sur ses yeux, puis s’adossa au pylône, le fusil en main, les doigts tambourinant sur le canon. Elle but une gorgée à son bidon d’eau et jeta un coup d’œil à sa montre. Elle se tourna vers Dloan, accroupi près du pylône opposé, le fusil en bandoulière dans le dos ; des fils électriques sortaient de son foulard et disparaissaient dans un boîtier de dérivation encastré dans le support du monorail. Il leva les yeux vers elle et secoua la tête. Sharrow s’appuya contre le pylône ; le métal était déjà inconfortablement chaud. Elle déplaça sa sacoche afin qu’elle s’interpose entre son dos et le support. Elle regarda l’heure à nouveau. Elle avait horreur d’attendre. Ils se retrouvèrent à l’hôtel Continental d’Aïs, après que Sharrow eut payé la caution pour sortir du lazaro de la Brigade des mœurs locale et graissé la patte au sergent de permanence pour qu’il efface toute trace de son arrestation sur la main courante. Finalement, elle arriva à l’hôtel – rhabillée et voilée, même si cela attirait l’attention sur elle –, mais il n’y avait personne d’enregistré sous le nom de Kuma ni sous tout autre nom que les autres auraient pu vraisemblablement employer. Elle resta debout à pianoter sur la surface froide du bureau de la réception tandis que l’employé, souriant et complètement dévêtu, se grattait délicatement l’aisselle avec un stylo. Devait-elle demander s’il y avait des messages pour elle ? Elle commençait à craindre de révéler ses coordonnées aux Huhsz. Elle y réfléchirait. Elle acheta un infoflex pour voir si les Huhsz avaient déjà leurs Passeports et se dirigea vers le bar. La première personne qu’elle vit était Cenuij Mu, entièrement habillé. — D’après ma montre, ce fichu train devrait déjà être visible, dit Miz. Il transmettait en faisceau directionnel depuis le haut du monorail, à deux kilomètres de là, après la longue courbe que décrivaient les voies jumelées pour éviter une zone de cavernes effondrées. — D’après la mienne aussi, souffla Sharrow dans son masque. Elle scruta le lointain en plissant les yeux, tentant de discerner le point minuscule qu’était Miz, assis sur la surface supérieure brûlante du monorail ; la dernière fois qu’elle avait regardé, elle avait pu le voir – lui et la bosse sur le sol en dessous de lui, le tout-terrain sous son filet de camouflage –, mais la chaleur avait augmenté suffisamment dans les dix dernières minutes pour qu’il soit maintenant impossible de distinguer ni l’un l’autre. À l’œil nu, la ligne blanche du rail tremblait et se tortillait, estompant tous les détails. Sharrow essaya de régler le grossissement et la polarisation de la visière, mais abandonna au bout d’un moment. — Rien dans les écouteurs ? demanda-t-elle. — Rien que les claquements du métal en expansion, répondit Miz. Elle consulta à nouveau sa montre. — Alors, qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda-t-elle à Cenuij dans l’ascenseur qui les conduisait à l’étage où les autres attendaient. Il soupira et retroussa la manche gauche de sa chemise. Sharrow se pencha pour mieux voir. — C’est vilain. Un laser ? — Je crois, dit-il en remontant sa manche. Ils étaient trois, cette fois-ci. Ils ont saccagé mon appartement. Aux dernières nouvelles – avant que je sois obligé de prendre la fuite –, ma compagnie d’assurances refusait de payer. Cenuij renifla et s’appuya contre la paroi de l’ascenseur, les bras croisés. — Quand toute cette affaire sera terminée, je te demanderai de me rembourser ces frais. — C’est promis, dit Sharrow en levant la main. — Hmm, fit Cenuij lorsque l’ascenseur ralentit. Entre-temps, Miz semble croire qu’il serait intéressant de mettre au point… Il jeta un coup d’œil circulaire dans la cabine, puis haussa les épaules. — Une attaque de train, ajouta-t-il. Sharrow ouvrit de grands yeux. L’ascenseur s’arrêta. — Pour s’emparer de… d’artefacts qui sont indestructibles, qu’on ne peut pas cacher et qu’il serait suicidaire de détenir, dit Cenuij lorsque les portes s’ouvrirent. Ils s’engagèrent dans le spacieux couloir. Cenuij secoua la tête, puis demanda : — Est-ce que l’air de Laguna City ramollit le cerveau ? — Oui, l’informa Sharrow, quand on percute un hydroptère la tête la première et d’une hauteur de vingt mètres. Elle abaissa son masque ; une explosion de chaleur la prit à la gorge. Elle fit signe à Dloan. Il retira ses oreillettes, pencha la tête. — Tu ne reçois vraiment rien ? demanda-t-elle. Il haussa les épaules. — Rien que la porteuse ; rien qui indique que le train ait du retard ou qu’il soit déjà sur cette section de la ligne. Elle se retourna et fronça les sourcils. — Merde, fit-elle en délogeant d’une pichenette un grain de sable posé sur le canon du fusil de chasse. Elle remonta son masque. Debout à la fenêtre de la chambre d’hôtel, Miz contemplait d’un air sinistre la banlieue est d’Aïs, nimbée de poussière. Il jeta un coup d’œil à Cenuij, occupé à démonter la poupée sur la table, loupe binoculaire en visière sur le front. — Je me suis fait avoir, dit Miz d’un ton incrédule. Il agita les bras et se tourna vers les autres. — Ces salauds se sont arrangés pour que ce soit moi qui vole ce putain de collier et ont laissé Lebmellin croire qu’il allait me doubler. Tout avait été calculé : cette Bombe mentale bidon et les flingues qu’elle a neutralisés. Et le coup monté dans le pétrolier – ils ont tout installé dans la journée ; j’avais reconnu les lieux et l’itinéraire le matin même… La voix lui manqua et il se laissa choir lourdement sur le canapé à côté de Sharrow. — Et regardez ça ! Il tendit la main vers la table basse devant le canapé et s’empara du journal que Sharrow avait apporté. — « Bijou Cavaleur gagne la première course au sialodrome de Tile » ! Les putes ! — Doucement ! dit Sharrow en lui passant un bras autour des épaules. — De toute façon, ça suffit, dit Miz. Toi, tu en as bavé pour de bon. Deux mecs identiques ? demanda-t-il en louchant vers elle. Sharrow hocha la tête et retira son bras. — En tous points identiques. Comme des clones. — Ou des androïdes, dit Cenuij en posant la loupe. — Tu crois ? demanda-t-elle. Cenuij se leva et s’étira. — Ce n’est rien qu’une idée, admit-il. — Je croyais que les androïdes revenaient plutôt cher, dit Sharrow en agitant son verre. Je veux dire, quand est-ce qu’on a l’occasion de voir un androïde de nos jours ? — Oh, je ne sais pas, grogna Zefla en se dirigeant vers le minibar. Je crois que j’en ai dragué deux ou trois. — Ils ont tendance à rester à Vembyr, c’est vrai, convint Cenuij. Mais il leur arrive de voyager, et, comme tout le monde, dit-il avec un sourire glacial à l’intention de Sharrow, ils ont chacun leur prix. Zefla se détourna des bouteilles et des flacons alignés dans le compartiment réfrigéré et avança : — Dloan est allé une fois à Vembyr. N’est-ce pas, Dlo ? — Une vente d’armes aux enchères, indiqua Dloan en hochant la tête. — Et c’est comment ? lui demanda Miz. Dloan prit un air songeur, puis hocha la tête et dit : — Calme. — De toute façon, observa Zefla en extrayant une bouteille du mini-bar, les androïdes, on n’en a rien à foutre. Et cette poupée ? Cenuij l’avait étalée sur la table. — Elle aurait pu être fabriquée n’importe où, leur dit-il. Un corps en PVC avec des extensomètres et une gaine de circuits optiques ; un accu et un morceau de mousse intersticielle pratiquement superflue, plus un émetteur-codeur électronique travaillant à la limite des ondes longues des fréquences normales du réseau. Cenuij regarda Dloan. — Est-ce que la poupée aurait pu être reliée à une forme de pistolet neuronique pour faire ce que Sharrow nous a décrit ? Dloan hocha la tête. — Un paralyseur modifié peut produire ces effets, expliqua-t-il. C’est illégal dans la plupart des États. — Je n’ai pas vu de pistolet, dit Sharrow en tentant de se rappeler la scène. Il y avait les deux mecs, les deux chaises, la bouteille de gaz… — Du chlore ! s’exclama Miz. Il se donna une claque sur un genou, puis sur l’autre, se leva d’un bond pour aller à nouveau se poster devant la fenêtre. — Du chlore ! dit-il en se passant la main dans les cheveux. Ah, les ordures ! — Ce pistolet aurait pu se trouver n’importe où dans la citerne, dit Cenuij en regardant Dloan, qui opina. Peut-être avec un module de commande principal pour contrôler les androïdes, si c’en était. Ou alors, la poupée aurait pu émettre directement. Cenuij regardait Sharrow en hochant la tête. Silence général. Sharrow s’éclaircit la voix et dit : — Si je te comprends bien, il se pourrait qu’il y ait un truc à l’intérieur de mon corps qui capte les signaux de la poupée ? — C’est possible, remarqua Cenuij en rassemblant les éléments épars de la figurine. Un émetteur à ondes longues n’est pas ce qu’on utiliserait normalement pour asservir un pistolet à une télécommande. C’est… bizarre. — Mais comment je pourrais avoir un truc en moi, à l’intérieur de ma tête ? dit Sharrow. Cenuij jeta les restes de la poupée dans un sac-poubelle. — Tu n’as pas été trépanée, ces derniers temps ? demanda-t-il avec un sourire sans humour. — Non, dit Sharrow en secouant la tête. Je n’ai pas fréquenté de chirurgien depuis… quatorze, quinze ans ? Je ne sais plus. Cenuij essuya la table et fit tomber les derniers fragments de la poupée dans le sac. — Pas depuis le Fantôme de Nachtel, en fait, après ton crash, nota-t-il en fermant le sac. Alors, c’était un neuroincapaciteur. — Je l’espère, dit Sharrow en se tournant vers la fenêtre où se tenait Miz, toujours en train de contempler la ville poussiéreuse. — Tu veux garder ça ? lui demanda Cenuij en lui montrant le sac contenant les restes de la poupée. Sharrow secoua la tête et croisa les bras sur sa poitrine, comme si elle avait froid. Ils réservèrent un compartiment privé sur le Spécial Aïs-Yadayeypon qui partait aux aurores. Au bout de trois heures, la rame laissa derrière elle les derniers vestiges des prairies du Jonolrey Extérieur et décéléra en traversant les premiers affleurements karstiques déchiquetés pour son ultime arrêt avant la côte est. Leur petit déjeuner terminé, ils regardèrent le paysage gris pâle, hérissé d’aiguilles par intermittence, commencer à se piqueter de maisons, de champs de miroirs solaires et de domaines entourés de clôtures. Ils furent les seuls voyageurs à descendre. La ville sans plan apparent suggérait une zone frontière, oisive, ouverte et à moitié achevée. Le concessionnaire local avait amené le tout-terrain à six roues sur le parking de la gare ; Miz signa les formulaires et fit quelques emplettes de dernière minute dans une quincaillerie. Il prit les commandes et s’enfonça dans le karst sur la route de service défoncée et poussiéreuse d’une centrale solaire, qui courait parallèlement à la rangée de U inversés soutenant de loin en loin les minces lignes blanches des monorails. Sharrow leva les yeux en voyant du mouvement au-dessus d’elle. La tête enturbannée de Cenuij se montra par-dessus le rebord du rail, huit mètres plus haut. — Qu’est-ce qui se passe exactement ? demanda-t-il. — Je n’en sais rien, dit-elle en haussant les épaules. Elle regarda Dloan, toujours à l’écoute des circuits du monorail, puis vers le pylône suivant, où Zefla était assise à l’ombre, la tête penchée en avant. — C’est super, alors, dit Cenuij d’un ton irrité. Je vais rester ici et attraper une insolation, c’est ça ? Il disparut. — Excellente idée, murmura Sharrow. Puis elle visa le point sur le rail, deux kilomètres plus loin, où se trouvait Miz. — Miz ? transmit-elle. — Ouais ? dit la voix de Miz. — Toujours rien ? — Toujours rien. — Dans combien de temps le prochain passe dans l’autre sens ? — Vingt minutes. — Miz, tu es absolument sûr que… — Écoute, ma petite, dit Miz, agacé. C’est le putain d’express quotidien, les Passeports ont été délivrés hier, et mon agent à Yada dit qu’une société-écran des Huhsz a loué une voiture privée dans ce train, aujourd’hui même, environ cinq minutes après la fin de l’audience à la Cour mondiale. Qu’est-ce que tu en conclus ? — D’accord, d’ac… — Attendez ! dit Miz. Il y eut un blanc de quelques secondes, puis la voix de Miz résonna, pressante : — J’ai quelque chose dans les écouteurs… une vibration… qui se confirme… ça devrait être lui. Vous êtes tous prêts ? Sharrow regarda Dloan, qui portait la main à son oreille. Il leva les yeux vers Sharrow et hocha la tête. — Le voilà ! — Parée, dit Sharrow à Miz. Elle siffla pour attirer l’attention de Cenuij, dont la tête émergea une fois de plus par-dessus le rail. — Il arrive. — C’est pas trop tôt. — Tu as préparé le deuxième réflecteur ? — Bien sûr ; je suis en train de le tartiner avec cette saloperie. Il secoua la tête et lança : — Arrêter un monorail avec de la colle ! Des trucs comme ça, ça n’arrive qu’à moi. Sa tête disparut. Sharrow visa la silhouette accroupie cent mètres plus loin. — Zef ? Zefla sursauta. Sa tête se releva ; elle regarda autour d’elle et fit signe de la main. — Des clients ? dit sa voix ensommeillée à l’oreille de Sharrow. — Oui, des clients. Essaie quand même de rester éveillée, Zef. — Oh, alors, d’accord. Dloan referma le boîtier de dérivation et commença à escalader le pylône en s’aidant des prises sur l’armature. Sharrow sentit son cœur s’emballer. Elle vérifia son fusil une fois de plus. Elle sortit le PortaCanon et le vérifia également. Ils étaient sous-équipés pour une opération pareille, mais ils n’avaient pas eu le temps de rassembler tout l’arsenal dont ils avaient besoin. Le lendemain du jour où les Solipsistes l’avaient déposée à Aïs et où elle avait rejoint les autres membres de l’équipe, ils avaient appris que les Passeports seraient délivrés dans les vingt-quatre heures. Miz leur exposa son plan ; Cenuij le traita de cinglé ; l’opinion réfléchie de Zefla sur les implications légales dudit plan fut : « Culotté ! » Ils avaient juste assez de temps pour organiser l’achat du tout-terrain le lendemain et sillonner la ville en trombe à bord de divers taxis pour acheter des tenues adaptées au désert, un peu de matériel de télécommunications et les plus gros fusils de chasse automatiques que les lois du comté d’Aïs leur permettaient de détenir. S’ils avaient disposé ne serait-ce que d’un ou deux jours de plus, Miz aurait pu utiliser une de ses propres sociétés-écrans pour faire expédier par avion et dédouaner des armes plus lourdes, mais les Passeports furent délivrés au jour et à l’heure dits et ils n’eurent d’autre choix que de déclencher l’opération. Leurs dernières emplettes furent trois grands réflecteurs circulaires en robuste feuille d’aluminium traitée – pièces de rechange pour cuisinières solaires portatives – et de la colle. Tandis que Dloan et Miz effectuaient ces achats, Sharrow, depuis l’hôtel, entrait en communication avec le descendant d’un des domestiques de la famille Dascen, un homme assez riche pour avoir un maître d’hôtel et un secrétaire particulier, par qui Sharrow dut d’abord passer avant de pouvoir s’entretenir avec Bencil Dornay, qui l’invita cordialement dans sa résidence de montagne, elle et ses amis. — … fin ! dit Miz. — Quoi ? transmit Sharrow, ébranlée par le ton de sa voix. Pas de réponse. Elle scruta le lointain, où la ligne blanche du monorail disparaissait dans le miroitement du désert. — Je le vois ! cria Cenuij au-dessus d’elle. Un infinitésimal trait silencieux apparut sur l’horizon liquide, à peine visible dans l’air tremblant. La minuscule ligne brillante s’allongea, renvoyant un bref éclair de soleil. Sharrow se leva et augmenta de vingt fois le grossissement de la visière. Elle avait l’impression de regarder un petit train électrique reflété dans un bassin de mercure mouvant. La rame se trouvait encore à deux kilomètres de l’endroit où Miz était allongé au sommet du monorail. Sharrow regarda les ombres des pylônes papilloter sur le nez du train en pleine vitesse, flèche d’argent incurvée qui déchirait l’air brûlant sous le rail. Elle compta. — Merde, s’entendit-elle dire. Les ombres défilaient sur le carénage frontal de la motrice à la cadence stroboscopique de trois par seconde. Les supports s’échelonnaient à intervalles de cent mètres, et les express circulaient normalement à deux cent vingt mètres/seconde ; c’était la vitesse sur la base de laquelle ils avaient fait leurs calculs. Sharrow prenait sa respiration pour dire à Miz de lancer le réflecteur en aluminium plus tôt lorsqu’elle vit un éclair sous le monorail. — Réflecteur largué ! hurla Miz. Si le plan de Miz marchait comme prévu, le radar laser du train devait maintenant détecter l’écho de la feuille réfléchissante et déclencher les freins de secours. — Il va trop vite, transmit-elle à Zefla. Il va nous passer sous le nez. — J’arrive, répondit Zefla. Et elle se mit à courir vers Sharrow. Un rugissement aigu satura le faisceau directionnel. — On dirait qu’il freine, cria Miz, tout juste audible par-dessus le vacarme. Le voilà ! — Vas-y, fonce ! cria Cenuij à Sharrow du haut de son rail. — Je fonce, je fonce, maugréa-t-elle en sprintant vers le pylône suivant sur les ondulations du karst. À deux kilomètres de là, Miz était allongé sur le monorail, la joue juste au-dessus de la surface brûlante. Les vibrations et le bruit le taraudaient ; en dessous de lui, le ronronnement devint un vrombissement lancinant qui menaçait presque de le jeter à bas du monorail. Il se déploya, essayant de s’accrocher au rail avec les mains et les pieds. En dessous de lui, la feuille d’aluminium qu’il avait laissée choir sur le passage de la rame vibrait doucement sur ses tendeurs en plastique ; sa surface traitée réfléchissait les ondes émises par le radar de la motrice. Le bruit et les vibrations atteignirent leur paroxysme lorsque la rame passa sous Miz dans un furieux crissement de freins. — Me-e-e-rde ! dit Miz. Il claquait des dents et vibrait de tous les os de son corps. Le tourbillon d’air remonta sur lui, fouettant ses vêtements. Le nez aérodynamique de la rame en pleine décélération heurta la feuille d’aluminium et la traversa instantanément, envoyant les lambeaux voleter dans les airs comme une troupe d’oiseaux métallisés. Le train s’éloigna en rugissant, toujours en phase de freinage. Miz se releva d’un bond. — Les mecs, c’est le moment de balancer le deuxième réflecteur ! transmit-il. Il courut vers le pylône et commença à descendre vers le tout-terrain. Sharrow ralentit et se retourna vers la ligne incurvée de piliers de soutien où papillotaient les ombres du convoi. Elle repartit dans l’air desséché et attendit que le deuxième écran d’aluminium tombe au-dessus d’elle. Le grondement lointain du train était déjà audible. — Ça déménage, hein ? dit Zefla en grimaçant un sourire. Elle fila comme une flèche. Le deuxième réflecteur tomba et se déploya à dix mètres devant Sharrow. Elle s’arrêta, haletante, dans la fournaise qui lui brûlait la nuque. Zefla trottait maintenant à cinquante mètres devant elle. Sharrow se retourna : le train arrivait. Il freinait toujours ; le bruit demeurait presque constant tandis que les sifflements aérodynamiques et le gémissement des supraconducteurs brutalisés s’atténuaient progressivement à mesure qu’il s’approchait. Puis les voitures commencèrent à défiler à deux mètres au-dessus de sa tête ; le bulbe frontal heurta le deuxième réflecteur et l’arracha à son armature, si bien que la membrane luisante s’enroula autour du nez de la motrice, claquant et craquant de tous côtés jusqu’à ce que le train s’arrête. Sharrow était juste derrière la dernière voiture, qui oscillait légèrement, suspendue à la ligne blanche du rail. Elle reprit sa course, sautant par-dessus des crêtes calcaires à la suite de Zefla, le fusil en batterie. Zefla jeta un coup d’œil derrière elle. Soudain, quelque chose se détacha de l’avant-dernière voiture, entre Sharrow et Zefla. Au moment même où l’objet tombait comme une feuille morte de l’écoutille encore instable, Sharrow reconnut l’uniforme noir et or des Huhsz. Elle savait que Zefla plongerait au sol pour s’abriter à cet endroit précis. Elle partit dans la même direction et se laissa choir dans une anfractuosité du karst, le fusil braqué sur l’uniforme voltigeur. La pèlerine de l’officier atterrit dans un nuage de poussière, aussi vide qu’elle l’était en quittant le train. Sharrow visa la porte ouverte. Une arme de poing et un visage se montrèrent. Elle attendit. L’arme et le visage disparurent. Un mouvement sur sa droite lui donna des palpitations pendant quelques secondes, le temps qu’elle comprenne que c’était l’ombre du train sur une longue crête calcaire près du monorail, et les silhouettes de Dloan et de Cenuij qui prenaient position au-dessus de la voiture. Elle rampa sur quelques mètres dans la tranchée peu profonde pour mieux se mettre à couvert. Un autre objet tomba du train, tout à l’avant ; la feuille d’aluminium se froissa sur le sol en lançant des éclairs. — Merde, murmura Sharrow. Elle toucha le bord de son masque. — Le réflecteur est tombé, transmit-elle. Cassez quelque chose. — D’accord, dit la voix de Dloan. Ils avaient encollé le deuxième réflecteur pour qu’il adhère à l’avant de la motrice, mais il n’avait manifestement pas tenu ; les techniciens qui surveillaient la rame depuis Yadayeypon devaient regarder leurs écrans et leurs affichages, constater que la voie était libre et qu’il n’y avait probablement pas de dégâts. Ils ne tarderaient pas à envisager de faire repartir le train. Il y eut un moment de silence, puis une forte explosion. Sharrow se détendit un peu : ce devait être Dloan et Cenuij qui mettaient l’alimentation hors d’état de nuire. Un bref grincement au-dessus d’elle et la vue de l’avant-dernière voiture immobilisée un peu plus bas que les autres – qui oscillaient encore légèrement –, confirmèrent que les supraconducteurs ne la maintenaient plus à l’intérieur du monorail. Le piège s’était refermé. Elle regarda derrière le train. À un kilomètre environ, Miz approchait sur la route poussiéreuse aux commandes du tout-terrain. Sharrow se retourna vers l’écoutille. Une arme plus volumineuse apparut, puis un visage ; l’arme étincela. L’éperon calcaire derrière lequel Sharrow était accroupie un instant plus tôt se volatilisa dans un nuage de poussière et une sorte de beuglement râpeux lorsque mille explosions minuscules déchirèrent la roche fragilisée par l’érosion. Sharrow était trop près pour faire autre chose que se rouler en boule et tenter de se protéger du tourbillon d’éclats de pierre tranchants qui accompagna la dévastation. Des débris lui retombèrent dans le dos ; deux impacts la piquèrent comme des aiguilles. Elle essayait de s’éloigner en rampant lorsque le vacarme s’arrêta et que des coups de fusil claquèrent ; elle se releva d’un bond et se mit à tirer. Les balles arrachèrent des étincelles à l’encadrement de l’écoutille déserte ; le panneau lui-même sonna et oscilla de droite à gauche lorsque le tir de Zefla le toucha et le perça de l’autre côté. Elle entendit une détonation sèche et sourde du côté de l’écoutille ; un projectile se ficha dans le sol et explosa. L’air se mit à crépiter et le sol en dessous de l’écoutille fut secoué de minuscules explosions qui soulevèrent la poussière autour du site de l’impact initial. Sharrow eut l’impression que l’air était troublé par un bourdonnement d’insectes irascibles et véloces. Elle se baissa en poussant un juron, tira une petite fusée éclairante de sa sacoche, l’alluma et la lança sur le côté de l’onde explosive en expansion. Ils avaient tiré une cartouche à fragmentation sophistiquée. Les microgrenades disposaient chacune de douze bonds explosifs aléatoires pour trouver la signature thermique d’un être humain dans les parages, après quoi elles explosaient, de toute façon. Correctement utilisées, elles avaient des effets dévastateurs, mais la cartouche était conçue pour être lancée en chandelle et non en tir tendu vers le sol. Sharrow supputa que moins de la moitié des microgrenades avaient survécu à l’impact initial. Elle resta baissée, craignant qu’un des petits cailloux mortels n’atterrisse à ses pieds, car elle doutait que la fusée éclairante ait pu les détourner de leur tâche. Puis un frémissement d’explosions saccadées annonça que les micromunitions s’étaient autodétruites. Sharrow leva les yeux, prête à tirer. Une tête apparut dans l’encadrement de l’écoutille. Sharrow tira et fit mouche. La tête oscilla d’arrière en avant comme pour montrer quelque chose, puis elle retomba, et un bras flasque se balança dans l’embrasure. Du sang commença à tomber sur la pèlerine sombre qui gisait sur le karst. Tête et bras furent tirés à l’intérieur de la voiture. Sharrow vida son chargeur, mais les balles ricochèrent sur le dessous de la voiture en lançant des étincelles. — Y en a marre, dit Sharrow. Tout en gardant d’une main le fusil braqué sur l’écoutille, elle le rechargea, puis elle tira le PortaCanon de sa poche, le porta à sa bouche, en éjecta le chargeur, qu’elle saisit entre ses dents. Elle retourna le chargeur avec la main qui tenait le pistolet et le replaça. Ensuite, elle s’orienta vers l’endroit où elle pensait que se trouvait Zefla. — Zef ? transmit-elle. Pas de réponse. — Zef ? — Salut, transmit Zef d’une voix traînante, presque assoupie. — Couvre-moi. — D’ac. Zefla se remit à mitrailler le panneau de l’écoutille. Sharrow tira elle aussi, puis bondit hors de la tranchée et courut, sautant par-dessus les cannelures du karst, vers le petit cratère où avaient atterri les microgrenades. Elle arriva presque à la verticale de l’écoutille ; Zefla cessa de tirer. Sharrow braqua le fusil sur le dessous de la voiture juste devant l’écoutille puis tira une douzaine de balles dans le métal. Certaines ricochèrent et une lui frôla l’épaule gauche en miaulant. Elle sortit le PortaCanon et mitrailla la même zone ; le recul lui poinçonnait la main et lui secouait le bras à chaque fois que le pistolet aboyait. Les cartouches perforantes découpaient des petits trous bien nets dans la peau métallique de la voiture. Quelque chose bougea dans l’embrasure ; Sharrow vida le chargeur du PortaCanon par l’écoutille elle-même ; les détonations sèches des munitions antiblindage furent remplacées par le chuintement aigu des cartouches à fléchettes. Puis elle s’éloigna au pas de course, passa de l’autre côté du train et se mit à l’abri en rampant ; elle poussa un cri lorsqu’une aiguille de calcaire traversa sa veste et lui entailla l’épaule. Elle se redressa sur son séant, se frotta rapidement l’épaule puis rechargea pendant que Miz stoppait le tout-terrain directement sous la voiture de queue. Elle voyait le haut de la rame et le monorail lui-même. Dloan et Cenuij avaient disparu ; un panneau semblait avoir été ouvert sur le toit de la dernière voiture. Soudain, le wagon des Huhsz trembla ; ses fenêtres éclatèrent dans une pluie de débris. Il y eut un bourdonnement crépitant caractéristique puis une série de petites détonations sèches. Deux microgrenades jaillirent de la voiture dévastée et sautèrent pendant quelques secondes comme des pétards miniatures sur le sol calcaire avant d’exploser. La voiture détruite restait silencieuse ; des volutes de fumée grise s’en échappaient. — Putain ! C’était quoi, ça ? transmit Miz depuis le tout-terrain. — Des microgrenades sauteuses, dit Sharrow. Cenuij ? Dloan ? — Présent, soupira Cenuij. — Ça va, les mecs ? interrogea Zefla. — On s’en est tirés tous les deux. Ils ont essayé de nous balancer une grenade à puces sauteuses. Notre ami le colosse l’a renvoyée aussi sec et a fermé la porte. Il est parti inspecter les lieux. — Bravo, Dloan ! cria Zefla au comble de la joie. — Ça pourrait être ça, dit Dloan. Sharrow le vit à une des fenêtres fracassées de la voiture des Huhsz. Il tripotait quelque chose. — Qu’est-ce que tu fais, maintenant ? s’enquit Sharrow. — Je suis en train d’attacher un bout de ficelle à cette serviette, expliqua Dloan comme si cela allait de soi. Y a personne sous ce wagon ? — Tu peux y aller, lui dit Sharrow. Dloan jeta la volumineuse serviette par la fenêtre. Elle s’ouvrit d’un coup sec lorsque la ficelle attachée à l’intérieur de la voiture se tendit. Il y eut une petite détonation puis un miaulement de fléchettes ; la serviette sauta en l’air dans un nuage de fumée puis retomba en oscillant au bout de la ficelle. Des espèces de gros livres noirs s’en échappèrent et atterrirent lourdement dans la poussière du karst. — Ha, ha ! fit Sharrow. Elle était debout sur le toit du silo à déchets – un monticule jaune poussiéreux au flanc d’une colline jaune poussiéreuse avec le désert karstique en toile de fond, champ de pâles flammes figées sous les rayons féroces du soleil de l’après-midi. Miz était dans le tout-terrain et se servait de la radio de bord. Les vannes de remplissage du silo étaient protégées par un petit blockhaus couvert d’antiques pictogrammes délavés et de têtes de mort symbolisant les dangers des radiations. Dloan fixa une charge thermique à la serrure de la porte ; la charge brûla plus fort que le soleil de midi, et Dloan ouvrit la porte d’un coup de pied. L’intérieur du blockhaus était obscur après la lumière éblouissante de la charge thermique et l’éclat aveuglant du soleil ; il faisait une chaleur de four, en plus. Sharrow tenait les cinq Passeports. Ils étaient lourds et massifs, et pourtant fabriqués en titane et en fibres de carbone tissées. Le texte externe s’adressait aux fonctionnaires et aux individus responsables de la planète, requérant leur coopération totale dans le cadre des lois édictées par la Cour mondiale, et menaçant de châtiments inouïs quiconque tenterait de détruire les Passeports. Il était gravé sur de minces feuilles de diamant fixées aux couvertures. Les trous matriciels formaient des escarboucles bleues incrustées dans un coin de chacun des documents en métal ; une rangée de boutons encastrés dans la reliure des Passeports en contrôlait les circuits électroniques, qui pouvaient produire un hologramme des juges de la Cour mondiale et un enregistrement de leurs voix exigeant là encore une coopération totale et universelle avant d’entrer dans les détails de leur autorité panpolitique et du fondement juridique des Passeports. Le module d’inspection était une ogive d’un mètre de haut qui coiffait le puits d’accès au silo. Cenuij la poussa de côté. Le détecteur de radiations à son poignet se mit à pleurnicher doucement. Cenuij et Dloan soulevèrent la trappe du puits ; le massif obturateur protesta en grinçant et le détecteur miaula comme une sirène. Sharrow s’approcha de l’orifice sombre. — Eh bien, lui dit Cenuij, ne reste pas là à admirer ces saloperies ; balance-les au fond avant qu’on soit tous grillés. Sharrow laissa tomber les Passeports dans le puits. Ils heurtèrent le fond avec un bruit sourd. Elle aida Cenuij à retenir la trappe. Dloan amorça le bouquet garni d’explosifs, de charges thermiques et de munitions assorties, l’enferma dans l’ogive d’inspection qu’il plaça juste au-dessus du puits tandis que le détecteur de Cenuij poursuivait ses vocalises. L’ogive s’inséra dans l’ouverture du puits ; ils la laissèrent descendre et elle disparut dans le puits au bout d’un câble dévidé par une bobine fixée au plafond. — C’est bon, dit Dloan en se dirigeant vers la porte. Ils regagnèrent l’intérieur climatisé du tout-terrain. Miz avait le sourire. — C’est fait ? demanda-t-il à Sharrow. — Oui, fit-elle en essuyant son visage en sueur. — Super, dit Miz. Il démarra le véhicule pour les éloigner du silo. Ils cahotèrent sur son sommet arrondi et retrouvèrent la piste qui menait dans les collines. — L’avion est déjà en route ? s’enquit Cenuij depuis l’arrière du tout-terrain bondissant. — Le pilote a eu un problème avec la douane à Hapley City, dit Miz. C’est réglé, maintenant. Il viendra nous prendre à deux kilomètres d’ici. Il volera en rase-mottes pour éviter les radars au sol. L’attaque du train commence à faire du bruit. — Et les satellites ? poursuivit Cenuij. — Quand ils auront traité leurs données, nous serons déjà loin, dit Miz. Au pire, on nous confisquera l’avion. Nous le laissons sur l’aérodrome de Chanasteria, de toute façon. Il haussa les épaules. — Cinq secondes, dit Dloan. Miz arrêta le tout-terrain sur la piste juste avant qu’il pénètre dans un étroit canyon. Ils observèrent le monticule du silo à déchets. Il y eut un bruit sourd, un ébranlement presque subsonique dans l’air et dans le sol. Un peu de poussière s’échappa par la porte du blockhaus. — Voilà qui devrait retarder ces salauds, dit Miz en redémarrant. — Avec un peu de chance, acquiesça Sharrow. — J’espère que ça valait le coup, émit Cenuij. — Alors, hourra pour nous, bâilla Zefla. Ça s’arrose. — Peut-être que Bencil Dornay te fera un cocktail si tu lui demandes gentiment, plaisanta Miz. Il appuya sur l’accélérateur et le tout-terrain entra avec fracas dans le canyon. Sharrow regarda les volutes de poussière s’élever de la piste. 8. LE MESSAGE MORTEL Elle nageait au-dessus du paysage. L’eau était d’un bleu laiteux tranquille ; le paysage émettait une luminescence verdâtre. Plongeant vers lui, elle put distinguer des routes et des maisons minuscules, des lacs scintillants et des lambeaux de forêt sombre. Elle toucha le cristal frais, ses membres nus pulsant, l’attirant vers le bas ; sa chevelure noire flottait autour de sa tête, lent nuage de ténèbres aux ondulations langoureuses. Calmant ses bras et ses jambes, elle s’éleva en douceur dans l’eau chaude. À la surface, elle roula sur le dos et flotta en regardant l’ombre imprécise que projetait son corps sur le carrelage rose pâle au-dessus d’elle. Elle bougea ses membres de-ci, de-là et observa les réactions de la silhouette floue au plafond. Puis elle gagna le bord d’un coup de talon, se hissa hors de l’eau et prit une serviette sur une table. Elle s’approcha du parapet où soufflait une brise qui montait de la vallée, apportant avec elle les riches senteurs de la fin de l’été. L’air frais coulait par-dessus le parapet et autour de son corps mouillé, et lui donnait des frissons. Elle s’appuya sur la balustrade en bois du parapet et regarda les poils de ses avant-bras se décoller des gouttes d’eau. La vue s’étendait par-delà la vallée jusqu’aux forêts sempervirentes et aux pâturages estivaux de haute altitude. Les montagnes au-dessus ne portaient encore aucune trace de neige, bien que, plus loin encore, au-delà de l’horizon, le centre de la chaîne comporte des sommets dotés de neiges éternelles et de petits glaciers. Au-delà du rebord rocheux au zénith, des nuages effilés et des traînées de condensation traversaient comme des embruns la voûte céleste bleu pâle. Elle se drapa dans la serviette et s’avança jusqu’au bord de la piscine pour regarder au fond de l’eau verdâtre qui se calmait peu à peu. Le paysage tremblait et s’agitait comme dans les convulsions d’un effroyable séisme. La résidence de Bencil Dornay était construite sous un surplomb au flanc d’une montagne grandiose de la chaîne de Morspe dominant la vallée de Vernasayal, à trois mille cinq cents kilomètres au sud de Yadayeypon, presque en vue de la côte ouest du Jonolrey et des déferlantes de l’Austral, le quatrième océan de Golter. La demeure s’accrochait à un contrefort concave comme un crustacé marin qui s’obstinerait à rester collé à son rocher longtemps après que la mer s’est retirée. Sa particularité la plus déconcertante était la piscine, située au plus bas des cinq étages de l’habitation, et pourvue d’un fond transparent. Devant la lueur verte qui émanait du bassin et la vue – sombre, certes, mais totalement dégagée – qu’il offrait sur la vallée très loin en contrebas, les personnes sensibles visitant les lieux pour la première fois risquaient de prendre une couleur remarquablement similaire. Des invités plus hardis et plus aventureux, désireux de témoigner de leur confiance dans les techniques de construction modernes, manquaient rarement l’occasion de piquer une tête dans la piscine, ne serait-ce que pour pouvoir s’en vanter. Sharrow resta debout, immobile, devant ce spectacle jusqu’à ce que les gouttelettes aient séché sur son épiderme et que l’eau de la piscine se soit complètement calmée : la vue sur la vallée, cinq cents mètres plus bas, était d’une netteté et d’une précision à couper le souffle. Alors, dans un mouvement gracieux, Sharrow plongea à nouveau. La douleur survint pendant qu’elle regagnait le bord – juste sous les côtes, puis dans les jambes. Elle la sentit, mais tenta de l’ignorer et continua de nager en serrant les dents. Elle arriva au but, posa les mains sur les carreaux striés, les bras tendus. Pas encore une fois ! Ça ne pouvait pas recommencer ! La douleur lui cisailla les oreilles comme deux épées chauffées à blanc ; elle s’entendit suffoquer. Elle essaya de s’accrocher au rebord lorsque la vague suivante la frappa, la brûlant des épaules aux mollets. Elle poussa un cri, tomba dans l’eau à la renverse, toussa et s’étrangla en tentant de nager et de se recroqueviller en même temps. Ça n’allait pas recommencer intégralement, quand même ? Qu’est-ce qui l’attendait ? À quoi devait-elle se préparer, cette fois ? La douleur reflua ; Sharrow agrippa à nouveau le bord du bassin. Elle était soudain très faible, incapable de se hisser hors de l’eau ; elle tâtonna sur un côté avec le pied, cherchant les marches. Sa main droite trouva une poignée encastrée dans le carrelage. Elle s’y accrocha, sachant ce qui allait se passer ensuite. Elle se tordit lorsque le supplice la déchira de part en part, comme si son corps était une prise murale et la douleur une sorte d’énorme connecteur obscène qui transmettait un massif et atroce courant de souffrance. Pliée en deux dans l’eau, elle se concentra sur la poignée, terrifiée à la pensée de lâcher prise. Elle sentit son visage s’enfoncer et essaya de retenir sa respiration tandis que la douleur reprenait, lancinante, et qu’un faible gémissement s’échappait de ses lèvres dans un chapelet de bulles. Elle voulait respirer, mais elle n’arrivait pas à sortir de la position fœtale qu’elle avait adoptée. Un rugissement s’amplifiait dans ses oreilles. Puis la douleur s’atténua, s’évapora. Bafouillant, toussant, crachant de l’eau, elle s’arc-bouta sur la poignée et sentit sa tête heurter le bord de la piscine. Elle fit surface, reprit enfin son souffle, sortit son autre main, trouva une poignée, puis deux. Un de ses pieds se cala sur une marche. Les yeux fermés, elle se hissa hors de l’eau avec ses dernières forces. Elle sentit le rebord du bassin contre son ventre et s’écroula sur le carrelage en plastique chaud, les jambes flottant encore dans l’eau. Des mains puissantes la tirèrent, la soulevèrent, la soutinrent, des bras l’enveloppèrent. Elle ouvrit les yeux assez longtemps pour voir les visages inquiets de Zefla et de Miz et elle commença à leur parler, à leur dire de ne pas se faire de souci ; puis la monstrueuse épée s’abattit sur son postérieur et elle s’effondra dans un spasme. Ils la retinrent encore une fois, l’empêchant de tomber ; elle se sentit soulevée, un orteil glissant sur le carrelage, ensuite on l’allongea sur quelque chose de doux et ils lui tinrent chaud, lui murmurèrent des encouragements. Ils étaient encore là lorsque l’ultime concentré de douleur éclata dans sa tête et que tout s’arrêta. Elle fut réveillée par un chant d’oiseau. Elle était toujours couchée au bord de la piscine, couverte de serviettes. Sa tête reposait dans les mains de Zefla qui, allongée près d’elle, la berçait doucement. Un oiseau pépia et elle chercha à l’apercevoir. — Sharrow ? dit tranquillement Zefla. Le passereau bleu était perché sur le parapet en bois de la terrasse et l’observait. Sharrow se tourna vers Zefla. — Bonjour, dit-elle. Elle avait une toute petite voix. — Ça va, toi ? demanda Zefla. L’oiseau s’envola. Miz apparut, en maillot de bain, s’accroupit près d’elles et s’adressa à Zefla : — J’ai appelé le… Puis il vit que Sharrow avait les yeux ouverts. — Hé, salut ! dit-il doucement en lui touchant la joue. Tu es revenue parmi nous, n’est-ce pas ? Il souriait. — Moi, ça va très bien, fit-elle en roulant sur le côté pour essayer de s’asseoir. Zefla l’aida en lui passant la main dans le dos. Sharrow frissonna, Miz lui couvrit les épaules avec une serviette. — C’était pas vraiment très naturel, tout ça, hein ? dit Zefla. Sharrow secoua la tête. — C’était la même chose que la dernière fois. Dans la citerne. Exactement la même chose. Un enregistrement. Elle essaya de rire. — Effectivement, ils m’avaient prévenue qu’ils me recontacteraient. Miz se tourna vers la piscine. — Ça pourrait être une sorte d’arme neuronique en batterie quelque part en bas, dans la vallée. Et qui tire à la verticale. — Ou quelque chose dans la maison, suggéra Zefla en tapotant les cheveux de Sharrow avec une serviette. — Peut-être, dit Sharrow. Peut-être. — Si jamais je mets la main sur celui ou ceux qui font ça, décréta tranquillement Miz, je les tuerai, mais je… — Chut, murmura Sharrow en posant fermement la main sur le bras de Miz. Miz soupira et se leva. — Bon, je vais aller faire un tour dans la maison, en commençant par l’étage immédiatement supérieur. Je dirai à Dlo ou à Cen de jeter un coup d’œil dans la vallée. Il tendit le bras et posa un instant la main sur la tête de Sharrow. — Tu es sûre que tu vas t’en tirer ? — Pas de problème. — Tu seras sage ? Et il s’éloigna d’un pas rapide. — Sage, marmonna Sharrow en secouant la tête. — Et si on te mettait au lit, hein ? proposa Zefla. Sharrow se releva en s’appuyant sur l’épaule de Zefla. Elle était enfin debout, soutenue par son amie. — Non, j’étais en train de nager. La douleur est partie. Je me sens très bien. — T’es dingue, dit Zefla. Mais elle laissa Sharrow se débarrasser de la serviette dont elle lui couvrait les épaules et l’accompagna jusqu’au bord du bassin. Sharrow attendit un moment, le temps de se calmer, de se redresser complètement et de se dégourdir les épaules. Elle plongea dans l’eau ; ce fut un plongeon quelque peu désordonné, mais elle fit surface et nagea vigoureusement vers l’autre bout du bassin. Zefla s’assit sur le rebord, laissant pendre dans l’eau ses jambes à la peau sombre, brun cuivré. Elle grimaça un sourire en direction de la silhouette pâle et élancée qui se frayait un passage dans l’onde glauque et secoua la tête. — Comment va notre malade, docteur Clave ? demanda Bencil Dornay. — Elle est en pleine forme, apparemment, répondit le vieux clinicien en entrant dans le salon avec Sharrow. Bencil Dornay était un homme trapu à l’air pincé, à la cinquantaine avancée, aux petits yeux verts incrustés dans un faciès olivâtre ; sa barbe était soigneusement taillée et ses mains parfaitement soignées. Il affectait une décontraction frisant la négligence dans son choix de vêtements de la plus haute qualité, quand ce n’était pas à la pointe de la mode. Son père avait quitté le service de Gorko, le grand-père de Sharrow, lorsque la Cour mondiale avait ordonné le démantèlement de sa fortune. Dornay senior s’était lancé dans les affaires, y avait très bien réussi et s’était acheté un patronyme plus court. Bencil avait encore mieux réussi que son père, passant de trois noms à deux. Il n’avait pas d’enfants, mais avait sollicité auprès des autorités compétentes l’autorisation de se cloner et espérait que la version de lui-même qui lui succéderait pourrait se permettre l’étape suivante – perdre encore un nom pour créer une maison mineure et intégrer la noblesse. — Assez en forme pour danser, peut-être, docteur Clave ? s’enquit Dornay en lançant un regard pétillant à Sharrow, qui lui sourit. Je projetais de donner une modeste fête demain soir en l’honneur de cette gente dame. Ce petit épisode de vertige ne va pas l’empêcher de danser, n’est-ce pas ? — Certainement pas, dit le Dr Clave. Il était rondouillard, avec une grosse barbe et un air aimablement distrait. Il correspondait tellement bien à l’image caricaturale que Sharrow se faisait des médecins qu’elle se demanda jusqu’à quel point il jouait la comédie. — Cela dit… hrumph… poursuivit le clinicien, je vous conseillerais d’avoir un soutien médical à disposition pendant cette fête, naturellement. Bencil Dornay sourit. — Holà, docteur, vous n’alliez pas vous imaginer que j’oserais donner une soirée sans que vous y assistiez, quand même ? — Certainement pas, dit Clave tout en consultant un petit bloc-notes. Bon, je ferais mieux d’aller voir si ces feignants de techniciens ont rangé tout le matériel dans l’avion… — Permettez-moi de vous raccompagner, suggéra Bencil Dornay. Mes hommages, dame Sharrow. Elle inclina la tête. Dornay et le clinicien se dirigèrent vers l’ascenseur. Elle les regarda partir. Sharrow n’avait vu qu’une seule fois le père de Bencil Dornay ; c’était pendant une de ces saisons où elle avait séjourné dans la prestigieuse maison Tzant, à une époque où la propriété appartenait encore, théoriquement, à la famille Dascen, alors que sa gestion – et son destin – étaient aux mains de la Cour mondiale. Dornay senior avait quitté le service de Gorko vingt ans plus tôt et était déjà devenu un riche négociant ; il avait pris un plaisir tout personnel à revoir en tant qu’invité d’honneur la maison où il avait servi comme secrétaire-majordome. Sharrow se souvenait de lui comme d’un homme très vieux (mais elle était très jeune à l’époque), aimable, le dos voûté. Il était doté d’une mémoire parfaite pour tous les objets se trouvant dans le vaste édifice, à moitié vide et la plupart du temps inutilisé qu’était la maison Tzant. Sharrow et les autres enfants avaient joué avec lui, lui demandant ce que contenait un tiroir ou un placard précis dans une pièce négligée depuis longtemps au fond d’une aile éloignée de la demeure, et avaient découvert que ses souvenirs étaient presque toujours exacts, jusqu’à la dernière cuiller, jusqu’au dernier bouton, au dernier cure-dent. Breyguhn pensait que c’était un sorcier qui numérotait et relevait l’emplacement de tout, jusqu’au moindre grain de poussière. Elle adorait déplacer les objets d’un tiroir ou d’un placard à l’autre, ou d’une pièce à l’autre, essayant de lui faire perdre la face quand les enfants revenaient en courant, hors d’haleine, pour lui annoncer qu’il s’était trompé. Sharrow ne pouvait honnêtement prétendre se souvenir de Bencil Dornay lui-même ; on l’avait envoyé à l’université avant sa naissance, et si par hasard ils s’étaient rencontrés, elle avait tout à fait oublié à quelle occasion. Dornay senior devait être alors sous l’emprise génétique de Gorko depuis plus de quatre décennies. Le code qui – d’après Breyguhn – indiquerait à Sharrow où se trouvaient les Principes universels avait été ajouté au message contenu dans ses cellules peu avant la chute de Gorko. Par le seul fait de l’avoir conçu, Dornay senior avait transmis ce message à son fils, chez qui il attendait maintenant – si Breyguhn avait raison – un demi-siècle plus tard. Et tout ce dont il avait besoin pour se révéler, songea Sharrow non sans une certaine amertume, c’était un baiser. Elle se retourna et gagna l’autre bout du salon, où une terrasse vitrée donnait sur un océan de nuages. Les autres étaient assis devant un holoviseur. — Alors ? fit Miz en tentant de la guider jusqu’à un fauteuil. Levant la main pour refuser son aide, elle poussa un petit grognement d’exaspération et choisit un autre siège. — Quelles nouvelles ? dit-elle en indiquant du menton l’écran où une infographie montrait ce qui ressemblait à des opérations militaires. — Les Huhsz essaient de minimiser l’affaire, déclara Cenuij. Ils se sont excusés pour l’accident du monorail. Ils disent que des munitions ont explosé spontanément et nient avoir été attaqués. Ils disent que les Passeports seront initialisés dans quelques jours, après une période de deuil en hommage aux Bienheureux tués dans le train. — Eh ! dit Zefla à Sharrow. On a vu ta baraque, là, sur l’île. Elle avait vraiment de la gueule. — Merci. Elle était toujours debout, hein ? — Et zut, Sharrow, qu’est-ce que le toubib a constaté ? demanda Miz. Elle haussa les épaules. Elle regardait la carte du conflit sur l’écran. — Il y a quelque chose là-dedans, dit-elle en se tapotant le crâne. Là-dedans. — Oh, non, murmura Zefla. — Quoi, exactement ? demanda Cenuij en se penchant en avant. — Un virus à cristal quelconque, probablement, dit Sharrow en regardant ses interlocuteurs. Une couche monomoléculaire, la plupart du temps, qui prolifère autour et à l’intérieur de mon tronc cérébral. Un brin disparaît dans ma moelle épinière et se retrouve dans mon pied droit. Le reste se ramifie à l’intérieur de mon crâne. Elle haussa les épaules. — Mon Dieu, Sharrow, haleta Zefla. — Un virus à cristal, répéta Cenuij en ouvrant de grands yeux. C’est de la technologie militaire. Il se tourna vers le couloir qui menait à l’ascenseur. — Ce vieux débris ne pouvait quand même pas savoir… — Ce vieux débris sait de quoi il parle, dit Sharrow. Et il a le meilleur matériel qui soit. Il a servi comme toubib dans la marine des Opérateurs libres sur Trontsephori pendant la guerre des Containers, et il s’est porté volontaire pour aider les métaplégiques après la guerre des Cinq pour cent. Il ignorait ce qu’il était censé chercher – je ne sais même pas s’il a cru à mon histoire –, mais il a continué de chercher et le virus est apparu en tomographie RMN. Le toubib veut que j’aille dans un hôpital spécialisé pour des examens supplémentaires ; j’ai dit que j’allais y réfléchir. — Est-ce qu’ils vont pouvoir l’enlever ? s’inquiéta Miz. L’extraire par une opération… ou autre chose ? Sharrow secoua la tête. — Pas ce truc, dit Cenuij, visiblement impressionné. Ça pousse de moins d’un centimètre par mois, mais une fois que c’est dedans, c’est dedans. Pour l’extraire, il faudrait le virus originel, qui est conservé sous clé dans une enceinte de la Cour mondiale sur un habitat militaire quelque part dans le système. S’il y a une autre guerre dont la Cour estime qu’elle justifie cette escalade, il se pourrait qu’il réapparaisse. Mais pas avant. — Est-ce qu’on ne pourrait pas le piquer ? suggéra Miz. — T’es cinglé, ou quoi ? lança Cenuij. — Un coup foireux, dit Dloan en secouant la tête. Zefla mit la main à sa bouche et contempla Sharrow avec des yeux brillants. — C’est donc ça qui captait le signal à ondes longues émis par la poupée, réalisa Cenuij en hochant la tête, les yeux dans le vide. Un virus à cristal ! Il eut un petit rire et fixa Sharrow. — Merde, il te manquait plus que ça ! S’il a été introduit quand tu étais dans cet hôpital sur le Fantôme, il a eu largement le temps de se propager sur toute la longueur de ton corps. Le brin dans ton pied doit être l’antenne. Le réseau cristallin lui-même pourrait rester là à perpète sans que tu t’en aperçoives. Il consomme probablement moins d’énergie qu’un iris. Et quand il reçoit le code correct, zap ! c’est parti ! — C’est plutôt « ouille ! », dit Sharrow. — Et il utilise les ondes longues, continua Cenuij. C’est l’idéal : pas besoin d’une haute résolution, et ça pénètre… — Alors, ces signaux viennent du réseau télécom, dit Zefla. Des satellites et du reste ? Cenuij ne répondit pas ; il scrutait le tapis de nuages par-delà la terrasse ensoleillée. Sharrow opina. Zefla ouvrit les mains. — On ne peut pas trouver qui émet ces signaux ? demanda-t-elle. — Tu peux toujours essayer, suggéra Dloan. — C’est hors de question ! protesta Cenuij, repoussant l’idée d’un geste de la main. — Bon, alors comment faire pour arrêter cette saloperie ? dit Miz en élevant la voix. On ne peut pas les laisser recommencer ! — Habiter au fond d’un puits de mine, peut-être, suggéra Cenuij. Ou alors, trouver un lieu en dehors de la couverture du réseau. Mais même hors réseau, si quelqu’un sait où tu es, il peut t’envoyer un signal directionnel. La poupée qu’ils avaient dans le pétrolier n’était qu’un simple émetteur à courte portée… — Et un collier antidouleur ? demanda Zefla. — Laisse tomber, coupa Cenuij. Merde, j’aurais bien aimé causer à ce toubib. Je me demande si je ne devrais pas l’appeler, dit-il en tirant son portable de sa poche. — Tu lui parleras demain soir, lui conseilla Sharrow. Il vient à la réception. — C’est toujours au programme ? demanda Miz. Sharrow haussa les épaules. — Pourquoi pas ? dit-elle en regardant le couloir où Bencil Dornay avait raccompagné le médecin jusqu’à l’ascenseur. Il n’invite que les gens à qui il fait confiance, et il ne dira à personne que nous sommes ici. Elle sourit à Miz. — Il voulait vraiment donner une fête en notre honneur ; je ne pouvais pas refuser. Miz n’avait pas l’air convaincu. — Tu feras le truc, alors ? demanda Cenuij avec un bizarre sourire inquiétant. Elle considéra son visage mince et interrogateur. — Oui, Cenuij. Je le ferai. Zefla se leva, vint s’agenouiller près de Sharrow et la serra dans ses bras. — Pauvre petite. Tu pars à la guerre, pas vrai ? Sharrow passa la main dans les boucles de Zefla et lui caressa le cuir chevelu. — En fait, une guerre, c’est exactement ce dont j’ai besoin en ce moment. Elle était dans sa chambre, debout devant la glace ; ses sous-vêtements et sa robe étaient posés sur le lit derrière elle, toutes les lumières étaient allumées. Elle contempla son image. Elle avait encore des contusions bénignes aux genoux, qui dataient de sa chute dans la citerne à Laguna City, bien que la légère décoloration qui avait marbré son front juste après ait disparu. Elle avait une coupure à l’épaule – souvenir du karst –, et deux ongles cassés quand elle avait agrippé la poignée dans la piscine le matin. Elle leva les bras au-dessus de sa tête, regarda ses seins se soulever, puis retomber lorsqu’elle baissa les bras. Elle se tourna sur le côté, se détendit puis fronça les sourcils en voyant le renflement de son ventre. Elle examina ses cuisses dans la glace, se demandant si elles commençaient déjà à s’épaissir. Elle ne voyait rien. Peut-être que sa vue se détériorait. Elle n’avait jamais subi aucune modification de quelque sorte que ce soit – à part un réalignement des dents quand elle était enfant –, et n’avait jamais utilisé aucune drogue antigériatrique, légale ou autre. Elle avait juré qu’elle ne le ferait jamais. Mais maintenant, avant même que son corps présente des signes manifestes de vieillissement, elle croyait savoir ce que ressentaient les personnes plus âgées : ce désir de ne pas changer, de ne pas se délabrer. Était-ce simplement qu’elle voulait rester séduisante ? Elle se regarda dans les yeux. Avant tout, c’est pour moi-même que je veux rester séduisante. Si aucun homme ne devait jamais poser les yeux sur moi, je voudrais quand même me savoir belle. Je donnerais cinq, voire dix ans de ma vie pour pouvoir rester comme ça jusqu’au bout. Elle secoua la tête à l’adresse de son reflet, l’air légèrement renfrogné. — Alors, meurs jeune, narcissiste, murmura-t-elle. Au moins, les Huhsz pourraient peut-être faire en sorte qu’elle ne vieillisse jamais. Elle tourna le dos à la glace et commença à s’habiller. Le corps est un code, se dit-elle en tendant la main vers sa combinaison. Elle s’immobilisa brusquement – elle songea aux circonstances dans lesquelles elle avait entendu cette expression, à ce qu’elle était censée apprendre de Bencil Dornay ce soir-là, et de quelle manière. Dans le couloir incurvé, près d’une fenêtre donnant sur un golfe de ténèbres semé des perles lumineuses des routes lointaines et des gemmes en grappe des villes et villages, en face du large escalier conduisant à l’étage réservé aux réceptions, dont les profondeurs éclairées résonnaient déjà de conversations, de rires et de musique, elle trouva Cenuij Muj assis sur un canapé, vêtu d’une toge noire de soirée et lisant ce qui ressemblait à une lettre. Il leva les yeux lorsqu’elle s’approcha. Il la détailla de pied en cap, puis hocha la tête. — Très élégant, lui dit-il. Il baissa les yeux sur la lettre, la replia et la rangea dans sa toge noire. Sharrow examina son reflet dans les fenêtres – une apparition sévère en noir protocolaire. Sa robe à longues manches balayait le plancher ; elle était décorée de bijoux en platine portés autour de sa haute collerette et de ses mains gantées. Une résille noire maintenait sa chevelure constellée de diamants. — Tenue prophylactique de rigueur, dit-elle en se tournant pour contrôler son profil. Le style constipé-pudibond. C’est salement dommage que je sois éblouissante là-dedans, conclut-elle en secouant la tête devant son reflet. Elle s’attendait à une réponse, mais Cenuij n’avait pas l’air de l’écouter. Il scrutait le fond du couloir. Elle s’assit à côté de lui sur le canapé ; la robe et la collerette la forçaient à se tenir très droite, la tête relevée. — C’était une lettre de Breyguhn ? demanda-t-elle. Il opina, sans quitter des yeux la courbe du couloir. — Oui. Je viens de la recevoir. — Comment va-t-elle ? Cenuij secoua la tête, puis haussa les épaules. — Elle a parlé de toi. — Ah, fit Sharrow. Est-ce qu’elle a dit quoi que ce soit à propos du message que je suis censée recevoir de la part de Dornay ? Cenuij haussa à nouveau les épaules. Il avait l’air fatigué. — Pas directement, dit-il. — Je ne peux pas m’empêcher de me demander quelle forme il va prendre, avoua Sharrow. Le volume sonore de la musique et des conversations à l’étage inférieur monta brièvement puis retomba avant que Cenuij réponde : — Si c’est bien de ça qu’elle parle, il pourrait s’exprimer de multiples façons. Il se pourrait que Dornay ne dise pas carrément ce qu’il sait ; le message pourrait être codé sous la forme d’un dessin, d’une attitude corporelle, d’un pas de danse figurative, d’un air qu’on siffle. Il pourrait même varier au gré de la situation dans laquelle Dornay se trouve lorsque la programmation prend le relais. — J’ignorais que c’était là une de tes spécialités, Cenuij. — J’ai quelques notions, c’est tout, dit-il en donnant l’impression de se ressaisir. Breyguhn en sait plus. — Nous la sortirons de là, décréta Sharrow. Il prit un air agacé. — Pourquoi faut-il que vous vous détestiez à ce point ? demanda-t-il. Elle le regarda fixement un instant, puis haussa les épaules. — C’est en partie la rivalité habituelle entre sœurs, dit-elle. Et le reste est… serait trop long à raconter. Brey te dira tout le moment venu, à mon avis. Bientôt, Cenny, dit-elle en lui prenant la main. Elle te dira tout bientôt. Cet épisode rocambolesque avec Dornay devrait nous mettre sur la piste du livre. Nous le retrouverons. Et elle sortira bientôt. Cenuij baissa les yeux, et sa main bougea comme s’il était sur le point de ressortir la lettre. — C’est tout ce que je veux, fit-il. Elle lui passa un bras autour du cou. — Et toi, Sharrow ? dit-il en s’arrachant à son étreinte pour la regarder dans les yeux. Qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que tu veux vraiment ? Tu le sais, au moins ? Elle le fixa sans ciller. — Survivre, je suppose, rétorqua-t-elle en essayant de prendre un ton sarcastique. — C’est trop commun. Trouve autre chose. Alors ? Elle voulait échapper à son regard intense, mais elle se força à l’affronter. — Tu veux vraiment savoir ? — Bien sûr ! Je t’ai posé la question, non ? Elle haussa les épaules, pinça les lèvres et regarda délibérément ailleurs, dans l’obscurité au-delà des fenêtres. — Ne pas rester seule, dit-elle en relevant légèrement le menton dans un geste de défi – ou presque. Et ne pas laisser tomber les gens. Cenuij eut un rire rauque et se leva du canapé. Il se tint au-dessus d’elle pendant qu’il rectifiait les plis de sa toge. — Quelle humoriste, notre petite Sharrow ! dit-il. Puis, avec un large sourire, il lui tendit le bras. — On y va ? Elle lui sourit sans chaleur, lui prit le bras et ils descendirent rejoindre les invités. Il y en avait peut-être une centaine. L’orchestre était entièrement acoustique, conformément à la dernière mode ; le buffet avait été préparé par les propres cuisiniers de Bencil Dornay. Il lui fit faire le tour de la salle et lui présenta ses invités : des collègues, des cadres supérieurs de sa société commerciale, quelques notables et dignitaires du cru, de riches amis de maisons voisines et quelques artistes locaux. Sharrow aurait aimé croire que les invités de Bencil Dornay étaient particulièrement polis, mais elle devinait qu’on leur avait dit de ne pas poser de questions gênantes, du style : « Qu’est-ce que ça vous fait d’être poursuivie par les Huhsz ? » — Vous êtes très courageuse, dame Sharrow, lui dit Dornay. Debout près d’une des tables chargées de victuailles, ils regardaient une troupe de jongleurs en action sur une petite scène surélevée au milieu de la piste de danse. Les invités avaient ménagé une discrète clairière autour du maître de céans et de son invitée. — Courageuse, monsieur Dornay ? dit-elle. Dornay la regarda dans les yeux. Il était tout de blanc vêtu. — Gente dame, j’ai exigé de mes invités qu’ils ne fassent aucun commentaire sur la malencontreuse situation dans laquelle vous vous trouvez. Je n’en ferai pas non plus, mais permettez-moi de vous dire seulement que votre sang-froid m’étonnerait si je ne savais pas de quelle famille vous descendez. — Vous croyez que le vieux Gorko serait fier de moi ? dit-elle en souriant. — Je n’ai malheureusement rencontré ce grand homme qu’une seule fois, dit Dornay. L’oiseau qui ne s’est posé qu’une fois sur un grand arbre ne peut prétendre le connaître. Mais j’imagine qu’il le serait, oui. Elle regarda virevolter les mains des jongleurs sous les projecteurs. — Nous croyons que les Passeports dont mes… poursuivants ont besoin sont en lieu sûr, pour le moment. — Les Dieux en soient remerciés, dit Dornay. Il semble qu’ils ne soient pas encore initialisés, mais j’ai craint un subterfuge, et puis nous ne sommes pas si loin que cela du Sanctuaire mondial de ces dépravés. J’ai pris toutes les précautions, bien sûr, mais… bon, peut-être aurais-je dû annuler cette soirée. — Monsieur Dornay, je crois vous avoir interdit… — Absolument, dit Bencil Dornay avec un rire léger. Que pouvais-je faire ? Ma famille n’est plus au service de la vôtre, gente dame, mais je n’en reste pas moins votre serviteur. — Vous êtes trop aimable. Comme je disais, j’estime être pour l’instant hors de danger. Et je vous remercie de votre hospitalité. — Ma maison est la vôtre, gente dame ; je suis à vos ordres. Elle l’observa alors, tandis que le numéro complexe des jongleurs tenait leur public en haleine. — Vous parlez sérieusement, monsieur Dornay ? lui demanda-t-elle en scrutant son regard. — Oh, absolument, gente dame, dit-il, les yeux étincelants. Ce n’est pas une simple formule de politesse ; il faut me prendre au pied de la lettre. Ce serait pour moi un plaisir et un honneur que de vous servir d’une manière ou d’une autre. Elle se détourna un instant. Les jongleurs terminèrent leur prestation sous des applaudissements aussi délirants que la bienséance le permettait, et les lumières se rallumèrent. — J’ai… J’ai une faveur à vous demander, dit-elle en élevant la voix pour se faire entendre. Dornay semblait enchanté, mais, du coin de l’œil, elle voyait les invités – libérés des jongleurs et de leurs sortilèges – se rapprocher un peu plus et fixer leur couple avec l’air d’attendre quelque chose. Elle promena ostensiblement son regard sur la foule. — Plus tard, peut-être, fit-elle en souriant. Elle était debout sur la terrasse, un verre à la main, appuyée contre le parapet qui lui arrivait à l’épaule, le dos tourné à l’obscurité. Devant elle, la salle de réception était comme un écran géant. À l’intérieur, les gens dansaient. Des nuages cachaient le clair de fer. Miz s’aventura sur la terrasse ; il inhalait une substance douceâtre distillée dans un infuseur miniature. Il se pencha près d’elle et lui présenta la tasse qui fumait doucement, mais elle secoua la tête. — On ne t’a pas encore vue danser, soupira-t-il. — C’est exact. — Tu dansais si bien, dans le temps, dit-il en se tournant vers elle. Ou plutôt, nous dansions si bien, toi et moi. — Je m’en souviens. — Tu te souviens de ce concours de danse à Malishu ? L’épreuve d’endurance où on gagnait un dîner avec les courageux et héroïques pilotes des escadrons de clippers ? Il rit rien qu’en y pensant. — Oui, dit-elle. Je m’en souviens. — Et puis zut ! fit-il en se retournant pour contempler la vallée obscure. Nous aurions bien gagné, nous aussi, si la Police militaire n’était pas venue nous chercher. — Notre perme n’était plus valable. Ça m’a appris à ne jamais plus te faire confiance en matière de dates. — Je me suis emmêlé les pinceaux. On avait franchi la ligne de changement de date pendant la boum de la veille… Miz prit un air perplexe. Il leva les yeux et loucha vers les nuages sombres. — Plusieurs fois, en fait, si je me souviens bien. — Hmm. — Bref, ça te dirait de refaire un essai ? dit-il en hochant la tête vers la salle et les danseurs derrière lui. Ceux-là n’ont pas l’air très résistants ; au bout de deux heures, ils vont tomber comme des gouttes de pluie. Elle secoua la tête. — Non. Pas maintenant. Il soupira et se retourna pour aspirer une nouvelle bouffée. — Bon, si ça dure jusqu’à l’aube et que personne ne te propose de te ramener, dit-il avec une arrogance affectée, ne viens pas pleurer dans mes bras. Il hocha la tête avec emphase et repartit vers la salle de réception en esquissant quelques pas de danse, le verre dans une main, la tasse fumante dans l’autre. Elle le regarda s’éloigner. Elle se remémora un bal chez le père de Geis, à Siyinscen, quand elle avait quinze ou seize ans. Cet été-là, Breyguhn était tombée amoureuse de Geis – ou, du moins, le croyait – quand ils séjournaient tous dans la propriété. Sharrow lui avait dit que c’était idiot et qu’elle était beaucoup trop jeune. Geis avait presque vingt ans. Que ferait-il d’une gamine comme elle ? Et puis, de toute façon, Geis était un individu excessivement fatigant – un imbécile gauche et impatient avec des yeux marrants et un gros derrière. En fait, Sharrow elle-même en avait déjà marre qu’il veuille danser avec elle dans ces sortes d’occasions, qu’il veuille l’embrasser et lui faire des cadeaux stupides. Breyguhn était néanmoins déterminée à déclarer son inexorable amour à Geis lors du bal, soutenant obstinément que Geis était gentil, élégant, poétique et intelligent. Sharrow avait déversé son mépris sur tout ça – seulement, lorsqu’elle s’était retrouvée avec elle dans le cabinet de toilette, au centre des attentions des domestiques (luxe qu’elles savouraient d’autant plus que leur père avait perdu pas mal d’argent cette année-là et avait congédié tout son personnel à l’exception du majordome androïde), et avait vu sa demi-sœur dans sa première robe de bal (empruntée, certes, comme la sienne, à une cousine germaine plus riche), ses cheveux montés en chignon comme ceux d’une adulte, ses seins naissants mis en relief par le corsage, et ses yeux maquillés brillants d’assurance et chargés d’une sorte de pouvoir, Sharrow avait pensé, avec quelque amusement et rien qu’un soupçon de jalousie, qu’il se pourrait – on ne sait jamais – que ce raseur de Geis trouve du charme à Brey. Elle avait observé Geis quand il avait rejoint les invités avec un petit groupe de camarades, d’autres élèves officiers. Ils portaient l’uniforme de la marine de l’Alliance ; le bal lui-même était donné au profit de l’Alliance de la Taxe, et Geis avait passé deux mois dans l’espace sur un vaisseau de guerre. Sharrow se rendit compte alors qu’elle n’avait pas vraiment regardé Geis depuis un an ou deux. Elle n’avait jamais aimé les uniformes, mais Geis était presque beau dans le sien. Ses mouvements étaient moins gauches, il arborait une barbe sombre et bien taillée, qui lui seyait à merveille et lui donnait quelques années de plus, et puis il avait perdu l’embonpoint juvénile qui l’avait accablé autour de sa quinzième année. Elle s’était négligemment rapprochée de lui, sans se faire remarquer, tout au début de la soirée, avant que commence le bal proprement dit, l’avait entendu rire à gorge déployée avec ses amis, avait entendu ses amis rire à ses plaisanteries, et – peut-être, se dit-elle plus tard, sous le charme de ces tempêtes de rire masculin – avait alors décidé de ne pas traiter Geis avec son mépris habituel, si d’aventure il lui demandait de lui accorder une danse… Il lui demanda de lui accorder la première danse. Le reste de la soirée, ils furent pratiquement en permanence l’un près de l’autre entre deux danses, et dans les bras l’un de l’autre pendant qu’ils dansaient. Elle regarda l’assistance tandis qu’elle évoluait sur la piste et que Geis la tenait, la faisait tourner et l’exhibait à l’admiration de tous : Breyguhn eut d’abord l’air surprise ; puis cette surprise se changea lentement en souffrance, jusqu’à ce que la souffrance soit remplacée par le mépris et ce qu’elle avait dû prendre pour une révélation, sur quoi ses yeux se remplirent de larmes, et, finalement, de haine. Sharrow n’en avait cure ; elle exultait, enchaînant danse sur danse. Geis était aussi fringant et aussi beau que Breyguhn l’avait dit. Il avait changé, il avait plus de conversation, il était presque devenu un homme. Même ce qui lui restait de maladresse pouvait passer pour un enthousiasme délectable. Elle l’écouta, le regarda, dansa avec lui, et, réflexion faite, décida que, si elle n’avait pas précisément été qui elle était, si elle avait été un peu plus comme tout le monde et un tantinet moins difficile à satisfaire, elle aurait presque pu tomber amoureuse de son cousin. Breyguhn avait quitté le bal de bonne heure avec son père et la maîtresse de celui-ci, dans un déluge de larmes. Une duègne était restée pour attendre Sharrow. Geis et elle dansèrent jusqu’à ce qu’ils soient le dernier couple encore sur la piste et que les musiciens commencent à se tromper délibérément et à prolonger les pauses entre les morceaux. Lorsqu’ils sortirent prendre l’air dans le jardin aux premières lueurs de l’aube, elle le laissa même l’embrasser (son chaperon toussa discrètement dans un bosquet voisin) mais ne lui rendit pas son baiser. Ensuite, elle demanda à ce qu’on la raccompagne. Elle n’avait vu Geis face à face que deux fois au cours des deux années suivantes. Elle avait terminé ses études secondaires à Claäv, puis avait fait ses débuts à l’université de Yadayeypon, découvrant dans un lieu comme dans l’autre les plaisirs nouveaux et surprenants du sexe et le pouvoir que sa beauté et sa naissance (judicieusement utilisées) lui donnaient sur des jeunes gens – et des hommes un peu moins jeunes – immensément plus intéressants sur le plan affectif et plus stimulants sur le plan intellectuel que le cousin Geis, ce militaire à temps partiel et homme d’affaires au succès insolent. L’année suivante, aux funérailles du père de Sharrow, ils avaient seulement échangé quelques mots (mais elle en avait plus appris sur lui en l’écoutant discrètement parler à d’autres), et lorsqu’elle accepta finalement de le rencontrer en bonne et due forme – pour le lancement d’un dirigeable (qu’il avait baptisé le Sharrow ! La honte !) – elle s’était montrée plutôt brusque avec lui, prétendant qu’elle était trop occupée pour répondre à ses lettres et qu’elle avait carrément horreur de parler au téléphone. Il avait eu l’air blessé, et elle avait éprouvé une atroce et cruelle envie de rire. Elle l’avait revu encore une fois avant la guerre, quelques mois plus tard, à une fête qu’il avait donnée dans une villa des Collines bleues, au Piphram, pour le Nouvel An. Ensuite, la guerre des Cinq pour cent avait finalement éclaté, et elle avait rallié les forces anti-Taxe, d’abord parce que leur cause semblait la plus romantique des deux, ensuite parce qu’elle les trouvait plus progressistes sur le plan politique, et enfin dans une sorte de revanche. Et si la guerre n’avait eu qu’un seul résultat – songea-t-elle en finissant son verre et en contemplant avec un sourire désabusé l’écran panoramique qu’était la fenêtre ouverte sur la réception de Bencil Dornay –, c’était d’avoir finalement scellé la conclusion de son adolescence volontairement prolongée et obstinément libertine. Ça, et le reste, songea-t-elle en considérant d’un œil triste les joyeux danseurs de l’autre côté de la fenêtre, se rappelant le dernier engagement, frénétique, atroce et sans pitié dans le froid et le silence des sombres secondes de l’espace entre Nachtel et son Fantôme. Et le reste. Elle s’apprêta à finir son verre, mais il était déjà vide. Elle retourna à la fête un peu plus tard. — Votre aïeul était vraiment un grand homme, gente dame. Les grands sont toujours considérés comme des menaces par ceux qui leur sont inférieurs ; ils n’y peuvent rien. Ce n’est pas seulement de la jalousie, bien qu’il y en ait eu beaucoup dans le cas de votre grand-père. C’est une réaction instinctive. Ils savent (sans en avoir conscience) qu’il y a quelque chose de redoutable parmi eux, et qu’ils doivent s’écarter de son chemin. Ainsi naît leur ressentiment – émotion ignoble et mesquine, comme la jalousie, et tout aussi endémique. La chute de votre grand-père, gente dame, a été provoquée par une grande masse d’individus de peu de poids. C’étaient des larves ; lui était un rapace. Il avait su voir au-delà de notre ornière, il a eu le courage de faire ce qu’il y avait à faire, mais les larves craignent le changement ; elles ont des pensées de larves, fouissent et recyclent sans cesse et ne sortent jamais la tête du terreau. Vous savez, votre aïeul aurait pu être un grand duc ; il aurait pu maintenir l’éclat de la maison et la rendre, par étapes, encore plus puissante ; il aurait pu encourager les sciences, les arts, construire de grands édifices, subventionner des fondations, devenir Conseiller mondial, contribuer à contrôler la Cour – et aurait sans aucun doute joui du bonheur personnel qui était constamment à sa portée. Au lieu de quoi, il a tout risqué sur un coup de dés, comme il se doit chez les vrais grands s’ils ne veulent pas se rendre compte, sur leur lit de mort, qu’ils ont gaspillé leurs talents, que la vie qu’ils ont vécue a été celle qu’aurait pu vivre maint homme de moindre envergure. Nous qualifions d’échec ce qui en a résulté, mais je puis vous dire que ce bilan ne peut manquer d’inspirer ceux d’entre nous qui sont fidèles à sa mémoire. Il survit dans nos cœurs et recevra un jour le respect qui lui est dû, lorsque le monde et le système auront changé et seront devenus un temple digne de ses adorateurs. Sharrow se trouvait devant le portrait géant de son grand-père dans une salle privée de la résidence accrochée à la montagne. Bencil Dornay lui avait proposé de lui montrer son sanctuaire personnel pendant qu’une troupe de mimes se produisait dans la salle des réceptions. Gorko était représenté sous les traits d’un colosse au visage gigantesque, sculpté par les rides et pourvu d’imposants favoris aux poils raides ; son corps était exagérément musclé sous une tunique de cavalier très ajustée et le bandamyion à côté de lui semblait ridiculement petit. Une sorte de feu brillait dans le regard fixe de Gorko. Le portrait se trouvait au fond d’une pièce étroite, encadré de somptueuses draperies. La pièce ne contenait aucun autre objet. — Hmm, fit Sharrow. Que le Destin nous préserve de la grandeur ! Dornay secoua la tête. — Gente dame, ne vous laissez pas contaminer par les mesquins. Il indiqua d’un regard le portrait surdimensionné et dit : — La grandeur est son héritage, et notre espoir. — Avons-nous vraiment besoin de la grandeur, monsieur Dornay ? demanda Sharrow. Il se retourna lentement et se dirigea vers les portes à l’autre bout de la pièce. Elle le suivit. — Nous en avons forcément besoin, gente dame, dit-il. C’est la seule chose qui nous fasse progresser. Avec elle, nous pouvons rêver. Sans elle, nous nous contentons de survivre. — Mais souvent, assura Sharrow, il semble que les personnages que nous qualifions de grands nous conduisent à la destruction. — À la leur, en fait, dit Dornay en ouvrant les portes et en la faisant entrer dans un petit couloir. Et à celle de leur entourage, dirais-je. Mais la destruction peut aussi être un acte positif : l’élimination de la pourriture, l’excision des tissus malades, la mise au rancart du vieux pour faire place au neuf. Nous hésitons tous à offenser, à causer des souffrances. La vision des grands leur permet de surmonter pareille mesquinerie. Maudissons-nous le médecin pour nous avoir causé une petite douleur si elle nous en épargne une plus grande ? Un adulte raisonnable reproche-t-il à ses parents les gifles qu’ils ont pu parfois lui donner quand il était enfant ? Ils descendirent en ascenseur à la grande salle. — Vos questions rhétoriques me désarment, lui avoua Sharrow. — Gente dame, vous deviez me demander quelque chose, ce me semble, lui rappela Dornay lorsqu’ils débouchèrent dans le fond de la salle, où l’éclairage était réduit. Au centre se déroulait une danse à figures complexes ; les participants avançaient et levaient la jambe, formant des nœuds qui se nouaient et se dénouaient d’un bout à l’autre de la piste. Sharrow eut l’impression que l’orchestre s’ennuyait. — En effet, reconnut-elle. Elle s’arrêta et le regarda. Les yeux de Dornay flamboyèrent et il cilla rapidement. Il n’y avait personne près d’eux. Sharrow reprit son souffle et dit : — Mon grand-père a confié certaines informations à votre père, qui vous les a transmises. — À moi ? demanda Dornay, perplexe. — Via la fidélité du sang. Il se tut quelques instants. Puis ses yeux s’agrandirent. Il inspira profondément. — En moi ! haleta-t-il. En moi, gente dame ! Il la regarda dans les yeux. — Mais comment ? Que dois-je… Mais, gente dame, c’est un privilège ! Un honneur singulier ! Dites-moi… Dites-moi ce que je dois faire ! Elle baissa les yeux une seconde, se demandant comment lui présenter la chose. Toutes les formules qu’elle avait prévues pour cet instant sonnaient faux. Puis Dornay eut une sorte de hoquet. — Bien sûr ! s’écria-t-il. Gente dame… Elle leva les yeux et le vit se mordre la lèvre inférieure. Le sang perla. Il tira de sa toge un mouchard blanc et le lui offrit. — Si vous voulez bien, gente dame, dit-il en inclinant délicatement la tête, les yeux fixés sur ses lèvres. Elle comprit. Elle mit le mouchoir dans sa bouche et en mouilla l’extrémité. Lorsque celle-ci fut lourde de sa salive, elle lui rendit le mouchoir. Il l’appliqua prestement sur la coupure. Elle voulait détourner les yeux, mais elle se surprit à serrer les dents. Dornay suça le mouchoir un instant, puis s’en tamponna la lèvre jusqu’à ce que le sang s’arrête de couler. — J’ignore ce que j’ai à vous dire, mais je ne le dirai qu’à vous, gente dame. Il reprit son souffle par à-coups. — Et maintenant, si nous… La foule des invités s’étirait autour de la piste de danse circulaire comme la membrane d’une bulle ; on leur fit signe d’avancer pour qu’ils puissent bien voir les participants. Ils regardèrent la danse se développer pendant une ou deux minutes. Dornay tournait la tête de tous les côtés, comme s’il cherchait quelque chose. Il semblait de plus en plus agité. — Gente dame, si nous dansions ? proposa-t-il finalement. Et il lui prit la main. — Quoi ? dit-elle. Mais… L’arrachant à la rangée de spectateurs qui faisaient face aux groupes de danseurs, il l’attira à lui et la prit par la taille. Elle lui mit les mains autour du cou presque automatiquement. Il y avait un bizarre reflet sur son visage et ses yeux regardaient dans le vide. Elle se sentit frissonner. Il fit un pas en arrière, puis commença à avancer au milieu des groupes ordonnés, leur coupant la route, bousculant des gens sans s’excuser, suscitant des débuts de protestations chez les danseurs jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que c’était leur hôte qu’ils allaient réprimander. Il continua d’avancer, la tirant et la poussant tandis qu’elle faisait de son mieux pour le suivre de son pas imparfait que la claudication rendait hésitant. Ils traversèrent la piste dans toute sa largeur, perturbant et détruisant les figures soigneusement composées de la danse vénérable qu’ils avaient envahie. Malmenée, tirée et poussée à hue et à dia, virevoltant malgré elle tout en essayant de ne pas se faire marcher sur les pieds, Sharrow n’avait guère l’occasion de remarquer les réactions dans la salle tandis que Dornay et elle forçaient les autres danseurs à s’immobiliser, ébahis, perplexes, incrédules. L’orchestre vacilla, la musique s’arrêta. Bencil Dornay continua de danser, obliquant par-ci, reculant par-là. La chef d’orchestre les observait et tentait tant bien que mal de hocher la tête en cadence ; puis elle dit aux musiciens d’essayer de jouer un air approprié. Quelques spectateurs formèrent des couples et se mirent à danser eux aussi. Sharrow scruta le visage de Dornay, couvert de sueur, au regard absent, et sentit monter en elle une vague de dégoût qui faillit l’étouffer. Leur trajectoire se resserra et devint une spirale. Dornay tournait, tournait et tournait dans un tourbillon qui se refermait sur lui-même. Ils atteignirent le centre lové de leur figure et s’arrêtèrent. Soudain Dornay la lâcha, tourna sur lui-même une seule fois, faisant gonfler sa toge blanche, puis s’écroula comme un arbre qu’on abat. Sa tête heurta violemment le bois dur du plancher ; Sharrow perçut l’impact dans ses pieds et ses tibias. Quelqu’un poussa un cri perçant. Elle resta immobile, bouche bée, tentant de repousser les gens qui déferlaient vers le corps vêtu de blanc gisant sous les projecteurs de la piste de danse. — Excusez-moi… Le Dr Clave se fraya un passage dans la cohue. Sharrow regarda ses mains. Miz s’approcha d’elle et l’entraîna à l’écart. — Sharrow, ça va ? Sharrow ? Les invités continuaient de se précipiter de tous les côtés, s’agglutinant autour des premiers arrivés comme des noyés saisis dans les remous d’un maelström. — Quoi ? dit-elle. Quoi ? — Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu vas bien ? Le visage de Miz flottait devant elle, plein d’inquiétude. — Je… Je vais… Il y eut des oh ! et des ah ! dans la foule. Sharrow vit certains invités la regarder puis détourner les yeux. Miz l’entraîna vers le fond de la salle. Dloan s’interposa brusquement entre elle et la foule. Zefla apparut de l’autre côté et lui passa un bras autour de la taille. Elle vit quelqu’un s’extraire de la masse de gens qui se pressaient au centre de la piste et se diriger vers elle. C’était Cenuij ; apparemment, il écrivait sur l’écran d’un petit bloc-notes. Il parvint jusqu’à l’endroit où elle se trouvait, flanquée de Miz et de Zefla. Il mit ostensiblement un point final à ses notes, glissa le style dans son support, referma le bloc et le rangea dans les plis de son vêtement. Il se retourna vers la foule et haussa les épaules. — Il est mort, leur annonça-t-il en allumant un cigare tiré d’une poche de sa toge. Il nous a communiqué ce que nous avions besoin de savoir, quand même. Il regarda derrière Zefla. — Visez un peu ! dit-il en hochant la tête. Personne au bar ! Et il s’éloigna. II. LES SIGNAUX DE LA DÉCADENCE, L’ARSENAL DE LA TROMPERIE 9. RÉUNIONS La galerie d’observation était construite comme un auditorium aux gradins abrupts. Seules quelques douzaines de personnes étaient dispersées sur le bon millier de sièges disponibles, et la plupart dormaient. Elle était seule. Son champ de vision était presque rempli par l’écran géant ; l’écran géant était presque rempli par Golter. Le volumineux globe tournait avec une inéluctabilité solennelle et sans heurt, évoquant un roulement de tonnerre silencieux dans la progression monumentale de la face changeante qu’il présentait à l’obscurité ; son échelle démesurée transparaissait dans la linéarité de cette vaste nonchalance. La planète resplendissait, disque gigantesque bleu, blanc, ocre et vert, divinement fabuleuse dans son ampleur et plus belle que l’amour. Elle contemplait ce spectacle. Mince dans un corps musclé, elle était de taille moyenne, sinon légèrement plus grande. Et complètement chauve ; sous ses sourcils blonds, ses yeux bleus formaient deux gouttes d’eau ; son nez était large, ses narines évasées. Sanglée dans une combinaison sombre, elle serrait sur sa poitrine une petite sacoche. Immobile sur son siège, elle regardait la planète sur l’écran démesuré. Le chef de la police locale s’était montré très compréhensif. Il connaissait M. Dornay personnellement, et seul un rendez-vous professionnel urgent l’avait empêché d’assister lui-même à la réception. Ç’avait dû être une terrible expérience pour elle ; il le comprenait parfaitement. L’enquête aurait lieu à une date ultérieure, mais une simple déclaration enregistrée par elle serait presque certainement tout à fait suffisante. Le Dr Clave avait déjà déterminé la cause de la mort comme étant une hémorragie cérébrale massive – inhabituelle, à notre époque, mais pas inconnue. Elle n’avait rien à se reprocher. Elle était bien sûr libre de partir ; il comprenait parfaitement son désir de ne pas rester plus longtemps qu’il n’était nécessaire dans un lieu qui contenait désormais des souvenirs si tragiques pour elle. De toute façon, il n’avait aucune envie de la retenir alors qu’elle était la proie officiellement sanctionnée de la secte légalement autorisée – mais à coup sûr déplorablement mal inspirée et plutôt inhumaine – qui la poursuivait ; il ne prendrait absolument aucun plaisir à voir cet atroce événement se produire à l’intérieur de sa juridiction. Il était sûr qu’elle le comprenait. Le secrétaire personnel de Dornay fut interrogé ensuite. Elle prit congé du chef de la police dans le bureau de Bencil Dornay et rejoignit les autres dans la bibliothèque de la maison, où Cenuij, tout excité, consultait une console de table. Miz vint à sa rencontre. — Ça s’est bien passé ? demanda-t-il. — Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, mais on m’a dit de quitter la ville. Elle salua d’un signe de tête Zefla et Dloan, qui entouraient Cenuij. — C’est ça ! s’exclama Cenuij en appuyant sur la touche de capture d’écran. Il tapota l’affichage du doigt. Les glyphes représentés étaient plus ou moins les mêmes : des variations sur un motif à volutes entrecroisées complexe formé à partir d’une ligne unique. Le bloc-notes dans lequel Cenuij dessinait juste après la mort de Dornay était posé sur le bureau ; son petit écran affichait une forme similaire aux glyphes visibles sur la console. — C’est celui-ci ! dit-il d’une voix excitée en tapotant alternativement le bloc-notes et l’un des glyphes. Miykenns-Capitale, en écriture cévésienne de la dynastie Ladyr. Sharrow scruta le motif dessiné sur l’écran du bloc-notes : la ligne unique conduisant à un glyphe complexe, la structure spiralée, le tortillon central terminé par un point. — C’était ce que nous avions… tracé ? demanda-t-elle. Zefla perçut le tremblement dans la voix de Sharrow et lui passa un bras autour de la taille. — Ouais, dit Cenuij en arrachant la copie de la fente de la console avec un grand sourire. Un coup de pinceau plutôt chaloupé. Un spécialiste de l’écriture cévésienne en aurait une attaque… — Oh, Cenny, je t’en prie… supplia Zefla. — N’empêche que c’est ça, dit Cenuij en tapotant la feuille du bout des doigts. Ça pourrait contenir une erreur, vu les circonstances, mais c’est au moins la face obscure de Miykenns, presque certainement Miykenns-Capitale, et si ces épicycles sont corrects, dit-il en indiquant deux petits cercles sur une des spirales, c’est à l’époque de la dynastie Ladyr. — C’est Malishu, alors ? interrogea Miz. Cenuij secoua la tête. — J’en doute. Pas à l’époque. Prochaine étape : remonter le temps pour trouver où était la capitale pendant la dynastie Ladyr. Elle pourrait être n’importe où, dit-il avec une légère moue de mépris. Vu la réputation des Ladyr, ils ont dû la vendre au plus offrant. Il se retourna pour interroger la console : — Bibliothèque : Miykenns ; histoire ; dynastie Ladyr. Afficher : la capitale de Miykenns. L’écran se partagea en deux volets – un texte et une carte holographique multicouches. Miz scruta l’écran. — Pharpech ? s’écria-t-il. Je n’en ai jamais entendu parler. — Moi, si, fit Zefla. — Félicitations, lui dit Cenuij. Il zooma sur les profondeurs énigmatiques de la carte puis repassa en perspective normale. — Tu fais probablement partie d’un petit club très fermé. — Ouais, admit Zefla en contemplant le plafond avec une intense concentration. Un de mes profs en faisait un exemple de dégénérescence… dans je ne sais plus quel domaine. — Eh bien, expliqua Cenuij, c’était censé être la capitale de Miykenns il y a huit cents ans. Et elle n’a pas progressé depuis. La dernière mention dans l’encyclopédie date de – dieux du ciel ! – vingt ans. Le couronnement du roi Tard XVII. Par le sang du prophète ! s’écria-t-il avec un sursaut de surprise. Pas d’images disponibles ! — Un roi ? s’esclaffa Miz. — Une banlieue rétro, murmura Zefla. Cenuij fit défiler le texte, puis éclata de rire. — Le dernier des… Rois inutiles. C’est d’une honnêteté désarmante. — C’est loin de Malishu ? demanda Sharrow. Cenuij vérifia sur l’écran. — Aussi loin qu’on peut l’imaginer, on dirait. La ligne de chemin de fer la plus proche est à… ça alors ! je ne peux pas le croire… deux journées de marche ! Ça doit être l’endroit pour lequel on a inventé l’expression « faille spatio-temporelle ». — À une distance confortable des Huhsz, dit Zefla en pressant doucement sa hanche contre celle de Sharrow. Sharrow n’était pas convaincue. — Hmm. On connaît leur religion ? Cenuij fit défiler le texte. — Du sur-mesure. Adoration de la monarchie et théophobie. — Théophobie ? fit Miz. — Ils détestent les dieux, expliqua Zefla. — Normal, affirma Miz en hochant la tête. Si j’habitais un bled paumé dans la grande banlieue de nulle part, j’aimerais bien avoir des autorités à rendre responsables de tout, moi aussi. Miz leur réserva à tous des places pour Miykenns. Une série d’appels transférés et re-transférés assura qu’un cadre de confiance dans une des sociétés de gestion possédées par Miz dans la Connurb’ demande à sa sœur de réserver une autre place, au nom de Ysul Demri, sur un vol en direction de Trontsephori, la planète océane. Zefla rasa la tête de Sharrow et lui appliqua un mince film d’huile dépilatoire sur le cuir chevelu. Assis sur le lit derrière elles, Miz feignit de pleurer. Sharrow inséra les lentilles de contact, modifia la forme de ses yeux avec un peu de dermoplast, pulvérisa du décolorant sur ses sourcils et inséra de petits bouchons dans ses narines pour les relever et les agrandir. Elle regarda ses oreilles dans le miroir de la coiffeuse. — J’ai les oreilles décollées, dit-elle en fronçant les sourcils. Zefla, tu crois que j’ai les oreilles décollées ? Zefla, debout derrière elle, haussa les épaules. Miz secoua la tête. Sharrow décida qu’elle avait les oreilles décollées et les traita au dermoplast elles aussi. Dloan était assis sur le lit à côté de Miz, la sacoche de Sharrow retournée comme un gant sur ses genoux. Il détacha les piqûres, passa la main dans la doublure, en retira les nouveaux papiers d’identité de Sharrow et les lui remit. Elle contempla son holo tandis que Zefla enlevait avec précaution le film dépilatoire, puis chiffonnait la pellicule piquetée de poils et la jetait dans une poubelle. — « Ysul Demri », hein ? dit Zefla en apercevant le nom sur la nouvelle carte d’identité de Sharrow. Elle loucha sur l’hologramme. — Totalement convaincant. Tu rêvais depuis toujours d’être chauve, pas vrai ? Et elle commença d’étaler de la crème anti-repousse sur le cuir chevelu de Sharrow, qui hocha la tête et dit : — Les hommes préfèrent les chauves, non ? Les mains de Zefla glissaient sur sa peau douce, faisaient doucement pénétrer la crème. Derrière elles, Miz poussait des grognements sensuels. — Geis ? — Sharrow, j’espère que je ne te dérange pas… Est-ce qu’on ne peut pas avoir l’image ? — Non. Je suis en train de m’habiller. — Excuse-moi. Je te rappelle, alors ? — Non, ça va. C’est… ça fait plaisir d’avoir de tes nouvelles, Geis, mais est-ce que ça te gêne si je te demande comment tu m’as retrouvée ? — Pas du tout. J’ai demandé à mes spécialistes des télécoms d’éplucher toutes les bases de données pour y chercher ton nom. Je me suis dit que je pourrais peut-être t’avertir si les Huhsz se rapprochaient. J’espère que ça ne te gêne pas… — Je suppose que non. On dirait que ma vie fait plus ou moins partie du domaine public ces derniers temps. — Je ne veux pas t’inquiéter – nous sommes assez sûrs que les Huhsz n’ont pas accès à la puissance de calcul dont nous disposons pour ce type de recherche en ligne. Mais la base de données de la police privée locale signale qu’il y a eu une sorte d’incident lors d’une réception donnée par ce type chez lui hier soir. Il ne travaillait pas pour la famille, dans le temps ? — Non, c’était son père. Mais, oui, il y a eu un incident ? — Tu n’es pas assignée à résidence, non ? — Non. J’ai été mise hors de cause. Je vais bientôt partir d’ici. — Je vois. De toute façon, Sharrow, je t’appelais pour deux raisons. Il y a actuellement un tas d’informations confuses provenant de Laguna City. Je ne vais pas t’interroger là-dessus… mais j’ai entendu parler de ce qui est arrivé à ce monorail dans le K’lel, et, du côté des satellites, on me dit qu’il y a une importante activité huhsz autour d’un vieux silo à déchets nucléaires en bordure du désert. Je voulais juste dire… bon, je ferais mieux de ne pas trop en dire, même sur cette fréquence, qui est pourtant assez sûre… Mais je tenais à t’adresser mes félicitations. Il a fallu plusieurs secondes à l’une de mes meilleures IA pour trouver le même plan, même après qu’on l’a mise sur la voie. C’était brillant. — Merci. C’était une idée de Miz, en réalité. — Oh. Ça n’empêche pas que ce soit une bonne idée. Mais ça ne va évidemment pas les retarder très longtemps. Je crois comprendre que les trous dans les Passeports pourraient continuer à rayonner encore pas mal de temps, mais les Huhsz ont commandé des chambres d’inclusion magnétique portables chez Continental Fusion, Inc. et, bon, ça ne va pas leur faciliter la tâche, je suppose, d’avoir à trimbaler du matériel aussi encombrant, mais je voulais simplement te dire que ma proposition tient toujours : je ferai tout ce que je pourrai – tout et le reste –, pour te protéger, si seulement tu m’en laisses l’occasion. — Et je l’apprécie toujours, Geis, mais je vais essayer de leur filer entre les doigts encore un petit bout de temps. — Je te trouve très courageuse. N’oublie pas : si tu as besoin d’aide en quoi que ce soit, je suis à tes ordres. — La dernière personne qui m’a dit ça… — Pardon ? — Rien. Oui, merci. Je n’oublierai pas. Elle quitta la galerie d’observation. Dans le sas à double porte entre l’auditorium et le couloir principal, elle heurta un homme qui entrait. Elle allait s’excuser lorsqu’elle vit son sourire radieux et sa calvitie intégrale. Il regarda son crâne chauve et son sourire s’élargit ; les battants s’ouvrirent derrière elle, quelqu’un d’autre pénétra dans l’étroit espace entre les deux portes et lui appuya sur la nuque ce qui devait être le canon d’une arme. — Oh, dame Sharrow, dit le premier jeune homme avec un plaisir évident sans cesser de contempler son crâne chauve, il ne fallait pas vous donner tout ce mal rien que pour nous ! Ils voyagèrent séparément jusqu’à Ikueshleng, le spatioport desservant l’hémisphère oriental de Golter. Les autres étaient déjà partis quand elle arriva. Elle paya en liquide un billet en standby pour Stager. Elle regarda le télécran pour tromper son attente et essayer de dissimuler sa nervosité. Au fil des millénaires, Golter avait eu plusieurs mauvaises expériences avec les accidents de vaisseaux spatiaux, c’est pourquoi l’une des rares choses strictement contrôlées sur la planète était la circulation spatiale. La grande majorité du trafic commercial était canalisée sur deux spatioports desservant chacun un hémisphère, et les files d’attente qui en résultaient étaient inévitablement des endroits dangereux pour les fugitifs, même dans ces ports francs où les contrôles bureaucratiques étaient moins sévères. Elle passa au travers sans être interpellée et prit une navette aux alentours de midi ; une demi-heure plus tard, elle était à Stager, la station spatiale à cinq anneaux, d’un kilomètre de diamètre, qui était l’escale habituelle pour les voyageurs venant d’Ikueshleng. Dans l’anneau cinq, elle trouva une boutique qui bradait des billets pour les vols intrasystème et prit un aller simple à haut risque de surbooking pour les Habitats de Phrastesis via la station de Miykenns/Malishu. Elle regarda l’employé insérer sa carte de crédit dans le lecteur et essaya de ne pas avoir l’air soulagée lorsque la transaction fût conclue. Elle dut signer une décharge pour l’assurance et gribouilla ce qui aurait pu passer pour Ysul Demri avec beaucoup d’imagination. Elle acheta un téléphone jetable pourvu d’un crédit de cent thrials, un écran-bracelet tout simple et un infoflex. Elle déjeuna frugalement dans un café exigu et hors de prix, puis elle emprunta le couloir incurvé du bord externe de l’anneau pour se rendre à la galerie d’observation. Elle était assise entre eux, au tout dernier rang de la galerie. Elle regardait fixement l’écran. Le jeune homme de droite faisait la conversation. — Un brelan de chauves ! ricana-t-il. C’est rigolo, non ? Celui de gauche regardait l’écran, une veste sur les genoux. Il avait son pistolet sous la veste, braqué sur un point situé juste en dessous des côtes de Sharrow. Les armes en transit n’étaient pas des articles tellement appréciés des gens qui dirigeaient les stations spatiales – elle avait abandonné à contrecœur son PortaCanon dans une consigne privée d’Ikueshleng – et elle était presque tentée de croire que l’arme qui lui caressait les côtes était factice, mais elle eut la sagesse de ne rien faire qui puisse lui apporter une certitude. Elle examina le profil de l’homme silencieux qui tenait le pistolet. Il était identique à celui de son vis-à-vis. Elle ne voyait aucun signe indiquant que l’un ou l’autre étaient des androïdes. — Hé ! J’ai dit que c’était rigolo, hein ? dit celui de droite en lui enfonçant un doigt dans les côtes. Sa main droite se tendit prestement et saisit celle de l’homme ; elle le regarda dans les yeux d’un air féroce. La bouche de l’homme s’arrondit en O. Il eut l’air amusé. Le pistolet sonda brièvement les côtes gauches de Sharrow. Elle libéra la main. Elle était chaude ; au toucher, elle donnait l’impression d’une main humaine. — Oh, susceptible, avec ça ! dit le jeune homme à sa droite. Je regrette presque que nous n’ayons pas apporté un de nos mannequins. Il tira sur le col de son austère veste grise cintrée, ajusta ses manchettes. — Je suppose que vous avez eu un petit flash-back il y a deux jours, n’est-ce pas ? s’enquit-il. Elle regarda la planète un instant, baissant les yeux sur ce qui devait être midi sur Issier (elle devinait l’île plutôt qu’elle ne la voyait : des nuages cotonneux au centre du Phirar couvraient l’archipel), et hocha lentement la tête. — Je crois que j’ai senti quelque chose à un certain moment, admit-elle. — Juste pour vous faire savoir que nous ne vous avons pas oubliée, dit le jeune homme. On m’apprend que vous rendiez visite à un vieil ami de la famille ; c’est terriblement dommage pour ce vieux Bencil Dornay. Ça a dû vous faire un de ces chocs. Elle chercha le Calstap méridional sous sa couverture tavelée de nuages et identifia l’immense courbe de la baie du Farvel, dont l’extrémité nord était cachée sous les nuages qui, disait-on, ne crevaient jamais au-dessus de la Demeure marine. — Notre famille aime que ses vieux serviteurs sachent que nous ne les avons pas oubliés, dit-elle au jeune homme. Ni eux, ni leurs enfants. — En effet. Alors, comme ça, vous allez à Miykenns, hein, dame Sharrow ? Un silence, puis : — Sauf que vous avez raté le vaisseau où une place vous était réservée, et où le reste de votre équipe a embarqué. Elle leva les yeux et retrouva sur l’écran la route qu’elle avait prise pour aller chez les Franck, puis à Lip City. — Ah bon ? Mince alors. J’ai horreur de ce genre de contretemps. — Au lieu de quoi, vous allez à Trontsephori, n’est-ce pas ? Elle scruta la longue côte du Piphram, essayant de discerner Laguna City. — C’est vrai ? dit-elle. — Non, Ysul, fit le jeune homme presque gentiment. Puis il soupira. — Vous avez un billet pour Phrastesis. Mais quelque chose me dit que vous n’irez pas jusque-là. Elle se détourna du désert du K’lel, zone incandescente au cœur du Jonolrey, et le regarda dans les yeux. — Pour un grouillot, vous êtes très bien informé. Vous devriez travailler dans une agence de voyages. Il lui adressa un sourire glacial. — Ne soyez pas désagréable, dame Sharrow, dit-il en tendant la main pour lui caresser l’avant-bras du doigt. Nous pouvons être tellement plus désagréables envers vous que vous pouvez l’être envers nous. Elle considéra le doigt qui avançait lentement, puis regarda à nouveau l’homme dans les yeux. Lui aussi observait son doigt, comme s’il ne lui appartenait pas. — Même pas votre gluant petit cousin hyper-débrouillard ne pourra vous aider si nous décidons d’être vraiment désagréables envers vous, dame Sharrow, continua-t-il tranquillement. Elle tendit la main pour s’emparer du doigt de l’homme, mais il le retira et croisa les bras. — Vous savez, lança-t-elle, je commence à en avoir un peu marre de vous et de vos attentions. Elle fronça les sourcils. — Vous êtes qui, au juste ? Pourquoi vous faites ça ? Quel plaisir tordu vous y trouvez ? Ou alors, vous faites carrément tout ce qu’on vous dit de faire ? Il lui sourit avec indulgence. — Permettez-moi de vous donner un conseil… — Non, coupa-t-elle, c’est moi qui vais vous donner un conseil. Elle se pencha vers lui, loin du pistolet. — Arrêtez un peu, sinon je vais vous faire mal – si la chose est possible – ou je vais vous tuer. Vous tuer ou vous détruire tous les deux… Le jeune homme feignait d’avoir peur ; il faisait des grimaces à l’adresse de son jumeau assis de l’autre côté. Le canon de l’arme s’enfonça plus profondément sous les côtes de Sharrow. Ignorant le pistolet, elle tendit la main gauche et empoigna le menton de l’autre jeune homme. — Non, tu m’écoutes, dit-elle. Elle assura sa prise sur le menton lisse et chaud de l’homme et appuya un doigt sur le côté de son cou pour sentir battre le sang sous la peau. Il sentait le parfum bon marché. Il la regarda et tenta un sourire narquois, mais la manière dont elle lui tenait le menton rendait l’opération difficile. Le pistolet était une douleur aiguë sous les côtes de Sharrow, mais ça lui était égal, au point où elle en était. Elle secoua légèrement le menton. — Je vous ferai tout ce que je pourrai, et ce que vous deux ou vos employeurs pouvez me faire, j’en ai rien à branler. Je n’ai jamais apprécié la manière dont vous m’avez traitée, lamentables connards que vous êtes, et je ne réagis pas vraiment à ce genre de persuasion, vu ? Vous comprenez tout ça ? Elle le regarda dans les yeux avec une insistance théâtrale. — Vous pigez, oui ou non ? À qui je suis en train de parler, là ? No comprende ? Vous avez fait votre démonstration et vous aurez votre Canon. Maintenant, foutez le camp, sinon, on va tous souffrir. Oui, dit-elle avec un sourire lugubre, c’est moi qui souffrirai le plus, pas la peine de me faire d’illusions là-dessus… Mais au moins je ne serai pas la seule. Elle libéra lentement le menton du jeune homme, repoussant légèrement sa tête dans un dernier contact. Il passa la main sur son crâne et rajusta le col de sa veste. Il s’éclaircit la voix, jeta un coup d’œil à sa copie de l’autre côté et dit : — Je constate que vos talents destructeurs s’étendent à votre personne, dame Sharrow. Quel respect de la démocratie chez quelqu’un d’aussi noble que vous ! Elle se leva lentement en tenant sa sacoche. — Bouffe ma merde, guignol, répondit-elle. Elle s’arrêta devant le jumeau armé, le regarda dans les yeux, puis regarda entre ses genoux. — Je présume que le reste de ton arsenal est un peu plus intimidant. Elle s’avança dans la rangée en essayant de ne pas boiter et se dirigea vers l’allée centrale. La base de son crâne dénudé et la zone entre ses omoplates picotaient et la démangeaient dans l’attente du coup qui la tuerait, ou simplement du début d’une nouvelle torture, mais elle réussit à parvenir jusqu’au bout de la rangée, puis à descendre les marches jusqu’aux doubles portes sans qu’il se passe quoi que ce soit. À l’extérieur, dans le couloir, elle s’affaissa, le dos au mur, haletante. Elle appuya la tête contre le velours de la paroi et ferma les yeux un moment. Puis elle se força à ouvrir les yeux tout grands, gonfla ses joues et s’éloigna en secouant légèrement la tête. Elle arriva sur Miykenns trois jours plus tard. La navette amerrit sur le ventre dans les eaux calmes et dégagées du lac Malishu ; sa coque encore brûlante créait des explosions de vapeur à chaque ricochet, si bien que sa course était balisée par une série de petits nuages distincts, dont chacun s’enroulait sur lui-même comme une feuille diaphane et s’élevait dans l’air chaud et tranquille tandis que l’engin continuait sa glissade et finissait par s’immobiliser sur la surface miroitante du lac dans un long sillage d’écume bifide. Au-delà des brumes riveraines du petit matin, la masse hautaine de l’Entraxrln dominait le lac de tous côtés, comme s’il n’existait que dans l’œil d’un vaste cyclone violacé. Sharrow descendit d’un pas léger sur la jetée de l’île de l’Embarcadère. La pesanteur sur Miykenns faisait à peine soixante-dix pour cent de celle de Golter ; le vaisseau qu’elle venait de quitter avait maintenu la pesanteur de Golter pendant l’accélération et la décélération, aussi Miykenns lui donnait-elle l’impression délicieuse qu’elle allait pouvoir flotter tout le temps – sensation à l’origine de pas mal de bras et de jambes cassés voire de fractures du crâne à l’époque où les habitants de Golter débarquaient sur Miykenns et s’imaginaient soudain qu’ils pouvaient sauter par-dessus des IGH. Elle regarda autour d’elle et prit une profonde inspiration. L’air fruité et entêtant la remplit sur-le-champ d’un optimisme insouciant et vertigineux, et d’une douloureuse nostalgie, à la fois tendre et poignante. Très grands et souriants, des jeunes gens de l’Office du tourisme donnèrent des fleurs aux arrivants et les accompagnèrent jusqu’au terminal du monorail à lévitation magnétique. L’informalité habituelle de Malishu se manifesta dans l’absence totale de fonctionnaires visibles sur le trajet entre la jetée de la navette et le quai du maglev ; sa compétence organisationnelle réputée se manifesta dans le fait qu’une rame était partie à vide juste avant l’arrivée des voyageurs. Les gens attendaient sur le quai à ciel ouvert en regardant le feu clignotant du wagon de queue disparaître sur la chaussée qui traversait les brumes du lac pour aboutir dans la capitale. Puis les grognements se changèrent en hourras lorsqu’il fut évident que le point lumineux s’était arrêté puis se rapprochait. Le retour du train fut salué par des applaudissements. Sharrow avait pris place dans le nez de la voiture panoramique. Elle voyait avec un sourire épanoui se rapprocher les grandioses tours et draperies membraneuses de l’Entraxrln tandis que des troupes d’oiseaux traversaient le lac de part et d’autre tels d’énormes nuages de flocons paresseux sous les brumes matinales en voie de dissipation. Autour du lac, l’Entraxrln culminait à deux kilomètres de hauteur ; lorsque la ville devint identifiable – nichée, serrée et incrustée autour et à l’intérieur de ses vastes troncs et câbles sombres – Sharrow dut se pencher en avant sur son siège et se dévisser le cou pour apercevoir les pâles extrémités des fuseaux les plus élevés et les membranes ondulantes de la vaste structure. Sharrow s’adossa à son siège. Elle n’avait pas cessé de sourire. « Bienvenue sur l’île de l’Embarcadère » dit une voix enregistrée tandis que le bolide décélérait pour entrer dans la Gare centrale de Malishu. Ce n’était pas si drôle que ça, mais elle se surprit à éclater de rire comme tout le monde. L’Entraxrln de Miykenns avait fasciné les astronomes de Golter pendant des millénaires avant que les premiers humains foulent le sol de la planète. Les archives d’observatoires rédigées sur des tablettes d’argile datant de treize mille ans – et qui, par miracle, avaient survécu à toute l’histoire frénétique de Golter et étaient même restées traduisibles – évoquaient plusieurs théories tentant d’expliquer l’apparence insolite de Miykenns : des tourbillons bleus et blancs sur une face, et une face sombre, dont l’aspect changeait lentement, rarement dissimulée par les marques blanches qui piquetaient en permanence ce qu’on présumait être un océan, et sur laquelle on pouvait tout juste discerner – avec un bon télescope, sur une haute montagne et par une nuit calme –, des motifs tourbillonnants distincts, comme des gouttes de peinture claire tombées sur une surface plus foncée et agitées pour devenir de minces filaments et des volutes crémeuses. Cinq millénaires s’étaient écoulés entre la saison où ces tablettes avaient été cuites et le jour où des humains avaient finalement foulé le sol de Miykenns et découvert la vérité. L’Entraxrln était une plante – un être végétal unique et proliférant et qui devait pousser sur Miykenns depuis au moins deux millions d’années. C’était de très loin – plusieurs ordres de grandeur – à la fois le plus vieux et le plus grand objet vivant du système tout entier. Elle couvrait trois continents, deux océans, cinq mers de bonne taille et des milliers d’îles. Elle contrôlait la météorologie, résistait aux tsunamis, matait les volcans, détournait les glaciers, extrayait des minéraux, irriguait le désert, asséchait des mers et nivelait des montagnes. Elle poussait jusqu’à trois kilomètres de hauteur sur terre et avait recouvert des montagnes de huit mille mètres d’altitude ; on avait retrouvé ses vrilles enfouies dans les cheminées volcaniques des fosses abyssales les plus profondes. Ses racines, troncs, membranes foliées et câbles d’ancrage recouvraient le territoire sous-jacent comme un énorme tapis aéré, produisant ce qui ressemblait vaguement à une forêt – avec des troncs sous une canopée multicouches – mais construite à l’échelle d’un système météorologique planétaire. Par conséquent, vin planisphère physique de Miykenns était aussi complexe et aussi déconcertant qu’une carte politique de Golter. Les humains colonisaient le grandiose domatium de l’Entraxrln depuis sept mille ans. Ils s’étaient répandus au milieu de ses troncs montagneux et sous ses couches sombres toujours plus minces, essaimant à partir des clairières où ils avaient atterri pour habiter la généreuse communauté de ses niveaux, découper et travailler ses troncs pour fabriquer des habitations et des artefacts, et pour piéger, élever ou cultiver à des fins alimentaires ses divers animaux et végétaux parasitaires et symbiotiques. Malishu, favorisée par le grand lac que l’Entraxrln avait laissé à découvert pour de mystérieuses raisons – et par sa position quasi centrale dans l’immense plante –, avait été la capitale de la planète pendant la plus grande partie de ces sept millénaires. Elle loua un tri-pousse au conducteur volubile et désinvolte et trouva un petit hôtel dans le quartier des Artistes, à la base d’un des onze grands troncs composites de la ville. La pente cannelée de cette colonne ramifiée en hélice s’élevait dans la brume et les brouillards ; maisons, ruelles en zigzag et passerelles se raréfiaient à mesure que la déclivité devenait plus abrupte. Elle consulta la chaîne d’infos de la capitale avant de sortir : rien sur elle ni sur les Huhsz. Elle se rendit à pied au centre-ville au milieu des foules qui inondaient les marchés et les galeries d’art sous chapiteau pendant la pause du déjeuner ; son nez était agressé par des odeurs dont elle avait oublié qu’elle les connaissait – celles des fruits, bulbes, fleurs et tubercules des diverses plantes qui coexistaient avec l’Entraxrln ; celles des poissons du lac à la peau irisée et des crustacés à la bouche hérissée de piquants ; et celles des viandes cuites et des potages confectionnés à partir des animaux qui vivaient au sein de la Plante : méduses volantes, singes planeurs, bouches-en-cloche, arpenteurs de câbles, fleurs voraces, limaces des tunnels et cent autres. Peintres et sculpteurs, silhouettistes et auristes, odoristes et holographistes l’interpellaient depuis leur stand ou leur tente et lui disaient – comme à tout le monde –, qu’elle avait un profil, un crâne, une aura ou un parfum intéressants. Quelques regards appuyés et deux ou trois quolibets la convainquirent que la calvitie n’était pas vraiment à la mode en cette saison à Malishu, alors elle chercha une pharmacie, s’acheta une perruque et du noir à sourcils en atomiseur, puis continua son chemin. Fatiguée au bout d’un moment, elle loua pour une somme modique une bicyclette qu’elle pourrait abandonner une fois arrivée au centre-ville. Elle roulait un peu maladroitement, essayant de ne pas trop se laisser distraire par les immeubles de plus en plus élevés et les dais nuageux des membranes de l’Entraxrln à quinze cents mètres au-dessus du sol tandis que le tronc large d’un demi-kilomètre autour duquel s’était constitué le centre-ville – comme des maisons de poupée sous un grand arbre – se rapprochait lentement. — Tu les as carrément plaqués ? gloussa Zefla, la main devant la bouche. Ils étaient assis dans une cafétéria au pied de la tour d’un Monopole dans le quartier central des affaires de Malishu. Sharrow haussa les épaules. — Oh, je commençais à en avoir un peu marre. Je ne sais même pas ce qu’ils étaient censés me dire. Elle tourna la cuiller dans sa soupe salée. — Peut-être qu’ils voulaient simplement me montrer à quel point ils étaient intelligents, qu’ils avaient vu clair dans nos magouilles. — Mais tu n’as plus eu de ces douleurs subites ? s’enquit Zefla. — Jusqu’ici, non. Zefla hocha la tête. En ensemble deux pièces noir, elle affichait un maximum de discrétion. Sa grande taille n’attirait pas l’attention sur Malishu, où la plupart des gens mesuraient près de deux mètres. Elle avait attaché ses cheveux et portait un chapeau un peu ringard. — Tu t’es déjà trouvé un flingue ? demanda-t-elle. — C’est la prochaine chose que je fais, dit Sharrow. Comment est le Central ? — Confortable, dit Zefla avec un sourire. Il a été rénové entretemps, mais le Bar de la Souche n’a pas changé. Le sourire de Zefla s’élargit. — Au fait, Grappsle a toujours son troquet. Il s’est souvenu de nous. Il a demandé de tes nouvelles. — C’est sympa de sa part. — Ouais, fit Zefla en mordant dans un sandwich. On lui a dit que tu étais en cavale. — Oh, merci. — Manifestement, il n’était pas au courant, poursuivit Zefla, la bouche pleine. Il a cru que c’était une histoire d’adultère et de femme jalouse. Carrément. Ah, les hommes ! Elle haussa les épaules. — Hmm, fit Sharrow en dégustant sa soupe. Et où sont nos potes ? — Cenny a propulsé Miz et Dlo jusqu’à la Bibliothèque municipale avant qu’ils puissent correctement défaire leurs bagages. Ils essaient d’en savoir plus sur Pharpech. Il y a des tas d’infos disponibles uniquement sur des bases de données non standard, et il y en a un peu sur folioflex et sur papier, nom du Destin ! Zefla secoua la tête devant un archaïsme aussi flagrant et arracha un autre morceau de son sandwich. — Y vont probablement faire la Bibliothèque universitaire demain, marmonna-t-elle entre deux bouchées. Sharrow sirota sa soupe jusqu’à ce que Zefla ait ingurgité son sandwich, puis demanda : — Tu as eu le temps de vérifier la situation juridique ? Zefla secoua la tête. — J’ai eu tout ce que je pourrai jamais avoir sur les bases de données publiques en cinq minutes. D’après le droit du Système, le royaume de Pharpech n’existe pas. Théoriquement, la zone qui l’entoure est une région colonisée sous les auspices de feu le (premier) Bureau des implantations coloniales. Ça nous ramène aux années 3300, et c’est devenu beaucoup plus compliqué depuis. Il y a au moins quinze litiges fonciers concurrents et antagonistes, tous en sommeil depuis plus d’un siècle, donc techniquement moribonds – il doit y avoir des failles. Je le sens. « Si on remonte dans le temps dans la limite du raisonnable, ce royaume fût créé en tant que duché par les Ladyr en échange de droits d’exploitation minière aux abords du territoire. Pharpech fut déclarée capitale quand les Ladyr eurent besoin d’une voix prépondérante au Conseil planétaire et que les citoyens de Malishu refusèrent de coopérer. Le duc d’alors se proclama roi lorsque la dynastie Ladyr s’effondra. Le Conglomérat qui hérita des droits d’exploitation minière obtint un titre de propriété en tant qu’usager du terrain – le seul truc qui ait vraiment intéressé qui que ce soit, apparemment, et qui, de toute façon, est désaffecté depuis trois cents ans –, et… bon, sauf quand on lui a supprimé son statut de capitale planétaire, personne ne s’est jamais occupé de déterminer la situation juridique de Pharpech. « Si tu veux mon avis là-dessus, avec huit siècles d’existence de facto, le Royaume survit depuis si longtemps qu’une bonne équipe de juristes d’élite grassement payés pourrait lui décrocher une reconnaissance diplomatique complète et même un siège au Conseil mondial de Miykenns dans le cadre du droit coutumier. En attendant, c’est le Royaume de Nulle Part. Zefla sourit joyeusement et agita les bras. — Rien qu’un de ces petits bras morts juridiques dans la grande plaine inondable du droit du Système. Des comme ça, y en a des millions. — Tu as trouvé tout ça en cinq minutes ? demanda Sharrow, hilare. — Dix, peut-être. Je compte pas les minutes quand je prends mon pied. Zefla haussa les épaules. — De toute façon, je vais bientôt aller faire un tour à la Fac de droit. Histoire de voir si quelque chose aurait échappé aux bases de données publiques. — Tu ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit qui pourrait nous servir ? — Non, dit Zefla. Racheter une concession minière défunte, s’inventer une fausse identité et prétendre au trône ? Toutes les complexités de Pharpech semblent relever d’un lointain passé ; il n’y a pas de confusion assez récente pour être exploitable. À moins que je ne puisse déterrer un truc vraiment inattendu, on ne va pas trouver la solution par des moyens légaux. Je continuerai d’ouvrir l’œil, quand même. — D’ac. Je vais me renseigner sur les moyens d’arriver là-bas. Je suppose que ça ne me prendra pas beaucoup de temps, mais, en tout cas, faites-moi savoir si je peux vous aider, toi ou les autres. Elle fouilla dans sa sacoche. — Regarde, j’ai acheté ce téléphone… — Parfait, dit Zefla en entrant le code du jetable de Sharrow dans la mémoire du sien. Comment est ton hôtel ? — Confortable. Dans le quartier des Artistes. — À quoi ça ressemble, maintenant ? — C’est plein d’artistes. — Ça ne s’est pas amélioré, alors. — En fait, c’est même un peu plus gentiment ringard. — Et les beaux mecs ? — J’ai l’impression atroce que rien n’a changé là non plus : les plus mignons sont gay, et les plus intéressants s’avèrent être des malades mentaux. — Les temps sont durs, convint Zefla. Sharrow hocha la tête d’un air peiné. — Ça fait trop longtemps que je suis en manque, dit-elle. Je risque de tomber de ma chaise dès que j’entends le mot « dur ». Elle scruta la lumière doucement filtrée de l’après-midi. — Et toutes ces putains de colonnes en érection de tous les côtés, ça n’arrange rien non plus, soupira-t-elle. Je vais peut-être devoir recourir à des mesures désespérées. Depuis le temps que je n’ai pas vu ce que tu sais, je commence à oublier à quoi ça ressemble. Zefla était visiblement amusée. — Eh bien, nota-t-elle, il y a toujours Miz. Il serait partant pour la grimpette. Sharrow secoua la tête. — Je sais. Mais… Elle détourna les yeux. — De vieilles blessures, c’est ça ? dit Zefla en faisant descendre son sandwich avec un verre de vin. Sharrow contempla le vide avec une expression de détresse que Zefla lui avait vue quinze ans auparavant. — Ben oui, de vieilles blessures, conclut tranquillement Zefla. — Bonjour, madame. Que puis-je faire pour vous ? — Bonjour. Je voudrais un PortaCanon FrintArms, s’il vous plaît. — Un… ? Oh, mais c’est une arme terriblement encombrante pour une jolie dame comme vous. Je veux dire, ce n’est pas tout le monde qui pense que les dames devraient porter une arme, même si moi je dis qu’elles ont le droit. Mais je crois… je pourrais peut-être… Nous allons jeter un coup d’œil par ici. Il se pourrait que j’aie exactement ce que vous cherchez. Et voilà ! Regardez-moi ça, c’est mignon, n’est-ce pas ? C’est un produit FrintArms, d’ailleurs, mais c’est ce qu’on appelle un laser – un pistolet à rayons, comme disent certains. Très petit, comme vous le voyez ; ça rentre facilement dans une poche ou un sac à main ; ça ne déforme pas la veste, et on n’a pas l’impression de trimbaler partout une demi-tonne d’acier. Nous avons une gamme d’accessoires assortis, y compris – si je peux me permettre d’en parler comme ça – un étui de jarretière plutôt coquin. Dommage que je ne sois pas là pour les essayages ! Ah, ah ! C’était ma petite plaisanterie. Et il y a même… ah, voilà – cet ensemble en promotion : le pistolet, l’accu chargé, le chargeur, un bel étui-brassière réglable en cuir de planeur deux tons, et une remise sur votre prochain accu. Un mode d’emploi complet, ça va de soi, et un bon pour des leçons gratuites dans votre club ou stand de tir local. Ou alors, l’ensemble promotion spécial : il a tout ce qu’a l’autre, mais avec deux accus chargés et une lunette de visée nocturne en prime. Tenez, prenez-le en main – aucun danger, l’accu est factice –, c’est mignon, non ? Et soupesez-moi ça ! C’est léger, hein ? Et regardez : les angles sont arrondis. Rien qui dépasse et qui peut se prendre dans les vêtements, et puis c’est une arme superbement équilibrée. Et, bien, sûr, le grand charme du laser, c’est qu’il n’y a pas de recul. Parce qu’il tire de la lumière, voyez-vous. Un pistolet de toute beauté ; ma femme a le même. Si, si. Ce n’est pas du baratin, elle a vraiment le même. Bon, celui-là – avec l’accu et une recharge gratuite –, je peux vous le faire à quatre-vingt-quinze ; ou alors, l’ensemble en promotion : cent dix-neuf ; ou celui-ci, la promotion spéciale, cent quarante-neuf. — Je prends la promotion spéciale. — Un choix judicieux, madame, judicieux. Maintenant, si vous… — Et un PortaCanon, avec le silencieux de quatre-vingts millimètres, cinq chargeurs à cartouches polyvalentes, trois chargeurs réversibles 6+5 avec cartouches perforantes antiblindage et cartouches à fléchettes, deux chargeurs à cartouches haute énergie à bipropergol, deux chargeurs à cartouches incendiaires et un pack projectiles spéciaux si vous en avez un – celui avec les cartouches de marquage radio à incrustation, pas les fusées éclairantes. Je présume que la lunette de visée nocturne de ce joujou est compatible. — Euh… oui. Et comment madame désire-t-elle régler ? — Maintenant, dit-elle en abattant sa carte de crédit sur le comptoir. Elle s’éloigna de l’armurerie, la sacoche lourde sur son épaule. Elle acheta un infoflex qu’elle lut sur l’impériale à ciel ouvert du tram qui la ramenait au quartier des Artistes. D’une pression du pouce, elle fit défiler les pages stockées en avance accélérée. Elle ne s’arrêta qu’une seule fois pour lire quelque chose. Elle avait jeté un coup d’œil au résultat des courses à Tile. L’un des sials arrivé second la veille s’appelait Danse Macabre. 10. RIEN QU’UN CONCEPT — Mmm. Allô ? — Salut, poupée. Oh… « poupée ». C’était pas très… — Accouche, Zef. — S’cuse-moi. Tu me rejoins à la Statue-qui-pleure dans une heure. Ça te va ? — Fichtrement succinct pour une juriste. — J’ai perdu la main. — Je connais ça. La Statue-qui-pleure, dans une heure. — À tout à l’heure, poupée… Merde. Quittant la Statue-qui-pleure dans le quartier touristique de Malishu, deux femmes franchirent l’arc évidé du Pont-à-Tube et se dirigèrent vers les Enceintes universitaires. Au-dessus d’elles, les brumes du milieu de matinée se levaient parmi les tiges, grosses comme des tours, et les câbles stabilisateurs de l’Entraxrln, occultant la vue lointaine et subocéanique des couches membraneuses les plus hautes. Elles avançaient rapidement sur les trottoirs encore mouillés par le crachin matinal. Sharrow, dans une longue robe sombre avec la veste assortie et les bottes à hauts talons qu’elle avait tendance à choisir quand elle accompagnait Zefla quelque part, marchait d’un pas décidé, la tête haute, avec un air sévère et légèrement menaçant qui décourageait les tentatives de contact. Son visage au calme et au sérieux impressionnants, sa spectaculaire chevelure auburn, son port altier et son dos absolument droit camouflaient presque le fait qu’un pas sur deux était une petite chute, un minuscule défaut de l’ensemble, un contretemps dans le rythme de son corps. Zefla, en jupe-culotte et léger caftan, marchait à longues foulées avec une décontraction presque incohérente ; elle bougeait la tête de droite à gauche, souriait à tout le monde et à personne, évoluait avec une sorte de familiarité naturelle comme si elle était du quartier, qu’elle connaissait ces gens et qu’elle passait par ici tous les jours. Des têtes se tournèrent lorsque les deux amies franchirent le pont au-dessus du lit exigu de l’Ishumin et entrèrent dans la garenne partiellement enclose de l’université. Des camelots derrière leurs étals perdirent le fil de leur boniment, des gens qui téléphonaient oublièrent de quoi ils parlaient, des voyageurs qui attendaient le tram négligèrent de presser le bouton d’appel, si bien que le prochain leur passa sous le nez. Au moins deux hommes entrèrent en collision avec des gens en se retournant pour regarder par-dessus leur épaule. Sharrow commença à s’inquiéter lorsqu’elles franchirent la porte Apophyge et pénétrèrent dans le ténébreux désordre de la faculté des Lettres. — Tu es absolument sûre que personne ne nous a suivies ? demanda-t-elle à Zefla. Zefla prit un air modérément incrédule. — Bien sûr que j’ai été suivie, dit-elle d’une voix méprisante. Mais jamais par quelqu’un qui aurait eu l’intention de me tuer. Elle prit le bras de Sharrow. — Tout le contraire, j’imagine, énonça-t-elle avec une tranquille suffisance. — J’avais oublié que nous risquions de ne pas passer inaperçues, avoua Sharrow. Elle sembla un peu moins tendue. Détachant son regard des encombrements de la rue de la Métonymie, pavée d’écorce, elle contempla la courbe aérienne des câbles stabilisateurs qui décrivaient des arcs élégants au-dessus du lointain quadrillage de la faculté de Mathématiques. Elle se mit à siffloter. Elles continuèrent leur promenade, bras dessus, bras dessous. Zefla eut un moment l’air songeur, puis elle sourit ; pris accidentellement sous le feu de ce sourire, un jeune homme qui traversait la rue devant elles avec des livres anciens plein les bras laissa promptement choir les vieux volumes. — Hop là ! commenta Zefla en enjambant la tête de l’étudiant accroupi. Puis elle se tourna vers Sharrow. — Quand on siffle… commença Zefla. — Hmm ? fit Sharrow en la regardant. Elles s’arrêtèrent au coin d’une rue pour étudier un plan des facultés. Zefla se pencha, les mains jointes derrière le dos, et examina la carte. — Quand on siffle… répéta-t-elle. Eh bien, dans le temps, ça voulait dire une chose bien précise. Sharrow arborait un grand sourire plutôt inhabituel lorsque Zefla se retourna vers elle. Elles remontaient une rue transversale à pic qui menait à la faculté d’Histoire. Sharrow haussa les épaules et se racla la gorge. — Mince alors, dit-elle, je suis aussi transparente que ça ? — T’as l’air fatiguée, en plus. Sharrow se frotta doucement les yeux. — Les cernes et les poches, ça valait le coup. — Qui était l’heureux élu ? — Un musicien. — Cordes ? Vent ? Clavier ? Composition ? s’enquit Zefla. Sharrow grimaça un sourire et ses sourcils bruns se dressèrent. — Percussion, avoua-t-elle d’une voix rauque. Zefla ricana puis affecta une expression sérieuse. Elle releva la tête et énonça distinctement : — Ne vous vantez pas, ma chère ; cela ne vous sied pas. — Ah, la guerre, c’est l’enfer, dit Miz Gattse Ensil Kuma en se vautrant dans les coussins parfumés de la petite embarcation. Il prit sur la table le verre à pied où tournoyait l’alcool de trax et but à petites gorgées délicates en regardant les lumières atténuées des lanternes qui dérivaient au fil de l’eau. Celle de la barque brillait doucement, grinçant à l’extrémité d’une mince branche recourbée au-dessus d’eux. À quelques mètres de là, des gens déguisés passaient sur le chemin de halage en riant et en lançant des serpentins, le visage caché sous des masques grotesques et fabuleux. Dans le ciel au-dessus de la cité obscure, des feux d’artifice resplendissaient au loin, illuminant de leurs éclairs les membranes stratifiées de l’Entraxrln et révélant parfois, en silhouette, le treillage aéré des troncs composites. Ronronnant tranquillement, le bateau avançait à ciel ouvert sur la section surélevée du canal. Sharrow – qui était en fait, à ce moment-là, le commandant Sharrow du 11e escadron des forces irrégulières de la Ligue anti-Taxe – était assise en face de lui, de l’autre côté de la petite table. Pour la première fois depuis qu’ils avaient fait connaissance, presque un an plus tôt, elle n’était ni en uniforme, ni en treillis de repos ni en tenue de ville négligée. Elle portait un loup à reflets arc-en-ciel qui lui couvrait seulement les yeux et l’arête du nez. Ce masque était surmonté d’une casquette en plumes d’oiseaux lacustres teintes en blanc et en vert ; sa robe vert vif était courte et moulante, son décolleté profond, et ses jambes, à la mode de l’époque, étaient gainées dans un film transparent d’huile à parfum polymérisée. Elle avait de longues jambes au galbe parfait, et elles luisaient, elles chatoyaient, elles étincelaient sous les lanternes suspendues qui se balançaient à des tiges incurvées au-dessus de l’eau noire du canal. Il pouvait à peine détacher ses yeux de ces longues jambes à l’ondulante musculature. Le toucher sec de l’huile à parfum, l’impression lisse et euphorisante donnée par cette pellicule en lente évaporation, épaisse de quelques molécules seulement – ces sensations, il les avait éprouvées bien des fois au contact d’autres femmes, et leur charge érotique avait quelque peu perdu de sa fraîcheur originelle. Mais, d’être seul avec elle dans cette barque ronronnante aux douces oscillations, l’ultime nuit de la fête, il avait envie de la toucher, de la tenir, de la caresser et de l’embrasser comme jamais il n’en avait eu envie avec une autre femme. Ce désir, ce besoin était aussi effrayant dans son intensité qu’il l’avait été juste avant qu’il baise pour la première fois, autant qu’il s’en souvienne ; il brûlait en lui, l’envahissait et coulait dans son sang comme un impétueux torrent de feu. Le fait qu’elle soit son commandant et une aristo n’eut brusquement plus aucune importance. Des détails, qui, dans une sorte d’agacement ou de snobisme à l’envers, l’avaient, par le passé, empêché de la considérer comme une femme (et une femme belle, séduisante et intelligente, en plus ; du genre de celles dont il saurait normalement, au premier regard, au premier mot échangé qu’il voudrait coucher avec elles si la chose était possible) plutôt que comme sa supérieure, brillante tacticienne, mais brusque et d’une ironie sarcastique et cinglante, ou comme une arrogante morveuse de Golter, bardée de privilèges, qui était d’une beauté à vous tuer sur place et le savait très bien. Sharrow décroisa ses jambes iridescentes et se pencha en avant. — Un toast, dit-elle en levant son verre. — À quoi ? demanda Miz. Il contempla le reflet déformé de son visage dans le masque couleur d’arc-en-ciel. Son propre masque reposait sur sa poitrine, pendu à son cou par la cordelette. — Un toast à la mode d’Iphrenil, dit-elle. Le toast secret ; chacun boit à ce qu’il désire. — Stupide coutume, soupira-t-il. D’accord. Ils trinquèrent. Des figures masquées déguisées en bandits de l’arrière-pays coururent le long du canal en poussant des cris de joie et en tirant avec des pistolets à bouchon. Il les ignora et la regarda dans les yeux tout en buvant. Je trinque à notre nuit ensemble, mon commandant, songea-t-il. Les yeux sombres et moqueurs de Sharrow lui répondirent derrière son masque. Un mince sourire écorna ses lèvres. Une grenade florale atterrit entre eux sur le fond de la barque. Sharrow partit d’un rire électrisant, onctueux comme la bière brune. Du pied, elle repoussa la grenade vers lui ; il la lui renvoya ; la mèche odorante brûlait et fumait. Elle emprisonna la boule grosse comme le poing sous son pied nu, sans la quitter des yeux (et il sentait la SNC démarrer – ce jeu devenant pour eux deux une situation tactique – et le Ralenti se préciser, et il connaissait les possibilités et les cheminements potentiels qu’elle devait être en train d’évaluer à la seconde même. Il attendit, dans cet instant prolongé, de voir ce qu’elle allait faire), puis juste au moment où la mèche semblait s’éteindre, Sharrow lui lança la grenade ; riant de sa malchance, il tenta de faire dévier la boule. La grenade florale éclata avec un pop ! retentissant, dispersant un nuage de couleur tout autour de lui et l’entourant de mille fleurs minuscules en expansion. Certaines restèrent collées à ses vêtements, d’autres étaient si petites et si sèches qu’elles lui pénétrèrent dans le nez et le firent éternuer ; le parfum était intolérable. Il toussa, éternua et tenta avec de grands gestes de repousser l’averse florale ; c’est à peine s’il entendait Sharrow battre des mains et rire à gorge déployée. Des gens sur la berge poussaient des acclamations et sifflaient. Il s’essuya le nez avec un mouchoir et épousseta la veste de son costume pour en chasser les fleurs collantes. Certaines étaient tombées dans son verre. Fronçant le nez, il jeta par-dessus bord la liqueur contaminée. — Tunnel de Streme ! cria un fonctionnaire en toge de cérémonie depuis un siège surélevé installé sur le chemin de halage. Tunnel de Streme ! À cinquante mètres ! Il hocha la tête en les voyant répondre d’un signe de la main. Miz se retourna et regarda vers l’aval par-dessus la proue de la petite embarcation. Droit devant, le canal tubulaire entrait dans un large bassin où la plupart des gens descendaient de leurs bateaux. Ce canal circulaire, long de vingt kilomètres – l’un des deux qui ceignaient ce qui fut jadis la périphérie de la capitale –, n’était en réalité qu’un tube d’alimentation racinaire de l’Entraxrln dont on avait enlevé la moitié supérieure. La section vers laquelle ils se dirigeaient maintenant était intacte et disparaissait rapidement dans la masse sombre d’un tapis végétal gros comme une chaîne de petites collines et couvert par les maisons et les vieux immeubles de la préfecture de Streme. Le tunnel de Streme avait cinq kilomètres de long et il fallait en moyenne plus d’une heure pour le traverser. La plupart des gens qui ne dormaient pas ou n’étaient pas portés sur la bagatelle avaient tendance à débarquer juste avant. Il se retourna vers elle et haussa les épaules. — Bon, soupira-t-il en essayant de mettre juste ce qu’il fallait de regret dans sa voix, on dirait que c’est le moment de débarquer. Elle étira les lèvres, expression qui n’était pas neutre, mais qu’il ne pouvait pas encore interpréter jusqu’au bout. Ce pouvait être de l’agacement ou une simple acceptation. Toutefois, une sorte de ressort se libéra dans sa poitrine. Peut-être, se dit-il. Elle buvait, l’air renfrogné. Il se laissa aller contre le dossier, délibérément détendu, et croisa les bras. Il se posa rapidement la question : Est-ce que je veux faire ça ? Oui. Mais cela revient à enfreindre la convention que nous avons tous respectée sans jamais en avoir débattu ni l’avoir acceptée : pas de rapports sexuels entre neuroconnectés. Avec des personnes d’autres groupes, oui ; avec n’importe qui d’autre dans les habitats militaires où ils étaient basés quatre-vingt-dix pour cent du temps, oui. Mais pas à l’intérieur du groupe. Trop de gens estimaient que ce serait bouleverser le délicat réseau d’anticipation et de réaction qui existait entre les équipes quand elles participaient aux mêmes missions de combat. Je le sais, songea-t-il, et j’en ai rien à foutre. C’est elle le commandant, c’est à elle de décider. Il me la faut. Alors, il décroisa les bras et se retourna vers la bouche du tunnel lorsqu’ils entrèrent dans le bassin et que le canal s’élargit autour d’eux. Il la regarda encore dans les yeux et dit calmement, pas trop fort : — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On sort ou on traverse ? Le regard de Sharrow glissa des yeux de Miz au tunnel en face d’elle, puis revint sur Miz. Elle reprit son souffle. Je la tiens, se dit-il. Oh, faites que je ne me trompe pas ! — Qu’est-ce que vous voulez faire ? lui demanda-t-elle. Il haussa les épaules et rajusta un oreiller à côté de lui. — Bon, je trouve qu’on est bien, ici… — Vous voulez traverser, dit-elle. Le masque-miroir glissa lorsqu’elle rejeta la tête en arrière, comme pour le provoquer. Il se contenta de hausser les épaules. Elle regarda les gens sur la berge, puis les explosions sporadiques des feux d’artifice au-dessus du scintillement sombre de la ville. — Je ne sais pas, dit-elle en se tournant vers lui. Et, tout à coup, elle redevenait une noble hautaine de Golter, le nez en l’air, raide et impérieuse, qui lui ordonnait : — Persuadez-moi. Il sourit. Un an plus tôt, les choses ne seraient pas allées plus loin ; il aurait renâclé devant cette arrogance et dit : Non, on va s’ennuyer dans ce tunnel ; allons retrouver les autres et nous amuser comme il faut (et il aurait secrètement espéré qu’elle voulait vraiment traverser, et qu’elle aurait donc été chagrinée de l’entendre dire que ce serait ennuyeux)… mais maintenant, il était un peu plus âgé et beaucoup plus sage ; en outre, il la connaissait mieux, et il était pratiquement sûr, à présent qu’il savait de quoi il en retournait, qu’elle était capable de retrouver brusquement son comportement d’adolescente. Et même alors, au moment où il comprit en frémissant qu’il était sur le point d’obtenir ce qu’il désirait plus désespérément que tout ce qu’il avait jamais pu désirer, et qu’il savait qu’il allait fouler un territoire inconnu et dangereux, et peut-être mettre en danger sa propre personne, Sharrow et les autres, qu’il le savait mais n’en avait cure, parce qu’on ne vit qu’une fois, ce qui impliquait de prendre des risques, de saisir toutes les chances de bonheur et d’avancement – même en cet instant, il trouva le temps de méditer cette révélation : comme nous avons vieilli ! Aucun de nous n’a plus de vingt ans ; elle – la stupéfiante créature assise en face de moi –, n’a que dix-neuf ans. Et pourtant, nous sommes en l’espace d’une année devenus des anciens, passés de l’état d’enfants à celui de vétérans cyniques, blanchis sous le harnois, moitié insouciants, moitié indifférents, qui attaquent leurs ennemis quand et où ils le peuvent dans l’obscurité et la solitude du combat singulier, s’accouplant avec eux au fil des microsecondes de l’espace, les taquinant au corps-à-corps jusqu’à l’élimination… et qui prenaient un plaisir taillé sur le même modèle – une implication totale, intense et furieusement concentrée immédiatement suivie d’une indifférence absolue. Vous persuader, songea-t-il. — D’accord, dit-il en lui souriant. Vous traversez le tunnel et je promets de vous dire ce à quoi j’ai porté mon toast. Elle fit une bizarre grimace, les coins de la bouche retroussés vers le bas, les tendons du cou en évidence. C’était une expression qu’il ne lui avait encore jamais vue. Il sourit malgré lui en songeant à quel point ça l’avait brusquement rajeunie. — Je ne sais pas, répondit-elle en contemplant son verre derrière le masque. Dans ce cas, je serais obligée de vous dire ce à quoi moi j’ai porté mon toast… Elle releva la tête et le regarda dans les yeux. Il se demanda s’il était possible de décocher un regard aguichant derrière un masque. Il se laissa retomber dans les somptueux coussins. Quelque chose chantait dans son âme. L’entrée du tunnel se rapprocha. Des agents de la brigade fluviale les hélèrent, leur rappelant que c’était leur dernière chance de débarquer. Les badauds sur la berge poussèrent des meuglements chargés de sous-entendus et leur crièrent des conseils salaces. C’est à peine s’il les entendit. — Vous êtes convaincue ? demanda-t-il. — Je suis convaincue. Il ne bougeait plus. Levant la main, elle retira le masque-miroir couleur d’arc-en-ciel juste au moment où la bouche du tunnel vint les engloutir. — C’est là, dit Zefla. 31 ter, allée Grant. La structure à trois niveaux était encore plus sombre et plus délabrée que les maisons voisines. Dans le plus pur style Malishu, elle était sculptée à partir d’un tissu membraneux violet bleuâtre soutenu par des poutres durcies au feu en bois de tige marron. Elle donnait sur une rue pavée d’écorce, aux garde-fous étroits, d’où l’on découvrait les toits en pente abrupte – certains goudronnés, d’autres revêtus de tuiles d’écorce – du département d’Histoire moderne, et, au-delà, la banlieue nord de la ville. L’endroit semblait inoccupé. Le rez-de-chaussée n’avait pas de fenêtres et les hautes baies des deux étages supérieurs étaient sombres et sales. La porte, faite d’une écorce mal séchée qui s’était déformée et fendue au fil des années, pendait de guingois au-dessus d’un seuil rapporté fixé par des clous. Zefla tira sur la poignée d’un cordon de sonnette. On n’entendait aucun bruit à l’intérieur. Zefla essaya d’ouvrir la porte, mais elle était soit verrouillée, soit coincée. Sharrow leva les yeux vers les gouttières ; un morceau pendait, dégoulinant d’eau alors même que le toit et la rue étaient maintenant secs après la bruine du petit matin. Elle poussa du pied des fragments d’une tuile tombée du toit dans un trou du trottoir entouré d’herbe, fronçant le nez avec dégoût. — Je suppose que le fait d’être une autorité de renommée mondiale sur le royaume de Pharpech n’attire pas les subventions, conclut-elle. Zefla tira le cordon de sonnette avec plus de vigueur et recula. — C’est possible. Mais ce type doit se croire sur le terrain en habitant dans une antiquité pareille. Sharrow était sceptique. — La méthode Stanislavski appliquée à la recherche universitaire ? Je crois plutôt que Cenuij s’est fiché de nous. Zefla secoua la tête d’un air sérieux. — Oh, non ! Il ne plaisantait pas, j’en suis sûre. Je crois qu’il voulait venir lui-même, mais il estime que ce monsieur serait plus réceptif à nos personnes. — Hein ? fit Sharrow en fronçant les sourcils devant le squelette d’un petit animal abandonné juste sur le seuil. Cette réceptivité pourrait recouvrir pas mal de conneries. Une fenêtre s’ouvrit en grinçant au deuxième étage, et un petit bonhomme barbu aux cheveux gris passa la tête par l’embrasure et les regarda de haut. — Bonjour, dit-il. — Bonjour ! lui lança Zefla. Nous cherchons un monsieur qui s’appelle Ivexton Travapeth. — Oui. Zefla observa une pause, puis demanda : — Ce n’est pas vous, alors ? — Non. — Très bien. Savez-vous où on peut le trouver ? — Oui. Zefla regarda Sharrow, qui se mit à siffloter. — Pouvez-vous nous dire où il est ? demanda Zefla. — Oui, dit l’homme en clignant des yeux. — On s’est trompé de département, murmura Sharrow. Elle croisa les bras et se retourna pour regarder la ville. — C’est le bâtiment de la Logique formelle, et ils font la grève du zèle. — Où est-il ? demanda Zefla en retenant un fou rire. — Oh, ici, fit l’homme. Il hocha la tête. — Pouvons-nous le voir ? poursuivit Zefla. — Oh, oui. — Continue, dit tranquillement Sharrow à Zefla. Les Passeports ne sont valides qu’un an. — Bon. Merci. Nous aurions bien téléphoné ou télématé, mais il semble que M. Travapeth décourage ce genre de contact. — Oui. — Oui. Pourriez-vous nous laissez entrer ? — Oui, oui, fit le petit homme en hochant la tête. Sharrow commença à produire des ronflements sonores. Zefla la poussa du coude. — S’il vous plaît, descendez nous ouvrir, dit-elle en souriant au petit barbu. — Très bien, s’exécuta celui-ci. Et il disparut. Une fenêtre se referma en claquant. La tête de Sharrow se posa lourdement sur l’épaule de Zefla. Elle bâilla. — Réveille-moi quand la porte s’ouvrira ou quand l’univers prendra fin – le plus tôt sera le mieux. Zefla lui tapota ses boucles brunes. La porte grinça sur ses gonds et s’ouvrit. Sharrow se retourna. Le petit bonhomme à barbe grise risqua un œil dehors, regarda à droite et à gauche dans la rue, puis ouvrit la porte toute grande. Il était en train d’enfiler un pantalon flottant terminé par des chaussons ; il noua le cordon et commença à rentrer les pans de sa chemise dans le pantalon tout en souriant aux deux femmes. Il était minuscule, encore plus petit qu’il n’en avait donné l’impression à la fenêtre. Zefla le trouva mignon. — Bonjour, dit-elle. — Oui, répondit-il en leur faisant signe d’entrer. Zefla et Sharrow enjambèrent le seuil surélevé et pénétrèrent dans un espace neutre, mais pas obscur, qui donnait sur une petite cour partiellement cachée à leurs regards par un drap qui pendait de l’étage supérieur. L’air sentait la sueur et la cuisine à l’huile. Un grognement asthmatique, manifestement masculin, se faisait entendre de l’autre côté du drap sale. Zefla jeta un coup d’œil à Sharrow, qui haussa les épaules. — J’espère que tu entends la même chose que moi, dit-elle à Zefla, sinon je suis encore plus crevée que je ne le croyais et j’hallucine sur la nuit dernière. L’homme à la barbe grise passa devant elles ; il était encore en train de remonter son pantalon et d’y rentrer les derniers plis de sa chemise chiffonnée lorsqu’il avança d’un pas décidé et contourna le drap. Elles le suivirent. La cour était petite et encombrée ; des balcons courant sur toute la longueur des étages supérieurs donnaient accès à d’autres pièces. Une légère couverture membraneuse formait comme un vélum diaphane. Le sol de l’atrium était couvert de tapis grands et petits, sur lesquels se dressaient une demi-douzaine de rayonnages débordants de livres et deux tables couvertes de liasses et de rouleaux de papier. Tout un matériel de musculation – poids et haltères, lourdes massues et barres flexibles – était dispersé au milieu de ces témoignages d’érudition ancienne. Au centre de tout cela se dressait la haute silhouette émaciée d’un homme âgé, presque nu – simplement vêtu d’un pagne d’une propreté douteuse –, avec une toison de poils blancs sur la poitrine et une épaisse tignasse de cheveux noirs. Un haltère court dans chaque main, il soulevait les poids alternativement, soufflant bruyamment et grognant à chaque fois. Son visage ridé et hâlé était couvert de sueur. Zefla lui donnait au moins soixante-dix ans, bien que sa silhouette soit relativement juvénile ; seuls les poils blancs sur sa poitrine et une certaine mollesse de son ventre trahissaient son âge. — Ah… bonjour, mes jolies dames ! dit-il d’une voix grave. Ivexton Travapeth à votre service. Il laissa choir les haltères sur un livre massif qui lestait apparemment le coin d’une carte brunie par les ans, soulevant un nuage de poussière et ébranlant la table en dessous. — Et en quoi l’humble érudit au peu de mérite que je suis peut-il aider deux gentes dames d’une beauté aussi rayonnante ? Il leur faisait face, encore haletant, fermement dressé sur la plante des pieds, les bras croisés, les biceps saillants, avec une expression mi-espiègle, mi-salace. — Bonjour, monsieur Travapeth, dit Zefla en avançant, la main tendue. Il la serra. — Je suis Mlle Franck, et voici mon assistante, Mlle Demri. Sharrow opina lorsque Travapeth la regarda en souriant. — Nous sommes des documentalistes travaillant pour le compte d’une société de télécran indépendante, MGK Productions, poursuivit Zefla. Notre carte. Elle lui remit la carte d’une des nombreuses sociétés appartenant en sous-main à Miz. Travapeth l’examina en louchant. — Ah, vous êtes de Golter. Évidemment. Je m’en doutais, avec votre accent. En quoi Travapeth pourrait-il vous aider, mes demoiselles saxicoles ? — Nous aimerions vous parler d’un lieu appelé Pharpech, dit Zefla en souriant. Ivexton Travapeth vacilla légèrement, en équilibre sur les talons. — Vraiment ? Le petit bonhomme jaillit soudain de l’ombre derrière l’érudit et lui présenta une longue toge grise dont il tenait les pans ouverts. Il sauta et essaya de jeter le vêtement par-dessus les épaules du géant. Il échoua et recommença plusieurs fois tandis que son maître parlait. — Pharpech ! dit Travapeth d’une voix retentissante. Ah, douce et adorable dame, vous prononcez là un mot, un mot presque magique, qui convoque une telle pléthore d’émotions dans le sein d’un grand voyageur, dit-il en se frappant la poitrine – qui sonna creux –, que je sais à peine comment ou par où commencer à vous répondre. Le petit homme mit la toge sur son avant-bras, tira une chaise de dessous une table et la plaça derrière Travapeth. Il grimpa sur la chaise et se mit en devoir de poser la toge sur les épaules du savant juste au moment où Travapeth s’avançait vers un présentoir en bois à hauteur de poitrine qui contenait un jeu d’haltères. Le gnome aux cheveux gris dégringola par terre en couinant. Travapeth s’empara des haltères et poussa un grognement. — Une société de production de télécran, dites-vous ? demanda-t-il en s’efforçant de hisser les haltères jusqu’au niveau de son menton. Le petit homme se releva et s’épousseta, récupéra la toge sur le tapis et lança un regard boudeur à Travapeth. Sharrow ne desserrait pas les lèvres. Zefla sourit. — C’est exact, dit-elle. L’avorton considéra Travapeth d’un œil furieux, puis il abandonna la toge sur le dossier de la chaise et retourna dans l’ombre en marmonnant des propos incohérents et en secouant la tête. — Hmm, fit Travapeth. Il hissa finalement les haltères au niveau de ses épaules et resta ainsi immobile un instant. Il déglutit. — Il se trouve que je connais assez bien Sa Majesté le roi Tard XVII, dit-il d’une voix tonitruante en souriant aux deux femmes avec une sorte d’humilité radieuse. Vous savez, j’étais présent à son couronnement, à l’époque où vos jolies personnes tétaient encore les globes généreux des seins maternels, j’imagine. Il poussa un soupir pensif – ou triste, peut-être –, puis reprit son sérieux, banda ses muscles et taquina les poids. Au bout d’un moment, il se détendit. — Et… je dois vous dire, haleta-t-il, que Sa Majesté… s’est toujours montrée réticente… à autoriser les témoignages pictographiques… de quelque forme que ce soit… concernant son royaume… ce que le monde moderne… a tendance à considérer comme… une phobie quasi pathologique. — Cela, nous le comprenons, dit Zefla. Pharpech semble néanmoins être un lieu fascinant et même romantique, d’après ce qu’on peut en lire, et nous avons sincèrement l’impression qu’il vaudrait la peine de demander à une équipe de gens expérimentés et talentueux – unanimement respectés dans leurs domaines de compétence respectifs – d’investir du temps et des efforts dans la production d’un documentaire véridique, réaliste et fidèle sur la vie dans ce qui représente l’un des derniers vestiges d’une époque révolue, qui a miraculeusement survécu jusqu’à nos jours. Travapeth sembla se tendre à nouveau. Puis il poussa un grognement, reposa les haltères sur leur support et saisit d’une main tremblante une serviette maculée de taches roulée en boule sur le dessus d’un rayonnage. — Absolument, admit-il en secouant la serviette jusqu’à ce qu’elle se déplie. Mais essayez d’expliquer ça à Sa Majesté. — Je vais être franche avec vous, dit Zefla pendant que Travapeth s’essuyait d’abord les aisselles, puis le visage. (Sharrow détourna les yeux.) Nous avons l’intention d’aller une première fois là-bas sans aucun matériel – même photographique, s’il le faut – et, peut-être, grâce à vos bons offices, si vous en êtes d’accord, d’établir une sorte de terrain d’entente avec les autorités qui se trouvent contrôler le type de droits d’accès très limités que nous sollicitons pour la production documentaire prestigieuse et de bon goût que nous envisageons. Travapeth hocha la tête, se moucha bruyamment dans la serviette et la reposa sur le haut du rayonnage. Sharrow toussa et s’absorba dans la contemplation des balcons du deuxième étage. Zefla poursuivit, imperturbable : — Bien sûr, nous reconnaissons les difficultés que cela implique, et nous espérons que vous-même – en tant que chercheur unanimement respecté et plus grand spécialiste de Pharpech dans tout le système – acceptiez d’être notre conseiller historique et anthropologique. Fronçant les sourcils, Travapeth fit jouer les muscles de ses épaules et s’installa sur un banc d’exercice ; il s’allongea sur le dos et coinça ses pieds sous les barreaux. — Oui, je vois, dit-il en joignant les mains derrière la nuque. — Au cas où vous seriez d’accord, précisa Zefla, il va sans dire que votre compte serait crédité en ligne. — Mm-hmmm, grogna Travapeth. Il effectua un premier redressement. — Et, naturellement, poursuivit-elle, cela impliquerait des honoraires substantiels correspondant à l’autorité scientifique que votre participation ajouterait à ce prestigieux projet autant qu’à l’investissement personnel pris sur votre précieux temps de travail. Travapeth s’adossa avec un soupir à l’étroit rembourrage du banc et contempla le plafond membraneux de la cour. — Bien sûr, les questions financières ne sont pas au premier plan de mes préoccupations. — Naturellement, concéda Zefla. Je peux bien l’imaginer. — Mais… si vous pouviez me donner un chiffre approximatif… Il effectua un autre redressement, fit pivoter son buste et toucha un genou avec un coude, puis changea de côté. — Que diriez-vous de dix mille, tout compris ? proposa Zefla. L’érudit s’immobilisa, le coude sur le genou. — Quatre mille immédiatement, dit Zefla, une fois que nous serions assurés de votre collaboration, puis trois mille le premier jour des prises de vues principales et trois mille à la télédiffusion. — Droits de rediffusion ? grogna Travapeth, toujours en train d’osciller de gauche à droite. — Aux normes professionnelles des productions documentaires de prestige. — Mention du nom au générique ? — Même taille de caractères que celui du réalisateur, durée divisée par deux. — Quinze mille, alors. Zefla aspira entre ses dents et dit d’une voix contrite : — Je ne suis pas autorisée à dépasser douze mille pour un collaborateur donné. Travapeth se laissa aller contre le dossier. Il haletait profusément. — Majordome ! cria-t-il à la cantonade. Sa voix se répercuta sur les murs de l’atrium. Son visage dégoulinant de sueur regardait Zefla à l’envers. — Ma petite, murmura-t-il, vous n’aurez pas besoin d’autres collaborateurs. Je suis tout ce dont vous avez besoin. Tout ce que vous pourriez jamais demander, dit-il avec un regard lubrique. Du coin de l’œil, Zefla surprit Sharrow en train de se détourner, la main fourrée dans la bouche, juste au moment où le petit bonhomme sortait de l’ombre à nouveau, ployant sous le poids d’un énorme seau d’eau plein à ras bord. — Quinze mille, répéta Travapeth en fermant les yeux. Six, cinq, quatre. Zefla regarda par terre, secoua la tête et se caressa le menton. — Bon, soupira Travapeth, en trois tranches égales, alors ; on ne peut pas être plus correct. Le nabot empoigna la chaise avec la toge posée sur le dossier et la traîna en titubant jusqu’au banc où Travapeth reposait, haletant ; il grimpa sur la chaise, hissa le seau au niveau de sa poitrine puis versa l’eau sur le corps nu aux neuf dixièmes du chercheur, qui respirait profondément. Zefla recula précipitamment devant les éclaboussures. Un violent frisson agita Travapeth lorsque l’eau ruissela sur lui et se répandit sur le tapis ; il s’étrangla et cligna des yeux. Le majordome descendit de la chaise et s’éloigna. — Alors, c’est d’accord, ma petite ? dit-il à Zefla avec un sourire mouillé. Zefla interrogea Sharrow du regard. Sharrow eut un hochement de tête presque imperceptible. — Pouah ! Le Destin me protège ! T’as vu quand son pagne est devenu tout collant et transparent après que le petit vieux lui a flanqué la flotte dessus ? Beurk ! — Heureusement, je regardais ailleurs à ce moment-là. — Et cette histoire de « globes généreux des seins maternels » ! dit Zefla d’une voix sonore. Puis elle étouffa un cri perçant, la main sur la bouche. Elles descendaient la rue de l’imagerie au milieu des étudiants, isolés ou en groupes compacts, qui circulaient entre deux cours. — J’ai cru que j’allais vomir, dit Sharrow. — T’aurais pas dû essayer de te fourrer toute la main dans la bouche. — C’était ça ou hurler. — N’empêche qu’il semble au moins savoir de quoi il parle. — Hmm, fit Sharrow. Jusqu’ici, c’est plausible ; on va voir si Cenuij est impressionné. Elle indiqua du menton une rue à leur droite. — Descendons par là. Il y a un endroit sympa dont je me souviens. — D’accord, dit Zefla. Elles tournèrent dans la rue du Structuralisme. — C’est quelque part par là, dit Sharrow en regardant autour d’elle. La rue était animée, bordée de cafés et d’estaminets. Zefla prit à nouveau le bras de Sharrow et leva les yeux vers la membrane haute qui ondulait lentement deux kilomètres plus haut. — En fait, dit-elle, maintenant que j’y réfléchis, peut-être que j’admire un peu l’impudence de ce Travapeth. Sharrow la fusilla du regard. — Tu ne peux vraiment pas détester quelqu’un pendant plus de trois secondes, n’est-ce pas ? Zefla sourit d’un air coupable. — Ah, il n’était pas si méchant que ça, dit-elle en haussant les épaules. C’est un personnage. — Espérons qu’il restera un personnage secondaire, marmonna Sharrow. Zefla éclata de rire. — Au fait, quel est le but de cette promenade sentimentale ? demanda-t-elle en examinant la rue bondée. C’est quoi, la prochaine station ? — Le Bistrot Onomatopeia, l’informa Sharrow. — Oh, je me souviens de cet endroit, dit Zefla. Elle scruta l’horizon en affectant un air perplexe. — Ça s’écrit comment, déjà ? s’enquit-elle. — Comme ça se prononce ! chantèrent-elles en chœur. Elle avait baissé la visière de sa casquette sur ses yeux et calé ses bottes sur le siège branlant en face d’elle. Sa veste d’uniforme était accrochée au dos de sa propre chaise. — Schlotch, dit-elle en buvant une autre gorgée d’alcool de trax. — Schlotch ? demanda Miz. — Schlotch, confirma-t-elle. — De la boue qu’on gratte sous le talon d’une botte, dit Dloan en tapotant la botte de Sharrow de la pointe de la sienne. Elle secoua la tête lentement, les yeux baissés sur ses mains jointes entre ses cuisses en uniforme, et rota. — Non, dit-elle. Ce fut le tour de Cenuij, le regard étincelant malgré les deux yeux au beurre noir qu’il avait récoltés l’avant-veille. — Un étron qui tombe dans la cuvette des chiottes d’une hauteur de dix mille mètres. — À côté, mais pas loin, fit-elle avant de glousser en levant la main lorsque les autres commencèrent à la chahuter. Non, non… c’est pas ça du tout. J’ai menti. J’ai menti. Ha, ha, ha ! — Le bruit qu’une… hic ! merde !… qu’une chaussette pleine de cervelle de méduse volante en saumure fait lorsqu’elle est brandie vigoureusement contre l’écoutille de secours d’un clipper de douane par un nain avec un harnais à parachute sur la tête. Sharrow leva les yeux en direction de Zefla et secoua rapidement la tête. — Trop prosaïque, conclut-elle. — D’accord, dit Zefla en haussant les épaules. Prudent, Cara s’éclaircit la voix. — Le bruit que fait une coccinelle… commença-t-il sans se presser. Et tous de quitter leurs casquettes et de les lui lancer dessus en criant : — Non ! Change de canal ! Non, non, non ! Rien à foutre de ta coccinelle de merde ! Trouve autre chose ! Cara tressaillit, grimaçant sous le bombardement de casquettes, les bras déployés sur la table pour protéger son verre. — Mais, dit-il d’une voix raisonnable, ça doit forcément être ça, à la fin… — Ben non, c’est pas encore ça, dit Sharrow. Elle but encore un peu de trax. Elle se sentait plus ivre qu’elle n’aurait dû l’être. Parce qu’elle buvait à jeun ? Ils étaient venus à l’Onomatopeia pour déjeuner et guérir leur gueule de bois, mais, d’une manière ou d’une autre – c’était leur dernier jour avant la prochaine mission à moins que la paix n’éclate –, cela n’avait que trop facilement dégénéré en beuverie, une fois de plus. Avait-elle pris son petit déjeuner ? Elle récupéra sa casquette et la remit sur son crâne rasé. Elle ne se rappelait pas si elle avait ou non pris son petit déjeuner. Elle finit de boire son trax, dit « Au suivant ! » très fort, et reposa son verre tout en désignant Miz du doigt. Quelqu’un lui remplit son verre. Miz avait l’air songeur. Puis son visage mince s’illumina. — Un croiseur des Taxes qui heurte un autre astéroïde à la moitié de la vitesse de… Ils se mirent tous à crier et à lui jeter leurs casquettes. — Ça devient trop stupide, considéra Froterin tandis que Miz se penchait pour récupérer les casquettes. Son regard pesant fit le tour de la table, puis il affirma : — Tout le monde commence à se répéter. — Qu’est-ce que t’as dit ? — Pardon ? — Quoi ? Froterin se leva en vacillant, laissant sa chaise racler le trottoir derrière lui. Il chancela et faillit tomber sur la chaussée. — Mais maintenant, grogna-t-il, je crois que c’est le moment de pousser la chansonnette… Il commença à chanter : — Ô Caltasp, ô Caaaltasp… — Le Destin me garde ! — Ma casquette ! Donnez-moi ma casquette ! — La mienne d’abord, je suis moins bourré et puis je vise mieux de toute façon ! — Balance-lui autre chose, alors ! — Je sais ! — Pas mon verre, connard ! Prends le sien ! — Ô CAAALtasp, ô CAAALtasp… — Ouille ! Mes oreilles ! — Ça sert à rien, mon commandant ; les casquettes rebondissent sur l’objectif ! — Oh non ! Son verre est vide ! Vleit se leva, contourna la table et se dirigea vers Sharrow sur la pointe des pieds tandis que les autres tentaient d’empêcher Froterin de chanter. Vleit souriait d’un air malicieux, et lorsqu’elle arriva près de Sharrow, elle s’accroupit et lui murmura quelque chose à l’oreille. Sharrow opina vigoureusement et elles se répandirent en gloussements qui se transformèrent en quintes de rire rauque. — Oui ! cria Sharrow en riant aux larmes, oui ! — Ô CAAAALtasp, ô CAAAAAAALtasp… oh, merci beaucoup, dit Froterin en acceptant la chope de bière aux aromates que Miz lui avait apportée. Il se rassit et lampa allègrement sa bière. — Elle a trouvé ! dit Sharrow. Vleit… hic ! merde… a trouvé ! — Quoi ? — C’était quoi, alors ? — Allez, dis-le-nous ! Sharrow secouait la tête et séchait ses larmes sur la manche de sa chemise. Vleit se releva en se tenant les côtes, sans cesser de rire. — Quoi ? — C’est de la triche ! — C’était quoi, la réponse ? — J’vous dirai pas, s’esclaffa Sharrow. — T’es obligée de le dire, protesta Miz. Sinon, comment on saura que Vleit a vraiment gagné ? Sharrow remit sa casquette sur sa tête et regarda Vleit ; elles se remirent à glousser, puis à rire sans retenue. — Tu veux leur dire ? demanda Sharrow. Vleit secoua la tête. Elle gloussait toujours. — Pas moi, mon commandant. Tu leur dis. La Hiérarchie A Ses Problèmes, oublie pas ! — Ouais ! — C’était quoi ? — Ouais ! Allez, dis-le-nous ! — Ça va, ça va ! dit Sharrow en s’asseyant correctement, bien droite contre le dossier. Puis, soudain, elle eut l’air inquiète ; son front lisse se rida. — Et merde ! s’écria-t-elle en secouant la tête. J’ai oublié ce putain de mot. Elle fit mine de s’effondrer en pleurant, la tête sur la table. Au moins deux casquettes rebondirent sur elle avant que Cenuij rugisse : — SCHLOTCH ! Sharrow leva les yeux brusquement. — T’en es sûr ? — Absolument, énonça Cenuij. — Ouais, schlotch, soupira Sharrow. — Et alors ? dit Miz en levant les bras. Schlotch est une onomatopée ou quoi ? Sharrow se pencha au-dessus de la table d’un air de conspirateur, regarda à droite et à gauche dans la rue et dit : — C’est le bruit… d’un… Elle secoua la tête. — Ça sert à rien, dit-elle d’une voix pleine d’un regret factice. Je suis carrément pas encore assez bourrée pour vous le dire. — Quoi ? — Sharrow !!! — Allez, allez ! — Sois pas ridicule ! — Vleit… c’était quoi, oui ou merde ? — Sharrow… t’avais promis de nous le dire. C’est quoi ? Sharrow leur fit un grand sourire, para un jet de casquette puis rejeta la tête en arrière et rit à gorge déployée tandis que les autres protestaient. Un serveur timide sortit du bistrot et s’approcha, tenant nerveusement un plateau contre sa poitrine comme si c’était un bouclier. Il alla droit vers Sharrow ; elle sourit à ce jeune homme et redressa sa casquette. Le garçon toussa. — Euh… commandant Sharrow ? s’enquit-il. — Tu sais lire les plaques nominatives, môme, ironisa Miz en lui faisant un clin d’œil. — Ouais, fit Cenuij. Reste avec nous, on a besoin d’un serveur. Oh. Vous êtes déjà… Sharrow leur fit signe de se taire. — Oui, dit-elle en fixant le jeune homme d’un regard trouble. — On vous demande au téléphone, commandant. L’armée. Le serveur détala et disparut à l’intérieur du bistrot. Sharrow avait l’air perplexe. Elle plongea la main dans la poche de sa veste d’uniforme accrochée au dossier de son siège. Elle tressaillit et fit une grimace, puis retira sa main pleine d’une substance rouge et collante. — Quel est l’enfant de salaud qui a mit de la sauce au ghretti sur mon putain de communicateur ? rugit-elle. Elle se leva ; la sauce rouge dégoulina sur le trottoir. — Merde, dit Miz d’une petite voix. Je croyais que j’avais fait ça à la veste de Dloan, tout à l’heure à l’auberge. — La veste de Dloan ? lui cria Sharrow en lui montrant l’uniforme de Dloan. Il a combien de galons sur sa veste ? Un. Et moi, combien j’en ai ? Deux ! hurla-t-elle en les montrant avec son autre main. Miz haussa les épaules et sourit. — Je croyais que je voyais double. — Deux jours de corvée pour ton cul ! marmonna Sharrow en passant devant lui. Et enlève cette saloperie de ma poche, tout de suite ! Elle se dirigea d’un pas martial vers l’intérieur du bistrot. — Ça doit être drôlement relevé, cette sauce au ghretti, entendit-elle Dloan songer tout haut. Un communicateur militaire est censé être étanche jusqu’à une pression de… L’intérieur du bistrot était sombre et tranquille ; il n’y avait là que le personnel. — Merci, Vol, dit-elle en prenant le téléphone. Le propriétaire lui tendit un torchon pour sa main. Elle hocha la tête, reconnaissante, et annonça : — Commandant Sharrow à l’appareil. Elle écouta en fermant les yeux. Au bout d’un moment, elle annonça : — Le communicateur est tombé en panne, monsieur. Nous ne savons pas pourquoi, monsieur. Peut-être à la suite d’une action hostile, monsieur, dit-elle en plissant les yeux encore plus hermétiquement. Elle s’essuya la main et désigna du menton le fond du bistrot. Vol alla s’y asseoir avec le reste de son personnel. Elle se retourna pour observer les autres membres du groupe par les fenêtres donnant sur la rue. Ils essayaient d’identifier leurs casquettes respectives. Elle sourit en les voyant, puis se concentra à nouveau sur le téléphone. — Oui, monsieur ! Nous arrivons, monsieur ! dit-elle en se préparant à raccrocher. Comment ? Je vous demande pardon, monsieur. Elle considéra d’un œil critique son reflet dans la glace de l’autre côté du bar, visible derrière les verres et entre les futs posés à l’envers. — Le toubib ? Je veux dire, le médecin-chef… bien sûr, monsieur. Elle regarda à nouveau son image et haussa les épaules. — Oui, dit-elle. Salut, docteur. Qu’est-ce qui se passe ? Elle s’appuya sur le comptoir, releva sa casquette et se frotta le visage. — Quoi ? Oh, les bilans de santé. Elle sourit à son reflet. — De quoi s’agit-il ? Quelqu’un s’est chopé une dose de radiations, ou alors, c’est une maladie exotique ? Elle écouta pendant une demi-minute environ. Elle vit son visage pâlir dans la glace. Au bout d’un moment, elle s’éclaircit la voix et dit : — Oui, je vais le faire, docteur. Bien sûr. Une fois de plus, elle s’apprêta à raccrocher le combiné, puis elle se ravisa, dit « Merci, docteur » et rangea enfin le vénérable appareil derrière le comptoir. Elle resta là un moment, debout, à contempler son image dans la glace. Elle baissa les yeux sur sa chemise. — Merde, chuchota-t-elle en regardant à nouveau son reflet. C’est toi qui récupères le petit emmerdeur. Vol arriva par l’autre côté du comptoir avec un plateau de verres sales. Elle sursauta en le voyant, puis se pencha et lui fit signe. — Vol. Vol ! dit-elle tout bas. Le propriétaire, plus placide et costaud que jamais sous son tablier, se pencha vers elle et lui répondit sur le même ton : — Oui, commandant ? — Vol, tu as quelque chose pour me rendre aussi malade qu’un marin d’eau douce ? — Aussi malade qu’un marin d’eau douce ? répéta-t-il, perplexe. — Oui ! chuchota-t-elle en jetant un coup d’œil aux autres dehors. Un truc dégueulasse, qui tord les tripes, qui arrache la gorge et vide l’estomac ! Vol haussa les épaules. — Normalement, il suffit de boire trop pour en arriver là, dit-il. — Non ! siffla-t-elle. Non, autre chose ! — Et si vous vous mettiez les doigts dans la bouche ? Elle secoua la tête rapidement. — J’ai essayé ça quand j’étais gosse ; ça a marché avec ma demi-sœur, mais jamais avec moi. Trouve autre chose. Et vite ! Elle regarda encore vers la terrasse. — De l’eau très salée, dit Vol en ouvrant les mains. Elle lui tapa sur l’épaule. — Tu m’en prépares assez pour deux. Elle se tourna et se dirigea vers la porte, hésita, puis se mordit la lèvre et fouilla dans une poche de son pantalon. Elle en tira une pièce de monnaie qu’elle garda dans la main quand elle sortit rejoindre les autres. Ils levèrent les yeux. Miz était encore en train de nettoyer la poche de sa veste ; le communicateur baignant dans la sauce gisait sur la table comme un animal fraîchement dépecé. Sharrow ouvrit les bras. — Bon, les mecs, leur dit-elle, ils n’ont pas encore fini d’analyser la situation. Il y eut divers murmures, principalement désapprobateurs. — Ils sont encore en train de discuter, poursuivit-elle. En attendant, les festivités continuent ; je crois que nous allons enfin reprendre du service. Maintenant, c’est trop tard pour se pointer à cet Embarcadère de merde, soupira-t-elle. Je vais demander un camion. Elle hésita, puis s’approcha de Miz et lui présenta la pièce qu’elle avait dans la main. — Lance ça, lui dit-elle. Miz interrogea les autres du regard, puis il haussa les épaules, lança la pièce. Sharrow regarda de quel côté elle était retombée sur la table. Elle hocha la tête et se tourna pour repartir. — Alors ? demanda Miz d’un ton appuyé. — Je te dirai plus tard, dit-elle. Et elle rentra dans le bistrot. — Merci, Vol. Elle prit le verre d’eau trouble et se dirigea vers les toilettes. — Hé ! lui cria-t-elle. Appelle-nous un camion militaire, vu ? Elle goûta un peu d’eau salée. — Beurk ! — Commandant Sharrow ! lui cria Vol. Vous m’avez dit d’en faire assez pour deux personnes… tout ça, c’est pour vous ? Elle secoua la tête. — Pas exactement. — Aargh ! Yeurrrrp ! Breeuaaark ! cria-t-elle dans la cuvette du W.-C. Pendant quelques instants, tandis que son estomac se révulsait à nouveau (et qu’elle se disait : Merde, peut-être que ce truc fait plus de mal au petit emmerdeur que l’alcool aurait pu en faire), elle écouta les bruits qu’elle produisait, se rappela le jeu auquel ils venaient de jouer et trouva le tout d’une drôlerie ridicule. Zefla regarda Sharrow examiner la façade de ce qui avait été le Bistrot Onomatopeia transformé en boutique de livres anciens. Sharrow secoua la tête. — Bon, dit-elle en baissant les yeux sur la pièce de monnaie qu’elle avait dans la main. Je crois que c’est la preuve qu’on ne peut pas revenir en arrière. Elle tourna le dos à la librairie et s’éloigna. Zefla contempla encore un moment l’enseigne de la boutique, puis se hâta de rattraper Sharrow. — Eh ! fit-elle, faut voir le bon côté des choses… On cherche un bouquin, et qu’est-ce qu’on trouve à la place d’un de nos vieux repaires de soiffards ? Un bouquiniste ! C’est un bon présage, non ? Et elle lui donna une grande claque dans le dos. Elles reprirent leur promenade. Sharrow se tourna vers Zefla. — Zef, dit-elle d’une voix lasse. Tais-toi. 11. L’ARRIÈRE-PAYS Assise à la fenêtre du train qui oscillait doucement, elle regardait l’Entraxrln défiler à l’extérieur. L’immensité spacieuse et enchevêtrée de la Plante, ceinte de câbles incurvés, et le volume énorme des réseaux torsadés et cannelés des troncs composites lui donnaient l’impression d’être plus petite qu’une poupée – soldate miniature dans un petit train électrique posé sur le sol d’une forêt tranquille et sombre qui s’étendait à l’infini. Ici, l’Entraxrln était bien plus mystérieuse et exotique qu’à Malishu ; elle s’imposait, elle semblait flotter dans un autre plan de l’existence que les simples humains, à jamais séparée d’eux par l’écrasante et titanesque lenteur de son métabolisme à la patience inexorable. Sharrow l’avait vue défiler lentement par cette fenêtre, des heures durant ; elle avait vu des nuages et de lointaines mais violentes averses, elle avait regardé des troupeaux d’onguligrades détaler sur la membrane inférieure, elle avait contemplé les ballons chalutiers entourés d’oiseaux voraces qui écumaient les membranes supérieures, elle avait aperçu les tavelures noires des troupes de singes planeurs glissant sur les membranes relevées, observé d’un œil sceptique des hordes de jemers sauvages galoper dans les espaces découverts avec leur bizarre démarche syncopée en sachant qu’ils allaient chevaucher la version domestiquée de ces animaux apparemment maladroits, et elle avait vu un seul grand stom – noir, d’aspect féroce alors même qu’il n’était guère plus qu’un petit point dans le ciel, mais à l’envergure d’un avion de tourisme – tournoyer à grande hauteur, évitant sans effort les vrilles et ramifications des câbles en croissance permanente. Assise en face de Sharrow, Zefla était accoudée au rebord de la fenêtre ouverte, une main sous le menton. La brise chaude agitait ses longs cheveux blonds. Son autre main tenait un écran de poche. Sa tête oscillait légèrement de droite à gauche, en mesure avec la voiture qui grinçait et dodelinait sur ses essieux. La porte s’ouvrit en crissant et Cenuij jeta un coup d’œil à l’intérieur du compartiment. — Bienvenue au pays de Nulle Part, annonça-t-il en souriant gaiement. Nous venons de quitter la zone de couverture du réseau. Il se retira et ferma la porte derrière lui. Zefla eut l’air vaguement surprise, puis se replongea dans son roman. Sharrow sortit son petit jetable. Il affichait Problème de Réception. Elle appuya sur quelques touches, pour voir, puis haussa les épaules et rangea le téléphone dans sa sacoche. Sharrow jeta un coup d’œil à sa montre. Encore quatre heures dans ce tortillard, puis une journée dans un autre train, ensuite, deux jours plus tard, ils pourraient espérer arriver à Pharpech si tout se passait comme prévu. Elle regarda à nouveau par la fenêtre. — Et ça, c’est pris depuis l’arrière du château ; en regardant vers le sud. Non, le nord. Bon, plutôt le nord-est, je suppose. Je crois. Travapeth tendit l’hologramme à Zefla, qui y jeta un coup d’œil et sourit. — Ravissant, dit-elle. Elle fit passer la photo à Sharrow, assise de l’autre côté de la table de conférences. Sharrow daigna à peine la regarder. — Hmmm, fit-elle en étouffant un bâillement. Elle passa l’hologramme à Cenuij, assis directement en face d’elle. Il l’examina avec une expression aigrie et dégoûtée. Il le scrutait comme s’il hésitait entre le déchirer, cracher dessus ou y mettre le feu. Finalement, il le retourna puis le posa sur une grosse pile de photos au milieu de la table. Ils avaient loué un petit bureau dans un immeuble moderne du centre-ville ; Travapeth – vêtu d’une vieille toge professorale qui devait être marron à l’origine – leur avait rendu visite deux jours de suite, buvant à chaque fois de grandes quantités de vin de trax et discourant interminablement – et de plus en plus fort – sur tous les aspects du royaume de Pharpech auxquels Zefla, Sharrow et Cenuij pouvaient songer. Pendant ce temps, Miz et Dloan traquaient toutes les informations supplémentaires qu’ils pouvaient trouver sur le Royaume dans les bases de données et les publications ; ils achevaient également les préparatifs du voyage. Zefla et Sharrow avaient craint que Cenuij ne soit indisposé par l’emphase qu’affectait Travapeth ; avec Cenuij, les choses risquaient de tourner mal lorsqu’il rencontrait des gens qui, tout comme lui, avaient une très haute opinion d’eux-mêmes. Elles avaient donc attendu que Cenuij soit particulièrement de bonne humeur avant de présenter les deux hommes l’un à l’autre. Ça avait marché ; Cenuij avait presque semblé trouver le vieux savant sympathique, mais aujourd’hui, après un déjeuner dans une salle privée d’un restaurant proche, Travapeth avait insisté pour leur montrer les photos bidimensionnelles et holographiques qu’il avait prises lors de ses voyages dans le Royaume, depuis sa première visite, lorsqu’il y était allé comme étudiant, cinquante ans plus tôt, jusqu’à la dernière, qui datait de cinq ans. — Ah, dit Travapeth. Il prit un autre carton de photos sur le plancher à côté de lui, l’installa sur la table et fouilla dedans. — Celles-là sont particulièrement intéressantes. Il posa lourdement l’épaisse liasse de photos sur la table en écorce poncée et vernie et des nuages de poussière s’échappèrent d’entre les hologrammes. Sharrow soupira. Cenuij, horrifié, jeta un coup d’œil sous la table pour voir combien de cartons Travapeth avait encore en réserve. — Elles datent de vingt ans, dit Travapeth en prenant une prune à cloque sur le compotier. Quelque chose de rouge et de menu sortit en se tortillant d’un trou au fond du carton qui avait contenu les photos et fila sur ses huit pattes vers le bord de la table. Travapeth abattit sur l’insecte la main qui tenait le fruit en disant : — Celles-ci datent de l’époque du couronnement de Sa Majesté. Zefla contempla d’un air ahuri la main du vieux savant, qu’il passait comme un rouleau sur l’insecte, s’assurant ainsi qu’il soit complètement écrasé. — Comme je disais, poursuivit Travapeth en essuyant distraitement sa main souillée de rouge sur une tache d’une autre couleur qui décorait déjà le bas de sa toge, Sa Majesté m’avait personnellement invité à son couronnement. Il frotta la prune sur sa toge à peu près au même endroit où il avait essuyé les restes de l’insecte, puis mordit dans le fruit. Il mâchonna la chair jaunâtre tout en parlant et en agitant le fruit dégoulinant. — Che crois que chelle-là est une chorte de vue chénérale… Sharrow mit une main sous l’aisselle opposée et porta l’autre à son front. — Ravissant, fit Zefla. Elle donna la photo à Sharrow. Elle collait aux doigts. Sharrow la passa à Cenuij. — Ah, dit Travapeth en déglutissant. Et là… c’est encore le jour du couronnement, mais ici, nous avons la cérémonie dans laquelle le livre sacré est retiré de la chambre forte. Sharrow leva les yeux. — Le livre sacré ? reprit gaiement Zefla. Elle accepta la photo de la main émaciée de l’érudit, tavelée par l’âge. — Oui, dit Travapeth en fronçant les sourcils. Le monarque doit être assis sur le livre, sur le trône, dans la cathédrale, lorsqu’il reçoit la couronne. Il donna à Zefla l’image correspondante et ajouta, avec un sourire lubrique : — Assis sur son fondement dénudé, si je puis me permettre cette précision. Le monarque doit dénuder la partie inférieure de son corps au contact de la couverture en peau du livre. Le vieux savant mordit profondément dans la prune à cloque et sourit à Zefla tout en mastiquant. — Fascinant, dit Zefla. Elle jeta un coup d’œil à la photo et la fit passer. Sharrow la regarda. Elle sentait Cenuij s’impatienter en face d’elle. L’hologramme légèrement flou montrait un groupe d’hommes, l’air sérieux mais pittoresquement accoutrés, qui tenaient les perches soutenant un palanquin ouvert dans lequel un objet brun clair, à peu près de la taille d’une serviette à documents, reposait sur un coussin blanc. La masse délabrée, à présent familière, du château de Pharpech s’élevait en arrière-plan, au fond de la place principale de la petite ville. Sharrow tourna rapidement l’hologramme dans tous les sens, mais l’image du livre dans le palanquin ne révéla rien d’autre. — Quelle sorte de livre sacré ? demanda-t-elle. Lequel ? Elle fit mine d’étouffer encore un bâillement et sourit à Travapeth comme pour s’excuser. Il tendit l’hologramme à Cenuij, qui le regarda, puis le reposa. Il nota quelque chose sur son bloc-écran. — Chère demoiselle, je suis obligé d’avouer que je ne le sais pas, avoua Travapeth en fronçant les sourcils. Il mordit encore dans le fruit et continua : — Une chorte de tchès vieil ouvrache chenché être… gulp !… un cadeau de l’empereur des Ladyr au premier des Rois inutiles. Travapeth brandit à la ronde le fruit dégoulinant. Zefla tressaillit, puis s’essuya tranquillement les yeux. — Bien sûr, dit-il, j’ai proposé d’examiner le livre pour le compte de Sa Majesté, d’en déterminer l’identité, la provenance et l’importance, mais cela me fût refusé, ce qui est inhabituel. Il haussa les épaules. — Tout ce que je sais, c’est qu’il est dans un coffret en métal précieux, en argent, probablement. Il est environ aussi épais que votre main, aussi long que votre avant-bras, et sa largeur est d’environ vingt-huit centimètres et demi. Calé dans son fauteuil, Cenuij tambourinait sur la table. Sharrow se surprit à évaluer la scène, à essayer de voir jusqu’à quel point ils pouvaient se permettre de manifester leur intérêt. Une indifférence excessive pouvait être tout autant suspecte. Travapeth mordit dans le noyau du fruit, fronça les sourcils et cracha quelques pépins dans le carton d’où il avait sorti les hologrammes. — Ce livre n’a jamais été ouvert, dit-il. Le bruit court qu’il est piégé, mais, de toute façon, le coffret est verrouillé, et, naturellement, il n’y a pas de clé. J’aurais peut-être réussi à établir au moins l’identité de l’ouvrage si le vieux roi ne l’avait pas fait recouvrir – ou plutôt re-recouvrir – avec la peau d’un leader révolutionnaire paysan quelques années avant mon premier voyage dans le Royaume. Il soupira. — Une cérémonie très pittoresque, ce couronnement, n’est-ce pas ? dit Zefla à l’adresse de Sharrow et de Cenuij. Elle tapota du bout de son style la surface vernie de la table. Sharrow opina (brave petite, songea-t-elle) tandis que Zefla se retournait vers Travapeth, qui visait la corbeille à papier du bureau, située sous une fenêtre près d’un coin de la pièce. Il lança le noyau de la prune ; celui-ci s’écrasa comme une éponge sur le mur et retomba derrière la corbeille. Travapeth secoua la tête. — Ça passerait bien au télécran, lui dit Zefla. J’adorerais enregistrer une cérémonie de ce type. (Sharrow et Cenuij opinèrent de concert). C’est si ethnique, dit-elle à Travapeth, les mains ouvertes devant elle comme pour soutenir deux vastes sphères invisibles. Si… si réel. Travapeth semblait réfléchir. — Je suppose, dit Zefla, que le roi actuel n’a pas l’intention d’abdiquer, par exemple. N’est-ce pas ? Travapeth s’essuya les mains sur le devant de sa toge et dit : — Je ne le crois pas, mademoiselle. Le grand-père du roi actuel a certes abdiqué ; il s’est retiré dans un monastère pour mener une vie de renoncement. Mais le roi Tard… bon, il n’est pas vraiment porté sur la religion, dit Travapeth en fronçant les sourcils. Il croit en leur dieu, bien sûr, mais je ne pense pas trop m’écarter de la vérité en suggérant que ses dévotions sont plus superficielles qu’assidues. — Est-ce qu’il leur arrive de reconstituer… commença Zefla. Mais Travapeth poursuivit de sa voix de stentor : — Bien sûr, il y a eu des exemples de conversions soudaines à une sainteté extrême dans la famille royale actuelle, habituellement motivées par des événements traumatisants dans la vie du noble personnage en question – être impliqué dans un coup d’État qui a mal tourné, être surpris in flagrante avec l’épouse d’un autre ou avec sa propre monture, découvrir qu’on a été nommé général d’une armée envoyée mater des guérillas ou des révolutions dans l’arrière-pays – ce genre de choses. Mais il est relativement rare qu’un monarque entre dans les ordres ; les rois ont tendance à mourir sous le harnais. Et même littéralement, dit Travapeth en levant les yeux au ciel, dans le cas de l’arrière-grand-père du roi, qui s’étrangla accidentellement dans une position très invraisemblable, suspendu au plafond d’une pièce dans une maison de réputation plus que douteuse. Le vieux savant eut une sorte de rire de gorge et grimaça d’un air louche à l’intention de Zefla. Il but un gobelet de vin de trax et s’en gargarisa avant de l’avaler. — Eh bien, fit Zefla, peut-être pourrions-nous avoir la chance d’assister à une autre cérémonie. À condition, bien sûr, d’avoir l’autorisation de travailler sur place. — Certainement, dit Travapeth en rotant. Il y a la reconsécration annuelle de la cathédrale, les malédictions avant la chasse annuelle aux singes planeurs. Ça, c’est très pittoresque, et la chasse elle-même est palpitante… Bon, ils appellent ça une chasse, mais c’est plutôt un sport-spectacle. Ensuite, il y a le jour des exécutions en masse pour la nouvelle année, la flagellation traditionnelle des débiteurs… et puis il y a toujours des fêtes célébrant la naissance d’un nouveau bébé royal ou l’acquisition par le roi d’un article de technologie moderne. — Oui, dit Zefla en tapotant à nouveau sur la table. Ces articles de technologie moderne que le roi achète de temps en temps… Je présume que la valeur en est purement symbolique ? Travapeth secoua la tête. — Même pas, douce dame. Ils sont acquis uniquement pour soustraire à l’économie du pays tout surplus monétaire éventuel. Cette attitude apparemment, euh… insolite vise à maintenir la stabilité du royaume en épongeant des bénéfices qui, autrement, risqueraient de mener au progrès et, partant, à l’instabilité. C’est précisément la raison pour laquelle le royaume de Pharpech est connu également sous le nom de Cour des Rois inutiles. Travapeth fronça les sourcils et gesticula. — Nous serions peut-être tentés de juger que c’est là une manière plutôt excentrique de gérer un État, mais je crois que nous devons respecter le droit des Pharpéchiens à gérer leur pays comme bon leur semble. On ne peut nier que cela fonctionne : il n’y a eu aucun progrès à Pharpech depuis pratiquement huit cents ans. Une vraie prouesse, dans son genre. Cenuij émit un commentaire presque inaudible et nota quelque chose sur son bloc. — Évidemment, soupira Travapeth, cette pratique peut aller trop loin ; j’étais présent dans le Royaume lorsqu’on a livré son radiotélescope à Sa Majesté le souverain actuel. — Je croyais que toute la zone était opaque aux ondes radio, dit Cenuij. — Oh, absolument, confirma Travapeth. Et, bien sûr, il n’y a pas de solution de continuité dans la canopée sur des centaines de kilomètres. Mais là n’est pas la question, cher monsieur. Ce télescope n’a pas été acquis pour être utilisé ; il n’y avait personne dans le Royaume qui sache le faire fonctionner et pas d’électricité, de toute façon. Comme je l’ai déjà dit, la technologie moderne – à l’exception partielle du matériel de la garde et de l’armée – est en fait interdite dans le Royaume. Le vieil érudit eut soudain l’air triste pour de bon et sa voix baissa d’un ton : — Même mon modeste appareil photographique a été victime de cette réglementation, après que le roi eut été jeté à bas de sa monture lors de la chevauchée annuelle autour des frontières de la capitale, pendant ma dernière visite… Travapeth sembla se ressaisir. Il se redressa sur son siège et éleva la voix à nouveau : — Non, monsieur. Le Roi a acheté ce télescope parce que son prix correspondait exactement à la somme d’argent que le Trésor avait à dépenser et parce qu’il était totalement inutile. Même si le souverain a pris, je crois, un plaisir certain à s’adonner à des glissades dans la parabole pendant quelque temps, ce qui est contre la lettre, mais pas contre l’esprit du principe d’inutilité… Mais non, dit Travapeth avec un regard presque méchant. Ce qui me chagrine, c’est que le roi ait choisi pour son radiotélescope le site de la vieille bibliothèque du château ; il a fait raser les bâtiments et brûler tous les livres. Travapeth secoua la tête. — Un comportement scandaleux, marmonna-t-il dans son gobelet de vin. Sharrow le regarda fixement, puis nota quelque chose sur son propre bloc-écran, juste pour se donner une contenance. Oh merde, songea-t-elle. Zefla secouait la tête dans une manifestation de révulsion polie. Cenuij s’était raidi. — Tous les livres ? demanda-t-il d’une voix rauque. Brûlés ? Travapeth leva les yeux au ciel. — J’en ai peur, fit-il en hochant tristement la tête. Ils ont fini dans la chaudière du château ; toute la ville a été couverte de cendres et de suie, et de pages à moitié brûlées. Une vraie tragédie. — Une terrible tragédie, renchérit Zefla. — Et pour les habitants de la ville aussi, poursuivit Travapeth. Comme je l’ai déjà dit, il pleut très rarement à Pharpech, et la Taxe sur les toits décourage les gens de couvrir le dernier étage de leurs habitations, si bien que toute cette cendre a fait d’énormes dégâts. — Des livres de valeur ont-ils été détruits ? s’enquit Cenuij. À mes heures perdues, avoua-t-il avec un mince sourire, je collectionne les ouvrages anciens. Il me déplairait de penser que… — Sincèrement, j’en doute, dit Travapeth. Il hocha la tête à l’adresse de Zefla qui lui remplissait son gobelet de vin. — Merci, charmante enfant. Puis il se tourna vers Cenuij. — Pharpech est une sorte désert pour les bibliophiles, cher monsieur. Il n’y a pas de tradition littéraire à proprement parler ; dans le Royaume, seuls quelques rares fonctionnaires de haut rang, un ou deux précepteurs de grandes familles et, parfois, le monarque savent lire. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, il en est certes sorti une riche culture orale. Mais non, monsieur ; la bibliothèque était un bien Inutile, acquis il y a quelques centaines d’années dans une vente aux enchères ici à Malishu ; elle avait appartenu à une famille noble qui vivait des temps difficiles. « Tous les ouvrages rares et de valeur avaient déjà été vendus individuellement ; le roi a seulement anéanti les collections standard de classiques dont la plupart des familles nobles tapissent une pièce de leur demeure, bien qu’en général c’est plutôt le papier peint qui coure le risque d’être lu. L’acquisition de pareil article Inutile était sans doute une péripétie d’une ampleur très limitée. Je doute fortement que le bibliocontinuum du système ait perdu quoi que ce soit d’irremplaçable dans cette vandalistique conflagration. Mais diantre, monsieur, c’est le principe qui compte ! s’écria Travapeth en reposant violemment son gobelet sur la table, répandant du vin sur les hologrammes et le pan de table devant lui. — Je suis on ne peut plus d’accord, dit Cenuij. Il écrivit encore sur son bloc-notes. Le vieux savant épongea de la manche de sa toge une éclaboussure de vin sur la table. — D’où il résulte, conclut-il, que le seul livre qui subsiste dans tout le château est probablement celui sur lequel s’assoit le monarque pendant le couronnement. Quel qu’il soit. — Hmm, fit Sharrow en hochant la tête. Zefla posa son style. — Très bien, dit-elle. Parlez-moi encore de ces fêtes, Ivexton. Quelles seraient, à votre avis, les plus vibrantes, les plus colorées… ? — Alors, qu’est-ce que tu en penses ? demanda Sharrow. Cenuij haussa les épaules et agita les épices dans sa chope de bière. — Je suppose que ça pourrait être ce que nous cherchons, dit-il. Ils étaient tous les cinq dans une salle privée d’un café près du bureau qu’ils avaient loué. Miz et Dloan avaient déterminé l’itinéraire ; il leur faudrait prendre un hydravion entre Malishu et Plagelongue, un maglev express jusqu’à Vivre-d’Espoir, ensuite deux tortillards jusqu’à la frontière des provinces extérieures de Pharpech. Il y avait là une petite colonie où ils pourraient louer des guides et acquérir des montures. Ils n’avaient pas encore pris de billets. — Je croyais que le livre était perdu depuis plus des huit cents ans qui se sont écoulés après la période des Ladyr, dit Miz. — Jusqu’à deux mille ans, même, suivant les sources qu’on invoque, dit Cenuij. Mais c’est juste à compter de la date où quelqu’un a avoué le posséder. Peut-être que les Ladyr sont tombés dessus par hasard quand ils expropriaient une famille peu coopérative ou pillaient un Monopole qui avait tardé à leur verser l’argent du racket. Peut-être qu’il n’avait jamais été vraiment perdu. Peut-être qu’ils ignoraient la nature de ce qu’ils avaient sous la main – rien qu’un vieux bouquin jamais ouvert qui pourrait peut-être servir un jour. Cenuij haussa les épaules et poursuivit : — De toute façon, l’expédier à un coprolithe comme Pharpech quand l’anti-impérialisme était à la mode a dû passer pour une bonne idée à l’époque. Ça a marché, après tout ; personne ne l’a trouvé, bien que, manifestement, le vieux Gorko ait flairé la piste. Cenuij but une gorgée de sa bière blonde. Zefla tira sur un inhalant. — On part, alors ? demanda-t-elle. — Eh bien, dit Sharrow, je ne vois pas comment Breyguhn ou quiconque d’autre aurait pu manigancer ce qui est arrivé à Bencil Dornay ; le motif qu’il avait tracé était plutôt explicite, et on dirait qu’il y a exactement un livre et un seul dans le château de Pharpech. Je pense que nous partons, dit-elle en étalant ses mains sur la table. — Ça te met à l’abri des Huhsz, en plus, dit Miz en agitant l’alcool de trax dans son verre. T’es au courant des dernières nouvelles ? Il paraît que deux missions lourdes ont quitté Golter hier, une qui va sur Tront, et l’autre qui se dirige de ce côté. — Je suis au courant, dit-elle. Au moins, ils ont l’air de ne pas savoir sur quel pied danser. Y a-t-il eu d’autres vainqueurs intéressants des courses à Tile ? Miz secoua la tête. — Rien depuis Danse Macabre. — Où on en est, question finances ? s’enquit Zefla. Elle essayait apparemment de retenir sa respiration et de parler en même temps. — La situation est fluide, répondit Sharrow. Nous avons utilisé à peine un tiers de notre allocation. Le seul point noir est le délai de réponse, le temps de brouiller les pistes des virements. Mais ce ne devrait pas être un problème, à moins que nous n’ayons besoin de beaucoup de liquide très rapidement. Miz présenta son petit verre d’alcool de trax à la lumière et l’observa en fronçant les sourcils. — Quelle sorte de fonds nous emportons à Pharpech ? demanda-t-il. — Du liquide, de l’or, des diamants et divers bibelots, l’informa Sharrow. Miz poussa Dloan du coude et lui indiqua du menton le verre de trax. — On dirait qu’il est trouble. Tu crois qu’il est trouble ? — Acheter les gardes-frontière risque d’en absorber un gros paquet, dit Sharrow à Zefla, mais une fois que nous serons dans le pays, tout est censé être moins cher que l’eau de vaisselle. — Ce qui est probablement à peu près tout ce qu’ils ont à vendre, dit Cenuij. — Je crois que c’est ce qu’il y a là-dedans, marmonna Miz en louchant sur le verre de trax, qu’il mit devant le nez de Cenuij. Le liquide est trouble, à ton avis ? — Nous serons obligés d’improviser en ce qui concerne le matériel que nous pouvons faire entrer, dit Sharrow. Apparemment, ça dépendra de l’humeur des gardes-frontière. — Y a pas moyen d’entrer autrement dans ce pays ? dit Miz en reniflant sa boisson. Un truc qui m’a frappé, c’est qu’on fait tout ça par des moyens tout ce qu’il y a de plus officiels. Je veux dire, aujourd’hui, j’étais dans une agences de voyages en train de causer assurances. Une assurance-voyages, non mais ! On est vraiment tombés si bas ? Il porta son verre de trax à la lumière, puis l’agita sous le nez de Sharrow. — Trouble/pas trouble : à ton avis ? lui demanda-t-il. — Il y a des tas d’autres manières d’entrer, dit Sharrow en écartant le verre de Miz. Mais toutes sont encore plus compliquées, trop dangereuses et impliquent de faire d’énormes distances à pied où sur une monture en compagnie de gens qui tuent, capturent ou détroussent leurs semblables dans le cours ordinaire de leur existence. Les gardes-frontière sont des anges gardiens à côté d’eux. — Je dis quand même qu’un pilote qui en a quelque part pourrait amener un hélico ou un ADAV… commença Miz. — Bon, alors, tu essaies de trouver un avion, toi, quelque part sur Miykenns, observa Sharrow. C’est l’hydravion ou rien, ici. — Oui, Miz, dit Cenuij en souriant. Je crois que tu t’apercevras que des tas de gens ont eu la même idée que toi dans l’histoire de Miykenns ; c’est pour cela qu’il reste si peu de câbles et de membranes pour encombrer le ciel autour de Malishu, et que le vaste Cimetière des Pilotes est une étape si poignante du circuit touristique. — Je parie que je pourrais… — Autre chose, coupa Zefla en frappant sur la table du plat de la main. Nous n’emmenons pas Travapeth avec nous. — Il pourrait nous être utile, indiqua Cenuij. — Ouais, dit Zefla. Comme une jambe cassée si on veut se donner des coups de pied dans l’occiput. — Pas de Travapeth, appuya Sharrow. Elle fronça les sourcils en voyant Miz sortir une mini-torche de la poche de sa veste et éclairer son verre avec. Zefla soupira. — Ce vieux birbe va être terriblement déçu si nous ne faisons pas le documentaire, dit-elle. Il envisageait un livre tiré du film. Et puis il aurait bien besoin de cet argent. — Il ne croit pas que nous allons faire ce truc, de toute façon, dit Sharrow en voyant Miz renifler le verre de trax encore une fois. Il a palpé cinq briques pour trois jours passés à pontifier le cul sur sa chaise, à flirter comme un gigolo, avec bouffe et alcool à volonté. Jamais un type comme lui ne pourra gagner autant de fric aussi facilement. Miz émit un grognement désapprobateur et porta le verre de trax à son oreille. Il lui donna une pichenette du bout de l’ongle avec une expression de profonde concentration. — Oh, donne-moi ça ! dit Sharrow, exaspérée. Elle lui arracha le verre des doigts avant qu’il puisse protester, le porta à ses lèvres et le but d’un trait. Puis son visage se tordit dans une expression de dégoût, elle se retourna et cracha le trax derrière elle, sur les planches du box tachées par les ans. Elle s’essuya la bouche avec sa manche. — Qu’est-ce que t’as fait… t’as pissé dedans ? demanda-t-elle à Miz. C’était dégueulasse. — Merde, ça, je le savais, dit-il avec un air agacé. Mais c’était trouble ou pas ? On ne le saura jamais, maintenant. Et de désigner du menton la tache sur les planches. — Oh, arrête de déconner et va nous chercher une bouteille, lui ordonna-t-elle. — Pas si c’est pour que tu la recraches par terre, formula-t-il d’un ton collet monté. Il se tourna de côté sur son siège et croisa les bras et les jambes. — Je vais nous chercher une bouteille, moi, dit Zefla. — Vilaine fouteuse de paix, lança Sharrow. — Hé, Zef… regarde bien s’il est pas trouble… L’arrière-pays de l’Entraxrln s’abîmait dans la pénombre violette du soir commençant. Ici, les couches membraneuses poussaient plus drues, plus épaisses, les troncs et les tiges étaient plus minces, mais beaucoup plus nombreux ; des câbles pendaient de partout, s’enroulaient en boucle, s’infléchissaient, garnis de grands lambeaux de membrane foliée arrachés par le vent. On n’avait plus vraiment l’impression qu’il y avait un sol en dessous, et, bien que le paysage ondulé ressemble à des séries de collines violettes, c’était un paysage dans lequel de grands trous avaient été découpés et auquel s’étaient ajoutés de gigantesques écheveaux de matière suspendue ; certains de ces trous s’étiraient pour former des tunnels qui plongeaient dans des couches plus profondes et plus épaisses, tandis que d’autres s’étrécissaient et se recourbaient sur eux-mêmes. D’un bout à l’autre de ce stupéfiant labyrinthe tridimensionnel passaient des racines et des tubes démesurés, qui ondulaient sur les couches tissulaires marron comme de gigantesques vaisseaux sanguins affleurant sous la peau de quelque énorme animal endormi. Debout sur le seuil du poste de garde, le capitaine observa le groupe de cavaliers et leurs bêtes de somme qui avançaient lourdement sur la piste menant à la capitale tandis que le crépuscule s’assombrissait peu à peu autour d’eux. Le capitaine tira plusieurs fois sur sa pipe ; un nuage de fumée enveloppa sa tête. Le sergent de garde gravit péniblement les marches, chargé de deux sacs. — Ils prétendent qu’ils ne sont pas des touristes, annonça le sergent. Ils se disent Voyageurs. Il déposa les deux sacs aux pieds du capitaine. — Je dois avouer que c’est une secte que je ne connais pas, dit-il en ouvrant les sacs. Un au moins est habillé correctement pour un saint homme. L’Ordre du Livre, paraît-il. Il veut essayer de donner des livres au roi, mon capitaine. Je lui ai dit que le roi n’approuvait pas les livres, mais ça n’a pas eu l’air de le gêner. Le capitaine tâta du pied les sacs de butin. Des bouteilles tintèrent ; il y avait là l’assortiment habituel d’appareils photo, deux jeux de loupes, une lunette de visée nocturne à usage civil et un peu d’argent liquide. — Deux d’entre eux étaient des dames, mon capitaine ; elles étaient voilées. Aucun d’eux ne correspondait au signalement de visiteurs indésirables. Les guides étaient connus de nous – des hommes de confiance. Le capitaine s’accroupit, ses bottes grincèrent. Il toucha un outil mystérieux avec le tuyau de sa pipe. L’objet se mit à jouer de la musique. Il le toucha à nouveau, et la musique se tut. Il le souleva et le glissa à l’intérieur de sa chemise. — Ils étaient très généreux, on peut le dire. Tout est là, mon capitaine, naturellement. Le capitaine plongea la main dans un des sacs et en retira une bouteille. Il remit la pipe dans sa bouche tout en soupesant la bouteille d’alcool de trax. — Oh ! Je n’y toucherais pas, mon capitaine. Le liquide est un peu trouble, si vous voulez mon avis. Elle s’éveilla au milieu de la nuit. Son postérieur lui faisait mal. La pièce était très sombre, elle ne reconnaissait pas le lit, et il flottait une odeur bizarre. Il y avait quelqu’un avec elle dans la pièce : elle percevait sa respiration. Un éclair de lumière bleuâtre imprima sur ses rétines une image confuse des lieux. Elle se souvint. C’était l’auberge du Col Rompu sur la place en dessous du château : un havre de repos après la longue chevauchée sur les jemers vacillants, rétifs et puants et deux nuits dans de rustiques dortoirs pour voyageurs dans les ténèbres de l’arrière-pays. Cenuij s’était assuré l’accès à l’hôtellerie du monastère tandis qu’ils trouvaient ici les deux meilleures chambres de l’auberge, une nourriture épicée jusqu’à en être suspecte, et un vin fortement alcoolisé. Sharrow s’était donc endormie sur la table, et Zefla l’avait mise au lit ; c’était elle qui dormait dans l’autre lit massif de l’autre côté de la chambre. Bien sûr, songea-t-elle tandis que la lueur d’un autre éclair filtrait silencieusement par les fenêtres. Et elle se calma. Je suis à Pharpech. Elle sortit du lit massif, qui grinçait et pliait sous son poids, avec ses grossières couvertures par-dessus deux draps légèrement plus fins, attendit un autre éclair, puis, gardant en mémoire l’image de la pièce enregistrée par ses yeux, elle se dirigea vers les portes-fenêtres. Elles s’ouvraient sur un balcon ; elle ne l’avait pas trouvé très sûr au début quand elles avaient pris la chambre, mais elle était disposée à lui faire confiance. La fenêtre grinça un peu lorsqu’elle l’ouvrit. Elle sortit sur le balcon, referma la porte et avança en longeant le mur revêtu d’écorce jusqu’à la balustrade en branche de câble. L’obscurité extérieure lui donna le vertige. Elle sentait, et même en quelque sorte entendait qu’elle était à l’air libre, mais il n’y avait pas de lumière nulle part ; pas de lumière venant d’en haut, où la membrane occultait toute clarté céleste, et pas d’éclairage non plus dans la bourgade qu’elle refusait de considérer comme une ville. Ses doigts cherchèrent à tâtons la mince tige de la balustrade, la trouvèrent et l’agrippèrent. C’est comme si j’étais aveugle, songea-t-elle. L’air s’était quelque peu refroidi ; elle portait une chemise de nuit extrêmement pudique et seuls son cou et ses chevilles sentaient le souffle de la brise. Elle resta là, immobile, dans l’attente d’un autre éclair, peu rassurée par le balcon et la perspective d’une chute de trois étages dans la ruelle en contrebas. Les éclairs venaient de très loin, un peu au-dessus et un peu au-dessous des membranes supérieures, apparemment. Leur lumière révélaient une partie de la semi-clairière de quatre ou cinq kilomètres de diamètre entourant la ville de Pharpech, et les troncs composites proches. La ville elle-même était un amas tout juste entrevu de formes géométriques qui s’incurvaient sous son regard. Et puis elle avait entrevu autre chose, à sa droite, au même niveau qu’elle, à quelques mètres seulement. Une silhouette, un être humain. Son cœur bondit dans sa poitrine. — Sharrow ? chuchota Miz comme s’il hésitait à la reconnaître. Elle sourit dans l’obscurité. — Non, murmura-t-elle. Ysul. — Ah oui, fit Miz en toussant. Ton repas t’est resté sur l’estomac, à toi aussi ? — Non, dit-elle en réprimant son envie de rire. C’est les éclairs. — Oh. Elle regarda de son côté, essayant de l’apercevoir. Finalement, un nouvel éclair jaillit. Miz était debout en face d’elle et regardait dans sa direction. Elle réprima un fou rire. — T’as oublié ton pyjama, hein ? — Hé, chuchota-t-il dans le noir complet. Ces balcons ne sont pas si loin que ça l’un de l’autre. Je parie que je peux passer de l’autre côté. Il était apparemment enchanté, innocent comme un petit garçon. — T’as pas intérêt à essayer ! l’avertit-elle tout bas. Elle crut l’entendre bouger, l’entendre glisser sur le mince câble durci au feu. Elle scruta l’endroit où elle savait qu’il était, comme si elle tentait d’obliger ses yeux à voir par la seule force de sa volonté. Puis elle regarda délibérément ailleurs en espérant le découvrir à la périphérie de son champ de vision. En vain. — Miz ! chuchota-t-elle. Arrête ! Tu vas te tuer. Il y a trois… Nouvel éclair. Et Miz était là, debout à l’extérieur du balcon, accroché d’une main à sa balustrade et tendant l’autre main dans sa direction ! Elle eut le temps de lire sur son visage l’impatience, le bonheur et une certaine malice ; puis, quand la lueur bleue disparut, elle entendit son souffle et perçut le déplacement d’air lorsqu’il sauta d’un balcon à l’autre. Elle tendit les bras, l’attrapa et le ceintura fermement. — Tu es fou ! lui siffla-t-elle à l’oreille. Il pouffa, passa par-dessus la balustrade et serra Sharrow dans ses bras. — N’est-ce pas romantique ? soupira-t-il gaiement. Il exhalait l’odeur sucrée de la sueur masculine, la fumée et – très légèrement – le parfum. — Retourne dans ta chambre ! lui dit-elle en tentant d’échapper à son étreinte. Et par la porte ! Il se pressa sensuellement contre elle et lui plaqua le dos contre le mur revêtu d’écorce ; il lui caressa le cou de ses lèvres, et laissa ses mains lisser ses flancs, ses cuisses et ses fesses. — Mmm, comme c’est bon ! — Miz ! protesta-t-elle. Elle repoussa ses mains, le saisit par les poignets et l’obligea à baisser les bras. Il poussa un petit cri plaintif et se mit à lui lécher le cou. Puis il libéra ses poignets de son étreinte, prit son visage dans ses mains et l’embrassa. Pendant un moment, elle ne résista pas et laissa sa langue explorer sa bouche, puis (revoyant sans le vouloir les rideaux gonflés par la brise et la balustrade en pierre d’une autre chambre d’hôtel, à huit années-lumière et des poussières de là, et le beau visage de Miz en extase au-dessus du sien, éclairé par les spasmes lumineux et destructeurs qui étouffaient l’aube au-dessus de Lip City) elle ralentit progressivement le rythme de ce baiser, guida ses mains vers ses épaules, lui mit les bras autour du cou, écarta sa tête de la sienne, posa sa joue sur son épaule et lui tapota le dos. Elle le sentit pousser un profond soupir. — Ce qu’il faut pas faire pour arriver jusqu’à toi par les temps qui courent, Sha. Ysul ! dit-il tristement et un peu perplexe. Elle le serra plus fort, haussa les épaules, secoua la tête en sachant qu’il pouvait sentir le moindre de ses mouvements. Au-dessus d’eux, le ciel de l’Entraxrln s’illumina à nouveau. Les éclairs se rapprochaient. — Hé ! fit-il en levant la tête. Tu te rappelles cette fois dans l’auberge à Malishu, au dernier étage, avec le feu d’artifice et tout le reste ? Elle hocha la tête. — On s’est bien amusés, hein ? dit-il doucement. — Oui, c’est vrai. Elle le tint contre lui, et il la tint contre elle. Elle regarda le coin de ciel d’où venaient les éclairs ; elle en vit encore deux et elle entendit même un lointain roulement de tonnerre. Finalement, il commença à frissonner dans ses bras. Il l’embrassa sur le front et la lâcha. — J’ai intérêt à rentrer et à m’assurer que Dloan est en train de ronfler, dit-il. — Rentre par la porte, alors, suggéra-t-elle en le prenant par le bras et en essayant de l’attirer vers la fenêtre ouverte. Il lui résista. — Pas possible. Notre porte est fermée à clé. Soit je m’en retourne comme je suis venu, soit je couche avec toi. — Ou par terre. — Ou avec Zef, murmura-t-il gaiement. Eh ! Ou avec vous deux à la fois ! — Je te donne mon lit, proposa-t-elle. Et c’est moi qui coucherai avec Zef. — Tu l’as déjà fait une fois, dit-il d’une voix blessée peu convaincante, et j’ai été très choqué. — Uniquement parce qu’on ne t’a pas laissé regarder. — C’est vrai, convint-il. C’est censé être mieux comme ça ? — Tu rentres par cette fenêtre, oui ou non ? — Non. Je m’en vais par où je suis venu. Les ronflements de Dloan requièrent ma présence. — Miz… Mais il avait déjà passé une jambe par-dessus le balcon ; Sharrow sentit l’air sur sa joue lorsqu’il leva l’autre. — Obsédé ! chuchota-t-elle. Fais atten… L’éclair jaillit et Miz sauta : il eut un hoquet, puis elle entendit le frottement de sa peau sur la balustrade. — Et voilà. C’est presque trop facile. — Tu es cinglé, Kuma. — J’ai jamais dit le contraire. Mais avoue que je suis drôlement gracieux, quand même ! Bonne nuit, gente dame. — Bonne nuit, grand fou. Elle l’entendit lui envoyer un baiser, puis s’éloigner. Elle laissa passer quelques secondes. Il y eut un choc sourd, et elle l’entendit dire : « Ouille ! » Elle sourit dans le noir, persuadée qu’il avait délibérément heurté quelque chose, pour rire, rien que pour elle. Les éclairs se succédaient sur les membranes supérieures, inondant le paysage enclos d’une lumière dure et monochrome qui semblait disparaître avant d’avoir atteint sa pleine intensité et qui, en fournissant des instants de contraste d’une brièveté aussi éphémère, ne faisait que renforcer l’obscurité. 12. CHUTE DE NEIGE Ils étaient amants depuis quelques mois. C’était seulement la deuxième fois qu’ils retournaient sur Miykenns depuis la fête des parfums et leur traversée en barque du long tunnel, obscur et odorant, du canal de Malishu. Ils savouraient leur chance : la capitale était à nouveau en fête lorsqu’ils revinrent, tout au début d’une grande orgie rétro – costumes d’époque, bombance et drogue sporadiquement au rabais –, avec comme prétexte la 7021e célébration de la Fondation. Ils avaient dîné, ils avaient dansé et ils avaient bu ; ils avaient fait une petite promenade en barque sur le canal et regardé des holofilm percutants de réalisme scintiller et puiser dans les airs au-dessus de la ville. Les holos décrivaient l’arrivée des premiers explorateurs, scientifiques et colons sept millénaires plus tôt, puis présentaient une brève histoire de Miykenns, qu’ils regardèrent tout en flânant main dans la main dans les rues étroites avant de rentrer à leur auberge au pied de la colline déserte près du Musée de la Signalisation. Le dernier volet de cette présentation holographique était composé de séquences marquantes de la guerre en cours. Ils s’arrêtèrent sur le seuil de l’auberge pour regarder le spectacle. Ils virent des escadres de clippers des douanes libérés voler en formation, leurs coques noires luisant discrètement dans le ciel au-dessus de la ville, puis le bombardement des fosses à lasers sur les bases des astéroïdes entre Phrastesis et Nachtel, des mineurs en grève sur le Fantôme de Nachtel et enfin l’explosion d’un croiseur des Taxes. — Hé ! dit Miz tandis que la funeste corolle de lumière du croiseur frappé à mort pâlissait lentement au-dessus de Malishu. C’était pas le nôtre ? Celui que nous avons descendu dans les parages du Fantôme ? Elle regarda les détonations secondaires éclater comme des fleurs scintillantes dans la sphère de débris rougeoyants qui avait été le croiseur des Taxes. — Oui, dit-elle, c’est un des nôtres, en effet. Elle se pelotonna contre lui, épousant plus étroitement les contours de son corps, passa la main sur la poitrine de sa virile veste d’uniforme et dit : — Quoi qu’il en soit, on remonte à la chambre, non ? Elle pivota, lui agrippa l’épaule et essaya de lui faire passer la porte de force. — Merde alors ! dit-il en se laissant remorquer. C’est nous qui avons pris ces images ; on devrait pas toucher des droits d’auteur, par hasard ? Leur chambre se trouvait au dernier étage – un vaste espace, haut de plafond, sous un toit translucide en membrane d’Entraxrln tissée, incurvé comme une tente sur ses poutres et ses perches. Ils firent l’amour assis au bout du lit, devant un mur de miroirs ; lui sous elle et elle sur ses genoux, tous les deux face au mur afin qu’ils puissent se voir sous la chiche lumière urbaine filtrant par le toit translucide. Levant les bras, il les plaça sous ceux de sa partenaire, lui étreignit les épaules, prit ses seins dans ses mains, lui caressa son ventre plat, descendit jusqu’aux boucles serrées de la toison et à la fente humide en dessous tandis qu’elle tournait la tête d’un côté, puis de l’autre, l’embrassant pendant qu’il lui caressait les flancs et les cuisses, lui tenant les testicules lorsqu’il plia lentement sous elle et qu’elle commença à le chevaucher, alternant pression et détente. Ils haletaient, tendus par l’effort, et s’observaient, les yeux rivés au même endroit à la surface du mur-miroir, avec une sorte de gravité impatiente et vorace, tandis qu’ils se concentraient, lovés dans l’attente de l’instant suprême, conscients seulement d’eux-mêmes et de l’autre, la planète entière, le système et l’univers démesurément réduits à cette conjonction puissante et focalisée qui abolissait l’espace et le temps, lorsque des feux d’artifice éclatèrent au-dessus d’eux. La clarté était agressive, choquante. Ils s’arrêtèrent en même temps pour contempler, bouche bée, le tissu membraneux du toit. Puis, tandis que les détonations sèches des fusées emplissaient la pièce d’un fracas de tonnerre, ils se regardèrent ensemble dans le miroir et se mirent à rire. Ils retombèrent sur le lit en gloussant sous les lumières multicolores qui inondaient la toiture souple au-dessus d’eux. — Ils le font exprès, ou quoi ! gloussa-t-elle. Et elle fut secouée d’un rire si puissant qu’il ne put se maintenir en elle. — T’as raison, dit-il. Si c’était du télécran à l’eau de rose, ils auraient attendu qu’on jouisse. Il se dégagea de dessous elle et elle roula sur le côté. Allongée près de lui sur le lit, elle lui mordilla un des mamelons. — Tu n’abandonnes pas maintenant, hein ? s’enquit-elle. — Merde, qu’est-ce que tu crois ? Mais tout ce bordel, dit-il en désignant le toit où papillotaient des lumières rouges et vertes accompagnées de ce qui ressemblait à des rafales de coups de feu, ça distrait drôlement ! Elle se tut un instant, puis se leva d’un bond. — J’ai une idée, annonça-t-elle. Elle lui boucha les oreilles avec de petits morceaux de mouchoir en papier qu’elle humecta avec sa salive, puis fit de même avec ses propres oreilles. Le fracas du feu d’artifice fut atténué, amorti. Puis elle ramassa sa culotte sur le plancher à côté du lit, la tint à deux mains et la déchira. — Hé ! l’entendit-elle protester vigoureusement en sourdine. C’est moi qui t’ai acheté ça… Elle lui imposa le silence, un doigt sur la bouche, et secoua la tête. Elle déchira le tissu délicat et parfumé et en tira deux bandeaux noirs. Elle appliqua le premier sur les yeux de Miz et le lui serra derrière la tête, le rendant effectivement aveugle, puis elle répéta l’opération sur elle-même. C’est donc dans cette obscurité artificielle et séparément partagée, et sur un fond sonore de grondements sous-marins, qu’ils firent l’amour avec le toucher pour seul guide. Aveugle. Elle était aveugle, cernée par des rugissements visqueux, et elle savait que des lumières explosaient tout autour d’elle. Une partie de son être voulait trouver ça drôle, parce qu’elle avait connu une expérience similaire il n’y avait pas si longtemps que ça, mais elle n’arrivait pas à rire. De toute façon, elle ne pouvait pas se faire plaisir, il fallait qu’elle s’occupe des autres – de tous les autres, c’était son boulot. Quelqu’un l’appelait, hurlait son nom en sourdine. Un goût de fer dans la bouche. Une odeur de brûlé. Une autre partie de son être commença à lui brailler dessus pour qu’elle se réveille : Ça brûle ! Au feu ! Sauve-toi ! Le rugissement lui remplit la tête. Sauve-toi ! Mais elle ne pouvait fuir nulle part. Elle le savait. Il y avait encore autre chose dont elle devait se soucier, mais elle savait seulement que c’était important sans pouvoir se rappeler de quoi il s’agissait. La voix dans ses oreilles cria son nom. Pourquoi les autres ne pouvaient-ils pas lui ficher la paix ? Sa tête bascula en avant, comme si elle était terriblement lourde, démesurément grosse. Et toujours cette odeur âcre et piquante de brûlé. Le nez lui démangeait. Elle leva la main pour le gratter, et son bras gauche devint brusquement un tuyau crachant l’acide qui l’inondait de douleur. Elle essaya de crier, mais, pour une raison ou une autre, elle n’y arrivait pas. Elle était en train d’étouffer. Elle se démena pour relever la tête. Son casque heurta violemment quelque chose qui n’aurait pas dû être là. Évidemment ; elle portait un casque. Mais il n’avait pas l’air d’être comme il faut. — Sharrow ! s’égosilla une petite voix aiguë par-dessus le rugissement. — Oui, oui, marmonna-t-elle, mi-toussant, mi-crachant. Elle essaya accidentellement de lever le bras gauche pour imposer le silence et la douleur la déchira. Cette fois, elle réussit à crier. Elle cracha à nouveau. Des tintements et des sifflements lui remplissaient les oreilles par-dessus le rugissement continuel et les voix qui criaient son nom. Du moins croyait-elle que c’était son nom. — Sharrow ? s’entendit-elle dire. — Sharrow ! Réponds !… C’était elle, ça ? Continuez de… Miz !… débris… à cette distance… uniquement de l’eau… T’es dingue ou quoi ? Quelle cacophonie ! songea-t-elle. Elle sentit son front se plisser quand elle pensa : Miz ? N’était-elle pas censée lui dire quelque chose, une sorte de secret ? Elle essaya d’ouvrir les yeux. Mais ils étaient déjà ouverts, non ? Elle était épuisée. Son bras gauche refusait de bouger, elle se sentait incroyablement lourde, elle avait très froid et il y avait des tas d’autres douleurs et d’inconforts qui réclamaient son attention à cor et à cri, en plus. — Sharrow ! Par le Destin, Shar ! Réponds, je t’en supplie… réveille-toi ! Vos gueules ! leur dit-elle. On peut vraiment pas avoir la paix par les temps qui courent… … Ils voguaient sur le canal. Puis ils traversèrent un tunnel. Il était obscur, mais un petit lampion brillait doucement au-dessus d’eux, et l’air embaumait. Il l’avait rejointe sur les coussins, mince, dur, impatient et tendre. Ils étaient restés couchés ensemble longtemps, ensuite, à écouter le gargouillement de l’eau chaude sous eux et le discret bourdonnement du minuscule vaisseau… Le vaisseau ! Où était le vaisseau ? Il aurait dû être ici, tout autour d’elle. Elle essaya de remuer dans le siège rigide et inconfortable, mais la douleur réapparut dans son bras gauche. Elle s’entendit crier. — Sharrow ! dit une voix très distinctement dans ses oreilles. — Miz ? C’était bien sa voix. Elle se demanda pourquoi elle était aveugle et pourquoi le vaisseau ne lui parlait pas. — Sharrow ? Tu m’entends ? — Miz ? articula-t-elle plus fort. Quelque chose clochait dans sa bouche. Le rugissement puisait sans trêve, lourd et insistant, comme un ressac trop rapide qui lui cognait dans les oreilles. — Sharrow, parle-moi ! — Oh, ça va ! Elle s’était mise en colère. Il était sourd ou quoi ? — Le Destin soit loué ! Écoute, môme… ton statut, c’est quoi ? — Statut ? demanda-t-elle, perplexe. Je sais pas. Qu’est-ce que tu… — Merde. Bon, tu es en rotation. Il faut d’abord arrêter ça. Il faut que tu restes éveillée et que tu stoppes la rotation. — Rotation ? répéta-t-elle. Rotation ? Est-ce que cela avait quelque chose à voir avec le secret qu’elle lui cachait ? Elle fit un effort déterminé pour ouvrir les yeux. Elle pensait qu’ils étaient ouverts, mais elle ne voyait toujours rien. Elle leva son bras droit ; il était incroyablement lourd. Elle essaya de l’approcher de son visage, mais le bras ne voulait pas aller très loin. Il retomba, heurta quelque chose et lui fit mal. Elle commença à pleurer. — Sharrow ! dit la voix. Te laisse pas aller, petite fille ! — M’appelle pas petite fille ! — Je t’emmerde et je t’appellerai comme je voudrai tant que t’auras pas stabilisé ce vaisseau ! — Connard, murmura-t-elle. Elle tendit la tête en avant aussi loin qu’elle le put et leva brusquement le bras droit. Des doigts gantés heurtèrent la visière de son casque. Quelque chose clochait : ce n’était pas la bonne forme, ni la bonne position. Le nez lui faisait mal. Son bras tremblait sous l’effort exigé pour le maintenir contre le casque. Ses doigts descendirent jusqu’à la collerette du casque, elle prit une profonde inspiration, puis poussa vers le haut. Crac ! Elle hurla de douleur. Le nez lui brûlait ; sa bouche était pleine de sang. Son bras retomba avec fracas sur ses genoux. Mais le vaisseau était revenu ; il était là, autour d’elle. Les écrans de paupière se précisèrent dans son champ de vision, les systèmes du vaisseau murmuraient, picotaient et déferlaient en elle, s’infiltrant dans sa conscience tandis que l’émetteur-récepteur du casque interrogeait la puce incrustée à la base de son crâne. Elle tâtonna autour d’elle, regarda les écrans de paupière et écouta la musique du statut systèmes ; le rugissement dans ses oreilles n’était plus qu’un terne bruit de fond. Elle était une force au cœur de la sensation. Elle flottait au centre d’une sorte de gigantesque sphère de couleurs, de mouvements et de symboles affichés ; une sphère faite d’écrans holographiques incrustés telles des fenêtres ouvertes sur d’autres dimensions, chacun donnant un résumé de son état et chantant une note unique. Elle n’avait qu’à regarder une de ces fenêtres et penser Transfert pour passer de l’autre côté et examiner les détails du paysage en question, lui-même souvent composé de nouvelles fenêtres ; tous les autres écrans étaient réduits à un brouillard coloré à la périphérie de sa vision, dans lequel un mouvement brusque ou un changement mélodique associé lui signaleraient un détail exigeant son attention. Flottant au milieu de tout cela, elle prit la mesure de la situation. — Putain de merde ! s’écria-t-elle. Quel bordel ! — Quoi ? interrogea Miz. — J’ai le statut, dit-elle. Elle regarda autour d’elle. Le vaisseau n’était plus qu’une épave. — Putain, quel carnage ! Par quoi commencer ? — Réduis la vitesse de rotation, sinon tu vas encore tomber dans les pommes, insista Miz. — Oui, fit-elle. Le vaisseau tournait comme une toupie en folie. Elle regarda les réservoirs principaux : vides. Il restait un peu d’eau dans les propulseurs avant. Elle alluma le moteur, le porta à sa température de fonctionnement et injecta le carburant. Rien. Pourquoi la mise à feu ne fonctionnait-elle pas ? Le vaisseau tournait trop vite. Essayons autre chose. Elle ferma une soupape, en ouvrit une autre ; l’eau entra dans la chambre de réaction et le plasma jaillit du nez du vaisseau. Miz criait quelque chose, mais elle n’entendait pas ce qu’il disait. La pesanteur empira, le rugissement revint, épais comme les ténèbres. Elle sentit quelque chose se casser net. Erreur ! Elle orienta la poussée dans la direction opposée. La pesanteur s’atténua lentement ; le rugissement retomba à son niveau précédent puis s’évanouit progressivement. Son corps commença à se relever sur son siège, s’extrayant de la position tassée et recroquevillée qu’il avait adoptée. Encore dix secondes. Elle ouvrit les yeux. L’intérieur de la visière était maculé de sang. Elle ferma les yeux, chercha la vision casque dans l’affichage de l’écran de paupière et s’y transféra. Les commandes de réserve luisaient sous l’éclairage de secours. Pas d’holos. Les écrans de statut bidimensionnels étaient morts ou clignotaient au rouge. Elle tourna la tête vers la gauche. La cloison du compartiment d’instrumentation bâbord avait rendu visite à sa couchette. Elle avait l’impression que le plafond bâbord arrière avait eu la même idée. C’était ça qui empêchait sa tête de reculer ; et, probablement, ce qui avait failli lui arracher son casque, en plus. Son siège avait presque été détaché de son assise par l’impact, qui lui avait coincé le bras gauche entre la cloison et l’accoudoir. Elle n’en croyait pas son affichage. Se pouvait-il vraiment que ce soit son bras gauche qui disparaissait dans tout ce magma merdique ? Elle ignora le souvenir de la douleur et tira très fort. C’était comme si elle s’était donné un coup de hache. Sa tête tressauta à l’intérieur du casque ; elle lutta contre le cri qui finit par s’extraire de sa gorge. Elle cilla pour expulser ses larmes. Son bras restait coincé. Mauvaise idée, donc. Elle bougea la tête. Apparemment, son bras droit n’était plus tellement en bon état lui non plus. Elle essaya de le bouger, mais il refusa de coopérer. Engourdi. — Reste comme ça, alors, marmonna-t-elle comme si elle n’en avait cure. Physiquement courageuse, se dit-elle. Physiquement courageuse. La seule expression précise dont elle se souvienne quand elle avait consulté en fraude sa fiche de service (bien qu’elle ait été incrustée dans un baratin stupide l’accusant – quel culot ! – d’être impatiente et arrogante). Physiquement courageuse. Souviens-toi. Elle sortit de la vision casque. Le réservoir avant était à sec, les tuyaux étaient vides et le moteur coupé. Elle arriva aux réservoirs principaux ; là aussi, il n’y avait plus rien, évidemment. Le vaisseau était toujours en rotation sur lui-même, mais à la cadence d’un tour toutes les huit secondes seulement. — Tu y es arrivée ! cria Miz. Il communiquait par radio ; le laser télécom était mort. Elle tenta de déchiffrer le charabia du système de navigation et essaya les capteurs externes du vaisseau ; mais ils ne renvoyèrent que du flou et du gris. Les instruments de secours étaient hors d’usage eux aussi, à l’exception d’une caméra non holographique à l’avant, qui visait droit dans l’axe. Elle ne montrait que des tas de nébuleuses, un zeste de disque blanc avec un disque rougeâtre et doré derrière lui, ensuite encore des nébuleuses, puis encore la combinaison disque blanc/disque rouge et or, et ainsi de suite. — Merde, où je suis ? interrogea-t-elle. — Je ne te trouve pas, dit Miz. Passe sur la fréquence de données. — J’ai uniquement la réception, signala-t-elle. La fréquence est active. — Merde, jura-t-il. D’ac, voilà ce que j’ai, moi. Le système de navigation commença à redevenir raisonnable. Elle était encore à l’Extérieur du Fantôme de Nachtel, à environ un quart de seconde-lumière du site de l’engagement, vers l’intérieur, et elle culbutait et tourbillonnait vers le satellite. — Bon, fit-elle. Laisse-moi le temps de me repérer ici… La vue externe qu’elle avait maintenant – agrandie mille fois –, montrait l’épave d’un clipper des douanes qui tournait lentement sur lui-même devant elle ; sa coque noire était écorchée et criblée d’impacts, la poupe avait disparu, les plaques rompues formaient comme une tumeur sur la ceinture médiane et commençaient à s’effriter vers l’arrière à partir du dernier tiers de la coque, se terminant dans une bouillie métallique étincelante. Il y avait quelque chose de biologique et même de sexuel dans cette dévastation –, la peau noir mat du vaisseau était comme des vêtements ternes déchirés pour révéler la chair sous-jacente, exposée et à vif. Elle n’avait jamais vu un vaisseau aussi grièvement endommagé. Le pauvre couillon ! songea-t-elle. Y a plus qu’à décrocher sa gamelle et l’envoyer au recyclage… puis elle se rendit compte que c’était la vue prise par le vaisseau de Miz ; il la suivait, et c’était son propre vaisseau qu’elle voyait là. C’était elle le malheureux pilote qu’elle avait expédié aux oubliettes. Elle sélectionna la prévision de trajectoire tout en regardant la fenêtre de l’autodoc. L’unité médicale semblait avoir perdu tout espoir de la sauver. Puis elle se rappela où les tuyaux de l’autodoc étaient branchés sur elle. Elle repassa en vision casque et scruta l’endroit où son avant-bras gauche disparaissait entre la cloison saillante de l’instrumentation et l’accoudoir du siège ; l’intervalle était de trois centimètres. Hmm, songea-t-elle. Elle repassa en navigation ; elle filait droit sur le Fantôme de Nachtel. L’astricule glacé était encore à presque un dixième de seconde-lumière et il lui faudrait une bonne heure pour arriver jusque-là, mais elle allait descendre en plein dans la gueule du puits gravitationnel. Même si elle avait des chances d’éviter le Fantôme, elle se dirigerait sur Nachtel elle-même… et pas moyen de l’éviter : vue de sa lune à peine habitable, la géante gazeuse remplissait la moitié du ciel. Elle allait être obligée de prendre la tangente. Instinctivement, elle chercha à nouveau les réservoirs principaux. — Merde, lâcha-t-elle. Elle jeta un coup d’œil à l’hologramme du statut de groupe, qui avait fait partie de la giclée de données envoyée par Miz. — Miz ! cria-t-elle. Les autres ! — Vleit et Frot sont morts, dit-il rapidement. Zef essaie de rattraper Cara, mais elle n’a pas de réponse. Môme, tu ne peux rien… — Tu as des dégâts, toi aussi ! — Ouais, un peu d’impacts laser du croiseur et l’abrasion des particules de glace après le nuage d’eau que tu as lâché quand ils t’ont plombée… — Miz, chuchota-t-elle, est-ce qu’ils… — J’en suis sûr, dit Miz d’une voix étranglée. Morts et disparus. Ils n’ont probablement pas eu le temps de voir qui leur tombait dessus. — Comment ces salauds ont-ils pu nous faire un truc pareil ? — Je ne sais pas, énonça Miz d’une voix lasse. Cenuij veut invoquer la loi sur les crimes de guerre à propos de cet engagement ; il dit que personne ne peut réagir aussi vite que ça et qu’il devait y avoir une IA aux commandes. Moi, je crois que nous avons joué de malchance, c’est tout. Le croiseur a pris du plomb dans l’aile puis est rentré au bercail… mais laisse tomber l’engagement ! Tu as encore un peu de masse de réaction ? Il va falloir qu’on te mette en orbite autour du Fantôme. Elle examinait les systèmes de survie. — Inutile, l’informa-t-elle. Le recyclage est hors service, et je perds du gaz. J’ai de quoi respirer pendant environ… deux heures, et puis c’est fini. — En autonome ou en cabine ? — En autonome. Il y a encore moins de gaz dans la cabine ; elle fuit. — Merde, pesta Miz. Elle pouvait presque l’entendre réfléchir. — L’autodoc, réfléchit-il. Il pourrait ralentir ton métabolisme et… — L’autodoc est baisé. — Mince alors ! C’était un juron tellement poli qu’elle faillit rire. — Est-ce que tu pourrais t’éjecter ? demanda-t-il. Je pourrais aligner la vitesse sur la tienne. Tu pourrais faire le grand saut… ou alors, je pourrais te récupérer… — Je ne crois pas qu’il reste assez de temps pour ça, dit-elle. Elle passa en vision casque et considéra brièvement ses bras, un coincé, et l’autre cassé ou disloqué. — De toute façon, l’informa-t-elle, cette méthode risque de se heurter à d’autres problèmes. — Et la masse de réaction ? Elle fit le tour des affichages. — Rien. — Allons donc ! Il doit bien en rester quelque part ! Vérifie ! Elle démarra un programme de contrôle et examina attentivement le glyphe de chaque réservoir, l’un après l’autre. Le programme lui dit zéro partout, situation stable. Ses propres sens lui dirent la même chose. Elle essaya de déclencher la purge de chaque réservoir l’un après l’autre, au cas où il y aurait encore de l’eau et que l’affichage ou les capteurs seraient défectueux. — Rien, fit-elle. Zéro affiché, zéro effectif. — Réfléchis, réfléchis, entendit-elle Miz marmonner. Elle soupçonna qu’il n’avait pas dit ça pour elle, ou qu’il avait carrément parlé tout haut sans s’en apercevoir. Elle eut soudain envie de le serrer dans ses bras et se remit à pleurer. Doucement, pour qu’il ne l’entende pas. — Tu vas peut-être trouver ça délirant, dit-il, mais je pourrais me servir de mon laser. Si je te touche au bon endroit, j’aurais un peu de réaction… — Délirant, en effet. — Il doit forcément y avoir un moyen ! Mais elle percevait le désespoir dans sa voix. — Hé ! dit-elle. Tu veux entendre une autre idée délirante ? — Tout ce que tu voudras. — Atterrir en catastrophe sur le Fantôme. — Quoi ? — Entrer dans l’atmosphère et faire un atterrissage forcé, comme un avion. — Mais tu n’as pas d’ailes ! — J’ai une forme vaguement aérodynamique ; un peu comme un canon encloué. Et puis il y a les champs de neige. — Quoi ? — Les champs de neige, dit-elle. Ils ont des centaines de mètres d’épaisseur, par endroits… c’est la faible gravité du Fantôme. Et il y a de l’air. — Un air plutôt raréfié. — Et de plus en plus raréfié, admit-elle. Irrespirable dans mille ans ; la terraformation est merdique, mais elle est là. — Mais comment tu vas voler ? — Oh, je ne peux pas. Elle repassa à l’échelon le plus élevé pour inspecter à nouveau l’ensemble des systèmes du vaisseau. Quel foutu bordel ! Si c’était une simulation, elle serait déjà en train de quitter le programme et de cliquer sur Replay pour reprendre juste avant l’endroit où tout avait terriblement merdé. — Ce n’était rien qu’une idée, lui dit-elle. À une époque, je me réveillais la nuit et, pour me rendormir, j’essayais d’imaginer des moyens de me sortir de situations horribles, et une des idées que j’avais trouvées c’était d’atterrir en catastrophe sur les champs de neige du Fantôme. Mais j’imaginais toujours que je contrôlais un tant soit peu ma trajectoire. Elle secoua la tête devant le merdier irrécupérable qui l’entourait et repassa en navigation. — Je crois que je suis morte, Miz. Elle écouta sa propre voix et fut stupéfaite de constater à quel point elle était calme. Physiquement courageuse. — Laisse tomber. Je vais présenter à la machine l’idée de l’atterrissage dans la neige ; on va bien voir ce qu’elle en pense. — Oh, dit-elle, ne gâche pas ma joie. Je n’ai même pas demandé l’avis de ma propre machine… — Putain de bordel ! lança-t-il un moment plus tard. Ma machine est aussi dingue que toi. — Elle montre que ça va marcher ? — Euh… masse aux trois quarts vide… traînée… demande des détails sur la compression de la neige ; sur la profondeur à laquelle elle devient de la glace… ça dépend de l’angle… non ; la machine n’est pas tout à fait aussi dingue que toi. Et tu aurais besoin d’affiner les réglages une fois dans l’atmosphère, au début, du moins… — Demande quand même une trajectoire d’insertion à la machine, indiqua-t-elle. — C’est parti. — Au moins, ça serait spectaculaire, observa-t-elle. Me consumer dans l’atmosphère ou m’écraser dans la neige. Mieux que tomber dans les pommes par manque d’oxygène. — Arrête de parler comme ça !… Merde, il doit bien y avoir un moyen… Elle venait de se rappeler la nature de son secret. — Hé ! dit-elle doucement. Miz ? — Quoi ? — Choisis un nombre entre un et deux. — Quoi ? — Choisis un nombre entier entre un et deux. S’il te plaît. — Oh… un. Elle sourit tristement. — Alors ? Il le dit comme lorsqu’elle l’avait fait jouer à pile ou face à la terrasse du Bistrot Onomatopeia, une semaine plus tôt. Elle secoua la tête, même si ça lui faisait mal et qu’il ne pouvait pas le voir. — Rien, dit-elle. Je te raconterai. Elle ouvrit l’autodoc puis descendit dans l’affichage des données externes. Cabine froide, air externe vicié, pression en baisse. Irradiation cumulée… Bof ! Elle se sentit grimacer et hausser les épaules ; son bras gauche protesta. Elle allait crever, alors… Elle ne vivrait pas assez longtemps pour goûter à la maladie des radiations. Et j’aurais fait une très mauvaise mère de famille, de toute façon, se dit-elle. Elle voulait toujours cliquer sur Replay, sortir de cette désastreuse simulation et recommencer, ou carrément couper la connexion et aller boire un coup avec ses potes. Elle trouvait injuste d’être coincée dans cette situation aussi fermement qu’elle l’était sur son siège, clouée sur place par le poids du hasard et des circonstances. Au début, quand elle s’était engagée, elle avait cru qu’elle ne pourrait jamais faire partie des pertes. Elle se disait que ces morts devaient avoir commis une erreur, et que ça ne risquait pas de lui arriver. Plus tard, elle avait commencé à avoir la frousse, de temps en temps, lorsque mouraient des pilotes qu’elle jugeait plus compétents qu’elle. S’était-elle trompée sur leur valeur ? Ou en s’imaginant qu’avec du talent on s’en sortait toujours ? Peut-être. Peut-être qu’il fallait aussi avoir de la chance. Et ça n’avait rien de rassurant, parce que ce n’était pas une question d’entraînement. On avait un porte-bonheur sur soi ou une lettre d’un être cher, ou alors on s’assurait qu’on était toujours le dernier à sortir de la mêlée ; elle avait connu des gens qui faisaient ce genre de trucs… Pas mal d’entre eux étaient morts, aussi. — Écoute, annonça Miz. Je continue de te rattraper ; je vais aligner les vitesses. Je vais aller te chercher. Ça ne peut pas prendre… — Miz, dit-elle, non. Elle avait refroidi son enthousiasme. Elle poussa un long soupir haché et déclara : — Je suis coincée ici. Il faudrait me désincarcérer. — Oh, merde, gémit-il. Au ton de sa voix, elle comprit qu’il parlait d’autre chose. — Quoi ? — Tu n’as pas besoin de grand-chose pour entrer dans l’atmosphère du Fantôme sous un angle correct, dit-il. Rien qu’un coup de pouce, une mise à feu de quelques secondes… Hé ! s’exclama-t-il sur un ton plus optimiste. C’est moi qui vais te pousser ! Je n’aurai qu’à voler à côté de toi et… — Laisse tomber. Tu vas bousiller ton propre vaisseau. — Écoute, si on ne trouve pas de solution… — Attends, dit-elle. — Quoi ? Elle se transporta dans la tuyauterie du vaisseau ; rien n’apparaissait à l’affichage pour la section qui l’intéressait, sauf que les soupapes avaient été fermées… — Hé ! lança-t-elle. Tu sais que j’avais mis la poussée dans le mauvais sens, au début, et que ça avait encore accéléré la rotation ? — Ouais ? — Là, j’ai perdu le nord parce que, juste avant, j’avais essayé d’envoyer l’eau dans la boucle à contresens. — Et alors ? — Alors, il se pourrait qu’il y ait de l’eau dans la section de la boucle comprise entre les deux soupapes. — Ça ne se voit pas, non ? — Rien sur l’affichage. — Merde, fit-il. Il se pourrait bien qu’il en reste encore là où tu dis. — Oui, et il se pourrait qu’elle soit gelée, remarqua-t-elle en ouvrant la carte fragmentaire des températures du vaisseau. — Attends, je vais faire évaluer ça… La voix de Miz se tut. Elle resta seule quelques instants. Elle s’était toujours attendue à revivre sa vie dans un moment pareil, mais, apparemment, il ne se passait rien de tel. Elle avait froid, elle avait pris des coups, elle était fatiguée. Cette mission de combat était censée n’être rien qu’un petit épisode exotique dans sa vie, le genre de truc à raconter aux gens quand elle serait vieille. Il n’avait jamais été question que cet engagement prenne une telle importance, il n’était pas prévu que la situation devienne aussi cruciale, atroce et désespérée. Ça ne pouvait tout de même pas finir comme ça, non ? Mais si, songea-t-elle. Pour une raison ou pour une autre, elle n’y avait encore jamais réfléchi, mais oui, ça pouvait se terminer comme ça. Bien sûr. Maintenant, elle n’avait plus à en accepter l’idée ; elle savait. Drôle de moment pour apprendre cette leçon ! — Ouais ! cria Miz. S’il reste de l’eau, il y en aura assez ! — Bon, dit-elle. On ne le saura pas avant d’avoir essayé. — Mais tu as une masse de réaction ! hurla-t-il. Tu peux tenter le coup ! — Il y a deux minutes, tu me disais que j’étais dingue de penser à un truc pareil ; et maintenant, c’est une idée super. — C’est une occasion à saisir, môme, insista-t-il sur un ton plus tranquille. Il y avait autre chose dans sa voix ; l’équivalent d’un bras qui cachait une surprise derrière son dos, et d’un sourire espiègle sur son visage. — Et ? s’enquit-elle. — Je viens d’avoir une réponse pour ton contrôle de trajectoire dans l’atmosphère. — Tu utilises tes stupéfiants pouvoirs de manipulateur de laser pour façonner une paire d’ailes grossières mais fonctionnelles à partir de… — Du calme, petite futée. Plonge dans les données non militaires du clipper. — Pardon ? Oh, d’accord. Elle descendit l’organigramme jusqu’à l’affichage complet des systèmes du vaisseau. À quoi pouvait lui servir cette masse de données civiles à la con ? Est-ce que Miz cherchait à détourner son attention ? — Tu vois les gyros ? — Les gyroscopes ? Non. — Étiquetés URF un et deux… Unités à réglage fin. — Oui, dit-elle. Le groupe avant, au moins. Merde, je croyais qu’on les avait enlevés quand ces engins ont été militarisés. — Ça n’a jamais été fait. Maintenant, est-ce que tu peux mettre ces gyros sous tension ? — Oui. Mais ça ne serait pas plus judicieux de… — Non. Peu importe que tu amorces l’insertion en culbutant si nous avons correctement calculé la durée de mise à feu, et puis tu risques d’avoir besoin de toute la puissance de manœuvre de ces gyros. — C’est bon, c’est bon. Ils sont sous tension. — Parfait ! cria-t-il. Nous affinerons les calculs quand nous serons plus près. Maintenant, je vais essayer d’aligner les vitesses ; ça devrait augmenter la précision de la manœuvre. Prépare-toi à d’incroyables prouesses de pilotage de la part du Roi de la Technologie ; ensuite, prépare-toi à me lire des tas de chiffres palpitants une fois que je serai bord à bord avec toi, à moins que tu n’arrives à remettre en service la bande émission de la fréquence de données. — J’attends que ça, affirma-t-elle. La fatigue s’insinuait en elle, l’accablait de picotements. Elle n’avait qu’une envie : dormir. Elle oublia son bras gauche pendant une seconde et essaya de s’étirer. Elle étouffa le cri de douleur aussi vite qu’elle le put. — Quoi ? s’enquit rapidement la voix de Miz. Elle reprit par deux fois sa respiration. — Je viens de me rappeler que j’ai payé mon ardoise au mess hier, mentit-elle. — Bravo ! dit Miz en riant. Tu tentes vraiment le destin, pas vrai. — Ben oui. Le Destin, ça doit être un mec. — J’aime mieux ça. Très bien… voyons si je peux faire tournicoter ce machin comme le tien… — D’accord, môme, dit-il d’une voix serrée par la peur, on y va. Ils avaient discuté le coup pendant la demi-heure précédente ; elle lui avait fourni toutes les données possibles, il les avait entrées dans la machine des douzaines de fois, et à chaque fois, la réponse avait été « peut-être ». Elle avait mis les gyroscopes en régime, les avait freinés l’un après l’autre, et le vaisseau avait réagi. Elle avait choisi un programme qui lui laisserait utiliser les gyroscopes pour contrôler la trajectoire pendant la descente dans l’atmosphère du Fantôme de Nachtel. Ils avaient tenté une mise à feu d’un dixième de seconde dans la chambre de réaction et avaient eu de la poussée : il y avait de l’eau dans la tubulure, et elle n’était pas gelée. Une carte récente des champs de neige leur avait été envoyée par leur base via Dloan, qui rentrait en escortant le vaisseau endommagé de Cenuij ; ils avaient choisi un vaste champ de neige sur l’équateur. Miz lui avait montré la vue qu’il avait de son vaisseau, parfaitement parallèle au sien et animé d’un lent roulis tandis que le reste du système tournait autour de lui. Elle avait complimenté Miz pour son pilotage et essayé de ne pas regarder de trop près les dégâts. Mais à présent il fallait qu’il s’éloigne, et c’était à elle d’effectuer l’ultime mise à feu, en espérant que la quantité d’eau restée dans la tuyauterie serait suffisante, qu’elle n’avait pas gelé quelque part en amont, que la pompe fonctionnerait et que la puissance ne retomberait pas ou même ne fluctuerait pas. — Tu fais gaffe, maintenant, dit-elle. — Te fais pas de mouron. Trente secondes. — Moi, me faire du mouron ? plaisanta-t-elle en essayant de cacher la peur et la souffrance dans sa voix. La tension était maintenant plus forte. Son bras lui faisait vraiment mal, et elle avait peur. Elle voulait dire à Miz qu’il y avait un précédent à tout cela, qu’elle avait été sauvée par une chute dans la neige quand elle avait cinq ans, mais elle n’avait jamais pu lui raconter toute l’histoire, et lui n’avait pas insisté. Elle voulait lui dire qu’elle l’aimait et qu’elle était enceinte de lui, mais elle ne pouvait pas lui dire ça non plus. — Écoute, môme, énonça-t-il (et elle savait qu’il grimaçait et que, s’il n’avait pas eu le casque, il serait en train de se gratter la tête). Je sais qu’il y a… tu sais… des trucs dont nous n’avons pas parlé ces derniers mois. Je veux dire, toi et moi, depuis qu’on est… bon, qu’on est ensemble, mais… — Tu es en train de tout foutre en l’air, Miz, formula-t-elle d’une voix neutre tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Ne dis plus rien, maintenant. Plus tard. Dix secondes. Il se tut pendant six secondes. — Bonne chance, Sharrow, prononça-t-il finalement. Elle était encore en train de réfléchir à une réponse lorsqu’elle ouvrit la soupape. Le moteur rugit au loin et elle dut consacrer toute son attention aux affichages de l’altitude et de la direction. Elle se brancha sur la petite caméra bidimensionnelle dans le nez du vaisseau. Le mur blanc incurvé du satellite vint à sa rencontre. Le vaisseau pénétra les couches extérieures de l’atmosphère. Elle essaya la radio et entendit des parasites. — Miz ? dit-elle. — … tends tout juste… — Si ça tourne mal et que je fais un cratère, cria-t-elle, je veux qu’on lui donne mon nom ! Elle ne sut jamais s’il avait répondu. Le vaisseau s’enfonça de plus en plus profond dans l’atmosphère et commença à vibrer et à gémir. Ils étaient assis tous les quatre sur la terrasse de la taverne un peu à l’extérieur de Pharpech. Elle était plongée dans ses souvenirs. Les autres regardaient le gigantesque stom tournoyer et virer sur l’aile au-dessus de l’arrière-pays à l’est de la taverne ; il regagnait la couche moyenne de l’Entraxrln dont il était nonchalamment descendu quelque temps auparavant. Les oiseaux simiophages se pressaient en foule autour de lui, l’encerclaient et se laissaient choir sur son dos et sa tête, virant de-ci, de-là en zigzags rapides, désordonnés et imprévisibles, leurs ailes fendant l’air comme des hameçons. Quatre fois plus gros que les rapaces, le stom évoluait avec une grâce pesante confinant à la dignité, baissait sa massive tête reptilienne et essayait toutes les manœuvres d’évitement dont il était capable. — Allez, mon vieux, dit Zefla. Sharrow lui avait donné ses jumelles ; Miz en utilisait une autre paire. — Encore un petit effort, marmonna-t-il. Sharrow regarda Dloan. Il louchait dans la même direction ; ses mains agrippaient la balustrade en écorce de la terrasse, qu’elles serraient et relâchaient inconsciemment. Elle vit le stom s’élever péniblement, toujours assiégé par les formes hétéroclites des mangeurs de singes. L’un d’eux tombait toujours. Ils étaient tous les quatre venus dîner dans une auberge appelée l’Arrache-Clou dans les faubourgs de Pharpech après une journée passée à visiter la ville. Cenuij ne s’était pas manifesté depuis qu’ils l’avaient laissé à la porte de l’hôtellerie du monastère le soir précédent ; il était censé essayer d’obtenir une audience auprès du roi. Il devait laisser un message à l’auberge s’il avait quoi que ce soit à signaler. À la lumière du jour, Pharpech n’avait pas trop fait mauvaise impression. Les gens semblaient assez amicaux, bien que leur accent fut difficile à comprendre. Au bout d’une demi-journée, les quatre amis avaient décidé d’acheter des vêtements locaux le lendemain ; les leurs les rendaient trop repérables, et les gens avaient tendance à leur demander – avec leur accent bizarre et un brin d’incrédulité – quelle mouche les avait piqués pour venir dans un lieu comme Pharpech. L’une des choses auxquelles elle avait eu du mal à s’habituer était la difficulté d’accéder aux informations. Ce qui voulait dire en fait, la plupart du temps, qu’on était obligé de recourir à des méthodes peu discrètes, comme demander son chemin aux gens ou les interroger sur la nature de certain édifice ; c’était néanmoins déconcertant, et malgré toute la maturité et la subtilité qu’on lui supposait, elle avait l’impression troublante d’être retombée en enfance, emprisonnée dans un monde inexplicable aux buts mystérieux et à la signification ésotérique, et de hasarder en permanence des hypothèses sur la manière dont il fonctionnait, mais sans jamais savoir exactement quelles étaient les bonnes questions à poser. La première chose qu’ils aient faite, sur les conseils de leurs deux guides, qui repartaient vers la frontière ce matin-là, fut d’amener leurs jemers dans une écurie à l’extérieur de la ville, où ils revendirent les créatures – après force marchandages de la part de Miz – en réalisant un léger bénéfice. Puis ils jouèrent les touristes pour le reste de la journée. Ils avaient vu la place principale en plein jour ; ses bâtiments plats, en général à ciel ouvert, s’agglutinaient autour des pavés en pente comme une étrange foule rectangulaire, farouchement décidée à ne rien manquer de ce qui se passait sur la place (et pourtant, la plupart étaient peints de couleurs gaies et dissimulaient de modestes ateliers et boutiques comme des souliers vernis risquant un œil de dessous les jupes à peine soulevées de leurs auvents de toile). Ils avaient trouvé les gens fascinants, eux aussi. Quelques-uns circulaient à dos de jemer ; la plupart étaient à pied comme eux et portaient dans leur immense majorité des vêtements simples mais pittoresques. Toutefois – si l’on faisait abstraction de leur teint presque toujours pâle – la variété des types physiques était beaucoup plus grande que chez les gens qu’ils avaient l’habitude de fréquenter : des gens très gros, des gens d’une maigreur pathologique, des gens en haillons repoussants, des gens atteints de difformités… Ils avaient vu le château de l’extérieur : trois étages en pierre passablement symétriques, qui avaient l’air construits sur plans, surmontés d’une excroissance délabrée en bois de l’Entraxrln – un labyrinthe vertical d’appartements et de salles auquel s’ajoutaient parfois des tours maladroites et branlantes et de sections de remparts nostalgiques, le tout criblé au hasard de fenêtres et de saillies et coiffé de quelques méchantes tours pointant sans conviction vers les couches de membrane foliée au-dessus d’elles comme autant d’index interrogateurs. Ils avaient trouvé le reste de la ville confus, répétitif, et parfois exubérant. La cathédrale était petite et décevante ; même sa cloche, qui sonnait les heures, rendait un son terne. La seule particularité vraiment intéressante de la cathédrale était une statue en pierre du dieu pharpechien sur le mur extérieur de l’édifice ; il subissait diverses indignités de la part de petites figures pharpechiennes au sourire diabolique, armées d’ustensiles agricoles et d’instruments de torture. Ils s’étaient promenés dans les rues étroites, avaient arpenté les venelles tortueuses et escarpées, évitant l’eau jetée par les fenêtres, marchant dans des légumes en putréfaction ou pis encore. Ils s’étaient chaque fois retrouvés à leur point de départ, souvent suivis par des foules d’enfants – que d’enfants ! – et, parfois, d’adultes, dont beaucoup semblaient vouloir les amener chez eux ou leur faire eux-mêmes visiter la ville. Zefla souriait généreusement aux aspirants guides les plus obstinés, leur parlait rapidement en caltaspien juridique puis les laissait flotter dans son sillage, pleins d’une béate perplexité. Lorsque vint l’heure du déjeuner, ils étaient épuisés ; ils retournèrent donc à l’auberge. L’après-midi, ils ne quittèrent pas les environs immédiats de la ville. Ils passèrent devant divers monastères et prisons aux hautes murailles, une école et un hôpital. L’hôtellerie du monastère où Cenuij avait trouvé un lit pour la nuit semblait fermée et déserte, bien qu’on entendît une litanie de jurons étouffée par l’épaisseur des murs. Ils trouvèrent le zoo royal : une morne arène délabrée où des animaux malades tournaient en rond ou se jetaient en grondant contre les barreaux durcis au feu. Une troupe de singes planeurs se blottissait dans un coin de leur fosse recouverte d’un filet ; leurs membranes conjonctives les enveloppaient comme des manteaux, leurs yeux globuleux jetaient des regards craintifs vers l’extérieur. Un chaodonte marchait de long en large dans sa cage, la tête baissée ; son corps émacié ne contenait plus dans ses mouvements qu’un faible écho de sa puissance et de son agilité. Une immense cage nue hébergeait un stom adulte, recroquevillé contre un mur, les ailes entravées et éclissées, le mufle et les pattes marqués de cicatrices et de coupures. Tandis qu’ils l’observaient, révoltés par les conditions sordides de sa douloureuse captivité, le reptile leva sa tête d’un mètre de long et la cogna plusieurs fois contre le mur, faisant gicler un sang violet foncé. — Pourquoi ses ailes sont-elles éclissées ? demanda Zefla à un gardien. — Elles ne sont pas vraiment éclissées, madame, répondit-il. Elles sont plutôt attachées. Il portait un seau plein d’une matière sanglante et qui fumait légèrement. Sharrow fronça le nez et fit un pas de côté. Le gardien secoua la tête et prit un air sérieux. — Voyez-vous, dit-il, si on ne l’attache pas, elle va gueuler et cogner avec ses ailes sur les barreaux de la cage toute la journée. Ils ne s’attardèrent pas au zoo royal. La ville devenait campagne très rapidement ; les rues qui longeaient les diverses institutions entourées de murs menaient directement dans les champs, où les strates membraneuses s’étiraient au loin comme des alignements de blessures fraîches, et où les plantes de l’écologie secondaire ou tertiaire de l’Entraxrln poussaient en rangs serrés, coupés de caniveaux. Un garde champêtre leur recommanda la taverne, un kilomètre plus loin sur l’une des routes surélevées dans ce tissu cicatriciel. Assis à la terrasse de l’Arrache-Clou, ils dégustaient des viandes et légumes – subtilement préparés, contre toute attente. Puis Dloan montra le stom qui volait dans la lumière terne du soir, descendu d’une brèche lointaine dans l’avant-dernier niveau membraneux ; le monstre se tourna, fendant l’air, et se dirigea vers un tronc composite et le piquetage d’une troupe de singes planeurs. Or, les oiseaux simiophages qui juchaient plus haut dans la ramure avaient aperçu le reptile ; poussant des cris lointains mais féroces dans l’air calme du soir, ils plongèrent et se mirent à assiéger le géant noir esseulé. Il avait pivoté, avec une sorte de résignation presque amusée dans ses mouvements au ralenti, délicatement maladroits, calme bloc d’impassibilité au milieu des sillages saccadés des volatiles voraces, électrons gravitant autour de son pesant noyau. Elle supposait que c’était là un spécimen de ce que les gens considéraient comme des animaux nobles : les stoms étaient l’une des rares espèces de la faune miykennsienne à avoir leur appellation d’origine plutôt qu’un équivalent goltérien. Elle sentait que les autres voulaient que le stom sorte indemne de cette confrontation, ce qui serait sûrement le cas, mais elle seule avait vu un simiophage – petite miette gris-vert – voler trop près de la tête du reptile ; avec les jumelles de Zefla, elle avait vu l’oiseau frôler audacieusement cette tête monstrueuse puis, en quelques fractions de seconde, elle avait cru voir les mâchoires se refermer sur lui et le blesser à l’aile. L’oiseau avait été détourné de sa trajectoire avant de s’échapper dans un bref papillotement de plumes gris-vert et de commencer à tomber. Il tombait toujours. Elle pouvait tout juste le voir à l’œil nu. Il tombait en spirale, rapidement, cinq cents mètres plus bas ; il essayait encore de voler, mais ne pouvait mieux faire que freiner à moitié un plongeon hélicoïdal vers le sol tout en bas. Au-dessus de lui, doublant sa chute désordonnée, sans grâce et sans espoir par une spirale plus maîtrisée et plus uniforme, un autre oiseau le suivait de près, refusant d’abandonner son congénère. Elle ne les quitta pas des yeux. Les deux points se perdirent bientôt dans le tapis membraneux qui ondulait au loin. Quand elle releva la tête, le stom avait regagné la brèche dans la membrane foliée, un kilomètre plus haut. Les autres simiophages abandonnèrent la poursuite ; Miz, Zef, et Dlo se répandirent en sifflements appréciatifs et s’attablèrent à nouveau. Elle finit par se rasseoir elle aussi, au bout d’un moment. Elle mangea lentement, sans participer à la conversation, jetant de fréquents coups d’œil à la région où avaient disparu les deux oiseaux. Elle ne but du vin que lorsqu’un des oiseaux réapparut, volant lentement, comme épuisé, battant des ailes à grand-peine pour rejoindre la colonie aérienne qui était son domicile, seul. 13. À LA COUR DES ROIS INUTILES Sa majesté le roi Tard XVII, seigneur du Dépit, soixante-quatorzième des Rois inutiles, protecteur et maître de Pharpech et de ses dominions, citoyens, classes inférieures, animaux et femmes, premier Détestateur de Dieu l’infernal Sorcier, gestionnaire du Milieu et gardien de la Charte impériale, était assis sur le Trône du Stom dans la grande salle du château ; il considérait d’un œil torve le moine fluet à l’intelligence suspecte agenouillé sur les marches du trône devant lui. La salle du trône était un lieu sombre et enfumé. Dépourvue de fenêtres, afin que Dieu ne puisse pas voir à l’intérieur, elle empestait les parfums écœurants dispersés par la fumée des encensoirs, car cela empêchait d’entrer Son esprit toujours sur le qui-vive. Le trône se dressait à une extrémité de la salle ; une douzaine de courtisans et de secrétaires étaient assis sur de petits tabourets placés sur les marches de l’estrade carrée du trône ; leur importance et leur signification s’exprimaient par leur position sur les degrés de l’estrade et par leur proximité du monarque. Le Trône du Stom – sculpté pour représenter l’un des grands reptiles volants, dont les ailes formaient les côtés du trône, son dossier et son assise, et dont la tête penchée faisait office de repose-pied – oscillait doucement au-dessus de l’estrade, suspendu par des câbles au plafond voûté de la salle, noirci par l’encens, et flottait à quelques centimètres seulement du tapis usé jusqu’à la trame qui recouvrait le haut de l’estrade. Les courtisans disaient que le trône était ainsi suspendu pour symboliser l’autorité du roi et son élévation au-dessus du vulgum pecus, mais il adorait aussi le faire osciller en se balançant vigoureusement d’avant en arrière. Deux Gardes royaux d’une carrure imposante se tenaient en silence sur la large queue du Trône du Stom, armés de carabines laser camouflées en mousquets ; il lui arrivait parfois de les entraîner dans ses oscillations. Si l’on s’arrangeait pour que des visiteurs s’agenouillent tout près du trône et qu’on commence à se balancer pendant qu’ils parlaient, on pouvait faire en sorte que le gros bec sculpté du Trône vienne leur heurter la poitrine ou la tête et les force à se réfugier à l’extérieur de l’estrade, là où, officiellement, il n’était pas tenu de les écouter. Il songeait précisément à faire cela au moine devant lui. Il était inhabituel qu’un tel individu lui soit présenté ; d’ordinaire, ses courtisans les tenaient à distance. Il avait toujours des soupçons à l’égard de ses courtisans chaque fois qu’ils faisaient quelque chose qui ne leur ressemblait pas. Il savait que – naturellement ! – ils le craignaient et le respectaient, mais il lui arrivait parfois de penser qu’ils seraient capables de parler dans son dos ou de nourrir de petites ambitions personnelles. Quoi qu’il en soit, le visage de ce moine ne lui revenait pas. Il était trop pointu, trop pénétrant, et il y avait dans son expression une sorte de mépris amusé suggérant qu’il trouvait le roi ou son royaume ridicules. Il se méfia du moine sur-le-champ. On avait exécuté des gens pour moins que ça. Beaucoup moins. L’un des courtisans lui marmonna à l’oreille un résumé de la mission du visiteur. Le roi fût modérément surpris par ce qu’il entendit, mais il conserva ses soupçons. — Donc, dit-il au moine, tu es d’un Ordre qui méprise lui aussi le Grand Sorcier Infernal. — Absolument, votre gracieuse Majesté, dit le moine d’une voix empreinte de respect tout en baissant modestement les yeux vers le tapis. Notre croyance – qui n’est peut-être pas trop éloignée de votre propre foi, plus vénérable et plus répandue – est que Dieu est un Savant fou et que nous sommes Ses sujets d’expérimentation, à jamais condamnés à arpenter le Labyrinthe de la Vie – peine apparemment injuste et aléatoire – en vue de récompenses misérables et absurdes et pour aucune raison visible hormis Son malfaisant plaisir. Le roi toisa le moine fluet. Son accent était rébarbatif et son langage compliqué, mais il eut l’impression bizarre que le moine venait en fait de lui adresser des compliments. Il se pencha en avant ; le trône oscilla légèrement. — Et vous détestez Dieu aussi ? s’enquit-il en fronçant le nez et les sourcils. Le moine fluet, vêtu d’une soutane embellie d’un simple petit coffret en métal qu’il portait en sautoir, attaché à une lanière, eut un sourire bizarre et déclara : — Oui, Majesté. Et de toutes nos forces. — Bien, dit le roi. Il se laissa aller contre le dossier du trône et examina le moine. Le moine interrogea du regard le courtisan qui avait informé le roi, mais ce courtisan ne cessait de secouer la tête. On ne parlait pas au roi tant qu’il ne vous avait pas adressé la parole. Le roi se vantait d’avoir un peu l’étoffe d’un homme d’État ; il connaissait la valeur des alliances, même si le royaume était pratiquement autarcique et ne redoutait aucune menace extérieure directe. Il y avait des bandits et des rebelles dans l’arrière-pays, comme toujours, et les réformateurs de salons habituels dans le Royaume et même à la cour, mais le roi savait comment s’y prendre avec eux : il n’y avait qu’à demander à un courtisan de vérifier de quelle manière ils avaient été traités par le passé. Tout de même, les temps changeaient au-dehors, même s’ils ne changeaient pas ici, et il n’était jamais inutile d’avoir des gens dans le monde extérieur qui aient de la sympathie pour Pharpech, et le roi s’était toujours désolé du faible nombre d’étrangers qui semblaient avoir entendu parler de son royaume. Il allait interroger ce moine. — Combien êtes-vous ? — Ici dans votre royaume, Majesté ? De notre Ordre, il n’y a que moi… Le roi secoua la tête. — Non, partout. Combien êtes-vous au total ? Le moine fluet eut l’air triste. — Nous ne sommes que quelques milliers pour l’instant, Majesté, avoua-t-il. Bien que nombre d’entre nous exerçons un certain pouvoir en des endroits où nous devons évidemment garder nos croyances secrètes. — Hmm, fit le roi. Qui est votre chef ? — Majesté, dit le moine d’un air troublé, nous n’avons pas de chef. Nous avons un parlement, un rassemblement d’égaux dans lequel chaque homme est son propre grand prêtre, et ç’est là que réside notre problème. Le moine fluet leva les yeux et sourit avec plus de chaleur. — Voyez-vous, Majesté, reprit-il, je suis venu humblement, de la part de tous les collègues, vous présenter la pétition suivante : voulez-vous devenir notre chef spirituel ? Des pétitions, encore des pétitions, toujours des pétitions. Le roi en était écœuré. Mais, au mois, celle-ci émanait de l’extérieur du Royaume, de gens qui ne lui devaient rien, de toute façon, et qui avaient un sacré culot pour lui demander quoi que ce soit… Non, elle émanait de gens qui faisaient cela par respect pour lui et ce qu’il représentait. L’idée ne lui était pas désagréable. — Votre chef spirituel ? dit-il en essayant de ne pas paraître trop entiché de ce titre. — Oui, Majesté, appuya le moine fluet. Nous sollicitons votre approbation de notre humble croyance parce que vous êtes à la tête d’une spiritualité comparable, qui survit depuis des siècles, et par là nous donne espoir. Nous souhaitons vous demander votre bénédiction, et – si vous aviez l’extrême bienveillance de nous l’accorder –, l’ultime bénédiction, à savoir que vous deveniez le chef de notre Église. Nous n’entreprendrions rien qui puisse ternir votre renommée et ferions tout ce qui pourrait honorer votre nom et celui du royaume de Pharpech, ajouta le moine avec une modestie touchante. Majesté, veuillez croire que nous ne désirons pas nous imposer à votre bonté et à votre générosité si réputées, mais notre sincère respect pour votre personne est tel et notre désir de recueillir votre assentiment est si grand – méprisables larves que nous sommes ! – qu’il nous a semblé que nous manquerions à nos devoirs religieux si nous ne nous adressions pas à vous. Le roi était embarrassé. Il ne voulait pas donner sa bénédiction à des larves méprisables. Il en avait déjà assez comme ça. — Quoi ? s’exclama-t-il. Vous dites que vous êtes des larves méprisables ? Le moine fluet hésita une seconde, puis inclina la tête. — Seulement si on nous compare à votre personne, Majesté. Comparés aux incroyants, nous sommes instruits et méritants. Comme dit le proverbe, la modestie est d’autant plus efficace qu’elle est moins sollicitée. Le moine fluet lui sourit, les yeux humides. Le roi ne comprit pas tout à fait le sens de cette dernière remarque – probablement à cause du bizarre accent du moine fluet –, mais il savait que l’avorton croyait avoir dit quelque chose de légèrement spirituel, aussi émit-il un petit rire poli et regarda ses courtisans à la ronde tout en hochant la tête, afin qu’ils rient et se regardent en hochant la tête à leur tour. Le roi se flattait de savoir mettre les gens à l’aise ainsi. Il se carra dans le Trône du Stom et resserra les pans de sa robe de chambre tandis que le vénérable siège oscillait doucement sous lui. — Mon bon moine, dit-il, je suis disposé à accepter ton humble requête. Nous en reparlerons. Le roi sourit, afficha son expression sage et le moine fluet sembla pathétiquement satisfait. Il s’essuya les yeux du dos de ses mains. Comme c’est touchant ! songea le roi. Il agita courtoisement la main, créant une boucle dans l’épaisse fumée de l’encens, pour désigner deux secrétaires, debout à côté de l’estrade, qui tenaient des coussins où reposaient des objets plats, des sortes de boîtes en métal décorées. — Maintenant, je crois comprendre que tu Nous as apporté des cadeaux… — Absolument, Majesté, dit le moine fluet. Il se retourna ; les secrétaires avancèrent en traînant les pieds. Ils s’immobilisèrent l’un derrière l’autre à côté de lui. Il prit la boîte des mains du premier secrétaire et la présenta au roi. Elle ressemblait à une version agrandie du petit coffret qu’il avait autour du cou. — C’est un livre, Majesté. Il fit jouer la serrure. — Un livre ? dit le roi. Il s’avança sur le rebord du trône en se retenant aux ailes du Stom. Il avait horreur des livres. — Un livre ! rugit-il. Ses courtisans savaient qu’il avait horreur des livres ! Comment pouvaient-ils laisser ce chien minaudant s’approcher de lui s’ils savaient qu’il viendrait chargé de livres ? Il regarda les plus proches courtisans d’un air furieux. Leurs expressions passèrent instantanément de la satisfaction narquoise à un étonnement scandalisé. — Mais c’est le livre de Dieu, Majesté ! gémit le moine fluet. Sa mâchoire tremblait, ses mains maigres s’escrimaient à ouvrir le coffret en métal gemmé du livre. — Le livre de Dieu ? beugla le roi en se dressant sur le Trône du Stom. C’était un… un quoi, déjà ? Un sacrilège ! Le trône se balançait tandis que le roi fusillait du regard le malheureux moine. — Tu as dit le livre de Dieu ? cria-t-il. Il leva la main pour ordonner qu’on éloigne de lui cet hérétique. — Oui, Majesté, dit le moine en ouvrant brusquement le livre et en le feuilletant du pouce. Parce qu’il n’a que des pages blanches ! Il brandit l’ouvrage devant lui comme un bouclier, le visage détourné de la colère royale, tandis que les pages s’ouvraient en éventail. Le roi regarda ses courtisans. Ils semblaient surpris et irrités. Il savait qu’il était debout sur le trône oscillant, dans une position où tout autre que lui risquait d’être ridicule. Il réfléchit rapidement. Puis il se rendit compte que c’était très drôle. Il se mit à rire. Il se rassit sur son trône en riant et regarda ses courtisans l’un après l’autre jusqu’à ce qu’ils se mettent à rire eux aussi. — Quoi, mon bon moine ? Elles sont toutes blanches ? — Oui, Majesté ! dit le moine fluet d’une voix étranglée. Il reposa le premier livre et prit le suivant des mains du deuxième secrétaire. — Voyez ! Il reposa l’ouvrage, souleva le suivant, puis le suivant et enfin le dernier. — Voyez, Majesté ! Elles sont toutes blanches ! Et regardez : les pages elles-mêmes sont trop lisses et brillantes pour qu’on puisse écrire dessus ; le stylo à encre ne laissera pas de traces, et même le laser sera réfléchi. On ne peut même pas s’en servir comme carnets vierges. Ces livres sont vraiment Inutiles ! — Quoi ? cria le roi. Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire. — Inutiles ! cria-t-il en se vautrant dans le Trône du Stom et en riant si fort qu’il en eut mal aux côtes. Inutiles ! Il rit jusqu’à ce qu’il se mette à tousser. Éloignant d’un geste un courtisan qui lui présentait un verre de vin, il s’avança jusqu’au bord du trône et adressa au moine un sourire bienveillant. — Tu es un brave garçon, petit moine, et tu fais honneur à ton Ordre. Tu peux rester en tant qu’hôte de Notre royale personne, et nous aurons encore des choses à nous dire. Intensément satisfait d’avoir prononcé avec succès un discours d’une telle élégance, le roi fit claquer ses doigts à l’intention d’un secrétaire, qui se précipita, plume et carnet en attente, les yeux baissés. — Veillez à ce qu’on accueille convenablement Notre petit moine, lui dit le roi. Trouvez-lui des appartements dignes de sa personne. — Oui, Majesté. Apparemment soulagé, le moine fut reconduit par le secrétaire. Le roi examina les livres aux pages brillantes. Il étouffa un rire et ordonna qu’ils soient rangés avec les petits articles Inutiles dans la galerie des trophées du château. — Merde, sacra Cenuij. Assis sur le lit dans la chambre de Miz et Dloan, il contemplait le petit écran mural adhésif que Miz avait déroulé sur les couvertures. Il montrait la vue fantomatique d’une armoire vitrée contenant une collection de vieux appareils électriques. — On dirait le contenu d’une vitrine de magasin sortie d’une dramatique historique, constata Miz. Il changea l’orientation de la vue nocturne qu’enregistrait la fausse pierre incrustée dans la couverture du livre, mais elle ne montrait que des ustensiles de cuisine plus ou moins inutiles. — Ce n’est pas risqué de transmettre ça ? demanda Dloan en scrutant l’écran. Miz haussa les épaules. — C’est pseudo-directionnel après l’impulsion initiale et le brouillage des fréquences par l’émetteur. Je doute qu’ils aient de quoi capter ça, même si leur technologie n’est pas aussi primitive qu’ils le laissent entendre. — Je présume que ce truc marche sur le même principe, dit Cenuij en montrant le livre miniature qu’il portait en sautoir. Sous les haillons qu’il avait revêtus pour se rendre au Col Rompu, il avait la soutane noire qu’il portait depuis qu’ils étaient entrés dans le Royaume. — Ouais, fit Miz, mais tu ne t’en sers qu’en cas d’absolue nécessité. Il essaya l’affichage audio d’une autre pierre enchâssée dans le livre-espion, mais l’écran ne montra que l’hologramme en mono de l’intérieur d’un petit présentoir. La dernière fausse pierre précieuse, un capteur de champs électriques, ne releva même pas la moindre activité dans le matériel qui l’entourait. Manifestement, les sources d’énergie de secours – s’il y en avait jamais eu – s’étaient depuis longtemps épuisées. — Rien, dit Miz en éteignant l’écran. — Je croyais qu’il les aurait mis avec le seul autre bouquin qu’il possède, avoua Cenuij. Il haussa les épaules. — Mais bon, ça m’a permis d’entrer dans le château. Et de gagner la confiance de Sa Majesté. — On s’amuse, là-haut ? demanda Zefla tout en remplissant les pots-de-vin pour elle et les autres. Cenuij agita le bras. — C’est bourré jusqu’au plafond de trésors, de camelote, de mesquines jalousies, d’intrigues pathétiques, de superstitions et de soupçons, dit-il. — Tu ne dois pas te sentir dépaysé, Cenuij, ironisa Sharrow. — Absolument. Tu ne me manques pas du tout. — Tu as déjà eu l’occasion de chercher le livre ? demanda Miz. — Laissez-moi un peu de temps, dit Cenuij, agacé. Je ne suis là que depuis deux jours ; c’est un peu tôt pour commencer à poser des questions sur les trésors du château. Jusqu’ici, je n’ai rencontré le roi qu’une seule fois, la reine et deux enfants extrêmement déplaisants déjà beaucoup trop souvent, et j’ai été obligé de fréquenter un tas de courtisans d’une méchanceté insipide et de dignitaires religieux abrutis. La vie profane à Pharpech, c’est essentiellement se lever aux aurores et chanter la haine de Dieu dans des chapelles pleines de courants d’air entre des repas profondément déprimants et des accès de commérages dont la stupéfiante mesquinerie n’a d’égale que leur malveillance empoisonnée. « Jusqu’ici, tout ce que j’ai découvert sur les chambres fortes du château, c’est leur emplacement approximatif. Je suppose qu’elles sont plus high-tech que le reste de ce minable parc à thème rétro, mais je n’en sais pas plus. Cenuij but rapidement son vin. — Alors, demanda-t-il, qu’est-ce que vous autres touristes avez fait pendant que j’infiltrais le centre névralgique du Royaume et gagnais la confiance du plus puissant de ses habitants à mes risques et périls ? — On a juste un peu déconné, avoua Miz avec un grand sourire. — On a regardé les armes et le reste, dit Dloan. — Nous avons brûlé les pages creuses surnuméraires des livres Inutiles, déclara Zefla. Finalement. — Miz a identifié l’endroit où la fraternité criminelle locale tue le temps pendant ces longues heures entre deux mauvais coups, signala Sharrow. Dloan prépare une expédition dans l’arrière-pays pour prendre contact avec les rebelles, Zefla et moi-même nous renseignons discrètement sur les divers mouvements réformistes chez les artisans et les marchands, et dans le domaine des droits des femmes. — Alors, au moins, vous vous occupez, nota Cenuij en souriant. — Ça passe le temps pendant que tu fais tout le boulot, Cenny, lui dit Sharrow. L’horloge de la cathédrale sonna platement au loin. Cenuij vida son pot-de-vin. — Exactement. Bon, c’est l’heure de l’office du soir ; l’heure d’aller chanter la haine de Dieu. Je ferais mieux de rentrer et de continuer de bosser, c’est ça ? déclara-t-il en tendant le pot à Sharrow. Merci pour le vin. — Y a pas de quoi. Le voleur se glissa entre les rideaux sales qui descendaient jusqu’au plancher, se coula dans le box et s’assit sur le banc à tréteaux en face de Miz. Le bruit de l’auberge enfumée ne diminua que légèrement lorsque les lourds rideaux se refermèrent. Deux bougies jaunâtres, une sur chaque paroi latérale de l’étroite alcôve, vacillèrent dans le courant d’air. Le voleur était de petite taille pour un Miykennsien. Il portait des vêtements sombres quelconques, il avait une barbe, plusieurs cicatrices sur la peau de son visage blafard, et des cheveux graisseux. Son nez était large, ses narines évasées au-dessus des lèvres dessinaient un sourire narquois. Ses yeux étaient enfoncés et invisibles. — Tu voulais me voir, homme de Golter ? Sa voix était calme et rauque, mais avec une insolite douceur qui rappela à Miz un rasoir appliqué sur la chair – et qui s’insinue sans douleur au début, presque inaperçu. Miz se redressa, chope de bière à la main. — Oui, dit-il en désignant la table du menton. Vous voulez boire quelque chose ? Les lèvres du voleur composèrent un bref sourire. — J’ai commandé quelque chose ; t’as qu’à payer. — Très bien. Miz plongea les lèvres dans sa boisson, puis il vit que le voleur le regardait avec un sourire méprisant. Il ouvrit la bouche en grand, descendit la moitié de la chope, qu’il reposa brutalement sur la rude table en bois. Il s’essuya les lèvres sur sa manche pour faire bonne mesure. L’individu assis de l’autre côté de la table ne fut nullement impressionné. Le rideau s’ouvrit derrière lui ; il se retourna et saisit le poignet de la serveuse qui entra alors ; il lui grimaça un sourire tandis qu’elle posait la bouteille et la coupe sur la table. Elle lui sourit nerveusement. Le voleur se retourna vers Miz. — Eh bien, tu paies la fille ! Miz fouilla dans la poche de son justaucorps et tendit quelques pièces à la serveuse. Elle regarda bouche bée ce qu’il lui avait donné, puis essaya de refermer sa main et de se sauver. Le voleur la tenait toujours par le poignet ; il la tira et la fit retomber contre la table. Elle poussa un petit cri de douleur. Le voleur lui ouvrit les doigts de force et lui prit l’argent que Miz lui avait donné. Il regarda les pièces et eut l’air surpris. Il en choisit deux, tendit le bras et les glissa dans le corsage de la jeune fille, puis il la releva et lui donna une tape sur le postérieur en la propulsant hors du box. Il mordit une des pièces, la rangea avec les autres dans sa tunique. — Tu lui as trop donné comme pourboire, dit-il. Il décacheta la bouteille et versa un peu d’alcool de trax dans la coupe en écorce. — Ouais, fit Miz. La valeur de l’argent, et puis cette courtoisie à l’ancienne qu’on témoigne à la gent féminine, j’ai du mal à m’habituer à tout ça. Le voleur but dans la coupe en surveillant Miz par-dessus le bord. Sa gorge bougea lorsqu’il avala. Il remplit la coupe à nouveau. — J’ai entendu dire que les hommes de Golter donnent leurs bites à garder aux femmes quand ils se mettent en ménage. — Uniquement ceux qui ont de la chance, rétorqua Miz. Le voleur le regardait sans ciller. Miz haussa les épaules et écarta les mains. — Vous ne savez pas où elles les gardent, dit-il. Le voleur but sa deuxième coupe de trax, puis lança d’une pichenette les dernières gouttes sur le dessus de la table. Il cracha dans la coupe, en essuya l’intérieur avec l’ourlet de son gilet en peau puis se pencha au-dessus de la table et présenta la coupe à Miz comme si c’était un bijou. — On boit ? Il mit l’autre main sur la bouteille. Miz poussa sa chope vers le voleur, prit la coupe en écorce et le laissa la remplir. Miz but l’alcool d’un trait. L’âpre breuvage lui brûla la gorge ; il essaya de ne pas tousser. Le voleur vida la chope, se pencha en arrière, passa la tête entre les rideaux et cria quelque chose. La serveuse revint avec une autre coupe et deux chopes pleines de bière. Elle regarda le voleur, qui regarda Miz. — Oh, non, je vous en prie, dit-il, c’est ma tournée. Et il chercha d’autres pièces dans son justaucorps. Il donna à la serveuse à peu près ce que le voleur lui avait laissé la dernière fois. Elle sembla contente quand même. Miz but sa bière à petites gorgées. — Je serais peut-être intéressé par l’exportation de quelques artefacts ethniques. — Adresse-toi au château, l’informa le voleur. Miz haussa les épaules. — En fait, les artefacts ethniques qui m’intéressent, précisa-t-il en levant les yeux au plafond, ne sont pas à vendre. Mais je paierais un bon prix à quelqu’un qui pourrait m’aider à entrer en leur possession. Le voleur fit tourner la bière au fond de sa chope. — De quelles choses tu parles, là ? Où elles sont ? — Ça pourrait être n’importe quoi, dit Miz. Certaines d’entre elles pourraient être dans le château. Imitant le voleur, il fit tourner la bière au fond de sa chope. L’autre le regarda un instant dans les yeux. — Le château ? reprit-il sèchement. Miz opina. — À votre avis, est-ce qu’on peut s’arranger pour que quelque chose du château vous tombe dans les mains ? Le voleur hocha la tête et sembla détourner les yeux. Il se leva lentement, sans lâcher sa chope de bière. — Attends ici. J’ai quelqu’un qui pourrait peut-être t’aider. Il entrouvrit les lourds et ternes rideaux et sortit du box à reculons. Miz resta seul sur son banc. Il but sa bière. Il examina le box crasseux. L’endroit sentait la sueur, les éclaboussures de boisson – de sang, peut-être –, et une odeur que Miz attribua à de la bière sérieusement éventée. « L’Œil et le Tisonnier »… il y avait des noms plus réjouissants pour une auberge. Celle-ci se trouvait dans le quartier le plus mal famé de Pharpech, au pied du versant escarpé de la colline sous le château, à l’est, dans une zone de vieux immeubles vermoulus qui abritaient des tanneries nauséabondes et des usines d’engrais à base d’os. Même avec un pistolaser dans la poche et une vibrolame dans sa botte, il s’était senti vulnérable en entrant ici. Il regarda le bord supérieur de la cloison du box, à un mètre au-dessus de sa tête et à un mètre au-dessous du plafond du bar maculé de taches jaunes. Il était sûr qu’il pouvait voir de petites stalactites brunes. Puis il examina la paroi d’écorce derrière lui. En regardant bien, on y distinguait une ligne de graisse noirâtre à peu près à la hauteur du crâne, où d’innombrables tignasses sales probablement squattées par les poux avaient laissé leur marque au fil des années. Miz poussa un grognement de dégoût et porta la main à sa nuque. Il changea de position, s’asseyant sur le banc dans le sens de la longueur, les pieds relevés, la tête contre la paroi latérale du box. Le silence se fit soudain dans le bar. Miz fronça les sourcils et tourna la tête. Les lourds rideaux s’agitèrent. Trois carreaux d’arbalète se fichèrent dans l’écorce au fond du box, juste dans la partie inférieure de la trace graisseuse qu’il avait examinée quelques secondes plus tôt, et où s’était trouvée sa tête. Il les regarda, perplexe, puis tira son pistolet de sa poche, renversa la chope de bière dont le contenu se répandit sur la table et dégoulina sur le plancher souillé ; la flaque s’étendit jusqu’à l’ourlet des rideaux, où elle serait visible depuis l’intérieur du bar. Miz se redressa sur les genoux, pivota et passa rapidement et silencieusement sur le banc d’en face. Il s’assit sur la table, les pieds sur le banc. Un grand calme régnait toujours derrière le rideau ; on n’entendait que quelques chuchotements et le bruit d’une ou deux chaises qui frottaient sur des irrégularités du plancher. Il y avait trois petites déchirures dans les rideaux là où les carreaux étaient entrés. Ces trous laissaient pénétrer de minuscules faisceaux de lumière enfumée. Il attendit, le cœur battant, le pistolet prêt à faire feu. Le rideau bougea millimètre par millimètre, occultant la lumière d’un des trois trous. Il tendit le bras entre les rideaux et saisit par le cou l’homme qui se tenait juste derrière, tout en plongeant en avant. Il atterrit en position accroupie, le dos contre la mince cloison d’écorce qui séparait deux boxes, le bras refermé sur le cou de l’homme qu’il avait empoigné, lequel retomba assis sur le plancher. C’était le voleur avec qui il venait de s’entretenir ; Miz lui enfonça le canon de son arme juste sous l’oreille. Le bar s’était presque entièrement vidé ; seules l’atmosphère enfumée et quelques chopes abandonnées à moitié pleines sur les tables indiquaient que l’établissement était bondé quelques minutes plus tôt. Debout, le dos au comptoir, se trouvaient trois individus armés d’arbalètes. Le premier avait rechargé son arme, le second était sur le point d’engager un carreau dans la rainure, le troisième s’était figé pendant qu’il retendait les cordes. L’homme prêt à tirer visait Miz. Miz força le voleur à tourner la tête avec le canon du laser. Le voleur sentait le rance ; il se débattit un peu, mais Miz lui serra le cou un peu plus fort, sans jamais quitter des yeux l’homme à l’arbalète. Le voleur ne bougea plus. Il respirait en sifflant. Il y avait encore deux hommes dans le bar, près de la sortie ; ils tenaient chacun des pistolets de gros calibre, mais ils semblaient reculer vers les portes. Miz était plus préoccupé par le box à côté du sien. Il crut voir bouger le rideau du coin de l’œil. Il se poussa sur le plancher de façon à tourner le dos au box d’où il était sorti. — Alors, les mecs, dit Miz en souriant à l’arbalétrier. On va tous être raisonnables et personne ne sera blessé. Il se releva lentement, maintenant le voleur entre lui et les trois individus armés d’arbalètes. — Qu’est-ce que vous en dites ? Pas de réponse. Le voleur respirait difficilement. Miz sentait qu’il essayait de déglutir. Il relâcha très légèrement son étreinte. — Peut-être que notre ami voudrait s’exprimer. Les deux hommes près de la porte sortirent discrètement. Miz appuya le canon de son arme contre les côtes du voleur. — Dis quelque chose pour détendre l’atmosphère, abruti. — Laissez-le partir, souffla le voleur d’une voix étranglée. Toujours pas de réactions. Ces gus attendent quelque chose, se dit Miz. Il entendit un bruit quelque part derrière lui dans le box. Alors, là, ils exagèrent ! Il y eut une sorte de grincement visqueux sur le plancher derrière lui. Il fit volte-face sans lâcher le voleur. Une lame longue et mince jaillit entre les rideaux et s’enfonça sans bruit dans le torse du voleur, juste en dessous du sternum ; la pointe brillante ressortit dans son dos à travers le cuir de sa tunique. Il poussa un grognement rauque. Miz s’était déjà laissé tomber à terre en pivotant. Le carreau de l’arbalète se ficha dans l’occiput du voleur, projetant son corps plié en deux entre les rideaux et sur l’homme qui tenait le couteau, le forçant à tomber à la renverse sur la table. L’arme de Miz crépita et crachota. L’homme qui avait tiré le carreau sursauta lorsque les rayons le touchèrent en pleine poitrine, criblant sa veste de petits cratères ourlés de flammes. Il laissa choir l’arbalète et sa tête retomba sur sa poitrine. Il resta ainsi debout un instant tandis que Miz s’éloignait du box où l’homme au couteau essayait toujours de se dépêtrer des rideaux et du cadavre du voleur. Puis l’arbalétrier bascula lentement en arrière, se cogna la tête sur l’angle du comptoir et s’écroula sur le plancher. Du sang grésilla au contact des flammes qui papillotaient sur sa veste. Les deux autres arbalétriers échangèrent un regard. Celui qui avait rechargé son arme sourit nerveusement à Miz. Il indiqua son pistolet du menton et déglutit. — On s’était pas rendu compte que vous étiez du château, dit-il. Et il retira très soigneusement le carreau de sa rainure. L’autre homme détendit les cordes de son arbalète et la laissa tomber par terre. Ils regardèrent le mort étalé sur le plancher. L’homme dans le box se dégagea de dessous le cadavre du voleur et cria, invisible : — Moi non plus, messire ! Une trogne barbue terrifiée se montra lentement entre les rideaux. Miz regarda avec méfiance autour de lui. Il adressa un sourire hypocrite aux deux arbalétriers et à la fine lame. — Les mecs, vous allez m’accompagner pour sortir de ce quartier plutôt mal famé. Il jeta un coup d’œil à l’individu dans le box. — Toi, tu vas à la porte d’entrée et tu demandes aux surhommes qui sont devant de te remettre leurs armes. Le barbu eut un hoquet. Il sortit de derrière les rideaux, abandonnant le corps du voleur en travers du seuil du box. Il s’approcha de la porte. L’ouvrit doucement et appela. Il y eut une conversation, le ton monta, et puis on entendit un bruit de pas précipités. — Ils ont pris la fuite, messire, dit le barbu à Miz avec un sourire écœurant. — Qu’est-ce que tu attends pour les imiter ? L’homme ne se le fit pas dire deux fois ; il disparut sur-le-champ. Miz se tourna vers les deux autres. — Les potes, on va sortir par-derrière, vous et moi. Les deux hommes se regardèrent. Miz fronça les sourcils. — Il doit forcément y avoir une porte de derrière. — Oui, messire, confirma l’un des hommes. Mais il faut passer par la tannerie. Miz renifla. — C’est donc ça ! dit-il. Et moi qui croyais que la bière était éventée ! — Tu pues. — C’est à cause de la tannerie, expliqua Miz tandis que Zefla lui séchait les cheveux. Sharrow toucha l’une des bottes de Miz, de fabrication locale, avec la pointe d’une des siennes. — Elles sont en train de tomber en morceaux, remarqua-t-elle. Je croyais que tu les avais achetées il y a deux jours seulement. Miz haussa les épaules sous sa serviette. Dloan lui tendit un verre de vin. — Ouais, fit Miz. Je ne sais pas dans quelle saloperie j’ai marché. — Donc, dit Sharrow, la pègre locale refuse de jouer le jeu. Elle s’assit dans l’unique fauteuil confortable de la chambre de Miz et Dloan. — Exactement, convint Miz, à part jouer à Perforons la Tête de Miz. Zefla finissait de lui sécher les cheveux. Il se tourna vers Sharrow. — Je suis inquiet. Cenuij nous a dit que le roi avait des espions et des informateurs. Et si le château avait vent de cette histoire ? — Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Sharrow en haussant les épaules. — Et pourquoi on ne partirait pas tous avec Dloan demain ? suggéra Miz. On peut voir ça comme un safari : on quitte la ville pendant quelques jours, on campe quelque part en bordure de l’arrière-pays, on laisse Dloan – et peut-être moi aussi – prendre les devants, essayer de contacter ces fameux révolutionnaires. — Cenuij n’aime pas trop cette idée, avança Zefla en lançant à Miz une bombe de désodorisant. — Merci, fit Miz. Ouais, c’était à prévoir, non ? Moi je crois que ça vaut la peine, rien que pour se mettre au vert pendant quelque temps. — Tu crois vraiment qu’on court des risques après ce qui s’est passé ce soir ? demanda Sharrow. — C’est possible, dit Miz en se parfumant les aisselles. — Et Cenuij, alors ? s’enquit Dloan. — Il ne court pas de danger, répliqua Sharrow. On peut lui laisser un message à l’auberge ; inutile de prendre le risque d’utiliser le matériel de télécom. Elle hocha la tête d’un air pensif et ajouta : — D’ac, on y va. — Passer quelques nuits sous la tente dans la cambrousse, dit Zefla en louchant. Oh, c’est le pied absolu ! Le dirigeable survolait la jungle ensoleillée, bulle bleu-blanc dans le ciel bleu-blanc du Caltasp tropical après la saison des pluies. La canopée glissait lentement en dessous de l’appareil, les cimes des arbres à cinq mètres environ sous la quille de la nacelle découverte où Breyguhn, Geis, son maître d’armes et elle-même se tenaient à genoux, leurs longs fusils calés par-dessus les plats-bords de la corbeille en forme de barque. Les odeurs et les bruits de la jungle les enveloppaient, mystérieux, excitants et un peu effrayants. — Nous suivons une course idéale, leur dit Geis très calmement. Le vent nous pousse vers une des meilleures zones, et nous avons notre ombre derrière nous. Il se tourna vers le maître d’armes, un petit homme rondelet au sourire perpétuel, originaire de Speyr, qui ressemblait plus à un acteur comique qu’à un instructeur en arts martiaux. — N’est-ce pas, maître d’armes ? — Absolument, messire, dit l’homme en souriant. Une course parfaite. Lorsque Geis leur avait présenté – à elle et à Breyguhn – le maître d’armes sous les tonnelles du Palais d’automne, il lui avait demandé de faire la preuve de ses compétences comme il lui plairait. Le petit bonhomme obèse avait souri encore plus largement puis avait soudain brandi un stylet, avait tournoyé sur lui-même et lancé l’arme. Un papillon blanc qui voletait devant un treillis dix mètres plus loin fut brusquement cloué au bois. Sharrow avait été impressionnée et Geis enchanté. Breyguhn avait été scandalisée. — Pourquoi avez-vous fait ça ? avait-elle dit, au bord des larmes. Mais le petit homme avait levé un doigt, avait trotté jusqu’au treillis, et avait retiré le poignard presque sans effort. Le papillon blanc, qui n’était maintenu que par une aile, s’était envolé… — Regardez ! dit Sharrow en montrant le sol de la forêt. Ils longeaient lentement une clairière. Il y avait une mare et, à côté, un animal volumineux à la peau verte et lisse qui gisait, mort, ses entrailles répandues sur le sol poussiéreux. Un autre animal – plus petit, mais d’apparence robuste – se dressait au milieu des intestins, en train de mordre et de déchirer quelque chose à l’intérieur de la cavité ventrale de l’herbivore. Le prédateur leva la tête pour regarder le ballon, son mufle rouge doré maculé de sang vert. — Un rox ! chuchota Geis. Formidable ! — Pouah ! fit Breyguhn, qui contemplait la scène depuis l’autre côté de la nacelle. Le maître d’armes tira de sa poche le boîtier de télécommande du dirigeable et abaissa un interrupteur. Le ballon émit un ronronnement presque inaudible et s’immobilisa. Le rox leva la tête pour les regarder, nullement inquiet, sans cesser de triturer sa proie de ses imposantes mâchoires. Il pencha la tête sur le côté, toujours en train de mastiquer. Geis s’adressa à elle. — Cousine ? Sharrow secoua la tête. — Non, dit-elle. Toi. Geis était enchanté. Il se retourna et visa avec le fusil à poudre au long canon. Sharrow vit Breyguhn grimacer ; elle regardait par-dessus le bord de la nacelle, mais sans vraiment apprécier le spectacle. Sharrow se tourna aussi pour regarder en bas. — On ne fait qu’un avec le fusil, la ligne de mire et la cible, murmura Geis en épaulant (l’instructeur hochait la tête d’un air entendu). Zut ! Il est reparti dans les tripes de l’autre animal. — Beurk ! dit Breyguhn en s’asseyant de l’autre côté de la nacelle. — Ne nous fais pas balancer ! chuchota Geis. Le maître d’armes posa le boîtier de commande, leva les bras en l’air et frappa bruyamment dans ses mains. Sharrow rit ; la tête du rox apparut, verte et dégoulinante, et les regarda à nouveau. — Je te tiens, murmura Geis. Il tira et tomba à la renverse dans la nacelle ; un nuage de fumée se mit à dériver, poussé par le vent. Le rox avait cessé de mastiquer. Il s’écroula sur le sol, les pattes antérieures dans la poussière ; un sang rouge sombre sortit à gros bouillons de sa tête, il se coucha sur le flanc, tressauta puis ne bougea plus. — Oui ! — Bravo ! — Beau coup, messire. — Pouah. C’est fini ? Tu l’as eu ? Il y a beaucoup de sang ? — Conduisez-nous là-bas, maître d’armes ; je veux descendre et prélever un ou deux trophées. — À vos ordres, messire. — Pauvre animal ! Il n’avait aucune chance, soupira Breyguhn en risquant un œil par-dessus la nacelle en direction des deux cadavres allongés côte à côte. — La chance de passer inaperçu, observa Geis gaiement en haussant les épaules. — Ç’a été rapide, dit Sharrow à Breyguhn. Elle essayait de faire alliance avec la maturité de Geis plutôt qu’avec la jeunesse de sa demi-sœur, même si son âge la rapprochait de Breyguhn, qui n’avait que douze ans. — Oui, fit Geis, qui préparait l’échelle de corde tandis que le maître d’armes guidait le dirigeable vers la clairière dans l’air tropical. Il a dû mourir sans savoir ce qui l’a touché. — Je trouve ça quand même cruel, estima Breyguhn en croisant les bras. — Pas du tout, objecta Geis. Il a tué ce heuskyn, là, en bas ; et puis je l’ai tué. — C’est la loi de la jungle, dit Sharrow à Breyguhn. — Littéralement, confirma Geis en riant. Et il n’a pas souffert comme le heuskyn a dû souffrir, lui. Une expression de perplexité exaspérée apparut sur son visage. — Vous savez, j’ai souvent pensé que c’est ça qui compte : la souffrance. Pas la mort, pas le fait de tuer lui-même. Si vous mourez sur le coup – vraiment instantanément, sans le moindre avertissement –, qu’est-ce que vous perdez ? Votre vie aurait pu être atroce jusqu’au jour de votre mort, de toute façon. Bien entendu, elle aurait pu être passionnante, au contraire, mais l’essentiel est qu’à un moment donné vous ne savez pas quelle direction elle prendra. Je ne crois pas qu’on doive condamner les gens qui tuent quelqu’un instantanément. — Et les gens qui restent, la famille, les amis, qu’est-ce que tu en fais ? protesta Breyguhn. Geis haussa les épaules et jeta un coup d’œil par-dessus la nacelle tandis que le dirigeable s’arrêtait lentement. — La loi ne prévoit pas qu’on poursuive des assassins en fonction des conséquences de leur acte sur les proches de la victime. Il aida le maître d’armes à hisser l’échelle de corde jusqu’au plat-bord. — Mais alors, dit Sharrow, si les gens savaient qu’ils risquaient à tout moment de se faire tuer et que leur meurtrier ne risquait rien, tout le monde aurait peur tout le temps. Tous les gens qu’on pourrait tuer auraient souffert, de toute façon. Geis la regarda, le front barré d’un pli soucieux. — Oui, tu as raison. Je n’avais pas pensé à ça. Il se tourna vers le maître d’armes, qui lui sourit. Geis haussa les épaules, donna son fusil à l’instructeur, et dit : — Bon. Retour à la case départ pour cette idée. Il tira son couteau du fourreau, le tint entre ses dents, puis enjamba le plat-bord de la nacelle et descendit par l’échelle de corde. Sharrow le regarda descendre. Il sortit de l’ombre du dirigeable, le soleil étincela sur la lame du couteau qu’il tenait dans sa bouche. Elle se pencha un peu plus, visant avec son fusil le haut de sa tête qui dodelinait à chaque échelon en se rapprochant du sol. — Excusez-moi, madame. Le maître d’armes lui prit le fusil des mains avec un sourire chargé de regret. Elle se rassit. Breyguhn la toisait d’un œil narquois. Elle essaya de ne pas rougir. — Mais je n’avais aucunement l’intention de tirer, maître d’armes ! — Je sais, dame Sharrow, opina-t-il en extrayant la cartouche de la culasse avant de lui rendre le fusil, mais il est dangereux de viser une personne avec une arme. — Je sais, dit-elle. Mais le cran de sécurité était mis et je suis absolument désolée. Vous ne direz rien à Geis, n’est-ce pas ? Elle lui décocha son sourire le plus charmeur. — Je ne crois pas que ce soit nécessaire, dit l’instructeur. Breyguhn regardait Sharrow d’un air moqueur. — Mais lui pourrait… commença-t-elle. — Oh, de toute façon, il ne croit pas tout ce que tu lui dis, Brey, dit Sharrow avec un geste dédaigneux de la main. Elle sourit à nouveau au maître d’armes, qui lui rendit son sourire. Breyguhn leur lança un regard menaçant. — Hé, les filles ! cria une voix provocante en dessous d’elles. Y aurait-il un morceau particulier de cette bête qui vous plairait ? Ils campèrent sur une éminence peu élevée en lisière d’une série de petites collines irrégulières que l’Entraxrln avait probablement submergées depuis longtemps, laissant des canyons encombrés et de sombres et profondes cavernes conduisant à des ravins escarpés ; de hautes aiguilles évasées réparties sur le terrain sur un mode plus géologique que végétal étaient probablement des clochetons rocheux, noyés dans l’étreinte rapace de l’Entraxrln, désormais points d’ancrage pour les câbles membraneux. Le paysage dans les collines et au-delà était encore plus sombre et touffu qu’il ne l’avait été pendant les trois jours écoulés depuis qu’ils avaient quitté la capitale. Ils avaient traversé quelques bourgades et villages et aperçu deux petits châteaux au loin, résidences de nobles de modeste envergure, mais n’avaient trouvé que de rares voyageurs sur leur chemin. Leeskever, leur guide – un trappeur qu’ils avaient rencontré au Col Rompu, compétent mais bavard, maigre et d’une laideur spectaculaire, avec un bandeau sur l’œil que Zefla trouvait du dernier chic –, dit que si ces messieurs voulaient voir des sauvages ou des hors-la-loi, ils les trouveraient quelque part là-dedans, mais que lui n’irait pas plus loin. C’était le territoire des bandits. Miz décida que sa place était au camp, à s’occuper des dames. Dloan partit seul, à pied. Laissant paître leurs montures, ils passèrent les deux jours suivants à se promener dans les environs du camp et à escalader les câbles les moins abrupts en s’aidant de colliers de maintien, tandis que Leeskever évoquait les milliers d’animaux qu’il avait tués et la demi-douzaine de camarades victimes des stoms, des chaodontes et autres bêtes féroces, et les effets de la pesanteur lorsque les gens tombaient des câbles – le tout dans une contrée très semblable à celle-ci. Par deux fois, Sharrow quitta le camp en douce à l’insu de Leeskever, crapahutant sur un demi-kilomètre dans les broussailles de l’Entraxrln pour s’exercer un peu au tir. Elle vissa le silencieux sur le PortaCanon et installa quelques prunes à cloque à dix, vingt et quarante mètres de distance. Lors de sa deuxième visite à son stand de tir privé, elle entendit quelque chose bouger derrière et au-dessus d’elle juste au moment où elle changeait de munitions ; elle inséra le chargeur, fit un pas de côté et se retourna. Elle eut l’impression que quelque chose fondait sur elle et elle tira. Le nouveau chargeur contenait des cartouches à fléchettes. Elle constata plus tard que quatre projectiles avaient été tirés. Elle ne savait pas au juste combien avaient touché l’animal non identifié qui essayait de lui sauter dessus, mais il disparut dans un nuage explosif de sang violet qui l’obligea à faire un saut de côté pour éviter d’être éclaboussée. Lorsqu’elle fouilla de la pointe de sa botte les débris chauds et encore fumants, elle ne put dire de quel animal il s’agissait, sauf qu’il avait plutôt de la fourrure que de la peau ou des plumes. Le plus gros fragment d’os apparemment broyé était plus mince que son petit doigt. Elle décida qu’elle n’avait plus besoin de s’entraîner au tir à la cible. Ils étaient assis, attachés par des cordes à des pointes d’écorce durcie fichées dans le câble de trois mètres de diamètre au-dessus d’eux. Ils déjeunèrent sous une chaude brise de tunnel embaumant la sève, à une centaine de mètres du sol. L’éminence où se trouvait leur camp était visible à un kilomètre derrière le paysage grotesquement déformé de l’Entraxrln. Leeskever enfonça la pointe de l’extracteur dans une sorte de veine, un renflement à la surface du câble. Une eau limpide traversa la membrane au bout de la pointe creuse et commença à remplir une petite tasse suspendue à sa poignée. Le guide huma la brise. — C’est un vent à attirer les stoms, conclut-il. Tous le regardèrent. — C’est les singes planeurs, expliqua-t-il. Les stoms viennent pour la migration annuelle ; il y a une troupe de mâles à moitié domestiqués. Ils juchent dans le tronc au nord de la ville. — Les gens ne vont pas les monter, quand même ? s’enquit Zefla. Leeskever éclata de rire. — Mais non ! Et personne ne l’a jamais fait, d’ailleurs. Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte. Les stoms auraient plutôt tendance à vous avaler au lieu de vous flairer. Toutes ces histoires de vol à dos de stom, ce ne sont que des légendes. Il but un peu de l’eau contenue dans la tasse, qu’il tendit ensuite à Zefla. — Le roi et les membres de sa cour, poursuivit-il, montent jusqu’à l’une des juchées des mâles dans le tronc, examinent les spécimens, en choisissent un chacun, s’approchent sur la pointe des pieds, leur vaporisent un peu de gaz pour les endormir et les marquent à la bombe. Les poltrons parmi les courtisans et les ministres confient la tâche à des sous-fifres, les autres font semblant d’être courageux. Zefla rendit la tasse à Leeskever, qui l’accrocha sous l’extracteur d’où l’eau tombait goutte à goutte. — Ensuite, les dignitaires prennent place dans leur galerie d’observation, regardent les stoms capturer les singes et encouragent « leur » animal. Un spectacle hautement civilisé. — Apparemment, ironisa Miz. — C’est quoi, ça ? dit Zefla, l’index braqué vers les profondeurs. — Hein ? fit Leeskever. Ah… mais c’est un de ces chaodontes dont je vous parlais tantôt. — C’est le fauve qui a un faible pour vos collègues ? lui demanda Zefla. — Ça pourrait même être l’individu en question, pour autant que je sache, dit Leeskever. Ils observèrent le long dos rayé du chaodonte, tandis que le quadrupède avançait lentement à travers une jungle de racines, de tiges et de longs lambeaux de membrane morte sur le niveau inférieur. Sharrow se souvint du dirigeable et du rox que Geis avait abattu. Lorsque son cousin était remonté, tout ensanglanté, dans la nacelle, il n’avait offert à Breyguhn et à elle-même rien de plus nocif et choquant que les oreilles de l’animal. Elle avait accepté poliment le cadeau encore chaud. Breyguhn n’avait pas pu toucher l’objet aux poils collés par le sang. Toutefois, alors que Sharrow avait jeté son trophée le jour où elles avaient quitté le Palais d’automne pour réintégrer leurs écoles respectives, Breyguhn avait conservé le sien pendant des années. Dloan ressortit de l’arrière-pays le lendemain matin, morose et frustré. Il avait été obligé d’abattre deux bandits stupides, mais, à part eux, il n’avait vu personne. Il se pouvait très bien qu’il y ait des rebelles et autres marginaux dans l’arrière-pays, mais ils s’étaient soigneusement écartés de son chemin. Ils repartirent vers la ville l’après-midi du même jour, la brise dans le dos. Plusieurs troupes de stoms les survolèrent à un kilomètre d’altitude, avançant dans la même direction. Leeskever hocha la tête d’un air entendu. Ils le payèrent à l’auberge dans les faubourgs de la ville où ils avaient mangé le lendemain de leur arrivée à Pharpech. Miz se rendit en ville seul, déguisé. On leur avait gardé leurs chambres ; un mendiant avait demandé après eux, et l’aubergiste lui avait donné le message qu’ils avaient laissé pour lui. À part lui, personne n’avait posé de questions à leur sujet. — Un vrai lit et de l’eau chaude ! dit Zefla en entrant d’un pas martial dans la chambre qu’elle partageait avec Sharrow. Putain de luxe ! Elle dormit bien au début. Puis elle se réveilla au milieu de la nuit en croyant sentir quelque chose de long et de froid ramper sur sa peau et se diriger vers sa gorge. Elle se redressa sur son séant en poussant un petit cri, tira sur sa chemise de nuit, puis toucha du doigt la peau au-dessus de sa poitrine. Elle y posa la main et scruta l’obscurité absolue ; elle entendit Zefla bouger et ébaucher une protestation vite noyée dans le sommeil, et puis elle comprit ce qui lui arrivait. C’était leur manière de lui dire qu’ils étaient encore en contact, même ici. Même hors de la couverture du réseau. C’était comme un doigt glacé qui se promenait sur sa peau, juste à la base de son cou, comme un bourreau qui vérifie l’endroit où la hache va tomber. Le doigt traça alors une nouvelle ligne, puis une autre, et encore une autre, chacune plus éloignée de son cou que la précédente. La forme de l’Addendum de la Couronne stellaire fut tracée à même sa peau. La longue orbite en boucle de Prenstaleraf se dessina autour de son cou puis vint frôler le haut de ses seins. Au bout d’un moment, ne voyant rien venir, elle s’allongea à nouveau sur le lit affaissé. L’ultime signal, quelques instants plus tard, fut une surprise : une ligne unique, mais indolore, tracée autour de son crâne, à peu près au niveau où se trouverait la circonférence d’un chapeau, ou d’une couronne. Ce n’était pas un rêve, se dit-elle avant de se rendormir. Mais, tout de même, au matin, elle eut des doutes. 14. SA MAJESTÉ EST AU PARFUM — J’arrive pas à croire que je fais un truc pareil ! chuchota Miz. Dloan haussa les épaules. Il se gratta la tête en considérant la queue démesurément large qui reposait sur la poussière de la cage puante. Il souleva l’appendice, puis le laissa retomber. — J’ai besoin de quelque chose pour la faire tenir, dit-il tout bas. — Alors, me regarde pas ! siffla Miz. Il était accroupi sous le mufle du stom avec une bombe de gaz. Il actionna plusieurs fois le piston puis appuya encore sur la gâchette. Le gaz jaillit vers les narines de la bête. Miz pressa son mouchoir sur sa bouche et toussa. Dloan se retourna. — Grouille-toi ! ordonna Miz. Ce truc est en train de m’endormir ! Dloan prit son couteau et s’approcha du flanc du stom ; il tendit le bras et commença à trancher les cordes qui attachaient l’aile gauche de l’animal à son corps. — Dlo ! dit Miz, les yeux écarquillés, t’es dingue, ou quoi ? Dloan ne répondit pas ; il laissa les cordes tomber sur le sol repoussant de la cage. L’imposante aile noire du stom se déplia doucement comme une tente qui s’effondre. La bête remua un peu. Miz recula brusquement avec un hoquet de surprise, puis s’avança à nouveau pour lui vaporiser rapidement du gaz dans les narines. — Chut ! susurra-t-il à l’animal endormi. Chut ! Et voilà… Dloan enleva l’une des planches qui maintenait l’aile droite, la tira jusqu’à l’arrière du monstre, et, la calant entre le mur et le sol de la cage, s’en servit pour empêcher la queue du stom de toucher la poussière. Miz jeta un coup d’œil vers l’avant de la cage. Même avec les lunettes photoamplificatrices, la nuit était effroyablement sombre. Zefla surveillait la guérite du vigile du zoo, mais Miz se sentait horriblement vulnérable, coincé qu’il était dans cette cage, accroupi à quelques centimètres de la gueule d’un animal apparemment capable de l’avaler en une seule bouchée. Il n’aurait pas vraiment voulu être à la place de Dloan non plus. Il regarda les pieds de Dloan labourer le sol de la cage tandis qu’il s’enfonçait encore plus loin sous le corps du stom. Miz se détourna. Il leva les yeux vers les barreaux qui fermaient le plafond de la cage. De toutes les choses qu’il aurait jamais pu imaginer faire dans sa vie, s’accroupir dans une cage puante au milieu de cadavres de singes planeurs en putréfaction et à demi dévorés, en pleine nuit et dans la partie la plus éloignée et la plus arriérée de l’Entraxrln de Miykenns, pour droguer un animal gros comme un avion de tourisme tandis qu’un complice tripotait l’appareil génital du monstre n’aurait vraiment pas été la première idée à lui venir à l’esprit. Le stom poussa une sorte de profond soupir. Miz lui pompa encore du gaz dans les narines. Dloan sortit en se tortillant de dessous la croupe de la bête. — Ça y est ? demanda Miz. Dloan hocha la tête. Miz tapota doucement le mufle de la créature. — Pauvre conne, soupira-t-il. C’était l’occasion ou jamais de prendre ton pied, et tu dormais ! Dloan était debout. Il tenait un racloir en bois et un petit pot hermétiquement fermé ; son pantalon et son justaucorps étaient tachés. Il avait une expression bizarre. Miz vaporisa une dernière bouffée de gaz sous le museau de l’animal, puis se releva. — Très bien, lança-t-il. Filons d’ici avec qu’elle se mette à crier au viol. — Non, dit Dloan en s’approchant de lui. — Non ? répéta Miz. Il laissa Dloan lui prendre la bombe de gaz. Dloan posa le racloir et le pot sur le sol et s’accroupit devant le mufle de l’animal. Il actionna le piston et lui vaporisa le gaz dans les narines. Miz n’en croyait pas ses yeux. — Dloan ! Qu’est-ce que tu fais ? — J’essaie de la tuer, dit Dloan. Il continua de pomper et de vaporiser, tandis que Miz secouait la tête et tournait en rond en marmonnant, la tête dans les mains. Dloan pompa jusqu’à épuisement du gaz. Une rosée de gouttelettes en voie d’évaporation entourait les narines de l’animal. De petits ruisselets dégoulinèrent sur son museau et éclaboussèrent le sol de la cage. Dloan, accroupi, oscillait sur place tout en pulvérisant machinalement avec un récipient vide ; Miz s’approcha et l’empoigna, suffoquant dans le nuage de gaz. Il tira sur les épaules massives de Dloan et réussit finalement à le déplacer ; ils basculèrent sur le sol de la cage. Dloan revint à lui. — Lève-toi ! haleta Miz. T’es couché sur moi. Dloan se releva, mal assuré sur ses jambes, en secouant la tête. Il vacilla, regarda l’animal silencieux, puis récupéra le pot et le racloir et se dirigea en titubant vers l’arrière de la cage. Miz le suivit, effaçant au passage les traces de leurs pas dans la poussière. Ils verrouillèrent la porte en crochetant la serrure avec un morceau de fil de fer replié, allèrent chercher Zefla qui montait la garde près de la guérite du veilleur de nuit et rejoignirent Cenuij à l’endroit prévu, une poterne dans une section non éclairée de l’enceinte du château. — Tu pues, dit-il lorsque Miz lui remit le pot. — Oh, la ferme ! lui répliqua Miz. Des rangées de fanions étaient suspendues au-dessus de la place principale de Pharpech ; des stands, des camelots et des bateleurs concentraient l’attention de la foule grouillante qui célébrait la migration annuelle des singes planeurs et le retour des stoms, et de la Troupe royale en particulier. Un bruit retentissant montait de l’extrémité de la place située sous le château, où un groupe d’hommes déguisés en stoms dansaient en rond dans une arène dégagée devant la tribune royale. Les danseurs levaient les bras, exhibant des ailes noires géantes confectionnées à partir de membrane teinte et de lamelles d’écorce flexibles, se poursuivaient et se tournaient autour en poussant des rugissements peu convaincants. Siégeant sur les gradins supérieurs de la tribune, des prêtres et des moines en robes de cérémonie commentaient le spectacle dans un plain-chant continuel. Le roi, assis à côté de la reine, essayait de ne pas s’endormir. Sharrow grignotait un sorbet aux prunes cloquées tandis que Miz et elle-même traversaient la foule, refusant les bonnes affaires qu’on leur proposait et les victuailles qu’on leur tendait. — Non, je crois qu’il est complètement fêlé, dit-elle en secouant la tête. Les sécrétions vaginales d’un stom femelle ! Il n’a probablement pas besoin d’un truc pareil ; je parie qu’il a fait ça pour vous faire marcher, toi et Dlo. — Il a pas intérêt ! dit Miz en fronçant les sourcils. Sinon, c’est à lui qu’il va arriver des trucs désagréables pendant son sommeil. Une grande clameur s’éleva ; des enfants déguisés en singes planeurs se précipitèrent dans l’arène en face de la tribune et détalèrent en couinant et en gloussant devant les grandes formes noires des danseurs stoms qui fondaient sur eux. Le roi sursauta, brusquement tiré de sa rêverie. Il applaudit obligeamment tandis que les enfants forçaient leur jeu, feignant de mourir, tressautant et battant des bras sur les pavés de l’arène, accompagnés de nouvelles acclamations. Au profond du château, dans l’atelier de l’apothicaire, sur une longue table à tréteaux, reposait une collection de récipients en métal martelé, dotés chacun d’un couvercle détachable muni d’un piston et d’une gâchette. Une paire de mains aux doigts agiles, couleur de boue, soulevèrent doucement le plus décoré des cylindres – celui revêtu des armes royales –, l’ouvrirent, enduisirent d’un gel limpide et graisseux le fond de la cavité pressurisable, le refermèrent et le reposèrent. La juchée des stoms mâles, creusée dans un gigantesque tronc, à six cents mètres au-dessus du sol membraneux, à trois kilomètres au nord de la ville, était une sorte de caverne sombre où régnait une puissante odeur de fauve. On y montait par une cage treuillée et des échelles internes qui empruntaient d’étroits déversoirs d’eau de pluie asséchés et obturés. La juchée proprement dite était précédée d’une antichambre où se rassemblèrent le roi, ses courtisans, d’autres membres de la famille royale et leurs parasites ; entassés dans cet espace obscur, au sol flexible, éclairé aux chandelles, ils parlaient à voix basse tandis que les gardes royaux vérifiaient que les stoms mâles présents étaient calmes et donnaient l’impression de se préparer à dormir. Il y avait contre toute attente une certaine tension dans l’atmosphère ; Cenuij lui-même en était affecté. L’air chaud puait le stom et la sueur des nobles. Il se glissa au milieu de la foule des gens munis de bombes à peinture de marquage, de fusils et d’épées. Il se plaça derrière l’archiblasphémateur tandis que le prêtre exorcisait les bombes de gaz, les purgeant de toute influence divine. Puis il s’éclipsa pour gagner l’affut à l’extrémité de la juchée et essayer de trouver un poste d’observation. Il y avait encore un peu de lumière crépusculaire. Cenuij s’accroupit et regarda par une fente verticale découpée dans le fond de la caverne, entouré par les bottes et les jambes d’hommes qui regardaient par des fentes horizontales placées plus haut. C’était comme s’il était aveugle. Les Miykennsiens étaient censés jouir d’une meilleure vision nocturne que les Goltériens, mais il se demanda combien parmi eux pouvaient voir quoi que ce soit dans ces ténèbres. — Nous y sommes, dit la voix nasillarde et éraillée de la souveraine. Cenuij se sentit bousculé. Il se retourna. La reine – créature peu soignée au maquillage excessif, aux goûts vestimentaires nuls, et, semblait-il, tellement incapable de décider quels bijoux porter chaque matin qu’elle se promenait carrément avec toute la collection sur elle – poussa en avant l’aîné de ses rejetons. — Le nouvel enfant de chœur de papa va veiller sur toi, chuchota-t-elle. Elle sourit à pleines dents à Cenuij. — N’est-ce pas ? Cenuij regarda l’enfant : il avait six ou sept ans, les gencives gonflées, les dents écartées, un sourire idiot. Il tenait à la main un stom miniature. Il s’était barbouillé le pourtour de la bouche d’une substance collante à l’odeur sucrée. Cenuij leva la tête et adressa un sourire hypocrite à la reine. — Bien sûr, dit-il. Le gamin lui remit le stom miniature, grimpa sur lui en laissant des traces poisseuses et se laissa choir sur ses genoux, lui bouchant complètement la vue. Haletant, Cenuij dut soulever l’enfant un instant pour le caler dans une position où il ne lui écrasait pas les testicules. — Veille à ce qu’il se tienne tranquille ! chuchota la reine. L’enfant colla le nez à la fente et s’essuya les mains sur la soutane de Cenuij. Celui-ci contempla la nuque sale du gamin et envisagea différents moyens de satisfaire la requête de la reine. Les premiers nobles et courtisans à s’avancer furent ceux assez courageux pour avoir choisi des stoms à l’autre extrémité de la juchée, près de l’issue en forme de bouche – ou assez malchanceux pour se les être laissé imposer. Ils traversèrent en rampant le centre de la caverne creusée par les reptiles et longèrent les formes recroquevillées des stoms assoupis ; un ou deux les regardèrent passer et émirent de sourds grognements, dérangeant leurs voisins qui s’agitèrent ; à part cela, les stoms ne réagirent pas. Il était difficile pour Cenuij, placé si bas et avec un enfant obèse et collant devant lui, de bien voir ce qui se passait, même si ses yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité, mais il savait ce qui était censé se passer : l’homme concerné s’approchait du stom qu’il avait choisi, lui vaporisait doucement le gaz soporifique sur le mufle, puis bombait une ou deux taches de peinture sur le flanc de sa poitrine en barrique, juste en dessous et en avant de l’emplanture de l’aile. À en juger par les murmures approbateurs de l’assistance et par la réapparition de chacun des hommes – avec sur le visage l’expression d’un soulagement considérable –, tout se déroulait comme prévu. Vint le tour du roi. Il avait opté pour l’un des stoms près du milieu de la caverne : une bête volumineuse, d’âge moyen, qu’il avait déjà choisie deux ans de suite vu ses performances excellentes dans la capture des singes planeurs. Ignorant l’odeur douceâtre et écœurante de l’enfant assis sur ses genoux, Cenuij se rapprocha encore un peu pour voir par-dessus les cheveux gominés du garçonnet. Il vit la silhouette vêtue de sombre se courber et avancer entre les rangées d’animaux qui ronflaient et grondaient. Le roi s’approcha du stom qu’il avait choisi. Cenuij put tout juste le voir donner deux derniers coups de piston à son atomiseur. Puis il le braqua sur le mufle du monstre endormi et vaporisa pendant deux secondes. Le stom mit un certain temps à réagir. Le roi en profita pour s’avancer à petits pas, l’atomiseur brandi devant lui. Le stom s’ébroua ; sa volumineuse tête effilée se redressa. Le roi s’arrêta, puis recula. Autour de Cenuij, plus personne ne disait mot. Le stom ouvrit sa gueule comme pour bâiller. Le roi vaporisa du gaz en direction de sa tête pendant cinq, puis dix secondes. Le stom secoua la tête, puis il ouvrit sa gueule et rugit. Il se dressa sur ses pattes jusqu’à presque toucher le plafond de la caverne, déployant ses ailes tandis que son beuglement résonnait d’un bout à l’autre de la juchée ; çà et là, des stoms commencèrent à se réveiller et à remuer, dont deux, à droite et à gauche du roi, qui agitèrent leur museau en l’air. Les gens commencèrent à crier et à hurler. L’enfant sur les genoux de Cenuij essaya de lui pousser le menton avec sa tête pour se rehausser et mieux voir ; Cenuij le força à se baisser et colla son œil à la fente. — Fuyez ! criaient les gens. Fuyez, majesté ! Le stom royal avança en chancelant ; le roi brandit l’atomiseur et vaporisa encore du gaz ; la bête se dressa à nouveau et se tint debout, oscillant sur ses pattes de derrière. Les deux stoms de chaque côté du roi se levèrent eux aussi ; d’autres, au fond de la caverne, se traînèrent hors de leurs nids et avancèrent lourdement, le cou tendu, essayant de parvenir jusqu’au milieu de la juchée, bouchant la vue aux gens massés à l’arrière. — Gardes ! cria quelqu’un. Cenuij sentit un délicieux frisson lui chatouiller les entrailles. L’enfant sur ses genoux se mit à pleurer. Le stom royal – tout juste visible par-dessus les têtes des autres reptiles – retomba lentement en avant et disparut. Un cri perçant jaillit du milieu de la caverne. Le sol trembla. Tout autour de Cenuij, on criait et hurlait de plus belle. Il serra les poings. Le gamin se tortilla sur ses genoux, lui échappa et s’enfuit dans la forêt de jambes. Armes dégainées, les Gardes royaux se précipitèrent dans la juchée. Ils tirèrent sur les animaux les plus proches, dans un fracas de détonations et de claquements ; des balles et des éclairs laser explosèrent et crépitèrent au milieu des animaux entassés, produisant des cris, des rugissements et des nuages de fumée et de chair vaporisée. Les trois stoms les plus proches du fond de la caverne firent volte-face et chargèrent les gardes, qui continuèrent de tirer, mais furent obligés de reculer. Deux stoms s’effondrèrent en beuglant sur le sol, la tête éclatée ruisselante de sang ; l’un écrasa un garde sous sa masse, un autre animal blessé saisit l’un des hommes, le souleva et le jeta contre la paroi incurvée de la caverne dans un simple sursaut de la tête, rendu floue par la vitesse. Un feu nourri lui pulvérisa la poitrine et il tomba. Derrière lui, la poussée vers l’embouchure de la caverne devint une ruée, puis une bousculade ; le sol vibra sous les pas lourds des mastodontes, l’air était plein de leurs cris et du fracas des armes des gardes qui s’étaient remis à avancer. Les gens autour de Cenuij s’époumonaient et tapaient des pieds. Il pressa son visage contre la fente pour tenter de dissimuler son sourire. La fusillade continua, ses échos amortis dans ce nid collectif aux parois molles. Trois autres stoms tombèrent en hurlant, bloqués à la sortie de la juchée en tentant de s’échapper. Les gardes se frayèrent un chemin vers le centre de la caverne par-dessus les cadavres des stoms. — Le roi ! Le roi ! cria la foule. — Ce connard est mort, abrutis que vous êtes ! murmura Cenuij. Les rares stoms encore capables de s’échapper purent le faire, se catapultant depuis le seuil de la caverne dans les dernières lueurs du crépuscule. Des animaux morts et mourants gisaient sur le sol de la juchée, baignant dans leur sang ou tentant de bouger. Les gardes atteignirent la partie centrale. Cenuij se composa une expression d’abject chagrin et se prépara à se détourner de la fente. Il respira profondément et ferma les yeux un instant. — Regardez ! hurla une voix. Quelque chose bougeait au-dessus des gardes, sur la paroi, près du plafond. Une silhouette minuscule, qui agitait la main. — Le roi ! cria quelqu’un. Hourra ! Une immense clameur monta de la foule. Horrifié, Cenuij n’en croyait pas ses yeux. Le tombeau était un cube de granit noir, partiellement enterré, qui avait été placé, conformément aux instructions de Gorko, sur une colline derrière les jardins rectilignes de la maison Tzant. Elle se souvenait du jour où le tombeau avait été inauguré ; l’un des vieux domestiques l’avait ramenée sur les lieux après la cérémonie afin qu’elle puisse le voir encore une fois sans qu’il y ait tout le monde autour d’elle. La duègne lui avait dit que le tombeau était important et que grand-père Gorko tenait à ce qu’elle le voie ainsi. Ni Sharrow, ni la duègne n’avaient pu deviner pourquoi. Puis elles étaient rentrées à la maison, pour la collation. Les autres enfants avaient toujours eu peur du sarcophage noir, parce qu’à mi-hauteur, sur un côté, il y avait une petite fenêtre en verre fumé, et si on avait une torche électrique, on pouvait éclairer à l’intérieur et voir le cadavre embaumé du vieux grand-papa Gorko, sanglé dans ses superbes cuirs éraflés, assis sur sa moto favorite, couché sur le guidon comme s’il était encore en vie ; son casque noir et sa visière miroitante renvoyaient la lumière de la torche et semblaient vous regarder à leur tour. La plupart des enfants de son âge s’enfuyaient en hurlant dès qu’ils apercevaient la dépouille du vieillard, mais elle se rappela avoir pensé qu’on avait bien fait de mettre Gorko dans un endroit où la petite fenêtre en verre fumé donnait sur les vallées et les collines du parc qui entourait la maison, si bien que grand-père pouvait encore jouir d’une vue agréable, même après sa mort. Et elle n’oublia jamais que grand-père Gorko avait voulu qu’elle voie le tombeau – elle, précisément, même si elle ne comprenait toujours pas pourquoi. Deux ou trois fois par an, lorsque la meute des créanciers de son père lui aboyait sur les talons et qu’il était obligé de quitter le dernier hôtel au milieu de la nuit et de regagner le sanctuaire temporaire de la maison Tzant, elle aimait toujours rendre visite au tombeau sur la colline. Elle grimpait à l’un des arbres proches, se hissait sur une grosse branche en surplomb et se laissait choir sur le sol pour aller s’asseoir au sommet du sarcophage. Elle écoutait le vent chanter dans les ramures et regardait dans la même direction que son grand-père. À l’ombre des arbres, le granit noir était frais au toucher, sauf pendant les journées les plus ensoleillées, et il lui arrivait parfois de rester couchée ou assise dessus pendant des heures, perdue dans ses pensées. Une phrase de trois mots était gravée au sommet du tombeau : LES CHOSES CHANGERONT, en lettres grandes comme la main et d’un doigt de profondeur. Les gens étaient un peu perplexes ; ce n’était là ni une citation attestée ni une maxime favorite de Gorko. Mais c’était l’épitaphe qu’il avait choisie, point final. De temps en temps, elle enlevait les feuilles mortes, les rameaux cassés et les insectes morts qui obstruaient les tranchées gorgées d’eau de l’inscription. Une fois, en hiver, elle avait extrait de ces rainures des blocs de glace en forme de lettres et les avait jetés l’un après l’autre sur Breyguhn, qui lui lançait des boules de neige depuis le sol ; l’une des lettres volantes avait entaillé la joue de Breyguhn, et elle s’était enfuie en hurlant vers la maison. Elle s’allongea sur la pierre fraîche, les yeux au ciel, son manteau roulé en coussin sous la tête. Il y avait des années qu’elle n’était pas montée ici. Elle contempla le motif sombre que les feuilles cuivrées dessinaient sur le ciel bleu-vert tandis que la brise chaude lui caressait les bras et le visage. Fermant les yeux, elle se remémora la première fois où elle avait fait l’amour en plein air, quelques mois plus tôt, à Yada, sous une tonnelle dans une cour ombragée ensevelie au fin fond de la tentaculaire faculté d’Histoire. Ça s’était passé un soir pendant la Semaine des première année, songea-t-elle. Elle essaya de se rappeler le nom du jeune homme, mais en vain. Elle tendit la main pour caresser les lettres gravées de l’étrange inscription sur le cube. Il était question de transférer le mausolée lorsque la Cour mondiale vendrait la maison Tzant l’année suivante. Elle espérait qu’il pourrait rester là où il était. La propriété serait probablement achetée par une autre famille noble, ou par des nouveaux riches ou une grande société, mais elle ne voyait pas en quoi cela pourrait les gêner de laisser grand-papa reposer en paix dans le tombeau qu’il avait choisi et contempler sa vue favorite. Elle comprenait, à la rigueur, que les gens veuillent faire des travaux pour se sentir chez eux quand ils emménageraient, mais pouvaient-ils vraiment refuser un petit coin de terre à la sépulture de l’homme qui avait édifié Tzant ? Elle ferma les yeux. Oui, ils en seraient peut-être capables, se dit-elle. Les dimensions du tombeau et le fait qu’il se trouve dans un lieu écarté étaient des détails sans importance ; c’était un symbole, et peu importait la taille des symboles, c’était l’intention qui comptait. Jusque-là, cette journée ne se passait pas trop mal, et plutôt mieux que ce qu’elle avait craint. Elle avait réussi à éviter à la fois Geis et Breyguhn pendant les obsèques ; Geis était arrivé en retard, de toute façon, et devait s’estimer heureux d’avoir obtenu une permission pour raisons familiales sans être un proche parent du défunt, et Breyguhn avait fait autant d’efforts pour éviter Sharrow que Sharrow en avait fait pour l’ignorer. Sharrow n’avait pas revu Geis depuis le bal chez son père, à Siynscon, plus d’un an auparavant. Il l’avait maintes fois appelée depuis, surtout après qu’elle était entrée à l’université, mais elle avait toujours trouvé des moyens pour éviter de le rencontrer face à face. Elle se disait que c’était pour son bien à lui ; s’il s’était entiché d’elle après le bal, alors – vu qu’elle n’avait aucune intention d’aller plus loin – il valait mieux qu’il ait le temps de l’oublier et de trouver quelqu’un d’autre. Elle se sentait parfois rougir quand elle pensait à cette soirée à Siynscon. Elle ne regrettait pas d’avoir laissé Geis danser avec elle et elle ne croyait toujours pas avoir fait quoi que ce soit de mal, mais, pour qui l’aurait observée, elle aurait pu donner l’impression qu’elle se jetait dans les bras de son cousin, et ça, c’était vraiment gênant. Quant à l’idée qu’on ait pu s’imaginer qu’elle essayait de l’enjôler pour contrarier Breyguhn, c’était encore pire. Allongée sur la pierre noire polie du sarcophage, Sharrow se gratta la jambe en se remémorant un choc et une douleur datant de deux saisons. Elle n’avait pas revu Breyguhn depuis cet hiver nordique et sa lâche agression à la patinoire. Brey était allée achever sa formation dans une école privée pour jeunes filles de bonne famille, et leur père avait continué de courir les casinos, s’enfonçant de plus en plus dans les dettes et le désespoir – deux personnes dont elle se serait aisément passée. Elle entendit les voix comme dans un rêve. Geis et Breyguhn. — … sûr qu’il n’y aura pas la guerre, disait Geis. Tout le monde a bien trop à perdre. Breyguhn posa une question. Geis rit tranquillement et ajouta : — Bien sûr, on a tous peur de mourir. Il faut avoir un peu peur pour donner le meilleur de soi-même. Les voix provenaient du côté gauche du tombeau, où le sentier montait du vallon envahi par la végétation qui se trouvait entre la colline du mausolée et la terrasse jouxtant les pelouses et les jardins de la résidence. Sharrow se retourna sans bruit et s’allongea sur le ventre. — Mais on… on ne devrait jamais faire comme si on avait peur, dit Geis. Sharrow entendit ce qui aurait pu être une main claquant sur la pierre. — Ce type, le vieux Gorko, il faisait peut-être des cauchemars en pensant à la mort chaque fois qu’il s’endormait, mais il se comportait comme s’il n’avait peur de rien. Il savait ce qu’il voulait et il se débrouillait pour l’obtenir, et même s’il savait que c’était dangereux, il n’hésitait pas une seconde. Un silence, puis : — C’était un grand homme. Un très, très grand homme. On pourrait apprendre beaucoup de lui… Nouveau silence. — Et si on s’asseyait ? suggéra-t-il. Tu as l’air un peu fatiguée. — D’accord. — Ici… on va s’asseoir là-dessus. Sharrow entendit un claquement, puis un bruit de tissu froissé. Elle se demanda si elle devait manifester sa présence, où s’approcher tout doucement du bord et espionner son cousin et sa demi-sœur. Elle n’arrivait pas à se décider. — Tu es drôlement fringant, aujourd’hui, nota Breyguhn avec un petit rire. — Ah, fit Geis en riant lui aussi, c’est l’uniforme. — Mais non ; je suis sûre qu’un plouc en uniforme reste un plouc. Sharrow grinça des dents ; c’était exactement ce qu’elle avait dit à Breyguhn un an plus tôt. À l’époque, Breyguhn pensait le contraire, évidemment. — Bon, dit Geis en riant doucement. Je te l’accorde, il y a des mecs de ma promo qui auraient bien besoin de leçons en matière de présentation. Des types peuvent avoir l’air négligé juste après que leur valet les a habillés pour la parade. Ça te gêne si je fume ? — Bien sûr que non. C’est encore un truc qu’on fait dans la Marine ? — Euh… ce n’est pas dans le règlement, s’esclaffa Geis. Sharrow entendit un déclic, puis sentit la fumée du shoan. Ce narcotique léger était interdit à Yada et illégal dans certaines parties du Caltasp. Sharrow elle-même ne raffolait pas trop de cette substance ; les effets en étaient modérés et l’odeur trop douceâtre. — C’est quoi ? — Ça ? C’est du shoan ; ça vient de Speyr. Un truc inoffensif. Ça fait un peu planer, tu sais. — Est-ce que je pourrais essayer ? — Euh… je ne suis pas sûr que ton… — Quoi ? — Je ne suis pas sûr que ton cher… — Tu allais dire que papa ne serait pas d’accord, c’est bien ça ? — Oui. Ben oui. — Eh bien, ça ne s’applique pas maintenant, hein ? Un silence, puis ce qui aurait pu être un soupir ou un reniflement. — Brey… dit Geis. — Oh, donne-moi ça. Au bout d’un moment, Breyguhn toussa. — Tu es sûre que… insista Geis. Breyguhn toussa à nouveau. — Waouh ! s’écria-t-elle quelques instants plus tard. — Ça va ? — Très bien. — Écoute, je n’ai vraiment jamais eu l’occasion de te dire à quel point je regrette… — Oh, Geis, arrête. — Je voulais seulement dire… — Tais-toi ! Tais-toi ! sanglota Breyguhn. Il y eut un bruit d’étoffe froissée et Breyguhn dit autre chose, mais sa voix fut brusquement comme étouffée. — Doucement ! murmura tranquillement Geis, si bas que Sharrow l’entendit à peine. — Oh, Geis, gémit Breyguhn. Tu as toujours… J’ai… Depuis que… Elle éclata en sanglots et sa voix s’assourdit encore une fois. — Brey, Brey… dit doucement Geis. Un silence, puis des bruits dont Sharrow ne pouvait dire s’ils venaient de Geis et Breyguhn, ou de l’herbe, des buissons et des feuilles alentour, agités par la brise. Ensuite, une sorte de gémissement. — Brey, fit Geis avec une nuance de reproche dans la voix. — Oh, Geis, si, si, je t’en prie… ça me ferait… j’en ai tellement envie… Quoi ! songea Sharrow. Elle se hissa jusqu’au bord du sarcophage, d’où elle pouvait voir le chemin menant au vallon et les buissons sur l’autre versant de la colline. Elle risqua un œil par-dessus l’arête. Geis et Breyguhn, enlacés, s’embrassaient, à genoux sur la pèlerine de Geis aux couleurs de la marine de l’Alliance, étalée sur l’herbe à côté du tombeau. Sous les yeux de Sharrow, les mains de Breyguhn sortirent la chemise de Geis de son pantalon puis disparurent à l’intérieur. La main de Geis commença à remonter lentement sous sa jupe tandis qu’il la couchait sur la pèlerine. Médusée, Sharrow contempla une seconde le visage de Breyguhn, puis recula brusquement lorsqu’elle se rendit compte que sa demi-sœur n’avait qu’à ouvrir les yeux pour la surprendre en train de l’épier. Allongée près du bord du cube noir, Sharrow écoutait Breyguhn et Geis ; leur respiration devenait plus haletante, plus heurtée ; elle entendit le frou-frou de vêtements frôlant la peau ou d’autres vêtements. Le halètement s’amplifia et se transforma en gémissement. À un moment, Breyguhn poussa un cri et Geis marmonna quelque chose, mais Brey murmura une réponse rapide et ils recommencèrent bientôt à gémir de concert. Immobile, Sharrow se sentait rougir malgré elle, les yeux écarquillés, la bouche refermée sur son poing droit, mordant sa propre chair pour s’empêcher de rire ou de crier et de leur révéler ainsi sa présence. — Sharrow ! cria Geis. Sharrow se figea, la peau hérissée par la chair de poule. La surface noire du toit du sarcophage sembla brusquement très froide. L’avait-il vue ? Comment pouvait-il savoir… ? Puis elle comprit et se détendit. Elle sourit, contente d’elle-même, puis fronça les sourcils : fallait-il le prendre comme un compliment ou une insulte ? Elle écouta Geis respirer péniblement en disant : — Brey, Brey, je suis désolé… Je ne sais pas ce qui m’a… Breyguhn poussa un hurlement. Sharrow fut secouée par un frisson de dégoût. Breyguhn dit dans un sanglot une phrase que Sharrow ne put comprendre. Il y eut encore des froissements de tissu, urgents, précipités. — Brey, je t’en prie, je voulais dire… — Laisse-moi ! cria Breyguhn. Puis Sharrow entendit des pas sur le sentier envahi par les herbes, et un ultime gémissement de son cousin. Breyguhn apparut là où Sharrow pouvait la voir ; elle se frayait un chemin dans les buissons qui encombraient le sentier. Sharrow commença à s’éloigner progressivement du bord du toit au cas où Breyguhn se retournerait et l’apercevrait, mais Breyguhn ne regarda pas derrière elle ; elle disparut en sanglotant dans les broussailles et se dirigea vers la maison. Sharrow resta allongée encore dix minutes, sans oser bouger. Elle entendit Geis se rhabiller, puis perçut l’odeur d’un autre cigare de shoan. Elle crut l’entendre se rasseoir et rire discrètement. Enfin, il se leva puis reprit lui aussi le chemin de la maison. Elle resta immobile encore un moment avant de se laisser choir à l’endroit où le couple s’était trouvé. L’herbe aplatie le long du tombeau avait un aspect sordide, songea-t-elle. On pouvait deviner exactement ce qui s’était passé rien qu’en la voyant. Elle sourit toute seule et se baissa pour ramasser un mégot de shoan. Elle le renifla, envisagea de le mettre de côté pour le fumer plus tard. Puis elle songea aux lèvres de Geis sur le mégot, et à celles de Breyguhn, et aux lèvres de Geis sur celles de Breyguhn… — Beurk, dit-elle en laissant tomber le mégot dans l’herbe. Elle reprit ses souliers gris habillés et passa son manteau gris cendré sur ses épaules. Elle fit un léger détour pour regagner la maison, où la réception qui suivait l’enterrement de son père continuait tranquillement sans elle. — Allez, un sourire, Cenuij ! l’encouragea Zefla en lui versant encore du vin. — Chuis pas d’humeur à sourire, dit-il d’une voix pâteuse. Ils étaient retournés à l’Arrache-Clou ce soir-là ; Cenuij avait quitté le château et ses festivités le plus vite qu’il avait pu tout en respectant l’étiquette, et les avait rejoints. Il but dans son gobelet. — Je n’arrive pas à croire que ce plouc à cervelle de lapin ait pu survivre, maugréa-t-il en secouant la tête lentement. Il a grimpé au mur. On aurait pu penser que n’importe quel stom qui se respecte l’aurait cueilli comme une prune à cloque, mais cette petite merde, ce débile s’en est tiré ! Il but une longue rasade. — C’est ri-di-cule, bordel ! conclut-il. — C’était quoi, ce dernier commentaire ? demanda Sharrow en revenant prendre place à la table dans la salle qu’ils avaient louée. Un jugement lucide et critique porté sur tes idées récentes, Cenuij ? Il lui adressa un regard trouble et braqua sur elle la main qui tenait le gobelet. — Ça… dit-il en plissant les yeux. Il la regarda pendant un moment. Puis il soupira et secoua tristement la tête. — Ça, c’est presque un commentaire honnête, en fait, concéda-t-il. Il reposa le gobelet, cala sa tête sur ses mains et contempla le dessus de la table. — Hé ! fit Zefla en lui tapotant le dos. Tu as essayé, Cenuij. Deux fois. — Deux fois ! confirma Cenuij. Il leva les mains et fixa le plafond comme pour lui adresser une supplique. — Deux fois, par le sang du Prophète ! — Te fais pas de mouron, dit Zefla. — On va imaginer autre chose, avança Miz en se balançant sur sa chaise. — Tout finira par s’arranger, renchérit Dloan en hochant la tête. Cenuij fixa Zefla, Miz et Dloan à tour de rôle. — Excusez-moi, dit-il, mais est-ce que vous ne pourriez pas être un peu plus vagues ? J’ai horreur qu’on me bombarde de détails. Miz sourit et secoua la tête. Dloan était impassible. — Oh, Cenuij… fit Zefla en lui passant un bras autour du cou. — « Oh, Cenuij », marmonna-t-il en essayant d’imiter sa voix. D’une torsion d’épaule, il fit retomber le bras de Zefla, puis il se leva. — Faut que j’aille quelque part, dit-il en se dirigeant plus ou moins vers la porte. Lorsqu’il l’ouvrit, le bruit du bar principal de l’auberge – où le bon peuple fêtait la survie de son monarque – enfla démesurément puis redevint murmure dès que la porte se referma. Miz haussa les épaules. Il fouilla dans son justaucorps et en retira un tube d’inhalant. — Bon… je gardais ça pour le jour où on mettrait la main sur ce fichu bouquin, mais… — Ouais, dit Zefla, dont le visage s’illumina de façon spectaculaire. Mais on s’en fout, hein ? Miz ouvrit le tube. Ils aspirèrent chacun quelques bouffées. Sharrow vida ses poumons puis déclara : — De toute façon, peut-être que cette chambre forte n’est pas aussi imprenable que Cenuij le croit. — Ouais, fit Miz en toussant. On s’est quand même fait celle où ils planquaient l’Addendum, bordel ! À côté de ça, tout le reste devrait être facile. — Sauf qu’on risque d’avoir des problèmes pour se procurer le matériel, observa Dloan. — Pense équipe, dit Zefla avec un grand sourire. Elle redonna le tube à Miz, qui fronçait les sourcils en regardant la porte de la salle. — Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-elle. Il indiqua la porte du menton tandis que sa main se glissait dans sa poche. — Ça s’est brusquement calmé, là-dedans, remarqua-t-il. Les autres prêtèrent l’oreille. On n’entendait plus le brouhaha assourdi du bar en dessous. Miz se pencha en avant et sortit son arme. — Si j’en crois mon expérience personnelle à Pharpech, dit-il en se levant et en s’approchant à petits pas de la porte, c’est très mauvais signe quand le niveau sonore tombe à zéro dans un bar. Il regarda Dloan et lui indiqua la porte d’un signe de tête. — Tu vas voir ce qui se passe, Dlo. Dloan se leva sans bruit. Miz sourit de toutes ses dents. — Hé ! Je disais ça pour rigoler… Dloan leva la main. — Non, j’y vais. Miz étudia l’expression sur le visage du colosse. — Ouais, dit-il finalement. Tu y vas. Lorsque Dloan ouvrit la porte, un cri monta d’en bas, puis ce fut un affreux concert de pleurs et de lamentations. Sharrow interrogea les autres du regard. Dloan sortit. Miz le vit descendre les marches qui menaient au bar. Les lamentations redoublèrent. Il referma la porte. — Merde, c’est quoi, ça, maintenant ? soupira Zefla. — Cenuij vient de raconter une blague ? suggéra Sharrow. Elle plongea la main dans la poche de sa veste et en retira le PortaCanon. Les cris et les lamentations continuaient. Au bout de deux minutes, Dloan revint, indemne ; il ferma la porte derrière lui et reprit sa place à la table. — Alors ? demanda Sharrow. — Le roi est mort, lui annonça-t-il. — Quoi ? s’exclama Miz en s’approchant de la table. Dloan leur raconta ce qu’il avait entendu. Le roi était en train de montrer aux invités du banquet comment il avait échappé aux stoms. Il avait grimpé tout en haut d’une grande tapisserie accrochée au mur de la salle des banquets et, debout sur les solives, il avait fait de grands gestes avec son gobelet tout en vantant sa force, sa dextérité, son courage et son sens de l’équilibre. Il avait glissé, était tombé, avait heurté de la tête la lourde table du festin et répandu, contre toute attente, une grande quantité de cervelle sur le dixième plat, un dessert. — Ouaais ! lâcha Zefla. Elle ne l’avait pas dit trop fort, mais elle porta quand même la main à sa bouche et regarda autour d’elle d’un air coupable. Miz inhala une dernière fois. — Le roi est mort, dit-il. Et il passa le tube à Zefla. — Au moins, ça pourrait peut-être mettre Cenuij de bonne humeur, dit Sharrow. Miz se tourna vers la porte. — Ouais. Mais qu’est-ce qu’il peut bien… Cenuij ouvrit la porte et entra. Il verrouilla la porte, traversa la pièce, ouvrit la fenêtre et poussa un tabouret juste dessous ; il grimpa sur le tabouret et regarda dehors. Il se retourna avec un sourire peu convaincant. Tous les autres le regardaient fixement. — Cenuij ? dit Zefla. Ça va ? — Très bien. Sa voix était rauque, son visage en sueur. Il indiqua la fenêtre d’un hochement de tête et dit : — On y va. — Quoi ? fit Miz en rangeant son arme dans son pourpoint. — Garde ça, dit Cenuij, on va peut-être en avoir besoin. Allez, fichons le camp. Laissez le fric sur la table, et hop ! — Cenuij, intervint Sharrow. Tu es au courant ? Le roi est mort. Il hocha la tête rapidement, l’air exaspéré. — Oui, oui, je sais, dit-il en montrant la porte qu’il venait de verrouiller. Mais un tas de moines viennent de débarquer et ont demandé à coucher ici. — Et alors ? demanda Sharrow. Cenuij ravala sa salive et précisa : — Ce sont des Huhsz. 15. CLAUSE ÉCHAPPATOIRE Miz laissa tomber une pile de pièces sur le coin de la table et sortit sur le palier pour vérifier les dires de Cenuij. Zefla subtilisa les deux bouteilles restantes d’alcool de trax. Sharrow fourra le tube d’inhalant dans une de ses poches ; elle fut surprise de constater que ses mains tremblaient. On fit remarquer à Cenuij que la fenêtre était un peu trop haute par rapport au sol ; Dloan alla dans le couloir reconnaître les lieux et trouva un escalier sur cour. Miz revint ; il avait jeté un coup d’œil dans le vestibule de l’auberge. — Ouais, chuchota-t-il. C’est les Huhsz. Une minute plus tard, ils avaient quitté l’auberge par l’arrière-cour et se dirigeaient vers un petit chemin de terre qui contournait un champ pour rejoindre la route de la ville. Ils avaient engagé des porteurs de torches pour les escorter de la ville à l’auberge, mais ils ne voulaient ni attendre que ces jeunes gens se décident à sortir des cuisines de l’auberge ni attirer l’attention des Huhsz avec des lumières. Ils avaient tous emporté des lunettes à infrarouge, sauf Zefla, qui s’accrochait à la main de Dloan tandis qu’ils avançaient rapidement sur la route. En regardant derrière eux, ils aperçurent une haute voiture, entourée de silhouettes sombres, qui manœuvrait pour passer la porte cintrée donnant accès à la cour intérieure de l’auberge. — Les fils de pute, dit Miz. J’en ai vu dix… et toi, Cenuij ? — Une vingtaine, peut-être plus. — Merde, fit Miz. Il se tourna vers Sharrow, pâle fantôme qui avançait à grandes enjambées, dissimulant ainsi sa claudication sans s’en rendre compte. — Et maintenant ? demanda-t-il. — On laisse tomber le bouquin, décréta-t-elle. On fiche le camp. — J’ai une meilleure idée, dit Cenuij en souriant à Sharrow. Nous leur mettons d’abord des bâtons dans les roues, et nous filons ensuite. — Comment ? demanda-t-elle. — Un mot glissé à l’oreille de la personne ad hoc au château devrait suffire, déclara Cenuij. Je vais dire à l’archiblasphémateur que les Huhsz sont ici et que ce sont des républicains adorateurs de la divinité. Ça devrait susciter la crainte de Dieu chez les autorités religieuses pharpéchiennes. Surtout en ce moment. — Alors, fais vite, dit Sharrow. Nous allons nous procurer les montures les plus rapides que nous trouverons et foncer vers le chemin de fer. — On ferait mieux de ne pas se séparer, suggéra Zefla. Et si Cenuij était obligé de rester au château, pour participer aux cérémonies de deuil ou un truc comme ça ? — Justement, dit Sharrow. Tu as pensé à ça, Cenuij ? — T’inquiète pas, la rassura-t-il. Vous vous occupez du transport, et moi, je retarde les Huhsz et je refais surface à temps. — Par le Destin ! On se croirait presque en chute libre. Geis sourit. — Regarde, dit-il. Il tira un stylo de la poche de sa veste – il était en uniforme de soirée de la Marine –, le tint en face de lui puis le lâcha. Le stylo tomba lentement vers le plancher de l’ascenseur. Geis le récupéra lorsqu’il arriva au niveau de ses bottes impeccablement astiquées et le remit dans sa poche. Sharrow esquissa un petit saut, s’envola vers le plafond et se relança vers le bas du bout des doigts en riant. — On ne saute pas dans l’ascenseur, plaisanta Geis. Il sourit en la voyant rabaisser sa jupe, qui en avait profité pour remonter au-dessus de ses genoux. — Je comprends pourquoi tu as dit que nous devrions terminer nos verres, dit Sharrow en se retenant aux poignées de maintien sur la paroi. Geis avait encore leurs deux verres en main, mais il avait insisté pour qu’ils finissent de boire avant de prendre l’ascenseur pour visiter la galerie. L’air sifflait autour de la cabine comme un hurlement lointain. Geis jeta un coup d’œil à l’affichage de profondeur. — On devrait commencer à freiner, maintenant, prévint-il. L’ascenseur trembla légèrement, le sifflement descendit vers le grave et la pesanteur revint progressivement. — Au fait, c’était quoi, ça, avant ? demanda Sharrow. — Une vieille mine d’or. L’ascenseur ralentit encore et ils sentirent leur poids augmenter. Le cri aigu mourut dans un gémissement. — On dirait que nous avons presque traversé la croûte, dit Sharrow en fléchissant les jambes. — À peine, dit Geis. Mais nous sommes à une très grande profondeur, assez profond pour qu’il faille réfrigérer les tunnels. La cabine s’arrêta en douceur, et les portes s’ouvrirent. — Mais qu’est-ce qu’il fiche là-haut ? Sharrow leva les yeux vers l’endroit où les premières lueurs d’une aube poussive donnaient au ciel membraneux un aspect marbré, légèrement bleuté. Ils avaient quitté le Col Rompu aussi vite que l’Arrache-Clou, ou presque. Ils retournèrent à l’écurie à l’autre bout de la ville où ils avaient vendu les jemers sur le dos desquels ils étaient arrivés à Pharpech. Ils n’eurent pas besoin de cogner sur la porte pour réveiller les propriétaires ; comme la plupart des habitants de la capitale, ils n’avaient pas dormi de la nuit, d’abord pour fêter la survie miraculeuse du roi, ensuite pour pleurer sa fin tragique. C’est là que Cenuij aurait dû les rejoindre, mais ils patientaient déjà depuis deux heures. Il n’y avait plus de bruit dans l’écurie derrière eux ; le propriétaire et sa famille étaient allés se coucher. Ils attendirent Cenuij dehors, sur la route. Zefla dormait en chien de fusil au milieu de leurs bagages, la tête calée contre une caisse en écorce, de faible profondeur, pleine de cruchons de bière vides, que l’écurie avait laissée pour la brasserie locale. Dloan était assis près d’elle et scrutait la route tandis que Miz faisait les cent pas et que Sharrow tantôt restait debout les bras croisés, tantôt tapait du pied ou tournait en rond elle aussi. Leurs cinq montures et les deux jemers de bât ronflaient et reniflaient par à-coups, couchés au bord de la route. — Laisse-moi l’appeler, dit Miz à Sharrow en s’approchant d’elle, émetteur-récepteur en main. Sharrow secoua la tête. — Il nous appellera dès qu’il le pourra, dit-elle. — Alors, laisse-moi aller là-haut voir ce qui se passe ! implora Miz. Il montra du doigt le sombre et massif monticule qu’était la ville, à peine visible sur un fond de ténèbres plus claires. — Non, Miz, dit-elle. Miz leva les mains, désespéré. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On attend ici à perpète ? On part sans lui ? — On attend jusqu’à ce qu’il arrive. On ne peut pas l’abandonner ici aux Huhsz. De toute façon, c’est probablement le seul d’entre nous qui se rappelle le chemin pour retrouver la voie ferrée… La voix de Sharrow s’étrangla lorsque le communicateur bourdonna dans la main de Miz. Miz regarda le mur sombre et sans fenêtre de l’écurie derrière lui, lui tourna le dos puis prit l’appel. — Oui ? fit-il tranquillement. — Miz, dit la voix de Cenuij. Vous avez les animaux ? — Ouais, et on t’a donné le plus moche. Qu’est-ce que t’attends ? — La fin des profanations. Écoute : vous me rejoignez derrière la cathédrale le plus vite que vous pouvez. — Quoi ? dit Miz en regardant Sharrow. — Derrière la cathédrale. À dos de jemer. Vous amenez ma monture. Et un objet de la taille d’un livre. — De la taille d’un… commença Miz. Sharrow lui prit la main et parla dans le communicateur : — Cenuij, et les Huhsz ? — On s’est occupés d’eux. Maintenant, il faut que je parte… — Cenuij ! dit Sharrow. Rassure-moi. — Hein ? lança-t-il d’un ton impatient. Oh… c’est un piège des Huhsz. Sauve qui peut ! T’es contente ! — Non. Sors de là. — Pas question. Derrière la cathédrale ; apportez un livre. Terminé. L’émetteur-récepteur bipa une fois puis se tut. — Rappelle-le, lui ordonna Sharrow. Miz essaya. — Il s’est débranché, dit-il en haussant les épaules. Sharrow fixait le communicateur d’un air furieux. — Le salaud, fulmina-t-elle. Miz rangea l’appareil dans sa poche et ouvrit les bras. — Et maintenant ? demanda-t-il. Le tunnel derrière les portes de l’ascenseur avait quatre mètres de largeur ; la lumière était douce, l’air aussi chaud que la brise du soir sur la terrasse de la villa cinq kilomètres plus haut, au flanc d’une des collines Bleues du Piphram, où la soirée du nouvel an battait son plein. Geis l’invita à prendre place dans un buggy électrique. Tirant une petite bouteille de sa veste, il remplit leurs verres d’alcool d’echirn. Ils trinquèrent solennellement, puis il prit les commandes du buggy et le véhicule s’ébranla avec une secousse, répandant un peu de spiritueux sur l’empiècement de la robe. — Aïe ! fit-elle en rotant poliment. — Hop là ! fit Geis avec un sourire en lui tendant un mouchoir. Désolé. — Aucune importance. Elle tamponna sa robe avec le mouchoir. Les lumières du couloir défilaient sans à-coups tandis qu’ils roulaient vers un ensemble de portes en acier bleui qui remplissaient le tunnel droit devant eux. Elle se retourna vers l’ascenseur. — J’espère que tu ne manques pas trop aux autres, là-haut, s’enquit-elle. — Si je leur manque, tant mieux, dit Geis. Il tira un paquet de cigares de sa veste. — Tu fumes ? demanda-t-il tout en ralentissant devant les portes. — Du shoan, c’est bien ça ? — Comment as-tu deviné ? — Je suis un génie. Geis se contenta de sourire. Le buggy s’arrêta ; Geis sauta à terre, s’approcha des hautes portes, appliqua la main contre un panneau et recula. Épais d’un mètre, les battants pivotèrent lentement vers l’extérieur, lentement et silencieusement, révélant une courte longueur d’un tunnel plus étroit et un autre jeu de portes au bout. Sharrow tira sur le cigare pour finir de l’allumer. — Geis, dit-elle dans un hoquet, tu additionnes les portes. Ta collection d’œuvres d’art consiste en plusieurs ensembles de portes à l’épreuve des explosions atomiques. Geis remonta dans le buggy et redémarra. — Maintenant que j’y pense, ce sont vraiment des antiquités. Je n’y avais jamais songé. Ils ralentirent en arrivant au deuxième jeu de portes. Elle coinça le cigare entre ses lèvres et lui tendit la main. — J’exige une récompense à titre d’inventeur, dit-elle. Il lui prit la main et la lui baisa. — Plus tard, promit-il. Il descendit du buggy et s’approcha des portes. Elle fronça les sourcils en regardant sa main, puis se retourna pour regarder le premier jeu de portes. Elles s’étaient refermées. — Hé, Zef ! — Mmm ? — Lève-toi, poupée. On a besoin de ton oreiller. — Quoi ? La galerie était une caverne toute en longueur où s’échelonnaient de courts tunnels comme autant d’alcôves, chacun muni de sa propre porte anti-souffle ; le plafond gris de la galerie était à moitié dissimulé par des tuyaux, des conduites et des faisceaux de câbles. Geis alluma toutes les lumières et fit s’ouvrir les portes des alcôves. Chacune contenait quelques tableaux et statues, des bibliothèques entières ou un artefact de technologie ancienne. Sharrow buvait son alcool d’echirn et fumait son cigare au shoan tout en se promenant avec Geis d’alcôve en alcôve pour en examiner les trésors et collections ; certains appartenaient à la famille de Geis, d’autres à la maison Dascen elle-même (mais n’avaient pas été réclamés par la Cour mondiale), d’autres encore représentaient des investissements effectués par des sociétés appartenant à la famille de Geis. Elle se tourna de tous côtés comme pour chercher quelque chose. — Tu n’aurais pas par hasard récupéré le tombeau du vieux Gorko quand on l’a enlevé de Tzant ? demanda-t-elle en souriant. Il secoua la tête. — C’était impossible. Il est encore sous la juridiction de la Cour. Si Geis associait le tombeau avec la possession physique de Breyguhn l’après-midi des obsèques, il n’en laissa rien paraître. — Si je me souviens bien, dit-il, il a atterri dans un dépôt à Vembyr. Je me porterai acquéreur s’il était un jour… Il se tut, perplexe. — Pourquoi ce grand sourire ? demanda-t-il. — Pour rien, dit-elle en se détournant. Tu ne penses pas que ces objets risquent quelque chose, quand même ? Elle recouvrit ses épaules nues de son mince châle lorsqu’ils passèrent sous le courant d’air glacial d’une bouche d’aération. — Oh, c’est une simple précaution, expliqua-t-il. Tu as froid ? Tiens, prends ma veste. — N’exagère pas. Elle repoussa la veste de la main, et il la jeta par-dessus son épaule. — Je ne crois pas qu’il va y avoir la guerre, dit-il. Et même s’il y en a une, elle sera probablement de courte durée, et se limitera sans doute à un affrontement dans l’espace ; mais on ne sait jamais. Je me suis dit qu’il valait mieux mettre tout ça en sûreté tant que la menace subsisterait. Ça peut sembler une réaction excessive, mais ces objets n’ont pas de prix et sont irremplaçables. Et j’en suis responsable. N’empêche, continua-t-il en lui souriant, je ne m’attendais pas à ce qu’une étudiante comprenne cela. Vous soutenez tous le camp des anti-Taxe, vous autres, n’est-ce pas ? — Ceux qui ne profitent pas des bourses de l’establishment ou ne sont pas trop plongés dans leurs études pour se ficher du reste, ou qui ne sont pas défoncés en permanence, oui, répliqua-t-elle sèchement. Il s’arrêta devant une alcôve où une statue en marbre luisant montrait deux amants nus enlacés. Il lui remplit son verre. — Bon, dit-il, j’ai quelques sympathies pour les anti-Taxe, moi aussi, seulement… — Tu es dans la Marine de l’Alliance, cher cousin, lui rappela-t-elle. — En mission de liaison logistique, dans une affectation temporaire. J’ai peu de chances de participer à des combats dans l’espace. — Et alors ? dit-elle d’un ton méprisant. — Je crois que c’est mon devoir d’être là pour représenter au mieux les intérêts de la famille. Mais je ne veux pas me retrouver dans une situation où je devrais réellement… — Combattre. — Commettre une erreur qui coûterait des vies humaines, conclut-il en souriant. Elle écrasa le mégot de son cigare sous son talon. — Très convaincant, dit-elle. Elle avança. Geis s’arrêta pour faire de même de son mégot, d’un mouvement tournant de sa botte. Laissant Zefla à l’écurie avec sa monture et les deux bêtes de somme, ils entrèrent dans la ville à dos de jemer. Cenuij les retrouva dans une étroite ruelle pavée coincée entre la cathédrale et un grand immeuble vétuste et branlant. Il faisait encore très sombre ; ils n’aperçurent Cenuij que lorsqu’il sortit de l’ombre en dessous d’un étage surplombant la devanture d’une échoppe. Sautant à bas de sa monture, Sharrow le saisit d’une main par le col de sa soutane. De l’autre, elle tenait le PortaCanon. — T’as intérêt à ce que ça marche, monsieur Mu. — Ça va marcher ! dit-il tout bas lorsque Miz et Dloan les rejoignirent. Cenuij indiqua la cathédrale d’une main tremblante. — Le bouquin est là-dedans ! Dans la cathédrale ! Maintenant ! Et il n’est pratiquement pas gardé ! — Définis « pratiquement », demanda Miz en se penchant vers lui. — Deux gardes, ça va ? dit Cenuij. Miz se redressa et se tourna vers la masse sombre de l’édifice derrière lui. — Hmm, fit-il. — Vous avez apporté un truc de la dimension du bouquin ? demanda Cenuij lorsque Sharrow lâcha sa soutane. — Oui, affirma-t-elle. — Parfait, dit Cenuij en se frottant les mains. — Et les Huhsz, Cenuij, tu penses un peu à eux ? s’enquit Sharrow. Cenuij agita la main. — Un détachement de Gardes royaux est allé encercler l’auberge il y a une heure. Les Huhsz vont passer quelque temps en prison ; ils ne reverront certainement pas la lumière du jour avant le couronnement du prince héritier, la semaine prochaine. — Alors, pourquoi le livre est-il déjà dans la cathédrale si le couronnement a lieu la semaine prochaine seulement ? demanda Miz. Le sourire de Cenuij était visible dans la pénombre. — Le testament de feu le roi stipulait que lorsque son corps serait exposé dans la cathédrale, ce devrait être avec les pieds reposant sur le livre. C’est une position de disgrâce habituellement réservée aux crânes des ennemis et aux maîtresses infidèles. Remercions la bibliophobie de Sa Majesté. Cenuij ajusta sa soutane, se redressa et dit d’un ton guindé : — J’ai trouvé l’occasion trop belle pour la laisser passer. — J’espère que tu dis vrai pour les Huhsz, sinon, gare à toi, le menaça Sharrow. Où est le livre, exactement ? — Suivez-moi. — Je n’avais pas vraiment le choix, Sharrow, dit Geis d’une voix lasse tout en l’accompagnant devant les alcôves à l’éclairage tamisé. J’ai été obligé de m’engager dans la Marine d’abord pour satisfaire mon amour-propre et ensuite parce que, lorsqu’on a cette sorte de pouvoir, cette responsabilité, on ne peut choisir de ne pas en disposer quand les décisions deviennent difficiles. On ne peut se permettre de tergiverser ni de déléguer ses pouvoirs ; il faut s’engager. On ne peut demeurer neutre ; on peut se dire neutre et essayer d’agir comme si on l’était, mais cette neutralité aidera toujours un camp plus que l’autre. C’est ainsi que fonctionne le pouvoir… c’est la pression qu’il exerce. De toute façon, dit-il en haussant les épaules, c’est hypocrite, et même honteux de tourner le dos à cette réalité. Un camp a forcément plus raison que l’autre, est forcément meilleur pour… pour nous, et c’est à moi d’essayer de trouver lequel, puis d’agir conformément à cette évaluation. Il faut prendre parti pour un camp ou l’autre. Il sourit d’un air désabusé et poursuivit : — Je sais que c’est dur quand on est tout en bas, aussi, et peut-être pire par certains côtés, mais ce n’est pas si facile que ça d’être au sommet. Il y a moins de liberté qu’on ne le croit. — Puisque tu le dis. Elle haussa les épaules. Ils s’arrêtèrent devant une alcôve où une gigantesque caisse en plastique de deux mètres de côté reposait sur deux tréteaux peu élevés. — Le tout dernier arrivage, expliqua Geis en tapotant la caisse. Et si nous l’ouvrions ? — Pourquoi pas ? Il débloqua les attaches, leva une manette et recula. Le panneau antérieur de la caisse se scinda en deux battants qui s’ouvrirent vers l’extérieur, comme les portes anti-souffle ; un tsunami blanc de minuscules cubes de mousse déferla de l’intérieur de l’emballage et submergea Geis jusqu’à la taille. Sharrow poussa un petit cri et fit un pas en arrière, riant tandis que l’avalanche de cubes chatouilleurs s’écoulait autour d’elle et lui montait jusqu’aux genoux avant de se tarir. Geis s’était retourné pour la regarder ; il riait en s’époussetant les cheveux pleins de fragments de mousse. Derrière lui, dans la caisse, encore retenue par des courroies et baignant dans la mousse, se trouvait une autre statue grandeur nature d’un couple d’amants. L’œuvre devait faire partie d’une série ; apparemment, les deux amants ne se contentaient plus de s’enlacer, ils étaient en train de copuler pour de bon. Geis ouvrit les mains. — Le flux de l’histoire, commenta-t-il en riant. Sharrow sourit. Il pataugea dans la mousse, s’approcha et resta en arrêt devant elle. — Comme tu es belle, dit-il doucement. Il laissa sa veste tomber derrière lui. — Geis, fit-elle. — Sharrow… Il lui passa la main derrière la nuque, l’attira contre lui et l’embrassa. Elle appuya la main contre sa poitrine et tenta de le repousser. Les lèvres de Geis recouvraient les siennes, sa langue tentait de se frayer un passage. Il se rapprocha, l’enlaça avec son autre bras, la serrant encore plus fort contre lui. Elle dégagea un instant sa tête et reprit son souffle. — Geis, dit-elle avec un rire nerveux. Il l’attira à nouveau contre lui, lui embrassa la nuque, les oreilles et le visage, marmonnant des choses dont elle ne se souviendrait plus ensuite, et tandis qu’elle essayait – toujours en riant à moitié – de le repousser, Geis lui caressa le dos jusqu’à la taille puis ses mains remontèrent entre le châle et le mince tissu de la robe. Ses lèvres retrouvèrent celles de Sharrow lorsqu’elle commençait à prononcer son nom, et sa langue se glissa dans sa bouche. Manquant d’étouffer, elle lutta pour rejeter la tête en arrière tandis qu’il se penchait sur elle ; elle laissa tomber son verre pour le repousser des deux mains. — G… réussit-elle à articuler avant qu’ils tombent à la renverse sur la colline de mousse blanche. Deux gardes étaient restés dans la sacristie de la cathédrale pour surveiller le livre détesté et peut-être saint. En toute hâte, on préparait la nef à recevoir le corps du roi défunt, dont la tête était actuellement aux mains des chirurgiens du château, qui la garnissaient et la recousaient pour la rendre physiologiquement acceptable. L’un des gardes ouvrit la porte lorsque Cenuij frappa. — Mon fils, je suis venu exorciser le livre, lui dit-il. Le garde fronça les sourcils, mais ouvrit la porte. Cenuij entra. Le garde passa la tête par l’embrasure pour jeter un coup d’œil circulaire dans le cloître. Miz appuya doucement son pistolet contre la tête du garde, juste en dessous de l’oreille, et l’homme ne bougea plus. Cenuij dégaina sa propre arme lorsque l’autre garde se leva et tendit la main vers sa carabine. À califourchon sur elle, Geis l’embrassait encore. Soudain, il s’arracha à elle, haletant puissamment, puis ses mains écartèrent son châle et descendirent sur sa robe, ses seins et son ventre. — Ça va, dit-il à bout de souffle en lui souriant. Ça va. Elle bomba le bassin pour tenter de se dégager, mais ses bras s’enfoncèrent dans les profondeurs de la mousse. — Non, ça ne va pas, fit-elle d’une voix étranglée. Il ouvrit sa chemise d’un coup sec, les boutons craquèrent. — Ne t’inquiète pas, proféra-t-il. Il saisit sa robe au niveau de ses cuisses gainées par les bas et la retroussa. — Geis ! Il se laissa tomber sur elle, la tête oscillant de droite à gauche pour tenter de l’embrasser à nouveau. Il lui attrapa les bras, puis lui maintint les poignets d’une main et commença à défaire son pantalon. — Geis ! hurla-t-elle. Non ! — Ne t’inquiète pas, je t’aime. Il essaya maladroitement de lui retirer ses sous-vêtements. Elle s’affaissa, inerte. — C’est parfaitement simple, dit Miz. Il s’adressait aux deux gardes assis par terre dans la sacristie. Cenuij était posté devant la porte verrouillée. Sharrow et Dloan soulevèrent le livre et le tirèrent de son palanquin pour le mettre à plat sur une longue commode basse. Dloan fendit la piqûre de la couverture en peau avec une vibrolame. Les gardes le regardaient faire, ahuris. — Nous allons emporter ce livre qui n’a en réalité aucune valeur et le remplacer par cette superbe caisse de cruchons à bière vides, leur expliqua Miz. Il la leur montra. Les gardes l’examinèrent puis se retournèrent vers lui. — Et vous, vous n’allez rien dire, parce que, si vous parlez et que nous soyons capturés, nous détruirons le livre. Vous avez donc le choix entre donner l’alarme et être obligés d’avouer que vous nous avez laissés emporter cet objet censé être d’une valeur incroyable sans vraiment opposer de résistance, ou ne rien dire… Miz écarta les mains avec un sourire joyeux. — Et, conclut-il, survivre pour dépenser ces menus témoignages de notre appréciation de votre attitude compréhensive. Il compta quelques pièces d’argent et les glissa dans les poches des gardes. Sharrow tint la couverture en peau pendant que Dloan en extrayait doucement le livre, révélant un étui en acier inoxydable incrusté d’hyacinthe, de sardoine, de chrysobéryl et de tourmaline, et d’or fin en volutes. Dloan examina le mécanisme de la serrure. Il sourit. Cenuij l’écarta et posa les mains sur l’étui du livre, qu’il tourna doucement sur la tranche. Il y avait un glyphe unique sur le dos de ce boîtier métallique. Ce n’était pas une inscription connue des autres, mais le visage de Cenuij rayonna de joie lorsqu’il l’aperçut. — Oui, murmura-t-il en caressant le métal. — C’est lui ? demanda Miz à voix basse. Cenuij jeta un coup d’œil aux deux gardes puis vint reprendre en souriant sa place devant la porte. Sharrow posa la caisse de bières sur la commode. Elle la secoua, et les cruchons s’entrechoquèrent. Elle s’accroupit alors devant le tiroir inférieur de la commode, large de deux mètres, le fit coulisser et en sortit la robe richement brodée qu’il contenait. Elle coupa une partie de la traîne avec la vibrolame, puis déchira l’étoffe en bandelettes qu’elle fourra entre les cruchons à bière. Elle secoua la caisse à nouveau, sembla satisfaite de son silence, replaça le couvercle et la glissa dans l’étui extérieur en peau tout en refermant le tiroir d’un coup de pied. Dloan avait trouvé des aiguilles et du fil. — En forme pour la piqûre invisible ? demanda-t-il à Sharrow. Elle secoua la tête. — Plutôt inexistante qu’invisible. Dloan haussa les épaules. — Avec ta permission… dit-il d’un ton modeste en humectant l’extrémité du fil. — Je t’aime, je t’aime, marmonnait Geis en essayant de mettre la main sous sa culotte. Elle demeura inerte. — Geis, dit-elle d’une voix très douce et soumise. — Quoi ? haleta-t-il. Son visage écarlate se pencha sur elle, inquiet. — Dégage ! rugit-elle, relevant brusquement la tête pour lui casser le nez tout en lançant un genou entre les jambes de Geis. Le genou n’atteignit pas sa cible car le pantalon de Geis était en travers de son chemin, mais son front heurta le nez et la bouche de Geis. Il en eut le souffle coupé. Elle libéra ses mains de son étreinte et se tortilla sous lui, ramant des bras et jambes dans la couche de cubes de mousse. Elle trouva le sol et s’échappa en nageant pour ainsi dire à quatre pattes, puis émergea en titubant devant un mur et se hissa à la verticale. Geis était assis au milieu de l’éperon de mousse blanche. Il toucha le bout de son nez, la toisant d’un regard furieux en haletant bruyamment. — Ce n’était pas très gentil, cousine, dit-il. Sa voix était douce et atone. Il y avait dans ses yeux une expression à la fois appréciative et prédatrice qui fit frissonner Sharrow. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit menacée par un homme. Sa lèvre inférieure se mit à trembler ; elle ferma la bouche, mâchoires serrées, releva la tête et le fixa à son tour d’un œil mauvais. Ils se regardèrent ainsi pendant un moment. Geis leva les yeux vers le plafond. — La surface est terriblement loin, dit-il tranquillement. Nous sommes vraiment seuls. Il commença à glisser vers elle à travers la montagne de mousse blanche. Sharrow déglutit. — Laisse tomber, Geis, dit-elle. Elle était soulagée de constater que, même sous la terreur, sa voix restait calme et égale. — Si tu poses le petit doigt sur moi, salaud, je te jure que je t’égorge comme un porc. Elle se demanda si elle n’avait peut-être pas envie de mettre littéralement sa menace à exécution, mais elle sembla absurde et pathétique dans sa bouche. Son cœur battait à grands coups et elle n’arrivait pas à respirer. Geis cessa d’avancer. Il la considéra encore un instant avec la même expression de rapacité calculatrice posée comme un masque sur ses yeux. Elle reprit son souffle et essaya encore d’avaler sa salive, la gorge sèche. Puis Geis eut un petit rire, se détendit et prit un air timide. Il renifla, chercha des traces de sang sur ses doigts et essaya d’ébranler ses deux dents de devant. — Eh bien, cousine, dit-il, je crois comprendre que la réponse est non. Il grimaça un sourire. Elle replaça son châle sur ses épaules. — Il n’y a pas de quoi plaisanter, Geis, dit-elle. Il rit. — Il n’était pas question de plaisanterie, fit-il. Mais de plaisir, peut-être. — Bon, ni l’un, ni l’autre, répliqua Sharrow en chaussant un premier escarpin noir tout en cherchant l’autre. Retrouve mon soulier et ramène-moi à la fête. — Oui, mon colonel, prononça Geis avec un soupir. Empruntant le buggy, le tunnel et l’ascenseur, ils retournèrent à la réception du nouvel an. Geis plaisanta, se montra galant et s’excusa ouvertement pour ce qui s’était passé. Il lui proposa de l’alcool d’echirn et un autre cigare de shoan ; Sharrow fixait la paroi de l’ascenseur et répondait par monosyllabes. Il se moqua d’elle et la traita de mauvaise perdante. Elle s’engagea dans les forces anti-Taxe quelques mois plus tard. — Je n’ai en fait jamais eu l’intention de mener une existence de criminel, dit Miz aux deux gardes en louchant sur sa montre. Les autres étaient partis depuis cinq minutes. Il leur accordait dix minutes d’avance. Les sentinelles étaient toujours assises par terre ; elles l’observaient. Il avait retiré les chargeurs de leurs carabines et arpentait la sacristie, les chargeurs dans une main et son pistolet dans l’autre. Il leva les yeux vers une haute armoire, puis se tourna vers les gardes. — Mais j’ai eu des mauvaises fréquentations quand j’étais jeune… Il grimpa sur un bureau d’apparence solide sur le côté de l’armoire, sans cesser de braquer son arme sur eux. — Ma famille. Il regarda rapidement vers le haut de l’armoire, puis y posa les chargeurs et sauta. — Évidemment, dit-il, c’était la faute à la société… Ils étaient assis ensemble sous les fourrures à l’arrière du traîneau découvert qui fonçait entre les murailles de neige à pic. Le conducteur fit claquer son fouet au-dessus des têtes des sials jumelés qui peinaient sous leurs harnais tintinnabulants ; la brise agitait les cimes des arbres, délogeant une neige poudreuse et chahutant les lanternes qui éclairaient la route au bout de leurs câbles. — J’ai effectivement vu un ADAV, lui dit Miz lorsque l’hôtel apparut derrière la colline. L’hôtel et les autres constructions du petit village étaient tavelés de lumières qui projetaient des flaques ambre, jaune et blanc sur la neige ; derrière l’établissement, sur le terrain de hand-ball non couvert, étincelait la forme svelte et argentée d’un jet privé. Montant de la salle de bal de l’hôtel, les cadences étouffées d’une musique traditionnelle se mélangeaient aux rythmes modernes diffusés par les fenêtres ouvertes du bar, et la cacophonie résultante se répercutait sur les falaises derrière le village. Assis sur les marches devant l’hôtel, des gens vêtus de fourrures et de tenues de ski buvaient des bols fumants de vin chaud ; l’haleine des sials monta en grands nuages blancs lorsque le traîneau s’arrêta. Sharrow examina le fuselage élancé du jet privé et fronça les sourcils. Ils attendaient à cinq kilomètres de la ville ; là où la route arrivait au sommet d’une crête et où une série de tubes racinaires traversaient la piste en diagonale sur d’énormes tréteaux en écorce, laissant juste assez de place pour qu’un cavalier passe dessous sans se baisser. Dloan grimpa sur un des tubes et scruta la route de la capitale. Il vit s’approcher un cavalier, seul. Personne ne le suivait. — Ça va ? demanda Sharrow à Miz quand il ramena son jemer au pas. Il secoua la tête. — Pas du tout, dit-il en se frottant le postérieur. Ces bourriques vous massacrent vraiment le derche quand elles se mettent à galoper. — Sharrow ! Cousine, bonjour ! Le bar de l’hôtel était bondé ; Geis dut jouer des coudes dans la foule pour parvenir jusqu’à elle et crier pour se faire entendre par-dessus la musique tonitruante qui déferlait des enceintes. Il était vêtu d’un short et d’une chemise d’été légère qui détonnaient au milieu des parkas de ski et des vêtements d’hiver matelassés que tout le monde portait. Il était bronzé et avait l’air plus en forme et mieux proportionné que dans les souvenirs de Sharrow. — Bonjour, Geis… Geis… Miz, dit Sharrow en hochant la tête vers l’un, puis vers l’autre. Elle vit Breyguhn qui fendait la presse pour les rejoindre. — Merde, murmura Sharrow. Elle se détourna et retira son manteau. Deux ans, jour pour jour, s’étaient écoulés depuis la dernière fois où elle avait vu Geis, en cette nuit de honte dans la mine d’or transformée en chambre forte dans les insondables profondeurs sous les collines Bleues du Piphram. La dernière fois où elle avait vu Brey remontait à plus loin encore, aux obsèques de leur père. — Monsieur Kuma, disait Geis avec un mince sourire en se redressant de toute sa hauteur. Il hocha la tête. — Enchanté, fit Miz. — Sharrow, dit Geis en s’insérant entre elle et Miz. Meilleurs vœux ! Elle tourna la tête et se laissa embrasser sur la joue. — Super, cette fête ! cria Geis. C’est toi qui régales ? — Non, dit-elle. C’est seulement l’hôtel. Geis gesticula en direction de Breyguhn qui s’approchait, puis se tourna vers Sharrow. — Je ne t’ai pas revue depuis la guerre, hurla-t-il. On s’est fait un mauvais sang d’enfer quand on a su que tu avais été blessée. Pourquoi tu ne répondais jamais quand je t’appelais ? — Nous étions dans deux camps opposés, Geis, lui rappela-t-elle. — Bon, dit Geis en riant, tout ça c’est oublié, maintenant… — Bonjour, Sharrow. — Salut, Brey. Ça va ? — Super. Tu t’amuses bien, ici ? Breyguhn portait une robe d’été blanche diaphane ; ses cheveux se dressaient en boucles et mèches ingénieusement dessinées. Elle était soigneusement maquillée, et son visage affichait une finesse élégante. Sharrow se demanda si elle avait eu recours à la chirurgie ou à un traitement génétique d’origine douteuse. — Oui, lui dit Sharrow. Les vacances se sont bien passées. Qu’est-ce qui t’amène ici ? Breyguhn haussa les épaules. — Oh, un caprice. L’idée ne vient pas de moi. Elle regarda vers le bar, où Geis souriait à Miz en faisant de grands gestes. — Il y avait une fête de famille au Piph’, et Geis a soudain décidé que ce serait amusant de débarquer chez toi et tes amis pour vous souhaiter la bonne année. Personne n’a voulu venir, alors je me suis dit que je tiendrais compagnie à Geis. C’était une fête très ennuyeuse. — Au Piphram, releva Sharrow en hochant la tête. C’est pour ça que vous êtes en tenue d’été. — Comme je disais, c’était tout à fait improvisé… — J’ai commandé à boire, cria Geis en les guidant vers un coin du bar. Il devrait y avoir un box pour nous par là-bas… Breyguhn examina Sharrow du mieux qu’elle put au milieu de la foule. — De toute façon, tu as l’air de bien te porter, conclut-elle. Tu es complètement guérie de tes blessures de guerre ? — Presque, dit Sharrow. Ils avançaient dans la joyeuse chaleur de la foule, bousculés par les fêtards. — Et comment vont les affaires dans le secteur Antiquités ? demanda Breyguhn. — Ça paie les factures, lança Sharrow. Ils arrivèrent devant un box tenu à leur disposition par un individu d’une carrure imposante, costume strict et verres miroirs, qui s’inclina devant Geis avant de s’écarter. Miz fit un clin d’œil au garde du corps. Ils prirent place dans le box. — Il devrait encore y avoir de la place pour trois personnes, dit Geis en s’adressant à Sharrow. Les membres de ton équipe sont ici, n’est-ce pas ? Il remplissait leurs verres avec une énorme carafe de vin. — Ils sont dans les parages, fit Sharrow en posant son manteau, ses gants et son chapeau à côté d’elle sur la banquette. Zef est probablement en train de danser. Je vais aller la chercher. — Non, vraiment, dit Geis. Ce n’est la peine de… Sharrow se coula hors du box, évita le gorille et s’enfonça dans la foule en direction de la salle de bal. — Oh, dit Sharrow en contemplant le message dans la poussière. Miz regarda, lui aussi. — Très drôle, commenta-t-il. Il traversa la chambre d’hôtel et s’approcha du mini-bar ; il ouvrit le réfrigérateur et en inspecta le contenu. — Très drôle et surtout très chiant, conclut-il. Cenuij était très pâle. Des gouttelettes de sueur brillaient dans le duvet de sa lèvre supérieure. Ses mains tremblèrent lorsqu’il toucha l’intérieur de l’étui. — Non ! murmura-t-il d’une voix rauque. Il mit la main dans la poussière et la remua comme s’il cherchait autre chose en dessous, puis il porta cette main tremblante à son front et contempla les mots gravés sur l’acier inoxydable. Il secoua la tête. Zefla le retint par les épaules lorsqu’il recula et s’effondra dans un fauteuil. Il regardait dans le vide droit devant lui. Zefla s’accroupit à ses côtés et lui tapota les épaules. Il posa ses mains encore tremblantes sur ses genoux. La poussière avait laissé une marque sur sa tempe. Dloan haussa les épaules et commença à remballer le matériel que Miz et lui avaient utilisé pour sonder et ensuite ouvrir la serrure sur l’étui du livre. Sharrow retourna les frontispices et la couverture intérieure de l’étui. LES PRINCIPES VNIVERSELS disait la légende gravée sur la couverture en feuille de titane dans une version ancienne de l’écriture normalisée de Golter. PAR LE COMMANDEMENT DE L’IMPÉRATRICE VEVVE ECHENESTRIA, BIENHEVREVSE DU JONOLREY & DE GOLTER, POVR LA PLVS GRANDE GLOIRE DE THRIAL LE VRAI DIEV, EN L’AN SOLAIRE SIX MIL TROIS CENT TRENTE SEPT, CE LIVRE EST OFFERT, ÉTANT LE RECVEIL DES DISPOSITIONS DES PREMIÈRE & SECONDE CONVOCATIONS INTERDISCIPLINAIRES POSTSCHISMATIQVES (HISTORIQVES, PHILOSOPHIQVES, THÉOLOGIQVES, COSMOLOGIQVES), INCLVANT L’VLTIME SOMMATION EFFECTVÉE PAR L’IRRELIGIEVSE MACHINE PARSEMIVS, LES ÉLÉGIES VITALES DES ESTIMÉS POÈTES IMPÉRIAVX FOLLDAR & CREEÄSVNN LE JEVNE, & LE COMMENTAIRE SVPRÊME DU SYSTÈME DE SAGES DE LA COVR. PAR DÉCRET MAXIMAL DE LA COVR RENDVS PERPÉTUELLEMENT VNIQUES À L’IMAGE DE LA DIVINITÉ INDIVISIBLE, VOICI LES PRINCIPES VNIVERSELS Les gravures des quatre pages en feuille de diamant suivantes montraient un Thrial taché symétriquement, suivi d’un diagramme du système tout entier, puis d’une nébuleuse agrandie et, finalement, d’un paysage de filaments et de membranes ténues comme des bulles – alignements de minuscules crevasses criblant la feuille dure et lisse en glacial diamant. Sharrow promena ses doigts sur les éraflures de la deuxième page. — Il se peut qu’il soit encore là, dit-elle. Quelque part. Enregistré d’une manière ou d’une autre. Cenuij se taisait. Miz prenait une bouteille dans le réfrigérateur. Il secoua la tête. — Je ne sais pas pourquoi, mais j’en doute, dit-il. — Oui, soupira Sharrow. Moi aussi, en fait. Elle plongea la main dans l’étui vide, préleva un peu de poussière dans le fond et la laissa ruisseler entre ses doigts. — Et le message que Gorko était censé avoir laissé ? demanda tranquillement Zefla tout en caressant l’épaule de Cenuij. Il a disparu, lui aussi, à supposer qu’il ait jamais été là ? Sharrow s’arracha à la contemplation des lignes dessinées par ses doigts sur la poussière gris-brun pour regarder les trois mots gravés en dessous. — Oh, il est là, dit-elle, les yeux fixés sur la phrase. Il y est depuis toujours. Simplement, c’est devenu un message le jour où Gorko s’en est servi ailleurs. Mais je crois savoir la direction qu’il nous indique maintenant. — Vraiment ? demanda Miz, à la fois surpris et content. Et c’est quoi ? — Vembyr, dit-elle. La ville des androïdes. Elle laissa l’étui se refermer en claquant. Zef et Dloan participaient tous les deux à une danse collective complexe dans la salle de bal ; Sharrow ne les dérangea pas. Elle trouva Cenuij au bar et le propulsa vers le box. Cenuij trébucha et faillit tomber sur une table lorsqu’ils se frayèrent un chemin dans la foule. Il eut un rire cruel et dit aux gens assis à la table qu’elle n’aurait pas dû être là où elle était. Déplacer une table ? Quel culot ! Qui leur en avait donné la permission ? Et si elle avait été boulonnée au plancher ? Sharrow l’entraîna. — Déjà soûl ! Comment tu fais ? — Je vais te le dire, mais paye-moi d’abord un verre. — On commence tôt, demain, au cas où tu l’aurais oublié. — Justement ! C’est pour ça que j’ai commencé tôt ce soir, répliqua Cenuij en gesticulant. Il renversa un verre au passage. — Pouvez pas faire attention ? feula-t-il à l’adresse de la femme qu’il avait bousculée. Y a des gens qui nettoient ce plancher ! — Désolée, s’excusa Sharrow avec un sourire. Elle poussa Cenuij devant elle et le suivit. — Paye-moi un verre, lui dit-il. — Plus tard. Viens faire la connaissance de mon ignoble famille. — Tu veux dire qu’il y a pire que toi ? s’exclama Cenuij, horrifié. Ils arrivèrent devant le box ; elle lui présenta Geis et Breyguhn. Les deux hommes échangèrent des politesses, puis Cenuij se tourna vers Breyguhn. — Mademoiselle Dascen, énonça-t-il. Il prit la main de Breyguhn et la baisa. Cenuij savait que, techniquement parlant, Breyguhn n’était pas du tout une authentique Dascen ; Sharrow devina qu’en la qualifiant ainsi il voulait plus l’agacer elle que flatter sa demi-sœur. — Eh bien, monsieur Mu, dit Breyguhn. Elle sourit à Cenuij, puis lança un coup d’œil à Sharrow. Cenuij inspira un bon coup et sembla se ressaisir. — Votre sœur m’a tellement parlé de vous. Sharrow se surprit à grincer des dents pour s’empêcher de dire quoi que ce soit. — J’ai bien sûr cru tout ce qu’elle racontait, continua-t-il, et j’ai toujours voulu faire votre connaissance. Cenuij sourit. Il tenait encore la main de Breyguhn. — Ce serait pour moi un grand honneur si vous vouliez m’accorder la prochaine danse, demanda-t-il avec un grand geste dans la direction très approximative de la salle de bal. Breyguhn se leva en riant. — Enchantée, dit-elle. Elle sourit à Sharrow tandis que Cenuij et elle s’enfonçaient dans la foule au milieu des cris et des éclats de rire. Sharrow les regarda partir, médusée. DEBUTTXT MSG ENTRANT MTYKENN S/GOLTER NON-ID/DONJON – COMMERCIAL MAXENCRYPT Réf : Contrat 0083347100232 (MOLG) Vous informons contrat rempli en partie seulement. Article en notre possession mais seuls étui et dédicace déjà connue exploitables. Reste du texte imprimé sur papier tombé en poussière au bout de douze siècles. Serrure à temporisation sur étui plus composition chimique papier indiquent possibilité effet délibéré. Examen détaillé étui et reste du contenu révèle support stockage uniquement message macroscopique gravé sur arrière étui LES CHOSES CHANGERONT . Étui vraisemblablement de fabrication Terhama’a (Golterian) Ltd dernière période, comprenant pierres précieuses et semi-précieuses et gravures or sur acier plus quatre frontispices gravés sur feuille diamant. Valeur totale estimée à 10 MThr minimum. Attendons instructions. Réponse codée CME dest. MS94473.3449.1[1] FINTXT DEBUTTXT MSG ENTRANT GOLTER-MIYKENNS DONJON/NON-ID – COMMERCIAL MAXENCRYPT Réf : Dest. MS94473.3449.1 [1] Article acceptable en l’état selon clause contrat 37.1. Veuillez livrer base tracteurs subnivaux, Mine n° 7, Région équatoriale, FdN, dès que possible. FINTXT DEBUTTXT MSG ENTRANT MIYKENNS/GOLTER NON-ID/DONJON (Mgr JALISTRE) – COMMERCIAL MAXENCRYPT Réf : Contrat 0083347100232 (MOLG) Monseigneur, veuillez trouver ci-joint message agence. Confirmez livraison article sur Fantôme de Nachtel. Réponse codée CME dest. MS94473.3449.1 [1] FINTXT DEBUTTXT MSG ENTRANT GOLTER-MIYKENNS DONJON/NON-ID – COMMERCIAL MAXENCRYPT Réf : Dest. MS94473.3449.1 [1] Veuillez livrer à nos agents sur FdN comme indiqué. FINTXT Elle revint de l’agence de location à l’heure de pointe, dans la cohue matinale de bicyclettes, de trams et de voitures. Les rues étaient encombrées. Contrairement à Malishu, le Belvédère n’interdisait pas explicitement les véhicules particuliers, même si leur usage y était activement déconseillé. La ville était perchée sur un plateau qui dépassait d’un demi-kilomètre la mer ondulante de la canopée de l’Entraxrln comme une vaste verrue sur un épiderme pâle. Un lieu froid, au climat rude, même s’il n’était qu’à deux mille kilomètres de l’équateur et à moins de deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Privé du climat autorégulé et relativement doux de l’Entraxrln, le Belvédère dépendait entièrement de Thrial pour sa chaleur, et le soleil était sensiblement plus petit dans le ciel que vu depuis la surface de Golter. L’agence de location se trouvait derrière la principale gare de funiculaire par où ils étaient arrivés dans la ville trois jours plus tôt, s’élevant de la pénombre violette de l’Entraxrln crépusculaire pour déboucher dans un somptueux coucher de soleil rouge cerise typique de Miykenns. À présent, les banlieusards qui venaient de faire le même trajet l’entraînaient dans leur sillage par ce matin froid et vivifiant sous un ciel sans nuages. Elle avait envoyé son premier message la veille en début de soirée et en avait reçu la réponse après l’heure du souper. Elle avait demandé une confirmation à la Demeure marine quelques minutes plus tard, mais n’avait pas attendu la réponse : le signal mettrait au minimum trois heures pour faire l’aller-retour entre les deux planètes, et puis le jour se levait tout juste en Udeste. Elle doutait que le seigneur Jalistre soit si matinal. Elle relut les deux réponses, attendant sur un refuge tandis que les voitures bourdonnaient et que les trams bringuebalaient autour d’elle. Elle leva la tête vers le soleil et quêta sa maigre chaleur avec une sorte de fringale après les semaines passées dans la pénombre perpétuelle de Pharpech. La lumière pénétrait les artères encaissées comme des canyons, se reflétait sur les murs de verre des buildings et se déversait sur les flots de la circulation et les foules de piétons. FdN, dès que possible, lut-elle une fois de plus avant de fourrer dans sa poche les morceaux de folioflex. — Pourquoi là-bas ? se demanda-t-elle. Son haleine se condensait devant son visage. Elle enfila ses gants et boutonna sa veste. Les voitures s’arrêtèrent et elle traversa au milieu de la foule. Un gros hydravion passa en rugissant dans le ciel ; il vira sur l’aile au-dessus de la ville et commença son approche. Le lac du plateau devait être encore libre de glaces. Elle regarda l’appareil disparaître derrière les immeubles avec une expression où l’amertume se mêlait à la nostalgie. Le Fantôme de Nachtel. Ils voulaient donc qu’elle livre l’ouvrage aux frontières du système, pas dans l’intrasystème – pas sur Golter, où se trouvait la Demeure marine. Elle rentra à pied à l’hôtel, s’arrêtant pour regarder les devantures des magasins et s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Pâle, les traits tirés : c’est ainsi qu’elle se découvrit dans une vitrine. Elle examina son visage et revit le message dans la poussière qui était tout ce qui restait des Principes universels : LES CHOSES CHANGERONT. Elle s’emmitoufla dans sa veste, se rappelant la froide surface en granit du tombeau de son grand-père quand il était encore à Tzant, le froid glacial du Fantôme et une autre chute dans la neige, la première. Elle frissonna. 16. LE FANTÔME Physiquement courageuse, songea-t-elle lorsque le vaisseau de location pénétra en frissonnant dans l’atmosphère ténue et froide du Fantôme de Nachtel. Physiquement courageuse. Elle avait laissé les autres au Belvédère. Ils attendraient là-bas jusqu’à la fin de sa mission sur le Fantôme et lui fixeraient un rendez-vous ultérieurement. Ils avaient eu des nouvelles de Golter ; tous les avoirs de Miz étaient gelés pendant que Laguna City essayait d’obtenir un mandat d’arrêt contre lui pour un délit non précisé commis sur son territoire. Miz avait mis des avocats sur l’affaire, et, de toute façon, il disposait de fonds de secours auxquels il pouvait accéder, à condition d’être physiquement présent sur Golter. Sharrow avait utilisé la plus grande partie de ce qui lui restait de l’acompte sur frais de son contrat pour louer l’engin spatial privé qui l’emmènerait du Belvédère au Fantôme de Nachtel ; les commérages du réseau et les dépêches d’infos disaient que les Huhsz attendaient sur l’île de l’Embarcadère, et elle voyageait sous le nom de Ysul Demri depuis tellement longtemps déjà qu’il y avait une chance sur deux pour qu’ils connaissent son pseudo. Elle n’était pas retournée sur le Fantôme depuis l’atterrissage en catastrophe qui avait failli la tuer tout en lui sauvant la vie. Ses commandes bloquées, l’ex-clipper des douanes était tombé comme une météorite dans l’air inutile de la petite planète-lune, tournoyant et se désintégrant tout au long de la parabole qui le portait vers la surface enneigée du Fantôme. Sharrow ne se souvenait plus de rien après le moment où elle avait crié à Miz qu’elle voulait qu’on donne son nom au cratère éventuellement créé par sa chute. Miz ne l’avait pas entendue, de toute façon. Plus tard, le rapport sur l’accident avait conclu qu’elle avait probablement perdu la stabilisation gyroscopique à dix kilomètres d’altitude, alors que la vitesse du vaisseau était encore de plus d’un kilomètre-seconde. Il avait commencé à culbuter sur lui-même et à se désintégrer juste après, et si elle avait survécu ensuite, c’était une pure question de chance. La section centrale du vaisseau – comprenant la coque sous pression de combat, les systèmes de survie et la centrale à plasma principale – était demeurée relativement intacte, réduite à une forme déchiquetée, plus ou moins sphérique, qui avait continué de ralentir tout en faisant des tonneaux et en répandant encore des débris qui traversaient l’atmosphère comme des éclats d’obus incandescents. Elle n’avait aucun souvenir de ces ultimes minutes ni du crash lui-même, lorsque le fragment d’épave qui la contenait avait été enseveli dans une vague de neige, l’une parmi les milliers qui migraient d’un bout à l’autre des champs de neige de la planète comme des dunes de sable dans un désert. Une taupe chenillée transportant des fournitures minières s’était trouvée à deux kilomètres du point d’impact. L’équipage l’avait retrouvée, quelques minutes avant qu’il ne soit trop tard, écrasée et recroquevillée à l’intérieur de l’épave fumante et irradiée du vaisseau, à deux cents mètres sous la surface, au bout d’un tunnel effondré de neige et de glace. L’équipage du véhicule subnival l’avait désincarcérée ; les toubibs de la mine de First Cut avaient traité les blessures physiques, tandis que des systèmes spécialisés (sous embargo pour cause de guerre) furent acheminés à partir de Trench City, la capitale de la planète, pour traiter la maladie des radiations qui l’avait encore plus rapprochée de la mort. Deux mois s’écoulèrent avant qu’on estime qu’il valait la peine de lui faire reprendre conscience. Lorsqu’elle se réveilla, la guerre était terminée depuis un mois et la puce d’interface militaire standard incrustée à l’arrière de son crâne avait été retirée. Les effets du virus synchroneuroconnecteur demeuraient irréversibles, alors que les instruments nanotechnologiques et de clonage tissulaire qui avaient réparé les ravages de l’impulsion irradiante ne furent retirés qu’une fois le traitement terminé. Et – peut-être – autre chose avait été ajouté : le virus à cristal qui avait proliféré au fil des années puis était resté en sommeil à l’intérieur de son crâne, jusqu’au jour où, quelques semaines plus tôt, elle avait couru avec les autres dans les citernes à sec du vieux pétrolier à Laguna City. Ses souvenirs de l’hôpital du complexe minier étaient flous. Elle se rappelait bien mieux l’hôpital de la prison militaire sur Tenaus : elle guérissait lentement en attendant que se terminent les négociations pour les accords de paix, s’exerçait au gymnase pour retrouver sa forme physique perdue, et travaillait sa mémoire aussi souvent que possible, se rappelant – avec un zèle obsessionnel qui avait préoccupé le psychologue de la prison – tous les détails possibles depuis l’âge de cinq ans, parce qu’elle était terrifiée à la pensée que le traitement ait pu la changer et faire d’elle une autre personne en détruisant certains de ses souvenirs. Elle voulait tout se rappeler et essayer de vérifier si les souvenirs qu’elle exhumait de sa mémoire étaient réels ; le fait que le rappel d’un souvenir ait lui-même laissé un souvenir et qu’on puisse le comparer avec le rappel du même souvenir au présent devait apparemment l’aider à détecter le type de modification qu’elle redoutait. Finalement, la distinction n’était pas évidente, mais elle ne trouva pas de lacunes flagrantes dans ses souvenirs. Quand on l’autorisa à communiquer avec l’extérieur, les gens qui lui répondirent semblaient se comporter comme avant – comme dans son souvenir. Personne ne parut remarquer de changement chez elle ; en tout cas, personne n’en fit mention. Les gens étaient obligés de lui écrire parce que les visites étaient interdites et que le délai de transmission entre l’Habitat de Tenaus et presque tout le reste du système était trop long pour des conversations en temps réel. Elle avait eu un entretien au téléphone avec Miz, qui appelait d’EnfinChezMoi, en orbite autour de Miykenns. En un sens, ç’avait été la meilleure conversation téléphonique de sa vie ; les pauses de plusieurs minutes – le temps que le signal transportant les paroles que vous veniez de prononcer arrive à destination – vous obligeaient à rester assis devant le terminal et l’interlocuteur. Si elle avait appelé quelqu’un d’autre, elle aurait regardé le télécran ou lu quelque chose pour tuer le temps, mais avec Miz, elle était carrément restée vissée sur sa chaise à contempler son visage. Ils avaient disposé d’une heure ; ça n’avait duré en réalité que dix minutes, passées en un éclair. Lui avaient-ils implanté le virus à cristal là-haut, sur Tenaus ? Le Fantôme de Nachtel semblait un meilleur choix : elle flottait dans un état proche de la mort qui tenait plus de l’animation suspendue que d’autre chose, au-delà des stimuli, des sensations et des rêves… mais peut-être l’opération avait-elle été pratiquée sur Tenaus. Pourquoi une compagnie minière neutre dans la guerre des Cinq pour cent voudrait-elle implanter un virus à émetteur-récepteur dans le corps quasi moribond d’une pilote militaire rescapée d’un crash ? Et d’ailleurs, elle ne voyait pas non plus ce qui aurait pu inciter les médecins de l’hôpital d’une prison militaire à agir ainsi. Mystère. Un vent froid et tranchant descendait d’un ciel vert-de-gris. Le soleil s’y accrochait, triste bibelot dispensant sa chiche clarté. Sous le vent, la traîne sombre d’une tempête en déroute laissait flotter ses jupes neigeuses très haut dans les marées fluctuantes de la lumière. La falaise de neige derrière Sharrow se dressait comme une vague gigantesque en équilibre instable, prête à déferler sur la plage inclinée noire au flanc du volcan-bouclier. Le véhicule subnival qui l’avait amenée ici repartit en grondant sur ses chenilles, traversa les scories, escalada les pentes de cendre balayées par les vents et s’engagea en marche arrière dans le tunnel creusé dans la neige. Elle regarda sa carapace de métal étincelant et son groin aux narines hérissées de masers entrer à la base de la falaise blanche et remonter péniblement le tunnel jusqu’à ce que la déclivité le cache à sa vue. Elle se retourna vers la pente du volcan, à peine visible derrière des voiles de vapeur et de gaz, et examina les vestiges épars des bâtiments de l’ancienne station géothermique, ensemble de blocs de béton fracturés qui jonchaient au hasard le champ de lave sombre et luisante. Des bassins couverts de neige piquetaient des zones effondrées dans la lave, et, au loin – à vingt kilomètres, peut-être –, les dernières cheminées actives du volcan injectaient dans le ciel des panaches de vapeur blanche et de fumée. L’hémisphère orange et or pâle de la géante gazeuse Nachtel occupait un quart du ciel. Sharrow resserra la capuche de sa veste pour se protéger du vent glacial et commença à traverser le champ de lave fracturée gris-noir en direction des bâtiments en ruine, serrant le livre vide sur sa poitrine. Elle haletait lorsqu’elle atteignit les blockhaus détruits ; l’atmosphère était désespérément impalpable, même si marcher sous la faible gravité du Fantôme n’exigeait en comparaison que peu d’efforts. L’agoraphobie était endémique chez les visiteurs de la planète-lune qui s’aventuraient à l’extérieur ; l’air était si raréfié et Nachtel pouvait être si énorme dans le ciel qu’on avait l’impression qu’à chacun de ses pas élastiques le marcheur risquait d’échapper à l’attraction de la planète et d’être englouti par le ciel vert. — Bonjour ! cria-t-elle. Sa voix se répercuta sur les murs en béton du premier bâtiment effondré. Des secousses sismiques avaient renversé ou incliné les structures aux murs épais et sans fenêtres, et la dalle de béton sur laquelle elles avaient été érigées s’était fendue et disloquée ; des fragments de maçonnerie déchiquetés pointaient comme des dents cassées, les tiges rouillées de leur armature pendaient ou se tordaient comme un appareil dentaire raté. Elle progressa de blockhaus en blockhaus sur les plaques de béton inclinées ; elle devait se baisser et se servir de sa main libre aux endroits où la topographie fracturée des ruines rendait la marche impossible, même sous cette faible gravité. Le bâtiment le plus haut sur la pente était le plus vaste du complexe ; elle enjamba le linteau écroulé de sa large porte d’entrée. Bien que les murs soient demeurés intacts, le toit s’était plié en deux, puis effondré en créant dans sa chute un V de béton peu élevé qui baignait de guingois dans une mare d’eau stagnante. Celle-ci – communiquant peut-être encore avec le système de canalisations géothermiques enterré dans le volcan – était assez chaude pour produire des bouffées de vapeur paresseuses dans l’air calme en dessous de zéro. Des scories noires rassemblées dans un coin de la ruine, contre le mur opposé, formaient une plage étroite. Il y avait là deux hommes. Elle les reconnut. Simplement vêtus de maillots de bain, ils étaient assis sur les chaises longues qu’elle avait déjà vues dans le pétrolier. Un parasol à motifs floraux était planté à un angle audacieux sur la plage noire derrière eux ; des bouteilles et des verres étaient posés sur une petite table pliante installée entre les chaises longues. L’homme de droite se leva et lui fit signe de la main. — Enchanté que vous ayez pu vous joindre à nous ! lança-t-il. Puis il fit deux pas vers le bord de l’eau et plongea d’un mouvement svelte, presque sans éclaboussures. Les vagues semblèrent bizarrement hautes lorsqu’elles traversèrent le bassin. Sharrow plongea la main gauche dans sa poche et marcha sur la pente douce du toit effondré. Le jeune homme chauve qui venait de plonger dans l’eau passa près d’elle en souriant et en la saluant de la main. L’autre buvait dans un grand verre. Il regarda son compagnon nager jusqu’à l’autre extrémité du bassin, là où se trouvait l’entrée, puis faire demi-tour et revenir. — Asseyez-vous, poupée, dit le jeune homme d’un ton aimable en montrant la chaise longue que son jumeau avait libérée. Elle regarda la chaise, puis regarda autour d’elle et s’assit. Elle conserva la main gauche dans sa poche. Le livre était sur ses genoux. Elle rabattit la capuche de sa veste en arrière. — Ah, des cheveux roux, dit le jeune homme en souriant. Très séduisant ; ça vous va. Son corps pâle était svelte et bien musclé. Apparemment, le froid ne lui donnait pas la chair de poule. Le tissu vidéo de son maillot montrait en boucle quelques secondes d’une scène de plage tropicale : du sable doré, un gros rouleau, et une gracieuse surfeuse qui montait sur sa planche et s’enfonçait dans le tunnel bleu de la vague incurvée. L’autre jeune homme sortit de l’eau, tout ruisselant, et s’avança nonchalamment sur la plage, auréolé de vapeur. Son maillot montrait un casse-cou qui se laissait tomber d’un hélicoptère dans une grande fissure sur une côte rocheuse juste au moment où une énorme vague écumante s’engouffrait dans le chenal. L’homme au maillot tropical prit une serviette sous sa chaise longue et la lança à son compagnon. Celui-ci se sécha rapidement puis vint s’asseoir en tailleur devant eux sur les scories sombres, la serviette drapée sur les épaules. Il grimaça un large sourire à son alter ego. — Je suppose que vous avez fait bon voyage, dame Sharrow, s’enquit l’homme sur la chaise longue. Elle hocha la tête lentement. — Ça allait, répondit-elle. — Excusez-moi, fit-il en se tapotant le front. Il prit un verre sur le plateau de bouteilles d’alcool posé sur la table pliante. — Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? — Non, merci, dit-elle. — Vous permettez ? demanda l’autre, en se penchant et en indiquant du menton le livre sur ses genoux. Elle fit basculer le gros volume afin de pouvoir le saisir d’une main sans retirer son gant puis le lui tendit. Il sourit d’un air tolérant et l’accepta. — Tout est clair entre nous, dame Sharrow, dit-il en ouvrant l’étui métallique. Vous n’allez pas avoir besoin de votre arme. Elle garda quand même la main gauche dans sa poche, serrée sur la crosse du PortaCanon. L’homme assis sur la plage parcourut rapidement l’intérieur du livre, accordant deux secondes à la page de titre et deux secondes aux gravures sur feuille de diamant. Il sourit en lisant les mots gravés sur le dos de l’étui et brandit le livre à bout de bras pour que son compagnon puisse lui aussi lire l’inscription. Ils rirent doucement tous les deux. — C’est affreux, n’est-ce pas ? dit à Sharrow l’homme sur la chaise longue. Tant d’efforts gaspillés. Eh oui, c’est comme ça. Celui qui tenait le livre le retourna, si bien que la poussière de papier s’en échappa et se répandit en une traînée grise. — Nous sommes si négligents avec nos trésors. Il referma le livre et le posa à côté de lui. — Nous confondons ce qui n’a pas de valeur avec ce qui n’a pas de prix, dit l’autre en remplissant à nouveau son verre d’alcool. — Je suis obligé de constater, reprit l’homme sur la plage, que vous n’avez pas l’air terriblement surprise de nous trouver ici, dame Sharrow. Il était manifestement déçu. Il accepta le grand verre que lui tendait son compagnon, puis but en souriant à Sharrow. — Nous espérions une autre réaction. Elle haussa les épaules. — Une attitude typiquement féminine, n’est-ce pas ? dit l’homme sur la chaise longue à son jumeau. Les femmes ne se taisent que lorsqu’on aimerait vraiment entendre ce qu’elles ont à dire. L’autre regarda Sharrow et secoua la tête tristement. — De toute façon, dit l’homme sur la chaise longue, de la part de l’agence et de nos clients – les Frères tristes du Poids maintenu, en l’occurrence –, nous vous remercions pour le livre. Mais maintenant, comme vous l’avez probablement deviné, nous voulons que vous partiez à la recherche de l’ultime Canon Lent, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Elle le regarda. — Pas de questions ? lui demanda-t-il. Elle secoua la tête. Il rit doucement. — Et nous qui pensions que vous en aviez des tas ! Ah, tant pis. Il agita son verre et lui décocha un grand sourire. — Au fait, avez-vous reçu notre message quand vous étiez à… Il fronça les sourcils, interrogea son double du regard. — Pharpech, compléta l’homme sur la plage. — Ah oui, Pharpech, énonça l’autre avec un soin exagéré et une sorte de grimace de conspirateur. Notre signal a-t-il été capté ? Elle réfléchit avant de répondre : — Le collier ? Oui. Le jeune homme sur la chaise longue eut l’air satisfait. — Super, dit-il. C’était seulement pour vous faire savoir que vous ne perdiez pas le contact avec nous en sortant de la couverture du réseau. Il posa son verre et se renversa sur sa chaise longue, les mains derrière la tête. Ses aisselles étaient glabres et lisses. Les poils sur le reste de son corps étaient blancs et clairsemés ; seuls ses sourcils étaient blonds. Elle regarda l’homme sur la plage. Le sommet de son crâne brillait au soleil. Lui non plus ne semblait pas avoir la chair de poule. — Bon, nous n’allons pas vous retenir plus longtemps, dame Sharrow, fit-il en tapotant le livre. Merci d’avoir livré l’objet conformément au contrat. Nous resterons en contact, peut-être. Ou peut-être pas. — Essayez de ne pas mettre trop de temps, dit l’homme sur la chaise longue. Toujours allongé, il absorbait le maigre rayonnement solaire, les yeux fermés. — Et ne vous faites pas prendre, ajouta l’autre. Elle se leva lentement. L’homme avec la surfeuse sur son maillot se prélassait, les mains derrière son crâne chauve, les yeux clos, les jambes légèrement écartées. Celui assis en tailleur sur la plage se pencha en avant, entassa des scories et commença à édifier en sifflotant une petite tour qui ne cessait de s’écrouler. — Bon voyage, dit l’homme sur la chaise longue sans rouvrir les yeux. Elle s’éloigna de cinq pas, puis se retourna. Ils n’avaient pas bougé. Elle sortit le PortaCanon et le braqua sur l’homme assis sur la plage ; le casse-cou plongeait de l’hélicoptère sur le maillot tendu sur son postérieur, comme il l’avait fait sur la partie avant fripée. Elle resta ainsi immobile pendant une demi-minute. Finalement, l’homme qu’elle visait se retourna vers elle, marqua un temps d’arrêt et pivota pour lui faire face. Il leva la tête, la main en visière. — Oui, dame Sharrow ? L’homme sur la chaise longue ouvrit les yeux puis cilla en affectant d’être légèrement surpris. — Je songeais à employer des méthodes plutôt invasives pour voir si vous êtes tous les deux des androïdes, formula-t-elle. Les deux jeunes hommes échangèrent un regard. Celui sur la chaise longue haussa les épaules et dit : — Des androïdes ? Qu’est-ce que ça changerait si l’un ou l’autre de nous était un androïde ? — Prenez ça comme de la curiosité pure et simple, dit-elle en le visant. Ou une vengeance après ce qui s’est passé dans le pétrolier et chez Bencil Dornay. — Mais nous nous sommes contentés de vous faire mal ! protesta-t-il. — Oui, et puis vous avez été d’une im-po-li-tesse à l’escale de Stager ! dit l’homme sur la plage en hochant la tête emphatiquement, les lèvres pincées, la mine renfrognée. Tout ce que nous étions sur le point de vous dire, c’était que nous avions racheté le contrat aux Frères tristes et que vous deviez nous retrouver ici une fois que vous auriez récupéré le livre, mais vous avez été tellement odieuse avec nous que nous n’avons rien dit. Elle continua de braquer le PortaCanon sur l’homme à la chaise longue, puis elle abaissa son arme. Elle ferma lentement un œil et visa délibérément le livre. L’homme sur la plage se jeta devant l’étui en métal. L’homme sur la chaise longue se leva d’un bond, les bras tendus vers elle, les mains écartées. Il enjamba son jumeau recroquevillé sur le livre. — Attendez, dame Sharrow ! Le vandalisme est inutile. Il sourit nerveusement. Elle respira profondément, puis rangea son arme dans sa poche. — Les mecs, je vous comprends vraiment pas, dit-elle. Celui qui lui faisait face, debout, avec la scène de surf sur son maillot de bain, avait l’air perplexe et charmé à la fois. Elle tourna les talons et s’éloigna sur le béton effrité en direction de l’entrée. Son crâne et son dos la picotèrent pendant tout le trajet, attendant encore une fois un coup de feu ou la douleur, mais lorsqu’elle se retourna sur le seuil, les deux hommes n’avaient pas bougé : l’un était recroquevillé en position fœtale autour de l’étui du livre, l’autre, debout devant son jumeau, la regardait. Elle redescendit la pente par les escarpements de béton écroulés et les déserts de lave fracturée jusqu’à la falaise de neige où l’attendait la taupe subnivale. Le véhicule chenillé la ramena à la Mine n° 7 ; le temps resta suffisamment dégagé pour qu’elle puisse prendre un vol pour Trench City, où l’attendait le vaisseau de location. Elle se servit de son terminal pour entrer en contact avec les autres membres de l’équipe. Elle ne pouvait pas communiquer directement avec eux, mais il y avait un message en attente, envoyé par Zefla, l’informant que tout se passait bien au Belvédère. Elle laissa un message personnel dans les petites annonces de la Gazette du Réseau pour leur faire savoir qu’elle avait effectué la livraison. Songeant aux messages énigmatiques, elle consulta les résultats des courses à Tile pour la semaine précédente. Il y avait eu un vainqueur appelé Livre Creux, trois jours avant, quand elle avait quitté Miykenns. Simple coïncidence ? Elle chercha d’autres indices dans la liste des montures citées. Danseur Timide ? La Merveille ? Resheril-Met-Cap-au-Nord ? Pouffiasses Diverses ? Coucher de Soleil Emprunté ? Donjon de Molgarin ? Demi-Tour à Droite ? Barbaque en Purée ? Lèche-Béton ? Écrase-mégot ? Bip-bip !?… Les autres noms ne voulaient rien dire, apparemment. À moins que « Danseur Timide » ne soit encore une allusion à Bencil Dornay, bien sûr… « La Merveille » pouvait désigner le Canon Lent, etc. Elle abandonna ; en réfléchissant bien, on trouvait un sens dans chaque appellation, ou pas de sens du tout, et il n’y avait pas moyen de vérifier. Elle ne cessait de penser à son accident et à son séjour à l’hôpital de la compagnie minière. Elle essaya de grappiller dans les bases de données à partir de Trench City, mais les archives concernant la guerre n’étaient pas accessibles à l’extérieur du complexe minier où elles étaient conservées. Elle laissa tourner le compteur sur le vaisseau de location Magouilleur (laissant par la même occasion Tenel et Choss Erup, les deux femmes qui composaient l’équipage, perdre un peu plus d’argent dans les casinos et les salles de jeu de Trench City) et prit le métro pour la mine de First Cut, où elle avait été hospitalisée juste après l’accident. First Cut avait été le premier complexe minier à grande échelle implanté sur le Fantôme. Les gisements de métaux lourds dans ses environs immédiats étaient pratiquement épuisés depuis des millénaires, et les grandes compagnies l’avaient abandonnée pour des terroirs plus riches, laissant de petites entreprises extraire les minerais des maigres filons qui subsistaient. Les terriers résidentiels de First Cut étaient en grande partie déserts – une métropole souterraine réduite à la population d’une petite ville. — Ysul Demri, dit-elle en prenant place sur le siège que lui indiquait l’employée. Je m’intéresse au rôle joué par le Fantôme dans la guerre des Cinq pour cent, et j’aimerais avoir accès aux archives complexes de cette période. L’employée était une grosse femme au teint couperosé qui dirigeait sa section des affaires administratives de First Cut à partir d’un box au fond d’un petit café embué situé sur la Trois, l’une des principales avenues-galeries du terrier. Des piétons passaient sur le trottoir, certains poussant des chariots et des étals ; au centre de la chaussée, de petites automobiles circulaient en bourdonnant, munies d’avertisseurs à carillon. L’employée la regardait d’un œil, maintenant l’autre fermé pendant qu’elle consultait son écran de paupière. — Seuls des résumés et des interprétations sont disponibles dans les archives de la ville, dit-elle. Montant des samovars du comptoir, une arborescence de huit tuyaux de faible section courait le long des murs du café pour aboutir aux divers box et desservait les tables centrales via le plafond. L’employée posa sa tasse sous l’un des petits robinets muraux en cuivre et se versa une dose d’un liquide à l’odeur sucrée. — Je sais, dit Sharrow. J’espérais vraiment arriver jusqu’aux données brutes. Elle avait apporté sa propre tasse, qu’elle remplit au même robinet. L’employée se tut pendant deux secondes, puis but sa tasse. — C’est la Fondation que vous voulez, dit-elle à Sharrow. Ces gens ont récupéré la base de données lorsque l’hôpital a déménagé, juste après la guerre. L’hôpital a passé un contrat avec eux pour louer l’accès aux données, nous aussi. Sharrow but à petites gorgées le liquide chaud et doux-amer. — La Fondation ? demanda-t-elle. — La Fondation de la Communauté, dit l’employée d’un air surpris en ouvrant les deux yeux pendant une seconde. Le Peuple. Vous n’avez pas entendu parler d’eux ? — Non. Excusez-moi. L’employée ferma les deux yeux un instant. — C’est possible. Nous avons tendance à oublier, ici dans notre coin. Elle ouvrit un œil, puis dit : — Descendez au niveau 7. Desservi par tous les ascenseurs. Je vais les prévenir de votre arrivée. — Merci, fit Sharrow. — Mais ils ne lâchent rien sans raison valable, habituellement. Bonne chance. — En résumé : l’histoire de Golter, et du système, est celle d’une recherche permanente de la stabilité. C’est une recherche qui, d’une manière cohérente, a contribué à détruire la qualité qu’elle se proposait de découvrir. On peut soutenir que tous les systèmes de gestion du pouvoir politique qu’on puisse envisager ont déjà été essayés ; aucun ne survit avec la moindre crédibilité conceptuelle, et même la dernière tentative à grande échelle pour imposer une autorité centrale sous la forme de la dynastie Ladyr était plus un pastiche rétro des époques impériales anciennes – que les participants eux-mêmes avaient du mal à prendre au sérieux –, qu’une tentative sérieuse pour établir une hégémonie durable dans la structure des pouvoirs du système. « Le match nul actuel entre forces progressives et régressives nous a donné sept cents ans de constipation bureaucratique sous la forme de la Cour mondiale et du Conseil largement symbolique qui lui est associé. Le pouvoir repose de nos jours entre les mains des juristes. À cause de la pusillanimité de ceux qui avaient la légitimation historique requise pour gouverner, ceux dont la fonction devrait être purement régulatoire ont fini par légiférer. De par leur nature même, ils veillent, dès lors qu’ils ont en main les rênes du pouvoir, à ce qu’on ne puisse les en dessaisir par voie légale. « Ce que doivent garder en mémoire ceux qui s’intéressent à l’avenir comme à l’histoire de notre espèce, c’est que la loi n’est rien de plus qu’une abstraction de la justice, l’expression de la volonté politique et des conceptions philosophiques d’une société. La vérité, le droit et la justice sont des processus et non des états. Ce sont des fonctions dynamiques qui ne peuvent s’exprimer et se comprendre qu’au travers de l’action… Et on peut dire qu’il est grand temps de passer à l’action. Je vous remercie. Le jeune conférencier salua d’une courte révérence l’amphithéâtre bondé et commença à ranger ses notes écrites sur des feuilles de papier. La salle entra littéralement en éruption. Sharrow sursauta. Debout au fond de l’amphi, serrant sa sacoche contre sa poitrine, elle regardait les deux mille personnes entassées dans cet espace. Tout le monde était debout, applaudissait, poussait des hourras, tapait des pieds. Elle ne se rappelait pas avoir vu un cours magistral comme celui-ci à Yadayeypon. L’intervenant – un jeune homme mince, de taille moyenne, avec des boucles brunes et des yeux encore plus sombres – descendit de l’estrade escorté par un bouclier efficace de vigiles en uniforme qui avaient réquisitionné les sièges du premier rang. Ils durent empêcher une bonne centaine de personnes d’approcher de la porte par laquelle le jeune homme était sorti ; brandissant blocs-notes, caméras et enregistreurs, elles suppliaient les gardes au visage impénétrable de les laisser passer. Elle resta un instant sur place, bousculée sporadiquement par les files de gens en majorité jeunes et très polis qui sortaient en foule de l’amphithéâtre. Elle essaya de se rappeler un orateur aussi charismatique, mais n’y parvint pas. Tout l’auditorium avait été comme chargé d’une surprenante électricité émotionnelle pendant cette dernière heure du cours, même si les propos du jeune homme n’avaient rien de particulièrement original ni de spectaculaire. Néanmoins, cette sensation était contagieuse et irréfutable. Elle avait ressenti la même excitation – l’impression d’imminence – qu’elle ressentait parfois en découvrant un groupe ou un chanteur talentueux, ou en lisant un poète particulièrement prometteur, ou en voyant pour la première fois un prodige du télécran ou de la scène. Une sensation qui s’apparentait au stade initial et lascif d’un amour obsessionnel. Elle s’arracha à sa rêverie et regarda l’heure. Il y avait un autre métro pour Trench City dans soixante minutes. Elle doutait fort d’avoir la chance de rencontrer ce personnage qui semblait contrôler l’accès à tout, y compris des archives hospitalières datant de quinze ans, mais il fallait quand même qu’elle voie les autorités pour récupérer son arme, qu’on lui avait prise lorsqu’elle était entrée dans l’amphithéâtre. La Fondation de la Communauté était à la fois une organisation caritative, une université parallèle et un parti politique. Elle avait apparemment investi la plus grande partie des niveaux inférieurs inoccupés du terrier de First Cut, et tout portait à croire que ce jeune homme, Girmeyn, en était le chef, même si personne ne lui en donnait le titre. — Girmeyn va vous recevoir maintenant, mademoiselle Demri, dit le garde en uniforme blanc. Elle regardait le télécran, assise dans une salle d’attente éventée comme une grotte tropicale avec environ deux cents autres personnes qui avaient sollicité une audience. Elle leva les yeux, surprise. Elle avait abandonné tout espoir de rencontrer Girmeyn dès qu’elle avait vu la foule. Tout ce qu’elle voulait, maintenant, c’était récupérer le PortaCanon. — Vraiment ? dit-elle. Les gens assis près d’elle la dévisagèrent. — Veuillez me suivre, intima le garde. L’homme en uniforme blanc la conduisit au fond de la salle d’attente, puis dans un couloir. Celui-ci débouchait sur une longue pièce au mobilier confortable qui donnait sur une immense caverne en contrebas. Elle était taillée dans une roche noire et nue. Son sol lisse était couvert d’antiques machines étincelantes qui s’élevaient à une vingtaine de mètres dans cet espace, presque au niveau des fenêtres de la galerie. Ces appareils à la complexité indéchiffrable – si ambigus dans leur conception sophistiquée qu’ils auraient pu être des turbines, des générateurs, des réacteurs nucléaires ou chimiques ou les agents de cent autres processus – brillaient sous un puissant éclairage au plafond de la caverne. D’interminables stalactites pâles pendaient lourdement en draperies humides de dépôts minéraux, face à un contrepoint de stalagmites sur le sol de la caverne. Les dépôts avaient fusionné aux endroits où les machines s’interposaient ; les colonnes – d’au moins un mètre de diamètre, et souvent plus – adhéraient aux machines silencieuses auxquelles elles étaient intimement mélangées. Elle contempla ce spectacle pendant quelques secondes, prise de vertige devant la durée écrasante impliquée par la topographie affaissée des piliers luisants et blafards qui enrobaient les artefacts technologiques. — Mademoiselle Demri ? s’enquit un homme âgé en uniforme blanc. — Oui, dit-elle en se retournant. — Par ici. Il tendit la main. Girmeyn était assis derrière un grand bureau à l’autre bout de la pièce, entouré d’un assortiment d’individus munis d’écrans de poitrine, d’écrans manuels, d’écrans à projection frontale, d’écrans adhésifs et, à en juger par leur faciès monoculaire, d’écrans de paupière. Sharrow fut invitée à s’asseoir dans un grand fauteuil à côté du bureau, séparé d’un siège similaire par une table plus modeste et placé juste devant les fenêtres donnant sur la caverne. Elle resta assise quelques minutes à observer ce qui ressemblait remarquablement à un prince expédiant les affaires de l’État, avant que le jeune homme se lève derrière son bureau, salue les gens d’un signe de tête et vienne la rejoindre. Les hommes et les femmes entourant le bureau restèrent presque tous à leur place ; certains s’assirent sur des sièges et d’autres par terre. Sharrow se leva pour serrer la main de Girmeyn. Sa poignée de main était ferme et chaleureuse. — Mademoiselle Demri, dit-il. Sa voix était plus grave qu’elle ne l’aurait cru. Il s’inclina devant elle et s’assit sur l’autre fauteuil. Il était vêtu comme dans l’amphithéâtre une demi-heure plus tôt, d’une toge universitaire noire traditionnelle. Il était encore plus jeune qu’elle ne le croyait – une petite vingtaine d’années. Ses cheveux de longueur moyenne, joliment bouclés, étaient bleu-noir, sa peau épilée brun pâle était lisse et sans défaut. Il avait des lèvres pleines et expressives sous un nez long et délicat, une mâchoire volontaire, et une fossette sur le menton. Détendu sans être relâché sur son siège, il toisait Sharrow de ses yeux sombres. — C’est très aimable de votre part de me recevoir, dit-elle, mais en réalité je veux simplement avoir accès à des archives hospitalières datant de quinze ans. Elle jeta un coup d’œil derrière elle et ajouta : — Il y a tellement de gens qui attendent là-bas que je me sens tout à fait indigne de cette faveur. — La guerre des Cinq pour cent est-elle votre sujet d’étude, mademoiselle Demri ? demanda-t-il. Il y avait dans sa voix l’aisance bien rodée qu’on aurait attendue d’un homme d’une expérience et d’une autorité immenses trois fois plus vieux que lui. Cette voix la submergea. — Oui, dit-elle, c’est exact. — Puis-je vous demander où vous étudiez ? — Eh bien, j’ai fait mes études à Yadayeypon, il y a quelques années. Mais je suis indépendante, à présent ; c’est plutôt une sorte de hobby… Il sourit en révélant des dents parfaites. — J’ai dû mener une vie encore plus protégée que je ne le croyais, mademoiselle Demri, si les étudiants sont obligés d’avoir sur eux une artillerie aussi impressionnante. Il se retourna vers le bureau et leva la main. Le vieux garde qui avait accueilli Sharrow s’approcha et présenta le PortaCanon à Girmeyn. — On peut le manipuler sans danger, monsieur, dit-il. Girmeyn examina le pistolet. Vu la manière dont il le tenait, il était évident qu’il n’avait jamais manié une arme à feu de sa vie. Le vieux garde se courba devant elle ; il tenait d’une main le chargeur, et, dans l’autre, entre deux doigts, une cartouche polyvalente. Elle regarda la cartouche, puis le vieillard. — Vous ne devriez pas laisser une cartouche dans la culasse comme ça, madame, l’informa-t-il. C’est dangereux. — C’est ce qu’on me dit, soupira-t-elle. Le garde retourna se poster près du bureau. Girmeyn présenta le PortaCanon à Sharrow en imitant le geste du vieux vigile. Elle rangea l’arme dans sa poche. — Merci, fit-elle. Il semblait s’attendre à quelques mots de plus. Elle haussa les épaules et dit : — La compétition pour les bourses de recherche est d’une férocité inhabituelle cette année. Il sourit. — Vous croyez que ces vieilles archives hospitalières vont vous aider dans vos études ? Elle commençait à se poser des questions. Elle avait l’impression – à la fois très nette et complètement vague – qu’il se passait quelque chose d’important ici, mais elle n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être. — Ça se pourrait, dit-elle. Je ne peux m’empêcher de penser que tout cela prend une tournure disproportionnée. Ma requête n’est pas particulièrement importante… enfin, c’est ce que je croyais, et vous êtes manifestement très occupé… — Les détails ont de l’importance, quand même, ne croyez-vous pas ? Parfois, des actions totalement innocentes en apparence ont des conséquences démesurées. Le hasard fait d’une action fortuite un geste historique. C’est le pivot sur lequel reposent les leviers de l’action. Elle hasarda un petit rire. — Parlez-vous toujours par épigrammes, monsieur Girmeyn ? Il eut un sourire éblouissant. — Déformation professionnelle, dit-il en écartant les mains. Permettez-moi d’atténuer ma grandiloquence. Elle sourit, baissa les yeux. — J’ai entendu la deuxième moitié de votre exposé, dit-elle. C’était très impressionnant. — Au niveau du contenu ou de la forme ? demanda-t-il en posant le bras sur le dossier de son siège. — Au niveau de la forme, absolument, l’informa-t-elle. Quant au contenu… Elle haussa les épaules. — Pour employer une expression que vous allez peut-être contester, le jury est encore en délibération. — Hmm, dit-il en fronçant les sourcils tout en souriant, la réponse habituelle à la question est « les deux ». Elle se retourna vers les gens autour du bureau, dont la plupart feignaient de ne pas les regarder. — Je n’en doute pas, dit-elle. — Mes arguments ne vous ont donc pas touchée ? Il avait l’air triste. Elle eut brièvement l’impression vertigineuse et révélatrice qu’elle pourrait très facilement tomber amoureuse de cet homme, et que non seulement des centaines, voire des milliers de gens avaient ressenti la même chose, mais que bien d’autres pourraient le ressentir encore. Elle s’éclaircit la voix. — Ils m’inquiètent. Ils ressemblent trop à ce que tant de gens veulent entendre, ce qu’ils s’imaginent qu’ils diraient s’ils savaient suffisamment bien s’exprimer. — Pour reprendre votre terminologie, dit-il tranquillement, je serais obligé de plaider coupable. Et d’articuler ma défense sur le fait que j’ai raison et que le droit actuel a tort. Il sourit. — Je crois, fit-elle en pesant ses mots, qu’il y a peut-être trop de gens qui veulent que les choses soient simples quand elles ne le sont pas ni ne peuvent l’être. Encourager ce désir est séduisant et apporte des satisfactions, mais c’est aussi dangereux. Il se détourna légèrement, comme pour examiner quelque chose très loin par-dessus l’épaule gauche de son interlocutrice. Il hocha la tête lentement pendant quelques instants. — Je crois que le pouvoir a de tout temps été comme cela, dit-il sans élever la voix. — J’ai une… quelqu’un de ma famille qui, je crois, surtout à cause de son environnement, a fini par devenir complètement dérangée en l’espace de quelques années. Elle rencontra le regard de Girmeyn et se plongea dans ces ténèbres. — J’ai l’impression peu rassurante, continua-t-elle, qu’elle n’aurait pas désapprouvé un seul mot de votre intervention de ce jour. Il haussa les épaules avec une lenteur exagérée. — Tout de même, dit-il, n’en concevez aucune inquiétude, mademoiselle Demri. Je ne suis qu’un humble fonctionnaire. En fait, techniquement parlant, je suis encore étudiant. Il sourit, sans cesser de soutenir son regard. — Il y a deux ans, on m’a demandé de donner des cours ; l’an dernier, on a commencé à m’appeler professeur, et maintenant des gens viennent me voir et demandent mon aide, et certains m’invitent à leur rendre visite pour leur prodiguer mes conseils… oh, d’un bout à l’autre du Fantôme. Mais je suis encore étudiant, dit-il en souriant, encore en train d’apprendre. — Et, l’an prochain, le système ? Il eut l’air perplexe, puis la gratifia d’un nouveau sourire généreux et enjôleur. — Au moins ! dit-il en riant. Elle ne put s’empêcher de rire elle aussi, les yeux toujours fixés sur lui. Il refusait de se détourner. Elle soutint son regard, l’absorba. Finalement, elle commença à envisager d’être celle qui romprait le charme, sinon ils risquaient de rester assis en chiens de faïence pour le reste de la journée. C’est alors que le vieux garde s’approcha à nouveau. Il s’immobilisa à côté d’eux et toussa. — Oui ? l’interrogea Girmeyn en riant un peu. — Excusez-moi, monsieur, dit l’homme en coulant un regard vers Sharrow. Le dîner de ce soir… le train attend. Girmeyn sembla sincèrement gêné. Il leva les mains, les paumes tournées vers elle. — Il faut que je parte, mademoiselle Demri. Puis-je vous persuader de m’accompagner ? Ou de m’attendre ici ? J’adorerais m’entretenir plus longuement avec vous. — Je pense qu’il vaudrait mieux que je parte, affirma-t-elle. Je dois quitter le Fantôme très bientôt. Une petite voix lui criait, Oui ! Oui ! Dis oui, idiote ! mais elle l’ignora. Il soupira. — C’est dommage, dit-il en se levant. Elle se leva, elle aussi. Ils se serrèrent la main, et lui tenant la sienne, il lui déclara : — J’espère que nous nous reverrons. — Moi aussi. Elle sourit et ne retira pas sa main. Elle sentit une chaleur envahir son visage, son cou et sa poitrine. — Je ne sais pas pourquoi je dis ça, fit-elle, mais je crois que vous êtes la personne la plus remarquable que j’aie jamais rencontrée. Il laissa échapper un rire bref et baissa les yeux. Elle libéra sa main. Il joignit les mains dans le dos et la regarda à nouveau. — Et vous êtes la première personne à me faire rougir depuis environ dix ans, dit-il. Il s’inclina cérémonieusement. — À la prochaine fois, mademoiselle Demri. — À la prochaine, dit-elle en hochant la tête. Il commença à lui tourner le dos, puis se ravisant : — Oh, vous pouvez avoir vos archives. — Merci. Il tourna enfin les talons et s’éloigna. Il s’arrêta au bout de quelques pas pour la regarder, les mains toujours jointes derrière le dos. — Quelle était la vraie raison de votre visite, mademoiselle Demri ? demanda-t-il. Elle haussa les épaules. — Quelque chose que je n’arrivais pas à me sortir de l’esprit, lui dit-elle. Il médita ces paroles, puis secoua la tête une fois et sortit par une porte percée dans le mur derrière le bureau, suivi par ses assistants et subordonnés. Elle resta immobile un instant, se demandant exactement ce qu’elle ressentait. Puis le garde âgé s’approcha, lui remit une puce de données, le chargeur du PortaCanon et la cartouche, et la reconduisit à la sortie. En chemin, elle regarda la caverne silencieuse et étincelante de l’autre côté de la vitre. Pendant quelques minutes, elle avait complètement oublié qu’elle existait. Elle prit le métro suivant pour Trench City. Assise dans la rame tubulaire, elle affichait un grand sourire, transportée par la sensation insolite et grisante d’avoir éprouvé quelque chose de suprêmement important dont la signification lui échappait encore, mais ne cessait de croître. Elle dut se forcer pour se décider à faire lire par son écran-bracelet la puce de données qu’elle avait reçue. Elle ne put rien tirer des archives. Si l’hôpital où elle avait été soignée, son personnel ou son matériel avaient eu quoi que ce soit d’exceptionnel, elle n’en trouva pas trace. First Cut n’avait été qu’un complexe minier parmi d’autres, propriété du Monopole anonyme habituel, qui louait les puits et les gisements restants à des coopératives, des collectifs et des entrepreneurs de moindre envergure. Abandonnant ses recherches, elle se mit à songer à cette énorme caverne et à ses machines mystérieuses engluées dans le temps ; l’espace sombre et subnival qu’elles habitaient résonnait en elle dans une sorte d’accord impressionnant. Elle arracha son équipage exclusivement féminin aux charmes exclusivement masculins d’un club porno de Trench City et s’envola pour Golter le soir même. « Salut, poupée. Je réponds à ton message. Là, tu nous as posé une colle. On a fait quelques recherches sur cette agence du Donjon et on n’a rien trouvé. Apparemment, c’est du tout neuf : pas de boulots ni de contrats antérieurs. Des références commerciales impeccables par leur absence, donc, mais le reste ne tient pas debout. Le bruit court qu’ils auraient fait une offre irrésistible pour le contrat sur le bouquin ; ce qui a obligé les autres agences à réviser leurs tarifs d’heure en heure, mais on n’a plus entendu parler d’eux ensuite. Pas d’adresse physique, ni de détails sur les gens qui travaillent pour eux non plus. Impossible de savoir comment les affreux jojos que tu as rencontrés sur le pétrolier ont fini par se retrouver chargés de mission. Il n’y a pas de raison pour que tu ne demandes pas aux Frères tristes pourquoi ils ont employé cette agence-là, comme tu l’as suggéré, mais quelque chose me dit que ça ne va pas trop te faire plaisir. Ça pue de tous les côtés. Comme la Demeure marine, quand j’y pense. « Aucun d’entre nous n’avait jamais entendu parler de ce Girmeyn ni d’une Fondation de la Communauté. Les infos sur eux disponibles en accès public semblent toutes assez inoffensives. J’ai déclenché une procédure de recherche juridiquement motivée, mais jusqu’ici, peau de balle ! « La puce d’infos qu’ils t’ont laissée : si elle est aussi riche de données non triées que tu le dis, autant la remettre à une IA, à notre avis. Tu en loues une ou tu en demandes une à ton serviable cousin… seulement, je crois que, dans ce cas, tu serais obligée de préciser ce que tu cherches, ce qui ne serait pas très futé. Je suppose d’ailleurs que tu as déjà réfléchi à la question. « Désolée de ne pas pouvoir t’aider plus. Euh… Nous, ça va ; il n’y a apparemment pas d’activité monacale dans le secteur. Nous allons partir bientôt. On se reverra là où tu sais. Bisous de tout le monde. Bon, peut-être pas de la part de Cenny. Et merde… » Zefla prit un air peiné, puis secoua la tête. « Je manque de tact, comme d’hab. Et puis zut ! Fais bon voyage. À plus, poupée. » L’image s’éteignit à l’intérieur de l’holoviseur. Sharrow se rendit compte qu’elle était un peu tendue en regardant le message. Elle lâcha les accoudoirs et laissa son corps flotter dans le fauteuil. Les écrans de commande et de données du charter spatial Magouilleur brillaient doucement autour d’elle. La passerelle, comme le reste du vaisseau, était d’un calme inhabituel ; le Magouilleur avait parcouru plus de la moitié de la trajectoire qui le conduirait à Golter et resterait encore deux heures en apesanteur avant d’inverser la poussée de ses moteurs pour commencer le freinage. Le fait que les deux femmes qui composaient l’équipage et qui aimaient écouter du heavy métal à fort volume dorment à poings fermés sur leurs couchettes contribuait également au silence relatif de l’habitacle. Sharrow laissa un instant errer son regard dans les profondeurs grises de l’holoviseur, puis soupira. — Vaisseau ? — Paré, cliente dame Sharrow, énonça la machine. — Vous n’êtes pas une IA, vous, n’est-ce pas ? — Je ne suis pas une Intelligence Artificielle. Je suis une semi… — Laissez tomber. Merci. J’en ai terminé. III. LE TROPHÉE D’UN CONFLIT PASSÉ 17. CONSCIENCE DES PRISONNIERS Une pluie chaude tombait sur Ikueshleng. Le vaisseau spatial privé Magouilleur s’enfonça dans les ténèbres du Jonolrey Extérieur en direction de la zone ensoleillée de cinquante kilomètres de diamètre qui encerclait le spatioport. Le vaisseau perfora les nuages lourds de crachin. Sa coque portée au rouge mat laissait derrière elle un sillage de vapeur dans l’air sombre puis étincelant d’or liquide quand elle pénétra le faisceau de lumière solaire, filtré par les nuages, que les miroirs en orbite projetaient sur l’enclave. L’engin stabilisa sa descente en crachant des bouffées de gaz, fléchit ses pattes trapues et se posa sur une piste en béton à la périphérie du spatioport. Il roula encore sur sa lancée, puis freina et tourna. Il avança péniblement vers un hologramme en pulsation lente qui affichait des lignes horizontales descendantes rouges et vertes, et s’arrêta lorsqu’il fut en son centre. Le carré de béton juste en dessous s’enfonça lentement, emportant le vaisseau avec lui. Tenel jeta un coup d’œil à l’écran près de la porte du sas. — Merde ! Un contrôle-surprise. Sharrow regarda l’écran. Dans le coin de hangar qu’on leur avait attribué, un fonctionnaire fatigué en salopette de l’inspection portuaire brandissait un bloc-écran. — Enfer et pénétration, les mecs, dit Choss. Pas question de payer la douane du Shleng à ces enculés pour notre bibine. Elle commença à retirer des bouteilles d’alcool de trax de son sac à paquetage et à les aligner dans le couloir près de la porte du sas. Sur l’écran, Sharrow vit le fonctionnaire bâiller puis parler dans son bloc-notes. — Bonjour, personnes à bord du vaisseau Magouilleur, dit sa voix à l’écran. Vérification des normes de transport et contrôle douanier ; veuillez vous munir des papiers du véhicule et préparer vos bagages aux fins d’inspection. — Ouais, ouais, lança Tenel en appuyant sur le bouton d’émission. On arrive. — Une personne à la fois, s’il vous plaît, dit le contrôleur d’une voix lasse. L’équipage d’abord. Tenel tira une puce de données de la fente en façade de l’écran et entra dans le sas en secouant la tête ; la porte coulissa. Le sas était d’un modèle standard à ouverture unique et cylindre rotatif, ce qui signifiait qu’on ne pouvait pas ouvrir les deux côtés en même temps. La porte se referma, et ils entendirent le manchon intérieur et la porte extérieure tourner ensemble. Sharrow et Choss virent le fonctionnaire saluer Tenel d’un signe de tête lorsqu’elle descendit de la rampe d’accès externe, prendre la puce de données et l’enficher dans son bloc-notes, puis inspecter le sac à paquetage de Tenel et lui promener l’instrument sur le corps de haut en bas et de bas en haut. Il pianota une annotation sur l’écran. — Au suivant ! — Contrôle mon cul ! maugréa Choss. Elle imita un pet, la main sur la bouche, et entra dans le sas. Sharrow regardait le PortaCanon. Elle essaya de se rappeler si Ikueshleng exigeait ou non un permis de port d’arme, mais en vain. Et elle n’était pas sûre qu’aller récupérer le PortaCanon qu’elle avait laissé à la consigne était une si bonne idée que ça. Elle haussa les épaules. Au pire, on le lui confisquerait. Elle le remit dans sa sacoche. — Au suivant, s’il vous plaît, dit la voix de l’homme. La porte du sas s’ouvrit ; Sharrow entra. Le sas effectua une demi-rotation, puis s’arrêta. Elle était piégée dans cet espace d’un mètre de diamètre. Elle appuya sur les touches de commande. Sans effet. Elle tira le pistolet de sa sacoche, qu’elle fit passer par-dessus sa tête, et s’accroupit. Elle crut entendre quelque chose, puis le sas commença à tourner très lentement. La coque métallique du vaisseau apparut sous le bord antérieur de l’ouverture du sas qui s’arrêta à nouveau. Elle braqua le pistolet sur le bord externe de la porte. Le sas bougea brusquement, dégageant un interstice d’une dizaine de centimètres de largeur. Elle aperçut une tranche verticale de hangar inoccupée. La grenade à gaz entra par le haut de l’embrasure et toucha le sol à sa droite tandis que le sas se refermait et l’emprisonnait. Pétrifiée d’horreur, elle regarda la grenade rouler en cliquetant sur le plancher. L’espace d’un instant, elle eut à nouveau cinq ans. Une pluie chaude tombait sur Ikueshleng. Des vaisseaux arrivaient, d’autres décollaient ; certains avaient des ailes, d’autres tiraient leur portance de la forme de leur fuselage, d’autres encore atterrissaient à la verticale dans un hurlement de moteurs. Des rugissements sporadiques signalaient des décollages ; de temps à autre, une impulsion quasi subsonique, suivie d’un chuintement tonitruant puis du beuglement lointain de moteurs à l’allumage, annonçait le lancement par tube à induction d’un vaisseau dans l’atmosphère. Près du bord du plateau artificiel formé par le spatioport, un long rectangle de béton pivota sur ses charnières, devenant une rampe d’accès en pente douce ouverte sur un espace brillamment éclairé. Grondant depuis les profondeurs du spatioport, un véhicule anguleux à la carrosserie surélevée, roulant sur quatre roues de trois mètres de diamètre, déboucha sur la dalle de surface luisante de pluie ; il était attelé à un deuxième qui le suivit dans le crachin, entraînant une autre voiture, et encore d’autres derrière elle. Composé de vingt sections, le train utilitaire terrestre commença à tourner avant que les dernières voitures se soient hissées sur la surface bétonnée. Les roues avant du véhicule traversèrent des flaques d’eau, projetant des vagues qui déferlèrent jusqu’aux bords de ces dépressions peu profondes. L’eau sale reflua après le passage des roues, projetée à nouveau dès qu’un autre train de pneus pressait sa bande de roulement dans le sillage exact de son prédécesseur. Le TUT arriva au bord de la dalle bétonnée, à l’endroit où une porte percée dans l’enceinte du spatioport donnait accès aux broussailles détrempées. La dénivellation était d’au moins deux mètres, mais le TUT ne s’arrêta pas ; la voiture de tête décrivit un arc gracieux en s’inclinant vers le sol mouillé pendant que les tiges d’attelage reliées à la section suivante se tendaient pour la soutenir. Les roues touchèrent le sol et le reste du TUT suivit ; chaque voiture basculait doucement dans un mouvement ondulant qui se propageait sur les deux cents mètres de la longueur totale du train comme un serpent se propulsant de branche en branche. Le véhicule s’ébranla dans la pluie fine en direction de la ligne de ténèbres un kilomètre plus loin, à l’endroit où le midi artificiel du spatioport était remplacé par la pénombre d’un matin tropical nuageux juste avant l’aube. Sharrow regarda la pluie tomber sur la fenêtre de sa cellule, derrière les barreaux gainés de plastique. Le train accéléra et les gouttes devinrent de petits ruisseaux obliques. Le paysage derrière l’épaisse fenêtre et la lentille d’eau sculptée par la vitesse était une plaine couverte de buissons hétéroclites et de zones de hautes herbes qui avaient apparemment souffert de la sécheresse. Sharrow examina le morceau de papier que le gardien avait glissé par le guichet de la porte. Il paraît que tu es du voyage, toi aussi. Les flics de la Cour nous ont coincés à Stager pour une histoire à la con d’Invigilateurs assassinés. Prochain arrêt, Yada, apparemment. Qui t’a alpaguée ? Grosses bises. Miz et les potes. Elle n’avait rien pour écrire. Elle chiffonna le morceau de papier dans sa main. Dehors, la lumière solaire réfléchie disparut comme si on l’avait éteinte. Le TUT poursuivit sa course dans le noir. Les chasseurs de primes qui l’avaient capturée étaient une mère et son fils ; le fils avait travaillé pour l’Autorité portuaire d’Ikueshleng et avait des contacts au spatioport de Trench City. Les Huhsz avaient divulgué le fait qu’elle voyageait sous le nom d’Ysul Demri sur une base de données utilisée par des agents de sécurité contractuels, des assassins agréés, des gardes du corps et des chasseurs de primes. Ensuite, trouver à bord de quel vaisseau elle était et se procurer l’uniforme approprié avait été une tâche relativement facile. Le véhicule dans lequel elle se trouvait faisait partie d’une flotte de Transports utilitaires terrestres agréés par la Cour mondiale, sécurisés pour marchandises et détenus en transit, et que tout le monde appelait simplement TUT. Celui-ci, le Leçon Apprise, assurait des liaisons régulières entre Ikueshleng et Yadayeypon pour le transport de marchandises et d’individus dont les compagnies aériennes, les chemins de fer, les autorités routières et les compagnies d’assurances préféraient ne pas s’occuper. Le Leçon Apprise était exploité par les Fils de la Réduction, un de ces Ordres Blessés séculiers, de plus en plus nombreux, dans la mouvance d’une sorte de nouvelle métamode goltérienne. Tous les membres de l’équipage du TUT étaient volontairement devenus sourds-muets. Certains des gardiens que Sharrow avait vus étaient allés encore plus loin et s’étaient fait coudre la bouche ; elle supposait qu’ils devaient s’alimenter sous perfusion ou avec un tube dans le nez. D’autres s’étaient fait coudre un œil, et un homme – un officier, à en croire ses galons – avait à la fois la bouche et les deux yeux chirurgicalement fermés. Il était obligé de se faire piloter dans le TUT par un collaborateur voyant, et son seul mode de communication était le code tactile particulier à l’Ordre – les doigts de l’émetteur jouaient sur le dos de la main du récepteur comme sur un clavier de chair. Un TUT. Elle se rappela que Miz avait dit qu’on lui avait volé un chargement sur un de ces véhicules, mais c’était sur Speyr, dans une région infestée par les bandits. Ici, on était sur Golter, et personne n’attaquerait un véhicule agréé par la Cour à moins d’être fou ou d’avoir des tendances suicidaires. Même Geis ne pouvait lui venir en aide maintenant. Le fils chasseur de primes vint la voir après l’aube. Vu de près, c’était un individu au teint terreux, à l’aspect malsain. Il s’installa en grimaçant sur le strapontin fixé en face d’elle à l’autre bout de la cellule capitonnée. Il braquait sur elle un neuroincapaciteur. Elle était assise en tailleur sur la couchette, vêtue de la salopette carcérale du TUT. Elle avait encore la migraine déclenchée par le gaz de la grenade. — Je voulais simplement vous signaler que, personnellement j’ai rien contre vous dans cette affaire, lui dit-il avec un sourire forcé. Mince, bien rasé, il devait avoir entre vingt-cinq et trente ans. — Oh, merci. Elle ne prit pas la peine de déguiser l’amertume de sa voix. — Je sais tout sur vous, dit l’homme en toussant. Je me documente toujours à fond sur nos cibles, et je vous admire un peu, sincèrement. — Ça me fait une belle jambe. Si tu m’admires autant, pourquoi ne pas me laisser partir, connard ? Il secoua la tête. — Ça, je peux pas. Y a trop de choses en jeu. On a dit aux Huhsz qu’on vous tient ; ils s’attendent à faire l’échange à Yada. Si on s’amène pas avec vous, ils vont l’avoir mauvaise. Il sourit. Sharrow le toisa, la tête légèrement inclinée en arrière. — Sors d’ici, crétin. — Vous pouvez pas me causer comme ça, madame, lança-t-il avec un regard menaçant. Je peux rester le temps que je veux et dire ce que je veux. Je pourrais me servir de ce flingue. Il agita l’arme dans sa direction. Il regarda brièvement la porte, puis Sharrow. — Je pourrais vous gazer encore une fois ; je pourrais vous faire tout ce que je veux. — Essaie un peu, trouduc. Il eut un sourire méprisant et se leva. — Ouais, aristo et fière de l’être, hein ? Il lui montra ses mains pleines de cloques. — J’ai eu les Passeports en main, madame. Je les ai vus. J’ai vu ce qui va vous tuer. Je penserai à vous et à votre putain d’orgueil quand ils vous mettront à mort – lentement, j’espère. Elle fronçait les sourcils. L’homme appuya sur le bouton du vibreur. La porte s’ouvrit. — Bon et long voyage pour Yadayeypon, madame, dit-il. — Attendez, fit-elle en levant la main. Il l’ignora. — Vous avez pas mal de temps pour penser à ce que les Huhsz vous feront quand ils vous auront, proféra-t-il. — Attendez ! Il franchit la porte. Elle sauta à bas de la couchette. — Vous avez bien dit… — Au r’voir, conclut le chasseur de primes. Le Fils de la Réduction sourd-muet referma la porte. Le Leçon Apprise roula toute la journée dans la savane de la péninsule du Chey Nar, remontant vers le nord sur de vieux chemins de transhumance entre les champs cultivés. Au soir, le TUT avait atteint les contreforts des monts Cathrivatiens et entamé le long détour permettant d’éviter un col à péage onéreux ; il traversa les forêts clairsemées de l’Undalt et du Bas-Tazdecttedy, dressé sur sa suspension pour frôler les cimes des petits arbres avec ses bas de caisse tandis qu’il grimpait dans les nuages vers le plateau du Haut-Marden. Le lendemain matin, la circulation s’arrêta sur l’autoroute Shrupov-Takandra lorsque le TUT la franchit ; l’un après l’autre, ses trains de roues s’élevèrent pour escalader la clôture avant de retomber et de traverser la chaussée à grand fracas. Un automobiliste dans la file en attente – il y en avait d’habitude au moins un – décida de griller le feu et de passer sous le TUT, histoire de s’amuser un peu, en visant entre deux trains de roues. Mais ce conducteur rata son coup ; sa petite voiture heurta le flanc extérieur d’un des pneus du TUT, fit un tête-à-queue, rebondit sur l’intérieur des roues du côté opposé et se retrouva sous le véhicule ; les pneus du Leçon Apprise roulèrent sur l’automobile et la comprimèrent en un sandwich de ferraille de cinquante centimètres d’épaisseur. Le TUT ne s’arrêta pas, ni même ne ralentit ; l’Ordre était assuré pour ce genre de chose. Il passa la Vounti à gué près de Ça-Blay sous une pluie torrentielle et obliqua vers le sud-ouest, suivant un itinéraire qui lui ferait traverser le plateau et continuer vers Mar Scarp et les collines vallonnées du comté de Marden, en bordure de la province de Yadayeypon. On lui apportait ses repas sur des plateaux ou dans des barquettes jetables. Elle essaya d’amener les gardiens à lui procurer de quoi écrire, mais en vain ; elle fabriqua de l’encre à partir de noix qui avaient décoré un repas, et écrivit avec l’ongle au verso du message de Miz, qu’elle plaça dans la fente de la porte juste avant le dîner. Il était encore là lorsque son repas apparut. Elle sonna, mais personne ne répondit. Elle examina la cellule sous toutes les coutures ; il n’y avait, semblait-il, pas moyen d’en sortir sans aide ou outillage. Il n’y avait pas d’écran. Elle passa pas mal de temps à regarder par la petite fenêtre. Le chasseur de primes avait dit avoir eu les Passeports en main. Et il avait l’air malade. Elle savait depuis un certain temps reconnaître les symptômes du mal des radiations ; c’était une des premières choses que le toubib leur avait apprises lorsqu’ils s’étaient engagés dans la marine anti-Taxe. Des millénaires auparavant, l’assassinat au plutonium avait été à la mode chez les classes dominantes du système – des stylos, des médailles et des articles vestimentaires étaient les vecteurs préférés – et, des siècles durant, quiconque jouissait d’un minimum d’autorité ne se séparait jamais de son contrôleur personnel de radiations, mais cette pratique avait été abandonnée – interdite et décrétée illégale depuis longtemps –, et seuls quelques Monopoles, gouvernements et Maisons anciennes bardées de souvenirs prenaient la peine de s’entourer de pareilles précautions. Il n’était pas venu à l’esprit de Sharrow, de Miz ou des autres que les Huhsz puissent carrément ignorer le fait que les Passeports avaient été irradiés. Elle n’avait pas songé à en parler à qui que ce soit. Il n’était donc guère étonnant que les missions des Huhsz aient pu se déplacer aussi rapidement. Les Huhsz ne s’étaient pas embarrassés d’enceintes de confinement ; ils avaient simplement emporté les Passeports avec eux comme si de rien n’était et laissé les Trous diffuseurs d’énergie qu’ils contenaient infecter avec leur antique poison quiconque se trouvait à leur portée. Mais pourquoi Geis ne s’en était-il pas aperçu ? Il avait donné l’impression de suivre de près toute cette affaire ; pourquoi n’avait-il pas repéré ce qui se passait ? Elle ne pouvait le comprendre. Il aurait dû savoir… Aucune importance. Il s’était passé quelque chose, et ça lui retombait dessus. Elle avait récidivé. Elle avait fait – elle faisait – mourir les gens du mal des radiations. Une fois de plus. Huit ans après Lip City et l’autodestruction du Canon Lent. — Maudite, chuchota-t-elle quand elle comprit. Elle pensa – espéra – avoir parlé trop doucement pour que le microphone de la cellule ait capté sa voix. Maudite, songea-t-elle. Elle secoua la tête et se retourna vers les barreaux de la minuscule fenêtre, refusant de revivre l’instant de la révélation dans la chambre d’hôtel éclairée par l’aube huit ans plus tôt, lorsque son bonheur avait été à jamais contaminé par la culpabilité. Le TUT progressait plus lentement dans le Haut-Marden, où le paysage était morcelé en petites unités. La campagne était jonchée de villages et de petites villes, et maints détours étaient nécessaires pour éviter non seulement ces localités, mais aussi les domaines et les enclaves susceptibles d’exiger des droits de péage. Le Leçon Apprise ne cessait de franchir des murs dans le Marden. Quand ils étaient particulièrement hauts, les grandes roues sous la cellule de Sharrow s’élevaient jusqu’à lui boucher la vue. Villages et hameaux défilaient ; les maisons étaient des points blancs et colorés qui parsemaient les flancs verts des collines. Le TUT emprunta par deux fois des rivières ; il descendait leur lit tortueux et accidenté, s’aplatissait sous les ponts, pataugeait dans les hauts fonds et franchissait les creux plus accentués en se déployant comme un pont autoporté soutenu d’une voiture à l’autre par leurs attelages rigides. Au crépuscule, le TUT longea le rivage de la mer de Scodde, traversa des champs de gravier et des pâturages non clôturés où tout un assortiment d’herbivores s’enfuit devant lui, bondissant et détalant par les prairies en troupeaux bêlants et meuglants. Lorsque le TUT contourna le mur d’un domaine, Sharrow aperçut la voiture de tête et entrevit des formes brunes qui couraient en dessous d’elle, entre les deux premiers trains de roues du véhicule. Elle avait entendu dire que certains animaux couraient devant ou sous les TUT des heures d’affilée jusqu’à ce qu’ils tombent d’épuisement ou que leur cœur lâche. Elle détourna les yeux. Elle se leva. C’était le dernier jour qu’elle passerait dans le TUT. Une rangée de nuages blancs signalait les monts Airthit, derrière lesquels se trouvait Yadayeypon. Collines et forêts remplacèrent la terre arable du comté de Marden lorsque le Leçon Apprise se remit à prendre de la hauteur. Elle avait renoncé à essayer de faire passer des messages ; on ne répondait toujours pas quand elle sonnait. Elle vit les arbres se raréfier et disparaître ; lorsque les nuages déchirés par les vents s’écartèrent, ce fut pour révéler des pics lointains, acérés et d’un blanc éblouissant. L’air de la cellule se refroidit, et elle commença à respirer difficilement. Puis ils franchirent le col et redescendirent au milieu des arbres. Le Leçon Apprise était entré dans la province de Yadayeypon. Assise dans la cellule fortement inclinée, elle déglutissait et bâillait de temps à autre pour se déboucher les oreilles à mesure que la pression atmosphérique augmentait. Elle songea à la manière dont elle pourrait se tuer. Mais elle ne pouvait pas considérer le suicide comme un moyen de berner les Huhsz ; elle aurait plutôt l’impression de leur avoir cédé. C’était probablement un geste raisonnable, vu les circonstances, mais ce serait une ignominie. Elle pensa comprendre maintenant les vieux codes d’honneur guerriers qui soutenaient que, lorsque toutes les autres possibilités avaient été épuisées, il était encore possible de confondre l’ennemi en réussissant sa mort, même si on était terrorisé. Elle ne s’était certes jamais sentie dans un tel état de désespoir depuis le jour où son vaisseau en perdition s’était écrasé sur le Fantôme de Nachtel, quinze ans plus tôt, mais elle avait survécu. Au prix de quelques souffrances, peut-être, mais elle avait survécu. Elle n’avait pas bien dormi pendant la nuit, tandis qu’elle se rapprochait de Yadayeypon à chaque tour de ces immenses roues et que la peur et le désespoir l’envahissaient. Assise en tailleur sur la couchette, elle essaya de se remonter le moral, jusqu’à ce que l’inutilité de ses efforts devienne pathétique et qu’elle se mette à pleurer. Au bout d’un moment, elle se rendormit, blême et épuisée, contre la cloison tremblante derrière son étroite couche. Elle se réveilla en sursaut et n’osa pas en croire ses oreilles : une explosion ébranla la cellule, vibrant jusque dans ses dents ; en une seconde, elle passa de la peur à la joie, et à la peur de nouveau. Une secousse la projeta à bas de la couchette ; elle atterrit à quatre pattes sur le plancher. Elle entendait des coups de feu. La cellule s’inclina : le TUT bringuebalait et cahotait sur une pente, secouant Sharrow et tout le contenu de la voiture. Elle se démena pour remonter sur la couchette et empoigna les barreaux de la fenêtre pour essayer de voir à l’extérieur. La grande ombre du TUT se projetait sur un versant de colline abrupt et herbu, en direction d’une lointaine rangée d’arbres au sommet ; le véhicule en perdition escaladait et pulvérisait des sortes de murs en pierres sèches. Une traînée de fumée apparut brusquement sous la voiture de tête, fila dans un champ et explosa contre un mur dans une cascade grisâtre de terre et de pierre. Une partie de l’ombre du Leçon Apprise, cinq ou six voitures plus loin, fut soudain occultée par un nuage sombre en expansion ; une onde de choc secoua la cellule et vibra dans les barreaux sous les doigts de Sharrow. Il y eut un éclair à une extrémité du bouquet d’arbres. Quelque chose jaillit de la voiture de devant dans une pluie de débris ; la cellule dansa autour d’elle. Un tank léger camouflé en couleurs fluo aveuglantes apparut au milieu des arbres et dévala la pente en direction du TUT ; des mottes de terre sautèrent en l’air devant lui. Il y eut un fracas terrible derrière Sharrow ; elle vit fugitivement l’ombre de la voiture de tête se tordre et le tank tirer à nouveau ; puis la cellule sauta et s’agita autour d’elle, la secouant comme des dés dans un cornet. La voiture fit six tonneaux. Sharrow resta consciente jusqu’au bout. Résistant à l’envie de se cramponner, elle se laissa mollement tomber, ballottée et projetée d’une paroi à l’autre tandis que le sac de couchage et le matelas ne cessaient de retomber autour d’elle ; elle avait l’impression d’être emprisonnée dans une essoreuse. Elle eut le temps de songer que les cellules capitonnées avaient du bon et qu’on pouvait dire à quel moment les roues touchaient le sol parce que l’impact était légèrement différent. La voiture s’immobilisa ; Sharrow resta une fraction de seconde en impesanteur avant de s’écraser sur la porte de la cellule et de se meurtrir l’épaule. Le sac de couchage et le matelas lui tombèrent dessus. Une nouvelle déflagration massive ébranla la voiture. Puis ce fut le silence. Elle se releva maladroitement ; elle se frotta l’épaule et se palpa la tête, à la recherche de contusions ou de sang. Elle entendait des coups de feu au loin. Elle essaya de remonter sur la couchette, mais elle n’avait rien à quoi s’accrocher. Elle sauta, réussit à attraper les barreaux de la fenêtre puis à se hisser jusqu’à son niveau malgré son épaule endolorie, mais elle ne vit rien d’autre que le ciel bleu foncé du soir. Elle se laissa tomber sur le plancher incliné qu’étaient devenues la porte de la cellule et la paroi du couloir. Nouveaux coups de feu. La fusillade se prolongea encore quelque temps ; deux détonations amorties ébranlèrent la voiture. Elle essaya la sonnette, mais elle n’avait pas l’air de fonctionner. Au bout d’un moment, elle entendit bouger à l’extérieur de la cellule, puis la serrure bourdonna. Elle se poussa sur le côté, loin de la porte. Dehors, on parlait. — Tu la fais sauter, alors, dit une voix d’homme. Sharrow se recroquevilla sous le matelas et s’enfonça les doigts dans les oreilles ; l’explosion résonna entre les murs de la cellule et bourdonna dans ses tympans. Levant les yeux, elle vit une brume grise ; elle se mit à tousser dans la fumée âcre de l’explosion. La porte avait disparu. Un pistolet et un visage d’homme apparurent dans l’espace ainsi libéré. L’individu avait un casque blindé peint de motifs psychédéliques vert et violet. Il portait des multiviseurs noir mat ; un petit cercle était peint sur son front, les mots visez ici étaient imprimés dessous au pochoir, avec une flèche. Il toisait Sharrow d’un air sombre. — On se connaît, non ? dit-il. Elle toussa, puis fit en riant : — Je me demandais qui pourrait être assez cinglé pour attaquer un TUT. Un autre homme apparut. Le visage rond et basané, il portait pour tout couvre-chef un bandana jaune vif où resplendissait le mot réel barbouillé avec ce qui semblait être du sang séché. Il fronçait vigoureusement les sourcils. Elle le salua de la main. — Politesse, dit-elle. — Politesse, répondit Elson Roa en hochant la tête. L’air était chaud et humide en cette fin d’après-midi ; ils étaient sous les tropiques, et l’altitude était inférieure à cinq cents mètres, bien que les vents dominants – descendus des glaciers au centre du continent – maintiennent une température modérée. Elle se tenait sur ce qui avait été la paroi latérale d’une des sections cellulaires du Leçon Apprise ; une autre voiture reposait sur le toit. Le tissu mince de sa combinaison de prisonnière claquait sous la brise chaude et elle sentait l’air passer sur son crâne rasé. Elle regarda autour d’elle en souriant ; Thrial était en train de disparaître derrière la crête de la montagne, à l’ouest… Des segments du TUT pulvérisé jonchaient le fond d’une vallée sèche et encaissée comme les morceaux d’un jouet après une colère de petit enfant. Certaines voitures étaient couchées sur le toit, exposant les éléments de leurs suspensions, nus et vulnérables, et leurs roues pathétiques, dressées vers le ciel partiellement nuageux. Le vent poussait la fumée et la vapeur vers le fond de la vallée. Des Solipsistes en uniforme grouillaient de toutes parts sur le collier enchevêtré de boîtes fracassées qu’avait été le Leçon Apprise. Deux tanks légers et cinq autochenilles attendaient sur les pentes herbeuses de la vallée centrale, moteurs tournant bruyamment au ralenti. Un groupe de Fils de la Réduction, abasourdis, étaient assis sur l’herbe, les mains sur la nuque, gardés par deux Solipsistes apparemment vêtus d’une simple peinture corporelle. Des cadavres gisaient près d’une des voitures encore fumantes. La tête de Roa apparut à l’une des fenêtres fracassées ; Sharrow se baissa et l’aida à remonter. Il portait une petite serviette et la sacoche de Sharrow. — Ceci vous appartient, fit-il en lui remettant la sacoche. — Merci, dit-elle. Elle fit passer la courroie par-dessus sa tête. Roa et l’autre Solipsiste qui l’avait extraite de la cellule contemplèrent un instant la scène, puis Roa haussa les épaules. — Partons, ordonna-t-il. Ils regagnèrent le sol en s’accrochant à la suspension de la voiture. Tout autour d’eux, des hommes en tenue criarde ou au corps simplement peint faisaient la navette entre l’épave et leurs propres véhicules, titubant sous le poids de leur butin. Roa se baissa sous l’un des soufflets tordus du TUT et passa de l’autre côté de l’épave ; Sharrow le suivit. Une grosse autochenille découverte les attendait, surmontée d’un radar qui tournait au bout de son mât. Un visage blond sourit à Sharrow lorsqu’elle s’approcha de l’arrière du véhicule. — C’est bon ! lança Zefla, maintenant, je te crois, pour les Solipsistes ! — Hé, môme ! cria Miz en se retournant. — Ce sont vos apparences ? demanda Elson Roa. Il grimpa dans l’autochenille. Sharrow serrait Zefla dans ses bras ; les autres portaient, comme elle, des combinaisons sombres de prisonniers. Miz lui envoya un baiser ; Cenuij grogna et tapota avec un mouchoir son front entaillé ; le colosse Dloan lui faisait un grand sourire. Keteo, le chauffeur qui les avait emmenés, elle et Roa, dans la ville d’Aïs un mois plus tôt, était assis sur le siège central du véhicule, accroché au volant. Il se retourna et aperçut Sharrow ; il ferma les yeux et produisit une sorte de bourdonnement sous son casque d’acier peint en blanc et magenta. Sa veste de combat était rose vif. Assis à la gauche de Keteo, un Solipsiste en peinture corporelle et béret tenait un micro. — Oui, dit Sharrow en souriant à Roa sans cesser d’étreindre Zefla. Ce sont mes apparences. — Oh, merci, marmonna Cenuij. — Alors, nous ferions mieux de les emmener aussi, dit Roa en fronçant les sourcils. Keteo se retourna, apparemment embêté. — Molgarin n’a rien dit à propos des… commença-t-il. Roa tapa sur le haut de son casque blindé. — Démarre, dit-il. Miz se leva de la banquette arrière de l’autochenille, car il voulait lui aussi prendre Sharrow dans ses bras, mais il fut forcé de se rasseoir quand le véhicule démarra brutalement dans l’herbe. Sharrow et Zefla retombèrent en riant sur la banquette. Roa s’accrocha à l’arceau de sécurité, sur lequel étaient fixés un petit holoviseur, une paire de mitrailleuses lourdes et un lance-roquettes vide, noir de suie. L’autochenille dévala le sol inégal de la vallée en cahotant. Roa consulta l’holoviseur, puis tapa sur l’épaule du Solipsiste au corps peint assis à l’avant. — Dis à tout le monde que des avions s’approchent, annonça-t-il à l’homme frissonnant. — Avis à tous ! cria l’homme peint dans le microphone. Surveillez le ciel ! Puis il se jeta sur le plancher, abandonnant son micro sur le siège. Roa secoua la tête. Un Solipsiste en violet et vert acide qui tirait une sorte de longue boîte noire courut vers eux en leur faisant des signes. Roa cogna une fois de plus sur le casque de Keteo ; le véhicule s’arrêta dans une embardée, labourant l’herbe avec ses chenilles et jetant tous les passagers à bas de leurs sièges. — Ouille ! cria Roa en heurtant l’arceau de sécurité. Il fusilla du regard le casque de Keteo, qui lui tournait le dos. Puis il tendit le bras pour hisser la longue boîte noire dans l’autochenille. Il tapa encore sur le casque de Keteo et se retint farouchement à l’arceau de sécurité lorsque le véhicule démarra d’un bond. Cramponnée au mât du radar derrière la banquette, Sharrow se retourna pour voir les Solipsistes abandonner au pas de course l’épave du TUT et grimper en catastrophe dans leurs autochenilles. Les deux tanks légers aux couleurs criardes bondissaient déjà dans l’herbe à la suite du véhicule de Roa. — Ça va ? cria Miz par-dessus le vacarme du moteur. — Oui, dit Sharrow. Un avion passa en hurlant au-dessus d’eux. Elle se baissa instinctivement. Ils regardèrent tous la silhouette grise et élancée disparaître derrière les sommets, rougis par le soleil couchant, des collines à leur droite. Trois autres appareils traversèrent la vallée en un éclair, à plus haute altitude. — Oh, merde, dit Cenuij. Roa mit les deux mitrailleuses en batterie. L’autochenille quitta l’herbe dans une embardée et s’engagea sur une piste creusée d’ornières qui descendait dans une petite forêt. Un nuage de poussière dansait derrière eux. Ils entendirent à nouveau le bruit des chasseurs à réaction, puis une série de détonations sèches. La radio de bord se mit à siffler et à coasser. La descente devint plus abrupte et la piste commença à serpenter en longeant un ravin rocheux. Keteo passa à un centimètre d’un gros bloc posé au bord de la piste, dérapa et faillit envoyer l’autochenille dans le ravin, puis il la redressa et accéléra. Roa se retourna pour regarder vers le haut de la piste, là où le premier tank était apparu dans son propre nuage de poussière. Une série d’explosions sèches se fit entendre de ce côté-là. Keteo sortit de la piste et mordit sur l’herbe du bas-côté pour éviter un oiseau mort au milieu du chemin. — Intéressant, comme technique de pilotage, cria Miz à Sharrow, qui approuva d’un hochement de tête. Cenuij ferma les yeux. — Je me sentais plus en sécurité dans ce TUT de merde, dit-il. Derrière eux, une colonne de fumée montait dans le ciel bleu foncé au-dessus des arbres. Sortant de la forêt, la piste longeait une large vallée herbeuse traversée par des murs de pierre et bissectée par un ruisseau débouchant d’une petite vallée adventice qui se terminait à environ cinq cents mètres. — Oh, oh ! s’exclama Dloan en regardant derrière eux. Cenuij examinait d’un œil soupçonneux la longue boîte noire posée sous les pieds de Roa. Roa se baissa sous l’arceau de sécurité et récupéra le micro abandonné sur le siège avant. — Bonjour, Solo… dit-il. Un rugissement massif déferla sur eux et ils se baissèrent tous, une fois de plus. Sharrow vit le chasseur foncer au-dessus de leurs têtes. Roa jeta le micro, empoigna les mitrailleuses et tira en direction de l’avion – qui était déjà loin –, dispersant des douilles sur le plancher arrière. — Où sont les missiles ? hurla Roa. — Sous le siège ! lui cria Keteo. L’air se mit à bourdonner. Sharrow se tourna vers Dloan ; il avait couvert ses yeux de ses mains. Il y eut un éclair derrière eux. Sharrow surprit un mouvement flou à la périphérie de son champ de vision et quelque chose tomba dans l’herbe au bord de la piste. Puis le long capot de l’autochenille explosa. Tout s’arrêta. En silence, les débris dégringolèrent du ciel tout autour d’eux et ce qui restait de l’autochenille laboura la piste dans une gerbe de poussière et de cailloux. Le son revint lentement ; les oreilles de Sharrow se mirent à tinter. Il y eut encore d’autres explosions étouffées dans la confusion générale tandis que le véhicule brisé terminait sa course. Sharrow était sur le plancher et essayait de se relever ; Roa était au-dessus d’elle, l’air abasourdi, le visage en sang. Il y avait de la fumée partout. Elle aperçut Miz ; il l’aida à se relever et lui cria quelque chose dans l’oreille. Dloan aida Zefla à descendre du véhicule. Encore assis, Cenuij clignait des yeux, l’air surpris. Sharrow se retrouva sur l’herbe et se mit à courir en titubant. Elle croyait avoir laissé la sacoche, mais elle était là, battant contre sa hanche. Elle suivit Dloan et Zef ; Miz courait à ses côtés. Plus loin, tout en haut de la piste, les deux tanks légers brûlaient férocement, mares de feu orange vif sous des panaches de fumée bulbeux. Un autre avion passa en hurlant au-dessus d’eux. Des explosions crépitèrent d’un bout à l’autre de la vallée. Sharrow garda la tête baissée en entendant des éclats d’obus siffler dans l’air et se ficher dans l’herbe. Ils coururent vers un petit enclos à bétail en pierre au bord du ruisseau. Dloan et Zefla plongèrent par-dessus le mur de pierre de la cour. Cenuij le franchit en s’aidant des mains ; elle sauta, et atterrit dans le cercle d’herbe à l’intérieur. Elle se retourna vers l’épave en flammes de l’autochenille. Miz aidait Keteo à transporter un grand sac à paquetage, apparemment lourd. Elle essuya la sueur sur ses yeux et regarda le ciel. Au-dessus des collines, un gros avion volait sur un fond de nuages rouges éclairés par le soleil. Des objets rouge rubis tombèrent en chapelet de l’arrière de l’appareil, s’assombrirent en passant dans l’ombre des collines et s’épanouirent sous forme de parachutes avant d’être cachés par les collines elles-mêmes. — Décidément, on était plus en sécurité dans le TUT, marmonna Cenuij. — Leur temps de réaction est excellent, murmura Dloan. — Tu les reconnais ? demanda Zefla. — Non, dit Dloan. Miz et Keteo, qui boitait fortement, le visage couvert de sang, hissèrent le sac à paquetage par-dessus le mur de l’enclos avant de s’effondrer sur leur fardeau. — À qui avons-nous affaire ? haleta Miz. — À une armée sous contrat, dit Dloan. C’est tout ce que je peux affirmer. Je ne les ai pas reconnus. — Où est Roa ? s’enquit Keteo en essuyant le sang sur ses yeux. Zefla regarda par-dessus le mur, vers l’épave de l’autochenille. — Je ne le vois pas, dit-elle. Elle se retourna vers Keteo. — Et le radio ? — Plus là ! Il s’agenouilla et regarda par-dessus le parapet de pierre. Miz était en train d’arracher les Velcro du sac, sans cesser de jeter des coups d’œil autour de lui et vers le ciel. — Avec quoi ils ont fait un carton sur nous ? demanda Sharrow. — Couchez-vous ! cria Miz. Le hurlement aigu d’un chasseur à réaction retentit presque instantanément. Le sol pulsa sous eux, des pierres se détachèrent du mur de la bergerie. Ils attendirent que les débris cessent de pleuvoir, puis levèrent les yeux. L’explosion avait creusé un cratère dans le lit du ruisseau à vingt mètres en amont ; l’eau se rassemblait dans un nuage de vapeur au fond du trou enveloppé de fumée. — Merde, dit Cenuij en se tenant la jambe. — Des éclats ? lui demanda Zefla en se coulant près de lui. Cenuij grimaça. Il leva la jambe, fléchit la cheville. — Je survivrai, dit-il. — Des capteurs antichars… commença Dloan. Il se tut en voyant Miz extraire du sac un fusil de gros calibre. Keteo s’approcha et en sortit également un lance-missiles. Dloan les rejoignit, les yeux écarquillés. Sharrow passa à l’action ; elle ouvrit sa sacoche, en retira le PortaCanon et chercha des chargeurs au fond du sac. Sa perruque rousse y était aussi, mais elle l’ignora. — Merde, en voilà encore un, dit Cenuij. Le chasseur piqua droit sur eux. Miz épaula le fusil qu’il avait trouvé, essaya de tirer avec. En vain. Sharrow trouva le chargeur de cartouches-fusées à bipropergol, mais trop tard. Un objet tomba de l’avion en culbutant. Elle tira quand même lorsque le supersonique passa à la verticale. Le pistolet tressauta dans sa main, l’avion les survola et quelque chose siffla dans l’air, précédant le rugissement des réacteurs. Sharrow se plaqua au sol. Des ondes de choc se propagèrent dans la terre et dans l’herbe ; le ciel éclata comme un million de pétards. Les éclats étaient minuscules et rendaient un son métallique. De nouvelles explosions crépitèrent en aval. — Complètement à côté, constata Dloan. Il prit un fusil de gros calibre, tira un chargeur du sac à paquetage, puis un autre, et encore un autre. — Des bombes à fragmentation ! dit Cenuij. Il s’étrangla en voyant les derniers projectiles éclater et crépiter au fond de la vallée. — C’est légal, ça ? s’indigna-t-il. Keteo tapa sur le tube vide du lance-missiles en marmonnant. — Ça devient légal, dit Zefla, quand on fait des trucs comme attaquer un TUT agréé par la Cour mondiale. Sharrow jeta le chargeur vide et inséra les cartouches à bipropergol. — Vous croyez qu’ils vont s’arrêter de bombarder ? dit-elle en cherchant le deuxième chargeur de cartouches-fusées dans sa sacoche. Ces paras doivent être drôlement près. Miz examina l’arme qu’il avait en main. — Tu peux toujours courir, fit-il. Dloan continuait de fouiller dans le grand sac. — Toutes ces cartouches sont du mauvais calibre, dit-il, apparemment déçu. — Encore deux, constata Zefla en regardant vers le haut de la vallée. Deux formes sombres et effilées pivotèrent dans la lumière faiblissante du soir, puis semblèrent flotter sur place et augmenter de volume. — On aurait dû prendre cette boîte, regretta Cenuij. La boîte noire. La Cour… — Solo ! hurla Keteo en montrant du doigt le fond de la vallée. Sharrow aperçut deux feux clignotants ; ils s’élevèrent en l’air au bout de deux mâts surmontant une volumineuse forme sombre. D’autres lumières scintillèrent et la forme sombre devint un gros aéroglisseur, avec deux, puis quatre grandes hélices visibles au-dessus de lui. Keteo poussa un cri de joie. Dloan regardait le terraplane, médusé. — Comment ils ont fait pour amener ce machin jusqu’ici ? demanda-t-il. — Les rivières ! s’écria triomphalement Keteo. Sharrow se retourna et vit les deux chasseurs en approche entamer un rase-mottes, laissant chacun deux minces traînées de condensation grises se dérouler du bout de leurs ailes dans l’air humide du soir. Miz essaya de leur tirer dessus, mais son fusil refusa de fonctionner. — Merde, dit-il. Ce truc a besoin d’une putain d’alimentation. Dloan se retourna pour voir les avions et posa son fusil. Une troisième silhouette vira au-dessus de la vallée et entama le même parcours de bombardement. Dloan secoua la tête. — Ça ne fait rien, fit-il doucement. Les avions se rapprochèrent. Sharrow tenait le PortaCanon à deux mains, prête à tirer. Deux formes noires étaient suspendues aux ailes de chaque appareil. Les bombes se détachèrent et commencèrent à tomber en tournoyant. — Et puis j’en ai rien à foutre… décréta Miz. — Au revoir, dit doucement Dloan. Puis les deux avions devinrent des sphères rouge cerise. Au même instant, les bombes en chute libre virèrent au rose vif. La lumière était trop forte. Sharrow ferma les yeux. Elle n’y comprenait rien. Dloan cria quelque chose avant de se laisser tomber sur elle, occultant la lumière. Le monde pulsa et vibra autour de Sharrow, des ondes de choc martelèrent ses oreilles, qui tintaient déjà. Le poids qui l’oppressait disparut. Elle ouvrit les yeux. Dloan était debout au-dessus d’elle, bouche bée, les yeux exorbités. — Dloan ! cria-t-elle. Couche-toi ! Dloan fit volte-face, l’air encore ahuri. Keteo se releva ; lui non plus n’en croyait pas ses yeux. Sharrow s’agenouilla à côté de Dloan. Les deux chasseurs avaient disparu. De minuscules débris incandescents pleuvaient de tous côtés, tombaient en fumant dans l’herbe environnante, sifflaient dans l’eau et ricochaient sur les pierres de la bergerie comme une bizarre grêle métallique. Zefla poussa un cri de douleur et se débarrassa d’un tesson rougeoyant qui avait atterri sur son bras. Des échos se répercutaient dans toute la vallée. Il y avait un grand cratère fumant sur le versant opposé de la colline, des tortillons de fumée effilochés s’élevaient d’un groupe de petits incendies dispersés en aval de la bergerie, et au-delà, dans le creux, un nuage noir montait sur un pilier de flammes et de fumée, cachant partiellement le fond de la vallée et le Solo. Le troisième chasseur passa au-dessus de leurs têtes, prit de l’altitude et entama un virage abrupt. Lui aussi se changea en une boule de lumière éblouissante ; l’explosion ébranla le sol et l’épave retomba gracieusement en mille éclats incandescents dans un sillage de fumée noire, comme un tableau de feu d’artifice qui aurait mal tourné. Keteo sauta en l’air. — Roa ! hurla-t-il en brandissant le tube inutilisé du lance-missiles. Sharrow s’approcha du parapet et regarda vers le fond de la vallée. Des colonnes de fumée montaient de tous les côtés. Le Solo était visible, immobile, moteurs bourdonnant au ralenti, derrière le panache s’élevant d’un des avions abattus, à quelques centaines de mètres en aval. L’autochenille brûlait toujours dans les ténèbres en dessous de la colline assombrie. Une lueur violette étincelait juste derrière le véhicule. Sharrow se tourna pour scruter le versant de la colline où brûlaient les débris des deux premiers avions. Un point lumineux éclata, loin dans le ciel. — Roa ! cria Keteo encore une fois. Il sourit à Sharrow, puis prit un air air légèrement gêné et haussa les épaules. — Moi, en réalité, fit-il. Elle secoua la tête. — Sensass ! s’écria Dloan en les regardant tous à la ronde. Incroyable ! — C’était ça qu’il y avait dans la boîte, remarqua sèchement Cenuij. Les merveilles de la technologie de jadis. — Aïe, dit Zefla. Notre ami Roa va avoir des ennuis. La lumière soulignait le sommet de la colline au-dessus des débris en flammes du troisième avion. Ils entendirent claquer des coups de feu et des balles ricochèrent sur les pierres d’un mur proche. — Les paras sont là, alerta Dloan. Et tous se jetèrent à nouveau sur le sol. — Je vois Roa bouger, dit Zefla, qui observait la scène par un trou dans le mur. Le terraplane riposta et les détonations se répercutèrent d’un bout à l’autre de la vallée. On continuait de leur tirer dessus depuis la crête de la colline ; les balles pleuvaient tout autour d’eux. Miz était accroupi à côté de Keteo. — T’as un communicateur ? demanda-t-il au jeune homme. — Ouais ! — Et si tu t’en servais pour dire à tes potes dans le terraplane qu’on arrive ? — Bonne idée ! décréta Keteo. Il tira un petit boîtier de sa veste de combat rose. — Solo ? dit-il. Miz se coula jusqu’à Sharrow, qui visait le sommet de la colline. — On descend par le ruisseau ? lui demanda-t-il. — Oui ! Par le ruisseau. Quand tu voudras. Elle se haussa juste ce qu’il fallait pour tirer sur la crête. Un soldat imprudent montra sa silhouette et mourut à contre-jour. Sharrow se baissa pour changer de chargeur. — C’est bon ? demanda Miz à Keteo par-dessus le bruit des balles qui se fichaient dans le sol et les murs autour d’eux. — Ouais ! C’est bon ! hurla le jeune homme. Ils nous attendent. — Allons-y, décida Miz. On suit le lit du ruisseau. Il indiqua du menton la veste de combat rose vif de Keteo, qui était encore très claire, même dans la semi-obscurité. — T’es un peu voyant, môme, avec cette veste, lui dit-il. Tu veux pas la balancer ? Keteo regarda Miz comme s’il était fou. Sharrow retira le chargeur de cartouches à bipropergol. Miz l’observait en se grattant la tête. — Et si tu tirais avec ce putain de flingue au lieu de merdoyer ? lança-t-il. Elle lui jeta un regard mauvais. — Ça, c’est des BP, l’informa-t-elle. C’est pas mieux que le reste contre l’infanterie, et on se fait repérer trop facilement. — Oh, excuse-moi, dit-il en la regardant insérer un autre chargeur. Une petite explosion projeta de la terre en l’air à dix mètres en amont d’eux. — Fusil lance-grenades, devina Dloan. Sharrow était prête à faire feu. Elle regarda les autres. — Go ! hurla-t-elle. Elle commença à tirer. Zefla et Dloan, rapidement suivis par Keteo et ensuite Cenuij, sautèrent par-dessus le mur de l’enclos, côté aval. Sharrow se baissa à nouveau et rechargea. Ses oreilles tintaient, ses poignets lui faisaient mal. Miz était assis à un mètre d’elle, le visage tout juste visible. Il lui souriait. — Vas-y ! lui cria-t-elle. — Toi d’abord, lui intima-t-il. Il tendit la main pour prendre le pistolet. — Non, dit-elle. Elle pivota et se mit à tirer. Quelque chose tomba dans l’enclos à deux mètres d’eux ; Miz plongea, attrapa la grenade et la relança vers la route. Elle explosa en vol. Sharrow se retourna ; des éclats tintèrent contre le mur opposé. Des balles ricochaient en miaulant sur les pierres derrière lesquelles ils étaient accroupis. — On y va tous les deux, suggéra Miz. Ils sautèrent par-dessus le mur, dévalèrent en trébuchant la pente herbue qui menait au ruisseau, entrèrent dans l’eau peu profonde puis descendirent en pataugeant, la tête baissée, glissant sur des rochers submergés tandis que les balles sifflaient au-dessus d’eux. Le Solo était invisible, caché dans le creux où l’un des avions abattus s’était écrasé. Les deux clignotants de l’aéroglisseur éclairaient la fumée qui montait devant eux et l’herbe de part et d’autre du ruisseau. Une grenade explosa dans une lueur blanche au milieu du courant, derrière eux, près de la bergerie ; l’onde de choc subaquatique faillit leur faire perdre l’équilibre. Ils arrivèrent au bord d’une petite cascade, se hissèrent sur l’herbe puis coururent dans le creux où les débris de l’avion brûlaient, dispersés sur plusieurs cratères, et où le Solo attendait ; sa poupe plate dressée comme une dalle était tournée vers eux, la rampe d’accès était fermée, mais une petite porte était ouverte au-dessus d’une échelle de corde. Elson Roa grimpait à l’échelle par-dessus le renflement de la jupe du véhicule, haute comme un homme. Les Franck étaient juste derrière lui. Keteo aidait Cenuij, qui boitait. Sharrow et Miz descendirent en courant dans le souffle des hélices. — Si seulement ils pouvaient éteindre ces putains de lumières ! haleta Miz. Ils pataugèrent à nouveau dans le ruisseau tandis que Zefla atteignait la porte. De hautes éclaboussures dans l’eau signalaient des balles qui tombaient autour d’eux ; des étincelles jaillissaient à l’arrière de l’aéroglisseur ; l’air sortait en sifflant de petites perforations dans sa jupe. Dloan attendit Keteo, puis le souleva et le jeta sur l’échelle, à mi-chemin de la porte. Il finit de grimper par ses propres moyens. Ce fut le tour de Cenuij, qui se hissa jusqu’en haut à la force du poignet. Sharrow et Miz atteignirent la courbe noire de la jupe du Solo. Dloan tendit les bras pour aider Sharrow, mais elle lui fit comprendre, d’un signe de tête, qu’il devait monter d’abord. Il s’arrêta en chemin lorsque quelque chose s’accrocha au tissu noir qui couvrait sa jambe gauche, puis continua son ascension. — Ah ! dit Miz en se tournant brusquement. Il examina sa main, puis la cacha derrière son dos et regarda Sharrow. — Rien ! lui cria-t-il en souriant par-dessus le bruit des moteurs. Du sang dégoulina dans l’eau derrière lui. Il lui indiqua l’échelle du menton. — Après toi ! hurla-t-il. Elle prit l’arme dans sa bouche, empoigna l’échelle et grimpa. Miz était juste au-dessous d’elle. Cenuij était dans l’embrasure et lui tendait le bras. Il avait l’air furieux. — Tu vas pas le croire, dit-il en lui prenant la main. Il l’a jeté ! Il a cru qu’il avait cessé de fonctionner, alors il l’a jeté ! Cenuij tira Sharrow vers lui. Roa était à l’intérieur et s’égosillait dans un communicateur. Dloan, assis par terre, se tenait la jambe. L’aéroglisseur bougeait. Des balles s’écrasèrent autour de la porte ouverte. Sharrow se hissa sur le seuil et se retourna pour tendre le bras à Miz. Elle crut d’abord que Cenuij faisait de même puis il se laissa tomber lourdement sur elle et bascula à l’extérieur. Elle essaya de le retenir, mais le manqua ; il tomba devant Miz, rebondit sur la jupe du terraplane et atterrit mollement sur la berge herbue du ruisseau, bras et jambes en croix. Miz hésita ; il regarda vers le sol et vers l’amont tandis que l’écume moutonnait sous la jupe de l’aéroglisseur. Cenuij gisait sur l’herbe et contemplait le ciel, les yeux ouverts ; du sang ruisselait des deux côtés de sa tête. Le Solo démarra et monta en régime, soulevant de gros et denses nuages d’écume dans le creux en face de la cascade et perçant de gros trous dans la fumée des épaves, le tout illuminé par les flammes et les feux clignotants de l’aéroglisseur. Roa criait toujours. Des mains saisirent Sharrow par les épaules. Elle vit Miz se tendre en regardant Cenuij, prêt à se jeter à bas de l’échelle. — Miz ! cria-t-elle. Il leva les yeux vers elle. L’écume monta autour de lui quand les moteurs aboyèrent dans un bruit de ferraille, et le Solo accéléra. Cenuij gisait, immobile, à dix, puis à vingt mètres ; la clarté palpitante dans laquelle il baignait s’affaiblit. Puis les feux de l’aéroglisseur s’éteignirent enfin. — Miz ! cria-t-elle dans le noir. Elle se baissa, tendit le bras, trouva la main de Miz et le hissa sur le seuil. Zefla l’aida à lui faire franchir la porte. Les flammes mourantes de l’épave se miraient encore dans la petite cascade. Le Solo s’éloigna et le creux devint une vasque remplie d’ombres. Le corps inerte de Cenuij dessinait sur le sol un X sombre, comme une victime crucifiée dévolue à l’obscurité envahissante. 18. LA CITÉ DES OMBRES L’androïde traversa la place centrale et descendit la rue tranquille au milieu d’écheveaux et de nappes de brume terrestre, le long des carcasses de grands édifices sans toit noyés dans la lumière du soleil matinal. Il était mince et un peu plus petit que le Goltérien moyen ; sa substance externe était à base de métal et de plastique, et il ne portait pas de vêtements. Son corps avait été sculpté pour ressembler vaguement à une silhouette masculine idéalisée, mais dépourvue d’organes génitaux. On disait habituellement que la poitrine rappelait la cuirasse d’une armure antique. Sa tête comportait deux microphones en forme d’oreilles, deux yeux comme des lunettes de soleil rondes, un nez plat avec deux fentes sensorielles en guise de narines, et un petit haut-parleur évoquant une paire de lèvres légèrement ouvertes. Aux immeubles succéda un grand parc ; l’androïde obliqua et prit un escalier aux larges marches incurvées, le long d’arcades ourlées de stores en lambeaux, aux couleurs fanées, qui descendait vers les eaux jonchées de brume du port silencieux. Il tourna sur l’esplanade et se dirigea vers le quartier des Non-Résidents. Le soleil projetait son ombre longue et effilée derrière lui, sur des pavés propres et vierges de détritus, mais fendus et crevassés. L’androïde tenait à la main un mince classeur en plastique ; la brise fit claquer la couverture contre sa cuisse, plastique contre plastique, pendant quelques secondes ; puis la haute silhouette déplaça légèrement son bras, éloignant le classeur de son membre inférieur. Le bruit cessa. Vembyr abondait en tours et clochers et en beaux immeubles anciens qui s’incurvaient autour d’une baie pittoresque adossée à de hautes collines boisées, dans le sud-ouest du Jonolrey. La cité avait été abandonnée par les humains cinq millénaires auparavant après l’explosion d’une centrale nucléaire un peu plus loin sur la côte. Portées par les vents, les retombées avaient couvert la ville et obligé ses habitants à l’évacuer. Des siècles durant, elle était restée à l’abandon, se délabrant peu à peu, uniquement visitée par des scientifiques ou leurs sondes télécommandées qui surveillaient les taux de radiations en lente diminution, jusqu’au jour où les androïdes avaient finalement gagné leur combat juridique pour les droits civiques et avaient commencé à se chercher une patrie sur Golter. Les androïdes de la faction séparatiste avaient loué la ville avec un bail de dix mille ans pour une somme guère plus que symbolique. De l’autre côté du port, l’androïde quitta l’esplanade et gravit un nouvel escalier incurvé, aux larges degrés, dans un nuage de brume en lente élévation. Parvenu à mi-hauteur, il s’arrêta pour regarder un autre androïde qui arpentait une marche, allant et revenant d’un bord à l’autre d’un pas saccadé, en traînant les pieds. L’androïde arpenteur passa à un mètre de l’autre ; il ne sembla pas le remarquer, mais continua sa progression hésitante jusqu’à l’extrémité de la haute marche, puis tourna les talons et repartit dans la direction opposée. Le premier androïde le regarda passer à nouveau devant lui, puis continua de gravir l’escalier. L’usure avait creusé un sillon d’environ un centimètre de profondeur dans le marbre blanc de la marche. L’androïde au classeur s’éloigna sur l’arcade déserte en haut de l’escalier et disparut dans la brume silencieuse. Dans la rue qui hébergeait l’ambassade des Irréguliers, un groupe d’androïdes de types et de modèles variés était en train de démonter un tube de métal brillant qui traversait la rue, à dix mètres au-dessus de la chaussée, entre deux immeubles en pierre richement décorés et récemment restaurés. Deux gros camions-bennes étaient en position au milieu de la rue ; leurs grues soulevaient des sections du tube du métro à mesure que les morceaux étaient libérés. Un androïde muni d’un bras soudeur tranchait la surface luisante du tube en produisant une cascade d’étincelles qui descendaient dans la légère brume dorée au bout de la rue comme des éclaboussures de soleil déclinant. L’androïde entra dans l’ambassade. Sa cliente l’attendait dans le jardin de la cour intérieure. Elle était assise sur un banc de pierre, près d’une fontaine au clapotis sonore. Artificiellement chauve, elle était un peu plus grande que la moyenne et se tenait plus droite que la plupart des humains. Elle portait de lourdes bottes, une épaisse jupe plissée vert foncé, une veste de cavalière en cuir pâle et une chemise blanche. Une toque en fourrure était posée à côté d’elle sur le banc, avec une paire de gants en cuir dessus. Elle se leva pour le saluer quand il entra dans la cour. — Dame Sharrow, s’enquit-il. Il capta le début de mouvement dans son bras et tendit obligeamment le sien pour lui serrer la main. — Je m’appelle Feril, dit-il. C’est moi qui assure votre représentation. Enchanté de faire votre connaissance. — Comment allez-vous ? fit-elle en hochant la tête. Ils s’assirent sur le banc de pierre. La fontaine égrenait son tranquille clapotis musical. Dans la clarté brumeuse, le petit jardin semblait les envelopper de sa luminescence, les encercler d’une profusion précise de fleurs minuscules aux vives couleurs. — J’ai des nouvelles de vos amis, dit Feril. Leur audition semble bien se passer. Elle sourit. Son visage portait des traces de modifications récentes ; il y avait des indices d’inflammation aux coins de ses yeux, là où la peau avait été recollée, et ses sourcils blonds montraient une zone sombre d’une fraction de millimètre à la racine. L’androïde avait vu un holo d’elle sur le réseau d’information de la ville lorsqu’elle était arrivée, une semaine plus tôt, et il estima que son nez avait l’air différent, lui aussi. — Vraiment ? dit-elle. Bien. — Oui. Mlle Franck est une avocate compétente, et M. Kuma a été autorisé à utiliser son importante fortune pour engager des juristes de qualité. La nature des témoins sera leur meilleur atout, je crois, car les tribunaux sont rarement enclins à faire confiance aux dépositions d’un personnel de sécurité sous contrat. La date du procès a été fixée au Bihélie de l’année prochaine. La femme eut l’air surprise. — Ils prennent leur temps, n’est-ce pas ? — Je crois que c’est parce que vous êtes inculpée vous aussi, mais ne pouvez pas être jugée avant l’expiration des Passeports des Huhsz. Elle rit légèrement, la tête en arrière, et contempla le ciel diaphane et lumineux au-delà des ardoises luisantes du toit de l’ambassade. — C’est très chic de leur part, dit-elle en le regardant à nouveau. Le procès aura-t-il lieu à Laguna ou à Yada ? — Mlle Franck essaie actuellement de le faire transférer à Yadayeypon. Elle sourit. — Les juges ont été nommés ? — Certains noms ont été suggérés. — Tous des hommes, et d’un âge plus que certain. — Je crois. Elle produisit un claquement avec la paroi de sa bouche et cligna de l’œil. — Sacrée Zef, dit-elle. — Il y aura certainement des discussions quant au lieu du procès, mais vos amis pourront rentrer dans quatre ou cinq jours. — Bien. Elle sourit et posa ses mains jointes sur ses genoux. — Et qu’en est-il des Passeports ? — Ils ont été saisis à Ikueshleng et sont dans le terminal de quarantaine ; bien qu’ils soient eux-mêmes l’objet d’un conflit juridique complexe pour des motifs de contamination radioactive, ils sont toujours valides. Il se tut pour lui donner le temps de poser une question, puis continua : — Je dirais qu’il peut s’écouler une quinzaine de jours avant que la ville de Vembyr soit obligée de remettre votre personne aux Huhsz. — Mais, entre-temps, je suis libre de mes mouvements ? demanda-t-elle. Elle regarda alternativement les deux yeux de l’androïde, dans un geste typiquement humain, comme si elle cherchait quelque chose. Il hocha la tête. — Oui. J’ai laissé les documents concernant votre mise en liberté ici, à l’ambassade. Les termes de votre visa exigent que vous m’informiez de vos déplacements à l’intérieur des limites de la ville, mais vous avez le droit de les franchir à tout moment. — Hmm. Pourrais-je examiner certains biens saisis par la Cour mondiale et entreposés ici ? L’androïde ne dit rien. Elle attendit en vain sa réaction, puis poursuivit : — Il s’agit de mon grand-père, Gorko ; certains de ses biens sont ici, je crois. Puis-je les voir ? — Oh, oui, dit l’androïde en hochant la tête. On nous a confié la garde de certains des biens qui appartenaient autrefois à votre famille ; dès que certaines complications juridiques auront été résolues, les biens sur lesquels la Cour a établi sa juridiction seront vendus aux enchères. Je crois que je peux faire le nécessaire pour vous permettre d’examiner ces trésors, si tel est votre désir. — Oui, merci, dit-elle en hochant la tête. — L’obtention d’une autorisation risque de prendre quelques jours. Pourrais-je vous demander combien de temps vous avez l’intention de séjourner à Vembyr ? — Quelques jours, dit-elle avec un mince sourire. Ce serait peut-être commode de rejoindre mes amis ici. Cela pourrait-il se faire ? — Eh bien, comme vous le savez sans doute, j’imagine, on déconseille aux humains de séjourner plus de quarante jours à Vembyr, en tout cas, pour éviter une exposition trop longue à la contamination radioactive ; cela dit, on m’a demandé de vous informer que l’administration municipale prendra certes toutes les précautions raisonnables, mais qu’elle estime ne pas être en mesure de garantir votre sécurité au cas où vous désireriez rester ici un certain temps. Outre l’existence des Passeports de chasse eux-mêmes, il y a le fait que votre tête est mise à prix pour une somme substantielle, et, bien qu’il soit invraisemblable qu’un androïde puisse s’intéresser à pareille rémunération, il est possible que des agents extérieurs à la ville tentent de vous kidnapper ou de vous attaquer ici. — Rien de bien nouveau, hélas. — À ce sujet, je dois vous signaler que dans quatre jours se tiendra la vente aux enchères mensuelle. Elle suscite toujours une certaine affluence de visiteurs ; étant donné que la vente de ce mois-ci concerne principalement du matériel militaire et des technologies semi-officielles, il se pourrait très bien qu’au nombre des gens que nous pouvons nous attendre à recevoir se trouvent des personnes susceptibles de vous vouloir du mal. — Êtes-vous en train de me dire que je devrais quitter Vembyr avant ? demanda la femme. Feril estima qu’elle était fatiguée. — Pas obligatoirement, dit-il. Il existe des appartements sûrs dans l’enceinte de la vieille forteresse de Jeraight, dans le district de Tshin. Peut-être aimeriez-vous y habiter. Elle se leva et s’approcha lentement de la fontaine. Elle baissa les yeux sur la vasque agitée d’éclaboussures, puis plongea la main dans l’eau et prit un peu de liquide dans le creux de sa paume. Elle secoua la tête. — Je sais, fit-elle en indiquant de la tête l’immeuble de l’ambassade derrière elle. On me les a montrés. Elle se leva et secoua sa main pour en chasser l’eau. — Ça ressemble trop à une prison, dit-elle. Y a-t-il un hôtel ? Des appartements à louer ? — J’ai le regret de vous dire que l’Hôtel municipal a poliment refusé de vous héberger. Elle eut un petit rire moqueur. — Je ne peux pas le leur reprocher. — Mais si la sécurité n’est pas pour vous la priorité des priorités, il y a de nombreux appartements vacants. Il y en a un dans mon immeuble ; en tant que votre représentant et tuteur légal, je suggère qu’il serait peut-être pratique que vous habitiez là. Elle lui adressa un sourire bizarre, avec un infime plissement de la partie supérieure du visage. — Ça ne vous dérange pas ? demanda-t-elle. Comme vous dites, j’ai tendance à attirer pas mal d’attention indésirable en ce moment. — Cela ne me dérange pas. Votre vie passée m’intrigue et m’intéresse, tout comme le caractère qu’elle révèle. Il se tut. Elle eut l’air encore plus amusée. Il poursuivit : — Il semble que nous nous entendons assez bien, sur la base de ces impressions initiales. Il effectua un haussement d’épaules. — Ce serait agréable, conclut-il. — Agréable, répéta-t-elle en souriant. Marché conclu, Feril. Le Solo avait foncé dans la vallée en pleine obscurité, franchissant des murs et des routes, démolissant des dépendances de fermes, rasant une grange, occasionnant plusieurs accidents de la circulation et terrifiant des animaux par centaines, surtout quand il leur passait sur le corps. Il lui avait fallu une heure pour rejoindre le fleuve Yallam, où il s’était écrasé sur les vagues depuis une berge de trois ou quatre mètres de haut – seule sa vitesse l’avait empêché de verser dans les tourbillons d’eau noire. Il fonça en rugissant vers l’aval. Son radar lui signala qu’il était suivi par plusieurs aéronefs, mais aucun n’approcha à moins de dix kilomètres. Dloan avait secoué la tête lorsque Elson Roa avait avoué s’être débarrassé de l’arme fabuleuse capable d’abattre deux avions et leurs bombes déjà larguées en une seule décharge. Le chef des Solipsistes avait tenté d’utiliser l’arme contre les troupes terrestres sur l’autre versant de la vallée, mais elle avait refusé de fonctionner et il en avait conclu qu’elle était programmée pour un nombre limité de tirs et qu’il avait épuisé son crédit. Dloan se retint d’évoquer le fait que les armes anciennes étaient parfois plus intelligentes que ceux qui venaient à s’en servir. Cenuij, songea Dloan, n’aurait pas fait preuve d’autant de tact, et cette pensée était plus douloureuse que sa blessure à la jambe. Zefla ne pouvait plus s’arrêter de frissonner, bien qu’il ne fasse pas froid à l’intérieur du gros terraplane. Il ne restait plus qu’une vingtaine de Solipsistes à bord. Personne d’autre n’était revenu de l’attaque du TUT ; on supposait malgré tout que certains des disparus avaient été capturés plutôt que tués. Zefla n’arrivait pas à comprendre comment Roa pouvait être si flegmatique à propos de la perte de la quasi-totalité de ses forces et de celle – inéluctable – du Solo, ou du fait qu’en utilisant l’arme antiaérienne sous embargo comme en attaquant un véhicule sous protection de la Cour mondiale il avait commis non pas un, mais deux délits pour lesquels la Cour le poursuivrait jusqu’aux confins du système et l’emprisonnerait pour le reste de ses jours, à tout le moins. Assis dans la cabine médicalisée de l’aéroglisseur, Miz regardait Sharrow lui soigner sa main blessée. La balle avait carrément traversé le muscle à la base du pouce ; il conservait encore cinquante pour cent de sa fonctionnalité, qu’il recouvrerait à cent pour cent dans un mois environ. C’était le genre de blessure à un million de thrials dont rêvaient les conscrits enrôlés dans une guerre impopulaire. Il essaya de plaisanter là-dessus avec Sharrow, mais plus tard, dans les poulaines, il trouva dans ses cheveux du sang qui était probablement celui de Cenuij et vomit illico. Cent fois cette nuit-là, Sharrow sentit Cenuij tomber contre elle et vit son corps basculer sur le seuil et rebondir sur la jupe du terraplane tandis que le gros véhicule à coussin d’air descendait le Yallam en grondant. La catastrophe se produisit à Eph, où le fleuve longeait puis contournait la ville en empruntant une gorge étroite. Des pluies torrentielles en amont quelques jours plus tôt avaient élevé le niveau du Yallam de deux mètres depuis que les Solipsistes avaient traversé Eph dans l’autre sens, et le Solo perdit d’un coup ses quatre hélices au premier pont ferroviaire. Le courant les emporta vers l’aval. Les moteurs rugissaient encore : le pilote de Roa tentait d’utiliser les moignons des pales fracassées pour avoir un minimum de contrôle sur l’aéroglisseur. Peine perdue ! Le Solo heurta des péniches, des piles de pont et des jetées d’un bout à l’autre de la ville, observé par les habitants et talonné par une flottille d’engins de plaisance brillamment illuminés tenue à distance par deux vedettes de la police. — Pourquoi ? demanda Sharrow à Roa. Il descendait en titubant, apparemment épuisé et troublé, dans la soute-parking du terraplane, remplie d’échos. — Pourquoi quoi ? cria-t-il par-dessus le vrombissement aigu des moteurs. — Pourquoi avoir attaqué le TUT ? hurla-t-elle en s’appuyant contre une cloison lorsque le Solo fit une embardée. Ça servait à quoi ? — Nous avons été payés pour ! cria Roa en fronçant les sourcils, comme si c’était l’évidence même. — Par qui ? — Je n’en sais rien, dit doucement Roa, si bien qu’elle lut cet aveu sur ses lèvres plutôt qu’elle ne l’entendit. Le chef des Solipsistes ferma les yeux et se mit à bourdonner. Le terraplane fit une nouvelle embardée et Roa fut projeté contre la cloison. Il se retint avec un bras, puis dit : « Excusez-moi » et disparut dans l’escalier qui menait à la passerelle. Roa n’émit aucune objection quand ils proposèrent de lui acheter l’un des deux radeaux pneumatiques d’assaut qu’ils avaient trouvés dans la soute du terraplane. Il accepta un chèque. Ils se lancèrent dans les vagues lorsqu’ils passèrent devant la lagune des Terres du cirque Stramph-Veddick, et réussirent à pénétrer dans l’enclave malgré un hélidrone peint en noir furtif, apparemment armé, qui descendit les observer de près et longuement tandis qu’ils rebondissaient sur les eaux sombres et agitées en direction des fabuleuses illuminations du cirque. Le Solo poursuivit tristement sa course dans la nuit. Les Solipsistes avaient rallumé les feux de position, et ils virent une dernière fois le vieux terraplane frotter sous des arbres en descendant le Yallam, perdant ce qui restait de ses hélices contre les branches en surplomb dans un fracas lointain et détonant. Miz avait des relations d’affaires chez les gens du cirque ; il les convainquit de lui prêter un peu d’argent et réussit à faire embarquer l’équipe avec les touristes d’un vol charter quittant le parc à thème ce matin-là. Il se fit remettre de l’argent par le directeur d’un de ses bureaux lorsqu’ils atterrirent à Bo-Chen, dans le sud du Jonolrey, et loua une autoguidée. Ils dormirent à poings fermés pendant la plus grande partie du trajet jusqu’à Vembyr, et, quand Zefla s’éveilla, elle était d’avis – la nuit portant conseil – qu’ils avaient tout intérêt, sauf Sharrow, à se rendre à Yadayeypon de leur propre chef pour y répondre de leurs inculpations, après tout. Miz avait mis quelques jours à se laisser convaincre. — Je suis désolé que vous ayez perdu votre ami, dit Feril. Elle fronça légèrement les sourcils. — Un ami ? Je ne suis pas sûr que Cenuij ait jamais été un ami pour moi. Mais, dit-elle avec un petit rire bizarre, nous étions très proches. Elle se tenait sur une vieille bâche maculée de parcelles minuscules de plâtre séché. Une unique ampoule électrique nue brillait de toute sa puissance au milieu de la pièce, répandant alentour une lumière dure, jaune-blanc, qui projetait une ombre dense sur le plancher derrière Sharrow. Elle songeait à aller se promener. Il y avait quelque chose d’inexplicablement calmant dans le fait de voir l’androïde travailler, mais il y avait aussi dans la brutalité de l’éclairage quelque chose qui la rendait mal à l’aise. Les fenêtres larges et hautes donnaient sur l’obscurité. — Avez-vous de nombreux bons souvenirs de lui ? demanda Feril. L’androïde était perché sur un escabeau ; il tenait un petit seau d’une main et une truelle de l’autre. Elle essaya de se souvenir. — Nombreux, non… Oui, quelques-uns, quand même. Nous nous sommes pas mal disputés, dit-elle d’une voix exaspérée. Mais je n’ai jamais rien eu contre une bonne dispute. — Vous avez dit qu’il était l’élément « classique » du groupe. Allez-vous être obligée d’en trouver un autre ? Elle secoua la tête. — Ça ne fonctionne pas comme ça. — Oh, dit Feril. Il ramassa une boule luisante de plâtre sur la lame de la truelle, puis reposa le seau sur le dernier échelon de l’escabeau. — Puis-je vous demander une faveur ? fit-elle. — Oui, acquiesça Feril. Une frise en plâtre ornementée qui évoquait une longue treille remplie de fleurs comblait l’angle entre le mur et le plafond de la moitié de la pièce, commençant dans le coin près de la porte pour se terminer là où l’androïde était perché sur son échelle. Il appliqua soigneusement le plâtre sur l’extrémité de la frise. — J’aimerais savoir s’il y a eu ces derniers temps des androïdes qui ont quitté Vembyr brusquement et ont disparu ; en particulier des couples d’androïdes. D’androïdes qui pourraient passer pour des humains, même vus de très près. L’androïde réfléchit deux secondes tout en appliquant patiemment la truelle sur la frise pour maintenir en place la boule de plâtre ventrue. Puis il dit : — Non, aucun départ n’a été signalé depuis neuf ans. — Hmm. Et avant ça ? La machine répondit presque instantanément. — Les archives de la ville remontent à cinq millénaires, dit-elle avec une intonation de regret. Pendant ce laps de temps, la population des androïdes de Vembyr est demeurée pratiquement stable à vingt-trois mille unités, avec peut-être un dixième de ce nombre en déplacement dans le reste du système. On n’a jamais construit que quelques centaines d’androïdes qui puissent passer pour des humains. Aucun ne réside dans la ville, et certains – une quarantaine – sont officiellement portés manquants, évanouis sans laisser de traces. En fait, la majorité des androïdes disparus sont des simulacres humains. On croit qu’ils ont été retenus contre leur gré, probablement par de riches individus, et utilisés pour toute une gamme d’actes variés, lesquels sont tous illégaux lorsqu’ils sont perpétrés par des humains. — Sûrement ! fit-elle. Elle mit une main sous l’aisselle opposée, porta l’autre à sa bouche et tapota ses dents du bout des doigts. — Est-ce qu’on fabrique encore des androïdes ? demanda-t-elle. — Oh, non, dit la machine en se tournant pour la regarder. C’est interdit depuis douze cents ans. Même nous n’avons le droit de réparer que les exemplaires existants ; nous croyons cependant que la Cour mondiale nous accordera la permission de fabriquer une centaine d’androïdes à partir des pièces détachées actuellement disponibles, un jour ou l’autre, avant la fin du siècle prochain. L’androïde se remit au travail, et, pendant les minutes qui suivirent – tandis que le plâtre commençait à prendre –, il façonna progressivement les plis encore malléables du matériau en une délicate fleur blanche adossée à une section de treillage. Un jour ou l’autre, avant la fin du siècle prochain, songea-t-elle. Dans cent et un ans « seulement », donc – les androïdes avaient une notion du temps bien particulière. C’était comme si, vu leur capacité à penser mille fois plus vite que les humains tout en jouissant d’une existence illimitée, les androïdes avaient abandonné ce que l’humanité considérait comme les divisions normales du temps afin d’exister dans ce qui était – pour l’esprit humain, encore une fois, à moins que l’on ne soit un scientifique rompu au maniement des nanosecondes et des milliards d’années – les marges extrêmes de la temporalité. Feril s’arrêta pour examiner son travail. Il regarda Sharrow un instant, puis reprit du plâtre avec sa truelle et l’appliqua sur la frise. — Vous prenez vraiment plaisir à faire ça, Feril ? demanda-t-elle. — Ça ? fit-il en tapotant le plâtre avec les doigts. Restaurer les plâtres ? — Restaurer en général. — Oui, dit-il, c’est agréable. Je fais littéralement ce dont les humains parlent figurativement ; je déconnecte certaines sections de mon esprit. Ou alors, parfois, je pense à autre chose : souvent, quand je travaille le plâtre, je me repasse de vieux romans d’aventures, je les revis avec de vieux livres, d’antiques films bidimensionnels ou des œuvres plus modernes. — Des romans d’aventures ? dit-elle en souriant. — Absolument, confirma l’androïde. Il tapota le plâtre en voie de séchage pour produire un effet de pointillé à la surface du fruit globuleux à la peau rugueuse qu’il venait de sculpter. — Il est extrêmement satisfaisant d’avoir pratiqué le façonnage du plâtre, la marqueterie ou la sculpture sur bois ; on éprouve un plaisir immense à piloter un véhicule que l’on a reconstruit, à se promener dans un immeuble en ruine qu’on a rendu habitable – ou se contenter de le regarder –, mais les processus impliqués apportent rarement des satisfactions sur le moment, et se divertir avec des récits de prouesses héroïques représente, ce me semble, un élégant contrepoint. Votre propre vie sera un roman d’aventures, un jour ou l’autre, dame Sharrow. Je n’en doute pas. Je… Il se tut et se détourna d’un mouvement souple pour continuer son travail. Elle fronça les sourcils, puis fit un petit sourire et contempla un instant les lames du parquet. — Tous les humains ne reprochent pas aux androïdes leur longévité, sous prétexte que nous avons découvert que nous n’avons pas les moyens de nous en doter, Feril, dit-elle. Je suis flattée à la pensée que le récit de ma vie puisse un jour valoir la peine d’être lu par vous, lorsque je serai morte depuis longtemps et que vous serez encore en vie. L’androïde s’arrêta, puis se tourna à nouveau vers elle. — Je vous demande néanmoins pardon, dame Sharrow. Nous avons été faits à l’image de l’humanité, et, dans l’enthousiasme du moment, j’ai manifesté ce qui était à tout le moins un manque de réflexion et qui aurait pu passer pour de la cruauté. Nous avons toujours considéré comme notre devoir de reproduire ce qu’il y a de mieux chez les humains, étant donné que nous sommes l’œuvre de votre intellect plutôt que des processus d’une évolution aveugle, même si la nature cachait des intentions derrière cette cécité, et même si les résultats en ont été nobles et complexes. Je suis coupable d’être tombé à la fois en dessous des normes que nous nous fixons nous-mêmes et de celles que l’humanité est en droit d’attendre de nous, et je m’en excuse. Sharrow leva les yeux vers l’androïde, en équilibre dans une immobilité parfaite en haut de l’échelle, le corps maculé de grumeaux de plâtre. Elle souriait légèrement. Elle avait peut-être secoué imperceptiblement la tête. — Contrition aussi élégante, dit-elle après un moment de réflexion, n’a nul besoin du parent des souffrances pour mériter son existence, et ce qui était conçu pour atténuer le mal satisfait tout aussi bien le contentement. L’androïde la considéra un instant. — Vitrelian, lança-t-il. Les Épreuves d’un homme patient, acte cinq, scène trois. Dame Sharrow, j’ai admiré votre existence passionnante et vous ai même enviée, d’une certaine façon, mais voilà que je découvre que vous êtes cultivée, en plus. Je suis confus d’admiration. Il secoua la tête ostensiblement. — Feril, dit Sharrow en riant, heureusement que vous n’êtes pas un homme ; vous briseriez les cœurs par centaines, si vous en aviez envie. Feril agita la main dans un geste expressif en se tournant à nouveau vers son travail. — Je crois que divers appendices et glandes devraient être impliqués aussi ; la coordination nécessaire plongerait mon humble personnalité dans la perplexité. — Cachottier, dit-elle. Elle éclata de rire. Renvoyé par les murs de la pièce nue, le son produisit une impression bizarre. Elle eut un pincement de remords à la pensée d’avoir oublié, même brièvement, la mort de Cenuij. Elle se leva et s’étira en regardant son ombre se déplacer dans la pièce, les membres allongés et magnifiés. — Je crois, fit-elle, que je vais aller me promener. — Soyez prudente, lui conseilla l’androïde. — Ne vous inquiétez pas pour moi, dit-elle en tapotant la poche de sa veste où se trouvait le PortaCanon. Elle se promena une bonne heure dans la cité ténébreuse : stades chemins de halage, dans des tunnels, passant près de ruines sombres et d’immeubles éclairés, empruntant des rues et des boulevards déserts, franchissant des ponts et aqueducs élevés. Elle rencontra très peu d’androïdes et pas un seul humain. Une équipe d’androïdes nettoyait la façade d’un grand immeuble en pierre dans l’obscurité ; un autre groupe était en train d’extraire une vieille péniche d’un canal avec un portique de levage à haussières grinçantes, sous la lumière des projecteurs. C’est à peine si elle prêtait attention à la ville. Dans son esprit, elle revoyait la destruction du Leçon Apprise et les événements subséquents ; elle essayait de se souvenir de tout, mais elle était sûre qu’elle n’y arriverait pas, qu’il y avait là quelque chose d’important et qui lui avait échappé. Elle ne s’était pas délibérément rappelé l’attaque du TUT depuis qu’elle s’était produite ; il lui avait suffi de savoir qu’à chaque fois qu’elle s’endormirait elle reverrait ces ultimes secondes devant la porte arrière du vieux terraplane : elle sentait Cenuij glisser et tomber devant elle, elle essayait de le rattraper, elle appelait Miz, elle voyait le corps de Cenuij allongé sous la lumière clignotante orange, et ensuite – tout en sachant que c’était un rêve –, elle revivait la scène à plusieurs reprises et sous divers aspects. Une fois, c’était Miz qui s’effondrait, mourant, touché par une balle, ou alors Miz et Cenuij échangeaient leurs rôles : l’un tombait devant l’autre, elle regardait par l’embrasure et découvrait que, bien que ce soit Cenuij qui était à terre, c’était Miz qui gisait sur l’herbe. Un petit nombre de fois, le cadavre allongé près de la petite cascade avait été le sien : de quoi la réveiller sans faute, le front en sueur, le cœur battant – et elle avait contemplé depuis l’aéroglisseur en mouvement son propre visage sans expression qui fixait aveuglément les ténèbres enflammées du ciel. Les galeries et les arcades de Vembyr résonnaient sous ses pas comme les entrées de mines obscures dans la topographie montagneuse de la ville. Par endroits, elle éclairait son chemin avec une petite torche. Elle essayait constamment de trouver ce qui la narguait : un détail, un incident minuscule ou une parole en l’air qui n’avaient eu aucun sens sur le coup, mais qui criaient maintenant du fond de sa mémoire, insistants et gonflés d’importance. Elle ne se rappela rien, et elle n’était pas plus avancée lorsqu’elle revint, pour trouver un message de Breyguhn qu’un Feril maculé de plâtre lui tendit sans commentaire. Le texte était imprimé à l’encre sur du papier perforé. Demeure des Frères tristes du Poids maintenu VOUS L’AVEZ TUÉ. JE RESTE ICI. BREYGUHN. Pour le quinzième anniversaire de Breyguhn, son père avait fait venir un cirque ambulant dans le parc du vieux Palais d’été familial au milieu des collines de Zault, où les plus riches des Dascen et leurs hôtes aimaient à passer la saison chaude, s’ils se trouvaient être dans l’hémisphère boréal de Golter à ce moment-là. Breyguhn venait d’achever sa première année universitaire et irait à l’automne – en supposant que son père en ait les moyens – parfaire son éducation dans une école privée. Sharrow avait quelque peu réduit le choix des établissements en se faisant mettre à la porte des trois meilleurs, tous sis à Claäv, qui l’avaient expulsée pour des turpitudes tellement manifestes (mais mystérieuses) qu’ils avaient refusé d’envisager l’inscription d’une deuxième fille de la même famille, quand bien même elles n’avaient qu’un parent en commun. Cette situation, que Breyguhn ressentait comme une limitation pénible, honteuse et même sciemment provoquée de sa liberté personnelle et de son avenir, n’avait rien fait pour lui rendre Sharrow plus sympathique ; toutefois, par une nuit larmoyante, quelques semaines plus tôt, après que son père eut perdu les derniers bijoux de feu la mère de Sharrow dans une partie d’osselets, il leur avait fait jurer à toutes les deux d’essayer au moins de s’entendre. En rentrant après ce désastre, il s’était vu remettre deux enveloppes par le réceptionniste : l’une contenant un ultimatum de la direction de l’hôtel, l’autre un message de la mère de Breyguhn – dont il était séparé depuis cinq ans – l’informant qu’elle était enfin tombée amoureuse et qu’elle voulait divorcer. Il avait brandi un pistolet chargé, avait pleuré et parlé de suicide, terrifiant les deux adolescentes et s’assurant ainsi qu’elles obéissent à ses exigences et fassent la paix. La visite au Palais d’été serait la première grande mise à l’épreuve de ce pacte. La chance avait souri à leur père dans les casinos au début du mois, et bien que la location du cirque pour quelques jours ait épuisé la quasi-totalité de ses fonds et qu’il ait encore de nombreuses dettes à rembourser, il s’était persuadé que cette série de gains lui avait en quelque sorte donné une avance stratégique en matière de jeu et d’argent, et que dépenser une fortune pour sa fille cadette, loin d’être une extravagance, était un investissement qui assurerait que le destin continue de lui sourire. Comme un sacrifice, en quelque sorte. Sharrow, qui ne se rappelait que trop bien les pénibles circonstances de son propre quinzième anniversaire – au lieu d’être submergée de cadeaux, elle n’avait reçu que des excuses et avait été priée de remettre à son père la robe en platine tissé, semée de bijoux, qui était le dernier objet personnel légué par sa mère à n’avoir été ni vendu ni mis en gage, afin qu’il puisse rembourser une dette de jeu urgente –, n’avait pas fait preuve d’un enthousiasme délirant pour féliciter sa demi-sœur. Sharrow s’était consolée en voyant que pour Breyguhn le cirque ambulant était un cadeau convenant à une enfant et non à la femme qu’elle était si fière d’être devenue (bien qu’elle soit déterminée à profiter au maximum dudit cadeau). Elle était également heureuse de ne pas être obligée de rester très longtemps au Palais d’été après avoir enduré la célébration de l’anniversaire : elle avait été invitée à faire du ski à Throsse avec la famille d’un jeune homme rencontré lors d’une journée portes ouvertes dans sa dernière école à Claäv. C’était le frère d’une autre élève, le fils d’un propriétaire d’armée commerciale, et Sharrow le trouvait étonnamment beau. Elle avait presque couché avec lui ce premier jour ; seule l’arrivée de deux autres filles qui les avaient surpris dans le placard les avait empêchés de conclure leur rencontre. Ce qui aurait probablement entraîné une nouvelle mise à la porte pour Sharrow si elle n’avait pas réussi, ultérieurement, à acheter le silence des deux élèves. Ils n’avaient cessé de s’écrire depuis lors et elle avait été consumée de bonheur en recevant l’invitation à rejoindre sa famille dans son chalet. Elle n’aimait pas trop faire du ski, bien qu’elle se soit décidée, avec une farouche détermination, à profiter de son séjour à Claäv pour devenir experte en la matière ; en tout cas, pour être avec ce jeune homme, elle aurait allègrement accepté n’importe quelle épreuve, subi n’importe quel tourment. Son père avait lié son approbation de ces vacances de neige à sa participation à l’anniversaire de Breyguhn, mais souffrir la présence de sa demi-sœur pendant deux jours était un mince prix à payer pour les journées extatiques qui l’attendaient à Throsse. (Par comparaison, même sa joie victorieuse en apprenant qu’elle avait obtenu une bourse pour étudier à l’université de Yadayeypon le semestre suivant devenait insignifiante.) — Si tu es si prodigieusement douée en informatique, Shar, pourquoi tu ne pirates pas une banque pour renflouer papa ? — Parce qu’une banque est pratiquement imprenable, à moins qu’on ne bosse dedans, répondit-elle avec mépris. Le premier imbécile venu le sait. — Toi, en tout cas. — Oh, excuse-moi ! C’était censé être drôle ? — Je ne crois pas que tu puisses pirater un… une calculatrice. — Oh, vraiment ? Très intéressant. Sous le soleil, les collines ondulantes de la propriété bleuissaient jusqu’à l’horizon ; doucement ébouriffées, les vagues jaunes et vertes d’une végétation odoriférante déferlaient sous un ciel bleu sans nuages. Des lacs étincelaient dans le lointain. Elles étaient assises dans un manège qui oscillait doucement en tournant autour d’une grande roue géante. Beaucoup des enfants et des adultes qui résidaient au Palais pendant l’été avaient pris place sur d’autres manèges. Quand on leur ajoutait les domestiques et leurs enfants – ravis d’avoir été conviés à participer aux réjouissances par le père de Breyguhn, bien qu’elle-même en soit chagrinée et en souffre en silence –, le champ de foire temporaire sur la pelouse du jeu de ballon était presque animé. — Hé, les filles ! Elles se retournèrent toutes les deux, un sourire fixé sur les lèvres, et levèrent les yeux vers leur père, qui était sur le manège derrière elles. Son majordome androïde, Skave, était assis à côté de lui, incongru sous la livrée de domestique qu’il aimait lui faire porter. Un chapeau rond noir, insigne de sa fonction, était perché sur sa tête de métal nu. Skave fixait le lointain, ses mains métalliques agrippées à la barrière de sécurité. Le tube semblait légèrement cabossé sous l’étreinte de Skave, ce qui indiquait probablement un léger dysfonctionnement plutôt qu’un équivalent androïde de la peur. La machine était vieille, elle datait de la première époque goltérienne qui avait jugé bon de créer des androïdes et en avait la capacité. L’endettement du père de Sharrow avait fait qu’elle n’était plus régulièrement entretenue depuis quelques années – sa coordination et ses mouvements étaient devenus capricieux. — Quoi, papa ? — Vous vous amusez bien ? — Pardon ? — Vous vous amusez bien ? — Oh, oui. — Oh, oui, c’est incroyable ce qu’on s’amuse. — Formidable ! Elles s’amusent ; n’est-ce pas excellent, Skave ? — Absolument, monsieur. — Vous vous rappelez ce vieux manège dans la salle de bal ? Sharrow ? Breyguhn lui enfonça un doigt dans les côtes. Sharrow poussa un soupir d’exaspération et se retourna pour regarder son père en secouant la tête, la main à l’oreille. — Je ne t’entends pas ! lui cria-t-elle. À la fin du tour de manège, la grande roue s’arrêta pour laisser descendre ses passagers. Leur père et Skave furent les premiers à quitter leur manège, puis ce fut leur tour. Le père prit la main de Breyguhn, Skave celle de Sharrow. Sharrow hurla lorsque les doigts métalliques de l’androïde écrasèrent les siens. La vieille machine lâcha prise immédiatement et se mit à vaciller comme si elle allait tomber, agitant la tête sur sa collerette. Sharrow était pliée en deux par la douleur. — Stupide machine ! pleurnicha-t-elle. Tu m’as cassé les doigts ! — Maîtresse, maîtresse, maîtresse… dit plaintivement l’androïde, qui tremblait toujours. Il regarda sa propre main, apparemment troublé. Breyguhn recula d’un pas pour mieux voir la scène. Son père tint Sharrow par les épaules, puis, doucement, il lui prit la main et l’embrassa. Les doigts de Sharrow s’écartèrent. — Regarde, dit-il. Ils ne sont pas cassés, ma chérie. Ils n’ont rien, tu vois ? Ils sont beaux, ils sont parfaits. Mmm. Des doigts faits pour être embrassés ? Mmm. Quels doigts ! Éminemment embrassables. Là, tu vois. Ce vieil imbécile de Skave, il faudrait que je lui lubrifie sa mécanique, où faire ce qu’on doit faire dans ces cas-là. Regarde-le : il frissonne encore, ce vieux débris. Skave, excuse-toi. — Maîtresse, chevrota le vénérable androïde. Je suis terriblement désolé. Terriblement, terriblement désolé. Cillant derrière ses larmes, elle toisa le robot, consciente du regard de Breyguhn posé sur elle. Elle essaya de ne pas sangloter. — Idiot ! lâcha-t-elle. L’androïde vibra à nouveau, les mains tremblantes. — Oh, ma chérie, ma petite chérie ; ce vieil imbécile de Skave ne l’a pas fait exprès. Là… encore un baiser… — Très bien, dit Sharrow. Elle entra en coup de vent dans la chambre de Breyguhn, qui peignait ses longs cheveux bruns devant son miroir. Elle se laissa choir sur le lit et déplia un simple écran auto-adhésif. Elle rejeta sa chevelure en arrière et réveilla la machine avec deux frappes au clavier. — Tu voulais voir du piratage informatique, dit-elle. Je vais t’en montrer, moi. Breyguhn finit de peigner ses cheveux et les attacha, puis rejoignit son aînée sur le lit. Elle regarda l’écran. Il était plein de chiffres et de lettres. — Très excitant, j’en suis sûre. Qu’est-ce que tu essaies de faire exactement, Shar ? Sharrow pianotait de la main droite sur la surface apparemment usée du clavier. Sa main gauche lui faisait encore mal, mais elle s’en servait à l’occasion pour passer en majuscules. — J’essaie d’entrer dans le circuit de Skave. Je vais flanquer un cauchemar à cette épave incompétente. — Vraiment ? dit Breyguhn. Elle se retourna sur le lit, enveloppée dans les plis de sa robe de chambre. L’écran était toujours aussi ennuyeux. — Oui, fit Sharrow. Skave est tellement archaïque qu’ils lui ont programmé une sorte de phase sommeil, pour qu’il puisse assimiler les événements de la journée et actualiser ses propres programmes. Il est tellement vieux et coincé qu’il n’a vraiment plus besoin de faire ça, mais c’est devenu pour lui une habitude. Je vais balancer son cul sommeilleux dans un Labyrinthe du cauchemar. Ses doigts dansèrent d’un bout à l’autre du clavier. — Quoi ? s’exclama Breyguhn en rampant sur les couvertures pour s’approcher de l’écran. Un de ces trucs dans lesquels les gens rêvent, histoire de voir combien de temps ils peuvent tenir ? — T’as pigé, dit Sharrow. Elle regarda l’holo replié d’une base de données à l’architecture complexe se dresser comme une chaîne de montagnes polychrome hors de l’écran auto-adhésif. Elle le toucha, glissa ses doigts dans l’image, déplaça des parties de ce paysage en grognant chaque fois que sa main gauche endolorie se trompait de morceau et devait corriger le tir. Enfin satisfaite, elle tapa Entrée pour saisir le code hologlyphique. La forme repliée s’effaça, immédiatement remplacée par un couloir infiniment profond qui disparaissait dans l’écran. Sharrow sourit et y plongea la main tandis que son autre pouce maintenait la touche Exponentiel appuyée. — Nous allons offrir à ce vieux Skave une nuit inoubliable, dit-elle en découpant une section dans le couloir à défilement frontal. Seulement, pour lui, elle durera mille nuits et il ne pourra pas se réveiller. — Mille nuits ? demanda Breyguhn en essayant de voir dans les profondeurs de l’image. Sharrow roula les yeux. — C’est qu’ils pensent beaucoup plus vite que nous, patate, lança-t-elle. Elle composa Chargement Automatique ; elle avait déjà cartographié et amorcé le système intelligent (mais non pensant) de la propriété Dascen. Des glyphes surgirent et sombrèrent, des écrans de chiffres se bousculèrent et papillotèrent, et l’écran se figea. — Et voilà ! — C’est tout ? demanda Breyguhn, apparemment déçue. — Ma petite, j’ai simplement bloqué le système d’un andro qui existe depuis sept mille ans, dit-elle en refermant l’écran. Observe-le demain matin au petit déjeuner et ne commande rien de chaud si tu n’aimes pas manger sur tes genoux. Elle passa la main dans les cheveux de Breyguhn et les ébouriffa vigoureusement, lui secouant la tête. Breyguhn leva la main et repoussa celle de Sharrow. Leur père était fou d’angoisse. La serviette encore autour du cou, il arpentait la salle du petit déjeuner en se pétrissant les mains. — Skave ! s’écria-t-il. Skave ! Après toutes ces années ! Je suis impardonnable. J’aurais dû mieux l’entretenir. Tout ça, c’est ma faute ! Il s’approcha de la fenêtre. Dehors, un couple de volumineux androïdes et un homme en combinaison de technicien étaient en train de refermer les portes du fourgon blindé qui allait emporter le corps inerte de Skave. Quand on l’avait retrouvé, l’androïde était encore amarré à sa collerette de téléchargement dans la cave des Mécaniques, les yeux écarquillés, la tête vibrant de gauche à droite. Un diagnostic au scanographe révéla que sa personnalité avait été bel et bien effacée, avec une grande partie de sa programmation personnalisée et même quelques-unes de ses fonctions censées être câblées d’origine. Appelée à la rescousse, la compagnie de gestion-location d’androïdes et d’IA avait suggéré que seul un défaut nanophysique insolite et invraisemblable (après tous ces millénaires !) aurait pu causer cette fugue, ou alors – plus vraisemblablement, d’après son expérience –, que quelqu’un avait piraté la base de données originelle de l’androïde et avait délibérément grillé son cerveau de vieillard. Immobile sur sa chaise, Sharrow affectait un air troublé tout en savourant intérieurement sa suffisance, pendant que son père se tordait les mains et tournait en rond dans la salle, refusant d’être réconforté par les membres de sa famille. Elle sentit poindre un sentiment de culpabilité en songeant à ce qui était arrivé à Skave, mais elle l’étouffa avec le succès intégral de la démonstration de ses talents sous les yeux de Breyguhn – voilà au moins qui lui flanquerait une sacrée trouille ! –, et l’idée cyniquement réconfortante que Skave était devenu trop vieux pour être utile, et qu’il était donc grand temps de le mettre à la retraite, ou de lui faire subir ce qui attendait les robots frappés d’obsolescence. Elle mit se bras sous la table et serra sa main gauche dans sa main droite pour ne plus penser à ce qu’elle avait fait et pour se rappeler une des raisons qui l’avaient poussée à agir ainsi au départ. Elle regarda son père déambuler en se tordant les mains et sentit des élancements de douleur remonter dans ses propres bras. Elle serra plus fort, sans changer d’expression, jusqu’à ce que ses yeux menacent de pleurer, puis elle s’arrêta. Breyguhn semblait sincèrement bouleversée. Sharrow vit des clins d’œil de délicieuse complicité alterner avec une sorte d’horreur tandis qu’elles étaient assises à la table familiale et écoutaient leur père se désoler et s’accuser. — Perdu pour nous ! Perdu pour nous, après toutes ces années ! Il était dans la famille depuis des millénaires, et c’est sous ma garde que nous l’avons perdu ! Le dernier bien qui nous restait ! Quelle honte ! Sharrow se ressaisit, secoua tristement la tête et se servit un pain glacé directement au réfrigérateur de table. Breyguhn la regarda faire, médusée. Sharrow accéda au système de la maison et vit le rapport envoyé à son père par les gens qui avaient emmené Skave. Ils lui envoyaient le même rapport par pli personnel. Et ça, pas moyen de l’intercepter. Elle fut soulagée de constater que le rapport ne l’impliquait pas, ni personne d’autre dans la maison. La compagnie de gestion-location des androïdes supposait un piratage externe (et conseillait chaudement une remise à niveau exhaustive des systèmes du Palais, pour laquelle elle serait très honorée de proposer un devis des plus raisonnables). Sharrow en éprouva une brève fierté : on avait estimé que le ou les individus qui avaient fait le coup étaient vraisemblablement des professionnels, vu la perfection avec laquelle ils avaient effacé leurs traces. Le rapport concluait que l’androïde avait besoin d’un nouveau cerveau et devait donc être considéré comme irrécupérable, à moins d’un changement majeur et très peu vraisemblable de la législation. Comme les androïdes possédés par des particuliers avaient une très grande valeur, quel que soit leur état, la compagnie supposait que la prochaine étape serait de réclamer une somme substantielle à l’assurance et se proposait de conserver, si nécessaire, la machine dans sa chambre forte et de coopérer avec tout expert mandaté par l’assureur. Sharrow mit sa tête dans ses mains quand elle lut ce passage. Elle savait que son père n’assurait plus Skave – pourquoi payer des primes pour quelque chose qui n’était jamais tombé en panne en sept mille ans, alors que l’argent pourrait rapporter un million de thrials sur une table de jeu ? Ce serait du gaspillage. Mais si. Elle éteignit l’écran et le laissa s’enrouler. — Cette stupide machine faisait partie de notre patrimoine ! siffla Breyguhn. Elles étaient à la patinoire, attendant entre deux tours de piste que les autres adultes et enfants abandonnent leurs petits véhicules, traversent le sol en neige compactée de la patinoire et regagnent les barrières de sécurité, pour être remplacés par de nouveaux pilotes. Au-delà de la vasque peu profonde de la piste réfrigérée, l’air était brûlant, le temps ensoleillé ; par intermittence, une rafale de vent chaud faisait déferler un parfum de fleurs et de verdure sur l’atmosphère glaciale de la patinoire. Breyguhn avait pris grand plaisir à charger l’autoluge de Sharrow à plusieurs reprises pendant le dernier tour. Sharrow préférait conduire en évitant toute collision ; ces chocs répétés étaient donc une tactique d’agacement plus réussie que la plupart des stratagèmes employés par Breyguhn. — Et alors ? répliqua Sharrow en jetant un coup d’œil circulaire pour s’assurer que personne ne risquait de l’entendre. Ce vieux con aurait fini par vendre Skave ; on n’aurait jamais vu la couleur de l’argent. — Peut-être que si ! protesta Breyguhn. Les derniers pilotes trouvèrent leur véhicule et le klaxon résonna, indiquant l’émission imminente du signal qui remettrait en marche le moteur de chaque autoluge. — Peut-être ! s’esclaffa Sharrow. Il n’y avait pas une chance sur un million, ma petite. Il aurait mis Skave au clou dès qu’il aurait recommencé à perdre gros. Il vendrait n’importe quoi pour satisfaire sa passion du jeu. Il nous vendrait nous pour avoir de quoi miser. Sharrow détailla ostensiblement sa sœur cadette de la tête aux pieds et dit : — Il pourrait peut-être tirer un bon prix de ma personne, au moins. — Mais il adorait Skave, insista Breyguhn. Il ne l’aurait jamais vendu. — Foutaises ! dit Sharrow d’un ton suprêmement dédaigneux. — Qu’est-ce que t’en sais ? — Tout ce que je sais, décréta Sharrow tandis que le klaxon résonnait et que les autoluges se remettaient en marche, c’est que tu es chiante et je n’ai qu’une envie, foutre le camp d’ici et aller… faire du ski. Elle cligna des yeux et agita suggestivement le bassin. Évitant le bras que Breyguhn lança maladroitement dans sa direction, elle démarra en tête-à-queue sur la surface blanche, aspergeant sa sœur d’embruns glacés, et s’élança sur la piste ovale. L’autoluge de Sharrow perdit sa chenille une minute plus tard, abandonnant le large bracelet de métal étalé dans la neige derrière elle comme la traîne d’une robe insolite. Sharrow appuya sur l’accélérateur, mais le véhicule avait automatiquement éteint son moteur. Elle tapa sur le volant, grimaçant lorsque sa main blessée protesta en lui envoyant une onde de douleur dans le bras, ensuite elle se leva dans l’autoluge, attendit une accalmie dans le bruyant tourbillon des joyeux mordus de la glisse puis traversa prudemment, mais rapidement, la surface blanche en direction du bord. Breyguhn prétendit plus tard qu’elle était repartie à contresens pour voir si elle pouvait aider Sharrow, après avoir remarqué que son autoluge était immobilisée. Elle savait que c’était interdit par le règlement, mais elle avait agi sans réfléchir. Ensuite, son accélérateur s’était bloqué et elle avait dû s’affoler. Elle s’en voulait terriblement d’avoir heurté Sharrow, l’écrasant contre la barrière et lui cassant la jambe. D’autant plus que ça l’empêchait d’aller au ski. Sharrow se redressa dans le lit, entourée de coussins. Son père la tint dans ses bras et lui tapota le dos. — Je sais, je sais, ma chérie. Nous avons tout contre nous, maintenant, n’est-ce pas ? Ce pauvre Skave, qu’on nous enlève ; toi et ta vilaine jambe, qui fait des siennes et se casse, et cette pauvre Brey qui ne dort plus, ou presque, parce qu’elle a l’impression que c’était sa faute, et moi avec deux filles sur les bras, tout aussi malheureuses l’une que l’autre. Il tapota la tête de Sharrow ; le menton calé sur l’épaule paternelle, elle observait Breyguhn, qui était assise sur une petite chaise près de la porte. Breyguhn loucha et secoua rapidement la tête de droite à gauche lorsque leur père mentionna Skave, ébaucha un cri silencieux et se tint la cuisse lorsqu’il parla de la jambe de Sharrow, puis ferma les yeux et pencha la tête de côté comme si elle dormait paisiblement lorsqu’il prononça son nom. — Mais tu vas t’en tirer, n’est-ce pas, mon petit chou ? Les toubibs vont te réparer cette jambe rebelle en un rien de temps, pas vrai ? Breyguhn mima une jambe flasque et tordue qui se redressait brusquement ; elle l’agita à la ronde. — Bien sûr qu’ils y arriveront. Ce sera comme si rien ne s’était passé, hein ? Et puis tu vas vite oublier tout ça, tu verras. Breyguhn simula l’oubli instantané avec un doigt porté à ses lèvres et un enchaînement d’expressions outrageusement perplexes. Sharrow se permit un mince sourire tandis que son père lui tapotait le dos. Elle regarda Breyguhn et secoua lentement la tête. Breyguhn croisa les bras avec un sourire hautain. Encore plâtrée, Sharrow coucha avec un des jeunes médecins et le persuada de faire le nécessaire pour que sa jambe ne retrouve jamais sa perfection ; elle marcherait toujours avec une légère claudication, et ainsi, elle n’oublierait jamais. Son père n’arrivait pas à comprendre pourquoi sa fille était toujours infirme. Il menaça de traîner en justice la Franchise médicale familiale, mais il n’en avait pas les moyens. À l’université, la claudication de Sharrow devint son signe distinctif, son talisman, son symbole – comme un bandeau sur l’œil ou une cicatrice de duel. Elle refusa toujours de se faire opérer à nouveau. Son père n’y comprenait carrément rien du tout. 19. ANNONCE FRUSTRANTE L’androïde et l’humaine se tenaient près d’une automobile archaïque sur un quai envahi d’herbes folles dans les vieux docks et regardaient la mer. De temps à autre, l’antiquité sifflait et laissait fuir un peu de vapeur. Derrière elle, au-delà des carcasses des dépôts en ruine, la brume montait en permanence des eaux chaudes de la crique, escaladant sans trêve les plans gris comme givre d’un ciel sans vie. Thrial était un fruit rouge enveloppé de langes de brouillard. Des immeubles au loin vacillaient à la limite de l’invisibilité. L’hélicoptère contourna la péninsule en oscillant ; le feu roulant de son moteur crépitait sur les falaises et les édifices surgis dans la brume. L’appareil ralentit en survolant le môle du port puis pivota pour atterrir rapidement, non sans grâce, dans une cuvette de brume tourbillonnante et une petite tempête de minuscules cailloux et de feuilles mortes apportées par le vent. Sharrow chancela. L’androïde resta parfaitement immobile. Miz sauta à bas du siège du pilote ; il avait décroché la tige de commande de son oreille et remis l’instrument à un homme en uniforme qui se coula dans le siège qu’il venait de libérer. Miz avait l’air content de lui. Sa main droite portait un léger bandage. Zefla et Dloan apparurent de l’autre côté de l’hélicoptère ; Dloan boitait un peu. Zefla sourit en voyant Sharrow. — Ça sera Yada, à la fin de l’année prochaine, avec trois mignons petits vieux, dit-elle lorsqu’elles s’étreignirent. — C’est ce qu’on m’a raconté. Salut, Dloan. — Bel atterrissage, hein ? — Fantastique, Miz. Je te présente Feril, mon juriste et tuteur pendant la durée de mon séjour ici. — Bonjour à tous, dit l’androïde. Il montra du doigt la vénérable et fumante voiture à vapeur tout en chaussant une paire de lunettes enveloppantes et annonça : — Permettez-moi de vous véhiculer jusqu’aux appartements de dame Sharrow. Miz promena son regard sur la cité des brumes. L’immeuble résidentiel à la façade en grès noir comme jais était sis à mi-pente d’une colline donnant sur un vieux bassin du canal relié par une série d’écluses et un plan incliné au port intérieur de la ville. L’appartement de Sharrow se trouvait tout en haut, au-dessus du niveau où habitait Feril. L’androïde avait récemment quitté l’appartement au dernier étage après l’avoir rénové. L’intention avouée des androïdes était de restaurer la ville de Vembyr pour lui redonner la splendeur qu’elle avait connue à l’époque de la Cour du Lézard, lorsque, de l’avis général, elle était au sommet de son rayonnement culturel et de sa cohérence architecturale. Non seulement Feril avait reconstruit l’antique automobile à vapeur dont il s’était servi pour transporter le groupe à partir des docks, mais il avait restauré deux autres immeubles résidentiels au cours des dernières décennies ; celui-ci était son troisième. Toutes les pièces étaient hautes de plafond. Des boiseries sculptées de motifs abstraits complexes s’élevaient des planchers cirés jusqu’à des lambris d’agate et de marbre, depuis lesquels des murs nus en plâtre blanc montaient vers des frises de plafond – en plâtre elles aussi – d’une fabuleuse complexité, composées de feuillages et de lianes d’où émergeaient de petits visages de lézards indiscrets. La pièce dans laquelle ils se trouvaient était Spartiate, avec des meubles noirs en bois et cuir – à la fois d’une sévérité formelle et bizarrement organiques. — Combien ? demanda Sharrow. — Dix millions, dit Zefla en hochant la tête. Elle se tenait près d’un mur lambrissé dont elle caressait les reliefs. Miz se détourna de la fenêtre et ouvrit les bras, silhouette noire à contre-jour. — Le mec n’a même pas eu l’air surpris ! s’exclama-t-il. — Mais la juge, si ! dit Zefla en scrutant attentivement les boiseries. Manifestement, elle avait cru que fixer le montant de la caution à ce niveau ne serait qu’une simple formalité. Elle a été obligée de consulter l’IA de la Cour mondiale sur-le-champ, devant tout le monde ; elle lui a probablement demandé si elle pouvait revenir sur sa décision et exiger une somme impossible à réunir par qui que ce soit, mais le règlement dit que non. Alors, Roa est ressorti libre. — Qui risquerait dix millions de thrials sur un pareil cinglé ? dit Miz. — Personne ne le sait, je suppose ? demanda Sharrow. Zefla abandonna les boiseries et vint s’asseoir avec Sharrow sur un sofa tout en longueur. Elle haussa les épaules. — Un établissement de crédit spécialisé dans les cautions. Ils ont eu l’argent dans l’heure, en liquide, par messagerie express. On ne sait pas qui est derrière. — Peut-être que c’est le même fils de pute qui a baptisé Moins un Cinquième le vainqueur de la course de midi à Tile hier, suggéra Miz. Il s’adossa contre le rebord de la fenêtre. — Oh, Miz, dit Zefla avec un air sévère. — Ouais, je sais. Je suis parano. L’impression qu’un détail important lui avait échappé tourmenta à nouveau Sharrow. — Miz ? — Hmm ? — Éloigne-toi de la fenêtre, s’il te plaît. — Quoi ? Il fronça les sourcils et regarda derrière lui. Il s’écarta doucement, cessant de peser sur la vitre, et fit un pas en avant. Sharrow savait qu’elle était au centre de tous les regards. Miz jeta encore un coup d’œil à la ville derrière la fenêtre. Sharrow se surprit à chercher Cenuij dans la pièce. Elle agita les bras dans un geste intermédiaire entre l’exaspération et le désespoir. — Désolée. C’est moi qui suis parano. Elle indiqua du doigt la fenêtre : — Je suis sûre qu’il n’y a pas de tireur embusqué là-dehors et que la vitre ne va pas céder sous ton poids. Miz, qui ne savait pas trop s’il devait sourire, s’assit sur une chaise en cuir pâle. — De toute façon, dit Dloan en fléchissant un peu sa jambe blessée, nous sommes ici. Et qu’est-ce que nous sommes venus voir ? — Certain objet que Gorko a laissé, l’informa Sharrow. Elle regarda les autres et eut l’impression que quelque chose clochait. Puis elle se rendit compte qu’elle cherchait encore Cenuij, pour tenter de capter son regard. — Ce soir, nous allons à l’entrepôt, dit-elle. — Un entrepôt ? s’étonna Miz. — Des tas de biens de la famille y sont conservés par décision de la Cour mondiale. — Les tarifs de location sont raisonnables, expliqua Zefla à Miz, qui avait encore l’air perplexe. — Une partie des objets déposés appartient à Gorko, dit Sharrow à Miz, mais la Cour n’a pas encore réussi à les disperser, et le statut de certains fait l’objet de litiges entre la Cour et ma famille. — Et ce que nous sommes venus voir appartient à quelle catégorie ? demanda Zefla. — La seconde ! Il s’agit du tombeau de Gorko. — Son tombeau ? dit Miz. Sharrow opina. Zefla était apparemment déconcertée. — Quel rapport entre le livre et le tombeau ? demanda-t-elle. Sharrow parcourut des yeux la vaste pièce blanche et fronça les sourcils. — Je te le dirai plus tard, pas ici. — Tu ne fais pas confiance à ton nouvel ami ? s’enquit Miz. — Oh, je lui fais confiance, dit Sharrow en contemplant les délicates feuilles, branches, tiges et fleurs représentées dans les motifs du plâtre qui garnissaient l’angle entre le mur et le plafond. Mais on ne sait jamais… Un instant de silence. Puis Zefla frappa dans ses mains et dit : — Y a pas un endroit dans les parages où une nana pourrait boire un verre ? — Bonne idée, approuva Sharrow en se levant. Et si on essayait l’Hôtel municipal ? De toute façon, il vous faudra bien des chambres. Je suis interdite de séjour là-bas, mais je ne crois pas que ça s’applique aussi au bar. L’entrepôt s’étendait interminablement, section après section, allée après allée, rayon après rayon. Sharrow et les autres attendirent à l’entrée pendant que Feril et le gardien androïde allumaient toutes les lampes à partir d’un grand tableau rempli d’interrupteurs, garnissant lentement l’espace caverneux de flaques de lumière jaune. — Mazette ! dit Zefla en appuyant son coude sur l’épaule de Sharrow. C’est les affaires à Gorko ? — Oui, confirma Sharrow. — Quoi ? Tout ça ? Sharrow se retourna lentement tandis que les dernières lampes s’allumaient au loin. — Ce n’est qu’un des bâtiments, précisa-t-elle. — Waouh ! dit Miz. — Dame Sharrow, intervint Feril. Vous désiriez voir le tombeau de feu votre grand-père ? — S’il vous plaît. — Par ici. Ils traversèrent les débris poussiéreux du passé de sa famille, au milieu des entassements de caisses et des piles de cartons ; des étiquettes décolorées et des listes jaunies étaient attachées et punaisées aux divers conteneurs. Les articles qui n’étaient pas dans des caisses ou cartons étaient recouverts d’emballages plastique translucides hermétiquement clos sous les scellés à digicode de la Cour mondiale. Ils arrivèrent assez vite à une section de l’entrepôt dominée par un volumineux cube, emballé sous plastique, d’environ quatre mètres de côté, posé sur une palette métallique et entouré de caisses, de cartons et d’un assortiment d’objets hétéroclites enveloppés eux aussi de plastique translucide. — Voilà le tombeau, fit Feril en désignant du doigt le cube sombre. — Oh, dit Miz. Je m’attendais à quelque chose de plus grand. — C’est tout ce qu’il y a, lui assura Sharrow. Feril se fraya un passage jusqu’au cube ; ils le suivirent. — Je vais enlever l’emballage, annonça-t-il. Il trouva le sceau codé de la Cour mondiale et passa les doigts sur la surface de lecture. La feuille plastique s’ouvrit autour du sarcophage ; Feril et Dloan la retirèrent, révélant le miroir obscur de la surface en granit poli. Sharrow approcha une caisse du tombeau et grimpa dessus pour regarder par la petite fenêtre en verre fumé à mi-hauteur d’une des parois noires. Elle s’approcha, une main en visière pour éliminer la lumière de l’entrepôt, puis tira de sa poche une petite torche et la braqua par la fenêtre. Elle regarda les autres du haut de son perchoir. — C’est vide, constata-t-elle en essayant de cacher le choc qu’elle venait de subir. — Le corps de votre grand-père se trouve dans le Temple nobiliaire à Yadayeypon, dit Feril. On a eu le sentiment qu’un entrepôt n’était pas le lieu qui convenait à des restes humains. — On pourrait en dire autant de Yada, marmonna Miz. — Je n’étais pas au courant, avoua Sharrow. Elle loucha à nouveau par la fenêtre en verre fumé. — La Cour mondiale n’a pas rendu public le transfert des restes de votre grand-père. — Ils ont emmené sa moto aussi à Yada ? demanda Sharrow. — Sa moto ? s’interrogea Feril. Ah, le véhicule avec lui dans le tombeau. Non. Il est… ici. L’androïde désigna un long paquet translucide. — Ah bon, dit Sharrow. Elle éteignit la torche et descendit de la palette. Elle regarda autour d’elle et avoua : — Je voulais vraiment présenter mes respects au vieil homme, mais… — Je suis désolé, dit Feril. J’aurais dû comprendre. Vous aviez demandé à voir le tombeau et… Ses yeux-miroirs ternes la fixèrent posément, réfléchissant le cube noir du tombeau derrière elle. — C’était vraiment stupide de ma part. Veuillez accepter mes excuses. — Il n’y a pas de mal, soupira Sharrow en regardant les autres caisses. Elle haussa les épaules. — Verriez-vous un inconvénient à ce que je jette un coup d’œil au reste de la collection ? demanda-t-elle. Je connaissais bien la maison Tzant… — Ne vous gênez pas, dit l’androïde. Il ouvrit les scellés de divers cartons et caisses proches tandis que Dloan et Miz retiraient les emballages. — Ça ira, décréta Sharrow après que Feril eut ouvert une vingtaine de paquets emballés sous plastique. Loin de montrer des signes de ralentissement, il semblait vraiment accélérer la cadence. Penché pour ouvrir une caisse tout en hauteur, il se redressa immédiatement, s’inclina à l’adresse de Sharrow et dit : — Regardez ce que vous voulez, prenez votre temps. Si vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, je serai devant la porte, ou à côté. — Merci, fit-elle. L’androïde s’éloigna et disparut entre les piles de caisses. — Je n’avais encore jamais vu un androïde gêné, souligna Zefla au bout d’un moment. — Idiote, dit Miz en s’asseyant sur un bahut en ébène et kymoxyle aux chants en platine brossé piqueté d’opales. — Tout de même, remarqua Dloan, il y a au moins quelques trucs intéressants dans tout ce fatras… Il laissa errer son regard sur les emballages ouverts. — Si je comprends bien, releva Miz, ça fiche le plan par terre. — Hmm, fit Sharrow en fronçant les sourcils. Elle caressa un lourd manteau en fourrure argent et noir drapé sur une énorme coupe en cristal incrustée de pierreries et ceinte de boucles de métaux précieux ; l’ensemble était posé sur un tapis-miroir qui recouvrait une antique holocuve. Zefla s’approcha nonchalamment d’un gigantesque buffet délicatement sculpté et en ouvrit une des portes. — Génial ! s’écria-t-elle en retirant une bouteille. Un cellier vertical ! Elle s’assit sur le bahut à côté de Miz. — Regarde ce que j’ai trouvé ! — Stupéfiant, dit Miz. Il secoua la tête et examina Zefla de près. — Y a-t-il un lieu où tu ne puisses pas trouver à boire, Zef ? — J’espère sincèrement que non, dit-elle en agitant la bouteille poussiéreuse sous le nez de Sharrow. Ça te dirait d’alléger l’inventaire ? — C’est légal ? demanda Sharrow. Zefla secoua la tête énergiquement. — Non. Ça ne peut même pas se plaider. — Très bien, allons-y, ordonna Sharrow. Zefla tira un couteau de sa poche et commença à ouvrir la bouteille. — Ils peuvent toujours nous faire un procès, dit Miz. — Je connais une bonne avocate, répliqua Zefla. Ils burent le vin au goulot. Dloan examina un présentoir de fusils de chasse. Miz calcula la valeur d’inventaire du bahut sur lequel il était assis. Zefla endossa le manteau de fourrure, laissant traîner l’ourlet d’un mètre de long sur le sol poussiéreux de l’entrepôt. — Par le Destin, que c’est lourd ! dit-elle en se débarrassant du vêtement, qu’elle hissa en haut de la coupe cérémonielle. Les gens portent vraiment des trucs comme ça ? Le poids de la tradition, je suppose. Elle secoua la tête. Sharrow, l’air maussade, était assise en amazone sur la moto encore emballée. — Hé ! dit Zefla. T’as d’autres nouvelles de Breyguhn ? — Elle est toujours là où elle est, dit Sharrow. — C’est dingue, fit Miz. Sharrow opina. — J’ai essayé de l’appeler ; les Frères m’ont affirmé que maintenant elle séjourne là de son plein gré. Ils ont rajouté qu’elle ne voulait pas me parler. Zefla secoua la tête. — Tu crois qu’ils disent la vérité ? Sharrow haussa les épaules. — Je ne sais pas. Il se pourrait qu’ils mentent, il se pourrait aussi que Breyguhn veuille rester pour de bon. Vu l’impression qu’elle m’a faite la dernière fois, ça ne m’étonnerait pas. — Tu crois qu’elle aurait flippé en apprenant la mort de Cenuij ? demanda Zefla. — Si elle n’avait pas déjà flippé avant, estima Sharrow. Elle descendit de la moto et s’approcha du cube noir du tombeau, qu’elle examina d’un œil critique. — Dloan, tu crois que tu pourrais m’aider à grimper là-haut ? — Sûrement. Dloan reposa l’un des fusils de chasse dans son étui, s’avança jusqu’à la paroi du tombeau et forma un étrier avec ses mains. Sharrow fut soulevée vers le haut du sarcophage et se hissa au sommet à la force du poignet. — Tu fais gaffe, là-haut, lança Miz. — Évidemment, dit-elle en contemplant la face supérieure du cube de granit noir. Je me demande si on peut ouvrir ce machin… Elle se tut en apercevant la moto sur laquelle elle s’était assise. — Shar ? s’enquit Zefla en fronçant les sourcils. Sharrow jeta un coup d’œil circulaire dans l’entrepôt. Elle s’assit sur l’arête du cube, pivota, se laissa pendre le long de la paroi, les bras tendus, puis se laissa tomber sur le sol. Elle s’approcha de la moto, une expression bizarre sur le visage. Les autres étaient perplexes. Sharrow posa la main sur le carénage antérieur et examina le véhicule. Longue et surbaissée, la moto avait un siège unique, très enveloppant, placé derrière un volumineux réservoir de carburant et au-dessus d’un rutilant moteur V4 à hydrogène. Ses roues étaient deux sombres tores de flexmétal dont les profondes sculptures les faisaient ressembler à des engrenages géants. Au-dessus de la courbe du garde-boue avant, ce qui semblait être un tableau de bord adossé au module d’éclairage était une masse compacte recouverte d’un mince carénage aérodynamique. Deux cylindres trapus dépassaient du capot principal argent mat, terminés par une paire de lentilles obscurément bulbeuses. Deux tiges étrangement peu pratiques sortaient du capot, une courroie sans utilité apparente reposait sur le réservoir et les deux principaux cadrans à l’arrière du tableau de bord avaient l’air rajoutés. Sharrow s’agenouilla près de la roue avant inclinée et tapota la surface métallisée rugueuse au-dessus des deux lentilles sombres. Miz haussa les épaules. Dloan avait l’air toujours aussi perplexe. Zefla but une autre gorgée à la bouteille. Puis son expression passa brutalement de l’incompréhension à la stupéfaction. Elle recracha son vin et montra le capot du doigt. — Ce… ce truc, c’est le Canon L… ? Elle toussa, se tapota la poitrine. — Quoi ! s’écria Miz tout haut. Il se retourna avec un air coupable. Dloan afficha sa perplexité un instant de plus, puis sourit et opina lentement. Sharrow secoua la tête. Elle se leva et examina l’endroit où les deux cadrans disparaissaient dans des trous découpés dans le tableau de bord. — Non, dit-elle. Elle inséra un ongle dans l’interstice et le promena autour du cadran. — L’original ne se laisserait pas découper comme ça… Elle recula, croisa les bras et examina l’engin sous tous les angles. — Mais, conclut-elle, quelqu’un s’est donné la peine d’en faire une copie ressemblante. Les autres se pressèrent autour de la moto. Miz scruta attentivement les instruments. — Peut-être qu’on est censé monter dessus et appuyer sur le démarreur, et ensuite, ça vous emmène là où l’original est planqué. — Comme une paire de souliers magiques dans un conte de fées, dit Zefla en hochant la tête. — Peut-être, fit Sharrow. Dloan se pencha sur les instruments. Il fronça les sourcils, puis tapota les deux principaux afficheurs. Il s’agissait d’indicateurs électromécaniques à l’ancienne, pourvus de minces aiguilles en plastique qui désignaient des chiffres imprimés sur le bord des cadrans. — Hmm, grogna Dloan. Il empoigna les instruments et les secoua ; ils bougèrent à l’intérieur du tableau de bord. — Et alors ? interrogea Zefla. — D’après ces instruments, expliqua Dloan en se redressant, ce machin fait du cinquante kilomètres à l’heure et son moteur du soixante tours par seconde. — Ne faites jamais confiance à un Canon Lent, marmonna Zefla. — Vraiment ? fit Sharrow. Voyons voir… Elle empoigna chacun des deux cadrans et tira. — Hé ! Fais attention… dit Zefla en reculant. Les cadrans sortirent franchement du tableau de bord, avec un déclic. Ils n’étaient pas pourvus de fils ni de câbles. Sharrow les retourna : aucune borne de connexion n’était visible sur leur surface en acier inoxydable. — Une des aiguilles bouge, dit tranquillement Dloan. Sharrow tint les instruments devant elle. L’aiguille du compteur de vitesse oscilla légèrement, puis se stabilisa, celle du tachymètre resta fixe. Dloan tendit la main et modifia l’orientation du tableau de bord, toujours tenu par Sharrow, pour qu’il soit à l’horizontale, puis fit tourner les cadrans de quatre-vingt-dix degrés dans un sens, puis dans l’autre. L’aiguille du compteur de vitesse tourna autour du cadran, mais sans cesser d’indiquer la même direction, vers un des murs de l’entrepôt. Sharrow indiqua du menton la direction désignée par l’aiguille. — Alors, on va par là, d’accord ? Ils tombèrent sur Feril pendant qu’ils remontaient l’allée principale, les yeux fixés sur les deux instruments. Sharrow eut un sourire embarrassé et tourna les deux cadrans vers sa poitrine. L’androïde était parfaitement immobile. — Puis-je vous être utile ? demanda-t-il. Sharrow sourit. — Pouvons-nous vous emprunter votre voiture pendant un certain temps ? — Ce véhicule est un peu capricieux, leur dit Feril comme pour s’excuser. Oserais-je vous proposer de vous conduire partout où vous le voudrez ? Sharrow et les autres échangèrent des regards. Feril leva les yeux au plafond et murmura : — Je sais bien que l’idée ne vous en viendrait jamais, mais – simple supposition –, si d’aventure vous songiez à soustraire un objet à la collection, il serait plus sage de ne pas vous laisser surprendre en flagrant délit par le gardien. Je suis moi-même tout à fait neutre dans cette affaire. Sharrow ouvrit sa veste et dissimula les volumineux cadrans du mieux qu’elle put. — Nous acceptons votre proposition d’être notre chauffeur, Feril, et nous vous remercions. — Tout le plaisir est pour moi, dit l’androïde. Des vagues grises se précipitaient contre des rochers noirs ; des embruns jaillissaient, illuminés par le soleil couchant, et se répandaient sur l’escarpement en nappes véloces de brume gris rosâtre, tombant et tourbillonnant dans les anfractuosités. Humide, frais et vigoureux, le vent soufflait au visage de Sharrow. Le coucher de soleil était une large tache rouge à la lisière de l’océan. Elle se retourna et son regard remonta la pente herbeuse jusqu’à la route où la voiture sifflait tranquillement. Des sautes de vent déchiraient les filets de vapeur qui s’échappaient de dessous le véhicule. La lumière était allumée dans le compartiment arrière ; Sharrow voyait par la portière ouverte Miz et Dloan scruter un écran qu’ils avaient déroulé sur le plancher de la voiture. Assis sur deux rochers au bord de la route, à une cinquantaine de mètres de là, Feril et Zefla conversaient en regardant la mer. Miz sortit de la voiture et descendit vers Sharrow. Il s’arrêta à côté d’elle, respirant ostensiblement les effluves iodés de l’air marin. — Alors ? s’enquit Sharrow. — Je te le dirai si tu m’expliques le rapport entre le livre et le tombeau, dit Miz avec un maigre sourire. Sharrow haussa les épaules. — Le message est dans l’étui. Miz fronça les sourcils un instant. — Quoi ? « Les Choses Changeront » ? Sharrow hocha la tête. — C’est l’inscription sur le tombeau de Gorko. — Mais ce tombeau ne date que de… combien, déjà ? — Cinquante ans. Et le livre était perdu depuis douze siècles. Elle sourit discrètement au soleil couchant et poursuivit : — Gorko a dû découvrir ce qu’il y avait dans l’étui, même s’il n’a jamais mis la main sur le livre lui-même. Peut-être que c’était une recherche bien menée par un spécialiste des Antiquités ; peut-être qu’un de ses agents a eu la possibilité d’examiner l’ouvrage ou de le scanner par télémétrie pendant qu’il était à Pharpech. En tout cas, Gorko a eu connaissance du texte de l’inscription et l’a fait reproduire sur son tombeau. Miz semblait quelque peu déçu. — Oh, fit-il en hochant lentement la tête. — Alors, dit Sharrow, quelle direction indiquent ces cadrans ? Miz pinça les lèvres et désigna l’océan du menton. — Très loin au-delà des mers. — Le Caltasp ? — Plus ou moins, dit-il en se retournant vers elle. Les Zones. Elle ferma les yeux un instant, puis demanda : — Tu en es sûr ? — Viens voir. Ils retournèrent à la voiture. Elle s’arrêta devant la portière ouverte, une main posée sur le toit en bois nervuré du véhicule. L’écran flexible étalé sur le plancher affichait une projection bidimensionnelle de l’hémisphère austral de Golter, déformé pour montrer les directions vraies. Miz et Sharrow regardèrent Dloan tracer une ligne qui, partant d’un point de la rose des vents au Jonolrey méridional, traversait le Phirar pour aboutir dans la région située entre le Caltasp et la province du Lantskaar. — Ça dépend de la précision de ces instruments, dit Dloan en tapant des chiffres sur la calculette affichée dans la marge du planisphère. Et du principe de fonctionnement de l’afficheur directionnel – magnétique ou GPS. Mais si le « compteur de vitesse » indique la direction exacte et que le « compte-tours » soit gradué en centaines de kilomètres, alors, c’est les Zones sous embargo. — Oh, merde, murmura Sharrow. Ils avaient parcouru quatre-vingts kilomètres depuis Vembyr, sur la surface grêlée de trous de l’autoroute littorale déserte, en direction du sud, puis de l’ouest. Ils étaient passés devant les ruines ensevelies du vieux réacteur atomique deux kilomètres plus tôt, juste avant le raccourci menant au promontoire. Ils étaient une cinquantaine de kilomètres plus à l’ouest qu’à Vembyr, et l’aiguille du faux tachymètre s’était déplacée d’une demi-graduation, indiquant cinquante-neuf tours et demi par seconde au lieu des soixante qu’elle avait indiqués dans l’entrepôt. — On pourrait avoir un résultat plus précis avec une meilleure carte, dit Dloan en posant sur les cadrans l’écran rigidifié par l’électricité statique et en le rendant brièvement transparent. Et peut-être effectuer une triangulation si on peut faire un relevé en remontant assez loin au nord de Vembyr. — Je vais ramener l’hélico, proposa Miz à Sharrow en hochant la tête. — Ça devrait pas mal réduire la marge d’incertitude, réfléchit Dloan en entrant de nouveaux chiffres et en examinant le résultat. Mais rien qu’en se basant sur ça, si ce n’est pas sous l’océan, c’est quelque part dans les fjords, dans les Zones. Sharrow regarda la route et aperçut Zefla et Feril. Ils étaient debout, à présent ; Zefla montrait la mer, ses longs cheveux blonds chahutés par le vent comme des lambeaux de nuages. La lumière rouge du couchant se réfléchissait sur les surfaces polies de la tête et du corps de l’androïde. Une rafale de vent fit vaciller Sharrow ; sa jupe claqua contre ses bottes. Elle mit les mains dans les poches de sa veste et sentit la masse dense et froide du pistolet contre sa main gauche. Cette nuit-là, elle ne rêva pas de Cenuij ; elle rêva que son bras était mort. La paralysie engourdit son bras droit, qui commença alors à se flétrir et à rapetisser tout en conservant on ne sait comment ses dimensions d’origine ; mais puisqu’il était quand même mort, il fallait qu’elle trouve quelqu’un pour l’enterrer. Elle erra par les rues d’une ville apparemment pleine de monde, où elle ne put toutefois trouver que des gens qui lui ressemblaient exactement, mais qui n’étaient pas elle – et aucun ne voulut lui enterrer son bras. Finalement, elle essaya de fabriquer une boîte, un cercueil pour le transporter, mais c’était difficile avec un seul bras. Elle s’éveilla au milieu de la nuit, dans le large lit blanc, dans la pièce blanche, haute de plafond, de l’appartement que Feril était en train de rénover. Elle était couchée sur son bras gauche, qui s’était engourdi. Elle se leva et s’assit un instant dans un fauteuil à côté du lit ; elle but un verre d’eau et massa son bras plein de picotements qui retrouvait progressivement le sang et la sensation. Elle croyait qu’elle resterait éveillée jusqu’au matin, mais elle s’endormit sur place. Quand elle se réveilla, douloureusement courbaturée, sa main droite serrait encore son bras gauche, comme pour le réconforter. La vente aux enchères mensuelle commença le lendemain. Des aéronefs arrivèrent de tous les coins de la planète, remplissant l’Hôtel municipal de chefs mercenaires, de trafiquants d’armes, de collectionneurs d’objets militaires, de gestionnaires de parcs d’armement, de représentants d’armées sous contrat et d’un petit nombre de journalistes spécialisés. La salle des ventes elle-même était un vieux centre de congrès situé à trois blocs de l’entrepôt où étaient conservées les reliques de la maison Tzant. Sharrow avait refusé de se cacher pendant la durée de la vente ; Zefla et elle, portant chacune des chapeaux à voilette et des combinaisons ternes et amples, étaient assises dans une petite buvette attenante au centre de congrès et regardaient passer les gens. Miz et Dloan avaient quitté Vembyr pour remonter le long de la côte à bord d’un des hélicoptères de Miz et effectuer un nouveau relevé de la position indiquée par les compteurs de la moto. Si la triangulation confirmait que les instruments ne mentaient pas, Dloan assisterait à la deuxième et dernière journée des enchères afin de pouvoir acheter le matériel dont ils auraient besoin au cas où il leur faudrait monter une expédition dans les Zones. — T’es dingue, dit doucement Zefla en se penchant vers Sharrow et relevant sa voilette pour boire. Tu devrais te planquer. Elle but à petites gorgées et vida son verre. — Moi aussi, je suis dingue, quand je me laisse embarquer par toi dans cette histoire. J’aurais dû en parler à Dloan, ou à Miz, ou alors carrément te boucler dans l’appart. Les trucs que tu me fais faire ! — Oh, arrête un peu de pleurnicher et va nous chercher à boire, chuchota Sharrow. Zefla se redressa sèchement, puis commença à se lever en grommelant. Sharrow lui prit le bras. — Ça alors ! dit-elle. Regarde qui est là. Elson Roa était accoudé au bar. Il portait une toge d’homme d’affaires sobre et un chapeau classique. Une jeune femme pareillement vêtue, qu’elles ne reconnurent pas, se tenait à ses côtés et portait une serviette. — Je me demande pour quoi il est venu ? murmura Zefla. — Ouais, dit Sharrow en glissant son verre sous le voile pour goûter sa boisson, je me le demande. Elles regardèrent la vente aux enchères tout l’après-midi, faisant la navette entre le bar et l’auditorium et surveillant le cours des événements via les écrans en circuit fermé du centre de conférences. Les divers articles furent mis aux enchères et vendus ; tous atteignirent facilement leur prix de réserve, ce qui signifiait – d’après un journaliste dont elles surprirent la conversation avec sa rédaction – que les prévisions pessimistes d’un conflit à grande échelle émises récemment par divers analystes étaient confirmées par les acheteurs. L’indice du marché à terme des armements était monté d’un point à la fin de l’après-midi. Elson Roa ne semblait pas acheter quoi que ce soit, mais son assistante et lui-même observaient attentivement tout le monde, comme Sharrow et Zefla. Les ventes de la première journée se terminèrent tard dans la soirée. Sharrow et Zefla longèrent les docks en se promenant et vinrent s’asseoir sur une paire de bornes, comme pour absorber le soleil de fin d’après-midi, et regardèrent les gens qui étaient venus pour la vente décoller dans leurs divers engins pour gagner des yachts ancrés au large ou encore des hôtels dans des régions proches où le taux de radiations était considéré normal pour Golter. Elles virent Elson Roa et son assistante s’approcher d’un ADAV de location, puis Sharrow secoua la tête. — Qu’est-ce qu’il fiche ? Zef, couvre-toi. Ignorant les protestations de Zefla, elle se leva et alla intercepter le chef des Solipsistes. — Politesse, dit-elle en remettant son voile. Elson Roa lui adressa d’abord un regard bizarre, comme s’il ne la reconnaissait pas, puis il lui fit une légère révérence et articula : — Oui, bonjour. — Félicitations pour votre liberté sous caution, dit-elle en scrutant son expression. Il eut l’air légèrement surpris. — Je crois que vous avez établi un nouveau record. Vous devez avoir des amis fortunés. Roa secoua la tête énergiquement. — Non, une volonté puissante, fit-il en élevant la voix pour couvrir le bruit d’un jet au décollage. Je crois que je commence à modifier la réalité. — Ça doit être ça, sans doute. Votre modification de la réalité a-t-elle un nom ? — Je ne crois pas qu’elle en ait besoin, répliqua froidement le grand Solipsiste. — Peut-être que non, concéda Sharrow en souriant. Qu’est-ce qui vous amène à la vente aux enchères ? Roa prit un air perplexe et montra l’ADAV. — Ça, dit-il. Sharrow le regarda posément. C’était le genre de plaisanterie que la plupart des gens ne faisaient plus une fois sortis de l’école primaire et elle avait l’impression déprimante qu’il ne s’en rendait pas compte. Elle secoua la tête. — Aucune importance, dit-elle. Elle jeta un coup d’œil à l’assistante de Roa, qu’elle ne reconnaissait toujours pas, et demanda : — Comment va Keteo ? Je ne le vois pas ici. Roa fronça les sourcils. — Il m’a quitté ; il s’est révélé n’être qu’une apparence temporaire. — Oh ? Et que lui est-il arrivé, apparemment ? — Il s’est apparemment converti et a rejoint une secte décamillénariste. C’est un pan de ma personnalité que je ne regretterai pas d’avoir perdu, ce me semble. — Ah, ah ! fit Sharrow. Roa regarda son assistante, puis le jet qui l’attendait. — Il faut que je parte maintenant. Au revoir. Il s’inclina. Elle leva la main. — Je vous souhaite un bon voyage. Attention aux ponts trop bas. Ignorant cette remarque, Roa se dirigea vers l’avion. Sharrow rejoignit Zefla. — Alors ? demanda Zefla. — Rien. L’avion du Solipsiste roula vers l’aire de décollage et partit quelques minutes plus tard. Elles rejoignirent Miz et Dloan à l’hôtel et se firent servir le dîner dans leur suite. Les deux hommes avaient déterminé que le site indiqué par les compteurs de la moto se trouvait dans un cercle de dix kilomètres de diamètre près du fond d’un fjord de quatre-vingt-dix kilomètres de longueur en plein dans les Zones sous embargo. Ils discutèrent des divers moyens d’entrer dans les Zones et d’en ressortir sans risque. Ensuite, Sharrow quitta l’hôtel bruyant et bondé par l’escalier de service et traversa la ténébreuse cité pour regagner son appartement. Elle se perdit un peu, mais elle aperçut alors l’automobile à vapeur de Feril garée dans la clarté projetée par le hall brillamment illuminé de l’immeuble résidentiel. Les lumières étaient allumées dans l’appartement que rénovait Feril, juste en dessous du sien. Pendant qu’elle attendait l’ascenseur dans le hall en sifflotant tranquillement, elle crut entendre le clac-clac des pas de l’androïde dans l’escalier et se tourna vers les marches près de la cage d’ascenseur en s’attendant à voir apparaître Feril, mais le bruit cessa quelque part au-dessus d’elle. L’ascenseur arriva et la déposa à son étage. Elle était sur le point d’ouvrir la porte de son appartement lorsqu’elle entendit une porte s’ouvrir à l’étage en dessous. — Dame Sharrow ? C’était la voix de Feril. Sharrow regarda dans la cage d’escalier. La tête de l’androïde apparut à côté de la porte de l’ascenseur. — Oui, Feril ? — Je crois que quelqu’un est venu vous voir, lui annonça l’androïde non sans une certaine perplexité. Mais cette personne était bizarre. — Comment ça ? — Cette personne avait l’apparence d’un androïde, mais était en réalité un humain costumé pour ressembler à un androïde ; il n’a pas répondu à mon émetteur-récepteur et un simple passage au scanner électromagnétique… — Il est entré ici, dit brusquement Sharrow en désignant son appartement du pouce. — Je crois bien. J’ai pensé que c’était peut-être quelqu’un que vous connaissiez. Sharrow regarda la porte de son appartement. — Attendez ici, dit-elle. Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur. La cabine démarra en bourdonnant. Sharrow se retourna vers l’androïde. — Réflexion faite, n’attendez pas ici. Pour plus de sûreté, sortez carrément de l’immeuble. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un sifflement. — Croyez-vous que… commença l’androïde. Mais elle était déjà dans la cabine et appuyait sur le bouton du rez-de-chaussée. L’ascenseur descendit. Elle vérifia le PortaCanon. Il n’y avait personne au rez-de-chaussée, ni dans le hall. Elle s’approcha des portes en rasant le mur : impossible de sortir dans la rue sans attirer l’attention. Elle repartit vers le fond du hall, traversa un bureau poussiéreux puis un bref couloir et se retrouva dans une ruelle non éclairée. Elle s’avança rapidement jusqu’au coin de la rue principale en évitant le trottoir sur lequel les talons de ses bottes risquaient de résonner. La lumière du hall de l’immeuble résidentiel projetait une lueur douce sur un demi-bloc dans les deux sens. Au bout de quelques secondes, Sharrow discerna une silhouette pâle accroupie dans l’ombre de l’autre côté de la rue et en diagonale par rapport à elle, dans le renfoncement de l’entrée d’un autre immeuble. La silhouette – qui évoquait effectivement un androïde plutôt volumineux – surveillait les étages supérieurs de l’immeuble résidentiel et semblait tenir quelque chose à deux mains. Sharrow perçut un mouvement sur sa gauche, au niveau des portes de l’immeuble ; elle vit l’individu accroupi regarder rapidement vers l’entrée. Jetant un coup d’œil sur sa gauche, Sharrow vit Feril franchir les portes du hall et s’arrêter sur le trottoir entre celles-ci et la masse silencieuse de la vieille voiture à vapeur. Feril regarda en diagonale vers la silhouette tapie de l’autre côté de la rue et leva la main. L’inconnu brandit une arme de poing et tira sur Feril. L’androïde pencha prestement la tête de côté ; des étincelles jaillirent sur la maçonnerie juste derrière lui tandis qu’une détonation sèche se répercutait d’un bout à l’autre de la rue. Feril se laissa tomber sur les pavés. Sharrow visa le tireur avec le PortaCanon lorsqu’il leva son autre main comme pour agiter quelque chose. Elle fit feu. La lumière papillota au-dessus d’elle une seconde avant de jaillir de la bouche du PortaCanon. Le mur à côté de Sharrow ondula lorsque le pistolet rugit. Un ébranlement massif traversa les semelles de ses bottes et une assourdissante impulsion sonore déferla sur elle, noyant l’aboiement percussif de son pistolet. Elle se laissa tomber sur le sol puis roula sur le trottoir vers l’immeuble jusque sous l’abri d’un large rebord de fenêtre tandis que l’explosion se répercutait sur les édifices proches et fusionnait avec un affreux craquement. Des morceaux de maçonnerie et d’immenses éclats de verre commencèrent à tomber et à se fracasser sur la chaussée et le trottoir. Elle respirait mal, les narines pleines de poussière ; le fracas de l’explosion dans ses oreilles se prolongeait en un tintement cacophonique et insistant. Quand tout s’arrêta – mais ses oreilles tintaient encore –, elle se rétablit, épousseta sa veste et sa jupe couvertes de poussière et d’éclats de pierre. Elle leva les yeux dans un nuage de poussière grise sous le clair de lune. La moitié supérieure de l’immeuble résidentiel avait été soufflée et avait dégringolé dans la rue, l’obstruant entièrement, ensevelissant les portes du hall et la vénérable voiture à vapeur sous dix mètres de décombres auréolés d’un nuage de poussière. Il n’y avait aucune trace de Feril. Elle tenta de revenir sur ses pas, mais les gravats remplissaient le couloir sombre, empêchant tout accès au bureau ; sa modeste torche projetait un cône de lumière blanche dans la poussière sèche qui lui collait à la gorge. Elle ressortit, toussant et s’étouffant, et escalada les gravats pour se diriger vers l’entrée d’immeuble où l’inconnu s’était dissimulé. En tout cas, elle l’avait tué ; la poitrine en métal et plastique montrait une simple perforation près de son centre, mais il y avait une tache rouge gluante d’un mètre de hauteur sur le mur devant lequel la créature s’était accroupie, et une flaque rouge sombre avançait lentement sur le sol de l’entrée jonché de débris, capturant une bande de particules de poussière dans sa visqueuse progression. Sharrow écarta les gravats d’un coup de pied et tira sur la tête du mannequin. La tête – ou plutôt le casque – céda sous une légère torsion. Un homme. D’abord, étrangement soulagée, elle crut ne pas le reconnaître. Puis elle regarda de plus près ce visage juvénile noirci, et, avec une tristesse qui devint de la colère puis une sorte de désespoir, elle reconnut Keteo. Elle ne savait pas si elle devait pleurer ou bourrer de coups de poing le faciès lisse de ce mort adolescent. C’est au moment précis où elle allait replacer le masque d’androïde sur la tête du jeune ex-Solipsiste, qu’elle vit quelque chose briller sur le col du T-shirt vert olive qu’il portait. Elle tira sur la fine chaînette, au bout de laquelle pendait un médaillon représentant une planète et son satellite : l’insigne d’un novice lai dans la hiérarchie interne des Huhsz. Elle scruta une dernière fois les yeux morts du jeune homme, puis laissa le médaillon retomber sur sa poitrine. Elle se leva ; la tête d’androïde creuse roula à côté du cadavre. Un gros camion s’arrêta derrière elle dans la rue, dérapant sur les débris de verre et de maçonnerie bordant le principal tas de gravats. Les phares éclairèrent les vestiges nimbés de poussière de l’immeuble. Deux androïdes sautèrent à bas du véhicule, prirent la mesure de la masse de décombres puis commencèrent immédiatement à ramasser des blocs de maçonnerie et à les jeter derrière eux, creusant ainsi une tranchée au milieu des débris. Sharrow abandonna Keteo sur place et s’approcha des deux androïdes hyperactifs en évitant la pluie de gravats qu’ils rejetaient derrière eux. Un autre camion apparut au bout de la rue et fonça vers le lieu du sinistre. L’un des androïdes cessa de travailler en voyant Sharrow. — Vous devez être dame Sharrow… J’ai dit à Feril que vous êtes vivante et apparemment indemne. — Vous voulez dire qu’il est vivant, là-dessous ? Elle montra l’énorme entassement de gravats tandis que le deuxième camion s’arrêtait et qu’une demi-douzaine d’androïdes en sortaient, chargés d’outils de terrassement. L’androïde s’écarta pour laisser deux collègues plus corpulents accéder à la tranchée qu’il venait de creuser. — Oui, dit-il. Feril est sous la voiture, entre les essieux, et, bien qu’il soit prisonnier des décombres et un peu cabossé, il n’est manifestement pas en danger. Elle contempla ce qui restait de l’immeuble à travers la poussière en train de retomber ; des fenêtres sombres et sans vitres ne révélaient qu’une carcasse derrière elles. Les quatre derniers étages s’étaient soit écroulés dans la rue, soit effondrés à l’intérieur du reste de l’édifice. Des poutres dépassaient des décombres comme des fragments d’os. Un morceau de frise en plâtre gisait près du pied de Sharrow ; ses fleurs et son treillage étaient fendillés et couverts de poussière grise. L’un des androïdes qui déblayait les gravats jeta quelque chose qui aurait pu être un morceau du toit nervuré de la vieille voiture. L’androïde était toujours immobile et regardait Sharrow. Elle secoua la tête. — Dites à Feril que… Elle haussa les épaules, s’assit sur les décombres poussiéreux, la tête dans ses mains tremblantes, et gémit plus qu’elle n’articula : — Je suis désolée… — Sharrow ! Dieux merci, tu es vivante. Tu ne sais pas à quel point il est difficile d’avoir des informations fiables sur ce qui se passe à Vembyr. Tu vas bien ? — Très bien. Et toi, Geis ? — Ça va. — Alors ? dit-elle. Tu as laissé un message ; de quoi s’agit-il ? — Oui, j’ai laissé un message, et merci d’avoir rappelé… L’image bidimensionnelle sur le vieux publiphone mural dans ce qui fut jadis la Poste centrale de Vembyr leva une main dédaigneuse. — Et puis zut, Sharrow, je me fais du souci pour toi. Pour la dernière fois, laisse-moi t’aider, s’il te plaît. Je suis toujours à ton service. — Et j’apprécie toujours ta sollicitude, Geis, lui dit-elle en fixant les parois de la vieille cabine à rideaux pour échapper à l’intensité de son regard. Mais j’ai encore des idées personnelles à développer. Geis semblait un peu inquiet. — Mais, Sharrow, je ne sais pas quels sont tes plans ; est-ce qu’ils sont aussi fiables et aussi sûrs que l’aide que je peux t’apporter ? Elle haussa les épaules. — Qui peut le dire, Geis ? Une expression peinée passa sur son visage. — J’ai été navré d’apprendre ce qui est arrivé à Cenuij Mu, mais, au moins, les autres sont encore en vie. Reviens sur ta décision ; même si ce n’est pas pour toi, ce sera pour eux. — Nous avons bien réfléchi à la question, Geis. Nous savons ce que nous faisons. Geis se carra dans son fauteuil et secoua la tête. Il soupira en tripotant un objet sur le bureau devant lui. — Bon, moi, je ne sais pas ; maintenant, voilà que Breyguhn refuse de quitter la Demeure marine. Si tu le veux, je peux la faire sortir de là, lui permettre d’échapper à l’influence des Frères en l’emmenant quelque part où on pourra essayer de la guérir. Dois-je le faire ? insista-t-il. Sharrow secoua la tête. — Non, en ce qui me concerne. Si elle est heureuse, qu’elle y reste. Un instant, Geis eut presque l’air amusé. — « Heureuse » ? dit-il. Dans un endroit pareil ? Sharrow haussa les épaules. — Je crois que cette notion de bonheur a toujours été relative, admit-elle. Et peut-être que c’est là-bas que Breyguhn a l’impression de pouvoir gérer au mieux la disparition de Cenuij. De toute façon, d’après ce que j’ai cru comprendre, les Frères tristes lui ont fait une proposition ouverte : elle est libre de partir à n’importe quel moment. — Certes, dit Geis en jouant avec le stylo posé sur son bureau. Mais ça ne peut pas lui faire du bien, de demeurer coincée là-bas. — C’est elle qui a choisi de rester, Geis. Geis la regarda posément un instant. Il semblait triste et fatigué. — Elle a choisi, répéta-t-il lentement en laissant un mince sourire perturber ses traits. Nous croyons tous avoir du choix à revendre, pas vrai ? Elle détourna les yeux un instant. — Oui. Ce vieux monde est incorrigible, n’est-ce pas ? Écoute, Geis, dit-elle en louchant sur l’affichage horaire, il faut que j’y aille. Je vais retrouver les autres. J’apprécie ta proposition, vraiment, mais laisse-nous faire ce truc avec les méthodes que nous connaissons le mieux. Il la contempla un instant par écran interposé ; ses yeux parcouraient son image comme s’il voulait la fixer dans son esprit. Puis ses épaules retombèrent légèrement et il hocha la tête. — Oui. Toujours aussi déterminée, toujours aussi dure. Tu ne changeras jamais, hein ? Il sourit, prit une profonde inspiration. — Bonne chance, Sharrow. — Merci, Geis. Et à toi aussi. Il ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis se contenta de hocher la tête. Il tendit la main. L’écran en face de Sharrow vira au gris, la laissant seule dans la cabine assombrie. Cet hiver-là, à la maison Tzant, il y avait un manège dans la grande salle de bal de l’aile est. Il trônait au milieu du vénérable parquet-planisphère, magnifique dans sa rotondité, peint de couleurs gaies, couvert de fanions et rivalisant dans le scintillement avec les extravagants miroirs sculptés à tranche dorée et les gigantesques lustres étincelants de la salle de bal, dont le plus splendide – qui, d’ordinaire, était suspendu comme une incandescente fontaine inversée au centre de la pièce – avait été relégué dans une des écuries pour faire place au manège. La piste à entraînement électrique tournait en émettant un somptueux ronronnement. Sharrow préférait ce bruit à la musique du limonaire qui accompagnait habituellement la rotation du manège. Il y avait quatre-vingts animaux différents sur le plateau, tous grandeur nature, créatures mythiques ou spécimens d’espèces éteintes. Sharrow chevauchait d’ordinaire le trafe, une espèce disparue d’oiseau aptère, à l’aspect féroce, de trois mètres de hauteur, avec un bec en dents de scie et d’énormes pieds de griffon. Elle était seule sur le manège ce jour-là, étreignant le cou du trafe tandis que le plateau tournait sans autre bruit que le chuintement grave du moteur électrique qui résonnait dans toute la salle. Elle regardait son reflet défiler dans chacun des hauts miroirs dorés sur tranche. Le bourdonnement du moteur semblait remonter dans le simulacre en bois de l’oiseau archaïque et résonner dans son propre corps avec une intensité rassurante qui l’engourdissait peu à peu. Parfois, elle s’endormait sur le dos du fabuleux volatile et tournait longtemps dans l’atmosphère chaude de la salle de bal, entre les immenses miroirs d’un côté et les rideaux fermés des fenêtres qui leur faisaient face. Elle préférait que les rideaux soient fermés, parce que c’était l’hiver et que, dehors, il y avait la neige, douce, froide et immaculée. Le dos du trafe sur le manège en rotation était le seul endroit où, à sa connaissance, elle puisse dormir sans danger. Si elle rêvait pour de bon pendant qu’elle chevauchait l’oiseau géant, elle faisait de beaux rêves, pleins de chaleur, de confort et de tendresse ; elle rêvait que sa mère la prenait dans ses bras pour la sortir de son bain, elle rêvait qu’elle la séchait avec d’immenses serviettes délicatement parfumées et qu’elle la portait dans son lit en lui chantant une douce chanson. Trop souvent, dans le lit de la chambre qu’on lui avait attribuée, juste à côté de celle de son père, elle percevait la blancheur des draps et constatait cette froide absence, même lorsqu’on avait éteint la lumière, et, s’endormant au milieu de cette lactescence bouffante, elle faisait son cauchemar : elle vidait ses poumons en voyant sa mère allongée sur le plancher du téléphérique et le sang couler à gros bouillons de son corps déchiré ; le bras de sa mère se relevait, lui heurtait la poitrine, la poussait dans le froid et vers la neige, et elle basculait sans cesser de crier, les yeux écarquillés, tandis qu’au-dessus d’elle le téléphérique se disloquait dans une explosion de bruit et de lumière, un instant avant qu’elle tombe dans l’étreinte glacée de la neige. — Sharrow ? Elle se redressa sur le dos de l’oiseau en voyant son père approcher à l’autre bout de la salle de bal. Il tenait par la main une petite fille qui avait peut-être deux ans de moins qu’elle. Elle avait l’air timide et pas très jolie. Sharrow tourna la tête pour les suivre des yeux malgré le mouvement de la plate-forme, puis les perdit de vue. — Skave ! cria son père. Arrête ce machin ! Debout au centre du manège, le vieil androïde coupa le moteur et mit les freins. Le père de Sharrow et la petite fille se rapprochèrent, sur le parquet-planisphère, marchant sur le kymoxyle des océans de Golter et les essences indigènes de ses continents. Le manège ralentit jusqu’à l’arrêt complet. Le père de Sharrow et la petite fille étaient de l’autre côté de la piste. Sharrow attendit qu’ils en fassent le tour pour la rejoindre. Alors, son père sourit et se pencha vers l’enfant qu’il tenait par la main. — Regarde, ma chérie, dit-il à Sharrow. C’est la surprise que je t’avais promise : une petite sœur ! Sharrow se pencha vers l’autre fillette. Son père se baissa, la prit sous les bras et la souleva au-dessus de sa tête. — Elle est mignonne, hein ? demanda-t-il à Sharrow. Sa tête bouffie et avide était tout juste visible sous les jupes de la petite fille, qui se détourna de Sharrow. — Elle s’appelle Breyguhn, lui dit son père. Il la laissa descendre un peu de façon à ce que sa tête soit au niveau de la sienne. — Breyguhn, je te présente Sharrow. C’est ta grande sœur. Vous allez être les meilleures amies du monde, hein ? Il s’adressait à Sharrow. Elle regarda l’autre enfant, qui cacha son visage derrière la tête de son père. — Qui c’est, sa maman ? finit-elle par demander. Son père eut d’abord l’air consterné, puis il dit allègrement : — Sa maman va être ta nouvelle maman à toi. C’est une vieille amie à moi… à ta maman et à moi, et… Il reprit son souffle et fit un grand sourire. — Elle est très gentille. Breyguhn aussi. N’est-ce pas, Breyguhn ? Brey ? Hmm ? Oh, il ne faut pas pleurer. Il n’y a pas de quoi pleurer. Allez, dis bonjour à ta grande sœur. Sharrow, dis bonjour à… Sharrow ? Elle était descendue de l’oiseau, avait traversé la piste et se trouvait devant le panneau de commandes du manège. Elle adressa un regard sévère à Skave et le bouscula. — Voyons, voyons, mademoiselle Sharrow… dit le vieil androïde en reculant maladroitement. Elle avait vu Skave manipuler les commandes. Elle poussa le levier des freins vers le haut et fit coulisser la manette du rhéostat. Le manège ronronna, bourdonna et se mit en mouvement. — Sharrow ? Son père apparut ; il tenait toujours l’enfant en pleurs dans ses bras. — Voyons, voyons, mademoiselle Sharrow, dit Skave tandis qu’elle le repoussait encore plus loin au milieu des fauves, des monstres et des animaux disparus du passé réel et imaginaire de Golter. Les mains du vieil androïde frétillaient devant sa poitrine et Sharrow continuait de le repousser. — Voyons, voyons, mademoiselle Sharrow. Voyons, voyons… ah ! Skave tomba de la plate-forme, se contorsionna avec une vitesse stupéfiante et se retrouva à quatre pattes, indemne, l’air surpris. — Sharrow ! cria son père. Sharrow ! Qu’est-ce que tu fais ! Reviens ici ! Sharrow ! Le manège bourdonnant atteignit sa vitesse de croisière, ronflant comme une toupie archaïque. — Sharrow ! Sharrow ! Elle grimpa sur le dos du trafe et ferma les yeux. Appuyée sur la balustrade en marbre qui dominait la place, elle regardait le vieux manège sur la terrasse en contrebas. Les androïdes qui étaient en train de le restaurer essayaient de faire démarrer ses vénérables moteurs hydrauliques pour la première fois depuis des siècles ; en fait, ils découvraient surtout l’emplacement de toutes ses fuites, de tous ses joints et toutes ses articulations en manque d’étanchéité ; à chaque tentative de démarrage, l’eau giclait d’un nouvel élément de la vieille attraction foraine à la complexité délirante et à la décoration criarde. La terrasse en était inondée. Une nouvelle demi-rotation grinçante et gémissante de l’antique manège culmina en une explosion mouillée – encore une – et un geyser sifflant qui retomba en panache. Sharrow jeta un coup d’œil aux autres. Ils rongeaient leur frein, assis de l’autre côté de la place à la terrasse d’un café qui était fermé quand bien même sa décoration avait été restaurée. Puis elle se tourna vers Feril. — Nous allons dans les Zones sous embargo, dit-elle à l’androïde, pour tenter de retrouver le dernier Canon Lent. Feril baissa les yeux. — Vous n’étiez pas obligée de me le confier. — J’avais l’impression que vous l’aviez déjà deviné. — En effet, admit Feril. Je dois avouer que c’est exact. Elle s’éclaircit la voix et poursuivit : — Feril, j’ai consulté les autres, et nous aimerions que vous veniez avec nous, si vous le voulez bien. Feril la regarda en silence pendant ce qui lui sembla un long moment. — Je vois, dit-il. Il regarda le vieux manège sur la terrasse en dessous de lui et observa ses nombreux collègues qui s’affairaient sur la machine et procédaient à de nouveaux réglages. — Pourquoi ? demanda-t-il. — Parce que nous avons l’impression que vous pourriez nous être utile, parce qu’il nous semble qu’une personne de plus serait nécessaire, parce que je pense que vous pourriez tirer profit de cette expérience, et parce que… nous vous aimons bien. Elle se détourna un instant. — Seulement, ça va être dangereux, dit-elle avec un clin d’œil. Peut-être que, si nous vous aimions vraiment, la dernière chose que nous ferions serait de vous entraîner dans une aventure où vous auriez de grandes chances de vous faire tuer. Feril simula un haussement d’épaules. — Si je vous accompagnais, dit-il, je sauvegarderais ma personnalité actuelle dans la banque de données de la ville. Au cas où je serais détruit, je ne perdrais que les souvenirs des expériences éprouvées après mon départ. Je continuerais d’exister comme entité au sein du groupe d’IA de la ville, et j’obtiendrais la garantie de vivre à nouveau lorsqu’on autorisera la fabrication du prochain lot d’androïdes. Sharrow le regardait en silence. — Êtes-vous sûre, demanda-t-il, que les autres membres de votre équipe n’auraient rien contre ma présence ? Elle regarda à nouveau Zefla, Miz et Dloan. Dloan et Zefla étaient en conversation. Miz l’observait, le menton calé sur sa main indemne. — Ils font confiance à qui je fais confiance, dit-elle à la machine. Chacun d’eux aurait pu mettre son veto. Nous voulons collectivement que vous veniez avec nous. L’androïde tapota le marbre avec un doigt en métal et plastique, puis hocha la tête en se tournant vers elle. — Merci. J’accepte. Je viendrai avec vous. Elle tendit la main au robot. — J’espère que vous n’aurez pas de raisons de regretter votre décision, dit-elle en souriant. Il lui serra doucement la main. — Le regret est pour les humains, énonça-t-il. — Vraiment ? demanda-t-elle en riant. La machine haussa les épaules et lui lâcha la main. — Oh, non. C’est juste quelque chose que nous nous disons entre nous. 20. LE RIVAGE TRANQUILLE Sombres et denses, les arbres se massaient depuis le sommet de la montagne jusqu’à la laisse de haute mer. L’océan reposait, plat, noir et immobile, contre la grève silencieuse, tombé pour ainsi dire sous le charme vert et profond de la forêt. Un oiseau survola lentement l’eau, parallèlement à la terre, tel un fragment détaché des nuages gris qui cherchait à retrouver le chemin du ciel. À un demi-kilomètre au large de l’embouchure du fjord, la surface de l’océan fut agitée de tourbillons d’écume, puis enfla et se répandit sur trois formes sombres et bulbeuses. Le sous-marin tricorps émergea et flotta un instant sans bouger ; l’eau ruisselait de ses ailerons et de son kiosque trapu. Puis une série de claquements métalliques étouffés tintèrent sur l’eau et, dans un sillage bouillonnant autour de ses flancs noirs et lisses, sa section centrale et sa coque tribord glissèrent lentement vers l’arrière, laissant la coque bâbord flotter seule face au rivage. Une fois dépassé par l’élément qu’il venait de larguer, le sous-marin avança à nouveau, utilisant de délicates impulsions de ses moteurs d’étrave pour introduire son nez arrondi dans la poupe de la coque qu’il se mit à pousser tranquillement vers la grève, traçant dans l’eau un lent et généreux sillage. La coque propulsée s’échoua sur les hauts-fonds sablonneux du bord sud de l’embouchure ; son nez noir hémisphérique s’éleva, poussant devant lui une large vague montueuse sur les derniers mètres d’eau avant la pâle déclivité en croissant. Le ressac lavait la plage et les rochers qui l’entouraient. — J’espère que vous me comprenez ; j’ai beaucoup réfléchi à la question, évidemment, mais, en dernière analyse, je dois tenir compte de la sécurité de mon vaisseau et de celle de mon équipage. Certes, c’est prévu dans notre contrat… — Évidemment… — Mais vous emmener plus loin nous exposerait vraiment à de gros ennuis. Le fjord a beau être très profond – bien que le sonar indique la présence de crêtes sous-marines par endroits –, il est carrément trop étroit ; un vaisseau de cette taille ne pourrait pas manœuvrer du tout. Avec le risque évident d’une réception hostile, ce serait de la folie que de s’aventurer plus loin. Comme je l’ai dit, je dois songer aux membres de mon équipage. Maintenant, si je pouvais avoir votre signature… Je veux dire, beaucoup d’entre eux ont une famille, et… — Absolument. — Je suis ravi de voir que vous comprenez. Nos assureurs ont serré la vis en cette dernière année financière, je peux vous le dire, et débrancher l’enregistreur de bord ne servira qu’à éveiller leurs soupçons. Croyez-moi, c’est un truc qu’on ne peut pas utiliser trop souvent. Ah… ici… et puis ici aussi… Le capitaine lui présenta son bloc-notes pour qu’elle signe les documents de la décharge. Elle retira son gant, saisit le style et griffonna son nom. Elle était vêtue d’un treillis de combat et de bottes montantes thermo-isolés ; une toque en fourrure, chaude et à l’épreuve des balles, lui protégeait la tête, complétée par des oreillettes à boutons-pression. Le capitaine et elle-même se tenaient sur le pont, près de l’étrave de la coque bâbord échouée ; l’unique porte hémisphérique s’était ouverte en basculant, une rampe s’était dépliée. Le premier des deux gros camions tout-terrains à six roues démarra, sortit en grondant de la coque, descendit lentement la rampe, entra dans l’eau peu profonde et remonta sur la plage de sable blanc. Le pont oscilla sous leurs pieds lorsque le véhicule transféra son poids de la coque au sable. Le camouflage gris et vert du tout-terrain fluctua au hasard pendant quelques secondes, le temps de se régler sur le décor ambiant, puis se stabilisa sur un motif passe-partout de nuances entrelacées qui coïncidait exactement avec la couleur du sable et les ombres sous les arbres. Un gros canon trapu était installé au-dessus d’une des deux écoutilles de la cabine. Le capitaine tourna encore deux pages. — Une petite signature ici… et ici, s’il vous plaît. Il secoua la tête et fit claquer sa langue. — Si seulement ce fjord était un petit peu plus large ! maugréa-t-il. Il scruta d’un air préoccupé l’embouchure du fjord, comme s’il espérait obliger les pentes striées de crêtes à s’écarter des eaux sombres par la seule force de sa volonté. Il soupira et son haleine se condensa dans l’air froid et immobile. — Ben oui, dit Sharrow. Le deuxième tout-terrain sortit lourdement de la section antérieure de la coque et aborda la plage, faisant lui aussi osciller le pont. Zefla agita la main par une des écoutilles sur le toit du véhicule. — Et encore une, la dernière, ici… Le capitaine replia les doubles sur le bloc et lui montra l’endroit en question. Sharrow signa encore une fois. — Et voilà, fit-elle. — Merci, dame Sharrow, dit le capitaine en souriant. Il enfila ses gants et lui fit une profonde révérence. Les lunettes de soleil dont il n’avait pas eu besoin lorsqu’ils avaient fait surface tombèrent d’une poche de sa veste rembourrée. Il se baissa pour les ramasser ; ses gants rendaient l’opération difficile. Quand il se redressa, Sharrow lui tendait la main avec un pâle sourire. Il mit ses lunettes dans sa bouche, le bloc-notes sous son aisselle, retira son gant une fois de plus et lui serra la main. — J’ai été enchanté de faire votre connaissance, dame Sharrow. Et permettez-moi de vous souhaiter bonne chance pour… tous vos projets, quels qu’ils soient. Il embrassa d’un regard rapide les forêts tranquilles et les hautes montagnes. — Merci, dit-elle. — Bon, je vous revois dans quatre jours, à moins que nous n’entendions parler de vous, ajouta-t-il en grimaçant un sourire. — C’est ça. Dans quatre jours. Et elle repartit. — Bonne chasse ! lui lança-t-il. Sharrow descendit par une mince échelle métallique dans l’intérieur de la coque, où l’équipage de pont s’apprêtait à rétracter la rampe et à refermer la porte. Elle vérifia que le groupe n’avait rien oublié puis descendit la rampe jusqu’au rivage, où ses bottes s’enfoncèrent dans le sable. Juste au moment où elle se retournait pour regarder la bouche arrondie et béante encore ouverte dans la coque, un jet de vapeur blanche s’échappa du kiosque du sous-marin, juste derrière. Le hurlement aigu de la sirène d’alarme du vaisseau ébranla l’air au-dessus de la plage puis cessa lorsque le panache de vapeur se figea et commença à dériver. Les hommes sur le seuil de l’ouverture s’immobilisèrent. La voix du capitaine, affolé et à bout de souffle, tonna au-dessus d’eux : — Alerte aérienne ! cria-t-il dans les haut-parleurs. Avions en approche ! Abandonnez coque bâbord ! — Merde ! dit Sharrow en tournant les talons. Les hommes à l’intérieur de la coque se ruèrent sur l’échelle et déboulèrent sur le pont. Sharrow grimpa dans la cabine du deuxième tout-terrain. Zefla, elle aussi en treillis camouflé, debout sur son siège, la tête et le torse dépassant de l’écoutille, scrutait le ciel en direction du large avec une paire de puissantes jumelles. Feril était au volant, imposant sa délicate prestance au milieu des commandes fonctionnelles et surdimensionnées du tout-terrain. — Les ordures ! rugit la voix de Miz dans la radio de bord. Ils ont pas traîné. Je croyais qu’ils se foutaient pas mal des satellites de surveillance, par les temps qui courent. — Peut-être qu’on nous a mal renseignés, hasarda Sharrow en bouclant sa ceinture de sécurité. Elle se tourna vers l’androïde tandis que le premier tout-terrain soulevait des gerbes de sable avec ses six énormes pneus et remontait la plage vers les rochers bordant l’étroite bande d’herbe en lisière de la forêt. — Suivez Miz, dit-elle à Feril. L’androïde opina et enclencha la marche avant. Le six-roues démarra dans une embardée et suivit le véhicule de tête, qui se dirigeait vers les arbres. Sharrow vit les derniers hommes d’équipage sauter de la coque bâbord sur la coque principale, puis l’eau moussa autour de la section centrale ventrue : le vaisseau larguait la deuxième coque latérale et faisait machine arrière, s’entourant d’écume. Les petites silhouettes sprintèrent sur la coque et disparurent par une écoutille dont le panneau se referma. Le submersible rebroussa chemin, commença à virer de bord et à plonger en même temps ; la coque échouée oscilla dans les remous tandis que l’élément tribord désolidarisé roulait d’arrière en avant, montant et descendant doucement dans les vagues. — Y a pas de chemin dans ces putains d’arbres ! hurla Miz. — T’as qu’à en faire un, lança Sharrow. Zef ? Elle leva les yeux. — Zef ? cria-t-elle. Zefla se baissa en secouant la tête, les cheveux rassemblés sous une casquette de combat. — Toujours rien, dit-elle. Elle saisit une barrette d’interphone et l’accrocha à son oreille. Le tout-terrain devant eux cahota sur les rochers, chargea les arbres, s’enfonça dans leur masse en cassant des branches. — Merde ! maugréa Miz. Le véhicule rebondit, ses pneus creusèrent de profondes tranchées dans l’herbe et firent pleuvoir des mottes de terre jusque sur le capot et le pare-brise inclinés du tout-terrain qui le suivait. — Attends un moment, dit la voix de Dloan. Il sortit par l’écoutille à côté du canon monté sur le toit et enleva la bâche qui le protégeait. Sharrow se retourna : le kiosque du sous-marin émergeait encore, mais le vaisseau s’enfonçait rapidement dans l’eau tourbillonnante tout en continuant de s’éloigner du rivage. — Recule, commanda Dloan. Il fit pivoter le canon sur son socle et visa les arbres. Le tout-terrain fit marche arrière. Le véhicule de Feril recula aussi. — Ne bouge plus, dit Dloan. Le tout-terrain s’arrêta. — Je l’ai, signala Zefla dans l’interphone. Un avion isolé. Il a l’air gros… il vole bas… assez lentement. Dloan tira ; le canon cracha du feu droit devant et de la fumée de chaque côté. Les arbres juste en face du tout-terrain explosèrent près du sol dans un papillotement de flammes et une tornade brun, vert et blanc de bois éclaté ; rameaux et branches retombèrent dans tous les sens, heurtant d’autres arbres dans leur chute. Dloan allongea le tir, pulvérisant des troncs plus avant dans la forêt. Même dans la cabine, le bruit était assourdissant. Sharrow fouilla derrière son siège et ramena un grand sac en toile frappé de l’effigie grossièrement dessinée d’un avion. Elle en retira un long tube métallique. Les deux tout-terrains avançaient dans la brèche fumante ouverte dans la forêt. Le canon se tut. Sharrow entendait des débris retomber sur le toit de la cabine ; le tout-terrain grinçait et se dandinait en escaladant les troncs qui jonchaient le sol. — Ouille ! dit Zefla. Ça pleut des arbres, par ici. Merde ! Une traînée de fumée ! Sa voix prit une soudaine urgence. — Un éclair… une traînée de fumée. Encore une, droit sur nous. À trois ou quatre kilomètres, et qui se rapproche. Le deuxième véhicule abordait tout juste la trouée dans les arbres. Sharrow mit l’arme antiaérienne en batterie. Miz était en train de se garer dans une petite clairière sur la gauche. Sharrow se leva sur le siège, rabattit le panneau de l’écoutille et sortit la tête et les épaules. L’avion était un trait flou derrière deux taches de fumée ternes, surmontées d’étincelles. À l’endroit où s’était trouvé le sous-marin, il n’y avait plus qu’une zone d’eau troublée près de la coque tribord abandonnée. L’image de l’avion grossit dans le viseur du lance-missiles, se brouilla momentanément, puis redevint nette ; Sharrow libéra le cran de sûreté. — C’est pour la coque, là, dans l’eau, dit Zefla. Le premier missile percuta la coque tribord récemment larguée dans un bref éclair de feu et une cascade d’écume blanche ; le deuxième missile se dirigea vers eux en ondulant, tandis que l’avion, encore à deux kilomètres derrière lui, virait progressivement sur l’aile. Sharrow vit sa silhouette s’incliner et s’étoffer dans le réticule du lance-missiles. C’était un hydravion, à peu près de la taille d’un bombardier lourd des temps héroïques : un moteur au-dessus de l’emplanture de chaque aile et un flotteur au bout d’un mât en V à droite et à gauche. Il lui restait six petits missiles sous les ailes. Puis les arbres cachèrent l’avion. Le deuxième missile disparut derrière la coque bâbord échouée ; une seconde plus tard, il y eut un éclair à l’intérieur de la coque, un panache de fumée jaillit de sa poupe et monta dans le ciel ; une sorte de beuglement résonna dans ses profondeurs, suivi par une légère bouffée de fumée qui s’échappa de la porte béante. Sharrow écouta le bruit des turbines qui se répercutait sur les montagnes. Elle remit le lance-missiles en mode de veille. — Il est parti où ? s’enquit Miz. — Je crois qu’il est allé vers l’embouchure du fjord, dit Dloan. Sharrow se retourna et vit Dloan debout dans l’écoutille du tout-terrain immobilisé le nez dans les arbres. Dloan braquait le canon, par-dessus leurs têtes, vers l’endroit où s’était trouvé l’avion. — Tu as vu des inscriptions ou des insignes ? demanda Sharrow à Zefla. Zefla secoua la tête. — Ça ne ressemblait pas à un avion de la Franchise sécuritaire, à mon avis. — Je pense avoir vu un de ces machins à Quay Beagh, dit Dloan. Pendant qu’on était en train de négocier pour le sous-marin. — Tu crois que ça pourrait être encore un opérateur privé ? s’interrogea Miz. Ils l’entendirent grogner lorsque son tout-terrain recula en cahotant avant de tenter de se frayer à nouveau un passage et de se heurter à la résistance élastique des troncs. — Voilà ce que j’appelle un outrage aux lois des Zones, dit-il d’un ton presque amusé. Nous foncer dessus avec une antiquité digne du musée de l’Air ! Merde, on aurait pu prendre des terraplanes, après tout. — De toute façon, intervint Sharrow, il risque de revenir. En restant ici, nous sommes des cibles faciles. Il vaudrait mieux repartir en suivant la côte et trouver un endroit pour se planquer. — Bonne idée, jugea Zefla. Ils sortirent en marche arrière des pistes qu’ils avaient creusées dans la forêt. L’épave de la coque du submersible échouée sur la plage avait basculé dans l’eau par l’arrière et fumait dans l’air calme. La coque tribord s’était carrément retournée et oscillait tout en s’enfonçant lentement dans les vagues. Les deux tout-terrains se frayèrent un chemin sur la bande d’herbe rocailleuse entre l’eau et les arbres. L’avion avait laissé une mince traînée de fumée d’échappement à une centaine de mètres au-dessus de la large embouchure du fjord. Zefla continua de monter la garde ; Sharrow se rassit, le lance-missiles sur les genoux. Elle coula un regard vers Feril, qui guidait leur tout-terrain, sans inquiétude apparente, derrière celui de Miz et Dloan. — Désolée pour tout ça, dit-elle. — Il n’y a pas de raison, répliqua l’androïde en tournant la tête vers elle un instant. C’est très excitant. Sharrow secoua la tête en souriant. — Ça risque de l’être encore plus si nous n’arrivons pas à trouver un endroit pour nous cacher. Ils avaient parcouru moins d’un kilomètre sur la berge du fjord sans trouver de passages entre les arbres, ni de rochers derrière lesquels ils puissent se cacher ni aucune autre forme d’abri lorsque Zefla cria : — Le revoilà ! L’hydravion apparut, point gris se détachant sur les montagnes sombres vers l’amont du fjord. — Par les dents de l’enfer ! rugit Miz. Sharrow vit l’hydravion s’incliner, virer sur l’aile et se diriger droit sur eux. Elle secoua la tête. — Ça se présente mal… — Il tire ! hurla Zefla. Deux volutes de fumée jaillirent sous les ailes de l’avion. — Arrêtez-vous ! cria Sharrow à l’androïde. Elle empoigna sa sacoche sous le siège. — Tout le monde dehors ! — Merde ! pesta Miz. Les deux tout-terrains s’arrêtèrent en catastrophe. — Planquez-vous dans ces putains d’arbres ! marmonna Zefla. Elle se laissa choir sur son siège en dessous de l’écoutille, rebondit et ouvrit la portière d’un coup de pied. Elle se jeta à terre, tenant à la main un petit sac à dos. Feril la suivit. Sharrow s’élança par l’autre portière. Miz bondit du véhicule de tête et courut lui aussi vers les arbres. — Saute, Dloan ! hurla Sharrow. Elle se dirigeait vers des gros rochers au bord de l’eau. Elle retira le cran de sûreté du lance-missiles. Debout dans l’écoutille du véhicule de tête, Dloan ajustait l’avion avec le canon. Les missiles étaient deux points lumineux au bout de sillages de fumée, qui fonçaient au-dessus de l’eau noire et calme. — Dloan ! hurla Sharrow. Elle se jeta à terre entre deux rochers et cadra l’avion dans le réticule du viseur. Les missiles arrivèrent : ils manquèrent les deux tout-terrains, passèrent en sifflant au-dessus d’eux et explosèrent dans la forêt cinquante mètres plus loin. Dloan commença à tirer au canon ; Sharrow voyait les obus traçants – un sur huit – monter en parabole au-dessus de l’eau et tomber à une centaine de mètres devant l’avion en minuscules éclaboussures blanches. Elle tira son missile ; il y eut un choc – le tube trembla contre son épaule –, puis un éclair et une explosion sèche lorsque le missile s’alluma avant de filer comme une flèche – whoosh ! L’hydravion remonta paresseusement vers le centre du fjord ; il se trouvait peut-être à deux mille mètres de distance, maintenant ; le missile fonçait sur une trajectoire d’interception. Dloan avait cessé de tirer au canon. Le missile n’était plus qu’à un kilomètre de l’avion, puis à cinq cents mètres. — C’est ça, dit Sharrow pour elle seule, faites comme si de rien n’était, bande de trouducs. La lumière jaillit autour du nez de l’hydravion. Le missile explosa et se désintégra en plein ciel, créant une grosse patte de fumée noire d’où rayonnèrent des douzaines de petites griffes noires qui retombèrent et percutèrent l’eau dans une rafale de hautes éclaboussures. — Fils de pute, jura Sharrow entre ses dents. L’appareil vira sur l’aile et se dirigea vers eux, une fois de plus. Dloan recommença à tirer au canon. L’hydravion traversa le bulbe de fumée abandonné par le missile détruit. Il tira encore deux des siens. Sharrow se tourna vers le tout-terrain. — Dloan ! hurla-t-elle. Elle le vit s’accroupir un peu en arrière du canon. Il tira une dernière salve puis bondit hors de l’écoutille et courut sur le toit du véhicule. Sharrow aurait juré qu’il arborait un grand sourire. Dloan sauta, se reçut en roulant sur le sol trois mètres plus bas et plongea sous le couvert des arbres une demi-seconde avant que les deux missiles viennent percuter les tout-terrains et les réduire en miettes. Elle avait dû se baisser. Elle releva la tête, vit la fumée et les flammes. Les deux véhicules avaient été anéantis. Le sien s’était retourné et brûlait violemment. L’autre semblait être encore debout, mais sa carrosserie avait été à moitié arrachée, révélant ses trois moteurs entre les trains de pneus dénudés qui se consumaient. Ce qui restait du camion crépitait, secoué par des explosions secondaires. Sharrow se baissa en apercevant l’hydravion, à cinq cents mètres d’eux, qui virait sur l’aile et s’éloignait encore une fois. Son moteur droit crachait un sillage de fumée noire tourbillonnante. Il perdait de l’altitude dans un bruit de turbines rauque et saccadé. Quelqu’un poussa un cri de joie sous les arbres. Sharrow regarda sa main gauche, qui reposait sur le sol. Elle lui faisait mal. Elle la leva, scruta le sang, puis la secoua pour chasser les particules de terre autour de l’entaille. La blessure avait l’air bénigne. — Ouaaaais ! cria la même voix sous les arbres. C’était Dloan. L’hydravion se traîna encore sur un kilomètre et prit de l’altitude ; puis il s’inclina, vira sur l’aile et repartit vers l’embouchure du fjord, visant cette fois-ci la rive opposée tandis que la fumée noire s’épaississait derrière lui et qu’il volait de plus en plus près de l’eau. L’air crépita, ébranlé par de nouvelles explosions dans les épaves des deux tout-terrains ; une colonne de fumée monta dans le ciel. — Sharrow ? lança Miz dans une accalmie. — Ici ! cria-t-elle. J’ai rien ! L’hydravion toucha l’eau une première fois, rebondit dans une double auréole d’embruns, toucha l’eau encore une fois, s’arrêta sur place en tête-à-queue et se retrouva en face d’eux, à quinze cents mètres de distance. La sacoche en bandoulière sur le dos, Sharrow sortit à quatre pattes des gros blocs au bord de l’eau, restant à l’abri de rochers plus modestes jusqu’à ce qu’elle soit à proximité des arbres ; puis elle se releva et courut en se baissant jusqu’à l’endroit où les autres étaient tapis, juste en arrière de la lisière de la forêt, en train de regarder les tout-terrains brûler et l’hydravion sombrer près de la rive opposée. Son nez vitré et complexe était déjà en l’air ; l’un des flotteurs sous les ailes était sorti de l’eau, l’autre submergé. Sharrow se laissa choir près de ses compagnons. — Ça va ? lui demanda Zefla. — Oui. Mes compliments à l’artilleur, Dloan, dit-elle en essuyant sa main ensanglantée sur le pantalon de son treillis. — Merci, fit Dloan en grimaçant un sourire. Un laser dernier cri, ça peut intercepter des missiles, mais pas des bons vieux obus de canon conventionnels. Il poussa un gros soupir, l’air comblé. — Ouais, mais qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? s’enquit Miz en regardant Sharrow. On continue à la nage ? — Oh, dit Feril, regardez. Quel camouflage peu orthodoxe ! Sharrow regarda. Zefla loucha dans l’oculaire de ses jumelles et gémit. — Putain, j’y crois pas ! Elle tendit les jumelles à Sharrow en secouant la tête. — Non, c’est pas vrai, rectifia-t-elle. J’y crois. Sharrow observa la scène aux jumelles : le nez à facettes de l’hydravion était maintenant très incliné, braqué vers le ciel. Elle aperçut trois douzaines de petites silhouettes qui sortaient des portes juste en dessous des ailes et grimpaient dans ce qu’elle devina être des canots pneumatiques. Il semblait régner une certaine confusion. Sharrow n’avait aucun mal à distinguer ces silhouettes, car, vêtues de rose bonbon, de vert acide, de rouge sang, de violet criard et de jaune vif, elles étaient encore plus stridentes et repérables que les embarcations orange dans lesquelles elles s’entassaient. — Ils sont vraiment barjots, dit-elle plus pour elle que pour les autres. C’est Elson Roa et sa bande. — Quoi ? Cet obsédé ? tonna Miz en ouvrant de grands yeux. Il indiqua d’un geste l’hydravion en train de sombrer, le fuselage dressé à la verticale et submergé jusqu’au niveau des ailes, ou presque. Deux amas de couleurs brillantes, tout juste visibles à l’œil nu, s’éloignaient de l’appareil sinistré et se dirigeaient vers la forêt dense de la rive opposée. — C’est lui ? s’enquit Miz. Encore ? Sharrow hocha lentement la tête et posa les jumelles sur le sol. — Oui, dit-elle. Encore lui. Les munitions des tout-terrains en flammes continuèrent d’exploser pendant quelques minutes, puis les différents foyers commencèrent à s’éteindre et les détonations cessèrent. Ils se risquèrent hors du couvert des arbres et fouillèrent les débris dispersés autour des deux véhicules jusqu’à ce qu’ils entendent une série de claquements amortis et aperçoivent des geysers miniatures dans l’eau toute proche. — Mitrailleuse, dit Dloan en scrutant la rive opposée. L’air crépita et siffla ; de petits nuages de poussière jaillirent des rochers autour d’eux. Ils battirent précipitamment en retraite dans la forêt. Il leur restait une unique tente légère de secours et des rations de survie dans un petit sac à dos que Zefla avait sauvé ; Sharrow avait sa sacoche, qui contenait le PortaCanon, les deux compteurs de la vieille moto et une trousse de premiers soins. Miz avait sauvé une mitrailleuse de taille moyenne et un unique missile antiaérien. Ils avaient trouvé des vêtements et encore quelques paquets de rations en fouillant les débris. Sinon, ils avaient ce qu’ils portaient sur eux : treillis de combat ou tenue de randonnée, un pistolet par personne, deux couteaux, une petite trousse médicale et tout ce qui pouvait se trouver dans leurs poches. — J’aurais dû y penser, dit Sharrow en se frappant le front des deux mains. Elle tressaillit : sa main gauche lui faisait encore mal, bien qu’elle ait lavé la blessure dans un ruisseau et placé un sparadrap dessus. Miz avait encore un petit bandage à la main lui aussi, et Dloan boitait un peu, tout comme elle. Nous finissons par nous ressembler, songea-t-elle. Ils étaient assis dans un petit creux, autour d’un feu misérable et fumeux qu’ils avaient finalement allumé au laser. Les grands arbres qui se dressaient autour d’eux changeaient la fin d’après-midi en crépuscule. — J’aurais dû y penser, répéta-t-elle. On aurait pu rassembler le matériel indispensable pendant qu’on cherchait un endroit pour se planquer. Elle secoua la tête. — Écoute, dit Miz. Nous sommes en vie ; nous avons une tente, un peu de nourriture, et nous avons des armes. Il désigna d’un geste la forêt autour d’eux. — Nous pouvons abattre du gibier. Ce n’est pas ce qui doit manquer ici. Ou alors, il y a du poisson. Il tapota l’une des nombreuses poches de sa veste de randonnée. — J’ai des hameçons et une ligne ; nous pouvons bricoler une canne à pêche. Sharrow n’avait pas l’air très convaincue. — Ouais, dit-elle. En attendant, nous avons quatre jours pour faire deux cents bornes à pied, pour un rendez-vous que notre vaillant capitaine ne va probablement même pas essayer d’honorer. — On pourrait laisser quelqu’un ici, suggéra Zefla. Elle tenait sa casquette de combat au bout d’un bâton devant le feu et la faisait sécher. Elle était assise en tailleur, décontractée, à l’aise. Dloan avait sa jambe blessée tendue devant lui. Miz avait trouvé une grosse pierre pour s’asseoir ; accroupi, l’androïde anguleux avait une allure de squelette. — Certains d’entre nous pourraient remonter jusqu’au bout du fjord, poursuivit Zefla, tandis que quelqu’un resterait ici pour rencontrer les gens du sous-marin et leur dire de revenir plus tard. — Nous n’avons rien pour leur envoyer un signal, constata Sharrow en sortant son téléphone miniature de sa veste. Le matériel de communication spécialisé était dans les tout-terrains, et ces portables ne fonctionnent pas ici. — Au niveau technique, évalua Dloan, ils fonctionnent bien, mais les appels sont transférés à la Franchise sécuritaire, qui envoie des gens pour enquêter sur l’origine de l’appel. — Oui, Dloan, dit Sharrow. Merci. — Je pourrais envoyer un signal au sous-marin, dit Feril en se tapotant la poitrine. J’ai un communicateur ; sa portée n’est pas considérable, mais il n’utilise pas les fréquences téléphoniques. Je pourrais communiquer avec le sous-marin même quand il est en plongée, s’il s’approche à moins de trois ou quatre kilomètres. — Vous pourriez entrer en contact avec lui maintenant ? demanda Miz. — Je crains que non, avoua l’androïde. — Et les Solipsistes ? dit Dloan. Peut-être qu’ils ne savent pas qui nous sommes. On pourrait essayer de les contacter par radio. Sharrow secoua la tête. — Je ne sais pas pourquoi, mais je crois qu’ils savent exactement qui nous sommes. — Allons, dit Miz en tisonnant le feu avec une branche, les gens de la Franchise n’ont pas pu rater un spectacle pareil ! Il désigna du menton les épaves des deux tout-terrains, qui se consumaient sur le rivage à une centaine de mètres de là, derrière les arbres. — Ils sont probablement déjà en route pour venir nous cueillir, ajouta-t-il. — Bien sûr, dit Dloan, ils pourraient aussi carrément nous balancer une bombe atomique. Sharrow le fusilla du regard. — Alors, on va à pied voir ce qu’il y a au bout du fjord, ou quoi ? demanda Zefla. Sharrow hocha la tête. — On a intérêt. Sinon, Elson et ses potes y seront avant nous. Elle sortit de sa sacoche les deux compteurs à cadran. — L’aiguille indique toujours la même direction, dit-elle. La distance restante est de presque cent kilomètres. Si les cartes sont exactes et ces instruments précis, ce qu’ils indiquent se trouve au fond du fjord. Ou s’y trouvait, dit-elle en rangeant les compteurs. — Dommage qu’on ait perdu les cartes, regretta Dloan en fléchissant sa jambe. Feril leva la main d’un geste hésitant. — Il se trouve que j’ai mémorisé la carte de la région. — Ah bon ? fit Miz avec un air sceptique. Alors, il y a combien de kilomètres entre ici et le fond du fjord ? — En suivant la côte, environ quatre-vingt-neuf kilomètres, leur indiqua l’androïde. Bien qu’il y ait deux cours d’eau importants à passer à gué. — Deux jours pour l’aller et deux pour le retour, estima Dloan. — Puis-je émettre une suggestion ? dit l’androïde. Ils le regardèrent. — Je pourrais peut-être faire l’aller et retour en une vingtaine d’heures. Il les dévisagea à la ronde, puis effectua un haussement d’épaules presque timide. — Feril pourrait donc partir en éclaireur, proposa Zefla. Mais qu’est-ce qu’on fera quand le reste du groupe arrivera là-haut ? — Si nous trouvons le Canon Lent, dit Sharrow, nous donnons un simple coup de téléphone. Lorsque les forces de la Franchise viendront enquêter, nous prendrons le véhicule avec lequel elles sont arrivées… un avion, probablement. — Comme ça ? Carrément ? s’enquit Zefla. — Puisque nous aurons un Canon Lent, dit Miz en souriant. — Et si le Canon n’est pas là ? demanda Feril. Sharrow regarda l’androïde. — Alors, nous aviserons. Elle ramassa un morceau de branche et le jeta dans le cœur fumant du foyer. Ils essayèrent de rester, autant que possible, à la lisière de la forêt, à une dizaine de mètres de la rive. L’intérieur était très calme. Les seuls bruits qu’ils entendirent pendant ces quelques premières heures, tandis que la lumière du début de l’hiver baissait progressivement autour d’eux, étaient celui de l’eau dévalant les ruisseaux encombrés de rochers qu’ils traversaient et celui des branches et des rameaux qui craquaient sous leurs pas. Le sol de la forêt était jonché de vieux arbres et de troncs pourris ; des arbres étaient penchés dans tous les sens, produisant des enchevêtrements qu’ils étaient obligés de contourner. Hérissées de nouvelles pousses, des clairières dégagées par la chute des arbres laissaient entrevoir un ciel gris, de plus en plus sombre. — C’est un peu désorganisé, hein ? dit Miz à Sharrow en se baissant sous un tronc tombé à terre puis soulevé du sol par la croissance oblique des arbres voisins. Je croyais que les forêts, c’était rien que des troncs d’arbres et un tapis moelleux de… merde ! La capuche de sa veste s’accrocha à une branche et il faillit rester suspendu. Il se libéra et regarda Sharrow d’un œil sévère avant de continuer : — Des troncs d’arbres et un tapis moelleux d’aiguilles. Elle se baissa à son tour. — C’étaient des plantations, Miz, lui dit-elle. Ça, c’est une vraie forêt. — Eh bien, c’est drôlement bordélique, dit-il en époussetant les fragments de bois pourri tombés dans sa capuche. On se croirait dans cette putain d’Entraxrln. On aurait vraiment eu du mal à passer là-dedans avec les tout-terrains, d’ailleurs. On aurait peut-être été obligés de rester au bord de l’eau, et tant pis pour les satellites. Il glissa sur une racine dissimulée sous une couche d’aiguilles et chancela. Il secoua la tête. — Enculés de Solipsistes ! Sharrow sourit. Ils campèrent lorsqu’il n’y eut plus assez de lumière pour voir correctement ; ils avaient deux paires de lunettes à infrarouge, mais deux personnes auraient dû s’en passer et le groupe n’aurait pas pu avancer très rapidement. De toute façon, ils étaient fatigués après deux heures de marche. Ils trouvèrent un endroit plat près d’un ruisseau, invisible depuis l’autre côté du fjord grâce à la hauteur de la berge, et décidèrent de s’arrêter là. Sharrow changea le pansement de sa blessure à la main. Dloan trouva comment monter la petite tente de secours. Zefla chercha du bois pour faire du feu. Miz s’assit sur une pierre et commença à délacer ses bottes. Il avait mal aux pieds ; il avait boité pendant la dernière demi-heure. Feril déposa du bois près du cercle de pierres qu’il avait mis en place, puis essaya d’aider Dloan à monter la tente jusqu’à ce que l’humain le chasse. Il vint s’accroupir près de Miz. — Saloperies de bottes, dit Miz. Il s’escrimait à desserrer les lacets. C’était comme s’ils avaient rétréci après avoir été mouillés. Les bottes lui avaient tapé dans l’œil dans la boutique à Quay Beagh : épaisses, costaudes, idéales pour la rando, en cuir et avec de vrais lacets, comme on en voyait sur les vieilles photographies ; maintenant, il commençait à regretter de ne pas avoir pris quelque chose de plus moderne, avec des inclusions de mousse à mémoire, des éléments chauffants et des boucles à ouverture rapide. Il n’avait évidemment pas choisi ces bottes en pensant qu’il allait vraiment beaucoup marcher avec. — J’imagine que vous n’avez pas ce problème, grogna Miz à l’intention de l’androïde. — Pas vraiment, dit Feril en regardant ses propres pieds. Bien que j’aie des plaquettes plantaires à remplacer tous les quatre ou cinq ans. — Putain d’endroit abandonné par le Destin ! murmura Miz. Il regarda les arbres sombres qui les cernaient. Feril les regarda aussi. — Oh, je ne sais pas, dit-il. Je trouve le paysage assez beau. — Ouais, admit Miz, en essayant de séparer deux lacets. Peut-être que vous voyez les choses différemment. — Oui, concéda l’androïde. Ça doit être ça. Il regarda Zefla laisser tomber un chargement de bois sur le sol près du foyer puis entasser des morceaux de branches au centre du cercle de pierres. Elle se servit de son pistolet laser en mode grand angle et puissance réduite pour sécher les branches, puis les allumer ; elles brûlèrent en dégageant de la fumée. — Hé ! dit Miz à l’androïde, l’air gêné. Je commence à avoir froid aux doigts. Vous pourriez peut-être me donner un coup de main ? Feril ne fit aucun commentaire avant de s’agenouiller devant Miz et de lui défaire ses lacets. Ils étaient assis autour du feu dans l’obscurité absolue d’une forêt impénétrable sous une épaisse couche de nuages, à quatre cents kilomètres du phare de voiture ou du réverbère le plus proche, ou d’une zone éclairée par un miroir solaire. Ils mastiquaient des rations de survie de l’armée. Il leur en restait encore pour deux repas chacun. — On va se faire quelque chose demain, dit Miz en attaquant une plaquette de nourriture. Il regarda les autres membres du groupe. Leurs visages semblaient bouger bizarrement à la lueur papillotante des flammes orange. Il hocha la tête. — Demain, on va tirer du gros gibier et manger un bon rôti, de la vraie viande. — Beurk, dit Zefla. — Des animaux, on n’en a pas encore vu la queue d’un, l’informa Sharrow. — Ouais, rétorqua Miz en lui agitant sous le nez la plaquette à moitié mangée. Y doit y avoir des tas de grosses bestioles dans ces montagnes. On trouvera bien quelque chose. — Excusez-moi, dit Feril, debout sur la berge, à deux mètres au-dessus d’eux. Son visage en métal et plastique les regardait de haut et brillait à la lueur du feu. L’androïde s’était porté volontaire pour monter la garde pendant qu’ils mangeaient. — Oui, Feril ? s’enquit Sharrow. — Ce que je crois être une embarcation pneumatique vient de quitter la rive opposée ; elle se dirige de notre côté. Dloan attrapa la mitrailleuse et se leva. Il chaussa une paire de lunettes à infrarouge. — À quelle distance ? demanda Sharrow. — À une centaine de mètres de la rive opposée, dit Feril. — Allons voir, décida Sharrow. Ils descendirent en file indienne jusqu’aux arbres au bord du fjord ; Dloan guidait Zefla, et Sharrow guidait Miz, qui trébucha deux fois sur ses lacets dénoués. Ils s’allongèrent sur le sol. Avec les lunettes à infrarouge en mode zoom, Sharrow et Dloan pouvaient tout juste distinguer la signature thermique des humains dans le canot pneumatique. Dloan trouva un rocher et cala la mitrailleuse dessus, le canon orienté à presque quarante-cinq degrés vers le haut. — Ça devrait donner juste la portée nécessaire, dit-il. Je vous conseille de rester en arrière, au cas où ils auraient un gadget capable de repérer l’origine du tir. Ils reculèrent un peu sous le couvert des arbres. Dloan tira une douzaine de balles, remplissant la nuit de son et de lumière ; Sharrow fut obligée de regarder ailleurs avec les lunettes à infrarouge, vu la clarté produite par le feu de bouche. Il n’y avait pas de balles traçantes, mais lorsqu’elle scruta à nouveau l’autre rive, elle put suivre les minuscules étincelles des projectiles sur la moitié de leur parcours parabolique au-dessus du fjord. Ils devinrent invisibles en se refroidissant. — Juste au-dessus d’eux et à gauche, lança Feril. Dloan affina son pointage puis tira à nouveau. Le fracas de la mitrailleuse se répercuta sur les montagnes et les falaises au loin. Un double claquement métallique signala que Dloan insérait un nouveau chargeur. — Encore un peu à gauche, indiqua Feril. Dloan tira une autre rafale. Sharrow ne vit aucun changement dans l’image cotonneuse transmise par les infrarouges. — Oui ! dit Feril. Dloan attendit un instant, fit feu à nouveau. — Parfait ! À droite ! cria Feril pendant que Dloan mitraillait. La mitrailleuse se tut. — Je crois qu’ils sont en difficulté, annonça Feril. Sharrow vit l’image thermique floue se modifier ; elle rapetissa, et, finalement, au bout d’environ une minute, il n’y eut plus que les traces de quelques minuscules sources de chaleur dans l’eau. — Leur bateau a coulé, confirma Feril. Ils semblent qu’ils regagnent la rive à la nage. — Mes compliments au tireur, encore une fois, dit Sharrow. — Hmm, fit-il d’un ton satisfait. Il descendit de la berge. Sharrow fit demi-tour lorsque Dloan passa devant elle et Feril, mais elle s’aperçut alors que l’androïde scrutait toujours la rive opposée du fjord. Elle chaussa les lunettes à infrarouge, mais ne vit rien d’autre que les mêmes signatures thermiques floues sur le fond gris des eaux froides du fjord. Elle observa l’androïde quelques instants. Il n’avait pas l’air de remarquer sa présence. — Feril ? l’interrogea-t-elle. — Oui ? dit-il en se tournant vers elle. — Qu’est-ce qu’il y a ? Miz poussa un grognement d’impatience et prit la main de Zefla, se laissant guider par elle – qui suivait Dloan –, pour retourner au camp. — Oh, fit l’androïde après une infime pause. Il se retourna vers l’eau sombre et dit : — Je pensais simplement à ceci : étant donné qu’il semblait y avoir huit ou neuf personnes dans le canot pneumatique et que sept seulement sont en train de regagner la rive à la nage, et que ce qui pourrait bien être deux cadavres flotte à l’endroit où le bateau a coulé… je crois que je viens d’être complice d’un meurtre… de deux, peut-être. L’androïde s’était retourné vers Sharrow et lui faisait face. Elle ne dit rien. Il regarda l’eau encore une fois, puis Sharrow. — Qu’est-ce que ça vous fait ? demanda-t-elle. Il simula un haussement d’épaules. — Je n’en suis pas encore sûr, dit-il, apparemment perplexe. Il faudra que j’y réfléchisse. Elle examina l’image de Feril aux infrarouges. Vus d’aussi près, les humains renvoyaient des images vibrantes, colorées et manifestes. L’androïde était une vague esquisse lumineuse, le corps à peine plus chaud que le milieu ambiant. — Je suis désolée, dit-elle finalement. — D’avoir fait quoi ? — De vous avoir impliqué dans toute cette histoire. — J’étais enchanté qu’on me le demande, lui rappela-t-il. — Je sais. Mais quand même… — Ne vous reprochez rien, je vous en prie, lui dit-il. Tout ceci est… extrêmement intéressant pour moi. J’enregistre une grande partie de ce qui s’est déroulé récemment avec une densité maximale pour pouvoir le repasser, y prendre plaisir et l’analyser. C’est une chose que j’ai l’occasion de faire très rarement. C’est de l’inédit. Je m’amuse. Il fit un geste anthropomorphe, écartant brièvement les mains, la paume vers le haut, des flancs de son corps. — Vous vous amusez, dit-elle avec un timide sourire. — En un sens, convint Feril. Elle secoua la tête et baissa les yeux sur la chaleur modeste qui suintait du sol de la forêt. — Dois-je accomplir mon expédition de reconnaissance ? demanda l’androïde. Dois-je aller jusqu’au fond du fjord ? — Pas encore, ordonna-t-elle. Elle se retourna vers la faible signature thermique, presque transparente, de la colonne de fumée qui montait de leur feu, à trente mètres à l’intérieur de la forêt. — J’aimerais que vous montiez la garde cette nuit, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. — Bien sûr que non, dit Feril en se retournant vers le fjord. Vous craignez qu’ils ne disposent encore d’un bateau et qu’ils essaient de réitérer l’attaque apparente que nous venons de repousser. — Exactement, fit-elle en souriant. Vous le dites comme nous l’aurions dit. Enfin, plus ou moins. Feril recula légèrement. — Merci. Je vais monter la garde là-haut, d’où je peux voir le fjord et le voisinage immédiat. Il indiqua du menton le sommet de la berge. Ils y allèrent ensemble. L’androïde pivota et s’accroupit à l’endroit où il estimait avoir le meilleur point de vue. — Ah, ah ! dit-il. Elle regarda, elle aussi. Deux feux brûlaient de l’autre côté du fjord ; deux minuscules points jaune foncé qui vibraient dans l’obscurité granuleuse. En retirant les lunettes à infrarouge, Sharrow pouvait encore les voir du coin de l’œil. Elle reprit les lunettes. — Ils ont fait plus de chemin que nous, remarqua-t-elle. — Environ trois kilomètres, estima Feril. — Hmm. Nous avons encore un missile thermoguidé. Nous pourrions leur souhaiter bonne nuit avec un petit cadeau explosif. — Absolument, approuva Feril. Mais ces feux sont peut-être des leurres. — Il leur reste combien de kilomètres pour arriver à pied au bout du fjord ? — Cent neuf. Il y a deux petits fjords secondaires sur leur côté du fjord principal. — Mais il leur reste probablement un canot pneumatique. — Oui. Ils pourraient s’en servir pour franchir l’embouchure des fjords secondaires, bien qu’il soit vulnérable à une attaque à la mitrailleuse. — Hmm, fit-elle en bâillant. En ce qui me concerne, c’est l’heure d’aller dormir. Elle regarda dans le creux où la petite tente était dressée. Elle était censée être confortable pour deux personnes et pouvait, à la limite, en prendre une troisième. À quatre, il fallait vraiment que tout le monde s’entende très bien. — Voulez-vous avoir une arme pendant que vous montez la garde ? Elle bâilla à nouveau. — Je ne crois pas, dit Feril. Bonne nuit, dame Sharrow. — Bonne nuit. Cenuij était assis dans le camion. Le camion brûlait. Cenuij avait un air sinistre, il soupirait beaucoup. Les flammes et les munitions qui explosaient ne lui faisaient apparemment aucun mal. Il tenait délicatement un objet dans ses bras, enveloppé dans un châle. Elle reconnut le châle ; c’était l’un de ces châles dans lesquels on enveloppait les nouveau-nés de la famille. Comme elle-même quand elle était bébé, comme sa propre mère, et la mère de sa mère avant elle… Elle se demanda où Cenuij avait pu se le procurer, et craignit que le bébé qui reposait à l’intérieur ne soit touché par les flammes du camion incendié. Elle cria, mais Cenuij ne semblait pas l’entendre. Quand elle essaya de se déplacer dans le camion en flammes pour regarder à l’intérieur du châle et voir qui était le bébé, Cenuij bougea lui aussi, pivotant et se recroquevillant de façon à ce que ses épaules cachent l’enfant. Elle lui jeta quelque chose à la figure ; l’objet rebondit sur sa tête et il se retourna, plein de colère ; il lui lança le châle et son contenu, elle ouvrit les bras pour l’attraper, le châle se détacha du paquet et tomba dans les flammes. Et ses bras se refermèrent sur le Canon Lent. Le châle brûla vivement dans l’épave du camion, puis il monta, incandescent, dans le ciel comme un oiseau touché par un laser. Elle s’éveilla dans l’odeur moitié répugnante, moitié réconfortante des corps humains. Elle se redressa sur son séant et le rêve s’effaça de sa mémoire. Elle était fatiguée, ses membres étaient raidis ; le sol apparemment meuble sous la tente avait dissimulé des pierres, des racines ou autre chose qui avaient rendu le sommeil inconfortable, quelles que soient les positions qu’elle avait essayées. Chaque fois qu’elle s’était tournée, elle s’était réveillée, et, vu qu’elle était serrée contre les autres, qui dormaient aussi mal qu’elle, elle avait probablement dû les réveiller eux aussi, tout comme ils l’avaient réveillée. Elle avait froid du côté de la paroi extérieure de la tente ; l’unique couverture qu’ils se partageaient s’était envolée au début de la nuit. Elle se dit qu’à l’avenir elle accepterait la proposition des hommes de dormir sur les côtés. Sa main blessée palpitait vaguement sous le sparadrap. Elle rampa par-dessus les autres et ouvrit la tente : l’air matinal était glacial, le vent rugissait dans les cimes des arbres. Elle s’étira et grogna ; elle avait faim et se demandait ce qu’ils pourraient bien utiliser en guise de papier hygiénique. Feril lui fit signe depuis son poste d’observation sur la berge. Elle nettoya sa plaie à l’antiseptique et replaça le sparadrap, consciente qu’elle épuisait les réserves de la trousse médicale plus vite qu’elle ne l’aurait voulu. Il s’écoula apparemment un bon moment avant que tout le monde soit debout, en forme et prêt à partir ; elle avait l’impression déprimante que les Solipsistes, malgré toute leur martiale excentricité, devaient s’être levés aux aurores et étaient en marche depuis longtemps. Elle les imaginait en train de chanter des hymnes guerriers au son du tambour. Ils levèrent enfin le camp et s’enfoncèrent dans la forêt sous les cimes rugissantes des arbres agités par le vent. Leurs ventres gargouillaient. Le petit déjeuner avait consisté en un quart de ration par personne ; il ne leur restait que sept de ces plaquettes insipides mais nourrissantes. Le fjord était une surface grise, ébouriffée par le vent, parfois criblée de taches blanches, visible à leur droite derrière les troncs sombres. Ils marchèrent toute la journée. Une fois, la pluie tomba pendant une heure, dispersant des gouttes légères par des brèches dans la canopée. Miz voulait qu’ils s’arrêtent pour s’abriter, mais ils continuèrent. Ils se relayèrent pour marcher en lisière de la forêt et surveiller la rive opposée, mais ils ne virent rien. Ils avaient observé quelques oiseaux, entrevu des mouvements dans les branches supérieures des arbres et entendu quantité de minuscules froissements dans les broussailles, mais n’avaient pas rencontré de gros animaux. Le déjeuner se réduisit à une demi-portion pour chacun d’entre eux et toute l’eau glacée des torrents qu’ils pouvaient absorber. Ils étaient obligés de recueillir l’eau au creux de leurs mains jointes ; Sharrow sentit les siennes s’engourdir au deuxième essai. Lorsqu’elle eut fini de boire, la seule chose qu’elle put ressentir était la coupure à sa main gauche, qui palpitait encore. L’androïde était assis près du ruisseau, l’image même de la patience. Zefla était descendue sur la berge ; Dloan avait disparu dans les bois et Miz s’était installé sur une racine aérienne ; il relaçait ses bottes en grommelant. Sharrow s’assit près de l’androïde. Elle avait mal aux pieds. — Combien de kilomètres avons-nous parcourus jusqu’ici, Feril ? — Dix-sept. — Il en reste encore soixante-dix, indiqua-t-elle d’une voix lasse. Nous sommes trop lents. Combien de temps vous faudrait-il maintenant pour aller jusqu’au fond du fjord et revenir ? — Seize heures environ, estima l’androïde. Elle avait faim, elle se sentait sale, elle avait des démangeaisons partout, ses pieds lui faisaient mal et sa blessure à la main la tourmentait comme une rage de dents. Extérieurement, l’androïde était resté le même – à la fois délicat et puissant, lisse et dur. Quelques aiguilles restaient accrochées à ses tibias, mais, à part cela, sa peau en métal et plastique semblait intacte. — Si vous partez, dit Sharrow, il vaudrait mieux que vous preniez une arme. — Si c’est ce que vous pensez, j’en prendrai une. — Je pense que vous devriez en prendre une. — Vous allez monter la garde par vous-mêmes, ce soir ? — Nous allons organiser une sorte de roulement. Elle annonça aux autres que Feril allait partir en reconnaissance. Miz répugnait à se séparer d’un pistolet et trouvait risqué de confier également les compteurs à l’androïde, mais la décision fut prise. — Soyez prudent, conseilla Sharrow à l’androïde en lui remettant les compteurs. Nous ne savons pas ce qu’il y a là-haut, mais c’est probablement bien gardé. — Ouais, dit Miz. Les vieux systèmes automatiques ont tendance à avoir la gâchette sensible. — Je serai prudent, croyez-moi, assura Feril. Sharrow posa sa main valide sur l’épaule de l’androïde. Le métal gainé de plastique était froid au toucher. — Bonne chance, dit-elle. — Merci. Je vous verrai demain. L’androïde se retourna et partit, serrant sur sa poitrine les compteurs et un petit pistolet laser. Il s’éloigna au pas de course, gracieuse silhouette entre les arbres ; ses pâles plaquettes plantaires renvoyaient des éclairs ternes dans les ténèbres de la forêt. Il disparut. — J’espère qu’on peut vraiment faire confiance à cette machine, dit Miz. — Il aurait pu tous nous trucider dans notre sommeil la nuit dernière s’il l’avait voulu, lui rappela Zefla. — Mais ce n’est pas si simple que ça, non ? rétorqua Miz en regardant Sharrow, qui haussa les épaules. — C’est devenu plus simple depuis que les véhicules ont été détruits, dit-elle. Nous allons voir ce que Feril trouve là-haut. — S’il revient, fit Miz en soulevant le petit sac à dos. — Oh, arrête de pleurnicher, pesta Sharrow. Amène-toi. Elle se tourna pour suivre l’androïde. Elle s’endormit pendant son tour de garde cette nuit-là, s’éveillant d’un rêve de mort et de feu dans lequel Cenuij et elle marchaient main dans la main dans une horrible obscurité sous le fracas du tonnerre et les éclairs pulsant au milieu des nuages et des sommets de l’autre côté du fjord. Une pluie froide – du sang chaud, dans son rêve – lui éclaboussait le visage. L’arbre contre lequel elle s’appuyait grinçait et gémissait sous le vent qui se déchaînait dans les hautes branches au-dessus d’elle. Elle se releva en frissonnant, courbaturée et endolorie. Une migraine lui martelait sourdement les tempes. Elle jeta un regard circulaire avec ses lunettes à infrarouge pour vérifier que tout allait bien. Le fjord était une surface rugueuse, fouettée par le vent, visible entre les troncs d’arbres à peine plus chauds. Au moins, les intempéries rendaient invraisemblable une attaque nautique des Solipsistes. Derrière elle, dans un petit creux, une douce lueur signalait la chaleur enveloppante de la tente. Elle regarda l’heure indiquée par l’affichage. Encore soixante minutes, et elle pourrait réveiller Miz et revendiquer sa place entre les deux autres dormeurs. Elle se promena un peu pour essayer de rester éveillée et de se réchauffer. Sa main enflée télégraphiait périodiquement des messages douloureux jusqu’en haut de son bras. La pluie cascadait entre les branches en grosses gouttes accumulées qui tombaient sur sa casquette et ses épaules et lui mouillaient le visage. Le treillis camouflé était imperméable, mais de menues gouttelettes s’étaient introduites au niveau du col, peut-être pendant qu’elle dormait ; elle les sentait descendre dans son dos et s’insinuer entre ses seins avec une intimité glaciale et malvenue. Assise sur un tronc d’arbre, elle regardait la surface du fjord, zébrée d’embruns, et écoutait le vent qui soufflait en rafales, descendu de la nuit sombre tapissée d’épais nuages. La pluie cessa un moment, révélant des détails sur la rive opposée du fjord, si bien que Sharrow put regarder l’endroit où les feux des Solipsistes avaient brûlé la veille. Ces deux coriaces points lumineux avaient scintillé toute la soirée comme des yeux maléfiques montés des profondeurs d’un mythe archaïque, et – en dépit du fait que la rive sur laquelle cheminaient les Solipsistes semblait plus accidentée et découpée que la leur – ils avaient brûlé encore plus loin que la nuit précédente. Une puissante rafale de vent secoua les arbres au-dessus d’elle, délogeant des gouttes qui la frappèrent au visage. Elle essuya les lentilles des lunettes à infrarouge avec la paume de sa main valide. À l’endroit où les feux jumelés des Solipsistes avaient resplendi sur la sombre toile de fond de la forêt, il ne restait qu’une faible image thermique ; un ultime souvenir moribond de cette chaleur au milieu de la nuit, comme l’œil d’une créature maléfique qui se fermait lentement tandis que la vie l’abandonnait. Elle observa cette image floue et incertaine et – quand bien même c’était le produit et le symbole de gens qui, sans raison valable qu’elle puisse discerner, étaient soudain devenus ses ennemis – elle voulut que ce lointain souvenir incandescent prévale sur le froid qui s’infiltrait en elle, lui donnait mal aux dents et la faisait frissonner, et contre les lois régissant l’univers, le système et le monde et tous les objets et créatures qu’il contenait : les lois de la décomposition, de la consommation, de l’épuisement et de la mort. La pluie revint frôler le fjord en hautes nappes, et éteignit par cette interposition – à défaut des braises mourantes elles-mêmes – l’image de ce feu projetée dans ses yeux. 21. UNE COURTE PROMENADE — Mais comment il est, physiquement ? — Oh… séduisant, je suppose. — Quoi ? Plutôt grand, plutôt brun, plutôt beau ? Plutôt baraqué ? — Tout ce que tu viens de dire. Enfin, peut-être pas baraqué… Mais ce n’est pas ça ; c’est… sa façon d’être. Quand tu l’entends parler, tu as l’impression que c’est un truc entre la philosophie et la politique, et même si tu n’es pas d’accord avec ce qu’il dit, tu ne peux pas t’empêcher d’être impressionnée par la manière dont il le dit. C’est comme s’il en savait plus qu’il n’en exprimait, comme s’il savait tout mais qu’il avait quand même vraiment besoin de ton approbation pour que ce soit vrai – et tu ne peux pas t’empêcher de la lui donner. Tu te sens flattée, privilégiée… séduite, quoi. « Apparemment, il y avait derrière lui une sorte de grande organisation un peu floue – une entité qui avait proliféré organiquement autour de sa personne. Et même si la plupart des gens que j’ai vus étaient jeunes, il y en avait aussi pas mal de plus âgés, et j’ai eu l’impression qu’il s’adressait à l’establishment du Fantôme, et peut-être même au-delà. Mais c’était un type étonnant, voilà tout. — Manifestement, dit Zefla en souriant tandis qu’elles se promenaient. Il faisait froid. Le temps avait changé juste avant l’aube. Le vent avait dispersé les lourds nuages de pluie, le ciel limpide et glacial déversait le clair de lune et un modeste clair de fer sur les montagnes boisées, les revêtant d’argent en silence. Ensuite, Thrial s’était levé, et une riche clarté rose doré avait envahi le fjord. Après un petit déjeuner lamentablement succinct qui les avaient tous laissés sur leur faim, et avec seulement un quart de ration chacun pour le reste du trajet, Miz et Dloan avaient décidé d’essayer sérieusement de tuer un animal comestible pour le repas de midi. Les deux hommes étaient partis en altitude lorsque le groupe avait levé le camp ce matin-là, en espérant trouver du gibier aux étages supérieurs de la forêt. Sharrow et Zefla traversèrent des nappes de givre et des flaques recouvertes d’une croûte fragile de glace mince, limpide comme du verre. Leur haleine se condensait dans l’air. Sharrow se sentait légèrement engourdie et vaguement déconnectée. Elle ne cessait de frissonner, alors même qu’elle n’avait pas vraiment froid. Ce devait être à cause du manque de nourriture. Elle était devenue esclave du confort et elle en avait honte ; elle ne s’était jamais rendu compte à quel point des objets vulgaires comme une brosse à dents ou du papier hygiénique pouvaient lui manquer et elle trouvait avilissant le fait qu’ils puissent tenir une telle place dans sa vie. Sa blessure palpitait sourdement à l’intérieur du gant ; elle avait pris quelques antalgiques. Elle n’avait pas changé le pansement ce matin-là parce que sa main avait enflé pendant la nuit, et qu’elle lui faisait trop mal quand elle essayait de retirer le gant. Elle avait décidé de la laisser tranquille ; peut-être guérirait-elle toute seule. Elles progressaient difficilement dans une zone dénudée de la forêt où un incendie avait laissé debout des milliers de troncs, poteaux noirs déjà entourés de jeunes arbres élancés qui s’efforçaient d’atteindre le ciel. — Il finira probablement par devenir un de ces sordides gourous de secte, dit Zefla au bout d’un moment. Ceux qui fourguent un charabia mystique recyclé et habitent dans un palais tandis que leurs disciples se relaient pour dormir et bosser dans la rue, et te font un grand sourire en trait plat quand tu leur dis d’aller se mettre leurs tracts où tu penses. — Non, dit Sharrow. Elle secoua la tête et, prise de vertige, trébucha sur une branche noircie encroûtée de givre. — Non, je ne le crois pas. Je ne crois pas que ce type finira comme ça, non, pas du tout. Tout en marchant, Zefla observait Sharrow avec une expression soucieuse. — Tu vas bien ? s’enquit-elle. — J’ai faim ! dit Sharrow en riant. Elle hocha la tête, inspira profondément dans l’air glacial et contempla l’étendue bleue du ciel. — Et toi ? demanda-t-elle. — Moi ? Ça ne pourrait pas aller mieux, dit Zefla en se grattant la tête jusqu’au cuir chevelu. Mais une douche ne me ferait pas de mal. Sharrow trébucha une fois de plus. — Peut-être qu’on devrait faire encore une pause, suggéra Zefla. — Oui, dit Sharrow en secouant brièvement la tête comme pour essayer d’en chasser des corps étrangers. Pourquoi pas ? Elles avancèrent péniblement au milieu des jeunes arbres vivaces et des cadavres calcinés. Sharrow et Zefla firent halte dans une petite clairière près du rivage pour manger le reste de leurs rations, puis attendirent que Miz et Dloan les rejoignent. Sharrow persista à prétendre qu’elle était en pleine forme jusqu’à ce qu’elle s’endorme profondément, appuyée contre un tronc d’arbre. Zefla était préoccupée ; elle pensait que Sharrow était malade. Elle vit son visage gris et fatigué se contracter et ses lèvres bouger. Zefla leva les yeux vers les sommets. Elle était surprise qu’elles n’aient pas entendu le moindre coup de feu. Laissant dormir Sharrow, elle descendit sur la plage de galets. Elle y disposa son petit sac à dos, afin que Miz et Dloan ne passent pas près d’elles sans les voir. Puis elle retourna s’asseoir près de Sharrow. Les hommes arrivèrent une heure plus tard. Ils boitaient tous les deux – Dloan à cause de la balle qu’il avait reçue la nuit où Cenuij était mort, Miz à cause de ses bottes, trop dures pour ses pieds tendres. Ils rentraient bredouilles. Zefla crut qu’ils avaient rapporté quelque chose, mais ce n’était que le sac à dos qu’elle avait laissé sur les galets. Ils avaient tiré sur quelques oiseaux avec leurs pistolets laser et en avaient tué un, mais il grouillait de parasites lorsqu’ils l’avaient ramassé et ils avaient estimé qu’il n’était pas mangeable. Es n’avaient toujours pas aperçu de gros animaux, bien qu’ils aient entendu des meuglements impressionnants encore plus haut sur la pente. Miz et Dloan mordirent dans leurs dernières plaquettes nutritives sous le regard endormi de Sharrow, qui fronçait les sourcils et frottait son gant gauche. — Du poisson, dit Miz en leur souriant. On va pêcher un peu. Ce soir, on mange du poisson. Il tapota la poche de sa veste de chasse qui contenait le nécessaire de pêche à la ligne. Ils entendirent comme une fusillade juste au moment où ils repartaient : un crépitement assourdi par la distance qui sembla provenir d’un point situé quelque part devant eux vers l’amont du fjord. Ils se précipitèrent vers la berge et scrutèrent le fjord. — Merde, dit Miz. Voilà autre chose ! Je me demande ce que ça signifie. Personne ne suggéra de réponse. Ils marchaient depuis une heure lorsqu’ils aperçurent Feril qui trottait à leur rencontre entre les arbres. — Ça fait plaisir de vous revoir, dit Zefla. Sharrow se contenta de sourire à l’androïde. — Merci, fit-il. Il avait encore les compteurs et le laser qu’ils lui avaient confiés ; il les remit à Zefla. — Alors ? s’enquit Miz. — Je suis allé jusqu’au bout du fjord… commença l’androïde. — Si on parlait tout en marchant, hein ? suggéra Zefla. Ils continuèrent d’avancer ; Feril marchait à reculons devant eux sans jamais trébucher, prouesse à la fois déconcertante et assez impressionnante. — Le terrain entre ici et le fond du fjord, poursuivit l’androïde, est similaire à celui que vous avez déjà traversé. Il y a deux rivières assez importantes à franchir, l’une en travers de laquelle un arbre est tombé, ce qui facilite donc la tâche, l’autre présentant plus de difficultés, et qui oblige à entrer dans l’eau. Il y a un endroit où il faut soit traverser une plage très exposée à un kilomètre environ d’une pointe sur l’autre rive, soit faire un détour de quatre ou cinq kilomètres en contournant des falaises. — Et vous avez fait quoi ? demanda Zefla. — À l’aller, j’ai traversé la plage sans problèmes ; au retour, je commençais à traverser la plage lorsqu’on m’a tiré dessus. Le haut de son corps pivota d’un quart de tour pour montrer la trace d’une balle qui lui avait frôlé l’épaule. — J’ai riposté avec le pistolet laser, mais j’ai estimé alors que j’étais trop exposé et suis entré dans l’eau. J’ai terminé cette partie du trajet en rampant juste sous la surface du fjord. Zefla sourit. Miz secoua la tête. Dloan semblait vaguement impressionné. Sharrow se contenta de cligner des yeux. — Hmm, fit-elle. — Où est cette plage ? demanda Dloan. — À une dizaine de kilomètres d’ici. — Nous avons entendu les coups de feu, dit Dloan en hochant la tête. — Ils ont donc tant d’avance que ça ? s’inquiéta Zefla. — Je crois que seul un tireur embusqué est resté en position sur la pointe en face de la plage, dit Feril. Je pense avoir vu le gros des Solipsistes plus tôt, trois kilomètres plus loin, en train de traverser l’embouchure d’un fjord secondaire avec un canot pneumatique. J’ai essayé de tirer sur l’embarcation, mais la distance était d’environ quatre kilomètres, et je n’ai pu observer aucun effet. Dloan secoua la tête ; il comprenait. — Donc, résuma Miz, qu’est-ce qui nous attend à part voir les Solipsistes arriver là-haut avant nous ? — Il n’y a plus d’obstacles majeurs après la plage dont je vous ai parlé, bien qu’il y ait une petite colline à escalader pour éviter une falaise qui tombe à pic dans l’eau. À dix kilomètres environ de l’extrémité du fjord, on commence à rencontrer îles et rochers en grand nombre ; je crois que c’est pour cela que l’hydravion n’a pas amerri immédiatement. Le fjord se ferme abruptement ; il n’y a pas de rétrécissement notable, rien que les îles et ensuite un rivage presque rectiligne devant une plaine marécageuse, qui semble avoir été conquise sur les eaux par assèchement. « Le canon est, je crois, dans une tour en pierre. Cette tour a environ quinze mètres de hauteur et sept mètres de diamètre ; elle est surmontée d’un dôme noir hémisphérique d’une substance indéterminée. Elle se dresse au centre d’une place pavée carrée d’environ cinquante mètres de côté ; cette place comporte un mur circulaire de cinquante centimètres de hauteur qui touche presque le point médian de chacun de ses côtés, avec un pilier en pierre de quatre mètres de hauteur à chaque coin. Le delta d’une petite rivière ferme le fond de la place ; il y a un champ de grands joncs sur ce côté-ci. « La tour en pierre est entourée de nombreux cadavres humains, de fragments de matériels divers et autres débris ; ils se trouvent principalement à l’intérieur de l’enceinte circulaire. Sur la base du stade de décomposition, j’estimerais que certains des corps et des débris sont là depuis plusieurs décennies. Les cadavres les plus récents trouvés sur les lieux seraient ceux de deux jeunes gens qui m’ont semblé être des Solipsistes, vu leur uniforme. Les deux corps étaient attachés à des parachutes ; l’un reposait contre l’intérieur du mur circulaire, son parachute accroché à un petit arbre juste à l’extérieur de la place ; l’autre semblait avoir été traîné sur une certaine distance au milieu des joncs avant d’avoir été arrêté par des rochers, et j’ai pu déterminer qu’il avait été tué par une arme laser qui lui avait arraché la tête. Elle lui avait aussi perforé la poitrine et le bas-ventre ; les trous correspondent à un faisceau de six millimètres. J’en ai déduit que le dôme au sommet de la tour contenait pareille arme, avec, peut-être, les dispositifs de détection et de suivi qui lui seraient nécessaires. — Étonnante déduction, marmonna Miz. Il coula un regard vers Sharrow, mais elle ne semblait pas l’avoir entendu. — J’ai remarqué, poursuivit Feril, que les rares oiseaux qui survolent cette zone se tiennent à bonne distance de la tour, bien qu’il y ait des cadavres aviaires d’espèces diverses répartis tout autour d’elle, en plus de ceux de nombreux petits animaux. Les insectes semblaient être tolérés. J’ai procédé à une brève expérience avec des morceaux de bois et j’ai trouvé que tout ce qui bouge dans un rayon de cinquante mètres autour du centre de la tour avec une surface frontale excédant deux centimètres carrés environ sera attaqué par les défenses de la tour. Je crois qu’il s’agit là d’un puissant laser à rayons X, bien que le faisceau mis en œuvre contre les morceaux de bois que j’ai jetés dans cette zone soit considérablement plus mince que ceux qui avaient tué les deux parachutistes solipsistes. J’ai également constaté que, lorsque le parachutiste reposant contre l’intérieur du mur bougeait – chaque fois que son parachute était entraîné par une rafale de vent –, le faisceau qui le frappait était étroit et atténué, ce qui correspondait aux tirs – plusieurs douzaines – qui l’avaient apparemment touché après sa mort pendant qu’il était, je présume, dans le même état de mobilité morbide. — Eh bien, dit Sharrow, voilà de bonnes et de mauvaises nouvelles. L’air préoccupé, elle frottait son gant gauche en grimaçant. — Supposons, continua-t-elle, que ce qui est dans la tour est… intact, mais… — Mais comment on va entrer si tous les autres ont échoué ? demanda Miz. Il écarta d’un coup de pied une branche pourrie qui lui barrait le passage. — Ah, dit l’androïde en levant le doigt. J’ai mentionné les piliers en pierre aux quatre coins de la place. « Sous un couvercle au sommet de chaque pilier, il y a une plaque à empreinte manuelle, un dispositif de sécurité en forme de main à deux pouces. D’après son mode de construction, je dirais qu’elle est conçue pour réagir à un stimulus chimique ou génétique plutôt qu’à la configuration palmaire habituelle. Au moins deux de ces piliers semblent être opérationnels, les autres ayant été partiellement démontés. Tous les quatre portent l’inscription « lignée féminine ». Sharrow s’arrêta ; tous l’imitèrent. Zefla la regarda. — Encore une idée de Gorko, pas vrai ? Avec ça, il se pourrait bien que tu désarmes ce machin, ma petite. Sharrow contemplait ses pieds. Puis elle leva les yeux, regarda Zefla, frissonna, sourit et hocha la tête. — Oui, dit-elle en examinant sa main gauche. Oui, ça se pourrait. — Donc, même si les Solipsistes arrivent là avant nous, commenta Miz, ils ne pourront rien faire. — Ouais, fit Zefla. Mais si effectivement ils sont là avant nous, ils peuvent s’arranger pour que nous ne puissions rien faire nous non plus. Sharrow chancela, cligna des yeux, essaya de réfléchir. Il y avait encore autre chose, mais quoi ? Elle n’arrivait pas à penser. — Vous devez partir quand si vous voulez arriver à l’heure pour votre rendez-vous avec le sous-marin ? demanda Zefla à Feril. Oui, c’est ça, songea Sharrow. — Dans trente heures environ, dit l’androïde. Zefla opina en regardant Sharrow. — On y va ? demanda-t-elle. — On y va, répéta Sharrow. En avant, marche ! Sa main lui faisait mal. Elle avait faim et envie de vomir en même temps. Miz avait parlé de poisson, et brusquement elle sentit l’eau lui venir à la bouche en se rappelant le goût épicé du poisson noirci. C’était en Shouxaine, à Tile, il y avait bien des années. Elle était avec les autres autour de la table en bois rugueux, sous les lampions, les chapelets de pétards et les guirlandes luminescentes. Ils avaient mangé un poisson péché l’après-midi même dans le lac et bu beaucoup de vin ; ensuite, Miz et elle étaient allés se coucher, et c’est alors, pendant qu’ils faisaient l’amour, que les pétards étaient partis, et elle se retrouvait dans l’hôtel à Malishu, sur le lit sous le toit membraneux devant les grandes glaces ; or, au moment même où elle y pensait, quelque chose la propulsa à la fois en avant et en arrière dans le temps, jusqu’à ce tranquille hôtel dans les montagnes, avec vue sur les collines, les fenêtres ouvertes à la brise fraîche qui agitait doucement les rideaux blancs diaphanes, lui donnait des picotements, séchait sa sueur et hérissait le dos de Miz… et ses mains le caressaient, ses doigts le caressaient, lissant la peau de son dos, de ses flancs, de ses épaules, de ses reins et de sa poitrine, le pressant, le contrôlant, le déplaçant… et il était une merveilleuse forme grise au-dessus d’elle aux premières minutes de l’aube, une présence qui puisait doucement en elle, un balancement de douce violence qui l’amenait de plus en plus près du bord, comme le bord du balcon, pierre gris-rose derrière la brume des rideaux… ces tendres élans la poussaient toujours plus près, et leurs respirations se mêlaient dans un bruit de ressac, si bien qu’elle se rappela avoir construit des châteaux de sable sur la plage jadis quand elle était petite. Breyguhn et elle : elles avaient chacune construit un château et les avaient faits aussi hauts et aussi résistants qu’elles l’avaient pu, l’un à côté de l’autre ; elles avaient chacune planté un drapeau en papier sur la plus haute tour de leur château et attendaient de voir lequel des deux s’écroulerait en premier ; impulsée par les deux lunes, une puissante marée ne tarda pas à monter, et les vagues attaquèrent les murailles qu’elles avaient chacune édifiées. Elle vit son propre château commencer à s’effriter sur les bords, mais elle savait qu’il était le mieux construit des deux, et c’est celui de Breyguhn qu’elle regardait en fait, désirant de toutes ses forces que les vagues le frappent à la base de la muraille face à la mer. Les vagues s’étaient succédé, amenant la muraille à la limite de l’effondrement mais sans la miner suffisamment, et, peu à peu, un incroyable sentiment de frustration envahissait la poitrine et le ventre de Sharrow, accompagné de colère à la pensée que la mer puisse presque lui donner la victoire et ensuite se retenir – la force et la puissance des vagues semblèrent brièvement diminuer, et les dégradations cessèrent –, et elle commença à croire que ça n’allait jamais arriver, qu’aucun des deux châteaux ne s’écroulerait, mais elle vit alors les vagues revenir en force, se briser sur la plage, déferler et ronger les murailles des châteaux, et puis, finalement, fi-na-le-ment, dans un brusque et ultime assaut, les vagues ne cessèrent de déferler et leur violence cumulée décida de l’issue du duel : les murailles du château de Breyguhn s’affaissèrent et s’écroulèrent, s’émiettant dans l’air et se désintégrant dans les vagues, les teintant de brun doré lorsque le ressac culbuta par-dessus les ruines et éclata dans le sable mis à nu, que les vagues lissèrent avant de se retirer. Puis elles revinrent à la charge, aplanirent le sable et se retirèrent, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elles précipitent dans l’eau le donjon de Breyguhn et son drapeau. Mais c’est alors que la lumière avait jailli, terrifiante de beauté, sublime et écœurante, se déchargeant comme une coulée de lave sur la plage et les montagnes tandis que la coque éclatée du vaisseau étincelant culbutait et dégringolait vers la planète froide où Sharrow tombait pour l’éternité, simple flocon au milieu de l’averse. Il y avait eu une autre nuit difficile ; elle essayait de se recroqueviller autour de sa main blessée, la serrait contre elle comme un trésor et tentait d’obliger la douleur à cesser pour qu’elle puisse dormir. Elle était finalement tombée, à bout de forces, dans une sorte de coma, un demi-sommeil dans lequel elle rêva des deux foyers sur l’autre rive du fjord, tellement éloignés à présent que ce n’étaient plus que des étincelles à peine visibles à l’œil nu, qui scintillaient entre les branches. Elle avait cru entendre Cenuij les appeler du haut des arbres devant eux, mais, au moins, il n’était pas physiquement apparu dans son rêve. Ensuite, elle s’était réveillée, comme les autres, dans le froid glacial d’une nouvelle journée. Des chutes de neige fondue enchaînaient le plafond nuageux à la surface plate et grise du fjord ; à la faveur des éclaircies entre averses de grêle et bourrasques de neige, ils pouvaient voir que les sommets des montagnes étaient coiffés de blanc. Elle continua de marcher ; elle parlait avec les autres, elle parlait toute seule, elle avait de plus en plus faim, elle pensait à la nourriture et elle aurait voulu que sa main cesse de lui faire mal. Elle disait aux autres qu’elle allait très bien quand même. Ils firent le détour que leur avait conseillé l’androïde pour éviter la plage devant la falaise, en face de la pointe sur la rive opposée du fjord. Ils franchirent ensuite la première des deux rivières annoncées grâce à un arbre tombé en travers du courant. Miz en coupa quelques branches au laser pour faciliter la traversée, mais Sharrow faillit quand même glisser. La forêt était un endroit froid, sombre et humide, et elle détestait ça. Elle détestait presque tout son corps : sa main qui la faisait souffrir, son ventre qui criait famine, sa tête prise de vertiges, son anus et son vagin qui la démangeaient, ses yeux qui refusaient d’accommoder et son cerveau qui ne fonctionnait pas correctement. Feril la porta pour lui faire traverser la deuxième rivière ; l’eau froide arrivait jusqu’à la poitrine de l’androïde. Le temps s’éclaircit un peu et ils reprirent leur marche. La température descendit encore ; de gros nuages sombres s’accumulèrent sous le vent et se dirigèrent vers eux. Ce fut à peu près à ce moment qu’elle commença à oublier quel jour on était, où ils allaient exactement, ce qu’ils cherchaient et pourquoi ils le cherchaient. Il n’y eut plus que cette lente progression ; son être finit par se centrer sur le flux et le reflux de la respiration, le choc mat de ses pieds frappant le sol à tour de rôle et le cycle montée-descente de ses jambes, qui envoyaient en elle des vibrations perçues comme des ondes lointaines et ralenties. Même sa voix semblait étouffée par la distance et détachée d’elle, comme si elle ne la reconnaissait plus. Elle s’entendit répondre à des questions posées par les autres, mais sans savoir ce qu’elle disait, et ça lui était égal ; seule comptait la progression en avant de la marche, rythmée par le lent battement de ses pieds et de son cœur et par la pulsation agressive de la douleur assassine. Elle était seule. Tout à fait seule. Elle arpentait un rivage gelé au milieu de nulle part, traquée par la solitude, et elle commençait à se demander si elle était vraiment une Solipsiste – celle qui les trahirait. Un cerveau dans un corps : une collection de cellules dans une collection de cellules, circulant dans une ménagerie peuplée d’autres collections de cellules, animales et végétales, qui parcouraient le même globe mal dégrossi en transportant sur elles ou en elles leur quote-part de sa stupide cargaison de minéraux, d’éléments chimiques et de liquides emprisonnés temporairement dans cette cage de cellules – élément permanent d’un tout, mais absolument et éternellement seul. Comme Golter ; comme la pauvre planète Golter. Elle s’était retrouvée seule, s’était étendue aussi loin qu’elle l’avait pu et avait produit sans relâche pour un résultat à peine différent de zéro. Ils avaient grandi – mais s’en étaient-ils rendu compte ? – dans une pièce d’une maison vide. Lorsqu’ils commencèrent à comprendre que c’était une maison, ils avaient pensé qu’il devait y avoir d’autres comme eux dans les parages ; ils avaient peut-être cru qu’ils se trouvaient dans la banlieue, ou alors dans un secteur bien caché de la ville, mais bien qu’ils aient colonisé ces autres pièces, ils avaient regardé depuis leurs fenêtres les plus éloignées et leurs plus hautes lucarnes et découvert avec horreur – une horreur que seule leur compréhension accrue de la situation leur permettait d’apprécier pleinement – qu’ils étaient réellement seuls. Ils voyaient les nébuleuses – belles, lointaines et aguichantes –, pouvaient se rendre compte que ces galaxies reculées étaient composées de soleils, d’autres astres comme Thrial, et même deviner que certains de ces soleils pourraient avoir des planètes autour d’eux… mais c’est en vain qu’ils cherchèrent des étoiles à proximité du leur. Le ciel était plein de ténèbres. Il y avait les planètes, les lunes et les pâles nébuleuses aux minuscules et délicats tourbillons, et ils l’avaient eux-mêmes rempli de bric-à-brac, de circulation véhiculaire et d’emblèmes de mille langues différentes, mais ils ne pouvaient pas créer les deux d’une planète à l’intérieur d’une galaxie, et ils ne pouvaient jamais espérer, dans aucun cadre de vraisemblance dont ils puissent envisager l’existence, voyager où que ce soit au-delà de leur propre système solaire, ni dans l’abîme spatial universellement privé de sens entourant leur étoile isolée et délirante. Dans un rayon de plus d’un million d’années-lumière – au bas mot –, dans toutes les directions, Thrial, malgré toute sa flamboyante dispersion d’énergie vivifiante et sa fertile progéniture de planètes-filles, était un astre orphelin. Il y avait ce mur. Elle approchait lentement de ce mur tout plat. Le mur était blanc et gris, parsemé de petites pierres rondes ; sur un côté, il y avait un rocher plus volumineux en forme de poignée de porte géante. Elle se demanda si le mur était vraiment une porte. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle était sûre que Cenuij était de l’autre côté. Elle voyait de la glace et du givre dessus. Le mur se rapprochait tout le temps et semblait être très haut ; elle ne pensait pas qu’elle puisse en voir le haut. Il continua d’avancer alors même qu’elle était sûre d’avoir cessé de marcher. La marche était tout pour elle depuis un temps immémorial ; ç’avait été son univers, son existence, sa raison d’être, mais elle s’était arrêtée, et pourtant il y avait ce mur qui s’approchait d’elle. Il était très près, maintenant ; elle distinguait des filets d’eau gelés entre les pierres, et ce qui aurait pu être de petites plantes recouvertes de givre. Elle chercha l’œil de Cenuij, qui la regardait à la dérobée derrière le mur. Quelqu’un d’autre avait dû remarquer le mur, parce qu’elle crut entendre crier au loin. Le mur la percuta de plein fouet. Il y avait apparemment une glissière de sécurité. Sa tête heurta quand même le mur et ce fut le noir absolu. Feril la vit tomber et se précipita vers elle lorsque Miz cria. L’androïde ne pouvait espérer la sauver correctement, mais il était juste assez près d’elle pour allonger la jambe, passer un pied sous sa poitrine et ralentir un peu sa chute juste avant que le poids de son corps l’entraîne et qu’elle tombe sur la plage rocheuse où elle resta allongée sur le ventre, immobile. Déséquilibré, l’androïde se redressa d’un bond, puis il s’agenouilla avec les autres lorsqu’ils se rassemblèrent autour d’elle. — Elle est blessée ? demanda Miz lorsque Zefla et Dloan la retournèrent doucement. Elle avait une petite éraflure sur la joue et une autre sur le front. Son visage bouffi avait pris de l’âge. Sa bouche s’ouvrait mollement. Miz lui retira son gant droit et lui frotta la main. Feril toucha son gant gauche. — Elle est dans l’eau, ici, dit Zefla. Portons-la sous les arbres. Ils l’emmenèrent dans la forêt et l’allongèrent sur le sol. Une fois de plus, Feril promena ses doigts sur le gant gauche, rigide. — Il semble qu’elle ait quelque chose à la main, nota-t-il. Les autres regardèrent le gant. — Effectivement, elle s’est entaillé la main il y a deux jours, confirma Zefla. Dloan essaya de lui retirer le gant. Finalement, ils furent obligés de le découper. La main était enflée et décolorée ; la blessure initiale suintait sous un petit morceau de sparadrap trempé. Miz fit la grimace. Zefla se retint de respirer. — Oh, oh, dit-elle. Oh, petite malheureuse… Elle toucha la peau enflée. Sharrow gémit. Dloan dégaina son laser, ouvrit la crosse et régla les paramètres du faisceau. — C’est pour quoi faire ? demanda Miz en regardant l’arme d’un air ahuri. Dloan referma la crosse, se retourna et tira dans la litière d’aiguilles à ses pieds ; un minuscule fragment de braise rouge s’embrasa. Apparemment satisfait, Dloan désactiva le faisceau. — C’est contre le poison, dit-il. Il prit doucement la main de Sharrow et la posa bien à plat sur le sol. — Antiseptique ? Pansements ? demanda-t-il. Zefla fouillait dans la sacoche de Sharrow. — Voilà, dit-elle. — Il se pourrait que ça la réveille, estima Dloan en s’agenouillant pour pouvoir tenir la main de Sharrow sans problème. Vous pouvez l’empêcher de bouger ? — Merde, éructa Miz. Il prit les pieds de Sharrow. Feril lui tint la main droite et lui plaqua les épaules au sol ; Zefla lui passa doucement la main sur le front. Dloan braqua le pistolet laser sur la main blessée de Sharrow et pressa la détente. La chair se couvrit de taches, noircit et se fendit, s’écartant comme la peau d’un fruit pourri. Sharrow gémit et remua lorsque le liquide emprisonné se répandit en grésillant et en fumant sous la chaleur du laser. Miz détourna les yeux. Zefla se balançait d’avant en arrière en caressant la tête et les joues de Sharrow ; Dloan fit la grimace et plissa les yeux lorsque les vapeurs qui s’élevaient de la plaie en bouillonnant l’atteignirent, mais il continua de braquer le laser sur la main et allongea l’incision. L’androïde observait la scène, fasciné, tandis que l’humaine gémissante remuait faiblement en dessous de lui. Ils firent du feu. Zefla avait mis de côté un dernier morceau de plaquette nutritive ; ils le réchauffèrent au laser et essayèrent de faire manger Sharrow. Ils chauffèrent pareillement de l’eau au creux d’une pierre, trempèrent un bandana dedans et réussirent à lui en faire prendre l’extrémité dans sa bouche. Son visage semblait redevenir normal, moins bouffi, sa respiration devenait plus régulière et plus profonde. Elle passa de la perte de connaissance à un état qui se rapprochait du sommeil. L’odeur de l’antiseptique se répandit dans la clairière. Ils n’avaient parcouru que dix kilomètres depuis leur dernier campement ; il leur en restait encore trente pour arriver à la tour au bout du fjord. Feril estimait qu’étant donné l’état du terrain sur l’autre rive, les Solipsistes seraient sensiblement retardés ; mais la marge était étroite. Et quand bien même il pourrait transporter Sharrow jusqu’au prochain camp, il serait obligé de partir juste après la tombée de la nuit s’il voulait retourner à temps à l’embouchure du fjord pour entrer en contact avec le sous-marin. — Je crois que nous n’avons pas tellement le choix, conclut Miz. Pris de nausée après avoir vu ce qu’ils avaient fait à la main infectée de Sharrow, sans compter une douleur aux pieds et l’impression que son estomac dévorait sa propre substance, il était également victime de vertige et grelottait de faim. Il ne pouvait s’empêcher de penser à la nourriture. Mais, au moins, cette marche douloureuse l’aidait à oublier son ventre vide. — Vous êtes sûr que vous pouvez la porter sans problème ? demanda Zefla à Feril. — Oui. — Je pourrais vous relayer, suggéra Dloan. — Merci, dit l’androïde après une pause. — Alors, on y va, ordonna Zefla en soulevant la sacoche. Le petit groupe d’humains avançait sur la berge froide et grise sous un ciel sombre et menaçant. La haute silhouette qui le conduisait avait une démarche légère, et même gracieuse, mais celle qui la suivait semblait trop frêle pour porter son lourd fardeau aussi facilement qu’elle en donnait l’impression, et les deux derniers membres du groupe boitaient. Au-dessus d’eux, un ciel gris acier libérait les premiers et minuscules flocons de neige. Elson Roa les observait du haut d’une falaise à l’aide de puissantes jumelles. Il vit la silhouette de tête tirer un objet d’une sacoche et s’arrêter brièvement pendant que les membres du groupe l’examinaient. Puis ils replacèrent l’objet dans le sac. Roa désactiva les stabilisateurs des jumelles, qui s’arrêtèrent avec un lent chuintement aigu. L’air au-dessus des eaux du fjord commença à se remplir de neige, effaçant le paysage dans un tourbillon de silence gris. La tireuse d’élite à ses côtés vérifia à nouveau la distance affichée dans le viseur de son fusil et secoua la tête. Roa se retourna vers l’endroit où ses camarades attendaient, tous leurs sens en alerte. Un peu de neige se détacha mollement de la terne masse nuageuse suspendue entre les montagnes et se posa en douceur sur leurs uniformes salis, mais toujours criards. Ils avançaient dans un monde limité ; la neige en tombant oblitérait toute chose hormis dans un cercle de dix mètres de diamètre englobant la lisière de la forêt, la rive rocheuse et le plan fixe de l’eau. La portion visible de la surface noire du fjord était continuellement mouchetée de flocons blancs qui disparaissaient au contact de cette obscurité. Nulle vague ne battait le rivage. Là où les flocons touchaient le sol, ils restaient un bref instant au milieu des pierres et des galets avant de fondre. Le ciel avait disparu, comprimé en un vague plafond bas où la masse des flocons gris-blanc devenait un nuage unique de mouvements chaotiques et agglutinants. Feril suivait Zefla Franck, posant les pieds là où elle avait mis les siens. Sharrow était un fardeau léger dans ses bras ; ce poids supplémentaire signifiait que l’androïde devait légèrement se pencher en arrière pour maintenir son centre de gravité à la verticale de ses pieds, mais il pouvait continuer ainsi indéfiniment, s’il le fallait. Il ne cessait de se retourner, même s’il y avait bien peu à voir. Ses audiocapteurs sondaient les environs, à l’affût du moindre bruit insolite. Ils avaient ramené la capuche de la veste de Sharrow sur sa tête quand ils étaient partis ; lorsque Feril baissa les yeux, à un certain moment, il s’aperçut que la capuche était retombée en arrière et que des flocons de neige tombaient sur le visage de la belle endormie. Les douces paillettes blanches qui lui touchaient les joues devenaient de minuscules zones d’humidité. Quand ils atteignaient les sourcils de Sharrow, les flocons perduraient juste assez pour que l’androïde puisse distinguer la forme de chaque cristal individuel avant que cette forme unique soit dissoute par la chaleur corporelle de Sharrow et coule comme une larme sur la peau entourant ses yeux. Feril observa Sharrow pendant un moment, puis lui remonta sa capuche pour la protéger. Les pas de Zefla Franck laissaient des empreintes, maintenant ; la neige descendue du ciel lourd et oppressant commençait à se fixer, s’accumulant flocon par flocon sur les pierres et les galets et sur la surface rugueuse des troncs d’arbres à la lisière de la forêt, construisant de modestes passerelles feutrées par-dessus les crevasses et les ruisselets, qui avaient commencé à geler. La berge devint trop abrupte et la neige trop épaisse. Ils retournèrent dans la forêt, marchant entre les arbres dans un filtre ténu de flocons qui s’animait de temps à autre lorsqu’un paquet de neige tombait brusquement des plus hautes branches et s’écrasait au sol. Zefla tranchait un passage au laser dans les enchevêtrements de broussailles et de branches cassées ; l’odeur du bois calciné montait derrière elle dans un nuage de fumée et de vapeur. Sharrow émettait parfois de petits cris plaintifs et remuait dans les bras de Feril. Ils continuèrent ainsi jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre pour voir leur chemin, puis s’arrêtèrent pour se reposer. Sharrow ne s’était pas réveillée, Zefla restait assise sans bouger, Miz se plaignait de ses pieds. Dloan proposa de porter Sharrow ; Feril lui dit que ce n’était pas nécessaire. Puis ils repartirent, tous équipés de lunettes à infrarouge, sauf Dloan, qui avançait juste derrière Miz. La neige tomba moins drue, puis revint à la charge. Feril pouvait voir la foulée de Zefla Franck, jusque-là bien équilibrée, devenir inégale et maladroite et entendre derrière lui la respiration sifflante et laborieuse de Miz Gattse Kuma. Dloan glissa et tomba par deux fois. Il ne restait que neuf kilomètres avant le fond du fjord, mais le terrain qui les attendait était accidenté – et en montée sur une bonne partie du trajet. L’androïde leur suggéra de s’arrêter et de dresser leur tente. Ils s’assirent, épuisés, sur un tronc d’arbre. Sharrow reposait sur leurs genoux, la tête dans les bras de Zefla. Feril trouva du bois et alluma un feu au laser. Il leur monta leur tente aussi. Ils placèrent Sharrow à l’intérieur ; Zefla l’enveloppa dans la couverture. Miz et Dloan prirent place devant le foyer. — Je pourrais parcourir les neuf mille derniers mètres avec dame Sharrow, leur annonça l’androïde une fois qu’ils se furent rassemblés autour du feu. Même si elle ne se réveille pas, il se peut très bien que la paume de sa main, appliquée sur l’un des piliers de pierre aux coins de la place, libère l’accès à la tour. Aucun d’eux n’eut apparemment la force de répondre ; ils se contentaient de regarder danser les flammes. Des flocons tombèrent dans la direction du feu, puis furent happés par l’air chaud et s’éloignèrent en tourbillonnant. La neige semblait tomber moins drue à nouveau. — Sinon, leur dit Feril, je pourrais retourner à l’embouchure et communiquer avec le sous-marin. Mais il faudrait alors que je parte maintenant. — Ou alors, vous pourriez rester ici et monter la garde, proposa Zefla dans la tente. Elle plaçait la sacoche sous la tête de Sharrow pour lui faire un oreiller. — Ou alors, dit Dloan, il pourrait encore aller jusqu’à la tour. Avec une arme, il pourrait peut-être tenir les Solipsistes en respect pendant un certain temps. — Je pense quand même qu’on devrait avertir le monde extérieur, décréta Miz. Demander au sous-marin de nous envoyer une assistance aérienne. Et merde, les gens de la Franchise sécuritaire ont bien laissé faire Roa et son putain de gros hydravion, et un malheureux chasseur-bombardier nous suffirait amplement ! — Personne se serait assez fou pour prendre cette responsabilité, dit Zefla après avoir vérifié que Sharrow était confortablement installée. Elle s’accroupit de l’autre côté du feu ; sa voix semblait lointaine, déformée par la colonne d’air chaud qui s’élevait entre eux. — Donc, résuma-t-elle, nous avons besoin d’avertir le monde extérieur, nous avons besoin de quelqu’un pour garder le camp cette nuit, et nous avons besoin de garder la tour aussi, pour empêcher Roa d’y arriver le premier. — Toutes ces choses sont possibles, dit Feril. Que voudriez-vous que je fasse ? Ils échangèrent des regards ; puis ils se tournèrent vers la forme emmitouflée de Sharrow dans la tente. — On vote, proposa Zefla. Moi je suis pour… garder la tour. — Moi aussi, dit Dloan. Miz émit un grognement désapprobateur et se détourna. — Feril ? s’enquit Zefla. — Oui ? — Et vous ? — Quoi ? Oh, je m’abstiens. Zefla se retourna à nouveau vers la tente. — Alors, vous gardez la tour, dit-elle. Ils donnèrent un pistolet laser à l’androïde ; la neige avait cessé de tomber et le ciel était en train de se dégager. Le fjord était d’un noir absolu. Une clarté bleuâtre tombait de Cendrillon, lune gibbeuse dans le ciel au-dessus d’eux, revêtant d’argent spectral les montagnes et les douzaines de petites îles couvertes de neige. Le clair de fer scintillait dans le ciel austral, en direction de l’équateur. Il n’y avait pas de feux de l’autre côté de l’eau. L’androïde fila entre les arbres, rapide et silencieux. 22. LA TOUR SILENCIEUSE Zefla se réveilla au milieu de la nuit, la vessie pleine. Pour essayer de tromper la faim qui la tiraillait, elle avait bu à profusion l’eau qu’ils avaient obtenue en faisant fondre la neige. Miz avait parlé d’aller percer un trou dans la surface gelée d’un ruisseau pour faire un peu de pêche nocturne, mais il s’était alors endormi. Blottie entre la chaleur de Dloan et de Sharrow, elle n’avait aucune envie de sortir de la tente, tout en sachant bien qu’elle allait être obligée de le faire. Elle se pencha sur Sharrow, qui semblait respirer paisiblement, puis se leva avec mille précautions, s’extrayant d’entre les corps des autres et se tortillant pour franchir la porte de la tente. Quelqu’un – Miz, probablement, couché avec la mitrailleuse dans les bras – murmura derrière elle. — Pardon ! chuchota Zefla. Le feu rougeoyait encore. La nuit était assez claire pour qu’elle puisse se diriger sans lunettes à infrarouge. Elle se fraya un chemin dans l’épais tapis de neige, descendit vers la rive et s’accroupit au milieu des arbres. La nuit était tranquille, l’air froid et limpide. Elle entendit un ou deux bruits de chute amortis par la distance et supposa que c’était de la neige qui tombait des arbres. Elle se releva et rajusta son treillis. La vapeur montait en minces volutes juste derrière elle, à peine visible au clair de lune. Le volumineux disque argenté de Cendrillon flottait au-dessus des montagnes de l’autre côté du fjord ; il n’allait pas tarder à disparaître. Elle contempla ce tableau pendant quelques instants, subjuguée par la beauté du paysage, regrettant que ses douleurs musculaires, la faim et la peur qui lui rongeaient les entrailles l’empêchent d’en profiter. Elle fit demi-tour et repartit vers le camp. Les deux silhouettes étaient à une vingtaine de mètres de la tente. Elles portaient des combinaisons noir mat qui leur couvraient le visage et étaient armées de petits pistolets. Venant du fond du fjord, elles avançaient tout doucement sur une petite crête en direction de la tente. Elle réfléchit à toute vitesse. Son arme était dans la tente. Les deux silhouettes n’avaient pas encore fait feu, bien qu’elles soient suffisamment proches de leur objectif et qu’elles aient dû se rendre compte que personne ne montait la garde. Elles ne semblaient pas avoir remarqué Zefla. Si elle criait carrément pour réveiller Miz et Dloan, les intrus risquaient de mitrailler la tente et de tirer dans le tas. Elle eut un mouvement de recul, puis se baissa, dévala la pente et la contourna pour prendre les inconnus à revers. Elle essayait de marcher le plus silencieusement possible ; elle trébucha deux fois sur des racines enterrées, mais sans produire de bruit appréciable. Elle trouva l’arrière de la crête, gravit la pente au pas de course et s’accroupit. Les deux silhouettes noires étaient juste devant elle ; elles avançaient toujours vers la tente. Elle s’immobilisa un instant, le temps de reprendre son souffle, la bouche grande ouverte pour que sa respiration ne fasse pas de bruit. Les deux inconnus se séparaient ; l’un resta où il était, accroupi sur un genou, l’arme braquée sur la tente, tandis que l’autre commençait à en faire le tour. Zefla retira ses gants, les plaça sur la neige et avança lentement vers l’inconnu accroupi, les mains tendues devant elle. Elle éprouvait une sorte de chatouillement dans la gorge, probablement parce qu’elle avait haleté. Nom du Destin, ma petite, se dit-elle, c’est pas le moment de tousser, d’éternuer ni d’avoir le hoquet… Elle arriva à moins de cinq mètres de la silhouette, puis quelque chose s’effondra dans le feu avec un bruit sec et un nuage d’étincelles orange tourbillonna dans l’air. Elle se figea sur place. Comme l’inconnu qui s’approchait de l’avant de la tente dans un mouvement circulaire. S’il se retournait vers celui qui se trouvait devant elle, il la verrait forcément. Elle n’était pas assez près pour sauter sur la silhouette accroupie. Elle observa, le cœur battant, celle qui tournait autour de leur abri. Sans quitter la tente des yeux, l’inconnu s’en approcha lentement. Zefla se détendit très légèrement et continua d’avancer, centimètre par centimètre, en respirant sans bruit. Le chatouillement dans sa gorge la gênait moins, à présent. Quatre mètres ; elle atteindrait l’individu agenouillé avant que l’autre atteigne la tente ; trois mètres. Sans prévenir, la neige tomba d’un arbre juste derrière elle. Elle l’entendit, commença à se redresser en croyant que ç’aurait pu être un troisième assaillant, puis – comprenant sa méprise et sachant qu’il était trop tard –, elle bondit en hurlant sur l’homme devant elle, qui fit volte-face puis tira sur elle en roulant sur la neige. Miz s’éveilla. Il avait rêvé. Il avait senti que quelqu’un était sorti de la tente. Il était courbaturé, il avait mal partout et une faim incroyable. Il tenait toujours la mitrailleuse dans ses bras. Il commençait à déplacer ses membres et ses épaules lorsqu’il entendit un piétinement dans la neige, immédiatement suivi d’un cri et de deux détonations. Il ouvrit brutalement l’entrée de la tente et vit une silhouette en combinaison noire, juste devant lui, qui regardait sur le côté puis se tourna pour braquer un pistolet sur lui. Il s’était endormi en rêvant d’un moment pareil. Son pouce libéra le cran de sûreté et son index pressa la détente. L’arme trembla et rugit dans ses bras, recula comme pour s’enterrer derrière lui et renversa la silhouette devant la tente ; le pistolet se déchargea dans les arbres. Miz se précipita dehors. Il sentit Dloan le suivre. Il y avait un corps gisant dans la neige et une impression de mouvement sur la pente en contrebas. Miz prit en chasse la silhouette fugitive. L’inconnu en combinaison noire laissa tomber l’arme de poing qu’il portait, se jeta à l’eau, nagea pendant quelques secondes puis plongea et disparut dans un tourbillon d’eau noire sous la clarté lunaire. Miz épaula la mitrailleuse, visa l’endroit où la combinaison noire avait disparu, puis releva légèrement le canon de l’arme. Au bout de quelques instants, il y eut un semblant de turbulence à côté de l’endroit qu’il visait ; il corrigea le tir et fit feu avec un mouvement tournant comme pour agiter l’eau lointaine qui rejaillissait sous les impacts. Son chargeur épuisé, la mitrailleuse se tut. Il se rappela les lunettes à infrarouge et les chaussa. Le corps flottant dans l’eau était une masse sombre d’où suintait la chaleur. Miz laissa choir la mitrailleuse, puis la ramassa et retourna vers la tente, agité de tremblements. Il venait de comprendre : le corps dans la neige portait un treillis, et Zefla n’était pas dans la tente. Une douleur pire que la faim lui tenailla le ventre tandis qu’il gravissait la pente – au pas, d’abord, puis en courant –, pour regagner leur abri. Le bruit avait réveillé Sharrow, encore groggy ; elle vit alors le visage blême, flasque et sans connaissance de Zefla, et le sang qui suintait de ses blessures à la poitrine et à la tête. Leurs rôles respectifs s’étaient inversés ; Sharrow s’agenouilla dans la tente pour soigner Zefla qui respirait mal, agitée de convulsions. Dloan les regardait en tremblant encore plus que sa sœur. Il lui tenait la main et scrutait son visage, les yeux écarquillés par la peur. — Demande de l’aide, ordonna Sharrow à Miz. — Quoi ? — Bien sûr, dit Dloan, les yeux brillants. Les Franchisiens. Nous pouvons appeler les Franchisiens. — Mais… bafouilla Miz. Puis son regard alla du visage de Sharrow à celui de Zefla. Il secoua la tête. — Oh, par le Destin ! gémit-il. Il tira son portable de sa poche et le déplia. Il essaya d’appuyer sur quelques touches et fronça les sourcils. Dloan vit son expression et chercha son propre téléphone. Sharrow repêcha le sien au fond de sa sacoche et trouva celui de Zefla. Aucun d’eux ne fonctionnait ; c’était comme s’ils avaient été désactivés de l’extérieur. Ils ne pouvaient pas faire grand-chose pour Zefla. La balle qui lui avait traversé la poitrine avait perforé le poumon ; la blessure d’entrée moussait à chaque fois qu’elle respirait. La balle qui l’avait touchée à la tête avait creusé un long sillon sur sa tempe, d’un centimètre de profondeur ; de minuscules fragments d’os en marquaient les bords. Impossible de dire si le projectile lui avait perforé le crâne ou l’avait simplement éraflé. Ils pulvérisèrent de l’antiseptique sur les blessures et les pansèrent. Feril arriva quelques minutes plus tard ; il avait entendu les coups de feu depuis son poste d’observation près de la tour. Il essaya d’envoyer un message de détresse avec son propre communicateur, mais sans grand espoir ; pour capter le signal, il aurait fallu que quelqu’un oriente délibérément vers eux un satellite à faisceau directionnel. L’androïde posa doucement ses mains sur la tête de Zefla et la palpa délicatement ; il leur annonça qu’elle avait une balle logée à l’arrière du crâne. Feril proposa de monter la garde lui-même. Miz lui donna la mitrailleuse. L’androïde referma la tente et les laissa soigner la blessée du mieux qu’ils pouvaient. Il savait maintenant qu’il aurait dû exprimer son avis plus tôt, lorsqu’ils étaient en train de décider ce qu’ils allaient faire ; il aurait dû alors se proposer pour garder le camp, mais il avait eu l’impression que ce n’était pas à lui de dire quoi que ce soit. Ils avaient plus d’expérience que lui en la matière, leur vie était bien plus menacée que la sienne et il n’avait pas voulu passer pour un présomptueux ou un donneur de leçons. Imbécile que j’étais, se dit-il en dégageant le cran de sûreté de la mitrailleuse. Imbécile de Feril. Il s’assit sur un tas de neige fraîche près du sommet de la petite crête au-dessus du camp et conserva l’arme dans ses bras jusqu’à ce que l’aurore amère se lève. Ils partirent juste après l’aube, laissant Dloan dans la tente avec Zefla. Elle respirait toujours faiblement. Le bandage autour de sa poitrine était trempé de sang, et ils avaient été obligés de la maintenir couchée sur le côté pour l’empêcher de s’étouffer quand elle crachait du sang. Assis près d’elle, Dloan ouvrait de grands yeux d’enfant apeuré, lui caressait la main et lui parlait à mi-voix. — Elle s’en tirera, lui assura Sharrow. Elle n’y croyait pas, mais elle avait l’impression que c’était le seul moyen d’endiguer le désespoir de Dloan. Le colosse se comportait comme un enfant de cinq ans. Dloan ne dit rien, mais regarda Sharrow avec un pâle sourire tremblé et continua de caresser la main de Zefla. Sharrow passa la main sur le visage pâle et chaud de Zefla et lui caressa la joue. — Tu vas t’en sortir, hein, ma petite ? implora-t-elle d’une voix entrecoupée. Elle s’écarta et sortit de la tente en frissonnant. Miz et Feril l’attendaient dehors. Elle hésita, puis s’approcha du corps gelé qui gisait juste au bas de la déclivité derrière la tente ; il avait été presque coupé en deux par la rafale de mitrailleuse. Sharrow retira le masque noir qui lui cachait le visage, en songeant à Keto. C’était un visage de femme. Une fois de plus, elle crut d’abord ne pas le reconnaître, puis elle se rappela la femme aux côtés de Roa à Vembyr, pendant la vente aux enchères, et, plus tard, aux docks. C’était elle. Sharrow laissa retomber le masque et rejoignit Miz et Feril. — Allons-y, dit-elle. Ils s’enfoncèrent dans la forêt feutrée de neige sous un ciel de lait. Feril connaissait l’itinéraire le plus court ; ils avancèrent le plus vite qu’ils purent, montant au milieu de rochers brisés et d’arbres déformés, malmenés par le vent. Sharrow marcha jusqu’à ce que l’androïde la voie trébucher et chercher à reprendre son souffle, puis lui proposa de la porter. Elle ne dit rien pendant un moment. Immobile, elle respirait péniblement, sa main bandée ballant contre son flanc. Un instant, Feril crut avoir fait sa proposition trop tôt, mais Sharrow hocha finalement la tête. Feril la souleva sans effort et partit à grandes enjambées entre les arbres. Miz avait du mal à suivre ; l’air était comme de l’eau glacée dans sa gorge, ses jambes affaiblies tremblaient de faim et de fatigue. Ils avaient parcouru quinze cents mètres lorsqu’ils entendirent la fusillade du côté de la tour. Ils s’arrêtèrent pendant un moment, et Sharrow demanda à Feril de la déposer. Des rafales de mitrailleuse crépitèrent et des lasers grésillèrent ; ils entendirent des détonations sèches – grenades ou obus de mortier – et un déferlement retentissant d’explosions qui pouvait indiquer des munitions à fragmentation. Les arbres autour d’eux réagirent aux vibrations transmises par l’air en larguant des paquets de neige poudreuse. — C’était quoi, tout ça ? demanda Miz d’une voix poussive dans un nuage d’haleine fumante. Les Solipsistes… ça peut pas être eux… pas avec un arsenal pareil… hein ? — Je crois avoir entendu un bruit de réacteurs, dit Feril. La fusillade et les explosions cessèrent et leurs échos s’atténuèrent lentement jusqu’au silence complet dans les montagnes. Ils écoutèrent encore un moment, puis Sharrow haussa les épaules et dit : — Allons voir sur place. Elle se retourna, comme pour essayer d’apercevoir la tente. Elle se laissa soulever lorsque Feril lui proposa à nouveau de la porter dans ses bras. Quelques minutes plus tard, ils virent une colonne de fumée monter tranquillement au-dessus des arbres devant eux, s’étaler et se disperser dans l’espace lumineux au-dessus des pics. Ils arrivèrent à la tour une demi-heure plus tard. La couverture forestière se terminait à quatre cents mètres de l’édifice ; la pente descendait jusqu’à un delta de joncs de grande taille. La place pavée contenant l’enceinte circulaire basse avec la tour trapue en son centre était exactement comme l’androïde l’avait décrite, près du rivage rectiligne au fond du fjord avec le delta enchevêtré de la rivière au-delà. Ils découvrirent une scène de carnage et de dévastation. Le petit estuaire autour de la place et de la tour était parsemé de débris fumants, de cadavres et d’épaves de véhicules. Les superstructures en putréfaction de deux bateaux échoués depuis longtemps reposaient au-dessus de leurs reflets immobiles dans les eaux calmes du fjord. Il était difficile, à première vue, de distinguer les vieilles épaves des restes encore chauds du carnage. Puis l’androïde montra du doigt la piste de corps qui partait d’une ouverture dans les arbres de l’autre côté du delta et s’étirait en direction de la tour. La plupart des cadavres fumaient encore. — C’est les Solipsistes, ceux-là ? demanda Miz. La plupart des corps étaient trop noircis pour révéler la moindre couleur. L’androïde mit un certain temps pour répondre. — Oui, dit-il finalement. Ils voyaient les deux parachutistes que les Solipsistes avaient largués ; ils avaient dû être touchés à nouveau, car leurs cadavres brûlaient eux aussi. La brise apporta à Sharrow l’odeur de ces bûchers individuels et elle eut envie de vomir. Une seule autre silhouette en uniforme criard était visible, étendue au coin de la place la plus proche d’eux. — Qui a pu faire un carnage pareil ? s’étonna Sharrow. C’était vraiment le système de défense de la tour ? L’androïde leva la main et indiqua la vallée boisée derrière le petit estuaire, puis sembla vaciller. — Je crois… commença-t-il avec une petite voix. C’est alors qu’il bascula, s’effondra mollement sur le sol et roula un peu sur la pente, bras et jambes battant dans tous les sens. — Ça alors ! s’exclama Miz. En trébuchant, il courut derrière l’androïde avec Sharrow. Ils relevèrent la tête de Feril. — Zut ! dit Sharrow. Comment on remet ces trucs en marche ? — Je ne vois de boutons nulle part, dit Miz. Tu crois que c’était naturel ? Tu vois ce que je veux dire ? Un défaut technique de l’androïde, peut-être ? Non ? Elle promena son regard sur les montagnes silencieuses, la vallée et le delta de la rivière. — Non, dit-elle. À mon avis, non. Ils échangèrent un regard. Le visage de Miz était gris, ses traits tirés. Sharrow ne l’avait jamais vu si vieux et si éprouvé. Elle voulait lui prendre la tête dans ses mains et guérir son pauvre visage avec force baisers. — Tout ça me plaît pas, môme, fit-il. Ça me dit rien qui vaille. Il jeta un coup d’œil à la tour en resserrant les pans de sa veste de chasse. — J’aime pas cet endroit, conclut-il. Sharrow libéra la mitrailleuse accrochée à l’épaule de l’androïde et la donna à Miz. — Je sais ce que tu veux dire. Mais nous n’avons pas le choix. Pas si nous voulons sortir Zefla d’ici. Elle regarda la tour au centre de la place. Miz prit la mitrailleuse et en vérifia le fonctionnement. Il secoua la tête. — J’aime pas du tout quand t’as raison, dit-il. Elle arma le PortaCanon, qu’elle tenait maladroitement de la main droite ; ensuite, abandonnant Feril là où il était tombé, ils descendirent vers la place pavée et la tour – grossier moignon de pierre coiffé de noir. Ils passèrent devant des tanks calcinés, des motos et des tout-terrains rouillés, des épaves d’hélicoptères et des carcasses de petits aéroglisseurs. La plupart des cadavres étaient décomposés depuis longtemps, réduits à des amas d’os blanchis sous des lambeaux de tissu décolorés qui furent jadis des vêtements et des uniformes. Ils traversèrent la jonchaie ; les tiges leur arrivaient jusqu’au menton, leurs bottes écrasaient la glace de flaques peu profondes. Miz se hissa sur la plinthe de pierre au coin de la place ; il se baissa et aida Sharrow à monter à son tour. Ils franchirent l’espace enneigé pour s’approcher d’un des petits piliers en pierre qui se dressaient à chaque angle de la place. C’était une sorte de modèle réduit de la tour centrale, un moignon saillant d’un hémisphère noir. Un cadavre vêtu d’un uniforme bigarré aux couleurs criardes gisait devant le pilier, couché sur le ventre, bras et jambes en croix ; la neige dans laquelle il reposait était criblée de trous francs qui se terminaient en petits cratères noircis sur la dalle. Miz retourna le corps avec le pied sans cesser de le viser avec son pistolet. Le visage mort d’Elson Roa contemplait le ciel. Sa poitrine avait été ouverte et brûlée au laser. Il avait l’air surpris. Miz regarda Sharrow ; elle se contenta de hausser les épaules. Il poussa le corps de Roa par-dessus le rebord de la place et le laissa tomber dans les joncs en contrebas. L’abattant métallique au sommet du pilier se releva facilement. Il était muni d’un ressort. Sharrow le retint avec sa main bandée. Le lecteur d’empreinte à double face était là, exactement comme Feril l’avait annoncé. Sharrow confia le PortaCanon à Miz, retira avec ses dents le gant de sa main droite, puis – après avoir jeté un coup d’œil au dispositif et à son énigmatique légende – elle appuya fermement sa main contre la surface froide et lisse du moule en plastique. Rien ne se passa pendant quelques instants. Puis le plastique s’alluma sous sa main et brilla doucement ; une grille de quatre rangées de cinq petits points lumineux apparut dans un cadre au-dessus du médius de Sharrow et commença à s’éteindre au rythme d’un point par seconde. Miz et Sharrow échangèrent un regard puis se retournèrent vers l’estuaire. Ils se sentaient exposés et vulnérables. Le vent descendit de la vallée et ébouriffa les cimes des arbres, dispersant des nuages de neige. Les derniers points lumineux disparurent. Ils entendirent un grincement derrière eux ; ils se retournèrent prestement et virent deux portes – coquilles coulissantes en métal brillant – émerger de la base de la tour et recouvrir progressivement l’hémisphère noir au sommet de la structure trapue jusqu’à ce qu’elles se rejoignent avec un claquement sourd. Un autre grincement se fit entendre du côté de la tour opposé au fjord. Sharrow retira son gant de sa bouche et le jeta dans l’enceinte circulaire par-dessus le petit mur de pierre. Le gant atterrit intact dans la neige. Elle haussa les épaules, enjamba le petit mur et se dirigea vers la tour. Miz la suivit. Sur le côté de la tour orienté vers la vallée, une porte s’était rétractée verticalement dans le sol, découvrant ce qui semblait être une autre porte, en verre noir, derrière laquelle se laissait deviner un espace restreint que la lumière du jour n’éclairait guère. Une odeur de plastique montait de l’entrée de la tour. Puis ils virent des lumières s’allumer à l’intérieur ; le Canon Lent trônait sur un piédestal au centre de la salle, étincelant. — Oui, murmura Miz. Sharrow avança ; un nouveau lecteur palmaire apparut au niveau de sa tête à la surface de la porte en verre noir. Elle y appuya sa main et, presque immédiatement, cette porte s’enfonça elle aussi dans le sol. Sharrow regarda Miz. Il hocha la tête. — Tu continues, dit-il. Je reste là-dehors. Elle opina et entra dans la tour. Elle franchit rapidement les portes qui s’étaient rétractées dans le sol et s’approcha du Canon Lent. Il avait l’air authentique. Elle le souleva de son socle et le manipula. Il était léger, mais dense – sensation étrangement troublante, comme dans un rêve. Mais c’était la réalité. C’était le huitième et dernier Canon Lent. La tête lui tournait ; elle avait le vertige. Elle reposa le Canon sur son piédestal et s’approcha d’une ouverture dans le sol d’où une large rampe descendait sous la tour. Elle s’arrêta au premier sous-sol : éclairé par une lumière douce, un espace qui correspondait peut-être à la moitié de la surface de la place pavée s’étendait autour d’elle. Elle aperçut des objets de cent types différents, et des caisses et des cartons qui auraient pu en dissimuler cent fois plus – un milliard de fois plus, peut-être. Près du pied de l’escalier, un engin bizarre, sorte de voiture à cockpit monoplace, reposait sur une roue unique et inclinée. Ce qui ressemblait à une fabuleuse armure high-tech se dressait à côté. Un râtelier d’armes à feu d’une ahurissante complexité jouxtait ce qui aurait pu être une grappe de satellites à peinture noire antidétection rassemblés pour former un manège. Un radar de fabrication ancienne était installé sur l’arrière de ce qui était probablement un petit aéroglisseur. Elle cherchait encore quelque chose qui puisse vaguement ressembler à un communicateur lorsqu’elle entendit la fusillade. Miz regarda Sharrow entrer dans la tour. Il était tendu ; il y avait déjà trop de morts par ici. Même l’androïde avait disjoncté à moins de cinq cents mètres du but. Une rafale de vent balaya les arbres dans la vallée derrière la tour et souleva la neige sur la place elle-même ; aveuglé, Miz cligna des yeux. Il entendit comme un claquement de pas derrière lui. Il se retourna et essaya de voir à travers le tourbillon neigeux. Un énorme animal noir fonçait sur lui, à quatre pattes, tête baissée. Quelque chose brillait sur son front. Miz n’en croyait pas ses yeux. L’animal était à trente mètres. Un sial : une bête de course, un de ces monstres sur lesquels on pariait à Tile, un de ces mutants dont les noms étaient associés à ses défaites et à ses déconvenues depuis au moins six mois. Il cilla : ça ne pouvait pas être pour de vrai ! L’animal le chargea ; son haleine chaude sortait en jets puissants de ses narines noires et montait en volutes dans l’air. Miz ajusta la mitrailleuse et tira. L’animal disparut carrément. Le bruit de ses sabots s’éteignit une seconde plus tard, puis se refit entendre derrière Miz, encore une fois. Il se retourna : un autre sial noir comme la nuit avec un appendice étincelant sur la tête. Miz visa. Lorsque la bête fut à une dizaine de mètres de lui, et qu’il aurait juré pouvoir sentir l’impact vibrant de chacun de ses sabots via les pavés sous ses bottes et distinguer la longue corne gris argent attachée à son front par un harnais luisant, il tira ; cet animal disparut brusquement lui aussi, comme un vulgaire hologramme. Le fracas des sabots s’atténua puis reprit derrière lui. Il se retourna une fois de plus : deux animaux fonçaient sur lui, tête baissée. Il entrevit un mouvement à l’entrée de la tour et aperçut Sharrow. Elle s’affaissa contre l’encadrement de la porte, puis tomba dans la neige, la tête la première. — Putain de coup monté ! rugit-il. Les deux animaux le chargeaient, auréolés de volutes de neige poudreuse soulevées par leurs sabots. Il tira, vit l’image disparaître et se retourna pour découvrir deux autres bêtes dans la direction opposée. Il leur tira dessus jusqu’à épuisement du chargeur, puis se précipita vers l’entrée de la tour. Il se rendit compte alors qu’il n’avait pas vu disparaître le dernier couple de sials. Il vit confusément quelque chose s’approcher de lui sur sa droite. Il pivota pour brandir la mitraillette comme une massue et porta la main à la poche qui contenait son pistolet laser. La fusillade reprit avant que Sharrow puisse remonter en titubant la rampe qui conduisait à l’entrée de la tour ; quand elle y parvint, elle vit Miz qui tirait dans un nuage flou de neige soulevée par le vent. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais c’est alors que la douleur la frappa, fulgurante. Un instant plus tard, la douleur disparut complètement, remplacée par une atroce sensation d’engourdissement, exactement comme si elle avait été touchée par un neuroincapaciteur. Le bras qui tenait le PortaCanon refusait de bouger. Ses jambes se dérobèrent et elle s’effondra de nouveau contre l’encadrement de la porte avant de tomber dans la neige, la tête la première. Elle pouvait bouger les yeux, ciller et déglutir – rien d’autre. Sa vessie s’était vidée, et si elle avait eu quelque chose à manger ces derniers jours, ses entrailles se seraient délestées elles aussi. Son cœur battait spasmodiquement, trop vite. Sa respiration était difficile, incontrôlable. Devant elle, elle voyait la place enneigée, l’enceinte circulaire puis les chevrons noirs sur fond blanc de la montagne boisée au-delà. Elle sentit les pierres sous la neige transmettre une cavalcade de sabots comme un roulement de tambour et entrevit un mouvement du coin de l’œil. Il y eut un cri, un atroce bruit de déchirement, et des sabots passèrent à grand fracas ; une paire de jambes en tenue camouflée se débattirent et fouettèrent l’air devant les sabots véloces, puis le cri s’étrangla dans un gargouillement. Elle ferma les yeux. Il y eut une forte détonation – une seule – puis un bruit de chute étouffé à quelques mètres d’elle. Elle ouvrit les yeux et vit l’échine et l’arrière-train noirs de la grosse bête tomber lourdement. Un bras dans une manche de veste tressauta devant la tête de l’animal et se ficha dans la neige. Un sial. Un de ces monstres avec un cerveau de criminel implanté sur lesquels on pariait aux courses à Tile. Elle fixa le bras détaché qui gisait dans la neige et perçut un mouvement. Elle vit les doigts se replier, puis se détendre lentement et retomber, inertes. Le cuir du sial fumait lentement dans l’air froid. Sharrow voyait du sang sur la neige à l’endroit où l’animal avait passé devant elle. Elle attendit. La paralysie persistait. Puis elle entendit craquer et crisser des pas qui se dirigeaient vers elle. Deux séries de pas. Deux paires de bottes identiques entrèrent dans son champ de vision ; une paire s’approcha du sial abattu. Sharrow ne voyait que la partie inférieure du corps de l’homme, debout près du bras inerte de Miz. La crosse d’un imposant fusil de chasse vint reposer sur la neige. Elle entendait d’autres bruits de pas, mais seules ces deux paires de bottes étaient visibles. Les bottes juste devant elle s’inclinèrent lorsque leur porteur s’accroupit. Elle vit deux genoux, puis deux mains jointes, tenues devant une élégante veste d’uniforme couleur de sang séché et décorée d’insignes qu’elle ne reconnut pas ; et puis un visage. Le jeune homme bascula en arrière la casquette posée sur sa tête blonde et luisante, révélant un crâne chauve. Il accorda à Sharrow un sourire démesuré. — Ça alors, dame Sharrow ! s’exclama-t-il. Si je m’attendais à vous voir ici ! Il jeta un coup d’œil du côté de son double qui, accroupi lui aussi, tenait toujours le fusil de chasse et examinait l’animal mort. Le jumeau au fusil vit qu’elle le regardait et lui adressa un jovial signe de la main. Il souleva le bras flasque qui gisait sur la neige et l’agita lui aussi. Le bras de Miz lui faisait signe ; les yeux de Sharrow se remplirent de larmes. — Oui, dit le jeune homme. Et vous avez amené quelques-uns de vos gentils associés avec vous. Comme c’est sympa ! Quel dommage que M. Kuma semble avoir pris à cœur toutes nos critiques ! Il rit, puis elle sentit qu’on la soulevait sous les aisselles jusqu’à ce qu’elle soit presque à genoux. Le jeune homme se tenait derrière elle et l’empêchait de retomber. — Oh, regardez, dit-il en la chatouillant sous les bras. C’est vraiment dommage, non ? Mais Molgarin sera certainement satisfait. Molgarin, songea-t-elle dans une semi-inconscience. Molgarin, ça veut dire quelque chose… C’était ça que j’essayais de me rappeler. Molgarin… Son regard allait du corps ballonné, encore fumant, du sial mort, à l’endroit où Miz était étendu sur le sol, joint à l’animal. Une sorte de gros piquant métallique était fixé à la tête du sial par un harnais passé autour de son encolure. La pointe avait un mètre cinquante de longueur et une dizaine de centimètres de diamètre à la base. Cette corne artificielle avait transpercé la poitrine de Miz ; elle dépassait de presque un mètre du dos de sa veste. Autour de lui, la neige était rouge de sang. Comme Roa, il avait l’air légèrement surpris. Les larmes montèrent aux yeux de Sharrow. Le jeune homme la laissa alors glisser jusqu’au sol et l’allongea avec précaution sur le dos. Elle eut le temps de voir des hommes en tenue camouflée, fusil en bandoulière, sortir par la porte de la tour en transportant des caisses, et elle aperçut fugitivement deux formes massives et élancées qui approchaient dans le ciel au-dessus de la vallée ; sous ses yeux, elles ralentirent et perdirent de l’altitude, et elle entendit leurs réacteurs. Dès que le dos de Sharrow pesa sur la neige, sa langue commença à lui obstruer la gorge, mais le jeune homme la tourna alors sur le côté et elle put respirer à nouveau. — Ce n’est pas le moment de nous quitter, l’entendit-elle dire. Le bruit de ses pas résonna dans la neige puis s’affaiblit quelque part derrière Sharrow. Il l’avait déposée là où elle pouvait voir le visage de Miz. Elle voulait le regarder juste un peu plus longtemps. Puis le jumeau accroupi près de Miz sortit un long couteau à vibrolame et l’appuya sur son cou. Elle ferma les yeux. Lorsque le bourdonnement cessa et que quelques secondes se furent écoulées, elle rouvrit les yeux et vit le deuxième homme passer devant elle ; il portait un sac. Le bruit des aéronefs fut soudain très proche. Leurs réacteurs hurlèrent et un gros nuage de blancheur poudreuse déferla sur la place. Le corps décapité de Miz saignait dans la neige. Les larmes de Sharrow tombèrent une à une dans la neige, elles aussi. Paralysée, elle ne pouvait pas sangloter. Ils la mirent sur une civière et la transportèrent vers la soute à bombes d’un des gros ADAV, avec le butin pris dans la tour et le corps de Feril, paralysé comme elle. Elle était toujours couchée sur le flanc lorsqu’ils traversèrent la place ; elle fut donc la première à apercevoir Dloan, assis à la lisière de la forêt non loin de l’endroit d’où Miz, l’androïde et elle-même avaient émergé un quart d’heure plus tôt. Dloan observait la scène, à découvert, bien visible et apparemment sans arme. Même à cette distance, elle crut détecter dans sa posture un mélange de désespoir, de terreur et de solitude. Elle le regarda les regarder, mais elle n’avait plus de larmes pour pleurer. Quelqu’un aperçut Dloan ; elle entendit des cris. Des armes furent braquées contre lui. Dloan se leva lentement, comme accablé d’un grand poids. Il sortit quelque chose de sa poche et visa délibérément les hommes sur la place pavée. Il n’eut pas besoin de tirer ; Sharrow entendit des coups de feu et des crépitements de lasers tout autour d’elle et vit le corps de Dloan se tordre et tomber en frissonnant dans un petit tourbillon de neige soulevée par les impacts. La fusillade cessa rapidement, et il ne bougea plus. Ils la transportèrent dans le ventre obscur du grand aéronef. 23. TOUS LES CHTEAUX DE SABLE — Bien sûr, moi, personnellement, euh… nous deux n’avions rien contre M. Kuma. Mais vous savez comment c’est, les ordres sont les ordres, hein ? C’est dommage aussi pour ces braves Solipsistes, mais c’est la vie ; ils se sont laissé dépasser par les événements. Nous les avions engagés uniquement pour attaquer le TUT, mais voilà qu’ils se sont mis dans la tête de vous coiffer au poteau dans la course au Canon. Ils auraient dû se replier quand ils en ont reçu l’ordre. Seulement… ah, j’arrête là cette digression ; je ne veux pas anticiper sur ce que Molgarin choisira de vous dire. Et c’est là que nous allons, gente dame, au Donjon de Molgarin dans le désert glacé au-delà des Zones sous embargo, dans la belle province du Lantskaar ! dit-il en énonçant ce toponyme avec une délectation théâtrale. Excitant, n’est-ce pas ? Il y avait seize personnes à l’intérieur de la soute à projectiles brillamment illuminée du bombardier de tête, étroitement sanglées le long de ses parois dans des sièges baquets : Sharrow, Feril, les deux jeunes émissaires, identiques dans leurs uniformes brun-rouge, et douze hommes efficacement anonymes en combinaisons camouflées, armés pour la plupart de lasers et de fusils ultralégers. L’un d’eux avait un fusil neuronique – probablement l’arme qu’ils avaient utilisée contre elle. Si elle voyait correctement, c’était uniquement parce qu’elle était étroitement sanglée, la tête plaquée contre la cloison par un harnais. Ce n’était pas une mesure de sécurité prise spécialement pour elle ; les autres passagers de la soute étaient pareillement attachés. Seuls Feril et elle-même n’avaient pas de poignée d’ouverture rapide à serrer dans la main. Le butin arraché à la tour reposait sous un maillage élastique devant eux, au centre de la soute. Les caisses et divers artefacts incompréhensibles s’entrechoquaient et rebondissaient contre leurs entraves tandis qu’autour d’eux le fuselage cahotait, virait, plongeait et se cabrait dans un crissement énorme et suraigu. Le jeune émissaire était obligé de crier pour se faire entendre par-dessus le vacarme : — N’ayez aucune crainte d’une interception par les forces des États rebelles ou de la Franchise sécuritaire ; nous avons passé un accord avec les Rebelles et les Franchisiens ne peuvent pas nous détecter. Il roula les yeux pour indiquer l’appareil et expliqua : — Nous volons actuellement à trois fois la vitesse du son à quelques mètres de la cime des arbres. On me dit que voler en rase-mottes à cette vitesse est une expérience si terrifiante pour les pilotes – et les chances de pouvoir rectifier une erreur des circuits automatiques de suivi du terrain sont si réduites – qu’on trouve plus charitable de couper carrément l’image sur les écrans du cockpit ! Il se tut un instant puis gloussa lorsqu’une manœuvre particulièrement violente les projeta Sharrow et lui contre la paroi métallique. Le butin rapporté de la tour semblait flotter au-dessus d’elle et du jeune émissaire ; elle voyait le filet qui le maintenait en place se tendre et commencer à s’étirer. — Zut ! dit-il. Il forçait la voix pour parler malgré la pression de l’accélération, mais, de toute façon, ses paroles étaient noyées par un rugissement plus fort que le bruit des réacteurs de l’ADAV. — J’espère que ces trucs sont arrimés comme il faut, hein, dame Sharrow ? Sinon nous allons être vous et moi transformés en chair à saucisse ! Elle essayait encore de déterminer si cela voulait dire qu’il n’était pas un androïde ou si ce n’était qu’une tentative pour la tromper, lorsqu’elle perdit connaissance. Elle s’éveilla en plein air avec l’impression irritante de recouvrer ses sensations ; sa chair pétillait de douleur, comme assaillie par des millions d’aiguilles minuscules. Même ses dents lui faisaient mal. Deux soldats la transportaient ; l’un la tenait sous les genoux, l’autre sous les bras. L’un des deux jeunes émissaires était à ses côtés ; il respirait profondément et se donnait de grandes claques dans la poitrine, puis se frottait les mains. Ainsi emportée, elle sortit de dessous l’ombre du bombardier. Il avait atterri dans un désert de cailloux et de poussière ; l’air était glacial et sec comme de la poudre. À quelques kilomètres de là, des montagnes basses, d’un gris cendreux, formaient une cuvette autour de la plaine sombre comme du mâchefer, vide à l’exception des deux avions aux lignes élancées, de quelques camions et autres véhicules. Elle vit d’autres formes, plus petites, traverser sur des trajectoires incurvées le ciel lourd et gris au-dessus du cercle de montagnes. L’émissaire vit qu’elle essayait de bouger la tête et lui lança un grand sourire tandis que deux soldats la hissaient dans une petite voiture découverte. — De nouveau parmi nous, dame Sharrow ? Il ouvrit les bras et fit volte-face ; ses bottes crissèrent sur le gravier. — Bienvenue au Lantskaar ! dit-il en s’appuyant sur le véhicule. Et au Donjon de Molgarin ! Il la regarda tenter de promener son regard sur le désert sans relief et les collines stériles qui l’entouraient et éclata de rire. — Il est intégralement sous terre… précisa-t-il. Il s’installa à côté d’elle. Elle vit Feril sortir de la soute du bombardier, porté par quatre soldats. — Bien qu’il y ait, poursuivit le jeune émissaire en agitant ses sourcils, des murs-projecteurs à champs de forces, incroyablement anciens, qui peuvent se matérialiser brusquement pour piéger les imprudents en cas d’attaque. La voiture démarra avec une secousse et se dirigea vers une longue ouverture rectangulaire découpée dans la plaine. — Croyez-moi, dit le jeune homme, il vaut mieux ne pas être assis dessus quand ils entrent en action. Il gloussa lorsque la voiture emprunta une rampe pour pénétrer dans un tunnel chichement éclairé. Le tunnel s’incurvait et descendait en spirale sous la plaine. Une série de portes, conventionnelles ou à iris, s’ouvrirent devant eux. Le moteur de la petite voiture gémissait ; derrière, Sharrow entendait les notes plus graves de ce qui devait être les camions. Au bout d’un moment, ses oreilles se débouchèrent brusquement. Le jeune émissaire se mit à siffloter. Il y avait un immense et sonore parc à véhicules souterrain, plein de voitures, de camions, d’utilitaires blindés légers et de tanks. Sharrow fiat transportée dans un ascenseur qui descendit jusqu’à une sorte de hall d’hôtel. Sa peau picotait encore et ses muscles étaient comme de la gelée lorsqu’on l’installa dans un fauteuil roulant, qu’on l’attacha et qu’on la poussa dans un couloir à l’éclairage atténué vers ce qui, à l’odeur, devait être une clinique. Un infirmier assis à un bureau se leva et hocha la tête à l’adresse de l’émissaire, qui tapota le front de Sharrow et dit : — Elle est toute à vous, mon brave. On la déposa dans un service de chirurgie. Son cœur cogna sourdement lorsqu’elle aperçut une table d’opération derrière une vitre. Une femme médecin et deux aides-soignantes apparurent et enfilèrent des gants. La femme médecin lui mit quelque chose de froid sur la nuque, puis vint s’accroupir devant elle. — Je crois que vous pouvez m’entendre, dit-elle d’une voix assez forte. Nous allons simplement vous laver et vous nettoyer, vous faire un bilan en bonne et due forme et puis vous laisser dormir un moment. D’accord ? Elle dévisagea la femme : la cinquantaine grassouillette, un chignon, des yeux marron. Impossible de savoir si ce qu’on venait de lui dire était la vérité ou un mensonge. Les deux infirmières la déshabillèrent, lui retirèrent son bandage à la main, nettoyèrent la plaie et y appliquèrent un pansement provisoire avant de laver Sharrow dans un bassin d’eau chaude. Elles la séchèrent avec des serviettes : efficacement, sans douceur ni rudesse. Elles l’aidèrent à se lever, puis lui passèrent une chemise de nuit blanche par-dessus la tête. La soutenant chacune d’un côté, elles lui firent faire quelques pas mal assurés puis la déposèrent sur un divan. La femme médecin qu’elle avait déjà vue lui testa ses réflexes, ce qui la picota mais ne lui fit pas mal. Elle changea le pansement de sa main, préleva un petit échantillon de sang dans un tube qu’elle inséra dans un analyseur. Elle demanda à Sharrow de parler. Sharrow essaya, mais ne put que baver. La femme médecin lui tapota le bras. — Ne vous en faites pas. Ça devrait aller mieux demain matin. Elle prépara une seringue à gaz et l’appliqua contre le cou de Sharrow. La dernière chose dont elle se souvient fut le doux balancement du fauteuil qu’on roulait dans un couloir invisible et d’une longueur apparemment infinie. Elle s’éveilla dans un lit douillet. Elle distingua dans l’obscurité un affichage horaire indiquant qu’on était en début de soirée. Une zone luminescente juste à côté se révéla être l’interrupteur de l’éclairage. Elle se trouvait dans une petite pièce meublée comme une cabine. Elle était couchée en chien de fusil dans un lit en alcôve muni d’un panneau de bois peu élevé sur la moitié du côté ouvert. Elle portait la chemise de nuit que les infirmières lui avaient enfilée. Elle essaya de bouger les bras et les jambes, puis elle se redressa sur son séant, et, au bout d’un moment, elle passa les jambes par-dessus le bord du lit et se leva en se retenant au mur. La moquette sous ses pieds était profonde et luxueuse. L’air était chaud. La chambre contenait une bibliothèque encastrée pleine de livres en fac-similé, un bureau et une chaise, un écran qui ne fonctionnait pas et une armoire pleine de vêtements à sa taille. La salle de bains attenante contenait divers accessoires et fournitures, mais rien qui puisse servir à couper. Il n’y avait pas de fenêtres ; l’air entrait silencieusement via des dalles poreuses au plafond. Le niveau sonore était si bas qu’elle pouvait entendre battre son cœur. Un bloc de verre noir de la taille d’un globe oculaire était incrusté dans un angle du plafond, d’où il avait une vue plongeante sur tout sauf sur la salle de bains. Elle essaya d’ouvrir la porte ; elle était verrouillée. Se sentant faible, elle s’assit sur le lit puis se coucha et se rendormit. Le Canon Lent lui rendit visite dans ses rêves. Il avait l’apparence d’un homme, mais elle savait que c’était le Canon Lent. Ils étaient dans le Donjon de Molgarin, assis dans la petite cabine où elle dormait. Bonjour. … Bonjour. Alors, qu’est-ce que vous aimeriez savoir ? dit le Canon. Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous aimeriez savoir ? répéta patiemment le Canon. Elle se retourna. Où est Cenuij ? demanda-t-elle. Il est mort, évidemment, dit le Canon. Autre chose ? Et les autres ? Ils sont morts aussi. Je le sais, mais où sont-ils ? Les morts ne sont nulle part. Sauf dans le passé. Je ne les reverrai pas ? Seulement dans vos rêves. Ou sur des enregistrements. Elle se mit à pleurer. Vous êtes la dernière, lui dit le Canon. Quoi ? Vous êtes la dernière. Vous êtes la dernière des huit. Vous êtes exactement comme moi : je suis aussi le dernier des huit. Vous êtes moi et je suis vous. Nous ne faisons qu’un. Non, je ne suis pas vous, je suis moi. Oui, vous êtes vous, convint le Canon. Mais vous êtes moi, aussi. Et je suis vous. Elle continuait de pleurer, sans savoir quoi dire. Elle voulait se réveiller, mais elle ne savait pas comment faire. Écoutez, dit le Canon. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? Quoi ? Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? Vous n’avez qu’à me le demander. Qu’est-ce que vous savez faire, au juste ? Détruire des choses. C’est tout ce que je sais faire. C’est le seul domaine où je sois compétent. Aimeriez-vous que je détruise quelque chose ? Je veux que vous détruisiez tout ! hurla-t-elle. Tout ce putain de bordel ! Tous les hommes malfaisants et les femmes complaisantes, toutes les armées, les sociétés, les sectes, les religions, les ordres et tous les connards qui sont dedans ! Tous et toutes ! Absolument tout ! Je ne peux pas tout détruire, mais je pourrais détruire pas mal de choses. Vous faites l’imbécile. Mais non. Je pourrais détruire des tas de choses et des tas de gens, mais pas tout détruire. Vous êtes fou, dit-elle. Elle voulait de toutes ses forces se réveiller, maintenant. Nous ne sommes fous ni l’un, ni l’autre, dame Sharrow, dit le Canon. L’homme se leva pour sortir de la cabine. De toute façon, je vais voir ce que nous pouvons faire. Que voulez-vous dire ? Pour tout détruire. Nous allons voir ce que nous pouvons faire. Elle serra le poing de sa main blessée pour tenter de se réveiller avec la douleur, mais elle n’avait pas assez mal. Vous êtes quoi, au juste ? demanda-t-elle. L’homme était devant la porte. Je suis vous, dit le Canon. Je suis le dernier des huit. Il lui fit un clin d’œil. Nous allons voir ce que nous pouvons faire. Maintenant, dormez. Elle s’éveilla dans une odeur de nourriture et vit un plateau chargé posé sur le bureau. Elle faillit voir qui l’avait déposé ; il y eut un déclic, et la porte de la chambre se referma hermétiquement avec un claquement massif puis un bruit de succion. Toujours couchée, elle pensa au rêve qu’elle venait de faire et frissonna. Les effluves qui montaient du plateau la ramenèrent à la réalité. Le plateau contenait un petit déjeuner suffisant pour deux personnes affamées ; elle le dévora intégralement. C’était le milieu de la matinée. L’écran fonctionnait, elle regarda donc les infos. Les Huhsz étaient mal partis : ils avaient irradié des hauts fonctionnaires sur Golter, Miykenns et le Fantôme de Nachtel ; la Cour mondiale subissait de fortes pressions pour autoriser les bureaucrates au stade terminal de la maladie à avoir accès à la technologie médicale réservée en temps de guerre. À son tour, la Cour exigeait des Huhsz excuses, boucs émissaires, compensations financières et garanties de bonne conduite future, toutes choses que l’Ordre semblait peu disposé à fournir et lui refusait en bloc. Le Sanctuaire mondial était pratiquement en état de siège, et on envisageait de recourir à la force ; les défenses du cantonnement des Huhsz avaient été mobilisées, ainsi que les Réserves martiales laïques d’un bout à l’autre du système. Il y avait un black-out sur les informations relatives aux Zones sous embargo et à la Franchise sécuritaire ; des rumeurs faisaient état d’un affrontement aérien entre les forces franchisiennes et les États rebelles. L’accès à l’extrême-sud du Caltasp était sévèrement contrôlé. Apparemment, on commentait encore la tentative d’assassinat – vue en direct à l’écran sur le Fantôme de Nachtel et sans cesse rediffusée d’un bout à l’autre du système – perpétrée sur un nouveau gourou philosophe originaire du Fantôme et qui s’appelait Girmeyn. Elle approcha sa chaise de l’écran, composa le code d’un site d’archives et retrouva la séquence en question, enregistrée deux jours auparavant : un studio, un débat en direct ; des politiciens et des représentants des diverses religions interpellaient Girmeyn, qui triomphait avec charme, mais de manière décisive. Girmeyn était tel qu’elle se le rappelait : des cheveux noirs, des yeux sombres et cette insolite impression de force tranquille qui émanait de lui. Puis une silhouette jaillit de l’auditoire et se pencha par-dessus une table en brandissant quelque chose. Ensuite, ce fut la confusion : des cris, une séquence de brefs plans hachés, principalement de gens qui passaient devant une caméra virevoltante ; l’image d’un couteau de sacrifice d’une taille redoutable reposant tout sanglant sur un bureau tandis que des membres du service de sécurité agitaient leurs pistolets à l’arrière-plan ; Girmeyn portant la main à une blessure à la tête, qui saignait, puis éloignant d’un signe de l’autre main des collaborateurs et d’autres personnes pour parler à l’homme qu’on avait plaqué au sol. Ensuite, un plan muet filmé derrière une vitre : Girmeyn, la tête discrètement bandée, dans une pièce avec le même homme ; rien qu’eux deux assis l’un en face de l’autre sur deux petites chaises ; l’homme qui craque, la tête dans les mains, Girmeyn qui hésite, puis tend la main pour toucher l’épaule de l’homme. Sharrow visionna la séquence une deuxième, puis une troisième fois. Aux dernières nouvelles, Girmeyn effectuait une retraite sur un habitat en orbite autour d’un astéroïde. Elle retourna à l’actualité. Petites guerres et conflits civils habituels, catastrophes mineures et majeures et, à l’occasion, un sujet bouche-trou pour vous réchauffer le cœur. Elle se carra contre le dossier de sa chaise et visionna à nouveau les principales nouvelles du jour. Elle avait le vertige, comme lorsqu’elle avait vu le Canon Lent et scruté les profondeurs du dépôt d’antiquités sous la tour. Au bout d’un moment, elle secoua la tête et éteignit l’écran. Elle se doucha. Surprenant ensuite sa propre image dans la grande glace de la salle de bains pendant qu’elle se frottait le dos avec une serviette, elle s’arrêta pour examiner sa personne. Une femme artificiellement chauve qui glisserait déjà vers la cinquantaine. Une main bandée. Des cernes sombres sous les yeux. Un visage qui avait récemment vieilli. Seule, songea-t-elle. Seule. Elle se demanda ce qu’il y avait derrière la glace et qui la regardait. Elle choisit pour s’habiller un ensemble veste-pantalon sombre et une paire de grosses chaussures confortables. Tout en se préparant, elle inspecta la pièce de fond en comble, mais sans trouver quoi que ce soit qui puisse lui servir d’arme. Elle finit par s’asseoir et regarder un peu de télécran : une vieille comédie désopilante et enlevée qui l’empêcha de penser à autre chose. Les jeunes émissaires à l’élégant uniforme se présentèrent à sa porte une demi-heure plus tard et l’invitèrent à une audience avec Molgarin. Les deux jeunes gens l’encadraient. Deux gardes les suivaient à quelques pas derrière eux. Un ascenseur les amena encore plus bas, s’arrêtant à plusieurs reprises tandis que des ronronnements et des claquements étouffés indiquaient l’ouverture et la fermeture de ce qui était probablement des volets anti-souffle. Enfin, un bref couloir aux parois constituées de rideaux métalliques les conduisit à une courte rampe qui grimpait dans l’obscurité. Les gardes restèrent au pied de ce plan incliné. Elle monta entre les deux émissaires ; ils lui prirent chacun un bras, doucement, mais fermement. Derrière eux, un roulement sourd occulta la lumière. L’espace dans lequel ils débouchèrent était un immense bunker circulaire, aux parois d’un noir absolu sur lesquelles une vingtaine de projections s’échelonnaient à intervalles réguliers comme des fentes donnant apparemment sur le désert froid et gris et, au-delà, sur le lointain cercle de montagnes couleur de cendre qu’elle avait aperçu la veille. Elle se demanda si ces projections étaient des images enregistrées, mais supposa qu’elles étaient transmises en temps réel. Le ciel au-dessus des montagnes évoquait le bleu limpide d’un air raréfié. Les distances étaient difficiles à calculer, mais, lorsqu’ils l’entraînèrent jusqu’au centre du bunker, elle estima qu’il n’avait pas moins de quarante mètres de diamètre. Le contraste entre l’obscurité et les vues éblouissantes du désert lui faisait mal aux yeux. Les deux émissaires s’arrêtèrent ; elle les imita et ils lui lâchèrent les bras. Des projecteurs suspendus au plafond éclairaient violemment une estrade circulaire noire ; des marches étaient juste visibles, comme des degrés d’ombre. L’estrade était surmontée d’un haut trône sans décoration taillé dans un matériau noir et brillant qui aurait pu être du verre, du jais ou même du bois poli et lustré. Le personnage assis sur le trône était vêtu d’une somptueuse toge de nombreuses couleurs où dominaient l’or et le violet. L’étoffe épaisse dissimulait sa carrure ; il aurait pu avoir une corpulence moyenne comme il aurait pu être obèse. Son visage était dodu, mais respirait la santé ; il était rasé de près, et sa tête, couverte de courtes boucles noires, était nue. Il avait au moins une bague à chaque doigt et portait deux jeux de boucles d’oreilles et une paire d’inclusions nasales en pierres précieuses. Une broche incrustée sur son front brillait au-dessus de son œil droit. Ses doigts étincelèrent lorsqu’il joignit les mains. Il sourit. — Dame Sharrow, dit-il. Je suis Molgarin. Nous nous sommes rencontrés il y a très longtemps, mais je ne m’attends pas à ce que vous vous en souveniez ; vous étiez alors très jeune. Il parlait d’une voix tranquille et égale ; la voix d’un homme apparemment plus âgé. — Non, je ne m’en souviens pas, dit-elle d’une voix qu’elle trouva morne. Pourquoi avez-vous tué Miz de cette manière ? Molgarin leva la main dans un geste méprisant. — Il y a bien des années, il m’a par la ruse dépossédé d’un bien qui m’appartenait en droit. L’une des facultés que l’on développe au cours d’une longue vie est celle de savourer sa revanche, et de préparer tout comme d’exécuter des actions dignes de ce talent. Molgarin sourit. — Mais finalement, avoua-t-il, la vérité est que je l’ai fait tuer pour vous démoraliser. Veuillez vous asseoir. Il ne souriait plus. Les deux jeunes émissaires lui reprirent les bras et la forcèrent à avancer ; leur trio s’assit sur la plus basse marche de l’estrade ; ils durent se contorsionner légèrement pour continuer de voir Molgarin. Il laissa lentement retomber ses bras contre ses flancs et dit : — J’ai eu l’impression que vous avez insulté mes jeunes émissaires ici présents… Lesquels décochèrent à Sharrow un double sourire plein de suffisance. — Et, à travers eux, ma personne, continua Molgarin en haussant les épaules. Je vous ai donc punie. Je ne manque jamais de punir quiconque m’insulte. — Ouais, dit l’émissaire juste devant elle. Vous devriez voir ce que nous avons préparé pour votre cher cousin. Molgarin se racla la gorge ; le jeune homme leva les yeux vers lui puis se tourna vers Sharrow avec un regard louche de conspirateur. Son crâne chauve brillait sous l’éclairage vertical. — Mais qu’importe ! dit Molgarin. Ce misérable est mort. Ne vous imaginez pas pour autant que tout ce qui s’est passé ait été fait pour vous troubler, ou en guise de revanche contre Kuma. Mon dessein a sensiblement plus de substance. Molgarin s’appuya contre le dossier du trône et joignit les mains à nouveau. — Dame Sharrow, comme vous vous en êtes certainement rendu compte, je me suis servi de vous. Mais dans un but infiniment plus estimable que mon gain personnel ou ma gloire. Les personnes dont j’ai le plaisir de représenter les intérêts et moi-même ne nous préoccupons guère des attributs du pouvoir. Nous nous préoccupons du bien-être de Golter et de son système, et de l’avenir de notre espèce. — Vous n’êtes pas un de ces crétins mégalomanes, lâcha-t-elle sans élever la voix. Alors, tant mieux. Molgarin secoua la tête. — Oh, dit-il, il doit y avoir dans l’air un mal pire que le cynisme si même notre aristocratie répugne à accepter le fait que les riches et les grands de ce monde puissent être motivés par autre chose que l’acquisition de toujours plus d’argent et l’augmentation de leur influence. Il pencha la tête sur le côté, comme s’il était sincèrement perplexe. — Ne comprenez-vous pas, dame Sharrow ? Une fois que l’on dispose d’une certaine quantité de l’un et de l’autre, on se tourne vers les violons d’Ingres, les bonnes œuvres ou la philosophie. Certains individus se lancent dans le mécénat ou financent des organisations caritatives. On peut dire – en étant généreux – que d’autres élèvent au niveau d’un art leur propre existence et vivent comme le vulgum pecus s’imagine qu’il vivrait lui si l’occasion lui en était donnée. Et certains d’entre nous tentent non seulement de comprendre notre histoire, mais d’influencer de manière significative le cours de notre avenir. « Je veux bien admettre que, dans mon cas particulier, étant donné que je suis au-delà de la juridiction du chancre que nous appelons Cour mondiale, j’ai un intérêt personnel dans le futur plus grand que la plupart des gens, parce que je compte vivre assez longtemps pour le voir se réaliser, mais… Molgarin hésita. Il avait anticipé une réaction, même tardive, de Sharrow. En vain. Il poursuivit donc : — Oui, je suis ce qu’il est convenu d’appeler un immortel. Je le suis depuis quatre siècles et compte l’être beaucoup plus longtemps encore… Mais je vois que cela ne vous impressionne pas. Vous ne me croyez pas, probablement. Peu importe ! dit-il en levant la main. — Il l’est vraiment, vous savez, chuchota l’émissaire derrière elle. — Des enfants romantiques comme votre cousin, continua Molgarin, voudraient essayer de nous ramener à un âge d’or qui n’a jamais existé, où on respectait l’aristocratie et où le pouvoir reposait entre les mains sûres d’un petit nombre d’individus. Mes collègues et moi-même croyons qu’un style plus énergique, plus professionnel est nécessaire, qui libère l’ingéniosité et l’esprit d’entreprise naturels de l’humanité et les arrache à l’étreinte mortifère de la Cour mondiale et à ses misérables restrictions castratrices. « À cet effet, nous – comme votre cousin – avons jugé prudent de rassembler le maximum de trésors et de réussites légués par des époques antérieures et plus progressives, compte tenu notamment de l’ambiance décidément fiévreuse que commence à générer l’approche du décamillénaire. Bien que, dans notre cas, cette flambée soudaine d’acquisitions serve à la fois à empêcher que les artefacts concernés tombent dans des mains aussi avides que celles de votre cousin et à appuyer directement nos projets personnels, qui n’ont pas besoin de compter sur des spécificités physiques aussi vulnérables. Molgarin haussa les épaules. — C’est vraiment dommage ; nous avons cru, à un certain moment, que votre cousin aurait pu s’associer à nous. Nous l’avons même invité à nous rejoindre, mais il s’est avéré qu’il avait ces stupides et vaniteux projets personnels. Franchement, il nous a causé des ennuis considérables. Peu importe ! Maintenant que nous possédons tout ce que vous avez eu la gentillesse de nous procurer, nous avons tout loisir de nous occuper de lui. Ces… gadgets serviront d’appâts, à tout le moins. Il eut un mince sourire et poursuivit : — Votre ami Elson Roa a appris à ses dépens ce qui arrive lorsqu’on commence à coopérer avec nous et qu’ensuite on s’oppose à nous ; votre cousin va trouver la pilule tout aussi dure à avaler, bien qu’en ce qui le concerne j’aie l’intention de faire un peu durer le plaisir. Inversement, ceux qui nous aident – comme le seigneur Jalistre, dont vous avez, ce me semble, fait la connaissance à la Demeure marine – sont immensément récompensés. Je crois que je vais lui donner en cadeau quelques pièces de cette sélection. Molgarin se tourna sur le côté. D’autres projecteurs s’allumèrent au plafond, révélant Feril debout à une dizaine de mètres, un volumineux collier autour du cou. Le Canon Lent était tout près, reposant sur une épaisse colonne de verre transparent à côté du véhicule insolite à la monoroue inclinée qu’elle avait vu sous la tour, et une bonne douzaine d’exemples non identifiables de ce qui semblait être une technologie convenablement surannée et exotique. — Vous allez me trouver sentimental, reprit Molgarin. Mais j’ai jugé normal de sauvegarder l’intégralité de ce qu’il y avait dans la tour et dans sa partie souterraine, même si tout le reste n’est que bibelots et babioles à côté du Canon Lent. Regardez : nous avons même amené votre petit ami l’androïde. Molgarin éleva très légèrement la voix et dit : — Vous pouvez saluer, robot. Feril leva une main raide et salua. — Il est préoccupé par le collier de contention, expliqua Molgarin en souriant. En réalité, il ne risque rien tant qu’il ne s’éloigne pas d’un ou deux mètres de l’endroit où il est maintenant. Molgarin se leva de son trône et s’approcha du Canon Lent. Il était un peu moins grassouillet et plutôt plus grand que Sharrow ne l’avait prévu. Il tapota le capot en argent brossé du Canon. Elle remarqua qu’on lui avait ajouté un dispositif de blocage : une épaisse barre de métal torsadé, pliée autour de la poignée droite et fixée par un cadenas à serrure, empêchait tout accès au mécanisme de détente. — Ceci va nous simplifier considérablement la vie, le moment venu, dit Molgarin. Il se tourna pour sourire à Sharrow et ajouta : — Vraiment, votre famille a tellement fait pour notre cause, même si elle n’a pratiquement jamais manqué une occasion de s’opposer à nous, que je trouve presque mesquin d’avoir été obligé de faire ce qui a été fait… Il s’éloigna du Canon, mais ne regagna pas l’estrade. — Sans parler de ce qui reste à faire. Un nouveau projecteur s’alluma et révéla une silhouette debout à côté de Molgarin. C’était elle. Sharrow se regarda. Son image clignait des yeux sous le puissant éclairage vertical et contemplait Molgarin avec une expression intermédiaire entre la peur et la perplexité. Cette nouvelle Sharrow avait encore toute sa longue chevelure noire et bouclée ; elle était vêtue d’un tailleur-pantalon classique sombre identique à celui qu’elle avait choisi et portait actuellement. Molgarin tendit la main à l’autre Sharrow ; la femme lui offrit sa main gauche. Molgarin la tritura dans la sienne. Les doigts de la main gauche de Sharrow commencèrent à lui faire mal. Elle essaya de se lever, mais le jeune homme derrière elle la saisit par le cou tandis que l’autre lui tenait les pieds. Son image, la main broyée par celle de Molgarin, cria juste avant elle. La douleur disparut abruptement. Sharrow vit son image pleurer et toucher sa main blessée avec l’autre. Molgarin secoua la tête et fit un grand sourire à la vraie Sharrow. — Ah, si vous saviez la modération à laquelle j’ai dû m’astreindre avec cette marionnette ! soupira Molgarin. Il se tourna pour caresser la joue de la créature. Elle sembla ne pas s’en rendre compte. — Quoique évidemment j’aie profité d’elle, dit-il. Il regarda à nouveau Sharrow puis hocha la tête vers son image. — C’est tout à fait vide, là-dedans. Son esprit est tout à fait vide. Exactement comme il devrait l’être, en fait. Son sourire s’élargit. Il tira un objet des plis de sa toge. C’était un PortaCanon. — Permettez-moi de vous présenter votre clone, dame Sharrow. Il braqua l’arme sur le visage de la femme. — Clone de Sharrow, dit-il doucement, je te présente le PortaCanon de Sharrow. Perplexe, la femme scruta le canon de l’arme. Sharrow se débattit. — Ordure, enculé ! hurla-t-elle. Le clone se tourna une seconde vers elle lorsqu’elle cria, puis regarda ailleurs. Elle ne donnait absolument pas l’impression de s’être reconnue en elle. — Oh, je crois que nous n’avons jamais pris la peine de lui apprendre la moindre langue vivante, dame Sharrow, dit Molgarin. Nous ne lui avons jamais montré de miroir non plus. Il approcha le pistolet de l’œil de la femme. Elle recula très légèrement la tête. — Elle est mignonne, n’est-ce pas, ma petite éphémère ? dit Molgarin en braquant l’arme tantôt sur un œil, tantôt sur l’autre. La femme louchait pour suivre les mouvements de l’arme. — Ça fait deux ans que je l’ai, poursuivit Molgarin sur le ton de la conversation. Je regrette seulement que nous n’ayons pas prélevé les cellules nécessaires lorsque vous étiez dans cet hôpital minier sur le Fantôme de Nachtel, quand je vous ai fait implanter le virus à cristal. Mais bon… Molgarin continua de viser alternativement chaque œil, puis il dit : — Oui, j’ai joui de sa compagnie ces deux dernières années. Mais maintenant, j’ai l’original. Il tira dans l’œil droit de la femme. Sharrow tressaillit, serra les dents pour ne pas crier et sentit ses yeux se fermer sur l’image de la tête de la femme aspirée par un nuage rouge tandis que son corps renversé était projeté dans la zone d’ombre. Elle garda les yeux clos. Elle ne pouvait plus s’arrêter de trembler. Le jeune homme derrière elle la secoua. — Attention ! chuchota-t-il. Elle ouvrit les yeux ; elle tremblait toujours, sa poitrine se soulevait. Elle ravala ses sanglots et écouta sa propre respiration. À travers ses larmes, elle vit Molgarin s’approcher d’elle. Il rangeait le pistolet dans les plis de sa toge ; son mince sourire soulignait un léger froncement de sourcils. — Économisez votre chagrin, dame Sharrow, dit-il. Elle était nulle. Elle n’était rien ; elle était à peine humaine. Si tant est que cela veuille encore dire quelque chose, ajouta-t-il avec un petit rire. Il resta un moment à la toiser de haut, puis il tourna les talons et regagna son trône. Il s’installa confortablement, les jambes croisées. — Alors, dame Sharrow ? finit-il par dire. Pas d’insultes, pas de menaces, pas de malédictions ? Pas de provocations ? Il secoua la tête. — Je vous avertis que je ne serai pas satisfait tant que, d’une part, vous ne m’aurez pas qualifié d’une épithète infamante – comprenant sans doute le terme désagréable d’« enculé » – et que, d’autre part, vous n’aurez pas imaginé un supplice invraisemblable que vous voudriez seulement me voir subir, peut-être, mais que j’ai les moyens – et, en tout cas, l’intention – d’infliger à votre personne. Il se trouvait apparemment très spirituel, mais son sourire était faux. Elle respirait encore par à-coups, luttant contre la peur, essayant de trouver de la force quelque part – n’importe où. Elle le regarda en face, maintenant qu’elle savait comment exprimer tout ce qu’elle ressentait. Molgarin la considéra avec un regard patient, modérément amusé. C’est alors que son expression changea. Il fronça les sourcils et leva les yeux vers les images du désert affichées sur les fentes panoramiques réparties tout autour du bunker. — Quoi ? dit-il. Il avait l’air troublé. Il scruta les écrans, se retournant pour regarder ceux qui se trouvaient derrière lui. — Quoi ? répéta-t-il en portant la main à l’une de ses boucles d’oreilles. Comment ? Sharrow leva les yeux. Les tranches de désert n’étaient plus des sections statiques d’un panorama paisible. Sur trois côtés, des points lumineux dansaient dans le ciel au-dessus des montagnes. Ce qui avait tout l’air d’une charge de cavalerie se déroulait sur deux des écrans ; des gardes du Donjon jetaient leurs armes et s’enfuyaient devant la soldatesque montée. — Alors, faites-le ! dit Molgarin. La main à l’oreille, il fixait toujours les écrans, oubliant Sharrow. — Maintenant ! cria-t-il. Tout ce que vous voudrez ! Elle vit l’émissaire devant elle adresser un regard inquiet à celui qui lui tenait les bras. Celui qui lui maintenait les pieds la lâcha et tira un petit pistolet laser de sa veste d’uniforme. Il y eut soudain du mouvement sur plusieurs des écrans. Une série de monumentales explosions grisâtres jaillirent lentement de la surface du désert. Elles continuèrent de se propager et de s’élever. Elles étaient tellement gigantesques que Sharrow s’attendait à ce que le bruit des détonations parvienne jusqu’au bunker, si profond fut-il, mais elles s’atténuèrent jusqu’à retomber en un profond silence. Molgarin se retourna. Il jeta un coup d’œil aux deux émissaires, puis il sourit à Sharrow, apparemment ébranlé. — Il semble qu’on nous… commença-t-il. Le sol trembla et un bon tiers des étranges lucarnes s’obscurcirent. Feril scrutait attentivement les scènes confuses retransmises par les fenêtres restantes. Molgarin et l’émissaire armé du pistolet laser fixaient l’emplacement des écrans noirs. — Il semble que nous sommes attaqués, dame Sharrow, dit-il. Peut-être par votre… irritant cousin. Il avait du mal à déglutir. — Je vous promets que ce sera son dernier mélodrame romantique, gente dame. Il va souffrir en conséquence, et vous le verrez souffrir. Molgarin se tourna vers les deux émissaires. — Surveillez-la, leur ordonna-t-il. Puis il appuya la tête contre le dossier du trône, dont il agrippa fermement les accoudoirs. La marche la plus haute de l’estrade s’éleva brusquement, emportant le trône avec elle dans un grand courant d’air tandis qu’un grondement tonitruant résonnait sous le bunker ; le trône disparut dans le plafond, dix mètres plus haut, laissant une colonne noire et massive au centre de l’espace circulaire. Avant que les deux émissaires puissent réagir, tout le bunker fut ébranlé, les images restantes disparurent et toutes les lumières s’éteignirent. L’obscurité était complète. Elle tira de toutes ses forces, pivota en se baissant, et fit culbuter par-dessus son dos l’émissaire qui lui tenait les bras. — Non ! glapit-il. Il y eut soudain un claquement sec et un bref papillotement de lumière ; ensuite, lorsqu’elle se jeta de côté et que l’émissaire roula sur le sol, un cri qui se termina en gargouillis. Elle resta couchée sur les marches, sans faire de bruit. Une odeur de chair grillée passa sur elle. — Jumeau ? chevrota une voix hésitante. Un gargouillis lui répondit. Sharrow commença à bouger. — Jumeau ? répéta la voix, qui montrait des signes d’affolement. Nouveau glouglou, nouveau gargouillis. Elle se rapprocha, affina sa direction, calcula le pas suivant. Une secousse ébranla le bunker ; il y eut un formidable craquement, puis un bruit de chute accompagné d’un tintement métallique quelque part sur le côté. — Jumeau ! hurla la voix. Ce dernier cri angoissé lui suffit. Elle se leva sans bruit, ferma les yeux et lança son pied en avant, de toutes ses forces. — Jum… aah ! Silence. Elle fit un pas de côté ; l’impact bref d’une lumière laser blanche à l’endroit où elle se tenait une seconde plus tôt suffit pour lui montrer les deux jeunes gens, photographiés comme par un éclair naturel : celui qui lui avait tenu les bras était allongé sur le sol, les bras en croix, au pied de l’estrade conduisant à la colonne noire, et l’autre, accroupi latéralement devant elle, regardait les marches, tenant le laser d’une main et son estomac de l’autre. Du pied gauche, elle le frappa en pleine tête. La lourde chaussure fonctionnelle fit mouche avec un craquement qui se répercuta dans toute sa jambe. Il s’effondra sur le sol. Elle perçut encore le gargouillis, à quelques mètres d’elle, puis une sorte de ronflement, tout proche. Le bunker trembla encore une fois, et elle entendit tomber des débris quelque part. — Dame Sharrow ? dit une voix lointaine. C’était Feril. Elle ne répondit pas. — Dame Sharrow, dit calmement Feril. Je vous vois. L’homme à qui vous venez de donner un coup de pied a laissé échapper son pistolet laser, lequel se trouve à sept mètres environ sur votre droite… Je ne pense pas que l’un ou l’autre de ces jeunes gens risque de vous causer des ennuis pour le moment. Elle se leva et marcha rapidement vers la gauche, toujours en silence. — Encore deux pas, l’orienta Feril. Stop. Le pistolet est maintenant à un mètre sur votre gauche. — Je l’ai, dit-elle en ramassant l’arme. — Je crois que l’un des jeunes gens que vous avez neutralisés détient la carte à puce pour déverrouiller le collier de contention que je porte… Une nouvelle secousse ébranla le sol sous leurs pieds. — Au cas où vous auriez l’intention de m’en débarrasser, évidemment. Il s’excusait presque. Elle pivota et commença à avancer dans l’obscurité totale. — Je suis dans la bonne direction ? — Stop, ordonna Feril. Oui… vous êtes à un pas du jeune homme en question. Elle chercha à tâtons sur le sol. — Ce n’étaient donc pas des androïdes, dit-elle. — Non, je crois que ce sont des clones qui, par ailleurs, sont des êtres humains parfaitement normaux… Eh bien… Le jeune homme respirait faiblement ; gardant le pistolet braqué sur l’endroit d’où provenait le souffle, elle fouilla la veste de son uniforme. — Au toucher, ça a l’air d’être une carte à puce, dit-elle. L’androïde la guida jusqu’à lui. — La fente est à l’arrière, précisa-t-il. La carte s’enficha, le collier émit un bourdonnement inquiétant, puis un petit témoin blanc clignota et le collier s’ouvrit avec un déclic. Elle le retira et le posa sur le sol, qui trembla encore une fois. Il y eut encore des bruits de chute et des tintements au loin. — Dans quelle direction se trouve le Canon Lent ? demanda Sharrow. — Votre main, s’il vous plaît, dit Feril. Elle frissonna en serrant les dents lorsqu’elle tendit sa main bandée dans le noir. Feril la lui tint doucement ; ils avancèrent. — Le voici, fit l’androïde. Ses mains trouvèrent l’arme et elle la souleva. — Super ! Maintenant, il ne nous reste plus qu’à trouver un moyen pour sortir d’ici. — Puis-je me permettre une suggestion ? dit Feril d’une voix calme. Pendant que j’étais à côté de lui, j’ai eu l’occasion d’examiner en profondeur le véhicule monoroue ramené de la tour. Il semble être en état de marche. — Hmm, fit-elle. Ou alors, nous pourrions carrément attendre que mon cousin se manifeste. — Ah, dit prudemment Feril. J’ai des doutes à ce sujet. — Ah bon ? — J’ai pu observer les événements qui se déroulaient à la surface du désert et dans les collines avoisinantes par l’intermédiaire des écrans à haute définition incorporés aux murs de cet endroit. Les membres de la première vague d’attaquants, disposant d’un armement relativement léger, n’étaient pas identifiables. En revanche, ceux de la seconde vague, qui semblaient combattre à la fois les défenseurs du Donjon et les attaquants de la première vague, étaient presque certainement des Huhsz. — Des Huhsz ? — Je le crois. Certains insignes sur les ailes des aéronefs formaient… — Vous en êtes sûr ? — Je suis sûr de ce que j’ai vu sur les écrans, avança prudemment Feril. — Le sort en est jeté, dit-elle. Mais si Geis est assez fou pour commencer à franchir les Zones, les autres ne le sont pas moins, assurément. Elle hissa le Canon à la hauteur de sa hanche et le tint comme un enfant. — Où est ce monocycle ? — Par ici. Le sol se cabra sous leurs pieds et elle faillit perdre l’équilibre. Un autre fracas dévastateur résonna quelque part au loin dans les profondeurs du Donjon. L’androïde l’aida à monter dans le cockpit à découvert du véhicule monoroue. Elle rangea le Canon Lent au fond du long plancher, puis elle s’installa, les pieds sur ce qui semblait être deux pédales suspendues. Il y avait un petit compartiment juste derrière le cockpit ; Feril escalada l’engin, introduisit ses jambes dans l’espace libre et s’assit sur l’arrière du véhicule, juste en avant de la monoroue inclinée. Le véhicule bougea très légèrement avec un sifflement à peine audible. — Et maintenant ? dit Sharrow en élevant la voix pour couvrir un rugissement qui montait des ténèbres quelque part devant eux. Une rafale d’air chaud les enveloppa, lui projetant de la poussière au visage. Elle ferma les yeux. — Essayez ceci, conseilla l’androïde. Excusez-moi. Elle le sentit se pencher par-dessus elle et l’obliger à se plier en deux ; elle entendit un déclic, puis des témoins s’allumèrent. L’androïde se redressa. Elle se tourna vers lui et vit son visage doucement éclairé par la lueur verte de l’écran et des instruments. — Peut-être que vous devriez piloter, suggéra-t-elle. — La position que j’occupe est un peu exposée, lui dit-il. Permettez-moi d’être votre navigateur. — D’accord. Elle se retourna vers les commandes : un guidon avec divers boutons disposés sur les poignées, deux pédales ; divers cadrans, écrans et hologrammes tactiles et un affichage tête haute qui flottait dans le vide devant elle. Elle appuya sur une pédale : le nez du monocycle plongea. L’autre pédale le ramena à l’horizontale. Elle saisit le guidon et pressa les deux poignées ; sa main gauche était raide et lui faisait un peu mal, mais c’était supportable. Le tableau de bord émit un bip. Il ne se passa rien jusqu’à ce qu’elle lâche la poignée gauche. Le monocycle bondit en avant, la plaquant violemment contre le siège et le repose-tête. — Stop ! hurla Feril. Elle relâcha la poignée et le véhicule s’arrêta très vite. Elle sentit que l’androïde, derrière elle, se retournait. — Oh, dit-il. Je ne crois pas que vous teniez tellement à ce jeune homme, de toute façon. — Il est mort ? — Absolument. Elle trouva les phares et un autre affichage holographique, commutable entre radar, ultrasons, et spectre électromagnétique en mode passif. — Ça alors ! dit-elle, j’ai déjà eu un truc comme ça sur une bécane. Elle régla l’holoviseur sur EM et sensibilité maximale. Elle était assise sur le harnais de sécurité ; elle se leva, sortit les sangles et les passa autour de son corps. L’affichage montrait l’ensemble du bunker devant elle, en gris ; le plafond s’était effondré en au moins deux endroits. La rampe sur laquelle on l’avait amenée se trouvait sur la gauche. Ils entendirent un grondement étouffé au-dessus d’eux, suivi par une autre rafale d’air chaud. — Je crois que nous devrions quitter cet endroit assez rapidement, dit Feril. — Moi aussi. Prêt ? — Prêt. Je suggère que vous vous dirigiez vers la rampe. — C’est parti. Elle pressa légèrement la poignée droite et le monocycle avança en bourdonnant sur le sol ; elle inclina la roue et le véhicule tourna. Elle regarda le corps écrasé du jeune émissaire qui avait brandi le pistolet laser. Le monocycle était manifestement très lourd. L’autre émissaire gisait toujours au pied de l’estrade. Sa poitrine, son cou et son visage étaient en train de se refroidir. Elle crut l’entendre gémir. Elle sortit le laser de sa veste, tendit le bras par-dessus le bord du cockpit et lui tira deux fois en pleine tête. Elle s’arrêta encore pour regarder le troisième cadavre qui se refroidissait sur le sol, puis, laissant là son image, elle descendit la rampe. Il y avait une porte. — Un instant, dit Feril. Ceci semble exiger un simple code radio. La porte coulissa, révélant le petit couloir à volets métalliques. — Bravo, dit Sharrow en démarrant. — Il n’y a pas de quoi. Le deuxième volet de gauche ondula tandis qu’un grondement résonnait tout autour d’eux. — Je crois que la porte d’en face va nous obliger à utiliser le canon du véhicule, observa Feril. — Le canon ? dit-elle en se retournant vers l’androïde. Il hocha la tête. — À mon avis, ce véhicule était un chasseur de tanks robot ; un engin sportif utilisé par les Mogols de Vrosal à la suite de… Une nouvelle explosion ébranla le volet roulant. — Commandes de pointage et de tir ? demanda Sharrow. — Vous visez avec l’ensemble du véhicule. Les pédales contrôlent l’angle de tir vertical, le curseur rouge dans l’affichage tête haute est le point de mire, et le bouton rouge sur le dessus de la poignée de gauche commande le tir. Elle visa la porte et tira ; un éclair jaillit de dessous le monocycle dans un fracas assourdissant… et un unique petit trou apparut dans le volet. Un instant plus tard, la porte plia et éclata au moment où l’obus explosait derrière elle. Des débris retombèrent en pluie autour d’eux ; elle se baissa, vérifia que Feril était indemne puis franchit en douceur les restes de la porte. Le véhicule aborda avec une absence d’à-coups surprenante un tunnel de section circulaire muni de rails métalliques à double guidage. Des wagons à plateau stationnaient sur les rails ; au-delà, le tunnel s’élevait en spirale. — C’est par ici qu’on m’a amené, dit Feril. Je crois que ce tunnel débouche juste en dessous de la surface. — Peut-être, mais comment faire pour passer au-dessus de ces wagons. — Je crois que ce véhicule est très sophistiqué pour notre époque. Je vous suggère de rouler carrément sur eux. — Très bien. Elle démarra lentement ; le monocycle escalada les wagons plats comme s’ils n’existaient pas. Elle se retourna, haussa les épaules et accéléra dans le tunnel en spirale. Il y avait des portes anti-souffle, mais elles avaient toutes été ouvertes. Le monocycle remonta le tunnel en bourdonnant pendant plusieurs minutes sans incident et émergea finalement dans une gare de triage souterraine. Sharrow entendit des tirs d’armes de gros calibre au loin et vit des éclairs réfléchis sur le béton cannelé gris du plafond. — Par là, ce me semble, dit Feril. Il indiqua un point quelque part au-delà des piliers de soutènement, éloigné de la fusillade, mais dans un coin de la gare de triage où la vue était brouillée par la fumée. Le monocycle fonça au-dessus d’une dentelle de rails en restant parfaitement stable. Il franchit un pont au-dessus d’un autre niveau de la gare de triage, d’où montaient des volutes de fumée ; une fois sortis de la fumée, ils découvrirent les cadavres d’un garde du Donjon et d’un des attaquants originels. Le garde du Donjon étreignait encore son fusil. Il avait été décapité, sans doute par l’épée sanglante suspendue par sa lanière à la main de l’autre mort, qui reposait contre le garde-fou du pont souterrain, sa tunique presque entièrement arrachée par l’explosion de la grenade qui l’avait tué. Sharrow scruta au passage le bras droit dénudé de l’homme, ralentissant pour mieux voir. Elle secoua la tête et accéléra à nouveau. La bouche noire d’un autre tunnel s’ouvrit pour engloutir le véloce monocycle. Un détachement du Commandement tactique avancé pénétra dans la Citadelle des Profondeurs par une ouverture du toit. Les hommes étaient couverts de poussière et puaient la fumée. Deux avaient été légèrement blessés, bien qu’en vérité ils n’aient presque pas rencontré de résistance. Les défenseurs du Donjon semblaient avoir été efficacement désarmés par les premiers attaquants, lesquels ne disposaient pas d’artillerie lourde. L’un des défenseurs du Donjon avait été capturé et forcé de coopérer ; il les avait guidés jusqu’ici, jusqu’à la salle du trône. Le trône lui-même n’était plus là ; il avait disparu dans le plafond ; des équipes techniques essayaient encore de pénétrer dans les tunnels sécurisés aux deux niveaux immédiatement supérieurs. Ils soupçonnaient le monarque de ce labyrinthe souterrain d’avoir pris la fuite en emmenant leur proie avec lui. Il y avait de nombreux tunnels et issues de secours ressortant dans le désert et dans les montagnes environnantes, et ils n’avaient pas pu tous les trouver dans le peu de temps dont ils avaient disposé entre le moment où ils avaient reçu l’autorisation d’attaquer et le lancement de l’attaque elle-même, précipitée par celle des forces à l’armement léger et aux bizarres montures qui les avaient précédés. Ils explorèrent les vestiges de la cavité circulaire avec des lunettes de vision nocturne. Des fantômes, songea le Prêtre-Colonel. Nous sommes comme des fantômes. Ils étaient presque à un kilomètre de profondeur, et ils pensaient qu’une fois que l’homme qui avait régné sur cette forteresse ensevelie aurait réussi à s’échapper, elle serait entièrement détruite. — Monsieur ! cria un auxiliaire de l’autre côté de la colonne noire qui remplissait le centre de cette sombre cavité. Le Prêtre-Colonel et ses assistants s’approchèrent de l’auxiliaire, qui désignait de son arme tremblante le corps étendu sur le sol. Tous le regardèrent pendant un moment. Deux des hommes se mirent à pleurer ; plusieurs marmonnèrent des prières et rendirent grâces à Dieu. — C’est elle, constata une voix. — Analyse, dit le Prêtre-Colonel. L’un de ses collaborateurs s’accroupit près du corps et détacha de son paquetage un volumineux appareil. — Envoyez les résultats directement au Sanctuaire, précisa le Prêtre-Colonel. Un autre collaborateur s’agenouilla et décrocha de sa ceinture un puissant communicateur. Le Prêtre-Colonel s’agenouilla lui aussi et retira un de ses gants blindés. Il tendit la main pour toucher celle, pâle et froide, de la morte. — Je veux que des échantillons physiques de tissu soient envoyés immédiatement au Sanctuaire. Le premier collaborateur tira une petite fiole de sa tunique et arracha un lambeau de chair près de ce qui avait été l’œil droit de la femme. Il enferma le débris sanglant dans le récipient hermétique, le tendit à un autre des fidèles, le jeune auxiliaire qui avait le premier découvert le cadavre. — Prenez mon propre appareil, lui dit le Prêtre-Colonel en lui remettant un anneau qu’il retira de son doigt. Allez directement au Sanctuaire. Que Dieu soit avec vous. L’auxiliaire salua et s’éclipsa en courant. Le Prêtre-Colonel contempla le corps gisant sur le sol tandis que la machine à échantillonner les gènes bourdonnait et cliquetait. La bataille avait pris une ampleur considérable. Les troupes montées sur bandamyions avaient débarqué de leurs aéronefs, avaient été déployées pour l’attaque et avaient juste amorcé leur avance après la neutralisation électronique des défenses du Donjon lorsqu’elles avaient elles-mêmes été écrasées par les forces huhsz – leur artillerie légère, leurs carabines laser, leurs pistolets et leurs épées de cérémonie n’étaient pas à la hauteur des projectiles à haute vélocité tirés par les canons des Huhsz, de leurs missiles intelligents, de leurs bombes foreuses à impulsions et de leurs lasers aéroportés à rayons X. Le monocycle traversa sans ralentir l’iris fracturé d’une porte au pied des collines basses au-dessus du désert, puis vira adroitement et accéléra pour gravir la pente. Chaque crête, chaque rocher qu’il trouvait sur son chemin devenait une onde fluide de mouvement lorsque la monoroue coulait par-dessus l’obstacle ou le franchissait d’un bond, ne laissant derrière elle qu’une légère trace de poussière, tandis que la carrosserie autocamouflée affichait des motifs en perpétuel changement dans la gamme des ocres et des gris. L’air rugissait ; le carénage fluide du pare-brise enveloppant s’élevait spontanément autour de Sharrow pour réduire l’impact du souffle. Elle appuya un peu plus fort sur la poignée de l’accélérateur ; le monocycle attaqua la pente en hurlant, lui plaquant la tête contre le dossier du siège. Elle relâcha sa pression et ils arrivèrent au sommet portés par leur élan. Elle freina avec la poignée gauche. Le véhicule s’arrêta en ronronnant puis demeura parfaitement immobile et silencieux sur sa monoroue inclinée. L’humaine et l’androïde contemplèrent la cuvette du désert en contrebas. La bataille était une volumineuse et lente colonne de poussière et de fumée au centre de la dépression. Une bonne douzaine de cratères avaient été creusés dans la surface du désert, chacun d’au moins une centaine de mètres de diamètre et d’une cinquantaine de mètres de profondeur ; de la fumée se déversait de trois d’entre eux. Sous leurs yeux, une forme grise s’éleva rapidement d’un des autres cratères, vira une fois en spirale puis accéléra, mit le cap au nord-est et prit la couleur du ciel. Son bang fut presque discret au milieu du crépitement des munitions qui explosaient en bas dans le désert. Sharrow regarda s’éloigner l’aéronef, dont les contours flous disparurent derrière les pics montagneux nimbés de rose, puis elle se tourna et essaya de scruter le désert en dessous d’elle. Elle ramassa le Canon Lent sur le plancher du véhicule, le braqua par-dessus le rebord du cockpit et colla ses yeux aux oculaires de son viseur. Une bonne centaine de bandamyions étaient dispersés en petits groupes d’un bout à l’autre du désert. Quelques cavaliers tiraient encore ; certains se servaient des cadavres de leurs montures comme remparts peu efficaces contre les troupes blindées des Huhsz. Levant les yeux, elle aperçut des plates-formes tactiques huhsz qui survolaient le champ de bataille et tiraient dans la mêlée des missiles à charge binaire et des bombes à fragmentation, presque nonchalamment ; chaque nouvelle salve réduisait en bouillie quelques bandamyions abattus de plus et tuait un ou deux cavaliers. Deux silhouettes en pointe de flèche tournoyaient très haut dans le ciel, noires sur bleu. Vers le sud, au-delà d’un lointain filigrane de traînées, le ciel étincelait sporadiquement. Le Canon Lent ne montrait pas plus de détails. Elle amena le monocycle cinquante mètres plus loin sur la crête, jusqu’à l’endroit où gisait un cavalier, écrasé sous sa monture abattue. Sharrow examina en fronçant les sourcils le bras tendu de l’homme. — Ceux-là semblent mieux armés, dit Feril. Elle se retourna et aperçut un dernier groupe de cavaliers, simples points noirs sur le gris cendreux des collines à quatre ou cinq kilomètres. Une plate-forme tactique huhsz explosa en vol près d’eux et tomba, toute fumante, vers le sol. Elle regarda à nouveau dans le viseur du Canon Lent et augmenta le grossissement. L’image était instable. Les cavaliers montés sur les bandamyions étaient comme des fantômes posés sur les contours tremblants des montagnes stériles. Le groupe de dix cavaliers parvint rapidement jusqu’à un col dans les montagnes, puis s’arrêta. L’un d’eux se redressa sur sa selle. Un autre épaula une arme et une étincelle rose jaillit, délavant un instant le champ du viseur ; Sharrow détourna les yeux et vit la première, puis les deux formes en pointe de flèche haut dans le ciel s’épanouir en fleurs de feu et commencer à tomber. Elle regarda à nouveau dans le viseur du Canon. Le cavalier dressé sur ses éperons – à contre-jour sur le coucher de soleil naissant, le corps aminci en bâtonnet par l’intense lumière pastel – semblait observer le désert. Elle crut le voir secouer la tête, mais elle n’en était pas sûre, avec le tremblement de l’image. — C’est peut-être votre cousin, s’enquit tranquillement Feril. Il se pourrait que je puisse le contacter. Elle regarda l’androïde, puis le cavalier écrasé sous le cadavre de sa monture. — Non, dit-elle en reposant le Canon. Ne le faites pas. Les cavaliers au sommet du col dans les montagnes lointaines étaient des points à peine visibles, minuscules traces noires sur la pâle lumière du couchant. — Un instant, fit Sharrow. Le monocycle s’abaissa de quelques millimètres et émit un sifflement quasi inaudible lorsqu’elle en descendit. Elle s’approcha de l’endroit où le bras du mort saillait dans la poussière de dessous le pelage fauve du malheureux bandamyion. L’arme du cavalier reposait non loin de lui. Sharrow releva la main froide et grise de l’homme ; la manche de sa tunique se retroussa. Elle examina la marque sur son poignet. — Qu’est-ce que vous voyez, Feril ? demanda-t-elle. — Je vois une zone de peau calleuse, légèrement usée par frottement, qui, dirais-je, s’étend pour former un anneau de deux centimètres de largeur autour du poignet du mort. Il y a deux anneaux extérieurs immédiatement adjacents, qui semblent avoir formé les limites d’une zone calleuse plus large par le passé. — Oui, dit Sharrow. C’est ce que je vois, moi aussi. Elle laissa la main du mort retomber dans la poussière et ramassa la carabine laser légère qui était tombée à ses côtés. Contournant le bandamyion à la recherche d’autres indices éventuels, elle aperçut le corps d’un garde en uniforme du Donjon gisant en porte-à-faux sur le bord d’une tranchée peu profonde plus bas sur la pente. Elle le retourna ; il avait été tué par un laser à faisceau étroit. Elle essaya de tirer avec l’arme du garde, mais la détente cliqueta dans le vide. Elle scruta le lointain. — Bombe mentale, chuchota-t-elle. Elle retourna de l’autre côté du bandamyion mort et regarda le bleu du ciel qui s’assombrissait au zénith puis l’androïde qui attendait patiemment, assis à l’arrière du cockpit du véhicule parfaitement immobile ; la monoroue elle-même s’inclinait derrière le corps élancé de Feril comme un aileron arrondi. — Vous savez où nous sommes ? demanda-t-elle. — Mais avec une marge d’erreur de cent à deux cents kilomètres, s’excusa Feril. — Ça ira. Vous croyez que ce super-monocycle pourrait m’emmener jusqu’en Udeste ? Elle s’épousseta les mains et regagna le véhicule. — En Udeste ? La tête de Feril recula légèrement. — Oui. Je songeais à foncer dans le soleil couchant et à tourner à droite dès que je verrais l’océan, mais peut-être que vous pouvez trouver un itinéraire plus direct, si cet engin a l’autonomie requise. — Eh bien, dit Feril, je pense que je pourrais en trouver un, et je suppose que cette machine pourrait, sur le plan technique, tenir la distance. Mais n’y a-t-il pas entre ici et là-bas certains éléments qui pourraient essayer de nous arrêter ? — Il y en a, en effet… Elle enjamba le rebord du cockpit et s’installa aux commandes. Elle tapota le Canon Lent. — Mais si nous trouvons le moyen de déverrouiller ça, ce sont eux qui ne pourront pas nous arrêter. — Je ne suis pas sûr que ce soit facile, dit Feril. Et si nous n’arrivons pas à libérer l’arme ? Elle scruta les yeux en forme de lunettes noires du Canon, qui lui renvoyèrent deux fois son reflet. Elle vit les deux minuscules images déformées hausser les épaules. — S’ils nous ont, dit-elle, ils auront aussi le Canon, et tout le monde partira dans un grand boum. Elle repoussa le Canon Lent à l’avant du plancher, se redressa sur son siège et tira sur les sangles du harnais. Elle leva les yeux vers l’androïde et dit : — En vérité, Feril, tout cela m’est égal, maintenant. Mais vous n’êtes pas obligé de m’accompagner ; vous n’avez qu’à me mettre dans la bonne direction. Je vous laisserai descendre où vous voudrez. Vous pourrez dire que vous avez été enlevé ; vous rentrerez chez vous. Feril attendit une seconde avant de répondre : — Non, je vous accompagne, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Étant donné que vous êtes prête à exposer votre vie, ce serait indécent de ma part de ne pas risquer la perte d’une semaine de souvenirs. Elle haussa les épaules encore une fois, puis regarda vers le coucher du soleil, en direction du col. Les cavaliers n’y étaient plus. Avant qu’elle détourne les yeux, un gros aéronef apparut dans le ciel au-delà des montagnes et se dirigea vers le nord-ouest ; traversant obliquement le coucher de soleil, il lança, comme pour réparer un oubli, un autre engin en pointe de flèche qui se mit à plonger dans le lointain. Le monocycle tourna et dévala la pente de l’autre côté de la crête, prit de l’élan en descendant vers une vallée sèche, puis, accélérant en douceur, il s’éloigna dans un sillage de poussière froide qui retombait derrière lui. 24. TOMBENT DANS LA MER Le soir s’assombrissait ; le monocycle descendit rapidement une succession de vallées de mâchefer peu profondes, dénuées de neige, de végétation ou d’obstacles significatifs, qui conduisaient à une chaîne de montagnes, puis déboucha dans un large golfe entre des pics déchiquetés dont les sommets conservaient encore une trace de soleil d’un rose neigeux. Ils empruntèrent une vaste plate-forme de sable et de gravier qui délimitait un contour stérile dans cette grandiose vallée ; au bout de quelques kilomètres, sa surface se couvrit d’un saupoudrage de neige qui s’épaissit progressivement à mesure qu’ils avançaient. La limite supérieure de la forêt était à cinquante mètres plus bas. — C’est une route ? demanda-t-elle, perplexe, lorsqu’ils s’engagèrent dans une longue et étroite vallée latérale qu’elle aurait cru plus facile à franchir au niveau de son entrée. — Je crois que c’est une plage exhaussée, dit Feril. Produite par les eaux d’un lac temporaire, probablement formé lorsqu’un bloc glaciaire… L’androïde se tut, puis dit : — Impulsion électromagnétique. — Quoi ? Les sommets de l’autre côté de la grande vallée furent brusquement d’un blanc éblouissant. Sharrow arrêta le monocycle. Ils se tournèrent et regardèrent derrière eux, mais les contreforts enneigés de la montagne occultaient une grande partie du ciel. — Je crois que le Donjon a été détruit par un engin thermonucléaire, dit Feril. Elle contempla le ciel un moment, tandis que des nuages moutonneux, très haut au-dessus des montagnes, viraient lentement au jaune blanchâtre, puis elle redémarra le monocycle et s’engagea sur la route de sable et de gravier. L’onde de choc terrestre arriva un peu plus tard. Le monocycle absorba l’impulsion sans protester, mais ils virent le sol enneigé près d’eux trembler et onduler. Sharrow et Feril levèrent les yeux vers les pentes immaculées des montagnes sur leur droite et virent qu’elles étaient couvertes de nuages blancs flous qui se dilataient et se répandaient peu à peu. — Oh, merde. — Je crois qu’il s’agit là d’avalanches. — Moi aussi. Accrochez-vous. Ils foncèrent sur la plate-forme blanche de la plage primitive pour gagner l’abri d’un affleurement rocheux. Les avalanches étaient un crescendo de bruit qui se termina en une explosion d’air glacial et un assombrissement brutal de la lumière de la fin de l’après-midi ; le ciel au-dessus de l’affleurement rocheux disparut. Un néant gris, sombre et vorace, déferla tout autour de la falaise protectrice, et un sifflement perça le beuglement rauque de l’avalanche. Ils furent brusquement encerclés par d’épais tourbillons de neige. Dans un bruit de tonnerre, le tsunami de neige et de glace engloutit la forêt en contrebas. Lorsque le tumulte de l’avalanche cessa et que les derniers flocons furent tombés autour d’eux, ils s’époussetèrent et poursuivirent lentement leur route dans une brume blanche sur les monticules de neige tassée semés de blocs de glace. Sharrow trouva les commandes de la climatisation et alluma le chauffage. Feril se pencha par-dessus bord et regarda sous le véhicule tandis qu’ils traversaient une des colonnes de neige hautes comme des maisons. — Impressionnant, l’entendit-elle dire. Elle se retourna. — La partie inférieure de la roue a gonflé comme ceci, expliqua l’androïde en écartant les bras de plus de cinquante centimètres, et semble se hérisser de crampons là où elle est en contact avec la surface. La portion de la roue qui dépassait derrière Feril était mince comme une lame de couteau. — Oui, dit-elle en regardant la route à nouveau. Mais ne vous penchez pas en arrière. La chaussée avait complètement disparu sous les débris gelés et les chutes de pierres sporadiques. Vers le bas de la pente, dans un brouillard de neige en suspension, une bonne partie de la forêt avait été ensevelie sous les coulées blanches ; les troncs fracassés des arbres dépassaient en désordre de la neige comme des os brisés. Sharrow maintint le monocycle à ce qui lui donnait l’impression d’être le niveau correct jusqu’à ce qu’ils aperçoivent une gigantesque cannelure de glace et de neige qui traversait la forêt dévastée pour aboutir au fond plat de la vallée. Elle tourna pour s’y engager et effectuer la descente en profitant des dernières lueurs du jour. Ils suivirent la rivière gelée pendant une heure au clair de lune, puis s’arrêtèrent. Elle gara la machine à l’écart de la blanche chaussée fluviale, à l’abri d’une baie rocheuse en forme de C que coiffaient des arbres poudrés de neige. Feril étudia la serrure du Canon Lent tandis que Sharrow se dégourdissait les jambes et examinait le monocycle sous toutes ses coutures, comme elle le pouvait, à la seule lumière du clair de lune. La monoroue était inclinée à trente degrés environ par rapport à la verticale ; elle semblait pleine, mais elle ne pouvait l’être. Elle se rappela la moto qu’elle avait vue dans l’entrepôt à Vembyr, mais même le flexmétal ne pouvait accomplir ce dont ce matériau semblait capable. Elle dit à Feril de faire avancer légèrement le véhicule. La monoroue sembla couler plutôt que tourner simplement sur elle-même. Elle était de la couleur du mercure terni ; ses sculptures en chevrons lui rappelaient la tranche crénelée d’une pièce d’argent. La bouche du canon s’insérait dans le carénage antérieur, exactement dans l’axe. Les tubes brillants qui saillaient à l’arrière du véhicule, et qu’elle avait pris pour des tuyaux d’échappement, étaient les évents de purge de l’arme sans recul. Feril contrôla sur l’écran l’état des munitions, annonça qu’il leur restait encore trente et un obus de types variés et ajouta avec du chagrin dans la voix : — Je crains que ce soit l’arme la plus puissante qui nous reste. Il reposa le Canon Lent et tapota le verrou. — Ceci est une serrure à code cryptogénétique. Il est impossible de l’ouvrir sans disposer de la séquence de base correcte. — Aucune importance, fit Sharrow. Nous continuons de prendre des risques avec lui. — Je suis désolé, dit Feril. Je crois toutefois avoir découvert le rapport entre votre intérêt pour les marques sur le poignet de l’homme que vous avez examiné et la raison pour laquelle vous voulez vous rendre dans la province d’Udeste. Elle se hissa sur son siège. — Vous y avez mis le temps, ironisa-t-elle en bâillant. — Je suis moi-même un peu déçu. — Eh bien, vous pouvez vous racheter en me relayant pour la nuit. Je suis fatiguée. — Je piloterai avec le soin et l’attention nécessaires. — C’est ça, dit-elle en se laissant glisser sur le plancher. « Le Lantskaar Préfère les Conducteurs Prudents ». Ils rangèrent le Canon Lent dans le compartiment à l’arrière du cockpit ; Feril s’assit sur le Canon, les jambes de part et d’autre du siège du pilote. Après quelques essais, elle trouva un angle confortable, blottie sur le plancher, tandis que l’androïde se penchait sur les commandes dans une position qui aurait été atrocement éprouvante pour un humain, mais qui, l’assura-t-il, le satisfaisait parfaitement. Elle dormit pendant que Feril roulait dans la nuit. Jusqu’ici, ça va. Eh ! Quoi ? J’ai dit, jusqu’ici, ça va. L’homme qui était en réalité le Canon Lent était assis à côté d’elle dans le cockpit du monocycle. Il n’y avait pas de place pour lui, mais il était là. Qu’est-ce que vous voulez, maintenant ? demanda-t-elle au Canon. Je veux dormir. Je vous demande pardon. Je voulais simplement dire, bravo. Je m’excuse, mais je ne peux encore rien détruire, mais, comme je l’ai déjà dit, nous allons voir ce que nous pouvons faire… Oui, oui, dit-elle. Maintenant, allez-vous-en, je suis fatiguée. Très bien. Bonne nuit, dame Sharrow. Bonne… Par le Destin ! C’est incroyable ; je suis en train de dire bonne nuit à mon propre subconscient. Évidemment, dit le Canon. Maintenant, dormez. L’air était chaud dans son abri propulsé par la roue véloce au milieu du froid environnant. L’androïde était aux commandes. La vénérable machine bourdonnait sous elle, la transportant au milieu de ses pensées. Dans son rêve, elle serrait dans ses bras le cou de l’oiseau trafe. Le ciel était d’un bleu insensé ; un ruban de terrain infini expirait devant la monoroue, se déroulant sans trêve vers un horizon en expansion. Les montagnes devinrent des collines poudrées de neige, qui faisaient place à la toundra. Ils traversèrent les lacs gelés comme autant de plaines au milieu des montagnes, trouvèrent de vieilles pistes dans les collines et longèrent la toundra marécageuse jusqu’à ce qu’ils découvrent une autoroute désaffectée, sa chaussée métallique craquelée comme la surface d’un vieux tableau et criblée par les boursouflures crevées des monticules de glace. Ils évitaient les implantations humaines ; une fois, ils quittèrent un tronçon mieux entretenu que les autres pour laisser passer un train routier de ravitaillement militaire, mais, à part cela, ils ne virent pas âme qui vive. La connaissance interne qu’avait Feril de la géographie goltérienne ne couvrait pas en détail le Lantskaar septentrional ni les Zones sous embargo, et le monocycle n’était apparemment doté d’aucun système de navigation stratégique, mais l’androïde était certain – avec des réserves, dit-il – qu’ils se trouvaient maintenant dans le centre des Zones, près de la côte du Farvel, à mille kilomètres à l’ouest du fjord où ils avaient trouvé le Canon. Ils avaient parcouru environ sept cents kilomètres depuis le Donjon. Ils aperçurent de nombreuses traînées dans le ciel, et, en une seule occasion, ils entendirent sans les voir des avions à réaction volant à basse altitude tandis qu’ils traversaient à bonne allure une forêt qui longeait un grand lac. Le monocycle absorbait le choc des nids-de-poule et des rochers, franchissait d’un bond les dépressions plus importantes et étirait sa roue en un ellipsoïde vertical pour passer les rivières à gué. Une fois, Sharrow remontait rapidement une petite pente au flanc d’une colline en direction d’un grand pont qui s’était écroulé dans un ravin, lorsque le véhicule freina brutalement et s’arrêta sur place pendant qu’elle scrutait le moignon de béton brusquement apparu devant elle et songeait à freiner. Elle se retourna vers Feril. — C’est vous qui avez fait ça ? — Non. Ce véhicule semble être doté de ce qu’on qualifie parfois d’« intelligence », dit l’androïde avec une certaine condescendance. Mais ce n’est pas de la pensée, évidemment. — Évidemment. — Je songeais moi-même à vous suggérer de freiner. — Très bien, dit-elle. Elle chercha un moyen de parvenir jusqu’au bas du ravin, puis fit demi-tour et se dirigea vers une petite route en épingle à cheveux qui descendait dans la forêt. Elle marchait en faisant des moulinets pour se dégourdir les bras, près d’une chute d’eau dans les collines basses qui devaient se trouver près de la frontière nord-ouest des Zones. Debout dans le bassin au pied de la cascade, l’androïde laissait l’eau lui battre les cuisses. Sharrow était bien déterminée à ne pas lui demander pourquoi il faisait cela. Elle regarda sous le carénage arrière du véhicule. — Hé ! s’écria-t-elle. Il y a une marque, une sorte d’entaille, ici. Et moi qui vous prenais pour un conducteur prudent ! — Oh, dit tranquillement Feril en scrutant l’eau. Ça doit être un impact de balle. — Un impact de balle ? L’androïde opina sans quitter l’eau des yeux. — Nous avons pris ça cette nuit à la frontière du Lantskaar, expliqua-t-il. Il se tourna brièvement vers Sharrow ; sa tête pivotait sans à-coups. — Tout s’est passé très vite, dit-il sur un ton rassurant. Lorsque j’aurais eu l’occasion de vous réveiller, nous étions déjà hors de danger. J’ai estimé qu’il valait mieux vous laisser dormir. Sa voix était douce. Sharrow ne savait pas trop quoi dire. Feril se baissa brusquement, la main tendue dans l’eau, puis il se redressa et marcha vers Sharrow ; un poisson de cinquante centimètres de long tressautait vigoureusement dans sa main. Elle était fascinée. — Vous avez dit que vous aviez faim, expliqua Feril. Je suggère de griller ce poisson avec le laser. Elle hocha la tête. Mais pourquoi, se demanda-t-elle, n’avaient-ils pas songé à solliciter l’androïde quand ils crevaient tous de faim au bord du fjord ? Elle n’avait plus d’appétit, mais elle supposa qu’elle ferait mieux de manger. — Merci, Feril, dit-elle. Je vais aller chercher le pistolet. Ils traversèrent plusieurs routes militaires dans les collines boisées et atteignirent le couloir de la Franchise sécuritaire dans l’après-midi. Feril surveillait les fréquences des communications et du spectre sensoriel ; il les faisait passer au large des routes et des zones où la soupe électromagnétique était la plus dense ; ils empruntèrent des pistes, puis des sentiers, et enfin le sol même de la forêt, encombré de débris de feuilles en putréfaction et de rochers moussus. Ils franchirent ce qui devait certainement être la frontière du Caltasp en engageant le monocycle dans le courant rapide d’un torrent sous une clôture électrique délabrée ; un moment, le véhicule réduisit presque à néant la portion de roue dépassant de sa carrosserie ; une autre fois, il flotta pour de bon dans un bassin d’eau sombre sous les arbres sempervirents. Il n’en resta pas moins parfaitement stable et horizontal, dans un sifflement assourdi de gyroscopes. Une lumière clignota sur le tableau de bord. Feril suggéra à Sharrow d’appuyer sur la zone luminescente ; elle s’exécuta, et le monocycle s’élança dans l’eau, laissant derrière lui un sillage d’écume. Le véhicule émergea en ronronnant du torrent, escalada en douceur la berge boueuse et rentra dans la forêt. — Pas mal, comme jouet, dit Sharrow. — Absolument. Ils retraversèrent les couches concentriques de la civilisation véhiculaire en prenant des sentiers forestiers, des pistes, de tortueuses routes métalliques dans les collines, et enfin une étroite autoroute qui filait comme une flèche au milieu des vergers industriels. Des traînées de condensation tissaient leur réseau dans le ciel bleu limpide, et, par deux fois encore, ils entendirent des jets volant à basse altitude. Un troisième groupe de chasseurs passa juste au-dessus d’eux ; cette fois, il n’y eut pas de crescendo pour les avertir, rien que le transit éclair des ombres sur la chaussée suivi d’une gifle sonore titanesque et du hurlement aigu des réacteurs s’éloignant dans les deux sens à la fois, tandis que les arbres de chaque côté de la route se tordaient et pliaient sous la tempête soudaine, perdant des feuilles, des rameaux et des branches entières. Le monocycle réagit à la rafale en se tassant légèrement, mais demeura horizontal. Ils continuèrent de rouler. Jamais elle n’avait vu une autoroute aussi déserte au Caltasp. — Où sont passés tous les gens ? — C’est un peu inquiétant, dit Feril par-dessus le bruit aérodynamique. J’ai surveillé les canaux grand public ; plusieurs programmes semblent se résumer à un fond sonore qu’on appelle, je crois, musique martiale. D’autres canaux ne diffusent plus que de vieilles émissions de variétés. En outre, il y a eu deux impulsions électromagnétiques faibles dans les soixante dernières minutes. Sharrow se tourna vers l’androïde. — Vous voulez dire des explosions nucléaires ? demanda-t-elle. — Pas obligatoirement ; elles peuvent avoir été produites par des armes à faisceaux de particules. Sharrow regarda à nouveau la route et les arbres qui défilaient de chaque côté. — C’est pas mieux, dit-elle. Ils esquivèrent deux convois militaires, le premier en entrant dans la forêt, le deuxième en roulant dans la toundra hérissée de monticules. Par ailleurs, l’autoroute évitait villes et villages. La toundra fut remplacée par d’immenses prairies plantées de céréales. Ils coupèrent à travers champs pour éviter un barrage routier, ensuite, sur une route ordinaire mais rectiligne, ils accélérèrent pour distancer un hélicoptère qui semblait essayer de vouloir les suivre. Sharrow changea alors plusieurs fois de route en maintenant le cap au nord ou à l’ouest sous la lumière mourante de l’après-midi glacial. Finalement, la circulation de véhicules militaires devint trop dense. Abandonnant complètement le réseau métallique, ils empruntèrent des pistes et des coupe-feux, d’anciens sentiers de transhumance et d’antiques chemins de halage. Ils passèrent devant des villages perchés et des bourgades ténébreuses, de vieux vergers et des enclaves ceintes de murailles ; le monocycle bondissait, plongeait, virait et fonçait sous les dernières lueurs du jour. Elle crut détecter une odeur dans l’air pendant qu’ils dévalaient le lit d’un fleuve à moitié à sec, traversaient des prairies inondées, des bancs de sable et des hauts-fonds limpides entre des collines brillantes qui se détachaient dans le crépuscule hivernal. Le fleuve s’élargit et s’approfondit en un estuaire parsemé d’arbres ; ils escaladèrent la berge, puis montèrent jusqu’au sommet d’une dune de sable. Ils étaient face à la mer. Feril pilota dans les profondeurs de la nuit une fois que Sharrow se fut endormie. Ils avaient progressé rapidement le long des plages froides de la côte et vu scintiller des lueurs et des éclairs multicolores dans le ciel au sud et à l’est. Feril capta des bulletins d’informations officiels faisant état d’engagements limités qui se déroulaient entre les unités de la Franchise sécuritaire – appuyées par des forces sous contrat avec la Cour mondiale –, et l’armée du Lantskaar, à la suite d’agressions et de violations de frontière perpétrées par cette province ; les autorités avaient la situation en main et il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. L’émission fut brusquement et définitivement interrompue par une nouvelle et puissante impulsion électromagnétique. Penché au-dessus du cockpit, Feril ne regardait que de temps à autre l’affichage en vision nocturne du monocycle pour en contrôler la sensibilité. La mer, le ressac, la plage et les dunes brillaient au clair de lune. Le littoral était plat et dégagé en certains endroits, encombré de deltas et de bassins peu profonds en d’autres ; le monocycle vrombissant avalait tous ces obstacles comme s’il roulait sur du verre. Elle était sur un quai de gare, au milieu d’une plaine enneigée. Une vieille locomotive à vapeur haletait derrière la foule des voyageurs. Le Canon était là, mais cette fois il ne disait rien ; il restait en arrière-plan tandis qu’elle disait au revoir à Miz, Dloan, Zefla et Cenuij. Ils étaient indemnes et en pleine forme, comme elle aurait aimé les voir dans son souvenir. Elle essaya de ne pas pleurer lorsqu’elle les étreignit et leur dit au revoir. Elle ne cessait de penser qu’il y avait quelqu’un d’autre aussi ; quelqu’un qu’elle ne pouvait voir que du coin de l’œil, une silhouette sans visage dans un fauteuil roulant – mais chaque fois qu’elle se tournait pour la regarder, elle disparaissait. Puis elle aperçut Froterin, Cara et Vleit qui attendaient derrière les autres ; ils avaient des mines superbes et n’avaient pas vieilli du tout. Riant et pleurant, elle les embrassa eux aussi, et tout le monde se mit à parler en même temps et tout le monde embrassait tout le monde, si heureux de se retrouver au bout de tout ce temps. Mais ce fut bientôt l’heure du départ pour tous et toutes, et ses yeux se remplirent de tant de larmes qu’elle eut du mal à les voir monter dans le train tous ensemble et lui faire signe en souriant tristement tandis que la vieille locomotive démarrait – tchouf-tchouf ! –, entraînant les voitures sombres, l’une après l’autre, loin de la petite gare isolée dans la neige. Le Canon et elle regardèrent le train disparaître dans la blancheur des lointains. Puis elle se tourna vers le Canon et Il sourit. L’humaine endormie bougea en dessous de l’androïde, soupirant et se retournant dans son sommeil. Feril accéléra encore lorsqu’ils passèrent comme l’éclair devant une ville qui brûlait dans l’obscurité. D’autres lumières flamboyaient dans le ciel vers le sud, et la large ceinture du clair de fer scintillait par intermittence. Le monocycle passa deux rivières à gué et en franchit trois en mode amphibie. Dame Sharrow s’éveilla avec l’aube. Le ciel était un linceul de nuages bas ; il tombait un léger crachin. Ils longèrent le rivage mouillé par la marée, laissant leur mystérieuse trace unique sur la plage hivernale. Droit devant eux, l’horizon sombre semblait compact et plein de certitude après la vacuité du ciel bleu et la grise indétermination du temps couvert. La plage se prolongeait au loin, et Sharrow laissa la vitesse augmenter jusqu’à ce que le monocycle refuse d’aller plus vite. Le cockpit se referma complètement ; le niveau sonore demeurait colossal. Striés par la vitesse, le sable et l’eau se précipitaient sur eux puis sous eux, compressés et expulsés sous le carénage, rejetés dans le sillage tourbillonnant que le véhicule laissait derrière lui dans sa course hurlante le long du rivage, bourdonnant de toute sa carrosserie, vibrant tel un animal tendu et frissonnant, sa vitesse si grande que sa suspension retransmettait finalement les bosses et les chocs mineurs. Elle sourit. Les dunes à sa droite étaient une masse floue. L’afficheur de vélocité indiquait qu’ils roulaient à environ soixante-dix pour cent de la vitesse du son. Feril était recroquevillé sur l’arrière de la verrière liquide. Sharrow risqua un regard. Le faciès sans expression de l’androïde ne révélait pas la moindre émotion. La plage devint inconfortablement accidentée et se changea en un mélange de sable et de gravier ; le crachin résonnait sur le pare-brise comme un feu roulant de chevrotines. Elle se détendit et ralentit le véhicule jusqu’à ce que la verrière du cockpit ouvre un trou au-dessus de sa tête. Le rugissement de l’air était encore extraordinairement fort. — Ça va ? cria-t-elle. — On ne peut mieux ! proclama Feril d’une voix convaincante. Quelle expérience exaltante ! Elle continua ; trois cents kilomètres à l’heure, c’était soudain terriblement lent. Le ressac tonnait sur leur gauche ; le crachin devint de la pluie et les nuages s’épaissirent. Elle entraîna le monocycle dans les dunes et les ténèbres nuageuses de midi. De l’autre côté d’un marécage puant gardé par d’antiques monolithes de béton effrité et d’une série de lagunes étouffant sous les algues, ils arrivèrent devant la clôture. Elle était délabrée mais semblait encore solide. Il y avait un mirador non loin de là ; il était inoccupé et couvert de lianes grimpantes. Le vent froid soufflait en gémissant à travers les mailles hexagonales de la clôture et les poutrelles de soutènement du mirador. Ils descendirent du véhicule. Feril ne détectait pas de dispositifs de surveillance. Sharrow envisagea d’utiliser le canon du monocycle pour aller plus vite, mais ce serait bruyant ; elle trancha donc au laser les mailles d’acier de la clôture, brin par brin. Le monocycle plongea dans la brèche, et ils continuèrent au milieu des marécages. Elle arracha le véhicule à l’eau graisseuse et polluée d’un torrent, escalada la berge de sable assombri par l’humidité et arriva au fond d’un creux entre deux grandes dunes. La Demeure marine se dressait dans le lointain brouillé par la pluie, sa masse sombre ensevelie dans des grains et des nuages. Les deux cents derniers mètres de sa hauteur étaient invisibles ; ses tours et ses clochetons disparaissaient dans les ténèbres comme les troncs géants d’une forêt d’arbres pétrifiés. Le vent froid soufflait en rafales ; une odeur fétide d’algues en putréfaction se répandit autour du véhicule comme la caresse d’une main gluante. — Ha, ha ! dit Feril. — Ha, ha ! mon cul, ouais ! Elle orienta la roue vers la plage de gravier en contrebas et pressa la poignée de l’accélérateur. Le monocycle rasa comme en se jouant la surface des bassins et des tapis d’algues de la baie, escalada sans hésiter les pierres gluantes des fondations abruptes de la chaussée et vint s’immobiliser vers le milieu de l’isthme, face à la Demeure marine, absurdement perché sur son disque comme un échassier au repos. Sharrow descendit ; Feril resta dans le véhicule. Elle s’approcha en claudiquant de la grande porte de fer qui surplombait la pente au bout de la chaussée. Ses mains étaient vides ; elles tremblaient. Son ventre gargouillait et la tête lui tournait. Le sang circulait à grands coups dans ses veines, et à chaque battement de son cœur tout le vaste édifice semblait vibrer et puiser, comme si, malgré toute sa montagneuse solidité, la Demeure marine n’était qu’une simple projection à la merci de ses yeux injectés de sang. Rien n’indiquait qu’on l’avait vue approcher. Des nuages s’accumulaient autour des pentes crénelées de la Demeure, s’y accrochaient puis repartaient, libérés par le vent. La pluie froide cinglait son visage. Elle atteignit le corps de garde penché sur la chaussée et trouva une grosse pierre, dont elle frappa la porte de fer à coups redoublés. Des éclats de pierre et des copeaux de rouille tombèrent sur les pavés humides. Ses muscles lui faisaient mal ; les os de ses bras semblaient résonner à chaque ébranlement. — Ça va ! Ça va ! dit une voix. Elle laissa tomber la pierre et se pencha vers la grille. — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda la voix dans l’ombre. — Entrer. — Quoi ? — Laissez-moi entrer. — Qui êtes-vous ? Quel est votre nom ? Avez-vous pris rendez-vous ? — Non. Laissez-moi entrer. Laissez-moi entrer, s’il vous plaît. C’est très important. — Quoi ? Pas de rendez-vous ? C’est scandaleux. Pas question de vous laissez entrer. Allez-vous-en. Et si c’est votre voiture, vous n’avez pas le droit de stationner ici. — Éloignez-vous de la porte, commanda Sharrow en reculant lentement. — Quoi ? dit la petite voix grinçante. — Si vous tenez à votre vie, éloignez-vous au maximum de la porte. Reculez ! Elle se retourna et partit en courant ; elle fit signe à l’androïde resté dans le véhicule, puis s’allongea à plat ventre sur les pavés de la chaussée, les bras sur la tête. Le canon du monocycle tonna huit fois de suite en tir rapide. La première détonation fut immédiatement suivie d’une séquence correspondante de huit explosions retentissantes. Après la dernière, Sharrow se releva et s’élança vers le monocycle, qui avançait déjà vers elle. Feril tendit la main et la hissa sans effort dans le cockpit. L’androïde se pencha en arrière et elle reprit les commandes. Le monocycle fonça sur la pente incurvée de la chaussée alors que les débris tombaient encore de l’édifice. Lorsque le véhicule pataugea dans les bassins peu profonds au milieu des algues au bout de la chaussée, la grandiose porte de fer de la Demeure tomba en avant d’un seul tenant et s’écrasa sur la pente, éventrant la chaussée et projetant dalles et pavés à l’entour. Le reste de la façade du corps de garde se morcela et se détacha, puis s’écroula en un amas de ruines fumantes autour de la porte tandis qu’un énorme nuage de poussière s’élevait au-dessus d’une rampe de gravats et d’une brèche sombre et béante. Le monocycle s’éloigna à toute allure et suivit la courbe de la baie ; contournant le mur-rideau aveugle de la Demeure, il entra dans les basses eaux de la marée en reflux pour parvenir à un point au premier tiers de l’imposante muraille. — Là-bas, dit Feril. Elle orienta le véhicule vers la tranchée d’un tunnel drapé d’algues percé dans la paroi de granit. Le monocycle avança lentement dans les flots nauséabonds de cet égout jusqu’à une herse en barres de fer corrodées. Un torrent d’eau sale se déversait à mi-hauteur de la grille, qui avait deux mètres de diamètre. Sharrow prit le laser. — La grille semble très rouillée, dit Feril. Essayez de la secouer. Le monocycle avança et commença à peser sur la grille ; l’armature de fer grinça, puis bougea. Sharrow fit prestement marche arrière. La herse tomba en avant, éclaboussant le tunnel et libérant les ordures amoncelées derrière elle. Sharrow les entendit s’écouler et faillit s’évanouir en respirant l’odeur. Ils remontèrent l’égout sur une vingtaine de mètres avant d’arriver à un embranchement au-delà duquel les canalisations étaient trop étroites pour le monocycle. Ils levèrent les yeux : une lumière grisâtre filtrait par une grille. Feril se mit debout sur le dessus du véhicule, poussa la grille vers le haut et la retira. L’androïde sortit le premier ; elle lui fit passer le Canon Lent, puis il la hissa à l’extérieur. Elle attacha le Canon autour de sa taille tandis que Feril remettait la grille en place. Elle lui donna le fusil laser, gardant pour elle le pistolet. Ils se trouvaient dans une large galerie humide ; sur un côté, de hautes fenêtres dont aucune vitre n’était intacte. La pluie rentrait par rafales ; la mousse poussait sur les mosaïques ternies du sol. L’humaine et l’androïde se dirigèrent au petit trot vers une porte obscure. Au coin du couloir, ils tombèrent sur un petit moine qui marchait dans leur direction, une main enchaînée au mur, les yeux fixés sur le bol fumant qu’il transportait. Sharrow le heurta de plein fouet, renversant la soupe sur son habit et le mur. Il eut d’abord l’air irrité, puis resta bouche bée en découvrant l’androïde. Il fronça les sourcils quand il vit leurs mains libres de chaînes. Il eut encore le temps d’avoir peur avant que Sharrow ne l’assomme sur les pierres au-dessus du rail ; il s’effondra, inconscient, au bas du mur. Feril se retourna vers la silhouette allongée et ils reprirent leur course. Ils gravirent une spirale de marches apparemment infinie, qui, s’élevant d’une vaste galerie, débouchait au sommet d’une tour massive et aboutissait à l’édifice principal de la Demeure via un étroit pont de pierre, très haut au-dessus d’un dock abandonné où se dressaient des grues trouées par la corrosion et envahies par la mousse. Des fragments de cordages gros comme la cuisse s’empilaient sur les embarcadères pourris comme les déjections d’énormes lombrics. Ils suivirent le système de chaînes dans des couloirs et des salles sombres pleins de courants d’air, obliquant à chaque fois que le nombre de rails diminuait. À deux reprises, ils durent se cacher lorsque des moines les croisèrent dans de ténébreux passages. Ceux du deuxième groupe portaient des fusils et couraient en direction du lointain corps de garde. La hiérarchie interne du système de chaînes les amenait sans cesse de plus en plus haut, et de plus en plus près du centre de l’édifice ; ils gravirent de larges volées de marches pleines d’ombre, des rampes qui tournaient et zigzaguaient en montant vers les étages médians, puis supérieurs de la Demeure. Des salles et des balcons, des tunnels et des couloirs remplissaient la substance bâtie ; leurs pas résonnaient sur des dalles, des planches, des carrelages en céramique et du métal perforé. Le nombre des voies murales se réduisit à deux, puis à une seule lorsqu’ils pénétrèrent dans le vaste édifice. Ils trouvèrent enfin un couloir dont les murs étaient parfaitement lisses, sans le moindre rail. Ils entrèrent prudemment dans une petite cour entourée de murs et environnée de brume grise, où rampait une végétation dégoulinante alourdie par l’humidité. Ce qui semblait être un puits au centre de la cour donnait sur une vaste salle où ils virent bouger de minuscules silhouettes. Un courant d’air rance montait de l’orifice, portant avec lui le bruit de petites voix inquiètes. Ils examinèrent les fenêtres qui s’ouvraient sur ce jardin secret, puis Feril indiqua du menton une porte dans un angle. Elle n’était pas verrouillée. Ils entrèrent dans un bref couloir tapissé d’hologrammes pornographiques. Feril s’arrêta devant une porte. Sharrow entendit des voix à l’intérieur. Ils firent irruption dans la pièce. La fille dans le lit poussa un cri aigu et se cacha sous les couvertures. Le gros homme nu assis devant l’écran se retourna brusquement et ouvrit de grands yeux. L’habit d’un frère de haut rang était plié sur une chaise. Sharrow tira au laser sur l’écran, où seul le son était activé. L’appareil explosa ; l’homme nu leva les bras pour se protéger des débris. — Vous avez cinq minutes, l’informa-t-elle, pour nous conduire directement à tout « Honorable Invité » qui serait arrivé ici ces trois derniers jours. Elle regarda Feril. — Commencez à compter. L’obèse se redressa sur son siège et tenta de recouvrer sa dignité. Il reprit son souffle. — Et t’as intérêt à savoir de qui je cause, lui lança-t-elle avant qu’il puisse parler, sinon, je te grille. L’homme se leva et montra l’habit posé sur la chaise. — Ma fille, dit-il d’une voix mesurée et pleine d’assurance, permettez-moi au moins de… Brusquement, c’en était trop pour Sharrow. — Je permets rien ! explosa-t-elle. Elle tira entre les pieds de l’homme. Des éclats de bois jaillirent du parquet verni. La fille couina sous les draps, l’obèse se tint la jambe et sautilla sur un pied. Il ouvrait à nouveau de grands yeux. — Bouge ! hurla Sharrow. Ils traversèrent les appartements ; le frère obèse boitait, laissant derrière lui une trace sanglante. Elle claudiqua derrière lui, fronçant les sourcils en voyant le pointillé rouge qui soulignait leur passage. Elle ne cessait de se retourner. Ils gravirent des marches, traversèrent une terrasse sous un toit de vitraux, puis l’obèse désigna une porte d’une main tremblante. Elle le posta à deux mètres de la porte et lui fit signe de se taire, un doigt sur les lèvres. — Tenez-le, dit-elle à Feril sans élever la voix. L’androïde se plaça derrière l’homme nu et agrippa ses épaules tremblantes. Sharrow s’approcha du mur à côté de la porte et testa la poignée. Elle tourna et Sharrow poussa la porte, qui s’ouvrit d’un coup. — Non ! hurla l’obèse, une seconde avant que son torse déchiqueté explose, transformé en cratère rouge. Le sang jaillit de sa bouche, ses yeux se révulsèrent et ses entrailles se vidèrent. Sharrow se baissa et roula contre le bas de la porte en tirant au laser. Feril lâcha le moine et s’écarta. Sharrow se releva d’un bond et risqua un œil dans la pièce. — Vous ? s’écria-t-elle en fronçant les sourcils. Molgarin s’appuyait sur les coudes ; il hurlait. Il était vêtu d’un habit monacal terne ; le PortaCanon reposait là où il l’avait laissé tomber. Le laser lui avait profondément brûlé un mollet et brisé l’autre ; son sang coulait à petits coups sur le tapis foncé. Il aperçut Sharrow. — Ne me tuez pas ! cria-t-il d’une voix aiguë. Ne me tuez pas ! Je ne suis pas immortel ! Je suis un comédien, pas un seigneur de guerre ! Je m’appelle Lefin Chrolleser ! J’étais dans une troupe de théâtre sur Trontsephori ! Je le jure ! Ayez pitié de moi, je vous en supplie ! C’est lui qui m’a obligé à faire ça ! Il m’a forcé ! Je vais vous conduire à lui ! Ne me tuez pas, je vous en supplie ! Il rejeta la tête en arrière, pleurnichant et bafouillant. — Oh ! Mes jambes ! Mes pauvres jambes ! Il regarda à nouveau Sharrow, les yeux ruisselants de larmes et se remit à gémir : — Oh, je vous en supplie, ne me tuez pas… je vous en supplie… je vous promets que je vous conduirai à lui… Sharrow se tourna vers Feril. — Vous pourriez le porter ? lui demanda-t-elle. L’androïde hocha la tête. — Je crois, dit-il. Elle cautérisa au laser la blessure de l’homme pour arrêter le saignement. Ses hurlements se répercutèrent dans l’enfilade des pièces ornées de vitraux. Ils avancèrent sans encombre au milieu des enchaînés. Personne ne les suivait. Feril portait Chrolleser, qui ne cessait de geindre. Sharrow claudiquait devant eux en suivant les indications que l’homme lui chuchotait. Ils prirent un vieil ascenseur grinçant et descendirent dans un puits circulaire vers les entrailles de la Demeure. Il regardait sur le moniteur la scène autour des ruines du corps de garde. Des moines armés grouillaient sur les décombres et couraient le long des murs. D’antiques armes furent sorties de leurs bâches de protection à l’intérieur de tours depuis longtemps négligées ; des blindés décrépits furent poussés péniblement hors de leurs remises et acheminés sur des positions d’où leurs canons rouillés pouvaient couvrir la brèche. Il secoua la tête. Il aurait dû s’occuper de tout cela. Il avait eu l’imprudence – comme les Frères – de faire trop confiance à la réputation de forteresse inattaquable de la Demeure. Il consulta à nouveau la batterie de moniteurs des chaînes grand public et des programmes satellites sur abonnement. La plupart des stations locales du Caltasp méridional étaient muettes. Le reste de la planète rendait compte de la petite guerre qui avait éclaté avec les États rebelles. La Cour mondiale gérait avec une surprenante fermeté toutes les informations à ce sujet. Il savait par ses propres sources que le conflit en était déjà au stade des armes nucléaires tactiques et que l’utilisation d’engins plus puissants n’était pas exclue. Ce n’était pas la fin du monde, mais c’était déprimant et réjouissant à la fois ; une guerre absurde – une de plus –, une nouvelle augmentation du taux de radiations de fond de Golter, déjà lamentablement élevé, et encore des destructions… Mais ce pourrait être le commencement de la fin pour la Cour mondiale. L’heure était peut-être proche. Il regarda les écrans des moniteurs de la Demeure. Les Frères auraient dû avoir un système de surveillance à la hauteur. Il n’y avait même pas d’archives de ce qui s’était passé devant la porte : le matériel d’enregistrement se trouvait dans le corps de garde lui-même. On sonna à la porte intérieure au fond de la salle. Il regarda le moniteur. C’était cet imbécile de Chrolleser… et Sharrow ! Il fixa l’écran, abasourdi. Chrolleser semblait fiévreux ; il transpirait ; il brandissait le PortaCanon qu’il avait demandé à conserver après le fiasco dans le Donjon. L’arme était braquée sur la tête de Sharrow. — Monsieur ! hoqueta-t-il. Monsieur… regardez ! Elle a apporté le Canon Lent ! Il ferma sa bouche encore figée par la surprise. Il agrandit l’angle de champ du moniteur. Chrolleser et Sharrow étaient seuls dans le long couloir qui conduisait à l’antique ascenseur. Elle portait le Canon sur le côté, maintenu par des sangles. Ses yeux avaient l’air vieillis et marqués par la défaite, son visage était d’un gris blafard. C’était donc elle qui avait démoli la porte ! Il aurait dû s’en douter. — Entre ! hurla-t-il en appuyant sur le bouton qui libérait la serrure. Il appela la Bibliothèque réservée, activa la caméra du bureau et la connecta en mode émission avec la Bibliothèque. Puis il se leva d’un bond, traversa la salle en courant, gravit la volée de marches en pierre et sprinta le long du balcon jusqu’à la porte, qui s’ouvrit. Il s’arrêta en catastrophe juste devant ; Sharrow engagea un chargeur dans la crosse du PortaCanon, arma le pistolet et le braqua sur un point situé entre ses deux yeux. Derrière elle, Chrolleser semblait avoir perdu connaissance, la tête pendant sur le côté, alors même qu’il était encore debout. Puis quelque chose bougea sous son volumineux habit, et il bascula en avant. L’acteur s’écroula en gémissant sur le sol ; l’androïde que le groupe avait recruté à Vembyr sortit de dessous l’habit de Chrolleser ; il tenait un fusil laser. Il se rendit compte qu’il avait encore la bouche ouverte. Son regard alla de Sharrow à Chrolleser, puis de Chrolleser à l’androïde et de l’androïde à Sharrow. Elle sourit. — Salut, Geis, dit-elle. Le PortaCanon dans sa main bandée oscilla à peine lorsqu’elle lui envoya un direct à la mâchoire avec son autre poing. — Non ! Non, Sharrow ! Tu te trompes complètement ! J’ai capturé Molgarin. C’est mon prisonnier. Regarde, je suis heureux que tu sois hors de danger ! Tu as une droite redoutable, dit-il en riant, mais, allons, tout ceci est grotesque, Sharrow. Détache-moi. La salle était une vaste cavité, de forme irrégulière sur plusieurs niveaux, haute de plafond et tellement bourrée de trésors qu’on eût dit un gigantesque bazar. Geis était ligoté à une chaise, Molgarin ou Chrolleser – qu’importe ! – était attaché à une autre. L’androïde se tenait devant eux, fusil laser en main. Geis saignait un peu sur un côté de la bouche. Il bougeait le menton de temps à autre tout en parlant à Sharrow. L’autre homme marmonnait, à peine conscient. Sharrow contourna la grande table de pierre qui dominait la partie centrale de la salle et sur laquelle elle avait déposé le Canon Lent. L’énorme plateau était chargé à refus d’un monceau de trésors dont les plus modestes devaient être hors de prix, ou presque. Son regard alla de l’étui des Principes universels à un râtelier d’armes à feu qu’elle avait déjà vu dans l’entrepôt souterrain de la tour au bord du fjord. Un système de poulies maintenait un chargement de harnais incrustés de pierreries suspendus au-dessus de la table. Ces harnais avaient apparemment la taille correcte pour des bandamyions. Derrière, sur le mur, étaient exposées deux gigantesques icônes en feuille de diamant, chacune grande comme une maison, datant de l’époque de la Cour du Lézard. Sharrow en avait entendu parler dans les livres de classe : elles étaient perdues depuis trois mille ans. Sous les deux icônes, il y avait une porte d’où partaient des rails muraux ; le système de chaînes s’étendait même jusqu’ici. Elle passa la main sur la couverture en céramique d’un livre probablement assez ancien pour dater d’avant le premier millénaire et laissa à nouveau son regard parcourir la salle. Elle crut reconnaître certains des trésors les plus classiques aperçus dans l’ancienne mine d’or profondément enfouie sous les collines Bleues du Piphram. — Tu as toujours aimé accumuler des choses, hein, Geis ? — Sharrow, je t’en prie. Tu es en train de commettre une terrible erreur. Elle se tourna vers lui en fronçant les sourcils. — Ça alors ! Les gens disent vraiment ça ? Eh bien ! Elle ouvrit l’étui des Principes universels. L’Addendum de la Couronne stellaire reposait à l’intérieur, enveloppant ce qui ressemblait à un morceau de verre taillé de la dimension et de la forme approximatives d’une couronne. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en extrayant de l’étui le lourd anneau scintillant. Une sorte de texte était gravé sur la tranche ; elle ne reconnut pas l’alphabet. — Ça, dit Geis, c’est la Couronne stellaire. — Ce morceau de verre ? Elle n’essaya pas de cacher sa déception. Les célèbres « pointes » de la Couronne étaient taillées en décentrement, comme une série d’escarpements tranchants et obliques. — Ce n’est pas du verre, soupira Geis. C’est du diamant. Un diamant d’une seule pièce, pur et sans défaut. Fais attention en le manipulant. — Hum, fit-elle. Feril ? L’androïde examina le tore qu’elle lui présentait. — C’est un diamant, confirma-t-il. — Tu vois ? ajouta Geis en souriant. La Couronne stellaire. — Eh bien, dit Feril avec une trace d’excuse dans la voix, l’objet pourrait être ça aussi, mais, à l’origine, il faisait partie d’un trépan de forage à grande profondeur. — Quoi ? dit Geis en regardant l’androïde comme s’il avait perdu la raison. — Quatrième millénaire, précisa Feril. Ils ont perdu une tige de forage à quatre-vingt-dix kilomètres sous les monts de Blaist, et la pièce de rechange n’a jamais été utilisée. Ceci doit être une partie de la tête de forage. — Et l’inscription, alors ? protesta Geis. Les runes ? — Des numéros de série, affirma Feril. — Foutaises ! tonna Geis. Il avait l’air furieux, mais il n’insista pas. Molgarin/Chrolleser gémit sur la chaise voisine. — Oh, la ferme ! éructa Geis. Sharrow replaça la Couronne dans l’étui des Principes avec son Addendum et referma le couvercle. Elle tourna autour de la table. Elle tira une épée richement décorée, incrustée de gemmes, d’un fourreau qui semblait tout aussi peu fonctionnel. Les tranchants de la lame étaient larges et plats. Elle secoua la tête et glissa l’épée dans son fourreau. — C’est quoi, cet endroit, au juste, Geis ? demanda-t-elle tout en continuant de fureter. Une sorte de planque, d’appartement, ou la caverne d’Ali Baba ? — C’est Breyguhn qui l’a trouvé, dit-il avec un air las, lorsqu’elle est venue ici chercher les Principes universels. Quand les Frères tristes ont renoncé à la rançonner, j’ai pensé à me servir de cet endroit pour lui aménager un appartement, même s’ils insistaient pour qu’elle reste enchaînée. Plus tard, ils sont même revenus sur cette concession, mais, à ce moment-là, je cherchais déjà un endroit sûr, et j’ai fini par m’arranger avec les Frères. — Et où est Brey ? s’enquit Sharrow. Geis jeta un coup d’œil aux écrans muraux. — Maintenant ? Elle est probablement obligée d’écouter les vêpres ; ensuite, ils la laisseront manger avec les autres prisonniers. Sharrow désigna d’un regard circulaire les hauts espaces enténébrés de la salle. — Et tu allais donner tout ça à Brey, Geis, n’est-ce pas ? — Oui, parce qu’elle est de la famille, Sharrow. Comme toi. — C’est ça. Et, bien sûr, tu ne songerais jamais à me faire des choses atroces, pas vrai ? — Sharrow, j’essaie de t’aider depuis le début. Je t’aide depuis le début, en fait. J’ai essayé de te tirer des griffes de ce… monstre dans son Donjon, dit Geis en indiquant du menton l’homme ligoté sur l’autre chaise. Ce n’était pas ma faute si les Huhsz ont attaqué au même moment. Je ne savais pas du tout qu’ils étaient là, dit-il d’une voix amère. Certains de mes hommes sont quand même entrés et ont trouvé les objets qui sont ici ; ils ont réussi à les récupérer ei à me les apporter. Des hommes courageux sont morts pour sauver cette collection, Sharrow. Tu ne devrais pas plaisanter là-dessus. — Geis, dit-elle sans le regarder, c’est tout ce que tu as trouvé comme prétexte ? Tu as eu plusieurs minutes pour inventer une histoire plausible. Tu me déçois. Geis ferma les yeux un instant. — Vous, je ne sais pas votre nom, dit-il d’une voix lasse à Feril, mais vous devez être capable de la raisonner. Essayez de convaincre ma cousine, s’il vous plaît. — Hélas, dans la mesure où je puis les appréhender, je crois que les soupçons de dame Sharrow peuvent être aisément justifiés, comte Geis, conclut Feril comme s’il le regrettait. — Saloperie de tas de ferraille, rugit Geis en secouant la chaise à laquelle il était ligoté, détache-moi ! Geis respirait difficilement, le rouge lui montait au visage. Il portait un pantalon et une tunique ajustée par-dessus une chemise blanche ; Sharrow avait déchiré la chemise en bandelettes pour les ligoter, lui et Molgarin/Chrolleser. Elle n’avait pas jugé utile de lui remettre sa tunique et il avait l’air pathétique et vulnérable, nu jusqu’à la taille. Elle fronça les sourcils en voyant son nombril. — Geis, dit-elle, est-ce là le début d’une bedaine ? — Sharrow ! cria Geis en rentrant le ventre. Arrête de déconner ! Laisse-moi partir ! — Peut-être. Une fois que tu m’auras donné la clé du Canon Lent. — La clé, je ne l’ai pas, dit-il. En revanche, j’ai des cliniques… qui pourraient peut-être te débarrasser de cette affreuse chose que tu as dans le cerveau et qui… — Tu n’as pas la clé, mais tu as des cliniques qui pourraient peut-être percer le code génétique de la serrure et fabriquer une clé, Geis ? dit-elle en souriant. Sauf que tu n’es pas censé savoir quelle sorte de clé peut ouvrir la serrure. Mais tu le sais peut-être, en réalité ; ce brave Molgarin ici présent aurait pu te dire que c’était une serrure à code génétique. Ce n’était pas la peine d’en faire un secret, mais tu l’as fait. Elle secoua la tête avec un regard désapprobateur. — Tu te laisses aller, Geis. C’est grave. Je suis obligée de dire que là, tu déçois toute la famille. — Sharrow… dit Geis d’une voix égale. — Allez, Geis, avoue-le carrément. Tu as suivi les traces du vieux Gorko, en collectionnant tout ce qu’il essayait de collectionner, en essayant d’achever son œuvre, et, d’une manière ou d’une autre – je ne sais pas en quoi consiste en réalité ton projet délirant –, d’au moins affaiblir la Cour mondiale, même si te ne peux pas vraiment la détruire. Elle regarda la batterie de moniteurs encastrés dans tout un mur de la salle. — Au fait… où en est notre dernière petite guerre ? Elle cadre avec tes projets, ou non ? — Sharrow, répéta Geis en luttant pour contrôler sa voix. Je sais que tu as subi pas mal d’épreuves ces derniers temps… Elle grimaça, secoua la tête et agita la main comme pour dire, non, pas vraiment. — Mais là, alors, tu es vraiment complètement parano ! Elle l’ignora et s’assit en croisant les bras sur la grande table. — C’était une idée fantastique, n’est-ce pas ? dit-elle, que de resservir le vieux truc de la Bombe mentale. Tu sais bien – celui que ce brave Ethce Lebmellin avait mis au point pour toi, ce signal unique qui désactive les armes de tout le monde. Mais cette fois, il fallait l’appliquer à toute une forteresse, et ça voulait dire que tes petits gars – enfin, pas tes petits gars à toi, parce que tu ne pouvais prendre le risque de faire pincer tes propres gens, mais les gens dont personne ne saurait qu’ils bossaient pour toi : les Frères tristes – pouvaient partir à l’attaque comme les preux chevaliers de jadis, avec des bandamyions ! Et des épées ! Et des capes ondulantes ! Elle frappa dans ses mains. — Tu allais tout réussir, hein, Geis ? Éliminer Miz – le provoquer et le mener en bateau des mois durant avec toutes ces stupides histoires de courses de sials à Tile si bien que tout le monde croyait qu’il était parano, et finalement le liquider en concrétisant cette paranoïa ! Mazette, tu as dû juter dans ton froc quand tu as imaginé cette mise en scène ! Et tu aurais eu toutes les choses que nous cherchions, toutes les choses que tu voulais avoir mais que tu ne voulais pas qu’on te voie aller chercher en personne, et puis tu as obligé cette marionnette – elle indiqua du menton Molgarin/Chrolleser – à jouer les lampistes, pour pouvoir tout lui mettre sur le dos. Tu lui as sans doute dit qu’il s’en tirerait, mais était-ce bien réaliste ? Est-ce qu’il serait toujours disponible pour que tu puisses arguer d’une menace et m’offrir ta protection, ou alors est-ce que tu allais lui passer ta noble et grande épée à travers le corps rien que pour mes beaux yeux ? Geis la regardait fixement, horrifié. — Et j’étais censée, moi, pauvre conne, déborder de gratitude et te tomber dans les bras, c’était bien ça, Geis ? dit-elle en secouant la tête ? Ou alors est-ce que je me fais des illusions ? Elle prit un air perplexe. — Ça faisait partie du marché ou non ? — Je t’ai aimée, Sharrow, dit Geis tristement. Et je t’aime encore. Tu n’as qu’à me libérer, et je te prouverai que je dis vrai. Oui, je t’aime, oui, j’aime cette famille et notre race… Oh, tu peux faire ton sourire cynique si tu veux, Sharrow, mais je suis sincère. Tout ce que j’ai été obligé de faire, je l’ai fait par amour. Feril se tourna alors vers elle et dit : — Je crois qu’on vient. Il indiqua du menton la porte basse sous les deux icônes géantes en feuille de diamant. Sharrow se tourna vers la porte en question et la visa avec son arme. Elle entendit le cliquetis d’une chaîne et devina de qui il s’agissait. La porte s’ouvrit et Breyguhn entra. Elle était habillée d’une chemise longue grise unie, comme la dernière fois qu’elle l’avait vue, mais en plus sale. Elle avait des yeux de démente – un regard étrangement vide qu’elle posa sur Sharrow, sur l’androïde et puis sur Geis. Elle avait les bras chargés d’une pile de livres. Sa main droite était encore jointe au rail dans le mur par une menotte et une chaîne, mais elles étaient en acier et non plus en fer. Sharrow abaissa le canon de son arme. — Rebonjour, dit-elle. Feril, je vous présente ma demi-sœur, Breyguhn. Feril pivota et s’inclina légèrement. Dans le même instant, Breyguhn laissa choir les livres, révélant un pistolet. Elle tira en visant la tête de Sharrow tandis que Geis se levait à moitié et, dans une brusque volte-face, heurtait les jambes de l’androïde avec les pieds de la chaise sur laquelle il était encore ligoté. L’impact gifla Sharrow sur le côté du crâne et la fit pivoter. Elle s’effondra contre la table en essayant de braquer le laser sur Breyguhn, puis elle tomba sur les dalles et le pistolet échappa à ses doigts flasques. Elle resta allongée par terre. Sa tête lui faisait mal. Comme à travers une brume légère, elle vit Feril tituber sous l’effet du coup que Geis lui avait assené avec la chaise. Breyguhn tira sur l’androïde ; la jambe droite de Feril se détacha au niveau de la cuisse. L’androïde sautilla sur une jambe, essayant de rester debout. Un autre tir lui érafla la poitrine dans une gerbe d’étincelles. Il continua de sautiller. Il tenait toujours le fusil laser ; il ne semblait toutefois pas vouloir s’en servir. Elle essaya de lui crier de descendre toutes ces ordures, mais ses lèvres refusaient de lui obéir. L’androïde continuait d’avancer à cloche-pied ; il heurta la table de pierre et trébucha, sans lâcher le fusil qu’il étreignait dans sa main. Puis Geis cria quelque chose et tomba sur les dalles, encore ligoté à sa chaise. Breyguhn s’approcha de lui et, tout en braquant son pistolet sur l’androïde, qui sautillait encore, elle arracha les lambeaux de chemise qui retenaient Geis. Dès qu’il fut libéré, Geis se releva, tira l’épée émoussée du fourreau posé sur la table, fit basculer un des joyaux – un flamboiement rose papillota sur les deux tranchants de la lame –, et attaqua l’androïde sautillant. Geis n’avait pas frappé fort, mais l’épée sépara la tête de Feril de son tronc comme si son cou était en papier. Feril avait levé un bras au-dessus de sa tête en essayant de conserver son équilibre, et le membre fut tranché du même coup. La tête tomba sur le sol et roula sous la table ; le bras tomba sur la table. Le corps décapité de l’androïde tituba encore une seconde sur sa jambe restante. Geis brandit l’épée au-dessus du tronc de Feril et l’abattit comme une hache. Le corps de l’androïde se fendit en son milieu et retomba en deux moitiés, comme dans un holofilm d’animation. Sharrow fit une dernière tentative pour lever la main, puis abandonna. Elle ferma les yeux. Ça va ?… Hé ! J’ai demandé si ça allait. Vous… Encore vous… Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne se passe pas vraiment comme nous l’espérions, hein ? Non. Alors ? Ça n’intéresse personne. Surtout si ça ne vous intéresse pas. C’est votre vie, après tout. Exactement. Oh, je suis fatiguée. Et puis merde, laissez-moi crever. Non. À vrai dire, il ne me semble pas que nous ayons déjà opéré suffisamment de destructions. L’un de nous deux doit s’y mettre. Nous sommes à la fois l’un et l’autre. Nous sommes les derniers des huit. Oh, merde, ouais, d’accord… On va voir ce qu’on peut faire… C’est ça. Maintenant, réveillez-vous. Je ne veux pas me réveiller. J’ai dit : Réveillez-vous. Non, je veux pas. Réveillez-vous ! Non, j’veux… Maintenant ! Non. M… Des gens se disputaient. Sa tête lui faisait mal et des gens se disputaient. Elle avait horreur de ça. Elle leur cria dessus, leur dit de se taire. C’était déjà assez chiant que le Canon ne veuille pas la laisser tranquille. Crier, ça lui faisait encore plus mal à la tête. De toute façon, ils ne l’entendaient pas, apparemment. — Il faut que tu la tues. — Non ! Ce n’est pas la peine ; je l’avais presque convaincue avant que tu arrives. — Oh, c’est ma faute, n’est-ce pas ? Je te sauve la vie et… — Je n’ai pas dit ça ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. — Tue-la. Tue-la maintenant. Si tu ne peux pas, je vais le faire. — Comment tu peux dire ça ? Tu es sa sœur ! Demi-sœur, songea Sharrow. — Parce que je sais comment elle est, voilà ! Taisez-vous, taisez-vous ! leur cria-t-elle. — Elle revient à elle. Je l’ai entendue dire quelque chose. — Mais non. Regarde-la ; heureusement que tu ne lui as pas fait sauter la cervelle. — C’est ce que j’essayais de faire. — Eh bien, je ne vais pas te laisser recommencer. Elle était attachée. Ligotée à une chaise, comme Geis tout à l’heure. Pieds et poings liés… non, attachés par du ruban adhésif. De l’adhésif sur sa bouche aussi. Sa tête penchait en avant. Et lui faisait mal. Elle voulait encore leur dire de se taire, mais elle y renonça. Elle releva la tête et les observa. Ils étaient debout devant la table et se disputaient. Breyguhn était toujours reliée au mur par sa chaîne. Sharrow n’y comprenait rien ; il devait quelque part y avoir une sorte de poste d’aiguillage où Brey pouvait passer du système principal à une voie privée. Au moins, ils lui avaient donné une chaîne en acier plutôt qu’en fer. Ce qui était sans doute une concession réellement généreuse de la part de la Demeure… Elle dut laisser retomber sa tête. Ils n’avaient rien remarqué, de toute façon. Tout redevint gris. Mais avec le son, quand même. — Tue-la, Geis. Laisse tes sentiments personnels en dehors de tout ça, s’il te plaît. C’est pour… — Laisser mes sentiments personnels en dehors de tout ça ? C’est un peu fort, venant de toi ! — Je suis restée ici pour toi, Geis ! Par le Destin, je suis même venue ici pour toi ! Qui t’a trouvé cet endroit, hein ? Et j’aurais pu partir ; mais je suis restée pour toi, pour toi et la famille. Je ne vais pas la laisser tout démolir. Tu sais qu’elle en est capable, Geis. Tu sais comment elle est. Elle ne pardonne jamais ; elle est incapable de pardonner ! Geis, s’il te plaît, tue-la. Pour moi. Je t’en supplie… — Je ne t’ai pas demandé de rester. C’est toi qui l’as voulu. — Je sais, mais, s’il te plaît, fais-le pour moi… Oh, Geis… — Lâche-moi ! Tu es restée parce que tu le voulais bien, pas à cause de moi ou de la famille. Tu es plus attachée à cette chaîne qu’à moi ! Elle crut entendre quelqu’un reprendre son souffle. Elle voulait rire, mais elle ne pouvait pas relever la tête. Oh, Geis, songea-t-elle, tu as toujours été trop littéral. — Tu oses me dire ça ! Tu as peur ! Très bien, je vais te montrer comment on fait ! — Brey ! Arrête ! Pose ce… Des bruits de lutte. Un coup partit ; elle entendit ricocher une balle tout près. Une gifle claqua. Un silence. Puis un cri plaintif, et des pleurs à n’en plus finir, et des paroles entrecoupées de sanglots qu’elle ne put déchiffrer. — Brey. — Garde-la, alors ! cria Breyguhn. C’était toujours elle que tu voulais, de toute façon. Alors, tu fais ce que tu veux. Elle entendit ensuite le cliquetis de la chaîne, et un bruit de porte qui claque. Une porte dans un lieu où il ne devait théoriquement pas y en avoir. Mais des portes, elle en avait vu beaucoup, aujourd’hui. Des portes, et encore des portes… Et tout redevint flou. Soudain, il y eut quelque chose sous son nez : elle respirait une vapeur piquante et délétère. Sa pleine conscience lui était apparemment revenue, et elle entendait dans ses oreilles une sorte de bizarre tintement non localisable. Geis était accroupi devant elle. — Sharrow ? murmura-t-il. Elle leva la tête. — Hein ? — Sharrow, dit Geis, je veux simplement que tu saches que je t’ai toujours aimée, que j’ai toujours voulu que tu sois heureuse et que tu restes dans la famille. Ta place est avec moi, pas avec ce criminel de Kuma, ni avec les autres. Ils n’ont pas d’importance et ils n’en ont jamais eu. Je te pardonne d’avoir été leur amie à tous. Je comprends. Mais il faut que tu comprennes, toi aussi. Ce qui s’est passé, ce n’est pas toujours moi qui en étais responsable : il y avait des gens qui s’imaginaient faire ce que je voulais qu’ils fassent, mais ne le savaient pas en réalité. Il est arrivé que même moi je ne sache pas ce qui se passait. Les gens peuvent pécher par excès de loyauté, le sais-tu, Sharrow ? Ça s’est passé comme ça, je le jure. Geis se tourna vers l’homme toujours ligoté sur la chaise à côté d’elle, l’homme dont elle avait oublié le nom, mais qui n’était pas Molgarin. Il était mort, apparemment. — Les gens qui agissaient ainsi en faisaient carrément trop, je ne le nie pas, poursuivit Geis. Mais ils étaient bien intentionnés. Par exemple, ce virus à cristal : il a été inséré sur le Fantôme de Nachtel, mais je ne savais pas comment il serait utilisé ultérieurement. Je ne savais pas que Molgarin commencerait à essayer d’élargir sa base de partisans et se servirait de toi pour y parvenir. Je ne savais pas que tu avais été torturée. Geis semblait angoissé. Elle remarqua qu’il avait remis le haut de sa tunique. — Je savais au moins qu’il était sans danger, toutefois, dit-il en tentant un sourire courageux. J’en ai un implanté dans ma propre tête ; tu le savais ? Elle secoua la tête ; elle ne le savait pas, évidemment. — Oui, dit Geis. Un dispositif de sécurité ; un moyen de tout emporter avec moi jusqu’à ce que je décide de désactiver le système. Il se tapota la tempe et expliqua : — Si je meurs, le réseau cristallin du virus perçoit ma mort et envoie un signal codé ; tout ce que je possède s’autodétruit. Absolument tout est câblé pour exploser : les astéroïdes, les vaisseaux, les mines, les véhicules et même les stylos dans les poches de certains politiciens et de hauts responsables de Monopoles ; tout ça doit sauter. Tu piges ? Même si je me fais coincer, même si la Cour mondiale me met la main dessus, ils peuvent toujours déclencher une guerre. Rien que les dommages-intérêts, les indemnisations et la perturbation du commerce mondial pourraient démolir tout le système. Tu vois l’importance qu’un individu unique peut acquérir ? Tu comprends, maintenant ? Elle pleurnicha faiblement derrière l’adhésif. Geis tendit la main et décolla en douceur le ruban de sa bouche, encore endolorie. — Je comprends, dit-elle d’une voix trouble. Il eut l’air satisfait. — Je comprends que tu es aussi cinglé que cette connasse de Breyguhn, mon cher cousin ! Elle soupira et détourna les yeux, s’attendant à une gifle ou un coup de poing. Son regard s’arrêta sur la table. Le Canon Lent y était posé. Le verrou avait été retiré. Geis avait la clé depuis le début. Évidemment. Quelque chose bougea sur la table à un mètre de l’arme. Elle commença à froncer les sourcils, puis Geis lui serra le menton dans une main tandis que, de l’autre, il lui recollait le ruban adhésif sur la bouche. — Non, Sharrow, dit Geis. Non, je ne suis pas fou. Je suis seulement prévoyant. Il y a longtemps que je prépare tout ça, que je prépare le rôle que tu pourrais éventuellement y jouer. Très, très longtemps. Geis se tut. Il avait l’air très sérieux, maintenant. Elle eut l’impression qu’il se demandait s’il devait lui dire quelque chose d’important. Elle secoua la tête lentement, comme pour essayer de s’éclaircir les idées. Il y avait effectivement quelque chose qui bougeait sur la table derrière Geis. Il lui enlaça les genoux. — Nous sommes le passé, Sharrow, dit-il. Je le sais. Tout ceci… Il regarda autour de lui, et elle crut qu’il allait voir le mouvement sur la table, mais ce qui bougeait là s’arrêta juste au moment où Geis tourna la tête. — Tout ceci pourrait venir appuyer ce que j’ai préparé, pourrait servir de points de ralliement, de bannières de combat, de pots-de-vin, de distractions… entre autres. Mais seul un ordre nouveau peut sauver notre pauvre Golter, seul un nouveau message peut conquérir les cœurs et les esprits. Il se pourrait que tout ce que tu vois ici, si précieux cela soit-il pour nous, doive être sacrifié. Peut-être avons-nous besoin d’un nouveau commencement, d’une page vierge. Peut-être est-ce là notre seul espoir. Il parlait tranquillement, à présent. Le tintement s’atténuait dans les oreilles de Sharrow, elle se sentait un peu plus vigoureuse, un peu moins groggy. Elle fut en mesure d’accommoder sur ce qui bougeait sur la table de pierre. Destin de merde, c’était la main de l’androïde ! Son avant-bras, celui qui avait été tranché par le même coup d’épée qui l’avait décapité. Le bras était tombé sur la table, et c’est là qu’il était maintenant, en train d’avancer, très lentement et très silencieusement, en se servant de ses doigts. Elle sentit ses yeux s’écarquiller et changea ce mouvement en ce qui devait, espérait-elle, ressembler à une nouvelle tentative pour voir clair dans son esprit. Geis parut s’inquiéter, puis dit doucement : — Sharrow, c’est beaucoup te demander d’encaisser en une seule fois, et surtout maintenant, mais il faut me croire si je te dis que j’ai fait en sorte que ton nom vive éternellement… Il eut un sourire énigmatique. — Pas comme tu aurais pu t’y attendre, mais… Dieux ! Le bras se dirigeait vers le Canon Lent. Elle fixa Geis et sourit bêtement. — Bon, d’une manière dont tu pourrais peut-être tirer une certaine fierté, même si c’était quelque chose que tu n’aurais jamais pu imaginer. Elle chercha la tête de Feril. Elle n’était plus sous la table, là où elle avait roulé. Le corps de l’androïde n’était pas non plus en pièces détachées sur le sol. Puis elle l’aperçut : les deux moitiés du corps étaient calées contre ce qui ressemblait à une boîte de jonction électrique géante dans un coin, près de la porte empruntée par Breyguhn. La tête… La tête – la tête de Feril – avait été placée sur un montant du râtelier à fusils rapporté de la tour, au milieu de la grande table de pierre. D’où elle était perchée – et en supposant qu’elle pouvait encore voir – la tête de l’androïde voyait parfaitement le Canon Lent et la main qui était maintenant à moins de cinquante centimètres du mécanisme de détente non protégé du Canon. Geis parlait toujours. — Je sais qu’au début tu vas me détester pour ce que j’ai fait, mais je sais – j’ai la conviction – que finalement, une fois que tout ce qui doit arriver sera arrivé, tu comprendras que j’ai agi comme il le fallait. De quoi parlait cet imbécile ? Elle s’appliqua à se concentrer sur le visage de son cousin et à ignorer la main de l’androïde qui rampait sur la surface en pierre vers le corps d’argent brossé du Canon. Que pourrait faire la main quand elle arriverait là ? La détente n’était pas censée être particulièrement dure, mais comment viser ? Les cinquante centimètres restants du membre supérieur auraient-ils suffisamment de force pour faire pivoter le Canon, même si Feril pouvait ajuster le tir avec sa tête trois mètres plus loin ? Sur quoi le viseur avait-il été réglé ? Avec quel angle de champ ? Feril aurait besoin de braquer le Canon sur Geis ; pour l’instant, il visait… l’étui des Principes universels. Elle regardait fixement Geis, sans l’écouter. Merde alors ! songea-t-elle. Même si Geis pouvait accepter le risque de perdre l’étui des Principes universels, il n’en serait pas de même pour l’Addendum et sa ridicule Couronne stellaire. Le Destin soit loué, elle avait encore une chance de s’en sortir. Elle sentit qu’elle allait pleurer et s’emporta contre elle-même. L’espoir pouvait être plus douloureux que le désespoir. — Oh, Sharrow, dit tendrement Geis, ne pleure pas. Il avait un regard compatissant. Elle se dit qu’il allait peut-être presque fondre en larmes lui-même. Révoltant. Au moins, sa prestation obligeait Sharrow à se concentrer sur lui et non sur la table. — Tout pourrait encore bien se terminer, lui dit-il. Tu vois, nous sommes ensemble. C’est un début… En rampant sur la table, le bras et la main avaient presque atteint la détente du Canon. Elle essayait de les surveiller du coin de l’œil en fixant Geis d’un air ahuri, avec la crainte absurde que l’intensité même de son regard ne lui fasse deviner qu’elle n’écoutait en réalité pas un mot de ce qu’il disait. — Et je suis heureux que tu sois venue ici, je suis heureux que tu aies vu cet endroit… mais si, c’est vrai. Parce que c’est ma demeure la plus intime, mon sanctuaire, le seul endroit où je suis vraiment moi-même, loin des laquais et des béni-oui-oui, et… Elle se surprit à se demander où était le cerveau de Feril ; s’il était à l’intérieur de sa tête ou dans une quelconque autre partie de son corps. Elle présuma que l’androïde voyait par les yeux dans sa tête et commandait à son bras via une liaison radio, mais à partir d’où ? Arrête, arrête, arrête, se dit-elle. Ça n’a aucune importance. — Nous serons à nouveau heureux, disait Geis. Nous allons tous être heureux. Nous le pouvons, l’avenir est entre nos mains, et toi et moi allons le faire se réaliser. Même ce criminel que tu tenais en si haute estime, même lui aura plus qu’il ne le méritait en fait de commémoration. Parce que nous avons tous un passé criminel, n’est-ce pas, Sharrow ? C’est ce que notre pauvre vieille Golter a sur la conscience depuis dix mille ans, pas vrai ? Cette première guerre, et ses milliards de victimes. « L’an zéro, après vingt mille ans de civilisation. Voilà ce que nous n’avons jamais pu vraiment oublier, n’est-ce pas ? Mais nous avons presque fini de purger notre peine, Sharrow. Le décamillénaire : ce sera un jour comme les autres, nous le savons tous. Mais ces symboles ont de l’importance, n’est-ce pas ? C’est de ça qu’il est question depuis le début : des symboles. Pas vrai ? Il avait l’air troublé. Il tendit la main vers le bâillon adhésif de Sharrow, puis hésita. — Oh, Sharrow. Dis-moi simplement que tu comprends, dis-moi simplement que tu ne me détestes pas tout à fait. S’il te plaît. D’accord ? Il semblait hésiter à lui faire confiance. Elle hocha plusieurs fois la tête, le menton en avant, en produisant des gémissements étouffés. Geis plissa les yeux, puis il leva la main et retira encore une fois le ruban adhésif de sa bouche. — Maintenant, dit-elle, tu m’enlèves le reste du ruban, sinon l’androïde bousille l’Addendum, la Couronne stellaire et l’étui des Principes. Geis la dévisagea sans comprendre. Il rit. — Pardon ? — Tu as bien entendu, dit-elle. Retourne-toi très lentement et jette un coup d’œil ; la main de l’androïde est sur la détente du Canon Lent. Elle sourit. — Je ne plaisante pas, Geis. Il se retourna lentement. L’un des doigts appuyés contre le pontet du Canon s’en détacha un instant et lui fit un petit signe. Geis ne bougea plus. — Comte Geis, chuchota une voix minuscule dans le silence de la grande salle, je suis terriblement désolé, mais je suis tout à fait prêt à faire ce que dit dame Sharrow. La voix de Feril sortait de la tête perchée sur le râtelier. Surnaturelle, presque inaudible, elle avait des accents de regret. Geis était encore accroupi. Il pivota lentement pour faire face à Sharrow. Il déglutit. — Ne parle pas, Geis, dit-elle. Fais ce que je dis. Il passa lentement la main derrière elle et commença à retirer le ruban qui lui maintenait les bras. Sharrow leva les yeux vers la tête de l’androïde. — Je ne savais pas que vous aviez de telles capacités de survie programmées en vous, Feril, dit-elle tandis qu’une de ses mains se libérait. — L’occasion de m’en servir ne s’était encore jamais présentée, chuchota-t-il. Sa voix était presque couverte par le froissement du ruban adhésif que Geis retirait des pieds de Sharrow. Geis s’arrêta. Sharrow avait une main et une jambe de libres. Elle appuya son genou contre l’épaule de Geis. — Ne t’arrête pas, ordonna-t-elle. Geis se leva et secoua la tête. — Non, fit-il. Non. Il vint se placer derrière la chaise. — Quoi ? dit-elle en regardant la tête de Feril. Geis… Il se tenait derrière elle, un couteau à vibrolame en main ; il saisit le dossier de la petite chaise avec son autre main. — Non, je ne crois pas qu’il le fera, mais s’il le fait… Il posa la main sur le col de Sharrow et la vibrolame sur sa gorge. — Geis… dit-elle. — Breyguhn ! rugit-il. Il commença à traîner Sharrow – toujours attachée sur sa chaise – à reculons vers la petite porte. Elle agrippa de sa main libre le bras de Geis qui tenait le couteau, mais elle était trop faible pour lui faire lâcher prise. Elle ne pouvait que s’accrocher à lui. — Breyguhn ! cria Geis encore une fois. — Geis… dit Sharrow. Elle crut entendre Feril dire quelque chose lui aussi, mais il y avait trop de bruit pour qu’elle puisse saisir ce qu’il disait. — Breyguhn ! Je sais que tu es là, dans le couloir ! Arrête de bouder ! Entre ! Brey ! Geis s’approcha de la porte. Sharrow se retourna vers la table ; la tête de Feril ne pouvait plus les voir, mais l’avant-bras qui tenait le Canon s’agitait, se traînait dans un sens, puis se repliait sur lui-même dans l’autre sens comme un serpent embroché, faisant progressivement pivoter le Canon vers Geis et elle. — Brey ! hurla Geis. Il y eut un cliquetis de chaînes de l’autre côté de la porte. Au même instant, une des moitiés du corps de Feril, calée contre la boîte de dérivation dans l’angle près de la porte, se contracta dans un spasme et répandit les restes de l’androïde aux pieds de Geis, qui hurla de terreur juste au moment où une Breyguhn boudeuse ouvrait la porte, pistolet en main. Geis fit volte-face, laissant la chaise de Sharrow retomber sur le côté, et hacha à la vibrolame les fragments tressautants du corps de l’androïde ; il jeta la vibrolame, s’empara de l’épée posée sur la table et attaqua les parties du corps qui bougeaient sur le sol. La main qui tenait le Canon Lent se crispa. L’armoire électrique derrière Geis lança des éclairs et fut secouée par une explosion sourde. Les lumières de la salle, survoltées, flamboyèrent et s’éteignirent. Les globes de l’éclairage de secours émirent de faibles lueurs. Geis taillada la moitié d’androïde qui se tordait sur le sol avec la grande épée, tranchant métal et plastique et fendant les dalles en dessous. Breyguhn poussait des cris aigus. S’aidant de son bras et de sa jambe gauches, Sharrow se propulsa sous la table de pierre, puis essaya de rouler sur elle-même, arrachant le ruban qui la retenait encore à la chaise et cherchant la vibrolame que Geis avait jetée. Elle entendit des coups de feu et encore des cris, puis il y eut une lumière éblouissante, un fracas de tonnerre, et un bruit comme des milliers de fenêtres volant en éclats. Breyguhn s’époumonait. — Arrête ça ! Empêche-le ! criait-elle d’une voix aiguë. — C’est ce que j’essaie de faire ! beugla-t-il. Un choc sourd et massif fit trembler le sol sous Sharrow au moment où elle finissait d’arracher le ruban adhésif et sortait prestement de dessous la table. Elle pataugeait dans l’eau. Elle regarda vers le bas, puis vers le haut. L’eau se déversait dans la salle assombrie par un trou de cinquante centimètres dans un des murs. Geis continuait de hacher menu le corps de Feril ; Breyguhn tenait son pistolet à deux mains et visait la tête de l’androïde ; la main qui tenait le Canon Lent s’agitait et se refermait apparemment au hasard, déplaçant le Canon et tirant toutes les une ou deux secondes. L’une des icônes en feuille de diamant avait été pulvérisée ; un éboulis de tessons étincelants s’étendait entre la porte et les restes de l’armoire électrique, d’où jaillissaient des étincelles. Molgarin-Chrolleser était mort, le corps plié en arrière sur sa chaise, les yeux au plafond, le cou étranglé dans un jeu de maxillaires surdimensionnés comme un piège pour humains ; le sang gouttait là où les dents incurvées lui avaient percé la chair. Sous les yeux de Sharrow, les mâchoires disparurent. L’eau qui coulait à flots de la brèche dans le mur lui arrivait jusqu’aux chevilles. Elle s’empara de la première arme qu’elle vit sur la table de pierre : le PortaCanon. Breyguhn tira à nouveau ; le coup fit tourner la tête de Feril sur le montant du râtelier. Le Canon Lent pivota lui aussi, et le bras qui le tenait vint buter contre l’étui des Principes Universels. Le Canon était braqué droit sur Sharrow ; elle se baissa sous la table, s’accroupit dans l’eau. L’air fut ébranlé par une impulsion sonore titanesque, suivie par un bruit d’éboulement assourdissant. Un nuage de poussière déferla depuis le mur, puis une vague d’eau sale qui poussa Sharrow vers l’autre côté de la table. Elle flottait ; sa tête heurta le dessous de la table. Elle se dégagea tandis que, derrière elle, le grondement s’atténuait. Elle risqua un œil sous le bord inférieur de la table, essayant de voir les jambes de Breyguhn de l’autre côté de la salle inondée, mais l’air obscurci était chargé de poussière. Il y eut un éclair sur le côté et un tableau qui couvrait tout un mur commença à brûler. La salle saturée de poussière avait rétréci. La moitié de son volume, y compris la porte par où Feril et elle étaient entrés et le balcon où ils avaient rencontré Geis était à présent une énorme pile de gravats tombés des couches et des niveaux supérieurs, là où le plafond disparaissait dans l’obscurité ; des étincelles et de l’eau cascadaient depuis les hauteurs. Le tableau en feu éclairait l’espace poussiéreux d’une lumière jaune et vacillante. Elle ne voyait toujours pas Breyguhn ni Geis. Le Canon Lent était dissimulé par le butin empilé au centre de la table. Le râtelier à fusils sur lequel était perchée la tête de Feril avait disparu. Quelque chose dégringola de l’obscurité au-dessus d’elle ; elle plongea de côté dans l’eau qui lui arrivait jusqu’à la taille ; un volumineux fragment de maçonnerie s’écrasa en sifflant sur la table de pierre, qu’il fendit en projetant en l’air tout ce qui reposait sur elle. Une muraille d’eau se précipita sur Sharrow et l’entraîna vers la petite porte sous l’icône en feuille de diamant encore intacte. Une atroce vibration lui traversa les jambes lorsque les vagues clapotèrent et sifflèrent contre l’armoire électrique au bas de laquelle s’était trouvé le corps de Feril. Elle pataugea dans l’eau, glissant sur le banc de débris de diamants, s’arc-bouta pour ouvrir la porte contre la pression de l’eau, puis s’engouffra en titubant dans un couloir ascendant. En chemin, elle vérifia le PortaCanon, trouva qu’il était mal équilibré et jura quand elle découvrit qu’il n’avait pas de chargeur. Elle le fourra dans une poche. Une nouvelle explosion ébranla l’air derrière elle et un énorme poing de fumée noire s’échappa de la salle en pulsant tout le long du plafond au-dessus d’elle. Le couloir montait toujours ; l’eau était moins profonde autour de ses pieds. Des câbles accrochés au plafond se balançaient librement et entravaient sa progression, rebondissant avec fracas sur les murs, les glissières et les coffrets métalliques vibrants. Précédée par la fumée tout au long du couloir enténébré, elle gravit finalement quelques marches encore immergées et se retrouva au sec. Elle se baissa pour passer sous des câbles bourdonnants, traverser une brume de fumée âcre dans une odeur immonde d’isolant brûlé, et une gerbe d’étincelles projetées par l’extrémité sectionnée d’un câble qui se balançait en frottant sur les dalles humides. Elle se redressa une fois les obstacles franchis et vit alors Breyguhn à cinq mètres devant elle, le poignet droit enchaîné au mur, la main droite serrant un pistolet. Elle était blessée à la tête et saignait. La chiche clarté jaunâtre lui donnait une pâleur de cadavre. Breyguhn visa Sharrow avec le pistolet. — Il est parti, Sharrow, dit-elle tristement. Avec sa belle épée, il s’en est allé. Elle haussa les épaules. — Il avait peur que le Canon commette l’irréparable, expliqua-t-elle. Breyguhn eut un sourire sinistre. Elle avança d’un pas vers Sharrow, qui en fit un en arrière puis tressaillit en reculant dans les câbles qui pendaient au plafond du tunnel. Celui à ses pieds crépitait et jetait des étincelles. — Avec sa belle épée, il s’en est allé, chantonna Breyguhn d’une voix enfantine. Elle braqua l’arme sur le visage de Sharrow. La chaîne grinça. Sharrow se baissa lorsque le coup partit ; elle empoigna le câble sous tension et le coinça dans le rail de guidage qui courait sur le mur. Breyguhn poussa un cri aigu et trembla de tout son corps ; son poignet se mit à fumer, son pistolet vida son chargeur dans le mur. Lorsque le pistolet cessa de tirer, Sharrow sépara le câble du rail mural. Breyguhn s’écroula comme un tas de guenilles, retenue au mur par la chaîne qui étreignait son poignet encore fumant. Sharrow s’approcha en titubant dans l’odeur insoutenable de la chair grillée. Elle tourna le visage de Breyguhn vers la lumière et essaya de lui prendre le pouls. Les yeux de celle-ci contemplaient le tunnel, immobiles. Sharrow secoua la tête et laissa retomber le bras de sa demi-sœur. Une nouvelle explosion dans la chambre des trésors la renversa et la poussa dans le tunnel. Elle se mit à courir. Elle vit une autre porte où le rail mural disparaissait ; elle l’ignora et s’élança en boitant dans le tunnel, le souffle court, le sang lui battant aux tempes. Le tunnel débouchait dans un vaste espace éclairé d’en haut – et, devant elle, via une sortie en pente – par la clarté grise du jour. Il y flottait une odeur fétide et pénétrante et le sol en pierre était jonché de paille. Des box surdimensionnés s’alignaient de chaque côté d’une allée, des harnais, des brides et de hautes selles étaient accrochés aux murs. Il n’y avait aucun animal dans les box. La clarté grise de la pente devant elle provenait d’un court tunnel haut de plafond. Elle descendit en boitant sous les dents barbelées de deux énormes herses et sortit dans le crachin froid du jour. Elle se trouvait sur une pente envahie par les herbes qui, partant du pied des hautes murailles de la Demeure marine, conduisait à la plage de sable et de gravier formant la baie. La mer était une ligne gris clair sur fond sombre à l’horizon. Une large rampe de pierre descendait jusqu’aux flaques entourées de sable et aux bancs de gravier découverts par la marée basse. L’eau grise moutonnait au loin, vers le large. Aucune terre n’était visible. Un volumineux animal portant un cavalier unique se frayait un chemin entre les bancs de gravier bossus au-delà d’une étendue de sable où il avait laissé les traces de ses sabots. Lorsque le cavalier regarda derrière lui, le vent souleva sa cape et la lui rabattit sur le côté. Sharrow dévala la pente, dérapant sur les herbes, et pataugea dans la première flaque. Une mince tranche de terre hérissée de dunes de sable était tout juste visible au loin, à côté des sombres murailles de la Demeure marine. Elle courut encore un peu, puis s’arrêta. Qu’est-ce qu’elle était en train de faire ? Le bandamyion se cabra et pivota sur place. Il avança ensuite délicatement sur le banc de gravier jusqu’à ce qu’il retrouve la fermeté relative du sable. Idiote, se dit-elle. Tu as un pistolet non chargé dans la poche. Qu’est-ce que tu peux bien faire avec ? Le lancer sur lui ? Tu aurais dû courir dans l’autre direction, contourner les murs et retrouver l’embouchure de l’égout ; tu aurais pu prendre le monocycle et donner la chasse à ce trouduc perché sur son stupide animal. Geis fit avancer le bandamyion au trot. Il était à une trentaine de mètres d’elle. Il tira sur les rênes. L’animal s’arrêta et secoua sa large tête fauve. Geis se pencha par-dessus la selle et regarda de son côté. — Tu es contente, Sharrow ? lança-t-il. Sa voix était ténue et grêle dans le vent froid et salé. — Tu sais ce que tu as fait ? Elle resta immobile. Que pouvait-elle faire d’autre ? L’eau froide s’infiltrait dans ses chaussures. — Tu le sais ? cria Geis. Elle regarda la Demeure marine. Elle était toujours aussi massive. Si le Canon Lent continuait à faire des ravages quelque part à l’intérieur, au moins n’avait-il pas encore décidé de détruire l’ensemble de l’édifice. Elle se retourna vers Geis et haussa les épaules. — Et j’ai cru un jour que je t’aimais, dit-il en secouant la tête. Il le dit si doucement que c’est à peine si elle l’entendit. Geis tira l’épée incrustée de gemmes de son étui de selle et l’activa ; un feu rose vif illumina soudain ses deux tranchants. — Je vais faire de toi la mère de Dieu, Sharrow, dit Geis en faisant avancer le bandamyion d’un ou deux pas. Elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu. — Girmeyn, dit Geis. Girmeyn, sur le Fantôme de Nachtel. Il sera le nouveau Messie ; une voix nouvelle pour l’ère nouvelle, une ligne tirée sur tout ce que nous avons fait depuis dix mille ans, et un nouvel espoir pour les dix mille ans à venir. « Il m’appartient. C’est moi qui l’ai fait élever. J’ai tenu sa vie, tout ce qu’il était, au creux de ma main. Geis leva la main qui étreignait les rênes. — Je l’ai fait élever, former, instruire. Et tout cela, tu viens de le détruire, là-bas, dit-il en indiquant du menton la Demeure derrière elle. Tout ce à quoi il avait droit en vertu de sa naissance, l’ultime cadeau que je lui faisais. Mais tu l’en as dépossédé. Il se trouve actuellement sur un astéroïde de la Fondation, qui m’appartient. C’est là qu’est Girmeyn, Sharrow, et c’est ton fils. Mon fils ? Le bandamyion avança au petit trot. — Ton fils ! cria Geis. Le tien et celui de ton ami le voleur ! Prélevé après que tu t’es écrasée sur le Fantôme, stocké jusqu’à ce que mes cliniciens trouvent un moyen pour le sauver, il a été cultivé comme un clone, né en réalité il y a seulement dix ans, mais vieilli en cuve et nourri de la sagesse de dix millénaires et d’un ensemble de stimuli optimisés par une IA exclusivement programmée à cet effet ; et tout cela conformément à mon dessein. Il m’appartient donc plus qu’à quiconque. Mais, biologiquement, c’est ton fils, Sharrow. N’aie aucun doute là-dessus. Mon fils. Girmeyn ? Geis se rapprochait lentement ; les lourds sabots du bandamyion pataugeaient dans les flaques. — Mais tu serais capable de détruire ça aussi, n’est-ce pas, Sharrow ? dit Geis sans cesser d’avancer. Tu démolirais ce projet comme tu as démoli tout le reste, hein ? Qui ? Moi ? Elle pouvait maintenant distinguer les facettes dans les yeux sombres du bandamyion, ternes éclats dans la lumière grise. Elle fit un pas en arrière, puis un autre. Elle aurait vraiment dû aller chercher le monocycle. — Je ferais de toi la mère du Messie, la mère de Dieu, et tu cracherais dessus, pas vrai, Sharrow ? Geis éperonna le bandamyion. Le courant grésilla sur les bornes au contact des flancs de l’animal, qui partit au trot en balançant sa tête volumineuse. Sharrow recula. L’épée bourdonnait dans la main de Geis ; les gouttes de pluie qui heurtaient les tranchants frangés de rose crachotaient et sifflaient en produisant de petites volutes de vapeur. L’haleine du bandamyion montait en fumant de ses naseaux et répandait dans l’air froid sa chaleur interne. Geis éleva un peu la voix. — Nous sommes aux avant-postes de l’avenir ! Tu ne t’en rends pas compte ? Tu ne le sens pas ? dit-il en reniflant ostensiblement la brise. Nous sommes juste avant le point de non-retour précédant l’avènement d’un monde meilleur, d’un monde neuf et vierge, et tout ce que j’ai fait, c’était pour m’y préparer et faciliter sa naissance. Mais tu serais capable de saboter ça aussi, hein, Sharrow ? Tu laisserais ta vanité, ton orgueil, ton mesquin besoin personnel de revanche barrer le chemin à un nouvel avenir pour toute l’humanité, pas vrai ? Oui. Oui. J’ai été égoïste ; je n’ai été que ça. Et si cet imbécile avait raison, et qu’un monde nouveau nous attendait ? Toujours la même vieille rengaine : on croit toujours que l’herbe est plus verte ailleurs, juste au coin de la rue, et on est toujours déçu, mais on finira un jour par avoir raison, non ? — Et ça, il n’en est pas question, dit doucement Geis maintenant qu’il était tout près. Il hocha lentement la tête. — Tu n’es pas armée. Je suppose que je devrais t’en être reconnaissant. Je doute que même le fait que tu saches que c’est ton fils et qu’il disparaîtra avec tout le reste suffise pour t’arrêter. Elle considéra l’énorme faciès du bandamyion puis regarda Geis dans les yeux. Eh oui, le virus à cristal qu’il prétendait s’être fait implanter pour cette ultime manifestation de colère préprogrammée… Elle ne savait pas si Geis disait la vérité ou non là-dessus, mais l’idée semblait suffisamment psychotique pour faire partie de son répertoire. Et Girmeyn. Girmeyn qui était maintenant dans un des habitats spatiaux de Geis. Même s’il n’était pas son fils, comment pouvait-elle le tuer ? Facilement. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable gorgé d’eau et la brise nauséabonde soufflait autour d’elle. Tous, et puis tout le reste… facilement. Combien de tyrans avaient commencé par être charmants, enjôleurs, séduisants ? N’empêche qu’à la fin ils étaient tous pareillement détestables. Nous sommes une race portée à créer des monstres, et quand nous en produisons un, nous l’adorons. Quel genre de monde, quelle traduction du Bien pourrait venir de tout ce qui s’est passé ici ? Elle les revit tous mourir : Miz recroquevillé dans la neige, le corps transpercé ; Zefla, pâle et mourante dans la tente minuscule ; Dloan tombant sur la froide colline ; Cenuij lui échappant et dégringolant dans la nuit (et Feril, haché, pulvérisé, anéanti, même si une copie de lui prédatée d’une semaine serait réactivée ultérieurement… et Breyguhn, elle aussi, sacrifiée aux délirants projets de Geis, et puis tous les autres : Keteo et Lebmellin, Tard et Roa, Chrolleser et Bencil Dornay… et les autres, Solipsistes, moines huhsz et soldats anonymes – le Destin seul savait combien d’entre eux étaient morts – tous ceux qui avaient souffert et péri depuis sa rencontre avec Geis sur la plage de verre d’Issier). Quelque chose en elle céda sous la pression de tant de morbides réminiscences et elle pensa à sa mère : elle avait à nouveau cinq ans, debout dans la cabine dévastée du téléphérique, entourée de fumée, de sang et de verre brisé, elle pleurait, poussait des cris aigus, abasourdie et terrifiée, et puis sa mère essaya de se relever, le corps brisé et déchiré, tendit la main – pour la toucher, la réconforter, la caresser, avait-elle cru – et la fit basculer dans la froideur grise du vide. Elle se rappela son rêve, la femme sans visage dans le fauteuil roulant, et la petite gare sous la neige et le train qui était reparti – tchouc-tchouc ! –, lançant verticalement des bouffées de vapeur et de fumée comme autant d’explosions. Des coups de feu. C’était la première chose dont elle se soit vraiment souvenue : ce bruit à écorcher les oreilles lorsque le téléphérique oscilla, les vitres pulvérisées, et que la tête du garde du corps éclata. C’était comme si sa vie avait commencé alors et cette conviction avait persisté. Elle se souvenait vaguement d’une chaleur maternelle, d’une impression de bien-être et de sécurité, mais c’était avant – tout cela était arrivé à quelqu’un d’autre : la personne qu’elle était devenue était née en regardant mourir les gens, en voyant sa mère se faire déchiqueter par une balle à haute vélocité puis allonger le bras pour la pousser vers la porte et le vide, une seconde avant que la grenade explose. Toute ma vie a porté l’empreinte des armes et de la mort. Mais je ne suis pas armée. Je suis désarmée. Moi qui suis le Canon Lent, le dernier et la dernière des huit, je ne suis pas foutue d’être armée, je n’ai que ce pistolet à la con et pas de chargeur dedans. Elle mit la main dans sa poche. Ses doigts se refermèrent sur le PortaCanon, sentirent son insolite légèreté et la large fente dans la crosse où le chargeur aurait dû se trouver. Bien sûr, il pourrait y avoir une balle dans le canon. Une balle dans le canon. Elle n’arrivait pas à se rappeler si elle avait armé le pistolet auparavant. Elle avait retiré le chargeur quand elle avait obligé Molgarin/Chrolleser à prendre le PortaCanon, et elle l’avait remis lorsque Geis était venu à leur rencontre sur le balcon, mais avait-elle armé le pistolet à ce moment-là ? Avait-elle fait monter une cartouche dans la culasse ? Elle n’en savait rien. Même si elle avait armé le PortaCanon, elle ne savait toujours pas si le ou les individus qui avaient ultérieurement retiré le chargeur avaient également extrait la cartouche de la culasse. Et si je pouvais le tuer ? Supposons qu’il y ait une balle dans le canon ? Combien de victimes supplémentaires si Geis ne ment pas ? — Je regrette, Sharrow, dit-il en secouant la tête. Les éperons crépitèrent à nouveau et le bandamyion démarra au trot. « Je regrette » ? Bien sûr qu’il regrettait. Les gens regrettaient toujours. Ils regrettaient d’avoir fait ce qu’ils avaient fait, ils regrettaient de faire ce qu’ils allaient faire ; mais ils le faisaient quand même. Le regret ne les empêchait jamais d’agir, il leur donnait seulement meilleure conscience. Et la ronde des regrets continuait. Par le Destin, j’en ai marre de tout ça. Geis éperonna une fois de plus les flancs de sa monture et l’animal avança sur elle au petit galop. Geis brandit l’épée, l’éleva au-dessus de sa tête. Au diable les regrets et tous tes projets de merde. Merde aux fidèles, aux engagés, aux concernés, aux authentiques croyants ; merde à tous ces gens pleins d’assurance, prêts à mutiler et à tuer quiconque s’oppose à eux ; merde à toutes les causes qui se terminent par l’assassinat et un enfant qui hurle de terreur. Elle se retourna et s’enfuit. Dans sa poche, sa main serra la crosse du pistolet. La cartouche était peut-être encore là. Comment pouvait-elle ne pas prendre ce risque ? Lorsqu’elle entendit claquer les sabots du bandamyion juste derrière elle, elle se jeta sur le côté et mit un genou en terre. Elle sortit le PortaCanon, visa et pressa la détente. Le bandamyion se tournait vers elle. Dans l’impérieuse eccéité de cet instant, elle ne savait pas du tout ce qu’elle avait visé, seulement qu’elle s’était agenouillée et avait pressé la détente. Le pistolet fit feu et tressauta une seule fois dans sa main. Elle plongea en se débarrassant de l’arme, tomba en tournoyant et ferma les yeux lorsqu’elle se recroquevilla sur le sol. Quelque chose la frôla avec un bref sifflement aigu. Elle reçut un coup dans les côtes. La douleur fulgura dans tout son corps et la fit hurler. Elle s’écroula dans une flaque peu profonde. L’eau était froide. Son visage et son corps s’étaient engourdis sur tout un côté. Elle leva la tête et tenta de se redresser sur son séant. La douleur palpitait toujours, lui arrachant des hoquets. Elle s’accroupit et pivota dans la flaque sablonneuse jusqu’à ce qu’elle soit pliée en deux ; la douleur s’atténua. Elle avait au moins une côte cassée. Elle reconnaissait la douleur ; elle s’était déjà cassé des côtes dans son enfance et son adolescence. Elle se redressa prudemment, toute tremblante, et regarda du côté de la Demeure marine. Le bandamyion était agenouillé près de l’entrée des écuries souterraines ; il léchait le sang sur l’un de ses jarrets. Sa selle pendait, à moitié arrachée, en travers de son arrière-train. Sharrow se retourna et aperçut Geis, étendu quelques mètres plus loin dans la direction où l’animal avait chargé. Elle se leva en poussant un cri lorsque la douleur revint. Elle appuya le bras sur sa poitrine, attendit que ses idées s’éclaircissent puis se dirigea vers l’homme en boitant. L’épée gisait près de lui sur le sable. Le métal de sa lame était terne, le flamboiement rose qui avait embrasé ses tranchants était éteint. D’après les traces sur le sable, il semblait que le bandamyion ait fait la culbute. Elle examina sa veste au-dessus de l’endroit endolori. Il n’y avait pas de coupure ; le coup d’épée avait dû la manquer, et elle avait reçu un coup de sabot de bandamyion. Elle avait mal dans tout le flanc, comme si elle avait non pas une, mais plusieurs côtes cassées. Elle supposa qu’elle avait eu de la chance quand même. Elle s’approcha en claudiquant au milieu de taches de sang. Geis était allongé sur le ventre dans une flaque peu profonde, son manteau trempé collé à sa tête et à ses épaules. Elle souleva le manteau : l’eau de la mare se teintait de rouge. La cartouche polyvalente avait emporté la plus grande partie du cou de Geis. Le visage était sous l’eau. Elle empoigna Geis et le retourna. Le sang coulait à flots du trou gros comme le poing qui perforait sa gorge. Sa tête pendait, flasque ; ses yeux étaient mi-clos et un liquide rosâtre gouttait de sa bouche. Elle le tira hors de l’eau et l’allongea sur le dos à côté de la flaque teintée de sang. Il y eut une explosion étouffée dans la Demeure marine. Sharrow se retourna ; le bandamyion sautait sur place et se cabrait près de l’entrée des écuries ; quelque chose brûlait sur son postérieur. Une ultime ruade expédia dans les rochers la selle fumante. Le bandamyion tourna la tête et se mit à lécher l’endroit brûlé. Une autre explosion retentit dans la Demeure, puis une autre, et encore une autre. Elle vit des débris jaillir et retomber au milieu de quelques tours lointaines et la fumée commença de s’élever du vaste édifice en une douzaine d’endroits différents. Sharrow se retourna vers le visage flasque et sans vie de Geis. Une secousse ébranla le sable sous ses pieds. Le bandamyion, qui était sur le point de s’agenouiller, se releva d’un bond et se mit à tourner la tête de tous les côtés en poussant des grognements désespérés. Elle ferma les yeux et attendit les adieux thermonucléaires du Canon Lent lui-même. Il y eut un grondement presque inaudible pendant quelques secondes, une sorte d’infrason qu’elle sentit dans ses os, dans ses liquides vitaux, dans les ventricules du cœur et du cerveau. Puis plus rien. Elle ouvrit les yeux. La Demeure marine était encore là. Quelques rares volutes de fumée sombre s’élevaient de ses toits. Un nuage gris-brun s’échappa par l’entrée des écuries et fut emporté par la brise. Le bandamyion, qui s’était entre-temps agenouillé, était apparemment agacé d’avoir à se lever pour s’éloigner de la fumée. Secouant la tête et reniflant, il s’élança au trot le long de la pente herbeuse sous les hautes murailles de granit. Elle resta assise là un moment sur le sable froid près de l’homme mort, sous le vent fétide et le crachin envahissant. Enfin, elle se leva, ménageant son flanc blessé. Elle se retourna. Le bandamyion était un point fauve encore en mouvement ; il avait déjà contourné la moitié de la Demeure. Quelques minces tortillons de fumée s’élevaient au milieu de la topographie intacte des tours de l’édifice. Au loin, les vagues grises de la marée montante plissaient l’horizon. Elle ne voyait rien d’autre bouger. Elle s’approcha en boitillant de l’épée qui reposait sur le sable. Elle essaya de l’activer, mais ses tranchants aplatis demeurèrent éteints. Elle la laissa retomber sur le sable. Elle leva la tête vers le crachin et la grisaille du soir, scrutant l’immensité du ciel blême comme si elle essayait d’entendre quelque chose. Baissant les yeux, elle resta quelques instants immobile à contempler le sable à ses pieds. Son regard se porta ensuite sur les flaques d’eau puis sur les bancs de gravier et, au-delà, sur les nappes d’algues auréolées d’écume, et enfin jusqu’aux strates grises des graviers et au sol sablonneux, envahi par les herbes, qui se dressait en dunes altières au loin. Elle secoua la tête et claudiqua jusqu’à l’endroit où était tombé le PortaCanon. Elle ramassa l’arme, la tourna et la retourna dans sa main valide, souffla dessus pour en chasser les grains de sable et la rangea dans la poche de sa veste. Puis elle repartit comme elle était venue, vers les murs de granit impassibles de la Demeure marine. Chemin faisant, elle tira un mouchoir de sa poche de poitrine et commença à l’attacher, d’une seule main, pour se couvrir le nez et la bouche ; les invectives qu’elle marmonna pendant cette opération furent emportées au loin par une brise de plus en plus violente. Un peu plus tard, le véhicule monoroue sortit en marche arrière de l’embouchure de l’égout, pirouetta verticalement comme un cheval de parade au salut, dévala le glacis de pierres gluantes à la base des murs de la Demeure, esquiva des tirs mal coordonnés commandés d’une tour proche et s’éloigna dans une puissante accélération sur le sable envahi par la marée montante. FIN