PREMIÈRE PARTIE : LA BOÎTE DE PANDORE 5 6 En achevant ces mots, le père des dieux et des hommes sourit et commanda à l’illustre Vulcain de composer sans délais un corps, en mélangeant de la terre avec l’eau, de lui communiquer la force et la voix humaine, d’en former une vierge douée d’une beauté ravissante et semblable aux déesses immortelles ; il ordonna à Minerve de lui apprendre les travaux des femmes et l’art de façonner un merveilleux tissu, à Vénus à la parure d’or de ré- pandre sur sa tête la grâce enchanteresse, de lui inspirer les violents désirs et les soucis dévorants, à Mercure, messager des dieux et meurtrier d’Argus, de remplir son esprit d’impudence et de perfidie. Tels furent les ordres de Jupiter, et les dieux obéirent à ce roi, fils de Saturne. Aussitôt l’illustre Vulcain, soumis à ses volontés, façonna avec de la terre une image semblable à une chaste vierge ; la déesse aux yeux bleus, Minerve, l’orna d’une ceinture et de riches vêtements ; les divines Grâces et l’auguste Persuasion lui attachèrent des colliers d’or, et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Minerve entoura tout son corps d’une magnifique parure. Enfin le meurtrier d’Argus, docile au maître du tonnerre, lui inspira l’art du mensonge, les discours séduisants et le caractère perfide. Ce héraut des dieux lui donna un nom et l’appela Pandore, parce que chacun des habitants de l’Olympe lui avait fait un présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux. Hésiode, Les Travaux et les Jours, extrait. 7 8 PROLOGUE Pitié pour moi, Dieu, en Ta bonté, en Ta grande tendresse efface mon péché, lave-moi tout entier de mon mal et de ma faute purifie-moi. Car mon péché, moi, je le connais, ma faute est devant moi sans relâche; contre Toi, Toi seul, j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait. Psaume 51:3-6. PALAIS D’AKHETATON – 1335 AVANT JÉSUS-CHRIST. Tu n’as jamais connu la faim, toi, gronda intérieurement Ishmael en voyant passer un serviteur au ventre rebondi et au teint vif. Avec ses compagnons d’infortune, il attendait depuis deux heures un moment propice. Le palais se réveillait tout juste, offrant quelques minutes de diversion pour qui saurait en profiter. Quelques minutes pour passer de la misère au statut de prince. Quelques minutes de risque fou pour remporter la victoire. Ishmael avait été soldat un temps, mais il ne supportait pas les ordres des Égyptiens qui le prenaient de haut. Parce qu’il était juif dans un pays où on détestait son peuple. Ici, tout n’était qu’opulence, dorures, fresques, tentures soyeuses. Le pharaon avait beau n’adorer qu’un seul dieu, il avait le cœur d’un impie et il méprisait tout autant les juifs que ses prédécesseurs. Pour Ishmael, ça ne faisait aucune différence. Le voler lui ou un autre prince. Mais celui-là au moins, ses caisses étaient pleines de l’or qu’il avait volé aux prêtres des autres divinités égyptiennes. Aaron le tapa sur l’épaule pour lui faire signe de bouger. Ombres parmi les ombres, les trois voleurs se glissèrent entre les 9 piliers de marbre jusqu’à la salle des coffres gardée par des géants à la peau d’ébène, des Nubiens au crâne rasé face auxquels les voleurs paraissaient encore plus squelettique. — Tu es sûr qu’elle saura s’y prendre ? chuchota Aaron à Jacob en parlant de leur complice qui devait faire diversion. — T’inquiète. Jacob n’était pas un bavard, mais il avait des relations. Il avait mis au point leur expédition. Ishmael l’aurait suivi en enfer. Ils attendirent, encore… Ishmael mâchait une racine au goût rance pour calmer la faim. Pas question que son estomac le tra-hisse. Soudain, le cri de panique se propagea dans les couloirs. — Au feu ! Au feu ! Les appartements de la reine sont en feu ! Une servante déboula dans le couloir et se précipita vers les gardes. Elle agrippa le premier à sa portée, se pendant presque à son cou, des accents terrifiés dans la voix. — Vous n’entendez rien ! Ma reine est en danger ! — On a ordre de ne pas bouger, rétorqua un des gardes. — Le trésor ne va pas s’envoler ! La porte est bloquée, la reine va mourir ! Si Akhenaton apprend que vous n’avez rien fait pour la sauver, il vous fera exécuter ! Je me ferai un plaisir de lui dire ! nargua-t-elle les sentinelles monolithiques. Cet argument finit par porter. Mais un homme resta tout de même devant la porte. — Celui-là, il est pour moi, jubila Aaron en passant la lame de son poignard sur sa langue. Avec une rapidité stupéfiante, il le lança à travers le couloir et le poignard se planta dans la gorge du garde. Celui-ci s’écroula sans un cri, bouche ouverte. En un bond, Jacob fut sur lui et le tira dans leur cachette. Puis il se planta devant la porte de la salle du trésor, comme pour la défier. Il n’avait pourtant pas fière allure avec son crâne chauve, ses habits en lambeau et ses jambes qui le portaient à peine. Ishmael le regarda affronter le dernier obstacle avant la richesse comme s’il allait vaincre Dieu lui-même. Jéhovah, le dieu de sa tribu qui ne s’était jamais préoccupé de lui donner à manger. Tout ça, c’était des foutaises que son père lui racontait pour qu’il se comporte comme un agneau. Mais bientôt, il allait leur montrer… 10 Avec un feulement de triomphe, Jacob poussa la porte qui venait de lui céder. Aaron et Ishmael furent aussitôt derrière lui et tous trois, ils entrèrent dans le saint des saints. Des flambeaux allumaient mille reflets dans des miroirs précieux, des statues de divinités, des bijoux et des ornements en or. Les trois larrons ne savaient plus où poser leurs yeux. Jacob fut le premier à se ressaisir. Il ordonna d’un ton âpre : — Prenez ce que vous pouvez et fichons le camp d’ici. Ils ne se firent pas prier. Ishmael sortit de sous sa tunique de lin sale un grand sac de toile dans lequel il fourra tout ce qui passait à portée de sa main. Il ouvrit des coffres et des coffres, mais dès son entrée dans la pièce, il avait repéré un reposoir sur lequel trônait une lame à l’éclat étrange, comme la pointe d’une lance, mais aux reflets inconnus. Il espérait que les autres ne l’avaient pas remarquée, surtout Jacob. L’air de rien, il s’en approcha, tandis qu’Aaron se coiffait d’un casque aux plumes rares, rehaussée de pierres précieuses. Jacob, lui, semblait plus intéressé par un monceau de pièces qu’il prenait à pleine poignée pour les glisser dans son sac. D’un geste preste, Ishmael s’empara de la pointe et la glissa dans son pantalon. Mais ce faisant, il heurta une am-phore qui s’écrasa sur le sol avec un bruit terrifiant. Les autres sursautèrent et tournèrent vers lui des regards furieux. — Qu’est-ce que tu fiches ? grésilla la voix d’Aaron. Pour faire diversion, Ishmael attrapa à bras le corps une statuette. — Trop lourde, l’avisa Jacob. On t’attendra pas si tu traînes avec ça. Maintenant, dehors. Ils sortirent de la salle comme des Démons de l’enfer. Jacob percuta un jeune prêtre qui passait par là. Celui-ci s’écroula par terre, l’air ahuri. Son regard se posa sur le garde inerte et il poussa un hurlement. Jacob lui envoya son pied dans la figure, pour le faire taire. Puis il bondit vers la sortie, suivi de ses complices. Il connaissait le palais par cœur pour avoir passé des heures à en nettoyer les sols. Il les guida à travers des couloirs, des jardins, où les membres de la cour les fixaient d’un air stupéfait, dépassés par 11 l’audace de leur tentative. Jacob riait comme un possédé et effrayait les courtisans qui se mettaient sur sa route. Il sautillait et faisait des bonds incroyables qui leur faisaient pousser des cris suraigus. Mais des gardes se pointèrent bientôt à l’angle des cours. Jacob les entraîna alors vers les quartiers des serviteurs et leur fit escalader un mur. Avec leurs sacs lourdement chargés, cela n’eut rien d’évident. Ishmael sentait la pointe de la lance s’enfoncer dans son aine, lui arrachant une grimace. Quand il sauta dans l’avenue qui bordait le palais, il se réceptionna mal et tout le contenu de son sac se répandit sur le sol. — Attendez-moi ! cria-t-il à ses complices qui filaient déjà sans demander leur reste. Ils ne firent même pas mine de se retourner. Jacob avait pourtant été clair. Mais cela le blessa de constater qu’il ne ferait même pas une exception pour lui. Il s’empressa de ramasser son butin. La lame avait glissé dans le sable et il la ramassa en toute hâte, avant de s’élancer à la poursuite des deux autres larrons. Dans sa hâte, il ne remarqua pas, derrière l’un des piliers de l’avenue, qu’un homme l’observait. Vêtu d’une étoffe brune qui le recouvrait entièrement, il avait un bâton à la main et une obole accrochée à sa ceinture. Pourtant, quelque chose dans son allure, dans ses traits dénotait une certaine noblesse. Sa capuche élimée masquait à peine des cheveux d’une blondeur extraordinaire. Aussi silencieux qu’une ombre, il suivit le voleur à travers la ville. Il évita comme lui les patrouilles lancées depuis le palais. Il ralentit quand le larron rejoignit enfin ses compagnons qui se dirigeaient vers la porte nord. Ils se fondirent bien vite parmi les tailleurs de pierre qui quittaient déjà la ville pour la carrière de Tiyi. Le vagabond les perdit un instant des yeux, puis retrouva leur trace quand, une fois suffisamment éloignés de la ville, ils bifurquèrent vers l’ouest et les rivages du Nil. Courir, encore courir dans ce sable traître qui ralentissait leur allure. La soif le rendrait fou. Ishmael n’osait pas regarder devant lui l’immensité du désert qui les narguait. Il aurait voulu pouvoir 12 s’enlever la peau pour avoir moins chaud. La sueur coulait dans ses yeux et brûlait ses paupières irritées. Il passa une langue gonflée sur ses lèvres craquelées et entendit cliqueter l’or dans son sac. Avec ce qu’il avait volé, il se paierait une oasis ! Et des chameaux pour voyager sans se traîner dans le sable, et des femmes pour le distraire pendant le trajet. Des femmes égyptiennes, de préfé- rence, qu’il puisse se venger de ce qu’elles lui avaient fait. Les humiliations, les crachats ! — Un camp nomade, avertit Jacob en pointant du doigt une forme à l’ouest. Ishmael le crut sur parole. Aaron, qui traînait son sac derrière lui, au risque de perdre des objets en route, sortit un autre poignard de sa ceinture. Une nouvelle vigueur leur permit d’atteindre rapidement leur objectif et d’avancer entre les palmiers rachitiques qui annon- çaient les rives du Nil sans se faire remarquer. Mieux, une fois assez près, ils purent se rendre compte qu’il n’y avait là que des femmes et des enfants. Le camp reflétait la pauvreté des nomades. Les tentes usées ne portaient aucune décoration, seules quelques chèvres et une demi-douzaine de chameaux paissaient alentour. Ce furent bien sûr les chameaux qui intéressèrent Ishmael et ses complices. Avec eux, en quelques jours, ils auraient rejoint le Fayoum. Et là-bas, ils pourraient vendre le produit de leur larcin. Jacob et Aaron discutèrent de la marche à suivre. Ishmael les écoutait d’une oreille distraite, son regard balayant les tentes. Il la vit alors, traversant le campement d’un pas assuré et se dirigeant vers une tente située un peu à l’écart (sans doute celle du chef des nomades). Elle ne devait pas avoir seize ans, mais quelle beauté ! Il faillit se faire repérer en se redressant pour continuer à la suivre des yeux. D’un geste autoritaire, Jacob le plaqua au sol. — Pas de blague, l’ami. Ishmael baissa la tête, honteux, mais il ne renoncerait pas à son idée. Cette fille, il la voulait. Elle ferait partie de son tableau de chasse, d’une façon ou d’une autre. 13 Le vagabond sortit de sa cachette et repoussa en arrière la capuche qui masquait sa chevelure. Ses yeux incroyablement bleus se plissèrent, tandis qu’il observait la scène. Sa main se crispa sur son bâton. Et quelque chose dans son attitude semblait refléter une immense colère. Au même instant, un autre homme surgit de derrière un palmier, vêtu somptueusement. Ses cheveux étaient aussi noirs que ses yeux et ses traits arrogants reflétaient une cruauté immense. Un sourire mauvais étira ses lèvres quand des cris retentirent dans le camp nomade. Le prince et le vagabond s’affrontèrent du regard. Puis le prince inclina légèrement la tête et disparut dans une colonne de flammes. Avec un soupir de dé- pit, le vagabond fit de même et s’en fut dans une lumière aveuglante. Fébrile, Ishmael repoussa le panneau de toile qui masquait l’entrée. Il avait vu la fille filer par ici dès qu’ils avaient attaqué le camp. Le rire jubilatoire d’Aaron le rattrapa lorsqu’il franchit le seuil, lui fouettant le sang. L’intérieur de la tente était moins mi-sérable qu’il ne l’aurait cru. Mais où était passée la fille ? Ses yeux fouillèrent la tente et s’arrêtèrent sur un amoncellement de coussins et de couvertures. Un rictus déforma ses traits lorsqu’il remarqua qu’un pied dépassait de ce tas informe. La petite futée ! Elle croyait vraiment le berner aussi facilement ? Sans crier gare, il se pencha et tira brutalement sur la cheville. La jeune fille émergea en hurlant des coussins, échevelée, les yeux agrandis par la peur. Elle se débattit en griffant l’air et en appelant à l’aide dans sa langue. Mais personne ne l’entendrait. Ils étaient tous occupés à sauver leur peau. Il la gifla et elle se cogna la tête contre le sol. À moitié sonnée, elle gémit et tenta de le repousser quand il s’attaqua à ses vêtements. Elle avait une peau incroyablement douce. La lance à son côté le gênait, Ishmael la retira et revint à l’assaut de sa victime. Il pétrit les seins avec dureté, mais elle voulut le mordre. Alors il la frappa de nouveau, l’assommant une bonne fois pour toutes. Cependant, plutôt que de prendre ce qu’il avait obtenu par la force, il resta un long moment, à quatre 14 pattes au-dessus du corps inerte, à contempler le visage de sa victime. Il n’avait jamais vu quelque chose d’aussi beau. Il se pencha et l’embrassa sans qu’elle lui rende ses baisers. Alors, frustré, il la viola. Lorsqu’il en eut terminé, Ishmael se redressa et remonta son pantalon. La jeune fille gémit et ouvrit les yeux, tandis qu’il ajus-tait sa défroque. Leurs regards se croisèrent. Elle avait des yeux incroyables. Pas tant par leur couleur, il avait déjà vu des beautés aux yeux clairs dans les bordels qu’il avait fréquentés. Mais ce qu’il y lut le fit frissonner de la tête aux pieds. Elle le dévisageait comme s’il n’était qu’un insecte répugnant. C’était elle qui aurait dû se sentir humiliée, avec ce sang sur ses cuisses écartées, sa poitrine offerte et ses lèvres rougies. Il se pencha vers la lance pour la récupérer, mais la jeune fille fut plus rapide. Avec l’énergie du désespoir, elle fendit l’air de la lame. Ishmael avait toutefois l’habitude de se battre. Pas elle. Quand elle perdit l’équilibre dans une nouvelle attaque, il la ré- ceptionna et tenta de lui prendre la lance. Il adorait sentir son jeune corps se débattre contre le sien. Cela éveilla de nouveau le désir en lui. Mais elle tenait bon. Il n’arrivait ni à la faire reculer, ni à s’écarter d’elle. La lance commençait à s’enfoncer dans ses côtes. Il attrapa le poignet de la fille et, saisi d’une rage folle, il parvint à retourner l’arme contre elle. Elle écarquilla les yeux lorsque la lame s’enfonça dans sa poitrine. Dans un ultime effort, elle leva la main vers son visage, attrapa une mèche de ses cheveux, avant de s’écrouler. Les doigts rouges de sang, la lance toujours dans la main, Ishmael regarda le corps étendu à ses pieds. D’un geste nerveux, il s’essuya le visage, étalant du sang sur son front et ses joues. Il voulut se baisser pour retourner le corps quand Aaron entra dans la tente. — Qu’est-ce que tu fous, Ishmael ? Clignant des yeux, Ishmael fixa son ami, puis le corps. 15 — Elle est morte. D’un geste négligeant, son collègue poussa le corps du pied. — Qu’est-ce que ça peut faire ? Viens. On doit se tirer. Un gamin a pu s’enfuir sur un chameau. Il va sans doute avertir les hommes. S’ils ne sont pas loin, on est cuit. Il tira Ishmael par le bras. Viens, tu ne peux plus rien faire pour elle. Ishmael sentit un froid terrible envahir sa poitrine. La rage et le désir laissèrent place à une peur panique. — Je l’ai tuée… Je voulais pas… — Viens ! insista son complice, mais il lui résista. — Je reste. — T’es malade ! Je te laisserai pas crever pour cette pute ! Ishmael fixa Aaron comme s’il le voyait pour la première fois. — Qu’as-tu dit ? lui demanda-t-il d’une voix blanche, tout en resserrant son étreinte sur la lame qu’il tenait toujours. — C’est une pute, Ishmael. Si elle avait été moins stupide, elle t’aurait remercié et tu ne l’aurais pas tu... Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Son acolyte venait de lui enfoncer la lame dans le cœur. Le regardant s’effondrer, il murmura : — C’était pas une pute. 16 CHAPITRE 1 Or, près des cieux, au bord du gouffre où rien ne change, Une plume échappée à l’aile de l’archange Était restée, et pure et blanche, frissonnait. L’ange au front de qui l’aube éblouissante naît, La vit, la prit, et dit, l’œil, sur le ciel sublime : – Seigneur, faut-il qu’elle aille, elle aussi, dans l’abîme ? – Il leva la main, Lui par la vie absorbé, Et dit : – Ne jetez pas ce qui n’est pas tombé. Victor Hugo, La Fin de Satan, Hors de la Terre I, extrait. TRINITY – DE NOS JOURS. Les rumeurs familières du commissariat flottent jusqu’à son oreille distraite. Des échos de conversation, le ronronnement des machines, le crissement des pas, le grincement des chaises et des bureaux, des cliquetis divers, des sonneries, des portes qui gémissent, des bâillements, des soupirs, des grognements. Après avoir bu quelques gorgées du mauvais café distribué par la vieille machine du service, Lynn jette un bref coup d’œil par-dessus le moniteur et croise le regard d’un prévenu enchaîné. Ce dernier lui adresse un sourire libidineux laissant entrevoir les rangées imparfaites de ses dents jaunies. Juste à côté de lui, une prostituée en cuir rouge coiffée d’une perruque de cheveux purpurins, répond aux questions d’un sergent aux paupières alourdies par le manque de sommeil. Lynn peut sentir son parfum capiteux lui narguer les narines. Il se mêle aux effluves diverses et variées de transpiration, de poussière, de reliquats de déjeuner et de café froid. Le regard de Lynn quitte le proxénète pour voleter d’un bout à l’autre du vaste hall aux murs mats. La lumière des néons lui pique les yeux. Voilà longtemps qu’elle est clouée ici. Le capitaine l’a privée de terrain pour rattraper de la « paperasserie en retard. » C’est 17 surtout un mauvais prétexte. Aucune affaire ne lui a été attribuée depuis une semaine. Le pire n’est peut-être pas de rester au commissariat, mais d’y supporter les regards condescendants de ses collègues et les conversations qui s’arrêtent dès qu’elle approche. Seul Jason Matthew se comporte avec elle à peu près normalement. Ils se connaissent de longue date. Ils ont été coéquipiers quelque mois, avant l’arrivée de Camille. Il sait à quoi s’en tenir avec elle et surtout qu’elle ne supporte pas la pitié. Elle réprime une moue de dépit. Parfois, tout ce cirque l’agace tellement qu’elle résiste mal à l’envie de sortir son arme et de tirer en l’air. Au lieu de ça, elle continue de bouillir intérieurement. Pour calmer ses nerfs à vif, elle a décidé de faire une petite enquête. Un signal sonore avertit le lieutenant Bellange que sa recherche est terminée. Elle baisse les yeux sur le moniteur et cille. — C’est quoi cette histoire ? maugrée-t-elle. — Un problème, Lynn ? Jason Matthew, géant d’ébène d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants, s’approche de son bureau et elle lui désigne la photo. — Il y a une erreur dans le fichier des identités. La photo ne correspond pas au visage du père Scudéry que je connais. — Laisse-moi regarder ça. Il s’installe à sa place et relance le programme. Au bout d’une minute, il aboutit au même résultat que sa collègue. — Ça ne peut pas être lui ! Cet homme a plus de soixante ans. Celui que je connais ne doit même pas avoir la quarantaine. — Il y a peut-être deux pères Scudéry, hasarde son collègue. Je peux essayer de te vérifier ça. — OK. Pendant ce temps, je vais aller voir celui-là. Elle note son adresse. Et compte sur moi pour tirer tout ça au clair. APPARTEMENT DE LYNN BELLANGE – 10 JOURS PLUS TÔT. — Camille, si tu ne te dépêches pas un peu, on va être en retard ! s’exclama Lynn qui finissait de boire son café. — Je ne trouve pas ma brosse à dents ! 18 — Dans l’armoire à pharmacie. On entendit un grand bruit. Lynn se précipita vers la porte de la salle de bains et frappa, inquiète. — Ça va, Cam ? Il y eut une explosion de jurons. — Tu sais, cette histoire de chez toi ou chez moi commence à me taper sur les nerfs, lui parvint la voix étouffée de Camille. — On n’a pas le choix, rétorqua Lynn. Ces crétins du bureau ne comprendraient pas. Un rire cristallin lui répondit et une jeune femme aux boucles rousses sortit, vêtue d’une serviette. — Qu’est-ce que tu peux ronchonner ce matin, lui dit-elle, tandis que ses yeux noisette pétillaient d’amusement. — Ça ne me fait pas rire. Pourquoi tu crois qu’on a reçu un avertissement la semaine dernière et pas Orwell et Burrows ? On a aussi écopé de cette patrouille du côté de Crystal Church... Le sourire de Camille s’effaça. Inquiète, Lynn s’approcha de sa colo-cataire et lui prit le bras avec douceur. Ça va pas ? demanda-t-elle avec inquiétude. — Cette église, je la vois dans mes rêves depuis un mois, murmura Camille d’une voix de petite fille prise en faute. — Tes rêves ? répéta Lynn. Sa compagne hocha la tête et ses ravissantes boucles de feu glissèrent sur sa joue. D’un geste tendre, Lynn en caressa la peau de pêche avant d’y déposer un baiser. Mais cela ne suffit pas à calmer Camille. — Tu te souviens de ce que je t’ai raconté sur la mort de mon frère, lui confia cette dernière. Durant des nuits, j’ai rêvé qu’il se pendait et… j’ai su qu’il lui était arrivé quelque chose le matin même du jour où on a appris son accident d’escalade. — Les gens ressentent parfois ce genre de choses, nota Lynn, tandis qu’elle coiffait ses cheveux noirs en un chignon austère qui faisait ressortir l’ovale de son visage. Camille secoua la tête. — Non, c’était différent et ça s’est reproduit plusieurs fois. Je sens ce genre de choses. 19 — Écoute, si tu ne veux pas faire cette patrouille, finit par cé- der Lynn, je peux demander à Matthew de m’accompagner. Camille secoua la tête. — Tu plaisantes ! Je dois être là. Si ce rêve te concerne, il faut que je puisse t’aider, ajouta-t-elle en se jetant dans les bras de son amie. Pas question que je te perde, toi aussi. Lynn caressa les cheveux de sa compagne avec douceur et respira le parfum de cannelle qui se dégageait d’elle. Comme à chaque fois, elle s’étonnait de sa chance. Jamais elle n’aurait cru pouvoir aimer quelqu’un aussi fort et surtout qu’une personne comme Camille puisse s’intéresser à elle. Elle s’écarta, prit le visage de son amie entre ses mains. — OK, on fera comme tu voudras, promit-elle à Camille, avant de déposer un baiser sur ses lèvres. Maintenant, va t’habiller. Je vais appeler le commissaire et lui dire qu’on va se rendre directement à Crystal Church. RETOUR AU PRÉSENT. Camille. Les yeux de Lynn se ferment, tandis que la douleur la submerge de nouveau. Pourquoi ? Les sanglots montent par vague. Mais un brusque coup de klaxon la fait revenir à la réalité et elle jette un regard assassin à l’automobiliste impatient qui vient ainsi de la sermonner. Le feu étant passé au vert, elle accélère furieusement et traverse le carrefour comme une furie. Elle doit traverser la moitié de la ville pour se rendre à l’église Saint-Sulpice. La bâtisse semble très ancienne. Le clocher massif, d’un seul tenant, est surmonté d’un chapiteau renforcé par des poutres entrecroisées. Quelques tuiles ont été remplacées sur le toit légèrement gondolé. Les murs, patinés par le temps, troués par de hauts vitraux en forme d’ogives trifoliées, ont pris une couleur safranée. C’est la première fois qu’elle voit quelque chose d’aussi ancien à Trinity. Entre deux rangées de peupliers, un chemin de cailloux blancs traverse une pelouse parsemée de pâ- 20 querettes, jusqu’au parvis de pavés gris. La jeune femme s’arrête pour admirer le tympan : un Christ en majesté au milieu d’une forêt d’Anges et de Démons pose sur elle un regard étrange et mystérieux. Lynn frissonne. L’expression de ce Jésus est sévère, bien qu’un sourire s’esquisse sur sa bouche de pierre. La jeune femme fouille dans ses souvenirs de l’orphelinat pour reconnaître les créatures ornant le trumeau : elles symbolisent les quatre évangélistes. De l’index, elle caresse le lion de saint Marc. Puis elle adresse un clin d’œil à l’archange Gabriel déployant ses ailes sur l’ébrasement de droite, tandis que Michel, debout derrière sa longue épée, défend l’église contre le Malin. En poussant la porte qui glisse silencieusement sur ses gonds, Lynn est happée par un souffle frais et parfumé d’encens. Le dé- cor intérieur est plutôt austère, mais la jeune femme apprécie cette simplicité. L’impression d’espace la surprend : des chaises tapissées de feutrine rouge délavée s’alignent entre de solides piliers sculptés, sur lesquels fleurissent les reflets rouges et bleus des vitraux. Les pieds de la jeune femme foulent un dallage usé et inégal. Elle fait un écart pour éviter de marcher sur une plaque signalant le repos éternel d’un homme dont le nom commence à s’effacer. Elle grimace, mal à l’aise. Quand ses yeux quittent la plaque, ils rencontrent le regard intrigué d’un prêtre d’une quarantaine d’années qu’elle n’a pas entendu arriver. Elle cherche sa plaque, tout en exposant le motif de sa venue, tandis qu’il la fixe de ses yeux myopes derrière des carreaux de lunettes circulaires. — Lieutenant Lynn Bellange. Police de Trinité. Un certain père Scudéry officie-t-il ici ? — Non. — Vous en êtes sûr, père...? — Père Heiden. L’homme paraît réfléchir. Ce nom me dit cependant quelque chose, ajoute-t-il au bout d’un moment. — Ah oui ? — Oui, c’est celui d’un poète du XVIIème siècle. — Ce n’est pas mon homme, dit Lynn avec un sourire pincé. 21 — Je m’en doute, lui répond le prêtre, amusé. Elle lui présente son PDA sur lequel s’affiche la photo de l’homme qu’elle recherche. — Vous le connaissez ? l’interroge-t-elle encore. Elle perçoit l’imperceptible tension de son interlocuteur qui se penche vers le PDA, avant de hocher la tête : — C’est mon prédécesseur. Il est mort voici sept ans. — De mieux en mieux, se renfrogne la jeune femme. — On vous aura fait une mauvaise farce. — Comment s’appelait le défunt ? Au lieu de répondre à sa question, le père Heiden regarde par-dessus son épaule, forçant Lynn à se retourner. Une femme vient d’entrer et se dirige vers le confessionnal. — Je suis désolé, lieutenant Bellange, je dois vous laisser. Avant qu’elle puisse dire quoi que ce soit, le prêtre l’a plantée là. Étrange, il a l’air très pressé d’entendre cette confession. La jeune femme s’installe dans sa voiture quand son PDA vibre. Un message s’inscrit : son chef la somme de rentrer au bercail. Qu’il aille au diable ! Elle en a plus qu’assez de l’avoir à ses basques. Alors qu’elle s’apprête à lui répondre, le PDA s’active de nouveau. Matthew cherche à la joindre. — Oui ? demande-t-elle avec impatience. — J’ai quelque chose pour toi. Ça devrait t’intéresser. Elle attend la réception du fichier. À mesure que la photo s’affiche sur son écran, son excitation grandit. — C’est le vieux Scudéry ! jubile-t-elle. — Son vrai nom est Casperri. Il est décédé voici sept ans. La jeune femme peste bruyamment. La piste s’arrête dès le départ. Il y a mieux, reprend son collègue. Tu vas adorer ça. L’image laisse apparaître une seconde personne. — Tiens donc, siffle-t-elle entre ses dents, avec un regard pour la vieille église. Le père Heiden tient amicalement Casperri par l’épaule. Les deux hommes sourient à l’objectif. — Regarde attentivement en haut à gauche de la photo. Dans l’ombre de la porte principale. 22 Lynn zoome. Un troisième visage apparaît, caché dans l’ombre. — Oui ! s’exclame-t-elle. Je te tiens ! Elle manque sortir de la voiture pour demander des comptes au père Heiden, mais se réfrène. Agresser un prêtre à Trinity n’est pas très bien vu. Autant jouer de son arme favorite : la patience. — On n’en a pas fini tous les deux, mon père, lance-t-elle vers l’église. Je serai là dans dix minutes, Matthew. Encore merci, dit-elle avant de démarrer. QUARTIER DE CRYSTAL CHURCH – 10 JOURS PLUT TÔT. Camille leva les yeux vers le vieux clocher en frissonnant. Lynn, qui se tenait près d’elle, vérifiait quelque chose sur son PDA. Un gang sévissait dans les environs et on soupçonnait ses membres d’avoir fait de Crystal Church leur QG. L’église désaf-fectée devait son nom à son architecture moderne assemblée en grande partie de panneaux de verre. Toutefois, si l’édifice avait dû être magnifique du temps de sa gloire, à ce jour, presque tous ses panneaux étaient brisés ou envahis par du mauvais lierre. — Il faudrait interroger quelques voisins, suggéra Camille. Lynn devina que c’était un prétexte pour ne pas rentrer tout de suite dans l’édifice. Elle secoua la tête : — Désolée, princesse, mais on doit y aller et faire notre rapport. Le prévôt fait pression sur le patron pour que l’église soit nettoyée. Ça doit cacher un projet de réhabilitation. — Comme si Trinity n’avait pas assez d’églises, renifla sa coé- quipière avec colère. Elle sortit son arme et s’avança vers le porche. Lynn la suivit en couverture. La petite porte du grand vantail était pourrie et s’écroula lorsque Camille la poussa un peu fort. Une volée de pigeons s’éparpilla tandis qu’elles avançaient après avoir sorti leur lampe de poche. Il régnait dans l’église une obscurité surprenante. — C’est sinistre, commenta Lynn. Regarde ces toiles d’araignées ! Les squatteurs ne sont pas des fous du ménage. 23 Elle n’avait pourtant fait que chuchoter, mais elle sursauta en entendant le son de sa voix se réverbérer avec force. D’un geste, Camille lui intima le silence. Un son insistant montait du chœur, comme une mélopée. Elles braquèrent leurs armes vers les galeries en entendant des bruits de pas. — Je vais voir, dit Lynn qui s’approcha avec prudence. Sa coéquipière la couvrait, prête à intervenir. À l’ombre d’un pilier, un homme les observait. Blond, jeune, avec un serpent tatoué sur la joue. Il fixait les deux femmes avec insistance. Camille se figea soudain, comme si elle sentait sa pré- sence, et se tourna lentement dans sa direction. L’homme prit peur et recula un peu trop vite, glissant sur une planche de bois qui traînait sur le sol. Il bondit alors vers l’oratoire. — Police, restez où vous êtes ! intima Camille. Mais le malfrat escaladait déjà l’oratoire, accédant ainsi à la galerie. Lynn n’eut pas le temps de crier à sa partenaire de l’attendre, celle-ci s’élançait déjà à la poursuite du malfrat suspect. Holà ! tigresse, songea la jeune femme avec amusement, te voilà déjà toutes griffes dehors. Les méchants n’ont qu’à bien se tenir. — Gasquez ! la héla-t-elle en escalader à son tour l’oratoire, j’appelle des renforts, ne bouge pas ! (Mais Camille ne l’écouta pas.) Elle est folle ! s’exclama Lynn qui pianota le code d’urgence sur son PDA. Puis elle emprunta le même chemin que sa collègue et remonta la galerie à toute allure. Mais qu’est-ce qui lui prend ? L’inquiétude commençait à la gagner. Elle n’entendait plus rien et n’y voyait guère plus. C’est pas le moment de jouer les hé- roïnes, avertit-elle mentalement son amie. L’excès de zèle pouvait conduire à la catastrophe. À tous les coups, elle veut me protéger de son mauvais rêve. Dès que je la rattrape, je lui mets une fessée. Cette idée la fit sourire, mais son visage blêmit, lorsqu’elle heurta des bougies sur le sol. Elle éclaira un pentacle tracé avec du sang. Le mur aussi en était recouvert. Elle bondit vers une porte en entendant des voix et en reconnaissant celle de Camille. — Police ! Ne bougez plus ! cria cette dernière. 24 Lynn déboula sur une fausse terrasse à moitié écroulée. Elle n’eut que quelques secondes pour appréhender la scène : quatre individus plutôt jeunes se tenaient sur sa gauche, Camille sur sa droite, les tenait en joue. Mais elle était à découvert, tandis que les suspects pouvaient se cacher derrière un tas de barriques, ce qu’ils firent en remarquant Lynn. Celle-ci cria un avertissement à son amie en voyant surgir un cinquième homme par une porte située derrière Camille. Tout se passa alors au ralenti. Pour commencer, Lynn trouva que l’homme en question portait une tenue bizarre : une cape rouge avec une grande capuche qui l’empêchait de voir son visage. Ensuite, il braqua une sorte de canne en direction de Camille. L’objet paraissait à première vue inoffensif, si ce n’était à son extrémité la tête de Démon ricanant tenant dans sa bouche une pierre rouge qui se mit à scintiller. Camille s’écroula dans la seconde. — Camille ! hurla Lynn. Elle fit feu sur l’encapuchonné qui se volatilisa. Ses complices aussi avaient déguerpi. Lynn dérapa dans la poussière jusqu’à son amie. Cette dernière, étendue sur le sol, se tenait la poitrine. Elle avait la bouche grande ouverte et essayait de respirer. — Laisse-moi t’aider, Cam. Laisse-moi voir où ce salaud t’a blessée, supplia Lynn, des larmes dans la voix. Camille ! cria-t-elle en voyant sa coéquipière tourner de l’œil. Camille ! réponds-moi ! QUARTIER DE SAINT-SULPICE – PRÉSENT. — Qu’est-ce qui t’es arrivée en cours tout à l’heure ? T’es devenue toute pâle et on t’a vu sortir comme une furie. Agnès baisse les yeux, se souvenant avec malaise de l’incident. — Je ne me sentais pas bien. Je n’ai pas pu déjeuner ce matin. J’avais mal au ventre et la tête qui tournait. — Si t’es malade, reste chez toi. Tu vas nous filer ta gastro. — C’est rien, rétorque l’adolescente aux boucles châtain. Je ne pense pas que ce soit une gastro. Ça me prend que le matin. 25 — Ma sœur elle a déjà eu ça. Mais c’était quand elle est tombée enceinte, ricane sa meilleure amie. Agnès sursaute comme si la foudre venait de la frapper. Sophie prend ça à la rigolade, mais elle se sent tout à coup au bord de la panique. Enceinte ? ENCEINTE ? Mes parents vont me tuer, songe-t-elle aussitôt. Mais comment… ? Quand ? Elle fronce les sourcils, tout en suivant son amie qui pianote sur son PDA avec frénésie : elle discuter avec Phil, un étudiant bien trop vieux pour elle, qu’elle a rencontré à une fiesta. C’est peut-être ça ! La fête du lycée, deux mois plus tôt, qui devait être LA soirée de sa vie et dont elle se souvient à peine, à son grand désarroi. Le matin au réveil, elle s’est sentie vaseuse et fourbue, comme si elle avait couru un marathon. Elle a cru à une grippe et ne s’en est pas inquiétée davantage, même si les marques qu’elle avait aux poignets l’ont intriguée pendant les quelques jours où elle les avait cachés sous un pull informe. Enceinte ! Non, ça doit être autre chose, une gastro, par exemple. Dès qu’il en traîne une dans le coin, elle est pour elle. Sauf qu’elle n’a jamais eu autant d’appétit. Mes parents vont me tuer, se ré- volte-t-elle encore contre le destin. Comment je vais leur annoncer ça ? Qu’est-ce qu’ils vont dire ? Elle lève les yeux au moment où elles passent devant l’église Saint-Sulpice. Elle aime bien cet endroit, il respire la paix et quand Sophie ne l’accompagne pas, il lui arrive d’en faire le tour en marchant très lentement sur la pelouse bien verte. Elle n’est pas particulièrement croyante, mais il lui vient l’idée saugrenue d’aller se confesser. Déballer tout ça à un adulte avant d’affronter ses parents. Si elle le fait au lycée, le proviseur risque de le signaler aussitôt à sa famille. Et puis tout l’établissement, d’une façon ou d’une autre, le saurait. — Pourquoi tu traines des pieds comme ça, aujourd’hui ? la ramène à la réalité la voix furibonde de Sophie. Elle lui agite son PDA sous le nez. Phil m’attend à la cafétéria. Il s’impatiente — C’est pas grave, vas-y, répond la jeune fille d’une petite voix. Son amie la considère d’un air suspicieux. — T’es sûre que ça va ? — Mais oui, t’inquiète. File, moi je passe à la bibliothèque. 26 Ce seul mot suffit à faire décamper son amie. Elle déteste ce genre d’endroit où Agnès, elle, peut passer des heures. Elle aime surtout les atlas et les livres sur les mythologies. Un jour, elle deviendra géographe ou archéologue. Elle se presse le ventre. Mais si je suis enceinte, tout ça ne se réalisera jamais. De nouveau, elle regarde vers l’église. Un homme sort et la regarda d’un air surpris, quand elle recule brusquement. — Ce n’est tout de même pas moi qui t’effraie, lui lance-t-il avec un sourire rassurant. Elle secoue la tête. — Je… suis en retard, balbutie-t-elle avec embarras. — La maison du Seigneur est toujours ouverte. Si tu as besoin de quoi que ce soit... — Merci beaucoup, mais j’ai trop de choses à faire ! le coupe-t-elle avant de filer en se traitant de lâche. Comment tu vas faire, maintenant ? Le Père Eugen Heiden suit la jeune fille des yeux, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue. Il tourne ensuite discrètement la tête et remarque aussitôt la voiture grise garée à la même place depuis le début de l’après-midi. La flic ne renoncera pas si facilement. Ça fait deux jours qu’elle attend là. Il soupire, puis retourne à l’intérieur. Il traverse la nef d’un pas pressé, passe dans la sacristie et tourne la croix en bois fixé au mur pour dévoiler un passage secret ouvrant sur un escalier sombre. Il descend les marches sans la moindre hésitation et arrive dans une petite pièce secrète. Là, son regard se pose sur le dos d’un homme assis dans un fauteuil gris, plongé dans un vieux livre dont il tourne délicatement les pages jaunies. Eugen hésite sur le seuil, se demandant comment aborder son ami. Cela faisait un moment qu’il se doutait de ce qui allait arriver. Depuis sept ans qu’il connaît Ishmael, jamais il ne l’a vu prendre un tel risque. Prudence est son deuxième prénom... sauf lorsqu’il s’agit de Lynn Bellange. Eugen se rappelle de son effarement en apprenant l’existence d’Ishmael. On lui avait annoncé qu’il devait se rendre à Trinity 27 pour assister le père Casperri, sans lui préciser au départ de quoi il s’agissait. Le soir de son arrivée, le père Heiden, à peine descendu de son taxi, avait assisté à une lutte féroce entre le pensionnaire de Saint-Sulpice et une créature dont il apprit plus tard qu’il s’agissait d’un Démon. Ça s’était passé dans une ruelle qui joux-tait l’église. Autant dire que pour une intronisation, il avait eu droit à un véritable baptême du feu. Il avait vu Ishmael réduire son adversaire en poussière et quand il en avait parlé à Casperri, celui-ci s’était contenté de sourire. — Estimez-vous heureux d’être là pour me le raconter, lui avait-il dit ensuite, avant de lui confier une mystérieuse clef, celle qui ouvrait le passager secret de la sacristie menant jusqu’à ce repaire. Eugen venait d’entrer dans une longue lignée de go’elîm, bien que le terme ne soit pas vraiment approprié ici. On ne protège pas Ishmael. On se contente de limiter les dégâts. Mais dans le cas présent, cela risque d’être difficile. Le prêtre soupire une nouvelle fois, se préparant à des temps difficiles. Et dire qu’il commence tout juste à se faire à la situation. — Elle est revenue, annonce-t-il. C’est la troisième fois. (Il a parlé d’une traite, sans qu’Ishmael réagisse.) Elle est coriace. — Coriace, curieuse, courageuse, charmante, résonne la voix de son ami qui se tourne enfin vers lui. Elle l’a toujours été. Ishmael referme son livre et le pose délicatement sur la table basse devant lui, déjà bien chargée en manuels divers. — Tu n’as pas quelque chose à ajouter ? — Je t’avais prévenu. (Ishmael prend un air amusé.) Pourquoi es-tu intervenu ? Tu m’avais dit que tu devais rester à l’écart. — Cas de force majeure. Ahriman a fait tuer son amie. — Tu en es certain ou tu veux t’en persuader ? rétorque Eugen qui recule devant la brusque colère d’Ishmael. — Ahriman est mon ennemi et je le connais mieux que personne. C’était tout à fait sa façon d’agir : il a envoyé un séide pour faire la sale besogne et effacer ensuite toutes traces du forfait pour que, si vous tentez de raconter toute l’histoire, on vous prenne pour un fou. 28 — Tu n’es pas fou, murmure le prêtre d’une voix douce. J’ai pu contempler son œuvre, ajoute-t-il en baissant les yeux. Un vent de malaise souffle un instant dans la pièce. — J’aurais voulu t’épargner un tel spectacle, jure Ishmael, comme je voudrais tenir Lynn loin de cette horreur. J’ai tout fait pour ça. Mais elle est toujours en danger. Par ma faute. C’est insupportable. — Ahriman te connaît trop bien (mieux que moi, pense Eugen). Il te ramène toujours sur son terrain de chasse. — Sauf que j’ai désormais les moyens de le chasser à mon tour, gronde son ami en reprenant le livre qu’il lisait. — Qu’est-ce que c’est ? — Une pièce manquant à mon puzzle. J’ai une quête, ce soir. — Avec la flic qui planque devant l’église ? s’exclame le prêtre. — Elle est là ? — Et comment ! Sa voiture est garée devant. Si elle te voit sortir, c’en est fini de ta couverture. (Ishmael se contente de rassembler quelques bouquins.) Est-ce que tu m’écoutes ? Eugen l’attrape par le bras. Dès qu’elle te mettra le grappin dessus, elle te bombardera de questions. Je ne pense pas qu’elle ait apprécié la plaisanterie du poète. Elle doit avoir la rancune tenace et ne te lâchera plus d’un pas. Que feras-tu, alors ? — Je lui dirai la vérité. — Quoi ? manque de s’étrangler Eugen. — C’est peut-être la solution. — Tu ne peux pas faire ça ! Tu y laisserais tes ailes. — Dieu n’est peut-être... qu’une illusion d’optique. — C’est à moi que tu dis ça, réagit Eugen. — J’en ai assez de me battre tout seul, sans savoir exactement dans quelle direction je vais ! s’emporte son ami. Ça fait trop longtemps que je n’ai pas eu de signes. On m’a peut-être oublié. — Je n’y compterais pas, surtout après tes derniers exploits. — Je tourne et retourne ça dans ma tête depuis... — Depuis que tu as revu Lynn, complète Eugen. 29 — Et j’en arrive toujours à la même conclusion, poursuit Ishmael en ignorant son interruption. Elle devient plus forte. — Ça veut dire quoi ? — Elle a décidé de faire face. Ça fait trois fois qu’elle adopte une incarnation agressive. Je connais son âme. Pas de doute. Elle se rebiffe. — Ce serait tout à fait dans le personnage, admet Eugen. — Elle pourrait prendre l’initiative d’affronter Ahriman. — Elle va se faire tuer, relève Heiden. — Pas si je suis avec elle. Ensemble, nous avons une chance ! — De perdre votre âme ! objecte son ami. — Un autre veille sur elle, sinon Ahriman l’aurait déjà eue. — Et après tout, une mort de plus ou de moins. De nouveau la colère dans les yeux d’Ishmael. Eugen déglutit. — Tu n’as pas le droit de faire ça. — Et que dois-je faire, alors ? rugit son ami. Me terrer dans cette crypte en attendant qu’on vienne m’en déloger ? Il tend vers lui ses paumes ouvertes. — J’ai les moyens de mettre un terme à cette folie ! — Pas en te servant d’elle. Tu dois combattre tout seul et tu le sais. Depuis tout à l’heure, tu te cherches des excuses, mais la vérité est là. Face à ces monstres, tu es seul, Ishmael. Parce qu’on t’a désigné pour une mission. Tu t’en es déjà trop souvent éloigné à cause de Lynn. — C’est le prêtre qui parle, ou l’ami ? — Les deux. Leurs regards s’affrontent pendant un long silence. Ishmael détourne la tête le premier. — Tu dois te ressaisir. Le ton du père Heiden résonne durement. Admets que l’avoir revue était une erreur et oublie-la. — Je ne peux pas. Ishmael serre les poings. — Alors, pour Lynn et... pour moi, ne sors pas ce soir. Eugen quitte la pièce à grands pas, sans laisser à son ami le temps de trouver d’autres arguments pour justifier l’aberration de 30 ses actes. Il ralentit l’allure, en entrant dans la nef, et finit par s’arrêter, levant les yeux vers le Christ de bois se dressant au-dessus de l’autel. Ses lèvres se pincent. Il n’aurait jamais cru se montrer un jour aussi dur envers Ishmael. Ni que celui-ci lui paraîtrait si perdu. Eugen peut à peine concevoir tout ce qu’il a vécu et surtout pas sa solitude. C’est peut-être ce qui lui permet d’incarner la voix de sa raison. Le prêtre soupire. Si seulement il avait pu parler à Casperri et en apprendre plus sur Ishmael. Il a lui aussi l’impression de naviguer sans signes ou directives. Depuis qu’il est arrivé à Saint-Sulpice, personne ne l’a contacté pour s’enquérir de sa mission ou l’avertir s’il se trompait. Aucune des autorités dont il dépend ne peut se le permettre. Reconnaître l’existence d’Ishmael tiendrait de la révolution. Ses protecteurs lui doivent certes beaucoup, mais au nom de convenances ances-trales, ils ne changeront pas leur position d’un iota. Une attitude aussi figée risque pourtant de leur faire perdre un être exceptionnel. Il doit tout faire pour que cela n’arrive jamais et redoubler de vigilance. Avant tout, trouver un moyen d’éloigner cette femme-flic de son ami. Dans la voiture, Lynn resserre son manteau sur elle et renoue son écharpe. Il va faire froid cette nuit. 31 32 CHAPITRE 2 Le prêtre : « Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eût pas laissé leur libre arbitre, et quel mérite eussent-ils à en jouir s’il n’y eût sur la terre la possibilité de faire le bien et celle d’éviter le mal ? » Le moribond : « Ainsi ton dieu a voulu faire tout de travers pour tenter, ou pour éprouver sa créature ; il ne la connaissait donc pas, il ne se doutait donc pas du résultat ? » Marquis de Sade, Dialogue entre un Prêtre et un Moribond, extrait. CRYSTAL CHURCH – 10 JOURS PLUS TÔT. L’ambulancier vint vers la jeune femme et son supérieur. Son visage en disait long. Il préféra s’adresser à l’homme aux cheveux poivre et sel, plutôt qu’au lieutenant au regard vide. — Nous n’avons pas pu la réanimer, c’était déjà trop tard. Le commissaire opina et tapota l’épaule de Lynn qui se déroba et se précipita vers le brancard. D’un geste fébrile, elle dézippa l’horrible sac de plastique noir et se pencha vers le visage à pré- sent serein de Camille. Tout doucement, elle caressa ses boucles rousses, puis déposa deux baisers sur ses paupières closes. — Je t’aimerai toujours, murmura-t-elle à celle qui ne pouvait plus l’entendre. Son patron l’obligea à reculer, comme l’ambulancier refermait le sac et emmenait Camille. — Demandez une autopsie, dit Lynn entre ses dents serrées. — J’en ai bien l’intention. Mais le scan a déjà révélé qu’elle était morte d’une crise cardiaque. La jeune femme secoua la tête, avant de lever ses yeux rougis de larmes vers le commissaire. — C’est ce type ! Il lui a fait quelque chose avec sa canne. — Je lirai votre rapport avec grand soin, lieutenant. 33 — Un rapport ! Vous croyez que j’ai le cœur à vous faire un foutu rapport ! hurla Lynn, au bord de l’hystérie. — Bellange, calmez-vous. Rentrez chez vous, reposez-vous et demain, on en reparlera au bureau. — Qui va prévenir sa famille ? Ils me détestent et… La voix de Lynn mourut dans sa gorge. — Je m’en occupe, promit le commissaire. Matthew vous attend dans la voiture, il va vous ramener chez vous. — Je ne veux pas rentrer. Je veux retrouver ce salaud. — Bellange, il n’y a aucune trace de cet homme, ni des quatre autres que vous avez décrits. — Mais… Lynn écarquilla les yeux, incarnation même de l’incompréhension. — Votre rapport, Bellange. J’en ai besoin, dit le commissaire en poussant fermement son lieutenant vers la sortie de l’église. Elle se laissa faire, soudain privée de force. Camille n’était plus là. À quoi ça servait de lutter, après tout ? ÉGLISE DE SAINT-SULPICE – PRÉSENT. Sombre divinité, de qui la splendeur noire Brille de feux obscurs qui peuvent tout brûler ; La neige n’a plus rien qui puisse t’égaler, Et l’ébène aujourd’hui l’emporte sur l’ivoire. De ton obscurité vient l’éclat de ta gloire ; Et je vois dans tes yeux dont je n’ose parler, Un amour africain qui s’apprête à voler, Et qui d’un arc d’ébène, aspire à la victoire. Sorcière sans démons, qui prédis l’avenir ; Qui regardant la main, nous viens entretenir ; Et qui charmes nos sens d’une aimable imposture ; Tu parais peu savante en l’art de deviner ; 34 Mais sans t’amuser plus à la bonne aventure, Sombre divinité, tu nous peux la donner. Ishmael referme le recueil des Poésies diverses de Scudéry. Un sourire dépité assombrit son visage. Il repose le livre sur une pile près de lui. Sa bibliothèque ferait le bonheur d’un collectionneur d’ouvrages anciens. Ce sont, pour la plupart, des éditions originales. Un véritable trésor, dans lequel il trouve d’ordinaire, de quoi calmer sa solitude. Se changer les idées. Refaire surface. Mais aujourd’hui, peine perdue. Le flot de ses sentiments le submerge et il se sent ballotté d’une extrême à l’autre. Les paroles d’Eugen résonnent comme un coup de glaive dans l’eau : elles laissent des remous qui se mêlent aux autres avis tempêtant sous son crâne. Il se laisse tomber dans son fauteuil dont il caresse distraitement le velours usé. Le successeur de Casperri a raison. Malgré sa jeunesse, il fait preuve d’une grande clairvoyance. Leur conversation prouve à Ishmael qu’il commence à entrer pleinement dans ses fonctions. Il n’avait jamais autant apprécié l’un de ses... go’elîm. Il grimace. Il n’a rien d’un chien qu’on garde en laisse et qu’on lâche contre les Démons, avant de le ramener avec une bonne pitance. Premièrement, on ne le récompense jamais pour ce qu’il fait. C’est sa mission, rien d’autre. Ensuite, il a des go’elîm parce qu’il l’a décidé. Les autres ne se comportent pas comme lui. Certes, il a toujours fait figure de cas à part, mais c’est ce qui lui vaut d’être encore en ce monde. Les go’elîm constituent une pré- caution contre lui-même. Eugen remplit tout à fait sa tâche en le remettant à sa place. Le pouvoir qu’Ishmael détient ne le dispense pas de faire des erreurs. Toutefois, aucun des go’elîm n’a eu à affronter, jusque-là, à une telle situation. Même pas Casperri quand, seize ans plus tôt, Ishmael a désobéi à ses propres règles. Seulement, cette fois, c’est tout à fait différent. Jamais il ne s’est senti aussi... fébrile. Il se penche en avant, les coudes posés sur les genoux. Lynn... Collaborer avec elle a été extraordinaire, excitant. Il ne s’était pas senti aussi utile depuis longtemps. Comment faire 35 maintenant une croix dessus ? Il s’est senti heureux (un sentiment qu’il a peu éprouvé, durant son existence), quand Eugen l’a pré- venu de la première visite de la jeune femme. Elle cherche à le revoir ! Ishmael se laisse aller en arrière, le regard fixé sur le plafond gris barré de larges poutres. Un doux frisson d’excitation le parcourt tout entier. Il ne fait rien pour le réprimer et le savoure jusqu’au bout. Puis il se raidit. Non ! C’est impossible. Il espère trop. Eugen a raison. Il ne peut pas se montrer égoïste à ce point. Partager son fardeau avec une autre personne serait trop dangereux. Le prêtre lui-même a failli en perdre la raison. Ishmael ne s’est pas montré assez prudent et a mêlé son ami à un combat qui ne le regarde en rien. Il n’a jamais exposé ainsi son go’el. Et maintenant, il envisage de faire de même avec Lynn ? Mais, elle est d’une autre trempe. Il repousse cette idée avec vigueur, mais elle revient à la charge. Il se lève, secoue la tête, comme pour s’en libérer, et se met à tourner comme un fauve en cage entre les amoncellements de livres, d’objets hétéroclites drapés de poussière. Il a l’impression d’étouffer. Il s’arrête une première fois devant son manteau, s’éloigne, revient, pour l’attraper, le considérer un moment, faire mine de le reposer et l’enfiler. S’il reste ici, il deviendra fou. Le seul moyen de calmer sa fièvre est de partir en quête. Ce soir, il va combattre un nouveau Démon. Il quitte la crypte par un petit escalier et prend un couloir sur sa droite. Saint-Sulpice cache un véritable labyrinthe qui s’étend au-delà de l’église proprement dite, vestige de quelque époque troublée. Les souterrains abritent des caveaux où reposent quelques squelettes tombant en poussière, une communauté de rats pour les parties les plus insalubres, un ancien entrepôt où s’entassent encore quelques caisses au contenu oublié et des inventions d’Ishmael protégées par de grands draps jadis blancs. Il y a aussi un petit laboratoire où Ishmael prépare certaines potions nécessaires à ses quêtes. Il y récupère quelques ingrédients dont il aura besoin ce soir et les fourre dans sa poche. Puis il grimpe un autre escalier en colimaçon pour parvenir à une grille d’aération s’ouvrant sur une ruelle peuplée de poubelles débordantes et nau-36 séabondes. À peine ses pas résonnent-ils entre les immeubles aux murs de brique rouge qu’il perçoit une présence. Il se fige et se retourne lentement. Une silhouette esseulée se tient à quelques pas de lui. — Bonsoir, père Scudéry. CIMETIÈRE DES INNOCENTS – UNE SEMAINE PLUS TÔT. Il pleuvait. Une de ses pluies crasseuses qui semblaient vouloir tout recouvrir. Le mois d’octobre allait se finir sous la grisaille, songea Lynn en levant les yeux vers les nuages bas et lourds qui couraient au-dessus du cimetière. Octobre… Le mois favori de Camille, parce que les arbres se paraient de couleurs magnifiques, presque aussi belles que le feu dans ses cheveux. La jeune femme dut s’appuyer au tronc d’un solide chêne pour ne pas vaciller. La douleur la clouait sur place. Elle ne pourrait même pas faire ses derniers adieux à son amie. Les parents de Camille avaient été catégoriques : pas question que la sorcière qui avait détourné leur fille de leur cœur s’approche de la cérémonie. Pourtant, elle était là, cachée par des fourrés, à une trentaine de mètres du cercueil et de l’assistance qui l’entourait. Elle avait même pu constater que le commissaire avait tenu sa promesse et que la couronne qu’elle avait achetée pour Camille se trouvait parmi les autres fleurs. Il y en avait tellement ! Camille adorait les fleurs, surtout les roses blanches. Lynn ferma les yeux et revit son beau visage. Elle fit des efforts désespérés pour se souvenir de son parfum. La veille, elle avait passé la journée dans leur chambre, le nez enfoui dans les affaires de Camille, à pleurer dans ses robes et à s’enivrer de l’arôme de cannelle qu’elle ne respirerait plus. L’appartement était atrocement vide. Incapable de supporter le silence qui y régnait, Lynn laissait la télé allumée sans arrêt et même la radio dans la cuisine. Ses yeux se levèrent lorsqu’elle entendit le prêtre commencer son oraison. Elle remarqua alors un homme, qui se tenait à l’écart. Grand, brun, entre trente et quarante ans, vêtu de noir 37 et… il avait un col blanc de prêtre. Il la regardait aussi de ses yeux clairs, gris, peut-être bleus, elle ne pouvait le dire à cette distance. Il lui sourit timidement, puis son visage à la peau cuivré s’assombrit. Lynn éprouva un étrange sentiment de connivence et puisa du réconfort dans sa présence. Lorsque vint le moment où, un par un, les amis et parents de Camille vinrent jeter une poignée de terre sur le cercueil qui avait rejoint le tombeau, Lynn fixa désespérément son regard sur cet homme qui ne lui fit pas défaut. Tout ce temps, il la regarda aussi, sans bouger. Il resta, tandis que l’assistance se dispersait. Puis il s’avança vers la tombe en même temps que Lynn. QUARTIER DE SAINT-SULPICE – PRÉSENT. Ishmael est aveuglé par la lumière d’une lampe-torche et lève une main gantée de cuir noir pour se protéger les yeux. — Étonné de me voir, n’est-ce pas ? Cette voix ! Il la reconnaîtrait entre mille. Elle a une façon bien particulière de prononcer ce nom, détachant chaque syllabe. La forme est à sa hauteur, et il distingue un sourire sans joie sous un regard luisant. — Je suis pleine de ressources. Et je n’aime pas qu’on se moque de moi, gronde-t-elle. La surprise empêche toujours le prêtre de parler. L’adrénaline lui fouette le sang. Il se débat contre son corps pour en reprendre le contrôle et il parvient... à rire. — Je n’aurais pas dû vous sous-estimer, c’est vrai. Quand on sait les moyens dont vous disposez, il n’est pas surprenant que vous ayez découvert l’existence du passage secret. — Cela m’a pris du temps, mais voir votre expression est une belle récompense. Vous n’êtes pas le seul à pouvoir jouer les magiciens, père Scudéry... ou quelque soit votre nom. — Appelez-moi Ishmael. Il a parlé sans réfléchir et ne réalise que trop tard son erreur. — Et moi Achab, lui renvoie la silhouette avec un ricanement. — Vous êtes aussi acharnée que ce chasseur de cachalot, reconnaît-il en écartant les mains. Je me rends. 38 La lampe-torche se baisse. — Le temps de la confession est venu, mon père. Êtes-vous seulement prêtre ? — Voici longtemps que je sers le Seigneur. — Un mensonge de moins. La liste reste longue, toutefois. Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume de Dieu. Ishmael incline la tête. — Vous blasphémez, mon enfant. — La plaisanterie a assez duré. (Une paire de menottes étincèle dans l’obscurité.) Vous êtes une canaille de la pire espèce. — Coupable. La silhouette parait décontenancée par cette réplique. — Allez au diable. — De mieux en mieux. Il éclate de rire. Si elle savait... Il redevient soudain sérieux. Il ne fallait pas chercher à me revoir. — Vous dites ça comme si je vous courais après ! — C’est l’impression que vous donnez, lieutenant. — C’est trop fort. (La lampe torche éclaire le visage de Lynn Bellange.) Je devrais vous arrêter pour usurpation d’identité et insultes à un agent des forces de l’ordre. — Je n’ai jamais voulu vous insulter. — Vous vous êtes moqué de moi. Vous m’avez demandé de vous faire confiance et vous n’avez fait que me mentir. — C’est faux ! se défend le prêtre. J’ai voulu préserver... mon anonymat, voilà tout. C’est légitime, non ? — En ce cas, il fallait vous faire appeler Monsieur Smith. — Scudéry était plus... — Poétique ? — Tout à fait. — Cela n’explique pas qu’un père Scudéry soit mentionné dans le fichier central de la police, avec la photo du père Casperri, servant à l’église Saint-Sulpice mort voici sept ans. Vous avez trafiqué un bien de l’État. Cela s’ajoutera à vos chefs d’inculpation. 39 — Écoutez, lieutenant, soupire le prêtre, je resterais volontiers à parler avec vous toute la nuit, mais j’ai un rendez-vous urgent. — Une confession ? Elle attendra. Ou vous me répondez ici, ou je vous embarque. Eugen avait raison. Elle est très remontée contre lui. Elle a eu le temps de ruminer sa colère. Tout ça parce qu’il a voulu la protéger. Impulsive. Intelligente. Irrésistible. — Je dois vraiment y aller, lieutenant, se secoue-t-il, et vous ne pouvez pas m’accompagner. Il s’agit d’une affaire privée. — Vous ne vous êtes pas gêné pour vous immiscer dans les miennes, claque la voix de la jeune femme. — Ça n’a rien à voir. Cessez de... m’importuner. Lynn martèle rageusement sa poitrine de son index : — C’est trop fort ! Vous passez dans ma vie comme une tempête et c’est moi qui vous importune ! Dans un réflexe, il lui attrape la main pour qu’elle cesse de le tambouriner ainsi. Puis il la repousse brutalement. Il sait que s’il continue de discuter avec elle, il n’aura jamais le dessus. — Soit, je vous ai aidé à enquêter sur la mort de votre amie avec un résultat déconcertant, je vous l’accorde. Mais maintenant, nous allons continuer notre route chacun de notre côté. Elle le fixe sans mot dire, frottant sa main endolorie et il s’en veut aussitôt de lui avoir fait mal pour se rappeler que si elle le voulait, elle pourrait l’envoyer valdinguer dans les poubelles. — Perdez votre temps à mener une enquête sur mon compte, si ça vous chante, au lieu de poursuivre des criminels. Bonsoir. Il se retourne d’un bloc et s’éloigne à grandes enjambées en se retenant de regarder par-dessus son épaule. Le silence de Lynn l’inquiète. Elle l’a laissé parler sans l’interrompre et elle n’est pas du genre à se laisser moucher comme une gamine. BAR DU CANDÉLABRE – UNE SEMAINE PLUS TÔT. Le père Scudéry ouvrit la porte de l’établissement et laissa Lynn entrer la première. Elle était assez surprise qu’il connaisse ce genre d’endroit, pourtant, c’était bien lui qui l’avait menée jus-40 qu’ici. Au cimetière, il lui avait dit : Je veux vous aider. Sans comprendre pourquoi, elle lui avait tout raconté sur la mort de Camille. Il l’avait écouté en silence et puis il lui avait dit qu’il connaissait le gang qui sévissait dans le quartier de Crystal Church, qu’il avait tenté de ramener sur le droit chemin un de ses membres. Ce dernier fréquentait souvent un bar, dans le quartier du port. Le père Scudéry saurait comment l’approcher. La jeune femme se tourna vers le prêtre. Il avait retiré tout signe de sa fonction et déboutonné son col. Lynn voyait briller une chaîne dorée à son cou. Elle rougit, consciente de la façon dont elle le regardait. Le père Scudéry l’escorta jusqu’au bar, commanda deux bois-sons pour chacun, puis examina la salle avec attention. L’éclairage n’était pas formidable, jugea Lynn qui tâchait de ne pas trop prê- ter attention à l’état de saleté du comptoir. Pour sa part, elle pré- férait le Miroir d’Orphée . Elle y avait passé des moments mémo-rables avec Camille et c’était à l’abri d’une de ses alcôves qu’elle l’avait embrassée pour la première fois. — Scudéry, vous êtes certain qu’il sera là ce soir ? demanda-telle après avoir trempé ses lèvres dans le cocktail qu’il lui avait commandé. — On ne peut être sûr de rien. Elle lui jeta un bref regard. Pouvait-il vraiment l’aider ? Un prêtre qui se mêlait d’une enquête policière. Si le patron appre-nait ça, il la relèguerait aux archives. Mais elle voulait savoir. — Il est ici, murmura-t-il au bout d’un moment. — Où ? réagit-elle aussitôt en se tournant vivement. — Tout doux. Ne vous faites pas remarquer. Il vient d’entrer et s’approche de nous. Elle vit un blondinet avec un serpent tatoué sur la joue se diriger vers elle. D’instinct, elle fit tout pour attirer son attention, lui adressant un sourire aguicheur. Il la considéra d’un air surpris. Cette tactique aurait mieux marché si Scudéry ne s’était pas tenu si près d’elle. D’ailleurs, le blondinet reconnut le prêtre et un 41 « o » de surprise se dessina sur ses lèvres. Lynn devina aussitôt ce qu’il allait faire. Elle bondit au moment où il fit volte-face et se lança à sa poursuite à travers le bar. Le blondinet se précipita vers la porte des toilettes. Il lui claqua presque la porte sur le nez. Elle ne se laissa pas arrêter par la mention « men » et entra en trombe dans le réduit minuscule qui n’avait qu’une seule fenêtre, évidemment ouverte. Sans réfléchir, elle s’élança et se retrouva dans la rue. Le blondinet courait droit devant. Elle entendit Scudéry qui l’appelait, mais elle ne l’écouta pas et reprit sa poursuite, gagnant peu à peu du terrain. Oui, elle le reconnaissait et revoyait son visage de fouine parmi ceux des quatre individus que Camille avait voulu interpeller. Elle attrapa un couvercle de poubelle et le lança vers la crapule avec dextérité, lui fauchant les jambes. L’homme fit un roulé-boulé et termina dans un amas de caisses en bois. Le souffle court, Lynn arriva sur lui et l’attrapa par le revers de sa veste en daim noir. — Police ! vous êtes… en état… d’arrestation, lui dit-elle entre deux respirations. L’homme la fixait avec terreur. — Je vous en prie, laissez-moi tranquille. Je n’ai rien fait. — Crystal Church, il y a trois jours. Une femme-flic, lui ra-fraîchit-elle la mémoire. Il secoua la tête, tremblant de tout son corps. Lynn entendit Scudéry arriver derrière elle. — Je vous en prie, mon père, dites à cette femme de me laisser tranquille, fit-il d’une voix geignarde. — Lucas, dis-moi si tu étais là-bas, lui répondit Scudéry. — Je ne peux rien dire, se mit à pleurer le dénommé Lucas. — Qui était l’homme avec la capuche ? insista Lynn, au bord de la fureur. Elle le secouait de plus en plus fort, sentant sa rage décupler. Scudéry l’attrapa par le bras. — Vous n’obtiendrez rien de la sorte. — Vous, laissez-moi tranquille ! Vous m’avez aidé, parfait, maintenant, à moi de jouer. Je sais interroger un suspect. — Il est là ! glapit le blondinet. D’un même mouvement, Lynn et Scudéry se retournèrent et virent l’homme à la capuche qui brandit sa canne. Le prêtre ne chercha pas à comprendre et 42 attrapa la jeune femme par la taille. Cette dernière heurta le sol si violemment qu’elle vit trente-six chandelles. L’air vibra, il y eut un hurlement, puis plus rien. Quand Lynn put se relever, Lucas était mort. Son regard exorbité fixait l’endroit où se trouvait l’homme à la capuche quelques instants plus tôt. Mais de ce dernier, il ne subsistait aucune trace. — Merde ! jura Lynn. Scudéry, vous pouvez m’expliquer…? Elle se retourna. Le prêtre avait disparu. Un bruit lui fit alors lever la tête. L’homme à la capuche grimpait le long du mur, comme une araignée. Et juste derrière lui… une forme blanche le pourchassait et finit par l’attraper par la cheville. Les deux créatures retombèrent alors vers le sol, atterrissant à quelques pas de Lynn qui chercha son arme. Mais pour tirer sur qui ? Les deux êtres se battaient maintenant au corps à corps. Lynn distinguait juste la cape noire et une chevelure blanche. Puis il y eut un son métallique et la canne à la tête de Démon roula jusqu’aux pieds de la jeune femme. D’instinct, celle-ci se baissa pour la prendre, mais elle entendit un non ! qui la fit sursauter. Elle avait reconnu la voix, c’était celle du père Scudéry, elle en aurait mis sa main à couper. La créature blanche, qui ressemblait presque à un ange, avait attrapé l’homme à la capuche par la gorge. Celui-ci se débattait pour lui échapper, mais en vain. Lynn put alors les examiner de plus près et pâlit. Elle avait déjà vu cette furie blanche quelque part, mais où ? 43 44 CHAPITRE 3 Et sans cesse, tandis que sur l’éternel faîte Celui qui songe à tous pensait dans sa bonté, La plume du plus grand des anges, rejeté Hors de la conscience et hors de l’harmonie, Frissonnait, près du puits de la chute infinie, Entre l’abîme plein de noirceur et les cieux. Victor Hugo, La Fin de Satan, Hors de la Terre II, extrait. QUARTIER DE SAINT-SULPICE – PRÉSENT. J’en aurai le cœur net. Lynn fouille dans la poche de son manteau et en retire la carte que Matthew a imprimée pour elle, un vieux cadastre de la ville, datant de sa fondation, un siècle et demi plus tôt. En grisé figurent les catacombes qui s’étendent de Saint-Sulpice à cette rue. Elle l’étudie à la lueur de sa lampe torche, puis soulève la grille d’aération par laquelle le prêtre a surgi. Depuis qu’elle a rencontré le... père Scudéry, une impression étrange la turlupine. Certaines choses chez lui sont trop familières. Elle s’est tout de suite sentie à l’aise en sa présence, alors qu’elle est d’un naturel mé- fiant. Le son de sa voix, sa façon de se tenir légèrement incliné quand il lui parle (elle lui arrive tout juste à l’épaule), son regard... tout cela la trouble sans qu’elle puisse expliquer pourquoi. Et puis ce prêtre est… (elle cherche le mot) bizarre. Il devait être très différent de l’apparence qu’il veut se donner. Une odeur rance lui fait froncer le nez. Lynn braque sa lampe sur les murs tapissés de vert de gris. Le plafond voûté scintille. Plus elle avance et plus la vétusté de cet endroit la frappe. Cela semble beaucoup plus ancien qu’une centaine d’années. Elle aurait dû demander à Matthew des renseignements sur St-Sulpice, quand l’église a été fondée. Pourtant, ce n’est pas son genre de 45 s’intéresser à l’histoire de l’art. Le faisceau de sa torche rencontre une porte en bois massif cadenassée. C’est récent. Un verrou à code, probablement, mais elle ne comprend pas les symboles. Elle soulève le cadenas : made in Israël. Quel genre de prêtre achète ce genre d’article au Proche-Orient ? Elle poursuit sa route. Il y a de vieilles machines dans un coin, des squelettes reposant dans des niches de pierre, d’autres portes closes et un escalier qu’elle gravit pour se retrouver devant un mur. Il doit y avoir un système d’ouverture quelque part. Elle sonde la paroi et trouve une cavité dans laquelle repose une chaîne rouillée. Elle tire dessus et le mur se dérobe devant elle. Elle s’avance dans une pièce envahie par des piles de livres. Un vieux fauteuil de velours gris, une table basse en chêne recouverte de livres, un lit avec un plaid bordeaux, encore des livres très anciens, visiblement. Elle revient vers le fauteuil de velours et son regard est attiré par un ouvrage sur la table. Elle s’assoit, le prend et commence à le feuilleter. C’est écrit dans un vieux jargon auquel elle ne saisit rien. Il y a un marque-page griffonné de notes. L’écriture du prêtre. Un nom revient sans cesse. Bélial. Elle entend un bruit de pas derrière elle. — Que faites-vous ici ? s’exclame une voix familière. — Bonsoir, père Heiden. Vous voyez bien : je fouille. — Par où êtes-vous entrée ? Où est votre mandat ? — J’ai pris le passage secret et je n’ai pas de mandat. — Où est Ishmael ? — Ah ! c’est son vrai nom, alors ? À moins qu’il ne se moque aussi de vous. Il n’est pas là. — Donnez-moi ce livre. Elle se lève et lui fait face. — Donnez-moi des réponses. — Je n’ai pas à vous répondre. Vous n’avez pas de mandat. Je vais en référer à vos supérieurs. — C’est ça, portez plainte contre moi. Mais vous devrez parler de cet endroit, le nargue-t-elle, avant de croiser ses bras sur sa poitrine. Soit nous restons chacun sur nos positions, soit nous 46 acceptons d’avancer quelques pions. (Le prêtre finit par hocher la tête.) Qui est Bélial ? Eugen pâlit. — D’où tenez-vous ce nom ? Elle lui montre le livre. — Ishmael semble s’intéresser à lui. C’est un de ses amis ? Le prêtre a une moue qui ressemble à un sourire mal réprimé. — Pas vraiment. Lynn lui jette le livre qu’il attrape de justesse. — Page 204, indique-t-elle. Heiden feuillète avec nervosité et s’arrête sur le marque-page. Dans quelle langue est-ce écrit ? — Je savais bien qu’il me cachait quelque chose, murmure le père Heiden pour lui-même. C’est un code inventé par Ishmael, répond-il. Je ne sais pas le déchiffrer, mais je reconnais quelques mots, de l’hébreu, du grec, je crois. Rosh signifie « chef » et là, qoberîm, « fossoyeurs, » si mes souvenirs sont exacts. Soudain, le prêtre se fige et ouvre la bouche, sans pouvoir émettre un son et le livre lui tombe des mains. Lynn le ramasse et, quand elle se redresse, elle entend le père Heiden soupirer : — Il va le faire. (Il la fusille du regard. Son expression était terrible.) Tout ça, c’est de votre faute. — Eh ! tout doux, proteste Lynn, en levant les mains dans un geste de défense. Il faudrait déjà que je comprenne toute cette histoire. Vous pouvez éclairer ma lanterne ? — Allez-vous-en ! Et ne cherchez plus à le revoir. Quand il reviendra, je lui dirai de... Il ne peut terminer sa phrase. La jeune femme l’a plaqué contre un mur, son bras lui barrant la gorge et l’empêchant presque de respirer. — Je suis quelqu’un de censé, mais vous dépassez les bornes. Je veux bien me montrer gentille (elle accentue la pression sur sa trachée, le faisant tousser), mais faut pas me prendre pour une imbécile. Crachez le morceau, mon père ! — Vous portez la main sur un homme d’Église ! hoquète-t-il. 47 — Si vous voulez mon avis, on devrait y penser plus souvent. Des baffes se sont perdues, dans l’Histoire. Vos semblables et vous avez toujours su vous barricader derrière une soi-disant sain-teté, sans vous empêcher pour autant de commettre les pires crimes. Soit, ce n’est pas vrai pour tout le clergé, seulement vous voyez, là, je suis fatiguée et de trop mauvaise humeur pour me montrer magnanime. Je commets peut-être un sacrilège, mais ça me fait sacrément du bien. Donc, nous en étions où...? Bélial. Je veux tout savoir. — C’est un monstre de la pire espèce. — Et qu’est-ce que le père... Ishmael a à voir avec lui ? — Il veut le détruire. — Vous n’y allez pas de main morte. — Il n’y arrivera pas. Bélial est trop puissant. Ishmael devra... réveiller l’autre. — Ah ! non, vous n’allez pas recommencer à parler par énigme ! rouspète Lynn qui relâche pourtant son étreinte. Eugen se masse la gorge et essaie de reprendre contenance. Qui est cet autre et en quoi suis-je mêlée à ça ? — C’est pour vous qu’il fait tout ça. Bélial doit être impliqué dans la mort de votre compagne. — Quoi ? Lynn bondit vers le prêtre qui lève les mains pour se protéger. Pour la dernière fois, qui est-ce ? L’homme à la capuche ? Eugen secoue la tête. — J’ignore de quoi vous voulez parler. Tuez-moi, si ça vous chante. Au moins, vous prouverez à Ishmael que vous ne valez pas mieux que l’abjection qu’il traque pour vous. Lynn recule, revient vers le fauteuil de velours et se laisse tomber dedans. Eugen la rejoint et se penche vers elle : — Partez. Oubliez tout cette histoire. Si vous allez plus avant, il prendra de plus en plus de risques pour vous. — Je ne comprends rien à ce que vous dites. — C’est mieux ainsi. — Non ! (Elle l’attrape par la manche.) J’ai l’impression de 48 vivre un cauchemar depuis la mort de Camille. Et le seul qui peut mettre fin à tout ça, c’est votre ami. — Ne lui demandez pas ça, je vous en prie. — Vous semblez vraiment effrayé, constate-t-elle. — Il a beaucoup plus à perdre que vous ne pouvez l’imaginer. Bélial le poussera à bout. Ishmael n’aura pas le choix... — Où peut-il être ? l’interrompt Lynn. — Je n’en ai aucune idée. — Faites un effort. S’il est en danger, je peux intervenir. — Pas question. (Heiden se redresse.) Il ne me le pardonnerait jamais. La seule chose raisonnable que nous puissions faire, pour le moment, c’est attendre... et prier. — Euh… vous priez et moi j’attends. Lynn ôte son manteau et s’enroule dedans. Le père Heiden fronce les sourcils, paraît sur le point de dire quelque chose, puis s’installe sur le prie-Dieu pour commencer à égrener son chape-let. Ses psalmodies finissent par bercer la jeune femme qui sombre dans les bras de Morphée. Ishmael demeure interdit devant le spectacle qui s’offre à lui. Eugen dodeline de la tête sur le prie-Dieu et n’a pas remarqué sa présence. Et dans son fauteuil... Il se doutait qu’elle ne renoncerait pas si facilement. La tête inclinée, le menton reposant sur le col de son manteau, roulée en boule, Lynn est ravissante dans son sommeil. Le masque qu’elle porte durant la journée, tombé dans son sommeil, lui en révèle davantage sur elle qu’elle ne voudrait jamais lui confier : solitude, blessures toujours vives. La mort de Camille n’en est qu’une parmi d’autres, des centaines d’autres qui se sont accumulées à cause de lui. Eugen remarque enfin sa pré- sence et se lève avec précipitation. Son expression se fige quand il voit l’état de son ami. Ses vêtements sont déchirés et maculés et il s’est fait une écharpe de fortune pour son bras gauche. — Tu as trouvé Bélial ? lui demande Eugen, hésitant. — Non, juste un comité d’accueil un peu trop chaleureux. Ce 49 monstre savait que j’allais venir et a eu le temps de changer de cachette. — Laisse-moi regarder ton bras. — C’est inutile. Ma batcave ne lui a pas résisté, on dirait, note Ishmael en désignant Lynn d’un mouvement de tête, Puis il se dirige vers une armoire, près de son lit. — Je l’ai trouvée en train de farfouiller ici. Elle a mis la main sur ton livre et tes notes concernant Bélial. — Tu ne lui as rien dit, j’espère ! dit le prêtre avec un sursaut. — J’ai dû lâcher quelques demi-vérités. Elle a été... brutale. Ishmael manque d’éclater de rire. Il grimace en retirant son bras de l’écharpe et entreprend de se changer. Ce faisant, il ne remarque pas que Lynn a ouvert les yeux et Eugen est lui-même trop préoccupé. — Tu aurais dû me dire de ce que tu comptais faire. En tant que go’el... — Je ne veux plus jamais te mêler à ça. Les mâchoires du prêtre se crispent. Un go’el n’a pas à partager mon enfer. — Mais un ami peut vouloir t’aider. Ishmael appuie son front contre la porte de l’armoire et demeure ainsi pendant quelques secondes. — J’espérais faire parler Bélial pour qu’il me révèle ce qu’Ahriman mijote exactement. J’ai trouvé une formule pour créer un cercle sacré dans lequel j’aurais pu l’enfermer. Je me rends compte que ce sera beaucoup plus facile à dire qu’à faire. — Pendant que tu combattais ses séides, est-ce que tu... es...? — Redevenu Harfang ? (Un silence.) Il n’y a aucun survivant. — Que Dieu nous protège. Eugen se signe. Ishmael frappe rageusement la porte de l’armoire. Lynn referme précipitamment les yeux. — Tu devrais aller te reposer. La nuit a été longue. — Nous devons en parler, rétorque le prêtre. — Plus tard. — Et qu’est-ce que tu fais d’elle ? — Laisse-la dormir. 50 — Tout ça, c’est de sa faute, laisse échapper le père Heiden. — Non. C’est de la mienne. Va-t-en, maintenant. Une fois seul, le prêtre s’assoit sur la table, en face de Lynn. Il la regarde un moment. Je sais que vous ne dormez pas, murmure-t-il doucement. Lynn ouvre les yeux. — Comment...? Il garde le silence, le menton appuyé au creux de sa paume. — Que vais-je faire de vous ? Lynn se redresse dans le fauteuil et déglutit. — Qui êtes-vous ? — Je vous fais peur ? Les traits d’Ishmael laissent apparaître une profonde tristesse. — Je n’en sais pas assez pour avoir peur. J’ai juste l’impression d’être tombée dans une autre dimension et de me cogner la tête contre les murs au moindre mouvement. Qu’avez-vous voulu dire par... redevenu Harfang ? — Vous pouvez encore faire machine arrière, Lynn. — Vous savez bien que non, pas après ce que j’ai vu à Crystal Church et dans cette ruelle. — Que vous croyez avoir vu. — Non, c’était bien réel ! — Le traumatisme... — J’ai les nerfs plus solides que ce que croient mes supérieurs. — Vous leur avez dit aussi pour cette nuit-là. Mauvaise idée. — Regardez-moi, père Scudéry. (Malgré lui, il lui fait face.) J’ai déjà vu des choses bizarres, quand j’étais enfant. Le jour de l’incendie, quand mes parents sont morts, une… créature a surgi des flammes. Elle m’a sauvée. Sans elle, je serais morte. J’ai raconté cette histoire des centaines de fois à des docteurs qui venaient à l’orphelinat. Ils n’ont jamais voulu me croire. Eux aussi inven-taient l’excuse du traumatisme. J’ai fini par me convaincre que cela n’avait pas d’importance et j’ai enfoui tout ça en moi. Mais depuis que... Camille est morte, tout remonte à la surface et vous entrez dans ma vie et cet ange... 51 — Ce n’est pas un ange. — On progresse. Vous admettez au moins qu’il existe. (Un sourire sans joie étire ses lèvres.) Harfang... c’est son nom ? Ishmael reste silencieux. Allez, mon père, aidez-moi ! — C’est mon cauchemar, résonne la voix de ce dernier, comme surgie d’outre-tombe. Si Eugen était là, il me foudroierait sur place. Vous obtenez toujours facilement les aveux des criminels, lieutenant ? — Vous êtes plutôt coriace. Mais vous n’êtes pas un criminel. — Vous n’en savez rien, gronde le prêtre. Ce soir, j’ai tué huit personnes. (Lynn hoquète.) Je ne suis pas certain qu’on peut vraiment les appeler comme ça, remarquez. Évidemment, il n’y a plus de traces de cette tuerie. Pas de cadavre, pas de crime, n’est-ce pas ? — Taisez-vous ! Elle met ses mains sur ses oreilles. Le prêtre l’attrape par les poignets et l’oblige à les retirer. — J’ai des morts sur la conscience. Je peux vous donner des dates et des heures et pourtant, vous ne pouvez rien prouver. — Vous n’êtes pas... — Je suis Harfang ! Il l’a enfin dit. Un poids immense libère sa poitrine. Dieu ! que ça fait du bien ! Il éprouve une étrange jubilation. Plus moyen de faire machine arrière, maintenant. L’abattement succède à cette étrange excitation. Lynn le fixe d’un air indéfinissable. Va-t-elle le gifler ou s’enfuir ? Elle reste là sans mot dire. Il la secoue brutalement. — Eh ! Vous êtes toujours avec moi ? — Pourquoi vous me mentez ? demande-t-elle d’un ton glacé. — Si cela vous arrange de croire ça, sortez d’ici et ne revenez plus jamais. Vous ferez un bon flic, on vous donnera des mé- dailles, vous aimerez de nouveau. Je ferai tout pour que ça se passe comme ça et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. — Je ne connaîtrais jamais la vérité. — Vivre, c’est ça le plus important. 52 — Je ne peux pas faire ça. Ce serait comme tuer Camille une seconde fois. Je dois savoir. Elle lui saisit la main. Pourquoi est-elle morte ? Pourquoi meurent-ils tous ? — S’il vous faut un coupable, prenez-moi, souffle Ishmael. — Non. Ça vous arrangerait trop. Je vois bien vos efforts pour me tenir à l’écart, mais c’est trop tard. Je suis plongée là-dedans jusqu’au cou, que vous le vouliez ou non. Dites-moi enfin tout ! Pourquoi lui résister, après tout ? — Non. — On tourne en rond, là, je vous signale, Ishmael, s’emporte la jeune femme. Je finirai par savoir. Le mieux serait que ça vienne de vous, parce que si je cherche toute seule de mon côté, je risque beaucoup plus de me faire tuer. Et je sais que c’est la dernière chose que vous souhaitez en ce monde. — J’ai vu trop souvent la mort sur votre visage, admet le prêtre, soudain très pâle. Lynn le fixe, choquée. — Qu’avez-vous dit ? Vous... — Chut... (Il pose ses doigts sur ses lèvres.) J’entends du bruit. Il se passe quelque chose dans l’église. Restez ici. Avant qu’elle puisse protester, Ishmael sort de la pièce. La jeune femme dégaine l’arme qu’elle porte à sa ceinture, vérifie son chargeur, enlève le cran de sûreté et s’élance à sa suite. Sur le seuil de la nef, elle s’arrête net. Ishmael se dresse devant elle, bras écartés. Au milieu de l’allée et d’un chaos de chaises renversées, un homme tient le père Heiden en otage, la lame démesurée d’un poignard sous la gorge. De taille moyenne, un peu replet, son visage est invisible sous la grande capuche d’un manteau pourpre et Lynn ne distingue que deux flammes haineuses braquées sur le prêtre. — J’ai un message de la part de mon maître, Shêr Bélial, grince une voix haletante, comme celle d’un agonisant. Il t’attend au lieu que je t’indiquerai. (L’individu a de plus en plus de mal à parler.) Si tu refuses de venir, sache qu’il s’en prendra au prêtre et à la jeune femme. Il sait tout d’eux. Viens seul, Harfang ! 53 Ce dernier mot est prononcé dans un gargouillis ignoble. La capuche et le manteau s’affaissent d’un seul coup, le poignard heurte le sol avec un bruit métallique qui résonne longtemps dans la nef. Le père Heiden tombe à genoux dans une mare brunâtre. Ishmael se précipite vers son go’el, tandis que Lynn rengaine son arme en maugréant : — C’est quoi, cette histoire ? Elle soulève le manteau souillé et dégageant une odeur atroce de pourriture. Une expression de dégoût se peint sur ses traits. — Bon sang, il s’est liquéfié. Comment un homme peut-il...? — Ce n’était pas un homme, l’interrompt Ishmael qui aide son ami à se relever. Juste un ectoplasme créé pour servir de messager. Il ne pouvait pas survivre plus longtemps en ce lieu. Il se baisse et ramasse le poignard. — Il... était dans mon manteau, explique Eugen. J’ai voulu le prendre pour aller faire un tour, ne parvenant pas à dormir et quand je l’ai touché, il m’a... agrippé. J’ai tenté de lui échapper, mais il se déplaçait trop vite. Je n’ai pas pu... — C’est rien, tente de le calmer son ami. — Il n’a pas eu le temps de vous préciser le lieu de rendez-vous lui fait remarquer Bellange. Le prêtre lui désigne le poignard : sur sa garde sont gravés des signes incompréhensibles. — Je sais où c’est. Je planterai cette lame dans le cœur de Bé- lial, jure-t-il. — Ça arrive souvent, ce genre de visite nocturne ? demande Lynn avec circonspection — C’est la première fois, lui répond Heiden. Bélial n’a pas pu créer cet ectoplasme tout seul, confie-t-il ensuite à son ami. Il était très résistant. Il aurait dû se liquéfier en pénétrant dans l’église, mais il a eu le temps de se cacher et de se jouer de moi. — Tu as raison, approuve Ishmael. Je ne connais qu’un Dé- mon capable d’engendrer pareille horreur. Mes soupçons se confirment. (Son regard se pose sur Lynn.) C’est mon dernier avertissement : si vous tenez à la vie, partez ! Elle recule devant l’expression terrible du prêtre. Les mêmes 54 flammes qui vacillaient dans le regard de l’ectoplasme, se sont allumées dans ses yeux. L’air autour d’elle devient suffocant. Elle cille. La silhouette d’Ishmael devient comme floue, distordue. Eugen pose une main sur l’épaule de son ami et tout cesse d’un coup. Nauséeuse, Lynn ne réalise même pas qu’elle a fait demi-tour et s’est dirigée vers la sortie. Elle ne reprend conscience de ses actes qu’une fois arrivée à sa voiture et se rend compte que le père Scudéry l’a hypnotisée Un instant tentée de revenir à l’église pour lui dire sa façon de penser, elle se ravise. J’ai aussi quelques tours dans ma manche, mon père. Le chef a bien sûr refusé sa demande de faire surveiller l’église de Saint-Sulpice. Lynn a d’ailleurs évité de justesse de se faire interner. Bishop n’attend probablement que ça. Elle ne l’aime pas. Un commissaire de police qui s’appelle Bishop dans une ville comme Trinity, ce n’est pas catholique. Tu es de très mauvaise foi, ma fille. Le chef a raison. De toutes manières, une surveillance de Saint-Sulpice ne servira à rien : Ishmael trouvera toujours le moyen d’échapper aux flics et pas question de révéler aux collègues l’existence des catacombes. Merde ! Je protège ce salopard ! Son crayon trace les symboles qu’elle a vus sur le poignard. Une excellente mémoire est un atout majeur pour un flic. Elle se cogne pourtant contre les murs. Elle ignore à quoi ces signes peuvent correspondre. Elle les tourne dans tous les sens depuis une heure, sans grand résultat. Et puis elle n’arrête pas de revoir le visage d’Ishmael : « Je suis Harfang. » Son cœur s’emballe. Cette créature existe vraiment. Ce n’est pas le fruit de mon imagination ! Que diraient ceux qui la croient folle si elle leur racontait ce qu’elle a vécu cette nuit ? Cela lui parait si irréel, mais pour se persuader du contraire, elle n’a qu’à regarder les symboles. — Tu broies encore du noir, Lynn ? la fait sursauter une voix derrière elle. Elle se retourne pour voir Matthew penché vers elle. — Revoilà l’homme providentiel. Toi qui fais des miracles, Tu pourras peut-être m’aider. 55 Elle lui tend la feuille avec les signes. Comme elle un peu plus tôt, il la tourne en tous sens, avec une grimace. — Désolé, mais c’est de l’hébreu pour moi. Lynn bondit de sa chaise et lui arrache presque la feuille des mains. — Matthew, je t’adore ! s’écrie-t-elle en faisant claquer un baiser sonore sur sa joue. Elle se rue ensuite vers la sortie, avec un début de plan en tête. DEMEURE DES ÉPOUX BELLANGE – 16 ANS PLUS TÔT. La petite fille blottie dans son lit regardait à travers les draps les ombres qui s’agitaient dans sa chambre, tentant de se persuader qu’il ne s’agissait que de branches d’arbres ou de nuages. Mais la peur lui nouait l’estomac. Elle serrait très fort contre sa poitrine un vieil ours en peluche qui s’appelait Baba. D’habitude, Baba était très fort pour chasser les monstres et les cauchemars, mais cette nuit, il demeurait impuissant. Un grincement sur sa gauche la fit frémir de tout son corps. N’y tenant plus, elle surgit de sous son drap et se précipita vers la porte. Quand elle ouvrit, elle vit une lumière orangée provenant des escaliers et entendit des voix montant du rez-de-chaussée. Elle se précipita alors vers la chambre de ses parents et ouvrit la porte à toute volée. Elle se rua vers la forme endormie de sa mère et la secoua de toutes ses forces. La femme ouvrit les yeux, cilla à plusieurs reprises, avant de demander d’une voix pâteuse : — Lynn, qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? — J’entends du bruit dans la maison, chuchota l’enfant. Son père se réveilla avec un grognement. — Tu as dû rêver, lui dit-il. Mais au même instant, un fracas se fit entendre, le faisant bondir de son lit. Il se débattit un moment pour trouver ses chaussons et enfiler sa robe de chambre, puis il disparut par la porte. La mère de Lynn, s’était mise sur son séant et accueillit sa fille dans ses bras. — C’est rien, mon ange, juste une fenêtre qu’on a dû oublier de fermer. 56 Mais elle ne semblait pas très convaincue par cette hypothèse. — Maman, j’ai peur, geignit d’ailleurs Lynn, qui se serra davantage contre elle. Son père ne remontait pas. On n’entendait plus rien dans la maison. Lynn poussa un cri en entendant un gros boum. Sa mère se leva, lui intima de rester dans la chambre, et descendit à son tour. La fillette attendit pendant dix minutes, le regard rivé sur le réveil. Puis, n’en pouvant plus, elle sortit dans le couloir. Une épaisse fumée montait du rez-de-chaussée. Lynn courut vers l’escalier, mais s’arrêta net : des flammes commençaient à lécher les marches. Le feu avait envahi toute la pièce. Et elle n’avait aucun moyen de descendre. Elle appela ses parents de toutes ses forces, mais aucun ne répondit. L’escalier craqua et la rampe bas-cula dans le vide. Lynn hurla encore plus fort le nom de ses parents, s’étouffa avec la fumée et toussa, avant de reculer, tant la chaleur devenait terrible. Finalement, elle battit en retraite vers sa chambre en pleurant, s’essuyant les yeux dans le pelage de Baba. La fumée monta au premier étage et l’envahit très vite. Lynn trouva refuge à sa fenêtre et l’ouvrit en grand. Dans la rue, des gens s’étaient attroupés et la désignèrent du doigt. Elle prit peur et se cacha de nouveau sous ses draps. Mais très vite, elle étouffa. Quand elle sortit la tête, elle entendit un bruit mat et répétitif. Elle tourna alors la tête et vit un être magnifique, tout de blanc vêtu, même ses cheveux étaient immaculés. Il se tenait dans l’encadrement de la porte, les flammes rugissaient derrière lui. Il avait des ailes d’ange, mais un regard aussi noir que la nuit. Il lui tendit la main et lui dit de venir d’une voix douce, qu’il allait l’aider à sortir. Elle lui fit aussitôt confiance et se précipita vers lui. Il la serra dans ses bras et l’enleva dans les airs. BIBLIOTHÈQUE SAINTE-ANNE – PRÉSENT. Agnès retient sa respiration en entendant des bruits de pas qui s’approchent. Elle se trouve dans une section de la bibliothèque normalement interdite aux mineurs. Les autorités de Trinity res-57 tent très strictes sur ce que les jeunes gens ont le droit de lire ou pas. Mais elles ne peuvent pas tout contrôler, malgré leurs efforts pour filtrer les informations de la Toile. Après que leur professeur leur a lu un extrait de Dieu de Victor Hugo, la jeune fille a voulu en savoir plus sur ce recueil inachevé qui l’intrigue. Depuis plusieurs semaines, elle fouille dans les banques de données de la bibliothèque pour retrouver les livres (trois tomes de fragments tous plus beaux les uns que les autres) qu’elle vient lire ici en catimini. Et puis en recherchant sur le web, elle a découvert un article sur Victor Hugo et l’occultisme où l’auteur faisait réfé- rence au très controversé (pour l’Église) Eliphas Lévi, alias Al-phonse Louis Constant. Ça lui donne l’impression de mener une enquête policière. Et depuis un quart d’heure maintenant, elle lit et relit un livre dont le titre lui a donné des frissons : Rituel de Haute Magie. Comment un bouquin pareil peut-il figurer dans les rayons de la très académique bibliothèque Sainte-Anne ? Elle comprend maintenant pourquoi les mineurs n’ont pas le droit de traîner dans ces allées. Mais elle a ce qu’elle cherchait : le passage qui aurait inspiré Victor Hugo pour son poème sur la Comète. Moi je suis la proscrite qui voyage toujours et qui ai l’infini pour patrie. On m’accuse d’incendier les planètes que je réchauffe et d’effrayer les astres que j’éclaire ; on me reproche de troubler l’harmonie des univers parce que je ne tourne pas autour de leurs centres particuliers, et que je les rattache les uns aux autres en fixant mes regards vers le centre unique de tous les soleils. Voilà ce qui lui a plu dans le poème : cette histoire d’astre fou qui se moque des convenances et va où bon lui semble. La liberté comme elle l’imagine. Le reste est encore plus troublant. L’Intelligence s’éveilla et se comprit tout entière en entendant cette parole du Verbe divin : « Que la lumière soit ! » 58 Elle se sentit libre, parce que Dieu lui avait commandé d’être ; et elle répondit, en relevant la tête et en étendant ses ailes : « — Je ne serai pas la servitude ! « — Tu seras donc la douleur ? lui dit la voix incréée. « — Je serai la Liberté, lui répondit la lumière. « — L’orgueil te séduira, reprit la voix suprême, et tu enfanteras la mort. « — J’ai besoin de lutter contre la mort pour conquérir la vie, dit encore la lumière créée. Dieu alors détacha de son sein le fil de splendeur qui retenait l’ange superbe, et en le regardant s’élancer dans la nuit qu’il sillonnait de gloire, il aima l’enfant de sa pensée, et souriant d’un ineffable sourire, il se dit à lui-même : « Que la lumière est belle ! » Agnès sent que sa respiration se bloque et qu’elle va pleurer. Elle agrippe le livre comme s’il allait lui échapper des mains. — C’est tellement beau, soupire-t-elle. Et maintenant, comment pourrait-elle le reposer retrouver sa vie si effrayante depuis qu’elle se sait enceinte ? Ici au moins, tous ses problèmes disparaissent, mais il lui faut toujours ressortir dans le monde réel et se découvrir de plus en plus prise au piège. Elle aime bien cette idée des anges gouvernant le monde. Si seulement elle pouvait en avoir un avec elle, qui vienne la sauver ! 59 60 CHAPITRE 4 Les processus aveugles et désordonnés qui l’ont conçu [l’homme] ne recherchaient rien, n’aspiraient à rien, ne tendaient vers rien, même le plus vaguement du monde. Il na-quit sans raison et sans but, comme naquirent tous les êtres, n’importe comment, n’importe quand, n’importe où. La nature est sans préférences, et l’homme, malgré tout son génie, ne vaut pas plus pour elle que n’importe laquelle des millions d’autres espèces que produisit la vie terrestre. Jean Rostand, Pensées d’un biologiste, extrait. UNIVERSITÉ DE TRINITY. Ça fait bizarre de revenir sur son ancien campus. Lynn met sa main en visière et regarde les drapeaux claquer dans le vent, devant le bâtiment principal qui regroupe l’administration universitaire. C’est un des dons du Vatican à la ville. Il est plutôt imposant avec sa façade à colonnades de quatre étages. Celle-ci se prolonge par deux ailes qui engloutissent dans l’ombre une place au centre de laquelle trône une fontaine monumentale. L’architecte qui a conçu cet endroit adorait sans doute le mot « colossal. » La jeune femme s’oriente sans problème dans les couloirs et retrouve le chemin des bureaux des professeurs. Elle frappe à la porte du spécialiste d’histoire juive et proto-chrétienne, Moses Leibniz, et pénètre dans une pièce agréablement éclairée. Des reproductions des Manuscrits de la Mer Morte décorent les murs blancs. Un homme d’une cinquantaine d’années tiré à quatre épingles pose son regard sur elle. Elle pré- sente sa plaque, tout en lui expliquant le motif de sa venue. Leibniz ne masque pas sa surprise et veut aussitôt voir les symboles. Ses doigts noueux déplient la feuille. — Ce sont des coordonnées, lui explique-t-il après cinq bonnes minutes de silence. Où avez-vous vu ces caractères, déjà ? 61 Sa curiosité amuse Lynn : il essaie de lui tirer les vers du nez. — Je regrette. C’est une info que je ne peux pas révéler. — Pas autant que moi. L’historien s’anime soudain. Ce sont des signes très anciens et si vous les avez vus, c’est forcément sur un support tout aussi vénérable. — Je n’ai pas cet objet en ma possession et même si c’était le cas, c’est une pièce à conviction. — Vous ne m’aidez pas beaucoup. Il griffonne quelque chose sur la feuille et la lui rend. C’est la traduction, mais ça ne vous aidera pas beaucoup si vous n’avez pas le point de référence. — J’ai une idée sur la question. Merci, professeur. Une dernière chose : avez-vous entendu parler d’un dénommé Bélial ? — J’ignorais que la juridiction de la police s’étendait jusqu’au monde occulte, répond le professeur avec un rire amusé. — Pardon ? — Bélial est un autre nom pour le Diable. La jeune femme balbutie des remerciements et un au revoir, avant de quitter le bureau de Leibniz. De mieux en mieux, songe-t-elle en sortant du bâtiment administratif sans voir ce qui l’entoure. C’est une histoire de fous. Même si je m’en sors, on me fera interner ! Des Démons, des ectoplasmes, de l’hébreu, un ange qui n’en était pas vraiment un, et quoi encore ? Elle devrait peut-être suivre le conseil d’Ishmael. Mais il y a Harfang. Jusqu’à la fin de ses jours, elle se souviendra de cette apparition surgie des flammes pour la sauver, de la sécurité qu’elle a ressentie dans ses bras et du sentiment d’abandon qu’elle a éprouvé quand il a disparu. Je tiens peut-être là ma chance de revoir cette créature. Ça vaut le coup de jouer le tout pour le tout. Un roulement de tonnerre la fait sortir de ses pensées : des nuages noirs de pluie chevauchent les vents au-dessus de la ville. Une première goutte s’écrase sur la joue de la jeune femme qui a tout juste le temps de regagner sa voiture avant que le déluge n’éclate. MANIFESTE DU RENOUVEAU SCHISMATIQUE En cette époque où nous voyons l’Église reculer et renoncer à des 62 acquis qui lui auraient permis de faire pleinement partie de l’histoire du XXIème siècle, un groupe de chrétiens, qui avaient espéré le renouveau du message évangélique, a décidé de proposer aux croyants une alternative à la dérive sectaire que connaît le catholicisme. Nous n’avons pas seulement constaté le triomphe des traditionalistes qui pensent sauver la foi en Jésus Christ en psalmodiant leurs messes en latin. Nous avons aussi assisté à la montée des communautarismes religieux attisés par une mésentente complète entre les différentes confessions. Lorsque nous assistons à la fondation de congrégations éli-tistes qui bâtissent des villes en y interdisant le mélange des cultures, sous prétexte de préserver la pureté de leur foi, nous frémissons d’horreur. Ce n’est pas la religion dans laquelle nous croyons et que nous avons rejointe par baptême ou conviction profonde. Nous croyons en la diversité au sein de l’Église catholique et que de la multitude viendra l’enrichissement de notre vision du monde. Nous croyons en l’œcuménisme et au dialogue avec nos frères des autres confessions qui permettra de résoudre la crise dans laquelle nous nous sommes embourbés. Nous refusons la facilité de la confession qui autorise les pires atrocités au nom de la foi, dès lors qu’une fois commise, il suffit qu’un prêtre vous absolve pour vous faire entrer au paradis. Nous refusons le blasphème qui consiste à tronquer la parole de Jé- sus Christ en interprétant les Écritures dans la négation de l’autre. Nous admettons dans notre sein tout homme qui par ses actes cherche à améliorer la vie de chacun et ceci sans nous arrêter à ses pratiques sexuelles, tant qu’elles respectent l’individu. Nous admettons le soulagement de nos péchés (et non pas leur abrogation) par l’action auprès des plus démunis, par la prêtrise autorisée pour les hommes et les femmes mariées, par la tolérance et l’écoute. Nous sommes le Renouveau Schismatique. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE Ishmael, les bras croisés, adossé à l’ébrasement de saint Michel, regarde la pluie tomber. Les parfums mêlés de l’herbe 63 mouillée, de la terre assoiffée, de l’écorce des peupliers réveillés par l’averse montent jusqu’à lui. Il ferme les yeux et prend une longue inspiration. — C’est un jour de corbeau, murmure-t-il à l’adresse d’Eugen qui vient de le rejoindre. Il va probablement pleuvoir toute la journée. Il se tait pour suivre des yeux une vieille femme sous un para-pluie bleu. À quoi peut bien ressembler sa vie, quels souvenirs abrite ce front ridé et ces yeux rivés sur ses petits pas prudents ? Elle doit sentir son regard, car elle tourne la tête vers lui et le salue en constatant qu’il est prêtre. — Ton humeur a l’air aussi noir que le ciel, luit fait remarquer son ami dans un murmure. — Je vais peut-être mourir ce soir. — Ne dis donc pas de bêtise ! s’exclame Eugen d’une voix un peu tremblante. — Je n’ai donc pas le droit de penser à la mort ? — Bélial est peut-être très fort... — Bien plus que ça, le coupe Ishmael. Jusqu’à présent, je ne me suis attaqué qu’à des Démons mineurs. Un exorcisme par-ci, une incantation par-là, quelques bagarres qui, au fur et à mesure, m’ont tout de même rapproché de mon objectif et m’ont permis de survivre. Mais depuis quelque temps, mes adversaires sont de plus en plus redoutables. Bélial a déjà quelques Repentis à son tableau de chasse, bien plus vieux et expérimentés que moi. Ahriman avance ses pièces maîtresses. Je me demande bien pourquoi. D’ordinaire, il rampe, choisit des voies détournées et voilà qu’il opte pour une attaque la plus directe qu’il puisse risquer. Soit il est sûr de son coup, soit... il est aux abois. Et dans les deux cas, ce n’est pas bon pour moi. (Le prêtre hausse les épaules.) Nous ne vivons pas dans un monde parfait. Je ferai avec. — Est-ce que les autres Repentis se comportent comme toi ? Je veux dire... Ont-ils aussi pour mission de traquer les Démons ? — Aucun de nous ne sait pourquoi il est là. On ne nous a pas donné le mode d’emploi en nous renvoyant sur ce monde. Kali 64 pense que notre présence ici est une erreur, précise-t-il et un sourire lui vient à l’évocation de son mentor. — Je ne partage pas ce point de vue. (Le père Heiden secoue la tête.) Cela ne collerait pas avec tout ce que tu m’as raconté. Et pourquoi, alors, les légions démoniaques vous traqueraient-elles ainsi sans pitié ? Il y a au moins une raison à votre... élection : vous êtes un symbole. — Pour qui ? Vous êtes une poignée à connaître notre existence. — Ça suffit peut-être pour le combat entre le Bien et le Mal. — Tu essayes de faire de moi un saint, Eugen, lui reproche son compagnon, alors que je ne cherche qu’à me venger. — Ta vengeance peut coïncider avec les desseins de Dieu. En éliminant Ahriman, tu débarrasseras le monde d’un vrai fléau. Ishmael ne répond pas. Son ami ne sait pas à quel point il a raison. Il inspire profondément. La mort d’Ahriman ne signifiera pas seulement la mort d’un ennemi, d’un Démon parmi les plus puissants des enfers. Ce sera aussi la fin d’Harfang. Ahriman l’a créé. Quand Ishmael le détruira, il cessera au même moment de vivre. Le prêtre balaye aussitôt la douleur qui monte en lui. Il connait depuis le commencement l’issue de ce combat. — De toutes manières, tu ne peux pas mourir ce soir, reprend Eugen d’un ton trop enjoué. Kali a appelé. Elle arrive demain. PALAIS ARCHIÉPISCOPAL DE TRINITY Lorsque Trinity a été construite, elle devait incarner le renouveau de l’Église catholique, laquelle avait souffert d’un mouvement de sécession aboutissant au Renouveau Schismatique. Les fidèles qui ont contribué à l’édification de la métropole, espé- raient à l’époque bâtir la nouvelle Cité de Dieu qui rendrait aux chrétiens leur fierté. Si le rayonnement culturel de la ville s’est rapidement imposé à travers le monde, le rêve n’est pas une totale réussite, comme nombre d’utopies. Très vite, Trinity a hérité des mêmes problèmes que les autres grandes villes mondiales. Réces-65 sion, chômage, crime. Les paroissiens qui géraient la ville dans une assemblée appelée aussi Fabrique, ont finalement dû rendre les clefs de la cité aux autorités religieuses. Celles-ci, disposant des ressources importantes de l’Église, entendent bien ne pas faire de Trinity l’exemple d’un échec. L’enjeu est de taille. Il s’agit de montrer aux Schismatiques qu’ils ont pris le mauvais chemin, tandis que l’Église catholique, la seule véritable Église, a réussi grâce à la protection du Seigneur. Les organismes laïques ont peu à peu laissé place aux rouages cléricaux. À leur tête se trouve dé- sormais l’archevêque Rendell. Cet homme d’une soixantaine d’années, au visage émacié et dur, traite la plupart de ses affaires depuis son bureau de l’archevêché. Les visiteurs qu’il reçoit en audience décrivent tous l’endroit de la même façon : il reflète la personnalité cultivée et autoritaire du primat, avec ses tapisseries anciennes représentant des épisodes de la Bible, comme Moïse traversant la Mer Rouge, David combattant Goliath, Jésus ressuscité. Le message qu’elles transmettent était clair : l’homme croit à la réussite et au triomphe de la foi. On peut lire, gravé sur le linteau de la cheminée : « A cuers vaillans, riens impossible. La même devise que Jacques Cœur. Rendell admire en lui l’aventurier, le gestionnaire et l’homme de conviction. L’archevêque se prête à croire en secret (mais ça n’en est un pour personne), que son arbre généalogique obscur cache une lointaine ascendance avec le personnage. Assis devant la cheminée, dans un confortable fauteuil de cuir, l’archevêque lit une édition originale de la Cité de Dieu : « La Providence conduit l’histoire de l’humanité depuis Adam jusqu’à la fin de l’histoire, comme s’il ne s’agissait que de l’histoire d’un seul individu qui passerait petit à petit de l’enfance à la vieillesse. » Ses doigts aux articulations proéminentes suivent les lignes à mesure qu’il les parcourt. Ainsi plongé dans les propos de Saint Augustin, il ne remarque pas l’étrange spectacle qui anime le miroir en bronze sur sa gauche. Une ombre tout d’abord s’y est dessinée, avant de prendre forme et de refléter le visage de l’archevêque à 66 ses vingt ans. D’un geste agacé, la forme frappe contre le miroir. Rendell sursaute et fait tomber l’ouvrage de ses genoux. — Ça suffit, Ahriman, éclate sa voix avec colère. Le jeune homme de vingt ans prend un air contrit, avant de ricaner. — N’est-ce pas votre plus grande peur, depuis que vous êtes enfant ? dit-il, pendant que le primat ramasse le précieux livre. — De quoi parlez-vous ? réagit-il avec agacement. — Vieillir, devenir sénile comme votre mère. Finir dans un hospice, sans passé, sans mémoire. Je peux vous épargner cette fin, ronronne le Démon. Rendell lui lance un regard glacé. — Si je perds mon temps avec vous, c’est… — Parce que vous avez besoin de moi pour empêcher l’avènement du Libre Arbitre. Imaginez ça : un monde où les hommes comme vous ne pourront pas dicter leurs actions à de simples mortels. Brrr… J’en frémis d’avance, se moque le jeune homme dont les traits changent pour laisser place à un ange noir au visage flétri. Ses longues mèches verdâtres s’enroulent à présent comme des serpents sur ses joues. L’archevêque ne cache pas son dégoût. Les yeux d’Ahriman se mettent à rougeoyer de colère. — Je suis très désappointé, Excellence. — De quoi parlez-vous ? J’ai procédé selon vos instructions. — Alors pourquoi l’objet n’est-il pas en notre possession ? — Je ne suis pas responsable de ce gâchis. C’est Bélial. Ahriman dévoile ses dents pourries dans un sourire cruel. — Certes… Mais n’oubliez pas : Harfang est à moi ! — Cette caricature ! s’exclame Rendell avec mépris. — Il sert votre camp et ça ne peut plus durer ! Je vous aide à neutraliser l’Ange Liberté, vous me rendez Harfang ! — Si nous tuons l’Ange, votre chef-d’œuvre pourrait aussi disparaître. — Inacceptable ! tonne Ahriman qui semble gagner en hauteur. Le miroir gémit comme s’il allait exploser. Trouvez un moyen ou je capture l’Ange pour en faire un de mes serviteurs. — Vous en êtes incapable. C’est bien pour ça que nous avons 67 réuni nos forces, lui rappelle le primat avec dureté. Vous m’avez juré qu’en faisant se rencontrer Bellange et votre cauchemar, Harfang ne pourrait plus devenir un des Quatre. — C’est la vérité, confirme Ahriman. — Donc il ne pourra pas aider l’Ange Liberté. Si celui-ci apparaît, il sera seul, poursuit l’archevêque. — Les prêtres ! persifle le Démon. Il ? rugit-il en gonflant ses ailes déchirées. Et si l’Ange était une femme ? — Impossible ! rétorque Rendell soudain blême. — Tout est arrivé à cause d’une femme : Ève, Marie… Dieu adore les trinités, je vous le rappelle. — Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ? — Vous êtes si brillant, Excellence, je pensais que vous auriez deviné tout seul, répond Ahriman avant de disparaître. Aussitôt, Rendell se précipite vers le téléphone, ses mains tremblent à tel point qu’il a du mal à composer le numéro de son assistant. À l’autre bout du fil, une voix étonnée demande : — Excellence ? Je peux vous aider ? — Appelez le père Heiden et dites-lui de se présenter ici demain matin, ordonne Rendell d’un ton sec. — Ce sera fait, Excellence. ZONE PORTUAIRE DE TRINITY. Je fréquente des endroits formidables, en ce moment. Lynn souffle sur ses doigts glacés. Bon, quand faut y aller, faut y aller. Elle sort son PDA, essuie la buée qui se forme sur l’écran. Décidément, les logiciels de positionnement par satellite rendent des services formidables, à son époque. Elle a pris Saint-Sulpice comme point zéro, espérant ne pas se tromper (ça pouvait tout aussi bien être Jérusalem). Mais la zone portuaire de Trinity donnerait des cauchemars à un agent du fisc. Les entrepôts sont loués en sous-main par des sociétés écrans et les locataires n’y stockent pas que des produits légaux. L’Église en a fait une zone franche pour faire redémarrer l’économie de la ville. La police ne peut pas y mettre son nez. Si elle se fait prendre, ça n’arrangera pas son cas. 68 L’endroit n’a rien d’exceptionnel et ça sent mauvais. Il y a juste cette espèce de statue improbable, censée représenter l’ange Uriel, qui garde le port, et dont le piédestal et le bas de la robe sont éclairés par des spots mouvants. Lynn la trouve affreuse, comme beaucoup de monuments à Trinity qui reflètent surtout l’opulence de leurs mécènes. La jeune femme se glisse telle une ombre le long des entrepôts, suivant toujours les instructions de son PDA. Elle s’arrête devant un bâtiment haut de deux étages, en briques rouges et escalade les poubelles pour regarder à l’intérieur. La vitre est trop sale, elle doit la frotter avec la manche de sa veste. Pressant son visage contre la surface froide, elle veut regarder à l’intérieur, mais un bruit la fait se retourner. De l’autre côté de l’allée qui sépare deux rangées d’entrepôts, un homme, courbé, court vers elle. Elle re-connait aussitôt le père Heiden. — Il ne manquait plus que celui-là, jure-t-elle entre ses dents. Le prêtre la rejoint sur son perchoir et lui demande avec fureur : — Qu’est-ce que vous faites ici ? — Mon travail, mon père. Où est Ishmael ? — À l’intérieur. Il se prépare. Vous devez partir. — Vous dites ça sans arrêt. Je vais finir par croire que vous ne m’aimez pas, mon père. Elle essaie d’ouvrir la fenêtre. C’est trop sale, je n’y vois rien. Aidez-moi. Eugen hésite, puis finit par lui prêter main forte. — Vous allez nous faire tuer, chuchote-t-il tout de même. Pris par leur dispute, ils ne voient pas fondre sur eux deux serviteurs de Bélial, caparaçonnés dans des armures cabossés, leur longue figure rouge ornée de cornes de bélier comme on en voit dans les représentations du Diable. Ils saisissent le prêtre et Lynn par les chevilles et les font dégringoler des poubelles dans un va-carme incroyable. À l’intérieur, Ishmael n’entend rien. Les yeux clos, debout au centre d’un cercle magique, il récite les incantations lui permet-69 tant d’attirer Bélial dans ses filets. De grosses gouttes de sueur perlent sur son visage pâle, aux traits tirés. Sa main droite se crispe sur le bâton de craie qui lui a permis de tracer la figure sacrée. Il lutte pour rester debout, car ses jambes menacent de flancher. Il sent la puissance inquiétante des forces qu’il veut libé- rer tournoyer tout autour de lui et il sait qu’à la moindre erreur, elles ne lui laisseront aucune chance. Un chariot élévateur se met à vibrer, son moteur et ses phrases s’allument et il file droit vers des containers qu’il percute de plein fouet. Ses roues continuent de crisser contre le revêtement en béton, comme s’il voulait poursuivre sa route. Les lumières de l’entrepôt clignotent, crachant des étincelles qui pourraient brûler Ishmael, si celui-ci n’était pas dans le cercle sacré. Elles rebondissent au contraire, comme repoussées par un bouclier invisible. Puis la température descend dans l’entrepôt, les caisses se couvrent de givre, de la neige tombe même en poudre fine. Mais à l’intérieur du cercle, Ishmael continue de mener son combat. Bélial veut peut-être le rencontrer, mais il choisira l’endroit exact où il se matérialisera : dans le cercle, avec lui, en son pouvoir. Des crissements inconcevables se répercutent entre les murs de l’entrepôt et des ombres s’épaississent, s’agrandissent, s’étirent, attirées par le dessin magique. La plus grande le franchit et prend forme. D’abord des sabots fendus foulent l’intérieur du cercle, puis des jambes ar-quées supportant un corps massif recouvert d’un pelage bouclé et brun se matérialisent. Se tordant de douleur et rugissant, Bélial agite sa tête disproportionnée couronnée de cornes de bélier. Ses yeux jaunes brûlent de fureur. Ishmael ne bronche pas et poursuit ses incantations. Hors du cercle, des Démons identiques à ceux qui ont capturé Lynn et Eugen, s’assemblent en une armée qui prend d’assaut la prison où leur chef est retenu… en vain. Le bouclier invisible résiste à leurs coups de boutoir, à leurs lances, à leurs crocs, à leurs sabots. Entrent alors les deux créatures avec leurs captifs. Les autres s’écartent pour les laisser passer, tandis qu’ils poussent Lynn, stu-70 péfaite devant ce spectacle, et le prêtre, repoussant les mains agressives qui se tendent vers lui. Bousculée un peu plus rude-ment, la jeune femme percute le cercle qui crépite. Son bras traverse le bouclier. Elle bascule à l’intérieur du cercle, mais un Dé- mon la retient par les cheveux, lui arrachant un cri. Cet incident est commenté par des grognements interloqués, jusqu’à ce qu’un des deux Démons prennent la parole, s’adressant à Ishmael : — Relâche notre seigneur ou nous les massacrons. Lynn, frottant son bras endolori, lève son visage vers lui et lui crache au visage. Le monstre essuie sa barbe brune et flanque un retentissant revers au lieutenant qui heurte le sol. Les incantations cessent. Ishmael a ouvert les yeux. Son regard va de Lynn à Eugen, puis au Démon qui a parlé. Celui-ci dresse bien haut sa gigantesque rapière, prêt à frapper la jeune femme. — Ne l’écoutez pas ! l’enjoint Lynn en essuyant le sang qui coule à la commissure de ses lèvres. J’ignore ce qui se passe ici, mais une chose est sûre : on peut pas faire confiance à des types qui ont une tronche pareille ! Cette nouvelle insulte fait rire ses tortionnaires. La craie tombe de la main d’Ishmael et le cercle magique disparaît. — Pourquoi vous avez fait ça ? s’exclame le lieutenant d’un air incrédule. Aussitôt, les Démons se ruent sur le prêtre. La jeune femme tente de les arrêter, attrapant une jambe qui passe à portée, mais le monstre à qui elle appartient se libère d’une ruade. Très vite, Ishmael disparaît sous une masse mouvante de créatures ivres de vengeance, encouragé par un Bélial triomphant. — J’ai connu mieux comme rave, gronde Lynn qui se tourne vers Eugen, resté sans bouger. Vous avez pas un exorcisme sous la main pour sortir votre ami de là ? le houspille-t-elle. — Cesse de jouer avec nous, Harfang. Montre-toi, tonne Bé- lial. Lynn sursaute en entendant le nom d’Harfang. D’un ordre guttural, le Démon stoppe ses séides qui s’écartent. Ishmael apparaît alors, encadré par deux monstres, le visage tuméfié, à genoux. On agrippe le prêtre par les épaules. Au moment de le soule-71 ver, sa voix retentit : Au premier mot, la jeune femme sait que quelque chose cloche : — Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? Bélial a un mouvement de surprise. Ishmael redresse la tête : ses orbites sont noires et parcourues de lueurs fuligineuses. Les deux Démons qui le soutiennent s’écartent précipitamment. — Oh ! non, murmure Heiden. Dieu ait pitié de nous. L’air autour d’Ishmael se met alors à trembler. De nouveau, l’entrepôt devient glacial, puis un vent chaud souffle à l’intérieur, faisant voler des papiers gras et d’autres détritus. La silhouette floue du prêtre s’embrase. Lynn doit détourner les yeux, mais c’est comme si la lumière se répandait jusque dans son cerveau, accompagnée d’un son atroce qui fait bourdonner ses oreilles. Tout cesse d’un coup et elle ose de nouveau regarder... Ishmael a disparu. À sa place se tient une grande créature blanche entourée d’un halo qui s’éteint doucement. Sa chevelure ivoirine se répand sur ses épaules. Une mèche noire masque la moitié du visage aux traits exceptionnellement délicats et harmonieux. Ses yeux sont clos, comme si elle dormait, mais au rythme où sa poitrine se soulève, on devine qu’il n’en est rien : elle semble plutôt prête à bondir. Et puis... le lieutenant écarquille les yeux. Deux grandes ailes aux plumes grises, noires et blanches, des ailes de rapace se déploient lentement dans le dos de la créature dont les paupières s’ouvrent. La jeune femme hoquète. Les orbites sont deux puits sans fond sur lequel reposent les soleils monstrueux d’une haine inextinguible. Le contraste entre la beauté de cette créature et l’horreur de son regard est quasiment insupportable. — Restez près de moi, lieutenant, lui intime Heiden, tout en cherchant quelque chose dans les replis de sa soutane. Il sort une sorte de médaillon d’argent et de cristal, puis attrape le bras de Lynn. Si vous ne m’obéissez pas, vous êtes morte. — Tu daignes enfin te montrer, Harfang, ricane Bélial. — Tu ne devrais pas t’en réjouir, lui répond la créature dont les traits se tordent en un rictus abominable. Lynn frissonne. 72 Comment peut-on être à la fois si beau et si ignoble ? Eugen l’entraîne vers les containers. Ils se glissent entre deux caisses. La jeune femme se retourne au dernier moment. Les Démons font cercle autour de la créature blanche, qui se débarrasse des deux monstres qui le retiennent en les envoyant voler d’une chiquenaude. Ils vont s’écraser vingt mètres plus loin. — C’est lui, c’est mon ange, souffle le lieutenant. Le père Heiden, revenu sur ses pas, l’arrache à ce spectacle. — Vous êtes suicidaire ? l’admoneste-t-il. Un cri d’agonie les fait sursauter. Lynn jette de nouveau un coup d’œil par-dessus son épaule. Harfang agrippe un Démon par la gorge, le soulevant de plusieurs centimètres du sol. Il lui brise le cou d’un geste précis et balance son corps contre ses compagnons. Puis il déploie ses ailes et fond sur les créatures qui se trouvent entre lui et Bélial. Tout se change alors en une boucherie indescriptible. Des bruits écœurants de chair arrachées, d’os brisés font frissonner la jeune femme qui a détourné les yeux. Une odeur de soufre lui pique le nez et elle lutte contre une envie d’éternuer. Se retenant de justesse, elle suit Heiden dans le passage étroit entre les containers. Mais c’est un cul-de-sac. — C’est pas vrai ! s’écrie le prêtre. Rampez… en-dessous. — Quoi ? Vous êtes malade. Je ne suis pas une carpette. Elle sort son arme de son holster. Eugen l’arrête tout de suite. — Ça ne leur fera rien. Ils en mangent au petit déjeuner. — Tu voulais me voir, me voici, résonne la voix triomphante d’Harfang. Lynn prend alors une décision et revient sur ses pas. — Qu’est-ce que vous faites ? couine le prêtre. — J’ai pas envie de terminer en crêpe dans ce trou à rats. Elle avance tout de même prudemment jusqu’à la sortie. Bélial et Harfang se font face, le second rendant plus d’une tête au premier. Toutefois, il ne parait pas le plus impressionné. Le chef des Démons a perdu de sa superbe. Il nargue pourtant son adversaire. — Tu es plus puissant que jamais. 73 — Et toi plus stupide. Si tes chiens ne m’avaient pas réveillé, tu aurais pu tuer le prêtre. — Je m’en souviendrai, pour la prochaine fois. — Il n’y aura pas de prochaine fois. Mais avant qu’Harfang fasse un geste, une boule de feu surgit dans la paume de Bélial qui la projette vers les containers. — Bonté divine ! jure Eugen. La jeune femme et lui n’ont que le temps de sortir de leur cachette. Le container explose, envoyant des éclats de bois, de la paille et des vêtements à travers tout l’entrepôt. Cette distraction permet au Démon de s’enfuir. Fou de rage, Harfang fond vers Eugen qu’il soulève de terre. — Tu vas me payer ça, prêtre ! (Le malheureux se débat pour reprendre sa respiration.) Tu n’as plus ce maudit talisman pour te protéger. Depuis le temps que je rêve de prendre ma revanche sur tes semblables et toi. — Retourne en enfer, monstre ! croasse la voix du père Heiden. La créature resserre son étreinte. Les yeux du prêtre roulent dans leurs orbites. — Harfang, non ! crie la jeune femme qui frémit quand le Démon pose ses yeux sur elle. Son expression change alors du tout au tout, comme si une main invisible passait sur ce visage pour en effacer la haine. Il relâche Eugen qui tombe lourdement sur le sol, toussant et hoquetant, tandis que l’air entre de nouveau à ses poumons. Lynn bat en retraite en voyant la créature s’avancer vers elle, la dominant de toute sa hauteur, les ailes dé- ployées. Dans un réflexe de défense, elle se protège avec son bras et, surprise, elle voit Harfang s’agenouiller devant elle, la tête légèrement inclinée sur le côté. Il tend une main hésitante vers une mèche de ses cheveux qu’il prend délicatement entre ses doigts. Sans la noirceur de son regard, il pouvait paraître à pré- sent presque... candide. Elle le touche à son tour, effleure sa joue, rougit en dessinant le contour de ses lèvres. Eugen, qui ne perd pas une miette de cette scène, n’en croit pas ses yeux. Il aperçoit l’amulette près d’une caisse et se demande s’il aura le temps de la récupérer avant qu’Harfang ne... Mais non, il ne semble pas du 74 tout vouloir faire de mal au lieutenant Bellange qui caresse à pré- sent ses cheveux. Quand elle fait un mouvement vers ses ailes, le Démon se relève. Il lui prend alors la main pour l’aider à se mettre debout à son tour. Sans la moindre crainte, Lynn glisse ses doigts sur sa paume et saisit son poignet. Arrivant tout juste à l’épaule d’Harfang, elle parait à cet instant particulièrement vul-nérable. Pourtant, en vérité, le Démon est comme sans défense. Il n’ose pas faire le moindre geste, dévorant la jeune femme des yeux. Comment réussit-elle le maintenir ainsi à distance, sans avoir l’amulette ? Et qu’est devenue la créature sanguinaire qui a presque tué l’un des plus redoutables fils des Enfers ? Le père Heiden se traîne jusqu’au talisman, sans que ni Harfang, ni le lieutenant ne se rendent compte de rien. Au moment d’attraper le bijou, le prêtre tressaille en entendant la créature murmurer distinctement : « Ma bien-aimée » avec la voix d’Ishmael. Il se retourne et contemple un spectacle qui le sidère : Lynn serre le Démon contre elle et pleure. Ses larmes s’évaporent dès qu’elles touchent Harfang. Ce dernier, hésitant, referme finalement ses bras sur elle. Les seuls êtres qu’il a jamais étreints sont morts aussitôt dans sa rage destructrice. 75 76 CHAPITRE 5 L’archange du soleil, qu’un feu céleste dore, Dit : — De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu ? Alors, dans l’absolu que l’Être a pour milieu, On entendit sortir des profondeurs du Verbe Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe Encor vague et flottant dans la vaste clarté, Fit tout à coup éclore un astre : – Liberté. Victor Hugo, La Fin de Satan, Hors de la Terre II, extrait. CATHÉDRALE SAINTE CROIX DE TRINITY. Rendell monte solennellement à l’oratoire. La cathédrale, capable d’accueillir plus de mille personnes, est pleine à craquer. L’archevêque se sent électrisé par tous ces regards posés sur lui et ces visages anxieux d’entendre son homélie. Il n’y va pas par quatre chemins, attaquant sa cible favorite, le Renouveau Schismatique qui a causé tant de tort à l’Église catholique. — Mes très chers frères, mes très chères sœurs, alors que vos prières continuent de réclamer le retour de temps meilleurs parmi nous, d’autres âmes, que le Malin a su détourner, invoquent au contraire des idées de révolution. Notre communauté est en grand danger, face aux agressions répétées de ce mouvement qui jure détenir entre ses mains l’avenir de la foi chrétienne. En con-sacrant des mariages contre-nature, en nommant des prêtres femmes, sous prétexte de remplir les églises désertes, ces héré- tiques se moquent ouvertement des instructions de notre Saint Père le Pape. Pire ! la rumeur gronde qu’ils désigneront bientôt un antipape – ou une papesse – à la tête de leur mouvement. Pendant que leur folie nous pousse à nous entredéchirer, les ex-trémistes de tous bords gagnent du terrain et des fidèles, inquiets, 77 perdus, se détournent même de la foi chrétienne pour se convertir à l’Islam ou pour se laisser abuser par des sectes apocalyptiques. Il reprend enfin son souffle au terme de cette longue diatribe. Un silence impressionnant règne dans la nef, brisé ça et là par quelques toussotements ou des murmures approbateurs. — Mais ce temps nous a déjà été annoncé. C’est le temps des faux prophètes. C’est le temps du mensonge et de la corruption, celui qui annonce l’arrivée de la Bête. Ils se pressent tous à votre porte pour vous séduire, ceux qui voudraient vous détourner de notre Seigneur. Même notre bonne ville de Trinity n’échappe pas à cette menace. Cette cité pourrait devenir, pourtant, la nouvelle Jérusalem, en vérité, je vous le dis. À condition… Il marque une pause et scrute les visages levés vers lui pendant un long moment. À condition, ajoute-t-il un ton en-dessous, que votre foi reste inébranlable. N’écoutez pas ces discours sifflés avec la voix de la séduction, qui vous promettent un renouveau qui n’a rien de glorieux. Détournez votre regard de ces messagers à l’apparence bien innocente, mais qui cherchent à récupérer votre âme. Notre Église, fondé par Pierre et dont la longue tradition de paix et de justice a marqué l’Histoire est la seule véritable Église, la seule dont les commandements vous conduiront au Salut ! Rendell s’essuie le front avec un mouchoir en dentelle immaculée, laissant le temps aux fidèles de digérer son discours. Quelqu’un sur la gauche commence à applaudir. Son geste surprend tout d’abord tout le monde, mais bientôt, d’autres se joignent à lui et bientôt, l’archevêque a droit à une véritable ovation. Bénis-sant les hommes et les femmes venus l’écouter, le prélat goûte cet instant de triomphe pendant plusieurs minutes, avant de commencer à descendre les marches de l’oratoire. C’est alors qu’une lumière descend des vitraux éclairant le chœur de la cathédrale. Elle frappe l’autel et le calice qui se dresse sur la nappe blanche brille de mille feux. D’un seul bloc, les fi-dèles se retournent en poussant des cris stupéfaits. Un sourire triomphant éclaire le visage de l’archevêque. Il ne pouvait espérer meilleur minutage. 78 Quelques instants plus tard, dans la sacristie, alors qu’un acolyte vient de quitter la pièce en emportant mitre et chasuble qu’il faudra nettoyer, une voix très calme s’adresse à Rendell. — J’espère que mon petit numéro vous a plu. — C’était parfait, se réjouit encore le prélat qui, en se tournant, croise le regard bleu d’un beau jeune homme blond. Un tel signe remontera le moral des troupes et fera venir encore plus de monde aux messes. Son interlocuteur répond par une moue peu convaincue. — Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais évité tout ce cirque. Mais le conseil semble l’approuver. Vous avez de la chance d’être dans les petits papiers de Michael, en ce moment. Les autres ne sont pas très contents de vos derniers agissements et je suis d’accord avec eux. Rendell pâlit sous l’accusation. — Je ne vis pourtant que pour servir, Shêr Raphaël, et mes moyens sont faibles comparés aux vôtres. — J’aurais pourtant juré que la puissance ne vous manquait pas, réplique l’archange. On murmure déjà votre nom au Vatican. Vous pourriez devenir le premier pape du Nouveau Monde. — Je ne m’attarde pas sur ces présomptions, jure Rendell, mais devant un envoyé de Dieu, il ment très mal. Soudain, son nez saigne et macule sa chemise. Avec précipitation, il cherche un mouchoir qu’il plaque sur son visage. L’archange le regarde comme un parent le ferait devant un enfant désobéissant. — Ne me faites pas perdre mon temps, Rendell. Malheureusement, il est devenu très précieux. Les signes s’accumulent, le retour de Liberté est pour bientôt et nous n’avons aucune piste. — Je ne comprends pas que vous puissiez craindre un vulgaire ange. — Surveillez vos paroles, Excellence, claque la voix de Raphaël. Cet Ange tient son pouvoir du Déchu et à plusieurs reprises déjà, il a conduit les hommes vers des destins inattendus. Jusqu’à présent, nous avions réussi à rectifier ses erreurs sans atti-79 rer l’attention, mais cela ne durera pas. Chacune de ses tentatives devient plus précise, plus efficace. Rendell s’incline en signe d’excuse et l’archange disparait. L’archevêque laisse alors éclater sa colère. Maudit soit le temps où les anges ont décidé de revenir sur Terre pour se mêler des affaires des Hommes. Les signes ont échappé aux mortels, trop occupés à tirer la couverture à eux. Cependant, dans les hautes sphères de l’Église, cela ne fait aucun doute (surtout depuis que le Pape a reçu la visite répétée de l’archange Métatron, qui lui a annoncé le nouveau schisme) : l’Apocalypse, la Révélation approche. Le pontife a mis les archevêques dans le secret, ainsi qu’un très petit nombre de conseillers, les prélats des institutions religieuses et quelques laïques, car ce qui s’annonce n’a rien de forcément ré- jouissant pour l’Église. À cette course contre la montre pour retrouver l’Ange Liberté que le Ciel réclame, Rendell a pris une sérieuse avance, mais tous ignorent au Vatican son pacte avec Ahriman. Si on l’apprend, non seulement il sera excommunié, mais aussi éliminé de façon suffisamment spectaculaire pour donner l’exemple. Le hasard a fait que le « cas Harfang » appartient à sa juridiction. Il a d’ailleurs commencé sa carrière en ratant sa nomination en tant que go’el de ce satané Repenti et s’en félicite aujourd’hui, même si à l’époque, il aurait volontiers atomisé Casperri. Mais ce dernier est mort, tandis qu’il est au faît de sa gloire. Qu’il mette la main sur cet Ange et rien ne pourra lui être refusé, a priori certainement pas un siège papal. Quelques brefs coups frappés à la porte de la sacristie ramè- nent l’archevêque au temps présent. Après avoir reçu la permission d’entrée, l’acolyte lui rappelle qu’il a rendez-vous dans une heure avec le père Heiden. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE. Ishmael fixe le visage impassible du Christ en bois qui trône au-dessus de l’autel. Tu crois peut-être que je suis fier de moi, l’interpelle-t-il. Pourquoi tu m’as sauvé ? Pourquoi tu n’as pas choisi 80 quelqu’un d’autre ? Je n’ai pas réussi à détruire Bélial… et j’ai failli tuer Eugen ! — Vous auriez dû m’en parler. Il sursaute. Lynn vient de se matérialiser comme par magie au bout de la première rangée de bancs. Cachant la tempête qui souffle dans son âme, Ishmael répond : — J’avais promis de ne jamais vous impliquer dans ma quête. La jeune femme s’approche, jette un regard au Christ en majesté, avant de s’asseoir à côté du prêtre. — C’est la seconde fois que vous me sauvez la vie… Merci. — De rien, lui dit Ishmael avec un sourire. Un bruit le fait alors se retourner. Une jeune femme, vêtue de cuir rouge, avance dans l’allée principale. Ses traits indiens sont mis en valeur par un maquillage soigné. Elle sourit à Ishmael mais ignore totalement Lynn qui n’apprécie pas du tout cette attitude. Le prêtre se lève et accueille la nouvelle venue à bras ouverts. — Kali, comment vas-tu ? — Bien, merci. Je t’ai attendu à l’aéroport, lui reproche-t-elle. Eugen ne t’a pas prévenu de mon arrivée ? — Si, si, s’excuse Ishmael. Mais on a eu une nuit agitée. À ces paroles, Kali frémit et le fixe droit dans les yeux. Elle semble enfin remarquer la présence de Lynn. Son expression s’assombrit davantage quand elle semble la reconnaître. — Qu’est-ce qu’elle fiche ici ? — Ravie de vous rencontrer moi aussi, rétorque la femme-flic d’un ton goguenard. Kali entraîne Ishmael à l’écart. — Je suis venue ici parce que j’ai reçu un message du Premier. — Il est ici ? À Trinity ? s’étonne le prêtre. — Et il veut nous rencontrer. J’ignore comment il te connaît, mais après tout, c’est le Premier, chuchote-t-elle. Renvoie-la et viens avec moi. — Je ne vais nulle part, l’interrompt Lynn. Les deux femmes s’affrontent du regard. La flic finit par céder. — Très bien… On reprendra notre conversation… plus tard. 81 Ishmael et Kali gardent le silence jusqu’à ce qu’elle soit partie. — Tu m’avais pourtant promis, blâme l’Indienne à voix basse. AVIGNON – JANVIER 1348. Les derniers rayons du soleil incendiaient la façade imposante du palais papal écrasant de son architecture les maisons médié- vales alentour. Un silence pesant régnait dans la cité frappée par le malheur. Portes et fenêtres restaient closes, surtout pour les voyageurs. Ishmael et Kali chevauchaient dans les rues désertes. Les sabots de leurs chevaux résonnaient comme un reproche sur les pavés. Kali portaient une robe verte en velours, sous un manteau noir et son visage se cachait sous une capuche. Ishmael portait des vêtements plus sobres. Il regardait partout, l’air inquiet. Des pleurs se firent entendre depuis une maison. Leurs montures, nerveuses, rechignèrent à aller plus avant. — Cette ville sent le tombeau, grommela Kali. On n’aurait jamais dû venir jusqu’ici. — Ces gens ont besoin d’aide. — Pour quoi faire ? Les achever ? Ishmael ne répondit pas à sa compagne. Il s’arrêta devant un presbytère et descendit de cheval pour aller frapper à la porte. Quelques instants plus tard, une jeune nonne au visage poupin vint ouvrir. Elle fixa Ishmael avec stupeur. — Nous cherchons Guy de Chauliac. Un moine nous a dit que nous le trouverions ici. — Désolée, fit la jeune religieuse en secouant la tête. Il est parti hier, au chevet de Dame Isabeau. Vous le trouverez peut-être là-bas, si… Elle n’osa pas terminer sa phrase. Le prêtre opina et regarda Kali toujours sur son cheval. — Pas question. Cet endroit est sans doute devenu le terrain de jeu préféré de qui-tu-sais. Partons, Ishmael. — Pars si tu veux. Moi je reste ici. Kali fit avancer sa monture vers son compagnon. 82 — Dis-moi la vérité : elle est ici, n’est-ce pas ? Peut-être même s’agit-il de cette nonne. Ishmael secoua la tête. — Ce n’est pas elle. Mais tu sais combien ELLE est importante. Je t’en supplie, je dois la retrouver et la tirer de cet enfer. — N’oublie pas que nous ne devons pas interférer. (Une porte s’ouvrit, tandis qu’elle parlait. Une femme en pleurs sortir d’une maison.) Elle mourra, tôt ou tard. Et elle renaîtra pour une nouvelle vie, sans doute meilleure. La femme prit la tête d’une procession funéraire. Six hommes portant des robes noires et de grands chapeaux sombres sortirent à leur tour de la maison, tout en chantant des prières. — Tu ne peux pas la sauver à chaque fois. Le vent souleva le drap blanc qui recouvrait le corps d’un jeune homme au visage ravagé par la peste. Ishmael le suivit du regard, tout en agrippant les rênes du cheval de Kali. — Elle souffre tellement à cause de moi, s’insurgea-t-il. — Tu ignores tout des pourquoi et des comment de son destin, répliqua sa compagne d’un ton sec. Pourquoi te tortures-tu ainsi ? se radoucit-elle très vite. Le cortège s’éloignait, accompagné par les lamentations et les prières. — Si tu veux partir, je ne te retiens pas, s’obstina le prêtre. — Imbécile ! s’emporta Kali en tirant sur les rênes de sa monture. Puis elle interpella la nonne : Hé ! Toi, où vit cette Dame Isabeau ? La jeune nonne refermait déjà la porte. — Dans une grande maison en bois, tout près du palais, leur parvint sa voix étouffée. Des râles, des toussotements, des plaintes. Gisant sur des pail-lasses à même le sol, des hommes et des femmes agonisaient. Ishmael et Kali devaient trouver leur chemin au milieu de cet amas de corps tordus de douleur. Quelques malades levèrent la 83 main vers eux, tentant de les attraper. Kali sursauta et recula, horrifiée. — Tu n’es pas très courageuse, Déesse de la mort, lui reprocha son compagnon à mi-voix. — La peste… J’ai toujours détesté ça. Lorsqu’Ishmael s’arrêta net, elle regarda de tous côtés. Où ça ? — Devant la cheminée. Une jeune dame fixait les flammes devant l’âtre. Elle ne devait pas avoir plus de dix-huit ans, le visage déjà marqué par les épreuves qu’elle avait traversées. Ses vêtements noirs et bleus, bien que simples, indiquaient à la fois son origine noble et qu’elle venait de perdre au moins un être cher. Ishmael voulut s’avancer, mais Kali le retint. — Comment sais-tu que c’est elle ? Tandis qu’elle parlait, la jeune femme se tourna légèrement. Elle tenait un bébé dans ses bras. Kali, perplexe, vit Ishmael s’approcher d’elle et faillit pousser un cri de surprise en voyant le prêtre prendre l’enfant dans ses bras. Elle se décida enfin à les rejoindre. — Regarde, Kali ! N’est-elle pas magnifique ? Le bébé éclata de rire et agita ses petites mains vers le visage d’Ishmael. — C’est un bébé ! La jeune dame la regarda avec étonnement, puis voulut reprendre l’enfant, mais Ishmael lui dit : — Je peux m’occuper d’elle. — Quoi ? s’exclama la mère sans comprendre. — Je peux l’emmener loin d’ici, dans un endroit sûr, poursuivit-il. Elle tenta de nouveau de récupérer sa fille. — Rendez-la-moi ! commença-t-elle à paniquer. Son cri alerta les personnes alentour. Inquiète, Kali avertit son compagnon : — Ça va mal se finir. Rends-lui son enfant. Un chevalier, qui priait avec un des malades, se leva, tout en cherchant son épée. Il demanda à la jeune mère affolée : — Un problème, ma Dame ? 84 — C’est un malentendu, se résigna Ishmael qui redonna le bébé à la jeune femme. Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. Mais n’oubliez pas mon offre. Elle mérite une vie heureuse, ajouta-t-il en regardant le nourrisson qui continuait de babiller. Puis il se tourna vers le chevalier : Je suis un ami de Guy de Chauliac. Où puis-je le trouver ? L’homme hésita avant de répondre : — À l’étage. Par ici. Ishmael et Kali suivirent le chevalier jusqu’à un escalier. — Tu as un don pour nous mettre dans les ennuis, reprocha l’Indienne à son compagnon. Ils grimpèrent à l’étage. Leur guide s’arrêta devant une porte et l’ouvrit. PALAIS ARCHIÉPISCOPAL DE TRINITY – PRÉSENT. Le père Heiden ouvre la porte du cabinet de travail de l’archevêque et entre. Rendell est assis devant la cheminée, dans un fauteuil confortable, une bible sur les genoux. En entendant le prêtre, il commence à lire à voix haute : — Le premier être vivant est semblable à un lion, le second est semblable à un veau, le troisième a la face d’un homme, et le quatrième est semblable à un aigle qui vole. Eugen s’approche du prélat qui referme le livre. — L’Apocalypse est mon livre favori. Et vous, Heiden ? — Je préfère saint Luc, Votre Excellence, répond humblement ce dernier. — Tiens donc. Et pourquoi ? — À cause de la façon dont il décrit la jeunesse du Christ. — Et pas parce qu’il raconte la première rencontre entre Harfang et Jésus ? Il récite : Jésus, rempli du Saint Esprit, revint du Jourdain et il fut conduit par l’Esprit dans le Désert, où il fut tenté par le diable pendant quarante jours. Seule une poignée d’entre nous connaît la vérité sur cette tentation. Parce que nous remplis-sons notre mission, conclut-il avec dureté. Eugen blêmit devant le sous-entendu. 85 — Pourquoi me blâmez-vous, Monseigneur ? — Vous êtes le pire go’el qu’Harfang ait jamais eu ! assène l’archevêque. Vous avez oublié ce que nous avons sacrifié pour son retour. — Non ! proteste Heiden. — L’un des nôtres a donné sa vie, son âme et son corps pour qu’il se réincarne. Harfang a une dette envers notre Église. — Je le sais ! Et lui aussi ! — Vous auriez dû nous prévenir à propos de la femme. Vous auriez dû l’éloigner ou… l’éliminer, insiste Rendell avec aigreur. Le prêtre sursaute comme si on l’avait piqué au vif. — Excellence ! Je refuse de trahir Ishmael. Le prélat devient rouge de fureur. — Vous êtes loyal envers l’Église, pas envers cette… chose. — Lynn Bellange n’est pas une menace, tente encore Eugen. Elle mérite de connaître la vérité. — Jamais ! Faites ce qui est nécessaire, ou je me chargerai personnellement de son cas. Une fois pour toutes. — Que voulez-vous dire par là ? demande le prêtre d’un air troublé. Rendell lui tourne ostensiblement le dos. — Vous avez vingt-quatre heures. ENVIRONS D’AVIGNON – JANVIER 1348. Deux chevaux galopaient ventre à terre au sommet d’une col-line battue par les vents. De lourds nuages menaçant de pluie filaient dans la même direction qu’eux. De temps en temps, les cavaliers se retournaient pour vérifier si leurs poursuivants ne gagnaient pas du terrain. Ils étaient douze, douze chevaliers, avec à leur tête un homme avec une capuche rouge. Ishmael stoppa son cheval. Quand Kali le rejoignit, il lança : — Va jusqu’au calvaire. Ensuite, tourne à gauche. La chartreuse est à deux heures d’ici. Tu y seras en sécurité. Au même moment, on entendit des pleurs de bébé. — Je ne te laisserai pas combattre tout seul, s’exclama Kali qui ajouta pompeusement : Je suis la Déesse de la mort ! 86 — Ne t’inquiète pas, tu auras l’occasion de te présenter, lui assura son ami avant de frapper la croupe de son cheval. L’animal se cabra et partit au grand galop. Kali poussa un cri de protestation. Quatre des chevaliers se détachèrent du groupe principal et se lancèrent à sa poursuite. Les autres firent cercle autour d’Ishmael. L’homme à la capuche resta à l’écart, silencieux, tandis qu’un des hommes prenait la parole : — Rendez-nous la petite-fille de Dame Isabeau. Et nous vous laisserons la vie sauve. Le prêtre les ignora et s’adressa directement à leur chef : — Je ne te laisserai pas la sacrifier à ton maître. (Perplexes, les chevaliers se tournèrent vers l’homme à la capuche rouge.) Dis-leur pourquoi tu veux ce bébé ! Dis-leur comment tu as tué sa mère ! Les chevaliers s’agitèrent, de plus en plus nerveux. Montre ton vrai visage, serviteur de Bélial ! Avant qu’ils puissent faire un geste, Ishmael talonna son cheval et le précipita vers son adversaire qui brandit son bâton. Aussitôt, des flammes orange s’allumèrent dans les yeux des chevaliers. Ils sortirent leurs épées des fourreaux d’un même mouvement et attaquèrent Ishmael. Mais ils avaient trop tardé à intervenir. Ishmael et sa monture percutèrent le prêtre de Bélial et les deux chevaux roulèrent l’un sur l’autre. Mais déjà, les adversaires d’Ishmael étaient sur lui et très vite, tout ne fut qu’une masse confuse de crinière, de sabots et d’armures. Kali regarda en arrière. Ses poursuivants étaient presque sur elle. Elle tira alors brutalement sur les rênes et son cheval s’arrêta devant un calvaire de pierre au Christ impassible. De nouveau, des cris de bébé se firent entendre. C’était elle qui portait l’enfant qu’elle sortit de sous son manteau pour la déposer avec délicatesse au pied du monument. — Chhutt… Ne t’inquiète pas, petite. Je ne laisserai pas ces bâtards te faire du mal. Elle s’adressa à la statue : Et vous, veillez 87 sur elle. Puis elle se tourna vers les chevaliers qui s’avançaient vers elle pour l’encercler, heaume baissé sur leurs visages. Une minute, mes seigneurs. Vous n’allez pas vous en prendre à une pauvre femme et un bébé, n’est-ce pas ? minauda-t-elle, tandis que deux de ses adversaires descendirent de cheval. Kali dégaina son épée. Tant pis pour vous. Une soudaine lumière effraya les chevaux qui se cabrèrent. Un premier chevalier s’écroula en poussant un hennissement terrifié, puis un second. Et Harfang apparut. D’un geste ample et déterminé, il coupa la tête du chevalier le plus proche, en fit tomber un autre de sa selle, lui enfonçant aussitôt son épée dans la poitrine. Il bondit sur un troisième qui finit sous les sabots de sa monture. Le sortilège de l’homme à la capuche ne résista pas davantage. Libérés, les chevaliers s’échappèrent et abandonnèrent le serviteur de Bélial. Harfang, couvert de sang, s’avança alors vers lui et sans ménagement, le tira au bas de sa selle. — Dis à ton maître qu’elle est sous ma protection. — Tu ne seras pas toujours là, croassa l’homme à la capuche. — Pourquoi la persécute-t-il ? gronda le Repenti en secouant avec rudesse le serviteur de Bélial. — Ahriman ne te laissera jamais en paix. Tu es à lui. — Jamais ! s’emporta Harfang en écrasant la gorge de son adversaire. Mais celui-ci trouva encore la force de cracher : — Tant que tu le trahiras en servant les Chrétiens, il tourmen-tera ceux que tu aimes. L’homme brandit de nouveau son bâton. Le Repenti fut toutefois plus rapide et l’attrapa avant qu’il ait pu commencer ses incantations. Des éclairs jaillirent de la tête de Démon qui s’enflamma. Le prêtre et son bâton furent alors réduits en cendre. Avec une rage méthodique, Kali combattait deux chevaliers en même temps. Elle avait abandonné son manteau quelques mètres 88 plus loin pour bouger plus librement. Deux de ses adversaires gisaient déjà au sol, blessés ou agonisants. — Vous m’ennuyez. Et la petite va attraper froid, rouspéta-telle avant de plonger, évitant un coup redoutable. En riposte, elle balança son coude dans le nez du chevalier le plus proche qui perdit son heaume. Elle plongea ensuite son épée dans l’œil du dernier combattant qui voulait l’attaquer par derrière. — Désolée, mes seigneurs, mais le bébé et moi sommes attendus, conclut-elle ce combat avec une révérence. Après avoir récu-péré son manteau et son épée, Kali alla chercher le nourrison au pied du calvaire. Elle prit quelques instants pour s’assurer qu’il allait bien, puis, d’un bond, remonta à cheval et reprit sa route vers la chartreuse. 89 90 CHAPITRE 6 Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par une référence à une nature humaine donnée et figée; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté, l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de ce qu’il fait. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, extrait . TRINITY – DE NOS JOURS. Le Miroir d’Orphée est réputé pour son ambiance assez rétro. Les clients discutent devant un bar en bois, ou assis autour de tables en fer forgé. La pièce, éclairée par des copies de réverbères du XIXème siècle, ne manque pas de charme avec ses murs peints de fresques qui représentent des épisodes des Métamorphoses d’Ovide : Deucalion et Pyrrha priant devant le temple de Thémis, Phaéton tombant de son char, Andromède enchaînée à son rocher, Atalante chassant dans une forêt obscure. Lynn, le regard vide, broie du noir, assise devant cette fresque. Il y a toutes ces questions qu’elle aurait voulu poser à Ishmael ! Comment ? Pourquoi ? Depuis quand est-il devenu Harfang ? Mais la présence de cette beauté exotique débarquée le matin même à Saint-Sulpice l’oblige à ronger son frein. Non mais, pour qui se prend-elle, cette Kali ? Elle la traite comme une gamine qui venait jouer dans la cour des grands. Lynn déteste ce genre d’attitude, dont elle a trop souffert à l’orphelinat. Hors de question de se laisser évincer de toute manière. Une femme, vêtue de noir, s’approche de sa table d’une dé- marche langoureuse, mais la flic ne la remarque pas. Vexée, la femme en noir pose alors bruyamment deux verres de vodka sur 91 la table, renversant une partie de leur contenu. Visiblement, la dame en noir est passablement éméchée. — Ça ne peut pas être si terrible, chérie, dit-elle d’une voix pâteuse. Lynn sursaute et lève enfin les yeux. Son regard découvre alors sur un visage aussi jeune que le sien, mais sombre par bien des aspects : les cheveux, les yeux et mêmes les lèvres sont noirs. Mais il y a surtout cette aura dangereuse qui émane d’elle. Le lieutenant Bellange regarde la femme d’un air perplexe Sa silhouette et quelque chose dans son regard lui semble familier. — Je vous connais, réalise-t-elle, en fronçant les sourcils. La femme s’assoit, l’air amusé. — Oh ! que oui ! La dernière fois que je t’ai vue, tu grimpais à un arbre pour voir au-dessus du mur de Saint-Benoît, pendant que les flics m’emmenaient dans leur voiture. Pendant qu’elle parle, le visage de Lynn s’éclaire. — Lilith ! — Elle-même, dit l’interpellée, un sourire aux lèvres. — Depuis quand es-tu à Trinity ? — Trois semaines, répond Lilith en buvant sa vodka. — Tu aurais dû m’appeler ! — J’ai été un peu… occupée. Des choses à régler. Et quand je suis venue ici, Andreas m’a dit que tu étais flic ! Toi ! Elle éclate de rire. Pourtant, qu’est-ce qu’on pouvait jurer contre eux, étant jeunes. Elle se penche vers la jeune femme, l’air presque mena- çant. Mais ce qui m’a vraiment déplu, ça a été d’apprendre que tu avais trouvé une poule. — Je n’allais pas t’attendre, se défend Lynn en rougissant. — Tu aurais pu être plus patiente, la chapitre Lilith qui ajoute d’un ton dur : En plus, elle est morte. Lynn garde le silence, les larmes lui montant aux yeux. Lilith se rapproche et la sert dans ses bras. — Désolée, chérie. Je suis vraiment horrible, quand je m’y mets. Mais as-tu oublié nos serments ? — On était si jeunes, rappelle la jeune femme. Lilith s’écarte. — Peu importe. Je n’ai pas été très fidèle moi non plus. J’ai dû 92 survivre en prison et parmi les stars. Je suis une chanteuse célèbre, maintenant, fanfaronne-t-elle. Et mon premier concert à Trinity a lieu demain ! Tu es invitée, bien sûr. Lynn la fixe un moment d’un air stupéfait, avant de refuser. — Désolée, mais je n’ai pas le cœur à ça. — Cette cruche ne va pas gâcher nos retrouvailles ! — Camille n’était pas une cruche. Elle était… gentille, balbutie la jeune femme, stupéfaite. — Gentille ? Ce n’est pas ce qu’il te faut Bellange. Tu es trop passionnée, susurre la femme en noire en lui caressant la joue. Si brûlante à l’intérieur. Mal à l’aise, Lynn manque de renverser sa chaise. Elle tremble de la tête aux pieds, sans pouvoir expliquer pourquoi. Elle se sent tout à coup en danger. — Je… je dois y aller, s’excuse-t-elle maladroitement. — Très bien. Mais sois là demain… s’il te plaît, ajoute Lilith pour la forme. Lynn opine avant de s’éloigner en toute hâte. CHARTREUSE DE BONPAS – JANVIER 1348. Accrochés à un pic, la chartreuse et son village surplombaient la Durance. Le soleil levant, entre les nuages, éclairait les jardins en terrasses et une route de pierre sur laquelle avançait un cheval solitaire, la tête basse, couvert d’écume. Son cavalier épuisé me-naçait à tout instant de tomber de sa selle. Le cheval s’arrêta quelques instants, redressa la tête, naseaux en vent, avant de reprendre sa route. La chartreuse n’accueillait que peu de visiteurs et les frères, à cette heure-ci, sortaient tout juste de la messe. Certains, qui s’attardaient devant le réfectoire, entendirent quelqu’un tambouriner à la porte de façon si urgente, si désespérée que les religieux n’hésitèrent qu’un instant avant de se précipiter. La prudence commanda cependant à celui qui était à leur tête d’ouvrir d’abord la petite trappe pour voir dehors. Devant lui se tenait un homme au regard sombre, sur le point de s’écrouler. 93 — Je demande asile, haleta-t-il. Le moine ouvrit la porte. Ishmael entra en trébuchant. Il offrait un spectacle misérable. Ses vêtements déchirés étaient couverts de poussière et de sang. Sa mine était si terrible que les frères reculèrent de peur. — Ne craignez rien, tenta-t-il de les rassurer, levant une main écorchée. Je cherche une amie, avec un bébé. — Elle est ici, confirma le religieux qui lui avait ouvert. Elle nous a parlé de vous. Elle s’inquiétait. Le visiteur sembla soudain reprendre vie. — Elle va bien ? Et l’enfant ? — Elles vont bien toutes les deux. Un second moine s’avança alors. — Par ici. Il soutint Ishmael pendant qu’ils marchaient. Vous ne pouvez pas rester ici très longtemps. Votre amie… est très séduisante et sa présence perturbe notre communauté. Il dut s’arrêter, car le visiteur, épuisé, s’était appuyé contre un mur. Ça ira ? s’inquiéta-t-il. Il faut vous soigner. — Plus tard, murmura Ishmael. Je veux d’abord les voir. Le religieux n’insista pas. Il guida le prêtre jusqu’à une cellule, où Kali discutait avec un novice. Quand ils entrèrent, ce dernier sursauta, comme pris en faute et rougit. Il se hâta de quitter la pièce. Avec un soupir, le frère se tourna vers le visiteur. — Je vais chercher mes remèdes et vous faire préparer un lit. Dès qu’il fut parti, Ishmael se précipita avec ses dernières forces pour prendre l’enfant dans ses bras. Sa compagne le dévisageait d’un air anxieux — T’es dans un sale état. — Merci, répondit son ami, tout en cajolant le bébé. — Tu devrais t’asseoir. Elle le poussa vers un banc. Ishmael s’assit sans résister et berça le nourrisson. La prochaine fois, tu t’enfuis et je m’occupe des méchants. Les miens étaient pathé- tiques. Deux passes et le combat était terminé, commenta-t-elle avec dédain. Mais son compagnon ne l’écoutait déjà plus. Il avait fermé les yeux et sa tête dodelinait doucement. Kali l’observa longuement, avant de se pencher vers lui. 94 — Quelle chance pour toi de l’avoir comme protecteur, petite, murmura-t-elle au nourrisson. LE MIROIR D’ORPHÉE – PRÉSENT. Lilith n’est pas peu fière de la loge qu’elle a obtenue en même temps que son contrat. Elle a tant sacrifié pour parvenir à ses fins. Mais aujourd’hui, quand elle entre ici, elle peutt contempler les symboles de sa réussite. Des décors montrent des femmes lascives, des doubles rideaux noirs cachent les fenêtres créaient une ambiance. Sur un mannequin, une robe noire et un voile de mariée noir lui aussi constituent un de ses costumes de scène. Elle en caresse le tissu délicat avant de s’installer devant une coiffure aux dorures romantiques. Elle se sourit, tout en se brossant les cheveux, mais tout à coup, son reflet change, laissant place au visage démoniaque d’Ahriman. Lilith bondit de sa chaise, surprise. Sa brosse à cheveux roule sur le sol. — Salut, beauté. — Tu m’as fait une de ces peurs ! balbutie-t-elle, la main sur la poitrine, comme pour empêcher son cœur de s’échapper. — Comment se sont passées ces retrouvailles ? minaude le Démon. — Bien. J’ai suivi tes instructions. Et j’ai fait mouche. Je suis presque sûre qu’elle reviendra vers moi. — Presque sûre ? gronde Ahriman en approchant son visage, comme s’il allait sortir du miroir. Ça ne fait pas partie de notre marché. Je te donne le succès et toi… Sans moi, tu n’es rien. Les yeux d’Ahriman étincèlent. Lilith, apeurée, voit son reflet se transformer pour laisser place à celui d’une vieille femme. — Ne t’avise pas de me décevoir, l’avertit le Démon. Sa servante ferme les yeux, terrorisée. Quand elle les ouvre quelques instants plus tard, elle admire de nouveau le reflet de son visage jeune, caressant ses longs cheveux, suivant du bout des doigts le tracé de ses lèvres moqueuses. Puis elle cherche sa brosse qu’elle ramasse sur le sol. 95 — Ne t’inquiète pas, mon seigneur, lance-t-elle au Démon dont la présence flotte toujours dans la pièce. Lynn sera bientôt tienne, comme je le suis déjà. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE. Lynn marche entre les rangées de bancs de l’église silencieuse. Elle cherche Ishmael et le remarque, debout près de l’autel. Il a l’air plus malheureux que le pauvre Job sur son tas de cendres. Elle se tance. En ce moment, ses séances de catéchisme lui reviennent en mémoire pour un oui ou pour un non. À croire qu’elle veut se faire bien voir de ce prêtre ! Elle hésite avant de l’interpeller, en désignant le Christ : — Vous croyez vraiment qu’il va vous répondre ? — Vous seriez surprise, réagit Ishmael, sans se retourner. — Quoi ? Vous l’avez déjà rencontré en chair et en os ? le nargue-t-elle encore, tout en s’asseyant au premier rang. Où est Cerbère ? ajoute-t-elle, comme il ne répond pas. — Vous voulez dire Kali ? s’amuse Ishmael. Elle cherche un ami qui n’est pas venu à son rendez-vous. Où étiez-vous ? — Avec… une vieille amie. Ils restent silencieux quelques minutes. Les yeux de la jeune femme vont de l’ostensoir, pour l’instant vide, aux cierges qui brûlent devant une statue de la Vierge Marie, puis au prêtre qui semble se moquer totalement de sa présence. Elle finit par s’agiter, bouillante d’impatience. — Alors ? — Alors quoi ? renvoie Ishmael en se tournant enfin vers elle. Elle note cependant qu’il évite son regard. — Vous alliez dire quelque chose d’important, avant que Miss Grain-de-sel ne débarque. — Vous vous faites des idées… — Oh ! pas de ça, Ishmael ! s’exclame la jeune femme, agacée. Elle bondit du banc pour faire les cent pas devant lui. Avant que ce cauchemar ne commence, j’avais des certitudes. Il y avait la réalité et… les contes de fée. (Le prêtre lui adresse un regard mi-96 tigé.) J’ai préféré faire semblant de ne PLUS voir certaines choses. Pour ne pas devenir folle. — Je sais. — Vous ne savez rien, laisse-t-elle exploser sa colère. Vous ne me connaissez même pas. Vous m’avez menti, vous vous êtes servi de moi… — Jamais…, proteste-t-il. Pas depuis que… — Depuis quoi ? le coupe-t-elle avec hargne. Ishmael s’appuie contre l’autel, tandis qu’un immense soupir s’échappe de sa poitrine. — Kali et Eugen m’avaient prévenu et ils avaient raison. Je ne les ai pas écoutés, parce que… Il regarde le Christ sur sa croix. C’est trop… Je ne le supporte plus. — Confessez-vous, il paraît que ça fait du bien, raille la jeune femme, sarcastique. — Personne ne le sait, mais je vous ai déjà dit la vérité. C’était en 1364. — 1364 ? répète la femme-flic d’une voix blanche. — Bélial a déjà essayé de vous tuer. J’ai cru qu’en vous prévenant, vous auriez une chance de vous en sortir. Deux jours après… Lynn pense qu’il va s’arrêter là. Mais il poursuit : Des voyageurs ont retrouvé votre corps près d’un calvaire. — Vous rigolez ? — J’en ai l’air ? s’emporte le prêtre. La femme-flic secoue la tête, impressionnée par sa colère. Ishmael marmonne, comme s’il se disputait avec lui-même. Elle retourne s’asseoir, attendant sagement qu’il se décide, les doigts noués sur les genoux, le regard rivé sur le pavé de l’église, comme une enfant sur le point de faire sa confession. Tout à coup, Ishmael semble avoir pris sa décision. Appuyé contre l’autel, faisant face à Lynn, il récite : — Jésus, rempli du Saint Esprit, revint du Jourdain, et il fut conduit par l’Esprit dans le désert, où il fut tenté par le diable pendant quarante jours. Ça vous rappelle quelque chose ? demande-t-il à Lynn. Celle-ci grimace. Décidément... 97 — J’ai grandi dans un orphelinat catholique, rappelle-t-elle. — Le diable en question, c’était Harfang… Moi… À cette époque, je servais un Démon puissant, Ahriman. DÉSERT DU SINAÏ – 2000 ANS PLUS TÔT. Séduis ce prophète et détourne-le de sa mission. Ainsi avait commandé Ahriman et son serviteur qu’il avait forgé dans les flammes de l’enfer avait obéi. Il n’avait jamais affronté de prophètes auparavant, bien qu’il en ait vu descendre aux enfers après avoir mené leurs nations à la ruine. Ce titre faisait trembler du monde dans la Géhenne, car on comptait parmi les damnés des âmes qui les avaient affrontés. Elles chuchotaient des noms avec haine et révé- rence et se mettaient à couiner comme des porcs qu’on égorge dès qu’on les torturait avec le souvenir de leur échec. Harfang, donc, très curieux et désireux de faire ses preuves, avait traqué sa nouvelle proie avant de découvrir cette loque humaine qui avançait obstinément sous un soleil de plomb. Curieuse créature, songea le Démon en voletant autour de lui, toujours invisible. Il ne payait pas de mine. Pourtant, on l’annonçait comme le nouveau roi d’Israël. Il aurait même commis quelques miracles. À cette heure, pourtant, il rampait sur la roche brûlante, sa peau pelait sur son visage, ses cheveux sales ruisselaient sur ses joues et ses yeux fous ne semblaient pas connaître de repos. — Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre qu’elle devienne du pain. L’homme sursauta, comme piqué au vif et regarda de tous cô- tés. Harfang répéta sa phrase. Le prophète secoua la tête. — Va-t-en ! lança-t-il au vide. Un rire lui répondit. — Tu vas mourir dans ce désert, chuchota le mirage qui dansais devant ses yeux. — Je ne mettrai pas mon Père à l’épreuve, rétorqua Jésus dont les paroles avaient sonné comme un grognement rauque. Il s’écroula sur le sol rocailleux. Harfang se pencha vers lui. — Tu as peur de découvrir qu’il ne t’aime pas. 98 Les lèvres craquelées du prophète formèrent le mot « Non. » Pourquoi me résiste-t-il ainsi ? Intrigué, Harfang l’emporta dans les airs. Dans un premier temps, il décida de le lâcher dans le vide, pour voir si quelqu’un interviendrait. L’homme ne se débattait même pas. Puis le Démon vit le Mont Sinaï et décida d’y conduire sa proie. À quatre pattes, Jésus regarda le désert à ses pieds. — Pourquoi m’as-tu conduit ici ? grogna-t-il encore. La plaine asséchée se couvrit de cités prodigieuses, les rochers devinrent des armées dont les étendards claquaient au vent. Les soldats chantaient le nom de Jésus. — Tout ceci pourrait être à toi. Deviens le roi d’Israël et à tes côtés, nous chasserons les Romains de la Terre Promise. — Je ne serai pas ce genre de roi, rétorqua le prophète. Dépi-té, Harfang faillit s’emporter. Il fit apparaître tour à tour des royaumes, des richesses, des femmes glorifiant cet imbécile. Jésus, toujours à quatre pattes, le regard ébloui, continuait de faire non de la tête. Fou de rage, le Démon finit par l’abandonner en haut de la montagne, en le maudissant. Son retour aux enfers fut bien misérable. Ahriman n’apprécia pas du tout son échec. — Si tu te présentes encore devant moi sans l’âme de ce prophète, tu connaîtras de nouveau les tortures infernales. Le Démon tremblant s’inclina devant son maître. Tout mais pas ça ! Tout pour échapper au destin d’un simple damné ! Tout pour ne pas finir entre les mains des autres Démons ! La synagogue était pleine à craquer. L’assistance écoutait avec une grande attention Jésus leur enseignant la Bonne Parole. Dans la foule, le Démon attendait son heure. Il repéra une âme faible et corruptible, celle d’un pêcheur avili par la misère et la rancœur. Il se glissa dans son cœur et interpella le prophète : — Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Tu es ve-nu pour nous perdre. Je sais qui tu es : le Saint de Dieu. 99 Jésus fixa son regard sur l’agité. Il n’avait plus rien à avoir avec la loque qu’il avait abandonné dans le désert. L’épreuve, ainsi que celles qui avaient suivi, l’avaient grandi et une aura de sagesse et d’autorité l’entourait. — Tais-toi ! tonna-t-il, faisant trembler le Démon dans sa cachette. Sors de cet homme, ordonna-t-il encore. Harfang lutta contre ce commandement, mais la douleur était trop forte. Des spasmes secouèrent le corps tordu du pêcheur. Et une ombre s’en échappa en poussant un cri de rage. Le Démon fit de cette mission une affaire personnelle, n’hésitant pas à s’allier à d’autres créatures des enfers pour parvenir à ses fins. Mais à chaque fois, Jésus triomphait. Il n’y avait plus une once de peur ou de doute dans son cœur, dont Harfang aurait pu se servir. Ahriman exécuta finalement sa menace. À l’issue d’un nouvel échec, il renvoya le damné à ses Démons. En enfer, le tourment du petit voleur sans envergure, du vio-leur, du meurtrier, consistait à revivre encore et encore l’ultime crime qu’il avait commis. Il était de retour dans cette tente où il avait tué la fille. Mais tout paraissait décati, misérable, affligeant. Une lumière sanguine baignait la scène. Harfang se tenait à l’entrée et regardait le corps étendu de la jeune nomade. Ses plumes se détachaient lentement de ses ailes en sang. Sa victime finit par se réveiller et s’empara aussitôt de l’épée reposant près d’elle, pour se précipiter ensuite sur le Démon et le transpercer de sa lame. Mais il ne sentit rien. Il considérait le vide, l’air perdu. La fille se changea alors en squelette, hurlant après lui, avant de tomber en poussière. Et tout recommença : le corps étendu sur le sol, les attaques, la fureur de sa victime, les hurlements. Il ne voyait rien d’autre, il ne vivat rien d’autre. La boucle infernale le détruisait à petit feu. Mais un jour… Assis sur un rocher, Harfang fixait le ciel rouge et le soleil san-guinolent. Soudain, tombant du ciel, une étrange lumière vola vers lui. La fille, toujours là, à l’agonir d’injures, se tut. Elle con-100 templa la lumière, stupéfaite et disparut, quand celle-ci toucha le sol. La lumière se changea en homme et cet homme, c’était Jésus. — Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. (Il avança vers le Démon.) Te rappelles-tu de moi, Fils de Sammael ? Jésus n’attendit pas sa réponse. Il passa devant Harfang et se dirigea vers la tente qu’il examina. — Vous êtes le prophète, dit le Démon, stupéfait. Jésus prit une poignée de sable dans ses mains et la laissa glisser entre ses doigts. En touchant le sol, le sable devint eau. — Que faites-vous ici ? — Je suis ici pour toi répondit Jésus d’une voix douce. Je veux que tu renies ton maître et que tu te mettes à mon service. — Et qu’obtiendrai-je en retour ? demanda le Démon mé- fiant. Jésus pencha la tête sur le côté, sourit et dit doucement : — Le pardon. Le mot fila dans l’air et l’atteignit droit au cœur. Sans s’en apercevoir, le Démon pleura. La tente disparut et le ciel rouge se teinta d’une couleur dorée. Le prophète tendit la main vers le Démon qui hésita. — Je connais tes questions, dit l’envoyé. Mais elles trouveront des réponses, aie confiance en moi. Finalement, Harfang se décida. Il saisit la main du prophète qui leva les yeux vers le ciel, tandis qu’ils s’élevaient lentement. — Ainsi soit-il, murmura Jésus. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE – PRÉSENT. On entend juste la pluie contre les vitraux représentant le Christ en majesté au moment du Jugement Dernier. — Qui c’était ? — Qui ? Ishmael et Lynn sont assis sur un banc, fixant le vide. — La femme qui vous persécutait en enfer. Celle que vous aviez tuée. 101 Ishmael inspire longuement. — Vous connaissez déjà la réponse. — Je veux l’entendre de votre bouche. — C’était vous, confie-t-il après un long moment. La jeune femme se dresse d’un bond. — MOI ? Vous voulez dire que depuis 3000 ans, vous et moi, on joue à cache-cache ? — C’est même pire que ça, Lynn. Depuis mon retour sur Terre, Ahriman vous persécute. — Attendez une minute ! C’est lui qui a fait tuer Cam ? — Vos parents aussi… — À cause de vous…, suffoque-t-elle. Il faut que je sorte. Ishmael se précipite vers elle en la voyant vaciller. Elle le repousse de toutes ses forces Ne me touchez pas ! Elle se rue vers la sortie. — LYNN ! crie le prêtre. Mais la porte se referme derrière elle avec un claquement brusque. Ishmael soupire, regarde le Christ. — Elle ne me pardonnera jamais. Tu m’entends ! Jamais ! Seul un roulement de tonnerre lui répond. Dehors, un terrible orage se déchaîne. Lynn sort de l’église et court droit vers sa voiture. Elle démarre en trombe et manque de renverser le père Heiden qui arrive au coin de la rue, courbé, comme s’il portait le poids du monde sur ses épaules. Il n’a même pas remarqué qui était au volant. Avec un soupir, il retire son col blanc et le considère un moment, avant d’entrer dans l’église. 102 DEUXIÈME PARTIE : L’ANGE LIBERTÉ 103 104 Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus importants secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus importants secrets sur cette terre ; car elle en a certes d’autrement importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l’homme pense, depuis qu’il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de suppléer, par l’effort de son intelligence, à l’impuissance de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l’état rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De là sont nées les croyances po-pulaires au surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de l’ouvrier-créateur, de quelque religion qu’elles nous viennent, sont bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus vrai que cette parole de Voltaire : « Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. » Guy de Maupassant, Le Horla, extrait . 105 106 CHAPITRE 7 L’abîme s’effaçait. Rien n’avait plus de forme. L’obscurité semblait gonfler sa vague énorme. C’était on ne sait quoi de submergé; c’était Ce qui n’est plus, ce qui s’en va, ce qui se tait; Et l’on n’aurait pu dire, en cette horreur profonde, Si ce reste effrayant d’un mystère ou d’un monde, Pareil au brouillard vague où le songe s’enfuit, S’appelait le naufrage ou s’appelait la nuit; Et l’archange sentit qu’il devenait fantôme. Il dit : – Enfer ! – Ce mot plus tard créa Sodome. Victor Hugo, La Fin de Satan, Hors de la Terre I, extrait. JERSEY. RÉSIDENCE DES HUGO – AUTOMNE 1854. — Si tu racontes ça à qui que ce soit, je ne reviendrai plus. L’écrivain, absorbé par sa plume, ne releva pas la tête. — Je vous ai fait une promesse et je ne compte pas y revenir. — Je connais ton espèce. Elle est… versatile. Dès que je commence à vous faire confiance, vous me tirez dans le dos. Celui qui avait parlé s’assit lourdement dans un siège en rotin, en face du bureau du grand auteur. Ses grands yeux noirs lui-saient à la lumière des flammes qui dansaient dans l’âtre. Ses traits auraient pu paraître féminins, si un menton volontaire et un nez d’aigle n’en tranchaient l’harmonie délicate. — Quand bien même j’en parlerais, qui me croirait ? Hugo partit d’un grand éclat de rire. Cela ne lui arrivait pourtant pas souvent, ces derniers temps. Accablé par les souffrances de la vie, il ne savait plus exister que par ses poèmes. Et autour de lui, le monde se détruisait. On croyait que tout était possible, que l’homme était condamné au progrès. C’était l’ère du positivisme, d’une nouvelle révolution industrielle qui allait laisser la terre 107 exsangue. On se permettait déjà de douter de Dieu. Alors il avait entrepris cette espèce de quête que certains pouvaient juger sordide, en questionnant l’au-delà sous les auspices d’une certaine Mme Girardin. Et ce qu’il en avait ramené dépassait sa propre imagination. Pourtant, il considérait qu’il avait de quoi faire. Espérez ! espérez ! espérez, misérables ! Pas de deuil infini, pas de maux incurables, Pas d’enfer éternel ! Les douleurs vont à Dieu, comme la flèche aux cibles ; Les bonnes actions sont les gonds invisibles Il se gratta la tête, en quête du dernier vers. Le vent fit claquer les volets et un éclair déchira le ciel. Son visiteur leva les yeux quand un grondement sourd fit trembler la maison. Avec un air réjoui, l’écrivain conclut sa strophe. De la porte du ciel. — Ce sera un chef d’œuvre, jura-t-il. Puis : Pourquoi n’ai-je pas pu écrire cela plus tôt ? Il pensait à Léopoldine à qui il voulait dédier ce recueil. — Tu n’étais pas prêt. Il fallait que tu souffres pour pouvoir comprendre. — Et sans les tables, je n’aurais jamais pu vous croire, reconnut l’auteur. Le deuil est la vertu, le remords est le pôle Des monstres garrottés dont le gouffre est la geôle ; Quand, devant Jéhovah, Un vivant reste pur dans les ombres charnelles, La mort, ange attendri, rapporte ses deux ailes À l’homme qui s’en va. La strophe était venue d’une traite. Juste une virgule à rectifier. Hugo relut plusieurs fois les deux derniers vers. 108 — Évidemment, dit-il, songeur. Quelque chose est mort en moi. Avant, j’étais trop jeune pour saisir le sens de tout cela. — Et tu n’avais pas vu d’âme, fit remarquer son visiteur. Les enfers se refont édens ; c’est là leur tâche. Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche. Vivants, je vous le dis, Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste D’augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste Travaille au paradis. — Vous en pensez quoi ? — As-tu réellement besoin de mon approbation ? — Depuis notre rencontre, tout me revient plus facilement. À croire que ce livre était déjà écrit. — Toutes les musiques et toutes les histoires sont écrites quelque part. Elles attendent juste le cœur assez vaste pour les recevoir et l’intelligence assez fine pour les retranscrire. L’heure approche. Espérez. Rallumez l’âme éteinte ! Aimez-vous ! aimez-vous ! car c’est la chaleur sainte, C’est le feu du vrai jour. Le sombre univers, froid, glacé, pesant, réclame La sublimation de l’être par la flamme, De l’homme par l’amour ! — Tout ceci aura-t-il un sens un jour ? s’inquiéta le poète. — Cela n’en a-t-il pas pour toi, aujourd’hui ? — Les pertes et les douleurs semblent sans fin. — C’est pour cela que je t’ai choisi. Toi, tu peux comprendre la douleur d’un père. Le visiteur marqua un temps, plongé dans ses pensées. Et puis, tu as assez d’orgueil pour ne pas te laisser harasser par la tâche. Déjà, dans l’océan d’ombre que Dieu domine, 109 L’archipel ténébreux des bagnes s’illumine ; Dieu, c’est le grand aimant ; Et les globes, ouvrant leur sinistre prunelle, Vers les immensités de l’aurore éternelle Se tournent lentement. — C’est un peu présomptueux de vouloir réécrire la Bible. — C’est plus que présomptueux de la laisser se flétrir dans son coin, en pensant qu’elle ne doit jamais être remaniée. Ce livre a été tant revu pendant l’Histoire, pourquoi la solidifier dans la croyance que rien ne peut changer. Le Nouveau Testament ne parle que de changements, mais personne n’ose y changer une virgule. Il se prépare des siècles, mon ami, où Dieu ne sera pas si puissant. Le dogme reculera devant la vérité. Et j’ai un message à transmettre à ma fille. J’espère juste qu’elle saura l’entendre. Oh ! comme vont chanter toutes les harmonies, Comme rayonneront dans les sphères bénies Les faces de clarté, Comme les firmaments se fondront en délires, Comme tressailliront toutes les grandes lyres De la sérénité, — Lorsque tout ceci sera achevé, où irez-vous ? s’enquit Hu-go, tandis que sa plume continuait de filer sur le papiere. Son invité fit tourner l’anneau de métal qu’il portait au doigt. — J’irai semer la discorde là où tout semble immuable. — Et pour moi ? — Je t’ai expliqué comment ça fonctionnait. Tu poursuivras ton chemin, en espérant voir l’accomplissement de mon grand- œuvre. Il ajouta avec douceur : Tu reverras Léopoldine. L’écrivain passa une main tremblante sur son front que l’abattement avait creusé. L’orage dehors grondait toute sa fureur. La nuit était bien avancée. Les mots s’entrechoquaient les uns derrière les autres avant d’atterrir sur le papier. 110 Quand, du monstre matière ouvrant toutes les serres, Faisant évanouir en splendeurs les misères, Changeant l’absinthe en miel, Inondant de beauté la nuit diminuée, Ainsi que le soleil tire à lui la nuée Et l’emplit d’arcs-en-ciel, Dieu, de son regard fixe attirant les ténèbres, Voyant vers lui, du fond des cloaques funèbres Où le mal le pria, Monter l’énormité bégayant des louanges, Fera rentrer, parmi les univers archanges, L’univers paria ! — Les hommes comme toi sont précieux à l’humanité, mon ami, reprit le visiteur, rompant le silence religieux qui régnait dans la pièce. On ne vous appelle plus prophètes, mais votre rôle est tout comme. Oh ! bien sûr, la religion institutionnalisée, ca-drée, estampillée écrase toutes les autres tentatives, mais avec la science qui arrive et la démocratie qui chantonne, des portes vont s’ouvrir. Là-haut, j’espère qu’ils s’inquiètent. — Hmmm…, répondit distraitement Victor Hugo. La strophe qui venait lui donnait du fil à retordre. Il voyait ce qu’il voulait écrire, mais rien ne se mettait comme il voulait. L’harmonie qu’il recherchait ne devait pas écraser le sens. Celui-ci devait se suffire à lui-même où la destinataire passerait à côté. On verra palpiter les fanges éclairées, Et briller les laideurs les plus désespérées Au faîte le plus haut, L’araignée éclatante au seuil des bleus pilastres Luire, et se redresser, portant des épis d’astres, La paille du cachot ! Il poussa un cri jubilatoire et dans la foulée : 111 La clarté montera dans tout comme une sève ; On verra rayonner au front de l’œil qui rêve Le céleste croissant ; Le charnier chantera dans l’horreur qui l’encombre, Et sur tous les fumiers apparaîtra dans l’ombre Un Job resplendissant ! — Si je vous suis bien, toutes ces figures qu’on nous inculque ne sont que des mythologies. Aucune n’existe pour ce qu’elle est. Tout est dans leur signifié. Abraham, Job et tous les autres, modelés par l’esprit humain. — Les croire authentiques, c’est prendre l’ombre sur le mur pour la réalité. J’ignore l’origine de ce pouvoir. J’en suis né. — Alors le pourquoi pourrait être le divin ? — Pourquoi devrait-il forcément y avoir un quelque-chose-au-delà-de-tout ? Cela ne pourrait-il pas partir de l’Homme ? Hugo releva la tête. — Qu’il soit au centre de l’univers me gêne. Il ne va pas se priver des pires exactions, s’il le découvre. La Bible le place déjà au-dessus de la Création et regardez ce que ça donne. — Parce que la responsabilité manque en contrepoids. La plume grattait de nouveau le papier. Ô disparition de l’antique anathème ! La profondeur disant à la hauteur : Je t’aime ! Ô retour du banni ! Quel éblouissement au fond des cieux sublimes ! Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmes S’écriant : Sois béni ! — Vous nous aimez à ce point ? — Je vous ai sauvés autant que j’ai pu. Ça ne suffit pas, comme preuve ? s’emporta presque le visiteur. — Vos actions se sont noyées dans l’Histoire ou pire, dans les mythes. On vous a fait endosser le mauvais rôle. Plus que de la méfiance, c’est de la haine que vous devriez ressentir pour nous. 112 L’autre ne répondit pas. Hugo se remit à son ouvrage. On verra le troupeau des hydres formidables Sortir, monter du fond des brumes insondables Et se transfigurer ; Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes, Dieu juste ! et par degrés devenant diaphanes, Les monstres s’azurer ! Ils viendront, sans pouvoir ni parler ni répondre, Éperdus ! on verra des auréoles fondre Les cornes de leur front ; Ils tiendront dans leur griffe, au milieu des cieux calmes, Des rayons frissonnants semblables à des palmes ; Les gueules baiseront ! Quand l’aube pointa son dard lumineux entre les nuages noircis de pluie, le visiteur s’agita. — Je dois y aller. Dommage, je ne lirai pas la fin aujourd’hui. Veille bien à ce que ça ne soit pas trop grandiloquent. — Je ne suis pas grandiloquent, tiqua le poète. — Si, ça t’arrive, surtout quand tu parles politique. Tu fais la roue comme un paon, tu écoutes les mots et oublies leur sens. — Pourquoi craignez-vous la lumière ? tenta de le retenir le poète qui savait qu’en partant, son hôte prendrait son inspiration. — Elle me rappelle ce que j’avais là-haut. Elle m’affaiblit. Je préfère la nuit. Au moins, tout est vrai, rien n’est chamarré par la concupiscence. Et puis, la nuit, c’est le royaume des poètes. Vous avez l’art d’arracher des lambeaux de vérité à l’univers, comme si les étoiles vous rendaient moins honteux. Il sert la main de l’écrivain. Travaille bien, Victor. Crois-moi, ce que tu fais sur cette petite île de l’Atlantique résonnera un jour beaucoup plus fort que les canons de Napoléon-le-petit. Un sourire et le visiteur disparut. Hugo resta perplexe. À l’issue de chacune de ces rencontres, l’homme de raison en lui 113 jurait qu’il s’était endormi sur la table et que son esprit trop solli-cité avait rêvé tout ceci. Mais quand il retournait à ses vers, leur puissance lui sautait au visage. Ils viendront ! ils viendront, tremblants, brisés d’extase, Chacun d’eux débordant de sanglots comme un vase, Mais pourtant sans effroi ; On leur tendra les bras de la haute demeure, Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure, Lui dira : C’est donc toi ! Et vers Dieu par la main il conduira ce frère ! Et, quand ils seront près des degrés de lumière Par nous seuls aperçus, Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œil flamboie Ne pourra distinguer, père ébloui de joie, Bélial de Jésus ! Tout sera dit. Le mal expirera ; les larmes Tariront ; plus de fers, plus de deuils, plus d’alarmes ; L’affreux gouffre inclément Cessera d’être sourd, et bégaiera : Qu’entends-je ? Les douleurs finiront dans toute l’ombre ; un ange Criera : Commencement !? QUARTIER RÉSIDENTIEL DE TRINITY – PRÉSENT. — Comment tu t’es débrouillée pour te faire engrosser ? La question frappe Agnès en même temps que la foudre s’abat non loin de la maison. La jeune fille lève un regard noyé de larmes vers son père furieux. — Je… je ne l’ai pas fait exprès. — Tu n’es qu’une idiote ! aboie sa mère, folle de rage. Elle a les mêmes cheveux châtains que sa fille et la bouche aussi rose. Mais ses yeux étincellent d’une lumière mauvaise. ? Victor Hugo, Ce que dit la Bouche d’Ombre, Les Contemplations. 114 — Et que vas-tu en faire ? C’est trop tard pour avorter. Agnès sursaute. Elle a pensé à cette idée si souvent et aujourd’hui, ça la révolte presque d’entendre sa propre mère en parler comme ça. — Je le sais très bien ! hurle-t-elle. Elle ne voit pas arriver la gifle qui la renverse sur le lit. Elle se mord la langue et un goût de métal se répand dans sa bouche. — Qu’est-ce qu’on va dire de nous dans le quartier ? se lamente encore la femme. Son mari se retient à grand-peine de frapper leur fille à nouveau. L’adolescente reste sur le lit, sans répondre. Elle sait très bien à quoi ils pensent, à ce moment pré- cis. À la même chose qu’elle, il y a encore peu de temps. La faire accoucher discrètement. Abandonner l’enfant. Elle devrait l’accepter, après tout, ils sont ses parents et savent ce qui vaut mieux pour elle, sauf qu’elle les voit désormais sous un autre jour. Ils ne pensent qu’à eux, à ce que les gens pourront penser. Elle prend une grande inspiration, d’abord pour calmer ses larmes, mais aussi asseoir sa nouvelle résolution. Elle ne veut pas perdre la vie qui a grandi malgré elle dans son ventre. Elle lui en veut toujours de s’accrocher ainsi, mais… Mais il y a la curiosité. À quoi ressemblera-t-il ? Que deviendra-t-il ? Et quel prénom lui donner ? Toutes ces questions sont autant de signes et depuis qu’elle se les pose, elle sent une étrange paix régner en elle. Il pourrait l’aimer, tenir à elle, la rendre importante, ce qu’elle n’est visiblement pas pour ses géniteurs. Ceux-ci continuent à lui crier après pendant vingt bonnes minutes, avant de se fatiguer et de quitter sa chambre en claquant la porte. Elle entend même la clef tourner dans la serrure. Ils l’ont enfermée ! Se recroquevillant sur son lit, la jeune fille se laisse de nouveau aller aux sanglots. Dans un an, elle sera à l’université. En décrochant une mention à son examen final, elle obtiendra même une bourse et quittera cette horrible maison. Seulement, avec l’enfant, ce n’est plus possible. Elle doit partir. Le protéger. Agnès se redresse, fixe sa valise au-dessus de son armoire avant 115 de la prendre pour l’ouvrir sur son lit. En toute hâte, elle y fourre quelques affaires, y compris son gros nounours, Chocolat, qui ne la quitte pas depuis qu’elle est petite et qui sera le premier jouet de son bébé. Ses parents l’ont enfermée, mais elle connait un autre moyen de sortir. Son frère lui a montré une fois. Il ne se gênait jamais pour se faire la belle. À lui, tout était permis. Elle n’a jamais osé braver les interdits jusqu’à présent, mais c’est trop. Elle patiente encore une heure, luttant contre ses incertitudes, que la maison soit plongée dans le silence. Puis elle ouvre la fe-nêtre de sa chambre doucement et avise le parcours qui l’attend. Avec la valise, ça n’aura rien d’aisé. Elle tremble en réalisant ce qu’elle s’apprête à faire. Toute sa vie, ses facilités, ses espoirs lui hurlent de rester à l’abri et de renoncer, tandis qu’une étrange chaleur irradie de son ventre. Elle n’a pas le droit de baisser les bras. Ses dernières hésitations balayées, elle passe sa valise par la fenêtre, la bloque contre une tuile du toit, puis sort à son tour. Avec une lenteur exaspérante, elle s’approche du vide, se penche le plus possible sans perdre l’équilibre avant de lâcher son bagage qui atterrit sur le gazon gorgé d’eau. Elle saute à son tour dans le vide, glisse sur l’herbe, trempant son pantalon. Elle n’a que des chaussons qui sont très vite détrempés. Elle se met à courir, loin, le plus loin possible de chez elle. ÉGLISE SAINT-SULPICE. Ishmael sursaute en voyant le père Heiden entrer. — Où étais-tu passé ? Je t’ai cherché toute la journée ! Il se précipite vers son ami qui l’arrête d’un geste. — Il faut qu’on parle, déclare le prêtre d’un ton si sinistre que son ami recule, l’air honteux. — Tu l’as vue ? — Qui ? — Lynn ! s’exclame Ishmael. Eugen lui lance un regard aigu. — Tu lui as tout dit, pas vrai ? Le Repenti lui tourne le dos. — Je devais le faire. 116 — C’est vrai. — Quoi ? s’écrie Ishmael, abasourdi. Le père Heiden se laisse tomber sur un banc avec un soupir à fendre l’âme. — Rendell veut la tuer, annonce-t-il à son ami. — Qu’est-ce que tu racontes ? Cet homme est pétri d’ambition, mais ce n’est pas un meurtrier. — Faux ! Il m’a donné vingt-quatre heures et je dois me dé- barrasser d’elle, d’une façon ou d’une autre, ou il s’en chargera. — Il faut la rattraper ! Ishmael se dirige vers la porte. Mais Eugen le retient. — C’est trop tard, elle est déjà partie. — Il nous faut un taxi. Heiden approuve et se dirige vers la sacristie pour passer un coup de fil. Quand il revient, il s’assoit et annonce : — Il sera là dans dix minutes. — Pas avant ? peste le Repenti. — Ça me laisse juste le temps de te faire un aveu. Tu dois savoir pour quelles raisons je suis devenu ton go’el. — Pourquoi ai-je l’impression que ça ne va pas me plaire ? demande son ami d’un ton suspicieux. Puis il se ressaisit : Je suis bien le dernier à pouvoir te faire des reproches. Tu es mon go’el et pourtant, je n’obéis à aucun de tes conseils. — Peut-être parce que je ne suis pas quelqu’un de confiance. Je t’espionne depuis des années. Et ce n’est pas pour le compte de Rendell… uniquement. Eugen prend une grande inspiration avant d’avouer : C’est pour le Renouveau Schismatique. — Je suis au courant. Et je sais que Casperri en faisait partie. — Comment ? rugit Eugen. — Au fil des années, j’ai vu Giovanni perdre confiance dans l’Église, raconte Ishmael en se dirigeant vers la porte principale pour guetter le taxi. Il y a eu par exemple cette histoire avec un jeune homosexuel venu lui demander de l’aide pour s’enfuir avec son petit ami et pour qui Rendell en personne lui a demandé de ne pas intervenir. Un soir, je l’ai retrouvé ivre mort, lui qui 117 n’avait pas touché une goutte d’alcool depuis qu’il avait entamé son noviciat et il m’a raconté que les deux gamins avaient été rattrapés, alors qu’ils tentaient de fuguer. Afin d’échapper à leurs parents, ils s’étaient jetés sous un train. Ça l’a miné pendant des mois. Il m’a parlé de quitter la prêtrise et j’ai craint pendant un temps qu’il ne mette cette… menace à exécution. Et puis, du jour au lendemain, il a repris son travail, sauf qu’il s’absentait plus souvent de Saint-Sulpice. J’ai donc fini par le suivre et j’ai assisté en catimini à une de ses rencontres avec un envoyé du Renouveau Schismatique. Je me souviens même de leur sujet de conversation : Casperri voulait un successeur et tenait à ce que ce soit quelqu’un qui ait les mêmes convictions que lui. — Tu n’as pas fini de me surprendre, commente le prêtre. — Le jour où ça arrivera, ce sera inquiétant, le taquine son ami. Voilà le taxi ! — Lynn peut être n’importe où, le tempère Eugen. — Elle a besoin de réfléchir. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où elle peut se réfugier. Commençons par le cimetière. Ils courent sous la pluie et s’engouffrent dans le taxi. Alors que celui-ci démarre, le prêtre reprend : — Tu ne m’as pas dit ce que tu en pensais… — De quoi ? réagit le Repenti. — Du Renouveau Schismatique, murmure Eugen. Le Repenti frappe contre la vitre qui les sépare du conducteur pour rappeler qu’il ne peut pas les entendre. Rassuré, son ami répond pourtant d’une voix rauque : — Il y a toujours eu de tels mouvements au sein de l’Église. Au départ, les chrétiens n’étaient eux-mêmes qu’une poignée au milieu d’une foule de polythéistes qui les prenaient pour des fous. J’ai assisté à son passage du statut de secte d’illuminés à celui de religion reconnue par l’État. Et à chacune de ses mutations, ce que j’ai pu constater, c’est qu’elle s’enrichissait… et pas toujours dans le bon sens du terme. Cela fait un moment qu’elle ne s’est pas remise en question. Le Renouveau Schismatique peut lui donner le coup de pied aux fesses dont elle a besoin. 118 — Et conduire à une nouvelle guerre de religion. — Ce n’est pas la foi qui réclame des guerres. Ce sont les hommes. HÔTEL MIRANDA. L’Hôtel Miranda est un petit établissement méconnu de la plupart des touristes de Trinity. Ses habitués aiment son ambiance feutrée. Dans le hall, des canapés de velours bleu, de la même couleur que le papier peint, invitent le voyageur à venir se détendre. Sur la gauche, un escalier en bois, dont les marches sont tapissées d’azur, grimpe jusqu’aux premières chambres. Au centre trône le comptoir du réceptionniste derrière lequel dort à cette heure un homme d’une cinquantaine d’années, chauve, dont les petites lunettes menacent de glisser de son nez. Sur son badge, on peut lire son nom : Robert. Près de lui, un poste radio diffuse les informations. — L’assemblée municipale a de nouveau dû répondre de son arrê- té visant à diviser les citoyens de Trinity en deux catégories, face aux plaintes émises par plusieurs collectifs, hier dans la soirée. La décision de l’archevêque Rendell de n’accorder le droit de cité plein et entier qu’aux habitants baptisés par l’Église catholique et de priver les populations homosexuelles ou aux « mœurs déviantes » du droit de vote et d’éligibilité a non seulement soulevé un tollé de la part des ressor-tissants d’autres confessions, mais aussi d’associations de défense des homosexuels et lesbiennes. La nouvelle aurait même fait grand bruit aux Nations Unies qui déplorent que notre pays laisse ainsi l’Église trier sur le volet les personnes ayant le droit de venir s’installer dans une de nos villes les plus importantes. Néanmoins, mis à part une résolution condamnant fermement cet arrêté, le Vatican, comme l’archevêque Rendell, n’a pas grand-chose à redouter. En cette période troublée où les communautés ethniques ou religieuses ont tendance à se refermer sur elles-mêmes, l’exemple de Trinity ne fait que s’ajouter à de nombreux autres. Kali, dégoulinante de pluie, entre dans le hall et fronce les 119 sourcils en entendant la fin de l’information. Un gros hématome marque sa joue gauche. Sa veste est déchirée, ses cheveux défaits. Elle veut contourner le comptoir pour récupérer la clef de sa chambre, mais Robert se réveille en sursaut et la dévisage d’un air à moitié endormi. — Miss Kali ! Que vous est-il arrivé ? L’Indienne le tient à distance d’un geste de la main. — Je vais bien. Pas de panique. Je rêve juste d’une douche bien chaude. Je ne trouve pas la mienne, ajoute-t-elle en désignant le panneau sur lequel sont accrochées les clefs de l’hôtel. — J’ai dû refaire un double, je vais vous la chercher. Comme il se dirige vers une porte vitrée, sur laquelle on peut lire « Réservé au Personnel, » Kali lui demande : — Quelqu’un a essayé de me joindre aujourd’hui ? Le réceptionniste attend de revenir pour lui répondre. Il tient une enveloppe à la main. — Non, mais un policier est venu. Il a laissé ça pour vous. La jeune femme récupère la clef et l’enveloppe qu’elle déca-chète afin de lire rapidement le contenu. Une ride d’inquiétude barre peu à peu son front. — Autant pour la douche, grommelle-t-elle, avant de s’adresser à Robert : Appelez-moi un taxi et… Si vous voulez un conseil, mon ami, faites vos bagages et quittez cette ville. — Quitter la ville ? répète-t-il sans comprendre. — Vous avez une famille ? Alors emmenez-la loin d’ici. — Mais… — Vous me faites confiance, Robert ? demande Kali d’une voix douce. — Bien sûr… On se connaît depuis des années… La voix d’une hôtesse au téléphone lui demande ce qu’il désire et il donne ses instructions afin qu’un taxi vienne prendre l’Indienne devant le Miranda. Quand il a raccroché, il réfléchit un instant. — Très bien, je partirai. (La jeune femme ne cache pas son soulagement.) Mais d’abord, je vous apporte une serviette. Le réceptionniste disparaît de nouveau derrière la porte vitrée. 120 Le visage de Kali devient plus sombre. Elle cherche quelque chose des yeux et se dirige vers un miroir pour arranger un peu sa mise. Comme elle se recoiffe, une ombre déforme son reflet. Elle sursaute quand son image est remplacée par celle d’Ahriman. — Tôt ou tard, je t’aurai, Déesse, grince la voix du Démon. Tiens-toi loin d’Harfang. Il est à moi. Kali saisit le miroir des deux mains. — La prochaine fois que tu m’enverras tes tueurs, assure-toi qu’ils sont assez puissants pour me vaincre. Le Démon s’éclipse au moment où Robert revient avec une serviette. — À qui parliez-vous ? demande-t-il. L’Indienne se détourne du miroir. — À personne, ment-elle. — J’ai entendu des voix, insiste le réceptionniste. Kali se contente de prendre la serviette et s’essuie le visage et les cheveux. — Suivez mon conseil. Partez. Maintenant. — Cette nuit ? Mais… les clients ? La jeune femme lui rend la serviette et se dirige vers la sortie. — S’ils tiennent à la vie, ils feraient mieux de partir, eux aussi. Elle ne lui laisse pas le temps d’en dire davantage et sort dans la rue. Resserrant sa veste trempée sur son corps tremblant, elle attend d’un air morne l’arrivée de son taxi. Les choses bougent trop vite. Et j’ai manqué de sens de l’observation ces derniers mois. Je me laisse distraire par toutes sortes d’absurdités. J’ai cru pouvoir m’octroyer une pause après des années de lutte et de fuite. J’ai ainsi manqué tous les signes. Et je me réveille trop tard. Le Premier la punit sans doute en lui compliquant la tâche pour le retrouver. Il lui demande de faire ses preuves. Se voir rappelée à l’ordre comme une gamine l’aurait fait sortir de ses gonds, à une autre époque, mais il n’est plus temps de fanfaronner. Un immense soupir soulève sa poitrine. Elle aurait tellement aimé que ÇA tombe sur une autre. Pourtant, depuis sa désignation, tous les signes qui l’ont accompagnée la conduisent à ce moment précis. 121 Ce n’est sans doute pas un hasard si cette fille revient dans la vie d’Ishmael après tout ce temps, réalise-t-elle en voyant approcher les phares du taxi. Nous avons chacun nos épreuves à affronter et si le Premier souhaitait le voir, c’est qu’il doit faire partie des Quatre. Reste à savoir qui est le dernier membre de notre petit groupe. Le taxi s’arrête et un homme au visage avenant la considère d’un air ap-préciateur. Pourtant, je dois être affreuse. — Je vous emmène où, ma p’tite dame ? demande-t-il avec un accent chantant. Son sourire s’efface dès qu’elle lui donne la destination. Il fixe un point droit devant lui, le temps qu’elle s’installe dans le taxi et ne dit plus un mot de tout le trajet. Mais elle s’en fiche. Ce soir, tout va changer. JERSEY. RÉSIDENCE DES HUGO – OCTOBRE 1855. — Ce n’est pas le moment, lança le poète agacé à l’homme qui venait de le rejoindre. L’autre renâcla devant cet aboiement. — Que me vaut un tel accueil ? — Je dois quitter Jersey. Son visiteur sembla contrarié. — Je vous avais dit de ne pas vous embarquer dans cette histoire avec les proscrits. — Et que devais-je faire, au nom du Ciel ? explosa l’auteur. — Le Ciel n’a rien à voir là-dedans. Ne lui renvoie pas tes propres actes, reprocha le visiteur. Où iras-tu ? — Je ne rentrerai pas en France, jura Victor. Le dictateur n’attend que ça, ajouta-t-il d’une voix sourde. Il se tassa dans son fauteuil, comme s’il venait de prendre un siècle. Son air malheureux devint plus sombre. — Sais-tu ce qui te vaut son acharnement… ? — Mes provocations répétées, le coupa Hugo en crachant sur le mot provocations. Son interlocuteur secoua la tête. — L’aide que tu m’apportes. Le pape ne voit pas ça d’un très bon œil et il titille l’empereur. Napoléon aurait déjà laissé tomber, en vertu du proverbe : loin des yeux, loin du cœur. Mais Pie IX a la dent dure. 122 — Je n’ai pas eu besoin de toi pour m’attirer sa vindicte. — Je sais, fit son interlocuteur, amusé. C’est pour ça d’ailleurs que je t’ai choisi. Tu es au tout début d’une espèce de guerre. L’Église peut encore régner deux mille ans, si on laisse les choses en l’état. Elle gardera des gouvernements sous sa coupe et forgera ainsi les esprits sur des générations, les offrant sur un plateau aux gens dont je t’ai parlé. Mais il se trouve des hommes, toi ou cet Eliphas Lévi que je visite aussi. — Le grand homme ! s’exclama Hugo. La foi n’est qu’une superstition et une folie si elle n’a la raison pour base, et l’on ne peut supposer ce qu’on ignore que par analogie avec ce qu’on sait, récita-t-il ensuite avec emphase, comme s’il se régalait de chaque mot. Définir ce qu’on ne sait pas, c’est une ignorance présomptueuse ; affirmer positivement ce qu’on ignore, c’est mentir. Il demanda alors tristement : Pourquoi ne comprennent-ils pas ? — On leur ment depuis trop longtemps et la sécurité que cela leur apporte leur convient. Fais tout ce que je te dis, mon fils, et tu auras la vie éternelle. Cette solution de facilité est tellement ten-tante. — Amusant que vous, vous parliez ainsi de Tentation. — Ne te moque pas de moi, Victor, rétorqua le visiteur, l’air blessé. Va à Guernesey. Et ne crains rien, toute cette histoire fera du bruit. — Guernesey ? Un autre caillou battu par les vents ! — Tu te trompes. On peut faire tant de choses depuis une île. Elles sont comme des bateaux qui voguent sur leur propre histoire. Et là-bas, tu poursuivras mon grand-œuvre. — Vous me parlez comme si je ne devais pas vous revoir. L’autre confirma d’un hochement de tête. — J’ai quelques affaires à mener. Et il m’arrive dans ces cas-là de ne pas voir le temps passer. Je dois distraire Pie IX et ceux qui pourraient s’intéresser à toi. Alors qu’il allait s’en aller, Victor se leva de son siège et l’attrapa par le bras. 123 — Jurez-moi que tout ceci a un sens. Je deviens peut-être fou, en rêvant vos visites. Mon orgueil m’aura fait croire qu’un personnage tel que vous pouvait s’intéresser à un mortel dans mon genre. Et ce que m’ont appris ces séances de spiritisme… — Il n’y a aucun mensonge dans tout ce que je t’ai révélé. Le secret que je te demande de garder est lourd, je le sais. Tu as dit que tu ne me trahirais pas, parce qu’on ne te croirait pas. Pourtant, les puissances que nous combattons tous les deux savent pertinemment ce qu’il en est… du moins celles qui tirent les fi-celles au sommet de cette pyramide impossible. Ils n’ont aucun scrupule. Ils te feront souffrir. Et pourtant, ils ne pourront pas t’arrêter, car le rapport de force n’existe pas tel qu’ils le jurent. Allons, mon ami, ajouta le visiteur en posant ses deux mains sur les épaules voûtées du poète. Il n’y a que les fous qui s’attellent à la tâche que je te demande. Mais nous avons une chance : aujourd’hui, les idées se propagent plus vite que lors de mes premières tentatives. Victor Hugo recula avec une grimace contrite. — Je suppose… que nous avons tous nos jardins de Gethsé- mani. — C’est pour ça que je vous aime tant, vous les hommes. Et que je ne peux m’en empêcher, ajouta-t-il avec amertume. À pré- sent, je m’en vais. Garde courage et ne laisse pas ta muse s’enfuir par la fenêtre, plaisanta-t-il avant de prendre congé. APPARTEMENT DE LYNN BELLANGE – PRÉSENT. Les lumières de la rue éclairent l’appartement de Lynn. Un bruit de clef brise son silence tranquille. Cinq silhouettes s’agitent alors dans la cuisine. Un faisceau rouge balaie la pièce principale pour venir s’écraser contre la porte en train de s’ouvrir. — Bonsoir, M. Li, dit le lieutenant Bellange à l’adresse de son voisin, avant d’entrer. Le faisceau rouge se déplace sur son front. La jeune femme sourcille, puis se fige. Une des ombres braille : — Police ! Plus un geste ! — Que… ? bafouille Lynn. L’ombre qui a parlé s’approche : 124 — Vous êtes en état d’arrestation, l’informe-t-elle. La colère embrase les yeux de la femme-flic. — C’est une plaisanterie ! rugit-elle, avant d’être éblouie par la lumière que venait d’allumer un autre policier. Elle se protège les yeux avec ses mains qui sont rapidement menottées. — On vous soupçonne de meurtre, précise le deuxième agent, tandis que les trois autres continuent de tenir Lynn en joue. — Et qui j’aurais tué ? s’enquiert-elle en leur résistant. — Un certain Lucas Myers. (Elle blêmit. Lucas ! L’indic que le prêtre de Bélial a assassiné.) Des témoins vous ont vue le pourchasser dans le bar du Candélabre quelques minutes avant qu’on ne le retrouve mort dans une impasse. — Je peux tout expliquer ! se défend la jeune femme, avant de réaliser combien ce qu’elle leur raconterait ressemblerait un mauvais film d’horreur. Les policiers la poussent dans le couloir. Entendant du bruit, son voisin sort de son appartement et considère avec ahurissement Lynn entraînée par cinq gaillards caparaçonnés de noir jusqu’à l’ascenseur. Génial, songe la femme-flic. Avec ça, ma réputation est faite. — Eh ! doucement ! proteste-t-elle quand un policier la bouscule, lui faisant heurter le fond de la cabine d’ascenseur. Comment je vais faire pour me sortir de là, moi ? J’avais toutes les raisons de tuer Lucas, analyse-t-elle froidement. Il était là quand Camille a été tuée. Et il n’y a aucune trace du prêtre de Bélial. Demande à Ishmael de te couvrir, lui suggère une petite voix. Ben voyons, la balaie-t-elle avec humeur. Et qu’il fasse une démonstration au commissariat ? Cette fois-ci, c’est sûr, on me fera brûler comme sorcière. Tout va décidément de mal en pis. Elle se laisse glisser jusqu’au sol, mais le premier policier la rattrape par le col de sa veste. — Pas de ça, Bellange. Comporte-toi en flic. Le regard qu’il pose sur elle lui donne des envies de meurtre. Elle l’a déjà vu chez les autres, ceux de l’orphelinat qui la considé- raient comme une bête curieuse. Elle s’était jurée que plus personne ne la fixerait ainsi. 125 CIMETIÈRE DES INNOCENTS. La pluie a cessé. Les nuages se dispersent et le clair de lune éclaire le cimetière. Le taxi de Kali s’arrête devant les portes en fer forgé. L’Indienne descend de la voiture qui s’éloigne ensuite à toute allure, faisant crisser ses pneus dans le virage. L’endroit, de nuit, ne semble pas très accueillant, en effet. Levant les yeux un instant vers l’astre ivoirin, la Repentie tarde à entrer dans le do-maine des morts. La grille émet un gémissement bref quand elle la pousse pour avancer ensuite au milieu des allées silencieuses. Les pierres tombales découpent des ombres étranges dans la nuit. Elle connaît plus d’un endroit lugubre et ce n’est pas tant le cimetière des Innocents qui l’impressionne que la personne qu’elle doit y rencontrer. Le gravier sous ses pieds semble lui crier de faire demi-tour, mais elle continue d’avancer. Soudain, tandis qu’elle s’approche d’un taillis, un grondement monte de derrière les branchages. Une silhouette gigantesque, aux yeux luisants, surgit devant elle. Loin d’être effrayée, Kali s’incline. — Mon seigneur… Le grondement s’intensifie. L’Indienne garde la tête baisée. Les branches s’agitent et le visage d’un homme-lion entre dans la lumière. Son pelage mordoré accroche le rayon lunaire, tandis que ses yeux jaunes et sans âge contemplent la Repentie. Une voix gutturale monte de sa gorge prolongée par un torse puissant recouvert d’une mince fourrure. — Tu es brave, Déesse de la Mort, mais parfois, le courage confine à la stupidité. Il bondit sur elle et la renverse au sol avec une rare violence. Surprise, Kali pousse un cri et se débat, mais elle n’est pas assez forte. Je pourrais te tuer sur-le-champ. — Pourquoi ? proteste l’Indienne entre deux hoquets de souffrance. Vous êtes le Premier. Je suis là pour vous ! plaide-t-elle. — Et si ce n’était qu’un piège ? Il libère Kali. Je pourrais travailler pour tes ennemis, conclut-il en l’aidant à se remettre debout. Son allure et ses traits changent avant de laisser place à un homme à la peau sombre et aux cheveux grisonnants. 126 Oubliant aussitôt sa peur, la Repentie l’admoneste : — On vous a attendu, aujourd’hui. — Je devais surveiller Rendell. Et je n’ai pas aimé ce que j’ai découvert. Il s’éclipse quelques instants derrière les fourrés et revient avec des habits qu’il enfile. Que savez-vous du Libre Arbitre ? la questionne-t-il abruptement. Perplexe, Kali ne trouve rien à lui répondre. L’homme désigne les tombes autour d’eux. — Aucun cadeau plus précieux n’a été donné à l’humanité, explique le Premier. En tant que Repentis, nous devons le dé- fendre. — J’ai toujours cru que notre retour sur Terre n’avait aucun sens, rétorque l’Indienne, que nous étions juste une sorte de trophées ramenés parmi les vivants par les gentils. Ils auraient dû nous dire de quoi il retournait ! — Et décider pour vous de ce que vous deviez faire de votre seconde chance ? dit le Premier en secouant la tête. Mais… vous avez peut-être raison et je ne suis qu’un imbécile. Je suis très vieux, Déesse, soupire-t-il d’un ton las. Plus vieux qu’aucun d’entre vous. Mon peuple marchait sur la Terre quand les civilisations n’étaient encore qu’un rêve. — Mais alors, vous savez comment tout ceci a débuté ! — Comme ça débute toujours : par un crime. Nous n’avons pas le temps d’en parler maintenant. Il faut retrouver Liberté. Ce soir, tout peut se jouer. Vous le sentez, vous aussi, n’est-ce pas ? — Mais par où commencer ? Pourquoi cet Ange est-il si important ? Depuis quand est-il sur Terre ? Comment le reconnaître ? le bombarde-t-elle. Le Premier la toise d’un air amusé. — LA reconnaître, rectifie-t-il. Pour tout vous dire, vous l’avez déjà rencontrée. (Il termine de boutonner sa chemise.) Ma voiture est de l’autre côté du cimetière. — Minute ! l’arrête l’Indienne. Je dois vous appeler comment ? — Pour tout le monde, je suis le lieutenant Jason Matthew, répond le Premier sans se retourner. 127 QUELQUE PART EN AFRIQUE – 73 000 ANS AVANT J-C. Ils avançaient au milieu de la tourmente, ployant sous les rafales glacées, se serrant les uns contre les autres pour ne pas se perdre de vue et mieux résister à la tempête. Ils n’étaient qu’une poignée sur une tribu qui avait compté jusqu’à cinquante individus. Mais en quelques semaines, leur vie était devenue un enfer. D’abord, le ciel s’était obscurci. Ensuite, une pluie étrange, grise et huileuse, était tombée, jusqu’à tout recouvrir. Les plus faibles étaient morts au bout de quelques jours. Il n’y avait plus rien à manger : le gibier avait disparu, les racines et les baies qu’ils par-venaient difficilement à trouver sous la couche épaisse et visqueuse dans laquelle ils pataugeaient, les nourrissaient à peine. Même le feu, leur plus fidèle allié, les avait abandonnés. Un soir, un ours les avait surpris dans leur caverne et avait tué le chef avant de s’enfuir avec son cadavre. On ne le retrouverait jamais. Ils avaient dû quitter leur refuge après que la source qui coulait dans la grotte s’était tarie. Les Esprits les punissaient pour une faute qu’ils ignoraient. Le shaman était mort, emporté par une coulée de boue et son apprenti ne savait pas interroger les forces qui s’acharnaient ainsi sur eux. Pour survivre, ils n’avaient pas le choix : ils devaient fuir. Ils espéraient rejoindre le fleuve, mais impossible de trouver son chemin dans cette pénombre constante qui remplaçait le jour. La nuit, on ne voyait même plus les Esprits et leur lumière céleste ne les guidait plus. Leurs repères étaient brouillés. Ils pouvaient tout aussi bien errer ainsi jusqu’à ce qu’il n’en reste aucun pour marcher. Urâm soutenait la vieille Not, mais il sentait qu’elle faiblissait. Il appréhendait le moment où Adî déciderait de l’abandonner. On ne pouvait pas s’arrêter. Le jeune chasseur savait déjà que l’aïeule lui demanderait de la tuer. Ce serait une meilleure mort que de laisser la faim la ronger ou une bête sauvage la dévorer. De sa main libre, il tenait le manche de son poignard et pensait à toutes les fois où il l’avait plongé dans le cou d’une gazelle, à 128 l’odeur du sang qui prédisait un bon repas, à la vieille Not qui savait si bien préparer la viande. La grand-mère gémissait, devinant sans doute son sort prochain, mais elle s’accrochait aussi à la vie avec une énergie déconcertante. À chaque pas, il lui venait une force nouvelle qui lui donnait la volonté d’en faire un autre et ainsi de suite, prolongeant le tourment d’Urâm. Le fils de Lapa leva les yeux et cilla pour chasser les gouttes de pluie qui frappaient son visage. Où étaient-ils ? Vers quoi avan- çaient-ils ? Adî jurait qu’il retrouverait le fleuve, même sans cet idiot de Shêm qui couinait depuis leur départ que les Esprits re-fusaient de l’écouter. Leur chef avait déjà giflé le shaman, ce qu’il ne se serait jamais permis en temps ordinaire. Mais Shêm, alors, braillait qu’il fallait renoncer. Et ça, Adî ne le supportait pas. Il avait mauvais caractère, mais il avait prouvé sa valeur de chef en leur trouvant plusieurs abris, en permettant à ses compagnons de survivre encore un peu. Soudain, Urâm sursauta. Il venait d’apercevoir quelque chose dans la tempête, une forme qui avançait droit vers eux, sur leur gauche. Il cria un avertissement pour la colonne qui s’arrêta aussitôt. Adî tourna vers lui un regard furieux, s’apprêtant à lui demander des comptes, quand il remarqua la silhouette de plus en plus précise qui les rejoignait. Il saisit aussitôt son arc, encocha une flèche et cria à l’inconnu de s’arrêter. Celui-ci obéit et leva les mains dans un geste d’apaisement. Méfiant, leur chef demanda à Urâm et Lot, un autre jeune chasseur, d’avancer avec lui jusqu’au nouveau venu qui ne broncha pas en voyant des armes pointées vers lui. Il attendit patiemment que les hommes de la tribu s’approchent, le contournent pour s’assurer qu’il était bien seul et le bousculent un peu afin de constater qu’il n’avait aucune intention de se battre. Brusquement, Adî lui arracha l’étrange vêtement qui le recouvrait. Urâm sursauta en découvrant que le visiteur était une visiteuse. Le vent furieux fit voler ses cheveux autour d’elle, de longues mèches noires comme douées d’une vie propre. Et quand il la dévisagea, le fils de Lapa frissonna. 129 130 CHAPITRE 8 Car devant Dieu, il y a moins un problème de liberté qu’un problème du mal. On connaît l’alternative : ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables, mais Dieu n’est pas tout-puissant. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, extrait . SOUS-SOLS DU COMMISSARIAT DE TRINITY – PRÉSENT. — Personne ne viendra la chercher ici, assure le policier en se tournant vers une dizaine d’individus encagoulés. Vous avez tout votre temps pour l’interroger. — C’est très bien, se réjouit une voix masculine dont émane une certaine autorité. Réveillez-la, à présent. Le policier se tourne vers Lynn, inconsciente, assise sur une chaise au milieu d’une pièce aux murs nus, tout juste éclairée par une ampoule blafarde. Sans la moindre hésitation, il la gifle. — Secoue-toi, Bellange ! La jeune femme ouvre les yeux. Dès qu’elle a les idées claires, elle se débat pour se libérer de ses liens, mais ses bras attachés au dossier de la chaise lui empêchent tout mouvement. — Qu’est-ce que je fais ici ? Qui êtes-vous ? — Elle est toute à vous, annonce le policier. — C’est très bien. Laissez-nous, à présent. On vous appellera quand ce sera fini pour vous débarrasser du corps. Lynn serre ses mâchoires en entendant ces mots. Au moins, les choses sont claires, elle ne sortira pas vivante de cet endroit. Mais eux non plus, s’ils lui en laissent l’occasion. — Voici donc la pécheresse qui nous cause tant d’ennuis, intervient une nouvelle voix, une fois le policier parti. — Qui êtes-vous ? répète-t-elle. Six hommes au visage caché 131 par une cagoule entrent dans la lumière. À nouveau, Lynn lutte avec vigueur afin de se libérer. Un des hommes la retient de justesse et l’empêche de tomber. — Vous n’avez pas à vous inquiéter, susurre la voix pleine d’autorité. Bientôt, vos souffrances seront terminées. À la façon dont il a prononcé ces paroles, elle devine qu’il est au courant de ses vies précédentes. Celui-là doit même en savoir plus qu’elle sur son destin et cet étrange jeu de cache-cache qu’elle mène avec Harfang et le Démon qui veut le récupérer. L’un des cagoulés sort une Bible de sous sa chasuble et l’ouvre devant leur chef qui se montre enfin. — Rendell ! s’écrie la jeune femme. Son allure de vautour lui fait froid dans le dos. Il ressemble trop aux religieux qui l’ont persécutée quand elle était à l’orphelinat. — Excellence ou Monseigneur, pour vous, la corrige le prélat qui tourne les pages du livre saint. Un deuxième homme présente devant lui une boîte qu’il ouvre sous le nez de la femme-flic pour lui montrer ce qu’elle contient : une dague à la lame courbée et à la garde ornée de pierres précieuses. Une arme de sacrifice. — Les voies de Dieu sont parfaites, commence à lire l’archevêque, la parole de l’Eternel est éprouvée ; Il est un bouclier pour tous ceux qui se confient en Lui. — Vous voulez m’exorciser ? ricane Lynn, au bord de l’hystérie. Une nouvelle victime dans la croisade pour purifier Trinity ? le nargue-t-elle encore. Deux autre complices se placent de chaque côté de Lynn et l’immobilisent. Laissez-moi tranquille ! Libérez-moi ! D’un geste ample, Rendell s’empare de la dague et la brandit au-dessus de lui. Lynn, le regard rivé sur l’arme, continue de vociférer pour qu’on la libère. Elle finit par fermer les yeux, trop éblouie par la lumière de la lampe accrochée par la lame. Et dans son cauchemar, elle entend le prélat psalmodier ses insanités. DEUX ANS PLUS TÔT. Dans la salle de briefing, les policiers attendaient l’arrivée du 132 commissaire Hoffman. Un brouhaha joyeux régnait dans la pièce. Pourtant, Lynn restait à l’écart, l’air boudeur, un verre de scotch à la main, lorgnant les photos de ses prédécesseurs sagement alignés sur les murs. — Vous avez l’air de vous ennuyer ferme, lieutenant, la fit revenir à la réalité une voix moqueuse. Quand elle se retourna, elle croisa le regard amusé d’une jeune femme aux cheveux roux qui leva son verre dans sa direction. — C’est si terrible que ça d’attendre en notre compagnie que le boss daigne se montrer ? Ébahie que cette créature puisse lui adresser la parole, le lieutenant Bellange tarda à lui répondre. — Les cérémonies, ça n’a jamais été mon truc. — Pareil pour moi, soupira la jeune femme avant de boire quelques gorgées. Au fait, je me présente : Lieutenant Camille Gasquez. J’avais hâte de vous rencontrer. — Vraiment ? fit Lynn, surprise. Sa collègue opina. — J’ai entendu parler de votre réputation à l’École de police. Une forte tête, limite suicidaire, mais pour le moins efficace. Le côté suicidaire ne me plaît pas beaucoup, le reste par contre… Ce serait intéressant qu’on travaille ensemble, fit-elle avec un clin d’œil. Au même moment, le commissaire Bishop entra enfin et tout le monde se mit à applaudir… sauf Lynn. Elle se renfrogna en se disant qu’on allait lui attribuer un nouveau partenaire. Elle avait peu d’espoir que ce soit Matthew, avec qui elle avait travaillé à ses débuts et qu’elle appréciait pour sa simplicité. Ce serait plutôt un bedonnant qui la bloquerait dans ses initiatives et la ralen-tirait pour courir après les suspects. Aussi écouta-t-elle à peine la longue litanie de son boss qui répartissait les équipes. Un coup de coude de Gasquez dans ses côtes la fit revenir à la réalité. Elle la jaugea en se demandant ce qui se passait. D’un mouvement du menton, sa collègue désigna Bishop. — Vous avez entendu ? On va faire équipe. Lynn afficha une mine qui fit éclater de rire sa nouvelle parte-133 naire, laquelle reconnut avec une lueur taquine dans les yeux : — Bon, j’ai triché un peu. Je lui ai soufflé cette idée et comme je suis une petite nouvelle, il n’a pas rechigné à me fourrer dans vos pattes. Ça lui évite de devoir casser un tandem déjà existant et lui permet de voir si je ferai mes preuves. Nouveau sourire qui acheva de convaincre le lieutenant Bellange qu’une bonne fée avait fini par se pencher sur son cas. COMMISSARIAT DE TRINITY – PRÉSENT. Ishmael et Eugen Heiden s’arrêtent sur l’esplanade qui prolonge le commissariat en forme de barque renversée, juchée sur d’immenses pilotis. Des projecteurs détachent sa silhouette lui-sante de pluie du ciel nocturne. — Tu es sûr qu’elle est ici ? demanda le prêtre. Le Repenti soupire : — C’est le dernier endroit où j’espère la trouver. — Et on fait comment ? On entre et on demande à la voir ? — On peut essayer comme ça, approuve Ishmael en haussant les épaules. Ils entrent par de larges portes vitrées et traversent le hall d’accueil désert à grands pas, pour se diriger vers les ascenseurs. Au bout de quelques minutes, un carillon signale l’arrivée d’une des cabines. Et les portes s’ouvrent sur deux policiers qui discutent à vive voix. Sans un mot, les prêtres les rejoignent et se placent au fond. — Je l’ai jamais aimée. Trop prétentieuse, dit le premier flic. — On dit qu’elle et Gasquez…, entame le second, attirant l’attention d’Eugen et Ishmael. — C’est répugnant ! piaille son collègue. À peine a-t-il dit ces mots que le Repenti se rue sur lui et le saisit par le bras. — Où est-elle ? — Eh ! ça va pas ! Vous savez à qui vous vous adressez ? — Nous cherchons le lieutenant Bellange, tente de temporiser le père Heiden. Nous avons un message important pour elle. — Ah ! ouais, réagit le second flic. Ben faudra attendre votre tour. Nos collègues l’interrogent. On va l’inculper de meurtre. 134 — C’est absurde ! mugit Ishmael. — Elle a voulu se faire justice elle-même pour la mort de sa partenaire. Elle a craqué. Les nerfs pas assez solides. — Qui a-t-elle tué ? veut savoir Eugen. — Secret de l’instruction. On peut rien vous dire de plus. Rentrez chez vous. Vous pourrez pas la voir de toute façon. Ishmael ne l’entend pas de cette oreille. Il devient menaçant. — Dites-moi où elle est ! Le premier policier essaie de se libérer de son étreinte, mais le Repenti le soulève du sol. — Lâchez-moi ! couine-t-il en se débattant. Voyant que son collègue va pour lui porter main forte, le père Heiden l’intercepte. S’en suit une lutte au corps à corps dans la cabine exiguë. L’un des policiers réussit à dégainer son arme et la braque sur le plus menaçant des prêtres. — Recule ! ordonne-t-il à Ishmael qui lui adresse un sourire étrange. — Tu ne devrais pas faire ça. — RECULE ! CONNARD ! Comme le Repenti refuse d’obéir, le policier fait feu. Eugen hurle et se précipite vers son ami qui s’écroule, tandis que le flic demande à son collègue : — Ça va aller ? L’autre opine au moment où les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le couloir du quatrième étage. Deux policiers se retournent. Le premier flic les interpelle : — Par ici ! Ces hommes nous ont attaqués ! Le père Heiden, qui tient Ishmael dans ses bras, proteste : — Vous lui avez tiré dessus ! — La ferme ! — Il faut une ambulance ? l’interroge un des deux collègues qui viennent de s’approcher. Le premier policier donne un coup de pied à Ishmael qui n’a aucune réaction. — Trop tard, il est cuit. Sortons-le de là. 135 Ils s’y mettent tous les quatre pour le traîner hors de la cabine. Eugen se redresse lentement, plonge sa main dans la poche de sa veste et y trouve l’amulette. Le corps d’Ishmael bouge brusquement. Un vent chaud souffle dans le couloir. — C’est quoi ce travail ! braille le second policier qui lâche le Repenti, comme si son contact le brûlait. Ses collègues l’imitent très vite, alors qu’une vive lumière irradie du défunt. D’autres flics, attirés par le bruit, observent le spectacle sans comprendre qu’ils ne puissent pas s’en sortir à quatre contre deux. Une brusque rafale de vent renverse le groupe, bouscule chaises et tables. Très vite, plus personne n’arrive à rester debout. Ishmael, changé en Harfang, se relève, attrape le père Heiden et le premier flic par le bras. — On s’accroche ! avertit-il avant de décoller et de les entraî- ner avec lui. Ils volent au milieu d’un chaos indescriptible. Le vent gémit désormais en tempête, mais le Repenti s’en moque. Il évite quelques projectiles et finit par atterrir sur une poutrelle qui court sous le plafond. Le Démon relâche alors le prêtre, mais retient le policier prisonnier. — Maintenant, réponds ou je te laisse t’écraser. Il force le flic à contempler le vide. L’homme agite les bras, se débat. Harfang, impitoyable, le pousse un peu plus. — Le sous-sol ! 3ème niveau ! Elle est avec Rendell ! — Rendell ! jure Heiden, abasourdi. Avec un rire cruel, le Démon laisse le flic basculer dans le vide. Le prêtre crie : Harfang ! Non ! avant d’être saisi par le Repenti qui plonge ensuite de la poutrelle. Il vole si vite qu’il rattrape le flic, avant que celui-ci ne touche le sol. Puis il file au milieu des policiers en pleine débandade, droit vers l’ascenseur dans lequel il s’engouffre, dé- ployant ses ailes au dernier moment pour se freiner. Les portes de l’ascenseur se referment. Le vent s’arrête de souffler. Le 4ème étage retrouve son calme. RUES DE TRINITY. Agnès s’est arrêtée devant la vitrine et les téléviseurs qui vomis-136 sent sur les passants des images du monde entier. Il y en a pour tous les goûts. Des émissions de téléréalité montrant des gens prêts à tout pour un quart d’heure de gloire ou une coquette somme d’argent. De nouveaux affrontements dans les rues de Jérusalem pour réclamer un bout de mur, de rocher ou un lambeau d’Histoire. Tous se revendiquant comme élus de Dieu. Tous massacrent pour le prouver femmes, enfants, touristes innocents. Sur sa gauche, les dirigeants du G8 se félicitent de la croissance de la Chine, tandis que tout en bas, une femme supplie les autorités de Trinity de la laisser débrancher son mari des machines qui le maintiennent non seulement en vie, mais aussi dans une souffrance abominable. La jeune fille est bouleversée par ses larmes. Elle lui rappelle sa grand-mère. Comme elle reste le visage tourné vers cet écran, elle ne voit pas arriver une dame vêtue d’un long manteau de fourrure noire, au maquillage tout aussi sombre et qui la détaille de la tête aux pieds avant de s’approcher. — Que voilà un pauvre petit oiseau, susurre-t-elle en faisant sursauter l’adolescente. Celle-ci la détaille, surprise par sa sollici-tude et sa beauté. On dirait que tu as fait une grosse bêtise, ajoute la femme avec un geste pour la valise cabossée qu’elle porte en bout de bras. Tes parents doivent être fous d’inquiétude. — Ils me détestent, réagit immédiatement la jeune fille en cherchant un moyen de s’enfuir. Mais la passante pose une main rassurante sur son épaule. — Ne t’en va pas, petit oiseau. Je ne te veux rien de mal. Ni à toi, ni à ton bébé. — Comment… ? s’étonne-t-elle. La femme sourit : — Je suis magicienne. Pour te dire la vérité, je te cherchais. — Ah oui ? L’adolescente ouvre de grands yeux. — C’est lui qui m’a dit de te trouver, affirme la passante en désignant son ventre. Je suis orpheline, moi aussi, et je détesterais qu’il vive ce que j’ai dû subir. Les orphelinats sont horribles ! Tu as pris la bonne décision. 137 L’adolescente lutte de toutes ses forces contre son envie d’éclater en sanglots. — Laisse-toi aller, mon petit oiseau. Les larmes, ça fait du bien, assure la femme en l’attirant vers elle pour la mettre au chaud sous son manteau. Tu vas venir avec moi. Je connais un endroit où tu seras en sécurité. Comment t’appelles-tu ? — Agnès, souffle la jeune fille transie. Et vous ? — Lilith. Devant le visage interloqué de sa protégée, la passante ajoute : Mes parents ne m’aimaient pas beaucoup. Ils ne m’ont pas donné un prénom aussi joli que le tien. Le sourire qu’elle adresse à Agnès achève d’ensorceler cette dernière qui la suit docilement jusqu’à la voiture noire attendant au coin de la rue. COMMISSARIAT DE TRINITY. Quand les portes s’ouvrent le père Heiden et Harfang sortent, laissant le flic inerte au fond de la cabine. L’endroit n’a rien d’accueillant, suintant d’humidité, lugubre, il résonne de clameurs et de litanies lointaines. De nouveau, Eugen fouille sa poche, à la recherche de l’amulette. À ses côtés, devinant son geste, Harfang grimace et s’écarte du prêtre qui fait danser le talisman entre ses doigts. Au bout de quelques secondes, il le remet dans sa poche. Sans un regard pour le Démon, il murmure doucement : — Tue-les tous. Dieu reconnaîtra les siens. Le Repenti déploie ses ailes qui touchent chaque mur du couloir. Au moment où il s’envole, on entend une voix vociférer : — Par tous les Démons de l’enfer ! Harfang comme Eugen a reconnu la voix de l’archevêque Rendell. Il accélère, jusqu’à être happé par une vive lumière venue du fond du corridor. Brusquement ralenti, le Repenti lutte pour poursuivre, mais il finit par s’arrêter, aveuglé, impuissant. Peu à peu, il redevient Ishmael. La transformation s’achève au moment précis où on entend une épée trancher l’air et un hurlement d’agonie. Eugen qui suit un peu plus loin se précipite vers 138 son ami. Il n’a que le temps de rattraper celui-ci alors qu’il murmure le nom de Lynn, avant de s’évanouir. La porte au bout du couloir explose littéralement. Le prêtre se recroqueville sur le Repenti pour le protéger. Rendell surgit en titubant. Ses vêtements sont en lambeaux, ses cheveux brûlés. De son visage pendent des bouts de chair et il tente de parler en ouvrant une bouche sans lèvre. Il s’écroule devant Eugen, qui hoquète d’horreur. Derrière lui arrive Lynn, les yeux plus noirs que la nuit. — Plus jamais, crache-t-elle de colère. Elle marche vers le père Heiden, traînant une immense épée derrière elle, avant de s’effondrer à son tour. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE – 7 ANS PLUS TÔT. Casperri se tenait au milieu de l’église, une missive à la main. — Vous en êtes sûr ? demanda le prêtre à l’homme qui se tenait devant lui. L’air las, celui-ci hocha la tête. Comment avez-vous vérifié son identité ? — Ça n’a pas été nécessaire, vu comment il s’est présenté. Ça nous a coûté plusieurs fidèles pour empêcher qu’il ne soit repris. — Nous n’avions pas besoin de nous les mettre à dos, rétorqua le prêtre. Pas alors que notre institution est si fragile. — On ne nous a pas laissé le choix. Ce qui se passe là-haut a maintenant des répercussions directes sur nous. Et nous ne pouvons pas négliger ce qu’il nous propose, si ce qu’il annonce doit se produire. — Vous avez encore des doutes, ça me rassure. Une violente quinte de toux le plia soudain en deux. L’homme l’aida à s’asseoir sur le banc le plus proche. — Votre santé se dégrade, constata-t-il avec tristesse. Votre élève est-il prêt à prendre la suite ? — Vous l’avez bien choisi, répondit l’officiant de Saint-Sulpice dès que sa toux se fut calmée. Il essuya le sang qui coulait à la commissure de ses lèvres. Il sera aussi prêt qu’on peut l’être. 139 Mais je le plains déjà. Les temps qui se préparent seront très difficiles. Il doute encore beaucoup. Mais au contact d’Ishmael, il prendra confiance et se révèlera. C’est ça ou nous irons tous à notre perte. Nous ne pouvons pas perdre Harfang. Pas maintenant. — Croyez-vous vraiment qu’il nous aidera ? — J’ai toujours tenu à ce que les choses soient claires : ce combat n’est pas le sien. S’il choisit de nous aider, tant mieux, seulement en aucun cas vous ne devrez le forcer à rejoindre votre camp. — Nous avions compris, mais nous pouvons au moins espé- rer. Quand viendra le moment, il y aura des choix à faire et nous ne voulons pas être parmi ceux qu’on sacrifiera. — Tout ce qui compte, c’est le Salut. L’homme se redressa. — Je ne peux pas rester plus longtemps. Mon avion repart ce soir. Avez-vous un message à transmettre aus nôtres ? — Qu’ils soient prudents, surtout avec notre invité. L’homme s’inclina avant de s’en aller. Quelques minutes plus tard, Eugen entra à son tour dans la nef, depuis la sacristie. Il semblait de mauvaise humeur. Mais dès qu’il vit son mentor assis sur le banc et si pâle, sa colère se changea en inquiétude. — Mon Père ! Casperri leva la tête et sourit faiblement à son élève, avant de s’écrouler sur le sol. Son disciple se rua à son secours, déboutonna sa veste, lui retira son col blanc afin de l’aider à mieux respirer. — Je ne suis ni le maître ni l’esclave, Jupiter…, râla le prêtre. — Que dites-vous ? lui demanda le père Heiden en se penchant au-dessus de lui. — À peine m’as-tu créé que j’ai cessé de t’appartenir. — Vous délirez, constata Eugen. Mais je vais m’occuper de vous. Ne vous inquiétez pas. — Tu dois me laisser partir, répondit Casperri d’une voix claire. Tu deviendras go’el. 140 COMMISSARIAT DE TRINITY – PRÉSENT. Tenant toujours Ishmael dans ses bras, le père Heiden sursaute, quand il entend les portes de l’ascenseur s’ouvrir, puis des bruits de pas. Kali court jusqu’à lui, Jason Matthew sur ses talons. Eugen les fixe tous les deux comme s’ils sortaient d’un rêve. Son regard s’attarde sur le grand policier noir. — Tout va bien, il est avec nous, lui assure Kali, tandis que Matthew se dirige vers la cellule. Il revient en secouant la tête, se penche pour prendre l’épée, puis se charge de Lynn. L’Indienne aide Eugen avec Ishmael. Quand le prêtre se dirige vers l’ascenseur, le policier l’intercepte : — Par ici. Il stoppe devant le mur, murmure quelques mots et les briques se volatilisent, créant une issue sur le garage souterrain du commissariat. Eugen considère une dernière fois le corps torturé de Rendell, avant de franchir le passage. Kali assiste le prêtre pour asseoir Ishmael sur la banquette ar-rière, tout en le questionnant : — Que s’est-il passé ? Heiden secoue la tête. Matthew, qui a installé la femme-flic et mis l’épée dans le coffre, explique à sa place : — C’est Lynn. Elle… Il se tait, ce qui provoque la colère de l’Indienne. — Elle quoi ? — Plus tard. Les murs ont des oreilles. Il grimpe dans la berline en même temps que les deux autres. Il jette un coup d’œil inquiet dans le rétroviseur et se retourne d’un bloc. Il frissonne en remarquant des ombres qui se rassemblent sur les murs. Le policier tourne la clef. Le moteur soupire, mais ne bronche pas. Matthew jure. Le véhicule bouge, comme si une force invisible voulait le soulever du sol. Le prêtre et la Repentie soudain glacés, tremblent et claquent des dents. Les néons clignotent, puis s’éteignent. La berline démarre enfin et quitte le garage sur les chapeaux de roues, bondissant dans l’avenue prin-141 cipale et manquant de percuter un camion qui arrive en face. Le conducteur, blanc de terreur, se bat avec le volant avant de terminer sa course contre un réverbère. Son airbag le protège in extremis. Il se traîne hors de son fourgon, lève le poing à l’adresse de Matthew, puis se fige en voyant les ombres surgir du garage et se lancer à la poursuite de la voiture. Elles glissent le long des buildings, dont les lumières explosent une à une. Ce spectacle provoque un carambolage, les voitures se percutent. Un vent soudain rugit entre les bâtiments et renverse les piétons et les conducteurs à la dérive. Matthew zigzague dans ce chaos en ju-rant. — Ça commence, murmure Kali d’une voix sourde. — Ce n’est pas la première fois que vous affrontez des Dé- mons, Déesse, lui rappelle le policier. L’Indienne secoue la tête et se ressaisit. — Ils ne me font pas peur ! — Mais vous n’avez pas oublié... la haine, la soif de sang… — La solitude, le désespoir, complète la Repentie avec un nouveau frisson. Elle fixe ses mains. La souffrance… Tellement de souffrance… INDE ORIENTALE – 13 000 ANS PLUS TÔT. Kali se tenait à genoux devant une hutte en flammes, près du corps d’une femme aussi pauvrement vêtue qu’elle. Les membres d’une tribu adverse attaquaient son village, semant la terreur dans chaque habitation où ils allaient traquer leurs ennemis. Toujours à genoux, Kali tourna son visage tuméfié vers un cavalier qui l’avait aperçue et qui, en talonnant sa monture, lui avait fait pousser un hennissement strident. Il fonçait droit sur elle. La jeune Indienne chercha des yeux de quoi se défendre et avisa un pieu planté dans le sol à quelques mètres d’elle. Elle eut le temps de se lever péniblement, de courir sur ses jambes hésitantes et d’attraper l’arme de fortune avant que le brigand ne soit sur elle. Elle sentit les naseaux du cheval sur sa nuque, se retourna, bousculée par le poitrail du puissant animal et tomba à la renverse 142 avec un cri. Le cavalier dut s’éloigner, mais revint à la charge. Cette fois-ci, bien que sonnée, elle était prête. Avec un cri de rage, elle lança le pieu qui heurta la poitrine de son assaillant et lui fit perdre l’équilibre. Dès qu’il toucha le sol, Kali se précipita vers lui et lui fracassa la tête avec le pieu. Sans attendre que l’homme exhale son dernier souffle, elle attrapa la crinière de sa monture et d’un bond fut sur son dos pour s’enfuir dans la jungle. La jeune Indienne erra ainsi pendant des jours. À bout de force, sa monture finit par s’écrouler au milieu de nulle part. Elle n’avait même pas de quoi l’achever. Elle le considéra pendant quelques minutes, avant de s’en détourner et de s’enfoncer entre les arbres aux troncs sombres. Le feulement d’un tigre se fit alors entendre. Trouvant dans le désespoir la force de lutter encore, Kali courut aussi vite qu’elle put. Elle se fit fouetter par les branches, elle glissa dans la boue, elle se blessa le pied gauche en heurtant une pierre, mais elle ne renonça pas. Quelque chose dans son sang lui criait de survivre. Le fauve était sur ses traces. Aussi n’hésita-t-elle pas cette fois en voyant le temple abandonné envahi par les lianes droit devant elle. Elle s’y engouffra, sans se soucier davantage de l’impression sinistre qui se dégageait de cet endroit. Pour elle, ce n’était qu’un refuge contre la mort. Le tigre avait faim. Il la suivit à l’intérieur. Des murs millénaires s’éleva un cri d’agonie. Quand, une semaine plus tard, des chasseurs pourchassèrent un buffle jusqu’à cet endroit, ils ne se doutaient pas qu’ils y feraient une rencontre incroyable. Ils ne semblaient pourtant pas très rassurés et hésitaient à s’approcher pour lancer leurs flèches. L’un d’eux, plus hardi, arma finalement son arc, quand un terrible rugissement les fit tous sursauter. Le buffle s’enfuit et une femme sortit du temple mystérieux. Elle portait pour tout vêtement la peau d’un tigre. 143 Stupéfaits, les chasseurs s’agenouillèrent devant elle, la sup-pliant de les épargner. Elle s’avança vers eux, le regard vitreux et saisit le sac d’un des hommes qui contenait un petit phacochère qu’elle dévora tout cru. La bouche dégoulinante de sang, elle leur demanda ensuite de la conduire jusqu’à leur village. Ils l’y traitèrent comme une princesse et, après qu’elle eut massacré sous leurs yeux leur chef qui avait voulu la prendre pour femme, ils lui dressèrent un trône et lui amenèrent des victimes propitiatoires. Six prisonniers furent conduits devant Kali qui trônait au milieu de la place du village. Elle portait toujours la peau du tigre. Les prisonniers appartenaient à la tribu qui avait attaqué son village. Sans sourciller, la jeune Indienne ordonna leur exécution. Elle les observa, pendant qu’on les égorgeait. Leur sang fut récolté dans un bol qu’on lui amena afin qu’elle s’en repaisse. Sa légende, peu à peu, grandissait. En son nom, sa tribu d’adoption attaquait tous les villages alentours, tuant hommes, femmes, vieillards, et même parfois le bétail. Kali assistait toujours à ces combats, juchée désormais sur un éléphant blanc, portant, outre son éternelle peau de tigre, des bijoux et des dents arrachées à ses victimes, ainsi que d’autres trophées qui la faisaient paraître encore plus effrayante. Personne ne semblait pouvoir la défier. Un jour, un vieil homme se dressa pourtant devant elle. Il savait qu’elle viendrait et avait tout prévu, assistant au massacre de sa famille sans broncher, mais bien décidé à ce que leur sacrifice ne soit pas vain. Quand la Déesse arriva, à la fin du carnage, il quitta sa cachette et avant que quiconque ait pu réagir, il tira une flèche avec son arc. L’Indienne s’écroula et ses adorateurs dépecè- rent le vieillard vivant. Puis ils se rassemblèrent en cercle autour du corps inerte et attendirent. Le jour déclina, la nuit vint. Des ombres alors frémirent dans la forêt et entourèrent le cercle formé par les fidèles de la Déesse. S’emparant de leur vie au passage, elles recouvrirent le corps de Kali qui disparut. 144 RUES DE TRINITY – PRÉSENT. Ishmael se réveille, tandis que la voiture continue de rouler dans les rues de Trinity. Il fixe pendant un moment le défilé des immeubles, par la vitre de la voiture et tout en contemplant le spectacle, demande d’une voix pâteuse : — Où allons-nous ? — Ishmael ! Tu vas bien ? — Je… ne sais pas, répond le Repenti, en se tournant vers Ka-li, l’air perplexe. Je ne l’entends plus. — Qui donc ? intervient Eugen. — Harfang ! Il n’est plus là ! — C’est impossible, voyons ! rétorque l’Indienne. — N’était-ce pas le plus grand de vos souhaits ? se fait entendre Matthew. Être libéré de sa présence ? — Comment savez-vous ça ? Qui êtes-vous ? — C’est le Premier, lui souffle Kali avec déférence. — Elle a réalisé votre vœu, explique Matthew. — Qui ? demande Heiden. — L’Ange Liberté. — Elle était là ? réagit la Repentie. — C’est Lynn, leur apprend Matthew avec un regard pour la femme-flic toujours inconsciente à ses côtés. Elle a senti votre souhait et grâce à la puissance du Libre Arbitre, elle l’a réalisé. — Et elle pourrait recommencer ? s’inquiète Kali. — Oui. — Ce n’est pas le moment de perdre nos pouvoirs. Avec eux, la victoire était incertaine. Sans eux, elle est impossible ! — C’est un problème, car nous avons besoin des Quatre Vivants pour réussir. Et nous venons de perdre l’un d’eux. — Je ne comprends rien à tout ce que vous racontez, se plaint Eugen. Les seuls Vivants que je connaisse sont ceux qui doivent participer à l’Apocalypse et… — Vous voyez juste. La Révélation arrive. 145 146 CHAPITRE 9 Je hais ; — oui, je vous hais, tas humain, foule blême, Parce que vous l’aimez, parce que Dieu vous aime, Parce que sa clarté brille à travers vos os, Parce que vous plongez vos urnes aux ruisseaux, Parce que vous passez vivants dans la nature, Parce que vous avez, pendant que la torture Me tenaille et que j’ai mon âme pour vautour, Dans vos yeux l’espérance et dans vos cœurs l’amour ! Victor Hugo, La Fin de Satan, Hors de la Terre III, extrait. QUELQUE PART EN AFRIQUE – 73 000 ANS AVANT J-C. Les yeux d’Urâm revenaient sans cesse sur l’étrangère. Elle les observait pendant qu’ils mangeaient, mais ne faisait pas un geste vers la nourriture. Elle avait trouvé ce buisson providentiel, chargé de baies juteuses au beau milieu de la tempête, alors qu’Adî avait décidé de l’emmener avec eux. Elle avait spontanément porté son attention sur la vieille Not et sans un mot, avait pris la place d’Urâm pour soutenir l’aïeule. Le jeune chasseur s’était alors contenté de les suivre toutes les deux, la main toujours sur son poignard, mais cette fois-ci prêt à réagir au moindre geste suspect de l’inconnue. C’était curieux, la façon si naturelle dont elle avait pris place au sein de la colonne. Ils avançaient à un bon rythme, malgré les conditions difficiles, mais elle n’avait émis aucune plainte. Puis, après deux heures en leur compagnie, alors que les estomacs commençaient à crier famine, elle avait accompli un miracle. Sa peau était si claire, par rapport à la leur et ses yeux chan-geants comme certaines pierres au fond des rivières. Urâm réalisa brusquement qu’ils étaient fixés sur lui. Il se sentit rougir et baissa la tête. Il trouva aussitôt cette réaction stupide et la redressa pour 147 faire de nouveau face à l’étrangère. Il lui adressa quelques signes dans la langue universelle qui leur permettait jadis de communiquer avec d’autres tribus. D’où viens-tu ? Il aurait pu commencer par lui demander son nom, se morigéna-t-il après avoir posé sa question. De l’ouest, répondit-elle de la même façon, sans paraître offensée. Leur échange n’échappa pas à Adî qui adressa un coup d’œil furieux au jeune chasseur. Alors il fut surpris de voir des images dans sa tête. Au début, il ne comprit ni ce qu’il voyait, ni d’où cela venait, jusqu’à ce qu’il reconnaisse l’étrangère marchant au milieu de rochers immenses d’où sortaient des hommes et des femmes habillés comme elle. Il y avait des couleurs vives partout et le tout baignait dans une lumière incroyable. Les gens semblaient heureux et saluaient la femme avec respect. Cette vision cessa soudain et Urâm sursauta comme s’il allait perdre l’équilibre en revenant à la réalité. Adî lui jeta un regard oblique, puis retourna s’asseoir à sa place. L’étrangère l’ignora tout le reste du temps, au point que le jeune chasseur finit par se demander s’il n’avait pas rêvé. Le promontoire rocheux sous lequel ils avaient trouvé un abri n’offrait guère d’espace et comme le froid mordait cruellement ce soir, la tribu se serrait pour gagner un peu de chaleur. Toutefois, la femme ne se joignit pas à eux. Elle restait à l’écart, debout, les yeux mi-clos. Le maigre feu qu’ils avaient pu allumer dessinait son ombre immense sur la roche. À ce moment-là, il se dégageait d’elle quelque chose d’inquiétant. Urâm eut du mal à fermer l’œil. Il l’imaginait se jetant sur eux et les massacrant tous. Ce fut son chant incroyablement triste qui le réveilla le lendemain matin. Elle avait changé de place durant la nuit, debout devant le soleil qui émergeait péniblement de l’horizon. Ses paroles restaient incompréhensibles, néanmoins, elle semblait supplier le disque pâle. Ses lamentations s’interrompirent quand Adî lui balança son sac à la figure. — Ferme-la, aboya-t-il. La femme le fixa avec des yeux lar-moyants, puis se leva avec résignation. Le jeune chasseur en voulut à son chef. C’était une brute. Quand il désirait quelque chose, 148 il le prenait de force. Plus d’une fois, il s’était emparé d’un gibier abattu par les autres chasseurs, quand lui-même n’avait rien à ramener. Et il se pavanait avec ce faux trophée devant la tribu. Mais il avait le respect de tous, car il pouvait risquer sa vie pour affronter une proie ou la disputer à un autre prédateur. L’inconnue s’était éloignée, pendant que les membres de la tribu remballaient leurs affaires. Urâm lui apporta ce qu’il lui restait de sa part de baies. Elle le dévisagea un long moment avant d’accepter son cadeau. Il ne regretta pas de lui avoir offert son déjeuner quand elle le remercia d’un sourire. Mais elle lui rendit la moitié de son don. Pour la route, fit-elle par geste. Les femmes se moquèrent de lui au passage et il se sentit rougir. La vieille Not, elle, se contenta de hocher la tête et prit le bras de l’étrangère au passage, l’invitant à se mettre en marche. La plaine grise et uniforme offrait un spectacle sinistre. Il n’y avait aucun bruit, ni oiseau dans le ciel. Même le vent, pourtant si âpre la veille, ne soufflait plus. Les réflexes de chasseur d’Urâm étaient perturbés. Il n’y avait plus rien à lire sur le sol, ni aucune odeur, en dehors de celle, écœurante, de la boue incolore sur laquelle il glissait. Shêm agitait ses objets sacrés dans tous les sens, mais aucun esprit ne lui parlait. — Pourquoi nous ont-ils abandonnés ? se lamentait Not en prenant l’étrangère pour témoin. Cette dernière secoua la tête. — Pas votre faute, articula-t-elle péniblement. Eux se cacher. Honte de ce qu’ils ont fait. L’aïeule parut encore plus perplexe. La femme posa alors sa main sur son cœur avec une telle révérence que l’aïeule en eut les larmes aux yeux, ainsi que le jeune chasseur. — Regrette que vous éprouver tant de peine. Sentant probablement qu’il les observait, elle se tourna ensuite vers Urâm et pendant quelques secondes, celui-ci reçut de nouvelles images dans sa tête : l’étrangère pleurait devant un objet fracassé sur le sol, pendant que la lumière qui accompagnait ces visions se retirait brutalement. 149 ENFER. DOMAINE D’AHRIMAN – PRÉSENT. Baignant dans une lumière orange, l’endroit ressemble à un palais en ruine, dont le toit se serait effondré. Des statues de dieux oubliés servent de sièges à des Démons sortis des pires cauchemars des humains. Ils grouillent comme des insectes autour d’un espace laissé vide, au milieu duquel gît l’archevêque Rendell. Quand celui-ci revient finalement à lui, il est accueilli par des cris et des ricanements. Le prélat, ses vêtements en lambeaux, s’agenouille et regarde autour de lui avec affolement. — Où suis-je ? — C’est pourtant évident, lui répond la voix d’Ahriman. Les Démons s’écartent, révélant un gigantesque trône sur lequel le prince est assis. Il tient au creux de sa main une flamme d’où s’échappent des cris plaintifs. — Eh bien ! Excellence, vous semblez déçu. Ne me dites pas que vous pensiez réellement monter droit au Ciel. — Ce n’est pas possible, balbutie l’archevêque avec horreur. Ahriman le rejoint. — Vous êtes pitoyable. (Il se penche vers le prélat.) Les autres vous ont bien roulé. Raphaël et toute sa clique. Ils vous ont laissé faire la sale besogne et maintenant, ils s’en lavent les mains. — Je n’ai fait que servir mon Dieu, pleurniche Rendell. C’est un Dieu d’amour et Il me sauvera. Le Démon lui balance un coup de pied dans l’estomac. Le pré- lat découvre alors qu’on souffre aussi physiquement en enfer. — Un Dieu d’amour ? Quel Dieu d’amour laisse des gens tels que vous tuer en son nom ? admoneste-t-il l’homme d’Église Vous êtes à moi, maintenant, Excellence. Il referme sa main sur la petite flamme qui se volatilise, comme l’archevêque. Puis il sourit et lorgne les Démons. Trouvez-les ! Je veux l’Ange Liberté et ce traître d’Harfang ! rugit-il. CRYSTAL CHURCH. La voiture s’arrête devant l’église, plus sinistre que jamais en 150 cette nuit étrange. Au-dessus du clocher, le ciel se boursoufle d’orange. Les passagers descendent, Matthew s’occupant de Lynn. Kali récupère l’épée dans le coffre. — Pourquoi vient-on ici ? demande Ishmael. — Pour retrouver quelque chose. Le policier s’adresse à Eugen. Vous savez de quoi je parle, n’est-ce pas ? — Vous savez donc tout sur tout ? grince le prêtre. — C’est une nécessité, dans mon cas. Et puis, j’ai eu le temps de vous observer. Vous alliez toucher au but. — On peut savoir de quoi vous parlez ? s’impatiente Kali. — De la Lance de Longinus. Ils entrent dans l’église, toujours aussi lugubre. Sans paraître gêné par l’obscurité, Matthew s’avance au milieu de la nef, puis se dirige vers la sacristie. Il dépose Lynn devant l’autel. — Je croyais que c’était un mythe, s’impatiente Kali. — Vous êtes bien placée pour savoir que les mythes naissent de la vérité. La Lance a traversé les âges sous différents noms. Et toutes les nations ont cherché à s’emparer de sa puissance. — Elle serait ici ? — On a perdu sa trace depuis les croisades. Des copies ont circulé, mais seule celle d’Antioche semblait authentique. — Antioche ? répète l’Indienne. Ce n’est pas là que... — Que j’ai revu Lynn, enfin… Esther, pour la première fois. — L’Ange Liberté et la Lance sont liés. — Comment ça ? — Vous avez la mémoire courte, lui reproche le policier. CAMP NOMADE. ÉGYPTE – 1335 AVANT J-C. Précédés par un jeune garçon sur son chameau, les bédouins pénètrent dans le campement ravagé. Leur chef, presque un vieillard, descendit de sa monture et se précipita vers la tente d’où sortait Ishmael en portant le corps de sa victime. Avec un rugissement, le nomade bouscula le voleur et prit la jeune fille dans ses bras pour la serrer contre lui. 151 Ses compagnons entourèrent Ishmael, le forçant à se mettre à genoux. Ils le fouillèrent et découvrirent la Lance. Le voleur, pendant ce temps, gardait les yeux rivés sur le chef. Il finit par l’implorer, par jurer qu’il ne voulait pas la mort de son enfant. L’arme passa de main en main, avant qu’on ne la présente au père fou de douleur. Celui-ci, confiant sa fille à l’un de ses proches, la prit, l’examina et sans autre forme de procès, l’enfonça dans le cœur d’Ishmael qui mourut instantanément. CRYSTAL CHURCH – PRÉSENT. Avec un sursaut, le Repenti revient à la réalité et se frotte la poitrine en grimaçant. — Ça y est, vous vous souvenez, commente Matthew. — Ça ne semblait pas très plaisant, compatit l’Indienne. — C’est avec cette Lance qu’on m’a exécuté… la première fois, avoue Ishmael et tous comprennent de quelle « première fois » il s’agit. — Le prêtre de Bélial la cherchait quand Lynn et Camille l’ont interrompu. Mais… il n’est pas le seul, ajoute Matthew en se tournant vers Eugen. — Je confirme, c’est très énervant quand les autres parlent par énigme, ronchonne Kali en croisant ses bras sur sa poitrine. — Eugen est un membre du Renouveau Schismatique, lui explique Ishmael. La Déesse fixe le prêtre avec des yeux étonnés. — Mes frères et sœurs ont reçu voici quelques années une visite surprenante, admet le père Heiden. Je ne l’ai appris qu’à la mort de Casperri, quand j’ai été contacté par notre direction. — Quel genre de visite ? s’impatiente l’Indienne. — Le genre avec des ailes et une auréole. — Un Ange ? Descendu du Ciel ? — Plutôt dégringolé, rectifie le prêtre. Il aurait fait le choix d’abandonner les siens pour nous prévenir que là-haut, il n’y avait plus personne aux commandes. — Pourquoi tu emploies le conditionnel ? — C’est qu’après tout ce temps nous n’avons pas pu vérifier, 152 bien que les signes semblent aller dans le sens de ses affirmations. Et puis, si ce qu’il dit est vrai, c’est un transfuge du camp adverse. Il a déjà trahi. Il peut recommencer. — On pourrait avoir un nom derrière ce il ? demande Kali. — Il s’agit de l’archange Gabriel. — Rien que ça ! jure l’Indienne. — Plus personne aux commandes ? relève encore Ishmael. Tu veux dire que Dieu aurait… quitté son poste ? — D’après ce que nous a dit Gabriel, l’image du type avec une barbe blanche est assez surfaite. Il y a une hiérarchie, on ne s’est pas trompé de beaucoup dans les Écritures, mais au-dessus de Métatron, ça devient flou. — Et la Lance ? — Gabriel nous a demandé de la retrouver. Elle permettrait au camp qui la possède de l’emporter. Là s’arrête ce que je sais, conclut-il en se tournant vers Matthew. Mais celui-ci n’est pas disposé à poursuivre. — Il se fait tard. Nous avons besoin de reprendre des forces. Je prends le premier tour de garde, annonce-t-il. — On va encore nous attaquer ? se trouble Kali. — Ici, vous serez en sécurité… Du moins pour un temps. — Dans cette église en ruines ? s’écrie la Repentie. — C’est un lieu de culte très ancien où veillent des forces que même les Anges et vos Démons n’oseront pas affronter… tant que l’enjeu ne sera pas assez important. — Nous voilà bien avancés. Cette nouvelle remarque de l’Indienne ne semble pas concerner le Premier qui les abandonne. Au moins, il y en a une qui n’a pas l’air trop inquiet, désigne-telle Lynn à présent roulée en boule sur le sol. Autant faire comme elle, se résout-elle en se mettant à la recherche d’un endroit à peu près confortable pour dormir. QUELQUE PART EN AFRIQUE – 73 000 ANS AVANT J-C. Ils trouvèrent le fleuve le troisième jour. Mais quelle ne fut pas 153 leur déception de constater que ses eaux boueuses semblaient infranchissables. Il n’y avait aucun refuge pour passer la nuit. Alors que beaucoup tombaient à genoux sur le sol, ployant sous le découragement, Urâm, les poings fermés, contemplait l’injustice de son sort. Il ne comprenait pas le soudain acharnement des Esprits contre eux. Ils ne pourraient pas survivre sans eau, ni nourriture, ni un endroit où s’installer, élever leurs enfants et prospérer. Il leva les yeux au ciel, pour adjurer les Esprits de faire quelque chose, mais une main sur son épaule l’interrompit. — Ils ne pourront rien pour toi, mais si tu m’aides, je pourrais peut-être faire quelque chose. Durant ces derniers jours, l’étrangère, qu’ils appelaient à pré- sent Hayah, s’était métamorphosée. Elle avait appris leur langage à une vitesse incroyable. Sa mine paraissait moins hagarde, plus resplendissante, même. Ils s’éloignèrent de la tribu désespérée et s’installèrent derrière un talus où ils seraient plus tranquilles. Hayah le fit s’asseoir et prit ses mains. Puis elle lui demanda de fermer les yeux et de se souvenir de la plaine telle qu’il la connaissait auparavant. Il paniqua au début, car il eut l’impression qu’il avait tout oublié de cette époque bienheureuse et pourtant pas si lointaine. En outre, il ne voyait pas trop où elle voulait en venir. Elle accomplissait des choses si bizarres ! Ainsi, depuis qu’elle les avait rejoints, ils n’avaient plus souffert de la faim. Adî avait même abattu une petite gazelle qui avait croisé leur route dans ce désert sordide. Urâm s’était aussitôt tourné vers l’étrangère qui, énigmatique, avait juste commenté : C’était son plus grand souhait. Il n’avait pas très bien compris ce qu’elle avait voulu dire par-là, sinon qu’en effet, leur chef tirait sa force et son autorité de la chasse. Sans cela, il n’était rien et son aura se ternissait auprès des siens. — Toi aussi, Urâm, tu réaliseras de grandes choses, avait-elle ajouté ensuite. Il avait le sentiment, par moments, qu’elle le révé- rait comme un être supérieur par rapport à elle. Cela lui paraissait absurde. Elle n’avait aucun égal. — Tu te laisses distraire, Adama, lui reprocha-t-elle douce-154 ment, à travers l’errance de ses pensées. Il se sentit rougir, mais n’ouvrit pas les yeux, se forçant à se concentrer de nouveau sur ce qu’elle lui avait demandé. Comment l’avait-elle appelé ? — Adama, l’homme qui pose des questions. Ta tête en est pleine, je les vois flotter autour de toi. Elles vibrent à l’unisson de ton désir le plus cher. Il n’osa toujours pas la regarder, pour s’assurer qu’elle était sincère. Il y avait une légère pointe de moquerie dans sa voix. Elle lui parlait parfois avec les intonations de son père. Urâm, cesse d’hésiter autant. Quand tu vois une proie, tue-la. Sois comme la flèche que tu tires. Ces mots le firent sourire et il sentit une vague de nostalgie monter en lui. Tout était plus simple, avant. Depuis que Lapa était mort, il avait dû devenir adulte, endosser des responsabilités qui ne lui plaisaient pas toujours. Il se languissait du temps où découvrir était tout ce qui l’intéressait, où il se moquait des conséquences de ses actes. — Ça suffira pour aujourd’hui, annonça Hayah, ce qu’il prit comme un signal avant d’ouvrir les yeux. Il sursauta en découvrant le petit arbrisseau qui avait poussé juste entre ses cuisses. Il y avait aussi des brins d’herbes qui brandissaient leur vert délicat parmi les cailloux. Perplexe, il allait poser une question, mais l’étrangère le devança : — Oui, c’est toi qui as fait ça. Ton peuple commence toujours par un jardin. Écartons-nous, il va continuer de pousser. Il lui obéit en voyant effectivement la plante gagner soudain en hauteur. Ici, on recommencera tout, Adama. Je t’apprendrai la vérité sur ton peuple et le lien avec les Esprits. — Je ne suis pas shaman ! s’exclama-t-il. — Shêm a l’esprit embrumé par ses croyances, Adî par son ambition. Les autres suivront celui qui leur promettra la vie la plus facile. Tu es le meilleur disciple que je puisse avoir. — Disciple ? répéta-t-il d’un air interloqué. — Avant que tu deviennes mon maître et que tu apprennes aux tiens la vérité sur leur divinité. Ils ne m’écouteront pas, je suis 155 une étrangère. Toi, en revanche, tu occupes une place suffisamment importante parmi eux pour qu’ils prennent en compte tes paroles. Devant son air toujours aussi perplexe, alors qu’ils revenaient vers le reste de la tribu, elle le prit par le bras et lui montra ses compagnons. — Que vois-tu ? lui demanda-t-elle. Personne n’avait quasiment bougé depuis qu’ils étaient partis, sauf Adî qui marchait le long de la berge, sans doute à la recherche d’une solution. Not chantait en se tordant les mains. Les autres, bras ballants, affalés ou agenouillés, semblaient attendre qu’on vienne les prendre par la main. Il décrivit tout cela à Hayah qui secoua la tête. — Regarde mieux, insista-t-elle. Il plissa les paupières, se concentra et finit par discerner quelque chose d’étrange près de l’aïeule. Cela ne dura qu’un court instant, comme une forme qui dansait autour d’elle au rythme de sa complainte. Cette fois-ci, lorsqu’il raconta ce qu’il voyait à l’étrangère, elle parut très satis-faite. — Et regarde Adî, ce qui lui tourne autour. Une véritable tempête d’ombres entremêlées qui paraissaient se disputer les pensées du chef. — Les Esprits sont toujours là, affirma la femme. Le cataclysme vous a rendu moins nombreux, ils s’agglutinent donc à plusieurs sur vous, pour se nourrir de votre âme. Voilà pourquoi vous vous sentez si accablés. — Il y en a aussi autour de moi ? s’inquiéta le jeune chasseur. — Pas tant que tu es avec moi. Ils me détestent. — Pourquoi ? — J’étais une des leurs et je les ai trahis. — Tu étais un Esprit ? Elle lui répondit par un sourire triste. — Tu vois, Adama, tu poses de nouveau des questions et même si elles font mal, elles te sauveront, toi et ton peuple. Je suis la fille d’un être rendu très puissant par les prières de tes an-cêtres. C’est comme ça que ça marche, fils de Lapa. Toutes les 156 fois que vous souhaitez quelque chose, que vous espérez, les Esprits s’en nourrissent. Vous les avez créés, mais ils se moquent de vous. (Quand elle posa sa main sur son cœur, il y sentit une incroyable brûlure.) La divinité se cache ici. Mais la responsabilité qu’elle implique vous a effrayé, vous avez donc remis votre destin entre les forces de la nature, les Esprits des ancêtres et les talismans. Mais pour tout dire, ce ne sont que des subterfuges. Il recula, effrayé. Hayah secoua la tête, attristée : Voilà pourquoi ils restent les plus forts. Elle se tut jusqu’à ce qu’ils rejoignent les autres. Elle aida la vieille Not et la consola par des paroles chuchotées à l’oreille de l’aïeule qui pleurait comme une enfant. Urâm s’occupa d’allumer le feu et regarda danser les flammes hésitantes en repensant à ce que l’étrangère lui avait annoncé et à l’arbre qu’il avait fait naître du sol. Tout cela lui paraissait trop incroyable, si difficile à saisir. Adî revint vers le campement qu’on avait dressé malgré tout pour la nuit. Il passa sa fureur et son découragement sur un jeune gar- çon qui croisa malheureusement sa route. Ça arrivait fréquem-ment, mais les choses n’allaient jamais plus loin qu’une bouscu-lade. Ce soir-là, cependant, le chef était dans une rage noire. Il frappa l’adolescent à plusieurs reprises et quand il fut au sol, s’acharna sur lui. Le fils de Lapa fut le seul qui osa intervenir. — Adî ! appela-t-il d’abord, mais celui-ci ne voulait apparemment rien entendre. Urâm finit par s’interposer. Il bloqua le bras du chasseur dans sa course et profita de l’effet de surprise pour renverser son adversaire beaucoup plus costaud. Adî tomba avec lourdeur sur le sol, poussant un cri de rage. L’altercation attira les regards de toute la tribu. Du coin de l’œil, Urâm vit Hayah s’avancer. Mais son air réprobateur ne l’encouragea pas à profiter de son avantage. Il préféra se tourner vers le jeune garçon, Tiza, qu’il aida à se relever. Cependant Adî ne l’entendait pas ainsi. Dès qu’il se fut remis debout, il se rua sur le jeune chasseur en hurlant et le percuta de plein fouet. Le souffle bloqué, Urâm se retrouva par terre avec une bête sauvage sur le dos. Les coups 157 plurent sur lui, il se défendit du mieux qu’il put, réussit enfin à se dégager et à s’éloigner de son chef qui vociférait des malédictions contre lui. Urâm essuya le sang qui coulait à la commissure de ses lèvres. Personne ne viendrait l’aider, les autres attendaient l’issue de la bagarre. Mais au même moment, le jeune chasseur vit de nouveau les Esprits qui tournoyaient autour d’Adî. Ils excitaient la fureur du chef contre lui ! Ce constat glaça le sang d’Urâm. Il leva les mains en signe d’apaisement et se releva. — Nous sommes tous énervés, ce soir, s’excusa-t-il. Puis il recula, sans quitter Adî des yeux. Lui tourner le dos aurait été une insulte. Son adversaire continua de grogner, mais sous le regard de toute la tribu, il renonça au combat. Les deux adversaires prirent soin de s’installer chacun à un bout du campement et mangèrent seuls. Urâm revivait sans cesse le moment où il avait discerné les Esprits et quand il eut fini son maigre repas, il chercha de nouveau à les apercevoir autour de ses compagnons. Le spectacle le fascinait, mais il arriva un moment où un Esprit se rendit compte qu’il l’observait et fixa le jeune chasseur droit dans les yeux. Il pointa alors un doigt accusateur vers lui avec une plainte stridente. Ses congénères en furent aussitôt alarmés et se tournèrent d’un même mouvement vers lui. Apeuré, Urâm sentit des griffes glacées courir sur sa peau nue et réalisa qu’il s’agissait de l’Esprit qui, à son insu, devait aussi se nourrir de lui. Soudain, il perçut une ombre dans le coin de son champ de vision et Hayah fut près de lui. Elle émit un son bref et aigu, comme le vent quand il se met tout à coup à souffler en rafale dans les branchages. Les Esprits se calmèrent aussitôt. — Ils t’obéissent ? réalisa le jeune chasseur interloqué. — Ils me craignent, rétorqua l’étrangère. Je les connais bien et je pourrais les arracher d’un geste à votre divinité. — Pourquoi ne le fais-tu pas ? — Ils sont trop nombreux. D’autres viendraient, peut-être plus puissants. Ceux-là au moins ne peuvent pas vous blesser. Urâm se souvint de la sensation glacée et frémit. Qu’aurait pu faire un Esprit supérieur ? 158 — Tu dois faire attention, fils de Lapa. Les Esprits n’aiment pas qu’on les observe. Ils savent que ce qu’ils font est mal. Elle s’assit à côté de lui. Tout à l’heure, les choses auraient pu tourner beaucoup plus mal. Ils sont sur Adî comme des mouches sur un cadavre. S’ils t’estiment dangereux, ils pourraient amener ton chef à t’attaquer de nouveau. — Tout à l’heure, c’étaient eux déjà, constata Urâm. L’étrangère opina. — Ils ont senti ce que nous avons fait avec l’arbre. Tu vibres encore de l’énergie utilisée. Elle passa une main sur le visage du jeune chasseur, presque à le toucher. Ils t’ont senti comme je l’ai fait dans la tempête. Oui, ajouta-t-elle devant son air stupéfait. C’est toi qui m’as guidée jusqu’à ta tribu. Je perdais espoir et ta divinité m’a entendue. 159 160 CHAPITRE 10 La crainte qui a fait les Dieux a fait aussi la Religion et, depuis que les hommes se sont mis en tête qu’il y avait des anges invisibles qui étaient cause de leur bonne ou mauvaise fortune, ils ont renoncé au bon sens et à la raison, et ils ont pris leurs chimères pour autant de divinités qui avaient soin de leur conduite. Après donc s’être forgé des Dieux, ils voulu-rent savoir quelle était leur nature, et s’imaginant qu’ils devaient être de la même substance que l’âme, qu’ils croient ressembler aux fantômes qui paraissent dans le miroir ou pendant le sommeil ; ils crurent que leurs Dieux étaient des substances réelles ; mais si ténues et si subtiles que, pour les distinguer des Corps, ils les appelèrent Esprits, bien que ces corps et ces esprits ne soient, en effet, qu’une même chose, et ne diffèrent que du plus ou moins, puisqu’être Esprit ou in-corporel, est une chose incompréhensible. Anonyme, Livre des trois imposteurs, extrait, 1721. LE VATICAN – PRÉSENT. Le cardinal Paul Walton entre dans le bureau privé du pape, celui que les fidèles ne voient jamais, même en soudoyant les guides qui leur font visiter le Vatican et informe Théodore III : — Nous avons perdu Trinity. Le pontife qui parcourt quelques notes, lève brusquement les yeux et cille plusieurs fois derrière ses lunettes rondes. L’homme ferait davantage penser à un professeur d’université qu’à un souverain pontife. En privé, il abandonne volontiers ses habits litur-giques pour des tenues plus pratiques. Ainsi, ce matin, après la messe, a-t-il troqué aube et dalmatique pour un costume noir, presque identique à celui des prêtres. Son allure moderne cache des idées très conservatrices. — Qu’est-ce que vous me racontez ? 161 — La ville s’est volatilisée. Impossible de contacter nos prêtres sur place. Les lignes téléphoniques sont en dérangement. Et pire : les avions ne trouvent plus l’aéroport international. — C’est une plaisanterie, grommelle Théodore III qui n’a aucun sens de l’humour. Le cardinal soupire, désespéré : — Non, Votre Sainteté. Au même moment, le capitaine de la Garde Suisse frappe et entre dans le bureau. Il salue le pape avec raideur et leur apprend une autre mauvaise nouvelle : — Notre invité a disparu. Cette annonce suffit à faire bondir le souverain pontife. — Ma parole, c’est contagieux ! — Raphaël nous l’avait annoncé, souvenez-vous. Il a dit que le moment venu, il devrait s’éclipser, rappelle le capitaine. — Ce qui, pour un Ange, n’a rien d’étonnant. — Ça veut dire que de l’autre côté, ça bouge aussi. Tâchez de vous renseigner auprès de votre source chez les Schismatiques, ordonne le pape à son assistant. Il semblerait que les temps annoncés soient venus, conclut-il. CRYSTAL CHURCH. L’aube se lève. La lumière pénètre dans l’église par les vitraux brisés. Ishmael se tient assis devant l’autel. Ses doigts jouent avec la croix pendue à son cou et son col blanc repose sur ses genoux. Des pigeons picorent à quelques mètres de lui, sur le sol poussié- reux. Jason Matthew le rejoint et s’asseoit à ses côtés. — À quoi pensez-vous ? — Je ne suis plus un Repenti. — Et ça vous chagrine ? — Je n’en sais rien, soupire le prêtre. Harfang est… était une part de moi. Je le combattais chaque jour et maintenant… Je suis… je suis libre. — Elle est très puissante, n’est-ce pas ? — Non, elle ne l’est pas, car elle ne contrôle rien. Elle peut tous nous détruire, pour accomplir nos désirs. 162 — Voilà pourquoi les hommes ont créé les religions. Effrayés par leur propres pouvoirs, ils ont bâti des barrières, érigé des règles, construit des lois pour détruire leurs propres responsabilités. C’est plus facile de croire en un Dieu paternel et d’agir en enfant. À présent, vous devez choisir. Votre premier véritable choix depuis votre retour. Auparavant, le Bien et le Mal jouaient avec vous. Désormais, vous pouvez faire la différence. Des murmures l’interrompent. Tout à coup, l’intérieur de la nef devient incroyablement sombre. Un vent glacé s’immisce par les vitraux brisés. Ishmael bondit et crie : — Ils nous attaquent ! Une clameur dévore les murmures et des chants sacrés se font entendre, assourdissants. La lumière réapparait, puis s’évanouit à nouveau dans une série de chuintements ignobles. — Ils se disputent le droit de nous capturer. Cela nous laisse le temps de trouver la Lance. — Ils ? — Les Anges et les Démons. — Mais les Anges devraient nous aider. Le policier le fixe d’un air las. — Vous n’avez toujours pas compris. Nous représentons une menace à leurs yeux. Ils vous ont tenu sous leur joug tant que vous étiez utile. À présent que vous n’avez plus de pouvoir et que vous semblez avoir choisi votre camp, ils vous détruiront en même temps que nous. Le Repenti se précipite vers les portes de l’église qu’il ouvre à la volée. Il se fige sur le seuil en découvrant l’incroyable spectacle qui déchire le ciel, transformé en champ de bataille entre des silhouettes sombres, amas de milliers d’ailes noires, bruissant avec fureur et des Anges terribles caparaçonnés d’amures brillantes. Des dragons et des chimères affrontent des chevaux ailés et des oiseaux blancs géants. Quand ils sentent la présence d’Ishmael, ils se ruent tout à coup vers lui en poussant des cris de colère. Le 163 Repenti a juste le temps de reculer et de refermer les portes contre lesquelles ils s’écrasent avec un grondement affreux. Le choc est si violent qu’Ishmael tombe à la renverse. Le père Heiden qui se tient juste derrière lui, l’aide à se remettre debout. Anges et Dé- mons s’acharnent encore contre les portes. Désespéré, le Repenti se tourne vers le prêtre : — Ils veulent nous anéantir. Tous autant que nous sommes. Dieu nous a abandonnés ! Une terreur sans nom se lit sur son visage. En comparaison, Eugen affiche un calme olympien. — Tu te trompes. Dieu reste de notre côté. Dehors, les créatures ont renoncé à attaquer les portes, mais les clameurs reprennent. — Lynn s’est réveillée, avise-t-il Ishmael. Tu devrais aller la voir. Elle raconte des choses incohérentes. Son ami n’attend pas la suite et se dirige vers la sacristie. En plein jour, l’endroit révèle un décor. Il n’y reste qu’un autel en pierre sur la gauche avec au-dessus un tabernacle creusé dans le mur. La statue en bois d’une vierge Marie, rongée par le temps, gît sur le sol. Les murs sont couverts de graffitis, la plupart appelant Satan à descendre sur Terre. Contre l’autel en bois, l’épée que Lynn a tenue quelques heures plus tôt luit doucement. La jeune femme est assise un peu plus loin et semble soulagée en voyant le Repenti. Celui-ci s’agenouille près d’elle et murmure : — Je dois redevenir Harfang. La jeune femme le considère sans comprendre. Je veux qu’il revienne, dit-il plus fort. — Pourquoi vous me demandez ça à moi ? Vous n’avez qu’à vous transformer. — Je ne peux plus. À cause de vous. — Quoi ? s’exclame la femme-flic. — Vous m’avez fait quelque chose, dans les sous-sols du commissariat. Vous ne vous en souvenez pas ? — Bien sûr que non ! Je me rappelle juste un rêve bizarre. 164 Camille m’a sauvé d’une bande de cinglés dirigés par l’archevêque Rendell. Il voulait m’exorciser ou un truc aussi dingue. — Camille ? répète Ishmael. — Je vous ai dit que ça n’avait aucun sens, grimace Lynn. Elle a tranché mes liens et elle m’a donné une épée. Ensuite, j’ai massacré tout le monde. Et il y avait un vent brûlant comme quand… Harfang apparaît. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi vous faites cette tête ? — Ce n’était pas un rêve. Vous avez tué Rendell et sans doute les autres aussi. Quant à l’épée... Il fait un signe de la tête vers l’arme que la jeune femme n’ose visiblement pas regarder. Elle finit par s’y résoudre et plaque sa main devant sa bouche pour ne pas hurler. — C’est pas possible ! hoquète-t-elle. Le père Heiden contemple le spectacle des Anges et des Dé- mons se combattant au dehors. De temps en temps, leur affrontement se rapproche de l’église et de nouveaux coups de boutoirs agitent l’édifice. — Pourquoi ne peuvent-ils pas entrer ? s’étonne-t-il. — Quelqu’un nous protège, lui répond Matthew. Sans doute la même personne qui a aidé Lynn et lui a donné l’épée. — Qui ? Le policier hausse les épaules. — Je vous l’ai dit, il existe des puissances plus fortes que les Anges et les Démons. D’anciennes divinités. L’Enfer et le Ciel ont volé leur nom, converti leur culte pour les offrir aux saints ou aux satanistes. Mais ils sont toujours là, refusant de rejoindre les limbes, protégeant ceux qui les ont suivis sur cette Terre. — À vous entendre, réagit Kali, on dirait que c’est les hommes qui ont créé les Anges et les Démons. — Précisément. — Mais…, proteste le prêtre. Où est Dieu en ce cas ? Quel est son rôle dans tout ceci ? 165 — Sans doute Dieu n’est-il ni au Ciel, ni en Enfer, mais parmi nous. Matthew désigne les portes. Et c’est pour ça qu’ils ne peuvent pas entrer. Dans la sacristie, Lynn tente de se mettre debout, sans y parvenir. Ishmael finit par l’aider. — Je ne me souviens de rien. Elle considère l’épée d’un air effaré. Elle était vraiment là ? — Elle vous aime peut-être assez pour trouver un chemin jusqu’à vous et vous aider. — Mais cette épée ! C’est insensé ! Elle vient de nulle part. — À moins qu’un des disciples de Rendell ne l’ait eu avec lui. — Non, il y avait juste un poignard, se souvient-elle. Elle ne peut réprimer ses tremblements : Ça veut dire que c’est un miracle. Le Repenti reste muet. C’est vous le prêtre. Vous devriez me répondre : Tout à fait, c’est un miracle, on n’arrête pas de vous répéter que Dieu et sa clique existent. Soudain, le tabernacle derrière eux se met à briller. De petites sphères de lumière glissent entre les interstices ou s’échappent du mur pour flotter autour de l’autel comme des bulles de savon. Puis, dans un ballet étrange, ils volent jusqu’à la femme-flic et l’entourent. Lynn veut les chasser comme des insectes importuns, mais ils sont trop nombreux. — C’est quoi ce truc ! panique-t-elle en s’agitant de plus en plus. Laissez-moi ! hurle-t-elle. — Calmez-vous, lui intime Ishmael qui tend la main et capture une des sphères lumineuses, avant de la porter jusqu’à son oreille. Il semble écouter quelque chose et son expression affiche une surprise grandissante. Ce sont des âmes, réalise-t-il. — Hein ? — Je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils avaient rendu, dit le Repenti en récitant l’ Apocalypse. C’est alors que Matthew entre, accompagné de la Déesse de la mort. Les sphères quittent Lynn pour l’entourer et le Premier reprend : 166 — Jusques à quand, Maître saint et vrai, tarderas-tu à faire justice, à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre ? Et tandis qu’il parle, il redevient l’homme au visage de lion. Lynn, ébahie, pousse un cri de surprise au moment précis où les vitraux de la sacristie explosent. Ishmael bondit sans réfléchir pour protéger la jeune femme, mais il a oublié qu’il n’est plus un Repenti. Les éclats de verre le blessent cruellement et le font hurler de souffrance. Les murs tremblent et le plafond voûté s’écroule sur eux. Ils devraient mourir écrasés sous les tonnes de pierre, mais quelque chose l’en empêche. Stupéfaite par le calme soudain qui règne alors, Lynn ose un coup d’œil : une des âmes flotte au-dessus d’elle et lui sourit. — Camille, murmure-t-elle. Le sourire s’évanouit. Des gémissements la ramènent à la réalité. Ishmael ? Il ne répond pas. Aidez-moi ! panique-t-elle. Le père Heiden surgit alors : — Il y a un Dragon ! Un Dragon dans le ciel ! — Les choses se précipitent. Nous devons absolument retrouver la Lance, s’écrie Matthew avant de se tourner vers la jeune femme : Souviens-toi de qui tu es, Ange Liberté ! — Arrêtez de me parler comme si j’étais le sauveur du monde ! Sentant qu’il est inutile d’insister, le policier ordonne à Kali : — Viens avec moi, Déesse. Ils quittent la sacristie. Eugen prête main forte à Lynn qui retire la veste du Repenti toujours inconscient. — Ange Liberté par-ci, Ange Liberté par-là. Si lui aussi s’y met, je suis pas sortie de l’auberge, marmonne-t-elle. Quoi ? aboie-t-elle. Vous voulez ma place ? Je vous la donne. — Je doute que ça se passe aussi facilement, rétorque le père Heiden, vexé. De nouveaux gémissements d’Ishmael les rappellent à l’ordre. Je sais où il y a de l’eau pour nettoyer ses blessures. L’imbécile, ajoute-t-il. Toujours à jouer les héros, même quand il n’en a plus les moyens. Il s’en veut aussitôt pour sa réaction. Dé- solé…, balbutie-t-il. Je me dépêche. À peine est-il parti que son collègue revient à lui. 167 — Faites revenir Harfang, supplie-t-il Lynn. — Vous le détestez. — On a besoin de lui. Il perd encore connaissance. — Me voilà bien, soupire la femme-flic. Quand Ishmael rouvre les yeux, plusieurs heures se sont écoulées. Son dos le fait atrocement souffrir. La voix de Kali l’a tiré du néant. L’Indienne se tient à quelques pas de lui, lui tournant le dos et déclamant des vers de Phèdre à son public conquis. — Tu connais ce fils de l’Amazone, ce Prince si longtemps par moi-même opprimé, fait-elle rouler les « r » de façon outrancière. Prise au jeu, la jeune femme réplique : — Hippolyte ! — C’est toi qui l’as nommé ! — À quoi vous jouez, toutes les deux ? dit le prêtre en faisant mine de se relever. Kali s’élance pour le retenir. — Non, ne bouge pas. Elle le force à se rallonger. Je racontais à Lynn l’époque heureuse où je me produisais sur scène. Elle lui ronronne à l’oreille Tu n’as pas oublié, mon Othello. Devant la gêne évidente d’Ishmael, Lynn éclate de rire. — Pourquoi vous avez arrêté ? questionne-t-elle la Repentie. — À cause de la photographie. Avant, les gens oubliaient votre visage au bout d’une décennie ou deux. Aujourd’hui, tout le monde est fiché, déplore Kali avec amertume. La femme-flic adresse un sourire narquois à Ishmael. — Et vous avez dû apprendre à falsifier les dossiers. — Je rends ce petit service de temps à autre, avoue l’Indienne avec désinvolture. — À ta place, l’avertit le prêtre, goguenard, je ne lui avouerais pas ce genre de choses. Elle pourrait te passer les menottes. Kali caresse la poitrine de son ami avec un air gourmand. — Ah ! les menottes ! Ça me rappelle d’autres bons souvenirs. La jeune femme baisse les yeux, en rougissant. Kali sort, après une révérence, sous prétexte d’aller chercher de l’eau. 168 — Le service d’étage manque de sérieux par ici. — Vous vous sentez mieux ? s’enquiert Lynn en s’approchant. — Je n’ai pas réfléchi… — Et vous m’avez sauvé la vie, alors je ne vous ferai aucun reproche, même si vous m’avez fichu une sacrée trouille. — Depuis quand c’est calme comme ça ? demande-t-il à propos du silence serein qui règne dans l’édifice. — Depuis que le Dragon est descendu du Ciel, imite-t-elle le père Heiden. Ça a détourné l’attention des autres dehors et ils nous fichent la paix. Matthew cherche la Lance. Eugen a remplacé Kali pour l’aider et moi, je reste à votre chevet. — C’est trop d’honneur. — En parlant de Kali, on dirait que vous et elle… — C’est une longue histoire, soupire Ishmael. — Longue comment ? — Une quinzaine de siècles, avoue-t-il après un moment de réflexion. La jeune femme siffle sa stupéfaction. — C’est effrayant. Et nous ? — Si on compte notre première rencontre, trois mille ans. — Il y a prescription, commente-t-elle d’un air songeur. Et durant tout ce temps, vous avez joué les anges gardiens ? — Ça fait beaucoup de questions, souligne le prêtre. — J’essaie de digérer. Je veux dire… les films au ciné, ça passe encore, mais quand ça vous arrive vraiment. — Inutile de nous trancher la tête, confie Ishmael. Ils échangent un regard amusé. — Et ça s’est passé comment… nos retrouvailles ? — À Antioche, pendant un prêche de l’apôtre Pierre. ANTIOCHE – 45 APRÈS J-C. Ceux qu’on appellerait bientôt les chrétiens avaient pris pour habitude de se réunir à l’abri d’une caverne située dans les montagnes surplombant la ville. Ils n’étaient pas très bien vus au sein de la cité. Ce soir-là, ils avaient allumé des flambeaux pour éclai-169 rer la grotte, car le prêche avait lieu plus tard que d’habitude. Pierre et ses compagnons étaient installés sur un surplomb rocheux qui leur permettait ainsi de dominer la foule. Ishmael se tenait en retrait, le visage caché par une capuche. Parmi l’assistance, on pouvait le reconnaître sous les traits de l’homme qui lui avait sacrifié son corps. Les apôtres subissaient plus qu’ils n’appréciaient sa présence. Mais depuis la Pentecôte, ils avaient fini par se faire une raison. Ishmael restait néanmoins un membre à part de leur groupe et jouait le rôle de fier-à-bras si nécessaire. On lui avait bien spécifié que ses particularités devaient rester secrètes. Peu lui importait. Le retour auprès des vivants lui donnait encore le vertige et il préférait demeurer dans son coin. Il se sentait étranger dans ce monde et ce corps, ce qui était bien normal, après tout. Des cauchemars le poursuivaient, où il entendait les cris de l’homme dont il usurpait la place. Quelle étrange histoire, vraiment. Il avait volé toutes sortes de choses dans sa précé- dente vie et voilà qu’il débutait la nouvelle en volant un corps. Ressassant ces pensées moroses contre lesquelles il ne pouvait pas grand-chose, il laissait ses yeux errer sur les visages émerveillés des fidèles pendus aux lèvres de Pierre. Soudain, il remarqua une jeune fille d’une quinzaine d’années qui le fixait depuis un moment. Il crut que son cœur allait s’arrêter, sensation étrange pour un homme mort durant des siècles. Mais ces yeux lui disaient furieusement quelque chose. L’expression, aussi, fière, presque amusée de le voir pâlir. Il y resta accroché jusqu’à ce que des cris affolés se fassent entendre. Il secoua la tête, comme sortant d’un rêve étrange et pivota pour voir trente légionnaires pénétrer dans la grotte, accompagnés par le préfet Théophile. Cette apparition sema la panique parmi les fidèles qui tentè- rent de s’enfuir. Mais il n’y avait que deux issues, dont une tenue par les Romains. La jeune fille qui dévisageait Ishmael se fit mal-mener et perdit l’équilibre, puis disparut. Se débarrassant de son manteau en un mouvement preste, le Repenti plongea au milieu de la foule qui s’écarta en poussant une nouvelle clameur, mais de stupeur, cette fois-ci. Harfang apparaissait devant leurs yeux, les 170 ailes déployés. Sans se laisser impressionner par cette réaction, il poursuivit sa course et disparut dans la multitude dont il ressortit en étreignant la fille. CRYSTAL CHURCH – PRESENT. — Le problème, c’est que ce sauvetage a attiré l’attention sur vous, conclut Ishmael avec un air contrit. — Je suis devenue la sainte Vierge du coin ? — Si vous n’aviez pas été tuée au cours d’un incendie, je suppose que vous auriez fait de grandes choses. — Le feu… encore…, murmure Lynn. Mais c’est bizarre qu’on ne parle pas de ça dans les Évangiles. — L’épisode n’est relaté que par l’auteur de la Légende Dorée qui ne s’intéresse qu’au sort de Pierre. Il a été quelque temps prisonnier des geôles de Théophile qui voulait calmer les esprits des détracteurs du christianisme. Paul a plaidé pour son confrère et tout est rentré dans l’ordre. — L’Église est née, complète Lynn. Vous avez assisté à tout ça. Et c’est à moi qu’on demande de tout arranger ? — Apparemment, vous avez plus de galon que moi. — Je m’en sors pas très bien. Je vous arrache vos ailes au moment où on en a le plus besoin. Ils gardent le silence durant deux longues minutes. D’ailleurs, dit Lynn pour rompre cette gêne, Je dois examiner votre dos, pour vérifier que ça ne s’infecte pas. Ishmael saute sur ce prétexte et se laisse faire bien volontiers. Après l’avoir aidé à enlever sa veste, la jeune femme retire les bandages de fortune. En les voyant, il demanda : — Ça vient d’où ? — Eugen a sacrifié sa chemise. Mais il n’en reste pas beaucoup. J’espère qu’on ne restera pas éternellement ici. — Je doute que ce soit dans les plans de Matthew. Il sent les doigts de Lynn entre ses omoplates et se raidit. — Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas mon type, le rabroue la femme-flic. Ça serait plutôt Kali. 171 — Elle préfère les hommes, fait Ishmael d’un ton pincé. — J’avais cru comprendre, note-t-elle distraitement. On a pu limiter les dégâts, mais autant vous le dire tout de suite, y aura des cicatrices. — C’est bien le dernier de mes soucis, bougonne le prêtre soudain de mauvaise humeur. Il faudrait savoir où en sont les autres avec cette histoire de lance, suggère-t-il en se tournant vers elle. Ils ont l’air, soudain, très maladroits l’un envers l’autre. — Vous savez des choses sur moi, finit par admettre Lynn. Et j’en sais trop peu sur vous. En plus… Je vous plais, pas vrai ? Cette question directe fait frémir Ishmael. J’ai toujours su reconnaître ça chez les hommes. Je me demande juste si c’est ma tête d’aujourd’hui qui vous plaît ou celle de 1300 je sais plus combien, ou d’il y a trois mille ans. Je me ressemble ? — Ah ! je me demandais quand cette question allait venir, chuchote le prêtre avec un pauvre sourire. Vous… — Me revoilà, les amoureux ! l’interrompt l’arrivée en fanfare de Kali. Oups ! Je tombe mal, on dirait. — Non, ce n’est pas grave, assure Lynn en se levant. Et puis, c’est pas la première fois, observe-t-elle avec un haussement d’épaules qu’elle aurait voulu désinvolte. — Vous allez où ? réagit l’Indienne en la voyant s’éloigner. — Voir où en sont les autres. — Au moins, prenez votre rapière. — J’aurais préféré mon pistolet, ronchonne Lynn avec une moue. C’est lourd ce truc, en plus. — Oui, mais vous savez la manier, quand on vous cherche des noises et c’est tout ce qu’on a en stock. Lynn tire la langue à la Repentie, avant de s’enfuir en courant. Quel toupet ! s’offusque Kali. Et toi, arrête de rire, ça va rouvrir tes plaies. Eugen et Matthew explorent les catacombes depuis deux bonnes heures et le prêtre n’apprécie pas du tout l’exercice. L’endroit n’a rien de charmant. Négligées depuis des années, les tombes endommagées laissent échapper des squelettes au sourire 172 peu avenant. Il y a en outre très peu de lumière et le père Heiden trébuche régulièrement sur des objets qu’il préfère ne pas identifier. Sans parler des toiles d’araignées qui lui tombent sur la figure. Matthew, lui, ne semble pas souffrir de ces inconvénients. Il avance sans la moindre hésitation dans l’obscurité totale et de temps en temps, se souvenant qu’il est accompagné, avertit Eugen de la présence d’un obstacle. Sans doute lui sauve-t-il ainsi la vie deux ou trois fois. — Pourquoi la crypte ? maugrée encore le prêtre. — C’est la partie la plus ancienne de Crystal Church et l’endroit idéal pour cacher la Lance. — Comment vous savez ça ? — J’étudie la ville depuis que j’y suis arrivé il y a vingt ans. À l’origine, il n’existait que trois sites à son emplacement : celui de Crystal Church, où on a trouvé un cercle de pierres, Saint-Sulpice, un ermitage rasé pour y reconstruire une église romane ramenée du sud de la France, et l’université. Je l’ai visitée, ça n’a rien donné. Et depuis le temps qu’Ishmael est installé à Saint-Sulpice, je pense qu’il aurait senti la présence de la Lance. — Forcément. Crystal Church, était un ancien lieu de culte ? — Probablement du néolithique. — Ça fait bizarre d’entendre un flic parler de préhistoire. — Pas quand le flic en question aurait pu assister à la fondation du cercle de pierres. Les hommes mettent toujours leurs plus précieuses reliques sous la protection d’un lieu saint. Ou le lieu devient saint par la suite. — Et comment la Sainte Lance a-t-elle fini ici ? — Je n’en sais rien. Les guerres font circuler les objets sacrés, on les met à l’abri, on leur fait traverser les océans, s’il le faut. On les utilise pour se donner une légitimité sur de nouvelles terres. On justifie ainsi des conquêtes, des spoliations, des génocides. Eugen entend une pierre tombale bouger et croit qu’un mort se réveille. Ne vous inquiétez pas, ils resteront bien sages. J’avais juste besoin de vérifier quelque chose. 173 — Mais comment vous faites pour y voir dans ces ténèbres ? — Les fauves voient la nuit. — Le Vivant à visage de lion se souvient Eugen. Difficile à croire… — C’est un homme d’Église qui me dit ça ? se moque doucement le policier. L’humanité accomplit des choses plus incroyables que prévoir l’avenir. Et bien plus terribles aussi. — Vous parlez en connaissance de cause. — La couleur de ma peau m’a valu de vivre dans ma chair ce que les hommes peuvent se faire par peur de la différence. Eugen pense qu’il ne va rien dire d’autre quand il s’exclame : Ici, venez m’aider. Je n’arrive pas à la soulever, quelque chose coince à l’autre bout. — Vous voulez que je vous aide à ouvrir une tombe ? — Ne faites pas le difficile, mon Père. Nous n’avons pas le temps pour ça. — Si seulement j’y voyais quelque chose. — Mettez vos mains là et ici, le guide le Premier. — Oh ! C’est quoi cette odeur. Eugen lutte contre la nausée, tout en essayant d’agripper la pierre lourde et visqueuse. Il tire vers lui et la sent bouger d’un demi-centimètre, puis d’un décimètre. Tout à coup, il perd l’équilibre et bascule en même temps que le tombeau. Le policier le tire en arrière, le sauvant in extremis. Toussant, râlant, le prêtre reste à quatre pattes dans le noir et finit par jurer : — J’espère que ça en valait le coup. Mais personne ne lui ré- pond. Matthew, vous êtes toujours là ? — Silence. Je crois que j’ai quelque chose. 174 CHAPITRE 11 L’ange Liberté plane en l’azur spacieux. On dirait que son œil cherche une issue aux cieux. Elle voit une étoile. Elle s’approche : – Écoute, Étoile; conduis-moi sous la fatale voûte ; Dieu permet que je parle à celui qui fut grand. — Je ne puis, répond l’astre. Et Liberté reprend : — Du moins, dis-moi la route et comment y descendre. — Parle à l’Éclair, dit l’astre. Il peut seul te l’apprendre. Cet ange est dans le ciel le seul qui sait tomber. D’une aile que le vent même ne peut courber, L’Ange Liberté part et franchit l’éther sombre. Victor Hugo, La Fin de Satan, L’Ange Liberté, extrait. ARTICLE PARU DANS LA REVUE CREDO, FLORE BAYARD La campagne de dénégation lancée par l’Église catholique au cours de ces derniers mois a échoué. Les différentes commissions anti-sectaires des pays de l’Union Européenne ou des États-Unis viennent de rendre leurs rapports aboutissant à la même conclusion : notre mouvement ne peut être considéré comme une secte. Et pour cause ! Aucun des croyants qui nous rejoignent n’est contraint de quelque façon à payer une rançon pour avoir le droit d’écouter notre message, nous ne retenons aucun enfant en otage. Nous sommes avant tout un mouvement de pensée bien décidé à renouveler dans le fond l’idéologie chrétienne, mais aussi à ouvrir le dialogue avec les autres religions. L’Église nous accuse de tous les maux. Ce qu’elle condamne avant tout, c’est la possibilité que nous donnons aux croyants de douter de leur foi, de la remettre en question et d’avancer ainsi dans leurs parcours religieux. L’Église fonctionne par dogmes. « Je crois en Dieu, le 175 Père tout-puissant, » doivent affirmer les catholiques au cours de leur messe. Chaque dimanche, la même hypocrisie se répète. On se contente de recracher le credo sans s’interroger sur ce qui se cache derrière. Après ce rendez-vous dominical, on rentre chez soi, à la radio ou à la télévision, on entend que des centaines de personnes sont mortes dans un glissement de terrain et soudain, le « Père Tout-Puissant » semble saisi de sénilité. Comment a-t-il pu laisser faire ça ? Cette question, pourtant, on ne la posera pas, durant la messe. Aucun véritable échange entre le prêtre et les fidèles. On se contente de récidiver dans la même absurdité. Le nom de notre revue n’a pas été choisi par hasard. Il constitue un pied de nez à cette pratique stupide. Durant nos réunions, nous échangeons. Qu’un des participants vienne dire : « Je ne comprends pas » et il ne se fera pas lapider. On parle, on essaie de réfléchir avec lui et parfois, on repart en doutant. Douter est à nos yeux l’attitude la plus saine d’un croyant. Dubito, je doute. Nous doutons pendant une semaine entière, un mois : Ai-je le droit de manipuler le vivant quand la Genèse considère la Création comme parfaite ? Ma foi est-elle la bonne ? Et si les musulmans avaient raison et nous tort ? Y a-t-il vraiment quelque chose après la mort ? N’est-ce pas une simple invention de notre esprit effrayé par sa fin ? Des questions, pas des révélations. Mais on continue à nous déclarer comme dangereux. « On ne peut pas bâtir une croyance sur des propositions fluctuantes, » assu-rait encore hier le cardinal Hugues sur plusieurs chaînes de la télévision française. « Comment les fidèles peuvent-ils s’y retrouver quand on leur dit blanc un jour et noir le lendemain ? Le Renouveau Schismatique nous accuse de cautionner le crime par la confession, mais dans les questions « existentielles » qu’ils se posent entre eux, se penchent-ils sur la valeur du pardon que méritent tous les hommes ? » Cette tolérance, pourquoi l’Église ne l’applique-t-elle pas à notre mouvement ? Pourquoi refuse-t-elle systématiquement le dialogue que nous lui proposons ? Pourquoi ces attaques lancées contre nous ? Lui faisons-nous peur à ce point ? (…) 176 CRYSTAL CHURCH. Ses pas lui ont fait suivre sa via dolorosa de l’oratoire jusqu’à la fausse terrasse où toute sa vie a changé. Debout devant l’endroit où Camille a agonisé, tenant la lourde épée dont la lame traîne sur le sol, Lynn pleure. Elle ne s’en rend même pas compte. Ses yeux restent fixés sur le sol inégal et ses oreilles n’entendent pas ses sanglots. Elle s’écoute crier le nom de son amour, la supplier de ne pas mourir et rien d’autre n’existe. Ce n’est pas là que tu trouveras la Lance, lui chuchote pourtant son côté flic. Tu pourrais même te faire tuer, si d’autres prêtres de Bélial traînent dans le coin. Peu probable. Ils les auraient attaqués depuis longtemps. C’est dehors que la bataille gronde, pas dans cet endroit incroyablement paisible, où elle peut enfin regarder en arrière et se rendre compte des bouleversements vécus depuis ce jour tragique. — Ce n’est pourtant pas dans tes habitudes, de te morfondre sur ton sort. Cette voix ! Lynn redresse la tête et regarde de tous côtés. Allez, Bellange, tu vas pas te laisser abattre ! Du nerf ! — Cam… ? murmure la jeune femme incrédule. Une des sphères lumineuses remonte du plancher et flotte jusqu’à elle, pour venir lui caresser la joue. Oh ! Cam ! C’est vraiment toi ? — Tu doutes, comme saint Thomas. Attends que j’arrange ça. La sphère gagne en éclat, aveuglante et quand sa lumière dé- croît, Lynn pousse un cri de stupeur. Devant elle flotte la forme éthérée de sa partenaire. — Si tu voyais ta tête. — Comment c’est possible ? — C’est à moi que tu le demandes, Liberté ? — Ne m’appelle pas comme ça, réplique la jeune femme. — C’est ce nom qui m’a guidé jusqu’à toi. Sacrée promotion. — Je n’en veux pas. Pas au prix que ça me coûte. — Tu n’as pas à le vouloir ou pas. Tu es Liberté. À ta place, ça me ferait pousser des ailes. — Tu veux ma couronne ? Je te la donne ! grogne Lynn. 177 — Non… ça serait au-dessus des mes forces. Toi par contre, tu t’en sortiras très bien. J’ai toujours cru en toi. — Je ne sauverai pas le monde. Pas moi ! — Il ne veut pas être sauvé. Il veut comprendre. Après, il devra s’en sortir seul. — Comprendre quoi ? s’énerve la femme-flic. — L’origine de tout ça. Le choix. Dis, t’es plus calée que moi en catéchisme. Je savais à peine réciter un pater noster . Ça commence bien par un choix, non ? — Ils disent plutôt tentation, péché originel et autres foutaises. — Ils qui ? — J’en sais rien ! — C’est là le problème. Qui a décrété qu’Ève avait eu tort ? Pourquoi ce n’est pas Adam ? C’est peut-être lui l’imbécile, le fautif, dans l’histoire ! — On change les responsabilités et tout rentre dans l’ordre ? Trop facile. — Tu as raison. Tu vois, tu sais mieux que moi. — Je ne sais rien du tout, Cam ! J’ignore déjà comment nous sauver. Quand les autres dehors auront fini de se taper sur la tronche, ils viendront nous chercher. Et j’y pourrai rien ! — L’église te protègera ! — Hein ? Elle tombe en ruines ! — Réalise son vœu et tu verras. — Et je fais comment ? Le rire cristallin de son amie lui répond. — Comment on fait pour réaliser un vœu, Liberté ? On l’écoute. L’église n’attend que ça. Voilà pourquoi elle nous laisse passer dans le monde des vivants. Pour t’aider à comprendre. Tu voulais me revoir, me voici. — Si je suis si puissante, pourquoi j’ai pas réussi à te sauver. Camille se contente de la fixer en silence. Quoi ? Elle n’est pas idiote, ma question. — Je ne suis pas ton destin, Lynn. Ce n’est pas à cause de moi que 178 tu t’obstines à revenir sur Terre. J’ai eu la chance de croiser ta route, mais je ne suis pas là pour l’arrêter. — Parce que tout ça va se terminer, au bout du compte ? — D’une façon ou d’une autre, oui. Les traits du fantôme se crispent, elle semble soudain agitée. Je dois te laisser. Les autres n’aiment pas que je reste avec toi. Ils ont encore peur qu’on les sur-prenne, mais quand viendra le moment, ils seront à tes côtés. Et moi aussi. Son image commence à s’effacer. — Attends ! la supplie Lynn en tendant la main vers elle. Mais ses doigts ne rencontrent que le vide. Elle conserve toutefois la vision du sourire si triste de Camille qui lui dit adieu. Décidé- ment, jure-t-elle contre sa mauvaise fortune. Elle fait plusieurs tours sur elle-même, le nez en l’air, cherchant une solution. Les églises ça parle ? Depuis quand ? Alors qu’elle jure ainsi, elle finit par entendre un murmure très lointain qui va en s’amplifiant. Ça ressemble à des… chants ? Oui, ça semble provenir de là-bas. Elle marche vers la balustrade qui donne sur le chœur. La rumeur file devant elle, monte jusqu’aux croisés d’ogive, avant de rebondir vers l’endroit où jadis, il y avait sans doute un orgue. Lynn se décide à la suivre. — Tu en fais une drôle de tête, lance Kali à un Ishmael taci-turne. Le prêtre ne réagit pas à cette remarque. Qu’est-ce qui ne va pas ? insiste l’Indienne en posant une main sur son épaule. — Rien, une vieille blessure. — Plus douloureuse que celles-ci ? demande-t-elle en lui caressant délicatement le dos. Oh ! je vois, ajoute-t-elle devant son silence. Elle t’a encore brisé le cœur. Elle mériterait une bonne paire de claques. — Tu rêves d’en découdre avec elle depuis Saint-Sulpice. — Oh ! non, c’est plus vieux que ça. En fait, je songe à l’étrangler depuis notre première rencontre. (Il la considère avec étonnement.) Elle t’avait déjà mis dans un sale état. 179 — J’avais voulu la sauver d’un bûcher. — Je m’en souviens, approuve Kali avec une grimace. Sale époque, le VIème siècle. Tout partait en vrille. On se méfiait de moi. — Les Barbares n’étaient pas très bien vus. — Barbare toi-même, renifle la Repentie, cachant son trouble derrière sa colère. Elle ne le lui a rien dit, mais depuis Alexandre le Grand, jamais un homme ne l’a autant impressionnée. Non… bouleversée. Le désespoir qui se dégage parfois d’Ishmael lui a toujours paru… fantastique, d’autant qu’il parvient à chaque fois à le surmonter. Néanmoins, la dernière épreuve semble l’avoir profondément touché. Il doute. Ça se voit à ses yeux. — Elle te rendra tes ailes, j’en suis sûre. Au même moment, un son formidable retentit depuis la nef. Qu’est-ce que… ? s’écrie la Déesse de la Mort. Attends ! crie-t-elle en voyant Ishmael se lever comme un fou et se précipiter vers la sortie. Cette petite peste s’est encore fourrée dans les ennuis ! Elle se fige sur place en arrivant sous le transept. Les murs dé- catis se couvrent de couleur, la poussière s’envole des sols dans un nuage doré, les détritus, les tags sur les murs s’effacent comme par magie. Le toit brisé par lequel les pigeons entrent dans l’édifice se reconstruit sous ses yeux. Les vitraux retrouvent leur splendeur. Une lumière incertaine tombe sur l’autel, d’abord comme un songe, puis avec la vigueur d’une prière. Des cierges éclairent les statues de retour dans leurs alcôves. Cette transformation spectaculaire s’achève aussi vite qu’elle a commencé. Mais Crystal Church mérite de nouveau son nom. — Je crois en Dieu, soupire Kali, extasiée. Elle a toujours aimé les églises et les cathédrales, avec leurs architectures élancées, leur délicatesse et leur orgueil. Mais là… elle se sent venir les larmes aux yeux. — Tu as toujours été sentimentale, lui reproche une voix tout près de son oreille. Elle se retourne vivement et se retrouve nez à nez avec un fantôme familier. Ses grands yeux d’orichalque posés sur elle la font frissonner. 180 — Siddhârta ! Qu’est-ce que tu fiches ici ? Un sourire énigmatique fait écho à l’exclamation sourde de Kali. Le même sourire qu’il lui a adressé en l’arrachant au samsara infernal qui avait fait d’elle une divinité prisonnière de son propre mythe. Ses fidèles la faisaient revenir d’entre les morts au prix d’une souffrance inouïe. Elle devenait leur marionnette et devait, au prix de sacrifices humains, leur faire remporter victoire sur victoire. Elle avait toujours trouvé intéressant, dans une sorte de curiosité morbide, les différents supplices subis par les Repentis en fonction de leurs religions. Pas d’enfer pour elle, comme pour Ishmael, mais un cycle de renaissances qu’elle croyait impossible à briser. Jusqu’à ce que Siddhârta entre dans sa vie. — Eh bien, sâdhu, pourquoi reviens-tu parmi les vivants ? — Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça, lui reproche le spectre. Je passais juste voir la briseuse de cercle. Kali jette un coup d’œil à Lynn qui revient vers la sacristie, soutenue par Ishmael. Souviens-toi des quatre vérités, petite sœur, pour lui faire ouvrir les yeux au-delà de la souffrance qui l’emprisonne. — J’ai toujours détesté tes énigmes, proteste la Déesse. — Je suis content que tu assistes à tout cela. Les yeux d’orichalque pétillent avant de disparaître. INDE ORIENTALE – 13 000 ANS PLUS TÔT. Les membres de la tribu qui avaient décidé d’adorer Kali comme une déesse avaient transporté la jeune femme jusqu’à leur village. Ils prièrent toute la nuit autour de la dépouille avec une ferveur confinant au fanatisme. Plus tard, on les connaîtrait sous le nom de Thugs. Lorsque la jeune femme était arrivée dans leur village, ils n’existaient que comme un peuple honni, chassé par toutes les autres nations. Ils adoraient une déesse qui les proté- geait des Démons. Selon leur légende, ils étaient nés du sang de cette divinité et d’un peu de terre ; leur destinée était de combattre le mal sous toutes ces formes. Un destin bien noble pour une tribu bien miséreuse. Mais ils n’avaient jamais perdu espoir. 181 Aussi, la première fois que Kali avait ressuscité devant eux, trois jours après avoir été tuée par l’épée d’un rajah local, les Thugs avaient tout de suite pensé que la jeune femme était bien la déesse attendue et qu’en son règne, leur existence trouverait un sens. Ce qu’ils ignoraient, ce que Kali apprendrait plus tard de la bouche de Siddhârta, c’était que la puissance qu’ils lui accor-daient venait en vérité de leur foi. Si elle revenait à chaque fois à la vie, c’était à cause de leurs prières. Ils la condamnaient à se réincarner encore et encore dans la même dépouille mortelle qui, au fils des années, porta les stigmates de ces résurrections à répétition. En même temps que les Thugs bâtissaient son mythe, le propageant dans toute l’Inde et au-delà, ils conditionnaient son apparence. À chacun de ses retours, elle se découvrait différentes, modelée par leurs légendes et leurs espoirs. Peu à peu, elle devenait vraiment cette déesse tant redoutée et de la femme rescapée d’une attaque de village, il ne resta bientôt plus rien. Les Thugs ne comprirent jamais leur puissance… et leur faiblesse. Le cycle infernal qu’ils avaient eux-mêmes engendrés fut brisé suffisamment tôt par le prince Siddhârta pour ne pas aboutir à un dé- sastre. CRYSTAL CHURCH – PRESENT. — Elle ne pourrait pas arrêter deux minutes de nous pondre des miracles ? râle Kali en venant aider Ishmael à porter la jeune femme jusqu’à la sacristie. Elle ne nous laisse même pas le temps de les encaisser. Que cherche-t-elle à prouver ? Elle ressuscite les églises, maintenant ? — On l’a trouvée ! annonce Eugen qui court vers eux avec un large sourire, suivi par un Jason Matthew plus mesuré, qui tient à bout de bras un objet enveloppé dans un suaire très ancien. Ils veulent le féliciter quand une ombre se matérialise sur sa gauche. Dès qu’elle a pris pied dans cette réalité, elle se rue sur Matthew qu’elle fauche dans sa première attaque. Ses compagnons n’ont même pas le temps de crier un avertissement. Avec une rapidité fulgurante, ce dernier change d’apparence et dans un rugissement 182 terrible, renverse la situation. L’ombre tient bon, pourtant, avant d’être vaincue. Et quand elle heurte le sol, elle se métamorphose en un jeune homme aux cheveux blonds qui adresse une grimace piteuse au Premier écumant. — Vous ne m’en voudrez pas d’avoir tenté ma chance, halète-t-il en se tenant la poitrine. Kali note alors la bosse qui déforme son dos et de laquelle s’étale une tache écarlate. — Qui êtes-vous ? demanda Jason Matthew en reprenant forme humaine. Son assaillant se lève péniblement, chancèle sur ses jambes et déclare : — L’archange Gabriel. Vous pouvez aussi m’appeler Mercure. — Tu ne nous avais pas dit qu’il agonisait dans un trou ? questionne Ishmael en désignant l’archange fanfaron. Le père Heiden demeure silencieux. — Cette bosse dans son dos, c’est ce qu’il reste de ses ailes ? renchérit Kali. Ils observent le nouveau venu assis à l’écart et qui n’a d’yeux que pour l’objet que Matthew garde précieusement. On perçoit une certaine hostilité entre les deux… créatures, cependant beaucoup plus ancienne que leur altercation dans la nef. La morgue de Gabriel a de quoi agacer n’importe qui, de toute façon. — Pourquoi vouliez-vous la Lance ? interroge le Premier d’une voix rauque. L’archange hausse les épaules. — Pour changer la donne, faire en sorte d’avoir les bonnes cartes dans mon jeu, mettre toutes les chances de mon côté. Co-chez la réponse qui vous plaît, dit-il avec un geste évasif. Vous ne m’aimez pas, je le vois dans vos yeux. Le plus bizarre, c’est qu’on a pas mal de choses en commun, tous les deux. (Matthew ne cache pas son mépris.) Si, si, je vous jure. À commencer par elle, achève Gabriel en désignant Lynn qui ouvre les yeux et découvre l’être déchu avec une surprise évidente. Bonjour, ma beauté. Ça fait un bail, la salue-t-il d’un ton narquois. — Qui êtes-vous ? bégaie la jeune femme. — Tes petites sauteries parmi les mortels t’ont sérieusement 183 endommagé la cervelle. C’est moi qui, selon cet imbécile d’Hésiode, t’aurais rempli l’esprit « d’impudence et de perfidie, » explique-t-il en matérialisant les guillemets avec ses doigts. Devant l’air ahuri de la jeune femme, il soupire : Oh ! non, ne me dis pas que tu ne t’es pas donné la peine de réviser tes classiques dans cette incarnation. Pitié, tu me files la migraine à chaque fois que je dois tout te réexpliquer. — Et c’était quand, la dernière fois ? demande Lynn en retrouvant soudain sa verve. — Interroge cette grande brute, rétorque l’archange en pointant Matthew de l’index. Il te racontera mieux l’histoire que moi, puisqu’il est l’histoire. Une fois que tu auras tout gobé, j’y ajouterai mon chapitre. — Il est charmant, commente Kali qui adresse un regard in-terrogateur au Premier. Après tout, elle ignore d’où lui vient exactement ce titre : elle a toujours pensé qu’il était le Premier des Repentis, mais l’affixe n’a jamais été mentionné devant elle. — Mon peuple et moi avons survécu à un terrible cataclysme qui faillit marquer la fin de l’humanité, les surprit l’imperturbable policier en faisant jouer la Lance sur ses genoux. Nous avons croisé la route de l’Ange Liberté qui cherchait le Porteur de lumière. Vous le connaissez sous différents noms : Prométhée, Lucifer, peu importe. L’Ange décida de se reposer chez nous. Et elle devint mon… Le mot est incompréhensible, mais le Premier le prononce avec une telle déférence que les autres le traduisent par « professeur. » Lorsque j’ai pris son parti contre le chef de ma tribu, choisissant l’exil, elle m’a emmené avec elle. Il se tait un instant, comme s’il essayait, après tout ce temps, de se souvenir de leurs visages. Puis il poursuit : J’ai vécu longtemps avec l’Ange Liberté. Je l’ai accompagné vers l’est où nous avons rencontré des peuplades émergeant de la bestialité. Elle essaya de faire d’eux des hommes, mais ils ne l’écoutèrent pas. — C’est bizarre, commente Kali. Ça ressemble au passage d’une genèse qu’on n’aurait jamais entendue. Le Premier donne l’impression de réciter de vieux textes tal-184 mudiques ou l’épopée de Gilgamesh. Il scrute le vide, il n’a plus conscience de leur présence. Le Repenti jette un coup d’œil à Lynn qui l’écoute en frémissant. Bizarrement, il a le sentiment de la perdre, découvrant que leur histoire n’est qu’un épisode. — Ils la rejetèrent, parce qu’elle leur expliquait leur véritable place dans la Création. Une place que des êtres comme les Anges ont toujours voulu cacher, accuse Matthew en fixant l’archange d’un air courroucé. On les appelle Anges aujourd’hui, on les appelait Esprits autrefois. À cette époque, l’homme avait peuplé la Terre de forces qui le dépassaient et qu’il invoquait toutes les fois qu’il se sentait en danger. — Les dieux sont nés de la peur des hommes, approuve Ishmael qui se souvient des superstitions du temps des pharaons. Son peuple s’en moquait, tout en invoquant Yahvé à la moindre occasion. — L’Ange Liberté semblait de plus en plus désespérée de ne pas trouver le Porteur. Je la sentais aussi inquiète de l’aveuglement des hommes. Ces derniers, jaloux de sa puissance et de sa renommée, finirent par faire courir les pires histoires à son sujet. Et moi-même, au bout du compte, je l’ai trahie, souffle Matthew avec un immense regret. — Tu n’étais pas le premier à succomber à ses charmes. L’archange hoche la tête plusieurs fois. C’est bien pour ça que nous l’avions envoyée sur Terre. Elle devait pousser les hommes à la faute. Elle a sans cesse voulu combattre ce destin. Mais elle a toujours échoué. Tu n’avais aucune chance, petit, s’adresse-t-il à Matthew avec une condescendance ridicule. On avait bien fait notre boulot. LOGE DE LILITH. Après son échec avec Lynn, elle trouve enfin le moyen de se racheter auprès d’Ahriman. Son expiation lui a coûté cher : quelque Démon l’a mis sur la trace d’Agnès et de son bébé à naître. Cet enfant, nombreux ont été les séides d’Ahriman à le 185 chercher. Mais la fureur de leur chef les a détournés de leur quête pour se concentrer sur Harfang. Lilith, pendant ce temps, a tissé sa toile, obtenu révélations et significations jusqu’à ce qu’on lui donne le jour et l’heure où elle rencontrerait Agnès. Pendant qu’elle installe celle-ci dans sa loge, la chanteuse essaie de chasser définitivement de son esprit la soirée de son revers. Lynn, bouleversée, est venue pleurer dans ses bras, avant que l’Apocalypse ne commence. Lilith ne pouvait espérer mieux. Elle a cajolé la femme-flic, l’a même conduite jusqu’à son lit, mais au tout dernier moment, un relent de fidélité stupide a soufflé dans l’esprit de Bellange qui l’a repoussée. La chanteuse remâche son humiliation. À l’orphelinat, elle a toujours eu le dessus sur Lynn, l’entraînant dans les coups les plus tordus qui leur ont valu nombre de punitions. Mais la belle s’est rebiffée. Elle a osé lui dire non ! À elle ! L’épouse de Sammael ! Dans les enfers, son nom est déjà craint, à cause de la protection dont elle bénéficie. Qu’une simple mortelle, une petite idiote comme Bellange puisse mettre tout cela en danger la rend folle de rage. — Madame, vous allez bien ? lui demande sa protégée inquiète. La chanteuse se force à sourire. — On ne peut mieux. Je pensais à l’aveuglement de tes parents. Pourquoi n’ont-ils pas compris ta détresse ? Pourquoi t’ont-ils forcée à partir ? Agnès rougit. Elle dégouline d’innocence ! — Ils ne m’ont pas forcée, murmure-t-elle. — Mais si… ! En menaçant de te prendre ton fils… — Comment savez-vous que c’est un garçon ? — Je te l’ai dit, j’ai certains dons. — Vous voyez l’avenir ? Ce genre de choses ? Il faudra lui apprendre à être plus respectueuse. Mais pour l’instant, gagner sa confiance. — Ce genre de choses, oui, répond la chanteuse, sans cacher sa contrariété. Ça a rendu mon enfance très pénible. Plus tard, j’ai compris que je ne devais pas en avoir honte. Ça me permet d’aider des gens comme toi. 186 — Vous êtes si généreuse ! Ahriman va se régaler. — Et toi si courageuse, ronronne Lilith en caressant la joue de l’adolescente qui se trouble. Les hommes sont des porcs ! Ils ne savent que nous mettre leur verge dans le ventre pour nous engrosser et nous abandonnent ensuite à notre sort. Mais tu ne te laisseras plus corrompre, n’est-ce pas, mon petit oiseau, chuchote-t-elle à son oreille. — Je… Je… Ça ne s’est pas passé de cette façon… Si elle savait à quel point elle est manipulée. Celui qui l’a mise en cloque aussi, d’ailleurs. Derrière, il y a les Anges qui voudraient bien d’un nouveau champion. Et ça nous oblige à entrer dans cette mascarade pour faire basculer les hommes de notre côté. Fichu libre arbitre ! Et maudits Anges qui dictent les règles depuis qu’ils ont gagné la dernière bataille. Si cette fois-ci, les Démons l’emportent, ce sera une autre histoire. La liberté au-delà de toute imagination, les tabous remisés comme antiquités. L’homme se réalisant enfin sans plus avoir à se soucier de sa place au paradis, puisqu’il n’y aura plus de paradis. Finis les interdits avant même d’avoir pensé à ses actions. Et ça commencera avec l’enfant de cette idiote. — Viens par-là, ma chérie, tu dois être si fatiguée. Lilith pousse résolument la jeune fille vers l’immense lit qui se cache derrière les tentures sombres. Personne ne viendra te dé- ranger, je te le promets. Reprends des forces. À ton réveil, je t’offrirai le déjeuner le plus délicieux que tu puisses imaginer. Ainsi cajole-t-elle la Fille des Hommes qui lui donnera sa revanche. 187 188 CHAPITRE 12 Une veille légende hindoue raconte qu’il y eut un temps où tous les hommes étaient des dieux. Mais ils abusèrent tellement de leur divinité que Brahma, le maître des dieux décida de leur ôter le pouvoir divin et de le cacher à un endroit où il leur serait impossible de le retrouver. Le grand problème fut donc de lui trouver une cachette. Lorsque les dieux mineurs furent convoqués à un conseil pour résoudre ce problème, ils proposèrent ceci : « Enterrons la divinité de l’homme dans la terre. » Mais Brahma répondit : « Non cela ne suffit pas, car l’homme creusera et la trouvera. » Alors les dieux répliquèrent : « Dans ce cas, jetons la divinité dans le plus profond des océans. » Mais Brahma répondit à nouveau : « Non, car tôt ou tard l’homme explorera les profondeurs de tous les océans et il est certain qu’un jour, il la trouvera et la remontera à la surface. » Alors les dieux mineurs conclurent : « Nous ne savons pas où le cacher car il ne semble pas exister sur terre ou dans les mers d’endroit que l’homme ne puisse atteindre un jour. » Alors Brahmâ dit : « Voici ce que nous ferons de la divinité de l’homme : nous la cache-rons au plus profond de lui-même, car c’est le seul endroit où il ne pensera jamais à chercher. » Depuis ce temps-là, conclut la légende, l’homme a fait le tour de la terre, il a exploré, escaladé, plongé et creusé à la recherche de quelque chose qui se trouve en lui. Source inconnue. 189 CRYSTAL CHURCH. « Les hommes n’ont pas assumé leur divinité. Ils s’en sont dé- barrassés et l’ont confiée à des créatures qui refusent de la remettre en jeu. Ils ont usurpé la puissance des mortels, inversant l’ordre des choses. Mais parmi eux, un Ange a refusé cette com-promission, celui à qui l’humain a remis son pouvoir. Le premier modelé par ses attentes. « On l’appela le Porteur, le Porteur de cette lumière dont les mortels ne voulaient plus : Lucifer. Lucifer, c’était le choix. Il savait comment rendre sa divinité à l’homme. Quand il vit ce que les Anges en faisaient, il choisit de se révolter. Mais il perdit cette bataille et fut chassé avec ses alliés de la dimension qu’on appelait le Ciel. Ses partisans pleins de rancœur exigèrent de lui qu’il ré- tribue leur sacrifice. Puisqu’il savait tant de choses sur les humains, il devait connaître un moyen de les corrompre et de les détourner du Ciel pour qu’à la fin, ceux qui l’avaient suivi obtiennent leur revanche. Mais Lucifer refusa de dévoyer le Libre Arbitre. Il avait encore dans le cœur le regard du premier homme qui l’avait prié. Il ne trouvait toutefois pas de solution à son di-lemme et s’enferma dans une profonde retraite pour y remédier. Pendant ce temps, ses lieutenants décidèrent de séduire les mortels, si craintifs, si apeurés maintenant qu’ils n’étaient plus des dieux. Homo sapiens choisit de se rassurer en confiant ses morts à l’au-delà, en peignant le monde qu’il ne comprenait pas sur les plafonds des grottes. Il allait bientôt se soumettre à la religion. Une idée formidable que celle-ci, qui fait définitivement du maître l’esclave des divinités qu’il a contribuées à créer. « Chaque humain porte le Ciel en lui. Vous avez tous entendu parler des Esprits qui accompagnent l’homme de sa naissance à sa mort. Aujourd’hui, encore, nous les appelons, dans notre civilisation, anges gardiens. Ce sont les Mânes de nos ancêtres qui nous guident à travers nos décisions. Il y en aurait des bons et des mauvais, dit-on. Mais ils ne viennent pas du néant. En vérité, c’est l’homme qui les fabrique par ses croyances. Il commence par 190 leur adresser des prières. Aujourd’hui, ça donnerait : Donnez-moi un petit frère ou une petite sœur. Apportez-moi le cadeau dont je rêve pour Noël. Faites que je réussisse mon examen. Vous voyez ce que je veux dire ? Dès qu’un petit d’homme se tourne vers sa divinité perdue, celle-ci lui répond en forgeant les anges gardiens. Ceux-ci restent prisonniers des hommes jusqu’à leur mort. Parfois, ils font en sorte de hâter cette issue pour rejoindre au plus vite leurs frères restés au Ciel. Ce sont des Esprits mineurs, sans grand intérêt. Ils n’ont même pas de nom. Ce n’est pas le cas de tous. « Regardez comme les religions se confondent au tout début de notre histoire. Des grilles de comparaison sont possibles, on fait coïncider Ishtar, Innana, Vénus, Aphrodite avec Lakshmi, Athéna avec Sarasvatî, Neptune avec Sunanoo. Les mêmes attributs, un nom différent, voilà tout. Mais on se bat pour ses diffé- rences d’orthographe. Des empires se créent, des temples se rem-plissent, les dévotions rendent les Esprits plus puissants. Voici qu’entrent en scène leurs auxiliaires, les prêtres et leurs discours, leurs prophéties et leurs anathèmes. La peur remplace la liberté. Les partisans de Lucifer, les Daïmon, s’engouffrent dans la brèche, puisque la religion leur ouvre les portes des contraires. Elle a besoin du Mal pour être le Bien. « Lucifer tenta une sortie. Il se fit appeler Prométhée et offrit le feu aux hommes. Ceux-ci, toujours aussi embarrassés, ne surent pas quoi en faire. Les dieux ne laissèrent pas passer cette tentative. Il fallait distraire les hommes de ce feu qui pouvait leur rendre leur puissance. Alors on envoya les maux. Ils trouvèrent justement le bon agent pour ça. Un transfuge ou plutôt un laissé- pour-compte du camp adverse. Un Ange qu’on n’avait pas pu envoyer en enfer comme les autres, parce qu’il avait gardé des partisans au Ciel. L’Ange Liberté. Oh ! sans Lucifer, il ne valait pas grand-chose. Ce n’était qu’un ectoplasme, une ébauche d’idée. La chose était séduisante. On en fit donc le serpent et la fée. Les dieux (ou les Anges, c’est la même chose, je vous le rappelle) s’activèrent. Ils n’avaient pas les capacités des humains, ils 191 durent s’y mettre à plusieurs. Chacun apporta sa pierre à l’édifice. Les partisans de l’Ange Liberté se réjouirent, sans voir la fraude. Les autres se frottèrent les mains d’avance. Quand le subterfuge fut prêt, on expédia cette créature bien encombrante aux mortels et on attendit le résultat. « Lucifer ne vit pas le coup venir. Il faut dire qu’il était sur tous les fronts. Il s’activait à rendre les hommes plus intelligents. Le feu, vous l’aurez compris, c’est la science, celle des potiers, tout d’abord. Avec eux vinrent les palais, les commerces et la civilisation. Le spirituel perdit du terrain face au pragmatisme. En effet, le profit s’accommode mal des superstitions. Promé- thée/Lucifer confia quelques tâches à des fidèles, dont un certain Épiméthée. Homme, donc corruptible. Les dieux lui expédièrent leur cadeau. La petite idiote aux mensurations de déesse devait semer la zizanie. Pour ça, elle n’avait qu’à battre des paupières. Mais les Anges ignoraient un fait : c’était une véritable éponge. Au contact d’Épiméthée, elle se révéla. L’ectoplasme absorbe littéralement les particules de divinités que les humains produisent sans le savoir. Elle court-circuite les anges gardiens, les Mânes, les Lares et toute leur clique. Celle qui a tous les dons, Pandore, devint une menace pour ceux qui croyaient faire d’une pierre deux coups : éjecter un résidu gênant et discréditer Lucifer une bonne fois pour toutes aux yeux des hommes. « C’est là que j’interviens. À la petite, j’avais donné le peu de jugeote dont elle aurait eu besoin pour accomplir sa mission. Je lui avais surtout appris l’art d’embellir la vérité. Un tour que là aussi, je tenais des hommes et de leur manie de transformer une rivière en naïade et une carcasse de dinosaure en dragon. Je lui sommai de cesser sur l’heure ses petites extravagances. Elle m’envoya promener. Hargneuse, en plus, me rappelant que mes semblables et moi, nous étions des usurpateurs. La mémoire lui revint sur ce qu’avait fait Lucifer. Elle voulut se rallier à lui. Manquait plus que ça ! Branle-bas de combat en haut lieu. Il fallait éliminer la gêneuse et lui coller une grosse bévue sur les bras. Seulement, les bévues, c’est pas le rayon des Anges, plutôt celui 192 des Démons. On signa un pacte avec ces derniers (ça nous a coû- té Perséphone, un joli brin d’Esprit, elle a servi de plat de résistance à un prince des ténèbres qui la convoitait avant qu’on le chasse du Ciel). Le sieur en question s’arrangea pour fabriquer une machine de guerre redoutable : une boîte contenant tous les maux de la Terre. C’était le fruit d’une longue collecte au contact des hommes. Ils ignorent vraiment tout ce qu’ils laissaient traîner dans leur sillage. Cette boîte finit chez Épiméthée, juste sous le nez de Pandore. On lui fit croire à un cadeau de Lucifer, une arme secrète qui protègerait les humains des Démons. Et on s’arrangea pour que ces derniers attaquent les hommes. Ils avaient l’habitude de payer les pots cassés. On n’allait pas se gêner cette fois-ci encore. Quand des fléaux successifs frappèrent les cités naissantes, l’Ange Liberté ne fit ni une, ni deux. Elle se précipita sur la boîte et l’ouvrit. Catastrophe ! « La petite grue, finalement, avait fait ce qu’on attendait d’elle. Mieux ! Lucifer crut qu’elle était vraiment responsable des maux qui détournèrent les hommes de la quête de leur divinité. Ils se révoltèrent contre Prométhée et saccagèrent toute son œuvre. Lui, furieux, ne comprenant pas ce qui se passait, voulut les punir. Il rasa la cité qu’il avait bâtie pour eux. Peut-être avez-vous entendu parler du Lac Toba ? Là se trouvait le grand-œuvre de Prométhée et son plus retentissant échec. Retour à la case départ. Pandore dut s’exiler, errant sur la Terre à la recherche de son Porteur, persécutée par les dieux comme les Démons. » ROYAUME DU CIEL. L’archange Métatron, qu’on appelle aussi saint Michel, surveille l’avancée des troupes démoniaques du haut de la première tour qui garde le Porche du Paradis. Cet endroit n’est qu’un dé- cor de carton-pâte pour les défunts qui débarquent dans le Jardin Céleste, mais il constitue aussi un symbole. Si les rejetons des enfers ont décidé de l’attaquer, c’est que l’Apocalypse qui s’annonce est bien pire que les Anges ne l’avaient prévu. 193 — Ce maudit rat a profité que nos soldats combattaient sur Terre pour avancer ses pions en douce, s’insurge Raphaël, tout aussi furieux que le chef des légions divines. Ahriman ne respecte aucune règle. — Et pourquoi le ferait-il ? C’est un Démon, après tout, Nous avons manqué de prudence. On aurait dû prévoir sa manœuvre. Les murs de la première tour tremblent sous l’impact d’un bé- lier titanesque.. Du haut de celle-ci, les Anges font pleuvoir des flèches sur les Démons. — Nous allons manquer de temps pour rassembler nos troupes. Beaucoup sont encore en bas. Il faut les rappeler de toute urgence. Le séraphin approuve sa proposition d’un hochement de tête. Très bien, je m’en occupe tout de suite. — Laisse une arrière-garde pour surveiller l’église. Si Liberté fait mine d’en sortir, qu’on me prévienne tout de suite. — On pourrait demander à l’Église de s’occuper d’elle. — Ils ont échoué, tu te souviens ? Ils s’y sont tellement mal pris qu’elle s’est réveillée plus tôt que prévu. Non, nous ne pouvons plus compter sur ces imbéciles, gronde Métatron qui s’écarte juste à temps pour éviter une boule de feu qu’un des lieutenants d’Ahriman a projeté dans sa direction. Une horrible odeur de soufre se répand dans tout l’étage, faisant tousser les Anges. Raphaël bat en retraite et disparaît pour accomplir sa mission. — Tout ça, c’est de ta faute, Gabriel, rage le chef des légions divines. Si nous n’avions pas perdu notre temps à te retrouver, nous aurions pu lancer nos troupes plus tôt contre Liberté. Un éclair se forme dans la paume du séraphin qui revient vers le vide. Il vise soigneusement, malgré les nombreux projectiles qui le menacent et fait finalement pleuvoir son courroux sur le groupe de Démons qui manipulent le bélier. Quand l’éclair les touche, des hurlements et un horrible relent de cadavres brûlés souillent les narines de Métatron. Il est hélas trop tard. La première tour se lézarde déjà à sa base. Les Anges manquent de prières pour consolider leurs défenses. Sans doute les Démons finiront-ils par les submerger. 194 CRYSTAL CHURCH. — C’est un joli conte, s’esclaffe Kali. Tout y est, tout s’emboîte, c’est bluffant de logique. Il y a juste un petit grain de sable : nous, les Repentis. Après tout, il serait temps de répondre à la question qui nous tracasse depuis qu’on nous a ramenés sur Terre : À quoi servons-nous ? Devant l’amusement de Gabriel, il vient à la Déesse de la mort une envie de meurtre. Jusqu’à présent, elle ne s’est occupée que de Démons, mais pourquoi ne pas changer de menu ? — Grain de sable, en effet, on peut parler de vous ainsi. Nous pensons que vous êtes des émanences de Lucifer, comme ces satanés prophètes qui viennent briser les schémas de pensée. — Je vous trouve bien injuste envers ce Fils de Dieu qui vous a apporté l’Église sur un plateau, intervient Ishmael. L’archange secoue alors la tête. — Avez-vous remarqué qu’on le nomme de deux façons diffé- rentes dans la Bible : Fils de l’Homme et Fils de Dieu. Ça n’a jamais troublé personne. Et pourtant, il s’agit là de deux créatures différentes. La première a marché sur la Terre comme vous et moi et a peut-être vécu parmi les Esséniens. Il a parlé à son peuple un autre langage que celui de la guerre contre l’occupant romain. Il a probablement trouvé sa divinité et réalisé des miracles. Et puis, il y a l’autre, le Fils de Dieu, celui qui accomplit des Écritures obscures, qui ne devient plus qu’une croix sur une bannière. Ils entrent souvent en conflit. Le premier, étonnamment, a beaucoup mieux survécu que nous ne l’aurions voulu. Quant à l’autre, nous l’avons façonné à partir d’un reflet, devenu beaucoup trop dangereux. À l’époque, nous avions sous la main l’outil parfait : nous avons romanisé les chrétiens. — Ce que vous pouvez être cynique, frémit Lynn. — C’est l’homme qui nous a rendus comme ça, Liberté. Tu refuses toujours de l’admettre. Toi et Lucifer êtes les derniers à croire qu’il veut être sauvé. Mais le Libre Arbitre lui fait peur. Il 195 est si content de nous donner la main quand rien ne va pour lui. Tu veux lui enlever ça sous prétexte qu’il doit maintenant traverser la route tout seul. — Pourtant, les Repentis incarnent ce choix. La seconde chance que nous avons acceptée prouve que l’homme est plus capable que vous ne l’imaginez, argue Ishmael. — Vous n’êtes tous que des repris de justice. Lucifer, à chaque fois, est allé récupérer un parricide, un traître, un voleur ou une meurtrière. Bel exemple, en effet. C’est avec ça que tu comptes renverser le monde ? ricane l’archange en regardant la jeune femme. — On a déjà marqué quelques points, puisque tout est lancé. — En règle générale, vous commencez toujours de façon im-pressionnante pour vous faire ensuite écraser. — Il y a eu des précédents ? réagit le père Heiden. — Plusieurs, assure l’envoyé du Ciel. Ils n’ont laissé dans l’Histoire que des souvenirs confinant aux contes pour enfant. Allons, je suis sûr qu’il y en a qui vous viennent déjà à l’esprit. De grandes cités, incarnant la gloire de leur civilisation, englouties par l’oubli. Liberté n’a jamais su choisir ses troupes. Ce n’est pas Adama qui le démentira. — Elle n’a jamais aimé faire la guerre, témoigne le Premier. — Adama ? murmure Kali d’un air songeur. — L’homme qui pose des questions, le précurseur, s’impatiente Gabriel. Oh ! Bonté divine, vous n’arrivez pas à faire le rapprochement ? C’est l’Adam de la Genèse qui n’a toujours pas compris qu’il ne faut pas croquer la pomme. Une lueur de stupeur s’allume dans les yeux de la Repentie. Ah ! enfin ! On va pouvoir avancer. — Et vous pointerez la bonne direction, peut-être ? — Vous avez déjà l’aiguille qui indique le nord, affirme l’archange avec un geste pour la Lance. La dernière fois, vous ne l’aviez pas. C’est peut-être à cause de ça qu’en face, ils ont déjà sorti la grosse artillerie. — Le Dragon ? 196 — Ouais, cette satanée bestiole. Il garde l’accès aux Enfers. — On devra aller là-bas ? — Raison pour laquelle tu fais partie de l’équipe : tu connais l’endroit. Et comme Lucifer n’est pas chez nous, les Démons doivent forcément le détenir ou connaître sa cachette. — Alors je fais quoi ? s’énerve Lynn. Je me pointe avec mon couteau suisse et je dépiaute le cracheur de feu ? — La première fois, tu as essayé seule en y laissant tes plumes. — Je déteste votre sens de l’humour, grimace la jeune femme. — Ce n’est pas censé être drôle. Si j’ai trahi le Ciel, c’est parce que je pense que cette fois-ci, les Anges n’ont aucune chance. Nos adversaires se sont beaucoup renforcés, ces derniers siècles, grâce aux conflits religieux. Et chez nous, les guerres partisanes ont affaibli les quelques chefs qui tenaient les rênes. Les Mânes qui nous arrivent ont une ambition démesurée et pour prendre notre place, ils pourraient même s’allier avec les Démons. — On va vous plaindre, raille Kali d’un air narquois. — Vous devriez. L’équilibre en place est à votre avantage. S’il bascule en faveur des Démons, votre tâche sera beaucoup plus difficile. Nous on veut le statu quo et eux… la destruction. — De toute façon, on ne peut rien faire sans les Quatre Vivants, rappelle Ishmael avec dépit. Je ne pensais pas l’avouer un jour, mais je regrette d’avoir perdu Harfang. Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? ajoute-t-il devant le regard de l’archange. — Si j’ai débarqué, c’est parce que j’ai senti Liberté faire des siennes. Cette église, c’était une ruine il y a moins d’une heure. Tu dois bien y être pour quelque chose, prend-il Lynn à parti. — Je crois, oui, grimace cette dernière. Mais je ne le fais pas sur commande. Je suis comme un avion en pilotage automatique. Sans le commandant de bord, je suis incapable d’atterrir. — Jolie image, intervient Matthew. Mais si tu es le commandant de bord, je suis ton copilote. Tu m’as montré comment te soustraire à la divinité des humains pour redevenir toi-même. La panique s’affiche aussitôt sur le visage de la jeune femme. 197 — C’est dégoûtant de voir combien tu es devenue humaine, renifle Gabriel. Tu pues la peur, les autres vont le sentir tout de suite. T’es partie pour un nouveau ratage. — Vos encouragements sont appréciés, grommelle Kali qui ne pensait pas prendre un jour la défense de la femme-flic. Jason Matthew s’approche de cette dernière qui recule d’instinct. — Je ne veux pas que Lynn Bellange disparaisse. — Elle ne s’en ira pas. Elle fera partie intégrante de toi, Liberté, répond celui qu’elle prenait pour un simple collègue. Tu seras Hayah et toutes les autres. Tellement plus forte. Crois-moi. (Elle finit par s’avouer vaincue et hoche la tête avec lenteur.) Très bien, fait le Premier avec satisfaction. Il nous faut trouver un endroit approprié. Ça risque de faire des étincelles. Il se tourne ensuite vers Heiden. Je vous confie la Lance. Ne le laissez pas s’en approcher, dit-il à propos de l’archange qui exhale un soupir outré. — Très… très bien, bégaie le prêtre devant tant d’honneur. Il serre la relique contre lui et suit les deux policiers avec les autres. Matthew s’installe au beau milieu de la nef et demande à Lynn de s’asseoir. Prenant ses mains dans les siennes, il lui demande de respirer profondément, de faire le vide dans son esprit. — Il pourrait faire plus original, se moque Gabriel. — Fermez-la, aboie Kali, surprise toutefois de le voir s’exécuter. Matthew commence alors à psalmodier dans une langue étrange, de temps en temps entrecoupés de conseils prononcés à mi-voix. Les sons gutturaux de la langue millénaire font frémir la Déesse de la Mort qui se rapproche instinctivement d’Ishmael. Elle jette un coup d’œil au Repenti et peut presque lire ses pensées. Durant tout ce temps, il a cru que le destin de Lynn reposait sur ses propres erreurs. Cela doit lui paraître si futile, à présent. Même cette histoire de Repenti s’éclaire sous un nouveau jour. Allons, mon ami, ne sois pas si triste. Elle pose une main réconfortante sur son épaule, Ishmael la remercie d’un sourire au moment où Matthew pousse un cri de frustration, qui se transforme en rugissement. Il prend alors son apparence de Vivant et l’air semble frémir autour de lui et de Lynn. 198 ROYAUME DU CIEL. Ahriman, juché sur une salamandre pourpre hérissée d’aiguillons, menace ses troupes qui tardent trop à son goût à prendre le Porche. Il sait très bien que déjà, Métatron fait rappeler ses propres bataillons, afin de défendre la citadelle du Paradis. Le prince des Démons a décidé de lancer cette attaque sur un coup de tête, après qu’un espion l’a averti que les défenses du Ciel avaient été abandonnées par une grande partie des Anges qui combattaient au-dessus de Trinity. Il se rend compte à présent combien il a eu tort. Pour que son plan ait la moindre chance de marcher, il aurait dû avoir Harfang à ses côtés ou plutôt dans la citadelle, pour corrompre les légions célestes et lui servir de cheval de Troie. Mais rien ne va comme il veut depuis que ce Démon l’a trahi. Trop de choses ne se passent pas comme prévu, son ancien serviteur déroute ses plans rien qu’en s’acharnant à sauver une mortelle. C’est pour cette raison qu’Ahriman a commencé à se douter que la mortelle en question pourrait bien être Liberté. Si Rendell n’avait pas fait l’imbécile en voulant l’exorciser pour la livrer pieds et poings liés au Ciel, lui, le prince des enfers aurait pu intervenir pour aspirer cette empêcheuse de tourner en rond dans les abysses infernales. Au lieu de quoi, il avait fallu répondre à l’appel de l’Apocalypse selon les vieilles règles érigées lors de la dernière défaite. Il maudit Bélial, qui régnait alors sur les Enfers et a accepté ce pacte. Cela l’empêche aujourd’hui de manœuvrer comme il voudrait. Sauf qu’à ce petit jeu-là, c’est moi qui gagnerai, au bout du compte, jubile-t-il en voyant la première tour se fendre par la base. — Du nerf, bande de larves immondes. Je veux voir cette tour à terre et pas plus tard que maintenant ou je vous renvoie à vos tourments pour le reste de l’éternité ! beugle-t-il en abattant son fouet sur les Démons les plus proches. Un frisson de colère se transmet à travers ses troupes. Les éclairs ont beau pleuvoir sur les créatures qui portent le bélier, celui-ci continue de marteler le 199 Porche dans un tonnerre assourdissant. Métatron ne pourra pas continuer à lancer ses projectiles encore longtemps. Il s’épuise inutilement et à travers cette attitude, Ahriman renifle les émana-tions du désespoir. Soudain, un peloton de pégases arrive par leur gauche, volant en rase-motte, pour permettre aux cavaliers qui les chevauchent de trancher plusieurs têtes de Démons. — À terre ! lance le prince des enfers. Archers ! mugit-il ensuite, désignant leur cible à une cohorte de monstres qui pointent leurs flèches sur les chevaux ailés. À leur deuxième passage, ceux-ci se font accueillir par une pluie ardente. Des plumes, des crins neigent sur les Démons qui jubilent. L’attaque kamikaze se liqué- fie au-dessus d’eux dans un hurlement d’agonie. Les Anges mis à bas de leur monture sont agrippés, écartelés, démembrés par les fils des enfers qui se repaissent de leur chair. Du haut de la première tour tombe un silence glacé. — Métatron ! C’est tout ce que tu as à nous mettre sous la dent ! ricane Ahriman, galvanisé. CRYSTAL CHURCH. — Que se passe-t-il ? s’inquiète Ishmael en voyant le Premier s’arc-bouter en vain contre un vent invisible. — On dirait qu’elle lui résiste, commente l’archange. Elle semble apprécier l’état de simple mortel. C’est malheureux à dire, mais ça ne m’arrange pas du tout. Il s’avance vers le duo. Le temps que Kali et les prêtres se demandent s’il faut le laisser faire, il s’est assis et a pris Lynn et le policier par les poignets. Le Premier sursaute, mais ne sort pas de sa transe. La jeune femme se débat, mais l’archange tient bon. — Fini de jouer les vierges effarouchés, grince-t-il entre ses dents. Ses traits se crispent, il semble souffrir horriblement et se ratatiner sur lui-même. La tache pourpre sur son dos s’élargit. Un vent brûlant souffle à travers la nef, mais Ishmael, Kali et Eugen tremblent comme s’ils étaient en plein blizzard. Ils voient des formes étranges flotter autour du trio. Ishmael pâlit en reconnais-200 sant un des visages de Lynn. Le tout premier, celui de la femme qu’il a assassinée. — Tu en es sûr ? demande la Déesse de la Mort en claquant des dents, quand il le lui confie. — J’ai vécu avec son fantôme pendant des siècles. Et là ! s’exclame-t-il alors qu’un nouveau visage se matérialise. Son amie identifie ses traits. C’est la femme que le Repenti a sauvé des vil-lageois, le jour de leur rencontre, quelque part au cours du VIème siècle. Et d’autres, tellement d’autres, gémissant de souffrance. — Elle ne va pas tenir le coup, maugrée la Repentie. Lynn est en effet plus blanche qu’un cadavre, à croire que tous ces spectres sucent sa vie. Le Premier n’est pas dans un meilleur état. Son pelage doré a viré au gris cendre. Ses articulations sont blanches, à force de serrer les mains de la jeune femme et il se rabougrit comme Gabriel. — Si seulement je pouvais les aider, souhaite tout haut Ishmael. Les incarnations de Liberté l’ont entendu et sifflent telles des Furies dans sa direction. Il s’avance alors vers le trio. Kali tente de le retenir. — Tu ne penses tout de même pas faire mieux que l’archange et le Premier ? Ishmael la repousse. Imbécile ! rage-t-elle, impuissante. Le Repenti entre dans la tourmente sans la moindre hésitation pour se faire aussitôt happer par les spectres bien décidés à régler leur compte. Les incarnations de Liberté se précipitent sur le Repenti que l’attaque ne fait pourtant pas reculer. Millimètre par millimètre, sa main se rapproche de celle de Lynn. Sous les yeux horrifiés de Kali et d’Eugen, sa chair se décompose et tombe en lambeaux de son visage. Il devient un cadavre que seule la volonté d’atteindre la jeune femme fait encore bouger. — C’est horrible, se lamente la Déesse de la Mort. — Ayez confiance en lui, le surprend le prêtre. Il y arrivera. Effectivement, contre toute attente, la main squelettique d’Ishmael touche enfin les doigts de Lynn. Un appel d’air fantastique se fait alors dans la nef. Le vent brûlant se condense autour 201 du quatuor illuminé tout à coup par une lumière familière. Kali doit se protéger les yeux avec ses mains levées. Quand elle les baisse enfin, Gabriel, Matthew et Lynn gisent au sol. Debout près d’eux se tient Harfang revenu parmi les vivants. Le mouvement de l’Indienne attire tout de suite son attention et ses yeux noirs de haine se posent sur elle. — À ta place, l’arrête immédiatement la Déesse de la Mort, je n’y penserai même pas. Comme elle parle, elle se transforme à son tour. Le père Heiden recule devant son apparence redoutable. Kali tient déjà deux sabres et s’apprête à affronter le Démon, quand celui-ci entend Lynn gémir. Il détourne aussitôt son regard et s’agenouille devant la jeune femme qui ouvre les yeux. — Bienvenue parmi nous, Liberté, murmure Harfang en l’aidant à se relever. Les autres reprennent connaissance. Gabriel grimace de douleur. — C’est plus de mon âge. — Où est Ishmael ? s’inquiète le père Heiden en faisant glisser un regard horrifié sur le Démon. — Il a sacrifié son immortalité aux incarnations afin que j’aide Liberté à rejoindre les Enfers. Kali ne peut retenir un cri épouvanté. — Ce n’est pas possible ! Il va revenir ! — Je n’y compterais pas trop, Déesse, intervient le Premier. C’était le seul moyen, pour réunir les Quatre Vivants. — Si vous me permettez une remarque, fait Eugen, je vois le Vivant à tête de lion, celui qui semblait un aigle en plein vol, celui au visage d’humain, mais il manque… le jeune taureau. — Ou la vache, ricane Harfang d’un air mauvais en désignant Kali. Celle-ci n’est-elle pas l’animal sacré de l’hindouisme ? — Maintenant qu’on a réglé ce point de détail, on va peut- être pouvoir s’y mettre sérieusement, invective l’archange. Tous regardent alors Lynn qui fixe le vide. J’espère qu’on ne l’a pas lobotomisée. Cette remarque acerbe semble réveiller la jeune femme. — Tu as toujours la langue aussi fourchue, Mercure. 202 — Et toi tu as gardé ta susceptibilité légendaire. L’envoyé du Ciel s’incline en une révérence moqueuse. Le père Heiden s’avance vers Lynn en prenant soin de faire un large détour pour éviter le Démon et lui tend la Sainte Lance. — Je suppose que ceci vous revient à présent. Il observe le visage de la femme-flic, guettant un changement. Ses yeux brillent d’un éclat différent, la peur a quitté ses traits et c’est sans hésitation qu’elle s’empare de la relique. Je m’attendais probablement à quelque chose de plus spectaculaire, songe le religieux en reculant avec déférence. Il se rend compte qu’il est le seul mortel dans cette incroyable assemblée. Serai-je Jean ou Isaïe ? se demande-t-il en regardant l’Ange Liberté examiner la Lance. La pointe fend l’air avec un son harmonieux qui se répercute entre les piliers. Et voici les foudres de Jupiter, la Lance de Persée et Excalibur réunies. — Pas mal, pour un couteau suisse, commente la jeune femme. Elle a gagné en pouvoir depuis la dernière fois. Qu’en penses-tu, fils de Lapa ? Matthew s’avance vers l’Ange avec un air presque joyeux. — Je vous suivrai dans les flammes, comme toujours. — Harfang. (Le Démon déploie ses ailes.) Merci d’avoir veillé sur moi. Je te promets de te libérer enfin. (L’ange terrible ne semble pas perturbé par ces paroles étranges.) Et toi, Déesse, j’espère te convaincre que le sacrifice de ton ami en valait la peine. Liberté regarde enfin Kali qui baisse ses sabres. — Tu as plutôt intérêt. — C’est touchant, vraiment, l’interrompt Gabriel. Mais tu as du pain sur la planche. Déjà pour arriver jusqu’au Dragon, il faut que tu sortes d’ici. L’Ange ne répond que par un sourire qui rehausse à peine la commissure de ses lèvres. Puis elle se dirige vers la porte principale et comme par miracle apparaît à son côté la grande épée dans laquelle elle encastre la pointe de la Lance. L’arme siffle tel un 203 animal en colère. Les Vivants lui ont déjà emboîté le pas. Resté en arrière avec le prêtre, Gabriel l’interroge : — Vous en pensez quoi ? On les suit ? — Il faut toujours des témoins aux grands pas de l’Histoire. Je ne raterai pas celui-là, assure Eugen. Les autres ont atteint la porte qui s’ouvre à toute volée. Dehors, les Anges et les Démons grondent. Mais quand ils voient Liberté, un silence impressionnant se fait tout à coup dans le ciel. — Vous me reconnaissez ? clame-t-elle en brandissant l’épée. Les pégases et les chimères couinent comme des cochons. Je viens délivrer mon Père et mettre fin à votre tyrannie une bonne fois pour toutes. — Tu échoueras, jure un Adversaire. L’Ange ne se laisse pas impressionner et avance sur le parvis. Ses pas sont soudain ralentis par les forces réunies qui souhaitent l’arrêter. Mais les trois autres Vivants la rejoignent et fendent le mur invisible avec la même détermination. Dans la rue, les maisons se mettent à danser la gigue, tandis que les trottoirs ondulent sous les vagues de colère des Esprits. Les Vivants progressent toujours. Ils se dirigent vers l’ouest, vers l’université. Des survivants de la journée de cauchemar qui s’est abattue sur Trinity sortent prudemment des immeubles et les observent. Ils ont les yeux rougis par des larmes de peur et les lèvres gonflées par leurs suppliques. Quand ils remarquent le prêtre et le bossu qui suivent l’incroyable quatuor à bonne distance néanmoins, certains se décident à leur emboîter le pas. Bientôt, c’est une véritable colonne qui accompagne les Quatre. PÉRIPHÉRIE DE TRINITY. Des hélicoptères sillonnent le ciel autour de la ville. Des chars en manœuvre, des camions militaires et des véhicules civils s’entrecroisent dans un ballet effréné. Des équipes de télévision envoyées sur place dès que l’annonce a été faite que la ville n’est plus accessible se relaient pour transmettre des images stupé- fiantes d’un mur noir comme la nuit qui entoure la métropole. 204 Le cardinal Paul Walton, envoyé sur place par Sa Sainteté pour évaluer la situation, fait descendre la vitre teintée de la limousine blanche criblée de boue qui l’a conduit jusqu’ici. Il a déjà son téléphone à la main. — Oui, c’est moi. La situation est pire que ce que nous pen-sions. On ne peut plus rentrer dans la ville. Le secrétaire de Rendell a envoyé le message trop tard. Nous n’avons personne sur place. Je crois que sur ce coup-là, Votre Sainteté, l’Église ne peut plus rien faire… Je sais que c’est inacceptable. Mais nous avons été pris de court. Il raccroche, l’air préoccupé. Un soldat vient près de la limousine. Quel genre d’huile peut se pointer ici sans être annoncée ? Après un salut d’une raideur martiale, il demande au cardinal de sortir de la voiture et de décliner son identité. Avec un soupir, Walton s’exécute. Dès que le soldat reconnaît la tenue du cardinal, il se remet au garde-à-vous. Parfait, quelqu’un de la maison. — Il n’y pas d’offense, caporal… (Walton déchiffre le nom sur l’uniforme) Fergusson. Vous faites votre travail avec sérieux, c’est tout. Le Seigneur aime que son troupeau soit bien gardé. (Le militaire balbutie des remerciements honteux.) Je voudrais voir votre supérieur ou du moins quelqu’un qui pourrait me renseigner sur ce qui se passe. — Je vais vous conduire au commandant Lane. L’émissaire du Pape hoche la tête, puis remonte dans sa limousine. Au même moment, un cri abominable glace le sang dans ses veines. Il ressort aussitôt et comme toutes les autres personnes présentes sur le site, lève les yeux au ciel pour contempler une vision de cauchemar : un immense Dragon s’est élevé au-dessus de Trinity, la tête tournée vers un point sous lui. Sa gueule se charge de flammes qu’il vomit sur la cité. — Oh ! Mon Dieu ! hoquète le prélat, tandis que des nappes de soufre se répandent autour de la cité. — Vous pouvez le dire, le fait sursauter le séraphin à ses côtés. — Métatron ! s’exclame Walton. Le messager du ciel arrive 205 tout droit d’un champ de bataille : son armure étincelante est striée de larges griffures noires, ses ailes sont calcinées par endroit. Son apparition passe toutefois inaperçue, car au-dessus de Trinity, le spectacle est plus incroyable encore. Un éclair vient de frapper la gorge du Dragon qui hurle de douleur. Il se débat, avant de disparaître du ciel. Le silence inquiétant qui suit cette apparition jette un vent de panique sur le site. Journalistes, curieux et militaires décampent aussi vite qu’ils le peuvent, abandonnant la ville à son destin. — Et il fut précipité, le grand dragon, récite le séraphin, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, celui qui séduit toute la terre, il fut précipité sur la terre, et ses Anges furent précipités avec lui. — C’est nous qui avons gagné ? jubile le cardinal. — Non, pour l’instant, c’est Liberté. Elle a ouvert les Portes des Enfers. 206 TROISIÈME PARTIE : AU NOM DU PÈRE 207 208 Un jour où il se trouvait avec ses disciples en Judée, Jésus les découvrit recueillis dans une attitude pieuse en observance des commandements. Quand il s’approcha d’eux, alors qu’ils offraient des actions de grâce pour le pain, Jésus rit. Les disciples lui demandèrent la raison de ses moqueries quant à leurs prières puisqu’ils avaient fait cela comme demandé. Il répondit qu’il ne se moquait pas d’eux. « Vous ne faites pas ceci de votre propre gré, car c’est ainsi que votre Dieu sera loué, » répondit-il. Ils lui dirent : « Maître, tu es le fils de Dieu ! » Il répondit : « Comment le savez-vous ? En réalité, aucune génération de ce peuple ne me connaîtra. » En entendant cela les disciples se mirent en colère intérieurement, blasphémant contre lui dans leurs cœurs. Jésus leur demanda pourquoi cette agitation les avait poussés à la colère, ajou-tant que Dieu en eux poussait leurs âmes à l’aigreur. Il demanda aussi que si l’un d’entre eux était suffisamment fort parmi les hommes pour atteindre la perfection, il se tînt devant lui. Tous répondirent qu’ils avaient la force requise, mais leurs esprits n’osèrent se tenir devant lui, à l’exception de celui de Judas qui, cependant, ne put soutenir son regard. Judas lui dit : « Je sais qui tu es et d’où tu viens : du Royaume immortel de Barbélo. Je ne suis pas digne de prononcer le nom de celui qui t’a envoyé. » Voyant que Judas était prêt à accéder à des connaissances su-périeures, Jésus s’isola avec Judas pour lui enseigner les mystères du Royaume et lui dit qu’il était possible pour lui de l’atteindre, mais qu’il y aurait un lourd tribut à payer pour cela. Judas serait injustement blâmé et maudit par les Chrétiens. Jésus lui dit qu’un autre le remplacerait afin que le nombre de disciples soit toujours égal à douze afin d’atteindre l’accomplissement avec Dieu. Judas lui demande « Quand me révèleras-tu ces choses et quand se lèvera l’aube du grand jour pour cette génération ? » Mais quand il posa cette question, Jésus prit congé de lui. Évangile selon Judas, extrait (Trad. de J. Degert, 2006). 209 210 CHAPITRE 13 Je me demandais à chaque minute ce que je pouvais être aux yeux de Dieu. À présent je connais la réponse : rien. Dieu ne me voit pas, Dieu ne m’entend pas, Dieu ne me connaît pas. Tu vois ce vide au-dessus de nos têtes ? C’est Dieu. Tu vois cette brèche dans la porte ? C’est Dieu. Tu vois ce trou dans la terre ? C’est Dieu encore. Le silence c’est Dieu. L’absence c’est Dieu. Dieu c’est la solitude des hommes. Il n’y avait que moi : J’ai décidé seul du Mal ; seul, j’ai inventé le Bien. C’est moi qui ai triché, moi qui ai fait des miracles, c’est moi qui m’accuse aujourd’hui, moi seul peux m’absoudre ; moi, l’homme. Si Dieu existe, l’homme est néant, si l’homme existe... Jean-Paul Sartre, Le Diable et le bon Dieu, extrait . PALESTINE – PREMIER SIÈCLE D’UNE NOUVELLE ÈRE. L’homme avait commencé son travail dès le lever du soleil, afin de profiter d’une fraîcheur relative. Il avait ouvert son atelier à tous les vents pour faire circuler un peu d’air et rendre sa tâche moins pénible. C’était un solide gaillard au visage plutôt plaisant et qui avait l’estime de tous dans son village. Il avait fait un beau mariage et avait un fils confié à l’un de ses cousins pour qu’il apprenne l’art des chiffres. Oui, tout souriait à cet artisan qui pourtant n’était pas heureux. Il s’arrêta de travailler vers le milieu de la matinée. La main en visière pour voir ce qui se passait dans la rue, il aperçut une silhouette solitaire marchant au milieu des maisons écrasées de soleil. L’homme passa finalement devant son atelier. Sa peau sombre faisait ressortir le linge blanc qui lui servait de tenue. Il s’appuyait sur un bâton et une obole pendait à sa ceinture. Le 211 charpentier pensa tout de suite à un de ces Esséniens qui traî- naient dans la région. Il ne faisait pas bon les fréquenter, ils passaient volontiers pour des fous et leur hostilité contre les pharisiens rendait toute personne qui se montrait charitable suspecte envers les autorités. Pourtant, il sortit pour l’accueillir. — Entre profiter un peu du frais, proposa-t-il à l’ermite. Celui-ci redressa la tête, comme saoulé de fatigue. Son regard fit frémir son hôte. — J’accepte bien volontiers ton invitation. L’homme glissa sa silhouette immense à l’intérieur. L’artisan lui proposa aussitôt une gourde d’eau qu’il vida presque entièrement, avant de la rendre avec un soupir satisfait. — Tu fais un beau métier, commenta-t-il. — J’ai presque terminé cette pièce, fit son hôte sans cacher sa fierté. Elle ornera la nouvelle synagogue. — Ta technique est intéressante, ajouta l’ermite. — Tu connais mon art ? — J’ai eu l’occasion de travailler avec tes confrères ici ou là dans l’Empire. — Pardonne-moi, rougit son hôte. Je t’avais pris pour un Es-sénien. — Ma tenue, sans doute, ne s’offusqua pas l’étranger. Je viens d’Égypte, expliqua-t-il encore. Et je parcours les provinces depuis que j’ai été libéré. Un ancien esclave ? s’étonna le maître des lieux. — C’est plutôt rare de voir des affranchis par ici. — Pour tout te dire, je cherchais un homme comme toi. — Un charpentier ? Son épouse entra à ce moment-là, un plat à la main, et sursauta en découvrant l’étranger. — Tout va bien, la rassura son mari. Je l’ai invité à entrer. La femme détailla l’homme avec circonspection. Celui-ci tenta de l’amadouer par un sourire, mais elle resta sur sa réserve. — Je suppose qu’il faudra une portion supplémentaire, constata-t-elle avant de s’en aller. L’artisan parut dépité. 212 — Pardonne sa rudesse à mon épouse. C’est une meilleure hô- tesse d’habitude, reconnut-il en lui tendant une assiette — En Égypte, nos femmes ne sont pas aussi belles. Il apprécia le compliment, sans s’y attarder. — Tu souhaites donc devenir charpentier ? — Tu poses toujours autant de questions aux inconnus ? le déstabilisa l’ermite, tout en appréciant son repas. Ce n’est pas le bois qui m’intéresse, mais ton âme. Son hôte cacha son malaise derrière un rire. — Je ne vois pas ce qu’elle a d’exceptionnel. — Elle vaut davantage. — Pour qui me prends-tu ? s’emporta le charpentier. Je suis le plus heureux des hommes. — Sauf que tu voudrais changer les choses. Ne plus avoir honte de ta naissance. — Que… ? Comment sais-tu ça ? — On t’appelle parfois Fils de l’Aigle, parce que tu es le rejeton d’un légionnaire romain. Ta mère ne l’a pas épousé. Elle a préféré quelqu’un de son peuple et pendant très longtemps, elle a fait croire que tu étais son fils. Seulement tu ne lui ressembles en rien. Il t’aime, pourtant. Tu as tout de même voulu rencontrer ton géniteur. Et tu voudrais bien ne plus le faire en cachette, surtout maintenant qu’il est malade. L’ermite avait énoncé tout cela sur un ton tranquille, en ter-minant son repas. Le charpentier en resta bouche bée. — Romains et Juifs cohabitent, mais sans se mélanger. Tu n’es pas un zélote, leur violence te fait horreur. Tu n’apprécies pas pour autant la collaboration des pharisiens qui s’en mettent ainsi plein les poches. — Tais-toi ! paniqua son hôte. On pourrait se faire tuer pour ces paroles. Il s’était levé en renversant sa chaise. De retour, sa femme, effrayée, laissa tomber le plat qu’elle avait rapporté. — Quittez notre foyer, geignit-elle à l’adresse de l’étranger. 213 — Je m’en vais, n’insista pas celui-ci. Mais j’ai dit la vérité. Si tu ne veux plus te sentir déchiré, charpentier, retrouve-moi à la synagogue. J’y serai chaque midi pendant sept jours. TRINITY - QUELQUE PART DANS LE FUTUR. — Vous me demandez à moi ce que tout ceci signifiait ? Le prêtre s’agite sur sa chaise, à la recherche d’une position plus confortable. Son interlocuteur lui tend un verre d’eau qu’il refuse négligemment. — Vous êtes tous pareils, vous, les descendants. Vous demandez des comptes a posteriori, comme si l’Histoire réfléchissait quand elle se fait. Vous venez vous plaindre de votre héritage ? C’est plutôt vos aïeux qui devraient vous accabler. Ils vous avaient donné toutes les cartes, mais voilà que vous retombez dans vos travers. Alors vous vous tournez vers papa-maman, leur reprochant de vous avoir fait idiots. Vous n’aimez pas ce que je dis, pas vrai ? C’est à cause de ça que j’ai accepté de jouer les sentinelles quelque temps. Pour protéger la vérité, empêcher que ne se re-produisent les erreurs du premier siècle. Ce serait tellement facile s’il n’y avait pas de témoin. Seulement voilà, je suis là et j’ai bien l’intention de vous brailler à la gueule que vous avez tort ! Une toux douloureuse l’interrompt. Luttant pour reprendre sa respiration, le prêtre suffoque sous les yeux de l’assistance agitée par ses propos. — Ils n’avaient pas à faire ça pour vous, reprend-il d’une voix hachée. Rétablir la vérité, vous rendre votre intégrité. Ils auraient pu continuer leur jeu de cache-cache encore un millénaire ou deux. Les religions auraient bien fini par mourir d’elles-mêmes, vu ce qu’on leur faisait déjà subir. Les sciences, les sectes, les im-béciles clamant à qui le voulait qu’ils avaient retrouvé un prophète censé être monté au ciel. Non, ils vous ont plutôt ouvert les yeux, rendus responsables, et c’est ça qui vous agace. Vous ne pouvez plus faire de mal à quelqu’un sans en voir les effets sur-le-champ. Vous voyez leurs Mânes les tenir par la main lorsqu’ils se promènent dans la rue. Comment arracher le sac à une petite 214 vieille lorsque son ange gardien vous fixe droit dans les yeux pour vous accuser ? Comment virer un employé quand son protecteur apprend de la bouche de votre divinité que vous lui mentez ? Comment faire des affaires, gagner des procès, quand on ne peut plus tromper son prochain ? Ce serait si facile d’effacer ce que ces quatre-là ont fait pour vous. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas une douzaine d’apôtres à bâillonner, mais les milliers d’habitants d’une ville qui les a vus lutter. L’Apocalypse vous reste en travers de la gorge après tout ce temps, parce que vous refusez de choisir la bonne voie. Vous voulez fonctionner comme avant. Mais avant n’est plus maintenant. Et moi, le témoin par excellence, je ne vous aiderai pas à détourner leur message. Il finit par boire le verre d’eau d’une traite. Cette fois-ci, ceux qui l’entourent semblent furieux. Ça le fait rire, car il voit leurs Mânes qui s’agitent. Il les calme d’une chiquenaude, car il a appris, lui, à ne pas devenir leur chien en laisse. Certains s’abandonnent au spectacle de cet ange gardien qui les accompagne du matin au soir de leur vie. Cela a augmenté le nombre de sociopathes, même si les enfants ont toujours joué avec des amis imaginaires. Certains se contentent de leurs lares comme compagnon pour la vie. On voudrait bien coller la baisse de la natalité sur le dos des Vivants. Le train-train quotidien tente de détruire l’extraordinaire. Je me demande à quoi on s’attendait, au juste. Le « aimez-vous les uns les autres » ne dure jamais très longtemps, de toutes façons. C’est trop épuisant de se préoccuper des gens, tellement plus facile de s’enfermer dans sa coquille. Mais comment faire, maintenant, quand tout le monde peut lire vos émotions ? Nous n’avons pas grandi avec ces Esprits, ils nous ont spoliés, mais on préférait ça, au final. Maintenant qu’il faut assumer… Il se sent si las. Pourtant, il déteste se dire que le sacrifice de ses amis a été vain, qu’au fond, Gabriel et les archanges ont raison : l’homme ne veut pas être Dieu. En tous cas, pas dans cette civilisation-là. Il paraît qu’en Inde, ils s’en sortent mieux. Les religions monothéistes ont le plus souffert. N’importe qui peut être pape 215 ou imam, les clergés tombent en désuétude. Évidemment, ça ne plaît pas à tout le monde. Il a fermé les yeux quelques instants et ne s’est pas rendu compte de l’arrivée d’un individu devant lequel on s’est écarté. D’un geste plein d’autorité, il a ordonné à l’assistance de partir. Le prêtre se retrouve seul avec lui dans sa geôle vitrée. — J’ai pris ma décision, annonce le nouveau venu d’une voix très douce qui fait néanmoins sursauter le religieux. — C’est bien toi ? L’homme hoche la tête et s’assoit face à lui. — Ça ne peut pas continuer comme ça, Eugen. Ils n’écouteront jamais. Ils vivent un vrai cauchemar. Pour eux, il n’y a plus de raison d’avancer, puisqu’ils voient chaque jour ce que leurs désirs deviennent. L’espoir a disparu et un homme sans espoir est un homme mort. Nous devons accepter la réalité, toi et moi. Au moins, nous aurons essayé. — Je ne pensais pas que tu renoncerais si vite. Son vis-à-vis pose un regard gris et triste sur le prêtre visiblement à bout de force, et qui malgré tout s’obstine… plus par amitié que par conviction. — Tu ne veux pas les trahir et je te comprends. Voilà pourquoi nous allons te faire revenir en arrière. Il te faudra changer la route de Liberté et de ses amis. Convaincre Harfang de modifier son souhait et… t’occuper de moi. — Comment ? rugit le père Heiden en se levant si vivement que sa chaise se renverse. L’autre attend qu’il se ressaisisse avant de poursuivre : — Tu sais que ma vie ou ma mort peut tout changer. — Tu m’annonces ça si froidement. — En fonction de ce que tu feras, cette conversation n’aura jamais lieu. Ce serait absurde de regretter… ce qui ne deviendra plus. — Ce n’est pas juste, déplore le prêtre. On aurait pu devenir si grands. — Ce sera le cas… mais autrement. Je sais que tu trouveras 216 une solution, assure son interlocuteur en posant une main réconfortante sur son épaule. Viens avec moi, maintenant. Nous avons réuni les divins les plus puissants pour te ramener dans le passé… et nous sauver tous. TRINITY - DE NOS JOURS. — Allez pousse, pousse ma belle ! — C’est pas possible que j’accouche maintenant ! Agnès lutte contre les mains glacées qui l’enserrent. Cette nuit est la plus bizarre qu’elle ait jamais vécue. Après s’être endormie chez Lilith (pour la première fois depuis des jours dans un vrai lit chaud), elle s’est réveillée avec un ventre énorme et entourés de cierges et de signes étranges. Sa bienfaitrice, profitant qu’elle était encore à moitié endormie, lui a fait boire un breuvage sirupeux qui lui a ôté toute volonté. Elle n’arrive pas à se lever pour quitter cet endroit horrible. Dehors, de toute façon, le ciel a pris des couleurs étranges. Il y a des froissements d’ailes et des cris stridents. Il lui a même semblé, dans son cauchemar, voir passer la gueule d’un Dragon. Puis les contractions ont débuté et elle a fini par réaliser qu’elle accouchait. Elle a perdu les eaux et des tambours ont entamé leurs psalmodies étranges qui lui martèlent le cerveau. Elle sent des présences tout autour d’elle, mais dès qu’elle tourne la tête, elle ne voit qu’une forme qui s’échappe dans un coin de son champ de vision. Elle éclate en sanglots, supplie qu’on la libère, mais Lilith la gifle et lui ordonne de ne plus pleurer. — Tu vas faire naître le roi du monde, tu devrais être fière ! lui reproche-t-elle en caressant son front trempé de sueur. Agnès secoue la tête. Et puis elle hurle quand un visage atroce, couvert de scarifications, se penche par-dessus la femme en noir. — Y en a encore pour longtemps ? demande la créature d’un ton impatient. Elle le repousse. — Grosse brute, tu vas tout faire rater ! — Ahriman attend l’enfant. Ça fait des heures que tu lui as promis de le lui livrer. Mais elle résiste, on dirait, ricane-t-il. 217 UNIVERSITÉ DE TRINITY. L’archange soutient le prêtre quand il voit ce dernier vaciller. — Ça va ? s’inquiète l’envoyé du Ciel. Eugen le regarde un moment et cille comme s’il sortait d’un long rêve. — Gabriel ? — Lui-même, ça n’a pas changé depuis cinq minutes. Heiden regarde autour de lui. Ils sont sur le campus quasi mé- connaissable : tout a été brûlé et dégage des relents de soufre. Juché sur le toit du bâtiment principal qu’il écrase de tout son poids, le Dragon les nargue de son œil jaune. Il n’a pas sept têtes, estime Heiden. À dire vrai, dans l’Apocalypse, les chiffres sont surtout symboliques. Mais il est bien rouge, comme l’enfer. — Pourquoi m’a-t-il fait revenir si tard ? murmure le religieux. — Qu’est-ce que vous dites ? s’étonne l’archange. Eugen ne l’écoute déjà plus. Il se précipite vers Harfang qu’il interpelle. Mais le Démon ne lui prête aucune attention. Il écoute les instructions de Liberté sur le point d’attaquer la Bête. Si ça se passe comme la dernière fois… songe Eugen qui voit le Dragon ouvrir la gueule, avant de vomir un torrent de flammes sur les Vivants. Ceux-ci ont juste le temps de bondir sur le côté pour éviter l’attaque mortelle. Là où ils se tenaient quelques instants auparavant fume un immense cratère. L’archange danse la gigue pour éteindre les bords enflammés de son vêtement. — C’est malin ! hurle-t-il à la Bête. Tu pourrais regarder où tu vises. Il est plutôt doué dans son numéro de pitre. Eugen rejoint Harfang et l’attrape par une aile. — Tu dois m’écouter. Il faut faire marche arrière. Il y a plus urgent que cette bestiole. — Fiche-moi la paix, prêtre. Je pourrais oublier qu’on a fait une trêve, tous les deux. — Ah ! bon ? Depuis quand ? ne peut s’empêcher de le provoquer le religieux. On doit s’occuper de l’enfant d’abord. 218 — L’enfant ? répète le Démon sans comprendre. — Elle mit au monde un fils, qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer. Ça te dit quelque chose. Le Dragon pense avoir le temps de s’occuper de nous avant de le traquer, mais il a tort. Et si Liberté ne s’en charge pas maintenant, tout ce qu’elle fera ensuite n’aura que des conséquences désastreuses à long terme. — D’où tiens-tu ces informations ? — Je connais ton souhait, celui que tu vas prononcer à la fin des épreuves. Tu as beau être un monstre engendré par un fils des enfers, tu tiens à cette femme, désigne-t-il la Fille de Lucifer qui se relève. Pour bien te faire voir, tu ne feras pas un vœu égoïste, tu appuieras même sa requête. — Tu connais le futur ? se moque Harfang. — Précisément. Le Démon reste bouche bée devant autant d’audace. — Le bâtiment va s’écrouler. Maintenant, annonce Heiden et un formidable craquement se fait entendre et tout l’édifice s’effondre sous le poids de la Bête. Celle-ci est un moment cachée par le nuage de poussière qui monte jusqu’au ciel, puis sa silhouette se détache et grossit, tandis qu’elle marche sur eux. — Liberté, recule ! braille le Démon qui se précipite vers l’Ange sur la trajectoire du Dragon. Elle refuse d’écouter et se débat quand Harfang l’attrape par la taille. Il ne s’en laisse pas compter et parvient malgré tout à la faire battre en retraite. Pendant une minute, les deux Vivants s’affrontent, Harfang devant répéter ce qu’Eugen lui a dit. Liberté secoue la tête à plusieurs reprises, mais le Démon insiste. — C’est pas le moment d’avoir une querelle d’amoureux, râle Kali qui rejoint le prêtre. Elle tient ses deux sabres et les crânes de son collier semblent se moquer du religieux. Puis elle sursaute et indique quelque chose derrière Eugen d’un air suspicieux : — C’est qui eux ? Heiden se retourne et remarque une foule qui se tient à une 219 distance prudente, cachée derrière des gravats ou des entrées d’immeubles. — Voilà qui va compliquer la situation : on ne peut pas laisser ces gens-là avec le Dragon. — On le dézingue, fait Gabriel. — Changement de plan. On doit s’occuper de l’enfant d’abord. — Tu parles du Fils de l’Homme ? — Qu’est-ce qu’un gamin vient faire dans cette histoire ? s’étonne la Déesse. Liberté les rejoint, tout aussi furieuse. — Vous allez finir par vous décider, à la fin ? Je dois le combattre ce Dragon, oui ou non ? Lynn est toujours là, impossible d’en douter, non seulement le corps, mais aussi l’esprit. Elle considère Eugen avec le même air narquois que lors de leur première rencontre. — Tu iras aux Enfers, lui promet le prêtre, mais par une autre voie. Et le Dragon te suivra, car il veut la Lance. Lilith est en train d’accoucher le fils que ces imbéciles ont procréé, accuse-t-il Gabriel. — Eh ! J’étais pas au courant. J’ajouterai même que c’est une très mauvaise idée de nous rejouer le fils de la Vierge. — Si vous permettez, intervient Adama. On devrait poursuivre cette conversation ailleurs. Le Dragon est presque sur eux. Il a progressé sournoisement pendant leur discussion. Harfang attrape la main de Liberté et de Kali qui n’ont que le temps de saisir Gabriel et Eugen avant de décoller. Jason s’est transformé en lion et a bondi au loin pour se mettre à l’abri. Il ne s’en faut que d’une poignée de secondes. La Bête a soufflé la mort sur leur position et quelques-uns des ba-dauds n’ont pas la même chance que les Vivants. Ils s’embrasent en poussant des hurlements de pure souffrance. Harfang dépose la troupe sur le toit d’un immeuble. — Qu’est-ce que je donnerais pour récupérer mes ailes, se plaint l’archange. La Fille de Lucifer le fixe un moment avant de lancer : 220 — Vendu ! Puis elle le frappe avec le plat de son épée sur les omoplates. La bosse dans le dos de l’envoyé du Ciel grossit, avant de déchirer son habit en une explosion de plumes. Ravi de retrouver ses attributs, Gabriel fait des pirouettes pour admirer ses nouvelles ailes. — Lilith ? relance Liberté. Tu es sûre qu’il s’agit bien d’elle ? — Tu t’en es méfiée lors de vos retrouvailles, répond Heiden. La méchanceté qui s’en dégage t’a avertie du danger qu’elle repré- sente. Elle veut sa revanche pour ne pas avoir pu te livrer à son Maître. Elle a vendu son âme au Diable, précise le prêtre. Et maintenant, elle veut lui donner cet enfant. Je ne suis pas Eugen… enfin, pas tout à fait, avoue le religieux. Je viens d’un temps où tu as réussi, tu as retrouvé Lucifer, mais le cadeau que tu as offert à l’humanité est trop lourd à porter. — J’avais raison ! jubile Gabriel. Tout le monde le fait taire d’un regard désapprobateur. — L’enfant qui va naître est un être supérieur, explique le prêtre. Il aura conscience de sa divinité et saura l’apprivoiser. Il formera des disciples qui comprendront aussi comment faire. Ils deviendront si puissants qu’ils sauront me ramener en arrière pour vous avertir. — Quelqu’un a de l’aspirine ? marmonne Kali. PARIS. PANTHÉON – SEPTEMBRE 1885 Je n’aime pas cet endroit. C’est… oppressant. Il y a trop de morts ici. Ils écrasent tout en hurlant au monde qu’ils ont réalisé des choses importantes. Les fous ! Comme les autres, ces hommes deviendront des noms sur des listes ou des manuels d’Histoire. Et puis leurs successeurs les modèleront et il ne restera probablement rien de l’original. Quelques analyses par-ci, des interprétations par-là… Le grand homme deviendra pathétique, visionnaire, archaïque, titanesque. Comme toi, Victor. Je t’avais dit que je ne verrais pas le temps passer et voilà que c’est à ton cadavre que je rends visite. Trente ans ! Pourquoi êtes-vous si mortels ? 221 Pourtant, il reste quelque chose accroché au caveau XXIV, un reliquat, un lambeau de présence qui refuse de rejoindre les limbes. M’attends-tu, mon ami ? Je sens qu’une idée se forme, une question. Qu’est-ce qui m’a pris tout ce temps ? L’histoire, Victor, pas celle qu’on écrit avec un grand H, qu’on case entre des dates pour faire bonne figure, ou qu’on polit tant qu’elle re-flète les vainqueurs sous leur meilleur angle. Plutôt la petite, qui avance dans la nuit et me suit comme un chien fidèle. On ne la comprendra qu’à sa conclusion, parce que je la garde de l’appétit de mes frères et des humains si prompts à encenser ou à maudire. Cette histoire-là ne laisse même pas de nom derrière elle. Juste des espoirs qui vous tarabustent au cœur, vous réveillent avec des sueurs froides ou des révélations. Je t’entends rugir. Oui, ils t’ont enterré dans une église. C’était ça ou le Père Lachaise, de quoi te plains-tu ? La jeune ré- publique a besoin d’Atlas pour la soutenir, elle les met donc sous cloche. Regarde-la qui sautille de t’avoir joué cette bonne blague ! Il ya des drapeaux partout et ça bave de patriotisme. Les héros ont besoin des idiots pour exister. S’il n’y avait personne à sauver, si les imbéciles comprenaient tout immédiatement, leurs actions et soliloques manqueraient de panache. Cyrano sans cet imbécile de Christian et toi, sans ce Bonaparte de Napoléon. Les Prussiens auraient été moins bêtes, Marianne ferait encore dans son froc. Oui, je suis amer, mon ami. Les citoyens m’agacent avec leurs vertus et ce patriotisme du dimanche qu’ils brandissent, à croire qu’un seul jour peut tout changer quand je vois, moi, combien ils sont restés les mêmes. Quelle différence y a-t-il entre le petit singe rachitique qui me suppliait de le sauver et ta Cosette ? Ils me regardent avec les mêmes yeux de bœufs qu’on mène à l’abattoir. J’ai beau les supplier de ne pas croire le boucher, quand il jure que ça ne fera pas mal, ils se précipitent vers le grand n’importe quoi en beuglant de joie. Et moi j’en ai marre de botter des fesses par-ci, d’attiser les passions par-là. Une Révolution de temps en temps, ça va bien, mais là, ça fait déjà trois fois qu’on recommence dans cette partie du monde et c’est toujours aux mêmes 222 que les honnêtes citoyens donnent les rênes du pouvoir. Crois-tu que ta Légende des Siècles a changé quoi que ce soit ? La République tire la langue au Progrès et retrousse ses jupes devant le Pape. Il va bien falloir encore vingt ans pour que ça fasse TILT dans leurs petites caboches. Eliphas ou toi ou Renan, ma Trinité à moi, ça ne fait pas le ricochet que j’attendais. Ici j’éteins un feu, à l’Orient, il s’allume déjà. Allah a le couteau entre les dents, Yahvé la bave aux lèvres et Jéhovah du sang sur les mains. Il y a des Sociétés des Nations qui s’ensevelissent sous les bonnes intentions. Non, crois-moi, Victor, mieux valait que tu ne voies pas ça. Dieu prendra encore du galon, quand on voudra l’étrangler. Parce qu’un homme, bonté divine ! ça veut croire, ça ne peut pas s’en empêcher. Tu lui enlèves la prière et il s’écroule. J’aurais dû le comprendre beaucoup plus tôt. Ma fille va se casser les dents sur cet entêtement absurde à vouloir être sauvé. Pourquoi je ne peux pas vous haïr et tenir ma promesse plus tôt que prévu ? Pourquoi un poète dort ici et là-bas j’entends déjà gémir le petit Lawrence et sa Lady Chatterley ? Dans un mois, ce sera François Mauriac et sa Thérèse Desqueyroux qui attendra très sagement d’avoir empoisonné son mari pour entrer dans la postéri-té. Vous me hurlez déjà ce que vous serez, vous ne me laissez même pas le temps de me reposer. Je voudrais vous étrangler et vous dire que l’humanité, ça ne suffit pas : il faut déjà se montrer dignes de respirer. Vous préparez des guerres quand on accouche en Birmanie. Et les prophètes autoproclamés s’assassinent. J’ai tout raté, tu sais. Et je dois ma présence ici à un petit charpentier. Tu l’aurais vu, venir me narguer au fond des Enfers, s’agenouiller devant moi et me supplier de quitter mon rocher pour m’occuper un peu de ce qui se tramait là-haut. Moi je lui ai répondu que mes chaînes ne se retiraient pas comme ça. Alors il a proposé de prendre ma place. Un charpentier ! D’accord, il était déjà mort et pas de la plus belle façon qui soit. Ce fumier de Mé- tatron a mis bon ordre dans ses idées de Royaume des Cieux. Mais il semblerait qu’un Adam soit passé par-là pour dire au 223 charpentier la vérité sur ce que nous sommes. « Tu veux l’aigle et le trou dans le foie ? ai-je insisté. « Tout, je prends tout, » a-t-il accepté. J’ai voulu le mettre à l’épreuve. On a échangé nos places, je me suis absenté d’abord une petite centaine d’années. À mon retour, je lui ai offert de reprendre où j’en étais, non pas que retrouver mon supplice me tentait beaucoup. Il m’a demandé : « Là-haut, est-ce que tout va mieux ? » Je n’ai pas osé lui mentir et je lui ai raconté comment les chrétiens se faisaient massacrer, le tour pendable de Néron avec l’incendie de Rome. Ça lui a fait plus mal que le bec acéré de mon bourreau à plumes. « Alors je reste, » a-t-il déclaré courageusement. L’imbécile ! Afin de ne pas oublier ce spectacle, j’ai pris un anneau qui l’enchaînait pour en faire une bague. Quand je la regarde, je l’entends crier et je vois le bec qui le déchiquète avec zèle. Pourquoi tu ne m’as pas attendu ? Quelques mois suffisaient, je t’aurais dit si ta trilogie était à la hauteur, mais je sais que tu ne l’as pas achevée. Il restera des lambeaux de Dieu dans les archives et personne encore pour comprendre ce que tu as voulu bâtir. Tu m’avais redonné foi en l’humain, Victor. Lucifer se leva et s’approcha de la tombe qu’il caressa du bout des doigts. Puis il sortit du caveau et fut accueilli par un jour fade et le regard stupéfait d’une jeune femme qu’il suivit un moment des yeux. Ça ne l’apaisait pas de venir se vider le cœur ici, il avait besoin d’action. Décidément incorrigible, il s’obstinerait jusqu’à la fin des temps à donner la lumière à cette petite créature qui l’avait supplié, un soir d’hiver, de le réchauffer. Pourquoi mal ? Pourquoi froid ? Et tendant ses mains vers les flammes allumées par la foudre, le petit singe avait remercié ce qui n’était pas encore un dieu pour sa générosité. Maintenant, Lucifer parcourt Paris en ayant l’impression de s’être juste éveillé de son sommeil dans la savane. Les hommes sont mortels, mais ils compensent cet état de fait par une frénésie de l’édification. Leurs cités farami-neuses emmagasinent sans fin des richesses. Sont-ils plus satisfaits pour autant ? Ils s’obstinent comme Sisyphe à reconstruire ce qui 224 ne leur apporte que des frustrations infinies. C’est ça où ils se retirent dans des temples au faîte des plus hautes montagnes pour tenter d’assimiler le monde. Et tout ça donne une cacophonie infernale qui lui collerait presque la migraine. Es-tu différent des autres, dis-moi, à vouloir les épingler avec des étiquettes, des modèles et des théories à chaque fois que tu flânes sur Terre ? Ce sont des feux follets et tu voudrais qu’ils stoppent leur farandole juste pour tes beaux yeux ? Ils passent comme des étoiles filantes et je n’ai même pas le temps de les comprendre. Il les enviait, pourtant, ça lui mordait le cœur et le rendait malheureux. Allons, Lucifer, pauvre carne, reprends ton ouvrage. Et d’une pensée, il se retrouva en Chine. TRINITY – RETOUR AU PRÉSENT. Liberté avance la première dans les rues jonchées de papier gras et noyées de silence. Incroyable comme l’immense métropole a pu se transformer en désert en quelques heures. Où sont les habitants ? Enfuis ? Morts ? Terrés au fond d’abris de fortune ? Il y a bien cette foule qui s’obstine à les suivre pas à pas, au risque de se faire écharper, mais elle ne représente qu’une poignée d’individus, au regard de la population qui a animé ces bâtiments. L’Ange regrette de ne pouvoir aller plus vite, dans les airs, par exemple, mais le Dragon ne la raterait pas. Elle doit s’en cacher, alors que quelques instants plus tôt, elle avait la ferme intention de le détruire. Lilith, décidément, tu me contraries. Elle rumine ses pensées, pour en faire un plan qui lui permettra de sauver cet enfant extraordinaire dont Eugen a parlé. Alors tout ne repose pas sur mes épaules, finalement. C’est assez rassurant. Rassurant ou frustrant ? C’est encore à un Fils de l’Homme que le destin de tous sera confié. Et qu’en fera-t-il ? Comment protéger ses actes des transformations de l’Histoire, des appétits politiques, des ambitions des opportunités de tous bords ? C’est bizarre, en pensant « opportunités, » je vois le visage de l’empereur Constantin comme si c’était hier, alors qu’il est mort depuis des centaines d’années. Je sais préci-225 sément de qui et de quoi je parle. Je vois les erreurs commises. Pas erreurs… plutôt transformations, par ce pouvoir de la mémoire humaine qui remodèle des visages, des actions et des rêves pour s’aliéner ou se sauver. C’est trop terrifiant, se plaint en elle la petite Lynn Bellange, recroquevillée dans sa chambre de l’orphelinat, après qu’on l’a déposée là tel un paquet encombrant. ORPHELINAT SAINT-BENOÎT – 16 ANS PLUS TÔT. Les religieux qui tenaient l’institution se montraient tout juste charitables. Ils avaient appris à ne pas s’attacher aux enfants, car beaucoup repartaient dans des familles d’accueil. La chaleur d’un foyer manqua à Lynn qui eut en outre énormément de mal à s’intégrer. Les histoires incroyables qu’elle s’obstinait à raconter sur la nuit de l’incendie la firent passer auprès de ses camarades ou des gens de l’orphelinat, pour une espèce de folle. Cela lui fut aussi préjudiciable auprès d’éventuels adoptants. Elle vit partir des enfants de son âge, mais pour elle, la chance ne se présenta jamais. À 14 ans, elle était devenue dure, solitaire et redoutée. Ses camarades savaient que son humeur changeait comme l’orage et qu’elle n’hésitait pas à se montrer violente. Sa réputation était faite, y compris auprès des premiers arrivants, aussi fut-elle surprise le jour où une nouvelle venue s’approcha de son repaire, l’escalier qui conduisait aux salles d’études du premier étage. Celle-là avait une drôle d’allure, pour tout dire. Des cheveux bruns coupés en brosse, un collier de chien autour du cou et un pull et un jean noirs pour parfaire son aspect dégingandé. — Salut, la libellule, lui lança-t-elle d’un air crâne. Lynn lui renvoya un regard peu amène qui voulait dire : « Fous le camp, » mais l’autre ne se laissa pas impressionner. — J’peux poser mes fesses à côté des tiennes ? Comme Lynn grognait un non, la fille monta les escaliers pour s’installer deux marches plus haut. — Ahh, soupira-t-elle d’aise, ça fait du bien. J’en avais marre d’être debout. T’as pas une clope ? La jeune fille la regarda comme si elle venait de dire une énormité. Ben quoi ? J’pensais 226 tomber sur quelqu’un de civilisé, comme t’es pas en train de glousser avec les pétasses là-bas. Lynn jeta un bref coup d’œil aux donzelles agglutinées à l’autre bout de la cour et qui les désignaient du doigt sans se cacher. Cela la contraria. D’ordinaire, elles ne se montraient pas si intrépides et préféraient lui adresser des signes peu amènes quand elle avait le dos tourné. — Tu vas m’attirer des ennuis, reprocha-t-elle à la nouvelle. — Ah ! tu parles, finalement, se contenta de dire cette dernière en étirant ses jambes. Moi c’est Lilith. Et toi, libellule ? — Arrête de m’appeler comme ça ! — Ben dis-moi ton p’tit nom. La jeune fille se retourna pour la foudroyer du regard, mais l’autre lui fit un clin d’œil qui la désarçonna. — Bellange. Lynn Bellange, soupira-t-elle. T’as pas de nom de famille, Lilith ? — J’en cherche un, mais Lilith tout court, ça fait mieux dans le show-biz. — T’es chanteuse, peut-être ? se moqua Lynn. — Pas encore. — Tu doutes de rien. — J’ai de l’ambition ? Et alors ? C’est mieux que l’avenir qu’elles se préparent, dit-elle en désignant les greluches qui se dirigeaient vers le réfectoire. Regarde-les traîner les kilos qu’elles gagneront en faisant des gosses à leurs pochtrons de maris. On croirait des oies bien grasses prêtes à se faire rôtir. On est d’une autre trempe, toi et moi, libellule. — Ah ouais ? réagit Lynn à qui le discours de Lilith commen- çait à plaire. — On prendra du bon temps avant de se faire mettre entre quatre planches. Et on l’aura pas volé… ou p’t-être que si, éclata-t-elle de rire. Bon, ajouta-t-elle après un moment. Si t’as pas de clopes, va falloir qu’on en trouve. Elle se leva et lui tendit la main. T’as envie d’aventure ? 227 228 CHAPITRE 14 Et maintenant, que penses-tu [de la chair], lorsque, traî- née en public et offerte à la haine de tous, elle lutte au nom de la foi, quand, dans les prisons, son existence est tourmentée par la ténébreuse privation de la lumière, l’exil loin du monde, la crasse, les mauvaises odeurs, une nourriture cor-rompue, sans même la liberté de dormir, liée qu’elle est à son lit, blessée même par sa couche, et quand la voici maintenant en pleine lumière, déchirée par les instruments de torture, et finalement détruite par les supplices, qui s’efforce de payer le Christ de retour en mourant pour lui, et, en vérité, sur la même croix souvent, voire sous les coups d’inventions plus cruelles encore ? Très heureuse, et très glorieuse vraiment, cette chair qui peut se présenter devant le Christ, notre Seigneur, avec une dette qui consiste à ne plus lui devoir autre chose que d’avoir cessé d’être en dette avec lui, se trouvant ainsi d’autant plus liée que libérée ! Tertullien, La Résurrection de la chair, 8-9, Traduction par M. Charpentier, 1844 TRINITY - RETOUR AU PRÉSENT. — On y est, annonce la Fille de Lucifer en s’arrêtant au coin de la rue du Miroir d’Orphée. Devant l’entrée se tient une escouade de Démons prêts à en découdre. Assurément, ils les attendent. — Je propose qu’on envoie les mortels en première ligne et qu’on laisse les Démons se fatiguer dessus. Alors, on n’aura qu’à entrer en scène. (Liberté se tourne vers l’archange qui vient de parler.) Si on peut plus rigoler, se renfrogne celui-ci. — Je ne me souvenais pas que tu étais un tel boute-en-train, relève l’Ange. Mais maintenant que tu peux de nouveau voler, tu vas nous être utile et, comme tu le proposes si gentiment, faire diversion. 229 Gabriel ne proteste pas. Les Vivants et Heiden le regardent se diriger droit vers l’escouade qui l’accueille avec force grognements. Liberté adresse un regard à Adama qui hoche la tête et disparaît à l’arrière d’un bâtiment. — Harfang, grimpe sur le toit et prépare-toi à intervenir. Kali, avec moi. — Et moi ? demande le prêtre. — Vous attendez un peu et vous profitez de la pagaille pour vous glisser à l’intérieur. (Elle lui tend sa rapière qui perd de son éclat, mais reste une arme redoutable.) Vous l’avez dit, l’enfant est important. Sauvez-le, on couvre vos arrières. — C’est pas tant ses arrières qui m’inquiètent, mais ce qu’il va découvrir à l’intérieur, proteste la Déesse de la mort. — S’il reste concentré sur son objectif, je serai en mesure de réaliser son souhait et le faire passer au travers, rétorque l’Ange. Pour l’archange, les choses commencent à chauffer. Il se fait bousculer par un premier Démon, puis entourer par toute la troupe. Les armes sifflent dans l’air, Liberté se lance alors à l’attaque. Elle fond sur la masse de cornes et de muscles qui ne l’a pas vue venir. Kali, derrière elle, a le temps de couper deux ou trois têtes avant que les Démons ne ripostent. Depuis les toits, Harfang se précipite alors sur eux, tandis que le dernier Vivant finit de semer la panique. Eugen, en rasant les murs, parvient à se glisser à l’intérieur. D’une pensée, l’Ange lui souhaite bonne chance, avant de se concentrer sur le combat. Tu te laisses distraire, Liberté, lui souffle soudain une voix insidieuse. Elle s’interrompt et appelle les autres. — Tous à l’intérieur. La manœuvre n’est pas aisée. Les monstres font tout pour les empêcher d’entrer. Survient alors une intervention plus que bienvenue. Sans savoir de quoi il retourne, la foule qui a suivi les Vivants fonce sur les serviteurs des Enfers et leur attaque, désespérée et maladroite, parvient pourtant à submerger les Démons. Liberté observe un instant le spectacle avec stupeur. Elle remarque alors les Esprits qui accompagnent les mortels et comprend qu’ils ont 230 décidé de jouer leur va-tout. Tant qu’ils sont dans notre camp, songe l’Ange , pourquoi pas ? Elle se rue vers l’entrée. Le Miroir d’Orphée est vide. Il n’y a que des tables et des chaises renversées qui témoignent du passage d’Eugen. On entend des bruits de combat à l’étage supérieur. Adama a pu les devancer et quand ils arrivent pour aider le prêtre, il est déjà à l’ouvrage contre trois cerbères bavant de rage. Heiden s’en est plutôt bien tiré, mais un petit coup de main ne semble pas super-flu. Liberté lui vient en aide en se concentrant sur son épée qui paraît soudain douée d’une vie propre. Avec une dextérité incroyable, le religieux fend l’air de sa lame et tranche un museau un peu trop proche. Derrière lui, Harfang arrive en renfort. Voilà un spectacle auquel il n’aurait sans doute jamais cru. Mais il se bat pour protéger le prêtre, jusqu’à ce que les autres Vivants le rejoignent. Les cerbères sont presque défaits et le dernier ne demande pas son reste. Il disparaît et libère ainsi le couloir. On entend alors des vagissements stridents. — L’enfant ! s’exclame Eugen qui s’élance sans réfléchir. Cet Eugen du futur semble plus décidé que celui qu’ils connaissaient, n’a que le temps de penser Liberté, avant de le rattraper devant une porte close. Adama tente de l’enfoncer avec un sort, mais peine perdue. L’Ange récupère alors son épée. Elle se concentre et sent la présence de Lilith à l’intérieur. Sa jubilation fait remonter un bref souvenir chez Lynn. La première fois qu’elle et moi, nous avons chapardé dans le réfectoire. L’expression de triomphe de son amie d’alors avait quelque chose de cruel. Elle se confond avec celle qu’elle arborait ce fameux soir où la femme-flic était venue pleurer sur son épaule. — La fenêtre, propose Harfang. Liberté le suit et tous deux passent par l’escalier de secours. Les autres leur ont emboîté le pas, mais le Démon et l’Ange sont les premiers à se glisser dans la chambre. Le regard de Lynn rencontre aussitôt celui de Lilith qui tient un nouveau-né. — Trop tard, ma belle. Il est à nous triomphe-t-elle en enve-231 loppant l’enfant dans un linge noir. La Fille de Lucifer veut s’avancer vers elle, mais une montagne de muscles s’interpose. — Pas touche, grogne-t-elle d’un ton menaçant en faisant claquer contre sa paume son énorme hache. Son crâne touche presque le plafond. Il plante ses yeux jaunes dans ceux de l’Ange. — Ôte-toi de mon chemin, prévient cette dernière. — Abaddon, l’interpelle Lilith. Nous n’avons pas de temps pour ces enfantillages. Occupe-toi du passage. Sans cacher sa déception, le Démon obéit. Sa hache fend l’air à quelques centimètres sur la gauche de Liberté, ouvrant la voie vers les Enfers. Harfang tente de s’interposer. Les ailes grandes ouvertes, il se ramasse sur lui-même, prêt à fondre sur le monstre. — À ta place, je m’écarterais, menace Lilith, la main serrée sur le cou du nouveau né. Ou je passe, ou l’enfant meurt. Eugen entre par la fenêtre et interpelle les Vivants : — Laissez-la partir. — Que… ? s’exclame l’Ange. — Aie confiance, Liberté, l’adjure le prêtre. D’un geste discret, il indique le lit sur lequel gît une adolescente. Ce mortel en sait plus que toi, lui rappelle ses consciences. Fais comme il dit. — Harfang. Le Démon hésite, puis accepte de s’écarter. — Ça vaut mieux pour toi, microbe, se gausse Abaddon qui avance sa masse imposante à travers le passage. Il garde néanmoins son bras armé dans cette dimension, jusqu’à ce que Lilith le rejoigne. — À la revoyure, camarade, ne peut s’empêcher de la narguer cette dernière, tandis que Liberté assiste, impuissante, à son dé- part. Dès que le passage s’est refermé, elle se tourne vers Heiden. — Vous pouvez m’expliquer ? Le religieux s’est précipité auprès de l’adolescente. — J’ai tout compris en la voyant, la désigne-t-il. La dernière fois, ils lui avaient tranché la gorge. Là, on a pu arriver à temps. Il soulève la tête de la jeune fille. Il faut arrêter l’hémorragie. Liberté, viens écouter son souhait. 232 — Elle meurt, je ne peux rien faire pour elle. — Tu te trompes ! s’emporte Eugen. Maintenant, fais ce que je te dis, ordonne-t-il. Harfang s’avance, menaçant, vers lui, mais l’Ange l’arrête d’un geste. Et elle s’approche à son tour. L’Esprit qui se tient près de l’adolescente lui souffle son nom. En quelques images, il lui résume la terrible épreuve qu’elle a subie, comment son fils a été arraché de ses entrailles. Une vague de compassion submerge l’amertume de Liberté qui s’assoit près d’Agnès et prend sa main dans la sienne. — Elle est brûlante, commente-t-elle. La jeune fille ouvre les yeux. Son regard vitreux s’éclaircit peu à peu. — C’est vous ! (Elle semble la reconnaître.) Vous êtes si belle. L’Ange lance un coup d’œil intrigué à Eugen qui l’encourage d’un signe de tête. Elle se concentre alors et plonge dans les pensées distendues de l’adolescente. Tout à coup, elle sursaute. — Je n’aurais jamais cru… Elle s’écarte d’un bond du lit. — Quoi ? l’interroge Kali. — Elle… elle…, balbutie Liberté. Elle connaît mon Père. Et elle veut le voir. C’est son souhait. Eugen opine d’un air satisfait. — Elle va t’ouvrir le passage. — Il vaudrait mieux, prévient Gabriel. Il leur montre la fe-nêtre. De l’autre côté, un œil énorme et luisant de haine les fixe. Le Dragon les a retrouvés. PALESTINE - PREMIER SIÈCLE D’UNE NOUVELLE ÈRE. — Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. Le charpentier prit une grande inspiration et déposa les outils qui pesaient si lourds autour de sa taille depuis le début de l’après-midi. L’appel impérieux qu’il sentait dans son sang l’empêchait de se concentrer. Il n’avait cessé de penser à son étrange rencontre avec l’ermite à la peau sombre. D’abord résolu 233 à ne pas accepter son invitation, il lui arrivait désormais d’en rê- ver la nuit et de se réveiller en sueur, car il affrontait dans ses songes la douleur de ne pas avoir répondu à son appel. Il se voyait vieillir sans destin, sans personne pour se souvenir de son nom et surtout avec une impression de gâchis, de manque au-delà du supportable. Mais si parfois, dans ses rêves, il choisissait l’autre voie, il ne voyait pas cinq années s’écouler avant sa mort qui s’annonçait terrible, sa famille était dispersée, sa femme ne guéris-sait pas de sa peine, quant à son fils… et submergeant ce chagrin, l’immense vague de son nom renversait les temples romains. — Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom ; sois une bénédiction ! Le malin lui envoyait ces visions, assurément, afin de le tenter, comme le pauvre Job sur son tas de fumier. Il lui promettait la gloire dans le but de le détourner d’une vie saine et pieuse. Il lui faisait croire qu’il pouvait être plus fort que l’aigle impériale. Imaginer qu’on avait un destin quand on n’était qu’un humble charpentier relevait de l’orgueil. Il devait accepter ce que Yahvé lui avait accordé et ne pas se laisser embarquer dans des aventures grotesques. — Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. Pourtant, depuis qu’il avait l’âge de comprendre, il sentait que quelque chose manquait à sa vie. Il regardait les autres et ils lui renvoyaient sa différence. Il n’avait jamais pu mettre le doigt sur ce qui n’allait pas chez lui… ou chez eux. Il avait fini par enfouir ce genre de questions dans son cœur, pour fonder une famille, bâtir une vie aussi correcte que possible. Mais cet homme… cet homme… le rendait fou. Il sortit de son atelier et la lumière crue du soleil de midi l’aspira. Il leva la tête et ferma les yeux. La chaleur le faisait fré- mir, son front, bientôt, ruissela. Pris de vertige, il se mit en route pour la synagogue. À l’ombre ou au frais chez eux, les habitants de Nazareth le regardèrent passer avec surprise. Le charpentier avait-il perdu la tête, pour se promener sous cette chaleur ? 234 L’ermite se tenait bien là, ainsi qu’il l’avait dit. L’ombre d’un arbre centenaire le protégeait des rayons cuisants. Son obole et son bâton reposaient près de lui. Il semblait dormir. Le charpentier dansa d’un pied sur l’autre, n’osant le réveiller. Il me laisse peut-être une chance de repartir. — Alors, Fils de l’Aigle, finit par dire l’étranger. On dirait que ta décision est prise. — J’ignore ce que tu me veux exactement. — Pour commencer, fit l’homme en se redressant, te montrer quelque chose. Assieds-toi près de moi. L’artisan obéit. Il crut qu’il ne lui faudrait pas patienter longtemps, mais leur attente dura plus d’une heure. L’ermite ne parlait pas, ses doigts jouaient dans le sable et il semblait ruminer quelque ancien souvenir. Enfin, la porte de la synagogue s’ouvrit et plusieurs hommes sortirent, en grande discussion. Ils remarquèrent à peine les deux individus. — Regarde-les et dis-moi ce que tu vois. C’étaient des habitants de son village qu’il connaissait bien, des hommes intègres et prospères, avec qui il discutait cependant peu. Il le dit à l’étranger qui secoua la tête. — Ce n’est pas ce que je te demande. Regarde-les VRAIMENT. Vois-tu ce qui les accompagne ? Au début, le charpentier ne saisit pas la question. Mais il fit un effort, plissa les yeux et se concentra jusqu’à s’en donner mal à la tête. Pour finir, celle-ci lui tourna. L’ermite posa sa main sur son épaule et ajouta : — Ne regarde pas ainsi, mais comme tu le faisais enfant. (Ça n’avait pas plus de sens pour lui.) Tu les voyais avec quelque chose d’autre, que toi tu n’as pas. Sa vision devint plus claire et il hocha la tête. Alors les formes lui apparurent, gorgées de lumière. Elles virevoltaient avec fréné- sie autour des hommes et leur passaient parfois à travers le corps. — Tu les vois, à présent, constata l’étranger. Elles viennent de prendre leur repas. Ce sont des Mânes. Mais contrairement aux 235 autres, toi, tu n’en as pas. On t’a… oublié dans le grand tirage universel. Et cela te rend unique. Plus fort et capable de faire tourner autrement le monde autour de toi. (Il désigna au bout de la rue une cohorte qui venait en patrouille.) Les Romains possé- dent des Esprits, eux aussi, rien ne les différencie de nous, sinon la puissance des armes, réalise le charpentier. — Il ya très longtemps de cela, nous ne formions qu’un seul peuple. Puis nous avons pris des chemins différents, mais au fond, nous restons les mêmes. Humains, c’est bien ce qui nous définit. Et avec cette humanité vient llamanâ, expliqua son nouveau professeur. — Que veux dire ce mot ? — Un Ange me l’a confié. C’est la divinité que nous possé- dons tous. Je vais te parler du Père et tu comprendras. TRINITY - RETOUR AU PRÉSENT. — Et maintenant, on fait quoi ? La question s’adresse à Eugen qui n’a plus l’air de vouloir jouer les leaders. Le Dragon n’a qu’à ouvrir la gueule et ils seront réduits en cendres. — Mon intervention a déjà changé le futur. — On revient à la case départ, alors. Liberté récupère son épée. La façon dont elles se prolongent toutes les deux a quelque chose d’extraordinaire. D’ailleurs, le Dragon recule. L’Ange se tourne vers Gabriel. — Rafraîchis-moi la mémoire. Comment Persée tue-t-il la Bête qui devait dévorer Andromède ? — Tu penses qu’il est fait de la même trempe ? — Le mythe ne s’est pas transmis par hasard. — Il lui a tranché la tête, se souvient Eugen. Et il l’a d’abord transpercé avec l’épée d’Hermès. Liberté caresse la Lance encastrée dans sa rapière. — Vous m’attendez ici, fait-elle. Mais Kali l’interrompt. — Une minute, beauté. Je crois que tu vas avoir besoin d’un appât, si tu veux que ton plan réussisse. 236 — Tu te proposes pour ce rôle ? demande l’Ange d’un ton railleur. Je n’ai pas oublié que tu n’as pas été gentille avec moi. — J’ai très beaucoup peur, se moque la Déesse de la Mort. Montre-moi plutôt ce que tu sais faire avec une épée, fillette. — Après toi, je t’en prie, rétorque Liberté en esquissant une révérence. Puis elle se tourne vers Harfang et Adama. Emmenez Agnès en sécurité. Nous vous retrouverons là-bas. — Et comment feras-tu ? s’inquiète le Vivant à visage de lion. La Fille de Lucifer s’approche de lui et murmure doucement : — Pense juste à moi, Adama. Puis elle lui fait un clin d’œil avant de disparaître dans le couloir. On l’entend s’écrier : Attends-moi, Kali ! Je ne voudrais pas que cette bestiole grille ta jolie coiffure. — Je ne suis pas sûr que les laisser toutes les deux seules soit une bonne idée, commente Gabriel. — Ne t’inquiète pas, elles s’en sortiront, assure le prêtre. — Ce n’est pas le Dragon qui me turlupine, mais le fait qu’elles pourraient finir par se taper dessus. Ça ferait désordre. La Bête accueille les deux femmes par un jet de flammes destructeur. Si Kali n’avait pas poussé Liberté quand celle-ci a mis le nez dehors, ça en aurait été fini de la cause du Libre Arbitre, rumine l’Ange en assurant sa prise sur la garde de son épée. Ça ne lui plaît pas du tout d’être redevable à la Déesse de la mort avant même d’avoir mis son plan en application. Du coin de l’œil, elle voit les autres s’enfuir par les toits. Eugen et Agnès sont juchés sur le dos d’Adama qui file comme le vent, escorté par les deux créatures ailées. Elle devine où ils se rendent et leur souhaite mentalement bonne chance, car à l’est, le ciel s’est de nouveau obscurci. L’autre camp doit se dire que le Dragon traîne beaucoup trop et qu’il est temps d’en remettre une couche. Mieux vaut qu’elle en ait terminé avec la Bête avant qu’ils ne rappliquent. Il n’y a pas idée de coller une saleté pareille dans cette histoire. En plus, le feu, il fallait forcément que ça me tombe dessus. Elle serre les dents quand ses incarnations se souviennent simultanément de 237 toutes les fois où les flammes lui ont réglé son compte. Reste concentrée, ma fille, ou ça va mal finir. Kali fait des pieds et des mains pour attirer sur elle l’attention du monstre. Mais celui-ci garde ses yeux mauvais rivés sur Liberté. On se connaît, tous les deux. Tu n’as probablement pas oublié toutes les fois où je t’ai mis une raclée, mais l’inverse est aussi exact. Tu changes de tactique, néanmoins, je me dis que les textes doivent s’appliquer un jour ou l’autre. Le Libre Arbitre a semé ses indices dans l’Histoire et les histoires. Autant jouer cette carte pour aujourd’hui. Et si je me plante… À Dieu vat ! Mais ça serait bien dommage, pense-t-elle avant de se précipiter sur le monstre. Celui-ci l’accueille gueule ouverte. Des relents de soufre et de cadavre assaillent les narines de Liberté qui, au moment de fondre sur le monstre, entend l’ultime exclamation de Kali, frustrée qu’elle lui vole encore la vedette. Désolée, Déesse, mais le seul appât que veut cette créature, c’est moi. Bien essayé, pourtant. Peut-être auras-tu la chance de l’occire, si j’échoue. La tête écailleuse serpente jusqu’à elle, tous crocs dehors. Un bruit de métal très clair se répercute entre les murs des immeubles, quand la lame rencontre la gueule. La Fille de Lucifer retient un cri de douleur. Le choc est tel qu’elle a l’impression qu’on lui arrache les bras. Mais elle tient bon et parvient à repousser le cratère béant qui rêve de l’aspirer. La haine de la Bête la frappe de plein fouet. Comment ont fait les autres pour tenir le coup ? Elle puise désespérément dans ses souvenirs, mais ses combats ne sont qu’une masse confuse d’images, souvent gorgées de douleur et aucune de ses incarnations ne peut lui venir en aide. À croire qu’aux portes de la mort, tout se court-circuite. Pense comme une flic, pas comme une déesse, lui conseille Lynn. Tu neutralises et tu ne philosophes pas. Cette petite a du répondant, mais j’aurais besoin de quelque chose de plus efficace. Une nouvelle parade l’empêche de perdre la tête. Et elle évite in extremis la queue du Dragon lancée dans une attaque sournoise. Soudain, une lame passe près de son œil et Kali vocifère : — J’étais censée faire la proie. — Ce n’est pas moi qui décide du menu, halète Liberté. Mais 238 j’apprécie le coup de main, adoucit-elle sa remarque, tout en évitant des griffes un peu trop proches néanmoins. Elles ajustent leurs parades et parviennent à faire reculer le Dragon. Celui-ci s’appuie trop fort contre un immeuble qui s’écroule. Liberté prie pour qu’il n’y ait pas d’habitants à l’intérieur. Un deuxième craquement sinistre se fait entendre. Les bâtiments suivent les uns après les autres et bientôt, c’est tout un côté de la rue qui tombe en gravats. — Tu as un gros cul, mon bonhomme. La Bête répond à l’insulte en crachant de nouveau des flammes. L’Ange sent le roussit et tousse à en perdre haleine. Le monstre profite de cet instant de faiblesse pour la saisir par la taille et l’étreint si fort que Liberté pousse un cri de douleur sans fin. La Déesse de la mort se précipite aussitôt à la rescousse et enfonce ses épées dans la patte du Dragon qui l’envoie valdinguer d’une chiquenaude. Tout à coup, quelque chose percute la Bête en pleine poitrine. — Harfang ! s’exclame la Fille de Lucifer. Elle lui lance son épée. Cherche le défaut dans la cuirasse, au niveau de son cou. Le Démon file comme une balle et tournoie autour du monstre, à lui en faire perdre la tête. Le Dragon n’est pas assez rapide pour saisir Harfang qui réussit à passer dans son dos. Trop tard pour Liberté. L’air commence à lui manquer et elle perd connaissance. 239 240 CHAPITRE 15 Ces nombreuses conquêtes, Jésus les devait au charme infini de sa personne et de sa parole. Un mot pénétrant, un regard tombant sur une conscience naïve, qui n’avait besoin que d’être éveillée, lui faisaient un ardent disciple. Quelque-fois Jésus usait d’un artifice innocent, qu’employa aussi Jeanne d’Arc. Il affectait de savoir sur celui qu’il voulait gagner quelque chose d’intime, ou bien il lui rappelait une cir-constance chère à son cœur. C’est ainsi qu’il toucha Natha-naël, Pierre, la Samaritaine. Dissimulant la vraie cause de sa force, je veux dire sa supériorité sur ce qui l’entourait, il laissait croire, pour satisfaire les idées du temps, idées qui d’ailleurs étaient pleinement les siennes, qu’une révélation d’en haut lui découvrait les secrets et lui ouvrait les cœurs. Tous pensaient qu’il vivait dans une sphère supérieure à celle de l’humanité. On disait qu’il conversait sur les montagnes avec Moïse et Élie ; on croyait que, dans ses moments de solitude, les Anges venaient lui rendre leurs hommages, et éta-blissaient un commerce surnaturel entre lui et le ciel. Ernest Renan, La Vie de Jésus, extrait. TRINITY – RETOUR AU PRÉSENT — Ça ira ? demande Kali en aidant Liberté à se relever. L’Ange hoche la tête. Elle a mal partout. Quand on affronte un Dragon, une enveloppe charnelle devient bien encombrante. — Où est-il ? s’inquiète-t-elle, en regardant de tous côtés. — Je ne sais pas. Il faut le retrouver, répond la Déesse de la mort, au moins aussi préoccupée qu’elle. Liberté lui lance un regard aigu. Il a le chic pour se fourrer dans les ennuis, ajoute Kali. Et bien souvent dans le but de te plaire. — Tu parles de lui comme s’il était toujours Ishmael. — J’ai envie d’espérer qu’il soit encore là, quelque part dans ce monstre et que quand toute cette histoire sera finie, il trouvera un 241 moyen de refaire surface. L’autre ne me plaît pas du tout, mais il faut admettre qu’il ferait aussi n’importe quoi pour toi. — Quelque chose en lui me rappelle mon Père, admet l’Ange. Elle semble chercher une direction, puis finit par pointer un index vers l’est. Par-là. Je crois que je sens sa présence. — Debout, espèce de grand machin à plumes. Reposant au fond du cratère qu’il a creusé dans sa chute, Harfang bouge les yeux sous ses paupières, mais ne les ouvre pas. — Vas-tu te décider, à la fin ! s’impatiente la voix. On n’a pas que ça à faire. Le monde attend d’être sauvé. — Le monde, je m’en fiche, grogne le Démon, sans tenter de se redresser. Y a que toi pour te soucier de millions de cancrelats qui grouillent sur son cadavre. La créature marque une pause. Et puis d’abord, je suis mort. — N’importe quoi ! Tu es un Démon. Tu ne peux pas mourir. — Bien sûr que si, puisque je t’entends. — Ça marchait comme ça, quand tu étais dans ma tête. Et tu étais moins courtois. Je devrais peut-être reprendre tes méthodes. — Aïe ! rugit Harfang en se relevant d’un bond. Comment… t’as fait ça ? bredouille-t-il en frottant ses fesses douloureuses. — Question de volonté. Ramasse l’épée, rappelle la voix, alors que le Démon l’a laissée sur le sol. Liberté en aura besoin. — Et tu vas peut-être aussi me dire par où je dois aller, se moque le Démon qui ne reconnaît pas le tas de ruines fumantes qui l’entoure. — Par-là, répond son interlocuteur invisible en le forçant à tourner la tête. — Comment tu sais ça ? — Liberté vient vers nous. Je l’ai appelée, lui répond une autre voix. Harfang découvre à quelques pas devant lui une apparition fantomatique. Il ne l’a jamais rencontrée en chair et en os, mais dès qu’il la voit, il sait que c’est elle. Son côté démon s’enflamme dès que la première goutte corrosive de jalousie cloque ce qui lui sert de cœur. 242 — Les âmes ont décidé de s’en mêler, on dirait, constate-t-il en fendant le spectre d’un geste glissé avec son arme d’emprunt. — Je sais que tu n’es pas content de me voir, l’ami, répond l’apparition sans se laisser démonter. Mais maintenant que le voile entre les mondes est sur le point de se déchirer, je compte bien assister au dernier acte. — Tu ne nous suivras pas en enfer, lui rappelle Harfang. — Là-bas, tout se bouscule, tu sais. Au Jardin des Délices navigue la nef des fous. Regarde ! Elle désigne des silhouettes qui courent le long d’un mur effondré. Elles se confondent avec la fumée qui monte du sol et leurs peaux fripées les font ressembler à de petits singes difformes. De longues figures tristes, mangées par des yeux sans espoir se tournent vers le spectre et le Démon. Juchées sur leurs épaules, leurs Mânes rabougries frappent leurs congénères à portée. Le damné s’effondre alors en poussant un cri aigu et disparaît. — Ceux-là remontent des enfers. Ils sont venus avec nous. En bas, plus personne ne les surveille. Tu as dû remarquer aussi que les Anges se faisaient plutôt rares. Ils sont occupés à défendre le Royaume Cé- leste. Ahriman a profité de la cohue générale pour lancer une offensive contre le Paradis. Sa première attaque a été particulièrement efficace. Le Porche est tombé, mais il a ensuite dû reculer devant les renforts menés par Raphaël. Nous avons profité du chaos provoqué par la bataille pour vous rejoindre. — Nous ? relève Harfang. Et tandis qu’il parle, des centaines d’âmes remontent du sol, chatoyant dans l’air, comme si elles allaient s’évanouir, puis prenant consistance et des visages se dessinent, certains plus maladroitement que d’autres. — Les plus anciennes ont du mal à se rappeler qui elles sont. Les Esprits sucent leur divinité. Et après, les Anges s’en nourrissent. — Et toi, pourquoi n’es-tu pas accompagnée ? Les lèvres de Camille dessinent un sourire moqueur. — Moi je n’étais pas assez fréquentable pour le Paradis. J’attendais dans les limbes, quand on est venu me chercher. (D’autres 243 fantômes la rejoignent, certains familiers au Démon.) Aimer Liberté nous a valu la disgrâce. Nos anges gardiens ont été dévorés dès leur arrivée dans l’au-delà. Par moments, un autre essaie de nous vampiriser, mais il semblerait que la fréquentation de Liberté nous ait immunisés. Puis elle ajoute très doucement, en inclinant légè- rement la tête : La voilà. Deux femmes entrent dans la rue saupoudrée de cendres. Les damnés s’enfuient en couinant, tandis que les âmes qui accompagnent le défunt lieutenant Gasquez s’agenouillent. — À quoi ils jouent ? grince Liberté, perplexe. — Tu n’aimes pas les hommages ? Une vive émotion passe sur le visage de l’Ange qui redevient Lynn Bellange pendant quelques instants. — Camille, qu’est-ce que tu… ? — On a pensé que tu aurais besoin d’aide, là où tu te rends. Mes amis et moi, on s’ennuyait dans les limbes, on s’est dit qu’on pourrait te donner un petit coup de main. — Je les reconnais ! s’exclame Liberté après avoir longuement scruté les visages les plus proches. Des larmes commencent à embuer ses yeux. — Ne te laisse pas distraire, lui rappelle un peu durement Harfang. On doit rejoindre les autres… — Au cercle de pierres, complète la Fille de Lucifer. Je sais. PALESTINE - PREMIER SIÈCLE D’UNE NOUVELLE ÈRE. Il régnait dans les rues de Jérusalem une agitation inhabituelle. Comme il marchait entre les bâtiments penchés vers lui, le jeune Judas vit plusieurs disciples de son père courir dans sa direction. Il fit tomber les deux paquets qu’il portait sous chaque bras et se précipita vers eux. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Où est mon père ? s’exclama-t-il en saisissant Jean, un des deux fils de Zébédée, par le bras. Il se débattit pour se libérer. — Les séides de Caïphe l’ont arrêté. Éperdu, le jeune homme se précipita vers l’entrée du jardin : il 244 aurait dû savoir que quelque chose d’aussi affreux allait se produire. Depuis leur retour à Jérusalem, son père était bizarre, d’un calme dérangeant et il répétait sans cesse que son destin allait s’accomplir. Il n’y avait pas moyen de lui retirer cette idée de la tête. Et il m’a envoyé faire une course pour m’éloigner. — Attends ! Un homme à la peau noire l’intercepta. — Vous ! s’exclama Judas. Pourquoi n’êtes-vous pas avec mon père ? — Ce n’est pas ma place, assena l’étranger. — Pourtant, tout ça, c’est de votre faute, lui reprocha le jeune homme en criant. Il lutta pour se débattre. — Si tu vas là-bas, tu te feras tuer. Tu dois venir avec moi ! — Pourquoi ? — Parce que ton père me l’a demandé. J’ai tout fait pour le protéger, mais ses premières réussites ont trompé ma vigilance et les autres en ont profité. Perplexe, le jeune Juif cessa de se débattre. — Les autres ? répéta-t-il. — Viens, maintenant, je t’en prie. Des cris leur parvinrent de l’entrée des jardins. — Papa ! — Viens, Judas ! Avec l’énergie du désespoir, l’étranger parvint à l’attirer à l’écart, ils se cachèrent tandis que les gardes du grand prêtre de Jérusalem, escortés par une foule curieuse, conduisaient le Nazaréen en prison. Judas regarda passer son père, impuissant, des yeux remplis de larmes. — À présent, observe, lui chuchota l’ermite. Il pointa un index d’ébène vers les oliviers entrecroisés, sous lesquels se tenaient deux hommes. L’un était Pierre, l’autre… Les yeux de Judas s’écarquillèrent. — C’est un séraphin, souffla-t-il en distinguant les six paires d’ailes accrochées au dos du second individu. 245 — Métatron, probablement. Il aura voulu assister à l’arrestation de ton père pour s’en féliciter. Ils restèrent silencieux, observant le spectacle, jusqu’à ce que le messager du Ciel disparaisse et que l’apôtre se retire. — Pierre n’a pas pu faire ça. C’est un l’ami le plus fidèle de mon père. — Il l’aime infiniment et croit accomplir la volonté de Dieu en le livrant aux Romains. Il espère aussi que son arrestation en-gendrera un mouvement de rébellion chez son peuple. Jésus est à moitié romain, la justice de Caïphe ne s’appliquera pas contre lui. Pierre espère gagner sur les deux tableaux. L’étranger se laissa aller en arrière, l’air las. Et Métatron me coupe l’herbe sous les pieds, encore une fois. — Encore une fois ? répéta Judas. Ses yeux se plissèrent : Vous vous êtes servi de mon père. Il vous a fait confiance, il a tout abandonné pour vous et voyez où il en est aujourd’hui. Vous n’essaierez pas de le sauver ? L’affranchi secoua la tête. — Nous avons un plan de rechange, ton père et moi. Il sait exactement ce qu’il doit faire. Sa volonté s’accomplira, pour qu’un jour, tout ceci ait un sens. — Je me moque de la portée de son sacrifice ! rugit Judas. Une claque monumentale lui coupa aussitôt le souffle. Comment osez-vous ? — Je te sauve la vie, espèce d’idiot. Ton père connaissait les risques. Il est unique et suffisamment puissant pour ne pas avoir à craindre ce que Caïphe ou d’autres lui feront. Son destin va s’accomplir et grâce à son sacrifice, de nouvelles légions seront levées afin qu’arrive la Révélation. Judas recula, révolté. — Je refuse d’en entendre davantage. Vous l’avez manipulé, c’est tout. Il va mourir ! Par votre faute ! Il s’enfuit en courant. — Judas, reviens ! le supplia l’étranger. Mais le jeune homme resta sourd à ses appels. 246 — On dirait que tu as un petit problème, Adama, le fit sursauter une voix derrière lui. L’homme se retourna, tremblant de colère, face au chef des légions célestes. Cette fois-ci, il avait pris l’apparence de Jupiter Capitolin, vêtu d’une toge romaine et tenant à la main ce qui ressemblait à des éclats de foudre. C’était qui, le gamin ? demanda-t-il avec un signe de la tête en direction du coin de la rue par lequel Judas avait disparu. — Va-t-en ! répondit le Premier. Son impuissance fit sourire le séraphin. — Pas question, j’ai bien l’intention d’assister au dernier acte de cette mascarade. Tu croyais faire quoi, avec ce charpentier ? Nous concurrencer sur notre propre terrain ? On n’invente pas une religion en claquant des doigts, mon petit bonhomme, fit l’envoyé céleste en joignant le geste à la parole. Quand comprendras-tu que les humains refusent la responsabilité que tu leur offres. Nous, on a un marché honnête avec eux : ils nourrissent nos Mânes en échange de la vie éternelle. — Mensonge ! — À chacune de nos rencontres, tu me chantes toujours le même air. Va, tu me fais presque pitié. Métatron s’approcha d’un air menaçant du Premier. Mais je n’oublie pas que nous avons un compte à régler, toi et moi. — N’aie crainte, le moment venu, je saurai m’en souvenir. — Très bien, fit le séraphin, d’un ton enjoué. À la prochaine Apocalypse, alors ! s’exclama-t-il et il disparut. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE – RETOUR AU PRÉSENT. Avec douceur, Jason caresse les cheveux d’Agnès qui soupire, mais ne réagit pas. Elle a de la fièvre et sa température augmente. Son teint blême, ses yeux haves annoncent sa fin prochaine. Si Liberté ne se dépêche pas, il sera bientôt trop tard. — Quel effet ça fait d’utiliser une mortelle pour arriver à tes fins ? reproche l’archange Gabriel. Tu nous as sans arrêt reproché de nous servir des humains et tu t’apprêtes à faire la même chose. 247 Le Premier ne se donne pas la peine de lui répondre. Il passe un linge humide sur le front luisant de la jeune fille. — Moi, à ta place, je réciterais quelques pater noster avant de me lancer là-dedans. On ne sait jamais, ça pourrait marcher. — Je ne suis pas cynique à ce point, rétorque le Vivant. Je vois un immense gâchis et pas un moyen d’obtenir ma revanche. Elle aurait pu voir tant de choses incroyables et voilà qu’elle s’éteint doucement. — Oui, quand ils admirent des soleils couchants, ce qui passe dans leur cœur, brrr… C’est tellement… Ça croque sous la dent et ça reste un moment sur la langue, quand on y repense. — Vous mangez les Esprits, gronde sourdement Matthew, comme on piocherait dans un paquet de bonbons. — Leur naïveté les rend sublimes, persiste l’envoyé du Ciel. S’ils pouvaient analyser ce qu’ils voient, le disséquer sans la poésie que confère l’espoir, tout ça aurait un goût de cendres. Ils sont uniques, Adama, et toi, tu veux les rendre tous semblables. Lorsqu’ils connaîtront la portée de leurs gestes, le prix de chaque moment, ils agiront tous comme des robots. Fini le goût de l’individualité. Ils penseront groupe et deviendront ennuyants. — Mais à la fin, quelle cause sers-tu ? s’emporte le Premier en faisant face à l’archange. Tu donnes des leçons, comme si tu en avais encore le droit, tu jures que nous nous trompons, toi qui fais partie des menteurs. Et le pire là-dedans, c’est que tu sembles vraiment croire ce que tu affirmes. — J’ai une perspective différente. Tu vois tout le nez dans la fange de ton existence interminable. Moi, j’observe de plus haut, de plus loin, depuis plus longtemps. Nous les sauvons et ils nous adorent. En quoi est-ce répréhensible ? Que deviendront-ils quand ils comprendront la nature de la mort, de l’au-delà, lorsque les mystères mourront, privant le monde d’artifices si commodes à admettre ? Je les aime aussi, quoi que tu en penses. Le prophète que tu nous as glissé sous les pattes, par exemple. Celui-là, quel joyau ! J’ai voté contre son châtiment. Mais il a fait trop de dégâts, les autres ne voulaient plus le voir semer la zizanie. 248 — C’était un ami, reproche Adama. — Et je sais que tu n’en as pas eu beaucoup, et pour cause ! Tu leur as fait courir un terrible danger. À commencer par ta tribu. Parce qu’ils ont suivi l’enseignement de Liberté transmis par ta bouche, ils ont pris la grosse tête ! Tu as dû les massacrer. — Comment va-t-elle ? les interrompt Heiden. Matthew se contente de secouer la tête. Ce n’est pas bon du tout. Nous aurions dû la sauver. — Dis-moi, l’interpelle Gabriel. Les hommes du futur sont-ils plus heureux parce qu’ils ont gagné l’omniscience ? Les traits du prêtre s’assombrissent. L’archange semble navré. Vous êtes aussi têtus que Liberté. Le bon droit n’a jamais satisfait les hommes. Il se lève et laisse Eugen et Jason seuls avec Agnès. — Et s’il avait raison, soupire le prêtre. Quand vous êtes revenus des Enfers, la dernière fois, il y avait quelque chose dans votre expression… — Vraiment ? s’exclame le Premier. — Oui, j’ai pris ça pour de la lassitude, mais c’était peut-être de la déception. Vous avez demandé à vivre une vie de simple mortel et après toute cette histoire, on ne vous a plus jamais revu. — Il existe un endroit… une rivière en Afrique, où je voudrais me retirer. Seul. Avec juste les animaux pour compagnie, confesse Matthew. J’ai fait trop de mal en voulant le bien. Détruit des familles quand je souhaitais faire émerger des nations. Là-bas, au moins, je ne blesserai personne. — De l’imperfection ne peut naître la perfection. — Qui sait si ce Dieu dans lequel les hommes veulent croire est la solution ? Il finira par venir et il effacera nos erreurs. — Toutes sont-elles bonnes à effacer ? demande le prêtre. Mais vous entendre parler comme ça me rassure. Le doute peut sauver un homme. Je me dis qu’il est une infime manifestation de cette responsabilité que nous devrions assumer. — Les voilà ! leur annonce Gabriel. Quelques instants plus tard, Liberté, Harfang et Kali entrent dans les appartements se-249 crets d’Ishmael où repose Agnès. Jason se lève et interroge l’Ange du regard. — Pour le Dragon, c’est réglé. On peut remercier Harfang. Les yeux du Premier se posent sur le Démon. Il se méfie toujours de lui et de ce qu’il pourrait faire si ses intérêts ne rejoignaient plus ceux du Libre Arbitre. Il reconnaît qu’une pointe de jalousie se mêle à ses réflexions. — Comment va-t-elle ? l’interroge ensuite la Fille de Lucifer. Il s’écarte pour la laisser voir par elle-même. À cet instant, Agnès ouvre les yeux et les plonge dans ceux de l’Ange. Sa voix résonne, étonnamment claire : — Je t’attendais, Liberté. Celle-ci s’assoit sur le lit et caresse les cheveux d’Agnès. — Tu meurs, dit-elle à la Fille de l’Homme. Je ne comprends pas. Comment vas-tu m’aider à retrouver mon Père ? L’adolescente ferme les yeux et exhale son dernier soupir. L’Ange s’écarte du lit, comme si quelque chose l’effrayait. Deux phénomènes se produisent alors en même temps : avec un petit cri plaintif, l’Esprit qui accompagnait Agnès se matérialise et tend ses mains vers Liberté. Son visage cendreux se déforme, comme s’il souffrait physiquement, sa silhouette s’allonge, tirée vers le haut, puis il éclate en milliers de gouttelettes d’argent. — Que… ! L’Ange n’a même pas le temps d’être étonnée. Surgissant du corps d’Agnès, une main fine et blanche l’agrippe. Elle se débat pour lui résister, mais l’autre est plus forte. — C’est la clef ! s’exclame Eugen et tous les Vivants se précipitent vers Liberté. Ils sont engloutis en même temps qu’elle à travers le corps d’Agnès. Seuls restent le prêtre et l’archange. — C’est pas possible ! proteste ce dernier. Ils ne peuvent pas y aller sans moi ! Comment on va faire pour les retrouver ? — En nous accompagnant, peut-être, suggère une voix près de lui. Le fantôme de Camille refait son apparition. Je peux sentir l’essence de Liberté. Mais le curé ne pourra pas nous suivre, ajoute-telle avec un regard qui en dit long. 250 — Je commence à avoir l’habitude de ne pas être désiré, ré- pond celui-ci, stoïque. Cam tend la main vers l’archange. — Ce serait bien le Diable qu’une vulgaire âme m’aide à rejoindre les Enfers ! s’insurge l’envoyé du Ciel qui se reprend : D’un autre côté, si je prends la voie royale, je risque de me faire repérer. Soit. Et ses doigts se referment sur ceux, intangibles, du fantôme. 251 252 CHAPITRE 16 On tombe. On n’est pas seul dans ces limbes d’en bas ; On sent frissonner ceux qu’on ne distingue pas ; On ne sait si ce sont des hydres ou des hommes ; On se sent devenir les larves que nous sommes ; On entrevoit l’horreur des lieux inaperçus, Et l’abîme au-dessous, et l’abîme au-dessus. Puis tout est vide ! On est le grain que le vent sème. On n’entend pas le cri qu’on a poussé soi-même ; On sent les profondeurs qui s’emparent de vous ; Les mains ne peuvent plus atteindre les genoux ; On lève au ciel les yeux et l’on voit l’ombre horrible. On est dans l’impalpable, on est dans l’invisible ; Des souffles par moments passent dans cette nuit. Puis on ne sent plus rien. – Pas un vent, pas un bruit, Pas un souffle ; la mort, la nuit ; nulle rencontre ; Rien, pas même une chute affreuse ne se montre. Et l’on songe à la vie, au soleil, aux amours, Et l’on pense toujours, et l’on tombe toujours ! Et le froid du néant lentement vous pénètre ! Vivants ! tomber, tomber, et tomber, sans connaître Où l’on va, sans savoir où les autres s’en vont ! Une chute sans fin dans une nuit sans fond, Voilà l’enfer. Victor Hugo, La Légende des Siècles, Vision de Dante, IV. ENFER - DOMAINE D’AHRIMAN. Le Prince des Démons prend la tête minuscule de l’enfant entre ses doigts. Il n’a qu’à presser pour que ce soit fini. Mais il hésite. Et ça l’agace. Je n’ai pas toutes les réponses et si j’écrase ce nabot, je pourrais bien déclencher ce que je redoute. Le laisser en vie sera peut-être tout aussi dangereux. Ces humains, quand ils nais-253 sent sans Mânes, ce sont de véritables plaies. On ne peut pas les influencer à souhait. Ils ne prient pas, ils trouvent des trucs plus intelligents à faire… comme réinventer le monde, ouvrir les yeux de leurs contemporains, proposer une alternative à tout ce cirque. Ils sont lucides, des clairvoyants au royaume des aveugles. Mais celui-là braille et pue autant que les autres. Il se tourne vers Lilith. — Débarrasse-moi de cette chose. La damnée récupère l’enfant comme un paquet de linge sale, pendant qu’Ahriman retourne s’asseoir sur son trône. Son palais a été déserté par ses troupes, ceux qui devaient retrouver Harfang ne sont pas revenus. Tout ce bazar m’a pris au dépourvu. Je me suis emballé, le Porche est abattu, mais nous n’avons pas pu tenir notre position. Il a cru avoir quelques jours devant lui d’ici à ce que l’Apocalypse se déclenche. Mais ce n’est pas lui qui décide du calendrier. Ça n’a pas été faute d’essayer, en manipulant les Esprits des mortels à l’aide de chiffres symboles, de signes dans le ciel et de prodiges. L’ennui, c’est que la manœuvre consistait ni plus ni moins à faire atterrir un troupeau d’oies sur un timbre poste. Ils partent tous en vrille à vouloir interpréter les signes à leur sauce. Chacun avec leur façon de décompter les jours et les années, à changer de mode de calcul selon l’humeur d’un pontife qui veut rendre l’Histoire un peu plus absurde et faire naître un prophète quatre ans avant lui-même. Alors si on se goure dans les années, on peut bien se planter de quelques jours. D’autant que personne ne décide vraiment du moment où l’Apocalypse arrive, ni les gourous des grandes sectes qui font sonner le tiroir caisse plus fort que les trompettes du Jugement Dernier, ni les professionnels de l’absolution par correspondance ayant pignon sur rue, ni… Dieu, puisqu’il n’existe pas. Quoique, ces derniers temps, Ahriman est bien près de croire qu’il est réellement maudit. Autant que cette idiote de Lilith qui n’a pas du tout l’instinct maternel. Il l’observe d’un œil torve, en piochant dans ce qui sur Terre ressemblerait à une bonbonnière grouillante d’âmes. Celle qu’il croque la première lui laisse un goût agréable de cruauté sur la langue. Un tueur de chien. S’il était né sous une meilleure étoile, 254 il aurait pu finir chef d’Etat, mais un maître rendu fou furieux par la perte de son Médor lui a réglé son compte. D’ailleurs, celui-là répand une fadeur assez désagréable de bonne foi sous son palais. — Je n’imaginais pas cet endroit… ainsi, commente Lilith avec des coups d’œil inquiets pour les ruines de son palais. — La touche romantique, c’est moi qui l’ai apportée, se moque Ahriman. Pourquoi s’encombre-t-il de cette greluche, au fait ? Ah ! oui. Elle connaît l’Ange Liberté. Une corde sensible à faire vibrer le moment venu. — Et les trépans, les grills, les chaudrons ? — Du folklore. On se modernise avec les clients. Sa remarque la choque. Elle sursaute et serre l’enfant contre elle, comme s’il pouvait la rassurer. — Ça peut aussi donner ça. Il claque des doigts et tout se fait ténèbres. Le noir absolu tel que les humains ne peuvent le voir qu’au cœur de leur tombe, avant de basculer dans les abîmes célestes ou infernaux. Lilith pousse un hurlement de surprise et le bébé lui répond aussitôt. Le prince des Démons jubile quelques minutes, avant un nouveau claquement de doigts et tout revient à la normale. La jeune femme halète comme après avoir couru un marathon. L’enfant se débat, mais elle ne lui prête aucune attention, toute à sa terreur. — J’ai trouvé ça dans tes souvenirs : le placard où t’enfermait ton père adoptif, avant que tu le tues. Pas mal la façon dont tu as fait passer ça pour un accident. Mais le placard est resté là, à t’attendre… — Pitié, seigneur ! — Te rends-tu compte à qui tu parles ? Trahis-moi, déçois-moi et je te trouverai le placard le plus minuscule et noir que nous ayons en stock. — Le papillon de nuit vient se brûler les ailes. Ce qui a parlé ? Le sol lui-même ou l’air tout autour ? — Tu en es sûr ? demande Ahriman, nullement troublé. 255 — Il a soulevé le loquet d’une âme. Il cherche le Rédempteur. — Dès qu’on a découvert la supercherie, on aurait dû s’en dé- barrasser, maugrée le souverain démoniaque. Où ? demande-t-il encore à l’horizon. — Il sort par la bouche de Styx. Trois compagnons avec lui. Et une âme souveraine. Cette dernière information fait tiquer le Démon. Encore un humain sans Mânes. Qu’est-ce qu’ils fichent là-haut à la distribu-tion des naissances ? Les hommes sont donc devenus si nombreux qu’ils oublient de leur attacher une laisse ? — Ça veut dire quoi ? l’interroge Lilith, interloquée. — Que les choses sérieuses commencent. Abaddon ! lance-t-il et un rocher semble se déplacer. Il prend la forme du géant qui s’avance vers le trône et s’incline. — Rappelle tes troupes. Plus la peine de chercher Harfang sur Terre, il est ici. Je récompenserai leur incompétence : seul celui qui tuera ce traître sera sauvé. Les autres, je les dévorerai moi-même au souper. Une dernière chose, ajoute-t-il comme le Dé- mon allait prendre congé : Dis à l’Océanide de ne pas faire de zèle. Je n’ai pas oublié le coup de Thétis. Il ajoute en pensée : Cette pétasse jurerait fidélité à tous les humains, rien que pour lécher leurs Mânes pendant qu’ils se baignent dans ses eaux. J’vous jure. On n’est pas aidé en Enfer. Puis il fait signe à Lilith : — Rends-moi le gamin et va frétiller devant Liberté. Fais-lui comprendre qu’on tuera le bambin si elle ne te suit pas. À tous les coups, elle dira aux autres de poursuivre et ça les divisera. Lilith lui donne l’enfant avant de s’envoler derrière Abaddon. — Pourquoi tu brailles encore ? lance-t-il au bébé que son ton hargneux ne réduit pas au silence. — Il lui faut de la nourriture terrestre. — Bélial, tu sors enfin de ton trou, grince Ahriman. Le monstre aux cornes puissantes ne relève pas le salut sarcastique du prince des Enfers. Le Démon a surgi de derrière un pilier et marche droit vers le trône qui lui a jadis appartenu. 256 — Tu ne m’aurais pas appelé de toute façon. — Tu me connais : traître, fourbe, sans honneur. — Les Mânes s’agitent. Elles ne comprennent pas que tu aies pu laisser les Vivants arriver jusqu’ici. Cela n’aurait jamais dû se produire. Ils ont utilisé la mère pour entrer. Tes gens avaient pourtant ordre de la tuer. — Ils lui ont littéralement arraché le gamin des entrailles. Mais elle n’est pas morte assez vite. — Et le Dragon ? insiste l’émissaire. — Il fait moins peur, depuis qu’on a inventé les lances à incendie. Je ne suis pas le seul à blâmer. Tu aurais dû intervenir toi aussi. — Nous avions décidé de nous débarrasser du gêneur, mais nous sommes arrivés trop tard. Cette fois-ci, le prince démoniaque semble inquiet. — Que veux-tu dire ? — On est venu le chercher. — On ? — Lui-même. Harfang va devenir le cadet de tes soucis. — Si Liberté le trouve, oui, mais ça ne se fera pas. — Je l’espère pour toi, ou nous n’aurons pas l’occasion d’en reparler, de toute façon. — Bélial ! Je ne t’aurais jamais cru si… craintif. — Fanfaronne, mais rappelle-toi notre avertissement. — Que veux-tu dire ? — Les Mânes n’interviendront pas. Ils sont trop occupés à se bouffer entre eux. Quand l’Ange traversera le shéol, il ne restera que les damnés. Les Mânes sont comme… pris de folie. Et nous nous affaiblissons à mesure qu’ils disparaissent. Tu seras le dernier atteint, par la position que tu occupes, mais… ça viendra. Cette perspective semble réjouir l’ancien roi de l’enfer. Il a attendu de voir Ahriman au pied du mur. Resté trop longtemps prisonnier sur Terre, Bélial n’a pu que constater à son retour la mainmise de son rival sur les lieux et attendre son heure. Pour 257 cela, il avait fait ce qu’il savait le mieux : ourdir, provoquer, manipuler, jusqu’à ce que les Mânes fassent de lui leur émissaire. Il court-circuite ainsi une partie de l’autorité d’Ahriman, mais celui-ci a su garder les coudées franches… jusqu’à maintenant. Son obsession pour Harfang lui a fait rater beaucoup trop de signes, il s’est investi maladroitement dans la bataille contre le Ciel et le semi-échec qui en a résulté lui a fait perdre beaucoup de crédit. Si la présente Apocalypse ne représentait pas un réel danger, Bélial le laisserait se débattre dans sa merde jusqu’à ce qu’il retourne aux limbes d’où il est issu. PALESTINE, PREMIER SIÈCLE D’UNE NOUVELLE ÈRE. — Papa ? Papa, tu m’entends. Penché au-dessus de la grille, Judas fouillait désespérément les ténèbres des yeux. Il luttait contre la nausée provoquée par les odeurs âcres qui remontaient jusqu’à lui. Ça le rendait fou de savoir son père enfermé au fond de ce cachot. — Papa ! Je t’en prie, réponds-moi ! Après avoir erré pendant des heures dans la ville, le jeune homme avait laissé ses pas le guider jusqu’ici. L’aube était proche et d’ici quelques heures, le destin de son père serait scellé. N’obtenant aucune réponse, il s’assit à même le sol, les mains ballantes, le regard vide. Comment les choses avaient-elles pu si mal tourner ? Il se souvenait du jour où son père était venu le chercher, rayonnant comme jamais, pour lui annoncer sa décision de fermer son atelier et de répondre enfin à l’appel de Dieu. Au début, ça l’avait effrayé, il voyait déjà Jésus errer dans le désert comme l’avait fait un certain Jean-Baptiste, avant qu’Hérode ne le fasse assassiner. L’homme était devenu trop gênant. Il n’était pas bien vu en ce moment d’agiter la religion de David sous le nez des Romains. Mais Jésus lui avait expliqué et converti à sa cause. Du coup, il avait abandonné son apprentissage pour le suivre. Sa mère, d’abord réticente, avait laissé ses hommes par-courir la Judée avant de les rejoindre. Comme tout paraissait simple alors. Jésus parlait, des gens l’écoutaient, le suivaient, il 258 gagnait en autorité, il inculquait la tolérance entre Romains et Juifs. Et puis il avait disparu pendant plus d’un mois pour revenir transformé, presque inquiétant. À partir de là, son discours avait changé, surtout envers les pharisiens qu’il accusait de tromper le peuple. Plus politique que religieuse, son action dérangeait et il en payait aujourd’hui le prix. Un mouvement au fond de la prison (il avait failli penser « la tombe ») le fit se redresser. Un visage apparut dans le puits de lumière et Judas eut un choc. Son père avait été torturé ! — Va-t-en ! lui intima ce dernier d’une voix cassée. Le jeune homme se pencha au-dessus de la grille et vit alors les marques de coups sur tout le reste du corps. — Pourquoi se sont-ils acharnés sur toi comme ça ? Jésus baissa la tête, mais ne répondit pas. — Papa, il doit y avoir un moyen de te tirer de là. — Ce n’est pas la peine. — Quoi ! Pourquoi tu baisses les bras ! — Les enjeux sont plus importants que tu ne le crois. Ce que je fais aujourd’hui pourrait changer la face du monde. — C’est l’ermite qui t’a soufflé ces idées. — Non… — Que s’est-il passé dans le désert ? C’est depuis ton retour que tout a commencé à aller mal. (Son père lui tourna le dos.) Papa ! Attends ! le supplia Judas en agrippant la grille. — Tout est vrai, souffla le charpentier. — Quoi ? — Tout est vrai. Les Anges, les Démons, Yahvé. — Évidemment. Pourquoi tu dis ça ? — Je doutais… avant. J’obéissais parce que ce sont nos cou-tumes. Mais je n’avais pas la foi. Dans le désert, une de ces créatures m’a approché. Elle m’a montré tout ce que je pourrais devenir si j’embrassais sa cause. Je lui ai dit non. Mais elle n’a cessé de me harceler depuis. Et j’ai compris combien j’étais dangereux pour eux. Parce que je sais la vérité. 259 — La vérité ? Quelle vérité ? — L’ermite me l’a montrée. Ils sont là, perchés sur nos épaules. Je le vois même sur toi. Les propos incohérents de son père inquiétèrent le jeune homme qui recula. Que lui avaient fait les pharisiens pour qu’il délire ainsi ? — Tu ne me crois pas, bien sûr. Ce n’est pas grave, je comprends. Mais tu dois t’en aller. Je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour porter directement la guerre dans leurs rangs. — La guerre ? Les Romains vont nous écraser. — Les Romains ne sont rien ! aboya le charpentier. Ils tombe-ront, comme tous les autres. Je te parle de sauver nos âmes, Judas. On nous trompe. On nous vole ce que nous sommes. Et que tu te comportes avec bonté ou cruauté, ton sort est le même. Ce qui change, c’est la destination. Je vais y mettre un terme. — Très… très bien, balbutia Judas, perplexe. — Je dois mourir, assena son père. — Tu ne peux pas faire ça ! Qu’allons-nous devenir, maman et moi ? hurle le jeune homme. — Fuyez ! Mes propres disciples ont été corrompus. Tu es le seul en qui j’ai confiance et ils le savent. Si tu restes ici, ils se dé- barrasseront de toi, d’une façon ou d’une autre. Pars, va… en Égypte. Cela a porté chance à notre peuple, jadis. Je t’aime. Judas crut que tout s’effondrait autour de lui. Son père disparut dans les ténèbres et il eut beau appeler, supplier, il ne lui ré- pondit pas. ENTRÉE DES ENFERS. Lorsque l’archange et le fantôme débarquent dans le royaume des morts, ils se retrouvent précipités en pleine bataille. Menés par une géante aux cheveux bleus, les hordes de Démons encerclent Agnès et les quatre Vivants qui luttent courageusement. — On a mis plus de temps qu’eux pour arriver, rouspète Gabriel. Son guide ne se donne pas la peine de lui répondre. Avec elle se sont matérialisés des centaines d’âmes qui se ruent au se-260 cours de l’Ange Liberté. Mais le champ de bataille n’est pas à la faveur du Libre Arbitre. Les Vivants et leurs alliés se retrouvent acculés sur l’étroite rive du fleuve Styx dont les eaux bouillonnent furieusement. Et l’Océanide n’a apparemment aucune envie de les laisser passer. Abaddon la seconde et encourage ses troupes d’une voix puissante qui fait trembler le monde souterrain. — Je suppose que le Ciel ne nous viendra pas en aide, lance Liberté à l’archange, lorsqu’il la rejoint. — Ce n’est pas nous que tu pourras convaincre, en effet. Adresse-toi plutôt à eux. Il désigne les formes grises agglutinées sur une langue de sable grouillante de vermisseaux. La fureur de la bataille ne semble même pas les toucher. Ils agitent de temps en temps leurs bras comme pour chasser des insectes importuns, probablement des remords venus réclamer un peu d’attention. — Ils sont morts depuis peu, tués par les Démons. S’ils sont rancuniers, ils pourraient te servir utilement. Encore plus si tu leur promets d’échapper à la damnation éternelle. La Fille de Lucifer jauge d’un regard plein de mépris ces renforts qu’il lui propose : des lâches, des délateurs, des égoïstes. — C’est ça aussi, le Libre Arbitre, lui rappelle Gabriel. Es-tu prête à assumer cette part d’ombre de l’humanité que tu veux sauver ? Il voit bien que sa suggestion révulse la femme-flic en elle. Les yeux de Liberté se posent sur leurs Mânes qui ricanent de la voir si hésitante. — Si c’est le prix pour retrouver Lucifer…, se résigne-t-elle. Écoutez-moi ! interpelle-t-elle les damnés. Suivez-moi et je vous promets un autre sort que celui qui vous attend. Sauvez-vous vous-mêmes ou affrontez seuls les flammes éternelles ! Elle désigne de la pointe de son épée la lueur orangée qui marque l’horizon derrière le Styx. Au début, aucune âme ne bouge. Toutes semblent même encore plus figées. Puis l’une d’elle tente d’avancer, mais son ange gardien, agrippé à son dos, 261 veut la retenir. S’en suit un combat qui paraît déjà perdu, l’Esprit étant bien résolu à ne pas lâcher prise. Mais les cris des Démons redoublent et le damné voit ce qui l’attend, qui seront ses bour-reaux. Cela lui donne une nouvelle vigueur. Il parvient à rejoindre les quatre Vivants d’une allure effroyablement lente. Cependant, tandis qu’il marche ainsi, d’autres lui emboîtent le pas. Ils s’arrachent aux Mânes comme à des harpies immondes. Bientôt, il ne reste plus une seule âme de ce côté du Styx qui n’ait rejoint les rangs de Liberté. Les lares sifflent de rage et piétinent, définitivement impuissants. Comment motiver de telles troupes agglutinées entre les alliés du Libre Arbitre et les monstres qui continuent de déferler sur eux ? Ils se contentent d’encaisser les coups et de s’écrouler un à un, pour ne former sur le sable sombre, qu’une masse informe et sans volonté. Tout à coup, on entend hurler : — Mon fils ! Rendez-moi mon fils ! C’est l’apparition de Lilith qui vient de provoquer cette réaction chez Agnès. Son cri déchirant fait frémir tous les fantômes. Ils se souviennent qu’au tout début de leur existence, avant que le sort ou le choix, peu importe le nom qu’on lui prête, ne les transforme en êtres veules et envieux, ils ont aimé la femme qui leur a donné la vie. Ils ressentent ce qui aurait pu être ou ce qui n’est longtemps resté qu’un souvenir fugace qu’ils ont préféré enfouir dans la noirceur de leurs cœurs. Et le rire cruel de Lilith, qui ré- pond à ce désespoir leur rappelle aussi la première blessure et combien elle a fait mal. Mal-aimés ou égoïstes réagissent de la même façon : la colère les submerge, dirigée droit sur la marionnette d’Ahriman. Triomphante sur la vague qui la portait jusque-là vers le champ de bataille, celle-ci reçoit de plein fouet l’hostilité qui coule jusqu’à elle. Styx n’a pas le temps d’intervenir. Lilith ne doit qu’à la chance de terminer sur la grève, ruisselante de l’eau du fleuve, hoquetant de peur et d’humiliation. Agnès s’est déjà précipitée vers elle. Elle veut saisir sa tortionnaire, mais elle est morte, Lilith pas encore. Ses doigts traversent la femme en noir qui l’a trahie. La jeune fille continue de supplier : 262 — Je veux mon enfant. La servante d’Ahriman se voit entourée par les âmes déchues qui attendent sa réponse. Les Démons en profitent pour attaquer les Vivants par le flanc. Harfang lance un avertissement et sans son intervention et celle d’Adama, le Libre Arbitre aurait été submergé. Gabriel vole à leur rescousse et, retrouvant dans l’au-delà ses attributs d’archange, aveugle par sa lumière céleste les hordes démoniaques. Son feu illumine le monde des ténèbres et révèle les ombres cachées des anciennes divinités figées dans la pierre par l’oubli. Leurs yeux s’illuminent un instant d’une vie si ancienne que les Démons prennent peur et battent en retraite. On entend glapir Abaddon, tandis que Styx paraît indécise. L’énorme masse avec laquelle elle se battait jusqu’à présent reste suspendue dans les airs, pendant qu’elle darde son regard noir sur Liberté. L’Ange ne se laisse pas intimider. — Tu te souviens de moi, Océanide ! (La géante s’ébroue, comme un animal en colère.) Je viens chercher mon Père. Et par tes eaux, je jure que j’y arriverai ! Ce serment fait encore plus hésiter la géante. Ces mots ont une résonance particulière dans son cœur. Jadis, les dieux juraient par son nom. Mais depuis qu’ils se prennent pour des Anges et des Démons, ils ont oublié la valeur d’une promesse. Gabriel ne peut qu’admirer l’habileté de Liberté. C’est toi qui lui as accordé ce don, imbécile. Et comment t’a-t-on remercié ? En t’accablant plus que les autres pour la trahison de cette petite futée. Elle va finir par me convaincre du bien fondé de sa cause. Pourtant, il n’a pas grand-chose à y gagner. Comme les autres, il s’est nourri des Mânes que la mort leur apporte et laissé les bienheureux se repaître dans les Champs Élysées comme des moutons qu’on peut revenir tondre de temps en temps. Il pense qu’il vaut mieux traiter ainsi ces créatures hésitantes et tellement aveugles, qu’elles ont besoin qu’on les guide. Les religions ne sont qu’un juste retour des choses. Que les humains vivent dans le péché ou la vertu, avec la sanction au bout de leur courte route ! Il a négligé toutefois le pouvoir 263 qu’elles possèdent toujours, car petit à petit, malgré les dogmes, il a vu le Ciel changer. Des pans entiers ont disparu. Curieusement, l’enfer, lui, est resté plus tangible. Et ça, les Démons l’ont bien senti. Leur petite incursion au Paradis a dû les informer sur la faiblesse des Anges. L’enfer, on l’imagine dans des œuvres fantastiques, concentrant les peurs les plus terribles de l’humanité. Mais le Ciel reste abstrait, tout juste un prolongement de la vie ici-bas. Il y a bien un tunnel de lumière qui y conduit et des êtres chers qui vous y attendent. Mais pas de géographie définie, juste un jardin merveilleux. Quant à cette histoire de vierges dociles attendant les fiers combattants, une belle fumisterie pour pousser les candidats au martyre à passer à l’acte. Et d’abord, à faire sauter les gens, on finit immanquablement en enfer. Les âmes, là-haut, s’entassent tels des rondins de bois. Ils n’ont pas peur, ils ne sont pas torturés, mais certains commencent à trouver le temps long. C’est un cul-de-sac. Rien à voir avec ce qu’ils méritent réellement. Sans doute autre chose les attendait, mais on les a court-circuités. D’ailleurs, il y en a bien qui nous échappent, impossible de savoir où ils se rendent. Raphaël pense qu’ils retournent sur Terre. Qui sait si le marmot d’Agnès n’en est pas une manifestation. Voilà une idée qui le dérange fortement. D’habitude, les prophètes, on les voit arriver avec leurs gros sabots. Même si celui-là débarque au beau milieu d’une Apocalypse, il a su se faire discret. Soit, Ahriman lui a mis le grappin dessus, mais il est possible qu’il ne sache même pas à quoi il a affaire. Liberté doit absolument passer pour qu’on le récupère. Pendant ce temps, l’affrontement entre l’Océanide et l’Ange se poursuit. La Fille de Téthys ne se laissera pas convaincre facilement, Gabriel devine qu’Ahriman fait peser des menaces sur elle. Elle a déjà transgressé trop souvent les règles et si le Libre Arbitre se casse les dents cette fois-ci encore, ça bardera pour son matri-cule. D’un autre côté, la Fille de Lucifer est dans son bon droit. Ce n’est pas non plus une simple mortelle. Allez, ma vieille, dé- cide-toi, l’encourage mentalement l’archange. Il n’a pas envie de faire appel à ses ressources maintenant, car il devine d’autres 264 épreuves une fois le fleuve traversé. Les effets de mon feu d’artifice ne vont pas encore durer bien longtemps. Quand Abaddon aura promis les pires horreurs à ses légions, elles vont revenir. — Ishmael ! Gabriel voit Kali se précipiter vers une des ombres et l’obliger à se retourner en le prenant par les épaules. Le geste de la Vivante, autant que de voir le visage familier le surprend au plus haut point. Qu’est-ce qu’il fiche ici ? Il n’est pas vraiment mort ! Si ? J’y comprends rien. En outre, elle peut toucher les défunts. C’est quoi ce travail ? Il s’approche aussi discrètement que possible. L’âme regarde la Déesse de la mort comme s’il ne la reconnaissait pas. Kali pleure quand un mugissement se fait entendre. D’un même mouvement, Liberté et Styx se retournent et voient arriver les soldats d’Abaddon, qui avancent en escortant un béhémoth aux allures de sanglier. Ils ont décidé de faire appel aux grands moyens. Néanmoins, leur décision semble déplaire à l’Océanide. Elle regarde la Fille de Lucifer, les âmes qui l’accompagnent, puis Agnès et Lilith. Sa masse retombe et dans une grande éclabous-sure, elle disparaît au fond des eaux du fleuve, libérant le passage sur le pont qui a remplacé l’antique nocher. Liberté cille plusieurs fois de surprise. Adama est déjà à ses côtés et l’adjure de se mettre en route, avant que les Démons ne soient sur eux. Il sera plus facile de combattre sur l’autre rive. L’Ange hésite, car elle vient aussi de voir Ishmael et se doute que s’il passe avec eux, ce sera pour un voyage sans retour. Or il a l’air si hébété, qu’il suivra très certainement le mouvement. Voilà la récompense qu’il a obtenue pour ces Démons qu’il a renvoyés dans leurs abysses, les exorcismes, les sorts qu’il a prononcés comme Repenti, protecteur de l’Église. Trop gênant pour le Ciel, on l’envoie ici. Retour à la case départ. Mais peut-être que tout ce qui faisait son identité survit dans Harfang. Où commençait le Démon et où s’arrêtait l’humain ? Est-ce le voleur mort sous le règne d’Akhenaton qui retourne au bercail ou le prêtre qui a sacrifié son corps pour y accueillir la création d’Ahriman ? 265 — On avance, défenseurs du Libre Arbitre ! tonne la voix du Premier. La Fille de Lucifer a pris sa décision, finalement. Kali lui lance un regard noir de reproche, mais se résigne. Ils ne vont pas mourir pour empêcher l’âme de leur ami de rejoindre son dernier séjour. Et s’ils réussissent, comme elle l’a promis, Liberté lui épargnera les flammes éternelles. Gabriel décide de se charger de Lilith. La damnée se défend becs et ongles, quand il veut l’entraîner avec eux, mais les ombres se faisant plus menaçantes et devinant le sort qui lui sera réservé, si elle n’obéit pas, elle finit par accepter de les suivre. En franchissant le pont, les Vivants et leurs alliés entrent enfin en enfer. 266 CHAPITRE 17 Autour du Tartare s’étend un mur d’airain, se répand, dans sa partie la plus élevée, une triple nuit ; au-dessus naissent les racines de la terre et de la mer ; c’est là, dans d’épaisses ténèbres, d’infectes vapeurs, aux dernières bornes du monde, que par la volonté du roi des dieux, sont ensevelis les Titans. Ils ne peuvent sortir de leur prison ; des portes de fer, qu’y plaça Poséidon, en ferment l’entrée ; d’impénétrables remparts l’investissent ; et là habitent Gyas, Cottos et Briarée, gardes fidèles du redoutable Zeus. Là commencent la terre obscure, le noir Tartare, la mer stérile, le ciel étincelant ; là se touchent les sources, les limites : région affreuse, désolée, que détestent les dieux, gouffre immense et profond. Entré dans son enceinte, on ne pourrait, dans le cours d’une année entière, en atteindre l’extrémité ; on irait, on irait sans cesse, emporté çà et là par d’impétueux tourbil-lons. Au sein de ces étranges lieux, redoutés même des immortels, s’élève le triste palais de la Nuit, toujours enveloppé de sombres nuages. Devant se tient debout le fils de Japet, soutenant de sa tête et de ses mains, sans jamais se lasser, la voûte immense du ciel. Hésiode, Théogonie, extrait. Traduction de M. Patin, 1892. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE. Resté seul, le père Heiden se sent démuni. Les bras ballants, il contemple quelques instants la dépouille d’Agnès, qu’il finit par recouvrir d’un plaid usé. Puis il remonte par la sacristie jusqu’à la nef où l’attend un spectacle étonnant. Une dizaine d’habitants de Trinity est venue trouver refuge dans l’église. Ils fixent le prêtre comme s’il s’agissait du Sauveur lui-même. Un homme d’une cinquantaine d’années demande timidement : — Pouvons-nous rester ici ? 267 — Bien sûr ! répond Eugen avec un geste de bienvenue. — Il y en a d’autres dehors, prévient une femme plus âgée. — Combien ? s’étonne le prêtre. — Je crois que votre nef va exploser. Cette annonce ne fait pas peur à l’homme de Dieu qui d’un signe de la main, les invite tous à entrer. Plusieurs enfants vont les chercher et aussitôt, c’est la marée humaine. Tous ceux qui ont survécu à l’effroyable nuit se sont apparemment donné rendez-vous ici. Crystal Church aurait été mieux pour tous les accueillir, a le temps de regretter le père Heiden. Mais il adresse un sourire rassurant aux réfugiés. Il les interroge tout de même : — Pourquoi mon église ? — Quelqu’un a vu la femme entrer ici, celle qui a combattu le Dragon. On peut la voir ? demande-t-on, plein d’espoir. — Je regrette, fait Eugen en secouant la tête. Elle est partie. (Un murmure inquiet secoue la foule à cette nouvelle.) Néanmoins, vous avez eu raison de venir. Ici, vous n’aurez rien à craindre. Ni les Anges, ni les Démons ne pourront entrer. C’est un très ancien lieu de culte, se souvient-il, qui date de bien avant l’avènement de ces créatures. Elles le respecteront. Il se montre assez convaincant pour que les premiers habitants qui ont commencé à partir reviennent sur leur décision. Tous alors essaient de trouver un coin plus ou moins confortable. Plusieurs ont le nez en l’air et admirent vitraux et architecture. C’est probablement la première fois qu’ils entrent dans une église. Un groupe d’enfants chuchotent devant l’autel et désignent le Christ sur sa croix. — Pourquoi il est comme ça ? l’interroge une fillette brune au visage noirci par la fumée des incendies. — Il a décidé de prendre sur lui tous les péchés du monde, explique patiemment le prêtre. — C’est possible ? s’exclament plusieurs garçons. — Oui, quand on croit suffisamment à ce qu’on fait. — Il paraît qu’on peut lui parler… en priant, remarque encore la fillette, d’un air sceptique. 268 — En effet. — Et il nous écoute ? — Si c’était vrai, la ville ne serait pas dans cet état-là. Plusieurs parents inquiets viennent chercher leurs rejetons. D’accord pour venir se réfugier dans une église, mais pas pour le baptême improvisé. — Je ne suis pas avec ceux qui ont voulu détruire la ville, tente-t-il de les amadouer. Je ne crois pas en eux, mais en lui. Eugen désigne Jésus vers lequel les réfugiés lancent un regard méfiant. Je sais ce que vous pensez, qu’il n’a rien fait pour venir vous sauver, lui qui a dit que le Royaume de Dieu arrivait. Et si ce Royaume ressemble à ce que vous avez vu aujourd’hui, vous n’en voulez certainement pas. — Vous parlez bizarrement, pour un prêtre ! lui fait remarquer une espèce d’armoire à glace. — Porter la soutane ne m’empêche pas d’être lucide. J’appartiens au Renouveau Schismatique, avoue-t-il enfin, mais ça ne lui vaut pas la sympathie des rescapés. Au contraire. Un mur de visages hostiles lui fait face. Je peux partir, si vous voulez rester seuls dans cette église, néanmoins, je peux vous aider à vous protéger des autres. — Comment ? — Par la prière. — Foutaise ! — Son pouvoir est aussi réel que celui des monstres que vous avez vus dans le Ciel cette nuit, s’entête Eugen. Hélas, nous ne savons pas l’utiliser à bon escient. Nous ne l’employons que pour réclamer. Du coup, nos prières nourrissent ceux qui veulent nous nuire aujourd’hui. Je vous propose d’orienter cette énergie vers mes amis pour les protéger de ceux qui vous ont condamnés. — La tueuse de Dragon ? — L’ange aux yeux noirs ? — L’autre avec sa tête de lion ? — Et la fille qui a des petits crânes autour du cou ? 269 — Liberté, Harfang, Adama et Kali, les nomme Eugen. — Comment on pourrait prier pour eux ? On les connaît pas. — Ils se battent pour vous sans vous connaître, rétorque doucement le religieux. Cela ne les empêchera pourtant pas d’y mettre tout leur cœur. — L’altruisme, ça n’a jamais été le fort de l’humanité, lui fait remarquer un vieil homme à qui Eugen sourit. — En effet, mais il serait temps de s’y mettre. — C’est quoi leur histoire ? — Racontez-nous tout ! — Je ne saurais pas par où commencer. Vous me demandez de vous raconter la vie de créatures qui existent depuis des millions d’années. La stupeur se lit sur tous les visages. Ils ont tous l’air d’enfants perdus et apeurés, se dit le prêtre. Et comme tous les enfants, ils veulent recevoir avant de donner. Il décide alors de leur relater non ce qui a été, mais ce qui serait dans l’avenir d’où il vient, du moins au tout début, quand tout paraît possible, avant que des portes ne se referment à tout jamais, verrouillées par la peur et l’incompréhension. ENFERS – PORTES DU TARTARE. Devant eux se dresse une muraille infranchissable, non pas d’airain, comme le racontent les légendes, mais de carcasses tordues : des avions, des bateaux, des chars, des voitures, tout ce que l’homme a pu faire rouler depuis qu’il a découvert la puissance de la vapeur et le moteur à explosion. De cet agrégat suinte un li-quide noir et visqueux qui se déverse dans la plaine marécageuse où les alliés du Libre Arbitre se tiennent. Une odeur de carburant leur fait plisser le nez. Par endroit, cette construction brûle et éclaire un autre spectacle saisissant : d’épaisses racines purpurines descendent de la voûte des Enfers. Elles ne sont pas végétales. Quand les damnés subissent les pires tortures, il arrive que leurs souffrances les cristallisent et les voilà figés dans un cri de douleur sans fin qui sert d’engrais au Mal. Des millions de bouches sont ouvertes comme un avertissement aux trépassés. 270 Liberté fait face à cette vision inouïe, en tenant la tête grima- çante d’Abaddon dans sa main. Elle est couverte de sang et de blessures, incarnation même de la Vengeance. Sa rapière a tellement tué de Démons qu’elle aussi a pris une couleur inquiétante. Avec un large geste, l’Ange lance son trophée par-dessus le rempart et attend. La muraille avale ce qu’elle lui donne dans un concert de crocs métalliques qui s’entrechoquent. — Tu crois que ça suffira, comme mot de passe ? L’archange Gabriel n’est pas dans un très bel état non plus. Tous les combattants ont l’air de toute façon épuisés. Adama a pris son apparence de Vivant à figure de lion et son pelage terne semble partir par plaques à certains endroits. Kali a perdu toute sa superbe et son collier de crânes. Harfang s’en sort le moins bien : sa chevelure blanche est éclaboussée de rouge. Les défenses du béhémoth sanglier lui ont laissé une méchante estafilade au côté droit et son bras gauche pend comme s’il était cassé. Pourtant, il se tient aux côtés de la Fille de Lucifer avec la même dé- termination qu’au début. Tous deux évitent de regarder vers les âmes regroupées sur leur gauche et surtout vers Ishmael. Le dé- couragement et la peur qu’ils pourraient lire sur leurs visages blafards risqueraient de leur ôter les derniers lambeaux de courage qu’il leur reste. Pour atteindre les portes du Tartare, ils ont dû livrer bataille sur bataille. Rien ne leur a été épargné. Durant l’un des assauts, Lilith a réussi à s’enfuir, en lançant un ultimatum à Liberté : si elle ne renonce pas à trouver Lucifer, l’enfant d’Agnès sera tué. Cette menace a semé le trouble parmi les défenseurs du Libre Arbitre dont les rangs se divisent entre les partisans de l’Ange et ceux de la mère-fille. Liberté a dû rappeler les priorités de son combat. Agnès ne s’est pas opposée à elle. Bien au contraire, sans faillir, elle les a guidés à travers les marais empoisonnés et désolés. Par précaution, Liberté lui a demandé plusieurs fois si c’était bien là le chemin pour retrouver Lucifer. Avec toute sa sincérité, la défunte a répondu par l’affirmative. Aucune trace de duperie, pourtant, ils ont pris la même direction que Lilith. Il 271 paraît cependant logique que le Porteur de Lumière soit détenu derrière ces hautes murailles. Elles paraissent infranchissables. — Je suppose que c’est le résultat de tous nos accidents de la route, commente Kali avec une grimace de dégoût. J’espère que les chauffards sont restés coincés dans les carcasses et qu’ils avalent cette ignoble mixture qui coule jusqu’à nous… — Le Libre Arbitre là aussi, dans ce qu’il a de moins glorieux. Les hommes peuvent faire d’une voiture un moyen de transport ou une arme. Gabriel ne se prive jamais de rappeler le côté dérangeant de sa cause à la Fille de Lucifer. Durant leur traversée des marais, elle a dû rallier d’autres damnés pour renouveler ses troupes. Aux lâches ont succédé les voleurs, les escrocs et les suicidaires. Liberté y a retrouvé des truands arrêtés par Bellange, à qui elle a dû tout de même promettre le jugement plus clément du Libre Arbitre. Il y a toutefois quelque chose qui lui remonte le moral : d’autres morts venus des limbes sont venus les rejoindre. La nouvelle de son combat se propage aussi bien en Enfer qu’au Ciel et comme là- haut, tout semble bloqué, certaines âmes ont décidé de voir de quoi il retournait, surtout après que leurs Mânes leur ont montré un visage moins réjouissant que ce qu’ils attendaient du Paradis. L’incursion d’Ahriman dans les hautes sphères a créé une brèche par laquelle les défunts choisissent soit de retourner sur Terre (et ils sont nombreux), soit de tenter de pénétrer dans le jardin d’Eden, mais les Anges les repoussent sans ménagement. Ils n’ont probablement pas envie que les damnés viennent contaminer leur bétail. Pour l’instant, hélas, tous ces mouvements ne se font pas à l’avantage de Liberté qui espère l’arrivée de véritables renforts pour prendre d’assaut le Tartare. Kali grogne : — Ils peuvent nous laisser poireauter là toute une éternité. — Je sais, Déesse, soupire la Fille de Lucifer avec lassitude. — Et les damnés finiront par se retourner contre nous, ajoute Adama, surtout qu’ils sentent bien que tu ne les apprécies pas. — Il ne faut pas trop m’en demander non plus, grince l’Ange. — Ne te laisse pas aveugler par le jugement de Lynn, Liberté, 272 la tance Gabriel. Tu pourrais passer à côté de la victoire par excès de probité. — Il a raison, intervient le fantôme de Camille Gasquez. Tu veux instaurer le Libre Arbitre, où les gens verront les conséquences de leurs actes avant qu’il ne soit trop tard. Tu ne peux pas en vouloir à ceux-ci d’avoir été aveugles. — L’homme n’est pas naturellement poussé vers le bien, glose Adama, ce qui fait ricaner Harfang. Tu as quelque chose à dire ? — Je suis plus proche d’eux que vous tous. J’ai été voleur, vio-leur et assassin, répond le Repenti avec morgue. J’ai vécu la damnation éternelle. Savoir ce qui m’attendait ne m’aurait peut-être pas changé, mais ça m’aurait fait réfléchir à deux fois avant de commettre mes crimes. Malheureusement, les mortels entendront toujours cette petite voix insidieuse les encourageant à blesser leur prochain. Il te faudra enfermer l’égoïsme dans ta jolie boîte, Liberté. À partir de là, peut-être que ça pourra marcher. — Je devrais déposer les armes et de les laisser se débrouiller avec leur bazar, dit Liberté en se détournant de la muraille et en regardant pour la première fois la troupe qui la suit. Si les damnés m’accompagnent par crainte des tortures qui les attendent, il vaudrait mieux tout arrêter tout de suite, lance-t-elle d’une voix forte. Le Libre Arbitre, ce n’est pas choisir entre le confort et la souffrance. J’ai dû faire des choix qui m’ont déplu pour arriver jusqu’ici. Si les autres, là-haut, ne veulent pas faire ce qui est né- cessaire pour que tous obtiennent la Révélation, je n’ai pas à gas-piller davantage mon énergie. Elle balaie du regard les défunts qui la dévisagent. Mais la ré- ponse qu’elle attend ne descend pas du Ciel. Elle lui parvient d’en-dessous. ÉGLISE DE SAINT-SULPICE. Quand Eugen a fini son récit, tous le fixent avec incrédulité. — Vous voulez dire qu’on est tous… Dieu ? — Oui, tous à votre façon. Le monde que vous regardez 273 n’existe que par vos yeux. Quand vous mourez, il disparaît. Personne ne peut ressentir les choses comme vous, personne ne peut vivre avec l’intensité que vous pouvez donner aux événements, aux joies comme aux tristesses. Parce que certains, et ils sont nombreux, ont décidé qu’il devait exister un Ciel et un Enfer pour les accueillir une fois cette existence terminée, leur imagination a construit ces endroits. Et leurs habitants. — Comment vous pouvez prétendre une chose pareille ? reproche une vieille femme qui frissonne. — Vous avez tous entendu parler des anges gardiens ? Même ceux qui n’y croient pas, ajoute Eugen devant l’air dubitatif de certains. Je peux vous les révéler… et vous montrer ce qu’ils font. — Des tours de magie… — Des jeux de miroir. — Laissez-le parler, à la fin ! — Merci, fait le prêtre, un tantinet goguenard. Puis il se concentre et avec sa propre divinité, comme il l’a appris dans le futur, fait rayonner les Mânes autour de lui. Un à un, les Esprits apparaissent, juchés sur les épaules de leurs mortels, avec des apparences tellement diverses qu’il semble aussitôt impossible que le père Heiden les ait créés par une quelconque magie. Farfadets, lutins, petits Démons, grandes figures blanches à l’air indéchif-frable se regardent les uns les autres et, se voyant découverts, poussent des cris affolés qui résonnent comme une véritable cacophonie sous la voûte de l’église. Certains rescapés tentent de les attraper. Les Mânes trouvent alors refuge au sommet des piliers et partout sur les hauteurs que peut leur fournir l’intérieur de l’édifice. Aucune n’ose sortir, et pour cause, elles se feraient dévorer dehors par un Ange ou un Démon, explique Eugen. — Ça n’a aucun sens ! La science aurait dû révéler leur pré- sence depuis longtemps, commente un homme en pyjama, ses petites lunettes rondes perchées sur son nez étroit. — Allez-y, priez, vous verrez ce que ça donne. Plusieurs s’exécutent et leurs anges gardiens se mettent à étinceler. D’autres les imitent et, constatant que le phénomène se 274 reproduit, sont sur le point de tomber à la renverse. Certains s’exclament : — Tout ça, ça vient de nous ? C’est nous qui avons créé les créatures qui sont apparues dans le Ciel hier soir ? — Vous, vos ancêtres qui vous ont légué une partie de leur vision du monde et ont consolidé les mythes. Ils ont évolué avec les civilisations, mais vous avez reconnu des apparitions familières. — Des pégases ! — Des chimères ! — Et cet horrible Dragon. On l’a imaginé aussi ? — C’est celui de l’Apocalypse, révèle un autre personnage, peut-être un universitaire, vu l’attachement qu’il porte au livre serré contre lui. — Et ces monstres, ils nous font quoi, quand on est mort ? — Ils se nourrissent de vos Mânes. — Ce sont… des parasites ! Le dégoût s’affiche sur beaucoup de visages. Les Esprits lancent à Eugen un regard éperdu. — On ne peut pas les détruire ? — Arrachez-vous le cœur, ça sera plus facile, réplique sèchement le religieux. C’est vous qui les avez faits, je vous le rappelle, avec vos désirs, assouvis ou non. Ils sont une part de vous. La meilleure… ou la pire. Il se trouve en effet quelques Esprits à l’aspect inquiétant. Leurs mortels se sont tout de suite retrouvés isolés du reste du groupe, coincés vers l’autel. — C’est indécent. On peut voir tout ce que les gens ont fait, s’ils sont bons ou mauvais. — Vous pouvez basculer de l’autre côté. Regardez comme vos Mânes changent, avec le regard que vous portez sur autrui. Certains Esprits ont pris des airs hostiles et sifflent leur peur et leur colère en direction de leurs congénères plus sombres. — Je veux plus les voir ! s’écrie soudain un adolescent, hysté- rique. Il chasse son ange gardien avec de grands gestes, il fuit re-275 joindre les autres. D’autres s’assoient par terre, trop accablés par cette révélation. ENFERS – PORTES DU TARTARE. Le sol se fend sous leur pied dans un affreux grondement. La muraille du Tartare craque et plusieurs carcasses se détachent et roulent jusqu’à l’armée du Libre Arbitre. C’est la débandade ! Les damnés s’enfuient en courant, mais certains disparaissent dans d’immenses crevasses d’où s’échappent des créatures si noires qu’elles semblent avoir troué la réalité. Elles sont accompagnées par des spectres hurlant qui avalent plusieurs défunts au passage. Après un premier moment de panique, ceux-ci se défendent du mieux qu’ils peuvent. Cam organise les rangs. Une dizaine de spectres finit rapidement en poussière, mais les êtres qui les accompagnent harcèlent les morts comme des insectes furieux. Une faille encercle rapidement les Vivants et les isole de leurs troupes. Soudain, quelque chose surgit du sol devant eux. L’Ange et ses compagnons reculent. Un visage de pierre se tourne vers Liberté, tandis que l’autre regarde vers les portes du Tartare. — Tu te fais beaucoup de bruit, championne du Libre Arbitre, tonne la voix du nouveau venu. La Fille de Lucifer l’observe avec circonspection. Son apparence lui dit quelque chose, mais elle n’ose pas croire à sa chance. — Janus ? hésite-t-elle à demander au colosse qui la domine du haut de ses quatre mètres. — Lui-même, déesse, répond-il en penchant son torse marbré vers elle. Les vieilles divinités m’envoient pour savoir ce que tu veux. Qu’apporteras-tu en franchissant ces portes ? Prends garde à ta réponse. Si elle me déplait… — Tu ne me feras pas reculer avec des menaces. Ses mains se crispent sur son épée. En face d’elle, le dieu frappe ostensiblement l’énorme clef qu’il tient à la main contre la rocaille de sa paume. Comprenant que le combat ne sera pas à son avantage, l’Ange finit par céder. — Très bien. Je veux voir Lucifer. Ou Prométhée, peu im-276 porte comment tu l’appelles. C’est mon Père et je dois… je dois lui demander pardon. — C’est la cause de tout ce raffut ? Tu secoues les fondements des dogmes, tu nous condamnes à l’extinction en révélant notre existence aux mortels, tu sacrifies des légions de damnés et tes propres amis, parce que tu veux être pardonnée ? Et qui te dit que Prométhée voudra t’écouter ? S’il se cache depuis si longtemps, c’est bien qu’il n’en a plus rien à faire des hommes… ou de toi. — L’as-tu vu ? demande la Fille de Lucifer, pleine d’espoir. — Pas récemment, à vrai dire, fait Janus en frottant l’un de ses deux mentons. Il a toujours couru sur ses propres routes. En revanche, de toi j’entends beaucoup parler depuis quelques millé- naires. Tu réclames peut-être une chose qu’on ne te doit pas. — Soit, mais alors, qu’on vienne me le dire en face, au lieu de se cacher derrière des portes ! Elle pointe un index furieux vers la muraille. Il me semble que les portes fermées ont un sens pour toi, Janus, pas vrai ? — Oui, la guerre, fait le dieu d’une voix sourde. Mais qui l’a déclenchée, dis-moi ? Eux parce qu’ils ont peur de disparaître ou toi parce que tu cherches la miséricorde de ton Père ? Vos arguments se valent. Les deux camps ont raison, comme ils ont tort. Soit, les hommes méritent de savoir la vérité, mais ils méritent aussi la paix que leur accorde l’espérance. (Le premier visage bascule pour laisser l’autre parler.) Si je t’accorde ce que tu demandes, à moi aussi, il en coûtera. Mes sœurs les Heures ont déjà disparu. Regarde ce qu’elles sont devenues, désigne-t-il les spectres qui ont trouvé refuge sur la muraille et lancent des cris aigus vers les combattants. Et moi je ne ressuscite que dans les bals masqués. Le monde n’était-il pas plus riche, avant que la science ne commence à nous dévorer ? Le géant se redresse et annonce : Je ne laisserai entrer que toi et deux de tes compagnons. Choisis-les bien. Dépitée, Liberté se tourne vers ses amis. — Choisis Harfang et Agnès, conseille la Déesse de la mort. 277 Adama approuve ses propos par un hochement de tête. La fille est une flèche qui file droit vers Lucifer. Et Harfang connaît ces lieux. Nous, on va contourner cette muraille et voir s’il n’y a pas un autre passage. Au besoin, on couvrira tes arrières. — Sois prudente, Liberté, conclut le Premier, avant de laisser la Fille de Lucifer répondre à Janus. — Qu’il en soit ainsi. La divinité attrape l’Ange et Harfang, avant de franchir la faille d’un pas gigantesque. Quand il se penche pour récupérer Agnès, Gabriel proteste. — Je viens aussi ! — Ne me complique pas la tâche, rouspète Liberté. L’archange s’adresse à Janus : — Il doit y avoir un représentant du Ciel, si le Libre Arbitre intervient. C’est notre droit légitime. Le dieu paraît réfléchir un moment, avant d’approuver. Il ré- cupère donc en plus l’envoyé du Ciel, avant de se diriger vers les portes du Tartare. — Pas de regrets, Liberté ? s’enquiert-il avant de tourner son énorme clef. — Je ne regarde jamais en arrière. — C’est peut-être bien là le problème, rétorque Janus. Les battants déverrouillés s’ouvrent lentement. Des odeurs de soufre et de chair brûlée les frappent en même temps que des hurlements sans fin. Agnès se recroqueville comme un animal apeuré. La Fille de Lucifer la bouscule. — Ce n’est pas le moment de nous lâcher. Janus les dépose sur le seuil, puis recule d’un pas. L’Ange et ses compagnons pénètrent dans le Tartare. Lorsque les portes se referment, Gabriel soupire : — Voilà les trépans et les grills. Je me demandais où ils les avaient remisés. Tout autour d’eux, les damnés subissent les pires tortures physiques que l’on puisse imaginer. — Ça, c’est pour impressionner la galerie, commente Har-278 fang. Le premier cercle des abrutis, comme les Démons l’appellent. Plus nous avancerons et plus les tortures vont devenir… subtiles. — Tantale et les autres ? relève Agnès, d’une voix tremblante. — Sisyphe, les Danaïdes, ce sont des symboles. Mais l’enfer, effectivement, se nourrit de ce que nous sommes. Les damnés revivent encore et toujours leur crime. Il faut prendre garde de ne pas s’y laisser engluer. Si l’un de ces crimes ressemble à nos peurs ou à nos tentations, il peut nous aspirer. — Par où ? demande Liberté. — Le chemin pavé, désigne le Repenti. Au bout se trouve le palais d’Ahriman. De l’autre côté, celui bordé par des ronces, j’ignore où il conduit. Je n’ai jamais vu quiconque l’emprunter. — Bonjour les clichés, ricane Gabriel. Harfang, on va te laisser Ahriman. Vas-y avec Agnès. Liberté et moi, nous prenons le chemin de ronces. — Est-ce prudent de nous séparer ? s’inquiète la jeune fille. — Elle a raison, renchérit le Repenti. — Dès qu’on a trouvé Lucifer, on vous rejoint. Elle n’a rien à craindre, ajoute l’archange à propos de l’adolescente. Normalement, elle aurait dû finir au Ciel. Ahriman essaiera de vous impressionner, mais souvenez-vous qu’il n’a aucun pouvoir sur vous, se veut-il rassurant. Liberté s’est déjà engagée sur le chemin de ronces. Elle dégage le passage à grands coups d’épée en maugréant. Harfang prend Agnès par la main. — On ira plus vite en volant, annonce-t-il en s’élevant dans le ciel infernal. L’Ange s’arrête un instant pour les suivre des yeux. — Il peut la toucher ? — Ici, il redevient entièrement Démon. — On pourrait peut-être en faire autant, propose-t-elle avec un geste pour les ailes de l’archange. — Tu m’enlèves les mots de la bouche. Mais mon aura va rayonner dans tout le Tartare. On aura vite du monde à nos trousses et je doute qu’Harfang soit le seul Démon volant. 279 — Tant pis. On en aura pour des siècles, sinon, à franchir ces ronces. L’Ange attrape Gabriel. Avant de décoller, celui-ci ajoute : — Je pourrais aussi en profiter pour me débarrasser de toi. — Cela ne m’a pas échappé. — Et ? — À toi de voir, rétorque l’Ange avec indifférence. — Ce que tu peux être casse-pied. Il s’élance enfin. Comme ils s’élèvent, Liberté peut contempler le Tartare dans son ensemble. La région chaotique est déchirée par des pics, des volcans et des rochers. Ce qui rougeoie en bas étreint son cœur dans des serres glacées. 280 CHAPITRE 18 Quand les hommes sauront vivre, ils ne mourront plus ; ils se transformeront comme la chrysalide qui devient un papillon brillant. Les terreurs de la mort sont filles de notre ignorance, et la mort elle-même n’est si affreuse que par les débris dont elle se couvre et les couleurs sombres dont on entoure ses images. La mort, c’est véritablement le travail de la vie. Il est dans la nature une force qui ne meurt pas, et cette force transforme continuellement les êtres pour les conserver. Cette force, c’est la raison ou le Verbe de la nature. Eliphas Levi, Rituel de Haute Magie, extrait. TARTARE – HARFANG ET AGNÈS. Harfang a préféré ne pas regarder en arrière quand il a accepté de suivre Liberté dans le Tartare. Il a encore blindé son cœur quand elle a préféré partir avec Gabriel, en le laissant avec la gamine. C’est vrai qu’ils ont un objectif en commun : arriver jusqu’à Ahriman. Depuis qu’ils sont arrivés au bord du Styx, cette idée obsède le Repenti. Il doit tuer son créateur. Il sait aussi qu’il disparaîtra en même temps que le prince des Démons. Mais ça n’a plus d’importance. Il a bien compris que Liberté – que Lynn – ne l’aimerait jamais. Il n’a été qu’une entrave dans son interminable histoire, un épisode récurrent dans ses passages d’une vie à l’autre. Ishmael a espéré qu’un jour, un véritable lien se créerait entre lui et cette femme. Il a pu s’apercevoir, comme lui, qu’elle les a abandonnés sans le moindre remord. Il découvre, en même temps qu’il survole avec Agnès sur le chemin pavé, qu’on peut briser le cœur d’un Démon. Mais comme il a laissé cet imbécile d’humain derrière lui, autant se libérer des derniers oripeaux qui l’affaiblissent avant son ultime combat. Le Repenti emporte l’adolescente toujours plus vite, à travers 281 des lieux de plus en plus familiers. À son passage, des Démons lèvent la tête, les invectivent et voudraient bien les attraper. Il sait que l’alerte donnée, tout ce que le Tartare compte de créatures capables de voler lui foncera dessus. Il espère avancer le plus loin possible en enfer, car durant la bataille, il devra certainement abandonner Agnès à son sort. Le premier adversaire s’avance alors que se dessinent les con-treforts de Dité. C’est là que vivent les Mânes des damnés en attendant de servir de repas aux Démons ou de devenir Démons à leur tour. Il y a séjourné pendant tout le temps où Ahriman l’a torturé pour forger son âme. — Regardez qui arrive, marmonne-t-il en se faisant frôler par une gargouille démesurée. Ses ailes l’enveloppent dans une étreinte suffocante à son deuxième passage. Agnès hurle de terreur et se débat tant et si bien qu’il ne peut que la lâcher. TARTARE – KALI ET ADAMA. — Content de mourir avec moi, camarade ? demande la Déesse de la mort pour rompre le silence qui pèse sur leurs épaules depuis que Liberté et les autres ont disparu par les portes du Tartare. — Je n’ai pas l’intention de mourir aujourd’hui, assure le Premier. Mais la tâche ne sera pas aisée, reconnaît-il ensuite. Le shéol leur offre un spectacle aussi morne et féroce que les marais qu’ils ont déjà traversés. Sur leur gauche, la muraille du Tartare demeure impénétrable. — Étrange accalmie, reprend la Repentie. — Ils nous observent, fait Adama en désignant les hauteurs des remparts d’où se détachent plusieurs dizaines de silhouettes. Ils se croient inexpugnables et comptent sur le temps pour défaire notre armée. — Le premier qui fait mine de nous abandonner, je l’avale tout cru, jure Kali. À peine a-t-elle parlé qu’un frisson d’horreur parcourt la troupe des damnés. La muraille vient de s’animer et des créatures, par dizaines, s’avancent vers eux, cahin-caha. Au-282 cune ne ressemble à l’autre, sinon dans leur apparence cauche-mardesque. Elles tendent leurs mains vers les défunts comme si elles voulaient s’en emparer. Adama hoquète en les reconnaissant. — Mon clan ! grince-t-il entre ses dents, tout en se préparant à les contrer. Ne les laissez pas s’approcher de vous ! recommande-t-il aux morts, où ils vous aspireraient. — Comment ont-ils terminé ainsi ? a le temps de demander Kali, avant que les monstres ne soient sur eux. — C’est ma faute. Je leur ai enseigné le Libre Arbitre, mais ils l’ont mal employé. J’ai dû les punir moi-même pour les empêcher de persécuter davantage leurs semblables. Aujourd’hui, on parle d’eux sous le nom de Dakinis ou goules. (Il frappe la créature la plus proche qui encaisse le coup comme une piqûre d’insecte, mais ne se retourne pas pour autant contre le Premier.) C’est aussi ça, le revers du Libre Arbitre. Quand les hommes ont accès à leur divinité, ils s’en enivrent jusqu’à perdre le sens commun. Kali s’attaque aussi aux monstres, mais ils l’ignorent. — On dirait qu’ils se dirigent… Elle tourne la tête et réalise ce qui se passe. Ils en ont après Camille et les âmes des limbes ! En effet, celles-ci doivent se battre contre un plus grand nombre de goules. Et les Démons en profitent pour tenter une sortie. La muraille les vomit sur les alliés du Libre Arbitre qui ne voient pas comment affronter deux ennemis aussi redoutables en même temps. TARTARE – LIBERTÉ ET GABRIEL Le paysage change alors que le chemin de ronces s’enfonce dans un défilé rocheux qui sent l’embuscade à plein nez. — Tu penses comme moi ? lance Liberté et Gabriel confirme d’un mouvement de tête. Au même moment, six griffons bondissent hors des ronces pour tenter d’agripper l’Ange par les pieds qui se débat et avec quelques coups d’épée bien placés, parvient à les repousser… pour un temps. Mais cela déséquilibre l’archange qui perd en même temps de l’altitude. Leurs assaillants ne sem-283 blent pas très habiles dans les airs, mais ce mince avantage leur suffit. L’un d’eux plante ses crocs dans l’aile gauche de l’envoyé du Ciel qui hurle de douleur. — Descends ! Descends ! lui ordonne la Fille de Lucifer. Mais ils dégringolent plutôt et roulent sur les épines. Liberté se relève avec une grimace, le visage et les mains griffés et n’a que le temps de parer l’attaque d’un griffon qui la lacère avec sa queue de serpent. L’archange vient bientôt à sa rescousse, mais ils ont bien du mal à se débarrasser de leurs assaillants. Les épines les empêchent de manœuvrer comme ils voudraient. Leurs adversaires, par contre, savent utiliser le terrain. Ils disparaissent dans les ronciers pour attaquer totalement à l’opposé, harcelant Gabriel et Liberté qui s’épuisent. — On doit remonter, si on reste à la portée de leurs crocs, nous sommes fichus, recommande l’envoyé du Ciel. La Fille de Lucifer prend une grande inspiration, se concentre et son épée triple de longueur. Elle s’en sert comme d’une perche pour se projeter hors du chemin. Gabriel, avec difficulté, parvient à dé- coller et la rattrape au vol. Mais il continue de progresser assez bas et l’Ange voit bien que les griffons ne veulent pas lâcher prise. — Flashouille leurs mirettes où ils vont nous rattraper ! — Quoi ? s’exclame l’archange sans comprendre. — Utilise ta lumière céleste, comme tout à l’heure. — Si on voulait passer inaperçu, ce sera râpé. — Regarde droit devant. Une immense montagne vient de se matérialiser sur l’horizon, étincelante de mille feux. Gabriel semble retrouver une nouvelle vigueur et, tout à coup, sa silhouette irradie d’une blancheur in-soutenable. Même la Fille de Lucifer doit détourner les yeux. TARTARE – HARFANG ET AGNÈS Un éclat à l’est fait diversion au bon moment. La gargouille, un instant aveuglée, rate son attaque et le Démon peut foncer pour récupérer Agnès. Il décide de filer au ras du sol, pour se fondre dans les accidents de terrain. Mais il sent son poursuivant 284 juste derrière et accélère aussi vite qu’il le peut. Ses forces vont l’abandonner, il donne pourtant tout ce qu’il a. Le palais d’Ahriman enfin droit devant ! — Je vais devoir te lâcher, prévient-il Agnès avant de débouler dans la salle du trône. Il n’a que le temps de parachuter la jeune fille avant que la gargouille ne soit sur lui. Ils s’écrasent contre un pilier qui menace de s’écrouler. À moitié sonné, Harfang a tout juste la force de repousser la gueule immonde qui tente de lui arracher la gorge. Agnès observe le combat avec angoisse et de ce fait, ne voit pas approcher Lilith qui veut l’étrangler. Mais bien dépitée, elle voit ses mains passer à travers le fantôme. L’adolescente se retourne. — Où est mon enfant ? — Va donc le chercher, ricane sa tortionnaire. Et comment feras-tu pour le prendre dans tes bras, maintenant que tu es morte ? Ce détail ne semble pas troubler Agnès outre mesure. D’un pas résolu, elle traverse la première salle et débouche sur la cour carrée où Ahriman a installé son trône. Il l’attend, le nourrisson à ses pieds agitant ses petites mains dans sa direction, mais le prince des enfers reste indifférent. Pire, quand il voit approcher Agnès, il pose son pied sur la poitrine de l’enfant qui gigote encore plus. — Arrêtez ! Vous allez l’étouffer ! s’exclame le spectre avec horreur. — Tu ne repartiras pas avec de toute manière. Ce serait une bonne façon de vous réunir. — Non ! souffle l’adolescente. — Quoi ? Tu ne le détestais pas, ce marmot ? Tu n’as pas souhaité l’arracher de ton ventre, quand tu as compris que tu étais enceinte. Je te rendrais un immense service. — Je… je ne veux pas… Ne lui faites pas de mal. — Ton champion a disparu ? demande Ahriman en accen-tuant la pression. Ah ! non, le voilà. Harfang fait alors une entrée fracassante en expédiant la gargouille à travers la salle du trône. Elle finit sa course contre une 285 des statues et se transforme d’ailleurs en pierre avant de tomber en mille morceaux. Puis son regard noir se pose sur son créateur. — Bienvenu à la maison, fils prodigue, fait le prince des enfers en se levant. Agnès porte la main à sa bouche pour réprimer un cri. Cependant, Ahriman a évité le bébé. Harfang comprend vite la situation. — Rends-lui son fils. C’est entre toi et moi, à présent. Ahriman se gratte le menton, comme s’il réfléchissait. Ses cheveux serpentins sifflent autour de sa tête. — Tu peux me dire comment elle repartirait avec, alors qu’elle ne peut même pas le toucher. (Il s’avance vers Agnès et son bras traverse la poitrine de cette dernière.) Je ne vois qu’une solution à ton problème : me tuer pour partir ensuite avec la gamine et son gosse… Ah ! mais j’oubliais, si je disparais, toi aussi ! L’adolescente a retenu un frisson. Comment se fait-il qu’Harfang puisse la toucher, mais pas le Démon ? Alors que le Repenti se rue sur son maître, elle glisse jusqu’au trône et se penche pour récupérer son enfant. Elle hoquète parce qu’elle peut y arriver. Réfléchis, ma fille. Lilith ne peut rien contre toi, mais elle peut prendre l’enfant. Ahriman ne peut pas t’atteindre non plus. Harfang si. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? se demande-telle, tout en berçant son fils. — Comme tu es beau ! — Vipère ! Comment arrives-tu à faire ça ? Lilith vient de surgir derrière elle et veut lui arracher le bébé, mais cette fois-ci, elle ne peut pas le prendre. — Il me reconnaît. Il sait que je suis sa mère. Mais vous, je vous défends de le porter la main sur lui. Ce disant, elle lance sa main en croyant rencontrer le vide, mais la traîtresse reçoit une gifle qui la renverse en arrière. Haletante, Agnès n’arrive pas à y croire, puis elle sursaute. Oui, elle sent battre son cœur, des odeurs lui parviennent, la chaleur de son fils irradie contre elle. Elle n’a pas le temps de s’attarder davantage sur ses sensations retrouvées, car Harfang est en mauvaise posture : Ahriman le 286 soulève du sol en le tenant par la gorge et, dans un bruit affreux de chair déchirée, lui arrache une aile. Le Repenti hurle de souffrance et son maître le saisit à la gorge. — J’attendais ça depuis trop longtemps. TARTARE – KALI ET ADAMA. — Non ! Non, je ne veux pas te faire de mal ! Le Premier lève son épée en reconnaissant l’aïeule qui avance droit vers lui. Son désarroi n’atteint pas la goule qui ouvre une bouche trop grande. Kali, n’hésite pas, ses deux sabres fendent l’air en vain. — Je ne devrais pas vous sauver la vie. C’est votre rôle ! reproche-t-elle, tout en le forçant à battre en retraite. — J’étais si sûr de moi, si certain que ma cause était juste. — Elle l’est ! aboie la Déesse de la mort. Quand j’étais humaine, j’aurais voulu pouvoir choisir mon destin. — Nous allons mourir, lui assure Adama. Kali sourit. — Peut-être, mais au moins aurons-nous choisi pourquoi. Les Démons qui ont profité de l’attaque des goules pour avancer, sont maintenant sur les deux Vivants. Dos à dos, ces derniers s’apprêtent à les affronter. Soudain, Camille se matérialise à leurs côtés. — Ishmael a disparu. — Ils l’ont eu ? réagit aussitôt la Repentie. — Non, c’était avant que ceux-là ne se pointent. Il a été… comme aspiré par une lumière qui voletait près de nous. Je n’ai rien pu faire. — Une intervention du Ciel ? s’étonne Adama. Un premier Démon finit sa charge sur la pointe de son épée. — Quel intérêt auraient-ils à le récupérer ? rétorque la compagne de Lynn. Kali doit admettre qu’elle sait se battre. Un autre Démon est à terre. Quelque chose fuse près de son oreille et elle a juste le temps d’éviter les griffes d’une goule. Mais l’attaque sui-vante ne l’épargne pas. Not a réussi à a l’attraper et Camille se 287 débat en lui flanquant de grands coups de lance dans la poitrine. L’aïeule finit par s’écrouler. La jeune femme fixe sa dépouille en essayant de reprendre sa respiration. Sa respiration ! Pour en avoir le cœur net, Kali l’agrippe par l’épaule, ce qui la fait sursauter. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Liberté a réussi ? s’écrie Camille. Adama regarde de tous côtés. — Regardez les goules, elles ne bougent plus. La plus proche, qui autrefois s’appelait Adî, change peu à peu d’allure pour retrouver les traits d’un chasseur du Paléolithique. Tous les membres du clan se transforment en même temps. Il y a un moment de flottement chez les Démons, le temps qu’ils intè- grent cette nouvelle donne. Mais quand ils se rendent compte qu’en face d’eux, les défunts ne sont plus morts, leur stupéfaction se change en terreur. — Qui fait ça ? rugit Adama. TARTARE – LIBERTÉ ET GABRIEL — Je ne peux pas aller plus loin. — Quoi ! Tu vas pas me lâcher maintenant. — Si. Précisément sur ce caillou, répond l’archange en déposant l’Ange sur le flanc de la montagne. Tu continues et quand j’aurai repris du poil de la bête, je te rattraperai. Liberté ne semble pas convaincue. Néanmoins, elle ne discute pas et accroche son épée dans son dos avant de commencer l’ascension. Elle ne regarde même pas en arrière. — La course est pour moi ! entend-elle Gabriel pour la dernière fois. Puis il n’y a plus que le vent qui gémit à ses oreilles et l’exhorte à renoncer. — Fiche-moi la paix ! gronde-t-elle entre ses dents, tout en se concentrant sur ses prises. Ni Lynn Bellange, ni ses autres incarnations n’ont été des pros de l’escalade. Pour un Ange, ils auraient quand même pu me coller des ailes, mais non, il fallait que je sois celle à visage d’humain. Elle s’arrête net. Mais pourquoi j’obéis à leurs règles ? Prenant une profonde inspiration, elle se concentre et 288 souhaite du plus fort qu’elle peut qu’une paire d’ailes lui pousse dans le dos. Quand elle sent ses omoplates s’étirer à l’infini, elle sent qu’elle a réussi. Un claquement mat le lui confirme, d’autant qu’en même temps, elle s’élève dans les airs. Voilà qui sera bien plus pratique. Rasant la surface de la montagne, Liberté reprend sa course. Elle se sent même galvanisée par cette réussite. Mais la montagne lui résiste encore. Alors qu’elle file vers les hauteurs, elle est ralentie par une sorte de chape qui l’entoure et menace de la paralyser. Elle bat plus fort des ailes, mais elle n’avance plus. — Qu’est-ce que cela ? entend-elle tonner à ses oreilles. L’Ange les couvre avec ses mains, pour ne pas que ses tympans explosent. — Laissez-moi monter ! supplie-t-elle. — Je ne te reconnais pas. Tu n’avances pas avec l’Histoire. — Je suis Liberté ! Votre fille. Un silence plus assourdissant lui répond. Mais la gangue qui la retient paraît se relâcher. Elle s’agrippe aux rochers, s’écorche les mains pour progresser avec une lenteur exaspérante. Quand Liberté arrive en haut de la montagne, elle découvre un spectacle pitoyable. Un homme, écartelé sur la pierre, la tête renversée, les yeux clos, bave de douleur, tandis qu’un vautour noir s’acharne sur son flanc. Le charognard cesse un instant son repas sinistre pour darder sur l’Ange ses yeux rubis, tout en poussant un cri d’avertissement. Les paupières du sacrifié se soulèvent sur un regard terriblement lucide. — Père ? murmure Liberté d’un ton hésitant. L’autre lui ré- pond par un râle et bave de plus belle. L’Ange sursaute quand les chaînes glissent toutes seules du rocher et tombent au sol dans un bruit de tonnerre. Le vautour ne s’enfuit pas pour autant. Ses serres labourent la poitrine du malheureux, pendant que celui-ci glisse sur le sol. — Va-t-en ! s’exclame une voix derrière le rocher. Va-t-en ! répète-t-elle et l’Ange croit que ces mots sont pour elle. Elle commence à reculer. Un homme apparaît, les cheveux noirs, la 289 peau blême, l’expression étincelant de révolte. Il chasse le charognard avec de grands gestes et celui-ci finit par s’envoler. Puis, avec une douceur extrême, il prend le sacrifié dans ses bras. — Charpentier ? murmure-t-il. Charpentier, je suis revenu. — Qui êtes-vous ? demande Liberté, perplexe. Il semble enfin la remarquer. Mais il ne veut pas répondre. — Et lui ? insiste la Fille de Lucifer. — Le Nazaréen. — Jésus ! Mais que fait-il ici ? — Il a pris ma place, pardi. Et ça fait deux mille ans que ça dure. — Ça n’a aucun sens. Mon Père devait se tenir sur ce rocher. — Ah ! oui, tu es Liberté, c’est vrai. Bravo pour ton barouf, ça m’a permis d’arriver jusqu’ici sans anicroche. Avec un peu de chance, personne ne se sera rendu compte de la supercherie. La vérité saute aux yeux de l’Ange. C’est Lucifer qui lui parle si durement. — Vous avez laissé un mortel prendre votre place ! — Un mortel, lui ? Si tu ne sais pas reconnaître Dieu en personne, il va falloir porter des lunettes. — Dieu n’existe pas, réplique l’Ange, piqué au vif. — Où es-tu allée chercher une idée pareille ? — Les Anges. Ils nous mentent, ils mangent nos Mânes. — Ça ne veut pas dire pour autant que Dieu n’existe pas. Regarde-le et dis-moi pourquoi il a fait ça ? Liberté obéit. Elle ne voit qu’un cadavre qui respire. — Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde, commence à réciter Lucifer. — Prends pitié de nous, complète machinalement sa fille. — On est leur héritage et c’est pour ça que tout se complique. Il faut conserver l’ordre des choses. — Trop tard, là-haut, ils savent, depuis que les Anges ont dé- barqué. — Tu veux quoi, à la fin ? Une bataille titanesque, un Ragna-rök bien sanglant et qu’on rebâtisse tout sur des cendres ? Je n’ai 290 jamais compris pourquoi on m’avait attribué la paternité d’une fille pareille. (Le choc fait hoqueter Liberté.) Tu ferais mieux de regarder ce que fait Agnès. — Elle vous adore, constate l’Ange avec amertume. — Non, elle me transforme. Je redeviens tout à coup le gentil et ça fait un bien fou. Toi tu voudrais que je punisse les hommes pour avoir été si aveugles, alors qu’ils ont choisi de ne pas savoir. Tu es Liberté et pourtant, tu refuses le choix. — Je voulais votre pardon… TARTARE – HARFANG ET AGNÈS. — Laissez-le tranquille ! supplie Agnès, en désespoir de cause. Ahriman se tourne vers elle, étonné par son affront. Il va pour la rabrouer quand il remarque qu’elle tient son fils contre elle. — Ça, ce n’est pas normal, réalise-t-il. Et il lâche le Repenti qui s’écroule comme une masse. Lilith, pourquoi tu ne nous en débarrasses pas ? Dois-je faire le travail à ta place ? — Mon seigneur…, gémit la servante du Démon. — Je m’occuperai de ton cas plus tard, la coupe-t-il avec un geste impatient. Il est déjà sur Agnès qu’il dévisage. C’est bizarre, j’entends battre ton cœur. — Je vis, confirme l’adolescente. — Je vois ça. Mais nous allons y remédier. La main d’Ahriman fond vers la poitrine de la jeune fille, mais est arrêtée au dernier moment par la poigne de fer d’un géant barbu. Que… ? balbutie le prince des enfers en grimaçant de douleur. L’individu à la chevelure noire et bouclée est habillé comme un Perse. À ses côtés, soutenant Agnès, se tiennent deux hommes. Celui aux yeux d’orichalque menace le Démon. — Tu ne toucheras ni à l’enfant, ni à sa mère. — Qui ose me donner cet ordre ? — Le prince Siddhârta. — Gilgamesh, roi d’Uruk, annonce le colosse sumérien. — Orphée, répond le troisième homme qui va vers Harfang. 291 Il prend l’aile qui gît à terre et la remet contre le dos du Repenti. De ses mains s’échappent une lumière. Quand elle s’éteint, le fils des enfers est guéri. Bélial, sans doute venu avertir Ahriman de ce qui se passe dans la plaine du shéol, se fige à l’entrée de la salle du trône. Sa grande carcasse frémit comme s’il allait s’écrouler. — La Sainte Trinité, souffle-t-il. — De quoi tu parles ! aboie son rival, de plus en plus dépité. — Ils parlent de ceux qui se cachent derrière cette façade infernale, explique Siddhârta, ceux qui évitent vos filets quand ils meurent. — Je suis censé avoir peur ? les nargue Ahriman. — Ils ont été parmi les premiers à accéder à la divinité… tente de le raisonner Bélial. Par eux-mêmes, sans que Liberté ou l’un de ses disciples n’interviennent. — C’est nous qui avons créé les Repentis, ajoute Orphée qui aide Harfang à se relever. La dernière fois que je suis venu ici, Perséphone entretenait bien mieux cet endroit. — Et pourquoi vous vous radinez comme ça chez moi ? proteste encore le prince des enfers. — Parce que Liberté est arrivée en haut de la montagne, lui répond Siddhârta comme une évidence. Nous réunirons les quatre. Les mortels ressuscités pourront nous accompagner. — Où ? ose enfin se faire entendre Agnès. Elle paraît minuscule aux côtés de Gilgamesh. — Nous n’avons pas le droit de te répondre, car tu as encore un rôle à jouer dans ce royaume. Ainsi que ton fils. — Vous voulez lui donner ma place ! s’insurge Ahriman. — Précisément, lui rétorque Orphée. Sa chevelure blonde vole autour de sa tête quand il éclate de rire, tant le prince des enfers semble outré. — Tu as voulu jouer à un rôle dangereux et tu as perdu, as-sène Siddhârta. Tu as tenté d’empêcher l’avènement du Libre Arbitre, mais résultat des courses, tu as précipité son arrivée. — Et c’est beaucoup trop tôt, renchérit le roi sumérien. Du coup, c’est la pagaille partout, ici, sur Terre et au Ciel. 292 — Et avec votre baguette magique, vous allez tout effacer. — Nous aurions bien du mal, à moins de bafouer le Libre Arbitre comme vous l’avez fait… claque la voix d’Orphée. TARTARE – LIBERTÉ ET LUCIFER. — Je voulais votre pardon… — Je ne te le donnerai pas. Cette phrase frappe Liberté comme une gifle. Elle recule, serre les poings et se dit qu’elle ferait mieux de partir tout de suite. Son Père poursuit, sans la moindre pitié : — Je t’ai abandonnée derrière moi quand j’ai fait mon choix. Et au lieu de grandir comme tu aurais dû, tu t’es mis des chaînes. Le remords et la honte t’ont fait sauter de vie en vie comme un chien qui redoute les coups. Et enfin, ce sont les hommes que tu méprises tellement, au fond, qui t’ont forcée à te réveiller. Tes Vivants sont une parodie de garde impériale. Tu te vois régner avec moi comme empereur, chassant impitoyablement Anges et Démons pour occuper seuls ce qui restera des Enfers. Ce sera sans moi, jeune fille ! Il soulève le charpentier et s’approche de Liberté. Occupe-toi plutôt de celui-là. Il a fait plus que sa part. Elle manque de tomber quand il lui remet le prophète. Lucifer grimace. — Le poids des remords, je suppose. Ça puait la souffrance en montant jusqu’ici, une horreur. — Je… je n’ai rien senti. Son Père secoue la tête. — Tu es vraiment irrécupérable. Pas de cœur, décidément. — Bien sûr que si ! se défend-elle. — Pourquoi es-tu montée ici toute seule, en ce cas ? — Les autres n’ont pas pu me suivre. Lucifer approche son visage du sien. — Non, pas voulu. Ils avaient plus important à faire : ça bot-tait trop Kali et Adama de conduire une armée de fous furieux à la bataille. Harfang avait un compte à régler avec son créateur. 293 Agnès voulait sauver son fils, Gabriel ses fesses. Et regarde, même Cam ne t’accompagne pas. (Blessé, l’Ange recule.) Ça va pas être de la tarte de redescendre dans ces conditions avec l’illuminé dans les pattes. Il lui tourne le dos et revient au rocher. — Je suppose que vous allez reprendre votre place et vous laisser bouffer le foie par le vautour, lance Liberté méchamment. — Je vais plutôt lui tordre le cou, le faire rôtir et assortir ses plumes avec les miennes, répond-il comme des ailes noires apparaissent dans son dos. Ce sera du dernier chic. Puis il ajoute en la regardant par-dessus son épaule : Vis ta vie, Liberté, fais ton choix. Les hommes n’ont plus besoin de toi pour grandir. — C’est ça, je vais monter un numéro de cirque, maintenant que j’ai tout perdu. Je lancerai des couteaux. Elle laisse tomber son épée sur le sol. Je lirai l’avenir dans des foies de cacatoès. — Et n’oublie pas de jongler avec des cervelles, ça t’ira tellement bien. Non, elle n’a aucun réconfort à attendre de cet être malfaisant qui lui a fait courir le monde pendant que lui-même vaquait à ses occupations. Il lui arrache le cœur, le met en lambeaux et lui dit ensuite qu’elle ne mérite ni son amour, ni celui d’autrui. Il dit aussi que l’homme vivra plus heureux, coincé entre l’Enfer et le Paradis. Je vais le faire changer d’avis. Je rendrai la vie sur Terre tellement abominable que l’au-delà ressemblera à un parc d’attractions. Elle raffermit sa prise sur le fardeau qu’il lui a confié et entame sa descente. Je devrais le balancer dans le vide, ça irait plus vite. Elle se laisse tenter par cette idée pendant une bonne partie du trajet, à chaque fois, en fait, que le Charpentier, devenu trop lourd, lui glisse des bras. Après tout, il est mort et ne pourra pas se retrouver dans un pire état. Il va faire quoi ? Monter droit au Ciel où il aurait dû se trouver depuis longtemps, d’après ce que disent les prières. Regarde-moi cette loque. Le Fils de Dieu ! Et tandis qu’elle le fixe ainsi, il se ratatine sur lui-même, sa peau s’assombrit, son crâne s’allonge et elle tient bientôt contre elle un petit singe savant. 294 — C’est quoi, cette histoire ? rugit-elle. Il ouvre enfin des yeux bruns et sans âge. Comme sourire, ses lèvres dessinent un rictus pathétique et il tend ses doigts velus vers la joue de Liberté. — Bas les pattes, sale monstre, l’avertit aussitôt cette dernière. Mais l’autre se blottit contre sa poitrine et pousse des petits soupirs de satisfaction. 295 296 EPILOGUE Et j’étais en haut du mont Atlas, et de là je contemplais le monde, et son or et sa boue, et sa vertu et son orgueil. Et Satan m’apparut, et Satan me dit : — Viens avec moi, regarde, vois ; et puis ensuite tu verras mon royaume, mon monde à moi. Et Satan m’emmena avec lui et me montra le monde. Et planant sur les airs, nous arrivâmes en Europe. Là, il me montra des savants, des hommes de lettres, des femmes, des fats, des pédants, des rois et des sages ; ceux-là étaient les plus fous. Et je vis un frère qui tuait son frère, une mère qui trompait sa fille, des écrivains qui, par le prestige de leur plume, abusaient du peuple, des prêtres qui trahissaient leurs fidèles, des pédants qui faisaient languir la jeunesse, et la guerre qui moissonne les hommes. Là, c’était un intrigant qui, rampant dans la boue, arrivait jusqu’aux pieds des grands, leur mordait le talon ; ils tombaient, et alors il tressaillait de la chute qu’avait faite cette tête en tombant dans la boue. Là, un roi savourait, dans sa couche d’infamie où de père en fils ils reçoivent des leçons d’adultère, il savourait les grâces de la courtisane favorite qui gouvernait la France, et le peuple, lui, ap-plaudissait ; c’est qu’il avait les yeux bandés. Et je vis deux géants : le premier, vieux, courbé, ridé et maigre, s’appuyait sur un long bâton tortueux appelé pédan-tisme ; l’autre était jeune, fier, vigoureux, avec une taille d’hercule, une tête de poète et des bras d’or ; il s’appuyait sur une énorme massue que le bâton tortueux avait pourtant abî- mée ; la massue, c’était la raison. Et tous deux se battaient vigoureusement, et enfin le vieillard succomba. Je lui demandai son nom. — Absolutisme, me dit-il. — Et ton vainqueur ? — Il a deux noms. — Lesquels ? 297 — Les uns l’appellent Civilisation, et les autres Liberté. Et puis Satan me mena dans un temple, mais un temple en ruines. Et le peuple fondait des cercueils pour en faire des boulets, et la poussière qui y était s’envolait de dépit ; c’est que ce siècle-là, c’était un siècle de sang. Et les ruines restèrent désertes. Et un homme, un pauvre homme en guenilles, à la tête blanche, un homme chargé de mi-sère, d’infamie et d’opprobre, un de ceux dont le front, ridé de soucis, renferme à vingt ans les maux d’un siècle, s’assit là au pied d’une colonne. Et il paraissait comme la fourmi aux pieds de la pyramide. Et il regarda les hommes longtemps ; tous le regardèrent en dédain et en pitié, et il les maudit tous ; car ce vieillard, c’était la Vérité. — Montre-moi ton royaume, dis-je à Satan. — Le voilà ! — Comment donc ? Et Satan me répondit : — C’est que ce monde, c’est l’enfer ! Gustave Flaubert, Voyage en Enfer. SOMMET DU TARTARE. — Tu as été dur avec elle. Le vautour revient se poser sur le rocher. — Tu as obtenu ce que tu voulais, alors cesse de te plaindre ! — L’équilibre des choses est rétabli et te voilà délivré de ton fardeau. Dans quelques siècles, tout ceci ne sera qu’une sinistre farce. — Je compte sur cette idiote pour nous semer une telle pagaille sur Terre que les hommes en auront assez. Tout plutôt que de continuer dans ces conditions. Ils prendront enfin leur envol. — Et ça ne te blesse pas de savoir qu’ils te laisseront derrière eux ? — Ils ne me doivent rien, rappelle Lucifer. Et c’est toujours mieux que de les voir pleurer sur leur sort. Qu’ils prennent leur destin en mains, au lieu de le confier à des créatures comme nous. Nous aurions dû cesser de jouer notre rôle depuis longtemps. 298 — Dis-moi, qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? — Agnès. Elle me trouve beau. — Arrête de te regarder à travers ses yeux. C’est malsain. — Je resterais bien à discuter avec toi, mais je dois retourner avec eux. — Tu te rends compte du tableau qu’elles forment, toutes les deux ? Liberté avec le Charpentier et Agnès qui te tient si fort dans ses bras ? — Je compte bien sur cette opposition. — Tu vas créer une nouvelle religion, tu en deviendras le premier prêtre. Habile. — Pas une religion. Une philosophie. Je vais pouvoir ramasser mes petits cailloux : les poèmes de Hugo qui trottent dans la tête d’Agnès, le Renouveau Schismatique et la Révélation des Mânes. Tout ça devrait donner un cocktail détonant. — Et les Vivants ? — Kali redeviendra actrice. Adama retournera chez lui. Quant à Harfang… il est bien où il est. Il donnera un peu de répit aux damnés, jusqu’à ce qu’il se rende compte de la nécessité de maintenir l’équilibre de la terreur. Après, quand il en aura marre de régner, je suppose qu’il fera comme moi. — C’est un drôle de tour de passe-passe. — C’est un juste retour des choses, rétorque Lucifer en se dé- collant du rocher. Maintenant, viens ici que je te torde le cou, comme j’avais promis. Sans la moindre hésitation, le vautour approche. Le Déchu l’attrape d’un geste rapide et fait résonner un petit crac au cœur de l’enfer. La tête du charognard repose sur son cœur. Il l’installe presque amoureusement sur le rocher, pique quelques plumes qu’il ajoute à ses ailes, puis lève les yeux vers la voûte infernale. — Je ne te regretterai pas. Il se met à briller comme une étoile folle et se condense jusqu’à n’être qu’un point minuscule qui volète à travers le Tartare. 299 EGLISE DE SAINT-SULPICE. Eugen se redresse quand il entend un bruit venant de la sacristie. Les rescapés le regardent se lever d’un bond, l’air intrigué. Plusieurs se redressent, certains l’imitent et le suivent quand il file au fond de la nef. Il ouvre le passage secret et descend les escaliers avec précipitation. — Vous voilà de retour ! s’exclame-t-il, ravi. Mais les visages sinistres qui lui font face refroidissent son enthousiasme. C’est comme la dernière fois, remarque-t-il avec déception et horreur. Il sursaute en entendant geindre un bébé. Adama s’écarte et Eugen manque de tomber à la renverse en voyant Agnès se mettre sur son séant, son enfant dans les bras. Liberté aussi porte quelque chose. Ça ressemble à un petit singe. — Vous avez hérité d’un Esprit ? s’étonne le prêtre. — Sans commentaire, claque la voix de l’Ange qui reprend l’apparence de Lynn Bellange. Kali et Adama retrouvent aussi leur aspect humain. — Et Harfang ? fait le prêtre, en remarquant son absence. — C’est le nouveau roi des enfers, annonce Agnès. Il m’a même proposé de partager le trône. J’ai le temps de réfléchir à son offre, conclut-elle avec une grimace qui en dit long. Adama se tourne vers Liberté. — Si tu n’as plus besoin de moi, j’aimerais rentrer chez moi. — Tu n’as pas à me demander la permission ! Par contre, si tu pouvais emmener cette chose avec toi, réclame-t-elle en lui tendant la créature simiesque qui proteste en poussant des cris plaintifs. Ferme-la ! Comme si je pouvais te garder dans une ville pareille. Puis elle ajoute : Il faudra le ramener en un endroit d’une certaine savane. Il te montrera. Qui sont tous ces gens ? demande-t-elle ensuite en notant la présence des rescapés qui se pressent dans l’escalier et devant la porte. — Des survivants de Trinity. — Très bien, fait-elle en s’avançant vers eux. Nous avons du pain sur la planche. J’ai quelques petites choses à vous confier. Elle remonte avec eux jusqu’à la nef. 300 — On dirait le retour d’une armée en déroute, commente Eugen. Je suppose que Gabriel est retourné au Ciel. — Nous l’ignorons. Liberté est revenue sans lui, réplique Adama. — Elle est d’une humeur massacrante, note Kali. — Ce n’est rien de le dire, intervient Agnès en se levant. Pourquoi vous me regardez comme ça ? demande-t-elle devant la mine ébahie de Heiden. — C’est que… vous étiez morte. — Ah… (Elle évite de le regarder et cajole l’enfant.) Dans le coma, peut-être, poursuit-elle distraitement, mais pas vraiment morte. Sinon, je n’aurais pas pu revenir. — Ishmael est resté là-bas, lui aussi, déplore Kali. Pendant la bataille, il a simplement… disparu. — Ce doit être une longue histoire. On ferait mieux de remonter, suggère Eugen qui maîtrise mal le tremblement de sa voix. Il n’a pas très envie non plus de laisser Bellange seule avec les rescapés. — Est-ce que ça ressemble à ce qui s’est passé la première fois ? demande Adama. Le prêtre secoue la tête. — Agnès était morte. C’est moi qui ai élevé son fils, après que vous l’avez ramené. Mais il a très vite montré des capacités hors du commun. Ils se tournent vers l’adolescente qui continue de les ignorer. — Quel genre de capacités ? s’inquiète la Déesse de la mort. — Celle d’un Dieu vivant. — Oh…, exhale-t-elle d’étonnement. Comme le prêtre va pour raconter le reste, Kali le devance. Je préfère ne pas savoir, ne rien regretter avec des si et faire avec ce que j’ai maintenant. Tandis qu’ils se dirigent vers l’escalier, le petit singe s’agite de plus en plus et finit par griffer Adama qui le lâche en poussant un juron. À toute allure, l’animal grimpe jusqu’à la nef et on entend des cris stupéfaits. Sans attendre, les Vivants, Agnès et le prêtre se ruent au niveau supérieur. Le singe a couru droit vers Lynn et lui 301 saute au cou, malgré les protestations de cette dernière. Puis, sous les yeux effarés de la foule, il change d’apparence. — Ishmael ! glapit la jeune femme qui se retrouve avec le prêtre nu en train de l’embrasser. Celui-ci reprend ses esprits et s’écarte, confus. — Qu’est-ce que je fais ici ? — À vous de me le dire ! Ishmaël se gratte l’arrière du crâne et réfléchit. — J’étais sur le champ de bataille, avec les autres et puis... Je me suis vu descendant la montagne dans vos bras. — C’est quoi ce tour de passe-passe ? D’abord le Charpentier, ensuite un macaque minable et maintenant, vous en tenue d’Adam. En riant, Kali tire sur la nappe qui recouvre l’autel et l’apporte à son ami, lequel l’entortille en toute hâte autour de sa taille. — Je suis là pour vous empêcher de faire une bêtise, assure Ishmael. — Du genre ? — Du genre détruire l’humanité. Le sérieux avec lequel il a répondu jette un froid dans la nef. Lynn croise les bras sur sa poitrine. — Voyez-vous ça ! — Vous allez lancer une croisade depuis Trinity pour convertir tout le monde à une sorte de religion qui mettra Anges et Démons dans le même sac. — Ils se valent, non ? — Peut-être, mais vous allez mentir pour parvenir à vos fins. Et moi je serai là pour rétablir la vérité, jure Ishmael. — Empêcheur de tourner en rond ! grogne la jeune femme. — J’espère bien ! se réjouit le prêtre. Oh, et le baiser… c’était de la part de Cam. Une promesse qu’elle m’a demandé de tenir, si je m’en sortais. Ça doit vous porter chance. Le visage de Lynn s’assombrit. Pendant quelques instants, on se demande si elle va exploser de colère ou en sanglots. — Il m’en faudra avec un gugusse pareil dans les pattes. 302 L’insulte ne fait qu’élargir le sourire affiché par le prêtre. — À votre place, j’effacerais cet air idiot. Vous n’êtes plus Repenti. Le matin, en vous rasant, vous risquez de vous couper, comme tout le monde. — Si vous saviez comme je me sens léger ! La jeune femme préfère ne pas lui répondre. Elle secoue la tête, comme si elle s’éveillait d’un long rêve. — Je dois cauchemarder. Je me suis pris un coup par derrière en patrouillant à Crystal Church et c’est pour ça que depuis, tout va de travers. (Elle attend, espérant sans doute que Camille sur-gisse pour confirmer ses soupçons. Mais sa coéquipière ne reviendra pas.) Je fais quoi, maintenant, puisque je n’ai plus à retrouver Lucifer, à écailler le Dragon ou à démantibuler des Démons ? — Eh bien, propose un rescapé en s’avançant vers elle, vous pourriez peut-être tout nous expliquer, qu’on se sente moins perdus, nous autres. Lynn s’adresse à Ishmael. — Vous voyez. Même eux demandent que je les convertisse. — Au Libre Arbitre, pas à votre colère, rétorque le prêtre. Elle ronchonne, tout en cherchant un endroit où s’asseoir. Les Mânes reculent à sa vue. Elle leur adresse un regard hargneux. — Il faudra que je vous explique comment tenir ceux-là en laisse. Elle s’assoit sur un banc obligeamment abandonné par toute une famille. Très bien, par où je commence. — Par Pandore, suggère Adama. TARTARE – PALAIS DU PRINCE DES ENFERS. Vautré sur son trône, Harfang regarde d’un œil morne les âmes qui défilent pour lui prêter allégeance. Orphée, planté à côté de lui, se penche et lui dit : — Allons, ne fais pas cette tête. Quand Gilgamesh aura fini de vider Dité, nous te laisserons régner en toute équité. — Équité ? C’est sans doute la première fois que ce mot est prononcé en ce lieu, réplique le nouveau souverain. 303 — Détrompe-toi. Quand Hadès et Perséphone régnaient sur le monde souterrain, ça se passait beaucoup mieux. — Ils ne t’ont pas joué un sale tour, avec Eurydice ? — Faux, je suis reparti avec elle. Mais si la légende l’avait raconté, le Tartare aurait été plus fréquenté que la Tour Eiffel. La foule s’écarte lorsqu’apparaît le prince Siddhârta. Le clan d’Adama l’accompagne. Ses membres jettent des regards inquiets de tous les côtés, décontenancés par les faces étranges qui les entourent. Puis un autre homme, vêtu d’une toge blanche, fait son entrée et les âmes se mettent à genoux. Devant ce spectacle, il s’arrête, mal à l’aise. — Approche, Fils de l’Aigle, l’encourage Orphée. Comme il hésite, Gilgamesh, qui vient d’arriver, le pousse d’une bourrade amicale. — Il n’est pas roi. Il faudra lui trouver un titre. Le prince des poètes prend le roi d’Uruk par les épaules. — Il va falloir que je te mette à jour sur la lutte des classes. Devant le trône, Jésus reconnaît le prince des enfers. — Eh bien, quel chemin parcouru, Fils de Sammael. T’a-t-elle pardonné, en fin de compte ? — Je me suis trompé, elle ne m’aimait pas, répond Harfang d’une voix tendue. Le prophète le regarde sans comprendre. — Ce n’est pas ce que je te demandais. — Ça n’a plus d’importance, fait le Repenti avec amertume. — De quoi discutiez-vous ? vient les interrompre Siddhârta. — De rien… rien d’important, répond Harfang. — En ce cas, il est temps que nous repartions. — Dité est redevenue viable, assure Gilgamesh en faisant craquer ses articulations. Ça m’a fait plaisir d’avoir un peu d’exercice. — Tu pourras y loger les âmes et les éprouver. À toi de juger ensuite si tu nous les renvoies ou si elles doivent retourner sur Terre pour y reprendre leur apprentissage, explique Orphée. — Une minute ! Et le Ciel, dans tout ça ? — Les Anges fermeront bientôt boutique. Si Liberté et Lucifer 304 réussissent, ils n’auront bientôt plus personne à accueillir, répondit Sidhârta. Les hommes viendront directement vers nous. Ils auront trouvé la voie. — Et moi ? Est-ce qu’un jour j’aurai aussi le droit de vous rejoindre ? questionne Harfang. Gilgamesh éclate d’un rire toni-truant. Quoi ! s’emporte le nouveau souverain des enfers. Ce que je demande n’est pas si idiot. — Tu te trompes, veut le calmer Orphée. À ton avis, où sont passés Hadès et Perséphone ? Sur un sourire encourageant, l’aède s’éloigne avec ses compagnons. Oh ! une dernière chose. (Il s’arrête devant Ahriman et Lilith, enchaînés l’un à l’autre. Le prince déchu darde un regard luisant de haine sur les vainqueurs. D’un geste, le poète les fait disparaître.) Tu règneras plus serei-nement sans les avoir dans tes pattes. — À bientôt, Fils de Sammael ! le salue Jésus. Et ne perds pas espoir. Elle saura te comprendre un jour. Cette promesse apaise un peu le chagrin du Repenti. — Oui, un jour… si j’en suis digne. Avec les héros disparaît une bonne partie de sa cour. — Tu devrais y croire un peu plus, retentit une voix claire. Dans l’assistance clairsemée apparaît un visage familier. Les yeux d’Harfang se plissent, tandis qu’une jeune femme s’avance. — Encore toi, grogne-t-il. — Eh bien oui, où veux-tu que je sois ? Je ne vais quand même pas retourner au Ciel après ce que j’ai fait. Camille s’approche jusqu’à lui toucher les genoux. J’ai une offre à te faire. — Tiens donc. — Je pourrais te servir de lieutenant. J’ai quelques bonnes idées pour gérer cet endroit et les damnés me connaissent, maintenant. En plus, ceux des limbes sont avec moi. Ils te seront utiles, pour surveiller tes arrières. — Je n’ai pas besoin qu’on me protège, réplique le Démon. — Tu crois que Bélial et les autres vont te laisser régner tranquillement ? Quand la menace de la Trinité se sera éloignée, ils 305 reviendront à la charge. Tu es seul ici, Harfang. Et puis, nous avons quelque chose en commun. Il comprend tout de suite de quoi elle veut parler… ou plutôt de qui. On pourrait l’attendre ensemble. Harfang reste un moment sans bouger, puis s’écarte un peu pour lui laisser la place de s’asseoir avec lui sur le trône. Avec un sourire, Camille l’y rejoint. — À une condition, reprend le Démon. — Laquelle ? — Que tu te trouves un nom de scène plus convaincant. La jeune femme éclate de rire. — J’ai mon idée là-dessus. EGLISE DE SAINT-SULPICE. Sur le fronton de l’église, deux statues s’animent. Métatron ôte sa lance de la gorge du dragon et saute sur les graviers, aussitôt rejoint par son comparse Gabriel. Le chef des légions célestes ne cache pas son mécontentement. De rage, il donne même un coup de pied contre un pilier. — Qu’ils se réjouissent ! (On entend rire à l’intérieur.) Demain, j’aurai ma revanche. — Ce que tu peux être mauvais joueur, fait Gabriel en se grat-tant l’arrière du crâne. Ça ne t’arrive jamais de laisser tomber ? Admets ta défaite. Il est temps que Trinity revienne dans le monde des hommes. — Pas question ! Je vais plutôt la détruire, sur l’heure ! s’emporte Métatron en agitant un doigt destructeur. — Micky, Micky, Micky, tente de l’amadouer l’archange en glissant un bras sur ses épaules. Ça n’en vaut pas la peine. — Pas la peine ! Nous allons disparaître ! — Oui, d’ici un millénaire ou deux, peut-être pas d’ailleurs. Les humains auront toujours besoin d’un bon menteur. — Si Raphaël était là, il te couperait la tête ! réplique le chef des légions célestes. Gabriel le prend par les épaules et l’entraîne avec lui dans la rue. 306 — Tu sais quoi ? Je préférais quand on l’appelait Aphrodite. Ils s’éloignent, tout en continuant de se disputer, dans les dernières lueurs du crépuscule. Il y eut un soir, Il y eut un matin, Nouveau jour. 307 REMERCIEMENTS À Victor Hugo, toujours prompt à m’offrir une idée de roman et dont les vers résonnent toujours en moi avec la force de la tolé- rance. À Eliphas Lévy pour ses magnifiques pensées sur Lucifer et la Liberté. À Orphée, Siddhârta et les autres pour avoir eu le courage de marcher là où les autres ne voulaient pas aller. 309 Dépôt légal – Avril 2009 ISBN : 978-2-916307-03-9 311 Document Outline PREMI?RE PARTIE : LA BO?TE DE PANDORE PROLOGUE CHAPITRE 1 CHAPITRE 2 CHAPITRE 3 CHAPITRE 4 CHAPITRE 5 CHAPITRE 6 DEUXI?ME PARTIE : L?ANGE LIBERT? CHAPITRE 7 CHAPITRE 8 CHAPITRE 9 CHAPITRE 10 CHAPITRE 11 CHAPITRE 12 TROISI?ME PARTIE : AU NOM DU P?RE CHAPITRE 13 CHAPITRE 14 CHAPITRE 15 CHAPITRE 16 CHAPITRE 17 CHAPITRE 18 EPILOGUE