Gregory Benford LES ENFANTS DE MARS PREMIÈRE PARTIE À la cour des entrepreneurs martiens Il semblait… que s’il n’avait pas tenté – lui ou un autre seigneur – d’acquérir cette connaissance, nul marin, nul marchand n’aurait tenté de le faire, tant il est vrai qu’aucun d’entre eux n’a jamais pris le risque de voguer vers des horizons où l’espoir de profit n’était pas sûr et certain. Henri le Navigateur, sur les motivations de l’exploration maritime 1 11 janvier 2018 — Bienvenue sur Mars ! Elle commençait toutes ses émissions publiques par ces mots. Chaleureux, positifs, déterminés. — Nous sommes, Viktor et moi, au bord de la lèvre nord du cratère de Gusev, où nous achevons les relevés topographiques. En réalité, nous n’avons pas pu nous empêcher de ressortir du module d’habitation. De jeter un dernier coup d’œil aux alentours, seuls, tous les deux, avant de nous retrouver les uns sur les autres dans l’ERV[1], aussi exigu qu’un studio new-yorkais. — Je suppose que la plupart d’entre vous commencent à connaître le coin. (J’espère que vous n’en avez pas ras le bol et que vous n’êtes pas allés chercher un truc à manger.) Ces majestueux remparts sont toujours aussi beaux, dans le soleil de l’après-midi. Ils font bien un kilomètre de haut. (Pourvu qu’ils ne se souviennent pas que je les ai déjà emmenés là, il y a un peu plus d’un an. Ce n’est pas très excitant de couvrir une grille de recherche, mais nous n’avons pas à ménager le public. Et puis les responsables médias d’Axelrod n’auront qu’à couper ce passage.) Nous sommes ici à la recherche de traces d’activité volcanique atypique, de fossiles ou d’émissions récentes. Nous devons être particulièrement attentifs, car Mars cache beaucoup de ses secrets dans la poussière ! Nous n’avons encore rien trouvé, mais vous vous souvenez peut-être que là-bas – Viktor, pano vers l’est, s’il te plaît – nous avons repéré des conduits de lave si larges que nous aurions pu nous promener dedans. C’était vraiment excitant ! Marc a pu dire, grâce à son matériel de datation radioactif, que la lave avait coulé dedans il y a près d’un milliard d’années. (Ouais, et depuis, plus rien. Je parie que les responsables de programme d’Axelrod vont couper tout ça. Et franchement, je m’enfiche. J’ai dû faire plus de trois cents de ces petits speeches dynamiques, à ce jour. Au moins, ce coup-ci, il y a quelque chose à voir. Le retour au bercail ne sera pas du même tonneau. Ce sera pire que les six longs mois du voyage aller. Rien à raconter, que des détails scientifiques. Pas de grosse angoisse au moment de l’atterrissage, ou d’interrogations sur ce que nous allons trouver, comme en partant. Peut-être un peu de suspense au moment de la rentrée dans l’atmosphère, mais c’est tout. Je suis sûre que même à Las Vegas personne n’a parié sur nos chances de succès.) Nous poursuivons donc notre mission. Encore une nuit sur place, et retour à la base pour les tests préalables au lancement. Ça devrait être excitant ! (Ce sourire doit être complètement gelé, maintenant…) Alors, je vous dis au revoir et à demain. Julia, de Mars, à vous la Terre. Elle lui tira la langue. — Aargh ! Il y a deux ans que je fais ça, et je me demande chaque fois ce que je vais bien pouvoir leur raconter. Viktor abaissa l’objectif de la caméra. — La spontanéité. C’est ce qu’il y a de mieux. — Seigneur ! Si ça n’avait pas été dans le contrat… — … tu n’en aurais pas tourné une douzaine, je sais. Ça fait mille fois que tu me le dis. — Marc est bien meilleur à ce jeu-là. — Marc n’est pas là. Tu veux dire un mot à tes parents ? — Ah oui ! Moteur ! dit-elle en s’illuminant. Julia prit une pose un peu moins héroïque. Elle portait son scaphandre pressurisé, qui lui donnait des allures de bibendum et qui, en gros plan, exhibait ses éraflures. Il était d’un joli bleu roi, au départ, la meilleure couleur des quatre, mais les rayons UV et les peroxydes l’avaient complètement délavé. Le scaphandre jaune de Viktor avait mieux tenu le coup. Viktor lui fit signe que ça tournait, et elle dit : — Salut, Papa, salut, M’man ! Me voilà à nouveau dehors, en mission de reconnaissance. J’espère que vous vous êtes bien amusés à Kangaroo Island. Difficile de rester vraiment vigilant quand on sait qu’on doit rentrer d’ici quelques semaines à peine. Je suis vraiment claquée, là. On va faire un petit break, Viktor et moi, le congé spécial jeunes mariés… Et zut ! Il a fallu que je remette les pieds dans le plat… Changeons de sujet. — C’est plutôt limite avec Marc et Raoul. Rien de sérieux, juste de l’agacement. Enfin, c’est eux qui ne sont pas à prendre avec des pincettes. Moi, je suis le modèle même de la chaleur et de la sympathie, comme toujours. Elle eut un grand sourire, ménagea une pause et parcourut les environs des yeux en se demandant ce qu’ils en verraient. Viktor effectua un panoramique en suivant son regard. Il était devenu très bon pour ça, avec le temps. — Vous voyez ce relief, là-bas ? Il a sûrement été provoqué par le météore qui a formé le cratère de Thyra. L’effet de « splash », ce rayonnement d’ejecta projetés vers l’extérieur, est caractéristique. J’étais en train de regarder le problème de l’eau, je cherchais combien il avait pu y en avoir ici, des traces de minéralisation, si elle avait ouvert des brèches dans la roche, tout ça, quoi. Personne ne pourra dire ce qu’il en est, en fin de compte, j’ai trop lanterné ! Elle poussa un soupir. Elle avait toujours du mal à passer sans transition de l’enthousiasme béat à la sincérité. Tiens, elle aurait dû faire un petit topo sur Thyra dans le sujet destiné au public. Enfin, encore un petit effort… — Vous me manquez vraiment, les parents. J’espère que ton traitement antiviral s’est bien passé, Papa. Tu avais l’air en pleine forme sur ta dernière TriVid. On a eu des soucis, ces deux derniers jours, avec le signal du haut de la bande. Si tu m’as envoyé quelque chose, il se peut que ça se soit perdu. J’espère avoir de vos nouvelles en rentrant à la base. La nuit dernière, j’ai rêvé que je prenais un bain. Un bain, vous vous rendez compte ? C’est juste pour que vous compreniez le genre de sensations voluptueuses qui nous manquent ici : faire longuement trempette dans une grande baignoire, comme celle qu’on avait dans l’ancienne salle de bains, vous vous souvenez ? Enfin, bisous à toute la famille ! C’était court, mais elle ne pouvait pas en dire plus sans faire guindé. Ce qui était peut-être déjà le cas. Les premiers mois, elle revoyait ses interventions publiques et privées avant que l’antenne à grand gain ne les envoie vers la Terre. Elle y avait maintenant renoncé. L’histoire était l’histoire, point final. Si elle se plantait devant la caméra, tant pis. — C’était parfait, fit Viktor en coupant la caméra. — Bon, allons-y. Elle repartit vers le rover, leur véhicule, dont le jaune sulfureux tranchait sur les roches et le sable roses. En plein midi, Mars était un peu moins rouge parce que la lumière tombant à la verticale était moins diffusée par la poussière impalpable en suspension dans l’atmosphère raréfiée. Elle avait depuis longtemps cessé de rêver aux vertes collines de la Terre et aux vagues de ses océans. Elle trouvait la palette martienne plus subtile et plus variée. Ses roses et ses jaunes étaient chargés de sens, pour elle. L’esprit était adaptable. Cela dit, les oxydes de fer limitaient l’œuvre de la nature. L’écran mural de sa cabine montrait en permanence une verte colline d’Irlande plongeant vers une mer agitée. En rentrant, elle retrouverait cet endroit entre tous et y vivrait un moment. Pour toujours, peut-être. Et elle afficherait sur son écran mural une image en temps réel du cratère de Gusev, un disque de cent cinquante kilomètres de diamètre. — C’est quoi, ça ? fit Viktor en regardant par le grand hublot du rover. On dirait un nuage, là-bas. Il ralentit. La vague brume blanche s’était déjà dissipée. — Où ça ? demanda-t-elle, le cœur battant, tous ses instincts de biologiste instantanément alertés. Un nuage de vapeur d’eau, à ce moment de la journée, signalait la présence d’un évent souterrain. — Difficile à dire. Sur l’horizon, peut-être assez loin. — Ou tout près. Merde ! Il est parti ! Elle l’avait aperçu du coin de l’œil, mais le nuage avait disparu en quelques secondes à peine. — Ça montait. — Oui, c’est aussi l’impression que j’ai eue. Viktor avait pris un raccourci pour retourner à la base. Ils avaient contourné quelques collines mamelonnées et traversaient à présent une longue pente sablonneuse. Le nuage était apparu au-dessus des collines à l’est, dans une zone accidentée qu’ils n’avaient pas explorée en détail. — Y aller prendrait du temps. Un dernier essai ? Mieux vaut tard que jamais… Elle n’avait jamais renoncé à trouver un évent de dégazage. — Allons quand même jeter un coup d’œil. Pourtant, une heure plus tard, elle était résignée à laisser tomber. Viktor se débrouillait très bien. Il leur faisait prudemment traverser une succession de chenaux asséchés qui avaient peut-être charrié des torrents d’eau ou de boue avant que les amphibiens ne rampent sur les rivages de la Terre. Il louvoyait entre des effondrements qui étaient peut-être des dépôts glaciaires évaporés. Marc avait étudié la région au sismographe, et les cartes mettaient en évidence des couches de glace de plusieurs mètres de profondeur ainsi qu’un réseau de veines alléchantes, qui pouvaient être des tubes de lave. Mais des millions d’années d’érosion par les vents chargés de poussière avaient brouillé la plupart des indices révélateurs. — Là ! souffla-t-il. Un panache blanc jaunâtre montait de derrière une petite crête. — C’est tout près ! Il stoppa le rover et le vacarme fit écho aux battements de son cœur qui allaient en s’accélérant. Ils n’avaient rien vu de pareil au cours des cinq cents journées qu’ils avaient passées à quadriller le fond du cratère de Gusev. Cinq cents jours pendant lesquels elle n’avait cessé d’espérer que la vie était tapie dans les profondeurs, à l’abri du froid et de la sécheresse. Ils avaient, Marc et elle, inspecté le petit cratère de Thyra à la loupe. En vain. Ils gravirent la pente, redescendirent vers un effondrement qui n’avait pas l’air différent des milliers d’autres qu’elle avait déjà vus. Mais au-dessus de celui-ci un nuage en forme de larme d’une centaine de mètres de hauteur se dissipait dans l’air rosé, comme une exhalaison sale de… de quoi ? — Un évent thermique, hein ? fit Viktor avec un sourire. — Chut ! Les dieux de Mars vont t’entendre et le faire disparaître. Il s’arrêta au bord du puits. La pente avait l’air assez raide. Elle décrocha son matériel d’escalade de la paroi du rover. Elle avait appris à le laisser à l’intérieur, où la poussière impalpable ne risquait pas de se loger dans les mécanismes. Même la corde, pourtant coriace, était usée à l’endroit des frottements. Viktor envoya à Marc un rapide message radio pour lui dire où ils étaient et qu’ils sortaient. Inutile de susciter de faux espoirs en décrivant ce qu’ils avaient vu. Elle franchit le sas en déplaçant consciencieusement, systématiquement, le matériel, malgré son excitation. La précipitation était source d’accidents, et le sas était piégeant, avec toutes les aspérités qui entouraient les joints. Une fois dehors, elle étudia la zone avec attention. Elle se méfiait des pentes abruptes, sablonneuses. Celle-ci descendait à quinze degrés sur une dizaine de mètres vers un trou de trois mètres de diamètre environ. Ça ressemblait un peu à un piège de fourmilion géant. Elle se dit que ça devait être un cône d’éjection volcanique dont les parois rocheuses étaient masquées par le sable en perpétuel mouvement. — On dirait un vieux cratère. — Tu vois les pierres du bord ? fit Viktor en tendant le doigt. — Les taches blanc et jaune, à droite ? Curieuse coloration. — De la condensation, peut-être ? — C’est ce que j’espère. Elle éprouva brièvement l’envie irraisonnée de humer l’air dans l’espoir de deviner ce que pouvait être ce panache de gaz. Ils relièrent le câble et le système de poulie à leur harnais et au treuil du patrouilleur. La descente serait un peu risquée, à cause du sable, à la fois glissant et granuleux, qui paraissait curieusement stratifié et se dérobait traîtreusement sous ses bottes. Viktor la suivit en mettant ses pas dans les siens. Ils s’étaient assurés en faisant passer le câble par les mousquetons de leur combinaison. Elle avança vers le bord du trou en vérifiant soigneusement, à chaque pas, que la roche supportait son poids. Il y avait quelques mois, une vire avait cédé sous les pieds de Marc, et il avait boité pendant des semaines. Elle repéra, vers le bas, des taches colorées sur la paroi rocheuse de la gorge qui descendait dans le noir. Viktor s’était agenouillé près d’une bosse. — De la glace. — Quoi ? Où ça ? De la glace d’eau pure était une chose improbable à la surface de Mars. Elle se serait aussitôt sublimée. Mais ce film orange, impalpable et brillant, sur ces roches, près de ce trou… — Un évent, articula Viktor. — Pense aux dieux, répondit distraitement Julia. — J’y vais, dit-il en tirant sans cérémonie sur son câble. — Hé, c’est moi la biologiste. Il faut que je prenne un échantillon de ce film… — Eh bien, fais-le. Je suis le commandant, j’y vais. Il commença à passer par-dessus le bord. Il avait largement la place de descendre à reculons dans le trou. Elle s’agenouilla, recueillit le film à l’aide d’un linge stérile et le mit dans un sachet à échantillons biologique. Elle n’en avait presque plus, juste au moment où, enfin… — Ouh ! Elle se retourna et le vit se déporter latéralement avec une lenteur soyeuse qu’elle ne devait jamais oublier. — Viktor ! hurla-t-elle, comme si elle espérait, par ce cri, stopper sa chute. Viktor s’était coincé le pied gauche juste au-dessous de la lèvre du cratère. Il avait essayé de libérer sa botte et pour cela il avait pivoté en faisant levier de tout son poids. — Ah ! Son second cri retentit sur le circuit audio de sa combinaison lorsqu’il heurta le bord du trou, lors du rebond. Il tenta vainement de se rattraper à la paroi, et une gerbe de poussière rouge jaillit vers le haut du trou. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Il essaya de prendre appui sur son pied gauche. — Et merde ! Je me suis fait mal ! Elle se pencha sur le câble auquel il était suspendu. Le haut de son casque était encore dans la lumière et la poussière amorçait sa lente descente paresseuse. — C’est grave ? — On dirait de la glace, là, sur les pierres. La condensation du panache, j’imagine. Il faudrait qu’elle y réfléchisse, plus tard. Il flanqua un coup sur la commande du treuil et la rejoignit. Elle l’aida, tant bien que mal, à remonter sur l’étroit rebord du trou et l’obligea à s’allonger. Elle défit le bas de sa jambière isolante et passa la main sur la combinaison pressurisée, en dessous, au niveau de la cheville. — La combinaison a l’air intacte, pas d’accroc. Que dit l’automédic ? Avec cette foutue poussière collée sur sa visière elle ne le voyait pas, mais elle savait qu’il vérifiait l’affichage à l’intérieur de son casque. — Normal, fit-il d’une petite voix lasse. — Bon. Et toi, comment tu te sens ? Il changea légèrement de position, gémit. — Comme les blinis d’hier. Un peu bizarre. Mon pied me fait un mal de chien. Continue à le faire parler. On ne peut pas éviter le risque de choc. Elle n’était pas toubib, mais les souvenirs de son année de stage auprès d’un médecin lui revinrent en force. — Voilà ce qui arrive quand on fait des acrobaties, dit-elle d’un ton léger. — Unnh. Je ne peux pas bouger le pied. Elle fronça le sourcil en se demandant si elle arriverait à le faire remonter dans le rover. Les premiers secours étaient à plus de quarante bornes, et elle conduisait le seul véhicule pressurisé sur toute la planète. Le protocole de mission cantonnait le rover ouvert dans un rayon de vingt-cinq kilomètres, de sorte qu’ils étaient condamnés à se débrouiller par leurs propres moyens. Elle pensa à appeler Marc sur la fréquence d’urgence, pour qu’il lui apporte un soutien moral, à défaut d’autre chose, mais elle se ravisa. Elle devait se concentrer sur Viktor. Elle aurait tout le temps d’analyser la situation dans le rover. À condition de réussir à l’y ramener. — D’accord. Assez fainéanté. On va t’aider à te relever. — C’est… c’est bon. Sa voix pâteuse l’inquiéta un peu. Ils étaient tous au bout du rouleau, et le choc pouvait avoir de sérieuses conséquences. Elle le prit comme elle put par la taille. Elle se faisait l’impression d’une gamine en combinaison de ski. Le contact des scaphandres l’un sur l’autre avait quelque chose d’irréel, de désincarné, et pourtant, même comme ça, elle aimait le tenir contre elle. Ils dormaient étroitement enlacés depuis qu’ils avaient quitté l’orbite terrestre. — J’ai des trucs géniaux dans le rover. Tu vas te sentir comme un homme neuf. — Je préférerais me sentir comme celui d’avant. — Allez, debout. — Si tu me tirais avec le filin ? Je m’allongerais, et… — Je ne crois pas que j’y arriverais. — Même avec l’aide du rover ? — Hé, c’est moi le chef, là. — Aïee ! Il réussit à se soulever en s’appuyant lourdement sur elle et en portant son poids sur sa jambe gauche. Ils manquèrent perdre l’équilibre et passer par-dessus le bord du trou, puis ils se stabilisèrent. Elle avait depuis longtemps cessé de compter combien de fois ils avaient été aidés, dans des moments cruciaux, par la gravité martienne, trois fois moins forte que sur Terre. C’était, en fait, le seul aspect utile de la planète. — Ouais ! Très bien, chou. (Continuer à bavarder, ne pas l’inquiéter, surtout.) Prêt ? Je vais avancer, essaie de marcher à cloche-pied. Tel un tandem de coureurs à trois pattes, ivres de surcroît, ils réussirent à remonter lentement, en titubant, la pente du cratère, en s’aidant judicieusement du treuil. Vous travaillerez en équipe, leur avait dit et répété l’instructeur de la mission. Mais elle n’avait pas prévu ça. Elle entendait, sur le circuit audio de son casque, le souffle rauque, haletant, de Viktor. Malgré la faible gravité, il s’épuisait à sautiller ainsi dans la poussière. Le rover n’était heureusement qu’à une douzaine de mètres. Ils s’en approchèrent avec une lenteur de tortue. Il s’appuya contre le véhicule pendant qu’elle enlevait son harnais, puis le débarrassait du sien. Elle le fit rouler dans le sas et lança le cycle. Elle décida qu’ils se passeraient d’époussetage. Elle se contenta d’enlever les housses qu’ils enfilaient sur leurs combinaisons pour se protéger de la poussière, et les accrocha aux patères, près de la porte. Elle fit aussi l’impasse sur la douche pourtant obligatoire lorsqu’ils rentraient de dehors. Elle verrouilla le sas, actionna, d’un coup sec, l’interrupteur de la pompe, et l’oxygène afflua depuis une douzaine de buses. Le cycle de repressurisation s’acheva sur un dernier sifflement. Étant coincée dans l’espace exigu, elle ne pouvait pas se retourner pour le regarder. Elle sentit bouger le rover. Parfait. Il avait roulé hors du sas et gisait par terre. Un signal sonore marqua la fin du cycle. Pression atteinte : quatre-vingt-dix pour cent de la pression terrestre. Elle coupa l’oxygène de sa combinaison, déverrouilla son casque, enleva aussi vite que possible sa parka, ses jambières et enfin sa combinaison. Elle entra en frissonnant dans la cabine relativement fraîche. Elle avait réussi à transpirer sur Mars : une expérience inédite. Son visage et son cou la picotaient affreusement, et elle regretta aussitôt cette entrée contraire au protocole. La procédure normale consistait à dépoussiérer les scaphandres au-dehors avec une brosse à poils souples. Un génie de la préparation de mission qui partait souvent camper avait eu la prévoyance d’en mettre une à bord, et c’était vite devenu l’un de leurs biens les plus précieux. La surface de Mars disparaissait sous une épaisse couche de poussière impalpable, couleur de rouille, chargée de peroxydes irritants. Depuis qu’elle était sur Mars, et cela faisait de longs mois, maintenant, elle avait l’impression qu’on lui avait passé la peau au papier de verre – surtout quand elle était fatiguée, comme en ce moment. Elle fit bouffer ses cheveux noirs, coupés court, mit sa casquette Boeing rouge et s’occupa de Viktor. Elle augmenta la pression intérieure du rover, et donc le taux oxygène, et l’aida précautionneusement à enlever les diverses couches isolantes de sa combinaison. Un coup d’œil confirma le diagnostic : une cheville foulée, qui enflait très vite. À partir de là, la procédure était bien établie : mettre une attelle, donner des calmants, s’inquiéter. — Je t’aime, même assommé par les analgésiques, murmura-t-elle en le regardant dormir lorsqu’elle eut tout revérifié pour la cinquième fois. Il s’était endormi avec une promptitude inquiétante. Il offrait une apparence d’invincibilité – comme eux tous, enfin, plus ou moins, ou ils n’auraient pas été là. C’était inhérent à la psychologie de l’astronaute. N’empêche qu’il était épuisé par la difficulté de leur mission, poursuivie sans relâche. Il ne le disait pas, mais la proximité du lancement l’ennuyait. Elle s’aperçut tout à coup qu’elle était très fatiguée. Elle mit cela sur le compte de la réaction émotionnelle. Bon, il ne fallait pas traiter ça à la légère. Sur Mars, on apprenait à prendre son temps. Le moment était venu d’une tasse de thé. Elle chercha du regard son précieux couvre-théière, apporté de Terre parmi ses objets personnels. Rien n’aurait pu la convaincre de partir sans lui : là où il était, elle était chez elle. Elle le retrouva dans un coin de la kitchenette. Au départ, bleu clair et couleur crème, il était maintenant maculé de poussière brunâtre. Dans les cas d’urgence, rares heureusement, elle appréciait le réconfort d’une bonne tasse de thé. Pendant que l’eau chauffait, elle essaya de contacter les deux autres, au module, sur la fréquence d’urgence. Pas de réponse. Ils étaient probablement dans l’ERV, en train de procéder aux dernières vérifications avant l’essai de mise à feu maintenant tout proche. Elle laissa un message enregistré disant qu’elle rentrait tout de suite, avec un blessé. Elle n’avait pas le choix. Viktor passait en premier, et tout travail en solo était interdit par leurs protocoles de sécurité. Avec le bras robot avant, elle déverrouilla du rack extérieur la dernière balise électromagnétique à panneaux solaires, et la plaça à un endroit qu’elle espérait propice en se fiant à son seul jugement. Les dunes, qui changeaient constamment de place sous l’action des vents capricieux, en avaient enterré plus d’une. Tout en regardant les collines rose pâle par le hublot avant, elle essaya d’estimer les conséquences de l’accident sur le déroulement de leur mission. Ce n’était peut-être qu’un incident sans gravité. Mais Viktor avait encore beaucoup à faire avant leur départ. Non, ça allait sûrement fiche le programme en l’air. Son propre travail passerait au second plan. Et l’évent… quand y reviendrait-elle ? L’espace d’une seconde, elle envisagea de descendre seule au fond. Non, c’était contraire à toutes les procédures. Pire : c’était stupide. Il fallait voir les choses en face, se dit-elle ; compte tenu des circonstances, la biologie n’était pas le plus urgent. Elle avait fait sa grande découverte. Pour le monde, leur expédition était déjà un grand succès : ils avaient trouvé une vie fossile. Mais elle voulait plus que des microbes morts depuis des lustres. Et il avait fallu qu’ils aient encore un accident. On a beau prévoir, Mars nous réserve toujours des surprises. Comme l’accident qui les avait tous amenés ici. 2 Mars 2015 — Et zut ! Encore coincé ! Julia pilotait Rover Boy, le véhicule d’exploration martienne à téléprésence qui avait repéré le site d’atterrissage. Il était toujours opérationnel au bout de cinq ans grâce au programme Mars Outpost. Il était alimenté par une mini-usine chimique et il y avait des packs électroniques de rechange à la base de l’avant-poste. Il était en contact permanent avec la Terre par l’intermédiaire d’une antenne parabolique à micro-ondes braquée sur les trois satellites de communication en orbite autour de Mars. Il y avait des années que Julia s’entraînait à piloter le rover depuis le Johnson Space Center. Elle parcourait le paysage accidenté avec lui, comme une maman qui apprendrait à marcher à un petit enfant encore chancelant. Elle lui faisait contourner la lèvre du cratère de Thyra, laissant le soin au pilote automatique intégré de négocier la pente et les obstacles. Elle n’avait pas le choix, compte tenu du délai de transmission qui était de plus d’une demi-heure. Rover Boy était le modèle le plus perfectionné à ce jour, mais il avait des problèmes. Des problèmes énormes, insurmontables. — Où est-il ? demanda Viktor, à côté d’elle. — Enlisé sur une dune de sable, apparemment. Elle activa fébrilement la commande de zoom en pianotant sur le clavier de son ordinateur. Tout près ronronnaient les programmes de maintien en position du Jet Propulsion Lab. À trente-deux ans, elle n’avait pas perdu un iota de son impétuosité, et elle n’avait pas l’intention que ça change. Piloter Rover Boy avec ce délai de transmission exaspérant était une épreuve insupportable, mais elle devait tenir le coup ou elle risquait d’être rayée des cadres de la mission martienne. C’est pourquoi, au lieu de mettre les gaz dans l’espoir de tirer le rover du sable où il était enlisé, à 85 millions de kilomètres de là, ses doigts dansaient futilement sur le clavier. — Ouais, la dune sur la gauche de la dernière fois. — Le pilote automatique a dû décider de passer par là. — Peut-être en tournant à gauche puis en passant la marche arrière… fit Viktor d’un ton qu’il espérait réconfortant. — Sortir d’une ornière, c’est une journée d’efforts, dit-elle inutilement. Elle envoya néanmoins la commande de marche arrière et braqua les roues vers la droite. Son temps de veille serait écoulé avant qu’ils aient réussi à libérer l’engin. Son regard tomba sur la photo encadrée du mini-rover Sojourner qu’elle avait gardée de ses premiers émois liés à l’exploration spatiale. Elle avait quatorze ans. C’était en 1997. Sojourner avait connu les mêmes problèmes frustrants – et pas à la vitesse de la lumière, loin de là ! – mais, en le voyant rôder sur Mars, Julia avait fait une fixation sur la planète rouge. La photo de Sojourner était un porte-bonheur qu’elle emportait partout. Aujourd’hui, il n’avait pas l’air très efficace. Rover Boy était infiniment plus grand, plus perfectionné, et pourtant… — Nous ne risquons pas d’aller loin de Thyra, au ralenti, comme ça. Viktor indiqua une tache sur l’horizon. — Un nuage ? — Hum… fit-elle en visionnant les dernières images de la zone. — Il n’était pas là, la dernière fois. — C’est bizarre, un nuage en pleine journée. L’évaporation se produit normalement à l’aube. — Ça pourrait être un problème de transmission. Elle lança la commande de pivotement aux caméras vidéo, mais les nouvelles images mettraient plus d’une heure à leur parvenir. Julia poussa un soupir. Elle avait du mal à admettre qu’ils ne feraient pas partie, Viktor, elle et les autres, rien que des gens formidables, de l’équipage de six personnes qui partirait pour Mars dans un an. Bien sûr, la moitié des astronautes qui s’entraînaient constitueraient un équipage de réserve. Ils feraient peut-être partie de la seconde expédition. S’il y en avait une, ce qui était peu probable. Pour cela, il faudrait que la première trouve quelque chose de sacrément intéressant. La NASA avait déjà largement dépassé son budget. Ils étaient condamnés à attendre le signal de retour, et Rover Boy renverrait probablement qu’il était toujours bloqué. Viktor bascula l’affichage de son écran. — Au moins, on verra les nouvelles. Elle regarda pensivement, avec un soupçon de tristesse, les images de cap Canaveral. Plus que quelques minutes avant le lancement du Big Boy Booster, comme l’avaient surnommé les médias. Elle se demanda fugitivement pourquoi tout, dans cette mission, s’appelait Rover Boy, Big Boy ou n’importe quoi Boy. Au sommet de l’énorme cigare, le Mars Transit Vehicle paraissait tout petit. Il était paré pour le lancement, prêt à être mis sur orbite en vue des premiers essais dans l’espace. Elle pensa à ses amis qui étaient dedans, attendant de filer dans le ciel noir, puis de déployer le cylindre argenté, de le faire pivoter en utilisant le dernier étage du booster comme contrepoids. Et pendant un mois ils procéderaient à des tests physiologiques sous une gravité de 0,38 g, le tiers de la gravité terrestre… À cette idée, elle éprouva une nouvelle décharge d’envie à l’état pur. Plus que vingt secondes. Elle posa sa main sur celle de Viktor. On mettrait ça sur le compte de la tension – si on s’en rendait compte. (Mais peut-être était-on au courant depuis longtemps, avant même qu’ils ne soient ensemble, Viktor et elle, ce qui leur avait valu d’être relégués dans la seconde équipe ?) — Mise à feu. C’était l’incantation rituelle, atone, qu’on utilisait maintenant depuis plus d’un demi-siècle à cap Canaveral. L’énorme booster blanc, plus gros que Saturn V, s’élevait gracieusement… lorsqu’une langue d’un jaune virulent gicla latéralement. L’explosion arracha les câbles d’alimentation juste au-dessus des tuyères. La flamme lécha violemment les parois et, avant que Julia ait eu le temps de dire un mot, engloutit la charge utile. Le booster avait déjà commencé à basculer sur le côté. C’était le pire des accidents envisageables. La catastrophe qu’on redoutait toujours, impossible à éviter complètement. Une pièce qui lâche au point d’accélération maximale. Une interruption du flux de carburant. Une fuite provoquée par la pression. Cette convulsion énorme, dévastatrice, pulvérisa la structure porteuse, la tour de lancement – tout le pas de tir. Les six membres de l’équipage tentèrent de s’éjecter, mais c’était allé beaucoup trop vite, même pour des réflexes d’astronautes. La mort fut rapide, heureusement. L’accident coûta aussi la vie à un électricien qui était à plus de six cents mètres de là, et qui reçut un éclat de métal. Julia vécut ces journées tumultueuses dans une sorte de brouillard vitreux. Faire le deuil des amis. Éviter les journalistes. Regarder le désastre saper le soutien du Congrès à la NASA. Voir passer les journées à une allure de tortue et laisser se dissiper lentement le voile gris qui recouvrait sa vie. Et puis, bientôt, des voix stridentes réclamèrent au Congrès une victime plus grosse que le booster. La campagne martienne tout entière fut « interrompue jusqu’à nouvel ordre », selon les termes d’un politicien au visage boucané. Nouvel ordre de quoi ? Apparemment, jusqu’à l’ouverture de la fenêtre de tir qui permettrait d’atteindre la trajectoire la moins gourmande en carburant, c’est-à-dire en 2016. Après cela, il faudrait attendre 2018. Mais, une fois arrêté, le programme martien serait-il jamais relancé ? Julia sombra lentement dans la dépression. Il y avait si longtemps qu’elle tenait le coup à l’énergie, survoltée par cette perspective exceptionnelle. Se la voir si brutalement arracher faisait un grand vide dans sa vie. Elle vivait d’espoir depuis six ans, depuis que les États-Unis avaient négocié les Accords Martiens. À l’époque, ça paraissait génial. Il s’agissait d’aller sur Mars sans écorner le PNB d’aucun des pays. Le président George Bush avait émis, en 1989, l’idée de programmer des missions habitées sur Mars pour le cinquantième anniversaire de la mission Apollo, lancée en 1969. La NASA avait fait connaître son budget estimatif : quatre cent cinquante milliards de dollars. Le Congrès, commotionné, avait tué dans l’œuf l’initiative de Bush. La note était salée parce que tout le monde, à la NASA et dans les sociétés parasites, avait chiffré la totalité des options imaginables. L’extension de la station spatiale ; une base sur la Lune ; une débauche de systèmes redondants. Les systèmes de sauvegarde multiples sont la clé de la sécurité, certes, mais plus on en prévoit, plus les coûts montent. Le programme de quatre cent cinquante milliards de dollars de la NASA était un chef-d’œuvre de gabegie gouvernementale. C’est dans ce contexte qu’une idée radicale avait vu le jour : les nations avancées pouvaient se lancer dans l’aventure pour beaucoup moins cher en proposant tout simplement une prime de trente milliards de dollars à la première expédition habitée qui réussirait à revenir de Mars. Les gouvernements européens avaient depuis longtemps recours à ce mode de financement pour les explorations risquées. C’étaient les Portugais qui avaient initié ce système au quinzième siècle. En 1911, William Randolph Hearst avait offert une prime de cinquante mille dollars à la première personne qui traverserait l’Amérique en avion en moins de trente jours. Le vol habité avait été dopé par la prime de deux cent mille dollars remportée en 1978 par le Gossamer Albatross. Cette méthode avait prouvé son efficacité. Les avantages étaient nombreux, et politiques : l’État ne déboursait pas un centime tant que le but n’était pas atteint, et ne payait que si c’était un succès. Si le projet échouait, les seuls perdants étaient les investisseurs privés. En cas de réussite, les politiques feraient figure de glorieux prophètes, fiers parrains de l’exploration, ennemis des programmes bureaucratiques pléthoriques. Et si des astronautes y laissaient leur peau, la faute en retomberait sur quelqu’un d’autre ; le gouvernement s’en lavait les mains. La prime pour Mars ne récompenserait pas une simple expédition du genre pose de drapeau, empreintes dans la poussière, mais plutôt une sorte de chasse au trésor, les Accords prévoyant une série d’expériences scientifiques – cartographie géologique, essais sismiques, étude des phénomènes atmosphériques, carottage du sol, recherche d’eau et, évidemment, de vie, fossile ou non. Tout ce qui reviendrait de Mars aurait une immense valeur : la Commission des Accords recevrait trois cents kilos d’échantillons en échange des trente milliards de dollars. Tout le reste, s’il y en avait, serait pour les investisseurs. Officiellement, les Accords Martiens étaient un traité qui prévoyait l’ouverture de Mars à la communauté internationale. En réalité, ils soutenaient du bout des lèvres la NASA, dont tout le monde s’attendait à ce qu’elle finisse par remporter la prime. Julia et les autres astronautes s’étaient entraînés dans cette perspective. Mais plus maintenant. Personne d’autre n’avait relevé le défi, et la NASA se préparait lentement à lancer en 2016, afin de profiter de la trajectoire la plus économe en énergie. Une semaine après la tragédie, le lendemain des funérailles nationales – grandioses au demeurant –, le président Feinstein annonça que les États-Unis « allaient redéployer leurs efforts vers des projets plus proches de la Terre ». Comme l’ajout d’un module à l’ISS, la station internationale, cette fameuse pétaudière, chouchoute du Congrès. L’aventure martienne paraissait morte et enterrée. Plus personne ne pensait aux astronautes. Ils s’étaient entraînés pendant tant d’années en pure perte. Quelques-uns partirent en vacances. L’un d’eux se jeta par une fenêtre. D’autres devinrent des piliers de bars, au grand dam des diététiciens. Julia s’efforça de faire bonne figure, avec un succès mitigé. Elle consola Marc et Raoul, qui avaient renoncé à de belles carrières pour s’entraîner en vue de la mission martienne. Et elle tint secrète sa liaison avec Viktor. Dans le petit monde de la politique astronautique, personne ne savait ce qui pouvait arriver. Le seul fait qu’ils soient ensemble risquait de les éliminer des missions à bord de l’ISS, le seul espoir encore à leur portée. C’est alors qu’un homme mince et élégant se présenta à l’équipe des astronautes martiens, au Johnson Space Center. Il arriva entouré d’une cour d’hommes et de femmes tout aussi élégants et à l’aise, apparition théâtrale qui fit l’effet d’une véritable onde de choc. Il serra quelques mains, lança deux ou trois bons mots et travailla son auditoire comme un politicien. Julia était sûre de l’avoir vu quelque part. Son regard à la fois affable et implacable parcourait l’équipe de la NASA tel un rayon laser. Il réussit à capter l’attention de tout le monde dans la salle. Même ceux qui bavardaient sur les côtés se turent pour l’écouter. Son regard d’aigle s’arrêta sur la douzaine d’astronautes. Il ménagea une pause, pour soigner son effet, et demanda : — Qui a encore envie d’aller sur Mars… au rabais ? John Axelrod. La quarantaine triomphante, plein d’une énergie contagieuse. Un sourire prompt, un visage avenant, des yeux bleus en perpétuel mouvement, brillants d’une certitude méfiante. Julia s’était sentie fascinée, un peu mal à l’aise, dès le premier instant. Son argent lui venait, au départ, de Genesmart, une boîte du secteur de la biotechnologie qu’il avait contribué à fonder, et qui commercialisait le Tourex, l’antibactérien spécifique de la tourista. C’était devenu le compagnon indispensable des voyageurs du monde entier, les hommes d’affaires comme les touristes. Quand il avait ouvert le capital de Genesmart, il était devenu multimilliardaire en une nuit. Mais il n’avait pas changé ; il était toujours le jeune homme qui pariait sur celui dont le sac arriverait en premier sur le carrousel à bagages. Sa passion pour Mars remontait à l’enfance. Bien qu’il ait été très vite éliminé du corps des astronautes, son intérêt était resté intact et il avait gardé des contacts privilégiés à la NASA. Il savait que le vaisseau de retour, l’ERV non habité que la NASA avait lancé plus d’un an auparavant, s’était posé sur Mars, dans le cratère de Gusev. Il avait refait le plein de carburant en utilisant l’atmosphère martienne et il était prêt à ramener un équipage sur Terre. Et Axelrod ne voulait pas voir mourir le rêve martien. — Et puis, avait-il dit aux astronautes, il y a de l’argent à se faire. Quelques jours de marchandage plus tard, Axelrod avait monté un consortium de grosses entreprises déterminées à remporter les trente milliards de la prime pour Mars. — Le budget de la mission était estimé à soixante milliards de dollars, objecta un astronaute. — Par les bureaucrates. Et leur paperasserie, on s’en passera, rétorqua Axelrod avec un sourire éclatant, ses dents blanches ressortant sur sa peau bronzée. Il avait une solution risquée mais peu coûteuse pour monter une mission vers la planète rouge, méthode envisagée pour la première fois au début des années 1990. Au lieu d’utiliser le coûteux module de retour en orbite de la NASA, l’équipage du Consortium regagnerait la Terre directement dans l’ERV. — Mais l’ERV appartient au gouvernement ! lança un astronaute. — C’est un vaisseau abandonné. Et mes avocats feront valoir que, conformément au droit maritime, un vaisseau sans équipage appartient au premier qui s’en empare. — Ce n’est pas juste ! — Il n’y a pas de justice. — La NASA en aura besoin quand elle ira là-bas. — D’ici là, ce sera vraiment une épave. Le fait de réduire l’équipage à quatre membres permettait au Consortium de lancer un module d’habitation plus petit, qui se poserait près de l’ERV. — C’est complètement en dehors des protocoles de conception. Trop dangereux. — C’est Mars qui est un endroit dangereux, et en dehors de votre contrôle. Moi, je cherche à minimiser les coûts. — Avec quatre personnes, nous n’assurons pas nos arrières. — Qui parle d’arrière ? Moi, je veux aller de l’avant. — Et si quelqu’un tombe malade… — Il y aura un médecin qualifié. Qui aura une autre tâche à assumer. Tout le monde travaillera, tout le temps. — N’empêche ! Quatre, c’est trop peu ! — Hé, moins de monde on enverra là-haut, moins on risquera d’en perdre. Seul le silence lui répondit. En attendant, la mécanique céleste avait ses contraintes. L’ensemble du voyage, aller et retour, prendrait deux ans et demi. Dans leur danse immuable, les planètes se retrouvaient tous les vingt-six mois alignées de façon à offrir la trajectoire de moindre coût. Chaque trajet durant environ six mois, ils resteraient un an et demi là-haut. Lorsqu’il eut fini, Axelrod fit un pas en arrière, passa ses pouces dans sa ceinture et attendit les hurlements de protestation. Il n’y en eut pas. Son langage direct, d’où le jargon était exclu, avait douché les astronautes. Le projet coûteux de la NASA aurait pris moins d’un an, tout compris. Et s’il était coûteux en énergie, il était peu éprouvant pour les hommes. L’équipage réduit du Consortium devrait survivre sur Mars et l’explorer. Sacré test d’endurance ! Mais ça ne coûterait pas cher. Et ils gagneraient tous beaucoup d’argent… s’ils arrivaient à revenir. Les salaires se compteraient en millions. — Pour les survivants, bien sûr, lança Axelrod. Et pour les veuves. — On peut faire tout ça pour trente milliards de dollars ? demanda quelqu’un. — Non, vingt. Je prévois un bénéfice, les gars. Un long silence suivit sa réponse. — Des volontaires ? demanda Axelrod. Les astronautes – une douzaine – échangèrent des regards entendus. L’un d’eux éclata et traita Axelrod de dingue. Trois autres exprimèrent leurs réserves et quittèrent la salle. Mais huit étaient volontaires. Et comment ! Parmi eux : Julia et Viktor. Et Raoul et Marc. Pendant les semaines suivantes, les huit candidats se jetèrent à corps perdu dans l’élaboration du concept d’Axelrod, un peu comme les astronautes du programme Mercury avaient participé à la mise au point du premier vol spatial habité. Il y avait un moment que la Mars Society soutenait l’idée risquée de Mars Direct. Axelrod savait exactement où il pouvait rogner. Ils eurent une visite joyeuse de Bob Zubrin, le Tom Paine de Mars, qui avait été le premier à proposer de partir à moindre coût. Le poil grisonnant, mais l’œil toujours aussi brillant, Zubrin apportait une ferveur évangélique aux réunions de direction de programme auxquelles il assistait. La mécanique céleste rapprochait inexorablement la fenêtre de tir, mais Axelrod croyait à la toute-puissance du capital privé, et il savait comment gagner du temps. Il loua les locaux du Johnson Space Center où les astronautes s’entraînaient déjà, ce qui était la façon la moins chère, la plus simple et la plus rapide de poursuivre leur mise en condition. Faire entrer le chameau privé sous le chapiteau de la NASA ne fut pas exactement du gâteau, mais la pusillanimité du Congrès présentait un avantage : le soulagement devant l’afflux de capitaux privés. La crise de l’État-Providence et la faillite annoncée des systèmes de protection sociale exigeaient un apport d’argent frais. Axelrod offrait au Congrès la délicieuse perspective d’une transfusion. L’année suivante, le Congrès devrait effectuer des coupes sombres dans le budget, mais bon, c’était l’année prochaine, hein ? Axelrod commença par vendre les droits à l’image sur l’entraînement intensif des équipes au JSC : les « tests de torture » ou de résistance à l’aérofreinage, les problèmes posés par l’intégration des systèmes d’alimentation en vivres et en eau, et de recyclage. Et, surtout, les cauchemars médicaux envisageables à l’issue du vol de six mois en apesanteur. Le corps médical était sûr que l’équipage serait trop faible pour être opérationnel, une fois sur Mars, raison majeure pour laquelle la NASA avait opté pour une trajectoire plus courte, mais plus coûteuse. C’était la première fois que les présentateurs des journaux TriVid s’intéressaient aux effets de la gravité zéro ou des radiations, et aux subtilités de la mécanique céleste. Mieux, ils débattaient d’un mystère croissant : tout le plan d’Axelrod était basé sur l’achat, à vil prix, des prototypes d’engins des missions avortées de la NASA afin de les convertir en modules de vol opérationnels. Mais certains composants essentiels avaient disparu. Pas d’explication, désolés. Il s’agissait surtout des systèmes de contrôle de l’environnement et de survie. Julia soupçonnait certains départements périphériques de la NASA de les avoir mis de côté pour une autre mission, après que l’Agence se fut retirée du projet de mission martienne. Qui, sinon, aurait pu s’y cramponner ? Axelrod n’avait pas le choix : il dut remettre la main au portefeuille. Ce qu’il fit en ronchonnant. Julia eut l’occasion de le voir, grand seigneur, signer un chèque de deux milliards de dollars. Sous l’œil avide des caméras, naturellement. Les coûts grimpaient. Et les dépenses prévisionnelles s’envolaient encore plus vite. Le monde entier avait les yeux braqués sur Axelrod. La plupart des observateurs pariaient qu’il retomberait comme un soufflé, faute de capitaux, bien avant le lancement. Un jour, Julia et Viktor étaient à la piscine avec Raoul et Katherine Molina, un couple d’astronautes. Ils simulaient, dans leurs scaphandres pressurisés, les conditions d’apesanteur qu’ils connaîtraient pendant les six mois de vol, quand Axelrod déboula avec son aréopage habituel d’assistants. Il lança quelques ordres – après tout, c’était lui qui payait la note – et les fit sortir de la piscine. Dégoulinants, irrités, engoncés dans leurs combinaisons, ils restèrent plantés devant lui, à le regarder. — Grande nouvelle, les gars. Je voulais vous annoncer ça personnellement. — Nous avons la radio dans nos scaphandres, dit Viktor. — Ça, je ne voulais pas que vous l’appreniez par la radio. Oubliez la piscine. Vous ne voyagerez pas en apesanteur. Encore un moyen d’économiser de l’argent : ils avaient opté, son staff et lui, pour un prototype d’habitat spatial russe conçu pour recréer la gravité artificielle en vol. Le compartiment habité du module était relié par un câble au dernier étage de l’énorme booster qui les lancerait. En les faisant tourner l’un autour de l’autre, ils reconstitueraient une gravité centrifuge, artificielle, dans le module. — Vous comprenez, reprit Axelrod, ça permet de réduire l’entraînement et le matériel, ça répond aux questions des toubibs et ça simplifiera considérablement les problèmes sanitaires. La mission du Consortium était donc toujours d’actualité. Mais des huit astronautes, lesquels finiraient par partir ? Julia n’avait pas dormi, la veille de l’annonce de la sélection par Axelrod. Viktor non plus. Elle le savait. Il s’était tourné et retourné toute la nuit à côté d’elle. — C’est toi la favorite, dit soudain Viktor. Il faudra que tu te fasses à l’idée de partir sans moi. — Moi, la favorite ? — Plus jolie. Et tu parles mieux, aussi. Elle n’avait jamais vraiment envisagé la possibilité d’aller sans lui sur Mars. Ou qu’il soit choisi tout seul. Elle n’avait jamais réfléchi à leur avenir, pas dans ces termes, avec cette brutalité. — Chacun a une chance sur deux de partir. La probabilité que nous partions tous les deux est d’une sur quatre. — Tu es le meilleur pilote. — Et toi la meilleure biologiste. Tu as le meilleur dossier. Mais si nous nous en tenons aux probabilités… Elle le serra dans ses bras. — Je n’aime pas envisager notre vie en termes de probabilités. — D’accord. Ça ressemble trop à notre travail quotidien. Les pur-sang étaient mieux traités qu’eux, se dit-elle. Axelrod annonça son choix lors d’une grande conférence de presse. Des tas de caméras, de micros, une tension à couper au couteau. Aucun des astronautes n’appréciait ça, mais il fallait bien nourrir les gloutons optiques. Axelrod avait vendu la couverture de l’événement à un réseau câblé. — Il faut bien lever des capitaux, vous comprenez. Les gars, je vous envoie sur Mars avec de la langouste et du champagne. Les quatre membres d’équipage retenus étaient Raoul et Katherine, le couple marié, Marc Bryant, le pilote télégénique. Et Julia. Mais pas Viktor. Les quatre élus vinrent s’asseoir à une longue table sur l’estrade, derrière Axelrod. Julia regarda les autres. Raoul et Marc étaient radieux, Katherine arborait son petit sourire prudent qui pouvait vouloir dire n’importe quoi. Et elle ? Elle avait l’impression d’avoir été soudain projetée dans le vide. L’impression de tomber. Sans Viktor. Ce n’étaient plus seulement des probabilités. Elle se souvint d’avoir pensé : Nous sommes nous-mêmes, pas des pur-sang. Elle était là, sous la lumière crue, scrutatrice, des projecteurs, et elle se disait : deux ans et demi sans Viktor. Le temps que je rentre, il n’y aura plus rien entre nous. 3 Janvier 2018 Le crépitement de la radio la fit sursauter. — Ici la base. Bien reçu ton appel d’urgence, Julia. Comment va-t-il ? demanda Marc avec sa froide efficacité coutumière. Mais sa voix de ténor entrecoupée de parasites trahissait aussi son anxiété. — Il est stabilisé. Elle lui décrivit rapidement les symptômes de Viktor tout en regardant son visage endormi. Elle avait fait un stage d’un an auprès d’un médecin et elle était le toubib de la mission, mais Marc avait plus d’expérience pratique et un diplôme de médecine. Elle fut soulagée de l’entendre approuver le traitement qu’elle avait administré à Viktor. — Je dois réfléchir aux conséquences, dit-il laconiquement. — On sera là pour le dîner. Double ration, je dirais. C’était une plaisanterie un peu lamentable. Ils avaient fêté chaque découverte significative par une petite amélioration de l’ordinaire. Et notamment du rab de bière. C’était elle qui était chargée du brassage de la bière, et il y en avait un plein tonneau au labo de biologie. Jamais encore ils n’avaient marqué un pépin de cette façon. Et pourtant, les problèmes n’avaient pas manqué. — C’est mon tour de faire la popote, dit Marc avec une gaieté forcée. Fais gaffe, Jul. Regarde bien où tu mets les pieds. C’était le moment de l’inévitable pincement au cœur. Elle mit le contact et pendant l’infime laps de temps qui précédait l’ignition du mélange oxygène-méthane, toutes les horreurs possibles lui passèrent par la tête. Si le rover ne démarrait pas, arriverait-elle à réparer ? Raoul et Marc pourraient venir à leur secours dans un rover non pressurisé, mais ça prendrait du temps, et ce serait très embarrassant. Elle n’était pas douée en mécanique, et elle redoutait d’avoir l’air incapable de s’en sortir. Et puis le mélange dut s’enflammer, parce que le moteur se mit à tourner. Elle régla les commandes et regarda l’infinité d’obstacles avec le mélange d’angoisse et de concentration qu’elle éprouvait depuis le début de cette mission. Pour passer cinq cent soixante-dix jours sur Mars, on voulait des gens qui considéraient comme un défi et non un ennui le fait de ne pas s’écarter de leurs traces. L’un des critères de recrutement des astronautes était un profil obsessionnel-compulsif. Elle suivit donc méticuleusement la carte de l’autotracker qui la mena successivement dans une étroite vallée, à travers une vaste plaine jadis inondée, dans une passe jonchée de blocs erratiques, une étroite vallée, puis de nouveau dans une plaine… Un trajet sans histoire pouvait être très agréable, sur cette planète toujours prête à coincer une roue dans un trou invisible ou à vous faire dévaler une pente de gravier instable. D’où le soin qu’elle mettait à rester dans les traces qu’ils avaient laissées à l’aller ; c’était un gage de tranquillité. Elle en avait jusque-là de cette poussière rougeâtre, n’importe comment. Il n’y avait rien là-dedans pour la biologiste qu’elle était. Dans le lointain, elle repéra la formation que Viktor avait baptisée, à l’aller, le Vaisseau Spatial. On aurait dit un énorme vaisseau avec ses strates rouges sculptées par des millénaires de vents violents. Ils avaient parlé des vaisseaux des sables de Bradbury, essayé d’imaginer ce que ça pouvait donner de voguer sur ce paysage mamelonné. Le mouvement du rover lui faisait toujours un peu penser au balancement de l’océan. Ils allaient à la découverte du paysage martien comme autant de Christophe Colomb des temps modernes. Mais Christophe Colomb était parti trois fois pour le Nouveau Monde sans atteindre le continent. Le « découvreur » de l’Amérique avait trouvé les îles Caraïbes. Il n’avait fait qu’effleurer les bords du continent. Et pourtant, on avait donné son nom à une fête… Une soudaine pensée lui passa par la tête : et s’ils étaient en train de faire la même chose – s’ils ne faisaient qu’effleurer la biologie martienne ? Nombreux étaient ceux qui estimaient que, si on trouvait de la vie sur Mars, ce serait probablement dans les évents souterrains. Sa frontière à elle était à des centaines de mètres de profondeur, hors de portée. Elle laissa échapper un soupir résigné. Enfin, ç’avait été vraiment passionnant, au début. Elle but son thé en pensant à l’excitation des premiers mois. Une partie était purement médiatique, évidemment. Les premiers hommes sur Mars ! (Enfin, il y avait une femme parmi eux !) Leurs noms étaient connus de tous les foyers, maintenant. Ils étaient sûrs d’entrer dans les livres d’histoire. Ils finiraient peut-être même par éclipser Neil Armstrong. Elle avait cosigné un article vraiment historique : le premier papier envoyé à Nature depuis un autre monde. « La vie fossile sur Mars », par Barth, Bryant, Molina et Nelyubov, décrivait leurs découvertes préliminaires. Ce papier était du niveau de l’article de Watson et Crick qui définissait, en 1952, la structure de l’ADN. Cet article avait jeté les bases de la biologie cellulaire, faisant entrer le monde dans l’Ère de la Biologie. Et leur découverte, à quoi mènerait-elle ? Ses échantillons faisaient déjà l’objet d’une surenchère féroce. Tous les grands laboratoires voulaient être les premiers à examiner ses fossiles, à en extraire l’ADN martien, s’il y en avait, à établir le rapport entre la vie martienne et la vie terrienne. Avec son petit microscope électronique à balayage, elle avait obtenu assez d’images exploitables pour affirmer que c’étaient bien des fossiles, et pas seulement des ondulations de la roche dues à la compression. Ils ressemblaient de façon frappante à des stromatolites, des strates dures de bactéries. Certaines bactéries des stromatolites vivants de la Terre étaient des cyanobactéries photosynthétiques, et donc vertes, mais les roches martiennes ne fournissaient pas d’indice de couleur. Cet enchaînement de pensées la ramena à sa spéculation favorite : où la vie avait-elle commencé ? Mars était plus petite et s’était donc refroidie plus vite. La vie avait pu naître là alors que la Terre était encore une boule de lave incandescente. Et puis elle avait pu partir pour la Terre par le météorite-express. Les formes de vie martiennes ensemençant la soupe originelle de la Terre et ses molécules organiques de base auraient rapidement dominé. Les Martiens envahissent la Terre et dévorent ses ressources ! H. G. Wells, avec une chute inattendue. Nous pouvons encore découvrir que nous sommes des Martiens. De quoi donner à réfléchir à la communauté scientifique. Et changer notre vision fondamentale du monde. Du grain à moudre pour les philosophes et les théologiens. Les météorites martiennes et leurs fossiles énigmatiques titillaient les savants depuis des années. Quand on les avait découverts, la grande question avait été de déterminer si les minuscules formes étaient vraiment des fossiles, parce que la plupart des gens étaient persuadés qu’il n’y avait pas de vie sur Mars. Nous savons enfin à quoi nous en tenir, se dit-elle. Mais ce qu’elle voulait vraiment trouver, c’était la vie, pas des fossiles. Et même plus que ça : la V*I*E*. Marc avait été tout excité par la découverte, dans le vieux lit des océans, de dépôts plus profonds de fossiles séparés par des strates de sédiments stériles, chargées en peroxyde. Ça impliquait des épisodes climatiques plus humides et plus chauds. Mais elle n’avait pas trouvé trace de vie à ce jour. Même dans les évents volcaniques qu’ils avaient déjà explorés il n’y avait que des peroxydes soufflés depuis la surface, comme dans un vieux puits de mine poussiéreux. Enfin, jusqu’à ce jour. Et voilà qu’ils s’apprêtaient à partir sans avoir exploré les profondeurs du sous-sol. Et merde ! Cinq heures plus tard, Viktor allait mieux. Il avait retrouvé ses forces et le moral. Ils se livrèrent même à une séance de pelotage un peu maladroite mais assez satisfaisante lorsqu’elle arrêta le rover pour manger un morceau. Ils avaient appris à utiliser au mieux l’intimité du rover qui évoquait un aquarium un peu exigu. Aujourd’hui, elle se sentait nerveuse, irritable, mais Viktor était du genre insistant, et elle se dit que ça leur ferait peut-être plus de bien à tous les deux que tout le contenu de la pharmacie du bord. La route les remmena – ou plutôt la remmena, elle, parce que Viktor s’écroula juste après avoir fait l’amour ; mais elle lui pardonna – en terrain familier. Elle avait quadrillé la région située dans un rayon de quelques jours autour du module habitat. En redescendant dans le cratère de Gusev, ils eurent droit à un bel éventail de paysages martiens : des gouffres, des bassins d’inondation, des canyons plissés, un terrain chaotique jadis raviné par des coulées de boue, des lacs asséchés, les lits d’anciens fleuves, et même quelques énormes et mystérieux nids-de-poule qui devaient être des mini-volcans évidés. Elle avait mené une quête systématique, acharnée, de fossiles de surface qui auraient prouvé la présence de vie. Une quête pour l’essentiel inutile. D’un autre côté, ce n’était pas très surprenant. Tous les randonneurs de l’Ouest américain crapahutaient dans des coins jadis hantés par les tyrannosaures et les bisons, mais il était très rare qu’ils tombent sur un de leurs os. Julia avait cherché avec plus de rigueur qu’eux et minutieusement sondé les endroits où l’eau s’était jadis accumulée et aurait pu piéger des organismes morts depuis peu. Des dépôts d’algues, peut-être, comme pour les premières grandes formes vivantes de la Terre. Mais, au bout d’un an et demi, elle avait eu beau fouiller des myriades de canyons et les lits prometteurs de lacs vraiment anciens, elle n’avait obtenu aucun résultat. Ça ne voulait pas dire qu’il n’y avait aucune forme de vie sur la planète. Il y avait fait chaud et humide pendant un milliard d’années, assez pour permettre à la vie d’évoluer, même s’il n’y en avait plus à la surface depuis trois milliards d’années sinon plus. Elle battit la semelle pour faire circuler le sang dans ses extrémités. Le rover était chauffé au mélange oxygène-méthane, mais, comme toujours, le plancher était froid. Mars la grelottante se rappelait constamment à votre bon souvenir. Elle essaya d’imaginer cet endroit, il y avait plusieurs milliards d’années. C’était son rêve fétiche. Elle s’amusait à plaquer sur les vastes étendues rouges, arides, la vision romantique de ce qu’ils auraient pu être autrefois. La vie avait-elle perdu le combat après une lutte forcenée, et avait-elle disparu ou battu en retraite dans les profondeurs du sol ? La planète ne mourait pas faute d’air ou de chaleur, mais de masse. Si la gravité avait été plus forte, elle aurait pu retenir les gaz crachés par ses volcans, empêcher sa vapeur d’eau de fuir dans le vide. Le recyclage du carbone ne se produisait pas sur Mars. Le CO2 était adsorbé par les roches carbonées. L’atmosphère se dispersait, la planète se refroidissait… L’oxygène énergétique séparé de l’hydrogène par les violents UV du soleil se combinait rapidement avec le fer présent dans les roches. Le puits gravitationnel était trop peu profond pour retenir l’hydrogène léger qui disparaissait dans l’immensité béante de l’espace. Le dioxyde de carbone primitif se fondait à jamais dans les roches sous forme carbonée. Si Mars avait été plus près du soleil, l’eau n’en aurait été que plus vite chassée par sa lumière, sa chaleur. Ces formes de vie primitives avaient dû connaître une longue agonie. Pendant des périodes prolongées, les lacs et les océans peu profonds, boueux, avaient hébergé une vie simple. Marc avait découvert grâce à son carottage beaucoup de roches sédimentaires révélant la présence d’anciennes plaines alluvionnaires. Mais pas de forêts fossiles ni de vertébrés, rien qui ait une coquille, une carapace ou des parties dures. Si des formes de vie supérieures s’étaient prélassées ici, dans cette antique chaleur, il n’en était rien resté. Le module habitat apparut dans la lueur rosée du soleil couchant. Ils s’étaient posés sur le fond plat de l’ancien cratère de Gusev dont la paroi d’un kilomètre de haut se dressait dans le lointain, sur le ciel rosé. Avec ses cent cinquante kilomètres de diamètre, c’était un beau terrain de jeu pour géologue. L’un des plaisirs les plus raffinés de l’astronomie consistait à nommer les choses. Gusev était à lui seul une mini-ONU. Gusev était un astronome russe du dix-neuvième siècle. Au sud, il y avait Ma’adim Vallis, la « Vallée Martienne », en arabe. Le petit cratère qui se trouvait près de leur base avait été baptisé d’un nom grec, Thyra, par des planétologues français qui travaillaient pour les Américains. Le profil affaissé de Thyra se découpa bientôt sur l’horizon. L’une des raisons principales pour lesquelles ils s’étaient posés là était une tache noire, fascinante, sur la lèvre sud de Thyra. Alors qu’il était encore téléguidé depuis la Terre, Rover Boy avait révélé des indices prometteurs : la tache serait un dépôt de sel produit par un évent thermal. C’était bien le cas, mais ils avaient découvert depuis que le site était inactif depuis un bon demi-milliard d’années. Ce premier mois avait été plein de déceptions. Cela dit, s’il y avait eu dégazage, il s’en produisait peut-être encore dans les environs. Depuis un an et demi, elle vivait dans une alternance d’espoir et de déception. Enfin, maintenant, elle le tenait, son évent. Et il avait amoché Viktor en quelques minutes. Le module d’habitation – leur ex-module de commande – ressemblait à un tambour géant de sept mètres de haut et huit mètres de diamètre planté sur de solides pattes métalliques. Des sacs de sable entassés sur le toit les protégeaient des radiations. À l’intérieur, les deux ponts superposés offraient un volume comparable à celui d’un petit appartement. C’est là qu’ils vivaient depuis les vingt derniers mois. Cent mètres carrés, méticuleusement arrangés. Il ne fallait pas être claustrophobe, mais ils regretteraient cet espace quand ils se retrouveraient dans l’ERV, ce qui ne devait plus tarder. À présent, le module était familier à des milliards de téléspectateurs sur Terre et à tous ceux qui surfaient sur le Net. Chacun pouvait suivre leurs aventures, qui étaient relayées quotidiennement depuis le Contrôle au sol et diffusées par les journaux TriVid du soir. Leur site web avait été consulté par plus de cent millions de personnes dans les huit jours suivant l’atterrissage. Mars n’était plus l’espace ; c’était devenu un endroit. Raoul et Marc sortirent du module en la voyant approcher dans les derniers rayons du soleil couchant. Seul le fait que Raoul boitillait encore, à cause de ses orteils gelés, permettait de distinguer ces deux bibendums dans leurs parkas sombres. Ils avaient été prévenus par le système de guidage. Grâce à la prévoyance des ingénieurs, ils ne seraient pas obligés de porter Viktor : le rover se connectait directement au sas du module. Mais ils durent d’abord effectuer la petite cérémonie de récupération de l’eau du rover. La blessure de Viktor ne les dispensait pas de suivre la procédure. La combustion du mélange oxygène-méthane produisait du CO2, que le moteur évacuait, et de l’eau pure. Julia fit reculer le rover vers la forme conique de l’ERV. Ils avaient recouvert l’emblème de la NASA, trop voyant à leur goût, de l’inscription CONSORTIUM MARTIEN en caractères rouge et blanc d’un mètre de haut. Axelrod avait mis un point d’honneur à inclure ce pied de nez dans la charge utile. Raoul et Marc branchèrent les condensateurs d’eau aux canalisations d’entrée, afin que la mini-usine chimique de la base puisse la stocker. Ils avaient fait le plein de méthane et d’oxygène en prévision du décollage, mais l’eau était toujours la bienvenue. Ils en avaient trop manqué pendant le long voyage aller. Ils lui firent de grands signes. Encore un petit rituel. Les garçons lui souhaitaient « bon retour à la maison ». Dans la morne poussière roussâtre, le froid de la nuit qui lui mordait déjà les chairs, le symbole était important. Mars était un endroit âpre, froid, implacable. Ils le sentaient tous dans la moelle de leurs os. 4 Avril 2015 — Viktor, tu devrais sortir un peu. Va faire un tour. — Non merci. Julia s’assit à côté de lui, sur le canapé. Il regardait une chaîne d’information russe. Il était apparemment question du dernier changement de gouvernement. Julia, qui connaissait quelques mots de russe, crut comprendre que quelqu’un avait été président pendant trois heures. — Tu vas te légumifier, si tu continues. — Au moins, les légumes, on leur fiche la paix. Je suis pour la libération des plantes ! — Je me disais qu’on pourrait peut-être aller trouver Axelrod, lui dire qu’on s’entend bien, tous les deux… — S’entendre ! C’est ce qu’on appelle un mot à double entente, non ? Elle se leva et se mit à tourner en rond. Elle n’aimait pas son humour cinglant, mais, bizarrement, elle le respectait. Les astronautes n’étaient pas faits pour encaisser les échecs. Ils savaient tous que leur nom pouvait être rayé de la liste, et beaucoup l’avaient été. Mais figurer sur la liste était l’apogée, le couronnement de leur vie, le prix d’excellence. Et pas seulement parce que la fortune de ceux qui réussiraient à revenir était assurée – ce qui était assez nouveau dans la carrière aérospatiale, la NASA nivelant les salaires de tous ses employés – mais aussi parce que Mars était désormais la seule destination vraiment exaltante, celle qui donnait au risque inévitable une portée scientifique et historique gigantesque. Et Viktor ne serait pas du voyage. Il était assis sur le canapé et il regardait la TriVid en buvant de l’Anchor Steam Porter, une bière brune. Il tenait bien l’alcool, il fallait lui laisser ça. Les cinq bouteilles posées devant lui formaient un pentacle régulier. — Écoute, je vais aller trouver Axelrod… — Je ne veux pas que tu demandes la charité pour moi, fit-il en la regardant de cet air grave de vieux hibou. — Je ne pense pas qu’un équipage de quatre personnes soit suffisant pour cette mission. Je pourrais déjà lui dire ça… — Quatre, c’était le schéma défini. — Écoute, toutes les études effectuées au JSC montrent que… — Que six, ç’aurait été mieux. Bien sûr. Mais ç’aurait été plus cher. — Écoute, nous n’emmenons même pas de docteur ! Juste moi ! — Tu as suivi une année de formation à la médecine d’urgence. — Ce n’est pas suffisant ! Et si quelqu’un avait un problème cardiaque et que je doive intervenir, ou… — Vous êtes tous en ex-cel-len-te santé, dit-il en détachant les syllabes. Il est peu probable que quelqu’un fasse un infarctus. — D’accord, d’accord, mais il nous faudrait au moins un pilote de secours, non ? — Tu dis ça parce que je suis ingénieur-pilote. — Et si le pilote se blesse ? Si une biologiste se casse une jambe, ça, on s’en fiche. Mais sans pilote, ce n’est pas la même chose : personne ne reviendra. — Marc est un excellent pilote. Il jeta un coup d’œil dans le goulot de sa bouteille. Elle comprit que c’était sa façon de dire qu’il était résigné à rester. — Hé, ce numéro d’apathie flegmatique, c’est une manifestation du Russe qui est en toi ? Il releva brusquement la tête et la regarda, intrigué. — Ça veut dire quoi, flegmatique ? — Stoïque. — Ça veut dire quoi, stoïque ? — Ma parole, tu me prends pour le dictionnaire ! Non, ne me le demande pas : un dictionnaire, c’est… — Je sais ce qu’est un dictionnaire. — Ça veut dire que tu restes là, assis sur ton derrière sans réagir. — Le monde entier est assis sur son derrière à regarder le glorieux vingt et unième siècle à la TV. — Ouais, ça, c’est pas faux, soupira-t-elle en se laissant tomber à côté de lui. Et ils vont nous regarder, nous. — Toi. Moi aussi, je regarderai. — Non, tu vas venir avec nous. J’sais pas comment, mais je t’emmènerai avec nous. — Tu as dit « ch’sais pas ». — Et alors ? — Tu as remarqué, tout le monde parle un peu comme ça, maintenant ? — Oh. Comme Axelrod. Sa façon de parler est contagieuse. — Ses idées aussi. Mon oreille entend ces choses-là. — Je n’avais pas remarqué. — Je pense que ce n’est pas grave. C’est son argent. — Et l’argent de Microsoft, de Boeing et de Lockheed, sans oublier cette bonne vieille Russian Energiya, Inc. — Très vieille blague. Le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, dit-il en se retournant pour la serrer contre lui comme un ours. Le communisme, c’est le contraire. — D’accord. Je comprends ce que tu veux dire. — Alors des astronautes ont été jetés, on est furieux, mais qu’est-ce qu’on y peut ? — Je peux… — Non, moi. Je me débrouille tout seul. Sauf que… Elle le serra farouchement contre elle. Elle ne voyait pas ce qu’il allait bien pouvoir faire. Elle sentait sa fièvre intérieure. Son amertume. Trois des astronautes exclus avaient tout simplement disparu. Lee Chen, son instructeur en exobiologie, qui avait rejoint le programme astronautique depuis peu. Une Allemande, Gerda Braun, héritée de l’Agence spatiale européenne, et Claudine Jesum, une pilote française. Où étaient-ils passés ? Ils étaient probablement partis vers d’autres aventures dans le milieu des orbites basses, en plein développement. Ils s’étaient éclipsés sans parler de leurs projets. Les astronautes n’avaient pas l’habitude d’exhiber leurs enthousiasmes. Ils étaient encore moins démonstratifs dans l’échec. Viktor avait dit qu’il soutiendrait la mission en coulisse, qu’il travaillerait sur les opérations système, à tester diverses routines dans les simulateurs alors qu’ils seraient en route pour Mars, afin d’anticiper les éventuels problèmes. C’était un moindre mal, se disait-elle. Comme ça, il restait sur les rangs, il pourrait partir avec la prochaine mission. S’il y en avait une, ne pouvait-elle s’empêcher d’ajouter in petto. Mais leur relation y survivrait-elle ? La décision d’Axelrod l’avait changée. Elle n’était plus un membre de l’équipe comme les autres, une partenaire loyale. Cette prise de conscience la surprit. Elle n’irait pas sur Mars sans Viktor. Même si ça impliquait de rester sur Terre. Elle hésita devant la double porte de verre qui donnait sur la réception du magnifique bureau d’Axelrod à Genesmart. Jusque-là, tout allait bien, elle faisait encore partie des quatre astronautes désignés pour aller sur Mars. Lorsqu’elle ressortirait de là, après leur entretien, où en serait-elle ? Aurait-elle rejoint les candidats retoqués ? Qu’éprouverait-elle ? Elle poussa intérieurement un soupir. Allez, ce genre de ratiocination ne mène à rien, ma vieille Jul. Finissons-en. Elle franchit la porte et traversa ce qui lui parut des kilomètres de moquette dans laquelle on enfonçait jusqu’aux chevilles. Axelrod réussissait l’exploit de ne pas disparaître derrière son énorme bureau. Il se leva et vint à sa rencontre avec son aisance habituelle. Elle constata avec un léger étonnement qu’il était de ces dirigeants qui n’ont rien sur leur bureau. Sur le sien, il y avait exactement deux feuilles de papier, un stylo et un écran d’ordinateur à plasma qui s’éclipsait dans le plateau d’acajou. Il prit sa main tendue en sandwich entre les siennes et la conduisit vers une table basse et deux fauteuils placés dans un coin de la pièce. L’immensité de ce bureau était stupéfiante. Ils occuperaient moins d’espace, tous les quatre, sur Mars. Elle se demanda fugitivement s’il savait ce qu’il exigeait d’eux. Un assistant qui rôdait dans les parages apparut avec une table roulante chargée de jus de fruits et de bouteilles d’eau minérale. Elle fit son choix et ils parlèrent de la pluie et du beau temps pendant qu’on la servait. Puis la table roulante disparut. Le moment était venu de se jeter à l’eau. — Alors, Julia. Vous avez l’air en forme. J’imagine que vous n’avez pas de soucis de santé. Mais vous avez des soucis. C’était une question sans en être une. — Je voulais vous parler de la sélection de l’équipage. — Il y a un problème ? dit-il en souriant, mais le regard vigilant. Je pense avoir fait une excellente sélection. — Non, pas de problème. Enfin, si, je… Raoul et Katherine sont top-niveau, Marc est un excellent pilote. Et un bon géologue, qui plus est. J’imagine que c’est moi, le problème. — Ne me dites pas que vous ne voulez plus partir… — Oh si, si ! C’est le rêve de ma vie… Seulement il y a une chose que vous ne saviez pas quand vous avez fait votre choix. — Oh ? fit-il un peu sèchement. — Vous ne pouviez vraiment pas savoir, s’empressa-t-elle d’ajouter. Nous avons été très prudents, peut-être même trop, ajouta-t-elle avec un sourire attristé. C’est que la NASA a toujours découragé les relations entre astronautes. Ils privilégient les personnalités style M. Propre. Et ça entre en ligne de compte au moment de la sélection des équipages. — Je vois. Mais c’est arrivé quand même. — Évidemment, répondit-elle avec un haussement d’épaule. Vous comprenez, le problème, c’est que Raoul et Katherine ne sont pas le seul couple. — Et Marc n’est pas votre chevalier servant. Le terme un peu vieux jeu la surprit. — Dans ce cas, il n’y aurait aucun problème. C’est un très bon choix. — Mais vous préféreriez quelqu’un d’autre ? — Eh bien, je ne peux pas vous demander de l’exclure pour cette raison, alors je suis venue vous dire que je me retirais. Axelrod parut successivement, et très rapidement, surpris, vexé, perplexe, méditatif, intrigué, puis de nouveau vexé. Comment un homme aussi transparent avait-il fait pour réussir dans les affaires ? À moins que ce ne soit, précisément, son meilleur atout : laisser paraître son vrai moi, permettre aux autres de comprendre ce qu’il était pour mieux capter leur confiance. Dans ce cas, elle trouvait cette méthode originale. Sans calcul, et d’autant plus efficace. Axelrod se cala au dossier inclinable de son fauteuil de cuir et croisa les mains derrière sa nuque, les pieds sur un tabouret, l’expression indéchiffrable pour le coup. — C’est maintenant que vous me le dites. — Je ne pouvais pas y aller sans… — Au lieu de m’en parler quand ça aurait pu influencer ma décision. — Je ne savais pas qui vous choisiriez. Ni l’effet que ça me ferait, d’ailleurs. — Vous avez envie de partir, tout de même ? — Oh oui ! Mais pas toute seule. Pas pour deux ans et demi. — Et moi qui allais vous envoyer sur Mars ! Et si vous n’aviez pas eu la tête à votre travail, une fois là-haut ? — Ça ne serait pas arrivé. Je me suis entraînée… — Il faudra que vous trouviez mieux que ça devant la presse, dit-il en riant. Soit vous leur dites tout, soit vous ne dites rien. Moi, je choisis toujours la première solution : tout dire. — C’est ce que j’ai remarqué. — Je trouve ça plus honnête. — J’essaie d’être honnête. Mais je ne supporterai pas d’être séparée de Viktor, de l’abandonner pendant aussi longtemps. — C’est donc Viktor que vous aimez. Le Russe. — Oui. Devait-elle laisser passer le mot « aimer » ? Elle n’en était pas encore arrivée là, ni envers elle-même, ni envers Viktor. — Je comprends. Il regarda par l’énorme baie vitrée qui occupait tout un mur de son bureau. — Il plaisait bien à la NASA. C’était le meilleur pilote, pas de problème de ce côté-là. Comment passe-t-il à la TriVid ? La question la prit de court. Elle trouvait Viktor très séduisant, mais pas dans le genre grand blond américain, comme Marc. Elle eut un sourire et s’autorisa à répondre : — Eh bien, je pense qu’il est formidable, mais je ne suis pas objective. — Il a de la présence ? — Euh… Je crois. — Vous pourriez présenter la situation sous un jour favorable ? Elle eut l’impression d’être une étudiante un peu lente convoquée devant le principal, et qui avait du mal à suivre ce qui lui arrivait. Elle gagna un peu de temps en trempant ses lèvres dans son verre de jus de fruits. Axelrod ne l’aida pas le moins du monde. Il se contentait d’être là, confortablement installé dans son fauteuil, les yeux rivés au plafond. Jusque-là, rien ne s’était passé comme elle l’avait prévu. Son silence était énervant. Soudain, il lui vint à l’esprit que lorsqu’elle quitterait la mission, on saurait forcément pourquoi, et elle devrait tout avouer à ses parents. Sa mère, ex-astronaute, ne ferait pas d’histoires, mais Viktor n’avait pas eu l’heur de plaire à son père lors de leur seule et unique rencontre. Elle n’était pas au bout de ses peines… — Surprise ! J’aime bien cette idée ! s’exclama Axelrod en se redressant, l’air ravi. — Quelle idée ? — Les amants partant pour Mars. Un surcroît d’audience assuré lors des passages TV. D’abord, un grand mariage. Des tas de pubs pour des produits dérivés, si on joue bien le coup. « Qu’emmèneriez-vous en lune de miel sur Mars ? » Je vois d’ici Victoria’s Secret lançant une ligne de lingerie spéciale apesanteur… Elle se retint de rire. C’est qu’il avait l’air sérieux ! — Vous voulez Viktor, vous l’aurez. Je soutiens mon équipage. Un mariage ? Épouser Viktor ? — Je ne suis pas sûre que nous soyons prêts pour ça… — C’est à prendre ou à laisser, fit Axelrod, l’air surpris. — Pourquoi ? — Le monde entier a les yeux braqués sur nous. Je ne veux pas qu’on dise que je soutiens un programme qui bafoue les liens sacrés du mariage. Elle le regarda en s’efforçant de dissimuler son incrédulité. Il avait bien été marié trois fois, non ? — Moi non plus, répondit-elle prudemment. C’est juste que j’ai besoin d’un peu de temps. — Ne traînez pas trop. — Eh bien… Il n’y a pas de problème en ce qui me concerne, mais il faut que je parle à Viktor. — Bien sûr. Mais pas de mariage, pas de Viktor sur Mars. — Il y aurait bien eu Marc… ? — Vous n’auriez pas couché avec lui. C’est toute la différence. — La présence des caméras fait une différence ? — Tu parles ! fit-il avec un sourire ouvert, sincère. Ou bien était-il un acteur consommé, après tout ? Impossible à dire. Puis son entraînement d’astronaute prit le dessus. — Euh… Il faudra peut-être modifier le module pour héberger un membre d’équipage supplémentaire ? — Pas de modification, fit Axelrod en écartant l’idée d’un geste des deux mains. Il est trop tard, la fabrication est déjà lancée. — Mais… — Marc ne part plus. Pour vous dire la vérité, j’avais choisi Marc pour son physique et parce qu’il s’exprime mieux que Viktor. — Pas… pas pour ses compétences de pilote ? — Viktor est un poil meilleur. C’est ce qui ressort des simulations. Elle se sentit envahie par un soulagement vague et confus. Marc était un bon ami. Elle n’avait pas vu venir le coup. — Je ne pensais pas que vous feriez ça. Sincèrement, je ne pensais pas… — N’en parlons plus. Ma décision est prise. Vous vous occupez de Mars. Moi, je m’occupe de la Terre. C’est la spécialisation, ajouta-t-il avec un clin d’œil. Bon, si on arrêtait une date pour le grand jour ? Viktor se révéla d’un maniement délicat. Non qu’elle eût du mal à le convaincre. Elle constata avec étonnement qu’il était content à l’idée de l’épouser. Dans son âme russe compliquée, ce qui l’ennuyait, c’était qu’elle ait pris l’initiative d’aller trouver Axelrod. En tant que pilote, il serait commandant de mission. Il craignait qu’elle ne reconnaisse pas son autorité. Raoul et Katherine, quant à eux, n’avaient pas l’air perturbés par le changement. Raoul avait toujours eu plus d’atomes crochus avec Viktor qu’avec Marc. Et en tant que couple, ils étaient investis dans un dialogue interne bien à eux. Marc était furieux. Il en voulait à Julia d’avoir comploté pour le faire évincer de la mission. Puis il disparut. C’est Julia qui eut le plus d’ennuis – avec son père. Il parla de « mariage forcé », et ils eurent beau faire, rien ne put le convaincre de voir la chose sous un meilleur jour. Par certains côtés, l’Australie n’était pas encore tout à fait entrée dans le vingt et unième siècle. Il voulait que Viktor vienne lui demander la main de sa fille, pas être mis devant le fait accompli. Il reprochait à Axelrod d’avoir forcé la décision. On lui offrit une mission de consultant en Afrique, et il accepta, ratant le mariage. Sa mère, Robbie, ferait le voyage toute seule, dans un des jets privés d’Axelrod. Axelrod assigna à chacun des membres de l’équipage un conseiller en médias. Ils en avaient bien besoin. Le mariage qui devait bientôt avoir lieu souleva le problème du sexe dans l’espace, et la presse à scandale en fit ses choux gras. Ils n’étaient pas seulement un équipage, mais Les Couples. Julia et Viktor, Raoul et Katherine. Ce qui aiguisa l’appétit des journalistes. Les parents, les amis, les ennemis, les patrons qui les avaient à peine connus – tous devinrent la proie des plumitifs de la pire espèce. La NASA offrit aux médias des quantités d’occasions de passer l’équipage sur le gril. Axelrod y mit aussitôt bon ordre. — Vous êtes devenus des objets de consommation, expliqua-t-il aux quatre astronautes. Il ne faut pas vous brader. — Je ne suis pas une marchandise, rétorqua aussitôt Katherine. — Eh bien, disons que vous êtes des partenaires, rectifia Axelrod, conciliant. Des partenaires du Consortium. Raoul fit sienne l’objection de sa femme : — Nous avons des droits sur notre propre histoire, j’imagine. — En effet, acquiesça vigoureusement Axelrod. Il était assis sur son bureau d’acajou, et ils étaient seuls, tous les quatre, avec lui, ce qui était rare. Ils sablaient le champagne, pour fêter la « consolidation », comme il disait, de l’équipe. — Alors nous devrions gérer nous-mêmes nos relations avec les médias, reprit Raoul. — Pas de problème, quand vous serez en mesure d’en recueillir les fruits. En attendant, vous vous entraînez. — Très bien, répondit Viktor. Pas parler avec ces gens-là. — Pas tout à fait. Mais c’est nous qui gérerons la communication, précisa Axelrod avec un sourire sans chaleur. Gardez vos histoires pour vous, et notre service juridique s’occupera des contrats individuels. — Contrats ? releva Viktor. — Vos mémoires, les interviews, tout ça, répondit Axelrod, radieux. Vous avez l’intention de revenir et de raconter votre équipée, non ? Ils étaient officiellement des personnages médiatiques, à présent. Le monde entier était de plus en plus fou de Mars, et les quatre astronautes étaient au cœur de la tempête. Ils furent d’abord conviés à toutes les manifestations de Houston par des gens dont ils n’avaient jamais entendu parler. Puis ils reçurent des invitations de tous les coins du pays. On leur proposait de venir les chercher en jet privé pour les emmener dans des demeures somptueuses. Le coût n’était pas un obstacle. Que l’un ou l’autre des astronautes assiste à votre soirée, et vous étiez assuré de son succès. — Encore un Grand Rien, fit Julia, un matin, en regardant la pile des invitations du jour. À New York, ce coup-ci. Ça te dit ? — Pas vraiment. Trop de caviar. C’est mauvais pour l’astronaute. Il posa la main sur son foie avec une expression douloureuse. C’était un petit jeu, entre eux. Julia lisait à Viktor les invitations les plus spectaculaires, et faisait semblant de les prendre au sérieux. C’était leur façon de gérer la dinguerie de l’affaire. À l’époque où ils n’étaient que des astronautes comme les autres, personne ne les reconnaissait dans la rue, ne leur demandait d’autographes ou n’aurait eu l’idée de les inviter. Et tout d’un coup, ils étaient des super-vedettes, des méga-célébrités. Dès qu’ils mettaient le nez hors du JSC ils étaient suivis par des meutes de journalistes. Les gardes du corps d’Axelrod les escortaient partout et montaient la garde devant chez eux. Elle ne s’attendait pas vraiment à cette vie mouvementée. Au moins l’annonce de leur mariage avait-elle mis fin aux ragots de la presse de caniveau. C’était stupéfiant comme un bout de papier officiel pouvait faire taire les mauvaises langues. Elle avait l’impression que tout ça lui était tombé dessus pendant qu’elle était occupée ailleurs. À travailler, par exemple. — Je me sentirais mieux si nous n’étions pas l’objet de toute cette attention. Nous n’avons pas encore levé le petit doigt. — D’accord. Mais nous n’aurons peut-être pas le temps après. Bien vu, pensa-t-elle amèrement. Si ça se trouve, nous entrerons dans l’histoire pour notre mort héroïque. Le mariage fut célébré six semaines plus tard, le 4 juillet 2015 – un clin d’œil ironique d’Axelrod : se faire passer la corde au cou le Jour de l’Indépendance –, dans son île privée, au large de la Caroline du Nord. — Un simple mariage champêtre, avait-il dit à Julia et Viktor. Je m’occupe de l’organisation. Concentrez-vous sur Mars. Ce qui convenait tout à fait à Julia. Elle n’aimait pas les mariages, ne s’intéressait pas à l’organisation de celui-ci. Elle s’était toujours vaguement dit que si elle se mariait un jour, ce serait en présence de deux témoins et de quelques amis. Et voilà qu’elle se retrouvait en longue robe blanche, un bouquet à la main, un voile dans ses cheveux bruns, courts, artistiquement coiffés, un vrai mannequin sorti d’un catalogue de robes de mariées. Après ces mois d’entraînement, elle se sentait comme un papillon sortant de la chrysalide de son scaphandre spatial. Axelrod l’avait fait venir deux jours plus tôt pour une orgie de bains de boue, de soins de beauté, de séances de coiffure, de maquillage et d’essayages. Plus de trois ans passeraient avant qu’elle ait l’occasion de refaire ce genre de chose, alors elle s’y prêtait de bonne grâce. — Oh mon Dieu ! fit Robbie en se tamponnant les yeux, entre deux reniflements. Tu es tellement belle, Jul ! Quel dommage que ton père ne soit pas là ! Julia ressentait douloureusement son absence. Ils formaient un noyau familial très uni, et la mort de Bill, le frère de Julia, les avait encore rapprochés. Pourtant, il ne viendrait pas à son mariage. Que lui avait donc fait ce pauvre Viktor ? En l’absence de Harry, c’est Axelrod qui conduirait la mariée à l’autel. Il était entre deux femmes, à ce moment-là, et la mère de Julia était venue d’Australie, la semaine précédente, pour apporter une touche féminine aux préparatifs. Mais elle n’avait pas réussi sa percée dans le spectacle. Les médias étaient divisés entre les invités et les autres. Axelrod envoya chercher les premiers en bateau sur le continent ; les autres étaient condamnés à tourner autour de l’île dans des embarcations et des hélicoptères de location. D’énormes quantités de nourriture et de boissons furent apportées dans l’île. Les gens de JSC et les journalistes étaient de sérieux fêtards. C’était le grand moment. Sa mère s’éclipsa. On frappa à la porte. Julia eut une infime hésitation avant d’ouvrir à un Axelrod radieux, en smoking crème. Il s’amusait comme un petit fou. — Prête, ma chère ? dit-il en lui offrant son bras et en l’entraînant hors de l’immense caverne qu’était la demeure. Sa mère envoya à Julia une copie du mail adressé à son père. À : HBarth@mesh.com De : RBarth@jsc.gov Le 5 juillet 2015 Cher Harry, Tu as vraiment raté une fête sensationnelle ! L’île d’Axelrod ressemble à celles de ces vieux films qui se passent en Amérique du Sud. En fait de maison, c’est une sorte d’énorme résidence coloniale à colonnades, entourée d’un jardin luxuriant et reliée au monde entier. John doit pouvoir contacter n’importe quel point de la Terre si ça lui chante. Ma suite est tout simplement gigantesque. Il y a une cheminée dans la chambre et, dans la salle de bains, une baignoire surélevée qui aurait beaucoup plu à Cléopâtre. Surtout les robinets d’eau chaude et froide, bien sûr. Tu parles d’une « simple cérémonie champêtre » ! Des quantités énormes de tout, des orchestres, des tentes, rien n’y manquait. Tout le monde a dansé et ri jusqu’aux petites heures du matin. La moitié du JSC devait être là, et plein de grosses légumes de la NASA d’un peu partout. On aurait dit une convention de la Mars Society. Il avait invité une horde de reporters. Ils se sont assez bien comportés. Ils étaient assis dans un enclos spécial, entouré de cordes, pendant la cérémonie. Mais les paparazzi, c’était une autre paire de manches ! Il y en avait je ne sais combien qui tournaient autour de l’endroit en hors-bords et en hélicoptères ! Tout ça pour notre Julia ! Enfin, elle le méritait. Elle était vraiment magnifique. Viktor la dévorait des yeux ! Il était tellement content. Je sais ce que tu penses de lui, mais je suis sûre qu’il l’aime vraiment. Il a été très gentil avec moi, il m’a dit qu’il était très honoré d’entrer dans la famille de Julia. Il n’a plus ses parents, tu sais, et il ne voit pas souvent le reste de sa famille. La cérémonie proprement dite a été très simple. C’est Axelrod qui a conduit la mariée à l’autel. Ils avaient opté pour un mariage civil, et comme juge de paix, John avait fait venir un ami à lui, de la Cour suprême de Caroline du Nord, je crois. La soprano a été parfaite. Elle a chanté Amazing Grace et des chansons avec un peu de jazz. Le gâteau était tout simplement stupéfiant. C’était une grosse boule rouge : Mars, bien sûr. Julia l’a coupé comme elle a pu… au laser ! Julia n’apprécie pas beaucoup les mondanités. Pas comme notre Bill. Elle faisait bonne figure, malgré un sourire un peu crispé, parfois. Mais je pense que, dans l’ensemble, elle s’est bien amusée. Comment pourrait-il en être autrement, quand on est au centre de l’univers, comme ça ? Enfin, voilà. Je suis épuisée. Je te joins quelques photos avec cet e-mail, pour que tu voies un peu à quoi ça ressemblait. Il y en aura d’autres. J’espère que tout se passe comme tu l’espérais de ton côté. Ton mail au sujet du camp de braconniers était assez horrible. C’est terrible de penser qu’on massacre les derniers animaux sauvages, et pour les manger ! J’espère que tu ne prends pas de risques en chevauchant avec les gardes du parc. On entend tellement d’histoires épouvantables sur ces accidents de chasse. Fais attention, je t’en prie. Oh, j’oubliais : les enfants vont rester quelques jours ici, pour leur lune de miel. En réalité, Raoul et Katherine restent aussi. C’est à peu près le seul endroit où ils peuvent espérer être un peu tranquilles. J’ai hâte d’être un peu au calme, moi aussi. Et c’est si joli, ici. Je rentre à la fin de la semaine. Tu me manques, mon vieux scrogneugneu ! Fais bien attention à toi ! Avec tout mon amour, baisers, Robbs Julia se lança donc dans le mariage, Axelrod à son côté. À certains égards, c’était la partie la plus terrifiante de sa mission. Elle n’était pas encore habituée à être au cœur de la tempête médiatique, à ce qu’on lui braque des caméras et des micros sous le nez en lui posant toutes sortes de questions. Enfin, c’était impersonnel. Elle n’était qu’une astronaute, un objet pris dans le collimateur des médias. Alors que ça, c’était différent. Elle connaissait beaucoup des invités qui la regardaient à présent en ouvrant de grands yeux, apparemment subjugués par le spectacle. Malgré ses atours, elle se sentait nue. Axelrod se pencha et lui murmura à l’oreille : — Une petite bombe nucléaire, et la faction martienne tout entière serait balayée de la surface de la planète. Il avait raison. Elle avait reconnu Bob Zubrin, le gourou martien d’Axelrod, et la plupart des spécialistes de Mars à la NASA : Chris McKay, Carol Stoker, Nathalie Cabrol, Geoff Briggs, John Connolly et bien d’autres, certains à la retraite, tous un peu grisonnants, mais toujours aussi enthousiastes. Tous ces rêveurs… que font-ils là ? Et certains comploteurs, aussi. Ils étaient venus pour quelque chose qu’aucun d’entre eux ne pouvait tout à fait mettre en mots. Le mariage, Mars… C’est alors que son regard tomba sur Viktor, et tout le reste disparut. Il arborait un sourire d’extase à l’état pur. Il tendit son bras dans un geste accueillant, spontané. Elle lui prit la main. Et elle sut qu’elle avait fait ce qu’il fallait. Plus tard, quand elle repenserait à la cérémonie, elle ne se souviendrait distinctement que d’une chose. L’amour qu’elle avait lu dans ses yeux. Elle n’en demandait pas davantage. 5 11 janvier 2018 Malgré tous ses efforts, le dîner de Marc ne fut pas une grande réussite sur le plan gastronomique. Il était le meilleur cuisinier d’eux quatre, et il essayait toujours de nouvelles variations à partir des ressources limitées du garde-manger, mais ils en avaient depuis longtemps épuisé le maigre potentiel de saveurs, et tout ce qu’ils mangeaient leur paraissait maintenant avoir le même goût. Ils s’offraient parfois quelques luxes : le plat préféré de Marc, un canard avec une sauce au vin rouge préparé par un restaurant à la mode de Los Angeles, le bortsch d’une boutique russe de San Francisco, des enchiladas au maïs bleu du Nouveau-Mexique, des steaks de kangourou et des plats de fête spéciaux. La liste était assez longue. Mais les plats surgelés manquaient de ce goût de frais qu’ont les produits cuisinés sur place. Le temps du repas et les mets savourés à ce moment-là participaient d’un effort poussé sur le bien-être psychologique de l’équipage. De ce côté-là, Axelrod n’avait pas mégoté. Personne, sur Terre, ne savait au juste combien il serait difficile de vivre aussi longtemps dans une grosse boîte de sardines, à la surface d’une planète hostile. C’est pourquoi les psychologues tenaient à ce que le moment du repas constitue une vraie coupure dans la journée. Une occasion de bavarder, de se détendre en mangeant de bonnes choses ravigotantes. Chacun avait son plat préféré. « Éveiller l’écho de chez soi », comme l’avait pompeusement dit un psy. C’est ce qu’affirmait aussi la sagesse populaire : manger était la seule chose agréable qu’on pouvait faire trois fois par jour, tous les jours. Plusieurs mois avant le lancement, chaque membre de l’équipage avait participé à une étude alimentaire détaillée et s’était entretenu avec un diététicien. Un programme informatique baptisé « Repas et Créativité » avait accouché, à partir de toutes ces données, d’une liste de menus alléchants, équilibrés sur le plan nutritionnel, qui revenaient tous les mois. Manger, pendant la durée de la mission, devait être vécu comme une visite à son restaurant préféré. D’accord, on connaissait le menu par cœur, mais l’habitude avait quelque chose de réconfortant. Enfin, c’était la théorie. Ils préparaient les repas à tour de rôle. Lors du voyage aller, Julia avait dûment payé de sa personne, répondant ainsi à l’attente du public, mais les autres s’étaient accordés à dire que le résultat était définitivement en dessous du minimum syndical, et elle avait été dispensée de corvée de cuisine. À la place, elle faisait un peu plus de ménage. Ce qui ne l’ennuyait pas le moins du monde. Elle n’était pas fine gueule. Elle considérait la nourriture comme un apport d’énergie nécessaire, doublé d’une source d’agacement. Le combustible indispensable à ses « petites cellules grises », comme disait son détective préféré. Mais contrairement à Poirot, qui était un fin gourmet, elle n’était pas exigeante en matière de cuisine. La limite, pour elle, consistait à laisser tomber une boîte de macaroni et du fromage dans de l’eau bouillante. Viktor disait plaisamment qu’il ne l’avait sûrement pas choisie pour ses talents culinaires. C’était lui qui faisait la cuisine pour elle, avant le départ pour Mars, et qui avait rempli son questionnaire diététique. « Sinon, disait-il, on n’aurait mangé que des hamburgers, ou pire, des sandwiches à la Vegemite[2], sur Mars. » Mais il y avait des limites à la technologie. Marc avait beau faire, les légumes surgelés réchauffés au microondes étaient particulièrement réfractaires à la créativité. Ils en cultivaient de frais dans la serre, Julia et lui. Il avait demandé à emporter, sur ses effets personnels, une collection d’épices diverses et variées. Certaines de ses expérimentations leur avaient valu des problèmes gastro-intestinaux de sinistre mémoire. En attendant, ils mangeaient mieux qu’au temps de la NASA et de ses abominations lyophilisées. — Alors, qu’avez-vous fait, tous les deux, pendant que nous avions le dos tourné ? demanda Julia, plus tard, en dégustant un pudding qui crissait légèrement sous la dent. La couleur chocolat masquait toute trace visible de poussière martienne, mais la langue détectait sa présence. Marc lécha minutieusement sa cuillère. — Eh bien, nous avons refait les forages dans les bosses géantes, là-bas, et… nous avons trouvé quelque chose… d’intéressant, conclut-il en replongeant dans son pudding. Julia jeta un coup d’œil à Viktor. Il y avait anguille sous roche. On ne vivait pas avec des gens pendant deux ans sans finir par les connaître comme si on les avait faits. Vingt ans plus tôt, en analysant les données photographiques envoyées par Viking, les savants de la NASA avaient découvert des douzaines de collines de plusieurs centaines de mètres de haut dans une plaine, juste au nord du petit cratère de Thyra. Selon leurs hypothèses, ces collines étaient en réalité des pingos, des monticules de glace enfouis dans le sol comme on en voyait sur Terre, dans l’Arctique. Mais, jusque-là, les tentatives de forage de Marc n’avaient révélé que des couches de sel et d’alluvions. — Alors, qu’est-ce que vous avez trouvé ? demanda Viktor. Marc se redressa et dit avec une désinvolture étudiée : — Venez, je vais vous montrer la vidéo du robot. C’est le tour de Raoul de débarrasser, de toute façon. Ah-ah, c’est donc quelque chose d’important. Elle décida de ne pas insister. Laissons-le faire à son idée. De toute façon, ce mystère l’amusait. Elle aida Viktor à se lever puis à aller à cloche-pied vers la salle de commandes. La bande était déjà chargée et prête à défiler. Marc avait manifestement tout prévu. Mais pourquoi cette mise en scène ? se demanda Julia. — En repassant les images enregistrées par le robot, fit Marc tandis qu’ils s’installaient, j’ai remarqué une colline où la brume matinale avait paru, à plusieurs reprises, un peu plus épaisse et un peu plus persistante. Je me suis dit que, peut-être, la couverture de régolite était un peu moins épaisse que sur les autres, vous comprenez. Ils avaient deux Jeep martiennes, des véhicules ouverts qu’ils utilisaient pour franchir de courtes distances : moins de cinquante kilomètres aller et retour. En prenant chacun une Jeep, deux personnes pouvaient tracter le matériel de forage. Les Jeep faisaient partie de l’avant-poste martien robotisé fondé par la NASA en 2010 afin de déterminer le futur site d’atterrissage. Elles avaient été téléguidées à partir de la Terre et, plus tard, à partir du module d’habitation de la base de Zubrin. Lors de leur arrivée, Raoul et Viktor y avaient ajouté des sièges, et chaque Jeep pouvait maintenant emporter deux personnes, qui en assuraient le pilotage manuel. Quand elles n’étaient pas en mode actif, les Jeep effectuaient des missions de repérage vidéo dans des zones intéressantes pour l’équipage ou pour les scientifiques restés sur Terre. Marc lança la lecture de la bande. Une grosse colline rougeâtre apparut sur l’écran. Julia frémit en songeant au froid terrible qu’il faisait le matin où ils avaient vu pour la première fois, Marc et elle, la brume sur les monticules. Ils avaient dû pousser au maximum le chauffage de leurs scaphandres. Leur photo avait fait la couverture du catalogue de Lands’ End. Ils avaient l’air de deux pingouins bariolés avec leurs parkas et leurs jambières. Le Marstiss, ainsi qu’on l’appelait maintenant – naturellement –, était le dernier cri en matière de vêtements de sports, et les royalties avaient contribué au financement de la mission. Ils avaient effectué le trajet à bord du gros rover fermé. Au moment de le quitter, elle avait pris son couvre-théière et se l’était mis sur la tête comme un bonnet de ski. Elle ferait souvent, par la suite, appel à ce supplément d’isolation. — Vous voyez le côté à nu ? dit Marc. J’ai décidé de forer horizontalement à cet endroit. Comme ça, je n’avais pas à hisser le matériel jusqu’en haut. Il accéléra le défilement de la bande. Les deux bibendums multicolores se dandinèrent comiquement en installant le matériel puis en entamant le forage. Il repassa en vitesse normale et le bruit de perçage leur parvint, assourdi. — Bon, nous avions pénétré à une trentaine de mètres dans du matériau résistant, peut-être des sels, quand tout a coup le trépan a commencé à entrer comme dans du beurre. Là… voilà. Raoul, qui monitorait la profondeur, m’a crié que ça accélérait. J’ai arrêté, de crainte que nous ne perdions le foret. Là, on l’extrait, et vous voyez : la pointe fume. La caméra se rapprocha pour un gros plan. — Oh, oh… fit Julia, fascinée. — On pourrait croire que c’était brûlant, mais ce n’était même pas chaud, dit-il en regardant Julia et Viktor avec un sourire entendu. — Alors, pourquoi cette fumée… ? Oh, attends, c’était de la vapeur d’eau ! s’écria Julia. Tu as trouvé de l’eau ! Marc eut un grand sourire. — Ouais. Le bout du foret était vraiment mouillé, et ça faisait un sacré nuage. C’était dingue ! Il faisait si sec et froid sur Mars qu’on ne trouvait jamais d’eau en phase liquide à la surface ; elle se sublimait, passant directement de l’état de glace à celui de vapeur. L’équipe avait concentré ses efforts sur la recherche d’eau aux endroits où le brouillard matinal laissait soupçonner la présence d’eau sous la surface. Sur l’écran, les deux silhouettes en combinaison faisaient de grands bonds. — Il y a donc des pingos, finalement. — On dirait bien, acquiesça Marc. Soudain Julia vit à quel point il était content. Elle ne s’en était pas aperçue jusque-là. Elle ne pensait qu’à l’accident de Viktor, et à l’évent. — Vous avez foré très profondément ? demanda Viktor. Marc arrêta le défilement de la bande. — Un peu plus de dix mètres. On y est retournés pour avoir confirmation, évidemment. Nous avons extrait une sacrée carotte de glace, conclut-il avec un nouveau sourire. — Qu’en pense la Terre ? — J’espère qu’ils se disent : « Un pas de plus vers une colonie », répondit Julia. — Eh bien, ils ont réclamé toutes les données possibles et imaginables, évidemment. — C’est génial ! dit-elle avec une soudaine exaltation. De l’eau fraîche pratiquement à portée de la main. Parce que c’est bien de l’eau fraîche, hein ? — Ouais. Je l’ai utilisée pour faire la soupe. — Quoi ? De l’eau indigène ? Tu l’as passée au spectromètre, avant, j’espère ? Elle pourrait être pleine de métaux toxiques… — Du calme ! dit-il en riant. Je plaisante. Je t’ai laissé l’analyse. Et un bout de glace. — Waouh ! C’est comme de découvrir tout d’un coup qu’on vit auprès d’un lac. — Un lac gelé, mettons. — Un lac gelé et plein de bosses. — C’est tout Mars, ça, dit Raoul en revenant de la cuisine avec des mugs de chocolat bouillant. Sur Terre, on cherche l’eau dans les creux. Ici, c’est le contraire : l’eau est dans les bosses. Un monde à l’envers ! Il avait parfois le chic pour sabrer le moral de Julia avec son esprit sardonique, mais ce soir il en aurait fallu davantage. La joie de la découverte était trop forte. — Je propose un toast au premier lac de Mars, dit-elle. Et à ceux qui l’ont découvert. Ils trinquèrent avec leurs mugs et trempèrent leurs lèvres dans le liquide brûlant. — Je sais pourquoi Julia a l’air si heureuse. Elle pense que nous allons construire un sauna dans la serre. — Ça, c’est une idée ! Mais d’abord, qu’en pense la Terre ? — Eh bien, ils veulent d’autres carottages pour être sûrs que tous les monticules sont des pingos. Mais les premiers indices semblent prouver qu’il y en aurait suffisamment. — Assez pour le gouvernement, en tout cas, répondit Raoul. Raoul, qui était le mécanicien en chef de l’équipe, ne loupait pas une occasion de taper sur le gouvernement. Il désapprouvait même le fait que la NASA avait signé avec le Consortium un contrat de fourniture de données géologiques. — Dommage que nous ne travaillions pas aussi pour le gouvernement, hein ? renvoya sèchement Marc. Julia le regarda, surprise. Ce bref échange était sans ambiguïté. La tension montait au fur et à mesure que la date du lancement se rapprochait. Personne ne voulait être celui par la faute de qui le départ serait retardé. La recherche de l’eau avait piétiné, décevant certains de leurs partenaires et bailleurs de fonds, faisant planer le spectre d’un prolongement de la mission afin d’achever la cartographie. Ils n’avaient pas l’air d’humeur à discuter d’un éventuel retour à l’évent. Le temps pressait et le plus urgent était maintenant l’essai du moteur. Elle avait intérêt à attendre avant de mettre le sujet sur le tapis. Elle savait, pour avoir côtoyé ces gars pendant des années, et à la plus dure des écoles, la NASA, que le timing était capital pour entrer en communication avec l’esprit masculin. Elle l’avait vérifié de nombreuses fois depuis. Quand Katherine avait laissé tomber, il avait été fortement question de constituer une équipe entièrement masculine. Beaucoup, à la NASA, se seraient bien passés d’envoyer une femme sur Mars. Son inclusion dans l’équipe avait inévitablement provoqué des tensions. D’un autre côté, ça procurait à la moitié du public potentiel, sur Terre, un personnage féminin à qui s’identifier. Le Consortium savait parfois faire preuve de subtilité. Même sur Mars, la guerre larvée entre les sexes se poursuivait. En tant que seule femme de la mission, elle avait eu droit à des conseils psychologiques spécialisés au cours des mois précédant le lancement. Son mariage avait clarifié ce que la NASA désignait avec délicatesse sous le sigle de RPI, les « relations particulières entre individus ». Elle n’avait donc plus qu’à se concentrer sur la façon de dire à ces messieurs qu’ils avaient tort sans froisser leur ego, si fragile et délicat. Elle devait se comporter de façon positive, coopérative, et ne jamais adresser de critique directe à ses compagnons de mission. Ils lui avaient fait lire de vieilles études sur les relations entre les pilotes et les copilotes d’avions de ligne. « Le copilote veillera à reprendre de façon indirecte le pilote qui commettrait une erreur, même si cette erreur pouvait être une question de vie ou de mort », disait l’une de ces études. Elle s’était d’abord dit que les scénaristes hollywoodiens racontaient n’importe quoi, comme d’habitude, en mettant des dialogues percutants dans la bouche des personnages de ces films catastrophe qui se passaient dans des cockpits d’avions en difficulté. C’était donc pure invention. « Les commandants donnent deux fois plus d’ordres que les officiers en second, renforçant l’impression d’arrogance liée au rang. Mais les rapports des accidents d’avion montrent que les officiers en second doivent souvent pallier les erreurs des commandants », avait-elle lu. Elle avait essayé d’imaginer comment ce scénario marcherait sur Mars. Donc, si elle devait dire à quelqu’un qu’il avait laissé un sas ouvert sans donner l’impression de le critiquer, pas question de hurler : « Fermez ce putain de sas ou on va tous crever ! » Non. Mieux valait dire : « Puis-je emprunter votre foulard ? Il y a un petit courant d’air quelque part » et tomber sur le sol en hoquetant, asphyxiée. Ou, à la limite : « Ah bon, vous trouvez qu’il fait trop chaud, ici ? » Elle s’était mise à ricaner toute seule. D’accord, au lieu de « Ton casque est mal verrouillé », elle pouvait dire : « Quelle façon originale de boucler ton casque. C’est tellement plus gentil comme ça ! » Ou dire à Viktor : « Je t’aime, mais tu diriges ce rover droit vers le bord de la falaise. » Elle avait failli mourir de rire. Après ça, elle avait inventé des prétextes pour couper aux séances avec ses conseillers. La seule idée de devoir assumer un rôle passif lui répugnait. Et surtout, ils n’avaient rien compris : personne n’était jamais mort d’une blessure d’amour-propre. Alors que tourner autour du pot en faisant des ronds de jambe risquait de leur coûter la vie en cas de grosse boulette. Mars ne pardonnait rien. 6 Août 2015 Elle s’était sentie un peu mal à l’aise, après avoir fait réintégrer Viktor dans l’équipe. Elle n’imaginait pas, en allant voir Axelrod, qu’il évincerait Marc. Elle prévoyait plutôt de déclarer forfait elle-même. Elle avait pourtant l’expérience de la NASA. La sélection des équipages était la plus byzantine de toutes les activités de l’Agence. Elle prenait en compte la personnalité et l’influence. Rien n’était jamais fait pour une seule raison. La Direction des opérations de mission avait été le théâtre d’un défilé compliqué de personnages influents qui semblait maintenant aussi lointain et stylisé que la danse nuptiale des oiseaux. Comme toujours, avec le gouvernement, la décision n’en finissait pas, faisait l’objet d’un important trafic d’influence, et on pouvait toujours revenir dessus. À la NASA. Pas chez Axelrod. Il avait rapidement pesé le pour et le contre et il avait agi. Elle n’avait pas cette perception aiguë des individus. Elle avait une conscience aiguë de leur vulnérabilité, de leur fragilité. Elle partageait avec Viktor un manque d’assurance sur le plan émotionnel. C’était le profil classique des astronautes : forts en apparence, faibles dans le domaine de la communication intime, comme disaient les psys. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle était indifférente aux sentiments des autres. Blesser Marc lui avait été pénible, même si ce n’était pas elle qui avait pris la décision. Mais elle n’avait guère eu le temps de ruminer. Après le départ de Marc, ils avaient repris l’entraînement de plus belle. L’usage de la gravité centrifuge simplifiait bien des problèmes d’ingénierie complexes comme la plomberie, et ce n’était pas le seul. Bien que ce soit une entreprise privée, le travail était saucissonné de la même façon qu’à la NASA : la programmation des opérations, la robotique, les ordinateurs, les systèmes en vol, les véhicules, la gestion des opérations, la charge utile, les habitats, les activités extravéhiculaires. Axelrod avait recruté des vétérans de la NASA pour assurer toutes ces tâches. On n’entendit bientôt plus que des sigles, des phrases tronquées, un langage codé. Et puis Axelrod les convoqua – avec trente minute de préavis – dans son bureau, à une de ces réunions réservées aux astronautes. Il les attendait, assis sur son bureau, en arrangeant soigneusement les plis de son complet sur mesure bleu marine. — Nous formons une équipe, d’accord ? Tout le monde hocha la tête. Julia avec enthousiasme. Elle aimait ce mode de relation. Le Bureau des astronautes de la NASA était une arène où s’exerçaient des rivalités primitives. Les pilotes prenaient les spécialistes de mission pour des moins que rien. Les vétérans méprisaient la bleusaille. Les militaires considéraient les civils comme des ramollis. Les titulaires d’un doctorat se croyaient au-dessus de la mêlée : ils étaient là pour la science, pas pour faire un tour de manège en apesanteur. — J’ai une nouvelle qui exigera que vous vous serriez les coudes, commença Axelrod, l’air de savourer cet instant. Julia se demanda d’abord pourquoi, et puis elle comprit : il faisait partie de l’équipe d’astronautes. Il ne serait jamais plus près de partir dans l’espace. Il était même plus important que n’importe lequel d’entre eux. Il savait comment court-circuiter des strates entières de tissu adipeux de la NASA. Les contraintes particulières dues au fait qu’ils n’étaient que quatre à partir pour Mars rompaient complètement avec le style de la NASA. Idéalement, les astronautes devaient être interchangeables. Ce beau principe avait été quelque peu ébranlé dans la station spatiale, où l’on avait besoin de spécialistes pointus. Il avait carrément volé en éclats sous la pression des spécifications de la mission martienne. Pour explorer un monde entier, un équipage de quatre ou six astronautes devait connaître toutes sortes de choses et de techniques. Cet équipage de quatre disposait de très peu de compétences redondantes. — C’est rigoureusement top secret. Pas un mot à la presse ou à qui que ce soit, même au sein du Consortium. Okay ? Ils acquiescèrent avec ensemble. Les assistants d’Axelrod quittèrent la pièce comme si on les avait sifflés. — Vous vous rappelez l’équipement de vol martien que j’ai essayé d’acheter ? Un matériel unique en son genre ? Eh bien, comme la NASA puis l’Agence spatiale européenne m’ont envoyé promener, j’ai lancé sur la piste des spécialistes de l’espionnage industriel afin de savoir où il avait pu passer. Devinez ? fit-il en haussant les sourcils. Personne ne trouva. — J’ai toujours aimé les romans policiers, c’est à peu près le seul genre de livres que je lis. J’aime les histoires de détectives, avec des indices qu’il faut rapprocher. Alors voilà ce que mes espions ont découvert. C’est un peu technique : « Configuré en bimodal, nous pourrions poursuivre après lancement en mode ralenti avec un rendement thermique de cent kilowatts. Les thermiques seraient retirés et redirigés vers une cellule de conversion d’énergie constituée par un turbo-alternateur-compresseur Brayton utilisant un liquide caloporteur à xénon-hélium. Un système de radiateur à ailettes (déployé lors de l’aérofreinage assisté) rejette la chaleur parasite. Avec pour effet annexe de réduire la perte de propulsion due à la dégradation de l’énergie en chaleur suivant la mise à feu des moteurs. » Alors, que dites-vous de ça ? — Seigneur ! fit Viktor. Mais Axelrod poursuivit sans prendre garde à l’interruption : — Cette information nous a conduits à… — Quelqu’un est en train de fabriquer une pile atomique, reprit Viktor. Axelrod tiqua et, pour la première fois à la connaissance de Julia, eut un sourire incertain, vacillant. — Comment le savez-vous ? — Ça décrit la façon d’utiliser une fusée thermonucléaire pour produire de l’électricité, expliqua lentement Viktor. Après la phase de lancement, le système de propulsion atomique est toujours là. Il reste encore beaucoup d’énergie dans les barres d’U-235. Il suffit de faire tourner la pile à bas régime, avec de l’eau ou un autre liquide de refroidissement, pour produire toute l’électricité nécessaire à un vaisseau. Les autres hochèrent la tête avec ensemble. Pour Julia, c’était clair. Mais Axelrod regardait Viktor en ouvrant de grands yeux. — Merde, mais vous avez raison ! Mes espions ont mis trois semaines à trouver ça ! — Ils ne connaissent pas les fusées. — Eh bien, ils disaient que si, justement. Et c’est aussi ce que croyait mon équipe. — Changez d’espions. Je connais quelques Russes qui feraient bien mieux l’affaire. — Pourquoi pas, après tout ? fit Axelrod avant d’inspirer un bon coup et de repartir sur autre chose : Peut-être Viktor a-t-il deviné qui était derrière tout ça ? Viktor fronça les sourcils. Il était ingénieur, pas vraiment du genre à se livrer à des spéculations, et encore moins à jouer aux devinettes. — Ça sent la salade russe à plein nez. Mais ça n’a pas de sens s’il n’y a qu’un joueur. — Pas mal, convint Axelrod. Ils ont un propulseur russe. Un ensemble de platines pour loger l’U-235, plus une cuve de confinement. — Du vieux programme nucléaire soviétique ? J’ai entendu dire que les gars de Semipalatinsk avaient fait tourner une fusée thermonucléaire en mode fixe pendant un millier d’heures. Axelrod hocha la tête. — Ça colle. Pas de contrôle environnemental, je suppose. — À l’époque, les gens n’avaient pas peur du nucléaire, des bombes, des fusées ou des centrales, fit Viktor avec un reniflement. Axelrod accueillit cette petite tirade par un vague sourire. — D’après mes informations, les Soviétiques ne travaillaient pas mal du tout. — Les laboratoires étaient souterrains, comme les essais nucléaires, fit Viktor en inclinant pensivement la tête. Pas d’émission de gaz en surface. Pas beaucoup de radiations dans les gaz émis, de toute façon. Axelrod parcourut son équipe du regard. Il prenait manifestement grand plaisir à ce petit jeu de devinettes. — Alors, les gars, qui fait ça ? Personne ne répondit. Julia savait qu’Axelrod pensait d’abord en terme de financement, alors elle se décida à dire : — Quelqu’un qui croit pouvoir nous coiffer au poteau sans y mettre trente milliards de dollars. Avec le boulot que représenterait la mise au point d’une fusée à propulsion nucléaire, je doute qu’ils arrivent à économiser grand-chose. — Un boulot considérable, fit Raoul en pesant ses mots. Personne n’a encore réussi à lancer une fusée nucléaire, vous savez. — Les rejets dans l’atmosphère sont politiquement exclus, ces temps-ci, ajouta Viktor. Raoul acquiesça. — Il faudrait qu’ils l’envoient sur orbite basse à l’aide d’un booster. Peut-être un gros Proton IV ? — Ce serait sûrement le moins cher, confirma Viktor. — Je ne connais rien aux programmes américain et soviétique, intervint Katherine, mais je m’y connais en mécanique spatiale. Ils n’arriveront sûrement pas à faire tout ça dans les délais voulus pour partir en même temps que nous. Et s’ils ratent la fenêtre de lancement, l’énergie nécessaire pour nous rattraper deviendra exorbitante. Axelrod flanqua un coup du plat de la main sur son bureau. — Exactement. Ils partiront donc plus tard, beaucoup plus tard. Nous ignorons quelle trajectoire ils suivront. Mes espions n’ont rien trouvé à ce sujet. — Bon, ils ratent notre fenêtre et partent par la suivante, vingt-six mois plus tard, avança Katherine. Ils pourraient ne rester que le temps de prendre un verre et d’acheter un petit souvenir, rentrer sur Terre à toute vitesse et nous battre d’une encolure. — Oui, qu’est-ce qui les en empêcherait ? ronronna Axelrod. Il appréciait manifestement de voir fonctionner son équipe. — Ils n’auraient pas le temps de recueillir des échantillons, de procéder aux études géologiques, répondit Katherine. Et s’ils ne satisfont pas au cahier des charges prévu par les Accords Martiens, ils auront beau rentrer les premiers, ils auront perdu. — Vous êtes tous d’accord ? Ça vous paraît impossible ? insista Axelrod en parcourant la pièce de son regard intense. Ils hochèrent la tête en ordre dispersé. Julia regretta qu’ils n’aient pas le temps de disséquer tout ça, de faire des simulations sur ordinateur, mais ça lui paraissait bien vu. De toute façon, ils pourraient toujours vérifier. Et puis Axelrod aimait ce genre d’improvisation. — Ils n’ont donc aucun moyen de gagner ? — Si, si nous perdons, répondit Viktor. Si nous ratons. Nous plantons. Nous écrasons. Ils y avaient tous pensé, mais il était le seul à avoir osé le dire à haute voix, comprit Julia. — C’est donc un gros pari pour eux, hmm ? insista Axelrod, les poussant dans leurs retranchements. Personne ne mettrait en jeu vingt ou trente milliards de dollars sur un coup de dé. Ils doivent avoir une motivation cachée. Julia commençait à en avoir assez de son petit jeu, mais il avait probablement un atout dans sa manche. Comment pouvait-il être sûr qu’il n’y avait pas une tête brûlée encore plus exaltée que lui sur cette planète ? — Même s’ils perdent, reprit Raoul, ils auraient toujours leur pile nucléaire. Un murmure d’acquiescement salua son intervention. Ils commençaient à entrevoir la vérité. — Une toute nouvelle sorte de fusée, reprit Raoul, sur sa lancée. Deux ou trois fois plus efficace que nos boosters. Axelrod se fendit d’un sourire approbateur. — Un engin qu’ils pourraient vendre à n’importe quel client désireux d’effectuer une mission dans l’espace intersidéral. D’ouvrir des orbites hautes. De quoi se faire beaucoup d’argent dans les prochaines décennies. — Aller dans les astéroïdes, ajouta Viktor. Prospecter. Exploiter. — Qui aurait les moyens d’envisager ça ? demanda pensivement Katherine. — Trop gros pour une seule compagnie, avança Viktor. Enfin, il me semble. — Un ou plusieurs pays, forcément, confirma Raoul. Qui exploitent les vestiges de la bonne vieille Russie soviétique. Les Américains ne vendraient jamais leur vieux programme nucléaire Nerva. — La mafia qui dirige maintenant la Russie vendrait sa grand-mère, fit Viktor avec un sourire sec. — Vendre, c’est le mot, précisa Katherine. Ils ont besoin d’argent. Mais investir ? Je ne vois pas… — Quels sont les grands absents dans le Consortium ? reprit Raoul. La Chine. L’Europe, l’Inde. Probablement personne en Amérique du Sud… ils n’ont pas la technologie. — Vous avez tous vingt sur vingt ! fit Axelrod en riant. Exactement ! L’ennui, c’est que je n’ai pas pu faire entrer toute cette foutue planète dans le Consortium. Et maintenant, d’autres tentent de nous brûler la politesse. Nous avons un conglomérat sino-européen aux fesses. L’AirbusCorp, c’est son nom. — Il faut quand même du cran pour se lancer dans une aventure pareille, reprit Katherine. Une fusée nucléaire. Et qu’utiliseraient-ils comme bouclier ? — Ils utiliseraient apparemment l’hydrogène liquide comme carburant initial, répondit Axelrod. Après, nous ne savons pas. Ensuite, la conversation partit dans tous les sens alors que l’équipage spéculait sur l’approche de l’AirbusCorp. Axelrod laissa faire pendant quelques minutes puis agita la main pour réclamer le silence. Il avait vraiment un don pour diriger les débats sans en avoir l’air, remarqua Julia. Le charisme était toujours, par essence même, à la fois visible et insaisissable. Il eut un sourire d’homme confiant, bronzé, qui disposait du budget d’un petit pays pour exécuter ses décisions. — Mes gars ont découvert que l’AirbusCorp avait acheté un système de propulsion nucléaire soviétique. Plus du matériel américain réformé obtenu auprès de sous-traitants. Matériel dont nous avons remonté la trace jusqu’à un centre d’assemblage en Amérique du Sud, en fait une couverture. Le tout est maintenant en Chine. — Ça se tient, commenta Viktor. Ils ont de grosses installations de lancement. Acheter des étages de Proton à l’Agence spatiale russe. Les assembler là-bas… Axelrod croisa les bras. — C’est à peu près tout ce que je sais, à part un dernier petit détail. Qui va partir pour cette mission. — Hon-hon, fit Raoul. Julia vit qu’ils avaient tous eu la même idée : c’était évident. — Vous avez encore raison, répondit Axelrod avec un sourire. Vos ex-compagnons en personne : Marc et Claudine. Je dois dire que, quand je les ai écartés du programme, je n’imaginais pas qu’ils iraient voler pour la concurrence. — Il leur en faudra d’autres, répondit Katherine. Des Chinois, probablement. Peut-être des Européens. Axelrod acquiesça. Julia serra les dents. — Marc ! Si je le tenais, celui-là ! Comment a-t-il pu trahir son pays, passer à l’étranger, après toutes ces années à la NASA ? Elle regretta ses paroles à l’instant où elle les prononçait. S’il en est arrivé là, c’est parce que tu l’as fait saquer. — C’est un citoyen d’un pays libre, et le projet n’est pas classé secret-défense, répondit Axelrod avec un sourire amer. — Nous connaissons tous Marc, répondit Raoul. Il est comme nous. Toute sa vie il a rêvé d’aller sur Mars. Et toi, Julia, tu n’as pas hésité à le faire éliminer au profit de Viktor. — Mais non ! Ce n’est pas moi qui l’ai éliminé ! — Ça s’est fait à ton instigation, répondit doucement Katherine sans la regarder. — J’étais prête à démissionner… — C’est ce que tu dis. Ça m’a paru un peu machiavélique… — Je ne voulais pas être séparée de Viktor ! cracha Julia. Tu n’as pas le droit… — Je me contente de dire tout haut ce que tout le monde… Julia se leva d’un bond. — Et merde ! Je n’aurais jamais imaginé… — Oh, allez ! — Du calme ! coupa Axelrod d’une voix ferme. Asseyez-vous. Julia obtempéra. Viktor leva les deux mains, les paumes offertes, et dit : — Ce n’est pas nous qui tirons les ficelles, je vous le rappelle. — D’accord ! fit Axelrod en se redressant, tous les visages se tournant vers lui. J’en assume toute la responsabilité. Je n’avais pas idée, à ce moment-là, que je facilitais les choses à un concurrent, mais c’est comme ça. Il y a toujours quelqu’un dans l’angle mort. Julia bouillonnait intérieurement en repensant à la remarque de Katherine. Elle se sentait déjà assez coupable comme ça ; se faire accuser, en plus, d’avoir voulu l’éviction de Marc… Enfin, son entraînement lui commandait de se dominer. — Marc ferait n’importe quoi pour aller sur Mars. Ils ne peuvent matériellement pas procéder à tous les essais que nous aurions effectués rien que pour nous assurer de la fiabilité de cette fusée nucléaire. Claudine, lui et Dieu sait qui encore prennent un gros risque. C’est leur peau qu’ils jouent. Raoul se cala au dossier de son fauteuil et croisa les bras. — Nous savons tous que les Chinois tentent depuis des dizaines d’années de prendre un raccourci pour aller dans l’espace. C’est nouveau, ça, de prendre un raccourci pour aller dans un endroit encore inexploré. — Ils font fort, acquiesça Viktor. Économiser la construction d’une station spatiale, très avantageux. Mais une fusée nucléaire… ! Axelrod promena sur eux son regard pénétrant. — Alors vous pensez tous que c’est une menace crédible ? Ils acquiescèrent tous. — C’est dangereux, répondit Katherine. Mais c’est jouable. — Ça pourrait marcher. Et si ça marche, ce sera une grande avancée, renchérit Raoul. — Nous arriverons les premiers sur Mars, conclut Viktor. Dites à l’AirbusCorp que c’est bon. Nous laisserons la lampe allumée sous le porche pour eux. Ils éclatèrent tous de rire, mais, aux oreilles de Julia, ce rire sonnait faux. 7 11 janvier 2018 Après dîner vint le moment de la transmission TriVid quotidienne. Et pas de rouspétance ! Ils se refirent une beauté et enfilèrent des chemises au logo du Consortium sur leurs combinaisons multicouches. En réalité, dans le module, ils privilégiaient les tenues légères qui n’irritaient pas leur peau à vif et les gelures qu’ils attrapaient dans les scaphandres pressurisés. Pour compenser, ils réglaient la température au maximum. Mais ce n’était pas eux qui payaient l’électricité, ainsi que l’avait fait remarquer Marc. Ils se disputaient les crèmes et les onguents pour soulager leurs problèmes de peau. — Je crois que c’est mon tour, dit Marc. — C’est Janet qui est à l’autre bout, ce soir, c’est ça ? répondit Julia. Janet Conover avait été pilote d’essai et s’était entraînée avec eux. Elle n’avait jamais caché qu’elle espérait faire partie du voyage. Janet était une bonne mécanicienne, mais Raoul était meilleur. Le Consortium avait effectué une sélection méticuleuse afin de constituer un équipage couvrant tout l’éventail des fonctions essentielles – techniques, scientifiques et médicales – avec quatre individus aux compétences stratégiquement équilibrées et aussi peu redondantes que possible. Ils s’emboîtaient comme un puzzle au dessin complexe. Le flash de ce soir s’annonçait épineux. Ils devaient informer leurs millions de spectateurs que Viktor s’était blessé, mais sans dramatiser : tout allait bien, la mission se déroulait normalement. C’était le moment où jamais de rouler des mécaniques… En même temps, ça les rassurerait peut-être un peu eux-mêmes. — Insistons sur la découverte de l’eau et minimisons le problème de la cheville foulée, suggéra Viktor. — Le drame fait toujours plus d’effet que la science, objecta Julia. — Nous avons un rôle éducatif, non ? lança Viktor avec un coup de menton en direction de Marc. Mais Marc ne l’écoutait pas. Un bref topo sur l’accident de Viktor avait déjà été envoyé vers la Terre, et il téléchargeait la réponse. En raison du délai de transmission, qui était actuellement de six minutes dans chaque sens, il n’était pas possible de converser normalement, et les communications ressemblaient plutôt à un échange de messages verbaux. La distance de Mars à la Terre variait de plus de trois cents millions de kilomètres au cours de l’année terrienne. À certains moments, l’aller et retour ne prenait que quatre minutes. À d’autres, il était de quarante minutes. Ce qui représentait néanmoins un grand progrès par rapport aux missions antérieures. À l’époque de Sojourner, il fallait vingt-quatre heures pour exécuter un seul ordre. Les véhicules robots de la NASA étaient alimentés à l’énergie solaire, et quand Sojourner était dans la nuit martienne, il ne répondait pas. De plus, une partie du temps, l’antenne géante de la Terre ne pouvait recevoir les signaux de Mars parce qu’elle était du mauvais côté de la planète. Les nouveaux satellites de communication en orbite autour des deux planètes leur permettaient de rester toujours en contact, mais le délai de transmission n’avait pas été supprimé. Dès le départ, la Terre et Mars s’étaient mises d’accord pour communiquer à un moment précis, afin de préserver une apparence de conversation. Lorsque le délai de transmission était bref, l’essentiel des communications était assuré par Marc et Janet. Et l’on y sentait un peu crépiter l’étincelle de la vie. L’équipage martien envoyait tous les soirs, après dîner, une brève séquence TriVid en direct. Comme le jour martien était plus long de vingt minutes que le jour terrestre, la synchronisation avec la Terre s’effectuait chaque fois avec des stations réceptrices différentes, mais ce n’était pas un problème. C’est là qu’Axelrod entrait en jeu. « En direct de Mars » était du grand théâtre, scruté à la loupe par une équipe de spécialistes du Consortium. L’équipage se réunit autour de l’écran pour regarder la dernière TriVid de la Terre. C’était bien Janet qui gesticulait avec une barre Mars rouge. Les fabricants de la fameuse confiserie étaient partenaires de la mission. Ils avaient prudemment attendu de voir si l’atterrissage se passait bien, puis ils avaient lancé un emballage promotionnel spécial : un paquet rouge sur lequel on voyait les quatre membres de l’équipage devant un décor « martien ». On avait pris d’eux – sur Terre – une vingtaine de photos en scaphandre spatial – un bleu, un jaune, un vert et un violet –, brandissant des barres de Mars devant un décor spectaculaire. Ils avaient touché cinq mille dollars chacun par photo, et les gars de Mars – la confiserie – avaient envoyé – à dix mille dollars la livre – une caisse de barres sur Mars – la planète – pour la suite de la campagne. Tout cela aurait pu être exaspérant s’ils n’avaient raffolé de ce maudit truc. Ils avaient tout mangé, ne gardant qu’une barre pour les plans extérieurs (où elle avait été rapidement contaminée par le peroxyde). On avait besoin de calories quand il faisait froid, et le sucre était une véritable drogue pour Julia. Cela dit, sur Terre, il faudrait la payer pour en remanger ! L’équipage n’appelait jamais la barre emballée de rouge autrement que l’Ego-barre. C’est elle qui l’avait surnommée ainsi, car il lui déplaisait de lui donner le nom d’une planète, elle-même baptisée d’après un dieu antique. Il avait été un peu question, au début, d’un emballage représentant Mars, mais les fabricants du produit avaient estimé que ce paysage aride, à l’horizon déchiqueté, n’était pas assez vendeur, et ils avaient opté pour l’Ego-barre. L’aspect commercial de l’affaire la faisait bien un peu grincer des dents, mais elle avait signé quand même, en toute connaissance de cause. Elle savait que le Consortium était dirigé par des chefs d’entreprise obsédés par le marché, seulement elle pensait au départ qu’ils se disaient plus ou moins Faisons ça, ça plaira aux gens. Elle s’était assez vite rendu compte que l’arrière-pensée des patrons du Consortium, en se lançant dans l’exploration martienne, était plutôt du genre En faisant ça, nous maximisons notre part du marché global et/ou nous optimisons les profits à court terme. Telles étaient la façon de penser et les motivations, sur Terre. Enfin, Mars la sauvage, Mars l’inconnue demeurait, intacte. Et mortelle. Ils avaient tous reniflé dédaigneusement quand Janet avait posé la question obligée, d’un air assez gêné, d’ailleurs : — Et que pensez-vous de l’arrivée de l’AirbusCorp, si près de votre propre départ… — Nous leur ferons signe sur le chemin du retour, coupa Marc. C’était ce qu’ils avaient toujours dit. Ils étaient passés à la découverte des pingos. L’Interface terrestre avait déjà reçu les images en TriVid et avait réagi dans les heures suivantes. Le service de presse d’Axelrod avait décidé d’en tirer le maximum. Encore un grand succès de la mission : DE L’EAU SUR MARS ! Janet posa docilement à l’équipage les inévitables questions : combien en avaient-ils trouvé, quelles étaient les implications de cette découverte pour la mission, etc. En tant que découvreurs, Marc et Raoul répondaient pendant que Julia pensait à autre chose. Qu’impliquait, en effet, cette découverte ? Elle imagina une Mars entourée d’eau. Fini le désert glacé, poussiéreux. Sous un dôme pressurisé, l’effet de serre provoquerait une élévation de la température à un niveau viable. Une colonie pourrait y faire pousser des plantes, patauger dans des bassins à ciel ouvert, où glouglouteraient des fontaines, si ça leur chantait. Elle se voyait déjà en train d’aller d’un module à l’autre, sans casque, sans scaphandre pressurisé, le long d’allées bordées d’arbres, et elle se prit à sourire, puis elle se rendit compte avec un sursaut que ça ne lui arriverait jamais. Ils n’étaient plus qu’à quelques semaines du retour vers la Terre. Quelques très courtes semaines, ajouta-t-elle in petto. C’était vraiment bizarre. Quand ils étaient arrivés, il leur semblait qu’ils avaient l’éternité devant eux. Et voilà qu’ils avaient fait une découverte majeure. Mais si tard… Elle repensa soudain à l’échantillon qu’elle avait recueilli auprès de l’évent. Elle était tellement inquiète pour Viktor qu’elle l’avait complètement oublié ! Elle reporta son attention sur l’émission, soudain impatiente de la voir finir. Et si elle se défilait ? Janet souhaita un prompt rétablissement à Viktor et lui transmit les conseils des médecins de l’interface terrestre. La partie publique de l’émission était terminée. Janet passa ensuite aux détails techniques concernant les préparatifs du décollage et elle énonça une évidence : l’accident de Viktor était un handicap supplémentaire à surmonter. S’il y avait un problème lors des essais de mise à feu de l’ERV, leur commandant serait moins efficace. Ce qui aurait dû être un test de routine prenait maintenant des allures de crise potentielle. Ils avaient déjà assez de raisons de s’en faire comme ça. La question de l’ERV était un sujet sensible depuis leur arrivée. Ils avaient constaté peu après l’atterrissage qu’il avait été endommagé. Une avarie dans la manœuvre d’aérofreinage avait dû le faire arriver un poil trop vite, ce qui avait provoqué l’écrasement des tubulures d’alimentation et de leurs valves. Les conduites n’étant pas pressurisées, aucun diagnostic n’avait détecté le problème. Les dégâts étaient en partie irréparables et Raoul avait dû complètement refaire plusieurs des pièces les plus délicates, avec l’aide des ingénieurs de l’interface terrestre. Sa formation d’ingénieur lui avait été très utile, mais il devait plus encore à la tradition de débrouillardise inhérente à ses origines mexicaines. Il venait d’un pays où, faute de pièces détachées, le recyclage n’était pas un principe vertueux mais une obligation. Son père et son oncle tenaient un garage à Tecate, juste en dessous de la frontière avec les États-Unis. Il avait grandi une clé à mollette à la main. Viktor admirait sa façon de travailler et, à ce niveau-là, ils se comprenaient parfaitement. C’est comme ça que fonctionnait le programme spatial soviétique. Les cosmonautes de Mir étaient passés maîtres dans l’art de cannibaliser les composants électroniques au rebut. Quand même… Raoul avait beau être doué pour le bidouillage et la réutilisation créative, c’était la première fois qu’il travaillait sous une pression pareille. Leur retour et probablement leurs vies même dépendaient de ses réparations. Ils mirent fin à la transmission sur une note peu rassurante. Plus que deux mois avant le lancement. Julia s’éclipsa aussitôt pour aller voir l’échantillon qu’elle avait laissé à son minuscule labo. Elle en parcourut du regard le désordre familier. Elle ne l’avait pas beaucoup utilisé, se dit-elle, puisqu’elle n’avait rien trouvé de vivant à étudier. Il était là… Elle présenta le sachet scellé à la lumière. Le chiffon absorbant paraissait humide, avec une tache orange au centre. On aurait dit des gouttelettes d’eau, sur le plastique, à l’endroit de la tache. Il y avait donc de la glace d’eau en haut de l’évent ! C’était intéressant en soi. Ça voulait dire qu’il y avait de l’eau liquide quelque part sous la surface, et que le nuage qu’ils avaient vu était de la vapeur. Peut-être avaient-ils tous trouvé de l’eau, aujourd’hui. Elle glissa le sachet sous le microscope. La tache orange n’était probablement que de la poussière prise dans la glace, mais elle allait s’en assurer tout de suite. Elle jeta un coup d’œil dans l’oculaire en s’attendant à retrouver le mélange habituel de grains de poussière et de fines particules de sable. Ils étaient bien là, évidemment. Mais il y avait autre chose. Elle changea le grossissement pour voir ça de plus près. Elle sentit une boule se former dans sa gorge. Là, piégés dans les fibres du linge, on aurait dit des débris cellulaires… Elle se cala à son dossier, les pensées en ébullition, se repassant mentalement la façon dont elle avait recueilli l’échantillon. Se pouvait-il qu’elle l’ait contaminé ? Le linge était impeccable, scellé dans son emballage stérile, comme tous ceux qu’elle avait utilisés jusque-là, sans succès. Et elle avait employé la même technique que toutes les autres fois. Mais il n’y avait pas d’autre spécimen à cause de l’accident de Viktor. Aurait-elle tardé à refermer le sachet ? Non. Elle se rappelait parfaitement l’avoir rangé dans son sac à échantillons juste avant son premier cri de douleur. Elle regarda de nouveau l’échantillon. Ça devait être vrai. C’était ce qui se trouvait sur la glace, à l’embouchure de l’évent. Mais qu’est-ce que c’était ? Elle fit à nouveau pivoter la tourelle d’objectifs puis joua avec la source lumineuse pour voir la chose sous différents éclairages. Il était assez difficile de conclure, à vrai dire, mais au bout d’un petit quart d’heure, elle était satisfaite. Ça ressemblait à une sorte de mousse sèche, très pâle, couverte de poussière rouge. Très pâle, parce qu’elle vivait dans les profondeurs. D’accord. Et organique, c’était indéniable. De la vie ! Elle les appela à grands cris. Ils se montrèrent infiniment plus réservés qu’elle. — C’est pour ce truc-là que tu t’excites comme ça ? demanda Raoul après avoir jeté un coup d’œil dans le microscope. Pour moi, ça ne ressemble à rien. — Peut-être, mais un rien organique. — Qu’est-ce que tu en sais ? — Et que veux-tu que ce soit d’autre ? Marc apparut sur ces entrefaites. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. — Julia a découvert un rien organique. — Vraiment ? Faites-moi voir ça. Elle avait tiré la leçon de la réaction de Raoul. — En tant que géologue, comment interpréterais-tu ça ? Marc prit place sur le siège, examina l’échantillon, modifia le grossissement, l’éclairage. Viktor arriva – à cloche-pied – pendant qu’il l’étudiait. — Hon-hon, fit Marc. Il y a de l’eau, là-dedans. Où as-tu trouvé ça ? demanda-t-il en levant le nez. — C’est l’échantillon de l’évent ? risqua Viktor. Julia opina du chef. — J’ai prélevé ça juste à l’extérieur, sur l’une des taches de givre, brillantes, au moment où tu commençais à descendre. Là, assieds-toi. — Pour moi, ça ressemble à des particules de sable et de poussière dans une tache d’humidité, dit Marc. — Et le reste ? demanda-t-elle. — Quoi, le reste ? — On dirait qu’il y a des particules de… des espèces de copeaux, dit-elle, retenant les mots « matière organique » qu’elle avait sur le bout de la langue. — Hein ? Ah oui, je les ai vus. Mais qu’est-ce que c’est ? — C’est toute la question, Marc. Je pense que c’est de la matière organique desséchée, mais tu as peut-être une autre idée, dit-elle, sentant retomber son excitation. Et si Marc avait une explication chimique à proposer ? Elle était tellement sûre d’elle… — Une sorte de… Non, ça paraît un peu filandreux… Je ne peux rien dire comme ça, conclut-il en relevant les yeux. Il va falloir procéder à des examens chimiques. Tu as autre chose ? — Non. C’est tout. Enfin, il y en avait bien plus, mais… — La science a laissé place à l’assistance à une victime, fit Viktor, volant à son secours. Tu crois que c’est vivant ? — Non. Je pense que ça a été lyophilisé, probablement décomposé par les rayons UV et la poussière de peroxyde. Mais ça a été vivant, il n’y a pas longtemps. Il y en avait plein. Ça a probablement été soufflé au-dehors lors du dégazage de l’évent. — Réveillez-moi quand vous serez d’accord, les savants, fit Raoul en bâillant. Moi, je suis vanné. J’ai plein de choses à faire et de tests à effectuer si vous voulez repartir d’ici. Il sortit en traînant les pieds. Marc se leva à son tour. — Écoute, Jul, dit-il en haussant les épaules. Je ne sais pas ce que c’est que ce truc. Il se pourrait que ce soit organique, mais c’est peut-être une forme atypique de cristallisation saline. Tâche de trouver de quoi c’est fait. Mars nous a déjà joué de ces tours. J’espère que ta cheville ne te fait pas trop mal, mon vieux, fit-il en flanquant une tape sur l’épaule de Viktor avant de s’éloigner. Julia le regarda partir, un peu froissée. — On dirait qu’ils s’en fichent. Qu’est-ce qui pourrait être plus important que de trouver de la vie sur Mars ? — Rentrer chez nous, peut-être ? répondit Viktor. La mousse organique n’excite pas les hommes solitaires. Moi aussi, j’ai hâte de rentrer, ajouta-t-il en la prenant par la taille. Mais je ne suis pas tout seul, alors c’est supportable. Elle le serra contre elle en réfléchissant à la prochaine étape de sa campagne de persuasion. Elle devait retourner à l’évent. 8 Septembre 2015 L’annonce de l’entrée dans la course de l’AirbusCorp provoqua une véritable tempête médiatique. Par bonheur, il n’y avait, cette semaine-là, aucun événement majeur, guerre, scandale ou tragédie, pour détourner l’attention du public. Un programme secret, révélé au monde lors d’une conférence de presse, assez guindée, d’ailleurs, à Pékin, voilà qui était excitant ! À côté, les préparatifs du Consortium sentaient le réchauffé. Il n’y en avait plus, dans les médias, que pour la « Course à la prime pour Mars » ! Au moins, pendant que le cochon médiatique fourrait son groin dans les affaires de l’AirbusCorp, il leur fichait une paix relative. Le temps passait vite pour les astronautes, mais le rouleau compresseur médiatique d’Axelrod continuait à avancer, nuit et jour. Les caméras et les questions – toujours polies, mais fastidieuses – nuisaient à leur entraînement. La tension montait au sein de l’équipage. Qui s’en plaignit à Axelrod, lequel promit d’y mettre bon ordre. Julia réalisa peu à peu qu’Axelrod adorait ça. Et pas seulement parce qu’une véritable compétition impliquait une couverture média, des taux d’audience et des retombées commerciales accrus. C’était un homme brillant, un personnage de premier plan ; il avait à présent la tête et les épaules au-dessus de tous les milliardaires de ce monde prospère. Son sourire impertinent était familier à tous les téléspectateurs. Il n’en abusait pas, mais comme disait le père de Julia : « La couronne pèse sur la tête de qui la porte. » Cela dit, il était clair qu’il s’en faisait de plus en plus. Il avait mis en jeu beaucoup d’argent et, malgré son immense fortune, il ne pouvait se permettre de laisser la prime lui filer sous le nez. Il devait vendre très vite les droits TriVid s’il voulait boucler ses fins de mois. Le pont d’or qu’il avait fait aux astronautes commençait à grever son budget, parce qu’il avait immobilisé les sommes qu’ils avaient déjà gagnées avec leurs interviews et leurs contrats d’édition. La fièvre de la compétition ne pouvait dissimuler le fait que cette attraction de foire pouvait voler en éclats sur le pas de tir, s’anéantir en un instant, laissant derrière elle des noms sur des tombes et une montagne de dettes. Un soir qu’elle s’était retrouvée dans la limousine d’Axelrod, après un banquet en l’honneur des grosses légumes du Consortium, elle lui avait demandé s’il arriverait à boucler son budget et si le lancement ne serait pas remis en cause. — Ah, ma Julia, toujours soucieuse ! dit-il en souriant. Vous savez combien les derniers Jeux Olympiques d’été ont rapporté ? — Euh… Un milliard ? — Cinq milliards ! Sur trois semaines seulement ! — Mais la majeure partie de l’expédition sera d’un ennui prodigieux. Quatre personnes assises pendant six mois dans une boîte de conserve… — Certes, mais ce n’est pas ça que nous vendons. Nous vendons du danger. — L’atterrissage ? — Et les lancements. Celui d’ici, et l’autre, de là-bas. — D’accord. Ça fait quelques moments de tension. — Et il y a des moyens de faire monter la tension, du genre : est-ce qu’ils vont y arriver ? À quoi ça ressemble, l’aérofreinage ? Ce genre de choses. — Vous ne pourrez pas montrer l’atterrissage… — Mais bien sûr que si ! Je vais faire fixer une caméra juste derrière le bouclier thermique et comme ça nous vous verrons descendre du haut des airs et vous poser, tout ça. — Et des caméras de télé montées sur les rovers ? — Évidemment. — Pourquoi pas dans nos combinaisons ? Mais son ironie échappa à Axelrod. Il haussa les sourcils. — Nous avons renoncé à en fixer dans le casque, mais nous avons des mini-caméras portatives géniales. L’action filmée en direct, envoyée au module et aussitôt relayée ici, sur Terre. Vivez avec les Aventuriers Martiens, faites le voyage avec les astronautes. Suivez-les pas à pas. Vous verrez des choses que personne n’avait vues. Et vous les verrez exactement en même temps qu’eux. — Tout ça m’ennuie prodigieusement par avance. — Puis-je vous rappeler que le Stanley de « Dr Livingstone, I presume » était journaliste ? Il a payé son billet pour l’Afrique en écrivant des articles dans les journaux. Pour financer son expédition, Shackleton, l’explorateur qui est arrivé le premier au pôle Sud, a écrit des livres et fait des conférences. C’est lui qui a montré les premiers films tournés dans l’Antarctique. — D’accord, ça, c’est l’histoire. Mais le financement… Elle portait une robe du soir moulante qui dévoilait ses clavicules osseuses. Pour discuter avec un homme, mieux valait porter une tenue sérieuse, une combinaison et des bottes, par exemple. Là, elle se sentait à son désavantage. — Mes responsables des droits dérivés font du forcing auprès des fabricants de vêtements de sport et des boîtes du secteur de la high-tech. Ils nous fournissent leur matos de pointe, nous montrons les astronautes en train de l’utiliser sur Mars et ils payent pour ce privilège. Les logos, les noms de marques, il y a toute la place pour ça, là-haut. — Des vêtements chauds griffés L.L. Bean, Land’s End, Archivo, je veux bien. Mais des chaussures de sport ! Nous ne risquons pas d’en faire grand-chose sur Mars ! — Vous pourrez les mettre dans le module. Et je voudrais que vous jetiez un coup d’œil au contrat que nous sommes sur le point de signer avec des fabricants de matériel de ski ! — Du ski ? fit-elle en riant. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire de leurs produits ! — Écoutez, les boîtes qui n’ont pas envie de se mouiller dans une opération risquée peuvent toujours afficher leur marque sur des tee-shirts. Mais il y a le marché des jeunes mâles gonflés, friands de produits associés à l’expédition sur Mars… — C’est vous qui êtes gonflé, il faut vous laisser ça ! — J’ai le sens du business, c’est tout. Je vais faire de vous tous des gens riches et célèbres, vous allez voir. L’équipage commença à sentir la pression. Ils s’entraînaient comme des brutes et rien n’avançait selon les prévisions. Viktor passait douze heures par jour dans le simulateur à répéter des séquences interminables d’aérofreinage. Les équipes d’avionique avaient des problèmes avec les parachutes, qui ne se déployaient pas comme il fallait. Les essais effectués à quatre-vingt mille pieds montraient tous la même chose : les parachutes s’emmêlaient dans les turbulences de la descente à Mach 3. Le bouclier thermique, fabriqué par Martin Marietta conformément aux spécifications, présentait des signes inquiétants de microfissures lorsqu’il entrait dans l’atmosphère martienne, pourtant ténue. Il fallait régler tous ces problèmes, et en vitesse. À ses astronautes, qui étaient ballottés dans tous les sens, Axelrod disait laconiquement, avec un clin d’œil : « Je ne veux pas que vous vous ennuyiez, vous comprenez. » Au début, Julia trouvait ça irrésistible. Au bout de la douzième fois, ça avait commencé à l’agacer suprêmement. Le style du Consortium tranchait avec celui de la NASA, qui était une succession de tortures raffinées. Katherine, en particulier, craignait qu’ils ne sacrifient la sécurité pour profiter de la prochaine fenêtre de tir, dans cinq mois tout juste. En tant que pilotes de secours, Julia et elle s’entraînaient ensemble, dans des simulateurs parallèles, avec Viktor et Raoul. Julia était chargée de suivre l’enregistrement des diagnostics d’effort et d’échauffement pendant que Katherine monitorait l’altitude, la vitesse, l’angle de tangage et de lacet, et la compensation des écarts par rapport à la trajectoire prévue dans une fenêtre de tolérance temporelle de deux ou trois secondes à peine. Le travail était généralement complexe, souvent impossible et toujours harassant. Axelrod était constamment dans leurs pattes, à superviser, à encourager et à en demander toujours plus. Il avait, dans les zones de travail, une présence que n’avait jamais eue aucun des dirigeants de la NASA, ce qui était assez appréciable. Tout le monde était plus vigilant et avait l’impression de participer à l’effort collectif par passion plutôt que pour l’argent. Pourtant, un jour que Katherine sortait, raide, épuisée et puant la sueur, du simulateur où elle avait passé une journée qui lui avait paru interminable, le discours positif d’Axelrod lui parut plus creux que d’ordinaire. Elle se retourna d’un bloc et lui cracha à la figure : « Foutez-nous la paix avec votre baratin ! Vous passez votre temps à signer des contrats pendant qu’on se crève le derrière, ici ! On met notre vie en jeu, et vous, vous ne savez parler que de fric, de fric, de fric ! » Julie en resta interloquée. Dans un silence mortel, Axelrod eut un très léger sourire, comme s’il s’attendait à cette sortie, et dit doucement : « J’ai investi trois milliards de mon propre argent. Si vous y laissez votre peau là-haut, moi, c’est ici, en bas, que je suis mort. » Katherine s’était calmée sur le coup, mais il y avait quelque chose qui n’allait pas, Julia le sentait à d’imperceptibles frémissements de sa voix, de ses paupières. L’ennui, c’est qu’elle refusait d’en parler. La cuirasse blindée n’était pas réservée aux cosmonautes mâles. Si elles voulaient gravir les échelons de la hiérarchie, à la NASA, les femmes devaient aussi s’en revêtir. Julia ne faisait pas exception à la règle. Mais elle espérait savoir la fendre quand il le fallait. Leurs psys les briefaient tous individuellement sur la Dynamique des Défis Extrêmes (c’était l’intitulé de l’une des interventions). D’un seul coup, la notion d’équipe de travail étroitement soudée avait volé en éclats. Katherine ne voulait pas s’exprimer sur la question. D’après le conseiller de Julia, les deux femmes joueraient un rôle indispensable dans le désamorçage des conflits qui ne pouvaient manquer de survenir. Mais tout se passait comme si elles étaient chimiquement incompatibles. Julia n’aurait su dire pourquoi, c’était indéfinissable, elle le sentait, c’est tout. Katherine écarta dédaigneusement le problème. Les pilotes étaient souvent comme ça. Les astronautes étaient des super-pilotes de l’air, et encore plus superstitieux que les autres pilotes. Ils comptaient sur la chance, sur des lois irrationnelles, pour les aider à survivre à la torture des accélérations et aux manœuvres orbitales complexes de l’espace profond. Ils n’étaient que des primates boudeurs, effrayés par les maléfices d’une nature omnipotente. Katherine, qui affectait un rationalisme exacerbé, n’était pas différente des autres. Mais elle refusait d’établir une relation personnelle, les liens qui permettraient de couper court aux difficultés quand ils vivraient les uns sur les autres dans cette boîte de conserve. C’est pourquoi, lorsque Katherine emmena Julia faire un tour, en croquant une pomme, dans le parc du JSC, près du bâtiment des simulateurs, Julia sentit renaître ses espoirs. Aucune sonnette d’alarme ne retentit, bien que la raideur de Katherine lui parût un peu curieuse. — Je voulais que tu sois la première à l’apprendre, fit Katherine. Même Raoul n’est pas au courant. — Eh bien, quoi que ce soit, j’apprécie… — C’est énorme. Gigantesque. — Je sentais bien… — Je suis enceinte. — Quoi ? — Ben oui. — Mais tu… personne… comment as-tu… ? — C’est comme ça. — Les toubibs ne vont pas apprécier que tu te fasses avorter si près de… — Il n’y aura pas d’avortement. — Hein ? Ce n’était pas génial, mais Julia n’arrivait pas à en croire ses oreilles. — Nous sommes catholiques pratiquants, Raoul et moi. — Alors, pas d’avortement ? — Ça, sûrement pas. — Mais enfin… une astronaute ne tombe pas enceinte sans le vouloir… — Moi, si, répondit Katherine, le regard fixe, presque atone, comme si elle observait la réaction de Julia à la loupe. — Alors, tu vas quitter l’équipage. — Je n’ai pas envie d’emmener le bébé sur Mars, ça non. — Mon Dieu ! — Je te l’ai annoncé en premier, parce que je pensais que tu serais plus compréhensive. — Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Julia, inutilement. — Raoul… C’était le vrai problème. Raoul fut bouleversé. Katherine lui annonça la nouvelle ce soir-là. Le père était le dernier à savoir, comme d’habitude. Julia eut connaissance de sa réaction dès le lendemain matin (et elle en fut la première surprise). Maintenant que Katherine ne partait plus, elle se déboutonnait. Elle raconta à Julia que Raoul était resté sans voix, les yeux ronds, et qu’il était sorti en claquant la porte. Il était revenu deux heures plus tard pour lui faire une scène. Il était arrivé à la même conclusion que Julia : « Pour une astronaute, il n’y a pas de grossesse involontaire. » Ils étaient très à l’écoute de leur corps, cette machine parfois folle qui les emmenait dans d’autres machines loin, loin, loin, dans le ciel noir. Le hasard voulut que Julia se retrouve seule avec eux, ce matin-là. Raoul avait à la fois besoin et pas envie de parler. Quand le sujet vint sur le tapis, il commença par mal le prendre puis éluda. Katherine allait mettre Axelrod au courant et quitter la mission. — Ça va fiche tout le programme en l’air, dit Raoul. — Qui sait ? répondit prudemment Julia. On pourra peut-être trouver un pilote de remplacement. Comment, ça, elle n’en avait pas la moindre idée. — En tout cas, je refuse de me faire avorter, décréta Katherine. Ils regardèrent tous lamentablement le sol de leur minuscule cafétéria. Entre Katherine et Raoul planaient les échos d’une dispute après laquelle il n’y avait plus rien à dire. — Je vais lui parler, fit Katherine en se levant péniblement. — Laisse-moi réfléchir, implora Raoul. — Il faut que je lui dise, répéta Katherine d’un air distant, tout en quittant la pièce. Elle raconta par la suite à Julia qu’en apprenant la nouvelle Axelrod était resté bouche bée. Le choc lui avait fait perdre son célèbre charme un peu voyou. Elle avait lâché sa bombe et l’avait planté là, l’œil atone, regardant sans la voir la vue magnifique du JSC qu’on avait de sa fenêtre. Raoul avait passé la journée à s’entraîner. Julia se demandait ce qu’elle pouvait faire pour l’aider. Comme chacun d’eux, il voulait à tout prix aller sur Mars. Et, plus important pour ses compagnons d’équipage, c’était un mécanicien de génie. Il travaillait à la mise au point des technologies martiennes depuis ses premières missions dans la station spatiale. Sans lui, leurs chances de survie étaient sensiblement compromises. Julia en parla à Viktor, évidemment. — Il doit y aller, répondit Viktor. Les pilotes sont plus faciles à remplacer que Raoul, ajouta-t-il, s’incluant dans le lot. Axelrod vint chercher Raoul, écartant les objections de Brad Fowler, le directeur de vol, mécontent de cette interruption du programme d’entraînement. Pendant une heure, Julia effectua ses tâches en sachant qu’à l’étage au-dessus Axelrod s’efforçait de persuader Raoul. Elle écrivait mentalement des dialogues imaginaires tout en s’évertuant à intégrer des systèmes électroniques et analogues/manuels hérités de l’ère digitale. Sur Mars, une bonne clé à molette pourrait se révéler plus utile que le dernier micro-processeur le plus génial, mais allez dire ça aux petits prodiges qui concevaient les produits ces temps-ci. Les équipes avaient appris la nouvelle par le téléphone arabe, et il y avait de l’électricité dans l’air. L’après-midi se traînait en longueur. Les relations publiques eurent vent de l’information. Julia se demanda qui les avait mis au courant, puis se dit que des communicateurs rusés avaient dû infiltrer le Consortium afin d’étouffer les mauvaises nouvelles dans l’œuf et de flairer les bonnes. Dans une opération qui devait autant à l’instinct que celle-ci, personne ne se fiait uniquement aux canaux d’information normaux. À la grande surprise de Julia, Raoul reparut vers six heures du soir, alors que tout le monde commençait à être épuisé. Il était allé trouver Katherine et avait vidé son sac. Sans qu’on leur demande rien, Julia et Viktor allèrent rejoindre Raoul à la cafétéria. Il ne tourna pas autour du pot : — Je reste dans l’équipe. — Eh bé… fit Julia, en guise de commentaire. Axelrod… — Ce ne sont pas ses arguments qui m’ont convaincu. Il m’a même proposé de l’argent, mais non. C’est la mission. Je ne serais pas l’homme que je suis si je ne partais pas. Julia comprenait ce qu’il voulait dire, elle le lisait dans les rides autour des yeux, le pli amer de la bouche. Entre Katherine et lui, ça n’aurait pas marché. Ils seraient séparés pendant deux ans et demi, mais ils auraient au moins un but, et même deux : le bébé et Mars. Cet équilibre délicat s’était dégagé de cette longue et exténuante journée. Elle n’avait pas vraiment envie de savoir comment ils y étaient arrivés. Il y avait des choses qu’il valait mieux garder pour soi à jamais. Il serait parti avant la naissance de leur enfant. Il se pouvait même qu’il ne le voie jamais. C’était comme ça. D’une certaine façon, c’était « comme ça » aussi pour Katherine. Pourquoi avait-elle précipité la crise ? Une chimie mystérieuse de la maternité ? Mars ? Autre chose, mais quoi ? Julia s’était souvent interrogée sur cette composante d’elle-même, ces cellules obscures de son esprit. Les femmes de l’espace n’avaient presque jamais d’enfant. Leur carrière était infiniment trop complexe. Katherine avait la trentaine, son horloge biologique défilait à toute vitesse. Avait-elle simplement étouffé ses voix intérieures ? Ce soir-là, Julia essaya de parler à Katherine, par curiosité plus que par altruisme. Mais Katherine ne se livra pas. À dater de ce jour, elle cessa de parler à la presse ou aux équipes du Consortium. Elle disparut simplement, à tous points de vue, de leur vue, une femme volante aux ailes brisées. Le lendemain, Julia tomba sur Raoul devant les simulateurs. Il l’aperçut, détourna le regard, le ramena sur elle. — Julia ? — Tiens, salut ! Elle hésita, pas très à l’aise. — Euh… tu as une minute ? — Oui, bien sûr. — Entrons là-dedans. Là-dedans, c’était le réduit dans lequel les astronautes revêtaient leur harnachement. Il était encombré de matériel, et ils avaient à peine la place de se tenir debout. Il se tourna vers elle. Ses yeux étaient deux lacs bruns, suppliants. Ils étaient seuls, parce que tout le monde était mobilisé par une soudaine avarie électronique, une panne colossale dans un tableau de bord à laquelle personne ne comprenait rien. L’un des vieux panneaux de commandes, évidemment, pas les nouvelles couches d’antimoniure dernier cri sur lesquelles Axelrod avait sauté à pieds joints. Ils iraient sur Mars en première classe. Surtout si ça permettait d’économiser du poids. Elle attendit et finit par se rendre compte qu’il n’allait rien dire. Il ne pouvait pas. Ça valait peut-être mieux. Elle décida de lui tendre la perche. — Alors, euh… où vous en êtes, tous les deux ? Elle n’irait pas plus loin. Il n’avait qu’à faire le reste du chemin, merde ! — Je… Enfin, nous avons parlé. Tu sais, je sais, tout le monde sait qu’elle… elle aurait dû savoir. — Ça, tu l’as dit ! — Ouais, fit-il avec un soupir comme s’il se dégonflait, renvoyant la tête en arrière. — Et qu’est-ce qu’elle dit, elle… ? — Pas grand-chose. Elle n’a pas voulu le dire comme ça, pas aussi directement. — Hon-hon. Seigneur, les relations humaines… — Enfin, on savait à quoi s’en tenir. Je ne saurais mieux dire, mais continue, bonhomme. — Elle a admis s’être laissé sciemment mettre enceinte ? Alors qu’elle savait que ça l’empêcherait d’aller sur Mars ? — Je te le répète : elle ne l’a pas dit de façon aussi claire et nette. Mais j’ai compris ce qu’il en était. (Il commençait à se détendre et parlait plus librement, d’un ton plus grave, moins tendu.) C’était une astronaute-née. Elle rêvait de Mars depuis qu’elle était toute petite, comme chacun de nous. Et voilà. C’était un bébé ou Mars, et elle a choisi le bébé. Tu dois comprendre ça. — Pas vraiment. J’aime bien les enfants, mais ceux des autres me suffisent. Je peux les rendre en repartant. Il eut un petit ricanement, puis il reprit, très vite : — Elle a dû être perturbée, elle aussi. Enfin, je crois. — Perturbée ? — Je veux dire, ce n’est pas la NASA. Pas la NASA d’aujourd’hui. C’est plutôt comme dans les années soixante, quand tout ce qu’on faisait était nouveau. Il y avait des morts, à l’époque, et tout le monde était désolé, bien sûr, mais ça n’empêchait personne de continuer. Ce n’est plus pareil, aujourd’hui. Quelqu’un se casse une jambe dans la station spatiale, et on ne parle que de ça au Congrès. — Tu crois qu’elle a eu peur… Il eut un soupir à la fois las et attristé. — Ouais, je crois. — Peur de Mars, de l’inconnu, dit-elle pour gagner du temps. La peur ne l’avait jamais effleurée, elle. — Peut-être que tout s’est mélangé dans sa tête. Elle était astronaute, une sacrée bonne astronaute. Maintenant elle rêve de maternité et plus de Mars. Oh, et puis… poursuivit-il avec un gros soupir, quand je pense à la façon dont elle se cramponnait à moi, la nuit, depuis des mois, les cauchemars qu’elle faisait, tout ça… Ouais, je pense qu’elle a eu peur. Il ne lui en avait jamais autant dit. Katherine avait des motivations mitigées – et qui n’aurait pu en dire autant ? – et l’une de ces motivations était ce nœud dans les tripes dont les astronautes ne parlaient jamais. — Oui… Je comprends. (Mm, du vrai boulot de psy !) Je sais ce que c’est. C’est dangereux. Raoul se cramponna à elle comme à une bouée de sauvetage. — Mais on a tous la trouille. C’est naturel, enfin, je crois. Seulement chez elle, ça s’est mélangé au désir d’enfant. — Il n’y a rien de honteux à ça, dit-elle en se demandant comment elle allait se sortir de là. — Tu n’es pas comme ça, toi. Tu n’as pas peur. Là, elle ne savait vraiment plus quoi dire. — Bah, je me débrouille. — Tu savais qu’on t’appelait la Dame de Fer ? Elle l’avait entendu dire, et elle avait pris ça à la blague. Non, vraiment, qui pouvait penser une chose pareille ? Le regard que les autres portent sur nous… S’ils savaient… — C’est très immérité, fit-elle en secouant la tête. — Alors, tu donnes bien le change. — Moi aussi, j’ai peur d’aller là-haut. (Ça y est, elle avait lâché le morceau.) Ce n’est pas la NASA. — Toi aussi ? fit-il, soulagé, en haussant les sourcils. — Mais c’est notre seule chance. Enfin, le Congrès relancera peut-être ce genre de projet d’ici une dizaine d’années. — Trop tard pour nous. — Et pour Katherine. Soudain, son visage se crispa et Julia craignit qu’il ne se mette à pleurer. Elle mesurait la portée du sacrifice qui l’attendait. Il n’y avait pas que le danger, qui les empêchait tous de dormir, ou ils n’auraient pas été humains. Il allait être séparé de Katherine pendant des années, il ne verrait pas naître son enfant, il ne le verrait peut-être jamais. Elle avait du mal à imaginer à quoi la vie pouvait ressembler pour cet homme qui avait grandi dans la communauté latino du sud de la Californie. — Enfin, elle est forte, Katherine, dit-il, se ressaisissant et lui montrant un nouveau Raoul, solide, conscient du rôle qu’il avait à jouer dans une pièce écrite pour lui. — Assez forte pour obtenir ce qu’elle veut, dit-elle fraternellement. — Elle sera forte quand je serai parti, dit-il en redressant le menton. — Ça, c’est sûr. Il avait absolument raison. Elle serait parfaite dans le rôle de la mère éplorée, attendant le retour de l’aventurier qui ramènerait à la maison la gloire et la fortune. Ça marcherait. — Elle a choisi, dit-il en hochant lentement la tête. — Comme nous tous. Comme toi, répondit-elle avec un sourire tremblotant. — Mars ou crève, dit-il en levant le pouce. Le silence glacial de Katherine était vexant et les aurait intrigués s’ils avaient eu le temps de s’en inquiéter. Mais ils avaient un problème autrement important : la remplacer, et vite. Axelrod organisa, ce soir-là, une réunion dont les astronautes avaient été sciemment exclus. Ils l’apprirent le lendemain matin, lors d’une autre réunion à laquelle tout le monde était convié. Brad Fowler ne pensait pas pouvoir former un autre pilote à temps pour le lancement prévu. Katherine était géologue et pilote de secours, mais les compétences technologiques qu’elle avait acquises au fil des ans faisaient maintenant partie intégrante de la mission en cours d’élaboration. Elle était intervenue dans l’avionique et la conception des systèmes de commande. Ils n’avaient pas le temps, en cinq mois, de faire suivre une formation accélérée à un pilote que l’abandon du programme par la NASA avait laissé sur le carreau. La réunion globale se déroula dans un silence morose. Axelrod quitta la pièce sans dire un mot, comme s’il n’avait plus de vent dans les voiles. Julia travaillait sur les problèmes d’intégration des systèmes dans une salle pleine d’ingénieurs quand on l’appela. C’était l’heure du déjeuner, de toute façon. Elle prit un café, fonça vers le bâtiment principal et prit l’ascenseur réservé menant au bureau d’Axelrod. Viktor et Raoul étaient déjà là. Son pouls s’accéléra. Axelrod aimait les annonces théâtrales, et l’atmosphère était électrique. Raoul et Viktor la regardèrent avec soulagement ; ils allaient pouvoir passer aux choses sérieuses. Elle refusa de s’asseoir, avala une gorgée de (mauvais) café et dit platement : — Alors ? Ne faites pas durer le plaisir comme avec l’histoire de la propulsion nucléaire. — Je reconnais bien là ma Julia et ses gros sabots, fit Axelrod, très à l’aise, en resserrant son nœud de cravate. Elle sentit renaître l’espoir. — C’est un spécialiste qui nous parle, dit-elle ironiquement. — Je viens de dépenser un demi-milliard de dollars pour que vous puissiez dormir tranquilles cette nuit. Bien, nous avons besoin d’un astronaute opérationnel de suite ; et disposant de certaines compétences précises. Un géologue sachant piloter… — Marc ? avança Julia, frappée par une soudaine intuition. Axelrod accusa le coup, puis hocha vigoureusement la tête. — Je l’ai racheté à l’AirbusCorp. Il sera là ce soir. — Quoi ? s’exclama Viktor. — Exactement comme le manager d’une équipe de base-ball rachète un joueur de champ extérieur, reprit fièrement Axelrod. Si j’ai bien compris, ils ne sont pas près de décoller. Vous vous rendez compte ? Leurs moteurs principaux sont encore sur la planche à dessin ! Ces Chinois – et leurs acolytes allemands et français – auront le temps de former un remplaçant. Alors que nous, non. L’argent a parlé. Je vous épate, hein ? — Dans ce cas précis, je dirais que l’argent a hurlé, rectifia Raoul. — Marc a empoché un demi-milliard ? fit Viktor, incrédule. — Pas lui, l’AirbusCorp. J’ai racheté son contrat. Et comme il n’était pas très content, je lui ai donné un petit bonus. (Axelrod s’empressa de lever les deux mains comme pour prévenir leurs objections.) Vous recevrez la même somme, évidemment : un million net. Chacun. — Dieu du Ciel, soupira Raoul. Exactement, se dit Julia. C’était étourdissant. Pas la somme, non, le tourbillon des événements. Le danger, les vrilles vertigineuses, en succession ininterrompue, les accélérations brutales, elle était de taille à les affronter. Mais la tourmente émotionnelle des derniers jours, elle ne pouvait y faire face. — Vous êtes le genre de capitalistes que nous, les Russes, ne saurons jamais être, commenta Viktor, à la fois impressionné et un peu écœuré. — Je prends ça pour un compliment. Je pensais que vous seriez contents que ce soit réglé, fit Axelrod avec un grand sourire. Comme s’il s’attendait à leur réaction, ce qui était exactement le cas. Il claqua les doigts, faisant apparaître trois de ses proches collaborateurs. Chose incongrue, ils portaient des verres. Et du champagne. — Je bois à l’équipe du Consortium, enfin au complet ! Julia accepta un verre, puis un autre, et elle n’entendit pas vraiment le reste du délire d’Axelrod tant elle avait les idées en révolution. Elle allait partir pour Mars avec trois hommes. Pas de petites histoires de bonnes femmes, pas d’épaule féminine sur laquelle s’épancher, comme elle l’avait plus ou moins imaginé. Non que Katherine, la Femme de Glace, ait jamais été très liante. Enfin… Raoul avait dû boire un peu trop, parce qu’il se pencha vers Viktor. — Alors, les amoureux, vous allez pouvoir vous peloter tout le temps de la mission, murmura-t-il d’un ton doucereux, comme pour faire passer le tranchant de ses paroles. Elle s’abstint de répondre, tout en se disant distraitement que ça reviendrait sur le tapis, tôt ou tard. Puis des tas de gens arrivèrent, et le champagne se mit à couler à flot. L’un des bras droits d’Axelrod dit avec grandeur : — Nous avons tous les mêmes idées, ici, et c’est ce qui nous a aidés à surmonter cette crise. La tête, d’accord. Mais il n’y a pas de je dans le mot équipe, conclut-il en brandissant son verre de champagne. Julia n’avait jamais aimé les chauffeurs de salle du Consortium, avec leur humour lourdingue. Même après quelques verres de champagne, si bon soit-il (et il l’était vraiment). Elle se résignait à applaudir lorsque Viktor répliqua fermement : — Dans mise en jeu il y a je. 9 12 janvier 2018 Le lendemain matin, elle emporta l’échantillon dans la serre, où avait été installée une partie de son matériel. Le protocole de manipulation des échantillons biologiques exigeait qu’ils soient examinés hors du module. En cas de contamination, l’abandon de la serre permettrait d’éviter le scénario-catastrophe. L’idée de vie martienne suscitait des réactions voisines de la schizophrénie. C’était la découverte à la fois la plus attendue et la plus redoutée. Découvrir qu’on n’était pas seuls dans l’univers, c’était génial ! Mais la perspective de vie extraterrestre était aussi une menace terrifiante. À l’aide de la boîte à gants portative, elle ouvrit le sachet stérile. Elle n’avait pas assez de matière pour multiplier les essais. Elle décida de rechercher la présence de molécules organiques terriennes à l’aide du chromatographe en phase gazeuse. Elle mourait d’envie de soumettre l’échantillon à des tests chimiques rapides et primitifs afin de déterminer si les éléments de base constitutifs de la vie – les protéines, les lipides, les hydrates de carbone, les acides nucléiques – étaient identiques. Ou du moins assez voisins pour répondre aux mêmes tests chimiques. Du coup, elle saurait à la fois si c’était organique, et si ses composants étaient comparables à ceux de la vie terrestre. Ça prendrait plus de temps, mais d’un autre côté… Elle plongea le linge dans le méthanol. Elle allait lancer l’extraction. Le reste devrait attendre. Tic-tac, tic-tac… Ils avaient du pain sur la planche avant de procéder aux essais préalables au décollage. Les pièces détachées et le matériel utilisés lors des réparations devaient être sortis de l’ERV. Lors du long voyage de retour vers la Terre, chaque kilo supplémentaire accroîtrait leur consommation de carburant, et ils n’en avaient pas de trop. Julia n’avait rien contre ces travaux « de force ». D’autant qu’ils étaient facilités par la faible gravité, même si les lois de l’inertie s’imposaient toujours. Le travail n’était pas compliqué, et elle pouvait penser à autre chose en transportant le matériel dans les rovers non pressurisés, où il serait entreposé jusqu’à l’expédition suivante – s’il y en avait une. Elle souleva une caisse, la déposa sur une pile, reprit son souffle… et c’est alors que sa frustration remonta à la surface et qu’elle décida de donner un coup de pouce aux événements. Elle réfléchit pendant tout le déjeuner et alla trouver Marc dans le labo de géologie du module. Il emballait une de ses carottes en prévision du voyage. — Alors, qu’est-ce qu’on pourrait faire ? lui demanda-t-elle. Toute expédition prolongée était clairement exclue. Les protocoles de sécurité exigeaient qu’ils soient deux dans le rover. Les mécaniciens, Raoul et Viktor, étaient occupés sur l’ERV. Marc était le pilote de secours, et Viktor aurait besoin de lui, au moins pour l’essai de décollage. — À toi de me le dire, non ? répondit-il avec un sourire. — Je ne vais pas passer ces deux derniers mois assise ici, à me tourner les pouces. Surtout que je suis persuadée que nous avons enfin trouvé des échantillons de vie martienne. — Tu ne peux pas partir une semaine toute seule, répliqua-t-il sèchement. — Je sais. Viens avec moi, Marc. Nous avons le temps de retourner à l’évent. Peut-être même d’en explorer plusieurs. Les réparations de l’ERV avaient complètement bouleversé leur programme. Pendant les excursions d’une semaine en rover, le protocole de mission exigeait la présence d’un mécanicien à bord : soit Raoul, soit Viktor. Comme ils étaient tous les deux occupés par les préparatifs de l’ERV, Julia et Marc étaient condamnés à effectuer des missions d’une journée. Marc, qui en avait profité pour effectuer toutes sortes de petites explosions sismiques, avait mis en évidence des cavernes souterraines stupéfiantes, de plusieurs centaines de mètres de profondeur. Ils n’avaient pas encore trouvé le moyen d’y pénétrer, et Julia savait que ça le démangeait d’y descendre. Mais Marc avait l’air dubitatif. — Tu l’as déjà fait. Je pensais que nous étions d’accord, qu’il n’y avait rien là-dedans, ni vivant, ni fossile. — C’était un cul-de-sac. L’évent sur lequel nous sommes tombés hier, Viktor et moi, était peut-être plus profond. Enfin. — Ce n’est pas prouvé, fit distraitement Marc, absorbé par ce qu’il faisait. — C’est ce que j’essaie de faire. Imagine qu’il donne accès à une écologie souterraine, insista-t-elle, pénétrée par sa vision. Sur Terre, les bactéries anaérobies se sont réfugiées sous terre ou sous l’eau pour fuir l’oxygène mortel. Il y a des milliards d’années qu’elles luttent pour leur survie dans les endroits les plus hostiles. Ici, sur Mars, elles n’avaient que le froid et la déshydratation à combattre. Elles ont dû suivre la chaleur et descendre dans les profondeurs. Marc eut un froncement de sourcils éloquent. Il avait déjà entendu ces arguments. Pour lui, la plupart des théories sur la vie martienne n’étaient qu’une façon d’exclure la géologie – pardon, l’aréologie – pourtant passionnante de l’endroit. — Euh… Où voudrais-tu aller voir ? — Si mes expériences prouvent que l’échantillon est organique, je voudrais évidemment retourner à l’évent que nous avons trouvé hier, Viktor et moi. — Nous pourrions peut-être prendre le rover pendant deux jours, mais pas plus, répondit-il. — Ça suffirait. Je commence les préparatifs. — Pas si vite ; il faut que tout le monde soit d’accord. Julia mena ses expériences en grattant une demi-heure par-ci, par-là. Les résultats furent transmis à son ordinateur – dépourvu d’imprimante, conformément aux spécifications martiennes. Le problème des consommables comme le papier, à bord des engins spatiaux, avait été réglé par toutes sortes de moyens. Du temps de Mir, déjà, les cosmonautes étaient privés de papier. Ils en réclamaient sans arrêt, en vain. C’était beaucoup trop cher, et qu’auraient-ils fait du papier utilisé ? Frustrés, les cosmonautes utilisaient le carton des emballages, le dos des boîtes de nourriture, et pour finir les parois de la station elle-même. Le besoin de s’exprimer, ne serait-ce qu’en rédigeant des notes, se révélait fondamental. Les psychologues qui avaient planché sur les problèmes du vol spatial habité en avaient pris bonne note. Et c’est ainsi que, après manger, Julia put prendre son ardoise électronique personnelle et consulter les résultats de la chromatographie en phase gazeuse effectuée quelques heures auparavant. Pour les données, il était facile de se passer de papier : l’électronique remplaçait avantageusement les interminables listings. Elle simplifiait le stockage des données, et Julia appréciait de vivre sans ces tonnes de papier. En dehors de quelques photos, le seul bout de papier affiché sur le mur de sa cabine était un tirage du programme de la mission sur lequel figurait en bonne place la date du lancement, le 14 mars 2018. Elle entra les données dans un programme de conversion initial et le regarda défiler sur son écran avec une excitation croissante, et un peu d’étonnement. Elle appela Viktor. — C’est vivant ! — Quoi donc ? demanda-t-il en levant les yeux de sa lecture. Les livres étaient de petites cartouches qu’on introduisait dans son ardoise personnelle. La Terre leur en téléchargeait régulièrement de nouvelles. — L’échantillon de l’évent. Pas de doute, c’est organique. Elle ne put retenir un sourire. — Qu’est-ce que ça veut dire, organique ? Qu’il y a du carbone dedans ? — Pas seulement ; il y a des substances qui contiennent du carbone et qui ne sont pas organiques, comme le carbonate de calcium. Je veux parler de molécules complexes à base de carbone, produites seulement par des organismes vivants. — Comme quoi, par exemple ? — Les protéines, les sucres, les graisses, ce genre de choses. — Tu en as trouvé dans cet échantillon ? — Eh bien, j’en ai trouvé des fragments dégradés. Pas des protéines mais des acides aminés – les blocs constituants des protéines, dit-elle très vite en réponse à son regard atone. Pas d’ADN mais des nucléotides, ce genre de choses. Ce truc a été lyophilisé et mâchuré. — Mâchuré ? Qu’est-ce qui a pu faire ça ? Il était plus obtus qu’une buse. — C’est une façon de parler. Je voulais dire dégradé. Et avant que tu ne me le demandes, je soupçonne un mélange d’UV et des peroxydes contenus dans la poussière. Leur association pourrait très bien expliquer la stérilisation de tout ce qui se trouve à la surface de la planète. Je pense les avoir pris sur le fait près de cet évent. — Tu es sûr que le spécimen n’a pas été contaminé ? — Eh bien, j’aimerais avoir davantage d’échantillons, mais c’est tout ce que j’ai, et je ne vois pas comment… — Ce n’est pas un très bon argument. — Mais je ne peux pas retourner en chercher à moins que tu ne sois d’accord ! lança-t-elle, agacée. Et je doute que tu sois d’accord tant que je n’aurai pas davantage d’éléments ! — C’est une question de priorité. Nous devons nous assurer que l’ERV nous ramènera. Ça passe avant tout. — Et après ? — Après, tu pourras remettre la question sur le tapis. Ça ne l’empêcha pas de retenter le coup au petit déjeuner en exposant ses résultats alors qu’ils prenaient leurs céréales. Ensuite, ils se préparaient généralement un déjeuner précuit individuel. Mars réclame des calories ! C’était un bon moment pour exposer ce qu’ils allaient faire pendant la journée. Raoul secoua sa tête hirsute. Les trois hommes se laissaient pousser la barbe et les cheveux. Ils se raseraient juste avant le décollage, tête comprise. Le « look martien », comme disaient les médias sur Terre, s’imposait à Julia aussi. Dans l’espace exigu de l’ERV, tout cheveu perdu serait une source d’agacement potentiel, voire de danger s’il se coinçait dans un appareil électronique. — Viktor étant toujours éclopé, les préparatifs risquent de prendre plus de temps. Marc, je sais que ce n’est pas ton travail, mais j’ai besoin de Julia et de toi pour m’aider. Je veux revoir, de mes propres yeux, toutes les valves et tous les servos de l’atterrisseur. — D’accord, je comprends que tu aies besoin de tout le monde pour ça. Mais après… — Ne prévoyons rien avant l’essai de décollage, trancha Viktor, leur rappelant qu’il était, cheville foulée ou non, leur chef à tous. La nuit porte conseil, disait-on. Eh bien, pas à lui, songea Julia. Jusque-là, il n’avait eu que rarement besoin d’user de son pouvoir. Elle regarda l’homme qui était le commandant de la mission avant d’être son mari. Ce qui était sans doute normal, en ce moment précis, se dit-elle. Même si elle le déplorait – en ce moment précis. — J’aurais quelque chose à faire. Ce ne serait pas long, dit-elle lentement. — Rapporter des pierres précieuses, j’espère ! lança Viktor. Décidément, il n’était pas disposé à l’aider. Elle fit la grimace, mais rit avec eux. C’était Viktor tout craché, ça. Il avait été profondément marqué par les années noires de l’exploration spatiale russe qui avaient suivi l’effondrement du communisme. « Pendant ces années noires, disait-il, les veinards conduisaient des taxis et construisaient des fusées à côté. Les autres crevaient de faim. » La recherche n’avait pas été seule à en pâtir. Pendant plusieurs années, il n’y avait pas eu d’argent, point barre. Comme ils ne recevaient pas leur salaire, les cadres de certains instituts de recherche avaient dû se débrouiller pour trouver de l’argent, parfois en vendant le matériel scientifique, ou les collections des musées. C’est pourquoi Viktor se faisait un devoir de suivre à la lettre les instructions du Consortium : il était constamment à la recherche de « pépites », de « Jade martien » et autres pierres un tant soit peu présentables. Cela dit, comme ils devaient récupérer un quart des bénéfices, ils jouaient tous le jeu. Et le poids que Viktor était autorisé à rapporter sur Terre était presque entièrement constitué de pierres – certaines assez moches, selon Julia. — Non. Je voudrais faire une expérience, répondit-elle. Viktor la regarda avec un haussement de sourcil ironique. Raoul avec scepticisme. — Toujours cette histoire d’évent. — Ouais. Je voudrais y retourner. — J’ai déjà étudié la zone environnante, répondit Marc. Mes profils sismiques de l’an dernier montrent qu’elle est sillonnée de cavernes souterraines. C’est drôle que nous ne soyons encore jamais tombés sur un dégazage. Le Consortium était avide d’informations sur l’eau et les gaz souterrains susceptibles d’être utilisés lors des expéditions suivantes, ou dont ils pourraient vendre les cartes de localisation à leurs successeurs. Marc avait déjà traité une partie des données. Le reste, il auraient le temps d’y travailler pendant le voyage de retour. — Nous avons déjà un éclopé, répondit Raoul en se renfrognant. Et nous avons exploré un évent. Sans intérêt. — Ce n’était qu’un petit trou de dégazage, pas vraiment exploitable… — Le profil de mission ne prévoyait pas de ramper dans des galeries. Pas à ce stade tardif, en tout cas. — Il y a du nouveau, répondit-elle d’un ton égal. Tu sais ce que j’ai trouvé. Ça change les préconisations. Elle comprit que c’était Raoul, le plus opposé au projet, qu’elle devait convaincre. Viktor finirait par la soutenir, si elle pouvait faire entrer ses plans dans le cadre de la mission. Marc, en tant que géologue, avait un préjugé favorable envers tout ce qui lui procurerait davantage de données et d’échantillons. C’était lui qui s’était montré le plus intéressé par ses résultats. Même s’il était dubitatif. — C’est beaucoup trop dangereux ! fit soudain Raoul. Tu veux être le dernier mort de la guerre ? — L’analogie est mauvaise, répondit-elle machinalement. — Enfin, suggéra doucement Marc, nous pourrions utiliser nos capteurs sismiques pour repérer les éventuels signes de dégazage imminent, et… — C’est ridicule, fit Raoul en évacuant son argument d’un geste. Tu as déjà mesuré un dégazage ? — Non, mais ça ne doit pas être très différent de ce qui se passe habituellement sur Terre… — Nous n’en savons pas assez pour le dire. Elle devait admettre que Raoul avait raison, sur le principe. Mars n’était pas avare de mauvaises surprises, elle l’avait prouvé, de ces satanés peroxydes qui s’insinuaient partout – même dans ses sous-vêtements – jusqu’à la façon inquiétante dont les joints de l’usine chimique étaient désagrégés par des agents mystérieux, probablement issus d’une collaboration entre la poussière chargée en peroxydes et les variations de température entre le jour et la nuit. — Nos capteurs à distance ont montré que ces dégazages étaient assez rares, quelques-uns par an, dit-elle prudemment. — Il ne s’agit que des dégazages importants, non ? — D’accord, d’accord. Mais de faible densité quand même. Rien à voir avec les volcans de la Terre. — De faible densité, mais ils pourraient être brûlants ? — Oui, sans doute… — Brûlants, et chargés de gaz susceptibles d’attaquer les joints de nos scaphandres pressurisés, lesquels ne nous garantissent pas une isolation suffisante. Je crois que nous sommes tous d’accord là-dessus. Ils hochèrent la tête à contrecœur. La plus grande source d’irritation quotidienne n’était pas les peroxydes, mais le froid pénétrant de Mars. Raoul était du genre à s’arc-bouter sur les problèmes techniques puis à sauter aux conclusions générales. Elle le battit d’une longueur en n’argumentant pas sur les problèmes d’isolation mais en retournant à son propos : — Les évents doivent être la clé de la biologie. Nous ne pouvons tourner le dos à cette hypothèse, maintenant. — C’est toute la question. Nous devons lui tourner le dos pendant que c’est encore possible. Nous avons eu de la chance, jusque-là : des égratignures, des gelures, des contusions, des foulures sans gravité. Ç’aurait pu être bien pire. Nous en avons assez fait du point de vue de la biologie, décréta Raoul. — Écoute… — Non, fit-il en prévenant toute objection d’un geste du tranchant de la main, sa main de mécanicien aux ongles noirs de cambouis. Notre tâche principale, maintenant, c’est l’ERV. À cela, ils ne pouvaient qu’acquiescer. Assurer le retour sur Terre était leur priorité absolue. La mâchoire crispée de Raoul marquait la fin de ses rêves. Après cette prise de bec, Julia prit ses distances et travailla seule, dans son coin. Elle n’avait plus rien à dire aux autres. Quand elle eut fini ce qu’elle avait à faire, elle retourna au module d’habitation. Elle franchit le sas, rinça son scaphandre, ôta son casque, ses sous-vêtements, et se rendit au poste de pilotage. Elle régla la température de la pièce et s’installa devant l’écran commun pour consulter ses derniers e-mails. Ça lui changerait peut-être les idées. Robbie et Harry lui envoyaient un article du New York Times relatant les derniers délires des militants du Protect Earth Party et d’un nouveau groupe, Mars First !. Le PEPA était la bête noire de la NASA depuis des années. Ils étaient obsédés par l’idée que les astronautes allaient rapporter une menace extraterrestre dans les pierres martiennes… ou même lunaires. En 1997, un rapport du Conseil national pour la recherche concluait ainsi : « Les probabilités pour que des échantillons de roches martiennes contiennent une entité biologique susceptible de proliférer sont faibles, et le risque d’effet pathogène ou écologique plus faible encore. Néanmoins, il n’y a pas de risque zéro. » Cette déclaration avait fait au PEPA l’effet d’un chiffon rouge sur le taureau. L’absence de risque zéro équivalait, pour eux, à une fatalité inéluctable. Ils avaient réussi, après une kyrielle de procès et au nom du sacro-saint principe de précaution, à faire condamner la NASA à vitrifier, stériliser ou abandonner les échantillons venus d’autres planètes ou de l’espace. Robbie avait surnommé le PEPA le parti de la Variété Andromède… Après l’accident du lancement, le PEPA avait cherché un nouvel os à ronger. Leur bouc émissaire préféré, la NASA, étant hors jeu, la meute de leurs avocats s’était rabattue sur Axelrod. Ils avaient commencé par l’accuser de violer un traité de 1967, l’Outer Space Treaty, en envoyant des hommes sur Mars. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » avait demandé Axelrod. Eh bien, lui avait expliqué l’un de ses assistants, il était accusé de promouvoir une mission qui allait « provoquer la contamination d’un corps céleste », en violation, donc, du fameux traité. Sa réaction ne peut être reproduite ici. Ses avocats avaient constaté, comme de bien entendu, que le fameux traité était un ramassis de principes fumeux, sans portée pratique, et que les violations ultérieures n’étaient pas prévues. Personne ne pouvait donc l’empêcher de lancer un module vers Mars, point final. Axelrod s’était fait une joie de leur mettre le nez dedans en plein tribunal. Mais, poursuivait l’article, le PEPA et Mars First !, qui, inversement, redoutait la contamination de Mars par la Terre, avaient uni leurs efforts et militaient pour que les deux planètes restent strictement séparées, pour des raisons opposées. L’auteur de l’article révélait qu’Axelrod avait qualifié ce rapprochement d’« alliance malsaine de deux dingueries ». Que faisait-on, demandaient le PEPA et Mars First !, pour protéger la vie indigène martienne des ravages des bactéries terrestres ? « Un génocide, voilà ce que c’est ! » disait leur porte-parole. C’était l’invasion du Nouveau Monde qui recommençait. Les explorateurs venus d’Europe avaient apporté les oreillons, la syphilis et la grippe aux Indiens, qui étaient tombés comme des mouches. Et voilà que nous allions remettre ça, à l’échelle d’une planète entière ! Ils citaient Ray Bradbury, qui faisait mourir de maladies terrestres ses Martiens imaginaires. Le fait que ce soit de la fiction était trop subtil pour eux. Et bien sûr, ils assignèrent Axelrod pour ce motif aussi. Julia lut l’article avec amusement, mais ça soulevait un débat intéressant. Les deux planètes représentaient-elles vraiment une menace l’une pour l’autre ? Dans le scénario classique, c’était la Terre qui était attaquée par des envahisseurs venus de l’espace, la Variété Andromède, les Triffides, des Martiens plus ou moins évolués, et toutes sortes d’extraterrestres répugnants. Et qu’advenait-il de ces menaces imaginaires venues de l’espace ? Le pH des océans de la Terre avait raison de la Variété Andromède qui était tombée des nuages avec la pluie. Les Martiens de Wells succombaient en quelques jours, victimes d’un microbe terrestre. Les auteurs imaginaient, non sans raison que le biotope de la planète était de taille à se défendre. Mais ce n’était que de la fiction. Les faits corroboreraient-ils les craintes d’invasion par une bactérie martienne ? D’abord, il aurait fallu qu’elle survive dans une atmosphère sans oxygène, riche en gaz carbonique. Ce serait donc un organisme anaérobie, et ses chances de survie seraient fortement compromises dans l’atmosphère riche en oxygène de la Terre. L’oxygène était un poison redoutable, même pour beaucoup d’organismes terrestres. Ensuite, Mars était entourée depuis quatre milliards d’années d’une fine enveloppe de dioxyde de carbone, moins épaisse que dans le passé, mais néanmoins toujours présente, ce qui représentait beaucoup plus de dioxyde de carbone que dans l’atmosphère terrestre ; et même si le métabolisme martien n’était pas instantanément empoisonné par notre atmosphère, elle ne contiendrait peut-être pas assez de CO2 pour assurer sa survie. Pour finir, il y avait des milliards d’années que Mars envoyait des pierres sur la Terre, et personne n’en était mort. Jusque-là, les maladies terrestres avaient toujours été d’origine indigène. Ce qui se comprenait : des formes de vie très différentes n’auraient pas constitué une menace biologique pour les formes de vie terrestres. Elle repensa au Nauga, un monstre en peluche inventé par une agence publicitaire pour lancer un nouveau tissu enduit de vinyle imitant le cuir. Le vinyle avait été créé en laboratoire par des chimistes ; c’était une nouvelle molécule, qui présentait l’avantage d’être immangeable pour toutes les formes de vie terrestre. Il n’y avait tout simplement pas d’enzymes digestifs capables d’attaquer la configuration des atomes du vinyle. Pour les formes de vie vraiment extraterrestres, la Terre était pleine de Naugas. Elle pensait que les activistes du PEPA pouvaient dormir sur leurs deux oreilles. Quant à Mars First !, c’était un autre problème… La NASA s’était toujours préoccupée d’éviter les contaminations croisées. Les vaisseaux spatiaux étaient montés dans un environnement stérile : un préservatif interplanétaire. Tous les microbes envoyés accidentellement avec les divers robots lancés sur Mars avaient probablement succombé à la chaleur de l’aérofreinage, puis au froid, à la sécheresse et à l’environnement chimiquement hostile de la surface. Elle avait lu, jadis, une nouvelle qui racontait comment la première mission envoyée sur Mars avait découvert des traces de vie microbienne, et s’était aperçue qu’elle venait… d’une sonde russe qui s’était écrasée à la surface ! C’était une bonne histoire, et la NASA s’était toujours efforcée d’empêcher qu’elle devienne réalité. Mais des explorateurs vivants, c’était une autre paire de manches. Dans leur module, ils avaient apporté un microcosme de la Terre : quatre êtres humains avec leurs compagnons microscopiques. Nous hébergeons tous des colonies de bactéries, depuis notre peau jusqu’aux recoins les plus intimes de nos organes internes en passant par les minuscules organismes qui vivent entre nos cils, et bien d’autres. Quatre colonies terriennes ambulantes et des tonnes de nourriture surgelée, lyophilisée, grouillante de microbes… Même en faisant extrêmement attention, ils libéraient inévitablement des matériaux organiques. La poussière emportée par le vent hors du module d’habitation charriait des cheveux, des lambeaux microscopiques de peau, des bactéries saprophytes, des acariens qui se nourrissaient des squames, des déjections, des bactéries humaines. Le système d’aspiration intégré du module éliminait la plupart des saletés, mais il n’y avait pas moyen de les éliminer complètement. L’équipage ne pouvait pas se comporter comme une salle blanche pendant dix-huit mois. Sans compter, se dit-elle, que depuis leur arrivée ils avaient évacué près d’une tonne de déchets humains congelés. Ils étaient toujours en orbite autour de Mars. En dépit de ce qu’Axelrod avait raconté à la presse, ils finiraient inévitablement par retomber sur la planète. Bon, lors de leur rentrée dans l’atmosphère, pourtant ténue, ces myriades de microbes seraient probablement pour la plupart incinérées. Mais que se passerait-il s’ils ne l’étaient pas ? Mars était recouverte d’une croûte réactive, riche en peroxydes, formée de roches broyées et de sable, essentiellement stérile. Son atmosphère était si pauvre qu’elle baignait dans les ultra-violets. Ses puissantes mâchoires chimiques auraient eu raison de toute vie microbienne. S’il n’y en avait pas sur Mars, toute forme de vie bactérienne qui tenterait de s’y poser serait accueillie par le paillasson marqué « Malvenue ». C’était un rivage glacial, sec, très hostile à la vie, en vérité. Mais si les profondeurs de Mars hébergeaient une forme de vie, cette peau rouillée, défensive, constituait la première ligne de défense contre les intrusions extérieures. Et quel genre de vie pouvait exister sur Mars ? Après quatre milliards d’années dans une atmosphère dépourvue d’oxygène, ça ne pouvait être qu’une forme de vie anaérobie. Maintenant, y avait-il un risque que nous lui soyons nuisibles ? Nous pensons toujours à la Terre comme à une planète bleue, entourée d’eau, peuplée d’êtres avides d’oxygène. On apprend aux enfants que la vie est essentiellement dépendante du soleil. « La chaîne alimentaire part de l’énergie dispensée par le soleil et transformée par les plantes vertes. » Eh bien, comme trop souvent, nous parlons sans savoir. À la fin du vingtième siècle, les biologistes avaient trouvé de la vie près des évents hydrothermaux des fosses sous-marines. La base de la chaîne alimentaire reposait sur des bactéries chimiosynthétiques qui n’avaient jamais vu le soleil et n’utilisaient pas sa lumière. Peu après, on avait découvert de la vie dans des sources bouillantes, dans des eaux très acides, dans des mines de charbon et même dans les roches. La vie ne se contentait pas de ramper à sa surface ou de grouiller dans ses océans, elle imprégnait la Terre. Tous les microbes souterrains étaient anaérobies, incapables de vivre en présence d’oxygène. C’est ce que pensaient les biologistes, mais la plus grosse surprise devait venir de leur ADN : leurs gènes n’étaient similaires à ceux des autres espèces vivantes de la planète qu’à soixante pour cent. C’étaient d’anciennes bactéries, les archéobactéries, qui avaient survécu sous terre pendant les milliards d’années suivant l’avènement des amateurs d’oxygène. S’étaient-elles réfugiées dans le sol, à l’abri de l’atmosphère riche en oxygène, mortelle ? Les profondeurs de la Terre étaient-elles un refuge ou le berceau de la vie ? Ça faisait réfléchir. Il y avait peut-être plus de vie dans le sol qu’à la surface. Les créatures anaérobies auraient tout l’intérieur de la Terre pour elles, alors que nous étions limités à la mince biosphère de la surface. Après tout ce temps, les milliards d’être humains qui peuplaient la planète avaient à peine effleuré les anaérobies du sous-sol. Comment auraient-ils pu, à quatre, nuire à la vie martienne ? Allons, ils n’en avaient même pas encore trouvé la trace ! Bon, il y avait toujours l’évent, mais comment allait-elle y retourner ? Elle bouillonnait à nouveau de frustration. Elle envoya un e-mail privé, codé, à ses parents. Salut, M’man, Papa ! Merci pour l’article de l’E-Times. C’est vraiment Barjoland, cette planète ! (À part notre chère vieille Australie, bien sûr. Je vous ai dit que je l’avais vue, le mois dernier, au télescope ?) Juste avant que Viktor ne se blesse, j’ai réussi à prélever un échantillon de matière organique sur les roches, autour de la lèvre de l’évent. Elle est assez desséchée et désagrégée (elle était prisonnière de la glace !) mais j’ai réalisé une extraction au méthanol et je l’ai fait passer au chromatographe : je suis formelle, c’est d’origine organique. Évidemment, je me pose un million de questions et je veux vérifier que ce n’est pas le résultat d’une contamination, parce qu’elle me paraît assez similaire à la vie terrienne. L’ennui, c’est que ces trois ânes bâtés ne veulent pas retarder l’essai de décollage ne serait-ce que d’une journée ! Et ils refuseront d’envisager toute sortie en scaphandre après ça. J’ai aussi envie qu’eux de rentrer sur Terre, mais enfin, nous avons peut-être trouvé ce que nous cherchions ! Alors voilà, je tiens ce qui est peut-être la plus grande découverte de toute l’expédition, et qu’est-ce que je fais ? je trimbale des caisses ! Bon, changeons de sujet. J’espère que le dernier flash vous a plu. Et que tu vas bien, Papa. Viktor s’en tire avec sa cheville foulée, mais c’est délicat de mettre en place un bandage assez serré pour maintenir sa cheville sans empêcher le retour veineux. Et la gravité martienne n’aide pas, de ce côté-là. Se serait-il tordu la cheville si nous n’étions pas, depuis des mois, soumis à une gravité trois fois plus faible que sur Terre ? C’est ce que je me demande toujours. Nous sommes peut-être plus fragiles que nous ne le pensons. J’ai encore beaucoup de boulot avant ce #$%o$ de test de décollage. J’ai l’impression d’être une femme aborigène. Les hommes sont tellement absorbés qu’ils en oublient tout le reste. Si la plaisanterie n’était pas complètement éculée, je dirais qu’ils viennent vraiment de Mars ! Il faut que j’y aille. C’est mon tour de faire la cuisine, ce soir (bien fait pour eux !). Tendresses, Julia 10 Octobre 2015 Marc arriva devant les batteries de caméras avec un sourire radieux, tout de suite à l’aise. Julia le regardait, depuis l’autre bout de la pièce. Elle avait oublié, pendant ces quelques mois, son profil magnifique. Toujours aussi impressionnant. Il avait vraiment l’étoffe dont on fait les astronautes, avec son grand sourire éclatant, sincère, ses dents parfaites, sa mâchoire carrée. Ses yeux bleus, évidemment, et ses cheveux blond foncé, indisciplinés. Pas étonnant que les relations publiques d’Axelrod aient tenu à l’avoir dans l’équipe. Il avait un physique ravageur. S’ils avaient eu un fan club, elle pensait que c’était lui qui recevrait le plus de courrier, et de loin. C’était bien le cas, évidemment. Mais personne ne leur disait combien de lettres ils recevaient… Raoul était solide, musclé, d’une beauté frappante, de type latin. Bref, les quatre astronautes étaient séduisants, chacun dans son genre. Ce n’était pas une coïncidence. La NASA n’entraînait pas des gens susceptibles de déplaire au public. Katherine était une beauté et Viktor… bon, ce n’était pas à elle d’en juger, mais elle le trouvait tout simplement irrésistible. Objectivement, elle savait qu’il n’arrivait pas à la cheville de Marc, mais elle le trouvait tellement plus attirant… Il croisa son regard et lui fit un clin d’œil. Elle eut un pincement au cœur. Et malgré son entraînement, elle rougit. Le nouvel équipage sortit fêter sa première soirée en mangeant mexicain. — En réalité, Axelrod n’avait pas besoin de me filer son million de dollars, leur confia Marc avec un sourire. — Ne lui dis jamais ça, malheureux ! fit Viktor en souriant lui aussi. Il appréciait en connaisseur les jeux de ce qu’il appelait le « capitalisme moribond » (quant à ce qui devait le remplacer, il admettait bien volontiers qu’il n’en avait pas la moindre idée). Raoul lampa sa bière avec délectation. — Ouais, à force de grincer des dents, il finirait par se les user. — Tu serais revenu même sans ça ? demanda Julia. — Et comment ! J’en avais jusque-là de la Chine. Même pour le gratin, la vie là-bas… On est les uns sur les autres, ça pue, et l’air est tellement pollué qu’il faudrait une brouette pour le trimbaler. — J’ai appris que tu t’étais en partie entraîné en Allemagne, fit Viktor. — Ce n’était pas mal, sauf que le matos de l’ESA qu’ils avaient récupéré était tout déglingué. Et la mayonnaise n’a jamais vraiment pris dans l’équipe de l’AirbusCorp. — Chen ? avança Julia. — Nous ne nous entendions pas très bien. Julia avait un faible pour Lee Chen, qui avait participé à sa formation en exobiologie pratique. — Ça, il est de la vieille école, admit-elle. — Dis plutôt que c’est un autocrate et qu’il se prend pour une star. — Plus allemand que les Allemands, renifla Viktor. Ça n’avait jamais trop gazé entre Chen et lui, quand ils étaient tous à la NASA. — C’est vrai. Et la Dos Equis m’a rudement manqué ! — On risque d’en être privés pendant un moment, alors autant en profiter, fit Raoul en vidant la moitié de sa bouteille. — Ce bon vieux Chen nous l’a clairement dit. Il était la prima donna de l’opéra, et nous les hallebardiers. — Et c’était l’AirbusCorp qui fournissait la musique ? suggéra Julia avec légèreté. À son grand soulagement, Marc ne semblait plus lui en vouloir de l’avoir fait évincer au profit de Viktor, comme il se l’imaginait quelques mois auparavant, bien qu’elle n’ait jamais voulu ça. Cela dit, il fallait s’attendre à ce que ça ressorte un jour. Marc devait penser qu’ils avaient comploté ça tous les deux. Ils avaient dû se tailler une réputation de magouilleurs rigoureusement usurpée. — Ouais, et les Allemands s’ennuyaient tellement là-bas que l’alcool était devenu l’un des aliments de base. — Difficile de garder les idées claires dans ces conditions, fit Raoul, la langue un peu pâteuse, sans doute pour la raison même qu’il dénonçait. — Ouais. On a entendu dire qu’il y avait pas mal d’incidents de fonctionnement, lança Viktor. — Tu parles ! Dès le premier jour, je me suis dit que les Chinois, les Allemands et les Français allaient avoir du mal à assembler une fusée nucléaire dans les délais. Quand j’ai vu les résultats des premiers tests, j’ai su à quoi m’en tenir. Julia ingurgita une gorgée de bière pour se conformer au rituel mâle en vigueur. Décidément, les subtilités de la vie de pilier de bar lui échapperaient éternellement. — Ils bénéficiaient de toute l’expérience des Russes. — C’est ça, et d’une partie du vieux projet américain Nerva. Silence radio sur la façon dont ils l’ont obtenu. Mais le problème, c’était d’harmoniser l’avionique et les systèmes de commande de l’ensemble. — D’après nos informations, leur fusée serait beaucoup plus efficace que les LOX, remarqua Viktor. — Quand même… fit Marc en se penchant vers eux, avant de poursuivre tout bas : Vous aimeriez avoir une pile atomique sous les fesses, vous ? — Si ça devait me permettre d’aller sur Mars et d’en revenir en vitesse, sûrement, répondit Raoul. — « Si ». Ils ont du mal à faire passer le flux de combustible – l’hydrogène liquide, à partir de la limite d’altitude des deux cents kilomètres – dans leur pile de plutonium cylindrique. Il y a échauffement excessif, ce qui provoque une pression en retour, un accroissement de la température et bingo ! Tout le foutu bastringue pourrait s’emballer, et après… ils ne sont sûrs de rien. — Je pourrais leur arranger ça, fit Raoul, sur le ton de la conversation. — Eh ben, à ta santé ! fit Marc en levant sa bouteille. — Ils suivent le programme prévu ? demanda prudemment Viktor. — Non, c’est tout le problème, répondit Marc. Ils prennent du retard tous les jours. — Ils seront prêts pour la fenêtre de tir ? insista Julia. — Je ne vois pas comment ils pourraient y arriver. Ils regardèrent leur nouveau co-équipier en souriant. C’est aussi ce que fit Axelrod, le lendemain. Il écouta tout cela en dissimulant mal sa satisfaction. — Nous ne les aurons pas aux trousses, finalement ! déclara-t-il tandis que tout le monde se congratulait. Mais, cinq minutes plus tard, son attention était mobilisée par autre chose. Les relations publiques avaient un problème d’image avec Raoul. Et si les gens venaient à le prendre en grippe ? Il entreprit Julia sur la question : — Du point de vue de la femme, dit-il comme s’il y avait une femme archétypale, il part en abandonnant sa famille. Il verra son enfant pour la première fois quand il aura deux ans. — Et peut-être jamais, répondit platement Julia, pour voir sa réaction, qui ne vint pas. On voyait peut-être les choses autrement quand on n’était pas allongé sur une couchette, écrasé par une accélération inhumaine. Cela dit, il avait raison. Une certaine presse s’empara de l’affaire, comme People, qui fit un grand papier larmoyant sur le sujet. Mais, depuis le temps, le Consortium avait lié avec les médias importants des accords aussi solides que discrets. Ils lancèrent une contre-offensive en présentant Raoul comme un Ulysse des temps modernes qui partait dans l’inconnu pour répondre à l’appel du destin, quel qu’en soit le prix pour lui. (D’accord, Ulysse était parti faire la guerre, après quoi une succession de contretemps l’avaient retenu pendant des dizaines d’années dans diverses îles de la mer Égée, avec des tas de femmes qui n’étaient pas la sienne, mais on n’était pas à ça près.) Cette approche sembla plaire au public. Puis l’idée qu’une femme parte seule dans l’espace avec trois hommes pendant deux ans et demi embrasa les imaginations, détournant l’attention des médias. Julia fut atterrée par leurs spéculations gratuites – certaines assez triviales, et faisant l’impasse sur les conditions du vol en apesanteur. Elle cessa définitivement de lire la presse et de regarder la TriVid. En attendant, ils étaient constamment sous les feux des projecteurs, et Axelrod ne pouvait empêcher une partie de l’attention de se focaliser sur elle. C’était l’humanité tout entière qui allait partir pour Mars avec les quatre membres de l’équipage et, pour reprendre l’expression d’un commentateur, « Nous voulons connaître nos compagnons de voyage ». Elle se réjouissait, quant à elle, de ne pas connaître la plupart de ces prétendus journalistes. Elle avait conçu une détestation immédiate de ces individus qui affichaient leur ignorance de Mars, de l’espace et de la technologie, pensant, sans doute, se rapprocher ainsi de Monsieur Tout le Monde. Force était à Julia d’admettre que les interviews, les portraits, et même les émissions populaires comme A Day in the Life Of pouvaient présenter un intérêt. Des pionniers de la conquête spatiale, le grand public n’avait retenu que les noms de John Glenn, Buzz Aldrin, Neil Armstrong et peut-être Sally Ride, mais de la centaine d’astronautes qui faisaient tourner la station spatiale, personne ne se souvenait. L’équipage qui allait partir pour Mars ne comptait que quatre membres ; l’attention du public se cristallisait plus facilement sur eux. Et des quatre, elle était celle qui offrait une singularité. Elle eut l’intelligence de ne pas se fabriquer une personnalité publique. Les astronautes étaient, par construction, des gens francs et massifs, qui allaient de l’avant, éclatants de santé et toujours sous pression. Elle s’en tint à cette image, sans jamais se départir de sa carapace amicale mais réservée. Le plus pénible, c’était les chausse-trapes que les médias n’arrêtaient pas de lui tendre. Au milieu d’une conversation absolument anodine, dans une émission du matin d’audience mondiale, l’intervieweuse, une femme au visage doux et maternel, lui lança soudain avec un sourire carnassier : « Et que répondez-vous aux Asiatiques qui croient que le Consortium pratique un racisme insidieux ? » – apparemment, parce qu’il n’y avait pas d’Asiatique dans l’équipe. Raoul ne rééquilibrait pas la sélection, très « caucasienne », puisqu’il était de nationalité américaine. Elle répliqua que les Latinos étaient en fait des mélanges de Caucasiens et de Mongoliens, deux des trois principaux groupes ethniques. L’intervieweuse renvoya que le Consortium n’avait pas recruté de Négroïde – on ne disait plus « black », à cette époque. Plus embarrassante fut la façon dont elle apprit que l’AirbusCorp attaquait le Consortium pour des broutilles, conformément à la tradition américaine qui consistait à traîner les gens devant les tribunaux plutôt que d’essayer de trouver un compromis. Un juge avait condamné Axelrod à mettre fin au développement du Venture – le nom qu’Axelrod avait choisi – en invoquant quelque obscure disposition légale. Julia dut parer les insinuations du journaliste fouineur qui lui avait lâché la nouvelle en accusant le Consortium d’avoir volé la technologie de la NASA et de cette pauvre AirbusCorp, que les médias traitaient de haut. Il ignorait que, conformément à la coutume chinoise, l’AirbusCorp interdisait l’accès de ses installations aux journalistes. Julia avait réussi à bredouiller quelque chose, le temps d’arriver à la coupure publicitaire, et quand l’émission avait repris, elle s’était esquivée. Moins d’une semaine plus tard, Axelrod faisait appel, l’AirbusCorp était déboutée et la NASA donnait une conférence de presse pour confirmer que le Consortium payait tout ce qu’il utilisait pour la mission. C’était impossible à prouver, mais l’AirbusCorp ne reculait devant aucun artifice juridique pour mettre des bâtons dans les roues du Consortium. Tantôt une Commission d’enquête gouvernementale venait fouiner dans les finances d’Axelrod, tantôt un sénateur se plaignait que les transferts de technologie posaient des problèmes de sécurité : la mission du Consortium utilisait des lanceurs mis au point grâce au concours de la NASA, et certains secrets vitaux pour la sécurité des États-Unis risquaient de filtrer – au profit de qui, ça, le sénateur ne le disait pas. Comme le premier ennemi potentiel des États-Unis, sur le plan stratégique, était la Chine, qui était pour moitié dans l’AirbusCorp, ça n’avait pas vraiment de sens, mais ça n’empêcha pas les médias d’en faire des gorges chaudes. La tension entre les deux adversaires s’exacerba. Ils se bagarraient à coups de petites phrases vengeresses et de conférences de presse. Vous vous chamaillez, nous récrivons, telle était la devise des médias, qui s’en donnaient à cœur joie. Mais Axelrod était trop malin pour eux. Il colla sous le nez du public ses « Marsnautes » alors qu’ils étaient manifestement crevés, ce qui leur attira la sympathie générale. C’est lui qui qualifia de « NASAnautes » les astronautes sans génie qui se permettaient de critiquer le Consortium. L’un dans l’autre, Julia se félicitait de ne pas se retrouver dans la mêlée, où tous les coups étaient maintenant permis. Il était pourtant clair que beaucoup d’Européens et de Chinois jubileraient de voir l’AirbusCorp remporter la prime pour Mars au nez et à la barbe du Consortium. Et des États-Unis, qui étaient les principaux contributeurs. Le chauvinisme atteignait un paroxysme. On se serait cru à un match de football hargneux à l’échelle planétaire. Axelrod n’avait pas trouvé tout ce qu’il voulait dans les magasins de la NASA. Le Consortium avait dû fabriquer des composants majeurs. Ce qui se révéla relativement simple, mais très coûteux. Axelrod paya en rechignant. Le plus difficile devait être d’assembler ces pièces avec la sagesse héritée des générations antérieures. Les projets de la NASA étaient onéreux, leur ingénierie incomplète, et le matériel existant requérait des modifications. Le module d’habitation devait être réduit, repensé et élagué, puisqu’ils s’affranchissaient des problèmes liés à la gravité zéro, qui compliquait tout, de la cuisine aux toilettes. Voler par 0,38 g simplifierait beaucoup les choses, mais cela impliquait de dépouiller les processus que la NASA avait mis au point pour l’ISS. Les connecteurs, l’électronique, l’intégration des systèmes, tout devait être revu et modifié, sans perdre de vue le délai, inexorable. La légende voulait que la construction des engins aérospatiaux avance mieux dans les endroits secs, isolés, où les ingénieurs n’avaient rien de mieux à faire, comme à China Lake, Rockman, Palmdale, White Sands et autres trous perdus au milieu du désert. Les équipes d’Axelrod avaient donc investi, en terrains et en hommes, dans tous ces avant-postes technologiques où le métal et les composites croissaient au même rythme dans un splendide isolement. Les équipes de la station spatiale étaient généralement sélectionnés dix ou douze mois avant le lancement. C’était très bien, tant que les matériels étaient prêts. Là, ils ne l’étaient pas. D’où des migraines supplémentaires. Le Consortium devait mener de front la mise au point et l’entraînement, ce qui ne s’était pas fait depuis le bon vieux temps des capsules Apollo. L’entraînement sur les systèmes représentait pour les astronautes des semaines de travail avec, pour instructeurs, les ingénieurs chargés de l’assemblage de la charge utile et des systèmes d’atterrissage. C’était un grand moment pour les perfectionnistes. Cette panique aurait été comique si des vies n’avaient été en jeu. Venaient ensuite les simulations de mission, au cours desquelles les quatre membres de l’équipage répétaient inlassablement, dans une maquette grandeur nature du poste de commande/module d’habitation, toutes les manœuvres susceptibles de tourner mal et les rares procédures qui devaient bien se passer. Or personne n’avait jamais construit un poste de commande devant faire office de module d’habitation. Les deux fonctions comportaient des contraintes diamétralement opposées. Le module d’habitation devait être confortable et aussi vaste que possible ; un poste de commande, c’était nécessairement rustique et exigu. Ils devaient envoyer l’énorme module d’habitation dans l’espace et le poser sur Mars, le retour se faisant dans l’ERV qui était déjà sur place. L’atterrisseur/module d’habitation était un gros cylindre d’aluminium et d’acier posé sur un sas. La partie habitable était au niveau supérieur et le poste de commande en bas, où était également entreposé le matériel d’exploration. Il n’y avait pas de vitres, rien qui permette à l’équipage d’assister à l’entrée de l’engin dans l’atmosphère martienne. Viktor devrait piloter à l’aide des seuls écrans de télévision. Ce qui n’était pas un gros problème : l’aérofreinage exigeait des mesures de flux, de température et des pressions extrêmes. Les astronautes n’étaient pas là pour admirer le spectacle. Quatre mois avant la date de lancement prévue, les simulations intégrées commencèrent pour de bon. Tout le monde était invité à la fête : le contrôle de mission, le directeur de vol, les moniteurs du module d’habitation, les techniciens… quatre-vingt-six personnes en tout. D’un certain point de vue, un exercice de simulation intégrée était un jeu. L’équipage s’efforçait d’éviter les erreurs pendant que le directeur de vol essayait de les faire mourir de toutes sortes de façons différentes. Leur directeur de vol, le souriant Brad Fowler, avait quitté la NASA trois ans plus tôt pour devenir consultant privé, et il se faisait des couilles en or. Axelrod avait doublé la mise. Brad était content de retrouver un vrai programme d’exploration à diriger, même s’il s’efforçait de ne pas trop le montrer. — Faut admettre, constata Viktor, les spécialistes des systèmes sont les meilleurs qu’on puisse se payer. — Les meilleurs tout court, rectifia Julia. La moitié de ces types sont des anciens de la NASA. Les autres venaient de sociétés privées, pour la plupart des sous-traitants de la NASA. Il était de notoriété publique que le retrait du programme martien avait plongé l’Agence dans un marasme dont elle ne se remettrait peut-être jamais. À quoi servait-elle si ce n’était pour aller sur Mars ? Axelrod en avait profité pour débaucher des gens qui signaient rien que pour participer à l’exploration martienne, même à des postes bien en dessous de leur compétence. Et voilà où en était cette joyeuse bande qui rêvait d’aller sur Mars, et qui mourait une douzaine de fois par jour dans les simulateurs. Brad Fowler passait ses journées à sourire. L’un des commandements de la NASA était Sourire, pas grimacer. La confiance, pas l’arrogance. Ses dents blanches brillaient sur sa peau boucanée comme une vieille selle, après toutes ces années passées dans la fournaise de Houston. Tous les jours il les gratifiait du même mantra : « Salut les gars. Plus vous en baverez ici, plus ce sera facile sur Mars. » Et chaque fois, Julia pensait la même chose : Cause toujours, espèce de sadique, tout en sachant qu’il disait vrai. Pas de désastre à la Challenger, telle était la règle d’or de ces simulations. Rien d’irréparable, pas de situation catastrophique où ils n’auraient plus qu’à faire leur prière. D’accord, ce genre de drame pouvait arriver, mais à quoi bon le simuler ? On les soumettait, à la place, à ce que Julia appelait des pépins instantanés. Une défaillance d’un élément du tableau de bord électronique. De la pompe à carburant. Du système cryo. Une fuite dans le système de poussée dirigée. Une chute de pression subite. Louper les signes précurseurs, c’était livrer une course contre la montre, essayer de redémarrer une procédure alors que des fluides giclaient dans le vide, ou que des pompes se bloquaient irrémédiablement. Que l’une de ces choses – ou plusieurs à la fois – se produise pendant que le module d’habitation descendait dans les premières couches de l’atmosphère martienne… L’exercice type se déroulait de la façon suivante : Viktor s’efforçait de piloter une structure avionique qui tenait plus du réfrigérateur que de l’aéronef pendant que Raoul effectuait un massage cardiaque sur l’alimentation en carburant dont le tracé, sur les écrans, était plat, et que Julia et Marc faisaient tourner un programme de sauvegarde, assumant les problèmes que les autres considéraient comme secondaires. Ça ne voulait pas dire qu’ils évitaient de vous tuer ; ça voulait seulement dire que ce n’était pas pour ce coup-ci. Comme, disons, un infime écart dans la compensation aérodynamique. Théoriquement, il y avait plein de solutions de raccroc pour ça, les volumes entiers de champ de flux de Navier-Stokes en trois dimensions selon la forme du bouclier thermique. Ils avaient aussi hérité d’énormes dossiers sur la réaction des flux de la chimie du CO2 en fonction du système de protection thermique préalable (le TPS, en langage NASA). Pas de problème de ce côté-là. Mais quand Viktor refilait le bébé à Julia pour se débattre avec le machmètre, elle n’arrivait pas à trouver le bon régime de fonctionnement des réacteurs à poussée vectorielle. Viktor devait piloter manuellement, sans même regarder les avis d’écart de trajectoire qu’un ordinateur de bord angoissé leur flashait sur l’écran droit. Ils avaient eu beau acheter à la NASA un solide « code de dynamique conceptuelle des fluides capable de simuler en 3-D les flux radiants, turbulents et chargés de poussières ». Viktor avait cinquante-huit tonnes au derrière et pas d’ailes pour filer loin des problèmes. Il devait négocier la couche supérieure, ténue, de CO2 au feeling, plus que grâce aux instruments. De sorte que lorsque le problème de vecteur atteignit un niveau fatal, il reprit les commandes afin de tenter de redresser l’appareil qui partait en lacet. La simulation était incroyablement réaliste. Ils étaient secoués, ballottés comme sur des montagnes russes, dans un vacarme infernal qui leur cassait les oreilles. Ce qui ne favorisait guère la réflexion. La déveine était devenue une seconde nature, chez eux. Les moteurs tombaient en rideau au plus mauvais moment, au point d’accélération maximale. Les vents contraires étaient d’une telle force qu’ils ne pouvaient atteindre la vitesse de décollage. Les instruments de bord ne répondaient plus, ou l’alarme générale se déclenchait juste avant l’émission d’un signal critique. Après tout, aucune loi de la nature ne disait que les choses devaient tourner mal une par une. C’est ce que Brad leur rappelait ad nauseam. Il y avait peut-être un vieux fond de sadisme souriant chez lui. Peut-être, d’ailleurs, la NASA l’avait-elle sélectionné pour ça. Ou, qui sait, Axelrod… Et lorsqu’ils n’arrivaient pas à surmonter le problème, ils se regardaient, bien conscients qu’une caméra transmettrait leur désarroi à toute cette foutue équipe au-dehors. Et tout le monde se disait la même chose : s’ils avaient été sur Mars, ils seraient morts. De petits bouts de rouge joncheraient la planète déjà rouge. Ils n’auraient pas volé leur pause café. Quelques mois de ce régime, et ils arriveraient peut-être au point que la NASA appelait « la cristallisation », ce moment magique où l’équipage pensait comme un seul homme, savait quoi faire et quand. Où ils ne se marchaient plus sur les pieds, où ils connaissaient sur le bout des ongles les systèmes complexes, étroitement imbriqués, dont le petit cockpit était bourré. Que la cristallisation se produise trop tôt, et l’équipage s’ennuyait, croyant que c’était arrivé. Si elle tardait, ils ne pouvaient tout simplement pas décoller, parce qu’ils n’étaient pas mûrs. Le travail de Brad Fowler, qui consistait à les amener au point idéal à l’ouverture de la fenêtre de lancement, relevait plutôt de l’art que de la technique. Ou de la psychothérapie. Viktor s’était lancé dans la carrière spatiale pendant la lente résurrection du programme russe post-Mir. Son père, qui était contrôleur de vol, faisait partie de ceux qui avaient œuvré au maintien de la station en vol. Il était basé au contrôle de mission, un sinistre mausolée situé au bout d’une avenue défoncée. Pour boucler les fins de mois, il faisait le chauffeur de taxi en dehors des heures de travail. Après Mir, les cosmonautes russes avaient pris des agents, des avocats, et signé des contrats dans une parodie de néo-capitalisme. Ils touchaient des primes pour effectuer des sorties dans l’espace et autres expériences en orbite. Viktor avait déjà l’habitude de la TriVid – il avait fait de la pub pour des vêtements et des amuse-gueule. Les institutions russes avaient depuis longtemps l’habitude d’étouffer les pépins ou les vraies bourdes, de sorte que l’attitude du Consortium, qui consistait à parler sur le coup des éventuels problèmes et à les régler, lui paraissait délectable. La nuit, au lit, il pouvait parler avec Julia de choses qui, pour une autre, auraient été d’un ennui mortel. C’était le monde dans lequel elle vivait. L’expérience qu’il en avait était différente, étrange, d’une tristesse émouvante. Elle ne jugeait pas ; seul comptait ce qu’elle entendait, ce qu’il lui disait dans son anglais approximatif, haché, de sa vie douloureuse, vécue dans des endroits pénibles, en des temps difficiles. Parler était bon pour lui. Et pour elle aussi. Mais la chaleur de ces échanges, si merveilleuse qu’elle soit, n’offrait plus qu’un barrage imparfait aux difficultés et aux tensions du travail, qui occupaient toutes leurs journées et commençaient à envahir leurs nuits. Il lui arrivait de se réveiller et de trouver Viktor en train de tourner en rond, morose, incapable de parler. Et elle se sentait parfois comme ça, elle aussi, elle n’aurait su dire pourquoi. Au moins, dans ces moments-là, ils pouvaient s’entraider, et ils émergeaient, le matin, apaisés et souvent même reposés. Souriant devant les caméras qui réussissaient parfois à franchir le barrage de la sécurité et qu’ils retrouvaient sur le pas de leur porte lorsqu’ils allaient chercher leur journal. La tragédie de Mir et de l’ISS avait eu pour conséquence qu’on ne s’était jamais sérieusement penché sur le problème de la vie dans l’espace. Ils se contentaient de faire du camping. Ils utilisaient du matériel jetable, consommaient l’air et la nourriture, abandonnaient leurs déchets sans jamais boucler la boucle. L’ISS ne servait pas à grand-chose, mais il avait fallu que ça devienne d’une évidence embarrassante pour que la NASA se fixe enfin un but digne de ce nom : Mars, et de véritables moyens d’exploration. Le recyclage de l’air et de l’eau, la séparation des déchets solides, la chimie de l’air, tout ça avait été élaboré en orbite, avec une lenteur exaspérante. Le problème de la gravité centrifuge était résolu depuis 2008, année que des astronautes – des NASAnautes – avaient passée en orbite à quelques kilomètres de l’ISS, pour raison de sécurité, au tiers de la gravité terrestre. Ils s’en étaient si bien sortis que les fanatiques de l’apesanteur du Département des sciences de la vie du JSC avaient tenté de faire annuler les recherches consécutives, craignant pour leurs travaux. L’apesanteur était une mauvaise idée, voilà tout ce qu’on avait retenu de quarante ans d’études. Mais après les essais de gravité partielle, il était impossible de taire plus longtemps la vérité. Les études en orbite à 0,38 g justifiaient la configuration qu’Axelrod avait choisie pour les envoyer sur Mars. Après tout, ce n’était même pas ce que les médias appelaient science des fusées – erreur de dénomination intéressante au demeurant, car les fusées étaient des miracles d’ingénierie, pointue, certes, mais qui ne faisait pas précisément reculer les limites de la connaissance. C’était de la mécanique newtonienne, et tant que le câble se déploierait bien entre l’étage supérieur du booster et le module d’habitation, une poussée des propulseurs à hydrazine suffirait à faire tourner le module autour du poids mort de l’étage supérieur au rythme de quelques révolutions par minute. Peut-être l’aspect le meilleur et le plus rafraîchissant du Consortium était-il l’absence de paperasse. Julia avait constaté que chaque vol vers l’ISS générait une masse de papier supérieure à celle de la charge utile. Axelrod y avait mis bon ordre. « Inutile de brandir une ombrelle en papier pour s’abriter en cas d’échec, avait-il décrété. Le problème n’est pas la quantité de papier que nous produirons, mais celle que nous perdrons : trente milliards de dollars en papier-monnaie. » En ce qui concernait Julia, les petits problèmes géopolitiques et personnels avaient perdu toute importance. Harry, son père, s’était écroulé en pleine partie de golf. On avait diagnostiqué une de ces nouvelles maladies virales incurables de la classe des zoonoses transmissibles de l’animal à l’homme et qui traversaient les continents. Celle-ci venait tout droit du chaudron africain, et plus précisément du camp de braconniers sur lequel il était tombé avec les gardes du parc, lorsqu’il était allé en Afrique de l’Ouest pour couper au mariage de Julia et de Viktor. Quoi qu’il en soit, les animaux massacrés étaient porteurs d’une maladie virale prête à franchir la barrière des espèces. Le pronostic, en ce qui concernait Harry, était mauvais : cinq ans dans le meilleur des cas. À vrai dire, il pouvait être mort d’ici un mois. Tout dépendait d’une myriade de détails de sa chimie sanguine. Il avait commencé à se bourrer de drogues. C’est sa mère, Robbie, qui lui avait annoncé la nouvelle. Julia avait eu la chance de naître dans une famille où la mère rêvait d’espace. Elle avait épousé un biologiste. Un mari aimant et fidèle, dont l’esprit vagabondait sur les autres planètes. Dans un lointain passé, vers 1970, les vols spatiaux habités se limitaient à de brefs voyages en navette. Harry avait soutenu avec enthousiasme le programme d’entraînement astronautique de Robbie. Il avait renoncé à sa carrière universitaire pour aller vivre avec elle près du JSC, et il avait travaillé pour le groupe d’exobiologie de la NASA. Robbie était retournée en Australie pour la naissance de Bill, puis celle de Julia. Vers la fin de son second congé de maternité, sans doute distraite par la perspective de reprendre sa carrière, elle avait eu un accident de voiture. Elle était rentrée dans un camion. Bilan : fracture du bassin. Cinq mois d’hôpital et une longue période de rééducation. Depuis, elle boitait. Sa carrière dans l’espace était terminée. Les gens de la NASA, navrés, lui avaient proposé un poste administratif, mais l’idée de finir dans un bureau lui répugnait, et ils avaient décidé, Harry et elle, de retourner en Australie. Harry avait obtenu un poste à l’université d’Adélaïde et ils s’étaient réinstallés dans la vie universitaire. Robbie avait communiqué le virus de l’espace à Julia. Toute petite, déjà, son film préféré était une antique version des Chroniques martiennes. Quand les grandes personnes lui demandaient ce qu’elle voulait faire plus tard, elle répondait invariablement : « Je veux nager dans les canaux de Mars. » Ce qui lui valait de petits murmures amusés et une caresse sur la tête. Le temps qu’elle découvre qu’il n’y avait pas de canaux sur Mars, c’était devenu son mantra. En juillet 1997 – elle avait quatorze ans –, ses parents avaient été invités par leurs vieux amis de la NASA à fêter l’arrivé de Pathfinder sur Mars : Retour sur la Planète Rouge ! Les images en direct de Mars avaient été retransmises sur un immense écran, dans un auditorium improvisé dans une partie du gigantesque hall d’exposition. Autour d’elle, elle avait senti l’excitation de la foule. L’enthousiasme était contagieux. Là, dans l’obscurité vibrante, elle avait été mesmérisée. Par la suite, ils étaient montés dans une petite pièce où ils avaient passé vingt minutes à piloter un mini-rover téléguidé sur un terrain recouvert de sable et de pierres. C’était assez rudimentaire, rien que du plastique. Mais ça suffisait. Après ça, elle avait lu tous les articles sur la mission et punaisé sur les murs de sa chambre des posters de Sojourner. Julia avait un moment envisagé de quitter la mission pour rester avec son père. Elle y avait réfléchi toute une nuit. Elle ne pouvait pas se précipiter à son chevet parce qu’ils avaient prévu des essais d’aérofreinage pour le lendemain, et qu’elle devait être là. Et pendant toute cette longue nuit, elle avait pensé aux problèmes que son absence poserait au Consortium. Ce qui ne l’avait pas aidée à trouver le sommeil. Mais quand elle en avait parlé à ses parents, par visiophone, Harry n’avait pas voulu en entendre parler. — Mars a toujours été ton rêve, mon chou ! s’était-il exclamé en fronçant les sourcils avec une fureur digne d’un patriarche de l’Ancien Testament. Et c’est le mien, aussi ! — Qu’est-ce que je devrais dire ! avait ajouté sa mère d’un ton nostalgique. Lors de cette longue conversation – parfois malaisée – ils avaient négocié une sorte de cessez-le-feu. Harry suivrait son traitement expérimental. Ils resteraient en liaison étroite pendant les trente mois de la mission. Et, avait ajouté Harry : — Je serai le premier à t’embrasser quand tu descendras la passerelle, ma gazelle. Et que cette Katherine ne se mette pas en travers de mon chemin ou gare à elle ! Harry avait un avis bien arrêté sur cette histoire de grossesse. Février 2016 Le temps passait. Revue des préparatifs de lancement. Le seul discours autorisé était du style « on peut le faire » caractéristique de la NASA. Mais ils étaient dans le privé, et aux yeux de tous, surtout des vieux desperados boucanés comme Brad Fowler, il y avait trop de problèmes en suspens, traités avec amateurisme. Les vols de la NASA étaient des grands opéras dont la partition, la distribution et l’intrigue étaient arrêtées longtemps à l’avance. Là, on se serait plutôt cru dans une comédie musicale improvisée, entre deux répétitions de l’orchestre. Les propulseurs à poudre relevaient d’une technologie éprouvée et pourtant encore un peu délicate. Et peut-être pas qu’un peu. La juxtaposition des propulseurs et des moteurs d’appoint offrait une ressemblance inquiétante avec la construction d’un château de cartes. Axelrod avait payé près d’un milliard de dollars pour pouvoir utiliser les installations du cap Canaveral, y compris le bâtiment de montage. L’équipage se posa sur la piste 33, juste à côté du gigantesque bâtiment cubique : la plus grande installation de montage du monde. Ils quittèrent l’appareil avec leurs uniformes du Consortium – Axelrod avait insisté pour qu’ils portent les combinaisons de spandex bleu et rouge – et regardèrent le bâtiment pendant un moment, dans la chaleur vibrante du cap Canaveral, jusqu’à l’arrivée de la meute de journalistes, qui s’arrêta à la distance imposée par Axelrod. Avec leurs énormes caméras, ils ressemblaient beaucoup aux Martiens des vieux films des années cinquante, et Julia les traita plus ou moins comme tels : des créatures répugnantes. Elle avait suffisamment souffert de leur curiosité malsaine. Pour elle, en ce moment précis, le grand attrait de Mars, ce n’était pas l’exploration, la frontière, l’inconnu, tout ça, mais le fait qu’il n’y avait personne là-haut. Ils se plantèrent en rang d’oignons devant un petit micro et prononcèrent quelques platitudes dans la perspective de ce que les relations publiques appelaient « l’effet d’image » – juste assez pour être fugitivement reconnu à l’heure du journal TriVid, pas assez pour raconter vraiment sa vie. Et quelle histoire auraient-ils pu raconter ? Les astronautes étaient sur le chemin du Grand Vide. Par bonheur, les journalistes et les invités devaient respecter la distance de soixante mètres exigée par les impératifs de quarantaine : pas question que l’équipage attrape un rhume. Ce n’était pas recommandé avant un lancement. Et pas question, non plus, d’exporter des virus sur Mars. Ils prirent place dans le module et l’équipage au sol les sangla sur leur siège-couchette adaptable en fonction de l’accélération. La liste des vérifications se déroula sans incident et l’attente commença. Julia avait déjà vécu tout ça, comme chacun d’eux, et elle savait que le pire moment était celui où ils allumaient la chandelle romaine qu’ils avaient sous les fesses. Ils n’avaient rien à faire, qu’à attendre, et beaucoup trop de choses auxquelles penser sans pouvoir agir. Les astronautes étaient faits pour s’occuper, pas pour rester inactifs. C’est là que la peur commençait à vous picoter la colonne vertébrale. Tic-tac, tic-tac… Elle ne vit pas sa vie entière défiler devant elle, mais des fragments passèrent à tire-d’aile, telles des mouettes anxieuses, tandis que son attention voletait de-ci de-là dans le cockpit. Des voix bourdonnaient dans ses écouteurs. Elle essayait de ne pas penser qu’elle était assise sur deux mille tonnes d’hydrogène et d’oxygène, deux molécules de base qui n’attendaient que l’occasion de se faire la bise et de succomber dans une gigantesque explosion à leur passion élémentaire, les projetant dans le ciel vide, d’un bleu idéal. Ils étaient livrés à eux-mêmes dans la chaleur tropicale, leurs familles et leurs amis relégués à la respectable distance de cinq kilomètres, au cas où quelque chose tournerait mal… Décollage. Le décollage n’avait rien d’aérien, tout au contraire. Un vacarme assourdissant, un ébranlement, des vibrations puis un coup de marteau pilon, un poids écrasant. Le module d’habitation était violemment secoué dans tous les sens, comme par un géant furieux. Elle avait déjà vécu tout ça, et chaque fois c’était la même horreur. Mais trop tard. Qu’est-ce que je fous là ? Ils passèrent une journée en orbite basse autour de la Terre, pour vérifier tous les systèmes avant la plongée dans l’espace. La microgravité tapait sur le système. Le malaise primordial des primates accaparait l’esprit, imposait une priorité : neutraliser le déplacement des fluides dans le crâne. Tous les sens hurlaient : Nous sommes en train de tomber ! Les astronautes étaient abrutis par la lutte frénétique pour la survie. Julia constata, comme chaque fois qu’elle était allée dans la station spatiale, que ses réflexes étaient pâteux, ses pensées boueuses. Et ce n’était pas tout. En apesanteur, une fois sur deux on était malade. Peu importait qu’on soit déjà expérimenté, comme eux quatre. Julia s’était toujours sentie un peu supérieure aux autres, à bord de l’ISS, lorsqu’ils étaient « NASA nazes », comme ils disaient. Cette fois, c’était son tour. Elle se sentit bizarre, puis pas bien, et elle fut prise d’un malaise affreux, d’une brutalité surprenante. Ces nausées frappaient de façon arbitraire, avec une impartialité qu’elle trouvait insultante. Une vieille routière de l’espace comme elle ! En route vers une destination prodigieuse, loin de cette vieille orbite moisie ! Trahie par son estomac ! Les toubibs n’arrivaient ni à prévoir, ni à empêcher le mal de l’espace. Ce n’était pas très réconfortant. Enfin, il y avait des petites pilules qui vous remettaient d’aplomb en moins d’une journée. On verdissait, on dégueulait un bon coup, on n’était pas bon à grand-chose, et puis ça allait mieux. Yippee yippee yay ! Vive les cow-boys de l’espace ! Les cow-boys, et les cowgirls. Les hommes allaient bien. Mais ça, c’était le hasard. Les préparatifs fébriles se déroulaient autour d’elle dans le poste de commande/module d’habitation pendant qu’elle gisait sur sa couchette anti-grav, suivant les ordres de Viktor, refusant tout ce qu’il lui proposait à manger et regardant par le hublot le grand monde crémeux qu’elle s’apprêtait à quitter. Un véhicule de retour plein de carburant les attendait sur Mars. Les planètes exécutaient une gavotte grandiose, obligeant les humains à danser selon le même rythme solennel. Viktor vérifia et revérifia tout à bord de leur appareil. Pour aller sur Mars, comme sur n’importe quel autre monde, la méthode la plus économique en carburant consistait à quitter l’orbite presque circulaire autour de la Terre selon une longue et lente tangente. L’accélération les propulserait le long de cette trajectoire, une ellipse parallèle à l’orbite de la Terre d’un côté et à celle de Mars de l’autre. Glissant comme une perle le long de cette courbe lisse, ils frôleraient Mars à une vitesse très voisine de celle des planètes. Mais, pour en arriver là, il fallait partir à temps. Rater la fenêtre d’un mois accroissait dramatiquement la consommation de carburant. Six mois de retard, et aucune fusée imaginable ne permettait plus de rattraper Mars. Ils l’auraient poursuivie en regardant le monde bleu-vert diminuer à chaque seconde, cette oasis d’air et d’eau reculant de trente-trois kilomètres à chaque seconde. Même à cette vitesse, mille fois supérieure à celle des missions Apollo vers la Lune, il leur faudrait six mois pour parcourir les 400 millions de kilomètres. Axelrod fit son apparition, déclara avec confiance : « Nous partons pour Mars ! » À quoi répondit, en fond sonore, un tonnerre d’acclamations. Elle essaya de ne pas vomir, pour plusieurs raisons. Tous les systèmes étaient go. Alors ils étaient partis. 11 14 janvier 2018 Ils avaient été rudement secoués, lors de l’approche, et plus précisément de l’aérofreinage. Les simulations avaient été rudes, certes, mais les vibrations qu’ils avaient encaissées, les embardées provoquées par les turbulences des hautes couches atmosphériques, personne ne les avait prévues. Et quand bien même… Leur vitesse devait être réduite de plusieurs kilomètres à la seconde. Utiliser les moteurs pour freiner aurait consommé trop de carburant. Ils s’étaient donc laissé ralentir par le frottement. En entrant dans l’atmosphère de CO2 pourtant ténue, la température du revêtement avait atteint un niveau comparable à celui que supportaient les tuiles de la navette. La lueur due aux décharges de plasma devait les faire ressembler à une nouvelle comète orange surgie dans le plein midi martien. Ils avaient été agités dans tous les sens, avec une brutalité affolante. Une poupée de chiffon dans la gueule d’un chien, avait songé Julia, l’estomac retourné. Elle avait essayé de se concentrer, malgré le bruit terrifiant – une muraille sonore, aux stridences menaçantes, comme si le module menaçait de se disloquer. Et puis, dans ce vacarme, elle avait entendu la voix de Viktor, incroyablement calme, proche et intime dans son casque : — Delta maximum à quatre quatre trois sept, dans la norme, altitude quatre huit sept, amorçons manœuvre de retournement. Il parlait à Marc, mais ses paroles avaient eu sur elle un effet prodigieusement réconfortant. Elle savait qu’il documentait chaque étape en temps réel. Si quelque chose foirait, au moins, il en resterait une trace. L’un des satellites de communication pré-positionnés pour le programme avant-poste martien captait tous les signaux émanant d’eux. Elle s’était cramponnée en implorant Viktor, et non Dieu, de leur faire traverser les longues minutes d’agonie pendant lesquelles ils frôlaient un quart de la planète. Dans le hurlement du vent dû à la friction, le revêtement rugueux du nez était devenu rouge vif et ses tuiles s’étaient dispersées comme s’il était atteint d’une maladie de la peau. Puis – whang ! whoomp ! – ils avaient crevé l’enveloppe atmosphérique et la lourde poigne de la décélération avait un peu desserré son étau. Les parachutes s’étaient déployés, et le module avait effectué un brusque virage à cent quatre-vingts degrés. Le vacarme avait peu à peu décru. Puis ç’avait été le silence. Comme ils oscillaient sous le dais qui freinait leur chute, les quatre membres de l’équipage avaient éprouvé une soudaine exaltation. Ils descendaient toujours, mais plus lentement… La rétrofusée avait émis un rugissement, ajoutant son action à celle des parachutes. Viktor égrenait des nombres décroissants – leur altitude, en kilomètres : dix-sept cents, quatorze cents… Ils avaient franchi des centaines de millions de kilomètres et n’étaient plus qu’à huit mille… cinq mille mètres de leur but. Elle avait réalisé qu’elle retenait son souffle. De l’amateurisme, et alors ? Le décollage avait été pénible, certes, mais il ne comportait pas la rentrée dans une bande de ciel de quelques kilomètres d’épaisseur. En n’importe quel point de l’orbite, la rectification aurait toujours été possible par la suite. Tandis que là… Viktor était censé poser le module à proximité de l’ERV, le véhicule conçu pour leur retour sur Terre. Il aurait suffi qu’il soit dans un rayon accessible en Jeep martienne, même si ça avait posé des problèmes pendant les dix-huit mois à venir. Viktor avait apprécié que Raoul sorte pour évacuer leurs déchets. Ça faisait toujours une tonne de moins à poser sur Mars avec leur précieux carburant. Il devait encore réduire leur vitesse à moins de cent kilomètres-heure et les faire prudemment descendre à une altitude de quelques kilomètres à l’aide de l’altimètre radar et de la balise émettrice de l’avant-poste martien. Sans parler de la caméra extérieure qui envoyait les images à la Terre, permettant à Axelrod d’empocher des millions à chaque seconde. — C’est bon. Vitesse un huit trois, dérive vers le nord… site en vue. L’ERV ! On a l’impression de rentrer chez soi !… En approche… place de parking repérée… Un rugissement. — Beaucoup de poussière… Contact… Moteurs coupés ! Après la magie de la première heure, Raoul avait décidé d’aller jusqu’à l’ERV. Il avait une priorité absolue : le vérifier. Ç’avait été une promenade agréable, dans le décor jonché de pierres qu’ils avaient vu mille fois par les yeux des caméras du mini-rover. Julia avait flanqué un coup de pied dans une pierre pour la voir tournoyer dans la gravité délicieusement basse. Puis elle avait entendu un gémissement dans les écouteurs de son casque. Elle avait rejoint Raoul, qui avait rampé sous l’ERV, et elle avait vu la même chose que lui : une tache sombre sur le sable, de la taille des deux mains environ. Petite, mais ça suffisait. Compte tenu du fait qu’il n’y avait pas de pilote à bord de l’ERV, la performance était miraculeuse : il était arrivé à moins de 2,3 kilomètres du centre exact de son ellipse. Chapeau, la NASA ! Mais il était descendu de guingois. Ce qui n’aurait pas été grave, si l’une des béquilles n’avait heurté une pierre. La violence du choc avait écrasé les tubulures d’alimentation en carburant et les valves qui entouraient le propulseur. — Comment se fait-il que les diagnostics n’aient pas détecté l’avarie ? avait demandé Marc. Raoul était ressorti de sous le capot pendant que les deux autres attendaient nerveusement en regardant la béquille déformée. — Les tubulures ne sont pas pressurisées, avait répondu Raoul. Viktor s’était baissé et était allé voir par lui-même. — Sans doute un problème de lacet lors de la manœuvre d’aérofreinage, avait-il dit en émergeant à nouveau. Le vaisseau est rentré trop vite. Il suffisait de pas grand-chose. Marc s’était mis à jurer. — C’est grave ? avait demandé Julia. — Pas trop. Enfin, je crois, avait répondu Raoul, d’un ton qui démentait ses paroles. Mais je n’ai pas vraiment d’atelier, avait-il ajouté, prononçant pour la première fois une phrase qu’ils entendraient souvent par la suite. Il va falloir que j’improvise. Le choc encaissé, les hommes n’avaient pas ajouté grand-chose. À quoi bon insister sur l’évidence ? C’était simple : réparer, ou mourir. Julia était assise devant le poste de communication et buvait sa dernière chope de thé avant le test de décollage. Raoul et Viktor venaient de partir. Elle avait senti la porte extérieure du sas qui se refermait sur eux. Ils travaillaient généralement par deux. Toujours prévoir un système de recours, telle était la règle. La redondance était la clé de la survie. Sur Mars, les menaces étaient aussi redondantes. Si on ne succombait pas au froid, on risquait de se faire avoir par l’atmosphère. Et si on échappait aux deux, il y avait la sécheresse. Sans parler de cette sacrée poussière toxique. Il y avait longtemps qu’on fonctionnait par équipe de deux, sur Terre, que ce soit pour faire de la plongée sous-marine ou à la NASA, se dit-elle rêveusement. Elle suivait sur l’écran à plasma l’avance des deux scaphandres, le jaune et le violet, dans le paysage désertique. L’un des deux traînait légèrement la patte. Ils s’étaient entraînés à la base de Devon Island, mais, dans l’Arctique, on n’avait à redouter que le froid. Cent ans plus tôt, Shackleton, Amundsen, Peary et ces dingues d’explorateurs polaires se protégeaient le visage avec une simple écharpe de laine. Et leur technologie suffisait à peine à les protéger même contre ce seul péril. On mourait de froid aux deux extrémités de la Terre. Avec les nouveaux tissus respirants, chauds et légers, il suffisait, finalement, de faire attention à son nez et à ses poumons. Les menaces jumelles du froid et de l’absence d’oxygène ne se combinaient qu’en haut de l’Everest, dans cette zone mortelle où même la plus rigoureuse des préparations ne protégeait pas contre le risque d’anoxie – la mort des cellules grises, l’affaiblissement inexorable. Sur cette planète, la zone mortelle est partout. Dans le confort relatif du module, ça paraissait assez sûr. Mais ils n’oubliaient jamais que le monde du dehors était d’une hostilité implacable. Mars n’était pas une mauvaise planète. Ce n’était pas un endroit fait pour l’homme, c’est tout. Elle rêvait parfois qu’une chose invisible, terrifiante, était tapie derrière sa porte. Si elle sortait sans son équipement, elle était perdue. Elle se disait, quand elle y réfléchissait, que ces rêves reflétaient l’angoisse de devoir s’équiper pour sortir, mais l’image persistait bien après. Mars ressemblait paradoxalement beaucoup plus au fond de l’océan qu’à une île froide et sèche comme Devon Island. Cette installation conjointe de la NASA et de la Mars Society avait été construite au tournant du siècle afin de préparer une mission habitée vers Mars. On leur avait appris à s’équiper dans un certain ordre avant de sortir, à suivre une interminable liste de précautions – et de matériel – à prendre. Ça amusait ceux qui devaient rester sur Terre. Certains s’étaient si bien habitués au froid qu’ils fonçaient entre les bâtiments dans la tenue qu’ils portaient à l’intérieur. Mais Julia ne s’était jamais habituée au choc initial lorsqu’elle sortait dans ce froid glacial. Le pire, c’est que sur Mars, qui était tellement plus froide que l’Arctique, ils ne le sentaient jamais. Il fallait être dingue, ou suicidaire, pour sortir sans scaphandre pressurisé et casque. Selon les estimations les plus optimistes, le temps de survie était de moins de trente secondes. C’est ainsi que, sur Mars l’aride, ils vérifiaient et revérifiaient tout, comme des plongeurs : les bouteilles d’air, les raccords, les éléments chauffants et les capteurs – les leurs, et ceux de leur coéquipier. Chacun surveillait les arrières de l’autre. Toujours. C’est comme ça qu’ils avaient réussi à survivre un an et demi. Ils procédèrent au test de décollage après deux jours de travail épuisant. Depuis plus de cinq cents jours, ils brûlaient dans les rovers un mélange méthane/oxygène. Mais le dioxyde de carbone de l’atmosphère avait un effet amortisseur, un peu comme l’azote de l’air, sur Terre, et abaissait la température de réaction. La température dégagée par les boosters de l’ERV serait infiniment plus élevée. D’après les nombreux tests d’ingénierie, le système devait le supporter, mais ces tests avaient été effectués dans des laboratoires confortables, sur Terre. L’ERV utilisé n’était pas resté exposé pendant quatre ans au froid et à la poussière de Mars. Et ne comportait pas un organe endommagé lors de l’atterrissage. Que Raoul s’était escrimé, pendant des mois, à réparer, négligeant ses travaux d’exploration, projetant une ombre sur les longs mois qu’ils avaient passés là. Ils avaient débattu de l’utilité de procéder à un essai des moteurs, peut-être même à une pressurisation partielle. — Et si nous nous contentions de le réchauffer, cette fois ? suggéra Marc. — Tu voudrais que nous procédions par étape ? fit Raoul, l’air fatigué, vidé par la tension accumulée. — Pourquoi procéder à un essai, alors ? fit Viktor d’un ton sec qui voulait dire, ils le savaient tous à présent, qu’il contrôlait ses émotions. Ça marche, ça ne marche pas, il faut qu’on le sache le plus vite possible. — Ce serait peut-être plus sûr, convint Marc. — Un essai partiel n’est utile que si ça ne marche pas, reprit Viktor en levant le doigt mais en prenant garde à ne le pointer vers personne en particulier. Il avait besoin de s’exprimer, mais il avait aussi appris à ne pas menacer ou irriter les autres. — Bon. Mettons que tu décolles, si tu retombes mal et que le vent te pousse… commença Marc. — L’air est calme. Et je sais monter tout droit. Marc hocha la tête. — La logique s’impose, dit doucement Julia. — Si on fait trop d’essais de décollage, on risque d’avoir d’autres problèmes, fit Raoul. Ne jouons pas avec le feu. Les hommes se défièrent du regard, la laissant en dehors du débat. Dans ces cas-là, lorsqu’elle n’avait aucune compétence technique, elle redevenait Mme Viktor. — Alors, on y va ? insista Viktor. Le autres acquiescèrent. Un cri d’avertissement de Raoul la fit s’accroupir. Ils avaient décidé de limiter l’essai à dix pour cent de la poussée maximale, assez pour vérifier que les tubulures tenaient. Raoul et Viktor seraient seuls à bord, par précaution. Viktor pourrait commander le sous-système de sa couchette. Peut-être aussi préféraient-ils être tranquilles, se dit Julia. Ils étaient, Marc et elle, à quelques centaines de mètres de là, prêts à intervenir en cas de drame. La forme trapue de l’EVR se dressait sur le sol rose, aussi piétiné que Central Park, mais plus caillouteux. Les matériels annexes, comme le système chimique, avaient été éloignés, et il avait l’air un peu nu. N’ayant rien à faire, ils tournaient en rond pour évacuer leur adrénaline et se réchauffer les pieds. Même la meilleure des isolations et les éléments chauffants ne pouvaient empêcher ce sacré froid de pénétrer à travers la semelle de leurs bottes. Ils sortaient rarement aussi tôt, dans le petit matin glacial, mais comme ça ils auraient une grande journée de lumière devant eux pour procéder aux réparations, si nécessaire. Ils avaient assez vite appris ce qu’il en coûtait de rester debout à l’ombre, et pis encore de sortir dans la nuit martienne : la peau qui collait aux agrafes des bottes, les gelures malgré les couches d’isolation. Raoul devait son boitillement à plusieurs orteils atteint de sérieuses gelures après des heures passées à faire des réparations à l’ombre de l’ERV. Il n’avait pas remarqué le froid, disait-il. Il était tellement absorbé par son travail qu’il n’avait pas pris garde aux alarmes qui retentissaient dans son esprit. Ils étaient tous les quatre comme ça : concentrés, à moitié obsédés, désireux de régler tous les détails, sans quoi on ne les aurait pas envoyés ici. Elle ferma les yeux et essaya de se détendre. Dans le fond, ils étaient sur le point de se poser sur Mars pour la deuxième et dernière fois, mais après un trajet de quelques mètres seulement. C’était cette curieuse façon de prendre chaque instant, de le détacher, de l’alléger de tout ce qui faisait battre le cœur, qui l’avait soutenue tout le long du voyage aller, du décollage à l’aérofreinage. Elle avait retiré de ces mois de protocoles de mission et de séminaires de psychologie de nombreuses facultés annexes. — Prêt, fit la voix de Raoul, dans les écouteurs de son casque. Pompes amorcées. Viktor répondit par des chiffres : la pression, le flux. Un brouillard impalpable se forma sous la tuyère de la fusée. On aurait dit la vapeur que le soleil faisait parfois monter du sol. Les pilotes poursuivirent l’échange de données. Ils étaient si complices depuis quelques jours que Marc et Julia avaient l’impression d’être devenus des non-entités invisibles confrontées à l’intense concentration des « techniciens de mission » qui procédaient à leurs expériences. Enfin, Raoul murmura : — Allez, c’est parti. Un brouillard se forma à la base de l’ERV. Là, il n’y avait pas de tour pour le retenir. Le vaisseau conique frémit légèrement et s’éleva. — Joli ! s’exclama Marc. — Ouuuii ! s’écria joyeusement Julia. Le vaisseau s’éleva de vingt mètres, resta un instant suspendu dans le vide et commença à retomber. Un panache jaillit du côté de l’engin. Crump ! entendit-elle malgré l’atmosphère réduite. Un panneau sauta, tomba au sol. Le vaisseau dégringola, se stabilisa, retomba de quelques mètres… et heurta le sol. — Coupez tout ! hurla Raoul. — Pression coupée, répondit Viktor, toujours aussi calmement. — Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que… ? Puis elle se mit à courir. Comme si elle y pouvait quelque chose… DEUXIÈME PARTIE Une odyssée martienne 12 14 janvier 2018 Les dégâts étaient bien visibles. Ç’avait été très brutal. Un panneau s’était détaché, un mètre au-dessus de la chambre à réaction. L’intérieur était un magma de valves éclatées, de pompes endommagées et de câbles emmêlés. — Et merde ! Moi qui avais fait en sorte qu’ils supportent trois fois la pression nominale ! fit Raoul. — Il s’est passé quelque chose, dit Viktor. Ça apparaît sur les relevés. — N’empêche, le système aurait dû tenir le coup, insista Raoul. Les joints ont fui, je ne vois que ça. — La surpression vient probablement du fait que nous avons doublé les tubulures, dit doucement Viktor. Raoul grommela quelque chose. Julia voyait son visage blême derrière la visière de son casque et craignit qu’il ne baisse les bras. Il regardait le désastre avec une telle intensité… — Hé, on dirait qu’il y a une tache à l’intérieur… De la poussière ! Il y a de la poussière dans la tubulure ! fit-il en se tournant vers Viktor. C’est bien un problème de joint, et le doublement des circuits n’a fait qu’aggraver les choses : deux fois plus de joints ! Il faudra vérifier auprès de l’interface terrestre s’ils ont constaté quelque chose au cours des essais de mise à feu, mais je parie que c’est ça ! — C’est eux qui ont eu l’idée de doubler les tubulures. — Exact. On va revenir au plan d’origine. Ils parurent soudain ragaillardis. Il y avait intérêt, se dit-elle. Soit ils réussissaient à réparer, soit ils ne repartiraient jamais. Ils devraient attendre que l’équipage de l’AirbusCorp vienne à leur secours – ce qui était encore hypothétique –, raflant la mise de trente milliards de dollars, et toute la gloire. — Vous voulez que je contacte tout de suite le contrôle au sol, ou on attend d’être rentrés au module ? demanda Marc. — Ils ne contrôlent rien du tout, répliqua Raoul. C’est nous qui sommes aux commandes de la situation. — C’est bien vrai, répondit Viktor avec un petit rire sec. — Je propose que nous attendions d’avoir parlé avec la Terre avant de remettre ça, côté réparations, reprit Raoul. — Niet, niet ! Au boulot ! fit la voix de Viktor, dans ses écouteurs, son accent ressortant plus que jamais. On va pas rester assis ici en attendant que l’Airbus nous ramène à la maison. Ils s’apprêtaient à déjeuner lorsqu’un vlong ! annonça l’arrivée d’un TriVid prioritaire. Axelrod, forcément. Ils se demandaient comment il faisait pour intervenir chaque fois au moment des repas. Après s’être consultés du regard, ils décidèrent que son message attendrait. Ses interventions étaient généralement des harangues – comme disait Marc : « La dernière lubie qui lui passait par la tête ». Et aujourd’hui, ce serait épique, parce qu’il avait assisté à l’échec, écouté leur rapport. Ils prirent leur temps pour déjeuner. Axelrod était livide. Il arpentait son bureau, la caméra clippée au col. — La rustine de la NASA a lâché ? Mais quel genre d’instructions de merde vous ont-ils données ? C’est pour ça qu’ils passent pour des petits génies ? D’abord ils nous vendent un appareil défectueux, puis ils sabotent la réparation. Ma parole, ils sont payés par l’AirbusCorp ! Viktor avait été le premier à remarquer que ses monologues avaient peu à peu changé de ton, passant du bavardage amical, style « on les aura, les gars », à des délires quotidiens. En dehors de la tension que lui imposait généralement la mission, il était épuisé par la pression constante des médias. En outre, les relations avec la NASA, qui avaient toujours été tendues, s’étaient encore détériorées. Il ne faisait plus confiance à leurs responsables de la communication. Le problème remontait au tout début de la programmation de la mission du Consortium. Axelrod avait émis l’idée d’utiliser l’ERV pour faire revenir son équipage sur Terre. La NASA avait résisté, mettant tout le projet en péril. « Il en faudrait davantage pour m’arrêter ! avait-il lancé. Vous allez envoyer des gardes sur Mars pour empêcher mon équipage d’approcher ? » Après deux mois de palabres, ils étaient arrivés à un compromis : le Consortium avait racheté l’ERV pour un milliard de dollars. Cash. Mais certains, à la NASA, n’avaient jamais pardonné à Axelrod son arrogance. La découverte par Raoul des dommages subis par l’ERV avait mis Axelrod en rage. Il ne perdait pas une occasion de dénigrer la NASA dans les médias, décrivait l’ERV comme « une épave digne des surplus de l’armée » et en avait exigé le remboursement. Ce qui n’était pas très diplomatique. On lui avait opposé une fin de non-recevoir, l’argent étant depuis longtemps dépensé – après tout, la NASA était une agence gouvernementale, et depuis quand le gouvernement faisait-il autre chose ? À la place, ils lui avaient proposé de réfléchir au moyen de réparer, à l’aide du jumeau de l’ERV qui prenait la poussière dans un hangar du Johnson Space Center. Axelrod avait menacé hargneusement de leur faire un procès et d’exiger la restitution de chaque dollar investi dans la mission à moins qu’ils ne parviennent à réparer l’ERV. La NASA avait répliqué que les communications avec l’équipage sur Mars risquaient de pâtir de la rupture de contrat. S’il les poursuivait, avaient-ils ajouté, les avocats du gouvernement ne leur permettraient certainement plus de traiter avec lui. Et des choses bien pires pouvaient se produire… En fait, il avait laissé gravement entendre à son équipage que la NASA ne leur transmettait déjà plus fidèlement ses TriVids. Axelrod tournait toujours en rond sur l’écran. — Si nous perdons parce que leur matériel de merde ne marche pas, écoutez-moi bien, Raoul, je veux que vous… arrrrrp. L’écran devint blanc. — Ça ne va pas lui arranger le moral, fit doucement Julia, un peu soulagée. Il fait vraiment de la parano, avec la NASA. Elle envoya un message de « mauvaise réception ». — Encore un problème avec le satellite de communication, fit Raoul avec un haussement d’épaules. — Ça arrive plus souvent avec les TriVids du boss, on dirait, remarqua Viktor. — C’est lui qui appelle le plus souvent, alors… Julia savait ce qu’ils pensaient, tous les quatre. S’il avait respecté le programme de la mission en bas duquel ils avaient tous apposé leur signature, ils ne seraient pas dans ce pétrin. D’après le programme original Mars Direct, un deuxième ERV devait être lancé un mois après le premier, sur une trajectoire plus lente, se poser à mille kilomètres environ du premier, refaire le plein, déployer ses sondes robot pour reconnaître les environs, et attendre la seconde mission habitée. Il pouvait aussi faire office d’appareil de secours en cas de pépin avec le premier. Dans ce cas, il se serait posé près de la base. Mais il n’y avait pas de deuxième ERV sur la base martienne. Ni même à mille kilomètres, si malcommode que c’eût été. Le plus proche était à 70 millions de kilomètres, soigneusement entreposé dans un hangar de la NASA, au cap Canaveral. Ils étaient partis depuis un mois et Viktor assurait le flash TriVid, lorsqu’ils avaient reçu le message d’Axelrod. Le délai de transmission était d’une minute et demie, et la conversation ressemblait plutôt à un échange d’e-mails verbaux. L’équipe de psychologues n’avait pas prévu ça : ces conversations qui n’en étaient pas vraiment, surréalistes, décalées. Alors ils faisaient de leur mieux. Un seul d’entre eux répondait à Axelrod à chaque fois, mais rien n’interdisait aux autres de lui souffler des questions ou des réponses. — Salut, les gars ! Quel temps fait-il là-haut ? Ah oui, c’est vrai : il n’y a pas de fenêtres ! Après cette blague rituelle, Axelrod se montrait rapide, efficace, tonique – relayant des saluts et des hommages de tous les pays et de toutes les sommités scientifiques. Cette pratique demeura une constante de ses interventions. Sans doute à l’instigation de ses conseillers psychologiques. Ils l’avaient laissé débiter son message. — Hé, on sait lire le calendrier, même avec une minute de décalage, avait répondu Raoul. On attend des nouvelles du lancement de l’ERV de secours. C’est bien pour aujourd’hui, hein ? La désinvolture d’Axelrod devait être contagieuse ; ils avaient tous attrapé le virus. Quand Axelrod était revenu, au bout d’un moment qui leur avait paru très long, il avait l’air tendu. Sur la défensive. — Je voulais vous en parler, avait-il dit. J’ai des soucis. D’argent, surtout. Ou plutôt, de manque d’argent. Ouais, le manque d’argent est la source de tous les problèmes. (Un soupir, le regard détourné, puis revenant vers eux.) Je n’ai pas réussi à le faire décoller. Je n’ai pas trouvé les capitaux. J’ai bien essayé. Mais la vérité, c’est que je racle les fonds de tiroirs, ici. Plus un sou de côté. J’ai épuisé la manne de la pub et des promotions, et je n’ai jamais été aussi riche qu’on l’a dit. La plupart de mes biens étaient gagés. Il avait fait une pause, trempé ses lèvres dans un verre d’eau. Ou de gin, s’était dit Julia. Elle l’avait déjà vu boire comme ça. Du champagne pour la galerie, du gin en privé. — Il faut que vous sachiez que la NASA a augmenté ses tarifs, avait-il repris d’un ton plus allègre. Et avec eux, on paye cash ; pas question de négocier un crédit. J’ai tout essayé, de lancer un emprunt, une compagnie fantôme pour les opérations futures, tout le fourbi. Ça n’a pas marché. Je n’ai pas réussi à réunir le tour de table. Mes financiers menaçaient même de me laisser tomber. Alors pour réduire les frais et tenir le coup, ici, sur Terre, dans votre intérêt à vous, là-haut, eh bien, nous avons loupé la fenêtre de tir. Très doucement, alors qu’Axelrod continuait à débiter ses excuses embarrassées, Raoul avait dit : — Le… fils… de pute. Comme une sorte de prière furieuse. Ils avaient fait un break d’une semaine, le temps que leur colère retombe. Et de se défouler en faisant de l’exercice. La NASA avait fonctionné pendant des décennies sur un principe : la sécurité des astronautes n’était pas la règle numéro un ; c’était la seule règle. Mais ils n’étaient plus à la NASA. Marc avait passé des heures à courir sur le tapis roulant, au point que Raoul avait ronchonné qu’il allait l’user, or ils en auraient besoin pour décharger le module, après l’atterrissage. Julia avait pédalé comme une folle sur le vélo fixe. Elle avait aussi fait des pompes, des tractions et autres exercices du même genre. Ils aimaient s’exercer seuls – le temps passé à l’écart des autres devenait de plus en plus précieux. Ils n’étaient vraiment pas bavards, mais il avait bien fallu qu’ils parlent. Le deuxième ERV était leur canot de sauvetage. Il aurait dû arriver comme une comète après leur atterrissage. Ils auraient pu s’en servir comme camp secondaire pour les expéditions lointaines. Il ne leur était pas indispensable au quotidien. Son absence ne changeait rien au profil de leur mission. Mais ils n’auraient pas, pendant l’année et demie qu’ils devaient passer sur la planète, la certitude rassurante de disposer d’un autre moyen de retourner sur Terre. Et ils ne pouvaient rien y faire. Mais ils pouvaient en parler. Ils avaient dû accoucher d’une déclaration consensuelle sur « l’adversité » qui s’acharnait sur le Consortium, exprimer « leur parfaite compréhension des choix difficiles que le Consortium avait dû effectuer », assurer tout le monde qu’ils surmonteraient « ce handicap avec une confiance intacte dans la totale réussite de la mission ». Il leur avait fallu une bonne semaine pour arriver à prononcer ce discours devant la caméra. Pourtant, ils étaient aidés… Avant de partir, ils avaient posé pendant des heures pour un nouveau logiciel fulgurant : la Gestion Faciale, un programme fait pour se substituer à eux s’ils étaient nerveux, s’ils sortaient de la douche ou s’ils avaient la gueule de bois. Le logiciel remédiait à leurs lapsus, lissait leurs bafouillages, morphait leur image et améliorait la tonalité de leurs interventions avant qu’elles ne parviennent aux médias qui payaient une grosse partie des dépenses courantes du Consortium. Ils pouvaient même, s’ils le souhaitaient, revoir leur prestation avant envoi. Ce qu’ils avaient tous fait, au début. Ils avaient assez vite arrêté. C’était presque inquiétant de s’entendre parler d’un ton juste, avec l’assurance et l’emphase voulues, le mouvement des lèvres suivant à la perfection les paroles, et tout ça d’un air sincère et crédible. — La vieille blague de la pute qui dit à son client « Pour les sentiments, y a un supplément », avait observé Viktor. Ça les avait aidés à traverser le plus dur. Mais ils n’avaient jamais oublié. Elle était déterminée à tout faire pour arriver à ses fins. Y compris à évoquer l’impensable. Il y avait trois jours qu’elle avait abordé le sujet pour la première fois. Trois interminables journées qu’ils avaient passées à s’échiner sur les réparations. Et puis ç’avait été l’échec. Le moment était venu de repenser à l’impensable, et de passer à la programmation. Elle attendit quand même la fin du petit déjeuner. — D’accord, fit-elle en les parcourant du regard. Imaginons que nous n’arrivions pas à réparer. Que ferons-nous ? Raoul se rembrunit, mais ne répondit pas. — Eh bien, nous rentrerons en auto-stop, dit Viktor. — Et quand doivent-ils arriver ici ? L’AirbusCorp était d’une discrétion tout orientale. On savait seulement qu’un équipage de trois personnes était parti plus d’un an après celui du Consortium et devait « bientôt » arriver sur Mars. Trois lignes de bio de chacun des membres de l’équipage, rien de plus. Quelques fuites, qui s’étaient révélées dûment organisées. Les Allemands de l’AirbusCorp laissaient leur partenaires chinois jouer la carte du secret. Ça attisait le suspense. Les taupes d’Axelrod avaient confirmé qu’il s’agissait bel et bien d’un lanceur chinois à trois étages équipé d’une fusée à propulsion nucléaire, qui était restée huit jours en orbite à deux cents kilomètres d’altitude. Ce qui pouvait vouloir dire soit qu’ils avaient des problèmes mineurs, soit qu’ils étaient très, très prudents. Peut-être les deux. Et puis il y avait eu un essai de mise à feu, garanti par le gouvernement chinois « sans composante nucléaire significative », ce qui était une façon élégante de dire : « Les Européens et les Américains peuvent aller se faire foutre s’ils ne sont pas d’accord. » La NASA et la National Security Agency avaient analysé la signature optique de la combustion et, comme de bien entendu, c’était un dégagement d’hydrogène produit par une pile atomique de température moyenne, de conception inconnue. Axelrod leur avait envoyé des photos du vaisseau, obtenues à l’aide du télescope du complexe de Keck. — Une grosse fusée élancée, avait observé Viktor. Avec une impulsion spécifique deux fois et demie, peut-être trois fois supérieure à la nôtre. Donc d’autant moins gourmande en carburant. L’hydrogène – très bien pour gagner de la vitesse, meilleur choix. Mais ils ne vont pas venir avec de l’hydrogène liquide sur Mars ? La Direction des opérations du Consortium ne pensait pas que le carburant nécessaire pour le retour soit de l’hydrogène. — Conserver de l’hydrogène à une température aussi basse, se poser avec et l’utiliser pour le retour, non, avait dit Viktor d’un ton sans réplique. Une fuite thermique et ils plantent la mission. Ils ont un autre plan pour repartir. Mais lequel ? Personne ne le savait. Vingt-quatre heures plus tard, l’AirbusCorp avait annoncé laconiquement la mise à feu. Le grand départ dans l’espace interplanétaire avait laissé sur le ciel nocturne la balafre d’un long panache de métal en fusion. Huit mois avaient passé depuis leur lancement. Les spécialistes du JSC déduisaient de la configuration des deux planètes qu’ils pensaient profiter de l’effet de fronde de Vénus. En passant à proximité, la fusée nucléaire serait recatapultée, un peu comme une balle de tennis rebondissant sur un train de marchandise en mouvement : au rebond, la vitesse du train s’ajoutait à celle de la balle. C’était le seul moyen d’arriver sur Mars en partant au moment où ils l’avaient fait. — Bon, le passage près de Vénus prend dix mois, avait ajouté Viktor. Ils devraient être ici dans deux mois à partir de maintenant. C’est là que s’ouvrira notre fenêtre de tir. Ils arriveront juste à temps pour nous voir repartir. Si nous repartons, avait pensé Julia, mais elle s’était bien gardée de le dire. Axelrod leur réservait une surprise, qu’il leur avait annoncée juste après le lancement de l’AirbusCorp. — J’ai gardé le secret parce que j’avais peur de la contre-publicité, avait-il admis. J’ai une solution de repli pour vous, les gars. Ça m’a coûté la forte somme, je vous prie de le croire, et je ne parle pas seulement d’argent. J’ai dû vendre mon âme. — Traduction, avait murmuré Raoul, le marchandage s’est mal passé et ça lui a coûté plus cher qu’il n’espérait. — Tu étais au courant ? s’était étonnée Julia. — Axelrod m’avait demandé de ne rien dire, avait-il répondu avec un haussement d’épaules. — Je suis allé trouver nos collègues allemands de l’AirbusCorp. J’ai négocié sur la base du matériel dont Raoul m’a dit qu’il aurait besoin si ses réparations sur place ne marchaient pas comme il fallait. J’ai fini par obtenir que l’AirbusCorp vous apporte sa caisse à outils. Des cris et des hurlements avaient salué cette nouvelle. Julia avait jeté un coup d’œil en douce à Raoul. Petit cachottier, va. — J’ai dû faire réduire le poids du matériel, mais d’après mes ingénieurs, c’est ce que je pouvais faire de mieux. Des pièces. Des outils. L’AirbusCorp se débrouillera pour vous faire parvenir tout ça. — Dites-leur juste de chercher les seuls êtres humains sur Mars. Nous serons là ! avait lancé joyeusement Viktor. — Il n’est pas garanti qu’ils vont se poser à côté de vous. Il se peut qu’ils se posent ailleurs, ils ne l’ont pas dit, avait poursuivi Axelrod avec un haussement d’épaules modeste. J’ai pensé que vous aimeriez le savoir, les gars. J’espère que ça compensera le fait qu’on n’envoie pas le deuxième ERV. Pas pour Julia. Pas tout à fait. Mais elle avait apprécié sa démarche. Il avait conclu avec panache : — J’ai dû mettre cent millions de dollars sur la table. Le transport de marchandises le plus coûteux de l’histoire, assurément. Si je n’entre pas dans le Livre des Records… Très grand seigneur, Viktor avait débouché l’une de ses dernières bouteilles de champagne. — Bienvenue à la table du commandant ! avait-il dit, les yeux brillants. La courbe voluptueuse, le poids de la bouteille étaient du gâchis, aux yeux de Julia, et c’était merveilleux. Après neuf mois sur Mars, ils avaient besoin de fêter quelque chose. Il avait même mis du caviar sur la table. Du caviar blanc, le meilleur, dans une petite boîte raffinée. Les secours arrivaient. Et la concurrence avec. — Je parlais à Katherine, dit lentement Raoul, manifestement désireux de se changer les idées. Ils peuvent gagner du temps en mettant les gaz. Ils quitteraient la Terre plus vite, et en approche martienne, ils pourraient freiner grâce aux rétrofusées, dit-il en jouant avec sa chope de café. — Moi aussi, j’ai réfléchi, dit Viktor. Ils arrivent à grande vitesse, huit mille mètres à la seconde. La décélération exigera un long aérofreinage, je pense. — Alors ils pourraient arriver d’un moment à l’autre ? fit Marc. — En principe, oui, acquiesça Raoul avec une moue évasive. — Nous ignorons où ils vont se poser, intervint Julia. S’ils atterrissent trop loin, nous ne pourrons pas les rejoindre. — C’est une grande planète, confirma Marc. — Au patron d’organiser le passage du témoin avec l’AirbusCorp. — D’accord. Même s’ils arrivent bientôt ici, il faudra qu’ils refassent le plein… — Le plein de quoi ? reprit Marc en regardant Raoul et Viktor. Que peuvent-ils bien utiliser ? — De l’hydrogène, sans doute, répondit Viktor. — C’est ce qu’il y a de plus léger – le meilleur rapport énergie/masse, approuva Raoul. Tout le monde sait ce qu’ils peuvent utiliser pour rentrer à la maison. — Que pourraient-ils faire d’autre ? demanda Marc. — Ce que nous avons fait, répondit Raoul. Apporter de l’hydrogène et une usine chimique, fabriquer du méthane, de l’oxygène et de l’eau à partir du CO2. Même avec un gros réacteur nucléaire pour faire tourner une usine plus importante, ça représenterait plusieurs mois de boulot. — Tu es sûr ? insista Marc. — Pour moi, on rentrera avant eux, confirma Raoul. — Il y a trop d’inconnues, commenta Julia. Et je ne vois pas en quoi la technique de l’AirbusCorp devrait affecter notre mission. Je n’aurais jamais pensé que ça tournerait à une discussion sur les problèmes de propulsion nucléaire. Il faut que je ramène la conversation sur l’expédition à l’évent. Je n’ai pas dû annoncer assez clairement mes intentions. — On pourrait revenir à ce qu’on disait tout à l’heure ? suggéra-t-elle en regardant délibérément Marc. — Eh bien, fit Marc, même s’ils arrivaient ici demain, il faudrait encore qu’ils remplissent les conditions d’attribution de la prime. Nous avons réuni les données géologiques, prélevé les échantillons de sol, effectué les relevés météorologiques, observé ce coin d’enfer martien. Pour gagner, il faudrait qu’ils fassent la même chose. Et ça prendra du temps. — Ouais. Près d’un an et demi. — Sauf que nous avons envoyé toutes les infos sur Terre. Ils savent où chercher ! fit Marc avec un rictus exaspéré. Julia eut un sourire apaisant. Elle devait continuer à les faire parler malgré leur fatigue. — Comment pourraient-ils les utiliser ? — Ils ne trouveront pas l’eau si facilement que ça, reprit Marc. Ils avaient forcément un plan au moment du lancement, or je n’avais pas trouvé de glace quand ils ont défini leur profil de mission. — Avec beaucoup d’énergie, on peut s’adapter, répondit Viktor. — Cette pile à combustible doit pouvoir faire bien des choses, confirma Raoul. — Ouais, ça fait beaucoup de peut-être, souligna Julia. Et la mécanique céleste, ils ne peuvent pas la changer. — Même l’atome obéit à Newton, fit Viktor avec un sourire. — S’ils ratent la fenêtre de lancement, dans deux mois, dit-elle, pour combien de temps sont-ils coincés là ? Deux ans ? — Forcément, répondit Viktor. Ils passeront l’hiver ici, à se geler, comme nous. — On a eu froid, mais au moins c’était dégagé. Ils arriveront en été, répondit Marc. Pas le meilleur moment pour procéder à des explorations, avec les tempêtes de sable. — Ils n’ont pas le choix, reprit Julia. Ils ont lancé tard, selon une trajectoire biscornue. Pour aller jusqu’à Vénus, ils ont eu deux fois plus chaud que nous. Ils ont probablement perdu beaucoup de fuel à cause de l’ébullition, d’accord ? — D’accord, acquiesça Raoul, mais avec leur propulsion nucléaire, ils ont pu emporter une plus grande quantité de tout… — À propos, quelle est notre situation ? demanda-t-elle. Tout le monde connaissait la réponse, mais elle ne voulait pas laisser dévier la conversation. — Il y a sept mois de réserves pour six personnes dans l’ERV, répondit automatiquement Marc, qui était responsable des provisions. (La NASA prévoyait de ramener un équipage de six personnes sur Terre.) Ici, il y a à peu près six semaines de ravitaillement pour chacun, sans compter ce qu’il y a dans la serre. — C’est drôle que nous n’ayons pas tout mangé, répondit Viktor avec une légèreté artificielle. Le signal était clair pour elle : il avait senti, lui aussi, que la tension montait dans la pièce. Leurs conseillers avaient indiqué au « couple », pour reprendre leur expression, des tactiques de « diversion » utiles pour désamorcer les conflits. Julia hocha la tête et attendit avant de relancer la conversation. À vrai dire, Viktor avait raison. Ils avaient tellement mangé après l’atterrissage, pour s’adapter à la pénibilité du travail et au froid constant, qu’ils risquaient, selon leurs propres estimations, de se retrouver à court de nourriture pendant les dernières semaines. Alors ils s’étaient un peu restreints et moins exposés au froid – qui était le véritable coupable, et non le travail musculaire. Mars imposait de rudes contraintes à l’organisme. Ils brûlaient entre cinq mille et six mille calories par jour. — Je pose cette question, parce qu’il se pourrait que nous soyons là jusqu’à la fin de la fenêtre de tir, si les réparations prennent plus longtemps que prévu… — Il n’y a pas de raison, rétorqua Raoul, avec un geste tranchant de la main. Je connais le problème. Ça pourrait aller assez vite. — Je suis sûre que… — D’accord, Viktor ? — Je pense que notre estimation est correcte. Pas de doublage des tubulures. Un pieux mensonge, se dit Julia. Viktor s’en faisait beaucoup au sujet des réparations. — Tu es sûr ? fit Marc avec un froncement de sourcils dubitatif. — Nous ne serons sûrs de rien tant que nous n’aurons pas procédé à un autre essai, trancha Julia d’un ton qu’elle espérait parfaitement raisonnable. — Moi, j’en suis sûr, affirma Raoul. — Tu l’étais aussi avant l’essai, releva Marc d’un ton égal. — Qu’est-ce que ça veut dire ? renvoya Raoul. Julia tenta de calmer le jeu : — Écoutez, je ne crois pas… — Assurer les réparations, c’est bien la raison de ta présence ici ? fit Marc, d’un ton trompeusement désinvolte. — Toi, tu es venu ramasser des pierres, rétorqua Raoul. Sûr que c’est moins difficile ! — Tout ce que je veux dire… — Tu ferais peut-être mieux d’en dire moins, coupa Viktor. — Ouais, ton boulot est peut-être plus dur, convint Marc. Encore faudrait-il qu’il soit fait. — Je m’en suis déjà clairement expliqué, je crois, fit Raoul. Vous avez vu ce sable, ces « fines », comme disent les géologues. C’est de la poussière de peroxyde. De la micropoussière ! Et d’une finesse inconnue sur Terre. Elle est entrée dans les mécanismes, les a rongés pendant les trois ans que l’EVR a passées ici. Et tous les jours, toutes les nuits, la température monte et descend de cent cinquante degrés en l’espace de quelques heures. Il n’y avait pas moyen de simuler ça sur Terre. Donc aucun moyen de prévoir quoi que ce soit. Nous avons de la chance que l’ERV soit encore en partie fonctionnel. Il s’interrompit brusquement, inspira un bon coup et, l’espace d’un instant, ils oscillèrent sur un point d’équilibre précaire. — Absolument, répondit Julia. Aucun ingénieur n’aurait pu imaginer les conséquences. Même l’expérience avant-poste mettait en œuvre des systèmes plus simples, plus rudimentaires, des pressions moindres… c’est vrai, non ? Elle prenait un risque, en choisissant son camp. Ça pouvait être l’escalade, Marc pouvait se mettre en colère pour de bon. Or elle avait besoin de son soutien pour repartir en exploration. Mais Raoul devait surmonter la crise. S’il se décourageait et ralentissait son rythme de travail, ils seraient encore plus dans le pétrin. Elle repensa à sa stratégie lorsqu’elle avait lancé la discussion. Mettre tout à plat, définir les tâches, détendre l’atmosphère. Et leur arracher l’accord de repartir en exploration. Elle regarda Raoul et dit prudemment : — Eh bien, je suis soulagée que vous pensiez, Viktor et toi, pouvoir réparer l’ERV. Mais si nous ratons la fenêtre de tir, nous aurons un problème de réserves. Je pense qu’Axelrod ou la NASA – et je n’affronterai pas cette dernière – devrait envoyer le second ERV, avec deux ans et demi de vivres pour quatre. Raoul n’avait pas l’air content, mais ne protesta pas. — Ou bien, conclut-elle, ils nous confirment que l’AirbusCorp nous ramènera en profitant de la fenêtre de tir. — Ouais, pourquoi n’avons-nous pas de nouvelles d’eux ? demanda Marc. Nous connaissons l’équipage, pourquoi ce silence ? Il était toujours furieux, mais il avait trouvé une nouvelle cible. — Il est peu probable qu’ils puissent nous aider, répondit Viktor. Même avec une pile atomique, la masse est la masse. Sept personnes plus le ravitaillement, ça fait forcément plus qu’ils ne peuvent transporter. — Tu es sûr ? s’exclama Julia en se redressant, surprise. — D’après les dimensions, les simples lois d’échelle… répondit Viktor en les regardant. N’attendez pas de miracles. — Et merde ! fit Raoul. J’espérais… — De toute façon, qui voudrait rentrer à cloche-pied sur Terre avec eux ? grimaça Marc. Seigneur, on ne s’est pas crevé le derrière pendant deux ans à faire ces essais de production ineptes, à ramasser des échantillons, tout ça pour rien ! Avant que la conversation ne tourne à nouveau à la confrontation, elle joua son va-tout : — Raoul, je n’ai pas de raison de douter de ton analyse. On ne peut pas espérer que vous répariez ce qui ne peut pas l’être. Si tous les joints sont fichus, si le métal est attaqué, ce n’est pas une panne mécanique, c’est une erreur de programmation majeure de la part de la NASA. L’ERV que vous essayez de rafistoler n’aurait dû être que le véhicule de secours, notre réserve d’oxygène et de carburant. Notre vaisseau de retour aurait dû arriver juste après nous, pas deux ans plus tôt. La Terre doit nous envoyer un nouveau véhicule. Raoul la regarda avec surprise. Julia avait perçu, par l’intermédiaire de Viktor, la frustration croissante de Raoul. Chaque fois qu’il examinait un nouveau système, il constatait la même désintégration rampante. Ses réparations l’apparentaient à une sorte de Sisyphe, et si ça continuait, il allait finir écrasé sous le rocher. Mais il ne renoncerait pas. Impossible. Le cocktail d’orgueil latin et d’entraînement astronautique faisait de lui une sorte de Superman. C’est Viktor qui eut le dernier mot : — On voudrait, Raoul et moi, faire un nouvel essai le plus vite possible. Si ça ne marche pas, on suit l’idée de Julia. Tout le monde hocha la tête en silence. Leur paix fragile marchait mieux quand ils s’abstenaient de parler. Il était le commandant, et c’était lui qui avait pris la décision. Ils avaient gravi une énorme colline. Elle les avait pris au dépourvu, et ça avait marché. Mais elle n’était pas satisfaite. Elle serra les dents. Et merde ! Encore raté. Il va falloir que j’attende le prochain essai. Enfin, ça vaut peut-être mieux. Après tout, la plus proche épicerie est à quarante millions de kilomètres… 13 14 janvier 2018 La réaction des médias, sur Terre, fut démesurée. Tout le monde la ressentit, même derrière l’écran épais que le Consortium dressait entre eux et le déchaînement médiatique. Elle reçut un long e-mail de ses parents… et de toute une flopée de cousins au trente-sixième degré. La rançon de la gloire. Chacun évoquait, à longueur d’interviews, d’émissions de TriVid et autres articles, des moments poignants de leur enfance commune, dont Julia ne gardait aucun souvenir, mais quelle importance, hein ? Toutes ces années passées sur la Toile l’avaient rendue cynique. Le problème, c’est que le nombre des correspondants était par définition illimité. Elle y avait acquis le sens de l’absurde. Elle était en réel danger, et on s’attendait à ce qu’elle prenne le temps de répondre à des messages sur la question. Les trois autres avaient la même impression, mais chacun réglait le problème à sa façon. À part à sa mère, Viktor n’émettait plus depuis longtemps que des messages visuels anodins. Raoul envoyait de longs e-mails à Katherine et quelques autres personnes. Marc, au contraire, rédigeait des messages généraux qui étaient retransmis à une gigantesque liste d’« intimes ». Julia faisait de même, en évitant d’être trop guindée. Le Consortium avait, par contrat, un droit de regard sur ces messages collectifs, et pouvait récupérer ceux qui étaient assez bien écrits pour les articles des « journalistes sur Mars » signés de leur nom, revus et corrigés par les équipes du Consortium, et publiés sous copyright Axelrod. Ah, le show business… Et ça marchait, même en cas de crise. Question d’habitude, surtout. Et puis ils s’étaient rendu compte pendant le long voyage aller que ça leur faisait du bien de s’isoler un peu, de s’adresser à un autre public que les trois têtes qu’ils voyaient tous les matins au petit déjeuner. À vrai dire, ils n’avaient connu qu’une seule autre véritable crise, et ç’avait été pareil, en plus ramassé dans le temps. Ils avaient quitté l’orbite basse depuis trois jours et ils étaient bien au-delà de la Lune quand ils avaient amorcé la rotation censée produire la gravité centrifuge. Toujours prudent, Viktor avait fait sauter les boulons qui libéraient le système de gravité par câble. C’était pour tester ce schéma que le propulseur Magnum avait été envoyé sur orbite. Le rapport post-mortem montrait que l’explosion spectaculaire qui avait coûté la vie au premier équipage envoyé sur Mars était due à la rupture d’une pompe. Personne n’avait donc effectué l’essai complet, en vraie grandeur, depuis le lancement jusqu’à l’enclenchement de la rotation. Il y avait bien eu des tests à l’ISS, mais rien ne pouvait simuler tous les aspects dynamiques. Et les astronautes étaient des professionnels, entraînés à se poser des questions sur chaque nouvel organe mécanique. Ils s’étaient entassés dans le poste de pilotage pour regarder Viktor vérifier les systèmes et faire sauter les dispositifs externes superflus. Leur caméra extérieure montrait une séparation claire et nette ; le câble s’était éloigné en serpentant alors que l’étage supérieur de leur Magnum s’éloignait. — Un joli serpent, avait-il dit d’une voix précise, contrôlée, qui ne pouvait tout à fait dissimuler sa joie. Les deux cents mètres de câble devaient supporter las 85 tonnes du module d’habitation et l’étage supérieur, l’un et l’autre soumis à 0,38 g de la gravité terrestre, la pesanteur martienne. Viktor l’avait laissé se dérouler complètement, tel un mince fil de pêche qui avait disparu dans le lointain. Il avait procédé à la mise à feu des propulseurs à hydrazine. Des champignons avaient bourgeonné tout le long du tube de l’étage supérieur, vide, et du module d’habitation. Ils avaient accéléré en douceur, l’étage supérieur devenant leur contrepoids. — L’explosion de certains boulons ne s’est pas effectuée correctement, avait remarqué Viktor en observant l’écran. Vous voyez ? De petits éclats tournoyaient dans le noir, le long du câble, captant la lumière et disparaissant à nouveau. — Exact, avait confirmé Raoul. Ça paraît mineur. Ils ont dû se détacher lors de la séparation du carénage. — Ils auraient dû rester solidaires, avait insisté Viktor. — Bon débarras. Ils étaient sanglés sur leur couchette quand ils avaient senti revenir la gravité partielle. Julia s’était déjà trouvée par 0,38 g dans le noyau centrifuge de l’ISS, mais lorsqu’elle s’était levée, ça ne lui avait pas fait tout à fait le même effet. L’autre système utilisait un bras de rotation court, de dix mètres, et quand elle marchait, son oreille interne lui envoyait de brefs signaux d’alarme. Ce n’était pas le cas ici. Raoul avait fait tourner la caméra vidéo extérieure pour l’interface terrestre, puis la caméra fixe de la cabine quand Viktor avait sorti une bouteille de champagne du réfrigérateur. — De l’alcool à bord ?! avait-il dit en ouvrant de grands yeux faussement indignés pour le bénéfice du public, sur Terre. Ils avaient éclaté de rire et regardé en souriant Viktor verser dans le verre de Julia un long jet de liquide doré qui avait cascadé au ralenti dans la nouvelle gravité… Chtonk. — Qu’est-ce que c’est ? avait grommelé Viktor en fronçant les sourcils. Ils s’étaient précipités vers l’écran vidéo. Un éclat de métal tranchant, déchiqueté, auquel était attaché un boulon, dégringolait dans le noir. — Et merde ! s’était exclamé Viktor. Un fragment de capot ! — Ça doit être ces boulons qui ne se sont pas libérés, avait dit Raoul en observant le bout de métal. Ils ont dû exercer une traction sur le capot et le déchirer… — Alors en tournant, on va le heurter, avait repris Viktor en pinçant les lèvres comme chaque fois qu’un bout de matière inanimée se comportait de façon inhabituelle. Marc avait jeté un coup d’œil au tableau de bord. — Un voyant allumé sur le circuit interne ! Ils s’étaient retournés d’un bloc. Julia tenait toujours son verre plein. — La pression d’eau ! avait annoncé Marc. La plomberie était l’une de ses spécialités, bien que Raoul soit généralement responsable de chacun des systèmes du vaisseau, et de leur intégration. — On la perd ! avait lancé Raoul. Il avait interrogé le système diagnostic, faisant apparaître une succession de chiffres décroissants. — La pression chute ! Ils s’étaient regardés, chacun tirant la même conclusion que Viktor. — Le capot a ouvert une brèche dans l’habillage du module. L’enveloppe extérieure du module d’habitation était pleine d’eau, ce qui faisait office d’écran antiradiations. Quand ils seraient sur Mars, elle leur fournirait aussi un écran thermique contre le froid mortel. C’était ingénieux, mais ceux qui avaient eu cette idée n’avaient pas prévu le risque de collision avec leur précieuse réserve d’eau. — La paroi est si mince que ça ? s’était étonné Marc. Une simple pièce de métal… — Se déplaçant à plusieurs mètres à la seconde, oui. Elle a pu y ouvrir une brèche, avait répondu Viktor. Et elle l’a fait. Raoul avait effectué un rapide calcul. — La pression chute, mais pas très vite. C’est une petite fuite, grosse comme le pouce, peut-être. — On devrait s’en sortir, avait commenté Marc. — Il faut effectuer une sortie, avait dit Viktor en regardant Raoul, le sourcil froncé. Tous les deux. Leur eau aurait mis un mois à fuir par ce trou, qui se trouvait à la moitié de la paroi extérieure du module. Ils seraient donc morts quatre mois avant d’arriver sur Mars. Raoul était sorti le premier. Ils avaient revêtu les scaphandres prévus pour la surface, et pas vraiment conçus pour ce genre d’intervention – les ingénieurs avaient privilégié la souplesse et le faible encombrement. C’était pire qu’une sortie en apesanteur – la seule activité extravéhiculaire à laquelle ils s’étaient livrés – parce qu’ils ne pouvaient stopper la révolution du module. Ils n’avaient plus d’hydrazine. Le profil de mission prévoyait la perte de leur impulsion angulaire en approche martienne rien qu’en faisant sauter le câble, laissant l’étage supérieur et le câble filer vers le soleil selon une longue orbite. Ils n’avaient pas de propulseur pour ajuster la force centrifuge lorsqu’ils seraient à 0,38 g. Raoul et Viktor avaient quitté le module par le sas principal, attaché un câble autour du levier et progressé en luttant contre la traction de 0,38 g. Julia avait suivi l’opération sur l’écran vidéo, le cœur battant à tout rompre. C’était un exercice qu’ils n’avaient jamais répété, auquel personne ne s’était jamais livré, pas même lors des essais de la station. Ils s’étaient lentement rapprochés des poignées qu’on avait eu la prévoyance de fixer à la paroi extérieure du module. Raoul avait poussé un cri en voyant le jet d’eau qui jaillissait comme une mince fontaine blanche, mousseuse, de la paroi. Julia le voyait à peine sur l’écran vidéo avant, de l’autre côté de la courbure du module. Personne n’avait envisagé ce problème, évidemment. Et personne n’avait imaginé à quelle vitesse les étoiles défilaient quand on tournait sur soi-même en une minute. Le soleil éclatant balayait le module comme un phare, suivi par une nuit de trente secondes. La seule rapidité du changement était déroutante. Ajoutez à ça les étoiles qui tournoyaient… C’était très surprenant, même de l’intérieur. Raoul s’était approché de Viktor qui déroulait son câble. — Une partie des boulons arrachée est restée coincée dans le trou. J’essaie de retirer les débris. L’eau jaillissait toujours en se vaporisant, ce qui compliquait le travail. Il s’était affairé une dizaine de minutes, et elle l’avait entendu dire, sur le circuit audio : — Je n’arrive pas à fixer la pièce, à cause de la pression. Ce mode de réparation n’a pas été prévu pour les cas de pression positive. — On doit pouvoir la bloquer, avait insisté Viktor. — Ben, viens essayer ! Ce n’était pas une provocation gratuite, mais une demande légitime. Les sorties en apesanteur étaient légendaires. Effectuer ce genre d’opération dans une combinaison non prévue à cet effet, cramponné à une paroi par 0,38 g, tout le monde s’accordait à dire que c’était un cauchemar astronautique. Viktor avait essayé et n’y était pas arrivé non plus. Ils ne pouvaient pas rester plus longtemps dans l’espace, avec leurs combinaisons. La liaison avec l’interface terrestre bourdonnait de non-conseils. La réaction automatique du contrôle de mission à tout événement inattendu. — Je ne crois pas que nous ayons à bord de quoi résister longtemps à une pression positive dans le vide, avait déclaré Marc. Un long silence. Julia entendait la respiration haletante de Viktor sur le circuit intérieur. — J’ai une idée, avait-elle lentement dit. Je vais vérifier quelque chose, les gars. Cramponnez-vous. — C’est ce qu’on fait. Grouille-toi, avait répondu Raoul d’une voix étranglée. Elle avait trouvé une sorte de rustine dans le kit d’entretien. La partie la plus difficile de l’opération avait été de grimper jusqu’au sas, situé près du plafond du module. Là, elle avait ouvert la trappe d’accès au système hydraulique. Le module était protégé par une couche d’eau d’une vingtaine de centimètres d’épaisseur. L’hydrogène de l’eau était ce qui fournissait, à poids égal, le meilleur bouclier contre les vents solaires et les rayons cosmiques. L’eau ne bloquait pas toutes les particules qui se ruaient sur eux, mais c’était le seul élément réellement essentiel à la vie, et Axelrod avait veillé à leur en fournir une ample quantité. Le lancement vers Mars de chaque litre d’eau avait coûté plus que le salaire annuel d’un astronaute et, à chaque minute qui passait, un de ces litres se perdait dans le vide. Elle avait lâché, en proie à une angoisse paralysante, le patch bleu, brillant, dans leur réserve d’eau. Il était tombé au fond. — On devrait supporter le goût, avait-elle dit avec une allégresse forcée, d’une voix étrangement fragile et stridente. Elle s’était dit que la pièce serait attirée par la succion et se plaquerait sur la paroi intérieure du trou. Pendant un long moment, les chiffres avaient défilé sur le moniteur, traduisant une fuite régulière. Raoul et Viktor avaient regardé, cramponnés à la coque, leur réserve vitale s’évaporer en un brouillard nacré. Julia avait attendu avec eux. — Hé, ça s’est arrêté. Le brouillard s’était dissipé. — Allez, remets-ça là-dessus, avait dit Raoul. Grâce au colmatage intérieur, la pièce extérieure de Raoul avait tenu bon. Elle avait appris par la suite que le drame s’était déroulé en moins de deux heures. Ça lui avait paru plus long. Personne n’avait remarqué que les caméras vidéo, télécommandées par l’interface terrestre, avaient retransmis toute l’opération au contrôle de mission. La planète entière avait suivi avec angoisse les mouvements de Raoul et de Viktor, ou du moins de la partie de leur casque qui était visible derrière l’arrondi de la coque. Tout le monde avait vu Julia grimper au plafond, laisser tomber la rustine dans la trappe. Dans n’importe quelle vidéo, ç’aurait été d’un ennui mortel. En temps réel, c’était extraordinairement dramatique. L’histoire en marche. Julia n’avait pas apprécié, au début, d’avoir été filmée. Il s’en était fallu d’un cheveu qu’ils jouent leur propre rôle dans un film qui se serait terminé par leur mort. Ils n’auraient pas beaucoup à boire pendant leur voyage, à cause de cette fichue fuite. Ils devaient conserver une certaine quantité d’eau dans les parois du module, ce qui allait les obliger à restreindre leur consommation courante. Ils devraient faire attention en se douchant, en faisant la cuisine et la vaisselle. Finir leur verre. Ne rien gâcher. Comme s’ils vivaient dans le désert. Mais leur travail en équipe, rapide, efficace, avait enthousiasmé le monde entier. C’était la première fois qu’ils affrontaient ensemble une vraie crise et pas une simple simulation. Raoul avait aussitôt connu la gloire, surtout parce qu’il avait été plus longtemps dans le champ des caméras que les autres. Après cela, pendant huit jours, ils avaient beaucoup dormi. Moins parce qu’ils étaient fatigués que par besoin d’échapper à l’impression qu’un étau se refermait sur leur existence. Il leur avait fallu un moment pour s’en remettre. Chacun s’était longuement entretenu avec son conseiller personnel. En tout cas, Axelrod avait adoré. — Ce sont les voyages les plus pénibles qui font les meilleures histoires, avait-il dit, le pensant vraiment. Les histoires… Ils s’étaient enfin rendu compte qu’ils étaient au cœur de ce qui était pour tout le monde, sur Terre, un feuilleton en direct. Pendant les longues et mornes journées qui avaient suivi, chacun avait raconté aux autres sa version des événements. Ils avaient commencé à écrire leurs mémoires. Ça ferait quatre best-sellers, aucun doute à ce sujet. Ils étaient déjà sous contrat, et avaient reçu des avances considérables. Les écrivains en herbe avaient commencé par choisir le titre de leur ouvrage. — Le mien, je vais l’appeler Mars ou crève, avait dit Marc. Raoul avait éclaté de rire. — Ce serait plutôt Mars et crève, tu ne crois pas ! — Je sais : Mars et/ou crève ! Ils avaient hurlé de rire, se libérant enfin des terreurs passées. — Deux sur Mars, avait proposé Viktor avec un sourire à Julia. Axelrod avait un meilleur sens du drame. Il avait compris depuis longtemps, bien avant l’équipage, que le public accepterait la folie de l’entreprise à condition que ce soit lui qui paye. Si c’était l’argent des contribuables qui était en jeu, ils exigeraient des certitudes, des assurances, et ce serait d’un ennui à périr. Apollo 11 avait été un chef-d’œuvre de la technologie. Mais c’était le film Apollo 13 qui avait rapporté des centaines de millions de dollars. Certains pensaient que tout ça manquait de dignité. Pour la NASA, seuls les pilotes qui débitaient des sigles en réprimant leurs émotions étaient de vrais héros. L’équipage martien était devenu sans le vouloir l’icône des médias, une fraction de la métapopulation pouvant s’identifier à chacun d’eux. Raoul était la Minorité, Marc le Type Bien, Viktor l’Aimable Étranger. Julia était l’Héroïne Dure à Cuire, la Pionnière Féministe. Évidemment. Sauf qu’elle n’arrivait pas à retenir son texte. Ils avaient dû s’habituer à la célébrité bien avant la crise de la fuite. Les Gens Brillants. Avant le lancement, la Toile hébergeait des sites où l’on pariait sur les chances d’explosion, comme la dernière fois. (Le score n’était pas fameux, d’ailleurs : vingt-trois pour cent misaient sur l’échec, leur raconta Viktor.) La meilleure analogie semblait être l’Antarctique. Scott, Amundsen et Shackleton avaient effectué leurs expéditions historiques dans des contrées glaciales. Des situations dramatiques dans un endroit loin de tout, vide et hostile. Mars offrait un schéma comparable au vingt et unième siècle. Shackleton avait toujours attaché une extrême importance à l’autopromotion. Il avait financé son expédition grâce aux médias, finalement : avant même de partir, il avait vendu au plus offrant les droits sur les images et toutes les informations ; il avait emporté des timbres commémoratifs destinés à être affranchis au pôle Sud. Après son retour, son journal avait été traduit en neuf langues. Il avait aménagé son vaisseau en musée payant. Une tournée de conférences, un disque phonographique, le premier film sur l’Antarctique et d’innombrables entretiens dans la presse lui avaient valu d’entrer dans l’histoire – et la prospérité. Il n’avait pas réussi à atteindre le Pôle, mais il était rentré en Europe avec un slogan formidable : Vers l’avant, c’était la mort qui m’attendait ; vers l’arrière, c’étaient les vivres. J’ai donc fait demi-tour. Le temps qu’ils arrivent sur Mars, le monde était accoutumé à cette manifestation moderne du même phénomène. Nommez ce pic ! Ça aussi, Shackleton l’avait fait avant tout le monde. Il avait donné le nom de ses commanditaires à divers endroits de l’Antarctique. Beardmore avait payé trente-quatre mille dollars – une fortune, à l’époque – pour donner son nom à un glacier. Pourquoi ne pas rebaptiser, moyennant finances, Vallès Marineris, un gigantesque canyon de cinq mille kilomètres de long ? Axelrod avait lancé l’idée, et les volontaires avaient pris leur place dans la queue. L’heureux « donateur » pouvait rebaptiser l’endroit comme il voulait, mais il semblait peu probable qu’un individu capable de devenir un magnat de la presse ou de la grande distribution souhaite faire figurer sur la carte de Mars un autre nom que le sien – le prix étant fonction de la taille de l’objet géographique, bien sûr. L’Union astronomique internationale, qui était habilitée à baptiser les objets astronomiques, avait violemment combattu ce projet, évidemment. Mais Axelrod avait fait valoir ses « droits d’inventeur », ses avocats fondant leur argumentation sur une jurisprudence remontant au dix-huitième siècle. Le dossier s’était embourbé devant les tribunaux, et Axelrod avait publié une carte sur laquelle les principaux cratères, plaines et montagnes étaient rebaptisés. Olympus Mons était devenu Gates Mountain. Une fois sur Mars, le battage avait continué. Samedi soir, en direct de Mars ! Ils s’étaient fait des millions, Viktor et elle, en échangeant, devant la caméra, des dialogues écrits sur Terre qui devaient être doublés par des vedettes de la pop. C’était assez drôle, d’un certain côté. Il n’y avait pas grand-chose à faire, le samedi soir, sur Mars, dans ces noires ténèbres où il faisait moins cent. Au fond, les échos de la frénésie médiatique qui leur parvenaient tandis qu’ils s’escrimaient à réparer l’ERV avaient un parfum familier de vieille chaussure. Pour Julia, c’était un peu une bouée de sauvetage. Et de ça, tout le monde avait besoin. 14 15 janvier 2018 Il apparut qu’Axelrod avait anticipé le scénario de Julia. Après l’essai raté de l’ERV, ses détracteurs de la NASA s’empressèrent de faire remarquer qu’avec leur profil de mission, l’équipage ne serait pas resté sans solution de recours. — D’accord, répliqua-t-il aussitôt. Mais votre mission n’a jamais quitté la Terre. Cette réponse, dont les médias se firent largement l’écho, était une version très édulcorée de ses véritables propos, ainsi que Janet le révéla secrètement à Marc. Elle était au centre de communication avec Axelrod, lors de l’échange. En public, Axelrod défendait son programme de mission comme étant conservatoire et limitant les risques. Il confia néanmoins à l’équipage qu’il sondait l’AirbusCorp quant à « une possible stratégie de coopération ». Pour la première fois depuis des mois, Julia retrouvait des bribes de l’Axelrod d’autrefois dans ses TriVids. Les discours délirants auxquels ils n’étaient que trop habitués laissaient place à des interventions contrôlées, presque formelles, débitées d’un ton mesuré et qui se voulait rassurant. Des paroles de soutien, sans doute concoctées par des conseillers psychologiques. Et probablement morphées afin d’y ajouter des expressions chaleureuses, vagues. L’équipage martien détestait l’idée de faire appel à l’aide de l’AirbusCorp. Pourtant, force était même à Raoul de l’admettre : « Ça fait du bien de savoir que ce bâtard se démène pour nous faire rentrer au bercail. » Les interventions d’Axelrod faisaient à Julia l’effet d’une lueur au bout du tunnel. Une flamme minuscule, vacillant dans un vent de force 7, mais quand même. Tout en faisant le larbin pour Raoul et Viktor, elle imaginait les tractations auxquelles il devait se livrer sur Terre en vue de leur retour. Elle décida de tenter le coup à nouveau. Après dîner, elle se tourna vers Marc et dit : — D’accord, supposons que nous arrivions à partir dans la fenêtre de tir. Avec notre ERV ou avec l’Airbus. À votre avis, que pourrions-nous faire maintenant qui ait le maximum d’impact ? Marc parut surpris. Ils ne répondirent pas tout de suite. Sur leurs visages las, elle lut de la répugnance à l’idée de reprendre cette conversation. Elle comprit brusquement que, pour eux, l’exploration était terminée. La seule chose qui les intéressait maintenant était de remballer et de rentrer à la maison. Eh bien, pas elle. Pour finir, Marc dit lentement : — La géologie, peut-être. — Grattez la scientifique, vous trouverez la fanatique, fit Viktor avec un rire amer. Marc se rebiffa : — Cette histoire d’évent me fait repenser à… — Des cailloux, on en a tant qu’on veut, continua Viktor. Un désert rouge, sec et froid, les traces d’une ancienne érosion fluviale. Pas beaucoup mieux que les images de Viking. — C’est du réchauffé, Julia, dit Raoul d’un ton posé. Les endroits sélectionnés par Viking étaient naturellement secs, mornes et plats. Ce n’étaient pas les meilleurs endroits où chercher des traces de vie, mais les plus propices à l’atterrissage. Nous savons maintenant que Viking n’aurait jamais pu trouver les microbes qui se sont peut-être réfugiés sous la croûte martienne, quand les mers et les lacs se sont asséchés. — Il y a plus d’un milliard d’années, selon mes estimations, intervint Marc. Peut-être même deux. — Nous ne savons pas si l’histoire se résume à ces fossiles, dit-elle. Sur Terre, les stromatolites représentent le commencement, pas la fin de l’évolution. — C’est la nouvelle version du vieil argument de Carl Sagan, coupa Viktor. Pendant que Viking aspirait la poussière et l’analysait, une girafe martienne non détectée passait de l’autre côté de l’atterrisseur. Julia fulminait intérieurement. On aurait dit que Viktor se croyait obligé de montrer de temps à autre qu’il n’était pas un allié automatique rien que parce qu’il était son mari. — Je ne m’attends pas vraiment à trouver des animaux de type terrien, dit-elle, mais j’ai l’esprit ouvert à toutes les autres possibilités. — Tu penses vraiment que nous allons trouver de la vie dans cet évent ? fit Marc en cillant. — Je pense, en tout cas, que nous devons absolument aller voir. Il est probable qu’aucun de nous ne reviendra jamais ici, d’accord ? fit-elle en les parcourant du regard. Ils n’en avaient encore jamais parlé. Par certains aspects, la mission en surface était la partie la plus sûre de l’expédition. Leur futur lancement était risqué, et le retour vers la Terre serait plus risqué encore. Ils n’avaient pas oublié la décélération dans l’atmosphère martienne, relativement moins dense. Or ils étaient épuisés par le travail dans le froid glacial de Mars. Quand ils rentreraient chez eux – s’ils rentraient… – ils seraient riches et célèbres. Mais recommenceraient-ils un jour ? — Il se pourrait que je revienne, répondit Marc. — Moi aussi, affirma Raoul, d’un ton moins convaincu, néanmoins, qu’à une certaine époque. — Je suis assez honnête pour dire que moi, non, fit Viktor en souriant. J’aurai une femme riche, rappelez-vous. Ils éclatèrent de rire, plus fort peut-être que ne le méritait cette saillie. Des rires chaleureux, après un repas roboratif, qui les rapprochaient comme aucun contrat n’aurait pu le faire. C’était une entreprise commerciale, médiatisée à l’excès, bien sûr, mais elle n’aurait jamais marché s’ils n’avaient formé une équipe étroitement soudée. Julia regarda ses compagnons, leurs tenues ornées des logos de sponsors de la mission, passablement défraîchies. Ils avaient fait, par le truchement du Consortium et de son marketing à outrance, la promotion d’une quantité stupéfiante de produits. Mais cette grande aventure n’était pas un produit. Et quoi que l’avenir leur réserve, ils seraient toujours une équipe. — Moi, c’est pour les métaux que je suis là, dit Marc. Ils auront plus d’importance, à long terme, que la vie fossile. — Pas vrai, objecta Viktor. Les métaux, on ira les chercher dans la ceinture des astéroïdes. Mars ne sera qu’une base de départ. Raoul émergea de la minuscule cuisine en dorlotant sa chope de café. Un gros mug de céramique, d’une robustesse incongrue par contraste avec leur vaisselle de plastique. Katherine l’avait décoré de fleurs peu après leur rencontre, et il l’avait emporté dans ses effets personnels. Il était seul à l’utiliser, bien sûr. Il avala une gorgée et fronça le sourcil. — Alors nous avons perdu notre temps à chercher des métaux sur Mars ? Bon, tant pis. Débarrassons-nous de tous ces foutus échantillons de minerais, ça nous fera de la place pour respirer sur le trajet de retour. — Ne nous arrêtons pas à ce que nous croyons savoir. Ou à ce que nous pensons trouver. Lovelock, un biologiste, a dit, bien avant les sondes Viking, qu’il n’y avait probablement pas de vie sur Mars à cause de l’équilibre chimique entre l’atmosphère et la surface. La spectroscopie effectuée à partir de la Terre prouvait qu’il n’y avait rien, que du CO2 et de l’azote. — C’est un bon argument, tu en conviendras, fit Marc. — Mais il partait du principe que la vie utiliserait l’atmosphère comme milieu chimique amortisseur. Ce qui est peu probable, parce qu’elle est tellement ténue… Et si la vie avait depuis longtemps quitté l’atmosphère ? — Comment aurait-elle pu faire ça ? fit Marc, intrigué. — La vie subsiste peut-être encore dans les profondeurs. Une forme de vie qui aurait un métabolisme à base de sulfure d’hydrogène, par exemple. Ce n’est qu’une hypothèse, naturellement, mais nous n’en aurons jamais le cœur net si nous n’allons pas voir. Et le seul moyen d’y arriver, c’est par les évents. — La théorie est bonne, mais tant que nous n’aurons pas réparé l’ERV, il est inutile d’envisager quoi que ce soit, décréta Raoul, la mâchoire crispée, les yeux étrécis. Ils avaient déjà eu ce genre d’échange. Au bout de deux ans, on finit par bien connaître le point de vue de ses compagnons. La vie à la base de Zubrin – ils l’avaient ainsi surnommée en hommage au fondateur de la Mars Society – s’installait dans une morne routine : réparation de l’ERV, travaux d’atelier, entretien courant. Pendant ces longues heures, Julia rêvait de l’évent. Elle avait l’impression d’entendre le tic-tac du temps qui passait, et bouillonnait intérieurement. Après une matinée passée à effectuer les tâches triviales et frustrantes exigées par les réparations, elle se dirigea vers la serre. C’était elle qui était chargée de faire pousser leurs légumes. Toute colonie aurait besoin de produire la plupart de ses calories pour éviter le genre de problèmes de ravitaillement qui s’était posé à l’armée napoléonienne en Russie. L’un des secrets les mieux gardés de l’ère de la station spatiale était que les astronautes ne vivaient pas en vase clos. Ils n’étaient pas autosuffisants, loin de là. Mir, Skylab et l’ISS n’étaient que les stations terminus du système de livraison terrestre. L’oxygène, les vivres et l’eau étaient envoyés d’en bas, et les réservoirs vides renvoyés sur Terre. Les déchets évacués dans le vide finiraient par brûler en rentrant dans l’atmosphère. Les recherches sur le recyclage des déchets se bornaient à des expériences privées, menées sur Terre. Lorsque Julia était entrée dans le corps d’astronautes de la NASA, le projet Biosphère II, dans le désert d’Arizona, était devenu légendaire. L’expérience, qui avait duré deux ans, à la fin du siècle dernier, avait lamentablement échoué : tout le monde avait beaucoup maigri, de graves problèmes de santé avaient entraîné l’évacuation de deux personnes et on avait constaté une mystérieuse fuite d’oxygène dans le système. Il avait fallu réinjecter de l’oxygène à l’intérieur pour sauver les occupants. Les concepteurs de la mission avaient eu la surprise de leur vie quand ils avaient découvert l’origine du problème : la lente oxydation des tonnes de béton de la structure. L’oxygène se fixait sur les parois ! Les systèmes de survie en vase clos n’étaient donc pas encore viables. Même sur Mars, l’équipage extrayait son oxygène et son eau de l’atmosphère locale. C’était le rôle de la mini-usine chimique de l’ERV : elle produisait du méthane et de l’oxygène à l’aide de l’hydrogène apporté de la Terre. Les rovers l’utilisaient comme énergie, rejetant du dioxyde de carbone et une eau fort précieuse. L’élément le plus rare était l’hydrogène. Et encore : maintenant que Marc avait découvert les pingos, ces collines de glace, les missions futures pourraient utiliser l’hydrogène indigène extrait de l’eau. Ça ne résolvait pas le problème des vivres. Julia travaillait sur un programme expérimental commandité par la NASA, suite à des années de recherches menées par des nutritionnistes sérieux. On avait depuis longtemps arrêté que, sur le long terme, le régime des colons serait végétarien. Il paraissait plus logique de manger directement des protéines végétales que de gaspiller quatre-vingt-dix pour cent d’énergie en transitant par le stade animal. C’est pourquoi l’équipage du Consortium avait tout de suite installé, près du module d’habitation, une serre de plastique gonflable, protégée des rayons UV par le matériau des parachutes recyclé, récupéré après leur atterrissage. Raoul avait eu l’idée de raccorder le tuyau d’évacuation des gaz du module à la prise d’air de la serre. L’air chaud enrichi en CO2 nécessaire à la photosynthèse, mais comportant assez d’oxygène pour permettre aux plantes de respirer, s’engouffrait dans la serre, chassant le CO2 aride de Mars, et la chaleur empêchait les plantes de geler la nuit. Au bout de deux mois environ, les plantes de Julia étaient luxuriantes, et ses expériences prouvaient que l’oxygène de la serre était parfaitement respirable par les êtres humains. Le système de production d’air du module fournissait un air propre, humidifié, à une pression trois fois plus faible que sur Terre, au niveau de la mer. C’était comme s’ils vivaient en haut d’une montagne de six mille mètres, mais avec beaucoup d’oxygène, de sorte qu’ils ne souffraient pas de l’altitude et disposaient de toute l’énergie dont ils avaient besoin. Cela dit, leur air était inodore et sans saveur. Quand Raoul brancha le conduit de retour de l’air de la serre dans le module, ils se massèrent autour de l’embouchure et attendirent. Ce fut une bouffée d’air pur ! Jamais cette expression n’avait été aussi justifiée pour l’équipage qui ne respirait que de l’air en boîte depuis huit mois. L’air recyclé par les plantes avait la bonne odeur fraîche de la Terre. Julia, qui n’avait jamais eu la main verte sur Terre, adorait travailler dans la serre. Là, elle pouvait enlever ses gants, son casque et même son scaphandre pressurisé pour rester en combinaison à pression partielle. Elle aimait surtout regarder le paysage rouge, poussiéreux, qui se trouvait derrière les rangées de plantes, de l’autre côté des parois transparentes. Elle pouvait alors imaginer que Mars était une planète hospitalière, et que les êtres humains viendraient, un jour, s’y installer. Elle avait exprimé ce sentiment dans un bref message à la Mars Society, et avait été submergée sous les e-mails de colons volontaires. L’idée de faire pousser de la verdure sur Mars était aussi formidablement symbolique que pratique. Près de trois douzaines de types de plantes semblaient adaptées au régime des colons et à la culture hydroponique, et notamment des plantes super-culturelles comme le blé, le riz, les pommes de terres et divers haricots, mais aussi les brocolis et les tomates. Ils en avaient fait pousser pendant le vol vers Mars, dans un prototype de réservoir appelé le Plant’Matic. Une fois sur Mars, Julia avait installé de grands bacs hydroponiques et commencé à tester le sol martien. La première fois qu’elle avait entendu parler du projet, elle avait été sceptique. Mais il comportait suffisamment de biologie pour l’intéresser. Personne ne savait vraiment, par exemple, l’effet qu’aurait sur les plantes l’association de la faible gravité et du manque de lumière. Les agronomes de la Terre leur avaient greffé des gènes afin de leur permettre de supporter la faible luminosité, qui était de quarante-trois pour cent de celle de la Terre, mais l’effet de la gravité était virtuellement inconnu. Quant à la gravité centrifuge, on ne l’avait tout simplement jamais testée. Julia faisait donc de la recherche à part entière. Elle avait éprouvé, en plantant ses premières graines, une sorte de fraternité avec les anciens chasseurs-cueilleurs qui avaient effectué la première démarche vers l’agriculture en enfonçant des graines dans le sol encore plein de mystères. Leurs expériences avaient permis le peuplement d’un monde entier. Peut-être les siennes feraient-elles de même. C’était moins excitant que de décrypter l’énigme de la vie martienne, mais c’était assez satisfaisant. Et ils pouvaient manger les résultats. Il y avait quelque chose de très apaisant dans le fait d’être entourée par les feuilles vertes, les tiges qui oscillaient doucement dans le courant d’air continu venant du module. Le tapis de sol était posé sur une semelle isolante et Raoul y avait installé des éléments chauffants à induction, et pourtant il était plutôt frais. Ils l’avaient constaté, Viktor et elle, un jour qu’ils avaient profité du fait que Raoul et Marc étaient partis en rover pour faire l’amour parmi les plantes. L’expérience avait été excitante, bien qu’un peu réfrigérante. Ça l’avait toujours beaucoup remuée de regarder le feuillage d’un arbre par-dessus l’épaule de son amant. Viktor disait en plaisantant que ça prouvait qu’elle était vraiment primitive. Ils allaient tous dans la serre quand ils en avaient assez des éternelles couleurs de soleil couchant de Mars. Ou quand ils avaient envie de voir quelque chose de vivant qui ne disait rien. Elle ne fut donc pas très surprise quand Marc se faufila à l’intérieur, rapidement, selon la procédure mise au point pour empêcher l’air de fuir au-dehors. Elle l’accueillit d’un sourire puis se tourna vers ses plantes, s’apprêtant à l’ignorer. L’intimité était une chose précieuse, et ils avaient adopté l’habitude japonaise de ne pas empiéter sur l’espace de l’autre. Mais Marc avait envie de parler. Il enleva son casque, sa parka, et s’approcha d’elle. — J’ai des résultats qui pourraient t’intéresser. — Ah bon ? De quoi s’agit-il ? — J’ai effectué l’étude isotopique de la carotte de glace du pingo, et je me suis dit que tu aimerais les connaître, dit-il en la regardant, dans l’expectative. — Et comment ! Qu’est-ce que tu as trouvé ? — Je ne m’attendais pas à ça, dit-il avec un sourire finaud. — Trop vieux pour la datation ? — Non. Elle cessa son travail et se tourna vers lui. Il faisait durer le plaisir, comme toujours quand il avait quelque chose d’important à annoncer. Comme la découverte de l’eau du pingo. Il ne pouvait pas s’empêcher de théâtraliser. — Il faut que je devine, ou tu vas me le dire ? — Avant, je voudrais savoir si tu te souviens du scénario que j’ai échafaudé pour Gusev, et plus généralement pour Mars ? — Bien sûr. Tu as dit, en gros, que, pour toi, le moteur de la planète était mort il y a quelque temps. Les fossiles que nous avons trouvés étaient vieux et appartenaient à une époque très ancienne, humide et plus chaude. Le fait qu’ils se trouvent sur deux strates différentes, séparées par des sédiments et des couches de lave volcanique, prouvait qu’il y avait eu une autre époque chaude et humide. Il y avait eu deux fois un lac dans le cratère de Gusev, et c’est pourquoi nous avions trouvé les fossiles à cet endroit. — D’accord. Et selon ce scénario, de quand penses-tu que date la glace ? — Elle est assez ancienne. Un milliard d’années, peut-être. — Ce n’est pas mal vu. — C’est ce que tu as trouvé ? — Non. — Bon, alors ce n’est pas bien vu, dit-elle, sentant la moutarde lui monter au nez. — Si, si. C’est juste que mon scénario n’était pas le bon. — Comment ça ? — Imagine que je t’aie dit que la glace était récente. Très récente, en fait, pour Mars. — Bon, tu accouches ou tu veux continuer à jouer aux devinettes ? — Disons dix millions d’années. — Mais c’est… — C’est très récent, exact. Et ce n’est pas tout, ajouta-t-il plus vite. La glace semble être à peu près partout de la même époque, dans les limites des erreurs de datation. Tout s’est passé en même temps. — Waouh ! Alors, conclusion… ? — La planète n’est pas tout à fait morte. Il y a probablement encore une activité volcanique dans le grand cône à deux cents kilomètres à peu près au nord : Apollinaris Patera. — Attends un peu ! Ça voudrait dire… — Eh oui, fit-il avec un grand sourire. Il se pourrait qu’il fasse chaud au fond de ton évent. Et que ce soit comme ça depuis toujours. Un petit endroit bien douillet pour la vie. Ils souriaient tous les deux comme deux écoliers qui mijotent une bêtise. Ils n’attendirent pas le dîner pour initialiser la communication. Comme d’habitude, il y eut les analyses de situation – les an-sit – rituelles, effectuées par l’interface terrestre à partir des données brutes envoyées automatiquement par les systèmes du module. Le réseau satellite maintenait le contact permanent avec le contrôle de mission, ce qui était parfois pénible. Maintenant qu’ils avaient des ennuis, c’était un réconfort. Marc tint à procéder d’abord aux an-sit. Bien. Pas de signal d’alarme. Quand chacune des bouffées d’air que vous respirez est fournie par un ensemble complexe de fonctions chimiques, hydrauliques et électriques liées les unes aux autres, vous faites très attention au moindre signal d’alarme. Puis Marc appela les messages généraux, et Axelrod apparut, comme ils l’espéraient, en blazer bleu marine, pantalon de flanelle grise au pli impeccable, chemise jaune et cravate gris perle : un régal pour les yeux. Julia essaya de déchiffrer son expression et y renonça. Inutile, de toute façon, compte tenu des filtres faciaux. « J’espère que vous avez passé une bonne journée, là-haut. Tout le monde, ici, attend les dernières nouvelles des réparations. Je sais que ça n’avance pas vite, mais vous êtes les meilleurs. J’ai une confiance absolue en vous. » — Je lui trouve le compliment trop facile, remarqua Raoul. C’est mauvais signe. « J’ai négocié comme un marchand de tapis avec l’AirbusCorp, comme je vous l’avais promis. Je leur ai proposé une fortune, je dois dire. Si leur pile est tellement puissante, ils devraient pouvoir ramener certains d’entre vous, non ? Bon, je ne pense pas que ce soit nécessaire, bien sûr, ajouta-t-il avec un clin d’œil. Simple mesure de sécurité. Mais… » Chose inhabituelle, il détourna le regard de la caméra. — Oh-oh, fit Marc. Le regard d’Axelrod revint sur eux, et Julia comprit, à ses sourcils froncés, qu’il réprimait une colère bien réelle. « Ils m’ont bel et bien envoyé promener. Ils ne sont pas intéressés, point final. Aucun accord possible, voilà ce que m’ont platement répondu ces Chinois. » Axelrod eut assez de bon sens pour leur laisser le temps d’encaisser la nouvelle, en soupirant, les yeux baissés. Julia perçut la colère de ses compagnons, à leur bouche soudain pincée, leur regard détourné. — Ils sont partis en espérant que nous n’arriverions pas à réparer l’ERV, dit Marc. Et merde ! Ils doivent être en train de fêter ça. — Un risque calculé, acquiesça Raoul. Ils ont parié contre moi. — Contre nous, rectifia Viktor. Nous formons une équipe. — Les vautours ! grinça Julia. Elle réfléchissait à toute vitesse, à la recherche d’un nouveau plan, d’une approche différente, d’un moyen d’en sortir. Axelrod les regardait d’un air nostalgique. « Ils n’ont même pas voulu discuter des solutions possibles. J’ai eu l’impression de parler à un mur. Ils se sont contentés de dire en souriant qu’ils partageaient nos préoccupations, dit-il avec un bref haussement de sourcils. Mais ils ne veulent rien avoir à faire avec nous. Rien du tout… » — Ils nous ont envoyés balader comme ça, d’un revers de main ? demanda Julia, incrédule. Tous nos espoirs, nos projets, le travail acharné que nous avons fourni ici… À quoi bon tout ça si nous ne pouvons pas rentrer ? Elle éprouva un infime soupçon de désespoir. — Moi, à la place des gars de l’AirbusCorp, j’attendrais d’être arrivé pour me soucier de nous, fit Viktor en fronçant les sourcils. — Pourquoi dis-tu ça ? demanda Julia. — Ils doivent être en approche très rapide, répondit sèchement Viktor. Ils feraient mieux de s’inquiéter de l’aérofreinage. Leur trajectoire les amène beaucoup plus vite que nous. Sept mille, peut-être huit mille mètres à la seconde. Ça fait beaucoup d’énergie à brûler. — Leur vaisseau est peut-être plus petit que le nôtre, dit Raoul. — Ils ne doivent pas avoir beaucoup de place à bord, alors, fit Julia en gémissant intérieurement. — Non, ça ne vient pas de l’équipage, conclut Marc. Ce sont ces foutus cols blancs qui mènent la danse. — Ils ont des cols blancs en Chine ? releva Julia. Je les voyais plutôt en col mao. — Ça veut dire que c’est le gouvernement qui décide, en fin de compte, reprit calmement Viktor, manifestement désireux de garder à la conversation un ton sérieux, professionnel. — L’AirbusCorp est un conglomérat d’entreprises qui pourrait aussi bien être une bureaucratie d’État, répondit Julia. Comment savoir ce qui peut se passer dans leur tête ? — En admettant qu’il s’y passe quelque chose, ironisa Raoul. — Voyons le bon côté des choses, dit Julia, avec un optimisme qu’elle était loin d’éprouver. Ils pensent peut-être simplement que les réparations de Raoul vont tenir, une fois qu’ils nous auront livré ce kit de réparation. — Ouais, le kit à cent millions de dollars, soupira Marc. — Je ne sais pas, mais je doute que ce soit ça, fit sombrement Raoul. Axelrod avait continué à parler pendant leur discussion. Ils saisirent les mots « … votre carburant ? » alors que Raoul s’interrompait. — Hé, attendez ! fit Julia. Qu’est-ce qu’il a dit ? On l’enregistre, là ? — C’est déjà un enregistrement, fit Marc en se rasseyant. Il est arrivé pendant les an-sit. — Reviens en arrière. Je veux savoir ce qu’il a dit à propos du carburant. — Recherche automatique sur les mots « rien du tout », d’accord. Après un bref instant de silence, Axelrod reparut sur l’écran. « … rien du tout, dit-il, les sourcils froncés, secouant la tête comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Je suis allé jusqu’à mettre en jeu le carburant de l’ERV pour poursuivre les négociations. (Il baissa la voix et ajouta, plus calmement :) Ils sont convaincus qu’ils n’ont pas besoin de notre aide pour gagner. Or, d’après mes informations, leur engin est trop petit pour emporter le carburant nécessaire à l’aller et au retour. Vous avez peut-être une idée de ce qu’ils pourraient utiliser, en dehors de notre mélange méthane/oxygène. Si oui, j’aimerais la connaître. (Il regarda soudain la caméra bien en face.) Je n’ai pas idée de ce qu’ils mijotent, mais… simple précaution : vous avez pensé à protéger votre carburant ? » Un silence consterné s’abattit sur l’équipage. « Mes avocats me disent qu’en droit maritime une épave est un vaisseau abandonné, poursuivit Axelrod, d’un air d’excuse. Tant qu’il y a quelqu’un à bord de l’ERV, il ne peut être récupéré par quelqu’un d’autre… » — Mais qu’est-ce qu’il raconte ? s’écria Julia. L’AirbusCorp, voler notre carburant ? Seigneur, ce type est dingue ! — Peut-être pas, répondit aimablement Viktor. Pourquoi payer ce qu’on peut avoir pour rien ? — C’est ridicule, fit Julia. Qui pourrait faire une chose pareille ? On n’est pas dans Terry et les pirates, c’est la vraie vie. Nous connaissons l’équipage de l’AirbusCorp. Ce sont des gens comme nous. Civilisés ! Des astronautes ! Ils ne feraient jamais une chose pareille. — D’autres l’ont fait, répondit Viktor. Les mutineries n’étaient pas rares dans la marine britannique « civilisée ». — Il a raison, convint Raoul. Trente milliards de dollars, ça fait beaucoup d’argent. On a tué pour moins que ça. Julia les parcourut du regard. — Marc ? C’est ce que tu penses, toi aussi ? Je suis la seule à penser qu’il est dingue ? — Je ne sais pas, répondit Marc en haussant les épaules. On pourrait penser qu’il envoie le bouchon un peu loin, mais ça ne peut pas faire de mal de prendre des précautions. Peut-être que l’un de nous devrait dormir dans l’ERV. Il regarda Viktor. Qui haussa les épaules. — Attendons l’arrivée de l’AirbusCorp, répondit-il. Ou d’avoir de meilleures informations sur la situation. — Mon atelier de réparation est déjà sur place, répondit Raoul. Je peux y aller. — Bon. C’est réglé, fit Viktor en se levant. Je vais faire à manger. Et voilà, pensa amèrement Julia. Ils se préparent sans états d’âme à être envahis par la Terre ! De la mission planétaire au film de soucoupes volantes en l’espace de quelques minutes. Elle sentait la colère monter en elle. Pendant ce temps-là, le plus grand secret de Mars gisait à quelques dizaines de mètres sous le sol, et elle n’y arriverait jamais à ce tarif-là. Pas tant que les garçons joueraient à ces petits jeux puérils. Elle retourna rageusement dans sa cabine. 15 17 janvier 2018 Le lendemain, ses compagnons ne lui donnèrent pas grand-chose à faire. Raoul passa le plus clair de son temps dans l’« atelier » de l’ERV, à installer soigneusement des colliers autour des tubulures qu’il avait réparées. Il avait dû fondre, remouler et réusiner les pièces de métal défectueuses à l’aide d’un tour et d’une calandre apportés de la Terre à sa demande expresse. Il était largement récompensé de sa prévoyance. Sans ces instruments – de vrais petits miracles d’ingéniosité –, ils étaient condamnés d’avance, incapables de réparer, même sommairement, les dégâts dont l’ERV avait souffert en se posant. Mais, à présent, Raoul se plaignait souvent, en fin de journée, quand il était fatigué, du manque de matériel. Tous les soirs il inventait une nouvelle variation sur l’air de « si seulement j’avais apporté… ». Viktor effectuait, malgré sa cheville meurtrie, de petits travaux dans l’atelier de réparation de l’ERV, et Julia faisait de son mieux pour l’aider. Mais elle n’était pas mécanicienne. Après quelques erreurs, Raoul les avait découragés de mettre les pieds dans la zone de l’ERV où il travaillait. Entrer et sortir de n’importe quel endroit – l’ERV, le module, le rover pressurisé – était tellement laborieux qu’ils réduisaient au maximum les passages par les sas. À chaque fois, ils rapportaient de la poussière rouge, impalpable, dans l’ERV, malgré le double système de douche conçu pour les éliminer. Au milieu de la matinée, donc, elle était sortie travailler. Elle faisait de petites choses pour Raoul et Viktor en combinaison à pression partielle, au lieu de la lourde carapace de homard pressurisée qu’elle aurait dû porter. La combinaison à pression partielle était une tenue souple, isolante, qui maintenait une pression suffisante pour travailler, tout en étant plus confortable que les gros scaphandres pressurisés. Bien qu’elle soit munie de résistances chauffantes alimentées par une batterie portative, ça ne la dispensait pas d’enfiler une surveste et des jambières de type arctique. Elle était un peu engoncée dans tout ça, mais c’était moins pénible qu’avec le scaphandre pressurisé, qui était une véritable boîte de conserve. De plus, personne n’avait réussi à monter sur le tricycle avec la carapace rigide. Or elle allait d’un point à l’autre en pédalant. Elle adorait cette sensation presque nostalgique. Faire du vélo sur Mars ! Même avec ses trois pneus-ballon antidérapants, ça ressemblait à une promenade à bicyclette. Suivre les avenues baignées de soleil, ou traverser la campagne, avait été un plaisir d’enfance. Elle ne pouvait s’empêcher de se projeter à six mois de là, quand elle ferait du vélo sur la plage étincelante avec ses parents, le vent chaud jouant dans ses cheveux, Viktor riant à côté d’elle… Enfin, espérons-le, se dit-elle, le moral en berne. Au bout de deux ans, l’équipage fonctionnait en douceur, chacun anticipant les besoins de l’autre sans qu’il ait besoin de parler. L’efficacité du véritable travail d’équipe portait ses fruits. Ils étaient maintenant en avance sur le programme prévu pour le prochain essai de moteur. N’empêche qu’elle n’arrivait pas à oublier ses idées fixes. La nuit précédente, elle était allongée à côté de Viktor, dans la fraîcheur et l’obscurité, et elle avait laissé dériver ses pensées, faute de moteur pour les guider. Elle aurait eu besoin de parler sérieusement, mais elle sentait que Viktor était trop distrait pour l’écouter. C’était le moment d’avoir un entretien avec Erika, sa conseillère de l’interface terrestre. Elle en était là de ses réflexions quand Marc entra avec une nouvelle corvée. En tant que biologiste, c’était elle qui s’occupait des systèmes de survie du module. Les filtres à air étaient saturés et il fallait les changer. Et puis c’était son tour de faire le ménage. Ils livraient un combat sans relâche contre la poussière. La douche des scaphandres et la douche corporelle changeaient les peroxydes virulents en oxygène, ce qui était tout bénéfice. Elle recyclait le résidu humide dans la serre. Leurs toilettes séparaient les déchets liquides et solides, et l’urine était aussi recyclée. En attendant, les ingénieurs n’avaient pas réussi à convertir les solides en quelque chose d’utile, ou qui ne soit pas répugnant. Il incomberait à l’expédition suivante de « valoriser [N.B. : à l’aide du compostage] les ressources existantes in situ », pour reprendre les termes utilisés par la NASA. Les protocoles biologiques préconisaient qu’ils enfouissent leurs déchets sur place. Ils en étaient à leur troisième capsule de déchets. — Occupons-nous-en maintenant, dit Marc. Ça fera une case de moins à cocher lors des ultimes vérifications. Deux bonnes heures furent nécessaires à Marc et Julia pour extraire l’encombrant réceptacle de plastique de sous les jupes du module et l’installer sur le plateau de la Jeep martienne. C’était stupéfiant le volume que pouvait occuper la merde de quatre personnes pendant six mois ! Ça faisait un gros sac de plastique – heureusement opaque – de masse brune, compactée et congelée. Ils étaient bien obligés de le faire – en scaphandre pressurisé, évidemment. Marc avait creusé un trou, à quelques kilomètres du module, à l’aide de l’outil arrière du Rover Boy. La poussière de peroxyde finirait probablement par entamer le plastique au bout de quelques années, mais elle neutraliserait aussi les éléments biologiques des déchets. C’était l’unique avantage de cette étrange chimie du sol : elle réduisait considérablement le risque de contamination. Le plus perfectionné des laboratoires P4 de la Terre n’était pas aussi hostile à la chimie organique. Mars leur apprenait de dures leçons. Et pour commencer, tout ce que la Terre nourricière faisait pour les êtres humains sans qu’ils s’en aperçoivent. Le recyclage de l’air, de l’eau, de l’alimentation était un ballet physicochimique complexe, encore bien mal compris. Julia devait constamment jouer avec les systèmes. Que le CO2 monte, et ils pouvaient tous y passer avant que l’un d’eux s’aperçoive de quelque chose. Il fallait surveiller le taux d’humidité ambiant du module, ou ils auraient tous la gorge desséchée comme du papier de verre. Les êtres humains étaient des machines à salir ambulantes. Ils semaient tous les quatre des squames qui étaient dûment aspirées et recyclées dans la serre, où elles fournissaient des protéines et des micro-organismes précieux. Elle avait, peu après leur arrivée, exposé à l’extérieur un échantillonnage – « une boîte de Pétri de pellicules », ainsi qu’elle l’avait écrit dans une lettre publiée dans Nature – et toutes les cellules étaient mortes en l’espace d’une heure. Mars était la salle blanche la plus virulente du système solaire. Elle en était arrivée à ne plus pouvoir s’abstraire de son conflit intérieur. Elle dit aux autres qu’elle avait besoin de faire une pause et était rentrée dans le module. « Repose-toi bien », avait dit Viktor, sur la bande commune. D’abord, elle s’était douchée deux fois et s’était octroyé un petit verre de cognac – légère entorse aux règles – pour oublier l’affaire des déchets. Et puis, dès que l’eau commença à bouillir pour le thé, elle mit de la musique. Du Chopin. Ils avaient des goûts musicaux très différents. Viktor aimait Tchaïkovski et Mahler, qu’elle trouvait affreusement sirupeux. Raoul préférait les groupes sud-américains trépidants et les Tambours du Bronx. Marc raffolait du violon pleurnichard. Ils supportaient rarement d’écouter la même chose par le système de sonorisation du module. Ils préféraient écouter leur truc avec leurs écouteurs individuels. La sécurité imposait qu’ils évitent de se passer de la musique quand ils portaient leur tenue pressurisée, parce que le bruit était un système d’alarme utile. Les arpèges brillants, rapides, de Chopin avaient réussi à l’apaiser un peu lorsqu’elle s’assit devant la caméra pour la conversation dont elle avait tant besoin. La liaison en temps réel étant ouverte, elle déversa toutes les tensions accumulées sur sa conseillère de l’interface terrestre – Erika l’Avide, ainsi qu’elle l’avait secrètement rebaptisée. Julia n’avait pas pris contact avec elle depuis des jours, et là, seule dans le module, elle laissa libre cours à ses émotions complexes. — Erika, la dernière fois, vous m’avez demandé d’où venait mon insatisfaction, et je n’ai pas pu vous répondre. Eh bien, voilà ce qui se passe. La Terre, bien sûr ! Il y a des moments où elle me manque tellement que c’est une souffrance presque physique. Mon père, ma mère et… comment dit-on, déjà ? les vertes collines de la Terre… L’ennui, avec la thérapie à distance, c’était que les monologues manquaient de structure. Le délai de réponse étant de huit minutes, tout véritable échange, toute conversation à bâtons rompus était impossible. Enfin, ça aidait un peu quand même. Elle poursuivit : — Quitter Mars… vous comprenez, je me sens portée par les attentes de millions de gens, d’une civilisation entière. J’aimerais leur rapporter quelque chose de vraiment gigantesque. Le fait de dire les choses à haute voix l’aida à comprendre. Pourquoi la vie en était-elle arrivée à prendre une telle importance dans le monde contemporain ? Elle était au centre de toutes les discussions, au cœur de ce système de course au profit. Viktor et Raoul pensaient que les retombées économiques seraient la clé de l’avenir pour Mars, mais c’étaient des ingénieurs, des gens du bas de l’échelle, bruts de fonderie et sans états d’âme. Le genre de types qu’on était content d’avoir avec soi pour faire marcher une fusée, mais sur lesquels il ne fallait pas compter pour voir loin, surtout quand ils étaient dans leur phase « pourfendeurs du profit ». Axelrod avait monté cet énorme projet en pensant notamment à l’argent, c’était bien certain. Mais il y avait autre chose. Elle soupçonnait les biologistes eux-mêmes d’avoir une part de responsabilité dans l’affaire. Deux siècles auparavant, ils avaient commencé à jouer avec les idées d’Adam Smith et de Malthus, établissant une analogie entre le marché et la nature sauvage et cruelle. Le spectre menaçant du machinisme était entré dans la Vie et rien ne l’en chasserait plus jamais, pas après l’offensive triomphale de Darwin et de Wallace contre la pensée théologique du millénaire. Dieu était mort dans l’esprit des intellectuels ; et même chez les moins cultivés il ne se portait pas très bien. Tout ça, c’était de la belle et bonne science, bien sûr. Mais pour Julia, les biologistes avaient abandonné l’humanité sans anges, sans esprits ou sans Être important à qui parler. Allez savoir pourquoi, notre lien privilégié avec les animaux, surtout les baleines, les chimpanzés et les dauphins, ne comblait pas le vide. L’humanité avait besoin de quelque chose de plus grand. — Pour moi, derrière notre présence ici, il y a un désir, une nostalgie non dite, fébrile. Tout la communauté scientifique, les gens comme moi, sont en quête – par le biais de l’aventure spatial, du programme SETI – de preuves du fait que nous, les intellectuels, ne sommes pas seuls. C’est pour ça que la découverte des microbes ne satisfait personne, même pas moi. Elle traduisait en mots la tragique désolation du dehors. Mars avait mené, pendant des milliards d’années, un combat épique contre les forces aveugles du froid et de la sécheresse, mais elle avait été trahie par les lois inexorables de la gravitation, de la chimie et de la thermodynamique. La vie était-elle éclose, malgré toutes les probabilités, s’était-elle développée ? — Pour moi, la seule présence de bactéries dans ce froid d’enfer est un miracle. Mais je ne peux pas en rester là ! Elle énuméra les arguments, les positions divergentes des uns et des autres, puis se rappela que ce n’était pas une session de stratégie. De toute façon, Erika ne prendrait pas parti. Chaque conseiller respectait une confidentialité absolue et se tenait à l’écart des différends de l’équipage. — Alors, souhaitez-moi bonne chance. Et n’essayez pas de me faire changer d’avis ! L’ennui, avec la thérapie à distance, c’était qu’elle aurait aimé recevoir une réponse tout de suite. Elle s’interrompit, se sentant empotée. — J’imagine que je n’ai plus qu’à affronter les autres. Elle pouvait obtenir une réponse ce soir, quand Erika aurait réfléchi et trouvé une réponse appropriée. Les conseillers étaient à la disposition permanente du Consortium. Mais quand elle envoya son message, avec son salut ironique habituel, Julia se rendit compte qu’elle n’avait pas vraiment besoin de réponse. La tension s’était allégée et elle se sentait déjà beaucoup mieux. L’évent l’appelait. Et elle avait si peu de temps devant elle. 16 17 janvier 2018 Elle prit un risque calculé, ce soir-là, en évoquant leur première journée sur la planète. Ils étaient fatigués et sur les nerfs. Mars avait eu raison de leur résistance. Tout en regardant les silhouettes lasses revenir de l’ERV avec la Jeep martienne, dans les ombres qui s’allongeaient, les souvenirs lui revinrent, clairs et nets. Ça venait du contraste. Après s’être posés, ils avaient quitté l’atterrisseur qui était aussi le module d’habitation – et qui ne serait bientôt plus que « le module ». Ils étaient descendus tous les quatre ensemble, d’un même pas, de sorte qu’il n’y eut pas de Premier Homme sur Mars. C’est ce qui avait été prévu. L’idée avait plu à Axelrod. Devant eux s’étendait une plaine sablonneuse marquée par le souffle rayonnant de leur tuyère. Quelques kilomètres plus loin se dressaient les flancs ondulés, crevassés, du cratère de Thyra, d’un rouge plus sombre, une bosse mineure ponctuée d’un simple trou à côté du cratère de Gusev. Ce bouclier de cent cinquante kilomètres de diamètre dressait autour d’eux ses remparts d’un kilomètre de hauteur, telle une vaste muraille brillante dans les rayons inclinés du début de la matinée. Et sa première pensée avait été : C’est encore plus beau que je n’espérais. Les autres avaient éprouvé plus ou moins la même chose, à ce qu’il lui semblait, mais ils avaient eu la délicatesse de ne rien dire. Ils avaient débattu à l’infini de ce moment. Sous le regard des caméras du module et de leurs propres caméras à main, chacun avait fait un geste, sans savoir ce que les autres avaient prévu. Une grande partie de l’espèce humaine découvrirait leur décision en même temps – ou plutôt, après le délai imposé par la transmission. Chacun avait fait quelque chose d’emblématique. Viktor avait planté le drapeau du Consortium… « … pour le monde entier. Rappelez-vous que Mars n’appartient pas à un seul pays. Elle est à tout le monde. » Marc avait hésité. En fin de compte, sa curiosité de géologue l’avait amené à retourner une pierre. « C’est une roche ignée, mais elle montre clairement des signes d’érosion fluviale. C’est déjà une découverte excitante ! » Julia avait regardé le dessous du caillou de Marc, à la recherche de signes de vie. Il n’y en avait évidemment pas, mais elle avait éprouvé un pincement d’excitation rien que de tenir cet échantillon dans ses mains gantées. Raoul s’était penché et avait fait une marque sur un affleurement de roche. « Tu tires un trait ? avait ironisé Julia. Nous d’un côté, l’AirbusCorp – s’ils arrivent jamais ici un jour – de l’autre côté de la planète ? — Non, avait répondu Raoul avec un sourire dans la voix. Ça veut dire un. Premier jour. Nous avons cinq cent soixante-dix jours à passer ici. » En réveillant ce souvenir, elle espérait qu’ils repenseraient à tout ce qui était arrivé depuis. Elle leur rappela même comment ils avaient fêté la naissance du bébé de Katherine, deux mois après que Raoul fut devenu leur héros en réparant la fuite d’eau. N’importe quoi pour les rapprocher, se disait-elle. Quand elle reçut la réponse d’Erika, et la « lut » sur son ardoise personnelle, elle constata avec satisfaction que sa conseillère lui donnait un conseil du même genre. — Évoquez les vraies raisons de leur présence ici, disait-elle de sa voix chaude, apaisante. Laissez faire le passé commun. Ne les haranguez pas. Julia ne se souvenait pas qu’elle lui en ait jamais dit autant. Le petit cercle des conseillers et des psys avait-il aussi des motivations personnelles ? Enfin, c’était sans importance. S’ils étaient alliés, tant mieux. Elle leur prépara, ce soir-là, un savoureux bœuf Stroganoff dans une sauce onctueuse, avec une profusion de champignons lyophilisés, et ils se régalèrent. Ils arrosèrent ça avec leur dernière bouteille de vin rouge, ce qui eut le meilleur effet sur leur humeur. Raoul s’endormit à table. Plus que sept semaines avant la conjonction dite « normale » de retour sur la Terre, qui était aussi la plus économique. Message de l’interface terrestre : aucune nouvelle de l’AirbusCorp, aucune information sur leur position. Les Allemands avaient juste envoyé un mémo disant que l’équipage pourrait parachuter le « kit de réparation » qu’Axelrod avait payé si cher. Ils pouvaient s’attendre à le recevoir sous la forme d’une petite coque ignifugée larguée dans un rayon de vingt-cinq kilomètres autour de la base. « Si telle est la décision du commandant de mission », concluait la note des Allemands. — Pour cent millions, ils ne sont même pas foutus de livrer à domicile, grommela Viktor en faisant le café. Raoul ne dit rien. Il avait l’air ailleurs. Au cours du petit déjeuner, Julia fit signe à Marc, inspira un bon coup et lâcha le morceau. Le travail des derniers jours avait été éprouvant et, plus grave, il leur avait fait franchir une limite invisible, sur le plan affectif. Mars était une expérience unique dans leur vie. Quand ils repartiraient, ce serait fini. Elle devait tenter le coup. Elle aborda le sujet par la bande, ou du moins c’est ce qu’elle pensait. Raoul releva brusquement la tête. — Tu ne vas pas remettre ça avec cette histoire d’évent ? Je croyais que c’était réglé. Tu n’as rien trouvé l’autre fois. — L’absence de preuve n’est pas la preuve d’absence, renvoya-t-elle. — De toute façon, nous n’avons plus le temps, fit Raoul en fronçant le sourcil. Nous devons encore procéder à l’essai. — Nous sommes en avance sur ton programme, répliqua Julia. Viktor intervint rapidement : — Dans des circonstances normales, ce serait vrai. Mais ça me ralentit, fit-il en indiquant sa cheville bandée. Je ne fais plus rien comme avant. J’ai besoin de ton aide, ajouta-t-il. Ils savaient tous ce que lui coûtait cet aveu de faiblesse, et elle en fut touchée. Il le lui avait dit dans l’intimité, mais pas en public. Enfin, elle n’allait pas se laisser embobiner. Elle détourna le regard. Merde alors ! Pourquoi les femmes étaient-elles toujours tiraillées ? Il n’aurait jamais exigé ça d’un homme. Elle utilisa sans passion l’argument de Christophe Colomb : comment auraient-ils pu rentrer chez eux avant d’avoir approfondi ce qui n’était peut-être qu’une ébauche de découverte ? Christophe Colomb n’avait jamais mis les pieds sur le continent qu’il avait découvert. Ils hochèrent la tête, mais son petit discours n’émut personne. Marc lui jeta un coup d’œil et elle comprit qu’il allait prendre son parti. Après toutes ces journées de travail fastidieux, le savant qui était en lui aspirait au moins autant qu’elle à cette dernière chance. Les corvées les avaient d’une façon ou d’une autre rapprochés sans qu’ils en parlent spécialement. Il leur dédia son sourire éclatant. Elle se dit pour la énième fois qu’il avait tout pour devenir un acteur à la Tom Cruise, avec sa gentillesse naturelle. C’était le genre d’homme qu’on ne pouvait pas faire autrement que d’aimer. — On devrait pouvoir y aller d’ici deux jours, dit-il d’un ton affable. On a encore du matériel à installer dans l’ERV. On va le faire demain matin, puis on ira avec le rover sur le site et on mettra tout en place avant la tombée de la nuit. Le lendemain, on explorera l’évent et on reviendra. Comme ça, on perdra le minimum de temps et ça nous laissera de la marge avant l’essai de décollage. On sent bien qu’il faut le faire, dit-il en regardant Viktor et Raoul. Techniquement, les deux chercheurs avaient le pouvoir de modifier le programme de mission s’ils pensaient que ça en valait la peine. Mais Viktor avait celui d’annuler sa décision. Il secoua la tête, ouvrit la bouche… … quand la tonalité les avertit qu’un message prioritaire venait d’arriver. Axelrod, bien sûr. — Salut, les gars ! Il fallait que je vous parle tout de suite de quelque chose. Non, je n’ai pas de nouvelles de l’AirbusCorp, mais j’ai réfléchi à cet évent que vous avez trouvé. Ça pourrait être énorme ; je ne voudrais pas que nous passions à côté. Julia se renfrogna. Quand ils lui avaient annoncé la découverte de l’évent et l’accident – bénin – de Viktor, Axelrod ne s’était intéressé qu’à ce dernier problème. Et voilà qu’il hochait la tête d’un air pénétré, les bras croisés, filmé comme ça, en contre-plongée, appuyé à son bureau d’acajou sous un doux éclairage indirect. — Si – mais seulement si – vous pouviez dégager un peu de temps dans votre programme, j’apprécierais vraiment que vous retourniez à cet endroit. Peut-être Julia et Marc pourraient-ils se libérer ? (Un sourire conquérant.) Vous comprenez, nous sommes vraiment très fiers, ici, de tout ce que vous avez déjà fait, mais s’il y avait dans cet évent une trace de vie martienne – d’une forme de vie passée, ou encore, pourquoi pas ? bien vivante – nous aimerions vraiment le savoir. Ça conférerait à cette expédition une valeur supplémentaire pour l’humanité tout entière. Vous voulez bien y réfléchir ? Il leur lança un salut et son image s’estompa. Silence. Les trois hommes se tournèrent vers elle. — Vous ne croyez pas que je suis allée le trouver, j’espère ? lança-t-elle, sur la défensive. — Parce que tu ne l’as pas fait, peut-être ? rétorqua Raoul d’un ton franchement dubitatif. — Non. Je ne lui ai pas dit un mot. — Tu as passé un long moment seule ici, hier, reprit Marc. — J’ai appelé Erika. C’est tout. — Tu es sûre ? insista sévèrement Raoul. — Tu parles que j’en suis sûre ! — Alors c’est grave pour deux raisons, dit gentiment Viktor en rivant son regard au sien. — Si Axelrod se met à nous donner des ordres, ça ne va pas aller, reprit Marc. C’est nous qui sommes en charge de la programmation sur le terrain. — Exact, répondit Viktor. Et s’il n’y avait que ça, je ne me mettrais pas la rate au court-bouillon, comme vous dites. On pourrait peut-être se passer de vous deux pendant une journée, en effet. Non, le gros problème, c’est que si on ne peut même plus se fier à nos conseillers, maintenant… Ils acquiescèrent avec ensemble. La confidentialité des entretiens avec leurs conseillers avait joué un rôle capital au cours des deux années écoulées. Rien n’était plus privé. Ils pouvaient exprimer leurs sentiments ou leur colère, pleurnicher, se plaindre, sombrer dans la dépression, s’apitoyer sur leur sort ou tout ce qui leur passait par la tête ; personne, ni sur Terre, ni sur Mars, ne le saurait. C’était une soupape de sûreté. — Le salopard ! fit Marc. — Ouais, répondit Raoul d’un ton morne. Et ça fait longtemps qu’il épie tout ce que nous envoyons ? Même… ce qu’on se dit avec Katherine ? fit-il en se redressant, la mâchoire serrée. Viktor affichait une rigoureuse impassibilité, mais Julia voyait bien qu’il n’en pensait pas moins. Ses mains étaient crispées en une boule aux jointures toutes blanches. — Pourquoi laisse-t-il échapper ça, maintenant ? — Ça lui a peut-être échappé, justement. Il n’a pas réalisé que nous comprendrions ce que ça veut dire, répondit Marc. — Ou peut-être qu’il se fiche pas mal que nous comprenions ou non, reprit amèrement Raoul. Maintenant que nous devons nous consacrer en priorité à notre retour sur Terre, il peut toujours nous demander ce qu’il veut. Alors… — Je pense que tu as raison : il a fait une erreur, fit rageusement Viktor, comme si la colère de Raoul était contagieuse. Il pense peut-être que nous sommes trop fatigués pour le percer à jour. Et il flaire une grosse histoire, peut-être la plus grosse, et il l’a déjà vendue à la TriVid, ou ailleurs. — Je ne crois pas qu’il soit si tordu, intervint Julia. Il se peut qu’il ait simplement envie de tirer le maximum de cette expédition. Il est sûr que nous allons rentrer, et il veut que nous soyons auréolés de toute la gloire possible, que nous fassions le maximum de découvertes. Marc la regarda avec une sincère curiosité. — Tu as vraiment décidé de voir ça sous un jour positif, hein ? C’est ta conversation avec Erika qu’il a interceptée. — Comme si je ne le savais pas, fit-elle avec un haussement d’épaules attristé. Mais nous n’en aurons probablement jamais la preuve. Pas avant notre retour, en tout cas. Tant que nous n’aurons pas parlé à ces clowns entre quat’z-yeux… — Erika n’a pas eu l’air bizarre, ensuite ? demanda doucement Viktor. Tu n’as pas eu l’impression… ? — Non. Enfin, je n’ai rien remarqué. — Donc impossible de savoir si c’est Axelrod qui a écouté aux portes ou si c’est Erika qui a cafté, conclut Raoul. — Et depuis combien de temps ça dure, ajouta Marc. — Alors, mettons ça de côté, fit Viktor d’un ton décisif. Quand il faisait le commandant, il élevait le ton à la fin de ses phrases, coupant court au débat. Ça marchait bien, et Julia s’était toujours demandé s’il en avait conscience. Mieux valait ne pas le lui demander. Elle ne voulait pas lui couper ses effets. — Alors, on passe l’éponge ? demanda Raoul. — Tant qu’on n’aura pas rejoint l’interface terrestre, oui. Entre-temps, on prend ce que dit Axelrod pour argent comptant. — C’est ce qu’on a de mieux à faire, confirma Julia. Il y eut un long silence. Ils s’interrogeaient, se dit Julia. Et comment se sentait-elle, elle-même ? Trahie par Erika – si la fuite venait d’elle. Par Axelrod, peut-être. Mais sans preuve d’un côté ou de l’autre, il était inutile de creuser la question. Comme tant de choses, ça resterait sur l’étagère avec l’étiquette : NE PAS OUVRIR AVANT LE RETOUR SUR TERRE. Elle avait toute une liste de problèmes de ce genre. Elle ne baissait pas les bras, non ; elle préférait penser qu’elle retardait simplement le combat. — Bon… d’accord, fit pensivement Raoul. J’allais vous dire, tout à l’heure, que je voulais revoir l’assemblage du propulseur. Certaines soupapes de surpression pourraient exiger un réglage après l’essai raté. Mais je peux le faire tout seul, ajouta-t-il précipitamment. Julia comprit que cet obsédé du détail tenait à assumer la pleine et entière responsabilité des réparations, qu’il avait besoin d’être un peu seul avec son travail. Il aimait autant ne pas avoir deux savants chatouilleux dans les pattes. Comme ça, il pourrait prendre tout son temps. Un long moment passa. Ils marchaient sur la corde raide. Finalement, Viktor hocha la tête. Il était d’accord. Il avait écouté les arguments de Julia, et il était convaincu. Il retrouva instantanément le ton du commandement : — Da. Très bien. Deux jours seulement. Julia sentit son cœur se gonfler d’enthousiasme. Elle lui lança un sourire éblouissant et, ignorant la discipline de la mission, lui fit un gros baiser. Ça impliquait de passer une dernière nuit dans un rover, par un froid mortel, mais ça en valait la peine. Ils la regardèrent tous en souriant, et elle vit que les nombreux courants qui s’étaient formés parmi eux venaient tout d’un coup, sans raison, de converger. Si épuisés qu’ils soient, il y avait maintenant entre eux un lien inexprimable. Elle se retint de les embrasser tous les trois. 17 18 janvier 2018 Ils partirent le lendemain, après déjeuner. Le panorama du cratère de Gusev se déploya devant eux alors qu’ils traversaient la plaine accidentée, grêlée de trous, qui racontait à l’initié plusieurs milliards d’années d’histoire. Elle regardait de tous ses yeux le paysage changeant, avec ses roses écrasés de soleil et ses plaques rouillées, en se disant qu’elle le voyait pour la dernière fois. Et c’était comme si chaque point de vue paraissait nouveau. Le programme Mars Outpost, lancé en 2009, avait laissé sur le site plusieurs expériences scientifiques robotisées de longue durée, le Rover Boy et une mini-usine chimique qui fabriquait du méthane et de l’oxygène à partir du dioxyde de carbone de l’atmosphère. Trois satellites de communication en orbite au-dessus de l’avant-poste entretenaient une liaison constante avec la Terre. Grâce à plusieurs autres satellites de navigation et de surveillance, la Terre savait à peu près tout ce qu’on pouvait savoir sur le cratère de Gusev sans y envoyer des hommes. Il était cartographié dans tous les sens. Mais à cette débauche de technologie manquait le principal : l’émerveillement. Près de quatre milliards d’années auparavant, un énorme astéroïde s’était écrasé à cet endroit, ouvrant un profond cratère, dans la croûte. Tandis que les hautes terres se vidaient de leur eau, au sud, un vaste canal appelé Ma’adim Vallis avait fendu la paroi d’un kilomètre de hauteur du cratère, qui s’était rempli. Le lac avait subsisté des dizaines de milliers d’années, en se refroidissant. C’est ce qu’avait déduit Marc après avoir soigneusement étudié ses carottages. L’eau avait peut-être léché les plus hautes falaises. De grandes lames rugissantes s’étaient précipitées des hautes terres vers les plaines. Puis le grand volcan au nord était entré en éruption, projetant un mélange de lave, de gaz et d’eau dans le cratère. Plusieurs impacts voisins avaient provoqué de nouveaux jaillissements de la croûte brûlante. Le lac du cratère avait gelé et fondu plusieurs fois, au gré du climat tapageur de Mars ou de l’écrasement d’un astéroïde. Cette histoire était inscrite sur le rempart qui les dominait de toute sa hauteur. Marc l’avait retracée pour elle tandis qu’ils allaient vers le nord à bord du rover. — Je peux dire que mon travail, ici, aura été rudement intéressant, dit-il tout en négociant prudemment une longue dune de sable. Même si je ne peux pas m’empêcher de penser que c’était pour l’essentiel une perte de temps, à part les pingos. — Allez ! fit Julia, sans détourner le regard du paysage qui défilait sous leurs yeux. — Non, je t’assure. Prends le long trajet que nous avons fait dans la morphologie subsistante de Ma’adim Vallis. J’ai réussi à montrer qu’une quantité phénoménale d’eau avait couru au fond, à un moment donné. J’ai mesuré, foré, tracé les méandres, tout, quoi. J’ai même trouvé des strates prouvant que certains niveaux du sol primitif avaient été disloqués. Il y avait donc un grand fleuve de mille kilomètres de long et d’un kilomètre de profondeur qui courait dans cette vallée. Et où il est passé ? — Il est quelque part sous nos pieds, tu me l’as dit, fit Julia, jouant le jeu. — C’est le seul endroit où il a pu passer, ouais, fit Marc en jetant un regard morose sur les dunes roussâtres et les rochers de la taille d’une voiture. J’ai passé plus d’un an à chercher de la glace martienne, et c’est maintenant, à la dernière minute, que j’en trouve. Je suis un sacré géologue, hein ! Elle lui tapota la main. Il n’avait jamais été très bavard, mais il était encore plus renfermé, depuis quelque temps. — Tu t’es vraiment crevé la paillasse. — Tu te souviens quand j’ai cru voir l’embouchure d’un tributaire, dans le Ma’adim, que j’ai escaladé la paroi et que j’ai failli me casser le cou ? Eh bien, je vais te dire : j’ai cru que j’allais mourir de peur. Je ne voulais pas le dire, mais j’ai vraiment eu la trouille de ma vie. — J’ai bien vu ça. — C’était si évident ? — On dit toutes sortes de choses quand on est épuisé. — Ça, pour être crevé, j’étais crevé, en revenant, hein ? Quelle connerie ! Grimper à quatre cents mètres de hauteur, comme ça, sur cette roche instable… Enfin, on n’avait pas assez de matériel pour grimper à deux et s’encorder, alors je ne pouvais pas faire autrement que de violer les procédures… Ses yeux ne quittaient jamais le chemin, mais elle voyait que ses souvenirs étaient plus présents que la plaine, autour d’eux. — On les a violées tous les deux. C’est moi qui t’assurais. — J’ai manqué me casser le cou, imbécile que je suis, et ce n’était pas un tributaire ! Juste une faille. Pas de petits canaux à la surface du plateau pour nourrir le vieux Ma’adim. Pas d’écoulement, donc pas de pluie. Un seul aurait suffi à prouver qu’il avait plu. Je n’ai pas réussi à le trouver. — Il a forcément plu. — Mettre des gouttes de pluie en évidence, après quatre milliards d’années ? Les universitaires ne se contenteront pas de quelques carottes géologiques et de beaux discours. — Tu as les carottes de glace. — Elles prouvent qu’il y a eu des lacs, des dépôts sédimentaires, ça oui. Mais l’eau aurait pu s’infiltrer dans le sol. Je n’ai trouvé que des traces d’érosion fluviale. Pas le moindre ruisseau, pas de réseau de drainage sculptant la plaine. — L’eau est sous la surface. À l’abri du soleil, qui la décomposerait. C’est une eau intelligente. Il éclata de rire, oubliant sa morosité. — De l’eau intelligente, sacrée géologue ! — Ce n’était pas bête de démultiplier le foret. — C’était surtout l’idée de Raoul. — Mais c’est toi qui l’as fait marcher. — Ce n’était pas difficile, à partir du moment où ça m’est venu à l’esprit. J’aurais pu y penser avant. — À forer dans le flanc des pingos ? Ce n’était pas évident. — Ils auraient dû envoyer un de ces types qui trouvent du pétrole là où il n’y en a pas. Avec un peu de bon sens… — Tu as fait cinq essais avant de réussir. Un prospecteur de pétrole aurait renoncé bien avant. — J’ai eu de la chance de la trouver au sixième essai. — D’accord, alors il n’y a pas d’eau sous tous les pingos. Pas à cette faible profondeur, du moins. — Un vrai coup de pot. Un miracle de dernière minute. — Ton « miracle », comme tu dis, était surtout de la transpiration et de l’intuition. Ils arrivèrent au premier pingo au milieu de l’après-midi, en mettant leurs roues dans les traces de leur dernier passage. La procédure voulait qu’ils évitent de prendre des risques. Tout nouvel itinéraire comporterait des inconnues, des possibilités de chute mortelle, peut-être un éboulis de pierres qui n’attendaient qu’une vibration pour dévaler une pente. Marc entretint une discussion paresseuse sur l’évent. Elle lui donna la réplique, la tête ailleurs. Elle avait consacré sa vie à l’espace, mais en fin de compte, c’était ce monde hostile et beau qu’elle aimait. Jusqu’à présent, tous les astronautes en activité étaient restés en orbite près de la Terre. Ils n’avaient jamais perdu de vue les nuages en dessous d’eux. La profondeur des ténèbres entre les mondes n’avait rien à voir avec l’espace autour de la Terre, cette grande planète crémeuse pareille à une œuvre d’art éternellement mouvante, faite de tourbillons d’un blanc laiteux, de bleus durs et de verts brumeux, enchâssée dans un film d’air pâle d’une minceur précaire. Le fait d’aller sur Mars avait à jamais changé tout ça. Pendant le long voyage, ils avaient été suspendus entre les étoiles immuables. Ils avaient été figés dans leur étreinte, immobiles à part la lente rotation du module qui générait la gravité. Ils n’avaient plus le réconfort de la Terre toute proche. Les pauses dans les conversations radio avaient été de plus en plus longues, et puis toute conversation était devenue impossible. Ce qui les attendait était un véritable endroit – un rouge mystère, pas une simple tranche de vide. Vivre là était différent, mais en quoi ? Elle aurait été bien en peine de le dire. Ça n’avait rien à voir avec la station spatiale, malgré les sas, le matériel, les procédures communes. Ni avec la Lune, malgré la poussière, la sécheresse. Elle savait, sans y être jamais allée, que Mars ressemblait à la Lune, avec un climat impossible et plus de dangers. Mais surtout, elle avait une longue histoire qu’elle dissimulait habilement. Elle tourna et retourna cette idée, essaya d’en parler avec Marc et n’arriva pas à trouver les mots. Les astronautes étaient généralement peu bavards. Ils parlaient encore de temps en temps comme des cadets de l’espace, mais, au fur et à mesure du déroulement de la mission, ils trouvaient l’anglais plus pratique. Ils utilisaient moins de sigles, d’autant qu’ils avaient oublié ce qu’ils voulaient dire. Cela dit, sur le plan personnel, c’était toujours aussi difficile. Finalement, elle se rabattit sur des encouragements dignes d’une équipe sportive. — Si on met dans le mille avec cet évent, on rentrera à la maison avec une moisson inespérée ! — Je voudrais quand même bien savoir s’il a plu ici. — Et moi, je voudrais savoir si ces microbes fossiles dans tes carottes étaient les derniers Martiens, ou les premiers. — Bonne chance. Moi, je pense à autre chose. C’était bien son genre de laisser en suspens une question de cette importance. — À quoi, par exemple ? — J’ai eu de bonnes nouvelles de mon agent, Carlos Avila. Un contrat pour l’un des deux premiers rôles dans une grande épopée spatiale à diffusion nationale. — Waouh ! Un film ? — Non, une TriVid. — Tu crois que tu serais crédible dans un grand rôle d’homme de l’espace ? Marc la regarda en souriant comme un chat qui a de la crème sur les moustaches. — Je commence un mois après notre retour. — Tu as vraiment la tête de l’emploi. — Carlos dit qu’on ferait tous l’affaire. Il paraît que les acteurs sont souvent petits. Ça doit être plus photogénique. — Je ne suis pas petite. — Pas petite. Compacte. — On est costauds, solides. — Comme Arnold Schwarzenegger. Il était plus petit que toi. — Vraiment ? dit-elle en riant. Les astronautes étaient généralement des poids plumes, et ils ne faisaient pas exception à la règle. Les petits gabarits étaient plus facilement casables dans les recoins exigus, et consommaient moins. Jusque-là, ça ne les avait pas gênés. La gravité martienne les aidait. — Tu crois qu’on devrait tous aller à Hollywood ? — Que nous restera-t-il d’autre, après Mars ? Elle tourna et retourna la question dans sa tête. Que nous restera-t-il ? Ça lui faisait tout drôle de se pencher sur son passé du haut de ce promontoire. Elle avait du mal à réaliser que c’était la dernière grande chose qu’elle ferait jamais. Le retour sur Terre serait six mois d’ennui suivis par une kyrielle de parades dans les rues et des hordes d’admirateurs. Rien de vraiment désagréable, mais les astronautes n’étaient pas des monstres de sociabilité. Ils aimaient faire, ils n’aimaient pas se contenter d’être. Jouer dans de faux TriVids à grand spectacle, faire des discours devant les membres du Rotary Club… Elle secoua la tête. Reste dans le présent. On n’en a pas fini avec Mars. Pas encore. Quand ils arrivèrent enfin à proximité de l’évent, elle insista pour sortir. Ça impliquait de revêtir la tenue pressurisée, et Marc avait la flemme d’y aller. Enfiler la carapace de homard était une vraie corvée ; il préférait visiblement rester là. — On installera le matériel demain matin. — Non, je veux jeter un coup d’œil au site. Et demain, j’aimerais passer tout le temps sous terre. C’est ainsi qu’ils violèrent la procédure. Il la surveilla sur les écrans pendant qu’elle examinait l’évent dans la lumière crépusculaire. Elle remit ses pas dans les empreintes de bottes qu’ils avaient laissées, Viktor et elle, et qui étaient déjà à moitié pleines de poussière. — Je ne constate pas de changement, dit-elle sur le circuit audio. Aucun signe de dégazage récent non plus. C’était décevant, mais qu’y faire ? Ici, la glace pouvait se sublimer en quelques jours. Elle sentait battre son cœur rien que de revoir cet endroit, même si ce n’était qu’un petit trou pas très impressionnant dans la lumière déclinante. Elle remonta prudemment la pente. Elle se souvenait bien comment elle avait aidé Viktor, la dernière fois. Leurs traces étaient déjà à moitié effacées par le vent. Elle désolidarisa les deux parties du treuil et libéra le harnais d’escalade du bâti. Les câbles étaient toujours bien enroulés, les étriers prêts. C’était important de faire les choses comme il fallait, surtout sur Mars. Les câbles de fibre de carbone étaient incroyablement solides et légers. De minces fils conducteurs relayaient les émissions radio de leurs scaphandres au rover, qui pouvait les retransmettre à la base. Elle vérifia soigneusement les connexions et envoya un bref message au vaisseau, qui répondit automatiquement. Mission accomplie. — Tout est en place ! Elle avait bien mérité une petite récompense. Le premier mois suivant leur arrivée, elle était souvent sortie pour admirer le coucher de soleil, cette merveille couleur de rubis. L’aube était un moment encore plus féerique, avec ces nuages de glace qui disparaissaient trop vite, mais aussi beaucoup plus froid. Elle avait déjà les pieds gelés. Ce qu’elle était vraiment venue voir apparut alors que le ciel d’un rouge glorieux s’assombrissait peu à peu. Juste au-dessus de l’horizon montait un point blanc-bleu, brillant. Le lever de Terre. Une tache resplendissante, plus brillante que Vénus. En regardant bien, elle réussit à distinguer une tête d’épingle blanche, sur le côté. Le seul tandem planète primaire et lune visible à l’œil nu dans le système solaire. Tout récemment encore, ce minuscule intervalle représentait la limite de l’espace connu. Pendant un million d’années, le gros confetti d’un bleu crémeux avait été le théâtre des drames et des rêves humains, une scène sur laquelle avait coulé tant de sang, miséricordieusement protégée sous une couverture d’air. Et puis ces hominidés gueulards étaient partis dans l’espace. Un demi-siècle de transpiration, d’ingéniosité et de courage avaient permis à l’espèce humaine de se rendre sur la petite tache d’albâtre qui leur faisait de l’œil. Et maintenant elle regardait les deux disques jumeaux qui étaient son monde natal et les voyait pour ce qu’ils étaient : un petit pays de cocagne dégringolant dans les ténèbres. Un monde désertique et sans air, l’autre humide et prometteur. Le sol sur lequel elle se tenait avait jadis recelé une promesse. De l’eau avait coulé à sa surface, avait dit Marc, sur mille mètres de profondeur. Les volcans avaient éructé et fulminé dans l’ancien lit de ce lac. Cuite par la chaleur et la violence, la chimie organique avait opéré sa lente magie. La vie était née et s’était brièvement épanouie. Et à quoi cela avait-il mené ? Hein, à quoi ? 18 19 janvier 2018 Elle fut réveillée par une odeur de café et de crêpes à quoi s’ajoutait un crépitement de bacon annonciateur d’une matinée parfaitement humide… Et puis elle se réveilla tout à fait, roulée en boule dans la couverture thermoélectrique sur la banquette dure du rover. À une lointaine époque, tous ses rêves tournaient autour du sexe. Maintenant, elle ne rêvait plus que de nourriture. Elle n’avait jamais assez ni de l’un ni de l’autre, surtout depuis que Viktor s’était amoché la cheville. Le temps qu’ils repartent pour la Terre, sa foulure ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Leur ordinaire, lui, ne s’améliorerait qu’au premier steak saignant, c’est-à-dire sur Terre. Elle chassa l’idée de viande de son esprit et s’assit. Les premières lueurs de l’aube ensanglantaient des cirrus de dioxyde de carbone, très haut dans le ciel. Parfait. Aujourd’hui, enfin, elle allait descendre sous la croûte de la planète. — Hé, Marc ! J’attaque le café ! Elle avala un rapide petit déjeuner, en frissonnant à cause du froid atroce qui traversait les parois du rover. Elle mâcha une barre de céréales. Du concentré d’énergie, qui la réchaufferait rapidement. Ils mangeraient des rations toutes prêtes, à midi. Ils ne regagneraient pas le confort relatif du rover. Dans la lueur rosée du matin, les câbles paraissaient toujours solidement arrimés aux treuils électriques jumeaux du rover, qui tournaient avec un doux ronronnement. Marc se méfiait de la tenue du sol à cet endroit, car il avait déjà eu de mauvaises surprises. Ils commencèrent donc par renforcer la fixation des câbles monofilament afin qu’elle encaisse les tractions latérales lorsqu’ils descendraient la pente, qui était assez raide. Elle l’aida à enfoncer dans le sol meuble des supports en Y qui empêcheraient leurs câbles de frotter sur le bord. Le temps qu’ils passaient à préparer la descente, ils le récupéreraient par la suite. Ils avaient chacun un treuil et une poulie, robustes et légers. Le câble métallique était beaucoup trop lourd, et la faible gravité ne le rendait pas indispensable. Jusque-là, la poussière de peroxyde ne semblait pas avoir affecté la résistance des fibres. Jusque-là… Au début, c’était facile, il suffisait de se laisser descendre à reculons. Ça lui avait toujours fait drôle d’entrer dans le vide en lui tournant le dos. Ils s’étaient exercés dans le désert du Nevada, mais là, s’enfoncer dans l’inconnu, de dos, sans rien voir… que le disque rouge du soleil qui émergeait de larges bandes roses, au loin, derrière les collines, et le sol accidenté, badigeonné d’ombres couleur de sang séché… Bref. Au bord, la roche était lisse, et sèche, cette fois. Aucune trace de la glace et de l’étrange mousse organique qu’elle avait recueillie avec Viktor, il y avait à peine une semaine. La vapeur de l’évent s’était évaporée. L’atmosphère martienne était une éponge avide. Après un coude, l’évent descendait presque tout droit et la pâle lueur du petit matin qui tombait d’en haut perdait le combat contre l’obscurité. La cheminée faisait près de huit mètres de diamètre, et ses parois étaient lisses. — Un grand trou, dit-elle. Une fois qu’on est dedans. — C’est prometteur, convint Marc. Faut être prudent avec la géologie qu’on ne comprend pas encore. Ils descendirent en laissant faire les treuils. Ils arrivèrent rapidement à une large plate-forme au-delà de laquelle le passage s’élargissait encore. Ils devaient synchroniser leurs mouvements afin d’éviter que leurs câbles ne s’emmêlent, et tous les dix mètres, ils vérifiaient que ça allait bien de ce côté-là. Ils s’avancèrent prudemment sur la corniche, leurs lampes frontales trouant les ténèbres, mais elle avait beau tenter de scruter l’obscurité, devant elle, tout était comme flou. Elle passa la main sur la visière de son casque. Ce n’était pas la condensation. Le système de circulation du scaphandre l’aurait neutralisée, même dans le froid glacial de la nuit martienne. Et la lueur de la combinaison de Marc s’assombrissait. — Marc, je te vois de moins en moins bien. Ta lampe est morte ? — J’ai l’impression d’être dans le brouillard. Là… (Il avança sur la corniche et braqua le rayon de sa lampe vers la tête de Julia.) Pas étonnant. Il y a des gouttes de je ne sais quoi sur ta visière et ton casque. On dirait des gouttelettes d’eau ! — De l’eau ? — On est dans le brouillard ! s’écria-t-il. Elle remarqua alors la brume qui montait lentement de l’obscurité. — De la vapeur sur Mars ? — De la glace fondue qui se condenserait. Assez vite, même, tu vois ? Une croûte blanche recouvrait la roche, à côté d’eux. — Ce n’est pas de l’eau pure. — Non, probablement du sulfure d’hydrogène et Dieu sait quoi. Elle regretta de ne pouvoir claquer des doigts, à cause de ses gants. — Oui ! Ça me fait penser au brouillard du désert ! — Au quoi ? — Tu ne t’es jamais trouvé dans un brouillard vraiment épais ? Il ne pleut pas, mais on est trempé quand même. Il y a des déserts où il ne tombe pas une goutte de pluie pendant des années, comme la Namibie, et la côte de Baja, en Californie. Les plantes et les animaux qui y vivent doivent piéger le brouillard pour avoir de l’eau. Elle réfléchit à toute vitesse, essayant d’examiner cet endroit à la lumière de ses connaissances. Les grenouilles et les crapauds du désert n’avaient même pas besoin de brouillard pour extraire l’eau de l’air. Ils exploitaient le différentiel de température : quand ils sortaient de leur trou, la nuit, ils étaient plus frais que l’air environnant. La vapeur d’eau en suspension dans l’air se condensait sur leur peau, qui était particulièrement fine et perméable. Julia scruta le brouillard impalpable. — Tu as un relevé de la température ? Elle a bougé depuis que nous avons commencé à descendre ? Il tira la sonde thermique de son pack de ceinture. — Moins quatorze. Pas mal… Hé, elle a un peu monté. Elle a même fait un bond il y a quelques minute. Hum… Il fait plus chaud depuis que le brouillard est apparu. Ils arrivèrent au bout de la corniche, qui disparaissait dans une obscurité impénétrable. — Allez, suivons l’évidence, dit-elle en relâchant la pression sur le câble. Là, la faible gravité était d’une aide considérable. Elle soutenait aisément son poids d’une main sur le crochet autobloquant du câble, l’autre lui permettant de se guider sur la paroi rocheuse. — L’évidence de quoi ? grommela Marc en descendant derrière elle. — C’est un environnement plus favorable que celui dans lequel nous avons vécu. — C’est sûr qu’il est plus humide. Regarde les parois. À la lumière de sa lampe frontale, la roche brun-rouge semblait miroiter. — De la glace ! Il y a assez d’eau pour qu’elle tienne ! La semaine dernière, ce truc remontait jusqu’à l’entrée ! — Tu vois ces volutes de vapeur d’eau ? Qui aurait cru ça ? Elle se laissa lentement descendre en regardant les parois rocheuses et c’est ainsi qu’elle remarqua le subtil changement de couleur de la roche. Elle était plus brune. Elle l’effleura du bout du doigt. Il y avait quelque chose dessus. — Marc ! On dirait une sorte de dépôt, là. — Des algues ? — Ça se pourrait. — Sacré nom ! Elle descendit un peu afin de lui laisser la place. En dessous, le dépôt brunâtre était encore plus épais. — Je parie que ça monte des profondeurs. Elle réprima son excitation pour prendre un gros plan de la chose avec sa caméra, puis elle recueillit un échantillon à l’aide de son kit de prélèvement. Un brouillard tiède contenant des nutriments inorganiques qui se serait déposé sous forme de gouttes sur cette strate… comme les crapauds sortant de leur trou, dans le désert ? Les analogies pouvaient être utiles, mais les faits commandaient, se rappela-t-elle. Toujours s’en tenir aux observations. Chaque instant qu’elle passerait ici serait décortiqué un million de fois par tous les biologistes de la Terre… Marc était suspendu au-dessus d’elle et pivotait lentement pour observer l’ensemble de l’évent. — Je ne vois pas très bien la paroi d’en face, mais elle a l’air brunâtre, aussi. — La cheminée se rétrécit en dessous, dit-elle en se laissant glisser. — Comment ça a pu survivre ici ? Quelle est la source nutritive ? — Ce lent mouvement vers le haut… ça me rappelle les évents des fosses sous-marines, sur Terre. — Les fumeurs noirs ? fit Marc en la suivant vers le bas. Elle n’avait jamais travaillé sous la mer, mais tout le monde savait qu’on avait trouvé des formes de vie à base de soufre autour des évents hydrothermaux. Des vers tubulaires d’un mètre de long, des crabes fantomatiques. Ils se nourrissaient de bactéries qui survivaient elles-mêmes grâce à l’énergie chimique dégagée par les éruptions volcaniques. Les communautés des évents terrestres n’étaient pas importantes en volume, elles se développaient dans un rayon de quelques mètres au-delà duquel le froid et l’obscurité inexorables du fond de l’océan rendaient la vie impossible. Elle se demanda à quelle distance pouvait bien se trouver la source. Des kilomètres ? Plus bas. Doucement… Attention où tu mets les pieds. Sur les cinquante mètres suivants, le film s’épaississait mais ne paraissait pas substantiellement différent. La matière brunâtre luisait sous sa lampe lorsqu’elle l’examinait. La tâtait. S’émerveillait. La baptisait. — Du biomars, dit-elle. Comparable aux films d’algues unicellulaires de la Terre, il y a quelques milliards d’années. — On a passé des mois ici et on n’a trouvé que des fossiles dans le lit des lacs asséchés, fit Marc cyniquement, en haletant. Le vrai truc se cachait ici. Encore dix mètres. Il déroula le câble noir d’une finesse impossible, leur seul lien avec la vie. Les parois se rapprochaient. Ils étaient maintenant debout sur une corniche d’un mètre de large, et le brouillard les environnait de son nuage paresseux. Ils étaient à la moitié de leur réserve d’oxygène. — Tu avais raison, fit Marc. Mars est arrivée à l’étape des organismes unicellulaires qui vivaient dans les mares, et elle en est restée là. — Ce n’est excitant pour personne, à part les biologistes, mais c’est tout de même mieux que des fossiles. Ce ne sont pas de simples algues unicellulaires. Ça implique une communauté d’organismes, l’agrégat de plusieurs espèces de microbes différentes dans une sorte de mucus – un biofilm… Tu as bien dit que le gradient de chaleur était plus faible ici que sur Terre, d’accord ? fit-elle en scrutant les profondeurs. — Absolument. La planète est plus froide, et la différence de pression inférieure, à cause de la gravité plus faible. Sur Terre, dans les mines, à un kilomètre de profondeur il fait déjà cinquante-six degrés. Pourquoi ? — Alors, des microbes pourraient survivre plus bas que les quelques kilomètres de profondeur où on en trouve sur Terre, avant qu’ils ne soient tués par la chaleur ? — Peut-être. — Allons voir. — Hein ? Tu veux descendre là, tout de suite ? — Et quand ça, sinon ? — Nous sommes à la moitié de nos réserves d’oxygène. — On en a autant qu’on veut dans le rover. — Tu veux descendre à quelle profondeur ? — Le plus bas possible. On n’aura peut-être jamais l’occasion de revenir. Écoute, puisqu’on est là, profitons-en. Il consulta ses relevés. — On va en parler tout en remontant. — Va chercher les bonbonnes. Moi, je reste ici. — Tu veux qu’on se sépare ? — Ce ne sera pas long. — Le protocole de mission… — Tu sais où je me le colle, le protocole de mission ? Ça, c’est plus important ! — Le plus important, c’est de rentrer en vie. — Je ne vais pas en mourir. Je vais descendre d’une cinquantaine de mètres, c’est tout. Je prélèverai des échantillons de différents endroits. — Viktor a dit… — Va chercher les bouteilles, c’est tout. — Tu n’iras pas loin, hein ? dit-il, l’air malheureux. — Non. — Bon, alors, d’accord. Je les déposerai sur la première corniche, si tu peux remonter jusque-là pour venir chercher la tienne. Et puis je redescendrai à mon tour. — D’accord. Ça me paraît bien. Allons-y. Il se retourna et commença à remonter. — Alors, dans une demi-heure, à la première corniche. — Ouais, c’est ça. — Julia… — Allez, à plus ! dit-elle avec légèreté en s’éloignant dans l’obscurité absolue. La lampe frontale de Marc devint bientôt toute petite et disparut. La paroi, en dessous, descendait apparemment tout droit. Elle se coula le long d’un étroit ressaut, son attention entièrement mobilisée par le dévidage du câble. Soin et méthode, c’était le secret de la survie. Surtout quand on risquait sa peau dans un trou ténébreux, sur un monde étranger. Malgré les risques, elle éprouvait une curieuse exaltation. Elle était libre. Libre sur Mars. Pour la dernière fois, peut-être. Libre d’explorer ce qui était sans aucun doute la plus grande énigme de sa vie scientifique. Ce n’était pas le moment de se montrer timorée. Elle eut une soudaine pensée pour son frère Bill. Marc le lui rappelait, en plus méfiant. Bill avait vécu à bride abattue, irradiant une énergie sans borne. Ils partaient en exploration ensemble, quand ils étaient enfants et, plus tard, biologistes débutants. Il ne tenait pas en place. Il se levait au point du jour, se couchait à pas d’heure. Les journées n’étaient pas assez longues pour tout ce qu’il avait à voir et à faire. « Ralentis, demain est un autre jour », lui disaient les gens. Son horloge interne l’avait bien servi, dans un sens. Il avait été fauché à vingt-deux ans. Sa moto s’était encastrée sous un camion, par une nuit de pluie, alors que les gens sensés étaient chez eux, au chaud et au sec. En parcourant l’église des yeux, à l’enterrement, Julia s’était dit qu’il avait plus vécu que la plupart de ces gens qui avaient deux fois son âge. Et Bill l’aurait approuvée, elle en était sûre. La lumière de sa torche vacilla, la ramenant à la réalité présente. Elle secoua sa lampe, qui se ralluma. Et meerde ! Ce n’était pas le moment. — Marc ! Rapporte des piles, aussi. Ma torche donne des signes de défaillance. Un long silence. L’avait-il entendue ? Elle était à la merci du signal qui remontait par le mince fil inclus dans le monofilament. Un système de secours utile dans ce genre de situation, quand ils étaient hors de vue l’un de l’autre. Mais le câble avait-il tenu, après ces cinq cents jours d’exposition à la rigueur des intempéries ? — Ouais, j’y vais. L’escalade est assez raide, sur la fin. — N’y va pas trop fort. Le harnais qui lui passait sous les bras l’empêchait de se retourner. Elle se tortilla pour l’enlever et le prit d’une main tout en contournant une protubérance de la roche. Elle n’aimait pas se sentir entravée. Elle commençait à piger le coup pour descendre. Lentement, régulièrement, en scrutant la paroi à la recherche des détails. Comme elle le supposait, le film visqueux était plus épais ici, près de la source émettrice. Elle se posa sur une large corniche. Le sol était glissant à cause du biomars, mais assez rugueux pour que ses pieds aient prise. Désolée, dit-elle silencieusement au film visqueux, mais je ne peux pas faire autrement que de te marcher dessus. Sa lampe torche vacilla à nouveau et s’éteignit pour de bon. Elle la secoua, se pencha pour la regarder à la lumière de sa lampe frontale… et heurta quelque chose avec sa tête. Sa lampe frontale s’éteignit à son tour. Elle tomba à la renverse. Comme dans un rêve. Oh, elle aurait eu le temps de se rattraper, mais à quoi ? Il n’y avait rien. Elle tomba au ralenti, dans les entrailles ténébreuses de Mars. 19 19 janvier 2018 Elle prit vaguement conscience d’une conversation métallique entrecoupée de crépitements. Des voix fantomatiques… on aurait dit… elle se concentra… Viktor… et Marc. Évidemment ! C’était le circuit audio de sa combinaison. Fallait-il qu’elle soit dans les vapes pour ne pas les avoir reconnus tout de suite ! Bon, et de quoi parlaient-ils ? Il était question de l’AirbusCorp, et d’un atterrissage. Encore des crépitements. Elle était descendue trop bas pour les entendre distinctement. Elle y renonça. Marc lui raconterait plus tard. Elle encaissa le coup et vérifia machinalement les constantes de son scaphandre. Tout était normal, pas de dégâts. Elle avait lâché sa torche en tombant. J’ai dû heurter un surplomb. Il faisait un noir de poix. Où était cette sacrée torche ? Il y avait une faible lueur, sur sa gauche. Ça devait être ça. Elle essaya de se relever, remarqua une sorte de luminescence, juste devant elle. Troublée, elle se rassit. Vas-y mollo. Tout autour d’elle, les parois irradiaient une faible lueur ivoire. Elle ferma les yeux, les rouvrit. La luminescence était toujours présente. Non, ça ne venait pas des parois. C’était le biomars. Le film émettait une vague luminosité grisâtre. Elle passa en revue ce qu’elle savait des organismes bioluminescents. Elle n’avait jamais trop potassé le sujet. Les lucioles émettaient de la lumière grâce à une enzyme, la luciférase, une réaction qui exigeait de l’énergie et qu’elle avait reproduite in vitro, il y avait quelques milliers d’années de ça, dans un labo de biologie moléculaire. Elle repensa à de longues guirlandes de vers luisants – en fait, des larves de mouches, si elle se souvenait bien –, accrochées dans les grottes de Nouvelle-Zélande. Puis à une expédition dans la forêt tropicale, en Australie : des champignons tropicaux qui brillaient dans le noir. Et… ah oui, les feux follets dans les vieux cimetières, la phosphorescence du bois pourri des vieux voiliers… Se pouvait-il qu’il y ait des champignons ici ? C’était hautement improbable. Elle n’avait même pas réussi à en faire pousser dans sa serre. Pas fait pour ça. Elle secoua la tête. La mousse bleue lumineuse des vagues qui se brisaient, la nuit, lors des marées rouges, en Californie. C’étaient des diatomées phosphorescentes. Quoi d’autres ? L’environnement des évents thermaux… Les poissons des profondeurs charriaient des bactéries luminescentes en guise d’appâts. Mais oui, c’est ça ! On s’amusait, dans certains labos, à greffer le gène producteur de lumière sur d’autres bactéries. Bon. Les microbes pouvaient donc émettre de la lumière, mais ici ? Pourquoi une forme de vie souterraine aurait-elle évolué de façon à devenir luminescente ? Ding, ding, ding… Le tintement avertisseur la tira de sa rêverie. Elle rouvrit brusquement les yeux. Le voyant jaune du niveau d’oxygène clignotait. Plus que trente minutes de réserve. Il était temps de remonter. En se relevant, elle mit la main sur sa torche. Elle la prit mais ne la ralluma pas. Elle se guiderait à la seule lueur des parois. C’était presque comme de marcher au clair de lune. Elle remonta en faisant bien attention jusqu’à son harnais. L’enlever était pure stupidité, bien sûr, mais il y avait des moments où la stupidité payait. Elle n’aurait peut-être pas remarqué la luminescence si elle n’était pas tombée, si elle n’avait pas heurté sa lampe frontale. Elle remit son harnais et se laissa remonter par le treuil tout en réfléchissant. Elle sentait l’excitation brûler dans des muscles qui lui paraissaient plus souples qu’à l’ordinaire. Il faisait plus chaud, ici, d’accord. Elle baissa le chauffage de son scaphandre. La vie grouillait sous les tropiques. Avant d’arriver aux bouteilles, elle entendit la voix de Marc appeler impatiemment : — Julia ! Où es-tu ? — J’arrive ! Je suis tout près. Elle contourna une saillie de la paroi, retrouva la lumière des lampes de Marc. L’obscurité engloutit à nouveau les parois. — Où étais-tu passée ? Je t’attendais, quoi ! Les bouteilles sont là depuis… Hé, qu’est-ce que tu as fait à ta lampe frontale ? — Je suis rentrée dans un surplomb. Je l’ai cassée. Marc… — Et ta torche, aussi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es remontée à tâtons ? Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? demanda-t-il, furieux, à en juger par sa voix tendue, glaciale. — J’ai trouvé… j’ai trouvé… — Du calme, Julia. Tu es… — Éteins toutes tes lampes. — Quoi ? — Éteins-les, je te dis. Je veux te faire voir quelque chose. — D’abord, change de bouteille. Elle poussa un soupir. Ce sacré pinailleur de Marc ! Il aurait loupé l’arc-en-ciel pour ramasser une pièce jaune sur le trottoir ! Lorsqu’il éteignit enfin ses lumières et qu’il eut constaté le phénomène, il y eut un long moment de choc absolu. Au moins, il comprenait quand il valait mieux la boucler. Puis elle entendit quelque chose de bizarre. Un faible sifflement. Les réflexes acquis lors de l’entraînement reprirent le dessus. — Qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait qu’il y a une fuite. (Elle vérifia automatiquement le raccord de sa bouteille. Il était bien serré.) Marc ? C’est ta bouteille ? — Tout va bien. Qu’est-ce qu’il y a ? — J’entends un drôle de bruit. Comme s’il y avait une fuite. — Je n’entends rien… — Chut ! écoute. Elle ferma les yeux. Ça venait du pied de la paroi. Elle braqua sa torche sur la bouteille vide, se pencha… L’oxygène se vidait sur le biomars. — Ah zut ! La valve n’était pas fermée. (Elle se pencha pour la serrer… se figea.) Qu’est-ce que… ? Il y avait une vilaine tache jaune, près de la bouteille. Le biomars était décoloré. — Meerde ! On l’a endommagé. Elle s’agenouilla pour voir ça de plus près, en évitant soigneusement de mettre la main sur la paroi. — Que s’est-il passé ? s’étonna Marc. Il fit un grand pas vers elle, et comprit tout de suite. — La valve de ma bouteille ? — Hmm-hmm. On dirait bien. — Ben dis donc ! La réaction a été rapide ! — L’oxygène est un poison violent pour ces formes de vie. C’est comme si on versait de l’acide sur la mousse. La mort instantanée. Il regarda autour de lui avec stupéfaction. — On les inonde de poison, avec nos scaphandres. Elle hocha la tête. Elle avait été idiote de ne pas le comprendre tout de suite. Comme les combinaisons de plongée, leurs scaphandres rejetaient des gaz à l’arrière de la tête : un peu d’azote, un peu de dioxyde de carbone, mais surtout de l’oxygène. Un système simple, fiable. Et l’oxygène était facile à remplacer grâce à l’usine chimique de l’ERV. Marc secoua la tête, un peu calmé. — C’est typiquement humain, ça, de polluer partout où on va. — Si ce truc est aussi sensible, il va falloir que nous fassions vraiment attention à partir de maintenant. Julia se releva précautionneusement et s’éloigna de la lésion. Ils restèrent un long moment debout dans le noir complet, laissant leurs rétines s’habituer à l’obscurité. — D’où vient la lumière ? demanda enfin Marc. — Le biomars est luminescent. Enfin, le terme correct est phosphorescent. — Comment est-ce possible ? — Ça, je n’en sais rien. Mais la vraie question c’est pourquoi. Ils restèrent un long moment silencieux dans les ténèbres qui semblaient se refermer sur eux. — Tu as entendu ? reprit enfin Marc. L’AirbusCorp sera là dans quelques heures. — Oui. Enfin, non, il y avait trop d’électricité statique. C’est à peine si je reconnaissais vos voix. Que disait Viktor ? — Ils ont reçu un message, relayé par le satellite. L’Airbus sera là d’ici ce soir. Il faut que nous soyons de retour à ce moment-là. — La barbe ! Moi qui espérais… soupira-t-elle. Qu’est-ce que tu lui as dit ? — Pas grand-chose. Je ne tenais pas à ce qu’il sache que je t’avais laissée ici toute seule, alors j’ai fait court. — Sage initiative. Et comment vont-ils nous livrer le kit de réparation de Raoul ? — Ils ne l’ont pas dit. Ils vont peut-être nous le larguer. — Où sont-ils censés se poser ? — Viktor dit qu’ils n’ont pas répondu à cette question. Ni à aucune autre, d’ailleurs. — D’accord ; encore des mystères. L’AirbusCorp dans toute sa splendeur. Bah, ça glisse sur nous. — Ouais. Enfin, ça fait du bien de savoir que Raoul va recevoir son kit. — Ça, c’est vrai. Bon, si on revenait à ici et maintenant ? Elle savait que le temps et l’oxygène leur étaient comptés. Après cette seule et unique journée, ils avaient pour ordre formel de retourner à la base. C’était une question de loyauté. — Il y a tout l’oxygène qu’on veut, là-haut, dit Marc plus tard, pendant la pause déjeuner (une affreuse histoire de tubes à presser, qu’elle décrivait, dans une de ses TriVids, comme la dégustation d’un tube de dentifrice parfumé au rosbif). — Je te propose un marché… — Viktor va se fâcher si on ne rentre pas au moment prévu. — Tant pis. Elle regretta qu’ils n’aient pas branché une antenne relais à l’embouchure de l’évent, mais ça aurait pris du temps, aussi. Tic-tac, tic-tac… — Je n’ai pas envie non plus qu’on sorte de là à la force des poignets, complètement crevés. — On sera sortis à la tombée de la nuit. — On ne remontera pas si vite. L’expérience sur le terrain avait démenti toutes les théories optimistes sur le rendement du travail par faible gravité. Mars était un endroit épuisant. Personne ne savait si ça venait du froid, du soleil qui cognait comme un marteau-pilon (bien que les UV soient filtrés par les visières), du fait que les réflexes humains n’étaient pas prévus pour une gravité de 0,38 g, ou d’un autre aspect, plus subtil, du problème. Quoi qu’il en soit, ils ne pouvaient compter sortir rapidement de leur trou à la fin d’une journée épuisante. — Tu veux des échantillons géologiques, moi j’en veux des biologiques. Les miens ne pèsent presque rien à côté des tiens. Je troque une partie de ma franchise de poids contre un peu de temps ici, au fond. Il l’étudia longuement du regard, les sourcils haussés, derrière sa visière sale. — Combien ? — Un kilo à l’heure. — Hum. Pas mal. Bon, c’est d’accord. — Ça marche. Ils se serrèrent solennellement la main, avec leurs gros gants. Un contrat à la vie à la mort, se dit-elle en gloussant intérieurement, comme une gamine. — Viktor comptait en utiliser une partie pour rapporter des pépites et autres « joyaux », tu sais. — C’est ma franchise de poids. — Hé, je disais ça gentiment. Ne va pas croire que j’essaie de m’immiscer entre vous. — Merci de me prévenir, mais je réglerai ça avec Viktor moi-même. Tu es prêt à y aller ? On perd de mon précieux temps ! Ils retournèrent à la corniche où Julia s’était cognée, deux cents mètres plus bas. Derrière la bosse providentielle (ou malencontreuse), ils trouvèrent, sur une sorte d’étagère, un creux plein d’eau recouverte de limon. Une croûte protectrice, noir et brun, qui cédait plus ou moins sous le doigt. — Une défense contre la dessiccation, avança-t-elle. Marc promena le faisceau de sa lampe autour de lui. Le film visqueux pendait à cet endroit comme des rideaux accrochés aux parois rugueuses. — De l’eau à l’état libre sur Mars. Eh bien, dis donc ! — Pas vraiment à l’état libre. Tu vois, le film descend et recouvre l’eau. Ça l’empêche de sécher. Il préserve peut-être ses ressources ? Julia préleva un peu d’eau dans la flaque et la plaça sous son microscope portatif. — Ce sont des algues, hein ? avança Marc. Elle ne répondit pas. Sous l’objectif, elle voyait des petites créatures aussi nettes que le nez au milieu de la figure. — Seigneur ! Ça grouille autour de nous. Marc, regarde ça et dis-moi que je ne suis pas folle. Il jeta un coup d’œil dans l’oculaire et cilla. — Des crevettes martiennes ? — Toi alors, tu ne penses qu’à la bouffe, soupira Julia. Dans une aussi petite mare, sur Terre, il y aurait des crevettes d’eau douce, ou des puces d’eau, mais celles-ci sont toutes petites. Je ne suis même pas sûre que ce soient des animaux. Elle s’empressa d’en prendre des images digitales et d’en recueillir un peu dans un flacon à échantillons qu’elle rangea dans son matériel. Son exaltation était telle qu’elle avait du mal à mettre de l’ordre dans ses idées. Elle étudia, subjuguée, en retenant son souffle, les petites choses qui nageaient là. Si minuscules, si bizarres… Et pourquoi fallait-il qu’elle les regarde à travers une visière couverte de saletés ? Elles avaient toutes une structure bosselée à un bout : une tête ? Peut-être. Et une petite tache de couleur claire. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Se pouvait-il que la vie martienne ait fait le saut jusqu’au règne animal, franchissant un énorme gouffre de l’évolution ? Bon, ce n’étaient peut-être que des colonies d’algues comme les volvoces et autres créatures des mares terrestres. En tout cas, elles étaient bien plus évoluées que des microbes. Elle se pencha de nouveau sur la flaque, l’éclaira en lumière rasante avec sa torche. Le grouillement de créatures paraissait beaucoup plus épais au bord du biomars. Se nourrissaient-elles ? Ou autre chose ? Elle avait du mal à évacuer cette vague idée de son subconscient. L’arrangement avec le film visqueux était étrange, pratique pour ces « crevettes ». Quelle espèce de relation avaient-ils établie ? Une sorte de symbiose ? Et comment les formes mobiles arrivaient-elles à la mare ? Ils recommencèrent à descendre à partir de la corniche. Le brouillard allait en s’épaississant et les parois devenaient glissantes, ce qui les obligeait à redoubler d’attention. Le câble était plus difficile à guider, aussi. Elle ne pouvait empêcher les idées de se bousculer dans son esprit. Sur Terre, les organismes des évents hydrothermaux des fosses sous-marines réalisaient la photosynthèse grâce à la vague lueur rougeâtre du magma brûlant. La lueur devenait leur source d’énergie. Se pouvait-il que certains organismes martiens utilisent la luminescence du film visqueux ? Voyons un peu… — Tu n’as rien remarqué de particulier sur les crevettes ? — Eh bien, répondit-il, un peu déconcerté, je ne sais pas à quoi elles devraient ressembler. Pour moi, on dirait un peu les daphnies que je donne à mes poissons, à la maison. — Tu as remarqué leurs yeux ? — Euh… — Sur la bosse du bout, il y a une tache plus claire, tu te souviens ? — Ouais, et alors ? — Ah, tu l’as donc remarquée. — Pourquoi ? Ah, je vois ce que tu veux dire. Elles ne devraient pas avoir d’yeux. — Un point pour toi. Si les petits cochons ne te mangent pas, on fera de toi un biologiste. Sur Terre, les organismes cavernicoles ont perdu leurs yeux. La sélection naturelle oblige l’organisme à justifier le coût de production de toute structure complexe. Si on ne s’en sert pas, elle disparaît. — Alors, s’ils ont des yeux… — Sur Terre, ça voudrait dire qu’ils sont arrivés récemment d’un endroit éclairé et qu’ils n’ont pas eu le temps de perdre leurs organes visuels. — C’est impossible ! La surface de Mars est froide et sèche depuis des milliards d’années. D’où viendraient-ils ? — Là, je suis d’accord. Alors, l’autre hypothèse, c’est qu’il ne fait pas assez noir ici pour qu’ils deviennent aveugles. — La luminescence est quand même assez faible. — Pour nous, peut-être, mais nous venons d’un monde saturé en lumière. Notre vue n’est pas habituée à ce faible niveau d’intensité lumineuse. Sur Terre, j’établirais un parallèle avec les évents hydrothermaux. Il y a, dans les profondeurs sous-marines, des animalcules sensibles à la lumière et même des microbes qui réalisent la photosynthèse. — Ce ne sont peut-être même pas des yeux. — Ils sont sensibles à la lumière. Ils se sont regroupés sous l’objectif éclairant du microscope. — Allons bon ! — Je manque d’informations, mais on peut penser que la lueur est permanente. Ou du moins assez fréquente pour que ça vaille le coup d’y voir. Ça impliquerait que la lueur soit utilisée comme source d’énergie. Le film est peut-être symbiotique – une coopération entre les organismes luminescents et ceux qui sont capables de photosynthèse. — Ouais… Dans ce cas, la lueur viendrait en premier. À quoi servirait-elle ? — Je n’en sais rien. Pour l’instant, je me contente d’émettre des hypothèses. — De plus en plus curieux, comme disait Alice. — Je ne savais pas que les garçons lisaient Alice au pays des merveilles. — C’est très en situation, tu ne trouves pas ? — Eh bien, descendons dans le terrier du lapin ! Elle scruta les profondeurs et vit, à la limite de portée de sa lampe, des choses plus grosses. Beaucoup plus grosses. Des draperies grises, des spires anguleuses, blanchâtres, des formations en tire-bouchon qui émergeaient des volutes de vapeur ascendantes, captant leurs principes nutritifs. Une grosseur charnue, fuselée, évoquait les doigts d’un noyé flottant paresseusement au gré des courants. Elle secoua la tête. Allons, du calme, du calme… En dessous de la corniche sur laquelle ils avaient trouvé la flaque, des galeries latérales tortueuses partaient selon des angles bizarres. Elles étaient plus horizontales, et ils les explorèrent rapidement, en revenant sur leurs pas lorsque la voûte devenait trop basse. Ils regagnèrent la cheminée principale et trouvèrent un boyau plus large, qui descendait en pente. La paroi inférieure était très glissante, et ils devaient faire bien attention où ils mettaient les pieds. À cet endroit, le courant de vapeur montant de la cheminée principale faisait flotter les lambeaux de film comme des drapeaux au ralenti. C’était fascinant, mais elle était trop absorbée par la collecte d’échantillons pour prêter attention à leurs étranges et lentes oscillations. — Ils doivent maximiser la surface exposée au brouillard nutritif, avança-t-elle. — C’est vraiment bizarre, commenta Marc. Tu as vu comme les membranes deviennent immenses ? — Ça doit faire une sacrée quantité de biomasse. — Je me demande si c’est comestible. — Manger, toujours manger ! fit-elle. Ils partirent d’un rire un peu crispé. Au détour de la galerie, les draperies caoutchouteuses voletant dans les tourbillons de brume devenaient de la taille d’un homme. Le film paraissait grisâtre et translucide, sous le rayon de sa lampe, et elle voyait sa main à travers. Elle prit beaucoup d’images avec sa minicaméra en espérant qu’on y verrait quelque chose compte tenu de la lumière. Ces formes de vie étaient nées dans la chaleur et l’humidité de l’antiquité martienne. Et maintenant ? Trouvait-on du biomars – et/ou autre chose ? – dans des labyrinthes de ce genre, sur toute la périphérie de la planète ? La vie pouvait prospérer dans la chaleur humide montant des profondeurs, peut-être liquéfier le permafrost voisin. Aux limites des glaciers de la Terre vivaient des plantes qui réussissaient, grâce à une lente action chimique, à fondre la glace. Les évents et les cavernes adjacentes pouvaient occuper une surface gigantesque, peut-être comparable à celle de la Terre. Ça laissait toute la place nécessaire à l’évolution pour procéder à ses expériences. — Rien à voir avec les pâles cavernes d’albâtre de la Terre, dit Marc, dans un souffle. Le royaume de la vie anaérobie, exubérante, efficace. Les bactéries anaérobies s’étaient depuis longtemps réfugiées dans les sources chaudes, les mines de charbon. Dans ces niches hospitalières stériles, elles survivaient, mais restaient sous forme microbienne et n’évoluaient pas. Sur Mars, les formes de vie qui auraient eu besoin d’oxygène pour se développer n’avaient pas eu le temps de le faire ; l’atmosphère avait disparu trop tôt. Julia effleura un lambeau de film qui flottait paresseusement au gré des tourbillons de vapeur. Des plantes vivant dans le vide, ou quasiment. Elle n’aurait jamais imaginé ça… Elle se laissa descendre de quelques mètres en clignant des yeux. Que voyait-elle vraiment, et qu’est-ce qui n’était qu’une illusion, le résultat de médiocres conditions de visibilité, des traces sur sa visière, de la fatigue visuelle… ? Elle commençait à avoir des courbatures dans les bras et les jambes. Elle devait réfléchir, veiller à tirer le maximum de ces rares minutes. — Hé, on est à quelle profondeur ? — Un kilomètre à peu près, répondit Marc après vérification. — La température ? — Près de dix degrés. Quasiment tropicale ! Pas étonnant qu’on ne sente pas le froid. — Cet évent pourrait descendre sur des kilomètres avant que la vapeur ne devienne brûlante. Et nous venons d’arriver au niveau des cavernes. — Julia… — Je sais. Nous ne pouvons pas aller plus loin. — La remontée sera longue et pénible. Il va bientôt faire nuit, là-haut. Et le froid serait bientôt mortel. Très bientôt, même. Elle était sur une petite vire, cinq mètres environ en dessous de Marc. Elle éprouvait une étrange nostalgie. — Je sais. Je n’insisterai pas pour descendre davantage, ne t’inquiète pas. Les biologistes aussi ont besoin d’oxygène. Elle commença, machinalement, à découper un petit échantillon dans une épaisse draperie suspendue à portée de sa main. Le film était étonnamment coriace. On aurait dit une algue caoutchouteuse. Elle se rendit compte que l’effort la faisait haleter. Son scaphandre exhalait un léger sifflement. Soudain, le film se referma sur elle et la plaqua contre la paroi. Elle se retrouva dans le noir, comme si on avait tiré un épais rideau devant elle. Marc répondit à son cri : — Jul, où es-tu ? Je ne te vois pas ! — Ici ! — Derrière ce truc ? — Ouais. (Respire lentement, parle clairement, distinctement.) Ça doit être une sorte de réflexe. J’essayais d’en prélever un bout quand cette voile pendante s’est repliée sur moi. Puis les automatismes acquis lors de l’entraînement reprirent le dessus. Marc répondit calmement, dans le langage des astronautes : — Quelle est ta position ? Je ne vois que le câble. — Je suis debout sur un petit ressaut, et je suis plaquée contre la paroi. Je ne vois rien. — Tu as toujours ton scalpel ? — Négatif. J’ai dû le lâcher. Il ne servait pas à grand-chose, de toute façon. Ce truc est trop coriace. — Tu dis qu’il a bougé. Il est tombé sur toi ? — Négatif. Il a pivoté. Il doit être suspendu par en haut, ajouta-t-elle après une brève réflexion. Tu vois comment ? Il y eut une courte pause, puis : — Il est accroché à une espèce de branche articulée, juste en dessous de moi. La branche dépasse d’une structure épaisse qui ressemble à un tronc, parallèle à la paroi. — Essaie de la faire pivoter dans l’autre sens, dit-elle en se débattant, sans résultat. Je suis vraiment coincée. Et je n’aimerais pas griller le moteur de mon treuil. — Que suggères-tu ? — Flanque des coups de pied dedans ! Elle entendait sa respiration dans son circuit audio. C’était assez rassurant, malgré tout. Il n’était qu’à un mètre d’elle, mais elle ne voyait rien, que la vague masse floue du biomars. — Han ! han ! Ça donne quelque chose ? demanda Marc. — Négatif. Qu’est-ce que tu fais ? — Je flanque des coups de pied dedans. En vain, apparemment. — Eh bien, moi, j’ai réussi à la faire bouger. — Comment une plante pourrait-elle bouger, au fait ? Sans muscles, sans système nerveux… — Rien ne prouve que ce soit végétal. Et puis, il y a des plantes, sur Terre, qui bougent. Qui suivent le soleil, ou qui referment leurs feuilles en réponse à un stimulus. — Ah oui, les plantes, euh… sensitives. J’ai vu ça en cours de botanique. — L’ennui, c’est qu’il faut parfois attendre des jours qu’elles rouvrent leurs feuilles. — C’est gai… Dis, je vois une tache brune qui se forme sur le… le film. Ça doit être l’échappement de ta combinaison. Ils eurent la même idée en même temps. — Hé, et si… — Ouais, je vais essayer un petit coup d’air comprimé. — Marc ? Vas-y mollo. On veut que ce truc s’ébroue, pas qu’il s’effondre. — Exact. Les secondes passèrent, avec une lenteur exaspérante. Puis : — C’est bon, fit Marc. Paré à lancer ! Un jet d’une seconde. C’est parti ! Le film eut un frémissement. — Hé, il s’est tortillé. — Je l’ai à peine effleuré. Je vais essayer quelques petits coups de soufflette… Elle eut une soudaine impression de légèreté. Le film eut une violente secousse et se détacha d’elle. Son casque était couvert de mucus visqueux. — Vite, Julia, remonte ! s’écria Marc. — Je n’y vois rien ! Ma visière est complètement barbouillée. Elle vérifia que leurs câbles n’étaient pas emmêlés et actionna rapidement la commande du treuil. — Dis-moi où je vais. — C’est bon ! Tu remontes parallèlement à la paroi. Bien, continue. Voilà, tu es au niveau de la branche. Encore un peu et tu es libre… Là, ça y est ! Quelques secondes plus tard, elle s’arrêtait, le visage ruisselant de sueur, les ventilateurs de son scaphandre fonctionnant à plein régime. — Ben dis donc, il fait chaud, sur Mars ! ça doit être une première. Elle se sentait à la fois étrangement exaltée et épuisée. — On a encore un kilomètre à remonter, tu sais ? — Oui. Ça va. Il faut juste que je nettoie ma visière. Je vais immortaliser cette potence, et on pourra y aller. C’est vraiment incroyable, ce truc qu’on a trouvé ! Elle remonta automatiquement, grâce au treuil électrique, en surveillant les surplombs et les corniches. Se hâter lentement, surtout, c’était tout le secret. Ils s’arrêtèrent pour changer de bouteilles sur la corniche du haut, firent une pause pique-nique et achevèrent la remontée. Ils ne parlèrent pas beaucoup. L’entraînement des astronautes ; parler nuisait à la concentration, et plus on était fatigué, plus il fallait faire attention. Mais elle sentait son esprit fonctionner à l’arrière-plan, traitant et classant toutes ces nouvelles informations. Quand elle rédigerait son rapport, tout serait là. Le soir tombait quand ils regagnèrent la surface. En ressortant, elle eut la vision du ciel rougeoyant à l’est. L’humidité résiduelle de leurs combinaisons se cristallisa instantanément et tomba comme du givre. Les cristaux se sublimèrent en quelques secondes. Marc démonta le bâti du treuil pendant qu’elle rangeait méticuleusement ses précieux échantillons, en prenant bien soin de les abriter de l’atmosphère riche en oxygène. Elle pensait déjà à la façon dont elle allait les mettre en culture. Puis ils repartirent, Marc suivant avec précision leurs traces, en direction du module. Ils avaient envoyé un bref message annonçant leur retour avant d’achever les préparatifs de départ. Ensuite, une chope de thé brûlant à la main, elle appela la base. La radio émit un crépitement et Viktor répondit. — On va avoir de la visite. — Où ça ? — Ils sont… comment tu dis ? Discrets. Ils ne dirent pas grand-chose pendant l’heure suivante. Ils se laissaient bercer par le roulis du rover. Marc fit réchauffer une sorte de bœuf mode qu’ils engloutirent. Dans le noir, elle pilotait en redoublant de précautions, suivant les indications du réflecteur à micro-ondes qu’ils avaient largué à l’aller. Le programme de pilotage les maintenait relativement bien sur la piste, de sorte que tout ce qu’elle avait à faire, alors qu’ils approchaient des pingos, était de repérer les plus grosses pierres. Le radar de proximité du rover était plutôt performant dans ce domaine, mais ils avaient eu assez de frayeurs pendant les trajets de nuit pour être vigilants. Elle regardait par le hublot avant – le terme de pare-brise aurait été fort exagéré –, et elle fut la première à la voir. Une boule de feu intense qui striait le ciel. Marc l’avait vue aussi. — L’AirbusCorp, fit-il dans un grognement. Une déflagration ébranla le rover, la faisant sursauter. — Une onde de choc ? — Plutôt un profil de rentrée, rectifia Marc. Ce qui veut dire qu’ils seraient à une vingtaine de kilomètres d’altitude. — En pleine séquence d’aérofreinage, alors. C’est très bas, tu ne trouves pas ? — Ouais ! Ils doivent sacrément déguster ! — La chaleur des moteurs-fusées nucléaires est plus forte. — C’est le gaz expulsé des tuyères, qu’on voit. Regarde, il est repoussé sur les côtés par la pression. — Je vois les reflets sur la coque du vaisseau. Une aiguille d’argent étincelante, sur une boule de feu orange. — Elle est tout près ! s’exclama Marc, tout excité. — Tu crois qu’ils vont se poser près de notre base ? fit-elle en prenant son micro, prête à parler à Viktor. — Non, regarde… Pas de doute ! C’est ici qu’ils viennent ! — C’est dingue ! C’était dingue, mais vrai. La boule de feu descendait régulièrement, lentement, sur le ciel glacé piqueté d’étoiles pareilles à des éclats de diamant. La flamme des tuyères était si vive qu’elle les fit pâlir en se rapprochant. Ils se démanchèrent le cou pour regarder la lumière aveuglante dont la trajectoire fondait sur eux. — Ils ne descendent pas comme ils devraient ! hurla-t-elle. — Ils ont dû louper leur cible. Ils visaient le module mais ils vont se retrouver à quinze kilomètres au nord. — On vous reçoit ! fit la voix de Viktor. — La fusée descend vers les pingos, dit-elle dans le micro. — Attends, elle s’arrête ! s’exclama Marc, le visage collé au hublot. Elle plane au-dessus de nous. Du sable et des graviers criblèrent les parois du rover. Un rugissement se fit entendre, de plus en plus fort… le bruit des tuyères de la fusée. Julia se rendit compte qu’ils avançaient toujours, sur pilote automatique. Elle immobilisa le rover et se retourna pour regarder la flamme farouche, éclatante, accrochée sur l’horizon. Le panache de feu se rapprocha du sol, le lécha. — Ils sont peut-être à un kilomètre de nous, fit Julia à l’adresse de Viktor. Tu penses qu’ils auraient pu capter notre onde porteuse et la confondre avec celle du module ? — Si c’est ça, c’est une sacrée bêtise ! répondit Viktor. — Ils planent ! s’écria Marc. Ils sont peut-être paumés. Une grosse roche retomba dans le faisceau de leurs phares. Une grêle de pierres s’abattit sur eux. Soudain, il y eut un grand sbam ! et elle vit la vitre, devant son visage, s’étoiler de fines lignes blanches. — Demi-tour ! hurla Marc. Ils nous balancent de la caillasse dessus ! Elle fit pivoter l’engin de façon à y voir par les petites vitres latérales sans exposer le hublot avant. — Viktor, l’appareil reste suspendu au-dessus de nous ! — Non. Il dérive vers le sud, rectifia Marc. — Comme s’il cherchait un endroit où se poser ? fit Viktor. — Personne ne mettrait tout ce temps à atterrir, répondit Julia tandis qu’une pluie de graviers criblait le rover. — Regarde, le brouillard ! cria Marc en tendant le doigt. — Viktor, c’est dingue ! Il y a des nuages sous la flamme des tuyères ! s’exclama Julia. — Ce n’est pas de la poussière ? — Non, c’est blanc ! hurla Marc en réponse. Julia pensa au brouillard de l’évent. — De la vapeur d’eau ! — Hein ? Leur fusée aurait un moteur à eau ? releva Viktor. Les agents d’Axelrod ont bien dit qu’ils utilisaient un carburant différent… — Il n’y avait pas de vapeur d’eau avant, pas pendant leur descente, objecta Julia. Ça vient de se produire. Sous la flamme pareille à un joyau bouillonnaient de gros nuages denses qui réfléchissaient la lumière aveuglante tombant d’en haut. Elle vit le vaisseau étincelant se stabiliser à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol et dériver lentement vers le sud. Puis il descendit et s’immobilisa au-dessus d’une colline. — Les pingos ! s’écria Julia. Ils éliminent la terre et les roches qui se trouvent dessus en les faisant brûler afin de mettre la glace à nu ! Des gravillons criblèrent les parois du rover, puis la mitraille cessa. Soudain, l’éruption de brouillard redoubla sous le panache de flammes. Le rugissement des tuyères s’intensifia. Le vaisseau s’éloigna à nouveau. — Il en ouvre plusieurs, annonça Marc, surpris. Ils regardèrent, estomaqués, ce prodigieux chalumeau frapper un autre pingo, provoquant un nouveau bouillonnement de nuages blancs. — Il repart, annonça Julia. Non, attends ! Il perd de l’altitude. Il redescend. La flamme s’étala, à la base du vaisseau. — Il se pose ! Il se stabilise sur le sol… Le rugissement s’affaiblit et, brusquement, ce fut le silence. Elle avait les oreilles cassées. Même dans l’atmosphère ténue, les sons très forts portaient. — Ils sont arrivés. Ils se sont posés, murmura Marc. Pendant un moment, aucun d’eux ne dit rien. Julia cillait dans le vain espoir de chasser l’image imprimée sur sa rétine. — Ça répond à une question technique mineure, reprit enfin Viktor. On sait quel carburant ils vont utiliser pour le voyage de retour : de l’eau. — Comment ? fit-elle, déconcertée. — Ils se sont économisé pas mal de travail, fit Viktor avec un petit rire entendu. Pas besoin de creuser, comme nous. Ils ont fait sauter le haut des pingos. — Jésus Marie ! fit Marc. Ils vont rentrer sur Terre en faisant fondre de la glace martienne ! — C’est très malin, commenta Viktor. Il faudra que je complimente leur capitaine. S’ils nous laissent monter à bord. TROISIÈME PARTIE L’avant-poste martien 20 20 janvier 2018 Avant le petit déjeuner, elle se prélassa sous la douche, plus longuement encore que la veille au soir. Compte tenu des circonstances, c’était un symbole aussi festif que le champagne. La journée qu’elle avait passée dans la cheminée volcanique, engoncée dans un scaphandre qui sentait toujours un peu la sueur, malgré les nouvelles doublures autonettoyantes, l’avait laissée pleine de courbatures. Moins à cause des efforts fournis que du scaphandre, justement. Les ingénieurs n’avaient jamais réglé le problème du poids qui pesait sur les épaules. Elle s’était musclée, au cours de ces cinq cents jours, mais elle avait toujours mal au même endroit, et quand on négligeait ce genre de douleur, d’autres groupes de muscles se joignaient au concert de souffrance. Une longue expérience lui avait appris à écouter les plaintes de ses vertèbres lombaires. Elle avait une priorité : étudier les échantillons de l’évent qu’elle avait déposés, en attendant, dans la serre. La douleur risquait de nuire à son rythme de travail et à son jugement. Elle programma une eau très chaude, presque brûlante, et un jet stimulant. Lorsqu’elle en sortit, à regret, elle s’enroula dans une de ses grosses serviettes (emportées parmi ses effets personnels) et posa les pieds sur l’un des rares détails sensuels prévus dans la salle de bains, très Spartiate en dehors de cela : le tapis de bain, qui ressemblait un peu à une peau d’ours polaire. Il était en train de se nettoyer, mais il se fichait qu’on lui marche dessus. Les cils vibratiles grouillants absorbaient les gouttelettes et les squames, et émettaient un peu d’oxygène par-dessus le marché. C’était en réalité une créature hybride : les fibres du dessus étaient constituées d’un enrobage d’algues génétiquement modifiées pour réaliser une photosynthèse maximale à partir de la lumière du module, qui couvrait la totalité du spectre. Elles produisaient plus d’oxygène qu’il n’en fallait aux fibres du dessous pour s’autonettoyer. Ils l’appelaient Roger Tapis et le laissaient ramper dans le module, où il nettoyait les recoins. Roger était leur élément de biotechnologie le plus élaboré, d’une trompeuse simplicité. Ce petit luxe n’était pas superflu. Les ennuis commencèrent dès le petit déjeuner. — Nous allons tous saluer nos amis, les brillants perdants de la course, annonça Viktor. — Je préférerais rester ici, protesta Julia. J’ai plein de choses à faire. — Ce sont les ordres d’Axelrod. Nous devons avoir l’air de gens heureux d’accueillir ces braves explorateurs, nos frères. — Et leur faire faire le tour de la planète, compléta Raoul. — Il a dit ça, hein ? Et je peux savoir quand c’est arrivé ? — Pendant que tu faisais la grasse matinée, répondit Raoul. — Comme moi, dit Marc. Cette descente nous a vraiment crevés. — Je voudrais voir Axelrod faire son petit numéro, susurra Julia en finissant ses céréales. La veille au soir, ils avaient envoyé un rapport au Consortium, avec quelques images vidéo du biomars. Axelrod les avait gratifiés de tout un baratin sur la façon de traiter les gens de l’AirbusCorp, mais Julia l’avait ignoré pour mettre de l’ordre dans ses échantillons. Puis elle s’était écroulée. La frénésie qui s’était emparée de milliards de gens ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle regarda le message d’Axelrod avec Marc. Il s’adressait plus particulièrement à eux, d’ailleurs : « Nous avons tellement de chance que je n’arrive pas à le croire. Trouver des traces de vie martienne et recevoir le kit de réparation, tout ça le même jour !… » — C’était chronométré, remarqua finement Marc. — Ouais, fit Julia pendant qu’Axelrod égrenait les superlatifs. Mais ce n’est pas comme ça que les gars des relations publiques vont présenter l’affaire. « … vous devez bien comprendre qu’une découverte aussi importante pose des problèmes, poursuivait Axelrod. Je ne vais rien dire pour le moment. Je préfère attendre un jour ou deux, que nous soyons vraiment sûrs d’avoir respecté le protocole de protection planétaire. Prenez garde à ne pas vous exposer, tous les quatre. Pas de vie martienne dans le module ou dans l’ERV, même dans la boîte à gants. Les échantillons doivent toujours rester au-dehors. D’après mes équipes, ce sont les précautions minimales à respecter, ou nous risquons de le payer très cher… » — Le vrai problème va être d’en conserver une partie vivante, signala Julia à l’intention de ses compagnons. Tout cela commençait à l’agacer. Elle n’avait qu’une envie : aller voir si ses échantillons avaient survécu à la nuit dans la serre. « Bon, je sais que vous devez avoir hâte d’aller observer ces échantillons, de leur tirer les vers du nez, disait Axelrod avec un sourire chaleureux. Mais il y a un autre problème : l’AirbusCorp. Je veux la meilleure couverture médiatique. Ces Chinois sont toujours aussi débiles à ce jeu-là. On n’a pas une seule bonne image, à part un joli atterrissage de nuit avec empreintes de pas et drapeau, qui passe en boucle sur toutes les chaînes. La copie conforme de ce que vous avez fait, les gars. Ce Chen et son ingénieur, Gerda, sont descendus main dans la main. L’autre femme, Claudine, était un demi-pas en arrière, je ne sais pas pourquoi… » — On s’en fout ! explosa Julia. Ce qu’il peut être lourd ! On découvre la toute première forme de vie extraterrestre de l’univers, et tout ce qui l’intéresse, c’est de savoir qui est sorti le premier de ce foutu cigare nucléaire ! — Voyons ce qui turlupine notre patron, d’accord ? On discutera de ça après, coupa Viktor. Julia reçut l’avertissement cinq sur cinq. Elle le foudroya du regard mais ne répondit pas. — Il est inquiet, murmura Marc. Regardez-le dégoiser. — Il a peut-être peur qu’ils n’exigent une rançon en échange du kit de réparation, avança Raoul. « … alors nos images doivent être bien meilleures, hein ? Vous leur souhaitez la bienvenue, vous leur faites faire le tour du propriétaire. Tout ça en souriant. Vous les emmenez en balade dans la Jeep martienne – vous n’oubliez pas la balade en Jeep, hein ? » — Il croit que tous les problèmes techniques sont résolus, soupira Marc. — Oui, confirma Viktor. Raoul plus le kit, et c’est réglé. « Vous me croirez si je vous dis que cette bonne vieille AirbusCorp donne ses images pour rien ? poursuivait Axelrod, hilare. Il n’y a qu’à demander pour être servi. Non seulement ils sont en train de perdre la course, mais encore ils gaspillent tout l’argent qu’ils auraient pu soutirer aux médias ! » — Il veut gagner la course aux images aussi, commenta Marc. « Écoutez, Julia, disait gravement Axelrod, débordant de chaleur et d’empathie, je sais dans quel état d’esprit vous devez être après votre grande découverte, mais je suis sûr que vous comprendrez : vous devez figurer dans le comité d’accueil, Marc et vous. Nous ne pouvons pas nous contenter de la moitié seulement du groupe ! Les gens se demanderaient pourquoi, et nous ne voulons pas qu’ils se posent des questions. Les grandes questions scientifiques attendront… » — Grr, fit Julia. Il n’a peut-être pas tort, mais… — Moi, je dirais qu’il marque un point, dit Marc. « … avec toute cette excitation, plus Raoul qui va achever la réparation de l’ERV, expliquait Axelrod, rayonnant, nous allons tout casser en terme d’audience, et vous pourrez vaquer à votre travail dès que vous aurez fait bonjour à la caméra… » — Je comprends son point de vue, reprit-elle avec une grimace. Mais ce n’est pas obligé de me plaire. Pendant que les autres vérifiaient la Jeep – toute chose qui restait exposée plusieurs jours à la surface avait besoin d’une bonne révision, ils l’avaient appris à leurs dépens – elle fila dans la serre. Les échantillons de l’évent étaient dans leur boîte et ne donnaient pas l’impression d’avoir changé depuis la veille au soir. La boîte était accolée à une paroi perméable, de sorte que l’atmosphère martienne régnait à l’intérieur et qu’elle dégazait directement au-dehors. De plus, la pression positive de la serre refoulerait toute éventuelle émission de gaz vers l’extérieur. Elle commençait une simple expérience lorsque les autres lui firent signe. Déjà ! Elle réfléchit à sa stratégie de recherche pendant tout le temps du trajet jusqu’aux pingos. Il était beaucoup plus amusant d’y aller en Jeep plutôt qu’avec le rover pressurisé, parce qu’on avait un meilleur champ de vision, malgré les scaphandres rigides. En cours de route, elle étudia les panaches de brume nacrée qui montaient, comme au ralenti, des collines excavées. L’AirbusCorp avait ouvert d’énormes brèches dans les pingos, maintenant réduits à l’état de plaies entourées de croûtes laiteuses. Les débris de l’onde de choc étiraient leurs longs doigts sombres de caillasse fraîchement retournée. — Vous vous rendez compte, fit Viktor, sur le circuit audio commun. Ils vont être obligés d’extraire la glace de là-dedans et de la réchauffer dans une bouilloire… — Tu parles, fit Raoul. Ils ont un moyen de procéder plus efficace. Enfoncer un tuyau dans la glace, la faire fondre sur place, pomper l’eau. — Quoi qu’ils fassent, reprit Viktor, il leur faudra du temps pour recueillir tout le carburant nécessaire. — Sacré Axelrod ! ricana Raoul. Ce matin, il se demandait s’ils n’allaient pas séparer l’eau en oxygène et en hydrogène liquides, comme s’il pensait encore que c’était une fusée chimique… Ils s’esclaffèrent, mais Julia savait que c’était un rire nerveux. Au lieu de parler de la rencontre avec l’équipage de la fusée, ils s’en tenaient à des problèmes techniques. L’une des grandes vertus des fusées nucléaires, c’est qu’elles « marchaient » à l’eau ordinaire. L’eau fournissait simplement la masse qui serait évacuée par la tuyère. Le vrai carburant était l’uranium ou le plutonium du réacteur – un cylindre massif, pas plus gros qu’une Volkswagen, dans lequel l’eau était pompée, transformée en vapeur et recrachée à l’arrière. Le propulseur Magnum qui les avait amenés ici était aussi une fusée à vapeur, propulsée grâce à la combinaison de l’hydrogène et de l’oxygène liquides. Les fusées nucléaires esquivaient tous les problèmes liés à la liquéfaction des fluides. Elles pourraient aller n’importe où dans le système solaire pourvu qu’on y trouve de la glace. Elles retourneraient alors sur Terre avec le « carburant » local. Julia les laissa parler, consciente d’un changement de perspective. Lorsqu’elle aperçut pour la première fois le vaisseau dans le lointain, elle comprit qu’ils n’étaient pas seulement deux équipages d’astronautes en mission. Ils étaient sur le point d’accueillir les premiers visiteurs de la Terre chez eux, sur Mars. La fusée de l’AirbusCorp brillait sur le sable martien comme une tour étincelante. Elle avait vraiment quelque chose de futuriste, se dit Julia. Compacte, élancée, et beaucoup plus impressionnante que leur module, utilitaire et un peu déglingué, et surtout que l’ERV. Elle effectua plusieurs panoramiques qui furent directement retransmis à des millions de spectateurs, sur Terre. — Nous nous apprêtons à accueillir sur Mars l’équipage de la Valkyrie, dit-elle, en fond sonore. Raoul vérifia le niveau de radiation alors qu’ils approchaient du lieu de l’atterrissage, calciné par le feu des tuyères. — Leur pile a refroidi, annonça-t-il. Sa température est à peine plus élevée que la moyenne ambiante, à présent. Elle était contente qu’ils aient attendu toute la nuit, le temps de laisser refroidir le feu nucléaire. Personne ne connaissait au juste le mode opératoire de la fusée de l’AirbusCorp, or certaines piles surpuissantes pouvaient émettre beaucoup d’isotopes à demi-vie très brève, et redoutables. Ce n’était heureusement pas le cas de celle-ci. La pile du mince vaisseau se trouvait juste au-dessus des tuyères et les réservoirs de carburant étaient placés au-dessus des étages habités, afin de servir de bouclier antiradiations. Ils s’arrêtèrent au pied d’un vaste ascenseur et levèrent la tête pour regarder le bouclier ablatif[3] qui coiffait l’élégante flèche. Cette belle réussite technologique s’était placée en orbite moyenne autour de la Terre grâce à un ensemble de propulseurs Proton achetés aux Russes. Puis ils avaient lancé leur pile atomique et ils étaient partis. Ils avaient conservé l’étage supérieur Proton, pour créer la gravité artificielle, imitant le Consortium. L’AirbusCorp n’avait fourni aucun détail technique sur le passage près de Vénus, mais ce n’était pas une manœuvre compliquée : ils avaient simplement effleuré la planète selon une orbite élégante afin de profiter du delta-V de la planète. Les engins non habités utilisaient la même technique depuis les années soixante. Il y avait des traces de rover et des empreintes de bottes tout autour du vaisseau, mais Viktor apprit, par radio, qu’ils étaient tous à l’intérieur. Les quatre membres de l’équipage du Consortium prirent l’ascenseur. Le cycle d’utilisation du sas était compliqué. Ils durent enlever leurs scaphandres après la douche anti-peroxyde. Mais personne ne parla de seconde douche, bien que ce soit la norme après avoir travaillé un moment sur Mars. Quelques heures en scaphandre et on puait comme un cheval de labour. Ils se mirent en formation et passèrent ensemble le vaste sas. Et ce fut le grand moment : Julia et Marc filmèrent les poignées de mains, les salutations et les échanges en chinois, en russe, en français, en allemand et en anglais. Une fois ces salamalecs effectués, pour le bénéfice du public terrestre, ils parleraient un anglais parfois approximatif, comme d’habitude. Elle fut choquée par le visage émacié, ridé, de Lee Chen. Depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu, au Texas, au cours de l’entraînement pour la mission, il s’était dégarni, ses cheveux étaient tout gris et il semblait s’être légèrement voûté. Elle se demanda si le voyage avait été pénible. — Vous avez l’air en pleine forme ! mentit-elle. — Vous aussi, mentit-il en retour. Après ses deux années de mission, elle savait qu’il lui faudrait une semaine de soins de beauté pour retrouver figure humaine. — Nous avons des tas de choses à nous dire, reprit-elle. Les deux seuls biologistes à quatre-vingts millions de kilomètres à la ronde ! — J’ai lu vos articles dans Nature, évidemment. Son ton poli, professionnel, alors qu’ils se connaissaient depuis douze ans, la mettait mal à l’aise. Et encore, la GRANDE découverte, je ne peux pas vous en parler… — Vous allez pouvoir effectuer plein de travaux de confirmation, dans le secteur… Quel euphémisme ! Comment remettre la conversation sur ses rails… — Ah, ça fait plaisir de se revoir ! fit Marc en se tournant vers Claudine. Une Française ; le pilote et le médecin de la mission. Julia et ses compagnons connaissaient l’équipage de l’AirbusCorp depuis l’entraînement à la NASA, mais pas forcément très bien. À côté de Claudine, Julia se faisait toujours l’impression d’une paysanne mal dégrossie. La Française était remarquablement maîtresse d’elle-même, avec ses cheveux longs, blond cendré, aujourd’hui impeccablement coiffés en chignon. Elle bougeait bien, avec grâce, et pour Julia, elle avait toujours incarné les manières du Vieux Monde. C’était un petit gabarit, comme la plupart des astronautes. Une fille mince et photogénique, aux traits réguliers. Elle hocha la tête. — Vous resterez bien un moment, insista Marc. Vous n’êtes pas seulement venus porter le courrier ? Des rires, un peu nerveux. — Nous prévoyons de rester quelque temps, confirma Chen. Votre site nous intrigue. C’est le porte-parole désigné, se dit Julia. Elle jeta un rapide coup d’œil à Marc, mais il était rigoureusement atone. Chen leur servit une boisson rituelle : du vin de prune. — À la première réunion sociale sur Mars, dit Julia. Ils trinquèrent tous à cet événement, sous l’œil de la caméra. Bon, et maintenant, de quoi on va parler ? Sommes-nous des compagnons dans l’espace ou des concurrents ? Et quels sont leurs sentiments vis-à-vis de Marc ? Une pointe de rancune ? — Alors, comment trouvez-vous le paysage ? demanda Marc. Nous n’avons pas eu le temps de faire beaucoup de jardinage. Nous avons été très pris. — Ça ressemble bien aux TriVids que vous nous avez envoyées, répondit Claudine, souriante. Vous êtes de vraies vedettes, maintenant, vous savez. Julia s’interrogea sur le sens caché de ses paroles, d’une courtoisie exemplaire, mais elle avait l’air sincère. Cela dit, si elle avait le sourire facile, ses yeux noisette, largement écartés, restaient souvent froids. Julia eut un sourire mélancolique, fit un geste avec sa minicaméra. Elle se faisait un peu l’impression d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. — Bienvenue dans le feuilleton TriVid martien. La raison de notre présence ici, si j’ai bien compris. — Nous espérons bénéficier de vos nombreuses explorations, répondit Chen. Très vite, les sept astronautes formèrent des sous-groupes. Les commandants Chen et Viktor bavardaient dans les étroites coursives, Julia sur leurs talons. Raoul et Gerda Braun, les ingénieurs, parlaient boutique. Julia gardait le souvenir d’une femme châtain clair, râblée, à l’air déterminé. Aujourd’hui, son visage rond était tout sourire. Elle s’était fait deux tresses attachées sur le dessus de la tête, ce qui lui donnait un air étrangement tyrolien. Elle paraissait pleine de sollicitude, navrée des myriades de réparations que Raoul avait été obligé de faire. Julia se souvint que Marc et Claudine étaient allés ensemble en Allemagne et en Chine suivre la formation spécifique de mécanique. Ils avaient très vite reconstitué l’ancien tandem, et elle semblait ravie de lui montrer les détails de leur vaisseau. L’AirbusCorp, qui avait eu plus de temps, avait chiadé les plans, y ajoutant des perfectionnements. Mais Claudine semblait particulièrement captivée par Marc, plus animée. Mars a tout un passé. Et nous aussi. Et puis Raoul ne put se retenir plus longtemps : — Dites, à propos de courrier… Ils éclatèrent à nouveau de rire. Le kit de réparation était une boîte de mousse d’acier que Chen lui offrit cérémonieusement. Raoul l’ouvrit aussitôt, examina les pièces et hocha la tête avec un sourire. — Et voilà notre billet de retour ! s’exclama-t-il. Chen insista pour leur faire visiter le vaisseau, si l’on peut ainsi décrire la lente reptation de sept personnes se marchant sur les pieds dans des coursives étroites, basses de plafond, des cabines et des zones de chargement, aussi exiguës les unes que les autres. La soute contenait le rover, qu’ils avaient déjà mis en service, des établis, des placards et un atelier que Raoul inspecta, les yeux brillants. Il demanda un ou deux outils, que Gerda leur offrit de bonne grâce. — Je serai heureuse de t’aider, si ça peut t’être utile, dit-elle dans un anglais parfait. Raoul la regardait avec intensité. Julia se souvint que ses compagnons n’avaient pas vu une femme depuis deux ans – à part elle – et Gerda ressemblait assez à Katherine. Elle était rapide, précise, et bougeait beaucoup les mains. Ses yeux marron étaient placés un peu trop près de son nez, assez fort, mais l’impression générale était plaisante. — Ça, j’apprécierais beaucoup. Laisse-moi te mettre… je veux dire, laisse-moi t’appeler quand je m’y mettrai. J’aurai sûrement besoin d’aide. C’est sérieux. C’était la première fois que Julia sentait une pièce pleine de gens retenir son souffle. Tout le monde souriait, mais personne n’osait rien dire. — Euh… et par là… fit Chen, les conduisant vers une autre merveille de l’ingénierie sino-européenne. Julia reprit sa respiration. Lors du trajet de retour, ils en rirent tous quatre à gorge déployée, évidemment. Ils étaient assez joyeux, et Raoul avait bien pris son lapsus. L’AirbusCorp leur avait fait les honneurs d’un déjeuner somptueux – du poulet surgelé, préparé par un restaurant à la mode à Pékin, et un dessert allemand, collant, le tout arrosé de bière chinoise. — Pas vraiment meilleur que notre ordinaire, commenta Marc. Mais différent, grâce au Ciel ! — Ils nous battent d’une longueur sur le plan de la tenue, ça, c’est sûr, fit Raoul. Ce qui est sûr, c’est que tu as apprécié les femmes, se dit Julia. — Ils ont repassé leurs tenues avant d’arriver, décréta Viktor. De la frime, comme vous dites. Quand ils auront travaillé ici pendant un mois, ils auront la même allure que nous. — Élimés, tachés, flappis, acquiesça Raoul. En tout cas, je n’aimerais pas passer deux ans dans leur espèce de poulailler. — Ils y ont déjà passé plus de six mois, fit Viktor. — Tout a l’air petit dans leur fusée, reprit Raoul. Cela dit, j’aimerais bien aller voir sous le capot comment leur pile atomique est fichue… — Va plutôt voir sous les jupes de l’ERV, si ça ne te fait rien, rétorqua Viktor, ce qui lui valut de nouveaux éclats de rires. — Je me demande où ils stockent leurs provisions, fit Raoul. — Je n’ai pas eu l’impression qu’ils avaient la place d’entreposer des années de vivres, répondit Viktor. — Un autre niveau d’entreposage, sans doute, lança Marc. Entre les réservoirs de carburant et le local des tenues pressurisées. Ils utilisent les vivres comme bouclier entre la pile atomique et eux. C’est ce que je ferais, à leur place. — Ils ont eu plus de temps pour étudier le problème et construire l’appareil. Leurs ingénieurs ont probablement imaginé quelques astuces supplémentaires. — Leurs cabines sont vraiment minuscules, nota Julia. — Ils dorment peut-être tous ensemble, lâcha Marc, sans rire. — Vends cette histoire à la presse de caniveau et tu te feras un million de dollars, commenta Viktor en gloussant. — Hé, pourquoi pas, après tout ? fit Marc. Vous devriez voir ce qu’insinuent certaines émissions populaires. Deux femmes et un homme, seuls sur Mars pendant des années. Mon oncle m’a envoyé un topo sur les discours des psys, qui avançaient des alibis intellectuels pendant que les intervenants faisaient des blagues à deux sous et montraient des TriVids « suggestives ». — C’est mieux que trois gars et une fille pendant des années ? susurra Julia. — Beaucoup mieux, répondit Marc. Ça joue à plein sur les fantasmes masculins. — Et sur les fantasmes féminins ? renvoya-t-elle. — Y a pas de marché, répondit Viktor, déclenchant de nouveaux rires. Plutôt jaunes. 21 20 janvier 2018 Ils regagnèrent la base de Zubrin vers le milieu de l’après-midi. Marc s’arrêta près de l’ERV. Raoul et Viktor descendirent le kit de réparation en grognant pas mal. Tout pesait trois fois moins lourd, sur Mars, mais l’inertie était la même. Ils disparurent rapidement dans l’atelier de Raoul. — Regarde-les partir, fit Julia, amusée. Des gamins avec un nouveau jouet. — Parce que tu n’as pas hâte d’aller jouer avec tes échantillons, dans la serre ? fit Marc avec un reniflement. — Absolument pas. Mais je te battrai quand même d’une longueur ! C’était une blague. Au fil des mois, ils avaient appris à marcher sans ressembler à des bibendums surgonflés dans leurs scaphandres pressurisés qu’ils appelaient leurs carapaces de homard, mais ils étaient vraiment patauds. En approchant du module, elle trouva qu’il faisait vraiment vieux tacot à côté de la fusée atomique, fuselée, de l’AirbusCorp. On aurait dit une boîte de conserve géante, et l’effet n’était pas amélioré par les sacs de sable qu’ils avaient entassés en haut pour se protéger des radiations. Enfin, ils y vivaient dans un confort relatif depuis près de deux ans, et elle s’y sentait chez elle. Soudain, une idée lui passa par la tête. — Hé, Marc, comment ils vont s’abriter des radiations dans leur suppositoire géant ? Ils ne pourront pas faire comme nous, c’est sûr. — Ils ont peut-être un écran magique sous le revêtement de leur appareil. — Personne ne t’en a parlé quand tu étais sur leur projet ? — Nan. Nous ne savions même pas si ce truc arriverait à voler, à ce moment-là. Enfin, c’est une bonne question. Le temps qu’ils ressortent du module dans leurs combinaisons à pression partielle, leurs parkas et leurs jambières de Marstiss isolant, il n’était pas loin de quatre heures de l’après-midi et des ombres bleutées s’allongeaient sur le sable rouge. Ils passèrent de l’autre côté du module, longèrent la paroi gonflable de la serre, et trente mètres plus loin ils arrivaient au sas, de cette démarche au ralenti que les médias de la Terre avaient baptisée le « pas martien ». Julia regretta qu’il soit si tard. Enfin, c’était la fin du printemps, et le soleil ne se coucherait pas avant plusieurs heures. Elle entra avidement dans la serre, enleva ses vêtements protecteurs et son casque. Elle exultait à la perspective de pouvoir enfin travailler sur du matériel biologique. Au début de la mission, elle avait refait les expériences biologiques du robot Viking dans l’espoir de trouver quelque chose de différent. Elle avait humecté des échantillons du sol martien – le « régolite », comme disait Marc – avec de l’eau, ajouté des éléments nutritifs, scellé le tout dans de petits conteneurs hermétiques pressurisés, l’avait mis à incuber et avait vérifié les émissions de gaz produites par le métabolisme des éventuelles formes de vie contenues dans le sol. Cette fois, la vie cherchait directement la vie. Pas de robot entre les deux. Pour éviter de parasiter l’expérience en y introduisant sa propre microflore, au début, elle avait manipulé les échantillons à l’extérieur, sous le ciel glacé, maculé de rouge. Mais elle n’était pas à l’aise avec son scaphandre pressurisé et sa surveste isolante, et elle travaillait à une allure de tortue. Ils avaient tous des gants spéciaux, multicouches, dont ils pouvaient retirer l’épais revêtement supérieur, isolant, pour ne conserver que le gant de dessous, mince et souple. Mais elle avait vite les doigts raides de froid, et ce n’était pas la même chose que de travailler les mains nues, de toute façon. C’est pourquoi Viktor avait fabriqué une boîte à gants spéciale pour la serre. La température élevée empêchait l’eau de geler et accélérait énormément les résultats. Évidemment, comme dans les expériences de la sonde Viking, les peroxydes de la surface sèche réagissaient immédiatement à l’eau par une émission d’oxygène. Elle avait procédé au dégazage, rétabli l’étanchéité des conteneurs pressurisés… et puis plus rien. Viking et les autres sondes n’avaient trouvé que de la chimie, en fin de compte, pas le moindre indice de vie. Elle avait renouvelé l’expérience avec des échantillons prélevés dans les carottes de Marc, à tous les endroits qui paraissaient prometteurs. Sans autre résultat. Pour finir, un soir, après dîner, elle avait tartiné une lame avec une cuillère sale et elle avait cultivé de vigoureuses bactéries terriennes auxquelles elle avait fait subir la même expérience sur un échantillon de sol martien frais. Après la giclée d’oxygène initiale, elle n’avait rien obtenu de plus. Les peroxydes avaient anéanti les microbes, faisant éclater les parois de leurs cellules. La raison pour laquelle les atterrisseurs robots n’avaient pas trouvé signe de chimie organique était évidente : pour les formes de vie terrestre, Mars était une véritable fournaise chimique. Mais cette fois, ce n’était pas pareil. Des échantillons vivants l’attendaient. Elle alla droit à la boîte à gants. Il est temps de jeter un bon coup d’œil à ces bêtes-là. Sur Terre, elle avait eu de nombreuses discussions avec des collègues biologistes sur la meilleure façon d’aborder un échantillon inconnu. Tous étaient d’accord : avant de le passer au microtome, à la moulinette ou à l’extracteur, il fallait prendre le temps de l’observer un peu. D’en tirer tous les indices possibles tant qu’il était vivant. Elle allait les regarder au microscope afin d’en avoir une bonne vision générale en trois dimensions. Elle préleva un peu d’eau de la flaque souterraine contenant les formes mobiles – les puces d’eau ou les daphnies de Marc – et un fragment du biomars qui se trouvait juste à côté. Vues au microscope, elles ressemblaient moins à des daphnies. C’étaient de petites formes rosâtres, qui se déplaçaient par détentes, à coups de fouet. En augmentant le grossissement, elles évoquaient encore moins des daphnies et beaucoup plus des colonies mouvantes, apparemment constituées de différents types de cellules dont la cohésion était assurée par une matrice souple. À un bout, il y avait une protubérance bosselée – elle ne voulait pas appeler ça une tête – avec un point plus clair. Lorsqu’elle alluma la lumière, elles étaient peu nombreuses et se regroupèrent mollement sous le point lumineux. Au bout de quelques minutes, elles paraissaient plus énergiques. Et il en apparaissait sans cesse de nouvelles. Mais d’où venaient-elles ? Elle promena la source lumineuse sur l’amas qui se densifiait rapidement, ce qui eut pour effet de les plonger dans une activité frénétique. Le bord du thalle qu’elle avait baptisé le biomars entra dans son champ visuel. C’était de là qu’elles venaient. Mais d’où, exactement ? du dessous ? de l’intérieur du tissu ? Elle augmenta le grossissement, se concentra sur un point particulier. Là. Elle regarda, fascinée, un globule rond, rouge pâle, incrusté dans la matrice du film visqueux, se mettre à bouger sous la lumière, s’en échapper et s’éloigner à la nage. Elle recadra un autre globule et actionna la vidéo intégrée. — Hé, Marc ! appela-t-elle. Viens voir ça ! Tes daphnies sont issues du thalle ! Marc travaillait sur l’un des longs plateaux qu’ils utilisaient pour leurs cultures. Il en était arrivé à apprécier le jardinage au cours des longs mois de la mission et se portait souvent volontaire pour aider Julia à la serre. Elle l’imaginait en train de rempoter des plantes, sur ses vieux jours. Elle lui laissa la place et s’étira. Elle se sentait raide et elle avait froid. Il faisait assez chaud dans la serre pour qu’ils s’y contentent de leur combinaison à pression partielle. Elle augmenta la température des résistances chauffantes du sol et se frotta les cuisses pour se réchauffer. Même le système de chauffage de ses bottes ne suffisait pas à chasser le froid. Maudite planète glacée ! Marc regarda un instant en silence et dit : — Waouh ! Mais qu’est-ce qu’elles fabriquent ? — Je ne sais pas. J’ai dû faire quelque chose pour déclencher ça, mais quoi ? La lumière, peut-être ? — Non, je veux dire, à quoi bon nager quand on est une forme de vie qui se cramponne aux parois ? — Bonne question. Elle vaut aussi pour les photorécepteurs. À quoi peuvent-ils bien servir, dans les profondeurs du sol ? — Alors… fit-il en fronçant les sourcils. Ces daphnies auraient évolué à la surface de la planète ? — Ça paraît probable. Pendant une période chaude et humide du passé martien. Ce sont des caractéristiques fossiles. — Ben ça fait rudement longtemps, fit-il en relevant les yeux. Sur Terre, les créatures cavernicoles sont aveugles. Comment se fait-il que ces yeux primitifs aient tenu des centaines de millions d’années dans les profondeurs ? — La sélection naturelle a dû favoriser une forme mobile, qui y voyait, ou bien les mutations auraient détruit les gènes qui codaient pour ces fonctions. Alors… dit-elle en réfléchissant fébrilement, soit ils ont besoin d’yeux pour se déplacer à la lueur émise par le thalle, soit il y a eu plusieurs périodes chaudes et humides, peut-être des tas, qui sait ? Ou encore le taux de mutation est radicalement inférieur ici. — Hmm, ça pourrait être ça, tu sais. Dans le sous-sol, il n’y a pas de rayons cosmiques. Et puis il y a moins d’éléments radioactifs sur Mars que sur Terre. — Ah bon ? fit-elle en haussant les sourcils. — Ouais, plus les planètes sont proches du Soleil, plus elles sont riches en éléments lourds. Or les éléments les plus lourds sont concentrés dans le noyau. Et sur Mars, il n’y a pas de recyclage tectonique vers la surface, comme sur la Terre. — Je n’y avais jamais réfléchi. Les rayons cosmiques et la dégradation par la radioactivité expliqueraient pour une bonne part le taux de mutation sur Terre, alors que sur Mars… — Il est probablement beaucoup plus faible, conclut-il. — Et merde ! Trop d’options. Je voudrais bien pouvoir en parler avec Chen. Je déteste ce secret. — Ouais, fit-il en se relevant. Il y a des tas de choses que j’aimerais bien demander à l’AirbusCorp, moi aussi. — Ah bon ? Et je peux savoir lesquelles ? — Eh bien, s’ils aimeraient utiliser nos installations, par exemple. Je pourrais leur planter des haricots. Je veux dire, ils ne nous serviront plus à rien, et deux mois après notre départ, tout ça sera fichu. — À moins… commença-t-elle. — À moins que nous ne soyons coincés ici ? — Cette idée m’a effleurée, je l’avoue. — Eh bien, chasse-la. Il faut que nous repartions de cette boule de scories rouillées ! lança-t-il avec véhémence. — Je n’arrête pas de penser à l’exiguïté de leur vaisseau, dit-elle pour changer de sujet. Il est de la taille de l’ERV. — Plus petit, même. L’ERV avait été prévu par la NASA pour un équipage de six personnes. Cette fusée est prévue pour quatre au maximum. — Exactement. Comment vont-ils vivre, et surtout : comment espèrent-ils travailler dans un truc de cette taille ? Je veux dire, on peut survivre dans un studio volant le temps du voyage, parce qu’il n’y a rien à faire, en réalité, mais après… — Ils envisagent peut-être d’utiliser notre module après notre départ, fit-il avec un haussement d’épaules. — Mouais. Je n’avais pas pensé à ça. Il faudrait qu’ils demandent la permission au Consortium, non ? Il vaudrait mieux qu’ils nous en parlent s’ils veulent que nous le leur laissions en bon état de fonctionnement. Et puis ils ne sont pas tout près. S’ils veulent s’installer, je veux dire. — Ils pourraient se repositionner. Je parie que la fusée est bien meilleure pour ce genre de manœuvre. — Moi, je pensais à autre chose. Imagine qu’ils ne soient pas là pour très longtemps. — Ils seraient juste venus prendre un verre au bar de l’aéroport et acheter quelques souvenirs avant de repartir ? Une expédition de ce type ne leur rapporterait rien. Enfin, ce ne sont que des suppositions. Nous ne savons pas grand-chose. — Ça, c’est vrai. Mais ce qui m’ennuie, c’est que nous sommes détenteurs de la plus formidable découverte humaine depuis des siècles et nous ne pouvons en parler à personne ! À bas les primes et les entreprises privées, si c’est ça ! Elle s’étonna de sa propre agitation. C’était peut-être contagieux. Le moment était venu de s’entretenir à nouveau avec Erika. — Là, je ne sais pas quoi te répondre. Je suppose qu’il va falloir que nous fassions avec pendant un moment. Allez, je retourne à mes haricots, dit-il en s’étirant. Amuse-toi bien avec tes daphnies. Elle se replongea avec plaisir dans son travail. Dehors, le vent sifflait doucement sur les parois de plastique transparent. C’était une autre des raisons pour lesquelles elle aimait la serre : le soupir du vent. Les sons ne portaient pas loin, ici, et le module était tellement isolé qu’il était virtuellement coupé de tous les bruits extérieurs. Elle avait une conscience aiguë du fait que c’étaient probablement les seuls échantillons dont elle disposerait jamais, et elle avait tout une série d’expériences à mener. Et puis tous les biologistes de la Terre voudraient des échantillons. Elle décida de les mettre en culture. Après tout, nous avons bien obtenu des récoltes terrestres, ici… Après réflexion, elle opta pour une variante des châssis humides qu’on utilisait sur Terre pour forcer les boutures à raciner. Elle espérait ainsi encourager la croissance du thalle. S’il aime la lumière, la chaleur et l’eau, on va lui en donner. Elle installa le châssis près de la paroi extérieure de la serre, où il aurait le maximum de lumière, et prépara, en guise de substrat, une boîte de sol martien neutralisé. Il était peu probable que même la vie indigène apprécie les peroxydes. Puis elle installa un système d’aspersion et concocta un mélange d’eau et d’éléments inorganiques. Il y a des organismes terrestres qui ont un métabolisme à base de soufre, et même de manganèse. Ne sachant pas ce qu’aime celui-ci, je vais lui donner un cocktail métallique, et on verra bien. Elle scella hermétiquement l’installation à l’aide de ruban adhésif et lui apporta une atmosphère martienne en la reliant, par un tuyau, à la boîte à gants. — Bon, j’y vais, fit Marc, sur le circuit audio, interrompant le fil de ses pensées. Julia se rendit compte qu’elle était complètement absorbée par son travail. — C’est déjà l’heure ? Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ? — Les merveilles de la serre, fit-il en soulevant un sac de légumes. Je ferais bien un goulash, au dîner. — Mmm ! Je finis ce que je suis en train de faire ici, et je viens. J’essaie de mettre le thalle en culture. J’aimerais bien le maintenir en vie. Ce serait dommage de ne rapporter que des échantillons momifiés. — Ça ne devrait pas être trop difficile. Garde-le dans un endroit froid, sombre, à l’abri de l’air. — Ouais, fit-elle distraitement. Je voudrais bien savoir ce qui déclenche l’éclosion des formes natatoires hors du thalle. Mais je ne sais même pas pourquoi il y a des formes mobiles… — Ça, on se demande où elles pourraient bien aller ? — Elles nagent, ce qui implique de l’eau. Des lacs, des rivières, des océans. Tu crois qu’il pourrait y avoir de l’eau à l’état libre plus bas, dans l’évent ? — C’est possible, répondit-il en haussant les épaules. Il y fait sûrement assez chaud, en tout cas. — Ça ne m’aide pas beaucoup. J’ai pris plusieurs échantillons en descendant, et il y a, en réalité, plus de formes mobiles dans le thalle prélevé vers le haut de l’évent. — Vers le haut ? Comment est-ce possible ? — Eh bien, j’ai une idée dingue. J’ai joué sur les conditions de culture. J’ai ajouté de l’eau, et quelques-unes ont surgi. Je l’ai réchauffé, et il en a jailli davantage. Mais quand j’ai augmenté la luminosité, elles se sont carrément mises à grouiller. L’eau, la chaleur, la lumière… tout ça réuni, ça suggère quoi ? — Ah… le bon vieux temps où c’était l’été à la surface ? — Oui. Tes périodes chaudes et humides. Peut-être les formes mobiles sont-elles les graines, les exploratrices. Des bouts de thalle sont chassés hors de l’évent au cours des dégazages. Quand les conditions s’améliorent à la surface, ils atterrissent dans une mare, ou un lac. Les formes mobiles en jaillissent et s’éloignent à la nage pour coloniser la zone. — Hmm, pas bête ! fit Marc, contaminé par son enthousiasme. — Mon problème, c’est le timing. D’après toi, combien de fois est-ce que ça a pu se produire ? — Les périodes chaudes et humides, tu veux dire ? Bon, mes carottes de Ma’adim Vallis recouvrent quelques milliards d’années d’histoire martienne. D’après les indices trouvés dans les parois du cratère, il y aurait eu au moins deux lacs qui auraient occupé très longtemps le cratère de Gusev. Et je te rappelle que j’ai trouvé plusieurs autres couches avec des microbes fossiles… Je ne voudrais pas trop m’avancer, mais disons que tous les quatre cents millions d’années il y a une période de réchauffement majeur. Précédée par une période de volcanisme intense. Qui fournit le CO2, lequel réchauffe la planète pendant un moment. — Quatre cents millions d’années… ça fait long, quand on attend l’occasion de faire trempette. — Eh bien, entre-temps, il peut y avoir des jaillissements d’eau hors du manteau, déclenchés par Dieu sait quoi. Des volcans, peut-être. Ce qui leur donne une autre chance. — Ah, ça sonne déjà mieux. — Ouais. Mettons que les dégazages avec projection de thalle se produisent à un rythme mensuel, annuel au pire : s’il y avait présence d’eau, le thalle sauterait sur l’occasion. — Marc, tu es génial ! De la géologie – pardon, de l’aréologie épatante sur commande ! Il partit en fredonnant. Un géologue heureux. Dehors, le soleil se couchait et elle savait que la température avait commencé à plonger bien en dessous de zéro. L’atmosphère ténue n’avait pas une masse suffisante pour amortir les changements de température. La température pouvait chuter de plus de vingt degrés d’une minute à l’autre. La Jeep passa lentement en projetant du sable derrière elle. Julia fit de grands signes enthousiastes à Viktor à travers les parois poussiéreuses de la serre. Ils avaient pris l’habitude de rentrer au bercail au coucher du soleil, autre procédure de sécurité adoptée afin de minimiser les risques. Après sa douche, elle retrouva Viktor dans leur cabine. Elle enleva son peignoir multicouches, confortable et rigoureusement étanche aux regards indiscrets de Raoul et de Marc ; inutile de leur compliquer encore les choses. Viktor et elle avaient réorganisé leurs deux cabines pour faire de l’une une chambre et de l’autre un bureau. Ils s’y retrouvaient avant dîner pour se détendre lorsqu’ils ne faisaient pas la cuisine. La presse à scandale s’était vautrée dans les histoires scabreuses, spéculant sur ce que devaient éprouver deux types en pleine santé, au sang chaud, vivant pendant deux ans en vase clos avec un couple en rut, juste de l’autre côté d’une cloison pas plus épaisse qu’une pelure d’oignon. Quelles tensions pourraient en émerger ? Jusque-là, la réponse était : à peu près aucune. Raoul et Marc avaient manifestement une vie intérieure tumultueuse et se masturbaient souvent (elle avait entrevu une vidéo porno sur le lecteur de Raoul), mais, dans l’espace commun du module, ils étaient à l’aise, professionnels. Il n’y avait pas de place pour la pudeur dans le module. Tels quatre individus vivant dans un minuscule appartement pendant deux ans, ils avaient inconsciemment adopté le mode de vie des Japonais, qui recréaient l’intimité sans murs. Ils évitaient les regards appuyés et ne faisaient pas intrusion dans l’espace personnel l’un de l’autre sans accord mutuel. Personne n’avait beaucoup réfléchi à ce que ça aurait donné si les jeunes mariés – enfin, ça faisait bien plus de deux ans, maintenant – avaient eu une sérieuse prise de bec. Ils le découvriraient peut-être pendant les six mois du vol de retour. Elle s’en inquiéterait à ce moment-là. Pour le moment… Viktor était déjà dans la cabine quand elle arriva en fredonnant. Elle l’embrassa chaleureusement. — Je m’en suis payé une tranche, au labo. Et toi, c’était comment, aujourd’hui ? — Cet après-midi, tu veux dire. Tu oublies qu’on a déjeuné ensemble, au nouveau bistro sur Mars, l’Airbus Café ? — Je n’oublie rrien, espèce de vieil ourrs rrusse. Son imitation était peut-être lourdingue, mais elle se plaisait à penser qu’elle était amusante. Au moins, il ne s’était jamais plaint. Elle parcourut la pièce d’un œil indulgent. Une télé, un canapé, de la bière, et ils auraient pu se croire dans un de ces micro-appartements de Hong Kong. C’était stupéfiant le bien que ça faisait de se remettre au travail. — D’accord, parle-moi du biomars, dit Viktor, qui devait lire dans ses pensées. Alors, qu’est-ce que c’est ? — J’ai sectionné quelques fragments et je les ai regardés avec tous les microscopes à ma disposition. C’est un biofilm complexe, composé de différents types d’organismes – des organismes unicellulaires anaérobies, je suppose. — Il a eu des milliards d’années pour se perfectionner. — La vie souterraine terrestre n’est pas aussi avancée que ça. — Les conditions sont différentes. — Mouais… Ici, les vaillantes bactéries anaérobies n’ont pas à lutter contre l’atmosphère empoisonnée, pleine de mauvais oxygène. — Ce biomars est vraiment évolué ? Mais on devrait peut-être dire du marsélium ? fit-il, l’œil brillant. — Laisse la terminologie aux pros, je t’assure. Le thalle semble plus avancé que les biofilms terrestres, mais c’est peut-être parce qu’il est plus volumineux. Il y a un système de canaux qui assure le transport des fluides, lesquels apportent les nutriments aux cellules de l’intérieur et assurent l’évacuation des déchets. Une sorte de système circulatoire à tout faire. — Où est la pompe ? — Il n’y a pas l’air d’y en avoir. — Et comment l’eau se déplace-t-elle ? — Eh bien, je pense que le circuit est vertical, pas circulaire. — Comment l’eau fait-elle pour arriver en haut sans pompe ? Tu as dit qu’il y en avait des centaines de mètres. — Si la colonne d’eau est interrompue, l’évaporation du sommet aspire l’eau vers le haut. Comme dans un arbre. L’évaporation des feuilles fait monter l’eau des racines. — Alors ce serait un arbre plat ? Elle le regarda en haussant les sourcils. — Hé, ce n’est pas idiot. Les canaux ont une sorte de raideur. Ils me font penser aux tubes du xylème… Elle s’interrompit en remarquant son regard perdu. — Moi, je suis ingénieur. — D’accord. Alors, première leçon de botanique : un arbre est constitué de tubes minuscules qui transportent l’eau vers le sommet, jusqu’à près de cent vingt mètres, pour les plus grands séquoias. C’est le xylème, du bois mort. L’eau n’est pas pompée vers le haut, elle est attirée, passivement. La biologie profite de la physique. Ça marcherait de la même façon ici, sauf que, la gravité n’étant que de 0,38 g, les arbres martiens pourraient être beaucoup plus grands. — Quelle taille fait cette chose ? — Je ne sais pas. Nous étions à près d’un kilomètre de profondeur, et les structures étaient de plus en plus grosses. Il y en avait jusqu’en haut de l’évent, à quelques dizaines de mètres du sommet. Le thalle s’étend donc sur plusieurs centaines de mètres, peut-être même plus. — C’est assez grand, même pour Mars. — Eh bien, ce sont des estimations pifométriques. Et puis je ne sais pas vraiment comment s’effectue la circulation d’eau. Par exemple, nous avons remarqué des structures pareilles à des câbles horizontaux et verticaux – on aurait bien dit un système circulatoire, en effet. C’étaient peut-être des tubes pleins d’eau. Et puis… Et puis la cloche du dîner retentit. Elle se tut. Elle n’avait plus de jus, soudain. — Seigneur, je meurs de faim ! Viktor se mit à rire. — Pavlov avait raison. La cloche sonne, on a faim. Elle huma l’air. — Mmm ! du goulash. Marc a passé des heures à cueillir des légumes. Allons-y. Elle ne devait jamais avoir l’occasion de lui demander comment s’était passée sa journée à l’ERV. 22 Après une journée passée à travailler au-dehors, le dîner était un moment important. Marc leur avait concocté un délicieux bœuf en sauce accompagné de légumes de la serre, une variante de son goulash martien, qui avait fait des millions d’émules sur les deux planètes. Le livre de l’équipage, Les Recettes de Mars (en fait, des recettes de leurs mamans revues et corrigées par les nutritionnistes de la NASA !), était devenu le livre de cuisine le plus populaire de tous les temps. Ce n’était que l’un des symptômes de la fièvre martienne qui s’était emparée de la Terre depuis le début de la mission. Ils passèrent les dix premières minutes à complimenter sincèrement Marc, la bouche pleine, puis Julia changea de sujet : — J’essaie de réfléchir à la façon d’annoncer notre découverte. — Laissons faire les équipes de ce bon vieil Axy, dit Marc. — Si l’annonce n’est pas bien faite, on va encore avoir droit à des histoires à la gomme, répondit Viktor. — Pires que les histoires à ton sujet, tu veux dire ? lança Raoul avec un sourire d’une oreille à l’autre, « UN RUSSE OUVRE UNE MINE DE DIAMANTS. » — Tu te souviens, le premier mois ? reprit Julia. « LES ASTRONAUTES EN VISITE SUR MARS ! » — Et « DÉCOUVERTE D’UN ANTIQUE TEMPLE ÉGYPTIEN À LA SURFACE DE MARS » ? ajouta Marc. — Ouais, et « DES OS DE DINOSAURES DANS LES ROCHES MARTIENNES », quand vous avez trouvé ces cellules fossiles, Julia et toi ! renchérit Raoul en secouant la tête avec accablement. — Aussitôt suivi, bien sûr, par « BLACK-OUT TOTAL SUR LA DÉCOUVERTE DES DINOSAURES MARTIENS », reprit Viktor. — Oui, mais ça, c’était dans des journaux pour rire, intervint Marc. Alors que ceux qui ont titré « DU SKI DANS LES DUNES DE MARS », c’était le Tokyo Times ! Il y avait même des photos sur lesquelles on me voyait dévaler une pente, des skis aux pieds. Numérisés, bien sûr, mais ça n’a gêné personne, hein ? — Et le Frankfurter Zeitung qui a fait sa une avec « ATTAQUE DE MÉTÉORES » quand on a eu ce trou minuscule ? reprit Raoul. — Le bruit du météore est passé en boucle pendant des jours sur les chaînes d’information, se remémora Julia. Un petit sifflement dont quelqu’un a fait le fond sonore d’une chanson pop, qui a rapporté pas mal de royalties à Axelrod, d’ailleurs ! — Ouais, fit Viktor. Mais il n’a rien gagné avec « TREMBLEMENT DE TERRE SUR MARS ». Peut-être parce qu’il n’y a jamais eu de tremblement de terre. — Il en faudrait davantage pour les arrêter ! reprit Raoul. Vous avez oublié « BIENTÔT LE PREMIER BÉBÉ SUR MARS ! » ? — C’était juste après « LE DÉBAT SUR L’AVORTEMENT DIVISE LE COUPLE MARTIEN » ! s’esclaffa Julia. — Oui, et « UN DIVORCE SUR MARS ? LE CONSORTIUM BOUCHE COUSUE », ajouta Viktor. — Aucun de nous n’a été épargné, tempéra Marc. Vous oubliez la presse chinoise qui titrait « RUMEURS DE MÉNAGE À TROIS À GUSEV ». — Ça n’en finira jamais, dit Raoul en faisant la grimace. La semaine dernière, dans la revue de presse, j’ai trouvé « LE CONSORTIUM MENACE L’AIRBUSCORP DE LES FAIRE SAUTER » et « L’ÉQUIPAGE DE LA FUSÉE ATOMIQUE STÉRILISÉ ». Et encore, après filtrage par le programme censé élaguer les vraies inepties ! — Comment un programme pourrait-il reconnaître les absurdités ? demanda Julia. Et comment le public en serait-il capable ? Quand Marc a trouvé la glace, des journalistes réputés pour leur sérieux ont annoncé la découverte d’anciens canaux enfouis. La science traitée comme autant de gadgets… — Axelrod m’a dit une fois que le journalisme était le premier jet de l’histoire, fit Raoul. J’espère que nous ne nous inscrivons pas dans ce cas de figure. — Notre monde n’a pas de quoi exciter les populations, dit sombrement Viktor. Alors les médias inventent. — Ils ont les guerres et les scandales habituels, les célébrités et les accidents, fit Julia en hochant la tête avec conviction. Mais pour les gens, que reste-t-il ? Gratter une fraction de seconde au cent mètres, à condition d’y consacrer toute leur jeunesse ? Ou bien être le centième à escalader un sommet – pas l’Everest, c’est un dépotoir, maintenant. La plupart des gens, dans les pays développés, restent chez eux et regardent le vingt et unième siècle en TriVid. — Pas nous, objecta calmement Marc. — Encore heureux ! s’exclama Julia. Peut-être que c’est le fait d’être ici depuis si longtemps, mais je trouve que, dans l’ensemble, les gens mènent des vies très banales. — Pas ici ! se récria Raoul. Ici, c’est la désolation. — Et maintenant, c’est nous qui sommes désolés de repartir, dit Viktor. Ils mangèrent en silence pendant un moment, Julia plongée dans ses pensées. Marc mit du Mozart, signalant l’arrivée du dessert : un gâteau aux framboises, le préféré de Julia. Quand elle arriva à détacher son esprit de son estomac, elle regarda Raoul. Elle vit à son visage grave, tendu, que la journée avait été longue et qu’il pensait à autre chose. À ses réparations, d’une importance cruciale, et dont personne ne parlait, pour cette raison, précisément. Après dîner, Raoul proposa de regarder les dernières nouvelles de la Terre. — Pitié, fit Viktor. Vous regardez, moi je vais me coucher. — Non, il y a un passage important. Ils s’installèrent donc devant le grand écran. Marc et Julia avaient effectué leur pensum et envoyé un compte rendu truffé d’images du premier rendez-vous martien. Le premier sujet de la TriVid prioritaire était une version condensée, remontée et encore enjolivée. Raoul proposa d’accélérer, mais les autres voulurent voir comment ils étaient. Et ils étaient bien, évidemment. D’ailleurs, l’accent était mis sur leurs visages rayonnants plutôt que sur les pingos fumants. Puis Axelrod apparut, l’air inquiet, pour ne pas dire angoissé, le blazer un peu chiffonné. « La façon dont vous avez traité la rencontre avec l’AirbusCorp était top. Mais nous voudrions avoir votre impression sur ce qu’ils projettent. Ont-ils la moindre chance d’achever leurs travaux de reconnaissance en quelques mois, sans parler de toute cette glace à faire fondre et à emmagasiner dans leurs réservoirs ? Raoul, Viktor, les ingénieurs, ici, ont besoin de votre appréciation de leurs possibilités… » — Comment veut-il qu’on fasse ça ? lança inutilement Viktor. On ne voit rien, pas de tuyaux, pas de matériel de forage. — Il n’a qu’à demander ça à ses espions, renchérit Marc. « … et surveiller la façon dont ils s’installent. Je veux dire, ont-ils déployé un de ces habitats gonflables dont nous avons entendu parler ? » Axelrod présenta à la caméra des photos d’essais réalisés avec des habitats gonflables en orbite. — Ils ne me feront jamais monter là-dedans, fit Raoul. Pas de bouclier antiradiations. Il avait absolument tenu à protéger le toit du module avec des sacs de sable dès le premier jour suivant leur atterrissage. Il en avait même rajouté quelques-uns par la suite, pour améliorer leur protection. Viktor avait fait remarquer à Julia que Raoul espérait sans doute avoir d’autres enfants. « … et leur ravitaillement. Le truc, mes amis, c’est que nous nous demandons, ici, s’ils n’ont pas l’intention de vous jouer un tour, en partant un ou deux mois après vous, par exemple, mais en vous rattrapant en cours de route. D’après les ingénieurs, s’ils ont assez d’eau, ça devrait être possible… » — Non, objecta Raoul. Ils ont peut-être le volume nécessaire, mais forer cette glace représente un énorme travail. « … alors nous comptons sur vous pour nous répercuter toutes les informations que vous pourrez glaner. Allez fouiner du côté de chez eux, invitez-les, mettez les petits plats dans les grands. Tâchez de leur délier la langue avec votre restant d’alcool. Prenez-les à part, qu’ils ne soient pas sous l’œil vigilant de Chen. Vous voyez le genre, fit Axelrod avec un sourire finaud, on joue le jeu, on accueille les retardataires, tout ça. Vous comprenez, pour moi, il y a anguille sous roche… » — Il est à côté de la plaque, commenta Raoul. — Exact, répondit Viktor. Ils ne peuvent pas satisfaire aux exigences des Accords et obtenir le volume d’eau nécessaire pour leur retour. Pas en quelques mois. Mais Axelrod n’avait pas fini. Sur l’écran apparut le schéma des fenêtres de tir dictées par la mécanique céleste. La tache centrale était la zone d’énergie minimale. La fenêtre était large, mais ses limites strictes. Juste au-dessus de la tache se trouvait une crête où la dépense énergétique était énorme. Il suffisait d’y jeter un coup d’œil pour tout comprendre : il fallait quitter Mars entre la fin janvier et la fin mars, les dates inscrites en bas, parce que c’était la trajectoire la plus économique. Les dates d’arrivée sur Terre étaient inscrites sur l’axe de gauche. « Bon, je sais que vous avez tous ça en tête, Viktor, mais je voudrais être sûr que je ne me trompe pas… » Le choix d’une trajectoire était simple, en principe. On choisissait une date de lancement, on traçait une ligne droite passant par la zone d’énergie minimale. De la longue ellipse choisie dépendait la date d’arrivée sur Terre. Il n’y avait plus qu’à regarder la date inscrite sur l’axe de gauche et à l’annoncer à sa famille et à ses amis. « … si je comprends bien, en partant tout de suite, vous ne seriez pas loin du minimum. En partant le 22 janvier, d’ici quelques jours, vous seriez à peine au-dessus du minimum absolu. Je lis que la vitesse requise est de huit mille mètres à la seconde. D’un autre côté, en attendant le 14 mars, on arrive à la vitesse exceptionnelle de six mille cent mètres à la seconde. Ce n’est pas rien. Mes équipes me disent que ça représenterait une économie de carburant de soixante-quinze pour cent… » — L’énergie augmente proportionnellement au carré de la vitesse. Tu parles que ce n’est pas rien ! commenta Viktor. — C’est impossible, répondit platement Raoul. Julia avait compris qu’Axelrod était issu d’une culture financière où on pouvait acheter bien des choses avec un culot souriant. Son comportement était aux antipodes de celui du savant. Au fond, elle le soupçonnait de croire qu’il suffisait de trouver le biais pour arriver à convaincre la nature de changer. Il eut successivement l’air grave, sérieux puis respectueux – le même genre de changements à vue auquel elle avait déjà assisté chez lui, lors de leur premier entretien en tête-à-tête. Elle ne doutait pas, d’ailleurs, qu’il éprouvât tous ces sentiments. Il y avait des années qu’elle l’observait dans l’espoir d’arriver à comprendre ses véritables intentions quand elle ne pouvait l’interroger directement. Il se fendit enfin d’un sourire radieux, confiant. « Mais il y a un moment, entre aujourd’hui et le 14 mars, où vous pourrez partir, mes amis. Quand au juste, à vous de le décider. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas tarder, ajouta-t-il en se penchant vers la caméra, les bras croisés. Comme ça, vous coifferez l’AirbusCorp au poteau, même s’ils ont prévu de rester un minimum de temps. Et puis, aussi, vous rentrerez plus vite au bercail ! » Raoul figea l’image sur le sourire confiant d’Axelrod. — Il a donc appris un peu de mécanique céleste. — Pas très bien, objecta Viktor. La longueur des diagonales qui schématisent la durée des vols montre qu’en partant plus tôt, on utilise plus de carburant. Même lui, il devrait voir ça. — Il pensait peut-être qu’on ne le verrait pas, ricana Marc. — Je ne crois pas, répondit Julia. Il ne s’arrête pas à ce genre de détails, c’est tout. — Là, tu as mis le doigt dessus, répondit Marc. — Il cache son angoisse, reprit Julia. — Il y a trente milliards de dollars en jeu, reprit Viktor. — Et il se dit probablement : « Plus tôt vous repartirez, plus vite vous rentrerez », dit Raoul. Il n’a pas remarqué que les dates de lancement les plus proches étaient toutes encore plus loin au-dessus de la diagonale des deux cents jours ! — On part plus tôt, on met plus de temps mais on arrive un peu avant, pondéra Viktor. — Et la vitesse ? fit Raoul. Je n’arrive pas à la voir sur ses diagrammes. — Il va falloir qu’on vérifie, répondit Viktor. On ne devrait pas aller très vite. Entre toutes ces trajectoires, il y a peut-être une différence de mille mètres à la seconde. — Pas de problèmes avec le bouclier thermique ? reprit Raoul. — Non, ils ont prévu large, répondit Viktor en secouant pensivement la tête. On pourrait facilement dépasser le delta-V. Ça ferait presque comme si on rentrait de la Lune. — Bon, alors on peut faire ce qu’il veut, conclut Raoul. — Pas si vite, coupa Viktor. Là, on raisonne sur l’épaisseur du trait. J’aimerais avoir plus de carburant, vingt pour cent, peut-être. — Ça fait beaucoup… commenta Raoul. — Pour un vaisseau qui est resté sur Mars pendant des années, pas tant que ça, répliqua Viktor. — On pourrait abandonner une partie de la charge utile, suggéra Raoul en consultant les autres du regard. — Pas beaucoup, objecta Marc. C’est surtout de l’eau et des vivres. — Et nos effets personnels, ajouta Raoul. On arriverait à quoi ? un pour cent de différence ? — En laissant tout ici, peut-être, confirma Viktor. Julia comprit que Viktor les laissait parler en se disant qu’on verrait bien ce qui en sortirait. Même elle n’arrivait pas à le déchiffrer tout le temps. C’était peut-être la preuve que c’était un bon commandant. — Je n’ai pas grand-chose à laisser sur place. — Ce qui pèse le plus lourd, ce sont les échantillons de Marc, répondit Raoul sans le regarder. — Hé, les Accords Martiens exigent que nous les rapportions, répondit l’intéressé. — Pas tout, rectifia Raoul. — Presque ! gronda Marc en se levant. Je ne marchanderai pas… — Inutile de discuter, fit Viktor d’un ton apaisant. J’ai pris de la marge. Marc, j’ai besoin de connaître la masse de ce que tu rapporteras de toute façon. — J’espère que tu ne penses pas… commença-t-il rageusement. — Pour l’instant, je me contente de faire les comptes. Je veux connaître la masse totale que chacun rapporte, c’est tout. — Tu vas frôler la marge de si près ? demanda Julia, étonnée. — J’y réfléchis. — La prochaine fois, on parlera de l’énorme mug de Raoul, dit-elle dans l’espoir de détendre l’atmosphère. Allez, je plaisante ! reprit-elle, voyant que Raoul se renfrognait. Ce qui m’ennuie, c’est que j’ai beaucoup à faire sur les échantillons de forme de vie. Il me faudrait bien un mois pour… — Tu auras tout le temps de t’en occuper pendant le voyage de retour, dit Raoul. — Impossible si on veut respecter les protocoles biologiques. Il faudrait que je travaille avec la petite boîte à gants du bord, et il n’y aurait pas assez de place dedans pour… — La science n’est pas l’essentiel, dans le cas présent, reprit Raoul. On fera ça sur Terre, alors. — Les échantillons vont mourir ! Je ne sais même pas s’ils vont survivre à cette nuit… — S’ils ne survivent pas, c’est réglé, trancha Raoul. Elle s’obligea à inspirer posément. — Ce n’est absolument pas réglé. Je pourrais avoir envie de redescendre, de refaire… — Plus d’excursions, coupa Viktor. Raoul a raison, c’est fini pour les expériences scientifiques. — Il est encore trop tôt pour dire ça ! Je… — Il est trop tard, dit calmement Viktor en se tournant vers elle. Le jeu, maintenant, c’est de rentrer en vitesse. — Si nous laissons les grandes questions sans réponse… — L’AirbusCorp y répondra, rétorqua Viktor. Ils auront tout le temps. — Mais… mais… bredouilla-t-elle, à court d’arguments. Bon, on écoute la fin du message d’Axelrod ? C’était assez transparent, mais ils ne savaient pas qu’elle avait envoyé à Axelrod, après les images de l’arrivée de l’AirbusCorp, une question sur la façon d’annoncer sa découverte. Comme de bien entendu, Axelrod aborda très vite le sujet. Après quelques commentaires enthousiastes, il dit : « À propos, Julia, je ne ferai rien pour le moment de cette histoire de vie martienne. D’accord, c’est énorme, mais j’ai des avocats au derrière, ici. Les gars du protocole planétaire vont devenir dingues quand on lâchera la bombe. Je préfère attendre que vous ayez redécollé. On ne pourra plus vous arrêter, à ce moment-là, parce que je pense que c’est de ça qu’il s’agit. Quelqu’un, le FBI, allez savoir ? me remettra une injonction, et on essaiera tout bonnement de vous empêcher de revenir. Je ne dis pas ça en l’air. Vous n’avez pas idée du cirque que c’est, ici… » — Oh non, dit-elle faiblement. « Euh, Raoul, je voudrais votre verdict sur les réparations ce soir même, avant que vous vous écrouliez. Je sais que vous êtes tous épuisés, que vous travaillez dur. Mais il faut que nous sachions, ici, pour prévoir la suite. Comment fêter votre exploit, ajouta-t-il, radieux. Dès que nous connaîtrons la date de votre départ. » Ils restèrent assis en silence alors que son image laissait place à une grisaille grouillante de parasites. — Le salaud ! vitupéra Julia. C’est la nouvelle la plus gigantesque… — Il connaît mieux que nous la situation en bas, objecta Raoul. — C’est lui le patron, renchérit Viktor. — Eh bien, il ne contrôle pas tout, coupa-t-elle. Je pourrais balancer la nouvelle à tout moment… — Comment ? fit Raoul en ouvrant des yeux ronds. — Il suffirait que je laisse filtrer l’information à mes parents. Ils comprendraient ce que je veux dire. — Tu ne ferais pas ça, protesta Raoul. — Oh si ! fit-elle avec plus d’assurance qu’elle n’en éprouvait. Axelrod ne peut mettre sous le boisseau une information aussi capitale ! Nous aurons un mal fou à expliquer pourquoi nous avons retardé sa divulgation. — C’est lui le patron, répéta simplement Viktor. — S’il te disait de laisser tomber tes pierres précieuses, tu le ferais ? demanda-t-elle âprement. — Ce sont mes objets personnels, répondit-il, offusqué. — Nous devrions peut-être jouer cartes sur table, dit-elle d’un ton qu’elle espérait calme. — Hé, fit Marc, on ne s’énerve pas, d’accord ? — Je suis fatigué, acquiesça Raoul. Et nous devons encore faire notre rapport à l’interface terrestre. — Comment ça se passe ? demanda-t-elle gentiment, pour mettre de l’huile dans les rouages. Il ne fallait jamais aller se coucher sur un différend. — Pas mal, répondit Raoul en souriant. Je remplace tous les joints que je peux. — Que tu peux ? releva Marc. — J’aimerais tous les remplacer. Ils ont passé des années dans cette satanée poussière de peroxyde. Impossible de dire s’il n’y a pas des microfissures sans les passer au microscope, millimètre carré par millimètre carré. Le gradient de température impose une tension importante au matériau, il le fendille, le peroxyde s’y incruste, le dévore… un vrai cauchemar. Pour Raoul, c’était un très long discours ; surtout à cette heure tardive. — Ils ne serviront qu’une fois, dit Julia. — Exact, un seul et unique lancement réussi. C’est tout ce que je demande, fit Raoul avec un sourire las. — Dès que je dirai qu’on peut partir, on partira, d’accord ? conclut Viktor. Aucun doute, c’était lui le commandant. Mais Julia bouillonnait intérieurement. 23 22 janvier 2018 Ils passèrent la journée du lendemain à travailler d’arrache-pied. Raoul et Viktor remplaçaient tous les joints possibles, testaient toutes les valves, examinaient les connexions électriques, vérifiaient, contrôlaient, revérifiaient tout… Julia et Marc avaient beaucoup à faire pour les aider. Marc ne se fit pas prier pour la libérer une partie de la journée, afin qu’elle puisse retourner à ses expériences dans la serre. Elle ne lui demanda pas pourquoi il était tellement disposé à la soulager de ses corvées, mais elle soupçonnait l’angoisse de prendre le pas sur la curiosité que lui inspirait la forme de vie martienne. Et puis peut-être, en aidant tout le monde, comblait-il le vide laissé par le peu d’intérêt que suscitaient ses propres travaux. Elle oublia tout ça dès qu’elle mit le pied dans la serre. Les échantillons de film étaient bel et bien en train de croître. Dans le châssis humide, les spécimens s’étaient étalés au point de se toucher. Ils couvraient presque toute la surface disponible. Aux points de contact, la « soudure » était invisible. C’était l’indice d’une complexité inattendue. Des bactéries isolées mises en culture respectaient un certain périmètre alors que les cultures de tissus végétaux et animaux évolués fusionnaient. Elle avait assez de matériau pour entreprendre des essais biochimiques plus sophistiqués. Elle coupa net un bout du thalle, en s’attendant à moitié à une réaction quelconque, mais il ne se passa rien. Elle effectua, un peu tendue, des coupes minces qu’elle colora afin de procéder à l’examen microscopique. Bien. La coloration montrait que les constituants fondamentaux de la vie – les nucléotides et les acides aminés – étaient standard, ou au moins assez proches de leurs équivalents terrestres pour réagir aux mêmes simples tests chimiques. C’était déjà un grand pas. Personne ne savait avec certitude ce qu’elle allait trouver. Certains biologistes avaient parié que s’il y avait de la vie sur Mars, elle aurait un métabolisme à base de carbone ou de silice. D’autres avaient envisagé une sorte de vie minérale à assemblage automatique. Mais, jusqu’à présent, les choses étaient beaucoup plus banales. Elle effectua l’ensemble des tests avec soin, ce qui prit beaucoup de temps, et elle était prête à arrêter quand elle vit ses compagnons passer en Jeep devant la serre. La journée du lendemain fut à la fois fastidieuse et excitante : le travail lent, minutieux, était récompensé par des aperçus fugitifs du thalle qui grandissait rapidement et révélait une complexité croissante. Lorsqu’elle prenait cinq minutes pour s’étirer, elle regardait à travers les parois de plastique du châssis et elle se disait : Je contemple un extra-terrestre. Mais cette pensée ne suscitait en elle aucune crainte. Juste une sorte d’éblouissement. Elle était prête pour l’étape suivante : découvrir à quel point il était génétiquement proche de la vie terrestre. Elle réalisa, grâce à des techniques de laboratoire standard, l’extraction de ce qui ressemblait à de l’ADN microbien. Voyons, quel était son degré de similitude avec l’ADN terrestre ? L’ADN est l’alphabet grâce auquel est épelée la succession de nucléotides constitutives des cellules. Si l’ADN martien utilisait le même alphabet que sur Terre, ça voudrait dire sans équivoque que la vie terrestre et la vie martienne avaient une origine commune. Le moment était venu de faire un peu de biotechnologie. Elle allait mener des tests comparatifs avec l’ADN de microbes terriens. Le principe consistait à « dénaturer » la double hélice d’ADN en la chauffant, puis à mélanger la soupe de simples brins ainsi obtenue avec de simples brins d’un ADN différent. Quand la soupe refroidissait, les brins complémentaires s’appariaient. Dix ans plus tôt, elle aurait dû procéder à une série de manipulations complexes. Elle les avait souvent effectuées à la fac, mais ç’aurait été difficile dans la serre. Par bonheur, le développement des puces à ADN obtenues grâce aux nouvelles technologies lui avait permis d’apporter sur Mars une bibliothèque de gènes représentatifs des organismes terrestres. Des microbes, surtout, avec une certaine surreprésentation d’archéobactéries, des bactéries anaérobies primitives. Craig Venter, le patron d’une boîte de biotechnologie – un personnage de la trempe d’Axelrod –, avait séquencé certains des plus petits microbes de la Terre et constaté qu’ils avaient environ trois cents gènes en commun. Il en avait déduit que ça devait être le génome minimal indispensable à la vie. Cette hypothèse était assez controversée, mais suffisamment prometteuse pour que sa sélection figure dans la bibliothèque de Julia. La technique en question rappelait les tests de grossesse grand public et les bâtonnets de mesure du glucose. C’était une technologie mixte, mi-biologique, mi-électronique. Sur un plateau rectangulaire étaient disposées de petites puces de verre contenant des séquences simple brin de gènes microbiens auxquelles on avait ajouté un marqueur fluorescent. Si l’ADN du biomars reconnaissait une séquence similaire et s’hybridait avec elle, le marqueur fluorescent « s’allumait ». Les résultats étaient scannés par une minuscule cellule photo-électrique et affichés sur l’ardoise électronique de Julia. Les séquences de paires similaires s’allumaient comme une carte de loto. Les « touches » correspondaient aux gènes que le biomars avait en commun avec les microbes terrestres. Cet après-midi-là, son premier test – effectué à l’aide des trois cents gènes « fondamentaux » de Venter – donna soixante-neuf touches. Soixante-neuf… C’est une réponse équivoque. C’était suffisant pour indiquer que la vie, sur les deux planètes, utilisait le même alphabet à quatre lettres et probablement le même langage. Elle avait hâte d’en parler à Chen, à son vieil ami Joe Miller, au Texas, ou à son père. C’était dingue de travailler seule sur une découverte aussi fondamentale. Elle pouvait passer à côté de quelque chose d’important. C’était même certain. L’allumage des puces la fit sursauter. Le soir commençait à tomber, elle devait se dépêcher si elle voulait retourner au module avant que la température ne chute dramatiquement. La suite devrait attendre. Elle remit son scaphandre. Elle se faisait l’impression d’être le Dr Frankenstein travaillant dans le splendide isolement de son vieux château plein de courants d’air. Sauf que lui, il avait un Igor à qui parler. Quand elle sortit de la douche, Viktor était dans l’espace commun, devant le grand écran. Elle s’arrêta. L’écran montrait les collines rougeoyantes éclaboussées par les rayons obliques du soleil couchant. Lee Chen était planté au premier plan, dans un scaphandre bleu clair flambant neuf. — … j’ai remarqué des reliefs très intéressants sur la paroi est, disait-il. Nous avons retrouvé vos traces, et vous n’êtes pas allés là-bas. Notre but est de recueillir un échantillonnage plus vaste en partant de ce que vous avez déjà découvert. Chen s’éloigna lentement par la gauche, dégageant le paysage, et la caméra le suivit. Julia vit l’ombre de leur rover. — Ils utilisent notre relais satellite, murmura Viktor. — En accord avec Axelrod ? — Ou avec la NASA, va savoir. — … et avec Gerda, je m’apprête à prendre des carottes dans des endroits similaires à ceux où Marc et Julia en ont prélevé, ceci afin de vérifier indépendamment, dans un terrain différent, la densité stratigraphique et la datation que vous avez établies. — Bonne idée, commenta Julia en se penchant pour entrer dans le champ de la caméra. Nous nous demandions pourquoi nous ne pouvions pas vous contacter pour vous dire bonjour. — Un problème de relais, fit Chen en hochant la tête. J’espère que c’est réglé, maintenant. — Vous êtes sortis, ces trois jours-ci ? demanda-t-elle. — Oui, pour tester notre matériel. Nous n’utilisons pas les mêmes fréquences que vous. Nous pensons que la liaison satellite est meilleure. — Il fait assez froid pour vous ? demanda gentiment Viktor. — On s’y fait. La température varie tellement. Il fait toujours froid à l’ombre. Au moins, l’atmosphère est si ténue qu’elle se refroidit moins vite que le sol. Je n’arrive pas à me réchauffer les pieds. Que faites-vous pour éviter ça ? — Nous mettons des tapis chauffants dans le rover. Vous devriez rentrer, maintenant. Ne sortez pas voir le ciel nocturne. — Très bon conseil. Nous l’avons enfreint, hier soir, et Claudine s’est peut-être gelé un orteil. — Ouille ! grimaça Viktor. J’ai fait pareil, la première semaine. — Mais je n’appelle pas seulement pour dire bonjour, reprit Chen. Voulez-vous venir déjeuner, demain, au vaisseau ? — Merci. Nous viendrons, fit Viktor en regardant par-dessus son épaule. — Je comprendrais que vous ne puissiez pas tous venir, avec les préparatifs pour votre lancement… — Moi, je viendrai. Avec Julia. Que pouvons-nous apporter ? — Ne vous en faites pas. Nous avons tout ce qu’il faut. Après quelques plaisanteries, Chen coupa la communication. — Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda Julia. — Peut-être qu’ils se sentent seuls. — Ou peut-être qu’ils se demandent où nous en sommes avec l’ERV. — On mise des milliards de dollars dessus, sur Terre, reprit Viktor avec un grand sourire. J’ai entendu ça aux nouvelles. — Tu veux dire, en dehors d’Axelrod ? — Les gens parient. Je voudrais bien pouvoir jouer, moi aussi. Elle reconnut ce retroussis ambigu de la lèvre. — Tu as essayé, hein ? — Je voulais virer à ma mère l’argent que j’ai sur mon compte pour qu’elle parie. Ils ont dit que ce n’était pas possible. — Axelrod ? — Je crois. Il ne veut pas que ses héroïques astronautes se transforment en flambeurs. — Si on pariait sur nous-mêmes, ce serait de la bonne publicité. — Ce ne serait pas surprenant. Il n’en tirerait rien aux infos. Elle l’embrassa rapidement en entendant les deux autres arriver dans le sas. — Quand nous serons rentrés, je te ferai passer ce penchant au cynisme. — On a ça dans le sang, nous, les Russes, dit-il en allant préparer le dîner. — Je viens t’aider tout de suite, vieil ours, dit-elle. Pour la première fois depuis des jours, elle consulta ses messages. Il y avait un long TriVid de ses parents. Ils étaient sur le canapé du salon, souriants mais étrangement raides. En entendant leurs saluts convenus, elle se sentit coupable d’avoir menacé de se servir d’eux pour faire savoir au monde qu’il y avait de la vie sur Mars. C’était de mauvais goût, même s’il se pouvait que ce soit nécessaire. Elle espérait ne jamais être obligée d’en arriver là. Elle se redressa d’un bloc au milieu de ses réflexions. Son père disait de ce ton détaché qui lui était coutumier : « … assez virulent, et il a attaqué le foie… » Elle revint en arrière. Qu’avait-elle raté en rêvassant ? « Nous ne voulions pas que tu l’apprennes par les médias, au cas où la nouvelle aurait filtré. Ce fichu virus est malheureusement assez virulent, et il a attaqué le foie, provoquant un cancer. En cela, il est similaire à l’hépatite virale, en plus méchant. J’ignore ce que tu sais du cancer du foie, mais d’après les toubibs, il ne se traduit pas par une tumeur localisée ; il se diffuse dans les tissus, de sorte qu’il est difficile à traiter. Le protocole standard n’est pas très alléchant : chimio, rayons, transplantation du foie. Pour l’instant, je ne fais rien. J’attends un complément d’investigation. Désolé de t’annoncer la nouvelle comme ça, tu dois avoir bien d’autres soucis en tête en ce moment, dit-il en inspirant profondément, l’air à bout de forces, mais nous avons pensé, Robbie et moi, que tu devais le savoir. » Il eut un sourire las et se cala au dossier du canapé. Elle appuya sur « pause » et vérifia rapidement la date d’envoi : deux jours plus tôt. Oh, Seigneur ! se dit-elle, bourrelée de remords. J’étais tellement absorbée par mes problèmes, ici… Ils doivent penser que je m’en fiche. Elle se crispa, en proie à une souffrance presque physique à la pensée que ses parents allaient affronter ça seuls. Sans Bill, sans elle, qui était à des millions de kilomètres. Rentrerait-elle à temps ? Avant même de voir ses autres messages, elle envoya un court mémo plein de souhaits affectueux, avec la promesse de leur refaire signe plus longuement, bientôt. Elle résista à la tentation de leur parler du biomars, pour leur changer les idées. Je vais vérifier avec Axelrod que la ligne est bien sécurisée, et puis je leur dirai. Elle s’appuya au dossier de son siège et tenta d’apaiser son tumulte intérieur. Sur l’écran mural, les couleurs s’assombrissaient rapidement, au-dehors. Elle sélectionna l’image envoyée par la caméra située derrière le module afin de voir le coucher de soleil. Elle avait toujours aimé ce moment, sur Terre. Depuis qu’ils étaient sur Mars, elle essayait de le regarder le plus souvent possible, avec Viktor de préférence. C’était l’un de leurs rares moments de calme partagé. Raoul et Marc n’avaient pas l’air d’y attacher autant d’importance. Le coucher de soleil de ce soir-là était assez typique – soleil jaune/ciel bleu-gris. Sur Terre, les couchers de soleil les plus glorieux étaient rouges, mais sur Mars le rouge omniprésent pendant la journée laissait souvent place à un ciel bleu au crépuscule. Elle regarda l’écran jusqu’à ce qu’il devienne noir, puis elle l’éteignit à regret. Si l’essai de moteur se passait bien, elle n’en verrait plus beaucoup. Elle était partagée entre l’envie de rester et la nostalgie de la Terre. C’était dur de partir en se disant que c’était pour toujours. Elle entendait Viktor entrechoquer la vaisselle dans la cuisine, juste à côté. Malgré la pénibilité physique et les contraintes, elle avait été heureuse, ici. Enfin, par bonheur, ce n’est pas moi qui décide. Elle entra dans la cuisine et hacha férocement le chou. — On mène une vie sociale frénétique, ici, fit Julia alors qu’ils approchaient du vaisseau de l’AirbusCorp. Son nom, Valkyrie, était inscrit en grandes lettres d’un bleu électrique sur la coque blanche, brillante. — Je doute que nous ayons l’occasion de leur rendre la politesse avant la Terre, dit Viktor. — Quoi, on repartirait si vite que ça ? fit la voix haletante de Marc, dans le micro de son scaphandre. — J’estime que nous devrions atteindre la marge de sécurité d’ici trois semaines, répondit Viktor. — Je suis d’accord avec les calculs, répondit Raoul. Le départ sera un peu précipité, mais… — Waouh ! On rentre à la maison ! s’écria Marc, radieux. La porte de l’ascenseur se referma et ils commencèrent à monter. — Pas question de parler de ça à table, ordonna Viktor. — Pas un mot du lancement à table, d’accord, fit joyeusement Marc. — Nous sommes ici pour apprendre des choses, reprit Viktor. — Je préférerais être ailleurs, commenta Raoul. — Ça te change des réparations. C’est bon pour le moral. — Tu crois qu’ils ont de l’alcool ? demanda Marc, encore tout excité par la nouvelle. — Nous n’avons pas encore bu tout ce que nous avions emporté, remarqua Julia. Ça ressemblait bien à Viktor d’annoncer la nouvelle à Marc juste avant d’amorcer une discussion cruciale avec l’équipage rival. Il avait une théorie, peut-être typiquement russe, selon laquelle les gens travaillaient mieux sous pression. Mais peut-être aussi aimait-il secouer les chaînes des gens. Nul n’est parfait. — Non, mais après le décollage, on voudra faire la fête, dit Marc. Économisons notre gnôle, buvons la leur. — Il faudra que quelqu’un conduise pour rentrer, nota Raoul. — Alors, qui est désigné ? demanda Marc avec un petit rire. — Personne ne boit, trancha Viktor. Nous avons du pain sur la planche, aujourd’hui. Et je ne veux pas que vous parliez trop. Ils hochèrent la tête avec ensemble, Marc souriant toujours d’une oreille à l’autre. Le sas de la Valkyrie était exigu. Ils rincèrent leurs scaphandres à l’aide du même tuyau. Julia entra la première dans l’espace commun. Chen lui servit le vin de prune rituel avant l’arrivée de Viktor. Chacun prit poliment son verre, mais elle seule vida le sien. Sous le regard réprobateur de Viktor, à qui elle jeta un sourire impertinent. Voyant cela, Marc trempa ses lèvres dans son verre. La discipline craquait aux entournures. — Nous avons préparé un déjeuner léger, commença Chen en les faisant passer dans le coin salle à manger, où rien de mangeable n’était visible. Mais d’abord… Il les conduisit dans la soute. Gerda et Claudine étaient fièrement plantées à côté d’un engin… — Le Trailblazer ! Le rover/prospecteur de 2009 était là, exhibant les traces d’usure résultant de près d’une décennie d’utilisation. Julia tendit machinalement la main. L’engin avait parcouru presque tout le cratère de Gusev après son atterrissage, en 2009, contribuant à monter le dossier de l’exploration humaine de Mars. Lors de leur arrivée, il était toujours opérationnel. Elle l’avait elle-même piloté, depuis le module, pour effectuer des investigations aux alentours, jusqu’à ce qu’il tombe définitivement en panne près de la paroi nord du cratère, à une soixantaine de kilomètre du module. Ils l’avaient laissé sur place, Raoul n’ayant pas les pièces pour le réparer, et la Jeep martienne étant maintenant capable d’assurer la plupart des tâches du Trailblazer. — Nous sommes tombés dessus, dit Gerda, et nous nous sommes dit que nous allions le ramener à la maison. — Pour le réparer ? releva Raoul, intrigué. — Non, en souvenir, répondit Claudine. — Vous allez le ramener sur Terre ? — Un collectionneur a payé pour le récupérer, expliqua Gerda. — Et vous allez le transporter jusque-là… fit Viktor en secouant la tête, sidéré. Ils doivent être dingues, là-bas. Chen caressa les panneaux solaires grêlés du Trailblazer. — Il nous apprendra aussi beaucoup de choses sur l’érosion. — Ça, vous aurez tout le temps de le découvrir, fit Marc d’un ton sarcastique. Chen accusa le coup, pinça les lèvres. La tension, se dit Julia. Elle avait assez longtemps travaillé avec lui pour déchiffrer ses états d’âme. — Pas autant que vous, répliqua-t-il. — Vous allez passer tout votre temps sur la biologie ? Vous n’êtes que trois… — Non, fit Chen en se tournant vers elle. J’aimerais pourtant en parler en détail avec vous. J’ai apporté différents appareils de laboratoire, certains spécialement conçus à la lumière de vos découvertes ici. Je vais surtout étudier les cellules fossiles et tenter d’en trouver d’autres. Beaucoup. Elle resta rigoureusement impassible. Ça allait être insupportable de parler boutique avec Chen alors qu’elle avait une serre grouillante de vie – et qu’elle ne pouvait même pas y faire allusion. Aaargh ! — Ça contribuera à reconstituer l’histoire de la vie martienne. — Nous avons passé ces jours-ci à recueillir des échantillons, à faire des forages aux environs, annonça Gerda. Vous aviez raison. Il est difficile de travailler en scaphandre. — Attendez d’avoir des durillons à des endroits où vous n’auriez jamais cru ça possible, nota Marc. Ces scaphandres sont de véritables instruments de torture. — Si tu as des conseils pour éviter ça, je suis preneuse, risqua Claudine de sa voix douce. — Nous pensons faire le tour du cratère de Gusev d’ici une semaine à peu près, reprit Chen. Nous allons prélever des échantillons tous les dix kilomètres, dans la paroi. — Vous avez vu mes relevés topographiques ? s’enquit Marc. Tâchez d’effectuer vos forages entre les miens, ça nous fournira une meilleure grille d’échantillonnage. — Nous pouvons coopérer, oui, intervint Viktor en regardant le Trailblazer, les sourcils froncés. Mettre au point des méthodes complémentaires… — Pendant les soixante jours que nous passerons ici, nous ne pouvons qu’espérer approfondir vos découvertes… — Soixante jours ? releva très vite Viktor. — Nous repartirons à la fin de la fenêtre de lancement. — Vous pensez à un type de trajectoire différent ? avança Viktor. Julia vit ce qui se passait dans la tête de Chen, malgré son air résolument inexpressif. Il étudiait Viktor comme un spécimen de laboratoire. — Une trajectoire expresse, oui. Plus rapide que votre ellipse de Hohmann. Dans la longue pause qui suivit, elle repensa à l’embarras de leur rencontre, quelques jours auparavant seulement. Le silence alors était fait de ricanements réprimés. À présent, ils se regardaient tous en chiens de faïence. Alors que le sens des paroles de Chen s’insinuait en eux, elle lut une colère glacée dans les yeux de Viktor et sur les lèvres de Raoul réduites à une mince ligne blanche ; la stupeur de Marc, qui en restait bouche bée ; le regard calme, étudié, des autres femmes. — Vous allez nous battre sur le chemin du retour, dit enfin Raoul. — Vous saviez que c’était une course, rétorqua Chen. — Mais les Accords Martiens ! bredouilla Julia. Vous ne pourrez jamais procéder à des études assez sé… d’une portée suffisante ! Nous avons des centaines de kilos de… — Tout cela est inestimable, certes, convint Chen d’un ton égal. Nous dépendrons énormément de vos observations, c’est sûr. — Comment ? Comment ? balbutia Marc. Vous… — Nous visiterons les sites que vous aurez jugés les plus productifs, répondit lentement, gravement, Gerda. Le recueil d’échantillons complémentaires permettra d’assurer la vérification de vos travaux et fournira un ensemble intéressant de… — Quelle vérification ? releva Julia, l’esprit en révolution. Les Accords Martiens exigent une profusion d’échantillons représentatifs, le recoupement des… — Nous pensons pouvoir convaincre le Bureau des Accords que nous aurons satisfait aux exigences minimales, répondit Gerda avec un doux sourire. Ils ont répété leur numéro, pensa Julia. La tension était presque palpable, dans la pièce. — Enfin, bon sang ! Ça n’a pas de sens. Trois petits tours et puis s’en vont, hein ? — Nous avons vos travaux approfondis pour nous guider, répondit Gerda avec empressement. En deux jours, nous avons réussi à effectuer un pan complet de notre programme géologique… — Vous avez suivi nos traces ! s’exclama Marc. — Évidemment, pourquoi pas ? fit Gerda de ce ton lent, pédant, qui commençait vraiment à énerver Julia. D’ailleurs, reprit-elle en levant un doigt moralisateur, il n’y a rien de mal à faire des recherches en partant de travaux scientifiques… — Ce n’est pas de la science ! explosa Viktor. — Ce n’est qu’une putain de course ! finit Raoul, à sa place. — Et vous vous contenteriez de passer derrière nous, de ramasser des échantillons aux mêmes endroits et de retourner sur Terre à toute vitesse ? protesta Julia. Qui aurait pu penser une chose pareille ? Pas nous, en tout cas, parce que nous avons procédé à de véritables explorations, ici, et… Elle reprit sa respiration, réalisant soudain qu’elle avait retenu son souffle. — Nous satisferons aux exigences minimales, affirma Gerda. Nous savons tous que les Accords Martiens ont été… euh, réinterprétés plusieurs fois depuis votre arrivée ici, afin d’exiger toujours plus de travail de votre part. C’était peut-être un peu exagéré. Nous avons l’intention d’amener la Commission à revenir à sa première définition des travaux, et de contester sa décision devant les tribunaux s’il le faut. Ce n’est pas un ingénieur, c’est une salope d’avocate, pensa Julia comme dans un vertige. — Vous n’auriez jamais pu faire ça si on n’avait pas trouvé la glace sous les pingos, lâcha Viktor avec raideur. Chen était silencieux depuis une minute, laissant Gerda passer les messages, conformément à leur plan, manifestement. — C’était la brèche que nous espérions depuis longtemps, révéla-t-il alors. Au départ, nous avions prévu d’aller au pôle Nord et d’utiliser la neige. Les conditions auraient été pénibles, avec le froid. Et mener les études scientifiques appropriées aurait pris encore plus de temps. Puis vous avez découvert ces collines de pingos, mesuré la profondeur de la glace… oui, c’est ce qui a tout déclenché. Marc flanqua un coup de poing sur la cloison, les faisant sursauter. — J’ai tiré les marrons du feu pour vous ! — Je souhaiterais que nous conservions un regard scientifique… susurra Chen avec un sourire suave. Julia eut soudain l’impression qu’il prenait un plaisir particulier à faire bisquer Marc. Il jouit. Il lui en veut toujours d’avoir rejoint le Consortium, comprit-elle. — Certains d’entre nous sont ingénieurs, rétorqua Viktor d’un ton menaçant. Ingénieurs et pilotes. — Nous ne vous priverons pas de la gloire d’avoir été les premiers, murmura Chen en hochant pensivement la tête. — Vous serez seulement les premiers à revenir, renvoya sèchement Julia. — Eh bien, oui, convint civilement Chen. Nous remporterons la prime. Le vainqueur de la course est généralement le plus rapide. Vous aviez sûrement imaginé ce dénouement. 24 24 janvier 2018 Ils ne restèrent pas déjeuner, tout compte fait. Le retour fut un peu pénible, et pas seulement parce qu’ils durent se contenter de manger leurs rations en tubes. Après les révélations de Chen, il leur aurait été difficile d’agir autrement. Viktor avait fièrement refusé de s’asseoir à la même table que « ces concurrents déloyaux ». Julia avait l’estomac noué, de toute façon ; elle ne savait pas gérer les situations de crise. Heureusement que le commandant c’était Viktor. Il n’avait pas hésité une minute. Il y avait des barres nutritives et de l’eau sucrée dans le kit de secours du Rover Boy. Ces choses-là étaient généralement répugnantes, et ils en avaient mangé de meilleures. Il y avait bien eu des provisions dignes de ce nom dans le rover, mais ils les avaient sorties pour faire de la place pendant que Raoul déménageait son atelier de mécanique vers l’ERV. Ils se sustentèrent en échangeant des regards douloureux, si profondément abîmés dans leurs pensées que personne, sauf Marc, qui pilotait, ne regardait le paysage. Le point blanc de Phobos tangeantait l’horizon, à l’est. Julia était assise à côté de Marc. Les deux autres étaient sur les strapontins, derrière eux. — Les salauds ! dit enfin Raoul. Nous faucher nos résultats… — Nous les avons diffusés au monde, répondit Julia. Le Consortium a fait une fortune en vendant ces infos en temps réel. J’imagine que, d’une certaine façon, ça les a bien aidés. — Sauf que c’est nous qui en faisons les frais. Doublement. — Ouais. Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour ça, renchérit Viktor. — Et maintenant, Chen sait exactement où trouver chacun des sites, continua Marc. C’est génial. — Nous avons quand même un atout, reprit Julia. L’évent et les organismes vivants. — Heureusement que nous n’avons pas ébruité la nouvelle, commenta Marc. — Enfin, soupira Raoul en se déridant un peu. Compte tenu des préconisations des Accords Martiens, quand nous rentrerons, même si nous ne sommes pas les premiers… — … nous pourrons lâcher notre bombe : de vrais organismes vivants, poursuivit avidement Julia. Et leur mettre le nez dedans : quoi, ils rentrent la soute pleine de roches stériles et ils ont raté le biomars ? L’Airbus a peut-être réussi une opération commando mais sûrement pas une expédition scientifique. — Ouais, c’est dans la formulation des Accords, confirma allègrement Marc. « Mener une exploration scientifique approfondie d’un site important dans des domaines cruciaux, surtout concernant la présence de vie, actuellement ou dans le passé. » Ils ne sont pas près d’arriver à faire ça. — Tu sais ça par cœur ? remarqua Julia avec un sourire. — Quand il y a trente milliards à la clé, on peut se donner la peine de retenir la formulation exacte. Viktor hocha sobrement la tête. — C’est un bon argument. Malheureusement, il n’y a pas d’avocats ici. Nous ne savons pas comment la Commission tranchera. — Je parie qu’ils vont marcher, affirma Marc. — J’aimerais le croire, répondit Viktor. — En attendant, nous devons absolument garder le secret, insista Raoul. N’aidons pas l’AirbusCorp à trouver l’évent et à descendre dedans. — Absolument, fit Julia. Je n’aurais pas dit ça il y a une heure, ajouta-t-elle, ce qui lui valut un regard étonné de Viktor. — Bien fait pour ces salauds ! s’exclama joyeusement Raoul. — Faire fondre les pingos tout en ramassant les échantillons des sites que nous avons explorés… soupira amèrement Viktor. — Avec leur pile atomique, ils ont toute l’énergie voulue pour forer la glace, la chauffer, actionner les pompes, nota Raoul. — C’était élégant de nous livrer le kit de réparation, ironisa Julia. — Ils pouvaient se le permettre, grommela Marc. Nous leur apportons leur carburant sur un plateau. Et moi qui me trouvais tellement futé d’avoir trouvé de la glace dans ces pingos. — Et sinon… fit rêveusement Raoul, les yeux dans le vide. — Où auraient-ils trouvé une autre source de carburant ? demanda Viktor. — Ils auraient pu parier sur le fait que l’ERV ne repartirait pas et utiliser le méthane, suggéra sombrement Raoul. — Très joli, commenta sardoniquement Julia. Ils avaient des stratégies de rechange, et l’une d’elles a payé. — Pour qu’elle paye, il faudrait qu’ils rentrent les premiers, rectifia Raoul avec véhémence. Nous n’avons pas encore perdu ! — Exact, confirma Viktor. Nous pensons toujours en terme d’ellipse de Hohmann. Je vais voir avec l’interface terrestre ce qu’ils pensent des autres trajectoires. — Il y aurait plusieurs dates de décollage possibles, mais ça impliquerait de jouer sur le delta-V, nota Raoul. Je me rappelle certaines simulations en 3-D… — Une infinité de choix, acquiesça Viktor. Peut-être une double infinité, je ne suis pas mathématicien. — Ils doivent faire le plein de glace fondue, reprit Raoul. Ils ne peuvent pas ramasser beaucoup d’échantillons en même temps. — Ils ont eu six mois, dans leur petite boîte de conserve, pour réfléchir à la façon de s’y prendre, répondit Marc. — Ce serait une bonne occasion de parier, nota Viktor. La vieille technologie de la fusée chimique faisant la course contre la nouvelle fusée nucléaire. — Les fusées chimiques ont fait leurs preuves, rappela Raoul. Elles sont plus fiables. — Mais sur le long terme, le nucléaire est le moyen d’explorer et de développer le système solaire, objecta Viktor. D’exploiter les astéroïdes, de transporter des masses importantes. — Ouais, convint Raoul, les sourcils froncés. Mais la vieille technique a intérêt à sortir gagnante, une dernière fois. Ils hochèrent la tête en mâchouillant leurs barres. Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la base de Zubrin, ils remirent leurs casques et leurs gants en prévision de la sortie. Marc déposa Viktor et Raoul près de la Jeep martienne et continua avec Julia jusqu’au module. Viktor et Raoul partirent en direction de l’ERV dans un nuage de poussière roussâtre qui retombait lentement derrière eux. C’est à Marc qu’incombait la tâche épineuse de mettre Axelrod au courant des projets de l’AirbusCorp. — Enfin, il ne devrait pas être surpris, estima-t-il. Il allait emballer ses carottes géologiques avant le transfert dans l’ERV tout en restant en contact radio avec Julia. Ils avaient pris cette habitude, par mesure de sécurité, au cours des longs mois passés à travailler côte à côte. — Bon, je repars pour la serre de Frankenstein, dit-elle en s’apprêtant à quitter le module dans sa combinaison souple. En entrant dans son château gonflable, Julia constata avec surprise que les parois transparentes étaient embrumées par une couche impalpable de condensation. Intriguée, elle alla vérifier le thermostat. Le chauffage était poussé au maximum. Évidemment ! Elle enleva son casque et reçut une bouffée d’air chaud en pleine figure. Elle avait monté le chauffage pour travailler confortablement. J’ai dû oublier de le baisser en partant, hier. Une chance qu’on ne paie pas l’électricité ! Enfin, autant y penser, aujourd’hui. Elle retira avec soulagement sa parka, ses gros gants isolants, et les déposa avec son casque sur l’établi, à côté de la commande du thermostat. Comme ça, en revenant les chercher, je penserai à baisser le chauffage. Elle poussa un gros soupir brumeux. La vie ! Le seul biosystème propice à la vie humaine à cent millions de kilomètres à la ronde… Personne n’avait réalisé, avant de s’aventurer loin de la Terre, à quel point le reste de la Création pouvait être sec et vide. Cette petite tente accrochée au sol abritait un minuscule jardin humain. Sa promesse humide lui rappelait sa descente dans l’évent. Elle retourna à son châssis. On voyait mal ce qui se passait à l’intérieur, avec la condensation, mais il semblait qu’une masse de biomars était collée à la paroi. Intéressant. Il est attiré vers la lumière, comme n’importe quelle plante. Sauf que penser dans ces termes est une erreur : c’est autre chose. Enfin, je verrai ça plus tard. Seigneur ! Il y a tant à faire, tout d’un coup… Elle dressa mentalement une liste de tâches. Bon, elle avait constaté que les échantillons de matière vivante prélevés dans l’évent se reproduisaient. Elle devait maintenant les examiner au microscope pour voir comment ils se reproduisaient, s’ils avaient des chromosomes ou s’il s’agissait purement de procaryotes[4], et elle avait tout un éventail d’expériences intéressantes à mener sur les stimuli auxquels ils réagissaient… Ses pensées vagabondaient joyeusement. Elle avait de quoi s’occuper pendant des années ! Puis elle soupira. S’ils repartaient très vite – course oblige –, il fallait qu’elle réfléchisse au moyen de conserver ses précieux spécimens en vie pendant plus de six mois. Enfin, elle avait encore un peu de temps. Aujourd’hui, elle devait découvrir si l’évent hébergeait un cousin éloigné ou un parfait étranger. Sa bibliothèque de gènes couvrait un vaste spectre d’organismes sélectionnés dans la soupe originelle de la vie terrestre. On pouvait raisonnablement supposer que la vie martienne était assez proche des archéobactéries terrestres, ces organismes anaérobies primitifs. Si la Terre et Mars avaient échangé leur vie très tôt, il y avait eu quelque chose qui ressemblait à ces organismes sur les deux planètes. L’atmosphère primitive des deux mondes était riche en CO2, après tout. Sur Terre, les algues bleues, des bactéries photosynthétiques qui avaient bien réussi, absorbaient le CO2 et émettaient de l’oxygène en guise de déchet. En une telle quantité qu’elles avaient modifié l’atmosphère terrestre. Au bout de deux milliards d’années, l’atmosphère terrestre ne contenait plus que très peu de CO2 et près de vingt pour cent d’oxygène. Puis la vie pluricellulaire qui trouvait son énergie dans l’oxygène avait pris le relais. Les bactéries anaérobies avaient fui sous la surface et y étaient restées en sommeil. Cette révolution n’avait probablement jamais eu lieu sur Mars, qui avait perdu son atmosphère avant le foisonnement des organismes capables de réaliser la photosynthèse. L’air s’était raréfié, la température avait chuté, l’eau de surface avait gelé et s’était sublimée. Et la vie ? Eh bien, elle s’était réfugiée dans le sous-sol. Et elle y était encore, à moins d’un mètre de la surface. Bien des gens croyaient savoir que la vie n’avait jamais eu sa chance sur Mars. Ils se trompaient lourdement ! Alors, quelle avait été sa véritable histoire ? Arriverait-elle à la découvrir en trois semaines ? peut-être même moins… Autant m’y mettre tout de suite ! Elle prit trois ensembles de gènes d’archéobactéries de différentes espèces, au hasard, et s’apprêta à les comparer à la solution d’ADN du biomars qu’elle avait préparée. Elle travaillait avec méthode, pour compenser la lenteur, la complexité du fonctionnement avec la boîte à gants. Elle pensait souvent à un poster accroché dans le bureau d’un de ses conseillers les plus antipathiques, à l’université, une grande photo de rhinocéros ainsi sous-titrée : « Je suis peut-être lent, mais j’ai toujours raison. » Personne ne se serait risqué à discuter avec un rhinocéros qui chargeait, mais, avec elle, personne n’hésiterait. Elle devait s’entourer de précautions. Le schéma génétique apparut. Sous ses yeux, la carte de loto biologique commença à s’illuminer de quelques points fluorescents. Aha, je te tiens ! Les plots lumineux étaient particulièrement nombreux dans une certaine zone de la carte. Quand la lecture fut achevée, elle sauvegarda les résultats, récupéra l’échantillon et en introduisit un second, avec un résultat similaire : quelques touches çà et là, et une concentration dans une zone spécifique. Elle passa au troisième échantillon. Cette fois, elle observa plus particulièrement la répartition des points fluorescents. Voyons, voyons… Quelque part, dans ce programme, se trouvait la liste des gènes de ce secteur… Quarante pour cent des gènes des archéobactéries ne collaient avec aucun des gènes des bactéries terrestres. Étaient-elles trop primitives ou… ? Personne ne le savait vraiment, mais ils figuraient tout de même dans l’échantillonnage. Une sensation curieuse la tira de son intense concentration. Qu’est-ce que… ? Une légère brise lui caressait les cheveux. Elle venait de s’en rendre compte lorsque ses tympans claquèrent. Une chute de pression ? Une défaillance du joint de fermeture ? — Ah non, ce n’est vraiment pas le moment ! Je suis occupée ! Son entrainement reprit automatiquement le dessus. Elle actionna l’interrupteur de la liaison audio logé dans le col de sa combinaison. — Marc, j’ai une chute de pression, ici ! Toujours rapporter les problèmes, même quand on ne les comprenait pas. Il répondit aussitôt : — Je t’écoute. Elle sortit les mains de la boîte à gants et regarda autour d’elle. L’intérieur des parois était tapissé d’une épaisse couche de gouttes. La chaleur et l’humidité… — Le sas a l’air d’aller, mais… Mais on ne pouvait pas savoir qu’un joint était en train de lâcher avant que… Le courant d’air devint plus fort. Ça ne venait pas du sas. Ça soufflait d’en bas, à droite. Elle se baissa et regarda attentivement. Le socle de la boîte à gants était solidement fixé à l’établi et elle ne voyait pas ce qui se passait derrière. L’humidité était d’une tiédeur agréable, mais lui brouillait la vue. Elle tâta le plastique rigide de la boîte. Elle essuya l’humidité, scruta l’intérieur. On aurait dit un faible sifflement… — Il se pourrait qu’une micrométéorite ait fait un trou… j’essaie de trouver… Elle se figea. Quelque chose montait tout droit depuis le fond du châssis. C’était pâle et ça faisait penser à une branche de céleri, avec ses côtes sinueuses. Ça s’incurvait vers la paroi de la boîte. Elle regarda le joint entre le châssis et le plastique de la serre. Un brouillard impalpable planait dans l’air, à cet endroit. — On dirait qu’un de mes échantillons a poussé comme un dingue. Il s’est encastré dans l’angle de la boîte… Soudain, le sifflement devint un hurlement. Surprise, elle eut un mouvement de recul. Le courant d’air devint plus violent, autour de sa tête. Ça soufflait en direction de la paroi. Ses tympans claquèrent à nouveau. — Oh, bordel ! La fuite s’élargit ! Elle la voyait, maintenant. La tige avait crevé le coin où la boîte était accolée au plastique de la tente. Elle poussait à vue d’œil, se frayant un chemin vers l’extérieur. Passant par la fente ? Elle ne pouvait pas croire qu’elle se déplaçait toute seule. Et pourquoi pousser par là ? L’organisme martien avait crevé le plastique, pourtant résistant, entrant dans la serre. Le bout était pointu, cireux. Il s’était dardé au plus mauvais endroit, s’échappant de la serre et retrouvant du même coup la pression martienne. Elle tendit machinalement la main vers la tige. Elle était froide, humide, lisse, dure. Elle tira dessus. Elle offrait une résistance caoutchouteuse. — J’essaie de colmater la fuite, annonça-t-elle. Mais avec quoi ? Elle glissa la main autour de la tige. L’air se ruait avec force au-dehors. Elle ne pouvait interrompre ce flux avec sa paume. Elle inspira profondément. Ou plutôt elle essaya. Le temps se ralentit. Elle sentait le sang battre à ses oreilles. Elle parcourut rapidement la serre du regard. Les plantes se balançaient dans le vent. Son kit… … était de l’autre côté de la boîte. Et les rustines qui s’y trouvaient ne suffiraient probablement pas à boucher cette maudite fente mal placée, de toute façon. Le vent hurlait. Elle attrapa un sac à échantillons, le fourra dans le coin. Il resta coincé, mais la fuite n’était que partiellement bouchée. Il fallait en trouver d’autres. Elle se redressa d’un bond. La voix de Marc couinait dans ses écouteurs. Ces maudits sachets à échantillons volaient au vent. Elle tenta d’en attraper un… qui lui échappa. Ses tympans claquèrent à nouveau. Elle réussit à saisir un sac et elle s’apprêtait à l’enfoncer dans la fente quand quelque chose la retint. Elle tomba au ralentit, tendit la main… se cramponna à la boîte à gants. Elle reprit son équilibre, se redressa. C’est alors que quelque chose lui heurta le crâne. Elle leva les yeux. Le plafond était en train de lui tomber sur la tête. La pression n’était plus suffisante pour le maintenir. Elle tomba, rampa vers la fente pareille, maintenant, à une bouche furieuse, hurlante. Elle colla le sac dessus, mais… Pas suffisant. Où sont les autres ? Tout l’air est en train de fiche le camp. C’est alors seulement qu’elle pensa à son casque. Imbécile ! Où l’as-tu… Au moment où elle se relevait, le lourd plastique s’affaissa, la heurtant en pleine face. Elle s’accroupit, tâtonna autour d’elle en essayant de se souvenir où elle avait posé son casque. D’habitude, près du sas, sur l’établi. Elle se traîna jusque-là, à quatre pattes. Elle avait beau inspirer à fond, elle n’arrivait pas à respirer. Il lui fallut une éternité pour parcourir les dix mètres, mais elle n’eut pas le temps d’arriver à son casque. Le plafond lui tomba dessus avant. Elle tenta de le repousser. En vain. Il était étonnamment lourd. Elle réussit à le soulever d’une trentaine de centimètres, mais pas davantage. Où était ce casque ? Elle ne voyait rien dans l’air embué. La densité chutait rapidement et l’eau se condensait en nuages épais. Elle cligna des yeux pour s’éclaircir la vue, mais ses paupières lui paraissaient étrangement lourdes. Était-elle en train de geler ? De se déshydrater ? Son casque ! Soudain, elle sut où il était, mais elle ne le trouverait jamais à temps. Ses yeux lui paraissaient visqueux. Elle n’y voyait pas assez. Il faut que je regagne le module. Le sas est tout près ! Elle roula sur le côté. Le sas était juste là. Elle tendit la main vers le haut, sous le plastique qui tombait toujours. Là. Le loquet était facile à manœuvrer. Un simple levier. Elle tira dessus. La trappe s’ouvrit en grand sous la pression décroissante de la serre. Le hurlement du vent était plus faible, à présent, dans l’air raréfié. Pour elle, notamment. Elle s’insinua dans l’espace exigu. Tâtonna à la recherche du loquet extérieur. Le trouva. Tira dessus. Elle repoussa la porte, d’un coup d’épaule. Elle se souvint vaguement de ce qu’on lui avait dit, il y avait quelques milliers d’années, au sujet des basses pressions. Ne pas essayer de retenir son souffle. Elle se releva, poussa le loquet à fond. Il était incroyablement lourd. Il n’y avait plus un bruit, à présent. Juste le battement de son cœur à ses oreilles. Tant que les orifices seraient ouverts, la pression ne remonterait pas, elle se souvenait au moins de ça. Elle gonfla sa gorge, laissant échapper une bouffée d’air. Il se dilata tellement qu’elle en sentit le souffle. La lumière était incroyablement vive. Elle battit à nouveau des paupières. Elle avait du sable dans les yeux. Le soleil était une boule à l’éclat impitoyable, sur l’horizon. Une lumière éblouissante lui frappait le visage. Les UV à l’état pur. Et le froid. Elle s’obligea à courir. La sensation de picotement s’étendit de son visage à tout son corps. Son esprit luttait frénétiquement pour comprendre. Peu importe. Le soleil éblouissant l’aidait en soulignant chaque détail. Elle n’avait jamais réalisé tout ce qu’elle ratait en voyant Mars à travers son casque. Vite ! Les jambes comme des pistons. La gorge en éruption, à court d’air. Le contenu de ses poumons s’échappait d’elle en moussant, formait un filet de vapeur qui se condensait en minuscules cristaux étincelants dans la clarté aveuglante. Au-dessus de la serre à moitié effondrée montait un champignon de vapeur qui se changeait en neige. Elle avait l’impression d’avoir les poumons pleins, les bribes d’air qu’ils contenaient se dilatant dans le quasi-vide. Elle s’orienta. D’abord, faire le tour du module. Chaque pas semblait lui prendre une éternité. La peau fait un rudement bon scaphandre spatial, avait dit, un jour, quelque part, elle ne savait plus quel conférencier… La pression n’était pas un problème. Son cœur battant à se rompre était incapable de réfléchir, mais il lui rappelait de garder la bouche ouverte. Laisse travailler pour toi les lois des gaz parfaits. Elle avait fait dix mètres et elle avait les jambes comme des bûches qui martelaient le sol. Elle contourna le module en examinant le paysage avec une curiosité fluide. Tous les détails étaient clairs et nets. L’air qui s’échappait encore de ses poumons se changeait en cristaux de givre scintillants. Sa figure commençait à lui faire mal. Ses lèvres gelaient. Elle devait ciller à nouveau. Ses paupières glissèrent sur ses yeux et auraient voulu y rester. Continuer à l’aveuglette ? Ponf, ponf, ponf, faisaient ses pieds, très loin. Une idée, peut-être ? Garder les yeux clos, empêcher ses cornées de geler. Et si ses paupières se collaient aux cornées ? Pas facile de les rouvrir, alors. Ponf, ponf. Ses paupières étaient aussi lourdes que des enclumes. Du gravier dans les rouages, quelque part. Elle suivait obstinément sa trajectoire. Le sas était là, se profilant sur l’horizon du module comme une promesse ternie. Ses jambes pompaient toujours, lentement, pesamment. L’air qui lui était si utile avait cessé de bouillonner hors d’elle. Rien qu’un sentiment de vide. Quelque chose lui mordait la gorge. Elle essaya de rejeter une dernière bouffée d’air, le premier cri jamais poussé sur Mars, mais non : rien. Plus rien. Le sas. Elle le voyait venir vers elle, chancelant, tel un enfant bondissant, heureux de la voir. Les boutons étaient là, bien nets. Elle n’avait qu’à lever le bras pour appuyer sur le bouton vert qui déclenchait le cycle. Mais ce fut long, long, si long qu’elle eut le temps de se demander pourquoi tout exigeait tellement d’efforts. Ses bras ne marchaient pas comme il aurait fallu. Soudain, tout devint noir, en dehors d’un tunnel de lumière givrée, un rayon éclatant, droit devant elle. Elle vit, dans ce soudain éclair, sa main droite se lever vers le bouton… et le rater. Recommence. Ça ne peut pas être si difficile… Encore raté… Sa main ne voulait pas faire ce qu’elle lui demandait. Essayer avec l’autre ? Non, elle n’arriverait jamais à temps. Autre chose. Un mouvement. Pas sa main. Le sas. En train de s’ouvrir. Si vite. Elle recula, essaya de reprendre son souffle, sentit quelque chose claquer dans sa poitrine. Marc. Il avait l’air si grand dans sa combinaison verte. Mais il partit à la renverse, bascula, et elle ne vit plus que le ciel. Qui montait. Un trou noir en haut. Noir sur rose. Joli. 25 25 janvier 2018 Elle se sentait fragile, vulnérable, avachie dans son lit comme une poupée de chiffon. Elle écoutait le module qui se réchauffait. Le métal se dilatait en gémissant, longue et lente clameur qui marquait le lever du jour et le crépuscule. Pas le soupir de la douce brise jouant dans les branches tombantes des leucadendrons de son enfance, mais il faudrait s’en contenter. Elle s’était tournée et retournée dans son sommeil, lui avait dit Viktor. Il l’avait veillée avec une gravité touchante, et il avait insisté pour qu’elle se repose toute la journée. Elle ne demandait que ça, d’ailleurs. Une pulsation tranquille parcourait sa gorge et sa poitrine. Par moments, elle avait l’impression de trimbaler toutes les médailles d’un maréchal-chef soviétique épinglées non sur un uniforme mais directement sur sa peau. Ses lèvres, qui avaient failli geler, étaient gonflées et déshydratées. Elle avait encore l’impression d’avoir du sable dans les yeux, effet que les médecins de l’interface terrestre trouvaient étrange – traduction : ils n’y comprenaient rien. Personne n’avait jamais survécu à un « incident de dépressurisation », comme on disait dans le jargon de la station spatiale. Bon, on faisait parfois un accroc à son scaphandre, auquel cas on s’empressait d’y coller une rustine, mais c’était la première fois que quelqu’un courait dans le vide pour sauver sa peau. Les caméras extérieures avaient immortalisé son sprint désespéré : de grands pas au ralenti, une écharpe de brume nacrée suivant sa tête. Images que l’interface terrestre avait reçues accompagnées de l’enregistrement de sa communication audio avec Marc décrivant la façon dont l’organisme martien avait déchiré le plastique, pourtant à toute épreuve, de la serre. Elle essayait de ne plus y penser. En vain, naturellement. Mais après avoir bien dormi, et traîné une heure après le petit déjeuner, elle ne tenait plus en place. Raoul et Viktor étaient depuis longtemps partis à l’ERV. Marc lui dit que Viktor avait pris de ses nouvelles un peu plus tôt, et qu’elle s’était aussitôt rendormie. — Tu ne t’en es probablement pas rendu compte, dit-il en lui proposant du thé. Elle l’avait remercié avec effusion de l’avoir fait rentrer dans le sas, puis elle s’était réhabituée à la merveilleuse sensation de se remplir à nouveau les poumons, et maintenant il prenait l’air embarrassé quand elle remettait ça sur le tapis. Elle se blottit sur sa couchette, le meilleur endroit pour ça. Elle avait pris un bon coup de soleil, le blanc de ses yeux était strié de veinules rouges, le lobe de ses oreilles pelait et elle se sentait en gros aussi fragile qu’une antique porcelaine. — Je suis encore un peu flagada. Mm, il fait bien chaud, ici. — Ouais, Viktor a monté le chauffage de quelques degrés. Ce qui impliquait de réchauffer le manteau d’eau qui entourait le module, mais ils disposaient d’importantes réserves d’énergie, grâce à la pile à combustible qu’ils avaient installée au niveau de l’atelier, et tout était agréablement tiède au toucher. L’eau qui était le fluide vital de leur biosphère et leur servait de bouclier contre les radiations cosmiques les réchauffait aussi. Elle trouvait réconfortant de penser que lorsqu’ils dormaient ensemble, ils se protégeaient mutuellement en interceptant une minuscule fraction des rayons cosmiques. Des boucliers humains contre les dangers de l’espace. — Tu es la grande vedette des médias, tu sais, annonça Marc. Axelrod t’a envoyé un message de félicitations. Je te le passe ? — Pas tout de suite. Quand je serai plus en forme. — Ouais, il commence pas mal à péter les plombs, en ce moment. — Le test ? — Tu te souviens, quand Viktor a dit que dans mise en jeu, il y avait je ? Eh bien, ce je, c’est Axelrod, c’est sûr. Elle eut un pauvre sourire. — Il a peur que ses milliards lui passent sous le nez. — Ah dis donc ! Tu aurais dû le voir hier soir, quand tu t’es écroulée, réviser tous les détails avec les gars de la simulation, poser des questions à Raoul sur les niveaux de pression… — Il a tout compris ? — J’en doute. Mais il est obsédé par la question. Et l’obsession, ça le connaît. — Ils pensent pouvoir procéder au test aujourd’hui ? — Si Raoul estime que tout va bien, oui. Il préfère être là-bas à travailler plutôt qu’ici, à écouter délirer Axy. Autant en finir tout de suite. — Pas d’échos des images de la serre ? — Je n’ai rien pu faire, soupira-t-il en faisant la grimace. Tu criais des choses au sujet de la forme de vie martienne, et c’est passé sur le circuit audio. Nous ne nous en sommes aperçus qu’après que la caméra automatique eut envoyé tout le passage à l’interface terrestre. — Aïe ! — Une scène d’action ! Tu penses si Axelrod a adoré ça ! Il l’a tout de suite diffusée. — Sans rien couper ? — Il… enfin, tout le monde a pensé que ce n’était qu’un accident. Mais quand on repasse lentement la bande son, on comprend qu’il y a autre chose. — Et il n’y a qu’un ou deux millions de gens qui s’en sont aperçus, dit-elle avec un sourire entendu. — Exact. Quand ils ont réalisé les implications, au Consortium, il était trop tard. Il lança la lecture d’une bande intitulée Spécial Mars. Le nombre probable de spectateurs tel que l’avaient estimé les équipes du Consortium était inscrit en bas de l’image : un milliard huit cent cinquante-six millions. Elle se demandait souvent si ces nouveaux audimats ultraperfectionnés étaient fiables, mais dans ce cas précis, c’était clair : la portion de l’humanité qui était en mesure de regarder ça l’avait vu. Elle courait comme une dératée, la bouche grande ouverte, les jambes pompant comme des pistons, les yeux hors de la figure. Une voix off disait solennellement : « La paroi de la serre a été perforée par une forme de vie martienne dont l’équipage n’avait révélé l’existence qu’à la direction du Consortium. C’est la seule conclusion possible de la conversation que le Consortium a laissé filtrer par erreur dans la panique consécutive à la course héroïque qui a permis à Julia Barth de survivre miraculeusement à… » — Coupe, coupe, dit-elle en lui faisant signe d’arrêter ça. — Bah, ça devait bien finir par se savoir, commenta Marc. — Pas tout de suite. — Sans blague ! Regarde ça. L’image changea, et puis : « Des douzaines de groupes d’activistes, dont Protect Earth, le PEPA, Mars First ! et le nouveau mouvement Earth Only, qui fait tous les jours des adeptes, que l’on voit ici dans leur bureau de Paris, ont saisi les tribunaux afin d’obliger le Consortium à renoncer au redécollage du véhicule de retour sur Terre, ce qui aurait… » — Bonne chance, fit sèchement Marc. — Quoi, un avocat parisien essaierait d’empêcher Viktor d’appuyer sur le bouton de mise à feu, à cent millions de kilomètres de là ? fit-elle avec un ricanement. — Ces types pondent un décret ou je ne sais quoi, et ils croient tenir le monde par la queue ! — Leur monde, peut-être. Mais celui-ci, sûrement pas. — Hé, qu’est-ce que c’est que cet air triste, fillette ? Ce n’est que de la gonflette de journaliste. Elle n’avait pas réalisé que son expression était si facile à déchiffrer. — Je ne suis pas contente que l’information ait filtré comme ça. « UN ORGANISME MARTIEN ATTAQUE JULIA ! » Pff ! — On est retournés voir, de dehors, ce qui se passait dans la serre. Cette pousse est toujours bien vivante. — Elle survit à la surface ? fit-elle, les paupières papillotantes. Elle avait toujours l’impression d’avoir du sable dans les yeux. — Elle est coriace, la saleté ! J’ai tiré dessus, mais je n’ai pas réussi à l’arracher. — Elle est solidaire du thalle, répondit Julia en hochant la tête. Ça se tient : elle est adaptée pour s’installer dans n’importe quel site humide et chaud et y prospérer. Quelle organisation ! Pousser aussi vite… — Ne va pas raconter ça à l’interface terrestre, surtout ! On n’aurait pas fini de les avoir sur le dos. — Hum… Elle est coriace, d’accord, mais anaérobie. L’oxygène la tuerait tout de suite. — Alors, pourquoi n’est-elle pas morte dans l’air de la serre ? La forme de vie de l’évent était affreusement sensible à l’oxygène. — Bonne remarque, fit-elle pensivement. Sans doute une question de concentration. Nos bouteilles contenaient de l’oxygène pur, sous pression. Pas comme l’air de la serre. Et puis la pousse qui a crevé la paroi de la tente avait l’air affreusement rugueuse. C’est peut-être une structure spécialisée, avec une peau non poreuse, destinée à l’exploration, capable de forer à travers n’importe quoi pour arriver à l’eau. — C’est ce qu’elle cherchait ? — Mais bien sûr ! fit-elle en claquant les doigts. Elle cherchait la lumière, puis elle s’est orientée vers la soudure, où l’eau de condensation ruisselait. Cette chose doit avoir des capteurs très sensibles à l’eau. — Et par pure malchance, c’est l’endroit que cette sacrée petite farceuse a choisi, traversant à la fois la paroi extérieure et le joint de la serre ! — Ça, elle n’aurait pas pu tomber plus mal, acquiesça-t-elle. D’un autre côté, nous avons beaucoup appris, grâce à ça. — Ouais, tu as failli apprendre à faire pousser les pissenlits par la racine ! — Ça, ce n’est pas faux. Écoute, cette pousse a tenu le temps que l’air de la serre se dissipe. Elle est donc armée pour résister à l’oxygène pendant une minute au moins. — Ouais, eh bien, ça risque de faire peur à des tas de gens. — Exact. Mais pas à moi. Quelques minutes sur Terre et cet organisme serait la proie de tous les microbes à la ronde. Marc eut un haussement d’épaules désabusé. — En attendant, on est coincés entre les collègues qui veulent nous coiffer au poteau sur le chemin de retour et tous ces gens qui ne veulent même pas que nous rentrions. — On se laissera mettre en quarantaine à notre retour, fit-elle avec un rictus dédaigneux. — Peut-être. Écoute ça. Il accéléra le défilement de la bande et passa sur lecture. « … d’après certaines sources, l’équipage de l’AirbusCorp devrait empêcher le lancement de l’ERV s’il emportait la moindre trace de cette découverte révolutionnaire, une forme de vie inconnue sur Terre, que la porte-parole du PEPA considère comme une menace redoutable pour la Terre entière… » — Dieu du Ciel ! — La rançon de la gloire, fit Marc avec un sourire. — La rançon de l’inconnu, plutôt. — Tu es prête à écouter Axy-chéri ? — Non. Viktor a dit qu’il insistait lourdement sur le test. — Les investisseurs du Consortium s’y sont mis assez vite, dit sobrement Marc. C’est assez drôle, d’imaginer toutes ces grosses légumes penchées sur des tables de mécanique céleste. — Allez, fais voir, dit-elle avec un soupir accablé. Axelrod avait l’air à la fois survolté et épuisé. Sa cravate était nouée trop serrée et ses sourcils bondissaient comme des chenilles cherchant une feuille où se poser. Il plissait le front avec une férocité presque comique tout en disant : « Julia, je m’adresse spécialement à vous. On en a vu de toutes les couleurs, mais je n’ai jamais été si fier que quand je vous ai vue courir comme ça. Quelle sacrée bonne femme ! » — Avance, dit-elle. — Tu es sûre que tu veux que j’entende ça ? demanda Marc en accélérant le déroulement de la bande. — Absolument ! Nous ne devons pas avoir de secrets les uns pour les autres. Axelrod acheva son dithyrambe par un toast porté devant la caméra, depuis l’équipe de contrôle au sol. Puis il dit : « Je veux que vous sachiez que je vous couvre à fond, ici. Je prends sur moi le fait de ne pas avoir diffusé la nouvelle. Cela dit, nous aurions besoin d’une petite déclaration de votre part expliquant que vous attendiez d’en savoir plus long sur la nature de cette chose et tout ce qui s’ensuit. Faites peut-être allusion à vos travaux, hein, qu’on ait une idée de ce que c’est… » — Ben voyons ! s’exclama-t-elle. Pour apporter de l’eau au moulin du PEPA ! Et puis quoi encore ? Axelrod fronça les sourcils d’un air théâtral, fausse note qui la mit sur ses gardes. « C’est une véritable tempête médiatique, ici. Tâchez de regarder les nouvelles, vous verrez l’importance qu’ils accordent à l’affaire. La course, et maintenant de la vie sur Mars – et une vie dangereuse, encore… Peu importent les rentrées supplémentaires que ça nous rapportera, évidemment. Nous vous présentons comme une véritable héroïne qui a gardé l’information par-devers elle en attendant d’être en mesure de dire si ça constituait une menace quelconque. Mais il y a ce panel de biologistes de la National Academy of Science et tout le bastringue. Ils disent que vous avez été exposée, maintenant que vous avez touché la saleté qui a provoqué l’accident… » Il s’interrompit et regarda la caméra comme s’il pouvait la voir. — Là, ils n’ont pas tort, commenta Julia. « … et que vous ne devriez plus respirer le même air que le reste de l’équipage, au cas où vous auriez attrapé quelque chose et… et où ce serait contagieux, continua-t-il en écartant les mains dans un geste d’impuissance. C’est ce qu’ils disent. » — Pour ça, il est trop tard, nota Marc. — Ainsi que le sait parfaitement l’Académie, remarqua Julia. « Un rapport d’une minorité prétend même – mais ne le prenez pas au sérieux, ce n’est qu’un ramassis de laborantins sans génie – que vous ne devriez pas rentrer du tout… » — Comment ! fit Julia en se redressant d’un bond. « C’est le genre de pression qu’on subit ici, je voulais juste que vous le sachiez », fit Axelrod d’un air d’excuse. — Ces plantes sont anaérobies ! lança Julia avec fureur. — Pff, la plupart des gens ne savent même pas ce que ça veut dire, répondit Marc. « C’est stupide, bien sûr, reprenait précipitamment Axelrod. Je vais tenir une conférence de presse, dès aujourd’hui, pour dire ma façon de penser à ces gens. Mais ça nous aiderait beaucoup d’avoir une intervention de votre part ; ça donnerait du grain à moudre à nos relations publiques… » — Mais qu’est-ce qui se passe, là-bas ? De quoi ont-ils peur ? — Du blob. — Hein ? — Le Blob. Un vieux film de science-fiction. Une entité extraterrestre qui dévore tout. — Mais c’est d’une bêtise abyssale ! — Peut-être, mais les gens ignorent tout de la science en général et de l’espace en particulier. — Tu penses que tout ce qu’ils savent de l’exploration spatiale, ils l’ont appris dans des films ? Seigneur, je n’imaginais pas ça ! Je pensais que tout le monde savait que ce n’étaient que des histoires débiles. — Malheureusement, reprit Marc en haussant les épaules, la plupart des films de science-fiction ne parlent que des conséquences désastreuses des rencontres avec des extraterrestres. Les monstres résolus à nous envahir font de meilleurs films que les gentils extraterrestres qui s’adressent aux gamins. — Alors tu crois que, pour les gens, le biomars représente une menace venue de l’espace ? Et qu’ils sont allés pêcher cette idée dans les films de science-fiction ? — C’est ma théorie. Oh, l’homme de la rue ne l’admettra jamais, mais les films constituent à peu près sa seule information sur l’avenir. — J’ai du mal à croire ça. — Oui, eh bien rappelle-toi comment la NASA avait mis en quarantaine l’équipage d’Apollo 11 quand il est revenu de la Lune ! — D’accord, d’accord, convint Julia. Bon, il est temps de donner de nos nouvelles. — Je descends faire des paquets, dit Marc, visiblement soulagé. — Axelrod t’avait demandé de me coller devant la caméra, hein ? fit Julia en plissant les paupières. — Ouais. C’est toi, la biologiste, après tout, répondit-il, un peu penaud. — Allez, c’est parti, dit-elle d’une voix sépulcrale. Créatures de la Terre, je vous parle de Mars ! Marc releva la tête, puis il remarqua que l’enregistrement n’était pas lancé. — Ha, ha ! Les types des relations publiques t’auraient coupée, de toute façon. — Ouais, ils coupent toujours nos meilleurs passages. Elle fit une brève communication relatant la descente dans la cheminée et décrivant leur découverte. Quelques aperçus de la vie dans les profondeurs de l’évent. Une promesse de description détaillée des expériences menées dans sa serre… — Qui ont été malencontreusement interrompues, vous l’avez vu, par la robustesse miraculeuse, inattendue, du spécimen trouvé dans l’évent. C’est un organisme hardi, résultant de conditions plus rudes que la vie n’en a connu sur Terre. Mais ça ne veut pas dire qu’il va nous dominer. Il est instantanément détruit par l’oxygène – j’ai essayé sur plusieurs échantillons, et ils se sont étiolés, réduits en masses brunâtres en quelques minutes. Cette forme de vie ne constitue aucun danger pour la Terre ! Elle conclut sa prestation, coupa et dit : — Ce n’est pas juste que je sois seule à en parler. Le biomars est aussi ta découverte, je te rappelle. — Ouais, mais je n’ai pas ta caution scientifique. Et je n’ai pas failli me faire tuer pour mes recherches. — Nos recherches. — Tu es la Dame de la Vie, comme on t’a appelée à la TriVid. — Hé, tu vas signer les articles scientifiques avec moi ! — Oh non, tu ne veux pas que j’écrive des articles, aussi ? — La rançon de la gloire, fit-elle avec un grand sourire. 26 Elle pensait souvent au petit groupe qu’ils formaient comme à un trou de serrure par lequel des milliards de gens regardaient le monde qui se trouvait de l’autre côté. Comment faire tenir l’immensité de Mars dans ce petit trou ? D’abord, ils étaient des pilotes, des ingénieurs et des scientifiques. Des chercheurs, pas des vulgarisateurs. Ils avaient envoyé d’innombrables « giclées », comme disait Viktor, des heures et des heures de TriVids, de commentaires, d’entretiens. Mais les médias étaient insatiables, et leur gloutonnerie allait en empirant. Pourtant, le message le plus difficile qu’elle ait jamais eu à envoyer s’adressait à ses parents. Elle devait leur expliquer pourquoi elle n’avait pas partagé avec eux la découverte la plus gigantesque de l’histoire. Du coup, ils l’avaient apprise par les gros titres des journaux, « DES CRÉATURES MORTELLES SUR MARS ! » Tu parles ! Elle avait été frappée par l’humour, le recul avec lesquels son père lui avait raconté la façon dont les médias avaient présenté la nouvelle. Et surtout, il ne semblait ni agacé, ni lui en vouloir. — Nous comprenons que tu n’aies pas pu nous faire passer l’information, avec tous ces problèmes de sécurité, disait-il. C’est absolument normal, mon petit chat. Elle l’avait attentivement regardé : n’avait-il pas l’air plus fatigué ? En tout cas, elle s’était excusée, du fond du cœur. Avec tout ce qu’ils devaient affronter, ils n’avaient pas besoin d’être réveillés à trois heures du matin par un journaliste arrogant leur demandant « leur réaction à l’idée que leur fille avait échappé de peu à la mort ». Elle remâcha ces problèmes émotionnels tout en se reposant. Des problèmes mineurs à côté de ceux qui se profilaient inexorablement à l’horizon. Il fallait garder les choses en perspective. Son corps avait souffert d’une myriade de petits ennuis et de bizarreries, tous dûment répertoriés pour les toubibs. Le lendemain matin, elle se sentait beaucoup plus en forme. Dans un rapide message adressé aux docteurs, elle disait : — J’ai du ressort, je sais. Mais une minute dans le vide ! Je parie que vous n’imaginiez pas qu’on puisse survivre aussi longtemps. — C’est un miracle, aujourd’hui, fit Viktor, qui avait surpris son intervention. Ça deviendra standard dans l’avenir. Elle fut contente qu’il sorte de son mutisme. Ils se préparaient, Raoul et lui, de façon obsessionnelle, à l’essai du lendemain. — Comment ça ? — C’est tellement pénible d’enfiler et d’enlever les scaphandres. Ce sera plus facile dans l’avenir de parcourir de petites distances comme tu as fait, même pas besoin de retenir son souffle. — Mais c’était… terrifiant, répondit-elle, un peu choquée. — La première fois, c’est normal. La deuxième fois, ça paraîtra juste nouveau. La troisième, ça deviendra une habitude. Elle pensa au personnel de la station arctique de la Mars Society courant du module au rover sans prendre la peine de revêtir les grosses vestes de duvet et les bottes. Il y avait quelque chose d’un peu excitant dans cette façon de faire un pied de nez aux éléments. — Qui sait, tu as peut-être raison ? — Le danger, c’est amusant, reprit Viktor. Évidemment, c’est mieux de le voir de loin. De la Terre, par exemple. Comme demain, se dit-elle. Puis elle écarta résolument cette pensée. En revenant de sa journée de travail à l’ERV, Viktor lui rapporta son ardoise. — J’ai regonflé la serre, réparé la fuite. — Génial ! Il faut que je sorte d’ici. Tu as regardé les échantillons ? — Non, dit-il en fronçant les sourcils. Mais j’ai trouvé ça. — Mon ardoise ! C’est encore plus génial ! Elle tendit avidement la main, mais il la mit hors de sa portée. — Tu te reposeras une journée de plus si je te la donne ? — Tu plaisantes ? — J’ai assez de soucis avec l’ERV, dit-il en secouant la tête. — D’accord, dit-elle. J’ai beaucoup de courrier en retard, maintenant que tout le monde est au courant. Elle l’alluma et fit apparaître les résultats des tests de comparaison d’ADN. Elle les consulta en fredonnant. Quand Viktor revint de sa douche en s’essuyant les cheveux, elle était euphorique. — J’ai les résultats ! C’est génial ! Woese avait raison, en fin de compte. — Woese ? Qui c’est, ça ? — Le microbiologiste qui a forgé le terme archéo. Sa théorie était que les bactéries de ce groupe constituaient un nouveau règne du vivant à elles toutes seules. Il y faisait entrer toutes sortes de bactéries anaérobies étranges, appelées extrémophiles, qui vivaient dans des endroits comme les sources chaudes, les évents thermaux sous-marins ou les mines de charbon. Il a comparé les gènes de ses archéobactéries à celles d’autres bactéries, et il s’est rendu compte qu’elles n’avaient que soixante pour cent de gènes communs. Quarante pour cent du génome de ses archéobactéries était unique ! Mais j’ai trouvé : l’ADN du biomars correspond à ces gènes ! Non seulement nous avons trouvé la vie, mais elle nous est liée, de très, très loin, mais nous avons à l’évidence quelque chose en commun ! — Alors, nous sommes martiens ? dit-il en s’asseyant. Ou ça veut dire que la vie de l’évent est d’origine terrestre ? — Je ne sais pas, répondit-elle, rayonnante. Ce que je peux dire, c’est que la vie, sur les deux planètes, n’a fait qu’une, il y a très longtemps. Il y a eu échange de gènes, et puis séparation. Ça veut dire que la vie est née sur l’une des deux planètes et a émigré vers la seconde. Il se pourrait aussi qu’elle ait vu le jour ailleurs, bien sûr, mais on n’a aucun indice à ce sujet. Disons donc que la vie est vraisemblablement apparue soit sur Mars, soit sur la Terre. — De Mars vers la Terre, c’est plus facile, sur le plan énergétique. On voit mieux des roches éjectées de Mars tomber vers le soleil. — Exact. — C’est une nouvelle formidable : nous avons des cousins dans le système solaire. Tu vas être une grande savante très à la mode quand on rentrera chez nous. Tu te feras beaucoup d’argent avec toutes ces émissions. Je n’aurai plus besoin de travailler ! Elle lui balança un oreiller. Ils avaient appris à fonctionner en équipe. Elle allait rester tranquille, aujourd’hui, et envoyer des e-mails à une douzaine de collègues. Très bien. Elle se sentait presque allégée du poids qui lui pesait sur la poitrine. Elle avait prévu d’aider Marc à emballer des choses légères, mais, au cours de la journée, elle reçut une cinquantaine d’e-mails. Un vrai déluge. La communauté scientifique était en ébullition. Chacun suggérait des douzaines d’expériences complémentaires et proposait une interprétation de ses résultats. Tout en leur répondant, elle se demanda pourquoi elle n’avait pas eu de nouvelles de l’autre biologiste martien, Chen. Viktor et Raoul décrétèrent vers la fin de la journée que l’ERV était prêt pour l’essai, mais l’expérience leur avait appris à ne pas effectuer de tâches cruciales quand ils commençaient à être fatigués. Alors ils rentrèrent un peu plus tôt et mangèrent copieusement. Le secret était de ne pas penser à l’avenir avant qu’il n’arrive. Ce soir-là, ils regardèrent La Prisonnière du désert, un western avec John Wayne. Elle avait toujours aimé les grandes étendues sauvages – ses origines australiennes, sans doute –, et ce classique du cinéma était plein de vues magnifiques de Monument Valley. En tant que responsable médicale de l’équipe, elle s’ingéniait à choisir des films d’aventures – ses compagnons étaient des hommes, après tout, et peu portés sur les drames sentimentaux – qui privilégiaient les histoires héroïques au grand air plutôt que les bagarres et les poursuites en bagnoles. Le plus dur avait été les six mois de voyage aller. Les études sur la vie dans les sous-marins et les bases arctiques montraient que des effets subtils pouvaient entraîner de sérieuses conséquences. Par exemple, après avoir passé des mois dans un environnement à l’horizon limité, les sous-mariniers souffraient d’altérations de la vision et avaient du mal à accommoder avec précision sur des objets situés à plus de cinq mètres. La marine américaine leur recommandait donc d’éviter de prendre le volant avant le troisième jour de leur retour à terre. Comme Julia ne voulait pas qu’il y ait d’accident lorsqu’ils se poseraient, elle leur avait imposé la modération pendant les premiers jours. Mais il y avait des effets plus insidieux. Même sur Mars, ils passaient le plus clair de leur temps enfermés dans des boîtes de conserve à la perspective limitée. Ils voyaient au-dehors grâce aux écrans à plasma, or une image, même en TriVid, manquait de ce quelque chose d’intangible qu’avait le fait de regarder par une fenêtre. Ils préféraient tous regarder par le « pare-brise » du rover (bien que ce soit, en fait, un bouclier à vide), même s’il était rayé et criblé d’éclats. Ils regardaient donc La Prisonnière du désert pour la dixième fois au moins, en récitant certains dialogues en cœur, car ils adoraient ça. Marc avait apporté, dans son contingent, des films comme Mars Attacks !, Angry Red Planet, Des femmes pour Mars, Robinson Crusoe sur Mars, Les Martiens !, Un Martien à Paris ou Mission to Mars – craignos mais formidables pour rigoler un peu – et Les Chroniques martiennes, pas mal du tout par comparaison. Après le film, Viktor leur distribua une minuscule dose de vodka, ils jouèrent un peu au poker et allèrent se coucher, ignorant un message prioritaire d’Axelrod. — Le bavardage rituel avant le grand jeu, renifla Raoul. Personne ne fit allusion au lendemain. Marc et Julia devaient rester à une distance prudente de l’ERV pendant le test de montée en régime du moteur. Viktor leur expliqua la situation pendant le petit déjeuner. — Axelrod voudrait que nous effectuions la trajectoire de retour à delta-V maxi pour réduire le temps de vol. Alors il faut que j’essaie le système en poussant le moteur au maximum. On se soulève un peu, on se pose, c’est tout. Personne ne dit grand-chose pendant l’habillage. Un milliard de gens allaient les regarder, et toute parole leur faisait l’effet d’un dialogue théâtral. Les astronautes n’étaient pas du genre à douter d’eux-mêmes. Mais avec le temps, ils apprenaient à douter de tout le reste. C’était devenu un réflexe pendant cette mission. Raoul et Viktor égrenèrent une interminable liste de vérifications, s’informant mutuellement des résultats. Marc et Julia étaient près du module et envoyaient des « giclées » de commentaires vers l’interface terrestre. Les minutes passaient. Julia, qui n’avait jamais aimé attendre, se réfugia dans la serre. Elle s’approcha du châssis et se pencha. La pousse croûteuse, pâle, qui avait provoqué l’incident était morte, mais la pointe traversait toujours les parois épaisses. Elle s’émerveilla de sa rustique vigueur. On aurait dit une lance que l’évolution aurait perfectionnée pour monter jusqu’à la surface. Après combien de millénaires passés dans les profondeurs ? Marc l’aida dans ses recherches. Tout était dans le plus grand désordre. Leurs cultures étaient mortes, complètement déshydratées, bien sûr. À sa grande surprise, certains de ses échantillons paraissaient encore vivants dans la boîte à gants en partie écrasée. Bon, et dans le châssis ? Elle avait hâte de procéder à certains examens rudimentaires. En attendant, ils avaient l’air humides et ne semblaient pas avoir changé de couleur. — Ils arriveraient peut-être à survivre à la surface, dit-elle joyeusement. — Pas comme ça, objecta Marc. Le plastique arrête les UV, et tu as mis le thalle en culture dans un sol vierge de peroxydes. — Exact. Enfin, mettons que l’atmosphère ait été plus dense et que l’eau ait fondu localement, détruisant les peroxydes de la poussière : cet endroit aurait pu ressembler à notre serre. — Oui, mais quand ? — Pendant une de tes périodes humides. — C’est-à-dire, il y a des millions d’années. — Et alors ? Ces petits bonshommes attendaient tranquillement dans l’évent. Elle vit Marc froncer les sourcils derrière sa visière. — Alors pourquoi n’ont-ils pas perdu, au fil du temps, la faculté de vivre sur une surface plus chaude ? — Pour deux raisons : le taux de mutation très faible sous la surface, plus le fait que ce n’est pas une faculté très différente de celle qui est requise pour survivre dans l’évent, répondit-elle. Il se trouve que c’était aussi ce qu’il leur fallait pour en sortir. — Pas bête, répondit-il. — Ça nous amène à nous demander ce qu’ils peuvent bien faire à l’autre bout de l’évent. Il tiqua. — Ça fait deux fois que ce truc manque avoir ta peau et tu as encore envie d’y retourner ? — Il faut croire que je suis une imbécile de biologiste, dit-elle en souriant. J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit, là-bas : que Mars était une planète plus fraîche, de sorte que la région tempérée pouvait s’étendre beaucoup plus loin sous la surface. Mettons qu’elle descende à dix kilomètres de profondeur ; ça fait beaucoup de place pour évoluer. — C’est vrai. Je me demande comment nous pourrions faire pour y jeter un coup d’œil ? La voix de Viktor se fit entendre sur le circuit audio. — Bon, fini les spéculations scientifiques. Tous les membres de l’équipage en position. Démarrage de la couverture TriVid en direct ! — Oui, chef ! dit-elle avec un petit rire. Julia lança le commentaire destiné à accompagner les images prises sur le vif qu’ils enverraient à l’interface terrestre. Elle essaya de conserver un ton léger, bien que l’ambiance soit assez morose. Leurs vies dépendaient de la gerbe de feu qui allait bientôt sortir de la tuyère de l’ERV. Elle disposa les micro-caméras – l’interface terrestre voulait quatre angles de prise de vue, prétendument pour les faire évaluer par les ingénieurs, en réalité pour les vendre, elle en aurait mis sa tête à couper. Ses pensées vagabondèrent un instant. Rentrer chez elle ! À cette idée, elle avait un pincement au cœur. « Les vertes collines de la Terre », disait la chanson… Quitter Mars… — Vérifications achevées, dit Viktor. — C’est parti, répondit Raoul, dans un rauque murmure. — Allumage ! annonça Viktor d’un ton neutre auquel elle ne crut pas un moment. Soudain, le cône d’échappement jaillit. La forme mince s’éleva sur une colonne de fumée laiteuse. La combustion du mélange méthane/oxygène paraissait régulière, puissante, et elle sentit battre son cœur en voyant l’appareil monter dans le ciel rougeoyant. — Pompe au maximum, annonça Viktor. Poussée à moitié… Ça voulait dire qu’il restreignait l’alimentation. Ils ne tenaient pas à ce que l’engin monte trop haut, gaspillant leur précieux carburant. L’engin s’éleva en beauté et resta un instant suspendu au-dessus du cône d’échappement tandis que Viktor débitait les chiffres de la puissance d’admission. Il fit planer l’appareil un instant, puis le fit dériver latéralement. Remonter. Redescendre. — Tous les systèmes nominaux, annonça Viktor d’une voix tendue. — Commandes A-seize et B-quatorze intégrées, répondit Raoul. Bon, on se pose. — Je réduis la poussée… — J’ai trois soixante-dix-huit… Ils redescendirent du ciel rose foncé, commencèrent à se poser… Un énorme bruit retentit dans son casque sans qu’elle ait le temps de rien voir. Lorsqu’elle réalisa, le vaisseau rebondissait en l’air et tout l’ensemble de la tuyère était de guingois. Une succession d’ondes de choc assourdissantes roulèrent dans sa direction. L’appareil se posa de travers, crachant des panaches de fumée, projetant du sable sur la tache humide qui marquait l’emplacement du décollage. Et comme dans un rêve – un cauchemar, plutôt, elle se retrouva encore une fois en train de courir sur le sol rocailleux, écrasant les cailloux sous les semelles de ses bottes, ses cris se mêlant, dans son casque, à ceux des autres, saturant le circuit audio. Julia – programme de mission 20/12/2013 L’ERV quitte la Terre 21/6/2014 L’ERV se pose sur Mars 20/1/2015 Ravitaillement de l’ERV 15/3/2015 Explosion à cap Canaveral 20/2/2016 Nous quittons la Terre !! 21/3/2016 Lancement de l’ERV de secours (rayé – voir modèle) 17/4/2016 Nous nous posons sur Mars !! 20/1/2017 Arrivée sur Mars de l’ERV de secours (rayé – voir modèle) 19/1/2018 Descente dans l’évent. Découverte de la vie !! Arrivée de la fusée de l’AirbusCorp 14/3/2018 Date du lancement !! 12/10/2018 La Terre !! QUATRIÈME PARTIE Mars a besoin de femmes 27 29 janvier 2018 Elle était encore à Adélaïde, à la piscine. Son papa était là, jeune, mince et beau. Sa maman traînait légèrement la jambe, à cause de son accident. Elle boiterait comme ça jusqu’à la fin de ses jours. Elle faisait la course avec Bill. Elle plongea sous la corde de couloir et elle entendit son entraîneur crier : — Expire, Julia ! Je veux voir les bulles ! Mais il y avait quelque chose qui clochait. Elle n’avait plus d’air dans les poumons, et la surface était si loin… Elle se réveilla, les mains crispées sur la poitrine, le cœur battant la chamade. Il lui fallut plusieurs longues secondes pour se rendre compte qu’elle respirait parfaitement. Viktor bougea, à côté d’elle. — Quoi, déjà l’heure ? fit-il d’une voix étrangement atone. Ils se levèrent, enfilèrent leurs joggings usés et se retrouvèrent dans l’espace commun. Céréales, ersatz de lait, sucre et raisins. Pas de musique, juste les claquements du module qui se dilatait à la chaleur. Raoul contemplait sans mot dire le porridge que Marc avait préparé. Personne ne parlait. Ils n’avaient pas dit grand-chose non plus, la veille au soir. Les heures passées à remettre de l’ordre après le crash de l’ERV les avaient laissés exsangues. Ensuite, ils s’étaient rabattus sur ce qui était d’ordinaire une corvée : communiquer avec le dehors. Pour Julia, ça voulait dire envoyer un message chaleureux à ses parents et un sujet grave et sérieux, genre « nous étudions toutes les options possibles », aux attachés de presse du Consortium qui plancheraient dessus. Le plus dur, c’était pour Viktor et Raoul, elle le voyait à leurs visages fermés. Ils avaient écouté le message prioritaire d’Axelrod et chacun y avait répondu dans son coin. Ils ne voulaient pas les voir, ni Marc, ni elle. Ils s’étaient réfugiés dans leur précieuse sphère privée après dîner, et Viktor n’avait pas dit grand-chose. Une longue expérience leur avait appris quand le moindre contact risquait de faire des étincelles. Soudain, Raoul attaqua ses céréales, les noyant sous le sucre et les engloutissant à la louche. Ils attendirent tous qu’il ait fini en dorlotant leur mug de café, même Julia, qui avait renoncé à son thé rituel, comme si elle craignait que ça ne l’isole. Et puis peut-être éprouvait-elle un besoin de caféine, aussi. En tout cas, elle avait besoin de quelque chose. Elle redoutait la fin du petit déjeuner. Le moment où Raoul viderait son mug de café et le caresserait, indiquant qu’il s’apprêtait à parler. Elle se demanda s’il se rendait compte que l’objet de céramique orné de fleurs par Katherine en était arrivé à représenter, dans son esprit, Katherine elle-même. Il le dorlotait parfois de façon névrotique. Il le rangeait dans un support qu’il avait bricolé avec des élastiques, insistait pour le laver lui-même et plongeait longuement le regard au fond, comme en ce moment même. — Les joints ont lâché, dit-il abruptement. Les pompes se sont bloquées. Je ne peux pas réparer. Personne ne pourrait. Viktor acquiesça. Ils le savaient tous, mais ses paroles planèrent dans le vide pendant un long moment. Julia laissa s’éterniser le silence. — Il faut qu’ils envoient un autre ERV, dit enfin Viktor. S’ils le lancent à la mi-mai, il arrivera d’ici neuf mois, en novembre. — Nous aurons assez de vivres pour tenir jusque-là ? demanda Marc, tout bas. — Tout juste, répondit Julia. Il y a sept mois de vivres pour six dans l’ERV. Conformément au programme de la NASA. Mais il faudra que nous mettions les bouchées doubles dans la serre. — L’ERV arrive, on transfère le méthane et l’oxygène de l’ERV irrécupérable, poursuivit Viktor de sa voix neutre, comme s’il faisait son rapport. On ne pourra pas partir tout de suite. Le delta-V est trop important. Il faudra attendre la prochaine fenêtre de tir. Dans quatre cent cinquante jours à peu près. — Oh non… soupira Marc. Il n’y en a pas d’autre avant ? — Aucune qui convienne. La première fois que les planètes sont bien alignées, c’est en juin 2020. Et encore : c’est une ellipse de Hohmann, mais pas la bonne. (Il marqua une pause comme s’il n’était pas sûr qu’ils soient prêts pour la suite.) Même comme ça, on aura besoin de delta-V supplémentaire. — Combien ? demanda Raoul. — Près de deux fois ce qui était prévu, dit Viktor en articulant soigneusement. — Mon Dieu ! fit Marc en ouvrant de grands yeux. Ça fait quatre fois plus de carburant que nous n’en avons. — Ils le savent, sur Terre, répondit sèchement Viktor. Ils doivent construire… très vite un ERV capable d’en transporter autant. — Dieu du Ciel ! fit Marc en blêmissant. — On devrait pouvoir y arriver. Axelrod doit nous envoyer de l’hydrogène… ou bien nous extrairons l’eau des pingos. — À condition que tout se passe bien, reprit Marc. Que l’ERV arrive ici sans encombre, qu’il se pose tout près de nous… Un silence. La montagne de temps, de travail et d’endurance qui les attendait était monstrueuse. Julia se sentit obligée de dire : — Nous entrons dans l’été de l’hémisphère sud. C’était la pierre angulaire de leur profil de mission. Des orages de poussière faisaient rage dans l’hémisphère sud pendant la saison chaude. La vitesse des vents pouvait atteindre des centaines de kilomètre à l’heure, et même s’ils charriaient moins de masse, personne n’avait envie d’être criblé de poussière pendant des mois. — Ça ne sera pas marrant, convint Viktor. En plus du reste, on va peut-être être obligés de se mettre au régime. — Je ne sais pas ce qui s’est passé, bredouilla Raoul. — Je ne le sais pas non plus, dit calmement Viktor en tendant la main, paume en l’air, vers lui. Nous avons respecté la courbe de pression que nous pensions être la meilleure. L’Interface terrestre était d’accord. — Mais ils ne sont pas foutus d’avoir une explication ! fit amèrement Raoul. — Ils disent qu’ils procèdent à de nouvelles simulations, dit Viktor d’un ton un peu sec. Julia se rembrunit. Ce n’était pas le genre de Viktor de renvoyer la faute sur quelqu’un d’autre. Il faisait parfois preuve de dérision, mais il n’accusait jamais personne. — C’est sans importance, dit-elle tout bas. — Je suis d’accord, ça n’a pas d’importance, fit Viktor, toujours tourné vers Raoul. Nous avons fait de notre mieux. — Personne ne saura jamais ce qui a provoqué l’avarie complète du système, dit Raoul. J’ai tout passé en revue hier après-midi, je ne vois pas ce qui a pu lâcher en premier. — Il est resté là pendant des années, dit Marc. Il a gravement souffert des intempéries. Julia comprit que Marc essayait de consoler Raoul et Viktor, mais elle savait que seul le temps y parviendrait. Enfin, du temps, nous n’allons pas en manquer… Ils savaient tous ce qui les attendait : des mois de dur labeur, suivis par un long voyage de retour – en mettant les choses au mieux. Il n’y avait rien à ajouter à ça. Dans le silence qui s’éternisait retentit la tonalité annonçant un message prioritaire. Viktor jeta un coup d’œil au moniteur. — Axelrod. Il était toujours aussi mince, athlétique et élégamment vêtu, mais il avait l’air las, les joues creuses. — J’ai reçu vos rapports, Raoul et Viktor. J’ai passé et repassé vos images au ralenti, avec les experts. Ils pensent… mais qu’est-ce que ça peut faire, après tout, hein ? Il se laissa retomber sur son bureau et les regarda d’un air morne. Julia éprouva une soudaine bouffée d’angoisse. Lui qui faisait toujours preuve d’optimisme, même dans les pires difficultés… Ce ballon dégonflé n’annonçait rien de bon. — Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Vous êtes coincés là-haut, sans moyen de revenir. Vous avez assez de vivres pour tenir le coup jusqu’à ce que je vous fasse parvenir un ERV – celui que j’aurais mieux fait de vous envoyer tout de suite après votre lancement. J’en suis sacrément conscient. — Ouais, espèce de salaud ! lança hargneusement Raoul. — Bref, je n’ai rien à ajouter tant que je n’aurai pas de nouvelles des gars de la technique. Et pour vous dire la vérité, je n’en attends pas grand-chose. Tout le monde sait de quelles réserves de vivres vous disposez. L’eau, l’air, le reste – continuez à les fabriquer avec les piles à combustible. Elles sont sacrément bonnes, celles-là ! fit-il en s’illuminant soudainement. À part ça, c’était un rudement bon essai ! Vous avez réussi à redescendre sans endommager les réservoirs de carburant, Viktor. Vous êtes un sacré pilote ! — Le système a lâché dans les dix dernières secondes, dit amèrement l’intéressé. — Grâce à ça, les perspectives ne sont pas si mauvaises, les gars. Quand l’ERV arrivera, vous pourrez transférer votre méthane et votre oxygène dedans. Comptez sur nous pour vous envoyer une bonne pompe… (Il laissa sa phrase en suspens et détourna le regard.) En attendant… je fais tout ce que je peux pour vous, ici. Je suis en pourparlers avec l’AirbusCorp. C’est très important, écoutez bien. (Il revint vers la caméra et reprit avec autorité :) Je ne veux pas que vous parliez à leur équipage. Pas encore. Nous négocions avec les responsables, ici. Je tente de trouver la meilleure solution pour vous. Je vais voir s’il ne pourraient pas ramener l’un de vous. Peut-être. À part ça, je ne peux rien dire. Alors voilà la consigne : défense de parler. Il bavarda encore un moment de tout et de rien, mais Julia ne l’écoutait plus. Elle se leva et s’enferma dans son bureau. C’était un code qu’ils avaient, Viktor et elle : ils se retiraient dans leur bureau quand la pression du monde était trop forte. Il resta assis à écouter monologuer Axelrod pendant qu’elle prenait la tangente. Elle se laissa tomber sur le petit siège, dans la petite pièce, et laissa couler les larmes qu’elle retenait depuis des jours, depuis l’incident de la serre. Même la veille au soir elle n’avait pas pu les laisser couler, mais maintenant qu’elle était toute seule, c’était le déluge. Le choc différé. Puis sa formation médicale reprit le dessus. Médecin, soigne-toi toi-même. Elle pleura un long moment. Elle savait que ce serait encore plus difficile pour les trois autres. Ils n’avaient même pas cette échappatoire, eux. Quand elle revint, un autre visage occupait l’écran. Pas celui d’Axelrod ni d’aucun des membres de l’interface terrestre. C’était Chen. — Nous serons là d’ici deux heures pour faire ce que nous pouvons, disait-il devant une caméra à main. Derrière lui on voyait le poste de commandes de la fusée. — Ils n’ont pas mis longtemps, dites donc, commenta Marc. — Nous non plus, reprit Viktor. À enfreindre les ordres d’Axelrod. — Quoi, tu vas leur parler, à ces salauds ? objecta Raoul. Un mince sourire barra le visage de Viktor comme une cicatrice. — Nous avons quelque chose à négocier, j’en suis sûr. 28 29 janvier 2018 Pour elle, il avait été un mentor et un collègue, mais celui qui sortit du sas en premier était un rival. Un rival victorieux, ainsi que le proclamait son petit sourire. — Je suis désolé que nous nous revoyions dans ces conditions, fit Chen d’un ton de circonstance, le sourire mis à part. — Toute aide sera la bienvenue, répondit Viktor. Merci. Ils avaient préparé du chocolat – une idée de Marc. On avait toujours froid sur Mars, et le mug de chocolat bien chaud était devenu un rituel qu’ils observaient souvent entre eux, pour fêter la fin d’une longue journée. Julia avait remarqué que la première chose qu’ils faisaient généralement, après leur retour au module, surtout après avoir mangé, était de se retourner et de regarder « par » le grand écran plat. Quand il n’était pas en mode lecture de message, il affichait l’image de l’une des trois caméras extérieures. Le protocole de sécurité exigeait que l’image passe régulièrement de l’une à l’autre, mais Marc avait revu le programme de telle sorte que la vue de l’ERV passait plus souvent que les autres. Ils étaient maintenant tous les sept en contemplation devant cette image. L’ERV était de guingois depuis le dernier essai de décollage. Les panneaux avaient été déposés, révélant un fouillis de tubulures. Même dans la pleine lumière de la mi-journée, l’image avait quelque chose de désolant. D’abord, personne ne dit rien. Puis Chen rompit le silence : — C’est vraiment navrant. Le carburant est intact ? — Oui, répondit Viktor. (Les deux commandants se serraient les coudes.) J’ai réussi à redescendre quand la pression s’est mise à chuter. Les réservoirs principaux ne sont pas endommagés. Chen hocha la tête et tourna sur lui-même. — Vous avez un endroit très agréable. Raoul fit visiter le module aux « trois de l’Airbus », comme on disait dans les médias. Ils remarquèrent en connaisseurs les perfectionnements et les compromis que les quatre membres de l’équipage avaient apportés au module de commande qui avait décollé du cap Canaveral un million d’années auparavant. Ils admirèrent surtout l’espace. Le module faisait au mieux la taille d’un appartement new-yorkais, mais il était malgré tout moitié plus grand que la fusée de la concurrence. Ce qui se révéla bientôt être l’objet de leur visite. Ils prirent place autour de la table commune, les invités et Viktor s’asseyant sur les sièges. — Nous sommes désolés que votre essai ait échoué, dit Gerda. — Enfin, au moins, personne n’a été blessé, ajouta Claudine. — Ouais. Nous mourrons de faim. Ça va moins vite, fit Viktor. Il y eut un silence, puis : — Ça n’arrivera sûrement pas, objecta Claudine. — Nous pouvons emporter un membre d’équipage supplémentaire, déclara gravement Chen. — Un seul ? releva Viktor en clignant des yeux, surpris. — Ce n’est pas une question de poids, vous comprenez. — Nous avons de bonnes réserves de vivres… — Nous n’avons pas la place, dit Chen. Il vous le confirmera, ajouta-t-il avec un mouvement de menton en direction de Marc. — C’est sûr que vous n’êtes pas au large, convint Marc, à contrecœur. Nous l’avons constaté. La grosse contrainte, c’est le système de filtration de l’air et de l’eau, tout ça. Quand je me suis entraîné, il était prévu pour quatre. — Nous avons plus besoin de protection que vous, reprit Chen. À cause du réacteur. — Ça limite la charge utile, ajouta Gerda. — Je comprends vos limites, acquiesça Viktor. Nous vivons tous les quatre, ici, sur le fil du rasoir. — Notre mission est soumise à de rudes contraintes, continua Gerda d’un ton qui se voulait coopératif. — La direction ? demanda Viktor. Chen eut un nouveau sourire. — Il est amusant de constater que nous, la totalité de la présence humaine sur un autre monde, sommes porteurs des diktats de gens qui sont de l’autre côté du système solaire. — C’est nous qui commandons, ici, décréta Viktor. Vous et moi. — Nous devrons rendre des comptes en rentrant, dit Chen. — Ceux qui rentreront, précisa Viktor en haussant les sourcils d’un air entendu. — Je vous propose une couchette sur notre vol de retour, insista Chen. Julia vit, à un léger frémissement des commissures, que Viktor commençait à l’énerver. — Et pour qui, cette couchette ? demanda Viktor, un peu sèchement. — Je pense que le choix nous revient, répondit Chen. — Je suis commandant de cette mission, et c’est moi qui décide qui doit repartir, lâcha Viktor avec raideur. — C’est notre vaisseau. À nous de choisir ses passagers, rétorqua Gerda. Les deux hommes se tournèrent vers elle. Chen observa un silence réprobateur. Gerda comprit qu’elle avait violé les principes du commandement et avala sa langue. Personne ne dit rien pendant un long moment. Julia ne voyait pas où tout ça allait les mener et était à peu près sûre que Viktor non plus. — Je compte sur vous pour que tout ce qui sera dit ici ne soit pas porté à la connaissance de la Terre, reprit Chen. — C’est trop tard, intervint Marc. Nous avons tout enregistré sur la caméra vidéo intérieure. Chen haussa les sourcils, sincèrement choqué. — J’aurais cru… — Nous ne nous sommes engagés à rien, répliqua Viktor. Axelrod veut savoir tout ce qui se passe ici. — Quand je suis monté à bord… commença Chen en fulminant. — De votre propre initiative. Nous ne vous avons pas appelé. Julia comprit, au pli rageur de ses lèvres, que Chen était passé de la simple irritation à la colère pure. — Nous étions venus vous proposer notre aide ! — Pas pour rien, si j’ai bien compris, renvoya Viktor. C’est juste que vous ne nous avez pas encore annoncé le prix. Chen se releva brusquement, les pieds de sa chaise raclant le sol. — Je pense que nous devrions tous réfléchir à ces questions… — Vous n’allez pas partir comme ça ! s’exclama Julia. Je vous en prie. Nous ne pouvons laisser les choses déraper ainsi… — Eh bien, réglons le problème tout de suite, proposa Chen. Julia, j’aimerais parler avec vous de sujets techniques. — Personne ne négociera, ici, en dehors de nous, les commandants, coupa Viktor. — Qui parle de négociation ? rectifia aussitôt Chen. Je pensais à une simple conversation scientifique. — J’aimerais beaucoup voir les autres parties de votre appareil, dit Claudine, sur le ton de la conversation. — Mais bien sûr ! fit Marc, saisissant la balle au bond. Permettez-moi de vous le faire visiter. Ils quittèrent la pièce en bavardant avec une animation qui contrastait vivement avec la raideur des autres. Julia prit soudain conscience du fait qu’ils étaient filmés. Elle avait passé tellement de temps ici qu’elle ne remarquait même plus la caméra silencieuse fixée près du plafond, dont l’objectif était conçu pour suivre celui qui parlait. — Eh bien, docteur Chen, commença-t-elle. Si vous voulez me suivre dans mon bureau… Sa cabine était équipée de deux minuscules postes de travail et de chaises pliantes. Ils s’assirent de part et d’autre d’un bureau qui ne faisait pas un mètre de large. — J’espère que nous n’avons pas pris un trop mauvais départ ? commença Chen avec un sourire. — Sur Mars, tout prend des proportions dramatiques. — Enfin… reprit Chen. Je voulais parler des implications de votre accident. — Vous feriez mieux de parler de ça avec Raoul. C’est lui qui… — Non, non, l’incident de la serre. Vous étiez en train d’étudier des spécimens vivants. Nous sommes au moins sûrs de cela, puisque vous en parliez sur le circuit radio. — Euh, oui. — Vous avez trouvé de la matière vivante sous le sol. — Oui. — Dans un évent thermal ? — Oui. Nous avons fini par en repérer un. Que pouvait-elle dire et où devait-elle s’arrêter ? — J’aimerais vraiment voir ces échantillons. — Ils sont dans la serre. — J’ai vu que vous l’aviez repressurisée. Les échantillons sont-ils morts, maintenant ? — Non, pas tous. — Vraiment ? fit-il avec avidité. — Ils sont plutôt durs à cuire, en fait. — Parlez-moi d’eux. — Eh bien, pour commencer, ils ont une chimie à base de carbone, ce qui n’a rien d’étonnant. Et une simple coloration vitale de sections congelées a confirmé que leur métabolisme était similaire à celui des organismes terrestres. (Elle fit apparaître ses résultats sur son ardoise.) Il semblerait que ce soit un biofilm avancé, bien organisé, avec plusieurs types distincts de cellules. — Mais… procaryotes ? — Apparemment, oui. Je les ai examinés rapidement au microscope électronique à balayage et je n’ai rien vu qui ressemble à un noyau ou à des chromosomes. Mais ils coopèrent d’une façon qui rappelle celle des formes de vie avancées sur Terre. Disons au niveau d’une méduse sophistiquée. Et les structures sont assez vastes… — Comme les stromatolites ? — Plus grosses, avec des formes plus complexes. — J’ai souvent pensé que les stromatolites étaient limités par leur environnement, dit-il en reculant un peu. L’interface air-océan impose de strictes contraintes physiques. Et s’ils avaient été libres… ? — Je pense que c’est ce qui s’est passé ici, acquiesça-t-elle. Pas de limite de temps, une source d’énergie, des nutriments venant de l’évent thermal. La vie anaérobie est devenue dingue. — Il faut que je les voie. Vous pensez que mes idées sur l’écologie du sulfure d’hydrogène s’appliquent ici ? — Je ne peux rien affirmer encore, mais il se pourrait que ce dont vous nous avez parlé à la NASA, pendant les séminaires de formation, constitue une bonne direction de recherche. — Il faut que je les voie, dit-il d’un ton pressant en se penchant vers elle. — Je ne peux pas encore vous les montrer. — Pourquoi ça ? — Nous préférons limiter l’exposition à ces organismes. — Mais je serais dans l’enveloppe pressurisée de la serre. — Écoutez, il y a des tas de gens très bizarres sur Terre que cette affaire rend complètement paranoïaques. Connectez-vous, vous comprendrez ce que je veux dire. Il y en a qui ne veulent pas que nous rentrions sur Terre, de peur que nous ne soyons les vecteurs de je ne sais quelle contamination. L’ennui, c’est qu’elle n’avait aucune bonne raison à lui opposer – en dehors de la vraie raison. Elle ne croyait pas à ces inepties. — À quels autres tests avez-vous procédé ? Nous pourrions peut-être trouver un moyen de les rassurer. Elle le regarda attentivement. Il avait l’air parfaitement sincère, et elle était soulagée de pouvoir enfin parler biologie. La compétition, la tension constante l’épuisaient. — Vous avez effectué des comparaisons d’ADN ? — Oh oui, je vais vous montrer. C’est le plus formidable. J’ai d’abord essayé les trois cents gènes fondamentaux de Venter – sans grand succès. En fait, je ne sais pas vraiment comment interpréter mes résultats. — J’aimerais vous aider. La théorie est mon dada, vous savez. — Eh bien, vous allez adorer ça. (Elle pianota sur le clavier de son ardoise et fit apparaître les comparaisons de gènes des archéobactéries.) Regardez : les gènes des organismes de l’évent présentent une concordance de quatre-vingt-six pour cent avec la partie soi-disant unique du génome des archéobactéries. — Ce qui impliquerait… commença Chen, sidéré. — Une origine commune, en effet. Ces gènes uniques sont des gènes martiens. — C’est incroyable ! C’est la plus énorme découverte de la biologie depuis Darwin ! Il faut absolument que je voie ça. Nous devons reconfirmer vos résultats. Elle hésita et se jeta à l’eau : — Quand les choses se seront tassées, nous pourrons peut-être descendre ensemble dans l’évent et vous verrez ça par vous-même. Chen eut un immense sourire. — Ce serait vraiment intéressant, en effet. Mais pourquoi attendre ? Vous avez des échantillons dans la serre. — Je regrette, je ne peux pas… — Vous ne voulez pas me les laisser voir à cause de votre Consortium, dit-il d’un ton morne, le visage fermé. — J’ai des ordres, en effet. — Nous sommes, vous et moi, les seuls biologistes. Nous devons travailler là-dessus ensemble. — Vous allez repartir d’ici quelques mois. Si je vous montre tout mon travail, qu’est-ce qui… — … m’empêcherait de le revendiquer ? acheva-t-il avec un sourire chaleureux. Allons, des milliards de gens connaissent déjà la vérité. C’est vous qui l’avez trouvée. Pas moi. — Je me refuse à communiquer mes travaux avant d’avoir vérifié… — Je vous aiderai. Il y a beaucoup à faire. — C’est la propriété du Consortium. Nous ne pouvons pas… — Comme vous l’avez dit, je vais bientôt partir. C’est votre seule chance de collaboration. — Écoutez, j’aimerais vraiment travailler avec vous, mais… — Je pourrais vous en donner la possibilité. Rentrez avec nous. — Comment ? Elle n’avait pas vu venir le coup. — Nous aurons six mois pour travailler ensemble. Pour réfléchir, comparer… — Non, je ne peux pas laisser… — Vous emporterez vos échantillons, naturellement. — Non, je veux dire, je ne peux pas quitter Viktor. — Surtout, vous ne pouvez pas abandonner votre grande découverte. — Si vous écoutez les médias de la Terre, des tas de gens voudraient que nous laissions tout ça ici. — Des imbéciles ! répliqua-t-il, évacuant l’argument d’un geste de la main. Des journalistes occidentaux. — Même si je vous les confiais, ils seraient mis en quarantaine. — De sorte que, pendant un long moment, personne ne pourrait travailler dessus. — Et qu’il n’y aurait rien d’autre que nos travaux, poursuivit-elle, voyant où il voulait en venir. — C’est très possible. Quelque chose dans son regard exalté, brûlant d’avidité, la désarma. Voyons ce qu’il a à proposer… — Je doute que le Consortium accepte que les échantillons repartent avec vous. — Pourquoi ? fit-il, l’air offusqué. — Parce que l’AirbusCorp va remporter la prime pour Mars. Cette idée ne vous avait pas effleuré ? — Je ne pense qu’à la science. La course est loin de mes préoccupations. — Vraiment ? Ben voyons… — Ça ne devrait pas vous préoccuper autant, vous non plus. — Bon, mettons que je rentre avec vous. Ça nous laisserait le temps de parler de biologie, vous pourriez consulter tous mes résultats, et il y en a beaucoup. Nous pourrions peut-être écrire un article ensemble. Mais je ne rapporte pas les échantillons. Que vas-tu répondre à ça ? Il étrécit les yeux. — Il nous les faut. Personne ne se contentera de simples… — Non. C’est une condition sine qua non. Le Consortium ne lâchera jamais les échantillons. — C’est vous qui les détenez. Et c’est nous qui prenons les décisions, ici, ainsi que Viktor, votre commandant, l’a dit. — Alors, pas d’échantillons, pas de place à bord de votre vaisseau ? — C’est du chantage, ça ? — Une question légitime, disons. — Ça ressemble plutôt à une négociation. — Ce n’est pas moi qui vous intéresse. Les échantillons de l’évent, voilà ce que vous voulez. — Votre commandant a dit que nous étions seuls, lui et moi, à pouvoir négocier. — Je répète : vous m’emmenez avec mes échantillons, ou pas du tout ? Comment peut-il croire que j’accepterais de partir seule, quelles que soient les conditions ? Chen serra les dents, comme si l’image qu’on pouvait avoir de lui n’avait plus d’importance. — Les spécimens biologiques sont essentiels, en effet. — Eh bien, des nèfles. — Pardon ? — Des nèfles ! 29 29 janvier 2018 Alors que la gerbe de poussière soulevée par le rover de l’AirbusCorp s’éloignait vers l’horizon, Viktor dit : — Il faut qu’on parle. — Et comment ! répondit Marc, arrivé le premier à la table. — D’abord, de quoi as-tu parlé avec Chen ? demanda Viktor. — Surtout de biologie, répondit Julia. Je lui ai montré mes résultats, nous avons parlé génétique, du fait que la forme de vie martienne est liée à la vie terrestre primitive. Que nous sommes de lointains cousins. — Il n’a pas demandé d’échantillons ? demanda Viktor. — Oh si. Plusieurs fois. Il voulait au moins les voir. — Montre-lui une vidéo, répondit Marc. — Pas question de lui montrer la descente dans l’évent, objecta Viktor. Des échantillons dans leurs petites boîtes, peut-être. Je ne pense pas que ça puisse nous porter préjudice. — Il voulait aller dans la serre, dit Julia. — Tu as vu comment il s’est arrêté pour la regarder, quand ils sont repartis vers leur rover ? remarqua Raoul. — Ouais, fit Marc. On sentait qu’il mourait d’envie d’y aller. — Il savait qu’on sortirait tout de suite s’il faisait ça, répondit Viktor en reniflant. — Sauf qu’il faut cinq bonnes minutes pour s’équiper ! — Moi, j’aurais refait le trajet sans scaphandre, décréta Julia avec un sourire torve. Il n’aura pas mes échantillons. — Il t’a proposé de travailler dessus avec lui ? insista Viktor. — Oui, et de façon très pressante, encore. Il voulait même qu’on redescende ensemble dans l’évent. Les hommes la regardèrent tous durement. — Ben voyons. Aide-le à gagner l’argent de la prime, grinça Raoul. Je suis sûr qu’il ne refuserait pas notre aide, et peut-être qu’il nous ferait l’aumône d’un dîner, va savoir ? — Pas question de redescendre avec lui. Julia ne répondit pas. Ils savaient tous qu’il y avait autre chose. Comme personne ne disait rien, elle reprit : — Il m’a proposé de rentrer avec eux si je voulais. Chacun réagit à sa façon, comme prévu. Raoul frappa la table du plat de la main, Marc se leva d’un bond, Viktor émit un reniflement de dérision. — Le salaud ! s’écria Raoul. Il va marchander cette foutue place, je le savais ! — Il n’a pas marchandé avec nous tous, rectifia Marc en faisant les cent pas. Qu’est-ce qu’ils ont à offrir, les autres ? — Exact, répondit gravement Viktor. Il a un pilote. Je doute qu’il ait envie des pierres de Marc. Ses carottes lui seraient peut-être utiles, mais je pense que c’est surtout de Raoul qu’il pourrait avoir besoin. — Comment ça ? fit Raoul en cillant. — Personne n’a jamais extrait la glace des pingos. Un bon ingénieur, ça peut toujours servir. Ils ont Gerda, mais ça représente beaucoup de travail. Raoul ne pouvait masquer son intérêt, pas à des gens avec qui il vivait depuis des années. — Vous croyez ? — Il leur faut beaucoup d’eau pour repartir. Plus ils attendent, plus il leur en faut. La mécanique céleste est implacable. Il se pourrait qu’ils veuillent un bon ouvrier. — Tu parles ! commenta Marc. — J’en doute, fit Raoul d’un ton dubitatif, peu convaincant aux oreilles de Julia. — Ça ne me plaît pas, répondit Viktor. C’est aux commandants de décider qui doit partir. Pas de marchandage. — Que lui as-tu répondu ? demanda Raoul. — J’ai refusé, évidemment. Raoul conserva un visage rigoureusement inexpressif, mais sa voix était tendue. — Vraiment ? Tu préférerais rester pour couver ces échantillons ? — Absolument ! Personne ne répondit, mais Julia entendait les rouages vrombir furieusement dans les têtes. Elle se demanda s’ils la croyaient. Le blong signalant l’arrivée d’un message retentit, et elle en fut soulagée. C’était Axelrod, évidemment. Marc lança la lecture du message prioritaire et se rassit. — J’ai tout entendu, les gars. Quel fils de pute, ce Chen ! Une seule place, hein ? Axelrod tournait en rond dans son bureau. Derrière lui, par la vaste baie vitrée, on voyait scintiller les lumières de la ville. Ils avaient depuis longtemps cessé de tenir compte du décalage de temps entre les planètes. Ils prenaient une heure d’avance tous les jours. Pourtant, Julia fut surprise de voir la Lune dans le ciel nocturne. Leur bonne vieille Terre si confortable était vraiment très, très loin de Mars la rude. Axelrod paraissait grisâtre, vanné. — Écoutez, les gars, n’essayez pas de régler ça avec lui. Je suis en train de parlementer avec ses patrons, en ce moment même. Ils la jouent fine. Ils ne disent pas combien de couchettes ils peuvent mettre à notre disposition. Chen parle d’une. Nous ignorons comment leur fusée est agencée au juste, mais mes ingénieurs me disent que c’est assez plausible. — Ça colle avec ce que j’ai appris pendant l’entraînement, confirma Marc. Axelrod écarta d’un geste ses propres réserves. — Ils font lourdement allusion à vos échantillons, Julia. Je pense que c’est par là que nous les tenons. Surtout ne lui révélez rien qui pourrait l’aider à trouver cet évent. Rien du tout. Il pourrait suivre vos traces jusque-là. En fait, ne lui parlez même pas de cet organisme. — C’est un peu tard, Axy, fit Raoul d’un ton sardonique. Encore un coup du délai de transmission. — Nous avons parlé théorie, génétique, rétorqua Julia, sur la défensive. — J’ai appris une chose dans les parties de bras de fer de ce genre, poursuivait Axelrod en regardant la caméra d’un air rusé. Assurez-vous que vous connaissez la véritable position de votre adversaire, ce qu’il veut vraiment, afin de ne pas le lui céder pour rien, en le croyant intéressé par autre chose. — Chapeau, fit Marc d’un ton admiratif. Il n’a plus une seule carte en main, mais il continue la partie. — Il nage là-dedans comme un poisson dans l’eau, commenta Viktor. Contrairement à nous. — Supposons qu’ils aient besoin d’une pièce ou je ne sais quoi, fit Axelrod en écartant les mains devant lui. Ils viendront vous chercher, Raoul. Ou que, malgré ces histoires d’exploitation des collines de pingos, en réalité ils aient besoin de carburant. Après tout, ce serait la première fois qu’on tenterait une chose pareille, et ils n’ont pas pu s’entraîner pour le faire ; ils étaient déjà partis quand Marc a trouvé la glace lors de ses forages. Il se pourrait qu’ils n’aient pas l’équipement indispensable, ou tout simplement pas les moyens de s’en sortir, et que leur ingénieur, Gerda, s’en soit aperçue. — Là, il marque un point, souffla Marc. Axelrod continuait à réfléchir tout haut. Ce n’était pas un discours écrit, peaufiné pour leur remonter le moral. — Bref, il se pourrait qu’ils tentent de vous soutirer votre méthane. D’après mes ingénieurs, ils disposent d’une poussée deux ou trois fois supérieure à la vôtre par kilo de combustible, d’accord ? Il ne leur en faudrait peut-être pas autant qu’à vous pour revenir ici. Alors ils viendraient vous en demander un peu. — Là, il improvise, commenta Raoul. Sa bardée de conseillers et d’experts ne lui a rien trouvé du tout. — Pas encore, rectifia Julia, mais ils pourraient y arriver. — Ce que je veux dire, continuait Axelrod, c’est que vous n’avez qu’à les envoyer promener. Ne leur donnez rien, nada, zéro. Attendez nos instructions, et les miennes en particulier. Je sais que vous vous cramponnez, là-haut, ajouta-t-il avec un clin d’œil. Mais croyez-moi : nous en tirerons parti, j’en suis sûr. — Il est plein de certitudes, hein ? ironisa Marc. Axelrod se redressa et regarda la caméra bien en face. — Julia, à ce stade, vous jouez un rôle crucial. Votre message sur cette forme de vie martienne est bien passé dans les médias. Vraiment bien. Nous vous positionnons dans le rôle de l’héroïne, la scientifique qui protège la Terre en étudiant cette chose afin de voir si on peut envisager de la ramener. Hé, si on trouvait un meilleur terme que « la matière vivante de l’évent », hein ? Je trouve que ça ne sonne pas bien. Il prononça encore quelques phrases de conclusion, mais il commençait à manquer de ressort, et il disparut. Ils restèrent un moment silencieux, puis Julia dit d’un ton rêveur : — Vous pensez que ses conseillers aimeraient mon « biomars » ? — Pourquoi pas le « magmars » ? suggéra Viktor. Les autres rirent poliment, puis le silence retomba. — Il est tellement sûr d’arriver à un compromis, reprit amèrement Raoul. — Il espère négocier une partie de la prime pour Mars, avança Marc. — Il se démène pour nous, rappela loyalement Viktor. — Il pourrait peut-être obtenir deux places, envisagea Julia. — Le problème est bêtement matériel, les gars, leur rappela Raoul, le sourcil froncé. Il n’y a pas tellement de place que ça dans la fusée de ces gens-là. Et vous avez vraiment envie de passer six mois de votre vie entassé avec eux ? — Et vice versa, remarqua Marc. — Enfin, toi, tu t’en fiches, insinua Raoul. — Comment ça ? — Tu n’as pas loupé une occasion de t’éclipser avec cette Claudine et de te frotter à elle, dit-il entre ses dents. — Quoi ? s’écria Marc. — C’est évident. — On s’est entraînés ensemble. On se connaît. On est même sortis une ou deux fois ensemble, mais c’est tout. — Tu voudrais rentrer avec eux ! lança Raoul avec emportement. — Comme tout le monde, non ? rétorqua Marc. — Et tu connais l’emplacement de l’évent, hein ? renvoya sèchement Raoul. Marc se releva d’un bond. — Tu crois que je… ? commença-t-il, offusqué, mais sans aller au bout de sa pensée. — Tout ce que je dis, c’est que tu aurais la motivation, reprit sombrement Raoul. — Seigneur ! fit Marc en serrant les poings. Jamais je ne… — Mais bien sûr que non, intervint Viktor d’un ton apaisant. Rassieds-toi, Marc. Il ne pense pas ce qu’il dit. Et je suis sûr qu’il est désolé, ajouta-t-il en braquant sur Raoul un regard glacial. — Écoute, je ne voulais pas dire que tu le ferais, reprit Raoul en regardant son mug. Mais Axy a dit que nous devions tout envisager, d’accord ? Eh bien, c’est une idée qui va forcément passer par la tête de Chen aussi. Piètre excuse aux yeux de Julia, mais Viktor acquiesça. — Il pourrait essayer de nous diviser. — Le truc, c’est que je suis condamné à voir grandir mon fils sur cette satanée TriVid, marmonna Raoul d’un ton morne, le nez dans son mug. Quand il a fait ses premiers pas, j’ai vu la bande avec un jour de retard parce qu’on était dehors, en exploration. Il va bientôt fêter son deuxième anniversaire ! — C’est dur pour toi, on le sait bien, dit maladroitement Julia. Raoul la regarda droit dans les yeux. — Et qu’est-ce que j’ai à offrir à Chen ? Un peu d’aide pour tirer de l’eau des pingos ? À condition qu’il en ait besoin. — Ce n’est pas lui qui décide, dit patiemment Viktor. Julia avait une boule dans la gorge. Bien qu’elle soit officieusement responsable de l’empathie du groupe, elle n’avait jamais pu parler avec Raoul de sa séparation d’avec Katherine. Et apparemment, il n’avait réussi à en parler avec personne. — En fait, c’est à nous de décider tous ensemble, dit-elle. — Non, c’est à moi, rectifia Viktor. Pour nous tous. — Je ne peux pas dire que ça me plaise, reprit Raoul en trempant ses lèvres dans son mug comme pour ponctuer ses paroles. — Je me détermine dans l’intérêt de la mission, précisa Viktor. Raoul le regarda et Julia comprit qu’il préférait éviter de l’affronter directement, au moins pour le moment. — Il me semble que j’aurais de meilleures chances si nous tirions à la courte paille, dit-il prudemment. — Il vaut toujours mieux s’en remettre à son jugement qu’à la chance, décréta Viktor. — Surtout quand sa vie est en jeu, ajouta loyalement Julia. Elle se sentait brûlante, bouillante de colère. La vertu outragée, se dit-elle mélancoliquement. Après tout, elle avait refusé l’opportunité que Raoul réclamait en geignant. Viktor se redressa sur son siège, manifestant le désir de faire avancer la discussion. — Il faut que nous parlions du méthane. — De l’idée d’Axy, tu veux dire ? fit Marc en inclinant la tête. — Non, le méthane qu’il nous faudra pour repartir, dès que l’alignement des planètes le permettra, dans deux ans. — Ça fait long, nota Raoul d’un ton boudeur. Il n’avait apparemment pas apprécié qu’on ait retoqué son idée de tirer à la courte paille. Il vivait une véritable torture. La situation était pénible pour eux tous, mais il encaissait plus mal que les autres. Qu’il est lourd à porter, le fardeau du machisme… — Le delta-V est près de deux fois supérieur au maximum de l’ERV, fit Viktor. Il pianota sur le clavier de son ardoise et transmit les résultats sur l’écran mural afin qu’ils puissent les étudier. Ils comparèrent longuement les vitesses et les consommations exigées pour toute une famille de trajectoires situées dans la fenêtre de tir. — Ça fait près de quatre fois le carburant prévu au départ. — Il faudra qu’ils nous envoient un ERV avec des réservoirs bien plus gros. Et beaucoup d’hydrogène, commenta Raoul d’une voix neutre, dépourvue d’émotion. — À moins que nous n’adoptions une stratégie différente, reprit Viktor. Extraire l’hydrogène de l’eau, stocker l’oxygène à part. Préparer le carburant avant l’arrivée de l’ERV. — Mais bien sûr ! fit Marc en claquant les doigts. Nous pourrions faire fondre les pingos pour en tirer de l’eau ! — Avant, c’était impossible, reprit Viktor. Nous n’avions pas les tuyaux, les chambres de circulation, la capacité de stockage. Mais l’Airbus doit avoir toutes ces choses. — Claudine disait qu’il lui avait fallu des jours pour tout installer, fit Marc. Ils ont autant de chaleur qu’ils veulent avec leur réacteur. Ils n’ont qu’à lui faire effectuer un simple cycle d’échauffement. — Ils ont un gros réacteur, mais nous avons une puissance disponible de cent quarante kilowatts, ici, objecta Raoul. Nos trois éléments chauffants produisent surtout de l’électricité, mais je pourrais les modifier. Construire une chambre avec des pièces détachées, s’il le fallait… — Alors nous pourrions disposer du carburant nécessaire dès l’arrivée de l’ERV ? demanda Julia. Nous n’aurions pas besoin d’attendre qu’il produise du méthane avec le CO2 martien ? — Ça pourrait influencer notre choix de trajectoire, convint Viktor. — Proposons ça à l’interface terrestre ! fit joyeusement Marc. — J’ai besoin d’y réfléchir, répondit prudemment Raoul. Mais de toute façon, je doute que ça nous aide beaucoup. — Pourquoi pas ? demanda Marc, surpris. — Parce qu’il n’y a pas de bonne fenêtre juste après l’atterrissage de l’ERV. Il y en a bien une d’ici quelques mois, qui nous permettrait de rejoindre la Terre. Mais le temps que l’ERV arrive ici, il n’y aura plus de moyen économique de repartir. — C’est ce qu’indiquent mes calculs, confirma Viktor. Mais l’interface terrestre pourrait peut-être… — C’est du délire, coupa Raoul avec une soudaine rage. Tu nous donnes de faux espoirs. — J’explore toutes les possibilités, répondit sèchement Viktor. — Tu voulais que nous parlions du méthane ! reprit Raoul avec emportement. Je propose que nous prenions soin de ce que nous avons. Il y a assez de méthane dans notre ERV pour permettre à la fusée de l’AirbusCorp de retourner sur Terre. Il faudrait qu’ils soient fous pour ne pas tenter de s’en emparer. Oh non, ça ne va pas recommencer, se dit Julia, accablée. — Tenter… de le voler ? fit Marc, accusant le coup. — Axy a raison, poursuivit Raoul. S’ils ne peuvent pas l’obtenir en négociant, pourquoi ne pas essayer de le faucher et laisser les avocats régler ça entre eux ? En attendant, ils seraient sur le chemin de retour vers la Terre. — Ouais, ça ressemblerait bien à la NASA, hein ? fit pensivement Marc. Axy conclut un accord, mais il y a tellement d’articles et de clauses additionnelles… — Nous ne nous laisserions pas faire, répondit Viktor. — Ils n’auraient qu’à venir le prendre ici avec leur fusée, rétorqua Raoul. — Ils ne feraient pas ça, protesta Julia d’un ton qu’elle espérait calme et posé, mais les joues brûlantes. — Je me demande… reprit Raoul d’un ton insidieux. Après tout, ils pourraient se pointer, nous obliger à coopérer… — En échange de quoi ? demanda Julia. — De la couchette supplémentaire, par exemple, répondit gravement Raoul. — Un vrai cauchemar ! Ça relève de la théorie de la conspiration, dit Julia. — J’y ai pensé, depuis que le patron a envisagé cette éventualité, fit lentement, froidement, Viktor. Nous n’avons pas besoin de protéger notre méthane. — Et l’idée d’Axy ? répliqua hargneusement Raoul. Imaginez qu’ils aient besoin de pièces ou Dieu sait quoi, et qu’ils viennent se servir, la nuit, hein ? — Je ne pense pas que le problème soit là, répondit obstinément Viktor. — Toi, tu ne vois jamais de problème nulle part ! gueula Raoul en agitant le poing. Tout ce que tu veux, c’est diriger, comme, comme… une espèce de foutu empereur… Il souligna le mot d’un geste emphatique, envoyant valser son mug qui s’écrasa par terre. Tout le monde étouffa un hoquet de surprise. Raoul se retourna, déconcerté, puis horrifié, regardant les bouts de porcelaine qui avaient roulé jusqu’à la cloison. Sa bouche entrouverte, son rictus de désespoir devaient rester à jamais gravés dans la mémoire de Julia comme le symbole de leur désintégration. 30 29 janvier 2018 Cette fois, elle ne rêva pas de la piscine. Elle fit de brefs cauchemars sans lien entre eux. Elle comprit qu’elle ne dormirait guère cette nuit-là. Elle finit par y renoncer et s’assit sur sa couchette. Elle avait mal à la gorge, mal partout, et des frissons. Elle réalisa lentement qu’elle était malade. Je dois avoir la fièvre, se dit-elle. On dirait la grippe. Mais comment aurait-elle pu attraper ça ? Mars était stérile. Nous sommes isolés depuis plus de deux ans. Rien ne peut plus nous infecter ! Ce phénomène était bien connu à bord des sous-marins. Tous les virus en incubation frappaient tout le monde une fois, et quand l’équipage était immunisé, personne n’attrapait plus rien. Ça doit être l’équipage de l’AirbusCorp. C’est bien ma veine ! Cette fouine de Chen m’a collé un truc. Une pensée la titilla. Le biomars… Elle y avait été exposée sans son casque. C’est absurde ! C’est la vraie vie, pas une invention de journaliste en délire. Elle essaya de repousser cette pensée, en vain. Viktor bougea dans son sommeil, tendit le bras vers elle. Elle le repoussa doucement ; il insista. Après quelques instants de bagarre pacifique, il finit par se réveiller. — Il y a quelque chose ? Quelle heure est-il ? — Pas tout à fait minuit. Je crois que j’ai de la fièvre. Et je ne voudrais pas que tu l’attrapes. — Tu es malade ? fit-il, aussitôt inquiet. Qu’est-ce que ça peut être ? — Sans doute un virus apporté par l’Airbus. Enfin, j’espère que c’est ça. — Que veux-tu que ce soit d’autre ? — Viktor, et si j’étais contaminée par le biomars ? — Je pensais qu’il ne pouvait pas nous affecter ? — Non. C’est vraiment une idée tirée par les cheveux, mais je ne peux pas l’exclure définitivement. — C’est la fièvre qui parle, pas la biologiste. Tu as une variété chinoise de la grippe, c’est tout. — Oh, Seigneur ! Quand ils apprendront ça sur Terre, ils ne me laisseront jamais rentrer. — On ne dira rien. Tu n’auras qu’à faire attention devant la caméra. — Ils n’ont pas à s’inquiéter, de toute façon, puisque je ne rentrerai pas. — Tu devrais peut-être accepter la proposition de Chen. — Comment pourrais-je vivre sans toi pendant deux ans ? — Tu serais occupée avec les parades, les émissions de TriVid, les conférences… — Ce n’est pas ce que j’ai envie de faire. — Tu pourrais travailler sur la forme de vie martienne dans un laboratoire perfectionné de la Terre. — Ha ! Je ne pourrai probablement plus jamais y toucher. Tous les microbiologistes des plus grands labos voudront mettre la main dessus. Je n’ai pas de compétences particulières. Je me suis contentée de les découvrir. Et puis Axelrod les vendra au plus offrant, n’importe comment. — Ça va être difficile, ici. Je serais plus tranquille si je te savais en sécurité. — Viktor, je ne partirai pas sans toi, point barre. — Trois personnes suffiraient, ici… — Une seconde, fit-elle en lui mettant les doigts sur les lèvres. Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? — Marc et Raoul, qui boivent et qui chantent, soupira-t-il. — Ils sont ivres ? — Quand tu es allée te coucher, Raoul a sorti une bouteille de tequila. Celle qu’il parlait d’ouvrir après le lancement. — Ce n’est pas une bonne nouvelle. La déprime plus l’alcool… — J’en ai pris une rasade et je suis tout de suite venu ici. — En tout cas, on dirait qu’ils se sont rabibochés. — Ils étaient assez tendus, aujourd’hui, tous les deux. — Qu’est-ce qu’il fait, le commandant, dans ces cas-là ? — Il dort. Quant à elle, elle n’était pas près de dormir, pas avec la gorge à vif. Et quelque chose, dans ses paroles, lui paraissait vaguement inquiétant. Mais Viktor croyait à un mode de commandement assez formel, qui compartimentait strictement le privé et le professionnel. Comment contourner cet obstacle ? — Euh… J’aurais bien besoin de me changer les idées. — Je vais te chercher ton ardoise et tes écouteurs. Il était naturellement borné, ou il le faisait exprès ? — Je vais enfreindre le protocole et écouter aux portes. Dans la faible lumière, elle le vit sourire. — Le commandant ne peut pas faire ça. — Mais il peut rester ici et laisser les sons lui parvenir ? — Le commandant peut faire ça. Il n’y est pour rien. Elle se leva en grommelant et s’approcha de la porte sur la pointe des pieds. Elle tourna le loquet sans faire de bruit et entrouvrit le panneau. Elle se recouchait lorsque la voix de Marc lui parvint clairement, bien qu’il ait la langue pâteuse : — … j’ai toujours trouvé que c’était un trou du cul. Un trou du cul avec un manche à balai enfoncé dedans. — Une vraie tête de nœud, renchérit Raoul. — Pendant l’entraînement, en Chine, il nous faisait trimer jusqu’à l’épuisement, et il ne nous disait jamais ce qui clochait. On était censés le découvrir nous-mêmes, comme il disait. — Enfin, au moins, ils ne parlent pas de toi, murmura Julia. Viktor eut un nouveau sourire, étendu dans la pénombre. Même le commandant pouvait enfreindre les règles et aimer ça. — Crois-moi, il a une idée derrière la tête, marmonna Marc. — Un atout qu’il n’aurait pas encore joué, comme dirait Axy ? — Sais pas. Ce type est indéchiffrable. Je m’suis toujours méfié de lui. — Il a toutes les cartes en main, c’est vrai, fit Raoul en versant du café dans un mug en plastique. — C’qui m’fait plaisir, c’est qu’il peut toujours se brosser pour avoir les spécimens biologiques. — Ouais, et pourtant, il en a sacrément envie. — Forcément, tout le monde en parle. Le truc, c’est qu’il aurait bien voulu rentrer à la maison avec les trois femmes ! — Exact. Et nous laisser tout seuls ici. — Un petit malin, trois femmes, dont deux célibataires, dit Marc d’un ton pleurnichard. Six, sept mois jusqu’à la Terre. — Les uns sur les autres. P’t-être même qu’ils seraient obligés de dormir à deux sur la même couchette… — Un p’tit ajustement de rien du tout, reprit Marc avec un rire amer. Les ordres du commandant, et voilà. — P’t-être même à trois ? fit Raoul d’une voix rauque, pâteuse. — Pourquoi pas ? C’est lui, le commandant. — Foutu commandant Chen ! C’est lui qu’il faudrait fiche dehors à coups de pied dans les fesses ! L’tirer de sa boîte de conserve, prendre c’foutu réacteur pour nous… — Hein ? Mais comment ? — On est quatre, dont trois mecs, contre trois, dont un cul-cousu juste bon à servir d’p-punching b-ball. — Eh ben dis donc ! murmura Marc, sidéré. — Y aurait qu’à les prend’ par surprise, quand y s’raient deux dehors, un dedans. — Avec quoi ? — J’pourrais bricoler un truc qu’aurait l’air dangereux, t’en fais pas. — Et si Chen était armé ? — Qui emmènerait un flingue sur Mars ? — Ben, les Chinois, j’sais pas. — On prendrait les deux couchettes, toi et moi, continua rapidement Raoul. On laisserait les deux biologistes ici, à travailler sur leur magmars ou ce qu’ils veulent. On rentrerait avec une femme chacun. — Seigneur ! — Tu sais, j’y ai bien réfléchi, poursuivit prudemment Raoul, la diction soudain plus précise. Ça se tient, non ? — Eh ben… — On aurait ce qu’on veut, et Axy aussi, du coup. D’accord, c’est la fusée de l’AirbusCorp qui rentrerait, mais c’est nous qui serions à bord. On ramènerait tes cailloux, les échantillons de Julia, morts, c’est sûr, mais les vrais de vrais spécimens. Avec trente milliards de dollars dans les fouilles, Axy aurait de quoi régler le problème juridique pour nous. — Seigneur ! Ben, j’sais pas trop. — Réfléchis-y. C’est tout ce que je dis. — Et s’y nous j’taient en prison ? — Tu sais qui mène la danse, sur Terre ? Y a pas d’justice, qu’des juristes. Et ça, Axy en a à revendre. — Pour les gars qui lui rapporteraient le pactole. — Exact. Avec de la sauce au magmars, ajouta Raoul en ricanant. — Ouais je… j’sais pas. — Écoute, on est crevés. — Et on s’est soûlés à la tequila bon marché. — La meilleure tequila qui soit ! — Si c’est ça la meilleure… Waouh ! — Écoute, la nuit porte conseil. On en reparle demain. — Ouais, bon… d’accord. Des bruits de chaises, de portes ouvertes et fermées. Viktor se leva, alla discrètement verrouiller la porte, qui les isolerait parfaitement du vide si nécessaire. — Seigneur ! dit-elle. Qu’est-ce que… ? — Des paroles d’ivrognes. Ça n’ira peut-être pas plus loin. — Mais… et si… ? — J’y mettrai bon ordre. — Comment ? — Je ne sais pas, mais il y a des moyens. Des trucs de commandant. — Ah bon ? Lesquels, par exemple ? — Tu as entendu Raoul ? Il ne voit pas pourquoi on emporterait une arme sur Mars… 31 30 janvier 2018 Julia dut prendre son courage à deux mains pour entrer dans l’espace commun, le lendemain matin, au petit déjeuner. Elle était dans ses petits souliers. Elle se demandait quelle tête feraient Marc et Raoul, et la présence de la caméra la gênait. Ils avaient décidé, Viktor et elle, de mettre sa voix rauque sur le compte d’une conséquence différée de sa course dans le vide. Mais mieux valait parler le moins possible. Ce qu’elle était doublement disposée à faire. Viktor et Raoul étaient déjà à table et lisaient leurs journaux électroniques en échangeant les nouvelles intéressantes. Elle eut un instant de surprise en voyant Raoul boire son café dans une de leurs chopes en plastique, puis elle se rappela qu’il avait cassé la sienne. Il avait l’air tendu, distant, mais il était comme ça depuis l’échec du test. Les psychologues tenaient à ce que les membres de l’équipage reçoivent tous les jours des nouvelles de la Terre, en plus des informations relatives à la mission que leur concoctait le service communication d’Axelrod. C’était destiné à réduire leur sentiment d’éloignement. Chacun avait donc choisi un journal et les suppléments qui l’intéressaient. Raoul était plongé dans le Los Angeles Times, qui consacrait un dossier spécial au football sud-américain. Viktor lisait le London Times, et était absorbé dans la géopolitique européenne et le football. Tout en réparant l’ERV, ils passaient le plus clair de leur temps à parler foot. Marc était fidèle au Dallas Times, le journal de sa ville natale. Il s’intéressait à la plupart des sports populaires aux États-Unis, surtout le volley, dont il était un connaisseur enthousiaste. Un genou amoché, au moment critique, l’avait empêché de passer professionnel. Julia avait souvent failli périr d’ennui en l’entendant parler statistiques, actions de jeu et changements de règles. Mais c’était un savant brillant, cultivé, et elle essayait de maintenir leurs conversations sur le plan professionnel. Et puis elle aimait sincèrement Marc. Il lui rappelait son frère Bill, qui lui manquait tant, en moins casse-cou. Julia avait opté pour le Sydney Morning Herald. Un peu pour rire, pour voir le monde par les yeux des Australiens, et puis pour rester sur la même longueur d’ondes que ses parents, à Adélaïde. Il y avait un article superficiel sur elle – la fierté des Australiens, sur Mars ! –, sur la forme de vie martienne et d’interminables spéculations. Cet article n’avait pas été retenu dans la sélection qui lui était destinée. Il y en avait probablement des milliers d’autres du même genre : beaucoup d’invention, pas beaucoup d’informations. Elle s’éclaircit la gorge et articula un « Bonjour », pour voir. Ce fut une sorte de croassement. Raoul leva les yeux et la regarda en fronçant les sourcils. Elle eut un sourire, un haussement de sourcil et alla se faire du thé. Elle jeta un coup d’œil furtif à la caméra et constata avec soulagement que le petit voyant rouge était éteint. Normal. À un moment donné, hier soir, Raoul et Marc avaient dû l’éteindre. Elle se demanda fugitivement quelle partie de leur conversation avait été envoyée à l’interface terrestre avant qu’ils ne pensent à cet œil électronique, toujours ouvert. Les psys devaient être sur les dents, ce matin-là, s’ils avaient reçu une partie de l’échange. En tout cas, c’était une aubaine pour elle. Le thé brûlant apaisa momentanément le feu de sa gorge. Elle s’assit à la table et regarda la page des bandes dessinées. Récemment, Viktor avait suivi attentivement deux mini-soulèvements auxquels l’armée allemande avait mis bon ordre. Malgré l’inimitié traditionnelle entre l’Allemagne et la Russie, il approuvait chaleureusement le fait que les Allemands jouent le rôle de gendarmes de la Nouvelle Europe. « Ils veulent jouer les gros bras, disait-il, eh bien, qu’ils assument. » Julia réussit à émettre quelques grommellements aux moments appropriés et se plongea dans ses mots croisés. L’effet de l’antalgique et du thé commençait à se faire sentir. Elle se sentait de nouveau humaine. Lorsque Marc apparut enfin, pas rasé et les yeux rouges, Raoul et Viktor en étaient déjà à leur deuxième café. Pour les gens puissamment motivés comme les astronautes, le matin était normalement un moment agréable, plein d’optimisme et de projets pour la journée. Leur niveau d’énergie était au maximum, et ils échangeaient des remarques amusantes tirées de la lecture des journaux. Julia espérait sans trop y croire que ce serait la même chose ce jour-là. — B’jour, Marc ! fit-elle avec une feinte jovialité. Il grommela quelque chose et mit le cap sur la cafetière. Raoul vida son mug et le suivit. Ils parlèrent, leurs paroles assourdies par le bourdonnement du four à micro-ondes. Julia jeta un rapide coup d’œil à Viktor, mais il était absorbé par sa lecture. Il y avait de l’orage dans l’air, elle le sentait. Pour s’occuper, elle prit un paquet de cartes – le quatrième, ils en avaient déjà usé trois depuis le début de la mission – et commença une réussite. Pendant un moment, après le retour de Marc et Raoul, on n’entendit que le claquement des cartes. Viktor regardait obstinément son ardoise. Il ne leur fournirait aucune ouverture. Le silence s’éternisait. Pour finir, Raoul dit, en regardant Viktor : — Nous voudrions parler de celui qui repartira avec l’équipage de l’AirbusCorp. — Qui ça, « nous » ? demanda Viktor en levant les yeux. — Marc et moi. — À quoi bon discuter ? fit Viktor en haussant les épaules. Axelrod est en train de négocier avec eux, et c’est moi qui déciderai, en fin de compte, qui partira. — Nous ne sommes pas d’accord avec ça, fit Raoul en fronçant les sourcils. Nous voulons une décision plus égalitaire. — Écoute, Viktor, intervint très vite Marc. Tu as été parfaitement équitable, jusque-là, dans la répartition des tâches. Tu n’as pas favorisé Julia, tout le monde le sait. Mais cette fois, c’est différent. Tu ne peux pas prendre cette décision sans faire intervenir des considérations personnelles. — Ouais, fit Raoul. Ça pourrait être une question de vie ou de mort. Mais nous ne sommes pas en guerre et nous ne nous soumettrons pas à une décision autoritaire, comme sur un champ de bataille. Chacun de nous a un droit équivalent sur cette couchette. — Je vous rappelle que le commandant de l’AirbusCorp revendique le droit de choisir, répondit posément Viktor. — Ce n’est pas Chen qui m’inquiète, grommela Raoul. Et je ne voudrais pas que ça tourne à la bagarre. Tirons à la courte paille. Comme ça, j’aurai une chance sur quatre de rentrer à la maison et de voir mon fils. — Je suis d’accord, insista Marc. C’est la façon la plus juste de procéder. — Moi, je pense comme Viktor que nous devrions utiliser d’autres critères que le hasard, intervint Julia. — Ben tiens… commenta Marc. — Je vous rappelle que cette place m’a été proposée et que je l’ai refusée ! fulmina Julia. — C’est ce que tu dis, rétorqua Raoul. — Ouais, pourquoi tu aurais fait ça ? — Quoi ? releva Julia, furieuse. Vous insinuez que je ne l’aurais pas fait ? — C’est juste que j’ai du mal à y croire, vu la façon dont tu nous as raconté ça, dit Raoul. Tu es sûre que tu n’as rien oublié ? — Comme quoi, par exemple ? demanda-t-elle. — Comme une sorte d’accord pour dire non en public, et que Viktor te choisisse, répondit Raoul en haussant les épaules. — Ou Axelrod, continua Marc. Tu es sa chouchoute. Je n’oublie pas comment il m’a balancé quand tu le lui as demandé. — D’une façon ou d’une autre, tu rentres à la maison et tu passes pour une héroïne, fit sinistrement Raoul. — Je ne peux pas le croire ! s’exclama Julia. J’ai envoyé balader Chen parce que je ne trouvais pas ça bien, et voilà. De toute façon, la seule chose qui l’intéresse, c’est le biomars, pas moi. J’imagine qu’il demandera la même chose à chacun de vous, à tour de rôle. Et d’après ce que j’entends, vous n’hésiterez pas longtemps, tous les deux, à vendre le reste de l’équipage ! Elle les regarda d’un œil noir. — D’accord, on tire à la courte paille, prononça calmement Viktor. — Hein ? s’exclama Julia, stupéfaite. Viktor, qu’est-ce que tu fais ? — L’incertitude est en train de nous déchirer. Mieux vaut savoir. — Ce serait mieux, fit Raoul avec un sourire, visiblement soulagé. — Où est le balai, pour les brins de paille ? demanda amèrement Julia. — Ouais, qu’est-ce qu’on prend ? demanda Marc en regardant autour de lui. Nous n’avons pas de pailles, en réalité. — On joue à la roulette russe avec les cartes, répondit Viktor. C’est la vieille tradition militaire russe pour mettre fin aux différends. — Hon ? Viktor prit le paquet de cartes étalé sur la table, les tria, prit l’as de pique, le leur montra. — C’est la courte paille. Je la remets dans le paquet, dit-il en leur faisant la démonstration. Je bats les cartes, celui qui coupe prend une carte. Les mauvaises cartes ne sont pas remises dans le jeu. On bat après chaque tirage. C’est celui qui tire l’as qui gagne. — Ça me paraît correct, répondit Raoul. — Moi aussi, acquiesça Marc. — Julia ? demanda Viktor. Tout le monde doit être d’accord. — C’est dingue. On se croirait dans un vieux film nul. — Julia n’est pas obligée de jouer si elle a déjà refusé la couchette, fit Raoul. J’aurai de meilleures chances, comme ça. — Tout le monde joue, ou alors personne. Tout le monde doit être à égalité, décréta Viktor. — Eh bien, Julia ? demanda Marc. Sacré nom… ! Qu’est-ce que Viktor attend de moi ? Il veut que j’accepte, ou que je refuse ? Je n’arrive pas à deviner, ce coup-ci. C’est comme au poker, je ne sais jamais quand il bluffe. Enfin, il l’aura voulu… — D’accord, dit-elle à regret. Viktor leur montra ostensiblement l’as de pique, le remit dans le jeu, battit les cartes et posa le paquet devant Raoul. — Allez, tu coupes et tu tires. Julia était fascinée malgré elle. — Sept de carreau, annonça Raoul. Carte de merde ! — Toutes pareilles, sauf une, fit Viktor en rebattant le jeu et en le passant à Marc. À toi. Tu coupes et tu tires. — Le valet de pique. Pas mieux. C’était le tour de Julia. Oh, mon Dieu ! c’est sérieux ! Nous sommes vraiment en train de faire cette dinguerie ! Avec un sentiment d’irréalité, elle coupa le jeu, hésita, retourna la carte. Un as noir. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Non… — L’as de trèfle, s’entendit-elle dire. Elle le posa sur la pioche et se tassa sur sa chaise. Viktor tira le quatre de pique. Ils continuèrent à jouer comme si rien d’autre au monde n’avait d’importance. Ils en étaient au troisième tour quand la tonalité annonça l’arrivée d’un message. Julia fit mine de se lever. — Laisse tomber, grommela Raoul. C’est probablement les écouteurs aux portes qui veulent savoir pourquoi on a coupé le circuit TriVid. Elle haussa les épaules et se rassit. C’était son tour de prendre une carte, de toute façon. La Terre attendrait. La pioche montait régulièrement. Cinquième tour. Rien. Raoul jurait plus violemment à chaque mauvais tirage. Sixième. Septième. — Ce putain d’as n’est pas dans le jeu ! ronchonna Marc. Julia ne voyait pas comment tout ça finirait. Elle se sentait vidée par la tension. Elle cessa de s’intéresser aux cartes pour regarder ses compagnons. Qui étaient ces deux hommes hirsutes, frénétiques ? On aurait dit des étrangers, tout d’un coup. Viktor semblait très tendu. Il coupa le jeu, retourna la première carte. La regarda un long moment, ferma les yeux et poussa un soupir de soulagement. — L’as de pique, annonça-t-il lentement en le retournant de sorte que tous puissent le voir. 32 29 janvier 2018 Ils mirent plusieurs minutes à mesurer les implications du tirage. Raoul plongea un nez morose dans son mug de plastique, qu’il caressait névrotiquement. Julia se demanda comment il allait tenir pendant deux ans sans voir sa famille. — Alors, Viktor, tu as gagné, fit Marc d’une voix atone. Tu voleras dans une fusée nucléaire avant moi. C’est un tournant, conclut-il avec un petit rire qui sonna comme un aboiement. — Je ne laisserai pas Julia ici. Mais c’est moi qui déciderai quoi faire de cette place. — Ouais, c’est ça, soupira Raoul, qui regarda Marc. Allez, il est temps qu’on se remette au boulot. Tu es prêt ? — Juste quelques affaires à mettre dans un sac, répondit-il avant de s’éloigner en traînant les pieds. — Où allez-vous ? demanda Julia en haussant les sourcils. — À l’ERV, répondit Raoul. — Pour quoi faire ? insista-t-elle, déconcertée. — Monter la garde sur le fuel. Ce sont les ordres d’Axelrod. Ses brefs espoirs de retour à la normale s’écroulèrent. — Je ne pense pas que ce soit nécessaire, répondit Viktor. Le patron a de drôles idées. On n’est pas dans un mauvais film de science-fiction, ici. — Peut-être, mais on ne va pas rester assis à s’interroger sur le prochain mouvement de Chen. — Tu penses vraiment qu’il va essayer de s’approprier ce carburant ? fit Julia, stupéfaite. — Je dis seulement que je n’ai pas envie de me poser la question. Si on reste dans l’ERV, on n’a pas à redouter qu’il tente quelque chose de bizarre. — Marc y va aussi ? demanda Julia d’une voix rauque. Mais… et ses échantillons, son travail ? Tout est ici. — Nous ne déménageons pas vraiment. Dieu sait pourtant si nous avons essayé. Julia s’éclaircit la gorge. Mais c’est qu’ils le pensent ! — Et puis il y a une autre raison, aussi, reprit froidement Raoul. Cet endroit est si petit que, quoi qu’elle ait attrapé, on risque de l’avoir aussi. Et je n’ai pas envie de ça. Surtout si ça se révèle être un microbe martien. — C’est l’équipage de l’AirbusCorp qui le lui a refilé. — Personne d’autre ne l’a attrapé. Tu es la seule à avoir été exposée au magmars. — Le biomars, rectifia-t-elle machinalement. Ouais, mon système immunitaire était effondré après l’histoire de la serre ; c’est pour ça que j’ai été la première à l’attraper. — Quoi qu’il en soit, reprit Raoul en se levant, je n’ai pas envie de passer le restant de mes jours en quarantaine. — Il serait temps de penser à l’entretien du module, dit pensivement Viktor. Nous n’avons pas respecté le programme, ces dernières semaines. — Sans blague ? ironisa Raoul. On était trop occupés à essayer de se tirer d’ici. — Ce n’est pas une critique, juste une remarque. — Établis le programme, tiens-nous au courant ; on reviendra tout de suite, dit Raoul, par-dessus son épaule. Julia entendit claquer la porte de sa cabine. — Et merde ! dit-elle. Moi qui pensais que c’était fini. — Dis plutôt que ça ne fait que commencer. — Ils ont sauté sur le premier prétexte pour quitter le module. — C’est aussi ce que je pense. Le voyant rouge signalant l’arrivée d’un message clignotait obstinément. — Et zut ! le message de tout à l’heure ! On l’avait complètement oublié, celui-là ! Axelrod soliloquait en faisant les cent pas, l’air particulièrement crispé. « Hé, que se passe-t-il ? Il y a près de douze heures qu’on n’a pas de nouvelles de vous ! Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous savez que je me fais un sang d’encre pour vous, les gars. Et… Enfin, je me suis déjà excusé de ne pas avoir envoyé l’ERV de secours. Je me démène pour vous faire rentrer, mais les options sont plutôt limitées à ce stade, dit-il en faisant la moue. L’AirbusCorp campe sur ses positions. Ils n’oseront pas demander ouvertement les échantillons de Julia, nous les jetterions en pâture aux médias s’ils osaient, et ils perdraient toute chance de remporter la prime. Le chantage n’est pas un jeu d’enfants, vous comprenez. » Il cessa de tourner en rond pour regarder la caméra. « Je craignais que vous ne désapprouviez les termes de ma négociation avec l’AirbusCorp. Quand vous avez coupé la caméra, j’ai pensé que vous aviez peut-être pris les choses en main ou je ne sais quoi », dit-il avec un rire étranglé. Pourquoi a-t-il pensé ça ? Peut-être tous les hommes sont-ils pareils. Ou bien quelqu’un a parlé à son conseiller personnel, parce qu’il doit bien en avoir un. « Alors ne perdez pas le contact, les gars. J’imagine à quel point ça doit être dur, et ça me rend vraiment malade… Enfin, pour parler d’autre chose, les relations publiques sont d’accord pour appeler la découverte de Julia le biomars. Tout le monde sur cette planète en est dingue. C’est un sacré truc que nous tenons là ! Les Nations unies vont débattre du retour de la vie martienne sur Terre. Comment pourraient-ils l’empêcher ? Enfin, il est question d’une quarantaine permanente, en orbite, ou pire. En attendant, tous les labos voudraient faire main basse sur ces échantillons. Alors, qu’en pensez-vous ? Si nous laissions les savants combattre les dingues du PEPA ? Julia, vous avez des idées sur la question ? » — Tu parles, que j’en ai, des idées ! dit-elle aigrement. « Alors, j’espère qu’on aura bientôt de vos nouvelles, les gars. D’accord ? » Fin de la communication. — Qu’est-ce que tu vas lui dire ? demanda Julia. À propos de ce matin ? — La vérité, c’est tout, répondit fermement Viktor. Mais je ne proposerai rien. Et je vais le faire en direct, pour qu’il voie bien que nous n’avons rien à cacher. Elle resta assise derrière lui pendant tout le temps de l’émission. Elle fit même un signe amical, mais ne dit rien. — Hé, patron, du calme ! commença Viktor. La caméra était restée accidentellement éteinte toute la nuit. Nous venons juste de la remettre en marche. Jusque-là, c’était vrai. Ils l’avaient remise en marche à contrecœur, d’ailleurs. En dehors de l’intimité que leur conférait le fait de la laisser éteinte, ça leur donnait aussi l’impression d’être loin de la Terre, ce qui, curieusement, les détendait. — Il n’y a rien qui cloche ici, comme vous pouvez le voir, continua platement Viktor. Enfin, en dehors de l’ERV. Nous pensons que vous êtes sur la bonne voie avec l’AirbusCorp, et je suis ravi de vous laisser mener les négociations. « Je », pas « nous ». Mais il ne le remarquera peut-être pas. — C’est vous les professionnels de la négociation, continua Viktor. Comme vous l’avez demandé, Marc et Raoul se sont installés dans l’ERV pour garder le méthane. Comme ça, toutes les options restent ouvertes. Nous ne cédons rien de notre côté. Si seulement il savait à quel point c’est vrai ! — À vous de négocier autant de couchettes que possible dans la fusée. En tant que commandant, j’effectuerai le choix final de l’équipage. Nous sommes tous d’accord là-dessus. Hmm, joli, se dit-elle en admirant sa subtilité. Pas de doute, il était vraiment à l’aise dans le commandement. — L’équipage de l’AirbusCorp n’a pas repris contact après la visite d’hier. Nous avons des capteurs près de leur appareil, et ils s’apprêtent à faire fondre l’eau du pingo. Ils disposent les tuyaux et les raccordent à leur réacteur. Quant à nous, nous avons de l’entretien à prévoir, poursuivit-il avec un sourire radieux. Nous l’avons négligé pour porter tous nos efforts sur la réparation de l’ERV. Nous aurons bien besoin de l’aide des techniciens pour être sûrs que nous n’oublions rien. Elle admira la décontraction de Viktor. C’est peut-être sa façon de gérer le problème. La routine est toujours apaisante. Julia était épuisée. La grippe et les soucis se combinaient pour la plonger dans une sorte de léthargie. Après le départ de Marc et Raoul avec la Jeep martienne, elle avait décidé de se terrer dans sa cabine, de lire les e-mails qui s’accumulaient et de rattraper son retard de correspondance. Et puis c’était un bon prétexte pour ne pas traîner devant la caméra. Ça leur faisait drôle de se retrouver seuls dans le module. Ça leur était déjà arrivé, quand Marc et Raoul partaient en excursion prolongée avec le rover, mais cette fois, c’était différent. Ils ne parlaient pas dans les espaces communs, par habitude, ils gardaient ces conversations pour les moments où ils étaient dans leur cabine, hors de portée des oreilles et des caméras. Elle alla se coucher tôt, avec le mug de chocolat chaud rituel. Viktor la rejoignit peu après en disant : — C’est trop tranquille, dehors. — C’est un peu inquiétant, oui. Pourquoi crois-tu qu’ils soient partis, en réalité ? — C’est plus facile de faire des plans quand on est tout seuls. — Tu crois qu’ils ont vraiment l’intention d’attaquer la fusée atomique ? — Raoul est très malheureux, mais il n’est pas dingue. — Ouais. Je crains plutôt qu’ils ne tentent de conclure un accord avec l’AirbusCorp. — En négociant quoi ? — En négociant qui, tu veux dire. — Ah, les femmes ! fit-il en se redressant sur un coude. Dis-moi à quoi tu penses. — Pour commencer, nous avons tous remarqué Marc et Claudine. Peut-être Raoul préfère-t-il savoir Marc à un endroit où il peut le surveiller. — Oui. Bien raisonné. Mais… Gerda et Raoul ? — Je ne vois rien d’intéressant de ce côté-là, répondit-elle en secouant la tête. Je me rappelle l’avoir vue une ou deux fois avec des Allemands. Mais nous n’avons jamais eu de conversation personnelle, et j’ignore ce qu’elle aime au fond. — Huit mois dans une fusée, ça peut changer les goûts. — C’est sûr. Mais nous ne connaissons rien de leur arrangement, à bord de la fusée nucléaire. — Nous devrions être vigilants sur la question, à partir de maintenant. — Oui, je pense aussi. Heureusement que tu as gagné, ce matin. J’étais tellement soulagée. Quelle chance ! — Un grand commandant ne s’en remet jamais à la chance. — Comment ? — Marc avait raison. L’as n’a jamais été dans le jeu. — Viktor ! Ne me dis pas que tu as triché ! Un gentleman ne triche pas aux cartes ! — Je ne suis pas un gentleman. Je suis commandant. — Oh que je suis choquée ! fit-elle, la main sur le cœur, dans une attitude vertueuse. Je n’aurais jamais cru que tu puisses faire quelque chose d’aussi bas et mesquin ! Mais tu avais l’air tellement soulagé quand tu as retourné l’as, fit-elle en fronçant le sourcil. J’aurais juré que tu étais sincère. — Je l’étais. Je n’étais pas sûr que le truc marcherait. Je ne l’avais fait qu’une seule fois, avant. 33 31 janvier 2018 Le lendemain matin, Julia se sentait bien mieux. Le choc initial passé, elle avait reconnu qu’elle était la proie du plus banal des virus terriens. Viktor ne paraissait pas l’avoir attrapé, mais ils échangeaient rarement leurs rhumes. En fait, ils se demandaient en plaisantant si c’était bon ou mauvais pour leurs futurs enfants : soient ils n’attraperaient rien, soit ils auraient deux fois plus de rhumes que les autres gamins. Ils traînèrent un peu à table, après le petit déjeuner, savourant le plaisir d’être seuls. Elle pensa à appeler l’ERV juste pour dire bonjour, mais Viktor l’en dissuada d’un mouvement de tête. Il appréciait manifestement leur intimité. Elle se rendit compte qu’avec les autres il était toujours en représentation : Viktor, le commandant, pas l’homme. Se retrouver ensemble, comme ça, lui rappelait la vie quand ils étaient sur Terre, il y avait si longtemps. Ils en profitèrent pour se montrer un peu plus câlins, chose qui lui manquait depuis les longs mois de promiscuité forcée. Elle se permit même de lui faire un baiser dans le cou alors qu’il lisait son London Times. — Mmm, ronronna-t-il. C’est qu’on s’y habituerait facilement. — Dis… fit-elle en tendant le doigt. Ils prennent la Jeep. Marc et Raoul s’éloignaient déjà dans le rover léger, ouvert. — Ils vont vers le nord, commenta Viktor. — Vers la fusée. — Il y a d’autres choses, au nord, dit-il en haussant les épaules, la dissuadant ainsi d’insister. Et comme ils ne pouvaient pas faire grand-chose, au lieu de ruminer, elle s’installa dans sa couchette et consulta son e-mail. Ah, chic ! Un TriVid des parents. Elle scruta l’image avec attention. Son père avait l’air animé et content. « Salut, ma puce ! J’espère que tout va bien pour toi. Nous comprenons que ça ne doit pas être facile. Les gars d’Axelrod nous ont tenus au courant, mais je suis sûr qu’ils enjolivent la réalité. Merci de nous adresser les copies de tes e-mails concernant l’organisme vivant que tu as trouvé, c’est fascinant. On sera contents que tu nous dises ce que tu en penses quand tu auras un moment. » Oups ! Depuis quand ne leur ai-je pas envoyé de message personnel ?… Près d’une semaine ! La bonne petite fille dans toute sa splendeur ! Elle s’était soulagé la conscience en envoyant des copies de ses papiers scientifiques, mais ça ne marcherait pas éternellement… Elle retourna à son message. « Sur l’autre front, les nouvelles sont meilleures. Je suis suivi par un groupe de toubibs qui travaillent sur un protocole expérimental de traitement du cancer du foie. Pas de chimio ni de radiations, juste des ultra-sons. (Elle dressa l’oreille.) C’est eux qui ont mis au point le nettoyage des artères par ce moyen. Ils avaient pensé aux deux choses dès le départ, mais les recherches sur le cancer du foie ont pris plus de temps. En fait, c’est un peu plus compliqué que ça, mais le fond du truc, c’est qu’ils éliminent les cellules cancéreuses sans détruire les autres. C’est le principal problème avec ce type de cancer : il est intimement mêlé aux tissus sains. Ils ont procédé à des tas d’essais cliniques sur des animaux, à des tests à petite échelle sur des humains, et les résultats sont prometteurs. » Waouh ! se dit-elle. Il s’arrêta, inspira profondément. « Bref, nous retournons à Los Angeles d’ici quelques jours. Nous sommes très optimistes, ta mère et moi. Ce traitement ne risque pas de me faire de mal, et au minimum, il me fera gagner du temps. Alors ne t’en fais pas pour moi, mon chou. Tu as assez de soucis comme ça, et je ne veux pas en rajouter. » Quelques nouvelles de membres de la famille éloignée, et fin du message. Elle se leva, s’étira. Elle avait appris à tourner la page quand les problèmes étaient assumés. À quoi bon s’angoisser pour rien ? Elle allait s’amuser un peu. Elle revêtit son scaphandre pressurisé pour aller à la serre. Elle avait hâte de changer de décor. — N’enlève pas ton casque, lui dit Viktor d’un ton sévère. Je te surveille ! La serre lui parut plus accueillante que jamais. Une oasis de verdure dans un désert rouge… Sauf que les plantes avaient gelé pendant la nuit suivant la dépressurisation. Des tiges mortes, brunâtres, pendaient sur les fils qui les supportaient. Elles avaient crevé sur place. — Viktor, appela-t-elle sur le système audio, pendant que tu t’occupes du programme d’entretien, prévoie de replanter dans la serre, le plus vite possible. — C’est noté. Tout est mort ? — À peu près. Je n’ai pas fait l’inventaire, mais je ne vois pas une seule pousse verte. Après avoir vérifié les constantes de l’atmosphère intérieure, elle ouvrit la visière de son casque et renifla, pour voir. C’était l’air du module, avec une légère odeur de végétation. Elle soupira. Ça ne sentirait plus le frais tant que les plantes n’auraient pas repoussé. Elle s’approcha du châssis que Viktor avait réparé. Il avait renforcé les joints et ça avait l’air de tenir. Elle regarda à travers la paroi transparente… … et n’en revint pas de ce qu’elle voyait. Un combat de formes minuscules… et même – oui ! – des couleurs. Pâles, mais des couleurs. Dans le fond se trouvait la pousse pareille à une tige de céleri. Sous le brumisateur qui diffusait les nutriments s’était formée une petite mare couverte par une mousse rosâtre. Je parie qu’elle grouille de « daphnies », comme les appelait Marc. Au centre de la boîte se trouvaient des filaments bleu pâle emmêlés. La surface restante du thalle était lisse, bosselée par endroits. Il était plus grand qu’avant la dépressurisation. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Comment ces masses pâles de biomars avaient-elles pu engendrer cette diversité ? Elle voyait deux possibilités. Soit le thalle était une communauté d’organismes diversifiés, assez vaste pour exprimer sa véritable complexité. Les microbes de la Terre avaient des systèmes chimiques qui leur permettaient de contrer leurs voisins. S’ils étaient assez nombreux, les microbes produisaient de nouveaux gènes et revêtaient différentes caractéristiques. Soit… c’était un seul et unique organisme d’une extrême plasticité ; et de faibles variations de l’environnement pouvaient provoquer des modifications radicales de l’organisme. Comme les moisissures du bois. Elles passaient l’essentiel de leur vie sous forme de cellules vagabondes, parcourant leur paysage de bois humide, à la façon des amibes familières. Mais une goutte d’eau provoquait chez elles un changement radical de comportement et de morphologie. Utilisant des attracteurs chimiques, de grands nombres de cellules individuelles s’agrégeaient et se différenciaient, formant une structure reproductive élaborée, d’une grande beauté et vivement colorée. Hmm… Réflexion faite, c’est aussi un effort collectif. Elle reprit les lamelles de microscope qu’elle avait préparées. Ces types de cellules avaient vraiment l’air différents. Mais le modèle de la moisissure humide était aussi séduisant. Elle n’avait pas assez de données pour décider. Deux têtes auraient beaucoup mieux valu qu’une seule… Satané Chen ! Nous aurions pu travailler ensemble sur cette découverte, plutôt que de régler ça à la pointe de l’épée, non ? Ce qui l’avait vraiment surprise au cours de la descente dans l’évent, c’était la taille et la complexité des structures. On se serait cru trois millions d’années plus tôt, au bon vieux temps du Précambrien, quand les bactéries anaérobies régnaient sur Terre. À l’exception des stromatolites de la région de Perth, les bactéries anaérobies terrestres étaient minuscules et menaient essentiellement une existence solitaire. Même les biofilms, ces communautés de bactéries, étaient microscopiques. Sur Terre, la palme de l’évolution était revenue aux animaux aérobies. Avec leur énergie supérieure, ils avaient dévoré les organismes bactériens. Mais là, c’étaient les anaérobies qui menaient le bal, après avoir évolué en de nouvelles formes. Voyons… Les marsupiaux australiens constituaient peut-être une meilleure analogie : des vertébrés à fourrure, mais pas des vrais mammifères. Leur croissance était plus lente que celle des animaux à placenta, comme les rongeurs, et ils avaient disparu de la surface de la Terre, sauf dans l’énorme île isolée qu’était l’Australie. Débarrassés de concurrents supérieurs, ils avaient peuplé un continent entier, et évolué en des formes supérieures rigoureusement uniques comme les kangourous, les wombats et l’ornithorynque avec son bec de canard. Était-ce ce qui s’était passé sur Mars ? Une planète sur laquelle les plantes n’avaient pas eu le temps d’évoluer parce qu’elle s’était refroidie trop vite, de sorte qu’elle ne s’était jamais dotée de l’atmosphère nécessaire pour empoisonner les formes de vie originelles ? N’ayant pas à lutter contre les amateurs d’oxygène et leur énergie supérieure, les anaérobies avaient lentement colonisé, évolué, prospéré. De rapides calculs montraient que le volume des cavernes chaudes creusées dans les profondeurs de Mars devait être plus ou moins comparable à la surface habitable de la Terre. Ça faisait beaucoup de place pour essayer de nouveaux schémas. L’évolution aurait-elle apporté la même réponse à l’énigme de la survie sur Mars et sur la Terre ? Quelque chose la titillait à la limite de sa conscience, mais quoi ? Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Un mouvement attira son regard, au-dehors. La Jeep revenait, avec ses deux passagers en scaphandre, retournait vers l’ERV. Elle soupira intérieurement. Ils n’étaient pas différents ici de ce qu’ils étaient sur Terre. Des bouffeurs d’oxygène insoumis, perpétuellement rivaux. Passionnés. Motivés. Ils n’étaient qu’un microcosme des combats et des rivalités plus vastes de leur planète d’origine. 34 1er février 2018 — Hé, hé, hé, mais c’est très intéressant, ça… dit Marc. Il effectuait un téléchargement de routine à partir des capteurs qu’ils avaient laissés sur divers sites, dans le but, surtout, de relever les données à distance en hiver. Malgré le rafraîchissement des relations entre Viktor et Julia d’une part et Marc et Raoul de l’autre, ils étaient tous bien conscients de la nécessité de poursuivre les travaux de maintenance. Pendant près de deux ans, leur survie avait été suspendue au bon fonctionnement du matériel. Raoul et Marc étaient arrivés un peu plus tôt dans la Jeep, et Raoul s’était rapidement mis à la vérification du système de survie. — Ouii… ? fit Julia en levant le nez de son ardoise. — Le rover de l’Airbus est garé devant l’évent. C’est donc là qu’ils sont allés. — Quoi ? Je ne comprends pas. — On est passés les voir, hier, Raoul et moi, mais Claudine était toute seule. Et elle n’a pas voulu nous dire où étaient les deux autres. Maintenant nous savons pourquoi. — Qu’est-ce qu’ils foutent là-bas ? Tu les vois ? — Nan. Juste leur rover, et un dispositif d’escalade. À mon avis, ils sont dedans. Elle se leva d’un bond. — Chen ! Le fils de pute ! Je ne peux pas le croire ! La dernière fois qu’on s’est parlés, on devait y aller ensemble. — Comment ça ? — Je devais y retourner avec lui. Je pensais que l’idéal était de redescendre à deux biologistes, tu comprends. — Le patron est au courant ? — Pas encore. Il sait que j’ai parlé biologie avec Chen, que je lui ai montré mes travaux. Et que j’ai refusé d’échanger les échantillons contre un billet pour la Terre. Je regrette maintenant de lui avoir parlé. Si j’avais su ce qu’il allait faire… — Bah, il aurait trouvé l’évent, avec ou sans toi. — Je ne lui ai pas dit où il était, ni à quoi ça ressemblait à l’intérieur. On a juste parlé biologie. — Alors, comment l’a-t-il trouvé ? — Il a probablement suivi nos traces. Il savait d’où on venait quand ils se sont posés. On pourra toujours leur poser la question. — Alors il ne sait pas ce qui l’attend. — Pas en détails. Je lui ai dit que c’était glissant et dangereux, que c’est là que Viktor s’était blessé. Je lui en voulais encore, à ce bâtard, je voulais lui tirer les vers du nez, pas l’aider à remporter la prime. — Eh bien maintenant on est baisés, répondit Marc d’un ton las. C’était notre dernier atout. Dans son journal de Sydney, il y avait un article à sensation sur la « grippe martienne ». — Quoi ? s’écria-t-elle. Écoutez ça : « Julia Barth entre la vie et la mort après avoir été contaminée par la forme de vie martienne… » Mais où sont-ils allés pêcher ça ? — Axelrod avait dit : pas de fuites, fit Viktor. Comme Raoul effectuait ses travaux d’entretien dans le module, ils improvisèrent aussitôt une réunion. — Je n’en ai parlé qu’à mon conseiller personnel, dit-il. — La fuite viendrait donc de là, conclut Viktor. — C’est ce que nous soupçonnions déjà, fit Marc. — Quelle merde ! fulmina Julia. Nous ne pouvons plus faire confiance à personne, maintenant. — Il vaudrait peut-être mieux rester sur nos gardes. — Ça va déclencher une tempête, sur Terre, avança Marc. Ça en déclencha une, et mahousse. La lecture des informations même « filtrées » lui faisait mal au ventre. Axelrod revint bientôt, navré de la fuite. — Un journaliste de la presse à scandale a donné un million au conseiller de Raoul pour cette histoire, leur raconta-t-il rageusement. Il a dit que, de toute façon, il ne voulait pas rester là plus longtemps à écouter crever Raoul. Le salaud ! — Je me demande si Axelrod n’était pas au courant avant… supputa Marc. — Tu veux dire qu’Axelrod aurait communication de nos entretiens avec nos conseillers ? avança Viktor. — Possible. Ça expliquerait bien des choses, reprit Marc. — Nous ne pouvons pas en être sûrs, reprit Raoul. L’ennui, c’est que maintenant nous ne savons plus à qui nous fier. La suite du discours d’Axelrod ne changea rien au problème : Julia sentait se rapprocher le cauchemar de la panique et de la mise en quarantaine. Ils prenaient le thé ensemble, cet après-midi-là, dans une atmosphère morose, lorsque le blong ! signalant l’arrivée d’un message tira Julia de sa rêverie. Elle sursauta. Un appel d’urgence ! Mais de qui ? La voix de Claudine leur parvint, faiblement audible, mais tendue, dans le silence soudain. — Hello ! Il y a quelqu’un, au module ? J’ai un problème, là. Gerda et Chen sont partis avec le rover et ils ont raté le deuxième appel de sécurité. Vous pouvez faire quelque chose ? Marc, qui était le plus près de la console, se dévoua : — Où sont-ils ? demanda-t-il calmement, tout en sachant pertinemment que le rover n’avait pas quitté l’évent. — Ils sont à une vingtaine de kilomètres au nord, près de l’évent où Julia a trouvé la forme de vie. Ils sont redescendus ce matin et je n’ai pas de nouvelles d’eux depuis. — Redescendus, hein ? Il y a longtemps qu’ils sont là-bas ? — Depuis hier. Ils ont effectué une reconnaissance dans l’après-midi, puis ils se sont préparés à descendre plus loin aujourd’hui. On avait un rendez-vous radio vers midi. Ils ont pris des bouteilles d’air comprimé de rechange, mais ils sont sur leur réserve, maintenant. Ils sont peut-être coincés en bas, dit-elle d’une voix qui monta dans l’aigu, puis s’étrangla. Un bref silence. Julia éprouva une succession d’émotions contradictoires : l’inquiétude, la compassion, la colère, l’envie, une vive satisfaction, puis de la honte. Dans son tumulte intérieur, elle entendit Marc répondre de sa voix traînante : — Ah, Claudine, on en parle et on te recontacte. — Je t’en prie, ne traîne pas trop. Ils risquent de mourir, là-bas. Ce n’est pas notre faute, ce n’est pas nous qui fixons les règles de cette expédition. — Ouais, nous non plus. Mais on n’est pas tout près de l’évent. Il coupa la communication, se retourna sur sa couchette et regarda les autres d’un air interrogateur. — Alors ? — Bien fait pour eux ! explosa Julia. Je l’avais averti, ce petit salaud d’enfoiré, que c’était dangereux ! — Qu’est-ce que vous dites de ça ? Ils comptent sur nous pour aller les aider ! s’exclama Raoul d’un ton peu amène. — J’ai refusé de leur donner mes échantillons, alors ils sont allés en chercher, conclut Julia. Et ils en ont payé le prix. — Ils n’ont que ce qu’ils méritent, acquiesça Marc. — Première chose à faire, coupa doucement Viktor en levant les mains, vérifier s’ils ont vraiment besoin d’aide. Julia inspira profondément et attendit que sa colère retombe. Du calme… Elle lança enfin un sourire reconnaissant à Viktor. — Bon, dit-elle. Des idées ? — Essayer de les contacter par radio. Revérifier les capteurs. — Oui, mon commandant, fit Marc en se retournant vers la console. Nous ne connaissons même pas leur fréquence radio. Ils tenaient tellement à ce que leurs plans restent secrets… Bon, ben, je n’ai plus qu’à balayer toute la bande, hein ? Ils attendirent sans bouger. Julia avait les idées en révolution. — Situation inchangée, annonça-t-il après trois longues minutes. — Ils ont peut-être tout simplement des problèmes de câble, avança Julia. On a vite fait de s’emmêler avec ces scaphandres. — C’est peut-être un faux appel de détresse, pour nous éloigner pendant qu’ils nous fauchent notre carburant, risqua Raoul. — Qu’en feraient-ils ? objecta Marc. — C’est vrai, la course est finie, répondit Viktor. — Pas tout à fait, grommela Raoul. Vous oubliez les échantillons de Julia dans la serre ? — Ils sont dans l’évent, souligna Marc. Ils peuvent en ramasser tant qu’ils veulent. — Comment aurions-nous pu deviner où ils étaient ? rétorqua Raoul. Tout plutôt que de revoir ce regard méprisant. Julia réfléchit à toute vitesse. Après les accidents, Viktor s’opposerait automatiquement à ce qu’elle retourne à l’évent. C’était peut-être l’occasion qu’elle attendait. — Bon, si deux d’entre vous restent ici, les autres ne pourront pas nous rendre une visite surprise, en admettant qu’ils ne soient pas à l’évent. Et nous pourrions aller, Marc et moi, voir de quoi il retourne. Vérifier s’il y a vraiment un problème, ajouta-t-elle très vite, avec un coup d’œil à Raoul. Viktor se renfrogna, mais ne répondit pas. — Nous ne leur devons rien, fit âprement Raoul. D’un autre côté, la loi du désert interdit qu’on laisse quelqu’un enlisé sur le bord de la route. — Ils n’auraient pas hésité à nous abandonner, rétorqua Marc. — C’est la différence entre eux et nous, répondit Raoul. Là où j’ai été élevé, on n’agissait pas comme ça. — C’est vrai, convint Marc. Je crois qu’on n’a pas le choix. D’accord, j’y vais. Julia admira la façon dont Viktor restait en retrait pendant que l’équipe se reconstituait. Doucement… ce n’est pas gagné. — Enfin, on ne peut pas les laisser là-bas. — C’est bon, fit Viktor, comme à regret. Il faut aller voir. Mais défense de redescendre, tous les deux, compris ? Le temps que vous arriviez là-bas, il fera noir. Vous ne pourrez pas vous assurer convenablement. — Nous ne prendrons aucun risque, dit Julia. — On reste en contact radio, reprit Viktor en les regardant sévèrement. Et pas d’entourloupe ! Ordre du commandant ! 35 1er février 2018 Lorsqu’ils arrivèrent à l’évent, le ciel commençait à s’assombrir. Phobos venait d’apparaître sur l’horizon encore rouge, à l’ouest, et montait à l’assaut des étoiles. C’était un confetti blanc, à peu près trois fois plus petit que la Lune, mais Julia ne prit pas le temps de le regarder. Elle se demanda seulement si elle aurait jamais l’occasion d’admirer à nouveau ce spectacle. Le dispositif d’escalade de l’Airbus avait l’air de première classe. Il comportait un unique treuil très costaud, ce qui voulait dire que Chen et Gerda prévoyaient de descendre et de remonter à tour de rôle. — Je préfère un treuil par personne, dit Julia. — J’en avais entendu parler, mais je n’en avais jamais vu, dit Marc en haussant les épaules. Regarde un peu ça. Le différentiel passe d’un câble sur l’autre sur une simple impulsion. C’est le même principe que l’essieu arrière des voitures, en fait. Mouais. J’imagine que ça permet d’économiser du poids. Bon, où est le commutateur d’essai ? — Pendant que tu regardes, je vérifie leur circuit radio. Elle se faufila tant bien que mal dans le rover de l’AirbusCorp et tenta d’établir le contact radio. Rien. Elle ressortit très vite. Elle avait enlevé son casque pour entrer et, depuis l’incident de la serre, elle n’aimait pas le perdre de vue. — Le moteur est soit grillé, soit grippé, fit Marc dans ses écouteurs. Je n’arrive pas à le faire tourner. Ils échangèrent un regard entendu à travers leur visière. — Leurs câbles se sont peut-être emmêlés. — Mouais, marmonna-t-il. On dirait plutôt qu’ils sont restés coincés et qu’ils ont trop tiré sur le moteur. — Conclusion, on n’a plus qu’à descendre. — Voui. Vaudrait mieux prévenir la base. Viktor va hurler à la mort, mais il ne pourra pas nous en empêcher. Elle avait vu juste. Viktor hurla sur le circuit audio, ce qu’elle ne l’avait encore jamais entendu faire. — Ils savaient ce qu’ils faisaient ! Nous ne sommes pas censés les sortir de là ! C’est là que je me suis pété la guibole. S’il vous arrive quelque chose… — Je ferai très attention… — Ouais, comme moi, l’autre fois ! — Écoute, Chen était un chercheur… Elle s’interrompit net, s’avisant qu’elle avait parlé au passé. — Et s’ils ont trouvé quelque chose de vraiment important en bas ? Ils ont pu se retrouver isolés… — Je n’aime pas ça… — On va juste descendre regarder… — Il fait nuit. Il fera bientôt si froid que vous ne pourrez plus bouger le petit doigt dans vos scaphandres. — La température monte assez rapidement dans l’évent. — Pas assez pour… — La décision s’impose, Viktor. Nous y allons. — Je… Je vous interdis de… Elle coupa. Elle eut aussitôt l’impression d’avoir fait une grosse bêtise mais elle ne rétablit pas le contact. Marc avait tout entendu. Ils n’échangèrent pas une parole. Ils se contentèrent de vérifier leurs harnais, de sécuriser leurs étriers. — On emporte des bouteilles ? suggéra Marc. — Les leurs ? fit-elle en indiquant d’un mouvement de tête les bouteilles, à l’arrière du rover de l’AirbusCorp. — Mm-mm… Je pensais aux nôtres. — Pourquoi pas les deux ? Regarde : il leur en manque quatre. Ça veut dire qu’ils en ont pris deux en réserve. Elles doivent être vides, depuis le temps. — Ça va beaucoup nous alourdir, et le câble… il est étalonné pour une tonne métrique, sur Mars… Mouais, conclut-il après un rapide calcul. C’est bon, on a de la marge. Mais ça va nous encombrer. Ils accrochèrent chacun deux bouteilles à leur câble, cinq mètres au-dessus du harnais. Elle n’aimait pas l’idée de cette masse prête à s’abattre sur elle et vérifia trois fois la fixation. Ils descendirent la pente à reculons, en dévidant leur câble. Julia leva les yeux vers le dôme piqueté d’étoiles qui ne scintillaient pas. Toute chaleur fuyait la maigre atmosphère martienne. Le chauffage de son scaphandre était poussé au maximum, et elle pelait déjà de froid. L’équipage ne travaillait jamais dehors, la nuit, c’était une règle absolue, infrangible. Les pièces mécaniques grippaient, les valves se coinçaient, l’énergie des combinaisons se dissipait rapidement. Ils étaient reliés par leur câble à la pile à combustible embarquée dans le rover, mais il faudrait qu’ils s’arrêtent pour recharger leurs batteries. Elle serra les dents et se demanda si Viktor n’avait pas raison. Évidemment ! C’est complètement idiot ! Mais une autre partie d’elle-même savait que si elle repartait d’ici sans essayer de les retrouver, elle s’en voudrait jusqu’à la fin de ses jours. Elle jeta un coup d’œil à Marc tout en déroulant son câble. Ils n’avaient pas besoin de discourir. Quelque chose dans son attitude lui dit qu’il était arrivé à la même conclusion. Ils firent franchir aux bouteilles d’oxygène la pièce en Y qui canalisait les câbles en monofilament de carbone. Ils eurent du mal à positionner les bouteilles, malgré leur relativement faible poids – toujours l’inertie ! Puis ils reculèrent par-dessus le bord, remirent les bouteilles en place au-dessus d’eux et se laissèrent lentement descendre, parallèlement aux câbles de l’AirbusCorp, dans le puits d’un noir d’encre. À la lumière de leurs lampes, elle constata que Marc se déplaçait précautionneusement, en faisant très attention – avec cette concentration acquise au fil des années d’entraînement. Après la tension qui lui avait noué les tripes depuis les derniers jours, ça faisait du bien, en fait, de passer à l’action, de faire quelque chose de net et sans bavures, qui réconciliait les muscles et l’esprit. — Je me demande s’ils ont construit ce différentiel après avoir vu nos plans, murmura Marc. — Pourquoi pas ? fit-elle, un peu haletante. C’est le jeu. Dans la course, tous les coups sont permis. — Regarde-moi ça ! dit-il. En dessous d’eux brillait une douce lueur ivoire. Il faisait nuit, ce qui changeait leur vision des choses. Des volutes de brouillard montaient vers eux en ondoyant, drapant la pâle lueur dans des voiles d’une finesse impalpable. — Essaie de ne pas toucher le biomars, dit-elle. — Le magmars, tu veux dire. — Sûrement pas ! Au fur et à mesure qu’ils descendaient, la lueur devenait plus vive. Le câble de l’AirbusCorp disparaissait dans un néant impénétrable. Le biomars semblait de plus en plus exubérant. À certains endroits, la luminescence ivoire se teintait de bleu pâle. À d’autres, le thalle semblait déployer des éventails, sans doute pour capter l’humidité. Elle se souvenait de certains détails, qu’elle avait filmés en TriVid. — Tout a l’air différent, nota Marc. Sur le circuit audio, elle entendait sa respiration régulière, profonde. Quel boulot, pour une fin de journée ! Ce n’était sûrement pas recommandé… — Il n’y a pas de soleil. Le thalle a l’air plus brillant. — Il a peut-être été excité par quelque chose. — Le brouillard est rudement épais. — Je pensais à Chen et Gerda. Ils descendaient toujours, aussi vite que le permettaient les treuils. Dans le rayon de la torche apparut la corniche sur laquelle ils s’étaient posés, lors de leur précédente descente. — Par là, ça va dans la grande caverne horizontale, dit Marc. Les câbles de l’AirbusCorp partaient vers la droite. — Ça a l’air de descendre plus vite par là, remarqua-t-elle. Les câbles de l’AirbusCorp pendaient mollement. Ils auraient dû être tendus, s’ils avaient supporté un poids. — Je me demande ce que ça veut dire. — Le brouillard est de plus en plus épais, nota Marc. — Il y a du vent, dit-elle en voyant des panaches d’humidité monter autour d’eux. — J’espère que ça ne nous prépare pas quelque chose de sérieux. — C’est peut-être le biomars qui émet cette vapeur. — Comment ferait-il ça ? — Grâce à l’eau qu’il transporte. Le haut se dessèche toujours en se refroidissant. — Il y aurait donc une sorte de système circulatoire… — Une circulation vers l’extérieur, en tout cas. Je me demande si le thalle a un moyen quelconque de la réguler. — Il pourrait faire ça ? — L’atmosphère et le climat de la Terre sont régulés par des plantes et des animaux. — Exact… Il regarda la matière lumineuse qui défilait devant leurs yeux alors qu’ils se laissaient descendre à la force des treuils. Ils étaient assez loin des parois pour que les bouteilles d’oxygène ne les heurtent pas, mais il y aurait inévitablement quelques dégâts. Impossible d’étudier ce milieu sans le modifier. Les biologistes de la Terre vont me tuer pour ça. Elle perçut quelque chose du coin de l’œil et stoppa sa descente. — Regarde, une partie du biomars est morte. — Ouais. Je ne me rappelle pas que nous ayons fait ça la dernière fois que nous sommes passés par ici. — Moi non plus. Éteins tes lampes. Ils se retrouvèrent dans le noir complet. Puis leur vision s’accoutuma peu à peu à la lueur. — Hé, il a drôlement souffert, juste là. Regarde, dit Marc. Elle se déporta vers la zone indiquée, aidée par les bouteilles d’oxygène qui faisaient contrepoids, au-dessus d’elle. — Ils ont dû s’arrêter ici, et l’échappement de leurs respirateurs a provoqué cette lésion. — Ça fait une rudement grosse tache. — Si je leur avais parlé de ma descente, ils auraient pu éviter ça. — Tu n’as rien à te reprocher. C’est lui qui menait la danse. — Enfin, au moins, ça nous permet d’entrer en territoire inconnu. Ils rallumèrent leurs lampes et reprirent leur descente. Elle commença à filmer avec sa minicaméra. Plus ils descendaient, plus le thalle était épais. Il recouvrait presque toute la surface de la cheminée, à présent, formant un tapis compact sur les parties horizontales et s’engageant aussi sur les parois verticales. — On est loin ? Marc regarda le compteur digital de la commande du treuil. — Un peu plus de trois cents mètres. — Je te propose d’accélérer un tout petit peu. Si… Hé, qu’est-ce que c’est que ça ? — Une autre lésion. (Marc se balança pour l’observer de plus près.) On dirait qu’ils se sont… — Regarde ! Elle a la même forme que celle d’en haut ! Le biomars, autour de la partie lésée, brillait d’une pâle phosphorescence. — Ils auraient provoqué une lésion de la même forme aux deux endroits ? releva Marc. Tu crois que Chen aurait tenté une sorte d’expérience ? — Ça me dépasse. Hé, on dirait que la tache se déforme… Regarde-la du coin de l’œil. Tu vois ? — Elle se déplace vers le bas. Elle se pencha et regarda autour d’elle. — Ça brille de plus en plus, en dessous. Ils se penchèrent et regardèrent vers le fond de la cheminée. — La lueur est plus vive vers le bas, c’est certain. — Allons-y. Ils continuèrent à descendre en dévidant soigneusement leur câble. La lumière de leurs lampes paraissait blafarde, à présent. Vingt mètres plus bas, alors qu’ils étaient sur une corniche, elle proposa de les éteindre à nouveau. Lorsque leur vision se fut habituée à l’obscurité, son regard fut attiré par une flaque de clarté. — Ça alors ! Et comment… ? — La même forme, exactement. Mais qu’est-ce que… ? bredouilla Marc. — Une sorte de camouflage ? — Nan, pas possible… — Les perroquets imitent les sons, le biomars reproduit les schémas, même destructeurs, qu’on lui impose. Mais pourquoi ? — Pour moi, la vraie question c’est comment ? rectifia-t-il. — Le thalle de cet endroit a appris la lésion d’au-dessus. — Appris ? fit la voix sidérée de Marc, dans le noir. — Un écho, au moins. Peut-être automatique. — D’accord. Ils sont liés. Mais pourquoi la même forme ? — Ça… Je me borne à constater la présence d’une pictographie biologique. Quant à savoir pourquoi, je n’en ai pas la moindre idée. Mais toute faculté a forcément une fonction adaptative. — Tu veux dire que ça aiderait le thalle à survivre ? — C’est bien ça. Ils rallumèrent leurs lampes et repartirent. La cheminée était à peu près verticale, ce qui facilitait leur descente, et ils allaient plus vite. N’empêche que le temps filait. Julia n’arrivait pas à en croire ses yeux et commençait à se demander si elle n’imaginait pas la similitude de forme des lésions. Mais non : l’image se répéta encore deux fois, à cinq mètres de distance. Ils éteignirent à nouveau leurs lampes. Elle leva les yeux. La vague lueur s’était estompée, au-dessus ; ce n’était donc pas une simple imitation, quelle qu’en soit la raison. — Le schéma nous suit vers le bas. — Il nous suit ? répéta Marc d’une voix tendue. — Regarde là-haut : l’image a presque disparu, et celle qui est près de nous devient plus brillante. — Tu veux dire qu’elle saurait que nous sommes là ? — Elle donne bien l’impression de sentir notre présence. — On dirait que celle-ci est plus nette que les autres. — C’est aussi ce qu’il me semble. Plus on descend, plus elle brille. La lueur est purement chimique, une réponse machinale, je dirais. Peut-être la densité de la vapeur, qui croît avec la profondeur, l’aide-t-elle à se développer. — Un signal ? risqua Marc d’un ton vaguement inquiet. — C’est peut-être juste de l’imitation. La lumière doit être le seul moyen de communiquer, à cette profondeur. Impossible d’envoyer un signal chimique vers le bas, la vapeur montante l’emporterait. Le son, qui pourrait monter ou descendre, ne se transmettrait pas bien dans cette atmosphère ténue. Sa voix paraissait presque stridente, dans le noir. — Il doit y avoir une explication simple. — Il y en a une, mais elle n’implique pas un organisme simple. — Ça signale peut-être… autre chose… — Le fait que ce soit de plus en plus lumineux au fur et à mesure que nous descendons… signifie peut-être qu’il y a… quelque chose en bas ? — Le câble de l’Airbus est toujours détendu, fit-il en donnant un coup de pied dedans. Le mouvement se propagea vers le haut et vers le bas. À la corniche suivante, l’image de la lésion commença à s’enfler en une version plus claire, plus nette encore. Ce phénomène passait sa compréhension, mais elle en était réduite aux spéculations. Le thalle avait manifestement la faculté de transmettre des signaux en son sein. Il épousait la forme des roches ou pendait en drapeaux de plus en plus épais, la plupart du temps couleur de papier mâché. Il semblait ne faire qu’un, ou former une communauté. Quoi qu’il en soit, cette chose utilisait la chaleur et l’eau qui étaient la richesse de cet endroit et pouvait envoyer des signaux sur de grandes distances, à des dizaines de mètres, beaucoup plus loin qu’un thalle isolé. Pourquoi ? Pour sentir monter la vapeur et se tenir prêt ? Voilà qui serait un véritable atout en termes de survie, se dit-elle. Se pouvait-il que des organismes aient réussi à mettre au point une réponse aussi détaillée dans cet endroit hostile ? Un biofilm aurait-il pu le faire ? On considérait les biofilms de la Terre comme des formes primitives, rudimentaires, strictement limitées. Et s’ils avaient simplement été surpassés par d’autres formes dans les mers chaudes, humides et riches ? Ils éteignirent leurs lampes et elle filma la lésion fantôme tout en se disant que le niveau de lumière devait être trop faible pour que ça donne quoi que ce soit. Il fallait qu’elle mémorise tout ça. Elle rédigerait dans le rover. Des notes circonspectes… — Leurs câbles descendent toujours, dit Marc. — Je suis à la moitié de mon oxygène. — Ça devait être aussi leur cas quand ils sont arrivés là. — Ça descend presque à pic. Pas comme le chemin que nous avons pris. — Il n’y a pas eu de tectonique des plaques depuis très longtemps, rien pour disloquer une cheminée volcanique comme celle-ci, la dévier. La lave devait jaillir à peu près à la verticale. Ce conduit a probablement quelques milliards d’années. Marc, qui paraissait un peu effrayé par le biomars, se raccrochait à la géologie. — Le boyau rétrécit, quand même. — Ouais, et le thalle s’épaissit. Sa lampe était braquée vers le bas, de sorte qu’elle le vit en premier. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Loin, en bas, les deux câbles de l’équipage de l’AirbusCorp disparaissaient dans une sorte de matelas couleur de bouillie d’avoine. Ils s’arrêtèrent juste au-dessus. — Où sont-ils passés ? — Ils ont traversé ce truc-là, dit-elle. On aurait dit deux énormes mains en coupe reliées au centre. L’ensemble faisait environ trois mètres de diamètre. Ce n’est peut-être pas un hasard si cette chose se trouve juste à l’endroit où l’évent se rétrécit. — Une sorte de valve ? risqua-t-elle. — Elle a l’air assez rigide. — Ça fait penser aux stomates, ces cellules végétales déformables qui forment les pores des feuilles. La plante les ouvre ou les referme en pompant un fluide dedans. — Le biomars serait une plante ? — Non, je ne vois pas de catégorie dans laquelle on pourrait le ranger. Un biofilm, mais incroyablement plus avancé que ceux des océans primitifs de la Terre, qui étaient rudimentaires. Celui-ci a eu des milliards d’années pour suivre un chemin différent. — En tout cas, ça nous le bloque, le chemin… — Mais ça n’a pas arrêté Chen et Gerda. — C’était peut-être ouvert quand ils sont descendus ? — C’est ça. Cette structure ferme le conduit, peut-être pour protéger la partie basse de l’évent… — De quoi ? — De la poussière de peroxyde ? C’est peut-être eux qui l’ont irrité et ça s’est refermé. — Et si on le chatouillait… ? — Bonne idée. Elle descendit sur la chose, enfonça ses bottes dedans. — Ça supporte mon poids. Dis donc, c’est costaud ! — Pour une plante, ouais. Elle en fit le tour, à pied. — Ça cède un peu, mais… Attends, j’ai une idée. (Elle dévida un peu de câble afin de pouvoir s’asseoir.) Euh, c’est pas facile avec ces scaphandres. — Qu’est-ce que tu fais ? — Ma sortie d’air va peut-être le chatouiller. La chose céda brusquement sous son poids. Julia tendit précipitamment la main vers la commande du treuil, mais la membrane se rétracta trop vite et elle perdit pied. Un trou s’ouvrit au milieu, elle ne put se rattraper à la surface glissante et passa à travers. Elle s’immobilisa au milieu de l’ouverture. — Hé ! appela Marc. Elle pianota sur la commande du treuil et dévida le câble afin de s’affranchir de l’obstacle. En le traversant, elle leva la tête et vit l’ouverture s’élargir. Elle pendouillait juste sous la voûte de… — Seigneur ! C’est énorme ! Sous ses pieds et tout autour d’elle s’étendait, à perte de vue, une crypte ténébreuse. Le brouillard réfléchissait le faisceau de sa torche. Puis elle distingua une sorte de voile lumineux qui se perdait dans le lointain – la voûte d’une immense caverne. — Ça va ? fit Marc en la regardant, par l’ouverture. — Ça va ! Tu devrais descendre. — Et si ça se referme sur nous ? — On ressortira à coups de pied. — Et si on n’y arrive pas ? — Écoute, les câbles des autres continuent à descendre tout droit, alors ils n’ont pas été piégés par ce… cette valve. Il faut les retrouver. — Une valve ? releva Marc en la suivant. — Ça y ressemble bien. Écoute, on fera de la théorie plus tard. Regarde. Ils masquèrent le faisceau de leur lampe, et la grotte ténébreuse s’anime d’une luminescence vacillante : des éclaboussures d’or, des traînées orange, des coups de pinceau vermillon entrelacés d’un filigrane turquoise. — Mon Dieu ! Mais c’est gigantesque ! murmura Marc. — On ne voit même pas les parois. — Ni le sol, avec cette vapeur. — Et cette étrange luminosité… Éteins ta lampe. Sans la lumière réfléchie par le brouillard, elle distinguait de vagues lueurs sur toutes les parois. Comme la signature d’une ville lointaine… — Ça bouge ! Regarde le plafond ! dit-il. Elle descendit un peu pour observer les formes pâles qui se mouvaient au-dessus de leurs têtes. Et suspendue dans les ténèbres, elle contempla la phosphorescence et son bouillonnement complexe, d’une lenteur pénible. Elle était trop stupéfaite pour réfléchir. Alors agis ! — Bon, on n’a pas le choix, il faut continuer à descendre. — Ouais. Mais qu’est-ce qui peut produire ça ? Je veux bien être pendue si je le sais. Sur Terre, des lits de bactéries émettent une lumière continue – grâce à l’action d’une enzyme baptisée luciférase – quand elles sont assez nombreuses. Qui sait ce qui a pu évoluer ici ? Quelles couleurs, quelles formes, quels schémas ? — Viens, dit-elle. Elle recommença à dévider son câble en regardant comment il passait entre les deux membranes. Il ne les touchait pas. D’ailleurs, elles s’étaient encore écartées, de deux mètres environ. Marc la suivit. — Tu crois qu’il pourrait y avoir une forme d’intelligence derrière tout ça ? — Inutile. La perception n’est pas de l’intelligence. La sélection exercerait une pression énorme en faveur du contrôle de la fuite de gaz. C’est peut-être à ça que sert la valve. — Ce serait donc une sorte d’instinct ? — Je n’en ai pas assez vu pour pouvoir me prononcer. Elle regarda vers le bas, cette fois. La lumière qui montait vers eux était de plus en plus nettement définie et décrivait les mêmes motifs colorés, mouvants. À quelle distance du fond pouvaient-ils bien être ? Elle descendit encore de quelques mètres et annonça : — Je vais rallumer ma lampe. Ferme les yeux, que l’un de nous conserve sa vision nocturne. — Compris. Elle braqua le rayon vers le bas et lâcha aussitôt la commande du treuil. Cinq mètres en dessous d’eux, il y avait deux combinaisons spatiales, une bleue, une orange. Allongées face contre terre. Rigoureusement immobiles. 36 1er février 2018 Ils restèrent un moment suspendus au-dessus des deux corps, puis Marc se laissa descendre tout près de la forme orange. — Gerda ! appela-t-il sur le circuit audio. Rien. — Chen ? Ils échangèrent un regard, Julia et lui. — Retourne-la. Fais attention. On dirait que le biomars a en partie poussé sur eux. — Aussi vite ? — Arrête de penser que c’est une plante, je t’assure. — Je vais essayer de la retourner de là où je suis. — Oui, mais ne prends pas appui sur le thalle. Marc pivota dans son étrier et prit la combinaison de Gerda entre ses mains gantées. — Dis donc, ce truc résiste ! Il était mal placé pour cette manœuvre. La masse livide du thalle résista, s’allongea et finit par lâcher. Sur Terre, il n’aurait jamais pu soulever un tel poids dans sa position, mais il réussit, non sans grommeler, à la retourner. Elle avait les yeux clos, le visage inexpressif. — Je peux lire ses constantes, fit Marc en braquant le rayon de sa lampe sur sa visière. La jauge d’air est à zéro ! — Tu vois les bouteilles, là, à gauche ? dit-elle en se tordant le cou. Elles sont pleines. — Alors… ils sont morts. — On ne peut pas en être sûrs tant qu’on n’aura pas ouvert leurs casques. — Leurs bouteilles sont vides depuis longtemps. — Voilà pourquoi ils n’ont pas répondu. Je suppose que leur liaison radio a été coupée lorsque le treuil a grillé. Marc retourna Chen avec les mêmes difficultés et le même résultat. Chen avait l’air apaisé. — Ils sont à moitié recouverts par ce sacré thalle. — Ils se sont peut-être laissé agripper. On dirait… on dirait des spaghettis bleus. — Ils n’ont pas pu récupérer leurs bouteilles, pour Dieu sait quelle raison. — Elles étaient pourtant tout près, répondit Marc avec un geste dans leur direction. Je ne vois pas comment le thalle aurait pu les empêcher de les atteindre. — Je n’ai aucune idée de ce dont il est capable. Au fait, dit-elle en repensant aux filaments bleu pâle qu’elle avait remarqués dans le châssis, j’ai vu des formes et des couleurs comme ça sur le thalle que j’ai cultivé, dans la serre. En plus petit. — Ce n’est qu’une plante, insista-t-il. — Elle est peut-être beaucoup plus forte qu’elle n’en a l’air. Cette espèce de valve, là-haut, était assez… — Je ne risque pas d’y toucher, moi, je te le dis ! — Ouais, mais eux, ils l’ont fait… Ils ont dû détacher les bouteilles de leur câble et les laisser tomber. Ça n’aurait pas été facile d’en changer en les laissant accrochées là-haut. — Alors ils ont pris pied là-dessus et ils ont essayé de récupérer leurs bouteilles… Hé, qu’est-ce que c’est que ça ? Le faisceau de leurs lampes balaya des instruments épars : des cutters, des sachets à spécimens, une grosse boîte. — Chen a pris des échantillons, conclut-elle. Regarde ces filaments, là… Ils sont sectionnés. Il était en train de travailler, apparemment. — Il a commencé avant de changer de bouteille. Pas futé. — Ils étaient là depuis peu. Ils manquaient d’expérience. — Tu vois ça, à côté de Chen ? fit Marc en braquant le faisceau de sa lampe. On dirait une brûlure provoquée par l’oxygène. — Il a peut-être tenté une expérience. Tiens, d’autres brûlures, là-bas. Tu crois qu’il aurait délibérément aspergé le thalle avec le tuyau de rejet d’air vicié de sa combinaison ? — Je ne vois toujours pas ce qui les a tués. Comment ce thalle aurait-il pu… ? Ils levèrent la tête au même moment. Une secousse venait d’ébranler leurs câbles. — Ah non ! s’écria Marc, qui commença à remonter en vitesse, sa lampe braquée vers le haut. Julia se doutait de ce qu’il allait trouver. Elle se retourna vers Chen et Gerda. Pourquoi avoir fait ça en cachette ? Si vous nous aviez fait confiance, on vous aurait avertis, on vous aurait montré nos vidéos… — C’est cette satanée valve ! s’écria Marc, au-dessus de sa tête. Elle s’est refermée sur les câbles. — Il va bien falloir que nous ressortions. — Exact, répondit-il, sa respiration s’accélérant. Mais nous sommes à dix pour cent de nos réserves d’oxygène. Je n’ai pas envie de finir comme eux. Elle détourna le regard des deux corps. — D’accord, dit-elle en reprenant ses esprits. On change tout de suite. — Entendu. Il la rejoignit. Le changement de bouteilles se révéla encore plus difficile qu’elle ne le craignait. Lors de leur descente précédente, ils avaient procédé à l’opération sur une corniche. Dans le vide, même avec la faible gravité, ce fut une véritable gageure que de détacher leurs bouteilles presque vides et de rebrancher les nouvelles. Ils conservèrent les anciennes attachées au câble. Ils eurent beau s’entraider, l’opération leur prit plus de dix minutes. — Ouf ! content d’avoir refait le plein, souffla Marc. — Ça, on a intérêt à réfléchir à ce qu’on fait. J’ai l’impression que Gerda et Chen en sont la preuve. — Bon, qu’est-ce qu’on fait ? Moi, je propose qu’on tape sur cette valve, là-haut. On abandonne les cadavres. — L’idée de les laisser ici m’ennuie. Et pas seulement pour des raisons humanistes… Ça me gêne de contaminer cette communauté. — Quelle communauté ? — Ce thalle est une structure complexe. Des filaments comme des racines, de gros pétales, de la mousse, des lichens… enfin, ce sont des analogies. C’est peut-être une plante supérieure par le niveau de complexité et l’organisation, même si ce n’est qu’une communauté de microbes hétérogènes. — Hum… Il y a peut-être un autre moyen de sortir d’ici ? — Un autre évent ? Ça se pourrait, mais avons-nous le temps de chercher ? — Non, répondit-il d’un ton sans réplique. Nous n’avons que quelques heures devant nous. Ils observèrent un moment, suspendus juste au-dessus du thalle, les lents et curieux flux et reflux de luminescence. Elle eut un frisson, et pas à cause de la température ; c’était plutôt comme un doigt glacé qui lui parcourait la colonne vertébrale tandis que les poils se dressaient sur sa nuque. Il y a autre chose, ici… quelque chose de différent. Elle regarda autour d’elle, le brassage de la sombre luminosité qui s’engloutissait dans les ténèbres brumeuses, au-delà du rayon de leur lampe. Elle avait l’impression d’une présence, d’une pesanteur dans le lent et majestueux bouillonnement de vapeur et de lumière, comme une sorte de langage au-delà du savoir. En tant que biologiste de terrain, elle avait appris à se fier à ses impressions, et cette grotte luminescente, loin sous la surface de ce monde aride, avait une essence qu’elle essayait de saisir, pas avec des idées humaines, mais avec une perception instinctive, fondamentale… C’est alors qu’elle perçut un mouvement, derrière lui. — Hé, ça se redresse ! — Hein ? Le temps que Marc se retourne, la bosse formée par le biomars faisait un pied de haut. La masse sombre du thalle, entrelacée de filaments bleu pâle, grouillants, s’étirait comme les tendons d’une sorte d’étrange muscle, juste assez vite pour que le changement soit perceptible. Il s’inclinait pâteusement, à quelques mètres d’eux. Des tiges tubulaires coulissaient entre des croûtes brunâtres. Des fibres se ramifiaient en pénétrant dans des couches jaune foncé, s’insinuaient dans des plaques poreuses. Une forme s’esquissa et toute la structure bourgeonna, comme si une nouvelle plante entière émergeait de la surface humide du conglomérat. Julia sentait son cœur cogner contre ses côtes. Elle restait absolument immobile dans son harnais et observait, mesurait la croissance de la forme au rythme de sa propre respiration. Dans le silence absolu, cela se redressa et s’approcha d’eux. Julia eut distinctement l’impression d’une chose en lutte, totalement concentrée sur un point focal. — Mon Dieu ! souffla Marc. C’est… Une forme massive, monolithique, tournée vers eux. Du haut partaient deux branches formées par les filaments bleutés. Julia battit des paupières. À la base, deux autres protubérances, deux masses brunes formaient, dans un effort douloureux, deux tubes plus massifs… tandis que d’en haut, au-dessus des deux tubes qui s’épaississaient, dépassant de chaque côté… une troisième bosse, couleur d’ébène, d’une épaisseur d’écorce, émergeait du tronc principal. Une partie d’elle-même ne voulait pas, ne pouvait pas l’admettre. C’est impossible, ça ne peut pas être… — Une forme… humaine. Il n’y avait pas d’erreur possible. Le biomars créait un pseudopode, pseudo-humain. Réactif ? — Qu’est-ce que… ? — C’est l’idée que le thalle se fait de nous. — Encore une sorte d’écho ? Marc ne pouvait détacher son regard de la forme mouvante qui avait maintenant cessé de grandir. Elle restait plantée là, à deux bons pieds au-dessus de la masse environnante, esquisse vague mais reconnaissable du corps humain. Julia essaya de se poser des questions, de remettre son esprit en marche. Comment le thalle faisait-il pour grandir dans ce moule particulier, si vite… ? Comment pouvait-il savoir… ? — Il nous voit, je ne sais pas comment, dit-elle, la gorge nouée. Enfin, au moins assez pour distinguer notre contour. — Il a des yeux ? — C’est peut-être la raison de toute cette lumière. Il communique à travers la caverne grâce à ça. — Une forme de pensée ? — Forcément. D’une sorte ou d’une autre. Il en a suffisamment développé pour contrôler son environnement. C’est la vie. — Mais pourquoi a-t-il tué Gerda et Chen ? demanda Marc en se tortillant dans son harnais. Il prit, avec sa minicaméra, un long plan panoramique de la chose dans la lumière ambiante. Qui lui paraissait étrangement plus vive. Il réussirait peut-être à capturer son image, bien que l’obscurité humide paraisse absorber la lumière. Ils avaient pris soin de ne pas braquer le rayon de leurs lampes sur le thalle, se contentant de la lumière reflétée par la brume. La luminescence paraissait plus forte autour de la forme. Julia balaya minutieusement la zone avec sa minicaméra. — Il ne les a pas tués, répondit-elle doucement. Ou alors, par accident. Il les a retenus, il les a palpés… pour savoir ce qu’ils étaient ? — Ils avaient quitté leur harnais, ils ne pouvaient plus remonter à l’aide du treuil. Et le thalle les a capturés. Peut-il nous entendre ? De quels sens dispose-t-il ? Ont-ils un rapport, même lointain, avec les nôtres ? Elle parla très vite, pour apaiser le vague malaise qu’elle sentait croître en elle : — Peut-être par réaction à leurs mouvements, pour se protéger. Cette membrane valvulaire, au-dessus de nous, se referme automatiquement. Les menaces principales viennent d’en haut : les peroxydes, le froid, le vide. J’imagine que le biomars fait monter la pression de la vapeur en fermant cette issue. Chen et Gerda sont restés piégés en dessous. Marc tourna prudemment autour de l’axe constitué par son câble, en scrutant avec inquiétude l’énorme obscurité qui semblait maintenant se refermer sur eux, les étreindre dans des voiles impalpables de brume. — Comment pouvons-nous l’amener à nous laisser partir ? — J’imagine qu’il est doté d’une certaine perception, mais il ne raisonne probablement pas. — Alors ? Alors, elle n’était sûre de rien et chaque inspiration diminuait leurs options. Cette forme extrudée était-elle une tentative de communication ? Une menace ? Comment lui faire ouvrir la valve, au-dessus d’eux ? Le bruit ? Dans cette atmosphère ténue, il était peu probable que le biomars réagisse au son. La lumière ? Quel signal envoyer ? Ils avaient balayé cette caverne avec le faisceau de leurs lampes. Son cœur battait de plus en plus fort. Pour lutter contre la panique qu’elle sentait monter en elle, elle devait continuer à réfléchir calmement, rationnellement. Tu réagiras plus tard. — Écoute, cette chose doit être sensible aux stimuli chimiques. Si les gaz montant des profondeurs ne lui conviennent pas, il doit avoir un moyen de les filtrer, d’expulser les mauvais. — Tu voudrais qu’on lui donne envie de nous laisser partir en l’empoisonnant ? — C’est peut-être ce que s’est dit Chen, aussi. D’où les brûlures du thalle. — Ce qui n’a pas marché. — Peut-être que, pour irriter tout le système, il va falloir que nous le lui déversions dessus. — Quoi donc ? — L’oxygène de leurs bouteilles. — Hé, ce sont nos réserves ! fit Marc, en commençant à s’énerver. — Tu as vu leur connecteur ? Il est à vis, pas à clapet, comme le nôtre. Nous ne pourrions rien en faire, de toute façon. — Ah, zut ! Je n’avais pas remarqué. — Alors autant essayer de nous en servir. — Moi, je préfère cogner à la porte, là-haut. — Je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas les deux. — De toute façon, moi, je n’ai pas d’autre idée. Elle envoya à Viktor un message que le rover relaierait. Au moins, ils sauraient ce qui s’était passé ici, au fond… Les treuils se mirent en marche – pourvu que le moteur ne grille pas ! – et ils commencèrent à monter, s’éloignant du thalle luminescent avec sa masse d’étrangeté fondamentale, sa curieuse forme humanoïde, ses oreilles d’éléphant, ses guirlandes ornées de toutes les formes bulbeuses imaginables. Elle haletait, dans l’obscurité obsédante. Elle avait mal partout. La fatigue… ou la peur ? Les deux. Elle pensa fugitivement au message qu’ils envoyaient à cet étrange endroit, à la vision d’eux que pouvait bien avoir cette entité, une forme de vie martienne réellement avancée. Elle n’avait aucun moyen de le savoir. Mais qu’y pouvaient-ils ? Elle baissa les yeux vers la forme humanoïde rudimentaire, encore bien détachée du thalle. Une partie d’elle-même mourait d’envie de rester pour l’étudier, mais ses nerfs lui hurlaient de fiche le camp ! Tu réagiras plus tard, se répéta-t-elle. Pense à ce que tu fais. Elle ouvrit la valve de la bouteille de l’AirbusCorp qu’elle remontait et lui fit cracher son contenu, un panache d’air comprimé, chargé d’humidité, qui gela instantanément en se dilatant dans l’air environnant, formant un nuage de givre craquant. Elle eut soudain une impression de froid. Cette vapeur n’est pas un gaz chaud montant des profondeurs. C’est le biomars qui l’émet. Mais pourquoi ? L’oxygène invisible provoquait des tourbillons dans les bancs de brume, autour du rayon de leurs lampes. Julia remontait vers la surface, dans un univers qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait jamais imaginé – un monde ombreux, brumeux, palpitant d’une douce énergie légèrement luminescente. Il n’y avait pas d’explication toute faite à ces phénomènes, à ces deux morts. C’était une vie sans analogie avec la biologie terrestre, qui évoluait encore à partir de formes plus anciennes que les continents, qui se cramponnait, indestructible, survivant, à son étrange façon, dans ces conditions pénibles. Elle relâcha un nuage de gaz givré sur un voile de biomars qui fut pris d’un tremblement. — Très bien, commenta Marc en l’imitant. La membrane valvulaire apparut dans le brouillard, plus sombre et plus épais vers la voûte. Leurs câbles glissaient en douceur dans le trou central, pareil à une bouche en cul-de-poule. — Je vais lui balancer une giclée, annonça Marc. Il déclencha de curieuses vagues manifestement révulsives à la surface du thalle, très épais à cet endroit. La lueur s’amplifiait dans certaines zones, diminuait ailleurs, sans schéma apparent. À la lumière de sa lampe, elle vit des tubes qui paraissaient gonflés de liquides comme des racines turgescentes. Malgré l’absence de son, elle avait une impression d’agitation croissante. — Et maintenant, on frappe à la porte, annonça Marc en se rapprochant de la membrane. Il y flanqua un coup de sa main gantée. Rien. Il prit un tournevis et tenta de l’enfoncer dans la peau pâle, cireuse. En vain. Elle était plus coriace que l’instrument. Il aurait pu en arracher des fragments, mais la force de la valve était manifeste. — Marc, arrête ! — Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? — Je pense que nous envoyons le mauvais signal. Nous voulons la chatouiller pour qu’elle s’ouvre, l’amener à coopérer. — Pourquoi ne pas montrer un peu notre force ? — Cette chose ne constitue pas une menace, et je ne veux pas que ça en devienne une. — Ah bon ? Elle vient de tuer deux des nôtres ! — Accidentellement. Leur inexpérience est probablement aussi en cause. — Chen sciait de gros morceaux de cette chose, juste avant d’y rester. Elle a peut-être réagi à son agression. — C’est possible, en effet, et je n’ai pas envie de savoir à quoi ressemblerait une véritable réaction de défense. Alors on va commencer par faire comme je dis. Il grommela quelque chose d’inaudible, mais remit son tournevis à sa ceinture. Julia donna le signal, et ils vidèrent l’oxygène restant dans les bouteilles de l’AirbusCorp. Elle ne voyait pas ce qu’ils auraient pu faire d’autre. En même temps, elle sentait croître autour d’elle cette sensation d’urgence. Des schémas parcouraient le biomars, à côté d’eux. — Hé, la pression monte, on dirait, commenta Marc. Et vite. L’atmosphère, autour d’eux, était de plus en plus dense. La pénétration du rayon de leurs lampes se limitait à quelques mètres à peine. Un courant d’air vint perturber les bancs de brume ténébreuse. Un courant d’air ? — Il relâche du gaz, nota Marc, après avoir consulté ses instruments. Ça doit être ça, pour que le niveau monte si vite. Et… qu’est-ce qui souffle comme ça ? — Un courant d’air ascendant, confirma-t-elle. Regarde en bas. Tu vois, ça vient vers nous. La caverne était maintenant baignée de lumière. La vapeur, les lueurs, tout cela paraissait subtilement couplé dans le système élaboré en lequel cet endroit avait évolué pour… pour quoi ? Pour survivre. Irritez un organisme et il… Soudain, une brèche s’ouvrit. La membrane valvulaire commençait à s’entrouvrir. Ils sentirent aussitôt un vent violent se ruer autour d’eux. Elle entendit un rugissement fortissimo. Une tornade ! — Quoi ? fit Marc en regardant vers le bas, alarmé. Cramponne-toi ! — Non ! écarte les bras, laisse-toi porter par le vent ! — Porter… ? La valve s’ouvrit avec un pop ! audible. La pression de la masse de gaz ascendante était telle qu’elle les emporta comme une vague. Julia s’emmêla dans son câble et fut expulsée, cul par-dessus tête, à travers l’ouverture. Elle heurta violemment la paroi, tourna sur elle-même, chercha frénétiquement une prise et arracha un bout de thalle avec son gant. Elle réussit enfin à attraper une pierre et effectua un redressement, hors du courant d’air. Un geyser de vapeur jaillit des ténèbres de l’évent, puis l’humidité se changea en givre, formant une gerbe blanche, tourbillonnante. — Marc ! — Je suis là ! Elle le repéra accroché à la paroi opposée de l’évent, à cinq mètres de là. — Ce… cette chose nous a éternués ! La tornade se calma rapidement. L’oxygène irritant avait été expulsé hors de l’évent et montait vers la surface. Ils le suivirent en tremblant de crainte rétrospective. Elle fut longue, après cela, la montée dans l’obscurité impénétrable, envahissante, vers le ciel étincelant, criblé d’étoiles glacées… CINQUIÈME PARTIE La cité martienne 37 2 février 2018 La journée du lendemain fut interminable. Marc et Julia dormirent tard dans le rover, épuisés, déprimés. Le petit déjeuner fut une méditation silencieuse autour d’un café acide et de bouillie d’avoine instantanée réchauffée au micro-ondes et truffée de raisins secs durs comme des cailloux. Ils n’étaient d’humeur, ni l’un ni l’autre, à s’étendre sur les événements de la veille au soir. Julia fit un bref rapport à Viktor, et ils ne répondirent pas aux appels radio tout le temps du trajet de retour vers le sud et les pingos. Quand ils arrivèrent à la luxueuse fusée de l’AirbusCorp, fièrement dressée dans le midi rouge, ils crurent d’abord qu’il n’y avait personne. Mais Claudine les avait vus. Elle était à deux cents mètres de là, près du pingo, en train de fixer des tuyaux à l’autoforeuse. Elle courut à leur rencontre. — J’ai pensé que je ferais mieux de travailler, que ça m’empêcherait de penser, dit-elle, en hoquetant, sur le circuit audio. — C’était… commença Julia, ne sachant que dire. Bizarre. Nous ne comprenons pas vraiment comment ils sont morts. — Viktor m’a appelée, hier soir. Il m’a dit. J’ai eu envie d’être dehors, aujourd’hui. Elle avait le visage hâve, le regard perdu, derrière sa visière. — Au moins, quand tu es en scaphandre, l’interface terrestre ne peut pas te joindre, commenta Marc. Allez, viens, on rentre. Claudine fit maladroitement le tour du rover. Encore une semaine d’adaptation à la gravité et ça passerait, se dit Julia. — Je devrais peut-être rentrer la première, fit-elle en indiquant la fusée. Je voudrais prendre une douche, me changer… — Non, non, objecta Marc. On te remmène au module. Tu prendras ta douche là-bas. En montant dans le rover, Claudine s’émerveilla de certaines de ses « améliorations » : le capteur d’odeurs, le robinet d’eau fraîche, le distributeur de repas autochauffant – autant de bricolages de Raoul. Alors, seulement, Julia appela Viktor. — D’accord pour une conférence, dit-il. En chemin, ils parlèrent peu, et presque uniquement de Mars, de son paysage, des nombreux petits moyens de s’adapter à ce monde qui essayait toujours de vous tuer. Quand ils entrèrent dans le module, Axelrod pérorait sur le grand écran mural. « Tenez bon, les gars. Nous avons un pur-sang à notre disposition, maintenant. L’AirbusCorp n’a plus beaucoup d’atouts en main. Vous devriez voir la tête que font leurs avocats ! Et mes ingénieurs ne voient pas comment elle pourrait revenir toute seule aux commandes de ce monstre… » Viktor coupa la communication et se tourna vers eux. — Bienvenue ! Il y eut les condoléances rituelles, prononcées à voix basse. Viktor embrassa Julia. Ils prirent place à la table où Raoul avait préparé un thé grandiose, juste ce qu’il fallait pour une fin d’après-midi. Sur l’écran mural se succédaient des images du dehors : les ombres s’étirant sur la plaine couleur de rouille, jonchée d’objets qui témoignaient de la présence humaine. — Il a raison, commenta Claudine. Je ne pourrais pas piloter le vaisseau toute seule. — Chen a dû vous dire à quel point le système de support de vie était limité, fit Viktor. — Oui, répondit Claudine. Nous ne pouvons emporter que quatre personnes. — Pas cinq, impossible ? fit Viktor. — Rigoureusement impossible. — Alors il disait vrai, commenta Marc. Nous n’en étions pas sûrs. Je veux dire, où pensait-il trouver votre carburant ? — Eh bien, dans la glace, répondit-elle en cillant. — Vous n’avez pas besoin de méthane ? insista Raoul. — Il est à vous. Et poser le vaisseau près de… C’était trop dangereux. — C’est ce que je crois aussi, dit doucement Viktor en évitant sciemment de regarder Marc et Raoul. — Alors, quelqu’un doit rester, dit Claudine d’un air résigné. Quelqu’un… ou tout le monde. — Comment ça ? s’étonna Raoul. — Pour faire le plein d’eau dans le vaisseau, il va falloir forer, réchauffer la glace, pomper… Et Gerda n’est plus là. — Je peux m’en occuper, dit très vite Raoul. — Nous allons tous nous y mettre, évidemment, ajouta Marc. — Évidemment, confirma Viktor. C’est entendu. Mais je voudrais discuter d’un point de principe avant que nous n’entrions dans les détails. — Je ne vois pas comment nous pourrions programmer le voyage de retour, fit Claudine en fronçant les sourcils. — Le principe, reprit sobrement Viktor, le voilà : c’est nous qui décidons de tout ici. Pas Axelrod, pas l’AirbusCorp : nous. Ils opinèrent avec ensemble. Ils retournèrent en force récupérer les corps, à l’instigation de Julia. Elle s’attendait à des protestations, mais il n’y en avait pas eu. « Nous ne pouvons pas laisser le biomars pénétrer à l’intérieur des combinaisons, avait-elle argumenté. Il pourrait trouver une brèche, s’y infiltrer. Et qui sait les dégâts que pourrait provoquer une hybridation des cellules. » Et puis, ça risquerait de nuire à la rigueur des observations, en bas ! Elle ne pensa qu’après aux raisons plus humanitaires, que l’interface terrestre mettrait en avant, évidemment : donner une sépulture décente aux courageux aventuriers. Les cinq Terriens préparèrent l’expédition avec un soin minutieux, en vérifiant trois fois chaque détail. Ils prirent les deux rovers et trois treuils surpuissants. Viktor devait rester à la surface pour faire la liaison avec l’interface terrestre et ruminer. Il n’avait pas encore complètement retrouvé l’usage de sa cheville. Ils apportèrent toutes les bouteilles d’air comprimé qu’ils avaient pu réunir sur la planète. Ils ne firent aucune erreur lors de la première étape de la descente. Raoul et Claudine dégrippèrent le treuil de l’AirbusCorp afin de disposer d’une puissance suffisante au moment de la récupération. En fin de compte, ça ne devait pas être si difficile. Alors qu’elle descendait dans la cheminée, Julia éprouva à nouveau comme un picotement, une sensation sur laquelle elle ne s’était pas arrêtée les autres fois. Ce n’était pas de la crainte, pas de la curiosité non plus… Il s’y mêlait de l’admiration. Une sorte de vénération. Le biomars était assombri, à peine luminescent. La lumière de leurs lampes ne l’excita pas. — La séance de la dernière fois l’a peut-être épuisé, dit-elle à Marc alors qu’ils descendaient prudemment. Les plantes doivent récupérer. — Tu as dit que ce n’était pas une plante. — Non, mais les lois du métabolisme de base doivent s’appliquer quand même. Les micro-organismes anaérobies ne sont pas aussi efficaces que les bactéries aérobies. Ils avaient trouvé la grande valve ouverte, et ils avaient laissé Raoul et Claudine au-dessus. Par sécurité, et pour avoir les coudées franches pour la suite. — Je n’ai vraiment pas envie de la réveiller, répliqua Marc en masquant le rayon de sa lampe. Les cadavres ne donnaient pas l’impression d’avoir changé. Tout autour, le thalle formait un tapis obscur, en sommeil. Il ne semblait pas avoir poussé plus avant sur les combinaisons. Les filaments bleus étaient flasques. Comme le brouillard était moins dense, elle put les regarder attentivement. Ils ressemblaient plus à des vers tubulaires géants qu’à des spaghettis. Nous avons encore beaucoup à apprendre. Mais ils n’étaient pas venus, aujourd’hui, pour l’amour de la science. Julia fit très attention en attachant les mousquetons et les sangles aux câbles puis en soulevant les corps, mais le thalle n’émit aucune lueur menaçante. Ils donnèrent le signal. Le treuil peina pour libérer les cadavres du biomars qui les enlaçait. Lorsqu’ils lui échappèrent enfin, il glissa sur les scaphandres et retomba mollement dessous, sans émettre la moindre luminosité. Ils se relevèrent en même temps dans l’atmosphère embrumée de l’énorme crypte. Elle mourait d’envie d’étudier le thalle, d’observer sa réaction au rejet de leur respirateur. Alors qu’ils approchaient de la membrane valvulaire, des couleurs mouvantes apparurent à travers le brouillard, comme venant de très loin. Elle n’avait décidément aucune idée des dimensions de cette immense caverne. Elle s’étendait peut-être sur des kilomètres, peut-être faisait-elle partie d’un réseau souterrain d’implications complexes… Ils firent franchir aux cadavres le rétrécissement valvulaire – elle était sûre, à présent, qu’il s’agissait bien d’une valve. Tout se passait comme si le thalle maintenait la densité de la vapeur dans la zone, densité que la dynamique des gaz ne permettait pas normalement de conserver longtemps. La valve devait limiter les pertes vers la surface afin de préserver cet environnement étrange. Une sorte de soupape de sûreté. Mais comment la valve savait-elle quand elle devait se refermer ? Comment réagissait-elle à la pression, au taux d’humidité ? Elle était convaincue que les lueurs et la densité des gaz étaient les vecteurs d’information qui permettaient d’organiser ce monde des ombres. Lors de la remontée, Raoul et Claudine aidèrent à manœuvrer les cadavres pour leur faire franchir les corniches et les divers obstacles. Ils déployèrent un luxe de précautions, et ne parlèrent presque pas sur la dernière centaine de mètres. La promesse du soleil les attendait, en haut, et Julia éprouva en le revoyant un sursaut de joie, d’énergie inattendu. Lorsqu’ils regagnèrent les rovers, ils étaient tous épuisés. — C’est trop bizarre, dit Raoul. Je n’aurais jamais imaginé ça. — Qui aurait pu l’imaginer ? répondit laconiquement Marc. Ils se reposèrent et mangèrent dans le module. Ils auraient dû reprendre contact avec l’interface terrestre, bien sûr, mais personne n’était d’humeur à ça. Des milliards de gens se bousculaient pour observer ces cinq personnes qui se trouvaient à des millions de kilomètres de là… et qui n’avaient pas très envie de parler, merci. Sur son ardoise personnelle, elle vit que l’AirbusCorp les accusait, le Consortium et elle, d’avoir conspiré pour « pousser les deux autres à la mort » en refusant de partager les échantillons de biomars avec eux. Les responsables de la communication d’Axelrod avaient effectué une présentation flatteuse des événements, énumérant toutes les raisons d’aller chercher les corps : récupérer les combinaisons, éviter de contaminer le biomars. Et surtout : « Ce ne serait pas bien de les laisser là. » Elle jeta un coup d’œil à l’interminable liste de fichiers et ne put retenir un frémissement : « LA VIE MARTIENNE FAIT DEUX VICTIMES ! » hurlait la presse de caniveau. En réalité, c’était comme si elle lisait des articles écrits dans une langue étrangère, à peine compréhensible. 38 5 février 2018 Ils formèrent un bref cortège derrière la Jeep martienne qui emmenait son fardeau à l’endroit choisi d’un commun accord. Et dans le glorieux coucher de soleil, ils gravirent lentement une petite butte. Raoul tourna l’outil arrière de la Jeep vers le bas de la pente, en dessous du cairn de pierres qu’ils avaient érigé dès le début de la mission, au moment où ils avaient baptisé la base. Julia regarda Claudine qui ouvrait la marche. Sa combinaison était encore d’un bleu vif, à peine rosie par la poussière de Mars. Elle marchait d’un pas incertain, bondissant. Maladroit. Ils arrivèrent au petit cercle de roches. Au fil des mois, des bourrelets de sable rose s’étaient empilés du côté sous le vent. Raoul creusa une fosse avec l’outil de la Jeep. Viktor et Marc ramassèrent des pierres aux alentours et commencèrent à bâtir deux nouveaux cairns. Julia filma la scène avec sa minicaméra TriVid. Personne ne dit un mot. Elle pensa à tous les avant-postes de la Terre, avec leur petit cimetière. À toutes ces tombes derrière ces villes fantômes, ces sépultures creusées dans la roche, ces momies ensevelies dans des cavernes au milieu de nulle part, ces pierres tombales abandonnées, à jamais perdues dans le désert. Ils gardaient le souvenir de leurs morts, et c’était ce qui les reliait au reste de l’humanité, par-delà les millénaires, et maintenant par-delà le vide piqueté d’étoiles. Depuis quand les gens faisaient-ils ça ? se demanda-t-elle. Ils avaient dû commencer avant même d’être complètement humains. Des hommes de Neandertal sans nom, des hominidés oubliés… Ils commençaient le cimetière de la première cité martienne. Boot Hill[5]. Lorsque les cairns furent finis, ils déposèrent dans leur dernière demeure les cadavres enveloppés de toile de parachute blanche. Ils restèrent un moment plantés là, à regarder l’outil de la Jeep repousser la poussière rouge sur les premiers humains enfouis sous le sol d’un autre monde. Lorsqu’il eut terminé, Raoul tendit deux pierres plates à Claudine, qui les plaça en haut de chacun des deux petits empilements. Elle avait l’air assommée, derrière la visière de son casque. Et elle avait probablement froid, aussi. Le choc, le froid… Elle se releva au moment où le soleil disparaissait derrière l’horizon. Un petit tourbillon de sable dévalait les dunes, au nord. Mars poursuivait son cycle immuable. Ils nettoyèrent le cercle de pierres et Marc posa la main sur l’épaule de Claudine. — Allez, viens. On va boire quelque chose de chaud. — J’ai quelque chose de difficile à faire, moi aussi, dit Viktor. Et je crois que c’est le bon moment. Ils retournèrent au module, prirent une douche, enfilèrent des sweat-shirts confortables et s’assirent autour de la table de métal ronde, dans l’espace commun. Raoul et Marc, qui étaient arrivés les premiers, avaient préparé du chocolat bouillant. Ils savaient tous ce qui allait suivre. Julia savoura la chaleur sucrée, réconfortante, du chocolat. Ils s’étaient assis là des centaines de fois, pour manger, travailler, discuter, et même faire l’amour quand Raoul et Marc étaient en vadrouille, se rappela-t-elle, un peu honteuse. Elle se rendit soudain compte que tout ça allait finir, que c’était l’une des dernières fois où ils se retrouveraient tous là. L’ambiance avait déjà changé, avec l’arrivée de Claudine. Cette immense expérience ne serait bientôt plus que des souvenirs. Viktor regardait la buée qui montait de son mug. — Alors, et maintenant ? demanda-t-il avec un petit rire sec. Décidément, Mars est pleine de surprises. — Oui, confirma solennellement Marc. Et maintenant ? Claudine secoua la tête. — Il va falloir que je rentre avec vous. Que je renonce à la prime, évidemment. L’AirbusCorp a perdu. Elle parlait lentement, en s’efforçant de contrôler son accent. Ils se regardèrent dans le silence qui s’éternisait. Raoul traçait des cercles imaginaires sur la table avec son poing, l’air sombre, lugubre. Julia comprit qu’il prenait l’avarie de l’ERV pour une rebuffade personnelle, et qu’il était trop embarrassé pour parler. Claudine restait assise là, raide comme un mannequin en bois. Julia essaya d’estimer la portée du choc qu’elle avait encaissé. Elle semblait n’avoir pas très bien compris la situation. Avait-elle oublié que l’ERV ne repartirait jamais ? — Le problème, c’est que nous ne pouvons pas décoller, et tu ne peux pas piloter toute seule la fusée nucléaire, dit prudemment Viktor. Aucune des deux missions ne va rentrer sur Terre. — Ouais, fit Marc avec un rictus amer. La situation de blocage dans toute sa splendeur. Il y eut encore un silence. Ils se regardaient les uns les autres par-dessus la table : poussiéreux, usés, en haillons. C’est alors que Julia eut l’illumination : — Non, pas une situation de blocage : une solution martienne. Nous devons unir nos forces. Viktor avait l’air dubitatif, mais il vola à son secours : — C’est évident, oui. Mais comment ? — Eh bien, pour commencer, l’un d’entre nous, au moins, doit rester ici, dit Julia. — Quoi ? — Non, fit-elle, coupant court aux protestations d’un geste de la main, il n’y a pas d’autre solution, et nous le savons tous. Nous sommes trop nombreux pour le moyen de transport à notre disposition. — Mais… et les vivres ? fit Claudine, alarmée. — Il y en a plus qu’assez : l’ERV contient assez de réserves pour six personnes pendant sept mois. Et il y a des provisions pour deux personnes de trop dans la fusée nu… dans le vaisseau de l’AirbusCorp. — Celles de Gerda et de Chen, soupira Claudine. — Exactement. Leurs rations sont dans votre garde-manger. Du coup, nous disposons aussi de tout leur équipement en rab. Il n’y a donc pas de problème de ce côté-là. — Ça fait… quarante-deux mois par personne de vivres dans votre ERV, plus vingt-quatre mois par personne à bord de mon appareil, dit lentement Claudine. Que nous utiliserons si nous devons rentrer à trois. — Mais tu as dit qu’une personne devait rester, reprit Marc. — Une personne serait trop vulnérable, confirma Julia en les parcourant du regard. — Je suis d’accord. Une personne seule mourrait, ici, dit Claudine, lentement. Et combien de temps devraient rester les deux ou trois volontaires ? — Jusqu’à ce que… jusqu’à ce qu’une mission de secours vienne les chercher, répondit Viktor, à qui cette conversation ne plaisait pas plus que l’autre fois. Julia inspira profondément. — La Terre pourrait lancer un autre ERV d’ici trois mois. Il pourrait être ici six mois plus tard avec du ravitaillement – si nécessaire. — Ça le serait, fit Viktor. Les choses, ça s’use. — D’accord. Mais nous ne pourrions pas repartir pour la Terre avant vingt-six mois, la prochaine fenêtre de tir optimale. — Sacrée perspective ! Le vaisseau de sauvetage est trop petit pour emporter les survivants, fit amèrement Raoul avec un petit rire sans joie, un caquètement sec, âpre. Claudine leva les yeux. — Vous savez tous que ce n’était pas notre idée, dit-elle sèchement. Nous n’avons jamais été une mission de sauvetage, nous n’avons jamais voulu que vous ayez des ennuis. Peut-être que certains, à l’AirbusCorp, l’ont souhaité, mais pas moi. Personne n’a demandé son avis à l’équipage… avant maintenant. C’étaient les dirigeants de l’AirbusCorp qui parlaient, et peut-être même pas. Ils prétendent ignorer qui tirait les ficelles. — Eh bien, nous avions raison, finalement, conclut Julia en plongeant le nez dans son mug vide comme si elle espérait trouver la solution au fond. — J’accepte tes arguments, dit enfin Marc. Trois personnes rentrent, deux restent. Qu’en pensent les autres ? demanda-t-il en les parcourant du regard. Et Julia lut sur leurs visages qu’ils se faisaient peu à peu à cette idée. — Ce n’est pas une mauvaise solution, dit-elle. D’abord, elle oblige la Terre à lancer une nouvelle mission. C’est ce que nous voulons tous, non ? Ne pas abandonner cette planète comme nous avons laissé tomber la Lune après une brève passade, mais évoluer vers la colonisation. — Je ne suis pas sûr que nous soyons des colons, fit Marc avec une moue dubitative. En tout cas, ce n’est pas comme ça que je me vois. — Moi non plus, dit Viktor. — Alors, comment on choisit ? poursuivit Marc comme s’il étudiait professionnellement l’idée. On tire à la courte paille, encore une fois ? Il y a des volontaires ? — Moi, je propose que ce soient les commandants qui décident, répondit Viktor en écartant les mains. — D’accord, répondit Julia, décidée à le laisser se dépatouiller du problème. Mais Viktor secoua lentement la tête. — La décision est trop difficile, dit-il, le regard perdu dans le vide. Claudine hocha la tête sans répondre. Comme de très loin, Julia s’entendit annoncer : — Je reste. — Toi ? Mais pourquoi… ? fit Viktor, sidéré. C’était si clair, tout à coup. — Tirer à la courte paille ne serait pas une solution. Nous devons avoir les meilleures équipes possibles pour rentrer comme pour rester. Claudine doit repartir, elle est la seule à connaître la fusée. Apprendre tous ces systèmes sera déjà assez difficile pour nous. Et je pense que Raoul, avec toutes ses compétences, doit être sur le vaisseau, ajouta-t-elle après une brève réflexion. — Merci, dit-il, surpris, mais c’est moi qui ai tout fichu en l’air et… — Non, tu es indispensable, c’est vrai, dit Viktor. — Et puis, reprit Julia, se jetant à l’eau, il a une nouvelle famille qui l’attend. Maintenant, je ne peux pas décider, sauf pour ce qui me concerne, fit-elle avec un haussement d’épaules. — Pourquoi veux-tu rester ? demanda Marc. Ton magmars ? — Ça doit être ça, fit-elle en fronçant les sourcils. Je ne suis pas prête à ne plus jamais le revoir. Et j’ai eu un drôle de sentiment au… au cimetière, cet après-midi. J’ai eu tout d’un coup l’impression d’être une pionnière, dans une ville de la frontière, pas une astronaute en voyage aux frais de la princesse. Désolée, fit-elle en regardant Viktor. J’aurais dû t’en parler avant. — Nous devrions tous réfléchir un peu avant de prendre une décision définitive, dit Marc. — Nous n’avons plus le temps, objecta Raoul. — De toute façon, nous devons informer la Terre. Ils ont aussi leur mot à dire, proposa Marc. — La Terre peut suggérer tout ce qu’elle veut, c’est nous qui décidons, insista Viktor. C’est la nouvelle loi de l’espace. Ils opinèrent avec ensemble. Il y eut une petite pause. Julia se sentait étrangement soulagée, mais la tension qui agitait les autres était presque palpable. — Il y a une chose qui m’intrigue. Pourquoi as-tu dit que tu avais une « solution martienne » ? demanda Marc. Elle fut soulagée de cette occasion de parler un peu de sciences. — Je tâtonne encore, mais je crois que le biomars n’est pas un unique organisme. C’est une communauté, une coopération de différentes sortes d’organismes unicellulaires ; comme les stromatolites, par exemple, ou une méduse primitive. — Rappelle-moi ce que c’est que les stromatolites, fit Raoul. Il ne s’était jamais beaucoup intéressé à la biologie, et elle s’étonna de sa question. Elle comprit qu’il cherchait un dérivatif après la conversation intense qu’ils venaient d’avoir. — Les stromatolites sont d’énormes monticules vivants, principalement constitués de couches d’algues bleues et de limon. C’est une forme de vie très ancienne. Ils ont peut-être trois milliards d’années. Il y a, dans les roches de cette époque, des strates ondulées qui pourraient être leurs fossiles. — Le passé de la Terre serait le présent de Mars ? avança Claudine. — Oh, ce ne sont pas que des fossiles. J’en ai vu des vivants juste au large de la côte, près de Perth, dans les hauts fonds de l’océan Indien. — Trois milliards d’années ? Mon Dieu ! Je n’aurais jamais imaginé… — Enfin, ce n’est pas de leur âge que je voulais parler mais de leur mode de survie. Des micro-organismes anaérobies dotés d’exigences métaboliques différentes peuvent fonctionner en tandem, chacun survivant sur les restes de celui qui l’a précédé. C’est une stratégie de survie communautaire. — Adoptée à cause des conditions difficiles qui régnaient à la surface de Mars depuis le début ? demanda Raoul. — Ce serait logique. D’une certaine façon, c’est aussi l’antique solution terrestre. Avant que les formes de vie multicellulaires aérobies ne remportent la compétition, les anaérobies utilisaient un système différent. En fait, c’est ce qu’elles font encore. Les bactéries confrontées à un poison dans leur environnement n’attendent pas qu’une improbable mutation les en sorte ; elles empruntent un gène utile à une autre bactérie. Et pas forcément à une autre variété de la même espèce, elles peuvent aller les chercher dans des espèces avec lesquelles elles n’ont rien à voir. C’est pour ça que la résistance aux antibiotiques se répand si vite… Bon, ce que je veux dire, reprit-elle en hâte, constatant que les autres avaient l’air un peu perdus, c’est que les bactéries anaérobies coopèrent au lieu de rivaliser. Plutôt que d’entrer en compétition avec différents organismes pour survivre, elles s’entraident. Je pense que c’est ce que fait le biomars. Et c’est ce que nous faisons aussi. — Mouais, c’est une vision incroyablement positive, commenta Marc avec un sourire. La TriVid t’a beaucoup appris, on dirait. — Je n’enjolive pas les choses, rétorqua Julia. Elle le regarda droit dans les yeux, puis elle jeta un coup d’œil à Viktor, mais son expression était indéchiffrable. — Je ne voudrais pas insister lourdement, mais nous sommes dos au mur, ici. Quelle autre solution avons-nous ? demanda Marc. — Ouais, fit Raoul en levant les yeux vers le chronomètre Terre/Mars fixé au mur. Qui est le numéro deux ? Un volontaire ? insista-t-il après un long silence pesant. Autour de la table, Julia vit des lèvres pincées, des regards angoissés. — Ça nous dépasse, fit Raoul. Quelqu’un veut appeler la Terre ? — On ne peut pas différer éternellement, soupira Marc en se levant. — Avant d’appeler, nous devons avoir la solution, objecta Viktor. J’ai décidé. Un commandant n’abandonne pas son vaisseau. Claudine partira avec le sien, je resterai ici avec le mien. — Tu es sûr ? fit Raoul, bouche bée. Nous pourrions trouver une autre façon de décider… — Et puis il faut bien que quelqu’un empêche Julia de se fourrer dans les ennuis, reprit Viktor en haussant les épaules. Julia éprouva une vive exaltation. Des larmes lui picotèrent les yeux, et elle ne put les retenir. Elle pencha la tête et les essuya furtivement avec sa serviette. Elle mourait d’envie de se jeter à son cou et de le serrer sur son cœur, mais elle s’obligea à rester assise. Elle allait vraiment rester. Encore deux ans ! Jusqu’à cet instant, cette idée lui paraissait lointaine, irréelle. — Bon. Tout le monde est d’accord ? fit Marc en les parcourant des yeux. Tous inclinèrent la tête en signe d’assentiment. — Eh bien, il n’y a plus qu’à appeler la Terre. Les autres s’approchèrent de la console de communication. Julia et Viktor restèrent à table. Elle lui prit la main, la porta à sa joue. C’était si bon de le toucher. — Tu es sûr que c’est ce que tu veux ? Je ne voulais pas te forcer la main… — Sur Terre, tu avais refusé de venir ici sans moi. Comment tu dis, déjà ? Je te rends la monnaie de ta pièce. — C’est la seule raison ? Tu n’as pas envie de rester un peu pour Mars aussi ? Il haussa les épaules, eut un sourire. — Ce n’est pas tellement pire que la Sibérie en hiver. On est chez nous, en Sibérie, dans l’Arctique ou sur Mars. Elle le regarda. — Je n’avais pas envie de rester sans toi. Elle réalisa qu’elle avait de nouveau les joues trempées de larmes. Un ange passa. — Bon, alors, c’est arrangé. On reste. — Mars City, fit-elle en hochant la tête. — C’est maintenant que ça va être dur. Il faut convaincre la Terre. — Parce que tu as trouvé que c’était facile, ça ? ironisa-t-elle en se mouchant. — Pas facile, non. Mais la Terre, ce sera plus dur. Tu vas voir. Viktor avait raison. Axelrod voulait que « son » équipage commande la fusée nucléaire, de sorte que la victoire du Consortium soit indéniable. Ses avocats argumenteraient que c’était une sorte de sauvetage en mer, disait-il. Voyant que ledit équipage résistait, il se mit en colère. Claudine relaya l’information à l’AirbusCorp, qui dénonça hautement le premier cas de piratage martien et fit valoir que c’était le contraire : le Consortium avait perdu. Des armées d’avocats commencèrent à fourbir leurs armes en prévision de la guerre médiatique. Tous les cinq étaient abasourdis, et débattirent longuement, pendant le dîner, de la façon de traiter le problème. Julia s’opposait rageusement à toute solution « terrienne » ne prévoyant qu’un unique gagnant, et proposait la méthode « martienne » : la coopération. Mais ils ne pouvaient totalement ignorer les vœux de la Terre. Il fallait bien que quelqu’un envoie une mission de secours. Ils dirent à Axelrod de trouver un moyen de tirer parti de cette histoire dramatique de vaisseau de secours. — L’affaire rebondit, fit sèchement Marc. Ça devrait bien se vendre. Ils finirent par convaincre Axelrod et l’AirbusCorp que ni l’équipage du Consortium ni Claudine ne pouvaient piloter seuls la fusée nucléaire. Les deux équipes avaient perdu si elles ne pouvaient trouver un terrain d’entente. Axelrod et l’AirbusCorp devaient faire de même. Et puis ils annoncèrent hardiment, tous les cinq, leur solution à la Terre et déclarèrent que la vraie prime pour Mars était la coopération. Déclaration par laquelle ils espéraient en appeler directement au public. Ils diffusèrent une petite cérémonie au cours de laquelle ils rebaptisèrent la fusée nucléaire Spirit of Ares en cassant dessus une bouteille de vodka vide cédée par Viktor et pleine d’eau extraite des pingos. Et ça parut marcher. Mais ce n’était pas fini. Par l’intermédiaire de son père, le canal qu’Axelrod ne pouvait soumettre à un « remontage créatif », Julia eut accès à la Commission des Accords Martiens. Elle expliqua le compromis en détail : c’était vraiment une mission conjointe qui rentrait à la maison. Ils furent sur des charbons ardents pendant les deux jours suivants. Puis une commission des Nations unies convoquée d’urgence accepta d’aider à sponsoriser la mission de sauvetage. Une fois de plus, Viktor avait eu raison : ce qui paraissait tellement clair et logique sur Mars, dans l’isolement et l’aridité du désert, se révéla horriblement compliqué dans le marécage putride, manipulé par les médias, qu’était la Terre. Mars était devenue un gigantesque test de Rorschach. Tous les groupes qui avaient le moindre intérêt dans l’affaire se jetèrent aussitôt dans la mêlée. Les chefs religieux vilipendèrent les trois personnes non mariées qui retournaient seules dans le vaisseau de retour. La Mars Protection Society, une faction martienne de la Société protectrice des animaux, exigea qu’ils stérilisent leur terrain d’atterrissage et repartent immédiatement. La Terraform Today Society exigeait la destruction du biomars. Deux groupes culturels – l’un en Inde, l’autre quelque part dans le Montana – prônèrent le suicide de masse pour éviter la peste martienne qui ne pouvait manquer de frapper. — Qu’ils crèvent, lâcha Marc. Les médias faisaient la part belle à des débats entre des gens qui n’y connaissaient absolument rien sur tous les sujets imaginables. Leurs vies entières étaient disséquées, leur sort analysé, on philosophait dessus, on le ruminait. Julia en arriva à se dire, pendant les semaines suivantes, qu’ils avaient choisi la solution de facilité, Viktor et elle. Ils allaient rester tranquillement sur Mars pendant que Claudine, Marc et Raoul allaient devoir faire face à l’hystérie collective lors de leur retour. 39 C’était tellement simple, se disait rêveusement Julia, une fois qu’on avait compris comment ça marchait sur Mars. L’équipage comptait maintenant cinq membres. Claudine avait été intégrée en douceur, et ils se préparaient ensemble au départ. La coopération dictait tous leurs actes. Ils partageaient leur expérience de l’espace, et tout le monde y gagnait. Exactement comme le biomars. Et les bactéries sur Terre. Tu veux résister aux antibiotiques ? Échange le gène qu’il te faut avec une autre bactérie. Le plus vexant est que ce genre de solution était à leur portée depuis le début. Personne n’avait besoin de mourir. En attendant, l’interface terrestre était en ébullition à cause des négociations entre le Consortium et l’AirbusCorp. Les avocats s’adressaient mutuellement des injonctions hargneuses concernant des vaisseaux et un carburant situés à des centaines de millions de kilomètres de là. L’AirbusCorp arguait que, sans son aide, l’équipage du Consortium aurait échoué. Ils devaient donc au moins partager en deux la prime de trente milliards de dollars. Ce qui provoqua une certaine effervescence au sein des gouvernements qui devaient payer la note. La Commission annonça que les termes du concours précisaient seulement que la première équipe qui réussirait à revenir de Mars aurait gagné. Le reste regardait l’AirbusCorp et le Consortium. Les politiques s’éclipsèrent prudemment sur la pointe des pieds. L’immense intérêt du public fit office de lubrifiant. L’AirbusCorp ne pouvait pas refuser à l’équipage sa seule chance de rentrer sur Terre alors que le monde entier avait les yeux rivés sur lui. Et les négociateurs n’avaient aucun moyen d’empêcher l’équipage de prendre le vaisseau malgré tout. Ils finirent par se mettre d’accord. En l’espace d’une nuit, quatre milliards de dollars changèrent de mains. Ils en firent même une petite cérémonie sans intérêt dont elle vit quelques images au résumé d’infos. Dans les entrailles d’une banque suisse, un chariot croulant sous les lingots d’or fut poussé d’une salle dans une autre. Elle fit elle-même un peu de marchandage. — Je vous propose un marché, dit-elle à Axelrod. Je renvoie les échantillons sur Terre. Pas vivants, en conserve. Morts. Aucune menace pour la Terre ; vous n’aurez donc pas de problèmes avec les dingues. Quand vous aurez touché la prime, les échantillons auront cessé d’être à vous. Ils appartiendront à la science. C’est trop énorme pour justifier une appropriation du secret. Elle inspira profondément. Une partie d’elle-même n’aimait pas discuter avec le patron. Son entraînement ne l’y avait pas préparée. Enfin, tu auras des années pour t’y faire. — En échange de l’envoi des échantillons, je voudrais les analyses d’ADN. Et une tonne de matériel de labo biologique, que vous enverrez par le prochain ERV que vous allez lancer. Et quand je dis une tonne, c’est bien une tonne métrique de matériel que je veux dire. Je choisirai moi-même. Elle reprit son souffle et se jeta à l’eau : — Et un biologiste, dit-elle. J’ai besoin de quelqu’un avec qui travailler, ici. Trouvez-moi la liste des élèves astronautes qui ont fait de la biologie. Je choisirai. Vous l’enverrez avec le prochain ERV. Elle eut un bon sourire pour démentir le sérieux de son ton. C’était vraiment déstabilisant de monologuer devant une caméra, sans retour d’image. — Ou vous m’accordez tout ça, ou vous n’aurez rien. Plus aucune information sur ce que j’ai trouvé ici. Pas d’images des prochaines descentes dans l’évent. Que dalle, nada, zéro ! Elle s’autorisa un haussement de sourcil. — J’espère que mes collègues m’enverront les articles qu’ils écriront sur mes échantillons pour que je les revoie avant diffusion dans les journaux ou en TriVid. C’est comme ça que ça avance, la science. La vraie science. Elle sourit intérieurement. La plaisanterie s’adressait aux fanatiques de la Terre Pure. Les échantillons étaient techniquement morts, mais elle les avait préservés de telle sorte que l’ADN ne souffre pas. Ces spécimens avaient de bonnes chances d’être découpés en morceaux et disséqués dans tous les sens huit jours après leur arrivée sur Terre. Toutes les têtes brûlées des laboratoires de génomique élaboraient déjà leurs protocoles. Des mains avides identifieraient et décortiqueraient les gènes martiens spécifiques, les grefferaient sur des bactéries anaérobies terrestres, et elle ne leur donnait pas un mois pour disposer de pseudo-Martiens en chair et en os. La marche de la science. La compétition. Elle pouvait compter dessus. Ce n’étaient que des spéculations, évidemment. Elle ne pouvait rien prouver. Elle devrait attendre d’en savoir un peu plus sur l’ADN martien. Un soir, dans le module, alors qu’ils étaient tous épuisés après avoir passé la journée à extraire l’eau des pingos, elle avait vu ce qu’il faudrait chercher, quand ses échantillons seraient dans les laboratoires de la Terre. La réponse était peut-être dans le séquençage de l’ADN. L’ADN terrestre était miséricordieusement redondant : une erreur de codage revenait à un changement d’orthographe qui ne modifiait pas forcément le sens. Un même acide aminé avait plusieurs orthographes différentes. Sans parler des séquences de protéines où la substitution d’un acide aminé par un autre était à peu près sans conséquence. Le droit à l’erreur, en somme. Elle s’était toujours dit que c’était la réponse adaptée à un monde en évolution rapide, grouillant d’agents susceptibles de déclencher une mutation : un monde darwinien en surchauffe. Un monde riche, qui avait réalisé, après des milliards d’années, l’équilibre entre le conservatisme et l’expérimentation, alors que le moulin de l’évolution tournait toujours. Les fluctuations climatiques de la Terre, les passages du froid au chaud et vice-versa, modifiaient les règles de survie. Ça en menait certains à postuler, comme la Reine Rouge d’Alice au Pays des Merveilles, l’obligation de courir pour ne pas se faire distancer, le biotope entier évoluant à une cadence rapide pour éviter de rester sur place. Le rythme était épuisant, et une espèce durait en moyenne un million d’années environ avant de s’essouffler. Qu’arriverait-il sur Mars, qui n’avait peut-être connu qu’un seul âge d’or de l’évolution et un long crépuscule de pression sélective à sens unique ? Le jeune sol continuait à se refroidir, à se dessécher, l’atmosphère ne cessait de se raréfier. Des temps difficiles… pour toujours. Le code ADN serait-il plus conservateur, plus simple et plus précis sur Mars ? Sans les changements climatiques soudains, le besoin de redondance disparaissait. Chaque erreur serait signifiante. Le prix à payer ? Une évolution plus lente. Même sur Terre, la plupart des mutations étaient néfastes, illisibles, fatales à l’organisme. Rares étaient les mutations utiles. Elles seraient encore plus rares sur Mars, dans des conditions déjà difficiles et qui allaient en empirant. Il y avait aussi eu de brèves ères de chaleur où l’eau avait coulé à la surface. Alors, qu’arriverait-il ? L’évolution ne serait pas assez rapide pour profiter des nouvelles conditions. Et sinon… ? Se pouvait-il que la coopération l’ait emporté sur la compétition pour devenir la clé du succès ? Elle parcourut ses compagnons du regard. Cinq fortes têtes, aux compétences différentes, s’associant en un tout efficace. Quatre avaient frisé le désastre et survécu à dix-huit mois d’épreuve dans ce bol de poussière glacée, dans ce vide à peu près complet. C’est ce que son subconscient tentait de lui dire. Cela pourrait-il marcher à l’échelle d’une planète ? Trouver un partenaire doté des caractéristiques désirées, au lieu d’essayer d’évoluer soi-même. Une courte période de chaleur et d’humidité avait fait sortir le biomars des évents, le propulsant dans le lit des lacs. Tant qu’il y avait eu une atmosphère, il avait libéré des organismes sensibles à la lumière – ces « daphnies » ? –, capables de coloniser les mers, de prospérer dans le bref été. Peut-être même, qui sait ? de réaliser la photosynthèse ? Pour réussir, pour maximiser les opportunités offertes par l’ère humide, une forme de vie devait trouver des partenaires. Comme les thalles luminescents et les microbes photosynthétiques. Les micro-organismes nageurs et les films protecteurs. Les mangeurs de peroxydes et les membranes humides, qui tous échangeaient d’une façon ou d’une autre leurs ressources. Une écologie entière, maintenant reléguée dans les profondeurs, et qui avait néanmoins réussi à se frayer un chemin à travers le crible du darwinisme… Mais toujours entremêlés dans le réseau en expansion d’organismes grands et petits… l’évolution de concert. Des organismes mouraient encore de leur petite mort pitoyable, des gènes étaient effacés… Et le système pouvait être encore plus imbriqué, elle le voyait… dans les profondeurs d’un monde endormi. Elle travailla dans la serre qui reprenait doucement vie afin d’apaiser son âme et d’embraser son imagination. Viktor lui avait fait promettre de garder son casque, mais elle ouvrit la visière dans l’air doux et relativement tiède. Avec le temps… Le biomars du châssis avait atteint une sorte de limite et ne croissait plus. Quand elle aurait le temps, il faudrait qu’elle essaie de modifier son environnement, pour voir. Après le décollage, se dit-elle. Elle aurait tout son temps, quand ils seraient partis. En attendant, elle planta une nouvelle récolte de légumes. Marc était occupé à la pile à combustible, et n’importe comment elle serait toute seule pour s’occuper de la serre, après son départ. Marc n’était jamais vraiment revenu s’installer dans le module ; il passait le plus clair de son temps avec Raoul sur le site de l’AirbusCorp, et ils ne revenaient qu’en fin de journée, pour manger et dormir. Un jour, Raoul était rentré seul. Il avait seulement dit à Julia et Viktor que Marc ne se sentait nulle part à sa place sur Mars, ces temps-ci. Elle s’était promis un petit plaisir particulier, ce jour-là. Dans un coin, il y avait un grand chaudron de plastique qui contenait un compagnon végétal, un sapin blanc dont elle avait elle-même recueilli les graines lors d’une courte escapade dans la Sierra de Californie, avant leur départ de la Terre. En butte aux vents, aux tempêtes de neige, les sapins se cramponnaient par petits groupes au sol rocailleux. À la limite de la végétation, ils n’étaient pas plus hauts que des buissons. Elle avait trouvé une pomme de pin partiellement rongée dans un banc de neige et l’avait fourrée dans ses affaires. Les sapins étaient adaptés au froid et à la sécheresse. Comme ils vivaient en altitude, donc dans une atmosphère appauvrie, ils étaient déjà partiellement acclimatés à la vie sur Mars. Et le sien avait survécu dans la serre, atteignant la hauteur étonnante de soixante centimètres, et produisant beaucoup de branches latérales. Le seul organisme terrien sauvage sur Mars. Elle approcha son fauteuil et regarda attentivement le bout des branches. Elle n’était pas experte en sapins, et c’était la première fois qu’elle en faisait pousser un. Les aiguilles de celui-ci étaient vert foncé, ce qui était logique sous la luminosité réduite. Les nuits glacées qui avaient suivi la dépressurisation de la serre avaient eu raison de certaines des plus jeunes aiguilles, mais… qu’est-ce que c’était que ça ? Des aiguilles vert pâle au bout des branches ! Oui, les pointes repoussaient ! Hé, regardez-moi ça ! Tu vas finir par y arriver, après tout ! Elle eut un large sourire. Le premier arbre sur Mars… 40 14 mars 2018 Ils regardaient, du haut de la colline – et en battant la semelle pour se réchauffer –, le coucher de soleil écarlate qui envahissait le monde. Le lancement prévu pour le milieu de l’après-midi avait souffert des inévitables retards de dernière minute. Julia et Viktor s’étaient crus obligés d’y assister de l’extérieur. Ça ferait de bien meilleures images. Et puis ça semblait la chose à faire. Sur le circuit audio de sa combinaison elle entendit les ultimes échanges avant le départ entre Claudine et Marc : — Pressurisation, okay. — Flux régulier. — Max deux quatre sept. — Dans la norme. — Enveloppe de température stabilisée. Elle se laissa envahir par les souvenirs de son propre départ. Il y eut encore un contretemps, à cause de la pile à combustible qui était un peu trop chaude parce que les barres d’uranium enrichi n’étaient pas suffisamment séparées par le flux de gaz. Raoul dit qu’ils arrangeraient ça quand ils seraient à pleine puissance, en injectant de l’eau pressurisée qui se vaporiserait instantanément au contact des plaques surchauffées. Tout ça devait être synchronisé, naturellement. La conception de l’Airbus partait du même principe que les fusées chimiques, avec leurs valves, pompes et embouts, mais à des niveaux de puissance infiniment supérieurs. De même que les navires à vapeur, qui avaient été révolutionnaires à une époque, comportaient toujours une coque, un pont et un gouvernail hérités du bon vieux temps de la marine à voile. Ils assistaient peut-être à la fin de l’ère de l’oxygène liquide, démodé parce que personne n’avait envie d’explorer le système solaire grâce à un système qui remontait à l’antiquité, et qui consistait à se propulser grâce à des gaz brûlants. Fin d’une ère et début d’une autre. Elle eut un frisson et son scaphandre émit un cliquetis – et un supplément de chaleur. Viktor dit : — Regarde, la Terre se lève. En effet. Elle zooma sur le petit disque rond qui apparaissait sur l’horizon, et revit les deux confettis brillants, le bleu et le gris pâle. Son monde natal. La nuit tomba très vite sur le désert, couronnée par une myriade d’étoiles brillantes comme des joyaux. — Trois, deux, un. Allumage, fit la voix de Claudine. Sous le mince vaisseau, le premier bourgeon de lumière apparut. Des nuages cotonneux se formèrent, léchant le hublot carré, avalant presque la fusée. — Flux standard. Zéro onze sept. — Profil régulier. Viktor avait commencé la TriVid et le commentaire. — Le Spirit of Ares s’élance vers la Terre, alimenté avec de l’eau de Mars. C’est la première fois, depuis que les astronautes d’Apollo ont marché sur la Lune, que des hommes reviennent d’une autre planète. L’aiguille d’argent partit à l’assaut du ciel dans un nuage d’albâtre éclairé de l’intérieur par une lueur orange. La fusée nucléaire fila gracieusement dans le ciel ambré, abandonnant derrière elle un immense panache de gaz qui se dispersaient dans le néant en sifflant. Des larmes piquèrent les yeux de Julia. Elle s’imagina à bord du vaisseau. Ils rentrent à la maison, et pas moi. Ça n’avait pas été facile de l’annoncer à ses parents, mais ils avaient été vraiment bien. Son père avait l’air d’aller mieux, les résultats du traitement anticancéreux aux ultra-sons paraissaient prometteurs. Il serait là quand elle rentrerait, lui avait-il dit. Ça prendrait le temps que ça prendrait, mais il serait là. Le vaisseau montait rapidement, presque sans bruit, dans la nuit martienne qui allait en s’assombrissant. Ils hurlèrent de grands au revoir, Viktor et elle. Marc énonçait des altitudes, des vitesses, d’une voix plate et calme. Puis le panache de la fusée qui balafrait les ténèbres implacables s’infléchit, tout là-haut, et elle se sentit envahie par une profonde tristesse. Elle détourna à contrecœur le regard de ce point lumineux suspendu au-dessus d’un monde soudain vide, le sien. Puis une tache de lumière, vers l’horizon, attira son attention. Un nuage blanchâtre, linéaire, plus ébouriffé à un bout, et qui semblait se diriger vers l’intérieur. Elle se rendit compte qu’elle regardait vers le nord, et que le nuage était luminescent. Un doigt de lumière ivoire, pâle, montait de la surface, s’élargissait. Elle comprit tout de suite que ça venait de l’évent, un déversement d’une luminosité impossible. — Viktor, regarde ! Braque l’objectif vers le nord ! L’évent est en train de dégazer ! L’émission d’une sonde de lumière aussi brillante dans le ciel devait coûter au thalle une énergie énorme, se dit-elle. Pour que cela se produise, il avait d’abord fallu que l’évent expulse une bouffée de vapeur, puis que le biomars se coordonne afin de déverser toute son énergie dans la pâle lueur. Mais quelle coordination… et quel contrôle, sur l’émission de vapeur proprement dite ? La vie avait-elle pu atteindre un tel niveau ? Et pourquoi la vie laissait-elle échapper la vapeur ? Y avait-il un indice chimique qui lui avait échappé ? Le jaillissement de cette lance nacrée était-il un signal ? Une célébration ? Une danse nuptiale ? Ses idées fusaient dans tous les sens, c’était vertigineux. Une telle dépense énergétique devait avoir un but. Il était naturel d’y voir un message cohérent. Pourtant, en biologie, bien des comportements défiaient la simple logique. Elle savait ce qu’elle aurait aimé croire, mais… En fin de compte, la science était un système qui permettait d’éviter de s’abuser. Elle ferma les yeux pour graver l’image dans sa mémoire. Un panache ivoire, montant à plusieurs kilomètres de hauteur dans le ciel, se mêlant aux étoiles éblouissantes. Elle avait tant de choses à apprendre… Elle pourrait passer sa vie entière ici sans parvenir à en faire le tour. Salut, Mars. Une représentante de la race martienne te salue. FIN Remerciements Ce roman tente de montrer comment l’humanité pourrait explorer Mars dans un futur proche, au moindre coût et à l’aide d’une technologie concevable. Les faits démentiront forcément certains détails de la fiction. Je me suis efforcé d’apporter une note de réalisme à ce récit de voyage imaginaire, et de faire comprendre à quel point l’aventure planétaire serait risquée. Aller sur Mars pourrait marquer un tournant dans l’histoire du vingt et unième siècle, précisément parce que ce serait risqué, pénible et excitant. Les robots ne peuvent pas répondre aux questions fondamentales, cruciales, sur la vie martienne. Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidé de leurs conseils et de leurs connaissances techniques : la Mars Society (http://www.marssociety.org) ; la Planetary Society (http://planetary.org) ; Bob Zubrin et Richard Wagner, dont j’ai repris le scénario de « Mars Direct » (The Case for Mars) ; et l’association Mars Underground. J’ai beaucoup appris sur le cratère de Gusev en parlant, sur le site Ames de la NASA, avec Nathalie Cabrol et Edmond Grin, qui m’ont également communiqué leurs photos de la sonde Viking. Merci à Roger Amo, Geoff Briggs, Chris McKay et Carol Stoker (Strategies for Mars), pour toutes leurs idées, et à Yoji Kondo, du quartier général de la NASA, pour ses conseils éclairés. Merci à Michael Carr, de l’U. S. Geological Survey, qui m’a patiemment expliqué les caractéristiques de la géologie martienne, si surprenante pour le profane. Son Water on Mars a achevé de m’illuminer. Merci aussi à Penny Boston, qui m’a parlé spéléologie sous l’angle martien ; à l’institut SETI (http://www.SETI.org), pour ses encouragements et ses éléments de réflexion ; à Mark Adler, du Jet Propulsion Laboratory, pour ses informations sur les rovers et leurs problèmes ; à Bruce Murray, de Caltech, pour son réalisme, dont je me suis parfois abstrait ; à John Connolly, du Johnson Space Center, pour les graphiques d’orbites et pour son inestimable expérience ; à Douglas Cooke, du JSC Exploration Office, à qui je dois une foule d’informations ; à Jon Lombert, pour ses sages conseils ; à Joe Miller, qui a relu mon manuscrit et m’a fait part de ses idées dans le domaine de la biologie ; à Michael Cassutt, qui a ébauché le scénario d’une mini-série à laquelle ce roman doit beaucoup. Merci, enfin, à Betsy Mitchell, dont le soutien éditorial ne s’est jamais démenti, et à Marilyn Olsen, pour son souci du détail. Le roman est basé sur la novelette « A Cold, Dry Cradle », co-écrite avec Elisabeth Malartre, qui n’a cessé de me prodiguer ses idées, ses aperçus créatifs et ses critiques. Merci à tous. Vous aurez contribué à faire de Mars, ce point brillant dans le ciel, une destination. Gregory Benford, juin 1999 * * * [1] ERV : Earth Return Vehicle, le vaisseau conçu pour le retour sur Terre (N.d.T.) [2] La Vegemite est un élément fondateur de la culture australienne. Un Australien sans sa Vegemite, c’est un Américain sans son beurre de cacahuète. Étrange pâte salée tirée de la levure et à la consistance goudronneuse, la Vegemite se tartine sur du pain (éventuellement grillé) beurré, ou se dissout pour faire un bouillon. (N.d.T.) [3] Qui évacue la chaleur. (N.d.T.) [4] Organismes unicellulaires. (N. d. T.) [5] Littéralement, « la colline des bottes ». À l’époque héroïque du Wild West, cimetière légendaire où étaient sommairement enterrées les victimes de fusillades, tout habillées et les bottes aux pieds. (N.d.T.)