-1- GREG KEYES LE PRINCE CHARNEL Les royaumes d’épines et d’os 2 Traduit de l’américain Par Jacques Collin Fleuve Noir -2- À Elizabeth Bee Vega -3- PROLOGUE Had laybyd hw loygwn eyl ; Nhag Heybeywr, ayg nhoygwr niwoyd. La forêt parle bien des langues ; Elle écoute attentivement, mais sans répondre jamais. Proverbe Nhuwd nhy Whad, donné en avertissement aux enfants J’entends un bruit, murmura Martyn en serrant la bride à son étalon gris pommelé. Et ce n’est pas un bruit naturel. Le moine plissa ses yeux bleus prédateurs, comme si son regard de braise eût pu dévorer les chênes-fer colossaux et les versants rocheux de la forêt du roi. Ehawk put voir à la position de ses épaules sous sa robe rouge sang que tous les muscles de son corps étaient tendus. Sans aucun doute, répondit jovialement sire Oneu. Cette forêt cancane comme une femme rendue moitié folle par l’amour. Nonobstant son ton, les yeux noirs de sire Oneu étaient sérieux lorsqu’il se tourna pour parler à Ehawk. Comme toujours, Ehawk fut surpris par le visage de son aîné, doux et fuselé, les commissures des yeux creusées par cinquante années de rires. Le chevalier était bien loin de correspondre à sa réputation de guerrier féroce. Qu’en dis-tu, mon garçon ? demanda Oneu. -4- D’après ce que j’en ai vu, commença Ehawk, frère Martyn peut entendre un serpent respirer de l’autre côté d’une colline. Je n’ai pas une telle ouïe, et pour l’instant n’entends pas grand-chose. Mais sire, c’est en soi étrange. Il devrait y avoir plus de chants d’oiseaux. Par les balles de saint Coq, railla Oneu, qu’est-ce que tu veux dire ? Il y en a un en cet instant même qui retentit si fort que je m’entends à peine parler ! Oui sire, répondit Ehawk, mais c’est celui d’un etechakichuk, et ils... Dans la langue du roi, mon garçon, ou en almannien, coupa un homme au visage austère et cireux qui portait des robes de la même couleur que celles de Martyn. Ne baragouine pas ton langage païen. Il s’agissait de Gavrel, un autre des cinq moines qui chevauchaient avec le groupe. Son visage donnait l’impression d’avoir été taillé dans la chair d’une pomme avant de sécher. Ehawk n’aimait pas beaucoup Gavrel. Inquiète-toi de ta propre langue, frère Gavrel, dit doucement sire Oneu. C’est moi qui parle à notre jeune guide, pas toi. Gavrel tiqua sous la réprimande, mais ne défia pas le chevalier. Tu disais, Ehawk ? Je crois que vous les appelez des pics noirs, répondit Ehawk. Rien ne les effraie. Ah, se renfrogna Oneu. Alors faisons silence, pendant que frère Martyn écoute plus attentivement Ehawk obtempéra ; il tendit lui aussi intensément l’oreille, et ressentit un frémissement inaccoutumé lorsque la quiétude de la forêt s’établit. C’était étrange. Mais l’époque était étrange. Il y avait à peine quinzaine, un croissant de lune pourpre s’était levé (un fort mauvais présage), et une étrange corne avait résonné dans le vent, qui avait été entendue non pas simplement dans le village d’Ehawk, mais partout. La vieille oracle avait maugréé de sinistres prophéties, et les histoires de bêtes horribles rôdant et tuant dans la forêt du roi s’étaient faites plus fréquentes chaque jour. -5- Puis ces hommes étaient venus de l’ouest, un chevalier de l’Église, resplendissant dans l’armure de son seigneur, et cinq moines de l’ordre de saint Mamrès R tous des guerriers. Ils étaient arrivés dans le village d’Ehawk quatre jours plus tôt pour se pourvoir d’un guide du cru. Les anciens l’avaient choisi, car si Ehawk avait à peine atteint son dix-septième été, aucun homme ne savait mieux que lui pister et chasser. Cela l’avait enthousiasmé, car les étrangers étaient rares aussi près des Montagnes du Lièvre, et il avait espéré apprendre quelque chose des terres lointaines. Il n’avait pas été déçu. Sire Oneu de Loingvelé adorait parler de ses aventures, il semblait être allé partout. Les moines étaient plus laconiques et quelque peu inquiétants, si l’on exceptait Gavrel qui était loquace et effrayant, et Martyn, plaisant malgré sa rudesse. S’il ne parlait que succinctement de sa formation et de sa vie, ce qu’il avait à dire était généralement intéressant Mais il y avait une chose qu’Ehawk n’avait pas apprise : ce que ces hommes recherchaient. Il pensait parfois qu’eux-mêmes ne le savaient pas. Sire Oneu ôta son heaume conique et le glissa sous son bras. Un rai de lumière se refléta sur son plastron d’acier tandis qu’il tapotait le cou de son cheval de guerre pour le calmer. Son regard se reporta sur Martyn. Eh bien, frère ? s’enquit-il. Que te murmurent les saints ? Je ne crois pas que ce soit des saints, répondit Martyn. Le bruissement d’un grand nombre d’hommes qui se déplacent sur les feuilles, mais ils halètent comme des chiens. Ils font d’autres bruits étranges. (Il se tourna vers Ehawk.) Qui habite par ici ? Ehawk réfléchit Les villages de Duth ag Paé sont éparpillés dans ces collines. Le plus proche est Aghdon, juste un peu plus haut dans la vallée. Sont-ce des guerriers ? demanda Martyn. Généralement pas. Des paysans et des chasseurs, comme mon peuple. -6- Est-ce que ces bruits se rapprochent ? interrogea sire Oneu. Non, répondit Martyn. Très bien. Nous allons avancer jusqu’à ce village et voir ce que ses habitants ont à dire. Pas grand-chose à voir, fit remarquer sire Oneu une demi-cloche plus tard, lorsqu’ils atteignirent Aghdon. Aux yeux d’Ehawk, Aghdon n’était pas bien différent de son propre village : un ensemble de petites maisons de bois autour d’une place commune et un bâtiment aux hautes poutres dans lequel vivait le chef. La principale différence était que son village bruissait de gens, de poulets et de cochons. Aghdon était aussi vide que la promesse d’un Sefry. Où sont-ils tous ? demanda sire Oneu. Ohé ? Il y a quelqu’un ? Mais il n’y eut pas de réponse, et aucune âme ne se manifesta. Regardez, là, dit Martyn. Ils ont essayé de construire une palissade. Effectivement, Ehawk vit qu’une rangée de rondins fraîchement coupés avait été érigée. D’autres troncs avaient été sciés, mais jamais dressés. Soyez tous sur vos gardes, leur conseilla doucement sire Oneu. Nous y allons, et nous verrons ce qui a pu arriver à ces gens. Mais il n’y avait rien à voir. Il n’y avait ni cadavres ni aucun signe de violence. Ehawk trouva une bouilloire de cuivre au fond brûlé. Elle avait été abandonnée sur le feu jusqu’à ce que tout son contenu se fût évaporé. Je crois qu’ils sont partis en hâte, dit-il à Martyn. Oui, répondit le moine. À l’évidence, leur départ a été précipité. Ils n’ont rien emporté avec eux. Mais ils avaient peur de quelque chose, nota Ehawk. Ces couronnes de gui au-dessus des portes R ce sont des protections contre le mal. -7- Oui, et puis il y a cette palissade, remarqua sire Oneu. Le praifec avait raison. Il se passe quelque chose ici. D’abord, les Sefrys abandonnent la forêt, et maintenant les tribus. (Il agita la tête.) Tout le monde à cheval. Nous repartons. Je crains que notre mission ne soit plus urgente que jamais. Ils quittèrent Aghdon et s’enfoncèrent dans les hautes terres, laissant les plus grands des chênes-fer derrière eux pour entrer dans une forêt de noyers, de copalmes et de witaecs. Néanmoins, ils progressaient dans un silence pesant, et les chevaux semblaient nerveux. Frère Martyn grimaçait légèrement mais continuellement. Chevauche avec moi, mon garçon, appela sire Oneu en tournant la tête. Docilement, Ehawk fit presser le pas à sa jument louvette jusqu’à être remonté à hauteur du chevalier. Sire Oneu ? Oui. As-tu envie d’entendre la suite de cette histoire ? Oui, sire. Vraiment. Eh bien, tu te souviens que j’étais sur un navire ? Oui, sire. Sur le Fléau. Exactement. Nous venions de briser le siège de Reysquelé, et ce qui restait des pirates joquiens avait été dispersé aux quatre vents. Le Fléau était sérieusement endommagé, mais c’était le cas de beaucoup d’autres navires, et nombre d’entre eux allaient être réparés avant le nôtre à Reysquelé. La mer étant calme, nous nous sommes dit que nous pourrions rallier Copenwis, où il y aurait moins de bateaux en cale sèche. (Il agita négativement la tête.) Nous n’y sommes jamais arrivés. Nous avons essuyé un grain ; et seule la bienveillance de saint Liere nous a permis d’atteindre un îlot qu’aucun de nous ne connaissait, près des îles de la Désolation. Nous avons débarqué avec une chaloupe, et offert des offrandes à saint Liere et à saint Vriente avant d’envoyer des patrouilles à la recherche d’habitants. En avez-vous trouvé ? Si l’on peut dire, oui. La moitié de la flotte pirate bivouaquait sur la rive sous le vent de l’île. Oh ! Cela a dû poser problème. -8- Effectivement. Notre navire était trop endommagé pour que nous puissions repartir, et trop imposant pour être dissimulé. Ce n’était qu’une question de temps avant que nous ne soyons découverts. Qu’avez-vous fait ? J’ai marché jusqu’au campement des pirates et j’ai provoqué leur chef en duel. Il a accepté ? Il le fallait. Un chef pirate doit paraître fort, sinon ses hommes ne le suivront pas. S’il avait refusé, il lui aurait fallu affronter dix de ses lieutenants le lendemain. Quoi qu’il en soit, je l’ai débarrassé de ce souci en le tuant. Et ensuite ? J’ai défié son second. Puis le suivant, et ainsi de suite. Ehawk sourit. Tu les as tous tués ? Non. Pendant que je me battais, mes hommes s’étaient emparés d’un de leurs navires et avaient pris la mer. Sans toi ? Oui. Je leur en avais donné l’ordre. Et que s’est-il passé ? Lorsque les pirates ont découvert ce qui s’était passé, ils m’ont fait prisonnier, bien sûr, et les duels se sont arrêtés. Mais je les ai convaincus que l’Église paierait ma rançon, alors ils m’ont plutôt bien traité. Et l’Église a payé ? Elle l’aurait peut-être fait R je n’ai pas attendu de le savoir. Quand j’ai eu plus tard une occasion de m’enfuir, je l’ai saisie. Raconte-moi cela, supplia Ehawk. Le chevalier acquiesça. Le temps venu, mon garçon. Mais dis-moi plutôt R tu as grandi par ici. Les anciens de ton village ont raconté de bien étranges histoires de greffyns et de manticores, d’animaux fabuleux disparus depuis mil ans et qui seraient partout maintenant. Qu’en penses-tu, Ehawk ? Quel crédit donnes-tu à tout cela ? Ehawk pesa soigneusement chaque mot. -9- J’ai vu de curieuses traces et senti des spores singulières. Mon cousin Owel dit qu’il a vu une bête comme un lion, mais avec des écailles et la tête d’un aigle. Owel n’est pas un menteur. Il n’est pas du genre à avoir peur ou à mal voir les choses. Alors tu crois à ces histoires ? Oui. D’où viennent ces monstres ? On dit qu’ils étaient endormis R comme un ours qui dort l’hiver, ou comme la cigale qui dort dix-sept ans dans le sol avant de ressortir. Et pourquoi penses-tu qu’ils s’éveillent maintenant ? Ehawk hésita une nouvelle fois. Allons, mon garçon, dit doucement le chevalier. Tes anciens sont restés bouche cousue, je sais R par peur d’être considérés comme hérétiques, je suppose. Si c’est ce que tu crains, tu n’as pas à t’inquiéter de moi. Les mystères des saints sont partout autour de nous, et sans l’Église pour les guider, les gens ont d’étranges pensées. Mais tu vis ici, mon garçon. Tu sais des choses que je ne sais pas. Des histoires. Des anciennes chansons. Oui, répondit tristement Ehawk. Il détourna furtivement les yeux vers Gavrel, en se demandant si lui aussi entendait mieux que les hommes normaux. Sire Oneu surprit son regard. Cette expédition est placée sous mon autorité, lui rappela-t-il, toujours doucement. Je te donne ma parole de chevalier qu’il ne te sera fait aucun mal suite à ce que tu me diras. Alors... que racontent les vieilles femmes ? Pourquoi des choses impies arpentent-elles les bois quand elles ne l’ont jamais fait auparavant ? Ehawk se mordilla la lèvre. Elles disent que c’est Etthoroam, le sieur moussu. Elles disent qu’il s’est réveillé lorsque la lune était pourpre, comme l’avait prédit une ancienne prophétie. Les créatures sont ses serviteurs. Dis-m’en plus sur lui, ce sieur moussu. -10- Ah... Ce ne sont que de vieilles histoires, sire Oneu. Raconte-les-moi quand même. S’il te plaît. En gros, elles disent que c’est un homme, mais fait des matières de la forêt. Des bois poussent sur son crâne, comme les élans. (Ehawk regarda intensément le chevalier.) Elles disent qu’il était là avant les saints, avant tout, quand il n’y avait que la forêt et qu’elle recouvrait le monde entier. Sire Oneu hocha la tête, comme s’il savait déjà cela. Et pourquoi s’est-il réveillé ? demanda-t-il. Que dit la prophétie quant à ce qu’il va faire ? C’est sa forêt, répondit Ehawk. Il fera ce qu’il voudra. Mais on dit que lorsqu’il s’éveillera, la forêt se lèvera contre ceux qui lui ont fait du mal. (Il détourna les yeux.) C’est pour ça que les Sefrys sont partis. Ils craignent qu’il ne nous tue tous. Et crains-tu cela ? Je ne sais pas. Je sais seulement... Il s’interrompit, ne sachant trop comment le dire. Continue. J’avais un oncle. Un mal lui est venu. Il n’y avait rien de visible : ni plaie, ni blessure, ni signe de fièvre R mais sa fatigue a empiré au fil des mois, et ses yeux se sont ternis. Sa peau a pâli. Il est mort très lentement. Ce n’est que près de la fin que nous avons pu sentir la mort en lui. Je suis désolé d’entendre cela. Ehawk haussa les épaules. La forêt R je crois qu’elle est en train de mourir de cette façon-là. Comment le sais-tu ? Je peux le sentir. Ah. Le chevalier parut considérer cela durant quelque temps, et ils chevauchèrent en silence. Ce sieur moussu, dit enfin sire Oneu. L’as-tu jamais entendu appelé le roi de bruyère ? C’est comme ça que les Oostriens l’appellent, sire Oneu. Ce dernier soupira et parut plus vieux. C’est bien ce que je pensais. -11- C’est ce que vous cherchez dans la forêt, sire ? Le roi de bruyère ? Oui. Alors... Mais Martyn l’interrompit brusquement : Sire Oneu ? Le visage du moine était tendu. Oui, frère ? Je les entends de nouveau. Où ? Partout. Dans toutes les directions, maintenant. Et ils se rapprochent. Que se passe-t-il, Martyn ? Peux-tu me dire ce à quoi nous sommes confrontés ? Des laquais du roi de bruyère ? Je ne sais pas, sire Oneu. Je sais seulement que nous sommes encerclés. Ehawk ? Tu as quelque chose à nous en dire ? Non, sire. Je n’ai encore rien entendu. Mais ce fut le cas bien assez vite. Le bois s’anima tout autour d’eux, comme si les arbres eux-mêmes avaient pris vie. Ehawk eut l’impression que la forêt se resserrait, que les arbres se dressaient maintenant plus près, comme un grand piège qui se refermait sur eux. Les chevaux commencèrent à renâcler nerveusement, jusqu’à Airèce, le cheval de guerre de sire Oneu. Vous tous, préparez-vous, maugréa sire Oneu. Maintenant Ehawk entrapercevait ici et là des silhouettes dans les arbres. Ils grondaient et grognaient comme des animaux ; ils croassaient et glapissaient, mais ressemblaient à des hommes et des femmes, nus ou seulement vêtus de peaux de bêtes brutes. Sire Oneu poussa sa monture au trot, en indiquant aux autres qu’ils devaient en faire de même. Il redressa sa lourde lance de frêne. À distance, sur la piste, Ehawk vit qu’on les attendait. Son cœur palpita tel un grillon dans sa poitrine tandis qu’ils s’en approchaient. Ils étaient sept, hommes et femmes, contusionnés et balafrés, aussi nus que le jour de leur naissance, à l’exception d’un seul. Il se tenait en avant, une peau de lion -12- jetée sur l’épaule comme une cape. Sur son crâne se dressaient des bois déployés. — Etthoroam ! s’exclama Ehawk, le souffle coupé. Il ne pouvait plus sentir ses genoux serrés contre sa monture. Non, le rassura Martyn. C’est un homme. Les bois font partie d’une sorte de coiffe. Comme il s’efforçait de maîtriser sa terreur grandissante, Ehawk vit que Martyn avait raison. Mais cela ne voulait rien dire. Etthoroam était un sorcier. Il pouvait prendre n’importe quelle forme. Tu en es certain ? demanda sire Oneu à Martyn, partageant peut-être les inquiétudes d’Ehawk. Il a l’odeur d’un homme, dit Martyn. Ils sont partout, marmonna Gavrel en tournant la tête de tous côtés en regardant dans la forêt. Les trois autres moines, remarqua Ehawk, avaient tendu leurs arcs et encadraient le groupe. Martyn amena sa monture à hauteur de celle d’Ehawk. Reste près de moi, chuchota-t-il. Ehawk, mon garçon, dit sire Oneu, pourrait-ce être les villageois ? Ehawk scruta les visages de ceux qui se tenaient derrière l’homme cornu. Leurs yeux étaient très étranges, dans le vague, comme s’ils étaient soûls ou en transe. Leurs cheveux étaient emmêlés et hirsutes. C’est possible, répondit-il. C’est difficile à dire, dans l’état où ils sont. Sire Oneu acquiesça et arrêta sa monture à dix verges des étrangers. Tout fut soudain si calme qu’Ehawk put entendre la brise dans les hautes branches. Je suis sire Oneu de Loingvelé, clama le chevalier d’une voix claire et puissante, un pair de l’Église en mission sacrée. À qui ai-je l’honneur de m’adresser ? Le personnage aux bois de cerf grimaça et tendit ses poings au ciel pour qu’ils puissent voir les serpents frétillants qu’il enserrait. -13- Regardez leurs yeux, les avertit Gavrel en tirant son épée. (Sa voix était caverneuse.) Ils sont fous. Retiens ta main, dit sire Oneu en laissant reposer sa paume sur le pommeau de son épée. C’est une réponse fort sagace, reprit le chevalier d’une voix tonnante. La plupart des gens avanceraient un nom ou quelque insipide salutation. Mais toi, avec ta coiffe à bois de cerf, tu es trop malin pour cela. Tu préfères exhiber des serpents devant moi. C’est subtil, je dois le reconnaître. Une excellente réplique. J’attends ton prochain trait d’esprit avec la plus grande impatience. L’homme cornu cilla à peine, comme si les mots de sire Oneu avaient été autant de gouttes de pluie. Tu es complètement décérébré, n’est-ce pas ? demanda sire Oneu. Cette fois, l’homme cornu laissa rouler sa tête en arrière, pour que sa bouche pût s’ouvrir vers le ciel, et hurla. Trois arcs vibrèrent ensemble. En entendant ce bruit, Ehawk se retourna d’un coup et découvrit que trois des moines tiraient vers la forêt. Les silhouettes nues et demi nues qui jusqu’alors rôdaient entre les arbres chargeaient maintenant. Ehawk vit une femme s’effondrer, une flèche dans le cou. Elle était jolie, ou l’avait été. Maintenant, elle se contorsionnait sur le sol comme une biche à l’agonie. Flanque-moi, frère Gavrel, ordonna sire Oneu. Il baissa sa lance à hauteur du groupe sur la piste. À l’instar de leurs acolytes dans les bois, ils n’étaient pas armés ; la vue d’un chevalier en pleine armure aurait dû les effrayer, mais au lieu de cela, l’une des femmes jaillit et se rua sur la lance. Celle-ci la frappa avec une telle force que la pointe se brisa dans son dos, mais elle s’agrippa à la hampe comme si elle eût pu en remonter toute la longueur jusqu’au chevalier qui l’avait tuée. Sire Oneu jura en tirant son sabre. Il fendit le premier homme qui bondit sur lui puis le suivant, mais toujours plus de ces fous se déversaient des bois. Les trois moines continuaient de tirer à un rythme qu’Ehawk jugea impossible, pourtant la plupart de leurs projectiles frappaient déjà presque à bout portant, les cadavres s’empilant sur les bords de la piste. -14- Martyn, Gavrel et sire Oneu, épée tirée, échangèrent leur place avec les archers, formant un cercle autour d’eux afin qu’ils eussent assez d’espace pour tirer. Ehawk se retrouva enfermé au cœur de ce cercle. Bien tardivement, il prit son arc et encocha une flèche, mais dans tout ce chaos, il était difficile de trouver une cible. Ils avaient plus d’agresseurs qu’Ehawk ne pouvait en compter, mais ils étaient tous désarmés. Cela changea soudain lorsque quelqu’un parut se souvenir qu’une pierre pouvait être lancée. La première résonna contre le heaume de sire Oneu sans faire de dégâts, mais il s’en abattit bientôt une pleine volée. Dans l’intervalle, l’ennemi avait entonné une sorte de chant sans parole, ou de mélopée, qui se modulait comme le cri de l’engoulevent. Frère Alvaer chancela lorsqu’une pierre lui frappa le front, du sang jaillissant de la blessure. Il leva la main pour essuyer ses yeux ; durant ce bref instant, un homme immense attrapa son bras, pour le haler dans une mer de visages féroces. Ehawk n’avait jamais vu la mer, bien sûr, mais il pouvait l’imaginer d’après les descriptions colorées de sire Oneu : un lac avec de grands mouvements montants et descendants. Le moine se débattit pour réémerger des vagues puis fut de nouveau englouti. Il réapparut encore une fois, plus loin, abondamment ensanglanté. Ehawk crut voir qu’il lui manquait un œil. Alvaer remonta une dernière fois à la surface puis disparut. Pendant ce temps, les autres moines et sire Oneu poursuivaient leur massacre, mais les corps qui s’empilaient empêchaient les chevaux de se mouvoir. Gavrel fut le suivant à mourir, absorbé par la masse et écartelé. Ils vont nous submerger ! s’exclama sire Oneu. Nous devons nous dégager ! Il poussa Airèce en avant, son épée se levant et s’abattant, tranchant des bras qui se tendaient vers lui ou sa monture. Le poney d’Ehawk hennit et volta ; soudain un homme fut là, griffant la jambe d’Ehawk avec des ongles cassés et crasseux. Il hurla, lâcha son arc et dégaina son poignard. Il frappa, sentant plutôt que voyant la lame trancher. L’homme bondit en -15- l’ignorant, attrapa Ehawk par le bras et commença à tirer avec une force abjecte. Martyn fut soudainement à son côté ; la tête de l’homme rebondit sur le sol. Ehawk la regarda avec une fascination détachée. Il se retourna à temps pour voir sire Oneu vaciller, trois hommes agrippés à son bras armé, deux autres à son corps. Il laissa échapper un cri angoissé lorsqu’ils le mirent bas. Les moines s’efforcèrent de se frayer un chemin en se mouvant à une vitesse absurde, frappant semblait-il de tous les côtés à la fois. Ils ne rejoignirent pas sire Oneu à temps. Une pierre frappa Ehawk à l’épaule ; plusieurs autres atteignirent Martyn, dont une à la tête. Il vacilla un court instant, mais resta en selle. Suis-moi, dit Martyn à Ehawk. Et sans atermoiements. Il détourna son cheval de ses deux frères et s’élança sur la piste. Surpris, Ehawk n’envisagea même pas de ne pas obéir. L’épée de Martyn tourbillonnait trop vite pour que l’œil pût la suivre, et le moine avait intelligemment choisi sa direction, en chargeant à l’endroit où les assaillants étaient les moins nombreux. Par-delà la bataille coulait un large ruisseau. Ils plongèrent dans l’eau ; leurs chevaux s’enfoncèrent avant de se mettre à nager. Ils atteignirent l’autre rive, sur une pente douce où leurs montures purent prendre pied. Un coup d’œil en arrière leur montra que leurs assaillants étaient déjà à leur poursuite. Martyn tendit la main et prit Ehawk par l’épaule. Le praifec doit être informé de cela. Comprends-tu ? Le praifec Hespéro, à Eslen. C’est beaucoup te demander de ma part, mais tu dois me jurer de le faire. Eslen ? Je ne peux pas aller à Eslen. C’est trop loin, et je ne connais pas le chemin. Il le faut. Tu dois le faire, Ehawk. Je le requiers comme le géos d’un mourant. Plusieurs de leurs poursuivants se jetèrent à l’eau et nagèrent maladroitement. Viens avec moi, supplia désespérément Ehawk. Je n’y arriverai pas sans toi. -16- Je te rejoindrai si je le peux, mais je dois les retenir. Tu dois chevaucher aussi vite que le pourra ta monture. Tiens. (Il détacha une bourse de sa ceinture et la plaça dans la main d’Ehawk.) Il y a là quelques pièces. Pas beaucoup. Dépense-les parcimonieusement. Il s’y trouve également une lettre avec un sceau. Elle te permettra d’arriver jusqu’au praifec. Dis-lui ce que tu as vu ici. N’échoue pas. Maintenant, vas-y ! Martyn dut alors se retourner pour affronter le premier des fous qui émergeait du ruisseau. Il lui fendit le crâne comme un melon, puis changea ses appuis pour se préparer à affronter le suivant. File ! cria-t-il sans se retourner. Ou nous serons tous morts en vain ! Quelque chose se cassa à l’intérieur d’Ehawk, et il lança sa monture pour chevaucher jusqu’à l’épuisement de la jument. Même alors, il ne s’arrêta pas, mais imposa à la pauvre bête le meilleur pas qu’elle pût maintenir. Des sanglots lui déchiraient la poitrine, et les étoiles apparurent dans le ciel. Il chevaucha toujours vers l’est, car il savait qu’Eslen se trouvait dans cette direction-là. -17- PREMIÈRE PARTIE LES JOURS DE TÉNÈBRES En le mois de novmen de l’an 2223 d’Éveron Le dernier jour d’otavmen est le jour de la saint Temnos. Les six premiers jours de novmen sont ensuite la sainte Dun, la saint Under, la saint Shade, la sainte Méfitis, la saint Gavriel et la saint Halaquin. Pris ensemble, ce sont les jours de ténèbres, lorsque le monde des vivants rencontre celui des morts. Extrait de L’almanach de Presson Manteo Quand douze mois il se fut lamenté, Apparut le fantôme de son aimée. Que veux-tu de moi, lui demanda-t-elle, À en troubler mon sommeil éternel ? Mon amour, je ne désire qu’un baiser, Un seul baiser de tes lèvres adorées Puis je ne te troublerai plus jamais, Et te laisserai reposer en paix. Je porte en moi le froid de l’océan, Et si jamais tu embrassais céans -18- Mes lèvres glaciales et salées, Tu ne verrais pas Soleil se lever. Extrait de L’amoureux noyé, chanson traditionnelle virgenyenne Il sera condamné à vivre, et provoquera ainsi l’anéantissement de la vie. Traduit du Tafles Taceis, le Livre des Murmures -19- CHAPITRE UN LA NUIT Neil MeqVren descendait à cheval au côté de sa reine une sombre ruelle de la cité des morts. Les empreintes des sabots de leurs montures se noyaient dans le grésil qui s’abattait sur les pavés de plomb. Le vent était un dragon soufflant son haleine brumeuse en agitant sa queue humide. Les fantômes commençaient à s’animer ; sous le plastron lustré de Neil, sous sa peau glacée et sous ses côtes, l’anxiété croissait. Ce n’était ni le vent ni les précipitations glacées qui l’inquiétaient. Son pays natal était Skern, où froid, mer et brume ne faisaient qu’un, où glace et douleur faisaient partie du quotidien. Les morts ne le dérangeaient pas non plus. C’était les vivants qu’il craignait, les lames et les projectiles que la pénombre et la tourmente cachaient à ses yeux simplement humains. Il en faudrait si peu pour tuer sa reine R la pointe d’une aiguille, un trou de la taille du petit doigt dans le cœur, le missile d’une fronde frappant sa tempe. Comment pouvait-il la protéger ? Comment pouvait-il assurer la sécurité de celle qui était tout ce qui lui restait ? Il la regarda ; elle était camouflée par une lourde cape de laine, le visage profondément enfoncé dans sa capuche. Une cape similaire recouvrait sa propre armure et son heaume. Ils pouvaient passer pour deux pèlerins quelconques, venus voir leurs ancêtres R du moins il l’espérait. Si ceux qui voulaient voir la reine morte étaient des grains de sable, le banc qu’ils formeraient suffirait à échouer une galère de guerre. -20- Ils traversèrent des ponts de pierre jetés sur des canaux dont les eaux noires captaient des éclats du feu de leurs lanternes pour les étaler en de nébuleuses toiles d’araignée jaunâtres. Les maisons des morts s’agglutinaient entre les cours d’eau, leurs toits pointus défiant l’orage, conservant leurs paisibles occupants au sec sinon au chaud. Quelques lumières se déplaçaient au loin entre les allées R la reine, semblait-il, n’était pas la seule à avoir voulu, malgré le mauvais temps, rechercher la compagnie des morts en cette nuit. On pouvait parler aux morts n’importe quelle nuit, bien sûr, mais en saint Temnosnaht, la dernière nuit d’otavmen, les morts répondaient parfois. Sur les hauteurs d’Eslen-la-Vive, tous faisaient la fête, et jusqu’à l’arrivée de l’orage, les rues avaient été pleines de danseurs en costume de squelette et de graves prêtres sverrans chantant les quarante cantiques de Temnos. Des quémandeurs au masque figurant un crâne avaient couru de maison en maison pour y solliciter des galettes, et des feux de joie avaient brûlé sur toutes les grand-places, le plus imposant s’étant dressé sur le lieu de rassemblement appelé le bosquet aux chandelles. Puis la fête avait migré vers l’intérieur des maisons et des tavernes. La procession qui aurait dû s’étirer jusqu’à Eslen-des-Ombres s’était réduite d’une rivière à un ru face au féroce visage de l’arrivée de l’hiver. Les lumignons taillés dans des navets et des pommes étaient tous obscurs, il n’allait pas y avoir grand-chose en termes de festival ici ce soir. Neil gardait la main sur le pommeau de son sabre, Corbeau, ses yeux ne cessant de courir en tous sens. Il ne regardait pas les endroits qu’éclairaient leurs lampes mais les ténèbres intermédiaires. S’il devait se manifester une menace pour sa reine, elle viendrait probablement de là. Les maisons se firent plus grandes et plus hautes à mesure qu’ils franchissaient le troisième et le quatrième canal, puis ils entrèrent dans le cercle final, muré de granit et de grilles de fer, où les statues de sainte Dun et de saint Under veillaient sur des palais de marbre et d’albâtre. Là, une lanterne s’approcha d’eux. Garde ta capuche relevée, Madame, dit Neil à la reine. -21- Ce n’est que l’un des scathomans qui gardent les tombes, répondit-elle. Peut-être, et peut-être pas, répliqua Neil. Il pressa Houragan sur quelques pas. Qui va là ? appela-t-il. La lanterne se leva, et dans sa lumière un visage buriné et anguleux sortit de l’obscurité d’une épaisse cape. Le cœur de Neil s’apaisa quelque peu dans sa poitrine, car il connaissait cet homme R sire Len, effectivement l’un des scathomans qui consacraient leur vie aux morts. Bien sûr, l’apparence d’un homme et ce qui était en lui étaient deux choses fort différentes, comme Neil l’avait appris d’amère expérience. Il resta donc sur ses gardes. Je dois te poser la même question, répondit le vieux chevalier. Neil s’avança. C’est la reine, lui dit-il. Je dois voir son visage, répondit sire Len. Cette nuit entre toutes, tout doit se faire dans les règles. Tout sera fait dans les règles, résonna la voix de la reine alors qu’elle levait sa lanterne et tirait sa capuche en arrière. Son visage apparut, beau et dur comme les grêlons qui tombaient du ciel. Je te connais, Madame, annonça sire Len. Tu peux passer. Mais... Ses mots parurent emportés par le vent. On ne discute pas les décisions de Sa Majesté, avertit froidement Neil. Le vieux chevalier le darda du regard. Je connaissais ta reine quand elle portait des robes d’enfant, rétorqua-t-il. Quand tu n’étais pas encore né ni même envisagé. Sire Neil est mon chevalier, lui signifia la reine. C’est mon protecteur. Oui. Alors il devrait t’emmener loin d’ici. Tu ne devrais pas venir en cet endroit, Madame R pas quand les morts parlent. Il n’en ressortira rien de bon. Je suis ici depuis bien assez longtemps pour le savoir. -22- La reine dévisagea longuement sire Len. Ton conseil est bien intentionné, dit-elle. Mais je ne le suivrai pas. Ne remets pas plus avant mes décisions en question. Sire Len mit un genou à terre. J’obéis, ma reine. Je ne suis plus reine, reconnut-elle doucement. Mon époux est mort. Il n’y a plus de reine à Eslen. Tant que tu vivras, Madame, il y aura une reine, répondit le vieux chevalier. Cela restera un fait, même s’il n’est pas proclamé. Elle hocha légèrement la tête, puis s’avança vers les maisons des morts royaux sans plus un mot. Ils s’engagèrent sous l’auvent en fer forgé d’une grande maison de marbre rouge, où ils attachèrent leurs chevaux, puis d’un tour d’une clef de fer, laissèrent la pluie glaciale derrière eux. Derrière les portes, ils trouvèrent un petit vestibule avec un autel et un couloir qui menait vers les profondeurs du bâtiment. Quelqu’un avait déjà allumé les chandelles sur les murs, mais la pénombre s’accrochait tout de même dans les recoins comme des toiles d’araignée. Que dois-je faire, Madame ? demanda Neil. Monter la garde, c’est tout. Elle s’agenouilla devant l’autel et alluma les cierges. Pères et mères de la maison Dare, entonna-t-elle, votre fille adoptive vous appelle, humble devant ses aînés. Faites-moi cet honneur, je vous en supplie, cette nuit entre toutes les nuits. Elle alluma alors un petit bâtonnet d’encens, et une senteur évoquant le pin et le copalme parut exploser dans les narines de Neil. Quelque part dans la maison, quelque chose bruissa et un carillon résonna. Murielle se releva et ôta sa cape. Elle portait une robe de safnite jais avec laquelle ses cheveux noir corbeau semblaient fusionner, isolant son visage qui paraissait presque flotter. La gorge de Neil se serra. La reine était belle à tomber, le temps n’avait pas flétri sa beauté, mais ce n’était pas cela qui avait touché le cœur de Neil R c’était plutôt qu’un instant, elle avait ressemblé à quelqu’un d’autre. -23- Neil détourna les yeux, et scruta les ténèbres. La reine s’engagea dans le couloir. Si tu le permets, Majesté, dit-il aussitôt, je préférerais te précéder. Elle hésita. Tu es mon serviteur, et les ancêtres de mon époux te considéreront comme tel. Tu dois marcher derrière moi. Madame, s’il y a une embuscade... J’en prends le risque. Ils descendirent un couloir aux murs couverts de bas-reliefs représentant les hauts faits de la maison Dare. La reine marchait d’un pas mesuré, tête basse, et ses pas résonnaient clairement, malgré le martèlement distant de l’orage sur le toit d’ardoise. Ils entrèrent dans une vaste pièce aux plafonds en voûte où une longue table était mise, trente places apprêtées avec des gobelets de cristal. Dans chacun, un vin aussi rouge que le sang avait été servi. La reine tourna autour des sièges jusqu’à trouver celui qu’elle cherchait, puis elle s’assit, les yeux fixés sur le vin. Dehors, le vent gémit. De longs moments s’écoulèrent, puis une cloche résonna, un coup, un autre. Douze en tout. Au dernier coup de minuit, la reine but dans le gobelet. Neil sentit quelque chose passer dans l’air, un froid, un souffle. Alors la reine se mit à parler, d’une voix plus basse et plus rauque qu’à l’accoutumée. Les poils de la nuque de Neil se hérissèrent lorsqu’il entendit cela. Murielle, dit-elle. Ma reine. Puis, comme si elle se répondait à elle-même, elle parla de sa voix habituelle. Erren, mon amie. Ta servante, reprit la voix plus grave. Comment vas-tu ? Ai-je échoué ? Je vis, répondit Murielle. Ton sacrifice ne fut pas vain. Mais tes filles sont ici, en cet endroit de poussière. -24- Les battements du cœur de Neil s’accélérèrent, et il réalisa qu’il s’était déplacé. Il se tenait devant l’une des chaises et regardait le vin. Toutes ? Non. Mais Fastia est ici, et la douce Elseny. Elles portent des linceuls, Murielle. Je leur ai fait défaut, je t’ai fait défaut. Nous avons été trahis, répondit Murielle. Tu as fait tout ce que tu as pu, tu as tout donné. Je ne pourrais te blâmer. Mais j’ai besoin de savoir, pour Anne. Anne..., soupira la voix. Nous oublions, Murielle. Les morts oublient. C’est comme une nuée, une brume qui dévore un peu plus de nous chaque jour. Anne... Ma fille cadette. Anne. Je l’ai envoyée au convent de sainte Cer, et n’en ai reçu aucune nouvelle. J’ai besoin de savoir si les assassins l’ont trouvée là-bas. Ton époux est mort, reprit la voix appelée Erren. Il ne dort pas ici, mais il appelle du loin. Sa voix est faible et triste. Solitaire. Il t’aimait vraiment. Guillaume ? Tu peux lui parler ? Il est trop éloigné. Il ne trouve pas le chemin qui mène ici. Les voies sont ténébreuses, tu sais. Le monde entier est obscur, et le vent est puissant. Mais Anne R tu ne l’entends pas murmurer ? Je me souviens d’elle, maintenant, susurra Erren avec la voix de la reine. Des cheveux de la couleur des fraises. Toujours des problèmes. Ta préférée. Est-elle en vie, Erren ? J’ai besoin de le savoir. Le silence, alors, et, à sa grande surprise, Neil découvrit le verre de vin dans sa main. Il n’entendit la réponse que dans le lointain. Je crois qu’elle vit. Il fait froid ici, Murielle. D’autres choses furent dites, mais Neil ne les entendit pas, car il porta le gobelet à ses lèvres et but. Il reposa la coupe sur la table comme il avalait l’amère gorgée qu’il avait absorbée. Il regarda le vin restant, qui se stabilisa et devint un miroir rouge. Il se vit à l’intérieur : la puissante mâchoire de son père était là, mais ses yeux bleus -25- étaient des gouffres noirs et ses cheveux de paille étaient rubiconds, comme s’il examinait un portrait peint avec du sang. Alors quelqu’un se tint derrière lui, et une main se posa sur son épaule. Ne te retourne pas, chuchota une voix féminine. Fastia ? Maintenant il voyait son visage à elle se refléter dans le vin plutôt que le sien. Il sentait la lavande de son parfum. On m’appelait ainsi, n’est-ce pas ? demanda Fastia. Et tu étais mon amour. Il voulut lui faire face, mais sa main se resserra sur son épaule. Non, dit-elle. Ne me regarde pas. Sa main tremblait autour du verre, mais l’image de Fastia restait immuable. Elle souriait doucement, mais ses yeux étaient des lampes brûlantes de tristesse. J’aurais aimé..., commença-t-il, mais il ne put finir. Oui. Moi aussi. Mais cela n’aurait pu être, tu sais. Nous étions inconscients. Et je t’ai laissée mourir. Je ne me souviens pas de cela. Je me souviens que tu me tenais dans tes bras. Tendrement, comme une enfant. J’étais heureuse. C’est tout ce dont je me souviens, et bientôt je ne me souviendrai même plus de cela. Mais c’est assez. C’est presque assez. (Des doigts coururent sur sa nuque, le faisant frissonner.) J’ai besoin de savoir si tu m’aimais, murmura-t-elle. Je n’avais jamais aimé quelqu’un comme je t’aimais, lui avoua Neil. Je n’aimerai jamais plus autant. Si, dit-elle doucement. Il le faut. Mais ne m’oublie pas, parce que je vais m’oublier moi-même, avec le temps. Je ne t’oublierai jamais, dit-il, vaguement conscient des larmes qui couraient sur son visage. Quand l’une d’entre elles tomba dans le vin, le reflet de Fastia eut un sursaut. C’est froid, dit-elle. Tes larmes sont froides, sire Neil. Je suis désolé. Je suis désolé pour tout, Madame. Je ne peux dormir... -26- Chut, mon amour. Apaise-toi, et laisse-moi te dire quelque chose pendant que je m’en souviens encore. C’est au sujet d’Anne. La reine est là et s’enquiert d’elle. Je sais. Elle parle à Erren. Mais c’est là, sire Neil, une chose qui a été dite à moi seule. Anne est importante. Plus importante que ma mère ou mon frère R ou que quiconque. Elle ne doit pas mourir, ou tout est perdu. Tout ? L’ère d’Éveron touche à sa fin, l’avertit-elle. Des maux anciens et de nouvelles malédictions la hâtent. Tu sais que ma mère a brisé la loi de la mort ? La loi de la mort ? Elle a été brisée, affirma-t-elle. Je ne comprends pas. Moi non plus, mais c’est ce qui se murmure dans la salle des os. Le monde est maintenant en mouvement et il se précipite vers sa fin. Tous ceux qui vivent se tiennent à l’orée de la nuit et, s’ils la franchissent, personne ne viendra après eux. Plus d’enfants, plus d’autres générations. Quelqu’un se tient là et les regarde avancer en riant. Homme ou femme, je ne le sais R mais il n’est qu’une petite chance qu’ils puissent être arrêtés. Il n’existe que la plus infime des opportunités de revenir dans le droit chemin. Mais sans Anne, même cette possibilité n’existe plus. Sans toi, peu m’importe. Peu me chaut que le monde disparaisse. La main glissa sur son épaule et lui caressa la nuque. Il le faut, dit-elle. Pense aux générations à naître, vois-les comme nos enfants, les enfants que nous n’aurons pas pu avoir. Vis pour eux comme tu aurais vécu pour moi. Fastia... Il se retourna alors, incapable de se retenir plus longtemps, mais il n’y avait rien, la main sur son épaule avait disparu, ne laissant qu’une impression fugace. La reine avait toujours les yeux fixés sur son vin et chuchotait. -27- Tu me manques, Erren, confessa-t-elle. Tu étais ma main armée, ma sœur, mon amie. Je suis entourée d’ennemis. Je n’ai pas assez de force. Ta force est inépuisable, répondit Erren. Tu feras ce qui doit être fait. Mais ce que tu m’as montré. Le sang. Comment puis-je faire cela ? Tu finiras par en faire couler des rivières, prédit Erren. Mais il le faut, tu dois le faire. Je ne peux pas. Ils ne le permettront jamais. Quand l’heure viendra, ils ne pourront t’en empêcher. Mais brisons là, Murielle, et souhaite-moi de trouver la paix, car je dois partir. Pas encore. J’ai besoin de toi, maintenant tout particulièrement. Alors je t’ai failli deux fois. Je dois partir. Et la reine, qui ces derniers mois aurait tout aussi bien pu être forgée de fer, baissa la tête et pleura. Neil resta pétrifié, le cœur ravagé par le contact de Fastia, l’esprit consumé par ses mots. Il regrettait la simplicité de la guerre, où l’échec signifiait la mort plutôt que le tourment. Dehors, le fracas de l’orage s’amplifia tandis que les morts retournaient à leur sommeil. Le matin vint, terne, avec un ciel tourmenté. Aux premiers rayons de soleil, l’orage avait disparu, et ils commencèrent l’ascension d’Eslen-des-Ombres à Eslen-la-Vive. Un vent marin propre et froid soufflait, les branches dénudées des chênes qui bordaient la voie luisaient dans leurs fourreaux de givre. La reine était restée silencieuse toute la nuit, mais alors qu’ils se trouvaient encore à quelque distance des portes de la ville, elle se tourna vers lui. Sire Neil, j’ai une tâche à te confier. Majesté, commande et j’obéirai. Elle hocha la tête. Il faut que tu retrouves Anne. Tu dois retrouver la seule fille qui me reste. -28- Neil serra plus fort ses rênes. C’est la seule chose que je ne peux faire, Majesté. Tel est mon ordre. Mes obligations sont envers toi, Majesté. Lorsque le roi m’a adoubé, il m’a fait jurer de rester à ton côté, de te protéger de tout danger. Ce que je ne pourrai faire si je pars au loin. Le roi est mort, dit Murielle d’une voix devenue plus dure. C’est moi qui te commande, maintenant. Tu feras cela pour moi, sire Neil. Majesté, je t’en supplie, ne me demande pas cela. S’il t’arrivait malheur pendant que je... Tu es le seul en qui je puisse avoir confiance, l’interrompit Murielle. Crois-tu que j’aie envie que tu t’écartes de moi ? De me séparer de la seule personne dont je sais qu’elle ne me trahira pas ? Mais c’est précisément pour cela que tu dois partir. Ceux qui ont tué mes autres filles recherchent maintenant Anne R j’en suis certaine. Elle est encore en vie parce que je l’ai envoyée au loin, que personne à la cour ne sait où elle se trouve. Si je confiais cette information à n’importe quel autre que toi, j’en compromettrais l’intégrité et lui ferais courir un danger encore plus grand. Si tu es le seul à savoir, le secret sera conservé. Si tu la crois en sécurité là où elle se cache, ne devrais-tu pas l’y laisser ? Je ne puis en être certaine. Erren m’a laissé entendre que le danger restait grand. Le danger que cours ta Majesté l’est aussi. Celui ou ceux qui ont employé les assassins qui ont tué ton époux et tes filles voulaient ta mort tout autant. Et la veulent encore, assurément. Certainement. Mais je ne discute pas avec toi, sire Neil. Je t’ai donné un ordre. Tu vas te préparer à un long voyage. Tu pars demain. Choisis les hommes qui me protégeront en ton absence R je fais plus confiance à ton jugement qu’au mien en la matière. Mais pour ta propre mission, tu devras voyager seul, je le crains. Neil inclina la tête. Oui, Majesté. La voix de la reine s’adoucit. -29- Je suis désolée, sire Neil. Vraiment. Je sais à quel point ton cœur a été blessé. Je sais la force de ton sens du devoir et la terrible façon dont il a été meurtri à Cal Azroth. Mais tu dois faire cela pour moi. S’il te plaît. Majesté, je te supplierais cette journée entière si je pensais que cela pouvait te faire changer d’avis, mais je vois que ce ne sera pas le cas. Tu vois bien. Neil acquiesça. Je ferai selon tes ordres, Majesté. Je serai prêt à l’aube. -30- CHAPITRE DEUX Z’ESPINO Anne Dare, fille cadette de l’empereur de Crotheny, duchesse de Rovy, s’agenouilla près de la citerne et frotta le linge de ses mains rougies et pleines d’ampoules. Ses épaules étaient ankylosées, ses genoux endoloris, et le soleil tapait sur elle comme un marteau doré. À seulement quelques pas de là, des enfants jouaient dans l’ombre fraîche des vignes d’une tonnelle, deux dames vêtues de robes en brocart de soie étaient assises en sirotant du vin. La robe d’Anne, un fourreau de coton de seconde main, n’avait pas été lavée depuis des jours. Elle soupira, essuya son front et s’assura que ses cheveux roux étaient bien retenus sous son foulard. Elle jeta un court regard envieux en direction des deux femmes et continua son travail. Elle projeta son esprit loin de ses mains, une pratique à laquelle elle devenait experte, et s’imagina de retour chez elle, occupée à chevaucher sa jument Pluvite sur la Manche ou à manger des cailles rôties ou des truites en sauce verte, avec des tas de pommes cuites et de crème fraîche pour dessert Et ses mains frottaient, frottaient. Elle se voyait prendre un bon bain frais lorsqu’elle ressentit soudain un violent pincement sur la croupe. Elle se tourna, pour découvrir un garçon peut-être de quatre ou cinq ans plus jeune qu’elle R donc d’environ treize ans R qui souriait comme s’il venait de raconter la meilleure plaisanterie du monde. -31- Anne battit le linge sur la planche à laver et le confronta. Sale petit monstre ! cria-t-elle. Tu n’as pas plus d’éducation que... Elle croisa alors le regard des femmes qui la toisaient, le visage dur. Il m’a pincée ! expliqua-t-elle. Et pour s’assurer qu’elles comprennent, elle ajouta : « Là. » L’une des femmes, une casnara aux yeux bleus et aux cheveux noirs du nom de da Filialofia, se contenta de plisser les yeux. Qui crois-tu être, exactement ? l’interrogea-t-elle sur un ton quasi monocorde. Par tous les seigneurs et les dames de la terre et des cieux, qui crois-tu donc être pour pouvoir parler à mon fils de telle façon ? Où trouves-tu de telles servantes ? demanda aigrement sa compagne, la casnara dat Ospellina. Mais i-il..., bafouilla Anne. Tais-toi immédiatement, petite souillon horsaine, ou j’ordonne à Corhio le jardinier de te battre. Je pense qu’il te fera là bien plus que te pincer. N’oublie pas qui tu sers, dans quelle maison tu te trouves. Une vraie dame enseignerait de meilleures manières à ses rejetons, lâcha Anne. Et que pourrais-tu en savoir ? demanda da Filialofia en croisant les bras. Quel genre d’éducation crois-tu avoir reçu dans le bordel ou la porcherie où ta mère t’a abandonnée ? Assurément pas à connaître ta place. (Son menton se haussa.) Dehors. Maintenant. Anne, qui était restée agenouillée, se releva. Très bien, dit-elle en leur faisant face. Elle tendit la main. Da Filialofia s’esclaffa. Tu ne penses tout de même pas que je vais te payer pour avoir insulté ma maison ? Sors, misérable. Je n’ai pas idée de ce qui a pu pousser mon époux à t’employer. (Elle afficha alors un léger sourire qui ne se voulait même pas amusé.) Ou peut-être -32- que si. Il a pu te trouver divertissante, dans ton style barbare. L’as-tu été ? Un long moment, Anne resta coite, un instant de plus, elle hésita entre gifler cette femme (ce qui, elle le savait, lui vaudrait assurément d’être battue) et simplement s’en aller. Elle ne fit pas exactement cela non plus. Parce qu’elle se souvint d’une chose qu’elle avait apprise durant cette dernière semaine passée à travailler à la triva. Oh non, il n’a pas de temps à me consacrer, répondit-elle obligeamment. Il est bien trop occupé par la casnara dat Ospellina. Alors elle s’éloigna, en souriant des chuchotements furieux qui débutaient derrière elle. Les grands domaines se trouvaient au nord de z’Espino, la plupart dominant les eaux azur de la mer Lierienne. Alors qu’Anne franchissait les portes de la maison, elle s’arrêta un temps dans l’ombre d’un châtaignier et regarda ces eaux couronnées d’écume. De l’autre côté de cette mer, au nord, se trouvait Liery, où régnait la famille de sa mère ; au nord et à l’est s’étendait la Crotheny, où son père trônait en tant que roi et empereur, et où son aimé, Roderick, devait maintenant perdre tout espoir. Rien qu’un peu d’eau la séparait de sa juste condition et de tout ce qu’elle aimait, et cependant ce peu d’eau coûtait fort cher à traverser. Quelque princesse qu’elle fût, elle était sans le sou. Elle ne pouvait pas non plus révéler à quiconque qui elle était, parce qu’elle était venue à z’Espino avec un terrible danger sur ses talons. Elle était plus en sécurité en lavandière qu’en princesse. Toi. Un homme à cheval avait remonté la voie et la regardait du haut de sa selle. Elle reconnut à sa coiffe carrée et à sa tunique jaune qu’il s’agissait d’un aidilo, chargé de maintenir l’ordre dans les rues. Oui, casnar ? Va ton chemin. Ne t’attarde pas ici, dit-il d’un ton brusque. -33- Je sors de travailler pour la casnara da Filialofia. Oui. Maintenant tu as fini, alors tu dois partir. Je voulais juste regarder la mer un instant. Tu la verras tout aussi bien depuis le marché aux poissons, trancha-t-il. Dois-je t’y escorter ? Non, répondit Anne. Je m’en vais. Comme elle descendait péniblement une allée bordée de murs de pierre couronnés de tessons de verre pour en prévenir l’escalade, elle se demanda si les serviteurs qui travaillaient dans les domaines ruraux de son père étaient traités aussi mal. Sûrement pas. L’allée débouchait sur le Piato dachi Meddissos, une grande place de brique rouge bordée sur un côté par les trois étages du palais du meddisso et de sa famille. Il n’était pas aussi imposant que le palais de son père à Eslen, mais restait impressionnant, avec sa longue colonnade et ses jardins en terrasse. De l’autre côté du piato se dressait le temple municipal, un bâtiment de pierres polies terre d’ombre, élégant et paraissant très ancien. Le piato même était un déluge de couleurs et de vie. Des marchands avec de petits chariots de bois aux dais de toile rouge vendaient à la criée du mouton grillé, du poisson frit, des moules à la vapeur, des figues confites, et des marrons chauds. Des Sefrys aux yeux pâles, emmitouflés et encapuchonnés contre le soleil, vendaient des fanfreluches et des colifichets, des bas, des saintes reliques et des philtres d’amour à l’abri d’auvents bigarrés. Une troupe d’acteurs s’était ménagé un espace et interprétait quelque chose impliquant des combats à l’épée, un roi avec une queue de dragon, saint Mamrès, saint Éclat et saint Loy. Deux joueurs de flûte et une femme avec un tambourin jouaient une mélodie guillerette. Au centre du piato, une statue au regard sévère représentait saint Nétuno affrontant deux serpents de mer qui s’enroulaient autour de son corps et crachaient des jets d’eau dans un bassin de marbre. Quelques jeunes hommes richement vêtus traînaient au bord de la fontaine, caressant le pommeau de leurs épées et sifflant les jeunes filles aux tenues voyantes. -34- Elle trouva Austra au bout de la place, presque sur les marches du temple, assise près de son seau et de sa brosse à récurer. Austra la regarda approcher et sourit. Tu as déjà fini ? Austra avait quinze ans, un an de moins qu’Anne, et comme cette dernière, elle portait une robe passée et un foulard pour couvrir ses cheveux. La plupart des Vitelliens avaient le teint mat et des cheveux noirs, et les deux jeunes filles se distinguaient déjà suffisamment pour ne pas en plus afficher leurs tresses dorées et cuivrées. Cela peut se dire ainsi, dit Anne. Oh ! Je vois. Encore ? Anne soupira et s’assit. J’essaie. Sincèrement, c’est vrai. Mais c’est tellement difficile. Je croyais que le convent m’avait préparée à tout, mais... Tu ne devrais pas avoir à faire ces choses, s’insurgea Austra. Laisse-moi travailler. Tu pourras rester dans la chambre. Mais si je ne travaille pas, ce sera d’autant plus long pour gagner notre traversée. Cela donnera aux hommes qui nous poursuivent encore plus de temps pour nous retrouver. Nous devrions peut-être tenter notre chance par la route. Cazio et z’Acatto disent que les routes sont trop étroitement surveillées. Même la maréchaussée m’a mise à prix, maintenant. Austra parut sceptique. Cela n’a aucun sens. Les hommes qui ont essayé de te tuer au convent étaient des chevaliers hansiens. Qu’ont-ils à voir avec la maréchaussée vitellienne ? Je ne sais pas, et Cazio non plus. Si c’est le cas, ne vont-ils pas également surveiller les navires ? Si, mais Cazio dit qu’il peut trouver un capitaine qui ne posera pas de questions et n’ira pas parler R tant que nous aurons assez d’argent pour lui. (Elle soupira.) Mais nous n’en -35- sommes pas encore là, et par ailleurs nous devons manger. Pis, je n’ai pas été payée aujourd’hui. Et que vais-je faire demain ? Austra lui tapota l’épaule. J’ai été payée. Nous nous arrêterons au marché aux poissons et au carenso, pour nous acheter à souper. Le marché aux poissons était situé à l’extrémité du Perto Nevo, où les navires à hauts mâts apportaient leurs cargaisons de bois et de fer, pour charger en retour des tonneaux de vin, d’huile d’olive, de blé et de soie. Des embarcations plus petites congestionnaient les jetées sud, parce que les eaux vitelliennes regorgeaient de crevettes, de moules, d’huîtres, et d’une centaine d’autres espèces dont Anne n’avait jamais entendu parler. Le marché en lui-même était un labyrinthe de caisses et de barils débordant de prises marines luisantes. Anne regarda avec envie les crevettes géantes et les crabes noirs R qui se débattaient et s’agitaient encore dans des fûts de saumure R les piles de maquereaux gracieux et de thons argentés. Comme elles ne pouvaient s’offrir rien de tout cela, elles durent s’enfoncer plus loin et plus profond, là où les sardines étaient couvertes de sel et les merlans rassemblés en piles qui avaient commencé à sentir. Les merlans n’y étaient qu’à deux minsers le coinix, ce fut dans cette partie-là que les deux jeunes filles s’arrêtèrent, le nez pincé, pour choisir leur repas du soir. Z’Acatto a dit de regarder les yeux, dit Austra. S’ils sont troubles ou divergents, ce n’est pas bon. Alors ceux-là sont tous mauvais, répliqua Anne. C’est tout ce que nous pouvons nous permettre, répondit Austra. Il doit bien y en avoir un ou deux de bons dans la pile. Il suffit de chercher. Et de la morue salée ? Il faut qu’elle dégorge une journée. Je ne sais pas pour toi, mais moi j’ai faim maintenant. Une petite voix féminine gloussa par-dessus leurs épaules. Non, mes belles, n’achetez rien de tout cela. Vous seriez malades une neuvaine. -36- La femme qui s’était adressée à elles leur était familière : Anne l’avait souvent vue dans la rue, sans lui avoir jamais parlé. Elle s’habillait de façon outrancière et portait beaucoup de rouge et de maquillage. Anne avait un jour entendu z’Acatto dire qu’il « ne pouvait pas se payer celle-là », si bien qu’elle supposait avoir deviné sa profession. Merci, dit Anne, mais nous en trouverons un bon. La femme parut dubitative. Elle avait un visage mince et volontaire, aux yeux de jais. Ses cheveux étaient ramassés dans un filet étincelant de verroterie. Sa robe verte qui, à l’évidence, avait vu de meilleurs jours, restait néanmoins bien plus jolie que tout ce qu’Anne possédait en l’instant. Vous habitez toutes les deux dans la rue des six nymphes. Je vous ai vues R avec le vieux pochetron et le beau garçon, celui à l’épée. Oui, répondit Anne. Je suis votre voisine. Je m’appelle Rédiana. Je m’appelle Feine et voici Lessa, mentit Anne. Eh bien, les filles, suivez-moi, dit Rédiana à voix basse. Vous ne trouverez rien de comestible ici. Anne hésita. Je ne vous mordrai pas, assura Rédiana. Venez. Leur faisant signe de la suivre, elle les ramena jusqu’à une table de flets. Certains bougeaient encore. Nous ne pouvons nous permettre cela, soupira Anne. Combien avez-vous ? Austra exhiba une pièce de dix minsers. Rédiana hocha la tête. Parvio ! L’homme derrière l’étal de flets était occupé à vider des poissons pour quelques dames bien habillées. Il lui manquait un œil, mais il ne s’était pas inquiété de dissimuler la cicatrice blanche à cet endroit. Il avait peut-être soixante ans, mais ses bras nus étaient musclés comme ceux d’un lutteur. Rédiana, mi cara, dit-il. Que puis-je faire pour toi ? Vends un poisson à mes amies. Elle prit la pièce dans la main d’Austra et la lui tendit. Il la regarda, fronça les sourcils, puis sourit aux deux filles. -37- Prenez ce qui vous plaît, mes belles. — Melto brazi, casnar, répondit Austra. Elle choisit l’un des flets et le mit dans son panier. Avec un clin d’œil, Parvio lui rendit une pièce de cinq minsers. Le poisson aurait dû en coûter quinze. — Melto brazi, casnara, dit Anne à Rédiana tandis qu’elles repartaient vers le carenso. Ce n’est rien, ma chère, répondit Rédiana. En fait, j’attendais l’occasion de vous parler. Oh. Et de quoi ? s’enquit Anne, quelque peu suspicieuse quant à la bonne volonté de cette femme. D’un moyen que vous auriez de mettre des poissons comme celui-ci sur votre table tous les jours. Vous êtes toutes les deux assez jolies, et plutôt exotiques. Je pourrais faire quelque chose de vous. Et pas pour les brutes de la rue, mais pour une clientèle choisie. Tu... Tu veux que nous... ? Ce n’est difficile que la première fois, promit Rédiana. Et pas si difficile que ça. L’argent est facile, et vous avez ce jeune bretteur pour vous protéger, si un client voulait se montrer violent. Il travaille déjà pour moi, vous savez. Cazio ? Oui. Il garde un œil sur certaines des filles. Et tout cela était son idée ? Elle agita négativement la tête. Non. Il m’a dit que vous feriez la fine bouche. Mais souvent, les hommes ne savent pas de quoi ils parlent. Cette fois, il avait raison, dit Anne d’une voix glaciale. Merci beaucoup pour ton aide avec le poisson, mais je crains que nous ne devions décliner ton offre. Les yeux de Rédiana se rétrécirent. Vous croyez que vous êtes trop bien pour ça ? Évidemment, répondit Anne sans prendre le temps de réfléchir. Je vois. Non, dit Anne. Non, tu ne vois pas. Je crois que toi aussi, tu es trop bien pour ça. Aucune femme ne devrait avoir à le faire. -38- Cela amena un étrange sourire sur le visage de Rédiana. Mais elle haussa les épaules. Vous ne savez toujours pas où est votre intérêt. Vous pourriez gagner plus en un jour que vous ne le faites en un mois, et sans vous épuiser à la tâche. Réfléchissez-y. Si vous changez d’avis, je suis facile à trouver. Sur ce, elle s’éloigna. Les deux jeunes filles marchèrent un temps en silence après que Rédiana les eut quittées. Puis Austra s’éclaircit la gorge. Anne, je pourrais... Non, répondit furieusement Anne. Trois fois non. Je préférerais ne jamais rentrer chez moi que d’y revenir dans de telles conditions. Anne fulminait encore lorsqu’elles atteignirent le carenso au coin de la rue de Pari et du Vio Furo, mais l’odeur de pain chaud chassa de leurs esprits toute préoccupation autre que la faim. Le boulanger R un grand homme émacié toujours couvert de farine R leur adressa un sourire amical lorsqu’elles entrèrent. Il fendait le dessus de grosses boules de pâte avec un rasoir tandis que derrière lui son assistant en glissait d’autres dans le four avec une pelle à long manche. Un gros chien noir étendu sur le sol les regarda avec des yeux endormis avant de reposer sa tête, pas le moins du monde intéressé. Le pain s’empilait haut dans des paniers et des huches, en toutes sortes de tailles et de formes R -des miches rondes brun doré de la taille de roues de chariot et gravées de feuilles d’olivier, des pains bruts aussi longs que le bras, des perechis plus petits autour desquels la main pouvait se refermer, des petits pains saupoudrés d’avoine R et ce n’était qu’un premier aperçu. Elles dépensèrent deux minsers pour une miche chaude puis partirent vers le Perto Veto, où elles logeaient. Là elles arpentèrent des rues bordées de maisons autrefois majestueuses, ornées d’arcades aux colonnes de marbre et de balcons à l’étage, se frayant un chemin à travers les tuiles -39- échappées de toits non entretenus et les carafons vides, respirant un air gravide des odeurs de saumure et d’eaux usées. Il était quatre cloches, et les femmes au corsage léger et aux lèvres rouge corail R des femmes de la profession de Rédiana R se rassemblaient déjà aux balcons, sollicitant les hommes qui semblaient avoir de l’argent, raillant ceux qui semblaient n’en avoir pas. Un groupe d’hommes rassemblés sur une véranda de marbre craquelée se partageaient un cruchon de vin et sifflèrent Anne et Austra lorsqu’elles les dépassèrent. C’est la duchesse d’Herilanz, clama l’un des hommes. Eh, Duchesse, donne-nous un baiser ! Anne l’ignora. Depuis un mois qu’elle logeait à Perto Veto, elle avait compris que la plupart de ces hommes étaient inoffensifs, quoique déplaisants. À l’intersection suivante, elles tournèrent dans une avenue, entrèrent dans un bâtiment par une porte ouverte et s’engagèrent dans les escaliers menant à leur appartement à l’étage. Comme elles approchaient, Anne entendit des voix venant du dessus R z’Acatto et quelqu’un d’autre. La porte était ouverte, et z’Acatto releva les yeux lorsqu’elles entrèrent. C’était un homme âgé, de peut-être cinquante ans, un peu bedonnant, aux cheveux plus gris que noirs. Il était assis sur un tabouret et parlait à leur propriétaire, Ospéro. Les deux hommes étaient à peu près du même âge, mais Ospéro était presque chauve et encore plus ventru. Ils semblaient tous deux plutôt ivres, et les trois cruchons de vin vides qui reposaient sur le sol ne pouvaient que confirmer cette impression. Il n’y avait rien d’inhabituel à cela : z’Acatto s’employait autant que faire se pouvait à éviter de dessoûler. — Dena dicolla, casnaras, dit z’Acatto. Bonsoir à toi, z’Acatto, répondit Anne. Casnar Ospéro. Vous rentrez tôt, fit remarquer z’Acatto. Oui. Elle ne donna pas plus de détails. Nous avons apporté du poisson et du pain, clama gaiement Austra. C’est bien, c’est bien, grogna le vieil homme. Il va nous falloir un blanc avec ça, peut-être un vino verio. -40- Je suis désolée, dit Austra. Nous n’avions pas assez d’argent pour le vin. Ospéro grommela et sortit une menza d’argent. Il la regarda en plissant les yeux, puis la lança en direction d’Austra. C’est pour le vin, jolie della. (Il s’interrompit un instant pour lorgner les deux filles, puis agita la tête.) Tu connais cet endroit dans la rue de la lune froide ? Chez Escerros ? Dis-lui que c’est moi qui t’envoie. Dis-lui que ça devrait suffire pour deux bouteilles de vino verio, et que sinon je viendrai moi-même lui fracasser le crâne. Mais j’allais..., commença Austra. Vas-y, Austra, dit Anne. Je ferai cuire le poisson. Anne n’aimait pas Ospéro. Il semblait y avoir quelque chose de vaguement criminel chez lui et ses amis. D’un autre côté, z’Acatto avait trouvé le moyen de le convaincre de leur louer leurs chambres une semaine à crédit, et il n’avait jamais rien fait d’autre que la reluquer. Ils dépendaient tous de ses bonnes grâces, alors elle tenait sa langue. Elle alla au minuscule garde-manger, en tirant une jarre d’huile d’olive et une poche de sel. Elle versa un peu d’huile dans le petit crematro de terre cuite, saupoudra les deux côtés du poisson avec du sel, et le plaça dans l’huile. Elle regarda sa préparation d’un air navré, rêvant pour la centième fois qu’ils pussent se permettre R ou même simplement trouver – du beurre, juste une fois. Puis elle soupira, mit le couvercle sur le crematro et l’emporta dans les escaliers, puis à travers une porte du rez-de-chaussée jusqu’à une petite cour que partageaient tous les occupants du bâtiment. Quelques femmes étaient rassemblées autour d’un petit brasier rougeoyant. Il n’y avait pas encore de place pour son plat, alors elle s’assit sur un banc et attendit, laissant son regard courir distraitement sur les lugubres murs de stuc décrépit, en s’efforçant de se les figurer pour le verger du château de son père. Une voix d’homme fît échouer sa tentative : Bonsoir, della. Bonsoir. Cazio, dit-elle sans se retourner. Comment vas-tu, ce soir ? -41- Fatiguée. Elle remarqua qu’il y avait maintenant de la place autour du feu et se leva pour aller y placer le crematro, mais Cazio s’interposa. Laisse-moi faire, proposa-t-il. Cazio était grand et mince, vêtu d’un pourpoint brun sombre et de chausses rouges, et à peine plus âgé qu’Anne. Une rapière pendait à son côté dans un fourreau cabossé. Ses yeux sombres se posèrent sur elle depuis un visage fin et élégant. Ta journée ne s’est pas bien passée ? Pas aussi bien que la tienne, j’en suis sûre, répondit-elle en lui tendant le crematro. Que veux-tu dire ? Je veux dire que le travail que tu as choisi doit te laisser amplement le temps de te rafraîchir. Il parut perplexe. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre, reprit-elle. J’ai parlé à Rédiana. aujourd’hui. Elle m’a raconté ce que tu faisais. Ah. dit-il. (Il alla placer son poêlon sur les cendres et se servit d’un bâton noirci pour les rassembler autour des bords. Puis il revint s’asseoir à côté d’elle.) Tu n’approuves pas ? Cela ne me concerne pas. Ça le devrait. Je fais cela pour toi, tu te souviens ? J’essaie de gagner le prix de notre traversée afin de te ramener chez toi. Mais nous ne semblons pas plus près du départ que nous ne l’étions il y a un mois. L’embarquement n’est pas donné, en particulier lorsque la cargaison doit rester secrète. En parlant de cela, fais tout particulièrement attention. Les hommes qui te cherchent sont plus nombreux dans les rues que jamais. Je me demande si tu en connais la raison. Je te l’ai déjà dit, je ne sais pas. Ce n’était pas exactement un mensonge. Elle n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle sa tête était mise à prix, mais elle supposait que c’était en rapport avec son rang, et avec -42- les songes qui la troublaient jusque dans ses heures d’éveil. Des rêves qui, elle le savait, venaient... d’ailleurs. J’ai pris ta parole pour argent comptant, dit-il. Et c’est toujours le cas. Mais si tu as le moindre soupçon... Mon père est un homme riche et puissant. C’est la seule raison que je puisse imaginer. As-tu une quelconque rivale quant à son affection ? Une belle-mère, peut-être ? Quelqu’un qui préférerait ne pas te voir revenir ? Oh oui, ma belle-mère, dit Anne. Comment ai-je pu oublier ? Il y a eu cette fois où elle m’a envoyée dans la forêt avec un chasseur en lui ordonnant de lui rapporter mon cœur. Je serais morte, alors, si le vieil homme ne s’était pas pris d’affection pour moi. Il lui a ramené un cœur d’ours à la place. Puis cette autre fois, quand elle m’a envoyée chercher de l’eau sans faire mention du nicver qui vivait dans le puits, prêt à me charmer et à me dévorer. Oui, ces événements auraient dû me mettre la puce à l’oreille, mais je suppose que je ne l’avais pas soupçonnée parce que mon père adoré m’avait assuré qu’elle avait beaucoup changé. Tu te montres sarcastique, présuma-t-il. Ce n’est pas un conte de phays, Cazio. Je n’ai pas de belle-mère. Personne dans ma famille ne me souhaite de mal. Les ennemis de mon père le pourraient, en revanche, mais je n’ai pas la moindre idée de qui ils sont. Je ne me suis jamais tenue au fait de ces choses. Cazio fit la moue. Très bien. (Puis un sourire illumina son visage.) Tu es jalouse, accusa-t-il. Quoi ? Je viens de le réaliser. Tu penses que je couche avec les filles de Rédiana et tu es jalouse. Je ne suis pas jalouse, s’insurgea Anne. J’ai déjà un aimé, et ce n’est pas toi. Ah oui, le célèbre Roderick. Un homme merveilleux, d’après ce que j’ai entendu dire. Un vrai prince. Je suis certain qu’il aurait répondu à ta lettre, si seulement on lui avait donné quelques mois de plus pour s’y atteler. -43- Nous en avons déjà parlé auparavant, soupira Anne. Escorte qui tu veux, fais avec elles ce que tu veux. Je te suis profondément reconnaissante pour tout ce que tu as fait, Cazio, mais... Attends. La voix de Cazio s’était tendue, son visage était devenu grave. Qu’y a-t-il ? Ton père t’a envoyée au convent de sainte Cer, n’est-ce pas ? Ma mère, en fait, corrigea-t-elle. Et ton grand amour Roderick savait-il où tu allais ? C’est arrivé trop vite. Je pensais partir pour Cal Azroth et le lui ai annoncé, mais ma mère a changé d’avis plus tard cette même nuit. Je n’ai eu aucun moyen de le lui faire dire. Il n’aurait pas pu l’apprendre par une indiscrétion ? Non. J’ai été envoyée en secret. Personne n’était censé le savoir. Mais ensuite, tu as envoyé une lettre à ton aimé, une lettre que j’ai remise moi-même au cuveitur de l’Église, puis, en l’espace de quelques neuvaines, ces chevaliers sont venus au convent. Cela ne te paraît-il pas suspect ? Ce n’était pas suspect R c’était un fer rouge enfoncé dans son cœur. Tu vas trop loin, Cazio. Tu as déjà dénigré Roderick auparavant, mais suggérer que..., insinuer... Elle en bafouillait et s’interrompit, trop furieuse pour poursuivre, d’autant plus qu’il y avait là une certaine logique. Mais ce ne pouvait être vrai, parce que Roderick l’aimait. Les chevaliers venaient de Hansa, dit-elle. Je connais leur langue. Roderick vient de Hornladh. Néanmoins, elle se souvint en son for intérieur d’une chose que sa tante Lesbeth lui avait dite. Cela semblait remonter à bien longtemps, mais elle avait prétendu que la maison de Roderick était mal en cour pour avoir autrefois soutenu les prétentions au trône d’un Reiksbaurg. Non. C’est ridicule. -44- Elle allait dire cela à Cazio lorsque Austra surgit dans la cour. Elle était hors d’haleine, son visage était écarlate et noyé de larmes. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Anne en lui prenant les mains. C’est horrible, Anne ! Quoi ? J’ai v-vu un cuveitur. Il annonçait les nouvelles sur la place, près du marchand de vin. Il venait d’arriver de... Oh, Anne, qu’allons-nous faire ? Austra, quoi ? Son amie se mordit la lèvre et regarda Anne dans les yeux. J’ai de terribles nouvelles, murmura-t-elle. Les pires qui soient. -45- CHAPITRE TROIS LE COMPOSITEUR Léovigilde Ackenzal envisagea la lance avec un mélange de peur et de contrariété. La peur était entièrement rationnelle : le fer de l’arme n’était suspendu qu’à quelques pouces de sa gorge. L’homme qui en tenait la hampe était imposant, en armes, et monté sur un destrier d’apparence féroce. Ses yeux gris fer rappelaient à Léoff les eaux impitoyables de la Mer Glacée. Il lui semblait que si cet homme le tuait, il ne se souviendrait même plus de lui le lendemain matin. Il n’y avait assurément rien qu’il pût faire pour le retenir si le meurtre était son intention. Qu’il pût également être contrarié était plutôt irrationnel, supposa-t-il, mais en fait cela n’avait pas grand rapport avec l’homme en armes. Plusieurs jours auparavant, en pays de collines, il avait entendu une mélodie ténue dans le lointain. Il s’était à l’évidence agi de quelque berger jouant du flûteau, mais l’air lui était resté en tête, le pire étant qu’il n’en avait jamais entendu la fin. Son esprit l’avait achevé de cent façons, sans qu’aucune ne fût satisfaisante. C’était inhabituel. Normalement, Léoff pouvait terminer une mélodie sans le moindre effort. Le fait que celle-ci continuât de l’éluder la rendait plus désirable qu’une femme belle, mystérieuse et rétive. -46- Enfin, ce matin, il s’était éveillé avec le plus ténu des indices quant à la direction à prendre, mais moins d’une heure sur la route avait mené à cette abrupte interruption. Je n’ai que peu d’argent, dit sans mentir Léoff. Sa voix trembla un peu lorsqu’il dit cela. Les yeux durs se rétrécirent. Vraiment ? Alors qu’est-ce qu’il y a sur ta mule ? Léoff tourna les yeux vers sa bête de somme. Du papier, de l’encre, mes vêtements. La grande boîte contient un luth, l’autre une rotte. Les plus petites contiennent divers bois. Hein ? Ouvre-les, alors. Ils ne te seront d’aucune valeur. Ouvre-les. Tout en s’efforçant de ne pas détourner les yeux de l’homme, Léoff obéit, ouvrant d’abord l’étui doublé de cuir du luth, qui résonna un peu lorsque son dos en forme de gourde heurta le sol. Puis, il s’employa à déballer le reste de ses instruments ; la rotte de bois de rose à huit cordes incrustée de nacre que lui avait offerte le Mestro DaPeica des années plus tôt. Une flûte de bois aux clefs d’argent, un hautbois, six flageolets de tailles échelonnées et un cromorne rouge sombre. L’homme observa tout cela impassiblement. Tu es un ménestrel, alors, dit-il finalement. Non, répondit Léoff, je ne suis pas un ménestrel. Il s’efforça de se redresser, de paraître au mieux de sa taille. Il savait qu’il n’y avait pas grand-chose d’intimidant dans ses yeux noisette, ses cheveux bruns frisés et ses traits poupins, mais il pouvait au moins rester digne. L’homme fronça les sourcils. Qu’es-tu, alors ? Je suis un compositeur. Et que fait un compositeur ? Il compose de la musique. Je vois. Et en quoi cela diffère-t-il de ce que fait un ménestrel ? Eh bien, tout d’abord... Joue quelque chose, l’interrompit l’homme. -47- Quoi ? Tu as entendu. Léoff se rembrunit, sa contrariété s’accroissant. Il regarda alentour, espérant y découvrir quelqu’un d’autre, mais la route était déserte à perte de vue. Ici en Terre-Neuve, où le terrain était aussi plat qu’un abat-voix, cela voulait dire très loin. Alors pourquoi n’avait-il pas vu approcher cet homme à cheval ? Mais la réponse à cette question se trouvait dans la mélodie qui l’avait hanté. Quand il avait de la musique dans la tête, le reste du monde n’avait tout simplement plus aucune importance. Il ramassa le luth. Il s’était désaccordé, évidemment, mais pas trop, et il ne lui fallut que quelques instants pour tout remettre en ordre. Il commença à jouer la mélodie sur laquelle il avait travaillé. Ça ne va pas, murmura-t-il. Tu peux jouer ? le somma l’homme à cheval. Ne m’interromps pas, dit distraitement Léoff en fermant les yeux. Oui, c’était ça, mais il avait perdu la fin. Il recommença, une seule ligne mélodique sur la corde du haut, monter de trois notes, descendre de deux, puis remonter toute la gamme. Il ajouta un accompagnement de basse, mais quelque chose n’allait pas. Il s’arrêta et recommença. Ce n’est pas très bon, jugea l’homme. C’en était trop, lance ou pas. Léovigilde tourna ses yeux vers lui. Cela devrait être très bon, en fait, mais tu m’as interrompu, dit-il. Je l’avais quasiment en tête, tu sais R c’était presque parfait R et puis tu es arrivé avec ta grande lance, et... Mais que me veux-tu, de toute façon ? Qui es-tu ? (Il remarqua vaguement que sa voix ne tremblait plus.) Toi, qui es-tu ? demanda placidement l’homme. Léoff se redressa. Je m’appelle Léovigilde Ackenzal. Et pourquoi approches-tu Eslen ? -48- L’on m’a mandé à la cour de Sa Majesté Guillaume II, en tant que compositeur. L’empereur a meilleure opinion de ma musique que toi, semble-t-il. Bizarrement, l’homme sourit. Ce n’est vraiment plus le cas maintenant. Que veux-tu dire ? Qu’il est mort. Voilà ce que je veux dire. Léoff cilla. Je... Je ne savais pas. Eh bien, c’est le cas. Ainsi que la moitié de la famille royale. (Il changea de position sur sa selle.) Ackenzal. Un nom hansien, on dirait. Ce n’est pas le cas, répondit Léoff. Mon père venait d’Herilanz. Moi-même, je suis né à Trémar. (Il pinça les lèvres.) Tu n’es pas un bandit, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais dit que je l’étais. Je me nomme Artwair. Es-tu un chevalier, sire Artwair ? Encore une fois, un soupçon de sourire. Artwair suffira. As-tu une lettre prouvant tes dires ? Ah ! oui. Oui, j’en ai une. J’aimerais beaucoup la voir. Léoff se demanda en quoi cela pouvait bien intéresser Artwair, mais il fourragea dans son sac de selle jusqu’à trouver un parchemin marqué du sceau royal. Il le tendit au guerrier, qui l’examina brièvement. Cela me paraît être en ordre, dit-il. Je retourne moi-même à Eslen. Je vais t’y escorter. Léoff sentit les muscles de sa nuque se détendre. Très aimable à toi, soupira-t-il. Désolé de t’avoir fait cette frayeur. Mais tu n’aurais pas dû voyager seul, de toute façon. Pas ces temps-ci. Midi venu, le ciel du matin à la clarté d’yeux d’enfant s’était voilé d’un gris oppressant. Cela ne fit rien pour améliorer l’humeur de Léoff. Le paysage avait changé : tout n’était plus totalement plat, la route longeait maintenant quelque sorte de talus ou de levée de terre. La forme en était trop régulière pour que cela ne fût pas artificiel, lui sembla-t-il. Au loin, il pouvait -49- apercevoir d’autres levées similaires. Le plus étrange était les tours qui se dressaient sur certaines d’entre elles. Elles paraissaient être flanquées de grandes roues, mais sans jante, seulement quatre rayons recouverts de ce qui semblait être de la toile à voiles. Celles-ci tournaient lentement dans le vent Qu’est-ce que c’est ? demanda Léoff en indiquant la plus proche d’un geste. Ton premier voyage en Terre-Neuve, hein ? C’est un malend. Le vent le fait tourner. Oui, je vois bien. Dans quel but ? Celui-ci pompe de l’eau. D’autres servent à moudre le grain. Il pompe de l’eau ? Oui. S’il ne le faisait pas, nous discuterions avec les poissons en cet instant même. (Sire Artwair enveloppa tout le paysage d’un geste du bras.) Pourquoi crois-tu que cela s’appelle Terre-Neuve ? Tout cela était autrefois sous les eaux. Et ce le serait encore aujourd’hui, si les malends ne continuaient de pomper. (Il indiqua la crête du talus.) L’eau est là-haut. C’est le grand canal du Nord. J’aurais dû m’en douter, dit Léoff. J’ai entendu parler des canaux, bien sûr. Je savais que Terre-Neuve se trouve en dessous du niveau de la mer. C’est juste que... Je suppose que je n’avais pas encore réalisé. J’imaginais que ce serait plus flagrant, peut-être. (Il dévisagea son compagnon.) Cela ne te rend jamais nerveux ? Sire Artwair hocha la tête. Si, un peu. Mais quoi qu’il en soit, c’est une merveille, et une bonne protection contre les invasions. Pourquoi ? Nous pouvons à tout moment ouvrir les digues : une armée marchant sur Eslen aurait à nager. Eslen elle-même se trouve en hauteur et au sec. Et les gens qui vivent ici ? Nous les préviendrions à l’avance. Chacun connaît l’emplacement sec le plus proche, crois-moi. Cela a déjà été fait ? Oui. Quatre fois. -50- Et les armées ont été contenues ? Trois d’entre elles. La quatrième était menée par un Dare, et ses descendants trônent encore à Eslen. À ce sujet... Au sujet du roi..., commença Léoff. Tu te demandes s’il reste quelqu’un devant qui chanter pour assurer ton souper. Je ne suis pas totalement indifférent à cela, reconnut Léoff. Mais surtout, bien des nouvelles ne me sont à l’évidence pas parvenues pendant que j’étais sur la route. Je ne suis même plus sûr de la date d’aujourd’hui. C’est la Temnosenal. Nous serons demain le premier novmen. Alors j’ai passé plus de temps sur la route que je ne le croyais. Je suis parti en seftmen. Le mois même où le roi a été tué. Ce serait très aimable si..., commença Léoff. Pourrais-tu, s’il te plaît, me raconter ce qui est arrivé au roi Guillaume ? Évidemment. Il a été embusqué par des assassins pendant une partie de chasse. Tous ceux qui se trouvaient avec lui sont morts aussi. Des assassins ? Venus d’où ? Des flibustiers, dit-on. Cela a eu lieu sur le promontoire d’Aénah. Et d’autres membres de la maison royale ont été tués avec lui ? Le prince Robert, son frère, est lui aussi mort là-bas. Les princesses Fastia et Elseny ont été tuées à Cal Azroth. Je ne connais pas ce lieu, dit Léoff. Se trouve-t-il près de l’endroit où le roi a été tué ? Pas du tout. C’est à plus d’une neuvaine à bride abattue. Cela semble être une bien étrange coïncidence. Oui, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, c’est le cas, et il ne fait pas bon ici prétendre le contraire. Je vois, opina Léoff. Alors tu peux peut-être me dire : qui règne maintenant à Eslen ? Artwair laissa échapper un petit gloussement. Cela dépend de celui auquel tu demandes. Il y a un roi : Charles, le fils de Guillaume. Mais il a, comme l’on dit, été -51- touché par les saints. Il a besoin d’être épaulé, et les conseilleurs ne manquent pas. Les nobles du Comven le guident amplement et à la moindre occasion. Le praifec de l’Église a également beaucoup de choses à dire. Et puis il y a la veuve de Guillaume, la mère de Charles. Murielle Dare. Ah ! Eh bien tu sais quelque chose, finalement, dit Artwair. Effectivement, si l’on devait choisir une personne de qui dire qu’elle règne sur la Crotheny, ce serait la meilleure réponse. Je vois, dit Léoff. Donc, tu disais que tu t’inquiétais de ta situation, dit le chevalier. Les postes sont-ils rares pour les gens comme toi ? Je n’aurais aucun mal à trouver un autre protecteur, reconnut Léoff. Je ne suis pas sans avoir une certaine réputation. J’étais dernièrement au service du graf de Glastir. Néanmoins, un mandement royal... (Il baissa les yeux.) Mais tout cela est bien futile, n’est-ce pas, dans toute cette confusion. Tu as au moins du bon sens, compositeur. Mais reprends-toi, tu as peut-être encore ton poste R la reine honorera peut-être cette promesse. Et tu te retrouveras au beau milieu de tout quand la guerre commencera. La guerre ? La guerre contre qui ? Hansa R ou Liery R ou peut-être une guerre civile. Tu te moques de moi ? Artwair haussa les épaules. J’ai le sens de ces choses-là. Tout n’est plus que chaos, et il faut généralement une guerre pour remettre de l’ordre. Par saint Éclat, espérons que non. Tu n’aimes pas les marches militaires ? Je n’en connais aucune. Tu peux m’en chanter ? Chanter, moi ? Quand ta mule sera un cheval de guerre. Bah, soupira Léoff. C’était juste une idée. Ils chevauchèrent un temps en silence, et comme le soir venait, une brume tomba, rendue rosée par le soleil couchant. Des meuglements retentirent au loin. L’air sentait la paille sèche et le romarin, la brise était fraîche. -52- Atteindrons-nous Eslen cette nuit ? demanda Léoff. Seulement si nous voyageons toute la nuit, mais je n’en ai pas envie, répondit sire Artwair. (Il paraissait distrait, comme s’il cherchait quelque chose.) Il y a une ville à l’endroit où la route croise le canal, plus loin. Nous y prendrons une chambre. En partant aux aurores, nous serons à Eslen à la midi demain. Quelque chose ne va pas ? Artwair se renfrogna. C’est juste une impression. Probablement rien, comme pour toi. Cherchais-tu quelque chose de particulier lorsque nous nous sommes rencontrés ? Rien de particulier et tout ce qui pouvait paraître inhabituel. Tu paraissais insolite. Et qu’est-ce qui est insolite maintenant ? Ai-je dit que quelque chose l’était ? Non, mais quelque chose l’est R cela se voit sur ton visage. Et qu’est-ce qu’un ménestrel peut bien savoir de mon visage ? Léoff se gratta le menton. Je te l’ai dit, je ne suis pas un ménestrel. Je suis un compositeur. Tu m’as demandé quelle était la différence. Un ménestrel... Il va de ville en ville, vend ses chansons, joue pour les fêtes de village, ce genre de choses. Et tu fais la même chose pour les rois. Plus que cela. Tu es d’ici ? Tu es allé à des fêtes ? Oui. Les ménestrels peuvent voyager en groupe, parfois jusqu’à quatre. Deux sont penchés sur des rottes, un joue du pipeau, le dernier tient le tambour et chante. Je te suis, jusque-là. Il y a une chanson R La gente fille de Dalwis. Tu la connais ? Artwair parut surpris. Oui, elle a beaucoup de succès pendant Fiussanal. Souviens-toi. Une rotte joue la mélodie, puis une autre la reprend, en jouant la même mélodie, mais commençant un -53- peu plus tard, pour faire un canon. Puis le troisième instrument, puis le chanteur. Ils forment quatre voix, toutes en contrepoint les unes des autres. Je ne connais pas le contrepoint, mais je connais la chanson. Bien. Maintenant, imagine dix rottes, deux pipeaux, une flûte, un hautbois, un cornet, et jouant tous quelque chose de différent. J’imagine que cela ferait le bruit d’une cour de ferme pleine d’animaux. Pas si c’est bien écrit et que les musiciens jouent loyalement. Pas si tout est à sa place. Je peux entendre de tels morceaux, dans ma tête. Je peux les imaginer avant qu’ils n’aient jamais été joués. J’ai le sens de telles choses, sire Artwair, et je peux reconnaître ce sens chez les autres, que cela concerne la musique ou pas. Il y a quelque chose qui t’inquiète. Le problème est, sais-tu ce qu’est cette chose ? Le chevalier hocha la tête. Tu es un homme bien étrange, Léovigilde Ackenzal. En tout cas... Oui, cette ville dont j’ai parlé, Brough R elle se trouve devant nous un peu plus loin. Mais qu’entends-tu, avec ces oreilles de musicien que tu as ? Léoff se concentra un instant. Des moutons qui bêlent, au loin. Des vaches. Des merles. Exactement. D’où nous sommes, nous devrions entendre des enfants qui piaillent, des femmes qui hurlent à leur mari de lâcher leur bière et de rentrer, des cloches et des cornes qui résonnent dans les champs, des gens qui travaillent. Mais il n’y a rien de tout cela. (Il renifla l’air.) Et pas d’odeurs de feux non plus, alors que nous sommes sous le vent. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Je ne sais pas. Mais je pense que nous ne nous y rendrons pas par la grand-route. (Il inclina la tête.) Peux-tu te rendre utile en cas de problème ? Sais-tu te servir d’une épée ou d’une lance ? Par les saints, non ! -54- Alors tu vas attendre là-haut, au malend. Dis au venteux qu’Artwair lui demande de s’occuper de toi pour une cloche ou deux. Tu crois que c’est grave ? Pourquoi une ville entière se tairait-elle ? Plusieurs raisons vinrent à l’esprit de Léoff, toutes mauvaises. Comme tu veux, soupira-t-il. Je ne serais qu’une gêne, en cas de problème. Une fois monté au sommet de la digue, Léoff s’y immobilisa un moment, à s’étonner de la façon dont quelques pieds d’altitude pouvaient transformer Terre-Neuve. Le brouillard s’amassait dans les endroits bas comme un nuage, mais de son point de vue surélevé, il pouvait distinguer les canaux qui disséquaient le paysage, des rubans corail qui auraient tout aussi bien pu être découpés dans le ciel crépusculaire et couchés sur ces champs d’ambre par les saints en personne. Ici et là, il distinguait même des éclats mouvants qui devaient être des bateaux. Des lumières commençaient par ailleurs à apparaître, de vagues points luminescents si pâles qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir des tanières éphémères du peuple espiègle plutôt que de ce qu’elles devaient être, des chandelles derrière les fenêtres de villes et de villages lointains. À ses pieds se trouvait le grand canal, plus large que certaines rivières R d’ailleurs ce devait effectivement être une rivière, probablement la Rosée, prisonnière ici de murs construits par des mains humaines, gardée ici par génie. C’était effectivement une merveille. Enfin il considéra le malend, en se demandant comment il fonctionnait exactement. Sa roue tournait dans le vent, mais il ne voyait pas comment cela empêchait l’eau de submerger les terres en contrebas. Elle craquait légèrement en pivotant, un bruit plaisant. Une lueur jaune accueillante brillait à travers la porte ouverte du malend, et une odeur de feu et de poisson grillé s’en échappait. Léoff descendit de sa mule et frappa à l’huis. -55- Oui ? Qui est là ? répondit une puissante voix de ténor. Un visage apparut un instant après, un petit homme aux cheveux blancs ébouriffés. Son visage semblait s’être effondré sous l’effet du temps, tant il avait de rides. Ses yeux d’un bleu pâle brillaient néanmoins comme des lapis sertis dans du cuir. Je m’appelle Léovigilde Ackenzal, répondit Léoff. Artwair m’a demandé de te prier de me laisser me reposer ici une cloche ou deux. Artwair, hein ? (Le vieil homme se gratta le menton.) Ouaip. Bienvenue. J’m’appelle Gilmer Oercsun. Ent’ donc chez moi. Il accompagna ses paroles d’un geste un peu impatient. C’est très aimable, répondit Léoff. À l’intérieur du malend, le rez-de-chaussée était une confortable salle unique. L’un des murs était flanqué d’une cheminée, dans laquelle brûlait un feu. Un pot de fer était suspendu au-dessus des flammes, ainsi qu’une broche sur laquelle grillaient deux perches. Des poutres, pendaient des chapelets d’oignons, quelques bouquets de plantes aromatiques, un panier d’osier, des lames de faux, des houes et des haches. Une échelle menait à l’étage. Au centre de la pièce, un grand mât de bois montait et descendait dans un trou dans le sol cerclé de pierre, probablement sous l’effet de la force de la roue au-dessus. Décharge donc l’pauv’muliot, dit le venteux. Y m’entend donc point ? Je te demande pardon ? L’accent d’Artwair lui avait paru étrange. Celui du venteux était quasiment incompréhensible. L’est point d’la région, hein ? (Il se mit à parler plus lentement.) T’as là un ben étrange accent. J’m’en va user d’la langue du roi. Bon. L’as-tu mangé ? L’as-tu faim ? Je ne voudrais pas t’importuner, dit Léoff. Mon ami devrait être bientôt de retour. T’ça veut dire que t’as faim, répondit le vieil homme. Léoff ressortit prendre ses affaires sur la mule, et la laissa ensuite libre d’errer sur le remblai. Il savait d’expérience qu’elle n’irait pas loin. -56- Lorsqu’il rentra dans le malend, il y trouva l’un des poissons qui l’attendait sur une assiette de bois, ainsi qu’un bon morceau de pain noir et un peu d’orge bouillie. Le venteux était déjà assis sur l’un des tabourets, son assiette sur les genoux. L’avions point d’table pour l’instant, s’excusa-t-il. Ai dû la brûler. Les arrivages de bois par l’eau ont point été réguliers ces dernières neuvaines. Une fois encore, merci pour ton amabilité, dit Léoff en attaquant la peau croquante du poisson. Nan, c’est rien. Mais où l’est-y allé, Artwair, qu’y l’a point pu t’emmener ? Il craint qu’il n’y ait quelque chose d’anormal à Brough. Ça a été bien calme toute la soirée, ça c’est sûr. M’suis moi-même posé des questions. (Il fronça les sourcils.) Tant qu’on en cause, j’crois bien qu’j’ai même pas entendu la cloche des vêpres. Si cela entraîna Gilmer dans d’autres considérations, il ne les fît pas partager et revint à son repas. Léoff fit de même. Lorsque le repas fut terminé, Gilmer jeta ses arêtes au feu. D’où qu’tu viens donc ? demanda-t-il à Léoff. De Glastir, sur la côte, répondit-il. C’est loin, hein ? Loin de loin. Comment qu’tu connais Artwair ? Je l’ai rencontré sur la route. Il m’escorte jusqu’à Eslen. Ah, tu vas à la cour ? C’est une bien sinistre époque, là-bas, depuis la lune pourpre. Une bien sinistre époque partout. J’ai vu cette lune, dit Léoff. Très étrange. Elle m’a rappelé une chanson. Une chanson sinistre, j’suis sûr. Une chanson ancienne et inquiétante. Y pourrait la chanter un peu ? Eh bien... Léoff s’éclaircit la voix. Riciar chevauchait dans les champs et les prés Qui s’étalent en deçà des grands monts du levant, Quand reine la plus pâle il vint à rencontrer Étendue dans des lys, qui lui formaient divan. -57- La blancheur de ses bras était la lune pleine, L’éclat de la rosée illuminait ses yeux ; Sa robe tintait comme une cloche sereine, Et ses cheveux brillaient de diamants précieux. Je te rends hommage, ô très grande reine, Je rends hommage à toi et à tous les cieux ; De tous les saints tu es la plus souveraine Sur laquelle homme a jamais posé les yeux. Pour dire vrai, lui dit-elle, en fait je ne suis Ni sainte très fidèle, ni déesse héroïque : Celle qu’en ce soir tes pas t’ont fait croiser ici N’est que la souveraine du tout des terres alfiques. Sois donc le bienvenu, ici en mon domaine, Sous les monts du levant, viens trouver le répit, Étends-toi près de moi et que ma paix sois tienne, Ô toi sire Riciar, qui es mon favori. Je te révélerai prodiges et merveilles, Tout ce que réservent les années à venir ; Te ferai partager le fruit de nos treilles L’étreinte de mes bras, tout ce que tu désires. Céans sous les étoiles de ce ciel d’occident, Prodiges et merveilles elle lui fit découvrir Puis lui fit contempler et l’après et l’avant Dans l’éclat de ses yeux qu’elle sut pour lui ouvrir. Humain chevalier reste un temps avec moi, Attarde-toi ici peut-être une ère ou deux, Laisse les terres du destin un instant derrière toi Pour dormir sous les chênes et les frênes ombrageux. Voici le portail de brume et de glèbe Qui pourrait te mener à mes terres enchantées. -58- De tous les chevaliers ou même de la plèbe, Tu es, sire, celui que je voudrais voir entrer. Ô très grande reine je ne te suivrai pas, Je ne franchirai pas aujourd’hui ton entrée Mais je retournerai vers mon seigneur et roi Pour vivre dans les terres où règne la destinée. Si tu as fait ton choix, que tu veux t’en aller, Que tu ne viendras pas parce que tu veux partir, Alors accorde-moi simplement un baiser Afin que, à jamais, je t’aie en souvenir. Lorsque pour l’embrasser, gracieux, il se pencha, Sous les monts du levant, vers la reine divine, Du flot de ses cheveux une dague elle tira, Qu’elle lui enfonça au fond de la poitrine. Il rentra comme il put dans son village natal, Tout le sang de son cœur s’épandant lentement, Ô mon fils, ô mon fils, pourquoi es-tu si pâle, Que t’est-il arrivé ? dit sa mère en pleurant. Ma blessure est fatale, l’on ne peut rien y faire, Et je mourrai ce jour où j’ai réapparu, Mais d’abord je dois dire ce que j’ai vu, ma mère, Avant que je ne parte et ne sois disparu. Par une pourpre faux les cieux seront tranchés, Une corne inconnue au loin résonnera, Et quand le sang royal aura été versé, La ronce de bruyère alors rejaillira. Léoff acheva sa chanson, Gilmer l’écoutant avec un plaisir évident. T’as une belle voix, dit-il. J’sais rien d’ce gars Riciar, mais tout c’qu’il a dit est bien arrivé. Comment cela ? -59- Ben... La faux pourpre, c’était c’croissant d’lune qui s’est levé le mois dernier. Et une corne a sonné, qu’a été entendue de partout. À Eslen, dans la baie, sur les îles. Et le sang royal a été versé, et pis les ronces de bruyère. Les ronces de bruyère ? Ouais. L’as-tu point entendu ? Elles ont d’abord poussé à Cal Azroth, là où les princesses ont été tuées. Elles ont jailli de leur sang, qu’on dit, tout comme dans ta chanson. Elles ont poussé si vite qu’elles ont anéanti la forteresse, et elles poussent encore. On raconte que la forêt du roi en est pleine. Je n’avais rien entendu de tout cela. Je suis sur la route depuis Glastir. Sûr que la nouvelle a remonté la route, à c’jour, dit Gilmer. Comment qu’tu l’as manquée ? Léoff se renfrogna. J’ai voyagé avec une caravane sefry, mais ils ne me parlaient pas beaucoup. Je suis resté seul toute cette dernière neuvaine, j’étais préoccupé, je suppose. Préoccupé ? T’avais du tintouin avec la fin du monde et tout ça ? La fin du monde ? Gilmer baissa la voix. Par tous les saints, tu sais donc rien ? C’est le roi de bruyère qui s’est réveillé. C’est ses ronces qui bouffent la terre. C’est sa corne que t’as entendue résonner. Léoff se frotta le menton. Le roi de bruyère ? Un démon ancien de la forêt. Le dernier des vieux dieux maléfiques, à c’qu’on dit. Je n’ai jamais... Attends R oui, il y a une chanson qui en parle. T’es plein de chansons à en déborder. Léoff haussa les épaules. Les chansons sont mon métier, si l’on peut dire. Tu es un ménestrel ? Léoff soupira et sourit. Quelque chose comme ça. Je prends d’anciennes chansons et j’en fais des nouvelles. -60- Tu travailles les chansons comme je travaille la farine ? Oui, ça y ressemble. Eh bien, si c’est une chanson sur le roi de bruyère, j’veux point l’entendre. Y nous tuera tous bien assez tôt. L’est point besoin de s’inquiéter de lui avant qu’ça tombe. Léoff ne savait trop comment réagir à cela, mais il se dit que si la fin du monde avait été annoncée, Artwair en aurait probablement fait mention. Très bien, dit-il en indiquant les étages de la main. Et ton malend ? Puis-je te demander comment il fonctionne ? Gilmer s’illumina. T’as vu la saglwic dehors, hein ? le vent la fait tourner, et ça entraîne un axe, là-haut. (Il fit un geste en direction du toit.) Les rouages et les engrenages de bois utilisent ce mouvement pour faire monter et descendre ce mât. Et ça actionne la pompe qu’est en dessous. Tu pourras la voir demain, si tu veux. C’est très aimable à toi, mais je ne serai plus là, demain. Ça c’est toi qui l’dis. Artwair, il a déjà eu deux fois le temps d’aller et de revenir de Brough, alors c’est qu’y a quelque chose qui l’retient là-bas. Moi j’ai besoin d’repos. Quand on voit la façon que les kuvoolds tirent tes paupières, on s’dit qu’toi aussi. Je suis assez fatigué, reconnut Léoff. T’es l’bienvenu ici jusqu’au retour d’Artwair, comme je t’ai dit. Y a un autre lit à l’étage, juste pour ça. Prends-le, si tu veux. Je crois que c’est ce que je vais faire, même si c’est juste pour un court somme. Il grimpa à l’échelle jusqu’au premier étage et y trouva le lit, juste sous une fenêtre. La nuit était tombée, mais la lune était haute. Dans le prolongement du canal, à peut-être une demi-lieue, il discerna ce qui devait être Brough, une collection d’ombres en forme de maisons, une muraille, et quatre tours de hauteur variable. Il n’y vit toutefois aucune lumière, pas même ce qu’il avait aperçu dans des villages plus lointains R et certainement plus petits. Avec un soupir, il s’étendit sur le dur matelas pour écouter le chant des merles et des rossignols, épuisé mais pas -61- ensommeillé. Au-dessus, il pouvait entendre les bruissements et les claquements des rouages dont Gilmer avait parlé, et quelque part alentour, le bruit de l’eau. La fin du monde, hein ? C’était bien sa chance. Il avait trente-trois ans, une charge royale enfin à portée, au moment où le monde venait à sa fin. Si la charge royale existait encore. Ses pensées furent soudain interrompues par le souffle puissant d’une flûte à bec. Il était si clair et si beau qu’il eût pu être réel, mais Léoff avait vécu assez longtemps avec son don pour savoir que ce n’était que dans sa tête. Quand la mélodie débuta, il sourit tandis que son corps se détendait et que son esprit se mettait au travail. Le malend lui transmettait sa chanson. Elle vint facilement. D’abord la flûte alto, le vent qui venait de l’est et traversait les grandes plaines. Ensuite le tambour, alors que la roue R saglwic ? R tournait, et que les rottes (ici pincées plutôt qu’à l’archet) commençaient à jouer la mélodie à l’unisson avec la flûte. Puis les cordes des rottes basses, la réponse des vastes eaux souterraines R mais toujours la mélodie, bien sûr, maintenant les eaux du canal, le joyeux clapotis d’un flageolet, comme si le malend devenait l’union de l’air, de la terre, de l’eau et de l’inventivité. Alors les variations débutèrent, chaque élément acquérant son propre thème R la terre une lente pavane sur des instruments graves, les bois une danse folle et joyeuse tandis que le vent s’amplifiait, et les cordes des arpèges presque glissando... Il cilla. Sa chandelle s’était éteinte, il se trouvait dans le noir. Que s’était-il passé ? Mais le concerto était terminé, prêt à être retranscrit. Contrairement à la mélodie des collines, la danse du malend lui était venue dans son entier. Ce qui était peut-être la raison pour laquelle il ne réalisait que maintenant que l’on parlait dans la pièce en dessous. Deux voix, aucune n’appartenant à Gilmer. ... vois pas pourquoi on nous a choisis pour ce boulot, dit l’une. (Une voix de ténor, rêche.) -62- Ne te plains pas, répondit l’autre. (Cette fois un baryton retentissant.) Et surtout, ne te plains jamais en sa présence. C’est juste que j’aurais voulu voir ça, reprit le premier. Tu n’as pas envie d’être là, quand ils vont rompre la digue et que l’eau va tout submerger ? Tu le verras, répondit le baryton. Tu le verras bien assez. Tu auras la chance de ne pas avoir besoin de nager. Oui, je suppose, mais quand même... (Une sorte d’allégresse vint colorer sa voix.) N’empêche que ça va être amusant de passer en barque par-dessus tout ça, par-dessus les toits des maisons ! Moi, je vais aller ramer par-dessus... comment s’appelait cette ville, déjà ? Celle où la fille a dit que ton nez ressemblait à une bite de tortue ? Oui, celle-là. Reckhaem. C’est ça. Elle n’aura jamais mieux qu’une bite de tortue, après ce soir. C’est toujours mieux que la tienne, d’après ce qu’on dit, rétorqua le baryton. Maintenant finissons-en, ici. Nous devons brûler tous les malends dans les quatre lieues avant le matin. Oui, mais pourquoi ? Pour qu’ils ne puissent pas repomper l’eau, tête creuse. Allez, on s’y met. Brûler ? Le cœur de Léoff partit en vrille. L’ouverture de la trappe apparut soudain en un rectangle orange, et l’odeur d’huile en feu se répandit. -63- CHAPITRE QUATRE LE PRAIFEC Aspar White s’efforça de reprendre sa respiration, mais il avait l’impression qu’une main géante s’était refermée sur sa gorge. Estronc, ce n’est pas possible ! réussit-il à proférer. Winna... Winna ouvrit grands ses yeux bleus et agita ses boucles miel. Chhh, Asp, le morigéna-t-elle. Ne fais pas l’enfant. Ne me dis pas que tu n’as jamais porté un col Farling ? Je n’ai jamais mis de putain de collerette de ma vie, grommela Aspar. Pourquoi faire un truc pareil ? Pourquoi ? Parce que tu es à Eslen, dans le palais royal, pas au milieu de la lande sur les plateaux, et que, dans moins d’une cloche, tu vas voir Son Excellence, le praifec de toute la Crotheny. Tu dois te vêtir en conséquence. Mais je ne suis qu’un forestier, gémit-il. Qu’on me laisse m’habiller comme tel. Tu as occis Wargh-le-noir et sa bande de brigands, seul, avec juste ton arc, ta hache et ta dague. Tu as affronté un greffyn et tu as survécu. Et tu vas me dire maintenant que tu as peur de porter un simple assemblage de rameaux ? Il n’est pas simple, j’ai l’air idiot et je ne peux pas respirer. -64- Tu ne t’es même pas encore vu. Si tu as assez de souffle pour te plaindre autant, alors je dirais que tout va bien. Maintenant, viens jusqu’au miroir. Il fronça les sourcils. Le visage juvénile de Winna resplendissait de son sourire. Ses cheveux étaient rassemblés sous une sorte de filet noir, elle portait une robe azur qui, à son goût, était trop échancrée au niveau du corsage. Ce n’était pas que ce qu’il voyait ne lui plaisait pas, mais cela allait plaire également à tous les autres hommes qui l’apercevrait. Eh bien, tu as l’air... euh... jolie, au moins, dit-il. Évidemment. Et toi aussi. Tu vois ? Elle le tourna vers le miroir. Au moins il reconnut le visage, bien qu’il fût rasé de près. Tanné par le soleil, marqué et épuisé par quarante et une années d’une rude existence, il n’était peut-être pas joli, mais c’était le genre de visage que le forestier du roi était censé avoir. En dessous du cou, c’était un étranger. La collerette dure et serrée n’était que la partie la plus tortueuse d’un plastron fait de quelque sorte d’étoffe aux motifs colorés qui aurait dû servir de tenture ou de rideau. Plus bas, ses jambes lui semblaient nues pour n’être couvertes que d’un justaucorps vert. Dans l’ensemble, il avait l’impression d’être une pomme confite sur un bâton. Qui est allé inventer que l’on pourrait s’habiller ainsi ? gronda-t-il. On dirait qu’une folle s’est demandé ce que pourrait être le vêtement le plus ridicule qui soit, et, par l’Œil de Grim, qu’elle l’a trouvé ! Pourquoi une folle ? demanda Winna. Oui, eh bien, aucun homme n’irait jamais imaginer chose aussi grotesque. Une telle obscénité a dû être commise sous l’influence d’un démon. Ou d’un pari. Tu es à la cour depuis assez longtemps pour savoir que ce n’est pas vrai, dit Winna. Ici, les hommes adorent leur plumage. Oui, reconnut-il. Et je suis certainement prêt à déguerpir dès que possible. Ses yeux se plissèrent quelque peu, et elle agita un index accusateur : -65- Tu es anxieux à l’idée de rencontrer le praifec. Sûrement pas, affirma-t-il. Bien sûr que si ! Je vois un petit garçon nerveux et timide ! Je n’avais jamais eu beaucoup affaire à l’Église, c’est tout, grommela-t-il. Sinon en tuant quelques-uns de ses moines. Des moines hors-la-loi, lui rappela-t-elle. Tout va bien se passer, essaie juste de ne pas blasphémer R c’est-à-dire, en d’autres termes, de ne rien dire du tout. Laisse parler Stéphane. Ah oui, c’est réconfortant marmonna Aspar d’un ton sarcastique. Stéphane est le tact incarné. C’est tout de même un homme d’église, lui rappela Winna. Il devrait savoir mieux que toi comment l’on parle au praifec. Cela fit venir un petit éclat de rire sec des environs de la porte. Aspar tourna la tête pour voir que Stéphane était entré et avait appuyé son épaule sur le chambranle de la porte, dans une tenue proche de la sienne mais qu’il portait avec incomparablement plus d’aise. Il arborait un grand sourire et ses cheveux bruns étaient tirés en arrière à la façon de la cour. J’ étais un homme d’église, intervint Stéphane. Avant de me rendre coupable d’hérésie, de désobéir à mon fratrex, de provoquer sa mort et de fuir mon monastère. Je doute que Son Excellence le praifec ait grand-chose de bon à me dire. Il est effectivement bien possible, renchérit Aspar, que cette entrevue s’achève au fond d’un donjon. Eh bien, dit facétieusement Winna, au moins nous y serons bien habillés. Le praifec Marché Hespéro était un homme grand et d’un âge avancé. Il avait un visage mince qu’affinaient encore une moustache et un bouc. Sa robe noire était drapée sur un corps similaire, efflanqué, décharné presque, comme un oiseau. Ses yeux aussi étaient ceux d’un oiseau, remarqua Aspar, les yeux d’un faucon ou d’un aigle. Il les reçut dans le cadre sombre et austère d’une pièce aux murs de pierre grise et au plafond bas. Dans la splendeur baroque du château d’Eslen, elle semblait tout à fait déplacée. -66- Le praifec était assis dans un fauteuil, derrière une grande table. À sa gauche se tenait un garçon à la peau mate de peut-être seize hivers, qui paraissait au moins aussi mal à l’aise dans ses vêtements de cour qu’Aspar. Eux hormis, Aspar, Winna et Stéphane étaient les seules personnes dans la pièce. Veuillez vous asseoir, les salua le praifec d’un ton plaisant. Aspar attendit que Winna et Stéphane eussent pris place sur leurs chaises pour s’installer sur celle qui restait. Grim savait si c’était la bonne. À supposer qu’il y en eût une. Aspar avait été échaudé par un incident concernant des cuillers et qui s’était produit la neuvaine précédente. Qui eût pu imaginer que l’on pouvait avoir besoin de plus d’une cuiller ? Lorsqu’ils furent assis, le praifec se leva et tint ses mains derrière son dos. Il regarda Aspar. Aspar White, dit-il d’une voix aussi douce que le tissu de la robe de Winna, tu es depuis bien des années le forestier royal. Depuis plus d’années que je n’aime le reconnaître, Excellence. Le praifec sourit brièvement. Oui, les années nous charroient, n’est-ce pas ? Je te crois un homme de quarante hivers, il s’est écoulé bien du temps depuis que je n’ai plus cet âge. (Il haussa les épaules.) Ce que nous perdons en beauté, nous le regagnons en sagesse, du moins peut-on l’espérer. Euh, oui, Excellence. Tes états de service sont jusqu’ici remarquables, dans l’ensemble. De nombreux faits d’armes quasi impossibles R astu vraiment occis ce Wargh-le-noir à toi seul ? Aspar s’agita sur sa chaise de façon embarrassée. Cela a été très embelli, répondit-il. Ah, dit le praifec. Et pour l’affaire du Rémouleur ? Il n’avait jamais combattu auparavant un homme armé d’une dague et d’une hache, Excellence. Son armure l’a ralenti. Oui, c’est évident. (Il jeta un coup d’œil vers les papiers sur la table.) Je vois aussi quelques plaintes. Qu’était cette histoire avec le graf d’Ashwis ? -67- Un simple malentendu, dit Aspar. Sa seigneurie, prise de boisson, avait décidé de mettre le feu à la forêt. Et tu l’as vraiment ligoté et bâillonné ? Le roi s’est rallié à ma position, Excellence. Oui, au bout d’un certain temps. Et pour Dame Esteiren ? Aspar se raidit. Cette dame désirait un guide de villégiature. Ce qui ne correspond absolument pas à ma charge. Je me suis efforcé d’être aimable. Ce en quoi tu sembles avoir échoué, dit le praifec avec une note d’amusement dans la voix. Aspar voulut répondre, mais le praifec leva une main, agita négativement la tête, et se tourna vers Stéphane. Stéphane Darige, précédemment fratir au monastère d’Ef. (Il dévisagea attentivement Stéphane.) Tu as fait forte impression sur l’Église, dans la courte période où tu lui as appartenu R n’est-ce pas, frère Stéphane ? Stéphane se rembrunit. Excellence, comme tu le sais, les circonstances... Le praifec lui coupa la parole. Je vois ici que tu viens d’une bonne famille. Formé au collège de Ralegh. Expert en langues anciennes, ce qui t’a permis à d’Ef de traduire des documents interdits, traduction qui R si je comprends bien, corrige-moi si je me trompe R a entraîné à la fois la mort de ton fratrex et l’accomplissement d’actes de sorcellerie innommables. C’est tout à fait vrai, Excellence, répondit Stéphane, mais j’ai accompli cette tâche sur l’ordre du fratrex. Et les actes de sorcellerie ont été réalisés par des moines renégats, menés par Desmond Spendlove. Vois-tu, il n’existe aucune preuve de tout cela, lui fit remarquer le praifec. Frère Spendlove et ses compagnons sont tous morts, tout comme le fratrex Pell. C’est tout à ton avantage, puisqu’il n’y a plus personne pour te contredire. Excellence... Néanmoins, tu reconnais avoir invoqué le roi de bruyère, dont l’apparition est réputée annoncer la fin du monde. -68- C’était accidentel, Excellence. Ce qui nous sera d’un bien maigre réconfort si le monde court effectivement à sa fin, tu ne crois pas ? Oui, Excellence, répondit misérablement Stéphane. Quoi qu’il en soit, avoir reconnu ta responsabilité en cette instance laisse fortement suggérer que tu dis la vérité. À titre personnel, je dois admettre que je pressentais depuis longtemps qu’il se passait quelque chose d’anormal à d’Ef. L’Église, après tout, est faite d’hommes et de femmes qui sont tous faillibles, pas moins enclins à la corruption que les autres. Nous sommes deux fois plus vigilants maintenant, sois-en convaincu. Il se tourna enfin vers Winna. Winna Rufoote. Fille de l’aubergiste de Colbaely. Aucune charge officielle ni ecclésiastique. Comment t’es-tu donc trouvée mêlée à cela ? Je suis amoureuse de ce gros ours de forestier, Excellence, répondit-elle. Aspar sentit son visage s’empourprer. Eh bien, dit le praifec, ces choses-là ne se contrôlent pas, n’est-ce pas ? Probablement pas, Excellence. Néanmoins, tu te trouvais avec lui lorsqu’il traquait le greffyn, et à Cal Azroth lorsque le roi de bruyère est apparu. Tu as également été la prisonnière de ce Sefry, Fend, que l’on dit responsable d’une grande partie de ce qui s’est passé. Oui, Excellence. Bien. (Ses lèvres se pincèrent en un mince fil.) Tu vas devoir prendre une décision, Winna Rufoote. Nous allons bientôt parler de choses qui ne devront pas franchir ces murs. Tu peux rester et te trouver impliquée dans quelque chose qui pourrait s’avérer très dangereux de bien des façons, ou bien partir, et je m’assurerai que tu sois escortée jusqu’à l’auberge de ton père à Colbaely. Excellence, je suis déjà impliquée. Je vais rester. Aspar se leva d’un bond. Winna, je t’interdis... -69- Chut, gros ours, lui intima Winna. Quand as-tu jamais pu m’interdire quelque chose ? Je le ferai cette fois-ci ! Silence, dit le praifec. (Il fixa ses yeux d’oiseau de proie sur Aspar.) C’est son choix. Et c’est ma décision, reprit Winna. Pèse-la soigneusement. C’est fait, Excellence, répliqua Winna. Le praifec acquiesça. Très bien. Il posa la main sur l’épaule du garçon, qui était resté silencieux tout ce temps. Ses cheveux étaient noirs, tout autant que ses yeux, sa peau plus sombre que celle d’Aspar. Permettez-moi de vous présenter Ehawk, un Watau, une tribu des Montagnes du Lièvre. Tu les connais peut-être, forestier White. Oui, répondit laconiquement Aspar. (Sa mère était watau, son père ingorn. L’enfant auquel ils avaient donné naissance n’avait jamais été le bienvenu dans aucun des deux villages.) Le praifec acquiesça une nouvelle fois. Les événements auxquels vous avez été mêlés tous les trois sont d’une importance capitale aux yeux de l’Église, et tout particulièrement l’apparition du soi-disant roi de bruyère. Jusqu’à présent, nous ne l’avions considérée que comme une histoire folklorique, la persistance d’une superstition, peut-être inspirée par un lointain souvenir déformé de la guerre des Mages ou même de la Captivité, ces temps où nos ancêtres n’avaient pas encore brisé le joug des démons qui les asservissaient. À l’évidence, il semble aujourd’hui que nous devions réviser certaines de nos certitudes. Si je puis me permettre, Excellence, mon rapport..., commença Stéphane. J’ai évidemment lu tes rapports, dit Hespéro. Ton travail sur ce sujet est digne d’éloges, mais tu n’avais pas à ta disposition toute l’ampleur des ressources de l’Église. Il se trouve en la sainte z’Irbina une certaine série de tomes qui ne peuvent être lus que par Sa Sainteté le Fratrex Prismo. Dès que -70- j’ai entendu parler des événements de Cal Azroth, j’ai envoyé un message à z’Irbina, et un message m’est maintenant revenu. (Il marqua une pause.) Un message et plus encore, reprit-il. J’y reviendrai plus tard. Quoi qu’il en soit, j’avais alors également considéré ne pas devoir me contenter d’attendre la réponse de z’Irbina. J’ai donc dépêché, sous les auspices de l’Église, une expédition chargée de traquer cette... créature et d’en apprendre plus sur elle. Il s’agissait d’une expédition puissante : un chevalier de l’Église et cinq moines de Mamrès. Ils se sont assurés des services d’Ehawk dans son village pour qu’il leur serve de guide. Celui-ci va maintenant vous relater ce qu’il a vu. Ah, commença Ehawk. Bonjour à vous. (Il fixa ses yeux sur Aspar.) J’ai entendu parler de toi, sire Forestier. Je croyais que tu serais plus grand. On dit que tes flèches sont grandes comme des lances. (Il avait un fort accent, et c’était à l’évidence quelqu’un qui n’avait pas l’habitude de s’exprimer dans la langue du roi.) Je me suis rétréci pour Son Excellence, grommela Aspar. Qu’as-tu vu, mon garçon, et où l’as-tu vu ? C’était dans le territoire des Duth ag Paé, près d’Aghdon. L’un des moines, Martyn, a entendu quelque chose. Puis ils ont été là. Qui ? Des hommes et des femmes, mais comme des bêtes. Ils n’avaient rien, aucun vêtement, aucune arme. Ils ont déchiqueté le pauvre sire Oneu avec leurs mains nues et leurs dents. Une folie les consumait. D’où venaient-ils ? C’étaient les Duth ag Paé, j’en suis certain. Peut-être tous, sauf qu’il n’y avait pas les enfants. En revanche, il y avait des vieillards. (Il frissonna.) Ils mangeaient la chair des moines tout en les tuant. Sais-tu ce qui a pu les pousser à la folie ? Il n’y a pas qu’eux, sire Forestier. Dans ma fuite, j’ai traversé d’autres villages, tous abandonnés. Je me suis caché dans des trous et sous des feuilles, mais ils ont trouvé ma jument et l’ont dépecée. Je les entendais, la nuit, chanter des chansons dans une langue qui n’est pas des montagnes. -71- Mais tu leur as échappé. Oui. Quand j’ai quitté la forêt, je les ai laissés derrière moi. Je suis venu ici parce que Martyn l’avait souhaité. Martyn était l’un de mes plus fidèles serviteurs, ajouta le praifec, et très puissant en Mamrès. Quelle sorte de folie affecte des villages entiers ? s’interrogea Stéphane. Les vieilles femmes..., commença Ehawk, puis sa voix s’étiola. Ne t’inquiète pas, dit le praifec d’une voix rassurante. Parle librement. C’est l’une des prophéties. Elles disent que lorsque l’Etthoroam s’éveillera, il revendiquera la forêt comme sienne. Etthoroam, répéta Stéphane. J’ai déjà vu ce nom. C’est celui que ton peuple donne au roi de bruyère. Ehawk hocha la tête. Aspar, chuchota Winna. Colbaely se trouve dans la forêt du roi. Mon père. Ma famille. Colbaely est loin des terres des Duth ag Paé, répondit Aspar. Est-ce que cela a une importance, si ce que dit ce garçon est vrai ? Elle a peut-être raison, suggéra Stéphane. Ils ne sont pas confinés aux profondeurs de la forêt, dit le praifec. Nous avons été informés d’échauffourées dans les villages jusqu’en sa lisière, au moins à l’est. Excellence, veuillez me pardonner, dit Aspar. Pour quel crime ? Je dois partir. Je suis le forestier du roi. La forêt est ma charge. Je dois aller voir cela par moi-même. Je suis d’accord sur le second point. Quant au premier..., tu n’es plus le forestier du roi. Quoi ? J’ai déposé une requête auprès du roi demandant à ce que tu sois placé sous mon autorité. J’ai besoin de toi, Aspar White. Personne ne connaît la forêt aussi bien que toi. Tu as affronté le roi de bruyère et survécu, non pas une mais deux fois. -72- Mais il a été forestier toute sa vie ! explosa Stéphane. Excellence, tu ne peux pas... La voix du praifec ne fut soudain plus douce. Je le peux très certainement, frère Darige. Je le peux et je l’ai fait. Quant au point que tu soulèves, ton ami reste forestier R le forestier de l’Église. Quel plus grand honneur aurait-il pu espérer ? Mais..., reprit Stéphane. Si cela te convient, Stéphane, dit doucement Aspar, je peux parler moi-même. Je t’en prie, ajouta le praifec. Aspar le regarda droit dans les yeux. Je ne sais pas grand-chose des cours des rois et des praifecs, reconnut-il. On me dit que je n’ai que peu de manières et que celles que j’ai sont mauvaises. Mais il me semble, Excellence, que tu aurais pu me demander avant de décider. Hespéro le dévisagea un instant, puis il haussa les épaules. Très bien. Tu as raison. Je suppose que j’ai laissé mon appréhension quant au peuple de Crotheny et au reste du monde perturber mes responsabilités envers les souhaits d’un homme. Je peux encore demander au roi de modifier son décret, donc je te le demande maintenant. Quelle est exactement ta requête, Excellence ? Je veux que tu retournes dans la forêt du roi et que tu découvres ce qui s’y passe vraiment. Je veux que tu retrouves le roi de bruyère et que tu le tues. Un instant de silence fit suite aux propos du praifec. Il resta assis là, à les regarder comme s’il leur avait simplement demandé de partir à la chasse et de rapporter la viande d’un chevreuil. Que je le tue, répéta précautionneusement Aspar après un moment. Exactement. Tu as tué le greffyn, non ? Et il a bien failli en mourir, objecta Winna. En fait, il en serait mort, si le roi de bruyère ne l’avait pas soigné de quelque façon. -73- Tu es certaine de cela ? demanda le praifec. Écartes-tu aussi facilement les saints et leur œuvre ? Ils gardent toujours un œil sur les affaires des hommes, après tout. Pour dire la vérité, Excellence, dit Stéphane, le problème est que nous ne savons pas précisément ce qui est arrivé ce jour-là, ni ce qu’est le roi de bruyère, ni ce qu’il présage réellement. Nous ne savons pas s’il doit être détruit, ni s’il peut l’être. Il peut et il doit être tué, tonna Hespéro. Grâce à ceci. Il tira une boîte de cuir longue et fine de derrière son bureau. Elle paraissait ancienne, et Aspar vit qu’elle était frappée de quelque écriture fanée. Ceci est l’une des plus anciennes reliques de l’Église, reprit le praifec. Elle a attendu jusqu’à ce jour, et attend qu’on l’utilise. Le Fratrex Prismo a officié aux rites auguraux, les saints ont révélé leur volonté. Il ouvrit l’une des extrémités de l’étui et en tira une flèche avec circonspection. Sa pointe flamboyait, presque trop intensément pour être regardée directement Lorsque les saints eurent terrassé les dieux anciens, dit Hespéro, ils créèrent ceci et la donnèrent au premier des pères de l’Église. Elle a la capacité de tuer tout être fait de chair, toute bête, tout monstre, ou tout ancien esprit païen. Elle peut être utilisée sept fois. Elle a déjà servi à cinq reprises. (Il replaça la flèche dans son étui et croisa ses mains devant lui.) « La folie dont Ehawk fut témoin est le fait du roi de bruyère. Les augures disent qu’elle va s’étendre comme les rides à la surface d’un bassin, jusqu’à engloutir toutes les terres des hommes. En conséquence de quoi et par la décision du très saint Senaz de l’Église et du Fratrex Prismo en personne, j’ai reçu ordre de m’assurer que cette flèche perce le cœur du roi de bruyère. C’est la charge et l’obligation que je te demande d’accepter. -74- CHAPITRE CINQ LA SORCIÈRE DE SARNWOOD Nous ne les tuerons jamais tous, dit Anshar en tirant sur la corde de son arc. Il n’y avait rien à viser R les loups n’étaient que des ombres entre les arbres. De plus il était convaincu que toutes les flèches qu’il avait tirées jusqu’ici avaient manqué leur cible. La forêt de Sarnwood était trop dense, trop encombrée d’une végétation rampante et grimpante pour qu’un arc pût y avoir une quelconque utilité. Effectivement pas, répondit sèchement le Sefry borgne à sa gauche. Je ne crois pas que ce soit possible. Mais nous ne sommes pas venus ici pour tuer des loups. Tu ne l’as peut-être pas remarqué, Fend, grogna frère Pavel en repoussant les boucles brunes de son visage, mais nous n’avons pas le choix. Fend soupira. Ils n’attaquent pas, je crois ? Ils ont déchiqueté Réfan, fit observer frère Pavel. Réfan a quitté la piste, dit Fend. Mais nous ne ferons pas une telle erreur, n’est-ce pas ? Tu crois vraiment que nous sommes en sécurité tant que nous restons sur la piste ? demanda Anshar en tournant dubitativement les yeux vers la sente étroite sur laquelle ils se trouvaient tous les trois. -75- Il semblait n’y avoir aucune délimitation entre celle-ci et les étendues sauvages et hurlantes de la forêt, juste un amas limoneux de terre et de feuilles. Je n’ai pas dit que nous étions en sécurité, reprit Fend avec un humour sinistre. Seulement que les loups ne nous attaqueront pas. Tu t’es déjà trompé auparavant, lui fit remarquer frère Pavel. Moi ? s’enquit Fend. Je me suis trompé ? À Cal Azroth, par exemple, insista Pavel. Fend s’arrêta soudain, fixant son œil unique sur le moine. En quoi ai-je eu tort ? interrogea le Sefry. Tu t’es trompé au sujet du forestier, accusa Pavel. Tu disais que ce n’était pas une menace. Moi, prétendre qu’Aspar White n’est pas une menace ? Le seul homme qui m’ait jamais blessé en combat singulier ? L’homme qui m’a pris un œil ? Je ne crois pas avoir jamais prétendu, même dans les rêves de qui que ce soit, qu’Aspar White n’était pas une menace. Je pense plutôt que c’était ton ami Desmond Spendlove qui avait juré qu’il arrêterait le forestier avant qu’il n’atteigne Cal Azroth. Il a fait échouer nos plans, grommela Pavel. Tu sais, dit Fend, ton point de vue me laisse perplexe. Nous avons tué les deux princesses, non ? Oui, mais la reine... ... s’est échappée, je te le concède. Mais ce n’était pas parce que j’avais eu tort en quoi que ce fût : leurs forces étaient supérieures. Si nous étions restés... Si nous étions restés, nous serions morts. Notre cause compterait deux champions de moins, dit Fend. Crois-tu connaître l’esprit de notre maître mieux que moi, frère ? Pavel garda les sourcils froncés, mais finalement il acquiesça. Non, admit-il. Non. Et tu vois ? Où sont les loups depuis le temps que l’on discute ? -76- Toujours là, répondit Anshar. Mais ils ne se rapprochent pas. Non. Parce qu’ elle veut savoir pourquoi nous sommes venus. Tant que sa curiosité subsistera R tant que nous obéirons à ses règles et que nous resterons sur la piste R tout ira bien. (Il donna une tape dans le dos de Pavel.) Alors vas-tu cesser de t’inquiéter ? Frère Pavel parvint à esquisser un sourire maussade. Anshar avait entendu parler de l’affaire de Cal Azroth, mais il n’y avait pas participé. La plupart des moines impliqués dans ce conflit venaient d’Ef. Lui avait été formé au monastère d’Anstaizha, bien loin au nord de son Hansa natale. Il n’avait été dépêché vers le sud que quelques neuvaines plus tôt, enjoint par son fratrex d’apporter toute son aide à l’étrange Sefry et à frère Pavel. Il lui avait été spécifiquement précisé que le Sefry, bien que n’étant pas un homme d’église, devait être obéi sans restriction. Il avait donc suivi Fend jusqu’ici, l’endroit où la plupart des terrifiants contes de son enfance étaient censés se passer, la forêt de Sarnwood, en quête de rien moins que la sorcière de Sarnwood elle-même. La piste les entraîna plus profondément encore, à travers une crevasse entre deux collines qui devint bientôt une gorge bordée de deux parois rocheuses. Il avait été élevé à la campagne et avait l’habitude des arbres : à l’orée de la forêt de Sarnwood, il aurait pu les nommer quasiment tous. Maintenant, il n’en reconnaissait presque aucun. Certains étaient écailleux et semblaient faits de petits serpents assemblés à de plus gros ; d’autres paraissaient s’élever jusqu’à une altitude insensée avant d’étendre leur feuillage arachnéen ; d’autres encore étaient moins étranges en apparence, mais néanmoins tout aussi inidentifiables. Enfin, ils atteignirent un étang d’eau claire alimenté par une source et dont les berges étaient couvertes de fougères épaisses et pâles R presque blanches. Les arbres ici étaient noirs et écailleux, avec des feuilles tombantes qui ressemblaient à des lames à dents de scie. Des regards vides se posaient sur lui, ceux des crânes humains nichés aux creux de ces branches. Anshar -77- sentit monter en lui une envie instinctive de reculer, qu’il réprima par un violent effort de volonté. Il sentit une odeur amère et musquée. C’est ici, murmura Fend. Voilà l’endroit. Que faisons-nous maintenant ? demanda Anshar. Fend tira un couteau de fort vilaine apparence. Venez ici, vous deux, dit-il. Elle va vouloir du sang. Docilement, Anshar vint se placer au côté du Sefry. Pavel fit de même, mais Anshar crut discerner quelque hésitation. Dans l’intervalle, Fend avait fait glisser sa lame en travers de sa propre paume. Du sang s’écoula sur toute la longueur du trait, et Anshar fut très surpris de voir qu’il était aussi rouge que celui de n’importe quel humain. Il les dévisagea tous les deux. Eh bien ? dit-il. Elle va vouloir plus de sang. Anshar acquiesça et tira sa propre lame, frère Pavel fit de même. Anshar avait commencé à se couper la paume lorsqu’il perçut du coin de l’œil un mouvement singulier. Frère Pavel était toujours dressé là, son couteau en travers de la paume, mais il frissonnait bizarrement. Fend était face à lui, maintenant sa main contre la tête de Pavel, comme pour le retenir... Non. Fend venait de plonger un couteau dans l’œil gauche de frère Pavel. Maintenant il le retirait et l’essuyait sur le vêtement de Pavel. Le moine restait dressé là, à convulser, son œil restant fixé sur sa paume à demi entaillée. Beaucoup plus de sang, expliqua Fend. (Il donna une petite tape à Pavel, et le moine tomba la tête la première dans l’étang. Puis le Sefry tourna ses yeux vers Anshar. Celui-ci sentit un frisson le parcourir, mais il tint bon.) Tu n’as pas peur d’être le prochain ? Non, répondit Anshar. Si mon fratrex m’a envoyé ici pour y être sacrifié, je serai sacrifié. Les lèvres de Fend se déformèrent en un sourire réticent. Ah, vous, les hommes d’église, dit-il, vous avez une telle foi, une telle loyauté. Tu ne sers pas l’Église ? demanda Anshar, surpris. -78- Fend se contenta de renâcler et secoua négativement la tête. Puis il chanta quelque chose en un langage étrange qu’Anshar n’avait jamais entendu. Quelque chose s’agita dans les arbres. Il n’en vit pas réellement le mouvement, mais le perçut et l’entendit. Il eut une impression de vastes anneaux écailleux se traînant à travers la forêt et se contractant autour de l’étang, comme l’immense Vair des légendes. Bientôt, il le savait, celui-ci pointerait la tête entre les troncs d’arbres et ouvrirait grande sa vaste gueule dentée. Mais ce qui apparut entre les arbres était bien différent de ce qu’il imaginait. Sa peau était plus blanche que le lait ou la lueur de la lune, et ses cheveux flottaient autour d’elle comme de la fumée noire. Il voulut détourner les yeux parce qu’elle était nue et qu’il savait qu’il ne devait pas la regarder, mais il ne put s’en empêcher. Elle était si mince, d’une délicatesse si exquise, que sa première idée fut qu’il s’agissait d’une enfant. Mais alors son regard fut attiré par les rondeurs de ses petits seins et les mamelons bleu pâle qui les surmontaient. À sa grande surprise, il vit qu’elle avait quatre autres mamelons plus petits alignés le long du ventre, comme une chatte, et il réalisa soudain qu’elle était sefry. Elle sourit, et, à sa grande honte, il ressentit un élan de concupiscence qu’égalait uniquement sa terreur. Elle tendit une main vers eux, paume vers le ciel, fit signe d’approcher, et il s’avança d’un pas. La main de Fend l’arrêta en se posant aussitôt sur sa poitrine. Ce n’est pas toi qu’elle appelle, dit-il en indiquant l’étang. Pavel réunit soudain ses bras et ses jambes sous lui et se remit maladroitement sur pieds. Il se tourna pour leur faire face. Pourquoi es-tu venu, Fend ? dit-il d’une voix rauque. Je suis venu parler à la Sorcière de Sarnwood, répondit Fend. Tu l’as trouvée, annonça Pavel. -79- Vraiment ? J’avais toujours entendu dire que la Sorcière était une terrible ogresse, une géante, une créature effroyablement laide. J’ai diverses formes, répondit le cadavre, et bien des histoires stupides sont par ailleurs racontées sur moi. (La femme inclina la tête.) Tu as tué les princesses Dare. Je le sens sur toi. Mais il y avait trois filles. Pourquoi n’as-tu pas tué la troisième ? Fend gloussa. Je pensais que mon sacrifice me vaudrait d’obtenir des réponses plutôt que d’en donner. Ton sacrifice t’assure simplement que je ne te tuerai pas avant d’avoir entendu ce que tu as à dire. En dehors de cela, il te faudra rester dans mes bonnes grâces si tu espères autre chose. Ah, grogna Fend. Très bien. La troisième fille R je crois qu’elle s’appelait Anne R ne se trouvait pas à Cal Azroth. Elle avait été éloignée à notre insu. Oui, dit le cadavre. Je vois. D’autres l’ont trouvée en Vitellio, mais ils ont échoué à la tuer. Alors elle est toujours en vie ? demanda Fend. Était-ce l’une de tes questions ? Oui, mais il semble que ce soit maintenant le problème d’un autre. On retourne la terre et le ciel pour la trouver, dit Pavel. Elle doit mourir. Oui, je le sais, répondit Fend. Mais comme tu l’as dit, elle a été trouvée... Et perdue de nouveau. Peux-tu me dire où elle se trouve ? Non. Eh bien alors, dit Fend, si les autres l’ont perdue, ils peuvent la retrouver. Tu avais la reine à ta portée et tu ne l’as pas tuée, lui notifia Pavel. Oui, oui, répondit Fend. Il semble qu’il y ait toujours quelqu’un pour me le rappeler. Un vieil ami a réapparu de façon inopinée et sa présence a jeté un froid sur toute l’histoire. Mais -80- d’après ce que j’en comprends, la reine n’est pas aussi importante qu’Anne. Elle est importante R mais n’aie crainte, elle mourra. Ton échec en la matière ne te coûtera pas grand-chose. Et tu as raison pour une chose : la fille est tout, pour autant que ton maître est concerné. Pour la première fois, Fend parut surpris. Je ne l’appellerais pas mon maître... Mais tu sais qui je sers ? Il est venu à moi une fois, il y a bien longtemps, en ce moment je sens son odeur sur toi. La femme leva le menton, et Pavel fit de même, en une grotesque parodie. La guerre a-t-elle commencé ? demanda le cadavre. Comment se fait-il que tu en saches tant sur certains sujets et rien sur d’autres ? Je sais essentiellement le principal et accessoirement le détail, dit Pavel, avant de glousser de son jeu de mots. (Derrière lui, la femme restait immobile, mais Anshar pouvait maintenant voir ses yeux, d’un violet saisissant.) Je peux voir le mouvement de la rivière, mais ni ses vagues et ses courants, ni les navires qu’elle porte, ni les feuilles qui la suivent vers la mer. Tes paroles m’apportent cela. Tu dis une chose et je vois les choses qui lui sont liées R et je découvre ainsi le détail. Maintenant, la guerre a-t-elle débuté ? Pas encore, répondit-il. Mais bientôt, me dit-on. Quelques pièces se mettent encore en place. Ce n’est pas mon principal centre d’intérêt. Et quel est ton principal centre d’intérêt, Fend ? Qu’es-tu réellement venu découvrir ici ? On dit que tu es la mère des monstres, ô Sorcière de Sarnwood. Est-ce vrai ? Le ventre de la terre elle-même est gorgé de monstres. Que veux-tu ? Le sourire de Fend s’élargit et Anshar se sentit parcouru d’un frisson involontaire. Lorsque Fend lui répondit, il en sentit un autre, plus profond. -81- CHAPITRE SIX LES YEUX DE CENDRES Ce fut l’affaire de quelques instants avant que la fumée ne commençât à se déverser par la trappe et que les craquements du feu ne couvrissent tous les autres bruits. Le plancher commença à chauffer. Léoff réalisa que si le malend avait été un four, il se serait trouvé là où l’on met le pain. Il alla à la fenêtre, se demandant si la chute lui briserait une jambe, mais il s’en écarta précipitamment lorsqu’il vit deux silhouettes qui regardaient brûler le malend, le visage cramoisi dans la lumière qui se déversait de la porte. Ce bref aperçu n’était pas rassurant : l’un d’entre eux était quasiment un géant, et Léoff avait eu le temps de voir des reflets métalliques dans leurs mains. Ils n’avaient pas fouillé le malend R ils laissaient le feu le faire pour eux. Pauvre Gilmer, murmura-t-il. Ils avaient probablement tué le petit homme dans son sommeil. Ce qui était vraisemblablement un sort plus enviable que celui qui attendait Léoff. Il devenait déjà difficile de respirer. Les flammes montaient vers lui, mais la fumée allait probablement le tuer d’abord. Il ne pouvait pas descendre et il ne pouvait pas passer par la fenêtre. Il ne lui restait plus qu’à monter, s’il ne voulait même simplement que vivre quelques instants de plus. -82- Il trouva l’échelle et monta à l’étage suivant. Celui-ci était déjà enfumé, mais moins que l’étage qu’il venait de laisser derrière lui. Il y faisait sombre, très sombre. Il pouvait de nouveau entendre le mouvement des rouages et quelque chose qui craquait non loin. Il devait se trouver dans la machinerie, maintenant. Il trouva la dernière échelle et l’escalada en tremblant de circonspection. Il imaginait sa main R ou pis, sa tête R emportée par un engrenage invisible. Le dernier étage n’était pas trop enfumé. Il devina une fenêtre et la rejoignit plein d’espoir. Mais ils étaient toujours en bas et sauter était maintenant devenu impensable. En s’efforçant de se calmer, Léoff chercha à tâtons dans l’obscurité, manquant hurler lorsqu’il toucha quelque chose qui bougeait. Il se reprit lorsqu’il réalisa qu’il s’agissait d’un mât vertical qui tournait R probablement l’axe central qui entraînait la pompe. Sauf que le mât qu’il avait vu en bas ne tournait pas : il montait et descendait. Le mouvement devant être transformé de quelque façon à l’étage en dessous. Cela n’allait toujours pas. L’axe de ce R comment Gilmer avait-il appelé ça ? Ces grandes bandes nervurées ? Saglwic. Leur axe ne pouvait qu’être horizontal, donc leur mouvement devait être transformé vers ce mât. Ce qui signifiait qu’il devait encore y avoir quelque chose au-dessus de lui. En tâtonnant précautionneusement, il découvrit une grande roue dentée au sommet du mât. Elle tournait. Après quelques autres palpations, il découvrit une deuxième roue installée au-dessus de la première et à angle droit, si bien que les dents s’engrenaient au bas de la deuxième roue pour faire tourner la première. Léoff supposa que l’axe qui faisait tourner la deuxième roue devait être relié à la roue du malend. Il le trouva et le suivit, sans être certain de ce qu’il cherchait. La fumée l’avait rattrapé, tout comme la chaleur. -83- L’axe passait à travers un trou dans le mur, graissé et d’un diamètre à peine supérieur à celui de la pièce de bois lisse. Il commença à comprendre ce qu’il cherchait. Il doit y avoir un moyen de rejoindre la saglwic... Oui ! Sous l’axe il trouva un loquet, qui retenait une petite porte carrée. Il ouvrit celle-ci et regarda dehors. Une lune pâle campait à l’horizon. Dans sa lumière, il vit les ailes du malend qui tournaient dans le vent, et derrière, les eaux du canal qui brillaient comme l’argent. Il ne vit personne en contrebas, mais il y avait assez d’ombre pour cacher n’importe quoi. Une secousse parcourut le bâtiment, puis une autre. Des poutres s’effondraient en bas. La tour allait néanmoins probablement résister, puisqu’elle était faite de pierre. Une trombe d’air chaud et un poing de feu répondirent à cette pensée en jaillissant à travers le trou de l’échelle. Par les saints, je n’ai pas envie de le faire, pensa-t-il. Mais c’est cela ou brûler vif. En retenant son souffle, il suivit le rythme lent des ailes en mouvement jusqu’à les sentir de tout son corps. Le chant du malend lui revint, l’emplit, et il se mit à respirer en mesure avec lui. Il sauta sur un temps frappé. Ses jambes se détendirent ; il faillit ne pas réussir, mais sa main attrapa le treillis de bois de l’aile. Sans répit, il se retrouva à tourner la tête en bas, mais il réussit à raccrocher son autre main dans la toile. Son estomac se serra sous l’effet de la peur et de la désorientation comme le sol s’éloignait de lui jusqu’à une distance insensée. Puis celui-ci revint vers lui, et il commença à descendre le long du treillis. Comme il approchait du sol, il accéléra sa progression, craignant de devoir faire un autre tour, mais il était encore trop loin. Il se tendit lorsque sa perche repartit vers le haut, et étrangement, sa peur se mua en une sorte d’exaltation. Sa tête était maintenant tournée vers l’axe, et quelque chose semblait tirer ses pieds, alors même que ceux-ci étaient pointés vers le ciel, comme si les saints ne voulaient pas qu’il tombât. Il suivit ce mouvement, continuant de descendre l’aile alors même qu’il -84- était tête en bas, et lorsque celle-ci se rapprocha une nouvelle fois du sol, il était assez près pour sauter. Il tomba violemment sur le sol, mais pas assez violemment pour se rompre un os, et il resta un temps étendu dans l’herbe. Mais pas longtemps. En restant accroupi, il s’éloigna du malend en flammes et se dirigea vers le canal. Il l’avait presque atteint lorsqu’une main puissante se referma sur son bras. Chut ! ordonna une voix basse. Du calme. C’est juste moi, Gilmer. Léoff ferma les yeux et hocha la tête, en espérant que son cœur n’exploserait pas dans sa poitrine. Tu vas m’suivre, lui conseilla Gilmer. Faut filer. Les hommes qui ont fait ça... Je les ai vus de l’autre côté du malend. Ouais. Y sont pas bien malins. En fait, il n’y a pas de fenêtre à surveiller de ce côté. Ils atteignirent le canal. Léoff vit qu’une petite barque était amarrée là. Vite, lui intima Gilmer en dénouant la corde. Grimpe. Quelques instants plus tard, ils étaient au milieu du canal, Léoff tirant sur les rames aussi fort qu’il le pouvait. Gilmer avait pris la barre. Je craignais que tu ne sois mort, dit Léoff. Nan. J’étais sorti pour la regarder tourner. Je les ai vus arriver, et puis j’ai entendu c’qu’ils disaient. J’me suis dit que je pouvais pas faire grand-chose. (Il se retourna vers le malend. Des flammes fusaient de son sommet, les ailes brûlaient comme des torches, mais elles tournaient encore.) Désolé, ma belle, dit doucement Gilmer. Qu’ils pourrissent pour t’avoir fait ça. Qu’ils pourrissent tous. Puis il détourna la tête. Et maintenant ? demanda Léoff. Maintenant, nous allons à Brough, savoir quelle malveillance s’y est abattue. Mais Artwair n’est pas revenu. Alors il a p’t’être besoin d’aide. Il parut à Léoff que toute menace que Artwair n’aurait pu affronter seul serait probablement hors de portée R et de -85- beaucoup R d’un compositeur et d’un venteux. Il allait pour le dire lorsqu’une autre pensée lui vint à l’esprit. Gilmer dut le voir sur son visage. Quoi ? demanda le vieil homme. Mes instruments. Mes affaires ! Le vieil homme hocha tristement la tête. Ouais. On a tous perdu quelque chose en ce jour d’hui. Maintenant, pense à tous ce que ces gens là-bas vont perdre si ces scélérats brisent la digue. Je me demande juste ce que nous pourrons faire. Je ne peux pas me battre. Je ne sais rien des armes. Ben moi non plus, répondit Gilmer. Mais ça veut pas dire que je vais laisser faire. Comme en deuil du malend, le vent tomba, son inertie se déposa sur le canal, uniquement troublée par la traction liquide des rames dans l’eau. Léoff scrutait anxieusement les rives, craignant que ces hommes pussent être à leur poursuite, mais rien ne bougeait entre les imposantes silhouettes des ormes qui bordaient la voie d’eau. Bientôt, les arbres furent rejoints par des ombres plus grandes R des fermes, tout d’abord, puis de hauts bâtiments. Le canal se rétrécit. Les portes approchent, chuchota Gilmer. Tiens-toi prêt. Prêt pour quoi ? demanda Léoff. J’en sais rien, répondit le venteux. La porte, simple et faite de fer forgé, était ouverte. Ils la franchirent quasiment sans bruit et entrèrent dans Brough. L’étrange silence de la nuit était plus épais ici qu’il ne l’avait été en aval, comme si Brough était le cœur même de cette quiétude. Pas la moindre chandelle, pas même la plus ténue, n’illuminait non plus les fenêtres. Celles-ci étaient recouvertes d’une pellicule de lumière de lune comme les yeux d’un aveugle. Silencieusement, Gilmer guida la petite embarcation jusqu’à un quai. Toi d’abord, dit-il à Léoff. Et puis t’essayes de pas m’faire verser. -86- Avec circonspection, Léoff passa la jambe hors du bateau vers un débarcadère de pierre, et un frisson parcourut son épine dorsale lorsque son pied toucha la terre ferme. Artwair avait eu raison : il y avait ici quelque chose de terriblement anormal. Tu pourrais p’t’être la tenir pour moi, suggéra Gilmer. Te rendre utile, hein ? Désolé, murmura Léoff. Même chuchotée, sa réponse parut résonner dans la ville silencieuse. Il tint le bord du bateau pendant que le venteux l’arrimait, en sentant le sang battre dans sa gorge. Brough était splendide, drapée dans la lueur lunaire. Les bâtiments hauts et étroits étaient teintés d’argent et les pavés des rues paraissaient liquides tandis que la surface du canal était devenue une feuille de mica. Le pont, qui avait dû donner son nom à la ville, s’étendait, puissant et élégant, à quelques pas de là, un saint de pierre dormant à chaque pile. Au-delà, plus bas et de l’autre côté du canal, se dressait le clocher de l’église. Juste à côté de lui, dans la rue qui longeait le canal, un panneau de bois était à peine lisible dans la lumière ténue. Il proclamait que la porte en contrebas était celle du SORT DU PERS. Sous ces mots se trouvait le petit bas-relief d’un sacritor gras tirant une coupe d’un tonneau de vin. Lorsque Gilmer en eut fini avec le bateau, il indiqua le Sort du Pers d’un geste du doigt. C’est la plus grosse taverne de la ville, dit-il. Elle devrait encore déborder d’monde, à c’t’heure. Comme tous les autres bâtiments de Brough, elle n’était qu’obscurité et silence. On va aller voir à l’intérieur, chuchota Gilmer. Si des gens se cachent, j’parie que la moitié d’entre eux sont là. Dans la cave, p’t-être. Se cacher de quoi ? De quelques scélérats comme ceux qui ont mis le feu à ton malend ? Nan, répondit Gilmer. Brough a une réputation. Que veux-tu dire ? Les malfaisants, ils s’en sont déjà pris à cette ville auparavant. Son emplacement est parfait : on brise la digue ici, -87- et l’eau ne s’arrête pas avant soixante lieues. Ils ont déjà essayé. Y a de ça trente ans, un chevalier hansien renégat R sire Rémismund fram Wulthaurp R est venu avec vingt hommes à cheval et cent à pied. Il a pris ses quartiers dans cette même auberge et a envoyé une missive à Eslen en menaçant d’ouvrir les eaux si rançon lui était pas payée. Mais il n’a pas réussi ? Nan. Une fille, la fille d’un taquier, la plus belle de la ville, devait se marier le lendemain. Elle a mis sa robe de mariage et puis elle est allée voir le Wulthaurp, là, dans l’appartement tout en haut. Elle l’a embrassé, puis, là, près de la fenêtre, elle a enroulé la traîne de sa robe autour du cou du rat et elle s’est jetée par la fenêtre. Y se sont écrasés dans plein d’sang, presque là où t’es. Ça a été le signal, et la population s’est retournée contre ses hommes. Son armée a dû se battre pour pouvoir s’enfuir, en laissant une centaine de Broughains morts sur le pavé. (Il agita la tête.) Et puis c’était même pas la première fois qu’il se passait que’qu’chose comme ça. Nan, tous les garçons et les filles qui grandissent à Brough apprennent que le pont et la digue sont comme une charge sacrée. Ils rêvent tous d’être le héros de la prochaine histoire. Et tu crois néanmoins que quelque chose les a suffisamment effrayés pour qu’ils aillent se cacher ? Gilmer agita négativement la tête. Nan, dit-il tristement. J’crois pas qu’ils s’cachent. La porte s’ouvrit avec beaucoup plus qu’un grincement, sans que leur entrée provoquât pour autant la moindre réaction. Tout en maugréant, Gilmer sortit son briquet à amadou et alluma une chandelle. Par tous les saints ! s’exclama Léoff, abasourdi, lorsque la lumière envahit la pièce. Il y avait effectivement beaucoup de gens dans le Sort du Pers, ou du moins ce qui avait été des gens. Ils étaient étendus ou amassés en grappes, immobiles. Léoff n’avait pas le moindre doute qu’ils fussent tous morts. Même dans la chaude lumière du feu, leur peau était plus pâle que l’os. Leurs yeux, murmura Gilmer, la voix chargée d’émotion. -88- Léoff s’en aperçut alors, et les spasmes le firent tomber à genoux. Le sol même parut tourbillonner sous lui et le ciel l’écraser. Aucun des morts de la taverne n’avait d’yeux, seulement des fosses carbonisées. Gilmer tapota l’épaule de Léoff de la main. Du calme, dit-il. On voudrait point que ceux qui leur ont fait ça nous entendent, hein ? Sa voix tremblait. Je ne peux... Une autre vague nauséeuse envahit Léoff et il appuya son front sur le sol de bois dur. Il s’écoula de très longs instants avant qu’il ne pût relever la tête. Lorsqu’il le fit, ce fut pour découvrir Gilmer qui examinait les cadavres. Pourquoi se seraient-ils brûlé les yeux ? réussit-il à articuler. Seuls les saints le savent. Mais ils ont pas fait ça avec des braises ou des fers rouges. Leurs yeux sont encore là, sauf qu’ils sont réduits à charbon. De la scintillation, murmura Léoff. Ouais. La plus abjecte des scintillations. Mais pourquoi ? Gilmer se redressa, le visage sombre. Parce qu’ils veulent pouvoir briser la digue sans gêne ni témoins, tiens. (Ses lèvres se déformèrent.) Mais ils l’ont pas encore brisée, hein ? On a encore le temps. Le temps de faire quoi ? demanda Léoff d’un ton incrédule. Le visage de Gilmer se liquéfia. Ces gens étaient mes amis, dit-il. Tu peux rester là, si tu veux. Il fouilla les corps durant un temps et finit par trouver un couteau. Ceux qu’ont fait ça, ils imaginent pas qu’y peut rester quelqu’un en vie. Ils savent pas qu’on est là. -89- Et lorsqu’ils s’en apercevront, nous finirons tout comme ceux-ci, plaida désespérément Léoff. Ça c’est bien possible, reconnut Gilmer en se dirigeant vers la porte. Léoff regarda une nouvelle fois les morts et soupira. J’arrive, dit-il. Lorsqu’ils furent revenus dans la rue, il jeta un coup d’œil vers les pavés. Comment s’appelait-elle ? demanda-t-il. Hein ? La mariée. Ah. Lihta. Lihta Rungsdautar. Et son fiancé ? Qu’en est-il advenu ? La bouche de Gilmer se pinça. Y s’est jamais marié. Il est devenu venteux. Comme son père. Plus d’bruit, maintenant. Les vannes ne sont plus très loin. Ils dépassèrent d’autres cadavres dans les rues, exhibant tous le même regard vide. Pas seulement des humains, mais des animaux, aussi : des chiens, des chevaux R même des rats. Certains avaient des expressions de terreur figées sur leur visage, tandis que d’autres paraissaient simplement surpris. Certains, les pires en fait, semblaient être morts en extase. Léoff remarqua également autre chose : une odeur, un léger relent de putréfaction. Pourtant, ce n’était pas celle de la tombe ou de l’étal du boucher. Il n’y avait pas le moindre soupçon d’asticot ou de gaz sulfureux. Cela évoquait une pourriture sèche, subtile, pas réellement déplaisante, avec un léger parfum de sucre caramélisé. Comme il avançait, il perçut également un bruit, un martèlement régulier, non pas comme celui d’un marteau, mais comme celui de nombreuses masses, frappant toutes la ligne de basse de la même mélopée. C’est eux, qui s’attaquent à la digue ! dit Gilmer. Il faut faire vite. Il entraîna Léoff vers la muraille de la ville et vers l’escalier de pierre qui le flanquait. Ils durent enjamber des gardes morts -90- pour en atteindre le sommet. De là, ils regardèrent en contrebas. La Terre-Neuve était transie de lune jusqu’à l’horizon, mais juste en dessous d’eux, la muraille projetait son ombre le long de la digue sur laquelle elle se dressait. Des torches brûlaient, là, leur flamme droite et immobile dans la nuit sans vent. Cinq hommes, torse nu, s’attaquaient à une section de pierre du barrage, qu’ils entaillaient à coups de pioche. Cinq ou six autres les regardaient R il était difficile de dire combien exactement. Pourquoi cette section est-elle en pierre ? C’est une bonde. La quasi-totalité de la digue est faite de terre remblayée. Ça serait trop long à creuser, si le roi avait vraiment besoin d’immerger la Terre-Neuve, comme ça arrive de temps en temps. Mais le roi n’a jamais donné cet ordre sans faire avertir les gens des terres basses avant. Mais ils vont être emportés quand ils vont percer ! Nan. Ils font un trou étroit, tu vois ? L’eau va arriver en un jet, puis elle va agrandir le trou à mesure, mais ils auront le temps d’filer. De qui crois-tu qu’il s’agit ? Seuls les saints le savent. Et que pouvons-nous faire ? Je réfléchis. Léoff plissa les yeux pour mieux comprendre la scène. Il y avait une forme, là, quelque part. Laquelle ? Il se creusa la tête. Il y avait le paysage, et la digue. Ils étaient comme la portée sur laquelle la musique était écrite. Puis il y avait les hommes qui creusaient, comme une ligne mélodique, et ceux qui montaient la garde en silence, comme le lourd ronflement des notes basses d’une pavane. Et c’était tout... Non, murmura-t-il. Hein ? Léoff pointa du doigt. Regarde, il y a des morts en bas aussi. Pas étonnant. N’importe qui de vivant aurait essayé de les arrêter. (Le venteux fronça les sourcils.) Là, tu vois ? Ils sont -91- venus sur le côté depuis la porte et ils les ont attaqués par-derrière. Mais tu vois leur position, en une sorte d’arc de cercle ? Comme si quelque chose les avait simplement terrassés lorsqu’ils s’étaient approchés de trop près. Gilmer secoua négativement la tête. T’as donc jamais vu de bataille ? Si c’est là qu’ils ont formé leur ligne, c’est là qu’ils sont tombés. Mais je ne vois pas le moindre signe de combat. Nous n’avons pas vu le moindre signe de lutte où que ce soit dans la ville, et pourtant tout le monde est mort. Ouais, j’avais remarqué, dit sèchement Gilmer. Donc, ils forment un arc. Regarde au centre de l’arc. Qu’est-ce que tu veux dire ? Une lanterne projette sa lumière en un cercle, n’est-ce pas ? Imagine que les cadavres sont au bord de ce cercle de lumière. Maintenant, cherche la lanterne. Avec un marmonnement sceptique, Gilmer obtempéra. Après un instant, il chuchota : Y a bien que’qu’chose. Une sorte de boîte ou de coffre avec une cape par-dessus. Je veux bien parier que c’est ce qui a occis les habitants de Brough. Si nous descendons là-bas, et s’ils nous voient, alors ils la retourneront contre nous. Y retourneront quoi contre nous ? Je ne sais pas. Je n’en ai pas la moindre idée. Mais c’est recouvert, et il doit y avoir une raison. Quelque chose me dit que nous ne pourrons rien faire tant qu’ils auront cela. Gilmer resta silencieux un long moment. T’as p’t’êt’ bien raison, dit-il. Mais si t’as tort... Je ne crois pas que ce soit le cas. Gilmer acquiesça solennellement puis se retourna vers la scène en contrebas. Elle est point loin de la muraille, hein ? Pas trop. Qu’as-tu en tête ? Suis-moi. Le petit homme fouilla précautionneusement les sentinelles, en quête d’une arme, mais tous les fourreaux étaient -92- vides R ce qui n’avait rien d’étonnant, vu le prix d’une bonne épée. Puis il entraîna Léoff le long du rempart vers un petit dépôt. Ils durent enjamber six cadavres en chemin. Gilmer ouvrit la porte, entra dans la pénombre et ressortit en haletant. Il tenait une pierre de la taille de la tête de Léoff. Tu vas m’aider avec ça. Tous deux hissèrent la pierre sur le parapet. Tu penses qu’on peut la jeter assez loin ? demanda Gilmer. C’est en pente, répondit Léoff. Si nous manquons, elle roulera. Mais alors ça suffira p’t’êt’ pas à détruire cette boîte à scintillation. Va falloir pousser ensemble. Léoff acquiesça et posa les deux mains sur la pierre. Lorsqu’ils eurent visé, Gilmer dit très doucement : À trois. Un, deux... Hé ! Vous, là ! entendirent-ils crier sur la muraille une voix qui n’était pas loin d’eux du tout. Trois ! hurla Gilmer. Ils poussèrent. Léoff eût voulu regarder, mais quelqu’un courait vers eux le long du rempart, avec à l’idée probablement autre chose qu’une conversation amicale. -93- CHAPITRE SEPT DÉCOUVERTES Le Za dispersa les larmes d’Anne et les emporta gentiment vers la mer. Des canaris chantaient dans les oliviers et les orangers qui s’étaient péniblement frayé un chemin à travers les vieilles dalles craquelées de l’esplanade, le vent était doux des odeurs de pain chaud et de bâtons de sucre d’orge. Des libellules flottaient paresseusement dans les flots de lumière dorée du soleil, quelque part à proximité, un homme tirait des accords fluides d’un luth et chantait doucement l’amour. Dans la ville de z’Espino, l’hiver venait délicatement, et ce premier jour de novamenza était particulièrement agréable. Mais le reflet d’Anne dans le fleuve paraissait aussi froid que les longues et lugubres nuits de la Nahzgave septentrionale. Même la flamme rouge de sa chevelure semblait une ombre ténébreuse et son visage celui d’une noyée exsangue. Le fleuve recevait son cœur et lui rendait ce qui se trouvait à l’intérieur. Anne, dit doucement quelqu’un derrière elle. Anne, tu ne devrais pas rester autant dehors. Mais Anne ne releva pas les yeux. Elle vit Austra dans le fleuve, apparemment tout aussi spectrale qu’elle. Peu me chaut, répondit Anne. Je ne peux pas retourner dans cet horrible petit endroit, pas maintenant, pas comme ça. Mais c’est plus sûr, là-bas, surtout maintenant... -94- La voix d’Austra s’étiola comme elle se mettait à pleurer, elle aussi. Elle s’assit à côté d’Anne, et elles s’étreignirent. Je n’arrive toujours pas à y croire, reprit Austra après un temps. Cela paraît impossible. Peut-être que ce n’est pas vrai. Peut-être que c’est une fausse rumeur. Après tout, nous sommes bien loin de chez nous. J’aimerais pouvoir le croire, répondit Anne. Mais la nouvelle a été rapportée par les cuveiturs de l’Église. Et je sais que c’est vrai. Je peux le sentir. (Elle essuya ses yeux du dos de la main.) C’est arrivé cette même nuit où l’on a essayé de nous tuer, tu sais. La nuit de cette lune pourpre, quand les chevaliers ont brûlé le convent. J’étais censée mourir en même temps qu’eux. Mais ta mère vit encore, ton frère Charles aussi. Mais mon père est mort. Et Fastia, Elseny, oncle Robert : tous morts. Et Lesbeth a disparu. C’est trop, Austra. Et toutes les sœurs du convent sainte Cer, tuées parce qu’elles se trouvaient entre moi et... Un frisson, et elle éclata en sanglots. Alors que devons-nous faire ? demanda Austra après un temps. Anne ferma les yeux, s’efforçant de distinguer les fantômes qui tourbillonnaient derrière ses paupières. Nous devons retourner chez nous, bien sûr, dit-elle enfin. (Sa voix semblait celle d’une étrangère harassée.) Tout ce qu’elle m’avait dit... Elle s’interrompit. Qui ? demanda Austra. Qui t’a dit... C’est quoi, Anne ? Rien. Un rêve que j’ai fait, c’est tout. Un rêve ? Ce n’est rien. Je ne veux pas en parler. (Elle essaya de lisser sa robe de coton.) Je ne veux parler de rien pour un temps. Allons au moins dans un endroit un peu plus discret. Une chapelle, peut-être. Il est presque trois cloches. Autour d’elles, la ville s’éveillait déjà de sa sieste quotidienne. La circulation reprit sur la rive à mesure que les gens abandonnaient un somme ou un long repas pour retrouver -95- leur travail ou leur boutique, et l’illusion de leur solitude disparut. Le Pontro dachi Pelmotori enjambait le Za à quelques dizaines de péréchis à leur droite. Calme encore quelques instants plus tôt, il bourdonnait déjà d’activité. Comme beaucoup de ponts à z’Espino, il ressemblait plutôt à un bâtiment, avec des boutiques de deux ou trois étages alignées des deux côtés, si bien qu’elles ne pouvaient pas voir les gens qui le traversaient. Seule était visible la façade extérieure de stuc rouge, avec les gorges ténébreuses de ses fenêtres. Le pont appartenait à la guilde des bouchers, et Anne pouvait entendre les scies qui découpaient, les garçons qui criaient pour attirer le chaland. Le contenu rougeâtre d’un seau fut projeté par une fenêtre et retomba dans le fleuve, manquant de peu un homme sur un bateau. Il se mit à hurler en direction du pont, en tendant le poing. Lorsque le contenu apparemment similaire d’un autre seau passa encore plus près, il parut y réfléchir à deux fois et se remit à ramer énergiquement. Anne allait pour convenir de ce qu’avait dit Austra lorsqu’une ombre se posa sur les deux jeunes filles. Elle leva les yeux et vit un homme, au teint mat comme la plupart des Vitelliens et plutôt grand. Son pourpoint vert était passé et quelque peu râpé. Il portait un bas rouge et un noir. Sa main était posée sur le pommeau d’une rapière. — Dena dicolla, casnaras, salua-t-il en s’inclinant légèrement. À quoi doit-on de voir de si jolis visages allongés et attristés ? Je ne te connais pas, casnar, répondit Anne. Mais bonne journée à toi et que les saints te protègent. Elle détourna les yeux, mais il ne saisit pas le sous-entendu. Au lieu de cela, il resta là, souriant. Anne soupira. Viens, dit-elle en tirant sur la robe d’Austra. Toutes deux se levèrent. Je ne vous veux aucun mal, s’empressa-t-il de dire. C’est juste qu’il est très inhabituel de voir des cheveux de cuivre et d’or ici dans le Sud, d’entendre un accent nordique aussi -96- charmant. Lorsque de tels trésors se présentent, ils commandent à tout homme de proposer autant qu’il le peut ses services. Un léger frisson parcourut l’épine dorsale d’Anne. Toutes à leur peine, elles avaient oublié de garder la tête couverte. C’est très aimable à toi, rétorqua-t-elle aussitôt, mais ma sœur et moi étions sur le point de rentrer chez nous. Alors laissez-moi vous y escorter. Anne laissa son regard parcourir les alentours. Quoique les rues un peu plus haut eussent commencé à s’animer, cette partie de l’esplanade ressemblait plus à un parc et était encore relativement calme. Pour rejoindre la rue, elle et Austra devaient marcher une vingtaine de pas et monter une douzaine de marches en pierre. L’homme se dressait entre elles et l’escalier le plus proche. Pis, un autre type était assis sur les marches elles-mêmes et semblait porter un intérêt plus que passager à leur conversation. Il y en avait probablement d’autres qu’elle ne voyait pas du tout. Elle se raidit. Nous laisseras-tu passer, casnar ? Il parut surpris. Pourquoi ne vous laisserai-je pas passer ? Comme je te l’ai dit, je ne vous veux aucun mal. Très bien. Elle commença à avancer, mais il recula devant elle. Je crains que nous n’ayons commencé du mauvais pied. Je m’appelle Erieso dachi Sallatotti. Ne me direz-vous pas comment vous vous appelez ? Anne ne répondit pas, mais continua de marcher. Peut-être devrais-je le deviner ? Peut-être que l’un de ces oiseaux me dira vos noms ? Anne était maintenant certaine d’avoir entendu quelqu’un derrière elles, aussi. Plutôt que de céder à la panique, elle sentit une colère soudaine faire de sa peine des ailes pour s’envoler. Qui était cet homme, pour oser la déranger en un tel jour, pour interrompre son deuil ? -97- Tu es un menteur, Erieso dachi Sallatotti, dit-elle. Il est évident que tu me veux du mal. L’affabilité disparut du visage d’Erieso. Je désire simplement recevoir la récompense, avoua-t-il. Je ne vois pas ce qui quiconque peut bien vouloir d’une catella aussi pâle et désagréable, mais il y a de l’argent à empocher. Alors suis-moi. Tu peux marcher ou je peux te traîner. Je crierai, répliqua Anne. Il y a des gens autour. Cela me fera peut-être perdre la récompense, dit Erieso, mais cela ne te sauvera pas. Nombre de soldats du guet te cherchent aussi. Ils pourraient bien faire usage de toi avant de te livrer ; moi je ne le ferai pas, je le jure par le seigneur Mamrès. (Il tendit le bras.) Viens. Prends ma main. Ce sera plus facile, pour nous deux. Vraiment ? s’exclama Anne en sentant sa colère noircir. Mais elle prit sa main. Lorsque leurs doigts se touchèrent, elle sentit son pouls, le flux humide de ses entrailles. Que Cer te maudisse, cria-t-elle. Que les vers t’emportent. Les yeux d’Erieso s’écarquillèrent. Ah ! coassa-t-il. Non ! Il croisa ses bras sur sa poitrine et tomba, un genou à terre, comme en révérence. Il se mit à vomir. Sois heureux de ne pas m’avoir croisée sous la lueur de la lune, Erieso, ajouta-t-elle. Sois plus heureux encore de ne m’avoir pas croisée dans une nuit noire. Sur ce, elle le dépassa. L’homme assis sur les marches la dévisagea, les yeux écarquillés. Il ne dit rien et ne leur barra pas le passage lorsqu’elles remontèrent vers la rue. Que lui as-tu fait ? demanda Austra en haletant alors qu’elles disparaissaient dans la foule de la Vio Caistur. Je ne sais pas, répondit Anne. Le temps qu’elle atteignît les marches, sa colère et son courage s’étaient consumés, ne laissant que peur et confusion. C’était comme cette nuit au convent, quand les hommes sont venus, dit Anne. Quand tu as aveuglé le chevalier. -98- Quelque chose en moi... Cela m’effraie, Austra. Comment suis-je capable de faire ces choses ? Cela m’effraie aussi, renchérit Austra. Tu crois que tu l’as tué ? Non, je pense qu’il va s’en remettre. Nous devons faire vite. Elles quittèrent la Vio Caistur pour une avenue étroite, dépassant des échoppes et une taverne qui sentait la sardine grillée, traversèrent la Piata da Fufiono avec sa fontaine d’albâtre au saint aux jambes de bouc, continuèrent à travers des rues toujours plus resserrées et enchevêtrées, jusqu’à atteindre enfin le Perto Veto. Les femmes étaient déjà à leur balcon, des groupes d’hommes étaient assis et buvaient sur les vérandas, tout comme la veille. Ils nous suivent toujours, je crois, la prévint Austra en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Anne regarda à son tour, et vit un groupe d’hommes R cinq ou six R qui passaient le coin de la rue. Cours, dit Anne. Ce n’est plus très loin. J’espère que Cazio est là, dit Austra. Zut à Cazio ! marmonna Anne. Les deux jeunes filles se mirent à courir. Elles n’avaient parcouru que quelques toises lorsque Erieso émergea d’une rue adjacente, pâle mais furieux, un autre homme à son côté. Erieso tira sa rapière, une langue de métal fine et vicieuse. Essaie d’envoûter ça, sorcière, gronda-t-il. Je sais qu’ils paieront exactement la même somme pour toi morte. Ma bonne volonté est épuisée. Une bien grosse pointe pour de bien petites filles, se gaussa une femme depuis son balcon. Il est bon de voir que de vrais hommes viennent dans notre rue. Rédiana ! s’exclama Anne en reconnaissant la voix. Ils veulent nous tuer ! Oh, la duchesse m’apprécie, maintenant ? cria Rédiana. Pas comme hier au marché aux poissons, hein ? Erieso renâcla. Tu ne trouveras pas d’aide ici, cara, dit-il. -99- Un instant après qu’il eut dit cela, un pot de terre plein d’une substance répugnante frappa son compagnon au milieu du crâne. L’homme s’effondra en piaillant, serrant sa tête entre ses mains. Erieso glapit et dut se démener pour esquiver fruits pourris et déchets de poisson qui s’abattaient depuis plus d’une fenêtre. Ses autres hommes étaient néanmoins arrivés, et ils se déployaient pour encercler les deux jeunes filles. Mais ils furent contenus au milieu de la rue, que les objets lourds ne pouvaient atteindre. Toutes les femmes de la rue hurlaient, maintenant. J’parie qu’il a une bernique dans ses chausses, s’exclama l’une. Ou un petit escargot humide, recroquevillé de peur dans sa coquille ! Retournez dans votre Nord que vous n’auriez jamais dû quitter ! Mais Erieso, sagement hors de portée de tout objet dangereux, avait cessé de s’inquiéter des dames du quartier. Il se remit à avancer vers Anne et Austra. Tu ne peux pas nous tuer, pas devant tous ces gens, déclara-t-elle. Il n’y a pas de gens à Perto Veto, dit-il. Seulement de la vermine. Même si quelqu’un ici s’avisait de parler, personne n’écouterait. Et c’est bien dommage, ajouta une voix nouvelle. Parce que cette histoire risque d’avoir une fin intéressante. Cazio ! s’exclama Austra. Anne ne le regarda pas R elle ne pouvait détacher les yeux de la pointe de l’épée d’Erieso, et elle connaissait la voix de Cazio assez bien pour la reconnaître. Et qui par le nom de sire Ontro es-tu ? demanda Erieso. Eh bien, je m’appelle Cazio Pachiomadio da Chiovattio, et je suis le protecteur de ces deux casnaras, dit-il. Et aujourd’hui est un beau jour, puisqu’il m’offre quelqu’un de qui les protéger. J’aurais simplement préféré qu’il ne s’agisse pas aussi manifestement de lâches, cela amoindrit ma joie. Mais qu’importe. Anne entendit l’acier se libérer du cuir. -100- Caspator, dit Cazio en s’adressant à son épée, mettons-nous au travail. Nous sommes six, pauvre idiot, lança Erieso. Anne entendit un mouvement rapide derrière elle, un hoquet, un gargouillis. Tu comptes mal, rétorqua Cazio. Je n’en vois que cinq. Anne, Austra, reculez. Vite. Anne fit ce qu’il lui avait dit, manquant presque bousculer Cazio qui venait se glisser devant elle, épée en garde basse. Restez derrière moi, dit-il. Maintenant les femmes l’acclamaient. Celui que Cazio avait déjà blessé se traîna pitoyablement sur le pavé tandis que le bretteur engageait Erieso et le reste de ses hommes. Anne ne se laissa néanmoins pas impressionner par la bravade de Cazio R cinq, c’était trop, même pour lui. Dès qu’ils l’auraient encerclé... Mais il ne semblait pas s’en inquiéter et combattait avec langueur, presque comme s’il s’ennuyait. Il allait, venait, virait, et un instant réunit même tous ses adversaires en une seule grappe, qui se défendaient tous. Mais alors leur avantage joua, et ils commencèrent à le flanquer. Cazio para une attaque et effectua une étrange sorte de volte, bloquant la lame de son adversaire et en forçant la pointe vers l’extérieur, il blessa un autre des hommes d’Erieso. Dans le même temps, la pointe de l’épée de Cazio s’enfonçait profondément dans l’épaule de son ennemi d’origine. Les deux hommes crièrent en reculant, mais aucun ne semblait mortellement touché. — Za uno-en-dor, leur dit Cazio. Mon invention. Je... Il s’interrompit pour parer une violente attaque d’Erieso, puis esquiva lestement un coup venant d’une autre direction. Il recula, mais ne fut pas assez rapide pour éviter un troisième coup, qui l’atteignit à l’épaule gauche. Cazio maugréa et agrippa la lame pour la maintenir en place, mais n’eut pas le temps d’embrocher son agresseur, parce que tous les autres convergeaient vers lui. Cazio ! cria Austra d’une voix angoissée. -101- Alors une bouteille frappa l’un des hommes à la tête, transformant son oreille en une masse sanguinolente. Anne chercha du regard qui l’avait lancée et découvrit une trentaine d’hommes du quartier dressés derrière elle, et armés de couteaux et de bâtons. L’un d’entre eux était Ospéro. Il agita le doigt en direction d’Erieso. Toi, là, clama-t-il d’une voix rauque. Que veux-tu à ces filles ? Les lèvres d’Erieso se serrèrent. C’est mon affaire. Tu es à Perto Veto, mon joli. Cela en fait notre affaire. Les hommes d’Erieso encore valides s’étaient rassemblés autour de leur chef. L’un d’entre eux tenait son oreille, et du sang coulait entre ses doigts. Anne eut soudain l’impression d’être prise entre deux lions. Le visage d’Erieso passa par plusieurs expressions avant que finalement il ne soupirât. Celle-là, celle avec les cheveux roux. Elle est promise au prince Latro, mais cette stupide petite catella s’est entichée de ce type-là et s’est enfuie. J’ai été dépêché pour la ramener. Vraiment ? lâcha Ospéro. Y a-t-il une récompense pour son retour ? Non. Alors pourquoi serais-tu assez stupide pour la suivre jusqu’ici ? Mon honneur l’exige. J’ai juré de la ramener. Han-han. Le prince Latro, hein ? Ce même prince Latro qui a imposé une taxe sur notre poisson pour qu’il puisse vendre le sien moins cher ? Ce même prince Latro qui a pendu Fuvro Olufio ? Je ne sais rien de ces choses-là. Alors tu ne sais pas grand-chose. Mais je vais te dire ceci : si me couper le nez pouvait porter préjudice au prince Latro da Villanchi, alors je le ferais avec plaisir. Il va la récupérer. De notre part. En morceaux. Le visage d’Erieso s’empourpra plus encore. -102- Tu ne ferais pas cela. La fureur du prince serait terrible. Il demanderait au meddisso d’envoyer des troupes ici. Tu ne voudrais pas voir une telle chose ? Non, reconnut Ospéro. Mais nous sommes modestes, par ici, dans le Perto. Nous n’avons pas vraiment besoin de nous attribuer ce genre de choses, simplement qu’elles arrivent. Mais comment vas-tu... (Les yeux d’Erieso s’écarquillèrent lorsque les hommes se précipitèrent soudain en avant.) Non ! Il tourna les talons et courut, ses hommes faisant de même. Ospéro s’esclaffa en les regardant disparaître. Puis il se tourna vers Anne, Austra et Cazio. Il mentait, donc je suppose qu’il y a bien une récompense pour toi, dit-il à Anne. Je pense que tu devrais tout me dire, et me le dire maintenant. Comme pour donner plus de force à ses paroles, les hommes d’Ospéro se rapprochèrent. -103- CHAPITRE HUIT LE BASILNIXE Je vais mourir, se dit Léoff. Cette pensée lui parut lente, tout comme tout, autour de lui, lui semblait lent et baigné d’un étrange halo doré. De l’homme qui l’approchait, il put tout voir en un seul instant. Ses cheveux étaient blonds, coupés en mèches inégales. Il faisait trop sombre pour distinguer la couleur de ses yeux, mais ceux-ci étaient bien écartés sur son visage. Son pourpoint était ouvert presque jusqu’au ventre. Il avait les oreilles décollées, et un chiffon noué autour du front. Et il y avait son épée, aussi avenante qu’une vipère dans la lumière de la lune. Il avait voulu s’enfuir, mais lorsqu’il avait levé les yeux et vu à quel point la mort était déjà proche, il avait su qu’il ne voulait pas qu’elle lui vînt dans le dos. Alors quelque chose passa près de lui, un autre éclat de lune, qui frappa l’homme dans le haut de la poitrine. Cela l’arrêta. Il glapit et baissa les yeux. Un objet de métal tomba sur le sol en émettant une note parfaite. Celle-ci resta suspendue dans les airs, étayée en sourdine par un étrange jeu d’harmonies. Malédiction ! dit Gilmer. Pauvre cloche ! dit l’homme en relevant son épée. Pour ça, je vais t’arracher les testicules avant de te tuer. Mais alors, il hésita. La mélopée que Léoff avait entendue n’était pas née de son imagination. Elle était là, en contrebas, un son à vous glacer le sang. Ce ne fut qu’avec réticence qu’il la -104- reconnut pour être celle de gens qui hurlaient R ou qui, tout du moins, criaient à pleins poumons. L’homme à l’épée se tenait juste au bord du rempart et regarda vers le bas. Il essaya alors de se joindre au chœur. Sa bouche bâilla, et les tendons de son cou se tendirent comme des cordes. Finalement, il s’effondra. C’est quoi ? Gilmer voulut s’avancer pour regarder à son tour, mais Léoff le tira contre la pierre et resta arc-bouté là, à s’efforcer de le retenir. Ne fais pas cela ! haleta-t-il. Ne le fais pas. J’ignore ce qu’il y a dans cette boîte, mais je sais qu’il ne faut pas regarder. L’homme à l’épée était tombé de telle façon que son visage était tourné vers eux. Même dans la lumière de la lune, ils pouvaient voir que ses yeux étaient devenus cendres, à l’instar de ceux des autres morts de Brough. En contrebas, les hurlements continuaient. Ne regardez pas ! Couvrez vos yeux ! Laissez Reev et Hilman s’en occuper ! Cela ne les a pas tous eus, chuchota Léoff. Ce serait quoi qui les a point tous eus ? demanda Gilmer. Léoff remarqua que le vieil homme tremblait. Une voix plus forte et plus autoritaire s’éleva au-dessus des autres : C’est venu de la muraille. Il y a encore quelqu’un là-dedans. Trouvez-les. Tuez-les. C’est de nous qu’il parle, dit Léoff. Viens. Et ne regarde pas ! Les deux hommes dévalèrent les escaliers et s’enfoncèrent dans la ville silencieuse. Combien de temps leur faudra-t-il pour faire le tour ? haleta Léoff, tandis qu’ils couraient sur les pavés rugueux. Pas longtemps. Ils vont venir par la porte sud. Vaudrait mieux qu’on s’cache. Viens par là. Il entraîna Léoff à travers le labyrinthe des ruelles, traversa la place du clocher, et remonta une autre rue. -105- J’me demande combien ça en a eu, quoi qu’ça puisse être ? Aucune idée. Chut ! dit Gilmer. Bouge plus. Écoute. Léoff obtempéra, et à travers les martèlements de sa respiration et de son cœur dans ses oreilles, il put discerner ce pourquoi Gilmer s’était arrêté R le bruit des pas de plusieurs hommes approchant de l’endroit où ils se trouvaient. Viens là-’dans, dit Gilmer. Il ouvrit la porte d’un bâtiment de deux étages et ils entrèrent. Ils prirent les escaliers jusqu’au premier, une chambre avec un lit et une fenêtre fermée d’un rideau. Gilmer se dirigea vers la fenêtre. Fais attention, dit Léoff. Ils l’ont peut-être emmenée avec eux. Ouais, c’est vrai. Juste un p’tit coup d’œil. Le petit homme alla à la fenêtre. Léoff le regardait nerveusement lorsqu’une main venue de derrière lui se referma sur sa bouche. Chut ! dit une voix dans son oreille. C’est moi, Artwair. Gilmer virevolta à ce seul bruit ténu. Seigneur Artwair ! s’exclama-t-il, pantelant. Bonsoir, venteux, dit Artwair. Dans quelle sorte d’embarras nous as-tu entraînés ? Seigneur ? répéta Léoff. Tu savais pas ? dit Gilmer. Le seigneur Artwair est notre duc, le cousin de Sa Majesté l’empereur Charles. Non, dit Léoff. Je ne savais pas. Seigneur... Chut ! dit Artwair. Cela n’a aucune importance, pour l’instant. Ils arrivent. Ils étaient à vos trousses et ils vont vous trouver. Le basilnixe a un flair remarquable. Le basilnixe ? Oui. Nos légendes les plus noires prennent vie, ces temps-ci. C’est ce qu’il y avait dans cette boîte ? Oui. (Il grimaça.) Lorsque je suis arrivé, ils arpentaient les rues en l’arborant comme une lanterne. J’ai vu mourir les derniers habitants. Je dois la vie à ma vieille gouvernante, parce -106- que c’est le souvenir de ses histoires qui m’a permis de comprendre ce qui se passait. J’ai détourné les yeux avant que son regard ne se dirige vers moi. Évidemment, quand vous avez brisé sa cage, j’ai de nouveau failli mourir, parce que je regardais. Mais c’était néanmoins une bonne idée. Je crois que vous en avez tué une bonne moitié avant qu’ils ne réussissent à le recouvrir. Tu as tout vu ? Artwair acquiesça. J’observais depuis la tour sud. Comment ont-ils réussi à capturer et à recouvrir cette chose ? Ils sont accompagnés de deux aveugles, dit-il. Ceux-ci s’en occupent. Les autres marchent derrière. La cage est comme une lampe aénienne, fermée de tous les côtés sauf un. Cette chose produit une lumière dont, dès qu’on l’a aperçue, on ne peut plus se détacher qu’au prix d’un immense effort de volonté. Mais la cage est brisée, maintenant. Oui, alors ils doivent faire d’autant plus attention, et nous aussi. Nous devons fuir avant qu’ils ne nous trouvent. Non, dit doucement Artwair. Je crois que nous devons nous battre. Il reste deux hommes à la digue. Cela leur prendra plus longtemps, mais ils réussiront tout de même à la briser si nous leur en donnons le temps. Nous ne pouvons permettre cela. Ça nan, renchérit Gilmer. Pas quand tout Brough a donné sa vie. Mais comment combattre quelque chose que nous ne pouvons regarder ? s’interrogea Léoff. Artwair prit quelque chose près de la porte. Deux flacons de verre bleu, remplis de liquide. Des chiffons avaient été enfoncés dans les goulots. Voici mon plan, dit Artwair. Quelques instants plus tard, Léoff se dressait face aux escaliers. Artwair se tenait en contrebas, sur le premier palier, une ombre, avec un arc tendu devant lui et une flèche encochée. -107- Gilmer était accroupi derrière Léoff, à la fenêtre, serrant les yeux de toutes ses forces. Ils sont là, résonna la voix d’Artwair. Tenez-vous prêts. Léoff hocha nerveusement la tête. Il serrait une chandelle dans une main et l’un des flacons d’huile dans l’autre. Gilmer était armé de la même façon. Léoff entendit la porte s’ouvrir et l’arc chanter sa note basse. Ils ont un arc ! glapit quelqu’un. Avancez ! ordonna une autre voix. Ils ne peuvent viser ce qu’ils ne peuvent pas voir. Et s’ils ouvrent les yeux, ils meurent. Des pas résonnèrent dans les escaliers. L’arc gémit de nouveau, et quelqu’un hurla de douleur. Un coup de chance, cria la voix de celui qui semblait être leur chef. Montez, et vite. Maintenant ! tonna Artwair avant de se précipiter pour remonter les escaliers. Léoff alluma le chiffon imbibé d’huile. Et il vit une lumière qui baignait le palier. Elle était belle, dorée, la plus parfaite lumière qu’il eût jamais vue. Une promesse de paix absolue l’emplit, et il sut qu’il ne pourrait plus vivre sans voir la source de cette lumière. J’ai dit maintenant ! s’époumona Artwair. Au loin, Léoff entendit du verre se briser et une recrudescence des cris, en bas. Gilmer avait dû lancer son flacon, en visant l’entrée de la maison. Mais Gilmer ne voyait pas la lumière, il ne comprenait pas... Léoff se souvint soudain des cadavres dans la taverne. Il se souvint de leurs yeux. Il lança son flacon vers le palier que Artwair venait de quitter. La lumière était plus forte maintenant, plus belle que jamais. Alors même que la flamme s’épanouissait comme une rose aux mille pétales, Léoff se pencha pour en saisir un aperçu, juste un petit... Alors Artwair le projeta rudement au sol. Par tous les saints, que crois-tu faire ? Tu ne peux pas regarder ! gronda-t-il. -108- D’autres cris. C’était une nuit à cris. L’huile brûlait vite, tout comme la maison, principalement faite de bois. Gilmer, cria Artwair. As-tu touché la porte ? Ça c’est sûr ! répondit Gilmer. J’me suis dit que ça valait de tenter l’coup d’œil, vu qu’ils avaient emmené le truc dans l’escalier. J’ai bien visé. (Il se gratta le crâne.) Bien sûr, maintenant, on est bloqués dans une maison en feu. Eux aussi, dit Artwair. (Il alla à la fenêtre, ouvrit le rideau, et encocha une flèche sur son arc.) Voici l’instant de vérité, reprit-il. Surveillez les escaliers. Si l’un d’entre eux passe, prévenez-moi. L’escalier était déjà un enfer, une fumée étouffante s’en élevait. C’était également une nuit à feu, songea Léoff. Son destin était de brûler, semblait-il. Il entendit l’arc résonner par-dessus le ronflement et les cris. Et encore, comme Artwair tirait sur quelque chose dans la rue. Une ombre apparut alors à travers les flammes, quelque chose de la taille d’un petit chien, mais serpentin. Les flammes tournèrent à l’or. Léoff ferma les yeux. Fermez les yeux, rugit-il. Il est monté ! Suivez ma voix, répliqua Artwair. La fenêtre. Nous devons sauter. Par ici, dit Gilmer. Il attrapa la main de Léoff et le tira. La même odeur que précédemment emplissait la pièce, il sentit sa peau le picoter pour une autre raison que la chaleur Puis il toucha le cadre de la fenêtre. Poussé par la terreur, il l’attrapa, l’enjamba, s’y suspendit un instant du bout des doigts et lâcha. Son ventre lui remonta dans la gorge, puis le sol parut exploser sous ses pieds. Une douleur plus forte que n’importe quel soleil l’embrasa. Quelqu’un le tira. Gilmer, encore. Lève-toi, dit le petit homme. Léoff voulut répondre, mais il s’étouffa avec sa langue. Le visage d’Artwair apparut dans la lueur rougeâtre du feu. -109- Il s’est cassé la jambe. Aide-moi à le déplacer. Ils l’entraînèrent loin du feu, qui avait commencé à s’étendre. L’obscurité se mêla à la douleur, Léoff perdit le contact avec les événements une fois ou deux. Lorsqu’il fut de nouveau certain d’une chose : ils se trouvaient sur un bateau, sur le canal. Reste avec lui, Gilmer, dit Artwair, le visage grave. Il y en a encore deux dont j’ai à m’occuper. Puis nous pourrons partir. Pour aller où ? dit Gilmer. (Et pour la première fois, le désespoir teinta sa voix). Mon malend, ma ville... (Il pleurait, maintenant.) Léoff laissa reposer sa tête en arrière, regarda la fumée s’élever au milieu des étoiles tandis que le bateau se balançait doucement sur le canal. Il essaya de ne pas penser à la douleur. Comment va ta blessure ? demanda Artwair. Une douleur sourde, répondit Léoff en regardant sa jambe. Elle avait été éclissée serré, mais même ainsi, chaque soubresaut de la charrette sur la route complètement défoncée le lançait violemment jusqu’à la cuisse, même avec les balles de paille pour amortir. Artwair avait loué la voiture et le charretier peu causant qui la conduisait. La cassure était propre et devrait bien se soigner, dit Artwair. Oui, je suppose que j’ai de la chance, dit Léoff d’un ton morose. Je pense à Brough moi aussi, dit Artwair d’une voix soudain plus douce. Le feu n’a détruit que quelques bâtiments. Mais ils sont tous morts, dit Léoff. La plupart, oui, admit Artwair. Mais certains étaient au loin, d’autres encore dans les champs. Et les enfants, demanda Léoff. Qui va s’occuper d’eux ? Gilmer et Artwair avaient fouillé les maisons une à une au matin après l’incendie. Ils avaient trouvé trente petits enfants en tout, encore au berceau ou au lit. Les plus âgés avaient partagé le sort de leurs parents. -110- On s’occupera d’eux, répondit-il. Leur duc s’en assurera. Il y a cela aussi, soupira Léoff. Pourquoi ne pas m’avoir dit qui tu étais, Seigneur ? Parce qu’on apprend plus, on voit plus, on vit plus lorsque les autres ne t’appellent pas constamment « Seigneur », expliqua Artwair. Bien des graviats et des royaumes se sont effondrés parce que leur seigneur ne savait rien de ce qui se passait sur ses routes et dans ses rues. Tu es un duc bien inhabituel, dit Léoff. Et tu es un compositeur bien inhabituel R enfin, je le suppose, puisque je n’en avais jamais rencontré auparavant. Tu nous as rendu un immense service, à moi et à cet empire. C’était Gilmer, dit Léoff. Moi, je ne comprenais pas, et je me serais enfui, si j’avais été seul. Je ne suis pas un héros ni un homme d’action. Gilmer a vécu ici toute sa vie. Ses obligations et son devoir s’enracinent au plus profond de ses os. Tu es un étranger, tu ne dois rien à ce pays R et, comme tu le dis, tu n’es pas un guerrier. Pourtant tu as tout risqué pour lui. Tu es un héros, ce d’autant plus que tu avais envie de fuir et que tu ne l’as pas fait. Mais nous n’avons sauvé que si peu. Es-tu fou ? As-tu idée du nombre de morts qu’il y aurait eu s’ils avaient brisé la digue ? Le coût pour le royaume ? Non, dit Léoff. Je sais seulement qu’une ville entière est morte. Cela arrive, dit Artwair. Avec les guerres, les famines, les inondations, les incendies. Mais pourquoi ? Qu’étaient ces hommes ? Où ont-ils trouvé cette terrible créature ? J’aimerais le savoir, dit Artwair. J’aimerais vraiment le savoir. Lorsque je suis retourné à la digue, les deux derniers hommes s’étaient enfuis. Tous les autres ont été tués soit par l’incendie, soit par le basilnixe. Et la créature ? demanda Léoff. S’est-elle échappée ? Artwair agita négativement la tête. Elle a brûlé. C’est elle sur Galaste, là. Léoff regarda. Le cheval de bât portait une charge irrégulière, enveloppée de cuir. -111- Ce n’est pas dangereux ? Je l’ai enveloppée moi-même, sans souffrir le moindre mal. D’où est venue une telle chose ? Le duc haussa les épaules. Il y a de cela quelques mois, un greffyn a été tué à Cal Azroth. L’année dernière, j’aurais juré que de telles créatures ne se trouvaient que dans les histoires d’alfes des enfants. Mais aujourd’hui, nous avons aussi un basilnixe. On dirait qu’un monde entier jusqu’alors caché s’éveille autour de nous. Un monde maléfique, ajouta Léoff. Le mal a toujours appartenu à ce monde, répondit Artwair. Mais je dois reconnaître que son visage semble être en train de changer. À la midi, Léoff vit ce qu’il pensa d’abord être un nuage suspendu à l’horizon, mais petit à petit, il discerna les fines tours et les fanions qu’elles portaient et réalisa que ce qu’il voyait était une colline dressée sur le grand fond plat de la Terre-Neuve. C’est là ? demanda-t-il. Oui, répondit Artwair. Voici Ynis, l’île royale. Une île ? On dirait une colline. La terre est trop plate pour qu’on voie l’eau. La Mage et la Rosée se rejoignent de ce côté d’Ynis puis se scindent autour de l’île. De l’autre côté se trouvent la baie de Fendlécume et la mer Lierienne. Et le château, là, c’est Eslen. Il a l’air immense. Il l’est, répondit Artwair. On dit que le château d’Eslen a plus de pièces que le ciel n’a d’étoiles. Je ne sais pas si c’est vrai, je n’ai jamais compté ni les unes ni les autres. Ils atteignirent bientôt la confluence, et Léoff vit qu’Eslen se trouvait effectivement sur quelque sorte d’île. La Rosée R le fleuve qu’ils avaient traversé dans cette pauvre ville martyre de Brough R rejoignait un autre fleuve endigué, la Mage. La Mage était énorme, large peut-être d’une demi-lieue, et ensemble les deux fleuves formaient une sorte de lac autour duquel les collines d’Ynis s’élevaient précipitamment. -112- Nous allons prendre le bac pour traverser, dit Artwair. Puis je m’assurerai que tu sois présenté aux personnes adéquates. Je n’ai aucun moyen de savoir si ton emploi est conservé, mais si c’est le cas, nous le saurons. Sinon, tu es le bienvenu dans mon domaine à Haundwarpen, je t’y trouverai une place. Merci, Seigneur. Appelle-moi Artwair R c’est sous ce nom que tu m’as connu. Lorsqu’ils arrivèrent en vue de l’appontement du bac, Léoff craignit qu’ils ne fussent tombés sur une armée en bivouac. Lorsqu’ils se rapprochèrent, il vit que si c’était une armée, alors elle était faite de bric et de broc et terriblement désorganisée. Les tentes et les chariots étaient disposés en une sorte de labyrinthe aux allées et carrefours étroits, presque une cité improvisée. De la fumée s’échappait de quelques feux, mais pas autant qu’il eût pu l’imaginer. Il se souvint de ce que Gilmer avait dit à propos de la rareté du bois. Les gens, eux, n’étaient pas rares. Léoff se figura que plusieurs milliers de personnes devaient être rassemblées ici, la plupart d’entre elles ne couchant pas dans des chariots ou des tentes mais sur des couvertures ou le sol même. Ils regardaient passer la charrette et leurs visages affichaient diverses expressions R généralement l’envie, la colère et le désespoir. Au cœur de ce campement de fortune s’en trouvait un autre, plus ordonné, fait de tentes arborant toutes les couleurs du roi et grouillant d’hommes d’armes portant ces mêmes couleurs. Alors qu’ils approchaient du campement, un homme d’âge mûr s’interposa sur le chemin, sa profonde détermination se reflétant dans ses yeux. Écarte-toi ! cria le charretier. L’homme l’ignora, son attention concentrée sur Artwair. Seigneur, dit-il, je te connais. J’ai fait partie de ta garnison quand j’étais plus jeune. Artwair se tourna vers lui. Que veux-tu ? demanda-t-il. -113- Ma femme, Seigneur, et mes enfants. Emmène-les en ville, je t’en supplie. Pour les mettre où ? demanda doucement Artwair. S’il restait de la place en ville, vous ne seriez pas retenus ici. Non, ils sont mieux dehors, mon ami. Certainement pas. Des terreurs hantent les environs. Tout le monde parle de guerre. Je ne m’effraie pas facilement, Seigneur Artwair, et pourtant j’ai peur. Et l’endroit est humide. Quand les pluies viendront, nous n’aurons pas d’abri. Vous n’en auriez pas non plus en ville, répondit Artwair d’une voix pleine de regrets. Ici, vous avez de l’eau à boire, une terre meuble, et au moins un peu de nourriture. À l’intérieur, vous n’auriez que des lits de pierre et la pisse jetée des fenêtres pour étancher votre soif. Mais nous aurions les murailles, dit l’homme d’une voix maintenant suppliante. Les choses que tu crains ne seront pas arrêtées par des murailles, dit Artwair. (Il se redressa.) Rappelle-moi ton nom, s’il te plaît. Yann Readalvson, Seigneur. Viens en ville avec moi, fralet Readalvson. Tu verras par toi-même que ce n’est pas un endroit pour ta famille, pas en ce moment. De plus, je vais te confier une mission R distribuer nourriture, vêtements et abris à ces gens. Je te fais confiance pour assurer un juste partage, une fois ta famille servie. Je vérifierai de temps en temps. C’est le mieux que je puisse faire. Readalvson s’inclina. Tu es très généreux, Seigneur. Artwair hocha la tête. Remettons-nous en route, maintenant. Ils montèrent dans le bac et entamèrent la courte traversée des eaux. Au-dessus d’eux, le château se dressait comme une montagne, et la ville s’étendait comme ses flancs, une avalanche de maisons aux toits noirs qu’arrêtait seulement la muraille qui la ceignait. À l’approche du débarcadère de pierre, Léoff découvrit que la situation de ce côté était très proche de celle du rivage qu’ils -114- venaient de quitter. Des centaines de personnes s’amassaient à l’autre bout du quai, sauf qu’elles n’avaient ici ni chariots ni tentes, et que leurs visages exprimaient moins d’espoir encore. Tu disais que tu avais appartenu à ma garnison, dit Artwair à leur nouveau compagnon. Et maintenant ? J’ai entendu parler du développement des terres de l’est, près de la forêt du roi. J’y suis allé avec un chariot et j’y ai construit une ferme, il y a dix ans de cela. (Sa voix semblait brisée.) Puis le roi de bruyère s’est éveillé, du moins le dit-on, et sont venus les sarments noirs, et bien pis. (Il releva les yeux.) Par moments, j’entends encore les hurlements de mes voisins. Ils ont été tués ? Je ne sais pas. Les histoires... Je ne pouvais pas prendre le risque de me retourner pour regarder, tu comprends ? Je devais d’abord penser à mes enfants. Mais je les sens encore dans mon dos, je sens encore ces frissons dans mes os. Léoff sentit à son tour un frisson lui remonter l’épine dorsale. Qu’arrivait-il au monde ? La fin était-elle réellement proche ? Quand les cieux se fendraient et s’effondreraient-ils comme les tessons d’un pot brisé ? Lorsqu’ils atteignirent le quai, la foule s’avança vers eux, mais la garde les repoussa et un passage s’ouvrit. Quelques instants plus tard, les portes grincèrent, et ils entrèrent dans la ville même. Leur chemin les mena à une cour et, au-delà, à une seconde porte. Les murailles qui les surplombaient grouillaient de gardes, mais les sentinelles avaient à l’évidence reconnu Artwair, et la porte fut ouverte. La voie principale menant au château louvoyait à travers la cité comme s’il se fût agi d’un grand serpent qui escaladait la colline. Léoff se redressa et s’adossa dans la charrette pour mieux voir, tandis qu’ils dépassaient en cahotant des chapelles de marbre ancien striées et érodées par un millier d’années de pluies et de fumées, des bâtiments au toit acéré poignardant le ciel, des maisons basses aux murs blancs ornées de rouge massées les unes contre les autres sauf aux endroits où d’étroites allées les séparaient. La plupart des constructions -115- avaient deux étages, légèrement reportés en avant, et quelques-unes trois. Ils s’engagèrent sur une autre place, au centre de laquelle se dressait la statue de bronze patinée d’une femme écrasant du pied la gorge d’un serpent ailé. Le monstre s’enroulait et se contorsionnait sous sa botte, tandis que son visage à elle était aussi froid et impérieux que le vent du nord. Près d’une centaine de personnes étaient rassemblées sur la place et durant un temps Léoff pensa à une émeute, mais alors il entendit un soprano lumineux et il se redressa un peu plus. Sur le large piédestal de la statue, une troupe d’acteurs donnait un spectacle, accompagnés par un petit ensemble de musiciens et de chanteurs. Les instruments étaient simples : une petite rotte basse, un tambour et trois flûtes. Lorsque Léoff arriva, une femme venait de finir de chanter et une autre, en robe verte et couronne dorée, réinterprétait la chanson. Les acteurs paraissaient s’adresser à un homme sur un trône. Léoff n’avait pu en entendre les paroles, noyées par les hurlements de la foule, mais la mélodie était simple, une chanson à boire célèbre. L’homme sur le trône se leva, en souriant bêtement. Attends un instant, dit Léoff. Je pourrais écouter cela, un peu ? Artwair lui lança un regard ironique. Après tout, tu peux tout aussi bien te faire présenter la cour. La femme en vert figure notre bonne reine Murielle, je pense. L’homme toussa, comme pour s’éclaircir la gorge. Parmi les musiciens, un chœur de trois hommes se mit à chanter. C’est le roi, Ha, ha, ha, C’est le roi, Hi, hi, hi, Qu’est-c’qu’il f’ra, Ha, ha, ha, L’étourdi, Hi, hi, hi. -116- L’acteur s’abandonna au rire creux d’un imbécile et cabriola un peu tandis que le chœur répétait son couplet. Un personnage ridicule sous un grand chapeau s’était joint au « roi » pour sa danse. Notre bon roi Charles, dit froidement Artwair, et son bouffon. Les instruments se turent, et l’acteur qui jouait le roi se mit soudain à proférer ce qui parut à Léoff être un étrange charabia. Un personnage sinistre, en longue robe noire et affublé d’une mince barbiche ridicule, se précipita sur scène. Il s’inclina servilement devant la reine. Il ne chanta pas, mais parla d’une façon théâtrale qui évoquait le chant : Permets-moi de traduire, dît le sombre personnage. Bonne reine, ton fils a proclamé, par la voix des saints, que le royaume entier devait m’être échu. Que je devais recevoir les clefs de la cité, que j’étais en droit de te caresser le... Le public acheva sa phrase pour lui d’un rugissement. Notre révéré praifec Hespéro, expliqua Artwair. Qu’est-ce que ceci ! intervint un groupe de trois hommes, vêtus comme des ministres. Ils couraient en tous sens, trébuchaient, butaient les uns contre les autres. En contrebas, le chœur se mit à chanter : Et voici qu’intervient notre noble trio Qui sait que le praifec a mal interprété : Charles, vous le savez, parle le Fangiro, Pas l’Églisiaste, et voici sa pensée... Ils s’interrompirent, et le rythme de la musique changea, pour se muer en une danse entraînante. Verrouillez la ville, augmentez les impôts, Faites chercher des filles, amenez des gâteaux ! La guerre est une rumeur et fort peu leur en chaut, Car pour notre malheur, le trio est idiot ! -117- Les « nobles » se voilèrent les yeux, et le chœur entonna un autre couplet tandis qu’ils cabriolaient autour de la reine. Notre sage et respecté Comven, dit Artwair. La reine se redressa au milieu de tout cela. La reine implore, entonna-t-elle. N’y a-t-il donc personne pour nous sauver en ces temps obscurs ? Le chœur se lança alors dans un chant de douleur et de deuil pour les enfants de la reine tandis que celle-ci dansait une pavane pour les morts, et que les autres chants revenaient en contrepoint. Est-ce le genre de choses que tu composes ? demanda Artwair. Pas vraiment, murmura Léoff, fasciné par le spectacle. Est-ce le type de spectacle qui est commun par ici ? Le miroitement ? Oui, mais c’est une chose de la rue, tu comprends. Le peuple aime cela. L’aristocratie fait comme si cela n’existait pas R tant que la moquerie ne va pas trop loin. Sinon les acteurs pourraient avoir une fin plus tragique que leur pièce. Il jeta un coup d’œil vers les musiciens. Nous devrions y aller. Léoff hocha la tête pensivement, tandis qu’Artwair parlait au charretier et que la charrette se mettait en branle, pour grimper progressivement vers des quartiers de plus en plus huppés. Le peuple semble avoir peu de foi en ses dirigeants, fit remarquer Léoff en songeant au sens de l’historiette. Les temps sont durs, répondit Artwair. Guillaume n’était qu’un souverain moyennement brillant, mais le royaume était prospère et en paix, tout le monde l’aimait. Maintenant, il est mort, ainsi qu’Elseny et Lesbeth, qui étaient réellement aimées. Le nouveau roi, Charles... Eh bien, le portrait que tu en as vu n’est pas vraiment injuste. C’est un gentil garçon, mais touché par les saints. « Nos alliés, et même Lier, se sont retournés contre nous, et Hansa nous menace d’une guerre. Des démons sortent du bois, les réfugiés envahissent les rues et les sorcières des marais -118- annoncent toutes un cataclysme. Les gens ont besoin d’un chef puissant en de telles circonstances ; ils ne l’ont pas. (Il soupira.) J’aimerais que ce portrait peu flatteur de la cour soit notre pire problème, mais les guildes grondent et les restrictions pourraient bientôt provoquer des émeutes. La moitié du grain s’est flétri sur pied dans la nuit de la lune pourpre et la pêche a été mauvaise. Et la reine ? Tu la disais forte ? Oui. Belle et forte, mais aussi distante pour son peuple que les étoiles. Et elle est lierienne, à l’évidence. Avec Liery qui fait des bruits de renégat, certains ne lui font plus confiance. Léoff réfléchit à cela. Les nouvelles de Brough ne vont pas améliorer la situation, n’est-ce pas ? Certainement pas. Mais c’est tout de même mieux que si la Terre-Neuve avait été inondée. (Il donna une tape sur l’épaule de Léoff.) Ne t’inquiète pas. Après ce que tu as fait, nous te trouverons un emploi. Oh ! dit Léoff. Ce n’était pas son propre sort qu’il avait eu à l’esprit. Les yeux de Brough ne lui en laissaient pas le loisir. -119- CHAPITRE NEUF DES DEMANDES La perspective depuis le trône était profonde, une vision de couteaux tirés et de poisons. Les colonnes de la grande salle s’élevaient comme des troncs d’arbres colossaux dans un pâle halo de lumière froide provenant des fentes des hautes fenêtres. Au-dessus de cette atmosphère embrumée flottait une autre masse ténébreuse, plus profonde. Des pigeons y roucoulaient et y voletaient, car il était impossible de leur interdire cet immense espace, tout comme l’on ne pouvait complètement se débarrasser des chats qui rôdaient derrière les rideaux et les tapisseries dans l’espoir de les attraper. Murielle se demandait souvent comment un endroit aussi vaste pouvait être aussi oppressant. C’était comme si, en franchissant les grandes bondes de bronze à l’entrée, l’on était transporté si loin sous terre que l’air lui-même devenait une sorte de pierre. Dans le même temps, elle avait l’impression d’être dangereusement en altitude, comme s’il suffisait de traverser l’une des fenêtres pour tomber du sommet d’une montagne. Il semblait que les pires aspects du Ciel et de l’Enfer étaient réunis dans les symétries de cette pièce. Son époux, le défunt roi Guillaume, n’avait que rarement fait usage de la grande salle du trône, lui préférant des cours plus petites pour ses audiences. Celles-ci étaient au moins plus faciles à chauffer, et aujourd’hui la grande salle était glaciale. -120- Qu’ils gèlent, pensa Murielle en regardant les visages rassemblés. Que leurs dents claquent. Que la fiente des pigeons tombe sur leurs brocarts et leurs velours. Que cet endroit les écrase. Elle les haïssait tous. Quelqu’un (et probablement un de ceux qui se trouvaient là et la dévisageaient en cet instant même) avait arrangé ou aidé à arranger le meurtre de ses enfants. Quelqu’un ici avait tué son époux. Il lui avait laissé une vie de crainte et d’affliction, et pour autant qu’elle en fût concernée, cela pouvait tout aussi bien être eux tous. Des couteaux tirés et des poisons. Cinq cents personnes, qui voulaient toutes quelque chose d’elle, dont certaines voulaient sa mort. Parmi ces dernières, d’aucunes étaient facilement repérables. Il y avait le pâle visage d’Ambria Gramme, dentelle noire de deuil sur la tête comme si elle eût été la reine et non simplement la maîtresse du roi. Il y avait l’aîné des bâtards d’Ambria, Renald, vêtu comme un prince pourrait l’être. Il y avait le Comven, les trois amants de Gramme rassemblés autour d’elle comme pour la faire ressortir de la masse, ignorant naïvement être chacun le cocu des deux autres, encore qu’il se pût qu’ils le sussent et n’en éprouvassent aucune gêne. Gramme la tuerait dans l’instant si elle pouvait le faire impunément. À la gauche de Murielle se tenait le praifec Hespéro dans sa robe noire, affublé de sa coiffe carrée, la main négligemment levée pour caresser son mince bouc, les yeux presque écarquillés tant il absorbait chaque mot prononcé autour de lui pour l’intégrer à ses desseins. Que voulait-il ? Il jouait l’ami, évidemment, le conseiller R mais ceux qui avaient tué ses filles portaient la robe de l’Église. L’on prétendait qu’il s’agissait de renégats, mais comment pouvait-elle être certaine de quoi que ce fût ? Et là, approchant ses pieds, une autre meute de chiens vêtus de soie se tapissait, la dévisageant, cherchant à voir si sa gorge était à portée de leurs mâchoires. Elle eût voulu les faire abattre, qu’ils fussent tués comme des animaux et leurs carcasses jetées aux cochons. -121- Mais elle ne le pouvait pas. À dire vrai, elle n’avait pas beaucoup d’armes. Mais l’une d’entre elles était son sourire. Alors elle sourit au chef de la meute et hocha la tête, et à sa gauche, son fils sur le trône impérial l’imita, notifiant par cela que le chien pouvait relever le genou qu’il avait posé à terre, et commencer à aboyer. Majesté, dit-il en s’adressant à son fils, il m’est plaisant de vous voir en bonne santé. L’empereur Charles R son fils R écarquilla les yeux. Ta cape est jolie, lança-t-il. Elle l’était effectivement. Le landegraf Valamhar af Aradal aimait ses atours. La cape que son fils admirait tant était un brocart ivoire et or porté par-dessus un pourpoint vert océan assorti aux yeux du landegraf. Elle ne s’accordait, en revanche, ni avec son visage rose vif aux veines saillantes, ni avec sa silhouette corpulente. Ses gardes, en tabard noir et sanguine, étaient plus minces mais non moins voyants. Merci, Majesté, répondit-il d’un ton absolument sérieux, en ignorant les ricanements, comme si cela avait été une réponse parfaitement raisonnable de la part d’un empereur. Mais elle vit le dédain qui se cachait dans ses yeux. Reine mère, ronronna Aradal en s’inclinant maintenant devant Murielle, j’espère te trouver en bonne santé. Très bonne, en effet, rétorqua gaiement Murielle. C’est toujours un plaisir que d’accueillir nos cousins de Hansa. Fais donc savoir mon plaisir de ta présence à ton souverain Marcomir. Aradal s’inclina une nouvelle fois. Je n’y manquerai pas. J’espère lui faire savoir plus que cela, néanmoins. Effectivement, dit Murielle. Puisses-tu lui transmettre également mes condoléances pour le récent décès du duc d’Austrobaurg. Je crois que le duc était un ami proche de sa majesté. Aradal fronça très brièvement les sourcils et Murielle l’observa plus attentivement. Austrobaurg et son époux étaient -122- morts ensemble sur le promontoire d’Aénah lors de quelque rencontre secrète. Austrobaurg était un vassal hansien. C’est très généreux, Majesté. Cette histoire est tout aussi incompréhensible que tragique. Austrobaurg sera regretté, comme le seront l’empereur Guillaume et le prince Robert. J’espère, très sincèrement, que les scélérats qui sont derrière cette atrocité seront bientôt démasqués. Comme il disait cela, il jeta un bref coup d’œil vers sire Fail de Liery. Les corps sur le promontoire avaient été criblés de flèches lieriennes. Sire Fail s’empourpra mais ne dit rien, ce qui chez lui était un signe de retenue admirable quasiment sans précédent. Murielle soupira, regrettant de ne pas avoir Erren à ses côtés. Erren aurait su en un instant si Aradal dissimulait quelque chose. Pour Murielle, il semblait sincère. Il y a eu ces derniers mois grand nombre de pertes de vie regrettables, poursuivit-il en ramenant son attention vers Charles. (Il s’inclina.) Majesté, je sais que votre temps est précieux. Je me demandais si je pouvais aller directement à l’essentiel. Ceci est mon souhait, dit Charles en détournant légèrement le regard vers Murielle pour voir s’il avait bien répondu. Merci, Majesté. Comme vous le savez, ces temps sont troublés de bien d’autres façons. De sinistres choses rôdent dans la nuit, de terribles prophéties semblent se réaliser. La tragédie menace partout, et tout particulièrement votre famille. Mon visage est de pierre, se dit Murielle. Mais même la pierre se liquéfierait si elle contenait sa fureur. Elle ne savait pas avec certitude qui avait arrangé le massacre de son époux et de ses filles, mais il eût été difficile de douter que Hansa n’y fût pas impliqué, malgré le mystère d’Austrobaurg. Le trône sur lequel était assis son fils avait autrefois appartenu aux rois hansiens, ils n’avaient jamais perdu l’espoir de le reprendre pour le replacer sous leur postérieur. Mais s’il y avait peu de doutes quant à leur implication, il y avait aussi peu de preuves. Elle fit donc de son mieux pour -123- garder son calme, en s’inquiétant que ce ne fût point un franc succès. Sa Majesté m’a envoyé ici pour offrir notre amitié en ces temps troublés. Nous sommes tous un sous les yeux des saints. Nous voudrions laisser derrière nous les dissensions passées. C’est un geste digne d’éloge, répondit Murielle. Mon seigneur offre plus qu’un geste, Madame, reprit Aradal. Il claqua des doigts, et l’un de ses serviteurs vint placer une boîte de bois de rose poli dans ses mains. Il s’inclina, et la tendit en direction de Murielle. Un cadeau ? marmonna Charles. Non, Madame, c’est pour toi. Un signe d’affection. Du roi Marcomir ? dit-elle. Un homme marié ? Une affection point trop marquée, j’espère. Aradal sourit. Non, Madame. Cela vient de son fils, le prince Bérimund. Bérimund ? (La dernière fois qu’elle avait vu Bérimund, il avait cinq ans, et cela ne semblait pas si loin.) Le petit Bérimund ? Le prince a maintenant vingt-trois ans, reine mère. Oui, et je pourrais facilement être sa mère. À ces mots, un gloussement parcourut la cour. Le visage d’Aradal s’empourpra. Madame... Cher Aradal, je ne faisais que plaisanter, dit-elle. Voyons ce que le prince nous a envoyé. Le serviteur ouvrit la boîte, révélant une exquise châtelaine d’or formé sertie d’émeraudes. Murielle élargit son sourire, laissant apparaître ses dents. C’est exquis. Mais comment puis-je l’accepter ? Je porte déjà la châtelaine de la maison Dare. Je ne puis en porter deux. Le visage d’Aradal reprit finalement des couleurs. Majesté, permets-moi d’être franc. L’amitié que mon seigneur Bérimund offre est des plus passionnées. Il voudrait faire de vous son épouse, et un jour la reine de Hansa. -124- Eh bien, dit Murielle. De plus en plus généreux. Et quand le prince a-t-il accru cet immense amour pour moi ? Je suis flattée au-delà des mots. Qu’une femme de mon âge puisse déclencher de telles passions... (Elle s’interrompit, se sachant à deux doigts de prononcer des paroles qui pourraient déclencher une guerre. Elle se reprit, et respira profondément avant de poursuivre.) Ce présent est exquis, déclara-t-elle. Néanmoins, je crains que mon affliction ne soit encore trop fraîche pour que je puisse l’accepter. Si le prince est honnête dans ses intentions, alors je le supplie de me donner le temps de me remettre avant qu’il ne presse plus avant. Aradal s’inclina, puis s’approcha plus près, en baissant la voix. Majesté, chuchota-t-il, ne te montre pas déraisonnable. Tu peux ne pas me croire, mais j’éprouvais plus que du respect pour ton époux, j’avais de l’affection pour lui. Je ne suis qu’un messager R je n’influe pas sur les affaires d’État de Hansa. Mais je sais la situation ici, et elle est fragile. En ces temps, tu dois penser à ta sécurité. C’est ce que Guillaume aurait voulu. Murielle baissa la voix au niveau de celle du landegraf. Ne présume pas remplacer le fantôme de mon époux. Il est à peine froid. Cette demande, aujourd’hui, est inappropriée. Tu le sais, Aradal. Je t’ai dit que je la prendrai en considération, et je le ferai. C’est le mieux que je puis offrir, pour l’instant. La voix d’Aradal baissa encore, alors que tout le monde dans la pièce tendait l’oreille pour essayer de percevoir le murmure de leur conversation. Murielle sentit cinq cents regards la transpercer, cherchant chacun à découvrir quel avantage il pourrait tirer de tout cela. Je reconnais, Madame, que le moment est inopportun, admit Aradal. Ce n’est pas ainsi que j’aurais choisi de faire ces choses. Mais l’époque joue contre nous tous. Le monde est constamment menacé de guerre et de trahison. Si ta sécurité ne t’importe pas, pense à ton peuple. Avec tout ce qui s’est passé, la Crotheny a-t-elle besoin d’une guerre ? Murielle fronça les sourcils. Est-ce une menace, landegraf ? -125- Je ne vous menacerais jamais, Madame. Je ne ressens que compassion eu égard à votre situation. Mais ce n’est pas une menace que de voir les nuages noirs s’amasser et de deviner qu’une tempête approche. Ce n’est pas une menace que de conseiller à une amie de chercher un abri. Tu es un ami, mentit Murielle. Je vois cela. Je prendrai très sincèrement ton conseil en considération. Mais je ne puis, ni ne donnerai, une réponse aujourd’hui. Aradal se rembrunit, mais il acquiesça. Comme tu le désires, Majesté. Mais si j’étais ton altesse, je n’attendrais pas trop longtemps. Tu n’attendras pas une seconde de plus ! rugit sire Fail de Liery, son visage si rouge de fureur que sa chevelure eût pu être une volute de fumée blanche s’en échappant. Tu vas dire à cette huître boursouflée de Hansa que tu exclus totalement toute proposition provenant de leur crâne d’œuf de prince. Murielle regarda un temps son oncle tourner comme un birsirk enchaîné. La cour était achevée, et ils se trouvaient dans son belvédère privé, une pièce aussi aérée et ouverte que la salle du trône était froide et dure. Je dois laisser accroire que toutes les offres sont mûrement réfléchies, déclara-t-elle. Non, répondit-il en agitant l’index. Ce n’est absolument pas vrai. Tu ne peux envisager livrer R ni même paraître envisager livrer R le royaume et l’empire de Crotheny à l’héritier de Marcomir. Murielle ouvrit de grands yeux. Quel héritier ? Même si je l’épousais, je devrais encore lui en donner un. Et même si je le voulais, ce qui n’est pas le cas, crois-tu honnêtement que je le pourrais, à mon âge ? Cela n’importe pas, coupa sire Fail. Il se mettrait en branle des mécanismes autrement plus complexes. Ce mariage leur donnerait le trône en fait, sinon en titre. (Il frappa le cadre de la fenêtre du talon de la main.) Tu dois épouser sire Selqui, trancha-t-il. Murielle fronça les sourcils. Je le dois ? demanda-t-elle d’un ton froid. -126- Oui, tu le dois. C’est manifestement la meilleure décision possible, et cela ne peut t’être qu’évident. Elle se leva, les poings serrés si forts que ses ongles lui entamèrent les paumes. J’ai reçu cinq demandes en mariage, alors que le souffle de Guillaume est encore chaud dans le vent. Je me suis montrée aussi patiente et courtoise que je puis l’être. Mais tu es plus qu’un émissaire étranger, Fail de Liery. Tu es mon oncle. Mon sang. Tu m’as fait sauter sur tes genoux quand j’avais cinq ans, en me disant que c’était le cheval de mer, et j’ai ri comme n’importe quelle enfant et je t’ai aimé. Maintenant tu es devenu l’un d’entre eux, un homme de plus qui entre dans ma maison pour me dire ce que je dois faire. Je n’accepterai pas cela de toi, mon oncle. Je ne suis plus une petite fille, et tu ne profiteras pas de mon affection. Les yeux de Fail s’écarquillèrent, puis ses traits se radoucirent. Murielle, je suis désolé. Mais comme tu l’as dit, nous sommes du même sang. Tu es une de Liery. Le fossé entre la Crotheny et Liery s’élargit. Ce n’est pas ta faute R quelque chose que Guillaume préparait. Est-ce que tu savais qu’il avait fourni des navires à Saltmark pour leur bataille contre les îles de la Désolation ? C’est une rumeur, répondit Murielle. Une autre rumeur prétend que des archers lieriens ont tué mon époux. Tu ne peux pas croire cela. Les preuves ont manifestement été fabriquées. Au point où nous en sommes, tu ne saurais imaginer ce que je pourrais croire, rétorqua Murielle. Fail parut ravaler une réplique, puis soupira. Il sembla soudain très vieux, et un instant elle ne désira rien plus que le prendre dans ses bras, sentir sa vieille joue rugueuse contre la sienne. Quelle qu’en soit la cause, dit Fail, le problème demeure. Tu peux refermer cette blessure, Murielle. Tu peux rassembler nos nations. Et tu penses que Liery et Crotheny ensemble peuvent résister à Hansa ? -127- Je sais que seules, aucune des deux ne le pourra. Ce n’est pas ce que je demandais. Il gonfla les joues et hocha la tête. Je suis une de Liery, reconnut-elle. Je suis également une Dare. Il me reste deux enfants, qui sont tous deux héritiers du trône. Je dois le préserver pour eux. La voix de Fail s’adoucit plus encore. Il est notoire que Charles ne peut avoir d’enfants. Les saints en soient remerciés. Sinon, les demandes en mariage le concerneraient lui. Alors quand tu parles d’héritiers, il s’agit d’Anne. Murielle, la légitimation de ses filles par Guillaume n’a que peu de précédents. L’Église y est opposée R le praifec Hespéro a déjà entamé une campagne pour annuler la loi. Et même si elle est maintenue, qu’adviendra-t-il si Anne... (Il s’interrompit, les lèvres tremblantes.) Si Anne est morte elle aussi ? Anne est vivante, dit Murielle. Fail hocha la tête. J’espère de tout mon cœur qu’Anne est toujours vivante. Néanmoins, il y a d’autres héritiers à envisager, et tu sais que certains y songent. Pas moi. Le choix ne t’appartiendra peut-être pas. Je mourrai avant de voir l’un des bâtards d’Ambria Gramme accéder au trône. Fail eut un sombre sourire. Elle a la politique dans le sang, dit-il. Elle a rallié plus de la moitié du Comven à sa cause, comme tu dois le savoir. Murielle, tu dois te concilier le Comven et le peuple de ton père. L’heure n’est pas à diviser plus encore la Crotheny. L’heure n’est pas non plus à la placer sous l’autorité de Liery, rétorqua-t-elle. Ce n’est pas ce que je proposais. C’est exactement ce que tu proposais. Murielle, ma chère, il faut faire quelque chose. Cela ne peut continuer ainsi. Charles n’a pas et n’aura jamais la confiance du peuple. Les gens savent que les saints l’ont touché, en des temps plus calmes, ils pourraient ne pas s’en inquiéter. -128- Mais il se passe des choses terribles, qui sont au-delà de notre compréhension. Certains disent que la fin du monde approche. Les gens ont besoin d’un souverain fort, déterminé. Et il y a encore le fait qu’il ne peut avoir d’héritier. Anne serait une souveraine valeureuse. Anne est une enfant téméraire, tout le royaume le sait. Par ailleurs, la rumeur grossit chaque jour qu’Anne a partagé le sort de ses sœurs. Les dangers se multiplient sur tes frontières. Si tu ne cèdes pas le trône à Hansa par le mariage, ils le prendront par la force. Seuls leurs espérances et le risque ténu que l’Église pourrait intervenir les ont fait attendre aussi longtemps. Je sais tout cela, déclara Murielle d’un ton las. Alors tu sais que tu dois agir avant qu’eux ne le fassent. Je ne puis agir inconsidérément. Même si j’épousais Selqui, cela en fâcherait autant que cela en satisferait. Pis, si je déclinais l’offre de Hornladh, ils pourraient rallier Hansa contre nous. Il n’y a aucun chemin clairement tracé pour moi. Tes principes t’indiquent la route à suivre, sire Fail. Les miens me l’obscurcissent. J’ai besoin de vrais conseils, de vraies options, pas de cette pression constante venant de toutes les directions. J’ai besoin d’une seule personne sur laquelle je pourrais compter, d’une personne qui n’aurait d’autre loyauté qu’envers moi. Murielle... Non, tu sais que tu ne peux être cela. L’eau de la mer Lierienne coule dans tes veines. Quel que soit l’amour que j’aie pour toi, tu sais que je ne puis te faire confiance en cela. J’aimerais le pouvoir, mais je ne peux pas. À qui, alors, peux-tu faire confiance ? Murielle sentit une larme solitaire se former dans son œil et couler le long de sa joue. Elle se détourna pour qu’il ne pût la voir. À personne, évidemment. Laisse-moi seule, s’il te plaît, sire Fail. Murielle... Elle put entendre sa voix se briser d’émotion. Va, dit-elle. -129- Un instant après, elle entendit la porte se refermer. Elle alla à la fenêtre, agrippa le cadre et se demanda comment la lumière du jour pouvait paraître aussi sombre. -130- CHAPITRE DIX OSPÉRO Cazio vint se placer entre Anne et Ospéro. Il ne mit pas son épée en garde, mais ne l’écarta pas non plus. Comme je l’ai déjà dit aux autres, annonça-t-il d’une voix ferme, ces dames sont sous ma protection. Je n’ai pas plus l’intention de vous les livrer qu’à eux. Les yeux d’Ospéro se plissèrent, et il parut soudain réellement dangereux, même sans la vingtaine d’hommes rassemblés autour de lui. Fais attention à la façon dont tu me parles, mon garçon, dit-il. Il y a bien des choses que tu ne sais pas. C’est tout à fait exact, répondit Cazio. Je ne sais pas combien il y a de pépins dans une grenade. J’ignore quel genre de coiffe ils portent en Herilanz. Je n’entends absolument rien au langage des chiens et je ne pourrais dire comment fonctionne une pompe. Mais je sais que j’ai juré de protéger ces deux dames, et je les protégerai. Je n’ai en rien menacé tes protégées, dit Ospéro. Elles, en revanche, sont devenues une menace pour moi. Lorsque des hommes d’armes du Nord entrent dans ma ville, cela m’inquiète beaucoup. Lorsque je suis obligé d’agir contre eux, cela m’inquiète plus encore. Maintenant, je vais devoir les tuer et faire disparaître leurs corps dans les marais, et j’ai besoin de savoir si quelqu’un s’inquiétera d’eux. J’ai besoin de savoir qui s’inquiétera d’eux, et qui, dans ce cas, pourrait venir à leur -131- recherche. Et plus que tout, j’ai besoin de savoir pourquoi ils sont venus ici. Et la récompense ne te préoccupe pas ? demanda Cazio d’un air sceptique. Nous n’en sommes pas encore là, dit Ospéro. Et nous n’y arriverons jamais, répliqua Cazio. Maintenant, renvoie tes hommes. Mon garçon..., commença Ospéro. Je ne sais pas qui ils étaient, bafouilla Anne. Je sais seulement que quelqu’un veut me tuer et est prêt à payer pour cela. Je ne peux répondre à aucune autre de tes questions, parce que je ne connais pas la réponse. Je te remercie pour ton aide contre ces hommes, Ospéro. Je pense que, au fond de toi, tu es un gentilhomme, et que tu ne profiteras pas de la situation. Ospéro laissa échapper un grand rire, auquel nombre de ses hommes firent écho. Je ne suis pas un gentilhomme, dit-il. Plus que tout, tu peux en être certaine. Cazio leva délibérément son épée. Tu ne devrais même pas y penser, mon garçon, dit Ospéro. Je sais mieux que toi ce que je dois penser, répondit Cazio d’un ton hautain. Ospéro hocha légèrement la tête. Puis il se mut à une vitesse ahurissante, se laissant tomber au sol et jetant la jambe de façon à enrouler le pied d’appui de Cazio. Cazio bascula sur le côté et Ospéro se redressa, saisissant presque nonchalamment son bras armé pour le tordre, si bien que l’épée tomba bruyamment sur le sol. Comme par magie, un couteau apparut dans son autre main et vint s’immobiliser sous la gorge de Cazio. Je crois, dit-il, que tu as besoin d’une leçon de respect. Je crois qu’il lui en faudrait bien plus d’une, dit une autre voix. Z’Acatto ! s’exclama Austra. C’était effectivement le vieil homme, qui descendait la rue dans leur direction. Que penses-tu faire de lui, Ospéro ? demanda z’Acatto. -132- Je me demandais si j’allais le saigner lentement ou rapidement. Eh bien vas-y ! gronda Cazio. Je conseillerais plutôt la version rapide, dit z’Acatto. Sinon il va nous faire un discours interminable. Ça semble probable, répondit Ospéro d’un air songeur. Z’Acatto ! glapit Cazio. Le vieil homme soupira. Je crois que tu devrais le lâcher. Anne se tendit. Elle savait que malgré les apparences, z’Acatto était un mestro de l’épée et qu’il portait un amour profond à Cazio. Il ne laisserait pas le jeune homme mourir sans combattre. Serait-elle capable d’invoquer une nouvelle fois le pouvoir de Cer, d’aveugler Ospéro et de lui faire lâcher son couteau ? Elle allait devoir essayer, puisque leur sort en dépendait. Mais à sa grande surprise, Ospéro rangea son couteau et s’écarta. Bien sûr, Emratur. Cazio en resta hébété. Emratur ? demanda-t-il. Que se passe-t-il ? Emratur ? Chut, mon garçon, marmonna z’Acatto. Sois heureux d’être encore en vie. (Il se tourna vers Ospéro.) Nous devrions parler en privé, dit-il. Ospéro hocha la tête. Il semble qu’il y ait des choses dont tu ne m’as pas parlé. Z’Acatto acquiesça à son tour. Cazio, ramène les casnaras dans la chambre. Je vous y rejoindrai dans peu de temps. Mais... Ne discute pas, pour une fois, coupa z’Acatto. Les compagnons d’Ospéro se dispersèrent tandis que les deux hommes s’éloignaient ensemble. Cazio les regarda partir, soupira et rengaina Caspator. J’aimerais savoir ce qui se passe, dit-il. Comment Ospéro a-t-il appelé z’Acatto ? demanda Anne. Emratur ? Je ne t’ai jamais entendu l’appeler ainsi. Venez, dit Cazio. Mieux vaut faire ce qu’il a dit. -133- Il commença à marcher. Anne lui emboîta le pas. Cazio ? insista-t-elle. Cazio vient de nous sauver la vie, lui rappela Austra. Une fois de plus. Anne l’ignora. Tu as l’air surpris, dit-elle. Ce n’est pas un nom, grommela Cazio. C’est un titre. Le commandant d’un cent d’hommes. Tu veux dire, comme dans une armée ? Oui, comme dans une armée. Z’Acatto était un emratur ? S’il l’a été, je ne l’ai jamais su. Je pensais que tu l’avais connu toute ta vie. Ils atteignirent les marches qui menaient à leur appartement, et Cazio commença à monter. C’est le cas. Enfin, pas exactement. Il était au service de mon père. Il nous a enseigné la dessrata, à mes frères et moi. Mais parfois, quand j’étais jeune, il pouvait disparaître durant des mois. Je suppose que ce pouvait être pour combattre. Mon père avait de nombreux intérêts, à l’époque. Il aurait pu avoir une troupe de cent hommes. Mais z’Acatto est toujours au service de ton père. Non. Mon père a connu des revers et a fini par être tué dans un duel. J’ai hérité de z’Acatto, avec la maison d’Avella. Ils sont tout ce qui reste de la fortune de mon père. Oh, je suis désolée. Des larmes emplirent les yeux d’Anne. Avec toute cette agitation, elle avait oublié l’espace d’un instant sa propre situation. Cazio s’arrêta, apparemment un peu surpris par son expression, et lui posa une main sur l’épaule. C’est arrivé il y a bien longtemps, dit-il. Tu n’as aucune raison de pleurer. Cela m’a rappelé quelque chose, murmura Anne. C’est tout. Quelqu’un que j’ai perdu. Oh. (Il baissa les yeux vers le sol, puis ramena son regard sur elle.) Je suis désolé de ma brusquerie, dit-il. C’est -134- juste que... Eh bien, j’aimerais savoir ce qui se passe. J’avais bien pensé qu’il y avait quelque chose d’étrange lorsque z’Acatto nous a trouvé ce logement, qu’il avait dû connaître Ospéro avant R c’était trop facile, il nous a même fait crédit. Maintenant j’en suis certain, mais je ne sais pas ce que cela signifie. Tu ne fais pas confiance à z’Acatto ? Je ne crois pas qu’il me trahirait jamais, si c’est ce que tu veux dire, dit Cazio. Mais son jugement laisse parfois à désirer. Il a laissé mon père se faire tuer, après tout En quoi était-ce la faute de z’Acatto ? Que s’est-il passé ? Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je sais que z’Acatto s’en sent responsable. C’est à partir de là qu’il s’est mis à boire tout le temps. Et il n’est pas forcé de rester avec moi : je n’ai pas les moyens de le payer. Pourtant il reste, et ce doit être par culpabilité. Peut-être qu’il reste par affection, suggéra Austra. Bah, répondit Cazio en écartant cette possibilité d’un geste de la main. Mais qui est Ospéro ? Je croyais que c’était juste notre propriétaire. Oui, mais c’est aussi le propriétaire de la plus grande partie de Perto Veto. Il contrôle également presque tout ce qui se passe sur les quais. Et les dames que j’escorte. Elles l’appellent zo cassro, par ici R le patron. Pas une pièce n’est subtilisée sans qu’il le sache. C’est un criminel ? Non, c’est le prince des criminels, au moins dans ce quartier. Qu’allons-nous faire ? demanda Anne. Jusqu’à ce que le bon navire approche et que nous ayons de quoi payer notre passage, il n’y a rien que nous puissions faire. Ils vous cherchent partout, maintenant Nous sommes plus en sécurité ici que nulle part ailleurs. Si z’Acatto sait ce qu’il fait Je suis certaine que c’est le cas, dit Austra. Espérons-le. Anne ne dit rien. Elle ne savait pas grand-chose de z’Acatto, sinon qu’il était ivre la plupart du temps. Et -135- maintenant, il semblait que Cazio n’en savait pas autant au sujet du vieil homme qu’il l’avait cru. Peut-être que z’Acatto ne trahirait effectivement jamais Cazio. Mais cela ne voulait pas dire qu’Anne et Austra étaient en sécurité R pas le moins du monde. -136- DEUXIÈME PARTIE DE NOUVELLES CONNAISSANCES En le mois de novmen de l’an 2223 d’Éveron Prismo, le premier mode, est la Lampe du jour. Il invoque saint Loy, sainte Ausa, saint Abullo, et sainte Fel. Il évoque le soleil brillant et la voûte bleue des Cieux. Il provoque l’optimisme, l’exubérance, l’agitation, les débordements. Étrama, le deuxième mode, est la Lampe de la nuit. Il invoque saint Soan, sainte Cer, saint Artumo. Il évoque la lune dans toutes ses phases, le ciel étoilé, une douce brise nocturne. Il provoque la lassitude, le repos et le rêve. Extrait du Codex Harmonium d’Elgin Widsel Prismo, la première parade, est appelée ainsi parce qu’elle est la plus facile à effectuer en tirant l’épée de son fourreau. La riposte est malaisée. Étrama, la deuxième parade, est appelée ainsi sans raison particulière, mais c’est une parade puissante contre les attaques de flanc. Traduit du Obsao Dazo Chiadio (Le travail de l’épée), du Mestro Papo Avradio Vallaimo -137- CHAPITRE UN UNE JOUTE Je crois que cet homme veut nous tuer, Houragan, dit Neil à sa monture en tapotant le cou de l’étalon. Puis il haussa les épaules, prit une profonde inspiration, et observa le ciel. Il avait toujours supposé que le ciel était le ciel : changeant selon les intempéries, certes, mais généralement le même où que l’on allât. Mais ici dans le Sud, son bleu était de quelque manière différent, plus franc. Cela allait avec les autres étrangetés : les champs et vignobles sinueux baignés de soleil, les maisons de stuc blanc avec leur toit de tuiles rouges, les chênes bas et noueux et les cèdres minces qui parsemaient le paysage. Il était difficile de croire qu’une telle région existait dans le même monde que son pays brumeux et froid R tout particulièrement maintenant, quand l’on avait passé la moitié de novmen. Skern était probablement sous trois pieds de neige en cet instant même. Ici, il transpirait un peu sous son doublet et son armure. La merveille que cela représentait ne lui échappa pas. Il se souvint de sa fascination lorsqu’il avait vu Eslen pour la première fois, combien le monde avait paru grand à un garçon venant d’une petite île de la mer Lierienne. Et pourtant ces derniers mois, le monde avait semblé se racornir autour de lui, et le château d’Eslen était devenu à peine plus qu’une boîte. Maintenant, le monde paraissait plus vaste que jamais, cela provoqua en lui une sorte de bonheur mélancolique. Dans -138- un monde aussi immense, les tristesses et les craintes de Neil MeqVren n’étaient pas si grandes que cela. Néanmoins, même ce plaisir mitigé s’accompagna d’une certaine culpabilité. La reine vivait dans un danger constant, et devoir la laisser, pour quelque raison que ce fût, le hérissait. Mais c’était elle qui avait choisi cette voie pour lui, elle et les ombres d’Erren et de Fastia. Elles savaient certainement mieux que lui ce qu’il fallait faire. Cependant, il se devait de ne pas en tirer plaisir. Il entendit crier et réalisa que l’homme sur la route n’avait pas l’intention de se laisser ignorer en faveur du ciel. Je suis désolé, cria Neil en retour dans la langue du roi, mais je ne puis te comprendre. Je ne suis pas instruit dans la langue du Vitellio. L’homme répondit par quelque chose de tout aussi inintelligible, adressé cette fois à l’un de ses écuyers. Du moins Neil se figura-t-il qu’il s’agissait d’écuyers, puisqu’il supposait que l’homme qui criait était un chevalier. L’homme était monté sur un cheval qui paraissait puissant, noir avec une tache blanche sur le front, et caparaçonné de bardes légères. Il portait lui aussi une armure, d’une configuration étrange mais extrêmement belle, avec des feuilles de chêne recouvrant les jointures, mais de toute façon l’armure de plates d’un seigneur. Il tenait son heaume sous le bras, mais Neil pouvait voir qu’il était de forme conique, avec un panache de plumes colorées arrangées presque comme la queue d’un coq. Il portait une robe rouge et jaune en lieu de tabard, et celle-ci ainsi que son bouclier arboraient ce qui pouvait être un blason R un poing serré, un soleil radieux, une sorte de sac. Ces symboles ne signifiaient rien dans l’héraldique familière à Neil, mais il se trouvait, comme il se l’était dit un peu plus tôt, très loin de chez lui. Le chevalier avait quatre hommes avec lui, aucun en armure, mais tous vêtus de tabards rouges brodés de la même enseigne que le bouclier. Une grande tente avait été érigée non loin de la route, surmontée d’un fanion portant le soleil seul. Trois chevaux et deux mules broutaient dans les pâturages le long de la route rougeâtre et pleine d’ornières. -139- L’un des hommes cria : Mon maître te demande de t’annoncer ! (Il avait un long visage osseux et une touffe de poils sur le menton qui s’efforçait de passer pour une barbe.) Si tu ne peux pas le faire dans une langue civilisée, alors utilise le babillage que tu veux, et je traduirai. Je suis un voyageur, répondit Neil. Je ne puis en dire plus que cela, je le crains. Une brève conversation s’ensuivit entre le chevalier et son serviteur, puis ce dernier se retourna vers Neil. Tu portes l’armure et les armes d’un chevalier. Au service de qui chevauches-tu ? Je ne puis répondre à cette question, rétorqua Neil. Réfléchis bien, dit l’homme. Il est illégal dans ce pays de porter l’armure d’un chevalier sans les créances qui le permettent. Je vois, répondit Neil. Si je suis un chevalier et puis le prouver, que dira ton maître ? Alors il te défiera dans un duel d’honneur. Lorsqu’il t’aura tué, il prendra possession de ton armure et de ton cheval. Ah. Et si je ne me fais que passer pour un chevalier ? Alors mon seigneur sera dans l’obligation de te mettre à l’amende et de confisquer tes possessions. Eh bien, déclara Neil, la façon dont je m’appelle ne fait donc pas grande différence, n’est-ce pas ? Heureusement, j’ai une lance. Les yeux de l’homme s’écarquillèrent. Tu sais qui tu affrontes ? J’aimerais le savoir, mais puisque je ne peux donner mon nom, il serait malséant de le demander. Tu ne reconnais pas son emblème ? Je crains que non. Peut-on en finir ? L’homme s’adressa une nouvelle fois à son maître. En réponse, le chevalier mit son heaume, plaça sa lance sous son bras et mit son bouclier en position. Neil fit de même, en remarquant que son arme faisait trois bons pieds de moins que celle de son adversaire. -140- Le chevalier vitellien s’élança le premier, son destrier soulevant un nuage de poussière rouge dans le soleil du soir. Neil lança Houragan et mit la pointe de sa lance en position. Au-delà des champs ondulants, un nuage de merles s’éleva d’une lointaine rangée d’arbres. Un instant, tout parut très calme. Au dernier moment, Neil se décala sur sa selle et déplaça soudain son bouclier, afin que le fer ennemi le frappât de biais plutôt que de face. Le coup lui fit claquer la mâchoire et entama son bouclier, mais il écarta sa propre pointe vers la droite, parce que son ennemi s’était tourné en une manœuvre similaire. Il frappa le bouclier vitellien juste au bord, mais toute la force du coup fut portée au chevalier. La lance de Neil se brisa, sa pointe enfoncée dans le bouclier. Comme il le dépassait, il vit le chevalier vitellien chanceler sur sa selle, mais lorsqu’il volta, il s’aperçut que l’homme avait réussi à ne pas tomber. Neil eut un sourire féroce et tira Corbeau. L’autre chevalier le regarda un instant, puis tendit sa lance à l’un de ses hommes et dégaina son arme, lui aussi. Le choc fut comme le tonnerre, bouclier contre bouclier. Corbeau s’abattit et résonna contre le heaume du Vitellien, puis l’étrange chevalier assena un coup sur l’épaule de Neil qui lui eût emporté le bras sans l’acier qui le protégeait. Ils luttèrent ainsi un temps, leurs chevaux piétinant flanc contre flanc, mais ils étaient trop près pour qu’un coup pût être puissant. Houragan se dégagea et Neil le fit volter, tranchant presque instinctivement. Il atteignit son ennemi au cou, le projetant violemment à terre. Le cheval noir piaffa férocement et se dressa pour protéger son maître. Étonnamment, le chevalier se remit sur pied en chancelant. Son gorgerin et la toile épaisse enroulée en dessous avait arrêté la lame, mais c’était un miracle que sa nuque ne fût pas brisée. Neil mit pied à terre et s’élança vers son adversaire. Le Vitellien tendit son épée en arrière pour frapper, mais Neil cogna de tout son élan avec son bouclier, l’envoyant en arrière d’un pas. Neil profita de l’ouverture que lui donnait cette distance pour assener un coup tranchant, qui porta sur l’épaule -141- du bras armé de son adversaire. Son armure résonna comme une cloche et son épée tomba sur le sol en cliquetant. Neil attendit qu’il la ramassât. Mais au lieu de cela, le chevalier laissa tomber son bouclier et ôta son heaume, révélant un visage arrondi par les années, des cheveux noirs ébouriffés striés d’argent, une moustache bien entretenue et un bouc. Son nez était quelque peu informe, comme s’il avait été cassé trop souvent. Tu es bien un chevalier, reconnut l’homme dans une langue du roi accentuée mais compréhensible. Même si tu ne t’es pas nommé, je dois m’incliner devant toi : je pense que tu m’as cassé le bras. Je suis sire Quinte dac’Ucara, et je suis honoré de t’avoir affronté. Seras-tu mon invité ? Mais avant que Neil eût pu répondre, sire Quinte s’évanouit, et ses hommes se précipitèrent pour l’aider. Neil patienta tandis que les hommes de sire Quinte débarrassaient celui-ci de son armure et le lavaient avec un linge parfumé. La clavicule était effectivement brisée, aussi ils lui mirent le bras en écharpe. Sire Quinte reprit connaissance dans l’intervalle, mais si sa fracture était douloureuse, il ne le montra qu’à peine, et seulement dans ses yeux. Je n’ai pas parlé ta langue auparavant, dit-il, parce que je ne te connaissais pas, et qu’il eût été malséant de parler une langue étrangère dans mon pays natal. Mais puisque tu m’as défait, le virgenyen sera la langue de ce campement (Il fit un signe du menton en direction de son armure cabossée.) Ceci t’appartient, parvint-il à ajouter. Ainsi que zo Cabadro, ma monture. Traite-le bien, je t’en prie, c’est un bon cheval. Neil hocha la tête. Tu es généreux, sire Quinte, mais je n’ai nul besoin ni de l’un ni de l’autre. Je dois voyager léger, et cela me ralentirait. Quinte sourit. C’est toi qui es généreux, messire. Étendrais-tu cette générosité jusqu’à me dire ton nom ? Je ne le puis, sire. Sire Quinte acquiesça sagement Tu as fait un vœu. Tu as une charge confidentielle. -142- Tu peux faire toutes les suppositions que tu veux. Je respecte ton choix, répondit sire Quinte, mais je dois t’appeler de quelque façon. Tu seras donc sire zo Viotor. Je ne comprends pas ce nom. Ce n’est rien de plus que celui que tu t’es toi-même donné, « le Voyageur ». Je l’ai repris en vitellien pour que tu puisses expliquer qui tu es à des gens moins éduqués. Alors merci, dit Neil, sincèrement Sire Quinte se tourna vers l’un de ses hommes. Arvo, apporte de la nourriture et du vin. S’il te plaît je dois partir, lui dit Neil. Quoique je te remercie de l’offre. Il est tard. Sire Abullo approche son chariot du bout du monde, et même un guerrier aussi puissant que tu l’es a besoin de dormir. Honorer mon hospitalité ne peut ralentir ta quête de beaucoup, et cela me ferait grand plaisir. Malgré les protestations de Neil, Arvo étendait déjà une toile sur le sol. Très bien, concéda Neil. J’accepte ton obligeance. Bientôt l’étoffe fut recouverte de mets que, pour la plupart, Neil ne reconnut pas. Il y avait du pain, bien sûr, un fromage dur, et des poires. Des fruits rouges qui révélaient une multitude de grains semblables à des perles lorsqu’on les épluchait. Ils étaient savoureux, malgré la complication qu’ils présentaient. Une huile jaunâtre se révéla être quelque chose comme le beurre, et se mangeait avec du pain. De petits fruits noirs étaient salés plutôt que sucrés. Le vin, rouge, avait un goût prononcé de cerise. Il apparut à Neil seulement après qu’ils eurent commencé à manger que la nourriture pouvait être droguée ou empoisonnée. Une année plus tôt, il n’eût même jamais imaginé un geste aussi déshonorable. Mais à la cour, l’honneur et les principes qui l’accompagnaient étaient plus une gêne qu’autre chose. Sire Quinte et ses écuyers mangeant et buvant la même chose que lui, cette pensée s’évanouit. Quelque étrange que fussent son apparence et son emblème, sire Quinte était un chevalier et agissait comme tel. Il n’empoisonnerait pas plus -143- Neil que ne le ferait sire Fail de Liery, le vieux chever qui l’avait élevé après la mort de son père. Le Vitellio ne lui parut soudain plus aussi étrange, finalement. Les Vitelliens mangeaient lentement, s’arrêtant souvent pour faire des commentaires ou argumenter dans leur langue qui, à l’oreille de Neil, semblait plus chantée que parlée. Le crépuscule laissa place à une nuit fraîche et plaisante. Les étoiles enrichissaient le ciel et elles, au moins, étaient les mêmes que dans le souvenir qu’avait Neil de son pays. Sauf qu’à Eslen, on les voyait rarement. Ici, elles scintillaient. Sire Quinte revint à la langue du roi d’un ton un peu gêné : Je suis désolé, sire Viotor, dit-il, de te laisser en dehors de la conversation. Tous mes écuyers ne parlent pas la langue virgenyenne, ni non plus mon historien, Volio. (Il fit un signe en direction du plus âgé de ses hommes, un type à tête carrée à qui il ne restait plus qu’une frange de cheveux gris sur le crâne.) Un historien ? Oui, évidemment. Il consigne mes hauts faits R mes victoires et mes défaites. Nous débattions, vois-tu, de la façon dont ma défaite du jour d’hui devait être écrite R et de ce qu’elle présage. Est-il si important qu’elle fût même consignée ? demanda Neil. L’honneur l’exige, répondit Quinte, apparemment surpris. Tu n’as peut-être jamais perdu un duel, sire Viotor, mais si cela se faisait, pourrais-tu prétendre que ce n’est jamais arrivé ? Non, mais ce n’est pas la même chose que de l’écrire. Le chevalier renâcla. Les coutumes dans le Nord sont différentes, cela est indéniable. Et les chevaliers du Vitellio ne sont pas non plus tous tenus de répondre devant l’Histoire, mais je suis un Chevalier du Mont, et mon ordre exige qu’une trace soit conservée. Tu sers une montagne ? Le chevalier sourit. -144- Le Mont est un lieu saint, touché par les seigneurs R ce que vous appelez les saints, je crois. Alors tu sers les saints ? Tu n’as pas de suzerain humain ? Je sers la guilde des marchands, répondit sire Neil. Ils sont voués au Mont. Tu sers des marchands ? Le chevalier acquiesça. Tu es un étranger, n’est-ce pas ? Il y a quatre sortes de chevaliers en Vitellio, en fait. Chaque grande guilde a ses chevaliers R les marchands, les artisans, les marins, et ainsi de suite. Chaque prince R nous disons ici meddisso R commande aussi des chevaliers. Il y a évidemment les chevaliers de l’Église. Enfin, les juges sont secondés par leurs propres chevaliers, afin qu’ils ne puissent être intimidés par les autres et que leurs décisions en soient corrompues. Et le roi ? demanda Neil. N’a-t-il donc pas de chevaliers ? Sire Quinte gloussa et se tourna vers ses écuyers. — Fatit, pispe dazo rediatur, dit-il. Es firent écho à son rire. Neil contint sa perplexité. Le Vitellio n’a pas de roi, expliqua Quinte. Les villes sont régies par des meddissos. Certains meddissos gouvernent plus d’une ville, mais aucun ne les contrôle toutes. Personne n’a régné ici depuis la fin de l’Hégémonie, il y a mil ans de cela. Oh. Neil pouvait imaginer un pays avec un régent, mais il n’avait jamais entendu parler de pays sans roi. Et donc, poursuivit sire Quinte, puisque je sers la guilde des marchands, une trace écrite doit être conservée. D’où la présence de mon historien. Mais tu as également fait mention de présages ? Oui, effectivement, répondit sire Quinte en levant un doigt. Une bataille est comme un jet d’os ou un tirage de cartes. Elle a un sens. Après tout, ce sont les saints qui choisissent lequel de nous vainc l’autre, non ? Et si tu m’as défait, cela a un sens. Et que voit ton historien céans ? -145- Une quête. Tu es engagé dans une quête capitale, et beaucoup en dépend. Le sort de nations. Intéressant, dit Neil en s’efforçant de rester impassible, quoique à l’intérieur de lui, sa curiosité eût été piquée. En conséquence de quoi, je dois évidemment me joindre à toi. Les saints en ont décidé ainsi. Sire Quinte, il n’est nul besoin... Allons, déclara le chevalier. Nous avons ripaillé. Je suis blessé et las. Tu dois au moins être fatigué. Je t’en prie, accepte l’hospitalité de mon campement pour la nuit. Demain, nous partirons tôt Je dois voyager seul, déclina Neil avec plus de réticence qu’il ne l’eût supposé. Le visage de sire Quinte se figea. Te défierais-tu de moi ? Tu m’as vaincu, sire. Je ne pourrais jamais te trahir. Sire Quinte, j’ai appris pour mon plus grand chagrin, et n’y voyez là aucune insulte, que les hommes qui professent vivre dans l’honneur ne s’y tiennent pas tous. Ma destination est secrète et doit le rester. À moins que ta destination ne soit le hameau de Buscaro, je ne puis imaginer ce qu’elle peut être, secrète ou pas. Buscaro ? Neil avait une carte, mais il ne savait pas très bien la lire. Il avait été quelque peu incertain de sa route depuis qu’il avait quitté la grande voie vitellienne. C’est le seul endroit où mène cette route. Es-tu certain de ne pas avoir besoin d’un guide du cru ? Neil réfléchit un instant. S’il s’était égaré, il avait perdu plus que son chemin : il avait perdu du temps. Et si c’était le cas, il finirait par devoir demander sa route à quelqu’un. Mais pas nécessairement à un groupe d’hommes en armes. Néanmoins... Il ramena son regard sur le visage apparemment sincère de sire Quinte et soupira. Tu ne m’abuses pas, sire ? — Echi’dacrumi da ma matir. Sur les larmes de ma mère. Neil hocha la tête. -146- Je cherche le convent sainte Cer, avoua-t-il à contrecœur, également appelé le Séjour des Grâces. Sire Quinte siffla. Ainsi vois-tu, ce sont bien les saints qui ont voulu que nous nous rencontrions. Tu as choisi la mauvaise route il y a plusieurs lieues de cela. (Il agita le doigt devant Neil.) Il n’y a pas de honte à reconnaître que tu as besoin d’un guide. Neil réfléchit. Si sire Quinte était un ennemi, il pouvait tout aussi bien le suivre, et avec ses hommes l’attaquer la nuit sans crier gare. Au moins, s’il se trouvait avec eux, il saurait où ils se trouvaient et s’ils dépêchaient un messager. J’accepte ton offre, sire, répondit Neil. Je serais heureux de ton aide. Néanmoins, il dormit d’un sommeil très léger cette nuit-là, la main sur le pommeau de Corbeau. L’aube donna naissance à un matin frais et clair, avec un peu de givre sur l’herbe. Les écuyers de sire Quinte eurent levé et empaqueté le campement avant même que le soleil ne se fût détaché de la ligne d’horizon. Ils remontèrent la route que Neil avait suivie. Moins de deux cloches plus tard, ils s’étaient engagés sur un chemin qui aurait tout aussi bien pu avoir été ouvert par quelques chèvres. C’est la route du convent sainte Cer ? demanda Neil en s’efforçant de cacher son scepticisme. (Il était encore mal à l’aise quant à sa décision de faire confiance au Vitellien, et s’efforçait de ne laisser aucun des hommes du chevalier hors de sa vue.) Un raccourci, expliqua le chevalier. Tu as pris la mauvaise route au croisement après Turoci, sur la rivière. Ce chemin va nous remettre sur la bonne voie en moitié moins de temps. Et j’ai l’impression que le temps n’est pas ton allié. En cela, tu as bien raison, répondit sincèrement Neil. (Plus vite il retrouverait Anne et retournerait à Eslen, plus vite il pourrait reprendre la protection de la reine.) Alors n’aie crainte. Je t’aurai amené au convent avant que les étoiles ne soient apparues cette nuit. Le paysage jusqu’alors cultivé se fit plus sauvage à mesure qu’ils progressaient. L’un des écuyers de sire Quinte sortit un -147- instrument qui ressemblait à un petit luth mais avec trop peu de cordes, et commença à chanter sur un air enjoué mais Neil ne comprit pas un mot. Néanmoins, la chanson était plaisante, et lorsque le luthiste eut terminé, il en entonna un autre. Elle est tragique, cette chanson, expliqua sire Quinte. L’histoire d’un amour entre un chevalier et une dame dans un convent. Très triste. Neil sentit un sourire mélancolique traverser son visage. Ah ! s’exclama sire Quinte. Il y a donc une dame. Elle est au convent ? Non, dit Neil. Une dame, oui, mais elle est très loin du convent. Ah. (Sire Quinte rumina un temps.) Je suis désolé, sire Viotor, pour ma question. Je n’avais pas vu cette peine en toi auparavant. Maintenant, elle te marque comme un blason. Ce n’est rien, répondit Neil. C’est loin d’être rien. Je ne crains ni épée ni lance, sire Viotor, pas même les tiennes. Mais l’amour peut abattre le plus grand des géants. (Il se renfrogna et voulu dire autre chose, puis se reprit et recommença d’un ton plus doux :) Attention, sire Viotor, je ne sais rien de ton amour et ne voudrais certes pas poser d’autres questions. Mais il me semble que ta dame doit être à jamais perdue, voire passée au-delà des domaines que nous connaissons. Si c’est le cas, il te faudra toujours être à l’écoute de ton cœur, car c’est ton cœur qui l’entendra et s’efforcera de lui répondre. Il pourrait te livrer à sire Ontro et à dame Mefita et à leur morne royaume quand tu as encore bien des hauts faits à accomplir parmi nous. Neil sentit soudain une boule se former dans sa gorge, et durant un terrible instant, crut qu’il allait pleurer. Il ravala tout cela. Tu sembles penser que tu sais beaucoup de moi, sire Quinte. Je sais que ce ne sont que des présomptions. Permets-moi néanmoins de faire une supposition de plus : ensuite, je me tairai. Si tu brigues une audience avec les disparus par l’entremise des sœurs du convent, je te conseillerai de ne pas le faire. Le prix en est terrible. -148- Je n’ai absolument rien compris, reconnut Neil. Ne sais-tu donc rien de l’endroit où tu te rends ? Dame Cer et dame Mefita sont deux aspects du même sahto, ce que vous appelez un saint ou une sainte dans la langue du roi. Les femmes qui se vouent à celle-ci, quoique bénies et appartenant à l’Église, apprennent les arts du meurtre et la langue des morts. Crois-moi, tu ne voudrais pas de ta vie provoquer même une simple initiée de cet ordre, sire Viotor. En son for intérieur, Neil eut une soudaine vision de dame Erren, dans la forteresse de Cal Azroth, entourée des cadavres de ses ennemis, la plupart sans marque visible de blessure. Il se souvint qu’elle avait été formée à sainte Cer. Je le crois bien sincèrement, sire Quinte, répondit-il. Ils arrivèrent dans une région de vignobles, d’innombrables rangées de vignes s’étendant jusqu’au sommet des collines qui les entouraient, et sire Quinte amena la conversation sur le vin, un sujet qu’il semblait bien connaître. Le soir approchait, et les doutes de Neil quant à ses compagnons renaissaient puis s’effaçaient, pour renaître encore. S’ils lui voulaient du mal, pourquoi n’avaient-ils pas profité de la situation ? Ils lui étaient supérieurs en nombre. Peut-être qu’ils voulaient encore quelque chose de lui. Anne, par exemple. Si les femmes de sainte Cer étaient toutes aussi redoutables qu’Erren, alors il ne leur suffirait pas d’entrer ou de se frayer un chemin. Ils auraient besoin de Neil pour la faire sortir sur la demande de la reine. C’est à ce moment-là qu’il lui faudrait se méfier. La parole de sire Quinte était d’or au moins pour une chose : avant le crépuscule, ils sortirent d’une courbe au pied d’une colline et découvrirent le convent sainte Cer. Ou plutôt ses ruines, car le convent avait entièrement brûlé. Dès qu’il l’aperçut, Neil lança Houragan au galop, mais après à peine une centaine de pas, il apaisa sa monture. Il n’y avait pas de fumée, n y avait bien longtemps que cet endroit avait brûlé. Mais était-ce même le convent sainte Cer ? Il n’avait que la parole de sire Quinte. -149- Derrière lui, il entendit le léger cliquetis de l’acier qui sortait des fourreaux et réalisa qu’il avait laissé sire Quinte et tous les autres dans son dos. -150- CHAPITRE DEUX RETOUR À LA FORÊT Lorsque la plaine de Mey Ghorn fit place à la forêt du roi, Aspar White s’arrêta, regarda et souhaita devenir pierre. Nous sommes passés par ici il y a juste deux mois, chuchota Stéphane. Je n’ai pas grand souvenir de ce qui s’est passé alors, dit Winna. Mais je me serais souvenue de cela. Silence, tous les deux ! coupa Aspar. Les yeux de Winna s’écarquillèrent de surprise et de peine, et il ne put les regarder. Ehawk, le garçon watau, fixait le sol du regard. Il faut que je... (Aspar voulut s’expliquer, mais il ne trouva rien à dire.) Attendez là, se contenta-t-il de maugréer. Je reviens. Il donna à Ogre un signal avec les rênes, et l’immense cheval partit en avant, apparemment à contrecœur. Aspar ne lui en voulut pas : Ogre était un tueur, une bête qui ne connaissait quasiment pas la peur, mais là, lui et Aspar se ressemblaient. Ce vers quoi ils se dirigeaient n’aurait jamais dû exister. Comme l’avait dit Stéphane, ils étaient passés par ici à peine deux mois plus tôt. C’était alors l’orée de la forêt, des pâturages et des petits arbres, quelques immenses chênes et châtaigniers, leurs feuilles se teintant des couleurs de l’automne. Maintenant tout était noir. De loin, on eût dit de la fumée moutonnante, quoique étonnamment ancrée au sol. De plus -151- près, on pouvait voir ce que c’était réellement. Des ronces aussi épaisses qu’un câble de bac s’enroulaient autour des arbres et louvoyaient sur le sol, donnant naissance à des milliers de pousses plus petites qui s’accrochaient à la moindre branche ou brindille qu’elles pouvaient atteindre R c’est-à-dire toutes. Les cimes des plus grands arbres avaient ployé ou s’étaient brisées sous leur poids. Et partout des épines R depuis des pointes pas plus longues que son ongle jusqu’à des dagues ligneuses plus grandes que la main. Grim, marmonna-t-il. Haergrim furieux, qu’arrive-t-il à ma forêt ? Stéphane tourna les yeux vers Winna. Il ne pensait pas... Je sais, dit-elle. Sa brusquerie vient de ses habitudes, pas de son cœur. C’est comme ces coquilles de métal que portent les chevaliers à Eslen. (Elle garda les yeux fixés sur le forestier tandis que sa silhouette se faisait de plus en plus petite contre l’immensité noire.) Il aime cette forêt, dit-elle plus doucement. Plus que tout. Plus qu’il ne m’aime moi. J’en doute, dit Stéphane. Ne t’inquiète pas, dit-elle. Cela ne me gêne pas. Je n’en suis pas jalouse. C’est bon de savoir qu’un homme peut éprouver de tels sentiments, surtout quelqu’un qui a été aussi éprouvé par la vie qu’Aspar. C’est bon de savoir qu’un homme a en lui une passion, et non pas simplement des os creux. (Elle adressa un bref regard à Stéphane, et ses yeux verts parurent presque gris dans ce matin couvert.) J’adore ces bois, moi aussi R j’ai grandi de l’autre côté de la forêt. Mais toi et moi ne pourrons jamais savoir ce qu’il ressent pour cet endroit. C’est la seule chose dont je sois jalouse R non pas qu’il ressente cela, mais que je ne le ressente pas. Stéphane acquiesça. Et ta famille ? Tu ne t’inquiètes pas pour eux ? Si, répondit-elle. Oh, si. J’essaie de ne pas y penser. Mais mon père... Il aura été le premier à partir, s’il s’est passé quelque chose. S’il l’a remarqué. S’il a eu le temps. -152- Aspar avait maintenant mis pied à terre, à quelque distance de là. Stéphane avait entendu le craquement lorsqu’il s’était détaché de la selle de cuir. En tant que prêtre novice, Stéphane avait arpenté la voie des sanctuaires de saint Decmanus. Le saint avait affiné ses sens, sa mémoire R et d’autres choses. Il entendit également Aspar jurer, invoquer le Furieux. As-tu une explication pour cela ? demanda Winna. Pourquoi cela se passe-t-il ? Que sont ces épines, exactement ? As-tu trouvé quelque chose dans le scriftorium royal ? Je ne sais pas grand-chose de plus que toi, reconnut Stéphane. Dans le folklore et les légendes, elles sont liées au roi de bruyère, mais nous savons déjà cela d’expérience. La forteresse de Cal Azroth était encore visible derrière eux, de l’autre côté de la Mage, une masse de ronces épineuses et pas grand-chose de plus. C’était à cet endroit qu’ils avaient rencontré le roi de bruyère pour la dernière fois. Une traînée de ces ronces menait ici, vers la forêt, dont elles semblaient s’être saisies. Pourquoi détruirait-il sa propre forêt ? Je ne sais pas, dit Stéphane. Certaines histoires prétendent qu’il va tout détruire, et construire un monde nouveau sur les cendres de l’ancien. (Il soupira.) Il y a la moitié d’un an, je me croyais érudit, et je pensais que le roi de bruyère n’était rien de plus qu’un nom dans une chanson d’enfants. Maintenant, rien de ce que je sais ne semble vrai. Je connais ce sentiment, répliqua Winna. Il nous fait signe d’avancer, dit Stéphane. Tu en es sûr ? Oui. Aspar regarda ses compagnons approcher. Il s’efforça d’apaiser sa respiration. Estronc que tout cela, pensa-t-il en lui-même. Ce qui est, est. Pas la peine de s’attendrir bêtement pour autant. Cela n’aidera en rien. Je vais plutôt trouver le roi de bruyère, le tuer, et mettre fin à tout cela. Voilà. -153- Le temps qu’ils l’eussent rejoint, il avait même réussi à se forcer à sourire. Une plante à croissance rapide, dit-il en accompagnant ses paroles d’un geste du menton vers la forêt mourante. Effectivement, reconnut Stéphane. J’imagine que tout cela a poussé dans sa foulée, dit Aspar. Cela le rend facile à suivre, au moins. Sauf si ça s’est étendu partout. Ce n’était pas le cas. À peine une cloche plus tard, ils trouvèrent des arbres qui n’étaient qu’à moitié recouverts, puis finalement plus du tout. Aspar sentit le soulagement envahir son corps jusqu’au bout des orteils. Il était encore temps de faire quelque chose. Tout n’était pas perdu. Voyons, dit Aspar. Il nous reste encore deux heures de jour, mais je m’attends à de la pluie au crépuscule. Stéphane, puisque nous travaillons maintenant pour le praifec, je suppose que tu devrais noter tout cela sur tes cartes R jusqu’où ce truc s’est étendu. Winna et moi allons monter le camp pendant ce temps. Où crois-tu que nous sommes ? demanda Stéphane. Aspar parcourut lentement des yeux les alentours. Ses repères avaient été un peu faussés par l’étrangeté de ce qu’il avait découvert un peu plus tôt. La forêt était plus ou moins à l’ouest par rapport à eux et s’étendait nord-sud. À l’est se trouvaient les champs ondulants des Terres du centre. Il pouvait discerner cinq ou six petites fermes et des bêtes éparpillées dans les collines paisibles R moutons, chèvres, vaches. Le clocher d’une petite église de campagne se dressait à peut-être une lieue de là. Sais-tu de quelle ville il s’agit ? demanda Stéphane. Je pense que c’est Thrigaetstath, répondit Aspar. Stéphane avait sa carte à la main et la scrutait. Tu es sûr ? demanda-t-il. À mon avis, ce serait plutôt Tulhaem. Ah ouais ? Alors pourquoi demandes-tu ? J’ai juste arpenté cette forêt toute ma vie. Tandis que toi, tu as une carte. -154- Je disais juste, reprit Stéphane, que ce n’est que la troisième ville que j’ai vue depuis que nous avons passé Cal Azroth, et que ce devrait donc être Tulhaem. Tulhaem est plus grande que ça, répliqua Aspar. Il est difficile de se prononcer sur la taille d’une ville, reprit Stéphane, quand on ne peut voir que le sommet de son clocher. Mais si tu dis que c’est Thrigaetstath, je serais très heureux de le noter. Werlic. Alors fais-le. Néanmoins, Thrigaetstath devrait être plus près... Winna ? demanda Aspar. Où vas-tu ? Elle venait de pousser sa monture vers le bas de la colline, depuis la forêt. — Demander, répondit-elle. Il y a une ferme juste en bas. Bogelih ? grommela Aspar. Tu es sûr ? Le garçon, un bonhomme d’une quatorzaine d’années aux cheveux paille, nommé Algaf, se gratta le crâne et parut réfléchir longuement. Eh bien, sire, dit-il enfin, j’ai passé ma vie entière ici. Je ne l’ai jamais entendu appeler autrement. Ce n’est pas sur ma carte, se plaignit Stéphane. À quelle distance sommes-nous de Thrigaetstath ? demanda Aspar. Oh, près d’une lieue, je crois, dit le garçon. Mais plus personne ne vit là-bas, maintenant. Les ronces noires ont tout recouvert. Toute la ville ? demanda Winna. J’ai toujours dit qu’elle se trouvait trop près de la forêt, ajouta une voix féminine. Aspar remonta la voix jusqu’à une femme de peut-être trente ans, vêtue d’une robe brune rudimentaire et dressée près du mur de pierre de la porcherie. Ses cheveux étaient de la même couleur que ceux du garçon, Aspar supposa qu’il s’agissait de sa mère. De l’orgueil, voilà ce que c’était, poursuivit-elle. Ils ont dépassé la limite. Tout le monde le savait. Quand cela s’est-il passé ? demanda Stéphane. -155- Je ne sais pas, répondit-elle. Avant le temps de la grand-mère de ma grand-mère. Mais la forêt pense lentement, disait ma grand-mère. Elle n’oublie pas. Et maintenant sire Roncier s’est éveillé et reprend ce qui lui appartient. Qu’est-il arrivé aux gens de Thrigaetstath ? demanda Aspar. Dispersés. Partis dans leur famille, s’ils en avaient. Certains sont allés à la ville, je suppose. Mais ils sont tous partis. (Ses yeux se rétrécirent.) C’est toi, n’est-ce pas ? Le verdier du roi ? Je suis le forestier, reconnut Aspar. La femme fit un signe de tête en direction des petits bâtiments de sa ferme. Nous, nous avons construit hors des limites. Nous avons respecté sa loi. Sommes-nous en sécurité ? Aspar soupira et agita la tête. Je ne sais pas. Mais j’ai la ferme intention de le découvrir. Je n’ai ni mari ni famille qui me prendrait, dit la femme. Je n’ai que mon garçon. Je ne peux pas partir d’ici. Stéphane s’éclaircit la gorge. As-tu entendu parler d’autres villages qui auraient été abandonnés ? Ou de gens qui errent R pardonne-moi R nus, comme des bêtes ? Un voyageur venu de l’Est a rapporté des histoires comme ça, dit la femme. Mais les voyageurs racontent souvent des histoires. (Elle changea d’assise d’un air gêné.) Quand même, il y a quelque chose. Quoi ? demanda Aspar. Des choses qui sortent des ronces. Les animaux les sentent. Les chiens aboient la nuit. Et hier, j’ai perdu une chèvre. Je l’ai vu, s’empressa de s’exclamer le garçon. Je l’ai vu au bord de la forêt. Algaf, coupa la femme. Je t’ai dit de ne jamais aller là-bas. Jamais. -156- Oui, m’man. Mais Riqqi s’est enfui par là, et j’ai dû aller le chercher. On pourra toujours trouver un autre chien, si c’est nécessaire, dit la femme. Jamais, tu m’entends ? Oui, m’man. Mais qu’as-tu vu, mon garçon ? demanda Aspar. Je crois que c’était un étan, dit gaiement le garçon. Il était plus grand que toi, mais tout mal fichu, si tu vois ce que je veux dire. Je ne l’ai vu qu’un instant. Un étan, maugréa Aspar. Autrefois, il aurait rejeté l’histoire du garçon d’un mot bougon. Toute sa vie, il avait entendu des histoires d’étans, d’alfes, de boglhins et de toutes sortes d’étranges bêtes dans la forêt du roi, mais en près de quatre décennies, il n’en avait jamais vu le moindre signe. Toutefois il n’avait jamais vu un greffyn avant cette année non plus, ou un roi de bruyère. Je peux t’emmener là-bas, maître forestier, proposa Algaf. Ta mère vient de te dire de rester à l’écart de la forêt, répondit Aspar. C’est un bon conseil. Dis-moi juste où, et j’irai voir avant la tombée de la nuit. Vous allez rester avec nous, n’est-ce pas ? demanda la femme. Nous ne voudrions pas nous imposer, répondit Aspar. Nous allons monter notre campement dans ton pré, si tu le permets. Installez-vous dans l’étable, suggéra la femme. Ce ne sera pas une charge, ce sera un réconfort. Elle n’osait soutenir son regard. Très bien, accepta Aspar. Merci de ton amabilité. (Il fit un signe en direction du Watau.) Ehawk, tu viens avec moi. Nous allons voir si cette chose a laissé des traces. L’odeur fit plisser le nez à Aspar. N’y touche pas ! s’exclama Aspar en direction d’Ehawk, qui s’était penché pour suivre la trace avec le doigt. Pourquoi, maître White ? -157- J’ai touché la trace d’un greffyn, une fois, et cela m’a rendu malade. Cela a aussi tué des créatures plus petites sur le coup. Je n’ai aucune idée de ce qui a laissé cela, mais ce n’est rien que je connaisse, et, quand je vois des choses que je ne connais pas dans la forêt du roi, j’ai appris à m’en méfier. C’est grand, fit remarquer Ehawk. Oui, avec six orteils. Est-ce qu’ils ont quelque chose qui laisse ce genre de traces, par chez toi ? Non. Chez moi non plus, dit Aspar. Et cette odeur ? Je n’avais jamais senti ça, reconnut le garçon. Mais c’est infâme. J’ai déjà senti cette odeur auparavant, constata Aspar. Dans les montagnes, là où j’ai trouvé le tertre du roi de bruyère. (Il soupira.) Eh bien, redescendons. Demain, nous pisterons cette chose. Quelque chose la piste déjà, observa Ehawk. Hem ? Qu’as-tu vu ? Le garçon s’accroupit en pointant du doigt, Aspar vit qu’il avait raison. Il y avait une autre série de traces, petites, presque celles d’un enfant, marchant avec des semelles souples. Les traces étaient si fines que même ses yeux entraînés ne s’y étaient pas arrêtés. Ce sont de bien bons yeux que tu as là, Watau, lâcha Aspar. Peut-être qu’ils cheminent ensemble, admit le garçon. Oui, peut-être. Viens. La femme s’appelait Bréan, elle leur servit un ragoût de poulet probablement meilleur que tout ce qu’elle et le garçon avaient mangé depuis des mois. Aspar mangea avec parcimonie, espérant qu’il leur en resterait lorsqu’ils seraient partis. Cette nuit-là, ils dormirent dans l’étable. Les chiens, comme Bréan l’avait annoncé, aboyèrent toute la nuit, sur des lieues et de toutes les directions, et probablement de plus loin encore. Il y avait de la peur dans leur voix. Aspar dormit mal. -158- Le lendemain, ils se levèrent tôt et partirent à la chasse à l’étan. Malheureusement, la piste n’allait pas très loin R les traces disparurent dans la forêt après cinquante pas. La terre est encore molle, constata Aspar. Et cette bête est lourde. Il devrait y avoir des traces. Dans les histoires que j’ai entendues dans mon enfance, les étans pouvaient rapetisser à la taille d’un moucheron ou se changer en mousse, dit Winna. Il pourrait être caché juste sous nos pieds. Ce ne sont que des histoires, objecta Aspar. Les greffyns aussi n’étaient que des histoires, rétorqua-t-elle. Mais les histoires ne sont pas toutes vraies, fit remarquer Stéphane. Chaque fois, les histoires et les récits que j’ai lus au sujet du roi de bruyère ne contenaient que quelques bribes de vérité à son sujet. Et le vrai greffyn était très différent des contes de phays. Mais il était bien réel, hein ? Werlic, reconnut Aspar. Je n’ai jamais cru à ces histoires. Tu n’as jamais cru en rien sinon à ce que tu vois de tes propres yeux, répliqua Winna. Et pourquoi le ferais-je ? Tout ce qu’il a fallu pour me convaincre qu’une chose telle qu’un greffyn existait a été d’en voir un. Tout ce qu’il faudrait pour me convaincre qu’une bête de cinq cents livres peut se changer en mousse serait de le voir. Je suis un homme simple. Non, dit Stéphane. Tu es un homme sceptique. Cela t’a sauvé la vie là où d’autres seraient morts. Sommes-nous d’accord sur tout cela ? demanda Aspar, les sourcils froncés. Plus ou moins. Il est clair que bon nombre de choses que nous considérions auparavant comme des légendes ont une base bien réelle. Mais personne n’avait jamais vu de greffyn ou d’étan depuis les temps anciens. Les histoires enflent et s’altèrent à mesure qu’elles sont répétées, donc non, nous ne -159- pouvons pas les tenir pour fiables. La seule façon de séparer la vérité de l’invention est de s’en remettre à notre discernement. Eh bien, fait appel au tien, l’incita Winna. Où est-il allé ? Ce fut Ehawk qui répondit, en pointant solennellement le doigt vers le haut. Bon garçon, dit Aspar. (Il fit un signe en direction de l’endroit qu’Ehawk avait indiqué.) L’écorce est griffée, là, vous voyez ? Il se déplace dans les arbres. Stéphane pâlit et regarda vers la lointaine canopée. C’est presque aussi terrible que s’il pouvait se changer en mousse, dit-il. Comment allons-nous le voir ? C’est une devinette ? demanda Aspar. Avec nos yeux. Mais comment le pister ? Oui, tout le problème est là. Mais il semble longer la partie de la forêt qui est recouverte par les bruyères ; c’est de cette façon que nous nous dirigeons, nous aussi. Le praifec ne nous a pas envoyés à la chasse à l’étan. Alors je pense que nous allons poursuivre notre mission première, et tant mieux si nous le retrouvons sur notre chemin. De mon point de vue, ce ne serait pas une bonne chose, releva Stéphane, mais je comprends ce que tu veux dire. Ils cheminèrent en silence durant un temps. Aspar continuait de fouiller les cimes du regard, et son dos le démangeait constamment. L’odeur de l’automne était presque suffocante. Sa longue expérience lui avait appris que l’odeur était une indication de meurtre en devenir. La femme sefry qui l’avait élevé lui avait dit que ce sens étrange lui venait de Grim, le Furieux, parce qu’Aspar était né dans un lieu voué aux sacrifices à Grim. Aspar ne le croyait pas vraiment, ni ne s’en souciait : il savait simplement que c’était généralement vrai. Sauf en automne, quand l’odeur était déjà là... Mais une fois de plus, son nez avait raison. À l’approche d’une clairière, l’odeur se fit plus intense. Je sens le sang, prévint Stéphane. Et quelque chose d’abject. Entends-tu quelque chose avec tes oreilles bénies des saints ? -160- Je n’en suis pas certain. Une respiration, peut-être, mais je ne pourrais dire où. Ils s’avancèrent un peu plus, jusqu’au moment où ils aperçurent un corps ramassé et meurtri dans la clairière. Par les saints ! s’émut Winna. Que les saints le protègent ! s’exclama Stéphane. Le pauvre garçon. Du sang maculait les feuilles et le sol, mais le visage était propre et facilement reconnaissable pour être Algaf, le garçon de la ferme. Je suppose qu’il n’a pas écouté sa mère, soupira Aspar. Stéphane voulut s’avancer, mais Aspar l’arrêta aussitôt en le retenant de la main. Non. Tu ne vois pas ? Le garçon est un appât. Il veut que nous venions là. Il est encore vivant, remarqua Stéphane. C’est lui que j’entends respirer. Asp..., commença Winna, mais il l’interrompit d’un geste. Il parcourut des yeux les hauteurs des arbres, mais il n’y avait rien d’autre que des branches dénudées et un souffle de vent. Il soupira. Surveillez les arbres, proposa-t-il. Je vais le chercher. Non, dit Stéphane. C’est moi qui vais y aller. Je ne sais pas me servir d’un arc aussi bien que toi. S’il est vraiment caché dans les arbres, tu as plus de chances que moi de l’arrêter. Aspar réfléchit, puis hocha la tête. Alors vas-y. Mais reste sur tes gardes. Tandis que Stéphane s’engageait précautionneusement dans la clairière, Aspar encocha une flèche sur son arc et attendit. Une volée de moineaux tourbillonna dans les arbres. Puis la forêt fut effroyablement silencieuse. Stéphane rejoignit le garçon et s’accroupit à son côté. C’est moche, cria-t-il en direction des autres. Il saigne toujours. Si nous le bandons maintenant, nous aurons peut-être une chance. -161- Je ne vois rien, avoua Ehawk. Je sais, reconnut Aspar. Je n’aime pas ça. Tu avais peut-être tort, suggéra Winna. Nous ne savons pas si un étan R ou quoi que cela puisse être R est assez intelligent pour tendre un piège. Le greffyn voyageait avec des hommes et des Sefrys, lui rappela Aspar. (Il se souvint des traces de pas.) C’est peut-être aussi le cas pour cette chose. Elle n’a pas besoin d’être intelligente. Oui. Il passait à côté de quelque chose, il le savait. Il avait bien fallu que la chose aille à pied dans la clairière. Il n’avait trouvé qu’une série de traces entrantes. Il avait supposé qu’elle était repartie de l’autre côté, pour rejoindre les arbres. Les étans peuvent rapetisser à la taille d’un moucheron ou se changer en mousse, avait dit Winna. Stéphane, reviens ici maintenant ! hurla Aspar. Mais je... Ses yeux s’écarquillèrent et sa tête sembla presque faire un demi-tour sur ses épaules, puis il se releva. Il n’avait pas fait deux pas lorsque le sol parut exploser. Dans un nuage de feuilles voletantes, quelque chose de bien plus grand qu’un homme se précipita sur Stéphane. -162- CHAPITRE TROIS MÉRIE Les doigts de Léoff couraient sur les touches rouges et noires de la martelharpe, mais son esprit vagua vers des Vieilles-qui-pressent éveillées, de cadavres aux yeux de cendres et d’une ville à jamais figée sous les ailes de la nuit. Les ténèbres pénétrèrent ses doigts et le clavier, la mélodie entraînante qu’il avait été en train de jouer s’apitoya comme un requiem. Contrarié, il attrapa ses béquilles et s’en servit pour se relever, sa jambe le faisant grimacer de douleur. Il envisagea de retourner se coucher dans sa chambre, mais la pensée de cette petite pièce sombre le déprima. La salle de musique était ensoleillée, au moins, avec deux hautes fenêtres donnant sur la ville d’Eslen et, au-delà, sur la Terre-Neuve. Elle était par ailleurs bien fournie en instruments : en plus de la martelharpe, il y avait des rottes de toutes tailles, des luths et des théorbes, des hautbois, des flûtes, des flageolets et des cornemuses. Il y avait également d’amples réserves de papier et d’encre. La plupart de ces objets étaient cependant recouverts d’une fine couche de poussière, et aucun des instruments à cordes n’avait été accordé depuis des années. Léoff se demanda depuis combien de temps exactement la cour n’avait pas employé un compositeur attitré. Plus important, il se demandait si la cour en employait un maintenant. La reine se manifesterait-elle jamais ? -163- Artwair avait tenu parole : il lui avait trouvé des quartiers dans le château et lui avait obtenu la permission de se servir de la salle de musique. Léoff avait eu une brève audience avec le roi, qui avait à peine paru s’apercevoir de sa présence. La reine avait été là, belle et majestueuse, et à son signal, le roi l’avait félicité pour ses actes à Brough. Ni l’un ni l’autre n’avaient parlé de son affectation. Et quoique des vêtements eussent été taillés pour lui et que ses repas fussent régulièrement servis dans ses appartements, il n’avait en deux neuvaines reçu aucune commande. Alors il avait bricolé. Il avait couché sur papier le chant du malend, l’arrangeant pour un concert de douze instruments puis, mécontent du résultat, pour trente. Aucun concert si important n’avait jamais été joué à sa connaissance, mais, dans sa tête, il l’entendait. Il avait poursuivi ses tentatives quant au morceau insaisissable des collines, mais quelque chose continuait de le bloquer, et il l’avait mis à l’écart, préférant commencer une suite de danses de cour, anticipant la commande espérée R à l’occasion d’un mariage, peut-être. Durant tout ce temps, les morts de Brough l’avaient hanté, au désespoir de se trouver une voix. Il savait ce qu’il lui fallait faire, mais il hésitait. Il craignait que la composition d’une œuvre aussi puissante que celle qui se formait dans sa tête pût de quelque manière le vider de sa vie même. Alors il se tourmentait et s’agitait dans la salle de musique, explorait les manuscrifts dans son bureau, accordait les instruments à cordes, puis les accordait encore. Il regardait par la fenêtre de lointains chalands sur la Rosée lorsqu’il entendit un éternuement étouffé. Il fit volte-face pour voir qui était là, mais il n’y avait personne dans la pièce. La porte était entrouverte, et il pouvait voir à vingt pas dans le couloir. Les poils hérissés sur sa nuque, il fit lentement le tour de la pièce, en se demandant s’il avait imaginé ce bruit. Mais alors celui-ci se reproduisit, plus fort, en provenance de l’une des armoires de bois. -164- Il fixa des yeux la source du bruit, avec une peur croissante. Les meurtriers de Brough l’avaient-ils retrouvé ? Étaient-ils venus se venger, avaient-ils envoyé un assassin, de peur qu’il puisse les dénoncer ? Précautionneusement, il attrapa le premier objet à portée de main : un hautbois. Il était lourd et pointu. Il jeta un autre coup d’œil dans le couloir. Aucun garde n’était en vue. Il envisagea d’aller en chercher un, et le fit presque, mais finalement, il rassembla toute sa volonté, avança vers l’armoire en brandissant le hautbois, attrapa la poignée et tira d’un coup sec. De grands yeux écarquillés battirent des paupières dans sa direction, et une petite bouche laissa échapper un petit hoquet. L’enfant à l’intérieur le dévisagea un instant, tandis que Léoff s’apaisait. L’armoire contenait une petite fille qui n’avait probablement pas plus de six ou sept ans. Elle portait une robe de satin bleu, et ses longs cheveux bruns étaient plutôt ébouriffés. Ses yeux bleus paraissaient innocents. Bonjour, dit-il après un moment. Tu m’as fait très peur. Comment t’appelles-tu ? Je m’appelle Mérie, s’il te plaît, répondit-elle. Eh bien, Mérie, tu pourrais sortir de là et me dire pourquoi tu t’y caches. Oui, s’il te plaît. (Elle s’extirpa de cet espace exigu, se redressa et s’écarta de lui.) Je vais m’en aller maintenant, dit-elle. Non, attends. Que faisais-tu là-dedans ? Avant, il n’y avait jamais personne, ici, avoua-t-elle. Je venais et je jouais avec la martelharpe. J’aime le son qu’elle a. Maintenant que tu es ici, je ne peux plus en jouer, mais j’aime t’écouter. Eh bien, Mérie, tu aurais pu demander. Ça ne m’aurait pas gêné que tu viennes écouter de temps en temps. Elle pencha légèrement la tête sur le côté. Je préfère ne pas faire de bruit et ne pas être vue. C’est mieux comme ça. -165- C’est absurde. Tu es une gentille petite fille. Tu n’as aucune raison d’être timide. Elle ne répondit pas, mais le dévisagea comme s’il lui avait parlé vitellien. Il approcha un second tabouret de la martelharpe. Assieds-toi là. Je vais te jouer quelque chose. Ses yeux s’écarquillèrent plus encore, puis elle se rembrunit, comme si elle doutait de lui. Vraiment ? Vraiment. Elle fit ce qu’il avait dit et s’assit sur le tabouret. Maintenant, quelle est ta chanson favorite ? Elle réfléchit un instant. J’aime bien Faisons le tour de la colline puis recommençons. Je la connais, dit-il. C’était l’une de mes préférées lorsque j’avais ton âge. Voyons, elle commence bien comme cela ? Il joua la mélodie. Elle sourit. C’est bien ce que je pensais. Maintenant, je vais te la jouer avec les deux mains. Il la rejoua en lui adjoignant une ligne de basse simple, puis la troisième fois ajouta un contrepoint. C’est comme une danse, maintenant, fit-elle remarquer. Oui, dit-il. Mais écoute, je peux la changer en hymne. (Il abandonna la ligne de basse et passa à une harmonie à quatre temps.) Ou je peux la rendre triste. (Il choisit un mode plaintif.) Elle sourit de nouveau. Je l’aime bien, comme ça. Comment peux-tu changer une chanson en tant de chansons différentes ? C’est mon métier, dit-il. Mais comment fait-on ? Eh bien, imagine que tu veuilles dire quelque chose. Par exemple : « Je voudrais de l’eau. » De combien de façons peux-tu le dire ? Mérie réfléchit. Un peu d’eau que je pourrais boire ? -166- Oui. Une autre ? J’aimerais avoir de l’eau, s’il te plaît. Poliment. Tout à fait. Je veux de l’eau, maintenant. Un ordre, oui. Et la colère ? Donne-moi de l’eau ! Elle gloussa de sa rage feinte. Et ainsi de suite, expliqua Léoff. C’est la même chose avec la musique. Il y a de nombreuses façons d’exprimer la même idée. C’est juste une question de savoir choisir la bonne. Peux-tu faire la même chose avec une autre chanson ? Bien sûr. Quelle chanson voudrais-tu ? Je ne connais pas son nom. Tu peux la fredonner ? Je crois. Elle se concentra et commença à fredonner. Deux choses frappèrent immédiatement Léoff. La première était qu’elle fredonnait le thème principal du Chant du malend, qu’il n’avait couché sur papier que quelques jours plus tôt. La seconde était qu’elle le chantonnait exactement dans le ton, et parfaitement juste. Tu l’as entendue ici, n’est-ce pas ? Elle parut toute penaude. Oui, s’il te plaît. Combien de fois ? Juste une seule. Une seule fois. (L’intérêt crût dans sa poitrine.) Mérie, voudrais-tu jouer pour moi quelque chose à la martelharpe ? Quelque chose que tu jouais quand tu venais ici toute seule ? Mais tu joues tellement mieux que moi. Mais je joue depuis beaucoup plus longtemps, et j’ai appris. As-tu jamais reçu une leçon de musique ? Elle agita négativement la tête. Joue quelque chose, alors. J’aimerais t’entendre. Très bien, dit-elle. Mais ce ne sera pas bon. Elle se replaça sur le tabouret, étendit ses petits doigts sur le clavier et commença à jouer. Ce n’était qu’une mélodie, une -167- ligne unique, mais il reconnut immédiatement La gente damoiselle de Dalwis. C’est vraiment très bien, Mérie, dit-il. (Il approcha un autre tabouret près d’elle.) Rejoue-la, et je jouerai avec toi. Elle recommença, et il n’ajouta tout d’abord que des accords, puis une ligne de basse. Le sourire de Mérie se faisait de plus en plus ravi. Lorsqu’ils eurent fini, elle le regarda, les yeux étincelants. J’aimerais pouvoir jouer avec les deux mains, dit-elle. Comme tu fais. Tu pourrais, Mérie. Je t’apprendrai, si tu veux. Elle ouvrit la bouche, puis hésita. Tu en es sûr ? demanda-t-elle. Ce serait un honneur pour moi. J’aimerais apprendre. Très bien. Mais tu dois être sérieuse. Tu dois faire ce que je dis. Tu as une excellente oreille, mais la façon dont tu places tes mains est totalement erronée. Il faut les placer ainsi... Deux cloches passèrent ainsi, quasiment sans que Léoff s’en aperçût. Mérie assimilait les exercices avec rapidité. Son esprit et son oreille étaient assez fascinants, cela le ravissait de voir ses progrès. Il n’entendit évidemment pas approcher, pas jusqu’à ce que l’on tapotât sur la porte ouverte. Il se tourna sur son siège. La reine, Murielle Dare, se tenait là. Son regard n’était pas tourné vers lui, mais vers Mérie. La petite fille, pour sa part, sauta rapidement du tabouret et mit un genou à terre. Tardivement, Léoff surmonta sa surprise et s’efforça de faire de même, mais son attelle en gâcha l’effet Mérie, demanda la reine d’une voix douce et froide, pourquoi ne vaquerais-tu pas à tes occupations ? Oui, Majesté, dit-elle. (Elle alla pour partir, mais elle se retourna et regarda timidement Léoff.) Merci, ajouta-t-elle. — Mérie, reprit la reine d’une voix un peu plus forte. Et la petite fille disparut La reine tourna alors vers Léoff un regard glacial. -168- Quand dame Gramme t’a-t-elle chargé d’enseigner la musique à son enfant ? demanda-t-elle. Majesté, je ne connais aucune dame Gramme, dit Léoff. Mérie se cachait ici parce qu’elle aime la musique. Je m’en suis aperçu aujourd’hui. Le visage de la reine parut se détendre un peu. Sa voix s’adoucit progressivement Je m’assurerai qu’elle ne t’ennuie plus. Majesté, cette enfant me ravit. Son oreille est excellente, et elle apprend très vite. Je serais heureux de lui enseigner la musique à titre gracieux. Vraiment ? La froideur était revenue, et Léoff commença soudain à se demander qui pouvait être cette dame Gramme, exactement. Si cela m’est permis, Majesté. Je ne sais presque rien de cet endroit. En vérité, je ne sais même pas si j’y suis employé. C’est ce dont je suis venue discuter. Elle prit un siège et il resta nerveusement debout à l’observer, ses béquilles serrées sous les aisselles. Dans le couloir, deux gardes encadraient la porte. Mon époux n’avait jamais fait mention de ton emploi, et la missive qu’il t’avait envoyée semble ne plus être en ta possession. Majesté, si je puis, le feu dans le malend... Oui, je sais. Et le duc Artwair a vu la lettre, ce qui me suffit. Mais en une telle époque, je me dois de faire très attention. J’ai fait quérir des renseignements sur toi en divers endroits, cela a pris du temps. Oui, Majesté. Évidemment, je comprends. Je ne connais pas grand-chose à la musique, dit la reine, mais j’ai cru comprendre que tu avais une réputation inhabituelle, pour un compositeur. L’Église, par exemple, a censuré ton travail à plusieurs reprises. Il y a même eu des allégations de scintillation. Je t’assure, Majesté, commença précipitamment Léoff, que je n’ai rien fait d’hérétique, et je ne suis certainement pas un scintillateur. -169- Néanmoins, cet avis provient du clergé de Glastir. Eux disent que tes œuvres étaient souvent orchestrées de manière indécente. (Elle haussa les épaules.) Je ne vois pas ce que cela veut dire. Ils rapportent également que l’un de tes concerts a déclenché des actes de violence. On ne pourrait le dire ainsi que de la façon la plus abstraite, Majesté. Deux gentilshommes ont commencé à argumenter de la valeur de l’une de mes compositions. Ils en sont venus aux mains, et ils étaient accompagnés d’amis, qui se sont joints à eux. Il y a donc eu une rixe. Léoff soupira. Oui, Majesté. La prosie de Glastir dit que ta musique a une influence corruptrice sur la foule. Je ne crois pas que cela soit vrai, Majesté. Elle sourit légèrement. Je crois comprendre pourquoi mon époux t’a offert cet emploi, quand celui-ci était resté si longtemps vacant. Il avait des rapports quelques peu conflictuels avec l’Église, et plus particulièrement avec le praifec Hespéro. Je suppose qu’il a fait cela pour l’agacer un peu. (Son sourire disparut.) Malheureusement, mon fils n’est pas dans la position qui était celle de mon époux. Nous ne pouvons nous permettre de provoquer l’Église R du moins pas beaucoup. D’un autre côté, tu as agi en ami de ce royaume, et la bonne opinion qu’a de toi le duc Artwair vaut son pesant d’or. (Ses sourcils se froncèrent légèrement.) Dis-moi ce qui déplaît à l’Église dans ta musique. Précisément. Léoff pesa soigneusement ses mots. Majesté, parmi les œuvres de votre précédent compositeur attitré, quelle était ta préférée ? Elle cilla, et il eut soudain froid dans le dos, pour avoir osé répondre à sa question par une autre question. Je ne saurais le dire, répondit-elle. Je suppose que c’était l’une de ses pavanes. L’entends-tu dans ta tête ? Pourrais-tu la fredonner ? Elle paraissait maintenant ennuyée. -170- Quel est le sens de tout cela ? Il s’appuya sur ses béquilles de façon à pouvoir serrer ses mains devant lui. Majesté, la musique est un don des saints. Elle a le pouvoir de transporter l’âme humaine. Et pourtant, la plupart du temps, elle ne le fait pas. Depuis presque cent ans, la musique est composée non pas avec le cœur mais avec l’esprit, de façon quasi arithmétique. Elle est devenue stérile, un exercice académique. Une pavane doit bien ressembler à une pavane, n’est-ce pas ? demanda la reine. Et un requiem à un requiem ? Ce sont des formes, Majesté. À l’intérieur de ces formes, des choses tellement sublimes pourraient être créées... Je ne comprends pas. En quoi l’Église objecte-t-elle à ta philosophie ? Lors, Léoff sut qu’il devait choisir ses mots très soigneusement. Parce que certains membres du clergé confondent habitude et doctrine. Il y avait déjà un monde avant l’invention de la martelharpe : c’était il y a moins de cent ans. Il y a deux siècles, il eût été inimaginable de faire chanter des parties différentes à deux voix, encore moins à quatre, pourtant on écrit aujourd’hui des cantiques à quatre voix tous les jours. Néanmoins, pour quelque raison, la musique n’a absolument pas changé durant les cent dernières années. Il y a l’inertie et l’habitude. Certains craignent le changement. .. Je t’ai demandé une réponse claire et précise. Oui, Majesté. Pardonne-moi. Prends, par exemple, la séparation des musiques instrumentale et vocale. La musique de l’Église n’est que voix. Aucun instrument n’accompagne jamais un requiem. Inversement, un concerto n’est jamais agrémenté d’une voix humaine. Les ménestrels jouent et chantent, objecta la reine. Oui, et cela déplaît à l’Église. Pourquoi ? On ne m’a jamais montré une doctrine écrite qui l’expliquerait. Donc tu voudrais composer pour voix et instruments ensemble ? -171- Oui ! Cela se faisait dans les temps anciens, avant le règne du Bouffon noir. Il l’a interdit ? Eh bien, non. Il l’a encouragé, en fait, mais, comme tout ce qu’il touchait, il en a perverti la forme. Il a fait de la musique un outil de terreur R faire torturer les chanteurs pour qu’ils chantent à l’unisson, ce genre de choses. Ah, dit la reine. Et lorsque l’Hégémonie l’a vaincu et a imposé la paix, elle a banni cette musique à cause de ce lien, tout comme elle a proscrit tout ce qui était associé au Bouffon noir. Y compris l’artifice, expliqua Léoff. Si tous ces interdits étaient encore valides, les malends qui drainent ta Terre-Neuve n’auraient jamais été inventés. La reine sourit de nouveau. Ne crois pas que l’Église n’a pas essayé d’empêcher cela, dit-elle. Mais pour en revenir à tes propres assertions, tu dis que la musique a le pouvoir de transporter l’âme humaine, et maintenant tu parles du Bouffon noir. On dit que, durant son règne, était composée une musique qui poussait des nations entières au désespoir, qui pouvait provoquer la folie ou un comportement bestial. Si c’est vrai, si la musique peut entraîner l’âme humaine vers les ténèbres, alors n’est-il pas préférable qu’elle reste, comme tu le dis, stérile et inoffensive ? Léoff desserra les mains et soupira. Majesté, s’enhardit-il, le monde déborde déjà de la musique de désespoir. Nous avons encore et toujours les chants du malheur à l’oreille. Je pourrais opposer à cela de la joie, de la fierté, de la tendresse, de la paix R et par-dessus tout, de l’espoir. Je voudrais ajouter quelque chose à nos vies. La reine le dévisagea longuement sans faire montre d’une quelconque expression déchiffrable. Transporte mon âme, dit-elle finalement. Montre-moi ce que tu veux dire. Je jugerai de sa dangerosité. Il hésita un temps, sachant que son moment était venu, se demandant quoi jouer. L’un des airs émouvants qu’il avait composés pour la cour à Glastir ? La marche victorieuse de sire Fell ? -172- Il avait choisi cette dernière et avait déjà posé ses doigts sur le clavier, mais quelque chose d’autre se passa. Il commença à jouer ce qu’il avait évité, la partie qui s’était déjà formée dans sa tête. Doucement d’abord, une chanson d’amour et de désir, la promesse d’un avenir radieux. Puis l’ennemi, la discorde, la terreur, les nuages noirs qui obscurcissent le soleil. Le devoir, un devoir lugubre, mais toujours, la mélodie de l’espoir qui revenait encore et encore, irrépressible, jusqu’à la fin, après la mort et la peine : elle seule demeurait, triomphante malgré tout. Lorsqu’il eut terminé, il sentit que ses yeux étaient humides, et il loua intérieurement les saints pour les remercier de ce qu’ils lui avaient offert. Il se détourna lentement du clavier, pour découvrir la reine qui le dévisageait. Une larme unique coulait sur sa joue. Quel est son titre ? demanda-t-elle. Je ne l’avais jamais joué auparavant, répondit-il. C’est une partie de quelque chose de plus conséquent, un résumé. Mais je l’appellerai peut-être Le lai de Lihta. Elle hocha pensivement la tête. Je vois pourquoi l’Église n’aime pas ta musique, dit-elle. Elle transporte effectivement les âmes, et ils s’en considèrent comme les uniques dépositaires. Mais les saints s’expriment à travers toi, n’est-ce pas, Léovigilde Ackenzal ? Je le crois, Majesté. Je l’espère. Moi aussi. (Elle releva la tête et se redressa.) Tu es employé par ma maison, dit-elle. Et je voudrais te commander quelque chose. Tout ce que tu veux, Majesté. Les temps sont difficiles. La guerre menace, et des créatures de terreur qui ne devraient pas exister arpentent nos terres. Les pertes sont immenses, et comme tu le dis, le désespoir est partout autour de nous. J’avais à l’idée de te commander un requiem pour les morts R pour mon époux et mes filles. Mais maintenant je crois que nous avons besoin de quelque chose de plus insigne. Je désire que tu composes quelque chose comme ce que je viens d’entendre R mais pas pour moi ni pour les nobles de la cour. Je veux que tu composes quelque chose pour ce pays qui unira le plus humble serviteur -173- au plus éminent seigneur. Je veux quelque chose pour tout mon peuple, tu comprends ? Une musique qui pourra emplir cette ville entière, se déverser sur toutes les campagnes, être fredonnée jusque sur les mers grises. Ce serait... (Léoff resta un temps sans pouvoir trouver les mots.) Majesté, reprit-il, c’est mon plus profond désir. J’aimerais l’entendre joué pour Wihnaht, durant la saison de Yule. Peux-tu l’achever d’ici là ? Absolument, Majesté. Elle hocha la tête, tourna les talons pour partir, mais elle s’arrêta. Tu es dangereux, mestro Ackenzal. Je prends un énorme risque avec toi, plus grand que tu ne pourrais l’imaginer. Mais puisque j’en ai décidé, je le prendrai pleinement et avec conviction. Si tu composes cela, tu ne devras pas te modérer par crainte de l’Église. Tu feras ce que je t’ai demandé au mieux de tes capacités et avec tout ton talent. Fais-le en sachant que je ne pourrai peut-être pas te protéger, même si je ferai de mon mieux. Si tu n’es pas prêt à brûler pour cela, dis-le-moi maintenant. Un frisson parcourut Léoff, mais il hocha la tête. Je me trouvais, comme tu le sais, Majesté, à Brough, répondit-il. J’ai vu le prix que ces gens ont payé pour ton royaume. Je ne suis pas un guerrier. Dans mon cœur, je ne suis pas brave. Mais pour ce que tu demandes, pour la seule possibilité de réaliser ce que tu demandes, je risquerais le bûcher. J’espère seulement en être digne. Très bien, dit-elle. Et elle disparut. -174- CHAPITRE QUATRE INVITÉ DE LA COMTESSE Neil volta sur sa selle, craignant une ignominie dans le bruit d’acier qu’il avait entendu derrière lui, mais le chevalier vitellien et sa suite ne le menaçaient pas. Au lieu de cela, réalisat-il, eux avaient remarqué ce que lui n’avait pas vu R un groupe de cavaliers armés sur la droite, qui venaient vers eux. Ils étaient tous vêtus de façon identique, en tabard sable et robe cramoisie par-dessus leur armure. Aucun n’avait enfilé son heaume. Sire Quinte rengaina son épée, et ses hommes firent de même. Des chevaliers de l’Église, dit-il. De l’ordre de sire Tormo. Neil acquiesça et ne dit rien, mais il garda la main près de son épée. S’il faisait confiance aux saints, il savait également, et d’expérience, que leurs serviteurs humains étaient tout aussi corruptibles que n’importe qui. Ils restèrent en selle et attendirent que les chevaliers arrivassent. Leur chef était un géant, à la barbe noire broussailleuse et aux yeux d’un vert splendide. Il leva la main pour saluer et parla dans un vitellien haut et clair. Sire Quinte répondit, et il parut y avoir une brève polémique. Puis le chevalier de Tormo se tourna pour regarder Neil. Je suis sire Chenzo, dit-il (cette fois dans la langue du roi), un chevalier au service de notre saint Fratrex Prismo à -175- z’Irbina. Sire Quinte me dit que tu étais venu à la recherche de ce convent ? Effectivement, répondit Neil. Étais-tu informé de son état ? Non, sire. Je ne le savais pas. Alors pour quelle raison es-tu venu ici ? Je suis désolé, sire Chenzo, mais je crains de ne pouvoir te le dire. Mais s’il te plaît, je dois savoir : que s’est-il passé ici ? Où sont passées toutes les sœurs du convent ? Elles ont rejoint leur dame Cer, répondit le chevalier. Toutes furent massacrées. Neil se sentit flotter, comme s’il tombait. Toutes, sire Chenzo ? Aucune n’a survécu ? Sire Chenzo plissa les yeux. Un crime terrible a été commis ici. Je dois te le demander encore une fois, pourquoi es-tu venu en cet endroit ? Sire Viotor a juré le secret, expliqua sire Quinte, mais je puis garantir que c’est un noble et honorable chevalier. Allons, allons, dit sire Chenzo à Neil. Dis-le-moi de façon générale. Es-tu venu porter un message ? Es-tu venu pour l’une des sœurs ? Un rendez-vous galant, peut-être ? Neil sentit sa poitrine se resserrer. Je suis désolé, sire. Sire Quinte a raison, j’ai fait un vœu. Tout comme moi, répliqua le chevalier. J’ai juré de trouver le responsable de cette obscénité. Tout ce que tu pourrais savoir peut m’être utile. Tu n’as aucun indice ? demanda sire Quinte. Quelques-uns. Tout cela a été perpétré par des chevaliers étrangers ne portant ni blason ni emblème, comme ton ami céans. Ils ont massacré les sœurs, puis ils se sont dispersés dans toutes les directions. Comme s’ils cherchaient, marmonna Neil. Oui, comme s’ils cherchaient quelqu’un, opina sire Chenzo. Mais qui cherchaient-ils, sire Viotor ? Voilà la question, et j’ai l’impression que tu as quelque idée quant à la réponse. Neil évita son regard, en s’efforçant de réfléchir. Il ne pouvait imaginer que le massacre au convent et le meurtre de la famille royale à Eslen fussent une coïncidence. Qui avait envoyé -176- des assassins tuer sa Fastia bien-aimée avait également dépêché des tueurs ici, pour assassiner sa sœur. Si Anne était morte, il pouvait légitimement se considérer comme libéré de son vœu. Il pouvait retourner vers la reine et la protéger. Mais la conversation de la reine avec l’ombre d’Erren indiquait qu’Anne était encore vivante deux semaines auparavant. À en juger par les ruines, le convent paraissait avoir brûlé il y avait plus longtemps que cela. Donc elle avait dû échapper au massacre collectif et était poursuivie par les tueurs. Cela signifiait que ses poursuivants savaient déjà qui elle était. Le secret qu’il avait juré de protéger n’était plus un secret du tout. S’il en était ainsi, alors les seules choses qui restaient secrètes étaient son identité et l’objet de sa mission. Il lui fallait préserver son anonymat : si Anne était encore vivante, il était peut-être son dernier espoir. Il ne pouvait se laisser retenir. Après avoir adressé une prière muette à sainte Freinte, Neil mentit. Je vois que je dois vous confier mon secret, dit-il dans un soupir. Mon nom est Etein MeqMerlem, de l’île d’Andevoi. Il est une jeune dame que j’aime, mais ses parents désapprouvaient notre affection. Ils l’ont envoyée dans un convent pour nous séparer. Je ne sais pas quel est ce convent mais depuis trois années maintenant, je l’ai cherchée, de Hansa en Safnie, jusqu’ici sans succès. « Céans je suis venu ici, et tu m’informes de cette terrible chose. (Il se redressa sur sa selle.) Je ne sais rien de ces meurtres, mais je dois savoir si elle était là. Si elle vit je la trouverai. Si elle est morte, alors je la vengerai. J’espère que tu m’aideras dans ma quête. Je le savais ! s’exclama sire Quinte. Je savais que cette quête était liée à une histoire d’amour. Sire Chenzo dévisagea Neil en inclinant un sourcil. Comme s’appelait cette dame ? demanda-t-il. Muerven de Selrète, répondit-il. (Puis, anxieusement :) S’il te plaît, se trouvait-elle ici ? Le chevalier haussa les épaules. -177- Les archives du convent ont brûlé avec tout le reste. Je suis désolé, mais il n’y a aucun moyen de le savoir. Mais les corps... Enterrés depuis longtemps et R si tu me le permets R totalement inidentifiables, de toute façon. Je sais qu’elle est en vie, dit Neil. Je le sens dans mon cœur. Peux-tu au moins me dire dans quelle direction est parti le plus gros des groupes de poursuivants ? Sire Chenzo agita négativement la tête. Je suis désolé, sire Etein, j’ai mes propres vœux et responsabilités. Mais s’il te plaît, accompagne-nous jusqu’à l’endroit où nous sommes hébergés. Tu t’y reposeras pour la nuit. Peut-être que tu te souviendras de quelque chose qui pourra nous être utile. Je crains de devoir décliner ton offre, répondit Neil. Je dois poursuivre mes recherches dès maintenant, en particulier maintenant. S’il te plaît, souligna sire Chenzo. J’insiste. L’expression dans ses yeux laissait très clairement comprendre qu’il ne s’agissait pas uniquement de politesse. Ils chevauchèrent à travers des champs d’herbe jaunissante et de chardons pourpres puis de vastes vignobles, pour enfin monter vers un vaste domaine aux murs blancs et aux toits rouges. Lorsqu’ils atteignirent les bâtiments, le soleil s’était déjà couché et seule une faible lueur brillait encore à l’ouest. Des domestiques en pourpoint prune et chausses jaunes prirent leurs chevaux, et ils franchirent un portail pour entrer dans une grande cour intérieure. Quelques serviteurs dans la même livrée balayaient lorsqu’ils entrèrent, et un page les entraîna par une autre porte dans une grande salle généreusement éclairée par des chandelles et un âtre. Quelques personnes étaient rassemblées autour d’une longue table. La plus notable était une femme d’âge mûr et d’ample corpulence, qui se leva de la tête de la table lorsqu’ils entrèrent. — Portate az me ech’ospi, casnar Chenzo ? questionna-t-elle d’une voix plaisante et joviale. -178- — Oex, répondit-il avant de se lancer dans quelque explication en vitellien. La femme hocha la tête, fit quelques gestes avec les mains, puis dévisagea ostensiblement Neil. — Pan tio nomes, me dello ? demanda-t-elle. Je suis désolé, Madame, déclara Neil. Je ne te comprends pas. La femme adressa un regard faussement furieux à sire Chenzo. Tu m’a forcée à être impolie avec l’un de mes invités, lui dit-elle dans la langue du roi. Tu aurais dû me dire tout de suite qu’il ne parlait pas notre langage. Elle se tourna vers Neil. Je n’ai fait que demander ton nom, mon dello, expliqua-t-elle. Madame, je m’appelle Etein MeqMerlem et je suis à ton service. Je suis la comtesse Orchaevia, et c’est dans ma maison que tu as été amené. (Elle sourit encore une fois.) Eh bien. Que d’invités ! Je regrette de n’avoir pu te prévenir, s’empressa de dire sire Chenzo, mais nous venons juste de les rencontrer, près des ruines du convent. Mon ordre remboursera bien évidemment... C’est tout à fait absurde, rétorqua la femme. Ne cède pas à la vulgarité, sire Chenzo. La comtesse Orchaevia n’a pas besoin du poids de l’argent de l’Église pour la persuader de recevoir des invités. (Son regard se fixa sur Neil.) Surtout un dello aussi jeune et beau que celui-ci. (Puis elle sourit à sire Quinte.) Ou un homme de la réputation de sire Quinte. Celui-ci s’inclina. Comtesse Orchaevia, tout le plaisir est pour moi. J’avais dans l’idée de te rendre visite, puisque j’étais dans la région, avant même que ces gentilshommes ne nous escortassent ici. Neil s’inclina également. Elle lui rappela la duchesse Élyonère de Loiyes, quoi qu’il n’y eût physiquement aucune ressemblance. La duchesse était menue, presque de la taille d’une enfant. Et pourtant la comtesse Orchaevia avait quelque chose de ses manières enjôleuses. -179- Et sa table était somptueuse. Vinrent d’abord des fruits, accompagnés d’un vin sombre et doux, puis une soupe jaune roborative que Neil ne reconnut pas, du lièvre rôti, de tendres flanchets de chevreau farcis au persil, du porc rôti avec une sauce verte amère, et des petits pâtés fourrés aux champignons. Suivirent perdrix et chapon, servis avec des boulettes de viande hachée élaborées de façon à ressembler à des œufs, puis une tourte aux œufs, au fromage et aux cailles, glacée au miel rouge et à l’ail. Lorsque le poisson arriva, Neil était déjà presque trop plein pour manger encore, mais il persévéra, ne désirant pas insulter son hôtesse. Sire Etein est à la recherche de l’élue de son cœur, comtesse, exposa sire Quinte tout en extirpant l’œil d’une truite pour le lancer au fond de son gosier. C’est charmant, dit la comtesse. Je suis une experte en affaires de cœur. As-tu quelqu’un de spécifique à l’esprit, sire Etein, ou ton élue t’est-elle encore inconnue ? Elle..., commença Neil, mais sire Quinte l’interrompit. Nous pensons qu’elle était au convent, expliqua sire Quinte. Oh, dit la comtesse en perdant son sourire. Tant de filles, si jeunes. Quelle chose horrible. Et juste après Fiussanal, en plus. Elles venaient juste de venir ici, vous savez ? Ici ? demanda Neil. Tout à fait, oui. Les sœurs du convent sont R étaient R mes voisines. Je donnais une fête pour les filles à chaque Fiussanal. Ce fut cette même nuit... La nuit de la lune pourpre ? laissa échapper Neil avant de pouvoir réfléchir. Une fois de plus, il vit la pauvre Elseny, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Il sentit la pauvre Fastia dans ses bras, le battement de son cœur pas plus fort que celui d’un oiseau. Il vit de nouveau le greffyn et le roi de bruyère. Il réalisa que tout le monde à la table le regardait. Oui, acquiesça la comtesse, la nuit de la lune pourpre. (Ses sourcils retombèrent et elle hocha la tête.) J’espère que tu -180- te trompes, sire Etein. J’espère que ton aimée n’était pas l’une des filles du convent. Est-il possible, si elles se trouvaient ici, que certaines d’entre elles ne fussent pas rentrées ? Je ne crois pas, répondit doucement Orchaevia. Les sœurs étaient très strictes pour ce genre de choses, et l’attaque a eu lieu plusieurs heures après la fin de la fête. Les saints soient remerciés que leurs attaquants ne soient pas venus ici, dit sire Quinte en buvant à longs traits une coupe de vin rouge. Oui, reprit Orchaevia. Que les saints en soient remerciés, effectivement. Quel était le nom de ta dame, sire Etein ? Si elle est venue ici, je l’ai peut-être rencontrée. Muerven de Selrète, répondit-il. Évidemment, elles n’utilisaient pas leur vrai nom au convent, remarqua Orchaevia. Pourrais-tu la décrire ? Neil ferma les yeux, avec encore Fastia à l’esprit. Ses bras étaient plus blancs que le duvet du chardon, dit-il. Ses cheveux aussi noirs qu’une aile de corbeau. Ses yeux plus noirs encore, comme découpés dans le ciel de la nuit. (Sa voix vacilla lorsqu’il dit cela.) Cela ne m’aide pas beaucoup, avoua la comtesse. Tu décris ton amour mieux que son apparence. Je dois la retrouver, observa gravement Neil. Sire Chenzo agita négativement la tête. On nous a rapporté que deux filles avaient été vues en fuite avec deux hommes. L’une avait des cheveux comme le cuivre, l’autre comme l’or. Cela ne ressemble en rien à ta dame, sire Etein. Tout en disant cela, il dévisageait presque nonchalamment Neil, mais quelque chose dans ce regard fouillait, épiait la moindre de ses réactions. Je dois espérer, dit-il doucement. Mais il bouillait au fond de lui. Sire Chenzo venait juste de décrire la princesse Anne et sa servante, Austra. Il s’efforça de paraître déçu et crut avoir réussi. -181- Après le repas, l’un des domestiques de la comtesse l’entraîna vers ce qu’il pensait devoir être une chambre à coucher, une supposition qui se révéla erronée. La pièce dans laquelle on le fit entrer était entièrement décorée de mosaïques, avec des fresques représentant des dauphins bondissants, des anguilles et des pieuvres. Il y avait dans le sol une immense baignoire, déjà pleine d’eau fumante. Le domestique attendit, tandis que Neil regardait l’eau, sachant combien cela serait plaisant. En sachant également à quel point il serait vulnérable. La pièce n’avait qu’une entrée. Je n’ai pas besoin d’un bain, déclara-t-il finalement. Manifestement surpris, le domestique acquiesça et le mena à sa chambre. Elle était aussi luxueuse que le reste de la maison, mais elle avait une fenêtre, et la porte pouvait être barrée. La fenêtre n’était pas si haute qu’un saut fût inenvisageable. Il était en train d’y réfléchir lorsqu’un petit bruit le fit virevolter. La comtesse se trouvait dans ses quartiers. Il ne put voir comment elle était entrée. D’abord tu as refusé le confort d’un bain chaud, et maintenant il semblerait que tu veuilles également refuser l’hospitalité de ma couche, dit-elle. Comtesse... Chut ! Tes soupçons sont justifiés. Sire Chenzo a le projet de s’emparer de toi dès cette nuit. Le visage de Neil se durcit. Alors je dois partir dès maintenant. Repose-toi un moment. Sire Chenzo ne représente aucun danger pour l’instant. Ceci reste ma maison. Tandis qu’elle disait cela, toute trace de frivolité disparut et, un instant, Neil ressentit un frisson de peur R non pas de quelque chose de tangible, mais de par sa seule présence. Comme s’il se trouvait tout seul dans les ténèbres de la lune. Qui es-tu ? murmura-t-il. Je suis la comtesse Orchaevia, répondit-elle. Tu es autre chose. Un léger sourire passa sur son visage. -182- Les sœurs de Cer ne sont pas toutes mortes dans la destruction du convent. L’une d’entre elles vit encore. D’un hochement de tête, il fit signe qu’il comprenait. Sais-tu ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Des chevaliers sont venus de nuit, principalement hansiens. Ils cherchaient une fille, tout comme toi. La même fille, n’est-ce pas ? Je le crois, répondit Neil. Oui. Elle est importante. Plus importante que tu ne peux le savoir. Je sais seulement que mon devoir est de la retrouver et de la protéger. C’est tout ce que j’ai besoin de savoir. Je vois cela. Je t’ai regardé mentir et j’ai vu à quel point cela t’était pénible. Tu n’es pas doué pour la dissimulation. Je n’y suis pas entraîné, avoua-t-il. Elles sont en vie, elle et sa demoiselle de compagnie. Je crois que deux amis à moi, des bretteurs qui connaissent le pays, les accompagnent. Mes serviteurs m’ont dit qu’ils étaient partis plein nord, probablement vers le port de z’Espino. Je te conseille de les chercher là, et de partir ce soir, seul. Sire Chenzo est-il malveillant ? Pas en lui-même, mais peut-être par ceux qu’il sert. Il n’était pas impliqué dans le massacre du convent. Mais retiens bien ceci : quelqu’un dans l’Église l’était. Quelqu’un d’important. Les chevaliers qui étaient ici étaient marqués par les saints, et certains étaient d’une sorte très particulière, d’une sorte que le monde n’a pas vu depuis des siècles. Quelle est cette sorte ? Dans l’une de mes caves à vins, il y a un homme dont la tête a été tranchée. Il est toujours vivant. Il n’est pas conscient, il ne peut parler ni voir ni sentir, mais son corps continue de se tortiller. (Elle haussa les épaules.) Je pense que sire Chenzo ne sait rien de cela, mais ce n’est pas forcément le cas de ses supérieurs. On lui a ordonné de chercher quelqu’un comme toi. Tes mensonges, comme je te l’ai dit, ne sont guère convaincants. Et sire Quinte ? Je ne sais s’il est lié à cela, mais ce serait folie que de prendre ce risque. -183- Il m’a apporté son aide. Je ne connais pas la langue du cru. J’étais perdu lorsqu’il m’a trouvé. Peut-être que c’était le cas. Peut-être qu’il t’en a simplement convaincu. J’ai un serviteur que je vais charger de t’accompagner. Il est digne de toute ta confiance et te servira de guide et d’interprète. Et il t’approvisionnera, aussi. Puis elle sourit. Pars. Tu peux sortir par la grande porte. Personne ne te verra ni ne t’importunera. Et toi ? N’aie aucune crainte pour moi. Je peux régler tout problème qui résulterait de ton départ. Neil la regarda un instant, puis il acquiesça. Comme la comtesse l’avait promis, il ne rencontra personne dans les salles et les couloirs, sinon les domestiques de la maison qui ne faisaient que le saluer ou hocher poliment la tête, toujours en silence. Dehors, dans la cour, Houragan attendait, ainsi qu’une petite jument noire et un hongre brun chargé de provisions. Près d’eux se dressait un garçon en chausses marron et chemise blanche, avec un long gilet noir et un chapeau au large bord. S’il te plaît, sire, dit le garçon. Il parlait la langue du roi avec un léger accent. Son ton semblait ironique. Merci... Tu peux m’appeler Vaséto. (Il fît un signe de tête en direction des chevaux.) Tout est prêt. Devons-nous nous mettre en route ? Je le suppose. Bien. (Il monta en selle.) Si tu veux bien me suivre. La terre était or pâle là où la lune l’embrassait, mais là où elle ne l’atteignait pas, les ombres étaient étranges. Certaines s’étalaient comme une rouille sombre, d’autres comme du bronze noirci à la flamme ou le vert du cuivre corrompu. C’était comme si un géant avait recouvert le monde de métal puis l’avait abandonné trop longtemps aux intempéries. Même les -184- étoiles paraissaient d’acier et Vaséto R lorsque son visage apparaissait malgré sa coiffe R semblait gravé en relief à l’or rouge. Neil n’avait jamais connu une telle nuit. Il eût aimé pouvoir l’apprécier, mais les ombres multicolores semblaient hérissées de dangereux piquants, et les bruits nocturnes s’effaçaient autour d’elles, pour permettre d’entendre quelque chose d’autre, quelque chose qui les suivait. Tu as entendu cela ? demanda-t-il à Vaséto. Ce n’est rien, répondit le garçon. En tout cas, ce ne sont pas tes amis chevaliers, c’est certain. Ils feraient chacun autant de bruit que toi. (Il sourit légèrement.) Mais tu as de bonnes oreilles. Quelques heures plus tard, ils s’arrêtèrent dans une maison abandonnée dissimulée par un bosquet de saules et dormirent chacun leur tour. Neil monta lugubrement la garde, en observant le mouvement des ombres tandis que la lune descendait, voyant ici ou là un mouvement qui n’avait pas lieu d’être. Des chiens hurlaient au loin, comme s’ils se lamentaient de voir la lune disparaître. Un peu après le lever du jour, ils reprirent leur route vers le nord, Neil avec des yeux las, son compagnon apparemment frais et dispos. Vaséto était un gars petit et sombre, aux grands yeux bruns et aux cheveux coupés au bol juste au-dessus des oreilles. Il chevauchait comme s’il était né sur une selle, et sa monture, quoique petite, était pleine d’entrain. Au milieu de la journée, ils traversèrent une petite rivière et dépassèrent une ville au sommet d’une colline. Trois grandes tours dominaient une multitude de toits, et les champs s’étendaient jusqu’à la route et au-delà. Les maisons et les auberges se firent plus fréquentes, jusqu’à presque border la route, puis elles se raréfièrent. Les arbres se multiplièrent ensuite, jusqu’à former parfois des tunnels sombres et odorants de cèdres et de lauriers. À quelle distance sommes-nous de z’Espino ? demanda Neil, impatient. À dix chenperéchis. Nous devrions y être demain. -185- Que t’a dit la comtesse ? Tu cherches deux filles, l’une aux cheveux roux, l’autre aux cheveux d’or. Elles peuvent être avec Cazio et z’Acatto. Qui sont Cazio et z’Acatto ? demanda Neil. D’anciens invités de la comtesse, répondit Vaséto. Pourquoi seraient-ils avec ces filles ? Cazio faisait la cour à l’une d’entre elles. La nuit où le convent a brûlé, Cazio et z’Acatto ont disparu, eux aussi. J’ai trouvé quelques traces de leur piste. Vraiment ? Oui, répondit Vaséto. Oui, vraiment. Et tu penses qu’ils sont ensemble ? Vaséto ouvrit de grands yeux. Trois séries de traces, deux petites, une grande, et tous poursuivis par des hommes à cheval. Ils se sont retrouvés dans des ruines, et là un autre les a rejoints R z’Acatto, si l’on en croit son talon usé. Ils se sont battus contre les hommes à cheval et l’ont plus ou moins emporté. Ils sont partis tous les quatre ensemble. Neil dévisagea Vaséto quelques instants, réfléchit au ton péremptoire de sa voix. Tu es plus âgé que je ne le pensais, dit-il. Probablement, répondit Vaséto. Et tu n’es pas un garçon. Vaséto lui adressa un petit sourire. Je me demandais si tu t’en apercevrais jamais, admit-elle. Ils doivent vous faire bien bas du front, là-bas dans le Nord. Pas que les hommes ici soient beaucoup plus malins, remarque. Tu es vêtue comme un garçon. Tes cheveux sont coupés comme ceux d’un garçon. Et la comtesse m’a parlé d’un garçon. Je le suis effectivement, ils le sont effectivement, et elle l’a effectivement dit, répliqua Vaséto. Et cela fait beaucoup de paroles sur ce sujet. Néanmoins, nous avons pour l’instant à nous inquiéter d’autres choses. Comme quoi ? En réponse, une flèche vint se ficher dans le tronc d’un olivier, à un peu plus d’une longueur de bras de la tête de Neil. -186- CHAPITRE CINQ L’ÉTAN Aspar décocha une flèche sur la chose avant même d’avoir pu voir ce que c’était. Elle toucha sa cible, il en était certain, mais ne parut pas avoir beaucoup d’effet. Un long bras griffu se détendit et projeta Stéphane au sol. Tandis qu’Aspar décochait une deuxième flèche, une pellicule de lumière parut se déposer partout uniformément. Les feuilles qui avaient dissimulé la fosse dans laquelle la créature s’était cachée tourbillonnèrent lentement en retombant, chacune distincte R chêne-fer, frêne, charmillet, peuplier. Comme les feuilles se redéposaient, l’étan se révéla. La première impression fut celle d’une immense araignée R quoiqu’il n’eût que quatre membres, longs et grêles, attachés à un torse si compact qu’on eût dit un tonneau, une masse de muscles recouverte par ce qui semblait être des écailles brunes et un poil rare et verdâtre qui se faisait plus épais en haut de l’épine dorsale, pour enfin former un collier autour de son petit cou épais. Des yeux jaunes épiaient depuis un énorme rectangle de corne vert sombre, avec de simples fentes pour narines et des trous en lieu d’oreilles. Sa bouche était le rire d’une Vieille-qui-presse, une lézarde qui fendait le visage en deux et se convulsait autour de dents inégales, difformes et noires. La deuxième flèche le frappa haut sur la poitrine, là où le cœur aurait dû se trouver. La créature se détourna de Stéphane, -187- se mit à quatre pattes, puis se rua vers Aspar à une vitesse terrifiante. Aspar tira un autre coup et Ehawk fit de même, puis le monstre fut sur eux. Sa puanteur frappa Aspar au ventre, sa gorge se tendit tandis qu’il abandonnait son arc pour tirer sa dague et sa hache. Il frappa de toutes ses forces avec cette dernière, puis esquiva comme la chose attaquait. Une patte à six griffes siffla au-dessus de lui et ne le manqua que de peu. Il virevolta et s’accroupit en position de combat. L’étan marqua une pause, sautillant lentement sur ses deux étranges longues pattes, le corps droit, les orteils tapant le sol. Il dominait Aspar de trois bons pieds. Aspar recula, espérant se trouver hors de portée. Winna, dit-il. Éloigne-toi d’ici. Maintenant. Ehawk, remarqua-t-il, se mouvait en silence pour venir se placer derrière la bête. — Wiiiiinaaah, croassa la chose. (La peau d’Aspar se hérissa comme s’il était tombé dans une fosse de vers grouillants.) Wiinaah bonne, oui. Te trouver plus tard. Jouer. La langue était le dialecte almannien local. Par l’œil de Grim ! jura Aspar. Estronc, mais qu’es-tu donc ? Pour toute réponse, l’étan s’avança un peu en vacillant, puis arracha l’une des flèches de sa poitrine. Aspar vit que les écailles ressemblaient en fait plus à des plaques, à une forme d’armure naturelle R la pointe n’avait pas pénétré profondément. Cela lui rappelait de plus en plus le greffyn, qui avait également en lui beaucoup d’un reptile. Si cette chose était aussi venimeuse que le greffyn, c’était comme si Stéphane était déjà mort. Et lui aussi, s’il réussissait à le toucher. Il attendit l’assaut suivant en cherchant son point faible. La tête était protégée, elle aussi, et devait être entièrement faite d’os. Il pourrait peut-être atteindre l’œil avec un bon lancer. La gorge, peut-être ? Non, il eût fallu aller la chercher beaucoup trop loin. Ses membres la protégeaient trop bien. Il changea légèrement la position de la main qui tenait le couteau. -188- L’étan plongea soudain vers lui. Ehawk laissa échapper un cri et décocha une flèche ; Aspar esquiva, se glissa à l’intérieur des griffes tendues, trancha vers l’intérieur de la cuisse et frappa de la pointe vers le bas-ventre. Il sentit les chairs se fendre sous l’effet du premier coup, et la chose hurla. L’autre coup manqua comme le monstre sautait par-dessus lui et lui décochait une terrifiante ruade qui le projeta en avant. La chose se retourna avant même que lui eût eu le temps de penser à se relever, arracha une branche à un arbre, et la lança. Aspar entendit Ehawk crier, et le bruit d’un corps qui heurte le sol. Puis l’étan revint vers lui. Du coin de l’œil, il vit Winna, armée d’une simple dague, se précipiter à sa rescousse. Non ! hurla Aspar en se relevant et en brandissant sa hache. Mais l’étan frappa Winna du dos d’une main et, comme elle chancelait, il la saisit de l’autre. Aspar lança sa hache, qui ricocha sur la tête du monstre sans lui faire de mal. Aussitôt après, celui-ci bondit verticalement, entraînant Winna avec lui. Il attrapa une branche basse, se balança et se saisit d’une autre branche d’un pied préhensile. Il se déplaçait à travers les arbres plus vite qu’un homme ne pouvait courir. Non ! répéta Aspar. Il se remit sur pied, ramassa son arc et s’élança à la poursuite du monstre, qui s’éloignait rapidement. Une sorte de tremblement le parcourait, qu’il n’avait jamais connu auparavant. Il ravala ses émotions et courut, tout en fouillant sa ceinture à la recherche de la boîte que le praifec lui avait donnée, dont il finit par extraire la flèche noire. L’étan s’effaçait progressivement de sa vue, disparaissant ici pour réapparaître là, derrière les branches et les troncs. Le souffle d’Aspar était rauque à travers ses lèvres lorsqu’il encocha la relique sur la corde. Il s’arrêta, prit sa position, et durant un instant, le monde fut de nouveau paisible. Il sentit l’immensité de la terre sous lui, la légère brise qui parcourait les lieux, le souffle profond des arbres. Il tendit son arc. -189- L’étan disparut derrière un tronc, réapparut, disparut de nouveau. Aspar visa l’étroite ouverture dans laquelle il pensait qu’il allait réapparaître, sentit l’instant venir et tira. La flèche d’ébène fila en sifflant entre les feuilles et les branches, jusqu’à l’endroit où le large dos de l’étan forma une brève occlusion entre deux arbres. Le silence s’étira, mais pas l’immobilité. Aspar s’élança de nouveau, préparant déjà une autre flèche, jurant dans sa barbe, le cœur serré comme un poing furieux. Il trouva Winna en premier. Elle était étendue comme une poupée abandonnée au milieu d’un buisson de fougères rougies par l’automne, sa robe tachée de sang. L’étan était affalé quelques pieds plus loin, dos à un arbre, et le regardait approcher. Aspar pouvait voir la pointe de la flèche noue qui dépassait de sa poitrine. Aspar s’accroupit près de Winna et chercha son pouls, mais en gardant les yeux fixés sur l’étan. Celui-ci gargouilla et cracha du sang, puis il cligna des yeux, comme s’il était fatigué. Il éleva une main à six doigts pour toucher la pointe de la flèche. Pas juste, petit homme, râla-t-il. Pas bien. Objet impie, hein ? Et pourtant il te tuera aussi. Ton sort est le même que le mien. Puis il vomit du sang, souffla encore deux fois et tourna son regard vers un autre monde. Winna ? gémit Aspar. Winna ? Le battement de son cœur était irrégulier, mais elle avait toujours un pouls, et il était fort. Il toucha sa joue, elle s’agita. Eh ? dit-elle. Ne bouge pas. Tu es tombée, je ne sais pas de quelle hauteur. Tu as mal quelque part ? Oui, répondit-elle. J’ai mal partout. J’ai l’impression que l’on m’a mise dans un sac et qu’il a été piétiné par six mules. (Elle haleta soudain et s’assit dans un bond.) L’étan ! Il est mort. Calme-toi, maintenant, que nous nous assurions que tu n’as rien de cassé. De quelle hauteur es-tu tombée ? Je ne sais pas. Après le moment où il m’a frappée, tout est brumeux. -190- Il commença à inspecter ses jambes, en tâtonnant à la recherche de fractures. Aspar White. Deviens-tu toujours aussi romantique, quand tu tues un étan ? demanda-t-elle. Oui, répondit-il. À chaque fois. Il l’embrassa alors, par pur soulagement. Alors qu’il faisait cela, il réalisa que ces derniers instants, il venait de connaître la plus grande terreur de sa vie. Elle avait été tellement plus puissante que toutes les peurs qu’il avait jamais connues qu’il ne s’en était pas aperçu. Winna..., commença-t-il, mais un léger bruit lui fit relever les yeux. Dans les buissons derrière l’étan mort, il aperçut brièvement une silhouette voilée, à demi cachée par un arbre, le visage aussi blanc que l’os, avec un œil vert... Fend ! gronda-t-il en tendant la main vers son arc. Lorsqu’il se retourna, la silhouette avait disparu. Il encocha une flèche et attendit. Peux-tu marcher ? demanda-t-il doucement. Oui. (Elle se releva.) C’était vraiment lui ? C’était un Sefry, j’en suis certain. Mais je n’ai pas eu le temps d’en voir plus. Quelqu’un vient vers nous, prévint-elle. Oui. C’est Stéphane et Ehawk. je reconnais leur pas. Ses deux cadets apparurent un instant après. Stéphane resta bouche bée lorsqu’il vit la créature morte. Par tous les saints ! Aspar ne quitta pas les bois des yeux. Il y a un Sefry, par là, dit-il. La trace que nous avions vu un peu plus tôt ? demanda Ehawk. Probablement, oui. Vous allez bien ? questionna Aspar. Oui, je vais bien, merci, dit Stéphane. Quelques contusions, c’est tout. Le garçon ? demanda Winna. La voix de Stéphane se fit plus grave. Il est mort. -191- Personne n’ajouta rien à cela. Il n’y avait pas grand-chose à dire. Tous les deux, vous allez rester avec elle, ordonna Aspar. Moi, je vais aller voir ce qu’est devenu le compagnon de notre ami. Aspar, attend, dit Winna. Et si c’est Fend ? S’il essaie de t’entraîner dans un autre piège ? Il lui prit la main. Je crois que ce piège-là était tout ce qu’il avait dans son escarcelle. Et si nous n’avions pas eu la flèche du praifec, cela aurait suffi. Tu as utilisé la flèche ? demanda Stéphane. Il avait Winna, répondit Aspar. Il était dans les arbres. Il n’y avait rien d’autre à faire. Stéphane fronça les sourcils puis il hocha la tête. Il s’avança vers l’étan, s’accroupit près du cadavre et retira soigneusement le projectile. Je vois ce que tu veux dire, observa-t-il. Les autres flèches n’ont même pas pénétré de l’épaisseur d’un doigt. (Il leur adressa un sourire ironique.) Au moins, nous savons qu’elle fonctionne. Oui, sur les étans, concéda Aspar. Je reviens. (Il serra la main de Winna.) Je serai prudent. Il suivit la trace durant quelques centaines de pas, aussi loin qu’il osât aller seul. Il avait dit la vérité à Winna : il n’avait pas peur qu’il y eût un piège R mais il craignait que le Sefry revînt vers Stéphane et Winna, pour les prendre par surprise tandis qu’il était loin. Fend n’apprécierait rien plus que de tuer une personne qu’Aspar aimait, et lui venait déjà juste de manquer la perdre. On dirait qu’il est toujours tout seul, dit Aspar. Ils avaient suivi la piste du Sefry la plus grande partie de la journée. Il se déplace vite, nota Ehawk. Mais il veut être suivi. Oui, je m’en suis aperçu aussi, répondit Aspar. Que voulez-vous dire ? demanda Stéphane. -192- La trace est évidente R maladroite, même. Il ne fait aucun effort pour nous perdre. Ehawk vient de dire qu’il semblait être pressé. Ce n’est pas une raison suffisante. Il n’a même pas tenté les trucs les plus simples pour nous retarder. Il a traversé trois ruisseaux, sans même remonter ou descendre le fil de l’eau. Werlic, Ehawk a raison R il veut que nous le suivions, pour quelque raison. Si c’est Fend, il nous entraîne probablement en un endroit déplaisant, dit Winna. Aspar se gratta le menton et sa barbe naissante. Je ne suis pas certain que ce soit Fend. Je ne l’ai qu’entraperçu, et je n’ai pas vu de bandeau. Et les traces me paraissent trop petites. Mais qui que cela puisse être, il se déplaçait avec l’étan, tout comme Fend et frère Desmond voyageaient avec le greffyn. Il fait donc probablement partie de la bande de Fend, non ? Eh bien, pour autant que je le sache, les brigands de Fend sont les seuls Sefrys qui restent dans la forêt, admit Aspar. Tous les autres sont partis depuis des mois. La piste les avait entraînés loin dans les profondeurs de la forêt. Ici, il n’y avait aucun signe des ronces noires. De grands châtaigniers se dressaient autour d’eux, et le sol était couvert de leurs résidus poisseux. Quelque part à proximité, un pivert martelait un tronc et, de temps en temps, ils entendaient les cris des oies, loin au-dessus d’eux. Que peuvent-ils bien préparer ? se demanda Winna à haute voix. Je suppose que nous finirons par le découvrir, répondit Aspar. Le soir vint, et ils montèrent le camp. Winna et Stéphane brossèrent les chevaux tandis qu’Ehawk faisait du feu. Aspar partit en reconnaissance dans les environs, pour mémoriser les lieux au cas où il aurait besoin de s’y déplacer dans le noir. Ils levèrent le camp dès les premières lueurs de l’aube et se remirent en route. Les traces étaient plus fraîches maintenant R leur proie n’était pas à cheval, tandis qu’eux l’étaient. Malgré sa vitesse, ils gagnaient du terrain. -193- À la midi, Aspar remarqua quelque chose à travers les arbres devant, et il fit signe aux autres de s’arrêter. Il dévisagea Stéphane. Je n’entends rien d’inhabituel, observa Stéphane. Mais l’odeur R elle a des relents de mort. Restez sur vos gardes, dit Aspar. Par tous les saints ! souffla Stéphane lorsqu’ils se furent approchés assez près pour voir. Une petite bâtisse de pierre se dressait au sommet d’un tumulus de terre arrondi. Autour de la base du tertre s’étalait tout un périmètre de cadavres humains, pour la plupart réduits à des ossements. Stéphane avait néanmoins raison : la puanteur était encore là. Et pour ses sens bénis des saints, ce devait être insoutenable, songea Aspar. Ce que Stéphane confirma en se pliant en deux pour vomir. Aspar attendit qu’il eût terminé, puis il s’approcha plus près. C’est la même chose, dit Aspar. Exactement comme les sacrifices qu’avaient faits tes moines renégats. C’est un sedos, n’est-ce pas ? C’est bien un sedos, confirma Stéphane. Mais ce n’est pas comme avant. Ils font les choses correctement, cette fois. Que veux-tu dire ? questionna Winna. Stéphane s’appuya à un arbre, apparemment pâle et affaibli. Comprends-tu ce que sont les sedoï ? lui demanda-t-il. Tu as dit quelque chose à leur sujet aux investigateurs de la reine, mais à l’époque je n’ai pas écouté attentivement. Aspar était blessé, et depuis... Oui, nous n’en avons pas beaucoup parlé depuis, soupira-t-il. Sais-tu comment les prêtres reçoivent la bénédiction des saints ? Un peu. Ils visitent des sanctuaires et ils prient. Oui. Mais pas n’importe quels sanctuaires. (Il fit un signe en direction du monticule.) Ceci est un sedos. Un endroit où un saint s’est autrefois tenu, et où il a laissé un peu de sa présence. Mais visiter un sedos ne confère rien, du moins pas généralement. Il faut en trouver une enfilade, parcourir une série d’endroits visités par le même saint, ou par des aspects de -194- ce saint. Les sanctuaires R comme ce bâtiment, là R n’ont aucun pouvoir en eux-mêmes. Le pouvoir vient du sedos R le sanctuaire n’est qu’un symbole, un lieu construit pour nous aider à concentrer notre attention sur la présence du saint. « J’ai arpenté la voie des sanctuaires de saint Decmanus, et il m’a fait la grâce des sens améliorés que je possède aujourd’hui. Je peux me remémorer les choses après un mois comme si elles venaient de se produire. Decmanus est un saint de la connaissance ; les moines qui arpentent d’autres voies reçoivent d’autres dons. La voie des sanctuaires de Mamrès, par exemple, octroie des dons martiaux à ceux qui l’explorent. Puissance, rapidité, un instinct pour le meurtre, ce genre de choses. Comme Desmond Spendlove. Oui. Il a arpenté la voie des sanctuaires de Mamrès. Alors ceci est une partie d’une voie ? demanda Winna. Mais les cadavres... C’est tout neuf, dit Stéphane. Regarde la pierre. Il n’y a ni mousse ni lichen, aucune trace d’intempéries. Cela aurait pu être construit hier. Les moines renégats et les Sefrys qui suivaient le greffyn se servaient de la créature pour trouver de vieux sedoï dans la forêt. Je pense que le greffyn avait la capacité de les sentir, et qu’il faisait le tour de ceux qui avaient encore un pouvoir latent. Puis Desmond et sa bande pratiquaient des sacrifices, à mon avis pour découvrir à quel saint le sedos appartenait. Mais je ne pense pas qu’ils le faisaient convenablement R il leur manquait certaines informations. Alors que celui qui a fait cela l’a correctement réalisé. (Il fit glisser la paume de sa main sur ses yeux.) Et c’est de ma faute. Quand j’étais à d’Ef, j’ai traduit d’anciens scrifts interdits qui concernaient ces choses. Je leur ai transmis les informations dont ils avaient besoin pour faire ce que vous voyez là. (Il agita la tête, plus pâle que jamais.) Ils construisent une voie de sanctuaires, vous comprenez ? Qui ça ? demanda Aspar. Spendlove et ses renégats sont morts. Pas tous, semble-t-il, répondit Stéphane. Ceci a été construit après que nous ayons tué Spendlove. -195- Mais quel saint a laissé sa marque ici ? murmura Winna Stéphane vomit une nouvelle fois, s’essuya le front, et se redressa. C’est à moi de le découvrir, dit-il. Attendez-moi tous ici, s’il vous plaît. Stéphane eut encore des haut-le-cœur lorsqu’il atteignit le cercle de cadavres. Non pas pour l’odeur, cette fois, mais à cause de l’horreur des détails. Des morceaux de vêtements, le ruban dans les cheveux de l’un des plus petits corps, juxtaposé à son sourire en biais pas encore complètement décharné. Une cape verte tachée avec une broche de cuivre façonnée en forme de cygne. De petites preuves du fait qu’il s’agissait autrefois d’êtres humains. Où cette enfant avait-elle eu son ruban ? Elle était probablement la fille d’un bûcheron R c’était peut-être le plus beau cadeau qu’elle avait reçu de sa vie. Son père le lui avait rapporté après avoir mené ses cochons au marché de Tulhaem, et elle l’avait embrassé sur la joue. Il l’avait appelée « mon petit poussin », et il avait été forcé de la regarder se faire éviscérer avant de sentir à son tour le couteau, juste sous l’endroit où une broche en forme de cygne fermait sa cape... Stéphane frissonna, ferma les yeux pour enjamber l’enfant, et sentit... ... un bourdonnement, un frémissement dans son ventre, une sorte de crépitement dans sa tête. Il se tourna pour regarder derrière lui en direction d’Aspar et des autres, mais ils semblaient si loin, si petits. Leurs bouches bougeaient, mais il ne pouvait entendre ce qu’ils disaient. Un instant, il oublia tout et resta juste dressé là, à se demander qui ils étaient. Dans le même temps, il se sentait merveilleusement bien. Ses peines et ses douleurs avaient toutes disparu, il avait l’impression qu’il aurait pu courir dix lieues sans s’arrêter. Il se renfrogna devant les os et les chairs putréfiées autour du tertre en se souvenant vaguement que leur vue l’avait contrarié pour quelque raison, encore qu’il se demandait pourquoi il devrait s’en offusquer plus que des feuilles et des branches qui jonchaient également le sol. -196- Avec cette pensée encore à l’esprit, il se retourna lentement vers la bâtisse qui se trouvait derrière lui. Elle était construite comme beaucoup des sanctuaires de l’Église R un simple cube de pierre avec un toit d’ardoises et une porte perpétuellement ouverte. Le linteau était gravé d’un seul mot, et il remarqua avec grand intérêt que ce n’était pas du vitellien, la langue habituelle de l’Église, mais du vadhiien ancien, la langue du royaume des Mages. MARHIRHEBEN, disait l’inscription. À l’intérieur, une fine petite statue sculptée dans de l’os dominait un autel de pierre. Elle représentait une femme splendide au sourire troublant. Un greffyn se dressait de chaque côté d’elle, et ses mains étaient baissées comme pour caresser leur crinière. Il regarda alentour mais ne vit rien d’autre de notable. En haussant les épaules, il quitta le sanctuaire. Comme il enjambait de nouveau la rangée de cadavres, quelque chose de terrible se libéra et jaillit de sa gorge. Le monde se brisa comme du verre, et il tomba dans la nuit d’avant la naissance du monde. -197- CHAPITRE SIX LES MOLOSSES D’ARTUMO Alors que la flèche frémissait encore, deux hommes s’engagèrent sur la route, et Neil devina qu’il y en avait au moins quatre autres dans les fourrés sur les côtés. Un bruissement ténu lui fit comprendre qu’il y en avait un derrière lui. Les deux de devant étaient vêtus de cuir râpé et portaient chacun une longue lance. Ils arboraient également des foulards qui dissimulaient leurs visages. Des bandits ? demanda Neil. Nan, des représentants du clergé, répondit ironiquement Vaséto. L’un des hommes cria quelque chose. De quel saint ? interrogea Neil. De sire Turmo, à mon avis. Le patron des voleurs. Ils viennent juste de te demander de mettre pied à terre et de te défaire de ton armure. Vraiment ? Et que conseillerais-tu ? Cela dépend si tu as envie de la conserver ou pas. Je préférerais, oui, merci. Eh bien alors..., dit Vaséto avant de laisser échapper un long sifflement, haut et clair. L’homme cria de nouveau. Cette fois, Vaséto lui répondit. Que vous êtes-vous dit ? Je leur ai offert une chance de se rendre. Très bien, acquiesça Neil. Essaie de t’abriter. -198- Il tendit la main vers sa lance. À cet instant précis, de furieux mouvements naquirent sur le côté de la route. Neil fit volter Houragan et eut un bref aperçu de quelque chose de brun et de très grand dans les fourrés. Les feuilles volaient, et quelqu’un laissa échapper un cri d’angoisse. Interloqué, il se retourna vers les hommes sur la route, juste à temps pour les voir être projetés au sol sous les pattes de deux gros molosses. — Oro ! hurla l’un d’entre eux. Oro pertument ! Pacha Satos, Pacha sachero satos ! Pacha misercarda ! Neil regarda alentour. Il y avait au moins huit de ces immenses bêtes. Vaséto siffla de nouveau. Les chiens s’écartèrent d’un pas de leurs victimes, mais gardèrent les babines retroussées. Neil dévisagea Vaséto, qui mettait pied à terre. Pourquoi ne garderais-tu pas ta grande épée à la main, suggéra-t-elle, pendant que je ramasse les armes de ces coquins ? Avez pitié ! supplia l’un des hommes sur la route dans la langue du roi. Vous voyez comme que je parle le langage ? Nous sommes peut-être du même pays ! Quelle sorte de pitié aurais-tu eu pour moi ? demanda Neil en gardant un œil sur le chien qui surveillait l’homme auquel il prit une lance et deux couteaux. Tu voulais me voler, non ? Peut-être même me tuer ? Non, non, bien sûr que non ! répondit l’homme. Mais il est si dur de vivre, ces jours. Le travail est rare, la nourriture encore plus rare. J’ai une femme, dix petits. S’il te plaît, épargne-moi, maître ! Chut, souffla Vaséto. Tu l’as dit toi-même : la nourriture est rare. Si mes chiens mangent un mouton ou une chèvre, j’aurai des problèmes. S’ils te mangent toi, je n’aurai que des remerciements. Alors tais-toi, et remercie les sires et les dames de pouvoir nourrir d’aussi nobles créatures. L’homme la regarda. Des larmes roulaient dans ses yeux. Dame Artuma ! Protège-moi de tes enfants ! Vaséto s’accroupit à côté de lui et lui ébouriffa les cheveux. -199- C’est très hypocrite, dit-elle. D’abord, tu molestes une servante d’Artuma et, ensuite, tu lui demandes son pardon ? Prêtresse, je ne savais pas. Elle l’embrassa sur le front. Et en quoi est-ce une excuse ? demanda-t-elle. Ce n’en est pas une, ce n’en est pas une, je comprends cela. Elle fouilla la ceinture de l’homme, en tira une bourse. Eh bien, reprit-elle. Peut-être qu’une aumône au prochain autel aidera ta cause. Oui, acquiesça l’homme en reniflant. Peut-être. J’espère bien. Grand sire, grande dame... Je suis fatiguée de t’entendre, maugréa Vaséto. Un mot, et ta gorge sera tranchée. Ils désarmèrent le reste des bandits, puis se remirent en selle. Ne devrions-nous pas les emmener quelque part ? demanda Neil. Elle haussa les épaules. Non, à moins que tu aies du temps à perdre. Il te faudrait rester là-bas et attendre un juge. Sans armes, ils seront inoffensifs pour un temps. Comme l’agneau qui vient de naître ! renchérit l’homme à terre. Qui hurla lorsque le chien plongea sur lui. J’avais dit plus un mot, le tança Vaséto. Restez tous étendus là sans un mot et sans un geste. Je vais laisser mes frères et mes sœurs décider de votre sort. Elle lança sa jument au trot sur la route. Après un instant d’hésitation, Neil lui emboîta le pas. Tu aurais pu me parler des chiens, dit Neil au bout d’un moment. J’aurais pu, reconnut-elle. Cela m’a amusée de ne pas le faire. En es-tu fâché ? Non. Mais j’apprends à ne plus m’étonner de rien. Oh ? Ce serait dommage, ça te va si bien. Vont-ils les tuer ? -200- Hein ? Non. Ils vont rester assez longtemps pour leur faire vraiment peur, puis ils vont nous suivre. Qui es-tu, Vaséto ? demanda Neil. Ce n’est pas une question très honnête, répondit Vaséto. Je ne connais même pas ton nom. Je m’appelle Neil MeqVren. Ce n’est pas le nom que tu as donné à la comtesse, fit-elle remarquer. Non, effectivement. Mais c’est mon vrai nom. Elle sourit. Et je m’appelle vraiment Vaséto. Je suis une amie de la comtesse. C’est tout ce que tu as besoin de savoir. Ces hommes semblaient penser que tu es une sorte de prêtresse. Quel mal y a-t-il à cela ? L’es-tu ? Pas par vocation. Ce qui fut tout ce qu’elle dit à ce sujet. À la midi le lendemain, Neil sentit la mer, et peu après, il entendit sonner les cloches de z’Espino. Comme ils atteignaient le sommet d’une colline, des tours leur apparurent, de fines flèches de pierre rouge ou jaune sombre s’élevant au-dessus de dômes et de toits qui semblaient s’amasser sur des lieues. Plus près d’eux, des champs de sombres oliviers contrastaient avec l’or des champs de céréales et les délicats bosquets de cèdres en forme de couteaux. Au-delà, les reflets bleus de la mer luisaient sous des amas de nuages blancs. À l’ouest de la ville se dressait un autre amoncellement de bâtiments, cette fois plus sombre, sans tours ni murailles. Ce devait être z’Espino-des-Ombres, supposa-t-il. C’est grand, dit Neil. Bien assez, répondit Vaséto. Et trop pour mon goût. Comment allons-nous retrouver deux femmes dans tout cela ? Eh bien, je suppose qu’il va nous falloir réfléchir, soupira Vaséto. Si tu étais elles, que ferais-tu ? -201- Difficile à dire, avec Anne, songea Neil. Elle pouvait faire à peu près n’importe quoi. Saurait-elle même ce qui était arrivé à sa famille ? Mais même si elle ne le savait pas, elle était perdue dans un pays étranger, poursuivie par des ennemis. Si elle avait ne serait-ce qu’un peu de bon sens, elle essaierait de rentrer chez elle. Elle doit vouloir rentrer en Crotheny, dit-il. Vaséto acquiesça. Deux moyens de le faire. Par mer et par terre. A-t-elle de l’argent ? Probablement pas. Alors je suppose que ce serait plus facile par les terres. Tu devrais le savoir, c’est par là que tu es venu. Oui, mais les routes sont dangereuses, en particulier si ces hommes la pourchassent encore. (Il changea de position sur sa selle.) La comtesse a parlé d’un homme qui avait eu la tête tranchée et qui néanmoins vivait encore. Elle t’en a parlé, n’est-ce pas ? Et tu as attendu aussi longtemps pour me demander ? Je voudrais savoir ce à quoi je m’attaque. Je te le dirais si je le savais, répondit Vaséto. Ce ne sont pas des chevaliers habituels, c’est évident. Comme l’a dit la comtesse, celui-là est encore vivant, en un sens, mais pas exactement en état de parler. (Elle fronça les sourcils.) Tu ne fais aucune objection ? Tu sembles prêt à accepter une notion des plus absurdes. J’ai vu suffisamment de scintillation et d’encrotacnie cette dernière année, dit Neil. Je n’ai aucune raison de douter de la comtesse, et toutes les raisons de la croire. Si elle m’avait dit qu’il s’agissait des eschasl eux-mêmes revenus de la tombe, je l’aurais cru. Eschasl ? reprit Vaséto. Tu veux dire les Skasloï ? Eh bien, vous, les Lieriens, vous avez un don pour estropier les mots, c’est le moins qu’on puisse dire. Quoi qu’il en soit, les hommes dont nous parlons sont humains, ou ont commencé comme tels. Nous avons aussi trouvé des cadavres de la sorte ordinaire. Si je devais faire une supposition, je dirais qu’ils -202- viennent de ton pays, ou d’une autre région du nord, parce qu’ils étaient plusieurs à avoir des cheveux jaunes comme les tiens et les yeux clairs. Ce n’étaient pas des Vitelliens. Ce qui m’amène à me demander comment ils ont pu partir si loin dans ton pays pour commettre un meurtre. Vaséto grimaça. Mais tu connais déjà la réponse à ta question, ou du moins tu as des soupçons. Quelqu’un ici les aide. L’Église ? Pas l’Église, mais peut-être quelqu’un à l’intérieur de l’Église. À moins que ce ne soit la guilde des marchands, étant donné l’intérêt de ton sire Quinte. Ou n’importe quel prince, qui sait ? Mais ils ont un soutien ici, de cela on peut être sûr. Et ont-ils un soutien à z’Espino ? C’est fort probable. Un minser de cuivre suffirait à corrompre à peu près n’importe quel officiel dans cette ville dépravée. Neil hocha la tête et observa d’un œil nouveau le paysage qui s’étendait entre lui et la cité. Qu’y a-t-il, là, en bas ? demanda Neil. Il indiqua du doigt l’endroit où la route sur laquelle ils se trouvaient rejoignait une voie plus large. Tout du long, nombre de tentes et d’étals avaient été montés. Un peu plus loin, la voie ainsi augmentée traversait un pont de pierre enjambant un canal, avec une porte du côté de la cité. C’est l’endroit où la guilde des marchands perçoit sa taxe, répondit Vaséto. Pourquoi le demandes-tu ? Parce que si je cherchais quelqu’un qui entrerait ou sortirait de z’Espino, c’est là que je me placerais. Vaséto acquiesça. Bien. Tu vas finir par apprendre la méfiance. Il se pourrait qu’ils me recherchent aussi, dit Neil. Bon garçon. Il eut l’impression qu’elle aurait tout aussi bien pu parler à l’un de ses chiens. Il jeta un coup d’œil dans sa direction, mais elle avait les yeux fixés sur les voyageurs qui faisaient la queue pour traverser le pont. J’ai une idée, dit-elle. -203- Neil colla l’œil contre une fente du flanc du chariot. À travers l’étroit interstice, il vit surtout des couleurs R des soies, des satins et des cotons aux teintes vives, comme un millier de pétales dans le vent. Les visages s’y perdaient presque, mais il en apercevait quelques-uns ici et là. Le chariot s’arrêta en cahotant. Il s’efforça de voir ce qu’il cherchait, en s’accroupissant à demi et en regardant à travers un nœud du bois. Un groupe d’hommes en tabard orange parlaient aux conducteurs des chariots et à ceux qui étaient à pied menant des bêtes de somme. Ils examinaient parfois les chargements, laissaient parfois passer sans grand commentaire. Des polémiques naissaient, s’achevaient quand quelques pièces changeaient de mains. Derrière tout cela, à la porte, se trouvaient d’autres hommes, eux armés, et il pouvait également voir les archers dans les tourelles au-dessus de la porte. Il continua de regarder, en maudissant le nœud de lui offrir un champ de vision à ce point limité. Les hommes de la guilde approchaient du chariot dans lequel il se cachait. Bientôt, il allait devoir... Ce ne furent pas ses yeux mais ses oreilles qui l’alertèrent. Les nuées de vitellien incompréhensible qui l’environnaient devinrent soudain transparentes, car il entendit un langage qu’il reconnut. Une langue qu’il exécrait. Du hansien. Il ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient, mais il en connaissait la cadence, les longs glissements des voyelles et les gutturales rauques. Involontairement, il serra les poings. Il se déplaça vers une autre fente, se cognant la tête par la même occasion. Chut, là-dessous ! souffla furieusement une voix. Notre accord ne tient plus si tu ne restes pas immobile, comme on te l’a demandé. Juste un instant, répondit Neil. Il n’y a pas d’instant qui tienne. À ta place, et maintenant. -204- Un visage se glissa à travers le rideau, et la lumière afflua à l’intérieur. Neil ne vit que la silhouette d’un chapeau à large bord et le léger reflet d’yeux vert prairie. Vois-tu qui que ce soit avec des cheveux blonds, là, dehors ? Les deux Hansiens avec les hommes de la guilde ? Oui. Maintenant, couche-toi ! Tu les vois ? Évidemment que je les vois. Ils observent les gens, ils regardent les hommes de la guilde faire leur travail. Ils te cherchent, je suppose, et ils vont te trouver si tu n’arrêtes pas de bouger ! Un autre visage apparut, celui de Vaséto cette fois. Fais ce qu’on te dit, grand dadais ! Je suis tes yeux, pour l’instant. Je les ai repérés. Maintenant, joue bien ton rôle. Neil hésita un instant, mais il réalisa qu’il n’avait plus le choix. Il ne pouvait affronter tous les hommes de la guilde et les Hansiens en plus... Il se rallongea, tira la toile jusque par-dessus sa bouche, alors même que quelqu’un tapait sur l’arrière du chariot. Il s’efforça de ralentir sa respiration, mais s’aperçut avec un sursaut qu’il avait oublié quelque chose. Les pièces ! Il les trouva et les plaça sur ses yeux, à l’instant où le rabat du chariot bruissait. Il retint son souffle. — Pis’es ecic egmo ? demanda sèchement quelqu’un. — Uno viro morto, répondit très ironiquement une voix. (Neil la reconnut pour être celle du Sefry qui parlait au nom de tous les autres.) — Ol Viedo ! Pis ? Neil sentit des doigts agripper son bras. Il se retint de bondir. Puis il sentit des doigts effleurer son front. Sa respiration avait cessé, et ses poumons commençaient à lui faire mal. — Chiano Vechioda daz’Ofina, répondit le Sefry. Mortat daca crussa. Les doigts s’écartèrent brusquement. -205- — Diuvo ! s’exclama l’homme de la guilde, et le rabat se referma. Il s’ensuivit une polémique qu’il ne put comprendre. Finalement, après un long moment, le chariot se remit en branle. Après une éternité de grincements des roues de bois et de claquements sur la pierre, quelqu’un tapa sur sa botte. Tu peux te relever, maintenant, dit Vaséto. Neil ôta les pièces de ses yeux et s’assit. Nous avons passé la porte ? Oui, et certainement pas grâce à toi, grommela Vaséto. Je t’avais bien dit que ça allait marcher. Il m’a tâté. Un instant de plus, et il se serait aperçu que j’étais encore chaud. Probablement. Je n’ai pas dit que c’était sans risque. Mais les Sefrys ont bien joué leur rôle. Que lui ont-ils dit ? Que tu étais mort de la peste à pus sanglant. (Elle sourit.) Le maquillage a bien aidé. Neil acquiesça, tout en grattant les faux chancres que les Sefrys avaient façonnés avec de la farine et du sang de porc. Il doit être en train de faire une prière en cet instant même, ajouta-t-elle. (Elle fit un signe de la tête.) Viens. Il sortit la tête par l’arrière du chariot. Ils se trouvaient sur une sorte de place entourée de hauts bâtiments. L’un d’entre eux, surmonté par un grand dôme, était probablement un temple. Des gens s’affairaient partout, vêtus de façon aussi étrange et colorée que les caravaniers sur le pont. Ils revinrent vers l’avant du chariot, où étaient assis sous un auvent trois Sefrys solidement emmitouflés contre le soleil. Merci, dit Neil. L’une des Sefrys, une vieille femme, renâcla. Les deux autres l’ignorèrent. Comment as-tu obtenu leur aide ? demanda-t-il à Vaséto alors qu’elle l’entraînait à travers la place. Je leur ai dit que je pourrais dévoiler l’endroit caché de leur chariot où ils dissimulaient leur contrebande. Comment le connaissais-tu ? -206- Je n’en savais rien, dit-elle. Je n’en étais pas certaine. Mais je sais quelques petites choses des Sefrys, et ce clan fait presque toujours de la contrebande. C’est bon à savoir. Ils me doivent également quelques faveurs. Ou me devaient. Nous avons probablement tout utilisé, alors ne rate pas ta chance. Garde ta perruque. Ne montre pas ta botte de paille. Neil joua avec la perruque de crin de cheval qui avait été enfilée par-dessus ses propres cheveux coupés ras. Je n’aime pas trop cela, marmonna-t-il. Elle fait de toi une vraie beauté, ricana Vaséto. Sinon, essaie de ne pas trop parler, surtout si quelqu’un s’adresse à toi en hansien ou en crothanique. Tu es un voyageur originaire d’Ilsepeq, qui se rend au temple de Vanth. Où se trouve Ilsepeq ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et aucun de ceux qui te le demanderont n’en sauront rien non plus. Mais les Espinitos se targuent de leur connaissance du monde, donc personne ne l’admettra. Contente-toi de répéter ceci : « Edio dat Islepeq. Ne fatio vitellian. » Edio dat Islepeq, essaya Neil. Ne fatio vitellian. Très bien, dit Vaséto. Tu imites à la perfection quelqu’un qui ne parlerait pas vitellien. Je ne le parle pas, reconnut Neil. Ceci explique cela. Viens, maintenant. Allons trouver tes filles. -207- CHAPITRE SEPT AMBRIA J’aime celle-ci, dit distraitement Mérie. Elle était allongée sur le ventre sur un tapis et tapait des jambes derrière elle. Vraiment ? demanda Léoff en continuant de jouer de la martelharpe. Je suis heureux qu’elle te plaise. Elle serra les poings et vint poser son menton dessus. Elle est triste, mais pas comme les choses qui font pleurer. Elle est comme l’arrivée de l’automne. La mélancolie ? suggéra Léoff. Elle pinça les lèvres d’un air songeur. Je suppose. Comme l’arrivée de l’automne, songea Léoff. Il eut un léger sourire, s’arrêta de jouer, trempa sa plume dans l’encre, et inscrivit une annotation sur la partition. Qu’as-tu écrit ? demanda Mérie. J’ai écrit : « Comme l’arrivée de l’automne », dit-il, afin que les musiciens sachent comment le jouer. (Il se tourna sur son siège.) Tu es prête pour ta leçon ? Elle se dérida un peu. Oui. Alors viens t’asseoir à côté de moi. Elle se leva, brossa le devant de sa robe, puis se hissa sur le banc. Voyons, nous en étions à l’étude du troisième mode, n’est-ce pas ? -208- Han-han. (Elle tapota du doigt sur les notes fraîchement écrites.) Puis-je essayer ceci ? Il la dévisagea. Tu peux essayer, dit-il. Mérie plaça ses doigts sur le clavier, et une expression d’intense concentration apparut sur son visage. Elle se mordilla la lèvre, joua le premier accord, entama la mélodie et s’arrêta à la troisième mesure, un air de soudaine consternation sur le visage. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il. Je ne peux pas l’atteindre. Exactement, dit-il. Et sais-tu pourquoi ? Mes mains ne sont pas assez grandes. Il sourit. Personne n’a des mains assez grandes pour cela. Ceci n’est pas vraiment écrit pour la martelharpe. La ligne du bas devra être jouée par une rotte basse. Mais tu viens de la jouer. J’ai triché, avoua-t-il. J’ai transposé les notes d’un octave. Je voulais juste me faire une idée de ce que tout cela donnerait. Mais pour vraiment le savoir, il faudra la faire jouer par un ensemble. Oh. (Elle pointa du doigt.) Alors qu’est cette ligne ? C’est le hautbois. Et celle-ci ? C’est la voix ténor. Quelqu’un chante ? Exactement. Elle joua cette seule ligne. Il y a des paroles ? demanda-t-elle. Oui. Je ne les vois pas. Il se tapa d’un doigt sur le crâne. Elles sont encore là, avec tout le reste. Elle cilla, les yeux fixés sur lui. Tu la composes ? Je la compose, confirma-t-il. Quelles sont les paroles ? -209- Le premier mot est Ih, prononça solennellement Léoff. Ih ? C’est comme cela que les serviteurs disent pour Je. Oui, dit-il. C’est un mot très important. C’est la première fois qu’il est utilisé de cette façon. Je ne comprends pas. Je ne suis pas certain de bien comprendre moi-même. Mais pourquoi la langue des serviteurs ? Pourquoi pas la langue du roi ? Parce que la plupart des gens de Crotheny parlent almannien, pas la langue du roi. Vraiment ? Il hocha la tête. Est-ce parce que ce sont tous des serviteurs ? Il s’esclaffa. En un sens, je suppose, oui. Nous sommes tous des serviteurs, dit une voix féminine depuis la porte. La seule question est de savoir qui nous servons. Léoff se tourna sur son siège. Une femme se tenait là. D’abord il ne vit que ses yeux, des topazes ciselées qui brillaient d’un profond feu vert. Ils se saisirent impitoyablement de lui et lui maintinrent la gorge serrée trop longtemps. Il réussit finalement à s’arracher à ce regard. Madame, parvint-il à articuler, je n’ai pas encore eu le plaisir. Il attrapa ses béquilles et réussit à se lever et à la saluer assez bas. La femme sourit Elle avait des cheveux blond cendré qui retombaient en boucles et un visage aux traits agréables qui commençait à trahir son âge. Il la supposa au milieu de la trentaine. Je suis Ambria Gramme, lui dit-elle. Léoff sentit sa bouche béer, et la referma. Tu es la mère de Mérie ? Je suis très heureux de te rencontrer. Je dois dire qu’elle est un ravissement et une élève des plus prometteuse. Élève ? reprit-elle d’une voix suave. Qui es-tu ? Et qu’enseignes-tu, exactement ? -210- Oh, toutes mes excuses. Je m’appelle Léovigilde Ackenzal, et je suis le compositeur attitré de la cour. Je pensais que Mérie aurait parlé de moi. Il jeta un œil en direction de la petite fille, qui regarda innocemment dans une autre direction. Le sourire s’élargit Oh oui, j’ai entendu parler de toi. Tu es un héros, n’est-ce pas ? Pour le rôle que tu as joué dans cette histoire à Brough. Léoff sentit ses joues se réchauffer. Si j’ai fait quoi que ce soit de louable, ce n’était que par le plus pur des hasards, je te l’assure. L’humilité n’est pas particulièrement en vogue à la cour ces temps-ci, mais elle te va bien, dit dame Gramme. (Ses yeux le parcoururent.) Tu es fait d’une bonne étoffe, comme on me l’a dit. Je... (Il s’interrompit. Il n’avait rien à répondre à cela, et il s’efforça de se ressaisir.) Je suis désolé, Madame. Je pensais que tu savais que je donnais des leçons de musique à Mérie. Je t’assure que je ne pensais pas à mal. La faute ne t’incombe pas, répondit Gramme. Mérie a simplement oublié de m’en parler. N’est-ce pas, Mérie ? Je suis désolée, maman. Comme tu devrais l’être. Fralet Ackenzal est un homme important. Je suis certaine qu’il n’a pas de temps à te consacrer. Oh si ! s’exclama Léoff. Comme je l’ai dit, c’est une élève merveilleuse. J’en suis sûre. Mais ces temps-ci, mes fonds ne prévoient pas l’octroi de leçons particulières. Je ne demande aucune compensation, assura Léoff. Mes dépenses à la cour sont déjà prises en charge. (Il fit de la main un geste d’impuissance.) Je serais désolé de voir son talent négligé. Tu penses qu’elle a du talent ? Je t’en assure. Voudrais-tu l’entendre jouer quelque chose ? Oh non, répondit Gramme sans se départir de son sourire. Je n’ai aucune oreille, m’a-t-on dit Je te fais confiance. Alors cela ne te gênerait pas ? -211- Comment pourrais-je refuser un geste aussi généreux ? (Ses lèvres se pincèrent) Néanmoins, cela fait de moi ta débitrice. Tu dois me laisser te rendre la pareille de quelque façon. Ce n’est pas nécessaire, dit-il en ayant de plus en plus de mal à empêcher sa voix de se briser. Si, et je sais exactement comment. Je donne une petite fête pour la veille de la saint Éclat. Tu es nouveau ici, et quelques introductions te seraient utiles, j’en suis sûre. J’insiste pour que tu y assistes. C’est très aimable, Madame. Pas du tout. C’est le moins que je puisse faire pour quelqu’un qui gâte ma petite Mérie. Voilà, c’est entendu. (Son regard se détourna.) Mérie, quand tu auras fini ta leçon, viens dans mes appartements, veux-tu ? Oui, maman, répondit la petite fille. Bonne journée à toi, dit Gramme. Bonne journée à toi, dame Gramme. Tu peux m’appeler Ambria, répondit-elle. C’est ce que font la plupart de mes amis. Mérie partit une cloche plus tard, et Léoff revint à son travail, tension et excitation allant croissant au fond de son ventre. Cela paraissait bien, parfait, la façon dont sa composition évoluait. Cela paraissait important, également R mais il choisit de garder cette considération à l’écart. S’il pensait trop à cela, sa tâche en devenait intimidante. Un peu avant les vêpres, il entendit des bruits de pas et un léger tapement à la porte. Il découvrit Artwair planté là, vêtu à peu près comme le jour de leur première rencontre, en tenue de voyage. Seigneur, dit-il en tendant les mains vers ses béquilles. Non, non, reste assis, lui conseilla Artwair. Nous n’avons certainement pas besoin de cela entre nous. (Léoff sourit, en réalisant à quel point il était bon de revoir le duc.) Comment ça va, Léoff ? demanda Artwair en s’asseyant sur un tabouret. -212- La reine est venue me voir, expliqua-t-il. Elle m’a commandé une œuvre et tout se passe R eh bien R très, très bien. C’est très prometteur. Artwair parut surpris. Quelle sorte d’œuvre ? Pas un requiem, j’espère. Non, quelque chose de bien plus intéressant. Je vais te dire, c’est quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant. Artwair tiqua. Vraiment ? Eh bien, fais attention à toi, mon ami. La nouveauté n’est pas toujours la bienvenue, ces temps-ci. Le clergé local maugrée déjà à ton sujet. Léoff balaya cela d’un geste. La reine a confiance en moi. C’est tout ce qui m’intéresse. La reine n’est pas la seule puissance qui doive être prise en compte à la cour. Cela pourrait difficilement être pire que Brough, répondit Léoff. Cela pourrait tout à fait, bien au contraire, dit Artwair du ton le plus sérieux que Léoff l’eût jamais entendu user. Ces temps-ci, c’est des plus possible. Léoff eut un gloussement forcé. Eh bien, j’essaierai de garder cela à l’esprit. Mais c’est une commande, tu sais, et une commande de la reine. (Il marqua une pause, pour regarder de nouveau la tenue d’Artwair. À la cour, il avait porté des brocarts et du lin.) Tu pars bientôt en voyage ? demanda-t-il. Oui. En fait, je me suis juste arrêté pour te faire mes adieux. Il y a quelques problèmes à l’est, et j’ai été chargé de m’en occuper. D’autres musiciens égarés ? Artwair secoua négativement la tête. Non, des choses un peu plus astreignantes, je le crains. La reine m’a demandé d’y mener une armée. Le cœur de Léoff bondit dans sa poitrine. Sommes-nous en guerre ? Est-ce Hansa ? -213- Je ne suis pas sûr que nous soyons en guerre, et je ne pense pas que ce soit Hansa. Les gens du pays seraient devenus mangeurs d’homme, semble-t-il. Quoi ? Cela paraît ridicule, n’est-ce pas ? Ils errent nus et déchiquètent leurs voisins. Au début, c’était difficile à croire, même quand le praifec a dit que c’était vrai. Aujourd’hui... Eh bien, plusieurs villages ont été détruits, et cette dernière neuvaine, ils ont tué tout le monde à Slifhaem. Slifhaem ? J’y suis passé. C’est une ville de bonne taille, avec une forteresse. (Il s’interrompit.) Nus, as-tu dit ? C’est ce que l’on nous rapporte, et les témoignages sont plus nombreux chaque jour. Le praifec dit qu’il s’agit d’une sorte de sorcellerie. Tout ce que j’en sais, c’est que je suis censé y aller et y mettre fin avant qu’ils n’atteignent les Terres du centre. Léoff agita la tête. Et tu me dis à moi de faire attention. Je préférerai toujours devoir ma mort au fil d’une épée sur le champ de bataille qu’à une piqûre d’aiguille ou à un gobelet de vin empoisonné ici à Eslen, dit-il. Et de toute façon, je serai en armure avec une bonne épée à la main et cinq cents excellents hommes autour de moi. Je ne crois pas qu’une bande de forcenés dénudés aient grande chance de me faire du mal. Et s’ils avaient des créatures avec eux, comme le basilnixe ? Et si c’était le roi de bruyère lui-même qui les menait et qui les rendait fous ? Eh bien alors je le tuerai lui aussi, pour faire bonne mesure, répondit Artwair. Et de toute... Eh, mais qu’est-ce que cela ? Léoff regarda Artwair qui ramassait une écharpe sur le tapis. Tu t’es fait quelques connaissances, hein ? dit Artwair en lui adressant un clin d’œil. Du genre qui se sent suffisamment à l’aise pour laisser ce genre de chose traîner ? Léoff sourit. Pas du genre que tu crois, je le crains. Mérie a dû l’oublier ici. Mérie ? -214- Une élève à moi. La fille de dame Gramme. Artwair le dévisagea, puis laissa échapper un long sifflement. Que voici une compagnie intéressante, commenta Artwair. La reine a eu la même réaction, nota Léoff. Cela ne m’étonne pas vraiment. Mais c’est une enfant adorable, dit Léoff. Et une excellente élève. Les yeux d’Artwair s’écarquillèrent. Tu ne sais pas qui elle est ? Mais si, je viens de te le dire. C’est la fille d’Ambria Gramme. Oui, mais sais-tu qui elle est ? Léoff sentit soudain son estomac se serrer. Eh bien... non, pas exactement, avoua-t-il. Tu es d’une naïveté réjouissante, Léovigilde Ackenzal, souligna le duc. Un rôle dont je commence à me lasser. Alors tu pourrais poser quelques questions, de temps en temps. Dame Gramme est la mère de cette petite fille, oui. Mais peut-être devrais-je dire de celle-ci qu’elle est la fille d’Ambria Gramme et du regretté roi Guillaume II. Léoff resta un moment silencieux. Oh, dit-il finalement. Oui. Tu t’es lié avec l’une des enfants illégitimes du roi R peut-être pas les personnes les plus populaires avec la reine, ces temps-ci. La pauvre fille n’est pas responsable de sa naissance. Non, évidemment pas. Mais dame Gramme fait partie de ceux qui ont des rêves de couronnement, et elle n’a aucun scrupule à tenter tout ce qui pourrait mener à la réalisation de ses rêves. C’est l’ennemi juré de la reine. Mérie a de la chance de ne pas avoir eu un... accident malencontreux. Léoff se redressa d’un geste indigné. Je ne puis croire que la reine envisagerait de faire une telle chose. -215- Il y a un an, j’aurais dit la même chose que toi, répondit Artwair. Aujourd’hui, eh bien... je te conseillerais de ne pas trop t’attacher à la petite Mérie. Léoff regarda vers le couloir, pour s’assurer que la petite fille n’était pas à portée de voix. Ah, dit Artwair, je vois qu’il est déjà trop tard pour cela. (Il s’avança et vint poser la main sur l’épaule de Léoff.) Tu dois faire attention aux amis que tu te fais. Si la reine suspecte jamais que tu as pu te faire prendre dans les filets de dame Gramme... Eh bien, je me mettrai à craindre que toi, tu puisses faire une mauvaise chute. (Il ôta sa main.) Ne prends pas mes paroles à la légère, dit-il. Reste à l’écart de Gramme. N’attire pas son attention. (Il sourit à pleines dents.) Et souhaite-moi bonne chance. Si tout va bien, je serai de retour avant Yule. Bonne chance, Artwair, répondit Léoff. Je prierai les saints de faire attention à toi. Oui, mais s’ils ne le font pas, évite-moi ces maudits requiems, s’il te plaît. Ils sont beaucoup trop déprimants. Léoff regarda le duc s’éloigner, son estomac se nouant plus encore. Artwair était le seul adulte qu’il connaissait réellement à Eslen, et certainement le seul qu’il pût considérer comme un ami. À part lui, il n’y avait que Mérie. Quant à elle et à Ambria Gramme, l’avertissement d’Artwair était venu quelques heures trop tard. Il avait déjà attiré son attention. -216- CHAPITRE HUIT CONFIANCE Lorsque Cazio surgit dans la cour, Anne était recroquevillée près du feu, et reprisait un châle. Les nuits s’étaient rafraîchies, et elle n’avait pas les moyens de s’en offrir un neuf. Elle adressa un léger sourire à Cazio, qui semblait, comme à l’habitude, très fier de lui. J’ai un cadeau pour toi, annonça-t-il. Quel genre de cadeau ? Demande-le-moi gentiment, et je te le dirai. Quel genre de cadeau, s’il te plaît ? dit-elle impatiemment. Il se rembrunit. Est-ce ce que tu peux faire de plus gentil ? J’avais plutôt à l’esprit quelque chose comme un baiser. Eh bien, sans l’espoir, que seraient nos vies ? Et si je te donnais ce baiser, que te resterait-il à espérer ? Oh, je vois bien une chose ou deux, rétorqua-t-il d’un air concupiscent. Oui, mais tu ne pourrais jamais réellement les espérer, dit-elle. (Puis elle renifla.) Oublions cela. Si ton cadeau n’est pas un nouveau châle ou d’autres vêtements chauds, je doute d’en avoir un quelconque besoin. Ah non ? Et qu’aurais-tu à dire d’une traversée en bateau ? -217- Anne laissa tomber son aiguille à repriser. Puis elle se renfrogna et la ramassa. Ne me taquine pas, dit-elle d’une voix irritée. C’est bien à toi de dire de telles choses, répondit-il. Je ne t’ai jamais... Je plaisante, l’interrompit Cazio. (Puis, rapidement :) Mais pas au sujet du navire. Tout est arrangé. Le passage pour nous quatre. Pour où ? Paldh. C’est près d’Eslen, n’est-ce pas ? Très près, reconnut Anne. Suffisamment près. C’est vrai ? Tu ne te moques pas de moi ? Casnara, je n’oserais pas. Je viens juste de parler au capitaine. Et il n’y a pas de danger ? C’est le mieux que nous puissions trouver. Anne cilla. Après tout ce temps, elle avait commencé à cesser de penser à son foyer, s’était efforcée de vivre au jour le jour, de laisser venir le lendemain. Mais maintenant... Sa chambre. Des vêtements décents. Un feu ronronnant. Des bains chauds. De la vraie nourriture. La sécurité. Elle se leva et vint très posément déposer un baiser sur les lèvres de Cazio. En cet instant même, dit-elle, je t’adore. Eh bien, proposa Cazio d’une voix soudain un peu forcée, que dirais-tu alors de m’en donner un autre ? Elle réfléchit. Non, décida-t-elle finalement, l’instant est passé. Mais je te reste reconnaissante, Cazio. Ah, que tu es inconstante, ronchonna Cazio. Tout ce que j’ai fait par amour pour toi, et si peu en retour. Anne s’esclaffa et fut surprise de voir que c’était sincère. Tu m’aimes, tu aimes Austra, tu aimes tout ce qui est jeune et en jupe. Il y a aimer et aimer vraiment, répondit Cazio. Effectivement. Et je me demande si tu connaîtras jamais la différence. (Elle le tira par la manche.) Néanmoins, j’apprécie -218- ton aide, quoique je soupçonne que le fait que mon père paiera... Elle s’interrompit brusquement. Cazio remarqua le changement dans son expression. Ces histoires de paiement n’ont aucune importance, objecta-t-il. Je suis déjà le meilleur bretteur de tout le Vitellio. J’ai envie de découvrir s’il y a ailleurs quelqu’un à ma mesure, et ton pays est un aussi bon endroit pour commencer à chercher que n’importe quel autre. Anne hocha la tête, mais elle fut incapable de répondre à cette bravade. Quoi qu’il en soit, tu devrais faire ton paquet, poursuivit-il. Ce navire part demain matin, en supposant que tu veuilles toujours le prendre. Tu es certain qu’il est sûr ? Je connais le capitaine. Je ne l’aime pas beaucoup, mais c’est un homme de parole et d’une honnêteté assommante. Alors nous devons partir, dit-elle. Il le faut. À cet instant, un cri retentit dans la rue. Anne regarda par-delà Cazio et vit Ospéro qui se tenait dans l’embrasure de la porte. Dehors, elle aperçut des hommes rassemblés. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Ils t’ont retrouvée, répondit Ospéro. Il avait une dague à la main. Neil respira profondément l’air marin et, pour la première fois depuis longtemps, eut l’impression d’être chez lui. La langue lui était inconnue, les vêtements de ceux qui l’entouraient étaient étranges, et même l’odeur de la mer était différente des embruns froids et sains de Skern ou de Lier, mais c’était tout de même la mer. Assieds-toi, dit Vaséto. Tu vas attirer l’attention. Neil baissa les yeux vers elle, qui était assise en tailleur sur les marches de pierre du bâtiment de la guilde des marins, et mangeait une poignée graisseuse de sardines grillées qu’elle avait achetée à l’étal. Au milieu de tout cela ? demanda-t-il. (Il portait toujours son déguisement. Il fit un signe du menton en -219- direction de la foule des marchands, marins, camelots et vagabonds qui tourbillonnaient autour d’eux.) Je n’ai pas l’impression que nous nous singularisions particulièrement. Il y en a d’autres ici qui surveillent ces bateaux. La récompense pour tes amies est substantielle. Je n’ai rien vu de la sorte. C’est parce qu’ils savent ce qu’ils font, rétorqua-t-elle. Si tu laisses paraître que tu épies les bateaux, quelqu’un d’autre le remarquera. Je suppose que tu as raison, soupira-t-il. Je suis las des déguisements, de toutes ces dissimulations. Tes amies se cachent, à juste titre, et elles semblent avoir trouvé une très bonne cachette. Il n’y a guère plus que quelques rumeurs invérifiables sur l’endroit où elles pourraient se trouver. Elles sont peut-être déjà parties. Je ne crois pas, répondit-elle. On dit tout de même qu’elles ont été vues, et il n’y a pas trop longtemps de cela. Si elles cherchent effectivement à négocier une traversée, c’est bon pour nous. Les autres guetteurs ne travaillent probablement qu’à partir d’une description. Toi, tu connais ces filles, et tu pourrais les repérer même si elles sont déguisées. Et moi, je connais Cazio et z’Acatto. Voilà notre avantage. C’est tout de même agaçant. Nous cherchons depuis déjà quatre jours. Et elles se cachent depuis bien plus longtemps. Oui, mais dans quel but ? Trouver un bateau qui part dans la bonne direction, et pour un prix qu’elles peuvent payer. On a vu les filles travailler. Travailler ? Toutes les deux ? La princesse de Crotheny au travail ? Anne, au travail ? Oui. Comme lavandières, filles de cuisine, ce genre de choses. Incroyable. Les traversées coûtent cher. Elles ne devaient pas avoir grand-chose sur elles lorsqu’elles se sont enfuies du convent, n’est-ce pas ? Peut-être rien. D’après ce que je sais de Cazio, lui n’a rien non plus, et s’il possédait quelque chose, z’Acatto le -220- boirait en un rien de temps. Ils pourraient bien avoir encore besoin d’un mois ou deux pour gagner le prix du passage. Il doit y avoir un autre moyen de les trouver. Je ne peux pas attendre si longtemps. Elle se lécha les doigts et lui adressa un regard dégoûté. Va faire un tour. Fais semblant de t’intéresser aux poissons, ou quelque chose comme ça. Tu commences à m’ennuyer. Je ne voulais pas... Vas-y ! Elle fit un geste de la main. Je vais jeter un coup d’œil du côté des autres navires, maugréa-t-il. Il marcha le long du quai, en s’efforçant de contenir sa frustration, en essayant de bâtir quelque stratégie que Vaséto n’avait pas envisagée. Mais il ne savait que peu de choses des villes, en particulier étrangères et de cette taille. Il n’avait jamais imaginé que tant de gens pourraient se rassembler en un seul endroit. Eslen lui avait paru incroyablement grande lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, mais z’Espino était si démesurée qu’il avait du mal à l’appréhender alors même qu’il s’y trouvait. Il fit semblant, comme l’avait suggéré Vaséto, d’examiner les marchandises des commerçants et les cargaisons qui étaient déchargées des bateaux, mais son attention revenait toujours vers les navires eux-mêmes et son envie d’en sentir de nouveau un sous ses pieds. Il n’avait plus navigué depuis son arrivée à Eslen avec sire Fail. Jusqu’alors, il n’avait pas réalisé à quel point cela lui avait manqué. Au loin à sa droite, il aperçut les hauts mâts monumentaux d’un loup-de-feu de Saltmark et décida de partir à l’opposé R les loups-de-feu étaient les bâtiments de guerre favoris de la marine hansienne. Comme il partait vers la gauche, ses yeux parcoururent une galère à trois-mâts de Terna-Fath, sa proue un relief de bois sculpté représentant sainte Fronvin, la reine des mers, sa chevelure ciselée de façon à ressembler à des vagues -221- bouillonnantes. Un langzkef d’Herilanz mouillait juste derrière, tellement semblable aux galères des pirates weihands qu’il avait toujours combattus, avec sa voile unique, ses cinquante rames et son bélier de fer pour les éperonnages. Un crevettier galléen délabré accostait juste, son équipage étant occupé à l’amarrer. Derrière le crevettier se trouvait une petite embarcation gracieuse, aussi fine dans ses lignes qu’un marsouin, pas trop grande, mais comptant cinq mâts en tout. Elle devait être prompte à virer, danser sur les vagues. Elle semblait être de style nordique, mais rien ne venait immédiatement identifier son origine. Elle n’arborait aucun pavillon, et aucun nom n’était peint sur elle. Il s’arrêta et scruta le navire, attiré par son anonymat. Quelques hommes travaillaient à son bord, tous clairs de peau et de cheveux, ce qui indiquait également une origine nordique. Il ne put entendre s’ils disaient quoi que ce fût. Un léger frisson le parcourut lorsqu’il réalisa que quelqu’un l’observait depuis le hublot du gaillard d’avant. Une femme qui avait d’intenses yeux bleus, et un visage si beau, jeune et triste qu’il en eut le cœur serré. Un long instant, leurs regards se croisèrent. Puis elle se détourna et disparut dans les ténèbres du bateau. Gêné, il regarda ailleurs. Il venait de faire exactement ce que Vaséto lui avait dit d’éviter : se faire remarquer. Il s’éloigna du quai et son cœur s’allégea quelque peu lorsque apparut une vision douloureusement familière : le clocher en forme de mât d’une chapelle de saint Lier. Sans hésiter, il entra. Il n’avait pas prié depuis trop longtemps. Lorsqu’il ressortit peu après, son pas était plus léger. Comme il revenait vers l’endroit où il avait laissé Vaséto, il évita scrupuleusement de regarder vers l’étrange navire. Te voilà, dit Vaséto lorsqu’il arriva. Je savais que cela me porterait chance que de t’envoyer faire un tour. Que veux-tu dire ? Cazio. Il vient juste de monter à bord de ce navire. Elle fit un signe de la main en direction d’un quatre-mâts marchand. -222- C’est un navire vitellien, fit-il remarquer. Oui. En partance pour Paldh. Ne le regarde pas trop attentivement. Anne et Austra étaient-elles avec lui ? Non. Regarde-moi. Avec quelque difficulté, il arracha son regard au navire et le dirigea vers les yeux marron de Vaséto. Voilà, dit-elle. Fais semblant de t’intéresser à moi, pas au navire. Je... L’image d’une autre paire d’yeux lui revint en mémoire, ceux de la femme qu’il avait vue sur le bateau. Puis, avec un sursaut de culpabilité, ceux de Fastia. Vaséto dut lire quelque chose dans son expression, parce que ses traits s’adoucirent et qu’elle tendit gentiment la main pour lui caresser la joue. Tu appelles parfois quelqu’un dans ton sommeil, le savais-tu ? Non. Est-elle morte ? Oui, avoua-t-il. Tu l’as vue mourir. Cette fois, il se contenta d’acquiescer. Cette douleur disparaîtra, augura-t-elle. Comme une gueule de bois. Il réussit à forcer un rire sans joie. C’est une étrange comparaison, dit-il. Elle haussa les épaules. Elle est peut-être injuste. Je ne parle que pour l’avoir vu, pas pour l’avoir vécu. Tu n’as jamais perdu quelqu’un que tu aimais ? Elle pencha la tête sur le côté, et une étrange expression lui vint dans les yeux. Je n’ai jamais aimé, confessa-t-elle. Je n’aimerai jamais. Comment peux-tu en être aussi certaine ? Cela fait partie de qui je suis. Je ne connaîtrai jamais la caresse d’un homme. -223- Ce n’est pas la même chose que l’amour, fit-il remarquer. Non, je suppose que non. Mais je reste tout de même convaincue que je n’aimerai jamais. J’espère que tu te trompes. Tu peux parler ainsi, quand cela t’a apporté une telle douleur ? Oh oui, affirma-t-il. Au moment où elle est morte, aurais-tu dit la même chose ? Non, répondit-il. Je voulais mourir aussi. Elle sourit et lui ébouriffa les cheveux. Et voilà pourquoi je n’aimerai jamais. Maintenant, ne regarde pas, mais notre ami vient de quitter le navire. Il voulut se redresser, mais elle lui prit la main. Ne bouge pas, ordonna-t-elle. Mais nous devons lui parler. Si nous faisons cela, tous ceux qui pourraient être en train de surveiller nous verront. Suivons-le, alors. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée non plus. Et s’ils ne se sont pas entendus sur la traversée ? Et si nous ne le revoyions plus ? C’est pour l’instant mon unique lien avec Anne, et je ne peux pas me permettre de le perdre de vue. Elle réfléchit à cela, puis laissa échapper un soupir. Tu as peut-être raison, soupira-t-elle. Je prends peut- être trop de précautions. Mais Anne... Elle s’interrompit soudain, et pour la première fois Neil réalisa que Vaséto manquait de certitude. Et qu’elle avait dit quelque chose qu’elle n’aurait pas dû. Qu’y a-t-il avec Anne ? demanda-t-il. Je ne peux te le dire. Mais elle est bien plus importante que tu ne pourrais l’imaginer. (Elle se leva.) Viens. Enlace-moi. Marche avec moi comme tu le ferais avec une amante, et nous allons suivre Cazio. Il fit ce qu’elle avait dit, glissa le bras autour de sa taille. Elle était très mince, et tout cela lui parut singulier. C’est lui, là, indiqua-t-elle. Sous le chapeau à plumeau. -224- Je le vois, dit Neil. Ils le suivirent à travers des rues sinueuses jusqu’à une partie de la ville sombre et délabrée, où des hommes antipathiques les observaient avec des visages ouvertement hostiles. Enfin, Cazio monta les marches d’un bâtiment dans lequel il pénétra. Neil accéléra le pas, mais Vaséto le retint. Attends, dit-elle. (Puis elle claqua de la langue.) Oublie, c’est trop tard. Neil vit ce qu’elle voulait dire. Des hommes semblaient avoir apparu dans la rue, tout autour d’eux, armés de couteaux et de gourdins. Neil glissa la main sous sa cape et chercha la poignée de Corbeau, mais elle n’était pas là. Comme son armure, elle se trouvait dans sa chambre. Vaséto se mit à parler vivement en vitellien, mais les hommes continuaient de se rapprocher. Reste là, conseilla Ospéro. Mais Anne l’ignora et chercha à se frayer un chemin, s’efforçant de voir ce qui se passait. Les hommes d’Ospéro avaient encerclé un homme et un garçon. L’homme sortit un couteau et tourna lentement. Le garçon criait quelque chose sur le fait qu’ils étaient des amis de Cazio. Elle regarda Cazio, qui paraissait se concentrer. Tu le connais ? demanda-t-elle. Je crois, répondit-il. Je crois qu’il faisait partie des invités chez Orchaevia, de temps en temps. Je ne connais pas l’autre. Attendez ! cria Anne. Voyez ce qu’ils veulent. Au son de sa voix, la tête de l’étranger se tourna vers elle. Anne ! cria-t-il. Je suis envoyé par ta mère ! Il avait parlé dans la langue du roi, avec un accent des îles. Le cœur d’Anne se mit à battre la chamade. Ospéro, dis à tes hommes de le laisser passer, s’il te plaît, dit-elle. Je crois que je le connais. Laissez-le s’approcher, bougonna Ospéro. Le garçon chuchota quelque chose à l’homme, dont le regard n’avait pas quitté Anne. Il hocha la tête et se dirigea vers -225- la porte. Tout en avançant, il retira sa perruque, révélant ainsi ses cheveux blonds. Sire Neil ? dit-elle, le souffle coupé. Oui, répondit-il en posant un genou à terre. Non, non, relève-toi. Il se hâta d’obéir. Mère t’a envoyé ? demanda-t-elle. Comment m’as-tu trouvée ? C’est une longue histoire, répondit le chevalier. Je suis allé au convent, que j’ai trouvé détruit. La comtesse Orchaevia m’a renvoyé dans cette direction. Je... Quelque chose parut exploser en Anne, alors, comme une bouteille de verre dans un feu. Les larmes jaillirent de ses yeux, et, bien qu’elle le connût à peine, elle se jeta dans les bras de sire Neil et pleura. Neil garda maladroitement Anne contre lui, ne sachant trop que faire. Il la sentit trembler, ferma les yeux, et les bruits du monde diminuèrent. Quoique sœurs, Anne et Fastia ne se ressemblaient pas beaucoup. Mais l’impression était la même. L’odeur dans son cou était la même. Anne tremblait, et Neil percevait le dernier frisson de Fastia. Ses propres larmes menacèrent soudain. Sire Neil ? demanda Anne, sa voix assourdie par son épaule. Sire Neil, c’est... c’est bien assez serré. Il la relâcha et s’empressa de reculer. Je suis désolé, Pr... Je suis désolé, dit-il. Je t’ai cherchée si longtemps, ta mère... En disant cela, il ressentit un élan de joie qui lui fit presque oublier sa peine. Il n’avait pas échoué, cette fois. Il avait trouvé Anne. Maintenant il n’avait plus qu’à la ramener, et il pourrait revenir au côté de la reine, ce qui était sa place. Ma mère. Va-t-elle bien ? Ta mère va bien, affirma-t-il. Elle est endeuillée, mais elle va bien. Elle releva le menton. Elle n’essuya cependant pas ses pleurs, et les laissa s’écouler le long de son visage. -226- Tu y étais, sire Neil ? Il hocha la tête, en sentant sa gorge se serrer. J’y étais, répondit-il. J’étais avec tes sœurs. Ton père était ailleurs. Cazio toussota et dit quelque chose en vitellien. L’un de ses mots ressemblait à Roderick. Anne roula brièvement des yeux et agita négativement la tête. Neil attendit impatiemment tandis qu’eux deux conféraient, Vaséto intervenant parfois brièvement. Lorsqu’ils eurent terminé, Anne fit un signe de tête en direction de Cazio. Sire Neil, voici Cazio Pachiomadio da Chiovattio. Il a prouvé qu’il était mon ami. Sans son aide, Austra et moi ne nous serions jamais échappées du convent. Neil s’inclina. Je suis honoré de te rencontrer, dit-il. Cazio s’inclina lui aussi, puis Anne présenta Neil au Vitellien. Neil leur présenta Vaséto. Lorsque tout ceci fut terminé, Anne se retourna vers Neil. Cazio sait que je suis une noble de Crotheny, expliqua-t-elle. Il ne connaît pas mon nom de famille. Tu ne lui fais pas confiance ? Je lui fais confiance. Mais je reste prudente. Neil acquiesça, en considérant Anne. Il ne l’avait pas bien connue à Eslen, ni longtemps, mais elle paraissait très différente de la gosse obstinée qu’il avait entendu décrire. Elle avait manifestement appris le vitellien rapidement, et la rugosité de ses mains prouvait qu’elle avait rempli des tâches que peu d’êtres de sang royal eussent pu simplement imaginer. Cela n’évoquait pas une enfant gâtée, mais plutôt une femme qui apprenait à agir par elle-même. Qui apprenait à faire ce qui devait être fait. Je vais chercher ton équipement, lui dit Vaséto. Le navire sur lequel Cazio a payé passage part dans seulement quelques heures. Tu seras à bord R la comtesse a envoyé des fonds pour ton passage, et Cazio pense que le capitaine acceptera un passager supplémentaire. Tu ne viens pas ? Le visage de Vaséto se défit d’une façon presque comique. -227- Aller sur l’eau ? Non, je ne crois pas. Ma tâche était de t’amener jusqu’ici. Pas plus. Neil s’inclina. Je te suis à jamais reconnaissant, Madame. J’espère que cette tâche ne fut pas trop pénible. Pas trop. Mais souviens-toi de ta gratitude lorsque nous nous reverrons. J’espère que nous en aurons l’occasion. Vaséto eut un sourire espiègle. On ne peut en douter. Cela a déjà été auguré. Maintenant, reste ici, et je vais revenir avec tes affaires. Je peux venir. Vaséto agita négativement la tête. On pourrait avoir besoin de toi ici, en particulier si d’autres ont suivi. Neil acquiesça. Très bien, dit-il. Cazio tira sur la manche d’Anne. Un mot en particulier, s’il te plaît, casnara ? demanda-t-il. Anne fit mine de le repousser d’un geste impatient. Elle avait besoin de parler avec sire Neil. Elle avait tant de questions... Mais alors elle vit l’inquiétude dans les yeux de Cazio, et elle fit quelques pas avec lui pour se mettre à l’écart dans la cour. Non loin, Neil parlait à l’étrange petite femme. Rapidement, dit-elle. Cazio croisa les bras. Qui est cet homme ? demanda-t-il. Je te l’ai déjà dit, ce n’est pas Roderick. C’est l’un des serviteurs de ma mère. Et tu lui fais totalement confiance ? Il a quelque chose de l’apparence de ces chevaliers qui t’ont attaquée au convent. C’était l’homme de confiance de ma mère, assura Anne. Et l’est-il toujours ? Anne marqua un temps d’arrêt. Sire Neil avait dit qu’il venait de la part de sa mère. Mais elle n’en avait aucune preuve. D’après ses souvenirs, il n’était arrivé à la cour que peu de -228- temps avant son départ forcé. Il avait effectivement sauvé la vie de sa mère lors de la fête d’Elseny, mais cela aurait pu être une ruse. Les assassins de son père et de ses sœurs n’avaient pas été nommés dans les proclamations des cuveiturs. Et si sire Neil avait été l’un d’eux ? Glacée par la surprise, elle réalisa soudain à quel point tout cela se tenait. Seules sa mère et Erren avaient su qu’elle avait été envoyée au convent de sainte Cer. Ainsi peut-être que le garde du corps de sa mère, sire Neil. Cela signifierait que Roderick n’était pas le traître. Non pas qu’elle ait jamais cru une telle chose, mais... Cazio observa le changement dans ses yeux et acquiesça sobrement. Oui, tu vois ? Tout cela est par trop suspect. Juste au moment où je nous trouve un passage sur un bateau, le voici qui apparaît. C’est.. Mère avait toute confiance en lui. Mais pas toi, dit-il. Plus depuis que tu y as réfléchi. Plus depuis que tu m’as mis cette idée dans la tête, reconnut-elle d’un ton misérable. Elle remarqua que la petite femme avait disparu. Neil était maintenant seul et s’efforçait de ne pas paraître intéressé par leur conversation. Pour ce qu’elle en savait il pouvait tout aussi bien parler couramment vitellien. Va chercher Austra, chuchota-t-elle. Et z’Acatto. Allez tous au bateau. Je vous y rejoindrai sous peu. Pourquoi ne pas venir avec moi ? Parce qu’il insisterait pour nous suivre. Même s’il est ce qu’il dit être et qu’il est fidèle au service de ma mère, il ne me quittera plus des yeux maintenant qu’il m’a retrouvée. Mais il pourrait te tuer dès que je serai parti. C’était vrai. Ospéro, dit-elle. Crois-tu qu’il m’aiderait ? Cazio hocha la tête. Il est juste là, dehors. Je vais lui dire de garder l’œil sur toi, dit-il. Elle acquiesça, puis ils ressortirent dans la rue. -229- Cazio va chercher les autres, dit Anne à Neil. Je vais monter faire mon paquet. Peux-tu rester là et monter la garde ? Je le ferai, dit Neil. (Il semblait las.) Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ? Pas pour le moment. Il acquiesça. Lorsqu’elle monta les escaliers, elle fut soulagée de voir qu’il ne la suivait pas. Elle ressentit néanmoins une certaine culpabilité. S’il disait la vérité, alors sire Neil avait fait un bien long chemin pour la trouver, et elle le trahissait. Mais elle ne pouvait prendre ce risque, quand elle en savait si peu sur lui. Si elle se trompait, alors il pourrait retourner à Eslen comme il était venu, et elle s’excuserait. Elle se répandrait en excuses. -230- CHAPITRE NEUF DE VIE OU DE MORT Aspar observa le visage figé de Stéphane à la lueur du feu. Comment l’as-tu rencontré ? demanda Ehawk en tendant la main vers la broche sur laquelle grillait un hérisson de bonne taille. Aspar eut un sourire désabusé et fixa des yeux la brindille qu’il faisait tourner entre ses doigts. Il la jeta dans le feu. Plus haut sur la route du roi, dit-il, à environ deux jours à l’ouest du pont de l’Alte-houleau. Il était parti vers la Virgenye pour aller étudier au monastère d’Ef. Seul, parce qu’il pensait que ce serait le genre d’aventure qu’il avait lue dans les livres. Lorsque je l’ai rencontré, il venait de se faire enlever par des brigands. (Aspar agita la tête.) Je n’avais pas une très bonne opinion de lui, à ce moment-là. Il n’arrêtait pas de dire des choses stupides, et il avait avec lui des cartes vieilles de mil ans et pensait qu’elles pourraient lui servir à quelque chose. Mais il était ton ami. Ouais, il m’a sauvé la vie plus d’une fois, si tu peux croire cela. Il tisonna le feu avec un bâton, et des flammèches tourbillonnèrent vers le ciel. Il n’est pas mort, affirma anxieusement Winna. Allez-vous cesser tous les deux de parler de lui comme s’il l’était ? Winna, dit doucement Aspar. Je ne peux pas lui trouver de pouls et il ne respire pas. -231- — Il n’est pas mort, répéta obstinément Winna. Il ne s’est pas raidi, n’est-ce pas ? Cela fait quatre jours, et il n’a même pas commencé à sentir. Ceux que le greffyn a tués n’ont pas pourri non plus, lui fit remarquer Aspar. Aspar White... Winna s’interrompit et se tourna pour cacher les larmes dans ses yeux. Aspar se leva et se détourna, parce qu’il était lui aussi dangereusement près de pleurer. Il se souvint du dernier cri, terrible, de Stéphane. Puis le garçon s’était effondré comme si tous ses tendons avaient été tranchés. Il n’avait pas respiré depuis. Pourquoi ne l’as-tu pas enterré, alors ? explosa Winna derrière lui. Réponds-moi ! Si tu es tellement sûr qu’il est mort, pourquoi ne lui as-tu pas offert tes funérailles de forestier ? Aspar se tourna lentement pour lui faire face par-dessus le feu. Parce que je veux qu’il soit là lorsque nous trouverons le roi de bruyère, dit-il doucement. Je veux qu’il soit là quand je tuerai ce bâtard. Il porta la main à la flèche dans sa boîte, qu’il avait glissée dans sa ceinture. Winna se calma en entendant cela, mais il ne put dire ce qu’elle pensait. Elle se contenta d’agiter la tête et ferma les yeux. Comment le trouveras-tu ? demanda Ehawk. La piste des ronces nous mènera à lui. Comment peux-tu en être certain ? Je le sens, dit Aspar en réalisant à quel point cela pouvait paraître ridicule, combien il se gausserait de quiconque lui dirait une telle chose. Et que fais-tu de la piste du Sefry ? Ce que j’en fais ? demanda Aspar. Nous ne sommes pas venus chercher un Sefry. Asp, dit Winna, tu as dit que le Sefry nous laissait le suivre. Pourquoi ferait-il une telle chose ? Aspar fit un signe de tête en direction du corps de Stéphane. Tu as besoin de poser une telle question ? -232- Oui, vraiment. Et si le Sefry voulait juste que nous voyions le sanctuaire ? S’il voulait que nous sachions que quelqu’un construit une voie des sanctuaires maléfique ? Nous ne savons pas quelle sorte de voie ils construisent, dit Aspar. Nous ne savons même pas ce qu’ils font. Mais Stéphane a dit... Oui. Tu crois que Stéphane se serait aventuré dans le sanctuaire s’il avait su ce qui allait lui arriver ? Il a peut-être eu tort au sujet de quelque chose, pour une fois, non ? Peut-être. Ou peut-être qu’il y avait à l’intérieur du sanctuaire quelqu’un, ou quelque chose, que nous n’avons pas vu. Il semblait en parfaite santé lorsqu’il est entré dans le sanctuaire et il n’avait pas l’air blessé lorsqu’il en est sorti. C’est quand il est descendu du tertre qu’il s’est effondré. Tout de même... Winna. (Il voulut parler gentiment, mais il sentit la rudesse se glisser dans sa voix, comme un ronflement dans sa gorge. Il soupira.) Winna, je suis un forestier. Je ne sais rien des sanctuaires ni des saints ni de la scintillation. C’était le domaine de Stéphane. Tout ce que je sais, c’est comment traquer quelque chose, le trouver et le tuer. C’est ce que je suis censé faire. C’est ce que je vais faire. C’est ce que le praifec t’a ordonné de faire, reconnut Winna. Mais cela ne te ressemble pas, d’être à ce point obéissant. Il détruit ma forêt, Winn. Et je vais te dire, si je sais une chose des greffyns, des étans, des voies maléfiques et de ce qui est arrivé à Stéphane, c’est bien celle-là : tout ceci n’arrivait pas quand le roi de bruyère n’était qu’une histoire de brise-mitaine et qu’il n’arpentait pas nos contrées. Et quand j’aurai mis fin à ses pérégrinations, je suis sûr que tout redeviendra comme avant. Et si ce n’est pas le cas ? Alors je trouverai ceux qui ont construit ce sanctuaire et je les tuerai aussi. Je te connais, Asp, soupira Winna. Tu n’es pas un homme de la mort. -233- Peut-être pas, mais elle me suit de près. (Il baissa la tête puis la releva.) Winna, voici ce que nous allons faire. Toi et Ehawk, vous retournez à Eslen. Dites au praifec ce que vous avez vu ici, et ce que Stéphane en a dit. Moi, je continue. Winna renâcla. Mauvaise idée. Tu vas porter Stéphane à travers toute la forêt tout seul ? Il restera sur Ange. Réfléchis R je t’ai presque perdue avec l’étan. J’en ai des Vieilles-qui-pressent depuis lors. Je n’arrive plus à me concentrer, plus vraiment, pas tant que tu es en danger. « Il n’y a qu’une flèche, tu sais. Quand je le trouverai, il n’y aura rien que personne ne pourra faire à part moi, et je le ferai mieux si je ne suis pas distrait. Et puis tu avais raison R Stéphane pensait qu’il y avait quelque chose au sujet de ce sanctuaire qui devait être fait. Aucun de nous n’a les compétences pour agir, et si nous mourrons tous, le praifec ne sera jamais averti de ce que nous savons. Les lèvres de Winna se serrèrent. Non, dit-elle. Ce n’est pas moitié aussi logique que tu le penses. Tu imagines que tu pourras tout faire tout seul ? Tu crois que tout ce que nous faisons, c’est de te ralentir ? Eh bien, tu étais tout seul quand tu t’es traîné jusqu’au monastère d’Ef, n’est-ce pas ? Tu serais mort si Stéphane ne t’avait pas trouvé, si je n’avais pas été de ton côté contre les autres moines. Comment vas-tu te nourrir ? Si tu laisses Stéphane pour aller chasser, quelque chose va venir le manger. Winn... — Assez. J’ai fait la même promesse que toi au praifec. Tu crois que je ne suis pas concernée ? Mon père vit dans la forêt du roi, Asp R du moins, je prie les saints pour qu’il vive encore. Le peuple d’Ehawk vit ici, lui aussi. Alors tu vas devoir vivre avec tes craintes pour moi. Je ne peux pas me battre comme toi, et je n’ai pas les connaissances de Stéphane, mais il y a une chose que je sais faire : te rendre plus prudent que tu ne le serais normalement. C’est comme cela que je t’ai sauvé la vie. Ne le nie pas, gros ours borné ! Aspar la dévisagea longuement. -234- Je suis le chef de cette expédition. Tu feras tout ce que je dis. Le visage de Winna devint froid. C’est comme ça ? Oui. C’est la dernière fois que tu t’opposes à moi. Quelqu’un doit commander, et ce sera moi. Je ne peux pas passer chaque seconde à discuter de tout avec toi. Son visage se détendit. Mais nous restons tous ensemble ? Pour l’instant. Si je change encore d’avis, cela se fera comme je l’entendrai. C’est compris ? Le visage de Winna se durcit de nouveau, et Aspar sentit l’air qu’il retenait dans ses poumons gonflés s’échapper un peu. Oui, dit-elle enfin. Le lendemain matin, le ciel s’était couvert d’une capuche de nuages et l’air était aussi glacial que l’humeur de Winna. Ils progressèrent quasiment en silence, n’étaient les renâclements des chevaux et le claquement humide de leurs sabots sur les feuilles. Plus que jamais, Aspar ressentait la maladie de la forêt, au plus profond de ses os R à moins que ce ne fût de l’arthrite. Ils trouvèrent la piste des ronces noires et la suivirent jusque dans les Marais Mouchetés, là où la pierre jaune séculaire des Collines Acrotères s’était tassée en des marches pour permettre à un géant de descendre jusqu’à la Mage. Pour des gens d’une taille normale, comme Aspar et ses compagnons, les marches étaient un peu plus difficiles à négocier R ils devaient chercher les endroits où les torrents s’étaient frayé un chemin avant de s’assécher. Là où les ronces n’avaient pas tout étouffé, les terres étaient encore vertes, débordantes de fougères et de prêles qui poussaient presque jusqu’à la hauteur de la tête des chevaux. Les feuilles de pacanier et de whitaec voletaient avec la constance d’une pluie fine. Et tout était aussi calme que si la terre retenait sa respiration, ce qui faisait froid dans le dos à Aspar. Comme toujours, il s’en voulut d’avoir été dur avec Winna, ce qui en soi l’irrita. Il avait passé la plus grande partie de ses années à faire exactement ce qu’il voulait, de la façon qu’il -235- voulait, sans généralement avoir à demander l’autorisation de qui que ce fût. Maintenant, un praifec aux mains douces et une fille de la moitié de son âge le faisaient danser comme un ours de foire. Estronc, Winna le pensait apprivoisé, maintenant, n’est-ce pas ? Mais comment pouvait-elle comprendre ce qu’il était, à son âge ? Elle ne le pouvait pas, malgré le fait que, de quelque façon, elle semblait en être capable. Le Sefry est passé par là, dit doucement Ehawk, interrompant la harangue muette d’Aspar. Celui-ci regarda dans la direction qu’avait indiquée le mouvement de menton du Watau. C’est une trace extrêmement claire, marmonna-t-il. C’est la première que tu vois de lui ? Oui, reconnut Ehawk. Moi aussi. À l’évidence, il avait été tellement occupé à penser à Winna qu’il avait manqué même celle-là. On dirait qu’il essaie encore de nous entraîner ailleurs, nota Ehawk. Vers le sud. Aspar hocha la tête. Il s’est dit que nous passerions par ici, en suivant les ronces, et maintenant il nous laisse un panneau. (Il se gratta le menton, puis il se tourna vers Winna.) Eh bien ? demanda-t-il. Eh bien quoi ? rétorqua-t-elle. Tu es le chef de cette expédition, tu te souviens ? Je vérifiais juste que tu t’en souvenais, grommela-t-il en réponse. Il scruta le lointain. Le sud était découvert, une étendue de terre qu’il connaissait assez bien, et il avait l’impression qu’il savait où le Sefry allait. Vous deux, retournez à la clairière que nous avons passée à la midi, dit-il. Je vais suivre cette piste, un petit peu. Si je ne suis pas de retour au matin, c’est probablement que je ne reviendrai pas. Qu’est-ce que cela est censé vouloir dire ? demanda Winna. Aspar haussa les épaules. -236- Que faisons-nous si tu ne reviens pas ? Ce que nous avons dit plus tôt. Vous retournez à Eslen. Et avant que vous ne commenciez à y réfléchir, j’y vais seul parce que je pourrai me déplacer plus silencieusement, et pour aucune autre raison. Mais je ne discutais pas, répondit Winna. Son cœur se serra un peu, mais il ressentit dans le même temps une certaine satisfaction. Eh bien alors, tout va bien, dit-il. Si Ogre ressentit une quelconque amertume à devoir réescalader les collines qu’il venait de descendre, il ne le laissa pas paraître et il grimpa sans rechigner vers la forêt de chênes à la haute canopée. Le temps qu’ils atteignissent le plateau, Aspar était convaincu de savoir où menait la piste, et il cessa de la suivre, au cas où quelque surprise déplaisante aurait été préparée à son attention. Au lieu de cela, il vira de façon à approcher l’endroit depuis une autre direction. Le soleil décochait des traits lumineux et orangés à travers les arbres lorsqu’il entendit des voix. Il mit pied à terre, laissa Ogre près d’un ruisseau et s’avança à pas de loup. Ce qu’il découvrit ne fut pas une surprise, mais il n’y était néanmoins pas totalement préparé. L’endroit était appelé Albraeth par les rares personnes qui lui donnaient encore un nom quelconque. C’était une butte de terre en forme de cône, dépourvue de végétation à l’exception de quelques fourrés malingres et jaunissants et d’un unique arbre torve, un naubagme avec une écorce comme des écailles noires et des feuilles comme des couteaux à dents de scie. Certaines des branches plongeaient bas, et des restes pourrissants de corde étaient encore suspendus à certaines, bien qu’il se fût écoulé des années depuis que la loi royale avait banni leur usage. C’était ici que les criminels étaient autrefois pendus en sacrifice à Grim le Furieux. C’était ici qu’Aspar était né, sur cette herbe rase, sous un nœud coulant tout neuf. C’était ici que sa mère était morte. L’Église avait œuvré pour mettre fin à ces sacrifices. Maintenant, ils s’employaient à y organiser les leurs. -237- Un cercle de poteaux de bois avait été planté autour de la butte, chacun haut d’environ quatre verges ; sur chaque poteau un homme ou une femme était cloué, avec les mains au-dessus de la tête et les pieds tirés vers le bas. Aspar pouvait voir le sang qui s’écoulait des trous dans leurs mains et leurs pieds, mais il y avait bien plus que cela à voir. Ils avaient été éventrés, tous, et leurs entrailles avaient été extraites et arrangées en des motifs prémédités. Le sacrifice se poursuivait en cet instant même, et ceux qui le réalisaient portaient les robes de l’Église. Il ne pouvait reconnaître leur ordre. Stéphane aurait su. Il en compta six. Il avait deux fois autant de flèches. Les dents serrées, il encocha la première, en considérant quelle serait la meilleure façon de réaliser ce qui devait être fait. Il y réfléchissait encore lorsqu’un greffyn émergea de derrière la butte. Il était plus petit que celui qui l’avait presque tué, ses écailles étaient plus sombres et avec des reflets verts, mais on ne pouvait se méprendre sur son bec de rapace ni sur le jeu félin de sa musculature. Il pouvait sentir sa présence, même à cette distance, comme une chaleur sur son visage, et fut pris de vertiges. Le contact de la bête R ou même son seul regard R était un poison mortel. Il le savait d’expérience, pour avoir vu les cadavres laissés par son congénère. Il était à ce point vénéneux, en fait, que ceux qui touchaient les dépouilles contractaient la gangrène et en mourraient généralement. Même les asticots et les charognards n’approchaient pas les victimes d’un greffyn. Mais les moines ne mourraient pas. Ils ne semblaient même pas s’inquiéter. À sa grande surprise, l’un d’entre eux tendit la main et le caressa au passage. Il prit une profonde inspiration en cherchant à comprendre, regretta que Stéphane ne fût pas présent. Lui se serait souvenu de quelque légende ou écrit ancien qui aurait donné un sens à tout cela. -238- Six moines eussent été difficiles à tuer, en particulier s’ils appartenaient à l’ordre de Mamrès. Six moines et un greffyn, c’était impossible R sauf à user encore une fois de la flèche. Mais elle était réservée au roi de bruyère. D’abord un moine, puis tous les autres, se redressèrent en délaissant leur tâche et regardèrent vers l’est, comme s’ils avaient tous entendu le même appel muet. Leurs mains coururent à leurs épées, et Aspar se tendit en réalisant qu’il allait devoir s’enfuir et trouver de l’aide. Il comprit alors qu’ils ne l’avaient pas découvert, que quelque chose d’autre avait attiré leur attention. Il pouvait l’entendre maintenant, un hurlement distant, à la fois proche et différent de celui de chiens, terriblement familier et totalement étranger. Grim. Il se souvint du jour où il avait rencontré Stéphane, du moment où, sur la route du roi, ils avaient entendu des cris au loin. Aspar avait reconnu les chiens de sire Symen Rookswald, mais il s’était joué des peurs du garçon, lui avait dit qu’il s’agissait de Grim et sa meute, les molosses qui emportaient les âmes damnées qui hantaient la forêt du roi. Il avait provoqué chez le garçon une frayeur terrible. Maintenant il sentait son propre cœur battre plus vite. Avaient-ils invoqué Haergrim ? Avaient-ils invoqué le Furieux ? Le hurlement prit de l’ampleur, et il y eut un mouvement à travers les feuilles. Il réalisa que ses mains tremblaient et ressentit une colère passagère envers sa propre faiblesse. Mais si le monde caché s’éveillait, pourquoi pas Grim ? Grim le Furieux, le dieu borgne, le seigneur des acharnés, le vengeur sanglant, aussi dément que pouvait l’être un ancien dieu païen. Le greffyn s’était tourné en réaction à ce bruit, lui aussi, et les rares poils de son épine dorsale s’étaient hérissés. Aspar l’entendit gronder. Et derrière lui, il perçut une voix, un chuchotement en langue sefry. La vie ou la mort, forestier, dit cette voix. Tu as un choix à faire. -239- CHAPITRE DIX TRAHISON Neil attendait encore Anne lorsque le soleil commença à baisser et que Vaséto revint, menant Houragan. Sur le cheval se trouvait un paquet contenant son armure et ses quelques autres possessions. Il sortit dans la rue et caressa le museau de l’étalon, notant avec amusement et inquiétude les regards avec lesquels les gens du quartier les contemplaient tous les deux. Vaséto s’en aperçut, elle aussi. Je ne crois pas qu’ils voient beaucoup de chevaux dans cette partie de la ville, dit-elle. Et encore moins de destriers. Je suppose que non, acquiesça Neil en se souvenant qu’il n’avait plus vu un homme à cheval depuis qu’ils avaient dépassé la grande place aux portes de la ville. Houragan agita nerveusement la tête. Ça va, mon gars, chuchota Neil. Nous serons bientôt chez nous. Je te promets une belle promenade en Terre-Neuve. Tu en auras besoin après la traversée en bateau. S’ils te laissent prendre ta monture à bord, lui fit remarquer Vaséto. Une couchette pour un homme est une chose, mais l’espace nécessaire à un cheval est sans rapport. (Elle haussa les épaules.) Mais avec ce que la comtesse t’a fait passer, tu ne devrais pas avoir de problème pour t’offrir de l’espace R s’ils en ont assez. (Elle lui adressa un grand sourire.) Quoi qu’il en soit, c’est maintenant ton problème. Je dois retourner à mes chiens. Neil s’inclina. -240- Je ne sais toujours pas qui tu es vraiment, mais encore merci. Tu en sais plus sur moi que la plupart des gens, dit Vaséto. Mais si j’étais toi, je m’inquiéterais plus de savoir qui tu es. Ce te serait probablement plus utile. Sur ce commentaire énigmatique, elle remonta la rue et disparut au coin. Après un temps de réflexion, Neil décida de mettre son armure. Si les hommes qui cherchaient Anne avaient eu la même chance que lui, il pourrait en avoir besoin. Une cloche plus tard, il lui apparut que non seulement Anne n’était pas encore redescendue, mais qu’il n’avait pas non plus vu ni Cazio ni Austra. Cazio avait parlé comme s’ils n’avaient que peu de temps, alors où étaient-ils tous ? Il jeta un coup d’œil au vieil homme qu’ils avaient appelé Ospéro. Il avait surveillé Neil d’une façon peu ostensible, mais sans chercher à le cacher non plus. Et cela avait commencé lorsque Anne avait parlé à Cazio et s’était éclipsée à l’étage. Peux-tu me dire où se trouve la chambre d’Anne ? demanda-t-il. — Ne comperumo, répondit le vieil homme en haussant les épaules. Neil regarda alentour, espérant trouver quelqu’un qui pourrait parler la langue du roi. De toute façon, Cazio n’était pas encore revenu, et il était apparemment parti s’occuper des derniers arrangements. À moins que... Son cœur lui parut soudain se trouver au plus profond d’une tempête. Pourquoi ? Pourquoi Anne essaierait-elle de lui échapper ? Ses amis vitelliens s’étaient-ils ligués avec l’ennemi ? Non, il y avait une meilleure explication. Quel imbécile il avait été de ne pas le voir plus tôt ! Anne avait appris que son père et ses sœurs avaient été tués, mais elle ne savait probablement rien de plus que cela. Pourquoi devrait-elle faire confiance à un chevalier qu’elle connaissait à peine, simplement parce qu’il prétendait avoir été envoyé pour la protéger ? -241- Cela n’a plus d’importance, maintenant, se dit-il en s’efforçant de réfréner sa panique. Son devoir était son devoir, qu’Anne crût en lui ou pas. D’une façon ou d’une autre, il ramènerait Anne, saine et sauve. Il savait où se trouvait le navire R Anne ignorait cela. Il pouvait encore la rattraper, s’ils n’avaient pas déjà levé les voiles. Il salua Ospéro de la tête et se mit en selle. Ospéro sourit légèrement et leva la main pour le saluer. Neil vit l’éclat de l’acier au dernier moment. Il pivota sur sa selle, s’arqua en arrière et sentit quelque chose glisser sur son bras, à l’endroit où s’était trouvé son cœur un instant plus tôt. Résolument, il fit volter Houragan et tira Corbeau. Comme sur un signal, des hommes émergèrent des deux côtés de la rue. Dans quelques instants, il y en aurait d’autres, mais Neil ne comptait pas les leur accorder. Ils étaient armés de couteaux et de gourdins, l’un d’entre eux avait une lance. S’ils réussissaient à blesser ou à immobiliser Houragan, alors ses chances ne seraient plus très bonnes. Ospéro criait, et Neil s’en voulut une fois de plus de ne pas parler vitellien. Il dirigea Houragan vers l’homme à la lance et chargea. Il fallait le reconnaître, l’homme semblait savoir ce qu’il faisait. Il mit un genou à terre et assura le talon de la lance contre les pavés, avant de diriger la pointe vers l’espace en dessous du sternum de Houragan. La respiration de Neil redevenait régulière, maintenant, lente. Il voyait le visage des hommes, leurs cicatrices, s’ils s’étaient rasés ou pas. Au dernier instant possible, il déporta Houragan sur le côté et évita la lance. En usant du coup dit de la faucheuse, il envoya voler un de ses attaquants plus bas dans la rue, et la pierre but le sang de son corps décapité. Houragan se cabra sauvagement et en piétina un autre. Neil sentit un coup contre sa jambe, mais il se dégagea alors de leur emprise, et s’éloigna rapidement à travers les rues assombries. Il tâta sa jambe, l’armure avait détourné le coup. Houragan paraissant indemne, il maintint donc le rythme, regardant les -242- passants s’éparpiller devant lui, entendant leurs remontrances inintelligibles et commençant à franchement détester toute cette histoire. L’attrait de la nouveauté des contrées lointaines s’épuisait rapidement. Elle aurait dû me donner quelque chose, pensa-t-il rageusement. Un moyen de convaincre Anne que c’était vraiment elle qui m’avait envoyé. Sa colère contre la reine fut un choc qui fit place à la honte. Qui était-il pour douter d’elle ? Il fit presser le pas à Houragan, en espérant avoir encore le temps. Anne s’était déjà remise de ses scrupules lorsqu’ils atteignirent les quais. Lorsqu’elle vit les navires, elle réalisa enfin réellement qu’elle rentrait chez elle. Chez elle, là où elle ne lavait pas les vêtements ne fabriquait pas de fromage et n’était pas invitée à devenir catin. Au fond d’elle-même, elle savait aussi que cela lui ferait du mal, d’entrer dans le château et de découvrir que son père et ses sœurs étaient vraiment morts, mais cet instant était encore lointain. Pour le moment, elle pouvait se concentrer sur le bon côté. Mais pourquoi laissons-nous sire Neil ? lui chuchota Austra à l’oreille. Cazio l’avait trouvée occupée à laver des assiettes sales dans un carachio près de la grand place. Anne y avait déjà travaillé, et l’odeur du mouton grillé au fenouil et à l’ail lui avait mis l’eau à la bouche. Austra avait cette odeur sur elle. Cazio ne t’a pas expliqué ? Si, mais Cazio ne connaît pas sire Neil, souligna Austra. Je n’y crois pas, dit Anne. Tu mets en doute le discernement de Cazio ? Austra rougit un peu. Il connaît mieux le Vitellio que nous, répondit-elle, et il est très malin. Mais que peut-il savoir du cœur de sire Neil ? Cela me semble injuste. Il m’a toujours paru très honnête. -243- Austra, nous ne connaissons pas sire Neil. Pour ce que nous en savons, il peut tout aussi bien avoir tué mes sœurs et être ensuite parti à ma poursuite. Il n’était pas avec les chevaliers qui ont attaqué le convent. Comment le saurais-tu ? Nous ne les avons pas tous vus. (Elle prit la main d’Austra.) Tout le problème est là : nous ne savons pas. Si j’ai tort, eh bien, ce n’est pas grave. Il est arrivé jusqu’ici, il réussira tout aussi bien à rentrer. Austra afficha une moue dubitative. Je ne voudrais pas vous interrompre, intervint Cazio, mais notre navire se trouve juste devant. Z’Acatto, qui était resté totalement silencieux depuis qu’il avait rejoint Anne dans l’allée derrière leur bâtiment, maugréa soudain. Je connais ce pavillon, dit-il. Si tu m’en avais parlé, je n’aurais jamais accepté. Chut, vieil homme, chuchota Cazio. J’ai fait ce que je devais faire. Tu ne me surprends pas souvent, mon garçon, marmonna le maître d’armes. Mais aujourd’hui, c’est le cas. De quoi parle-t-il ? demanda Anne. De rien, s’empressa de répondre Cazio. Elle se tourna vers z’Acatto et vit que son regard était très étrange, comme s’il était en colère ou même furieux. Puis elle réalisa que son épée était déjà dans sa main, la pointe quittant juste le fourreau. Elle n’avait pas encore peur : elle avait juste très envie de savoir pourquoi le vieil homme allait la tuer. Mais elle put sentir la peur se révéler lorsqu’il l’attrapa. Z’Acatto poussa, et elle tomba sur le pavé, un genou heurtant la pierre. Elle eut le souffle coupé par la douleur et leva les yeux, en s’efforçant de comprendre ce qui se passait Un homme qu’elle ne connaissait pas avait les yeux fixés sur la lame de z’Acatto, qui disparut de quelque façon dans sa gorge. Cazio cria alors et tira sa propre épée ; soudain les hommes furent partout R certains en armure. Courez ! hurla Cazio. Courez vers le bateau ! -244- Anne se précipita dans cette direction en essayant de se remettre sur pied, mais soudain des bottes de métal furent là, et elle leva les yeux pour découvrir un visage d’acier qui la regardait. Le chevalier leva une épée qui semblait n’être qu’à moitié là, une masse confuse comme les ailes d’un colibri, mais qui passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel à chaque battement de cœur. Elle regarda, paralysée, tandis que l’épée se dressait au-dessus d’elle. La lame de Cazio fila par-dessus sa tête pour aller frapper le chevalier au gorgerin, suivie du reste de Cazio. — Z’ostato en pert ! hurlait-il. Le chevalier chancela en arrière sous la force du coup, mais Cazio acheva son vol en s’écrasant contre lui, frappant du même coup sa visière avec la garde de son arme. Le chevalier bascula et alla heurter le sol. Anne se releva avec l’aide d’Austra qui l’avait prise par la main, et elles coururent toutes deux vers la passerelle. Elle pouvait voir une foule de visages sur le navire, qui observaient la scène dans l’ébahissement le plus total. Parmi eux s’en trouvait un qui semblait quelque peu familier, un visage sombre à la fine moustache. Aidez-nous ! cria-t-elle. Aucun des marins ne bougea. Deux autres hommes apparurent soudain entre elle et le navire, et tout parut ralentir au point de s’immobiliser. Du coin de l’œil, elle vit que le chevalier à l’épée flamboyante se redressait déjà sur un genou, en assenant à Cazio un coup tonitruant du dos de son poing ganté de mailles. Z’Acatto retenait au moins quatre hommes, mais deux d’entre eux commençaient à le presser. Elle et Austra étaient piégées. Quelque chose se bloqua en elle et elle tira la dague que sœur Sécula lui avait donnée, déterminée à frapper au moins une fois. Les hommes entre elle et le navire étaient moins lourdement équipés que le chevalier R cotte de mailles et cuir. Ils n’avaient pas de casques. Ils s’esclaffèrent lorsqu’elle leva son arme. Alors, étrangement, l’un d’entre eux versa soudain, sa tête changeant -245- grotesquement de forme comme une sorte d’épieu la frappait. Puis quelque chose explosa dans l’autre homme, l’envoyant voler comme s’il eût été fait de paille et de chiffon. Au moment où elle comprit qu’il s’agissait d’un cheval, elle réalisa également qu’il tombait. Un autre homme en armure vint se fracasser sur le quai à une verge d’elle, mais pour l’instant, la voie vers le navire était dégagée. Elle s’y précipita, entraînant Austra derrière elle. Elle n’avait pas franchi plus de la moitié de la passerelle lorsqu’elle se souvint de Cazio et de z’Acatto, et elle se retourna pour voir ce qui se passait. Le cheval s’était relevé et galopait furieusement sur le quai. Le chevalier qui en était tombé s’était relevé lui aussi, et elle comprit soudain à la forme de son heaume qu’il s’agissait de sire Neil. Tandis qu’elle regardait, il combattait sauvagement le chevalier à l’épée flamboyante, le frappant si fort qu’il le mit bas. Puis il se tourna vers les hommes qui pressaient z’Acatto, et en décapita un. Cazio hésita, mais pas z’Acatto. Il se détacha rapidement de ses ennemis et se précipita vers le navire. Après la plus courte des tergiversations, Cazio lui emboîta le pas. Anne sentit soudain un mouvement sous ses pieds et réalisa que l’on tirait la passerelle. Elle se retournait lorsque deux des marins l’agrippèrent et la firent monter jusqu’au navire. Sans réellement savoir pourquoi, elle hurla et se débattit, remarquant dans le même temps qu’ils avaient également pris Austra. Z’Acatto bondit avec une agilité qui contredisait son âge, pour retomber sur la passerelle qui s’éloignait et rebondir vers l’intérieur du navire, suivit par un Cazio resplendissant de joie. Sur le quai, sire Neil était une épée tourbillonnante qui maintenait l’ennemi à l’écart du navire. Ils étaient au moins huit contre lui, sans compter le chevalier à l’épée flamboyante qui, contre toutes les lois de la nature, se relevait encore une fois. Sire Neil ! s’égosilla-t-elle. Viens ! Les marins tout autour d’elle tranchaient frénétiquement les amarres et repoussaient le quai avec de longues perches. -246- Il ne pourra jamais faire un tel saut, dit z’Acatto. Pas en armure. Retournez le chercher ! hurla-t-elle. Retournez-y immédiatement ! (Elle tapa sur le marin le plus proche, celui qui lui avait paru familier.) Vous ne pouvez pas le laisser là ! Il attrapa sa main et la regarda dans les yeux. Je suis le capitaine Malconio, et ce navire quitte le port. Si tu me frappes encore, je te ferai pendre. Mais il va mourir ! Je ne vois aucune raison de m’inquiéter de cela, dit-il. À travers un brouillard rougeâtre, Neil trancha à gauche, puis à droite, frappa un homme en cotte de mailles et cuirasse à la jointure de l’épaule et la vit se fendre, le sang jaillissant lorsqu’il en sortit le fil en force. Attrapant la lame de son arme de sa main gauche gantée de métal, il en enfonça le pommeau dans le visage de l’ennemi suivant, puis renversa l’arme et, la tenant toujours comme un bâton, il en plongea la pointe entre le bord de la cuirasse et la poitrine. Il sentit le sternum céder, et l’homme s’effondra. Il reprit la poignée à deux mains et frappa un autre ennemi, qui parvint à tomber hors de son chemin, puis il sentit un coup d’épée résonner sur son épaule. Il ne savait d’où cela était venu, mais il écarta les jambes et faucha dans cette direction, à hauteur de taille. Lorsqu’il sentit son coup porter il se tourna, si bien que l’homme fut dans son champ de vision. C’était un de ceux aux armures légères, et ses yeux s’écarquillèrent lorsque le sang se mit à bouillonner dans sa bouche, et il s’effondra en serrant une poitrine enfoncée. Ce mouvement le ramena par ailleurs vers le chevalier à l’épée flamboyante qui R au lieu d’être mort comme il l’aurait dû R s’apprêtait à le frapper. Derrière le chevalier, Neil avait vaguement conscience que le navire était plus éloigné du quai qu’il ne l’avait été auparavant. Il pouvait voir les cheveux roux d’Anne, et sut ainsi qu’elle avait réussi à monter à bord. Le chevalier abattit son arme de haut en bas et de gauche à droite, et Neil s’avança en contrant d’un mouvement montant -247- de la partie la plus épaisse de son épée. Le choc de l’impact se fit sentir jusque dans ses pieds R son ennemi était fort, très fort, et sa lame se mouvait beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait dû. Corbeau lui parut par ailleurs étrange, plus légère, et Neil comprit soudain que la moitié de son arme avait été tranchée. L’épée flamboyante se redressait après son coup plongeant. Neil plongea son bras gauche vers le bas et saisit le gantelet de l’homme, puis il enfonça ce qui restait de Corbeau dans la visière de son ennemi. Un coude de métal vint le frapper sous le menton. Il perdit sa prise sur l’homme et tituba en arrière. Un autre coup tranchant vint, cette fois sur le côté, et il était trop loin pour attraper une nouvelle fois le bras du chevalier, trop lent même pour interposer sa main. L’arme-sorcière cisailla son armure, la tranchant comme elle l’avait fait de Corbeau. En un geste désespéré, Neil se jeta dans la direction du coup, alors même que toute la douleur du monde l’envahissait. Il perdit l’équilibre, vit le ciel, puis heurta quelque chose qui céda bizarrement et comprit qu’il était tombé du quai dans l’eau. Il se débattit pour essayer de voir si le navire d’Anne était en sûreté au loin, mais l’eau se referma sur lui et les bruits du tumulte disparurent. -248- TROISIÈME PARTIE D’ÉTRANGES RELATIONS En le mois de decmen de l’an 2223 d’Éveron Tertiu, le troisième mode, invoque saint Michel, saint Mamrès, saint Éclat, sainte Fendvé. Il évoque l’épée, la lance, le fracas de la bataille, le tambour de la guerre. Il provoque le courage, la colère, la rage. Ponto, le quatrième mode, invoque saint Chistai, saint Oimo, saint Satire, saint Loh. Il évoque le courtisan flatteur, le bouffon à la langue agile, le couteau plongé dans le dos. Il provoque la jalousie, la haine, la duperie et la trahison. Extrait du Codex Harmonium d’Elgin Widsel -249- CHAPITRE UN ASSASSIN En respirant aussi doucement qu’elle le pouvait, Murielle tâtonna le long du mur jusqu’à ce qu’elle trouvât la petite plaque de métal qu’elle cherchait. Elle la fit glisser vers le haut et accrocha le loquet, révélant un cercle légèrement lumineux de la taille du bout d’un doigt. En se penchant en avant, elle écarta les cheveux de son visage, plaça son œil contre le trou et regarda dans la pièce sur laquelle il donnait. Le centre de guerre était vide, mais quelques chandelles vacillantes l’illuminaient, offrant juste assez de lumière pour rendre visible la statue de sainte Fendvé sur une petite table près de l’ancien fauteuil de Guillaume, et pour suggérer, mais sans vraiment les révéler, les tableaux de batailles et de victoires qui couvraient les murs criards de la salle. La pièce semblait toujours inoccupée. Elle soupira et s’imposa la patience. Erren lui avait montré les passages dans les murs du château des années plus tôt, peu après qu’elle fut devenue reine. Ces couloirs étaient très étroits et très anciens. Erren prétendait que son ordre d’assassins avait manipulé le choix de l’architecte lorsque le palais avait été construit, l’avait convaincu d’inclure leurs adjonctions secrètes, puis s’était assuré que ni lui ni les ouvriers qui les avaient réalisées ne pussent jamais en parler à personne. Ce qui faisait de ces couloirs ténébreux un secret que ne partageaient que les sœurs de Cer et quelques-unes de leurs protégées. -250- Murielle s’était souvent demandé si la conservation d’un tel secret était réellement possible, au fil des siècles. Si d’autres reines avaient, à son instar, été informées de l’existence de ces passages, certaines d’entre elles avaient bien dû s’en ouvrir à leurs époux, à leurs filles, à leurs proches. Néanmoins, elle n’avait jamais rencontré personne d’autre qu’Erren dans ces couloirs dérobés, ce qui suggérait que sa vieille amie avait su de quoi elle parlait. Ils étaient effectivement dissimulés de belle et astucieuse façon, et les œils habilement soustraits à la vue et bouchés de verre pour éviter qu’ils ne fussent aisément découverts. Les portes étaient des merveilles et ne laissaient pas apparaître la moindre jointure lorsqu’elles étaient fermées. Elle en avait souvent fait usage depuis la mort d’Erren. Ils lui semblaient plus sûrs que ses propres appartements, et, sans Erren ni une remplaçante digne de confiance, elle devait espionner par elle-même, si elle voulait avoir la moindre idée de ce qui se tramait à son insu. Mais ce soir, il ne s’agissait pas de simplement espérer surprendre les conversations clandestines du praifec ou de quelque membre du Comven ; elle avait une affaire tout à fait particulière. Celle-ci lui était venue sous la forme d’une note, pliée et glissée sous sa porte, et rédigée dans un style simple et clair : Majesté, Tu es en danger. Moi aussi. Je détiens des informations qui peuvent sauver ta vie et le trône de ton fils. Mais j’ai tout autant besoin de ta protection. Tant qu’elle ne m’aura pas été promise, je ne pourrai révéler mon identité. Si j’ai ton accord, laisse s’il te plaît une note au pied de la statue de la table du centre de guerre, disant « convenu ». Eh bien, sa réponse était là, judicieusement placée hors de vue, et elle était là, à jouer à ce jeu d’enfants R mais en cinq heures, personne n’était venu chercher le message. Elle y avait inscrit « convenu », bien sûr, mais elle était déterminée à découvrir qui était le messager R toute cette affaire pouvait tout aussi bien être quelque sorte de ruse élaborée. -251- Peut-être que, l’instigateur, qui qu’il fût, était venu plus tôt, avant qu’elle n’eût pu se libérer de ses obligations. On avait pu lire la note et la replacer ensuite dans sa cachette. Mais le centre de guerre était situé au cœur du château et, s’il était calme la nuit, tout visiteur durant la journée eût attiré l’attention. Par ailleurs, pourquoi replacer la note ? À la nuit tombante, elle s’était formellement retirée. Elle avait jusqu’au matin, et aucun besoin du sommeil et des rêves qu’il apportait. Donc une autre cloche passa avant qu’un son vint attirer son attention, un frottement ténu de cuir contre de la pierre. Elle se concentra sur le petit trou, s’efforçant de voir qui ou quoi avait fait ce bruit, et elle remarqua une ombre qui se profilait depuis le côté ouest de la pièce. Ce qui était étrange, puisque l’entrée du centre de guerre se trouvait du côté est. Elle attendit impatiemment que la silhouette entrât dans la lumière et fut finalement récompensée. C’était une femme, elle vit cela d’abord R arborant des cheveux noisette bouclés, et vêtue d’une robe de chambre bleu pâle. Son « allié » était donc habile. Il avait envoyé une servante chercher la note. Peut-être que je vais la reconnaître, pensa-t-elle, et savoir ainsi qui est son maître. Mais elle n’en avait que peu d’espoir. Il y avait de nombreuses servantes dans le château d’Eslen, et elle n’en connaissait pas plus d’une sur dix de vue. Mais la femme se retourna et la lumière saisit ses traits. Murielle écarquilla les yeux d’effarement. Elle connaissait effectivement cette fille, mais ce n’était ni une domestique ni une servante. Non, ce visage juvénile était celui d’Alis Berrye, la plus jeune des maîtresses de son regretté mari. Alis Berrye. Une rage jalouse et instinctive commença à bouillir en elle, mais Murielle s’efforça de la modérer, parce qu’il y avait là quelque chose d’anormal. Alis Berrye avait la cervelle d’un poireau. Elle était la fille cadette de sire Berrye de Virgenye, qui dirigeait l’un des cantons les plus pauvres du royaume. Guillaume avait eu un faible pour ses yeux saphir et ses courbes juvéniles lorsque sa famille était venue en visite deux ans plus tôt. Depuis la mort de Guillaume, elle était demeurée quasi -252- invisible, et s’il était venu à plusieurs reprises à l’esprit de Murielle de la faire éjecter de ses anciens appartements, elle avait en vérité eu à faire des choses plus importantes que de satisfaire à un ressentiment pitoyable et qui avait perdu sa raison d’être. Jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’Alis Berrye venait de redevenir un centre d’intérêt important pour elle. Même Erren avait jugé cette fille trop stupide et frivole pour nourrir d’autre ambition que de conserver les faveurs du roi. Berrye n’avait même pas d’enfants, et n’avait apparemment jamais cherché à en concevoir. Ce qui signifiait que sa première idée avait été la bonne, et que Berrye était ici au service de quelqu’un. Mais qui ? À part Guillaume, elle n’avait jamais affiché de lien particulier avec quiconque à la cour. Néanmoins, elle avait eu suffisamment de temps pour que cela changeât, et dans le climat du moment, où chacun cherchait à se raccrocher à quelque position ou avantage que ce fût, quelqu’un avait à l’évidence trouvé un usage à cette fille. Berrye récupéra le message, le lut, hocha la tête pour ellemême, puis elle tourna les talons et repartit vers le côté ouest de la salle. Un instant plus tard, il y eut un son des plus ténus, qui fit se hérisser les poils de la nuque de Murielle. La seule sortie du côté ouest de la pièce était une porte secrète qui menait dans les passages mêmes que Murielle occupait en cet instant. Alis Berrye les connaissait. Murielle savait que cette fille retrouvait souvent Guillaume dans le centre de guerre, mais Guillaume ne savait rien de ces passages. Ou peut-être que si, et que Murielle n’avait pas connu son époux aussi bien qu’elle l’avait cru. Elle ressentit un sentiment de perte si soudain et si profond que c’en était choquant. Elle et Guillaume ne s’étaient pas mariés par amour, mais ils l’avaient trouvé, au moins pour un temps. Et même si elle avait mal supporté ses maîtresses, elle avait toujours eu à l’idée qu’un jour, de quelque façon, ils se retrouveraient dans leur amour. -253- Et il lui manquait R son rire, l’odeur de ses vêtements, les mièvres sobriquets dont il l’affublait en privé. Tout cela avait à jamais disparu. Maintenant il paraissait qu’il avait toujours eu connaissance des couloirs secrets, et qu’il ne lui en avait jamais parlé, qu’il ne lui avait jamais confié cette information. Ce n’était pas si grave R après tout, elle ne lui en avait pas non plus parlé R, mais qu’il l’eût dit à Alis Berrye entre toutes, à la plus sotte et la plus inutile de toutes ses putains, cela lui fit mal. Cela l’inquiéta également. Et s’il en avait également parlé à Gramme ? Elle attendit un peu, espérant et craignant à la fois que la fille descendît son couloir, pour qu’elle pût l’étrangler et dissimuler son cadavre là où on ne le retrouverait jamais. Mais après plusieurs minutes, comme personne n’avait apparu, Murielle reprit le chemin long et tortueux qui menait à ses propres appartements, en suivant de la main les signes en relief qui lui indiquaient les directions. Lorsqu’elle entrouvrit à peine la porte dérobée qui menait dans sa chambre, elle sut que quelque chose n’allait pas. Elle avait laissé une lampe brûler dans la pièce, mais aucune lumière ne l’accueillait. La chambre était totalement noire. Sa servante Unna serait-elle venue et aurait-elle éteint la lampe ? Pourquoi aurait-elle fait cela ? Elle resta un instant immobile, un œil collé contre l’interstice pour tenter de percer l’obscurité. La lampe s’était peut-être éteinte toute seule. Quelqu’un dit quelque chose. Un seul mot, trop bas pour être compris. Elle eut un hoquet de surprise, puis referma le panneau et recula, en sachant que qui que ce fût qui se trouvait à l’intérieur l’avait entendue R mais son esprit avait cédé à une peur tentaculaire et elle ne pouvait rien faire d’autre que rester immobile et bouche bée face à l’obscurité. Elle ne pouvait que se répéter à quel point elle s’était trompée. Berrye connaissait les passages de Cer, et d’autres devaient donc également en être informés. L’homme dans sa chambre savait-il ? Était-ce un homme ? -254- Quelque chose cogna contre le mur, et elle entendit le léger sifflement d’une respiration. Sa main fila vers la dague qu’elle portait à côté de sa châtelaine, mais cela ne lui procura pas grand réconfort. Le cognement fut suivi d’un tapotement assourdi, puis d’un autre, et un autre, qui se déplaçaient le long du mur. Ses frissons prirent une telle ampleur qu’elle se mit à trembler. Quelqu’un cherchait la porte. Mais cela voulait dire qu’ils ne savaient pas où elle se trouvait. Elle serait difficile à découvrir, depuis l’autre côté. Néanmoins, elle avait trahi son emplacement approximatif. Les tapotements se firent plus sourds à mesure qu’ils s’éloignaient d’elle, puis ils commencèrent à revenir. Elle pouvait entendre son souffle maintenant, et soudain, un autre mot murmuré, quoique, encore une fois, elle ne pût en saisir le sens. Elle s’éloigna à reculons, tremblante, et réalisa que la tête lui tournait parce qu’elle n’avait pas respiré. Elle garda les mains contre le mur, s’en servant pour se guider, et lorsqu’elle pensa être arrivée assez loin, elle pressa le pas, ressentant plus que jamais la panique, parce qu’elle ne savait pas qui se trouvait toujours dans sa chambre, ou dans les tunnels avec elle. Elle trouva la porte de la salle des Colombes, regarda à l’intérieur, s’assura que personne n’était là, s’y précipita, referma la porte derrière elle, et courut. Après un moment elle se remit à marcher, mais se trouver dans les salles communes ne lui donnait aucun sentiment de sécurité, même lorsqu’elles étaient bien éclairées et peuplées de serviteurs. Son ennemi avait un visage inconnu, qui pouvait être celui de n’importe qui dans le château. Pis, et elle ne commençait qu’à le réaliser, si la personne dans sa chambre était venue la tuer, ce n’était pas une simple tentative de meurtre. C’était une tentative de coup d’État. Ce qui signifiait qu’elle avait besoin d’aide, maintenant, et d’une aide en laquelle elle pouvait avoir confiance. Elle se demandait encore qui ici pouvait être digne de foi lorsqu’elle manqua heurter de plein fouet Léovigilde Ackenzal. -255- Elle glapit et eut un geste de recul. Pour sa part, le compositeur parut extrêmement troublé, puis il tenta de mettre un genou à terre. Cela lui était à l’évidence difficile, et elle se souvint que la dernière fois qu’elle l’avait vu, il avait des béquilles. Le héros de Brough. Oublie cela, dit-elle pour calmer sa propre anxiété. Que fais-tu dans les couloirs à cette heure, fralet Ackenzal ? Majesté ? Je faisais juste travailler ma jambe. Son visage ne montrait aucun signe de duplicité, alors elle prit une rapide décision. Viens avec moi ! ordonna-t-elle. Es-tu armé ? A-armé ? bafouilla-t-il. Je suppose que non. Bah, suis-moi quand même ! Oui, Majesté. Elle s’éloigna rapidement, puis dut ralentir le pas pour qu’il pût se maintenir à son niveau, et elle se demanda pourquoi elle le voulait avec elle. Ce n’était qu’un étranger R pourquoi devrait-elle lui faire confiance ? Mais elle se souvint du jour où il avait joué pour elle, de son absolue sincérité, et elle eut la certitude qu’il ne pouvait lui faire de mal. Elle se fondait rarement sur ses impressions, mais en cet instant elle n’avait pas d’autre choix. Il boitilla en silence derrière elle, à l’évidence surpris, mais réticent à poser quelque question que ce fût. Comment avance ma commande ? demanda-t-elle, principalement pour briser ce silence crispé. Très bien, Majesté. Une note d’excitation était née dans sa voix, ce qui, même en de telles circonstances, était charmant. Elle fut frappée de réaliser à quel point il ressemblait à Neil MeqVren R Neil était sensible et passionné, un vrai chevalier, sans le moindre cynisme en lui. Le compositeur était comme cela, lui aussi, quoique sa passion fût d’une nature totalement différente. Mais elle était chez tous deux authentique. Elle eût désespérément voulu que Neil fût là en cet instant, mais elle avait eu raison de l’envoyer chercher Anne. Il était le seul à qui elle pût confier où Anne se trouvait. -256- Tu l’auras bientôt achevée, j’espère, dit-elle. J’ai déjà arrangé une représentation et le banquet subséquent au bosquet aux chandelles, pour dans trois semaines. Trois semaines ? Eh bien, oui, j’ai presque fini. Mais je vais avoir besoin de commencer les répétitions dès maintenant. Fais-moi juste savoir ce dont tu as besoin. En fait, je voulais justement vous parler de quelque chose, s’enhardit-il. À quel sujet ? La taille de l’ensemble, Majesté. Fais ce que tu jugeras utile, répondit-elle. Ce que j’espérais est assez inhabituel, dit-il d’une voix assez hésitante. Je... La composition sur laquelle je travaille... Je pense qu’elle devrait être jouée par trente exécutants. Elle s’arrêta et le toisa curieusement. C’est plutôt beaucoup, non ? demanda-t-elle. Il n’y a jamais eu un ensemble de cette taille, confirma-t-il. Il avait énoncé cela comme un fait d’une importance capitale, et soudain elle fut frappée par tout le ridicule de la situation. Elle craignait pour sa vie et son royaume, et cependant elle discutait du nombre de musiciens qu’elle devait engager. Mais son cœur était revenu à un rythme normal et elle était d’un calme presque étrange. Alors pourquoi le nôtre devrait-il être si imposant ? demanda-t-elle. Parce qu’il n’y a jamais eu une composition comme celle-là, répondit-il. Elle prit le temps de le dévisager, pour voir s’il y avait de l’orgueil ou du mépris dans son allégation. S’il y en avait, on ne le voyait pas. Je n’ai aucune objection à un grand ensemble, dit-elle finalement. Pas même au plus grand. L’Église pourrait en avoir, Majesté. Pour quelle raison ? Il sourit, et parut soudain très jeune. -257- Au motif que cela n’a jamais été fait auparavant, Majesté. Elle sentit un sourire malicieux se dessiner sur ses lèvres. Fais-le aussi grand que tu veux, dit-elle. Plus grand, même. Merci, Majesté. Elle hocha la tête. Majesté ? demanda-t-il. Oui ? Quelque chose ne va pas ? Elle ferma les yeux, puis les rouvrit et se remit à marcher. Oui, fralet Ackenzal, quelque chose ne va pas. Il y a quelqu’un dans mes appartements, quelqu’un que je n’ai pas invité. Tu crois... Je veux dire, Majesté, tu penses qu’il s’agit d’un assassin ? Je ne vois pas ce que cela pourrait être d’autre. Il pâlit. C’est... Eh bien, ne devrions-nous pas appeler un garde, Majesté ? Malheureusement, répondit-elle, je n’ai pas confiance en la plupart des gardes. Comment cela se peut-il ? Comment une reine peut-elle ne pas avoir confiance en ses gardes ? Es-tu à ce point naïf, fralet Ackenzal ? Sais-tu combien de rois et de reines sont morts de la main de leurs serviteurs ? Mais j’ai entendu dire que les gardes royaux d’Eslen... R les Mestres ? R qu’ils sont incorruptibles. Ces derniers mois, en différents endroits, deux d’entre eux ont essayé de me tuer. Oh ! Il s’est finalement avéré qu’ils étaient ensorcelés par quelque sorte d’encrotacnie, et ils sont censés maintenant être protégés contre ce genre de scintillation. Néanmoins, il m’est difficile de leur faire confiance, alors qu’ils ont tué deux de mes filles. Je peux comprendre cela, Majesté. Je suis désolé. -258- Hors tout cela, il y a le fait que l’un d’entre eux était posté devant ma porte. Il s’ensuit que soit il a laissé entrer l’assassin, soit il est l’assassin, soit il est mort. Par tous les saints. Exactement. Et donc, euh... je suis ton garde du corps pour l’instant. Elle lui sourit. Effectivement. Majesté, je ne te serais pas d’une grande utilité si tu étais attaquée. Mais tu es le héros de Brough, fralet Ackenzal. Ta seule vue devrait effrayer la plupart des agresseurs. Cela me paraît peu probable, dit Ackenzal en agitant la tête. Mais je te protégerai du mieux que je le pourrai, Majesté. C’est juste que... si tu crois qu’un coup d’État est en cours, tu devrais t’assurer une aide meilleure et plus fournie. Je sais, reconnut-elle. Et c’est ce que nous allons faire. Mais cela ne me plaît pas. Pourquoi cela ? Parce que je vais avoir à faire des excuses. Fail de Liery écarta ses excuses d’un geste. Tu avais raison, dit-il. J’ai perdu toute mesure, et surtout, oublié mon cœur. Parfois, quand on fait face à plus d’un sens du devoir, il est difficile de décider auquel se plier. Glorien de Liery est mon seigneur lige, mais Guillaume était mon empereur et tu es mon impératrice R et ma nièce adorée. C’est moi qui te dois des excuses R et mon allégeance, si tu en veux encore. Elle voulut le serrer dans ses bras là et lors, mais en cet instant, ils étaient reine et sujet, et c’était un moment qu’elle ne voulait pas gâcher. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es ici, Majesté, demanda Fail. Tu as l’air de quelqu’un dont les morts crient le nom. Il écouta tandis qu’elle expliquait. Lorsqu’elle eut terminé, il acquiesça gravement. -259- Tu vas devoir venir avec nous, dit-il enfin. Même si les Mestres sont loyaux, ils ne laisseront pas un groupe d’hommes en armes entrer dans les appartements royaux. J’en suis consciente. Fail hocha la tête. Dès que tu es prête, Majesté. Je suis prête. (Elle se tourna vers Ackenzal.) Tu es excusé, lui signifia-t-elle. Et je te remercie pour ta compagnie. Il s’inclina, moins maladroitement cette fois. Merci, Majesté. Je suis toujours heureux de pouvoir servir. Quand ma commande sera-t-elle prête ? Elle est déjà plus qu’à moitié terminée, répondit-il. À la fin du mois, je pense. Je l’attends impatiemment Merci, Majesté. Que les saints soient avec toi. Elle le regarda s’éloigner en boitillant tandis que Fail rassemblait ses hommes. Ils quittèrent les quartiers de sire Fail avec huit hommes d’armes, et bien que le groupe provoquât en chemin nombre de regards surpris, ils ne rencontrèrent aucune résistance. Ils trouvèrent deux Mestres qui montaient la garde dans l’antichambre de la résidence royale. Comme ils approchaient l’un d’entre eux s’avança, en regardant les hommes de Liery avec une évidente suspicion. Écarte-toi, sire Moris, ordonna Murielle. Ces hommes m’accompagnent dans mes appartements. Moris, un homme au visage rond et à la moustache blonde, s’empourpra. Majesté, je ne puis le permettre, dit-il. Personne hors la famille royale et les Mestres n’est autorisé à porter des armes au-delà de cette limite. Murielle se redressa. Sire Moris, quelqu’un s’est introduit dans mes appartements, apparemment sous ton nez. Tu vas nous laisser passer, c’est compris ? -260- Introduit dans vos appartements ? grimaça sire Moris, incrédule. C’est tout simplement impossible. Oui, c’est ce que l’on pourrait penser, rétorqua sèchement Murielle. Et pourtant je t’assure que c’est le cas. Moris réfléchit à cela un instant Majesté, si tu veux bien me permettre d’aller me rendre compte... Elle agita négativement la tête et le dépassa. Touche à n’importe lequel des hommes qui m’accompagnent et j’aurai ta tête, dit-elle. Majesté, ceci... Laisse-moi au moins venir avec vous. Comme tu veux. Ils trouvèrent un Mestre recroquevillé à côté de la porte de ses appartements. Ses yeux bleus étaient ouverts et morts. Avec un rugissement sire Fail franchit la porte, suivi de ses hommes. À l’intérieur se trouvait le corps d’Unna, sa petite chemise de nuit maculée de sang. Elle ne verrait pas sa douzième année. Murielle s’assit les yeux fixés sur le cadavre d’Unna, tandis que les hommes de Fail fouillaient ses appartements, mais ils ne trouvèrent personne, ni aucun signe de quiconque hormis les morts. Lorsque ceci fut certain, sire Fail posa la main sur son épaule. Je suis désolé. Elle agita la tête et regarda son oncle dans les yeux. Plus jamais cela, dit-elle. Sire Fail, je désire vous installer, toi et tes hommes, en tant que ma garde personnelle. Accepté, Majesté. Elle se tourna vers sire Moris. Découvrez comment tout cela s’est passé, ordonna-t-elle, ou la tête de tous les Mestres va rouler. Tu comprends ? Je comprends, Majesté, répondit Moris d’un ton raide. Mais si je puis parler, chaque homme de mon corps t’est fidèle. Je crains que vous n’ayez à le prouver, sire Moris. Commencez par ceci : ramenez-moi Alis Berrye, amenez-la-moi maintenant. Vivante, et en secret. -261- Elle se retourna vers sire Fail. À travers ses yeux, il dut voir ce qui brûlait en elle. Vas-tu bien, Majesté ? demanda-t-il. Non, dit-elle. Je n’en puis plus d’être une cible. Elle alla à la fenêtre et l’ouvrit, puis regarda les rares lumières qui brillaient encore dans la ville ténébreuse en contrebas. Je crois, dit-elle, que je vais commencer à choisir mes propres cibles. -262- CHAPITRE DEUX UNE PARTIE DE FIEDCHÉSÉ Comme Neil s’enfonçait à travers les eaux émeraude, il entendit les draugs commencer à chanter. C’était un chant lointain et sans paroles, mais il pouvait néanmoins en percevoir l’amère solitude, sa cupidité. Ils chantaient depuis Breu-nt-Toine, la terre sous les vagues, où les seules choses d’amour et de lumière étaient celles qui s’y noyaient pour y être dévorées. Maintenant ils chantaient Neil MeqVren et son arrivée. Neil lutta contre sa lente descente, agitant les jambes et battant des bras, mais son armure l’entraînait comme une ancre, et il ne savait de toute façon pas très bien nager, pour avoir grandi près de mers trop froides pour de telles activités. Il ne savait même plus où se trouvait le haut, tant l’eau était trouble. Il chercha les attaches de son armure, tout en sachant qu’il ne pourrait jamais l’enlever à temps, se demandant pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Il voulut retenir son dernier souffle mais celui-ci s’échappa, amenant les ténèbres au fond de lui. La mer le voulait, et l’on ne pouvait longtemps la retenir. Je suis tien, père d’écume, pensa-t-il. Je t’ai toujours appartenu. Mais il me reste encore des choses à faire. Cependant, Lier ne répondit pas, et la mélopée des draugs se rapprocha, jusqu’à ce qu’ils l’entourassent. Il ne put néanmoins rien voir de leurs yeux froids et de leurs dents de requin à travers les profondeurs obscures. -263- Ses poumons s’ouvrirent et la mer s’y précipita. D’abord cela fut douloureux, comme rien qu’il eût jamais connu, mais la souffrance fut brève, et il sentit la paix l’envahir. Il avait failli à la reine pour la dernière fois. Il avait terminé. Ses doigts étaient devenus gourds, il ne sentait plus les attaches de son armure, mais, bizarrement, il avait l’impression qu’elle se détachait autour de lui, comme si quelqu’un d’autre la lui ôtait, et une lueur rose pâle l’entoura. Il se sentit s’étendre sur une surface aussi douce qu’un matelas de plumes, mais aussi froide que les déferlantes hivernales. Des doigts coururent le long de son dos nu et de son bras, et quoiqu’ils n’eussent pas plus de chaleur que la mer, il en reconnut le contact. Fastia, gémit-il en trouvant étrange de pouvoir parler quand il était plein d’eau. Tu m’as oubliée, murmura-t-elle. C’était sa voix, mais fragile et étrangement lointaine, quand elle lui parlait à l’oreille. Ce n’est pas vrai, répondit-il. Je ne t’ai pas oubliée, mon amour. Tu m’as oubliée. Tu m’oublies. Tu m’oublieras. C’est la même chose. La lueur avait crû. Il attrapa sa main et tira, déterminé à au moins la voir, cette fois. Ne fais pas cela, dit-elle. Mais c’était trop tard. Lorsqu’il la vit, il hurla. Il hurlait encore lorsqu’une lumière jaune le frappa et qu’un visage apparut devant lui comme dans un soleil levant. C’était un visage de femme, mais ce n’était pas Fastia. D’abord, il ne vit que ses yeux. Ils étaient d’un bleu si sombre que l’on ne voyait pas ses pupilles. Elle paraissait à la fois aveugle et capable de voir au cœur de tout. Il y avait là une tristesse presque intolérable, et dans le même temps une excitation indomptable. C’était les yeux d’un nouveau-né et d’une vieille femme épuisée. Calme-toi, dit-elle. -264- Sa voix était légèrement voilée. Elle le tenait par le bras, mais soudain elle le lâcha et s’écarta, comme s’il avait fait quelque chose pour l’effaroucher. Ses yeux devinrent des ombres sous ses sourcils, et alors il vit que son visage était plein de force, avec de larges et hautes pommettes taillées dans de l’ivoire et des cheveux comme une toile d’araignée, coupés très court, juste sous les oreilles. Elle rayonnait comme un flambeau dans la lueur de la lanterne qu’elle tenait d’une main pâle, mais sa robe était noire ou de quelque autre couleur sombre, et semblait ne pas exister du tout. La confusion l’envahit. Il était dans un lit, au sec. Il avait de l’air dans les poumons plutôt que de l’écume, mais il se trouvait encore dans le ventre de la mer, puisqu’il pouvait la sentir tout autour de lui et qu’il entendait les craquements des poutres. Il parcourut des yeux les cloisons de bois sombre laqué et comprit qu’il se trouvait dans la cabine d’un navire. Calme-toi, répéta la femme. Tu es vivant, même si tu ne vas pas très bien. Tu n’as que rêvé de la mort. (Sa main libre se porta à sa gorge pour y jouer avec une petite amulette.) Il savait qu’il était vivant. Son cœur battait la chamade, sa tête lui faisait mal et son flanc lui donnait l’impression d’avoir été fendu. Ce qui, s’il se souvenait bien, était le cas. Qui es-tu ? réussit-il à articuler. La question parut la rendre perplexe pour un temps. Appelle-moi Cisne, dit-elle enfin. Où... Il voulut s’asseoir, mais quelque chose dans sa tête tourbillonna, et la douleur dans son flanc se mua en une agonie accablante. Il ravala un hurlement, qui émergea comme un râle. Du calme, ordonna Cisne, en s’avançant puis en s’arrêtant de nouveau. Tu as de nombreuses blessures. Tu ne te souviens pas ? Si, murmura Neil en fermant les yeux et en essayant d’empêcher son estomac de se soulever. Si, je me souviens. Il se souvenait également d’elle, maintenant. C’était le visage qu’il avait vu sur les quais, la femme qui regardait depuis l’étrange navire. -265- Navire sur lequel il se trouvait probablement. Nous sommes en mer, dit-il. Ses pensées étaient comme des enfants récalcitrants refusant de se mettre au travail. Le contact éteint de Fastia flottait encore sur son épaule. Oui, répondit-elle. Nous avons pris la mer il y a deux jours. Deux jours ? Exactement. Tu es resté inconscient tout ce temps. Je commençais à craindre que tu ne te réveillerais pas. Neil s’efforça de penser. Deux jours. Qu’était-il arrivé à Anne ? Cisne se rapprocha encore. Ne va pas penser à me faire du mal, prévint-elle. Si je crie, mes hommes viendront et te tueront. Je n’ai aucune raison de te faire du mal, Madame. Du moins aucune que je connaisse. Et je ne le ferais pas même si j’en avais une. C’est très judicieux. Mais dans ton sommeil, tu faisais des bruits et des gestes des plus violents. Tu as combattu des batailles entières, je crois. Te souviens-tu de ces rêves ? Pas des batailles, répondit Neil. Quel dommage. Je suis certaine que tes rêves seraient intéressants. (Elle marqua une pause.) Je vais te faire confiance. Je vais m’asseoir ici un moment, parce que je suppose que tu as des questions à poser. Je sais que si je me réveillais dans un endroit inconnu, près d’un inconnu, j’en aurais. Je serais terrifiée. (Elle s’assit sur un petit tabouret.) Je dois d’abord te dire ceci, au cas où tu craindrais de le demander. Les gens pour lesquels tu te battais R les gens que tu protégeais R ont réussi à s’échapper. Neil laissa échapper un soupir de soulagement et sentit quelque chose en lui se détendre. Tu avais raison, dit-il. Je craignais de poser cette question. Elle esquissa un sourire. -266- Ils ont pris la mer sans encombre. L’une d’entre elles t’appelait et a essayé de quitter le navire, mais les autres l’en ont empêchée. Ils se sont échappés, répéta Neil, le soulagement lui venant comme une brise d’est. Oui, répondit-elle, et son ton se fit plus interrogateur. Je me demandais si j’avais aidé à quelque crime. Je ne suis pas un criminel, Madame. Je te le promets. Elle haussa les épaules. Le Vitellio n’est pas ma terre et il ne m’importe guère que tu aies violé une loi de ce pays. Mais j’admire la façon dont tu as combattu. J’admire la façon dont tu as affronté ta fin en chantant. J’avais lu des histoires sur des hommes comme toi, mais je n’avais jamais imaginé en rencontrer un. Je ne pouvais t’abandonner aux abysses. Alors tu... Mais comment... ? Certains de mes hommes savent nager. Ils ont plongé avec une corde solide et t’ont remonté, mais tu étais déjà inconscient. Je vous dois la vie, à toi et à tes hommes. Oui, je suppose que c’est le cas, mais cela n’occupe pas vraiment mes pensées. (Elle inclina la tête.) Qui était-ce ? Qui ? La fille aux cheveux roux. C’est pour elle que tu te battais, n’est-ce pas ? Neil ne savait pas trop comment répondre à cela, et il réalisa soudain qu’il ne le devait pas. Depuis le moment où il était tombé à l’eau, il n’avait plus aucune idée de ce qui s’était passé. Peut-être que tout ce que disait Cisne était vrai. Peut-être pas. Peut-être qu’il était prisonnier de ceux-là mêmes qui l’avaient attaqué. Après tout, ils venaient de Hansa, au moins pour certains d’entre eux. Cisne avait l’air hansienne, quoiqu’elle eût pu tout aussi bien venir de Crotheny ou de Herilanz. Sa parfaite maîtrise de la langue du roi ne lui donnait aucune indication. Son navire, se souvint-il, n’arborait pas le moindre signe de reconnaissance. -267- Madame, répondit-il à regret, je te prie de me pardonner, mais je ne puis rien te dire de la raison pour laquelle je me battais. Ah, dit Cisne, et cette fois son sourire fut plus marqué. Je vois que tu n’es pas stupide. Tu n’as aucune raison de croire ce que je te dis, n’est-ce pas ? Non, Madame, reconnut Neil. Pas la moindre. N’en parlons plus, alors. Je me demandais juste si cette bataille était une question d’amour ou de devoir. Je vois maintenant que c’est un peu des deux. Mais ton amour ne va pas à la fille sur le bateau. Il put de nouveau voir ses yeux, et cette fois ils ne paraissaient pas aveugles. Je suis fatigué, dit-il. Elle acquiesça. Tu as besoin de temps pour réfléchir. Je vais te laisser un moment, mais s’il te plaît, n’essaie pas de bouger. Mon médecin dit que tu te mettras à fuir comme un canot vermoulu si tu bouges, or tu m’intéresses. Je préférerais que tu vives assez longtemps pour apprendre à me faire un peu confiance. Puis-je te demander notre direction ? Elle serra ses mains sur ses genoux. Tu le peux, et je te répondrai, mais comment sauras-tu que je ne mens pas ? Je suppose que je ne le saurais pas. Nous naviguons vers l’ouest, pour l’instant, vers le détroit de Rusimi, puis de là vers la Safnie. Après cela, je ne puis le dire. Elle se leva. Repose-toi bien, maintenant, dit-elle. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tire cette corde de l’autre côté du lit. Neil se souvint alors de Houragan. Madame ? Et mon cheval ? Son visage s’attrista. La dernière fois que je l’ai vu, il nous regardait partir. Nous n’avons ni la place ni les provisions pour transporter des animaux. Je suis désolée. Je suis certaine qu’une aussi belle bête trouvera un bon maître. -268- Ce fut une nouvelle douleur sourde pour Neil. Corbeau était détruite, son armure probablement irrécupérable, et Houragan était perdu. Que pouvait-il perdre d’autre, à part la vie ? Merci, Madame, murmura-t-il. Il la regarda partir. Un court instant, avant qu’elle ne refermât la porte derrière elle, il aperçut le pont du navire dans la lumière lunaire. Il s’efforça de rassembler ses pensées. Il avait toujours une mission. Cisne avait dit qu’ils naviguaient vers l’ouest. Anne était censée naviguer vers l’est, vers Paldh. Si elle naviguait Neil inspecta ses blessures aussi bien qu’il le put, et découvrit que Cisne avait au moins dit la vérité à leur sujet. L’épée flamboyante avait tranché à travers son armure et deux de ses côtes. Elle n’avait rien touché de vital, mais elle était passée près. Donc il ne pourrait pas marcher, et encore moins combattre, avant un certain temps. Pour l’instant qu’elle dît ou pas la vérité, il était à la merci de Cisne. En fait il était déjà épuisé, et bien qu’il s’efforçât de rester éveillé pour peser la situation, la mer R la seule chose autour de lui qui lui était familière R le berça et l’amena rapidement au sommeil. Lorsqu’il se réveilla à nouveau, ce fut au son d’une douce musique. Cisne était assise sur un tabouret et grattait les cordes d’une petite harpe en cerisier aux clefs d’or. La fenêtre de la cabine était voilée, mais la lumière du jour la traversait et sans l’éclat du feu, elle était comme une créature tirée d’une histoire pour enfants, une femme faite de neige. Madame, murmura-t-il. Ah. Je ne voulais pas te réveiller. Le son de la harpe n’est pas la pire surprise que l’on puisse avoir au réveil, en particulier lorsque l’on en joue aussi bien. À sa grande surprise, elle parut rougir un peu à ces mots. -269- Je ne faisais que passer le temps, dit-elle. Comment te sens-tu ? Mieux, je crois. Madame, je me demande s’il est approprié que tu me veilles ainsi. Je te promets que je me tiendrai tranquille. Je n’ai pas le choix. Elle baissa un peu les yeux. Eh bien, c’est ma cabine, objecta-t-elle. Et je me lasse parfois de rester sur le pont. Lorsque le soleil brille autant que cela, il me fait mal aux yeux et me brûle la peau. Tu n’es pas une Sefry, tout de même, plaisanta-t-il. Non. C’est juste que je n’ai pas l’habitude de la lumière du soleil. (Elle lui retourna son regard.) Mais tu as connu des Sefrys, n’est-ce pas ? Oui. Le contraire serait difficile. Moi je n’en ai jamais rencontré. Un jour, j’espère. Je ne devrais pas occuper ta cabine, persista Neil. Il doit bien y avoir pour moi des quartiers plus appropriés. Il n’y a rien de plus approprié pour quelqu’un dans ton état, répondit-elle. Mais ce n’est pas convenable. Tes hommes... Elle releva le menton. Mes hommes auraient préféré qu’on te laisse aux requins. Mes hommes ne commandent pas à bord. Moi, si. Et je pense que je n’ai rien à craindre de toi. Ai-je tort ? Non, Madame. Mais néanmoins... Je peux me changer ici, derrière ce paravent, et me laver, aussi. Et il y a un lit de camp sur lequel je peux dormir. C’est moi qui devrais m’y coucher. Quand tu iras mieux, c’est ce que tu feras. Et quand tu iras encore mieux, tu dormiras avec les hommes. J’aimerais... Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle soudain. Tu ne m’as pas dit ton nom. Je... (Il réfléchit un instant.) Je m’appelle Neil, dit-il finalement. Il en avait assez de mentir. -270- Neil, répéta-t-elle. C’est un bon nom. Un nom lierien. À moins que tu ne sois de Skern. Est-ce que... Est-ce que tu joues au fiedchésé ? Neil haussa les sourcils de surprise. J’y joue, Madame. Mon père m’a appris lorsque j’étais enfant. Je me demandais... Est-ce que tu as envie d’y jouer ? Personne ici ne connaît les règles, et ils sont trop occupés pour apprendre. Mais toi... Eh bien, c’est quelque chose que je peux faire allongé, dit Neil. Si tu as un jeu... Cisne sourit un peu timidement et traversa la pièce jusqu’à une armoire intégrée dans la paroi. Elle en tira un plateau de fiedchésé et un sac de cuir contenant les pièces. Le plateau était magnifique, ses cases faites de marqueterie, pour moitié brun-rouge et pour l’autre blanc ivoire. Le trône au centre du plateau était noir. Les pièces étaient d’une beauté comparable. Le roi était sculpté dans un bois sombre, et il portait un heaume à la pointe acérée pour couronne. Ses hommes étaient représentés avec leurs épées et leurs boucliers, et ils étaient tous minces et grands comme leur roi. Les pillards étaient de toute sorte, il n’y en avait pas deux de semblables, et ils étaient un peu grotesques. Certains avaient des corps humains et des têtes d’oiseaux, ou de chiens, ou de porcs. D’autres avaient de grands corps mais de petites jambes, ou pas de jambes du tout, seulement de longs bras qui en faisaient fonction. Neil n’avait jamais vu un tel jeu. Que veux-tu que je joue, Madame ? demanda Neil. Le roi ou les pillards ? J’ai joué le roi beaucoup trop souvent, soupira Cisne d’un air songeur. Mais peut-être que je devrais le jouer encore, pour voir si cela porte un présage. Sur ces paroles cryptiques, elle commença à placer les pièces. Le roi était au centre, entouré de ses chevaliers disposés en croix. Les pillards R les hommes de Neil R étaient positionnés au bord et il y avait quatre portes, aux quatre coins -271- du plateau. Si le roi atteignait n’importe laquelle de ces portes, Cisne avait gagné. Et Neil gagnerait s’il capturait le roi. Elle joua la première et envoya l’un de ses chevaliers vers l’est, mais pas assez loin pour frapper l’un de ses hommes. Il étudia le plateau un temps puis contra en le capturant. Je pensais qu’un guerrier mordrait à l’hameçon, dit-elle. Elle envoya un autre chevalier en travers du plateau, cette fois pour contrer l’une de ses pièces. Cinq coups plus tard, son roi franchissait la porte du nord, et Neil se demandait encore ce qui avait pu se passer. Eh bien, observa-t-il, si c’était un présage que tu cherchais, tu en as eu un bon. Oui, répondit-elle. En fait, je suis presque arrivée à ma propre porte. J’espère la franchir bientôt. Elle commença à replacer les pièces sur le plateau. Es-tu déjà allé en Safnie ? demanda-t-elle. Non, Madame. Je n’ai pas beaucoup voyagé. Toujours plus que moi, répondit-elle. Le seul endroit où je suis jamais allée R à part l’endroit où je suis née R c’est ce navire. Et tu es la première personne... (Elle s’interrompit, ses joues se teintant de nouveau légèrement de rose.) Je ne devrais pas en parler. Tu as raison de garder tes propres secrets. Mais j’aimerais... Non, parle-moi plutôt de n’importe quel endroit, s’il te plaît. Neil réfléchit à ce qu’il pouvait lui dire sans trop en révéler, quoiqu’il commençât à trouver ses précautions ridicules. Si elle était son ennemie, liguée avec ceux qui avaient attaqué Anne, alors elle savait probablement qui Anne était, et savait certainement qu’il était un vassal de la Crotheny. D’ailleurs, elle avait déjà deviné d’où il venait. Je peux te parler de Skern, proposa-t-il. C’est dans la mer Lierienne, n’est-ce pas ? Cela fait maintenant partie de Liery ? C’était autrefois hansien, dit-il en guettant une réaction et en n’en percevant aucune. Mais c’est maintenant un protectorat lierien. Je sais ces choses pour les avoir lues dans les livres, répondit-elle. Mais dis-moi ce que c’est que d’être là-bas. -272- Neil se détendit et réfléchit les yeux fermés, pour mieux voir les couleurs de son enfance. On n’est jamais loin de la mer, murmura-t-il. On peut la sentir partout où l’on va, même dans les Quilles. Les Quilles ? C’est une chaîne de grandes montagnes rocheuses qui coupent l’île en deux, pas grand-chose d’autre que des pierres et de l’herbe, en fait. J’y allais souvent avec mon père pour voir ma tante Niémé. Elle élevait des moutons et vivait dans une cabane en torchis. Il pleuvait presque tout le temps, et en hiver la neige était épaisse, mais les rares jours de beau temps, on pouvait voir la côte de Saltmark, et les montagnes de Skiepey R c’est l’île d’après. C’était comme être en haut du ciel. Tu vivais sur la côte ? Je suis né dans un village appelé Frouc, juste sur la côte, mais j’ai surtout grandi sur des bateaux. À pêcher ? Quand j’étais petit. Après cela, j’ai surtout combattu. Oh. Quel âge avais-tu lorsque tu es devenu un guerrier ? J’ai accompagné mon père à la bataille pour la première fois lorsque j’avais neuf ans, pour porter ses lances. Neuf ans ? Ce n’est pas inhabituel, affirma Neil. Les hommes sont peu nombreux. Je le suppose, s’ils commencent la guerre à neuf ans. Nous n’avons pas réussi à convaincre nos ennemis d’attendre que nous ayons grandi, répondit Neil. Je suis désolée. Je ne voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs. Nos souvenirs et nos cicatrices disent qui nous sommes, je n’en ai ni honte ni peur. Non, mais certaines sont douloureuses, n’est-ce pas ? dit-elle doucement. Je n’ai jamais fait la guerre, mais je sais cela. (Elle regarda le plateau.) Tu joues le roi, cette fois. As-tu des problèmes, Madame ? demanda Neil. Fuis-tu quelque chose ? Elle ne lui répondit pas tout de suite. Elle attendit qu’il eut joué et qu’elle eut décidé de son propre coup. -273- Si tu pouvais partir pour n’importe quel endroit que tu connais, ou n’importe quel endroit que tu ne connais pas, où irais-tu ? En cet instant, j’irais à Paldh, dit-il. C’est là où elle va, n’est-ce pas ? Paldh ? Une sorte de choc parcourut l’épine dorsale de Neil, et il réalisa qu’il s’était laissé mener par la conversation. Il avait réussi R envers et contre tout R à aider Anne à s’échapper, à la mettre sur le chemin du retour. Et maintenant il venait d’aider ses ennemis à retrouver sa trace. Il regarda l’adorable gorge blanche de Cisne et se demanda s’il aurait la force de l’étrangler avant qu’elle n’appelât et ne provoquât sa fin. -274- CHAPITRE TROIS LESHYA Bien peu de gens peuvent me surprendre comme ça, marmonna Aspar. Il ne s’était pas retourné, mais il savait maintenant deux choses qu’il ne s’imaginait pas auparavant. La première était que ce n’était à l’évidence pas Fend. Il connaissait la voix de Fend aussi bien que la sienne. L’autre était qu’il s’agissait d’une femme. Je ne l’aurais pas imaginé, répondit-elle. Mais cela n’a aucune importance. Je ne te veux pas de mal tant que tu ne m’en veux pas non plus. Cela dépendra de plusieurs choses, dit Aspar en se retournant lentement. Il ne craignait plus que les moines ou le greffyn l’eussent repéré. Quoi qu’il vînt de l’est, cela retenait toute leur attention. Son problème le plus immédiat se trouvait derrière lui. Elle était mince, même pour une Sefry, avec des yeux violets et des mèches noires qui tombaient presque sur ses cils. Elle avait détendu son écharpe pour pouvoir parler sans gêne, et il pouvait de justesse percevoir la moue sardonique de ses lèvres. Elle semblait jeune, mais il devina à l’expression de ses yeux qu’elle ne l’était pas. Elle pouvait être aussi âgée que lui ou même plus vieille : les Sefrys vieillissaient moins vite et vivaient plus longtemps que les humains. Il se demanda comment il avait jamais pu penser que ce pût être Fend, même de loin. -275- Et quelles seraient ces choses ? demanda-t-elle. Il put voir ses deux mains, et elles étaient vides. Il se détendit un peu. Tu m’as manipulé, lui dit-il. Tu as joué avec moi. Je n’aime pas ça. Ah non ? Tu n’étais pas obligé de suivre. Je pensais que tu étais quelqu’un d’autre. Elle hocha la tête d’un air pensif. Ah. Tu pensais que j’étais Fend. Le nom s’enfonça en lui comme une épine. Estronc ! Qui es-tu ? siffla Aspar. Elle porta un doigt à ses lèvres. J’expliquerai cela plus tard, dit-elle. Tu vas vouloir regarder ce qui va se passer. Tu sais ce qui approche ? Tu l’as vu ? Elle acquiesça. Ce sont les piteux. Regarde, ils arrivent. Les piteux ? Il tourna la tête et d’abord il ne vit que la forêt. Mais les arbres semblaient frissonner étrangement, comme si un vent soufflait à travers eux en un seul endroit. Des merles s’envolaient en nuées contre le ciel argenté. Les moines restaient aussi immobiles que des statues, figés en l’instant. Puis quelque chose sortit des arbres, des créatures qui progressaient à grandes foulées, parfois sur quatre pattes, parfois sur deux. Il y en avait une dizaine, et leurs aboiements se firent plus frénétiques lorsqu’ils entrèrent dans la clairière et virent les moines. D’abord Aspar pensa qu’il s’agissait de versions plus petites de l’étan ou de quelque autre monstre sorti des histoires de brise-mitaine, mais lorsqu’il comprit ce qu’ils étaient réellement, le choc parcourut tout son corps. Il s’agissait d’hommes et de femmes. Nus, griffés, sales, sanguinolents, totalement fous R mais humains, comme les avait décrits Ehawk. Tandis que les feuilles commençaient à bruisser dans un puissant vent d’automne, la meute principale vint rejoindre les meneurs R vingt, cinquante R plus qu’il ne pouvait en compter. -276- Il se dit qu’ils devaient être une centaine. Ils se mouvaient bizarrement, et cela n’était pas uniquement dû au fait qu’ils se remettaient parfois à quatre pattes. Ils couraient de façon incohérente, frénétique R comme des insectes, en un sens. Certains tenaient des pierres ou des branches, mais la plupart avaient les mains vides. La majorité d’entre eux semblaient jeunes, quoique certains eussent les épaules voûtées et des cheveux gris. Certains étaient à peine plus que des enfants, mais il n’en vit aucun qui parût avoir vu moins de quinze hivers. Ils se déployèrent afin d’encercler les moines, et leur cacophonie se mua en un chant à faire se dresser les cheveux sur la tête. Les paroles étaient hachées et indistinctes, un simple son, en fait, mais il connaissait la chanson. C’était une chanson enfantine en almannien, qui parlait du roi de bruyère. Il oscille et vacille, Il roule et tangue, Le roi de bruyère va et vient. Ce sont les piteux ? demanda-t-il. C’est comme cela que les Oostriens ont fini par les appeler R du moins ceux qui ne se sont pas joints à eux. Tandis qu’elle parlait, les piteux commencèrent à tomber, abattus par des flèches. Les moines tiraient avec une vitesse et une précision inhumaines. Mais cela ralentit à peine les vagues de corps. Ils se déversaient entre les morts comme une rivière entre les rochers. Les moines tirèrent leurs épées et formèrent le cercle R deux seulement gardèrent leur arc, et ils étaient en son centre. Quasiment sans réfléchir, Aspar tendit la main vers son arc. Tu n’aurais pas cette bêtise, dit-elle. Pourquoi combattrais-tu pour eux ? Tu as vu ce qu’ils font ? Aspar hocha la tête. Werlic ! -277- Les moines méritaient ce qui leur arrivait. Mais ce qu’ils affrontaient était si choquant et si odieux qu’il l’avait presque oublié. Par ailleurs, il avait réellement oublié le greffyn. Il s’en souvint lorsque celui-ci laissa échapper un grondement bas et inhumain. Il était là, à gratter le sol, ses pointes dorsales dressées. Puis, comme s’il prenait soudain sa décision, il fit volte-face et s’élança vers la forêt. Droit vers lui. Estronc, lâcha Aspar en levant son arc. Il sentait déjà la brûlure nauséabonde du regard de la créature. Il décocha sa flèche. Le projectile rebondit sur les plaques osseuses au-dessus de ses narines. Le greffyn regarda vers lui, puis, avec une vitesse aveuglante, il changea de direction, s’enfonça dans la forêt et disparut. Aspar avait traqué un greffyn à travers la moitié de la Crotheny. Il ne l’avait jamais vu fuir devant quoi que ce fût. Si le greffyn avait combattu à leur côté, les moines auraient peut-être eu une chance. Il avait vu comment ils savaient se battre, et même un mauvais guerrier avec une épée pouvait repousser un nombre quelconque d’assaillants nus et sans armes. Mais ceux-là ne craignaient pas de mourir, et cela était en soi une arme puissante. Il regarda les piteux se jeter sur les épées luisantes des moines comme de la viande sous un hachoir, avec à peu près les mêmes résultats. En quelques instants, la clairière fut emplie de sang, de viscères, de membres et de têtes tranchés. Mais les attaquants continuaient d’avancer sans hésitation, sans peur, comme les birsirks de Grim R quoique les birsirks eussent généralement au moins une lance. Il en vit un qui avait perdu une jambe ramper vers les moines. Il en vit un autre s’empaler sur une épée et serrer ses mains autour de la gorge de son adversaire. On pouvait se battre contre cela, mais on ne pouvait pas gagner. Un par un, les moines furent mis bas par la seule force du nombre et eurent la gorge déchirée par des dents, ou le -278- ventre ouvert par des griffes. Puis, l’estomac noué, Aspar regarda les piteux se nourrir, déchiquetant les cadavres comme des loups. Il jeta un coup d’œil en coin vers la Sefry, mais elle ne regardait pas les piteux. Ses yeux étaient fixés sur la lisière de la forêt d’où ils avaient émergé. Il suivit son regard et vit que les arbres tremblaient encore, s’agitaient même, et il eut l’impression que le soleil se levait R sauf qu’il n’y avait pas de lumière. Juste l’effet d’un rayonnement sur son visage et une impression de changement Quelque chose d’autre sortit alors de la forêt, moins grand que les arbres mais du double de la taille d’un homme. Des bois noirs se ramifiaient sur son crâne, mais son visage était celui d’un homme avec une peau de la pâleur de l’écorce de bouleau et une barbe comme une épaisse mousse brune. Il était aussi nu que les piteux, quoique des poils épais ou de la mousse recouvrissent la plus grande partie de son corps. Là où ses pieds frappaient le sol, de noires ronces de bruyère jaillissaient comme des fontaines. Il ne ressemblait pas à ça avant, maugréa Aspar. C’est le roi de bruyère, répliqua la Sefry. Il est toujours différent, toujours le même. Une multitude de piteux le suivaient, et lorsque les ronces de bruyère fusaient, ils se jetaient sur elles et s’efforçaient de les arracher du sol. Leurs corps étaient couverts de sang parce que les épines les entaillaient profondément, mais à l’instar des moines, les épines ne pouvaient lutter contre leur nombre et leur détermination. Les piteux saignaient et mouraient, mais les épineux étaient déchiquetés aussi sûrement que leurs ennemis humains. Le roi de bruyère, apparemment insensible à tout cela, s’avança vers les moines morts, et la forêt derrière lui parut s’efforcer de le suivre. D’un air résolu, Aspar extirpa la flèche noire. Il savait quand ne pas laisser passer sa chance. Et c’est ici que tu dois faire ton choix, forestier, chuchota la Sefry. Je n’ai pas le choix, dit Aspar. Il tue la forêt. -279- Tu en es sûr ? Tes yeux sont-ils vraiment ouverts, forestier ? Pour toute réponse, Aspar encocha la flèche sur la corde de son arc. Le vent retomba, et alors le roi de bruyère se tourna. Même à cette distance, Aspar pouvait voir la lueur verte dans ses yeux. Les piteux relevèrent également la tête, et ils commencèrent à se diriger vers Aspar, mais le monarque cornu leva une main, et ils s’arrêtèrent aussitôt. Réfléchis, forestier, dit la Sefry. Je te demande simplement de réfléchir. Que sais-tu, Sefry ? Pas grand-chose de plus que toi. Je sais seulement ce que me dit mon cœur. Maintenant, demande au tien ce qu’il te dit. Je t’ai amené ici parce que personne ne connaît cette forêt mieux que toi, aucun Sefry, aucun humain. Qui est l’ennemi ici ? Qui t’a donné cette flèche ? Le vent avait quasiment disparu. Il pouvait tirer sans réfléchir. Il pouvait mettre fin à tout cela. Ces choses qui le suivent, dit Aspar. C’était des gens. Des villageois. Oui, reconnut-elle. J’ai vu les villages déserts. Donc... Mais le roi de bruyère lui avait sauvé la vie. Il avait été empoisonné par le greffyn, et le roi s’était penché sur lui. Il se souvenait seulement d’un rêve de racines qui s’enfonçaient profondément, de cimes d’arbres qui buvaient dans le soleil, de la grande roue des saisons, de la naissance et la mort et la décomposition. Il s’était dit que c’était un mensonge. Le roi de bruyère se tourna lentement et repartit vers la forêt. Aspar tendit l’arc à plein, et remarqua soudain que ses doigts tremblaient. Le regard du roi de bruyère lui resta à l’esprit. Dans les yeux du greffyn, il n’avait vu que la nausée. Dans les yeux du roi de bruyère, il voyait la vie. -280- En jurant dans sa barbe, il baissa son arc tandis que la créature et son escorte disparaissaient dans les arbres. Le hurlement cessa, et la forêt redevint paisible. Je ne pourrais pas dire avec certitude que c’était le bon choix, forestier, dit la Sefry en brisant le silence. Mais c’est celui que j’aurais fait. Aspar remit la flèche dans sa boîte. Et si l’on supposait que tu allais maintenant me dire qui tu es ? maugréa-t-il. Sern est mon clan, répondit-elle. Liel est mon nom de parole, mais je préfère le nom que l’on m’a donné en Nahzgave : Leshya. Tu mens. Aucun membre du clan Sern n’a quitté les rewns halas en mil générations. As-tu trouvé quiconque de mon clan au rewn Aluth ? Tu as bien vu par toi-même que nous sommes sortis. Et j’avais brisé le tabou longtemps auparavant, avant qui que ce fût. Estronc, gronda-t-il. Comment peux-tu en savoir tant sur moi quand je n’ai jamais entendu parler de toi ? Elle sourit gravement. Tu crois tout savoir des Sefrys, Aspar White ? Tu ne sais pas tout, et encore moins de moi. Comme je te l’ai dit, j’étais en voyage. J’ai passé trente hivers dans le Nord. Je ne suis revenue que lorsque je l’ai senti se réveiller. Tu n’as pas répondu à ma question. Comment en sais-tu autant sur moi ? Je me suis prise d’intérêt pour toi, Aspar White. Ce n’est toujours pas une réponse, dit-il. Je n’ai pas beaucoup de patience en ce qui concerne le double langage des Sefrys. (Il plissa les yeux.) Tous les Sefrys de la forêt sont partis depuis des mois. Pourquoi es-tu toujours ici ? Les autres fuient leur devoir, répondit-elle d’un ton sévère. Pas moi. Quel devoir ? Je n’ai jamais entendu parler d’un Sefry qui aurait une obligation autre qu’envers lui-même. Et je crains que pour l’instant, tu n’en restes non averti, dit-elle. Me frapperas-tu pour cela ? Peut-être. L’un de mes amis est mort à cause de toi. -281- L’être humain ? Je n’avais aucun moyen de savoir que cela allait advenir. Je voulais seulement que vous voyiez ce que l’Église faisait. Il doit être sensible de quelque façon aux sanctuaires. Était-ce un prêtre ? Donc tu ne sais pas tout non plus. Non, évidemment pas. Mais si c’était un prêtre et qu’il a arpenté une autre voie des sanctuaires, peut-être liée à celle-là, cela pourrait expliquer... Attends, dit Aspar, soudain frappé par un souvenir. Ce sedos, fait-il partie de la même voie que celui vers lequel tu nous as entraînés auparavant ? Elle haussa un sourcil. Cela paraît fort probable. Ces moines ont construit le précédent sanctuaire, puis ils sont venus ici. Et ont-ils fini, ici ? Ont-ils achevé leurs rites ? Elle tourna les yeux vers les monceaux de cadavres sanguinolents autour de la butte. Je le pense, dit-elle. Mais je ne suis certainement pas experte en ces choses. Alors je vais amener celui qui l’est, répondit Aspar. Il tourna les talons pour s’en aller. Attends un instant, forestier. Nous avons encore à parler. Il semble que nous partagions le même but. Je n’ai qu’un objectif pour l’instant, répondit Aspar, et je doute très fortement que ce soit le même que le tien. Alors je viens avec toi. Aspar ne répondit pas. Il trouva Ogre, se mit en selle, et partit vers l’endroit où il avait laissé les autres. Mais la Sefry le suivait encore. Il trouva Ehawk, Winna et Stéphane non loin de l’endroit où il les avait laissés, sauf qu’ils avaient réussi à hisser le corps de Stéphane dans un chêne-fer, et l’avaient soigneusement calé à la fourche de deux branches. Ehawk avait son arc à la main. Ce sont eux, dit-il lorsqu’il vit Aspar. C’est ce qui nous a attaqués au Duth ag Paé. Tu les entends ? Le chant des piteux avait repris, encore qu’il fût très lointain. -282- Oui, confirma Aspar. Mais je ne crois pas qu’ils viennent par ici. Tu les as vus ? demanda Winna en commençant à redescendre. Oui, je les ai vus. Winna retomba sur le sol et courut se jeter dans ses bras. Nous pensions qu’ils t’avaient eu, chuchota-t-elle en enfonçant son visage dans son cou. Il perçut une moiteur contre sa peau. Ça va, Winna, dit-il. Je vais bien. Mais c’était agréable, après toutes ces journées de tension et de discorde. Malheureusement, elle raidit alors ses bras. Il est là, le prévint-elle. Derrière toi. Oui. Ce n’est pas Fend. Il adressa néanmoins un regard préoccupé à Ehawk. Le garçon acquiesça et resta dans l’arbre, son arme prête. Non ? souffla Winna en s’écartant de lui. Ils regardèrent la Sefry s’approcher de leur campement. Leshya toisa Winna, puis elle regarda Ehawk d’un air songeur. Les écureuils sont gros, par ici, dit-elle. Et dangereux, ajouta Aspar. Qui est-ce ? demanda Winna. Juste une Sefry, grommela Aspar. Qui apporte autant de mensonges et de problèmes que tous les autres. Et qui peut parler par elle-même, reprit Leshya. Elle s’assit sur un chablis et ôta l’un de ses brossequins, dont elle fit verser un caillou avant de se masser le pied. Winna resta un long moment à l’observer, en s’efforçant d’absorber cette nouvelle situation. Notre ami a été blessé par ta faute, lâcha finalement Winna, d’un ton furieux. Tu nous as entraînés... On m’avait dit qu’il était mort, l’interrompit Leshya. Ce point de vue était-il quelque peu exagéré ? Peut-être, reconnut Aspar. Quoi ? s’exclama Winna. Tu as changé d’avis ? Aspar leva ses deux mains ouvertes devant lui d’un geste appelant à la circonspection. -283- Ne va pas y chercher trop d’espoir, dit-il. Mais quelque chose de ce genre lui était déjà arrivé auparavant, d’après ce qu’il m’a dit. Lorsqu’il a arpenté la voie des sanctuaires de saint je-ne-sais-plus-qui. Decmanus. Oui. Il m’a raconté qu’il avait perdu toute sensation dans son corps, qu’il avait oublié qui il était, que son cœur s’était même arrêté. Peut-être que c’est quelque chose comme ça qui lui arrive. Peut-être qu’il a juste besoin de finir la voie des sanctuaires. Les yeux de Winna brillèrent d’espoir, puis se ternirent. Nous ne savons rien de ces choses, Aspar. La dernière fois, il a fini tout seul, parce que les saints le voulaient. Cette fois... Elle fit un signe de la tête en direction du corps immobile. Tu as dit toi-même qu’il n’avait pas commencé à pourrir. Mais... Non, tu as raison. Nous ne pouvons pas rester sans rien faire. Nous devons tenter quelque chose. Mais nous ne savons même pas où se trouve le reste de la voie. Nous en connaissons au moins une partie, objecta Aspar. C’est un début. Prends le temps de te demander, coupa Leshya, si quiconque R et même ton ami R devrait arpenter une voie comme celle que l’Église est en train de créer. L’Église ? reprit Winna en se tournant vers Aspar. Oui, reconnut-il. Il y avait des prêtres au sedos. Ils ont étripé des gens et les ont suspendus partout, comme on l’avait vu avant. Mais il s’agissait de Spendlove et de ses renégats, rétorqua Winna. Stéphane a dit que l’Église ne savait rien de leurs agissements. Leshya renâcla. Alors ton ami a eu tort, observa-t-elle. Il ne s’agit pas d’un petit groupe de renégats. Tu crois que Spendlove et Fend agissaient seuls ? Ils ne sont qu’un éclat de pierre sur une montagne. -284- Ouais, répondit Aspar. Et que sais-tu de tout ça ? Où est Fend ? (Il pencha la tête.) Et puis quand j’y pense, tu savais, pour la flèche. Comment pouvais-tu le savoir ? Elle ouvrit de grands yeux. Je t’ai vu tuer l’étan. J’ai examiné son cadavre. Et pour le reste, soit je l’ai entendu de vos bouches quand je vous suivais, soit je l’ai deviné. C’est quelqu’un de l’Église qui te l’a donnée, n’est-ce pas ? Et qui t’a demandé de tuer le roi de bruyère. Fend, insista Aspar qui refusait de se laisser distraire. Où est-il ? Je ne sais pas où il se trouve, avoua-t-elle. J’ai entendu dire qu’il était dans les Barghs quand je suis passée par ici en descendant vers le sud. Une rumeur prétendait qu’il allait voir la sorcière de Sarnwood, mais qui sait si c’est vrai ? Alors comment nous as-tu trouvés ? Comment savais-tu qui nous étions ? interrogea Winna. Vous ? Par Luvilih, je n’ai aucune idée de qui tu es, ni de qui est ce garçon dans l’arbre. Mais Aspar White est bien connu à travers toute la forêt du roi. Pas il y a trente ans, ce n’était pas le cas, affirma Aspar. Si tu es partie d’ici depuis aussi longtemps, alors c’est une bonne question. Non, cela reste une question stupide. Je cherchais le forestier du roi, alors j’ai commencé à demander qui il était et comment je pourrais le trouver. Entre autres choses, j’ai entendu parler de ton combat avec le greffyn, et du fait que tu avais été le premier à voir le roi de bruyère. On m’a dit que tu étais allé à Eslen, je suis donc partie dans cette direction. Arrivée à Fellenbeth, il y a quelques neuvaines de cela, j’ai appris que tu venais d’y passer et que tu te dirigeais par ici. Alors j’ai suivi. Mais tu n’as pas cru bon de te présenter. Non. J’ai entendu parler de toi, mais je ne te connais pas. Je voulais que tu voies ce que j’avais vu, et voir ce que tu ferais. Et maintenant tu es notre meilleure amie, dit Winna d’un ton acide. Et vu ton aide avec l’étan et ton rôle dans le sort -285- malheureux de ce pauvre Stéphane, tu imagines que nous sommes les tiens. Leshya sourit. Tu les aimes jeunes, n’est-ce pas, forestier ? Cela suffit ! explosa Aspar. C’est plus qu’assez ! Qu’est-ce que l’Église a à voir avec tout ça ? Tout, répondit Leshya. Tu as vu les moines. Pas le praifec, bafouilla furieusement Winna. S’il savait pour tout cela, pourquoi irait-il... ... vous envoyer tuer le seul ennemi assez puissant pour entraver ses plans ? poursuivit Leshya d’un ton un peu méprisant. On se le demande. Qu’est-ce qui te fait penser que le roi de bruyère est contre l’Église et pas avec elle ? Demande à ton amant. Aspar bondit presque en entendant ce mot, et lorsqu’il regarda Winna, il découvrit une étrange expression sur son visage. Quoi, Aspar ? demanda-t-elle. Nous l’avons vu, lui dit-il. Les piteux R ces choses qu’Ehawk a vues, que vous avez entendues R lui obéissaient. Ils ont tué les prêtres, et ils auraient pu nous tuer, mais il les a retenus. Alors le roi de bruyère est bon ? Bon ? Non. Mais il se bat pour la forêt. Les ronces qui le suivent R elles essaient de le détruire, de le recouvrir comme elles l’ont fait avec les arbres. Le greffyn n’était pas son serviteur R c’était son ennemi. Alors il est bon, insista Winna. Il se bat pour la forêt, Winna. Mais ce n’est pas notre ami ni l’ami des humains. Cependant, tu ne l’as pas tué, dit-elle. Tu as dit que tu n’avais même pas essayé. Non. Je ne sais pas ce qui se passe exactement. Je ne peux plus utiliser cette flèche qu’une fois R en supposant que le praifec ne nous a pas menti à ce sujet R et je ne voudrais pas me tromper de cible, si tu vois ce que je veux dire. Winna jeta un rapide coup d’œil en direction de Leshya. -286- Donc nous n’avons aucune idée de qui nous pouvons croire. Werlic. Que faisons-nous ? Le praifec nous a envoyés ici pour tuer le roi de bruyère. Tu ne l’as pas fait. Alors que faisons-nous maintenant ? Nous emmenons Stéphane au sedos et nous voyons ce qui se passe. C’est par cela que nous commençons. Après cela, nous essayons de découvrir qui nous ment, le praifec... (Il regarda Leshya droit dans les yeux)... ou toi. La Sefry se contenta de sourire et remit son brossequin. -287- CHAPITRE QUATRE LA TROISIÈME FÉALITÉ Anne réussit à se hisser jusqu’au pont avant d’être une nouvelle fois malade. Elle put même atteindre le bastingage, où son corps entier se convulsa et elle vomit à en penser que sa poitrine allait se déchirer. Puis elle se laissa glisser sur le pont et s’y pelotonna, en pleurant. Il faisait nuit et, si le navire s’agitait, le vent était calme. Elle entendit un marin s’esclaffer brièvement et un autre le rabrouer. Elle s’en moqua. Elle se moquait de tout. Elle eût voulu mourir et que tout cela fût fini. Elle le méritait. Elle avait tué sire Neil, aussi sûrement que si elle l’eût jeté elle-même dans l’océan. Il avait traversé la moitié du monde et l’avait sauvée R il les avait tous sauvés R et tout ce qu’elle avait pu faire avait été de regarder la mer se refermer sur sa tête. Si elle vivait éternellement, elle n’oublierait jamais cette expression de trahison dans ses yeux. Elle prit une profonde inspiration hoquetante. C’était mieux dehors. Lorsqu’elle descendait dans la petite cabine qu’elle partageait avec Austra, tout lui tournait. Cela faisait deux jours que cela durait. Elle n’avait pu conserver la moindre nourriture, et le vin ne faisait qu’empirer la situation, même coupé d’eau. Elle se laissa glisser sur le dos et, allongée, observa les étoiles. -288- Les étoiles lui rendirent son regard, ainsi qu’une demi-lune orange qui, de quelque façon, paraissait trop brillante. La nausée lui revint. Elle se concentra sur la lune, en s’efforçant de faire disparaître le mouvement, de s’en extraire. Elle se figura des images à partir des taches noires, se souvint de cartes, et remarqua d’étranges formes qui ne signifiaient rien qu’elle eût jamais vu, mais qui semblaient néanmoins avoir un sens. Le mouvement du navire s’effaça peu à peu, et la lueur de la lune passa progressivement de l’orange au jaune puis à l’argent éclatant, lorsqu’elle fut directement au-dessus d’elle. Dans un bref mouvement furtif, le navire disparut complètement. Anne regarda alentour, à peine surprise cette fois de se retrouver dans une forêt encore baignée de la lumière de la lune. Elle ramena ses pieds sous elle et se releva en tremblant. Hé ho ? appela-t-elle. Il n’y eut aucune réponse. Elle était déjà venue deux fois ici. La première fois, elle y avait été forcée R arrachée à la fête d’anniversaire de sa sœur par une étrange femme masquée. Ensuite, elle y était revenue de quelque façon par elle-même, alors qu’elle essayait d’échapper aux ténèbres de la caverne dans laquelle elle avait été confinée par les sœurs du convent de sainte Cer. Cette fois, elle ne savait pas si elle avait été appelée ou était venue ou quelque chose entre les deux. Mais il faisait nuit, quand jusqu’ici il avait toujours fait jour. Et il n’y avait personne R pas d’étranges femmes masquées faisant d’obscures déclarations sur le fait qu’elle devait devenir reine ou que le monde courait à sa fin. Peut-être qu’elles ne savaient pas qu’elle était là. Un nuage passa devant la lune, et les ombres dans les arbres s’épaissirent, parurent plonger vers elle. Ce fut alors qu’elle se souvint qu’il n’y avait pas d’ombres dans cet endroit, du moins pas sous le soleil. Alors pourquoi devrait-il y en avoir la nuit ? Elle commençait à penser qu’elle ne se trouvait pas du tout au même endroit. -289- Et il lui apparut qu’elle s’était trompée sur un autre point. Il y avait bien quelqu’un ici, quelqu’un que ses yeux évitaient, qu’ils ne lui laissaient pas voir en face. Elle essaya plus fort, mais à chaque fois qu’elle se tournait d’un côté, elle se découvrait regarder ailleurs, si bien que la grande ombre était toujours au coin de son œil. Un doux rire lui caressa l’oreille. Qu’est-ce donc ? dit une voix. Serait-ce une reine, venue me rendre visite ? Anne réalisa qu’elle tremblait. Il se déplaça, et elle serra les dents lorsque sa tête se tourna à mesure, pour ne pas le voir. Je ne suis pas une reine, répondit-elle. Pas une reine ? reprit-il. Sottise ! Je vois la couronne sur ta tête et le sceptre dans ta main. Les Féalités ne t’ont rien dit ? Je ne sais pas de quoi tu parles, dit Anne. Je ne connais aucune Féalité. Mais elle savait qu’elle mentait. Les femmes qu’elle avait rencontrées ici ne s’étaient pas nommées, mais ce nom semblait leur convenir, de quelque façon. Il le savait, lui aussi. Tu ne les connais peut-être pas par leurs noms, susurra la voix, faisant écho à ses pensées. (Les ombres se rapprochèrent.) Elles en ont tant : Hagautsines, Vhatéis, Suésori, Vives-haies, Celles qui n’ont pas d’ombre. La façon dont on les désigne n’a aucune importance. Ce sont des sorcières qui ont la mauvaise habitude de se mêler de ce qui ne les regarde pas et qui n’ont ni la sagesse ni les pouvoirs dont elles se targuent. Et toi ? Qui es-tu ? interrogea Anne d’une voix qu’elle voulait assurée. Quelqu’un qu’elles craignent. Quelque chose dont elles croient que tu peux les protéger. Mais tu ne le peux pas. Je ne comprends pas, dit Anne. Je veux juste rentrer chez moi. Pour pouvoir y être couronnée ? Pour pouvoir devenir ce que les Féalités ont prévu ? Je ne veux pas être reine, répondit sincèrement Anne en continuant de se détourner. -290- Sa peur était une cordelette brûlante autour de son cœur, mais elle puisa dans la puissance qu’elle avait déchaînée à z’Espino. Elle la sentit vibrer en elle, prête, disponible, mais lorsqu’elle voulut toucher l’ombre, il n’y avait ni chair, ni sang, ni cœur battant. Il n’y avait rien à saisir. Et pourtant il y avait quelque chose, qui jaillit soudain, se précipitant à travers la végétation non pas depuis un endroit, mais de toutes les directions, un nœud coulant ténébreux qui se refermait avec force. Elle serra les poings, tremblante, et tourna son visage vers la lune, le seul endroit que ses yeux acceptaient de regarder. Une lumière brilla à travers elle alors, et la chose en elle devint tout à fait différente. Elle eut l’impression d’être de marbre, comme une pierre luminescente ; l’obscurité fut comme une vague d’eau glaciale qui passa autour d’elle et disparut. Ah, murmura la voix en se dissipant. Tu continues à apprendre. Mais moi aussi. Ne t’attache pas trop à ta vie, Anne Dare, parce qu’elle ne sera plus à toi longtemps. Puis les ombres disparurent, et la clairière s’emplit d’une lumière lunaire parfaite. Il a raison, dit une voix de femme. Tu apprends. Il est dans la lune des pouvoirs bien plus divers que la seule obscurité. Anne se retourna, mais ce n’était pas l’une des femmes qu’elle avait vues auparavant. Celle-ci avait des cheveux aussi argentés que la lueur lunaire et une peau tout aussi pâle. Elle portait une robe noire qui scintillait ici et là de ses joyaux, et un masque d’ivoire noir qui laissait sa bouche découverte. Combien êtes-vous ? demanda Anne. Nous sommes quatre, répondit la femme. Tu as rencontré deux de mes sœurs. Les Féalités. Il n’a prononcé devant toi que quelques-uns de nos noms. Je n’avais jamais entendu parler de vous sous quelque nom que ce fût. Il y avait bien longtemps que nous n’avions paru. La plupart nous ont oubliées. Qui était-ce ? Qui était-il ? -291- Il est l’ennemi, dit-elle. Le roi de bruyère ? Elle agita négativement la tête. Le roi de bruyère n’est pas l’ennemi, même si nombre d’entre vous vont mourir de son fait. Le roi de bruyère fait partie de la façon dont les choses étaient et de la façon dont les choses sont. Ce n’est pas le cas de celui à qui tu as parlé. Alors qui était-il ? Un mortel, pour le moment encore. Un être de chair et de sang, mais qui devient plus que cela. Comme le monde, il change. S’il achève son évolution, alors tout ce que nous connaissons sera défait. Mais qui est-il ? insista Anne. Nous ne connaissons pas son nom mortel. Mais sa possibilité va croissant depuis des millénaires. Anne ferma les yeux, la colère serrant sa poitrine. Tu es aussi inutile que tes sœurs. Nous essayons d’aider, mais sommes par nature restreintes. Oui, ta sœur m’a au moins expliqué cela, répliqua Anne. Et cela s’est révélé aussi improductif que tout ce que vous avez pu me dire. Tout a ses saisons, Anne. La lune suit son cycle chaque mois, et chaque année amène le printemps, l’été, l’automne, l’hiver. Mais le monde a d’autres saisons plus vastes, des marées plus amples. Certaines fleurs qui éclosent en prismen sont dormantes en novmen. Il en est ainsi depuis l’aube des temps. « Cependant, la dernière fois que cette saison est venue, le cycle lui-même manqua être brisé, un équilibre fut perdu. La roue tourne sur un axe faussé, et il existe des possibilités qui n’étaient point auparavant. L’une de ces possibilités est lui. Non pas une personne au départ, juste un endroit R un trône, si tu veux R qui n’a jamais été utilisé mais qui attend d’être pris. Et maintenant a paru quelqu’un qui le convoite. Mais nous ne savons pas qui il est R nous n’avons vu de lui que ce que tu en as vu, une ombre. Est-il derrière les meurtres de mes sœurs et de mon père ? A-t-il envoyé les chevaliers au convent ? -292- En dernier ressort, peut-être. En tout cas, il veut ta mort. Pourquoi ? répéta Anne. En quoi suis-je une menace pour lui ? Parce qu’il y a deux nouveaux trônes, dit doucement la Féalité. Deux. Anne s’éveilla sur le pont du navire. Quelqu’un avait posé une couverture sur elle. Elle resta étendue un moment, craignant si elle se redressait que la nausée lui revînt, mais elle réalisa après un temps qu’elle se sentait bien. Elle s’assit en se frottant les yeux. C’était le matin, le soleil apparaissait tout juste au-dessus de l’horizon marin. Austra était près du bastingage à quelques verges de là et discutait à voix basse avec Cazio. Elle souriait et, lorsque Cazio lui toucha la main, elle rosit. Petite idiote, pensa-t-elle, courroucée. Elle ne voit donc pas qu’il n’y a aucun amour sincère en lui ? Juste un garçon qui s’amuse d’un jeu. Mais en quoi l’inconséquence d’Austra devrait-elle l’inquiéter ? Après tout, s’il se concentrait sur Austra, peut-être qu’il la laisserait en paix. Et tout serait pour le mieux. Néanmoins, Austra était son amie et elle se devait de veiller sur elle. Donc elle se remit sur pied en s’aidant de la rambarde. Sa nausée ne lui revint pas. Elle se sentait bien, au moins physiquement. Ah, elle est vivante, finalement ! dit Cazio en regardant dans sa direction. Austra sursauta d’un air coupable et rougit plus encore. Anne se demanda soudain si les choses étaient allées plus loin que deux mains qui s’effleuraient. Pendant qu’elle était malade et endormie, peut-être ? Elle n’avait nul besoin de demander. Austra lui en parlerait d’elle-même, le cas échéant. Ou peut-être pas. Il y avait eu un temps où elles partageaient tout, mais ce n’était plus tout à fait le cas. Anne savait que la faute lui en incombait, pour avoir -293- caché des choses à Austra. Peut-être qu’Austra trouvait sa revanche. Tu te sens mieux ? demanda Austra. Tu n’étais pas dans ton lit, et je ne te trouvais nulle part. J’ai cru que tu étais tombée par-dessus bord. Finalement, j’ai vu que tu dormais là et je t’ai apporté une couverture pour te tenir chaud. C’était très aimable à toi, répondit Anne. Je me sens moins malade, dehors. Et beaucoup mieux, maintenant. C’est une bonne chose, dit Cazio. Tu étais un peu lassante, jusqu’ici. Nous apportons ainsi chacun la même chose l’un à l’autre, rétorqua Anne. Cazio ouvrit la bouche pour répliquer, mais quelque chose derrière elle attira son attention, et son front se plissa. Elle se retourna pour voir de quoi il s’agissait. Lorsqu’elle vit que c’était le capitaine Malconio, ses mâchoires se serrèrent. Eh bien ! s’exclama-t-il. Tu sembles aller mieux. Les morts se sont réveillés. Pas tous, répondit Anne d’un ton froid. Certains sont restés morts. Les yeux de Malconio brillèrent d’une manière qui pouvait être de la colère ou du chagrin, c’était difficile à dire. Casnara, je suis désolé que tu aies perdu un ami là-bas. Mais je n’avais pas été engagé pour livrer bataille, seulement pour un passage. Il dirigea son regard vers Cazio, et toute l’incertitude d’Anne quant à ses sentiments disparut. Malconio était furieux, et il l’était déjà avant qu’elle n’eût dit quoi que ce fût. En fait, poursuivit le capitaine, je n’avais jamais été informé du fait qu’il pût y avoir le moindre risque. Évidemment pas, rétorqua Cazio. Il ne me viendrait pas à l’esprit de devoir dépendre de ton honneur ou de ton courage, Malconio. Malconio renâcla. Et il ne me viendrait pas à l’esprit d’attendre de toi des choses comme du bon sens, du discernent ou de la gratitude. De toi ou de tes amis, d’après ce que je vois. Si nous avions attendu -294- un instant de plus avant de prendre le large, mon navire aurait été abordé. Même dans l’hypothèse où nous n’aurions pas été tués, nous aurions au moins été bloqués à quai pour des neuvaines, rien que pour les formalités. De mon point de vue, je vous ai sauvé la vie, et maintenant je me demande pourquoi je ne devrais pas vous jeter par-dessus bord. Parce que, dit Cazio, si tu essaies, j’organiserai une rencontre entre Caspator et ta gorge. Tu facilites ma décision, Cazio. Ah, par Diuvo, arrêtez ça, tous les deux ! grogna z’Acatto en boitillant autour de la base du grand mât. Aucun de vous deux ne peut toucher à l’autre et vous le savez, alors épargnez-nous vos menaces puériles. Malconio hocha la tête en direction du maître d’armes. Comment as-tu pu le supporter toutes ces années ? En restant ivre, grommela z’Acatto. Mais si vous êtes tous les deux là, je vais devoir trouver quelque chose de plus fort. Ce qui me fait penser R est-ce qu’il reste un peu de ce galléen ? Vous vous connaissez déjà ? demanda Austra, son regard courant entre z’Acatto, le capitaine et Cazio. Pas vraiment, bougonna z’Acatto, mais ils sont frères. Frères ? s’exclama Austra, le souffle coupé. Anne n’en était pas moins surprise qu’Austra, mais elle pouvait voir la ressemblance, maintenant Si j’avais un frère, il ne faillirait pas à l’honneur de la famille, lança Cazio d’une voix posée. En quoi aurais-je failli à l’honneur de la famille ? demanda Malconio. En t’abandonnant cette bâtisse délabrée ? Tu as vendu les terres pour acheter un navire, lâcha Cazio. Des terres qui étaient dans la famille depuis l’Hégémonie. Tu les as vendues pour ça ! Il fit un geste du dos de la main en direction du navire. Il n’y avait aucun revenu à tirer de ces terres, Cazio, et il n’y en avait pas eu depuis une génération. Je n’avais pas envie non plus de provoquer des duels pour en tirer une pitance, un rôle que tu as tenu de façon fort adéquate. J’ai réussi en tant que marchand. Je possède quatre navires, et j’aurai bientôt mon -295- propre domaine, construit de mes propres mains. Tu t’accroches au passé des Chiovattio, mon frère. Moi, je suis l’avenir. Joli discours, reconnut Cazio. Est-ce que tu t’entraînes devant un miroir ? Malconio voulut répliquer, ouvrit de grands yeux, mit ses mains sur ses hanches, et adressa un sourire sardonique à Anne. Épouse-le et rend-lui la vie impossible, tu veux bien ? suggéra-t-il. Anne se redressa. Tu vas bien trop loin, même pour plaisanter, dit-elle. Tu as au moins cela de commun avec ton frère. Et rien d’autre, Diuvo en soit remercié. Ce serait une chance pour toi que de ressembler à ton frère ! explosa Austra. C’est un guerrier valeureux. Nous serions mortes dix fois sans lui. Et sans moi, répondit Malconio, vous ne seriez mortes qu’une fois. Ce qui, à mon sens, suffit amplement. (Cazio leva un doigt et parut être sur le point d’ajouter quelque chose, mais son frère l’interrompit d’un geste.) Z’Acatto a raison R tout cela est vain. J’aurais dû réfléchir à deux fois avant d’accepter d’embarquer mon frère ou ses amis, mais il est maintenant trop tard. Ce qui est fait est fait. Alors passons aux choses sérieuses : qui étaient ces hommes qui vous poursuivaient ? Je pensais que ta seule implication nous concernant se limitait à notre passage, dit Anne. Pourquoi cet intérêt soudain pour nos ennemis ? Pour deux raisons, casnara. La première est que je suis maintenant lié à vous dans leur esprit. J’ai un ennemi que je n’avais pas envisagé d’offenser. La seconde est que nous sommes en cet instant même poursuivis par un navire plutôt rapide, que je soupçonne très fortement de transporter vos amis des quais de z’Espino. -296- CHAPITRE CINQ ALIS BERRYE Majesté ? Murielle leva les yeux. C’était le jeune homme d’armes que sire Fail avait posté dans son antichambre. Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Quelqu’un a frappé pour demander à entrer. Murielle se frotta les paupières. Elle n’avait pas entendu. Vois qui c’est. Oui, Majesté. Il disparut dans sa salle de réception tandis qu’elle fixait nerveusement du regard la porte dérobée. Quoiqu’il parût maintenant suffisamment évident que l’assassin était entré par devant, elle n’était pas certaine qu’il était ressorti de la même façon. La porte était invisible si l’on ne savait pas qu’elle était là, mais avec suffisamment de temps et en sachant qu’elle existait, le verrou pouvait certainement être découvert. Tant qu’elle ne serait pas certaine qu’il n’était pas encore là, à se cacher dans les murs, il lui serait impossible de se sentir en sécurité quand elle était seule. L’homme d’armes revint. C’est le praifec Hespéro, Majesté, annonça-t-il. Est-il seul ? Oui, Majesté. Très bien, soupira-t-elle. Fais-le entrer. Un instant plus tard, le praifec en robe sombre entra dans ses appartements et s’inclina. -297- Majesté, dit-il. Murielle avait toujours eu l’impression que quelque chose manquait chez cet homme, mais elle n’avait jamais su dire quoi. C’était un homme intelligent, à l’évidence, et même passionné, pour tout ce qui concernait l’État et la religion. Il s’exprimait avec aisance, au point d’être volubile. Et pourtant, de quelque façon, jusque dans ses envolées les plus passionnées, il lui semblait qu’il n’était jamais tout à fait présent, qu’il y avait quelque qualité de base qu’il contrefaisait, qu’il ne possédait pas réellement. Néanmoins, lorsqu’elle envisageait chacune de ses qualités séparément, elle n’en doutait point. C’était peut-être, décida-t-elle, qu’elle ne l’aimait tout simplement pas, et qu’il ne lui manquait que son acceptation. À quoi dois-je cette visite, Praifec ? demanda-t-elle. À mon souci bien naturel de ton bien-être, répondit-il. Elle haussa un sourcil. Explique-toi, ordonna-t-elle. Il me semble que cela devrait être évident. Soudain, au milieu de la nuit, sire Fail et sa garde envahissent les appartements royaux. Sa Majesté, le roi Charles, est amené ici, également sous escorte lierienne. Les Mestres s’agitent, et la confusion règne dans tout le château. Murielle haussa les épaules. Quelqu’un a tenté de me tuer, Praifec, gronda-t-elle. En de telles circonstances, une certaine confusion n’est que naturelle. Qu’aurais-tu voulu que je fisse ? Quelqu’un a tenté de te tuer ? Sa surprise paraissait sincère, ainsi que son inquiétude. À moins que leur véritable objectif n’ait été d’assassiner mon garde et ma jeune servante, je ne puis que tirer cette conclusion, exposa Murielle. C’est terrible. Comment est-ce arrivé ? Elle eut un sourire sévère. À l’instar du jour où les hommes d’Église ont tué mes filles, personne ne semble le savoir. La bouche du praifec s’ouvrit en formant un petit « o », puis se referma, avant qu’il ne se remît à parler. -298- Majesté, si tu insinues que l’Église a joué un rôle dans tout cela, je te pardonne. À l’évidence, la tension a altéré ton jugement. Néanmoins, les remugles que cela soulève ont des relents bien proches, répondit Murielle. Frère Desmond et ses hommes étaient des renégats, lui rappela Hespéro. Pis, il s’agissait d’hérétiques pratiquant les arts interdits. Consécutivement, oui, admit Murielle. Mais j’ai pris la liberté de vérifier les rôles du monastère d’Ef et j’ai découvert que lui et ses hommes étaient des membres de confiance de l’Église jusque peu avant leur mort. En fait, je pense qu’il a été considéré comme moins que sanctifié lorsqu’il a assassiné le fratrex de son ordre, dit Hespéro d’un ton sarcastique. La possibilité du mal existe partout, et même au sein de l’Église. Je ne le nie pas. Les meurtres de tes enfants R et la façon dont ils ont été accomplis R ont servi à nous rappeler cette vérité simple mais souvent négligée. Nous avons entamé la plus sérieuse évaluation de nos divers ordres depuis l’Hégémonie, une inspection qui part du Fratrex Prismo lui-même et descend jusqu’au plus humble frater et au plus lointain sacritor. Si tu as la moindre preuve d’un lien entre les événements de cette nuit et un membre quelconque de l’Église, je suis contraint de te demander de m’en faire part. Il n’y en a aucune, reconnut Murielle. Je vois, rétorqua le praifec. Alors que sait-on ? Que quelqu’un a tué la sentinelle postée à la porte de ma chambre avec un couteau ; il est entré dans mes appartements et il a poignardé ma servante de la même façon. Mais tu lui as échappé. Je n’étais pas là, répondit Murielle. C’était heureux, commenta le praifec. Effectivement, dit-elle d’un ton las. Praifec, pourquoi estu ici ? Ses sourcils se soulevèrent de surprise. Pour offrir mon soutien et mon conseil. Quel conseil cela pourrait-il être ? -299- Majesté, je dois parler sans ambages. Même si je vois maintenant que tes actions avaient été dictées par la peur et le désespoir, et qu’elles étaient donc peut-être en partie justifiées, elles ont déclenché un véritable tumulte. Les rumeurs abondent. Certains disent qu’il s’agit d’une sorte de coup d’État lierien, que tu es forcée R ou pis, que tu as choisi R de prendre le royaume par les armes. Puis-je te rappeler, Praifec, que ce royaume est déjà mien ? Ce n’est pas le cas, dit le praifec avec semblait-il une affabilité excessive. C’est celui de ton fils, qui est un Dare, pas un de Liery. Tu n’as aucun titre à la couronne. La remarque est pertinente, répondit Murielle. Maintenant, permets-moi de me montrer tout aussi candide. De quelque façon, un assassin a passé ou contourné les célèbres Mestres, est entré dans mes appartements, a tué ma servante et m’aurait tuée si j’avais eu la malchance de me trouver là. Depuis Cal Azroth, il m’a été difficile de faire totalement confiance à la garde royale, et c’est devenu aujourd’hui impossible. J’ai confiance en Fail de Liery et en ses hommes. Je ne fais confiance à personne d’autre dans ce château, ni n’ai aucune raison de le faire, comme tu le sais bien. Je protège donc ma vie, la vie de mon fils et le trône du mieux que je peux. Si tu crois connaître une meilleure façon, je te remercie de me la faire partager. Hespéro s’essuya le front et soupira. Tu n’es pas naïve, Majesté. Tu dois comprendre les répercussions de tout cela. Quoique tu sois réellement en train de faire, si Hansa le perçoit comme la mise en place ici de quelque régence lierienne, ils enverront leurs armées. Le praifec de Hansa et moi travaillons sans relâche à éviter cette guerre. Si tu poursuis dans cette voie, nous échouerons. Elle ouvrit les mains. Alors dis-moi quoi faire, Praifec. Il resta un moment silencieux. Puis, hésitant, il s’éclaircit la gorge. Eh bien, il y a un précédent, dit-il. À quel précédent fais-tu allusion ? -300- Il y a trois cents ans, Liery régnait sur la majeure partie de la Crotheny, mais n’en contrôlait que la partie occidentale R l’est était plutôt chaotique, ce qui ne changea que lorsqu’il fut cédé à la Virgenye. Oui. Les seigneurs de Liery n’avaient pas la force de le soumettre, et jugèrent préférable de le savoir sous contrôle virgenyen plutôt que hansien. Oui, renchérit le praifec. L’animosité entre Liery et Hansa a des racines profondes, jusqu’à l’époque de l’Hégémonie et peut-être même avant, lorsqu’elles étaient des tribus ennemies. Quoi qu’il en soit, si l’Église reconnut la légalité de la cession et le mariage qui la scella R la première d’une série d’alliances entre Lieriens et Virgenyens dont tu es le plus récent exemple R, Hansa était la nation la plus puissante, et se préparait à prendre la Crotheny orientale par la force. Ou à la reprendre, selon leur point de vue, puisque les tribus qui avaient à l’origine brisé l’emprise de l’Hégémonie dans cette région étaient hansiennes. Je vois, dit Murielle en se raidissant. Tu suggères que je laisse établir une Pax Sacer. Le praifec acquiesça. Comme cela fut fait alors. Son éminence le Fratrex Prismo pourrait être persuadé de dépêcher des troupes pour garantir la paix et dissiper les soupçons d’un favoritisme de ta part. Cependant, cinquante ans plus tard, Hansa a conquis toute la Crotheny, occidentale et orientale. C’est vrai, mais seulement après que la pax eut été abrogée. Tu suggères donc que je permette l’occupation de cette ville par des troupes de Vitellio. De z’Irbina, corrigea Hespéro. Les propres hommes de Sa Sainteté Fratrex Prismo. Et seulement jusqu’à ce que la situation politique ici ait été résolue de façon pacifique. C’est la meilleure solution, Majesté. Hansa n’osera jamais se dresser contre l’Église. La paix sera préservée, d’innombrables vies seront épargnées. -301- Murielle ferma les yeux. C’était tentant. Si elle abandonnait le contrôle à l’Église, elle pourrait se reposer et se concentrer sur la protection des enfants qu’il lui restait. L’Église n’a pas pris le parti d’un pays depuis trois siècles, dit-elle. Pourquoi maintenant ? Tu dois bien te douter, Majesté, que cela va bien au-delà du seul fait de déterminer qui sera assis sur le trône de Crotheny l’année prochaine. Une puissance maléfique est apparue dans ce monde, une force que nous ne comprenons pas mais que nous ne pouvons ignorer. « As-tu lu les derniers rapports du duc Artwair, dans l’Est ? La moitié de ses hommes ont été massacrés par ce qui ne peut être décrit que comme des hordes de fous nus, par des démons et des monstres d’un genre qui n’a plus été vu dans ce monde depuis la guerre des Mages. Des villes entières ont été ravagées, et l’Est se vide. Eslen ploie sous le nombre des réfugiés, et nous continuons de perdre du terrain. « Mais il n’y a pas que les frontières. Brough se trouvait au cœur de la Terre-Neuve, et elle a été détruite par une créature impie que nul ne suspectait d’exister encore. Il est temps pour les nations de s’unir plutôt que se diviser. Vous devez faire front contre cette vague de ténèbres plutôt que de vous affronter pendant qu’elle vous engloutit. Voilà ce que je te propose R non pas simplement l’occasion de sauver ce trône terrestre, mais une chance de nous permettre à tous de combattre le véritable ennemi R dans l’union. Sous le commandement de z’Irbina. Hespéro joua avec sa barbe. La raison pour laquelle nous ne prenons pas partie dans les conflits séculiers des nations, Majesté, est que nous avons une tout autre vocation. Virgenye Dare a débarrassé notre monde du mal premier, les Skasloï. Mais il semble que quelque parfaites que fussent nos victoires contre le mal, celui-ci réussisse toujours à renaître, sous d’autres atours. C’est l’Église qui reprend aujourd’hui l’étendard de Virgenye Dare et sa mission. Lorsque le Bouffon noir est apparu, c’est sous la conduite de l’Église qu’il a été défait. -302- Oui, et l’Église a ensuite gouverné la plus grande partie du monde connu durant six cents ans. Ce fut un âge d’or, répondit Hespéro d’un ton chagrin. La plus grande ère de paix et de prospérité qu’Éveron ait jamais connue. Et tu souhaites son retour ? Il y aurait pire, mais ce n’est pas ce que je suggère. Je dis simplement que nous devons nous unir, et par un autre moyen que la guerre ou la conquête. Nous avons besoin d’une purification, d’un resacaratum, qui nous préparera à la grande épreuve à venir. Le resacaratum a déjà débuté à l’intérieur de l’Église, Majesté, mais il devra aller R et ira R plus loin que cela. Tu me demandes de laisser une armée franchir mes frontières et occuper mon pays sans résister. Par un saint mandat, Majesté. Pour apporter la paix et la justice dont la Crotheny a tant besoin. Et si je refuse ? demanda Murielle. Le visage d’Hespéro parut se flétrir un peu. Alors tu nous porterais un coup mortel, affirma-t-il. Mais nous nous unirons, nous combattrons ce mal de quelque façon. Je suggère ce qui serait la meilleure solution, mais cela ne veut pas dire que ce serait la seule. Suggères-en une autre, le défia-t-elle. Il agita la tête, et ses yeux brillèrent étrangement. Nous ne devrions pas en venir à cela. S’il te plaît, Majesté, accepteras-tu au moins d’envisager cette possibilité ? Bien sûr, Praifec, dit-elle. Tes paroles sont sages, le sujet est important et je suis épuisée. Nous en reparlerons bientôt. Prépare-toi à m’exposer de façon plus spécifique la façon dont ton projet serait mis en œuvre. Je prierai pour que les saints te fassent partager leur discernement, Majesté. Il s’inclina et quitta les lieux, laissant Murielle avec la nette impression qu’elle venait d’être menacée. Hespéro paraissait sincère, et il disait vrai : il se passait quelque chose de terrible en ce monde, et il en savait probablement plus qu’elle à ce sujet. Les intentions de l’Église étaient peut-être parfaitement pures, il était tout à fait possible -303- qu’Hespéro eût raison, qu’autoriser la troupe sacrée à entrer dans sa ville fût la meilleure solution. Mais elle voyait aussi ce qu’Hespéro avait laissé entendre. Quelles que fussent les intentions et les motifs ultimes de l’Église, ils avaient besoin d’un outil pour les accomplir. D’une nation. Et si la Crotheny n’était pas cette nation, il ne restait que Hansa. Elle y réfléchissait encore lorsque l’on fit entrer Alis Berrye, qui portait encore la robe de chambre dans laquelle Murielle l’avait vue. Majesté, murmura la jeune femme en s’inclinant. Elle resta immobile et mal à l’aise pendant que Murielle la toisait. Elle était jolie, c’était indéniable, malgré même les cercles noirs sous ses yeux saphir et le parfait désordre de ses cheveux bouclés. A-t-elle été fouillée ? demanda-t-elle à l’homme d’armes. Oui, Majesté. Elle n’a pas d’armes. Vous avez examiné ses cheveux ? Euh... Non, Majesté, mais je vais le faire. Il fit exactement cela, ce qu’Alis Berrye prit avec un léger sourire. Semblé-je être un danger pour toi, Majesté ? demanda-t-elle. Murielle ne répondit pas, mais fit un signe de tête en direction de l’homme d’armes. Laisse-nous, messire, ordonna-t-elle. Lorsqu’il eut refermé la porte derrière lui, Murielle s’installa dans un fauteuil. Dame Berrye, dit-elle. Il s’est passé bien des choses durant ces dernières cloches. Je ne doute pas que tu aies entendu certaines des rumeurs. Certaines, Majesté, reconnut-elle. Quelqu’un a tenté de me tuer cette nuit. C’est horrible. Merci. Il est évident que tu n’as jamais rien souhaité d’autre que mon bien-être. Berrye parut étonnée. -304- Jamais rien d’autre, Majesté. Je t’ai toujours admirée et n’ai voulu que ton bien. Même lorsque tu étais au lit avec mon époux ? Évidemment. Et il ne t’est jamais venu à l’esprit que cela pourrait me contrarier ? Berrye se rembrunit. C’était une affaire entre toi et Sa Majesté. Si cela te chagrinait, c’était à lui qu’il fallait en parler. À moins que je n’aie été la seule de ses maîtresses dont tu te sois offusquée. Cela semble quelque peu audacieux, dit Murielle. D’autant que tu ne jouis plus de sa protection. Plus personne ne me protège, répondit Berrye. J’en suis des plus consciente. Quelque chose n’allait pas, réalisa Murielle. Rien n’était donc comme elle le croyait ? Tu es pleine d’audace, reprit-elle. Où est donc passée la jeune fille nerveuse et timide qui tremblait quand j’entrais dans la pièce ? De nouveau, Berrye sourit légèrement. Elle est morte avec Guillaume, avoua-t-elle. Tu appelleras mon défunt mari Sa Majesté, ou le roi, ou rien du tout, dame Berrye. Très bien, acquiesça-t-elle simplement. Assez de tout cela, reprit Murielle. Mon temps est précieux. Tu m’as écrit en prétendant que je courais un grand danger. Quelques heures plus tard, on a attenté à ma vie. Si tu veux que cette tête reste à l’endroit où elle se trouve, tu vas m’expliquer immédiatement et précisément ce que tu sais. Si Berrye fut surprise que Murielle sût que le message provenait d’elle, elle n’en laissa rien paraître. Elle se tint droite, sans signe de nervosité, et soutint le regard de Murielle. Je vais te dire tout ce que je sais, Majesté, mais ma missive mentionnait également mon propre besoin de protection. En cet instant, c’est de moi dont tu as besoin d’être protégée. Et la seule chose qui peut te sauver est la vérité. Berrye admit cela d’un léger hochement de tête. -305- Sais-tu pour quelle raison Sa Majesté se trouvait sur le promontoire d’Aénah ce jour-là ? demanda-t-elle à Murielle. Tu veux dire que tu le sais ? Le prince Robert avait rencontré le roi, dans la salle du conseil. Il avait été absent assez longtemps, en mission secrète à Saltmark. À son retour, il portait quelque chose avec lui R le doigt coupé de la princesse Lesbeth. Lesbeth. Lesbeth était la sœur cadette de Guillaume, la sœur jumelle de Robert. Elle avait disparu depuis longtemps. Le prince Robert prétendait que le fiancé de Lesbeth, Cheiso de Safnie, l’avait trahie au profit du duc d’Austrobaurg, qui la retenait en otage. Contre quelle rançon ? Saltmark, si tu te souviens, était en guerre avec les îles de la Désolation. Sa Majesté devait prendre des dispositions pour les aider en secret dans cette guerre. Murielle croisa les bras. Les îles de la Désolation sont un protectorat lierien et donc sous notre protection. Il ne pouvait pas faire cela. Sa Majesté le pouvait et l’a fait, affirma Berrye. Tu dois savoir à quel point il aimait Lesbeth. Tout le monde aimait Lesbeth. Mais aider nos ennemis dans une guerre contre nos alliés R Guillaume a rarement autant manqué de discernement. Le prince Robert l’y a poussé R il s’est montré extrêmement convaincant, d’autant qu’il avait le doigt de Lesbeth comme argument. Des navires de Crotheny, sous de fausses couleurs, ont attaqué et coulé vingt navires sorroviens. Sa Majesté s’est rendue sur le promontoire d’Aénah pour y chercher la princesse Lesbeth, et là il a été trahi. Par qui ? Austrobaurg a été tué, lui aussi. Mais une terrifiante logique commençait à se faire jour. Peut-être que les flèches lieriennes qui avaient tué les gardes de son époux n’avaient pas été une machination, finalement. Peut- être qu’il s’était agi des représailles de quelque seigneur lierien qui avait appris ce que Guillaume avait fait. -306- Et si c’était vrai, est-ce que Fail de Liery savait ? Toute cette tentative de meurtre n’avait-elle été échafaudée que pour la mener dans ses bras ? J’ai une idée quant à la responsabilité de cette trahison, avança Berrye, mais aucune preuve certaine. Eh bien ? La jeune femme fit quelques pas, les mains serrées dans son dos. Puis elle se retourna pour faire de nouveau face à Murielle. Savais-tu qu’Ambria Gramme avait un autre amant ? demanda-t-elle. Murielle renâcla. Savoir pour qui elle n’a pas ouvert les cuisses serait plutôt la vraie question. Berrye agita la tête. Il s’agissait d’une affaire tout à fait secrète. Un amant très important. Ne me fatigue pas, dame Berrye. Qui était-ce ? Un petit air triomphal s’étala sur le visage de Berrye. Le prince Robert, dit-elle. Murielle prit un temps pour absorber l’information. Passé le choc initial, elle réalisa que ce n’était pas réellement surprenant. Robert avait toujours convoité ce que Guillaume possédait. Il avait même essayé de séduire Murielle une fois ou deux. Et alors ? Le prince Robert a convaincu Sa Majesté de payer la rançon. Le prince Robert a choisi la date et le lieu de la rencontre de Sa Majesté et d’Austrobaurg. Seul le prince connaissait tous les détails. Tu penses que le prince Robert a trahi Guillaume et causé sa mort ? Je le crois. Malgré le fait qu’il ait également été tué dans l’embuscade ? Berrye cilla. Robert n’a jamais été retrouvé, Majesté. -307- Ils n’ont retrouvé que les restes de Guillaume, dit Murielle. Il était tombé à la mer. On suppose que Robert... (Elle se tut. Pourquoi avait-elle si facilement admis la mort de Robert ? Parce que tout le monde le croyait ?) Qu’est-ce que cela a à voir avec Gramme ? demanda-t-elle. Je l’ai récemment entendue parler du prince comme si elle le savait encore vivant. Elle sous-entendait qu’elle l’avait vu. Elle t’a dit cela à toi ? Non, reconnut Berrye, mais je l’ai néanmoins entendue. Et je pense qu’elle le sait. Tu as fait ton affaire d’entendre bien des choses, semble-t-il, fit remarquer Murielle. Oui, Majesté. Et comment as-tu entendu tout cela ? Je pense que tu le sais, Majesté, dit Berrye. (Elle écarta ses mèches désordonnées de son visage, révélant ainsi enfin un peu de réelle nervosité.) De la même façon que tu savais qui t’avait laissé ce message. Ainsi, Guillaume t’a parlé des passages. À sa grande surprise, Berrye s’esclaffa, un petit rire sec. Sa Majesté ? Non, il n’en a jamais rien su. Murielle se rembrunit. Alors comment savais... (Elle comprit.) Tu as été formée au convent. Berrye acquiesça de façon infinitésimale. Murielle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, s’efforçant de reconsidérer son image de cette jeune fille, se demandant s’il y avait quoi que ce fût d’immuable dans sa vie. Erren le savait ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle-même jugea fragile. Je ne pense pas, Majesté. Nous n’appartenions pas au même ordre. Un frisson parcourut l’épine dorsale de Murielle. Il n’existe que l’ordre de Cer. Mais Erren elle-même avait supputé l’existence d’autres ordres clandestins. Il y en a un autre, confirma Berrye. Et elles t’ont envoyée ici. -308- Oui, Majesté. Pour ouvrir les yeux et les oreilles, pour rester près du roi. Maintenant c’était au tour de Murielle de s’esclaffer, quoique d’un rire amer. Ce que tu as fait admirablement bien. Mais n’es-tu pas vouée au célibat ? Berrye baissa les yeux timidement, et pour la première fois depuis le début de leur conversation, ne parut pas plus âgée que ses dix-neuf ans. Mon ordre n’impose pas de telles restrictions, murmura-t-elle. Je vois. Et pourquoi viens-tu me faire part de ces informations ? Le regard de Berrye remonta jusqu’à elle. Ses yeux étaient écarquillés et elle était proche des larmes. Parce que, Majesté, elles sont toutes mortes. Toutes mes sœurs. Je suis orpheline. Et je crois que leurs assassins sont les mêmes que ceux qui ont tué Guillaume, Fastia, Elseny et Lesbeth. Murielle ressentit un élan de sympathie, et sa propre tristesse menaça de refaire surface, mais elle l’écarta. Il serait bien temps plus tard, elle avait déjà trop fait montre de faiblesse devant Berrye. Au lieu de cela, elle se concentra sur les faits. Lesbeth ? Alors Austrobaurg l’a tuée ? Je crois qu’Austrobaurg ne l’a même jamais vue, dit Berrye. Je pense qu’elle est morte ici, à Eslen. Alors comment Robert a-t-il eu son doigt ? De qui est l’auteur de tout cela, évidemment. De qui est responsable de toute cette tragédie. Gramme ? Ou Robert. Ou les deux. Je ne puis le dire avec certitude. Robert aimait Lesbeth plus que quiconque. Oui, reconnut Berrye. D’un amour terrible. D’un amour contre nature, je crois, et qu’elle ne partageait pas. Murielle sentit son estomac se serrer et sa gorge s’assécher. Et où se trouve Robert, maintenant ? Je ne le sais pas. Mais je pense qu’Ambria Gramme le sait. -309- Et où se trouve-t-elle ? Dans son domaine. Elle prépare quelque sorte de fête, je crois. Je n’en ai pas été informée. Cela n’a pas été placardé dans Eslen. Alors qui y assiste ? Je ne l’ai pas découvert non plus, admit Berrye. Murielle s’adossa. La tête lui tournait. Elle ferma les yeux, en espérant que tout s’arrangerait, mais c’en était trop. Si tu m’as menti, dit-elle enfin, ta mort ne sera pas rapide. Je ne t’ai pas menti, Majesté, répondit Berrye. Ses yeux étaient de nouveau clairs et sa voix posée. Espérons que non, dit Murielle. Y a-t-il autre chose que tu peux me dire ? Un bon nombre. Je peux te dire quels membres du Comven sont de ton côté et lesquels ne le sont pas. Je peux te dire de qui Gramme a le soutien. Et je peux te dire qu’elle prévoit d’agir contre toi très bientôt. Ai-je une raison de douter de sire Fail et de ses hommes ? Aucune que je connaisse. Murielle se redressa. Dame Berrye, prêterais-tu solennellement serment de me reconnaître comme ton unique lige, par les saints par lesquels tu peux jurer ? Si tu me protèges en retour, Majesté. Murielle sourit. Tu dois savoir que je peux à peine me protéger moi-même. Tu as plus de pouvoir que tu ne le crois, lui répondit Berrye. Tu n’as simplement pas appris à l’utiliser. Je peux t’aider. J’ai été formée à cela. Tu serais ma nouvelle Erren ? demanda Murielle avec amertume. Tu mettrais ta formation à mon service ? Je ferais cela, Majesté. Je le jure par les saints par lesquels je jure. Elle toucha son front et sa poitrine avec son pouce. -310- Murielle soupira. Je serais folle de te faire confiance, dit-elle. Si j’étais déjà à ton service, je te dirais exactement cela, dit Berrye. Tu n’as aucune raison de me faire confiance. Mais je te demande de le faire. Tu as besoin de moi, et j’ai besoin de toi. Mon ordre entier a été occis, des femmes que j’aimais. Et crois-le ou pas, mais j’étais attachée à Sa Majesté. Ce n’était pas un bon roi, mais c’était, malgré ses défauts, un homme bon, et ils sont rares en ce monde. J’aimerais voir ceux qui l’ont abattu aller rejoindre Méfitis en hurlant, et implorer sa pitié. Et il y a encore une chose. Laquelle ? demanda Murielle. Ne me demande pas de te l’expliquer. C’est la seule chose que je n’expliquerai pas. Continue. Ta fille, Anne. Elle doit vivre et être reine. Une longue secousse parcourut Murielle, des pieds jusqu’au sommet de son crâne. Que sais-tu d’Anne ? demanda-t-elle. Qu’elle est vivante. Qu’elle était à sainte Cer. Que les sœurs du convent, comme celles de mon ordre, ont toutes été massacrées. Mais Anne s’est échappée ? Je n’en ai pas la preuve, mais je le sens dans mon cœur. Je la vois dans mes rêves. Mais elle a de nombreux ennemis. Murielle dévisagea la jeune femme en se demandant comment elle avait jamais pu la prendre pour la jolie cruche qu’elle avait prétendu être. Même Erren s’y était laissée prendre, ce qui était remarquable. Alis Berrye était une femme très dangereuse. Elle pouvait aussi être une alliée précieuse. Murielle se leva et fit entrer le garde. Fournis une escorte à dame Berrye et ordonne-leur de l’accompagner à ses appartements, où elle rassemblera ses effets personnels. Puis installez-la dans le petit appartement en bas du couloir. Et fais dire, s’il te plaît, à sire Fail que je requiers sa présence. Tu ne le regretteras pas, Majesté, dit Berrye. Assure-t’en. Vas-y, maintenant, dame Berrye. -311- Elle regarda la jeune femme s’éloigner puis revint à son fauteuil, et tapota du doigt sur l’accoudoir de bois, en attendant sire Fail. Le temps était venu de rendre visite à l’autre maîtresse de son mari. Mais elle avait quelqu’un d’autre à voir auparavant Une entrevue qu’elle avait jusqu’ici repoussée. Elle alla jusqu’à la commode, et bien qu’elle eût pris sa décision, elle hésita devant le petit coffret en pensant à Lui, au plus profond sous le château, là où la lumière ne brillait jamais. À sa voix soyeuse et cauchemardesque. Elle n’avait pas parlé au Détenu depuis ce jour où elle avait découvert la clé dans l’étude de Guillaume, après sa mort. Mais elle avait des questions à lui poser, maintenant. Sans plus de tergiversations, elle ouvrit le coffret de bois. La clé n’était plus là. -312- CHAPITRE SIX Observations sur diverses choses comme celle d’être mort par Stéphane Darige J’ai déjà dû réapprendre à entendre une fois auparavant. Ce fut après que j’eus arpenté la voie des sanctuaires de Decmanus. Chaque station sur le chemin m’avait ôté quelque chose R les sensations de la main d’abord, puis l’ouïe, puis la vue R jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien de moi sinon un corps, pas même un esprit. De quelque façon, j’ai achevé la voie, et tout m’est revenu, mais différent R meilleur. Voilà ce que c’est que d’être mort. J’entendais des sons d’abord, mais rien qui eût un sens. C’était juste du bruit, comme le gémissement de fantômes dans les châteaux des damnés. Puis les bruits devinrent sensés, et finalement familiers. Je peux entendre Aspar, Winna et Ehawk, mais mon corps ne m’appartient plus. Je ne puis leur parler ni bouger un doigt ou une paupière. Je me souviens que je tenais à eux. En un sens, c’est toujours le cas. Quand Winna est proche, je peux la percevoir, la sentir, presque la goûter. Quand elle me touche, cela provoque en moi des frissons que malheureusement ma chair morte ne révèle pas. Je les ai entendus, elle et Aspar, la nuit dernière. Elle a une odeur différente lorsqu’ils font cela, plus piquante. Aspar aussi. -313- Observations sur le comportement pittoresque et fruste d’une bête commune, le forestier R dans l’acte de procréation, cette créature habituellement muette vocalise de façon extraordinaire, quoique uniquement en des tons bas. Il fait des rimes sur le nom de sa maîtresse R mina/Winna, fina/Winna, et l’inévitable ouina/Winna. Il lui donne par ailleurs d’autres surnoms ridicules, hors le fait que Winna est déjà un prénom ridicule au départ. Il y a quelqu’un de nouveau, une Sefry. Elle ne plaît pas à Winna parce qu’elle attire Aspar, quoiqu’il le nie de toutes les façons possibles. Je me demande si elle ressemble à sa femme, celle qui est morte ? Ils m’amènent au prochain sanctuaire, ce qui de leur part est subtil. Je me demande ce qui s’y passera ? Le premier était des plus étranges, et j’aurais bien du mal à expliquer pourquoi il m’a affecté à ce point. Il était consacré à l’un des saints damnés, celle que l’on appelle la reine des démons. Peut-être que Decmanus me punit pour avoir arpenté la voie de ses sanctuaires, mais cela ne me semble pas être le cas. La seule autre possibilité qui me vient à l’esprit serait qu’elle fût de quelque manière un autre aspect de saint Decmanus, ce qui serait probablement extrêmement intéressant, et accessoirement hérétique. Les saints peuvent-ils être hérétiques ? Nous approchons du sanctuaire. Je le sens comme un feu. Aspar contempla la clairière et le talus. Les corps étaient toujours là, et aucun d’eux ne bougeait. Du roi de bruyère et de sa meute il n’y avait aucun signe, sinon les cadavres des piteux et les moines qu’ils avaient tués. Par les saints ! s’exclama Winna lorsqu’elle vit le carnage. L’estomac fragile ? demanda Leshya. J’ai vu des cadavres comme ceux-là auparavant, dit Winna. Mais je ne vais pas prétendre que cela me plaît. Alors que fait-on maintenant ? Aspar haussa les épaules et mit pied à terre. -314- On emmène Stéphane en haut du talus, je suppose. On voit ce qui se passe. Es-tu vraiment certain que c’est ce qu’il y a de plus intelligent à faire ? demanda Leshya. Non, répondit succinctement Aspar. En marchant précautionneusement, ils avancèrent en contournant les endroits où les corps étaient les plus nombreux, et progressèrent vers le sommet du sedos. Aspar déposa Stéphane en son centre exact. Comme il s’y attendait plus ou moins, rien ne se passa. Eh bien, cela valait le coup d’essayer, maugréa-t-il. Vous trois, gardez l’œil sur lui. Moi, je vais inspecter les alentours. Aspar redescendit à travers le carnage, se sentant fatigué, furieux contre lui-même pour avoir nourri un espoir aussi fou. Les gens mourraient. Il le savait déjà, non ? Il avait même fini par s’y habituer. Les piteux ressemblaient à des gens, maintenant. Leurs visages s’étaient détendus dans la mort. Ils auraient pu venir de n’importe quel village de la forêt du roi. Il fut soulagé de ne reconnaître personne qu’il connaissait. Après un temps il pénétra dans la forêt, et avant d’avoir pu le réaliser, il se retrouva sous les branches difformes du naubagme et des restes de cordes pourries qui en pendaient. La terre avait bu beaucoup de sang à cet endroit. Elle avait aussi bu le sang de sa mère. On ne lui avait jamais dit ce qui l’avait amenée ici. Son père et sa belle-mère parlaient rarement d’elle et, lorsqu’ils le faisaient, c’était à voix basse et en faisant le signe contre le mal. Puis ils étaient morts, et il avait fini avec Jesp. Un corbeau se posa sur la plus haute branche de l’arbre. Bien plus haut, il vit la noire silhouette d’un aigle qui se détachait contre les nuages. Il prit une profonde inspiration et sentit la terre s’éloigner de lui, croître, déployer ses os de pierre et ses tendons de racine. Il perçut son âge et sa vie, et pour la première fois depuis longtemps, il ressentit une sorte de paisible détermination. Je vais arranger ça, promit-il silencieusement aux arbres. -315- Je vais arranger ça. C’était la première chose que Jesp lui avait dite lorsqu’elle l’avait trouvé. Il avait couru et saigné un jour entier, la forêt n’étant plus qu’une ombre autour de lui. Lorsqu’il était finalement tombé, il avait rêvé qu’il courait encore, même si de temps en temps il s’éveillait et savait qu’il était étendu dans les roseaux de quelque marais, à moitié recouvert d’eau. Il avait été éveillé lorsqu’il l’avait entendue arriver et avait voulu saisir son couteau. Mais il n’avait pas eu la force de bouger. Il avait sept hivers, à l’époque. Il se souvenait encore de la façon dont son souffle sifflait, parce qu’il ne cessait d’oublier ce que c’était, et continuait de penser qu’il s’agissait d’une espèce d’oiseau qu’il n’avait jamais entendue. Puis il avait vu le visage de Jesp, ce visage sefry vieux et pâle. Elle était restée plantée là ce qui lui avait paru un long moment tandis qu’il essayait de parler, puis elle s’était accroupie et avait touché son visage avec ses doigts osseux. Je vais arranger ça, avait-elle dit. Je vais m’occuper de toi, fils du Naubagme. Comment elle avait pu savoir cela de lui, elle ne le lui avait jamais dit. Mais elle l’avait élevé et l’avait gavé d’absurdités sefrys, puis elle était morte. Elle lui manquait. Et maintenant qu’il savait que les histoires sefrys n’étaient pas toutes absurdes, il avait désespérément envie de lui reparler. Il aurait voulu avoir été plus attentif lorsqu’elle vivait encore et peut-être aussi la remercier, au moins une fois. Mais c’était trop tard. Il soupira et fit craquer son cou. À quelques verges au nord, quelque chose émergea de la forêt en courant, qui filait plus vite qu’un cerf. C’était un homme, portant l’habit d’un moine. Il tenait un arc, et se dirigeait droit vers le sedos, sur lequel Aspar voyait encore les autres. En jurant intérieurement, Aspar tira une flèche de son carquois, l’encocha, et la laissa filer. Le moine avait dû voir le mouvement du coin de l’œil R alors même que la flèche volait vers lui, il s’accroupit soudain et volta, en tirant sur Aspar. -316- Le trait d’Aspar manqua sa cible d’une largeur de pouce ; celui du moine manqua Aspar d’à peine le double. Aspar se glissa derrière le naubagme tandis que le moine encochait et décochait une autre flèche. Celle-ci se planta dans le vieil arbre. Le moine se retourna encore et se précipita vers le talus, maintenant hors de portée. En jurant, et à une vitesse très inférieure à celle de son adversaire, Aspar courut à sa poursuite. Le moine exécuta un étrange pas de danse coulé, et Aspar réalisa que Ehawk et Winna lui tiraient maintenant dessus. Tous deux le manquèrent, et avant qu’ils eussent pu tirer de nouvelles flèches, l’homme d’église leur rendit la pareille. Aspar, la gorge serrée par l’impuissance, regarda tandis qu’Ehawk basculait bizarrement et tombait. Winna s’était accroupie, mais formait encore une cible facile. Leshya tira encore, sans succès. Les esquives du moine offrirent à Aspar le temps de revenir à portée, et il tendit son arc sans cesser de courir. Sa corde cassa avec un bruit sourd. Il prit sa hache en grimaçant. Leshya visa et tira. Cette fois, le moine dut esquiver si violemment qu’il trébucha, mais il roula et se releva, face à Aspar. Aspar lança sa hache et fit un écart. La flèche de l’homme d’église siffla dans l’air, mais la hache manqua également sa cible. Le moine fila soudain sur la droite, et Aspar comprit qu’il n’avait pas l’intention d’aller au contact. Il allait continuer de courir et de tirer jusqu’à ce qu’ils fussent tous morts ou qu’il n’eût plus de flèches. Il plongea la main dans son havresac, en tira sa corde de rechange, et commença à retendre son arc. Une flèche heurta sa cuirasse de cuir bouilli avec un bruit sourd, et il jura en se laissant tomber à terre. Il acheva de retendre l’arc. Une autre flèche vint se ficher dans le sol juste devant son nez, et maintenant le moine se dirigeait de nouveau vers lui, en ignorant Leshya. -317- Aspar encocha une flèche, l’arc parallèle au sol. C’était un coup difficile, et il savait que l’autre homme aurait le temps de tirer encore une fois avant lui. Mais le moine vacilla, une flèche soudain plantée dans sa cuisse. Il cria, volta, et décocha son projectile en direction du talus, mais une autre flèche vint se loger au milieu de sa poitrine, et il tomba assis, violemment. Aspar tira, l’atteignit à la clavicule gauche, et l’homme s’effondra en hurlant. Leshya fut sur lui presque immédiatement et lui arracha l’arc des mains d’un grand coup de pied. Ne le tuez pas ! cria une voix familière. Aspar se tourna vers le talus. Stéphane se dressait là, l’arc d’Ehawk à la main. Winna courait vers lui, et elle le renversa presque lorsqu’elle se jeta dans ses bras. Aspar ne put empêcher un sourire de se dessiner sur ses lèvres. C’était trop bon de voir Stéphane debout devant lui. Estronc, murmura-t-il, ça a marché. Garde-le en vie, dit-il à Leshya en faisant un signe en direction du moine. Elle ligotait déjà les mains de l’homme avec des cordes. Si c’est possible, lui répondit-elle. J’ai moi-même quelques questions à lui poser. Aspar hésita. Elle l’avait aidé dans le combat. Elle lui avait probablement sauvé la vie lorsque le roi de bruyère avait apparu. Mais lui faire confiance R ou à quelque autre Sefry que ce fût R était une aberration. Elle releva les yeux, comme s’il avait hurlé ses pensées. Son regard violet soutint le sien un instant, puis elle agita la tête de dégoût et se remit à sa tâche. Aspar inspecta une nouvelle fois la clairière du regard, puis se dirigea vers Stéphane et Winna, d’un pas plus léger. Son pas se fit plus lourd lorsqu’il aperçut Ehawk. Le garçon était étendu dans l’herbe et serrait faiblement la flèche fichée dans sa cuisse. Le sol autour de lui était rouge de sang. Winna et Stéphane s’occupaient déjà de lui. Salut Aspar, dit Stéphane sans regarder. Ça fait du bien de te voir debout et, euh... vivant, soupira Aspar. -318- Oui, c’est tout aussi agréable pour moi, répondit Stéphane sans détacher les yeux de ce qu’il faisait. Winna, mets-lui quelque chose dans la bouche, qu’il ne se morde pas la langue. Je peux m’occuper de lui, si cela te pose un problème, proposa Aspar. Non, dit Stéphane. Je m’y suis entraîné. Je vais le faire. Mais un peu de charpie verte me serait utile sur cette plaie, pour arrêter le saignement. Aspar cilla. La dernière fois que Stéphane avait été confronté à une plaie ouverte, la nausée l’avait plié en deux et il avait été totalement inutile. Aujourd’hui il était penché sur Ehawk, les mains pleines de sang ; ses gestes étaient rapides, précis et assurés. Ce garçon avait à l’évidence changé durant les quelques mois qu’il l’avait connu. Je vais en chercher. Ehawk, comment te sens-tu, mon garçon ? J’ai co-connu mieux, haleta-t-il. Je vais rapporter du saelic pour la douleur, promit Aspar. Respire lentement et profondément. Stéphane sait ce qu’il fait. Il partit chercher les plantes, en espérant que c’était vrai. Dès que le saignement d’Ehawk fut étanché et que sa jambe fut bandée, ils le hissèrent sur son cheval, chargèrent le moine encore inconscient sur Ange, et s’éloignèrent en espérant mettre autant de distance que possible entre eux et le sedos avant la tombée de la nuit. Nous partons dans la mauvaise direction, dit Leshya. Je l’ai choisie, je commande, cela ne peut pas être la mauvaise direction, lui signala Aspar. Nous devrions suivre la piste du moine. Quelle piste ? La meute du roi de bruyère a dû le manquer, c’est tout. J’en doute, répondit-elle. Je pense qu’il est venu leur porter un message. Elle exhiba un document frappé d’un sceau. -319- C’est un sceau de l’Église, observa Stéphane depuis l’endroit où il chevauchait à côté d’Ehawk, à quelque dix verges de là. Eh bien, tu as toujours de bons yeux, constata Aspar. Oui, dit Stéphane en souriant. Comment vas-tu ? Tout est encore un peu confus. Je ne sais pas ce qui s’est passé depuis... Eh bien, depuis quoi qui ait pu se passer. Tu ne te souviens pas ? demanda Winna. Stéphane rapprocha sa monture. Pas vraiment. Je me souviens être allé dans le sedos et avoir ressenti quelque chose d’étrange. Ou plutôt, ne plus avoir ressenti grand-chose. Les cadavres me donnaient la nausée, j’allais vomir, et puis soudain ils ne me gênaient plus. Ils auraient tout aussi bien pu être des pierres. La lettre ? interrompit Leshya. Stéphane est notre ami, coupa Winna. Nous le pensions mort. Alors tu vas prendre le temps de te recoiffer. Leshya haussa les épaules et fit mine de s’intéresser à la forêt. C’est quand tu en es redescendu que tu es tombé, dit Aspar. Stéphane agita la tête. Je ne me souviens pas de cela, ni de rien d’autre, jusqu’au moment où j’ai repris connaissance sur le sedos et où j’ai vu que vous combattiez le moine. Tu as réussi un bien beau coup. Je ne savais pas que tu savais te servir aussi bien d’un arc. Je ne sais pas m’en servir, avoua Stéphane. Et... ? Tu te souviens de la façon dont j’ai atteint Desmond Spendlove avec son couteau ? Parfois, je vois quelqu’un faire quelque chose, et... Eh bien, je peux le refaire. Cela ne marche pas toujours, et jamais avec des choses compliquées. Je ne pourrais pas regarder quelqu’un se battre à l’épée et apprendre à le faire, encore que je saisirais peut-être quelques coups. Quant à savoir quand les placer, c’est une autre histoire. -320- Tirer à l’are n’est pas si simple non plus, pensa Aspar. Il faut connaître l’arme, tenir compte du vent... Quelque chose chez Stéphane avait changé, mais il ne pouvait dire quoi. C’est l’un des, euh... dons des saints que tu as reçus ? demanda-t-il. Pour avoir arpenté la voie des sanctuaires de saint Decmanus, oui. Et m as quelque chose de nouveau de ce genre ? De ce sedos ? Stéphane s’esclaffa. Pas que je sache. Je ne me sens pas le moins du monde différent. De toute façon, je n’ai pas arpenté la voie dans sa totalité, juste deux sedoï, si j’ai bien compris ce qui s’est passé. Mais il s’est passé quelque chose, insista Aspar. Le premier t’a tué, le second t’a ramené à la vie. Que fera le prochain, je me le demande, ajouta Leshya. Je n’ai pas l’intention de le découvrir, rétorqua Stéphane. Je suis vivant, je marche, je respire, je me sens bien R et je ne veux rien avoir d’autre à faire avec qui s’est vu consacrer ces sanctuaires. Tu sais à qui ils sont voués ? demanda Leshya. Il avait une statue dans le premier, dit Stéphane. Et un nom : Marhirheben. Je n’ai jamais entendu parler de lui, reconnut Winna Elle, corrigea Stéphane. Au moins sous cet aspect, il s’agit d’une sainte. Si le terme saint s’applique vraiment. Que veux-tu dire ? Marhirheben est l’un des saints damnés, dont le culte a été interdit par l’Église. Son nom signifie « Reine des démons ». Comment un saint peut-il être complètement oublié ? Elle ne l’est pas. Vous avez entendu parler d’elle : Nautha, la Mère-cadavre, la sorcière des potences R voilà certains des noms qui ont survécu. Nautha n’est pas une sainte, protesta Winna. C’est un monstre de contes pour enfants. C’est aussi ce qu’était le roi de bruyère, lâcha Stéphane. -321- Quoi qu’il en soit, quelqu’un se souvient de son ancien nom. (Il se rembrunit.) Ou se l’est vu rappeler. Elle était mentionnée dans plusieurs des textes que j’ai déchiffrés. Un autre de ses aspects était « Mère dévorante », celle qui mange la vie et donne naissance à la mort. (Il baissa les yeux.) Ils n’auraient pas pu faire cela sans moi, sans mes recherches. Stéphane, ce n’est pas ta faute, le consola Winna. Non. Effectivement pas. Mais j’ai été l’instrument de celui dont c’est la faute, et cela ne me plaît pas. Alors nous devrions suivre la piste du moine, suggéra Leshya. Montre-moi la lettre, demanda Stéphane. Ensuite nous pourrons décider. Nous avons été envoyés ici pour trouver le roi de bruyère, pas pour traquer mes frères corrompus à travers toute la forêt. L’un d’entre nous devra peut-être porter des nouvelles au praifec. Nous avons déjà trouvé le roi de bruyère, l’informa Aspar. Quoi ? s’exclama Stéphane en se tournant sur sa selle. C’est le roi de bruyère et ses créatures qui ont tué les autres moines, là-bas, expliqua Aspar. Tu avais parlé de la meute du roi de bruyère, mais je n’avais pas réalisé que tu l’avais revu lui. Alors la flèche n’a pas dû agir. Je ne l’ai pas utilisée. Tu ne l’as pas utilisée ? Le roi de bruyère n’est pas l’ennemi, expliqua Leshya. Il a attaqué les moines et nous a laissés en paix. Il est l’ennemi, articula faiblement Ehawk. Il change les villageois en animaux et leur fait attaquer d’autres villageois. Il hait peut-être les moines, mais il hait tous les humains. Il nettoie sa forêt, dit Leshya. Mon peuple vit dans les montagnes depuis le jour de la chute des Skasloï, rétorqua Ehawk. Nous avons le droit de vivre ici. Leshya haussa les épaules. Réfléchis, suggéra-t-elle. Il s’éveille, et découvre que sa forêt est malade, et que de sa pourriture émergent des monstres -322- qui ne font que précipiter sa fin. Des étans, des greffyns, les ronces noires. C’est la maladie qu’il combat, et pour ce qu’il en sait, les gens qui vivent dans cette forêt et coupent ses arbres font partie de cette maladie. Il ne nous a pas tués, signala Aspar. Parce que, dit-elle, tout comme lui, nous faisons partie du remède. Tu n’en sais rien, répondit Stéphane. Elle haussa encore une fois les épaules. Pas avec certitude, je suppose, mais cela reste logique. Peux-tu trouver une autre explication ? Oui, affirma Stéphane. Il se passe quelque chose d’anormal dans la forêt, effectivement, et des créatures terrifiantes s’éveillent ou naissent. Le roi de bruyère est l’une d’entre elles, et à leur instar, il est fou, vieux, sénile, et terriblement puissant. Il n’est pas plus notre ami ou notre ennemi qu’une tempête ou que la foudre. Ce n’est pas différent de ce que je viens de dire, répliqua Leshya. Stéphane se tourna vers Aspar. Qu’en penses-tu, forestier ? Aspar souffla longuement. Vous pouvez avoir raison tous les deux. Mais quel que soit le problème de la forêt, le roi de bruyère n’en est pas la cause. Et je crois qu’il essaie de le résoudre. Mais cela pourrait signifier tuer tous les hommes, les femmes et les enfants dans son domaine, fit remarquer Stéphane. Ouais. Les yeux de Stéphane s’écarquillèrent. Cela ne te gêne pas ! Tu t’intéresses plus aux arbres que tu ne t’intéresses aux gens. N’essaie pas de parler pour moi, Stéphane, l’avertit Aspar. Eh bien parle, alors. Explique-moi. Lis la lettre, dit Aspar pour se débarrasser d’un sujet dont il n’était pas sûr lui-même. Cela nous permettra de -323- réfléchir à la direction que nous prendrons. Il est possible que nous ayons besoin d’une autre discussion avec le praifec. Stéphane fronça les sourcils, mais il prit la lettre que lui tendait Leshya. Lorsqu’il en examina le sceau, il eut un sourire grave. Effectivement, annonça-t-il. Nous allons peut-être bien avoir envie de revoir le praifec Hespéro. C’est son sceau. -324- CHAPITRE SEPT AU BAL Fralet Ackenzal ? Léoff leva les yeux vers le jeune homme qui se tenait à sa porte. Il avait les yeux bleus et de fins cheveux blonds. Son nez penchait sur le côté, et cela semblait le distraire. Oui ? Si cela te convient, l’on m’a envoyé pour te conduire à la soirée de dame Gramme. Je... je suis très occupé, répondit Léoff en tapotant du doigt sur les feuilles couvertes de notes de musique. J’ai une commande... L’homme se rembrunit. Tu as bien accepté l’invitation de Madame ? Eh bien, oui, en fait, mais... Le garçon agita un doigt comme devant un enfant pris sur le fait. Madame a clairement annoncé qu’elle se sentirait profondément insultée si tu ne venais pas. Elle a fait venir une martelharpe neuve pour cette seule occasion. Je vois. Léoff parcourut désespérément la salle des yeux dans l’espoir d’y trouver quelque chose qui le sortirait de cette situation. Je n’ai pas grand-chose à me mettre, tenta-t-il. L’homme sourit et fit signe à quelqu’un qui était resté en retrait. Une jeune fille au visage rond, vêtue d’une robe de -325- servante, apparut, porteuse d’un paquet de vêtements soigneusement pliés. Je pense que cela t’ira, dit l’homme. Je m’appelle Alvréic. Je serai ton valet de pied pour la soirée. Ne voyant aucun échappatoire, Léoff prit les vêtements et alla dans sa chambre. Léoff regarda tourner lentement la saglwic d’un malend au bord du canal et frissonna tant de froid qu’au souvenir de cette nuit près de Brough. Une pleine lune, pâle dans la lumière du jour, s’élevait juste derrière, et dans l’air frais il entendit les aboiements lointains de chiens. L’odeur de paille de l’automne avait disparu, pour être remplacée par celle des cendres. Je pensais que le bal allait plutôt se tenir au château, osa Léoff. Le manteau n’est pas assez chaud ? C’est un manteau magnifique, dit Léoff. C’était le cas : il était doublé et brodé de feuilles sur son haut col et ses larges parements. Il eût simplement apprécié qu’il fût aussi chaud qu’il était joli. Madame a un goût excellent. Où allons-nous, si je puis me permettre ? Mais à Grammeshugh, évidemment, répondit Alvréic. Le domaine de Madame. Je pensais que dame Gramme vivait au château. C’est le cas, la plupart du temps, mais il reste évidemment son domaine. Évidemment, répéta Léoff en se sentant idiot. Il avait l’impression de vivre l’un de ces rêves où l’on ne fait que s’éloigner de son objectif de départ, en oubliant peu à peu son but initial. Il se souvenait encore que son intention première avait été d’éviter cette fête. Après l’avertissement d’Artwair et cette nuit étrange avec la reine, tout lien avec dame Gramme semblait malvenu. Alors il avait décidé de faire semblant d’avoir oublié l’invitation. Cela avait à l’évidence raté, alors son espoir -326- subséquent avait été d’y faire une brève apparition puis de s’excuser discrètement. Maintenant il se trouvait avoir quitté le château, franchi les portes de la cité et emprunté une étroite embarcation qui s’en retournait vers la Terre-Neuve. La nuit allait tomber et l’on fermerait les portes de la ville R ce serait le lendemain avant qu’il ne pût retourner dans ses quartiers. Il aurait dû refuser d’y aller, mais il était trop tard pour cela. Maintenant, il ne pouvait plus qu’espérer que la reine ne l’apprendrait pas. Le monde s’assombrit, et Léoff se pelotonna. Pour lui, il n’y avait plus rien d’innocent dans la nuit. Elle cachait des choses, et dans le même temps, injustement, elle ne le cachait pas. Bien au contraire : il semblait qu’il fût une proie pour tout ce qui se trouvait là, il se sentait traqué. Il dormait même avec une lampe allumée, ces temps-ci. Il aperçut alors une rangée de lueurs chaleureuses devant et, comme elles s’approchaient, distingua des lanternes tendues sur la rive du canal. Elles menaient à un quai abrité, où plus de deux vingtaines d’embarcations étaient amarrées. De la musique flottait dans l’air. Il entendit d’abord un son haut et doux qui ressemblait à celui d’un flageolet, mais avec un timbre plus obsédant et d’étranges glissandos entre certaines notes. Le rythme était bizarre lui aussi, d’abord en deux temps, puis trois, puis deux encore, avant de passer à quatre. Son imprévisibilité le fit sourire. Tout comme le soutien de la rotte et les commentaires subtils d’un tire-pousse. L’air semblait léger et joyeux, mais il exprimait néanmoins la mélancolie, parce qu’il était construit autour des mouvements lents et profonds d’une basse de viole, jouée à l’archet. Ce n’était précisément rien qu’il eût jamais entendu, ce qui était à la fois étrange et passionnant. Ils étaient presque à quai lorsque la lumière des lanternes lui montra enfin les visages des musiciens R quatre Sefrys, leurs larges chapeaux tirés en arrière pour la nuit, leurs visages comme des sculptures d’argent sous l’éclat de la lune. Deux hommes normaux approchèrent et amarrèrent le bateau. Ignorant son guide, Léoff enjamba le quai et s’approcha -327- des Sefrys, dans l’espoir de parler à l’un d’entre eux. Le flageolet, remarqua-t-il, n’avait pas d’embouchure ; le musicien soufflait directement dans la fente diagonale de l’instrument en os (ou en ivoire ?). Les autres instruments étaient standards, pour autant qu’il pût le voir. Viens, viens, dit Alvréic. Dépêche-toi, tu es déjà en retard. Les musiciens ne laissèrent paraître d’aucune façon l’avoir remarqué, et l’air ne semblait pas approcher sa fin. La rangée de lanternes poursuivait son chemin sur le flanc d’une petite colline, bordant une route qui menait vers l’ombre imposante d’un manoir. Tandis que Léoff et Alvréic montaient en silence vers la propriété, une voix vint se joindre à la musique, et tout dans le morceau se mit en place d’une façon qui fit venir un soupir à ses lèvres. Il tendit l’oreille pour entendre les paroles, mais elles n’étaient pas dans la langue du roi. Il eut une vision claire et soudaine de la chaumière près de la mer dans laquelle il avait grandi. Il revit sa sœur Glinna jouer dans le jardin de sa mère, ses cheveux blonds maculés, son visage éclairé d’un grand sourire, et son père sur un tabouret, qui jouait d’une petite rotte. Aujourd’hui une pile de pierres, cette maison. Des fantômes, son père et sa mère. Et il eut soudain l’impression qu’il comprenait les paroles, durant un unique et infime instant. Puis le tumulte du manoir recouvrit la mélodie sefry. Celui-ci incluait également de la musique, une danse campagnarde familière qui semblait vulgaire et pesante après ce qu’il venait d’entendre. Mais d’après les rires et les cris qui l’accompagnaient, il supposa que cela plaisait à la plupart des invités. Ils atteignirent une immense double porte bardée de fer qui, sur un signe d’Alvréic à quelqu’un qui se trouvait hors de vue, s’ouvrit lentement en craquant. Un majordome en chausses vert vif et tunique marron les accueillit. Léovigilde Ackenzal, dit Alvréic. Il doit être annoncé. Léoff retint un soupir. Ses espoirs de passer inaperçu venaient de s’envoler. -328- Ils suivirent le majordome à travers un long vestibule qu’éclairaient des chandelles, jusqu’à une autre double porte qui s’ouvrit elle aussi, cette fois pour révéler une salle brillant des mille feux de chandelles et de lampes. Il s’en déversait un bruit où se mêlaient musique et conversations. Les musiciens étaient à l’autre bout, un quartette qui en l’instant jouait une pavane. Vingt couples peut-être la dansaient, et deux fois autant conversaient debout. Mais lorsqu’il entra dans la pièce, tout s’arrêta et plus de cent personnes se tournèrent pour le regarder. La musique se tut. J’annonce Léovigilde Ackenzal, clama le majordome d’une voix claire et puissante. Compositeur à la cour et héros de Brough. Léoff n’avait pas trop su à quoi s’attendre, mais le tonnerre d’applaudissements le prit totalement par surprise. Il avait joué en public auparavant, évidemment, et avait vu louer ses compositions. Mais ceci R c’était tout à fait différent. Il se sentit rougir. Dame Gramme apparut soudain à son bras, sortant de nulle part. Elle se pencha pour déposer un baiser sur sa joue, puis se retourna vers la foule. Léoff remarqua que quelqu’un le bordait également sur son autre flanc, un jeune homme. Celui-ci lui posa la main sur l’épaule. Léoff ne put que rester là, dans une situation qui lui était de plus en plus inconfortable. Lorsque la foule se fut enfin apaisée, dame Gramme leur fit une révérence. Puis elle sourit à Léoff. Je suppose que j’aurais pu te dire que tu étais l’invité d’honneur, lui dit-elle. Je te demande pardon ? s’étouffa Léoff. Mais Gramme s’était déjà retournée vers la foule. Fralet Ackenzal n’est rien de moins que modeste, mes amis, et nous ne devrions pas l’embarrasser trop, pas plus que je ne devrais le garder pour moi, quand tant d’entre vous souhaiteraient le rencontrer. Cependant c’est ma maison, et cela m’autorise quelques libertés. -329- Elle sourit le temps du concert de rires qui avait accueilli ses affirmations. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix se fit soudain plus sérieuse. Cette salle déborde de lumière, dit-elle. Mais ne vous y trompez pas. Dehors, il y a les ténèbres, que le soleil brille ou pas. C’est une époque terrible, terrifiante, et ce qui la rend pire encore, c’est que notre courage semble nous avoir déserté. L’adversité couronne les héros, dit le vieil adage. Et pourtant qui a été couronné ? Qui est sorti de l’ombre de nos tragédies pour agir d’une main ferme contre le mal qui s’étend ? J’ai, tout comme vous, désespéré de voir jamais de tels hommes naître à nouveau de ce monde. Et pourtant cet homme, étranger à notre pays, pas même formé à la guerre, a été notre sauveur. Et je le couronne notre héros ! À partir de maintenant, que lui soit reconnu le titre de cavaor ! Quelque chose se glissa sur le crâne de Léoff tandis que la foule poussait de nouveau des acclamations. Il y porta la main et réalisa qu’il s’agissait d’un cercle de métal. La foule s’apaisa soudain, et Léoff attendit nerveusement de voir ce qui allait se passer. Je crois qu’ils aimeraient quelques mots de ta part, lui signala Gramme. Léoff cligna des yeux en parcourant les visages expectatifs. Il s’éclaircit la gorge. Euh... Merci, bredouilla-t-il. Tout ceci est pour le moins inattendu. Vraiment. Hummm... Mais je crois que vous n’avez pas tout parfaitement saisi. Il se tourna nerveusement vers Gramme, mais sa tension ne fit qu’empirer lorsqu’il vit la petite ride qui s’était formée entre ses deux yeux. Tu étais à Brough, n’est-ce pas ? demanda quelqu’un. J’y étais, répondit Léoff. J’y étais, mais je n’étais pas tout seul. Je dois vous dire qu’en fait, les honneurs ne me reviennent pas. Le duc Artwair et Gilmer Oercsun, c’est à eux que revient tout le mérite. Et Madame, il me faut vous contredire. Je ne suis pas ici depuis longtemps, mais ce pays a de nombreux héros. Il en a une ville pleine. Ils sont morts pour vous à Brough. Bravo ! Bravo ! clamèrent quelques voix. -330- Cela ne fait aucun doute, dit Gramme. Et nous te remercions de nous donner l’occasion de les honorer. (Elle agita le doigt devant lui comme si elle grondait un enfant.) Mais j’étais présente lorsque le duc Artwair a fait son rapport, et s’il est un homme dans ce royaume qui a le courage et le discernement de ses ancêtres, c’est bien le duc. Effectivement, j’eusse aimé avoir le duc avec nous ici ce soir, mais il semble qu’il ait été dépêché vers les marches orientales, loin de la cour et d’Eslen. Néanmoins, je ne reviendrai pas sur sa parole en son absence, cavaor Ackenzal, et je suppose que toi non plus, tu ne le feras pas. Je ne ferais jamais une telle chose ! s’exclama Léoff. J’en suis convaincue. Eh bien, assez de mes discours. Sois ici chez toi, Léoff Ackenzal, tu n’y as que des amis. Et si l’envie t’en prend, j’espère que tu essaieras ma nouvelle martelharpe, pour me dire si elle est aussi bien accordée que l’on me l’a juré. Merci, Madame. Je suis vraiment comblé. Je vais l’examiner tout de suite. Je ne crois pas, non, répondit-elle. Mais tu peux toujours essayer. Elle avait raison. Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’une jeune fille de peut-être seize ans le prit par le bras. Me refuseras-tu cette danse, cavaor ? Euh... Il cilla bêtement. Elle était jolie, avec un visage ovale amical, des yeux brun sombre, et des cheveux blond-roux tout en boucles. La musique avait repris, une gaillarde à trois mesures. Il regarda alentour. Je ne connais pas cette danse, avoua-t-il. Elle me paraît un peu sautillante. Tu vas t’y faire, l’assura-t-elle en prenant ses mains. Je m’appelle Aréana. Je suis heureux de faire ta connaissance, dit Léoff en s’essayant au pas. Comme elle l’avait dit, ce n’était pas difficile R et très proche des rondes de son enfance. Il la maîtrisa bientôt. -331- J’ai de la chance d’être la première à danser avec toi, répondit Aréana. Cela me portera bonheur. Vraiment, reprit Léoff en sentant une chaleur dans sa nuque, on a donné beaucoup trop d’importance à cela. Parle-moi plutôt de toi. De quelle famille viens-tu ? Je suis une Wistbirm, répondit-elle. Wistbirm ? (Il agita la tête.) Je suis nouveau dans ce pays. Tu n’as aucune raison d’avoir déjà entendu parler de nous, le rassura-t-elle. Ce doit pourtant être une bien bonne famille pour avoir eu une fille aussi charmante, dit-il en s’enhardissant soudain. Elle sourit en réponse. C’était agréable, de danser avec elle. Sa jambe était encore raide et réagissait parfois capricieusement, ce qui amenait leurs corps à se heurter. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas trouvé si près d’une femme, et il s’aperçut que cela lui était plaisant. Comment est la cour ? demanda-t-elle. Tu n’y es jamais allée ? Elle le dévisagea et gloussa. Tu crois que je suis noble ? Léoff cilla. Je suppose que je le croyais. Non, nous ne sommes que des landwaerden, une famille de propriétaires terriens R quoique mon père soit l’Aéthil de Wistbirm. Me trouves-tu moins charmante, maintenant ? Pas du tout, répondit-il. (Il réalisait maintenant qu’elle avait l’accent qu’il avait entendu dans la campagne R pas aussi fort que celui de Gilmer, mais néanmoins marqué R et très différent de la façon de parler de la cour, à laquelle il s’était habitué.) Ce n’est pas comme si j’avais moi-même du sang noble. Et pourtant il y a une telle noblesse en toi ! C’est absurde. J’étais terrifié. Je me souviens à peine de ce qui s’est passé, et c’est un miracle que je n’aie pas été tué. Je pense que c’est un miracle qui t’a amené à nous, dit Aréana. -332- La chanson prit fin sur une sorte de claquement retentissant, et Aréana s’écarta de lui. Je ne vais pas te retenir, murmura-t-elle. Les autres dames ne me le pardonneraient jamais. Merci beaucoup pour la danse, répondit-il. La prochaine fois, ce sera à toi de me demander, proposa-t-elle. Il y a des limites à la hardiesse des jeunes filles. L’endroit ne manquait pas de jeunes filles hardies, en tout cas, et qui toutes, s’avéra-t-il, venaient de familles landwaerden. Après la quatrième danse, il quémanda une pause, et se dirigea vers l’endroit où les serveurs offraient du vin. Eh, cavaor, lança une voix rauque. Et si on dansait ? Léoff fit volte-face en entendant la voix, ravi. Gilmer ! s’exclama-t-il avant de serrer le petit homme dans ses bras. Eh, grommela-t-il. J’plaisantais. J’danserais pas avec toi. Mais où étais-tu, un peu plus tôt, quand Madame rendait les honneurs ? Ce bal aurait dû être donné pour toi, pas pour moi. Gilmer s’esclaffa en lui tapant sur l’épaule, puis il chuchota : J’suis resté dans la foule. Mais t’inquiète pas : c’bal est donné ni pour toi ni pour moi. Que veux-tu dire ? Il a pas écouté le joli discours de la dame ? Il a pas remarqué la qualité des invités ? Eh bien, il semble y avoir surtout des landwaerden. Ouaip. Oh, y a bien de la noblesse : Madame, évidemment, et le graf de Nithergaerd là-bas en bleu, le duc de Shale, sire Fallow, sire Fram Dagen, et leur dame, mais presque tous ici sont des landwaerden ou des fraleten. Des gens de la campagne ou de la ville. Cela paraît être un bal bien étrange pour une dame de la cour, reconnut Léoff. Gilmer tendit le bras vers un plateau qui passait et attrapa deux coupes de vin. -333- Marchons un peu, proposa-t-il. Allons voir ta martelharpe. Ils se dirigèrent vers l’instrument, qui était toujours de l’autre côté de la pièce. Ces familles-là sont l’épine dorsale de la Terre-Neuve, expliqua Gilmer. Elles n’ont peut-être pas de sang noble, mais elles ont l’argent, les milices et la loyauté de ceux qui travaillent la terre. Elles sont mécontentes de la noblesse depuis une génération, mais les choses sont pires maintenant, en particulier depuis ce qui s’est passé à Brough. Il y a un profond canal entre la royauté et les gens ici, et il se creuse et s’élargit chaque jour. Mais le duc Artwair... Lui est différent, mais comme l’a dit dame Gramme, il est parti loin, n’est-ce pas ? Et l’empereur ne regarde pas par ici. Il ne nous écoute ni ne nous voit, et il ne nous aide pas. L’empereur..., commença Léoff. Je sais, pour l’empereur, dit-il. Mais sa mère, la reine... Où est-elle ? Nous n’avons rien entendu de sa part. Mais elle... (Il s’interrompit, se demandant s’il était libre de parler de sa commande. Il sirota son vin.) Mais alors, qu’est-ce que tout cela ? demanda-t-il. Pourquoi suis-je ici ? Je ne sais pas, répondit Gilmer. Mais c’est quelque chose de dangereux. Je suis juste venu le temps de t’avertir. Je filerai dès que j’en aurai l’occasion. Attends. Que veux-tu dire, « quelque chose de dangereux » ? Lorsque les nobles courtisent les landwaerden de cette façon, ce n’est pas simplement pour se faire des amis. En particulier quand personne ne semble savoir qui est vraiment en charge de ce pays. Dame Gramme a un fils, tu sais R il se tenait juste à côté de toi. Je suppose que tu imagines qui était son père. Oh, dit Léoff. Ouaip. Suis mon conseil. Joue quelque chose sur cette martelharpe et file au plus vite. Léoff acquiesça, en se demandant si Alvréic le ramènerait s’il le lui demandait. -334- Ils avaient rejoint l’instrument. Il était splendide, en érable laqué, d’un rouge profond, avec des touches noires et jaunes. Que fais-tu, maintenant que ton malend a brûlé ? Le duc Artwair m’a trouvé un nouveau poste, dit Gilmer. l’un des malends du graf de saint Thon, près de Méolwis. Pas très loin d’ici. Je suis content d’entendre cela. Il s’installa sur le tabouret, puis releva les yeux. Gilmer avait disparu. Avec un soupir, il posa les doigts sur les touches et commença à jouer. C’était une de ses vieilles compositions, qui avait beaucoup plu au duc de Glastir. Elle lui plaisait à lui aussi autrefois, mais maintenant il la jugeait maladroite et puérile. Il poursuivit néanmoins jusqu’à la fin, en y ajoutant des variations dans l’espoir de la rendre un peu plus intéressante, mais lorsqu’il eut terminé, elle lui parut vaine. À sa grande surprise, les notes finales furent accueillies par des applaudissements, et il réalisa qu’une petite foule s’était rassemblée autour de lui, parmi laquelle se trouvait dame Gramme. Un enchantement, dit-elle. S’il te plaît, joue autre chose. Tout ce que tu désires, Madame. Je me demande si tu accepterais une commande de ma part. J’en serais ravi, mais j’ai déjà accepté une commande que je dois honorer d’abord. Je pensais plus exactement que tu pourrais inventer quelque chose pour cette occasion, avança-t-elle. On m’a dit que tu savais réaliser de telles choses, et j’ai parié avec le duc de Shale que tu saurais composer un impromptu qui plairait. Je pourrais essayer, admit-il à contrecœur. Mais voyons, s’interposa le duc (un homme bouffi dans une veste qui semblait trop serrée), comment saurons-nous qu’il invente et qu’il ne nous joue pas quelque vieux morceau obscur ? Je pense que nous pouvons nous fier à son honneur, répliqua Gramme. Pas quand ma bourse est concernée, maugréa le duc. -335- Léoff s’éclaircit la gorge. Si tu le veux bien, duc, fredonne-nous quelques mesures d’un de tes airs favoris. Eh bien... Il réfléchit un temps, puis sifflota quelques notes. Des rires parcoururent la foule, et Léoff se demanda de quelle chanson exactement il pouvait s’agir. Puis il aperçut Aréana dans la foule. Et toi, ma chère, dit-il. Donne-moi une autre mélodie. Aréana rougit. Elle regarda nerveusement autour d’elle, puis chanta : Waey cunnad min loof, min goth moder ? Waey cunnad min werlic loof ? Thus cunnad in at, is paed thin loof That ne nethal Niwhuan Coonth Elle avait une agréable voix de soprano. Très bien, approuva Léoff. C’est un début. Il commença par la mélodie d’Aréana, parce qu’elle débutait par une question : « Comment reconnaîtrai-je mon amoureux, ma chère maman ? Comment reconnaîtrai-je l’amour vrai ? » Il choisit un ton lancinant, avec une ligne de basse très légère, puis vint la réponse de la mère, sur des accords plus pleins et plus colorés, « Tu le reconnaîtras par son manteau, qui n’a jamais connu l’aiguille. » Il sépara ensuite les deux parties de la mélodie et commença à les entrelacer l’une l’autre, puis ajouta en contrepoint le sifflement du duc près de la limite haute de la martelharpe. Lorsqu’ils entendirent cela, presque tous en rirent, et Léoff sourit. Il avait deviné que la juxtaposition de la chanson d’amour et de l’autre air, probablement vulgaire, amuserait, et maintenant il en faisait un dialogue. La jeune fille qui demandait comment elle reconnaîtrait son amoureux, le débauché concupiscent qui se trouvait avoir entendu, et la mère intraitable qui le chassait, le tout atteignant son paroxysme lorsque la mère jetait une cruche à la tête de l’homme qui -336- s’enfuyait alors, sa mélodie disparaissant rapidement, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que la jeune fille. Waey cunnad min loof ?... Un tonnerre d’applaudissement résonna, et Léoff se sentit soudain comme s’il avait joué dans une taverne : contrairement à l’accueil poli et souvent hypocrite qui lui avait été réservé dans les diverses cours qu’il avait diverties, cette foule-là semblait réellement sincère. C’est véritablement remarquable, le complimenta dame Gramme. Tu as un rare talent. Mon talent, quel qu’il soit, appartient aux saints, dit Léoff, mais je suis heureux que cela t’ait plu. Dame Gramme sourit et voulut ajouter autre chose, mais un fracas soudain à la porte fit se retourner tout le monde. Léoff entendit le claquement de l’acier et un hurlement de douleur, et des hommes aux visages sévères, en armure et épées, envahirent la pièce, suivis par des archers. La salle parut tourner au chaos ; Léoff voulut se lever, mais quelque chose le heurta par-derrière, et il tomba par terre. Par ordre de l’empereur, tonna par-dessus le tumulte une voix puissante, vous êtes tous en état d’arrestation pour conspiration contre le trône. Léoff voulut se relever, mais une botte le frappa à la tête. -337- CHAPITRE HUIT CISNE Neil se tendit et vit toutes ses options virer au noir. S’il tuait Cisne, il préserverait le secret de la destination d’Anne, et il servirait la reine de la seule façon qu’il lui restait Mais tuer une femme qu’il avait juré de ne jamais toucher lui ôterait à jamais toute prétention à un quelconque honneur. Et dans les deux cas, il allait probablement mourir. Il fixa des yeux la gorge blanche de Cisne, la souhaitant à portée, se demandant comment il avait pu se tromper sur elle à ce point. Elle inclina légèrement la tête et des mèches de ses cheveux courts glissèrent en travers de son visage. J’aimerais réaliser ton souhait sire Neil, confessa-t-elle, mais je ne puis t’emmener à Paldh. Je suis presque libre, comprends-tu ? Si je t’aide plus que je ne l’ai fait je remets tout en jeu. Et tu serais probablement tué, ce que je ne veux pas. Il laissa sa tête se détendre sur l’oreiller. Des petits points lumineux dansaient devant ses yeux, et un instant il se demanda si elle l’avait enchanté, de quelque façon. Mais il reconnut les signes de la fureur guerrière. Elle le quittait, maintenant mais son sang affluait encore trop vite, et il commençait à trembler. Tu vas bien ? demanda-t-elle. Un vertige passager, répondit-il. Que voulais-tu dire ? Je serais probablement tué ? -338- Je t’ai dit que le navire de tes amis avait réussi à quitter le port, et c’était tout à fait vrai. Mais ils ont été pris en chasse R j’ai vu le navire prendre la mer derrière eux. S’ils ne se font pas rattraper en route, ils seront pris à Paldh. J’imagine qu’il y aura alors un combat, et tu n’es pas en état de te battre. Je t’en supplie, emmène-moi à Paldh. Quel que soit ton problème R quel que soit ce que tu fuis R je t’en protégerai. Mais je dois rallier Paldh. Je crois que tu essaierais de me protéger, mais tu échouerais. Tu ne comprends donc pas ? Ceux qui ont attaqué tes amis R ce sont justement ceux que je fuis. Ton ennemi est mon ennemi. J’ai pris en te sauvant la vie un risque bien plus grand que tu ne l’imagines. S’ils m’avaient repérée, s’ils avaient reconnu mon navire, tout aurait été perdu. Si je les poursuis, ils ne pourront pas ne pas me reconnaître. Mais... Tu sais que tu ne pourras pas me protéger, conclut-elle doucement. Le nauschalk ne peut être tué. Il t’a vaincu alors que tu étais au mieux de ta forme R crois-tu que tu pourrais faire mieux maintenant ? Le nauschalk ? Tu le connaissais ? Tu sais ce qu’il est ? Seulement d’après les anciennes légendes. De telles choses sont censées ne plus exister, et jusqu’à il y a peu, n’existaient plus. Mais maintenant, la loi de la mort a été brisée. Sa voix était devenue un peu étrange, comme si elle lui parlait de loin. Ses yeux étaient devenus des miroirs. Neil tenta de s’asseoir. Qui es-tu, Madame, pour parler de telles choses ? Es-tu une scintillatrice ? Elle sourit faiblement. Je sais certaines choses de ces arts, ainsi que d’autres dont tu n’as jamais entendu parler. Je ne puis y croire, contesta Neil en sentant le froid l’envahir. Tu es trop douce, Madame. Tu ne peux être maléfique. Son front se plissa, mais sa bouche s’inclina sur le côté. Elle entrelaça les doigts de ses deux mains. -339- Merci, dit-elle. Je ne crois pas être maléfique. Mais pourquoi irais-tu penser que je le suis ? Les scintillateurs sont maléfiques, Madame. Ils se vouent à des arts qui sont abhorrés par l’Église. Vraiment ? demanda-t-elle. C’est ce que l’on m’a toujours dit. C’est ce que j’ai toujours cru. Alors peut-être que tu as eu tort. Ou peut-être que je suis effectivement maléfique, et que nous n’avons pas la même notion de ce qu’est le mal. Ce n’est pas une chose qui prête à confusion, Madame, assura Neil. Le mal est ce qu’il est. Tu vis dans un monde simple, sire Neil. Je ne t’en veux pas pour cela. En fait, je t’envie même. Mais je crois que les choses sont plus complexes. Il allait pour répliquer lorsqu’il se souvint du choix auquel il avait été confronté à peine un instant plus tôt. Peut-être que tout était effectivement un peu plus compliqué. Il n’était pas un homme d’église, pour débattre de telles choses. La loi de la mort a été brisée. Fastia avait dit cela, à Eslen-des-Ombres. Madame, toutes mes excuses. Tu parles de choses que je ne comprends pas. Quelle est la loi de la mort ? Elle gloussa. Simplement que ce qui meurt reste mort. Tu veux dire que l’homme que j’ai combattu était mort ? Non, pas exactement. Mais il existe parce que quelqu’un qui devrait être mort ne l’est pas. Quelqu’un a quitté les terres du destin et est revenu. Cela change le monde, sire Neil. Cela casse quelque chose en lui. Cela permet à des choses d’arriver qui ne se seraient pas passées auparavant, crée des magies qui n’avaient jamais existé. C’est ce qui m’a permis de m’échapper. T’échapper d’où, Madame ? Qui te poursuit ? Elle agita la tête. C’est une vieille histoire, non, la femme enfermée dans la tour, qui attend le prince qui la libérera ? Pourtant j’ai attendu, et j’ai respecté mes obligations, et personne n’est venu. Alors je me suis enfuie par mes propres moyens. -340- De quelle tour ? Elle passa ses doigts à travers ses cheveux, puis laissa retomber sa tête, le premier geste de défaite qu’il l’eût jamais vue faire. Non, murmura-t-elle. Je ne puis te faire confiance à ce point. Je ne puis faire confiance à quiconque à ce point. Alors qu’en est-il de ton équipage ? Avec eux, je n’avais pas le choix R et je crois qu’ils m’aiment. Et si je m’étais trompée à leur sujet, nous ne serions pas là à parler. Néanmoins, dans un jour ou un mois ou un an, l’un d’entre eux me trahira. Parce que c’est ainsi que sont les hommes. Tu en as eu une vision ? Non, mais c’est fort probable. Tu n’es rien de moins qu’un mystère, dame Cisne, soupira Neil. Alors peut-être ne suis-je rien. Je ne le crois pas. Elle sourit d’un air mélancolique. Je t’aiderais si je le pouvais, sire Neil. Je ne le peux pas. Alors laisse-moi au port le plus proche, insista-t-il. Laisse-moi suivre ma route. Je ne parlerai de toi à personne. Ma compagnie est à ce point ennuyeuse ? demanda-t-elle. Non, mais mon devoir... Sire Neil, tu peux me faire confiance quand je te dis que la douleur d’avoir laissé tes obligations derrière toi s’effacera. Jamais. Et tu ne peux pas le penser non plus. Tu es trop bonne pour cela. Il y a à peine un instant, tu me disais maléfique. Pas du tout. J’ai dit que c’était impossible. Elle considéra ce point. Je pense que tu l’as dit, de façon détournée. (Elle haussa les épaules.) Mais que tu aies raison ou pas, je veux croire qu’il y a plus dans la vie que le seul devoir. Tout à fait, répondit Neil. Mais hors le devoir, le reste n’a plus de sens. -341- Elle se leva et s’éloigna de la lampe, puis se retourna pour lui faire face, avec une lueur férale dans les yeux. Lorsque tu es tombé à l’eau, reprit-elle en pesant soigneusement ses mots, tu étais encore conscient. Et pourtant tu n’as pas essayé d’ôter ton armure. Pas une seule attache n’était dénouée. Je n’ai pas pensé à l’enlever, du moins pas avant qu’il ne fût trop tard, répondit Neil. Pourquoi ? Tu n’es pas stupide. Les armures n’avaient rien de nouveau pour toi. N’importe quel homme en train de couler aurait essayé de l’enlever immédiatement, sauf si... Si quoi, Madame ? Sauf s’il voyait son armure à ce point comme une partie de lui-même qu’il pensait qu’il ne pouvait pas l’enlever. Sauf s’il préférait mourir que l’enlever. Comme si, peut-être, il espérait mourir. Un instant, il se sentit désorienté. Comment pouvait-elle... ? Je n’ai aucun désir de mourir, insista Neil. Elle revint dans la lumière. Qui était-elle ? Était-ce Fastia ? Il eut l’impression d’avoir été frappé par la foudre. Il avait déjà ouvert la bouche quand la raison prit le dessus. Je ne connais pas ce nom, mentit-il. Tu l’as souvent prononcé dans ton sommeil. C’est celle que tu aimes, n’est-ce pas, et pas celle du navire ? (Elle baissa la voix plus encore.) Le roi de Crotheny avait une fille de ce nom. On dit qu’elle a été tuée à Cal Azroth. Qui es-tu, Madame ? demanda Neil. Personne, répondit-elle. Ton secret est en sûreté avec moi, Neil MeqVren. Je ne pose ces questions que pour satisfaire ma curiosité. Je ne puis te faire confiance en cela. Je sais. Voulais-tu vraiment mourir ? Neil soupira et laissa reposer sa tête en arrière. Tu changes fréquemment de cible, Madame. Non. C’est ce qui m’intéresse depuis le début. -342- Je ne désirais pas mourir, dit Neil. Mais j’étais..., je crois que j’étais soulagé. Soulagé qu’il n’y ait rien que je pusse faire. Alors j’ai tout gâché. Tu m’as sauvé la vie et je t’en suis reconnaissant. Cisne regarda ses ongles. Un jour, raconta-t-elle, j’ai contemplé mes poignets, un rasoir à la main. Un autre, j’ai tenu une coupe de poison au bord de mes lèvres. De tous ceux que j’ai connus, je crois que tu es le plus à même de comprendre de quelle façon l’inexorable pression du devoir peut éteindre la flamme en nous. Le devoir est la flamme en moi. Oui. Et lorsque on lui fait défaut, ou pis, lorsqu’elle nous fait défaut, il ne reste plus rien. Non. J’ai ôté mon armure, sire Neil. Je ne me suis pas noyée. Je trouverai une meilleure raison de vivre, de me lever chaque matin. Mais tu ne l’as pas encore trouvée. C’est toi qui cherche ta cible. Ce n’est que justice. Tu l’as manquée, dit-elle. Il n’y a plus de cible en moi. (Elle revint s’asseoir près de lui.) Je me moque de savoir qui tu es, sire Neil. Je me moque de savoir qui tu sers. Mais j’aimerais te voir à mon service. J’ai besoin de quelqu’un comme toi, en qui je peux avoir confiance. Neil sourit faiblement. Si je trahis un maître, comment pourras-tu jamais croire que je ne te trahirai pas ? Elle acquiesça. Je suppose que c’est un argument logique. J’eusse aimé que tu ne le soulèves pas. Mais tu y avais déjà pensé. Évidemment. Mais il me semble que c’est toi qui as été trahi, et pas le contraire. Qui je sers ne m’a jamais trahi. Ce n’est pas ce que tu marmonnes dans ton sommeil, déclara Cisne. Je vais te laisser, maintenant. Réfléchis à ce que je t’ai dit. -343- Je ne crois pas que je changerai d’avis. Je t’en supplie une fois encore, laisse-moi débarquer au port le plus proche. Si tu déclines mon offre, je te ramènerai à terre dès que tu seras en état de voyager, mais pas avant, dit-elle. Il la regarda partir, et à travers la porte ouverte entendit le cri des mouettes. Il attendit un moment puis, ignorant la douleur dans son flanc, alla jusqu’au hublot. La mer saphir dansait sous le soleil, et à moins d’une lieue, il aperçut la côte. Ce n’était pas un piège. S’ils avaient fait route vers Paldh, ils se seraient trouvés en pleine mer. Aucune île dans la mer Lierienne n’était aussi grande que cela. Il retourna s’étendre, en se demandant ce qu’il pouvait marmonner dans son sommeil. À moins que ce n’ait été que d’habiles conjectures ? La reine ne l’avait pas trahi, mais... il se sentait tout de même abandonné. Elle l’avait envoyé loin d’elle, quand elle était entourée par une cour dangereuse. Si elle était attaquée, il n’y aurait rien qu’il puisse faire. Il l’avait suppliée de le garder à son côté. Mais il s’était senti soulagé lorsqu’elle l’avait envoyé au loin, parce qu’une partie de lui-même s’était dit qu’elle serait garante de sa propre tête, que lui ne serait pas responsable. En Vitellio, il avait repris vie, retrouvé sa confiance, parce qu’il affrontait des ennemis qu’il pouvait voir et combattre, même s’ils ne mouraient pas quand il les terrassait. Même cela était plus facile que les ombres assassines de la cour. Servir Cisne avait ses attraits, une partie de lui y aspirait. Tu m’as oubliée, lui avait dit Fastia. Je ne t’ai pas oubliée. Tu m’as oubliée. Tu m’oublies. Tu m’oublieras. C’est la même chose. Il y avait des larmes sur son visage, les mil verges de douleur nouées sous sa poitrine commencèrent à se dérouler lorsqu’il enfonça son visage dans les draps et se mit à pleurer. Elle revint six cloches plus tard, alors que le soleil avait déjà disparu dans la forêt au-delà du monde. Il fit semblant de dormir, et elle ne chercha pas à le réveiller. Il l’écouta s’installer -344- sur le lit de camp derrière le paravent, l’entendit tourner et se retourner durant un temps avant que son souffle ne s’adoucît et ne se fît lent et régulier. Alors il se leva, en tenant son flanc bandé, et se glissa sur le plancher de bois. L’écoutille était fermée mais pas verrouillée, il l’entrouvrit pour regarder dehors. Le pont était calme et uniquement éclairé par l’éclat d’une lune qu’il ne pouvait pas voir. Deux hommes se tenaient près du gouvernail en discutant doucement. Un autre était accoudé au bastingage tribord à quelques verges de là. Mais il n’y avait personne à bâbord. En restant baissé, il ouvrit un peu plus la trappe. Et manqua heurter un homme. Il était assis juste derrière, une lance sur les genoux. Elle avait raison. Elle avait besoin de meilleurs gardes. Mais Neil ne pouvait en faire partie. Personne ne cria tandis qu’il approchait du flanc du bateau. Il plissa les yeux dans la clarté lunaire, pour essayer de voir si la terre qu’il avait aperçue plus tôt était toujours proche. Il crut voir des lumières au loin, mais ce pouvait être des points devant ses yeux dus au feu dans son flanc. Sans plus d’hésitation, il bascula par-dessus le bastingage. Il heurta l’eau de plein fouet. Le froid fut un choc, mais il réussit à se remettre sur le dos et commença à agiter les jambes, en espérant que la blessure sur son côté n’allait pas se rouvrir. Il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait une fois à terre, mais chaque jour sur ce navire l’éloignait de l’endroit où il devait aller. — Hwas ist thata ? cria quelqu’un. Hwas fol ? Airic ? — Ne, ni mih. Neil continua de nager avec une détermination obstinée. Il connaissait cette langue R du hansien, la langue de l’ennemi. Le bruit des voix décrut. Une fois, il crut entendre la voix de Cisne, mais il n’en fut pas certain. Puis il n’y eut plus que son propre combat contre les vagues. Ses bras se firent de plomb bien trop vite, et, malgré le feu dans ses côtes, il sentait son corps se vider de sa chaleur. Si la rive n’était pas proche, il achèverait bientôt ce que Cisne avait interrompu. -345- Avait-elle raison ? Désirait-il mourir ? Il s’imposa l’image de la reine, son visage pâle et ses cheveux sombres, au milieu de mains qui se tendaient vers elle depuis toutes les directions, mais il ne put garder cette image à l’esprit. Au lieu de cela, dans le demi-visage de la lune, il vit les yeux bleus de Cisne. Un étrange désespoir s’empara de lui R et d’autres questions, toujours plus de questions. Si elle était hansienne (et il en était maintenant certain), alors pourquoi l’avait-elle aidé ? Qui fuyait-elle ? L’océan roula sous lui et son visage s’enfonça sous l’eau. Il recracha de l’eau par la bouche et le nez, et se tourna pour nager sur le ventre. Il entendit un léger clapotis qui pouvait être le ressac ou les derniers battements de son cœur. Il continua de nager. C’était tout ce qu’il pouvait faire. Il s’éveilla sous un ciel bleu et au crépitement chaleureux d’un feu. Un instant, il pensa qu’il avait rêvé, mais alors la voix de Cisne se fit entendre. Il se sentait immensément mieux, comme s’il avait dormi dix jours. La douleur dans son flanc n’était plus qu’un lancinement, et il pensa un temps que tout ce qui s’était passé depuis qu’il avait quitté Eslen n’était peut-être qu’un rêve. Mais alors il entendit les discussions autour de lui, en hansien, et il chercha son épée. Tu es un homme très stupide, lui fit savoir Cisne. Il ouvrit les yeux et se redressa. Il était étendu sur une couverture. Le feu était tout proche, et au-delà se trouvaient une étendue sablonneuse et la mer. Deux langschips étaient tirés sur la plage, et le navire était ancré à cent verges du rivage. De l’autre côté s’étendait une plaine couverte d’une herbe rase et drue. Cisne était assise à côté du feu, sur un petit tabouret. Ses hommes semblaient avoir monté le camp. Non loin de là, deux d’entre eux découpaient un petit daim à l’apparence inhabituelle. Cisne portait un chapeau à large bord, comme si elle était réellement une Sefry, mais son visage semblait épuisé et hagard. Le bleu de ses yeux avait terni, comme si quelque chose de vital l’avait quittée. -346- Je suis désolé, s’excusa-t-il. Je devais essayer. Je le comprends, maintenant. Mais cela ne te rend pas moins stupide. Il concéda cela d’un signe de tête. Elle haussa les épaules. Nous n’avions pas pu nous réapprovisionner complètement à z’Espino. Mes hommes y remédient maintenant (Elle pencha la tête.) Comment te sens-tu ? Merveilleusement bien, répondit-il. Te souviens-tu de quoi que ce soit ? La dernière chose dont je me souviens, c’est d’avoir entendu le ressac. Nous t’avons trouvé sur la plage. Ta blessure s’était rouverte, et tu respirais à peine. Tu étais très froid. Mais maintenant... Que s’est-il passé ? Comme je te l’ai dit je connais certains arts. J’hésite à les utiliser, parce qu’il y a un prix. (Elle sourit férocement.) Tu as de la chance que les murs entre la vie et la mort soient si fins. Une terreur malsaine parcourut Neil. J’étais mort ? Est-ce que... Tu n’étais pas mort. La vie en toi n’était plus qu’une chandelle vacillante, mais pas encore éteinte. Madame, quelle que soit la sorcellerie dont tu as fait usage, tu n’aurais pas dû. Dis-moi son prix et je le paierai. Ce n’est pas toi qui le paies, dit-elle doucement. De toute façon, c’est déjà fait. (Sa voix se fit plus ferme.) Je prends mes décisions moi-même. Ne crains rien, tu n’es pas maudit, ni possédé par les esprits unhultha. Tu ne marcheras pas la nuit pour faire le mal à mon ordre. Je ne puis imaginer que tu me ferais du mal, répondit Neil. Non ? Pourtant tu as dédaigné ma compagnie alors que tu me devais la vie. (Sa voix prit de l’ampleur.) Tu comprends ? Tu t’es dépossédé de ta vie à z’Espino, et avec elle de tous les devoirs et obligations que ta as jamais pu avoir. Tu l’as jetée et je l’ai ramassée. Ne peux-tu pas concéder qu’elle est maintenant mienne ? Ne ressens-tu aucune obligation envers moi ? -347- Évidemment que si, bafouilla Neil, et là est le problème. Parce que maintenant je te la dois deux fois, sans pouvoir m’en acquitter. Cela me met à l’agonie, Madame. Comprends-tu cela ? Tu m’as placé entre la marée et la falaise... Et tu ne trouves rien de mieux que te noyer encore, renâcla-t-elle. Assez. J’en ai fini. Fini ? Tu n’entreras jamais à mon service. Je le vois, maintenant. Mais tu me dois deux fois la vie, et il n’est pas question que tu l’oublies. Un jour, je te demanderai une faveur et tu répondras. Tu comprends ? Si je le peux. Non. Si tu ressens une obligation envers moi, alors tu dois considérer ceci comme un vœu. Je ne ferai pas appel à toi dans l’immédiat. Il soupira et pencha la tête. Tu veux dire que tu me libéreras si je fais ce vœu ? Pfff. À la midi nous partirons d’ici, et je t’emmènerai à Paldh, quoi que tu dises maintenant. Mais si tu as une once de l’illustre intégrité de Skern, tu feras ce vœu. Je jure par les saints par lesquels mes pères juraient, et fais ce vœu, dit Neil. Lorsque tu auras besoin de moi je viendrai, tant que cela ne porte pas tort à ceux qu’il est de ma charge de protéger. Très bien, dit-elle. (Elle se leva et regarda les champs au loin.) Je n’avais pas débarqué, à z’Espino, dit-elle doucement. C’est la première terre étrangère sur laquelle je mets jamais le pied. Alors c’est honnête. Madame... Préparez le navire, cria-t-elle à ses hommes en hansien. Puis elle s’éloigna de lui sans même un regard en arrière. -348- CHAPITRE NEUF LE VENT ET LA MER Vont-ils nous rattraper ? demanda Anne. Elle guettait intensément les apparitions et disparitions dans la forte houle des mâts du navire qui les poursuivait. Le ciel était une turquoise, entachée uniquement de quelques rares rayures de nuages blancs. Il n’y avait pas de terre en vue. Le capitaine Malconio posa ses mains calleuses sur le bastingage et se pencha en avant. De façon tout à fait perverse, elle remarqua qu’il exsudait la même légère odeur d’amande que Cazio quand il transpirait. Seul sire Nétuno le sait, dit-il. C’est un navire rapide, un loup-de-feu construit à Saltmark. Et ils ont un vent puissant pour eux. Sont-ils plus rapides que nous ? demanda Anne. Beaucoup plus rapides. Alors ils vont nous rattraper. Malconio se gratta la barbe. Eh bien, en fait ce n’est pas uniquement une question de vitesse, della. Nous pouvons marcher contre le vent un peu mieux que lui, et notre tirant d’eau est bien inférieur. Si nous réussissons à atteindre les hauts-fonds de Terna-Fath avant la nuit, je nous donne une chance. Seulement une ? ricana Cazio. Malconio toisa son frère en plissant les yeux. Il ne m’arrive pas tous les jours d’avoir à semer un bâtiment de guerre, dit-il d’un ton acide. En fait, cela ne m’est -349- même jamais arrivé auparavant. Il aura fallu que tu viennes personnellement m’en offrir l’opportunité, frater mio. D’un autre côté, nos poursuivants se contenteraient peut-être de me voir leur livrer ma cargaison. Tu ne ferais pas cela, dit Anne. Les sourcils de Malconio se plissèrent et il la regarda comme si elle venait de lui demander de se couper le pied. Pardon ? Puis-je te demander sur quoi tu fondes cette opinion ? Ces hommes sont venus me chercher alors que j’étais au convent sainte Cer. Ils ont massacré toutes les sœurs qui s’y trouvaient. Qu’est-ce qui te fait penser qu’ils t’épargneraient ? Il y a également la guilde maritime à prendre en compte, ajouta z’Acatto d’une voix quelque peu avinée. (Il agitait une bouteille à col étroit qu’il avait dénichée quelque part.) Tu sais qu’ils ne toléreraient pas qu’un de leurs navires ait été abordé, pour quelque raison que ce soit. Le capitaine de ce navire ne prendra jamais un tel risque R il ne te laissera pas la possibilité de le dénoncer. Alors ne sois pas un collone. Du calme, vieil homme, s’énerva Malconio. Tu sais bien que je ne faisais que parler, c’est la malédiction de la famille. Mais si nous ne réussissons pas à les distancer, nous n’aurons jamais l’occasion de les combattre. Un tel navire doit porter trois ou quatre arbalistes, probablement armées de feu marin. Mon frère n’aura même pas l’occasion de faire usage de son épée, sauf s’ils veulent la fille vivante, pour quelque raison. (Il se tourna vers Anne.) Est-ce le cas ? Je ne pense pas, dit Anne. Je crois qu’ils veulent juste ma mort. Et tu ne veux toujours pas me dire pourquoi ? Je ne sais toujours pas pourquoi, répondit Anne d’un ton qui trahissait son impuissance. Eh bien, la rassura Malconio, nous allons essayer de leur échapper, en espérant que les vents nous favoriseront. Ils tirèrent une bordée vers le nord, le lourd navire parut dans un premier temps perdre un peu de terrain, mais il reprit bientôt de la vitesse. Il n’était même pas encore la midi. -350- Si nous n’avons pas rapidement un coup de chance, ils seront sur nous bien avant que nous n’atteignions les hauts-fonds, reconnut finalement Malconio. Eh bien alors nous leur montrerons comment nous nous battons, rétorqua Cazio à son frère en posant la main sur le pommeau de sa rapière. Je te l’ai déjà dit, ils n’ont aucune raison de s’approcher quand ils peuvent nous couler à distance. (Il mit les mains sur les hanches.) Mais supposons qu’ils essaient effectivement de nous aborder. Ce type à l’épée flamboyante, comment comptes-tu l’affronter ? Ton ami sur les quais lui a assené un coup qui aurait dû suffire à le faire enterrer en deux endroits différents. Mais il déambulait toujours, la dernière fois que je l’ai vu. J’ai déjà combattu son espèce auparavant, fanfaronna Cazio avec cet excès de confiance qui exaspérait toujours Anne. Je lui couperai la tête et je l’enverrai au fond de la mer. La dernière fois, je lui ai fait tomber des briques sur la tête, lui rappela z’Acatto. Que vais-je devoir lui lâcher sur le crâne cette fois ? Cazio haussa les épaules. Une ancre, peut-être ? Nous trouverons bien quelque chose. Malconio joignit les mains. Quoi ? Pas de combat singulier, cette fois ? Et où est ton honneur ? Il n’est pas vraiment honorable de combattre avec l’aide des enfers, répliqua Cazio. Et j’ai juré de protéger ces dames. Je le ferai, même si cela signifie combattre dans des conditions imparfaitement honorables. Malconio ouvrit de grands yeux. Cela n’a de toute façon aucune importance, constata-t-il. Ils sont deux fois notre nombre sans même compter casnar z’Estrigo. Jette-lui une ancre si tu veux, encore que je n’ai pas tant d’ancres que cela. (Il fit un signe de tête en direction du navire qui se rapprochait.) Mais ça n’en viendra pas là. Tu vois ces arbalistes ? Que t’avais-je dis ? Anne pouvait voir quelque sorte de mécanismes disgracieux montés sur le pont de l’autre navire, mais n’arrivait -351- pas à se figurer ce qu’ils étaient censés faire. Austra lui épargna la gêne de devoir demander ce qu’était une arbaliste en le demandant elle-même. C’est un immense arc mécanique, répondit Malconio. Il projette des pierres, des boulets de métal, des pots de feu R des choses comme ça. Et toi, n’as-tu aucune machine de guerre, capitaine ? demanda Anne. Quelque moyen de te défendre ? Tu as bien dû avoir l’occasion de repousser des pirates auparavant. Malconio hocha la tête. Nous avons une petite arbaliste. Cela nous a toujours suffi contre les rares pirates qui osent risquer la fureur de la guilde. Alors je te suggère de l’installer, dit z’Acatto. Je suppose que tu as raison, vieil homme. Un peu de résistance est mieux que pas de résistance du tout. Et Nétuno me sourira peut-être. C’est déjà arrivé auparavant. Cinq cloches plus tard, leur poursuivant tenta quelques tirs de pierre expérimentaux dans leur direction. Il les manqua de peu, et les marins de Malconio s’agitèrent nerveusement tout en préparant leurs arcs et l’arbaliste R qui ressemblait effectivement à une grande arbalète. Anne pouvait maintenant entendre les marins sur l’autre navire et les voir s’affairer sur le pont et dans le gréement. Nous serons à leur portée bien avant qu’ils ne soient à la nôtre, prédit Malconio. Mesdames, je suggère que vous descendiez à l’intérieur. (Il regarda vers l’horizon, où s’amassaient de gros nuages noirs.) Je souhaite rarement la tempête, mais vous pouvez prier les saints que vous révérez qu’il en advienne une avant qu’ils ne nous rattrapent. Dans le gros temps, nous pourrions peut-être les perdre. Je vais rester ici, décida Anne. Et faire quoi ? demanda Cazio. Tirer à l’arc ? Je pourrais essayer. Nous n’avons pas assez de flèches pour les gâcher, grommela Malconio. Descends. C’est mon navire, et c’est un ordre. -352- Anne voulut répliquer, mais elle laissa son objection mourir sur ses lèvres. Sire Neil était mort à cause de son manque de discernement. Malconio connaissait son affaire bien mieux qu’elle. Viens, Austra, dit Anne. Prends ça, souffla Cazio en lui tendant une dague. J’en ai une. Pas moi, ajouta Austra. Alors prends-la, dit Cazio. Austra prit l’arme, mais son front se plissa. Je veux rester ici avec toi. Cazio sourit et prit la main d’Austra. Mon frère a raison, cette fois, dit-il. Ici, vous ne serez qu’une source de distraction. Si je vous sais en sécurité en bas, je pourrai me battre au mieux de ce que me permettront les saints. Austra baissa les yeux, puis elle les releva soudain et embrassa Cazio sur les lèvres. Ne meurs pas, dit-elle. Ne t’inquiète pas, la rassura-t-il, je ne suis pas destiné à mourir en mer. Vas-y et garde courage. Elle acquiesça et tourna la talons, puis elle partit d’un pas hésitant vers les cabines en essayant sans succès de cacher ses larmes. Cazio tourna alors son regard vers Anne, un instant elle ne put détourner ses yeux des siens. Elle avait l’impression de s’être fait prendre à faire quelque chose qu’elle n’aurait pas dû et d’être incapable d’articuler un mot d’excuse. Cazio brisa le charme. Eh bien, c’était un baiser de bonne chance, murmura-t-il. Est-ce que j’en mérite un autre ? Ce n’était pas un baiser de bonne chance, lâcha doucement Anne. Et tu es toujours un imbécile. Puis elle suivit Austra. Elle a raison, dit Malconio une fois que les deux jeunes femmes furent hors de vue. Tu es un imbécile et tu joues à un jeu idiot. -353- Que peux-tu bien vouloir dire ? demanda Cazio, courroucé. Deux filles. Celle en laquelle tu as placé tes espérances est la rofola R Diuvo sait pourquoi R mais tu t’es attiré les faveurs de l’autre. Je ne porte aucun intérêt à Anne, mentit Cazio, et si c’était le cas, ce ne serait pas tes affaires. L’intérêt tout à fait évident que tu lui portes risque de me coûter la vie très bientôt, alors ce sont mes affaires, dit Malconio, mais je ne t’en veux pas. En revanche, il est cruel de jouer avec le cœur d’une jeune fille. Anne n’a pas de cœur. Je parle de l’autre, pour l’instant. Ah. Mais tu viens juste de me rappeler que nous allons tous mourir, alors rien n’aura le temps d’arriver. Oui. Eh bien, c’est notre meilleur espoir. (À la grande surprise de Cazio, Malconio lui tapa sur l’épaule.) Reste à couvert. Tu ne nous seras d’aucune utilité tant qu’ils ne nous abordent pas, s’ils le font jamais. Il fit mine de s’éloigner. Attends un instant, appela Cazio. Malconio s’immobilisa. Seulement un instant, insista-t-il. Que sais-tu de z’Acatto ? Malconio haussa les épaules. Moins de choses que toi, je suppose. Que veux-tu dire ? Un homme, à z’Espino R un homme qui le connaissait R l’a appelé Emratur. C’est étrange, reconnut Malconio. C’est ce que j’ai pensé. Il a effectivement combattu pendant la guerre, admit Malconio. Presque tout le monde l’a fait. Même père. Oui, mais en tant que commandant ? Alors pourquoi irait-il.. Pourquoi irait-il consacrer sa vie à enseigner à l’engeance mal dégrossie d’un noble presque indigent comment se servir d’une épée ? Je ne sais pas. Peut-être que tu devrais lui demander. -354- Tu as déjà essayé de lui poser une question un peu personnelle ? Malconio sourit. Une fois ou deux, quand j’étais encore trop jeune pour savoir. Mais il t’a toujours adoré, Cazio. Tu étais différent, à ses yeux. C’était pour toi qu’il restait. Malconio, qui a tué notre père ? Les traits de son frère aîné s’adoucirent quelque peu. Cazio, je ne t’ai jamais compris. Quand nous étions petits, peut-être R nous nous sommes un peu amusés, n’est-ce pas ? Tu étais tellement sérieux et taciturne, comme un petit prêtre. Puis, après la mort de père... Je n’ai pas envie d’en parler et, toi, tu n’as pas le temps. Ce sera peut-être la seule fois, reprit Malconio. Après la mort de père, tu t’es mis à l’épée comme si tu n’avais pas d’autre vie. Comme n’importe quel petit garçon, tu avais juré de le venger. Nous refusions de te dire quoi que ce soit de sa mort parce que nous avions peur que tu t’enfuies pour partir à la recherche de cet homme. C’est ce que j’aurais fait. Mais lorsque tu as grandi et que tu es devenu R n’en doute pas R le meilleur dessrator d’Avella, et peut-être de tout le Tero Mefio, tu n’as plus jamais demandé, tu n’as plus jamais essayé de savoir. Parce que cela ne m’importait plus, répondit Cazio. Père était un idiot. Il a dilapidé nos biens et il s’est fait tuer. Tu te bats en duel tous les jours ! s’exclama Malconio. Comment peux-tu reprocher à père d’en avoir livré un seul ? Tout particulièrement quand tu ne sais rien des circonstances ? Je sais qu’il a été touché dans le dos, insista doucement Cazio. J’ai vu le corps, Malconio. Quel genre de duelliste se fait toucher dans le dos ? Le visage de Malconio s’agita un temps en silence. Je n’ai pas vu le combat, et toi non plus, constata-t-il finalement. Pourquoi ce regain d’intérêt soudain ? Je ne sais pas, reconnut Cazio. Cela m’est juste venu à l’esprit. -355- Z’Acatto a vu le combat. C’est à lui que tu dois parler. Mais... père n’était pas si mauvais, Cazio. Quand notre mère vivait encore, c’était un meilleur homme. Beaucoup de lui est parti avec elle. Un autre silence gêné s’ensuivit. As-tu vu Chesco ces derniers temps ? demanda Cazio. Il y a deux mois. Il va bien. Il possède trois navires, maintenant. Tu sais, tu es toujours le bienvenu si tu veux te joindre à nous. Je ne peux abandonner notre nom et notre maison, objecta Cazio. Cela m’est impossible. Malconio ouvrit de grands yeux. Regarde autour de toi, dit-il. C’est déjà fait R c’est juste que tu ne le sais pas encore. Cazio soupira et regarda au loin, vers l’orage. Il n’arrivera pas à temps pour nous aider, n’est-ce pas ? Malconio agita négativement la tête. Il ne se dirige même pas vers nous. Anne se sentit de nouveau un peu nauséeuse quand elle s’assit sur le bord de son lit. Austra regardait à travers le verre épais de la fenêtre. Ils arrivent par bâbord, signala Anne. L’autre côté. Je sais, répondit Austra d’un ton distant. C’est juste que... nous devrions être là-haut. Ils ont raison, dit Anne. Nous ne ferions que les gêner. Nous pourrions peut-être aider aussi, protesta Austra. Ce n’est pas comme si nous n’avions jamais été en danger auparavant. Oui, mais nous ne savons rien des navires ni des arbalistes. Et puis le capitaine Malconio espère peut-être que si nos ennemis ne nous voient pas, il y a une petite chance qu’ils croient s’être trompés de bateau. Austra agita négativement la tête. Ces hommes sont guidés par des démons. Ils ne s’arrêteront pas tant que nous ne serons pas morts. Tant que je ne serai pas morte, corrigea Anne. C’est après moi qu’ils en ont, pas après vous tous. -356- Austra fronça les sourcils. Tu n’envisages pas encore de t’enfuir ? Tu m’avais promis que tu ne le ferais plus. Ou est-ce que les promesses que tu m’as faites ne valent maintenant plus rien ? Qu’est-ce que cela est censé vouloir dire ? Rien. Écoute, c’est toi qui passe tout ton temps avec Cazio. C’est toi qui n’a plus de temps à me consacrer, dit Anne. Austra se détourna et maugréa quelque chose d’inintelligible. Qu’était-ce ? demanda Anne. Rien. Dis-le-moi ! Austra fit alors volte-face, le visage rougi. Tu m’as menti ! Menti ! Qui es-tu ? Anne eut un geste de recul devant sa seule fureur. Mais de quoi peux-tu donc bien parler ? Je veux dire que tu sais pourquoi ils te pourchassent. Tu le sais, mais tu ne me le dis pas. Et comme tu l’as si bien dit, je vais me faire tuer de la même façon que toi, ainsi que Cazio, et z’Acatto R nous allons tous mourir, comme Neil MeqVren ! Ne prononce pas ce nom ! s’écria Anne. Pourquoi ? Parce que c’est ta faute s’il est mort ? La colère qui montait en Anne se transforma en une boule dans sa gorge, une fureur glacée, de la peine et de la frustration. Elle ne pouvait plus parler. Ce qui était tout aussi bien. Austra avait encore beaucoup de choses à dire. Quelque chose t’est arrivé, au convent. Tu vois des choses que les autres ne voient pas. Tu peux faire des choses que les autres ne peuvent pas. J’ai attendu que tu me donnes une explication, mais tu ne le feras pas, n’est-ce pas ? Austra... Tu ne me fais pas confiance, n’est-ce pas ? Ai-je jamais été autre chose que ton amie fidèle, même lorsque c’était dangereux pour moi ? Tu ne comprends pas, Austra. Et moi non plus, je ne comprends pas. -357- Quelque chose heurta le navire, violemment, et elles entendirent des hommes crier sur le pont. Eh bien ce n’est pas suffisant ! hurla Austra. Les voiles de la Della Puchia commencèrent à retomber comme leurs poursuivants leur coupaient le vent, et quelques instants plus tard, la première des pierres d’arbaliste frappa leur poupe avec un bruit sourd avant de retomber dans l’eau. Cela n’a pas fait trop de dégâts, fit remarquer Cazio. Ils ajustaient seulement leur tir, l’avertit sombrement Malconio. Cela va empirer. Ils ne se rapprochent pas. Oui. Ils ont raison de supposer que mon arme n’a pas la même portée que les leurs. Et ils nous coupent le vent, si bien que nous ne pouvons pas bouger. Ils vont rester à distance et nous pilonner jusqu’à ce que nous coulions. Alors pourquoi as-tu même monté l’arbaliste ? Au cas où ils auraient été stupides. Ils ne le sont pas. Tandis que Cazio regardait, deux engins de guerre ennemis tirèrent, presque simultanément. Deux boules de feu bondirent vers le ciel, tirant des queues d’une épaisse fumée noire. Je te comprends quand tu dis que ça va empirer, lui assura Cazio. L’une des boules de feu retomba sans dégâts dans la mer, mais l’autre frappa de plein fouet le pont principal, fleurissant en une tulipe enflammée. L’un des marins de Malconio prit feu, et se jeta au sol en hurlant et se débattant tandis que ses camarades s’efforçaient d’étouffer les flammes avec des toiles humides. Cazio serra la poignée de Caspator jusqu’à ce que ses jointures eussent blanchi. Malconio avait raison R ils n’auraient même pas l’occasion de tuer un seul d’entre eux. Il ne s’était jamais senti aussi impuissant de toute sa vie. Il se tourna vers son frère avec l’intention de lui demander s’il y avait quoi que ce fût qu’il pût faire, mais il remarqua que Malconio ne regardait pas dans la direction de l’autre navire : il avait les yeux fixés sur la pleine mer. Et il souriait. Quoi ? demanda Cazio. -358- Regarde par là, répondit-il. Regarde l’eau. Cazio suivit son regard, mais ne remarqua rien de particulier. Malconio posa la main sur l’épaule du timonier. Prépare-toi à virer de bord, prévint-il. Tu vois où ? Oui, je vois, acquiesça l’homme. Ça va être serré. Que se passe-t-il ? demanda Cazio. Regarde les voiles, répondit-il. Cazio essaya, mais c’était difficile, parce que, au même moment, une autre volée de boules de feu arrivait sur eux. L’une d’entre elles frappa la grand-voile. Éteignez ça ! s’égosilla Malconio. On va en avoir besoin ! À cet instant, les voiles de l’autre navire retombèrent brusquement. Et on vire de bord, maintenant ! tonna Malconio. Les marins se précipitèrent, tirèrent des vergues. La bôme pivota et la voile encore en feu s’emplit d’un léger souffle d’air. Cela ne paraissait pouvoir suffire à mouvoir un navire, mais tout l’équipage poussa des acclamations. Que s’est-il passé ? demanda Cazio. Nétuno a pris leur vent et nous en a envoyé un d’une autre direction, dit Malconio. Ce n’est pas un grand vent, constata Cazio. Non, et c’est parfait pour nous. Nous pouvons le prendre à plein, et nous partirons plus vite qu’elle. Je croyais qu’elle était plus rapide. Oui, par grand vent. Mais nous prendrons de la vitesse plus vite, parce que nous sommes plus petits. Le temps qu’ils virent et qu’ils repartent, nous leur aurons pris deux lieues. Une fois encore, son frère avait raison. Même s’ils semblaient à peine bouger, le grand navire, lui, ne bougeait pas du tout. Toutefois, les arbalistes déversaient toujours leur pluie de feu. Cazio se joignit à l’équipage pour éteindre les incendies tandis qu’ils se mettaient lentement et douloureusement hors de portée. Lorsque les boules de feu commencèrent à ne plus les atteindre, une autre série d’acclamations retentit. -359- Ils filaient avec le vent, maintenant R plus de bordées R et avec une lenteur que Cazio trouvait affolante, ils commencèrent à distancer leur poursuivant. Mais au crépuscule, le grand navire gagnait de nouveau sur eux. Le fracas des bombardements s’atténua puis disparut progressivement. Depuis son accès de colère, Austra s’était pelotonnée sur sa couche et était restée muette. J’entends des acclamations, fit remarquer Anne. Ce doit être une bonne nouvelle. (Austra acquiesça vaguement mais ne croisa pas son regard.) Je vais voir ce qui se passe, lança Anne. Veux-tu venir avec moi ? Austra secoua la tête et ferma les yeux. C’est trop, dit-elle. Anne regarda sa cadette un moment, en regrettant de ne savoir que dire. Tu avais raison, admit-elle finalement. À quel sujet ? La fois où j’ai voulu m’enfuir. Quand je pensais que je pouvais m’habiller en homme et aller à ma guise à travers le monde. Quand je voulais de l’aventure. Tu m’as dit que j’étais stupide, que je mourrais de faim ou que je me ferais tuer ou enlever en moins d’une neuvaine. Ah oui, reconnut Austra. J’avais dit ça. À l’époque, je n’avais accepté de rester que parce que tu me l’avais demandé, parce que je m’inquiétais de ce qui t’arriverait si je partais. Maintenant, je sais que tu avais tout à fait raison. Je ne connaissais rien de la façon dont fonctionne le monde. Je le sais à peine maintenant. Mais s’il y a une chose dont je suis certaine, c’est que je ne veux plus d’aventures. Je souhaite rentrer à Eslen. Je veux que la pire chose qui puisse m’arriver soit une remontrance de Fastia ou de mère. Et je désire que tu sois avec moi. Je suis heureuse que tu admettes que je peux avoir raison parfois, grommela Austra. Beaucoup de gens sont morts pour moi, dit Anne. Les sœurs du convent. Sire Neil. J’ai peur de remonter sur le pont, -360- parce que je crains d’en découvrir d’autres. Je ne veux plus que personne ne meure pour moi, Austra. J’en ai assez de tout cela. Eh bien, pourquoi ne pas essayer de le leur dire ? répondit Austra. La prochaine fois que ces hommes nous rattrapent, dis-leur juste que tu n’as plus envie de jouer, que tu seras gentille, et qu’ils seraient bien aimables de nous laisser seules. Anne sourit, en pensant qu’Austra plaisantait et que l’ambiance revenait peu à peu à la normale. Mais ensuite elle vit le visage de son amie. Le fait que tu en aies assez n’a aucune importance, déclara Austra. Tout cela va continuer quand même. Anne sentit son cœur se serrer. S’il te plaît, Austra... Vas-tu enfin me dire ce qui se passe ? Anne sentit monter en elle des sanglots, et une envie de supplier plus puissante encore. Je crois que si je te dis quoi que ce soit, cela ne fera qu’empirer ta situation. Je crains que cela ne te fasse tuer. Je vais mourir de toute façon, dit Austra. Tu ne le sens pas ? Tu ne le sais pas ? Mais de quoi parles-tu donc ? De rien. Rien. Austra... Je suis fatiguée, maintenant. Austra roula sur le flanc, tournant ainsi le dos à Anne. Anne la regarda, impuissante, les yeux humides. Comment pouvait-elle parler de ses visions à Austra ? Comment imposer à sa meilleure amie le fardeau de décider si Anne était devenue folle, ou si elle était à ce point importante pour le monde que si elle n’était pas couronnée reine, celui-ci prendrait fin ? Comment parler à quiconque de l’homme dans la forêt ? Elle n’y croyait pas elle-même, une fois les visions dissipées. De toute façon, cela rendrait sa promesse plus difficile encore à briser, et Austra insisterait pour venir avec elle. Elle n’avait pas menti lorsqu’elle avait dit à Austra, il y avait à peine -361- un instant, qu’elle avait eu raison la première fois sur sa fuite. Mais les choses étaient différentes, maintenant. Austra avait Cazio pour la protéger. Cette fois, elle ne fuyait pas son devoir, elle avançait vers lui, et si les Féalités insistaient à ce point pour qu’elle devienne reine, elles n’avaient qu’à se charger de sa protection jusqu’à ce que cela advienne. Elle ne laisserait plus ses amis mourir pour elle. Parce que Austra avait raison. Ils ne s’arrêteraient pas. Ils ne s’arrêteraient jamais. Austra serait peinée par son départ, mais elle vivrait et serait protégée. Résolue à cela, elle remonta sur le pont pour voir qui d’autre elle avait tué, et pour voir si certains d’entre eux avaient une chance de survivre à la nuit. Elle découvrit que le navire les suivait encore et gagnait du terrain. Comme la nuit tombait, les nuages approchèrent, et l’obscurité qui s’ensuivit fut complète. Malconio fit virer le navire à plusieurs reprises, à mesure que le vent gagnait en force. Il n’y avait plus d’acclamations maintenant, parce que la seule chose que leur ennemi pouvait suivre, c’étaient les sons. Anne revint à sa cabine pour essayer de dormir, mais fut réveillée quelques cloches plus tard par une détonation. En enfilant sa robe de chambre, elle se précipita sur le pont, craignant que l’autre navire les eût trouvés. Mais ce n’était pas le navire qui les avait trouvés R c’était un orage. -362- CHAPITRE DIX DES CANAUX Léoff reprit connaissance en ayant conscience de deux choses : un mal de tête terrifiant et une petite voix qui résonnait dans son oreille. Réveille-toi, messire, disait celle-ci. S’il te plaît, ne sois pas mort. La voix était presque noyée par un fond sonore cacophonique de cris et de bruits de bottes. Avec peine, Léoff ouvrit les yeux. D’abord il ne vit qu’un brouillard, qui en s’affinant, devint le visage de Mérie. Que se passe-t-il ? grommela-t-il. Tu n’es pas mort ! s’exclama-t-elle. Non, encore que je pourrais l’être bientôt. Il porta la main au côté de sa tête, et ses doigts lui revinrent pleins de sang. Cela ne semblait pas être un bon signe. Dépêche-toi, le pressa Mérie. Avant que les soldats n’arrivent. Il réalisa qu’elle le tirait par la main. Il voulut se relever, mais fut aussitôt pris d’étourdissement. Non, ne te lève pas, lui conseilla-t-elle. Suis-moi. Il partit à quatre pattes, talonnant Mérie à travers ce pandémonium. Il supposa qu’il n’avait été inconscient que quelques instants. Mérie disparut derrière une tapisserie et il la suivit, se demandant ce qu’ils faisaient et pour quelle raison. -363- Lorsqu’il se glissa derrière la tenture, il vit le bord de la robe bleue de Mérie disparaître à travers une mince fente dans le mur. La fente se poursuivait sur près d’une verge puis débouchait sur un couloir plus grand illuminé par des torches. Attends, l’avertit Mérie en lui faisant signe de reculer. Pas encore. Il attendit, avec l’impression que sa tête avait été gonflée par la douleur. Maintenant, vite. Elle se leva et se précipita à travers le couloir vers une porte ouverte. Il la suivit, réussissant de quelque façon à se remettre sur pied, et vit, au bout du couloir, de nombreux hommes arborant les couleurs du roi dressés devant une porte beaucoup plus grande qui brandissaient des épées et des lances en direction de ceux qui se trouvaient à l’intérieur. Ils parurent trop occupés pour le remarquer. Bien, souffla Mérie. Je crois qu’ils ne nous ont pas vus. Que se passe-t-il ? Je ne sais pas. Suis-moi. Sa tête allait un peu mieux, mais il espérait sincèrement que Mérie savait ce qu’elle faisait, parce que, après seulement quelques instants passés dans le labyrinthe ténébreux du manoir, il devint évident qu’il ne retrouverait jamais son chemin. Mérie, en revanche, n’hésitait jamais, naviguait entre les bifurcations et l’entraînait à travers de grandes salles ou d’étroits passages. C’était comme si le bâtiment entier était une sorte de coffre magique, plein de boîtes plus petites et plus complexes. Les lumières de la salle de bal étaient bien loin derrière eux. Il conclut de ses tâtonnements que la coupure sur son crâne n’était rien de sérieux. Il espérait seulement que l’os n’était pas brisé. Enfin, Léoff sentit l’air frais. La pièce était obscure, mais Mérie le tira vers ce qui ressemblait à une cheminée partant de biais vers le bas. Par ici, dit-elle. Nous devons passer par là. Qu’est-ce que c’est ? -364- Nous sommes dans la cuisine, expliqua-t-elle. Ils jettent les ordures par là. Nous devrions peut-être simplement attendre que les choses se calment, proposa Léoff. Les méchants nous trouveraient, répondit-elle. Nous devons partir. Les méchants sont peut-être dehors aussi, suggéra-t-il. Oui, mais il y a des chemins qu’ils ne connaissent pas, affirma-t-elle. Tu n’as pas envie de retourner à Eslen ? Attends, soupira-t-il. Il s’efforça de comprendre. Les « méchants » étaient les hommes de la reine. Les soldats dans le couloir portaient les couleurs du chevalier R Fail de Liery R jusqu’à qui il avait escorté la reine seulement deux nuits plus tôt. Quelqu’un avait essayé de tuer la reine, et deux nuits plus tard ses troupes attaquaient le manoir d’Ambria Gramme. Gramme avait-elle organisé l’assassinat ? Par les saints, dans quoi avait-il mis les pieds ? Oui, lui dit-il. Je crois que nous devrions y retourner. Sans quoi il allait se retrouver impliqué dans toute cette affaire, et il subodorait que cela risquait de lui coûter plus que son emploi. La reine pouvait l’apprendre quand même. Mais fuir donnerait l’impression qu’il était coupable. Néanmoins, il y avait également Mérie à prendre en considération, n’est-ce pas ? En espérant que ce serait assez grand, il se glissa dans la cheminée, qui sentait la graisse de porc, les légumes pourris, et d’autres choses moins recommandables. L’agrégat sur lequel il atterrit était pire. Il fut heureux qu’il fît trop sombre pour voir exactement de quoi il s’agissait. Une nuit de plus où il était perdu en Terre-Neuve. Il commençait vraiment à haïr cet endroit. Il attrapa Mérie au vol lorsqu’elle arriva, lui épargnant la fin de parcours douteuse qui avait été la sienne. Par où allons-nous, maintenant ? demanda-t-il. Nous allons prendre un bateau sur le canal. -365- Je pense que les méchants sont arrivés par le canal, objecta Léoff. Alors je crois qu’il y en aura beaucoup d’autres, là-bas. Pas ce canal-là, répondit-elle. Il y en a un autre. Viens. C’est par là. Ils louvoyèrent à travers de ténébreux jardins labyrinthiques aux haies aux motifs fantastiques, autour de bassins de marbre qui luisaient faiblement sous la lune. L’herbe gelée craquait sous le pied, et deux chouettes poursuivaient une discussion fantomatique. Non loin, il entendit des voix humaines, mais elles s’éloignaient. Il s’arrêta soudainement. Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Gilmer. Mon ami Gilmer était là-bas. Le petit homme ? Non, il est parti quand tu as commencé à jouer de la martelharpe. Oh. Bien. Ou peut-être pas. Combien de temps les soldats avaient-ils attendu dehors ? Ils pouvaient l’avoir arrêté lorsqu’il était sorti. Mais il n’y avait rien qu’il pût y faire en l’instant, pas avec Mérie. Elle était probablement plus en danger que lui. Comment savais-tu comment t’enfuir ? demanda-t-il, soudain soupçonneux. On aurait dit que tu avais déjà tout préparé. Oui, dit-elle après un temps. Pourquoi ? J’ai toujours une sortie de prête. Mais pourquoi ? Mère dit qu’ils peuvent venir me tuer un jour. A-t-elle dit pourquoi ? Non. Seulement qu’ils pourraient venir un jour, les soldats du roi, pour nous tuer, moi et mon frère. Alors je trouve des façons de m’enfuir et de me cacher. C’est comme cela que j’ai trouvé la salle de musique. Tu es une petite fille très intelligente, Mérie. Vas-tu épouser ma mère ? demanda-t-elle. Quoi ? (Un instant, ses vertiges lui revinrent.) A-t-elle dit quelque chose en ce sens ? -366- Non, répondit Mérie. Alors pourquoi demandes-tu ? Parce que je t’aime bien. Il lui prit la main. Je t’aime bien moi aussi, Mérie. Viens. Allons trouver un endroit chauffé. Ils trouvèrent facilement le canal, et plusieurs petites embarcations étroites. Ils s’en approchaient lorsque Mérie le retint soudain par le bras. Chut, souffla-t-elle. Il y avait des voix dans l’obscurité, et en plissant les yeux, Léoff réussit à distinguer des formes indistinctes près du canal. Lui et Mérie s’accroupirent derrière un buisson. Ils ont capturé dame Gramme et son fils, dit l’un d’entre eux d’une voix de baryton enrouée. Cela n’a aucune importance, répondit un deuxième homme. Quelque chose dans cette voix provoqua un frisson chez Léoff. Ce n’était pas la voix en elle-même, qui était parfaitement normale, ténor, cultivée, mais R à l’instar de toute note jouée sur un luth, qui cache en elle plusieurs autres tons R, il y avait quelque chose de dissimulé dans cette voix, quelque chose qui, de quelque façon, n’était pas à sa place. Comment peux-tu dire cela ? demanda le baryton. Nos plans sont anéantis. Loin de là. Je trouve stupéfiant que Murielle ait découvert tout cela, et plus encore qu’elle ait décidé d’agir ; mais dès que mes espions m’ont annoncé leur arrivée, j’ai fait de mon mieux pour les encourager. Que veux-tu dire ? Quelques-uns de mes hommes les ont attendus sur le quai avec leurs arcs, et ils en ont tué un ou deux avant de disparaître dans la nuit. Après cela, les hommes de la reine n’ont plus posé de questions R ils ont forcé la grande porte, ce qui a évidemment fait réagir les gardes, avant de comprendre qui ils combattaient. Ce qui était probablement prévu au départ -367- pour n’être qu’un simple contrôle s’est achevé dans un bain de sang. Sais-tu combien d’hommes ont été tués ? Pas avec certitude, Messire, mais un bon nombre. Je me sens idiot de ne pas avoir pensé à éventer moi-même le secret de cette réunion, dit le ténor. Mais quoi qu’il en soit, tout s’est plutôt bien passé. Je ne vois vraiment pas en quoi. Il a raison, approuva une troisième voix. (Celle-ci parut familière à Léoff, mais il ne sut la replacer.) Si l’un d’entre nous avait été découvert ici, les choses seraient peut-être différentes. Mais en l’état, les hommes de Murielle ne vont trouver ici que peu d’éléments substantiels, trop peu pour justifier cette attaque. Il paraîtra qu’ils auront pris d’assaut une innocente réunion, et qu’ils se seront mis à massacrer des landwaerden. En fait, ajouta le ténor, même les rares membres du Comven qui lui sont encore loyaux ne pourront soutenir cette action. Je pense que cela nous donne plutôt de l’avance sur notre programme. Je conseillerais la prudence, Messire, dit le troisième homme. Donne au royaume le temps d’absorber cela avant d’agir. Non, je ne crois pas, lança le deuxième homme. Il faut agir maintenant. Tu veux dire ce soir ? demanda le baryton d’un ton incrédule. Pas ce soir. Mais bientôt. Retourne au campement. Dis-leur de se tenir prêts à franchir l’eau. Oui, Messire. L’une des silhouettes se dirigea vers les barques, et bientôt il faisait force de rames sur le canal. Je vais prendre congé à mon tour, reprit la voix familière, mais écoute mon conseil R agir trop précipitamment pourrait être une erreur. Non, le moment est parfait. Il y a encore bien des gens qui ont de la sympathie pour la reine, et d’autres encore R et beaucoup d’autres R qui ne te soutiendront pas, Messire. La situation joue en ta faveur, mais il est peut-être des façons de l’appuyer. -368- Eh bien, ton conseil est toujours le bienvenu, dit le ténor. Après cette nuit, les landwaerden seront scandalisés, poursuivit la voix familière. Par l’entremise de Gramme, tu peux être certain de leur soutien. La noblesse, en revanche, ne fera pas grand cas de quelques landwaerden morts. En fait, cela pourrait même en rapprocher certains de la reine. Elle les a déjà inquiétés en formant sa propre garde lierienne. Oui, mais si elle commençait à éliminer toutes les branches successorales hors Charles et Anne ? Tu veux dire en tuant Gramme et ses bâtards ? Précisément. Mais nous avons besoin de Gramme, je pense, et son fils pourrait nous être utile. C’est, après tout, le fils de Guillaume. Oui, les assassinats de Gramme et du garçon seraient probablement un gaspillage. Mais la fille ne nous est d’aucune utilité. Mérie ? Non, je suppose que non. Et elle est probablement sous la garde de la reine, en cet instant même. Cela ne nous causerait aucun tort. Tu pourrais arranger cela ? Ce ne serait pas difficile, dit la voix familière. Avant demain ? C’est urgent à ce point ? Trois jours. Pas plus. Ce sera suffisant, je suppose, soupira la voix familière. J’espère que tu sais ce que tu fais. Tiens-toi simplement prêt à faire ta part et tout se déroulera parfaitement. Là est le problème. Mes hommes ne seront pas là avant un mois. Nous n’avons pas besoin de tes hommes, Praifec. Seulement de ta parole. L’ai-je ? Tu l’as. Ils brisèrent là, le praifec à pied, l’autre homme en barque. Léoff continua tout de même à serrer Mérie, en tremblant de tout son corps, et pas uniquement à cause du froid. Je te l’avais dit, murmura doucement Mérie. -369- Cela n’arrivera pas, Mérie, promit Léoff. Ils ne vont pas te tuer. Viens. Si nous allons au château, ils me trouveront. Je sais. Nous n’allons pas au château. Ils prirent l’une des barques et prirent la direction opposée à celle de l’autre homme. Au matin, ils avaient atteint une petite ville apparemment gaie du nom de Plinse. Là, Léoff se fit indiquer le chemin de Méolwis. Il acheta également une cape pour dissimuler la robe de Mérie, et ils partirent ensuite tous deux vers le nord, par la route Léokwigh. Ils atteignirent Méolwis un peu avant la tombée de la nuit et dormirent dans une maison abandonnée. Le lendemain, ils obliquèrent vers l’ouest et longèrent la digue de saint Thon. Au bout d’une cloche, ils découvrirent un moulin. Après avoir caché Mérie sous la berme, Léoff remonta jusqu’à la porte et frappa. À son grand soulagement, ce fut Gilmer qui répondit, les yeux écarquillés d’une surprise de gnome. J’suis heureux d’te savoir bien, déclara le petit homme après leur accolade. J’ai eu vent des problèmes chez Madame. Ai même manqué m’y faire prendre moi-même. Je suppose que tu as écouté mon conseil. J’y étais encore, avoua Léoff. Quelqu’un m’a aidé à m’échapper. L’une des jeunes filles, hein ? Léoff sourit. J’ai besoin d’une faveur, Gilmer. Il te suffit de demander. Ce n’est pas un service facile, et c’est dangereux. Laisse-moi t’expliquer avant de dire oui. Il fit venir Mérie à l’intérieur et raconta tout ce qui s’était passé, y compris ce qu’ils avaient tous les deux entendu cette nuit-là. Qui crois-tu que c’était ? demanda Gilmer. En plus du praifec, je veux dire. Qui étaient les deux autres ? Je n’en ai pas la moindre idée. L’un d’entre eux était le prince Robert, assura Mérie. -370- Gilmer la toisa. Le prince Robert est mort, petite. C’était lui, insista la fillette. Gilmer laissa échapper un long sifflement. C’est pas bon, ça. Pas bon du tout. (Il fit claquer ses mains sur ses cuisses.) Mais tu as fait le bon choix. Il n’y avait rien que tu pouvais faire, là-bas. Les royaux vont régler ce problème, et puis c’est tout. Mais le praifec... Eh ben, ils font des choses comme ça, parfois. Je ne puis permettre qu’il arrive quelque chose à Mérie, dit Léoff. Non, évidemment pas, répondit Gilmer. (Il passa la main dans les cheveux de la fillette.) Le Fratrex Prismo pourrait bien venir lui-même de z’Irbina que je ne laisserai toujours pas une petite fille se faire tuer devant moi. Nan, vous allez rester ici tous les deux. Quand tout ça se sera calmé, on réfléchira à ce qu’on fera. Gilmer, j’ai besoin que Mérie soit en sécurité ici, c’est vrai. Mais il faut aussi que j’y retourne. Gilmer agita un doigt dans sa direction. C’est de la folie ! s’exclama-t-il. Tu crois que tu vas arrêter un coup d’État à toi tout seul ? Ou que qui que ce soit t’en sera reconnaissant si tau y arrives ? Tu étais l’invité d’honneur à cette fête. Même si la reine gagne, elle va penser que tu es un traître. Apprends de la vie, mon garçon R reste à l’écart. Je ne peux pas. La reine a besoin d’être avertie. (Il déploya ses épaules.) De plus, j’ai une commande à finir et un concert à donner. -371- QUATRIÈME PARTIE DES BORNES En le mois de decmen de l’an 2223 d’Éveron Ponto, le cinquième mode, invoque saint Diuvo, saint Flenz, saint Thunor, et saint Coq. Il évoque le nouvel amour enflammé, le banquet tonitruant, le vin qui coule à volonté. Il provoque le ravissement, la joie, le désir. Sesto, le sixième mode, invoque sainte Erren, sainte Anne, sainte Fiendésévé, et sainte Adlainne. Il évoque la douleur que l’on ne souhaite pas voir disparaître, la douce tristesse qui suit l’amour physique, les sentiments non partagés. Il provoque la tristesse érotique. Extrait du Codex Harmonium d’Elgin Widsel -372- CHAPITRE UN DES AMITIÉS Anne passa un peigne dans ses cheveux collés par le sel et regarda les mouettes sur la grève se disputer des restes de poissons et d’autres choses autrefois vivantes, plus douteuses. Les oiseaux n’étaient pas les seuls charognards : vingt ou trente personnes, principalement des enfants, fouillaient le sable à la recherche des trésors qu’apportaient les vagues. Plus bas sur la plage, la masse meurtrie de la Della Puchia était en cale sèche dans un échafaudage, et plus loin encore se dressaient les petites maisons blanches qui formaient le village galléen de Duvré. Il était difficile de se souvenir de la tempête en détail. Ces cloches de tonnerre vicieux, de claquements d’espars et de vagues fracassantes se fondaient en une unique terreur interminable. Elle les avait laissés à la dérive et près de couler, avec une seule voile de fortune et la chance d’avoir une terre en vue. Ils avaient longé la côte pendant près d’une journée avant de trouver ce village de pêcheurs et le mouillage qu’il offrait. Un vent froid venait de la mer, mais les nuages avaient disparu. La seule trace qui subsistait de la tempête était les débris qu’elle laissait derrière elle. Le peigne se bloqua et elle tira sur ses cheveux d’exaspération, en rêvant de pouvoir prendre un bain, mais le village n’avait pas d’auberge, juste une taverne. De toute façon, ils n’avaient presque plus d’argent. Cazio avait ce qui restait et essayait d’acheter des chevaux et des provisions. Le capitaine -373- Malconio avait estimé qu’il faudrait une semaine avant que son navire puisse reprendre la mer, elle n’avait pas l’intention d’attendre si longtemps. D’après ses habitants R ou du moins, d’après ce que les hommes de Malconio réussissaient à en comprendre R Duvré se trouvait à une dizaine de lieues au sud de Paldh. Ils avaient prévu d’aller à Eslen par voie de terre, de toute façon, et avaient donc décidé qu’ils pouvaient tout aussi bien partir de là. Avec un soupir, elle se leva et repartit vers le village, afin de s’assurer que Cazio faisait bien ce qu’il était censé faire, et pas en train de conter fleurette à Austra. Ce bref moment de solitude avait été plaisant, mais il était temps de bouger. Elle le trouva à la taverne, évidemment, en compagnie de z’Acatto, Malconio, Austra, et de gens du cru. L’endroit était exigu et enfumé, baignant dans l’odeur écrasante des morues séchées qui pendaient de toutes les poutres. Les deux longues tables avaient été usées et polies par le temps, le sol R comme les murs R était recouvert d’une sorte de plâtre fait de coquillage pilé. Malconio parlait R quelque chose au sujet des merveilles d’une cité appelée Shavan R et un petit homme ratatiné qui n’avait pas plus de trois ou quatre dents traduisait au fur et à mesure en galléen. Des enfants en tunique de laine brute rouge et ambre et des femmes aux cheveux recouverts d’un foulard de coton noir écoutaient attentivement, en riant parfois et en faisant des commentaires entre eux. Ils la regardèrent entrer, mais leur attention revint rapidement à Malconio. Anne mit les mains sur les hanches et tenta d’attirer l’œil de Cazio, mais il ne la vit pas R ou l’ignora au profit d’Austra, qui à son instar buvait du vin à longs traits dans un cruchon de terre cuite. Z’Acatto était effondré la tête sur la table. D’impatience, Anne se fraya un chemin à travers la foule et attira l’attention de Cazio en lui tapant sur l’épaule. Oui, casnara ? demanda-t-il en levant les yeux vers elle. Austra tourna la tête, feignant de s’intéresser à l’histoire de Malconio qui se poursuivait à côté. -374- Je pensais que tu achetais des chevaux et des provisions. Cazio hocha la tête. C’est exactement ce que je fais, répondit-il. (Il tapa sur l’épaule d’un homme d’un certain âge, solide, au visage buriné et aux yeux d’un vert saisissant.) Voici Tungale MapeGovan. Je traite avec lui. L’homme, dont l’ébriété était déjà fort avancée, sourit à Anne. — Hinne allan, commenta-t-il en se grattant le ventre. Eh bien, tu ne peux pas te hâter un peu ? demanda-t-elle en ignorant l’abject personnage. Ils ne semblent pas aimer se presser, par ici, fit remarquer Cazio. Mon genre de gens, en fait. Cazio... Par ailleurs, nous n’avons pas assez d’argent, ajouta-t-il. Tu as assez d’argent pour le vin, semble-t-il. Cazio but une gorgée. Non, répliqua-t-il. Nous le gagnons en racontant des histoires. Eh bien, de combien avons-nous besoin ? demanda-t-elle, exaspérée. Il reposa son cruchon sur la table. Il veut deux fois ce que nous avons pour un âne et quatre jours de provisions. Un âne ? Il n’y a pas de chevaux, ici, et si quelqu’un en avait un, nous n’aurions pas les moyens de l’acheter. Alors tant pis pour l’âne, dit Anne. Achète juste la nourriture. Si tu veux la porter sur ton dos, fit remarquer Cazio, je fais l’affaire dans l’instant. Si c’est nécessaire, je le ferai. Nous ne pouvons attendre ici plus longtemps. Quelqu’un tira légèrement sur ses cheveux. Elle eut un hoquet de surprise et s’aperçut que Tungale les examinait. Cesse, lâcha-t-elle en repoussant sa main. — Ol panné ? demanda-t-il. -375- Cazio dévisagea le traducteur, mais il était toujours occupé par l’histoire de Malconio. Elle n’est pas à vendre, répondit Cazio en agitant la tête. C’en était trop. — À vendre ? s’exclama-t-elle. Malconio s’interrompit au milieu de sa phrase, et la tablée rugit de rire. — Né, né, dit Tungale. Sé venné se panné ? Que dit-il ? demanda Anne. Le traducteur eut un grand sourire qui dévoila plus encore sa condition dentaire. Il veut savoir combien coûteraient tes cheveux. Mes cheveux ? — Sé venné se ? demanda-t-il à Tungale. — Té, répondit Tungale. Oui, dit le traducteur. Tes cheveux. Combien ? Anne sentit son visage s’empourprer. Ses cheveux ne sont pas..., commença Cazio, mais Anne posa sa main sur son bras. L’âne et des provisions pour une neuvaine, dit-elle. Austra se tourna en entendant cela. Anne, non ! Ce ne sont que des cheveux, Austra, la rassura Anne. (Elle fit un signe de tête en direction du traducteur.) Dis-le-lui. En dépit de sa bravade, il lui fut difficile de se retenir de pleurer lorsqu’ils les lui coupèrent, tout le monde dans la salle riant et criant comme s’ils assistaient au spectacle d’une troupe. Elle retint néanmoins ses larmes, et résista à la tentation de passer la main dans le duvet qu’il lui restait sur le crâne. Voilà, dit-elle. Elle se leva et s’empressa de sortir, en courant presque. Dehors, elle pleura un peu, non pas tant pour la perte de ses cheveux qu’à cause de l’humiliation. Elle entendit des pas derrière elle. Laissez-moi seule, ordonna-t-elle sans se retourner. Je pensais que tu accepterais ceci. -376- Elle tourna la tête, un peu surprise qu’il s’agît de Malconio. Il tenait un foulard noir comme ceux que portaient les femmes du village. Elle le regarda un moment. Tu sais, reprit-il, tu aurais pu me demander l’argent. Je vais devoir vendre un peu de mes marchandises ici pour faire réparer le navire, de toute façon. Cazio est trop fier, mais tu aurais pu demander. Elle agita négativement la tête. Je ne peux rien te demander, capitaine. Certains de tes hommes sont morts à cause de moi, et ton navire est endommagé. Je te dois déjà trop. C’est vrai, en un sens, admit Malconio. Mais les marins meurent et les navires font naufrage. Il est une chose que l’on appelle le destin, et il est inutile de regretter ce que l’on a fait. Il vaut mieux apprendre de ses erreurs et aller de l’avant. Je ne t’en veux en rien, Anne. Je t’ai prise comme passagère parce que mon frère me l’avait demandé, et, malgré ce que j’ai dit auparavant, je sais à quoi m’attendre quant à mon frère et ses... situations. « Sais-tu combien cela a pu lui être difficile que de venir me le demander ? Mais il l’a fait, ce qui veut dire beaucoup de choses à ton sujet. Et que tu l’aies fait sortir du Tero Mefio signifie plus encore. Le Cazio que je connaissais n’avait jamais fait grand-chose pour les autres. S’il s’est amélioré, comment pourrais-je ne pas en faire au moins autant ? Anne réussit à sourire un peu en entendant cela. Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Malconio sourit C’est mon frère. Il lui tendit le foulard, et elle le prit Merci, dit-elle. Un jour, je te paierai de retour. La seule chose que je demande, c’est que tu fasses attention à mon petit frère, répondit Malconio. Je ferai de mon mieux. Il sourit mais son sourire disparut d’un coup comme il levait la tête et que son regard se fixait au-delà d’elle. Ils sont là, soupira-t-il. J’aurais dû me douter qu’ils ne couleraient pas. -377- Anne suivit son regard. Là-bas, à l’endroit où la mer et le ciel se rejoignaient elle vit des voiles. Oh non ! murmura-t-elle. Ils ne viennent pas par ici, dit Malconio au bout d’un moment. Ils cherchent probablement un mouillage plus profond R ils ont perdu un mât, tu vois ? Anne ne le voyait pas, mais elle acquiesça. Malconio avait raison, de toute façon. Le navire ne voguait pas vers la côte, mais la longeait. S’ils voient ton navire..., commença-t-elle. Malconio l’interrompit d’un geste de la tête. C’est peu probable à cette distance, pas avec la Della Puchia démâtée et en cale sèche. Mais même si c’était le cas, il ne pourrait pas venir jusqu’ici, pas avec les récifs que nous avons franchis. Il a un trop grand tirant d’eau. (Il se tourna vers Anne.) Néanmoins, je partirais si j’étais vous, et vite. S’ils ont vu la Puchia, ils enverront des hommes à terre dès qu’ils auront trouvé un port plus profond. Vous avez peut-être tout le temps du monde, mais il est tout aussi possible que vous n’ayez qu’un jour d’avance. Et s’ils viennent effectivement ici ? demanda Anne. Ils te tueront. Non, dit Malconio. Je ne suis pas destiné à mourir sur terre. Va rejoindre les autres et partez. Il vous reste toujours quelques cloches avant le coucher du soleil. Cazio trouva son frère dans son navire. Malconio se rembrunit quand il le vit. Tu es encore là ? Anne ne t’a pas dit que nous avions vu le navire ? Si, répondit Cazio. C’est juste que... Il s’interrompit, incertain soudain de ce qu’il voulait dire. Les adieux portent malheur, grommela Malconio. Ils impliquent que l’on ne s’attend pas à se revoir. Et je suis sûr de te revoir, n’est-ce pas, mon petit frère ? Cazio sentit quelque chose d’amer envahir ses poumons. Je suis désolé pour ton navire. -378- Eh bien, nous en reparlerons quand tu auras fait fortune, le rassura Malconio. Jusque-là, laisse-moi m’en inquiéter. C’est mon navire, après tout. Tu te moques de moi. Non, répondit Malconio. Vraiment pas. Tu as un destin, fratrillo, je le sens au plus profond de moi. Et il est tien R pas à moi, ni à notre père, ni à nos révérés ancêtres. Il t’appartient. Je suis juste heureux que quelqu’un t’ait finalement poussé à le poursuivre. Et lorsque tu l’auras trouvé, j’attends de toi que tu viennes dans ma maison de Turanate pour me le raconter. J’aimerais voir ce jour, souhaita Cazio. Malconio sourit. Vas-y, dit-il. Azdei, jusqu’à ce qu’on se revoit. Cazio serra la main de son frère, puis remonta de la plage vers l’endroit où les autres attendaient. Il n’y avait qu’une seule route qui repartait de Duvré, et ce n’était en fait qu’un étroit chemin. Cazio marchait devant, entraînant leur âne nouvellement acquis, et il jeta un dernier coup d’œil en arrière vers le navire de son frère avant qu’ils ne s’enfonçassent dans les arbres au-dessus du village. Il vit Malconio, silhouette lointaine, qui travaillait avec ses hommes. Puis il ramena son attention vers la route qui s’ouvrait devant lui. La forêt fit bientôt place à d’ondulants champs céréaliers. Ils virent quelques maisons distantes, mais aucun village, fût-ce de la taille de Duvré. Le crépuscule les trouva alors qu’ils faisaient un feu de camp sous un pommier si vieux que ses branches basses touchaient le sol. Anne n’avait pas beaucoup parlé depuis qu’elle avait perdu ses cheveux. Cazio n’avait jamais vu une femme sans cheveux, et cela ne lui plaisait pas. Il préférait lorsqu’elle portait son foulard sur la tête. Il essaya d’amorcer la conversation avec elle une fois ou deux, mais ses réponses furent brèves et ne menèrent nulle part. Austra restait elle aussi silencieuse. Il supposa que les deux filles avaient eu quelque dispute sur le navire, et qu’elles se boudaient encore. Il se demanda si c’était à son sujet qu’elles s’étaient accrochées. Austra répondait bien à ses attentions ; si -379- Anne était jalouse, elle ne le lui montrait pas, mais elle avait pu s’en prendre à Austra. Ce qui laissait z’Acatto, qui avait maugréé comme un ivrogne quand on l’avait tiré de sa stupeur, mais qui, une fois qu’ils avaient commencé à monter le camp, était devenu plutôt loquace. Lorsque Cazio tira Caspator et se mit à faire quelques exercices, le vieil homme grommela, se mit sur pied, et dégaina sa propre lame. Je t’ai vu attaquer en z’ostato, l’autre jour, dit-il. Effectivement, opina Cazio. C’est une attaque absurde, annonça z’Acatto. Je ne te l’ai jamais enseignée. Non, reconnut Cazio. C’est quelque chose qu’un des élèves d’Estenio a essayé sur moi. Han-han. Ça a marché ? Cazio sourit. Non. J’ai répliqué en pero perfo et je l’ai laissé s’empaler. Évidemment. Une fois que les pieds ont quitté le sol, on ne peut plus changer de direction. On sacrifie sa manœuvrabilité. Oui. Z’Acatto fit quelques passes dans l’air. Alors pourquoi l’as-tu fait ? demanda-t-il. Cazio réfléchit un instant, s’efforçant de se souvenir. Le chevalier avait presque Anne, expliqua-t-il finalement. J’aurais pu l’atteindre en me fendant, mais ma pointe n’aurait pas percé son armure et la force du coup n’aurait pas suffi à l’arrêter. Mais avec tout le poids de mon corps derrière ma lame, j’ai réussi à le faire basculer. Je crois que je lui ai aussi écrasé la trachée à travers son gorgerin, mais comme c’était quelque sorte de démon, cela n’avait aucune importance. Z’Acatto hocha la tête. Je ne t’ai jamais enseigné la z’ostato parce que c’est une attaque absurde lorsque l’on se bat avec des rapières. Elle n’est pas aussi insensée quand on combat un homme en armure avec une lourde épée. Cazio s’efforça de cacher sa stupéfaction. -380- Tu veux dire que j’ai eu raison de l’utiliser ? Tu as eu raison, mais tu ne l’as pas exécutée correctement. C’était confus dans la forme. Ça a marché, protesta Cazio. Z’Acatto agita un doigt dans sa direction. Quelle est la première chose que je t’ai enseignée au sujet de l’art de la dessrata ? Cazio soupira et s’appuya sur son arme. Que la dessrata n’est pas une question de vitesse ou de force, mais qu’il s’agit de faire les choses correctement, dit-il. Exactement ! s’exclama z’Acatto en brandissant son épée. La force et la vitesse peuvent parfois permettre de réussir malgré une forme douteuse, je ne dis pas le contraire. Mais un jour, tu n’auras ni la force ni la vitesse, parce que tu seras blessé, ou malade R ou vieux, comme moi. Il vaut mieux s’y préparer. Très bien, reconnut Cazio. Alors en quoi avais-je mal fait ? Z’Acatto se mit en garde. Cela commence ainsi, sur le pied d’appui, expliqua-t-il. Tu dois exploser vers l’avant, et ton bras doit déjà être rigide et dans l’axe. Tu dois porter ton attaque sur la ligne extérieure et pas l’intérieure, parce que c’est plus près. Une fois que tu as frappé, tu le dépasses, soit pour frapper une nouvelle fois de derrière, soit simplement pour t’enfuir. Essaie. Sous la direction du vieil homme, Cazio répéta le mouvement plusieurs fois. C’est mieux, approuva z’Acatto. Mais le bond doit être plus long, tu ne dois pas t’éloigner autant du sol. Plus tu sautes haut, plus tu es lent, et par-dessus tout, ce mouvement doit être rapide. Quelle est ma cible, sur un homme en armure ? demanda Cazio. Le gorgerin était un bon choix. Si le bras est levé, c’est une bonne cible aussi, juste dans la fente. Si tu es derrière, juste sous le heaume, l’arrière du genou, les fentes des yeux, si tu peux les atteindre. Cazio sourit. -381- Tu ne m’avais pas dit qu’on ne combattait pas les chevaliers ? demanda Cazio. On ne brette pas avec eux, répliqua z’Acatto. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas les tuer. Sauf apparemment, dans le cas de nos ennemis actuels, lui rappela Cazio. La plupart d’entre eux sont de chair et de sang, railla z’Acatto. Les autres ont simplement besoin d’être décapités. Nous savons que cela peut être fait. Il leva sa rapière et la tint au-dessus de sa tête, pommeau en haut et pointe plus ou moins tournée vers le visage de Cazio. S’il tient son épée ainsi et qu’il se fend, ne pare pas. Contre-attaque le long de son arme et esquive sur le côté. Ne répond jamais à un sabre par une parade simple. Sers-toi de tes pieds. Attends le coup puis plonge, et fait attention au coup en retour. Durant les deux heures qui suivirent, à la lueur du feu, ils jouèrent à rapière contre sabre, et pour la première fois depuis longtemps, Cazio ressentit de nouveau la pure joie de la dessrata, d’apprendre et de s’entraîner avec son mestro. Enfin, haletant, le vieil homme remit son arme au fourreau. Assez, soupira-t-il. Je me fais trop vieux pour ça. Encore un tout petit peu, supplia Cazio. Et si le coup vient de dessous, mais que... Non, non. Demain. Z’Acatto s’assit lourdement sur une pierre et essuya la sueur sur son front. Quand as-tu combattu des chevaliers, z’Acatto ? demanda Cazio. Z’Acatto se contenta de maugréer et de regarder le feu. Ospéro t’a appelé Emratur. Que voulait-il dire par cela ? C’était il y a bien longtemps, murmura z’Acatto. Une époque à laquelle je n’aime pas penser quand je n’y suis pas obligé. Tu n’avais jamais dit que tu avais été commandant. Z’Acatto agita la tête. -382- Je viens de dire que je n’aime pas en parler, n’est-ce pas ? Oui. Eh bien. Il se leva, alla s’étendre sur sa couverture, et ferma les yeux. Cazio l’observa longtemps. Les filles dormaient déjà. Il allait apparemment monter la garde. Le lendemain, le temps était frais et clair. Les champs s’étendaient à perte de vue, et après une cloche de route, ils virent un château sur une colline distante. Cazio pouvait voir les murs blancs et les toits jaunes de la petite ville qui se blottissait en dessous. Puis ils atteignirent une fourche. Une route menait vers le château, l’autre continuait tout droit. C’est tout droit que va notre route, dit Cazio. Tu es d’excellente humeur, ce matin, fit remarquer Austra. Ils marchaient avec l’âne et se trouvaient un peu devant les autres. Anne traînait un peu, et semblait perdue dans ses pensées. Z’Acatto clopinait. Je suppose que oui, répondit Cazio. Et pourquoi ne le serais-je pas ? Je me trouve en compagnie d’une superbe casnara, le soleil brille, et nous avons échappé au danger, au moins pour le moment. Et plus que tout, nous ne sommes pas sur un navire. Certes. Et tout ceci, reprit Cazio en embrassant les alentours d’un geste du bras. Le changement. Ce n’est certainement pas le Vitellio. Est-ce que la Crotheny ressemble à ça ? Austra agita négativement la tête. Ici, nous sommes encore proches du Vitellio, en fait, expliqua-t-elle. La Crotheny est plus humide. Il y a plus d’arbres et les champs sont plus verts, même à cette époque de l’année. Il y fait plus froid, aussi. Eh bien, je suis impatient de la voir. Tu dois l’être aussi. Tu es certainement heureuse de rentrer chez toi. -383- Austra haussa les épaules d’un air peu assuré. Je ne sais plus bien ce que c’est, chez moi, avoua-t-elle. Tout a changé. Je ne sais pas s’il y aura encore une place pour moi. Que veux-tu dire ? Je veux dire que je ne sais pas si Anne voudra encore de moi comme servante. Servante ? Elle parut surprise. Tu ne savais pas ? Non. Je pensais que vous étiez cousines, ou amies. Eh bien, nous étions amies. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction d’Anne, puis il baissa la voix. J’ai remarqué que vous n’étiez plus aussi proches, ces derniers temps. Nous nous sommes disputées sur le navire, reconnut Austra. J’ai dit certaines choses que je n’aurais pas dû. Eh bien, tu la connais depuis plus longtemps que moi, observa Cazio. Mais ce n’est pas la personne au monde la plus facile à vivre. Mais elle l’a toujours été, avec moi, assura Austra. Mais quelque chose a changé. Oui, elle a changé. Il lui est arrivé quelque chose et elle ne veut pas me dire quoi. Cazio tira sur la bête de somme, qui semblait intéressée par quelque chose au bord de la route. Eh bien, dit-il, tu m’as dit que son père et ses sœurs avaient été tués, et quelqu’un semble faire énormément d’efforts pour la supprimer aussi. Cela n’a pu que lui faire un certain effet. Évidemment. Mais il y a autre chose. Eh bien, je suis certain que vous allez vous réconcilier bientôt, la rassura Cazio. Du moins, je l’espère. Je déteste voir des mines aussi allongées. Ils firent quelques pas en silence. Je suis heureuse que tu sois là, lui confia-t-elle. Anne est la seule amie que j’aie jamais eue. -384- J’espère que je suis ton ami, dit-il. Tu es comme un ami, répondit-elle. Mais pas comme Anne. Non ? Quelle sorte d’ami suis-je, alors ? Du genre que je n’aurais même jamais osé imaginer, confessa-t-elle. En se sentant bizarre et étrangement coupable, il glissa sa main dans la sienne. Malconio avait raison. Son intérêt s’était toujours porté sur Anne, quoiqu’il fût rendu fou par le fait qu’il ne pût exactement dire pourquoi. Mais Anne était difficile. Elle se croyait toujours amoureuse de ce Roderick. Il avait cru que s’il se montrait un peu prévenant avec Austra, il attirerait l’attention d’Anne R beaucoup de femmes réagissaient de cette façon. Parfois, il avait l’impression que cela fonctionnait. D’autres fois, il était convaincu qu’il perdait son temps. Mais, en revanche, il n’avait que trop bien réussi avec Austra. Son affection ne faisait aucun doute. À sa grande surprise, il réalisa que cela commençait à être sincèrement réciproque. Elle était douce et intelligente, et à sa façon tout aussi jolie qu’Anne. Bizarrement, à chaque fois qu’il la regardait, elle semblait plus belle. Austra était le genre de fille que l’on avait envie de serrer dans ses bras et de réconforter, à qui l’on désirait chuchoter que tout irait bien. Mais il voulait toujours Anne. Un peu après la midi, ils atteignirent la grande voie vitellienne qui était, enfin, une vraie route, assez large pour des équipages. L’un d’entre eux les dépassa, et Anne le regarda avec envie. Elle et Austra étaient venues en Vitellio dans ce genre de voiture, dans un luxe qui correspondait à ce à quoi elle avait toujours été habituée depuis sa naissance. Maintenant, elle rentrait chez elle avec un âne. Sur un point au moins les deux voyages étaient similaires : à l’aller, dans la voiture, Austra ne lui avait pas beaucoup parlé non plus. Il s’était agi d’un châtiment pour sa tentative de fugue. Une promesse y avait mis fin. Anne ne pensait pas que cette fois, le silence serait aussi facilement brisé. -385- Austra avait Cazio maintenant, de toute façon. Ils s’étaient tenus la main toute la journée. Ils passèrent la nuit dans une étable, juste après la sortie de Pacre. Le fermier parlait un peu la langue du roi et leur dit qu’ils franchiraient bientôt la frontière de l’Hornladh. Son cœur s’accéléra en entendant cela, et elle lui demanda s’il savait où était Dunmrogh. Il lui répondit que c’était à l’est, mais qu’il ne connaissait pas bien la route. Cette nuit-là elle ne put s’endormir, se sentant coupable de ne pas plus penser à Roderick. Elle savait qu’elle l’aimait, mais tant de choses s’étaient passées. Mais au fond d’elle-même, elle devinait qu’il y avait autre chose. Cazio avait fait naître des doutes au sujet de Roderick, et bien qu’elle sût qu’il avait tort, elle ne pouvait les effacer complètement de son esprit. Elle avait besoin de le revoir. Se trouvait-il à Eslen ou était-il retourné à Dunmrogh ? Peut-être qu’une fois à Paldh, elle trouverait le moyen de faire parvenir un message à Dunmrogh, pour dire qu’elle rentrait chez elle. Le lendemain, les champs firent place à d’immenses vignobles, qui couvraient les collines à perte de vue. Anne se souvenait encore s’être dit dans la voiture qu’elle n’aurait jamais imaginé qu’il pût y avoir autant de raisin dans le monde entier. Du coin de l’œil, elle regarda Austra qui, pour une fois, ne marchait pas vingt pas devant elle. La Téréméné ne doit plus être loin, maintenant, tenta Anne. Si je me souviens bien de ton journal. Je crois que tu as raison, répondit Austra. C’était intelligent de ta part, poursuivit Anne, que de tenir un journal. Au moins, nous savons où nous sommes. À ton avis, à combien de jours sommes-nous d’Eslen ? Il avait fallu cinq jours en voiture, dit Austra. Mais nous ne voyagions pas toute la journée, et nous avons passé deux nuits à Paldh. Six ou sept jours, alors, si nous marchons bien ? Cela doit être ça, oui, admit Austra. Anne se mordit la lèvre. -386- Va-t-on continuer ainsi longtemps ? demanda-t-elle. À ne pas se parler ? Nous parlons, rétorqua Austra. Tu sais ce que je veux dire. Austra soupira et acquiesça. C’est juste que... Je t’aime toujours, Anne, mais parfois j’ai l’impression que tu ne peux pas m’aimer. C’est absurde, la réconforta Anne. Tu es ma meilleure amie. Tu as toujours été ma meilleure amie. Et j’ai toujours besoin de toi. Mais tu me fais souffrir, par la façon dont tu me tiens à l’écart. Je sais, reconnut Anne. Mais cela ne t’empêchera pas de continuer. Anne soupira. Laisse-moi y réfléchir. Peut-on faire une trêve en attendant ? Nous ne sommes pas en guerre. Je suis heureuse d’entendre cela, dit Anne en s’efforçant de se montrer joviale. Elles poursuivirent ensuite leur discussion, en spéculant sur la façon dont les choses avaient pu changer à Eslen. Ce n’était pas aussi chaleureux qu’autrefois, mais c’était mieux que le silence. Après près d’une cloche, Austra demanda à être excusée pour aller satisfaire un besoin naturel. Je vais venir avec toi, proposa Anne. Le vin de ce matin a fait son effet. Cazio et z’Acatto profitèrent de cette opportunité pour s’asseoir. Prenez votre temps, dit Cazio. L’âne a besoin de se reposer. Les deux jeunes filles remontèrent une colline entre des rangées de vignes jusqu’à ce qu’elles ne pussent plus voir les hommes. Anne regretta que ce ne fût pas la saison du raisin R le poisson séché et le pain dur qu’ils avaient achetés avec ses cheveux n’avaient pas été bons dès le premier jour, et elle commençait maintenant à en avoir vraiment assez. -387- Qu’y a-t-il en bas, là-bas ? demanda Austra lorsqu’elles eurent achevé ce pourquoi elles avaient escaladé la colline. Anne regarda dans la direction qu’indiquait le doigt de la jeune fille. La colline redescendait de l’autre côté pour former une vallée entre elle et la colline suivante. Une rangée de saules indiquait un ruisseau, mais entre elles et le ruisseau, il y avait ce qui parut d’abord être un mur irrégulier de brique rouge. Puis elle vit qu’il y avait autre chose. On dirait une sorte de ruine, fit observer Anne. On va voir de plus près ? demanda Austra. Anne n’en avait pas vraiment envie R les aventures et explorations de ces derniers temps eussent suffi pour une vie entière. Mais Austra lui parlait de nouveau. Juste un coup d’œil, concéda-t-elle. Nous n’avons pas de temps à perdre. Elles descendirent la colline. Les vignes entretenues s’arrêtaient à mi-chemin, pour reprendre à la même altitude sur l’autre colline. Mais la vallée était sauvage, couverte de buissons, de vigne vierge et de broussailles. Le sol était parsemé de briques. Ce devait être un château ou un manoir, dit Austra lorsqu’elles furent plus près. Anne acquiesça. Des ronces recouvraient la plus grande partie de la structure. Un mur se dressait encore plus haut que leurs têtes, mais tous les autres avaient quasiment été réduits à leurs fondations. Elles pouvaient néanmoins voir le dessin des pièces qui avaient existé, et ce bâtiment avait été d’une taille considérable. Maintenant qu’elles étaient là, il était évident qu’il y avait d’autres bâtiments, ou du moins qu’il y avait eu d’autres bâtiments. Cependant, il y avait quelque chose d’étrange, de familier. Piquée dans sa curiosité, Anne enjamba les restes d’un mur et pénétra dans la ruine la plus proche. Il y avait une sorte de monticule un peu plus loin à l’intérieur, qui, de plus près, se révéla être une sorte de boîte de pierre brisée. Quelque chose de blanc et terne lui attira l’œil, et elle se baissa pour le ramasser. C’était fin mais lourd, et en sursautant, elle réalisa que c’était un -388- petit morceau de feuille de plomb. Elle sentit le léger enfoncement des lettres, et le laissa aussitôt tomber. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Austra. C’est une cité des morts, chuchota Anne. Comme Eslen-des-Ombres. Elle s’éloigna en reculant de la boîte, qui ne pouvait être que le vestige d’un sarcophage. Par les saints ! murmura Austra en regardant alentour. Mais où est la cité des vivants ? Nous sommes trop loin de Pacre, et nous ne sommes pas encore à la Téréméné. Personne n’a entretenu ce lieu, constata Anne. La cité vive a dû disparaître, elle aussi. Elle se trouvait peut-être un peu plus bas dans la vallée. Une ville entière qui aurait disparu ? s’interrogea Austra à voix haute. Mais comment cela serait-il possible ? Cela arrive, dit Anne. Avec la peste ou la guerre... (Un frisson lui parcourut l’épine dorsale.) Partons d’ici. Ce ne sont pas nos ancêtres. Ils pourraient ne pas aimer nous voir. Attends, souffla Austra. Regarde par là. Anne suivit avec réticence Austra de l’autre côté d’un autre monceau de pierres. Là se trouvait une construction plus ou moins intacte, carrée, à quatre murs, quoiqu’elle n’eût plus de toit. Le linteau de la porte s’était effondré, mais l’ouverture était encore là. À l’intérieur, les arbres et le lierre étaient si épais qu’elle semblait presque impénétrable. C’est un horz, assura Austra. Il est quasiment semblable à celui de chez nous, celui où nous avons trouvé la tombe de Virgenye. Une étrange sensation envahit Anne alors qu’elle réalisait qu’Austra avait raison. Elle sentit quelque chose se mouvoir juste hors de son champ de vision, et entendit le murmure ténu d’une voix qui s’exprimait dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Nous devons partir, s’exclama Anne impulsivement. Il faut partir maintenant. Austra se retourna et ses yeux s’écarquillèrent. Ton visage, dit-elle d’une voix inquiète. Est-ce que ça va ? -389- Il faut juste que je parte. L’impression se dissipa comme elles s’éloignaient du horz. Que s’est-il passé ? Je ne sais pas, répondit Anne. (Puis lorsqu’elle vit l’air sceptique sur le visage d’Austra, elle ajouta :) Je ne sais vraiment pas. Mais je me sens mieux, maintenant. Austra se rembrunit soudain. Tu as entendu ça ? demanda-t-elle. Est-ce que c’était Cazio ? Je n’ai rien entendu. Austra voulut courir vers le sommet de la colline, mais Anne la retint par le bras. Attends, murmura-t-elle. Doucement. Et sans bruit. Pourquoi ? On aurait dit qu’il criait. Raison de plus, insista Anne. Et s’il essayait de nous avertir ? Nous avertir ? répéta Austra d’une voix quelque peu paniquée. Elles pressèrent le pas jusqu’au sommet de la colline, en restant baissées, et regardèrent à travers les vignes. Cazio et z’Acatto étaient là, ainsi qu’une vingtaine de cavaliers. Cazio était à genoux, son épée à plusieurs pas de lui, et l’un des hommes lui liait les mains derrière le dos. Z’Acatto était debout et déjà ligoté. C’était les chevaliers et les soldats des quais. Ils nous ont trouvés, chuchota Anne. Cazio, murmura Austra d’une voix pantelante. Puis elle ouvrit la bouche pour crier son nom, et Anne dut la bâillonner de la main. Non, marmonna Anne en à peine un soupir. Nous devons fuir. Austra ferma les yeux et hocha la tête. Anne ôta sa main. Nous ne pouvons pas les abandonner, dit anxieusement Austra. Ils ne les ont pas tués, répondit Anne. Et ils ne le feront pas tant qu’ils ne nous auront pas trouvées, tu ne le vois pas ? Mais s’ils nous attrapent, nous mourrons tous. Je... -390- Ils vont venir par ici, prédit Anne. Nous avons de la chance que ce ne soit pas déjà fait. Mais ils ont reconnu Cazio et z’Acatto, alors ils savent que nous devons être quelque part. La seule façon dont nous pouvons les aider, c’est en restant libres. Je suppose que oui, reconnut Austra. Elles redescendirent de l’autre côté de la colline, vers les ruines, d’abord en se cachant. Mais lorsqu’elles entendirent les sabots des chevaux derrière elles, elles se mirent à courir. -391- CHAPITRE DEUX L’AVEUGLE, LE SOURD ET L’OBSCURITÉ Lorsque Alis Berrye entra, Murielle lui indiqua un siège d’un geste. Dis-moi ce qui se passe, dit-elle. Dis-moi comment je pourrais mourir aujourd’hui. Berrye se rembrunit et joignit les mains. Majesté, dit-elle, j’aimerais d’abord parler de l’attaque du manoir de dame Gramme. Poursuis, dit Murielle en tendant la main vers sa tasse de thé. Tu l’as ordonnée parce que j’avais suggéré que le prince Robert s’y trouvait et que dame Gramme complotait. Je crains d’avoir failli. Parce que nous n’avons pas trouvé Robert ? (Murielle sirota un peu de son thé.) Ce n’est pas vraiment une surprise. Tout s’est mal passé, mais ce n’était pas ta faute. Il n’y aurait pas dû y avoir d’assaut, pour commencer. Mes ordres étaient d’encercler l’endroit pour que personne ne puisse s’échapper. Sire Fail devait ensuite entrer en mon nom et procéder à une fouille pacifique. Au lieu de cela, ses hommes sont tombés dans une embuscade et ils ont réagi comme les guerriers qu’ils sont. Mais hormis Robert, il est évident que Gramme conspirait pour s’assurer le soutien des landwaerden de la Terre-Neuve. C’est déjà en soi une information précieuse. Cela n’ôta rien au trouble de Berrye. -392- Majesté, j’aurais pu découvrir cela par moi-même, sans effusion de sang. Tu as la présomption de me dire qu’envoyer mes hommes chez Gramme était une erreur ? Il est de mon devoir de te dire de telles choses, Majesté, répliqua Berrye. C’est dans la nature de ce que tu m’as demandé de faire. Murielle fronça les sourcils, mais Berrye avait raison. Erren n’avait jamais hésité à lui signaler les bêtises qu’elle faisait. Mais Erren avait été plus âgée, et son amie depuis des années. Que cette fille lui fît des remontrances était... ennuyeux. Très bien, je l’admets, dit-elle à contrecœur. Je sais que c’était une décision impopulaire, en particulier dans certains quartiers. Mais je pense que je devais faire une démonstration de force, affirmer que je n’accepterais pas d’être une cible passive. Peut-être, reconnut Berrye, mais tu aurais pu choisir un autre champ de bataille. Les landwaerden ne sont plus mécontents du trône : ils sont déchaînés. Ton soutien au sein du Comven n’a jamais été aussi bas, et la rumeur court dans la rue que tu es devenue folle. Pis que tout, le praifec a commencé à s’exprimer contre toi. Vraiment, dit Murielle. Et que dit le praifec ? Il suggère avec insistance que tu as ravi le pouvoir à ton fils. Il sait très bien que Charles n’est pas capable de prendre des décisions. Berrye hocha la tête. C’est précisément son argument, je crois. Son autre affirmation est que la tutelle de ton fils doit t’être retirée et lui être confiée. Murielle sourit amèrement. Il y a seulement quelques jours, il m’a suggéré d’autoriser les troupes de z’Irbina à stationner dans cette ville. Savais-tu cela ? Non, mais j’aurais pu le deviner. L’Église est en mouvement, Majesté. Je ne connais pas la nature exacte de leurs projets, mais il me paraît certain qu’ils mettent fin à une -393- longue période de renonciation aux interférences directes dans les affaires séculières. Murielle maintint sa tasse sur l’accoudoir de son fauteuil. Hespéro a dit quelque chose en ce sens, lui aussi, dit-elle. Très bien, tue-le pour moi. Majesté ? Les yeux de Berrye s’écarquillèrent progressivement. Je plaisante, dame Berrye. Je... Oh. Bien. À moins que tu ne penses toi aussi que je suis devenue folle. Je ne le crois pas un seul instant, Majesté, l’assura Berrye. Très bien, alors, dit-elle d’un ton sarcastique. Tu m’as dit en quoi je m’étais trompée. Maintenant, j’attends tes suggestions quant à la façon de bien faire. Il est d’une importance capitale de regagner les landwaerden et les marchands à ta cause, Majesté, répondit la jeune femme. Je ne puis trop insister à ce sujet. Crois-le ou non, lui confia Murielle, j’avais déjà pensé à cela il y a plusieurs semaines. J’ai commandé une œuvre musicale qui doit être composée pour eux et pour le peuple de la cité. Le concert devait avoir lieu dans trois semaines, et s’accompagner d’un banquet. Je ne savais pas que Gramme le ferait avant moi. Maintenant, je suppose que c’est devenu inutile. Cela ressemblerait trop à une excuse. Ce qui est précisément la raison pour laquelle il faut le faire, affirma Berrye. Mais tu dois aller plus loin, je crois, et réfléchir aux lois que tu pourrais réformer pour les apaiser. Je suggérerais une audience formelle durant laquelle ils pourraient présenter leurs doléances. Je le ferai demain. Quoi d’autre ? Que tu te sois ou non alliée avec Liery, de toute façon, tout le monde pense que c’est le cas. Tu as deux possibilités, soit prouver le contraire en épousant Bérimund, soit réaliser l’alliance en épousant l’un des seigneurs lieriens. Non, dit Murielle. Quoi d’autre ? -394- Libère immédiatement Gramme, exhorta Berrye. Tu n’as pas prouvé qu’elle ait fait quoi que ce soit, et s’il lui arrive quelque chose pendant qu’elle est sous ta garde, les choses ne feront qu’empirer. J’envisageais plutôt qu’il lui arriverait effectivement quelque chose pendant qu’elle est sous ma garde, dit Murielle. J’espère que c’est une autre plaisanterie, Majesté. Oui, dame Berrye, mais à peine. Je la ferai libérer dans l’heure. Y a-t-il autre chose ? Oui. Fais quelques apparitions hors de tes appartements. Et dors un peu R tu as les yeux cernés de noir. Murielle gloussa. Erren avait l’habitude de me coiffer. Vas-tu t’y mettre aussi ? Si tu le souhaites, Majesté, dit précautionneusement Berrye. Non, merci. Je crois que je trouverais légèrement inconvenant de voir la maîtresse de mon époux me passer un peigne dans les cheveux. C’est compréhensible. Le coiffais-tu ? Je... De temps en temps, reconnut Berrye. Est-ce que cet étrange bruit rauque qu’il faisait en dormant te gênait ? Je trouvais cela touchant, Majesté. Eh bien, merci, dame Berrye. Nous nous reparlerons lors de ton prochain rapport. Berrye s’apprêta à partir. Un instant, dame Berrye, murmura Murielle en se décidant à contrecœur. Oui, Majesté. L’assassin qui a pénétré dans mes appartements a pris quelque chose. Une clé. La clé de quoi, Majesté ? C’est ce que je vais te montrer. Berrye s’arrêta à la fin de la lumière. Viens, dit Murielle. -395- Mais, Majesté, il n’y a plus de torches. Nous devrions peut-être retourner chercher une lanterne. Elle nous sera fournie, dit Murielle. (Puis elle se retourna vers la jeune femme :) C’est agréable de savoir que tu ne connais pas tous mes secrets. Je ne sais rien de cet endroit sinon qu’une fois, peu de temps avant sa mort, Sa Majesté est allé quelque part dans les souterrains, et que quand il est revenu, son visage était pâle et il refusait d’en parler. Je ne savais pas que cet endroit existait jusqu’à la mort de Guillaume. J’ai trouvé une clé dans ses appartements, et les questions que j’ai posées m’ont amenée ici. Mais personne n’a admis savoir ce qu’il y avait là. Elle s’enfonça dans l’obscurité et Berrye la suivit. Murielle chercha à tâtons la porte qu’elle savait être là, et trouva sa poignée. Il n’y a pas de musique, chuchota-t-elle. Il devrait y en avoir ? demanda Berrye. Le Gardien se distrait parfois en jouant du théorbe, dit Murielle. Le Gardien ? Au lieu de répondre à la question implicite, Murielle frappa à la porte. Lorsqu’elle n’eut reçu aucune réponse, elle frappa plus fort. Peut-être qu’il dort, suggéra Berrye. Je ne crois pas, répondit Murielle. Viens, allons prendre l’une des torches... Elle fut interrompue par l’ouverture presque silencieuse de la porte. Le visage du Gardien apparut, rougeâtre dans la lueur ténue qui provenait du couloir. C’était un visage vieux et beau, pas immédiatement reconnaissable comme masculin ou féminin. Ses yeux aveugles et albuginés semblaient les chercher. C’est la reine, dit Murielle. J’ai besoin de te parler. Le Gardien ne répondit pas, mais tâtonna dans sa direction d’une main tremblante, et Murielle comprit qu’il se passait quelque chose de terriblement anormal. Gardien, appela-t-elle. Réponds-moi. -396- Sa seule réponse fut d’ouvrir la bouche, comme pour crier. Elle vit alors qu’il n’avait pas de langue. Par les saints ! s’exclama-t-elle d’une voix pantelante, en reculant. Alors, avec une violence surprenante, elle vomit et se retint au mur. Elle avait l’impression que des asticots s’agitaient dans son estomac. Berrye fut soudain à son côté et la soutint avec une force étonnante. Ça va aller..., commença Murielle avant de s’interrompre pour vomir encore et encore. Lorsque enfin la nausée passa, elle se redressa sur des jambes chancelantes. Je suppose qu’il avait jusqu’ici la capacité de parler, demanda Berrye. Oui, répondit Murielle d’une voix faible. Le gardien se dressait toujours au même endroit, impassible. Berrye revint vers lui et l’observa de plus près. Je crois que ses tympans ont été crevés, dit-elle. Il ne peut pas nous entendre non plus. En tremblant, Murielle s’approcha du vieux Sefry. Qui a fait cela ? murmura-t-elle. Qui l’a fait ? Le même qui t’a pris ta clé, je présume, suggéra Berrye. Murielle sentit d’étranges larmes sur son visage. Elle ne connaissait pas le Gardien R elle ne l’avait rencontré qu’une fois, et l’avait menacé ce jour là de lui faire briser les tympans. Elle ne le pensait pas, évidemment, mais elle était hors d’elle. Il passe sa vie entière ici, résuma Murielle. Dans l’obscurité, sans voir. À servir, mais il avait sa musique et les conversations lorsque quelqu’un venait. Qu’a-t-il maintenant ? Ses oreilles pourraient guérir, dit Berrye. Cela s’est déjà vu. Je vais faire envoyer mon médecin. Elle avança le bras pour prendre la main tendue dans la sienne. Celle-ci se contracta dans une sorte de désespoir, puis le visage du gardien se contorsionna brièvement. Enfin il relâcha son étreinte, recula, et referma sa porte. Que garde-t-il, ô ma reine ? demanda Berrye. -397- Murielle remonta le couloir et arracha une torche au mur. Puis, suivie de Berrye, elle s’engagea dans un escalier taillé dans la pierre vive. Il y a des os dans la roche, fit remarquer Berrye tandis qu’elles descendaient les marches humides. Oui, répondit Murielle. Le Gardien m’a dit qu’ils étaient plus anciens que la pierre elle-même. Au-delà du pied de l’escalier se dressait une porte de fer gravée d’étranges caractères. L’air sentait la poix en feu et la cannelle, et l’écho de leurs voix semblait entraîner d’autres marmonnements plus ténus. Il y a plus de deux mil ans, commença Murielle, une forteresse se dressait là où se trouve maintenant Eslen, la dernière forteresse des seigneurs skasloï qui maintenaient nos ancêtres en esclavage. C’est ici que Virgenye Dare et son armée ont abattu les murailles et tué les derniers représentants de cette race démoniaque. Ils les ont tous tués sauf un, qu’ils ont gardé, diminué mais vivant. Elle s’approcha et posa le bout de ses doigts sur la porte. Cette porte requiert deux clés : celle qui a été volée dans ma chambre, et celle du Gardien. Derrière cette porte s’en trouve une autre, à travers laquelle aucune lumière ne doit jamais filtrer. Et il est là. Le dernier des Skasloï, souffla doucement Berrye. Encore vivant après tout ce temps. Je n’aurais jamais pu l’imaginer. Les Skasloï ne mourraient pas de mort naturelle, expliqua Murielle. Ils ne vieillissaient pas, contrairement à nous. Mais pourquoi ? Pourquoi garder une telle chose en vie ? Parce qu’il possède un savoir, dit Murielle, et une vision qui va au-delà de celle des mortels. Durant deux millénaires, les rois de Crotheny lui ont arraché des conseils. Même les sœurs du convent ne savaient pas cela, reconnut Berrye. L’Église sûrement pas non plus, parce qu’ils l’auraient fait tuer. (Ses sourcils se haussèrent un peu.) Tu lui as parlé ? Murielle acquiesça. -398- Après que Guillaume et mes enfants eurent été tués. Je lui ai demandé comment je pouvais me venger de leurs assassins. Et il te l’a dit. Oui. Ça a fonctionné ? Murielle sourit amèrement. Je ne sais pas. J’ai maudit celui qui était derrière ces meurtres, mais je ne sais pas de qui il s’agit. Donc je ne sais pas si ma malédiction a porté ses fruits. Mais j’ai senti qu’elle agissait. J’ai senti un mouvement, comme une gorge dans une serrure. Les malédictions sont dangereuses, avertit Berrye. Elles se répercutent comme des ronds dans l’eau. On ne sait jamais ce que seront les conséquences de ce que l’on a voulu. — Reiiiiine, cracha une voix dans sa tête. Il me parle, murmura Murielle. Est-ce que tu l’entends ? Je n’entends rien, Majesté, répondit Berrye. — Reiiiiine, toi qui pues la femelle et l’enfantement. Porte entre nous. Tu ne viens pas à moi ? Je ne peux pas. Je n’ai pas la clé. Quelque chose comme un rire noir résonna dans son crâne. — Non. Lui l’a. Celui que tu as fait. Le cœur de Murielle se serra comme un poing dans sa poitrine. Celui que j’ai fait ? Que veux-tu dire ? — Je le chante, je le chante encore et encore. Lorsque le monde lui-même se fendra, je mourrai peut-être. Dis-le-moi, ordonna-t-elle. Dis-moi qui c’est. Tu ne peux me mentir. — Tu n’as pas la clé... La voix s’éteignit comme un vent qui meurt. La dernière impression que perçut Murielle ressemblait à de la jubilation. Réponds-moi ! hurla-t-elle. Qexqaneh, réponds-moi ! Mais la voix ne revint pas, et peu à peu, Murielle se calma. -399- Nous devons trouver qui est venu ici, dit Murielle à Berrye. Nous devons savoir ce qu’il a dit au Détenu, et je dois récupérer ma clé. Je ferai de mon mieux, la rassura Berrye. Elle semblait un peu choquée, et paraissait soudain très jeune. Murielle regretta alors de lui avoir fait partager le secret de l’existence du Détenu, mais qui d’autre pourrait l’aider ? Sire Fail et ses hommes ne seraient d’aucune utilité en matière d’espionnage. Berrye avait prouvé qu’elle avait quelques facilités dans ce domaine. Avec si peu de possibilités, en parler à Berrye avait été le seul choix possible. Et de toute façon c’était déjà fait. Elles quittèrent les souterrains. Murielle revint dans ses appartements, fit mander son médecin personnel pour s’occuper du Gardien, signa l’ordre de libération de dame Gramme et de son fils, et alla se coucher tôt. Des rêves de serpents, d’araignées et de vieillards sans yeux la réveillèrent régulièrement toute la nuit. Le lendemain elle se prépara à tenir cour, comme Berrye l’avait suggéré. Elle avait évité de le faire depuis l’attentat, mais elle ne pouvait y échapper tout le temps. Elle fit donc vêtir Charles et, comme Berrye était en retard, commença à s’habiller elle-même. Elle choisit une robe de safnite pourpre avec un large col rigide brodé et se glissa à l’intérieur, quand bien même elle savait qu’elle ne pourrait refermer le dos toute seule. Il lui vint à l’esprit qu’elle avait besoin d’une nouvelle servante, mais la perte d’Unna était encore trop fraîche pour qu’elle pût envisager d’en choisir une autre. Elle se dit qu’elle pourrait confier cette tâche à Berrye, puis réalisa combien elle dépendait déjà de la jeune femme. Ce n’est pas Erren, se dit-elle. C’est l’ancienne catin de ton mari. Mais il y avait quelque chose en elle de tellement similaire à Erren, une certaine confiance qui ne pouvait venir que de l’entraînement du convent, que Murielle retrouvait ses vieilles habitudes par devers elle. -400- Vieilles habitudes qui pouvaient se révéler fatales. Elle n’avait toujours aucune preuve de l’honnêteté des intentions de Berrye. Laquelle était en retard. Elle commençait juste à vraiment s’en irriter lorsque la jeune femme arriva. Elle allait ouvrir la bouche pour s’en plaindre lorsqu’elle vit l’expression de Berrye. Qu’y a-t-il ? demanda Murielle. Il est là, Majesté, dit-elle, apparemment essoufflée. Le prince Robert est là. Je l’ai vu. Alors c’était vrai. Murielle ferma les yeux. Il se trouve dans le château ? Dans la salle du trône, Majesté. Il t’y attend. Sais-tu quelles sont ses intentions ? Elle rouvrit les paupières. Berrye s’assit et porta les paumes de ses mains à son front. Murielle ne l’avait jamais vue si troublée. Il a sa garde avec lui, Majesté. Quarante hommes. Le duc de Shale et sire Fram Dagen ont chacun plus de vingt hommes. Tous les autres membres du Comven ont leur propre garde, et on dit que des milices de landwaerden sont en ville. La pièce parut vibrer, s’étendre et rétrécir à mesure des battements de cœur de Murielle. Elle se laissa lourdement tomber dans son fauteuil, sans plus s’inquiéter de son habillage inachevé. Il vient prendre le trône, lâcha-t-elle. Sa gorge était sèche. C’est ce qui semble le plus probable, Majesté. C’est la seule possibilité. J’aurais dû le voir venir, soupira amèrement Berrye. Tu l’as vu venir, marmonna Murielle. Mais pas de façon aussi précipitée, rétorqua Berrye. Pas aussi tôt. Je pensais que nous avions le temps d’agir, d’amoindrir le coup. Eh bien, nous ne l’avions pas. (Elle ferma les yeux, s’efforça de réfléchir.) Sire Fail a trente hommes. Il y a vingt Mestres R à supposer que je puisse leur faire confiance R et leurs hommes d’armes, soit une centaine d’hommes de plus sur -401- lesquels je ne suis pas certaine de pouvoir compter. Ils pourraient tout aussi bien se choisir Robert pour roi. Ils ne le peuvent pas, de par la loi, assura Berrye. Pas tant que Charles et Anne vivent. Personne ne sait si Anne est en vie, et Charles... Ils pourraient faire une exception, étant donné sa nature. Robert pourrait aller plus loin. S’il a tué le père, il pourrait très bien tuer le fils. Elle se releva et tourna son dos vers Berrye. Dame Berrye, pourrais-tu attacher ma robe ? Tu comptes toujours assister à l’audience ? J’y réfléchis encore, dit Murielle. Berrye commença à nouer les attaches. Murielle pouvait sentir le souffle de la jeune femme dans ses cheveux. Son cœur parut s’apaiser, et un calme étrange s’empara d’elle tandis qu’un plan commençait à se former. Tu connais les passages, déclara Murielle tandis que Berrye nouait la troisième attache. Connais-tu la sortie qui mène hors de la ville ? Le long couloir qui passe sous la muraille ? Celui qui peut être inondé ? C’est le seul que je connaisse, répondit Murielle. Je sais où il se trouve, la rassura Berrye. Mais je n’y suis jamais allée. Mais tu es certaine de pouvoir le trouver. J’ai étudié les plans de ce château au convent. Jusqu’ici, je n’y ai découvert aucune erreur. Elle noua la dernière attache et le col. Bien. Murielle alla à grands pas dans l’antichambre et appela le garde qui se trouvait de l’autre côté de la porte. Va chercher sire Fail immédiatement, ordonna-t-elle. Le chevalier s’était installé dans les appartements d’Elseny, qui se trouvaient juste en bas du couloir. Il arriva quelques instants plus tard. Sire Fail, dit-elle, j’ai besoin de te demander une autre faveur. Tout ce qui est en mon pouvoir, Majesté. -402- J’ai besoin que tu emmènes Charles à Liery. Le vieil homme en resta bouche bée, et il la dévisagea longuement. Quoi ? réussit-t-il finalement à articuler. Murielle croisa les bras et regarda son oncle. Le prince Robert, selon un étrange caprice du destin, n’est pas mort. Il est revenu, et je pense qu’aujourd’hui il va s’emparer du trône. Je veux mettre mon fils en sécurité, sire Fail. Je... Nous pouvons certainement l’en empêcher. Il n’a pas le droit... Je ne prendrai pas ce risque, répondit Murielle. (Elle fit un signe du menton en direction de Berrye.) Tu connais cette dame ? Dame Berrye, oui. Il parut interloqué. Il existe un moyen de sortir du château, un passage secret. Elle le connaît, elle te guidera. Je veux que tu ailles chercher Charles et que tu partes immédiatement. Laisse-moi deux gardes et emmène le reste de tes hommes, au cas où des ennemis surveilleraient ton navire. Mais évidemment, tu viens avec nous, dit Fail. Non, je ne viens pas, répondit Murielle. C’est la faveur que je te demande, et il n’est plus temps d’en discuter hors un simple oui ou non. Murielle... S’il te plaît, sire Fail. J’ai perdu deux de mes filles. Il se redressa. Alors c’est oui. Mais je reviendrai te chercher. Et ce jour-là tu auras le roi légitime avec toi, lui dit Murielle. Tu comprends ? Je comprends. Les yeux de Fail s’embuèrent et sa tête retomba. En soupirant, elle s’avança vers lui et l’étreignit. Merci, oncle Fail, souffla-t-elle. Il serra ses bras. Que les saints soient avec toi, Mumu, murmura-t-il. Berrye la prit par le bras. -403- Je reviendrai dès que je leur aurai montré le chemin. Non, répliqua Murielle. Reste avec eux. Protège mon fils. Lorsqu’ils furent partis, elle se rassit dans son fauteuil une demi-cloche, pour leur donner de l’avance. Puis, après avoir pris une longue inspiration, elle se leva, quitta ses appartements, et descendit le couloir jusqu’à l’endroit où sire Moris Lucas, le capitaine des Mestres, était logé. Lorsqu’elle eut frappé à sa porte, il lui ouvrit avec sur le visage une immense surprise. Majesté, dit-il, à quoi dois-je cet honneur ? Sire Moris, je ne vous ai pas très bien traités, toi et tes hommes, ces derniers temps. Si tu le dis, Majesté, répondit-il d’un ton incertain. Ceci étant dit, je dois te demander de supporter quelques questions directes et impertinentes. Je répondrai à toutes les questions que me posera Sa Majesté, l’assura le chevalier. Les Mestres nous sont-ils fidèles, à moi et à mon fils Charles ? Moris se raidit Nous sommes fidèles à Charles en tant que roi et à toi en tant que sa mère, répondit-il. Et reconnaissez-vous d’autres prétendants au trône ? Le front de Moris se plissa. La princesse Anne peut prétendre au trône, mais à ma connaissance, elle ne se trouve pas ici. Sais-tu que le prince Robert est revenu ? Une rumeur le prétend effectivement, dit Moris. Et si je te disais que je crois qu’il a tué mon époux, les Mestres et les hommes de la Garde royale qui chevauchaient avec lui sur le promontoire d’Aénah ? J’appellerais cela une supposition raisonnable, Majesté. Et si tu demandes si je me rallierais au prince Robert, la réponse est non. Et tu as confiance en tes hommes ? Il hésita. En la plupart d’entre eux, reconnut-il finalement. -404- Alors je vous charge d’une mission sur votre honneur, sire Moris, toi et tes hommes. Je veux que vous quittiez ce château et cette cité, même si vous devez vous battre pour cela. Il ouvrit des yeux ronds comme des regaturs. Majesté ? Nous resterons à tes côtés. Si vous faites cela, vous mourrez. J’ai besoin de vous vivants, hors du château, hors d’Eslen, là où vous pourrez trouver le soutien dont vous aurez besoin pour faire régner ma justice. Je veux que tu prennes Coiffe-de-Chien, et je veux que tu habilles l’un de tes hommes d’une lourde cape et d’une capuche, pour qu’il paraisse que tu aies Charles avec toi. Mais le roi, Majesté... ... est toujours le roi. Il sera en sécurité, je t’en assure. Moris absorba cela le temps de plusieurs inspirations. Tu veux que nous partions maintenant, Majesté ? Maintenant, et aussi discrètement que possible. Je ne veux pas de sang versé tant que ce n’est pas absolument nécessaire. Il s’inclina. Il en sera fait selon tes ordres, Madame. Que les saints soient avec toi. Et avec toi, sire, répondit-elle. Elle retourna dans ses appartements, en se disant que au moins, elle saurait maintenant R et une fois pour toutes R si elle pouvait effectivement faire confiance aux Mestres. Les actes valaient mieux que les mots. Elle mit sa couronne, rejoignit les deux gardes que Fail lui avait laissés, et partit tenir cour. -405- CHAPITRE TROIS LE GUERRIER, LE PRÊTRE ET LA COURONNE Lorsque Stéphane brisa le sceau du praifec, il sut qu’il s’était coupé de l’Église. Le sceau était sacro-saint, et ne pouvait être ouvert que par son destinataire. La punition pour un novice ou un prêtre qui faillait à cette charge commençait par l’expulsion des ordres saints. Ils devaient ensuite subir un châtiment temporel, qui pouvait aller du fouet à la mort par noyade. Mais aux yeux de Stéphane, là n’était pas le problème. Pour que l’Église pût l’accuser d’un crime, il faudrait qu’elle en ait connaissance, et s’il choisissait de leur cacher ceci, il y arriverait certainement. Non, il avait brisé ce sceau parce qu’il savait au fond de lui que la pourriture qu’il avait découverte au monastère d’Ef n’était pas une simple tache sur une poire, mais que le fruit entier était gâté jusqu’au plus profond, ainsi que l’arbre sur lequel il poussait. Si les pères de l’Église étaient derrière le réveil des saints damnés, les implications étaient incommensurables. Et si l’Église elle-même était corrompue, il ne voulait plus y jouer aucun rôle R du moins rien de plus que ce qu’il avait déjà fait. Il servirait les saints à sa propre façon. Stéphane ? demanda Winna. Que dit le message ? Il réalisa qu’il avait gardé les yeux fixés sur le parchemin sans le lire. Il s’efforça de rassembler ses esprits et de se concentrer. -406- Étrange, pensa-t-il. En dehors de la signature et d’un paragraphe qui ressemblait à du vadhiien, la missive était incompréhensible. Ah, c’est quelque sorte de code, leur dit-il. Un message secret. Un entrelacs de mots que toi, tu ne saurais pas dénouer ? l’interrogea Aspar. J’en doute. Stéphane acquiesça en se concentrant. Avec suffisamment de temps, j’arriverai à le lire. Il est construit sur le vitellien de l’Église, et un langage liturgique plus ancien appelé jhehdykhadh. Mais écrit de cette façon, cela ne veut rien dire. Cependant, il y a cette partie... (Il se tut et l’étudia. Il s’agissait effectivement de vadhiien ancien, ou de quelque dialecte proche.) Je crois que c’est un canitu, décida-t-il. Dans la langue des seigneurs mages, un canitu subocaum est, euh... une incantation d’invocation. Pour invoquer qui ? demanda Leshya. — Khrwbh Khrwkh, répondit-il en agitant la tête. Je n’ai jamais rencontré ce nom, quoi que cela puisse être. Mais on est loin de tout savoir des saints damnés. Ceci dit, cela évoque plus un endroit qu’une personne R cela signifie quelque chose comme « colline tordue ». Est-ce que cela pourrait être un sedos ? demanda Leshya. Tout à fait, répondit Stéphane. Étant donné ce que nous avons vu jusqu’ici, c’est le plus probable. Il y ajuste qu’ils ont ajouté à ce nom le préfixe dhy, qui indique généralement que le nom qui suit est celui d’un saint. C’est plutôt curieux. En tout cas, dit Leshya, il est inutile de retourner à Eslen informer votre praifec, puisqu’il semble évident qu’il est parfaitement informé de ce qui se passe ici. Il n’y a rien d’évident, en ce qui me concerne, objecta Aspar. Moi non plus, reconnut Leshya, mais nous savons maintenant que l’Église ranime une ancienne voie des sanctuaires, et il paraît tout aussi certain que ce ne serait pas une bonne idée que de les laisser finir. C’est peut-être déjà fait, lança Aspar. -407- Je ne crois pas, argua Stéphane. Je pense qu’il s’agit des instructions pour la consécration de ce Khrwbh Khrwkh, quoi que cela puisse être exactement. Et ce canitu semble n’être qu’une partie de quelque chose de plus long R ou plus exactement la fin de quelque chose de plus long. Tu es en train de dire que nous avons ce dont ils ont besoin pour finir. C’est exactement ce que je dis. Écoutez, je vais essayer de vous le traduire. Il s’éclaircit la gorge. Et maintenant, pour la colline tordue, Le croissant sanglant, Sang pour la colline tordue, Sang de sept, Sang de trois, Sang de un. Que sept soient mortels en tous points, Que trois soient guerrier, prêtre et couronne, Que un soit immortel. Battra alors le cœur de la colline tordue, Coule de l’Œil spectral, Coule de la Mère dévorante, Coule de Pel le pourvoyeur de rage, Coule de l’alétris, Coule des gémeaux putréfaction et décomposition, Coule du non-vivant. Alors elle s’éveille, la voie est achevée. Il y eut un moment de silence, puis Aspar grommela : Ce n’est vraiment pas une chanson à boire. Je ne suis pas sûr de tout, reconnut Stéphane. Cette partie sur le guerrier, le prêtre et la couronne, par exemple. Les mots sont Pir Khabh, dhervhidh, et Thykher. Le premier est tout à fait particulier : un homme qui se bat à l’épée. Dhervhidh signifie : « Quelqu’un qui a arpenté une voie des sanctuaires », mais qui n’appartient pas nécessairement aux ordres. Le troisième, Thykher, peut indiquer n’importe qui de sang noble, -408- ou spécifiquement un roi. Sans plus d’éléments, sans textes de référence, je n’ai aucun moyen d’en être certain. Et pour l’immortel ? demanda Winna. — Mhwrmakhy, dit Stéphane. Cela signifie en fait « serviteur du Mhwr », un autre des noms du Bouffon noir, mais ils étaient également appelés « anmhyry » ou « immortels ». Nous ne savons pas grand-chose d’eux, sinon qu’ils n’existent plus. Ils n’existaient plus, tu veux dire, rétorqua Leshya. Cela était vrai de beaucoup de choses. Je l’admets, reconnut Stéphane un peu à contrecœur. Quelque chose le tenaillait dans la liste des « coulant de ». Aspar remarqua son inattention. Qu’est-ce qui te préoccupe ? demanda-t-il. Stéphane croisa les bras sur sa poitrine. Une voie des sanctuaires doit être arpentée dans l’ordre, et l’ensemble de la voie doit être éveillé, si l’on peut dire, pour que son pouvoir puisse se déverser correctement. C’est pour cette raison qu’il s’est passé quelque chose d’étrange lorsque j’y suis allé, probablement parce que j’avais déjà un lien avec les sedoï. Et donc ? demanda Leshya. Eh bien, si je comprends cette invocation, le dernier sedos de la voie est Khrwbh Khrwkh, expliqua Stéphane. Nous ne savons pas où cela se trouve, évidemment, mais si l’on en croit cette stance, le premier est l’Œil spectral... Et tu sais où c’est ? l’interrogea Aspar. Une minute, répondit Stéphane d’un air absent. Je n’ai pas fini d’y réfléchir. Non, ce n’est rien, maugréa Aspar. Prends ton temps. Le deuxième, « la Mère dévorante », c’est le sanctuaire dans lequel je suis entré, j’en suis certain. C’est l’une des appellations de Marhirheben. Aspar, tu as dit que quand tu pourchassais le greffyn après m’avoir envoyé à d’Ef, tu as découvert un sacrifice sur un sedos. Où était-ce, exactement ? À environ cinq lieues à l’est d’ici, dans l’anse de la Taff. La Taff, répéta Stéphane d’un air songeur. -409- Puis il fouilla dans sa sacoche, où ses cartes étaient roulées. Il choisit celle qu’il voulait, s’assit en tailleur et la déroula sur le sol. Quelle est cette carte ? demanda Leshya en se penchant pour mieux voir. Stéphane a l’habitude de transporter avec lui des cartes dépassées depuis mil ans, dit Aspar. Oui, admit Stéphane. Mais cela va peut-être finalement servir à quelque chose. C’est une copie d’une carte dressée à l’époque de l’Hégémonie. Les noms ont été altérés pour s’adapter à une oreille vitellienne et à l’ancienne écriture. Où se trouverait la Taff, Aspar ? Le forestier se pencha et étudia le parchemin. La forêt est différente, dit-il. Elle est plus grande. Mais les rivières sont à peu près les mêmes. (Il avança le doigt vers une petite ligne sinueuse.) Par là, dit-il. Tu vois le nom de la rivière ? demanda Stéphane. Tavata, lut Winna. Stéphane hocha la tête. C’est une corruption de l’allotersien tadvat, je parie. C’est-à-dire « spectre ». Alors c’est là, assura Leshya. Aspar fit un petit bruit sceptique. Stéphane déplaça un peu son doigt. Donc, celui de la Taff est le premier. Celui dans lequel je suis entré est le deuxième, à peu près ici. Et le dernier était à peu près là. Il plaça le doigt sur des lignes incurvées figurant des collines. L’une d’entre elles, étrangement, portait à son sommet le dessin d’un arbre mort. Cela signifie-t-il quelque chose pour toi, Aspar ? Sais-tu quoi que ce soit de cet endroit ? Aspar fronça les sourcils. C’est là que les gens dans l’ancien temps faisaient des sacrifices à Grim. Ils les pendaient à ce naubagme. Haergrim le Furieux ? Aspar acquiesça lentement, apparemment troublé. -410- Je n’ai jamais entendu parler de Pel, admit Stéphane, mais le fait que tant lui que Haergrim soient liés à la fureur est intéressant, non ? Je te suis, maintenant, dit Leshya. Jusqu’ici, les moines se sont déplacés vers l’ouest, et nous avons vu les trois premiers. Alors où se trouve le quatrième ? L’alétris. En vadhiien, Vhydhrabh. Il déplaça son doigt vers l’ouest, jusqu’à la rivière d’Ef. Là se trouvait une ville inscrite sous le nom de Vitraf. Whitraff ! s’exclama Winna. C’est un village ! Il existe encore ! Du moins nous l’espérons, dit sombrement Stéphane. Oui, approuva Aspar. Nous ferions mieux d’aller voir. Et prévenez-moi lorsque notre prisonnier se réveillera. Il pourrait peut-être se laisser convaincre de nous en dire plus. Mais lorsqu’ils l’examinèrent, le moine était mort. Ils offrirent au moine des funérailles de forestier, c’est-à-dire qu’ils l’abandonnèrent, couché sur le dos avec les mains croisées sur la poitrine, puis ils partirent à travers les hautes terres de Brog-y-Stradh. La forêt se dissolvait souvent en landes arborées et prairies luxuriantes. Même avec l’hiver en embuscade, dans cette partie, la forêt du roi semblait pleine de vie. Stéphane se rendait compte que Leshya et Aspar voyaient des choses que lui ne voyait pas. Ils chevauchaient devant comme des jumeaux austères, en menant la monture d’Ehawk. Winna avait un temps chevauché avec eux, mais maintenant elle restait en retrait. Comment te sens-tu ? demanda-t-elle. Je me sens bien, dit Stéphane. Mais ce n’était pas tout à fait vrai. Quelque chose le tourmentait. Il ne pouvait cependant pas lui dire que lorsqu’il avait repris connaissance sur la butte et qu’il avait attrapé l’arc d’Ehawk, il avait failli tirer sa flèche sur elle et non sur le moine. Durant ces premiers battements de cœur, il avait éprouvé une haine qu’il n’eût jamais imaginée auparavant, et dont il ne pouvait complètement se souvenir. Non pas spécifiquement -411- envers Winna, mais envers tout ce qui vivait Elle avait disparu si vite qu’il doutait presque l’avoir réellement ressentie. Il s’était également souvenu à son réveil de rêves de quelque sorte, mais ceux-ci s’étaient eux aussi effacés, en ne lui laissant qu’une vague impression de malaise. Et toi ? demanda-t-il. Je ne t’ai jamais vue aussi morose. Elle grimaça légèrement Ça fait beaucoup en même temps, dit-elle. Je ne suis que la fille d’un tavernier, tu te souviens ? Il y a seulement quelques mois, mon plus grand souci était que Banf Thelason pourrait se soûler et déclencher une bagarre, ou que Emy Flory essayerait de filer sans payer sa bière. Même quand j’étais avec Aspar et que nous traquions le greffyn, les choses étaient relativement simples. Maintenant je ne sais même plus qui nous sommes censés combattre. Le roi de bruyère ? Le praifec ? Des villageois devenus fous ? Qui n’est pas de nos ennemis ? Et à quoi suis-je bonne ? Ne parle pas comme cela, la morigéna Stéphane. Pourquoi pas ? C’est ce qu’Aspar me répète depuis le début. Je l’ai nié, j’ai trouvé des excuses, mais au fond de moi, je sais qu’il a raison. Je ne peux pas me battre ni suivre une piste, je ne sais rien de grand-chose, et à chaque fois qu’il y a un problème, je dois être protégée. Pas comme Leshya, hein ? ricana Stéphane. Ses yeux s’écarquillèrent Ne sois pas cruel, murmura-t-elle. Mais c’est ce que tu penses, ajouta-t-il en étant surpris d’entendre des paroles aussi hardies dans sa bouche. Elle est belle et plus de son âge. C’est une Sefry et il a été élevé de cette façon, elle peut pister comme une louve et se battre comme une panthère, et elle semble en savoir plus de toute cette affaire que nous tous réunis. Pourquoi ne la préférerait-il pas à toi ? Je... (Elle s’interrompit, la gorge serrée.) Pourquoi me parles-tu de cette façon ? Eh bien, d’abord parce que je sais ce que c’est que de se sentir inutile, dit-il. Et personne ne peut mieux te faire sentir cela qu’Aspar. Ce n’est pas une chose qu’il fait sciemment R c’est -412- juste qu’il fait parfaitement ce qu’il fait. Il dit n’avoir besoin de rien ni de personne, et parfois on le croit. Toi, inutile ? s’exclama-t-elle. Tu as des talents qui sont des dons des saints. Tu as des connaissances sur les petites choses et les grandes et tout le reste, et sans toi, nous n’aurions pas la moindre idée de ce qu’il faut faire. Je n’avais pas encore été distingué par les saints lorsque Aspar m’a rencontré, lui rappela-t-il avec en lui le souvenir vivace du mépris non déguisé du forestier, et il me considérait à l’évidence comme un poids mort. Lorsque nous nous sommes séparés, je pensais qu’il avait raison. Mais je me trompais. Toi aussi, et tu le sais, Je ne... Pourquoi as-tu suivi Aspar, Winna ? Pourquoi as-tu quitté Colbaely et ton père et tout ce que tu connaissais pour partir à la recherche d’un forestier ? Elle pencha la bouche sur le côté, une habitude qu’il trouvait charmante, En fait, je n’avais pas exactement prévu de quitter Colbaely, dit-elle. Pas pour si longtemps. Je pensais qu’Asp était en danger, et je suis allée le prévenir, en supposant qu’ensuite je rentrerais chez moi. Mais tu ne l’as pas fait. Pourquoi ? Parce que je l’aime, confessa-t-elle. Cela provoqua une sensation étrange chez Stéphane, mais il poursuivit : Néanmoins, tu devais déjà être amoureuse de lui depuis un certain temps, dit Stéphane. Ce n’est pas arrivé tout d’un coup, n’est-ce pas ? Je l’aime depuis que je suis petite fille, soupira-t-elle. Alors pourquoi as-tu soudain agi ? Je n’en avais pas l’intention, reconnut-elle. C’est juste que... je l’ai trouvé étendu sur le sol. Je croyais qu’il était mort, et je pensais qu’il ne le saurait jamais. Et qu’est-ce qui t’a fait penser que cela l’intéresserait ? Elle agita la tête d’un air misérable. Je ne sais pas. Puis-je te dire ce que j’en pense ? -413- Winna écarta les cheveux de son visage. Ils avaient été courts lorsqu’il l’avait rencontrée, mais ils devenaient plutôt longs. Pourquoi pas ? répondit-elle d’un ton morose. Tu as déjà été aussi franc qu’il est possible jusqu’ici. Je pense que tu as vu à ce moment-là qu’il manquait quelque chose à Aspar. Il est fort, déterminé, habile, et rusé, à sa façon. Mais il n’a pas de cœur, pas sans toi. Sans toi, il n’est qu’une autre partie de la forêt, qui s’éloigne de plus en plus du monde des humains. Tu nous l’as ramené. (Il marqua une pause, en réfléchissant à ce qu’il venait de dire.) Est-ce que tu comprends ? Les sourcils de Winna se froncèrent, mais elle ne dit rien. C’est pour cela que nous travaillons aussi bien tous les trois ensemble, reprit-il. Lui est le muscle, le couteau et la flèche. J’ai les connaissances qu’il fait semblant de dédaigner tout en sachant qu’il en a besoin, et toi tu es souveraine pour nous deux, celle qui nous lie tous ensemble, Elle renâcla. Le guerrier, le prêtre et la couronne ? Il cilla. Elle se référait à l’incantation vadhiienne. Eh bien, c’est une très ancienne trinité, dit-il. Même les saints se scindent en trois, de cette façon : saint Nod, saint Oimo et saint Loy, par exemple. Je ne suis pas une reine, répliqua Winna. Juste une fille de Colbaely qui s’est aventurée là où elle ne le devait pas. Ce n’est pas vrai, déclara Stéphane. Alors quelle est sa place à elle ? demanda-t-elle en tournant la tête vers Leshya. Elle n’en a pas, affirma Stéphane. C’est juste une autre Aspar, c’est ce qu’elle est, et elle ne gagnera pas plus son cœur que lui le sien. Aspar n’a peut-être pas envie de gagner son cœur, dit Winna. Il a peut-être juste besoin d’une femme qui lui ressemble un peu plus. Ce n’est pas ce qu’il désire qui importe, répondit Stéphane. L’amour se moque de savoir ce qui est bon, ou juste, ou ce que veut quiconque. -414- Je ne le sais que trop bien, soupira Winna. Te sens-tu mieux ? Peut-être, répondit-elle. Si ce n’est pas le cas, ce ne sera pas de ne pas avoir essayé. Merci, Stéphane. Ils chevauchèrent en silence après cela, ce qui soulagea Stéphane, parce qu’il n’était pas certain de pouvoir défendre Aspar beaucoup plus longtemps sans mentir. Ce qu’il n’avait pas fait jusqu’ici R tout ce qu’il avait dit était vrai. Y compris, malheureusement, la partie sur l’amour qui se moque de savoir ce qui est bon, ou juste, ou ce que veut quiconque. Whitraff était là, mais, même à distance, elle semblait morte. L’air était froid, et pourtant pas une seule volute de fumée ne se dessinait dans le ciel. Il n’y avait personne dans les rues, et pas un seul bruit qui parût provenir de quelque habitation. La plupart des villes et des villages autour de la forêt du roi n’étaient pas si vieux R presque tous, comme Colbaely, avaient jailli du sol dans les cent dernières années. Les maisons étaient généralement faites de bois, et les rues de terre battue. Aspar gardait de Whitraff le souvenir d’une ville ancienne R les pavés de ses rues étroites brillaient d’avoir été usés par cent générations de bottes et de brossequins. Le centre de la ville n’était pas très grand R peut-être trente maisons ramassées autour de la place du clocher R mais il y avait autrefois eu des fermes isolées à l’est, et des maisons sur pilotis le long de la rive qui s’étendaient assez loin. L’endroit avait toujours été animé, malgré sa petite taille, parce que c’était le seul port fluvial au sud d’Ever, qui se trouvait à vingt bonnes lieues en aval. Maintenant toutes les dépendances avaient été réduites en cendres, mais la ville de pierre était encore là. En regardant mieux depuis le sommet de la colline, Aspar remarqua que le clocher avait tout bonnement disparu. À sa place, sur la butte sur laquelle il se dressait autrefois, le remplaçait un spectacle devenu beaucoup trop familier. Un cercle de mort. Estronc, maugréa-t-il. -415- Nous arrivons trop tard, soupira Winna. Beaucoup trop tard, dit Leshya. Tout ceci est arrivé il y a des mois, à en juger par les maisons brûlées. Aspar acquiesça. Les morts répartis autour du sedos semblaient n’être quasiment plus que des squelettes. Il semblerait, maugréa-t-il, que cela porte malheur de construire sa ville sur la trace de pas d’un saint damné. Je ne vois pas comment tu peux plaisanter sur un tel sujet, le rabroua Winna. Tous ces gens... Je ne vois pas comment tu peux plaisanter. Aspar la dévisagea. Je ne plaisantais pas, dit-il doucement. (Ces derniers temps, il devenait impossible de dire ce qu’il fallait devant Winna.) Quoi qu’il en soit, ce n’est peut-être pas aussi horrible qu’il le paraît. Peut-être que le reste des habitants a eu le temps de s’enfuir. (Il se tourna vers la Sefry.) C’est une bonne position. Toi et Ehawk allez monter la garde ici, pendant que nous allons voir. Cela me convient, acquiesça Leshya. Ils descendirent par la route, et malgré ses paroles d’espoir, tout fut comme il l’avait craint. Personne ne sortit les accueillir. La ville était aussi calme que sa jumelle, Whitraff-des-Ombres, juste en amont. De toute la population, il n’y avait aucun signe. Aspar mit pied à terre devant le Poul d’eau, autrefois la taverne la plus animée du village. Tous les deux, surveillez mes arrières, demanda-t-il à Stéphane et à Winna. Je vais aller voir. Il n’y avait personne à l’intérieur, et il n’y avait pas de cadavres, ce qui n’était pas vraiment surprenant. Mais il vit que l’on avait laissé un rôti sur une broche se calciner entièrement, et qu’une chantepleure était restée ouverte, si bien que toute la bière s’était vidée pour former une masse encore poisseuse sur le sol. Il ressortit sur la place. Ils sont partis précipitamment, dit-il. Il n’y a ni sang ni signe de combat. -416- Les moines ont peut-être jeté les corps dans la rivière, suggéra Winna. Peut-être, et ils ont peut-être pu s’enfuir. Mais une chose me tracasse : cette rivière n’est pas la plus fréquentée qui soit, mais quelqu’un aurait tout de même dû remarquer cela, et, comme l’a dit Leshya, tout ceci a dû se passer il y a plus de deux mois, et peut-être même avant que nous ne combattions Desmond Spendlove et sa bande. Pourquoi personne n’a touché aux cadavres ? Pourquoi personne ne s’est installé, ou tout du moins n’a fait passer le mot en aval ? Peut-être qu’ils l’on fait, suggéra Stéphane, et que le praifec l’a gardé pour lui. Oui, mais des marins qui auraient vu ceci en aurait parlé tout au long de la rivière. Quelqu’un serait bien venu voir. Tu penses que l’Église a laissé une troupe ? demanda Stéphane. Je n’en vois aucun signe non plus. La taverne regorge de bière et de nourriture R j’imagine que des soldats se seraient servis. De toute façon, je n’ai vu aucune fumée en venant, et je n’en sens toujours pas maintenant. Mais s’il n’y a pas de gardes, pourquoi les marins de passage n’ont pas dévalisé la taverne ? Parce qu’aucun de ceux qui sont venus n’est reparti, dit Winna. Werlic, convint Aspar en scrutant les bâtiments alentour du regard. Il y a peut-être un greffyn ici, avertit Stéphane. Peut-être, reconnut-il. Il y en avait un avec les moines à la potence de Grim. (Il ne fit pas mention du fait que celui-ci l’avait évité.) Je vais voir sur les quais, décida-t-il. Suivez-moi, tous les deux, et gardez un œil sur moi, mais pas de trop près. Si un greffyn a tué des marins, nous devrions retrouver leurs bateaux et leurs cadavres. Ses bottes résonnaient à mesure qu’il progressait dans la petite rue qui descendait vers la rivière. Bientôt, il atteignit les quais de bois. Le silence. Il ne vit aucun bateau. Tapi dans l’ombre de la dernière maison, il scruta l’autre rive. Les arbres venaient jusqu’à l’eau, et rien d’inquiétant n’attira son regard. Il -417- jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Winna et Stéphane, qui l’observaient anxieusement. Il leur fit signe qu’il allait s’approcher encore. Une bannière à vent jaune dépenaillée flottait dans la brise, et produisait le seul bruit audible lorsqu’il s’engagea sur les planches du quai. Les seuls oiseaux qu’il entendit étaient très loin. Ce qui était étrange. Même dans une ville vide, il aurait dû y avoir des pigeons et des corbeaux. Sur la rivière, il y aurait dû y avoir des martins-pêcheurs, des merles d’eau, et des aigrettes, même en cette période de l’année. Au lieu de cela, rien. Quelque chose attira son attention et il s’accroupit vivement, arc tendu, mais ne put identifier ce qu’il avait vu. C’était subtil, un étrange jeu de lumière. Et l’odeur d’automne dans ses narines qui signifiait toujours que la mort était proche. Lentement, il commença à reculer, parce qu’il pouvait sentir maintenant quelque chose qui se cachait juste sous la peau du monde. Il le vit encore et il comprit. Non pas le monde, mais l’eau. Une ombre immense glissait juste sous sa surface. Il continua de reculer, mais il se souvint qu’être loin de l’eau n’avait pas aidé les habitants de Whitraff. L’eau se dressa soudain, et quelque chose s’éleva au-dessus d’elle avec la lenteur d’un monstre dans un rêve qui sait que sa victime ne peut lui échapper. Il n’en eut d’abord qu’une impression, celle d’une forme sinueuse et d’une fourrure lisse ou peut-être d’écailles, et un sentiment d’immensité. Puis cela appela d’une voix si belle qu’il sut qu’il s’était trompé, que cette créature n’était pas destructrice de vie, mais qu’elle en était l’essence même. Il était venu à l’endroit où la vie et la mort changeaient, où chasseur et proie n’étaient plus qu’un, et où il n’y avait que paix. Soulagé au-delà de tout, Aspar posa son arc, se releva et marcha à sa rencontre. -418- CHAPITRE QUATRE FRONTIÈRES Quelqu’un commença à crier alors même qu’Anne et Austra pénétraient à nouveau dans la cité des morts en ruines. Anne tourna rapidement la tête et vit deux hommes en pleine armure dévaler la colline à cheval. Ils nous ont vues ! s’exclama-t-elle inutilement. Elle se précipita derrière le bâtiment le plus proche en tirant pratiquement Austra derrière elle, cherchant désespérément autour d’elle un endroit sûr. Tout, alentour, appelait la mort ou la capture : les rangées ordonnées des vignobles n’offraient aucune protection tangible R elles pourraient leur permettre d’échapper un peu plus longtemps à leurs poursuivants, mais à la fin elles seraient prises. Se cacher posait le même problème, à l’évidence, puisqu’il n’y avait aucun endroit réellement susceptible de les dissimuler. À l’exception du horz. S’il était aussi touffu qu’il le paraissait, elles pourraient peut-être se glisser en des endroits que des hommes plus grands et en armure ne pourraient atteindre. Par là, chuchota-t-elle à Austra. Vite, avant qu’ils ne nous voient. Cela lui parut prendre une éternité que de rejoindre le jardin clos, mais lorsqu’elles en franchirent l’entrée voûtée, les chevaliers n’étaient toujours pas en vue. Anne se mit à quatre pattes et commença à s’enfoncer à travers la végétation -419- enchevêtrée, qui était encore plus dense que celle du horz dans lequel elle et Austra furetaient à Eslen-des-Ombres. L’odeur de la terre était riche et légèrement putréfiée. Ils vont nous trouver, prédit Austra. Ils vont entrer derrière nous, et nous serons piégées. Anne se glissa entre les racines trop rapprochées d’un vieil olivier. Ils ne peuvent pas se frayer un chemin à l’intérieur, la rassura-t-elle. Saint Selfan les maudirait. Ils ont assassiné les sœurs d’un ordre sacré, Anne, lui rappela Austra. Ils ne craignent pas les malédictions. C’est le seul choix que nous ayons. Tu ne peux pas..., tu ne peux pas faire quelque chose, comme quand nous étions au bord de la rivière ? Je ne sais pas, déclara Anne. Cela ne fonctionne pas de cette façon. Cela se contente d’arriver. Mais ce n’était pas tout à fait vrai. C’était juste que, lorsqu’elle avait aveuglé le chevalier près du convent et blessé Erieso à z’Espino, elle ne l’avait pas prémédité, elle l’avait simplement fait. Cela m’effraie, reconnut-elle. Je ne le comprends pas. Oui, Anne, mais nous allons mourir, vois-tu ? s’énerva Austra. Je comprends. Elles s’étaient enfoncées aussi loin que possible dans le horz. Elles étaient déjà allongées sur le ventre, et au-delà, la végétation était trop dense. Ne bouge plus, lui conseilla Anne. Plus un bruit. Tu te souviens quand nous faisions semblant d’être poursuivies par un scaos ? La même chose, exactement Je ne veux pas mourir, chuchota Austra. Anne prit la main d’Austra et la tira contre elle, jusqu’à pouvoir sentir son cœur battre. Quelque part tout près, elle les entendit parler. — Wlait in thizhaih hourshai, dit l’un d’entre eux d’une voix autoritaire. — Raish, répondit l’autre. -420- Anne entendit le craquement du cuir d’une selle, puis le bruit d’une botte qui heurtait le sol. Elle se demanda, bizarrement ce qui avait pu advenir de Pluvite, sa jument et fut frappée d’une réminiscence douloureusement claire d’une chevauchée à travers la Manche sous le soleil, avec les parfums du printemps dans l’air. On eût dit qu’il s’était écoulé des siècles. Le cœur d’Austra s’accéléra près du sien lorsque le bruit des bottes se rapprocha et que la végétation commença à frémir. Anne ferma les yeux et s’efforça de dépasser ses peurs pour aller vers cet endroit ténébreux au fond d’elle. Au lieu de cela, elle rencontra la nausée. Sans avertissement, celle-ci se déploya en elle comme une vague, une sorte de fièvre qui lui donnait l’impression que son sang était devenu une lie et ses os des viandes putréfiées. Elle voulut régurgiter, mais de quelque manière ne trouvait plus sa gorge, son corps lui donnant l’impression d’avoir disparu. — Ik ni shaiwha iyo athan sa snori wanzyis thiku, dit quelqu’un tout près d’elles. — Ita mait, thannuh, grommela l’autre d’un peu plus loin. — Matia ? demanda le plus proche, d’un ton hésitant. — Yah. Il y eut une pause, puis le bruit de quelque chose qui tranchait à travers la végétation. Anne suffoqua comme sa sensation malsaine s’amplifiait. Austra avait raison. Ces hommes n’avaient aucune peur du sacré. Elle se serra plus fort contre la terre, et sa tête se mit à tourner. Le sol parut céder, et elle commença à s’enfoncer à travers les racines, sentant leurs petites fibres lui chatouiller le visage. Dans le même temps, quelque chose semblait monter vers elle, comme le sang vers la surface d’une blessure. Une fureur vibrait en elle comme la corde d’un luth, et un instant elle voulut la saisir, s’abandonner à cette force. Mais celle-ci disparut elle aussi, ainsi que sa nausée et la sensation de s’enfoncer. Ses joues se réchauffèrent. Elle ouvrit les yeux. -421- Elle était étendue dans une douce prairie verdoyante et printanière, au creux d’une forêt de chênes, de hêtres, de peupliers, de copalmes, de quercitrins, et de dix autres sortes d’arbres qu’elle ne connaissait pas. À sa gauche, un petit ruisseau gazouillait jusqu’à un étang couvert de nénuphars et bordé de roseaux, dans lequel une grue solitaire se déplaçait précautionneusement sur ses longues pattes, en quête de poisson. À sa droite, les petites fleurs bleues et blanches des trèfles et des guimpes qui formaient son ht faisaient place aux frondes et crosses des fougères. Austra était étendue à côté d’elle. Celle-ci s’assit vivement, les yeux pleins de panique. Anne lui tenait toujours la main. Elle la serra plus fort. Tout va bien, la rassura-t-elle. Je crois que nous sommes en sécurité, au moins pour le moment. Je ne comprends pas, fit Austra. Que s’est-il passé ? Où sommes-nous ? Sommes-nous mortes ? Non, affirma Anne. Nous ne sommes pas mortes. Où sommes-nous, alors ? Je n’en suis pas certaine. Alors comment peux-tu... (Les yeux d’Austra s’éclairèrent de sa soudaine compréhension.) Tu es déjà venue. Oui, reconnut Anne. Austra se leva et regarda alentour. Au bout d’un instant, elle sursauta. Nous n’avons pas d’ombre, observa-t-elle. Je sais, dit Anne. C’est l’endroit où l’on va lorsque l’on marche à sénestre. Tu veux dire, comme dans les histoires de phays ? Oui. Je suis venue ici pour la première fois pendant la fête d’anniversaire d’Elseny. Tu t’en souviens ? Tu t’es évanouie. Quand tu as repris connaissance, tu parlais d’une femme avec un masque. Puis tu as décidé que c’était un rêve, et tu n’as plus voulu en parler. Je ne rêvais pas R ou pas exactement. Je suis revenue ici deux fois depuis. Une fois alors que je me trouvais dans le Sein de Méfitis, l’autre quand je dormais sur le pont du navire. (Elle regarda alentour.) C’est différent à chaque fois, poursuivit-elle, -422- mais je sais de quelque façon que c’est toujours le même endroit. Que veux-tu dire ? La première fois, c’était un labyrinthe végétal. La deuxième, une clairière, et sur le navire, je me suis retrouvée dans une forêt, la nuit. Mais comment ? Comment sommes-nous arrivées ici, je veux dire ? La première fois, j’ai été amenée ici par quelqu’un, expliqua Anne. Une femme avec un masque. Les autres fois, je suis venue par moi-même. Austra s’assit en tailleur, les sourcils froncés. Mais Anne, lui signala-t-elle, tu n’es allée nulle part, ces autres fois. Je n’étais pas dans le Sein de Méfitis, Mais tu te trouvais toujours sur Tom Woth, ce jour-là. Et tu étais toujours sur le navire. Je n’en suis pas certaine, admit Anne. J’ai pu partir et revenir. Je ne suis pas sûre pour Tom Woth, reconnut Austra, mais j’en suis certaine en ce qui concerne le navire. Je ne t’ai pas quittée des yeux. Ce qui veut dire que où que nous pensions être, où que soient parties nos ombres, nos corps se trouvent encore là où les chevaliers pourront les trouver et en disposer à leur guise. Anne leva les mains en signe d’impuissance. Peut-être, mais je ne sais pas comment revenir. C’est arrivé tout seul à chaque fois. Eh bien, as-tu essayé ? Tu nous as amenées ici, après tout. C’est vrai, concéda Anne. Alors essaie. Anne ferma les yeux, en s’efforçant de retrouver cet endroit. Il était là, mais paisible, et ne semblait pas vouloir s’animer. Austra laissa échapper un hoquet. Anne ouvrit les yeux, mais ne vit rien de prime abord. Qu’y a-t-il ? -423- Il y a quelque chose, là, l’alerta Austra. Je ne le vois pas, mais je sais que c’est là. Anne frissonna au souvenir de l’homme d’ombre, mais il n’y avait pas d’ombres, maintenant. Un vent chaud se levait, presque estival, qui agitait les cimes des arbres et faisait onduler l’herbe. Il portait une odeur végétale envahissante qui n’était pas exactement déplaisante. Et il soufflait de toutes les directions, vers elles, forçant les arbres, les fougères et les herbes à s’incliner comme si elle et Austra étaient des seigneurs d’Elphin. Et à la limite de son ouïe, Anne entendit la musique folle et ténue d’oiseaux. Que se passe-t-il ? murmura-t-elle. Soudain ils vinrent, par-dessus la cime des arbres R des cygnes et des oies, des perdrix et des hirondelles, des braies et des rouges-gorges, par milliers, plongeant tous vers la clairière en piaillant, et cancanant et en hurlant en direction d’Anne et d’Austra. Anne leva les mains pour protéger son visage, mais à une verge, les oiseaux se mirent à tournoyer autour d’elles, un tourbillon de plumes qui cachait le ciel. Après quelques instants, la peur disparut, et Anne se mit à rire. Austra la regarda comme si elle avait perdu la tête. Qu’y a-t-il ? demanda Austra. Sais-tu ce qui se passe ? Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Anne. Mais cette merveille... Elle eut besoin d’un mot qu’elle ne trouvait pas, alors elle cessa de le chercher. Cela parut durer longtemps, mais les vents finirent par s’apaiser et s’éteindre, en emportant les oiseaux avec eux et en ne laissant que la grue qui continuait de pêcher. Le bruit des oiseaux s’éteignit enfin. Anne, j’ai sommeil, soupira Austra. La panique semblait l’avoir abandonnée. Anne s’aperçut que ses propres paupières devenaient soudain très lourdes. Le soleil était plus chaud maintenant, et après tous ces événements, naturels et autres, elle eut l’impression d’être resté éveillée durant des jours. Féalités, êtes-vous là ? demanda-t-elle. -424- Il n’y eut pas de réponse, mais la grue tourna la tête et la regarda avant de revenir à sa tâche. Merci, dit Anne. Elle ne savait pas trop à qui elle s’adressait, ni ce pourquoi elle les remerciait. Elle s’éveilla dans le horz avec Austra à son côté et en serrant toujours sa main. Elles étaient toutes deux recouvertes de branches tranchées et de feuillage. Les chevaliers avaient fait cela R ils avaient profané le jardin sacré. Elle et Austra étaient étendues au bout de leur bordée destructrice et sacrilège. Eh bien, pensa-t-elle. Nous ne sommes pas mortes. C’est un début. Mais si Austra avait raison, et si la terre des Féalités n’était qu’une sorte de rêve, alors comment leurs assaillants avaient-ils pu les manquer ? Sans faire un bruit, elle tendit longuement l’oreille, mais n’entendit rien sinon le bourdonnement occasionnel d’un insecte. Après un temps, elle réveilla Austra. Austra s’assit, absorba leur retour, puis marmonna une prière ténue à saint Selfan et sainte Rieyéné. Ils ne nous ont pas vues. Même si je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Peut-être que tu t’es trompée, tenta d’expliquer Anne. Peut-être que nous n’avons pas laissé nos corps derrière nous, en fin de compte. Peut-être, admit Austra d’un ton dubitatif. Reste ici. Je vais aller voir dehors. Non, laisse-moi venir. S’ils t’attrapent, ils continueront de me chercher, dit Anne. Mais s’ils m’attrapent, ils n’auront aucun motif d’en avoir après toi. Austra admit la logique de l’argument à contrecœur, et Anne ressortit du horz, cette fois en marchant à travers la végétation tailladée et piétinée. Près de l’entrée, elle découvrit une flaque d’un liquide sombre et gluant qu’elle reconnut pour être du sang. Il y en avait également à l’extérieur, une trace qui s’arrêtait brutalement. -425- Elle erra un peu dans les ruines, mais les cavaliers semblaient avoir disparu. Ils n’étaient pas non plus sur la route lorsqu’elle réescalada la colline et regarda en bas. Cazio, z’Acatto et les cavaliers étaient partis. Nous devons les retrouver, insista désespérément Austra. Il le faut. Des larmes roulaient sur ses joues, et Anne ne put l’en blâmer. Elle avait elle-même pleuré avant de revenir chercher son amie dans le horz. C’est ce que nous allons faire, répondit Anne en s’efforçant de paraître confiante. Mais comment ? Ils ne peuvent pas être loin, expliqua-t-elle. Non, non, dit Austra. Nous avons pu rester là un an. Ou dix ans, ou cent. Nous sommes allées en Elphin, n’est-ce pas ? Des choses comme cela arrivent. Dans les histoires, lui rappela Anne. Et nous ne sommes même pas certaines qu’il s’agissait d’Elphin, de toute façon. Je ne suis jamais partie plus d’une cloche. Donc nous devrions pouvoir les suivre. Ils ont peut-être déjà tué Cazio et z’Acatto. Je ne vois pas leurs cadavres. Et toi ? Ils les ont peut-être enterrés. Je ne crois pas que ces hommes soient du genre à faire de telles choses. S’ils peuvent, sans craindre les conséquences, massacrer un convent entier ou détruire un horz, ils ne s’inquiéteraient pas trop d’abandonner deux cadavres sur une route. De plus, les chevaliers les avaient ligotés, tu te souviens ? Ils les ramènent probablement à leur navire. Ou Cazio leur a raconté quelque habile mensonge sur l’endroit où nous sommes allées, suggéra Austra d’une voix maintenant plus calme. Et ils attendent de voir s’il a dit la vérité avant de le torturer. C’est possible, admit Anne en s’efforçant de ne pas imaginer Cazio sous la torture. Alors dans quelle direction allons-nous ? demanda Austra. -426- Le navire faisait voile vers le nord quand il a passé Duvré, dit Anne. Il serait donc raisonnable de penser qu’ils venaient de plus haut sur la route, de la direction dans laquelle nous allions. Mais Cazio les aurait envoyés vers le sud, pour nous protéger. C’est vrai, reconnut Anne. De frustration, elle regarda la route en regrettant de ne pas savoir la moindre chose de la façon dont on suivait une piste. Mais même une telle troupe ne laissait que peu de traces sur une route aussi fréquentée, et aucune que son œil non entraîné pût reconnaître. Mais alors elle la vit, une petite goutte de sang. Elle avança de quelques pas vers le nord, et en trouva une autre, puis encore une autre. Il n’y en avait pas vers le sud. Le nord, dit-elle. L’un d’entre eux saignait au horz, et je suppose qu’il saigne encore. De toute façon, c’est le seul signe que nous ayons. À quelque époque distante, le Téréméné avait creusé une gorge dans les os pâles de la campagne, mais le fleuve paraissait maintenant bien en peine de le faire encore. Il semblait vieux et lent sous ce ciel hivernal, troublant à peine les coracles, les chalands, et les autres navires qu’il portait sur son dos. Il ne semblait pas non plus ressentir d’amertume envers l’impressionnant pont de pierre qui l’enjambait en l’un de ses rétrécissements, ni envers les piles de granit massives qui s’enfonçaient en ses eaux pour le soutenir. Anne tourna ensuite son regard vers le village qui se trouvait au-delà de l’étendue de pierre. Elle se souvint vaguement qu’il s’appelait également Téréméné, et qu’ils ne s’y étaient pas arrêtés lors de leur voyage sur la voie vitelhenne. Austra, demanda Anne, lorsque nous sommes entrés en Vitellio, il y avait des gardes-frontière. Tu t’en souviens ? Oui. Tu as fait du charme à l’un d’entre eux, je m’en rappelle. -427- Ce n’est pas vrai, petite mégère ! protesta Anne. Je lui ai juste demandé de faire plus attention en inspectant mes affaires ! Mais cela n’a aucune importance, de toute façon. Est-ce qu’il y avait des gardes-frontière ici ? C’est la frontière entre le Tero Gallé et l’Hornladh. N’y aurait-il pas dû y avoir des gardes ? On ne nous a pas arrêtés, confirma Austra après un temps de réflexion. Mais on ne nous avait pas non plus arrêtés lorsque nous sommes passés d’Hornladh en Crotheny. C’est vrai, mais l’Hornladh fait partie de l’empire de mon père... (Elle s’interrompit comme la douleur l’envahissait. Elle continuait d’oublier.) L’Hornladh fait partie de l’empire. Pas le Tero Gallé. Quoi qu’il en soit, on dirait qu’il y a des gardes, maintenant. Austra acquiesça. Je les ai vu inspecter la caravane. Et pourquoi cette vigilance soudaine ? La caravane entre en Hornladh, alors que nous en partions. Peut-être que l’empire s’inquiète de qui entre sur son territoire, et pas le Tero Gallé. Peut-être, soupira Anne. Je devrais savoir tout cela, n’est-ce pas ? Pourquoi n’ai-je pas mieux écouté mes précepteurs ? Tu crains que ce ne soit les cavaliers ? Oui, ou ils pourraient avoir offert une prime, comme ils l’avaient fait à z’Espino. Alors, que ce soit de vrais gardes-frontière ou pas n’a aucune importance, raisonna Austra. Nous ne pouvons prendre ce risque. Mais nous devons passer le pont, dit Anne. Et puis j’espérais, une fois dans l’empire, que nous pourrions trouver de l’aide. Ou au moins demander si quelqu’un avait vu Cazio et z’Acatto. Et trouver quelque chose à manger, ajouta Austra. Le poisson était lassant, mais c’était mieux que rien. L’estomac d’Anne criait lui aussi famine. Pour l’instant, ce n’était que désagréable, mais dans un jour ou deux, cela deviendrait un réel problème. Elles n’avaient même pas un -428- minser de cuivre, et elle avait déjà vendu ses cheveux. Cela ne leur laissait plus grand-chose à vendre, et elle préférait ne pas y penser. Peut-être à la tombée de la nuit, proposa dubitativement Austra. Quelque chose bougea derrière elles. Une petite pierre roula le long de la pente et dépassa leur cachette. En réprimant un hoquet, Anne se retourna pour voir ce que c’était et découvrit deux jeunes hommes aux cheveux sombres et au teint olivâtre qui les observaient. Ils portaient des pourpoints de cuir et des pantalons de toile enfoncés dans des bottes hautes. Tous deux avaient des épées courtes, et l’un d’entre eux avait un arc. — Ishatité ! Ishatité, né ech té nekeme ! cria l’homme à l’arc. Je ne te comprends pas ! rétorqua Arme de frustration. L’homme inclina la tête. Langue du roi, hein ? dit-il en descendant la pente, une flèche pointée droit sur elle. Alors vous êtes celles qu’ils cherchent, je me parie. Il y en a un autre derrière nous, maintenant, chuchota Austra. Le cœur d’Anne se serra, mais, tandis que les deux hommes se rapprochaient, sa peur commença à se muer en colère. Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Que voulez-vous ? On veut vous, répondit l’homme. Les étrangers venus d’hier, y disent : « Trouvez deux filles, une cheveux roux, une cheveux d’or. Amenez-les ou tuez-les, pas de différence, mais les ramener pour avoir beaucoup de pièces d’or. » Ici, je vois les cheveux d’or. Sous le chiffon, je me parie il y a les cheveux roux. (Il fit signe avec son arme.) Enlève. Anne ôta son foulard. Le sourire de l’homme s’élargit. Essaye de cacher, hein ? Pas très bien. Tu es un imbécile, lança Anne. Ils ne vous paieront pas. Ils vous tueront Tu dis, répondit l’homme. Je ne pas te croire. Il s’avança. -429- Ne me touche pas, gronda Anne. — Eshrije, dit l’autre homme. Oui, vrai, répondit l’archer. Ils disent cheveux roux est sorcière. Mieux juste tuer. Comme il tendait son arc, Anne releva le menton en un geste de défi, en cherchant son pouvoir, prête à voir ce qu’il pouvait réellement faire. Tu mourras pour cela, dit-elle. Un bref éclair de peur parut traverser son visage, et il hésita. Puis il hoqueta de douleur et de surprise, en se tassant, et elle vit qu’une flèche se dressait dans son épaule. Il laissa tomber son arc en geignant bruyamment et l’autre homme se mit à crier. Écarte-toi, Comarré, et les autres aussi, interpella une voix nouvelle. (Anne vit son propriétaire un peu plus haut sur la colline, un homme d’âge mûr, au visage bronzé et tanné, et aux cheveux mi-bruns mi-gris.) Ces dames semblent ne pas vous aimer. Malédiction, Artoré, gronda l’homme à la flèche dans l’épaule, les dents serrées. Pas affaire à toi. J’ai vu premier. Mes garçons et moi en faisons notre affaire, répondit-il. Leurs assaillants reculèrent Oui, bien, dit Comarré. Mais un autre jour, Artoré. À ces mots, une flèche vint se planter dans sa gorge, et il tomba comme un sac de grain. Les deux autres eurent le temps de crier, puis Anne se trouva face à trois cadavres. Pas d’autre jour, Comarré, répondit Artoré en secouant négativement la tête. Anne releva les yeux vers lui. Je suis désolé que vous ayez dû assister à cela, mesdames, dit-il. Vous allez bien ? Il s’approcha. Anne attrapa Austra et la serra contre elle. Que veux-tu ? demanda-t-elle. Pourquoi les as-tu tués ? Ils le cherchaient depuis longtemps, expliqua l’homme. Mais là, je me suis dit que si je les laissais partir, ils iraient -430- parler à cette meute de chevaliers hansiens, qui se mettraient à ma poursuite et brûleraient ma maison R pas bon. Tu veux dire que tu ne vas pas nous mener à eux ? Moi ? Je hais les chevaliers et je hais les Hansiens. Pourquoi ferais-je quoi que ce soit pour eux ? Venez. La nuit va bientôt tomber, et je pense que vous avez faim, non ? Anne suivit sans réaction l’homme appelé Artoré le long d’une route défoncée bordée de genièvre et de salicaire, jusqu’à une région vallonnée qui s’étendait hors de vue de la rivière. Là, ils furent promptement rejoints par quatre garçons, tous armés d’arcs. Le soleil couchant était derrière eux, et leurs ombres filaient devant vers le paisible crépuscule. Des hirondelles tranchaient l’air de leurs ailes en croissant, et Anne se demanda une fois encore ce qui s’était exactement passé dans le horz, pourquoi les chevaliers ne les avaient pas vues. Ils dépassèrent des champs déserts et des maisons de brique aux toits de chaume. Artoré et ses garçons discutaient entre eux et échangeaient des salutations avec leurs voisins comme si rien que de très ordinaire ne s’était passé. Voici Jarné, l’informa Artoré en tapotant l’épaule d’un grand jeune homme dégingandé. C’est mon aîné, vingt-cinq ans. Puis il y a Cotmar, celui qui a un nid-de-poules dans les cheveux. Locheté, c’est celui aux grandes oreilles, et Senché est le plus jeune. Je ne t’ai pas remercié, dit Anne, encore sur ses gardes. Pourquoi le devrais-tu ? Tu pensais que nous allions te mener en ville, comme Comarré l’avait prévu, hein ? Les chevaliers sont-ils toujours en ville ? demanda Anne. Certains. D’autres sont dans la campagne, et trois d’entre eux sont partis vers l’est avec deux types qu’ils avaient ligotés. Cazio ! s’exclama Austra. Des amis à vous, je suppose. Oui, reconnut Anne. Nous les suivions, en espérant avoir une occasion de les sauver. Artoré s’esclaffa. Je me demande comment vous pensiez réussir cela. -431- Nous devons essayer, répondit Anne. Ils nous ont sauvé la vie, et comme tu l’as dit, ce sont nos amis. Mais contre des hommes comme eux ? Vous êtes plus braves que malignes. Pourquoi vous recherchent-ils ? Ils veulent nous tuer, c’est tout ce que je sais, affirma Anne. Ils nous poursuivent depuis le Vitellio. Où essayez-vous d’aller ? Anne hésita. À Eslen, dit-elle finalement. Il hocha la tête. C’est ce que j’avais supposé. Cependant, c’est encore bien loin, et pas dans la direction dans laquelle ils emmènent vos amis. Alors vers où allez-vous aller ? Anne n’avait cessé d’y réfléchir, depuis que Cazio et z’Acatto avaient été capturés. Il était de son devoir de retourner à Eslen, elle le savait. Mais elle avait également une obligation envers ses amis. Tant que leurs ravisseurs s’étaient dirigés vers le nord, elle n’avait pas eu à choisir. Maintenant elle y était forcée, et elle savait sans l’ombre d’un doute quel choix sa mère R et les Féalités R appelleraient le bon. Le problème était néanmoins que, quelque choix qu’elle fît, elle n’avait que peu de chances de survivre, avec Austra pour seul compagnon. Je ne sais pas, murmura-t-elle. Anne ! s’exclama Austra. Qu’es-tu en train de dire ? Je trouverai quelque chose, promit-elle. Je trouverai quelque chose. La maison d’Artoré ressemblait beaucoup à toutes celles qu’ils avaient dépassées, sauf qu’elle était plus grande et plus animée. Des poulets picoraient dans la cour, et au-delà, dans un enclos, elle vit plusieurs chevaux. Le ciel était presque noir maintenant, et la lumière qui provenait de l’intérieur était chaleureuse. Une femme de l’âge d’Artoré les accueillit à la porte. Ses cheveux blonds étaient noués en chignon, et elle portait un tablier. De merveilleuses odeurs se déversaient à travers la porte. -432- Voici ma femme, dit Artoré. Osne. Ainsi, tu les as trouvées, dit-elle. Dajé Vespré à vous, jeunes filles. Vous nous cherchiez ? demanda Anne, ses cheveux se hérissant sur sa nuque. N’aie pas peur, la rassura la femme. C’est moi qui l’ai envoyé. Mais pourquoi ? Venez manger. Nous parlerons après. La maison était aussi gaie à l’intérieur qu’elle le paraissait depuis l’extérieur. Un grand âtre se dressait à un bout de la pièce principale, avec les marmites et les casseroles, une table de travail, des pots en terre cuite de farine, de sucre et d’épices. De l’ail en chapelet pendait des poutres, et une petite fille jouait sur le carrelage ocre brun. Anne se sentit soudain plus affamée qu’elle ne l’avait été de sa vie. La table était déjà mise, et la femme les invita à s’asseoir. Durant la demi-cloche qui suivit, Anne oublia quasiment tout ce qui n’avait pas un rapport direct avec le fait de manger. Leurs tranchoirs étaient coupés dans un pain encore chaud. Et il y avait du beurre R non pas de l’huile d’olive, comme c’était toujours le cas en Vitellio, mais du beurre. Osne servit sur le pain des louchées d’un ragoût de porc, de poireaux et de moules, ce qui en soi aurait déjà été copieux, mais elle apporta ensuite une sorte de tourte fourrée de fromage fondu et de centaines de petites bandes de pâte et d’œufs entiers. S’y ajouta une sorte de pâté fait de foies de volaille cuits en croûte, le tout accompagné d’un vin rouge fort. Elle eût pu pleurer de joie R au convent, elles avaient toujours mangé frugalement : du pain, du fromage et de la bouillie. Sur la route et à z’Espino, ils avaient vécu à la limite de la famine et avaient mangé tout ce qu’ils pouvaient trouver ou acheter avec leurs maigres ressources. C’était le premier repas réellement délicieux qu’elle faisait depuis qu’elle avait quitté Eslen, il y avait si longtemps. Cela lui rappela que vivre pouvait n’être pas simplement survivre. Lorsque le repas fut achevé, Anne aida Osne, Austra et les deux garçons les plus jeunes à débarrasser la table et à nettoyer. -433- Lorsqu’ils eurent terminé, Anne et Osne furent soudain seules. Elle ne savait pas vraiment où Austra était allée. Osne se tourna vers elle et lui sourit. Eh bien maintenant, dit-elle, Anne Dare, héritière du trône de Crotheny R toi et moi avons à parler. -434- CHAPITRE CINQ LE PORT DE PALDH Cisne tint parole. Ils atteignirent l’embouchure du Téréméné cinq jours après qu’elle eut fait sa promesse. Neil pouvait maintenant se lever et même marcher, quoiqu’il se fatiguât vite, si bien que lorsqu’il entendit que la terre était en vue, il mit les vêtements que Cisne lui avait fournis et monta sur le pont. La couverture nuageuse se dissolvait avec le lever du soleil, peignant le paysage de longues bandes de lumière. Le détroit de Corcac, songea Neil, était ce qu’aurait été la Terre-Neuve sans les canaux et les malends et la pure force de la volonté humaine pour repousser l’eau R un millier d’îles et d’îlots dont certains disparaissaient à marée haute, tous verts d’une végétation palustre et de vieux chênes. Ils dépassèrent des villages faits de maisons dressées sur pilotis, et des hommes sur des barques qui remontaient des filets pleins de crevettes frétillantes. Au-delà du chenal, un écheveau de passes et de criques s’étendait à perte de vue. Il trouva Cisne près de la proue. Nous sommes presque arrivés, dit-elle. Je te l’avais dit, tu vois. Je n’en doutais pas, Madame. (Mal à l’aise, il marqua une pause.) Tu m’as dit que les hommes qui m’ont attaqué sont les mêmes que ceux que tu redoutes. Et pourtant, ils n’ont pas reconnu ton navire à z’Espino. Pourquoi crains-tu qu’ils le reconnaissent cette fois-ci, s’ils sont dans le port de Paldh ? -435- Un léger sourire effleura ses lèvres. À z’Espino, ils ne savaient pas encore qu’ils me cherchaient. Un ou deux jours de plus, et la nouvelle leur aurait été transmise. Elle ne peut qu’avoir déjà atteint Paldh. La nouvelle de ton évasion ? Oui. Alors si je le puis, je proposerais de ne pas nous en tenir strictement à ta promesse. Débarque-moi ici, avant que nous n’ayons atteint le port. Je suis sûr que je réussirai à rejoindre les terres. Elle parcourut du regard les marais alentour. C’est très beau, n’est-ce pas ? Elle parut ignorer sa suggestion. Oui, reconnut-il. Je n’avais jamais rien vu de tel. (Elle se tourna vers lui.) C’est aimable à toi que de t’inquiéter de moi, sire Neil. Ce n’est rien, comparé à ce que tu as fait pour moi, Madame. Je souhaite que rien de fâcheux ne t’advienne. Elle haussa les épaules. Je ne suis pas physiquement menacée. Ils ne me tueront pas, si c’est ce qui t’inquiète. J’en suis heureux, dit-il. J’accepte ton offre, décida Cisne. Je n’ai plus qu’une chance minuscule de passer le cap de la mer Lierienne, maintenant que mon avance est perdue. Mais il m’en reste néanmoins une. Je peux encore remporter ma partie de fiedchésé. Je prie pour cela, dame Cisne, lui avoua-t-il solennellement. Ce n’est pas mon vrai nom, tu sais. Je ne le savais pas, répondit-il. j’aimerais connaître ton vrai nom. Elle agita la tête. Je vais te fournir un bateau et quelques provisions. Ce n’est pas nécessaire, objecta-t-il. Cela ne me coûtera rien et te rendra la vie plus facile. Pourquoi ne pas le faire ? (Elle releva la tête.) Mais si tu veux me dédommager pour le bateau, j’ai une suggestion à te faire. -436- N’importe quoi, si c’est en mon pouvoir. Ça l’est. Un baiser R juste un. C’est tout ce que je demande. Dans la lumière du soleil, ses yeux étaient plus bleus que n’importe quel ciel. Il se souvint soudain des paroles d’une chanson qu’il aimait quand il était enfant, Elveher qei Queryeven. Si tu ne veux rester et partager ma couche, Dit la dame de Queryen, Alors je ne te demande qu’un baiser, Un baiser en remplacement. Mais quand Elvéher se penchait pour embrasser la dame de Queryen, elle le poignardait au cœur d’une arme dissimulée dans sa manche. Avec sa beauté surnaturelle, Cisne pouvait tout aussi bien être queryenne qu’humaine. Pourquoi voudrais-tu cela, Madame ? demanda-t-il. Parce que je n’en aurai peut-être jamais d’autre, répondit-elle. Je... Il réalisa soudain qu’elle ne plaisantait pas. Tout ce qui est en ton pouvoir, avais-tu dit. C’est vrai, reconnut-il. Il se pencha vers elle, fasciné par ces yeux étranges et magnifiques. Elle sentait un peu la rose. Ses lèvres étaient chaudes et quelque peu surprenantes, différentes de toutes celles qu’il avait embrassées, et à leur contact, tout parut subtilement transformé. Lorsqu’il s’écarta, ses yeux ne paraissaient plus aussi mystérieux. Ils possédaient une nuance qu’il crut comprendre. Je m’appelle Brinna, dit-elle. Elle n’avait pas de couteau dans la main. Moins d’une cloche plus tard, il était assis dans une barque. Il garda les yeux fixés sur son navire jusqu’à ce que les voiles en fassent hors de vue. Alors il commença à tirer sur les -437- rames à contre-courant. À chaque fois qu’il les plongeait dans l’eau, il semblait entendre Fastia lui dire qu’il l’oublierait. La marée vint et lui facilita la tâche, mais Paldh était à plusieurs lieues en amont et il était encore très faible R il dut faire de fréquentes pauses. Quoi qu’il en soit, l’effort était plaisant, et l’odeur saline des marais était agréable. À l’approche de la nuit, il s’arrêta dans un village de pêcheurs, où un garçon d’une douzaine d’années aux cheveux blond-roux prit son amarre. Il fouilla la bourse que lui avait donnée Brinna et y trouva des pièces. Il en tira une pièce de cuivre pour le garçon, mais il la fit tourner entre ses doigts avant de la lui donner. Elle portait une épée d’un côté, mais pas d’inscription. Il sortit une pièce d’or et la regarda. On y voyait le visage d’un homme, et une inscription qui disait MARCOMIR ANTHAR THIUZAN MIKIL. Marcomir était le roi de Hansa. Il soupira et remit la pièce dans sa bourse. Le garçon dit quelque chose en hornien, une langue dont Neil ne connaissait que quelques mots. Tu parles la langue du roi, mon garçon, ou le lierien ? demanda-t-il dans le meilleur hornien qu’il put rassembler. — Tho, bien sûr, je parle la langue du roi, répondit le garçon avec un accent traînant et chantant. As-tu besoin d’un endroit où dormir ? le Moyr Muc a une chambre. Il indiqua de la main un long bâtiment fait de planches et au toit de bardeaux. Merci, dit Neil. Dis-moi, comment t’appelles-tu, mon garçon ? Nel MaypPenmar, répondit-il. Neil sourit. C’est presque mon nom. Je m’appelle Neil MeqVren. Nel, tu connais tes navires ? Le garçon gonfla légèrement la poitrine. — Tho, messire. Sûr que je sais. Je me demandais, aurais-tu vu un navire marchand passer par ici ces derniers jours, la Della Puchia ? J’ai vu ce navire, confirma le garçon, mais pas ces derniers temps. -438- Et un grand loup-de-feu, sans nom ni pavillon ? Celui-là, je l’ai vu il y a trois jours. Il a essuyé une tempête et gîtait dangereusement. Il a besoin d’un nouveau mât. Une tempête ? Tho, une grosse. Elle a envoyé quelques navires par le fond R dont un d’ici, le Tunn Carvanth. Peut-être que la Della Puchia est passée par ici et que tu ne l’as pas vue ? Peut-être, admit Nel dubitativement. Tu pourras demander, au Moyr Muc. Pourquoi ? Tu connais du monde à bord ? Quelque chose comme cela, répondit Neil. Merci. Il prit ses affaires et partit vers l’auberge. À côté de la porte était suspendu un placard peint d’un marsouin, qui confirma une supposition oiseuse qu’il avait faite, que « Moyr Muc » était la même chose que meurmuc, le nom que l’on donnait aux dauphins à Skern. Cela signifiait « cochon de mer », un nom qu’il avait toujours jugé mal choisi pour d’aussi belles créatures. D’un autre côté, Neil signifiait « champion », un nom qu’il ne méritait pas vraiment non plus. Il avait perdu son épée et son armure, et il était maintenant possible que la princesse, que sa reine l’avait envoyé chercher, fut au fond de la mer Lierienne. De la poignée de gens présents au Cochon de Mer, aucun ne dit avoir vu la Della Puchia, mais ils firent remarquer que vu son faible tirant d’eau, le navire vitellien aurait pu faire relâche dans une demi-douzaine d’autres endroits pour se protéger de la tempête. Neil s’en sentit mieux, mais son problème principal demeurait R si Anne était vivante, c’était que la Della Puchia avait fait précisément cela, ce qui signifiait qu’une fois de plus, il avait perdu sa trace. Chose peu surprenante, personne dans le village de Torn-y-Llagh ne possédait d’épée, mais il réussit à acheter un harpon et un couteau, ce qui était mieux que rien. Il soupa de morue bouillie et de pain, en appréciant la simplicité et la familiarité. Le lendemain matin, rasséréné, il repartit pour Paldh. Paldh était une très vieille cité. Lorsque les grands ports d’Eslen n’étaient encore que des marécages, avant la -439- construction du grand mur de Thornrath, elle avait été le seul grand port en eau profonde à cent lieues à la ronde. En ces temps d’avant l’empire crothanique, la Crotheny, le Hornladh et le Tero Gallé avaient dépendu de Paldh pour leur transport maritime. Ils se l’étaient disputé avec leurs marines, comme avant eux l’Hégémonie et les royaumes des Mages. Combien de milliers de navires pourrissaient dans le détroit de la Téréméné, personne ne le savait R mais le plus ancien n’avait pas été construit par des êtres humains. Pas plus que ne l’avaient été les plus anciennes murailles de la cité, dont la plupart semblaient se dresser sur une falaise grise et lisse, trente verges au-dessus de la plus haute marée. Neil ne les avait jamais vues auparavant, mais maintenant qu’il les longeait en barque, il constata que ce qu’il avait entendu dire était vrai ; au-dessus des tabernacles qui les recouvraient jusqu’à la ligne de haute mer, on pouvait encore discerner les fines jointures qui couraient entre les blocs de pierre originaux. Lorsqu’il atteignit le port, l’immense barrière s’étendait en un énorme demi-cercle d’un peu plus d’une lieue de long, au fond de laquelle un quai ancien fait de la même pierre servait d’amarrage aux docks flottants. Le quai était peut-être large de cent verges, et une sorte de ville de marins s’y était développée R des tavernes, des auberges, des maisons de jeu, et des bordels, tous entassés contre la falaise artificielle. Même à distance, Neil pouvait voir que la ville des quais grouillait d’une foule pittoresque. Il repéra presque immédiatement le loup-de-feu, quand il dépassa les cales sèches, et qu’il était là, dressé sur un échafaudage sur lequel des hommes s’employaient, produisant une musique de marteaux et de scies. Il y avait là nombre d’autres navires, dont aucun n’était celui sur lequel Anne avait navigué. Il repensa au combat à z’Espino. Le loup-de-feu était amarré bien plus bas que la Della Puchia. Ses marins n’avaient pas dû voir le combat R et de toute façon, il avait porté une armure. Il accosta et amarra sa barque près du navire, puis il remonta sur la pierre usée par le temps. -440- Il fit signe à l’un des marins les plus proches. Eh, bonjour, tenta-t-il en hornien. — Ik ni mathlya Haurnaraz, répondit le marin. Neil se força à rire et passa au hansien. Moi non plus, dit-il. C’est bon de t’entendre parler R j’en avais assez d’essayer de comprendre le charabia d’ici. Le marin sourit et pointa un doigt calleux sur la barque de Neil. Tu es venu jusqu’ici là-dessus ? Neil agita négativement la tête. Non. Le navire sur lequel je servais s’est échoué, dans la tempête de l’autre nuit. J’ai acheté sa barque à un pêcheur. C’était une méchante tempête, constata le marin. Elle a bien failli nous envoyer par le fond. Un sacré coup de vent, ajouta Neil. Sur quel navire étais-tu ? demanda l’homme. L ’Esecselur, de Hall. Il ne prenait pas beaucoup de risques : Hall était l’une des îles les plus éloignées et les moins fréquentées de l’archipel de la Désolation, et l’une des rares R d’après ce qu’il en savait R à être sous l’autorité de Hansa. Ah, ça explique ton accent, dit l’homme. Eh bien, de quoi as-tu besoin ? Je me demandais si vous aviez besoin de mains supplémentaires, au moins jusqu’à ce que le navire soit réparé. Je travaillerais pour un endroit où coucher et une pièce ou deux tant que je n’aurais pas trouvé un boulot sur quelque chose qui rentre chez nous. Le marin se gratta la tête. Eh bien, le capitaine a dit au frumashipmanna d’embaucher des locaux, mais je suis sûr qu’il préférerait quelqu’un qui parle la langue des dieux. Neil espéra ne pas avoir tiqué. Il avait passé la plus grande partie de sa vie à combattre des hommes qui parlaient hansien. Le fait qu’ils pensaient que leur langue était la langue des saints ne faisait que lui rappeler pourquoi. -441- Il avait dû bien cacher ses sentiments, parce que le marin le présenta alors au Premier maître, qui le toisa, lui posa les mêmes questions que l’autre, puis haussa les épaules. On va essayer, dit-il. Mais je te préviens tout de suite que tu ne rentreras pas dans l’équipage. Le seigneur auquel appartient ce navire est très tatillon quant à ceux qu’il prend à bord. Mais si tu es quand même intéressé, ce sera un schilling par jour plus un repas, et tu peux dormir dans les tentes. C’est honnête, approuva Neil. Et tu t’appelles ? demanda l’homme. Kniva, improvisa Neil. Kniva Berigsunu. Tu as déjà dégarni un mât ? Avant mes six ans, répondit Neil. Celui-là, alors. Si je n’aime pas ton travail, tu n’es pas payé. Le mât était un bon endroit où travailler : cela lui permettait de voir tout ce qui allait et venait. Il ne vit personne qu’il reconnût, cependant, et aucun des chevaliers ni de leurs hommes d’armes. C’était probablement bon signe R cela suggérait qu’ils cherchaient toujours Anne et ses compagnons. Cela le rendait nerveux que de travailler côte à côte avec ses ennemis, mais après un temps il se détendit. Les hommes qui s’affairaient sur le mât semblaient le prendre pour celui qu’il avait dit être, et il s’entendit plutôt bien avec deux d’entre eux. Ils étaient tous deux originaires de Selhastranth, une île au large de Saltmark, et nonobstant leur langue et leur antagonisme, l’enfance insulaire de Neil avait beaucoup ressemblé à la leur. Et donc en fin de journée, lorsqu’ils perçurent leur schilling, il ne fut pas surpris que Jan et Vithig l’invitassent à les accompagner à la taverne. Le curm valc qu’on y servait était épais et amer, pas très différent de la bière qu’ils produisaient dans les îles R et Neil savait qu’il ne devait pas en abuser. Il n’avait jamais été un grand buveur, et cela faisait très longtemps qu’il avait absorbé plus qu’un peu de vin. Jan et Vithig ne partageaient pas ses inhibitions et le buvaient comme de l’eau. Le temps que leur portion de ragoût -442- d’anguille fussent sur la table, ils étaient déjà en route pour le palais de saint Leine. Après un tour de vantardises sur leurs exploits en mer, Neil se pencha vers eux. J’ai vu d’étranges choses, ces derniers temps, murmura-t-il. Des choses bizarres. J’ai entendu les draugs chanter et j’ai vu un homme mort marcher à Ter-na-Fath. Mon paternel dit que la fin du monde est proche. Tous deux grimacèrent en entendant cela. Jan était un homme imposant et rougeaud, avec des yeux noirs et le sommet du crâne dégarni, tandis que le visage de Vithig était si anguleux qu’on eût dit qu’il avait avalé une enclume et qu’elle était restée bloquée dans sa tête. Tu n’as pas besoin de nous dire que tout est de plus en plus effrayant, dit Vithig. Nous avons vu des choses... Jan mit la main sur son bras. Non, ne fais pas ça, conseilla-t-il. Vithig acquiesça sagement. — Aiw, je sais. Mais ce n’est pas bien. J’ai déjà dit que les hommes de Sa Seigneurie ne sont pas du tout des hommes, pour certains d’entre eux, et je le redirai encore. (Il tendit un doigt vers Neil.) Tu devrais t’estimer heureux qu’on ne t’ait pas pris dans l’équipage, c’est tout ce que je dis. Vith, plus bas, gronda Jan. Je n’ai rien vu d’étrange sur ce navire. — Aiw – ils sont partis, Ansu Hlera en soit remercié, vers le sud, pour pourchasser... — Vith ! Jan frappa si fort sur la table que leurs bols et leurs chopes s’entrechoquèrent. Neil but une gorgée de bière. Pas la peine de se battre, les gars. Je ne voulais pas créer de problème. Comment dit-on, déjà ? « Sage est l’homme qui garde la cassette de runes de son seigneur. » Oui, c’est ce que je pense, approuva Jan. Bien dit, murmura Vithig. Je reconnais que je ne suis pas un sage quand le sang d ’Ansu Woth est en moi. (Il leva sa chope.) Puissions-nous mourir en des mers chaudes, lança-t-il. -443- À la sagesse, répondit Neil avant de boire une autre gorgée. Maintenant, laissez-moi vous parler de ce grand var que nous avons vu dans les iles de la Désolation. Tu n’as jamais vu de var, protesta Jan. — Aiw, je l’ai vu, et c’était un monstre immense. Il se lança dans une histoire que son grand-père avait l’habitude de raconter, et le temps qu’il la terminât, Jan s’était calmé et Vithig menaçait de chanter. Malgré toute sa hardiesse, Neil préféra ne pas prendre plus de risques en insistant R il serait bon de savoir quel seigneur possédait ce navire, évidemment, mais il avait déjà appris ce qu’il voulait, et ce en ne perdant qu’une seule journée. Beaucoup plus tard, ils titubèrent jusqu’aux tentes, et Jan et Vithig s’abandonnèrent aussitôt à une torpeur hébétée. Neil envisagea de les tuer, mais ne le fit pas pour plusieurs raisons. Un combat loyal attirerait l’attention, et leur trancher la gorge dans leur sommeil détruirait le peu d’honneur qui lui restait encore. Il lui paraissait peu probable que les deux marins iraient faire le lien entre leurs commentaires et son absence le lendemain, et, s’ils le faisaient, ils supposeraient probablement qu’ils l’avaient effrayé. De toute façon, les marins ne parlaient pas à leurs officiers et seigneurs plus que nécessaire, et les tuer attirerait probablement bien plus l’attention. Et enfin, Jan et Vithig étaient des gars décents qui ne méritaient pas de mourir de sa main simplement pour avoir dit quelque chose qu’ils n’auraient pas dû. Donc avant que quiconque ne se fût éveillé, il rassembla ses affaires et partit, remontant la rampe vers la cité de Paldh. Là, avec l’argent que Brinna lui avait donné, il trouva une épée qui était dans ses moyens. Le forgeron était réticent à la lui vendre, alors Neil lui montra les cicatrices sur ses mains et la petite rose d’argent qu’il portait en pendentif autour du cou R les deux derniers signes de chevalerie qu’il lui restait. Tout le monde peut se couper, lui fit remarquer le forgeron, et tu as pu prendre cette rose sur un chevalier mort. C’est vrai, admit Neil. Mais je te donne ma parole que je suis un chevalier d’Eslen. -444- Qui a de l’or hansien, rétorqua dubitativement le forgeron. Neil ajouta une pièce d’or aux cinq qui se trouvaient déjà sur la table. Pourquoi l’as-tu fabriquée si tu ne veux pas la vendre ? demanda-t-il. Quel chevalier te l’a commandée ? Les gardes de la ville se fournissent chez moi, rétorqua-t-il. J’ai l’autorisation de fabriquer des armes pour eux. Ainsi qu’à un chevalier qui a perdu ses effets personnels, lui rappela Neil. De plus, je quitte Paldh, et il est peu probable que je revienne. Le forgeron prit un chiffon et enveloppa soigneusement l’arme. Garde-la bien cachée jusqu’à ta sortie de la ville, hein ? Je le ferai, dit Neil. Il prit l’arme et partit. Dans une écurie sur la route hors de la ville, il acheta un cheval qui semblait avoir une lueur d’intelligence dans le regard, et un peu de sellerie, ce qui ne lui laissa plus que quelques schillings pour la nourriture. Ainsi monté, il partit vers le sud sur la grande voie vitelhenne. Son arme méritait à peine le nom d’épée R c’était plutôt un gourdin d’acier avec un tranchant, et sa monture méritait tout juste le nom de cheval. Mais il ne ressemblait pas vraiment non plus à un chevalier, même s’il avait enfin quelque chose comme l’impression d’en être un. Ce qu’il ferait lorsqu’il trouverait le chevalier surnaturel et ses hommes, il ne le savait pas R mais il était prêt à commencer à y réfléchir. -445- CHAPITRE SIX LE RETOUR La cour qui accueillit Murielle et les deux hommes de sa garde personnelle était absolument muette. C’était, songea-t-elle, un miracle, quelque chose qu’elle eût jusqu’alors cru impossible en un endroit qui débordait à ce point de crétins bavards. Lorsque ses gardes eurent pris place à la porte, on n’entendit plus que le tapotement de ses talons sur le marbre, et même cela cessa lorsqu’elle s’assit sur le trône de la reine mère. Eh bien, dit-elle en affichant son sourire le plus faux, le premier ministre n’assistera pas à la cour aujourd’hui, et je traiterai donc les affaires dans l’ordre où elles se présenteront. Praifec Hespéro, l’Église a-t-elle à traiter de quelque sujet avec le trône aujourd’hui ? Hespéro se rembrunit légèrement Reine mère, je me demande où est Sa Majesté l’empereur Charles ? Il devrait vraiment assister à la cour. Oui, répondit Murielle, je le lui ai dit mais Sa Majesté l’empereur peut se montrer assez obstiné lorsqu’il en a ainsi décidé. Mais je me demande, Excellence, quand tu as cessé de t’adresser à moi en tant que Majesté ? Je suis désolé, reine mère, mais selon toutes nos lois, l’on ne doit point s’adresser à toi ainsi. Seuls le roi et la reine portent ce titre, et tu n’es pour l’instant ni l’un ni l’autre. La cour a continué de s’adresser à toi ainsi par respect et eu égard à ton deuil. -446- Je vois. Cela doit donc signifier que vous ne me respectez plus ni ne partagez mon affliction. C’est dommage. Elle fut surprise par le calme qu’elle ressentait comme s’il ne s’était agi que d’un badinage de salon. Reine mère, l’interrompit le duc de Shale en s’efforçant de donner à son risible visage rondelet une apparente sévérité, le Comven a soulevé de graves questions concernant la récente conduite du trône R en fait nous doutons de la légitimité même de cette conduite. Murielle se laissa aller en arrière dans le trône et feignit la surprise. Eh bien, je vous en prie, dévoilez-moi ces questions, messieurs. Je suis impatiente de les entendre. C’est plus le problème de la légitimité qui fait débat, expliqua Shale, ses yeux de souris trahissant une soudaine lassitude. Avez-vous ou n’avez-vous pas des questions à me poser ? s’étonna Murielle. Aucune question spécifique, Altesse. Seulement un problème général... Mais mon bon duc, tu viens de dire que le Comven a soulevé de graves questions quant à la conduite du trône. Maintenant, tu dis que tu n’as aucune question au sujet de cette conduite. Tu es soit un menteur soit un bouffon, Shale. Vois-tu... Non, l’interrompit Murielle, sa voix prenant plus d’ampleur. Toi, tu vois ceci : de par la loi, Charles est roi et empereur, et vous êtes ses sujets, mécréants incapables et verbeux que vous êtes. Croyez-vous sincèrement que je ne sais pas ce que vous préparez aujourd’hui ? Pensiez-vous que j’allais tomber dans votre piège puéril en toute inconscience ? Reine mère..., commença le praifec, mais elle lui coupa la parole. Toi, tais-toi ! s’exclama-t-elle. Ta place est, par un décret absolu, limité au conseil, Praifec. C’est tout ce que j’ai offert, reine mère. Oh non ! objecta Murielle. Tu as médit comme la plus vicieuse prostituée d’un bordel. Tu as exhorté, tu as conspiré, et -447- chacun en cette salle le sait parce que c’est avec eux que tu l’as fait. Tu as proposé de faire occuper ce royaume par les troupes de l’Église et tu as menacé de les rallier à Hansa si nous ne les acceptions pas. Tu m’a présenté ta bonne volonté dans une main et un couteau dans l’autre, et tu es le plus lamentable des hommes, rendu plus vil encore par ta prétention à la sainteté. Alors assez de toi, assez de tes marionnettes du Comven et de tes aspirations pathétiques ! Que lui se présente devant moi. Que l’assassin que vous êtes assez stupides pour vouloir placer sur le trône sacro-saint de la Crotheny paraisse face à moi, que je puisse voir son visage. La foule entra alors en éruption, comme s’ils étaient tous des poules et que quelqu’un venait de jeter un chat en leur sein. Le praifec seul était silencieux et la dévisageait avec une expression parfaitement atone, soutenue néanmoins par le regard le plus menaçant qu’elle eût jamais croisé. Lorsque sa frénésie commença à se calmer quelque peu, la foule s’ouvrit en deux, et il approcha R Robert Dare, le frère de son époux. Il portait un pourpoint et des chausses noirs, et tenait un chapeau au large bord de cette même teinte à la main. Son visage était plus pâle que dans son souvenir, mais avec ce même sourire élégant et sardonique, le même petit bouc et la même moustache. Il sourit, découvrant ses dents blanches. Il se détacha de la foule, son étroite épée décadente se balançant comme la queue d’un chien fanfaron, et mit un genou à terre devant elle. Salutations, reine mère. Relève-toi, dit-elle. Il était là. L’assassin de son époux se tenait face à elle ; leurs regards se croisèrent. Robert ne pouvait dissimuler sa jubilation, pas à quelqu’un qui le connaissait bien. Elle était trop ostensible. Je suis désolé de te trouver à ce point affolée, prétendit-il. J’avais espéré que tout ceci se passerait d’une façon plus raisonnable. Vraiment ? dit Murielle d’un air songeur. J’imagine que c’est pour cette raison que rôdent ici autant d’hommes de ta -448- garde personnelle. Que les milices des landwaerden se sont rassemblées devant la ville et que tes crapauds du Comven ont amené autant d’épées. Parce que tu penses que ce que tu t’apprêtes à faire est raisonnable ? Et que vais-je faire ? demanda Robert en laissant paraître une soudaine colère. La reine mère aurait-elle le don de lire dans le cœur et l’âme des autres ? Une phay chuchote-t-elle à ton oreille ? Qu’est-ce donc, que tu as l’impudence de supposer que je m’apprête à faire, Altesse ? Tu vas t’approprier le trône, rétorqua-t-elle. Oh, dit Robert. Eh bien oui, je vais faire cela. (Il se tourna vers la foule.) Quelqu’un a-t-il une objection ? Personne n’en eut. Vois-tu, reine mère, autant nous aimons Charles, autant il est évident que s’il avait la moitié d’un cerveau, cela ferait un demi-cerveau de plus que ce qu’il a pour l’instant. Et, comme s’efforçait de l’expliquer le duc de Shale d’une manière plus élégante, la cour n’aime pas tes décisions et, plus généralement, ne t’aime pas toi, mon arrogante belle-sœur. Tu t’es alliée avec Liery, tu as massacré d’innocents landwaerden, tu as refusé la paix avec Hansa, et aujourd’hui nous t’avons vu insulter le praifec, l’Église, et tous ceux qui sont présents ici. Et tu m’accuses de façon tout à fait injustifiée de meurtre. « Dans le même temps, nos citoyens sont tués par des basilnixes, les enfers mènent contre nous une guerre larvée aux marches de l’empire, et une autre, ouverte celle-là, va très certainement se déclarer contre Hansa. Et tu objecterais à mon commandement parce que tu préfères te raccrocher au pouvoir à travers ton pauvre fils béni des saints ? C’est vraiment trop, reine mère. Murielle ne cilla pas le moins du monde en entendant cela. J’objecte à ton commandement, gronda-t-elle, parce que tu es un fratricide et pis encore. (Elle se pencha en avant et parla de façon tout à fait délibérée.) Tu sais ce que tu es, Robert. Je sais ce que tu es. Tu as tué Guillaume, ou tu l’as fait assassiner. Mes filles aussi, probablement, et Lesbeth, je pense. Tu n’auras pas l’occasion de tuer mon fils. -449- Les yeux de Robert brûlèrent d’une fureur singulière lorsqu’elle dit cela, mais elle fut certaine d’être la seule à l’avoir vue. Puis il prit une expression chagrinée. Où est Charles ? Hors de ta portée. Il regarda alentour. Où sont sire Fail et ses hommes ? Où sont les Mestres ? Je les ai éloignés, dit Murielle. Ils auraient pu sans cela s’opposer à ton usurpation, et je refuse que le sang soit versé en ces lieux. Il bouillonna un instant de rage, puis se pencha en avant. C’était très rusé de ta part, Murielle, souffla-t-il. Je t’ai sous-estimée. Mais au final, cela ne changera rien. (Il éleva la voix en se tournant vers l’assistance.) Trouvez Sa Majesté et assurez-vous qu’aucun mal ne lui soit fait. Arrêtez ses gardes et arrêtez les Mestres. S’ils résistent, tuez-les. À partir de cet instant, j’assume la régence de ce royaume et de cet empire. La cour se tiendra demain à la même heure, et nous y discuterons des détails. Deux des gardes s’étaient approchés. Menez la reine mère à la tour Cotte-de-Loup. Assurez-vous qu’elle y soit bien installée. Tandis qu’ils l’emmenaient, Murielle se demanda combien de temps il lui restait à vivre. Chose peu surprenante, Murielle n’était jamais venue dans la tour Cotte-de-Loup. Le château d’Eslen avait trente tours en tout, si l’on ne s’en tenait pas à une définition trop restrictive. Et le terme était tout à fait exact, même dans son acception la plus stricte, en ce qui concernait plus précisément la tour de Cotte-de-Loup. Elle dominait de soixante verges le flanc est du corps principal, se resserrant en une flèche si acérée que l’on eût dit une lance pointée vers les cieux. Et c’était peut-être effectivement ce qu’elle avait été R Thiuzwald fram Reiksbaurg, « Cotte-de-Loup », tel que l’Histoire le décrivait, n’avait pas précisément été un homme humble, ni même sain d’esprit, et c’était lui qui en avait ordonné la construction. Moins d’une année après son achèvement, -450- Cotte-de-Loup avait agoni dans la salle du trône, vaincu par Guillaume Ier, le premier membre de la lignée de son époux à régner sur la Crotheny. Et maintenant, elle y était prisonnière. Robert s’était probablement cru subtil. Il avait cependant tenu parole en ce qui concernait le confort de son installation. En seulement quelques heures, les poussiéreux appartements de pierre avaient été meublés d’un lit, d’un fauteuil, de tabourets, de tapis et de bien d’autres choses, encore qu’il fût notable que rien ne venait de ses propres quartiers. Elle avait également une vue. Elle se trouvait aux trois-quarts de la tour en hauteur, et disposait de deux fenêtres étroites. De l’une, elle pouvait voir les toits et les places de la moitié sud de la ville, une section d’Eslen-des-Ombres et les rinns marécageux. L’autre était dirigée vers l’est et lui offrait une vue magnifique de la confluence de la Mage et de la Rosée. Confortable ou pas, avec ou sans vue, c’était toujours une prison. Les murs de la tour étaient lisses et abrupts. Des sentinelles R de la garde personnelle de Robert R étaient postées à sa porte, laquelle était solidement verrouillée de l’extérieur. Passé cela, il eût fallu ensuite descendre les peut-être deux cents marches d’un escalier étroit et passer une garnison entière avant de rejoindre l’enceinte principale du château. Elle en conclut qu’il était temps de laisser pousser ses cheveux. Décidant de rationner une vue dont elle ne pourrait que se lasser avec le temps, elle soupira et s’assit dans le fauteuil pour réfléchir, mais elle s’aperçut qu’il n’y avait plus vraiment matière à réflexion. Elle avait fait ce qu’elle avait pu, et plus aucune décision ne lui appartenait, sauf peut-être celle de mettre fin à sa vie, ce qu’elle n’avait pas l’intention de faire. Si Robert voulait sa mort, il lui faudrait le faire lui-même, ou au moins en donner l’ordre. Elle entendit la porte de l’antichambre extérieure s’ouvrir puis se refermer. Puis l’on frappa doucement à sa porte. Entrez, dit-elle en se demandant quelle nouvelle confrontation s’annonçait. La porte s’ouvrit, révélant une femme qu’elle connaissait. -451- Alis Berrye à ta disposition, reine mère. Je suis ta nouvelle servante. La peur s’empara de Murielle, et une fois encore, elle eut l’impression que le sol se dérobait sous elle. Tu es revenue, répondit Murielle avec dans la bouche un goût de plomb (elle avait assez de ce jeu). Est-ce que mon fils a été capturé ? Est-ce qu’il est mort ? Non, Majesté, murmura Berrye. Tout s’est passé comme tu l’avais prévu. Ne me torture pas, implora Murielle. Robert a tout, maintenant. Il ne peut plus rien vouloir, à part me torturer. À moins que tu ne me haïsses pour quelque raison, dis-moi juste la vérité. Berrye s’agenouilla devant elle, prit sa main et la baisa. C’est la vérité. Je ne te blâme pas d’en douter, mais j’ai vu le navire prendre le large. Tu as pris le prince complètement pas surprise. Alors comment se fait-il que tu sois là ? demanda Murielle. Tu avais besoin d’une servante. Le prince Robert m’a choisie. Pourquoi ferait-il cela ? Je l’ai suggéré. Une fois qu’il t’a eu envoyée ici, je l’ai entendu se demander à voix haute quelle servante il pourrait te trouver qui te serait la plus mortifiante. J’ai choisi cet instant pour lui présenter mes félicitations, et il s’est esclaffé. Quelques instants plus tard, j’étais envoyée ici. Il ne savait pas, vois-tu. Tu étais à la cour ? Je n’y suis arrivée que lorsqu’on t’emmenait. J’ai raté ton énumération des fautes du praifec, ce que je regrette. Elle a nourri bien des discussions. C’est vrai, ce n’est pas un piège ? Je suis enfermée ici, tout comme toi, Majesté. Je n’ai pas plus de liberté que toi, parce que Robert ne voudrait même pas risquer la seule possibilité que nous devenions amies. Si ce que tu dis est vrai, dit Murielle, si tu as réellement choisi de m’aider, alors pourquoi es-tu ici ? Tu m’aurais été plus utile à l’extérieur. -452- Je l’ai envisagé, Majesté, mais de l’extérieur, je ne puis te protéger. Si tu es assassinée, toutes les informations que je pourrais rassembler seront inutiles. Et il est ici des milliers de façons subtiles de te tuer. Je peux en détecter et en contrer au moins certaines. Et qui sait, peut-être que l’on m’octroiera une petite liberté de mouvement, si nous affectons une haine mortelle lorsque les gardes sont à portée de voix. Je t’avais demandé de protéger mon fils, lui rappela Murielle. Il a des protecteurs, expliqua Berrye. Pas toi. Murielle soupira. Tu es aussi obstinée qu’Erren, se plaignit-elle à demi. Et c’est fait, maintenant. Je suppose que tu ne connais aucun passage secret dans cette tour ? Je pense qu’il n’y en a pas. Cela ne doit pas nous empêcher d’en chercher, mais je ne me souviens pas en avoir vu sur les diagrammes. (Elle marqua une pause.) Incidemment, je pense qu’il devait s’agir du prince Robert lui-même dans ta chambre, cette nuit-là. Qu’est-ce qui t’amène à cette conclusion ? Pourquoi ne t’a-t-il pas tout simplement fait enfermer dans tes quartiers ? demanda Berrye. Il aurait été tout aussi aisé de te faire surveiller, et c’est de cette façon que ces choses se font habituellement. Pourquoi te faire venir jusqu’ici, loin de sa vue et de son contrôle ? C’est symbolique, expliqua Murielle. Le dernier Reiksbaurg qui a régné sur la Crotheny a fait construire cet endroit. Je pense plutôt qu’il a connaissance des passages, répliqua Berrye. Je crois qu’il sait que tu aurais pu t’échapper de tes appartements. Et c’est très étrange, Majesté. Vraiment très étrange. Je ne vois pas pourquoi, dit Murielle. Je trouve au contraire prodigieux que tout le monde ne soit pas déjà au fait de leur existence. Berrye s’esclaffa. -453- C’est bien un prodige, Majesté, ou plus spécifiquement un charme. Les hommes ne peuvent se souvenir de ces passages. Que veux-tu dire ? Je veux dire qu’on peut les leur montrer, qu’on peut même les y amener, mais que le lendemain, ils les auront oubliés. La plupart des femmes aussi, d’ailleurs. Seules celles qui portent la marque de sainte Cer, ou de celle que je sers, peuvent s’en souvenir sans limite de temps R nous et celles à qui nous choisissons de faire partager notre perception. Erren a dû te choisir R mais elle n’aurait pas pu choisir un homme. Alors sire Fail ne se souviendra pas de la façon dont il s’est échappé du château ? demanda Murielle. Non, pas plus que ses hommes ou Charles. C’est un charme très ancien et très puissant. Mais tu penses que Robert s’en souvient ? C’est la seule explication à ton déménagement. La seule que je puisse pour l’instant imaginer. Robert est un homme extrêmement soupçonneux, comme tu me l’as récemment rappelé, dit Murielle. Il a pu simplement redouter que je n’ai un moyen de m’échapper. Berrye agita négativement la tête. Il n’y a pas que cela. La clé R qui d’autre aurait pu vouloir la clé de la salle du Détenu ? Et la cruauté de ce qui a été infligé au Gardien incrimine Robert. Ce sont deux arguments solides, reconnut Murielle. Mais si tu as raison, alors cela signifie que le charme ne l’affecte pas. Berrye acquiesça. Son visage se déforma comme sous l’effet de la douleur, comme si elle s’était mordu la langue. Il n’est pas normal, ajouta Berrye. Il y a quelque chose de monstrueux chez lui. Je le sais, reconnut Murielle. Je le sais depuis très longtemps. Non, rétorqua Berrye. C’est quelque chose de nouveau. Un trait qui n’était pas là auparavant. Mon regard béni souffre lorsque je l’observe. Et l’odeur R c’est celle de quelque chose qui pourrit. -454- Je n’ai pas remarqué d’odeur, s’étonna Murielle. Et je me trouvais près de lui. L’odeur est bien là. (Elle étreignit ses deux mains ensemble et les serra en un poing.) Tu as dit que le Détenu t’avait donné une malédiction R contre qui que fût l’assassin de ton époux et de tes enfants. Oui. Berrye hocha la tête. Et tu l’as réalisée. Oui. Tu penses que Robert est maudit ? Oh, certainement, affirma Berrye. C’est une partie de ce que je sens, mais pas son tout. Mais quelle sorte de malédiction était-ce ? Qu’était-elle supposée faire ? Je n’en suis pas certaine, admit Murielle. Le Détenu m’a dit ce qu’il fallait écrire, mais la cantation était en une langue que je n’ai pas reconnue. Je l’ai transcrite sur une feuille de plomb que j’ai glissée dans un sarcophage sous le horz d’Eslen-des-Ombres. Au pied du horz ? En dessous du horz, en fait. C’était très curieux R je ne crois pas que quiconque sache qu’il se trouve là. L’entrée se trouve très loin vers le fond, là où la végétation est la plus dense. J’ai été forcée d’avancer à quatre pattes pour la trouver. Berrye se pencha en avant et parla d’un ton pressant. Sais-tu de qui c’était la tombe ? Non, je n’en ai aucune idée, répondit Murielle. Et la cantation... Te souviens-tu de certains mots ? Sais-tu à quel saint elle était adressée ? Les mots étaient bien trop étranges. Et il s’agissait d’une sainte dont je n’avais jamais entendu parler, Marie-quelque-chose. Les lèvres de Berrye s’entrouvrirent, puis elle mit sa main devant sa bouche. — Marhirheben ? demanda-t-elle d’une voix tremblotante. Je crois, oui, dit Murielle. je me souviens qu’il y avait plusieurs h dans le nom. Je me souviens m’être demandée comment cela se prononçait. Par tous les saints ! s’exclama Berrye d’une voix brisée. -455- Qu’ai-je fait ? Je... Elle s’interrompit. Elle paraissait terrifiée. Qu’ai-je fait ? insista Murielle. Je ne peux en être certaine. Mais rien ne peut s’opposer à cette malédiction, comprends-tu ? Absolument rien. Je ne comprends pas. Tu dis que Robert est maudit. De mon point de vue, il n’y a aucun mal à cela, puisque c’est précisément ce que je voulais. Si tu as maudit un homme en Son nom, Majesté, rien ne pourra l’en protéger, pas même la mort. Et s’il était déjà mort lorsque tu l’as maudit... Elle baissa les yeux vers le sol. Cela le ramènerait ? demanda Murielle d’un ton incrédule. Oui, confirma-t-elle. Et il y a quelque chose chez le prince qui paraît... mort. Murielle vint loger son visage dans les paumes de ses mains. Ces choses... Ce n’est pas réel, dit-elle. C’est impossible. Oh, elles existent bien, Majesté, lui affirma Berrye. Murielle releva les yeux vers elle. Mais qu’est-ce qui te fait supposer que Robert ait pu mourir ? Après tout, son plan était de tuer Guillaume. Les choses ne se passent pas toujours comme prévu. Guillaume avait avec lui des hommes dévoués, et ils se sont battus. De toute façon, beaucoup de gens haïssaient largement assez Robert pour le tuer R et il est resté bien longtemps absent de la cour. Cela reste une hypothèse, objecta Murielle. Oui, dit Berrye. Mais elle expliquerait d’autres choses dont j’ai entendu parler. Des choses terribles et surnaturelles qui ne devraient pas exister. Je n’ai fait que maudire Robert... Berrye secoua violemment la tête. Majesté, s’il est revenu de la mort, tu as fait plus que de maudire un homme. Tu as brisé la loi de la mort elle-même, et c’est vraiment une très mauvaise chose. -456- CHAPITRE SEPT UN NOUVEAU MÉCÈNE S’il te plaît, supplia Léoff, ne peux-tu pas me dire ce qui se passe, ce que je suis censé avoir fait ? J’en sais rien, répondit le soldat. (C’était un homme trapu, au visage rougeaud et bouffi, avec une voix nasale déplaisante.) L’ordre a été donné aux portes du château de t’attraper si tu te présentais, et tu t’es présenté. C’est tout ce que je sais. Alors avance et ne me rends pas la vie difficile en posant des questions dont je ne connais pas les réponses. Léoff avala sa salive et se résigna à patienter. Ils se trouvaient dans une partie du château dans laquelle il n’était jamais allé auparavant R ce qui n’avait rien de surprenant, puisqu’il n’avait presque rien vu du château. Ils avaient dépassé la cour, donc ce n’était pas là qu’ils allaient. Ils descendirent un long couloir aux hautes arches et au sol de marbre rouge, puis entrèrent dans une grande salle au sol d’albâtre. La lumière se déversait par de larges fenêtres bordées de tentures vert pâle et or. Les tapis et les tapisseries étaient des mêmes couleurs. Lorsqu’il vit les hommes qui attendaient dans la pièce, il sentit ses cheveux se hérisser, et son cœur se mit à battre follement. Fralet Ackenzal, lança l’un d’entre eux. Ou dois-je t’appeler cavaor ? Léoff ne connaissait pas son visage, mais il reconnut instantanément sa voix peu harmonieuse. C’était l’homme de la -457- digue ; celui dont Mérie avait dit qu’il s’agissait du prince Robert. Je... Je suis désolé, seigneur, balbutia Léoff en s’inclinant. Je ne sais pas comment je dois m’adresser à toi. L’autre homme, bien sûr, était le praifec. Tu ne connais pas le prince Robert, dit-il, mais c’est maintenant ton régent. Tu peux l’appeler Altesse ou Mon Prince. Léoff s’inclina de nouveau, en espérant que le tremblement de ses jambes n’était pas visible. Avaient-ils appris de quelque manière qu’il les avait entendus ? Le savaient-ils ? C’est un honneur que de te rencontrer, Altesse, bredouilla-t-il. Ainsi que pour moi de te rencontrer, fralet Ackenzal. J’ai appris que tu avais rendu un grand service à notre pays en mon absence. Ce n’était rien, Mon Prince. Et j’ai également appris que tu étais excessivement modeste, un trait que j’ai du mal à saisir. (Il se leva et mit ses mains dans son dos.) Je suis heureux de te savoir en bonne santé, même si je vois que tu as été blessé. (Il indiqua du doigt le bandage sur la tête de Léoff.) Tu étais au bal de dame Gramme, n’est-ce pas ? Effectivement, Altesse. Un événement tragique, vraiment, opina le prince. Cela ne se reproduira pas. Mon Prince, si je puis me permettre, est-il arrivé quelque chose à Sa Majesté ? Le régent eut un petit sourire déplaisant. Je ne t’ai pas fait amener ici, fralet Ackenzal, pour que tu puisses me poser des questions. Tu te feras une idée de la situation plus tard. Ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est de savoir où tu te trouvais. Où-où j’étais ? bégaya Léoff. Exactement. Tu n’étais plus nulle part lorsque la situation s’est éclaircie chez dame Gramme, et tu réapparais soudain, cinq jours plus tard, aux portes de la ville. Léoff hocha la tête. -458- Oui, Sire. Comme vous pouvez l’imaginer, j’étais effrayé et désorienté. Ma blessure à la tête m’étourdissait, et je me suis perdu dans l’obscurité. J’ai erré jusqu’à m’évanouir. Un fermier m’a trouvé et s’est occupé de moi jusqu’à ce que je sois en état de repartir. Je vois. Et tu étais seul lorsque ce fermier t’a trouvé ? Oui, Sire. Le prince acquiesça. Tu connais Mérie, la fille de dame Gramme, je crois ? Tu lui enseignais la martelharpe ? Effectivement, Mon Prince. Tu ne l’as pas vue au bal ? Non, Sire. Je ne savais pas qu’elle y était présente. Le prince sourit et se gratta le bouc. Elle s’y trouvait, et maintenant plus personne ne la retrouve. Il y a eu une tentative de meurtre à l’encontre de dame Gramme et de son fils alors qu’ils se trouvaient sous la garde de la reine mère, et nous craignons donc le pire. Léoff s’efforça de paraître inquiet, ce qui n’était pas difficile. Je prie pour que rien ne lui soit arrivé, dit-il. C’est une enfant merveilleuse et une musicienne très douée. Le prince hocha la tête. J’avais espéré que tu saurais quelque chose à son sujet. Je suis désolé, Mon Prince. Le régent haussa les épaules. Comment t’es-tu échappé du manoir ? Les entrées étaient toutes bien gardées. Je ne me souviens pas, Sire, mentit Léoff. Je n’avais plus les idées claires. Ah, dit le prince. Ah. Il traversa la pièce, s’installa dans un fauteuil, et claqua des doigts. Un domestique lui apporta immédiatement un verre de vin. Supposons, dit le prince, que je te dise moi ce qui s’est passé ? Altesse ? Le régent but une gorgée de vin et fit une grimace. -459- Tu as été, exposa-t-il, arrêté par la garde lierienne de la reine, et gardé prisonnier dans une geôle humide pendant cinq jours, jusqu’à ce que rapport m’en soit fait. Je t’ai alors fait libérer. Léoff fronça les sourcils. Mon Prince... Parce que si ce n’était pas ce qui est arrivé, poursuivit le prince en examinant les ongles de sa main droite, je pourrais devoir considérer les rapports provenant d’un village voisin au sujet d’un homme qui te ressemblait et d’une petite fille qui ressemblait à Mérie, lesquels voyageaient ensemble. Je devrais alors en conclure que tu m’as menti, ce qui est un crime passible de mort, même si tu l’as commis pour protéger une petite fille que tu croyais à juste titre menacée par la reine mère. (Il releva les yeux vers Léoff.) Je crois que tu vas préférer mon histoire. Je... Oui, Altesse, répondit Léoff en se sentant malheureux comme les pierres. Robert sourit et applaudit. Nous nous sommes donc compris, dit-il. Et s’il arrivait que tu entendes parler de Mérie ou que tu apprennes où elle se trouve R elle manque beaucoup à sa mère et n’est plus menacée par la reine mère R, alors préviens quelqu’un, tu veux bien ? Oui, Altesse. Très bien. Par ailleurs, on m’a donné à croire que tu avais été chargé par la reine mère de la représentation de quelque pièce musicale. Oui, pour les fêtes de Yule, au bosquet aux chandelles. Il devait y avoir un banquet et une invitation générale à toute la population de la ville et de la campagne. Une merveilleuse idée, s’exalta le prince. Tu soumettras s’il te plaît ton œuvre à Son Excellence le praifec. Oui, Altesse, dit Léoff. Bien. J’en ai fini avec toi. Il congédia Léoff d’un geste de la main. Dès que Léoff fut seul, il s’adossa à un mur, avec l’impression que ses membres se liquéfiaient. Que devait-il faire ? S’il leur disait où se trouvait Mérie, que lui arriverait-il ? Et à lui ? Savaient-ils ou soupçonnaient-ils que lui et la petite -460- fille les avaient entendus comploter ? La cherchaient-ils encore ? Mais il devait faire quelque chose, et pour cela, il n’avait qu’un seul allié possible. Oui ? dit la sentinelle. Comment puis-je t’aider, fralet ? Je dois parler à Madame, répondit Léoff. C’est une affaire de la plus haute importance. L’homme parut irrité, mais il hocha la tête et s’éloigna. Il revint quelques instants plus tard. Suis-moi, s’il te plaît. Il mena Léoff dans un salon orné d’une immense tapisserie pastorale qui couvrait un mur entier. Des bergers et des femmes aux tenues rustiques mangeaient près d’un étang, distraits par un homme aux jambes de chèvre avec une harpe et trois nymphes qui jouaient de la flûte, du luth, et de la sacquebute. Gramme avait les traits tirés et les cheveux ébouriffés, mais plutôt que diminuer sa beauté, le désordre semblait l’augmenter. Elle ne consacra pas un instant à ses traditionnelles civilités. As-tu des nouvelles de ma fille, fralet Ackenzal ? aboya-t-elle. Elle est vivante et en bonne santé, assura Léoff. Es-tu complètement fou ? Coupa-t-elle. As-tu idée du châtiment encouru pour un enlèvement ? S’il te plaît, Madame, implora Léoff. Je ne l’ai pas enlevée, j’ai simplement essayé de la protéger. Je craignais pour sa vie. Bon, dit Gramme en baissant les yeux et en tapotant des doigts sur son fauteuil. Elle prit une profonde inspiration et souffla longuement avant de relever les yeux vers lui. Tu n’es pas père, n’est-ce pas, fralet Ackenzal ? demanda-t-elle. Non, Madame, je ne le suis pas. Eh bien, ne le sois jamais, lui conseilla-t-elle. C’est terriblement agaçant. Je n’ai jamais désiré avoir une fille, -461- absolument jamais, tu sais. Elle n’a jamais été qu’un problème pour moi, et pourtant, contre toute attente et presque contre ma volonté, je me suis découvert des sentiments pour elle. Je l’ai crue morte, fralet Ackenzal, et tu es à blâmer pour cela. Madame, pardonne-moi l’inquiétude que je t’ai causée, mais je pense que si je n’avais pas agi comme je l’ai fait, elle serait effectivement morte, maintenant. Gramme soupira. Je suis éperdue d’angoisse, et tu as raison. On a essayé de nous empoisonner, mon fils et moi, pendant que nous étions sous la « protection » de la reine mère. Il ne fait aucun doute qu’elle a également tenté de tuer Mérie. (Elle prit une profonde inspiration.) Très bien, oublions cela. Le prince veut que tu racontes une histoire différente, de toute façon, et je crois peu judicieux d’aller contre lui à ce sujet. Dis-moi juste où je peux trouver ma fille. Je préférerais aller la chercher moi-même, Madame, dit Léoff. Si tu pouvais me fournir une voiture ou un cheval... Ses sourcils se froncèrent de nouveau. Pourquoi ne veux-tu pas me le dire ? Parce que je l’ai confiée à quelqu’un, quelqu’un que je ne veux pas voir impliqué dans mes actions. J’espère que tu peux comprendre cela. Après un instant, elle hocha brusquement la tête. Cela ira. Je m’arrangerai pour que ma voiture t’y emmène. Madame ? Je me demande si je puis, euh..., vous solliciter pour savoir ce qui s’est passé en mon absence. Les choses semblent avoir... changé. On ne t’a rien dit ? Non, Madame. Je ne sais rien. Elle sourit légèrement et se laissa aller en arrière. Le prince Robert est revenu d’entre les morts, si l’on peut dire, et s’est proclamé régent hier. Mais, et Sa Majesté Charles ? Murielle a réussi de quelque façon à l’éloigner, ainsi que sa garde lierienne. Les Mestres ont également quitté la ville. Mais la reine ? -462- La reine mère est toujours à Eslen, lui expliqua Gramme. Elle a été placée sous arrêt. (Elle pinça les lèvres.) Pourquoi crois-tu que ma fille est toujours en danger ? Ce soudain retour au sujet précédent prit un peu Léoff par surprise. Je ne crois pas avoir dit que je la pensais toujours en danger, répondit-il. Elle acquiesça. Non, mais tu le penses. Je... Il chercha une explication qui ne dévoilerait pas ce qu’il avait entendu. Si Mérie mourrait d’une quelconque façon avant de revenir à Eslen, ce ne serait qu’une arme de plus à utiliser contre la reine. Il s’était déjà laissé manipuler pour en devenir une lui-même, il ne laisserait pas Mérie mourir pour en devenir une autre. C’est juste une sensation que j’ai, murmura-t-il. Mais je crois qu’une fois que je te l’aurai ramenée, elle sera en sécurité. Et elle est en sécurité là où elle se trouve ? Il y réfléchit un instant R le prince avait reçu des rapports sur le fait qu’ils avaient voyagé ensemble, mais il n’avait pas Mérie, ce qui laissait suggérer qu’il n’avait pas réussi à remonter leur piste jusque chez Gilmer. Je le crois, Madame. Alors laisse-la où elle se trouve pour un temps. Je te contacterai lorsque je serai prête à ce que tu ailles la chercher. Merci, dame Gramme. Elle le regarda franchement. Non. Merci à toi, fralet Ackenzal. Il retourna à ses quartiers, espérant y trouver la paix et le repos, mais au lieu de cela il y découvrit le praifec Hespéro, qui feuilletait les partitions sur son bureau. Il fut parcouru d’un élan de fureur aussi brûlant qu’inaccoutumé. Excellence, dit-il en s’efforçant d’éviter que tout venin parût dans sa voix. J’espère que cela ne te gêne pas, lança le praifec. Je me suis permis d’entrer. -463- Excellence, tu es toujours le bienvenu, mentit Léoff. C’est la pièce que la reine a commandée ? Sa plus grande partie, Excellence. Je me flatte de savoir quelque chose de la musique, se vanta le praifec. Avant d’entrer dans le clergé, j’ai étudié à l’académie de saint Orné. J’étudiais les lettres, mais la musique était obligatoire, évidemment. Quel instrument avais-tu choisi ? demanda Léoff. Le luth, principalement, et la harpe, évidemment. Je suis né en Tero Gallé, où l’on révère la harpe. (Il fronça les sourcils devant la partition.) Mais je ne comprends pas complètement ceci. Que sont ces mots écrits sous les portées ? Ils sont là pour être chantés, Excellence. En même temps que les instruments ? Oui, Excellence. Alors comment peut-on considérer ceci comme une composition sérieuse ? se demanda le praifec à voix haute. Cela semble très commun, comme quelque chose qui pourrait être joué dans une taverne ou dans la rue. La musique qui vient de cette cour devrait élever l’âme, même si elle doit être jouée pour des oreilles moins que nobles. Je te le promets, Praifec, elle l’élèvera. C’est quelque chose de très nouveau. Le monde déborde soudain de choses nouvelles, dit le praifec d’un ton songeur. Bien peu sont bonnes. Mais poursuis, fralet R explique-moi cette chose nouvelle. C’est l’union, Excellence, du théâtre et de la musique. Comme les miroitements que l’on entend dans les rues ? demanda Hespéro avec dédain. Non, Excellence, et oui. Les miroitements sont racontés en chansons, et les acteurs miment les rôles. Je propose de faire chanter les acteurs eux-mêmes, en les faisant accompagner par l’orchestre. Je n’y vois pas une différence substantielle. Mais il y en a une, Excellence. Sa M... La reine mère m’avait demandé de composer quelque chose, non pas pour la noblesse, non pas pour la cour, mais pour le peuple, afin de lui rendre confiance en ces temps troublés. Les gens sont, comme -464- tu le dis, habitués aux miroitements. Mais tandis que les spectacles de rue que j’ai vus étaient vulgaires dans leur contenu et pauvres dans leur forme, j’ai l’intention de leur offrir quelque chose qui va les émouvoir R ou, comme tu le dis, élever leurs âmes. Comme tu les as élevées à Glastir, en provoquant une émeute ? C’était un incident malheureux, reconnut Léoff, mais qui n’était pas dû à ma musique. Hespéro ne dit rien, mais continua de parcourir les pages. Cette triade est en mode septième, fit-il remarquer. Effectivement. Tu as un œil perçant, Excellence. Les triades en mode septième ne doivent pas être utilisées, dit fermement le praifec. Elles ont une influence perturbatrice sur les humeurs. Oui, oui, dit Léoff. Précisément, Excellence. C’est un moment dans la composition où tout semble perdu, où il semble que le mal va triompher. Mais si tu tournes la page, ici, tu vois... Le mode troisième, l’interrompit Hespéro. Mais ce ne sont pas de simples triades, ce... Pour combien d’instruments est-ce écrit ? Trente, Excellence. Trente ? Ridicule. Pourquoi as-tu besoin de trois basses de viole ? Le bosquet aux chandelles est très grand. Pour projeter par-dessus les voix R mais regarde également là, où elles jouent trois thèmes différents. Je vois. C’est extraordinairement chargé. De toute façon, passer de mode septième en mode troisième... Du désespoir à l’espoir, murmura Léoff. Le praifec se renfrogna et poursuivit : ... c’est exciter d’abord une passion puis une autre. Mais Excellence, c’est ce que la musique est censée faire. Non, la musique est censée édifier les saints. Elle est censée plaire. Elle n’est pas censée provoquer des émotions. Je crois que si tu l’entendais, Excellence, tu trouverais... Le praifec le fit taire d’un mouvement de ses propres partitions. -465- Quelle langue est-ce là ? Eh bien, Excellence, c’est de l’almannien. Pourquoi l’almannien, quand le vitellien ancien est parfaitement adapté à la voix humaine ? Mais Excellence, la plupart des gens qui assisteront au concert n’entendent pas le vitellien ancien, et l’idée est justement qu’ils comprennent ce qui est chanté. Quel en est l’argument, brièvement ? Léoff relata l’histoire que Gilmer lui avait racontée, augmentée des embellissements qu’il avait ajoutés. Je vois pourquoi tu as choisi cette histoire, je suppose, dit le praifec. Elle a une sorte d’attrait général qui sera populaire chez ceux à qui elle est destinée, et elle promeut la fidélité envers son souverain, même jusqu’à la mort. Mais où est le roi dans tout cela ? Où est-il, quand son peuple a besoin de lui ? (Il marqua une pause, glissant un doigt recourbé entre ses lèvres.) Et que penserais-tu de ceci ? suggéra-t-il. Tu vas ajouter quelque chose. Le roi est mort, empoisonné par son épouse. Elle règne par l’entremise de sa fille qui, contrairement à tout ce qui est juste et sacré, a pris sa succession. La ville est envahie et le peuple l’appelle à l’aide, mais elle refuse. Après le sacrifice de la fille, les envahisseurs, ivres de rage, jurent d’exterminer la population entière, mais c’est alors que nous apprenons que le fils du roi, que tous croyaient mort, est bien vivant. Il sauve le village et retrouve sa juste place sur le trône. Mais Excellence, ce n’est pas... Et change le nom des pays, poursuivit le praifec. Il serait par trop incendiaire que le méchant fût hansien, dans le climat actuel. Que les pays soient, voyons... je sais. Tero Sacaro et Tero Ansacaro. Tu peux deviner qui est qui. Y a-t-il autre chose, Excellence ? demanda Léoff, intérieurement accablé. Tout à fait. Je te transmettrai une liste des triades que tu ne peux pas inclure dans ta pièce, et tu n’utiliseras pas d’accords autres que les triades. Tu peux conserver tes trente instruments, mais uniquement pour une question de volume R tu simplifieras les passages que j’indiquerai. Et surtout ceci : voix et instruments ne seront jamais joints. -466- Mais, Excellence, c’est tout le propos... C’est ton propos, mais cela ne sera pas. Les instruments joueront leur partie, puis les acteurs pourront réciter leur texte. Ils pourront même le chanter, je suppose, mais sans accompagnement. Il roula les partitions. Je te les emprunte. Écris les nouveaux textes, avec mes inclusions. Fais-le en almannien si tu le crois nécessaire mais je ferai réaliser une traduction complète, et probablement des ajouts, alors ne t’y attache pas trop. Je te rendrai ceci dans deux jours. Tu auras deux autres jours pour le corriger à ma complète satisfaction, et tu commenceras les répétitions aussitôt après. Est-ce clair ? Oui, Excellence. Réjouis-toi, fralet Ackenzal. Envisage-le de cette façon : le mécène qui t’a à l’origine commandé cette œuvre n’est plus en position de te rétribuer. Tu as bien de la chance d’avoir encore un emploi ici. Le régent est ton nouveau mécène R et tu ferais mieux de ne pas l’oublier. Il sourit légèrement et alla pour partir. Excellence ? dit Léoff. Oui ? Si je dois commencer si tôt les répétitions, je dois retenir les musiciens. J’en ai quelques-uns en tête. Dresses-en une liste, ordonna le praifec. On les fera mander. Lorsque le praifec fut parti, Léoff referma la porte et s’appuya de ses poings serrés sur la martelharpe. Puis, très progressivement, il sourit. Non parce qu’il était heureux, ou qu’il y eût quoi que ce fût de drôle, mais parce qu’il n’était plus ni effrayé ni anxieux. Tout cela avait été balayé par une pure rage froide d’une ampleur qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. Cet homme, cet imbécile qui se piquait d’être praifec venait d’ensemencer un large champ, et bientôt viendrait le temps de la récolte. Si Léoff avait été un guerrier, il eût pris son épée et occis le praifec, et le prince Robert, et tous ceux qui fussent passés à sa portée. -467- Il n’était pas un guerrier. Mais lorsque tout cela serait fini, le praifec regretterait que l’arme de Léoff n’eût pas été l’épée. Il le promit, à lui-même et à tous les saints qu’il connaissait. -468- CHAPITRE HUIT LE NICVER Stéphane crut d’abord que l’eau elle-même s’était dressée en un poing pour écraser Aspar, mais ensuite le poing se désagrégea en une large tête plate aux yeux jaune-vert qui brillaient comme de grandes lanternes rondes, posée sur un long cou épais. Elle était d’une teinte entre l’olive et le noir, et semblait étrangement équine. Équine. Cela résonna instantanément dans sa mémoire bénie des saints. Il mit ses mains sur ses oreilles. Winna, couvre..., commença-t-il. Mais il était trop tard. La bête avait commencé à chanter. Les notes transpercèrent ses mains comme un couteau chauffé entre dans le lard ; elles pénétrèrent directement dans son crâne et le cinglèrent. C’était magnifique, tout comme le prétendaient les anciennes légendes, mais pour sa conscience hypersensible c’était une terrible beauté qui piquait comme les frelons et l’empêchait de penser. Comme au travers d’un linceul rouge, il vit Aspar poser calmement son arc et marcher vers la créature. Winna se dirigeait également vers elle, des larmes roulant sur son visage. Il écarta ses mains puisque inutiles, et ramassa l’arc d’Ehawk. Il ne restait plus que quelques secondes avant qu’Aspar ne se livrât aux mâchoires ouvertes de la créature. Il hurla tout en relevant l’arme de ses mains tremblantes, pour couvrir le bruit dans sa tête, pour essayer de se souvenir du mouvement pur qui était celui d’Aspar lorsqu’il tirait à l’arc. -469- Il décocha son trait. La flèche rebondit vainement sur le crâne du monstre. La note qu’il chantait changea de tonalité, et Stéphane sentit ses muscles noués se détendre et une étrange joie l’envahir comme une chaleureuse ivresse. Il laissa tomber l’arc et sentit un sourire idiot se dessiner sur son visage, puis rit lorsque le nicver (voilà ce que c’était, un nicver) baissa sa gueule vers Aspar. Le cou se retira soudain en arrière comme un fouet, son merveilleux chant remplacé par un vagissement angoissé. Quelque chose murmura à son oreille, et ses yeux saisirent le flou d’une flèche en mouvement. Elle frappa le nicver sous la mâchoire, et il vit qu’une autre flèche se trouvait déjà au même endroit, enfoncée dans une sorte de poche ou de caroncule qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il se tourna dans la direction d’où était venue la flèche et vit Leshya qui descendait la rue vers eux en courant, à cinquante verges encore. Elle était censée se trouver toujours en haut de la colline, mais il était heureux qu’elle n’y fût pas. Il ramassa l’arc et courut vers Winna. Aspar eut l’impression que tout ce qu’il y avait de bon en lui était arraché R les matins à s’éveiller dans les chênes-fer, le calme des profondeurs de la forêt, le contact de la peau de Winna R tout ce qui était merveilleux disparaissait. Ne restait plus que la bête la plus immonde qu’il eût jamais vue, s’apprêtant à le déchiqueter de ses dents noires, crantées, brillantes et acérées. Avec un cri rauque, il roula sur le côté, en remarquant soudain une puanteur comme celle du ventre gonflé d’un cheval mort depuis longtemps ou l’haleine d’un vautour. Il se releva, dague et hache en main, avec l’impression d’être ridicule. Il le voyait mieux maintenant, comme il se hissait sur le quai. Sa tête ressemblait à celle d’une loutre, aussi anguleuse que celle d’une vipère, et deux fois aussi grosse que celle d’un immense cheval. Comme le greffyn et l’étan, il était recouvert d’écailles, mais aussi d’une fourrure graisseuse noir-vert. D’abord, il pensa que son corps était celui d’un serpent -470- géant, mais, alors même qu’il se disait cela, il le vit se hisser sur le quai avec de petits antérieurs épais. Ses pattes étaient palmées, avec un ergot de la taille d’un bras humain. Silencieux pour l’instant, à l’exception d’un gargouillis sifflant, le monstre avança vers lui, en tirant le reste de sa masse hors de l’eau. Il recula, incertain de ce qu’il pouvait faire. S’il le laissait chanter encore, il marcherait droit vers ses mâchoires, comme il venait manquer de le faire. Au moins, il savait ce qui était arrivé aux habitants de Whitraff. Ils étaient descendus en souriant jusqu’à la rivière et avaient été dévorés. Il se souvint d’une histoire ingorne qui ressemblait à cela, mais il n’arrivait plus à se rappeler du titre. Il ne s’était jamais beaucoup intéressé aux histoires qui parlaient de créatures qui n’existaient pas. Une autre flèche apparut dans la poche sous sa gorge, mais en dehors de son apparente incapacité à roucouler son infernal appel à sa guise, la bête ne paraissait pas troublée outre mesure. Elle était entièrement sortie de l’eau maintenant, à l’exception de sa queue. Ses pattes arrière étaient aussi trapues que ses antérieurs, et éloignées d’elles de la longueur de deux chevaux, si bien que son ventre frottait sur le plancher de bois du quai. Bien qu’elle parût pataude, une fois sur terre elle se mut avec une rapidité soudaine qu’Aspar n’eût pu imaginer. Le monstre plongea vers lui et il l’esquiva, en frappant de sa hache l’arrière de son cou. À sa grande surprise, la lame mordit dans les écailles, quoique sans profondeur. Il n’était pas encore remis de sa surprise qu’un autre mouvement de tête le frappait et l’envoyait bouler. Il roula avec l’impression que ses côtes avaient été fracassées et se redressa à temps pour voir la tête foncer une nouvelle fois sur lui. Encore accroupi, il se déroba et trancha de son couteau la gorge ainsi exposée ; il sentit les tissus se séparer en une longue entaille inégale. Le sang jaillit sur son bras, et cette fois il évita la contre-attaque. Dès qu’il fut à l’écart, les flèches fusèrent vers la bête. La plupart rebondissaient : celle-ci s’efforçait de garder la tête baissée pour protéger sa gorge, plus vulnérable. Aspar vit que les tirs provenaient de Leshya et de Stéphane. -471- Le monstre saignait, mais pas autant qu’Aspar l’aurait espéré. Néanmoins, après une brève hésitation, il parut décider qu’il en avait assez. Il fila vers la rivière, y entra, et disparut sous la surface, laissant Aspar haleter et se demandant si cette chose était empoisonnée, comme le greffyn. Mais quoiqu’il sentit une légère brûlure là où le sang avait touché sa peau, ce n’était rien comparé à la fièvre immonde et immédiate qu’il avait ressentie en combattant l’autre créature. Leshya et Winna étaient une tout autre affaire. Winna était à quatre pattes et vomissait de tout son corps, Leshya était appuyée sur son arc, les veines bleues de son visage apparentes sous sa peau. Stéphane allait bien. Aspar alla vers Winna et s’agenouilla à côté d’elle. T’a-t-il touché ? demanda-t-il. Elle agita la tête. Non. Alors tout va bien, murmura-t-il. Il tendit la main vers sa tête. Non ! s’exclama Leshya. Le sang. Aspar s’arrêta juste à temps, puis recula sa main et s’éloigna. Werlic, reconnut-il. Leshya acquiesça. Le regard de l’ equudscioh n’est pas mortel, contrairement à celui de certains sedhmhari, mais son sang nous infecterait. (Elle inclina la tête sur le côté.) Je me demande pourquoi il ne t’a pas infecté. Et pourquoi notre prêtre ici n’a pas autant été affecté par son chant que vous deux. Sais-tu ce que c’est ? l’interrogea Aspar. Seulement par les légendes, répondit la Sefry. Et les légendes expliquent-elles comment il peut nous faire cela par son seul... vagissement ? demanda Aspar. Son chant lui manquait encore, ce son, cette sensation parfaite. S’il l’entendait encore... Il est certaines notes et harmonies qui peuvent ainsi affecter les hommes, dit Stéphane. On raconte que le Bouffon noir a créé des chants si puissants que des armées entières se -472- trucidaient elles-mêmes simplement en les entendant. Il avait été inspiré, dit-on, par une créature appelée ekhukh. En almannien, la même créature est appelée nicver, et eq odche en lierien. Je crois que dans la langue du roi c’est un nix, si je me souviens bien de mes contes de phays. Très bien, je sais maintenant comment elle s’appelle en cinq langues, grommela Aspar. Mais qu’est-ce que c’est ? Leshya ferma les yeux et se balança légèrement. C’est l’un des sedhmhari, comme je te l’ai dit. Il n’est pas mort, tu sais, ni même mourant. Nous devrions retourner vers la colline si nous voulons en discuter. Et il faut que tu nettoies le sang qui est sur toi, pour notre bien. Tu es peut-être immunisé, mais pas nous. Werlic, admit Aspar. Faisons donc cela. Ils découvrirent que malgré ses blessures, Ehawk avait descendu la moitié de la colline en rampant. Ce chant, haleta le garçon, qu’est-ce que c’était ? Aspar laissa aux autres le soin de lui expliquer pendant qu’il allait se laver. Il trouva un petit ruisseau qui descendait la colline. Il ôta sa cuirasse de cuir et sa chemise, et les laissa tremper tandis qu’il nettoyait son visage et son bras avec un chiffon mouillé. Le temps qu’il revînt, Winna et Leshya semblaient aller mieux. Lorsqu’il s’approcha, Leshya indiqua la rivière du doigt. Je l’ai vu d’ici, avancer sous l’eau. Nous devrions le voir s’il réémerge. Oui, grommela Aspar. C’est pour cela que tu as quitté ton poste. Je ne pouvais pas tirer d’ici, argua-t-elle. Et puis Ehawk continuait de monter la garde. Je ne t’en blâme pas, dit Aspar. Nous serions tous les trois dans son estomac si tu n’étais pas venue. Pourquoi son chant ne t’a-t-il pas affectée ? demanda Winna d’un ton un peu acerbe. Je suis une Sefry, répliqua Leshya. Nos oreilles sont faites différemment. (Elle adressa un sourire amusé à -473- Stéphane.) Et je ne chéris pas spécialement la musique des hommes non plus. Winna fronça les sourcils en entendant cela, mais elle ne poursuivit pas la conversation. Stéphane le fit, en revanche : Tout de même, fit-il remarquer, comment pouvais-tu savoir que tu ne serais pas affectée, contrairement à nous ? Je ne le savais pas, répondit-elle. Mais c’est bon à savoir maintenant, n’est-ce pas ? Winna toisa la Sefry. Merci, dit-elle. Merci de nous avoir sauvé la vie. Leshya haussa les épaules. Je vous avais dit que nous y étions tous mêlés. Alors comment le tuons-nous ? demanda impatiemment Aspar. Je crois que nous ne le tuons pas, répondit Stéphane. Comment cela ? Nous pourrions peut-être le saigner à mort, avec suffisamment de temps, mais c’est justement ce que nous n’avons pas. La voie des sanctuaires doit être presque terminée. Aspar, nous devons les empêcher de l’achever. Mais c’est nous qui avons les instructions pour le dernier sanctuaire, dit Winna. Oui, opina Stéphane. Et cela signifie simplement qu’il leur faut envoyer un cavalier à Eslen pour contacter le praifec. Cela nous donne un peu de temps, mais pas jusqu’au mois prochain. Le nicver a perdu sa voix, et c’est son arme la plus dangereuse. Nous allons devoir laisser les mariniers s’en charger. (Il se tourna vers Leshya.) Tu l’as appelé sedhmhari. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est un mot sefry ? Mère Gastya appelait le greffyn ainsi, ajouta Winna. Les yeux de Leshya s’écarquillèrent. Vous avez parlé à mère Gastya ? s’étonna-t-elle, visiblement surprise. Je croyais qu’elle était morte. Aspar se souvint de la dernière fois qu’il avait vu la vieille femme, alors qu’elle n’avait plus que la peau sur les os. Peut-être qu’elle l’était, dit Aspar. Mais là n’est pas le problème. -474- Leshya acquiesça à cela en déformant sa bouche. Il n’y a pas de véritable langue sefry, expliqua-t-elle. Nous l’avons abandonnée il y a bien longtemps. Maintenant nous parlons ce que parlent les humains alentour, mais nous conservons quelques vieux mots. Sedhmhar est un mot ancien. Il signifie « démon du sedos ». Les greffyns, les étans et les nicvers sont tous des sedhmhari. Ils sont liés aux sedoï ? demanda Stéphane. Tu devais bien déjà le savoir, souligna Leshya. Le greffyn arpentait les sedoï la première fois que tu l’as vu. Oui, répondit Aspar. C’est de cette façon que les hommes d’église les ont trouvés. Mais tu impliques un lien plus profond, insista Stéphane. Oui, approuva Leshya. Ils naissent de la puissance des sedoï, ils s’en nourrissent. En un sens, ce sont des distillais du pouvoir du sedos. Stéphane agita la tête. Mais cela n’a aucun sens. Cela ferait d’eux des distillats des saints eux-mêmes. Non, dit précautionneusement Leshya, cela ferait des saints des distillats du pouvoir des sedoï, tout comme le sont les sedhmhari. Aspar rit presque de la façon dont la bouche de Stéphane béa. Un instant, il revit le jeune garçon naïf qu’il avait rencontré sur la route du roi, quelques mois plus tôt. C’est de l’hérésie, lâcha-t-il finalement. Oui, reconnut sèchement Leshya. Et ne serait-ce pas une terrible chose que de contredire une église qui sacrifie des enfants pour nourrir les saints ténébreux ? J’ai profondément honte. Cependant... Stéphane n’acheva pas sa pensée, mais son expression se fit de plus en plus songeuse. Tout ceci me paraît plutôt vain, pour le moment, coupa Winna. Ce qui importe pour l’instant, c’est de trouver ce dernier sedos, cette colline tordue. -475- Elle a raison, renchérit Aspar. Si nous n’avons pas le temps de tuer le nicver, nous n’avons pas le temps de vous laisser tous les deux nous ressortir des livres pendant une neuvaine. Stéphane admit cela d’un hochement de tête réticent. J’ai regardé mes cartes, dit-il. Mais je n’y vois aucune inscription qui ressemblerait même de loin à Khrwbh Khrwkh. La logique indique néanmoins que ce soit à l’ouest. Il s’accroupit et étala ses cartes sur le sol pour que tous pussent les voir. Pourquoi ? demanda Aspar. Nous connaissons l’ordre des sanctuaires grâce à l’invocation, et nous savons où se trouvait le premier. Les autres nous ont menés toujours plus à l’ouest. La plupart des voies de sanctuaires essaient de former des lignes ou des arcs qui tendent à être assez réguliers. Attends, intervint Winna. Et celui sur lequel ils voulaient me sacrifier ? Il était près de Cal Azroth, et donc au nord. Stéphane agita négativement la tête. Ils ont effectué un rituel différent, là-bas, ce n’était pas la même chose du tout. Il n’appartient pas à cette voie, c’était juste un sedos qu’ils utilisaient dans le seul but de posséder les gardes de la reine. Non, cette voie part vers l’ouest. Aspar regarda l’index de Stéphane tracer une ligne légèrement incurvée, en travers de ce qui devait être la Daw et jusqu’aux plaines près desquelles Dunmrogh se trouvait maintenant. Ces rivières, ce sont la Daw, là, et là la Sainte-Séfodh ? demanda Aspar. Oui, répondit Stéphane. La forêt s’étendait aussi loin, jusqu’en Hornladh ? Ce n’est pas étonnant que le roi de bruyère soit furieux. La forêt fait la moitié de sa taille d’autrefois. Une grande partie en a été détruite durant la guerre des Mages, expliqua Stéphane. Le roi de bruyère ne peut pas vraiment nous en tenir pour responsables. Leshya renâcla. -476- Bien sûr que si. Il ne s’inquiète pas de savoir quel humain particulier a détruit la forêt, seulement de savoir qu’elle a été détruite. Il y a encore une futaie de chênes-fer en Hornladh, nota Aspar. Je l’ai traversée une fois, en allant à Paldh. Elle avait un drôle de nom R Prethsorucaldh. Prethsorucaldh, répéta Stéphane. C’est effectivement un nom étrange. Je ne parle pas vraiment le hornien, reconnut Aspar. La fin, caldh, signifie juste « forêt », traduisit Stéphane. Preth signifie « taillis », comme un bosquet. Soru, je crois, signifie « pou », ou « ver ». Bosquet-Ver-Forêt ? dit Leshya. Cela n’a pas grand sens. Pourquoi diraient-ils bosquet et forêt dans le même nom ? Stéphane acquiesça. Cela n’a pas grand sens, ce qui signifie que ce n’était probablement pas un nom hornien à l’origine. C’était quelque chose qui ressemblait à Prethsoru, et avec le temps ils y ont substitué des mots qui avaient un sens pour eux. Que veux-tu dire ? demanda Leshya, aussi abasourdie que l’était Aspar. C’est comme cet endroit, Whitraff, expliqua Stéphane. En oostrien, cela signifie « ville blanche », mais nous savons grâce à cette carte que le nom original était Vhydhrabh, qui signifie « alétris », corrompu par l’intermédiaire du vitellien en « Vitraf ». Lorsque des gens parlant oostrien se sont installés ici, ils ont entendu ce nom, et ils ont cru qu’il signifiait Ville Blanche, alors le nom est resté. Vous comprenez ? J’en ai mal à la tête, dit Aspar. Est-ce que cela a une quelconque utilité ? Preth-machin ne ressemble pas du tout à Khrwbh Khrwkh, fit timidement remarquer Winna. Du moins pas à mon oreille. Non, pas le moins du monde, reconnut Stéphane d’un air songeur. Mais cela me rappelle... (Il marqua une pause.) La carte est vitellienne, dressée juste alors que l’Hégémonie prenait le contrôle de ce territoire. La plupart des noms qu’elle comporte étaient à l’origine allotersiens ou vadhiiens. Mais plus -477- tard, il y a dû y avoir des noms vitelliens pour les villes et les lieux. As-tu une autre carte plus tardive ? demanda Leshya. Non, pas de cette région, lui répondit Stéphane. Et je ne vois toujours pas comment Khrwbh... Il s’interrompit une nouvelle fois et son regard parut se perdre dans le vide. Cela inquiétait Aspar, parfois, de voir à quelle vitesse et avec quelle étrangeté le cerveau de Stéphane fonctionnait depuis qu’il avait arpenté la voie des sanctuaires de Decmanus. Pas qu’il n’eût point été bizarre auparavant. C’est cela, murmura Stéphane. Ce ne peut être que cela. C’est quoi ? demanda Aspar. Ils l’ont traduit. Traduit quoi ? Les noms de lieux sont étranges, dit Stéphane, d’une voix qui gagnait en excitation, comme toujours lorsqu’il comprenait quelque chose. Parfois, lorsqu’un peuple nouveau avec une langue nouvelle se fixe en un endroit, les gens gardent simplement les anciens noms, sans savoir ce qu’ils signifient. Parfois, ils les déforment pour qu’ils signifient quelque chose, comme avec Whitraff. Et parfois, lorsqu’ils savent ce que l’ancien nom signifie, ils le traduisent dans leur langue. Ehawk, comment les tiens appellent-ils la forêt du roi ? — Yonilhoamalho, répondit le garçon. Ce qui veut dire ? poursuivit Stéphane. La forêt du roi, répliqua Ehawk. Exactement. Dans la langue des rois mages, elle s’appelait Khadath Rekhuz. L’Hégémonie l’a appelée Lovs Regatureis, et durant la régence lierienne, ce fut Cheldet de Rey. En oostrien, c’est Holt af sa Kongh, et lorsque le virgenyen est devenu la langue du roi, nous avons commencé à l’appeler la forêt du roi. Mais le sens est resté le même durant mil ans, vous voyez ? Tout ceci pour expliquer quoi ? demanda Aspar. Le forestier était un peu fâché de ne toujours pas voir où il voulait en venir, tout en sachant qu’il allait se sentir stupide lorsque Stéphane en arriverait à sa conclusion. -478- Je pense que Prethsoru vient du vitellien Persos Urus, répondit Stéphane d’un air triomphal. Hourra, dit Aspar. Estronc, qu’est-ce que cela veut dire ? Colline tordue, répliqua Stéphane d’un ton un peu trop suffisant. Tu me suis, maintenant ? Estronc, non, je n’ai rien suivi du tout, rétorqua Aspar. C’est un pont fait de brume. Probablement, reconnut Stéphane. Et si je comprends bien, tu dis que nous devrions nous précipiter vers une forêt qui se trouve en Hornladh pour nulle autre raison que ce jeu de mots ? Exactement, répondit aussitôt Stéphane. Et, soyons tout à fait clairs, même toi, tu n’es pas certain d’avoir raison à ce sujet ? Un tir à l’aveugle et dans le noir, admit Stéphane. Aspar se gratta le menton. Allons-y, alors, proposa-t-il. C’est à vingt lieues au bas mot. Attendez ! protesta Leshya. S’il se trompe... Il ne se trompe pas, assura Aspar. Et le nicver ? demanda Ehawk. Nous allons devoir traverser la rivière. Il y a un gué à une lieue en aval, lui dit Aspar. S’il nous suit jusque-là, au moins nous pourrons le voir. Ensuite, nous pourrons rejoindre la route du vieux roi. Elle va droit jusqu’à Dunmrogh. (Il fit un signe du menton en direction de Stéphane et de Winna.) Vous deux, aidez Ehawk à monter en selle. Leshya, viens avec moi chercher des provisions à la taverne. Il vit Winna se rembrunir et en fut quelque peu exaspéré. Leshya était parmi eux la seule qui fût immunisée contre le chant du nicver. Winna ne comprenait-elle donc pas qu’il était plus logique que ce fût la Sefry qui retournât en ville avec lui ? Après tout, il pouvait y avoir plus d’une de ces créatures dans la rivière. Néanmoins, il ne dit rien. Il n’allait pas s’embarrasser à expliquer quelque chose qui devrait être évident. Winna avait encore beaucoup à apprendre. -479- Gardez bien l’œil sur la rivière, préféra-t-il dire. Criez si vous voyez quelque chose. Et bouchez-vous les oreilles avec ce que vous pourrez. Tu devrais en faire autant, suggéra Winna. Mais alors, je ne pourrais plus t’entendre crier, n’est-ce pas ? rétorqua-t-il en partant vers la ville, Leshya à un pas derrière lui. -480- CHAPITRE NEUF SORORITÉ Un instant, la langue d’Anne fut glacée par la surprise. Je suis désolée ? demanda-t-elle finalement. Que veux-tu dire ? Je crois que tu me prends pour quelqu’un d’autre. Absolument pas, dit Osne. J’ai appris que tu pourrais passer par ici. Crois-tu que mon époux t’a trouvée par hasard ? (Elle posa ses mains sur la table, les paumes vers le ciel.) Sœur Ivexa, dit-elle doucement, l’une des sœurs du convent sainte Cer a survécu à l’attaque, et il y a de par le monde nombre d’initiées et d’alliées du convent. La nouvelle s’est vite répandue de ta situation et de tes ennemis. Anne eut l’impression de ne plus avoir sous ses pieds que le fil d’une épée. La seule idée que quelqu’un sût qui elle était réellement et voulût l’aider plutôt que la tuer lui était presque inconcevable. Cela s’opposait violemment au fait qu’il pouvait tout simplement s’agir d’une autre trahison plaisamment déguisée. Elle était bien trop lasse pour pouvoir déterminer quelle éventualité était la plus probable. Si tu avais voulu me tuer, tu aurais déjà pu le faire, dit Anne. Je ne te veux aucun mal, Anne, lui assura Osne. Cela fait bien longtemps que je n’ai plus eu l’occasion de croire aisément de telles paroles. (Elle posa une main à plat sur la table, appréciant la solidité du bois.) Qui a survécu au massacre ? -481- Tu ne la connaissais pas en tant que sœur, l’informa Osne. Et en un sens, ce n’est pas ce qu’elle est R elle est bien plus que cela. Anne sut alors, sans avoir à réfléchir, comme si elle en avait toujours eu connaissance. La comtesse Orchaevia. Osne acquiesça. Malheureusement, tu as fui son domaine avant qu’elle n’eût appris ce qui se passait. Mais tu es de nouveau en terre alliée. Que veux-tu de moi ? demanda Anne d’un ton las. Osne tendit le bras en travers de la table et prit sa main. Simplement t’aider à revenir à Eslen et à ton destin. Anne considéra la main calleuse dans les siennes, aussi réelle et tangible que la table. Tu... tu es une sœur du convent, Osne ? J’y ai été formée, répondit-elle. Je n’ai pas fait mes vœux, mais si l’on m’appelait, je répondrais. Je ne risquerais pas tout pour le convent sainte Cer R ni ma vie, ni celle de mon époux ou de mes enfants R mais je le fais pour toi, Anne Dare. J’ai vu. Les Féalités m’ont prodigué des rêves. Les Féalités ! s’exclama Anne. Tu sais qu’elles existent ? Que sont-elles ? Certains prétendent qu’elles ne sont que des prophétesses particulièrement puissantes, d’autres disent qu’elles sont aussi vieilles que le monde, des déesses du destin. Même les sœurs du convent débattent de leur nature. Je pense pour ma part qu’elles sont entre les deux. Quoi qu’il en soit, nul ne nie leur sagesse. Qu’elles aient vécu des siècles ou des ères, elles ont vu plus de ce monde que nous et connaissent beaucoup mieux son avenir. (Elle marqua une pause.) Tu les as vues ? Tu leur as parlé ? Trois d’entre elles, admit Anne. Osne soupira. Je n’ai jamais eu l’honneur d’être appelée. J’ai entendu leurs voix dans mes rêves, j’ai saisi des aperçus de ce qu’elles voyaient, c’est tout. Tu es une jeune femme bien chanceuse. -482- Je ne me sens pas chanceuse, répliqua Anne, je me sens piégée. Nous sommes tous piégés, si l’on veut le voir de cette façon. Y en a-t-il une autre ? demanda Anne. Oui. Chaque être est vital. Chacun d’entre nous n’est qu’un fil, mais sans les fils, il n’y a pas de tapisserie. Alors comment un fil peut-il être plus important que les autres ? Certains fils sont de trame et d’autres de chaîne, répondit Osne. Les fils de trame doivent déjà être là pour que l’on puisse tisser les autres. Les fils de trame doivent être placés d’abord. Tu es aussi impossible que les Féalités, soupira Anne. Osne sourit et serra sa main plus fort. Elles t’ont dit ce que tu devais faire, n’est-ce pas ? Et elles t’ont donné au moins quelques indices quant à la raison. Anne concéda cela d’un signe de tête. Je n’essaie pas de m’y opposer, dit-elle. Je m’efforce réellement de retourner à Eslen. Et tu vas y arriver, promit Osne. Mon époux et mes fils te feront traverser la rivière et échapper à tes ennemis en ville. Ils t’escorteront à Eslen. Je ne peux pas rentrer directement, lui confia Anne. Pas encore. Mais tu viens de dire que c’était ton but, rétorqua Osne. Les deux hommes qui m’ont sauvée au convent et qui m’ont protégée depuis ont été capturés par ces cavaliers. Je dois d’abord les sauver. Le front d’Osne se plissa d’inquiétude. Je suis désolée pour tes amis, dit-elle, mais ils ne sont pas ta principale responsabilité. Peut-être pas, admit Anne, mais je ne les laisserai pas mourir. Je dois faire quelque chose. Osne ferma les yeux. Ce n’est pas la voie que tu es censée prendre. Je peux choisir une autre voie ? Osne hésita. -483- Oui, mais alors l’avenir s’embrume. Qu’il en soit ainsi. Si je n’étais pas fidèle à mes amis, à qui le serais-je ? En quoi serais-je utile à quiconque ? Osne ferma les yeux un temps. Il y a combien de cavaliers avec tes amis ? Artoré les a vus. Il a dit trois. Alors je vais envoyer Artoré et mes fils à leur recherche et te trouver un abri sûr jusqu’à leur retour. Non, dit Anne. Je veux aller avec eux. Ils peuvent ne pas réussir, dit doucement Osne. Si l’un des chevaliers est un marevasé, ils peuvent ne pas réussir. Un quoi ? demanda Anne. Celui qui ne peut mourir. Ils ont d’autres noms. Oh, confirma Anne, l’un d’entre eux est comme cela. Et peut-être d’autres. Alors tu sais que le risque est grand. Tu enverrais ton époux et tes fils à la mort, juste pour que j’aille à Eslen ? Je ne préférerais pas, admit Osne. Je pencherais pour que tu les laisses t’escorter jusqu’à chez toi. Il y aurait des risques, mais pas autant qu’à aller combattre un marevasé. Tu ne comprends pas, insista Anne. Ces hommes, Cazio et z’Acatto, ont tout risqué pour nous. Et nous ferons la même chose, ma chère. Je vois cela, s’empourpra Anne. J’en ai assez de voir des gens mourir pour moi, comprends-tu ? Je ne peux plus le supporter. Les gens meurent pour leurs reines, s’exclama Osne. C’est un fardeau que tu dois accepter ou il est inutile que tu atteignes Eslen. Tu auras à prendre des décisions bien plus difficiles encore, Anne. Cazio et z’Acatto ne savent rien de mon supposé destin, dit-elle. Et je suis certaine que si je ne fais rien, ils mourront. Mais comment peux-tu toi risquer ta famille ? Parce que nous acceptons notre destin et le rôle que nous y jouons. Si tu choisis de suivre les cavaliers, nous nous conformerons à ta décision. (Son regard se fit plus intense.) J’aurais pu droguer ton vin, dit-elle. Artoré t’aurait simplement -484- emportée chez toi. Mais une reine qui ne sait trancher ne serait pas une bien grande reine. Aime se frotta le front. Je déteste cela, gronda-t-elle. Je déteste ce genre de situations. Ils sont peut-être déjà morts, lui rappela Osne. Si les cavaliers pensent qu’ils t’ont perdue, alors je ne vois pas quelle raison ils auraient de les garder en vie, sauf peut-être comme appât, au cas où tu te lancerais à leur poursuite. Anne sentit des larmes couler sur son visage. Elle se souvint de Cazio, la première fois qu’elle l’avait rencontré, effronté, exubérant et plein de vie. Imaginer qu’il pût être mort créait un grand vide en elle. Mais son père était mort. Elseny était morte. Fastia était morte. J’irai à Eslen, dit-elle. Un grand sanglot lui déchira la poitrine. Osne fit le tour de la table et la prit dans ses bras, et Anne la laissa la tenir ainsi, bien qu’elle connût à peine cette femme. Elle pleura, et Osne la berça, tandis que la nuit s’infiltrait à travers la fenêtre et dans son cœur. Anne et Austra se virent offrir une chambre sans fenêtre. À la lueur de la lanterne, le plâtre semblait jaune sombre. Elle était simplement meublée avec un lit, une bassine d’eau, une serviette sur un support de bois et un pot de chambre sous le lit. Loin du feu, il faisait froid, et Anne se glissa rapidement dans la chemise de nuit qu’Osne lui avait donnée, puis sous les épais édredons de laine. Austra était déjà couchée et endormie, mais elle se réveilla quand Anne s’installa à côté d’elle. Vous avez discuté longtemps, dit Austra. De quoi avez-vous parlé ? Anne prit une profonde inspiration. Sa poitrine lui faisait encore mal d’avoir sangloté. Osne est allée au convent sainte Cer, il y a longtemps, expliqua-t-elle. Elle sait qui nous sommes, parce que la comtesse Orchaevia a fait passer le message un peu partout de nous venir en aide et de nous protéger. -485- La comtesse ? C’est étrange. Pas vraiment, releva Anne. La comtesse a appartenu au convent, elle aussi. C’est plus étrange encore, en un sens, mais aussi plus logique. La comtesse doit avoir su qui tu étais, pour faire de telles choses. Je suis censée devenir reine, Austra. Austra entama un éclat de rire que jamais elle n’acheva. Que veux-tu dire ? demanda-t-elle. Mon père, tu te souviens. Il a fait légitimer par le Comven notre droit à la succession à toutes les trois, Fastia, Elseny et moi. Fastia et Elseny sont parties, et il ne reste plus que moi. Mais Charles est encore vivant, souligna Austra. Le cuveitur n’a rien dit de sa mort. Nos ennemis ne s’intéressent pas à Charles, dit Anne. Ils ne veulent pas qu’il y ait une reine à Eslen. Ils craignent cela. Pourquoi ? Anne s’expliqua alors et lui raconta tout. Les Féalités, l’homme ténébreux dans la forêt, ses rêves. Lorsqu’elle eut terminé, les yeux d’Austra étaient écarquillés d’émerveillement. Pourquoi ne m’as-tu pas dit tout cela auparavant ? demanda-t-elle. Parce que je n’y croyais pas moi-même, dit Anne. Parce que je pensais que cela te mettrait plus encore en danger. Mais maintenant, je sais qu’il faut que je te le dise. Pourquoi ? Parce que je suis allée là où sont les Féalités ? Non, parce que demain, Artoré et ses fils nous feront passer la rivière et nous mèneront jusqu’à Eslen. Mais c’est merveilleux, dit Austra avant de tressaillir et de changer de ton. Tu veux dire, après que nous aurons sauvé Cazio. Anne agita négativement la tête. Non, Austra. Nous ne pouvons pas nous lancer à leur poursuite. Je suis désolée. Je ne comprends pas. Avec Artoré, nous pouvons les sauver. -486- Artoré et ses fils ne sont pas de taille face à ces chevaliers, lui fit remarquer Anne. Tu n’en sais rien, Anne. Tu... Je ne peux pas prendre ce risque, ne comprends-tu pas ? Non ! Comment peux-tu même envisager de les laisser mourir ? Austra, je sais ce que tu ressens, mais... Non, tu n’en sais rien et tu ne le peux pas. (Elle pleurait, maintenant.) Nous ne pouvons pas simplement abandonner. Nous n’avons pas le choix, répondit Anne. Si ! Il faut que tu m’écoutes, insista Anne. C’est tout aussi difficile pour moi. Crois-tu que j’ai envie de faire cela ? Mais si nous partons à leur poursuite, et que c’est un piège R ce qui est probablement le cas R, alors non seulement Cazio et z’Acatto mourront tout autant, mais aussi Artoré et ses fils, et nous deux. Je ne t’aurais jamais crue lâche, dit Austra. Si je ne risquais que nos vies, je partirais dans l’instant, dit Anne. Et s’il n’y avait que ces quelques hommes, je le ferais aussi. Mais si j’en crois les Féalités, et Osne R et sœur Sécula, d’ailleurs R, alors je ne puis risquer ma vie ici. Je dois retourner au plus vite à Eslen. Et pourquoi les crois-tu ? Pourquoi devrais-je te croire ? Toi, une reine qui peut sauver le monde de la destruction. Sais-tu à quel point cela peut sembler ridicule ? Je le sais. Mais je commence à y croire. Évidemment que tu y crois ! Tu es censée être la reine et sauver tout ce qu’il y a de bon. Ta tête est aussi gonflée qu’un melon ! Austra... Oh non, conclut Austra. N’essaie pas. Ne me parle pas. Ne me parle plus jamais. Elle lui tourna le dos, en sanglotant de nouveau, et les propres larmes d’Anne revinrent, quoique silencieusement cette fois. Elle resta éveillée longtemps, jusqu’à ce que l’épuisement l’emportât enfin. Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, Austra n’était plus là. -487- On dirait qu’elle a pris une cape et un peu de pain, dit Osne, mais personne ne l’a vue partir. Austra n’est pas une voleuse, assura Anne. Je le sais. Je suis sûre que son besoin lui paraissait irrépressible, et tout aussi convaincue qu’elle a l’intention de rendre la cape. Cela n’a aucune importance : je les lui aurais donnés, de toute façon. Eh bien, elle ne peut pas être allée bien loin, supposa Anne. Si nous faisons assez vite, nous la rattraperons. Elle savait qu’elle allait à l’encontre de tout ce qu’elle avait dit la nuit précédente, mais il s’agissait d’Austra, et, de toute façon, celle-ci n’avait certainement pas encore rattrapé les cavaliers. Il n’y avait pas grand risque. Nous aurions dû chevaucher dans cette direction sur plusieurs lieues, de toute façon, opina Artoré. Mais il vaudrait mieux partir maintenant. Les chevaux sont prêts, Atté, signala Cotmar, son deuxième fils. Et Jarné s’est chargé des provisions. Osne, prépare la princesse, et nous partons. Osne l’habilla des vêtements de l’un des garçons, des chausses de monte enfoncées dans des bottes de cuir, une chemise de coton et un lourd gilet de laine, une cape de voyage et un chapeau usé à large bord. Ils étaient en selle avant la cloche suivante. C’est sa trace, là, Atté, dit Cotmar en pointant du doigt quelque chose sur la route qu’Anne ne pouvait pas voir. Té, quelqu’un lui a parlé du passage haut, nota Artoré d’un ton songeur. Elle a dû s’arrêter et demander à Vimsel. Une petite maligne. Oui, nous savions que ce ne serait pas une bonne idée que d’essayer de passer le pont de Téréméné, expliqua Anne. (Elle tapota la crinière de son cheval.) Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-elle. Tardif, lui dit-il. Tardif ? répéta Anne. J’espère qu’il est plus rapide qu’on ne l’imagine. -488- Artoré lui adressa un regard curieux mais ne dit rien. Ils continuèrent leur chemin, la route longeant la rivière, jusqu’au moment où ils atteignirent un pont de corde apparemment branlant. L’abîme était plus impressionnant encore à cet endroit qu’il ne l’avait été à Téréméné, et Anne s’efforça de ne pas regarder vers le bas tandis qu’elle traversait la structure oscillante. Ils retrouvèrent la piste d’Austra de l’autre côté, là où elle croisait un chemin assez large pour les chariots. La route crayeuse les mena plus haut dans les collines, en suivant les crêtes lorsque c’était possible, et en plongeant avec réticence dans les vallées quand ce ne l’était pas. Les collines elles-mêmes étaient tassées et érodées, quasiment sans arbres. Des moutons gris et blancs broutaient sur ses flancs, ainsi que plus occasionnellement des chèvres et des chevaux. Ils aperçurent quelques poignées de maisons çà et là, généralement faites de pierres non taillées et couvertes de chaume. Té, ce sont les cavaliers, je parie, dit Artoré après un temps. Comment le sais-tu ? demanda Anne. Cette fois, elle pouvait voir les marques des chevaux, au moins. L’un d’entre eux a mis pied à terre, ici. Tu vois la trace de ses éperons ? De plus, les fers ont des formes étranges. Et ils sont trois. Et Austra ? Elle a pris un cheval dans cette ferme, là-bas, répondit-il. C’est elle. (Il indiqua une sorte de marque vague.) Elle le mène au trot. Elle est pressée. Combien d’avance ? Elle est à une cloche devant nous, et eux à une demi-journée. Pouvons-nous aller plus vite ? Bien sûr. Mais si elle quitte la route nous pourrions la manquer. Elle ne sait pas suivre une piste comme vous. Elle va rester sur la route et espérer que les hommes qui ont Cazio feront de même. -489- Très bien, alors, opina Artoré. Il poussa son cheval au trot. Viens, Tardif, dit Anne. D’abord elle se contenta de suivre leur allure, mais, juste pour voir ce qu’il pouvait faire, elle encouragea le cheval à courir puis le poussa au plein galop, et l’espace d’un instant, malgré tout ce qui avait pu se passer, elle retrouva le sourire. Elle adorait chevaucher R Tardif n’était pas aussi rapide que sa propre monture, Pluvite, mais il courait bien R, et elle n’avait pas monté depuis longtemps. Elle avait presque oublié ce que cela faisait. Elle savait cependant qu’elle ne pouvait le pousser comme cela longtemps, alors elle le ramena au trot, et ils continuèrent de chevaucher ainsi, en alternant. La distance entre Téréméné et eux s’allongea à mesure que le faisaient leurs ombres, jusqu’à la tombée de la nuit, avec les empreintes du cheval volé comme seul signe d’Austra. Ils campèrent sur une colline qui surplombait la route. Nous la rattraperons demain, promit Artoré. Elle épuise son cheval, alors il sera plus lent. Cela devrait nous mener vers la route de Dunmrogh, et nous pourrons la prendre vers l’ouest, vers Eslen. Dunmrogh, souffla Anne. Nous sommes près de Dunmrogh ? À peu près cinq lieues, je dirais. Pourquoi ? Juste par curiosité. Je connais quelqu’un qui en vient. Roderick. Il l’aiderait R sa famille avait sûrement des troupes. Avec son aide, ils pourraient partir à la recherche de Cazio et le sauver. Mais il se trouvait plus probablement à Eslen. Néanmoins, s’ils allaient passer si près, cela ne ferait pas de mal de vérifier, n’est-ce pas ? Mais dans le prolongement de cette pensée revinrent les doutes de Cazio. Et si ses ennemis se rendaient à Dunmrogh ? Et s’il était vraiment de mèche avec eux ? Elle écarta ces spéculations de son esprit. Demain, elle saurait. -490- Les collines s’inclinèrent doucement vers une plaine qu’Artoré appelait Magh u Herth, « la plaine des tertres ». Anne ne vit aucun tertre, seulement des lieues d’herbe jaunie et d’occasionnelles rangées d’arbres qui signalaient les ruisseaux. Des oies volaient au-dessus d’eux et du bétail paissait sur les bords de la route. Ici et là, des chemins partaient vers de petits villages, discernables à leur clocher. Vers la midi, une ligne verte apparut à l’horizon, pour devenir peu à peu une forêt. La route les mena sous les immenses branches voûtées de chênes-fer, de frênes, de quercitrins et de noyers. Le bruit des sabots de leurs montures était ici étouffé par les feuilles. La forêt semblait vieille et avide, comme un vieillard décrépit. — Prethsorucaldh, dit Artoré en embrassant les arbres d’un geste du bras. Tu dirais « la petite forêt du ver ». Quel nom étrange, s’étonna Anne. Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? J’ai entendu l’histoire d’une sorte de monstre qui vivait ici, mais je ne me souviens plus des détails. On dit qu’elle faisait autrefois partie de la forêt du roi, mais que durant la guerre des Mages, une armée de feu a marché des deux côtés de la SainteSéfodh et l’en a séparé. Depuis ce jour, elle n’a cessé de rétrécir. Maintenant, c’est la chasse du seigneur de Dunmrogh. Une armée de feu a quoi ? C’est ce que raconte l’histoire. Sverfath Vingt-Yeux a invoqué une armée de feu et l’a lancée contre son ennemie R euh... comment s’appelait-elle ? R Sefhind la Venteuse. Certains disent que c’était une armée de démons de feu, d’autres qu’il s’agissait d’une rivière de feu vivante. Mais ce sont des histoires, tu sais ? Je n’ai jamais lu l’histoire véritable. Mais si c’était un feu, ce n’était pas un feu ordinaire, parce que les arbres ne sont jamais revenus. Tu le verras quand nous passerons de l’autre côté : pas un arbre entre ici et la rivière. Atté ! hurla l’un des garçons. Anne n’eut pas le temps de savoir lequel que, aussitôt après son cri, elle entendit un bruit étrange, presque comme la pluie s’écoulant à travers les feuilles, mais avec un vrombissement particulier. Jarné R qui chevauchait devant R -491- porta la main à son cœur, tressaillit étrangement, puis tomba de cheval. Alors tout s’éclaircit, et elle comprit que les flèches pleuvaient autour d’eux. File ! cria Artoré en cinglant la croupe de Tardif. Le cheval bondit violemment en avant. Le cœur battant, Anne se colla au cou de l’étalon et lui lâcha la bride. Deux flèches sifflèrent près d’elle, si près qu’elle en sentit la traîne, et elle se demanda ce qu’elle eût ressenti si elles l’avaient touchée. Il s’avéra que cela faisait l’effet d’un coup violent R elle pensa d’abord avoir heurté une branche, ou quelque chose. Mais lorsqu’elle baissa les yeux, elle vit une longue tige emplumée saillir de sa cuisse. Alors même qu’elle se demandait pourquoi elle n’avait pas mal, la douleur arriva, et elle fut prise de vertiges. Tardif hennit, et elle supposa qu’il avait été touché, lui aussi, quoiqu’elle ne pût voir où. Je suis désolée, je suis désolée, haleta Anne. Elle n’était pas certaine de savoir à qui elle s’adressait. À tout le monde, probablement. Tardif continua de galoper, et après un certain temps, Anne réalisa qu’il n’y avait plus de flèches. Elle regarda en arrière et ne vit personne. Artoré ! cria-t-elle. Sa jambe la torturait maintenant, et elle se sentait fiévreuse et faible. Lorsqu’elle regarda de nouveau devant elle, elle vit un cavalier qui venait de la direction opposée. -492- CHAPITRE DIX OUVERTURES Murielle fut éveillée par un léger vrombissement. Dans sa torpeur, elle ouvrit les yeux et en chercha la source. Ah, dit une voix masculine. Bien le bonjour, reine mère. Elle s’arqua lorsqu’elle vit qu’il s’agissait de Robert, négligemment assis dans son fauteuil. Alis Berrye était sur ses genoux. Hors de ma chambre ! ordonna Murielle. Eh bien, ce n’est pas réellement ta chambre, tu sais, rétorqua Robert. Elle appartient à la couronne, qui se trouve être mienne, pour l’instant. Murielle ne répondit pas, parce qu’il n’y avait rien à dire. Elle ne pouvait appeler les gardes : ils ne viendraient pas. Elle regarda alentour, en quête de quelque chose R n’importe quoi R qu’elle pût utiliser comme une arme, mais il n’y avait rien. Berrye gloussa. Allons, ma chère, dit Robert à la fille, tu peux sortir. J’ai à parler de diverses choses avec ta maîtresse. Oh, je ne peux pas rester ? susurra Berrye en faisant la moue. Ce sera une conversation d’adultes, répondit Robert. Va dans ta chambre et ferme la porte. Très bien, j’y vais. Mais elle a été méchante avec moi. Je crois que tu devrais la punir. Sur ce, elle se leva et disparut dans ses quartiers. Robert resta où il était, en caressant sa moustache. -493- Ce fut vraiment une surprise, l’autre jour, dit-il. Je te félicite R je ne pensais pas que tu aurais seulement les moyens de même savoir que j’arrivais. As-tu tué mes filles ? demanda Murielle. Pour Guillaume, je n’ai aucun doute. Eh bien, je ne peux pas être à deux endroits à la fois, n’est-ce pas ? lui opposa très logiquement Robert. Non, mais tu peux t’arranger pour que d’autres se chargent de ton œuvre maléfique. J’imagine que tu voulais tuer Guillaume de tes propres mains. Il s’esclaffa. Tu me connais si bien, Murielle. Oui, j’aspirais à cette satisfaction, et tu sais quoi ? Cela a été plus difficile que je ne l’aurais cru. Guillaume était... eh bien, il s’est montré réellement courageux, à la fin. Digne de notre nom. Évidemment, s’il n’avait pas été un parfait bouffon, rien de tout cela ne serait arrivé. Car même toi, tu dois admettre, ma chère, qu’il ne valait pas grand-chose en tant que roi. C’était un meilleur roi que tu ne le seras jamais, et un bien meilleur homme, dément putride. Il soupira. Quant à tes filles, je n’en ai pas donné l’ordre, même si j’étais informé de ce qui allait se passer. C’est Guillaume qui les a tuées, en fait, lorsqu’il les a légitimées pour la succession au trône. Le praifec était derrière cela ? Robert agita son index tendu. Ah, non, cela serait te dire plus que tu n’as besoin d’en savoir. De toute façon, la vérité est bien plus considérable que tu ne peux l’imaginer. Je ne voudrais pas épuiser ta capacité de compréhension. Encore que tu sois, je le répète, plus maligne que je ne l’aurais cru. (Il posa ses mains sur ses genoux et se pencha en avant.) Voilà. J’ai besoin que tu mettes fin à tout espoir que tu pourrais avoir de reprendre la couronne. Nous sommes véritablement confrontés à des problèmes qui nécessitent un front uni. Je sais que tu es un peu fâchée contre moi en ce moment, mais tu as du sens pratique... -494- Vraiment ? l’interrompit Murielle. Tu penses que je suis un peu fâchée contre toi ? Robert, tu as perdu le peu de bon sens que tu pouvais avoir. Je préférerais R et de loin R mourir plutôt que de coopérer avec toi d’une quelconque façon. Oui, tu vois ? C’est de cela que je voulais parler. Tu es fâchée. C’est pour cette raison que je suis déçu que Charles ne soit pas là R j’eus disposé alors d’une vie qui t’est plus chère que la tienne à mettre dans la balance. En l’état, je dois faire appel à la raison. Lesbeth, coupa Murielle. Pourquoi as-tu tué Lesbeth ? Elle n’aurait jamais pu être reine. Son visage rosit. Mais tu sais à l’évidence pourquoi, dit-il. Comment peux-tu imaginer que je puisse même approcher la pensée de quelqu’un qui tuerait sa propre sœur ? Personne n’aimait Lesbeth plus que moi, affirma Robert, en commençant à paraître réellement furieux. Personne. Mais certaines choses sont impardonnables ; certains affronts ne peuvent être lavés. Quels affronts ? Tu le sais très bien ! hurla Robert en se dressant d’un bond. Tout le monde le savait ! C’était inimaginable ! Fais comme si je ne le savais pas, suggéra Murielle à travers ses dents serrées. Il la dévisagea comme si c’était elle qui avait perdu l’esprit. Tu veux vraiment feindre de ne pas le savoir ? Je le feins, opina Murielle. Elle... elle ne m’a pas demandé la permission de se marier, gronda-t-il d’une voix qui prenait progressivement de l’ampleur. Elle a demandé à Guillaume, ça oui, mais elle ne m’a pas demandé à moi. Ce dernier mot jaillit de ses lèvres comme un chaudron qui explose. Du givre parut se déposer sur l’épine dorsale de Murielle. Tu es vraiment fou, tu sais, murmura-t-elle, soudain terrifiée R non pas tant par Robert que par les choses qui devaient se trouver dans sa tête. -495- Quelque émotion inidentifiable passa sur son visage, puis il arbora une grimace d’amertume. Qui ne le serait pas ? maugréa-t-il. Mais assez de tout cela. Pourquoi continues-tu à me distraire avec ces questions ? Les Mestres ont établi leur campement hors de la ville et refusent de me voir. Pourquoi ? Peut-être qu’ils ne reconnaissent pas la légitimité de ta revendication, seigneur. Eh bien alors ils vont mourir. Ce qui est dommage, parce qu’ils vont sans aucun doute emmener beaucoup des hommes des landwaerden avec eux. Cela ne fera que rendre les gens comme toi moins nombreux, tu sais, et nous affaiblira d’autant plus en tant que nation. Tu veux envoyer des piquiers contre des chevaliers ? C’est méprisable. Ils ont renoncé à leur titre de chevalier en s’opposant à la couronne, dit Robert. Je ne vais pas attendre qu’ils agissent contre moi. Des rapports annoncent déjà qu’ils ont commencé à rassembler leurs propres troupes de piétons. Et évidemment, il y a Liery, insinua Murielle. Ils ne resteront probablement pas silencieux devant ce que tu as fait. Robert agita la tête. J’ai clairement fait comprendre à l’ambassadeur hansien que nous n’objecterons pas si leur flotte met le cap sur Liery. Le traité d’alliance entre la Crotheny et Liery est sacré, répondit Murielle. Tu ne peux le briser. Tu l’as brisé lorsque tu as pris une garde lierienne et que tu l’as utilisée contre les landwaerden, rétorqua-t-il. C’est totalement absurde, dit Murielle. Il haussa les épaules et se redressa. De toute façon, si j’étais toi, je n’attendrais aucune aide de Liery. Pas plus que nous ne pourrons en attendre quand Hansa nous attaquera, rétorqua Murielle. Nous ne pouvons nous couper d’eux. Robert, c’est pure folie. Tu n’as de cesse d’utiliser des mots de ce genre, releva-t-il. Je me demande si tu connais vraiment leur sens. (Il agita les mains, comme pour chasser les paroles qu’elle venait de -496- prononcer par la fenêtre.) Regarde, regarde, tu peux empêcher tout cela, Murielle. Rappelle les Mestres, ramène Charles. Je reste le souverain avec toi à mon côté, et tout ira bien. Voudrais-tu suggérer que j’épouse l’assassin de mon époux ? Pour le bien de la nation, oui. Ce serait la solution la plus élégante, je suis sûr que tu en conviens. Il croisa les bras et s’adossa à l’appui de la fenêtre. Robert, dit Murielle, je suis extrêmement tentée de faire exactement ce que tu suggères afin d’avoir une chance de te planter une dague dans le cœur pendant ton sommeil, mais je ne réussirais jamais à maintenir les apparences assez longtemps pour cela. (Elle croisa également les bras.) Et que dis-tu de ceci ? Tu renonces au trône, tu renvoies ta garde, et tu disperses l’armée des landwaerden. Je ramène Charles et les Mestres, puis nous te pendons. Cela te paraît-il suffisamment élégant ? Robert esquissa un sourire et marcha vers le lit. Murielle, Murielle. Le temps n’a émoussé ni ta langue ni ta beauté. Ton visage est toujours aussi adorable. D’un autre côté, on dit que le visage part en dernier, que la vieillesse remonte à partir des orteils. Il me prend l’envie de vérifier si c’est vrai. Il attrapa la couverture et l’arracha du lit. Robert, tu n’oserais pas, s’offusqua sèchement Murielle. Oh, je crois que si, répondit-il en cherchant sa poitrine. Elle leva les mains pour l’arrêter, mais il emprisonna ses poignets d’une main dont les doigts étaient comme des fers et la repoussa violemment en arrière. Avec une lenteur délibérée, il passa une jambe par-dessus elle et ramena l’autre jusqu’à l’enfourcher, puis il s’abaissa jusqu’à ce que son corps l’écrasât et que son visage ne fût plus qu’à deux paumes au-dessus du sien. Sans jamais détourner son regard d’elle, il lâcha l’une de ses mains et entraîna l’autre entre ses jambes pour tenter de remonter sa chemise de nuit. Il planta un genou entre ses cuisses et s’efforça de les desserrer. Il parut devenir plus lourd, la clouant sur le lit, et son visage était maintenant si près du sien qu’il en était déformé, le visage d’un inconnu. Elle se souvint de Robert enfant, petit -497- garçon à la cour, mais elle ne pouvait établir de lien entre cela et ce qui lui arrivait, cette chose avec sa main sur son intimité. Elle sentit ses membres s’amollir tandis qu’il commençait à dénouer les attaches de ses chausses, et tourna la tête sur le côté pour ne pas voir son visage. Ses mains se mouvaient sur elle comme des araignées géantes, et il avait une odeur de charogne, comme l’avait dit Berrye. Elle laissa son regard porter ailleurs et au-delà de Robert, et vit Berrye qui s’avançait dans le dos de celui-ci, en tenant serré quelque chose dans la main. Murielle agita la tête et articula silencieusement le mot « non » du bout des lèvres. Puis, lentement, comme si elle avait tout le temps du monde, elle chercha la poignée du couteau de Robert, le tira, et le planta dans son flanc. Il s’enfonça aisément. Elle avait toujours imaginé que ce serait comme de couper un potiron que de poignarder quelqu’un, mais ce n’était pas cela du tout. Robert tressaillit, grommela et s’assit sur elle. Alors elle plongea la lame dans son cœur. Il tomba en arrière avec un râle, et elle se dégagea de sous lui, en tenant toujours le couteau. Elle commençait tout juste à trembler quand Alis fut soudain à son côté, la soutenant, lui murmurant des paroles réconfortantes. Le corps de Robert, effondré sur le sol, se redressa en poussant d’âpres halètements. D’abord le mari puis la femme, marmonna-t-il. Je commence à haïr cette famille. Il n’y avait pas de sang, remarqua Murielle R ou du moins pas beaucoup. Quelque chose comme du sirop suintait des blessures de Robert, mais ce n’était pas rouge. Elle regarda le couteau qu’elle tenait encore à la main. Il était maculé d’une résine claire et gluante. Elle trembla tandis que Robert traversait la pièce en chancelant, mais il parut l’ignorer et alla s’avachir une nouvelle fois dans le fauteuil. Cela fait encore mal, cependant, dit-il distraitement. Je me le demandais. (Il la fixa des yeux.) Je suppose que nous ne nous marierons pas, en fin de compte. Robert, qu’as-tu fait ? murmura Murielle. Robert baissa les yeux vers la plaie dans sa poitrine. -498- Ceci ? Oh, ce n’est pas moi qui l’ai fait, ma chère. Je m’occupais de mes propres affaires, j’étais en train de mourir R Guillaume avait réussi à me poignarder, tu sais, contre toute logique. Et puis je suis mort, je crois. Et maintenant, eh bien, je suis comme tu le vois. (Il agita un doigt vers elle.) C’est toi qui as fait cela, méchante fille. Le Détenu me l’a dit. Alors c’était toi, dans ma chambre, cette nuit-là. Évidemment, admit-il en s’essuyant le front. Il est tellement étrange que je n’aie jamais rien su au sujet de ces passages secrets. C’est comme cela que tu as fait sortir Charles, n’est-ce pas ? Murielle ne répondit pas. Elle laissa tomber le couteau et se serra contre Alis. Vous semblez bien proches, toutes les deux, remarqua Robert. Alis, tes attentions envers moi étaient donc frauduleuses ? Je veux dire, je savais qu’elles l’étaient, mais je pensais qu’elles relevaient d’une envie de retrouver ta position de putain du palais. Laisse-la, Robert, s’il te plaît, implora-t-elle. Si tu veux quelqu’un, prends-moi. Oh non, l’humeur m’en a passé, répondit Robert. (Il fit rouler sa tête en arrière.) Voyons, marmonna-t-il. Il y a autre chose que je voulais te dire. Qu’était-ce, déjà ? (Il se gratta le menton.) Ah oui ! Cette affaire que tu avais organisée au bosquet aux chandelles, c’était une bonne idée. Je vais la garder. Et puisque c’était ton idée, je vais prendre des arrangements pour que tu sois présente. Considère qu’il s’agit de mes excuses. (Il se releva.) Il faut que j’aille faire soigner cela, reprit-il. Puis je déciderai si je dois tuer le médecin. (Il s’inclina.) Mesdames, je vous souhaite une bonne matinée. Puis il partit Lorsqu’il eut disparu, Murielle se mit à frissonner. Assieds-toi, dit Alis. Non, réagit-elle aussitôt Non, pas dans ce fauteuil. Pas sur ce lit. Plus jamais, jamais. Alors viens dans ma chambre. Je ferai du thé. Viens. Merci, Alis, murmura-t-elle. -499- Elle laissa la jeune femme la mener vers son appartement, et s’assit sur le lit. Alis alla au petit poêle et commença à l’allumer. Qu’est-il, Alis ? demanda Murielle. Qu’ai-je fait, exactement ? Alis s’interrompit et se retourna à moitié, puis elle recommença à s’affairer sur le poêle. Au convent commença-t-elle, nous avons étudié les récits concernant l’existence d’une telle créature. Mais dans tout ce que l’on sait du passé, il n’est qu’une seule occasion en laquelle il est avéré que la loi de la mort fut brisée R par le Bouffon noir. Il avait fait de lui-même ce qu’est devenu Robert : un être immortel mais pas totalement vivant. Toutefois, une fois que la loi de la mort a été brisée, il devient plus facile d’en créer d’autres. L’un des titres du Bouffon noir était Mhwr. Ceux qu’il créait étaient appelés les Mhwrmakhy. Dans les chroniques de l’ancien royaume du Nord, le Bouffon noir était appelé le Nau, et ses serviteurs les nauschalken. Ces noms-là sont mieux adaptés à ma langue, admit Murielle. Elle sentait encore ces mains sur elle, ce poids contre son corps... Attends, dit-elle dans un effort pour penser à autre chose. Si le Bouffon noir a brisé la loi de la mort, comment ai-je pu la briser encore ? Elle avait été restaurée, à grand coût, l’informa Alis. Alors elle peut être restaurée, dit Murielle d’une voix pleine d’espoir. Nous ne savons plus comment, répondit-elle. Ceux qui l’ont fait sont morts en le faisant. Murielle baissa la tête, laissant le désespoir l’envahir. Alors je méritais... Alis fit trois pas rapides depuis le poêle pour venir la gifler, fort. Murielle releva les yeux, totalement abasourdie, la joue encore brûlante. Non, supplia Alis, ne dis pas cela. Ne dis jamais cela, et ne le pense jamais. -500- Elle s’accroupit et prit la main de Murielle. Il y avait des larmes dans ses yeux. Murielle voulut pleurer mais elle n’avait pas de larmes. Au lieu de cela, elle se pelotonna sur le lit, ferma les yeux et chercha l’oubli dans le sommeil. Léoff répondit aux coups légers à sa porte et y trouva Aréana, apparemment perplexe, et plutôt jolie dans sa robe bleu sombre. Tu m’as fait chercher, cavaor Ackenzal ? demanda-t-elle. Oui, dit-il. S’il te plaît, appelle-moi Léoff. Elle sourit nerveusement. Comme tu veux, Léoff. S’il te plaît, entre ; assieds-toi. (Il remarqua une femme plus âgée dans le couloir juste derrière elle.) Et toi aussi, Madame, s’il te plaît. Aréana parut chagrinée. Je suis désolée, dit-elle. C’est juste que... Je ne suis jamais venue au palais, et c’est, euh... Je suis nerveuse, comme tu peux le voir. Voici ma gouvernante, Jen Unilsdauter. J’ai jugé approprié... Elle s’interrompit, comme incertaine de ce qu’elle voulait dire, ou inquiète d’avoir dit ce qu’il ne fallait pas. Tu es la bienvenue, dame Jen, la rassura Léoff. Tout particulièrement si tu peux parler au nom des parents d’Aréana. Je ne suis pas une dame, jeune homme, répondit-elle. Mais je sais apprécier un compliment. Asseyez-vous, toutes les deux, s’il vous plaît. Lorsqu’elles l’eurent fait, son regard revint vers Aréana, qui rougit. Léoff, commença-t-elle, je... je dois te dire... C’est alors qu’il saisit. Oh, non, nous ne nous sommes pas compris, je pense, coupa-t-il aussitôt. Je ne t’ai pas fait venir ici pour... Je te trouve charmante, mais... (Il s’interrompit.) Ah, tout ne fait que s’embrouiller de plus en plus, j’ai l’impression. Il soupira. -501- C’est en tout cas de plus en plus déconcertant, reprit Aréana. Tout est là, vois-tu, expliqua Léoff en tapotant la partition sur sa table. Voici la raison pour laquelle je t’ai fait venir. Tu as entendu parler de la représentation qui doit être donnée au bosquet aux chandelles ? Évidemment, dit-elle. Comme tout le monde. Je suis impatiente d’y assister. Eh bien, c’est bien, opina-t-il. C’est très bien. Il espérait ne pas l’avoir insultée. Et ? demanda-t-elle. Léoff réalisa qu’il n’avait rien expliqué. Oui, dit-il. Je voudrais que tu chantes le rôle principal. Ses yeux s’écarquillèrent jusqu’à atteindre une taille improbable. Moi ? Euh, oui. Ou du moins que tu auditionnes pour ce rôle. Je ne comprends pas. J’ai été frappé par ton chant chez dame Gramme. Non seulement il était adorable, mais c’est, de plus, précisément la voix dont j’ai besoin pour cette représentation. Je pense que tu comprendras lorsque tu auras lu le rôle. Le rôle ? dit-elle d’un ton perplexe. Oui, oui, c’est une chose toute nouvelle, quelque chose comme un miroitement, mais un peu plus, euh... élevé. Je l’espère bien, s’offusqua la gouvernante. Oh, paix, Jen, s’exclama Aréana. Tu apprécies les miroitements autant que moi. Nous faisons seulement semblant de les mépriser, tu te souviens ? Oui, mais une jeune fille dans ta position... Écoute-moi, les interrompit Léoff. S’il te plaît. C’est l’histoire de Lihta, de Brough. Tu connais l’histoire ? Oui, bien sûr. Tu chanterais le rôle de Lihta. Je le jouerais, tu veux dire, corrigea Aréana. Non, non, regarde, dit-il en lui montrant la partition. Tu sais lire, n’est-ce pas ? Elle lit très bien, affirma la gouvernante. -502- Tandis qu’Aréana parcourait les pages, il vit la compréhension commencer à se faire jour. Tu vois ? demanda-t-il. Elle le regarda d’un air de doute. C’est mon accent de Terre-Neuve que tu veux, n’est-ce pas ? En partie, reconnut-il. Et je crois aussi que, si l’on considère que cette pièce est destinée au peuple de Terre-Neuve et d’Eslen, l’un de vous doit y participer. Mais comprends-moi bien, je ne compromettrais jamais ma musique pour ce genre de détails. Tu as une sorte de... d’effronterie réservée que toute autre chanteuse aurait besoin de feindre. Chez toi, elle est naturelle. Aréana rougit de nouveau, de façon plus prononcée. Cette fois, je ne sais vraiment pas quoi dire. Eh bien essayons-en un peu, suggéra-t-il. Très bien. Il choisit le premier air de Lihta, qu’elle chanta magnifiquement, puis le passage le plus ardu, qu’il appelait un déclamant R une sorte de mélange de déclamation et de chant. Bien avant qu’elle eût terminé, il savait que son instinct ne l’avait pas trompé. C’est splendide, dit-elle. Chanté par une telle voix, il ne pourrait en être autrement, lui dit Léoff. J’espère vraiment que tu envisageras de chanter ce rôle. Si tu crois réellement que je conviens, j’en serais honorée, s’empressa-t-elle de répondre. On ne pourrait convenir mieux, rougit Léoff. (Puis il toussota et se reprit, pour continuer d’un ton plus sérieux.) Mais je me dois de te dire quelque chose de très important. Cela pourrait affecter ta décision. Et qu’est-ce donc ? Le praifec Hespéro a expressément interdit l’interprétation de cette pièce en l’état. Si nous le défions, il sera furieux. Je pense que j’aurai à endurer la plus grande partie de son déplaisir, et je prendrai à l’évidence toutes mes -503- responsabilités, mais il reste néanmoins un risque pour tous ceux qui seront impliqués, toi compris. Pourquoi le praifec désapprouverait-il ? demanda Aréana. Il n’y a là rien de sacrilège, n’est-ce pas ? Pas le moins du monde, je te l’assure. Alors... Le praifec est un homme des saints, coupa soudain la gouvernante. Nous ne pouvons absolument pas nous opposer à son désir. Mais cela ne paraît pas..., commença Aréana. Aréana, non, avertit sa gouvernante. Tu ne dois pas être mêlée à cela. Aréana se tourna vers Léoff. Et toi, pourquoi prends-tu ce risque ? demanda-t-elle. Pourquoi me demandes-tu de le faire ? Parce que ce sera magnifique, dit-il doucement. Je sais au fond de moi que c’est juste, et je ne m’en laisserai pas dissuader. Je t’ai dit que je ne compromettrai jamais ma musique, et je ne le ferai jamais, pas quand je sais que j’ai composé quelque chose qui mérite d’être entendu. Aréana continua de le dévisager, en se mordant légèrement la lèvre. Puis elle baissa les yeux. Jen a raison, admit-elle. Je te crois, Léoff. J’ai confiance en toi. Mais je ne puis faire cela. Je suis désolée. Il acquiesça, le cœur serré. Merci pour le temps que tu m’as consacré, alors. C’était bon de t’en entendre chanter une partie au moins une fois, de toute façon. Tout l’honneur en fut pour moi, messire, dit-elle. Et merci pour ton honnêteté. Viens, maugréa la gouvernante. Nous pourrions avoir des problèmes pour être simplement venues ici. Elles partirent, et Léoff s’affala, le cœur gros, espérant que les auditions ne se passeraient pas toutes aussi mal. Il s’écoula une cloche avant que le suivant n’arrivât, mais Léoff sentit un immense sourire transformer son visage lorsqu’il vit de qui il s’agissait. Edwyn ! -504- Edwyn Milton était un homme grand, aussi dégingandé qu’un épouvantail, et dont le visage semblait triste et taciturne tant que l’on n’avait pas vu ses yeux, qui brillaient de bonne volonté et de malice. Edwyn le prit dans ses bras et le serra tel un ours, en le frappant dans le dos. Compositeur de la cour, hein ? s’écria-t-il. J’ai toujours su que tu réussirais dans la vie, Léoff. (Il baissa la voix.) Encore que les choses sont un peu particulières, par ici, n’est-ce pas ? Il y a vraiment eu un coup d’État ? Oui, je le crains, mais ma pièce va tout de même être jouée, euh... en un sens. Et comment cela se passe-t-il pour toi ? Je n’aurais jamais imaginé te voir apparaître à ma porte. Je croyais que tu jouais toujours pour cet horrible duc de Ranness, à cent lieues d’ici. Ah, non, l’informa Edwyn. Nous nous sommes séparés, le duc et moi. Ou peut-être devrais-je dire qu’il s’est séparé de moi, plus précisément. J’ai vécu à Loiyes, à la cour de la duchesse du lieu, une créature charmante mais épuisante. J’ai entendu parler de ta représentation par Rothlinghaim, qui a reçu ton invitation mais ne pouvait venir. J’avais l’espoir de me présenter comme un remplaçant possible. Un remplaçant tout à fait approprié, corrigea Léoff. Eh bien, ne me fais pas attendre, mon ami. Montre-moi ta pièce. Un instant, Edwyn, répondit Léoff. Je dois d’abord clarifier certaines choses quant à la représentation. Il expliqua à Edwyn ce qu’il avait annoncé à Aréana, mais avec un peu plus de détails quant aux particularités des objections. Mais il ne peut pas réellement faire quelque chose, ce praifec, n’est-ce pas ? objecta Edwyn. Il n’a aucun pouvoir temporel. Non, mais d’un autre côté, il a l’oreille du prince, que je ne connais pas du tout. Je ne saurais dire ce qui arrivera lorsqu’il s’apercevra que je l’ai trompé. Mais ne va-t-il pas assister aux répétitions ? -505- Je suis certain que si. Mais en nous y prenant avec soin, nous pouvons répéter la pièce telle qu’il la veut et la jouer telle qu’elle doit l’être. Edwyn acquiesça. Jusqu’où crois-tu que cela pourrait aller ? Dans le meilleur des cas, je perds ma position. Au pire, je suis brûlé comme scintillateur. Je m’attends à quelque chose entre les deux. Je crois sincèrement que le risque est bien moindre, voire négligeable, pour mes musiciens, mais je ne peux absolument pas le promettre. Umpf. Eh bien, montre-la-moi. J’aimerais voir la cause de tout ce remue-ménage. Lorsque Edwyn vit la première page, son visage et son corps s’immobilisèrent, et il ne dit plus rien jusqu’à avoir lu le dernier mot et la dernière note. Ses yeux se reportèrent alors sur Léoff. Que les saints te damnent, Léoff, soupira-t-il. Tu savais que je risquerais la mort pour jouer cela. Je l’avais un peu espéré, répliqua Léoff. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à souhaiter que nous pourrons trouver vingt-neuf âmes du genre de la tienne. Tu les trouveras, promit Edwyn. Je vais t’aider. À la fin de la journée, ils avaient recruté huit autres musiciens, et en avaient renvoyé autant. Le lendemain fut meilleur, parce que le bouche à oreille commençait à fonctionner, et que seuls les plus décidés se présentaient. Il ne s’inquiétait plus que le praifec eût vent de quelque chose : il faisait confiance à tous ceux qu’il avait invités, et la guilde des musiciens était muette par principe quant aux musiciens et à leurs affaires. Il allait considérer la journée comme achevée lorsqu’il entendit frapper une nouvelle fois à la porte. Il l’ouvrit et découvrit Aréana, cette fois sans sa gouvernante. Bonsoir, dit Léoff d’une voix incertaine. Elle tint sa tête haute. Si tu n’as pas encore attribué le rôle de Lihta, lui signifia-t-elle, j’aimerais beaucoup le chanter. -506- Mais ta gouvernante..., tes parents... J’ai un peu d’argent. J’ai pris une chambre en ville. Je connais mes parents, et ils s’y feront. Léoff hocha la tête. C’est une merveilleuse nouvelle, dit-il. Je veux juste être certain que tu comprends le danger que tu pourrais courir si tu nous rejoins. Je le comprends, cavaor, assura-t-elle. Je suis prête à affronter tous les châtiments qui seront prononcés contre moi. J’espère qu’il n’y en aura aucun, soupira Léoff. Mais je te remercie de ton courage. (Il fit un geste en direction de la martelharpe.) Devrions-nous commencer à répéter ? J’en serais ravie, répondit-elle. Et tous les doutes de Léoff s’évanouirent R tous sauf un. -507- CHAPITRE ONZE RODERICK Comme Anne faisait quitter la route à son cheval pour s’enfoncer dans la forêt, un vent se leva, rendant vie aux feuilles mortes pour en faire les danseuses aériennes d’un ballet tourbillonnant. Un chœur ténu de voix féminines les accompagnaient, sans profondeur ni épaisseur, comme si le chant tombait d’une grande altitude et se brisait durant sa chute jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien que son souvenir imprimé dans l’air, s’effaçant lui aussi. Elle pensa entendre appeler son nom, puis il n’y eut plus que le martèlement des sabots de Tardif et son propre souffle, qui semblait plus flotter au-dessus d’elle que sortir de sa gorge. Les troncs d’arbre défilaient à une vitesse hypnotique, un par un, des rangées de colonnes qui semblaient ne jamais devoir finir. Tardif sauta un chablis et manqua verser sur la pente qui s’ensuivait, mais il se rattrapa tandis que celle-ci s’aplanissait. Durant ce bref instant où elle eut l’impression de flotter, la lumière parut exploser autour d’elle, fondant les arbres en une herbe verte et un promontoire brumeux, et elle fut de nouveau sur Pluvite, dévalant la Manche, terrifiée, ivre de joie, et pleine de vie. Un instant elle s’y tint, mais l’impression fugace s’était déjà envolée, et elle réalisa le cœur serré que cela aussi n’était plus que le souvenir d’une chose irrévocablement perdue. Cette vie, -508- cette enfance étaient parties à jamais, et même si elle rentrait chez elle, ce ne serait plus le lieu qu’elle connaissait Tardif hennit et broncha encore, ses pattes se dérobant sous lui, et, dans un brouillard de lumière dorée, Anne fut projetée en avant à travers les feuilles voletantes et l’odeur féconde d’une pluie promise. Elle heurta le sol et roula, entendit quelque chose casser, et une douleur comme le tonnerre proche explosa dans sa cuisse. Elle sentit les chairs se déchirer sur ses coudes et ses avant-bras qu’elle avait ramenés sur elle pour protéger sa tête, et s’arrêta finalement contre une souche au milieu des odeurs de terre meuble, de sang et de racines brisées. Un temps elle oublia où elle se trouvait et s’émerveilla des branches au-dessus d’elle, se demandant ce qu’elles pouvaient être, tandis qu’avançait vers elle ce qui lui évoqua un tambour. Elle vit un visage qu’elle aurait dû connaître mais ne sut identifier, avant que celui-ci -tout comme le vent et son enfance R ne s’effaçât. Quelque chose tournoyait autour d’elle, comme la langue d’un chien géant ou les vagues sur le sable, avec un rythme irrégulier, apaisant. Anne essaya d’ouvrir les yeux, mais ses paupières lui parurent infiniment lourdes, alors elle ne fit que les entrouvrir pour regarder sa chambre alentour, sauf que ce n’était pas sa chambre. La pièce y ressemblait, mais les murs étaient effondrés, et depuis un grand trou dans le plafond se déversait une lumière rouge si terrifiante qu’elle ne pouvait même la regarder, et, tout près, du coin de l’œil, elle vit la porte s’ouvrir et quelqu’un entrer qui n’aurait pas dû être là, qu’elle ne pouvait regarder, et alors elle sut qu’elle n’était pas réellement éveillée mais dans une Vieille-qui-presse de faux réveil. Elle essaya plus fort de se réveiller, d’imposer à ses yeux de s’ouvrir, de déchirer le voile du sommeil et de le franchir. Mais lorsqu’elle fit cela, elle fut de retour dans la chambre, la lumière rouge était encore plus forte, la porte s’ouvrit plus grand, et une ombre s’avança. Sa peau fut piquée en un millier d’endroits, comme si elle eût été étendue au milieu des scorpions, elle s’éveilla, et tout recommença... -509- Elle se redressa en entendant un hurlement, et il lui fallut un long moment pour comprendre que c’était le sien. Sa poitrine se souleva tandis qu’elle serrait un étrange drap en priant pour que ce fût effectivement la fin de son sommeil, et non pas un autre tour de la Vieille-qui-presse. Puis elle sentit la douleur dans sa jambe, là où la flèche l’avait transpercée, et son regard chercha de nouveau autour d’elle dans une panique renouvelée. Il lui était déjà arrivé auparavant de s’éveiller sans savoir où elle était, sans reconnaître rien, avant de réaliser peu à peu qu’elle se trouvait dans un endroit familier rendu étrange par la traîne du rêve. Mais cette fois, la pièce qu’elle regardait ne devenait en rien familière. Le ressac de son rêve s’avéra être le feu dans l’âtre à quelques pas de là. De lourdes tentures recouvraient les fenêtres, si bien qu’elle ne pouvait dire s’il faisait jour ou nuit. Une peau de loup était étendue sur le sol, et il y avait près du feu un métier à tisser et un tabouret. Cela mis à part, il n’y avait que la porte, en bois bardé de métal. Elle écarta les draps. Elle était vêtue d’une chemise de nuit ambrée, bordée de roses d’or. Elle la releva jusqu’à voir sa jambe et la découvrit pansée. Elle se sentit propre, comme si elle avait été lavée, et paraissait baignée d’une odeur de lilas. Anne resta étendue encore un temps, à essayer de se remémorer ce qui était arrivé. Elle se souvenait de la chute de Tardif, et ensuite de plus grand-chose qui pût être séparé de ses divagations. Qui qui l’eût trouvée, ce ne pouvait être les chevaliers hansiens. Ils n’avaient jamais paru vouloir la faire prisonnière, la baigner et panser ses plaies. Expérimentalement, elle tira ses jambes du lit et les posa sur le tapis qui recouvrait les dalles de pierre. Lorsqu’elle fit porter son poids sur sa jambe blessée, celle-ci lui fit mal, mais pas au point de ne pas la soutenir, alors elle boitilla jusqu’à la fenêtre et écarta les tentures. C’était le crépuscule. Le soleil avait disparu, mais des nuages d’un pourpre régalien bordés d’or et de vert-de-gris s’étendaient à l’horizon. Une bruine tombait, assombrissant le -510- verre épais de la fenêtre, qui était froid au toucher. Des plaines ou des pâturages s’étendaient jusqu’à une sombre masse verte au loin qui pouvait être une forêt, le tout ressemblant à un tableau qui aurait été trempé dans l’eau quand la peinture n’était pas encore sèche. Elle laissa la tenture retomber et clopina jusqu’à la porte. Comme elle l’avait plus qu’à demi soupçonné, celle-ci était verrouillée. En soupirant, elle se retourna pour examiner le reste de la pièce, lorsqu’elle perçut soudain un mouvement du coin de l’œil. Elle tourna les yeux dans cette direction et vit une femme qui la dévisageait. Elle avait presque ouvert la bouche pour lui demander qui elle était lorsqu’elle comprit qu’elle faisait face à un miroir en pied. Son reflet, maigre et émacié, paraissait contusionné autour des yeux. Son mince duvet de cheveux roux était étrange et choquant. Ses taches de rousseur avaient été assombries et soulignées par les longues journées passées au soleil, mais plus que tout, son visage avait changé. Il avait vieilli, non pas de façon métaphorique, mais de fait. Sa forme osseuse même était différente R son nez paraissait plus petit, et, pour la première fois, elle discernait quelque chose de sa mère en elle. Depuis combien de temps ne s’était-elle pas regardée dans un miroir ? À quel point une femme pouvait-elle changer entre seize et dix-sept ans ? Parce qu’elle avait dix-sept ans, maintenant, quoiqu’elle eut raté son anniversaire. Elle était née en novmen, le huit. Ce jour était passé sans qu’elle le sut ou y pensa, jusqu’à aujourd’hui. Il aurait dû y avoir une fête, des danses, avec des gâteaux. Au lieu de cela, elle ne pouvait même plus se souvenir d’où elle s’était trouvée, parce qu’elle ne savait rien de la date du jour, sinon que le mois de novmen était depuis longtemps passé. En fait, le solstice de yule devait approcher, si elle ne s’était pas encore une fois laissée dépasser dans son sommeil. Incapable de regarder trop longtemps ce qu’elle était devenue, elle chercha dans toute la pièce quoi que ce fût qui pût être utilisé comme une arme, mais la seule chose qu’elle trouva -511- fut un fuseau. Elle le garda à la main et boitilla jusqu’au lit, tandis que non loin commençait à sonner la cloche des vêpres. Avant la cloche suivante, le craquement de la porte la fit tressaillir. Une petite femme voûtée en robe grise et châle noir entra. Altesse, murmura-t-elle en s’inclinant. Je vois que tu es réveillée. Qui es-tu ? l’interrogea Anne. Où suis-je ? Je m’appelle Vespresern, pour te servir, princesse Anne. Comment me connais-tu ? demanda Anne. Je t’ai vue à la cour, Altesse. Même les cheveux ras, je te reconnais. Y a-t-il quoi que ce soit que je pourrais faire pour toi ? Me dire où je suis et comment j’y suis arrivée. Mon maître m’a demandé de le laisser expliquer cela par lui-même, Altesse. Il m’a demandé d’aller l’avertir lorsque tu t’éveillerais. Je vais y aller maintenant. Elle tourna les talons et referma la porte derrière elle. Anne entendit une clé tourner dans la serrure. Elle retourna à la fenêtre et l’ouvrit. L’air dehors était humide et froid, mais ce n’était pas le temps qui l’intéressait : elle voulait savoir dans quel genre de construction elle se trouvait, et à quelle distance du sol. Ce qu’elle vit n’était pas encourageant. Des murs de pierre grise qui s’éloignaient des deux côtés. Elle pouvait discerner les remparts au-dessus d’elle et quelques fenêtres en dessous. Elle se trouvait à une vingtaine de verges au-dessus de douves à l’eau douteuse. Il n’y avait aucun rebord qu’elle pût voir en dehors de l’encadrement de la fenêtre. Si elle nouait ses draps ensemble, elle pourrait peut- être diviser la distance par deux, et l’eau amortirait sa chute, si les douves étaient assez profondes. Elle referma la fenêtre et s’assit sur le lit pour réfléchir. C’était surtout sa jambe qui l’inquiétait, et elle se demandait combien de temps une telle blessure mettrait à guérir. Et guérirait-elle complètement, ou allait-elle boiter pour le reste de sa vie ? -512- Près d’une cloche plus tard, elle entendit de nouveau le grattement de la clé dans la serrure, et en serrant le fuseau dans sa main, elle attendit de voir de qui il s’agissait. Un homme entra dans la pièce, qu’elle reconnut immédiatement. Au fond d’elle-même, elle l’avait toujours su. Eh bien, dit-il, je t’avais déjà prise pour un garçon une fois auparavant, et j’ai refait cette erreur lorsque je t’ai revue. Roderick ! Je suis heureux que tu te souviennes de moi maintenant, reconnut-il. Lorsque je t’ai aperçue sur la route, je n’étais pas certain que tu ne m’aies pas oublié. Roderick, répéta-t-elle en cherchant quelque chose de plausible à dire. Son ton s’adoucit un peu. Tu m’as terrifié, tu sais. Je t’ai cru morte. Je suis dans le château de ton père, alors ? demanda-t-elle. Oui, bienvenue à Dunmrogh. J’étais avec des amis, dans la forêt. Nous avons été attaqués. Oui, je sais. Je suis désolé R ils ont tous été tués. Des brigands, je suppose. Nous avons eu beaucoup de problèmes avec eux, ces derniers temps. Mais hors cela, Anne R il est impossible que tu sois ici. Alors par saint Tarn, comment se fait-il ? Elle étudia son visage, ce visage dont elle avait si longtemps rêvé. Si le sien lui avait semblé plus âgé, celui de Roderick paraissait plus jeune et moins familier qu’il ne l’aurait dû. Il lui revint à l’esprit qu’elle ne l’avait réellement connu que quelques jours, pas même un mois. Elle était tombée amoureuse de lui, n’est-ce pas ? Elle en avait l’impression. Et pourtant, en le regardant, elle ne ressentait pas l’élan de joie qu’elle avait escompté. Et ce n’était pas seulement parce qu’elle savait qu’il mentait. Cesse, Roderick, le pria-t-elle d’un ton las. S’il te plaît. Si j’ai jamais compté même un peu pour toi, alors cesse cela. Il se rembrunit. -513- Anne, je ne comprends pas ce que tu veux dire. Je parle de ma lettre, souligna-t-elle. Celle que je t’ai envoyée du convent. Cazio te l’a bien fait transmettre, au bout du compte. (Elle agita la tête.) Je ne sais pas pourquoi j’ai douté de lui. Je ne te suis pas, princesse. Je croyais que tu serais heureuse de me voir. Après tout, nous... Je veux dire, je croyais que tu m’aimais. Je ne sais plus ce qu’est l’amour, soupira Anne. Et trop d’obstacles m’empêchent de m’en souvenir. Il avança d’un pas, mais elle le retint en levant une main. Attends, lâcha-t-elle. Je n’ai aucune intention de te faire du mal, Anne, dit Roderick. Je veux tout le contraire, en fait. Je vais te le demander encore une fois, ne me mens plus, lui conseilla Anne. Cela ne te serait d’aucune utilité, je sais déjà que tu m’as trahie. J’ai été pourchassée à travers le monde entier par des hommes qui essayaient de me tuer, et lorsque finalement je me suis mise à les suivre eux, où sont-ils allés ? Ici. Ils sont ici, n’est-ce pas ? Roderick la dévisagea un temps, puis il ferma la porte et la verrouilla. Il se retourna et revint vers elle. Je n’avais pas le choix, peux-tu comprendre cela ? Mon devoir est envers ma famille R cela prévaudra toujours. Avant le roi, avant le praifec, avant l’amour. Nous ne nous sommes pas rencontrés par hasard, accusa-t-elle. Tu me cherchais, ce jour-là, sur la Manche. Il hésita. Oui, admit-il finalement. Et ma lettre. Tu la leur as montrée. Oui, à mon père. R Puis je me suis haï R je m’en veux encore pour tout ce que tu as enduré. Tout cela a commencé comme un jeu, afin de gagner ta confiance. Mais je m’y suis laissé prendre. Sais-tu combien j’ai rêvé de toi tous ces mois ? Tout s’est arrêté lorsque je t’ai crue morte. J’ai voulu mourir moi-même. Puis, comme par miracle, je t’ai retrouvée ici. (Il mit sa main droite sur son front.) Les rêves, Anne. Je rêve de toi, de t’enlacer -je ne peux pas dormir. -514- La voix de Roderick vibrait d’une sincérité désespérée, et elle se souvint soudain du jour où elle l’avait rencontré. Elle et Austra étaient allées dans la tombe de Genya Dare, sous le vieil horz d’Eslen-des-Ombres ; elle avait inscrit une malédiction contre Fastia sur une feuille de plomb et l’avait placée dans la tombe pour que Genya la portât à Cer, la justicière des femmes. Sauf qu’elle n’avait pas vraiment maudit Fastia, mais simplement demandé que sa sœur fût plus gentille. Et à ce souhait, elle avait ajouté : Et conduit le cœur de Roderick de Dunmrogh vers moi. Qu’il ne dorme plus sans rêver de moi. Oh ! murmura-t-elle pour elle-même. Roderick tomba à genoux et attrapa sa main si vite qu’elle n’eut pas le temps de la retirer. Il la serra désespérément. Personne ne sait que tu es ici, à l’exception de Vespresern, et elle ne dira rien parce qu’elle m’aime plus que ma propre mère. Je peux te sauver d’eux, Anne. Je peux tout arranger pour toi. Oui ? Et comment feras-tu cela, Roderick ? demanda-t-elle. Peux-tu me ramener Austra, Cazio et z’Acatto ? Ils sont ici eux aussi, n’est-ce pas ? Il hocha la tête avec sur le visage une expression misérable. Ils vont leur faire quelque chose, dans les bois, un rite en rapport avec le sanctuaire du vieux ver. Je ne peux rien y faire, Anne. Tu ne comprends pas. Je le ferais si je le pouvais, mais il est trop tard. Qui sont-ils ? Je n’en suis pas certain, en fait. Ils viennent de partout, même si beaucoup des chevaliers sont de Hansa. Ils servent le même seigneur que mon père. Un seigneur très puissant, mais je n’ai jamais entendu son nom, ni ne sais où il vit. (Il avança la main pour caresser son visage.) Il te faut les oublier, si tu veux vivre. Je ne pourrai te cacher ici éternellement. Alors m’aideras-tu à m’échapper ? l’interrogea Anne. À quoi cela te servirait-il ? demanda Roderick. Ils ne feraient que te retrouver, et cette fois tu n’aurais personne pour te protéger. Ils te tueraient et je vivrais en enfer. Je ne peux permettre cela. Alors quelle est ta solution ? s’enquit Anne. -515- Tu vas m’épouser, répondit-il. Si tu m’épouses, tu seras en sécurité. Anne cilla, abasourdie. Qu’est-ce qui te fait penser... Elle ravala sa réponse, qui se fût terminée par quelque chose comme je préférerais mourir pendue que t’épouser. Elle réfléchit un instant, et reformula sa question : Qu’est-ce qui te fait penser que je serais en sécurité si j’étais ton épouse ? Parce que, alors, tu ne pourrais jamais être reine d’Eslen, dit-il. Oui, je sais au moins cela. Ils ne veulent pas que tu deviennes reine. Si tu étais mon épouse, tu ne le pourrais plus, selon la loi de ton Comven. Et mon père te ferait protéger parce que tu serais sa belle-fille. C’est parfait, tu ne vois pas ? Et mes amis ? Plus rien ne peut les sauver. Ils mourront cette nuit. Cette nuit ? Oui. Et nous nous marierons pendant que mon père est absent, distrait par la cérémonie dans les bois. J’ai fait mander un sacritor, qui célébrera l’union. Il la fera enregistrer par l’Église au matin, et nous serons sous la protection des saints et de ma famille. C’est très soudain, dit Anne. Vraiment. Roderick hocha vigoureusement la tête. Je sais, je sais. Mais tu dois faire confiance à ton cœur de la même façon que je fais confiance au mien, et savoir que nous sommes faits l’un pour l’autre, Anne. S’il c’est le cas, demanda Anne d’un ton sévère, comment as-tu pu me trahir ? La lettre a été portée à mon père, mentit-il sans ciller. (Il avait apparemment déjà oublié qu’il avait admis la lui avoir donnée lui-même.) Il l’a ouverte avant que je ne la voie. (Il serra sa main au point qu’elle craignît qu’elle ne se brisât. Il avait les larmes aux yeux.) Je ne leur aurais jamais dit où tu étais, mon amour. Je n’aurais jamais fait cela. Anne ferma les yeux, ses pensées tourbillonnant dans sa tête, et elle sentit soudain ses lèvres contre les siennes. Elle fut parcourue d’une vague de répulsion et manqua le repousser, -516- mais elle avait maintenant réalisé qu’il était sa seule chance. La malédiction lui avait fait perdre la raison, et l’amour fou qu’il avait pour elle était la seule arme dont elle disposât. Alors, s’efforçant de se souvenir comment elle embrassait lorsqu’elle en avait envie, lorsqu’elle était sincère, elle l’enlaça et lui rendit son baiser. Cela dura bien trop longtemps. Lorsqu’il eut finalement retiré sa langue de sa bouche, il la dévisagea paisiblement Tu vois ? Tu le sens, toi aussi. Oui, je t’aime, Roderick, mentit-elle. Mais il ne faudra plus jamais me trahir. Tu dois le jurer. Je ne pourrais plus jamais supporter une telle blessure. Son visage se fendit quasiment en deux de joie. Je le jure par saint Tarn. Je le jure, et qu’il me terrasse si je mens. Alors marions-nous, opina-t-elle. Aussi vite que possible. Si ce que tu dis est vrai, nous n’aurons que cette seule chance. Il acquiesça d’excitation. Le sacritor est au village. Il nous attend une cloche avant la minuit. Je vais m’assurer des préparatifs. Repose-toi, maintenant Je prendrai soin de toi. Tu seras heureuse, Anne. Je le jure sur ma vie. Puis il disparut et la porte se verrouilla de nouveau. Anne se retrouva seule, à regretter de ne pas avoir d’eau et de savon pour pouvoir se laver de son goût et de son odeur. -517- CINQUIÈME PARTIE HARMONIE En la période de yule de l’an 2223 d’Éveron Wihnaht, au beau milieu de yule, est la nuit la plus longue de l’année. À la minuit, les portes des deux sont ouvertes et les présages de l’année à venir se font connaître. Extrait de L’almanach de Presson Manteo Sefta, le septième mode, invoque saint Satro, saint Woth, et saint Selfan. Il évoque les souvenirs amers, les amours perdues, le soleil mourant. Il provoque la mélancolie et la démence. Uhtavo, le huitième mode, invoque saint Éclat, sainte Méry, saint Abullo, et saint Sern. Il évoque les souvenirs plaisants, le merveilleux premier baiser, le soleil levant. Il provoque la joie et l’extase. Extrait du Codex Harmonium d’Elgin Widsel -518- CHAPITRE UN LE CHANT DANS LES COLLINES Léoff s’interrompit pour se frotter les yeux. Les écrits sur le papier devant lui avaient commencé à se troubler, les notes auparavant distinctes ne formant plus que de vagues rigoles noires sinueuses. Je n’aurais pas le temps, pensa-t-il désespérément. Je n’aurais jamais le temps de finir comme il faut. Mais il le fallait. S’il devait s’aventurer aussi loin dans l’inconnu, il fallait que ce fût parfait. Et ça l’était R presque. Mais il manquait une chose pour atteindre la perfection, et cette chose n’était pas là du tout. Frustré, épuisé, il posa la tête sur la martelharpe et laissa ses yeux se fermer, juste pour un instant. Ses pensées perdirent leur discipline et commencèrent à flotter comme des grains de poussière dans un rayon de soleil. Puis les grains de poussière devinrent des chardons, et il se trouva étendu sur l’herbe verte d’un début d’automne non loin de la charmante petite ville de Gleon Maelhen. Il avait vu une lune pourpre la nuit précédente R une véritable merveille qu’il avait longuement observée, jusque tard dans la nuit. Maintenant il envisageait de faire une sieste, pour rattraper son sommeil, lorsque depuis les collines il entendit une mélodie, jouée sur le flûteau d’un berger. Elle le pétrifia tant elle était belle et obsédante, quoique inachevée... Fralet Ackenzal R Oh, je t’ai dérangé. Léoff tressaillit comme un poisson suspendu à un hameçon, envoyant voler tous ses papiers, paniqué de réaliser -519- qu’il s’était endormi. Si le praifec le trouvait ainsi et voyait ce qu’il faisait... Mais ce n’était pas le praifec. C’était dame Gramme. Il se leva maladroitement. Madame, s’empressa-t-il de dire. Ce n’est pas nécessaire. Je suis juste venue te remercier. Alors... Oui, confirma-t-elle. Mes hommes ont trouvé Mérie, tout comme tu l’avais dit. Et je te le promets, il n’est rien arrivé de mal à ton ami. Léoff se dit qu’il ne pourrait être certain de cela que lorsqu’il reverrait Gilmer, mais la rumeur disait que les hommes du régent battaient la campagne à la recherche de la petite fille. Gramme en avait rapidement saisi les implications et l’avait supplié de lui dire où Mérie se trouvait. Il s’était laissé fléchir, sachant qu’il risquait la vie de son ami, mais estimant que Gilmer et Mérie avaient moins à craindre de Gramme que du régent. Une fois Mérie avec sa mère, le prince eût difficilement pu prétendre qu’elle avait été victime de la reine mère, et si dame Gramme s’était montrée assez discrète, alors il n’apprendrait même jamais que Gilmer s’en était occupé. J’aimerais la voir, dès que ce sera raisonnable, dit Léoff. Ça l’est dès maintenant, répondit Gramme. Je voulais juste te parler seule, d’abord. Je voulais savoir, sincèrement, pourquoi tu as pris un tel risque, quand tu n’avais apparemment absolument rien à y gagner. Léoff cilla. Je... Cela m’a semblé la seule chose à faire, dame Gramme. Elle le toisa puis laissa échapper un petit rire las. Avant qu’il eût pu réagir, elle s’inclina, déposa un doux baiser sur ses lèvres puis se redressa. Mérie est dans le couloir. Je vais la faire entrer. Il attendit, abasourdi, se demandant ce qui venait de se passer. Mérie fila droit dans ses bras lorsqu’elle le vit, bien loin de l’époque où elle se cachait dans son armoire. -520- Comment s’est passé ton séjour avec Gilmer ? demanda-t-il. Est-ce que cela t’a plu ? Il est un peu grognon, reconnut Mérie, mais il a été aussi gentil avec moi qu’il l’a pu, je suppose. Une fois, nous sommes allés au village... Il écouta tandis qu’elle lui contait l’une de ses aventures, mais malgré le fait qu’il était ravi de la revoir, la mélodie lui tournait toujours dans la tête, et tandis qu’elle parlait, il commença à la jouer, les notes manquantes le narguant comme une démangeaison furieuse qu’il ne pouvait gratter. Mérie sourit. C’est joli, dit-elle. Je peux essayer ? Évidemment, dit-il. Mais elle n’est pas finie... Il écouta désespérément, tandis qu’elle en jouait l’air R parfaitement, comme à l’accoutumée, mais tout aussi inachevé que sa version. Ce n’est pas exactement ça, n’est-ce pas ? demanda Mérie. Il la dévisagea. Non, effectivement, dit-il enfin. Et si... Elle leva les yeux vers lui, puis mit sa langue dans sa joue, posa ses doigts sur les touches, et les enfonça. Léoff hoqueta, absolument abasourdi. Évidemment, murmura-t-il. Par saint Oimo, c’est évident ! C’était mieux ? s’enquit Mérie. Tu le sais bien, répondit-il en lui passant la main dans les cheveux. Elle acquiesça. Il passa les bras par-dessus elle et posa doucement les doigts sur les touches, puis il refit ce qu’elle venait de faire, mais au lieu de jouer les notes seules comme une mélodie, il les joua ensemble, comme un accord. C’est parfait, dit-il dans un soupir tandis que l’harmonie s’effaçait. Maintenant, c’est parfait. -521- CHAPITRE DEUX CONFLUENCE Cazio toussa et cracha. Sa vision obscurcie par la douleur, il vit des gouttelettes de sang maculer les feuilles lorsque sa tête heurta le sol et il ressentit une étrange sensation d’apesanteur, si bien qu’il se demanda un instant s’il avait été décapité plutôt que frappé par le dos d’un poing. Il envisagea brièvement de rester étendu là, mais préféra se retourner douloureusement pour se rasseoir, chose difficile lorsque l’on est pieds et poings liés. Il leva les yeux pour regarder de nouveau l’homme qui l’avait frappé. Sans son heaume pour dissimuler son visage, le chevalier semblait jeune R à peine quelques années de plus que Cazio, peut-être vingt-trois ans. Ses yeux étaient quelque chose entre vert et marron, et ses cheveux étaient de la couleur de la poussière du Tero Mefio R non pas le roux cuivré des cheveux d’Anne, mais un rouge plus pâle et plus faible. Je m’excuse, dit Cazio en tâtant de la langue pour voir s’il avait des dents brisées. Je ne peux imaginer comment j’ai pu te traiter de hongre couard et sans honneur. Je me sens vraiment honteux, maintenant que tu m’as prouvé le contraire. Car les actes sont plus efficaces que les paroles, dit-on, rien ne prouve mieux la bravoure que de frapper un homme ligoté et désarmé R sauf peut-être assassiner des femmes. L’homme s’accroupit près de lui, l’attrapa par les cheveux, et tira sa tête en arrière. -522- Pourquoi ne peux-tu pas te taire ? demanda-t-il dans un vitellien lourdement accentué. Par tous les ansu, pourquoi ne peux-tu pas apprendre à garder ta bouche close ? (Il regarda vers z’Acatto.) A-t-il toujours été comme ça ? Oui, répondit franchement z’Acatto. Depuis le jour de sa naissance. Mais tu dois admettre que ce qu’il dit a un sens. C’est pour cette raison que tu l’as frappé, parce que c’est tellement frustrant, quand il a raison. Je l’ai frappé, dit l’homme, parce que je lui avais dit de se taire. Alors bâillonne-le et nous y gagnerons tous, suggéra z’Acatto. Tu éviteras le ridicule et lui les coups. Ou encore mieux, dit Cazio en tournant son visage vers celui de son ennemi, même si cela devait lui coûter quelques cheveux, pourquoi ne pas me détacher et me rendre mon épée ? Comment se fait-il qu’alors même que tu ne peux pas mourir, tu crains encore de m’affronter ? Es-tu un chevalier ? demanda l’homme. Non, répondit Cazio. Mais je suis Cazio Pachiomadio da Chiovattio, anobli par ma naissance. Quel père t’a élevé, toi qui ne combats pas lorsque tu es défié ? Je m’appelle Euric Wardhilmson, et mon père était Wardhilm Gauthson af Flozubaurg, répondit l’homme, chevalier et seigneur. Et aucun de ses fils n’a à gratifier un quelconque ruffian dépenaillé de ton espèce d’un duel honorable. (Il tira la tête de Cazio un peu plus en arrière, puis la relâcha.) De toute façon, il nous a été interdit à moi et à mes hommes de nous battre en duel. C’est fort commode, ricana Cazio. Pas plus que de remarquer une hundscheit à temps pour ne pas marcher dedans, répondit le chevalier avec un méchant sourire. De toute façon, il ne me semble pas que tu aies vaincu sire Alharyi en duel. On aurait plutôt dit que quelqu’un avait fait verser des pierres sur lui, puis lui avait tranché la tête alors qu’il était à terre. Cela serait ce gentilhomme en armure dorée, près du convent sainte Cer ? Celui qui était couvert du sang du meurtre -523- des saintes sœurs ? Celui qui m’a attaqué avec un autre et l’aide du Seigneur des Ténèbres ? C’était un homme saint, dit Euric. Ne dis pas de mal de lui. Et si tu veux le savoir, je ne suis pas béni des ansu comme lui l’était. Un seul d’entre nous est choisi à la fois pour recevoir cet honneur, et Hrothwulf fut l’élu. Il fit un signe de tête en direction d’un autre de leurs geôliers, un homme aux cheveux aussi noirs que le charbon, mais à la peau si pâle que ses joues étaient roses comme celles d’un bébé. Eh bien envoie-le-moi. Je l’affronterai R de nouveau, je veux dire. Je le mettrai sur le cul une deuxième fois. Je commence à bien aimer la suggestion du vieil homme, le prévint Euric. Tu ne m’as pas bâillonné depuis que je suis ton prisonnier, le nargua Cazio. Je ne crois pas que tu vas le faire maintenant. Euric sourit C’est vrai. Il est bien plus satisfaisant de te montrer à quel point tes paroles ne m’affectent pas. La raison même pour laquelle tu m’as frappé, je suppose, railla Cazio. Non, ça c’était pour le plaisir, rétorqua Euric. Ne sois pas ridicule, mon garçon, intervint z’Acatto. Tu le laisses parler parce que tu espères qu’il te rendra assez furieux pour que tu le détaches. Tu veux te battre avec lui tout autant qu’il veut se battre avec toi. Eh bien, reconnut Euric, j’aimerais voir comment il compte me battre avec cette petite aiguille à tisser qu’il a là, oui. Mais ma mission est sainte. Je ne peux penser à moi quand ma tâche prévaut. Il n’y a rien de saint à pourchasser deux jeunes filles à travers toute la création, maugréa z’Acatto. Oh cela, c’est fini, vous ne le saviez pas ? dit Euric en levant les sourcils de surprise. Nous les avons trouvées juste après vous avoir capturés. En fait, Hrothwulf pense que c’est vous qui les avez tuées. -524- Que nous avons tué qui ? laissa échapper Cazio. Mais de quoi parles-tu ? Elles avaient la gorge tranchée, toutes les deux, juste de l’autre côté de la colline où nous vous avons trouvés. Il y avait déjà des corbeaux qui picoraient leurs carcasses. C’est comme cela qu’Auland a été blessé. Cazio le toisa. Quoi ? Celui qui a perdu ses yeux ? Celui qui est mort d’infection avant la fin de la journée ? Tu crois vraiment que c’est un corbeau qui lui a fait cela ? Je l’ai vu... prétendit Euric. (Son expression était bizarre, comme si lui-même doutait de quelque façon de ce qu’il disait.) Encore que... (Il s’interrompit.) Non. Je les ai vues. Leurs têtes étaient presque entièrement dévorées. Tu mens, lança Cazio. Les filles étaient allées de l’autre côté de la colline pour répondre à un besoin naturel. Il ne les avait quittées des yeux que quelques minutes. Néanmoins, il eut soudain la nausée quand il imagina les filles avec un sourire de brigand en travers de la gorge. Bande de fils de putes ! jura Cazio. Rebuts de chiennes pouilleuses ! Je vous tuerai tous jusqu’au dernier. Non, dit Euric. Tu serais déjà mort si nous n’avions pas besoin d’un homme d’épée. Mais le vieil homme conviendra, je crois, si tu es trop impatient de rencontrer Ansu Halja. Sois en convaincu, tu vas mourir et ce ne sera pas plaisant, alors prends le temps de prier les ansu que tu pries. Il passa une boucle de corde autour du cou de Cazio et le mit sur ses pieds. Puis il lança la corde par-dessus une branche basse et la noua de façon à ce qu’il ne pût s’asseoir sans s’étrangler. Il laissa Cazio réfléchir à d’autres jurons. Durant l’après-midi, ils furent rejoints par d’autres cavaliers : principalement des hommes d’armes, mais aussi un certain nombre de membres du clergé. Cela leur apporta brièvement un espoir, mais il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre qu’ils étaient ensemble. -525- Cazio n’avait pas grand-chose d’autre à faire que les regarder œuvrer et essayer de ne pas s’endormir. Le campement était proche d’une butte de terre et de pierre du genre de ceux que l’on appelait en vitellio persi ou sedoï, et sur lesquels des sanctuaires étaient souvent construits. On disait que ceux qui entraient dans les ordres parcouraient ces stations dans un ordre prédéterminé pour être bénis par les seigneurs. Mais ce qui se passait là, quoi que ce fût, semblait résolument sacrilège. Les nouveaux venus avaient eux aussi des prisonniers, des femmes et des enfants, et s’employèrent à créer un cercle de sept poteaux autour de la butte, avant de dégager la végétation. D’autres commencèrent à bâtir un sanctuaire en son sommet. As-tu une quelconque idée de ce qu’ils préparent, z’Acatto ? demanda Cazio en observant ses ennemis qui s’affairaient comme des fourmis. Pas vraiment, dit le vieil homme. Il est difficile de réfléchir sans vin. Il t’est difficile de tenir debout sans vin, rétorqua Cazio. Et c’est une bonne chose, répondit le vieil homme. Un homme ne devrait jamais se voir refuser son vin, surtout s’il va bientôt mourir. Il fut interrompu par quelque sorte de brouhaha. Il y eut de nombreux cris dans la distance, puis les chevaliers se mirent en selle et quittèrent la clairière, suivis de près par les cinq hommes habillés en moine. Ils revinrent peut-être une cloche plus tard, amenant d’autres prisonniers. Ceux-là étaient tous des hommes, l’un d’âge mûr et les trois autres plus jeunes, le cadet paraissant avoir à peine treize ans. Tous étaient blessés, mais aucun ne semblait l’être sérieusement. Le plus âgé fut attaché de la manière dont l’était Cazio, à peine à un péréchi de lui. Puis ils retournèrent à leurs occupations. Lorsqu’il n’y eut plus un ennemi à proximité, le nouvel arrivant regarda vers Cazio. Vous devez être les Vitelliens Cazio et z’Acatto, dit-il dans la langue natale de ces derniers. Tu nous connais, messire ? demanda Cazio. -526- Oui, nous avons des relations communes, deux représentantes du beau sexe. Anne et... Chut ! lui intima l’homme. Parle très bas. Je pense que ce sont tous des moines de Mamrès, mais il pourrait y en avoir un de Decmanus. Et ceux-là peuvent entendre battre l’aile d’un papillon. Mais elles sont saines et sauves ? Pour autant que je le sache. Je m’appelle Artoré, je les aidais à vous retrouver. Il semblerait que j’aie fait au moins une partie du travail, même si je préférerais que les circonstances soient différentes. Mais elles se sont échappées ? Les chevaliers ne les ont pas vues ? Artoré renâcla. Je ne peux l’affirmer. Mes fils et moi les avons retenus aussi longtemps que possible, mais les flèches des moines sont d’une précision mortelle. Ils nous voulaient vivants, parce que sinon nous serions tous morts. Comment l’Église peut-elle être mêlée à tout ceci ? chuchota Cazio. Cela n’a aucun sens. Tous les hommes sont corruptibles, dit Artoré, et plus facilement encore lorsqu’ils croient que leur œuvre est bénie. Mais en fait, je n’en sais pas beaucoup plus que vous sur tout cela. C’est à ma femme qu’il faudrait demander. (Il se rembrunit.) J’aurais aimé la voir une dernière fois. Nous allons trouver un moyen de nous échapper, promit Cazio. Contente-toi de regarder. Je vais trouver. Même s’il tirait sur ses liens inextricables, il ne voyait toujours pas comment. Neil arrêta son cheval, et resta assis en selle, les mains croisées sur le pommeau, à se dire qu’il n’aimait pas l’apparence de la forêt qui s’étendait devant lui. Il n’y connaissait pas grand-chose, en fait R il n’y en avait pas à Skern, et en dehors des gros bosquets qu’il avait traversés en allant en Vitellio, il n’en avait pas vu beaucoup sur le continent non plus. Mais une fois, alors qu’il avait une quinzaine d’années, il était allé dans le Nord avec -527- sire Fail de Liery, en Herilanz. Le voyage avait débuté comme une ambassade, mais ils avaient été attaqués par des mercenaires weihands. Ils avaient remporté le combat naval, mais pas sans dommage, et avaient donc dû s’abriter pour réparer. À terre, au-delà de l’étroite grève, il n’y avait eu que la forêt, une immensité de sapins, de pins et de cheichètes noirs qui aux yeux de Neil ressemblait à une vaste caverne. Faire face à l’ennemi sous le ciel ou sur la mer était une chose, mais l’affronter là où l’on pouvait se cacher partout en était une autre. Ils s’y étaient enfoncés à la recherche d’un bon mât et en étaient ressortis moitié moins nombreux et poursuivis par une tribu de hurleurs tatoués qui ne reconnaissaient ni roi ni couronne. Cette forêt avait la même apparence en pire, car si celle d’Herilanz était faite d’arbres hauts et dégagés, ceux-là étaient noueux et entremêlés comme un gigantesque fourré. Il n’avait pas été difficile de suivre les chevaliers hansiens. Les terres entre Paldh et Téréméné étaient rurales, le genre d’endroit où les gens remarquaient les choses inhabituelles. Un groupe de chevaliers en armure et d’hommes d’armes étrangers qui avançaient en force en posant des questions sur deux jeunes filles sortait quelque peu de l’ordinaire. Même s’il était lui-même étranger, il n’avait pas été pas difficile de les faire parler, en étant poli et en achetant quelque chose. Près de Téréméné, il avait croisé les chevaliers à un détour de la route, alors qu’ils s’en retournaient vers Paldh. Le temps qu’il eût réalisé qu’il s’agissait d’eux, il avait été trop tard pour se cacher. Alors il avait poursuivi sa route en supposant qu’ils ne le reconnaîtraient pas. Ce fut ce qui se passa, et les filles n’étaient pas avec eux. Il n’y avait pas grand-chose à faire, alors il avait continué tout droit. Soit ils avaient trouvé Anne et Austra et les avaient tuées, soit ils avaient abandonné la poursuite. Cette dernière hypothèse paraissant peu probable, c’était donc le cœur lourd qu’il était entré dans Téréméné. Là, avec quelques questions bien placées et en payant sa bière trois fois son prix, il avait appris qu’une poignée de chevaliers, « les plus déplaisants », -528- étaient partis vers le nord R certains disant même qu’ils avaient des prisonniers avec eux, deux Vitelliens. Et donc, quelques jours plus tard, Neil se trouvait hésiter devant une forêt sombre, sur un cheval qu’il avait nommé Aubaine, en se demandant à quel point elle était profonde. Eh bien, Aubaine, soupira-t-il, allons voir quelle sorte d’esprit noir hante ce lieu, d’accord ? Il relança sa monture et s’avança, mais il avait à peine fait quelques pas qu’un mouvement devant lui attira son regard : un éclat doré, puis une course indistincte entre les arbres. Cela s’arrêta derrière l’un des grands chênes. Le visage grave, il mit pied à terre et tira son épée, en fronçant les sourcils devant son équilibre douteux. Son cheval n’était pas un destrier R il ne savait pas ce qui se passerait s’il essayait de combattre en selle, en particulier en forêt. Une tête apparut furtivement de derrière l’arbre, et il eut le temps d’apercevoir un visage familier. Puis la tête s’évanouit derrière le tronc. Il entendit un cri étouffé, puis le bruissement de larges enjambées paniquées à travers la forêt. Austra. Rengainant son épée, il courut après elle, étonné, certain de l’avoir reconnue. Elle n’essayait plus de se cacher maintenant, mais courait comme si elle avait tous les démons de la mer à ses trousses. Il appela son nom en s’efforçant de ne pas crier trop fort, mais cela ne parut que la pousser à redoubler ses efforts. Cependant, il courait plus vite qu’elle, et ici où les arbres étaient grands il n’y avait pas beaucoup de sous-bois. Elle n’était plus qu’à une dizaine de verges de lui lorsqu’un homme à cheval lui coupa soudain la route. Elle hurla et tomba à genoux. L’homme avait une armure mais pas de heaume. Il avait déjà jeté une jambe par-dessus la jument noire qu’il chevauchait et allait pour poursuivre son mouvement et mettre pied à terre lorsqu’il vit Neil. L’homme en armure n’eut pas le temps de crier. Neil se lança comme un javelot, heurtant l’homme à la taille. Encore sur le cheval mais déjà en déséquilibre, l’homme versa de l’autre -529- côté et atterrit avec un bruit mou et les cliquètements du métal. L’impact annula l’élan de Neil, qui retomba près du cheval. Il roula donc sous le ventre de l’animal en tirant son épée. Son adversaire réussit à relever son bras couvert de mailles à temps pour parer le premier coup, mais Neil entendit l’os se briser. Il était certain maintenant qu’il s’agissait de l’un des hommes d’armes hansiens, voire d’un de leurs chevaliers. Il savait qu’il aurait dû se battre selon les prescriptions du code de l’honneur, mais jusqu’ici, ces hommes avaient montré pour le code un dédain complet. Il tira son arme en arrière pour trancher sa tête nue, mais réalisa dans le même temps qu’il avait oublié le cheval. Il se laissa tomber et rouler sur le côté alors même que les sabots de l’animal s’agitaient dans les airs et retombaient à l’endroit même où il s’était trouvé. Il recula devant la bête furieuse, et cela donna le temps au chevalier de se remettre sur pied. Quand il ouvrit la bouche, Neil comprit aussitôt qu’il allait appeler à l’aide. Alors il fit la seule chose possible : il lança l’épée. Elle tournoya et frappa l’homme en travers du torse et du visage. Son cri ne fut qu’un glapissement, et le sang jaillit de son nez écrasé. Neil chargea, esquiva le grand coup tranchant qui visait sa tête, et enfonça son poing dans la gorge de l’homme, sentant le cartilage céder. Le chevalier s’effondra à terre comme un épouvantail dont on a coupé le pied. Peu désireux de prendre le moindre risque, Neil ramassa l’épée de l’homme et le décapita. Deux coups furent nécessaires. Il se tourna en haletant, pour découvrir Austra, toujours gémissante et recroquevillée sur le sol. Austra ? Tu vas bien ? demanda-t-il. Ne m’approche pas, geignit-elle. Tu es l’un d’entre eux. Ça ne peut pas être autrement. De quoi parles-tu ? Je t’ai vu mourir ! glapit-elle. Oh non ! la rassura-t-il en comprenant soudain. Non, Austra. La blessure n’était pas si grave, et une dame a envoyé ses marins me repêcher. J’ai manqué mourir, oui, mais je ne suis pas un nauschalk. -530- Je ne connais pas ce nom. Mais Cazio a coupé la tête à l’un d’entre eux et il continuait de bouger. Elle le regardait, maintenant. Ses yeux étaient pleins de larmes. Neil jeta un coup d’œil vers l’homme qu’il venait de décapiter. Il ne semblait pas bouger. Eh bien, je ne suis pas comme eux, la tranquillisa-t-il. Si l’on me coupe la tête, je mourrai, je te le promets. (Il s’accroupit et la prit par les épaules.) Austra, dit-il gentiment, je les ai combattus, tu te souviens ? Pour que vous puissiez monter à bord du navire. Pourquoi aurais-je fait cela si j’avais été l’un d’entre eux ? Je... je suppose que tu as raison, admit-elle. Mais, le choc. Trop de chocs, tu sais. Trop de tout ceci. Trop. Il ressentit de la pitié pour cette jeune fille, mais il n’avait pas le temps de s’y abandonner. Austra, demanda-t-il gentiment mais fermement, où est Anne ? Je ne sais pas, répondit-elle d’un ton abattu. Elle était censée se trouver avec Artoré et ses fils, tous étaient censés se rendre à Eslen, mais ensuite je les ai vus amener Artoré à leur campement ; j’ai cru que l’un des moines m’avait entendue, alors que je me trouvais à plus de cent verges de lui... Austra, y en a-t-il d’autres comme lui dans cette forêt ? Elle hocha la tête. Bien. Alors, sans faire de bruit, nous allons retourner vers un endroit plus sûr. Puis tu me raconteras, d’accord ? Tu vas tout remettre en ordre dans ta tête pendant que nous chevauchons. Nous devons sauver Cazio, marmonna-t-elle. Bien. Nous les sauverons tous, mais d’abord, il faut que je sache ce qui se passe, et je ne crois pas qu’il soit très malin de discuter ici. Viens. Dans un duel de chevaliers, Neil eût pu revendiquer les dépouilles et s’approprier à juste titre les armes, l’armure et la monture du vaincu. Et bien que ce combat se fût déroulé d’une -531- façon imparfaitement chevaleresque, il se dit que le même principe s’appliquait. L’homme avait une assez belle épée, faite d’un bon acier, avec un meilleur équilibre et un meilleur tranchant que celle qu’il avait achetée à Paldh. Dans un élan de mélancolie, il appela sa nouvelle arme Cuenslec, « l’épée de l’homme mort », en espérant que cela ne serait pas une prophétie qui continuerait de se perpétrer. La cotte de mailles lui allait, quoique un peu large, ainsi que le plastron et les gantelets. Les grèves, en revanche, étaient trop longues. Le heaume était suspendu à la selle, ainsi que deux lances, mais l’animal était inapprochable. D’ailleurs, le cheval constituait un peu un problème. Il retournerait probablement au campement, informant ainsi les compagnons de l’homme mort de son sort. Bien sûr, ils finiraient par l’apprendre, lorsqu’ils s’inquiéteraient de son absence, mais il valait mieux tard que tôt. Néanmoins, il n’avait pas envie de tuer cette pauvre bête. Alors il prit la corde avec laquelle il attachait habituellement Aubaine la nuit, en fit un lasso et, après quelques tentatives, finit par le capturer. Puis il attacha l’autre bout de la corde à un arbre. Ainsi équipé, Neil revint à Aubaine avec Austra. Ils chevauchèrent hors de la forêt et franchirent une petite colline qui les mettait hors de vue tant de la forêt que de la route, ce qui leur paraissait plus sûr que se cacher dans les bois. Là, il écouta Austra lui raconter son histoire et lui décrire ce qui se passait autour du seid. Tu n’aurais pas dû laisser Anne, lui dit-il. Je ne vois pas comment tu peux dire cela, vu la façon dont elle t’a trahi, coupa Austra. (Puis, apparemment attristée, elle poursuivit :) Et puis, elle était en sécurité, ou du moins je le croyais. Cazio et z’Acatto ne l’étaient pas. Peut-être, mais comment envisageais-tu d’affronter ces chevaliers à toi seule ? Je pensais que je pourrais peut-être me glisser jusqu’à eux sans me faire voir et trancher leurs liens, lui dit-elle. Mais jusqu’ici, je n’ai pas réussi à m’approcher assez. Et tu n’as pas vu Anne du tout -532- Non, déclara Austra. Tu crois qu’ils l’ont tuée ? Je ne sais pas, soupira Austra d’un ton malheureux. Ils ont Artoré et ses fils. Ils ont dû en tuer un, parce qu’ils ont ramené un cheval supplémentaire. Mais j’ai compté, et il n’y avait pas de cheval pour Anne. Alors tu crois qu’elle s’est enfuie ? Je l’espère, répondit Austra. Tout est de ma faute. Elle ne serait jamais venue ici si je n’avais pas fait ça. Il ne faut plus y penser, dit Neil d’un ton apaisant. Concentre-toi sur ce que tu peux faire, pas sur ce que tu aurais pu faire. Il fut surpris d’entendre ces mots dans sa bouche, et encore plus surpris de réaliser qu’il disait cela sincèrement, autant à Austra qu’à lui-même. Oui, il avait échoué, à plusieurs reprises. Il échouerait probablement encore, mais ce qu’un homme faisait, ce que son père lui aurait dit de faire, était de continuer d’essayer. Si Anne est vivante, considéra-t-il, alors elle est de l’autre côté de la forêt. Nous ne pouvons utiliser la route, parce qu’ils nous prendraient en embuscade comme ils l’ont fait à tes amis. Mais nous devons la traverser R il nous faut savoir si elle est toujours en vie. Mais Cazio... Il reste encore au moins deux chevaliers, dont l’un est un nauschalk. Combien de prêtres et d’hommes d’armes ? Combien d’hommes me faudrait-il affronter en même temps ? Certains vont et viennent. Mais je pense qu’il y a peut- être cinq moines et quinze guerriers. C’est trop. Ils me tueraient, ils te tueraient, ensuite ils tueraient tes Cazio et z’Acatto, et nous n’aurions pas servi la reine, ni Anne. Notre devoir est d’abord envers elles, comprends-tu ? Austra baissa la tête. Oui, reconnut-elle. Et tu ne vas plus essayer de t’enfuir ? Non. -533- Bien. Alors mettons-nous en route, pendant qu’il fait encore jour. Austra se contenta d’acquiescer, mais elle garda les yeux fixés vers le sol. Neil lui souleva le menton du doigt. Je jure par les saints par lesquels mon peuple jure qu’une fois que nous aurons une certitude sur le sort d’Anne, quelle qu’elle soit, je ferai tout ce que je pourrai pour tes amis. Merci, dit-elle. Bien. Alors allons-y. Il les entraîna dans la forêt au-delà de la route et fit un grand arc d’évitement, en se fiant au soleil pour la direction. À son plus grand soulagement, il s’écoula moins d’une cloche avant qu’il ne revît la lumière entre les arbres. La forêt, semblait-il, était très longue dans un sens, mais très peu large dans l’autre. Le soleil se couchait lorsqu’ils en sortirent, mais dans la lumière déclinante, il vit un château et un village un peu plus loin. Connais-tu cet endroit ? demanda-t-il. Elle agita négativement la tête. Eh bien, dit-il, allons demander au village. Neil s’engagea sur la route avec circonspection, mais elle était presque déserte. Ils ne firent que deux rencontres ; la première eut lieu à l’endroit où la route se divisait en deux branches qui se dirigeaient respectivement vers le village et le château. La seule lumière était celle du croissant de lune, mais ils entendirent le grondement d’une voiture qui venait du château. Neil ne put voir qu’une ombre vague, mais se dit qu’elle devait être à quelques centaines de verges. Il fit avancer Aubaine vers le village, et le bruit disparut bientôt derrière eux. La seconde rencontre eut lieu aux abords du village, lorsqu’il distingua quatre cavaliers avançant vers eux. Il se tendit sur sa selle, mit la main sur le pommeau de Cuenslec. À leurs silhouettes, ils ne semblaient pas porter d’armure. Qui est là ? tonna une voix d’homme depuis la pénombre R et dans la langue du roi. Neil serra son arme plus fort, car même si la voix lui paraissait familière, il n’arrivait pas à la reconnaître. -534- Repose cela, Aspar, suggéra une autre voix. Tu ne vois donc pas qui c’est ? Pas dans cette lumière. Ma vision n’est pas bénie, contrairement à la tienne. Bonsoir, sire Neil, dit la voix la plus enjouée. Je pense que nous avons beaucoup de choses à nous dire. -535- CHAPITRE TROIS LA CÉRÉMONIE Anne se trouva dévisager encore la fille dans le miroir, la reconnaissant encore moins que la dernière fois qu’elle l’avait regardée, à peine quelques cloches plus tôt. Cette fois, elle portait une guimpe de mariée faite d’un brocart de safnite or pâle qui dissimulait même les rares mèches qui lui restaient. La robe était ivoire, avec de longues manches ajustées et des bordures assorties à la guimpe. Le visage qu’entourait tout cela semblait étrange et perdu. Vespresern semblait plutôt satisfaite de l’effet. Elle te va presque sans retouches, dit-elle. Et c’est une bonne chose, puisque nous avons aussi peu de temps. Mon seigneur est terriblement pressé. (Elle tapota le bras d’Anne.) Il t’aime vraiment, tu sais. Je ne l’ai jamais vu aller contre la volonté de son père de la moindre façon, avant ceci. J’espère qu’il a fait le bon choix. Vespresern attendit timidement une réponse. Il est continuellement dans mon cœur et dans mes pensées, finit par dire Anne. Mon plus grand souhait est de lui apporter tout le bonheur qu’il mérite. En un sens, elle ne mentait pas. Il est rare que quelqu’un dans ta position puisse se marier par amour, ma chère, musa Vespresern. Tu ne sais pas la chance que tu as. Anne se souvint de Fastia lui disant la même chose à plus d’une reprise R Fastia, qui avait fait un mariage si malheureux. -536- Fastia qui autrefois jouait avec elle et lui faisait des guirlandes de fleurs, avec qui elle s’était disputée la dernière fois qu’elle l’avait vue, et à qui elle ne pourrait jamais présenter ses excuses. Fastia qui maintenant nourrissait les vers. Anne entendit des pas dans le couloir. Le voilà, la prévint Vespresern. Es-tu prête, ma chère ? Oui, répondit Anne. Je suis prête. Tiens, dit la vieille femme. Nous allons t’envelopper dans cette vieille cape de voyage. Personne ne devrait te reconnaître, mais il vaut mieux prendre nos précautions. Anne resta immobile tandis que Vespresern lui passait le lourd vêtement par-dessus sa robe. On frappa à la porte. Qui cela pourrait-il être ? demanda-t-elle avec une ingénuité affectée, si l’on considérait ses affirmations précédentes. C’est Roderick, répondit-on. Est-elle prête ? Il est temps. Elle est prête, dit Vespresern. La porte s’ouvrit en craquant et Roderick apparut, avec un air régalien dans son pourpoint rouge rouille profond et ses chausses blanches. Par les saints ! s’exclama-t-il en la regardant. J’aimerais voir ta robe dès cet instant. Cela porte malheur. Tu la verras bien assez tôt. Oui, je sais. Je n’arrive pas à imaginer que j’ai pu vivre si longtemps sans toi, Anne. Maintenant, il me paraît insupportable de rester même une cloche sans contempler ton visage. Tu m’as manqué aussi, répondit Anne. J’ai passé de longues nuits au convent à me demander où tu étais, ce que tu faisais, à prier pour que tu m’aimes encore. Il ne pourrait en être autrement, dit-il. Les saints t’ont inscrite dans mon cœur, et il n’y a là de place pour personne d’autre. Tu ne sais pas à quel point c’est vrai, pensa Anne. Tu ne le réalises vraiment pas. Viens, allons-y, décida Roderick. Vespresern, pars devant en éclaireur. Nous allons passer par l’escalier des domestiques et les cuisines, nous sortirons par la Porte basse, -537- celle qui est près des écuries. Je connais la sentinelle qui est de garde, elle ne nous trahira pas. (Il prit Anne par la main.) Tu n’as plus rien à craindre. Tes problèmes sont terminés. Oui, murmura Anne. Je vois cela. Roderick connaissait bien son château et ses gens R ils ne rencontrèrent personne sinon un vieil homme dans la cuisine qui faisait du pain et le garde dont Roderick avait parlé. Le cuisinier ne parut même pas les remarquer. Le garde tapa Roderick dans le dos en disant quelque chose en hornien qui semblait encourageant et peut-être un peu scabreux. Cela lui parut étrange R ce garde était l’ami de Roderick, et elle et Austra étaient amies. Comment un être qui exsudait la trahison pouvait-il être aimé par quiconque ? Peut-être qu’en fait, ils ne le pouvaient pas, au fond. Peut- être que c’était la vraie raison pour laquelle Austra l’avait quittée R parce que, au fond d’elle-même, elle ne l’aimait plus. Peut-être même qu’elle la détestait. Non pas pour une raison particulière ou une chose qu’elle aurait faite, mais parce qu’il n’y avait plus rien à aimer en Anne. Mais que cela soit oublié. Cela n’avait plus d’importance. Tout ce qui importait maintenant, c’était d’aller au bout de ceci, quelle qu’en soit l’issue. Puis ils furent seuls dans la voiture. Vespresern s’était assise avec le cocher, enveloppée dans une lourde cape. Dehors, les dernières lueurs de la journée disparaissaient et les ombres recouvraient le sol. La lune était une fine corne jetée à l’horizon. La nuit prochaine, elle serait nouvelle. Embrasse-moi, Roderick, dit Anne une fois que le carrosse eut cahoté quelque temps. Embrasse-moi. Il se pencha vers elle, puis hésita. Ne devrions-nous pas attendre la cérémonie ? Nous nous sommes déjà embrassés, lui rappela-t-elle. Je ne peux plus attendre, cela fait trop longtemps. Ne me fais pas languir. Il n’y avait pas de lanterne et elle ne pouvait discerner son visage, mais elle sentit des doigts glisser le long de son visage, puis se poser gentiment derrière sa tête tandis que ses lèvres -538- rejoignaient les siennes, chaudes et douces. Elle se souvint de cette nuit à Eslen-des-Ombres, de la façon dont sa main l’avait brûlée comme du métal sortant d’une forge, dont sa respiration s’était accélérée et dont son cœur avait battu, de la façon dont elle l’avait aimé R et pour le plus ténu des instants, elle se souvint et l’aima sincèrement de nouveau, comme seule une jeune fille peut aimer pour la première fois. Leurs lèvres se séparèrent, mais elle le ramena à elle en serrant ses deux mains derrière sa tête, et elle l’embrassa de toute la noirceur de son cœur, la déversant en lui, l’emplissant par la bouche jusqu’à s’en vider. Il gémit, mais ne put s’écarter d’elle tandis que, dans son esprit, elle effaçait son visage. Puis, toujours doucement, elle le repoussa. Il se mit à trembler et à sangloter. Je... Anne... Oh, par les saints ! Sa voix se mua en un hurlement hideux, et la carrosse s’arrêta. Tu n’es rien, Roderick de Dunmrogh, dit-elle. Elle ouvrit la porte du carrosse et s’enfonça dans la nuit, en ignorant les protestations du cocher et de Vespresern. Elle boitilla le long de la route, vers la forêt ou du moins dans la direction où elle la croyait être. Elle espérait que sa jambe ne se remettrait pas à saigner. Tandis que la lune montait plus haut, Anne était de plus en plus certaine de sa direction, et bien que la lueur du croissant fût faible à en être presque inexistante, elle avait l’impression qu’à chaque pas, elle semblait augmenter et gagner sur les ténèbres. Une cloche sonna au loin, puis une autre, et leur musique parut flotter dans l’air comme une brise. Elle était étrangement à la fois calme et furieuse. Elle se demanda distraitement ce qu’elle avait exactement fait à Roderick, mais sans s’en inquiéter. Quelque chose de mal et de permanent R cela au moins était certain, elle pouvait le sentir au fond d’elle-même. Elle s’engagea sous les arbres serrés alors que la onzième cloche sonnait, et s’arrêta là. Elle se mit à genoux sur la terre humide, ferma les yeux et poussa le monde à l’écart. -539- Lorsqu’elle les rouvrit, elle se trouvait dans une autre forêt, mais il faisait toujours nuit, la lune était toujours une serpe. Devant elle se dressait une femme inconnue. Elle portait un masque d’ivoire et une robe noire qui rutilait de joyaux. La quatrième Féalité, dit-elle. La femme inclina légèrement la tête. Tu m’as appelée, et me voici. (Elle redressa la tête.) Tu ne devrais pas faire cela, Anne. Tu es libre. Retourne à Eslen. Non, répondit-elle fermement. Je suis lasse de fuir. Je ne fuirai plus. La femme sourit légèrement. Tu sens ton pouvoir s’éveiller, mais ce n’est pas encore achevé. Tu n’es pas prête pour cette épreuve, crois-moi. Alors je mourrai, et tout cela sera fini. Ce ne sera pas uniquement ta fin, mais aussi celle du monde tel que nous le connaissons. Je ne tiens pas beaucoup au monde que nous connaissons, rétorqua Anne d’un ton un peu hautain. La femme soupira. Pourquoi es-tu venue ici ? Pour te parler. Si tu es aussi certaine que je dois vivre, alors tu m’aideras, je pense. Nous t’aidons déjà, Anne. Mes sœurs et moi nous sommes impliquées autant qu’il l’était possible, nous nous sommes immiscées dans la toile du destin autant que nous pouvions l’oser. Nous avions discerné cet instant, il y a deux voies. L’une est la route du retour, vers Eslen. En cet instant, ta mère est enfermée dans un donjon, et l’homme qui a assassiné ton père est assis sur le trône. Approche également le jour que tu devras affronter, sous peine de conséquences d’une horreur inimaginable. Et l’autre voie ? Celle par laquelle j’affronte mes poursuivants et je libère mes amis ? Celle que je vais prendre ? Nous n’en devinons rien, murmura-t-elle, et c’est profondément inquiétant. Mais tu as dit que vous aviez vu cet instant. -540- Oui, mais pas ta décision. Nous craignions que tu choisisses l’imprévisible, et nous t’avons apporté toute l’aide qui nous était possible. Je crains que cela ne suffise pas. Cela suffira, dit Anne. Ou vous trouverez une autre reine. Les moines avaient empilé du bois en un immense cône toute la journée, et peu après la tombée de la nuit, ils l’allumèrent. Cazio regarda les flammes se dresser avidement vers les branches des chênes qui les surplombaient Tu penses qu’ils vont nous brûler ? demanda-t-il à z’Acatto. S’ils avaient voulu faire cela, ils nous auraient attachés aux rondins. Non, mon garçon, je pense qu’ils ont quelque chose de plus intéressant en tête. Cazio acquiesça. Oui, une chose en rapport avec cela. Il voulait parler des sept poteaux que les moines avaient érigés un peu plus tôt, mais aussi d’un détail plus récent et quelque peu plus inquiétant, qu’ils avaient ajouté seulement quelques instants plus tôt : trois nœuds coulants suspendus à une branche basse. Tu as toujours dit que je finirais pendu, dit-il au vieil homme. Oui, reconnut z’Acatto. Toutefois, je n’imaginais pas l’être avec toi. Et puisque l’on en parle, comment avance ton plan ? Celui que tu as promis à Artoré ? Les grandes lignes sont posées, soupira Cazio. Je règle encore quelques détails. Han-han. Comment vas-tu te débarrasser de tes liens ? Malheureusement, c’est l’un des détails. Réfléchis-y pendant que je dors un peu, maugréa z’Acatto. Ils restèrent silencieux un temps, tandis que Cazio observait les jeux de la lumière du feu. On eût dit que des géants faits d’ombre bondissaient des arbres vers la clairière avant de s’en retourner R qu’ils travaillaient leur jeu de jambes comme -541- un bretteur. Il regarda Caspator avec envie, là où elle se trouvait avec le reste de ses affaires. Ses liens se détendaient encore, mais, si l’expérience était une indication, quelqu’un viendrait bientôt les resserrer. Cazio était lui aussi fatigué et somnolait presque lorsque cela commença enfin. Les moines menaient des captifs jusqu’au périmètre de poteaux autour de la butte et les y attachaient. Il fallut le premier de leurs hurlements pour que Cazio, somnolent réalisât qu’ils ne les y attachaient pas. Oh, par les seigneurs vicelards, non ! s’exclama Cazio en redoublant d’effort contre ses liens. Impuissant il regarda une fillette qui ne pouvait pas avoir plus de cinq ans se faire suspendre à un poteau par les poignets et s’y faire clouer les bras. Non ! hurla-t-il. Par tout ce qui est saint, que font-ils donc ? Ils éveillent le sedos, chuchota Artoré. Ils éveillent le Ver. Il semblait effrayé, ce qui n’avait pas été le cas auparavant Comment peut-on... (Cazio s’interrompit, saisi d’horreur.) Comment des hommes peuvent-ils faire de telles choses ? finit-il par articuler. Je ne crois pas que nous ayons vu le pire, prédit Artoré. Je pense que je ferais mieux de vous faire mes adieux maintenant. Cazio vit quelqu’un venir dans leur direction. Il bondit vers le moine en robe, mais la corde se serra autour de son cou et le retint. Arrêtez ! cria-t-il, tandis que le moine coupait les liens d’Artoré. Artoré était plus rapide qu’il ne le paraissait. Il donna un violent coup de tête dans le visage du moine. L’homme partit en arrière, puis se déplaça à la vitesse de l’éclair, frappant Artoré au creux de l’estomac. Celui-ci suffoqua et tomba à genoux, le moine l’immobilisa d’un bras avant de l’entraîner vers le cercle. Z’Acatto ? appela Cazio, le souffle soudain devenu court. Oui ? Merci. -542- Pour quoi ? Pour la dessrata. Pour tout Le vieil homme resta un temps sans rien dire. De rien, mon garçon, répondit-il finalement. Ma vie aurait pu être pire. Je suis content d’être ici avec toi. Un moine se dirigeait vers z’Acatto. Euric se dirigeait vers Cazio. Ne deviens pas trop sentimental, dit Cazio. Je vais tout de même réussir à nous sortir de là, alors tu le regretterais. Les hommes étaient presque sur eux. Cazio chercha à se détendre, pour pouvoir agir rapidement. Il n’aurait qu’un instant lorsque la corde se détendrait et il lui faudrait mettre immédiatement cet instant à profit. Euric sourit et le frappa à la mâchoire. Cazio sentit ses dents claquer, et soudain il étouffa. Tout aussi soudainement, la pression cessa, il bascula en avant en titubant, entraîné par le chevalier qui le maintenait fermement dans le dos. Je ne peux pas te tuer encore, dit Euric. Tu es l’un des invités d’honneur. Je pensais que j’allais devoir jouer ton rôle, j’y étais prêt mais nous t’avons trouvé. Qu’est-ce que tu racontes encore, immonde raclure ? gronda Cazio. Épée, prêtre et couronne, énuméra incompréhensiblement le chevalier. Et qui ne peut mourir. Nous avons un prêtre, un membre de la famille royale, même si elle ne le sait pas encore, je le crains R et maintenant, nous avons notre bretteur. Quant à l’immortel, eh bien, tu as déjà rencontré Hrothwulf. Est-on censé comprendre ? demanda Cazio. Euric l’entraîna jusqu’au sommet du talus et le força à monter sur un billot sous l’arbre qui servait de gibet, avant de lui passer la corde au cou. Un autre homme apporta Caspator et planta la lame dans le sol juste devant lui. Cazio regarda fiévreusement son arme, si proche et si inaccessible. Maintenant, il était en position de voir toutes les victimes. Il voyait leur visage dans la lueur du feu. Z’Acatto était déjà suspendu parmi elles, son sang dégoulinant de ses paumes croisées, à moins de six péréchis de lui. -543- Artoré était là, lui aussi. Il avait eu raison : les choses empiraient effectivement. En tournant à sénestre, poteau par poteau, les moines éventraient soigneusement leur victime et leur arrachaient leurs intestins. Puis ils en tiraient une nouvelle vers le poteau et la clouaient dans les bras de la victime précédente, avant de lui ouvrir le ventre à son tour. Pendant que tout ceci se passait, un sacritor, sur le talus, psalmodiait dans une langue que Cazio n’avait jamais entendue auparavant. Alors firent leur entrée dans la clairière un homme et une femme richement parés. L’homme était grand et austère, avec une barbe et une moustache grisonnantes. La femme semblait plus jeune, mais il était difficile de distinguer ses traits à cette distance, d’autant qu’elle était ligotée et bâillonnée. Voici notre royauté, souffla une voix, tout près de l’oreille de Cazio. Il tourna la tête et vit l’un des moines monter sur un billot à côté de lui et placer calmement la corde autour de son cou. Je ne savais sincèrement pas..., s’entendit vaguement dire Cazio. Jamais. J’ai vu la cruauté et le mal, le meurtre et le massacre. Mais je n’aurais jamais imaginé une dépravation aussi abjecte. Tu ne comprends pas, ricana doucement le moine. Le monde touche à sa fin, bretteur. Le ciel se fend et s’effondrera bientôt. Nous allons le sauver. Tu devrais en être honoré. Si j’avais mon épée, je te montrerais ce que j’honore et comment. La femme fut placée sur le troisième billot. Ses yeux étaient fous de terreur. Il ramena son attention au cercle. Il était à moitié achevé, le tour de z’Acatto arrivait. Il n’y avait rien que Cazio pût faire, sinon regarder. -544- CHAPITRE QUATRE KHRWBH KHRWKH Cazio ferma les yeux lorsque le moine armé d’un couteau s’approcha de z’Acatto, mais il se força à les rouvrir. Si la seule chose qu’il pouvait faire pour z’Acatto était de le regarder mourir, alors il le ferait. Donc il serra les dents en se promettant qu’il ne leur offrirait pas la satisfaction d’un autre cri. Z’Acatto fit soudain quelque chose de réellement étrange. Il lança ses pieds dans l’air, levant ses jambes droites et les projetant aussi haut que sa tête, une démonstration d’agilité et de force impressionnante pour un homme de son âge. Puis il les ramena vivement vers le bas, pour qu’elles vinssent frapper le poteau. Son visage était étrangement serein, malgré la douleur qu’il devait endurer. Les clous déchirèrent ses mains lorsqu’il s’arqua en avant avec la force en retour, le projetant vers le sol. Une roulade dans le prolongement du mouvement le remit immédiatement sur pied, et il enfonça sa main droite ensanglantée dans la gorge du moine. Celui-ci laissa tomber son couteau, que z’Acatto ramassa immédiatement en lâchant sa victime avant de courir vers Cazio. Presque tous les autres avaient les yeux fixés sur l’invocateur, si bien qu’il eut le temps de couvrir plus de la moitié de la distance avant qu’un cri d’alarme ne retentît. Le moine à côté de Cazio n’était pas ligoté, puisqu’il était volontaire, et il leva les mains pour se débarrasser de sa corde. Mais, avec un cri étouffé, Cazio enfonça le menton sous son nœud coulant, leva les jambes et le frappa des deux pieds. Son -545- nœud se serra néanmoins instantanément, et il ne put soudain plus respirer, son billot et celui sur lequel était perché le moine ayant tous les deux roulé. Des papillons noirs envahirent sa vision tandis que la corde le rebalançait une nouvelle fois en avant, et il vit z’Acatto se relever sur le talus. La longue tige noire d’une flèche vibrait encore dans le dos du vieil homme, qui jurait avec inventivité et profusion. Il finit d’escalader la butte sous une autre volée de flèches, fut de nouveau touché, cette fois au mollet, mais ne tomba pas. Un autre tour, et Cazio vit le moine, qui comme lui était pendu, mais avec les deux mains sur la corde au-dessus de lui, essayant de se suspendre de l’une pour desserrer le nœud de l’autre. Z’Acatto mit un terme à sa tentative en tranchant la gorge de l’homme d’église d’un long mouvement du bras, son geste suivant fut de couper la corde qui était sur le point de tuer Cazio. Ce dernier retomba bruyamment sur le sol, en cherchant avidement à respirer. Il ne voyait plus z’Acatto, mais il sentit ses liens se desserrer, et avec un grand cri, il se remit sur pied pour arracher Caspator à la terre. Il se retourna, pour voir z’Acatto avec une troisième flèche dans les côtes, le souffle réduit à un halètement rapide et les yeux devenant vitreux. Ne bouge plus, vieil homme, dit Cazio. Je vais m’en occuper. Oui, souffla z’Acatto. Excellente idée. Euric et deux hommes d’armes étaient les premiers sur la liste. Ils n’étaient qu’à quelques péréchis de lui et chargeaient, leurs hachoirs à la main. Cazio fut un peu surpris de ne pas avoir été criblé de flèches comme l’avait été z’Acatto, mais un bref coup d’œil à la clairière lui montra que les archers baissaient leurs armes, il eut un sourire sardonique lorsqu’il réalisa qu’ils le voulaient vivant pour pouvoir le pendre. Il se mit en garde, ôtant la corde de son cou de son autre main. En plus de leurs sabres, ils étaient tous équipés d’armures, quoique aucun n’eût de heaume. Cazio plaça son épée en ligne avec le visage d’Euric. Le chevalier frappa vers sa lame pour -546- l’écarter, mais d’un geste des doigts, Cazio glissa sa pointe sous l’épée, changea rapidement son alignement et esquiva. L’élan d’Euric lui fit dépasser Cazio, tandis que la pointe de Caspator se plantait dans la gorge de l’un des hommes d’armes. Se servant de son arme comme levier, Cazio se projeta en avant et sur la gauche, faisant tourner l’homme pour placer brièvement le futur cadavre entre Euric et l’autre guerrier. Cela le mit à l’abri le temps de retirer sa lame et de se remettre en garde. Le malheureux garçon s’effondra, du sang jaillissant du trou dans sa trachée. — Ça dola dazo lamo, énonça Cazio à l’attention de ses adversaires. Le deuxième homme d’armes dépassa Euric en levant la main pour frapper, oubliant peut-être qu’ils étaient censés garder Cazio assez longtemps en vie pour le pendre. Cazio contra à l’intérieur de l’attaque d’une fente droite et rapide qui frappa l’homme à l’intérieur du poignet. — Z’estatito, expliqua-t-il tandis que l’homme poussait un grognement en laissant tomber son épée. La lame d’Euric s’abattait de sa droite, un coup apparemment destiné à sa jambe, donc Cazio le para de côté, avant de plonger son arme dans l’œil de l’homme d’armes, encore dressé au même endroit, à regarder sans comprendre son poignet ensanglanté. — Zo pertumo sesso, com postro en truto. Il esquiva le coup en retour pernicieux d’Euric, parce que sa lame était toujours bloquée dans un crâne. Alors qu’il l’en arrachait, Euric chargea à l’intérieur de sa garde, visant son cou et abattant dans un coup vicieux le pommeau de l’arme vers son nez. Cazio réussit à tourner la tête si bien que la poignée ne fit que lui érafler le nez au lieu de le frapper en plein, mais cela suffit néanmoins à lui faire entendre des chants d’oiseaux. Il lui rendit la pareille en frappant de la poignée de Caspator l’oreille d’Euric, puis les deux hommes tombèrent à terre. Cazio se remit maladroitement sur pied, Euric fit de même. Du coin de l’œil, Cazio vit trois des moines courir vers lui à une vitesse ridicule et sut qu’il n’avait plus que le temps d’un battement de cœur pour agir. -547- Tu ne m’échapperas pas, lui promit Euric. Je n’en ai pas l’intention, dit Cazio. Et dans le même temps, comme il l’avait travaillé avec z’Acatto à peine quelques jours plus tôt, il se jeta en avant comme une lance, son corps presque parallèle au sol. Les yeux d’Euric s’écarquillèrent, il releva son arme en défense, mais trop tard. La pointe de Caspator frappa les dents d’Euric avec tout le poids et tout l’élan de Cazio derrière elle. Elles se brisèrent, et l’acier poursuivit son chemin sur la langue et à travers le cerveau. Euric cligna des yeux, à l’évidence ébahi par sa mort. — Z’ostato, maugréa Cazio. Cazio avait à peine touché le sol que quelqu’un le frappait par-derrière et l’immobilisait. Il eut l’impression d’avoir un cercle de fer autour du cou. Puis il fut remis de force sur pied, et se retrouva encerclé. Dans cette foule se trouvait l’homme aux nobles atours. C’était extraordinaire, dit-il. Nous serons au moins certains que tu es un véritable bretteur, maintenant. Mais nous avons par ailleurs besoin d’un nouveau prêtre et d’un noble de sang. Mon épouse semble avoir eu un accident. Cazio regarda vers la butte et vit que la femme était pour une raison ou une autre tombée de son perchoir et avait été pendue. Il espérait qu’il n’avait pas fait cela pendant le combat. Il faut que nous vous pendions tous ensemble, vois-tu ? dit-il. Cazio lui cracha au visage. Tu as sacrifié ta femme, espèce de chien enragé ? L’homme s’essuya le visage, sans autre réaction apparente. Oh, je sacrifierais bien plus que cela pour ramener cette voie des sanctuaires à la vie, dit-il. (Puis il s’esclaffa, d’un rire un peu amer.) Je suppose que cela va être le cas, d’ailleurs : je n’ai pas le temps de faire chercher mon fils, et je suis le seul ici à être de sang royal, je pense. Non, tonna une voix familière. Tu n’es pas le seul ici à être de sang royal. Tous se tournèrent, et Cazio vit Anne dressée à la lisière du bois. Sa voix s’élevait avec un ton autoritaire que Cazio ne l’avait jamais entendue utiliser. -548- Je suis Anne Dare, fille de l’empereur de Crotheny, duchesse de Rovy. Je vous ordonne à tous de déposer vos armes et de libérer ces gens, ou je jure par sainte Cer la vengeresse que vous mourrez tous. L’espace de quelques battements de cœur, la clairière fut silencieuse, à l’exception des craquements du feu et des gémissements des mourants. Puis le noble à côté de Cazio laissa échapper un unique éclat de rire, rauque et bref. Toi ! dit-il. Je t’ai cherchée partout, tu sais. Vraiment partout. J’ai fait massacrer un convent entier juste pour te trouver. Mes hommes m’ont dit que tu étais morte R et maintenant tu te jettes dans mes bras. Fascinant. Viens ici, ma fille, et embrassons-nous. Tu ne me nargueras pas, rétorqua Anne d’une voix assurée. Tu ne me railleras pas. Je crois que si, répondit l’homme. Anne s’approcha calmement de lui. Tu es le père de Roderick. (Une partie d’elle tremblait de peur, mais cette part d’elle semblait se dissiper, fondre comme la neige au printemps.) Évidemment. Le père de Roderick et ses chevaliers hansiens. Et pourquoi m’as-tu pourchassée à travers le large monde, duc de Dunmrogh ? Quelle peur y a-t-il en toi qui t’a fait faire tout cela ? Aucune peur, réfuta le duc. J’ai fait ce que mon seigneur m’a ordonné. Quel est ce seigneur ? Qui a ordonné ma mort ? Tu es bien naïve d’avoir cru que j’allais le nommer, réagit Dunmrogh. La naïveté est chez l’homme qui ne se demande pas ce que son seigneur craint d’une simple jeune fille, cracha Anne. Elle perçut, soudain, une morbidité ambiante, une fièvre qui palpitait au cœur de la terre elle-même, et quelque chose qui s’agitait lentement dans la boue, qui ouvrait un œil. Comme ce jour avec Austra, dans la cité des morts, où elles avaient échappé aux chevaliers, mais en plus fort. Elle prit une longue inspiration et se sentit gonfler avec elle. -549- Il craint uniquement une reine à Eslen, reconnut Dunmrogh, dont la voix s’était soudain teintée d’une minuscule incertitude. Non, murmura Anne. Comme tous les hommes, il craint la noirceur de la lune. Elle prit une autre inspiration et la sentit devenir dans ses poumons aussi épaisse et noire que de l’huile. Pendez-la, ordonna Dunmrogh. Elle expira longuement, et souffla, sentant le Ver monter à travers ses pieds et couler à travers elle. Dunmrogh hurla comme un enfant hystérique, mais elle ne se contenta pas de lui. Elle poursuivit R à travers les moines, à travers les hommes en armure, en palpitant, en s’entendant rire comme si elle était folle. Dunmrogh se plia en deux et vomit du sang. Certains des moines voulurent avancer vers elle, mais c’était comme s’ils marchaient contre un vent d’une force insurmontable. Elle épargna Cazio et le dépérissant z’Acatto, mais tous les autres hommes étaient ses esclaves et s’inclinaient devant sa puissance. Sauf un. Un homme avançait encore vers elle : le chevalier, celui qui avait abattu sire Neil. Sa volonté passait à travers lui comme s’il n’était pas là, et le Ver ne le discernait même pas. Il accéléra le pas, tirant son épée. Elle eut vaguement conscience de Cazio se forçant à se redresser, à lever son arme. Puis quelque chose en elle se vrilla et diminua, et elle eut l’impression de tomber. La dernière chose qu’elle vit fut le chevalier, qui chargeait en s’apprêtant à la décapiter. Cazio vit Anne choir alors même que le chevalier arrivait à portée. Il n’était pas certain de ce qui s’était passé, ni d’avoir envie de le savoir. La seule chose qu’il savait était qu’il était libre, et que Caspator était dans sa main, et qu’il avait un ennemi en face de lui. Malheureusement, celui-ci avait un heaume, et tenait en main l’étrange épée scintillante et flamboyante avec laquelle il l’avait vu trancher une armure de plate à z’Espino. -550- Cazio se fendit dans le coup descendant du chevalier, parant et attaquant dans le même mouvement, mais sa lame ne fit qu’érafler le métal du plastron. Le chevalier poursuivit son mouvement en retour, tentant de trancher Cazio de l’aine aux épaules, mais Cazio s’était déjà écarté et il frappa la visière du chevalier de la poignée de son arme, pour le faire basculer. Son adversaire volta et son épée s’abattit une troisième fois ; bien que Cazio eût parfaitement placé Caspator, le coup porta à pleine force sur la partie la plus épaisse de la lame, et ses genoux cédèrent sous sa puissance. Le pied couvert de métal du chevalier vint le frapper au menton, et l’odeur distincte du sang explosa dans ses narines tandis qu’il retombait en arrière. Le chevalier s’éloigna, l’ignorant, retournant vers la silhouette prostrée d’Anne. Cazio tenta douloureusement de se remettre sur pied, en sachant qu’il n’arriverait jamais à temps. Alors deux flèches frappèrent l’homme en armure, qui chancela. Cazio regarda dans la direction d’où les projectiles étaient venus, et vit un homme à cheval qui chargeait dans leur direction. Les flèches n’avaient pas été son fait R il tenait une épée dans une main et un bouclier de bois dans l’autre. Elles provenaient de deux autres personnes R une mince silhouette encapuchonnée et un homme d’apparence robuste en cuirasse de cuir. Cazio essaya de s’appuyer sur Caspator pour se relever et il remarqua, choqué, que la partie la plus solide de sa lame avait été entaillée jusqu’à mi-course par l’étrange arme du chevalier. Caspator était faite d’acier de Belbaina, le plus solide du monde. Le nauschalk avançait à grands pas vers le corps inerte d’Anne lorsque les flèches d’Aspar et de Leshya le frappèrent. L’interruption fournit à Neil juste le temps qu’il lui fallait pour l’atteindre. Il abattit Cuenslec avec force, et sentit un choc puissant et gratifiant remonter son bras. Il ne comprenait pas pourquoi les autres hommes de la clairière n’étaient pas au combat ni même debout, mais il n’allait pas se poser de questions. Certains d’entre eux commençaient à se relever, de toute façon ; lorsqu’ils se reprendraient, lui et ses nouveaux compagnons seraient largement débordés. -551- Son cheval se cabra et broncha, alors Neil préféra mettre pied à terre, faisant face au chevalier qui se relevait, son épée mystérieuse à la main. On raconte que les guerriers de Virgenye Dare avaient des armes de ce genre, dit Neil. Des épées phays. Des armes de héros, des armes pour combattre le mal. Je ne sais pas où tu as eu celle-ci, mais je sais que tu ne mérites pas de la porter. Le nauschalk releva sa visière. Son visage était pâle, ses joues rouges, et ses yeux étaient aussi gris que les vagues de la mer. Toi, murmura-t-il, presque comme dans un rêve. Je t’ai déjà tué une fois, n’est-ce pas ? Presque, seulement, répondit Neil. (Il releva son bouclier.) Mais par saint Fren et saint Fendvé, cette fois-ci, je meurs ou tu meurs. Je ne peux pas mourir, dit l’homme. Tu comprends ? Je ne le peux pas. Pardonne-moi si je ne te crois pas sur parole, répondit Neil. Tout ce temps il s’était avancé, trouvant sa distance. Maintenant, il commença à tourner, le regard fixé sur les yeux du nauschalk, un brasier couvant dans ses entrailles comme la rage lui venait. Puis le nauschalk cilla, et Neil attaqua à cet instant, se jetant en avant pour frapper par-dessus le bouclier. Son adversaire répondit par un court coup de pointe d’un bras raidi vers le bouclier de Neil, le geste instinctif d’un bon guerrier, qui aurait dû interrompre l’attaque de Neil en le gardant à distance. Sauf que l’épée phay s’enfonça à travers le bouclier juste au-dessus du bras de Neil. Il dut tout de même arrêter son coup pour ne pas s’empaler sur l’arme flamboyante, mais il tourna le bouclier vers le bas, entraînant l’épée bloquée avec lui, et abattit une deuxième fois son arme. Cuenslec résonna à la jointure du cou et de l’épaule, et Neil sentit la cotte de mailles céder. La visière retomba sous le choc de son coup, et l’ennemi de Neil n’eut de nouveau plus de visage. Il lâcha le bouclier avant que son ennemi eût pu enfoncer l’arme mortelle dans son bras et s’apprêta à frapper, mais l’épée -552- phay se releva trop vite. Neil laissa venir l’assaut mais l’esquiva, si bien que le coup le manqua d’un cheveu. Puis il contre-attaqua. Il avait supposé que le chevalier allait devoir compenser l’élan de son attaque avant de frapper en retour, mais il avait mal supposé. L’arme ne devait presque rien peser, parce qu’elle était là, tranchant à travers son assaut. Il ne dut qu’au fait d’avoir reculé assez précipitamment d’éviter de se faire éventrer. Neil était déjà essoufflé, d’autant qu’il était encore faible de son précédent combat avec le même ennemi. Le nauschalk, apparemment pas fatigué du tout, avança. Que se passe-t-il, Stéphane ? demanda Aspar en apaisant Ogre puis en visant un moine. L’homme d’église avait été étendu lorsqu’ils étaient arrivés, maintenant il se relevait, d’un mouvement encore hésitant. Aspar décocha sa flèche. Cible presque immobile, l’homme ne vit pas sa mort venir : la flèche le frappa au cœur puis il retomba sur ses genoux. Dans la clairière, de plus en plus de silhouettes auparavant figées se relevaient. Aspar visait les plus actives. Je ne sais pas, répondit Stéphane. J’ai senti quelque chose alors que nous arrivions, quelque chose de puissant, mais cela a disparu, maintenant. Peut-être qu’ils n’ont jamais reçu les instructions du praifec, supposa Leshya. Peut-être qu’ils ont fait une erreur. Peut-être, admit Aspar. Mais quoi qu’il se soit passé, cela semble être à notre avantage. Stéphane, toi et Winna allez chercher la princesse. Vite. Le combat entre Neil et le chevalier en armure ne paraissait pas très bien se passer. L’épée du chevalier scintillait comme le couteau que Desmond Spendlove avait prévu d’utiliser pour assassiner Winna, celui-là même que, se souvint-il soudain, le praifec avait confisqué pour « examen ». Il abattit un homme et choisit une autre cible, mais celui-là l’aperçut à temps et esquiva le projectile. Puis il se mit à courir vers eux, plus vite qu’une antilope. À sa gauche, de l’autre côté de la clairière, Aspar en vit un autre. -553- Leshya, prends celui de gauche, grommela-t-il. Oui, dit-elle. Aspar visa soigneusement et tira encore, mais le moine fit un écart sans cesser de courir et la flèche ne fit qu’érafler son bras. Il approchait si vite qu’Aspar se dit qu’il ne pourrait plus tirer qu’une fois. Il décocha sa flèche lorsque celui-ci ne fut plus qu’à quinze pas, et pourtant l’homme manqua presque l’esquiver encore. Elle le frappa au ventre, il gronda et tenta sauvagement d’abattre son épée au jugé sur Aspar. Ce dernier fit volter Ogre, évita le coup, puis talonna sa monture afin de s’éloigner suffisamment de lui pour utiliser son arc, mais le moine revint à la charge, beaucoup trop vite, d’un grand bond à travers les airs. Aspar dévia l’épée avec son arc, mais la force du saut de son adversaire le fit verser de sa selle. Aspar réussit d’un grand coup de pied à se défaire suffisamment du moine pour tirer sa dague, mais alors même qu’il allait se remettre debout, il vit l’épée fondre vers lui, un peu plus lentement que ce dont il avait l’habitude de la part des prêtres guerriers R que cela fût dû à la blessure au ventre ou à ce qui s’était passé ici avant leur arrivée, il n’aurait pu le dire. Mais il réussit à esquiver et plongea, saisissant le poignet armé de l’homme tout en le frappant vicieusement à l’intérieur de la cuisse avec sa dague. Un jet de sang le frappa au visage, et il sut qu’il avait placé son couteau là où il l’avait voulu. En revanche, le moine ne savait pas encore qu’il était mort. Il attrapa Aspar par les cheveux, lui donna un violent coup de genou dans le visage, et tandis que le forestier retombait en arrière, agoni de douleur, il referma ses mains sur sa gorge et commença à serrer. Aspar enfonça sa dague dans ses côtes et tourna, mais il sentit quelque chose craquer dans la gorge, et des étoiles noires voilèrent ces yeux verts de dément qui brillaient au-dessus de lui. Alors la force quitta les doigts du moine et du sang se mit à couler de sa bouche, et Aspar put enfin le repousser. Juste à temps pour voir un autre des fratirs, à seulement une verge de lui, l’épée levée pour tuer. -554- Le nauschalk avança sur Neil, la seule chose qu’il pouvait faire était d’éviter les coups. Le combat en armure de plate se résolvait moins par le talent dans le maniement de l’épée que par la qualité des armures. Les chevaliers en armure complète ne paraient pas vraiment : ils se contentaient de recevoir des coups et d’en donner. Mais dans le cas présent, Neil savait d’expérience que même l’excellente armure qu’il avait portée à z’Espino ne faisait pas le poids face à l’épée flamboyante. Bien que Neil eût combattu suffisamment longtemps en haubert de mailles ou de cuir pour avoir parfaitement appris à parer, il n’osait faire cela non plus, quand chaque coup contre son arme qui n’était que d’acier l’épuisait un peu plus. Il lui fallait mettre sa rage de côté et réfléchir, saisir la première opportunité avant d’être épuisé. Le chevalier hurla et chargea, alors même que Neil réalisait qu’il avait été acculé à la butte. Il vacilla en regardant presque paresseusement l’arme lumineuse descendre vers lui R mais soudain, il sut exactement ce qu’il lui fallait faire. Il leva son arme en une parade haute et frontale, encaissant toute la puissance du coup du fil plutôt que du plat, avec lequel on paraît habituellement. La force du coup projeta son épée contre son épaule, puis l’épée phay trancha à travers Cuenslec et entama sa cotte de mailles. Ignorant l’atroce douleur, il attrapa le poignet armé du nauschalk de ses deux mains, se tourna de façon à faire passer le bras par-dessus son épaule, et l’abaissa. Les articulations de métal empêchèrent le bras de se briser, mais l’épée tomba en scintillant sur le sol. Le chevalier donna un grand coup de poing dans les reins de Neil, qui sentit le coup à travers sa cotte de mailles, mais il serra les dents, donna un coup de pied en arrière dans le genou du nauschalk pour prendre appui, et le projeta lourdement à terre. Alors, sans prendre même le temps de respirer, il attrapa la poignée de l’épée phay, leva l’arme, et la plongea dans l’entaille qu’il avait déjà faite à l’épaule de son ennemi. Le nauschalk hurla, un cri totalement inhumain. En haletant, Neil leva une nouvelle fois l’épée et d’un seul coup féroce, lui trancha la tête. -555- Une flèche siffla près du visage de Stéphane alors qu’il atteignait la princesse inconsciente, mais il l’ignora, certain qu’Aspar et Leshya maintiendraient les assaillants à distance jusqu’à ce qu’ils l’eussent mise en sûreté. Une fois encore, il regretta de ne pas avoir une meilleure maîtrise des armes que ce que lui offrait d’une façon parfois aberrante sa mémoire touchée par les saints. Cazio ! cria une voix, et Stéphane vit que la jeune fille, Austra, courait juste derrière Winna. L’homme qui essayait de se relever à côté de la princesse leva les yeux vers elles. — Austra, ne ! Cuvertudo ! hurla-t-il. Il s’agissait d’un dialecte moderne et pas de la langue de l’Église, qu’il comprit néanmoins. Mais l’avertissement était venu trop tard. Ceux qui restaient des moines et des autres guerriers s’étaient remis de la torpeur qui les avait affligés. Ils se ralliaient derrière un homme qui portait la robe bleue d’un sacritor. Stéphane compta huit archers, tous moines de Mamrès, et dix guerriers en armure, qui avançaient tous vers eux. Aspar leva son arme en un geste de défense inutile, puis cligna des yeux quand une flèche frappa le moine au front avec une telle force qu’elle fit tourner son menton vers le ciel. Regardant par-dessus son épaule, il vit Leshya à moins de deux verges. Arrête-toi ou je tire, dit-elle froidement tandis que le moine s’effondrait comme un peuplier qu’on abat. Estronc, articula faiblement Aspar. Il se remit sur pied et récupéra son arc, pour découvrir que la corde était cassée. Il vit les hommes avancer vers Stéphane et les autres. Nous pouvons encore fuir, suggéra Leshya. Quelqu’un doit préserver le savoir de ce qui s’est passé ici. L’un de nous suffira, et j’ai l’impression que ce sera toi, répondit Aspar en montant sur Ogre. Allons-y, mon vieux, maugréa-t-il. -556- Neil fit appel à ce qui lui parut être ses dernières forces pour courir rejoindre le petit groupe rassemblé autour d’Anne. Il vint se placer à côté de Cazio, entre elle et leurs assaillants. Cazio lui adressa un maigre sourire et fit un commentaire qui semblait fataliste. Tu as raison, répondit Neil tandis que les arcs des moines se pointaient vers eux. Attendez ! tonna le sacritor. Nous avons besoin de la princesse et d’un guerrier vivant. Laissez-les-nous, et les autres pourront partir. Neil entendit les sabots d’un cheval derrière lui, et se retourna pour voir Aspar. Les guerriers approchaient peu à peu. Neil ne ressentit pas le besoin de faire à cette suggestion ridicule l’honneur d’une réponse. Et ce ne fut apparemment le cas de personne. Il tourna les yeux vers les archers, en se demandant s’il réussirait à en avoir même un seul avant qu’ils ne le tuent. Probablement pas, d’après ce qu’il avait vu de leurs capacités. Oui, dit Aspar comme s’il entendait ses pensées. Ils visent bien. Mais ils ne faibliront pas tout seuls. Nous pourrions tout aussi bien aller les chercher. Attendez, intervint Stéphane. J’entends des chevaux, en nombre, qui viennent par ici. Cela a peu de chance d’être une bonne nouvelle pour nous, signala Aspar. Stéphane agita la tête. Au contraire, cela se pourrait, objecta-t-il Aspar crut entendre des chevaux, lui aussi, mais il avait par ailleurs remarqué autre chose R une ombre qui se déplaçait à l’orée du bois. Lorsqu’une flèche se planta soudain dans la nuque de l’un des moines, il sut que c’était Leshya. Les autres moines se retournèrent d’un seul mouvement et tirèrent vers la forêt. Aspar talonna Ogre, déterminé à profiter de la diversion. Il avait parcouru la moitié de la distance qui les séparait de lui lorsqu’ils se mirent à tirer. Il vit des éclairs noirs, et une flèche -557- heurta sa cuirasse, traversa son épaule et ressortit, le faisant se demander combien de livres ces gars pouvaient soulever. Toutefois, sa blessure ne le faisait pas encore souffrir. Une autre flèche lui effleura la joue, la coupant profondément et lui entamant l’oreille, ce qui lui fit un mal de chien. Puis Ogre hennit et se cabra, et Aspar flotta un instant dans les airs avant de retomber sur le sol. Obstinément, il se força à se relever, tira sa hache, déterminé à en tuer encore un avant d’être transformé en porc- épic. Mais ils ne s’intéressaient plus à lui. Une vingtaine de cavaliers firent une entrée fracassante dans la clairière, tous armés et en armure, à l’exception de celui qui les menait, un jeune homme élégamment vêtu d’un pourpoint rouge et de chausses blanches. Son épée était tirée. Anne ! cria le garçon. Anne ! Il n’eut le temps de le crier que deux fois, parce qu’une flèche le frappa en haut de la poitrine, et il bascula en arrière de son cheval. Les archers s’éparpillèrent avec une vitesse bénie des saints, en continuant de tirer vers les cavaliers. Aspar choisit le plus proche, lança sa hache, et eut l’immense satisfaction de la voir s’enfoncer dans son crâne avant que ses genoux ne lui fissent défaut. Lorsque Aspar se précipita vers les archers, Neil et Cazio chargèrent les guerriers. Neil supposa que s’ils étaient au corps à corps, les archers auraient plus de difficulté à viser. Il n’était pas certain de ce que Cazio avait supposé, mais cela n’avait aucune importance. Au bout de quelques instants, ils se battaient côte à côte. L’épée phay était légère et agile dans sa main ; il tua quatre hommes avant que la pression ne fît son effet. Puis quelqu’un le frappa à la tête, fort, et durant un temps il ne sut plus rien. Une voix d’homme l’éveilla. Neil ouvrit les yeux et vit une troupe d’hommes montés. Leur chef, visière relevée, le dévisageait. Il dit quelque chose que Neil ne comprit pas, et parcourut les alentours du regard, éberlué. -558- Je ne vous comprends pas, messire, dit Neil dans la langue du roi. Derrière lui, Anne gémit. Par les balles de saint Coq, que se passe-t-il ici ? demanda l’homme. Neil pointa du doigt le tabard que portait l’homme. Tu es un vassal de Dunmrogh, messire R tu devrais le savoir mieux que moi. Le chevalier agita négativement la tête. Mon seigneur Dunmrogh le jeune, sire Roderick R c’est lui qui nous a amenés ici. Je le croyais fou, vu ce qu’il nous racontait, mais... Messire, tu dois comprendre que je ne savais rien de ces événements. Il écarta ses deux mains comme pour embrasser d’un seul geste les corps mutilés qui pendaient aux poteaux et plus généralement l’ensemble du carnage dans la clairière. Son regard interrogateur se fixa sur le cadavre du duc de Dunmrogh, et ses yeux se plissèrent. Dis-moi ce qui s’est passé ici, ordonna-t-il. J’ai tué Dunmrogh, annonça faiblement une voix de femme. C’est moi qui l’ai fait. Neil se tourna pour voir Anne debout, soutenue par Stéphane et Winna. Le regard de la princesse se posa sur lui, et sa bouche béa. Sire Neil ? dit-elle d’une voix pantelante. Neil mit un genou à terre. Altesse, répondit-il. Altesse ? répéta l’homme à cheval. Oui, dit Anne en se tournant vers lui. Je suis Anne, fille de Guillaume II, et avant Dunmrogh ou tout autre seigneur, tu me dois allégeance. Cela fit frissonner Neil que d’entendre à quel point elle ressemblait à la reine Murielle en cet instant Comment t’appelles-tu, messire ? demanda Anne. Je m’appelle Marcac MaypCavar, répondit-il, mais je... Sire Marcac, l’interrompit un de ses hommes, c’est vraiment la princesse Anne. Je l’ai vue à la cour. Et cet homme -559- est Neil MeqVren, qui a sauvé la reine de l’un de ses propres Mestres. Le regard de Marcac courut de l’un à l’autre, toujours abasourdi. Mais qu’est-ce que tout ceci ? Et ces gens, que leur est-il arrivé ? Je n’en suis pas encore certaine moi-même, reconnut Anne, mais je requiers ton aide, sire Marcac. Quels sont tes ordres, Altesse ? Décrochez ces gens de ces poteaux, évidemment, et assurez-vous qu’ils soient soignés, dit Anne. Arrêtez toute personne qui n’est ni clouée à un poteau ni en ma présente compagnie. Prenez le contrôle du château de Dunmrogh, arrêtez tous les hommes du Clergé que vous y trouverez, et gardez la place tant que vous n’aurez pas reçu d’ordres d’Eslen. Bien sûr, Altesse. Quoi d’autre ? J’aurai besoin de chevaux, de provisions, et de tous les hommes d’armes que tu pourras me consacrer, dit-elle. Fais porter mes blessés à un léic. Au lever du soleil, je pars pour Eslen. -560- CHAPITRE CINQ LE BOSQUET AUX CHANDELLES Le bosquet aux chandelles n’était pas un bosquet, et quoiqu’il ne manquât pas de lanternes, il n’y avait pas non plus de chandelles. La première fois que Léoff avait entendu prononcer le nom du grand lieu de rassemblement d’Eslen, il s’était imaginé que celui-ci avait été ainsi nommé en quelque ancien temps, quand les bardes chantaient sous les arbres sacrés à la lueur vacillante des bougies. Mais lorsqu’il avait lu son histoire, il s’était rapidement aperçu de la naïveté de cette idée. La première langue humaine parlée dans cette cité avait été celle de l’ancien Cavarum, puis le vitellien de l’Hégémonie, l’almannien (parfois temporairement supplanté par le lierien et le hansien), et ces derniers temps, la langue du roi. Aréana appelait cet endroit le Caondlgraef dans sa langue natale, et avait aisément admis qu’elle n’avait aucune idée de ce que cela signifiait. C’était juste un « vieux nom ». Structurellement, le bosquet aux chandelles était un curieux hybride de l’ancien amptocombenus de l’Hégémonie, des scènes de bois que les acteurs ambulants installaient sur les places publiques pour interpréter leurs farces, et des pilons de l’Église où le chœur chantait ou représentait des scènes de la vie des saints. Taillé dans la roche même de la colline, il s’élevait en gradins semi-circulaires, dont chaque tiers formait un long banc courbe. -561- Un large balcon se tendait à partir du centre des trois premiers niveaux, formant une plate-forme séparée pour la royauté. Il y avait deux scènes : l’une en bois et surélevée, avec suffisamment d’espace en dessous pour que les acteurs et les accessoires pussent apparaître et disparaître, et l’autre en pierre, plus basse, sur laquelle étaient placés les musiciens et les chanteurs. La scène haute, selon l’usage de l’Église, était appelée Bitreis, « le Monde », et la scène basse Ambitreis, « Autremonde ». Il s’agissait de deux mondes que le praifec Hespéro entendait garder séparés. Il allait être déçu. Au-dessus des deux scènes se dressait un plafond en demi hémisphère peint de la lune et d’étoiles, appelé de façon appropriée « les Cieux ». Les sièges royaux étaient couverts, eux aussi. Tous les autres risquaient la pluie ou la neige. Mais le ciel était clair ce soir, bien qu’il fît froid, et il n’y avait aucune humidité dans l’air. Autour du bosquet des chandelles R au-dessus des sièges, des scènes et même des Cieux R s’étendaient les communs, immenses et verdoyants, et qui depuis la midi étaient le lieu d’un grand festin. Léoff pensait que toute la ville et une partie de la campagne devaient se trouver là R des milliers de gens. Il avait lui-même été assis à une longue table avec le régent à un bout et le praifec à l’autre, et entre eux tous les membres du Comven, des ducs, des grafs et des landwaerds. Il s’était excusé et était parti tôt pour descendre voir si tout était prêt. Maintenant, ça l’était : les sièges s’emplissaient de corps, les airs du murmure de milliers de voix. Il n’avait jamais, depuis sa première représentation à l’âge de six ans, ressenti un tel tremblement dans tous ses membres, un tel malaise dans son estomac. Il regarda ses musiciens. Je sais que vous pouvez le faire, leur dit-il. J’ai confiance en chacun d’entre vous. J’espère seulement mériter la vôtre. Edwyn leva l’archet de sa rotte en guise de salutation, mais la plupart des autres ne lui jetèrent qu’un rapide coup d’œil, parce qu’ils étaient tous furieusement occupés à étudier leur -562- part, qui était presque R mais pas tout à fait R ce qu’ils avaient répété. Le praifec avait surveillé les répétitions, évidemment, et les avait approuvées, parce que Léoff avait réécrit l’œuvre selon les spécifications ridicules de l’homme d’Église. Les parties instrumentales y étaient jouées comme des introductions à ce que les chanteurs allaient chanter, et les parties vocales étaient sans accompagnement. Il avait ajouté ce que le praifec avait souhaité et coupé des parties de ce qu’il avait écrit. Mais malgré tout cela, ce n’allait pas être la soirée du praifec. Ce soir, les instruments et les chanteurs allaient s’exprimer ensemble, les modes, les triades et les accords seraient altérés. Si ce que Léoff croyait était vrai, le praifec ne pourrait l’arrêter. Il leva les yeux vers la loge royale. Le régent s’y trouvait, évidemment, ainsi que la plupart des gens qui avaient partagé sa table. Mais il y avait deux autres personnes. L’une était impressionnante et immédiatement reconnaissable : la reine Murielle. Il pensait toujours ainsi à elle, malgré la récente révision de son titre. Elle portait une robe d’escaine noire bordée de phoque, sans couronne ni diadème sur la tête. L’autre était une femme aux cheveux châtains, que Léoff pensait avoir vue à la cour une fois ou deux. Toutes deux étaient entourées par un bloc des gardes du régent vêtus de noir. Je remercie les saints, Majesté, murmura-t-il, que tu puisses entendre ceci. Il espérait qu’elle ne le méprisait pas pour avoir aidé ses ennemis à la calomnier. Le régent, Robert Dare, leva la main pour indiquer qu’il était prêt. Léoff s’assura qu’il avait l’attention de tous les musiciens, puis il posa les doigts sur la martelharpe et fit résonner une seule note. Le premier flageolet la reprit, puis les basses de viole, et enfin tous les instruments, qui s’accordèrent. Lorsque cela fut fait, le silence retomba. En tremblant, Léoff tendit une nouvelle fois les doigts vers le clavier. -563- C’est censé être Brough, chuchota Murielle à Alis tandis que les musiciens s’accordaient. Un très beau décor, fit remarquer Alis. Ce qui était effectivement le cas. Il dépeignait une place publique, surplombée d’un clocher à l’arrière, avec une taverne à gauche, à l’enseigne du SORT DU PAIRS. La taverne était agencée de façon à ce que l’on pût voir non seulement la façade, mais aussi l’intérieur. Une autre petite scène avait été ajoutée à quelque quatre pieds au-dessus du Monde pour représenter une chambre à l’étage dans le bâtiment. À la droite de la scène se trouvait le célèbre pont qui avait donné son nom à la ville, et qui enjambait un canal convaincant le long duquel des fleurs séchées avaient été placées, teintes de façon à paraître naturelles. Derrière tout cela, peints sur toile, se trouvaient les longs champs verdoyants et les malends de la Terre-Neuve. Tandis que Murielle regardait, un jeune homme apparut et vint s’asseoir au bord de la fontaine de la place. Il portait les couleurs sobres d’un landwaerd et l’écharpe orange d’un venteux, ce qui suggérait qu’il venait d’être confirmé par la guilde. Les musiciens avaient maintenant cessé de s’accorder. Maudit paquet de rottes et de basses de viole, marmonna le duc de Shale derrière elle. Je ne comprends pas pourquoi il en faut autant. Ça va faire un sacré boucan. Sous les yeux de Murielle, la petite silhouette de Léoff leva les mains au-dessus de la martelharpe et les abaissa. S’éleva alors un son comme Murielle n’eût jamais pu l’imaginer, un tonnerre de musique allant croissant, avec des notes aiguës et claires qui s’élevaient vers les étoiles et des lignes de basse comme les mouvements les plus secrets et les plus profonds de la mer. Il pénétra droit dans son âme et s’y intronisa. C’était comme si la chose la plus importante du monde venait d’être énoncée. Pourtant, malgré l’immense beauté et la puissance de cet accord, il était de quelque façon incomplet, appelait sa résolution, et elle sut qu’elle n’aurait de cesse, qu’elle ne -564- pourrait détourner les yeux, ne connaîtrait pas la paix tant qu’elle ne l’aurait pas entendu achevé. Non, crut-elle entendre le praifec gémir. Puis elle n’entendit plus que la musique. Léoff sourit férocement tandis que le premier accord emplissait la demi-cuvette du bosquet des chandelles et se déversait dans la nuit, un accord que personne n’avait joué en plus de mil ans, l’accord que Mérie avait redécouvert pour lui dans la chanson du berger. Voilà ce qu’il advient de tes désirs. praifec, pensa-t-il. Parce que maintenant qu’il l’entendait, il savait que personne, pas même le praifec, pas même le Fratrex Prismo lui-même, ne pourrait l’arrêter avant qu’il eût fini. Le garçon se releva de la fontaine sur laquelle il était assis, et sa voix se mêla soudain aux instruments, comme si elle en était un. Il chantait en almannien, pas dans la langue du roi, ce qui surprit juste un instant puis parut couler de source. — Ih kann was is scaon, chanta-t-il. Je sais ce qu’est la beauté, Le vent de l’ouest, L’immensité verdoyante, Le chant du courlis, Et elle, Et elle... Il s’appelait Gilmer et chantait la vie, la joie, et Lihta Rungsdautar, qu’il aimait. Et tandis qu’il faisait cela, une jeune fille sortit de la taverne, jeune et belle. Murielle sut quand elle la vit qu’il s’agissait de Lihta, parce qu’elle avait « des tresses comme le soleil sur les blés dorés », que le garçon venait de décrire. Puis elle aussi se mit à chanter une mélodie tout autre, quoiqu’elle se mêlât parfaitement à la sienne. Ils ne s’étaient pas encore vus l’un l’autre, mais leurs chants dansaient ensemble R car Lihta était tout aussi amoureuse de lui que lui d’elle. D’ailleurs, il s’agissait même du jour où ils devaient se marier, -565- comme l’apprit Murielle lorsqu’ils finirent par se voir et que leur duo devint unisson. La musique s’accélérant en une whervelle entraînante, ils se mirent à danser. Comme les deux amoureux cessaient de chanter, un homme plus âgé entra en scène, qui se révéla être le père de Lihta, un fabricant de bateaux, qui chanta une chanson à la fois comique et réellement mélancolique. Je perds une fille et gagne une dette, commença-t-il. Alors arriva son épouse qui le réprimanda pour son avarice, puis eux aussi chantèrent en duo alors même que le jeune couple répétait son air, et soudain quatre voix se mêlèrent en une harmonie complexe qui, l’on ne savait trop comment, ouvrait comme un livre tous les âges de l’amour, depuis le premier rougissement, par une maturité complexe, jusqu’à la dernière étreinte. Murielle revécut son mariage en un court instant qui la laissa émue et pantelante. L’aéthil de la ville se joignit ensuite à eux, et la population arriva pour le banquet prénuptial, soudain un chœur entier entonna une joyeuse sérénade. C’était tout à fait charmant et pourtant, alors que le premier acte s’achevait sur le bruit de trompettes distantes et sur l’aéthil qui se demandait à haute voix qui cela pouvait être qui venait se joindre encore au banquet, Murielle attendait encore la résolution du premier accord. La musique s’effaça mais sans disparaître, tandis que les acteurs quittaient la scène. Une mélodie simple débuta, qui faisait écho à l’air joyeux du banquet, mais maintenant sur un ton plaintif, vaguement effrayant. Comme il gagnait en volume, un sentiment de malaise palpable courut d’auditeur en auditeur. Il donna envie à Murielle de regarder ses pieds pour s’assurer qu’aucune araignée ne grimpait sur ses bas. Cela lui faisait beaucoup penser à Robert. Le deuxième acte débuta immédiatement, avec l’arrivée de sire Rémismund fram Wulthaurp, la musique accompagnant sa venue était si sombre et si violente R avec le son des cornemuses et des roulades des cordes basses R qu’elle en serra les accoudoirs de son fauteuil. -566- Elle remarqua avec un étrange plaisir que l’acteur qui jouait Wulthaurp ressemblait beaucoup à son beau-frère, Robert. L’intrigue se déroulait implacablement, et le banquet de mariage se mua en une scène d’horreur. Les éléments du décor, qui jusqu’ici étaient restés invisibles en tant que tels, paraissaient maintenant totalement réels, comme si le bosquet des chandelles flottait vraiment au-dessus de la coquille vide de Brough, comme s’ils épiaient les fantômes de la ville et revivaient leur tragédie. Sire Rémismund était un renégat, chassé de Hansa, et qui cherchait le pillage et le rançonnage partout où il pouvait le trouver. Il massacra l’aéthil dans la rue, et ses hommes mirent la ville à sac. Rémismund, lorsqu’il vit Lihta, lui fit des avances, et quand Gilmer protesta, il fut fait prisonnier pour être pendu à l’aube. Rémismund, trop fier pour prendre Lihta de force, se retira avec ses acolytes à la taverne. Ce fut la fin du deuxième acte. La musique se poursuivit sans interruption, les entraînant irrévocablement avec elle. Même Robert, qui avait dû comprendre ce qui se passait, ne fit rien, ce qui était plus que remarquable. Murielle se souvint de sa conversation avec le compositeur, au sujet des raisons pour lesquelles l’Église interdisait les œuvres telles que celle-ci, au sujet des pouvoirs de certaines harmonies et de certains intervalles. Maintenant elle comprenait. Il les avait tous ensorcelés, n’est-ce pas ? Ce n’était pas seulement comme un charme, c’était un charme. Et pourtant ce n’était pas plus condamnable que ne pouvaient l’être de tomber amoureux ou de révérer la beauté. Si le compositeur était un scintillateur, alors il devait exister une scintillation bienfaisante, parce qu’il n’y avait aucun mal ici. Le troisième acte débuta par un interlude comique, durant lequel l’un des hommes de Rémismund courtisait sans succès une femme de la taverne. Puis entrèrent Rémismund et son lieutenant, Razovil, ce dernier devant porter une lettre pour lui. Il dicta une missive adressée à l’empereur, dans laquelle il décrivait en des termes abominables comment il briserait la -567- digue et submergerait la Terre-Neuve s’il ne lui était pas versé une rançon royale. Razovil portait une robe qui ressemblait beaucoup à celle du praifec, sa barbe et sa moustache évoquaient fortement Hespéro. Razovil suggérait constamment des amendements à la lettre pour faire paraître l’exigence plus honnête, affirmant que les saints soutenaient cette action et que l’empereur était asservi aux saints. Les échanges entre ces deux êtres maléfiques étaient drôles mais aussi fort troublants. La serveuse de la taverne, qui s’était cachée lorsque Rémismund était entré, avait tout entendu. La scène passée, elle quitta les lieux pour aller tout raconter à Lihta et à son père. La nouvelle se répandit et les habitants de la ville organisèrent une réunion secrète pour décider de ce qu’ils allaient faire. Mais à l’instant où allait se tenir cette réunion, Razovil vint chercher Lihta. Pour l’empêcher de découvrir leur conspiration, elle partit avec lui rejoindre Rémismund, et le conquérant lui fit une nouvelle supplique, qui était la plus belle chanson de la pièce jusqu’ici. Mith aen Saela Unbindath thu thae thongen Af sa sarnbroon say wardathmean haert.. D’un regard, Tu as dénoué Le haubert qui protégeait mon cœur D’un mot, Ma forteresse est prise Et ses tours s’effondrent D’un baiser, Je ferai de toi ma reine Et renoncerai au mal Malgré ses exactions antérieures, il semblait réellement sincère, et Murielle pensa qu’elle avait pu se tromper au sujet de -568- Rémismund. C’était un homme, pas un monstre. Ses actes passés devaient avoir une explication, s’il pouvait aimer et courtiser avec une telle ingénuité. Lihta lui dit qu’elle prendrait sa proposition en considération, et partit. Dès qu’elle s’en fut allée, Rémismund ricana et entonna en cœur avec Razovil : Quelle ingénue, naïve, crédule et tendre petite idiote ! Une nuit d’amour et je l’oublie. Puis lui et son religieux sycophante éclatèrent de rire ensemble, et la musique se fit joyeuse R et quelque peu démoniaque. Cela acheva le troisième acte, tandis que les instruments s’effaçaient presque. Murielle s’aperçut pour la première fois depuis que la pièce avait commencé qu’elle se sentait un peu libérée, qu’elle pouvait parler si elle le désirait Elle se tourna vers Robert Cette représentation me plaît beaucoup, seigneur régent, dit-elle. Je te remercie de m’avoir permis d’y assister. (Robert la toisa.) Je crois que tu as sous-estimé mon compositeur, ajouta-t-elle. Le souffle de Robert était un peu bruyant comme s’il avait essayé de porter quelque chose de trop lourd. C’est une farce inepte, répondit-il. Une bravade ridicule. Non, affirma Hespéro. C’est un acte perfide de scintillation. Si tu t’intéresses à la scintillation, aimable praifec, suggéra Murielle, tu n’as pas à chercher plus loin que notre cher régent. Frappe-le avec une lame, tu verras qu’il ne saignera pas, du moins pas du même sang que les hommes. J’ai l’impression que tu te montres bien sélectif quant aux forces diaboliques que tu méprises et celles que tu confortes, praifec Hespéro. Silence, Murielle ! coupa Robert. Tais-toi avant que je ne te fasse couper la langue. Comme tu as coupé la langue du Gardien ? -569- Robert soupira et claqua des doigts, soudain un bâillon fut forcé dans la bouche de Murielle par-derrière. Une fois le choc passé, elle ne daigna pas se débattre. C’eût été indigne d’elle. Le praifec voulut dire quelque chose, mais les instruments se mirent à construire une mélodie pour accueillir le retour de Lihta sur scène. La jeune femme se trouvait près de la geôle dans laquelle était enfermé Gilmer, et ils échangèrent de nouveau des serments d’amour. Gilmer lui dit qu’il avait appris que la ville se soulèverait à minuit. Il parla de sa crainte qu’ils fussent tous tués, de sa frustration de ne pas pouvoir se joindre à eux, et surtout de toute sa douleur de ne pas l’avoir pour épouse. Il la supplia de fuir la ville avant qu’il ne fût trop tard. Les rottes et les basses de viole soulevèrent son mal d’amour jusque dans les airs et l’offrirent aux étoiles. Lihta chanta à son tour, et Murielle saisit soudain des réminiscences de l’air qu’Ackenzal avait joué pour elle la première fois qu’elle était allée le voir, cet air qui avait amené des larmes aussi inhabituelles que malvenues à son visage. Cette fois, il excitait son appétence en lui promettant l’imminence de la note finale, de l’harmonie qui la libérerait du premier accord. Mais la mélodie redevint inconnue, alors que Lihta rappelait à Gilmer que leur devoir était le même à tous. Soudain, ils entonnèrent L’hymne à sainte Sabrina, la sainte qui protège la Terre-Neuve, et un millier de voix se joignirent au duo, car c’était une chanson que chacun dans le public connaissait. Le son en fut puissant. Les amoureux se séparèrent tandis que l’hymne se dispersait dans le vent. Mais avant de quitter la scène, Lihta rencontra une nouvelle fois la fille de la taverne, qui lui demanda où elle allait. À mon mariage, répondit-elle avant de disparaître. La fille de la taverne, affolée, alla porter la nouvelle à Gilmer, qui chanta son angoisse tandis qu’elle s’efforçait de le réconforter. Alors, hors de leur vue, Lihta réapparut, vêtue de sa robe de mariée de brocart safnien argent, toute la fortune de son père. Tandis que Gilmer pleurait, et que les nuages s’amassaient -570- dans les cordes basses, Lihta retourna vers Rémismund. Elle rencontra d’abord Razovil, qui se moqua d’elle tout en faisant dans le même temps quelques suggestions lascives. Puis elle emprunta les escaliers, montant lentement et régulièrement, jusqu’à la chambre de Rémismund à l’étage. Lorsqu’il la vit, Rémismund revint à son affabilité de façade, lui dit qu’il lui offrirait joie et richesse, puis s’excusa le temps de mettre un garde à sa porte, car il allait être occupé. Lorsqu’il chanta cela, Murielle eut un hoquet à travers son bâillon, comme elle sentait de nouveau le corps de Robert contre le sien, ses mains relevant sa chemise de nuit. Elle eut un haut-le-cœur, et craignit de vomir dans le bâillon, mais soudain la main d’Alis se tendit et prit la sienne pour la serrer fort. Le terrible souvenir passa de viscéral à simplement déplaisant. Lihta était seule maintenant, et regardait dans la nuit. La onzième cloche sonna, et quelque part au loin s’éleva le chœur ténu des habitants qui se rassemblaient pour leur bataille sans espoir contre les hommes de Rémismund. Alors, dans les cordes, quelque chose commença à descendre, un oiseau qui revenait progressivement vers la terre, en marquant des pauses ici et là, mais en continuant de descendre toujours, jusqu’à apparaître entièrement. Puis, seule, d’abord imperceptiblement, Lihta entonna son dernier air : Quand viendra la lumière du jour, Je me serai envolée, mon amour... Sa voix était la peine faite musique, mais dans le même temps Murielle entendit le triomphe enchâssé dans l’accablement, l’espoir qui ne pouvait mourir que lorsque mourait la croyance en l’espoir. C’était la mélodie de ce jour-là, celle qui l’avait décidée à commander la pièce. La voix solo de Lihta fut rejointe par une unique flûte, puis un pipeau, puis les rottes avec l’élégance de leur large glissando. Les mots qu’elle chantait n’importaient plus, en fait R il n’y avait que la peur et la peine, et, lorsque les basses de viole se joignirent à sa voix, la détermination et le courage du désespoir. -571- Des larmes coulèrent sur les joues de Murielle lorsque Rémismund réapparut, annoncé par aucun instrument, mais s’imposant aux siens. Lihta était debout devant la fenêtre. Elle serra son voile dans ses mains tandis qu’il se saisissait d’elle, et un instant, il parut que la musique faiblissait, comme si la résolution de Lihta avait fléchi. Mais soudain sa voix s’éleva, montant plus haut encore tandis qu’à ses pieds, la musique s’érigeait en une montagne comme les fondations même du monde. Et là, là, vint l’accord parfait qui concluait tout ce qu’il y avait eu auparavant, la jonction du début et de la fin, son achèvement... Son triomphe. Tout en chantant, Lihta se pencha en avant comme pour l’embrasser, glissa le voile autour du cou de Rémismund et se jeta par la fenêtre. Surpris, les mains autour d’elle, il n’eut pas le temps de réagir. Tous d’eux tombèrent dans la rue. Et quoique Murielle se souvînt que la scène n’était pas vraiment si haute, qu’elle soupçonnât la présence de quelque sorte de matelas caché sous la fenêtre, rien de tout cela n’en parut. Il sembla réellement qu’ils tombaient, tombaient, et mouraient sur les pavés loin dessous. Et toujours l’harmonie flottait là, la voix de Lihta reprise par les instruments comme pour montrer que même la mort ne pouvait faire taire ce chant-là. Une marche débuta ensuite, comme si les habitants de la ville se précipitaient sur les hommes de Rémismund qui, découragés par sa mort, fuyaient ou mouraient. Et lorsque le silence s’installa finalement, il dura longtemps, puis quelqu’un cria R pas quelqu’un d’important, juste une voix dans le public. Mais c’était un cri irrégulier, glorieux, et triomphant. Quelqu’un d’autre s’y joignit, puis tout le bosquet des chandelles se leva dans un rugissement. Tout le monde, à l’exception de Robert et d’Hespéro. Léoff regarda le public abasourdi, puis tourna les yeux vers le praifec, dont le regard valait celui de n’importe quel basilnixe. Léoff s’inclina avec raideur et entendit un unique et puissant cri. -572- Puis la foule parut entrer en éruption. Il sut que c’était le plus grand moment de sa vie R que cela ne se reproduirait probablement jamais R et il en tira non pas de la fierté mais la plus profonde satisfaction qui fût imaginable. Il la ressentait encore une demi-heure plus tard lorsque, alors qu’il félicitait ses musiciens et rougissait du baiser que lui avait impulsivement donné Aréana, les gardes arrivèrent La garde de Robert entraîna sans cérémonie Murielle et Alis à travers la foule, et les poussa à l’intérieur de la voiture qui devait les ramener à leur prison. Mais durant tout le chemin, elle put les entendre R le peuple R qui chantaient l’hymne de Sabrina. Elle ne put s’empêcher de pleurer, et lorsque son bâillon lui fut finalement ôté, elle chanta avec eux. Cette nuit-là, elle continua de les entendre à travers ses fenêtres et sut qu’une fois de plus, le monde avait profondément changé R mais à ce moment en bien. Cela ressemblait, pour la première fois depuis très longtemps, à une victoire. Cette nuit-là elle dormit et rêva ; ses rêves ne lui apportèrent pas la terreur mais la joie. -573- CHAPITRE SIX YULE Aspar grimaça lorsque le léic enfonça l’aiguille à travers sa joue une dernière fois et noua le fil. C’est fini, dit le vieil homme. Tu as eu de la chance avec les deux blessures. L’épaule devrait bien se remettre. Je ne suis pas sûr qu’une blessure soit jamais une chance, soupira Aspar, soulagé d’entendre que le vent ne sifflait plus à travers sa joue à chaque fois qu’il parlait. Elle l’est quand un écart de la largeur d’un doigt aurait signifié la mort, répondit gaiement le léic. Maintenant, tu m’excuseras, mais il y a d’autres blessés parmi vous. Et elle ? demanda Aspar en faisant un signe du menton vers l’endroit où était étendue Leshya, enroulée dans des couvertures, son visage inconscient plus pâle encore qu’à l’habitude. Le léic haussa les épaules. Je ne sais pas grand-chose des Sefrys, avoua-t-il. Ses blessures étaient très mauvaises, j’ai fait ce que je savais faire. Elle est dans les mains des saints, maintenant. (Il tapota l’épaule intacte d’Aspar.) Il vaut mieux que tu te reposes, en particulier si tu es assez inconscient pour essayer de chevaucher demain. Aspar acquiesça, les yeux toujours tournés vers la Sefry. La chevauchée jusqu’au château était un souvenir vu à travers un brouillard de douleur et de perte de sang. Mais Winna était restée avec lui, pour le maintenir en selle. Elle ne l’avait quitté -574- que quelques instants plut tôt, pour avoir été appelée par la princesse. Il savait que sire Neil et les Vitelliens avaient été très amochés, mais Leshya était de loin la plus mal en point. Ils l’avaient trouvée plantée contre un tronc par une flèche. Il mit ses mains sur ses genoux et se remit sur pied, puis il alla se mettre à côté d’elle, dans la lueur des chandelles. Son ombre tomba sur son visage, et elle s’agita. Que... ? dit-elle d’une voix pantelante, en ouvrant les yeux. Ne bouge pas, lui conseilla Aspar. Tu es blessée. Tu te souviens ? Elle acquiesça. J’ai froid. Aspar jeta un œil vers l’âtre. Lui était en sueur. Je pensais que tu avais filé, dit-il. Oui, murmura-t-elle en refermant les yeux. Mais je ne pouvais pas faire cela, n’est-ce pas ? Je ne vois pas pourquoi. Tu ne le vois pas ? Mais R aucune importance. Je ne suis pas partie. Werlic. Merci. Elle hocha la tête et rouvrit les yeux. Ils brillaient comme des lampes violettes. Je dois partir avec eux demain, confia-t-il. À Eslen. Bien sûr, dit-elle. Je le sais. Eh bien, il se trouve que j’ai besoin que tu ne meures pas pendant mon absence, expliqua-t-il. ... ne suis pas à tes ordres, Forestier, répondit-elle. Mais reste avec moi jusqu’à ton départ, d’accord ? Aspar hocha la tête. Oui. Il s’allongea sur le sol près du lit et s’endormit rapidement. Lorsqu’il s’éveilla, c’était le matin, et Winna l’agitait gentiment. Il est temps de partir, dit-elle. Oui, répondit Aspar. (Il regarda Leshya. Elle respirait encore et semblait avoir repris un peu de couleur.) Oui. -575- Cazio versa un peu d’eau entre les lèvres de z’Acatto. Dans son sommeil, le vieux maître d’armes grimaça et essaya de la recracher. Eh bien ! s’exclama Cazio, c’est bon signe. Il faut qu’il boive, dit le guérisseur. Il a perdu beaucoup de sang, et le sang est fait d’eau. Le guérisseur hornien parlait vitellien avec un accent bizarre, comme s’il chantait. Le sang est fait de vin, rétorqua z’Acatto en entrouvrant un œil. Le vin originel, le vin de saint Fufiono, voilà ce qui coule dans nos veines. L’eau sert à noyer les bébés. Le guérisseur sourit. Un peu de vin mouillé ne peut pas faire de mal, dit-il. Je vais lui en trouver. Attends, souffla z’Acatto. Dans quel pays sommes-nous ? Tu es en Hornladh, dans l’empire de Crotheny. Z’Acatto plissa le front et laissa retomber sa main. Cazio, bougonna-t-il, tu sais qu’aucun vin buvable n’a jamais été produit au nord de Tero Gallé ? Nous ne trouvons pas notre vin difficile à boire, dit le guérisseur. Par pitié, poursuivit z’Acatto. Je ne voudrais pas t’insulter, mais cela signifie seulement que vous n’avez aucun goût, ou du moins aucun élément de comparaison. Comment suis-je arrivé en cet endroit infernal ? Le dernier verre d’un homme doit lui rappeler tout ce qui est bon dans la vie, pas l’envoyer à sire Ontro en pleurs. En premier lieu, affirma le guérisseur, tu n’es pas mourant, pour autant que je puisse le voir. Non ? s’étonna z’Acatto en fronçant les sourcils de surprise. Non. Tu vas rester longtemps au lit, et mettre plus longtemps encore à retrouver tes forces, mais tu ne perds plus de sang, et tes blessures ne devraient pas s’infecter. En d’autres termes, tu n’as plus que la peau et les os, ricana Cazio. -576- Si je ne savais pas que c’était impossible, repartit le guérisseur, je dirais que ceux qui t’ont tiré dessus cherchaient à te blesser sans te tuer. Comme personne ne tire aussi bien, je suppose que tu dois remercier les saints. Je remercierai saint Fufiono si l’on trouve du vin vitellien ici, fulmina z’Acatto, et je remercierai beaucoup plus encore celui qui me l’apportera. Je crois qu’il y a du Barnicé et Tarvé galléen dans la cave, répondit le guérisseur. Il faudra que tu t’en contentes. Eh, dit le maître d’armes, cela pourra aller jusqu’à ce que je trouve mieux. Le guérisseur quitta les lieux et z’Acatto grommela un peu dans sa barbe, puis il fixa Cazio des yeux. Je remarque que nous sommes tous les deux en vie. Effectivement, opina Cazio, encore que je n’aie pas encore très bien compris comment Tu as à peine quelques égratignures. Cazio parcourut du regard tous les bandages et pansements qui couvraient son corps. C’est vrai, répondit-il. Tout cela grâce à notre entraînement. Il lui narra alors du mieux qu’il le put les événements de la nuit précédente. Eh bien, dit le vieux maître d’armes lorsque Cazio eut fini, ce sont des affaires qui... (Il s’interrompit et l’espace d’un instant, parut s’endormir, mais il se ragaillardit et rouvrit les yeux.) Quand rentrons-nous chez nous ? Je pensais que c’était toi qui m’avais dit que je devais sortir et voir le monde. Eh bien, tu en as beaucoup vu, répondit z’Acatto. Maintenant, il est temps de consacrer un certain temps à s’étendre au soleil et à boire quelques bonnes années, tu ne crois pas ? Il est peut-être même possible que nous puissions retourner à Avella, et sinon, je suis certain que la comtesse nous accueillera encore. Son visage se tendit devant l’expression qui avait dû s’afficher sur le visage de Cazio. Quoi ? -577- Eh bien, dit Cazio, il se trouve qu’Anne est la princesse de Crotheny. Quelle surprise ! renâcla z’Acatto. Tu ne te souviens pas de la façon dont ces filles ont été affectées lorsque l’on a appris la mort de Guillaume ? En fait oui, mais j’ai cru qu’elles étaient juste tristes de la mort de leur empereur. Je ne savais pas que c’était son père. Il se souvint que, le jour où il avait rencontré Anne, il avait préféré garder en réserve son propre petit titre pour pouvoir l’impressionner en l’exhibant au moment opportun. Maintenant, il trouvait cela ridicule, ainsi que beaucoup d’autres choses. Tu aurais pu me le dire, reprit Cazio. Si je ne te pousse pas à te servir de ton cerveau, il va se transformer en bouillie, répliqua z’Acatto. Quoi qu’il en soit, insista Cazio, son royaume a été usurpé et sa mère emprisonnée. Elle m’a demandé de me joindre à elle pour le reprendre et la libérer. Ce n’est pas ton pays, dit z’Acatto, soudain sérieux, et ce ne sont pas tes affaires. J’ai l’impression que ça l’est, répliqua Cazio. Je suis venu jusqu’ici R et j’ai envie d’aller jusqu’au bout. Il ne s’agit pas d’aller au bout, mon garçon. Il s’agit de partir en guerre, et c’est une chose que tu n’as pas envie de connaître, je te le promets. Je n’ai pas peur de la guerre, lui lança Cazio. Alors tu es un imbécile ! cracha le maître d’armes. Tu te souviens que je t’avais dit que combattre un chevalier n’avait rien à voir avec tes duels méridionaux ? Je m’en souviens, opina Cazio. Tu avais raison, et c’est grâce à tes conseils que j’ai survécu. Alors écoute-moi encore une fois, même si c’est la dernière, maugréa z’Acatto. Quoique tu imagines qu’est la guerre, tu te trompes. C’est terrible, et avoir du courage n’y change rien. Ce n’est pas mourir qui est le pire dans la guerre, c’est d’y survivre. Cazio soutint fermement son regard. -578- Je te crois, rétorqua-t-il. Et je crois que tu parles d’expérience, même si tu ne veux pas en discuter. Mais je pense que c’est devenu mon devoir, z’Acatto. Je crois que j’ai ma part dans ce combat, et j’espère avoir suffisamment mérité ton respect pour que tu ne supposes plus que je prends mes décisions comme un enfant. Je ne sais peut-être pas exactement dans quoi je me lance, mais j’ai les yeux ouverts. Z’Acatto soupira et hocha la tête. Tu es parti bien loin de chez toi, Cazio, dit-il enfin. Et tu as beaucoup appris. Je vois ressortir enfin ce que j’ai toujours su que tu avais au fond de toi. Mais suis mon conseil, cette fois. Rentre avec moi. Tu ne peux pas voyager pour l’instant, soupira Cazio. Et quand nous aurons tout réglé à Eslen, tu pourras nous y rejoindre. Non, refusa le vieil homme. Dès que je le pourrai, je rentrerai en Vitellio. Si tu veux vraiment partir vers le nord et te mêler de tout cela, tu le feras sans moi. Cazio tira son épée endommagée et se mit en position de salut. Je te salue, vieil homme, reprit-il avec respect. Ce que tu as fait la nuit dernière était au-delà du concevable. Je ne t’oublierai jamais tant que je vivrai. Tu t’en vas, dit z’Acatto d’une voix égale. Oui. Alors vas-y. Plus de belles paroles. Vas. Azdei. — Azdei, mestro, répondit Cazio. Il craignit soudain terriblement de pleurer. Neil mit un genou à terre devant Anne et s’efforça de rester en équilibre, mais son corps, rongé par la douleur et l’épuisement, le trahit, et il tomba. Il se retint avec les mains. Apaise-toi, sire Neil, dit Anne. Assieds-toi, s’il te plaît. Il hésita, puis se releva et alla retomber sur le banc. Des points noirs et brillants dansèrent devant ses yeux. Je suis désolé, Altesse, marmonna-t-il. Je suis un peu essoufflé. La princesse hocha la tête. -579- Tu as été très éprouvé, sire Neil, fit-elle remarquer, et en partie par ma faute. Je ne t’ai pas fait confiance à z’Espino. Cela paraît évident, Altesse. Elle serra les mains derrière son dos et le regarda sans ciller. Je t’ai fait du tort, confessa-t-elle, et tu as manqué en mourir. Mais j’avais mes raisons. Doutes-tu de moi ? Neil réalisa que ce n’était pas le cas. Non, Majesté, répliqua-t-il. Je comprends la position dans laquelle tu te trouvais. J’aurais dû faire un effort plus important pour te convaincre. Je ne suis pas la reine, sire Neil, lui rappela-t-elle doucement. Tu ne devrais pas m’appeler « Majesté ». Je comprends, Altesse, répondit Neil. Elle posa la main sur son épaule. Je suis heureuse que tu aies survécu, sire Neil. J’en suis très heureuse. Neil entendit en cela une excuse R une excuse dénuée de faiblesse. Une façon extrêmement régalienne de s’excuser qui provoqua un petit frisson en lui. Je sers quelqu’un qui le mérite, se surprit-il à penser. Il n’avait pas connu Anne jusque-là, pas réellement. Mais il savait qu’elle n’était pas comme cela, autrefois. Quelque chose avait profondément changé en elle. Elle avait été une jeune fille ; maintenant, elle était quelque chose de beaucoup plus fort. Ah, Cazio, s’exclama Anne. Neil releva les yeux et vit que le Vitellien les avait rejoints. — Mi Regatura, salua Cazio d’un ton un peu impertinent, et, comme si le geste lui coûtait, il mit un genou à terre. Anne le toisa un instant, puis elle hocha la tête et dit quelque chose en vitellien. Je dois voir quelqu’un d’autre, maintenant, s’excusa-t-elle à Neil. Neil fit un signe d’assentiment, Cazio fit de même, puis ils se relevèrent tous les deux. Comme Anne s’éloignait, le Vitellien regarda Neil. -580- Je parle pas bien ta langue, réussit-il à articuler avec un accent incroyable, mais j’écoute, non ? Toi es brave. Toi mon frère. Il tendit la main. Neil la serra. Ce fut un honneur que de combattre à ton côté, dit-il. Elle... répondit le Vitellien en cherchant ses mots et en indiquant Anne. Non, pas la même, réussit-il finalement à articuler. Non, souffla Neil. C’est une reine, maintenant. Anne baissa les yeux vers le cadavre de Roderick. Vespresern l’avait déjà toiletté et étendu dans un linceul. Maintenant elle pleurait, tandis qu’Anne et Austra le regardaient. Il est mort bravement, osa Anne. Vespresern tourna la tête et lui adressa un regard dur. Il est mort pour toi, dit-elle. Je n’arrive pas à croire que tu le mérites. Il t’aimait. Il était fou d’amour pour toi. Anne acquiesça, mais elle n’avait rien à dire. Après un temps elle partit, avec Austra sur les talons. Les deux femmes montèrent sur les remparts, pour qu’Anne pût sentir le vent. La menace d’orage avait depuis longtemps disparu, les étoiles brillaient dans le ciel nocturne. Je pensais que je l’aimais, avoua Anne. Puis j’ai pensé que je le haïssais. Maintenant, je ne ressens plus grand-chose, sinon de la pitié. Pourquoi ? demanda Austra. Son père a dû lui demander de te courtiser. Ils prévoyaient de te tuer depuis le début, et Roderick n’était qu’un instrument de ce plan. Je sais. Et si ma malédiction ne l’avait pas forcé à m’aimer, il m’aurait tuée lui-même, j’en suis certaine. Mais je l’ai maudit, encore et encore. Il est mort pour une raison qu’il ne comprenait même pas. Comme ce cheval, tu te souviens ? Le cheval du duc Orien ? Il s’était cassé une jambe, et nous étions cachées dans les écuries, et nous les avons vu le tuer ; on pouvait voir dans ses yeux qu’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. -581- Je suppose, oui. Et si je n’avais pas eu la bêtise de lui écrire, rien de tout cela ne serait arrivé. Son amour fut d’abord feint, puis forcé par la scintillation. Le mien n’était ni l’un ni l’autre R juste une illusion naïve de jeune fille. Alors qui est vraiment responsable ? Tu ne peux pas te charger de tous ces fardeaux. Oh mais si, répondit Anne. Je le dois. J’y suis retournée, Austra. J’ai vu la quatrième Féalité, et elle m’a dit que ma mère avait été emprisonnée et que le trône de mon père avait été usurpé. C’est pour cette raison que nous partons demain. C’est impossible, s’émut Austra. J’y crois, répondit Anne. D’abord ils tuent la moitié de ma famille, puis ils s’emparent du trône. Cela paraît parfaitement logique. Mais ils m’ont manquée et ils vont le regretter. Austra la dévisagea longuement. Je le crois, accepta-t-elle enfin. (Elle voulut dire autre chose, mais parut lutter avec elle-même.) Je suis désolée de t’avoir désobéi, dit-elle finalement. Anne la regarda d’un air sincère. Austra, tu es réellement la seule personne que je peux prétendre aimer. Je le sais, maintenant. Je ne peux même pas dire cela de ma mère ou de Charles, du moins pas honnêtement. Tu es la seule que j’aime réellement. Je t’aime aussi, répondit Anne. Mais tu ne pourras plus me désobéir, la prévint Anne en la prenant par la main. Plus jamais. Je peux avoir raison et avoir tort, et tu peux essayer de me convaincre lorsque tu penses que je me trompe. Mais une fois que j’ai décidé, ma décision est tienne. Parce que tu es la princesse et que je suis une servante ? murmura Austra. Oui, répondit Anne. Ils se mirent en route le lendemain matin R Anne, Austra, Winna, Aspar, Neil, Cazio, et vingt cavaliers de Dunmrogh. Les nuages étaient revenus, et la neige se mit à tomber en milieu de journée, la première neige de l’hiver. C’était yule : à partir de -582- maintenant, les jours ne feraient que rallonger. -583- ÉPILOGUE RESACARATUM Léoff leva les yeux lorsque le praifec entra dans la petite pièce qui avait été son domicile ces deux derniers jours. Il n’y avait pas grand-chose ici : une table, quelques chandelles, et aucune fenêtre R c’était évidemment impossible, si loin sous terre. Tu es un homme très intelligent, dit le praifec après un temps. Et bien meilleur stratège que je ne l’aurais imaginé. Je t’avais dit que ce serait magnifique, répondit Léoff, en essayant de paraître courageux. Oh oui, cela l’était, reconnut Hespéro. Même moi, j’en ai été ému R ému comme par scintillation, en fait. C’était de la musique, pas de la scintillation, insista Léoff. Toute musique est magique. On ne peut artificiellement séparer... Oh, mais je le peux, répliqua le praifec. Et je crains que le conseil des praifecs ne soit d’accord avec moi. Léovigilde Ackenzal, tu es en cet instant convaincu de scintillation et de haute trahison. Il s’approcha et posa la main sur l’épaule de Léoff. Le musicien en eut la chair de poule. Non, mon ami, lâcha le praifec de son ton le plus avunculaire, profite de ton triomphe. Il devra te satisfaire pour le reste de ta vie. Léoff redressa le menton. Je n’ai pas peur de mourir, assura-t-il. -584- Le praifec haussa les épaules. Je ne vais pas te tuer, dit-il. Mais sous peu, je vais quitter cette pièce, et toi aussi. Tu seras emmené en un endroit... (Il mit ses mains derrière son dos.) Fralet Ackenzal, connais-tu le sens du mot Resacaratum ? Cela signifie reconsécration, rendre saint de nouveau. Effectivement. Le monde est devenu un lieu sacrilège, Fralet Ackenzal. Je pense que tu t’en es aperçu. La guerre menace partout, des monstres terribles errent ici et là R je crois que tu en as rencontré un toi-même, n’est-ce pas ? Oui, opina Léoff. Oui. Le monde a besoin d’une purification, et lorsque ce besoin survient, l’Église est toujours à portée. Cela commence maintenant, dans chaque pays, chaque village, chaque maison. Le Resacaratum a débuté. Et tu as l’honneur d’être l’un de ses premiers... exemples. Que veux-tu dire ? demanda Léoff, les poils de sa nuque hérissés. Tu vas être lustré, fralet R purifié. Je crains que ce ne soit douloureux, mais la rédemption n’est jamais gratuite. Il serra amicalement l’épaule de Léoff et s’en alla. Comme il l’avait promis, quelqu’un vint et emmena Léoff. Il voulut se montrer courageux, mais Léoff n’était pas fait pour la douleur, et après un temps il hurla, gémit, et supplia qu’on y mît fin. Mais cela ne prit pas fin. -585-