PROLOGUE DANS L’ANTRE DU VAER En souriant, Robert Dare offrit une rose à Murielle. Garde-la, suggéra-t-elle. Elle améliorera peut-être ton odeur. Robert soupira, en caressant la petite barbe noire qui aiguisait ses traits déjà naturellement fins. Puis la main sur sa poitrine, il fixa son regard ténébreux sur Murielle. Il paraissait bien plus âgé que les vingt hivers qu’il avait passés dans ce monde, et un infime instant, elle ressentit un lointain élan de sympathie pour cet homme qui avait assassiné son époux et ses filles. Pour ce qu’il était devenu. Mais quoi que cela pût être, ce n’était pas humain, et sa sympathie fut emportée par une vague de répulsion. Aussi charmante qu’à l’habitude, ma chère, dit Robert d’une voix posée. (Son regard se tourna subrepticement vers l’autre femme qui se trouvait avec eux dans la pièce, comme s’il eût été un chat épiant deux souris.) Et comment se porte la belle dame Berrye, aujourd’hui ? Alis Berrye, la servante et protectrice de Murielle, gratifia Robert d’un sourire cordial. Je vais très bien, Altesse. Oui, je vois cela, dit Robert. Il se rapprocha et tendit la main droite pour caresser les boucles brun-roux d’Alis. -3- La jeune femme ne broncha pas, sauf peut-être pour un léger cillement. De fait, elle était totalement figée. Murielle l’imagina réagissant ainsi à la vue d’une vipère prête à frapper. Il est vrai que tu es dans la fleur de l’âge, poursuivit-il. Rien d’étonnant à ce que mon cher et défunt frère se fût à ce point épris de toi. Si jeune, si débordante de santé et de vigueur, si douce et ferme. Non, l’âge n’a même pas commencé à exhaler dans ta direction, Alis. La pique était destinée à Murielle, mais elle se refusa à la relever. Oui, Alis avait été l’une des maîtresses de son époux R la plus jeune, pour ce qu’elle en savait R mais depuis le décès de ce dernier, elle s’était révélée une amie utile et loyale. C’était étrange, mais c’était le cas. La jeune femme baissa ses yeux azur et ne répondit pas. Robert, dit Murielle en brisant le silence, je suis ta prisonnière et me trouve donc à ta merci, mais j’espère m’être montrée parfaitement claire sur le fait que je n’ai pas peur de toi. Tu es un fratricide, un usurpateur, et quelque chose de bien pire que je ne sais nommer. Je suppose que tu ne seras pas surpris si je te dis que je ne prise pas ta compagnie. Alors si tu pouvais s’il te plaît ne plus différer le quelconque avilissement que tu peux me réserver, je t’en saurais gré. Le sourire de Robert se figea. Puis il haussa les épaules et laissa tomber la fleur. La rose ne venait pas de moi, de toute façon, expliqua-t-il. Fais-en ce que tu veux. Mais prends donc un siège. Il indiqua d’un geste maladroit les chaises qui entouraient une épaisse table de chêne aux pieds ciselés en forme de serres, un motif bien dans le ton de la décoration monstrueuse de la salle, une partie des quartiers rarement utilisés qui se trouvaient au plus profond du donjon appelé le Vaersaal. Deux grandes tapisseries étaient suspendues sur les murs ; l’une dépeignait un chevalier arborant une ancienne cotte de mailles et un heaume conique, et brandissant une épée d’une longueur et d’une largeur improbables contre un Vaer aux écailles dessinées de fils d’or, d’argent et de bronze. Son corps serpentin s’enroulait autour des bords de la tenture, et se tendait vers le centre où se dressait le chevalier, qu’il menaçait -4- de ses griffes mortelles et d’une gueule aux venimeux crocs de fer. L’œuvre était si bien réalisée qu’il semblait que le grand serpent pouvait à tout moment s’en détacher et glisser sur le sol. La seconde tapisserie paraissait beaucoup plus ancienne. Ses couleurs avaient passé, et par endroits, les fibres étaient élimées. Elle était tissée dans un style plus simple et moins réaliste, et représentait un homme debout devant un Vaer mort. Le personnage était dessiné avec une telle austérité qu’elle ne pouvait être certaine qu’il s’agissait du même chevalier, ni s’il portait une armure ou un simple pourpoint à la coupe un peu inhabituelle. Son arme était beaucoup plus modeste, plus proche d’un couteau que d’une épée. Il tenait son autre main devant sa bouche. Tu étais déjà venue ici ? demanda Robert alors que finalement elle s’asseyait à contrecœur. Une fois, répondit-elle. Il y a bien longtemps. Guillaume a reçu ici un seigneur de Skhadiza. Quand j’ai découvert cette salle R je devais avoir neuf ans R elle était pleine de poussière, dit-il. On pouvait à peine s’y asseoir, mais je l’ai trouvée charmante. Effectivement, dit sèchement Murielle. Elle regarda un reliquaire grotesque adossé à un mur. Il était presque entièrement fait de bois, sculpté dans une forme approchant celle d’un homme aux bras tendus qui tenait dans chaque main serrée un crâne humain doré. En lieu d’un visage humain, il avait une tête de serpent avec des cornes de bélier. Ses jambes étaient très courtes, et se terminaient par des serres d’oiseau. Son abdomen était une vitrine derrière laquelle elle pouvait distinguer un cône d’ivoire mince et légèrement incurvé, de la taille de son bras. Ce n’était pas ici, auparavant, fit-elle remarquer. Non, reconnut Robert. Je l’ai acheté à un marchand sefry, il y a quelques années de cela. Ceci, ma chère, est la dent d’un Vaer. Il dit cela comme un petit garçon qui a trouvé quelque chose d’intéressant et s’attend à en être récompensé par quelque attention particulière. -5- Comme ce ne fut pas le cas, il roula des yeux et fit sonner une petite clochette. Une servante apparut, portant un plateau. C’était une jeune femme aux cheveux sombres, avec une petite cicatrice de variole sur le visage. Elle avait de grands cernes noirs sous les yeux, et ses lèvres étaient serrées à en être livides. Elle déposa un gobelet de vin devant chacun d’entre eux, sortit, puis revint avec un plateau de douceurs : des poires confites, des biscuits au beurre, des gâteaux à l’eau-de-vie, des beignets de fromage au miel, et des lunes vierges, la friandise favorite de Murielle, des chaussons au sucre fourrés à la pâte d’amande. Je vous en prie, dit Robert en sirotant une gorgée de son vin et en indiquant le plateau de la main. Murielle garda un temps les yeux fixés sur son vin, puis but une gorgée. Robert n’avait aucune raison particulière de l’empoisonner en cet instant précis, et serait-ce jamais le cas qu’elle n’aurait aucun moyen de l’en empêcher : tout ce qu’elle buvait et mangeait dans sa prison dépendait en fin de compte de lui. La boisson était surprenante : ce n’était pas du vin, mais quelque chose au goût de miel. Voilà, dit Robert en reposant son gobelet sur la table. Dame Berrye, est-ce à votre goût ? C’est très doux, reconnut-elle. Un cadeau, dit Robert. C’est le plus extraordinairement fin des hydromels de Haurnrohsen, de la part de Bérimund de Hansa. Bérimund se montre très généreux ces derniers temps, fit remarquer Murielle. Et il te porte en très haute estime, ajouta Robert. À l’évidence, répondit-elle sans chercher à atténuer son sarcasme. Robert but une autre gorgée, puis il prit son gobelet à deux mains et commença à le faire lentement tourner dans ses paumes. J’ai remarqué que tu admirais les tapisseries, dit-il, les yeux baissés vers son hydromel. Connais-tu l’homme qui y est représenté ? -6- Je ne crois pas. Hairugast Waurmslauht, le premier des Reiksbaurg. Certains l’appelaient le blodrauhtin, le Chevalier de Sang, parce qu’on dit qu’après avoir tué le monstre, il avait bu le sang du Vaer et l’avait mêlé au sien. Il s’imprégna ainsi de sa force, qu’il transmit à tous ses descendants. C’est pour cette raison que les Reiksbaurg sont restés puissants. Ils n’étaient pas tellement puissants lorsque ton grand-père les a chassés de Crotheny, fit remarquer Murielle. Robert agita l’index dans sa direction. Mais ils étaient puissants lorsqu’ils ont pris le trône à tes ancêtres lieriens. C’était il y a bien longtemps. Il haussa de nouveau les épaules. Hansa est plus puissante qu’elle ne l’était alors. Tout cela n’est qu’une danse, Murielle. Une pavane à la Duchesse Rousse. L’empereur de Crotheny fut lierien, puis hansien, et il est aujourd’hui d’ascendance virgenyenne. Mais quel que soit son sang, il est l’empereur de Crotheny. Le trône est immuable. À quoi veux-tu en venir, Robert ? Il s’appuya sur ses coudes et la regarda avec un sérieux presque comique. Nous sommes au bord du chaos, Murielle. Des monstres venus des plus noirs de nos vieilles-qui-pressent arpentent librement nos campagnes, terrorisent nos villages. Certaines nations se préparent à la guerre, et notre trône, apparemment faible, est une cible que peu ignorent. L’Église voit l’hérésie partout et pend par villages entiers R ce qui me paraît fort peu productif, mais il s’agit malgré tout de l’un de nos rares alliés. Quoi qu’il en soit, tu ne vas pas abandonner le trône à Marcomir de Hansa, affirma Murielle d’une voix confiante. Tu as travaillé bien trop dur pour te l’approprier. Oui, ce serait idiot, n’est-ce pas ? reconnut-il. Non, mais je vais faire ce que font souvent les rois pour consolider leur pouvoir. Je vais me marier. Et toi aussi, ma chère belle-sœur, ajouta-t-il. Je me suis pourtant montrée assez claire, répliqua Murielle. Tues-moi si tu veux, mais je ne t’épouserai pas. -7- Il haussa les épaules et les haussa encore, comme s’il s’efforçait de chasser quelque chose de son dos. Non, effectivement, dit-il d’un ton désabusé. Je sais que tu ne le feras pas. Ce couteau que tu m’as planté dans le cœur laissait effectivement entendre que tu ne souhaitais pas réellement donner suite à ma proposition. Quelle chance tu as eue qu’il ne batte pas, ton cœur. Il se laissa aller en arrière et ferma les yeux. Faut-il toujours que tu t’arrêtes à de tels détails ? demanda-t-il. Qui est vivant, qui est mort... Tu crois te porter mieux, simplement parce que ton cœur bat. Quelle prétention, de ta part. Et, dois-je ajouter, quel manque de générosité ! Tu es totalement fou, fit remarquer Murielle. Robert grimaça et rouvrit les yeux. Que voici une récrimination familière... Mais tu me permettras de revenir à ce que je disais, n’est-ce pas ? En fait, je ne renouvelais pas ma proposition R m’être fait poignarder une fois par toi m’a suffi. Non, tu épouseras Bérimund Fram Reiksbaurg, l’héritier du trône de Hansa. Et j’épouserai sa sœur Alfswan. À nous deux, nous assurerons mon trône. Murielle s’esclaffa d’un rire amer. Je ne crois pas, Robert, dit-elle. J’ai déjà rejeté une fois l’offre de Bérimund. Pas vraiment, fit remarquer Robert. En fait, ton fils Charles a refusé cette proposition parce que, après tout, il était le roi à cette époque, et cette prérogative lui appartenait alors entièrement. Évidemment, Charles a la tête creuse, et tu contrôlais entièrement ses actions. Mais ce n’est plus lui le roi, poursuivit-il. C’est moi. Et de par ma prérogative, j’ai accordé ta main à Bérimund. Le mariage aura lieu dans un mois. L’air parut soudain plus dense R presque comme de l’eau. Murielle ravala son envie de tendre la tête vers la surface. Robert pouvait faire cela. Il allait le faire, et elle n’avait absolument aucun moyen de l’en empêcher. Cela ne sera pas, réussit-elle finalement à énoncer, en espérant avoir conservé un ton confiant. Eh bien, nous verrons, répondit gaiement Robert. (Puis il tourna la tête.) Dame Berrye, que se passe-t-il ? -8- Murielle suivit le regard de Robert, et remarqua qu’Alis semblait soudain très pâle. Ses yeux R non, ses pupilles R paraissaient immenses. Ce n’est rien, affirma Alis. J’ai oublié de demander, dit Robert en ouvrant les mains pour les englober toutes les deux. Avez-vous eu le temps de repenser à la représentation musicale à laquelle nous avons assisté ce dernier Wihnaht ? Le Miroitement présenté par notre cher cavaor Ackenzal ? Murielle se força à sourire. Combien cela doit te ronger, d’avoir été révélé pour ce que tu es devant le royaume tout entier, et de n’avoir pu l’empêcher. Je suppose que Léovigilde Ackenzal est un génie. Je vois, dit Robert d’un air songeur. Ainsi, tu penses que le méchant de l’histoire était censé me représenter ? Tu sais que c’était le cas, tout comme chacun de ceux qui y ont assisté. Je me demande comment Ackenzal a pu réussir cela ? Toi et le Praifec deviez bien le surveiller, scruter chacun de ses textes et partitions, contrôler chaque répétition R et il a tout de même réussi à vous ridiculiser. En fait, dit Robert, je crois que le Praifec a été encore plus troublé que moi par ce spectacle. Il a jugé nécessaire de questionner fralet Ackenzal de façon plus... soutenue. Lui et une grande partie des autres musiciens. C’était ridicule, dit doucement Alis en se frottant le front. Tu as dit quelque chose, dame Berrye ? Oui, Altesse. J’ai dit que le Praifec n’aurait pas dû torturer le compositeur R et que tu n’aurais pas dû le laisser faire. Tu devrais savoir que tu as besoin du soutien des landwaerden pour défendre cette ville contre un siège. Léovigilde Ackenzal leur est cher, surtout depuis qu’ils ont entendu sa merveilleuse musique. Humm... songea Robert. Dame Berrye, que voilà une opinion bien mûrement réfléchie... Quelle finesse politique de la part de quelqu’un que j’ai toujours cru n’être qu’une simple putain... -9- On peut être très simple, répondit Alis, et percevoir néanmoins des choses que tu ne vois pas. Eh bien, je suppose que c’est vrai, reconnut Robert. Quoi qu’il en soit, il existe des moyens de regagner la confiance des landwaerden, si cela s’avérait nécessaire. Mais avec Hansa et la sainte Église de mon côté, je ne crois pas que les landwaerden présenteront jamais un réel problème. J’ai simplement besoin de m’assurer de leur calme pour peut-être encore un mois, en fait. L’Église ? demanda Mûri elle. Effectivement. Le Praifec a écrit au Fratrex Prismo à z’Irbina, lequel a aimablement consenti à dépêcher des troupes pour nous aider à maintenir le calme et à poursuivre le resacaratum jusqu’à la stabilisation du royaume. D’abord Hansa, puis l’Église. Tu offrirais notre pays à chacun de nos ennemis si cela te permettait de passer un peu plus de temps sur le trône. Tu es vraiment méprisable. Je n’avais pas réalisé que tu considérais l’Église comme notre ennemie, dit mielleusement Robert. Le praifec Hespéro pourrait y trouver à redire. Il en éprouverait peut-être même le besoin de te questionner à ton tour. Il y eut soudain un bruit de verre brisé. Dame Berrye, dit Robert, tu as laissé tomber ton gobelet. Alis tourna vers lui un regard vague. — Que les saints te damnent, laissa-t-elle échapper d’une voix rauque. Elle essaya de se lever, mais ses jambes semblaient trop faibles pour la porter. Une terreur soudaine traversa Murielle comme la lame d’une épée. Elle se tourna vers Alis. Que lui as-tu fait, Robert ? Robert caressa sa barbe. Je te l’ai donnée comme servante parce que je pensais que cela t’ennuierait. Mais vous paraissez toutes les deux avoir tout au contraire développé une certaine amitié. Il semblerait également que notre chère Alis a par ses charmes obtenu des informations de l’un de tes gardes, chose qu’elle a très bien pu faire à d’autres reprises. -10- « Je pense que j’ai non seulement méjugé dame Berrye, mais que je l’ai en plus sous-estimée. Alors je me demande ce qu’elle a pu accomplir d’autre. À l’évidence, tu lui as parlé des passages secrets du château, si elle ne les connaissait pas déjà. Peut-être qu’elle avait le projet de t’enlever à moi. Il sourit plus largement. Si c’était le cas, elle emportera son plan avec elle à Eslen-des-Ombres. Murielle était maintenant accroupie au côté d’Alis, et tenait sa main. La peau de la jeune femme avait déjà pris une teinte bleutée, et ses bras convulsaient. Ses doigts étaient de glace. Alis ! laissa échapper Murielle d’une voix pantelante. De la madeglore, réussit à articuler Alis, d’une voix si faible que Murielle dut se pencher. Je le savais... Elle trembla, et une bave noire coula de sa bouche. Elle murmura quelques mots que Murielle ne comprit pas, et cette dernière sentit une chaleur confuse sur sa peau. Les poils de ses avant-bras se dressèrent. Prends soin de toi, souffla Alis. Soinmié. Soinmié, Fienden. Son souffle se fit plus rauque, jusqu’à ressembler plus à un hoquet qu’à une respiration. Puis, dans un soudain cri muet, cela cessa aussi. Murielle leva les yeux vers Robert, avec une haine si puissante qu’elle ne put trouver de mots qui ne l’eussent dépréciée. Je pense que je vais la faire mettre dans le caveau des Dare, songea Robert. Si l’âme de Robert réussissait jamais à en retrouver le chemin, je pense qu’il en serait heureux. Il se leva alors. La couturière viendra demain pour ta robe de mariage, dit-il d’un ton affable. Ce fut un plaisir que de te rendre visite. Bon après-midi. Il la laissa là avec Alis, dont la peau était déjà froide. -11- PREMIÈRE PARTIE L’EAU SOUS LE MONDE -12- CHAPITRE UN PERDUE Voici mon vœu ; Un homme aux lèvres rouge sang, À la peau blanc neige, À la chevelure bleu noir Comme les ailes d’un corbeau. C’est là mon vœu. Anne Dare chuchota les paroles de la chanson, l’une de ses préférées lorsqu’elle était enfant. Elle remarqua que ses doigts tremblaient, et un instant elle eut l’impression qu’ils n’étaient plus attachés à elle, mais qu’ils étaient devenus d’étranges asticots accrochés à ses mains. Aux lèvres rouge sang... Anne avait déjà vu du sang, et beaucoup. Mais jamais comme cela, jamais d’une couleur aussi frappante, aussi brillante sur la neige. C’était comme si elle découvrait sa vraie couleur pour la première fois, par opposition à la pâle imitation qu’elle avait connue toute sa vie. Sur les bords, il était d’un rose délavé, mais à sa source, là où il giclait vers le blanc glacé, il était d’une parfaite beauté. À la peau blanc neige, À la chevelure bleu noir... -13- L’homme avait une peau qui virait au gris et des cheveux couleur paille, aucun rapport avec l’amoureux imaginaire de la chanson. Tandis qu’elle l’observait, ses doigts se desserrèrent de la dague qu’il tenait, et il se détacha des soucis de ce monde. Ses yeux s’écarquillèrent d’effarement au vu de quelque chose qu’elle ne pouvait voir, au-delà du domaine de la destinée. Puis il laissa échapper un dernier souffle dans la neige. Quelque part R très loin, semblait-il R elle entendit un bruit rauque et le fracas du métal, puis le silence. Elle ne perçut aucun mouvement à travers les troncs des arbres, hormis la chute lente et sempiternelle de la neige. Quelque chose souffla non loin. Dans sa confusion, Anne se tourna pour voir un cheval gris tacheté qui la regardait avec curiosité. Il lui parut familier, et elle eut un petit hoquet de surprise lorsqu’elle se souvint l’avoir vu charger dans sa direction. La neige lui montra qu’il avait piétiné tout autour d’elle, mais une trace de sabots descendait de la colline R la direction dont il avait dû venir. Dans sa partie la plus proche, la piste était mouchetée de rose. Le cheval avait du sang dans sa crinière, lui aussi. Elle se mit à trembler, sentant la douleur dans ses cuisses, ses jambes et ses côtes. Elle fit un tour sur elle-même pour scruter les environs, à la recherche du moindre signe d’une présence. Mais il n’y avait que l’homme mort, le cheval, et les arbres mis à nu par les vents de l’hiver. Enfin, ses yeux se reportèrent sur elle-même. Elle portait une robe en daim rouge doublée d’hermine noire, par-dessus une lourde tenue d’amazone. Elle se souvenait avoir eu ces vêtements à Dunmrogh. Elle se souvenait aussi de la bataille, là-bas, et de la mort de Roderick, son premier amour et sa première trahison. Elle glissa sa main sous sa capuche et sentit les boucles de ses cheveux cuivrés. Ils repoussaient, après avoir été coupés très courts à Tero Gallé, il y avait semblait-il une éternité. Le temps qui lui manquait se comptait donc en heures ou en jours, pas en neuvaines, ni en mois, ni en années. Mais du temps lui manquait néanmoins, et cela l’effrayait. -14- Elle se souvenait avoir quitté Dunmrogh avec sa servante Austra, une femme appelée Winna, et trente-huit hommes, dont son ami vitellien Cazio et son protecteur, sire Neil MeqVren. Ils venaient juste de remporter une victoire, et la plupart étaient blessés, y compris Anne elle-même. Mais ils n’avaient pas eu le loisir d’attendre une complète guérison. Son père était mort, et sa mère la prisonnière d’un usurpateur. Elle avait repris la route en se fixant pour objectif de libérer sa mère et de reprendre le trône de son père. Elle se souvenait avoir été tout à fait sûre d’elle en cela. Mais elle ne pouvait se souvenir où ses amis se trouvaient, et pourquoi elle n’était pas avec eux. Ni, accessoirement, qui était cet homme mort étendu à ses pieds. Sa gorge avait été tranchée. Cela au moins était évident : elle béait comme une seconde bouche. Mais que s’était-il passé ? Était-il ami ou ennemi ? Comme elle ne le reconnaissait pas, elle supposa qu’il s’agissait probablement d’un ennemi. Elle s’adossa à un arbre et ferma les yeux, pour scruter le lac noir de ses pensées, pour y plonger comme un martin-pêcheur. Elle chevauchait au côté de Cazio, et il travaillait la langue du roi... — Esno es caldo, dit Cazio, en attrapant un flocon de neige dans la main, les yeux écarquillés d’émerveillement. La neige est froide, corrigea Anne, avant de voir son rictus et de réaliser qu’il avait volontairement mal prononcé la phrase. Cazio était grand et mince, avec un visage fin et rusé, et des yeux noirs. Lorsque sa bouche se déformait ainsi, il ressemblait à un diable. Que veut dire esno, en vitellien ? demanda-t-elle. C’est un métal de la couleur de tes cheveux, répondit-il. Il avait parlé d’une telle façon qu’elle se demanda soudain quel goût auraient ses lèvres. Miel ? Huile d’olive ? Il l’avait déjà embrassée, mais elle ne se souvenait plus... Quelle pensée stupide. -15- — Esno es caldo, en vitellien, signifie « le cuivre est chaud », n’est-ce pas ? traduisit-elle en s’efforçant de dissimuler son irritation. (À la façon dont Cazio souriait maintenant, elle était convaincue qu’elle ratait quelque chose.) Oui, c’est vrai, dit Cazio d’une voix traînante. Si on le prend littéralement. Mais c’est une sorte de jeu de mots. Si je parlais à mon ami Acéméno, et que je disais « fero es caldo », cela signifierait « le fer est chaud », mais le fer peut également signifier une épée, et une épée peut aussi signifier l’armement très personnel d’un homme, vois-tu, et ce pourrait être un compliment pour sa virilité. Il supposerait que je parle de son fer. Tandis que le cuivre, métal plus doux et plus joli, peut aussi représenter... Très bien, l’interrompit précipitamment Anne. Nous avons assez étudié le vitellien parlé pour aujourd’hui. Après tout, c’est la langue du roi que tu voulais travailler, non ? Il acquiesça. Oui, mais cela m’amuse tout de même de voir que votre mot pour « froid » est le même que le nôtre pour « chaud ». Oui, et il est plus drôle encore que votre mot pour « libre » soit notre « amant », contra-t-elle d’un ton sarcastique, si l’on considère que l’on ne peut être l’un et avoir l’autre. Mais dès qu’elle vit l’expression de son visage, elle regretta ses paroles. Cazio fronça immédiatement les sourcils d’un air très intéressé. Maintenant nous parlons d’un sujet qui me plaît, dit-il. Mais, euh... « amant » ? Ne commrenno. Qu’est-ce qu’un « amant » dans la langue du roi ? La même chose que Carilo en vitellien, répondit-elle à contrecœur. Non, intervint Austra. Anne sursauta avec un air coupable, parce qu’elle avait presque oublié que sa servante chevauchait avec eux. Elle tourna la tête vers sa cadette. Non ? Austra agita la tête. — Carilo est la façon dont un père appelle sa fille, un être cher, aimé. Le mot que vous cherchez est erenterra. -16- Ah, je vois, dit Cazio. (Il tendit le bras et prit la main d’Austra, qu’il baisa.) Erenterra. Oui, cette conversation m’agrée de plus en plus, à mesure de ses révélations. Austra rougit et reprit sa main, pour repousser des boucles blondes sous la capuche noire de sa lourde cape. Cazio se retourna vers Anne. Mais si « amant » est erenterra, dit-il, je ne peux être d’accord avec toi. Peut-être qu’un homme peut avoir une amante et rester libre, dit Anne. Mais pas une femme. C’est absurde, dit Cazio. Tant que son, euh... amant n’est pas aussi son époux, elle peut être aussi libre qu’elle le désire. (Son sourire se fit encore plus large.) Et puis la servitude n’est pas toujours déplaisante. Tu es revenu au vitellien, dit Anne sans partager le moins du monde le goût de Cazio pour ce sujet, qu’elle regrettait d’avoir introduit dans la conversation. Revenons-en à la neige. Parle-m’en encore, et dans la langue du roi. Une chose neuve pour moi, dit-il, sa voix passant instantanément d’une quasi musique virevoltante à une prose maladroite et pesante comme s’il changeait de langue. N’avoir pas en Avella. Très, euh... merveillifiant. Merveilleux, corrigea-t-elle tandis que Austra gloussait. En fait, la neige n’avait rien de merveilleux pour Anne R elle lui semblait plutôt une calamité. Mais l’enthousiasme de Cazio était sincère, et malgré elle, elle sourit de voir l’expression réjouie avec laquelle il regardait les flocons tomber. Il avait dix-neuf ans, deux ans de plus qu’elle, mais il restait plus garçon qu’homme. Et pourtant, elle voyait parfois un homme en lui, prêt à s’épanouir. Malgré le tour déplaisant qu’avait pris la conversation, Anne se sentit un temps apaisée. Elle était en sécurité, au milieu d’amis, et bien que le monde fût devenu fou, elle savait au moins à quoi s’en tenir. Une quarantaine d’hommes ne suffiraient pas à libérer sa mère et à reprendre la Crotheny, mais ils atteindraient bientôt les terres de sa tante Élyonère, qui -17- avait quelques troupes, et qui saurait certainement où elle pourrait en trouver d’autres. Après cela... eh bien, elle accroîtrait son armée à mesure de sa progression. Elle ne savait rien des besoins d’une armée, et parfois R en particulier la nuit R cela lui serrait le cœur au point de l’empêcher de dormir. Mais en cet instant, elle avait l’impression que tout finirait par s’arranger. Soudain, quelque chose bougea aux limites de son champ de vision, mais lorsqu’elle regarda, ce n’était pas là... Adossée à l’arbre, Anne exhala l’air givré et remarqua que la lumière déclinait. Où était Cazio ? Où étaient tous les autres ? Où était-elle ? Pour ce dont elle se souvenait encore, ils avaient quitté la route du vieux roi et obliqué vers le nord, à travers la forêt de Chevroché et en direction de Loiyes, une région qu’elle avait autrefois parcouru avec sa tante Lesbeth, bien des années plus tôt. Neil MeqVren, son protecteur, chevauchait à quelques pas devant elle. Austra avait ralenti pour se laisser rejoindre et parler à Stéphane, le jeune homme originaire de Virgenye. Aspar White, le forestier, avançait en éclaireur, et les trente cavaliers qui lui avaient été attachés à Dunmrogh protégeaient ses flancs en deux rangées. Puis l’expression de Cazio avait changé, et il avait porté la main à son épée. La lumière avait paru croître et virer au jaune. Se trouvait-elle encore à Chevroché ? S’était-il écoulé des heures ? Des jours ? Elle ne pouvait se souvenir. Devait-elle attendre d’être retrouvée, ou n’y avait-il plus personne pour la rechercher ? Un ennemi avait-il pu l’arracher à ses gardiens sans les tuer tous ? Le cœur lourd, elle réalisa à quel point cela était improbable. Sire Neil mourrait plutôt que de la laisser être emportée, et la même chose était vraie de Cazio. -18- En tremblant, elle réalisa que le seul indice qu’elle avait sur sa situation actuelle était l’homme mort. À contrecœur, elle revint à travers la neige vers l’endroit où il se trouvait. Le scrutant du regard dans la lumière faiblissante, elle chercha des détails qu’elle avait pu ne pas voir auparavant. Ce n’était pas un jeune homme, mais elle ne pouvait pas non plus dire quel âge il avait R quarante ans, peut-être. Il portait des chausses de laine gris sombre, tachées à l’aine de ce qui devait être sa propre urine. Ses brossequins étaient simples, noirs et élimés. Sa chemise était elle aussi en laine, mais il en dépassait un plastron d’acier, usé et cabossé, mais récemment huilé. En plus de son couteau, il avait une courte épée à large lame dans un fourreau de cuir huilé, suspendu à une ceinture à la boucle de cuivre ternie. Il ne portait aucun signe visible proclamant une quelconque allégeance. En s’efforçant de ne regarder ni son visage ni sa gorge ensanglantée, elle tâta et fouilla ses vêtements, à la recherche de tout ce qui pouvait y être dissimulé. Sur son poignet droit, elle remarqua une étrange marque, brûlée ou teinte dans la peau. Elle était noire, et représentait une sorte de croissant de lune. Avec circonspection, elle toucha la marque, et un léger vertige l’envahit. Elle sentit le goût du sel et l’odeur du fer et eut l’impression d’avoir plongé la main jusqu’au coude dans quelque chose de chaud et d’humide. Avec stupeur, elle réalisa que bien que son cœur ne battît plus, il y avait encore quelque vitalité dans cet homme, même si elle se résorbait rapidement. Combien de temps lui faudrait-il pour être complètement mort ? Son âme l’avait-elle déjà quitté ? On ne lui avait pas enseigné grand-chose sur les âmes au convent Sainte Cer, alors qu’elle avait beaucoup appris sur le corps. Elle avait assisté et participé à de nombreuses dissections, et pensait se souvenir de la plupart des organes et de leurs humeurs premières. L’âme n’avait pas de siège précis, mais l’organe qui lui permettait de communiquer était celui qui se trouvait dans le crâne. -19- Au souvenir du convent, elle se sentit inexplicablement plus calme, détachée, rassurée. Par curiosité, elle tendit le bras et posa la main sur le front du cadavre. Un frisson envahit ses doigts, parcourut son bras et remonta sa poitrine. Comme il passait de son cou à sa tête, elle se sentit soudain somnolente. Son corps devint distant et mou, et elle entendit un léger soupir franchir ses lèvres. Le monde bruit d’une petite musique. Sa tête roula en arrière, puis revint en avant, et au prix de ce qui parut être un grand effort, elle ouvrit les paupières. Les choses avaient changé, mais il était difficile de dire en quoi : la lumière était étrange, et tout paraissait irréel, mais les arbres et la neige étaient les mêmes. Comme sa vision s’éclaircissait, elle vit une eau noire jaillir des lèvres du mort. Elle dévala sa poitrine et serpenta sur quelques toises à travers la neige avant de rejoindre un flot plus grand. Son champ de vision s’élargit, et elle aperçut une centaine de ces ruisselets. Puis un millier, des dizaines de milliers de rus noirs, qui se mêlaient tous en des flots plus grands, et en des rivières, et finalement en une étendue aussi noire et aussi immense qu’une mer. Comme elle regardait, ce qui restait de l’homme fut emporté par le courant, et comme des feuilles sur un ruisseau, passa l’image d’une petite fille aux cheveux noirs... L’odeur de la bière... Le goût du lard... Un visage de femme plus démon qu’humain, terrifiant, mais la terreur elle-même était presque déjà oubliée... Puis le mort disparut. Le flot qui jaillissait de ses lèvres maigrit et se tarit. Mais depuis le monde des vivants, les eaux noires continuaient de couler. Anne remarqua alors que quelque chose l’observait R elle sentit son regard à travers les arbres. La peur l’envahit, et soudain elle désira plus que tout ne pas voir ce que c’était. L’image de la femme démon dans les yeux du mort se raviva. Ce visage si terrible qu’il n’avait pas réellement pu le voir. Était-ce Méfitis, la sainte des morts, venue pour lui ? Venue pour Anne, aussi ? -20- Ou était-ce une estriga, l’une des sorcières qui, selon les Vitelliens, dévoraient les âmes des damnés ? Ou quelque chose d’inimaginable ? Quoi que ce fût, cela s’approchait. Rassemblant tout son courage, Anne força sa tête à tourner... et ravala un cri. Il n’y avait pas d’image claire, seulement une succession d’impressions pétrifiantes. D’immenses cornes, qui s’étendaient vers le ciel comme pour le griffer, un corps qui se déployait à travers les arbres... Les eaux noires de l’instant précédent étaient attachées à cette chose comme des sangsues, et bien qu’il les arrachât avec cent griffes, chaque vrille qui tombait était remplacée par une autre, ou deux. Elle avait déjà vu cette chose auparavant, dans un champ de roses noires, dans une forêt d’épines. Le roi de bruyère. Il n’avait pas de visage, seulement des songes en mouvement. D’abord, elle ne vit rien qu’elle reconnût, un miasme de couleurs qui avait une odeur, un goût et un contact palpable. Mais maintenant elle ne pouvait plus se détourner, alors même que sa terreur ne cessait de croître. Elle avait l’impression qu’un million d’aiguilles empoisonnées lui transperçaient la peau. Elle ne pouvait pas hurler. Et Anne fut soudain certaine de deux choses... Elle se réveilla d’un coup, son visage reposant dans la mare de sang qui maculait la poitrine du mort. Son corps était froid, maintenant, et elle aussi. Elle se leva en cherchant son souffle, et s’écarta du cadavre en titubant, mais ses membres étaient gourds. Elle agita la tête pour se débarrasser des derniers restes de vieilles-qui-pressent. Elle savait vaguement qu’elle aurait dû prendre le cheval et suivre les traces de sabots qui l’avaient menée ici jusqu’à leur source, mais cela lui paraissait trop difficile. De toute façon, il neigeait maintenant plus fort, et bientôt les traces seraient recouvertes. -21- Alors elle se pelotonna dans une anfractuosité des racines d’un grand arbre, et comme la chaleur revenait soudain, elle rassembla ses forces pour ce qui devait être fait. -22- CHAPITRE DEUX LA PISTE DE L’OGRE Une flèche glissa sur le heaume de Neil MeqVren alors qu’il se frayait un chemin par-dessus la congère, l’âpre cri de guerre de ses ancêtres résonnant à travers les arbres. Son bouclier détourna un autre projectile imprégné de mort. Puis un autre. À seulement quelques pas de là, quatre archers étaient solidement implantés derrière les boucliers de six guerriers. Ensemble, ces hommes formaient une petite forteresse capable de faire pleuvoir la mort sur le seul chemin que Neil avait envie de suivre : la trace des cavaliers qui avaient enlevé Anne. Alors il décida de les charger, quelque suicidaire que cela pût être. Tout autre choix n’eût fait que retarder l’inévitable. Neil se concentra tout en courant, se sentant mal à l’aise dans son armure mal ajustée, regrettant la magnifique armure de plates seigneuriale que Sire Fail lui avait autrefois offerte, et qui reposait maintenant au fond du port de z’Espino, à des centaines de lieues de là. Le monde paraissait lent, en de tels instants, et incroyablement détaillé. Des oies cacardèrent au loin dans le ciel. Il sentit la résine de pin. L’un des guerriers avait des yeux verts brillants derrière le nasal bruni de son heaume, et une moustache duveteuse auburn. Ses joues étaient rougies par le froid. Ses traits étaient tendus par une détermination que Neil avait vu plus d’une fois au combat. En un autre jour, ce jeune homme pourrait tout aussi bien boire du vin avec ses amis, -23- danser avec une jeune fille, entonner une chanson uniquement connue dans le petit hameau où il était né. Un autre jour. Mais aujourd’hui, il était prêt à mourir, si besoin était, et à emmener quiconque avec lui dans la barque de saint Jéroin. Et sur les visages de ses compagnons, la même expression. Neil fit un faux pas, vit un arc se tendre et la pointe de la flèche s’abaisser, perçut la ligne droite entre elle et son œil. Il savait que son bouclier était beaucoup trop bas. Qu’il ne pourrait jamais le relever à temps. Soudain l’archer laissa tomber son arme, et leva maladroitement la main vers la flèche qui avait apparu dans son propre front. Neil n’avait pas le temps de se retourner pour voir qui lui avait sauvé la vie. En lieu de cela, il se tassa derrière son bouclier pour évaluer les dernières toises. Puis, en hurlant de nouveau, il se projeta vers le mur de boucliers, heurtant de plein fouet le garçon aux yeux verts. Celui-ci fit ce qu’il devait faire, et céda du terrain pour que ses compagnons pussent s’avancer et absorber Neil dans leur ligne, pour l’encercler. Mais ils ne savaient pas ce que Neil tenait. L’épée fey qu’il avait prise à un homme qui ne pouvait mourir fila dans l’air, laissant dans son sillage l’odeur ténue de la foudre. Elle traversa le bouclier qui était dressé devant lui, le casque de métal et le crâne en dessous, un œil émeraude, pour émerger finalement derrière l’oreille avant de dévier pour trancher les côtes de l’homme le plus proche. En plus de sa rage guerrière, Neil ressentit une sorte de colère malsaine. Il n’y avait rien de chevaleresque à user d’une telle arme. C’était une chose que d’affronter des situations désespérées. User de scintillation pour l’emporter en était une autre. Mais le devoir et l’honneur n’allaient pas toujours de pair, avait-il appris. Et dans le cas présent, c’était le devoir qui maniait l’épée qu’il avait appelée Draug. Et le fait était que, épée phay ou pas, il s’agissait d’un combat qu’il avait fort peu de chances de remporter. -24- Quelqu’un l’agrippa par les genoux, le frappant par-derrière, et Neil trancha dans sa direction, mais sa lame trouva un autre corps en armure sur son chemin. Draug mordit profondément, mais le pommeau d’un sabre heurta violemment son heaume, et il bascula dans la neige. Un autre homme s’accrocha à son bras, et il ne put plus se servir de son épée. Le monde s’embrasa entièrement de rouge tandis qu’il se débattait, attendant la dague qui, inévitablement, contournerait son gorgerin et traverserait sa visière. Bizarrement, il se revit soudain plongé dans les eaux de z’Espino, entraîné vers le fond par son armure, son sentiment d’impuissance mêlé du soulagement de savoir que ses épreuves terrestres s’achevaient. Sauf que cette fois, il n’y avait pas de soulagement. Anne était quelque part en danger, et il irait jusqu’au bout de ses forces pour empêcher qu’il lui fût encore fait du mal. Si elle n’était pas déjà morte. Alors il frappa avec la seule arme qui lui restait : sa tête, qu’il enfonça dans le visage pantelant le plus proche, ce dont il fut récompensé par le craquement du cartilage d’un nez brisé. Il s’agissait de l’homme qui retenait son bras gauche, bras que Neil releva avec toute la force de sa rage guerrière et plongea dans la gorge de son ennemi. Cela le projeta en arrière. Alors quelque chose frappa son heaume avec tout le poids du monde, et une neige noire tomba du ciel blanc. Lorsque sa tête s’éclaircit, Neil vit quelqu’un accroupi au-dessus de lui. Il se redressa, l’air enragé, et l’homme bondit en arrière, en balbutiant dans une langue étrangère. À sa grande surprise, Neil s’aperçut que ses membres n’étaient pas entravés. Comme la brume rouge s’effaçait, il réalisa que l’homme accroupi avait été le Vitellien, Cazio. Celui-ci se tenait maintenant à distance respectueuse, son étrange arme légère tenue de façon détendue. Du calme, chevalier, dit une voix à proximité. Tu es avec des amis, maintenant. Neil se redressa et se tourna pour dévisager un homme d’un certain âge, au visage tanné par le soleil et à l’épaisse chevelure sombre parsemée d’argent. Après avoir une nouvelle -25- fois agité la tête, il reconnut Aspar White, le forestier du roi. Juste derrière lui se trouvaient le jeune Stéphane Darige et Winna Prentiss avec ses cheveux de miel, tous deux sur le quivive et accroupis dans la neige ensanglantée. Il vaudrait mieux garder la tête baissée, dit Aspar. Il y a un autre nid d’archers juste là. (Il fit un signe du menton.) Je vous croyais tous morts, dit Neil. Nous te pensions mort, nous aussi. Où est Anne ? s’enquit Cazio avec son lourd accent vitellien. Tu n’as rien vu ? demanda Neil d’un ton accusateur. Tu chevauchais juste à côté d’elle. Oui, dit Cazio en se concentrant pour choisir ses mots. Austra chevauchait un peu en arrière, avec Stéphane. Les flèches ont commencé, oui, puis les, euh... eponiros ont descendu la route avec des longues haso... Les lanciers, oui, dit Neil. (Des archers avaient apparu sur leurs flancs, puis une troupe de cavaliers les avait chargés sur la route. La cavalerie de Dunmrogh n’avait pas eu le temps de se mettre en position, mais les avait tout de même affrontés.) Neil avait lui-même tué trois des cavaliers, mais s’était trouvé entraîné de plus en plus loin d’Anne. Lorsqu’il était revenu sur les lieux, il n’avait plus trouvé que des morts, et pas le moindre signe de l’héritière du trône de Crotheny. Était le piège, dit Cazio. Est venu, euh, aurseto, m’a frappé là... (Il indiqua son crâne, gluant de sang.) Je ne connais pas ce mot, dit Neil. — Aurseto, répéta Cazio. Comme l’air, l’eau... Invisible, l’interrompit Stéphane. (Le prêtre novice se tourna vers Cazio.) Uno viro aurseto ? Oui, dit Cazio en acquiesçant vigoureusement. Comme le nuage, la couleur de la neige, en epo, même... Un cheval et un cavalier de la couleur de la neige ? demanda Neil, incrédule. Oui, confirma Cazio. En gardant Anne, j’ai entendu le bruit derrière moi... Et il t’a frappé derrière le crâne. Oui, confirma Cazio, son visage se décomposant. -26- Je ne te crois pas, coupa Neil. Neil ne l’avait jamais tenu en très haute estime depuis que Cazio avait convaincu Anne de le laisser pour mort, à Vitellio. Il savait que Cazio avait sauvé la vie d’Anne à plusieurs reprises, mais ses motivations paraissaient surtout salaces. Neil savait d’expérience que de telles motivations étaient aléatoires et sujettes à de violents bouleversements. C’était aussi un hâbleur, et un bretteur de rue efficace R phénoménal, en fait R mais il n’avait pas le moindre sens de la discipline. Et surtout, Neil avait appris pour son plus grand chagrin que les gens étaient rarement ce qu’ils semblaient être. Quelque chose de dangereux brilla dans les yeux de Cazio, et il redressa le dos en posant la main sur le pommeau de son épée. Neil inspira profondément et baissa sa propre main vers Draug. Crois-le, grommela Aspar. Asp ? C’est toi ? dit Winna. Werlic. Il y en avait au moins trois R pourquoi crois-tu que je n’ai pas pu revenir pour vous avertir de l’embuscade ? Ils ne sont pas invisibles, pas exactement, mais c’est bien ce que ce garçon a raconté. Ils sont comme de la fumée, et on peut voir à travers eux. Quand on sait où chercher, on peut les repérer, mais sinon, ils vous prennent facilement par surprise. « Autre chose : si on les tue, ils redeviennent solides, eux et leurs montures, même si les montures ne sont pas touchées. Pour ce que j’en sais, hormis cette capacité, ce sont juste des hommes. Stéphane fronça les sourcils. Cela me rappelle... J’ai lu quelque chose sur une voie de sanctuaires, un jour... Il se gratta le menton, le front plissé par la concentration. Encore des hommes d’église, se rembrunit Aspar. Juste ce qu’il nous fallait. Cazio était toujours tendu, concentré sur Neil, la main sur la poignée de son arme. Toutes mes excuses, dit Neil au bretteur. Persnimo. Je suis sur les nerfs, et j’ai tiré des conclusions hâtives. -27- Cazio se détendit un peu et hocha la tête. Forestier White, demanda Neil, est-ce que ces créatures laissent des traces ? Ouaip. Alors allons tuer ces types et retrouver notre reine. Il devint vite évident que leurs agresseurs avaient placé plus de deux guet-apens sur leur chemin. Quelques centaines de perechi après l’endroit où ils avaient trouvé le chevalier, ils furent confrontés à un autre groupe, quoique celui-ci fût moins nombreux et moins résistant. Mais Aspar les avertit qu’ils devaient s’attendre à en rencontrer d’autres. Cazio se souvint alors d’un conte pour enfants parlant d’un garçon, perdu dans la forêt, qui découvre une grande triva dans les arbres. La triva s’avère être le repaire d’un ogre à trois têtes qui capture le garçon et prévoit de le dévorer. Mais la fille de l’ogre se prend d’affection pour lui et l’aide à s’échapper. « Ils s’enfuient ensemble, poursuivis par le père qui, étant plus rapide, gagne rapidement sur eux. Mais la fille a ses propres talents. Elle jette un peigne derrière elle, et le peigne devient un buisson, que l’ogre doit déchirer de ses mains. Elle jette une outre de vin, qui devient une rivière... « À quoi penses-tu ? Cazio réalisa en sursautant que le prêtre n’était qu’à quelques pas de lui. Stéphane parlait vitellien, et bien que ce fût d’une façon assez désuète, c’était un soulagement que de pouvoir parler sans avoir à tant réfléchir. À des peignes et des buissons, des outres et des rivières, dit-il mystérieusement. Stéphane sourit. Alors nous sommes l’ogre ? Cazio cilla. Il avait cru parler mystérieusement. Tu penses trop vite, commenta-t-il ironiquement. J’ai arpenté la voie des sanctuaires de Decmanus, répondit Stéphane. Je ne peux m’en empêcher : les saints m’ont béni. (Il s’interrompit et sourit.) Je parierais que ta version de -28- l’histoire est différente de celle que je connais. Est-ce que le frère du garçon tue l’ogre à la fin ? Non, il le mène à une église et le sacritor de la paroisse le foudroie en sonnant les cloches trois fois. C’est très intéressant, dit Stéphane. (Et il semblait le penser.) Si tu insistes, consentit Cazio. Mais effectivement, tout est inversé. C’est l’ogre que nous poursuivons, et c’est lui qui sème les obstacles. Mais je me demande pourquoi ? Jusqu’à maintenant, ils essayaient de tuer Anne. Les chevaliers à nos trousses n’avaient pas cherché le moins du monde à la capturer. Mais si ces melcheos avaient voulu la tuer, ils auraient pu le faire facilement, pendant que je faisais mon somme. (Il porta amèrement la main à la blessure sur son crâne.) Au moins, tu as réussi à le voir une seconde, dit Stéphane. Je n’ai même pas aperçu celui qui a pris Austra. Ce n’est vraiment pas ta faute. Bien sûr que si, insista Cazio en excluant l’absolution d’un geste. J’étais avec elle, et je la ramènerai. Et s’ils lui ont fait du mal, je tuerai ses purcapercators jusqu’au dernier. Mais cela ne répond toujours pas à ma question. Pourquoi ne l’ont-ils pas simplement assassinée ? Il peut y avoir bien des raisons, dit Stéphane. Les prêtres, à Dunmrogh, voulaient son sang pour un sacrifice rituel... Oui, mais c’était seulement parce qu’ils avaient besoin d’une femme de noble naissance, et que celle entre leurs mains avait été tuée. Et puis nous avons mis fin à cette histoire. Il ne s’agit peut-être pas de la même histoire. Nous avons contré l’ennemi une fois, mais il y a bien d’autres sanctuaires maudits dans cette forêt, et je suis prêt à parier qu’il y a également beaucoup d’autres renégats prêts à les ranimer. Chaque sanctuaire est particulier, avec son propre don R ou sa propre malédiction. Peut-être qu’ils ont de nouveau besoin du sang de la princesse. Mais à Dunmrogh, il y avait principalement des hommes d’église et des chevaliers de Hansa. Je n’ai vu ni l’un ni l’autre chez ceux que nous affrontons maintenant. -29- Stéphane haussa les épaules. Nous, nous avons combattu des ennemis de ce genre auparavant, avant de te rencontrer. Il y avait aussi des moines impliqués, et des hommes sans origine ni couleurs identifiables. Et même des sefrys. Alors l’ennemi n’est pas l’Église ? Nous ne savons pas qui est l’ennemi, en fait, reconnut Stéphane. Les chevaliers hansiens et les hommes d’église de Dunmrogh avaient les mêmes ténébreuses motivations que les hommes qu’Aspar, Winna et moi avions combattu précédemment R pas très loin d’ici, en fait. Nous pensons qu’ils obéissent tous au praifec de Crotheny, Marché Hespéro. Mais pour ce que nous en savons, lui prend ses ordres de quelqu’un de tout à fait différent. Que veulent-ils tous ? Stéphane laissa échapper un rire amer. Pour ce qu’on peut en dire, ils veulent réveiller un mal très ancien et très puissant. Pourquoi ? Par désir de puissance, je suppose. Je ne sais pas vraiment. Mais ces hommes qui nous attaquent maintenant ? Je ne sais pas ce qu’ils veulent. Tu as raison, ils semblent différents. Peut-être qu’ils sont au service de l’usurpateur. L’oncle d’Anne ? (Cazio pensait que c’était ce que Stéphane voulait dire. La situation était un peu confuse.) Tout à fait, confirma Stéphane. Il a peut-être encore des raisons de vouloir la garder en vie. Eh bien je l’espère, dit Cazio. Tu as des sentiments pour elle ? demanda Stéphane. Je suis son protecteur, répondit Cazio, un peu irrité par la question. Rien d’autre que cela ? Non. Rien d’autre. Parce qu’on dirait que.. — Rien d’autre, affirma Cazio. Je me suis pris d’amitié pour elle avant de savoir qui elle était. Et par ailleurs, ce ne sont pas tes affaires. -30- Je suppose que non, dit Stéphane. Écoute, je suis sûr qu’elle et sa servante... Austra. Stéphane haussa les sourcils, et afficha un petit sourire irritant. Austra, répéta-t-il. Nous les retrouverons, Cazio. Tu vois cet homme, là devant ? Asparo ? Le verdier ? Oui. Il peut suivre n’importe quelle piste. Je te le garantis. Cazio remarqua que de légers flocons tombaient de nouveau du ciel. Même avec ça ? demanda-t-il. Dans n’importe quelles conditions, dit Stéphane. Cazio hocha la tête. Bien. Ils chevauchèrent un temps en silence. Comment as-tu rencontré la princesse ? demanda Stéphane. Cazio sentit un sourire étirer ses lèvres. Je suis d’Avella, tu sais ? C’est une ville du Tero Mefio. Mon père était noble, mais il est mort dans un duel et ne m’a pas laissé grand-chose. Juste une maison à Avella, et z’Acatto. Le vieil homme que nous avons laissé à Dunmrogh ? Oui. Mon maître d’armes. Il doit te manquer. C’est un ivrogne autoritaire et arrogant... Oui, il me manque. J’aimerais qu’il soit avec nous maintenant. (Il secoua la tête.) Mais Anne... Z’Acatto et moi étions allés rendre visite à une amie dans la campagne, la comtesse Orchaevia, pour prendre l’air. Et il se trouve que sa triva et ses terres sont toutes proches du convent Sainte Cer. « Je marchais dans cette direction, un jour, et j’ai découvert la princesse qui, euh... se baignait. (Il se tourna aussitôt vers Stéphane.) Il faut que tu comprennes. Je n’avais pas la moindre idée de qui c’était. Les traits de Stéphane se durcirent soudain. As-tu fait quoi que ce fût ? -31- Rien, je le jure. (Son sourire s’élargit comme il se souvenait.) En fait, je lui ai peut-être un peu conté fleurette, reconnut-il. Je veux dire, se trouver en pleine campagne et découvrir une jeune étrangère, déjà nue, cela ressemblait beaucoup à un signe de Dame Érenda. As-tu vu son corps nu ? Eh bien... une toute petite partie. Stéphane soupira pesamment et agita la tête. Et dire que je commençais à t’apprécier, bretteur. Je te l’ai dit, je n’avais pas la moindre idée... J’aurais probablement fait la même chose. Mais le fait que tu ne savais pas de qui il s’agissait n’y change rien. Cazio, tu as vu une princesse de sang nue, une princesse qui, si notre quête est couronnée de succès, deviendra la reine de Crotheny. Ne comprends-tu donc pas ce que cela signifie ? Elle ne te l’a pas dit ? Me dire quoi ? Tout homme qui regarde une princesse de sang R tout homme à l’exception de son époux légitime R doit avoir les yeux crevés, ou être mis à mort. Cette loi est vieille de plus de mil années. — Quoi ? Tu plaisantes ? Mais Stéphane avait le front plissé. Mon ami, dit-il, je n’ai jamais été plus sérieux. Mais Anne ne m’a jamais rien dit. Cela me paraît évident. Elle s’imagine probablement qu’elle pourra implorer la clémence dans ton cas, mais la loi est tout à fait explicite. Et même si elle est reine, la décision ne lui appartient pas : elle dépend du Comven. Mais c’est absurde, protesta Cazio. Je n’ai rien vu que ses épaules, et peut-être un peu de... Je ne savais pas ! Personne n’en sait encore rien. Si tu disparaissais... Ça, c’est encore plus ridicule, dit Cazio en sentant les poils de sa nuque se hérisser. J’ai bravé la mort pour Anne et Austra à plusieurs reprises. J’ai juré de les protéger, et aucun homme d’honneur ne violerait un tel serment parce qu’il aurait simplement peur d’une punition aussi ridicule. Tout particulièrement maintenant, alors qu’elle est aux mains de... -32- Il s’interrompit et dévisagea Stéphane. Cette loi n’existe pas, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Oh si, dit Stéphane, en se contrôlant au prix d’un effort évident. Comme je te l’ai dit, elle date d’il y a plus de mil ans. Par contre, elle n’a plus été appliquée depuis au moins cinq cents ans. Non, je pense que tu n’as rien à craindre, mon bon ami. Cazio regarda Stéphane dans les yeux. Si tu n’étais pas prêtre... Mais je ne le suis pas, dit Stéphane. J’étais un novice, et j’ai arpenté la voie des sanctuaires de Decmanus. Mais je me suis en quelque sorte brouillé avec l’Église. Avec l’Église elle-même ? Tu penses que l’Église tout entière est maléfique ? Stéphane rit de nouveau, amèrement, cette fois. Je ne sais pas. Je commence à le craindre. Mais tu as parlé de ce praifec... Hespéro, oui. Aspar, Winna et moi avons été envoyés en mission par le praifec Hespéro, mais ce n’était pas celle à laquelle nous avons fini par nous attacher. Ce que nous avons découvert, c’est que la corruption a très profondément pénétré l’Église, touchant peut-être même jusqu’à z’Irbina et au Fratrex Prismo. C’est impossible, affirma Cazio. En quoi serait-ce impossible ? demanda Stéphane. Les hommes et les femmes de l’Église ne sont précisément que cela : des hommes et des femmes R tout aussi facilement corrompus par le pouvoir et la richesse que n’importe qui. Mais les Seigneurs et les Dames... Dans la langue du roi, nous les appelons les saints, dit Stéphane. Quoi que vous les appeliez, ils ne permettraient jamais une telle souillure de leur Église. Stéphane sourit, et Cazio trouva ce sourire extrêmement troublant. Il y a bien des saints, et ils ne sont pas tous purs. (Stéphane parut soudain distrait.) Un instant, murmura-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ? -33- J’ai entendu quelque chose. D’autres hommes, plus haut... et quelque chose d’autre. Tes oreilles bénies des saints, n’est-ce pas ? Mais quand nous avons été attaqués la dernière fois, pourquoi n’as-tu rien entendu ? Stéphane haussa les épaules. Je ne sais pas. Peut-être que le don des saints ou le dwemor qui a rendu nos assaillants invisibles a émoussé mon ouïe, mais... Tu vas devoir m’excuser. Il faut que je prévienne Aspar... et Neil. Oui, dit Cazio. Je vais garder mon épée à portée. S’il te plaît, oui. Cazio regarda Stéphane pousser au trot Ange, sa monture, et remonter vers les autres. D’un air un peu morose, il tira Caspator et passa le pouce le long de la profonde entaille qui flétrissait la partie forte de la lame, une entaille faite par cette même épée fey luisante que portait maintenant sire Neil. Cette entaille était une condamnation à mort pour Caspator : il était impossible de réparer de tels dégâts sans reforger entièrement la lame, et avec une nouvelle lame, ce ne serait plus réellement Caspator, mais une arme différente. Sans compter qu’il était par ailleurs peu probable qu’il pût même faire forger une nouvelle lame dans ces terres septentrionales, ou tous semblaient préférer le couperet de boucher à la rapière, âme de la dessrata. La dessrata était impossible sans une arme appropriée, et où trouverait-il une telle arme, sauf à retourner en Vitellio ? Z’Acatto lui manquait vraiment. Une fois encore, il regretta de ne pas être rentré en Vitellio avec son vieux maître d’armes. Il s’était lancé dans cette équipée avec des rêves d’aventure. Si cela avait parfois été éprouvant, il avait vu plus de merveilles depuis qu’il avait quitté le Vitellio que dans toute sa vie jusqu’alors. Mais tout ce temps, il s’était agi d’eux quatre : Anne, Austra, z’Acatto et lui. Maintenant Anne disposait d’un chevalier servant avec une épée magique, d’un verdier qui pouvait faire mouche d’une flèche à six miles, et d’un prêtre qui entendait un bruit à douze lieues. Winna n’avait à sa connaissance pas de pouvoir -34- particulier, mais il ne serait pas réellement surpris si elle se mettait tout d’un coup à parler aux animaux pour les implorer de se battre à leur côté. Et lui, qu’était-il ? Un type qui avait laissé la reine et sa servante se faire enlever à son nez et à sa barbe. Qui ne parlait même pas la langue du royaume, et qui perdrait toute utilité dès que son épée se briserait, ce qui était imminent. Le plus étrange était que cela ne l’inquiétait pas vraiment. En fait si, mais pas autant que si cela s’était produit un an plus tôt. Il se sentait inutile, mais le problème n’était pas là. Ce n’était pas sa fierté qui le tourmentait : c’était le fait qu’il ne pouvait servir Anne autant qu’il l’aurait dû. C’était le fait qu’Austra était aux mains d’un être maléfique. Il s’était efforcé de se concentrer sur des pensées égoïstes pour s’interdire d’aborder une possibilité abominable : que ses amies fussent déjà mortes. Au-devant de lui, il vit Stéphane lui faire signe d’une main et mettre un doigt sur ses lèvres de l’autre. Il fit presser le pas à sa monture, anticipant ce combat. En fait, il y avait de bonnes et de mauvaises nouvelles. Les hommes que Stéphane avait entendus étaient des alliés : quatre des chevaliers de Dunmrogh, tapis derrière un cairn de pierres au sommet de la colline la plus proche. Ils se terraient là parce que la crête suivante était tenue par leurs ennemis. Cela a été très bien planifié, dit Neil à Aspar. Un assaut principal pour nous distraire, des cavaliers ensorcelés pour capturer les jeunes femmes, et une série d’arrière-gardes pour nous ralentir pendant qu’ils s’enfuient. Mais pourquoi n’ont-ils pas lancé toutes leurs forces en un seul assaut ? Aspar haussa les épaules. Peut-être qu’ils ont entendu parler de nous, et qu’ils nous croient plus grands que nous ne le sommes. Mais il est probable que tu te trompes. Peut-être que leur plan ne s’est pas aussi bien passé que ça. Je pense qu’ils voulaient réellement nous tuer en un seul assaut, et si on y réfléchit, ils n’en sont pas passés loin. Nous avions près de quarante hommes lorsque nous -35- avons quitté Dunmrogh. Maintenant nous ne sommes plus que neuf, même s’ils ne le savent pas : avec la neige et la façon dont nous nous sommes séparés, ils sont dans la même confusion que nous. « Pour ce que l’on en sait, nous pourrions tout à fait être maintenant plus nombreux qu’eux. Qui sait si ce ne sont pas les trois derniers, sur cette crête, et si les filles ne sont pas avec eux. On ne peut pas dire, maintenant qu’il commence à faire sombre. Ils sont six, dit Stéphane, et j’entends une fille, mais je ne pourrais pas jurer qu’elle est des nôtres. Ce serait logique, dit Neil. — Werlic, renchérit Aspar. Alors nous devons aller les débusquer. Son regard courut paresseusement à travers les arbres, puis le long de la petite vallée, et enfin jusqu’au sommet opposé. Aspar... murmura Stéphane. Oui ? Il y a quelque chose... Quelque chose d’autre. Mais je ne peux pas dire ce que c’est. Avec eux ? Stéphane agita négativement la tête. Non. C’est peut-être très loin. Alors on va attraper la première branche avant de chercher la suivante, dit Aspar. Mais si tu discernes quelque chose de plus précis... Je te le ferai savoir, dit Stéphane. Neil étudiait toujours le terrain. Nous allons devoir être souvent à découvert avant de pouvoir les atteindre, fit-il remarquer. Oui, dit Aspar. C’est peut-être une bonne raison de ne pas les charger à travers la vallée. Il y a un autre moyen ? Beaucoup d’autres. Ils tiennent les hauteurs, mais notre crête rejoint la leur par la gauche. Tu connais les lieux ? Aspar se rembrunit. Non. Mais ce ruisseau en bas est plutôt petit, tu vois ? Et je peux sentir la source. Et si tu regardes la lumière à travers les -36- arbres, eh bien, on voit qu’il y a des hauteurs par là, crois-moi. Le seul problème, c’est que si nous y allons tous, ils pourraient déguerpir. « S’ils redescendent par la crête, cela les mènera aux marais de la Mage, et nous les aurons là-bas. Mais s’ils partent vers le nord en quittant la crête, ils sortiront de la forêt et rejoindront la plaine, et ils auront le choix entre traverser le fleuve et partir vers la Mey Ghorn, ou se diriger vers l’Est. « Dans les deux cas il nous faudra les rattraper, en supposant que nous le pourrons. Alors que pour l’instant, nous savons où ils sont. Mais pourquoi attendent-ils là ? demanda Neil. Je pense qu’ils sont perdus, dit Aspar. Ils ne voient pas la plaine depuis là où ils sont. Mais s’ils chevauchent de quelques centaines de toises, ils la verront. Et alors nous aurons un problème. Que proposes-tu ? Que quelqu’un les rejoigne par les hauteurs ? Oui, dit Aspar. Et je suppose que cette personne, ce serait toi. Pour toute réponse, le forestier leva soudain son arc et décocha une flèche. Un violent cri de consternation résonna à travers le vallon. Non, dit le verdier. Je dois rester ici, pour les convaincre que nous sommes toujours sur ce sommet. Vas-y avec Cazio. Quand Stéphane entendra que vous y êtes presque, nous courrons à travers le vallon et nous remonterons. Occupez-les. Neil y réfléchit un instant, puis acquiesça. Ça vaut le coup d’essayer, dit-il. Tu peux être silencieux ? Dans la forêt ? Je vais laisser mon armure. Mais néanmoins… Je ne crois pas que ce soit des forestiers, dit Aspar. Eh puis nous détournerons leur attention. Neil jeta un coup d’œil en direction de Cazio. Stéphane, dit-il, peux-tu expliquer à Cazio ce que nous venons de dire ? -37- Lorsqu’il eut terminé, le bretteur sourit et hocha la tête. Neil se défit pour ne garder que son doublet matelassé, reprit Draug, et quelques instants plus tard, ils longeaient la crête vers l’Est, grimaçant au bruit de chaque brindille brisée, espérant qu’Aspar ne s’était pas trompé. Il n’aurait pas dû s’inquiéter. La crête tournait, tout comme le forestier l’avait prédit, formant en dessous une sorte de cul-de-sac. La colline s’abaissait en s’incurvant, pour remonter vers le sommet où les attendaient leurs ennemis. De temps en temps, ils entendaient des échanges de cris entre Aspar, Winna ou Stéphane et les hommes qui se trouvaient au-devant d’eux. C’était un soulagement, parce cela aidait à les guider dans la lumière du couchant. Neil s’aperçut qu’il retenait sa respiration. Agacé, il se força à respirer régulièrement. Il avait déjà participé à des actions furtives R sur les plages et les hauts plateaux des îles, il avait livré bien des batailles nocturnes, en se positionnant de façon à créer la surprise. Mais les îles étaient faites de sable et de pierre, de mousse et de broussaille. Se mouvoir avec l’agile discrétion d’Aspar White à travers ces forêts et ces collines traîtresses était bien au-delà de ses capacités. Il jeta un coup d’œil vers Cazio, et s’aperçut que celui-ci marchait avec la même prudence exagérée. Les cris, devant eux, se rapprochaient. Neil se tapit plus encore, et porta la main à son épée. Aspar se retourna lorsqu’il entendit le hoquet de surprise de Stéphane. Quoi ? Tout autour de nous, dit Stéphane. Ils viennent de toutes les directions. D’autres hommes ? Une embuscade ? Non, non, répondit Stéphane. Ils sont plus silencieux qu’auparavant, beaucoup plus silencieux, presque comme le vent dans les arbres. Son pouvoir grandit, et le leur aussi... Des piteux, dit Winna d’une voix pantelante. Des piteux, confirma Stéphane. -38- Estronc, grommela Aspar. Cazio s’immobilisa lorsqu’il entraperçut une tache de couleur à travers les arbres vêtus d’automne. Le sous-bois était épais et débordait de ronces, d’abrêtiers et de lierres cruciflores. À sa droite, il vit que Neil s’était lui aussi arrêté. La broussaille était à la fois un don du ciel et un problème : les archers chez leurs ennemis auraient du mal à trouver une cible jusqu’à ce qu’ils soient presque entrés dans la clairière. Mais d’un autre côté, elle allait ralentir Cazio et Neil dans leur approche. Eh bien non. Parce que Neil chargeait, faisant tourbillonner devant lui son étrange lame de boucher comme un jardinier sa serpe, et que la broussaille n’y résistait pas plus que la chair ou le métal. En regrettant de ne pas avoir été un peu plus informé du plan, il s’élança immédiatement à la suite de Neil, l’excitation le propulsant comme la corde d’un bras de baliste. À l’instant où Neil jaillit dans la clairière, Cazio s’écarta de lui, pour se mettre droit dans la trajectoire d’une flèche empennée de noir. Elle lui rasa le ventre, laissant derrière elle une traîne de douleur. Il n’aurait pu dire s’il avait été éviscéré ou simplement égratigné et n’avait pas vraiment le temps de vérifier, parce qu’une brute porcine armée d’un sabre fonçait vers lui. Cazio tendit Caspator : la rapière faisait facilement deux fois la longueur du hachoir que portait son adversaire. Le type étant assez malin pour le comprendre, il frappa violemment en direction de l’arme pour l’écarter de sa trajectoire. Par contre, il ne fut pas assez malin pour arrêter de charger, apparemment confiant dans le succès de son attaque contre la rapière. Mais d’un mouvement agile du poignet, Cazio évita l’attaque sans changer sa ligne, si bien que l’homme se précipita obligeamment droit sur la pointe de son arme. — Ça dola da... entonna Cazio, pour expliquer à son adversaire, comme il en avait l’habitude, quelle subtilité de la dessrata venait de le blesser. -39- Mais il n’eut pas de temps de finir parce que, empalé ou pas, le porc voulut porter un coup tranchant vers la tête de Cazio. Il ne put l’éviter qu’en se baissant prestement, ce qui provoqua un nouvel élan de douleur dans son ventre blessé. La lame le manqua, mais dans son mouvement, le bras qui la tenait le heurta à l’épaule. Cazio attrapa le bras de sa main gauche et l’immobilisa tandis qu’il ressortait Caspator du poumon de son agresseur. Un instant, des yeux marine emplirent le monde de Cazio, et dans un frisson, il comprit que ce qu’il voyait là n’était ni haine, ni colère, ni même une forme de folie guerrière, mais de l’horreur et du désespoir. Ne... haleta l’homme. Cazio le repoussa avec dégoût. Il n’était pas question de l’épargner ou pas. L’homme était déjà mort, il n’était simplement pas encore capable de l’accepter. Que faisait-il là ? Cazio se battait en duel depuis ses douze ans, mais il ne s’était jamais battu pour tuer. Cela n’avait simplement jamais été nécessaire. Ça l’était maintenant, pensa-t-il sombrement en tranchant la corde d’un archer accroupi, l’empêchant ainsi de lui tirer en plein visage. Il enchaîna d’un violent coup de botte sous le menton qui propulsa l’homme au milieu des broussailles et des buissons. Il se retournait juste pour faire face à un nouvel attaquant lorsque la forêt explosa. Il eut une soudaine impression de ténèbres, sentit l’odeur de corps malpropres, et quelque chose d’autre R une odeur comme le doux parfum alcoolisé de raisins macérant dans le vin, de pourriture noire. Puis il lui sembla que cent mains l’attrapaient, le serraient, et il fut entraîné dans le chaos. -40- CHAPITRE TROIS PAYS CONNU ET ÉTRANGE La monture d’Anne renifla de peur comme ils approchaient une nouvelle fois d’encore un mur d’épines noires, entrelacées entre les arbres au point de sembler interdire l’accès à tout ce qui serait plus grand qu’un campagnol. Chhhh... souffla Anne en flattant le cou de l’animal. Celui-ci tressaillit et se déroba à son contact. Sois gentil, soupira Anne. Je vais te donner un nom, d’accord ? Qu’est-ce qui serait un bon nom ? Mercenjoy, parut murmurer une petite voix au fond d’elle, et un instant elle ressentit un tel vertige qu’elle craignit de tomber à terre. Donc non, pas Mercenjoy, dit-elle, plus à elle-même qu’au cheval. (C’était le nom de la monture du Chevalier Noir dans les histoires de phay, se souvenait-elle, et il signifiait « monture assassine ».) Tu appartenais à un homme méchant, mais tu n’es pas un cheval méchant, dit-elle d’un ton aussi rassurant que possible. Voyons, je pense que je vais t’appeler Prespine, du nom de la sainte du labyrinthe. Elle a su sortir du sien, et maintenant tu vas m’aider à sortir de celui-ci. Alors même qu’elle disait cela, Anne se souvint d’un jour qui lui paraissait maintenant bien lointain, à une époque où ses soucis étaient relativement simples, et où elle était allée assister à la fête d’anniversaire de sa sœur. Il y avait eu là un labyrinthe, fait de fleurs et de lierres, mais elle s’était soudain retrouvée -41- dans un autre labyrinthe, en un endroit étrange et sans ombres, et depuis plus rien n’avait été simple... Anne n’avait pas voulu se lever, attraper le cheval, et chevaucher. Elle aurait voulu rester pelotonnée dans les racines de l’arbre jusqu’à ce que quelqu’un vînt l’aider, ou que cela n’eût plus aucune importance. Mais la peur l’avait poussée, car, pensait-elle, si elle restait au même endroit trop longtemps, quelque chose de pire que la mort la rattraperait. Elle frissonna comme le vent en tournant apporta une puanteur des bruyères noires, une odeur qui lui fit penser à des araignées, même si elle n’avait pas le souvenir d’en avoir jamais senti une. Et ce n’était pas la seule ressemblance. Les ramures et les feuilles luisaient d’une menace de venin. Elle fit virer Prespine et suivit les épineux, mais en se maintenant à une distance respectable. Au loin à sa gauche, elle entendit une sorte de hurlement durant un temps, mais il s’éteignit aussi soudainement qu’il était apparu. Le soleil dépassa la midi et poursuivit son chemin vers son repaire nocturne au-delà du monde. Anne se dit que l’endroit où dormait le soleil ne devait pas être plus étrange ou plus terrible que ce lieu. Les épineux semblaient presque la mener, la diriger, vers quelque destination qu’elle n’avait probablement pas envie d’atteindre. Tandis que le ciel s’assombrissait, elle commença à avoir l’impression qu’il y avait quelque chose derrière elle, et elle sut qu’elle avait eu raison, dans l’anfractuosité de l’arbre. Quelque chose la cherchait. Quelque chose qui avait été au départ de la taille d’un insecte, mais qui grandissait, avec tous ses yeux fixés sur elle. Mais à chaque fois qu’elle se retournait, ce n’était plus là. Elle avait joué à ce jeu quand elle était plus jeune, comme tous les enfants. Avec Austra, elles avaient fait comme si elles étaient poursuivies par un terrifiant scaos, un monstre si terrible qu’on ne pouvait le regarder sans être changé en pierre. Seule, elle avait imaginé un fantôme qui marchait derrière elle, parfois à la limite de son champ de vision, mais qui n’était jamais là lorsqu’elle se retournait pour l’affronter. Parfois il -42- l’effrayait, parfois il la ravissait, et souvent les deux à la fois. La peur que l’on contrôle a une saveur délicate et toute particulière. Elle ne contrôlait pas cette peur. Et celle-ci ne lui laissait absolument pas un bon goût dans la bouche. Et elle ne faisait que prendre de l’ampleur. Les doigts invisibles se rapprochaient de ses épaules, et lorsqu’elle faisait volte-face, il y avait quelque chose, comme la tache que le soleil laisse derrière les paupières. L’air semblait s’épaissir autour d’elle, les arbres se pencher paresseusement vers le sol. Quelque chose était revenu avec elle. Mais revenu d’où ? Où était cet endroit aux eaux noires ? Elle s’était déjà aventurée au-delà du monde, ou du moins au-delà des limites qu’elle en connaissait. La plupart du temps, elle était allée dans le domaine des Féalités, qui était parfois une forêt, parfois un vallon, parfois une prairie. Une fois, elle y avait emmené Austra, pour échapper à des chevaliers assassins. L’endroit où elle était allée avec le mourant était différent. Avait-ce été la terre des morts, ou seulement ses abords ? Elle se souvenait que la terre des morts était censée avoir deux fleuves, même si elle ne se souvenait plus pourquoi, alors qu’il y en avait eu là plus que deux : il y en avait eu des milliers. Et le roi de bruyère... Il avait été enchaîné par ces eaux, ou du moins s’étaient-elles efforcées de l’entraver. Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Et qui était-il ? Il lui avait communiqué quelque chose. Pas avec des mots, mais son intention avait néanmoins été claire. Comment savait-il même qui elle était ? Le visage de la femme démon lui revint soudain à l’esprit, et une terreur renouvelée la parcourut. Était-ce cela qui la suivait ? Elle se souvint des Féalités lui disant que la loi de la mort avait été brisée, quoi que cela pût signifier. Avait-elle commis quelque crime contre les saints, et ramené la mort avec elle ? L’or rouge du soleil se déversa comme une chute d’eau à travers les branches les plus hautes, et avec un soulagement terrible, elle réalisa soudain que les bruyères avaient pris fin. Un tout petit peu plus loin, les arbres se raréfiaient jusqu’à disparaître et laisser place à une étendue ondulante et infinie -43- d’herbe jaunie. Avec un cri mêlant triomphe et appréhension, elle poussa Prespine à découvert, et sentit l’angoissante présence derrière elle diminuer, retourner se lover dans l’ombre épineuse où elle se sentait bien. Des larmes jaillirent dans les yeux d’Anne comme sa capuche tombait et que le vent s’engouffrait dans ses cheveux raccourcis. Le soleil était juste au-dessus de l’horizon, un œil orange à demi clos par des nuages éparpillés sur un Ouest doré. Cette magnifique couleur se fana en un ciel vespéral d’un tel bleu sombre qu’elle en imagina presque qu’il pût s’agir d’eau, qu’elle eût pu y nager et se cacher dans ses profondeurs avec d’étranges poissons chamarrés et y être en sécurité, loin au-dessus du monde. Les nuages avaient presque tous disparu, la neige avait cessé de tomber, et tout semblait paisible. Mais jusqu’à ce que la forêt ne fût plus derrière elle qu’une ligne finissante, elle maintint sa monture au petit galop. Puis elle la ramena au pas, et flatta le cou de la jument, sentant le fort pouls qui y battait, presque au même rythme que le sien. Il faisait froid. En fait, il semblait faire plus froid encore que lorsqu’il neigeait. Où se trouvait-elle ? Anne parcourut du regard ces terres inconnues, en quête d’un signe reconnaissable. Elle n’avait jamais beaucoup prêté attention aux cartes que ses tuteurs lui avaient montrées dans sa jeunesse. Cela faisait maintenant des mois qu’elle le regrettait. Le couchant indiquait l’Ouest, évidemment. La plaine descendait régulièrement depuis la forêt, si bien qu’elle pouvait voir assez loin. À l’Est, le crépuscule faisait briller une large rivière au-delà de laquelle elle pouvait distinguer, au loin, la ligne noire d’autres arbres. La rivière s’incurvait vers le Nord et disparaissait dans l’horizon. Plus près, elle découvrit avec joie la tour de ce qui devait être un clocher. Le paysage dans cette direction paraissait parsemé de petites collines qui, réalisa-t-elle après un temps, devaient être des meules de foin. Elle s’arrêta un long moment, pour observer ces signes lointains de civilisation, ses sentiments s’assombrissant quelque -44- peu. Une ville, cela signifiait des gens, et des gens, cela signifiait nourriture, gîte, chaleur, compagnie. Cela pouvait également signifier danger ; l’homme qui l’avait attaquée (il devait l’avoir attaquée) était venu de quelque part. C’était le premier endroit qu’elle voyait et qui pouvait l’expliquer. Et où étaient Austra et les autres ? Derrière elle, devant elle R ou morts ? Elle respira profondément, en s’efforçant de faire retomber la tension dans ses épaules. Elle était en train de parler à Cazio, et tout allait bien. Ensuite elle était seule avec un mourant. L’hypothèse la plus logique était qu’il l’avait de quelque manière enlevée, mais comment se faisait-il qu’elle n’avait pas le moindre souvenir de la façon dont cela s’était passé ? Le simple fait d’y réfléchir provoqua en elle une panique subite qui menaçait d’obscurcir toutes les autres pensées de son esprit. Alors elle la chassa et se concentra sur le présent. Si ses amis étaient vivants, alors ils la recherchaient. S’ils ne l’étaient pas, alors elle était seule. Pouvait-elle survivre une nuit seule dans la plaine ? Peut- être, peut-être pas. Tout dépendait du froid qu’il ferait. Les sacs de selle de Prespine contenaient un peu de pain et de viande séchée, mais rien d’autre. Elle avait regardé Cazio et z’Acatto faire des feux, mais elle n’avait rien vu qui ressemblait à un briquet à amadou dans les possessions du mort. À contrecœur, elle prit sa décision et poussa la jument vers la ville. Elle avait besoin de savoir où elle se trouvait, au moins. Avait-elle atteint le Loiyes ? Si c’était le cas, alors ce village se trouvait sous l’autorité de sa tante. Si elle n’était pas en Loiyes, elle avait besoin d’y aller. Elle en était plus que jamais certaine, parce qu’elle l’avait vu dans le visage du roi de bruyère. Elle réalisa qu’elle savait autre chose... Stéphane Darige, au moins, était vivant. Elle le savait parce que le roi de bruyère le savait. Et il y avait quelque chose que Stéphane était censé faire. -45- Peu après, elle rejoignit une route creusée d’ornières, assez large pour des chariots ; enfoncée comme elle l’était dans la végétation, Anne ne l’avait pas vue plus tôt. Depuis le moment où elle l’eut emprunté, la route ne fit plus que louvoyer entre des champs cultivés. Anne remarqua de la verdure qui perçait par endroits à travers la neige, la poussant à se demander ce que les fermiers pouvaient cultiver l’hiver, ou s’il ne s’agissait que de mauvaise herbe. Les meules de foin qu’elle avait aperçues de loin étaient prodigieusement hautes. Des épouvantails décharnés vêtus de guenilles regardaient de leurs yeux vides depuis les calebasses ou les citrouilles noires racornies qui leur servaient de tête. L’arôme réconfortant d’un feu de bois courait sur la terre froide, et avant longtemps elle atteignit une petite maison aux murs de terre blanchie et au toit de chaume pentu. Une grange construite sur le côté semblait servir d’étable ; une vache la dévisageait de sous l’avant-toit avec une morne curiosité. Elle distingua un homme en chausses et tunique sales, qui descendait de la paille d’une réserve avec une fourche de bois. Excuse-moi, annonça-t-elle d’une voix hésitante. Peux-tu me dire quel est le nom de cette ville, là-bas ? L’homme la dévisagea, ses yeux fatigués s’écarquillant quelque peu. Ah, edeu, dit-il. Elle a nommèze Sévoyne, Madame. Anne fut un temps déconcertée par son accent, qui était un peu difficile à décrypter. Sévoyne ? répéta-t-elle. C’est en Loiyes ? Edeu, Madame. Loiyes ez là. Ousse qu’on pourrez êt’, danze ton avis ? Anne laissa filer la question, la jugeant purement rhétorique. Et peux-tu me dire comment l’on se rend à Glenchest, d’ici ? Glenchest ? (Ses sourcils se froncèrent.) Elle doize êt’ à bien quat’ lieues, que j’pensèze, presque tout par c’te route. Tu travailles pour la duchesse qu’ez là-bas, Madame ? Je me rends là-bas, dit Anne. Mais je suis un peu perdue. -46- J’suis jamais allé aussi loin, dit l’homme. Mais on dize qu’c’est point difficile à trouver. Merci, donc, dit Anne. Merci pour cela. Velhoman, et bonne route. Madame, répondit-il. Tandis qu’Anne s’éloignait, elle entendit une voix de femme derrière elle. L’homme répondit, cette fois en une langue qu’elle ne connaissait pas, bien qu’elle suivît la même cadence particulière que sa version très personnelle de la langue du roi. Ainsi donc elle se trouvait en Loiyes, au cœur de la Crotheny. Comment se faisait-il, alors, que les paysans ne parlent pas d’abord la langue du roi ? Et comment se faisait-il qu’elle ne le sache pas ? Elle était déjà allée en Loiyes, à Glenchest. Les habitants de la ville, là-bas, parlaient parfaitement la langue du roi. D’après cet homme, c’était à moins d’une journée de cheval d’ici. Elle avait passé tant de temps à voyager dans des terres étrangères. L’idée de rentrer chez elle, d’atteindre un endroit où les gens parlaient la langue avec laquelle elle avait grandi et où tout était familier, était une chose qu’elle espérait depuis des mois. Et maintenant qu’elle l’avait retrouvée, elle découvrait que le pays de son enfance était plus étrange qu’elle ne l’aurait cru. Cela lui donna un peu la nausée. Le temps qu’Anne atteignît Sévoyne, les étoiles bourgeonnantes avaient disparu derrière un nouveau plafond de nuages venus de l’Est, faisant renaître chez elle la claustrophobie qu’elle avait ressentie dans la forêt. Son poursuivant silencieux s’était de nouveau rapproché, enhardi par les ténèbres profondes. Elle dépassa le horz de la ville, l’unique endroit où la végétation pouvait croître dans toute son extravagance, quoique dans le périmètre d’un vieux mur de pierre. Pour la première fois, Anne prit conscience de cette contradiction et la ressentit violemment, une autre pierre familière de son monde qui, une fois retournée, révélait les choses visqueuses qui se développaient en dessous. -47- Le horz représentait la nature sauvage et indomptée. Les saints du horz étaient Selfan des Pins, Rieyéné des Oiseaux, Fessa des Fleurs, Flenz des Ronces... les saints sauvages. Que pouvaient penser les saints sauvages de ce cloisonnement, quand le monde entier devait autrefois avoir été leur ? Elle se remémora le horz de Tero Gallé, qui l’avait menée à l’autre monde. Elle y avait perçu une sorte de colère corrompue, de frustration devenue folie. Un instant, les murs de pierre devinrent une haie d’épineux noirs, et l’image de la silhouette avec ses bois lui revint. Il était sauvage, et comme tout ce qui était réellement sauvage, il était terrifiant. Les épineux essayaient de l’entraver, n’est-ce pas ? Comme les murs du horz entravaient la végétation. Mais qui envoyait les épineux ? Et avait-elle pensé cela elle-même, ou le lui avait-il glissé à l’esprit ? Comment avait-elle fait le lien ? Au levant, elle ne pouvait se souvenir de ce qui lui était arrivé. Au couchant, elle tirait d’étranges conclusions. Avait-elle totalement perdu le contrôle de son esprit ? Était-elle folle ? — Detoi, meyez, dit quelqu’un, interrompant le fil de ses pensées. Quey veretoi adeyre en se zevie ? Anne se crispa et s’efforça de se concentrer dans la pénombre. À sa grande surprise, ce qui avait paru n’être qu’une ombre se révéla soudain être un homme d’un certain âge portant des couleurs qu’elle connaissait : le soleil, la lance et le poisson sautant des ducs de Loiyes. Parles-tu la langue du roi, messire ? demanda-t-elle. Oui, répondit-il, et je vous présente mes excuses pour mon impertinence. Je ne voyais pas, dans l’obscurité, que vous étiez une dame. Anne comprenait maintenant la réaction du paysan. La langue du roi et l’accent avec lequel elle la parlait la trahissait immédiatement pour une noble d’Eslen, ou tout du moins l’une de ses servantes. Ses vêtements, même sales, le confirmaient tout autant. Ce pouvait être un atout ou un inconvénient. Non. Elle était seule, sans protecteurs. C’était probablement mauvais signe. -48- À qui ai-je l’honneur de m’adresser, monsieur ? Méchoil MeLemved, répondit-il. Capitaine de la garde de Sévoyne. Êtes-vous perdue, madame ? Je me rends à Glenchest. Seule ? Par ces temps troublés ? J’avais des compagnons. Nous avons été séparés. Eh bien, vous devriez vous abriter de ce froid, Madame. Le coirmthez – je veux dire, l’auberge, aura une chambre pour vous. Vos compagnons vous y attendent peut-être déjà. Les espoirs d’Anne s’amoindrirent encore. Le capitaine semblait trop peu surpris, et trop serviable. Je dois t’avertir, capitaine MeLemved, dit-elle, que l’on a déjà tenté de me tromper afin de me nuire, et que je n’ai plus aucune patience pour ce genre de choses. Je ne comprends pas, Princesse, dit le capitaine. En quoi voudrais-je vous nuire ? Elle sentit son visage se figer. En rien, j’en suis certaine, dit-elle. Elle talonna Prespine, la faisant volter sur elle-même. Dans le mouvement, elle découvrit qu’il y avait quelqu’un derrière elle, et à l’instant même où elle percevait cela, remarqua quelque chose dans sa vision périphérique juste avant que cela ne la frappât sur le côté de la tête. Sa bouche s’ouvrit alors que tout tourbillonnait dans quatre ou cinq directions, puis des doigts se refermèrent sur ses bras, l’arrachant à sa monture. Elle se débattit, frappa du pied et hurla, mais ses cris furent vite étouffés par un bâillon enfoncé dans sa bouche, immédiatement suivi de l’odeur du grain comme on lui glissait un sac sur la tête. La fureur l’envahit et elle chercha en elle l’endroit où se tapissait la corruption, cette corruption qu’elle pouvait transmettre aux autres. Ce qu’elle y trouva était une terreur si vivace que son unique échappatoire fut une autre retraite dans les ténèbres. Elle reprit connaissance en crachotant, le nez brûlant, la gorge serrée. Une âcre puanteur d’alcool imbibait tout, mais elle semblait étrangement distante. -49- Ses yeux s’ouvrirent, et elle vit à travers un vertige déformant qu’elle se trouvait dans une petite pièce éclairée par de nombreuses chandelles. Quelqu’un tirait ses cheveux en arrière, et bien qu’elle sentît la tension dans ses racines, cela ne faisait pas vraiment mal. Tu es réveillée, hein ? grommela une voix d’homme. Eh bien bois, alors. Le dur goulot d’une bouteille fut pressé contre ses lèvres, et quelque chose d’humide se déversa dans sa bouche. Elle le recracha, désorientée, consciente de cette sensation, de ce sentiment qu’il s’était passé quelque chose sans pour autant savoir quoi. Il y avait eu une femme, une femme terrible, un démon, et elle l’avait fuie, comme elle l’avait fait auparavant... Avale, gronda l’homme. Alors Anne réalisa qu’elle était saoule. Elle avait déjà été saoule, avec Austra. La plupart du temps, cela avait été plaisant, mais plusieurs fois elle avait été très malade. Quelle quantité avaient-ils pu lui faire ingurgiter pendant qu’elle dormait ? Bien assez. Chose horrible, elle en ricana presque. L’homme lui pinça le nez et reversa de ce liquide dans sa gorge. Cela ressemblait à du vin, mais infiniment plus âpre et plus fort. Cela passa cette fois, le feu louvoyant à travers sa gorge pour arriver dans un ventre déjà échauffé à en brûler. Elle ressentit une nausée soudaine, qui se dissipa. Sa tête palpitait agréablement, et les choses autour d’elle semblaient se passer beaucoup trop vite. L’homme s’avança et entra dans son champ de vision. Il n’était pas très âgé, peut-être quelques années de plus qu’elle. Il avait des cheveux bruns bouclés, qui s’éclaircissaient vers les pointes, et des yeux noisette. Il n’était pas beau, mais il n’était pas laid non plus. Voilà, dit-il. Écoute, tu n’as aucune raison de rendre tout cela difficile. Anne sentit ses yeux la piquer, et ils s’emplirent soudain de larmes. -50- Y va m’tuer, dit-elle d’une voix pâteuse. (Elle avait voulu dire quelque chose de plus compliqué, mais ce n’était pas venu.) Non, pas du tout, répondit-il. Si, si. Il fronça les sourcils dans sa direction et ne dit plus rien pendant un instant. Pourquoi... Pourquoi suis-je saoule ? Pour que tu n’essaies pas de t’échapper. Je sais que tu es une scintillatrice. On dit que l’eau-de-vie rend plus difficile l’usage de ton art. Je ne suis pas une scintillatrice, trancha-t-elle. Puis, toute retenue évanouie, elle se mit à hurler : Qu’est-ce que tu me veux ? Moi ? Rien. J’attends juste les autres. Comment t’es-tu enfuie, d’ailleurs ? Qu’est-ce que tu faisais toute seule ? Mes amis arrivent, dit-elle ; crois-moi. Et quand ils seront là, tu le regretteras. Je regrette déjà, dit l’homme. Ils m’ont laissé ici juste au cas où, mais je ne pensais pas que j’aurais affaire à toi. Eh bien, je... (Mais dès qu’elle commença à penser, cela lui échappa.) D’ailleurs, il lui devenait de plus en plus difficile de penser, et sa crainte antérieure d’être en train de perdre la raison lui revint comme une plaisanterie intime. Ses lèvres lui semblaient enflées et caoutchouteuses, et sa langue de la taille de sa tête. Tu m’as beaucoup fait toi... boire. Effectivement, oui. Quand je vais m’endormir, tu vas me tuer. (Elle sentit une larme se former au coin de son œil et rouler le long de sa joue.) Mais non, c’est idiot. Je t’aurais déjà tuée, sinon, n’est-ce pas ? Non, on te veut vivante. Pourquoi ? Qu’est-ce que je peux en savoir ? Je travaille juste pour mes reytoirs. Les autres... ... ne reviendront pas, poursuivit Anne. Quoi ? -51- Ils sont tous morts, tu ne vois pas ? Tous tes amis sont morts. (Elle s’esclaffa, sans vraiment savoir pourquoi.) Tu les as vus ? demanda-t-il, mal à l’aise. Anne acquiesça. C’était comme si elle agitait une grande bouilloire au bout d’une longue perche. Elle les a tués, dit-elle. Elle qui ? Celle que tu vois dans tes cauchemars, persifla-t-elle. Celle qui s’approche de toi dans le noir. Elle vient me chercher. Tu seras là lorsqu’elle me trouvera, et tu en seras désolé. La lumière baissait. Les chandelles étaient toujours allumées, mais semblaient atténuées. Les ténèbres enveloppaient Anne comme un châle. Tout tournait, et il semblait beaucoup trop difficile de parler. Elle arrive... murmura-t-elle en s’efforçant de donner un ton d’imminence à ses mots. Elle ne s’endormit pas, pas exactement, mais ses yeux se fermèrent, et sa tête lui parut pleine d’étranges trompettes et de lumières surnaturelles. Elle glissa de scène en scène ; elle se trouvait à z’Espino, vêtue en servante, lavant le linge, et deux femmes aux larges têtes se moquaient d’elle dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Elle était sur son cheval, Pluvite, et galopait si vite qu’elle avait envie de vomir. Elle était dans la maison de ses ancêtres morts, la maison de marbre d’Eslen-des-Ombres, avec Roderick, et il l’embrassait sur la peau nue de son genou, en remontant le long de sa cuisse. Elle tendit la main pour lui caresser les cheveux, et lorsqu’il releva la tête vers elle, ses yeux étaient deux orbites pleines d’asticots. Elle hurla, et ses yeux s’ouvrirent sur la réalité humide et floue. Elle se trouvait toujours dans la petite pièce. Une tête était calée contre sa poitrine, et elle réalisa outragée que son corsage était ouvert et que quelqu’un la léchait. Elle était toujours sur sa chaise, mais le corps de l’homme était entre ses jambes, qui n’étaient plus couvertes de ses chausses. Il avait relevé ses jupes jusque sur ses hanches. -52- Non, murmura-t-elle en le repoussant. Non... Du calme, souffla-t-il. Je t’ai dit que ça ne ferait pas mal. Non, réussit-elle à hurler. Personne ne peut t’entendre, dit-il. Calme-toi. Je sais comment y faire. — Non ! Mais il l’ignora, parce qu’il ne réalisait pas que ce n’était plus à lui qu’elle s’adressait. Elle s’adressait à elle, qui émergeait de l’ombre, ses terribles dents se découvrant en une grimace malicieuse. -53- CHAPITRE QUATRE UNE NOUVELLE MUSIQUE Léoff se raccrocha à ses vieilles-qui-pressent. Quelque terrible qu’elles fussent, il savait que s’éveiller serait pire. Et parfois, dans les miasmes des ténèbres et de la douleur incarnée, au milieu des visages distordus mimant des menaces rendues encore plus terribles par leur inintelligibilité, entre les corps grouillant d’asticots et les envols célestes qui l’enlisaient jusqu’aux genoux comme du sang coagulé, quelque chose d’agréable perçait, comme un rayon de soleil à travers un nuage noir. Cette fois comme d’habitude, c’était de la musique. Le son frais et doux d’une martelharpe, qui soufflait à travers ses rêves agonisants comme le souffle d’un saint. Néanmoins il se crispa ; de la musique lui était déjà revenu auparavant, toujours en commençant doucement, mais pour se muer ensuite en des modes terrifiants qui le plongeaient plus encore dans l’horreur, jusqu’à ce qu’il en fût réduit à porter les mains à ses oreilles et supplier les saints que cela s’arrêtât. Pourtant cette fois elle restait douce, quoique maladroite et grossière. En maugréant, il repoussa son cocon de rêve et le déchira jusqu’à s’éveiller. Il se crut un instant transporté dans un autre rêve. Il n’était plus étendu sur la pierre froide et puante à laquelle il s’était accoutumé, mais sur une douce paillasse, sa tête reposant -54- sur un oreiller. L’odeur de sa propre urine avait fait place à un discret parfum de genièvre. Et plus que tout, plus que tout, la martelharpe était bien réelle, tout comme l’était l’homme assis sur un banc qui malmenait maladroitement le clavier. Prince Robert, réussit-il à articuler d’une voix éraillée. (Sa voix lui parut décharnée, comme si tous ses hurlements avaient étrillé ses cordes vocales.) L’homme sur le tabouret se retourna et tapa dans ses mains comme s’il était ravi, mais les gemmes dures de ses yeux ne reflétaient que la lueur des chandelles, et rien d’autre. Cavaor Léoff, dit-il. Qu’il est plaisant que tu te joignes à moi. Regarde, je t’ai apporté un cadeau. (Il décrivit la martelharpe d’un grand geste de la main.) Elle est de très bonne qualité, m’a-t-on dit, poursuivit-il. Elle vient de Virgenye. Léoff sentit un étrange frisson distancié parcourir ses membres. Il ne voyait aucun garde. Il était seul avec le prince, cet homme qui l’avait livré à la merci du praifec et de ses bourreaux. Il observa plus avant son environnement. Il se trouvait dans une salle bien plus grande que la cellule qu’il avait occupée la dernière fois que le sommeil et le délire s’étaient emparés de lui. En plus du lit de bois sur lequel il était étendu et de la martelharpe, il y avait un autre siège, une bassine et son broc, et R il dut se frotter les yeux pour y croire R une étagère pleine de tomes et de scrifts. Allons, viens, dit le prince. Il faut que tu essaies cet instrument. S’il te plaît, j’insiste. Altesse... J’insiste, dit fermement Robert. Laborieusement, Léoff fit basculer ses jambes vers le sol, et sentit une ou deux des ampoules de ses pieds se fendre lorsqu’il fit porter son poids sur eux. Ce ne fut qu’une douleur si mineure qu’elle ne le fit même pas grimacer. Le prince R non, il avait dû se proclamer roi, maintenant, n’est-ce pas ? L’usurpateur, donc, était seul. La reine Murielle était morte. Tous ceux auxquels il tenait étaient morts. Lui était pire que mort. -55- Il s’avança vers Robert, sentant ses genoux plier étrangement. Il ne courrait jamais plus, n’est-ce pas ? Il ne gambaderait plus jamais dans l’herbe un jour de printemps, ne jouerait jamais avec ses enfants R n’aurait probablement jamais d’enfant, d’ailleurs. Il fit un autre pas. Il était presque assez près, maintenant. S’il te plaît, dit Robert d’un ton las, en se levant de son tabouret et en serrant les épaules de Léoff de ses doigts froids et durs. Que crois-tu que tu vas faire ? M’étrangler ? Avec ça ? Il se saisit des doigts de Léoff, et une telle vague de douleur parcourut celui-ci qu’elle arracha un hoquet à ses poumons endoloris. Auparavant, cela eût suffi à le faire hurler. En lieu de cela, des larmes lui montèrent aux yeux comme il regardait les mains du roi serrant les siennes. Il ne les reconnaissait toujours pas, ses mains. Autrefois, ses doigts avaient été plaisamment effilés, minces et souples, parfaits pour pincer la rotte ou courir sur un clavier. Aujourd’hui ils étaient gonflés et difformes, d’un aspect terriblement contre nature : les hommes du praifec en avaient méthodiquement brisé chaque articulation. Et ils ne s’étaient pas arrêtés là : ils avaient broyé les os de chaque main, et écrasé les poignets qui les soutenaient. Lui auraient-ils simplement tranché les mains que c’eût été plus clément. Mais ils n’avaient pas fait ce choix. Ils les avaient laissées pendre là, en souvenir de toutes ces choses qu’il ne ferait plus jamais. Il regarda de nouveau la martelharpe et ses adorables touches rouges et noires, et ses épaules se mirent à trembler. Le filet de larmes se fit rivière. Voilà, dit Robert. C’est bien. Laisse-toi aller. Laisse-toi aller. Je ne croyais pas qu’on pût me faire plus mal encore, proféra Léoff entre ses dents serrées, honteux mais finalement presque imperméable à la honte. Le roi caressa les cheveux du compositeur comme s’il se fût agi d’un enfant. Écoute, mon ami, dit-il. Je suis fautif, mais je ne suis coupable que de négligence. Je n’ai pas supervisé le praifec de -56- façon adéquate. Je n’avais aucune idée de la cruauté du traitement qu’il t’infligeait. Léoff s’esclaffa presque. Tu me pardonneras si je reste sceptique, dit-il. Les doigts de l’usurpateur lui pincèrent l’oreille et la tordirent un peu. Tu t’adresseras à moi en tant que « Majesté », dit doucement Robert. Léoff renâcla. Et que feras-tu si je ne le fais pas ? Tu me feras tuer ? Tu as déjà pris tout ce que j’avais. Crois-tu ? murmura Robert. (Il lâcha l’oreille de Léoff et laissa retomber son bras.) Je ne t’ai pas tout pris, je te le promets. Mais oublions cela. Je regrette ce qui t’est arrivé. Mon médecin personnel va s’occuper de toi, à partir de maintenant Aucun médecin ne peut soigner cela, dit Léoff en levant ses mains suppliciées. Peut-être pas, reconnut Robert. Peut-être que tu ne joueras plus jamais toi-même. Mais d’après ce que je comprends, la musique que tu crées, que tu composes, est faite dans ta tête. Néanmoins, elle ne peut pas sortir de ma tête sans mes doigts, maugréa Léoff. Et les doigts d’un autre ? le reprit Robert. Que... Mais au même instant, le roi fit un signe, et la porte s’ouvrit. La, dans la lueur de la lampe, se tenait un soldat en armure sombre. Sa main était posée sur l’épaule d’une petite fille dont les yeux étaient recouverts par un bandeau. Mérie ? laissa-t-il échapper d’une voix pantelante. Cavaor Léoff ? piailla-t-elle. Elle voulut s’avancer, mais le soldat la retint, et la porte se referma. Mérie, répéta Léoff en titubant vers la porte ; mais Robert l’attrapa une nouvelle fois par l’épaule. Tu vois ? dit doucement Robert. Ils m’ont dit qu’elle était morte, haleta Léoff. Exécutée ! -57- Le praifec s’efforçait de briser ton âme hérétique, expliqua Robert. Une grande partie de ce que t’ont dit ses hommes était mensonger. Mais... Chut, dit Robert. Je me suis montré charitable. Je peux l’être plus encore. Mais tu dois accepter de m’aider. Comment ? Robert afficha un petit sourire terrifiant. Veux-tu en discuter en mangeant ? Tu as l’air affamé. Depuis ce qui lui semblait être une éternité, les repas de Léoff s’étaient composés de rien, ou d’une bouillie sans nom qui, dans le meilleur des cas n’avait aucun goût, et dans le pire des cas sentait la charogne putréfiée. Maintenant il se trouvait face à une épaisse tranche de pain noir couverte de porc rôti, de poireaux braisés au moût, de fromage au beurre rouge, d’œufs durs tranchés saupoudrés de sauce verte, et de beignets à la crème. Chaque arôme était une adorable mélodie, pour former ensemble une véritable rhapsodie. Son gobelet était rempli d’un vin rouge si fin et fruité qu’il pouvait le sentir sans se pencher vers lui. Il regarda ses mains inutiles, puis de nouveau le repas. Le roi s’attendait-il à ce qu’il mît la tête dans la nourriture, comme un porc ? Probablement. Et il savait que dans quelques instants, il le ferait. En lieu de cela, une jeune felle en livrée noir et gris entra, s’agenouilla à son côté, et commença à lui présenter des bouchées de son repas. Il s’efforça de les prendre avec quelque grâce, mais après la première explosion de goût dans sa bouche, il se mit à les dévorer goulûment. Robert était assis de l’autre côté de la table face à lui, et l’observait sans amusement apparent. C’était habile, dit-il après un temps ; ton miroitement, ton spectacle chanté. Le praifec avait considérablement sous-estimé et toi, et le pouvoir que tu détiens à travers ta musique. Je ne pourrais te dire à quel point j’ai été furieux de rester assis là, impuissant tandis que cela se déroulait, dans l’impossibilité -58- de me lever, de parler et d’y mettre fin. Tu as mis un bâillon sur la bouche d’un roi, Cavaor, et tu as ligoté ses mains derrière son dos. Je ne pense pas que tu imaginais t’en sortir sans quelque châtiment ? Léoff rit amèrement. Maintenant, je ne le pense pas, non, dit-il avant de relever la tête avec un air de défi. Mais je ne te reconnais pas comme roi. Robert sourit. Oui. J’ai cru comprendre cela de par la nature de ta pièce. Je ne suis pas un complet bouffon, tu sais. Je ne l’ai jamais cru, répondit Léoff. Vicieux et assassin, oui, mais pas stupide, acheva-t-il en silence. L’usurpateur hocha la tête comme s’il avait entendu cette pensée muette. Puis il agita la main. Eh bien, c’est fait, n’est-ce pas ? Et je vais être candide, mais ta composition ne fut pas sans effet. Le choix du sujet, l’attribution de l’un des rôles principaux à la fille d’un landwaerden... eh bien, cela a à l’évidence gagné les landwaerden à ta cause, et non à la mienne comme je l’espérais. (Il se pencha en avant.) Vois-tu, il en est qui me voient de la même façon que toi, comme un usurpateur. J’avais espéré unir mon royaume pour qu’il résiste aux forces maléfiques qui marchent sur nous, et pour cela j’avais vraiment besoin des landwaerden et de leurs milices. Tes actes ont rendu leur allégeance plus ambiguë que jamais. Tu as même réussi à susciter de la sympathie pour une reine que personne n’aimait. Ce fut un honneur pour moi. (Puis il comprit.) La reine Murielle n’est pas morte, n’est-ce pas ? Robert confirma d’un hochement de tête, puis il pointa le doigt vers Léoff. Tu ne comprends toujours pas, dit-il. Tu parles comme un homme mort, tu t’exprimes avec la bravoure du condamné. Mais tu peux vivre, et composer. Tu peux retrouver tes amis. Ne serais-tu pas heureux de voir grandir la petite Mérie, de superviser les progrès de ta protégée ? Et l’adorable Aréana ? Elle a probablement un avenir prometteur, peut-être même à tes côtés... -59- Léoff bondit. Tu n’oserais pas les menacer ? Non ? Qu’est-ce qui m’en empêcherait ? Aréana est la fille d’un landwaerden. Si tu espères emporter leur allégeance... Si je perds cet espoir, si je ne peux unir par la conciliation, alors j’aurai à le faire par la force et la crainte, trancha Robert. De toute façon, je suis parfois sujet à, disons... des humeurs noires. Et mes humeurs étaient particulièrement noires après la représentation de ta petite farce. Que veux-tu dire ? Aréana a été emprisonnée peu après toi. J’ai vite réalisé que c’était une erreur, mais en tant que roi, je dois me montrer prudent quant au fait d’admettre mes erreurs, vois-tu. Je dois envisager mes actes en fonction de ma position. La tête de Léoff lui tournait. Durant ses tortures, on lui avait dit que tous les chanteurs et les musiciens de sa pièce avaient été arrêtés et pendu en place publique, et que la petite Mérie avait été discrètement empoisonnée durant la nuit. C’était ce qui l’avait brisé et l’avait décidé à confesser la pratique des « scintillations hérétiques » les plus abjectes. Maintenant il apprenait qu’ils étaient tous en vie, ce qui lui procurait une joie inextinguible. Mais la menace qui pesait sur leurs vies était ravivée. Tu es très habile, dit-il au roi. Tu sais que je ne risquerai pas de les perdre une nouvelle fois. Pourquoi le ferais-tu ? Ton allégeance à Murielle est sans fondement. Elle n’a pour régner ni légitimité ni talent. Malgré mes défauts, je suis ce que la famille Dare peut offrir de mieux. Hansa va nous déclarer la guerre un de ces prochains jours, si je ne réussis pas à les apaiser. Des monstres menacent toutes nos frontières et apparaissent au cœur de nos villes. Quoi que tu puisses penser de moi, la Crotheny a besoin d’un chef pour être unie, et ce sera moi, et aucun autre, parce qu’il n’y a personne d’autre. Et que voudrais-tu me faire faire ? -60- Défaire ce que tu as fait, évidemment. Écrire un autre miroitement, pour les gagner à ma cause. Je t’ai fourni une martelharpe et tous les textes musicaux que le royaume peut offrir. Je mettrai Mérie et Aréana à ta disposition, pour compenser le malencontreux état de tes mains. Je devrai, évidemment, superviser ton travail plus minutieusement que ne l’avait fait le praifec, et nous engagerons les musiciens qui donneront la représentation. Le praifec m’a désigné comme hérétique devant le monde. Comment l’une de mes œuvres pourrait-elle être donnée en représentation ? Cela sera présenté comme une preuve d’intervention divine et de clémence, mon cher. Là où tu trouvais autrefois ton inspiration dans les ténèbres, tu la trouves maintenant dans la lumière. Mais c’est un mensonge, dit Léoff. Non, répondit sèchement Robert. C’est de la politique. Léoff hésita un instant. Et le praifec acceptera cela ? Le praifec a les mains bien pleines, lui dit Robert. L’empire, semble-t-il, est un véritable nid d’hérétiques. Tu as de la chance, Cavaor Léovigilde. Les gibets ont leur propre musique qui ne cesse jamais, ces temps-ci. Léoff acquiesça. Je n’ai pas vraiment besoin que tu répètes tes menaces, Majesté. J’ai bien compris la première fois. Ainsi, c’est de nouveau « Majesté ». J’en conclus donc que nous progressons ? Je suis à ta merci, dit Léoff. Je me demande si tu as un sujet pour ta commande. Le roi agita négativement la tête. Non. Mais j’ai vu ta bibliothèque, et elle est pleine d’histoires régionales populaires. Je suis certain que tu y trouveras quelque inspiration. Léoff rassembla toute la force de sa volonté. Une chose, dit-il. J’aurai besoin d’être assisté, c’est vrai. Mais aie par pitié la grâce de renvoyer Mérie à sa mère et Aréana à sa famille. -61- Robert bâilla. On t’a annoncé qu’elles étaient mortes, et tu l’as cru. Je pourrais t’affirmer que je les ai renvoyées chez elles, mais comment saurais-tu si c’est vrai ? De toute façon, je préfère ne pas te laisser te persuader que tu les as mises en sécurité. Cela pourrait t’inspirer quelque nouvelle velléité d’imprudence. Non, je préfère qu’elles te tiennent compagnie, et qu’elles confortent ta résolution. Sur ce il se leva, et Léoff sut que la conversation était achevée. Frissonnant soudain, il se dirigea vers sa paillasse, impatient de fermer les yeux et de se perdre de nouveau dans ses rêves. Mais en lieu de cela il se mit à penser à Mérie, lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois, cachée dans la salle de musique, l’écoutant jouer, craignant qu’il la chassât s’il s’apercevait de sa présence. Alors plutôt que se coucher, il se détourna et marcha lentement vers les livres que le roi lui avait fournis, puis commença à en lire les titres. -62- CHAPITRE CINQ LE DÉMON L’homme hurla tandis que la femme-démon plongeait ses griffes dans sa poitrine, à travers les os et la peau, jusqu’à ce qu’il y avait de doux et d’humide à l’intérieur. Anne sentit le goût du fer sur sa langue tandis que le tourbillon ralentissait, s’apaisait, se posait. Sa peur soudain disparue, elle regarda le monstre en face. Me connais-tu ? rugit le monstre, d’une voix qui perçait la chair et les os. Sais-tu qui je suis ? La lumière envahit l’esprit d’Anne. La terre parut volter, et Anne fut soudain en selle. Elle chevauchait de nouveau avec Cazio. Elle se souvint d’un soupir d’Austra derrière elle, puis d’un terrible tumulte. Quelque chose la fit tomber à terre, puis un bras solide se saisit d’elle, la portant de force en selle. Elle se souvint de l’odeur âcre de la sueur de son ravisseur, de son souffle rauque dans son oreille. Du couteau sur sa gorge. Elle ne pouvait voir que sa main, qui portait une longue cicatrice blanche qui courait du poignet à la dernière phalange de son petit doigt. Pars, dit quelqu’un, nous nous occuperons d’eux. Elle se souvint avoir regardé mollement par-dessus la tête du cheval, vu les tressautements du sol enneigé de la forêt, les arbres qui filaient sur les côtés comme les colonnes d’un couloir sans fin. -63- Ne bouge pas, Princesse, ordonna l’homme. (Sa voix était grave et chaleureuse, pas déplaisante du tout, son accent trahissait une bonne éducation, probablement étranger mais impossible à placer.) Reste tranquille, ne me pose pas de problème, et tout ira beaucoup mieux pour toi. Tu sais qui je suis, dit Anne. Eh bien, nous savions que c’était l’une ou l’autre. Je suppose que tu viens de tout clarifier, mais nous allons tout de même t’amener devant quelqu’un qui connaît ton visage, pour être sûrs. De toute façon, nous vous avons toutes les deux. Austra, pensa Anne. Ils t’ont prise aussi. Cela signifiait que son amie était peut-être encore vivante. Mes amis viendront me chercher. Tes compagnons sont probablement déjà morts, répondit l’homme d’une voix que faisait trembler le galop de son cheval. Si ce n’est pas le cas, ils auront quelque difficulté à nous suivre. Mais cela n’a pas à t’inquiéter, Princesse. Je n’ai pas été envoyé pour te tuer, parce que sinon tu serais déjà morte. Tu comprends ? Non, dit Anne. Il y a ceux qui veulent te tuer, répondit l’homme. Tu sais déjà cela, n’est-ce pas ? À l’évidence, oui. Alors crois-moi quand je te dis que leur maître n’est pas le mien. Je suis chargé de ta sécurité, pas de ta destruction. Je ne me sens pas en sécurité, dit Anne. Qui t’a envoyé ? Mon oncle, l’usurpateur ? Je doute que le prince Robert s’intéresse beaucoup à ton bien-être. Nous pensons qu’il est de mèche avec ceux qui ont assassiné tes sœurs. Qui est ce nous ? Je ne peux te le dire. Je ne comprends pas. Tu dis que tu ne veux pas ma mort. Tu affirmes vouloir me protéger mais tu m’enlèves à mes amis et à mes plus loyaux protecteurs. Alors je sais que tu ne me veux pas du bien. L’homme ne répondit pas, mais il resserra sa prise. -64- Je vois, reprit Anne. Vous avez besoin de moi, mais pas dans un but que j’approuverais. Vous voulez peut-être me sacrifier aux saints ténébreux ? Non, dit l’homme. Ce n’est pas du tout notre objectif. Alors éclaire-moi. Je suis à ta merci. Effectivement. Et souviens-t’en. Tu peux me croire quand je te dis que je ne te tuerai pas si je n’en suis pas dans l’obligation. (Le couteau s’écarta de sa gorge.) S’il te plaît, ne te débats pas et n’essaie pas de t’échapper. Tu réussirais peut-être à tomber du cheval, mais si tu ne te brises pas la nuque, je te rattraperai aisément. Écoute, et tu t’apercevras que tes amis ne nous poursuivent pas. Comment t’appelles-tu ? demanda Anne. De nouveau, une pause. Tu peux m’appeler Ernald. Mais ce n’est pas ton nom. Elle le sentit hausser les épaules derrière elle. Ernald, où allons-nous ? Retrouver quelqu’un. Après cela, je ne saurais dire. Je vois. (Elle réfléchit un instant.) Tu dis que je ne serai pas tuée. Et Austra, maintenant que vous savez qu’elle n’est pas moi ? Il... il ne lui sera pas fait de mal. Mais Anne perçut le mensonge dans sa voix. Après avoir profondément inspiré, elle balança sa tête en arrière, et la sentit s’écraser contre le visage de l’homme. Il glapit, et Anne sauta de la jument. Elle tomba mal, et un élan de douleur parcourut sa jambe, qui souffrait déjà d’une blessure de flèche non soignée. Pantelante, elle se remit sur pied et chercha à se réorienter. Elle trouva leurs traces et commença à les remonter en criant : Cazio ! Sire Neil ! Aidez-moi ! Elle regarda par-dessus son épaule, le sentant presque là... ... mais ne vit personne, seulement le cheval. Pourquoi se cacherait-il ? Elle pressa le pas, mais la douleur la paralysa presque. Elle posa un genou à terre, puis se força douloureusement à se relever. -65- Quelque chose bougea devant elle, mais elle ne put voir ce que c’était. C’était comme une ombre furtive sur l’eau. À l’aide ! hurla-t-elle encore. Une paume lui frappa alors le côté de la tête, et tandis qu’elle tombait, elle vit un flou neigeux. Puis son bras fut violemment tordu dans son dos, et elle fut poussée vers le cheval. Elle hoqueta, se demandant d’où Ernald était venu. De derrière elle ? Mais elle avait regardé. Par où qu’il fût passé, il était là maintenant. Ne refais pas ça, Princesse, dit-il. Je n’ai aucune envie de te faire du mal, mais je le ferai si c’est nécessaire. Lâche-moi, ordonna-t-elle. Le couteau réapparut soudain contre sa gorge. Remonte en selle. Pas tant que tu ne m’auras pas promis qu’Austra ne sera pas tuée. Je t’ai dit qu’il ne lui sera pas fait de mal. Oui, mais tu mentais. Monte en selle, ou je te tranche une oreille. Ma jambe est blessée. Il va falloir m’aider. Il laissa échapper un petit rire dur. Le couteau disparut, et il l’attrapa soudain par la taille pour la jeter sur la selle, avant de faire passer sa jambe blessée de l’autre côté. Elle hurla, et des petits points brillants tourbillonnèrent devant ses yeux. Le temps qu’elle pût penser de nouveau, il était assis derrière elle, le couteau posé sur sa gorge. Je vois maintenant qu’être gracieux ne me mènera à rien, dit-il en talonnant son cheval. Anne chercha son souffle. C’était comme si la douleur avait libéré quelque chose en elle, et que le monde entier se précipitait, comme un tourbillon ou un cyclone venant de la mer. Elle frissonna, et sentit les poils de sa nuque se hérisser. Relâche-moi, dit-elle, son cœur battant la chamade. Chut. Relâche-moi. Cette fois, il la frappa de la poignée du couteau. — Relâche-moi ! Les mots jaillirent d’elle, et l’homme rugit. -66- Anne sentit soudain le couteau dans sa main, serré dans ses phalanges blanchies, et dans un geste désespéré, elle le plongea dans la gorge de l’homme. Au même instant, elle ressentit une étrange douleur dans sa propre gorge, et la sensation de quelque chose qui se glissait sous sa langue. Elle vit les yeux de l’homme s’écarquiller et noircir, et dans ces sombres miroirs, aperçut l’image d’un démon, émergeant des profondeurs. En hurlant, elle arracha le couteau de sa trachée, et remarqua dans le même temps que ses mains étaient vides, que ce n’était pas elle du tout qui tenait le couteau. Elle comprit juste assez pour s’enfuir, pour se jeter dans l’obscurité béante d’où venait sa colère, pour fermer les yeux et éloigner ses oreilles de son gargouillis... La lumière changea et elle se retrouva sur son siège, face à l’autre homme, celui qui avait essayé de la violer. Le démon était là, fondant sur lui comme il avait plongé sur Ernald. Oh non, murmura-t-elle en regardant ce visage terrible. Par les saints, non... Elle s’éveilla sur un petit matelas, désentravée, ses vêtements revenus à un état raisonnable. Elle avait mal à la tête, et reconnut le début d’une gueule de bois. Son ravisseur était assis sur le sol à quelques pas d’elle, et pleurait doucement. Il n’y avait aucun signe du démon. Anne voulut se lever, mais une violente nausée la força à se rallonger. Ce ne fut pas suffisant, et elle dut se mettre à quatre pattes pour vomir. Je vais te chercher de l’eau, entendit-elle l’homme dire. Non, gronda-t-elle. Je ne boirai plus rien que tu me donneras. Comme tu le désires, Altesse. Elle ressentit un peu de surprise en plus de sa nausée et de sa confusion. Je suis désolé, ajouta-t-il. Et il se remit à pleurer. -67- Anne grommela. Un laps de temps avait encore disparu. Le démon n’avait pas tué cet homme comme elle avait tué Ernald, mais elle avait fait quelque chose... Écoute-moi, dit-elle. Quel est ton nom ? Il semblait perdu. Ton nom ? Wist, murmura-t-il. Wist. On m’appelle Wist. Tu l’as vue, n’est-ce pas, Wist ? Elle était là ? Oui, Altesse. À quoi ressemblait-elle ? Ses yeux voulurent s’échapper de sa tête, et il resta bouche bée, se tenant la poitrine. Je ne m’en souviens pas, dit-il. C’est la pire chose que j’aie jamais vue. Je ne peux... Je ne pourrais pas la revoir. M’a-t-elle détachée ? Non, c’est moi. Pourquoi ? Parce que je suis censé le faire, chuchota-t-il. Je suis censé t’aider. T’a-t-elle dit cela ? Elle n’a rien dit, répondit-il. Pas que je m’en souvienne. C’est-à-dire, il y avait des mots, mais rien que j’aie pu comprendre, sauf que cela faisait mal, et que cela fait encore mal si je ne fais pas ce que je suis censé faire. Et qu’es-tu censé faire d’autre ? demanda-t-elle, méfiante. T’aider, répéta-t-il. M’aider à quoi ? Il leva les mains d’impuissance. À tout ce que tu veux. Vraiment ? dit-elle. Alors donne-moi ton couteau. Il se leva et lui tendit son arme, la poignée en avant. Elle avança la main, s’attendant à un geste de recul, mais put saisir la lisse poignée de bois. Elle hoqueta, se replia en deux, et vomit de nouveau. Lorsqu’elle eut terminé, sa tête lui faisait aussi mal que si l’on eût frappée avec un marteau de l’intérieur. Sa poitrine était -68- comme déchirée en deux, et sa vision était floue. Son ancien ravisseur gémissait toujours devant elle, le couteau tendu. Elle réarrangea sa tenue et se leva, la douleur dans sa jambe à peine atténuée. J’accepterai de l’eau, maintenant, dit-elle. Il lui apporta de l’eau et du pain, et elle prit un peu des deux. Ensuite elle se sentit mieux, plus détendue. Wist, où sommes-nous ? demanda-t-elle. Dans la cave de la salle à bière, dit-il. À Sévoyne ? Oui, à Sévoyne. Et qui sait que je suis ici ? Moi et le capitaine de la garde. Personne d’autre. Mais d’autres viennent et ils sauront où nous trouver, poursuivit-elle. Oui, reconnut-il. Oui Majesté, corrigea-t-elle doucement. (Cette mise au point suffit à lui redonner confiance.) Oui Majesté. Voilà. Et qui vient ? Penby et ses hommes étaient censés vous intercepter dans la forêt. Ils devraient être de retour maintenant, mais je... je ne sais pas où ils sont. Les avez-vous tués ? Oui, mentit-elle. L’un d’entre eux est mort, au moins. Quelqu’un d’autre doit-il les retrouver ici ? Il se recroquevilla plus encore. Je ne devrais pas. Réponds. Quelqu’un est censé les rencontrer, oui. Je ne connais pas son nom. Quand ? Bientôt. Je ne sais pas quand, mais bientôt. Penby a dit avant l’après-midi. Alors nous devrions partir maintenant, dit Anne en prenant le couteau. Son visage se déforma. Je... Oui. Je suis censé faire cela. -69- Anne le regarda dans les yeux, aussi durement que possible. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Le démon, aussi terrible qu’elle fût, était donc son alliée ? À l’évidence, elle avait tué l’un des ennemis d’Anne, et semblait avoir... fait quelque chose à celui-là. Mais si ce qui était revenu avec elle de la terre des morts était bienveillant, alors pourquoi le craignait-elle tant ? Et il y avait toujours la possibilité que tout cela ne fût qu’une sorte de piège que Wist lui tendait, même si elle ne voyait pas l’intérêt d’une telle ruse. Ils ne m’avaient pas dit qui tu étais... commença-t-il, mais il s’interrompit. Si tu avais su qui j’étais, aurais-tu essayé de me violer ? demanda-t-elle, la colère s’embrasant soudain en elle. Non, par les saints non, dit-il. Cela ne change rien, tu sais, dit-elle. Tu restes une vermine. Il acquiesça. Un instant elle voulut plonger en lui avec son pouvoir, comme elle avait plongé en Roderick à z’Espino, comme elle avait plongé en ces hommes à Khrwbh Khrwkh. Pour lui faire mal, peut-être le tuer. Mais elle se contrôla. Elle avait besoin de lui, pour l’instant. Et si cela se révélait finalement être un piège biscornu, elle n’aurait aucune pitié. Très bien, dit-elle. Aide-moi, Wist, et tu y gagneras ma protection. Agis une fois contre moi, et même les saints ne pourront pas te sauver. Comment puis-je te servir, princesse ? À ton avis ? Je veux partir d’ici. Si le capitaine de la garde nous voit, dis-lui que le plan a changé, que tu es censé m’emmener ailleurs. Et où irons-nous ? Je te le dirai quand nous serons hors de la ville. Maintenant, apporte-moi ma cape. Elle est en haut. Je vais la chercher. Non. Nous irons la chercher ensemble. -70- En hochant la tête, Wist tira une clef de cuivre de sa poche et la glissa dans le trou de la serrure de la porte. Elle s’ouvrit en craquant, et laissa paraître un escalier étroit. Il prit une chandelle et commença à monter. Anne le suivit jusqu’à l’endroit où la dernière marche paraissait rencontrer le plafond. Wist poussa, et le plafond s’ouvrit sur une autre pièce. C’est un cellier, chuchota-t-il. Attends. Il s’avança vers une caisse de bois et y plongea les mains. Anne se tendit, mais il n’en sortit rien d’autre que sa cape. Sans jamais détourner les yeux de lui, elle la glissa sur ses épaules. Il faut que je souffle la chandelle, maintenant, dit-il. Sinon, quelqu’un pourrait voir la lumière lorsque j’ouvrirai la porte. Alors fais-le, dit Anne en se tendant une nouvelle fois. Il approcha la chandelle de son visage. Dans la lueur jaunâtre, ses traits paraissaient jeunes et innocents, absolument pas ce à quoi devrait ressembler le visage d’un violeur. Il pinça les lèvres, souffla, et l’obscurité se fit. Elle se referma sur Anne comme un mille-pattes tandis qu’elle ouvrait tout grand ses yeux et ses oreilles, la main sur la poignée du couteau de Wist. Elle entendit un léger craquement, puis vit apparaître une bande moins sombre qui allait s’élargissant. Par ici, chuchota Wist. Elle devinait sa silhouette, maintenant. Passe devant, dit-elle en cherchant la porte de la main et en la saisissant par le bord. Attention à la marche, murmura-t-il. Elle vit l’ombre de sa tête se baisser un peu. Elle chercha le sol du pied, et le trouva. Puis elle s’engagea dans la rue. Il faisait un froid mordant dehors. Il n’y avait ni lune ni étoiles dans le ciel : les seules lumières étaient les lampes et les chandelles qui brûlaient encore ici et là. Quelle heure était-il ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Elle ne savait même pas combien de temps elle était restée en cet endroit. L’alcool était encore en elle. Rage et panique l’avaient atténué, et maintenant elle commençait à se sentir endolorie et nauséeuse, mais l’hébétude demeurait. L’intrépidité qu’il avait -71- provoquée commençait à disparaître, pour faire place à une peur sourde. L’ombre qu’était Wist bougea soudain, et elle sentit une main se refermer sur son bras. Elle serra plus fort son couteau. Plus de bruit, Majesté, dit-il. Quelqu’un vient. Elle entendit ce dont il parlait : le claquement de sabots de chevaux. Wist la tira sur le côté d’un autre bâtiment, puis ils reculèrent lentement tandis que le bruit se rapprochait. Anne ne pouvait rien voir, mais elle eut soudain l’impression que l’on pressait quelque chose contre ses yeux. Ce n’était pas léger, mais une présence, une masse qui semblait tout tirer vers elle. La prise de Wist sur son bras lui parut soudain la chose la plus réconfortante au monde. Elle entendit quelqu’un sauter de selle, et sentit des pieds frapper le sol comme des coups de masse. Elle entendit un bref chuchotement qu’elle ne put saisir, puis une porte craqua, à très courte distance. Elle recula plus rapidement, avec au cœur l’envie de simplement tourner les talons et s’enfuir. Mais Wist l’en eût empêchée. Il tremblait, et sa respiration semblait incroyablement bruyante, tout comme la sienne. La porte se referma, et elle sentit la présence s’effacer. Maintenant Wist la tirait de façon plus pressante par le bras, et ils firent effectivement demi-tour. Ses yeux commencèrent à s’adapter à l’obscurité, et elle commença à distinguer de vagues formes. Ils poursuivirent leur chemin et atteignirent ce qui semblait être la place du village, une large place cerclée des masses obscures de bâtiments à étages. Nous devons nous presser, dit-il. Ils ne mettront pas longtemps à s’apercevoir que nous avons disparu. Qui était-ce ? demanda-t-elle. Je ne sais pas, dit-il. Je te le dirais si je le savais. Quelqu’un d’important, celui qui nous emploie, je pense. Je ne l’ai jamais rencontré. Alors comment sais-tu... -72- — Je ne sais pas ! souffla-t-il désespérément. Ils ont dit qu’il viendrait. Ils ne savaient pas à quoi il ressemblerait, mais ils ont dit qu’il paraîtrait... euh... lourd. Jusqu’à cet instant, je ne savais pas ce que cela signifiait. Mais tu as vu ? Oui, je vois ce que tu veux dire, dit-elle. Je l’ai senti aussi. (Elle attrapa son bras.) Tu aurais pu l’avertir. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? Je ne pouvais pas, dit-il d’une voix misérable. Je le voulais, mais je ne pouvais pas. Maintenant... où allons-nous ? Peux-tu nous mener à Glenchest ? Glenchest ? Oui, c’est sur la route. Combien de temps, à pied ? Nous pourrions y être pour la midi. Allons-y, alors. Ils vont probablement chercher dans cette direction. Allons-y quand même. Dans la grisaille de l’aube, Wist semblait las, plus usé que son âge. Ses vêtements étaient sales, et lui aussi, d’une crasse omniprésente. Elle était certaine qu’on eût pu le laver pendant un an et qu’il serait encore sale. Il paraissait de nouveau dangereux, quoique soumis, comme un chien vicieux qui aurait reçu une correction qui le tiendrait tranquille pour un temps. Il continuait de la regarder d’une façon qui suggérait qu’il se demandait ce qu’elle faisait exactement, et pourquoi. Elle se posait la même question. Le paysage était plutôt morne. Les prés et les champs bordaient la route, mais il n’y avait au-delà que des plaines plates, sans grand relief ni curiosité quelconque. Elle se demanda de nouveau si ses amis étaient vivants, si la route de Glenchest était le bon chemin, si elle devait retourner vers l’endroit où on l’avait enlevée. Mais s’ils étaient morts, il n’y avait rien qu’elle pût y faire. S’ils étaient en train de se battre, elle ne pouvait pas y faire grand-chose non plus, pas avec un seul compagnon, et si peu fiable. Non, il lui fallait joindre sa tante Élyonère et les chevaliers qu’elle avait sous ses ordres. -73- En supposant qu’ils existaient encore, ou se trouvaient à Glenchest. Et s’ils étaient déjà partis à Eslen, pour combattre l’usurpateur ? Ou pis, si Élyonère s’était rangée du côté de Robert ? Anne jugeait cela peu probable, mais d’un autre côté, elle ne savait pas réellement ce qui se passait. En fait, elle avait toujours plutôt bien aimé son oncle Robert. Il lui paraissait étrange qu’il se fût emparé du trône quand sa mère et son frère étaient encore vivants, mais c’était bien ce que disaient les nouvelles qui avaient atteint Dunmrogh. Peut-être que Robert savait quelque chose qu’elle ne savait pas. Elle soupira et s’efforça de chasser cette idée. Ne bouge plus, dit soudain Wist. Anne remarqua qu’il avait maintenant un couteau dans la main, et qu’il se trouvait assez près d’elle pour en faire usage sans problème. Il regardait autour de lui. Ils étaient entrés dans un petit bosquet où paissaient des bovins mugissants, et la visibilité n’était pas bonne. Mais Anne sentit et entendit des chevaux qui approchaient. Beaucoup de chevaux. -74- CHAPITRE SIX LES PITEUX Des piteux, dit Stéphane. Aspar avait les yeux fixés sur l’autre côté de la vallée, attendant que se montrât l’un de leurs nouveaux ennemis. Ils viennent de l’Est, clarifia Stéphane. Ils se déplacent vite, et plutôt silencieusement pour des piteux. Aspar tendit l’oreille. Après un temps il le discerna : un son comme un vent bas et puissant qui avançait dans la forêt, le bruit de centaines de pieds accompagné par une légère vibration dans le sol. Estronc. « Piteux » était le nom qu’avaient donné les Oestriens aux serviteurs du roi de bruyère. Ils avaient autrefois été humains, mais ceux qu’Aspar avait vus ne semblaient pas en avoir réellement gardé le souvenir. Ils étaient peu ou pas vêtus, et couraient en hurlant comme des bêtes. Il les avait vus écarteler des hommes et en manger la chair crue et sanguinolente, se jeter sur des lances et faire une pile de leurs propres corps mourants sur les pointes pour atteindre leurs ennemis. On ne pouvait leur parler, et encore moins les raisonner. Et ils étaient tout proches, déjà. Comment pouvait-il ne pas les avoir entendus ? Ni Stéphane, avec ses sens bénis des saints ? Le garçon semblait perdre la main. -75- Il regarda rapidement alentour. Les arbres les plus proches étaient pour la plupart minces et droits, mais à une vingtaine de toises, il vit un puissant chêne-fer qui se dressait vers le ciel. Vers cet arbre, ordonna-t-il. Maintenant. Mais Neil et Cazio. Il n’y a rien que nous puissions faire pour eux, coupa Aspar. Nous ne les rejoindrons pas à temps. Nous pourrions les avertir, dit Winna. Ils sont déjà là-bas, dit Stéphane. Tu vois ? Il pointa du doigt. De l’autre côté de l’étroite vallée, des corps se déversaient par-dessus la crête et descendaient le flanc pentu. On eût dit qu’un déluge emportait un village entier le long d’une gorge, sauf qu’il n’y avait pas d’eau. Mère de saint Tarn, s’exclama l’un des soldats de Dunmrogh. Que... — Courez ! rugit Aspar. Ils coururent. Les muscles d’Aspar eussent voulu qu’il fût devant, mais il lui fallait laisser Winna et Stéphane commencer à grimper en premier. Il entendit le sous-bois frissonner derrière eux, et cela lui rappela un nuage de criquets qui avait autrefois envahi les terres du nord durant des jours, et englouti tout ce qui était vert. Ils étaient à mi-chemin lorsque Aspar saisit un mouvement du coin de l’œil. Il tourna la tête pour regarder. À première vue, la chose n’était faite que de pattes, comme une immense araignée, mais son expérience remit aussitôt les choses en perspective. Le monstre n’avait que quatre longues pattes, et non pas huit, et elles se terminaient par ce qui ressemblait à des mains humaines griffues. Le torse était épais, musclé et court, en comparaison de ses pattes, mais plus ou moins humain dans sa forme, si l’on exceptait les écailles et les épais cheveux noirs. Le visage n’avait que peu d’humanité en lui ; ses yeux jaunes en furoncle surmontaient deux fentes là où aurait dû se trouver un nez, et la bouche caverneuse aux dents noires évoquait plus la grenouille ou le serpent que l’homme. Il avançait vers eux de toutes ses pattes. Un étan, souffla Aspar. -76- Il en avait déjà vu un et l’avait tué, mais il avait fallu un miracle. Il avait encore un miracle en réserve, mais en regardant par-dessus l’épaule du monstre il vit qu’il lui en fallait deux, parce qu’une créature identique courait tout autant, moins de vingt toises derrière. Aspar leva son arc, tira, et réussit l’un des tirs les plus chanceux de sa vie ; il atteignit le premier monstre dans l’œil, l’envoyant rouler sur le sol. Mais alors même qu’Aspar continuait de fuir vers l’arbre, la chose se remit sur ses pattes et reprit sa course. L’autre, qui l’avait presque rattrapée, parut sourire à Aspar. Alors les piteux arrivèrent, se déversant d’entre les arbres. Les étans émirent leur étrange hurlement aigu tandis que les hommes et les femmes se jetaient sur eux, d’abord par deux, puis par trois, puis par douzaines. Les piteux et les étans n’étaient pas amis, apparemment. Ou peut-être qu’ils étaient en désaccord sur la question de qui allait dévorer Aspar White. Ils atteignirent finalement le chêne, et Aspar fit la courte- échelle à Winna pour qu’elle attrape les premières branches. Grimpe, cria-t-il. Continue de grimper jusqu’à ce que tu ne puisses plus ! Stéphane vint ensuite, mais avant même qu’il eût une prise solide, Aspar dut faire face au plus rapide de leurs agresseurs. Le piteux était un homme grand, à la musculature fine et aux cheveux noirs hérissés. Son visage était si lupin qu’Aspar pensa à la légende du loup-garou, en se demandant si elle venait de là. Chaque histoire de phay ridicule semblait vouloir devenir vraie. S’il y avait jamais eu un homme qui était devenu loup, c’était lui. Comme tous ceux de son espèce, le piteux attaqua sans la moindre considération pour sa propre vie, grondant et tendant ses ongles cassés et sanglants vers Aspar. Le forestier fit mine de trancher de la hache sa main gauche. Le piteux ignora la fausse attaque et continua d’avancer, laissant la hache lui couper la joue. Aspar plongea son poignard juste sous les côtes et tourna la lame, perçant le poumon et remontant vers le cœur, -77- tandis que l’homme-bête le percutait et le projetait contre l’arbre. Ce fut douloureux, mais le retint de tomber à terre. Aspar repoussa le piteux mourant juste à temps pour affronter les deux suivants. Ils frappèrent ensemble, et comme il levait sa hache pour les parer, l’un d’entre eux plongea ses dents dans son avant-bras. En rugissant, Aspar enfonça son couteau dans l’entrejambe de son agresseur et sentit le sang jaillir sur sa main. Il frappa une nouvelle fois du couteau, et lui ouvrit le ventre. Le piteux lâcha son bras, et il planta sa hache dans la gorge du deuxième. Des centaines d’autres n’étaient qu’à quelques pas de là. La hache était coincée, alors il la laissa là, sauta vers la branche la plus basse, et l’attrapa de ses doigts rendus glissants par le sang. Il s’efforça de garder son poignard en main, mais lorsque l’un des piteux l’attrapa par la cheville, il dut le laisser tomber pour assurer sa prise trop précaire, pour se raccrocher des deux bras autour de l’immense branche. Une flèche siffla d’en haut, puis une autre, et l’étreinte de la créature se desserra. Aspar releva les jambes, puis se hissa sur la branche. Un rapide coup d’œil vers le bas lui montra les piteux se précipitant contre le tronc comme des vagues contre un rocher. Leurs corps commencèrent à former une pile, permettant aux nouveaux arrivants de monter plus haut. — Estronc, souffla Aspar. Il en eut la nausée. Il la maîtrisa, et regarda vers le haut. Winna se trouvait cinq verges au-dessus des autres, et tirait à l’arc dans la masse. Stéphane et les deux soldats étaient à peu près au même niveau. Continuez de grimper ! cria-t-il. Et par là. Plus les branches seront étroites, moins il en viendra à la fois. Il donna un coup de pied dans la tête du piteux le plus proche, une grande femme élancée aux cheveux roux et gras. Elle gronda et glissa de la branche, pour retomber au milieu de ses compagnons grouillants. Les étans, remarqua-t-il, étaient encore en vie. Il y en avait maintenant trois qu’il pouvait voir, et qui dévastaient la horde -78- des piteux. Aspar avait l’impression de voir une meute de chiens attaquer un lion. Le sang giclait partout autour des piteux à mesure qu’ils tombaient, déchiquetés ou éventrés par les griffes et les crocs des monstres, mais ils l’emportaient par leur seul nombre. Alors même qu’il regardait, l’un des étans s’effondra, toutes les pattes blessées, et en quelques instants, les piteux furent rouge sombre de son sang épais. Il resterait encore bien des piteux lorsque les étans seraient morts. Aspar choisit d’oublier le vague espoir que leurs ennemis s’éliminent l’un l’autre. Winna, Stéphane et les deux Hornladhais avaient fait ce qu’Aspar avait dit, et maintenant il les suivait. Enfin, ils atteignirent une fourche au-dessus d’un à-pic presque vertical. Aspar reprit son arc qu’il gardait sur son dos, et attendit que les créatures approchent. Ils sont différents, marmonna-t-il, tout en décochant une flèche et en empalant le premier qui allait atteindre leur branche. Différents comment ? cria Stéphane d’en haut. Les poils de la nuque d’Aspar se hérissèrent : les sens anormaux de Stéphane semblaient de nouveau très bien fonctionner. Ils sont plus minces, plus forts, dit-il. Les vieux ont disparu. Je n’avais vu que les morts du naubagme, dit Winna. Mais je ne me souviens pas qu’ils étaient tatoués comme ça non plus. Aspar acquiesça. Oui, c’est là-dessus que je n’arrivais pas à mettre le doigt. C’est nouveau aussi. Le tatouage des tribus de la montagne, dit Ehawk. Oui, reprit Aspar. Mais les piteux que nous avons vus auparavant venaient de tribus et de villages divers. (Il atteignit le suivant dans l’œil.) Ceux-là ont tous les mêmes tatouages. C’était le cas. Chacun d’entre eux était tatoué d’un serpent à tête de bélier enroulé autour d’un avant-bras et d’un greffyn sur le biceps du même bras. -79- Peut-être qu’ils viennent tous de la même tribu, avança Ehawk. Connais-tu une tribu avec ce tatouage ? Non. Moi non plus. Le serpent à tête de bélier et le greffyn sont deux symboles associés au roi de bruyère, dit Stéphane. Nous avons toujours supposé que le roi de bruyère avait de quelque façon rendu ces gens fous, avait détruit leur intelligence. Mais si... Si quoi ? demanda Winna. Tu crois qu’ils ont choisi ceci ? Ils ne peuvent même pas parler ! J’aurai bientôt besoin que tu me passes des flèches, dit Aspar en tirant encore. Je n’en ai plus que six. Les autres sont sur Ogre. Les chevaux ! s’exclama Winna. Ils peuvent se débrouiller tout seuls, dit Aspar. Ou peut- être pas. De toute façon, il n’y a rien que nous puissions faire. Mais Ogre... Oui. Il ravala sa douleur. Ogre et Ange étaient avec lui depuis longtemps. Mais tout avait une fin. Les piteux continuaient d’arriver de la forêt, sans laisser supposer que cela pût s’arrêter. Il y en avait tant en dessous qu’il ne voyait plus le sous-bois à cinquante toises alentour. Que ferons-nous quand nous n’aurons plus de flèches ? demanda Winna. Je les écraserai du talon, dit Aspar. Je te croyais en bons termes avec le roi de bruyère et ses amis, dit Stéphane. La dernière fois, ils t’ont laissé vivre. La dernière fois, j’avais le roi de bruyère au bout de ma flèche, dit Aspar. Celle que l’Église nous a donnée. Tu l’as toujours ? Oui. Mais même si le roi lui-même montre son nez, je crois que je ne l’utiliserai pas tant que ce ne sera pas la dernière. Il se rappela aussi que Leshya, la femme sefry, avait été avec lui alors. Peut-être que cela avait fait la différence : la véritable allégeance de Leshya avait été R et était restée R un mystère. -80- Ce sera bientôt le cas, dit Winna. Aspar hocha la tête et regarda autour de lui. Peut-être qu’ils pourraient rejoindre un autre arbre, un arbre plus droit et plus haut, puis couper la branche qui les y aurait menés. Il cherchait ce moyen de fuir lorsqu’il entendit les chants. C’était une étrange mélodie modulée, qui le toucha au plus profond. Il était certain de l’avoir déjà entendue auparavant, il pouvait presque se figurer le chanteur, mais le véritable souvenir lui échappait. La source de ce chant-là était visible, par contre. Par les saints, s’exclama Stéphane, qui l’avait vu aussi. Le chant provenait d’un petit homme aux jambes arquées et d’une fille mince à la peau pâle dont les yeux verts brillaient même d’aussi loin, c’est-à-dire à trente pas. Elle semblait n’avoir que dix ou onze ans, la plus jeune piteuse qu’Aspar eût jamais vue. Elle tenait un serpent dans chaque main R vu de cette distance, ce pouvait être des vipères R et l’homme, lui, tenait un bâton recourbé d’où pendait une pomme de pin. Tous deux arboraient les tatouages. En dehors de cela, ils étaient aussi nus que le jour de leur naissance. Ils dirigeaient leur chant vers le haut, mais il ne fallait qu’un instant pour comprendre qu’ils ne chantaient pas vers le ciel. Les chênes-fer, ceux qui étaient vraiment anciens, avaient des branches si immenses et lourdes qu’elles pendaient souvent jusqu’au sol. Celui sur lequel Aspar et ses compagnons étaient perchés n’était pas si vieux ; deux branches étaient seulement assez basses pour qu’on pût sauter et les attraper. Mais tandis que le forestier regardait, les branches les plus basses pointèrent vers le bas, puis celles-ci commencèrent à s’incurver, comme les doigts d’un géant qui voudrait attraper quelque chose par terre. Par le Furieux, jura Aspar. Sans plus se préoccuper du piteux qui escaladait l’arbre, il visa l’homme chantant et décocha son trait. Il avait bien visé, mais on ne sait trop comment, un autre piteux réussit à se placer sur la trajectoire de la flèche, qui se planta dans son épaule. Il se passa la même chose avec le trait suivant. Cela ne présume rien de bon, dit Stéphane. -81- Tout l’arbre vibrait, maintenant que les branches plus épaisses commençaient à se tourner vers les chanteurs. Les piteux autour d’eux essayaient déjà de sauter vers les branches, et bien qu’elles ne fussent pas encore assez basses pour être attrapées, elles le seraient bientôt. Alors ils envahiraient l’arbre entier. Aspar se tourna vers les hommes d’armes. Vous deux, dit-il. Commencez à couper les branches. Tout ce qui mène jusqu’ici. Installez-vous à un endroit où elles sont plus minces, elles seront plus faciles à couper. C’est la fin, dit l’un d’entre eux. Nous avons servi un seigneur maléfique, et maintenant nous en payons le prix. Vous ne le servez plus, maintenant, coupa Winna. Vous servez Anne, la reine légitime de Crotheny. Agissez comme des hommes et faites ce qu’Aspar a dit. Ou donnez-moi une épée et laissez-moi le faire. J’ai entendu parler de ce qu’elle a fait, répondit l’homme en traçant sur son front le signe contre le mauvais sort. Cette femme que vous appelez la reine. Elle a tué des hommes sans les toucher, en se servant de scintillation. Tout est joué. C’est la fin du monde. Stéphane, qui était le plus près de lui, tendit le bras. Donne-moi ton épée, dit-il. Donne-la-moi. Maintenant. Donne-la-lui, Ional, intervint l’autre soldat. (Il regarda Stéphane.) Je ne suis pas prêt à mourir. Je vais monter par là. Tu prends l’autre ? Oui, convint Stéphane. Aspar jeta un rapide coup d’œil vers Stéphane et le Hornladhais tandis qu’ils s’avançaient. S’ils réussissaient à isoler la branche sur laquelle ils se trouvaient, ils avaient peut- être encore une chance. Winna le regardait, par contre, et il sentit quelque chose s’effondrer au fond de ses tripes. Winna était la meilleure et la plus inattendue des choses qui étaient arrivées dans sa vie, et ce depuis très longtemps. Elle était jeune, oui ; si jeune qu’il avait parfois l’impression qu’elle venait d’un pays différent, au-delà des mers. Mais la plupart du temps, elle semblait le connaître, le -82- connaître d’une façon improbable R et parfois plus dérangeante qu’agréable. Il était resté seul très longtemps. Ces derniers jours elle ne lui avait pas beaucoup parlé R depuis, en fait, qu’elle l’avait trouvé veillant Leshya blessée. En cela au moins, elle le connaissait mal. Ce qu’il ressentait pour Leshya n’était pas de l’amour, ni même du désir. C’était quelque chose d’autre, quelque chose qu’il avait lui-même du mal à nommer. Mais cela ressemblait, se figurait-il, à une parenté. La femme sefry lui ressemblait comme ce ne serait jamais le cas pour Winna. Mais peut-être aussi qu’elle comprenait cela. Peut-être que le problème était là. Cela importera peu si les piteux nous atteignent, se dit-il en manquant glousser. On eût dit l’un de ces vieux proverbes. Autant tendre sa nuque au Furieux que se marier. Une bonne journée est celle à laquelle on survit. Cela importera peu si les piteux nous atteignent... Estronc, il commençait à penser comme Stéphane. Il abattit un autre piteux. Plus que trois flèches. Couper des branches n’était pas aussi facile que Stéphane eût pu l’espérer ou l’imaginer. L’épée avait un tranchant, mais il n’était pas effilé, et il n’avait jamais coupé beaucoup de bois, alors il n’était pas certain de s’y prendre au mieux. Un bref coup d’œil lui montra que les branches périphériques étaient presque assez basses maintenant pour que les piteux pussent les attraper, ce qui signifiait qu’il devait faire vite. Il leva haut le bras pour frapper plus fort, et manqua tomber. Il était assis sur une branche qu’il serrait entre ses cuisses comme on le fait d’un cheval. Mais à l’instar d’un cheval, la branche refusait de rester immobile, et la chute jusqu’au sol paraissait vertigineusement longue. Il reprit son équilibre et frappa plus modestement, sentant le bois vivant tressaillir sous le coup qui fit voler un petit bout de bois. Peut-être que s’il frappait droit, puis en biais... Ce qu’il fit, et ce fut mieux. -83- Il ne pouvait s’empêcher d’écouter le chant des piteux. Il y avait là une langue : il en percevait la cadence, le flot de sens. Mais il ne pouvait la comprendre, ni en saisir un seul mot, ce qui, vu sa mémoire bénie des saints et sa connaissance des langues, était ahurissant. De tête, il la compara à tout, depuis le Vadhiien antique jusqu’au peu qu’il savait de la langue de Haddam, mais rien n’en approchait. Il avait néanmoins l’impression que le sens en était tout proche, qu’il l’avait au bout du nez, trop près pour pouvoir le voir. Aspar pensait que les piteux avaient changé. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Les Oestriens appelaient simplement les piteux « mangeurs », ou « dévoreurs ». Mais qu’étaient-ils vraiment ? En apparence, il s’agissait de gens qui vivaient près de la forêt du roi lorsque le roi de bruyère s’était éveillé. Depuis ce réveil, des tribus entières avaient abandonné leurs villages pour suivre le roi, quoi qu’il pût être. Certaines légendes parlaient de telles choses, bien sûr. Il y avait un détail dans l’histoire de Galas, le seul texte encore existant du royaume antique et disparu de Tirz Eqqon. Le grand taureau des Férigolz avait été volé par des géants vhomars, et Galas avait été chargé de le récupérer. Dans sa quête, il avait rencontré un géant appelé Koerwidz qui possédait un chaudron magique, dont le contenu transformait les hommes qui le buvaient en des bêtes de natures diverses. Saint Fufluns jouait d’une flûte dont la musique emplissait les hommes de folie et les rendait cannibales. Grim, le Furieux, l’esprit Ingorn noir et terrible par lequel jurait Aspar, était lui aussi réputé inspirer une folie guerrière chez ses adorateurs, les changeant en birsirks. La branche céda dans un claquement, resta un instant suspendue par son écorce, puis tomba. La partie sur laquelle Stéphane était perché se releva comme le bras d’une catapulte, et il se retrouva soudain dans les airs, sidéré de sa bêtise. Des folies variées des cogiteurs immodérés, commença-t-il, un nouvel essai qu’il venait juste de décider de composer de tête. Il se dit qu’il aurait bien encore le temps pour une ligne ou deux, tout en s’agitant de tout son corps pour se rattraper à -84- quelque chose. Sa cuisse heurta une branche et il s’y raccrocha, perdant évidemment l’épée dans le mouvement, sans pour autant trouver une prise. Lorsqu’il regarda vers le haut il vit le visage de Winna, petit mais magnifique. Savait-elle qu’il l’aimait ? Il était désolé de ne le lui avoir pas dit, bien que cela eût pu signifier la fin de leur amitié R et de son amitié avec Aspar. Sa main se referma sur une branche et il eut l’impression qu’on lui arrachait le bras, mais il ne lâcha pas. En haletant, il regarda vers le bas. Les piteux étaient là et sautaient vers lui, manquant son pied d’à peine une verge. La principale vertu du cogiteur excessif est qu’il est fort peu susceptible de se reproduire, car son détachement de la réalité du moment le mène souvent à une disparition précoce. Son seul mérite est l’affection qu’il ressent pour ses proches et le regret qu’il éprouve de ne pas les avoir plus aidés. Il vit que les branches ensorcelées avaient atteint le sol, et que les hommes-bêtes s’y agglutinaient. Il releva les yeux à temps pour voir un visage grimaçant, juste avant qu’un autre corps l’attrapât et ne l’entraînât vers la masse salivante en contrebas. Je suis désolé, Aspar ! réussit-il à hurler avant d’être agrippé par des mains avides. -85- CHAPITRE SEPT VENGEANCE Léoff eut le souffle coupé par la douleur tandis que ses doigts étaient étirés vers ce qui avait autrefois été un angle naturel pour eux. Cette machine est de mon invention, expliqua fièrement le léic. J’ai eu d’excellents résultats avec elle. Léoff plissa les yeux à travers ses larmes et regarda la chose. Il s’agissait en fait d’un gant de cuir souple avec des petits crochets de métal au bout de chaque doigt. Sa main avait été insérée dans le gant et placée sur une plaque de métal percée de nombreux trous destinés au crochets. Le médecin avait étiré ses doigts dans leur direction légitime, et les y maintenait avec les crochets. Puis (la partie la plus douloureuse), une deuxième plaque avait été placée au-dessus de sa main et serrée avec des vis. Les tendons de son bras s’étaient embrasés, et il s’était demandé s’il ne s’était pas agi d’une autre forme de torture, plus subtile, imaginée par l’usurpateur et ses médecins. Revenons à la chaleur et aux herbes, grimaça Léoff. C’était beaucoup plus agréable. Cela ne servait qu’à tout détendre, expliqua le léic, et à invoquer les humeurs salvatrices. Mais c’est cela qui est important. Tes mains se réparent de mauvaise façon, mais heureusement cela ne s’est pas prolongé trop longtemps. Nous devons maintenant les ramener dans la bonne direction ; après -86- cela, je pourrai réaliser des attelles rigides qui les maintiendront en place le temps qu’elles reprennent une forme adéquate. Cela arrive souvent, alors ? (Léoff hoqueta comme l’homme serrait les vis. Sa paume était encore loin d’être plate, mais il sentait déjà de multiples petits craquements à l’intérieur de ses chairs meurtries.) Des mains dans cet état. Pas à ce point, reconnut le léic. Je n’ai jamais travaillé sur des mains abîmées de cette façon. Mais les mains écrasées par un coup de masse ou d’épée sont assez courantes. Avant d’être le léic de Sa Majesté, j’étais médecin à la cour du graf d’Ofthen. Il organisait des tournois tous les mois, vois-tu, et il avait cinq fils et treize neveux en âge de jouter. Alors tu n’es arrivé que récemment à Eslen ? demanda Léoff, heureux de cette distraction. Je suis venu il y a près d’un an, encore qu’à l’époque, je n’étais que l’assistant du léic qui servait Sa Majesté le roi Guillaume. Après la mort du roi, j’ai brièvement servi Sa Majesté la reine, puis je suis devenu l’assistant du médecin du roi Robert. Je ne suis moi aussi arrivé que récemment, dit Léoff. Le médecin serra les vis. Je sais qui tu es, évidemment. Tu t’es fait une réputation plutôt rapidement, dirais-je. (Il sourit légèrement.) Tu aurais pu faire montre d’un peu plus de prudence. J’aurais pu, reconnut Léoff. Mais alors, nous n’aurions pas l’occasion de découvrir à quel point ton invention peut être efficace. Je ne te décevrai pas, dit le léic. Tes mains peuvent être améliorées. Mais elles ne peuvent pas être remises à neuf. Je ne l’imaginais même pas, soupira Léoff en ravalant des larmes de douleur tandis qu’un autre os à moitié ressoudé claquait, avant d’être forcé en une autre position. Le lendemain, il feuilleta maladroitement l’un des livres que l’usurpateur lui avait fournis, avec ses mains emboîtées dans des gants rigides de fer et de cuir épais, comme le médecin l’avait promis. Elles étaient complètement étirées et déployées, et ressemblaient de fait beaucoup trop aux mains comiquement -87- exagérées d’une marionnette. Il ne sut dire qui l’emportait de l’horreur ou du ridicule, alors qu’il s’efforçait de tourner les pages avec ses encombrantes mitaines. Il oublia néanmoins bientôt cela, tant il était fasciné. Le livre était très ancien, écrit en caractères almanniens antiques. Il avait pour titre Luthes sa Felthan ya sa Birmen R Chants de la campagne et de Birm, les seuls mots intelligibles de tout le livre. Le reste était tracé avec des lettres que Léoff n’avait jamais vues auparavant. Elles ressemblaient par certains aspects à l’alphabet qu’il connaissait, mais il n’avait aucune certitude quant à même une seule lettre. Certaines pages étaient organisées d’une façon étrange et d’apparence poétique qui avait quelque chose de familier, et surtout il lui semblait que la couverture du livre et son contenu n’allaient pas ensemble. Même le papier ne correspondait pas : il paraissait bien plus vieux que la reliure. Il venait de découvrir une page de diagrammes qui n’avait pas plus de sens que le texte lorsqu’il entendit un bruit à la porte. Il soupira et se prépara à une nouvelle séance encore avec le prince ou son docteur. Mais ce n’était ni l’un ni l’autre, et son cœur s’emplit de joie tandis qu’une petite fille franchissait la porte, qui se referma promptement et fut aussitôt reverrouillée derrière elle. Mérie ! s’exclama-t-il. Elle hésita un instant, puis se précipita dans ses bras. Il la souleva, ses mains ridicules se croisant derrière son dos. Urf ! souffla Mérie comme il la serrait. C’est si bon de te voir, dit-il en la reposant. Mère disait que tu étais probablement mort, dit Mérie avec un air très sérieux. Moi, j’espérais qu’elle se trompait. Il tendit la main pour lui ébouriffer les cheveux, mais ses yeux s’écarquillèrent à la vue de ses griffes. Ah, dit-il en les tapant l’une contre l’autre. Ce n’est rien. Un moyen de soigner mes mains. Comment va ta mère, dame Gramme ? demanda-t-il. Il s’accroupit, sentant des étirements et des craquements dans ses jambes. Où te gardent-ils, Mérie ? -88- Elle se rembrunit, les yeux fixés sur ses mains sans jamais le regarder en face. Ils m’ont mis un bandeau. (Son visage s’éclaircit quelque peu.) Mais il y a soixante-dix-huit pas. Mes pas, en tout cas. Il sourit de son astuce. J’espère que ta chambre est plus agréable que celle-ci. Elle regarda alentour. Oui. J’ai une fenêtre, au moins. Une fenêtre. N’étaient-ils donc plus dans les geôles ? As-tu monté ou descendu des escaliers pour venir ici ? demanda-t-il. Oui. Descendu. Vingt. (Elle n’avait pas détourné les yeux de ses mains.) Que leur est-il arrivé ? demanda-t-elle en les montrant du doigt. Je me suis fait mal, dit-il doucement. Je suis désolée, dit Mérie. J’aimerais pouvoir t’aider. (Son front se plissa plus encore.) Tu ne peux pas jouer de la martelharpe comme ça, n’est-ce pas ? Il sentit sa gorge se serrer soudain. Non, dit-il. Je ne peux pas. Mais tu peux jouer pour moi. Cela t’ennuierait-il de le faire ? Non, dit-elle. Mais tu sais que je ne joue pas très bien. Il la regarda dans les yeux et posa doucement les mains sur ses épaules. Je ne te l’ai jamais dit avant, dit-il. Pas en autant de mots. Mais tu as en toi ce qu’il faut pour devenir une grande musicienne. Peut-être la meilleure qui soit. Mérie cilla. Moi ? Mais que cela ne te monte pas à la tête. Ma tête est déjà trop grande pour mes épaules, d’après mère, de toute façon, dit-elle. (Elle fronça les sourcils.) Tu crois que je pourrai composer un jour, comme tu le fais ? Ce serait ce qui me plairait le plus. Léoff se redressa, plissant un peu les yeux de surprise. Une femme compositeur ? Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose. Mais je ne vois pas de raison... (Il s’interrompit.) -89- Comment serait traitée une telle créature, une femme compositeur ? Se verrait-elle confier des commandes ? Cela amènerait-il de l’or dans sa poche ? Probablement pas. Et cela n’augmenterait probablement pas non plus ses chances de faire un bon mariage : cela risquerait en fait de les diminuer. Eh bien, nous en reparlerons lorsque le temps sera venu, hein ? Pour l’instant, pourquoi ne me jouerais-tu pas quelque chose, tout ce que tu veux, juste pour t’amuser. Puis tu prendras une leçon. D’accord ? Elle acquiesça joyeusement, puis s’assit devant l’instrument, et plaça ses doigts sur les touches du clavier jaune et rouge. Elle en frappa une pour essayer, et la maintint enfoncée, lui imposant un délicat tremblement du bout du doigt. La note résonna si délicieusement entre les murs de pierre que Léoff crut que son cœur allait fondre comme de la cire chaude. Mérie toussota, et commença à jouer. Elle débuta de façon assez simple, par ce qu’il reconnut être une comptine lierienne, une mélodie simple jouée assez naturellement en etrema, le mode également appelé « la lampe de la nuit », harmonieux, plaintif, apaisant. Mérie jouait la mélodie de la main droite, en y ajoutant un accompagnement très simple d’accords parfaits soutenus. C’était absolument charmant, et sa surprise ne fît que croître lorsqu’il réalisa qu’il ne le lui avait pas enseigné : l’arrangement devait être d’elle. Il attendit de voir comment il allait se poursuivre. Comme il l’avait supposé, le dernier accord resta en suspens, l’entraînant dans la phase suivante, et le fredonnement devint une touchante série de contrepoints. Les harmonies étaient parfaites, sentimentales mais sans excès. C’était une mère qui serrait son enfant contre elle, en fredonnant une chanson qu’elle avait chanté cent fois auparavant. Léoff pouvait presque sentir la couverture contre sa peau, la main qui caressait les cheveux, la faible brise nocturne qui emplissait la pièce depuis les bosquets alentour. L’accord final resta une nouvelle fois suspendu, très étrange. Les harmonies se relâchèrent soudain, s’ouvrirent, -90- comme si la mélodie s’était envolée par la fenêtre, en laissant la mère et l’enfant derrière elle. Léoff réalisa que le mode était passé du deuxième au septième, l’obsédant sefta, mais même pour ce mode, l’accompagnement était étrange. Et cela le devint plus encore, comme Léoff réalisait que Mérie était passée de la comptine au rêve, et ensuite, très vite, au cauchemar. La base était une Vieille-qui-presse rampant sous son lit, mais l’air avait survolé une partie presque oubliée, et les notes aiguës étaient devenues des araignées et l’odeur de cheveux brûlés. Le visage de Mérie était inexpressif dans sa concentration, blanc et lisse comme seul peut l’être celui d’un enfant, inaltéré par la marche du temps, la trace de la terreur et de l’inquiétude, de la déception et de la haine. Mais ce n’était pas l’expression de son visage qu’il entendait maintenant, plutôt quelque chose qui venait de son âme, et cela était clairement tout sauf inaltéré. Avant qu’il n’eût le temps de s’en apercevoir, la mélodie se brisa soudain, se fragmenta et chercha à se recomposer, mais sans le pouvoir, comme si elle s’était oubliée. La chansonnette était devenue une farandole à trois temps, évoquant des images d’un effroyable bal masqué dans lequel les visages étaient plus terrifiants que les masques qui les dissimulaient, des monstres déguisés en humains déguisés en monstres. Puis, lentement, par-dessous la folie, la mélodie revint et s’affirma, même si elle était maintenant en bas de la gamme, jouée de la main gauche. Elle réunit le reste des notes et s’apaisa jusqu’à ce que le contrepoint se fît presque cantique, avant de revenir à de simples accords. Mérie était revenue à la comptine, à la sécurité, mais la voix avait changé. Ce n’était plus une mère qui chantait mais un père, et cette fois, enfin, l’accord final résonna. Léoff dut retenir des larmes lorsque cela s’acheva. Techniquement, c’eût été une surprise de la part d’un élève ayant pratiqué durant bien des années, mais Mérie n’avait étudié avec lui que quelques mois. Et la puissance purement intuitive de la composition, l’âme qu’elle révélait, était rien moins que fascinante. Les saints étaient ici à l’œuvre, dit-il. -91- Durant ses tortures, il avait presque cessé de croire en eux, ou du moins avait cessé de croire qu’ils pussent s’intéresser à lui. De quelques mouvements de ses mains, Mérie avait changé tout cela. Tu n’as pas aimé ? demanda-t-elle timidement. J’ai adoré, Mérie, souffla-t-il. (Il s’efforça de ne pas laisser trembler sa voix.) C’est... Pourrais-tu le rejouer ? De la même façon ? Elle fronça les sourcils. Je crois. C’était la première fois que je le jouais. Mais je l’ai en tête. Oui, dit Léoff. Je sais ce que tu veux dire. C’est la même chose chez moi. Mais je n’avais jamais rencontré... Tu peux le rejouer, Mérie ? Elle hocha la tête, posa ses mains sur le clavier, et le rejoua à la note près. Il faut que tu apprennes à transcrire ta musique, dit-il. Voudrais-tu apprendre cela ? Oui, dit la petite fille. Très bien. Tu vas devoir le faire toi-même. Mes mains sont... Il les leva en un geste d’impuissance. Que leur est-il arrivé ? demanda à nouveau Mérie. De méchants hommes ont fait cela, reconnut-il. Mais ils ne sont plus là. J’aimerais voir les hommes qui ont fait cela. J’aimerais les voir mourir. Ne parle pas de cette façon, dit-il doucement. La haine n’a aucun sens, Mérie. Elle n’a vraiment aucun sens, et c’est à toi qu’elle fait du mal. Cela ne me dérangerait pas d’avoir mal si je peux leur faire du mal, insista Mérie. Peut-être, lui dit Léoff. Mais cela me dérangerait moi. Maintenant, nous allons apprendre à écrire, d’accord ? Comment s’appelle cette chanson ? Elle parut soudain timide. Elle est pour toi, dit-elle. C’est la chanson de Léoff. -92- Léoff émergea de son sommeil avec l’impression d’avoir entendu quelque chose. Il s’assit et se frotta les yeux, puis grimaça lorsqu’il réalisa à quel point même une tâche aussi simple était devenue difficile, et quelque peu dangereuse. Néanmoins, il y avait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi bien. La visite de Mérie l’avait ragaillardi plus qu’il n’aurait osé l’avouer, et à l’évidence plus qu’il ne l’admettrait jamais à ses geôliers. Si c’était une nouvelle forme de torture R lui montrer de nouveau Mérie puis la lui enlever R ils échoueraient. Quoi que l’usurpateur lui ait dit, quoi qu’il ait répondu, il savait que ses jours étaient comptés. Même s’il ne revoyait jamais la petite fille, sa vie était déjà meilleure. — Tu as tort, tu sais, chuchota une voix. Léoff avait commencé à se recoucher sur sa paillasse. Il se figea, en se demandant s’il avait réellement entendu cette voix. Elle avait été ténue et rauque. Ses sens auraient-ils changé le mouvement d’un garde dans le couloir en une condamnation de ses pensées ? Qui est là ? demanda-t-il doucement. La haine en vaut bien la peine, reprit la voix, plus distinctement cette fois. D’ailleurs, la haine est le seul bois qu’acceptent certains fourneaux. Léoff ne pouvait dire d’où provenait cette voix. Ni de l’intérieur de la pièce, ni de la porte. Alors où ? Il se releva, alluma maladroitement une chandelle, et inspecta les murs en trébuchant. Qui me parle ? demanda-t-il. La haine, entendit-il en réponse. Lo husuro. Je suis devenu éternel, je crois. Où es-tu ? Il fait toujours nuit, répondit la voix. Et autrefois c’était paisible. Mais maintenant j’entends beaucoup de beauté. Dis-moi à quoi ressemble la petite fille. Les yeux de Léoff se fixèrent sur un coin de la pièce. Il comprit enfin, et il lui parut stupide que cela eût pris autant de temps. Il y avait une ouverture dans la pièce, à côté de la porte : -93- un petit regard d’un pied de côté, trop petit pour que même un enfant pût s’y glisser, mais pas pour une voix. Tu es prisonnier aussi ? Prisonnier ? murmura la voix. Oui, oui, c’est une façon de le dire. Je suis empêché, oui. Empêché de réaliser ce qui m’est le plus cher. C’est-à-dire ? La vengeance. (La voix était plus douce que jamais, et maintenant que Léoff s’était approché du regard, elle était très claire.) Dans ma langue, nous l’appelons Lo Videicha. C’est plus qu’un mot, dans ma langue : c’est un système philosophique. Parle-moi de la fille. Elle s’appelle Mérie. Elle a sept ans. Elle a les cheveux noisette, et des yeux bleus brillants. Elle portait une robe vert sombre, aujourd’hui. C’est ta fille ? Ta nièce ? Non. C’est mon élève. Mais tu l’aimes, insista la voix. Ce ne sont pas tes affaires, dit Léoff. C’est vrai, répondit l’homme. Ce serait me donner une arme contre toi, si j’étais ton ennemi. Mais je crois que nous ne sommes pas ennemis. Qui es-tu ? Non, c’est trop personnel, comprends-tu ? Parce que la réponse est très longue, et toute dans mon cœur. Depuis combien de temps es-tu ici ? Un rire rauque s’ensuivit, puis un court silence, puis une confession. Je ne sais pas, reconnut-il. La plus grande partie de ce dont je me souviens est suspecte. Tant de douleur, et sans lune ni soleil ni étoiles pour garder le monde en dessous de moi. Je me suis laissé porter très loin, mais la musique m’a ramené. Aurais-tu un luth, ou une chithara ? Il y a un luth dans ma cellule, oui, répondit Léoff. Pourrais-tu jouer quelque chose pour moi, alors ? Quelque chose qui me rappellerait les orangeraies et l’eau qui s’écoule d’un conduit de terre cuite ? -94- Je ne peux rien jouer du tout, dit Léoff. Mes mains ont été détruites. Évidemment, dit la Haine. C’est ton âme. Je veux dire, la musique est ton âme. Alors c’est ce qu’ils ont visé. Ils l’ont manquée, je crois. Ils l’ont manquée, renchérit Léoff. Ils t’ont donné des instruments pour te narguer. Mais pourquoi laissent-ils la fille te voir, à ton avis ? Pourquoi te donnent-ils un moyen de faire de la musique ? Le prince veut quelque chose de moi, répondit Léoff. Il veut que je compose pour lui. Le feras-tu ? Léoff s’éloigna du trou, soudain méfiant. La voix pouvait être celle de n’importe qui : le prince Robert, l’un de ses agents, absolument n’importe qui. L’usurpateur savait à l’évidence qu’il avait trompé le praifec Hespéro. Il n’allait pas laisser la même chose se reproduire, n’est-ce pas ? Le mal qui m’a été fait l’a été par d’autres, dit-il finalement. Le prince m’a confié une commande, et je composerai cette musique, aussi bien que je le peux. Il y eut une pause, puis un sombre gloussement. Je vois. Tu es un homme intelligent. Malin, je dois trouver un moyen de gagner ta confiance, me semble-t-il. Pourquoi voudrais-tu gagner ma confiance ? demanda Léoff. Il y a une chanson, une très vieille chanson de mon pays, dit l’homme. Je peux essayer de la transcrire dans ta langue, si tu veux. Si cela t’agrée. Un court temps d’attente, puis l’homme commença. Le bruit lui écorcha les oreilles, et Léoff comprit immédiatement ce qu’il entendait : la voix d’un homme qui avait oublié comment l’on chantait. Les mots étaient hachés, mais compréhensibles. La graine en hiver attend et songe À l’arbre qu’elle va devenir -95- Le ver à la fourrure de chat pense au papillon qu’il deviendra Le têtard agite la queue Mais désire les pattes du lendemain Je suis la haine Et je rêve de devenir vengeance Après le dernier vers, il gloussa. Nous reparlerons, Leffo, dit-il. Parce que je suis ton malasono. Je ne connais pas ce mot, dit Léoff. Je ne sais pas si ta langue possède un tel mot, répondit l’homme. C’est une conscience, celle qui te pousse à combattre des êtres maléfiques. C’est l’esprit de Lo Videicha. Je n’ai aucun mot pour ce concept, confirma Léoff. Et je n’en veux pas. Mais dans l’obscurité, plus tard, alors que ses doigts rêvaient de martelharpe, il commença à se poser des questions. En soupirant, incapable de dormir, il reprit le livre étrange qu’il avait étudié plus tôt et le réexamina. Il s’endormit dessus, et lorsqu’il s’éveilla, quelque chose avait pris forme, et il comprit comme dans une révélation comment il allait peut-être pouvoir tuer le prince Robert. Il ne savait s’il devait en rire ou en pleurer. Mais il le ferait probablement, si cela était possible. -96- CHAPITRE HUIT UN CHOIX DIFFICILE Aspar se retourna en entendant le cri de Winna, juste à temps pour regarder Stéphane se faire arracher à sa branche. Cela parut familier, de quelque façon, et se produisit assez lentement pour lui laisser le temps de réaliser pourquoi. C’était comme un spectacle de marionnettes sefry, une représentation miniature du monde, irréelle. À cette distance, le visage de Stéphane n’était pas plus expressif que celui d’une marionnette taillée dans le bois, et lorsqu’il leva les yeux une dernière fois vers Aspar, il n’y avait rien d’autre : des taches noires pour les yeux, un cercle pour la bouche. Puis il disparut. Une autre silhouette plongea dans le cadre, tandis que Stéphane, un couteau à la main, se jetait volontairement de sa branche dans le massif de bras tendus et leur fleur à cinq pétales. Ehawk. Tout près de lui, Aspar entendit un pur cri de rage. Il se demanda vaguement de qui cela provenait, et ce ne fut que plus tard, lorsqu’il eut réalisé la douleur dans sa gorge, qu’il comprit c’était lui. Il se tendit sur sa branche, mais il n’y avait rien qu’il pût faire. Winna hurla encore, un son qui ressemblait au prénom du garçon. Aspar regarda, le cœur glacé. Le visage de Stéphane réapparut une fois, maculé de sang, puis il fut avalé par la masse. -97- Ehawk ne réapparut pas. Aspar tendit son arc, se demandant quelle cible viser, quel coup miraculeux pourrait sauver ses amis. Mais la masse glacée dans sa poitrine savait la vérité ; ils étaient déjà morts. La fureur monta en lui. Il décocha tout de même son trait, juste pour en tuer un de plus, en regrettant de ne pas avoir assez de flèches pour les massacrer tous. Que lui importait ce qu’ils avaient été avant que le monde ne devint fou ? Paysans, chasseurs, pères, frères, sœurs... Il s’en moquait. Il regarda Winna, vit les larmes dans ses yeux, sa totale impuissance qui ne faisait que refléter la sienne. Elle le suppliait du regard de faire quelque chose. Son instinct de survie le poussa à se servir des dernières flèches contre les piteux qui grimperaient encore à leur poursuite, mais à sa grande surprise, il réalisa qu’il n’y en avait plus. Sous ses yeux, les derniers agresseurs sautèrent de l’arbre, et comme une vague se retire après sa course sur les galets, la masse des corps grotesques s’éloigna dans le crépuscule. Le temps de quelques battements de cœur, et il n’y eut plus que le bruit assourdi de leur fuite dans la forêt. Aspar resta tapi, à les observer. Il se sentit incroyablement vieux, fatigué et perdu. Il neige encore, dit Winna, quelque temps plus tard. Aspar acquiesça d’un petit haussement d’épaules. Aspar. Oui, soupira-t-il. Allons-y. Il se redressa sur sa branche et l’aida à descendre. Elle enroula ses bras autour de lui, et ils restèrent quelque temps ainsi serrés. Il avait conscience de la présence des deux soldats qui les regardaient, mais pour l’instant il n’en avait cure. Sa chaleur et son odeur lui étaient plaisantes. Il se souvint de la première fois qu’elle l’avait embrassé, de la confusion et de l’exaltation, et il voulait revenir à cet instant, avant que tout ne fût devenu si compliqué. Avant que Stéphane et Ehawk ne fussent tués. Par ici ! appela une voix en contrebas. -98- Regardant par-dessus les boucles mêlées de neige de Winna, Aspar vit le chevalier Neil MeqVren. Le bretteur vitellien se tenait à côté de lui, ainsi que la jeune Austra. Il sentit grandir en lui une colère noire. Ces trois-là, ainsi que les soldats... ils lui étaient tous étrangers. Pourquoi leur avait-il été permis de vivre, quand Stéphane avait été mis en pièces ? Estronc que tout cela. Quelque chose devait être fait. Libère-moi, maugréa Aspar en écartant les bras de Winna. Il faut que je leur parle. Aspar, c’était Stéphane et Ehawk. Oui. Il faut que je parle à ces hommes. Elle le lâcha, et en évitant son regard, il l’aida à descendre. Il sauta pour éviter la masse des corps empilés au pied de l’arbre, inquiet que certains fussent encore vivants. Mais aucun ne bougea. Tout va bien ? demanda-t-il à Neil. Le chevalier acquiesça. Uniquement par la grâce des saints. Ces choses ne s’intéressaient absolument pas à nous. Que veux-tu dire ? demanda Winna. Neil releva les mains. Nous nous étions élancés à l’attaque des ravisseurs d’Austra quand ils se sont répandus entre les arbres. J’en ai tué trois ou quatre le temps de réaliser qu’ils essayaient juste de courir autour de nous. Nous nous sommes abrités contre un arbre pour ne pas être piétinés. Une fois la vague passée, nous avons affronté nos ennemis. Je crains que nous n’ayons dû tous les tuer. Austra hocha la tête comme pour approuver, mais elle semblait trop choquée pour parler, et se cramponnait à Cazio. Ils vous ont dépassés, répéta Aspar en cherchant à comprendre. Alors c’est nous qu’ils cherchaient ? Non, dit Winna, pensive. Pas nous : c’est à Stéphane qu’ils en voulaient. Dès qu’ils l’ont capturé, ils sont partis. Ehawk... (Ses yeux s’illuminèrent d’espoir.) Aspar, et s’ils étaient encore vivants ? Nous n’avons pas réellement vu... -99- Oui, dit-il en retournant tout cela dans son esprit. (Après tout, ils avaient déjà cru Stéphane mort une fois, et cette fois-là ils avaient son corps.) Winna avait raison. Alors nous devons partir à leur poursuite, dit Winna. Un instant, s’il vous plaît, dit Neil en observant la montagne de cadavres. Il y a beaucoup de choses ici que je ne comprends pas. Ces choses qui nous ont attaqués, ce sont les piteux que vous avez décrits à la reine lors de notre première journée de route ? Exactement, admit Aspar, de plus en plus impatient. Et ils servent le roi de bruyère ? Même réponse, répondit Aspar. Et ça, c’est quoi ? reprit Neil en indiquant du doigt la carcasse à moitié mâchonnée d’un étan. Aspar regarda la chose en se disant que Stéphane aimerait probablement la voir ainsi disséquée afin de pouvoir l’étudier. En lieu de peau, l’étan était couvert de plaques cornées, un peu comme les écailles d’une tortue. Aux jointures de ces plaques perçaient des poils noirs. D’expérience, Aspar savait que cette armure naturelle suffisait à repousser les flèches, dagues et haches, et pourtant les piteux avaient réussi à disjoindre des écailles pour déchirer les chairs et exposer les organes que contenait l’épaisse cage thoracique. Les yeux de la créature avaient été arrachés, et la mâchoire inférieure brisée et démantibulée. Un bras humain, tranché à l’épaule, était enfoncé dans sa gorge. Nous appelons cela un étan, dit Aspar. Nous en avons déjà combattu un auparavant. Mais ceux-là ont été tués par les piteux. Oui. Donc, d’après ce que vous dites, de nous tous, les piteux n’ont attaqué que les étans et frete Stéphane. C’est ce qu’il semblerait, répondit Aspar d’un ton brusque. C’est ce que nous venons de dire. Mais tu penses qu’ils ont pris Stéphane vivant ? Pour toute réponse, Aspar tourna les talons et marcha rapidement vers l’endroit où il avait vu disparaître son ami, là -100- où les branches anormalement tordues touchaient toujours le sol. Les autres le suivirent. J’ai vu les piteux tuer, dit-il. Soit ils dévorent les morts sur place, soit ils les laissent en pièces. Il n’y a aucun signe de l’un ou de l’autre, donc ils ont emmené Stéphane et Ehawk avec eux. Mais pourquoi ne prendraient-ils que ces deux-là ? insista Neil. Pourquoi les voudraient-ils en particulier ? Qu’est-ce que ça change ? lui opposa Winna, furieuse. Nous devons les leur reprendre. Neil rougit, mais il redressa les épaules et releva le menton. Cela change, dit-il, que je sais ce que c’est que de perdre des compagnons. Je sais ce qu’est un conflit de loyautés. Mais vous avez juré de servir sa Majesté. Si vos amis sont morts, ils sont morts, et rien ne peut y être fait. S’ils sont vivants, alors ils ont été épargnés pour une raison qui est hors de notre contrôle. Je vous implore... Neil MeqVren, dit Winna d’une voix maintenant glaciale de fureur, tu étais là, à Cal Azroth, lorsque le roi de bruyère est apparu. Nous avons tous combattu là-bas, et nous avons tous combattu encore à Dunmrogh. Sans Stéphane, nous serions tous morts, et sa Majesté aussi. Tu ne peux pas être insensible à ce point. Neil soupira. Memey Winna, dit-il, je n’ai aucune envie de te blesser ou de t’insulter. Mais au-delà de tout autre lien, nous sommes tous, à l’exception de Cazio, des sujets du trône de Crotheny. C’est notre prime allégeance. Et si ce n’était pas le cas, souvenez-vous que nous avons tous prêté serment avant de quitter Dunmrogh de servir Anne, la légitime héritière du trône, et de le lui rendre ou de mourir. « Stéphane et Ehawk ont prêté ce même serment. (Sa voix prit un peu d’ampleur.) Et nous l’avons perdue. Quelqu’un nous l’a prise, et nous, ses supposés protecteurs, avons vu notre nombre se réduire. Maintenant, tu proposes de nous diviser plus encore, memey. Souvenez-vous s’il vous plaît de votre -101- promesse, et aidez-moi à retrouver Anne. Par les saints, nous ne savons même pas si Stéphane et Ehawk sont encore vivants. Nous ne savons pas si elle l’est non plus, contra Aspar. Tu es le forestier royal, protesta Neil. Aspar secoua négativement la tête. En fait, je ne le suis plus. J’ai été déchargé de cette fonction. Je suis censé répondre au praifec, et lui m’a chargé de tuer le roi de bruyère. Ceux qui viennent d’emmener Stéphane sont les serviteurs du roi de bruyère, et j’ai l’impression qu’ils vont me mener à lui. Ce même praifec était derrière les meurtres et les scintillations de Dunmrogh, et il est probablement de connivence avec les assassins de Cal Azroth, fit remarquer Neil. Il est l’ennemi de ta souveraine légitime, et tu ne lui dois donc aucune allégeance. Ce n’est pas certain, grommela Aspar. Eh puis, si je suis le forestier, comme tu le dis... Eh bien, cette forêt tombe sous ma juridiction, et je me dois de découvrir les tenants et les aboutissants de tout ceci. Dans un cas comme dans l’autre, le choix m’appartient. Je sais que ce choix t’appartient, dit Neil. Mais je suis le seul ici à pouvoir parler pour Anne, et je vous supplie de réfléchir à mon point de vue. Aspar soutint le regard tendu du chevalier, puis il se tourna vers Winna. Il n’était pas certain de ce qu’il allait dire, mais fut épargné de cette épreuve grâce au bruit qui leur parvenait à travers la forêt. Tu as entendu ça ? demanda-t-il à Neil. J’ai entendu quelque chose, répondit le chevalier, sa main se posant sur la poignée de son épée. Des cavaliers, et en grand nombre, gronda Aspar. Je dirais que notre discussion peut attendre jusqu’à ce que nous ayons vu quelle nouvelle insulte vient à notre rencontre. -102- CHAPITRE NEUF RENAISSANCE Le murmure des morts l’éveilla. Son premier souffle fut une agonie, comme si ses poumons avaient été faits de verre et que l’inspiration les avait fracassés. Ses muscles voulurent s’arracher à ses os. Elle eut envie d’hurler, mais sa bouche et sa gorge étaient emplies de mucus et de bile séchés. Sa tête martelait la pierre, et il n’y avait rien qu’elle pût faire sinon regarder les étincelles qui se formaient dans ses yeux. Puis son corps entier se plia en arrière comme un arc tendu par un saint, et les flèches jaillirent de sa bouche encore et encore, jusqu’à ce que finalement elle se détendît et restât calmement étendue, le souffle paisible tandis que la douleur s’effaçait progressivement. Elle eut l’impression de s’enfoncer dans quelque chose de mou. — Que les saints me pardonnent, pria-t-elle en silence. Je ne le voulais pas. Je le devais. Ce n’était qu’à moitié vrai, mais elle était trop fatiguée pour le leur expliquer. Les saints ne semblaient pas l’écouter, de toute façon, quoique les morts fussent toujours là à murmurer. Elle croyait les avoir compris, il y avait encore peu de temps, avoir saisi les formes étranges de leur grammaire. Maintenant ils voletaient à l’orée de sa compréhension, tous sauf un, et celui-là essayait de pénétrer son oreille comme la langue d’un amant. -103- Elle ne voulait pas l’entendre, ne voulait pas l’écouter, par la seule crainte que si elle le faisait, son âme retournerait au néant. Mais la voix n’allait pas se laisser récuser par quoi que ce fût d’aussi simple que la peur. — Non, par les damnés, grasseya-t-il. Tu peux m’entendre. Tu vas m’entendre. Qui es-tu ? concéda-t-elle. Par pitié... Mon nom ? La voix prit immédiatement de la puissance, et elle sentit une main presser contre le côté de son visage. Elle était très froide. C’était Erren, je crois. Erren. Et qui es-tu ? Tu me sembles familière. Elle réalisa alors qu’elle avait oublié son propre nom. Je ne me souviens pas, dit-elle. Mais je me souviens de toi. L’assassin de la reine. Oui, dit la voix d’un ton triomphant. Oui, c’est moi. Et je sais qui tu es, maintenant. Alis. Alis Berrye. (Quelque chose comme un gloussement suivit cela.) Par les saints, je t’ai manquée, je ne savais pas ce que tu étais. Comment ai-je pu ne pas te repérer ? Je ne voulais pas être découverte, dit Alis. Mais j’ai toujours craint que tu ne me perces à jour. En fait, tu me terrifiais. La main caressa sa nuque. Formée au convent, oui, soupira la femme morte. Mais pas par un véritable convent de l’Église, n’est-ce pas ? Halaruni ? Nous nous donnons pour nom les Veren, répondit Alis. Ah oui, bien sûr, dit Erren. Veren. La marque du croissant de lune. Je sais des choses sur vous. Et maintenant, tu es la protectrice de ma reine. Effectivement, madame. Comment as-tu réussi cette dérobade à la mort ? Ton cœur est tombé à un battement par jour, ton souffle est imperceptible. Ton sang puait la madeglore, mais maintenant il est propre. -104- S’il ne s’était pas servi de madeglore, s’il avait fait usage de malaimée ou de merwaurt ou de ciguë, je serais morte, dit Alis. Tu vas peut-être mourir tout de même, répondit Erren. En cet instant même, tu n’en es pas très loin. Une chose aussi volatile que moi ne peut faire grand-chose ; par contre, tu es si proche de nous que je crois que je pourrais... Alors elle n’aurait plus personne pour l’aider, dit Alis. Dis-moi rapidement pourquoi tu n’es pas morte. Je ne connais aucune voie des sanctuaires, aucune scintillation susceptible de contrecarrer l’effet de la madeglore. Nos méthodes sont différentes, dit Alis. Et la loi de la mort a été brisée. L’espace entre la vie et la mort est bien plus large qu’il ne l’était, et le passage dans les deux sens moins certain. La madeglore est plus sûre que la plupart des poisons, parce qu’il agit non seulement sur le corps, mais aussi sur l’âme. On enseigne dans mon ordre une très vieille histoire, celle d’une femme qui s’était laissée emportée par la mort mais était néanmoins revenue. C’était la dernière fois que la loi de la mort avait été brisée, à l’époque du bouffon noir. « J’ai pensé que je pourrais accomplir la même chose, et je connaissais les sacaums nécessaires. De toute façon, je n’avais plus le choix : le poison était déjà en moi. (Elle marqua une pause.) Tu ne devrais pas me tuer, sor Erren. Ma reine comprend-elle les objectifs de ton ordre ? Mon ordre est mort. Toutes sauf moi, répondit Alis. Je ne suis plus liée par leur mission. Alors elle ne le sait pas. Évidemment pas, dit Alis. Comment pourrais-je lui dire ? Elle doit avoir confiance en moi. Pour l’instant, murmura l’ombre d’Erren, c’est moi qui dois pouvoir te faire confiance. J’aurais pu la tuer à de nombreuses reprises, dit Alis. Et pourtant je ne l’ai pas fait. Tu attendais peut-être sa fille. Non ! s’exclama Alis, d’un ton maintenant désespéré. Tu ne comprends pas les Veren aussi bien que tu le crois, si tu penses que nous pourrions faire du mal à Anne. -105- Peut-être alors que tu désirais au moins la contrôler, dit Erren. Contrôler la reine véritable. C’est déjà plus près de la vérité, du moins pour ce qui concernait le convent, reconnut Alis. Mais je ne faisais pas partie du premier cercle. Je n’ai jamais complètement compris les objectifs des Veren, et maintenant cela n’a plus d’importance. Tu dis que les sœurs sont toutes mortes. Et les frères ? Alis sentit son cœur se serrer. Tu connaissais leur existence ? Pas jusqu’à maintenant. J’ai deviné. L’ordre de Cer a son équivalent masculin. Ce devait être aussi le cas pour les Veren. Mais comprends-tu à quel point cela est dangereux s’il ne reste que les hommes ? Si seules leurs voix sont entendues en conseil ? Non, dit Alis. Je ne vois pas. Je veux juste servir Murielle, assurer sa sécurité, l’aider à préserver son pays. Tu es sincère ? Alis sentit quelque chose fouiller au fond d’elle. Cela ne faisait pas mal, mais elle se sentit soudain très faible et son pouls battit étrangement, comme s’il essayait de fuir son corps. Je te jure que c’est vrai, dit-elle d’une voix pantelante. Je te le jure par la sainte par laquelle nous jurons. Nomme-la. Virgenye. Après un temps, la pression diminua, mais sans s’effacer complètement. Il est tellement difficile de se concentrer, dit Erren. Nous oublions, nous les morts. Tu sembles te souvenir de beaucoup de choses, fit remarquer Alis en se ressaisissant. Je m’accroche à ce qui importe. Je ne me souviens plus de mes parents, ni de mon enfance. Je ne sais plus si j’ai jamais aimé un homme ou une femme. Je ne saurais plus me figurer ce qu’était mon visage. Mais je me souviens de mon devoir. « Je me souviens de cela. Et je me souviens d’elle. Peux-tu la protéger ? Le feras-tu ? Oui, dit Alis, faiblement. Je le jure. -106- Et si les hommes du Veren ont survécu, et qu’ils viennent à toi, que feras-tu ? S’ils viennent te demander de leur faire du mal, à elle ou à sa fille ? J’appartiens à la reine, maintenant, insista Alis. À elle et pas à eux. Je trouve cela difficile à croire. Tu as été formée au convent. Si l’Église t’avait demandé de tuer Murielle, l’aurais-tu fait ? L’éclat de rire d’Erren fut clair et sans humour. On me l’a demandé, dit-elle. Les poils de la nuque d’Alis se hérissèrent. Qui ? demanda-t-elle. Qui t’a donné cet ordre ? Hespéro ? Hespéro ? (Sa voix parut plus distante.) Je ne me souviens pas de ce nom. Peut-être qu’il n’est pas important. Non, je ne me souviens pas de qui m’a fait transmettre cet ordre. Mais ce devait être quelqu’un de très haut placé, sans quoi je ne l’aurais même pas envisagé. Tu l’as envisagé ? demanda Alis, choquée. Je crois que oui. Alors il devait y avoir une raison. Une raison insuffisante pour le faire. Que se passe-t-il, Erren ? Le monde se décompose. La loi de la mort est brisée. Qui est mon ennemi ? Je suis morte, Alis, dit l’ombre. Si j’avais su ces choses, si j’avais su à quoi m’attendre, penses-tu que je serais morte ? Oh. Tes ennemis sont ses ennemis. C’est tout ce que tu as besoin de savoir. Ainsi tout est simple. C’est simple, admit Alis quoiqu’elle sût que ce ne pouvait être aussi simple. Tu vas vivre, dit Erren. Tout le monde te croit morte. Que vas-tu faire ? Anne est vivante, dit Alis. Anne ? La fille cadette de Murielle. Ah, oui. Je le lui ai dit. -107- Elle est vivante, ainsi que Fail de Liery, et bien d’autres qui sont loyaux à la reine. Robert craint qu’une armée ne se rassemble derrière Anne, et ses craintes ne sont pas dénuées de fondement. Une armée, songea Erren. La fille menant une armée. Je me demande comment cela se passera. Je crois pouvoir aider, dit Alis. La reine est surveillée de trop près, et elle est emprisonnée dans la tour de Cotte-de-Loup, très loin des passages secrets. Je pense que son seul espoir est la victoire d’Anne R mais cela doit arriver très vite, avant que Hansa et l’Église ne puissent intervenir. Comment aideras-tu, alors ? En assassinant Robert ? J’y ai pensé, bien sûr, dit Alis. Mais je ne suis pas certaine qu’il puisse être tué. Il est lui aussi revenu de la mort, dame Erren, mais lui était réellement mort. Il ne saigne pas comme un homme. Je ne sais pas comment tuer ce qu’il est devenu. J’ai autrefois su une telle chose, dit Erren. Mais plus maintenant. Alors quoi ? Il y a un homme que l’usurpateur a emprisonné. Si je peux le libérer au nom d’Anne, je pense que même le plus réticent des landwaerden se ralliera à sa cause. Cela pèserait dans la balance. Les passages, alors. Ce sera risqué, dit Alis. Le prince Robert est seul parmi les hommes à connaître l’existence des passages et à pouvoir s’en souvenir. Mais... Mais il pense que tu es morte. Je comprends. Néanmoins, c’est une arme que tu ne pourras utiliser qu’une fois. Absolument, répondit Alis. Prends garde, dit Erren. Il y a des choses dans les souterrains d’Eslen qui auraient dû mourir il y a bien longtemps. Ne les crois pas inoffensives. Je l’aiderai, Erren, dit Alis. Tu l’aideras, renchérit Erren. Je ne te remplacerai pas, je le sais. Mais je ferai de mon mieux. -108- J’ai fait de mon mieux et cela n’a pas suffi. Sois encore meilleure. Alis fut parcourue d’un frisson, et la voix disparut. Sa tête s’emplit soudain de la puanteur de la chair en putréfaction, et comme ses sens lui revenaient, elle sentit des côtes faire pression sur son dos. La main sur sa joue était toujours là. Elle la toucha : elle était gluante et visqueuse, et ne restaient presque que des os. Robert avait menti à Murielle. Il l’avait bien mise dans la crypte des Dare, oui, mais pas dans la tombe de Guillaume : elle se trouvait dans le même sarcophage qu’Erren. Au-dessus d’elle. Une plaisanterie de sa part, ou une coïncidence ? Peut-être une erreur de sa part. Elle resta longtemps étendue là, à frissonner, à rassembler ses forces, puis elle poussa sur la pierre au-dessus d’elle. Celle-ci était lourde, trop lourde, mais elle chercha au plus profond d’elle, y trouva plus de force, et poussa assez pour la faire glisser très légèrement. Elle se reposa, puis poussa encore. Cette fois, un rai de lumière apparut dans l’obscurité. Elle se détendit, laissa le flot d’air frais la revigorer. En tendant ses mains et ses pieds, elle poussa de toute la force que son corps menu put réunir. Le couvercle glissa d’une autre largeur de doigt. Elle entendit une cloche au loin, et réalisa qu’elle sonnait la midi. Le monde des vivants, du soleil et de l’air frais était de nouveau réel. Elle redoubla d’efforts, mais elle était très, très faible. Ce ne fut que six cloches plus tard, aux vêpres, qu’elle réussit à faire basculer le couvercle et à se détacher du corps putréfié de son prédécesseur. De la lumière provenait de l’atrium, mais Alis ne se retourna pas vers son hôtesse, ni n’eut la force de replacer le couvercle. Elle ne pouvait qu’espérer que personne n’aurait de raison de venir ici avant qu’elle n’eût retrouvé un peu d’énergie ou trouvé de l’aide. Aussi fragile et frêle que la paille d’un balai, Alis Berrye quitta la crypte pour s’aventurer dans Eslen-des-Ombres, le -109- pendant ténébreux de la ville animée qui la surplombait du haut de la colline. Un instant, les yeux tournés vers les tourelles et les murailles d’Eslen, elle se sentit plus seule et découragée que jamais. La tâche qu’elle s’était choisie, qu’elle avait juré à un fantôme d’accomplir, lui semblait au-dessus de ses forces. Puis, avec un rire amer, elle se souvint qu’elle avait non seulement survécu à l’une des toxines les plus mortelles du monde, mais qu’elle avait aussi disparu sous les yeux même de l’usurpateur, Robert Dare. En se croyant prudent, il s’était montré négligent. Elle allait faire de cette erreur une dague avec laquelle elle le frapperait en plein cœur, pour le vider de l’étrange sang corrompu qu’il contenait. -110- DEUXIÈME PARTIE LE CHEMIN DE LA GUERRE -111- CHAPITRE UN PARMI EUX Stéphane n’eût pu dire combien de temps il avait combattu les piteux, mais il savait qu’il n’avait plus de force en lui. Ses muscles étaient des masses amorphes, secouées par de douloureux spasmes occasionnels. Même ses os semblaient lui faire mal. Bizarrement, une fois qu’il eut cessé de se débattre, les mains qui l’agrippaient se firent étrangement douces, comme s’il eût été ce chat errant qu’il avait autrefois sorti du grenier de son père. Tant que le chat s’était débattu, il avait fallu le maintenir fermement et même durement, mais lorsqu’il se fut calmé, il avait pu détendre son emprise, le caresser, lui faire comprendre qu’il n’avait jamais voulu lui faire aucun mal. Ils ne nous ont pas mangés, fit remarquer une voix. Ce ne fut qu’alors qu’il réalisa que l’une des mains qui le tenaient appartenait à Ehawk. Il se souvint avoir vu le visage du garçon watau dans les premiers instants de confusion, lorsqu’il avait été entraîné de force à travers le sous-bois. Maintenant il était porté visage vers le ciel, blotti dans des bras entrecroisés et maintenu aux poignets par huit piteux. Ehawk était porté de la même façon, mais sa main droite serrait fermement Stéphane. Non, effectivement, reconnut Stéphane. (Il éleva la voix.) L’un d’entre-vous peut-il parler ? Aucun de ses porteurs ne répondit. Peut-être qu’ils vont d’abord nous faire cuire, dit Ehawk. -112- Peut-être. Mais cela voudrait dire que leurs habitudes ont beaucoup changé depuis la dernière fois qu’Aspar les a vus. Il a dit qu’ils mangeaient leurs proies vivantes et crues. Oui, c’est ce que j’ai vu quand ils ont tué sire Oneu. Mais ceux-là sont différents. Tout est différent. As-tu vu ce qui est arrivé à Aspar et aux autres ? demanda Stéphane. Je crois que tous les piteux qui attaquaient l’arbre sont venus avec nous, dit Ehawk. Ils n’ont pas continué de harceler les autres. Mais pourquoi ne s’intéresseraient-ils qu’à nous deux ? s’interrogea Stéphane. Ce n’est pas le cas, dit Ehawk. Ils ne voulaient que toi. Ce n’est qu’une fois que je me suis accroché à toi qu’ils ont commencé à me porter aussi. Alors pourquoi me voudraient-ils ? se demanda Stéphane. Qu’est-ce que le roi de bruyère pourrait bien me vouloir ? Il essaya de se tourner vers Ehawk, mais leur conversation avait dû déranger les piteux, et l’un d’entre eux frappa le poignet d’Ehawk si fort que celui-ci en eut le souffle coupé et le lâcha. Ils entraînèrent le garçon à l’écart de Stéphane. Ehawk ! cria Stéphane, en s’efforçant de rassembler assez d’énergie pour se battre de nouveau. Laissez-le tranquille, vous m’entendez ? Ou, par les saints... Ehawk ! Mais se débattre ne fit que pousser ses ravisseurs à resserrer leur emprise, et Ehawk ne répondait pas. Finalement, la voix de Stéphane s’enroua, et il s’enfonça lugubrement dans ses propres pensées. Il avait fait de bien curieux voyages cette dernière année, et si celui-ci n’était pas le plus étrange, il méritait néanmoins une place dans ses Observations pittoresques et curieuses. Il ne s’était jamais rendu nulle part le nez au ciel, par exemple. À ne plus apercevoir le sol de temps en temps, ni le percevoir sous ses pieds, ni sentir la masse d’un cheval entre ses cuisses, il avait l’impression de perdre le contact et de flotter. Les branches qui défilaient et le ciel gris sombre étaient son paysage, et lorsqu’il se mit à neiger, l’univers entier se contracta -113- en un tunnel de flocons tourbillonnants. Alors il ne fut plus un zéphyr, mais une fumée blanche flottant au-dessus du monde. Finalement, lorsque la nuit lui eut ôté toute vision, il eut l’impression d’être une vague venue des profondeurs. Il avait dû s’endormir, et lorsque sa perception retrouva sa clarté, quelque chose sonnait creux dans le bruit de leur passage, comme si la mer qui le portait avait chuté dans une crevasse pour devenir une rivière souterraine. Un ciel légèrement orangé apparut. D’abord il pensa que c’était déjà l’aube, puis il réalisa que les nuages n’étaient pas des nuages du tout, mais un plafond rocheux irrégulier, vers lequel un immense feu dardait de grands poings de flammes. La caverne en elle-même était assez vaste pour que la lumière disparût avant d’en éclairer une quelconque limite, sinon le sol et la voûte. Étaient amassés dans ce grand vide d’innombrables piteux, allongés et endormis ou éveillés et assis, debout à marcher ou non, les yeux apparemment perdus dans le vague. Ils formaient une telle masse que l’on pouvait à peine voir le sol. En plus de l’omniprésente fumée astringente, l’air était empuanti d’odeurs d’urine, du musc amer de la sueur, et de l’âcre pourriture des excréments humains. Il avait toujours cru que les égouts de Ralegh étaient le summum en matière de remugles de déchets humains, mais cet endroit était la preuve du contraire. L’air humide et renfermé semblait recouvrir si complètement sa peau de cette puanteur qu’il se figura qu’il lui faudrait se baigner pendant des jours et des jours pour se sentir de nouveau propre. Sans avertissement, les piteux qui portaient Stéphane le remirent sur pied sans cérémonie. Ses genoux affaiblis cédèrent, et il tomba là où ils le lâchèrent. En se redressant gauchement, il regarda alentour, mais ne vit aucun signe d’Ehawk. Avaient-ils fini par manger le garçon ? L’avaient-ils tué ? Ou simplement éjecté de la procession, l’ignorant comme ils l’avaient fait d’Aspar, de Winna et des chevaliers ? L’arôme d’une nourriture se fraya soudain un chemin à travers les odeurs des piteux, et le frappa presque physiquement. Il ne sut réellement l’identifier, mais ce devait -114- être de la viande. Lorsqu’il comprit de quoi il s’agissait sans doute, son estomac se serra, et il eut la nausée. Ehawk avait-il eu raison ? Les piteux avaient-ils amélioré leurs goûts culinaires ? Allait-il être braisé, rôti ou bouilli ? Quelles que fussent leurs intentions ultimes, les piteux pour l’instant paraissaient l’ignorer, alors il étudia la scène alentour, en s’efforçant d’y trouver un sens. Au début il n’avait vu que la grande flamme au centre de la salle et une masse indifférenciée de corps, mais maintenant il découvrait des douzaines de feux plus petits, autour desquels des piteux étaient regroupés comme par clans ou par castes. La plupart des feux chauffaient des bouilloires, le genre de bouilloires de cuivre ou de fer noir qu’il eût pu trouver dans n’importe quelle ferme ou hameau. Quelques piteux s’occupaient de leur marmite, ce qui le frappa en un sens comme la chose la plus étrange qu’il eût jamais vue. Comment des êtres aussi dégénérés pouvaient-ils être dans le même temps capables de remplir des tâches domestiques ? En s’appuyant sur ses mains, il réussit à se relever et se retourna, en s’efforçant de se souvenir de quelle direction il était venu. Il se trouva face à une paire d’yeux bleus éclatants. Surpris, il eut un mouvement de recul, et le visage lui apparut dans son ensemble. Il appartenait à un homme, probablement âgé d’une trentaine d’années. Son visage était strié de pigments rouges, et son corps aussi nu et tatoué que les autres, mais son regard semblait... sensé. Stéphane reconnut le magicien qui avait appelé les branches à s’incliner. Il tenait une écuelle dans les mains, qu’il tendit à Stéphane. Stéphane l’examina : elle était pleine d’une sorte de ragoût. Cela sentait bon. Non, dit-il doucement. Ce n’est pas de la chair humaine, dit l’homme dans une langue du roi marquée d’un accent oestrien provincial. C’est du gibier. Tu peux parler ? s’étonna Stéphane. L’homme hocha la tête. -115- Parfois, dit-il, quand la folie se lève. Mange. Je suis sûr que tu as des questions à me poser. Comment t’appelles-tu ? Les sourcils de l’homme se froncèrent. Il me semble qu’il y a bien longtemps que mon nom n’importe plus, dit-il. Je suis un dréodh. Appelle-moi Dréodh. Qu’est-ce qu’un dréodh ? Ah... Un chef, une sorte de prêtre. Nous sommes ceux qui croient, qui préservent les anciennes traditions. Oh, dit Stéphane. Je comprends, maintenant. En vadhiien, un dhravhydh était une sorte d’esprit des forêts. En lierien moyen, le terme dreufied décrivait une sorte d’homme sauvage qui vivait dans les bois, une créature païenne. Je n’ai pas étudié les façons dont notre nom a été déformé, dit Dréodh, mais je sais ce que je suis. Ce que nous sommes. Nous conservons les traditions du roi de bruyère. C’est pour cela que les hommes ont dénigré notre nom. Le roi de bruyère est votre dieu ? Dieu ? Saint ? Ce sont des mots. Ils n’ont aucune valeur. Mais nous l’avons attendu, et les faits nous ont donné raison, dit-il d’un ton amer. Tu n’en parais pas très heureux, fit remarquer Stéphane. Dréodh haussa les épaules. Le monde est ce qu’il est. Nous faisons ce qui doit être fait. Mange, et nous pourrons continuer de parler. Qu’est-il arrivé à mon ami ? Je ne sais rien d’un ami. Tu étais l’objet de leur quête, personne d’autre. Il était avec nous. Si cela peut t’apaiser, je le chercherai. Maintenant mange. Stéphane examina son ragoût. Il sentait le gibier, mais d’un autre côté, que pouvait sentir la viande humaine ? Il pensait se souvenir qu’elle était censée ressembler au porc. Et si c’était de la viande humaine ? S’il la mangeait, deviendrait-il comme les piteux ? -116- Il reposa l’écuelle, en s’efforçant d’ignorer la douleur dans son ventre. Il eût été ridicule de prendre un tel risque. Un homme pouvait rester très longtemps sans manger. Il en était certain. Dréodh revint, jeta un coup d’œil à l’écuelle, et secoua la tête. Il repartit, et revint avec une petite poche de cuir qu’il lança à Stéphane. En l’ouvrant, celui-ci découvrit un peu de fromage sec légèrement moisi, et de pain dur et rassis. Auras-tu confiance en cela ? demanda Dréodh. Je n’en veux pas, répondit Stéphane. Mais il le prit, gratta la moisissure et dévora le tout en quelques bouchées. Ceux qui t’ont amené ici... ils ne se souviennent pas de ton ami, lui dit Dréodh pendant qu’il mangeait. Il faut que tu comprennes. Quand l’appel est en nous, nous ne percevons pas les choses de la même façon que vous. Nous ne nous souvenons pas. L’appel ? L’appel du roi de bruyère. Tu penses qu’ils l’ont tué ? Dréodh agita négativement la tête. Cet appel imposait simplement de te trouver et de te ramener ici, pas de tuer ni de manger. Stéphane décida de ne pas s’inquiéter des détails pour le moment. Il avait une question plus pressante. Tu dis que les piteux sont venus pour moi. Pourquoi ? Dréodh haussa les épaules. Je n’en suis pas certain. Tu as l’odeur du sedhmhari sur toi, et notre instinct nous dit donc que tu devrais être détruit. Mais ce n’est pas l’opinion du seigneur de la forêt, et nous ne pouvons qu’obéir. Sedhmhari... je connais ce mot. Les sefrys l’utilisent en référence aux monstres comme les greffyns et les étans. Exactement. Tu pourrais ajouter à ta liste les ronces noires qui dévorent la forêt. Toutes les créatures maléfiques. Mais le roi de bruyère n’est pas un sedhmhari ? À la grande surprise de Stéphane, Dréodh parut choqué. Bien sûr que non, dit-il. C’est leur plus grand ennemi. -117- Stéphane acquiesça. Et il vous parle ? Pas comme tu l’entends, dit Dréodh. Il est le rêve que nous partageons tous. S’il ressent quelque chose, nous le ressentons. Les besoins. Les désirs. Les haines. Les douleurs. Comme tout être vivant, si nous avons soif, nous nous efforçons de l’étancher. Il a placé en nous la soif de toi, alors nous t’avons trouvé. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais où je dois t’amener. Où ? Demain, dit-il en écartant la question d’un geste de la main. Est-ce que je pourrai marcher, ou est-ce que je serai porté ? Tu pourras marcher. Si tu résistes, tu seras porté. Stéphane hocha la tête. Où sommes-nous ? Dréodh fit un large geste. Sous la terre, comme tu peux le voir. Un ancien rewn, abandonné par les Halas. Vraiment ? Cela suscita son intérêt. Aspar lui avait parlé des rewns des Halas, ces cavernes secrètes dans lesquelles vivaient la plus grande partie de cette étrange race humaine que l’on appelait les sefrys. Les sefrys que la plupart des gens connaissaient étaient les marchands, les baladins, ceux qui voyageaient sur la surface de la terre. Mais ceux-là n’étaient qu’une minorité. Les autres avaient vécu dans des cavernes dissimulées dans la forêt du roi jusqu’il y a peu. Puis ils avaient quitté ces endroits qui les avaient abrités durant des millénaires pour fuir la venue du roi de bruyère. Aspar et Winna étaient allés dans l’un de ces rewns abandonnés. Où se trouve leur ville ? Pas très loin d’ici, du moins ce qu’il en reste. Nous avons commencé à la raser. Pourquoi ? -118- Toutes les réalisations des humains et des sefrys dans toute la forêt du roi seront détruites. Encore une fois, pourquoi ? Parce qu’elles ne devraient pas se trouver là, dit Dréodh. Parce que les hommes et les sefrys ont brisé la loi sacrée. La loi du roi de bruyère. Oui. Stéphane agita la tête. Je ne comprends pas. Ces gens... Vous... Vous avez dû être des villageois, appartenir à des tribus, dans le passé. Vivre dans la forêt du roi, ou tout près. Oui, dit doucement Dréodh. Ce fut notre péché. Maintenant, nous en payons le prix. Mais par quelle sorcellerie vous contrôle-t-il ? Tout le monde ne s’abandonne pas à son pouvoir. J’ai vu le roi de bruyère et je ne suis pas devenu un piteux. Bien sûr que non. Tu n’as pas bu dans le chaudron. Tu n’as pas prêté serment. Stéphane sentit sa gorge s’assécher, et une fois de plus, le monde parut l’abandonner, tourner autour de lui à plusieurs reprises, et lui revenir déformé. Permets-moi de comprendre, dit-il en s’efforçant de ne pas laisser son indignation percer dans sa voix. Vous avez choisi cela ? Tous ces gens servent le roi de bruyère de leur propre gré ? Je ne sais plus ce qu’est un choix, dit Dréodh. Eh bien, laisse-moi me montrer plus clair, dit Stéphane. Par choix, j’entends le fait de prendre consciemment une décision. Par choix, j’entends : t’es-tu gratté le menton un matin en te disant, « Par ma barbe, je crois que je vais aller courir nu comme une bête, manger la chair de mes voisins, et vivre sous la terre dans des cavernes. » Par choix, j’entends que tu aurais pu, disons... ne pas faire cela ? Dréodh baissa la tête et acquiesça. Alors pourquoi ? explosa Stéphane. Pourquoi, par les saints, choisiriez-vous de devenir de vils animaux ? Il n’y a rien de vil chez les animaux, dit Dréodh. Ils sont sacrés. Les arbres sont sacrés. Les saints sont la corruption. -119- Stéphane voulut protester, mais Dréodh l’interrompit d’un geste. Il y avait ceux d’entre nous qui maintenaient les traditions, ses traditions. Nous faisions les sacrifices. Mais ce dont nous nous souvenions n’était pas exact. Notre compréhension en était imparfaite. Nous pensions que, parce que nous l’honorions, nous serions épargnés lorsqu’il reviendrait. Mais le roi de bruyère ne sait rien de l’honneur ou de la vérité ou de la duperie ou d’une quelconque vertu humaine. Sa compréhension est la compréhension du chasseur et de la proie, de la terre et de la décomposition, de la graine et du printemps. Un seul accord fut jamais trouvé entre lui et notre race, et nous l’avons violé. Alors maintenant nous devons le servir. Vous le devez, dit Stéphane. Mais tu viens de dire que vous aviez eu le choix. Et c’est ce que nous avons choisi. Tu aurais fait la même chose, si tu avais été l’un de nous. Non, dit Stéphane d’un ton hautain. Je ne crois pas. Dréodh se dressa soudain. Suis-moi. Je vais te montrer quelque chose. Stéphane le suivit, en contournant précautionneusement les piteux. Dans leur sommeil, ils avaient l’air d’hommes et de femmes normaux, hors leur nudité générale. Il réalisa que jusqu’alors, il avait rarement aperçu une femme nue. Une fois, quand il avait douze ans, lui et quelques amis avaient regardé à travers une fente dans un mur une fille qui changeait de robe. Plus récemment, il avait accidentellement aperçu Winna pendant qu’elle se baignait. Les deux fois, cette vision avait paru lui traverser les yeux et le ventre, jusqu’à l’endroit où se tapissait la concupiscence. D’autres fois, le seul fait d’imaginer ce à quoi une femme pouvait ressembler sans ses vêtements s’avérait être une puissante distraction. Maintenant il voyait des douzaines de femmes, certaines très belles, toutes aussi nues que les saints les avaient faites, et il ne ressentait rien sinon une forme de révulsion. -120- Ils traversèrent un ru sans profondeur, et sortirent bientôt de la lumière. Garde ta main sur mon épaule, lui dit Dréodh. Ce que fit Stéphane, pour le suivre à travers l’obscurité. Quoique les saints eussent béni ses sens, il ne pouvait voir en l’absence de toute lumière. Il pouvait presque deviner la forme de la caverne à l’écho du bruit de leurs pas, par contre, et il s’imposa de mémoriser tous les changements de direction, et le nombre de pas. Enfin, une nouvelle lueur pâle brilla au-devant d’eux, et ils atteignirent les rives rocheuses d’un lac souterrain sur lesquelles les attendait un petit bateau, amarré à un quai de lapiaz poli. Dréodh lui fit signe d’embarquer, et quelques instants plus tard ils s’engageaient sur les eaux d’obsidienne. La lumière provenait de petits points tourbillonnant comme des lucioles, et dans leur lueur, la silhouette d’une cité prit forme, onirique et délicate. Ici, une flèche brilla soudain comme la trace d’un arc-en-ciel ; là, les œils creux de fenêtres les regardaient comme des géants vigilants. Vous allez détruire cela ? s’offusqua Stéphane. Mais c’est tellement beau. Dréodh ne répondit pas. Stéphane remarqua que certaines des lueurs flottantes avaient commencé à se diriger vers eux. Des scintillements, expliqua Dréodh. Elles ne sont pas dangereuses. Aspar m’en a parlé, dit Stéphane en tendant la main vers l’une d’entre elles. Elles étaient comme de petites volutes de fumée brillantes, des flammes sans substance ni chaleur. D’autres approchèrent, les escortant dans leur traversée. Stéphane percevait déjà un bavardage étouffé loin devant. Voix humaines ou sefrys il n’aurait pu le dire, mais elles étaient plutôt aiguës. Lorsqu’il aperçut leurs silhouettes basses sur le rivage, faiblement éclairées par les lueurs éphémères, il comprit soudain. Des enfants, dit-il dans un souffle. — Nos enfants, expliqua Dréodh. -121- Ils vinrent jusqu’à la rive, et certains des plus jeunes s’aventurèrent jusqu’à eux. Stéphane en reconnut une pour être la chanteuse, la petite fille au pied de l’arbre. Elle leva les yeux vers Dréodh. Pourquoi l’as-tu amené ici ? demanda-t-elle. Il a été appelé. Je dois l’emmener aux Révesturi. Néanmoins, dit-elle d’une voix extrêmement adulte, pourquoi l’amener ici ? Je voulais qu’il voie les jungen. Eh bien, nous voici, dit la fille. Ehawk avait dit qu’il n’avait jamais vu le moindre signe d’enfants dans les villages abandonnés, dit Stéphane. Maintenant, je crois comprendre. Il retient vos enfants en otage, n’est-ce pas ? Si vous ne servez pas le roi de bruyère en tant que piteux, vos enfants sont condamnés. Ils servent le roi de bruyère, dit la petite fille, parce que nous leur avons dit de le faire. -122- CHAPITRE DEUX UNE CONVERSATION AVEC LA DUCHESSE Le pas lourd et humide des sabots dans la neige se rapprocha, accompagné de bribes de conversation. La langue semblait être celle du roi, mais les sons dans la forêt pouvaient être trompeurs. Pour cette raison et bien d’autres, Neil en avait assez de cette forêt. L’île de Skern, sur laquelle il était né, était un lieu de mer et de montagnes, mais l’on pouvait en traverser toute la longueur et toute la largeur, de l’ asher le plus haut et le plus rocheux jusqu’à la vallée la plus profonde, sans jamais voir plus que trois bosquets faméliques au même endroit. Ces arbres l’aveuglaient et l’assourdissaient ; il ne pouvait plus juger les distances. Pis encore, Neil était convaincu que les forêts étaient des endroits de mort, où la putréfaction était omniprésente, et où les choses les plus anciennes et les plus viles du monde semblaient prospérer. Il lui préférerait toujours la pleine mer ou une lande venteuse, et merci à saint Loy. Mais la forêt est là où je suis, pensa-t-il, et d’après ce que j’entends, c’est aussi là où je vais mourir. Il se tassa plus encore dans le buisson où il était accroupi. Leurs chevaux s’étaient dispersés s’ils n’avaient pas été mangés, et à pied contre des cavaliers, aucun d’entre eux n’avait la moindre chance de survivre, à la probable exception d’Aspar White. Mais Neil ne pouvait l’imaginer abandonner Winna. -123- Donc s’il s’agissait de nouveaux ennemis, ou d’anciens, ils n’auraient le choix qu’entre rester cachés ou mourir. Alors, comme les premiers cavaliers entraient dans leur champ de vision, Neil aperçut un flambeau de courts cheveux roux, et le visage d’Anne Dare. Les cavaliers qui l’entouraient portaient des couleurs qui lui étaient familières : les armoiries de Loiyes. Le soulagement l’envahit. Il rengainait son épée dans son fourreau et se préparait à se lever pour aller à leur rencontre lorsqu’une pensée lui vint et le retint. Et si leurs agresseurs avaient été envoyés par Loiyes ? Et si l’inconstante Élyonère s’était ralliée à son frère, l’usurpateur ? Mais Anne ne semblait pas prisonnière ; elle se tenait en confiance sur sa monture, la capuche de sa cape rejetée en arrière, et semblait chercher quelque chose, mais sans crainte. Lorsqu’elle et ses nouveaux compagnons virent le carnage, ils arrêtèrent leurs montures. Qu’a-t-il pu se passer ici ? entendit-il Anne demander. Je ne saurais le dire, Majesté, répondit une voix d’homme. Mais un massacre aussi indécent n’est pas fait pour vos yeux. Ces mots trouvèrent pour écho un rire féminin qui n’était pas celui d’Anne, mais que Neil reconnut néanmoins aussitôt. Neil soupira et quitta sa cachette. Sa joie de retrouver Anne apparemment saine et sauve n’effaçait pas entièrement ses nouveaux soupçons, mais il n’y avait aucun sens à continuer de se cacher à sa vue. Majesté, appela-t-il. C’est moi, Neil MeqVren. Toutes les têtes se tournèrent vers lui, et il entendit des arcs crisser. — Non ! s’exclama Anne d’un ton autoritaire. C’est l’un des miens. Sire Neil, vas-tu bien ? Oui, Majesté. Et les autres ? (Elle sourit à demi, puis leva une main.) Tio video, Cazio. Neil suivit son regard, et s’aperçut que Cazio s’était également avancé à découvert. Il cria quelque chose en vitellien -124- à Anne qui semblait exprimer ce que Neil ressentait : joie et soulagement. Et Austra ? s’exclama alors Anne. Vous avez vu Austra ? Mais Austra courait déjà vers elle, et oubliant toute dignité, l’héritière du trône de Crotheny bondit de son cheval pour aller enlacer farouchement son amie. Instantanément, elles se mirent toutes les deux à pleurer et à parler très vite, mais Neil ne pouvait entendre ce qu’elles disaient, ni ne désirait écouter. Sire Neil, ronronna la voix qui allait avec le rire familier. Quelle excellente fortune que de te revoir. Neil suivit cette voix rauque vers la femme qui se tenait là. Ses yeux indigo le défièrent, et sa petite bouche dessina un sourire espiègle. Un instant, il se trouva transporté en un autre jour, un jour où son âme ne lui avait pas paru aussi pesante, et où un peu du garçon en lui existait encore. Duchesse, dit-il en s’inclinant. C’est également un plaisir que de te voir, et en bonne santé. Ma santé est bien modeste, dit-elle en faisant la moue. Et oserais-je dire que cette chevauchée dans le froid ne fait rien pour l’améliorer ? (Mais son sourire s’élargit.) Il y a ici bien des héros de Cal Azroth, reprit-elle. Aspar White et Winna Prentiss, je présume. Ta seigneurie, répondirent-ils tous deux en chœur. Sommes-nous en péril ici, sire Neil ? demanda Anne en regardant par-dessus l’épaule d’Austra. Une nouvelle fois, Neil fut frappé par son autorité, une chose qu’il n’avait pas vu en elle quelques mois plus tôt. Je n’ai connaissance d’aucune menace immédiate, Madame, mais je considère cette forêt comme dangereuse, répondit-il. La plupart des hommes qui nous avaient accompagnés depuis Dunmrogh sont partis maintenant au-delà des forêts de l’Ouest. Tu vois ici tous ceux qui à ma connaissance sont encore vivants. Où est frete Stéphane ? Neil jeta un coup d’œil en direction d’Aspar. Il a été emmené par les piteux, dit doucement le forestier. Et Ehawk avec lui. -125- Anne regarda vers la forêt, comme si elle y cherchait les deux hommes, puis elle se retourna vers le forestier. Penses-tu qu’ils sont morts ? demanda-t-elle. Non, je ne crois pas. Moi non plus, dit Anne. Verdier White, un mot avec toi en privé, si tu le veux bien. Neil regarda avec une certaine frustration sa protégée et le forestier partir à l’écart des autres. Il lui était difficile de ne pas regarder, alors il reporta son attention sur la duchesse. Glenchest se porte bien ? demanda-t-il. Glenchest est aussi belle qu’à l’habitude, répondit-elle. Et à l’abri du conflit actuel ? À l’abri, non. Les actes irréfléchis de mon frère n’ont épargné personne. Mais je ne crois pas qu’il m’ait jamais considérée comme une menace. Et le devrait-il ? La duchesse sourit agréablement. Certains prétendent que je suis une menace pour la vertu, répondit-elle. Et j’espère bien être l’ennemie de la lassitude et de l’ennui, où que je puisse les trouver. Mais mon frère sait que je n’ai absolument aucune visée sur le trône, ni sur les soucis ridicules qui l’accompagnent. Je me satisfais d’être abandonnée à mes propres jeux. Alors tu ne te prononces pas entre un partisan et un autre ? La duchesse leva une main pour dissimuler un bâillement. J’avais oublié, sire Neil, qu’être beau et jeune n’interdisait aucunement de se montrer parfois quelque peu lassant. Toutes mes excuses, Altesse, dit Neil en réalisant fort bien qu’elle n’avait nullement répondu à sa question. (Ce pouvait être bon signe : la duchesse avait à l’évidence le contrôle de la situation. Elle eût pu se permettre de lui annoncer ses intentions même s’il ne les agréait pas.) Jetant un coup d’œil de côté, il vit que la conversation d’Anne avec le forestier s’était achevée, et qu’Aspar White revenait vers eux. -126- Duchesse, dit Aspar en affectant maladroitement de s’incliner. Verdier. Comment allez-vous, toi et ta jeune créature ? Très bien. Et comment va ta grâce ? J’ai quelque appétit, dit-elle, et j’apprécierais du gibier. Mais peut-être n’y a-t-il rien de disponible pour l’instant ? Euh... dit Aspar. Je préfère généralement les viandes jeunes et tendres, ajouta-t-elle, ou qui du moins n’ont pas été sevrées depuis trop longtemps. Mais une certaine maturité est parfois la bienvenue, tu ne crois pas ? Je ne... Ah... Avec les piteux et tout ça, la plupart du gibier a... Euh, Madame... Tante Élyonère, dit Anne, laisse ce pauvre homme. Ce n’est pas la peine de le torturer. Il doit partir, maintenant. Il essayait juste de faire ses adieux. C’est vrai ? demanda Neil au forestier. Alors tu l’as convaincue ? Visiblement soulagé de voir se détourner la conversation, Aspar se gratta le menton et soutint le regard de Neil. Eh bien non, pas vraiment, dit-il. Son altesse pense qu’il est préférable que Winna et moi partions à la recherche de Stéphane. J’aurais aimé pouvoir m’exprimer à ce sujet, dit-il d’une voix monocorde. Le verdier se rembrunit, mais Anne intervint avant qu’il eût pu répondre. Il ne m’a pas convaincue de quoi que ce soit, sire Neil, dit-elle. J’ai mes propres raisons de les envoyer à la recherche de frete Stéphane. (Tout en parlant, elle revint vers sa monture.) Neil se raidit, avec l’impression d’être encore une fois complètement dépassé par les événements. La reine Murielle l’avait souvent mis dans ce genre de situation en ne lui en disant pas assez, et il semblait maintenant qu’Anne allait être le même genre de maîtresse. Je suis désolé, dit-il à Aspar. Je ne te connais pas depuis longtemps, mais je sais que tu mérites mieux que cela. Je ne me -127- bats pas sur mon terrain, Aspar White. Et cela me rend parfois nerveux. Je comprends, dit Aspar. Mais toutes ces choses te conviennent beaucoup mieux qu’à moi. Je ne sais rien des usages de la cour, ni des coups d’État, ni des mouvements d’armées. Je ne vous serais d’aucune utilité pour reprendre son trône. Par Grim, je ne comprends même pas tout ce qui est en train de se passer dans la forêt R mais je sais que c’est là qu’est ma place. Sa Majesté est du même avis, je crois. Neil acquiesça et le prit par le bras. Tu es un brave, verdier. Ce fut un honneur que de combattre à ton côté. J’espère te revoir. Oui, dit Aspar. — Nere deaf leyent teuf leme, dit-il au forestier dans sa langue maternelle. Que les saints gardent ta main ferme. Et garde les yeux ouverts, répondit Aspar. La renonciation des piteux à les considérer comme nourriture s’était apparemment étendue à leurs chevaux, parce que, tandis qu’ils parlaient, Ogre apparut, menant les autres chevaux. Arborant une expression étrangement proche du soulagement, Aspar flatta le museau d’Ogre pendant que les hommes de la duchesse les réapprovisionnaient. Puis Aspar et Winna se mirent en selle. Accompagnés d’Ange, le cheval de Stéphane, ils s’engagèrent sur les brisées assez évidentes des piteux, laissant derrière eux un Neil qui se sentait plus désarmé que jamais. Dès que le verdier fut parti, le reste du groupe se dirigea vers Glenchest. Neil écouta avec une horreur croissante Anne expliquer ce qui lui était arrivé : son enlèvement, sa fuite, sa seconde capture à Sévoyne. Après que Wist m’eut aidé à m’échapper, conclut-elle, nous sommes partis sur la route de Glenchest, mais nous avons rencontré tante Élyonère presque tout de suite. Tu as vraiment eu de la chance, dit Neil. Les Féalités devaient veiller sur toi. -128- N’attribue pas aux Féalités plus qu’il ne leur est dû, dit Élyonère en se joignant à leur conversation. Loiyes est ma province, et j’ai grandi dans ce pays. Il y est peu d’endroits où je n’ai pas des yeux et des oreilles. « J’ai reçu des rapports sur les hommes qui t’ont attaquée. Ils venaient de l’Est, et prétendaient être un groupe de soldats dépêchés par mon cousin Artwair. J’en ai reçu un autre sur une jeune fille aux cheveux roux et à l’accent noble qui était entrée à Sévoyne et avait ensuite mystérieusement disparu. J’ai décidé que cela méritait que je m’y intéresse personnellement. Elle bâilla. D’autant que j’éprouvais des difficultés terribles à me divertir, ces derniers temps. Personne d’intéressant ne m’a rendu visite depuis une éternité, et je ne ressens aucun attrait particulier pour la cour actuelle à Eslen. (Elle inclina la tête d’un air pensif.) Encore que l’on m’ait parlé d’un spectacle musical intéressant ce dernier yule. Tu as des nouvelles de la cour ? demanda Neil avec empressement, espérant des informations plus utiles. Gentil garçon, répondit Élyonère. Évidemment que j’en ai. Neil attendit, mais cela semblait être tout ce que la duchesse désirait offrir. La route est longue jusqu’à Glenchest, tante Élyonère, dit finalement Anne. Tu pourrais le mettre au courant. Mais ma chère, je viens juste de te raconter tout cela, se plaignit Élyonère. Tu ne voudrais pas qu’il se chuchote que je me répète, n’est-ce pas ? Il pourrait m’être utile de l’entendre à nouveau, dit Anne. Je suis bien mieux réveillée, maintenant. Plus sobre, tu veux dire. Oui, à ce sujet, demanda Neil. Ce Wist. Qu’est-il devenu ? Nous l’avons décapité, bien sûr, dit gaiement la duchesse. Oh, répondit Neil. Vous l’avez interrogé avant, j’espère ? Pourquoi aurais-je fait une telle chose ? demanda la duchesse. -129- Elle te taquine encore, sire Neil, dit Anne. Il est là-bas, sous bonne garde. Tu le vois ? Neil regarda vers l’arrière et vit un type à l’air maussade sur une jument louvette, surveillé de près par les soldats. Ah, dit Neil. Et maintenant, dois-je t’accabler avec les nouvelles de la cour ? demanda Élyonère. Je t’en prie, metreine. Elle soupira. Eh bien, tout est noir, dit-on. En apparence parce que la cour est en deuil, mais il est étrange que celui-ci n’eût été observé que depuis la réapparition du prince Robert, quand il fait partie de ceux dont ils portent le deuil ! Mais en fait, je pense que c’est parce que le prince se vêt de noir. Encore que je suppose que je devrais l’appeler empereur, maintenant. Usurpateur suffira, dit Anne. Et la reine Murielle ? demanda Neil en s’efforçant de ne pas laisser paraître trop de tension dans sa voix, et en craignant la réponse. Comment se porte-t-elle ? As-tu des nouvelles de la reine ? Murielle ? dit Élyonère. Eh bien, elle est enfermée dans une tour, comme la dame du conte de phay. Neil sentit son cœur se ralentir. Mais elle vit ? Élyonère lui tapota le bras. Mes rapports remontent à quelques jours, mais aucune exécution n’a eu lieu, ni n’a été annoncée. Ce serait une très mauvaise décision de la part de Robert. Non, je suis convaincue qu’il a d’autres projets en tête. Comment cela s’est-il passé, exactement ? Comment la reine a-t-elle perdu prise ? Comment ne l’aurait-elle pas perdu ? répondit Élyonère. L’empereur assassiné, Murielle n’avait que peu d’alliés sur lesquels compter. Charles était sur le trône, bien sûr, si Charles est bien un gentil garçon, tout le monde dans le royaume sait qu’il est, eh bien, béni des saints. Neil acquiesça. Le véritable héritier du trône avait le corps d’un homme, mais l’esprit d’un enfant. -130- Murielle était le pouvoir derrière le roi. Mais bien d’autres prétendaient à ce rôle : le praifec Hespéro, une grande partie des nobles du Comven, des princes de Hansa, de Liery et de Virgenye. Eh puis il y avait dame Gramme, avec son propre prétendant à la couronne. Mon demi-frère, maugréa Anne. Illégitime, mais néanmoins de sang Dare, répondit Élyonère. Quoi qu’il en soit, Murielle aurait peut-être pu maintenir Charles sur le trône, mais elle a commis plusieurs erreurs. Elle a remplacé sa garde rapprochée par des guerriers de Liery, sous le commandement de son oncle, qui y est duc. Je connais sire Fail, dit Neil. C’est mon protecteur. Presque un père, m’a-t-on dit, reprit Élyonère. Tu seras heureux d’apprendre que lui aussi est en vie R et en sécurité. Merci, dit Neil en se détendant un peu plus. Sire Fail lui manquait plus qu’il n’eût pu l’admettre. Il n’avait jamais autant eu besoin des conseils du vieil homme que ces derniers mois. Quoi qu’il en soit, poursuivit Élyonère, cela fut perçu comme un signe de sa volonté d’abandonner le trône à sa famille lierienne, de l’autre côté des mers. Puis ses hommes attaquèrent un bal donné en le domaine de dame Gramme. Ceux qui étaient réunis là-bas étaient principalement des landwaerden, pas des nobles, mais... Des landwaerden ? demanda Neil. La duchesse cilla. Oui ? Qu’y a-t-il ? Je... Euh... Je ne sais pas ce que c’est. Ah, mon petit canard, dit Élyonère. Les nobles dirigent, comme tu le sais : le roi le pays, les landgraves les graviats, les ducs et les duchesses leurs duchés, et ainsi de suite. C’est ce qui se passe dans la plupart des pays, et dans la plus grande partie de la Crotheny. « Mais dans la province de la Terre-Neuve, là où se trouve Eslen, les choses sont un peu différentes. Elle se trouve sous le niveau de la mer, vois-tu. Les malends qui pompent et évacuent l’eau ne doivent jamais s’arrêter de fonctionner ; les digues doivent être maintenues en parfait état. Durant des siècles, la -131- couronne a attribué des terres à ceux qui se montraient capables de s’assurer que tout se passe bien. Ces gens sont les landwaerden. Nombre d’entre eux sont plus riches que la noblesse, ils arment leurs troupes, et ils bénéficient généralement de la loyauté de ceux qui vivent et travaillent sur leurs terres. Pour parler clairement, ils sont une force avec laquelle il faut compter, mais ils ont été considérés avec une grande indifférence par la couronne durant plus d’un siècle. Dame Gramme les courtisait et s’efforçait d’obtenir leur soutien pour ses prétentions au trône, et Murielle s’est attirée leur colère lorsqu’elle s’en est pris au bal de Gramme. « Puis Robert, mon pauvre frère mort, a réapparu, moins mort qu’il ne l’était communément admis. Murielle n’avait alors plus d’autres vrais amis que sa garde lierienne ; les nobles soutenaient tous Robert en ce qui concernait Charles, et l’Église aussi. Le seul autre héritier vivant était Anne R et aucun d’entre nous ne savait où elle se trouvait. Murielle avait gardé secret l’endroit où elle l’avait envoyée. Je pense que Fastia savait... Les traits d’Élyonère s’adoucirent, et Neil devina qu’il avait dû laisser passer quelque chose sur son visage. Je suis désolée, dit Élyonère avec une sympathie qui semblait cette fois-ci sincère. Je n’aurais pas dû parler d’elle. Et pourquoi cela ? demanda abruptement Anne. Soudain mal à l’aise, Neil détourna les yeux, essayant d’extraire quelque chose à dire du chaos de ses pensées. Je n’aurais pas dû en faire mention, reprit Élyonère. Assez parlé de ceux qui nous ont quittés, pour l’instant. C’est sans importance. Je crois comprendre, dit Anne. Sa voix était atone, mais Neil ne put dire si elle était en colère ou pas. Néanmoins, poursuivit la duchesse, Murielle appréhendait suffisamment bien la situation pour préférer envoyer Charles au loin avec sire Fail et sa garde lierienne, ainsi que les mestres, qui malgré la façon dont ils avaient été traités, semblaient lui être restés loyaux. Sire Fail a emmené Charles à Liery, où il est pour le moment en sécurité. Et qu’est-il advenu des mestres ? demanda Neil. Le sourcil droit d’Élyonère se redressa. -132- Eh bien, regarde autour de toi, sire Neil. Ce qu’il fit. Il avait remarqué des visages vaguement familiers parmi les hommes d’Élyonère dès le début, sans doute parce qu’il avait déjà rencontré ses gardes. Maintenant il réalisait que certains d’entre eux étaient effectivement des hommes qu’il avait vus pour la première fois à Eslen. Ils ne portent pas leurs couleurs, fit-il remarquer. Ils sont hors-la-loi, dit Élyonère. Il serait peut-être prématuré de leur part de se transformer en cibles tant qu’ils n’ont pas quelque chose à combattre, et quelqu’un pour les mener. Neil hocha la tête. Il avait lui-même voyagé sans armoiries, en Vitellio. La reine a donc choisi de rester sans défense. Exactement. Elle devait savoir qu’elle n’avait aucune chance de résister au coup par les armes, alors elle a envoyé ses hommes là où ils seraient le plus utiles, hors des murailles. Quoi qu’il en soit, Robert l’a alors fait enfermer dans la tour. Il la sort et parade avec elle de temps en temps, pour montrer qu’elle est encore en vie. Si la reine est devenue aussi impopulaire, pourquoi s’en inquiète-t-il ? Élyonère sourit doucement. Parce qu’une chose très particulière est advenue. Il a été donné une sorte de pièce musicale R j’en ai parlé un peu plus tôt. « De quelque façon, le spectacle a rallié une grande partie des landwaerden à Murielle et à ses enfants. En partie parce que la fille de l’un des landwaerden était impliquée, qu’elle a été arrêtée par Robert et accusée de trahison. Elle a également été condamnée par le praifec pour hérésie et scintillation, ainsi que le compositeur, un homme qui était déjà un héros populaire en Terre-Neuve. Robert a tendance, je le crains, à laisser la fureur plutôt que la raison décider de ses actions. Maintenant il sait que les landwaerden ne lui sont plus vraiment favorables. Alors nous avons une chance, dit Neil. Quelles sont les forces que contrôlent ces landwaerden ? -133- Toutes leurs milices combinées représentent environ huit mille hommes, m’a-t-on dit, expliqua Élyonère. Robert peut faire rassembler peut-être douze mille hommes par la noblesse qui lui est restée fidèle. Les nobles de l’Est et des régions proches de la forêt sont trop occupés à combattre les piteux R et d’autres choses encore plus étranges R pour consacrer des troupes à Robert ou à ceux qui s’opposent à lui. Et qu’en est-il de Hornladh et des Terres du centre ? Je pense qu’Anne devrait pouvoir rassembler une armée comparable à celle qui défend Eslen, dit Élyonère. Nous en apprendrons plus sur place. Bien, songea Neil. Alors nous pouvons combattre. Seulement si vous le faites très vite, répondit Élyonère. Pourquoi cela ? Parce que Murielle doit épouser l’héritier de Hansa, le prince Bérimund. Cela a été annoncé. Une fois cette union consacrée, Hansa pourra envoyer des troupes sans encourir de sanctions de la part de l’Église. D’ailleurs, Robert a déjà accepté de laisser z’Irbina stationner cinquante chevaliers de l’Église R et leurs gardes R à Eslen, pour faire exécuter toute décision prise par le Fratrex Prismo. Ils sont déjà en route. Vous ne pourrez pas combattre Robert, Hansa et l’Église. Et toi, duchesse ? Quel rôle joueras-tu dans tout ceci ? demanda Neil. Tu sembles bien informée du moindre détail de ce conflit, pour quelqu’un qui refuse de prendre position. Élyonère gloussa. C’était un bruit étrange, évoquant tout autant la gaieté d’un enfant que la lassitude d’un vieillard. Je n’ai jamais dit que je n’avais pas choisi mon camp, ma colombe, répondit-elle. C’est juste que je tiens la question de mon allégeance pour fastidieuse, tout comme tout le reste de cette affaire. La guerre ne me va pas bien. Comme je l’ai déjà dit, je veux juste qu’on me laisse tranquille, qu’on me laisse faire ce que je veux. Mon frère m’assure que ce peut être le cas, tant que je suis ses instructions. Maintenant, enfin, Neil commençait à entendre la cloche de l’alarme résonner dans sa tête. Et ces instructions étaient... ? demanda-t-il. -134- Elles étaient très spécifiques, répondit-elle. Si Anne passe à ma portée, je suis censée m’assurer qu’elle disparaisse, de façon immédiate et permanente R ainsi que tous ceux qui l’accompagnent. -135- CHAPITRE TROIS LES ENFANTS DE LA FOLIE Stéphane dévisagea Dréodh, mais l’homme ne contredit pas l’affirmation de la petite fille. Vous avez dit à vos parents de devenir des piteux ? demanda Stéphane en s’efforçant désespérément d’y trouver une quelconque logique. Pourquoi feriez-vous une telle chose ? Stéphane scruta la petite fille, en quête d’un indice qui révélerait qu’elle était autre chose : peut-être une âme ancienne transposée dans un corps d’enfant, ou une créature qui ressemblait à un humain autant qu’un colibri à une abeille. Pourtant, il ne vit que ce long et mystérieux intervalle suspendu entre l’enfant et l’adulte. Les enfants, contrairement aux adultes, n’étaient pas nus ; la petite fille portait une robe jaune toute simple qui pendait sur elle comme une cloche étroite. Quelques restes de broderie aux poignets montraient que quelqu’un R une mère, une grand-mère, une sœur, peut- être la petite fille elle-même R avait un jour cherché à lui ajouter un peu de grâce. Elle était mince, mais ses mains, sa tête et ses pieds chaussés de cuir paraissaient trop gros. Son nez était une petite saillie inclinée, un nez d’enfant, mais ses pommettes commençaient déjà à changer son visage en celui d’une femme. Dans cette pâle lueur, ses yeux semblaient noisette. Ses cheveux bruns étaient plus clairs aux racines et aux extrémités. Et il pouvait facilement l’imaginer dans un pré, avec un collier de -136- trèfles, jouant au Pont flottant ou à la Reine du fleuve. Il la voyait tournoyer, sa robe se gonflant comme une robe de bal. La forêt est malade, dit la petite fille. La maladie se propage. Si la forêt meurt, le monde meurt. Nos parents ont brisé la loi ancienne et aidé à transmettre cette maladie aux arbres. Nous leur avons demandé de remettre les choses en ordre. Lorsque tu as sonné la corne, tu as invité le roi de bruyère à remplir sa tâche dans ce monde, expliqua Dréodh. Mais sa venue est en préparation depuis des générations. Il y a douze ans, nous dréothen avons psalmodié les rites anciens et fait les sept sacrifices. Douze ans, le battement de cœur d’un chêne, c’est le temps qu’il a fallu à la terre pour le libérer enfin. « Et durant ces douze années, chaque enfant né sur le sol sacré de la forêt est né d’un ventre touché par le sapin et le chêne, le frêne et le gui. Né sien. Lorsqu’il s’est réveillé, eux se sont réveillés. Nous avons tous immédiatement su ce que nous devions faire, expliqua la petite fille. Nous avons quitté nos maisons, nos villes et nos villages. Nous avons porté ceux qui étaient trop jeunes pour marcher. Et lorsque nos parents sont venus nous chercher, nous leur avons expliqué comment les choses allaient se passer. Certains ont résisté, ils ont refusé de boire l’hydromel ou de manger la chair. Mais la plupart ont fait ce que nous leur avons demandé. Ils sont son armée, maintenant, qui va nettoyer la forêt de la corruption qui l’a envahie. L’hydromel ? demanda Stéphane. C’est ce qui est dans le chaudron ? C’est l’hydromel qui les prive de leurs sens ? Hydromel n’est qu’un mot, une simplification, dit Dréodh. Mais ce n’est pas fait de miel. C’est l’ Oascef, l’Eau de la Vie, c’est l’ Oasciaodh, l’Eau de la Poésie. Et elle ne nous prive pas de nos sens, elle nous les rend. Elle nous rapproche de la forêt et nous donne la santé. C’est de ma faute, dit Stéphane. Les piteux qui m’ont amené ici m’avaient paru quelque peu... déraisonnables. Cette Oascef ne serait pas faite à partir d’un champignon ayant la forme d’un organe masculin, par hasard ? -137- Ce que tu appelles folie est d’essence divine, répondit la petite fille en ignorant sa question. Lui en nous. Il n’y a ni peur ni doute, ni douleur ni désir. Dans cet état, nous percevons ses paroles et connaissons sa volonté. Et lui seul peut sauver ce monde de la fièvre qui se propage à travers ses racines. Je suis un peu perdu, dit Stéphane. Tu dis que vous avez choisi de devenir ce que vous êtes, que les actes innommables que vous commettez sont justifiés parce que le monde est malade. Très bien, mais quel est ce mal ? Que combattez-vous, exactement ? Dréodh sourit. Voilà que tu commences à poser les bonnes questions. Voilà que tu commences à comprendre pourquoi il t’a appelé, et a ordonné que tu nous sois amené. Non, je ne crois pas, dit Stéphane. Je crains de ne rien comprendre du tout. Dréodh marqua une pause, puis hocha la tête avec sympathie. Et nous ne sommes pas ceux qui t’expliqueront. Mais nous te mènerons à quelqu’un qui le fera. Demain. Et entre-temps ? Dréodh haussa les épaules. Voici ce qui reste de la colonie des Halas. Cela va être détruit, mais si tu désires l’explorer, tu le peux. Dors où tu veux, nous te retrouverons quand le moment sera venu. Puis-je avoir une torche ou... Les scintillements te suivront, dit Dréodh. Et les maisons ont leur propre éclairage. Stéphane marcha à travers les rues sombres et étroites en s’efforçant de remettre ses pensées en ordre, mais il fut peu à peu fasciné par la cité elle-même. La rue était bordée des deux côtés par des bâtiments à un, deux, et parfois même trois étages. Ils étaient élancés, souvent accolés, parfois séparés par des ruelles. Bien que faites de pierre, elles donnaient une impression de légèreté, et lorsque les scintillements les approchaient, elles brillaient comme de l’onyx poli. -138- Les premières constructions étaient occupées par d’autres enfants. Il pouvait entendre des rires, des chants, et le souffle paisible de ceux qui dormaient. S’il tendait l’oreille, son ouïe bénie percevait le murmure d’au moins un millier d’entre eux, sinon plus. Certains des plus jeunes pleuraient, mais en dehors de cela, aucun signe de ce qui eût pu évoquer la peur, l’angoisse ou le désespoir. Il n’avait aucun moyen de savoir quelle pouvait être la part de vérité dans ce que Dréodh et la fille lui avaient dit, mais une chose au moins était sûre : ces enfants n’étaient pas prisonniers, du moins pas de quelque chose qu’ils craignaient. Il avança plus avant dans l’ancienne cité, en quête de solitude. Il savait qu’il aurait plutôt dû chercher une sortie, mais il paraissait peu probable que ses geôliers l’eussent laissé se promener librement s’il y avait eu la moindre possibilité de fuite. Par ailleurs, il était pour l’instant trop curieux pour vouloir s’enfuir. Si Dréodh disait vrai, alors Aspar et Winna étaient en sécurité, du moins en ce qui concernait les piteux. S’il mentait, ses amis étaient presque certainement déjà morts. Il ne voulait pas croire cela et ne le croirait pas, ni même ne l’envisagerait tant qu’il n’en aurait pas la preuve. Mais une chance de découvrir ce qui se passait, ce que le roi de bruyère voulait... Eh bien, c’était ce qu’ils avaient toujours cherché, non ? Qu’aurait-il pu faire, à essayer d’aider une princesse à reconquérir son trône ? Il n’était ni un guerrier, ni un stratège. Il était, songea-t-il, un lettré qui s’intéressait au passé et aux langues communes et rares. Je serai sûrement plus utile ici qu’en marchant sur Eslen. Cédant à sa curiosité, il essaya l’une des portes. Elle était en bois, et pas trop vieille. Les Halas, se dit-il, avaient dû commercer constamment avec leurs voisins du dessus. Ils avaient besoin de se nourrir, après tout, et si les lacs souterrains pouvaient produire un peu de poisson, et certaines plantes pousser sans lumière, la plus grande partie de leur alimentation ne pouvait provenir que de la surface. Stéphane se demanda brièvement comment ces échanges avaient pu s’accomplir alors que l’emplacement des rewns -139- restait secret, mais la réponse était si évidente qu’il se sentit stupide d’y avoir réfléchi le temps de trois battements de cœur. Les sefrys. Ceux qui voyageaient en surface, dans les caravanes : c’était leurs fournisseurs. La porte s’ouvrit aisément vers l’intérieur, révélant un appartement de pierre. L’endroit avait une odeur légèrement poivrée. Le sol dur était adouci par un tapis tissé de ce qui semblait être de la laine. Les moutons pouvaient-ils vivre sous terre ? Il en doutait. Le motif était vaguement familier, proche des enchevêtrements abstraits peints sur les tentes et les chariots sefrys. Quatre coussins formaient un cercle approximatif autour d’une table basse et ronde. Dans un coin, un métier attendait patiemment son tisseur. Le tapis avait-il été tissé ici ? Plus loin, des paniers d’osier débordaient de bobines de fil et d’outils de bois qu’il ne reconnut pas. La pièce semblait vivante, comme si les Halas n’avaient pas emporté grand-chose en partant. Peut-être que c’était le cas. Où étaient-ils allés ? Avaient-ils fui le roi de bruyère, ou la mystérieuse maladie dont parlait Dréodh ? Peu de temps après leur première rencontre, Aspar avait vaguement évoqué le fait que la forêt était malade. Aspar avait vécu toute sa vie dans les bois, alors il savait certainement de quoi il parlait. Puis ils avaient rencontré le greffyn, une bête si venimeuse que les seules empreintes de ses pas pouvaient tuer, et peu après, les ronces noires qui jaillissaient des traces du roi de bruyère et croissaient jusqu’à étouffer toutes les créatures qu’elles recouvraient. Puis d’autres monstres encore, échappés de vieilles-qui-pressent, avaient apparu : des étans, le nicver... Dréodh les avaient appelés Sedhmhari. La meilleure traduction que Stéphane pouvait en faire était « démon du sedos ». Les monstres arpentaient-ils des voies des sanctuaires à l’instar des prêtres humains, en y recevant des dons ? Quelque chose chez les étans, en particulier, le troublait. Bien sûr, l’un d’entre eux l’avait presque tué, mais il avait été presque tué par bien des créatures. Non, c’était autre chose... Alors il réalisa ce qui le tracassait. -140- L’étan qui l’avait attaqué était le seul qu’il avait jamais rencontré, et pourtant, pour quelque raison, il pensait à eux au pluriel. Il n’y avait eu qu’un greffyn, quoique Aspar en eût vu un autre après avoir tué le premier. Mais personne dans son entourage n’avait vu plus d’un de ces nouveaux monstres à la fois. Alors pourquoi pensait-il étans et non étan ? Il ferma les yeux, fit appel à la mémoire que saint Decmanus lui avait donnée, se concentra sur le moment où les piteux avaient attaqué. Dans le chaos, il y avait eu autre chose... Là. Il pouvait le voir clairement, maintenant, comme si quelque artiste méticuleux avait peint la scène pour lui. Il regardait par-dessus son épaule tout en hissant Winna dans l’arbre. Il y avait Aspar, qui se retournait, couteau en main. Derrière, il y avait les piteux, qui jaillissaient de la forêt. Mais qu’est-ce qu’Aspar regardait ? Pas les piteux... Cela s’était trouvé à la limite du champ de vision de Stéphane ; il n’avait vu que ses pattes et une partie de sa tête, mais il était impossible de se tromper. Il y avait eu un étan, là-bas, juste devant les piteux. Peut-être plus qu’un. Alors, que leur était-il arrivé ? Les piteux les avaient-ils tués, ou œuvraient-ils avec les piteux ? Cela semblait peu probable. Le greffyn, le premier étan, le nicver qu’ils avaient rencontré dans la rivière à Whitraff, les ronces noires... Les ronces noires poussaient dans les brisées du roi de bruyère, et pourtant elles s’accrochaient vicieusement à lui, comme si elles cherchaient à le recouvrir, à le tirer vers la terre. Selon Aspar, il avait de par le passé été emprisonné par elles, dans une vallée cachée dans les montagnes du Lièvre. Les piteux avaient attaqué et tué les hommes qui accomplissaient des sacrifices humains sur les sedos, dans toute la forêt, quand ces hommes étaient apparemment des alliés du greffyn R ils étaient les seuls à pouvoir rester en sa présence sans devenir mortellement malade. Non, se corrigea-t-il silencieusement. Les moines renégats n’étaient pas les seuls êtres insensibles au poison du greffyn. Il -141- avait lui aussi croisé le regard du greffyn, sans en subir de conséquences. Aspar semblait également y avoir une plus grande tolérance, depuis que le roi de bruyère l’avait guéri de son contact avec la créature. Qu’est-ce que tout cela pouvait signifier ? Était-ce parce qu’il avait arpenté une voie des sanctuaires ? Les prêtres ordonnés étaient-ils tous à l’abri du sedhmhari ? Les saints sont la corruption, avait affirmé Dréodh. Si les piteux étaient l’armée du roi de bruyère, les monstres qu’ils avaient rencontrés faisaient eux aussi partie d’une armée, celle de l’ennemi du roi de bruyère. Mais qui cela pouvait-il être ? La réponse la plus évidente était l’Église. Il savait que les moines corrompus avaient des amis aussi hauts placés que le praifec de Crotheny, Marché Hespéro. Leur influence s’étendait peut-être plus haut encore. Mais même si le Fratrex Prismo lui-même était impliqué, cela signifiait-il qu’il était le maître du greffyn ? Ou n’était-il simplement qu’un autre monstre, servant un pouvoir encore plus grand ? Il réfléchit à tout ce qu’il avait pu lire sur le roi de bruyère, s’efforçant de se souvenir de qui ses ennemis étaient censés être, mais peu de sources avaient jamais fait mention d’ennemis quels qu’ils fussent. Le roi de bruyère remontait à une époque antérieure aux saints, antérieure à l’humanité, peut-être même avant que les skasloï n’eussent réduit en esclavage les races humaine et sefry dans les temps anciens. Il apparaissait comme l’annonciateur de la fin des temps. Si le roi avait des ennemis, ce devait être, comme Dréodh semblait le suggérer, les saints eux-mêmes. Et cela le ramenait à l’Église, n’est-ce pas ? Eh bien, on lui avait promis des réponses pour le lendemain. Il n’était pas assez naïf pour imaginer qu’il serait satisfait à toutes ses questions, mais s’il apprenait quoi que ce fût de nouveau, ce serait quelque chose. Il reprit son inspection de la maison des Halas. Ne trouvant rien qui aiguisât réellement sa curiosité, il la quitta et poursuivit son exploration de la cité condamnée, franchissant -142- de fins ponts de pierre jetés au-dessus de canaux paisibles, tous ébauchés et à moitié visibles dans la lueur des scintillements. Au murmure lointain des enfants s’ajoutait un chant atonal, plus distant, provenant probablement de la première caverne dans laquelle il avait été amené. Les piteux se préparaient-ils à une autre expédition en surface, en buvant leur hydromel et en attisant leur rage meurtrière ? Le ru se mit à descendre et il le suivit, espérant vaguement découvrir quelque sorte de scriftorium, une cache d’écrits sefrys. Leur race était ancienne, et avait été parmi les premières réduites en esclavage par les skasloï. Ils avaient peut-être gardé trace de choses que les autres avaient oubliées. Comme il songeait à ce que pouvait être un scriftorium sefry, il lui vint à l’esprit qu’il n’avait jamais vu un écrit sefry de quelque sorte que ce fût, ni jamais entendu parler d’une quelconque langue qui leur fût propre. Ils parlaient généralement la langue locale, où qu’ils fussent installés. Ils avaient une sorte de patois à eux, mais l’utilisaient rarement. Aspar l’avait une fois un peu parlé pour lui, et Stéphane avait discerné des mots provenant de quelque quinze langues différentes, mais pas un seul qui parût spécifiquement sefry. Il était généralement admis qu’ils avaient été réduits en esclavage tellement loin dans le passé qu’ils avaient perdu leur propre langage, pour ne plus parler que le charabia que les skasloï avaient imaginé pour leurs esclaves. Ce langage portait tant de haine qu’ils l’avaient abandonné dès que les maîtres eurent été tous morts, préférant adopter la langue de leurs compagnons humains. Cela paraissait fort plausible. Il avait lu dans de nombreuses sources que la langue natale des skasloï ne pouvait être parlée par une bouche humaine, et qu’ils avaient donc inventé un idiome utilisable tant par eux-mêmes que par leurs esclaves. Les esclaves humains avaient tous dû parler ce langage, mais beaucoup avaient conservé leur langue, pour la parler entre eux. Néanmoins aucun mot de ce langage des esclaves n’avait été conservé dans les dialectes modernes. Virgenye Dare et ses -143- partisans brûlèrent toutes les créations des skasloï et interdirent la langue de l’esclavage. Ils ne l’enseignèrent jamais à leurs enfant, alors elle mourut. Skaslos était peut-être le seul mot de leur langue qui eût survécu, songea Stéphane, et ce terme même avait ce singulier en Ros et pluriel en Roï typique du Cavari ancien, une langue humaine. Peut-être que même le nom de cette race démoniaque avait été oublié. Il s’arrêta devant un canal plus large que ceux qu’il avait traversés précédemment, et eut la chair de poule comme lui venait une pensée sacrilège. Et si les skasloï n’étaient pas tous morts ? Et si, comme les greffyns, les étans et les nicvers, ils étaient simplement allés ailleurs, pour un très long sommeil ? Et si cette maladie, cet ennemi, était en fait le plus ancien de tous ? Des heures plus tard, il emporta cette pensée troublante dans son sommeil, s’endormant sur un matelas épicé de senteurs sefrys. Il fut réveillé par un coup vif dans les côtes, pour découvrir la petite fille qui le regardait de haut. Comment t’appelles-tu ? murmura-t-il. Starqin, répondit-elle. Starqin Walsdootr. Starqin, comprends-tu que tes parents se meurent ? Mes parents sont morts, dit-elle paisiblement. Tués dans l’Est, en combattant un greffyn. Et pourtant tu n’éprouves aucune peine. Ses lèvres se pincèrent. Tu ne comprends pas, dit-elle finalement. Ils n’avaient pas le choix. Je n’avais pas le choix. Viens maintenant, s’il te plaît. Il la suivit jusqu’au bateau par lequel il était arrivé. Elle lui fit signe d’embarquer. Juste nous deux ? demanda-t-il. Où est Dréodh ? Il prépare les nôtres au combat, dit-elle. Un combat contre quoi ? -144- Elle se rembrunit. Quelque chose vient, répondit-elle. Quelque chose de très mauvais. Tu ne crains pas que j’essaie de te maîtriser et de m’enfuir ? Pourquoi ferais-tu cela ? demanda Starqin. Dans la faible lumière, ses yeux semblaient aussi noirs et aussi liquides que du goudron. Son visage et ses cheveux, par contre, la faisaient ressembler à un fantôme. Peut-être parce que je n’aime pas être prisonnier. Starqin s’installa à côté du gouvernail. Veux-tu bien ramer ? demanda-t-elle. Stéphane s’assit et plaça ses mains sur les rames. Elles étaient fraîches et légères. Tu seras content de lui parler, à celui que nous allons voir, dit Starqin. Et je ne crois pas que tu vas me tuer. Stéphane tira sur les rames, et le bateau s’écarta du quai de pierre presque sans un bruit. Il est intéressant de t’entendre parler de meurtre, dit Stéphane. Les piteux n’attaquent pas que des greffyns, tu sais. Ils tuent aussi des gens. Oui, dit Starqin d’un ton presque absent. Toi aussi. Des gens malfaisants. Elle rit en entendant cela, et Stéphane se sentit soudain stupide, comme s’il venait de faire la leçon sur les textes saints à un sacritor. Mais après un instant, elle reprit son sérieux. Ne les appelle pas « piteux », dit-elle. Cela déprécie leur sacrifice. Comment les appelles-tu ? demanda-t-il. — Wothen, répondit-elle. Le nom que nous nous donnons est wothen. Cela signifie « fou », n’est-ce pas ? Fou divin, en fait, ou inspiré. Nous sommes une tempête qui nettoie la forêt. Allez-vous vraiment aider le roi de bruyère à détruire le monde ? Si c’est le seul moyen de le sauver. Cela te paraît vraiment logique ? -145- Oui. Comment sais-tu qu’il a raison, le roi de bruyère ? Comment sais-tu qu’il ne te ment pas ? Il ne ment pas, dit-elle. Et tu le sais aussi. Elle les dirigea sur les eaux noires, et bientôt ils entrèrent dans un tunnel au plafond si bas que Stéphane dut se pencher pour ne pas s’y cogner. Le bruit des rames résonnait au loin et leur revenait. D’où venais-tu, Starqin ? demanda Stéphane. De quelle ville ? Colbaely, dans le graviat de Holtmarh. Un frisson lui parcourut l’épine dorsale. J’ai une amie qui en vient, dit-il. Winna Prentiss. Starqin hocha la tête. Winna était gentille. Elle jouait au houx-perché avec nous et nous donnait les galettes d’orge quand son père avait fini de faire sa bière. Mais elle était trop vieille pour être l’une des nôtres. Elle avait un père... Le propriétaire de la Tette de Truie. Est-ce un Wothen ? Elle agita négativement la tête. Il est parti quand nous avons commencé à brûler le village. Vous avez brûlé votre propre village ? Elle acquiesça. Ce devait être fait. Il ne devait pas être là. Parce que le roi de bruyère l’avait dit. Parce qu’il n’était pas censé être là. Nous, les enfants, l’avions toujours su. Nous avons dû convaincre les adultes. Certains n’ont pas été convaincus, et ils ont fui. Fralet Prentiss était l’un d’entre eux. Ils continuèrent en silence ; Stéphane ne savait trop quoi dire d’autre, et en l’absence de questions, Starqin ne semblait pas encline à poursuivre la conversation. Le plafond se releva jusqu’à disparaître de la lueur des scintillements. Après un temps, une autre lumière apparut, un -146- lointain rayon incliné qui se révéla être la lumière du soleil tombant à travers un trou très haut dans la voûte de la caverne. Starqin guida la barque qui s’immobilisa contre un autre quai de pierre, apparemment construit par les sefrys. Il y a des marches taillées dans la pierre, dit-elle. Elles mènent à la sortie. Tu ne viens pas avec moi ? J’ai d’autres choses à faire. Stéphane regarda les yeux de la petite fille, maintenant teintés de jade par la lumière solaire venue du plafond. Ce ne peut être juste, lui dit-il. Tous ces morts, toutes ces tueries, ce ne peut pas être juste. Ses traits passèrent rapidement par quelque chose qu’il ne comprit pas, mais qui était comme l’éclat soudain d’un poisson argenté dans un bassin profond. Puis l’eau redevint sombre et immobile. La vie va et vient, dit-elle. Si tu regardes bien, il y a toujours quelque chose qui naît, quelque chose qui meurt. Il y a plus de naissances au printemps, plus de morts à la fin de l’automne. La mort est plus naturelle que la vie. Les os du monde sont morts. La gorge de Stéphane se serra. Les enfants ne devraient pas parler ainsi, dit-il. Les enfants savent ces choses, dit-elle. Ce sont seulement les adultes qui nous enseignent qu’une fleur est plus belle qu’un chien putréfié. Lui nous a simplement aidés à conserver un savoir que nous avions en naissant, ce que toute bête incapable de se mentir à elle-même sait au plus profond. La tristesse et la sympathie qu’éprouvait Stéphane se muèrent soudain en une telle colère qu’il voulut étrangler la petite fille. Au milieu de ses doutes et de ses incertitudes, la seule satisfaction d’un sentiment aussi absolu était si merveilleuse et si terrible qu’elle lui coupa le souffle et le laissa tremblant. Starqin ne l’avait pas manqué. Par ailleurs, dit-elle doucement, tu as de pleines saisons de mort en toi. Que veux-tu dire ? -147- Mais elle se contenta de repousser la barque du quai, et bientôt l’esquif fut hors de vue. Alors Stéphane commença à grimper. Les marches de pierre allaient et venaient le long de la paroi de pierre, jusqu’à l’amener enfin à un petit palier. L’ouverture de la grotte était assez petite, et il ne pouvait guère voir au-delà de l’écran de joncs. Un étroit chemin menait à travers l’épaisse végétation, par contre, et il le suivit jusqu’à déboucher sur le flanc d’une colline. S’offrirent alors à son regard des pâturages, et au-delà, des rangées ordonnées de pommiers. De l’autre côté de la petite vallée, au-dessus des arbres, se dressait un bâtiment de pierre. Il laissa involontairement sa bouche béer comme les émotions l’envahissaient telles de vieilles connaissances : anticipation, excitation puérile, douleur, désillusion, pure terreur. Colère. C’était le monastère d’Ef, où il avait découvert à quel point l’Église de son enfance était devenue corrompue, où il avait rencontré Desmond Spendlove, qui l’avait torturé. Où il avait été forcé de déchiffrer les scrifts qui avaient peut-être condamné le monde. — Wilhuman, werliha. Wilhuman hemz, grinça une voix derrière lui. Bienvenue, traître. Bienvenue chez toi. -148- CHAPITRE QUATRE L’HISTOIRE DE ROSE Tu es censée me tuer ? demanda Anne en fixant Élyonère. La duchesse de Loiyes lui sourit nonchalamment. Anne put presque sentir Neil se tendre à côté d’elle, comme la corde d’un luth. Elle a attendu que je renvoie Aspar, pensa-t-elle. Non pas que lui et Winna auraient changé grand-chose contre autant d’hommes... Elle voulut lever la main pour se frotter le front, mais se retint. Ce serait un signe de faiblesse. Il s’était passé trop de choses, et trop vite. Elle était encore assommée par l’alcool lorsqu’elle avait rencontré Élyonère et ses hommes sur la route. Et le soulagement de voir un visage connu R et appartenant à sa famille R avait été si intense qu’elle ne s’était pas permis d’envisager l’hypothèse la plus évidente. Que ses agresseurs avaient été envoyés par Élyonère. Élyonère Dare avait toujours été un mystère pour Anne, quoique mystère plaisant. C’était la sœur du père d’Anne, et elle était plus âgée que Lesbeth et Robert, mais elle avait toujours paru beaucoup plus jeune que son père. Anne lui eût donné près de trente ans. Les voyages familiaux à Glenchest avaient toujours été une joie ; les enfants avaient même parfois l’impression que les adultes s’amusaient encore plus qu’eux, quoiqu’elle n’eût -149- commencé à comprendre que bien plus tard de quels amusements il s’agissait. Cette impression s’était amplifiée à mesure qu’Anne grandissait. Élyonère semblait toujours faire à peu près ce qu’elle voulait. Quoiqu’elle eût un époux quelque part, il n’était jamais visible, et le goût d’Élyonère pour les amants jeunes et extrêmement temporaires était notoire. Murielle, la mère d’Anne, avait toujours paru désapprouver Élyonère, ce qui pour Anne constituait une autre recommandation pour sa tante. Au courant des moindres rumeurs, elle n’avait toutefois jamais semblé s’intéresser à la politique, ni même réellement s’informer de ce qui se passait au-delà du qui-couchait-avec-qui. Et Anne venait de réaliser très soudainement qu’elle ne connaissait pas vraiment sa tante. Te tuer, et enterrer ton corps en un endroit où on ne le retrouvera pas, reprit Élyonère. Voilà quelles étaient les instructions. En échange de quoi, Robert me promet que ma vie à Glenchest continuera de se dérouler comme elle l’a toujours fait. (Elle soupira rêveusement.) Quelle pensée réconfortante. Mais tu ne vas... Tu ne vas pas me faire tuer, n’est-ce pas ? demanda Anne. Les yeux céruléens d’Élyonère se concentrèrent intensément sur elle. Non, dit-elle. Évidemment pas. Mon frère ne me connaît pas aussi bien qu’il le croit, ce qui est un peu décourageant. (Son visage se fit plus sérieux, et elle tendit un doigt accusateur vers Anne.) Mais tu n’aurais jamais dû me faire confiance, parce que j’aurais pu le faire, dit-elle. Tu vas devoir considérer que si ton cher oncle Robert a ordonné ton assassinat, aucun autre membre de ta famille n’est digne de confiance, à la probable exception de ta mère. Me ranger de ton côté rend ma vie très difficile, et pourrait même en signifier la fin. Il n’est pas facile de faire un tel choix, même pour toi, ma chère. Mais tu l’as fait. Élyonère hocha la tête. Après ce qui est arrivé à Fastia et à Elseny, pratiquement dans mon propre parloir... Non, pas toi en plus. J’aimais -150- Guillaume plus que mes autres frères et sœurs. Je ne pourrais jamais trahir sa fille d’une telle façon. Tu crois qu’oncle Robert est devenu fou ? Je crois qu’il est né fou, dit Élyonère. Cela arrive avec les jumeaux, tu sais. Lesbeth a eu tout ce qui était bon dans l’union de leurs parents, et Robert a eu le reste. Son regard se tourna vers sire Neil. Tu peux te détendre, maintenant, mon doux chevalier, dit-elle. Pour dire la même chose en des termes plus clairs, je suis ici pour aider Anne, pas pour lui faire du mal. Si j’avais voulu la faire tuer, je l’aurais fait bien avant de te retrouver, et je me serais ensuite servi de ta peine pour faire de toi mon amant. Ou quelque autre chose malicieuse et délicieuse. Tu sais toujours trouver les mots qui réconfortent, répondit Neil. Anne se dit que cette réponse familière semblait confirmer ce qu’Élyonère avait sous-entendu un peu plus tôt R que sire Neil et sa sœur Fastia avaient eu une liaison. Cela semblait impossible. Fastia avait été ridiculement vertueuse, tout comme l’était Neil. On eût pu penser qu’ils auraient chacun renforcé cette qualité chez l’autre, plutôt que l’abroger. Mais Anne apprenait bien vite que rien en matière de cœur n’était simple ; ou plutôt, que c’était très simple, mais que les conséquences étaient complexes. De toute façon, elle n’avait pas le temps de s’intéresser à ce que sa sœur avait ou n’avait pas fait avec ce jeune chevalier. Elle avait d’autres priorités. Puisque tu parles d’elle, a-t-on jamais eu des nouvelles de Lesbeth ? demanda Anne. Non, répondit Élyonère. La rumeur prétend qu’elle a été trahie par son fiancé, le prince Cheiso de Safnie, et qu’il l’a livrée à quelque allié de Hansa pour qu’ils puissent faire chanter Guillaume. Ce serait pour cette raison que ton père est allé sur le promontoire d’Aénah : pour négocier sa libération. Je suppose que seul Robert sait ce qui s’y est passé. Alors tu penses que oncle Robert a quelque chose à voir avec la mort de mon père ? Évidemment, dit Élyonère. -151- Et Lesbeth ? Que penses-tu qu’il lui est réellement arrivé ? Je ne... (Sa voix s’étrangla un instant.) Je ne crois pas qu’elle puisse être encore vivante. Anne prit plusieurs longues inspirations, le temps d’assimiler cela. La neige s’était remise à tomber, et elle détestait cela. Elle avait l’impression qu’un os s’était brisé quelque part en elle. Un petit os, mais un os qui ne se ressouderait jamais. Tu penses vraiment qu’oncle Robert tuerait sa propre sœur jumelle ? demanda-t-elle finalement. Il l’aimait plus qu’il aimait quiconque. Il était fou d’elle. Il en était ridicule. Rien ne mène plus vite au meurtre qu’un amour vrai, dit Élyonère. Comme je te l’ai dit, Robert n’a jamais été un être très raffiné. Anne ouvrit la bouche pour répondre, mais s’aperçut qu’elle n’avait rien à dire. La neige tombait plus fort, insensibilisant son nez humide et froid. Où étais-je ? se demanda-t-elle. Où étais-je pendant que se déroulait tout cela ? Mais elle connaissait la réponse. Elle chevauchait pour irriter les gardes, volait du vin pour le boire dans la tour Ouest, faisait des escapades dans Eslen-des-Ombres pour échanger des caresses et des baisers avec Roderick. Fastia avait essayé de lui parler. Et Mère. Pour la préparer à tout cela. Mère. Elle se souvint soudain du visage de sa mère, triste et sévère, la nuit où elle l’avait envoyée au convent sainte Cer. Anne lui avait dit qu’elle la haïssait... Ses joues étaient humides, maintenant. Sans s’en apercevoir, elle s’était mise à pleurer, et de gros sanglots commencèrent à remonter de son ventre. Elle se sentait désarmée, comme la fois où on lui avait rasé tous les cheveux, comme la fois où elle s’était fait surprendre nue dans le couloir. Comment pouvait-elle être reine ? Comment avait-elle pu même l’imaginer ? Elle ne comprenait rien, ne contrôlait rien, pas même ses propres larmes. Elle avait appris cette dernière -152- année que le monde était immense et cruel, au-delà de sa compréhension. Tout le reste R l’illusion du destin et du pouvoir, la détermination qui avait paru si réelle seulement quelques jours plus tôt, semblait maintenant stupide. Un mensonge que tout le monde voyait sauf elle. Une main se posa sur sa cuisse, et elle sursauta en sentant sa chaleur. C’était Austra, au bord des larmes. Tous les autres s’étaient un peu écartés, probablement pour pouvoir faire semblant de ne pas voir sa douleur. Neil chevauchait juste derrière elle, mais trop loin pour les entendre chuchoter. Cazio était devant avec Élyonère. Je suis tellement heureuse que tu sois vivante, dit Anne à son amie. J’ai essayé de ne pas y penser, de me concentrer sur autre chose, mais si tu étais morte... Tu continuerais, c’est ce que tu ferais, dit Austra. Parce qu’il le faut. Vraiment ? demanda Anne, consciente de la rancœur dans sa voix, sachant que c’était mesquin, et n’y faisant rien. Oui. Si seulement tu avais pu voir ce que j’ai vu dans la forêt, à Dunmrogh. Quand tu as bondi, aussi sauvage qu’un taureau, et que tu as dit à ces meurtriers qui tu étais... Si tu avais vu cela, tu saurais ce que tu es faite pour accomplir. Les saints t’auraient-ils touchée ? demanda doucement Anne. Peux-tu entendre mes pensées ? Austra agita négativement la tête. Je ne connaîtrai jamais personne mieux que je ne te connais toi, Anne. Je n’ai jamais su exactement ce que tu pensais, mais généralement, je vois assez bien dans quel sens souffle le vent. Étais-tu au courant de tout cela ? Et pour Robert ? Austra hésita. S’il te plaît, dit Anne. Il y a des choses dont nous ne parlions jamais, dit-elle à contrecœur. Tu as toujours prétendu que j’étais comme une sœur pour toi, et c’était bien, mais je n’ai jamais pu oublier la réalité. Je n’ai jamais pu me laisser aller à oublier la réalité. Que tu es une servante, dit Anne. -153- Oui, acquiesça Austra. Je sais que tu m’aimes, mais même toi, tu en es venue à accepter les choses telles qu’elles sont. Anne hocha la tête. Oui, reconnut-elle. À Eslen, au château, les serviteurs ont leur propre monde. Il se trouve juste à côté du vôtre, en dessous, autour, mais distinct. Les serviteurs savent beaucoup de choses de votre monde, Anne, parce qu’ils doivent y survivre, mais vous ne savez rien du leur. N’oublie pas que j’ai travaillé comme domestique moi aussi, dit Anne. Dans la maison des Filialofia. Le sourire d’Austra s’efforça de ne pas être condescendant. Pour un peu moins de deux neuvaines, compléta sa servante. Mais réfléchis-y. As-tu appris durant cette courte période des choses que la maîtresse de maison ne savait pas ? Anne réfléchit un instant. J’ai appris que son époux troussait les bonnes, mais je pense qu’elle le savait, qu’elle s’y attendait presque, dit-elle. Ce qu’elle ignorait, par contre, c’était qu’il couchait aussi avec son amie, dat Ospellina. Et tu l’as découvert en observant. Oui. Et les autres domestiques, est-ce qu’ils te parlaient ? Pas beaucoup. Exactement. Parce que tu étais nouvelle, et étrangère R ils ne te faisaient pas confiance. Je te l’accorde, dit Anne. Par contre, le seigneur et la dame de la maison ne faisaient pas cette distinction, je parie. Pour eux, tu étais une servante comme une autre, et tant que tu faisais le travail que tu étais censée faire, tu étais invisible, une partie de la maison, au même titre que les escaliers et les fenêtres. Ils ne faisaient attention à toi... ... que quand je faisais quelque chose de mal, dit Anne. Elle commençait à comprendre. Combien de domestiques y avait-il à Eslen ? Des centaines ? Des milliers ? Présents -154- quasiment tout le temps, mais existant à peine, pour autant que les nobles fussent concernés. » Continue, dit Anne. Dis-moi quelque chose des serviteurs d’Eslen. Un détail. Austra haussa les épaules. Savais-tu que ce garçon d’écurie, celui que nous appelions Gimlet, était le fils de Demile, la couturière ? Non. Tu te souviens des gens dont je parle ? Gimlet ? Bien sûr. C’est juste que je ne me suis jamais demandé qui était sa mère. Mais il n’est pas le fils d’Armier, l’époux de Demile. Son vrai père, c’est Cullen, qui travaille aux cuisines. Comme Hélène, la femme de Cullen, en était furieuse, Gimlet R dont le vrai nom est Amleth, d’ailleurs R n’a jamais pu avoir un véritable poste au château, parce qu’Hélène est la fille de l’Ourse, la vieille dame Golskuft... ... l’intendante des serviteurs du château. Austra acquiesça. ... qui elle-même est la fille illégitime du regretté sire Raethvess et de la fille d’un landwaerd. Tu es en train de me dire que les domestiques passent plus de temps à coucher ensemble qu’à travailler ? Quand une tortue respire dans une mare, on ne voit que le bout de son nez. Et tout ce que tu sais des domestiques d’Eslen, c’est ce qu’ils te laissent voir. La plus grande partie de leur vie R leurs goûts, leurs passions, leurs relations R t’es cachée. Pourtant tu sembles en savoir beaucoup. Juste assez pour me figurer ce que je ne sais pas, dit Austra. Comme j’étais très proche de toi, et que j’étais traitée presque comme une noble, on ne me faisait pas confiance R et on ne m’aimait pas beaucoup. Et qu’est-ce que tout cela a à voir avec mon oncle Robert ? Les domestiques colportent de très noires rumeurs à son sujet. On dit que quand il était enfant, il était excessivement cruel, et anormal. -155- Anormal ? L’une des femmes de chambre, quand elle était enfant... Elle racontait que le prince Robert lui ordonnait de porter les robes de Lesbeth et de répondre à ce nom. Puis il... Arrête, dis Anne, je crois que je peux imaginer la suite. Je ne crois pas, non, dit Austra. Ils ont fait ça, bien sûr, mais ses désirs étaient anormaux à plus d’un titre. Et puis il y a l’histoire de Rose. Rose ? Ils ont toujours été extrêmement discrets à ce sujet. Rose était la fille d’Emma Starte, qui travaillait au linge. Robert et Lesbeth en avaient fait leur compagne de jeu : ils lui avaient donné de beaux vêtements, l’emmenaient lors de leurs promenades, de leurs chevauchées, de leurs pique-niques. La traitaient comme une gente dame. Tout comme tu l’as été, dit Anne en sentant quelque chose se serrer dans sa poitrine. Oui. Quel âge avaient-ils ? Dix ans. Et Anne, voilà ce qu’on dit, même si c’est difficile à croire. Je crois que je croirais n’importe quoi, en l’instant, dit Anne. (Elle se sentait émoussée, un couteau qui aurait été trop souvent utilisé sur des os.) Austra baissa encore la voix. On dit que quand ils étaient jeunes, Lesbeth était comme Robert, cruelle et jalouse. Lesbeth ? C’est la femme la plus douce et la plus gentille que j’aie jamais rencontrée ! Et c’est ce qu’elle est devenue, dit-on, après la disparition de Rose. Disparition ? Personne ne l’a jamais revue. Personne ne sait ce qui est arrivé. Mais Lesbeth a pleuré durant des jours, et Robert semblait plus agité qu’à l’habitude. Et après cela, on n’a plus beaucoup revu Robert et Lesbeth ensemble. Lesbeth était différente, cherchant toujours à faire le bien, à vivre comme une sainte. -156- Je ne comprends pas. Veux-tu dire que Robert et Lesbeth ont tué Rose ? Comme je l’ai dit, personne ne le sait. Sa famille a prié, et pleuré, et imploré les saints. Peu après, sa mère et toute sa famille proche ont été placées dans la maisonnée des grafs de Brogswell, à une centaine de lieues de là, et ils y sont toujours. C’est horrible. Je ne peux... Tu veux dire que mon père n’a jamais rien fait contre cela ? Je doute fort que ce soit jamais remonté jusqu’à ton père. Tout s’est réglé dans le monde des domestiques. Si la rumeur s’était propagée jusqu’à ta famille, elle aurait certainement aussi attiré l’attention des ennemis politiques de ton père. Et dans ce cas, tout domestique qui aurait su quelque chose aurait bien pu disparaître tout aussi soudainement que Rose, et avec aussi peu d’explications. « Alors l’Ourse a expliqué que Rose était allée travailler avec sa sœur en Virgenye, et que sa requête avait même été enregistrée. Le reste de la famille a été discrètement envoyé au loin, pour éviter qu’ils ne parlent trop dans leur chagrin. Anne ferma les yeux et perçut un visage, tout contre ses paupières, un joli visage aux yeux verts et au nez retroussé. — Je me souviens d’elle, dit-elle d’un ton pantois. Ils l’appelaient cousine Rose. Je me souviens de la célébration de Feiltème, sur Tom Woth. Je n’avais pas plus de six hivers. J’en avais cinq, donc toi six, confirma Austra. Tu crois vraiment qu’ils l’ont tuée ? murmura Anne. Austra hocha la tête. Je pense qu’elle est morte. Ce fut peut-être un accident, ou un jeu qui a mal tourné. Robert avait bien des jeux, dit-on. Et maintenant il est sur le trône. Le trône de mon père. Et il a emprisonné ma mère dans une tour. Je... J’y ai réfléchi. Je suis certaine qu’il ne lui a pas fait de mal. Il a ordonné ma mise à mort, répondit Anne. Nul ne peut dire ce qu’il fera à ma mère. C’est ce sur quoi je dois me concentrer, Austra. Non pas savoir si je peux être reine ou pas, mais trouver le moyen de libérer ma mère et de mettre Robert hors d’état de nuire. Juste cela, pour l’instant. -157- Cela paraît sensé. Anne respira profondément, et sentit s’alléger le poids sur ses épaules. Ils étaient ressortis de la forêt, et descendaient maintenant une route. Anne aperçut Sévoyne au loin, et se demanda s’ils allaient cette fois la dépasser. Anne ! cria une voix derrière elle. Casnara, euh... rediatura ! Elle regarda en arrière et vit Cazio, cerné de près de tous les côtés par des mestres. Qu’y a-t-il, Cazio ? répondit-elle en vitellien. Pourrais-tu s’il te plaît informer ces hommes que je fais partie de tes proches compagnons ? Si c’est effectivement le cas ? Bien sûr, dit Anne. (Elle revint à la langue du roi.) Cet homme est l’un de mes gardes du corps, dit-elle aux mestres. Il peut m’approcher autant qu’il le souhaite. Pardonne-nous, Altesse, dit l’un des chevaliers, un jeune homme au visage plaisant, aux cheveux auburn, et d’apparence un peu gauche. Mais nous préférons ne prendre aucun risque. Elle hocha la tête. Comment t’appelles-tu, chevalier ? Je m’appelle Jemme Bishop, Majesté, pour te servir. Un bon nom virgenyen, dit Anne. Je te remercie beaucoup pour ta protection. Malgré son comportement, cet homme a toute ma confiance. Il en sera fait selon ton désir, Majesté, répondit-il. Les chevaux s’écartèrent, permettant à Cazio de remonter jusqu’à elle. Nous avons un nouveau cortège, dit-il en jetant un coup d’œil vers les chevaliers. Je me demande si celui-ci durera plus longtemps que le précédent. Espérons-le, dit Anne. Je suis désolée que nous n’ayons pas pu parler plus tôt. Tout devient de plus en plus compliqué, et je suis certaine que c’est encore plus vrai pour toi. Ma journée s’est considérablement améliorée lorsque j’ai appris que tu étais toujours en vie, dit Cazio. (Il se frotta tristement le front.) J’ai été un bien médiocre protecteur pour -158- toi, pour vous deux. J’ai présenté mes excuses à Austra et maintenant je te les présente. Tu as risqué ta vie pour nous, Cazio, dit Anne. Tout le monde peut risquer sa vie, répondit Cazio. Un homme sans talent ni cervelle peut mourir pour toi. J’avais espéré valoir mieux que cela. Si j’étais mort en empêchant que tu sois enlevée, ç’aurait été une chose. Mais se retrouver là, humilié, après ton enlèvement... ... est un problème de fierté personnelle, reprit Anne. Ne sois pas ridicule, Cazio. Je suis vivante, comme tu le vois. Nous avons tous été pris par surprise : Aspar, sire Neil, frete Stéphane, moi. Tu étais en bonne compagnie. Cela ne se reproduira plus, énonça fermement Cazio. Très bien, répondit Anne. Cazio hocha la tête. Cette dame... Elle est de ta famille ? Élyonère ? Oui, c’est ma tante, la sœur de mon père. Et elle est digne de confiance ? J’ai choisi de la croire. Néanmoins, si quelque chose te fait penser que je me suis trompée, n’hésite pas à le porter à mon attention. Cazio acquiesça. Où allons-nous ? demanda-t-il. À Glenchest, chez elle, répondit Anne. Et qu’allons-nous y faire ? Dresser un plan de guerre, je suppose, répondit Anne. Ah. Tu me préviendras si je peux aider d’une quelconque manière, n’est-ce pas ? Oui. Anne ! résonna la voix d’Élyonère. Sois un trésor et laisse revenir à moi cet aimable Vitellien. Je commence à trouver cette chevauchée excessivement ennuyeuse. Il maîtrise très mal la langue du roi, répondit Anne. — Fatio Vitelliono, répondit-elle plaisamment. Benos, mi della. Elle parle ma langue, dit joyeusement Cazio. Oui, semble-t-il, répondit Anne. Et je suis sûre qu’elle veut la pratiquer avec toi. -159- Il regarda en arrière. Dois-je ? demanda-t-il. Oui, répondit Anne. Mais sois prudent : ma tante peut être dangereuse pour un homme vertueux. Cazio sourit et replaça son chapeau à large bord. Alors si j’en rencontre un, dit-il, je ne manquerai pas de l’en avertir. Austra le regarda s’éloigner avec un air déconcerté. Austra, dit Anne. Les hommes qui t’ont enlevée... Ont-ils dit quoi que ce soit ? Ils pensaient que j’étais toi, dit Austra. Ou pensaient que je pouvais l’être. Anne hocha la tête. J’ai eu la même impression : la description qu’ils avaient de moi n’était pas très précise. Ont-ils prononcé un nom ? demanda Anne. Un nom, quel qu’il soit ? Pas que je m’en souvienne. T’ont-ils touchée ? Évidemment. Ils m’ont ligotée, mise en selle... Ce n’est pas ce que je veux dire, murmura Anne. Pas... Oh ! Non, rien de tout cela. Je veux dire qu’ils en ont parlé, ils m’en ont même menacée, quand ils voulaient me faire avouer si j’étais toi ou pas. Mais ils n’ont rien fait. (Ses yeux s’écarquillèrent soudain.) Anne, est-ce que... Est-ce qu’ils... Anne se tourna d’un coup vers Wist. Il a essayé. Quelque chose est arrivé. Laisse sire Neil le tuer, grinça Austra. Ou dis-le à Cazio, et laisse-le le provoquer en duel. Non. Il n’a pas réussi, et il pourra peut-être encore nous être utile, dit Anne. (Elle fixa des yeux les rênes dans sa main.) Il s’est passé quelque chose, Austra. L’homme qui m’a enlevée... Il est mort. Est-ce que... est-ce que tu l’as tué, de la façon que tu as tué ces hommes dans le bosquet ? J’ai tué les hommes dans le bosquet en souhaitant qu’ils soient morts, dit Anne. Il y avait une puissance là, au fond de moi, comme un puits dans lequel je pouvais puiser avec un seau. J’ai senti leurs entrailles, et je les ai tordues. C’était la -160- même chose quand j’ai aveuglé le chevalier en Vitellio, ou quand j’ai rendu Erieso malade, sauf évidemment que c’était plus fort. « Mais cette fois-ci, c’était différent. L’homme qui m’a enlevée a été tué par une femme-démon. Je l’ai vue. Une femme-démon ? Anne haussa les épaules. Je suis allée dans un endroit étrange. Je crois qu’elle m’a suivie quand j’en suis revenue. Elle a empêché Wist de me violer. Peut-être que ce n’est pas un démon, alors, dit Austra. Peut-être que c’est plutôt un ange gardien. Tu ne l’as pas vue, Austra. Elle était terrifiante. Je ne sais même pas à qui je pourrais parler de tout cela. Eh bien, frete Stéphane semblait savoir beaucoup de choses, dit Austra d’une voix triste. Mais je suppose qu’il est... Il va bien, dit Anne. Et l’on a besoin de lui ailleurs Vraiment ? Comment sais-tu cela ? Anne pensa au roi de bruyère, et aux choses qu’elle avait vues dans ses yeux. Je ne peux pas t’en dire plus pour l’instant, dit-elle. Plus tard. Plus tard. Très bien, dit Austra d’un ton lénifiant. Plus tard. Anne prit une longue inspiration. Tu viens juste de me dire que tu me connaissais mieux que quiconque. Je pense que c’est vrai. Alors j’ai besoin que tu m’observes, Austra. Que tu me surveilles. Si jamais tu as l’impression que je perds la tête, il faudra me le dire. Austra rit, un peu nerveusement. J’essaierai, dit-elle. Je t’ai caché des choses auparavant, dit Anne. J’ai besoin... j’ai besoin de quelqu’un à qui parler. Quelqu’un en qui je peux avoir confiance, qui ne révélera mes secrets à nul autre. Je ne trahirai jamais tes confidences. Même à Cazio ? Austra resta un instant silencieuse. Cela se voit ? demanda-t-elle. Que tu l’aimes ? Évidemment. Je suis désolée. -161- Anne ouvrit de grands yeux. Austra, j’ai envers Cazio une affection parfaitement amicale. Il nous a sauvé la vie à plusieurs reprises, et il m’est donc très cher, mais je ne suis pas amoureuse de lui. Et même si tu l’étais, dit Austra sur la défensive, il ne serait pas de ton rang. Là n’est pas le problème, dit Anne. Je ne l’aime pas. Que tu sois amoureuse de lui ne me gêne absolument pas, tant que tu ne lui répètes pas ce que je te confie sous le sceau du secret. Mon allégeance première a toujours été, est et sera toujours pour toi, Anne, dit Austra. Je te crois, dit Anne en serrant la main de son amie. J’avais juste besoin de l’entendre encore une fois. Dans la lumière du couchant, ils atteignirent Glenchest. Le château était comme dans son souvenir : des flèches élancées, des jardins, du verre, comme un palais tissé par les phays avec de la soie d’araignée. Enfant, elle avait toujours cru que c’était un lieu magique. Maintenant elle se demandait comment, et même s’il pouvait être défendu. Cela n’avait pas l’air du genre de construction susceptible de soutenir un siège. À ses portes se tenaient dix hommes à cheval, portant des tabards noirs. Le chef, un grand homme émacié aux cheveux ras et à la barbe fine, poussa sa monture pour venir à leur rencontre. C’est fâcheux, murmura Élyonère, et arrive plus tôt que je ne l’aurais espéré. Duchesse, dit l’homme en s’inclinant en selle. J’allais partir à ta recherche. Mon seigneur ne sera pas enchanté de ta conduite. Tu étais censée m’attendre à ton château. Mon frère a rarement été satisfait de ma conduite, dit Élyonère. Mais cette fois, il ne sera peut-être pas trop mécontent. Duc Ernst, puis-je te présenter ma nièce, Anne Dare ? Elle semblait avoir été égarée et tout le monde se bousculait pour la retrouver, mais regarde : moi je l’ai fait. « Et d’après ce que j’en comprends, elle vient reprendre la couronne de ton maître. -162- CHAPITRE CINQ DANS LES ARBRES Vas-tu finir par me dire ce qui se passe ? demanda Winna tandis que leurs chevaux franchissaient une petite crête qui les mettaient hors de vue de la princesse R ou reine, ou quoi qu’elle fût R et de sa compagnie de chevaliers nouvellement trouvée. Oui, dit Aspar. Après plusieurs minutes de silence, Winna tira sur les rênes de Culbute et fit faire halte à la jument mouchetée. Eh bien ? Tu veux dire, maintenant ? Oui, maintenant. Comment as-tu convaincu sa majesté de te laisser partir à la recherche de Stéphane ? Eh bien, je n’ai pas eu à la convaincre, en fait. Elle voulait que je parte à la recherche de Stéphane. C’était gentil de sa part. Il agita la tête. Non, c’était bizarre. Elle semblait savoir qu’il était parti. Elle disait qu’il aurait besoin de notre aide, que nous avions une tâche à remplir, et que ce que nous ferions avec Stéphane était aussi important que de reprendre le trône. Peut-être plus. A-t-elle dit pourquoi ? Elle ne savait pas exactement pourquoi. Elle disait qu’elle avait eu une vision du roi de bruyère, qui lui avait mis dans la tête que Stéphane était important, de quelque façon. Et en danger. -163- Cela n’a aucun sens, dit Winna. Les piteux sont venus et l’ont enlevé, et ce sont des créatures du roi de bruyère. Alors pourquoi devrait-il être en danger ? Et si sa majesté moussue voulait que nous venions, pourquoi ne nous a-t-il pas fait enlever aussi ? Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander, dit Aspar. Je ne crois même pas aux visions. Mais je suis content qu’elle nous ait laissés partir. Encore que... Quoi ? Tu as vu les étans, hein ? Les étans ? (Elle pâlit.) Comme cette chose qui... (Elle n’acheva pas sa phrase.) Oui. Ils étaient au moins trois. Les piteux les ont tués. Peut-être qu’ils cherchaient Stéphane aussi. Peut-être que c’est pour cette raison que le roi a envoyé les piteux, pour le protéger. Je pensais que tu ne croyais pas aux visions ? Je parle, c’est tout, dit Aspar. Je suis heureux d’être en chasse. Qu’est-ce que sa majesté a dit d’autre ? C’est tout : retrouvez Stéphane. Trouvez-le, protégez-le, aidez-le. Elle m’a dit de me laisser guider par mon bon sens. Que j’étais son légat dans la région, quoi que cela puisse signifier. Vraiment ? Son légat ? Tu sais ce que ça veut dire ? C’est du virgenyen. Cela signifie que tu as la même autorité qu’elle R qu’elle répond de toi. Je n’irais pas jusqu’à imaginer qu’elle t’aurait donné un quelconque moyen de prouver ton autorité ? Aspar s’esclaffa. Comme quoi ? Une lettre marquée de son sceau, une bague, un sceptre ? Elle a été poursuivie à travers la moitié du monde, et d’après ce que j’ai compris, elle n’avait la plupart du temps que ses vêtements sur son dos. J’imagine que tout cela sera réglé plus tard, si nécessaire. -164- « De toute façon, je suppose que partager son autorité n’apporte pas grand-chose, hein ? On l’appelle peut-être reine, mais elle ne l’est pas encore. Werlic, maugréa Winna à voix basse. C’est comme ça qu’il faut le voir. Ils chevauchèrent quelque temps en silence. Aspar ne savait trop quoi dire ; chaque fois qu’il regardait dans sa direction, Winna semblait plus troublée. Stéphane et Ehawk vont bien, assura-t-il. Nous allons les trouver. Nous avons survécu à bien pire que cela, tous les quatre. Oui, dit-elle d’un ton abattu. Il se gratta le menton. Oui. Ils vont bien. Elle hocha la tête, mais ne répondit pas. Et dans l’intervalle, c’est plus agréable. Je veux dire, nous n’avons pas été seuls depuis longtemps. Elle le regarda vivement. Qu’est-ce que c’est censé signifier ? dit-elle d’un ton tranchant. Je, euh... je ne sais pas... Il avait senti sa chute, sans savoir sur quoi il avait buté. Elle ouvrit la bouche, la referma, puis reprit. Ce n’est pas le moment. Une fois que nous aurons retrouvé Stéphane. Le moment de quoi ? De rien. Winna... Tu as été aussi froid qu’un piquet pendant deux neuvaines, explosa-t-elle, et tout d’un coup tu es tout miel ? Il est difficile de faire la luvrood avec autant de gens autour, grommela Aspar. Ce n’est pas comme si je m’étais attendue à des fleurs et des poèmes, dit Winna. Juste me tenir la main ou murmurer quelques mots à mon oreille, de temps en temps. Nous aurions pu mourir sans... (Elle secoua la tête et garda les lèvres pincées.) -165- Je ne peux que penser que tu savais à quoi t’attendre quand tu... (Il s’interrompit, de ne pas trop savoir comment poursuivre.) ... quand je me suis jetée dans tes bras ? enchaîna-t-elle. Je n’ai jamais voulu faire cela. Quand je t’ai vu près de la Taff, je t’ai cru mort. J’ai cru que tu étais mort sans connaître mes sentiments. Et quand tu es revenu à la vie, et que nous étions loin de tout R de mon père, de la Tette de Truie, de Colbaely R je ne me suis plus inquiétée des conséquences, de l’avenir, de quoi que ce soit. Et maintenant ? Maintenant je ne m’en inquiète toujours pas, gros ours. Mais je commence à me poser des questions sur toi. À l’époque où nous étions seuls, c’était merveilleux. J’étais terrifiée la moitié du temps, mais en dehors de cela, je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. Exactement ce que j’avais toujours rêvé de vivre avec toi : l’aventure, l’amour, et d’agréables émois nocturnes. « Mais ajoutons quelques personnes à la situation, et j’ai soudain l’air d’être la petite sœur encombrante. Puis elle arrive, tellement plus semblable à toi que je ne le serai jamais. Il l’interrompit Winna, tu n’as jamais rêvé d’une vie normale ? Une maison ? Des enfants ? Elle renâcla. Je crois que j’attendrai que le monde ne coure plus à sa perte avant de fonder une famille, merci. Je parlais sérieusement. Moi aussi. (Ses yeux verts n’étaient que défi.) Veux-tu dire que je n’aurai jamais ces choses avec toi ? J’imagine que je n’y ai jamais réfléchi. Alors c’est toi qui élèves la voix, et tu n’as jamais réfléchi à ce que tu dis ? Ah... Je suppose. Oui, werlic ! Il faudrait peut-être que tu arrêtes de faire cela. Un silence embarrassant les recouvrit. Je ne pense pas à toi comme à une sœur. -166- Non, évidemment pas. Il s’est écoulé moins d’une cloche, et tu es déjà après ma jupe. Je disais juste que j’étais content d’être de nouveau seul avec toi, c’est tout, dit Aspar. Juste, loin des autres. Et ce n’est pas ce que tu penses. Je suis un verdier R je n’ai jamais été autre chose. C’est tout ce que je sais faire. Je travaille seul, à mon propre rythme, comme je le veux, et je fais ce que je dois faire. Je ne suis pas un meneur, Winna. Je n’ai pas été taillé pour ça. À quatre, c’était déjà dur. Cinq, c’était pratiquement intolérable... Je n’ai pas eu l’impression que tu t’es senti mal à l’aise quand Leshya s’est jointe à nous. Ça n’a rien à voir avec Leshya, dit Aspar d’un ton désespéré. J’essaie de te dire quelque chose. Continue. Tout d’un coup nous sommes cinquante, et je ne sais plus ce que je suis censé faire. Je ne suis pas un chevalier, pas un soldat. Je travaille seul. Et cela me laisse où ? Il prit une profonde inspiration, avec l’impression qu’il allait plonger dans un lac très profond. Être avec toi, et juste toi, c’est comme être seul, mais en mieux. Elle le dévisagea en clignant des yeux. Il vit ses yeux s’humidifier, et son cœur se serra. Il savait ce qu’il voulait dire, mais il n’avait visiblement pas trouvé les bons mots. Winna... reprit-il. Elle leva l’index. Chut... dit-elle. C’est la plus belle chose que tu m’aies dite depuis longtemps, peut-être jamais, alors tu devrais peut- être te taire, maintenant. Aspar fut envahi d’un profond soulagement. Il suivit son conseil, et reprit sa route. Il neigeait par intermittence, mais l’éventualité que la piste fût recouverte ne l’inquiétait pas trop ; il eût peut-être pu perdre la trace de deux piteux dans une tempête de neige, pas celle des centaines qui étaient passés par là. Et ils n’avaient pas -167- simplement laissé des traces de leur passage, mais aussi du sang, et quelques cadavres. Peut-être qu’ils ne ressentaient ni la douleur ni la peur, mais ils mouraient comme tous les autres. La nuit tomba, et tomba bien, quelques cloches plus tard ; le plomb vira au noir, avec une vilaine promesse de froid mordant. Ils allumèrent des torches. La neige redoubla d’intensité, et les torches sifflèrent et s’agitèrent. Quoique Aspar n’eût pas voulu l’admettre, il était fatigué, au point que ses genoux tremblaient contre les côtes d’Ogre. Et même si elle ne se plaignait pas, Winna semblait prête à s’effondrer. Cela avait été une très longue journée, vécue presque entièrement aux frontières de la mort, et cela réduisait même le fer en poussière. Comment te sens-tu ? demanda Aspar. La neige recouvrira les traces si nous nous arrêtons, soupira-t-elle. Pas au point de m’empêcher de suivre leur piste, dit Aspar. Même s’il n’y a plus de cadavres, ils ont frotté des écorces, brisé des branches... Je peux les suivre. Et si nous nous arrêtons et qu’ils tuent Stéphane pendant que nous nous reposons ? Ils ne le feront pas, pas si nous avons raison. Mais nous pouvons nous tromper. Ils pourraient lui arracher le cœur à la minuit, pour ce que nous en savons. C’est vrai, dit Aspar, mais si nous le trouvions maintenant, dans l’état où nous sommes, crois-tu vraiment que nous pourrions faire quelque chose pour l’aider ? Non, reconnut Winna. Est-ce vraiment un argument ? Oui, reprit Aspar. Je ne suis pas un chevalier ensorcelé prêt à mourir parce que l’histoire le dit. Nous sauverons Stéphane si je pense que nous pourrons y survivre, ou si nous en avons au moins une chance. Mais pour l’instant, nous avons besoin d’un peu de repos. Winna hocha la tête. Oui, dit-elle. Tu m’as convaincue. Veux-tu camper ici ? Nan, laisse-moi te montrer quelque chose. Juste un peu plus loin. -168- Tu sens les entailles ? demanda Aspar en cherchant dans l’obscurité et en trouvant les hanches de Winna. Oui. Et surveille tes pattes, vieil ours. Je ne suis pas si magnanime, pas quand tu me fais encore grimper à un arbre. Grimper sur celui-ci devrait être plus facile. Ça l’est. Qui a fait ces entailles ? Elles sont anciennes, je peux sentir que l’écorce a repoussé par-dessus. Oui, je les ai faites quand j’étais enfant. Tu avais prévu ton coup depuis longtemps. Aspar manqua glousser, mais il était trop épuisé pour cela. C’est juste un peu plus haut, promit-il. Tu vas sentir une saillie. Je l’ai, dit Winna. Quelques instants plus tard, Aspar rejoignit Winna sur une surface plate et dure. Ton château d’hiver ? demanda-t-elle. Quelque chose comme ça, répondit-il. Tu aurais pu y mettre des murs. Mais on n’aurait plus rien pu voir, n’est-ce pas ? dit Aspar. Mais on ne voit rien, lui fit remarquer Winna. Effectivement. Mais il y a un toit qui nous protège de la neige, et il devrait y avoir une pièce de toile que l’on peut suspendre pour nous couper de la plus grande partie de ce noar’wis. Fais juste attention au bord. Je l’ai construit pour une personne. Dois-je comprendre que je suis la première femme que tu ramènes chez toi ? Ah... (Il s’interrompit, craignant de répondre à cela.) Oh, dit-elle. Désolée. Ce n’était qu’une plaisanterie. Je ne voulais pas parler d’elle. C’était il y a longtemps, dit Aspar. Cela ne m’embête pas. C’est juste... (maintenant il était certain qu’il valait mieux ne plus rien dire.) Mais alors il sentit ses mitaines contre son visage Je ne suis pas jalouse d’elle, Aspar, dit-elle. C’était avant ma naissance, alors comment pourrais-je l’être ? -169- C’est vrai. C’est vrai. Alors, où est l’âtre ? Je crois que tu viens de poser les mains dessus. Bah, soupira-t-elle. Je suppose que c’est mieux que de geler. C’était considérablement mieux que de geler, se dit Aspar lorsque le matin gris le réveilla. Winna était lovée dans le creux de son bras, sa chair nue encore chaude contre la sienne, et tous deux engoncés dans des couvertures et des fourrures. Ils avaient trouvé une énergie que ni l’un ni l’autre ne pensaient avoir encore, et cela avait été un miracle qu’ils ne fussent pas tombés de la plate-forme durant la nuit. Il s’efforça de continuer de respirer lentement et profondément, pour ne pas la réveiller tout de suite. Mais il regarda alentour, s’émerveillant encore de ce qui lui avait paru être un prodige quand il était enfant, il y avait de cela si longtemps. Tu es là, murmura Winna. Tu es réveillée ? Avant toi, dit-elle. Je regardais. Je n’aurais jamais imaginé qu’il existait des endroits comme cela. Je les appelle les tyrans, dit Aspar. Des tyrans ? Il acquiesça, en levant les yeux vers les larges branches étendues et enchevêtrées de l’arbre immense dans lequel ils se trouvaient, et vers celles de ses voisins. Oui. C’est la plus grande et la plus ancienne futaie de chênes-fer de la forêt. Aucun autre arbre ne peut vivre ici : leur ombre les tue. Ils sont les rois, les empereurs de la forêt. C’est un monde complètement différent, ici. Il y a des choses qui vivent sur ces branches et qui ne descendent jamais jusqu’au sol. Winna se pencha pour regarder par-dessus le bord. À quelle distance sommes-nous du... Aaaaah ! Ne tombe pas, dit-il en la serrant un peu plus fort. -170- C’est plus haut que je ne croyais, dit-elle d’une voix rauque. Beaucoup plus haut. Et nous avons... La nuit dernière, nous avons manqué... Non, jamais, lui mentit Aspar. Je n’ai jamais perdu le contrôle. Elle sourit malicieusement et l’embrassa. Tu sais, dit-elle, quand j’étais petite fille, je pensais que tu étais fait de fer. Tu te souviens quand toi et Dovel avez ramené les cadavres de Wargh-le-noir et de ses hommes ? On aurait dit Saint Michel. Je pensais que quiconque t’aurait à son côté n’aurait jamais à s’inquiéter. Son regard était sérieux, et il n’avait jamais vu ses yeux plus beaux. Quelque part à proximité, un pivert martelait un arbre, puis lança une trille rauque. Maintenant tu sais à quoi t’en tenir, dit-il. Fend t’a enlevée à moi, et sous mon nez. Oui, dit-elle doucement. Et tu m’as retrouvée, mais c’était trop tard. J’avais déjà appris que tu étais faillible, que quelles que soient ta force et ta détermination, de mauvaises choses pouvaient tout de même m’arriver. Je suis désolé, Winna. Elle serra sa main. Non, tu ne comprends pas, dit-elle. Une petite fille tombe amoureuse d’un héros. Une femme tombe amoureuse d’un homme. Je ne t’aime pas parce que je pense que tu peux me protéger, je t’aime parce que tu es un homme, un homme bon. Tu ne réussis pas toujours, mais tu essaieras toujours. Elle détourna les yeux et regarda vers le sol, ce qui fut un soulagement, parce qu’il ne voyait pas quoi répondre à cela. Il se souvint de Winna enfant, un amalgame de bras, de jambes et de cheveux blonds qui courait partout dans le village, et l’importunait constamment à lui demander des histoires du reste du monde. Juste une de la centaine d’enfants qu’il avait vu traverser l’enfance pour devenir des mères, des pères, des grands-parents. Aspar n’était pas certain de ce qu’était l’amour. Après que Qerla, sa première épouse, eut été assassinée, il avait passé vingt ans à éviter les femmes et les complications -171- qu’elles apportaient. Winna l’avait approché subrepticement, continuant de jouer les petites filles bien après qu’il eût dû se douter de quelque chose. Mais finalement, la surprise s’était avérée plaisante, et durant un laps de temps assez court, il s’y était abandonné comme jamais auparavant. Puis Fend l’avait capturée. Fend avait tué son premier amour ; il semblait destiné à toutes les tuer. Quoi qu’il en soit, Aspar s’était senti de plus en plus mal à l’aise depuis lors, de moins en moins certain de ses sentiments. Il savait que ces sentiments existaient, mais tant qu’ils bougeaient, qu’ils se battaient, qu’ils étaient constamment en danger mortel, il était facile de ne pas penser à l’avenir, d’imaginer que quand tout cela serait terminé, Winna retournerait à sa vie et lui à la sienne, et elle lui manquerait et il aurait de bons souvenirs, mais éprouverait aussi un certain soulagement. Mais maintenant, il réalisait que la rivière était beaucoup plus profonde qu’il ne l’avait cru, et il n’était pas certain de pouvoir la franchir. Sans le vouloir, il repensa à Leshya. La femme sefry était forte et sage, et ne laissait pas paraître ses sentiments, quels qu’ils fussent. Il n’y aurait pas de méprise avec elle ; avec elle, tout serait honnête, et simple... Il sentit soudain l’arbre trembler. Non pas du vent : la cadence n’était pas la bonne, et cela provenait des racines. Winna dut le voir froncer les sourcils. Quoi ? Il porta un doigt à ses lèvres et agita la tête, puis retourna son regard vers le sol. La vibration dans l’arbre se poursuivit, mais il n’arrivait pas à se figurer ce que c’était. Peut-être plusieurs centaines de cavaliers, des cavaliers si nombreux que le claquement percussif des sabots devenait indistinct. Ce pouvait être encore les piteux, mais cela n’y ressemblait pas. Il y avait une régularité dans la vibration qui ne ressemblait à rien qu’il eût jamais connu auparavant, et cela devenait plus fort. Il apaisa sa respiration, attendit le son. -172- Une centaine de battements de cœur plus tard, il entendit le début d’un grattement, une sorte de grincement. Quelques feuilles mortes abandonnèrent leur prise sur les branches et tombèrent en voletant. Aspar ne pouvait toujours rien voir, mais il remarqua que le pivert s’était tu R ainsi que tous les autres oiseaux. Le bruit était plus clair maintenant, et le tremblement des arbres plus prononcé, si bien qu’enfin il perçut un rythme pesant, un grave bom-bom-bom-bom presque inaudible, qui disait à Aspar que quelque chose de très grand et de très lourd courait à travers la forêt, plus vite qu’un cheval au galop. Et il tirait quelque chose d’ énorme. Il remarqua que la respiration de Winna s’était accélérée tandis qu’il attrapait précautionneusement son arc et ses flèches, alors il retrouva sa main et la serra. Il regarda le ciel : il était encore gris, mais les nuages étaient hauts et du bon côté. Il n’allait apparemment plus neiger. Quoi que ce fût, cela venait de la même direction qu’eux, le nord-ouest. Les branches des arbres dans cette direction oscillaient de façon visible. Il allongea et ralentit sa respiration, s’efforça de se détendre, se concentra sur la route du vieux roi, en contrebas et décalée vers le nord. Il n’entraperçut d’abord que des fragments de quelque chose d’immense, noir et gris-vert, zigzaguant entre les arbres, mais dont ses sens ne pouvaient figurer la réalité. Il se concentra sur deux tyrans gigantesques abritant une longue percée dans la voie du vieux roi, en se disant qu’il aurait là une chance de l’apercevoir pour la première fois. Un nuage de poussière se souleva entre les arbres, précédant quelque chose de sombre et de sinueux qui se déplaçait si rapidement qu’Aspar crut d’abord voir quelque étrange inondation, un fleuve qui coulait au-dessus du sol. Puis tout aussi soudainement il s’arrêta, tout comme le bruit de son passage et le tremblement de l’arbre. La poussière retomba, et quelque chose comme une lampe viridienne se révéla. -173- Instantanément, Aspar sentit sa peau se hérisser et le brûler comme un début de fièvre, et il colla vivement une main sur le visage de Winna pour l’empêcher de voir. Car lorsque la poussière était retombée, il avait vu que la lueur verte était un œil. Il n’apparaissait que comme une simple fente depuis leur position élevée, mais c’était peut-être suffisant. Sa tête, se figura-t-il, était aussi longue qu’un homme adulte était grand. Il avait un long museau pointu aux narines épaisses, un peu comme un cheval, mais vers le cou son crâne s’élargissait et s’épaississait pour ressembler à celui d’une vipère. Deux renflements noirs et cornus se dressaient juste derrière ses yeux, qui saillaient d’orbites rondes et osseuses. Il n’avait pas d’oreilles visibles, mais un collier de pointes débutait au bas de son crâne et se prolongeait sur toute son épine dorsale. Ce n’était pas un serpent, car il pouvait voir qu’après quatre verges de très long cou, il reposait sur des pattes immensément épaisses, qui se terminaient par un gigantesque sabot fendu en cinq. Néanmoins, il reposait sur son ventre à l’instar d’un serpent et son corps ondulait derrière lui, si bien qu’Aspar ne put dire s’il avait des pattes postérieures ou pas, même s’il voyait bien dix ou douze verges de son corps. Sa tête se leva, et un instant Aspar craignit qu’il ne tournât son regard mortel vers eux, mais en lieu de cela il tendit ses naseaux vers le sol et commença à renifler la piste. Son cou se balançait d’un côté et de l’autre. Est-ce que c’est nous qu’il suit, ou les piteux ? se demanda-t-il. Et qui va-t-il suivre maintenant ? C’est alors qu’il remarqua quelque chose qu’il n’avait pas vu auparavant. Le corps s’élargissait au-dessus des pattes pour loger l’immense bloc des muscles des épaules, et là, au plus profond, se trouvait quelque chose d’étrange, une tache de couleur qui ne semblait pas lui appartenir, quelque chose qui dépassait... Puis il comprit. C’était une selle, harnachée autour du cou de la chose, et sur laquelle étaient assis deux hommes, l’un tête nue, l’autre portant un chapeau à large bord. Estronc, murmura Aspar. -174- Comme en réponse, un éclair de peau pâle apparut comme l’homme au chapeau regardait vers le haut. Et quoique la distance fût grande et que la poussière fît obstacle, Aspar sut au bandeau sur l’œil et à la forme du nez de qui il s’agissait exactement. Fend. -175- CHAPITRE SIX HANTÉ Le duc Ernst voulut tirer son épée, mais celle de Neil avait déjà jailli de son fourreau, la lueur fée parcourant toute la longueur de sa lame. Ernst s’immobilisa et écarquilla les yeux, à l’instar de tous ses hommes, tandis que Neil manœuvrait sa monture de façon à se donner de l’espace, et à faire face à la fois à Ernest et à Élyonère. Par mes pères et leurs pères, gronda-t-il, Anne Dare est sous ma protection, et je massacrerai tout homme qui menacera de porter la main sur elle. Une autre épée siffla hors de son fourreau et Cazio bondit à terre pour se placer entre Anne et Ernst, mais dos aux mestres, ce qui du point de vue de Neil pouvait en l’instant être une erreur. — Scintillation ! s’exclama Ernst, les yeux toujours fixés sur Draug. Sorcellerie. Le praifec se chargera de toi, qui que tu sois. Ce sera un grand soulagement pour ton cadavre, répliqua Neil. Par ailleurs, j’ai pris cette épée à un serviteur du praifec, ce qui, j’en suis certain, est aussi étrange à tes yeux qu’aux miens. Ernst acheva de tirer son épée. Je n’ai pas peur de ta sorcellerie et aucune patience pour tes mensonges, dit-il. J’obéirai aux ordres de mon seigneur. Mon oncle est un usurpateur, dit Anne. Ton devoir n’est pas envers lui, mais envers moi. -176- Ernst cracha. Ton père a peut-être réussi à imposer au Comven de te légitimer pour la succession, princesse, mais ne te méprends pas. Il n’y a qu’un Dare qui a le bras assez solide pour régner sur la Crotheny, et c’est le roi Robert. Quelle que soit l’aventure puérile dans laquelle tu t’es embarquée, je t’assure qu’elle s’achève maintenant. Oh, laissons cette jeune fille rester une enfant encore quelque temps, interrompit Élyonère. Duchesse ? interrogea Ernst. Anne, ma chère, dit Élyonère, il serait bon que tu fermes les yeux. Neil entendit le claquement soudain des arcs, et sa chair passa du glacial au brûlant comme il maudissait son ingénuité. Mais ce fut le duc Ernst le plus surpris : une flèche traversa sa gorge, et une autre s’enfonça d’un quart de sa longueur dans l’orbite de son œil droit. D’autres traits suivirent, et en l’espace de quelques battements de cœur, tous les hommes d’Ernst étaient tombés de selle. Ce ne fut qu’alors que quatre hommes en chausses jaunes et tabard orange apparurent, de derrière les murailles. Ils se mirent à trancher les gorges des blessés avec de longs couteaux effrayants. Anne en resta bouche bée de surprise. Oh, ma chère, dit Élyonère, je t’avais dit de ne pas regarder. Ce n’est pas la première fois que je vois des hommes mourir, tante Élyonère, répondit Anne. (Elle était pâle et ses yeux étaient humides, mais elle observa le massacre d’un regard fixe.) Malheureusement, oui, dit Élyonère. Malgré un reste de naïveté, je vois que tu as grandi, n’est-ce pas ? Eh bien, assez de ce spectacle déplaisant, poursuivit-elle en tirant sur les rênes de sa monture. Allons voir ce que mes serviteurs pourront trouver dans les cuisines. Comme ils s’engageaient sur la route, Neil poussa son cheval au trot pour remonter au niveau d’Élyonère. Duchesse... -177- Oui, chevalier. Je sais qu’il fut malséant de ta part de me croire menteuse et traîtresse, mais tu n’as pas besoin de t’excuser, dit-elle. Vois-tu, je n’attendais le duc que demain, mais j’avais déjà pris mes dispositions pour lui assurer un sort funeste. Robert ne va pas tarder à apprendre ce qui leur est arrivé, dit Neil. Tsss, soupira Élyonère. Les temps sont difficiles. Des monstres et des êtres terribles rôdent sur les routes. Même les hommes du roi ne sont plus en sécurité. Tu penses que Robert ne devinera pas ? Je pense que nous avons un peu de temps devant nous, ma colombe, assura Élyonère. Assez de temps pour manger, boire et nous reposer. Nous pouvons attendre demain matin pour discuter de nos plans, je crois. Parce que nous aurons besoin d’avoir les idées claires pour débattre de la prochaine étape. Après tout, tu ne t’imaginais tout de même pas que vous alliez simplement chevaucher jusqu’à Eslen et exiger qu’ils vous ouvrent les portes de la ville, n’est-ce pas ? Neil sentit ses lèvres se tordre quelque peu. Eh bien, c’est tout le problème, répondit-il. Si je puis me montrer candide, duchesse... Tu peux te montrer aussi candide que tu veux avec moi, dit-elle d’un air roué. Ou perfide et aguicheur. Dans un cas comme dans l’autre, j’y trouverai mon compte. (Ses lèvres s’incurvèrent légèrement.) J’ai livré de nombreuses batailles, poursuivit Neil en ignorant ses sous-entendus. Mon père m’a donné une lance pour la première fois alors que j’avais neuf ans, pour aller tuer des pillards weihands à la solde de Hansa. À la mort de mon père, le duc Fail de Liery m’a pris sous sa protection, et je me suis battu pour lui. « Maintenant je suis un chevalier de Crotheny. Mais je ne sais quasi rien de la façon dont on livre une guerre, vois-tu. J’ai mené des coups de main et défendu des redoutes, mais prendre une cité et une forteresse, en particulier de la taille d’Eslen, ce n’est pas une chose que je sais faire. Ni Anne, je le crains. -178- Je sais, reconnut Élyonère. Mais cette campagne que vous menez est tellement importante. Vois-tu, mon cher, c’est une raison de plus pour que tu passes un peu de temps avec moi. Pour que je puisse te présenter les gens qu’il faut. Que veux-tu dire ? Fais montre d’un peu de patience, ma colombe. Fais confiance à Élyonère. T’ai-je jamais donné un mauvais conseil ? Je pourrais citer au moins une occasion, dit Neil avec raideur. Non, dit doucement Élyonère. Je ne crois pas. Que ce ne se soit pas bien passé n’était pas ma faute. Tes sentiments pour Fastia ne furent pas la cause de sa mort, sire Neil. Elle a été tuée par des êtres maléfiques. Crois-tu qu’un chevalier qui ne l’aurait pas aimée aurait pu la sauver ? J’ai été distrait, dit Neil. Je ne le crois pas. Murielle ne le croyait pas non plus, et je suis certaine que Fastia ne te blâmerait pas. Pas plus qu’elle ne voudrait que tu la pleures trop longtemps. Je sais que tu as porté son deuil, mais elle est partie, et tu es en vie. Tu devrais.. Oh, tiens. Neil sentit ses joues s’embraser. Sire Neil ? Duchesse ? Ton visage est d’une transparence charmante. Tu viens d’avoir l’air tellement coupable. Qui est la dame de tes pensées ? Personne, s’empressa de répondre Neil. — Ha. Cela signifie que tu aimerais que ce ne fût pas le cas. Cela signifie que ce n’était pas voulu et que tu crois que c’est mal. La culpabilité est ta véritable amante, sire chevalier. Cite-moi une seule femme que tu aurais aimée, et au sujet de laquelle tu n’as ressenti aucune culpabilité. S’il te plaît, duchesse. Je n’ai aucun désir de parler de cela. Peut-être que tu pourrais avoir l’usage de l’une de mes décoctions. Neil regarda désespérément droit devant lui, cherchant partout un répit. Le château était tellement éloigné des murailles, bien plus que dans son souvenir. -179- Depuis qu’il avait retrouvé Anne à Dunmrogh, il avait toujours pu faire taire son cœur, mais Glenchest le réveillait. Il se souvint de la première fois qu’il y était entré, en des temps bien plus insouciants. Il se souvint de Fastia, lui tressant un collier de fleurs pour le mettre autour de son cou. Et plus tard, après avoir beaucoup bu, elle était venue dans sa chambre... La fille de ma reine, que j’avais juré de protéger. Une femme mariée. Elle était morte dans ses bras, et il avait cru que son cœur était brisé, qu’il ne ressentirait plus jamais rien. Jusqu’à ce qu’il rencontre Brinna, qui lui avait sauvé la vie et sacrifié son rêve pour qu’il puisse accomplir son devoir. Il ne l’aimait pas, pas comme il avait aimé Fastia, mais il y avait quelque chose. Où était-elle maintenant ? Était-elle morte ? Retournée dans la prison qu’elle fuyait ? Pauvre petite chose, soupira Élyonère. Pauvre petite chose. Ton cœur est fait pour la tragédie, je le crains. C’est pour cela que mon unique amour devra toujours être mon devoir, répondit-il, raide encore une fois. Et ce serait la plus grande tragédie qui soit, dit Élyonère, si j’imaginais un instant que tu puisses t’y tenir. Mais tu es bien trop romantique pour que ton cœur puisse jamais fermer toutes ses portes. Et finalement, beaucoup trop tard, ils atteignirent les portes du bâtiment. Cazio posa la main contre le mur pour l’empêcher de tomber, rota, et porta la carafe de vin à ses lèvres pour y boire goulûment. Le cru ne ressemblait à rien qu’il eût déjà bu : sec et fruité, avec un arrière-goût d’abricot. La duchesse avait prétendu qu’il provenait d’une vallée proche, ce qui en faisait le premier vin de Crotheny qu’il eût jamais goûté. Il tourna les yeux vers le ciel sans lune et leva sa carafe. Z’Acatto ! s’exclama-t-il. Tu aurais dû venir ! Nous nous serions disputés au sujet du vin. À la tienne, vieux brigand ! -180- Z’Acatto avait toujours dit qu’aucun cru au nord de Tero Gale ne méritait d’être bu, mais celui-ci lui donnait tort. Qu’il eût été ou non capable de le reconnaître aurait évidemment été le sujet de leur conversation. Cazio se demanda ce qu’était devenu son mentor. Il était sûrement encore alité à Dunmrogh, vu ses blessures. Il parcourut du regard le jardin qu’il avait découvert. Le repas avait été excellent et exotique. Les terres du nord étaient peut-être un peu barbares, mais la nourriture y était réellement intéressante, et servie à profusion chez la duchesse. Néanmoins, après quelques verres de vin, les discussions autour de lui avaient cessé d’être intelligibles. La duchesse pouvait soutenir une discussion sommaire en vitellien, mais même si elle avait un peu badiné avec lui lors de la chevauchée, elle s’était tout naturellement concentrée sur Anne. Il avait été trop fatigué pour tenter de prendre maladroitement part à la conversation dans la langue du roi, alors après le repas, il s’était mis en quête d’un peu de solitude, et l’avait trouvée là. Glenchest (quels noms étranges ils avaient dans cette partie du monde ! ) semblait être plus un jardin que quoi que ce fût d’autre, un peu comme les domaines des Médiccio à z’Irbina, où lui et z’Acatto avaient autrefois dérobé une bouteille du mythique Echi’dacrumi de Sahto Rosa. Évidemment, à z’Irbina, il n’y avait pas cette pluie glaciale qui tombait partout, et l’on n’y avait pas non plus le goût de ces haies taillées semblables à des murs de pierre, comme celle-ci, mais les jardins restaient plaisants. Il y avait même une statue de sainte Fiussa, à l’instar de celle qui ornait la grand-place d’Avella, sa ville natale. Ainsi il se sentait un peu chez lui. Il suspendit son chapeau au sobre piédestal d’un saint, dressé sur le centre pavé d’une petite cour en forme de trèfle, et s’assit sur un banc de marbre pour finir son vin. Ses mains souffraient du froid, mais le reste de son corps était étonnamment chaud, le mérite en revenant non seulement au vin, mais aussi aux excellents pourpoint et chausses que la duchesse lui avait donnés. Les épaisses chausses orange étaient en laine, et le pourpoint noir était de cuir doublé de fourrure. -181- Par-dessus tout cela était jeté un manteau matelassé aux larges manches, et ses pieds étaient chaussés de brossequins. Il était assis dans le chaleureux cercle de lumière d’une lampe, et levait une nouvelle fois sa carafe en l’honneur de la duchesse et de son goût excellent en matière de vêtements lorsqu’une voix féminine interrompit sa rêverie. Cazio ? Il se tourna, et découvrit Austra qui le regardait. Élyonère l’avait elle aussi fait profiter de ses largesses : une robe indigo, par-dessus laquelle elle portait un long vêtement fait d’une épaisse fourrure d’un brun sombre que Cazio ne reconnut pas, même s’il pensait que les manches étaient doublées de vison. Son visage semblait un peu rubicond, même dans la lumière de la lampe. Probablement un effet du froid. Bonsoir, ma belle, dit-il. Bienvenue dans mon petit royaume. Durant un temps, Austra ne répondit pas. Cazio se demanda si le fait qu’elle parût se balancer d’avant en arrière sur ses talons comme si elle essayait de maintenir son équilibre sur quelque chose d’étroit, était un jeu de lumière. Il ne cessait de s’attendre à ce qu’elle écartât les bras pour se rattraper. Tu penses vraiment que je suis belle ? bafouilla-t-elle, et Cazio réalisa qu’elle avait bu au moins autant de vin que lui. C’était apparemment une chose pour laquelle la duchesse avait un grand talent, faire boire son vin aux gens. Comme la lumière de l’aube, comme les pétales d’une violette, répondit-il. Non, dit-elle d’une voix un peu fâchée. Rien de tout ça. Tu dis ce genre de choses à chaque femme que tu rencontres. Je veux savoir ce que tu penses de moi, juste moi. Je... commença-t-il, mais elle poursuivit. Je croyais que j’allais mourir, dit-elle. Je ne m’étais jamais sentie aussi totalement seule. Et j’ai prié pour que tu me retrouves, mais je craignais que tu ne sois déjà mort. Je t’avais vu tomber, Cazio. Et je t’ai retrouvée, dit Cazio. Oui, c’est vrai, dit-elle. Tu m’a retrouvée et c’était merveilleux. Comme la première fois que tu m’as sauvée... que -182- tu nous as sauvées, près du convent. Tu t’es interposé pour qu’il ne nous soit pas fait de mal, sans même poser de questions. Je suis tombée amoureuse de toi alors, tu le savais ? Je... Non, dit-il. Mais ensuite j’ai appris à te connaître, et j’ai réalisé que tu l’aurais fait pour n’importe qui. C’est vrai, tu t’intéressais à Anne, mais si tu n’avais connu aucune de nous deux, tu l’aurais fait quand même. Je n’irais pas jusque-là, dit Cazio. Si. Tu es comme un acteur sur une scène, Cazio. Sauf que ce que tu joues, c’est ta vie. Tu affectes tes paroles et tes manières, tu poses presque constamment. Mais sous cela, que tu le saches ou pas, tu es réellement ce que tu prétends être. Et maintenant que je comprends cela, je t’aime encore plus. Je comprends également que tu ne m’aimes pas. L’estomac de Cazio se serra. Austra... Non. Chut... Tu ne m’aimes pas. Tu m’aimes bien, tu aimes m’embrasser. Mais tu ne m’aimes pas. Peut-être que tu aimes Anne, je n’en suis pas certaine, mais tu sais maintenant, n’est-ce pas, que tu ne pourras pas l’avoir. Elle pleurait, et Cazio n’eut soudain plus d’autre envie que de mettre fin à ces larmes, mais il était étrangement paralysé. Je sais que tu m’as flattée pour la rendre jalouse. Et te connaissant, le fait qu’Anne soit inaccessible la rend probablement encore plus désirable. Mais je suis là, Cazio, et je t’aime, et même si ce n’est pas réciproque, je te veux, je veux tout ce que tu peux me donner. (Elle ravala ses larmes et s’avança fièrement d’un pas.) « J’ai manqué mourir une douzaine de fois cette dernière année. J’ai eu de la chance, mais les choses ne vont faire qu’empirer. Je ne crois pas que je verrai mon prochain anniversaire, Cazio. Vraiment pas. Et avant de mourir, je veux... Je veux être avec toi, tu comprends ? Je n’espère pas un mariage, ni de l’amour, ni même des fleurs, mais je te veux maintenant, pendant qu’il est encore temps. Austra, y as-tu vraiment réfléchi ? -183- Ils parlaient de me violer, Cazio, reprit Austra. Tu penses que je veux perdre ma virginité d’une telle façon ? Suis-je si laide que... Arrête, dit-il en levant la main, et elle obéit. (Ses yeux paraissaient plus grands qu’à l’habitude, de douces ombres sur son visage.) Tu sais que ce n’est pas vrai. Je ne sais rien du tout. Vraiment ? Tu sembles en savoir beaucoup sur moi, dit-il. Ce que je ressens, ce que je ne ressens pas. Eh bien, laisse-moi te dire, Austra Orunasadata... — Rungsdautar, corrigea-t-elle. Quelle que soit la façon dont ça se prononce, dit-il. Je veux dire... Qu’est-ce que tu veux dire ? Je... Il s’interrompit, réfléchit une seconde, et l’image lui revint de cet instant, juste avant l’attaque des piteux, lorsqu’il l’avait vue ligotée, qu’il avait vu les hommes qui l’avaient enlevée, et qu’il avait réalisé qu’il s’agissait d’Austra et non d’Anne. Il la prit par les épaules et l’embrassa. Ses lèvres furent d’abord froides et sans réaction, puis elles frissonnèrent contre les siennes, et Austra l’enlaça et il soupira tandis que son corps se lovait contre le sien. Je veux dire, reprit-il en s’écartant après un long, très long laps de temps et lorsqu’il fut certain de ce qu’il allait dire, que tu ne me comprends pas moitié aussi bien que tu crois le faire. Parce que je t’aime. Oh, dit-elle alors qu’il la serrait de nouveau dans ses bras. Oh ! Lorsque le serviteur eut refermé la porte derrière elle, Anne s’effondra sur le lit, et écouta le léger frottement des brossequins sur la pierre jusqu’à ce qu’ils eussent disparu. Le dîner avait été presque intolérable ; cela faisait une éternité qu’elle n’avait pas mangé formellement à table, et quoique la tablée d’Élyonère fût plus irrévérencieuse que la plupart, Anne s’était néanmoins imposé de se tenir droite, et efforcée de faire courtoisement la conversation. Elle avait refusé -184- le vin qui aurait pu aider à la détendre, parce que la seule pensée de l’alcool l’indisposait encore. Le repas avait été délicieux, à en juger par les réactions de ses compagnons, mais elle avait à peine remarqué le goût des aliments. Maintenant, enfin, elle avait ce qu’elle voulait depuis... depuis des mois. Elle était seule. Elle se rapprocha du pied du lit, où une tête de lion en bois montait la garde au sommet du baldaquin. Elle en caressa la couronne, lisse comme du verre. Bonsoir, Lou, soupira-t-elle. Tout ceci était tellement familier et étrange en même temps. Combien de fois cette chambre avait-elle été la sienne ? Une fois l’an, à peu près. Lors de la première visite dont elle se souvenait, elle devait avoir à peu près six ans, et Austra cinq. Elseny, la sœur d’Anne, huit. C’était la première fois que Fastia, l’aînée, âgée de treize ans, se voyait confier la charge des trois filles. Anne la revoyait encore ; à ses yeux d’enfant, évidemment, Fastia avait toujours paru être une femme. En y repensant maintenant, c’était encore, dans sa robe de coton, une petite fille dont les seins étaient à peine bourgeonnants. Son visage avait déjà la célèbre beauté de sa mère, mais encore voilée par sa jeunesse. Ses longs cheveux bruns étaient ondulés d’avoir été nattés un peu plus tôt dans la soirée. Bonsoir, Lou, avait dit Fastia en frottant la tête du lion pour la première fois. Elseny avait gloussé. Tu es amoureuse, avait-elle accusé. Tu es amoureuse de Leuhaert ! Anne se souvenait à peine de qui était Leuhaert. Le fils de quelque graf ou duc qui avait apparu à la cour à l’époque de yule, un beau garçon dont les gestes étaient bien intentionnés mais jamais vraiment avisés. Peut-être que je le suis, avait-elle répondu. Et tu sais ce que signifie son nom ? Cœur de Lion. C’est mon lion, et puisqu’il n’est pas là, je vais devoir me contenter de ce vieux Lou. -185- Anne avait posé la main sur la tête de lion. Oh, Lou ! s’était-elle exclamé joyeusement. Apporte-moi un prince à moi aussi. Et à moi ! avait ajouté Austra en riant et en frappant le bois. Elles avaient gardé cette habitude durant les dix années qui avaient suivi, caresser la tête du lion, même après que Fastia se fût mariée. Anne avait fermé les yeux durant cette évocation du passé, mais lorsqu’une main frôla les siennes, ils s’ouvrirent et elle laissa sa bouche béer. Une jeune fille se tenait là, une jeune fille aux cheveux d’or. Elseny ? s’exclama Anne en retirant ses mains. C’était Elseny, à l’âge où Anne l’avait vue pour la dernière fois. Bonsoir, Lou, dit Elseny en ignorant Anne. Bonsoir, mon vieil ami. Je crois que Fastia va faire quelque chose d’indigne, mais je ne le dirai pas si tu ne le dis pas. Et je vais me marier, imagine cela ! Elseny tapota une nouvelle fois la tête de bois, puis retourna vers la porte. Anne sentit son souffle dans ses oreilles. Elseny ! appela-t-elle, mais sa sœur ne répondit pas. Son regard revint vers le baldaquin et elle vit Fastia debout là. Bonsoir, Lou, dit Fastia. Elle caressa la sculpture d’une main traînante. Elle était presque comme la dernière fois qu’Anne l’avait vue, sinon que son visage était détendu, son expression d’apparat mise à l’écart. Elle semblait douce, triste et jeune, assez peu différente de la jeune fille qui avait donné un nom à Lou. Anne sentit son cœur se serrer. Elle avait eu des mots durs pour Fastia la dernière fois qu’elles avaient discuté. Comment aurait-elle pu savoir qu’elles ne se reparleraient jamais ? Que dois-je faire ? chuchota Fastia. Je ne devrais pas. Je ne devrais pas... Anne reconnut soudain l’expression vide dans le regard de sa sœur. Elle était ivre. Elle resta là, à osciller, et se déchira -186- soudain. Elle regarda Anne droit dans les yeux, et un instant, Anne fut convaincue que Fastia l’avait vue. Je suis désolée, Anne, murmura-t-elle. Je suis vraiment désolée. Puis Fastia ferma les yeux, et elle se mit doucement à chanter. Voici mon vœu ; Un homme aux lèvres rouge sang, À la peau blanc neige, À la chevelure bleu noir Comme les ailes d’un corbeau. C’est là mon vœu. Voici mon vœu ; Un homme qui me prendra dans ses bras Et qui n’y prendra que moi, Tant qu’il y aura une mer, Tant qu’il y aura des étoiles. C’est là mon vœu. Elle acheva sa chanson, et Anne ne la voyait plus qu’à travers un rideau de larmes. Au revoir, Lou, dit Fastia. Comme elle se retournait, les larmes discrètes d’Anne devinrent des sanglots. Fastia marcha jusqu’à la tapisserie d’un chevalier chevauchant un hippocampe et la souleva. Derrière, elle tapota le mur, et un panneau s’ouvrit. Fastia marqua une pause au seuil des ténèbres. Il y a encore bien d’autres endroits cachés, là d’où nous venons, dit-elle. Mais ce sera pour plus tard. Pour l’instant, il te faut survivre à cela. Alors vint l’odeur de la chair en décomposition, et les yeux de Fastia furent pleins de vers, et Anne hurla... ... et se redressa en hurlant, la main toujours sur le baldaquin, juste à temps pour voir la tapisserie se soulever. -187- CHAPITRE SEPT LES REVESTURI L’homme était si près de Stéphane que celui-ci pouvait sentir son haleine sur sa nuque. J’ai toujours cru que ce n’était qu’une expression, murmura-t-il. Qu’est-ce qui est une expression ? demanda l’homme. — Gozh dazh, brodar Ehan, dit Stéphane. Ah oui, c’est une expression : bonjour, répondit Ehan. Mais tu sais cela. Puis-je me retourner ? Oh, évidemment, dit Ehan. J’essayais juste de te faire peur. Tu y as bien réussi, reconnut Stéphane en se retournant doucement. Il se trouva face à un homme petit, presque nain, aux cheveux roux éclatants, qui le dévisageait, les poings sur les hanches et les coudes déployés, dans une robe vert sombre. Il tendit soudain la main et Stéphane tressaillit légèrement, avant de réaliser qu’elle était vide. Tu es nerveux ? dit Ehan tandis que Stéphane acceptait un peu tardivement la main tendue. Oh, c’est juste que tu as commencé par me traiter de traître, frère Ehan. Oui, c’est vrai, répondit Ehan. Il y en a certains dans l’Église qui considéreraient que tu es un traître, mais je n’en fais -188- pas partie. Et tu ne trouveras personne non plus à d’Ef qui le pense. Pas ces temps-ci, du moins. Comment savais-tu que j’allais être ici ? Ceux d’en bas m’ont dit qu’ils t’envoyaient, dit Ehan. Alors vous et les piteux êtes alliés ? Ehan se gratta la tête. Les wothen ? Oui, je suppose. Je ne comprends pas. Eh bien, je ne suis pas censé t’expliquer, répondit Ehan, de peur que je le fasse mal. Je suis là pour t’amener à celui qui t’expliquera, et pour t’assurer que tu es au milieu d’amis, ou du moins, pas au milieu d’ennemis. Il n’y a aucun allié du praifec ici. Alors vous savez, pour lui ? Bien sûr, dit Ehan. Est-ce que ça t’ennuie si nous commençons à marcher ? Nous risquons de manquer le praicesnu si nous ne nous dépêchons pas. Stéphane prit une longue inspiration. Lui et Ehan avaient été amis, ou du moins il avait autrefois pensé qu’ils l’étaient. Ils s’étaient entraidés contre Desmond Spendlove et les autres moines corrompus du monastère d’Ef. Mais Stéphane avait depuis entrepris des études intensives dont la leçon principale était à peu près que personne n’était ce qu’il semblait être, en particulier au sein l’Église. Ehan n’avait jamais donné à Stéphane une quelconque raison de se méfier de lui. Et il aurait tout aussi bien pu le poignarder dans le dos que lui dire bonjour. Mais peut-être que ce qu’il voulait était plus subtil qu’un meurtre. Eh bien allons-y, dit Stéphane. Par ici. Ehan l’entraîna le long d’un chemin qui louvoyait entre l’orée de la forêt et les pâturages, puis lui fit passer un ruisseau sur un tronc couché et traverser la grande pommeraie, avant de franchir la dernière colline qui les séparait du vaste monastère. Malgré les mauvais souvenirs qu’il en avait, il devait admettre que c’était une construction magnifique. La nef à haute voûte -189- projetait vers le ciel une flèche de granit rose pour s’emparer du soleil levant comme un feu pâle, une prière faite architecture. Que s’est-il passé depuis mon départ ? demanda Stéphane alors qu’ils gravissaient la dernière partie du chemin, la plus ardue. Eh bien, je suppose que je peux t’en raconter une partie. Après que tu as sauvé le forestier de frère Desmond et de sa bande, ils sont partis après toi. Nous avons su plus tard comment cela avait tourné, évidemment. Entre-temps, nous avions appris que le praifec avait dépêché un nouveau fratrex pour diriger le monastère. À ce moment-là, nous savions que Desmond était malveillant, mais nous ignorions qu’il œuvrait pour les Hiérovasi... Hiérovasi ? Je... je suis censé le laisser t’expliquer. Ne fais pas attention pour l’instant. Disons que ce sont les méchants. En fait, tout comme toi, la plupart d’entre-nous ne connaissaient même pas l’existence des Hiérovasi. Mais nous avons fini par comprendre que Hespéro était l’un d’entre eux, ce qui signifiait que le nouveau fratrex qu’il envoyait allait très certainement en être un aussi. « Ce fut effectivement le cas, et nous nous sommes un peu battus. Nous aurions perdu, mais il s’est avéré que nous avions des alliés. Les piteux ? Les dréothen et les wothen à travers eux, oui. Tu le désapprouves ? Ils mangent des gens, précisa Stéphane. Ehan gloussa. Oui, c’est un mauvais point pour eux. Mais dans ce cas précis, ils ont mangé ceux qu’il fallait, alors nous ne nous sommes pas trop plaints. « Depuis lors, notre nombre a grandi, parce que la nouvelle se propage. Nous avons été attaqués à plusieurs reprises par les Hiérovasi, mais ils ont bien d’autres préoccupations R le Resacaratum, par exemple. J’en ai vaguement entendu parler à Dunmrogh, mais ce n’était que des rumeurs. -190- Si seulement ce n’était que cela. Mais malheureusement pas : ils torturent, brûlent, pendent, noient, et tout le reste. Tous ceux qu’ils n’aiment pas, tous ceux dont ils s’imaginent qu’ils pourraient représenter un danger... Par ils, tu entends les Hiérovasi ? Oui, mais ce sont eux qui contrôlent ce que la plupart des gens pensent être l’Église, tu comprends. Non, dit Stéphane. Je ne savais rien de tout cela. Mais il sentit naître en lui une nouvelle lueur d’espoir. Ce qu’Ehan disait suggérait que seule une faction de l’Église était malfaisante, même si c’était malheureusement la plus puissante. Cela signifiait qu’il y avait peut-être une chance qu’il puisse enfin trouver un camp qui valait que l’on se batte pour lui. C’est presque toujours le cas, répondit Ehan. Je veux dire, presque personne ne sait tout cela. Quoi qu’il en soit, voilà ce qui s’est passé ici. Attends... Ces Hiérovasi, ils contrôlent le Caillo Vaillamo, à z’Irbina ? On peut le dire. Le Fratrex Prismo est l’un d’entre eux. Niro Lucio ? Ah, non, dit Ehan en secouant la tête alors qu’ils franchissaient les portes aux hautes voûtes de l’entrée principale et se dirigeaient vers la cour de l’immense aile Ouest. Lucio est mort d’un désordre stomacal aussi singulier qu’inattendu, si tu vois ce que je veux dire. C’est Niro Fabulo, maintenant. Alors d’Ef n’est plus sous l’autorité du saint des saints ? Non. Et qui commande ici ? Eh bien, le fratrex, évidemment, dit Ehan. Fratrex Pell ? Mais je l’ai vu mourir ! Non, déclara une voix familière. Non, frère Stéphane. Tu m’as vu mourant. Tu ne m’as pas vu mourir. Le regard de Stéphane se projeta immédiatement vers la source de ces paroles. Le fratrex Pell, la plus haute autorité à d’Ef, était le premier frère de ce monastère que Stéphane avait rencontré. Le -191- fratrex s’était fait passer pour un vieil homme s’efforçant de soulever un fardeau de bois. Stéphane avait porté le fardeau, mais il avait saisi l’opportunité d’impressionner cet homme qu’il avait pris pour un simple d’esprit. Avec le recul, il était un peu douloureux en y repensant de se souvenir de la condescendance avec laquelle il l’avait traité. En fait le fratrex s’était joué de lui, et il avait rapidement fait comprendre à Stéphane son erreur. Il était là, maintenant, assis à une table de bois, dans un fauteuil d’apparence plutôt singulière, ses yeux violets pétillant sous ses épais sourcils gris. Il était vêtu d’une simple robe ocre, à la capuche rejetée en arrière. Fratrex, s’exclama Stéphane dans un souffle, je ne... je te croyais mort. Ce que j’avais vu, puis l’enquête du praifec... Oui, dit le fratrex d’une voix traînante. Veux-tu réfléchir un peu à cela ? Oh, dit Stéphane. Alors tu as fait semblant d’être mort pour éviter le praifec. Tu as toujours été rapide, frère Stéphane, dit sèchement le fratrex. Encore que j’ai bien failli ne pas faire semblant. Dès que Desmond Spendlove a montré son vrai visage, j’ai su pour qui il œuvrait. Je ne l’aurais pas deviné : je faisais confiance à Hespéro, je le croyais l’un des nôtres. Mais nous faisons tous des erreurs. Néanmoins, dit Stéphane, quand tu m’as sauvé la vie, tu as été poignardé, puis le mur s’est effondré. Je ne m’en suis pas exactement sorti indemne, dit Pell. C’est alors que tous les détails se mirent en place : la maigreur des jambes du fratrex que l’on devinait à travers sa robe, la façon étrange dont se mouvait le haut de son corps. Et le fauteuil avait des roues, évidemment. Je suis désolé, dit Stéphane. Eh bien, considère l’alternative. D’après ce que j’en comprends, c’est une époque particulièrement déplaisante pour être mort. Mais tu m’aidais. C’est vrai, reconnut le fratrex, encore que je le faisais pour mes propres raisons. Nous avons besoin de toi, frère -192- Stéphane. Nous avons besoin de toi vivant. Plus que nous n’avons besoin de moi, en fait. De quelque façon, cela ne lui fît pas vraiment plaisir à entendre. Tu ne cesses de faire référence à un « nous », dit Stéphane. J’ai comme l’impression que tu ne parles pas de l’ordre de saint Decmanus. Ni même de l’Église, d’ailleurs, étant donné ce que frère Ehan a laissé transpirer. Le fratrex Pell eut un sourire indulgent. Frère Ehan, je me demandais si tu pourrais nous apporter un peu de ce cidre vert ? Et peut-être aussi un peu de ce pain frais dont je sens l’odeur ? Ce serait un honneur, dit-il en s’éclipsant. Puis-je aider ? Non, reste, assieds-toi. Nous avons à beaucoup parler, et je ne suis pas d’humeur à tergiverser. Le temps est devenu trop rare pour faire des mystères. Permets-moi juste de rassembler mes pensées. Elles s’éparpillent, ces derniers temps. Ehan apporta le cidre, une miche de roglaef qui sentait les noix noires, et un fromage blanc et dur. Le fratrex prit un peu de chaque, se penchant avec difficulté ; son bras droit semblait particulièrement affaibli. Le cidre était froid, fort, et encore un peu pétillant. Le pain était chaud et réconfortant, et le fromage piquant, avec un arrière-goût qui évoqua le chêne chez Stéphane. Le fratrex s’adossa dans son fauteuil, et serrant maladroitement un gobelet. Comment nos ancêtres ont-ils vaincu les skasloï, frère Stéphane ? demanda le fratrex en sirotant son cidre. Cela parut une étrange digression, mais Stéphane répondit. Les prisonniers virgenyens se sont révoltés. Oui, évidemment, dit le fratrex d’une voix plutôt impatiente. Mais malgré le peu d’écrits, nous savons qu’il y avait eu d’autres révoltes auparavant. Comment les esclaves menés par Virgenye Dare ont-ils réussi là où les autres avaient échoué ? -193- Les saints, dit Stéphane. Les saints étaient du côté des esclaves. Encore une fois, demanda le fratrex, pourquoi lors et pas auparavant ? Parce ceux qui s’étaient dressés auparavant n’avaient pas été assez pieux, répondit Stéphane. Ah ! Est-ce la réponse que tu as apprise au collège de Ralegh ? demanda le fratrex. Y en a-t-il une autre ? Le fratrex Pelle eut un sourire bienveillant. Étant donné ce que tu as appris depuis que tu as quitté le collège, qu’en penses-tu ? Stéphane soupira et hocha la tête. Il ferma les yeux et se frotta les tempes, s’efforçant de réfléchir. Je n’ai jamais rien lu qui l’affirmait, mais il semble évident que Virgenye Dare et ses disciples avaient arpenté les voies des sanctuaires : leur puissance, leurs armes... Oui, dit le fratrex. Mais au-delà de l’évidence ? Les skasloï avaient une thaumaturgie, eux aussi R une thaumaturgie très puissante. Venait-elle des saints ? Non, répondit Stéphane. Évidemment pas. Tu en es certain ? Les skasloï adoraient les dieux anciens, que les saints avaient vaincus, dit Stéphane. (Il se dérida.) Je suppose que les saints n’avaient pas aidé les révoltes précédentes parce qu’ils n’avaient pas encore vaincu les dieux anciens. Le sourire du fratrex Pell s’élargit un peu. Cela ne t’a jamais paru un peu trop joli, un peu trop simple, que les dieux anciens et les skasloï aient été défaits en même temps ? Je suppose que c’est logique. Ce serait encore plus logique si les skasloï et les dieux anciens ne faisaient qu’un, dit le fratrex. Stéphane y réfléchit un instant, puis acquiesça. Ce n’est pas impossible, admit-il. Je n’y avais jamais pensé auparavant, parce que c’est sacrilège, et j’ai encore l’habitude d’éviter cela quand je le peux, mais c’est possible. Les skasloï avaient une magie qui... (Il fronça les sourcils.) Tu n’es -194- pas en train de dire que les skasloï tenaient leur pouvoir des saints ? Non, tête creuse. Je suggère que ni les dieux anciens ni les saints ne sont réels. Stéphane se demanda soudain si le fratrex était devenu fou. La douleur, le coma, la perte de sang et l’absence d’air dans les poumons, le choc de se retrouver paralysé... Il rassembla ses esprits. Mais les... J’ai moi-même arpenté la voie des sanctuaires. J’ai senti le pouvoir des saints. Non, dit le fratrex plus doucement. Tu as senti le pouvoir. Et c’est la seule chose que toi et moi savons pour réelle. Tout le reste, l’origine de ce pouvoir, la raison pour laquelle il nous affecte de cette façon, la façon dont il diffère du pouvoir que détenaient les skasloï, nous ne savons rien de tout cela. Encore une fois, quand tu dis « nous »... Les Révesturi, dit le fratrex Pell. — Révesturi ? répéta Stéphane. Je me souviens de ce que j’en ai lu. Un mouvement hérétique au sein de l’Église, discrédité il y a mil ans. Onze cents ans, corrigea le fratrex. Durant le Sacaratum. Oui, c’était l’une parmi de nombreuses hérésies. Le fratrex agita la tête. C’était plus que cela. L’histoire traite souvent moins du passé que du présent ; l’histoire doit être favorable à ceux qui détiennent le pouvoir lorsqu’on l’enseigne. « Je vais te dire quelque chose sur le Sacaratum que je ne pense pas que tu saches. C’était plus qu’une guerre sainte, plus qu’une vague de conversions et de consécrations. Au plus profond, c’était une guerre civile, frère Stéphane. Deux factions, d’égale puissance, se disputant l’âme de l’Église : les Révesturi et les Hiérovasi. Le début de la dispute était académique R sa fin fut tout autre. Il y a des fosses pleines d’os révesturi. Une guerre civile à l’intérieur de l’Église ? dit Stéphane. J’en aurais certainement entendu parler. Il y a eu deux conflits de cette nature, en fait, poursuivit le fratrex. Dans la première Église, la plus haute fonction avait toujours été l’apanage d’une femme, dans la tradition de -195- Virgenye Dare. Le premier Fratrex Prismo prit le pouvoir dans la violence, et les femmes furent chassées de la hiérarchie et confinées dans leurs convents, privées de tout pouvoir temporel et strictement contrôlées. Encore une fois, ce basculement de perspective qui changeait le monde entier. Pourquoi n’y avait-il pas un mot pour cela ? s’interrogea Stéphane. C’est... Est-ce que tout ce que je sais est un mensonge ? demanda-t-il. Non, dit le fratrex. C’est l’histoire. La question que tu dois toujours poser, à chaque version de l’histoire, est à qui bénéficie cette version ? Sur une durée de mil ou deux mille ans, les intérêts des puissants changent souvent, et donc les histoires qui soutiennent leurs trônes. Alors ne devrais-je pas demander à qui bénéficie votre version des faits ? reprit Stéphane, jugeant son ton un peu acerbe mais ne le regrettant pas. Absolument, dit le fratrex. Mais souviens-toi qu’il est des vérités absolues, de choses qui se sont vraiment passées. Des faits réels, des corps enterrés dans le sol. Le fait que tu aies accepté des distorsions ne signifie pas que rien n’est réel dans le monde ; cela implique seulement que tu recherches la vérité plus méthodiquement, que tu l’extirpes des choses. Je n’ai jamais été naïf au point de croire chaque opinion que j’entends, dit Stéphane. Il y a toujours eu des débats au sein de l’Église, et j’ai été parmi ceux qui y participaient. Il ne s’agit pas simplement d’écouter et de croire, mais de comprendre comment chaque proposition s’intègre dans l’ensemble. Si l’on me dit quelque chose qui ne correspond pas avec ce que je sais, alors je cherche plus avant. Tu ne vois donc pas ? Tu ne fais qu’utiliser une source discutable R ou pis, une somme d’entre elles R pour en évaluer une autre. Je t’ai interrogé sur la révolte contre les skasloï, le fait central de notre histoire, et qu’as-tu eu à me dire de substantiel ? À quelles sources pouvais-tu te référer ? Comment sais-tu que ce qui t’a été dit est vrai, sinon que parce que cela confirme d’autres choses qui t’ont été dites ? Et qu’en est-il des événements de l’année passée ? Tu sais qu’ils se sont produits, -196- tu as été témoin de certains d’entre eux R peux-tu intégrer ces choses dans ce qui t’a été enseigné ? Les sources originales de l’époque de la révolte ont été perdues, dit Stéphane en tentant d’évacuer le plus gros problème avec le plus petit. Nous faisons confiance aux sources que nous avons, parce que c’est tout ce que nous avons. Je vois. Donc si tu enfermes trois personnes dans une pièce avec un couteau et un sac d’or, et que, lorsque tu rouvres la porte, deux d’entre eux sont morts, tu accepterais le témoignage du troisième simplement parce que c’est le seul disponible ? Ce n’est pas la même chose. C’est exactement la même chose. Pas quand le témoignage est inspiré par les saints. Et si les saints n’existent pas ? Là nous tournons en rond, dit Stéphane d’une voix lasse. Et tu ne me laisses toujours le choix qu’entre soutenir une faction qui torture et sacrifie des enfants, ou une autre qui coopère avec des cannibales. Prétends-tu qu’il n’existe aucune autre voie que les Hiérovasi ou les Révesturi ? Oh, bien sûr que si. Celle de la faction la plus nombreuse de toute, les ignorants. Ce qui m’inclut. Oui, jusqu’à maintenant. Mais tu aurais été approché, de toute façon, par l’une ou l’autre des factions. D’abord tu me dis que les Révesturi ont été massacrés dans une guerre civile dont je n’ai jamais entendu parler, et maintenant tu me racontes qu’ils sont une faction puissante opérant au sein de l’Église actuelle. Alors c’est l’un, ou l’autre ? Les deux, évidemment. La plupart des nôtres ont été tués ou bannis durant le Sacaratum. Mais si l’on peut tuer des hommes et des femmes, il est beaucoup plus difficile de tuer une idée, frère Stéphane. Et de quelle idée s’agit-il ? contra Stéphane. Comprends-tu ce nom, Révesturi ? Je suppose qu’il vient du verbe revestum, inspecter. Tout à fait. Notre concept, très simple, est que notre histoire, nos notions, le monde même qui nous entoure, sont le -197- véritable sujet de notre observation. Tous les récits doivent être considérés et examinés, tous les faits doivent être inclus dans les débats. C’est une mission bien vague pour que l’on meure en son nom. Pas lorsque l’on considère les débats qu’elle inspire, dit le fratrex. Débattre, par exemple, du fait qu’il y ait ou non des saints n’est pas acceptable, n’est-ce pas ? Est-ce le débat qui a mené à la guerre civile ? Pas exactement. Le fait est que ce débat particulier fut si bien éradiqué que nous ne savons tout simplement pas de quoi il était question. Mais nous en connaissons la cause. Et qu’est-ce que cela peut-être ? Le journal de Virgenye Dare. Durant plusieurs secondes, Stéphane ne put même imaginer dire quelque chose. Virgenye Dare, la libératrice, sauveur de la race humaine, la femme qui avait découvert les sedoï, les sanctuaires, la voie vers les saints. Son journal. Il agita la tête et s’efforça de se concentrer sur l’instant présent. Il aurait été écrit en Virgenyen antique, murmura-t-il. Ou peut-être en Cavari ancien. Son journal ? Le fratrex sourit. Stéphane se frotta le menton. Alors ils le possédaient encore, s’émerveilla-t-il, son journal, à une époque aussi récente que le Sacaratum ? Incroyable. Et pourtant ils n’en ont pas fait de copies... Oh. Il y a quelque chose dans le journal, quelque chose que les Hiérovasi n’ont pas aimé. C’est ce que tu vas me dire ? Effectivement, confirma le fratrex Pell. En fait, plusieurs copies furent faites. Toutes furent détruites. L’original, par contre, ne le fut pas. — Quoi ? Il existe encore ? Tout à fait. Un membre de notre ordre s’enfuit avec le journal, et le mit à l’abri dans un endroit secret. Malheureusement, nul aujourd’hui ne sait où, ce qui est extrêmement malencontreux, si l’on considère que la seule -198- chose qui peut nous sauver R qui peut sauver le monde R est, je crois, le contenu de ce journal. Attends. Quoi ? Comment cela se peut-il ? Dréodh t’a expliqué la doctrine des wothen ? Tu veux dire, leur idée que c’est le monde lui-même qui est tombé malade ? Oui. Il me l’a expliqué. Cela t’a-t-il paru logique ? Stéphane hocha la tête à contrecœur. En quelque sorte. La forêt, au moins semble se mourir. Les monstres qui arpentent maintenant ce monde ressemblent presque à des incarnations de la pestilence et de la mort. Exactement. Et tu ne seras pas surpris, je crois, lorsque je te dirai que cela s’est déjà passé auparavant, que de telles bêtes ont déjà existé précédemment. Les légendes le suggèrent, mais... Le fratrex le fit taire d’un geste de la main. Il n’y a plus de copies du journal de Virgenye Dare, mais il existe quelques très rares scrifts sacrés qui en font mention. Je te les montrerai, évidemment, mais permets-moi de te les résumer. La maladie vient périodiquement au monde. Si elle n’est pas jugulée, elle détruira toute vie. Virgenye Dare avait trouvé un moyen de l’arrêter, autrefois, mais nous ne savons pas comment elle a fait. Si ce secret existe encore quelque part, c’est dans son journal. Néanmoins, selon ta propre doctrine, sans le journal, cette histoire n’est que du bruit. Sans le journal, oui, dit le fratrex. Nous ne sommes pas restés totalement inactifs. Nous avons exhumé deux indices quant à sa localisation ; l’un est une très ancienne référence à une montagne appelée Vhelnoryganuz, que nous pensons située dans les Barghs. L’autre est ceci. Il exhiba une mince boîte de cèdre qu’il avait jusqu’alors gardée sur ses genoux, et la poussa vers Stéphane. Celui-ci l’attrapa avec circonspection et en souleva le couvercle. Elle contenait une feuille de plomb enroulée plus qu’usée. -199- Nous n’arrivons pas à le lire, dit le fratrex. Nous espérions que tu le pourrais. Pourquoi ? Parce que nous avons besoin que tu trouves le journal de Virgenye Dare, dit le fratrex. Je te le répète : sans lui, je crains que nous ne soyons tous perdus. -200- CHAPITRE HUIT UN CHANGEMENT DE SCÈNE Léoff fut réveillé par un grattement à sa porte. Il ne bougea pas, mais entrouvrit les yeux, en s’efforçant de retrouver son chemin dans la brume mentale qui était remontée avec lui du sommeil. Ses geôliers n’attendaient jamais aussi longtemps à la porte. Ils inséraient leur clef, la clef tournait, la porte s’ouvrait. Et il avait fini par apprendre à reconnaître le bruit d’une clef dans la serrure R non, celui-là était plus aigu, un morceau de métal plus petit. Avant qu’il eût pu décider ce que cela signifiait exactement, la porte s’ouvrit, et dans la lueur réduite de sa lampe à huile, il vit une ombre la franchir. Léoff ne put imaginer la moindre raison de continuer à faire semblant de dormir. Il bascula donc les jambes hors du lit et posa les pieds sur le sol. Es-tu venu me tuer ? demanda-t-il doucement en s’adressant à l’ombre. Il s’agissait réellement d’une ombre, ou du moins de quelque chose que ses yeux avaient du mal à pénétrer. Cela même à se faire catégoriser en une forme particulière. Plus que tout, cela évoquait le point aveugle au coin de l’œil, sauf que ce point-là se trouvait juste en face de lui. Comme il continuait d’écarquiller les yeux, l’ombre s’adoucit de quelque manière, gagna en définition, et dessina une forme humaine vêtue d’un pourpoint et de chausses noirs. -201- Ses mains gantées se relevèrent et firent basculer sa capuche en arrière. La réalité, avait découvert Léoff, était la somme d’une série d’illusions auto-infligées et plus ou moins cohérentes. Les siennes avaient été fracassées par les tortures, les pertes et les privations, et il n’avait pas encore eu le temps de s’en faire de nouvelles. En conséquence de quoi, il n’eût pas été surpris si le visage ainsi révélé avait été le masque de chimère de la reine des phays, les traits compatissants de saint Anemlen, ou le visage dentu d’un ogre venu le dévorer. Cet instant semblait admirablement fait pour accoucher de l’impossible. Que la capuche repoussée révélât le visage d’une jeune femme aux yeux bleu ciel fut donc inattendu, mais pas surprenant. Cela changea néanmoins son point de vue. Elle était mince, et plus petite que Léoff de plus d’une tête. Ses cheveux châtains étaient tirés en arrière, la forme de sa mâchoire douce. Il doutait qu’elle pût avoir vingt ans. Elle lui paraissait par ailleurs familière ; il était certain de l’avoir déjà vue à la cour. Je ne suis pas venue te tuer, dit-elle. Au nom de la reine Murielle, je suis venu te libérer. Me libérer, répéta-t-il lentement. Soudain son visage se recentra, comme s’il le voyait à vingt pas, juste à côté du visage de Murielle, la reine. C’était là qu’il l’avait vue : à la représentation de son miroitement. Comment fais-tu cela ? Te rendre invisible ? J’ai été bénie par les saints, répondit-elle. C’est un secret du convent. C’est tout ce que je peux t’en dire. Maintenant, si tu veux bien me suivre... Attends, dit Léoff. Comment es-tu venue ici ? Au prix d’énormes efforts et en prenant des risques considérables, répondit-elle. Alors s’il te plaît, cesse de poser des questions. Mais qui es-tu ? Je m’appelle Alis, Alis Berrye, et j’ai la confiance de la reine. Elle m’a envoyée ici, comprends-tu ? Maintenant, s’il te plaît... -202- Dame Berrye, je m’appelle Léovigilde Ackenzal. Comment se porte la reine ? Alis cilla de ce qui semblait être de l’incompréhension. Elle va bien, dit-elle. Pour le moment. Pourquoi t’a-t-elle envoyé me libérer ? L’explication serait trop longue, et nous n’avons pas beaucoup de temps. Alors s’il te plaît... Fais-moi ce plaisir, Madame. Elle soupira. Très bien. En bref, la reine est emprisonnée dans la tour de Cotte-de-Loup. Elle a appris ton incarcération, ainsi que la grande affection que te portent les gens de cette ville et de toute la Terre-Neuve. Elle pense que si tu es libre, cela pourrait améliorer sa situation. Comment ? Elle pense que l’usurpateur peut être renversé. Vraiment. Tout cela à cause de moi. C’est étrange. Et comment es-tu arrivée ici ? Il y a des façons, des... (Elle s’interrompit, puis reprit.) ... des moyens que je connais. Tu vas devoir me croire. Fais-moi également confiance quand je te dis que si nous ne bougeons pas très vite, nous ne sortirons pas d’ici vivants. Léoff acquiesça et ferma les yeux. Il pensa au ciel bleu et aux chaleureux vents du sud, au contact de la pluie sur son visage. Je ne peux pas partir, soupira-t-il. Quoi ? Il y a d’autres prisonniers : Mérie Gramme et Aréana Wistbirm. Si je m’enfuie, elles souffriront, et je ne le tolérerai pas. Libère-les, et prouve-moi qu’elles sont libres ; alors je viendrai avec toi. Je ne sais pas où la fille Gramme est prisonnière. La jeune Wistbirm est hors de ma portée, je le crains : sinon je la libérerais évidemment aussi. Alors je ne peux pas venir avec toi. Écoute-moi, cavaor Ackenzal, le pressa Alis. Il faut que tu comprennes ta valeur. Il y a des gens qui sont prêts à mourir R et à en voir d’autres mourir R pour te libérer. Ce que tu as fait -203- à Brough n’a pas été oublié, et ta musique au bosquet aux chandelles a fait naître un espoir qui n’a pas diminué. En fait, il a continué de grandir. « Les chansons de ton miroitement sont chantées à travers tout le pays. Les gens sont prêts à marcher contre l’usurpateur, mais ils craignent ce qui pourrait t’être fait. Si tu étais libre, ils n’auraient plus à s’encombrer de cela. (Elle baissa la voix.) On dit que l’héritier légitime est revenu au Royaume : la princesse Anne, fille de Guillaume et de Murielle. Ils vont la mettre sur le trône, mais ils se battent pour toi. Tu es l’homme le plus important du royaume, Cavaor. Léoff s’esclaffa en entendant cela. Il ne pouvait s’en empêcher : cela semblait par trop ridicule. Je ne partirai pas avec toi, dit-il. Pas tant que Mérie et Aréana ne seront pas en sécurité. Non, non, non, non, non, dit Alis. Tu ne comprends pas tout ce que j’ai affronté pour venir jusqu’à toi ? C’était presque impossible, un miracle qui suffirait à me qualifier pour la sainteté. Et maintenant tu dis que tu ne veux pas venir ? « Ne me fais pas cela. Ne trahis pas la confiance de ta reine. Si tu peux réussir un miracle, tu peux en réussir un autre. Libère Mérie. Libère Aréana. Alors je serai heureux de venir avec toi, tant que tu auras la preuve qu’elles sont saines et sauves. Pense au moins à ta musique, le pressa Alis. Je t’ai dit que tes chansons étaient célèbres. T’ai-je dit aussi que les interpréter était considéré comme de la scintillation ? Une tentative a été faite de rejouer la pièce entière dans la ville de Wistbirm. La scène a été brûlée par les hommes du praifec. Mais la représentation était déjà un échec, parce que les harmonies les plus subtiles de ton œuvre échappaient même au plus doué des ménestrels. Si tu étais libre, tu pourrais la réécrire, corriger leurs spectacles... Et condamner d’autres malheureux à mon sort ? demanda-t-il en levant ses mains inutiles. C’est étrange, dit Alis, qui semblait remarquer ses attelles d’extension pour la première fois. (Elle agita la tête -204- comme pour s’éclaircir les idées.) Écoute, ce sort, ils le choisissent. Léoff eut soudain l’impression de se trouver dans un équilibre des plus précaires. Cette femme... et pourquoi une femme ? L’histoire que cette femme racontait était au mieux invraisemblable. Il restait plausible que cela ne fût qu’une nouvelle tentative de Robert. Jusqu’ici, il n’avait rien dit qui pût faire empirer la situation ; Robert savait que Léoff ne lèverait pas le petit doigt tant que Mérie et Aréana étaient menacées. Et même si Alis était honnête, le choix qu’il avait fait de rester demeurait logique. Mais il avait un problème. Ce qu’il envisageait de lui révéler pouvait donner à Robert quelque chose que l’usurpateur ne possédait pas encore. Quelque chose qui semblait avoir une immense valeur. Mais le risque valait peut-être d’être couru. Il le valait certainement. Dans le bosquet aux chandelles, dit-il, rompant le silence. Quoi, dans le bosquet aux chandelles ? Sous la scène, à droite, au bout, il y a un espace dans les supports. Je savais qu’ils allaient brûler ma musique, et je savais qu’ils chercheraient les copies dans mes appartements. Mais j’en ai caché une là-bas, et les hommes de Robert ne l’ont peut- être pas trouvée. Alis fronça les sourcils. Je la trouverai, si je réussis à ressortir. Mais je préférerais que tu viennes. Tu connais mes conditions, dit-il. Alis hésita. Ce fut un honneur que de te rencontrer, dit-elle. J’espère que l’on se reverra. Ce serait bien, répondit Léoff. Alis soupira et ferma les yeux. Elle remit sa capuche. Il eut l’impression qu’elle murmurait quelque chose, puis elle fut de nouveau une absence, une ombre. -205- La porte s’ouvrit et se referma. Il entendit la serrure manœuvrer maladroitement, puis plus rien, pendant longtemps. Finalement, il se rendormit. Lorsque la porte se rouvrit le lendemain, ce fut de la façon habituelle. Léoff n’avait aucun moyen de savoir quelle heure il était, mais il était éveillé depuis assez longtemps pour supposer que ce devait être la midi, du moins pour lui. Deux hommes entrèrent. Tous deux portaient des tabards noirs par-dessus des plastrons de cuirasse qui avaient été émaillés ou peints de noir, et chacun avait un sabre suspendu à la hanche. Ils ne ressemblaient absolument pas aux gardes du donjon que Léoff avait vus précédemment, mais beaucoup aux hommes de la garde personnelle de Robert. Ne bouge plus, dit l’un d’entre eux. Léoff resta coi, tandis que l’un d’entre eux tirait un bout de tissu sombre qu’il noua autour de ses yeux, le serrant assez pour qu’il ne pût plus voir. Ils le mirent ensuite sur pied. Léoff eut l’impression que sa peau virait à la cire froide tandis qu’ils l’entraînaient dans le couloir. Il s’efforça de se concentrer sur les distances et les directions, comme Mérie l’avait fait, comptant vingt-trois pas le long du couloir, vingt-huit pas en remontant un passage si étroit que parfois ses deux épaules frottaient les murs en même temps. Ensuite ce fut comme s’il venait de pénétrer dans le ciel ; Léoff sentit l’espace s’ouvrir devant lui, perçut des mouvements de l’air. Le bruit de leurs pas cessa de résonner, et il supposa qu’ils étaient dehors. Ensuite ils le firent monter dans une voiture, et il sentit le désespoir l’envahir. Il ne cessait de réprimer une violente envie de leur demander où ils allaient, parce qu’à l’évidence ils avaient couvert ses yeux pour l’empêcher de le savoir. La voiture se mit en branle et commença à rouler, d’abord sur la pierre, puis sur le gravier. Léoff se demanda soudain s’il n’avait pas été enlevé par des alliés de la femme qui était venue le « sauver » la veille. Il ne devait pas être difficile d’adopter la tenue des gardes de Robert. Son cœur se serra lorsqu’il -206- commença à imaginer ce qui se passerait lorsque Robert s’apercevrait de sa disparition. Il avait dû faire encore nuit lorsqu’ils étaient partis, mais maintenant la lumière commençait à filtrer à travers le tissu. Il faisait également plus froid, et l’air était gorgé d’une odeur de sel. Au bout d’un temps interminable, la voiture s’arrêta. Il était glacé et plein de courbatures, maintenant. Il avait l’impression que des boulons d’acier avaient été serrés dans ses genoux, ses coudes et le long de sa colonne vertébrale. Ses mains le faisaient terriblement souffrir. Ils essayèrent de le porter, mais il se battit pour garder les pieds sur le sol, pour compter les pas sur le gravier, puis la pierre, puis le bois puis la pierre encore, et enfin des marches. Il se tendit lorsqu’une vague de chaleur le recouvrit soudain, et le bandeau lui fut ôté. Il cligna des yeux dans la fumée que produisait un grand feu, qui brûlait dans un âtre extraordinairement large. Une demi-pièce de venaison y grésillait joyeusement sur une broche, emplissant l’air d’une odeur de viande grillée. La pièce était ronde, de six ou sept toises de diamètre, et les murs étaient couverts de tapisseries dont le sujet ne lui fut pas immédiatement évident, mais qui brillaient dans la lumière du feu R d’ambre, d’or, de rouille et d’un vert végétal. Un tapis gigantesque recouvrait le sol. Deux filles venaient d’écarter une longue perche du feu. Il y était suspendu une bouilloire de fer, de laquelle elles versèrent de l’eau bouillante dans une baignoire creusée dans le sol. À quelques pas, Robert l’usurpateur, enfoncé dans un fauteuil, semblait à son aise dans un vêtement floral noir et or. Ah, dit Robert. Mon compositeur. Ton bain est presque prêt. Léoff regarda alentour. En plus de Robert et des servantes, il y avait dans la pièce les deux hommes qui l’avaient amené, deux autres soldats vêtus de façon similaire, un sefry sur un tabouret qui jouait d’un grand théorbe de style safnien, un jeune type guindé en robes rouges et coiffe noire, et le médecin qui s’était occupé de Léoff dans sa prison. -207- Non merci, Majesté, réussit à articuler Léoff. Non, dit Robert. J’insiste. Ce n’est pas uniquement pour ton confort, tu sais. Nous avons tous un nez. Un léger rire général fit écho à ces mots, mais cette jovialité ne fit rien pour détendre Léoff ; après tout, il s’agissait d’amis de Robert, qui seraient probablement encore plus amusés par l’éviscération d’un enfant. Il hocha la tête, et les soldats commencèrent à le déshabiller. Ses oreilles le chauffaient, car l’âge des servantes faisait qu’il jugeait profondément inapproprié qu’elles pussent le regarder. Elles parurent ne pas le remarquer : il eût aussi bien pu être un meuble. Mais il se sentait néanmoins vulnérable et mal à l’aise. Il se sentit beaucoup mieux dans l’eau. Elle était chaude à lui faire mal, mais une fois immergé il n’eut plus l’impression d’être nu, et la chaleur parut se diriger plaisamment vers ses os, remédiant aux douleurs que le froid avait apportées. Voilà, dit l’usurpateur. N’est-ce pas mieux ? Léoff ne put que reconnaître à contrecœur que c’était le cas. Ce fut encore meilleur lorsque l’une des filles lui apporta une coupe d’hydromel chaud, et que l’autre coupa une large tranche de venaison et le nourrit de petites bouchées. Maintenant que tu es installé, dit Robert, j’aimerais que tu fasses connaissance de notre hôte, sire Respell. Il a gracieusement accepté d’être ton gardien pendant que tu travailles sur les compositions que je t’ai commandées, de t’offrir toute l’aide dont tu pourrais avoir besoin, et de s’assurer de ton confort. C’est très aimable, dit Léoff. Mais je pensais que je devais travailler dans mon autre chambre. Dans cet endroit humide ? Non, il s’est révélé malcommode pour diverses raisons. (Lorsqu’il prononça ces mots, son regard se mit à ressembler à celui d’un oiseau de proie.) Tu n’aurais pas par hasard reçu une visite hier ? demanda-t-il. Ah, pensa Léoff. Voilà. C’était une ruse, et voici ma sentence pour ne pas être tombé dans le piège. -208- Non, Majesté, dit-il, juste pour voir ce qui allait en résulter. Ce ne fut pas ce à quoi il s’attendait. Robert se rembrunit et reposa ses bras sur les accoudoirs. Les geôles ne sont pas aussi sûres que mes prédécesseurs l’avaient cru, dit-il. Un intrus a réussi à s’y introduire hier. L’intrus a été capturé, interrogé et garrotté, mais ce qui s’est produit peut se reproduire. « Vois-tu, des passages secrets criblent les pierres en dessous du château d’Eslen, et nombre d’entre eux passent R naturellement, je le suppose R par les geôles. J’ai commencé à les faire obturer. Est-ce vrai, sire ? demanda sire Respell d’un ton surpris. Des passages secrets dans le château ? Oui, Respell, en le rabrouant impatiemment. Je te l’ai déjà dit. Vraiment ? Oui. Compositeur, es-tu toujours avec moi ? Léoff agita la tête. Avait-il sommeillé un instant ? Il avait l’impression d’avoir manqué quelque chose. J’ai oublié ce que tu venais de dire, répondit Léoff. Bien sûr. Et tu oublieras encore, je suppose, comme Respell ici présent. Oublier quoi, sire ? demanda Respell. Robert soupira et porta la main à son front. — Les passages secrets dans la place forte. Ils sont trop nombreux pour que l’on puisse tous les localiser et les obstruer... mais ce n’est pas la peine que j’entre dans le détail. Pour résumer, cavaor Léoff, j’espère que tu seras mieux installé ici, et à l’abri de toute nouvelle... incursion. N’est-ce pas, sire Respell ? Le jeune homme sortit de sa torpeur et acquiesça. Nombreux sont ceux qui ont essayé de prendre ce château, dit-il fièrement. Personne n’a jamais réussi. Tu seras en sécurité ici. Et mes amies ? demanda Léoff. Eh bien, c’était censé être une surprise, répondit Robert. -209- Il fit un signe en direction des filles, qui disparurent pour un temps, puis revinrent avec Mérie Gramme et Aréana Wistbirm. La première réaction de Léoff ne fut que pure joie, mais il se sentit aussitôt après profondément mortifié. Aréana était une charmante jeune dame, âgée de dix-sept ans, et il était peu séant qu’elle le vît dans une telle situation. Ou dans cet état. Il était tout particulièrement gêné de ses mains et de leurs terribles attelles, qu’il enfonça plus profondément dans l’eau. Léoff ! s’exclama Aréana d’une voix pantelante, en se précipitant pour aller s’agenouiller à côté de la baignoire. Mérie m’avait dit qu’elle t’avait vu, mais... Tu vas bien, Aréana ? demanda-t-il d’un ton embarrassé. Ils ne t’ont pas fait de mal ? Aréana tourna son regard vers Robert et se rembrunit. J’ai été arrêtée et séquestrée dans des conditions des plus déplaisantes, dit-elle, mais il ne m’a été fait aucun mal. (Ses yeux s’emplirent soudain de désarroi.) Mérie m’a dit que tes mains... Aréana, murmura tristement Léoff. Je suis profondément gêné. Ils ne m’avaient pas dit que vous seriez là. C’est parce qu’il est tout nu, intervint charitablement Mérie. Mère dit que les hommes n’ont pas l’habitude d’être nus et ne le prennent pas bien. Elle dit qu’ils ne sont pas très malins sans leurs vêtements. Oh, dit Aréana. Bien sûr. (Elle regarda de nouveau Robert.) Ne fait pas attention, dit-elle à Léoff. Il pense qu’à nous mettre dans des situations embarrassantes, il nous rabaissera et nous affaiblira. Je savais pour t’avoir entendu chanter que tu avais la langue bien pendue, madame, dit Robert. Cavaor Léovigilde, je te félicite pour le choix de tes vocalistes. La voix de Robert semblait maintenant plus bizarre qu’à l’habitude. Léoff avait remarqué son étrangeté la première fois qu’il l’avait entendue. C’était comme si elle peinait à produire les notes qui étaient naturelles à la parole humaine, tout en possédant par contre des nuances sous-jacentes anormales R -210- voire glaçantes R d’un genre que son oreille n’avait jamais perçu auparavant. Il pensait parfois entendre d’autres phrases entières contenues dans ce que cet homme disait, non pas séparées de ses paroles audibles, mais complémentaires, comme un contrepoint. En l’instant, il lui semblait que Robert menaçait de couper la langue d’Aréana. Merci, Majesté, dit-il en s’efforçant de paraître coopératif. Je crois que tu seras très heureux de la partie que je lui ai écrite dans ma nouvelle œuvre. Ce sera l’un des points forts du spectacle. Oui, ton nouveau... comment appeler cela ? Ce n’est pas un miroitement, pas vraiment, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas non plus du théâtre. Il nous faudrait un nom, je crois. En as-tu un ? Pas encore, Majesté. Eh bien penses-y. J’y réfléchirai aussi. Peut-être que ce sera ma contribution à cette entreprise, de lui trouver un nom. De quoi parle-t-il, Léoff ? Je ne t’en ai pas parlé ? répondit Robert. Cavaor Léoff a accepté de nous écrire un autre de ses spectacles chantés. J’ai été tellement captivé par le précédent qu’il m’en fallait un autre. (Il tourna les yeux vers Léoff.) Dis-moi... As-tu trouvé ton sujet ? Je crois que oui, Majesté. Tu n’es pas sérieux, dit Aréana avec un geste de recul. Ce serait trahir tout ce que tu as fait. Tout ce que nous avons fait. Nous sommes tous très sérieux ici, dit Robert. Maintenant raconte-nous, mon ami. Écartant temporairement les angoisses d’Aréana, Léoff s’éclaircit la gorge. Tu connais l’histoire de Maersca ? demanda-t-il. Robert réfléchit un instant. Je ne l’ai plus vraiment en tête. Non, disait le contrepoint, et tu ferais mieux d’éviter de me faire passer pour un imbécile. Je ne la connaissais pas, avant de lire les livres que tu m’as donnés, s’empressa-t-il d’ajouter. Elle s’est passée, d’après ce que j’ai compris, il y a bien longtemps, en Terre-Neuve, avant -211- que cette région ne s’appelle ainsi, alors que l’on creusait les premiers canaux et que l’on drainait les poels. Ah, s’exclama Robert. Un sujet proche du cœur des landwaerden, à n’en point douter R n’est-ce pas, Aréana ? C’est une histoire très populaire chez nous, reconnut sèchement Aréana. Je ne vois donc rien de surprenant à ce que tu ne la connaisses pas. Ton ami Léoff ne la connaissait pas non plus, dit Robert en haussant timidement les épaules. Mais lui n’a pas grandi au cœur de la Terre-Neuve, répliqua Aréana. Contrairement à ta majesté. J’ai grandi ici, reprit Robert avec une certaine tension. Et j’ai fait ce que j’ai pu pour les tiens, y semant même quelques enfants pour désépaissir votre sang. Maintenant, s’il te plaît, jeune dame, raconte-nous cette histoire. Aréana se tourna vers Léoff, qui hocha la tête. Il commençait à sentir sa peau mollir, mais n’avait pas la moindre intention de demander à sortir tant que les filles étaient encore présentes. Cela s’est passé durant la construction du grand canal du nord, commença-t-elle. Ils ne le savaient pas, mais lorsqu’ils détournèrent la rivière, ils détruisirent un royaume, l’un des royaumes des saethiodes. Des saethiodes ? Un royaume triton ? Quel enchantement ! Une seule d’entre eux survécut. Maersca, la fille du roi, la petite fille de saint Lir. Elle jura vengeance, et prit forme humaine pour l’exercer. Lorsque le canal fut achevé, elle alla à la grande écluse, avec l’intention d’inonder les terres fraîchement drainées. Mais elle vit Brandel Aethelson sur la berge. Elle lui parla, feignant la curiosité féminine, lui demanda comment l’eau était retenue, et comment elle pourrait être libérée. Elle était maligne, et lui n’opposa aucune résistance à ses desseins. En fait, il commença à tomber amoureux d’elle. « Se disant qu’elle ferait plus de dégâts si elle en savait plus, Maersca feignit de l’aimer elle aussi, et ils furent bientôt mariés. Elle dissimula sa peau marine dans un coffre dans les -212- solives de la maison, et lui imposa une condition : qu’une fois par an, le jour de la fête de saint Lir, elle devait se baigner seule, sans qu’il puisse la regarder. « Ainsi durant des mois elle nourrit sa vengeance, et les mois devinrent des années, et un garçon naquit, puis une fille, et après un temps elle commença à aimer son mari, et à aimer la Terre-Neuve, et sa soif de vengeance se tarit. Eh bien, dit Robert. Mais les amis du mari le taquinaient, poursuivit Aréana. « Où va donc ta femme le jour de saint Lir ? » Ils lui remplirent la tête de l’idée qu’elle avait un amant caché, que leurs enfants n’étaient en fait pas les siens. Ainsi à mesure des années il perdit peu à peu confiance, et finalement, une année à la saint Lirsdagh, il la suivit. Elle se rendit au canal, ôta ses vêtements puis enfila sa peau marine, et il la vit pour ce qu’elle était R et elle le sut. « Tu as brisé ton vœu, dit-elle. Alors je dois retourner aux eaux. Et si je ressors jamais à l’air libre, je mourrai, car cette transformation ne peut avoir lieu qu’une fois. « Désespéré, il la supplia de ne pas partir, mais elle partit néanmoins, le laissant avec leurs enfants et ses larmes. « De nombreuses années s’écoulèrent, mais il la chercha dans toutes les rivières et tous les canaux qu’il connaissait. Une fois ou deux il crut entendre son chant. Il vieillit, et ses enfants grandirent et se marièrent. « Puis l’armée des Skélandais descendit des terres du nord, brûlant tout sur son passage, jusqu’à arriver en Terre-Neuve. Les gens se rassemblèrent sur les digues et s’apprêtèrent à inonder leur pays, car c’était leur seule protection contre l’envahisseur. Mais la pierre-clé ne voulait pas céder : le mur avait été trop solidement construit. « Et maintenant l’armée approchait. « C’est alors que le vieil homme vit réapparaître son épouse, aussi belle que le jour où il l’avait rencontrée. Elle émergea des eaux, posa la main sur la pierre-clé qui se brisa en deux, et les flots emportèrent l’armée des envahisseurs. Mais le mal était fait, car Maersca avait été forcée d’ôter sa peau marine pour sortir de l’onde, et s’était ainsi attirée la malédiction de ses -213- ancêtres. Elle mourut dans les bras du vieil homme. Et lui mourut peu après. Ses yeux se tournèrent vers Robert. Leurs enfants firent partie des premiers landwaerden. Nombre d’entre nous prétendent être des descendants de Maersca. Robert se gratta la tête et parut perplexe. C’est une histoire complexe, dit-il. Je me demande si tu ne projetterais pas d’y dissimuler quelques commentaires peu flatteurs sur moi, comme tu l’avais fait la première fois ? Je ne le ferai pas, promis Léoff. Je ne veux qu’utiliser une histoire appréciée des landwaerden, comme auparavant. C’est un roi d’Eslen qui a récompensé les enfants de Maersca en leur donnant leur rang. C’était le fils cadet du roi précédent, et l’on dit qu’il avait travaillé sur les digues dans sa jeunesse. En lui, je pourrais te suggérer toi, un monarque dont le cœur bat avec la Terre-Neuve et ses gardiens. Et qui est le méchant de cette histoire ? Ah, dit Léoff. Les Skélandais étaient menés par rien moins que la fille du vieux roi, la sœur de Thiodric, une scintillatrice abjecte qui avait empoisonné son père et assassiné tous ses frères sauf le plus jeune qui, comme nous le verrons, fut sauvé de la noyade par nulle autre que Maersca. Et cette sœur pourrait être rousse, songea Robert. Très bien, cela me plaît. « Comme je te l’ai dit auparavant, je ne doute pas une seule seconde que tu es assez malin pour trouver le moyen de me trahir, et ce même si je t’imposais une histoire. Alors sache ceci : si tu me déshonores une fois de plus, je n’aurai plus rien à perdre, et je trancherai immédiatement la gorge de ces jeunes filles moi-même, et en ta présence. « D’ailleurs, permets-moi d’être encore plus direct : même si ton œuvre semble avoir été composée de bonne foi, mais qu’elle ne retourne pas l’opinion des landwaerden en ma faveur, elles subiront exactement le même sort. (Il tapota Léoff dans le dos.) « Profite de ton séjour ici. je suis certain que tu le trouveras très agréable. -214- CHAPITRE NEUF LE VAER Aspar eut l’impression que la peau de ses doigts était aussi parcheminée que de l’écorce de bouleau alors qu’il encochait soigneusement une flèche sur la corde de son arc. Fend, qui avait tué sa première amante. Fend, qui avait tenté de faire la même chose avec Winna. Fend, qui chevauchait maintenant sur le dos d’un monstrueux vaer. Il mesura la distance dans sa visée. La tige de la flèche semblait énorme, et il était conscient de chacun de ses détails : les plumes de faucon de l’empennage nouées de fil rouge ciré, la courbe presque imperceptible du bois qui devait être compensée, le morne reflet du soleil sur sa pointe un peu rouillée, l’odeur d’huile du carquois. L’air allait et venait autour de lui et des feuilles mortes, tels les fanions d’une armée, lui montraient la direction de la chair et des os et du sang de Fend. Et pourtant il ne le sentait pas vraiment. À cette distance, sous cet angle, c’était un tir plus qu’incertain. Et même si le trait atteignait sa cible, il restait la réaction improbable mais terriblement possible du vaer. Aucune flèche, aucun nombre de flèches, ne pouvait abattre cette chose. Non, ce n’était pas tout à fait vrai. Il y avait la flèche noire de l’Église, celle que lui avait donnée le praifec Hespéro, celle qu’il avait utilisée pour tuer l’étan. Elle était censée pouvoir -215- terrasser même le roi de bruyère ; elle devait pouvoir éliminer un vaer. Non pas qu’il sût quoi que ce fût au sujet des vaers. Winna tremblait, mais elle ne disait rien. Le vaer et Fend tournèrent tous deux la tête, et la créature se remit en marche. Aspar se détendit un peu, se mettant totalement hors de vue, et il garda Winna serrée jusqu’à ce que le bruit du passage de la chose eût complètement disparu. Oh, par tous les saints, souffla finalement Winna. Oui, renchérit Aspar. Juste au moment où je pensais avoir vu toutes les abominations de tous les maléfices... dit-elle en frissonnant. Comment te sens-tu ? demanda-t-il. (La peau de Winna était moite.) Comme si j’avais été envoûtée, dit-elle. Un peu fiévreuse. (Elle releva les yeux vers lui.) Ce doit être un poison, comme celui du greffyn. La première fois, Aspar avait trouvé le greffyn en remontant les cadavres et la végétation mourante et les carcasses qu’il laissait dans son sillage. Sauf que les greffyns n’étaient pas beaucoup plus gros que des chevaux. Cette chose... Estronc, maugréa-t-il. Quoi ? Il plaça sa main contre le tronc de l’arbre, comme s’il avait un pouls tel un être humain, en percevant tout de même la vérité au fond de lui. Il a tué l’arbre, murmura-t-il. Tous ces arbres... Et nous ? Je ne crois pas. Son contact, la brume qu’il souffle, tout est en bas. Les racines sont mortes. Juste comme ça. Alors qu’ils avaient vécu trois mille ans... Qu’est-ce que c’était ? voulut savoir Winna. Aspar leva les mains d’un geste futile. Est-ce que le nom qu’on lui donne a vraiment une importance ? Je ne pense pas. Ceci dit, je crois que c’est un vaer. Ou un dragon, peut-être ? Les dragons sont censés avoir des ailes, si je me souviens bien. -216- Les greffyns aussi. C’est vrai. Mais comme je viens de le dire, le nom qu’on lui donne n’a aucune importance. La seule chose qui importe, c’est ce qu’il fait. Et Fend... Fend ? C’est vrai, il lui avait couvert les yeux. Oui, Fend chevauchait cette maudite chose. Elle se rembrunit un peu, comme s’il venait de lui poser une devinette et qu’elle cherchait la solution. Fend chevauche le vaer, dit-elle enfin. C’est juste que c’est tellement... Ses mains serrèrent ses côtes, comme si le mot qu’elle cherchait se trouvait là. Où Fend a-t-il trouvé un vaer ? choisit-elle finalement de dire. Aspar réfléchit à ce qu’il considérait principalement comme une question totalement absurde. Pour la plus grande partie de ses quarante-deux années, il avait vécu et respiré dans la forêt du roi, visité ses recoins les plus sombres et les plus reculés, depuis les Montagnes du Lièvre jusqu’aux collines sauvages et aux marais de la côte Est. Il connaissait les habitudes et les signes de tous les êtres vivants de ce vaste territoire, et il n’avait jamais R du moins jusqu’à ces derniers mois R croisé ne fût-ce que les fumées d’un greffyn, d’un étan ou d’un vaer. Où Fend avait-il trouvé un vaer ? Où le vaer s’était-il trouvé ? Dormant au plus profond d’une caverne, attendant dans les abysses de la mer ? Grim seul le savait. Et Fend semblait le savoir aussi. Il avait trouvé un greffyn, et maintenant il avait trouvé quelque chose de pire. Mais pourquoi ? Les motivations de Fend étaient généralement simples, le profit et la vengeance étant les principales. L’Église le payait-il, maintenant ? Il faudrait qu’elle le payât beaucoup. Je ne sais pas, dit-il enfin. Puis il regarda par-dessus la bordure. Le nuage que le vaer avait soulevé semblait s’être dissipé. Est-ce que nous devrions descendre ? demanda Winna. -217- Je pense que nous ferions mieux d’attendre. Et quand nous partirons, nous partirons par là, loin de ses traces, pour éviter le poison. Et ensuite ? Je pense qu’il suit les piteux, et les piteux ont Stéphane. Alors maintenant, je suppose que nous suivons le vaer. Ce qui lui paraissait être une période suffisante s’était écoulée, et Aspar s’apprêtait à suggérer qu’ils se missent à descendre lorsqu’il entendit un bruit de voix étouffé. Il porta son index à ses lèvres, mais Winna les avait déjà entendus. Elle hocha la tête pour lui faire savoir qu’elle comprenait. Quelques instants plus tard, six cavaliers apparurent dans les brisées même du vaer. Trois d’entre eux était étroits d’épaules et minces de corps, et portaient les chapeaux à large bord caractéristiques qui protégeaient les sefrys de la lumière du soleil. Les trois autres étaient plus grands et tête nue. Probablement des humains. Les chevaux étaient plutôt trapus, et avait l’air dépenaillé des races du nord. Aspar se demanda où étaient ses propres chevaux. Ils pouvaient être morts tous les trois, s’ils s’étaient trouvés à proximité des exhalaisons du vaer, mais les chevaux R et tout particulièrement Ogre R semblaient plutôt avoir assez de bon sens à ce sujet. Quoi qu’il en soit, les cavaliers en contrebas n’étaient pas morts. Et Fend non plus, alors qu’il chevauchait cette chose. Peut-être que le vaer n’était pas aussi venimeux que le greffyn. L’étan, après tout, ne l’était pas. D’un autre côté, les moines sur la colline de Naubagme avaient paru insensibles à l’influence du greffyn, et la sorcière sefry qui se faisait appeler mère Gastya avait un jour fourni à Aspar un remède qui neutralisait les effets du poison. Aspar tapota la branche et mima des lèvres les mots « attends ici ». Winna parut inquiète, mais acquiesça. Il tâta précautionneusement la large branche. Elle était suffisamment épaisse pour ne pas agiter de branches plus petites qui le feraient remarquer, comme un écureuil géant. Il -218- rejoignit une branche plus basse et poursuivit son chemin dans les arbres, jusqu’à arriver juste derrière les cavaliers tout en étant encore confortablement loin au-dessus. Ils s’étaient arrêtés pour parler, ce qui lui créait une sorte de dilemme. Il avait espéré qu’ils diraient quelque chose qui trahirait la raison de leur présence, quelque chose comme « N’oublions pas, les amis, que nous travaillons pour Fend », mais cela ne semblait pas devoir se produire avant longtemps. Il pouvait se figurer au moins trois raisons qui pouvaient avoir lancé ces hommes à la suite du vaer qui pourchassait les piteux. La première, qu’ils étaient avec Fend et le suivaient de loin, œuvrant dans le même but, mais plus lentement. La deuxième, qu’il s’agissait d’ennemis de Fend qui le suivaient pour la même raison qu’Aspar, pour le tuer. La troisième, qu’ils étaient un groupe de voyageurs qui suivaient cette piste par bête curiosité. Si la trace du monstre était empoisonnée, alors cette dernière possibilité pouvait être tout de suite abandonnée : des voyageurs anonymes avaient peu de chances d’avoir avec eux l’antidote contre le venin du vaer, et seraient déjà malades. Ils seraient alors avec Fend, ou contre lui. Eh bien, il n’avait plus beaucoup de temps pour y réfléchir, et le pire qu’un homme pouvait faire était de tergiverser. Ils étaient bien trop nombreux pour qu’il pût demander poliment. Alors il encocha sa première flèche, visa le cou d’un homme de dos R un humain. S’il pouvait en abattre un ou deux avant que les autres ne comprissent, cela augmenterait de beaucoup ses chances de survie. Mais... En soupirant, il détourna la pointe et l’envoya se ficher dans le biceps droit du même homme. Celui-ci hurla, comme c’était prévisible, et tomba de son cheval en s’agitant sauvagement. La plupart des autres se contentèrent de le regarder avec étonnement, essayant de comprendre ce qui se passait, mais un autre R et Aspar voyait maintenant qu’il s’agissait bien d’un sefry R bondit de sa monture et tendit son arc, ses yeux fouillant les arbres. Aspar l’atteignit à l’épaule. -219- L’homme ne hurla pas, mais son inspiration fut audible même à la distance où Aspar se trouvait, et son regard trouva immédiatement la source de sa blessure. Le forestier ! tonna-t-il. C’est le forestier, bande d’idiots, dans les arbres ! Celui dont Fend nous a parlé ! Voilà, pensa Aspar. J’aurais bien aimé entendre ça avant qu’ils ne sachent où je me trouve, mais bon... Un autre humain avait tendu son arc, vit Aspar. Il lui décocha une flèche, mais l’homme était en mouvement, et la flèche ne fit que lui entamer une oreille. L’homme tira à son tour, un assez beau coup vu la situation, mais Aspar était déjà en train de se laisser tomber vers une autre branche. Il retomba les jambes fléchies, en grimaçant d’une douleur dans les genoux qu’il n’eût pas ressentie cinq ans plus tôt, et décocha sa troisième flèche vers l’autre archer. L’homme avait la main sur son oreille blessée et commençait tout juste à crier lorsque la flèche lui traversa le larynx, le réduisant au silence. Il encocha une nouvelle flèche et visa soigneusement un sefry qui tendait lui-même son arc. Il le toucha à l’intérieur de la cuisse, le faisant tomber comme un sac de viande. Un trait empenné de rouge rebondit contre la cuirasse de cuir bouilli d’Aspar, juste au-dessus de sa dernière côte, lui coupant presque complètement le souffle. Le monde ne fut plus que tourbillonnements et points noirs, et il réalisa que ses pieds n’étaient plus sur la branche, même s’ils étaient encore à peu près en dessous de lui. Son pied gauche toucha le sol le premier, mais son corps était trop en arrière pour qu’il pût retrouver son équilibre ou absorber le choc avec ses genoux. Il réussit tout de même à se tourner et à tomber sur l’épaule, mais il y eut encore une douleur, cette fois avec des points blancs. En grommelant, il roula sur lui-même et remarqua qu’il n’avait plus son arc. Il attrapa sa hache, et vit dans le mouvement qu’il avait face à lui la flèche du troisième sefry. Il lança sa hache et se jeta sur sa gauche. La hache manqua sa cible d’un cheveu, mais uniquement parce que le sefry l’avait esquivé, ratant par là même son tir. Aspar s’élança vers son assaillant en dégainant sa dague. Les dix -220- verges qui les séparaient auraient dû donner au sefry le temps de prendre une autre flèche et de la lui décocher à bout portant, mais il ne le savait apparemment pas, puisqu’il parut hésiter entre porter la main à son carquois, tirer son couteau ou s’enfuir. Il se décida finalement pour le couteau, mais Aspar était déjà sur lui ; il l’attrapa par l’épaule de sa main libre et le fit pivoter, exposant son rein gauche. Son premier coup ne frappa que les mailles, alors il visa plus haut et frappa à la carotide, en fermant les yeux le temps de se protéger du jet de sang et en s’écartant déjà tandis que son ennemi virait au cadavre. Il eut soudain l’impression d’être aveugle, parce qu’il savait qu’il restait un homme indemne dont il ne connaissait pas la position. Les deux premiers qu’il avait blessés pouvaient encore poser problème, mais il était peu probable qu’ils pussent se servir d’un arc. Le quatrième homme se fit connaître par son halètement, et Aspar se retourna pour le voir le charger, son sabre haut levé. Les genoux d’Aspar faiblirent, et il eut l’impression d’avoir des aiguilles dans les poumons R un trouble familier, qu’il avait déjà ressenti lorsque le greffyn l’avait regardé pour la première fois. Voilà ma réponse, pensa-t-il. Du poison. Un homme intelligent armé d’une épée doit pouvoir tuer un homme armé d’une dague. Celui-ci, heureusement, ne paraissait pas bien malin. Son arme était levée pour fendre ; Aspar feignit de vouloir se jeter sur son adversaire, un bond évidemment impossible, et celui-ci réagit en taillant vite et fort. Aspar, lui, s’était immobilisé puis reculé aussitôt, sans jamais se mettre à portée, et tandis que le sabre filait vers le sol avec trop d’élan pour être arrêté, il bondit effectivement cette fois, attrapant le bras armé de sa main gauche et plongeant sa dague dans l’aine de l’homme, juste à gauche de sa protection de fer. Celui-ci s’étrangla et tituba en arrière, balayant l’air des bras pour retrouver son équilibre, son visage perdant ses couleurs. Aspar entendit un gargouillis derrière lui et se retourna lourdement, pour découvrir le premier sefry sur lequel il avait tiré, le dévisageant d’un air surpris. Il tenait un glaive, mais sous -221- les yeux d’Aspar, il le laissa glisser de ses doigts et tomba à genoux. À près de dix verges derrière lui, Winna, l’air résolu, baissait lentement son arc. Elle était pâle, sans qu’il pût dire si cela venait du poison ou de la tension nerveuse. Merveilleux. Il pouvait maintenant sentir la fièvre brûler en lui. Déjà, il était presque trop faible pour tenir sa dague. Il se força néanmoins à faire le tour, pour s’assurer que ses ennemis étaient morts R tous sauf un. Le premier homme sur lequel il avait tiré. L’homme rampait sur le sol, en tenant son bras et en gémissant. Lorsqu’il vit Aspar approcher, il s’efforça de ramper plus vite. Il pleurait déjà, mais il se mit à sangloter. S’il te plaît, implora-t-il. S’il te plaît. Winna ? clama Aspar. Fouille tous les cadavres. Cherche tout ce qui peut être inhabituel. Tu te souviens de ce que nous avait donné mère Gastya ? Tout ce qui peut y ressembler. Il plaça sa botte sur le cou de l’homme. Bonjour, dit-il en s’efforçant d’affecter un air assuré. Je ne veux pas mourir, gémit l’homme. Très bien, dit Aspar. Moi non plus, tu vois ? Et surtout, je ne voudrais pas que mon adorable jeune amie ici présente meure. Mais c’est ce qui va nous arriver, n’est-ce pas, parce que nous avons marché dans les brisées de cette maudite chose que Fend a conjurée. D’un autre côté, j’ai envoyé tous tes amis à Grim pour son déjeuner, et ils t’appellent, sur l’autre berge de la rivière. Je peux t’y envoyer, vite et bien, juste en enfonçant ce couteau à la base de ton crâne. (Il s’accroupit et enfonça ses doigts à l’endroit où la colonne vertébrale rejoignait le crâne. L’homme hurla, et Aspar sentit une odeur immonde.) « Tu le sens ? poursuivit-il. Il y a un trou, là. Un couteau y rentre comme dans du beurre. Mais je n’ai pas besoin de faire ça. Ta blessure au bras n’a rien de grave, et tu pourrais ramper jusqu’aux terres du centre, y trouver une gentille femme, et faire ton beurre pour le reste de ta vie. Mais d’abord il faudrait que tu t’assures que je ne meure pas et que mon amie ne meure pas. Fend me tuera. Aspar s’esclaffa. -222- Non, c’est idiot. Si tu ne m’aides pas, les vers auront fini de te bouffer que Fend n’aura pas encore appris ce qui t’était arrivé. Oui, dit lamentablement l’homme. Il y a un remède. C’est Raff qui l’a sur lui, dans une fiole bleue. Une fois par jour, pas plus d’une petite cuiller. Mais il faudra m’en laisser un peu. Pourquoi ? Parce que sinon je mourrai de toute façon, expliqua-t-il. Le remède n’arrête pas le poison, il le ralentit juste. Si l’on n’en prend pas durant plusieurs jours, c’est comme si on n’en avait jamais pris. Vraiment ? Et quel genre d’imbécile... Ah. Je vois. Fend ne vous l’a dit qu’une fois qu’il a été trop tard, hein ? Oui. Mais il a l’antidote. Il nous l’aurait donné quand nous aurions fini. Je vois. (Il releva la tête avec de grandes difficultés.) Winna ? C’est dans une fiole bleue. J’ai trouvé, lui répondit-elle. Apporte-la ici. Il posa la pointe de son couteau sur la nuque de l’homme. Un instant plus tard, Winna tomba à genoux à son côté. Ses yeux étaient rouges et sa peau blanche comme un ver. Bois-en un peu, dit-il à Winna. (Il appuya un peu sur le couteau.) Si ça la tue, tu la suis, dit-il. Donne-m’en d’abord, dit l’homme. Je te prouverai que ce n’est pas du poison. Winna souleva la fiole bleue, but une gorgée et fit une grimace. Durant un long moment, rien ne se passa. Ça va mieux, dit-elle. Tout a arrêté de tourner. Aspar hocha la tête, prit la fiole et en but un peu. C’était abject, comme un mélange de fiel et de mille-pattes bouillis, mais il se sentit presque instantanément mieux. Il reboucha soigneusement la fiole, et la mit dans son havresac. Et puis en quoi aidiez-vous Fend ? demanda Aspar. Qu’étiez-vous censés faire avant de recevoir l’antidote ? Nous étions juste censés le suivre, et tuer tout ce qui n’avait pas été tué par le vaer. Oui. Pourquoi ? -223- Il est parti tuer les piteux, ça en fait partie, dit-il. Mais il y a aussi un type qu’il est censé trouver, je ne connais pas son nom. Il est censé être avec vous, je crois. Fend a envoyé les étans à leur poursuite ? Oui. Ils sont partis devant, et ne sont pas revenus. Où Fend a-t-il trouvé tous ces monstres ? C’est la sorcière de Sarnwood qui lui a donné le vaer, du moins c’est ce qu’il dit. Mais les monstres ne servent pas Fend. Lui et les monstres servent le même maître. Et qui est-ce ? Aucun de nous ne le sait. Il y a un prêtre. Il vient de Hansa et s’appelle Ashern. Je crois que lui sait, mais il est avec Fend sur le vaer. Le sefry nous avait juste promis le butin. Il nous a dit que nous pourrions prendre tout ce qui se trouverait dans le passage du vaer, puis il nous a expliqué que nous avions été empoisonnés, et il a laissé Galus mourir pour nous montrer que c’était vrai. « S’il te plaît, verdier, je t’en supplie... C’est tout ce que tu sais ? C’est tout. Aspar le renversa sur le dos. Il grimaça et ferma les yeux. Il agita la bouteille R elle était plus qu’à moitié pleine. Ouvre la bouche. L’homme obéit, et Aspar y versa quelques gouttes. Dis-moi quelque chose d’autre, dit Aspar, et je t’en donnerai encore un peu. Si tu tiens assez longtemps, le venin du vaer sortira peut-être de ton système de lui-même, n’est-ce pas ? Ou tu trouveras peut-être un scintillateur qui t’aidera. Cela te donnerait une chance de vivre encore une lune, en tout cas. Plus que tu n’en as pour l’instant. Oui. Qu’est-ce que tu veux savoir ? Pourquoi Fend a-t-il fait enlever les filles ? Les filles ? À la frontière de Loiyes. Là où il a envoyé les étans. L’homme agita la tête. Ces hommes-là ? Nous n’avons rien à voir avec eux. Le vaer et les étans avaient trouvé ton homme, du moins ils l’avaient senti. Ces autres types... nous en avons tué certains, -224- ceux que nous avons croisés. Fend nous a dit que si nous trouvions deux filles, il fallait les tuer aussi, mais que ce n’était pas la peine de les chercher. « Ça, ce n’est pas notre travail, a-t-il dit. Laissons les autres s’en inquiéter. » Aspar fit tomber plusieurs autres gouttes sur sa langue. Quoi d’autre ? Je ne sais rien d’autre. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais. Je suis juste un voleur. Je n’avais même jamais tué auparavant. Je n’avais jamais cru non plus à l’existence de ces choses, mais maintenant je les ai vues. Je veux juste m’en aller. Je veux juste vivre. Eh bien, dit Aspar, alors va-t’en. Mais le poison... Je t’ai donné tout ce que je pouvais. J’ai besoin du reste pour trouver Fend, le tuer et lui prendre l’antidote. Sais-tu à quoi ça ressemble ? Non. Je peux encore te tuer... Je ne sais vraiment pas. Ce qui signifie qu’il n’existe peut-être même pas, pensa gravement Aspar. Viens, Winna, dit-il. Je crois que nous ferions mieux de nous mettre en route. -225- CHAPITRE DIX LA MUSIQUE DES LAMES Paralysée par la terreur, Anne regarda la tenture se soulever et l’obscurité apparaître derrière. Les chandelles s’étaient toutes éteintes, et bien que la seule lumière fût celle de la lune, elle pouvait distinguer clairement chaque détail de la pièce. Le battement dans sa tête était si fort qu’elle craignait de s’évanouir, et elle eût voulu détourner les yeux de ce qui allait venir. Elle avait rêvé de Fastia, avec des vers dans les yeux, s’effaçant derrière cette tapisserie, ouvrant une porte cachée. Maintenant, elle voyait que la porte se trouvait réellement là, et que quelque chose en sortait. Ici, dans le monde réel. Mais était-elle vraiment éveillée ? La silhouette qui entra dans la pièce, en tout cas, n’était pas Fastia. D’abord cela parut être une ombre, puis la lumière de la lune révéla une personne toute vêtue de noir, masquée et encapuchonnée. Une silhouette mince, une femme ou peut-être un enfant, tenant dans une main quelque chose de long, de sombre et de pointu. Un assassin, pensa-t-elle en se sentant soudain engourdie et très lente. Puis les yeux de la personne apparurent, et Anne sut qu’elle avait été vue. À l’aide ! hurla-t-elle délibérément. À l’aide, au meurtre ! -226- Sans un bruit, la silhouette bondit vers elle. La paralysie d’Anne disparut instantanément. Elle roula hors du lit, retomba sur ses pieds, fila vers la porte. Quelque chose de froid et de dur la frappa au bras, et elle ne put plus se servir de ce membre. Il semblait s’être arrêté dans une traction : elle ne pouvait plus le lever ni l’abaisser. Elle regarda, et vit que quelque chose de sombre et de fin avait percé la chair sous l’os, avait traversé, était ressorti de l’autre côté et s’était planté dans Lou. Anne leva les yeux et découvrit un regard violet fixé sur le sien, à une largeur de main d’elle. Elle baissa de nouveau les yeux et comprit que la chose fine dans son bras était la lame d’une épée, tenue par un homme. De quelque façon, elle savait qu’il s’agissait d’un homme, malgré la sveltesse de son apparence. Un sefry, réalisa-t-elle. Il tira sur l’épée, qui s’était solidement enfoncée dans le bois. Ayant apparemment réfléchi, il plongea son autre main vers sa ceinture. La douleur de la blessure de son bras lui parvint soudain, mais la peur fut plus forte, parce qu’elle savait qu’il devait chercher un couteau. Alors elle mit sa tête dans la lune, enfonça ses pieds dans les sombres racines entrelacées de la terre, attrapa les cheveux du sefry de sa main libre, et l’embrassa. Ses lèvres étaient tièdes, chaudes même, et comme elle le touchait, la foudre parut parcourir sa colonne vertébrale et le goût du musc de serpent et de la genièvre calcinée brûlèrent sa gorge. À l’intérieur il était humide et moite comme tous les hommes, mais terriblement anormal, froid là où il aurait dû être chaud, chaud là où il aurait dû être froid, avec rien de familier. Il donnait l’impression d’avoir été brisé et reformé, chaque courbe dans ses os comme une fêlure ressoudée, chaque chair une cicatrice. Il hurla et elle sentit un soudain étirement violent dans son bras comme il la repoussait. L’épée se libéra et elle tomba sur le sol, atterrissant sur son postérieur, les jambes écartées devant elle. -227- Le sefry recula et agita la tête comme un chien qui a de l’eau dans l’oreille. Elle voulut crier encore, mais elle n’avait plus de souffle. Elle attrapa son bras et tout fut humide et gluant d’un sang qu’elle sut être le sien. Mais la porte choisit cet instant pour s’ouvrir, et deux des gardes d’Élyonère jaillirent à l’intérieur, portant des torches qui brillaient tellement violemment que Anne en fut presque aveuglée. Son assaillant, réduit à une mince silhouette sombre par la lumière, parut se reprendre. Sa longue épée darda et frappa l’un des gardes à la gorge. Le pauvre jeune homme tomba à genoux, laissa tomber sa torche pour se serrer le cou et essayer de retenir sa vie avec ses mains. Anne le comprit d’autant mieux que son propre sang coulait entre ses doigts. L’autre garde, qui appelait des renforts, était un peu plus expérimenté. Il portait un haut d’armure de plates et une lourde épée, qu’il tenait face à l’assassin plutôt que se découvrir pour frapper. Le sefry tenta quelques attaques, que le garde para. Fuis, princesse, dit le garde. Anne remarqua qu’il y avait un espace entre lui et la porte ; elle pourrait s’y précipiter, si elle réussissait à faire fonctionner ses jambes. Elle essaya de se mettre à genoux, mais glissa dans le sang, en se demandant si elle allait saigner à mort. Le sefry attaqua et vacilla. En rugissant, le garde coupa violemment ; Anne ne put suivre ce qui se passa alors, mais le fer frappa le fer, et l’homme d’Élyonère dépassa le sefry en chancelant et alla se fracasser contre le mur. Il tomba là, et ne bougea plus. L’assassin se retournait vers elle lorsqu’une autre silhouette jaillit à travers la porte ouverte. C’était Cazio. Il paraissait bizarre, très bizarre, et un instant Anne ne sut dire pourquoi. Puis elle comprit qu’il était aussi nu que le jour de sa naissance. Mais il tenait Caspator à la main. Après seulement la plus infime des hésitations qu’il lui fallut pour estimer la situation, il se précipita vers l’assassin. -228- Cazio fit plonger Caspator vers la sombre silhouette, mais la lame fut accueillie par la vive et familière parade de pert, suivit d’une puissante riposte en uhtavo. Sans devoir réfléchir, la main de Cazio réagit à l’attaque par la parade correspondante, puis enchaîna d’un assaut à la gorge. Son adversaire l’évita en se fendant, et durant un instant, aucun d’entre eux ne bougea. Cazio ressentit vaguement une lointaine gêne passagère d’être nu, mais lui et Austra s’étaient trouvés dans cet état, une chambre plus loin, lorsqu’il avait entendu le cri d’Anne. S’il avait pris le temps de s’habiller, elle serait peut-être morte, maintenant. D’ailleurs elle était déjà blessée, et les craintes qu’il eut pour elle effacèrent son embarras de ne point être vêtu. Cela et la réalisation soudaine qu’enfin, après tout ces mois, il faisait face à un autre adepte de la dessrata. Allons, dit Cazio. Finissons ceci avant que d’autres ne viennent s’en mêler. Il pouvait déjà entendre des gardes arriver. L’homme pencha la tête sur le côté, puis feignit. Cazio rompit, de ne pas croire en la véracité du mouvement, et fut surpris lorsque le bretteur bondit vers le mur, souleva une tapisserie et disparut dans une sombre ouverture que celle-ci dissimulait. En jurant, Cazio se précipita à sa poursuite, écartant la tapisserie de la main gauche. Une lame darda depuis l’obscurité, qu’il ne détourna que de peu. Il s’avança derrière la pointe et pressa la lame contre le mur de sa main libre, et alla s’écraser contre un poing. Celui-ci le frappa à la mâchoire ; le coup n’était pas très fort, mais il était surprenant. Il lâcha la lame. Cazio vacilla en arrière, en imposant à Caspator une série de parades, espérant ainsi toucher un attaquant qu’il ne voyait pas ; mais le bruit de pas qui s’éloignait lui indiqua que son ennemi courait maintenant, plutôt que renouveler son attaque. Jurant encore, Cazio s’élança à sa poursuite. Après quelques secondes, la raison reprit le dessus et il se remit à marcher. Après tout, il ne pouvait rien voir. Il envisagea de retourner chercher une torche, mais il entendait encore des pas étouffés au loin, et il ne voulait pas les perdre. Alors, en -229- gardant la main gauche sur la paroi, il pressa le pas, Caspator tendue devant lui comme la canne d’un aveugle. Il manqua tomber lorsque le passage devint un escalier, qui descendait en une série de courbes étroites. Devant il entendit un clic, et vit un bref instant la lumière de la lune dessiner une silhouette humaine sur le palier en contrebas. Puis la lumière disparut. Il atteignit le palier, et après une brève recherche, trouva la porte et l’ouvrit. Le passage donnait sur un jardin, dissimulé par une haie. Un court chemin menait à une pelouse baignée de lune. Il ne voyait l’agresseur d’Anne nulle part. Il ne pensait pas un seul instant que l’homme avait eu le temps de traverser la pelouse, alors au lieu de sortir de la haie, il roula au sol, et eut la satisfaction de voir sa déduction avérée par un susurrement d’acier à l’endroit où sa tête aurait dû apparaître. Il se remit sur pied avec une garde en prismo. C’est extrêmement décevant, dit-il. J’ai traversé la terre et la mer et la terre encore sans jamais rencontrer un autre dessrator. Je suis désespérément las de ces jeux de boucher qui passent pour de l’escrime en ces terres barbares. Je trouve finalement quelqu’un qui pourrait me donner un peu de plaisir, et voilà que c’est un couard qui ne veut pas se battre. Désolé, répondit l’homme d’une voix étouffée. Mais tu dois bien comprendre que si je ne crains pas de t’affronter, je ne peux me permettre de me battre contre tous les hommes du château. Et si je te laisse me retarder, c’est bien ce qui arrivera. C’était vrai, ils arrivaient déjà dans la chambre d’Anne. Cazio avait entendu les gardes approcher derrière lui, puis... Ils étaient dehors. Comment cela était-il arrivé ? Il se souvenait vaguement avoir poursuivi le bretteur, mais s’il l’avait suivi à travers la pièce et dans les escaliers, n’auraient-ils pas dû croiser les soldats qui arrivaient ? Avaient-ils sauté par une fenêtre ? L’homme interrompit les introspections de Cazio en attaquant. Il était petit, agile R un sefry, peut-être ? Cazio -230- n’avait jamais affronté de dessrator sefry. Sa lame était noircie, et difficile à voir. Cazio para, mais l’assaut s’avéra être une feinte, la véritable attaque venant en ligne basse. Cazio rompit pour se donner le temps de trouver la lame, ce qu’il fit en la saisissant dans une parade de seft, avant de s’effacer sur le côté pour éviter le redoublement rapide de l’attaque, en ligne haute. La lame susurra dans les airs près de sa gorge, et il redressa le bras. Son ennemi le détourna de la paume de la main, et soudain ils étaient de nouveau au corps à corps. Cazio s’engagea immédiatement, frappa de l’épaule, et redoubla, d’un coup qui lui fit mal au bras. Il s’en remit, prêt à frapper de nouveau, mais s’aperçut que l’assassin s’enfuyait. Mamrès te maudisse, viens te battre ! tonna Cazio. Il commençait à faire froid, maintenant. La neige craquait sous ses pieds nus. Il se remit une fois encore à la poursuite du bretteur insaisissable, en soufflant comme un dragon. Ses doigts, son nez et ses autres extrémités s’engourdissaient d’un froid tel qu’il n’en avait jamais connu, et il commença à se souvenir d’histoires qu’il avait entendues au sujet de parties du corps qui gelaient. De telles choses pouvaient-elles réellement se produire ? Cela lui avait toujours paru absurde. Ils fusèrent hors du labyrinthe et coururent à travers un jardin où une statue à peine vêtue de dame Érenda surplombait un couple d’amants de marbre au centre d’un bassin gelé. Plus loin, Cazio pouvait voir un canal ainsi que l’objectif du bretteur : un cheval attaché dans un petit bosquet. Il s’efforça de redoubler de vitesse, avec un succès limité. La neige et ses orteils gourds menaçaient à chaque seconde son équilibre. Le bretteur s’employait à détacher sa monture lorsque Cazio lança son assaut. Lâchant les lanières, l’homme se retourna pour l’affronter. Cazio vit avec surprise qu’il avait rabaissé son masque R probablement pour respirer plus facilement. Les traits étaient effectivement sefrys, délicats et presque bleus dans la lumière de la lune, avec des cheveux si -231- pâles qu’on eût dit qu’il n’avait ni cils ni sourcils, comme si son visage avait été sculpté dans l’albâtre. Il évita l’assaut de Cazio, s’écartant sur le côté tout en laissant sa pointe en place pour qu’il vînt s’y empaler. Mais Cazio s’arrêta à temps dans son élan et engagea la lame tendue. Il n’était pas en position pour riposter mais il écarta, et tous deux se retournèrent aussitôt pour se faire face. Je vais vraiment être obligé de te tuer, fit remarquer le sefry. Ton Vitellien est étrange, presque celui d’un Safnien, dit Cazio. Dis-moi ton nom, ou au moins d’où tu viens. Les sefrys viennent de nulle part, comme tu le sais, répondit l’assassin. Mais mon clan a sillonné les routes entre l’Abrinie et la Virgenye. Peut-être, mais tu n’as appris ta dessrata ni en Abrinie ni en Virgenye. Alors où ? À Toto da’Curnas, répondit-il. Dans les montagnes d’Alixanath. Mon mestro s’appelait Espédio Raes da Loviada. Mestro Espédio ? (Z’Acatto avait étudié sous sa férule.) Mestro Espédio est mort depuis bien longtemps, dit Cazio. Les sefrys vivent longtemps, répondit le bretteur. Dis-moi comment je peux t’appeler. Appelle-moi Acrédo, répondit-il. C’est le nom de ma rapière. Acrédo, je ne crois pas plus que tu as étudié avec mestro Espédio que je crois que tu as chassé le lapin sur la lune, mais voyons... J’attaque du caspo dolo didieto dachi pere... (Il lança un assaut au pied.) Acrédo répondit en contrant instantanément vers le visage de Cazio, mais c’était prévu, et Cazio changea son attaque en contretemps sur le fil de la lame. Acrédo revint en prismo, et battit la lame de Cazio pour un caspo en pert. Cazio esquiva sur la droite et contre-riposta vers les yeux d’Acrédo. Le sefry s’effaça et plongea vers le pied de Cazio, achevant l’assaut comme il avait commencé, sauf que l’épée d’Acrédo traversa le pied engourdi de Cazio jusqu’à s’enfoncer dans la terre. -232- La réponse que tu attendais ? demanda Acrédo en retirant sa lame ensanglantée et en se remettant en garde. Cazio cilla. Joliment fait, reconnut-il. À mon tour, dit Acrédo avant d’enchaîner une série de feintes et d’attaques. Le retour au nid du coucou, dit Cazio en reconnaissant la technique. Il répondit par les contres appropriés, mais une fois encore Acrédo semblait connaître un enchaînement de plus que lui, et cette fois l’échange manqua se terminer avec la lame d’Acrédo dans la gorge de Cazio. Z’Acatto, vieux renard, pensa-t-il. Le vieil homme avait gardé pour lui le contre final de chaque enchaînement. Cela n’avait jamais eu d’importance jusqu’ici, parce que Cazio n’avait jamais eu à affronter un adversaire qui aurait la maîtrise des enseignements du vieux maître ; il avait toujours touché avant la moitié. Mais pour la première fois depuis très longtemps, il se vit dans un duel qu’il pouvait perdre. La mort était une pensée à laquelle il s’était habitué, à force de combattre des chevaliers surnaturels en pleine armure porteurs d’épées magiques. Mais dans un duel de dessrata, personne d’autre que z’Acatto n’avait été à sa mesure depuis ses quinze ans. Il ressentit un peu de peur, mais plus encore d’excitation. Enfin un duel valant d’être livré ! Il enchaîna feinte basse et assaut haut, mais Acrédo rompit d’un pas, enroula Caspator, et se fendit. Cazio sentit la tension monter dans sa lame et soudain, dans un consternant claquement métallique, Caspator se brisa en deux. Acrédo marqua une pause, puis s’avança. En jurant, Cazio battit en retraite, le reste de sa vieille amie en main. Il s’apprêtait à un dernier bond désespéré autour de la pointe d’Acrédo pour revenir au corps à corps lorsque le sefry eut un hoquet soudain et tomba sur un genou. La première pensée de Cazio fut qu’il s’agissait de quelque étrange leurre, comme le « chien à trois pattes », mais il vit ensuite la flèche qui dépassait de sa cuisse. -233- Non ! s’exclama-t-il. Mais les hommes d’arme étaient maintenant partout le long du canal. Acrédo releva sa rapière d’un air de défi, mais un archer lui décocha à dix pas une flèche qui le frappa à l’épaule, et quelques instants plus tard, un autre trait lui traversa la gorge. Le sefry referma ses mains sur sa blessure et regarda Cazio droit dans les yeux. Il voulut dire quelque chose, mais en lieu de cela, le sang gargouilla entre ses lèvres, et il tomba le visage en avant dans la neige. Cazio releva les yeux, furieux, et vit sire Neil. Le chevalier n’avait pas d’armure, quoi qu’il fût mieux vêtu que Cazio : il portait une chemise blanche, des chausses, et plus enviable que tout, des brossequins. Sire Neil, s’exclama Cazio, nous nous battions en duel ! Il n’aurait pas dû mourir ainsi ! Cette ordure a blessé sa majesté, répondit Neil, en tentant de l’assassiner de sang-froid. Il ne méritait pas l’honneur d’un duel, ni une quelconque forme de mort honorable. (Il détourna les yeux vers le cadavre d’Acrédo.) « J’aurais néanmoins préféré le prendre vivant, pour découvrir qui l’avait envoyé. (Neil adressa à Cazio un regard dur.) Il n’est pas question de sport, dit-il. Si tu crois cela, si ton amour du duel a plus d’importance à tes yeux que la sécurité d’Anne, alors je me demande si tu es vraiment ici à ta place. Si je n’avais pas été là, elle serait morte, répliqua Cazio. C’est vrai, dit Neil. Mais mon argument reste valable, je crois. Cazio le reconnut d’un petit signe de tête. Cazio ramassa la rapière du sefry. Elle était magnifiquement balancée, mais plus légère que Caspator. Je prendrai soin de ton arme, dessrator, dit-il à son adversaire mort. J’eus simplement préféré la mériter. Quelqu’un plaça une cape autour des épaules de Cazio, qui réalisa qu’il tremblait de manière quasi incontrôlable. Il lui apparut également qu’il était stupide, que sire Neil avait raison. -234- Mais il ne pouvait se défaire de l’idée que quels que fussent ses crimes, un dessrator méritait de mourir de la pointe d’une rapière. Asseyez-moi, ordonna Anne. Le simple fait de prononcer ces mots suffit presque à la faire s’évanouir. Tu devrais rester étendue, dit le léic d’Élyonère. C’était un jeune homme, au charme assez féminin. Anne se demanda combien il pouvait connaître de remèdes qui n’avaient pas trait au sexe. Il avait jugulé l’hémorragie et mis sur son bras quelque chose qui avait fait diminuer la douleur, mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’allait pas mourir de septicité dans les prochains jours. Je m’assiérai contre les oreillers, dit-elle. Comme le désire sa majesté. Il l’aida à se mettre dans cette position. J’ai besoin de quelque chose à boire, dit Anne. Vous l’avez entendue, dit Élyonère. Sa tante était vêtue d’une robe de chambre violette d’un tissage complexe dont Anne ne connaissait pas le nom. Elle semblait ivre, et inquiète. Mais le plus intéressant était Austra, qui ne portait rien d’autre qu’un dessus-de-lit serré autour de ses épaules. Elle avait apparu quelques instants à peine après le départ de Cazio, ce qui laissait d’autant plus à penser que Cazio avait été nu. Austra, va passer quelque chose, dit-elle gentiment. Austra eut un hochement de tête reconnaissant et disparut dans le vestiaire adjacent. Un instant plus tard, une jeune fille aux boucles blondes, vêtue d’une robe ambre et d’un tablier rouge, apparut avec une coupe de ce qui s’avéra être du vin mouillé. Anne l’avala avidement, son dégoût de l’alcool n’étant déjà plus qu’un souvenir. La jeune fille s’approcha d’Élyonère et lui murmura quelque chose à l’oreille. Élyonère soupira, apparemment de soulagement. L’assassin est mort, dit-elle. -235- Et Cazio ? Élyonère regarda vers la fille, qui rougit et dit quelque chose trop bas pour qu’Anne l’entendit. Élyonère gloussa. Il va bien, plus ou moins, parce qu’il risque de perdre des bouts à cause du froid. Lorsqu’il sera habillé, je désire le voir. Ainsi que sire Neil. Elle se tourna pour regarder les hommes d’Élyonère emporter les cadavres des gardes. Austra émergea quelques instants plus tard, ayant enfilé des jupons et une ample robe de feutre nahzgave. Anne la reconnut pour avoir autrefois été l’une des robes préférées de Fastia. Cela avait été Fastia, n’est-ce pas ? Son esprit ou son fantôme, venu à elle en rêve. Si elle ne l’avait pas réveillée, le sefry aurait accompli son méfait sans encombre ; elle serait morte dans son lit sans un bruit. Tante Élyonère, demanda Anne, tu connaissais l’existence de ce passage ? Évidemment, ma chère, répondit-elle. Mais je suis l’une des seules. Je le croyais sûr. J’aurais préféré que tu m’en parles. Moi aussi, ma colombe, répondit-elle. Oncle Robert doit le connaître aussi, non ? Élyonère agita négativement la tête avec certitude. Non, ma chère. C’est une impossibilité. Je n’aurais même pas pensé... D’un autre côté, j’en sais certainement moins des sefrys que je ne le croyais. Que veux-tu dire ? Cazio choisit cet instant pour entrer. Il boitilla en affectant désespérément de ne pas le faire, mais le bandage de son pied prouvait de façon plus qu’évidente qu’il avait été blessé. Anne ! s’exclama-t-il en se précipitant pour venir s’agenouiller auprès de son lit. Est-ce que c’est grave ? Il prit sa bonne main, et elle fut surprise de sentir combien sa peau était froide. -236- Son épée m’a traversé les chairs du bras, répondit Anne en Vitellien. L’hémorragie est étanchée. Il n’y avait pas de poison, heureusement. Et toi ? Rien d’important. (Ses yeux se détournèrent et vinrent se fixer à l’endroit où se trouvait Austra.) Austra ? Je n’ai jamais couru aucun danger, répondit-elle, le souffle un peu court. Cazio relâcha la main d’Anne R un tout petit peu trop hâtivement, jugea-t-elle. Il t’a touché ? demanda Anne. Une petite blessure, au pied. Je l’aurais vaincu, je crois. Tu crois ? Il était très bon. Un élève du mestro de mon mestro. Ah. C’était un détail pour elle, mais pour lui, cela semblait vouloir dire beaucoup. Cazio, dit Élyonère. On vous a retrouvés tous les deux près du canal. Comment êtes-vous arrivés là ? Je l’y ai poursuivi depuis le labyrinthe végétal, duchesse, répondit le bretteur. C’est là que ressort le passage ? demanda Anne. Ce mur dans la grotte ? Un passage ? demanda Cazio en fronçant les sourcils. Oui, dit Anne. Ce passage, là, dans le mur. Derrière la tapisserie. Cazio regarda la tapisserie. Il y a un passage caché là derrière ? C’est comme ça qu’il est entré ? Oui, dit Anne d’un ton un peu irrité. Et c’est comme ça qu’il est sorti. Et que tu l’as suivi. Je suis désolé, mais je n’ai jamais fait une telle chose. J’y ai assisté. Cazio cilla, et pour peut-être la deuxième ou la troisième fois en l’espace de tous les mois qu’elle l’avait connu, il parut avoir perdu sa langue. Cazio, demanda aimablement Élyonère, comment es-tu sorti, à ton avis ? Comment es-tu allé jusqu’à la grotte du labyrinthe végétal ? -237- Cazio posa fermement ses mains sur ses hanches. Eh bien, je... commença-t-il d’un ton assuré, avant de s’interrompre et de froncer de nouveau les sourcils. Je... Es-tu devenu fou ? demanda Anne. Qu’est-ce que tu as bu ? Il ne peut pas s’en souvenir, ma colombe, dit Élyonère. Aucun homme ne le peut. C’est une sorte de charme. Les femmes peuvent se souvenir des passages dans ces murs. Les femmes peuvent les utiliser. Un homme peut y être mené, mais cela ne marquera pas sa mémoire. D’ici quelques instants, ce pauvre Cazio ne se souviendra même pas que nous en avons parlé, ni aucun autre homme ici. C’est absurde, dit Cazio. Qu’est-ce qui est absurde, mon cher ? lui demanda Élyonère. Cazio cilla, et parut un peu effrayé. Tu vois ? Mais ce sefry était un homme. J’en suis quasi certaine. Nous nous en assurerons, dit Élyonère. Il y a des façons d’en être certain, tu sais. Mais je suppose que le charme a été fait pour les humains, peut-être qu’il ne fonctionne pas avec les sefrys. Tout cela est très étrange. Alors ta mère ne t’a jamais montré les passages du château d’Eslen ? Les passages secrets, tu veux dire ? Oui. Austra ? Anne se tourna vers l’endroit où se tenait Austra, qui regardait surtout vers le sol. J’en ai entendu parler, dit-elle doucement. Mais je ne suis jamais allée que dans l’un d’entre eux. Et tu ne m’en as pas parlé ? s’étonna Anne. On m’avait demandé de ne rien dire, répondit-elle. Alors le château d’Eslen a des passages de ce genre ? C’est le moins que l’on puisse dire, répondit Élyonère. Il en est criblé. -238- Et oncle Robert n’en sait rien, reprit Anne d’un ton songeur. Je pourrais faire entrer une armée dans le château, et le prendre de l’intérieur. Élyonère sourit tristement. Tu aurais des difficultés, si l’armée est composée d’hommes, je crois, dit-elle. Je pourrais les mener ! dit Anne. Peut-être, dit Élyonère. je te dirai ce que j’en sais, évidemment. Certains ouvrent-ils au-delà de la ville ? Oui, dit Élyonère. Au moins un de ceux que je connais. Et beaucoup émergent à l’intérieur de la cité, en divers endroits. Je pourrai te dire où ils sont, peut-être même te préparer un semblant de carte, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Bien, répondit Anne. C’est très bien. Anne comprit alors qu’elle était prête. Non pas parce qu’elle savait ce qu’elle faisait, mais parce qu’elle n’avait pas le choix. Dix années d’études de l’art de la guerre et de la façon d’opérer une armée eussent pu la rendre plus apte à la tâche, mais dans quelques neuvaines, sa mère serait mariée, et elle aurait à combattre non plus seulement les troupes que Robert réussirait à rassembler, mais aussi Hansa et l’Église. Non, elle était prête, parce qu’elle n’avait d’autre choix que de l’être. -239- CHAPITRE ONZE L’ÉPÎTRE Bien qu’il fût fait de plomb, Stéphane manipulait le manuscrift précautionneusement, comme s’il se fût agi du plus fragile des bébés, de ceux qui sont nés trop tôt. Il a été nettoyé, fit-il remarquer. Oui. Reconnais-tu les lettres ? Stéphane acquiesça. Je ne les ai déjà vues que sur quelques pierres tombales, en Virgenye. De très, très vieilles pierres tombales. Exactement, dit le fratrex. C’est l’ancienne écriture virgenyenne. En partie, reprit Stéphane, mais pas entièrement. Cette lettre, ici, et celle-là, toutes deux viennent de l’écriture thiuda, telle qu’adaptée par le Cavari. (Il tapota sur un carré au centre duquel était pressé un point.) Et ceci, c’est une variante primitive du Vitellien, qui représentait le son « th » ou « dh », comme dans thaurn, ou, euh... dréodh. C’est un mélange d’écritures, alors. Oui, confirma Stéphane. C’est... (Il s’interrompit, sentant le sang envahir son cuir chevelu et son cœur battre le boute-selle. Frère Stéphane, tout va bien ? demanda Ehan qui l’observait d’un air inquiet. Où avez-vous trouvé cela ? demanda Stéphane d’une voix éteinte. -240- Il a été volé, en fait, dit le fratrex. Il avait été trouvé dans une crypte de Kaithbaurg-les-Ombres. Nous l’avons obtenu par l’intermédiaire d’un convent. Eh bien, ne me laisse pas la tête dans le sac, dit Ehan en s’efforçant d’alléger l’ambiance. Qu’avons-nous ici, frère Stéphane ? C’est un épître, répondit-il en ne le croyant pas encore lui-même. La bouche du fratrex forma un petit « o ». Ehan se contenta de hausser les épaules d’un air perplexe. C’est un vieux mot virgenyen, que l’on n’emploie plus dans la langue du roi, expliqua Stéphane. Cela décrit une sorte de lettre. Lorsqu’ils préparaient leur révolte, les esclaves des skasloï se les passaient de l’un à l’autre. Ils étaient écrits en code, afin que, dans le cas où les épîtres seraient interceptés par leurs ennemis, les informations fussent, elles au moins, protégées. Si c’est en code, comment peux-tu le lire ? s’étonna Ehan. Un code peut être brisé, dit Stéphane, maintenant excité. Mais pour faire cela, j’aurai besoin de plusieurs livres. Tout ce que nous avons ici est à ta disposition, dit le fratrex. Lesquels as-tu en tête ? Eh bien, songea Stéphane, le Tafliucum Eingadeicum, évidemment... et le Caidex Comparakinum Prismum, le Deifteris Vetis et le Runaboka Siniste, pour commencer. Pour ceux-là, j’avais déjà deviné, répondit le fratrex. Ils sont emballés et prêts à partir. Partir ? Oui. Nous n’avons pas beaucoup de temps, et tu ne peux pas rester ici, dit le fratrex. Nous avons repoussé une attaque des Hiérovasi, mais il y en aura d’autres, soit de leur part, soit de nos autres ennemis. Nous ne restions ici que pour t’attendre. Pour m’attendre ? Oui. Nous savions que tu aurais besoin des ressources du scriftorium, mais nous ne pourrons en emporter qu’une fraction. Alors nous avons tout conservé jusqu’à ton retour, parce que je ne savais pas de quoi tu aurais exactement besoin. -241- Je ne suis tout de même pas le seul érudit dans le domaine des langues... Tu es le meilleur de ceux qui vivent encore, dit le fratrex, et le seul à avoir arpenté la voie des sanctuaires de saint Decmanus. « Mais ce n’est pas la seule raison, je le crains. Je ne voudrais pas t’accabler d’un fardeau supplémentaire, mais tous les augures convergent quant à ton importance personnelle dans la crise à venir. Je crois que c’est en rapport avec le fait que tu as été celui qui a soufflé dans la corne et réveillé le roi, encore qu’il est difficile de dire si tu es important parce que tu as soufflé dans la corne, ou si tu as soufflé dans la corne parce que tu es important, vois-tu ? Le monde spétural ne livrera jamais tous ses secrets. Mais que suis-je censé faire, exactement ? Rassemble les livres et les rouleaux dont tu sais que tu auras besoin, dans la limite de ce que peuvent porter une mule et un cheval. Prépare-toi à partir au matin. — Demain ? Mais je n’aurai jamais assez de temps, j’ai besoin de réfléchir ! Tu ne comprends pas ? Si c’est bien un épître, c’est probablement le seul qui a survécu. Ehan toussa. Vous voudrez bien m’excuser tous les deux, mais ce n’est pas exact. Mes études n’ont pas été très poussées, je sais, et les vertus des minéraux ont toujours été mon centre d’intérêt principal, mais à l’ ahvashez de Skefhavnz, j’ai étudié la lettre de Jean Wotten à Sigthors. Je ne savais pas ce qu’était un épître, mais c’en serait un, n’est-ce pas ? Oui, dit Stéphane, c’en serait un si ce que tu as étudié était vraiment une lettre de Wotten à Sigthors, mais ce n’est pas le cas. Ce que tu as étudié était une reconstitution de ce texte faite par Wislan Fethmann il y a quatre siècles. Il s’est appuyé sur un court résumé écrit par l’un des petits-neveux de Sigthors soixante ans après la victoire sur les skasloï. « Sigthors a été tué durant la bataille. Le petit-neveu a obtenu ses informations du seul fils survivant de Sigthors, Wigngaft, qui avait sept ans lorsque son père lut à haute voix sa lettre à ses partisans, et soixante-sept ans lorsqu’on lui -242- demanda de se souvenir de ce qu’elle disait. Il en existe par ailleurs une ligne unique qui est censée avoir été consignée par Thaniel Farré, le messager qui avait transmis la missive. Mais nous ne possédons pas l’original de Farré, seulement une copie de troisième main d’une citation de Farré dans le Tafles Vincum Maimum, qui a été écrit mil ans après sa mort. « Quoi qu’il arrive, aucun de mes petits-enfants ne verra jamais un lever de soleil sous le joug de l’esclavage. Si nous échouons, c’est de ma propre main que je mettrai fin à ma lignée. » Ehan cilla. Alors ce n’est pas vraiment ce qui a été écrit ? À dire vrai, nous n’avons aucun moyen de le savoir, répondit Stéphane. Mais Fethmann a certainement été inspiré par les saints afin de créer une reconstitution fidèle. C’est une façon de voir, dit sèchement Stéphane. Quoi qu’il en soit, il écrivait en moyen Hansien, pas dans la forme cryptée originale, alors qu’il ait été inspiré ou pas, son « épître » ne nous est d’aucune utilité pour traduire le nôtre. Il existe, ici et là, quelques autres épîtres d’une provenance aussi douteuse que celui dont tu parles. En fait, il n’est pas rare de les trouver en vente dans les caravanes sefrys, à la fois en tant qu’originaux cacographes et en tant que traductions. Très bien, dit Ehan d’un ton brusque. Alors notre épître était un faux, une tradition locale non approuvée par l’Église. Et alors ? Il n’existe donc pas d’épître authentique ? Il existe deux fragments, ne comprenant ni l’un ni l’autre plus de trois lignes. Ceux-là semblent être des originaux, quoique aucun ne soit ici. Mais ils sont censés être fidèlement reproduits dans le Casti Noibhi. Nous possédons la copie dhuvienne de ce volume, dit le fratrex. J’aurais espéré une meilleure édition, dit Stéphane. Mais si c’est ce que vous avez de mieux, il faudra faire avec. Une pensée lui vint, et il regarda le fratrex dans les yeux. Attends un instant, dit-il. Tu as dit que cet épître, si c’en est effectivement un, est un indice quant à la localisation du -243- journal de Virgenye Dare. Mais comment est-ce possible, quand son journal a été caché des siècles après la fin de la révolte ? Ah, dit le fratrex. Oui, cela. Il fit un signe à Ehan, qui souleva un tome relié de cuir de derrière son banc. La vie de saint Anemlen, dit le fratrex. Alors qu’il se trouvait à la cour du bouffon noir, Anemlen entendit parler de frère Choron, à qui le journal avait été confié. Choron était supposé s’être arrêté dans le royaume dix ans avant que le bouffon ne conquît son trône sanglant, et y avoir servi en tant que conseiller du monarque qui régnait alors. « Le livre était resté là un temps. Dans un passage, Anemlen consigne que Choron avait découvert dans un reliquaire le rouleau que tu tiens aujourd’hui dans tes mains. Sans dire ce que c’était, il affirme que celui-ci parlait d’un « lieu sûr » dans une montagne à dix-huit jours de cheval au nord, et que cette montagne s’appelait Vhelnoryganuz. « Il partit à sa recherche, à l’évidence parce qu’il pensait que le plus sacré des écrits y serait plus en sécurité. Il partit pour Vhelnoryganuz, mais ne revint jamais. Comme tu le sais, le bouffon noir avait sa cour à l’endroit où se trouve maintenant la cité de Wherthen, même s’il ne reste plus grand-chose de la forteresse originale. Mais lorsque l’Église a libéré et consacré la région, ils ont rassemblé tous les scrifts qu’ils ont pu trouver. Les écrits maléfiques ont été brûlés, pour la plus grande partie. Ceux qui ne l’étaient pas ont été réunis et copiés. « Et puis il y avait quelques rares écrits qui ont été conservés dans le scriftorium, parce que personne ne savait dire ce qu’ils étaient vraiment. Celui-ci en faisait partie. Frère Desmond en a fait l’acquisition pour moi R les saints soient remerciés qu’il n’ait pas discerné sa nature. Nous l’avons reçu juste avant que tu ne t’enfuies d’ici. Si tout s’était passé comme prévu, tu l’aurais étudié il y a des mois, et à un rythme plus plaisant. Malheureusement, tout ne s’est pas passé comme prévu. Malheureusement, renchérit Stéphane. (Il se redressa et posa ses mains sur ses genoux.) Mes frères, si mon temps est -244- vraiment à ce point compté, je devrais me rendre au scriftorium dès maintenant. Effectivement, dit le fratrex. Et pendant ce temps, nous nous chargerons des autres préparatifs. La mort suivait le vaer de près. Les Oestriens appelaient la saison froide l’hiver, mais l’hiver avait pour caractéristique de donner aux fermiers et aux villageois le temps de penser, de fermer leurs maisons, d’attendre que le sol fît de nouveau croître leur nourriture. Lorsque les gens avaient trop de temps pour penser, il en résultait généralement beaucoup trop de mots, Stéphane en étant le parfait exemple. Donc les Oestriens appelaient l’hiver l’hiver, mais ils l’appelaient aussi la nuit de l’ours, et le crépuscule, et les trois lunes de la mort. Aspar n’avait trouvé aucune utilité à lui donner plus d’un nom, mais le dernier lui avait paru spécifiquement malvenu : la forêt n’était pas morte en hiver, elle pansait juste ses plaies. Elle se soignait. Elle rassemblait ses forces pour survivre à la bataille qu’était le printemps. Certains des chênes-fer contre lesquels le vaer s’était frotté avaient été de jeunes pousses quand les Skasloï dirigeaient encore le monde. Ils avaient observé, à leur lente et robuste manière, tandis que d’innombrables tribus d’hommes et de sefrys passaient sous leur feuillage et disparaissaient en l’espace de quelques années. Ces arbres ne verraient pas un autre printemps. Déjà, une sève à l’odeur infâme avait commencé à s’écouler de craquelures dans leur écorce ancienne, comme le pus d’une plaie gangrenée. Le venin du vaer agissait encore plus vite dans le bois, semblait-il, que dans la chair. Les lichens, mousses et fougères qui enveloppaient les arbres étaient déjà noirs. Sa main s’abaissa pour aller toucher le carquois à sa ceinture. L’arme qu’il contenait provenait du Caillo Vaillamo, le temple qui était le centre, le cœur et l’âme de l’Église. On lui avait dit qu’elle ne pouvait plus être utilisée que deux fois, et il s’en était déjà servi pour tuer un étan. Il avait reçu l’ordre d’en user pour tuer le roi de bruyère. -245- Mais le roi de bruyère ne tuait pas la forêt qu’Aspar aimait. C’était tout le contraire : le seigneur des piteux semblait même se battre pour la sauver. Oui, il massacrait des hommes et des femmes ; mais si l’on comparait ces vies à celles des chênes-fer... Aspar jeta un œil vers Winna, mais elle regardait droit devant elle, concentrée sur sa route. Winna comprenait beaucoup de choses sur lui, mais il ne pouvait partager de tels sentiments. Même si elle était plus à son aise dans la nature que la plupart des gens, elle venait néanmoins d’un monde de cheminées et de maisons, le monde clos des hommes. Son cœur était tendre pour les autres. Mais si Aspar aimait lui aussi quelques personnes, la plupart des gens le laissaient indifférent. Ils n’étaient que des ombres pour lui, quand la forêt était réelle. Et si la forêt ne pouvait survivre qu’au prix de l’extinction de l’espèce humaine... Et si c’était de lui, Aspar, que dépendait ce choix... Eh bien, cela s’était déjà présenté il y avait peu, n’est-ce pas ? C’était Leshya qui l’avait convaincu de ne pas le faire, Leshya et le roi de bruyère lui-même. Combien de villageois étaient morts depuis qu’il avait pris cette décision ? Le vaer serait-il ici, si le roi de bruyère avait déjà péri de ses mains ? Il ne le savait pas, évidemment, et n’avait aucun moyen de le savoir. Alors, quand il reverrait le vaer, devrait-il se servir de la flèche, oui ou non ? Par Grim, oui. Ce monstre tuait tout ce qu’il touchait. Et comme si cela ne suffisait pas, il était chevauché par Fend. S’il avait eu le temps de réfléchir un peu plus, il l’aurait tué la première fois qu’il l’avait vu. Les chevaux ralentirent parce qu’ils étaient trop épuisés pour les porter, alors Aspar et Winna mirent pied à terre et les menèrent en marchant, en s’efforçant de rester à l’écart de la piste empoisonnée. Les yeux d’Ogre étaient chassieux et Aspar avait peur pour lui, mais il savait qu’il ne pouvait lui donner une seule goutte de potion, pas avec la vie de Winna en jeu. Il ne pouvait qu’espérer que les chevaux n’étaient pas entrés en contact direct avec le souffle du vaer, et qu’ils ne souffraient que -246- d’un empoisonnement mineur, auquel il était peut-être possible de survivre. La piste s’achevait devant un trou dans le flanc d’une colline. Avec un léger choc, Aspar reconnut l’endroit. C’est ici que se trouvait le Rewn Rhoidhal, dit-il à Winna. Je me posais la question, répondit Winna. Elle connaissait les retraites des Halas, pour être déjà allée dans un tel endroit avec Aspar, le Rewn Aluth. Lequel avait été déserté. Ils l’avaient tous été. Est-ce... Est-ce celui dont vient Fend ? Aspar agita négativement la tête. Pour autant que je sache, Fend n’a jamais vécu dans un rewn. Il faisait partie des nomades. Comme ceux qui t’ont élevé. Oui, dit Aspar. Winna indiqua du doigt l’ouverture béante. Je pensais que les Halas dissimulaient un peu mieux les accès de leurs refuges. Et c’est le cas. Celui-ci était tout petit, mais on dirait que le vaer l’a assez élargi pour pouvoir y passer lui-même. Il a creusé dans la roche ? demanda Winna. Aspar tendit la main et brisa un bout de terre rougeâtre. C’est de l’argile, dit-il. Ce n’est pas très dur. Mais il faudrait tout de même beaucoup de temps à beaucoup d’hommes avec des pioches et des pelles pour élargir le trou à ce point. Winna hocha la tête. Et maintenant ? Je suppose que le seul moyen de le suivre est d’entrer, dit Aspar en mettant pied à terre et s’employa à desseller Ogre. Il nous reste de l’huile ? Ils abandonnèrent de nouveau les chevaux et commencèrent à descendre le talus. Les débris alentour étaient récents, plus que probablement attribuables au vaer. La lumière de leur torche dansait à mesure que des mouvements d’air incertains agitaient sa flamme, mais Aspar -247- put voir qu’ils s’enfonçaient profondément sous la terre. Même dans ces conditions, la piste du vaer n’était pas difficile à suivre. Ils quittèrent rapidement l’antichambre d’argile pour un couloir de roche ancienne et dure, mais même là le poids du ventre de la bête avait brisé des stalagmites à leur base. En un endroit où le plafond humide s’abaissait beaucoup, le dos de la créature avait également fracassé les stalactites. Le rewn était silencieux, sauf pour le bruit de leurs pas sur la pierre, et celui de leur respiration. Aspar s’arrêta pour chercher des traces de Fend, qui avait bien dû mettre pied à terre ici, mais les signes qui n’avaient pas été détruits par le passage du vaer se mêlaient à ceux laissés par des centaines de piteux. Ils continuèrent leur chemin et entendirent bientôt des voix, étouffées par la pierre. Dans la distance, Aspar pouvait voir que le couloir ouvrait sur quelque chose de bien plus grand. Attention, prévint-il. Ce bruit, dit Winna. Ce doit être les piteux. Oui. Et si ce sont des alliés du vaer ? Ce n’est pas le cas, dit Aspar, son pied glissant sur quelque chose de gluant. Tu en es sûr ? Assez, répondit-il. Fais attention où tu marches. Mais c’était un conseil inutile. Les dernières verges du tunnel étaient couvertes de tripes et de sang, comme si cinquante carcasses avaient été réduites au mortier puis étalées sur le sol comme du beurre sur du pain. Ici et là il distinguait un œil, une main, un pied. L’odeur était absolument abjecte. Par les saints, laissa échapper Winna d’une voix pantelante lorsqu’elle réalisa de quoi il s’agissait. Elle se plia en deux et se mit à vomir. Aspar ne lui en voulut pas : son propre estomac se soulevait, et il avait pourtant vu beaucoup de choses. Il s’accroupit à côté d’elle et lui posa la main sur le dos. Attention ma belle, lui dit-il. Tu vas me rendre malade, à faire ça. -248- Elle gloussa tristement, le regarda, puis recommença. Je suis désolée, articula-t-elle lorsqu’elle eut terminé. Toute la caverne sait maintenant que nous sommes là, je suppose. Je ne crois pas que ça les intéresse, dit Aspar. La porte du scriftorium était si basse qu’elle imposait d’entrer à quatre pattes, afin de « venir à la connaissance à genoux ». Mais c’était au moment où il se relevait que Stéphane se sentait réellement humble, lorsqu’il était confronté aux merveilles du scriftorium. Stéphane n’était pas né pauvre. Sa famille, comme il avait été autrefois fier de le proclamer, était les Darige de Cap Chavel. Le domaine de son père était ancien, situé sur les falaises sinueuses et rongées par la mer de la baie de Ringmère, et construit de la même pierre fauve. Les salles les plus anciennes avaient autrefois fait partie d’une place forte, même s’il ne restait plus grand-chose des murailles incurvées originales. La construction principale avait quinze chambres, et s’y adjoignaient de nombreux bâtiments, écuries et dépendances. La famille élevait des chevaux, mais tirait la plus grande partie de ses revenus de ses fermes, de ses fronts de mer, et de ses bateaux. Le scriftorium de son père était très estimé, pour une collection privée. Il possédait neuf livres, que Stéphane connaissait tous par cœur. Morris Top, la ville la plus conséquente de la paroisse, à une lieue de là, se glorifiait d’un scriftorium de quinze livres, qui était tenu par l’Église. Le collège de Ralegh, de loin la plus importante université de Virgenye, possédait l’immense total de cinquante-huit parchemins, tablettes et livres reliés. Ici, Stéphane se tenait dans une tour ronde qui contenait des milliers de livres. Elle s’élevait sur quatre étages, avec simplement un passage des plus étroits à chaque étage. Des échelles couvraient les distances verticales ; les livres étaient descendus et remontés par un système de paniers, de cordes et de poulies. -249- Les choses avaient changé depuis la dernière fois qu’il était venu ici. Autrefois, la tour fourmillait de moines qui copiaient, lisaient, annotaient, étudiaient. Maintenant, en plus de lui, il n’y avait qu’un seul moine, qui s’employait frénétiquement à envelopper des parchemins dans des étuis de cuir huilés. Celui-ci lui fit un signe de la main, avant de retourner immédiatement à ses occupations. Stéphane ne l’avait pas reconnu, de toute façon. Son intimidation naturelle disparut à mesure que la situation se rappelait à lui. Par où commencer ? Il se sentait dépassé devant l’ampleur de la tâche. Eh bien, le Casti Noibhi était une évidence. Il le trouva au deuxième étage, et feuilleta ses pages toilées appuyé contre la rambarde. Il trouva rapidement les fragments d’épître écrit en ce qui était censé être la forme cryptée originale. Il vit immédiatement que les symboles, comme il le suspectait, étaient principalement de l’ancienne écriture virgenyenne, mêlée de Thiuda et de Vitellien primitif. Cela n’apporta guère qu’une confirmation à ses suppositions. En hochant la tête, il se rendit dans une autre section et choisit un rouleau d’inscriptions funéraires et de formules élégiaques virgenyennes. Le rouleau en lui-même était assez neuf, mais les inscriptions avaient été recopiées sur des pierres gravées il y avait plus de deux mille ans. Le code de l’épître avait certainement été construit autour de l’une des langues de l’époque de l’insurrection. Les principales étaient le Vitellien antique, le Thiuda, le Cavari ancien et le Virgenyen ancien. De ces quatre langues descendaient presque toutes celles qui étaient parlées aujourd’hui, pour ce qu’en savait Stéphane. Mais il existait d’autres langues, aux origines différentes. La plupart venaient de très loin ; les skasloï avaient conquis des terres au-delà des mers, et leurs esclaves avaient parlé bien d’autres langues que celles de la Crotheny. Celles-là n’auraient pas apparu ici. Il y avait également le langage des esclaves, dont les lettrés ultérieurs ne savaient quasiment rien. Mais Stéphane doutait que ses ancêtres en eussent usé dans leur écriture -250- crypte, parce que les skasloï eux-mêmes avaient participé à son élaboration. Il y avait aussi le Yeszic, le Vhilatauta, et le Yaohan. Le Yeszic et le Vhilatauta avaient des descendances parlées en Vestranie et dans les monts Barghs et Iutins, et quelques tribus, comme celle d’Ehawk, parlaient des langues yaohannes. Il s’immobilisa. Ehawk. Stéphane réalisa avec une certaine culpabilité qu’il l’avait oublié. Qu’était-il arrivé au garçon ? Un instant il avait été avec lui, serrant son bras, et l’instant d’après... Il demanderait au fratrex de se renseigner auprès des piteux. C’était tout ce qui était en son pouvoir. Il aurait dû s’en occuper bien plus tôt, mais il avait tant à faire, et si peu de temps. Bien. Plus une langue était obscure, plus elle faisait un bon code, par elle-même. Donc il aurait besoin de tous les lexiques qu’il pourrait trouver sur les langues originelles. D’ailleurs, sa destination putative se trouvait dans les Barghs, ce qui signifiait qu’un minimum de connaissance des langues vhilatautianes actuelles pourrait également lui être utile. Il se mit immédiatement en quête de ces tomes. Lorsqu’il les eut fait descendre par panier jusqu’au sol, il eut une autre idée plus intéressante et se précipita vers les textes de géographie et les cartes. Les monts Barghs étaient immenses ; une fois qu’il aurait traduit l’épître R s’il le traduisait R il aurait besoin de trouver la meilleure route jusqu’à la montagne Vhelnoryganuz, ou tous ses efforts seraient vains. Stéphane n’était pas certain du nombre d’heures qui avaient passé lorsque Ehan le trouva, mais la coupole de verre au-dessus de lui était noire depuis bien longtemps et il travaillait à la lumière d’une lampe sur l’une des grandes tables de bois du rez-de-chaussée. Le jour nouveau approche, dit Ehan. N’as-tu donc pas besoin de sommeil ? Je n’ai pas le temps, dit Stéphane. Si je dois vraiment partir au lever du soleil... -251- Ce devra peut-être même être plus tôt, dit Ehan. Il se passe quelque chose au rewn. Nous avons une vigie, mais nous ne sommes pas certains de ce que c’est. Que fais-tu ? J’essaie de trouver notre montagne, dit Stéphane. Je suppose que ce n’est pas simple au point qu’elle serait indiquée sur la carte, dit Ehan. Stéphane agita la tête d’un air las et sourit. Il réalisa que malgré tout, il n’avait pas été aussi heureux depuis très longtemps. Il eût souhaité que cela ne s’arrêtât jamais. Non, dit-il. (Il posa le doigt sur une carte moderne à grande échelle qui montrait les terres du centre et les Barghs.) J’ai essayé d’estimer la distance que l’on pouvait parcourir à cheval en dix-huit jours depuis Wherthen, reprit-il. Le fratrex a raison, les Barghs sont les seules montagnes dans lesquelles notre « lieu sûr » peut se trouver. Mais comme tu l’as dit, s’il existe une montagne appelée Vhelnoryganuz, elle n’est pas indiquée sur la carte. Peut-être que le nom a changé avec le temps, suggéra Ehan. Évidemment qu’il a changé, répondit Stéphane, avant de réaliser qu’il avait été un peu suffisant. Ce que je veux dire, expliqua-t-il, c’est que Vhelnoryganuz est du Vadhiien ancien, la langue du royaume du bouffon noir. Cela signifie « reine traîtresse ». Le Vadhiien n’est plus parlé, donc le nom aura été corrompu. Mais c’est juste un nom, on n’a pas besoin de savoir ce qu’il signifie pour le répéter ou l’enseigner à ses enfants. Pourquoi changerait-il ? Je veux dire, je comprendrai si on lui a donné un nouveau nom... Je vais te donner un exemple, dit Stéphane. L’Hégémonie a construit un pont sur une rivière dans la forêt du roi et l’a appelé le Pontro Oltiumo, ce qui signifie « le pont le plus loin », parce qu’à l’époque il était à la frontière, le pont le plus éloigné de z’Irbina. Après un temps, le nom est devenu celui de la rivière, mais réduit à Oltiumo. Lorsqu’une nouvelle population s’est installée là, qui parlait l’Oestrien ancien, ils ont commencé à l’appeler Ald Thiub, « le vieux voleur », parce que oltiumo ressemblait à la façon dont ils prononçaient cela R et -252- que les Virgenyen ont à leur tour transformé en Alte-houleau, son nom actuel. « Donc un mot comme Vhelnoryganuz aurait facilement pu devenir, disons Fell Norrick, ou quelque chose comme cela. Mais il n’y a rien sur la carte qui ressemble à une simple corruption. Je vois, dit Ehan. (Mais il semblait distrait.) Alors ensuite j’ai pensé que la montagne était peut-être encore appelée « reine traîtresse », mais dans l’une des langues actuelles de la région R cela arrive, quelquefois. Même si c’est un nom étrange pour une montagne. Pas vraiment, dit Ehan. Dans le Nord, nous appelons souvent les montagnes rois ou reines, et celles qui ont pris la vie de nombreux voyageurs peuvent être qualifiées de traîtresses. Que parle-t-on dans les Barghs ? Des dialectes liés au Hansien, à l’Almannien, et au Vhilatautais. Mais pour ne pas simplifier les choses, cette carte se fonde presque entièrement sur des éléments datant de la régence lierienne. Donc tu es bloqué. Stéphane eut un sourire espiègle. Oh, alors tu as trouvé, reprit Ehan, en commençant à montrer des signes d’impatience. Eh bien, dit Stéphane, il m’est venu à l’esprit que le Vadhiien n’avait jamais été parlé dans les Barghs, et que le nom que nous avons pour cette montagne était déjà une interprétation vadhiienne d’un nom probablement Vhilatautais. Dès que j’ai eu cette idée, je suis allé cherché le lexique de Vhilatautais et j’ai commencé à chercher. « Vhelnoryganuz pourrait être une mauvaise traduction de Velnoiraganas, ce qui, en Vhilatautais ancien, signifie quelque chose comme « corne de sorcière ». Et il y a une corne de sorcière dans les Barghs ? Stéphane posa le doigt sur la carte à côté du dessin d’une montagne à la forme étrange, proche de celle d’une corne de vache. À côté, dans une petite écriture lierienne, était inscrit eslief vendve. La montagne de la sorcière, traduisit-il pour Ehan. -253- Eh bien, réfléchit Ehan, ce fut facile. Et probablement faux, poursuivit Stéphane. Mais cela restera ma meilleure supposition tant que je n’aurai pas traduit l’épître. Je crois que je vais m’y mettre un peu... Au loin, une corne résonna. Il faudra que tu le fasses en selle, s’empressa d’ajouter Ehan. C’est l’alarme. Viens, et très vite. Il fit quelques signes et deux moines s’empressèrent de venir emballer les scrifts et les rouleaux que Stéphane avait choisis dans des sacs résistants aux intempéries, et ils quittèrent le scriftorium. Stéphane partit à leur suite, en attrapant quelques dernières petites choses au passage. Il n’eut même pas le temps d’un dernier regard. Dehors, trois chevaux piaffaient, le regard s’agitant tandis que les moines les chargeaient des précieux écrits. Stéphane tendit l’oreille à la recherche de ce qui les excitait, mais de prime abord, même ses sens bénis ne perçurent rien. En fait, la vallée paraissait calme, sous un ciel froid et clair. Les étoiles brillaient tant qu’elles semblaient irréelles, comme celles que l’on voit dans les rêves, et un instant Stéphane se demanda s’il rêvait effectivement, ou s’il était mort. Il était des gens qui prétendaient que les fantômes étaient des esprits perdus qui ne comprenaient pas leur sort et s’efforçaient désespérément de poursuivre dans le monde qu’ils connaissaient. Peut-être que tous ses compagnons étaient morts. Anne et son armée de fantômes assailleraient immatériellement les murailles d’Eslen, et les défenseurs de la ville ne ressentiraient guère qu’un vague frisson en leur présence. Aspar continuerait de se battre pour la forêt qu’il aimait, un spectre plus terrifiant que même Grim le Furieux. Et Stéphane R lui continuerait vouloir résoudre des mystères sous la férule du fratrex mort et d’Ehan mort. Quand étaient-ils morts, alors ? À Cal Azroth ? À Khrwbh Khrwkh ? Les deux semblaient probables... Il le perçut alors, l’élan d’un souffle à travers des poumons, si long qu’il était une note plus bas que ce qu’une rotte basse pouvait atteindre. Cela grondait comme le chant des roches et -254- des pierres, qui l’avait dissimulé jusque-là. Maintenant il ressentait plus qu’il n’entendait le sable qui frottait contre la pierre, les membres qui claquaient, une masse immense en mouvement. La corne cessa de sonner. Qu’est-ce que c’est ? murmura Stéphane. Ehan était à quelques pieds de lui et chuchotait hâtivement avec un autre moine, un homme aux cheveux gris que Stéphane n’avait jamais vu auparavant. Tous deux s’enlacèrent brièvement, puis l’homme aux cheveux gris s’éloigna. Viens, dit Ehan. Si c’est ce que nous croyons, nous n’avons pas de temps à perdre. Nous avons placé quelques hommes au fond de la vallée, pour que rien ne nous surprenne. Et le fratrex ? Quelqu’un doit le retenir ici un temps. Qu’est-ce que tu racontes ? Son esprit revint à la conversation chuchotée entre Ehan et le moine : il n’y avait pas porté attention, mais ses oreilles avaient dû néanmoins l’entendre... Il l’avait entendue. Un vaer ? dit-il d’une voix pantelante. Des images envahirent son esprit, provenant de tapisseries, d’illustrations, de contes d’enfants, et de légendes anciennes. Il se tourna vers la colline. Dans la faible lueur des étoiles, il vit le mouvement des arbres, une longue ligne sinueuse. Quelle était sa taille ? Cent verges ? Le fratrex ne peut pas rester et se battre, dit Stéphane. Il ne sera pas seul, dit Ehan. Quelqu’un doit le retarder ici, lui faire croire que sa proie est encore à d’Ef. Sa proie ? Ce qu’il poursuit, dit Ehan dont la voix trahissait maintenant l’exaspération. Toi. -255- CHAPITRE DOUZE CŒURS ET ÉPÉES Le feu est une chose merveilleuse, dit joyeusement Cazio. (Il parlait dans sa langue natale, pour pouvoir comprendre ce qu’il disait.) Une femme est une chose merveilleuse. Une épée est une chose merveilleuse. Il était étendu sur un divan de velours près de l’immense âtre du grand salon de Glenchest, une moitié de lui mise à mijoter et l’autre agréablement réchauffée et relaxée. Si le feu n’avait pas été allumé, quelqu’un eût pu facilement entrer dans l’âtre et s’y tenir debout ; voilà pour son immensité, un quartier d’orange géant, une demi-lune à l’horizon, le sourire d’Austra inversé. Il attrapa nonchalamment la bouteille de vin que la duchesse lui avait donnée. Ce n’était pas du vin, en fait, mais plutôt un fortifiant verdâtre et amer qui avait plus de mordant que le sang de saint Pacho. De prime abord, il ne l’avait pas aimé ; mais entre son effet et celui du feu, il avait maintenant l’impression que son corps était fait de fourrure, et son esprit était devenu agréablement nostalgique. Esverinna Taurochi dachi Calavai. Elle était grande, aussi grande que Cazio, avec des membres qui semblaient un peu longs et gauches. Des yeux comme un mélange de miel et de noisette, et de longs, très longs cheveux qui étaient presque noirs à la racine mais s’éclaircissaient vers le bout jusqu’à la couleur de ses yeux. Il se souvint qu’elle faisait toujours un peu le dos rond, comme honteuse de sa taille régalienne. Dans ses -256- bras, sa hauteur paraissait un luxe sur lequel il pouvait s’étendre indéfiniment. Elle était belle, mais ignorait sa beauté. Passionnée, mais inconsciente de ses désirs. Ils avaient alors tous les deux treize ans ; elle était déjà promise à un homme bien plus âgé, habitant Esquavin. Il avait décidé d’aller tuer cet homme, se souvint-il, mais Esvérinna l’avait arrêté avec ces mots : Tu ne m’aimeras jamais vraiment. Lui ne m’aime pas, mais peut-être qu’il m’aimera. Maio Dechiochi d’Avella était un lointain cousin du Médiccio d’Avella, la ville natale de Cazio. Comme la plupart des fils de bonne famille de l’endroit, il avait étudié l’escrime avec Mestro Estenio. Cazio s’était querellé avec lui suite à une partie de dés. Les épées avaient été tirées. Cazio se souvint de la surprise qu’il avait ressentie en voyant la peur dans les yeux de Maio. Lui n’avait ressenti qu’exaltation. Le duel avait consisté en exactement trois passes ; une feinte peu convaincante de Maio, évoluant en un assaut en seft vers la cuisse de Cazio ; sa parade et riposte en prismo, Maio rompant follement de plusieurs pas. Cazio avait renouvelé son assaut : Maio avait violemment paré, mais n’avait pas riposté. Cazio avait répété son assaut, exactement le même qu’auparavant ; une fois encore, Maio l’avait bloqué sans répliquer, heureux d’avoir simplement mis fin à l’attaque. Cazio avait rapidement redoublé, et l’avait touché dans le haut du bras. Il avait douze ans, Maio treize. C’était la première fois qu’il avait senti la chair céder sous son fer. Marisola Serechii da Ceresa. Mince, des cheveux d’obsidienne, le visage d’une enfant, le cœur d’une louve. Elle savait ce qu’elle voulait, et ce qu’elle voulait, c’était voir Cazio se battre pour elle, avant d’épuiser ce qui restait de son énergie entre les draps de soie de son lit. Elle lapait, mordait, hurlait, et traitait son corps comme s’il se fût agi d’un mets de choix dont elle venait de découvrir l’existence. Elle lui arrivait à peine à la poitrine, mais en trois caresses elle le dépossédait de sa volonté. Elle avait dix-huit ans, lui seize. Il s’était souvent demandé si c’était une sorcière, et en avait été convaincu lorsqu’elle l’avait -257- congédié. Il n’avait jamais pu croire qu’elle ne l’aimait plus, et des années plus tard, l’un de ses amis lui avait appris que son père avait menacé d’employer des assassins si elle ne rompait pas avec Cazio pour épouser l’homme qu’il avait choisi. Cazio n’avait jamais eu l’occasion d’en parler avec elle : elle était morte en couches un an après son mariage. St. Abulo Serechii de Ceresa, le frère aîné de Marisola, avait passé beaucoup de temps dans leur ville natale de Cérésa à étudier l’écriture et l’escrime avec le mestro de son grand-oncle. Informé de la relation de Cazio avec sa sœur, St. Abulo avait proféré une remarque insultante sur Cazio dans la taverne Tauro et Purca, sachant qu’elle lui serait répétée. Ils s’étaient entendus pour se retrouver dans la pommeraie en lisière de la ville, accompagnés chacun d’un second et d’une foule d’admirateurs. St. Abulo était petit, comme sa sœur, mais d’une vivacité dévastatrice, et il affectait la tradition quelque peu surannée d’user d’un mano nertro, une dague dans la main gauche. Le combat s’était achevé lorsque St. Abulo avait mésestimé une contre-riposte ; il avait touché Cazio à la cuisse, mais Cazio lui avait transpercé l’oreille. Il était évident pour les deux hommes que Cazio aurait tout aussi bien pu frapper à l’œil. St. Abulo concéda ce point mais son second refusa de l’admettre, et reprit donc le duel avec le second de Cazio. Avant longtemps, les spectateurs se battaient aussi. Cazio et St. Abulo s’écartèrent pour observer la rixe, panser leurs blessure et boire force bouteilles de vin. Abulo reconnut qu’il ne s’inquiétait pas tant de la vertu de sa sœur mais que son père l’avait poussé. Lui et Cazio se serrèrent la main et se quittèrent amis. St. Abulo mourut des blessures qu’il avait reçues en tuant l’homme dont l’enfant avait tué sa sœur. Naiva dazo trivo Abrinasso. Fille du duc Salalfo d’Abrinie et d’une courtisane de la lointaine Khorsu. Naïva avait les yeux noirs en amande de sa mère. Elle avait aussi un goût d’amande, et de miel et d’orange. Sa mère avait perdu les grâces de la cour du duc à la mort de celui-ci, mais il l’avait pourvue d’une triva près d’Avella. Cazio avait rencontré Naïva dans les vignobles, alors qu’elle écrasait les grappes tombées à terre de ses pieds -258- nus. Elle était sophistiquée et blasée. Elle considérait avoir été exilée au bout du monde, et il avait toujours eu l’impression qu’avec lui, elle rognait sur ses ambitions. Il se souvenait de ses cuisses dans le soleil, chaudes à caresser, de soupirs qui étaient presque des rires. Elle avait tout simplement disparu un jour, sans un mot. Il avait entendu dire qu’elle était retournée en Abrinie et y était devenue courtisane comme sa mère. Larche Peicassa dachi Sallatotti. Le premier homme qui avait suggéré de façon fort explicite que Naïva n’était rien d’autre qu’une putain bien élevée. Cazio avait tiré son épée et l’avait enfoncée à travers son poumon gauche avec une telle force que Caspator était ressortie dans son dos. Larche avait été le premier homme que Cazio avait réellement eu l’intention de tuer. Il avait survécu mais était resté estropié à vie, et ne marcherait plus jamais qu’arqué sur sa béquille. Austra. La peau si pâle qu’elle était blanche même dans la lueur du feu. Des cheveux d’ambre qui s’ébouriffaient plaisamment, des joues qui s’empourpraient aisément du rose des lys sauvages. Elle appréhendait plus qu’on lui serrât les doigts, qu’on l’embrassât, comme si le contact de deux mains était une étreinte plus risquée pour le cœur. Elle s’était montrée maladroite, enthousiaste, craintive, et culpabilisée. Heureuse, mais en gardant toujours un œil sur le terme de ce bonheur. L’amour était étrange et terrible. Cazio avait cru pouvoir l’éviter, depuis Naïva. Courtiser était un plaisir, le sexe était réellement une joie, mais l’amour... eh bien, c’était une vaine illusion. Peut-être qu’il croyait encore cela, ou qu’au moins une partie de lui le croyait. Mais si c’était le cas, pourquoi ne désirait-il que serrer les doigts d’Austra jusqu’à ce qu’elle le crût, jusqu’à ce qu’elle abandonnât ses peurs, son scepticisme et ses doutes, jusqu’à ce qu’elle comprît qu’il tenait réellement à elle ? Acrédo. Pas vraiment son nom, évidemment : cela signifiait juste « acéré ». Le premier bretteur depuis longtemps, réellement très longtemps, à le pousser à ses limites... -259- La duchesse et quelques autres jouaient aux cartes à l’autre bout de la pièce, mais il trouva que leurs voix étaient devenues comme un gazouillis d’oiseaux, mélodieux mais incompréhensible. Il lui fallut donc un moment pour réaliser que quelqu’un se tenait tout près de lui, et que les sons qu’il percevaient se voulaient être des paroles. Il leva la tête et vit que c’était sire Neil. Cazio sourit et leva sa bouteille. Comment va ton pied ? demanda Neil. Je ne peux me plaindre d’aucune douleur pour l’instant, répondit joyeusement Cazio. Je suppose que non. La duchesse me l’a interdit, vois-tu, acheva Cazio avant d’en rire quelques instants. Bizarrement, Neil ne parut pas amusé. Qu’y a-t-il ? demanda Cazio. J’ai le plus grand respect pour ta bravoure et ta maîtrise des armes, commença Neil. Et c’est une bonne chose, l’informa Cazio. Neil marqua une pause, puis hocha la tête, plus pour lui-même que pour Cazio, avant de reprendre : Mon devoir est de protéger Anne, dit-il. La protéger d’absolument tout. Eh bien alors c’est toi qui aurais dû affronter Acrédo, hein, et pas moi ? Est-ce cela ? Cela aurait dû être moi, reconnut calmement Neil. Mais je devais m’entretenir avec la duchesse au sujet des troupes dont elle dispose et de ce à quoi nous pouvons nous attendre, et je n’ai pu malheureusement me trouver à deux endroits à la fois. Il n’eût de toute façon point été convenable que je me fus trouvé dans sa chambre avec elle au moment où elle a été attaquée. Il n’y avait personne dans sa chambre avec elle, dit Cazio. C’est même pour cela qu’elle a manqué être tuée. Peut- être que quelqu’un devrait être avec elle dans sa chambre, que ce soit convenable ou pas. Tu n’étais pas avec elle ? Bien sûr que non. Pourquoi crois-tu que j’étais nu ? -260- C’est justement ma question. Tu es logé dans une tout autre partie du bâtiment. Effectivement, dit Cazio, mais j’étais avec Aus... (Il s’interrompit.) Ce ne sont vraiment pas tes affaires. Austra ? souffla Neil en baissant la voix. Mais c’est justement elle qui était censée se trouver dans la chambre avec Anne. Cazio se redressa sur un bras et soutint le regard du chevalier. Qu’est-ce que tu racontes ? Que tu aurais préféré qu’elles soient tuées toutes les deux ? Acrédo a tué les gardes. Si je n’avais pas été à proximité, comment crois-tu que tout cela se serait terminé ? Je sais, dit Neil en se grattant le front. Je ne voulais pas t’insulter, juste comprendre pourquoi... comment c’était arrivé. Et maintenant tu le sais. Maintenant je le sais. (Le chevalier marqua une pause, et son visage s’allongea d’une façon presque risible.) Cazio, il est très difficile de protéger quelqu’un qu’on aime. Tu comprends cela ? Cazio eut soudain envie de passer le chevalier au fil de l’épée. Je le sais très bien, dit-il posément. Il voulut en dire plus, mais quelque chose dans les yeux de Neil lui dit que ce n’était pas nécessaire. Alors plutôt qu’aller plus loin, il se contenta d’ajouter : Bois quelque chose avec moi. Neil agita négativement la tête. Non, j’ai encore beaucoup à faire. Mais merci. Il laissa Cazio à des souvenirs de plus en plus imagés, des rêveries, et bientôt des rêves. Lorsque Neil quitta Cazio, il se sentit vaguement mal à l’aise. Il avait pensé depuis leur première rencontre que le Vitellien et Anne avaient pu développer quelque sorte de relation R il se souvenait de la réputation d’Anne. Sa mère l’avait envoyée dans un convent en Vitellio précisément parce -261- qu’elle avait été surprise dans une situation embarrassante avec Roderick de Hornladh. Il n’y aurait donc rien eu de surprenant si, alors qu’ils passaient autant de temps à voyager ensemble, quelque chose s’était passé entre la princesse et le bretteur. Et Neil n’aurait certainement pas pu condamner Cazio pour cela : il s’était lui-même engagé dans une relation déplacée avec une princesse du royaume, en étant moins bien né que le Vitellien. Mais il n’avait pas pu s’empêcher de demander, évidemment. Néanmoins il n’aimait pas cela, ce rôle. Cela ne lui convenait pas, d’interroger des hommes sur leurs intentions, de chercher à savoir qui était au lit avec qui. Ce n’était pas les choses auxquelles il voulait s’intéresser. À faire cela il se sentait vieux, il avait l’impression d’être le père de quelqu’un. En fait, lui et Cazio avaient à peu près le même âge, et Anne n’était pas beaucoup plus jeune. Il se souvint d’Erren, la garde du corps de la reine, l’adjoignant de ne pas aimer Murielle, l’avertissant que l’aimer la ferait tuer. Erren avait eu raison, bien sûr, tout en faisant erreur sur la personne. C’était Fastia qu’il avait aimée, Fastia qui était morte. Erren lui manqua soudain énormément : il ne l’avait pas bien connue, et lorsqu’ils avaient parlé, cela avait été principalement à son initiative à elle, et pour le remettre à sa place. Mais Anne avait besoin de quelqu’un comme Erren ; quelqu’un de mortel, de compétent, et qui fût une femme. Quelqu’un qui pourrait la protéger avec un couteau, et avec des conseils avisés. Mais Erren était morte en défendant sa reine, et il n’y avait personne pour la remplacer. Il partit à la recherche d’Anne. La duchesse lui avait fait changer de chambre, et bien que Neil ne pût se souvenir du raisonnement lié à cette décision, il était certain que cela avait été fait pour sa sécurité. Il trouva Anne apparemment endormie, et Austra assise à côté d’elle. On eût dit que la jeune fille venait de pleurer, et elle rougit lorsqu’elle le vit. -262- Neil entra dans la chambre et marcha aussi doucement que possible jusqu’à l’autre bout de la pièce. Austra se leva et le suivit. Elle dort ? Oui. Le remède que la duchesse lui a donné semble avoir agi. Bien. Austra se mordilla la lèvre. Sire Neil, je voudrais parler un moment avec toi, si tu le veux bien. J’ai quelque chose à te confesser. M’écouteras-tu ? Je ne suis pas un sacritor, dame Austra, dit-il. Je sais cela, évidemment. Tu es notre gardien. Et je crains d’avoir abandonné ma dame quand elle avait le plus besoin de moi. Vraiment ? Tu crois que tu aurais pu arrêter l’assassin ? Aurais-tu des ressources que je ne connaîtrais pas ? J’ai un couteau. L’assassin a tué deux hommes armés d’épées. Je ne crois pas que tu aurais pu faire mieux qu’eux. Mais j’aurais pu essayer. Heureusement, ce ne fut pas le cas. Je n’étais pas là non plus, Austra. Nous avons tous eu beaucoup de chance que Cazio soit passé par là. Austra hésita. Il n’est pas simplement... passé par là. Il ne fait aucun doute que les saints l’ont guidé, dit Neil. C’est tout ce que j’ai besoin de savoir. Une petite larme naquit au coin de l’œil d’Austra. Je n’en peux plus, dit-elle. C’est vraiment trop. (Neil crut qu’elle allait s’effondrer en larmes, mais en lieu de cela la jeune fille sécha son œil de sa manche.) Mais il ne faut pas, n’est-ce pas ? reprit-elle. Je serai toujours avec elle, sire chevalier, à partir de maintenant, je te le jure. Je ne serai pas distraite. Et je ne dormirai jamais plus lorsqu’elle dormira. Si la seule chose que je pourrai faire avant de mourir sera de hurler, au moins je ne mourrai pas en ayant l’impression d’avoir totalement échoué. Voilà des paroles bien farouches, sourit Neil. -263- Je ne suis pas... commença Austra. Je ne suis pas grand-chose, en fait, juste une servante. Je n’ai ni noble naissance, ni famille, ni rien pour me recommander sinon son affection. J’ai oublié qui et ce que j’étais. Je ne le referai pas. Neil posa la main sur son épaule. N’aie jamais honte de ta naissance, lui dit-il. Ma mère et mon père étaient de simples métayers, rien de plus. Il n’y a pas de sang noble en moi non plus, mais je suis né de gens bons, de gens honorables. Personne n’a besoin de plus que cela. Et personne, quelle que soit sa naissance, ne peut rien demander de mieux qu’un ami fidèle qui l’aime. Tu es farouche, je peux le voir en toi. Et tu es une personne remarquable, Austra. Le vent et la pluie peuvent user même la pierre, et tu as supporté orage après orage. Mais tu es toujours avec nous, épuisée mais encore prête à te battre pour ce que tu aimes. « Ne te déconsidère pas pour rien. La seule honte qu’il y ait, c’est de s’abandonner au désespoir. C’est quelque chose que je ne connais que trop bien. Austra sourit faiblement. Elle s’était remise à pleurer, mais son visage restait ferme. Je te crois, sire Neil, dit-elle. Merci pour ta gentillesse. Il serra son épaule puis laissa retomber sa main. Il se sentait de nouveau très vieux. Je serai de l’autre côté de la porte, dit-il. Si tu appelles, je viendrai. Merci, sire Neil. Merci à toi, madame. Et malgré ton vœu, je te conjure de dormir maintenant. Je ne dormirai pas, je te le promets. Anne s’éveilla d’un rêve incompréhensible au point d’en être terrifiant. Elle resta étendue à haleter et regarder le plafond, en essayant de se convaincre que les vieilles-qui-pressent dont elle ne réussissait pas à se souvenir étaient les meilleures. À mesure que la torpeur nocturne s’effaçait, elle reprit ses esprits. Elle se trouvait dans la pièce qu’elle et ses sœurs avaient appelée « la cave », parce qu’elle n’avait pas de fenêtres. Elle était par contre plutôt grande, et d’une forme étrange. Elle -264- n’avait jamais couché dans cette pièce auparavant, mais elles y avaient souvent joué quand elle était petite, faisant comme s’il s’agissait de la tanière d’un scaos où elles pourraient découvrir un trésor R au prix d’un grand péril, bien sûr. Tante Élyonère l’avait déplacée là, a priori parce qu’elle y serait plus à l’abri d’une autre tentative de meurtre. Elle supposa que cela signifiait qu’il n’y avait pas ici de passages secrets pour laisser sa mort entrer. Austra était étendue sur une couche à proximité, la tête vers le haut, la bouche ouverte, son ronflement faisant un bruit d’une normalité réconfortante. Quelques chandelles brûlaient ici et là, et une flamme très basse occupait encore l’âtre. Anne se demanda pour la première fois pourquoi cette pièce contenait autant de lits et de paillasses. Après mûre réflexion, elle décida qu’elle ne voulait pas réellement savoir quelles distractions Élyonère choisissait d’organiser dans une pièce sans fenêtres. Comment te sens-tu, ma douce, demanda une voix ténue. Anne sursauta légèrement, tourna la tête, et se redressa. Elle regarda Élyonère, qui était assise sur un tabouret et contemplait des cartes étalées sur une petite table. Mon bras me fait mal, dit Anne. (C’était vrai : il palpitait en mesure avec ses battements de cœur sous les bandages serrés.) Elcien viendra t’examiner dans peu de temps. Il m’a assuré qu’une fois ta blessure soignée, tu te souviendras à peine de ce qui est arrivé. Pas comme cette méchante marque sur ta jambe. Comment est-ce arrivé ? Une flèche, répondit Anne. À Dunmrogh. Tu as vécu bien des aventures, n’est-ce pas ? Anne laissa échapper un petit gloussement tout en toussant. Assez pour savoir que l’aventure n’existe pas. Élyonère sourit de son mystérieux petit sourire, et retourna une autre carte. Bien sûr que si, ma colombe. Tout comme il existe des choses comme un poème, une épopée, une tragédie. C’est juste -265- que cela n’existe pas dans la vraie vie. Dans la vraie vie, nous avons la terreur, les problèmes et le sexe. C’est lorsque l’on raconte tout cela comme une histoire que cela devient une aventure. C’est exactement ce que je voulais dire, reprit Anne. Je ne crois pas que je serai jamais de nouveau capable de lire de telles histoires. Peut-être que non, répondit Élyonère. Mais quoi qu’il en soit, il se passera un certain temps avant que tu n’en aies l’occasion. Et je te souhaite, ma chère, et pour ton plus grand bien, qu’il te soit accordé à terme un ennui tel que tu puisses de nouveau l’envisager. Anne sourit également. Je le souhaite aussi, tante Élyonère. Alors, dis-moi : estil arrivé quelque chose de terrible pendant que je dormais ? De terrible ? Non. Ton jeune chevalier a eu quelques questions à poser à ton jeune bretteur quant à sa façon de se vêtir pour un duel. Je suppose qu’il était à côté avec Austra, murmura Anne. (Elle jeta un regard inquiet vers son amie, mais le souffle de celle-ci restait régulier.) Je le suppose aussi, renchérit Élyonère. Cela te trouble-t-il ? Anne y réfléchit un instant, la tête penchée sur le côté. Pas du tout, répondit-elle. Libre à elle. Vraiment ? demanda Élyonère avec une inflexion étrange dans la voix. Quelle générosité de ta part. Anne adressa à sa tante un regard qui, elle l’espérait, mettrait un terme à ce sujet. En fait, elle n’en était pas très heureuse. Qu’Austra et Cazio aient été nus, faisant presque certainement cela, à un mur d’elle, lui semblait... eh bien, irrespectueux. Néanmoins, la présence de Cazio avait été une chance. Encore une fois. Il était bon de savoir qu’elle avait quelqu’un capable de se jeter nu sur un ennemi pour la défendre, en particulier quand son cœur semblait occupé ailleurs. Elle avait profondément méjugé Cazio la première fois qu’elle l’avait rencontré ; elle l’avait pris pour un vantard, un fanfaron et un -266- incorrigible coureur de jupons. Il avait bien ce dernier défaut, et sa principale inquiétude pour Austra était qu’il pourrait bien se révéler volage. Mais il avait aussi été un protecteur inflexible et constant, au point qu’elle commençait à se dire qu’il serait peut-être moins insouciant en matière de cœur qu’il ne l’avait d’abord paru. Si elle avait pu soupçonner cela lors de leur première rencontre... Elle réalisa qu’Élyonère était maintenant concentrée sur elle, et non plus sur les cartes. Le sourire de sa tante s’était élargi. Quoi ? demanda-t-elle. Rien, ma colombe. (Son regard retourna aux cartes.) Quoi qu’il en soit, Austra est désespérée. Elle est restée debout toute la nuit à te veiller ; elle n’a accepté de dormir que lorsque je suis arrivée. La même chose est vraie de sire Neil. Veux-tu me dire ce qui est arrivé entre lui et Fastia ? demanda Anne. Élyonère agita légèrement la tête. Rien que de très naturel. Rien de bien méchant, et certainement bien moins que ce qu’ils méritaient tous les deux. Restons-en là, veux-tu ? Cela vaudra bien mieux, de cette façon. Je l’ai vue, dit Anne. Vu qui ? Fastia. Dans mon rêve. Elle m’a avertie, pour l’assassin. Rien d’étonnant, dit Élyonère sans la moindre trace de scepticisme. Elle t’a toujours adorée. Je sais. J’aimerais avoir été plus gentille la dernière fois que je l’ai vue. La seule façon de ne jamais connaître ce regret est de se montrer infailliblement aimable avec chacun à chaque instant, dit Élyonère. Je ne saurais imaginer à quel point la vie serait terrible, si je devais la vivre de cette façon. Mais tu es toujours gentille, tante Élyonère. Tu parles ! dit-elle. (Ses yeux s’écarquillèrent.) Eh bien ! Regarde cela : les cartes prédisent de bonnes nouvelles pour aujourd’hui. -267- Anne entendit un bruit de bottes dans le couloir, et les poils de ses avant-bras se hérissèrent soudain. Sous quelle forme ? demanda-t-elle. Un être cher vient et apporte des cadeaux. On frappa à la porte. Sommes-nous prêtes à recevoir des visiteurs ? demanda Élyonère. Qui est-ce ? demanda Anne d’une voix hésitante. Élyonère fit claquer sa langue et tapota les cartes du doigt. Je crains que les cartes ne soient pas précises à ce point, dit-elle. Anne resserra les pans de sa robe de chambre. Entre, dit-elle. La porte craqua, et révéla un homme de bonne taille. Il fallut à Anne le temps de plusieurs battements de cœur pour le reconnaître. Cousin Artwair ! s’exclama-t-elle. Bonjour, petite bourrelière, répondit Artwair en s’avançant jusqu’au côté de son lit et en lui prenant la main. (Ses yeux gris étaient sévères, comme toujours, mais elle pouvait dire qu’il était heureux de la voir.) Personne ne l’avait appelée « bourrelière » depuis très longtemps, et elle se souvint que c’était Artwair qui lui avait donné ce surnom. Il l’avait trouvée dans les écuries cachée sous une pile de selles quand elle avait huit ans. Elle ne se souvenait même plus de la raison qui l’avait poussée à se cacher, seulement de son cousin Artwair qui la soulevait de ses mains puissantes... Quelque chose lui sauta aux yeux, et elle en resta bouche bée. Artwair n’avait plus qu’une main, maintenant. Là où aurait dû se trouver sa main droite, il n’y avait plus qu’un moignon bandé. Qu’est-il arrivé à ta... Oh, Artwair, je suis vraiment désolée. Il leva le moignon, le regarda, et haussa les épaules. Ne le sois pas, c’est la vie d’un guerrier. J’ai de la chance de n’avoir perdu que cela. Comment pourrais-je me plaindre -268- quand j’en ai une autre et que j’ai mes yeux pour te voir ? Tant de mes hommes ont tout perdu. Je... je ne sais même pas par où commencer, dit Anne. Il s’est passé tant de choses... J’en sais déjà beaucoup, dit Artwair. Je sais pour ton père, et tes sœurs. Élyonère a commencé à me raconter le reste. Mais et toi ? Où étais-tu ? Sur les marches orientales de la forêt du roi, à combattre... (Il marqua une pause.) ... des choses. Cela semblait important au départ, puis nous avons réalisé qu’elles ne sortaient jamais vraiment de la forêt. Puis j’ai entendu parler de ce que Robert préparait à Eslen, et je me suis dit que je ferais mieux de m’y intéresser. Mon oncle Robert est devenu fou, je crois, dit Anne. Il a emprisonné ma mère, tu savais cela ? Oui. Je suis déterminée à faire tout ce qui est possible pour la libérer, et pour reprendre le trône. Eh bien, dit Artwair, je vais peut-être pouvoir t’aider. Oui, dit Anne. J’avais espéré que tu dirais cela. Je ne sais pas grand-chose de la façon dont on livre une guerre, ni aucun de mes compagnons. J’ai besoin d’un général, cousin. Je serais honoré de te servir en cette matière, répondit Artwair. Même un seul homme peut faire la différence. Puis il sourit un peu plus largement, et chiffonna chaleureusement les cheveux d’Anne. Évidemment, j’ai aussi amené mon armée. -269- CHAPITRE TREIZE SONITUM L’aube grise se déversa dans la vallée tandis que Stéphane et Ehan se précipitaient vers la rivière. Les chevaux étaient impossibles à monter : ils piaffaient et ruaient de façon incontrôlable et devaient être menés à la longe. Le sol frémit sous les bottes de Stéphane, et une peur irraisonnée et abjecte menaça l’envahir. Tout lui semblait trop bruyant, trop brillant, et il brûlait de dire au monde qu’il avait besoin de se reposer, un jour entier, seul. Ehan lui aussi était épuisé et hagard. Stéphane se demanda si c’était cela que ressentaient les musaraignes lorsqu’elles entendaient le cri du faucon, et étaient prises de terreur au plus profond avant même d’avoir aperçu le prédateur. Il ne cessait de regarder derrière lui, et juste au moment où ils atteignaient l’orée du verger, il le vit. Le monastère en lui-même se dressait sur la colline, ses lignes exubérantes et gracieuses se dessinant contre un ciel de plomb légèrement patiné d’ambre. Une étonnante lumière violette scintillait dans l’une des plus hautes fenêtres du clocher ; Stéphane sentit son visage se réchauffer, comme s’il regardait vers le soleil. Une brume spectrale s’éleva à la base de la structure, et Stéphane crut d’abord qu’il s’agissait de fumée, jusqu’à ce que ses sens bénis en saisissent les détails ; les lampes vert scarabée qu’étaient ses yeux, les dents qu’il découvrait en ouvrant sa -270- gueule, la longue nervure de son corps s’enroulant autour de la tour. Tout le reste disparut : Ehan qui le pressait d’avancer, les hommes en bas de la colline qui les appelaient frénétiquement, l’urgence qui grandissait à chaque instant. Seul le monstre existait. Mais monstre n’était pas le terme exact. Le greffyn était un monstre. L’étan, le nicver... c’était des monstres. Des créatures des temps anciens replacées de quelque manière dans un monde qui s’était cru sain. Mais tout en Stéphane hurlait qu’il y avait là une différence... non seulement une différence d’échelle, mais surtout une différence d’espèce. Ce n’était pas un monstre, mais un dieu, un saint damné. Les jambes flageolantes, il tomba à genoux, tandis que les yeux verts se tournaient vers lui. À travers la distance d’un quart de lieue, leurs regards se croisèrent, et Stéphane ressentit quelque chose qui allait bien au-delà de l’émotion humaine et que son corps ne pouvait contenir, et encore moins comprendre. Par les saints, gémit Ehan. Par les saints, il nous voit. Stéphane... Quoi qu’Ehan se fût apprêté à dire, ce fut interrompu lorsque la lumière violette brilla de nouveau, mais cette fois elle ne se limita pas à une seule fenêtre. En lieu de cela, elle fusa de tous les orifices du grand monastère. Elle s’amplifia douloureusement, et soudain d’Ef disparut, remplacé par une sphère d’un éclat intolérable. Fratrex Pell ! s’exclama Ehan d’une voix pantelante. Observations sur le verbe vitellien sonitum. Lequel a une définition tout à fait spécifique, « rendre sourd par le tonnerre ». Il paraît curieux que l’Hégémonie ait eu un terme aussi particulier ; le verbe « rendre sourd » existait (ehesurdum), ainsi que le nom « tonnerre » (tonarus). Cela suggère qu’être rendu sourd par le tonnerre arrivait assez souvent pour justifier un verbe propre. Y avait-il plus de tonnerre dans le passé ? Probablement pas dans sa forme naturelle. Mais quand les saints et les anciens dieux étaient en guerre, il est probable que c’était assez bruyant... -271- La première crête sonore lui fit monter aux yeux des larmes de douleur et d’horreur. Puis il n’entendit plus rien, mais ressentit néanmoins la détonation sur son visage. Lorsque ses autres sens lui revinrent, Stéphane agrippa Ehan et le jeta sur le sol, juste au moment où le second choc passait, une pluie horizontale de pierre et de chaleur qui traversa les hautes branches des arbres et projeta sur eux des cascades de brindilles enflammées. La bouche d’Ehan se mouvait, mais il n’y avait aucun son, sinon une longue résonance étirée comme la plus grosse cloche du monde. Sonitum : « rendre sourd par le tonnerre ». Sonifed som : « J’ai été rendu sourd par le tonnerre... » Stéphane se redressa précautionneusement, son regard attiré vers l’endroit où il avait vu le monastère pour la dernière fois. Maintenant il ne voyait plus qu’un nuage de fumée noire. Son premier chagrin fut pour les livres, ces livres précieux et irremplaçables. Puis il pensa aux hommes qui s’étaient sacrifiés, et il eut un frisson lorsque la culpabilité s’empara de lui. Il porta ses mains à ses oreilles, en se demandant si ses tympans étaient crevés, si sa surdité serait temporaire ou permanente. La réverbération dans son crâne était si puissante qu’elle lui donnait le vertige, et le monde qu’il voyait à travers ses yeux lui semblait irréel. Cela lui remit en mémoire les instants où il avait arpenté la voie des sanctuaires de saint Decmanus R ses sens lui avaient été soustraits un par un, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une présence se mouvant dans l’espace. En un autre temps, il avait été apparemment mort, et alors qu’il ne pouvait plus rien voir du monde du vivant, il pouvait encore le sentir et l’entendre. Et il se retrouvait là encore une fois, poussé juste au-delà des frontières du monde, comme s’il y était à sa place. Il fronça les sourcils, puis pensa à l’époque où ses amis l’avaient cru mort. Il y avait eu un visage, un visage de femme aux cheveux roux, mais aux traits trop terribles pour être regardé. -272- Comment avait-il pu oublier cela ? Pourquoi s’en souvenait-il maintenant ? Le vertige le reprit et il s’effondra sur ses genoux avant de se mettre à vomir. Il sentit la main d’Ehan sur son dos et eut honte d’être à quatre pattes comme une bête, mais il n’y avait rien qu’il pût y faire. Lorsqu’il reprit son souffle et se sentit un peu mieux, il remarqua que la vibration était revenue, un frémissement du sol sous ses paumes et ses genoux. Son esprit, habituellement vif, prit un certain temps pour comprendre ce que son corps s’efforçait de lui dire. Il se remit maladroitement sur ses pieds et regarda de nouveau vers d’Ef. Il ne pouvait toujours rien voir d’autre que de la fumée, mais cela n’avait pas d’importance. Il pouvait le sentir arriver. Quelle qu’ait été la force terrifiante que le fratrex avait libéré, cela n’avait pas suffi à tuer le vaer. En tremblant, il attrapa Ehan par le bras et le tira vers les chevaux. Il y avait là deux autres hommes ; l’un était un jeune gars en robe cléricale orange brûlée. Il avait un gros nez bulbeux, des yeux verts, et des oreilles qui eussent été plus seyantes sur une tête plus grande. Stéphane reconnut l’autre : il s’agissait d’un chasseur appelé Henné. Il était un peu plus âgé, peut-être trente ans, avec un visage buriné et des dents cassées. Stéphane se souvint qu’il était compétent, simple et amical, dans un style assez fruste. En l’instant, tous étaient encore distraits par la découverte du fait qu’ils ne pouvaient plus entendre. Stéphane attira leur attention en agitant les mains, puis fit mine de tâter le sol de la main, indiqua du doigt la direction où s’était trouvé Ef, hocha négativement la tête, puis montra les chevaux. L’autre moine avait déjà compris ; Henné acquiesça soudain et monta en selle, leur faisant signe à tous de le suivre. Probablement privés eux aussi de leur ouïe, les chevaux étaient maintenant moins revêches qu’auparavant, et beaucoup plus enclins à s’éloigner. Pour être en selle, Stéphane ne pouvait plus sentir le vaer à travers le sol, mais il ne faisait aucun doute qu’il arrivait. Il doit suivre les odeurs, songea-t-il, comme un -273- chien, ou peut-être qu’il fait usage d’une faculté qui n’a jamais été documentée. Il eût aimé avoir pu l’observer plus longuement. Tandis qu’ils chevauchaient à travers une forêt rendue effroyablement silencieuse, il se remémora ce que les légendes disaient de telles créatures, mais il ne lui revenait guère à l’esprit que des histoires de chevaliers qui les avaient affrontés et défaits avec leurs épées et leurs lances. Pour avoir aperçu le vaer au loin, cela paraissait tellement impossible que Stéphane ne put que supposer que s’il y avait une quelconque vérité dans ces histoires, alors il s’agissait de quelque petit et lointain cousin de la chose qu’il avait vue. De quoi pouvait-il se souvenir d’autre ? Ils vivaient dans des cavernes ou dans les eaux profondes, ils amassaient l’or ; leur sang était venimeux, mais pouvait paradoxalement transmettre des pouvoirs extraordinaires dans des circonstances particulières. Ils ressemblaient beaucoup aux dragons, mais les dragons étaient censés avoir des ailes. Et les vaers n’étaient pas des bêtes idiotes. Les vaers étaient censés posséder la parole, et de terribles esprits retors qui s’acharnaient à faire le mal. On les disait sorciers, et les textes les plus anciens dont il se souvenait suggéraient qu’ils avaient entretenu une relation particulière avec les skasloï. Il se souvint également d’une gravure du roi de bruyère, serrant dans son poing un serpent cornu. La légende disait... Elle disait... Il ferma les yeux et vit la page. Vincatur Ambiom. Triomphateur des vaers. Donc il lui suffisait de trouver le roi de bruyère, et celui-ci les sauverait. Il rit de cela, mais personne ne l’entendit. Ehan dut néanmoins penser qu’il souffrait, car il parut plus inquiet encore, ce qui en cet instant tenait de l’exploit. Une cloche plus tard, ils descendirent vers une plaine de bouleaux blancs, et croisèrent les ornières délabrées de la route du roi. Le matin était venu, vif et clair. Loin du vaer, les chevaux s’étaient assez calmés pour pouvoir être montés normalement. -274- Stéphane estima qu’ils chevauchaient vers le nord, plus ou moins, en parallèle à la rivière Ef, qui devait se trouver quelque part à leur droite. Les terres se faisaient de plus en plus basses et humides, et bientôt les chevaux pataugèrent dans les flaques d’eau. Les arbres se raréfièrent, mais les fougères et les joncs se dressaient bien haut, obscurcissant la vision au-delà de l’étroit chemin qu’ils suivaient, et qui aux yeux de Stéphane évoquait à peine plus que les brisées de quelque sorte d’animal. Finalement, Henné les ramena vers des terres un peu plus hautes et vers une piste qui avait l’air d’être régulièrement utilisée. Il poussa les chevaux au trot, et à partir de là, ils alternèrent entre ce pas et une marche rapide. Il s’était écoulé peut-être deux cloches lorsqu’ils débouchèrent, plutôt soudainement, sur un petit groupe de maisons. Stéphane n’eut pas l’impression qu’il s’agissait d’un village, mais plutôt d’une sorte de hameau familial étendu. Il était par ailleurs à l’évidence abandonné. La porcherie n’était plus qu’un amas de montants de bois brut renversés ; la plus grande maison avait des trous dans son toit de bardeaux de cèdre. L’herbe s’était frayé un chemin dans la terre battue, et il restait des poches de neige ici et là. Henné dépassa tout cela et redescendit vers une rivière bouillonnante qui semblait trop petite pour être l’Ef. Il mit pied à terre et alla chercher quelque chose qui était suspendu entre deux arbres, et recouvert d’une bâche. Un instant Stéphane craignit qu’il révélât un cadavre en tirant la toile, qu’il se fût agi de funérailles telles que celles pratiquées par certaines tribus des montagnes. En fait il avait mal perçu les proportions ; il s’agissait d’un bateau suspendu par des cordes au-dessus du plus haut niveau d’eau gravé sur les witaecs. Il semblait en bon état, et était assez grand pour eux tous. Mais pas pour leurs chevaux. Henné leur fit signe à tous de prendre les selles et harnachements de leurs montures, et il les rangea dans le bateau. Cela paraissait logique : l’Ef coulait vers le nord, qui était manifestement la direction qu’ils voulaient prendre, mais une fois arrivé à la ville de Wherthen, elle rejoindrait la Mage -275- blanche et obliquerait vers l’Ouest, vers Eslen. Ils pourraient peut-être naviguer encore un peu à contre-courant à partir de Wherthen, s’ils trouvaient la bonne embarcation, mais seraient de toute façon obligés à terme de trouver de nouveaux chevaux pour continuer vers le nord-est et atteindre les Barghs. Il valait mieux ne pas devoir en plus racheter tout leur équipement. Leur tâche accomplie, ils montèrent à bord. Henné prit le gouvernail, et Ehan et l’autre moine les rames. Stéphane regarda les chevaux, qui les observaient curieusement tandis qu’ils partaient au fil du courant. Il espéra qu’ils auraient assez de bon sens pour disparaître avant que ne vînt le vaer. Il tapota le bras d’Ehan et fit mine de ramer, mais le petit homme agita négativement la tête en lui indiquant du menton les paquets de scrifts et de livres. Stéphane acquiesça et entreprit de les arrimer, au cas où leur embarcation verserait. Une fois cela fait, il laissa glisser sa main dans l’eau glacée, qui n’avait quitté les montagnes que depuis peu. Il eut l’impression de ressentir de façon ténue la vibration du vaer, mais sans en être certain. Comme il regardait la proue du bateau inciser la rivière, quelques flocons de neige commencèrent à tomber, disparaissant sans créer une ride lorsqu’ils se posaient sur la surface de vif-argent. Il y avait une infinité de réflexions à tirer de ce fait, mais il était trop fatigué, beaucoup trop fatigué pour s’y intéresser. Il se demanda comment allait Winna. Et Aspar, et ce pauvre Ehawk. Ses membres étaient faits de pierre ; il ne pouvait pas bouger, et ne put ouvrir les yeux qu’au prix d’un terrible effort. Il se trouvait dans son lit, chez lui à Cap Chavel, mais le matelas familier était recouvert de doux draps noirs, et les draperies qui étaient suspendues tout autour étaient noires elles aussi, quoi qu’assez diaphanes pour qu’il pût percevoir l’éclat des chandelles qui illuminaient le reste de la pièce. Il avait l’impression de s’enfoncer au fond de lui-même, de devenir de plus en plus lourd. Il savait qu’il devait rêver, mais il ne pouvait pas plus l’arrêter qu’il ne pouvait bouger ses membres ou hurler. -276- Derrière le rideau, mais entre ses yeux et la lumière, quelque chose bougeait ; une obscurité projetée sur la tenture, marchant autour de son lit, une forme parfois humaine et parfois... autre chose. Quelque chose qui n’était ni grand ni petit, quelque chose qui était tout ce qu’elle voulait être. Ses yeux R la seule chose qu’il pouvait bouger R la suivirent jusqu’à ce qu’elle fût derrière lui. Il ne put lever la tête pour la suivre là, mais il put entendre ses pas lourds, sentir l’air épaissir lorsque les rideaux bruissèrent de façon infime et que l’ombre tomba sur son visage. Il fut soudain extrêmement conscient de sa masculinité, d’une chaleur et d’un frémissement qui croissaient avec sa terreur. C’était comme si quelque chose le touchait, quelque chose de doux. Il leva les yeux et la vit. Son cœur se gonfla comme ses poumons, et ce fut délicieusement douloureux. Ses cheveux étaient d’un cuivre rayonnant, si brillants qu’il les voyait encore à travers ses paupières lorsqu’il fermait les yeux. Son sourire était vicieux et érotique et beau, et ses yeux étaient comme des joyaux d’une couleur brillante mais inconnue. Pris dans son ensemble, son visage était si terrifiant et si splendide qu’il ne pouvait supporter de le regarder qu’un instant. Son corps entier vibra d’une sensation inconnue lorsqu’elle s’allongea sur lui, sa chair se mêlant à la sienne comme le beurre et le miel, mais il ne pouvait toujours pas bouger. Mon enfant, mon homme, mon amant, roucoula-t-elle d’une voix qui n’était pas plus une voix que son visage n’était un visage. Tu me connaîtras. Il s’éveilla en haletant, ou plutôt en ayant l’impression de haleter. Il n’y avait pas de son. Le visage de Ehan réapparut, ainsi que celui de Henné. Il était de retour dans le bateau, et il pouvait de nouveau bouger. Et il se souvenait de quelque chose, quelque chose de très important. -277- Quelle rivière est-ce ? demanda-t-il, en sentant les mots mais sans les entendre. Ehan vit ses lèvres bouger et parut s’indigner, en tapotant son oreille de la main. Stéphane indiqua la rivière. Le ruisseau sur lequel ils s’étaient engagés était probablement un affluent, mais ils naviguaient sur une rivière d’importance, maintenant, bordée de rives substantielles. Est-ce la rivière Ef, ou un affluent ? Ehan fronça les sourcils, puis mima un mot qui ressemblait à Ef. Stéphane s’assit. Combien de temps avait-il dormi ? Sommes-nous près de Whitraff ? demanda-t-il. À quelle distance sommes-nous de Whitraff ? Il avait exagéré la forme de chaque syllabe, mais la perplexité d’Ehan ne laissa place à aucun éclair de compréhension. Exaspéré, Stéphane se mit à dénouer les cordelettes de l’un des sacs de cuir huilé, pour en tirer du parchemin et de l’encre. Il était stupide de gâcher ainsi du parchemin, mais il ne voyait aucun autre moyen. L’encre ne se trouvait pas là où il le croyait, et le temps qu’il la trouvât, les maisons se faisaient dangereusement nombreuses sur les rives. Avec l’énergie du désespoir, en écrivant sur ses genoux, il inscrivit son message. Il y a un monstre près du village de Whitraff, un nicver. Il vit dans l’eau. Il est très dangereux. Il passa le mot à Ehan. Le petit homme cilla, hocha la tête, et fit signe à Stéphane de prendre sa rame. Puis il retourna vers le gouvernail pour parler à Henné. Ou pour lui faire signe, plus exactement. Lorsqu’il montra à Henné la note de Stéphane, le chasseur se contenta de hausser les épaules. Ehan indiqua la rive du doigt. Au-delà d’un coude, Stéphane vit se dessiner les bâtiments familiers de Whitraff. Aspar, Winna, Ehawk, Leshya et lui étaient venus là moins de deux mois plus tôt, et n’avaient survécu que de peu aux attentions du nicver. Henné dirigea leur embarcation vers l’un des appontements en ruines, et là, Ehan s’efforça de lui expliquer -278- par signes ce qu’il se passait. Stéphane scruta les eaux à la recherche d’une quelconque indication de la bête, mais ne vit rien. Il était difficile d’argumenter sans paroles, mais Henné indiqua la rivière et écarta ses deux mains d’un empan. Puis il indiqua la direction d’où ils étaient venus, et éloigna sa main autant qu’il le put. Après encore un peu de pantomime, Stéphane se figura que le sentiment de Henné était que, quoi qu’il se pût cacher dans les eaux de Whitraff, ce ne pouvait absolument pas être aussi terrible que le vaer, et que leur meilleure chance de distancer le vaer était par la rivière. Ainsi, malgré l’avertissement de Stéphane, ils étaient quelques instants plus tard de retour sur l’eau. Quoi qu’il en soit, ils dépassèrent Whitraff sans incident. Stéphane se demanda une nouvelle fois où pouvaient se trouver Aspar et Winna. Étaient-ils partis à sa recherche ? Winna l’aurait certainement voulu. Aspar peut-être, encore que s’il avait commencé à pressentir les sentiments de Stéphane pour Winna, cela eût pu le faire changer d’avis. De toute façon, tous deux étaient dans l’obligation de faire ce que leur ordonnait Anne Dare, et elle avait besoin de chaque couteau, épée ou arc disponible si elle voulait reprendre son trône. Peut-être que Winna était partie à sa recherche seule R après tout, elle était partie seule à la recherche d’Aspar. Mais d’un autre côté, elle aimait Aspar ou croyait l’aimer. Aux yeux de Stéphane, cela semblait un peu ridicule. Aspar était l’aîné de Winna de deux décennies. Elle passerait sa maturité à lui essuyer la bave sur le visage. Lui donnerait-il des enfants ? Stéphane ne pouvait imaginer cela non plus. Le forestier était admirable en bien des choses, mais pas en celles qui faisaient un bon mari. Néanmoins, Stéphane était-il vraiment meilleur ? S’il était vraiment amoureux d’elle, il serait en train de la rechercher en cet instant même, à brûler d’être à ses côtés. Et il le voulait ; il le voulait vraiment. Mais il était une autre chose qu’il voulait plus encore : démêler les mystères de la langue et du temps. C’était pour cette raison qu’il faisait tout cela : non pas parce que le fratrex le lui avait demandé, ni parce qu’il craignait -279- le vaer, ni même parce qu’il croirait pouvoir contenir quelque nouvelle horreur qui allait s’abattre sur le monde, mais parce qu’il voulait savoir. Ils ne virent jamais le nicver. Peut-être qu’il était mort de ses blessures, ou qu’il s’était simplement lassé des hommes. Peut-être qu’il pouvait sentir que ses proies ne pouvaient entendre son chant mortel. Mais le lendemain, lorsque les poissons commencèrent à flotter à la surface de la rivière, Stéphane se dit que le nicver savait peut-être quand il était temps de laisser sa place et à qui. -280- CHAPITRE QUATORZE CONSEIL DE GUERRE Anne avait vu la grande salle de Glenchest bien des fois. Parfois vide, comme lorsque elle et ses sœurs s’y aventuraient en cachette pour profiter des échos qui retentissaient dans les hauteurs sombres et caverneuses de ses plafonds voûtés. En d’autres occasions, elle l’avait vue pleine de lumière, scintillante de décorations, remplie de seigneurs en tenues d’apparat et de dames en robes éblouissantes. Elle ne l’avait jamais vue pleine de guerriers auparavant. Élyonère avait fait apporter une immense table longue, et une sorte de petit trône avait été placé à sa tête. Hôtesse accomplie, elle le gardait à l’évidence à disposition pour les membres de la famille royale en visite. C’était là qu’était assise Anne, fort mal à l’aise, et parcourant du regard tous les visages, en s’efforçant de trouver les noms même des plus familiers. Elle regretta de ne pas avoir fait plus attention à la cour de son père, mais il n’y avait plus rien qu’elle pût y faire. Ces hommes R et il n’y avait que des hommes, trente-deux d’entre eux R lui rendaient son regard, certains la dévisageant franchement, d’autres évitant ses yeux lorsqu’ils pensaient qu’elle les regardait. Mais elle savait que tous l’étudiaient, la jaugeaient, s’efforçaient de se faire une opinion. Elle se demandait ce qu’elle allait dire lorsque Artwair se leva et s’inclina. -281- Puis-je, Majesté ? demanda-t-il en faisant un signe en direction de l’assemblée. Je t’en prie, dit-elle. Il acquiesça, puis éleva la voix. — Bienvenue à tous, dit-il, et le murmure des voix s’éteignit. Vous me connaissez. Je suis un homme simple, peu versé dans les longs discours, en particulier en des temps tels que ceux-ci. Ce sont des temps pour les lances et pas pour les mots, mais je suppose que quelques mots doivent être prononcés pour que l’on rassemble les lances. « Voici à quoi tout cela se résume, de mon point de vue. Il n’y a pas un an, notre lige, roi et empereur fut assassiné, ainsi que deux de ses filles. Que cela ait été l’œuvre de Robert le noir ou pas je ne le sais pas, mais ce que je sais, c’est que la Crotheny avait un roi, un roi parfaitement légitime, et que maintenant un usurpateur est assis sur le trône. Je pourrais peut-être ne rien en dire, mais il a ouvert les portes à Hansa et leur a offert notre ancienne reine, Murielle. Vous savez tous ce que cela signifie. Peut-être que nous le savons, et peut-être pas, cria un homme en réponse, (il était de taille moyenne, avec le sommet du crâne dégarni et des yeux d’un bleu saisissant.) Peut-être que cela signifie simplement la paix avec Hansa. Et peut-être que les corbeaux ne se perchent sur les cadavres que pour les bénir et leur rendre hommage, hein, sire Kenwulf ? Je sais que tu n’es pas crédule à ce point, seigneur. Kenwulf haussa les épaules avec réticence. Qui sait ce que prépare Robert ? Le praifec le soutient. Peut-être que nous ne connaissons tout simplement pas ses plans. Peut-être qu’ils ne paraissent menaçants que de loin. Et il faut bien admettre, sans vouloir le moins du monde offenser la landegrave Anne, que nous sommes en droit d’espérer un meilleur souverain que Charles. Je crois que nous comprenons tous ce que tu veux dire au sujet de Charles, reconnut Artwair. Les saints ont choisi de le toucher, et je suis certain que même sa mère reconnaîtrait que le trône ne lui convient pas. Mais il est une autre héritière légitime au trône, et elle est assise ici. -282- La plupart des regards s’étaient tournés vers Artwair, mais ils revinrent vers elle, plus acérés et avides que jamais. Un homme corpulent aux cheveux d’un roux éclatant et aux yeux noirs se leva. Puis-je parler à ce sujet, seigneur ? Évidemment, sire Bishop, répondit Artwair. Le roi Guillaume a effectivement réussi à convaincre le Comven de légiférer en faveur de l’article qui permet à une femme de monter sur le trône. Mais c’est une chose qui n’a jamais été faite auparavant. Qui n’a jamais été éprouvée. La seule raison pour laquelle une telle chose fut même envisagée était en fait la condition du jeune Charles. « De par les règles plus anciennes et mieux établies, si le fils se révèle inapte à être roi, la couronne passe à son fils R Charles n’en ayant évidemment pas. Hors cette hypothèse, la couronne revient tout à fait légitimement à Robert, qui est le seul héritier mâle restant. Oui, oui, interrompit d’un ton irrité un homme au visage cireux, qu’Anne reconnut pour être le graf de Dealward. Mais, sire Bishop, tu mets de côté le fait que nous avions des doutes non seulement sur Charles, mais aussi sur Robert. C’était la raison de notre vote. Oui, reconnut Bishop, mais certains considéreraient qu’il vaut mieux avoir un diable sur le trône plutôt qu’une jeune fille inexpérimentée, en particulier en de tels temps. Alors que les diables sont partout, tu veux dire ? demanda sèchement Artwair. Tu voudrais voir le mal à l’extérieur et à l’intérieur des murailles ? Bishop se rembrunit. Les rumeurs au sujet de Robert empirent. J’ai même ouï dire qu’il ne saignait pas comme les autres hommes. Mais nous avons également entendu d’autres choses au sujet d’Anne. Le praifec lui-même l’a condamnée en tant que scintillatrice, suite à une éducation dans un convent totalement dédié au mal. « Et les histoires qui nous ont été rapportées sur ses actes à Dunmrogh sont... perturbantes, ajouta-t-il. Anne ressentit alors un étrange dédoublement, comme si elle observait la réunion de très, très loin. Étaient-ils vraiment -283- en train de parler d’elle ? Tout était donc devenu à ce point aberrant ? Ou était-ce réellement aberrant ? Elle n’était allée que dans un convent, le convent sainte Cer. Il était vrai qu’elle avait été formée à des sujets comme le poison et le meurtre. N’était-ce pas maléfique ? Et les choses qu’elle pouvait faire R qu’elle avait faites R ne devaient-elles pas être considérées comme de la scintillation ? Et si le praifec avait raison et qu’elle... Non. Si tu désires m’accuser de quelque chose, sire Bishop, aie s’il te plaît au moins la décence de t’adresser directement à moi, s’entendit-elle dire. (Elle eut soudain l’impression d’être réinsufflée dans son corps, et elle se pencha en avant dans son trône improvisé.) « Virgenye Dare était-elle une scintillatrice parce qu’elle usait du pouvoir des saints ? poursuivit-elle. L’homme qui m’accuse, le praifec Hespéro... J’ai la preuve R une lettre, en fait R qu’il était de connivence avec des hommes d’église qui ont participé à une abomination païenne et accompli des meurtres cruels. Si vous avez entendu parler de Dunmrogh, alors vous savez que ce n’est pas moi qui ai cloué des hommes, des femmes et des enfants sur des poteaux de bois pour les éviscérer. « Ce n’est pas moi qui ai psalmodié au-dessus de ce sang innocent pour réveiller un démon ancien. Mais mes compagnons et moi les avons arrêtés et avons mis fin à leur rite hideux. Alors, sire Bishop, vous tous, peut-être que je suis une scintillatrice. Peut-être que je suis maléfique. Mais alors dans ce cas, il n’y a plus de bien du tout, parce que le praifec et ces hommes d’église qui l’assistent ne servent pas les saints. « Et mon oncle Robert non plus. Il est prêt à livrer notre pays aux forces les plus ténébreuses qui soient, et vous le savez tous. C’est pour cela que vous êtes ici. Elle se rassit, et durant le bref silence qui suivit, Anne sentit son soudain élan de confiance flageoler. Mais alors un autre des hommes qu’elle avait reconnus, Sighbrand Haergild, margraf de Dhaerath, s’esclaffa bruyamment. -284- Cette dame a la langue bien pendue, dit-il à l’assemblée. (Il se leva, un vieil homme mince qui de quelque façon lui faisait penser aux arbres qui se dressaient sur les falaises, un chêne déformé par le vent et les embruns, au bois aussi dur que le fer.) « Je reconnais que je suis le premier à me demander si une femme devrait être notre souveraine, dit-il. Je me suis opposé à la campagne de Guillaume, et à la décision du Comven. Mais elle a été prise. Je ne comprends rien à ces histoires de scintillation et de saints. Le seul saint auquel j’aie jamais fait confiance est celui qui vit dans mon épée. « Mais j’ai passé toute ma vie à regarder de l’autre côté de la Rosée en direction de Hansa. J’ai supporté le plus gros de la conspiration des marais, et je n’accepterai jamais de voir l’épouse de Guillaume mariée à un Hansien, ni même d’en voir un s’asseoir même simplement sur un pot de chambre à Eslen. Robert est fou de traiter avec les Reiksbaurg, et cela suffit à mes yeux pour prouver que Guillaume avait raison R cette jeune femme est le seul espoir qu’il reste à la Crotheny. « Je crois que ce n’est pas une coïncidence si ses sœurs ont été assassinées le même jour que Robert ; et vous ? (Il parcourut la salle du regard, et personne ne releva le défi.) Non, Robert le Noir déblayait le chemin du trône. « Nous ne pouvons l’affirmer, objecta Kenwulf d’un ton circonspect. Cela aurait tout aussi bien pu être arrangé par elle. (Il fit un geste en direction d’Anne.) Elle en fut parcourue comme par la foudre. Qu’as-... tu... dit ? réussit-elle à déglutir. Je ne... Je disais simplement, Madame, que pour ce que nous en savons... Je ne t’accuse pas... Anne se leva, parfaitement consciente des soudaines palpitations dans ses bras et ses jambes. Maintenant je te regarde dans les yeux, sire Kenwulf, et je te dis que je n’ai rien à voir avec ces morts dans ma famille. L’idée même en est obscène. J’ai été traquée par ces mêmes assassins à travers la moitié du monde. Mais toi, regarde-moi dans les yeux. Puis tu en feras de même avec mon oncle, et tu verras qui soutient ton regard sans ciller. -285- Elle sentit une sorte de souffle dans ses oreilles, et entendit le caquètement d’un rire démoniaque quelque part derrière elle. Non, pensa-t-elle. Est-ce que même tant d’hommes suffiraient à la protéger ? Probablement pas. Elle réalisa soudain qu’elle était de nouveau assise, et qu’Austra lui tendait de l’eau. Elle avait également l’impression d’avoir manqué quelque chose. Tous la regardaient avec des expressions inquiètes. ... blessures reçues à Dunmrogh, ainsi que lors d’une tentative d’assassinat ici à Glenchest, il y a trois nuits, disait Artwair. Elle est encore faible, et de viles allégations comme celles que profère sire Kenwulf ne lui font aucun bien, je vous en assure. Je n’ai jamais voulu dire... soupira Kenwulf. Toutes mes excuses, Altesse. Je les accepte, répondit Anne d’un ton glacial. Maintenant que ceci est vu, reprit Artwair, revenons à notre discussion, voulez-vous ? Mes seigneurs, le margraf Sighbrand dit la vérité, n’est-ce pas ? « La plupart d’entre vous êtes ici parce que déjà convaincus de ce qui doit être fait. J’ai une grande habitude de ce genre de pinaillage, et je connais ses racines. Je sais également que nous n’avons pas de temps pour cela. Voici ma suggestion, mes seigneurs. Chacun de vous énonce, en langage clair, l’avantage qu’il désire de sa majesté une fois qu’elle aura été rétablie sur son trône. Je crois que vous la trouverez juste et généreuse dans le traitement de ses alliés. Nous commencerons par toi, sire Bishop, si tu le veux bien. Le reste de la journée fut une vieille-qui-presse pour Anne. Elle comprenait à peine la plupart des requêtes. Ou plus exactement, elle les comprenait, mais pas leur importance. Le graf de Roghvael, par exemple, demandait une réduction de la taxe sur le commerce de seigle, qu’Artwair lui conseilla de refuser, en lui accordant plutôt un siège au Comven. Sire Bishop désirait une position et un titre dans la maisonnée de l’empereur R et cela de façon héréditaire. Ce qu’elle lui accorda, encore une fois sur le conseil d’Artwair. -286- Et cela se poursuivit. Ce bref instant où elle s’était senti une reine s’était évanoui, et elle était de nouveau une petite fille qui n’avait pas appris sa leçon. Pour ce qu’elle en savait, elle faisait d’Artwair le roi, et étant donné ce que sa tante lui avait dit sur la confiance à accorder aux membres de sa famille, ce n’était pas un petit souci. Mais elle savait également que par elle-même, elle ne pourrait jamais organiser une chose aussi compliquée qu’une guerre. La séance ne s’interrompit que parce qu’Artwair demanda une pause pour la nuit. Élyonère avait préparé des divertissements pour les invités, mais Anne préféra les éviter, envoyant Austra aux cuisines lui chercher de la soupe et du vin avant de se retirer dans ses quartiers. Neil MeqVren l’accompagna. Y as-tu compris quelque chose ? lui demanda-t-elle une fois qu’ils furent assis. Pas grand-chose, je le crains, reconnut-il. La guerre est beaucoup plus simple là d’où je viens. Que veux-tu dire ? Ma famille servait le duc Fail. S’il nous disait d’aller nous battre quelque part, nous le faisions, parce que c’était notre rôle. Il n’y avait pas grand-chose d’autre, heureusement. Je suppose que j’imaginais que j’allais faire quelque sorte de discours sur le bien et le mal et l’honneur de se battre pour le trône, et que les hommes se mettraient aussitôt en rangs, soupira-t-elle. Neil sourit. Cela peut fonctionner pour une bataille. Pas pour une guerre, je pense. D’un autre côté, je ne connais guère que les batailles. Et j’ai trouvé que tu t’en sortais plutôt bien, tu sais. Mais pas assez bien. Non, du moins pas encore. C’est une chose, je suppose, que de demander à des hommes de risquer leurs vies. C’en est une autre que de leur demander de risquer leurs familles, leurs terres, leurs espoirs, leurs rêves... La plupart sont juste avides, je crois. -287- Il y a de cela, admit Neil. Mais en fait, il reste fort probable que nous perdions cette guerre, et ils le savent tous. J’aimerais que leur loyauté envers ta majesté suffise à leur faire accepter ce risque, mais... ... mais ce n’est pas le cas. Je suis en fait juste un symbole pour eux, n’est-ce pas ? Peut-être, reconnut Neil. Pour certains. Peut-être même pour beaucoup. Mais si tu l’emportes, tu seras reine dans les faits, en plus de l’être en titre. Dans ce cas, tu pourras même laisser Artwair R ou qui que ce soit qui te conseille R prendre toutes les décisions importantes. Mais je ne crois pas que les choses se passent ainsi. Je crois que tu ne te reposeras sur lui que jusqu’au moment où tu pourras te dresser. Anne baissa les yeux. Je n’ai jamais voulu tout cela, tu sais, dit-elle doucement. Je voulais juste qu’on me laisse en paix. Tu n’as pas vraiment le choix, répondit Neil. Plus maintenant. Je ne suis pas certain que tu l’aies jamais eu. Je le sais, dit Anne. Mère a essayé de me l’expliquer. Je n’avais pas compris, alors. Peut-être que je ne comprends toujours pas, mais je commence. Neil acquiesça. C’est bien le cas, constata-t-il. Et j’en suis désolé. -288- CHAPITRE QUINZE UNE EMBUSCADE Winna perdit la raison une cloche après être entrée dans le rewn des Halas. Aspar avait remarqué que sa respiration s’accélérait, mais soudain elle se mit à étouffer, essayant de parler mais sans réussir à prononcer un mot. Elle s’assit lourdement sur une saillie rocheuse et resta là à trembler, se frotter les épaules, retrouver son souffle. Il n’eût pu l’en blâmer. La caverne était devenue un charnier, un lieu de mort auquel rien qu’Aspar eût jamais vu ne pouvait être comparé. Les piles de cadavres formaient deux rives autour d’un fleuve de sang, et il était facile d’imaginer ce qui s’était passé : le vaer qui avançait, les piteux qui se jetaient sur lui des deux côtés, s’attaquant à sa cuirasse avec leurs dents et leurs ongles. Ceux qu’il n’avait pas écrasés avaient succombé à son poison. Évidemment, ils n’étaient pas encore tous morts : certains bougeaient encore. Winna et lui avaient voulu aider les premiers qu’ils avaient vus, mais il était tellement évident qu’il n’y avait plus d’espoir qu’ils se contentaient maintenant de les éviter. La plupart d’entre eux semblaient ne pas les voir, le sang s’écoulant sans retenue de leurs bouches et de leurs narines. Il savait à la façon dont ils respiraient qu’il y avait une corruption en eux, dans leurs poumons. Il était sûrement trop tard pour que même le remède sefry pût faire effet, et de toute façon lui et Winna avaient besoin de tout ce qu’il leur restait. -289- S’ils trouvaient Stéphane et Ehawk... Stéphane ! cria Aspar vers le néant. Ehawk ! Ils pouvaient tous les deux être n’importe où. Il faudrait des mois pour les retrouver s’ils étaient parmi les morts. Aspar posa la main sur l’épaule de Winna. Elle tremblait, marmonnait. Nous... Nous ne sommes pas... Encore et encore. Viens, lui dit-il. Viens, Winn. Sortons d’ici. Elle le regarda, avec dans les yeux un désespoir qui allait bien au-delà de ce dont il l’eût cru capable. On ne peut pas s’en aller, dit-elle doucement. (Puis quelque chose parut exploser en elle.) On ne peut pas sortir ! hurla-t-elle. Nous ne pouvons pas partir ! Nous sommes déjà passés par là ! Nous avons déjà connu cela, et ça ne fait qu’empirer. Tout. On ne... on ne peut pas... Ses paroles s’effilochèrent en un marmonnement incohérent. Il la prit par les épaules, tout en sachant que la seule chose qu’il pouvait faire était d’attendre que cela passât. Si cela passait. En soupirant, il s’assit à côté d’elle. Je suis déjà venu dans ce rewn, dit-il sans trop savoir si elle écoutait. Nous ne sommes plus très loin de la ville. Nous pourrions... Ce sera probablement plus propre, là-bas. Tu pourras te reposer. Elle ne répondit pas. Ses dents étaient serrées, aussi nerveusement que ses paupières, et son souffle court trahissait le rythme des battements de son cœur. C’est fini, dit Aspar. Il la souleva. Elle ne résista pas, mais enfonça son visage au creux de son épaule et pleura. Il hésita brièvement entre poursuivre et revenir en arrière, mais réalisa soudain à quel point il était stupide d’envisager de pourchasser Fend et un vaer tout en portant Winna dans ses bras. Évidemment, il pouvait la cacher dans la cité sefry, mais ce pouvait être justement l’endroit où Fend et sa bête avaient choisi de s’arrêter. Et avec sa chance, à l’instant où il la laisserait -290- quelque part pour partir à leur recherche, Fend reviendrait furtivement lui enlever Winna encore une fois. Alors il décida de repartir là d’où il était venu. Le vaer était entré dans le rewn ; il lui faudrait en ressortir. Il n’y avait, à la connaissance d’Aspar, que trois entrées à ce rewn ; celle-ci, une autre à de nombreuses lieues au nord, et une troisième juste au-delà de la crête suivante. Et soudain il eut un plan tout à fait logique. Les chevaux étaient toujours dehors R et toujours vivants R lorsqu’il ressortit de la caverne. Il installa Winna sur Culbute, s’assura qu’elle était suffisamment consciente pour ne pas tomber, puis monta sur Ogre. Ils se mirent en route vers le sommet de la colline. Au bout d’une demi-lieue, il commença à mieux respirer et à transpirer, bien que le froid fût cinglant. Ses mouvements se raffermirent, et il attribua d’abord cela au fait qu’ils étaient sortis des brisées venimeuses du vaer. Puis il réalisa qu’il y avait plus que cela : il était de nouveau entouré de vie, d’une sève qui était ralentie mais pas morte. Les écureuils bondissaient à travers les branches, et un vol d’oies cacardait en altitude. Il les regarda passer en souriant malgré lui, mais son cœur se serra lorsqu’elles changèrent soudain de trajectoire. Nous y voilà, dit-il en pressant Ogre sur la pente dans la direction que les oies avaient évitée. Il est juste là, comme je le pensais. Deux cloches plus tard, près d’une cloche avant le coucher du soleil, ils atteignirent la crête. Winna s’était calmée, et Aspar la fit descendre avant de l’installer dans les racines d’un grand arbre. À contrecœur, il garda les chevaux sellés, parce qu’il savait qu’ils pouvaient devoir fuir à tout instant. Un cheval pouvait-il distancer un vaer ? Peut-être au moins pour un temps. Winna ? Il s’accroupit et passa une autre couverture autour d’elle. Je suis désolée, murmura-t-elle. -291- Sa voix était faible et brisée, mais cela fit néanmoins disparaître sa pire crainte : qu’elle eût perdu l’esprit. Il savait que de telles choses étaient possibles : il avait secouru un garçon dont la famille avait été massacrée par Wargh-le-noir. Il avait laissé le garçon aux soins d’une veuve du Bief. Elle s’était occupée de lui, mais il n’avait jamais parlé, pas une seule fois en deux années, puis il s’était noyé dans la crique de la meunerie. Ce sont des choses ignobles et terrifiantes, dit Aspar. Je serais plus inquiet si elles ne te perturbaient pas. J’étais plus que perturbée, répondit-elle. J’étais... impuissante. Chut. Écoute, je vais aller au sommet pour mieux voir. Tu restes ici, et tu surveilles Ogre. Si quelque chose approche, il le saura avant toi. Tu peux faire ça ? Oui, dit Winna. Je peux faire cela. Il l’embrassa, et elle répondit par une sorte de soif désespérée. Il savait qu’il devait dire quelque chose, mais rien ne semblait convenir. Je n’irai pas loin, fut tout ce qu’il trouva. Il les avait menés vers une partie de la crête trop rocheuse pour supporter beaucoup d’arbres. Pour tour de guet, il choisit un caroubier perché au bord d’une saillie rocheuse effondrée. De là, il pouvait surveiller l’entrée du rewn. Il ne voyait pas l’entrée elle-même, mais il était assez près pour être certain de ne pas rater la monstrueuse chose-serpent si elle sortait. De l’autre côté, la vue était encore meilleure. La rivière d’Ef ondulait à travers une plaisante vallée parsemée de pâturages et de vergers. Sur un sommet à près d’une lieue, il pouvait distinguer le clocher du monastère vers lequel Stéphane se dirigeait la première fois qu’il l’avait rencontré. La dernière fois qu’Aspar s’y était trouvé, il était blessé et délirant, et sans Stéphane, il serait mort. Pour l’instant, la vallée semblait paisible dans le crépuscule, enveloppée dans une légère brume qui se diffusait à travers les rangées ordonnées des pommiers qui attendaient le baiser du printemps pour fleurir. -292- Où était Stéphane, maintenant ? Mort, probablement, puisqu’il devait s’être trouvé avec les piteux. Ehawk était probablement mort, lui aussi. Il aurait dû ressentir quelque chose, il avait ressenti quelque chose lorsqu’il avait vu les garçons tomber. Mais son cœur s’était resserré au fond de lui, et la seule émotion qu’il reconnaissait était la colère. Et c’est une bonne chose, se dit-il. La nuit se répandit à travers les nuages, et comme le monde que ses yeux connaissaient se dissipait, le monde plus profond des odeurs et du son prit de l’ampleur. Les bruits de l’hiver étaient rares : le cri perçant d’un hibou, le vent frottant son ventre sur les branches, le crissement de petites griffes sur l’écorce. L’odorat était le sens le plus sollicité ; les feuilles macérant dans des flaques froides, l’odeur de leur pourrissement ralentie par le froid, la senteur grasse des bouses de vache remontant des pâturages, et les fumées : du noyer et du pommier qui brûlaient dans la vallée, du witaec véreux lorsque le vent tournait et venait des terres du centre, et quelque chose de plus proche : du chêne, oui, mais aussi l’odeur de menthe des sassafras et du sumac, des airelles R les plantes du sous-bois. Et des ramures de pin. Il tendit l’oreille et perçut le léger crépitement d’un feu, en aval, et pas très loin. Il redescendit doucement de l’arbre, craignant même de respirer. S’il y avait là-bas un moine qui avait arpenté la même voie des sanctuaires que Stéphane... Mais dans ce cas, il l’aurait probablement déjà entendu. Les moines de l’ordre de Mamrès, d’où était venu la plupart de leurs ennemis ecclésiastiques, se battaient comme des lions enragés, mais n’avaient pas les sens plus affûtés que les siens. Le plus grand danger provenait de ceux qui avaient arpenté et la voie de Decmanus, et celle de Mamrès. Il trouva Winna endormie et hésita une fois de plus, mais la peur de la laisser sans protection céda devant le besoin de savoir qui était sur la colline. De plus, Ogre était toujours là, et -293- même affaibli, il ferait au moins du bruit si quelqu’un approchait. Alors il commença à descendre précautionneusement le flanc de la colline, en se coulant derrière les bosquets et les petits arbres qui s’accrochaient aux rochers et à cette terre si peu épaisse. Il n’était pas pressé ; il pensait avoir toute la nuit, ce qui était bien, puisqu’il devait agir selon ses sensations et son instinct. Il pensa qu’il devait être deux ou trois cloches après la minuit lorsqu’il aperçut finalement la lueur orangée sur un tronc d’arbre en contrebas. Il ne voyait pas le feu lui-même, mais il pouvait deviner où il se trouvait. Par ailleurs, il s’était trop écarté vers l’Est, et un à-pic l’empêchait de rejoindre la position qu’il désirait. Alors il remonta pour redescendre plus à l’Ouest. La lueur disparut, mais il savait maintenant où il allait, et il le retrouva peu avant le lever du soleil. Le feu n’était alors presque plus que braises, avec encore quelques petites flammes. Aspar put discerner une silhouette assise et une autre étendue, mais pas grand-chose de plus. Le campement se trouvait à une douzaine de verges en contrebas, dans le creux d’une longue corniche. Une flèche pourrait-elle les atteindre ? L’angle de visée était mauvais. Les nuages avaient disparu, mais il n’y avait pas de lune, seulement les lointaines lampes inutiles des étoiles. Peut-être que lorsque le soleil ouvrirait son œil, Aspar pourrait trouver une meilleure position. Alors il se prépara à attendre, en espérant que Winna n’allait pas se réveiller et paniquer. C’était improbable, mais après ce qui s’était passé aujourd’hui... Le sol vibra sous lui. Il entendit un craquement rocheux, puis la soudaine précipitation de pierres qui dévalaient une pente. Ce n’était pas tout près, mais ce n’était pas très éloigné non plus. Aussitôt après, il entendit les mugissements et rugissements de sa respiration et sentit la lointaine odeur nauséabonde de son souffle. -294- Comme il l’avait supposé, le vaer avait traversé le rewn et ressortait maintenant de la colline du côté d’Ef, ce qui signifiait à un quart de lieue à sa gauche. Il ne pouvait toujours pas le voir, mais il l’entendait descendre la colline vers la vallée. Là voilà, dit une voix masculine inconnue, au fort accent du nord. Je te l’avais dit, répondit un autre homme. La seconde voix était loin de lui être inconnue. C’était celle de Fend, ce à quoi Aspar n’avait pas manqué de s’attendre. Après tout, c’était bien beau de chevaucher un vaer à ciel ouvert, mais lorsque sa monture s’enfonçait dans une caverne, on n’avait plus trop envie d’y être accolé. Et il n’aurait pas non plus été très sûr de la chevaucher à travers une mer de piteux. Non, Fend était plus malin que cela. Le vaer s’éloignait de lui, maintenant. Fend était juste en dessous. Il fallait faire les choses dans l’ordre. Aspar chercha une corniche, une branche, tout ce qui eût pu lui offrir un bon angle de tir. À sa plus grande joie, il découvrit une saillie rocheuse dont il ne connaissait pas l’existence. Précautionneusement, très précautionneusement, il se glissa dessus en rampant, puis encocha lentement une flèche. Est-ce que nous devons le suivre ? demanda la voix inconnue. Fend gloussa sèchement. Les Révesturi ne vont pas tous s’enfuir. Certains vont se battre. Contre le vaer ? N’oublie pas qui ils sont. Les Révesturi connaissent de très anciennes voies des sanctuaires, et des sacaumi très puissants. Il est évident qu’aucun d’entre eux ne risque vraiment de tuer notre joyau, mais pense au genre de sacaum dont ils pourraient faire usage. Ah. Alors il vaut mieux encore une fois rester à l’écart. Exactement. Si tout se passe bien, la créature va détruire les Révesturi, et si Darige est là, elle nous l’amènera. Mais si les prêtres nous réservent une surprise... -295- Aspar se glaça à la mention de Stéphane. Et si Darige est tué pendant l’attaque ? Ils ne veulent pas plus sa mort que nous, répondit Fend. Mais si cela arrive, tant pis. Cela ne lui plairait certainement pas. Non, et ce serait certainement un sérieux revers. Mais seulement un revers. Aspar écoutait attentivement, en s’efforçant de ne pas manquer un seul mot. Pourquoi Fend poursuivait-il Stéphane ? Comment un monstre comme le vaer pouvait-il le lui apporter ? Dans sa gueule ? Qui pouvaient bien être les Révesturi, et pour qui Fend travaillait-il ? L’une des deux silhouettes tisonna le feu qui reprit de la vigueur, produisant soudain assez de lumière pour qu’il pût localiser le visage de Fend. Aspar visa, en respirant lentement et en contrôlant son souffle. Il pouvait réussir ce tir, cela ne faisait aucun doute. Et Fend serait finalement mort. Il était possible que la mort de Fend laissât des questions en suspens, mais il devait prendre ce risque. Qui que fût son compagnon, il semblait savoir qui était leur maître. Une deuxième flèche le blesserait, et il resterait vivant pour répondre aux questions. Alors Aspar aurait l’antidote qui les soignerait, lui, Winna et les chevaux. Lorsque le vaer reviendrait, Aspar serait prêt, avec la flèche de l’Église. Et peut-être que Stéphane serait avec lui. Il tendit la corde. Un éclat de lumière envahit sa vision périphérique, une lueur pourpre. Fend le vit aussi, et se raidit. Tout devint blanc lorsque Aspar libéra sa flèche. Ses yeux se fermèrent par réflexe, et il entendit Fend hurler de douleur. Il voulut ouvrir les yeux, pour voir... ... lorsque quelque chose frappa la montagne comme un coup de poing. Son ventre se noua, et il réalisa soudain que le rocher sur lequel il était étendu glissait sous lui. Il tombait. Il battit des bras pour se raccrocher à n’importe quoi, mais il n’y avait rien, et il tomba dans le vide le temps d’une pleine -296- respiration avant de heurter quelque chose qui plia, se brisa, et le laissa tomber encore jusqu’à être violemment arrêté par un bloc de pierre. Il ouvrit les yeux sans savoir combien de temps ils étaient restés fermés. Sa bouche avait un goût de poussière et ses yeux étaient pleins de terre. Ses oreilles résonnaient comme si la foudre s’était abattue sur un arbre à une verge de lui. Il vit ses mains, qui étaient illuminées d’une pâle lueur grise. Non loin, quelqu’un hurlait : c’était ce qui l’avait réveillé. Il leva la tête, mais ne vit qu’un entrelacs de plantes piétinées. Il avait mal partout, sans pouvoir dire s’il avait des os fracturés. Le hurlement se mua en un halètement bruyant. C’est bon, entendit-il l’inconnu proférer. Mais ça saigne beaucoup. Reste sur tes gardes, lui ordonna sèchement Fend. C’était Aspar, j’en suis absolument certain, et tu ne l’entendras pas arriver, pas après ça. Aspar se permit de sourire. Il avait perdu son arc dans sa chute, mais il avait encore sa dague et sa hache. En serrant les dents, il se remit sur pied. Cela provoqua en lui un vertige qui manqua le faire rasseoir, mais il le laissa doucement s’évacuer, en respirant profondément. Fend avait raison : il pouvait entendre leurs voix, difficilement, mais le résonnement dans ses oreilles couvrirait tous les bruits que ferait quelqu’un en approchant. Maintenant, où se trouvaient-ils exactement ? Il avança d’un pas dans ce qu’il pensait être la bonne direction, et crut un instant avoir aperçu quelqu’un plus loin devant lui, mais il y avait encore peu de lumière. Il allait se rapprocher lorsque quelqu’un l’attrapa par-derrière et passa son avant-bras en travers de son visage. Il grommela et voulut le rejeter, mais il était déjà en déséquilibre et ne fit que tomber face contre terre. Il roula et frappa du pied, vaguement conscient de la vibration dans le sol, et un visage lui apparut. C’était un visage familier, mais pas celui de Fend. Ehawk. -297- Le garçon plaça son index sur sa bouche puis pointa du doigt. À quatre verges de là, un immense mur d’écailles glissait à travers les arbres. -298- TROISIÈME PARTIE DE TÉNÉBREUSES ALLIANCES -299- CHAPITRE UN LABYRINTHE Alis avait voulu trancher l’épine dorsale de l’homme juste en dessous du crâne, mais ses pieds engourdis de fatigue avaient glissé sur la pierre humide, et la pointe de sa dague avait plongé dans sa clavicule. Il hurla et fit volte-face. Elle eut juste assez de présence d’esprit pour esquiver le mouvement de ses bras, mais son pied botté la frappa au tibia. Elle pantela tandis que la douleur obscurcissait sa vision, et elle se renfonça dans le mur. L’homme n’avait pas lâché sa lanterne, et ils se regardèrent dans sa lueur sanguine. Il était grand, plus de six pieds, et tout de noir vêtu : l’un des fantosmes de l’usurpateur. Son visage était étrangement féminin pour un guerrier de cette taille, avec un menton gentiment effilé et des joues rondes. Chienne, gronda-t-il en tirant son couteau. Derrière lui, une petite fille de peut-être onze ans se pelotonnait contre le mur. Alis essaya d’invoquer l’ombre ; parfois c’était facile, comme de claquer des doigts à l’intérieur de sa tête, et d’autres fois très difficile, en particulier lorsque quelqu’un l’avait déjà vue. Cela ne vint pas immédiatement, et elle n’avait pas de temps à y consacrer. Alors elle expira et laissa ses épaules tomber, son bras armé ballant sur le côté. -300- Lui se détendit à son tour un instant, et elle frappa avec tout ce qu’il lui restait de force, jaillissant du mur, sa main gauche libre fusant vers son visage. Elle sentit un liquide, une impression de déchirure lorsqu’elle plongea son couteau dans le côté gauche de l’homme, et continua de poignarder et de poignarder encore. Il hurla une nouvelle fois et un poing tambourina son crâne, mais elle continua de planter la lame jusqu’à qu’il y eut tant de sang sur la poignée de son arme qu’elle ne pût plus la serrer. Alors elle se repoussa en arrière, haletante, et sentit un étrange tenaillement dans son bras. Elle réalisa qu’elle avait mal, et qu’elle avait été blessée aussi. Elle s’enfonça dans les ténèbres. Malgré ses blessures, l’homme ne s’arrêta pas non plus. Il avança vers elle en titubant et elle courut, trouvant son chemin en tâtonnant dans l’obscurité, jusqu’à l’entrée du tunnel. Elle y plongea, n’entendant que son propre souffle, puis tira sur sa robe en essayant d’en arracher un morceau pour bander son bras. Elle ne réussit pas à la déchirer, alors elle maintint sa main sur sa blessure et attendit. Elle discernait encore la lueur de la lampe après le coin ; il était là, et attendait. Elle avait besoin de ce couteau pour couper une bande de tissu. Elle ne pouvait plus attendre très longtemps, sinon elle perdrait tant de sang qu’elle ne pourrait plus rien faire du tout. En jurant silencieusement, elle se redressa maladroitement et retourna vers la lumière. Il était étendu face contre terre, et quelque chose dans sa position lui fit penser qu’il ne faisait pas semblant. La lampe était tombée, mais sans se briser. Elle était renversée à côté de lui et se vidait, maintenant presque éteinte. Elle la redressa. Il avait également lâché son couteau, et celui d’Alis dépassait encore de ses côtes. En s’efforçant de ne pas s’évanouir, Alis prit son arme et l’enfonça soigneusement dans la nuque de l’homme, comme elle avait voulu le faire un peu plus tôt. Cela fit jaillir un cri étouffé de derrière les escaliers. Puis un gémissement. -301- La fille. Elle avait oublié la fille. Reste là, ordonna sèchement Alis. Reste où tu es, ou je te tuerai comme je l’ai tué. La petite fille ne répondit pas et continua de gémir. Alis repositionna la lanterne, coupa un bout de sa robe, noua un tourniquet, puis s’assit pour reprendre son souffle... et écouter. Quelqu’un avait-il entendu le fantosme crier ? Et si oui, sauraient-ils trouver de quelle direction cela provenait ? Au bout d’un certain temps, oui. Ce qui signifiait qu’elle devait retourner dans les tunnels, ceux dont les hommes ne pouvaient pas se souvenir. Ils avaient du mal à l’y poursuivre. Fillette, écoute-moi, dit-elle. Un visage sortit de la pile de toile grise. Je ne veux pas mourir, dit-elle doucement. Fais ce que je te dis, et je te promets que tu vivras, lui répondit Alis. Mais tu l’as tué. Oui, je l’ai tué. Maintenant, vas-tu m’écouter ? Une courte pause. Oui. Bien. As-tu de la nourriture ? De l’eau ? Du vin ? Reck avait à manger, je crois. Il avait du pain, il n’y a pas longtemps. Et du vin, je pense. Alors apporte-les-moi. Et tout ce qu’il a sur lui. Mais n’essaie pas de courir. Tu sais que l’on peut lancer un couteau ? J’ai vu un homme le faire dans la rue, une fois. Il a fendu une pomme. Je peux faire mieux que cela. Si tu essaies de courir, je le mettrai dans ton dos. Tu comprends ? Oui. Comment t’appelles-tu ? Hélène. Hélène, fais ce que je t’ai demandé. Prends ses affaires et apporte-les-moi. Elle regarda la fillette s’approcher du corps. Lorsqu’elle le toucha, elle se mit à pleurer. Tu l’aimais ? demanda Alis. -302- Non, il était méchant. Mais... je n’avais jamais vu un mort. Et je n’avais jamais tué quelqu’un auparavant, pensa Alis. Malgré son entraînement, cela ne lui paraissait toujours pas réel. Hélène, demanda Alis. Est-ce que tous les gardes ont des filles avec eux ? Non, madame. Seulement les fantosmes. Et que faites-vous avec eux, exactement ? La fillette hésita. Hélène ? Le roi dit qu’il y a des tunnels secrets par ici, des tunnels que seules les filles peuvent voir. Nous sommes censées les trouver pour lui. Les hommes sont là pour nous protéger. Vous protéger de moi ? demanda Alis en feignant un petit sourire. Les yeux d’Hélène brillèrent de terreur. N... non, bafouilla-t-elle. Le roi a dit qu’il y avait un assassin qui rôdait librement dans les souterrains. Un homme. Un homme puissant. Hélène avait œuvré tout en parlant, et avait rassemblé une petite pile d’objets. Elle les ramassa, mais parut plus réticente à approcher Alis qu’elle ne l’avait été à toucher un cadavre, ce qui était logique. Voilà, dit Alis. Bonne fille. S’il te plaît, murmura Hélène. Je n’en parlerai à personne. Alis ferma son cœur. Le seul avantage qu’elle avait, était que Robert la croyait morte. Si la fillette la décrivait, ou pis, savait qui elle était, son avantage serait perdu. Elle resserra sa prise sur le couteau. Viens ici, lui dit Alis. En ravalant ses larmes, la fillette approcha. Fais-le vite, s’il te plaît, dit Hélène, si bas qu’Alis faillit ne pas entendre. Alis regarda la fillette dans les yeux, imagina la vie les quittant, et soupira. Elle prit l’épaule d’Hélène et la sentit trembler. -303- Tiens ta parole, Hélène, dit-elle. Ne dis à personne que tu m’as vue. Raconte juste qu’il s’est excusé pour aller satisfaire un besoin naturel, puis que tu l’as trouvé mort. Je jure par tous les saints que c’est la seule chose à faire. Le visage d’Hélène s’illumina d’un timide espoir. Tu ne vas pas lancer le couteau sur moi ? Non. Dis-moi juste comment tu es venue dans les souterrains. Par les escaliers de la tour d’Arn. Bien, maugréa Alis. Ils sont toujours gardés ? Par dix hommes, confirma Hélène. Y a-t-il autre chose que tu sais et qui pourrait m’être utile ? La fillette réfléchit un instant. Ils condamnent les souterrains, dit-elle. Alis acquiesça d’un air las. Elle savait déjà aussi cela. Vas-y, lui dit Alis. Retrouve une sortie. Hélène se redressa, fit quelques pas hésitants, puis s’enfuit en courant. Alis écouta ses pas s’éloigner, en sachant qu’elle aurait dû tuer la fillette, et en étant heureuse de ne l’avoir pas fait. Puis elle rapporta son attention vers les affaires du fantosme. Il n’avait pas grand-chose : après tout, il n’était pas descendu ici pour très longtemps. C’était surtout de la chance s’il avait emporté un carré de toile enveloppant un morceau de pain dur et un bout de fromage, et plus de chance encore qu’il eût du vin. Elle prit cela, son couteau, une bande de cuir de son baudrier, la lampe, et son briquet à amadou. Alis mangea un peu de pain et but un peu de vin, puis elle se releva et retourna vers la relative sécurité des anciens passages. Lorsqu’elle eut l’impression de s’être assez éloignée, elle s’arrêta pour repanser son bras. La blessure n’était pas aussi grave qu’elle l’avait craint : le couteau avait pénétré entre les os de son bras, et y était resté bloqué jusqu’à ce qu’elle s’en libérât. C’était pour cela qu’il n’avait pu la frapper encore et encore -304- comme elle l’avait fait, ni n’avait pu tourner la lame dans la blessure. Tout bien considéré, cela avait plutôt été une bonne journée. Ou une bonne nuit. Elle n’avait plus la moindre idée des mouvements du soleil. Il avait bien dû s’écouler une neuvaine depuis qu’elle était bloquée ici. Et peut-être plus de deux depuis qu’elle était descendue ici pour libérer Léovigilde Ackenzal. C’était probablement une bonne chose qu’il eût refusé de l’accompagner. Lorsqu’elle était remontée des oubliettes, elle avait trouvé le passage fortement gardé. Ce n’était pas une bonne chose, parce que cela signifiait que sa présence avait été découverte, et qu’il s’agissait de la seule issue qui fût sûre. Néanmoins, le labyrinthe des passages plus ou moins bien dissimulés était si baroque qu’il ne pouvait qu’y avoir d’autres sorties. Elle se demanda comment ils avaient su qu’elle était entrée dans les souterrains, mais le prince Robert n’était pas stupide. Et de par sa... condition, il pouvait se souvenir des passages secrets. Il avait dû placer des gardes, ou organiser quelque sorte d’alarme. Peut-être que Hespéro ou un autre homme d’Église l’avait aidé, mais il pouvait tout aussi bien s’agir d’une chose aussi simple que de la farine répandue sur le sol pour retracer ses pas : elle s’était déplacée dans l’obscurité, après tout. Durant ces neuf derniers jours, l’usurpateur avait découvert des passages et les avait fait obstruer. Les murs vibraient du travail des ingénieurs royaux, qui creusaient et sapaient. Oh, il y avait beaucoup de passages qu’il n’avait pas trouvés, mais aucun d’entre eux ne semblait mener nulle part sinon revenir dans les souterrains, qui étaient eux-mêmes progressivement condamnés, et de façon systématique R du moins les sections qui eussent pu lui permettre d’accéder au château. Une section entière, avec ses prisonniers, avait déjà été scellée. Ceux qui y étaient enfermés n’étaient pas encore morts : parfois elle les entendait supplier, implorant qu’on leur donnât de l’eau. Mais leurs voix faiblissaient. Elle se demanda ce qu’ils -305- avaient fait pour se retrouver dans les oubliettes, et s’ils méritaient leur sort. Se sentant mieux à mesure que son estomac absorbait la nourriture, elle repartit vers les profondeurs. Il y avait une partie des souterrains qu’elle avait évitée, en espérant malgré tout qu’elle n’aurait pas à l’affronter, alors même qu’il s’agissait d’une section que Robert n’osait pas entièrement condamner. Mais elle ne pouvait plus se permettre de céder à cette appréhension ; elle n’aurait certainement plus l’occasion de trouver de la nourriture. Qu’Hélène eût parlé ou pas, un fantosme était mort, et Robert augmenterait certainement la taille de ses patrouilles. Elle avait vécu jusqu’ici des restes des prisonniers, et avait eu une source d’eau fraîche jusqu’à l’avant-veille, lorsque l’accès en avait été muré. Depuis, elle n’avait plus que de l’eau croupie. Elle savait qu’en la mêlant au vin elle pourrait la boire durant un temps, mais le vin ne durerait au mieux que quelques jours. À partir de là, elle ne ferait que s’affaiblir. Alors elle se tourna vers le murmure. Ce n’était pas comme la voix des prisonniers. D’abord elle avait cru qu’il s’agissait de ses propres pensées, qu’elle se parlait à elle-même, signe qu’elle perdait la raison. La voix n’énonçait rien de cohérent, du moins par ses paroles, mais ses mots étaient chargés d’images et de sensations qui n’appartenaient pas à un esprit humain. Mais ensuite elle se souvint d’une descente dans les souterrains avec Murielle, et sut que la voix qu’elle entendait était celle du Détenu. Le Détenu était appelé ainsi pour éviter de nommer ce qu’il était réellement : le dernier représentant de la race démoniaque qui avait asservi et les humains et les sefrys, le dernier des skasloï. À mesure qu’elle approchait de son domaine, le murmure s’amplifia, les images s’éclaircirent, les odeurs s’affinèrent. Alis eut l’impression que ses doigts étaient des griffes, et lorsqu’elle posa la main contre le mur, elle ressentit une sorte de grattement, comme si ses mains eussent été faites de pierre ou de métal. Elle sentit une odeur de poires putréfiées et de soufre, -306- vit par images puissantes un paysage d’arbres à écailles et sans feuilles, un soleil étrange et immense, une sombre forteresse au bord de la mer, si ancienne que ses murailles et ses tours étaient érodées comme une montagne. Son corps lui semblait tour à tour minuscule et énorme. Je suis moi, insista-t-elle mentalement. Alis Berrye. Mon père était Walis Berrye, ma mère était née Winefride Vicars... Mais son enfance lui semblait incroyablement lointaine. Au prix d’un grand effort, elle se souvint de sa maison, une demeure pleine de recoins si mal tenue que certaines pièces avaient des planchers percés. Mais lorsqu’elle voulut se la figurer, elle ne vit qu’un labyrinthe de pierre. Le visage de sa mère était une masse confuse entourée de cheveux blonds pâles. Son père était encore plus vague, alors qu’elle l’avait revu à peine un an plus tôt. Sa sœur aînée, Rowyne, avait des yeux bleus, comme elle, et des mains rêches qui lui caressaient les cheveux. Elle avait eu cinq ans lorsque la dame en robe noire était venue pour l’emmener, et à partir de là il s’écoula dix années avant qu’elle ne revît ses parents, qui l’avaient alors simplement amenée à Eslen. Même alors ils n’avaient jamais su la vérité, qu’elle leur avait été rendue afin que le roi la remarquât et en fît sa maîtresse. Sa mère était morte l’année suivante, et son père était venu lui rendre visite deux ans plus tard, en espérant qu’Alis pourrait convaincre le roi de lui accorder les fonds nécessaires pour assécher les marais insalubres qui avaient envahi la plus grande partie des terres autrefois arables du canton. Guillaume lui avait donné l’argent et un ingénieur, et cela avait été la dernière fois qu’elle avait vu quelqu’un de sa famille. Sœur Margerie, avec son sourire en coin et ses cheveux roux bouclés ; sœur Grène avec son grand nez et ses yeux écarquillés ; la mestra supérieure Cathmay, cheveux de fer et mince comme un fouet, avec ses yeux qui pénétraient tout : elles avaient été sa famille. Toutes mortes, maintenant, railla la voix. Totalement mortes. Et pourtant la mort n’est plus aussi distante... -307- Soudain elle eut une impression de flottement, et il fallut à Alis un moment pour réaliser qu’elle tombait, tant les sensations qui venaient avec la voix étaient nombreuses et étranges. Elle étendit vivement les bras et les jambes pour trouver quelque chose à quoi se raccrocher. Étonnamment, elle réussit, ses paumes s’appuyant sur des parois avant que ses bras ne fussent à moitié tendus. Une violente douleur parcourut ses bras, comme s’ils cherchaient à s’arracher à ses épaules, et l’effet qu’elle eut sur sa blessure lui arracha un hurlement. Puis elle tomba de nouveau, ses genoux et ses coudes frottant contre les parois du puits jusqu’à ce qu’une lumière blanche naquît sous la plante de ses pieds et se répandit à travers elle, l’assommant net et projetant ses esprits vers les vents noirs des hauteurs. Un chant la réveilla, un chant rauque et râpeux dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Son visage reposait sur le sol humide et poisseux. Lorsqu’elle la releva, la douleur parcourut son crâne et toute son épine dorsale. Oh ! laissa-t-elle échapper d’une voix pantelante. Le chant s’arrêta. Alis ? demanda une voix. Qui est-ce ? demanda-t-elle en tâtant son crâne. Il était gluant, et elle découvrit une coupure dans le cuir chevelu. Aucun de ses os ne semblait brisé. C’est moi, Lo Videicho, répondit la voix. L’obscurité était absolue et les murs affectaient étrangement les sons, mais Alis se dit que celui qui parlait ne devait pas se trouver à plus de quatre ou cinq verges d’elle. Elle porta la main à sa gaine et à la dague qu’elle y cachait. On dirait du Vitellien, dit-elle en s’efforçant de le faire parler pour savoir où il se trouvait. Ah non, ma dulcha, dit-il. Le Vitellien est vinaigre, jus de citron, sel. Je parle miel, vin, figues. Safnien, midulcha. Safnien. (Elle tenait maintenant son couteau, et une fois assurée de sa prise, elle s’assit.) Tu es prisonnier ? -308- Je l’étais, répondit Lo Videicho. Maintenant, je ne sais pas. Ils ont muré la sortie. Je leur ai dit qu’ils feraient mieux de me tuer, mais ils ne l’ont pas fait. Comment connais-tu mon nom ? Tu l’as dit à mon ami l’homme-musique, avant qu’ils ne l’emmènent. Léoff. Ils l’ont emmené ? Oh oui. Ta visite avait beaucoup dérangé, je crois. Ils l’ont emmené. Où ? Oh, je sais. Tu crois que je ne sais pas ? Je sais. Je n’en doute pas, dit Alis. Mais j’aimerais le savoir, moi aussi. J’ai perdu l’esprit, tu comprends, confia Lo Videicho. Tu me parais aller très bien, mentit Alis. Non, non, c’est vrai, je suis fou. Mais je crois que je devrais attendre que nous soyons sortis de ces oubliettes avant de te dire où notre ami a été emmené. Alis commença à chercher un mur à tâtons. Elle en trouva un et s’y adossa. Je ne connais pas la sortie, dit-elle. Non, mais tu connais l’entrée. L’entrée... Tu veux dire le chemin qui mène ici ? Oui, petite rusée, dit Lo Videicho. Tu es tombée dedans. Alors si tu sais cela, pourquoi ne pars-tu pas ? Pourquoi as-tu besoin de moi ? Je n’abandonnerai jamais une dame, dit l’homme. Et par ailleurs... Elle entendit un cliquetis métallique. Oh. Tu ne peux pas partir. Tu es dans une cellule. Elle avait dû tomber dans une antichambre, plutôt que dans la cellule elle-même. C’est un palais, mon palais, dit Lo Videicho. Mais les portes sont toutes verrouillées. As-tu une clé ? Je pourrai peut-être te faire sortir. Nous trouverons peut-être un accord. Mais d’abord, tu dois me dire pourquoi tu es ici. -309- Pourquoi je suis ici ? Parce que les saints sont de sales bâtards, tous autant qu’ils sont. Parce qu’ils favorisent les méchants et punissent les gentils. C’est probablement vrai, reconnut Alis, mais j’aimerais une réponse plus spécifique. Je suis ici parce que j’aimais une femme, dit-il. Je suis ici parce que mon cœur a été arraché, et que c’est la tombe dans laquelle ils m’ont enterré. Quelle femme ? Sa voix changea. Belle, douce, gentille. Elle est morte. J’ai vu son doigt. Un petit frisson parcourut l’épine dorsale d’Alis. Un Safnien. Un Safnien avait été fiancé à la princesse Lesbeth. Elle avait disparu, et le bruit avait couru qu’elle avait été trahie par son fiancé. Elle se souvint d’avoir entendu Guillaume marmonner son prénom dans son sommeil. Il donnait presque l’impression de s’excuser envers lui. Es-tu... Es-tu le prince Cheiso ? Ah ! pantela l’homme. Il y eut une pause, puis elle entendit un bruit sourd qui pouvait être des sanglots. Tu es Cheiso, qui avait été promis à Lesbeth Dare. Le bruit prit de l’ampleur, mais ressemblait maintenant plus à un rire. C’était mon nom, dit-il. Avant. Avant. Oui, c’est judicieux. Très judicieux. J’avais entendu dire que tu avais été torturé à mort. Il voulait que je reste vivant, dit Cheiso. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi. Ou peut-être que c’est juste qu’il a oublié. Alis ferma les yeux, s’efforçant de réfléchir, d’ajouter le prince safnien à ses plans. Avait-il des troupes ? Mais il faudrait les faire venir par bateaux, n’est-ce pas ? De très loin. Mais il serait sûrement utile. Cheiso hurla soudain, un cri de rage déchirant qui semblait à peine humain. Elle entendit un bruit sourd qui lui fit penser qu’il se jetait contre les murs alors même qu’il continuait de -310- crier dans sa propre langue. Elle réalisa qu’elle serrait si fort la poignée de son couteau que ses doigts étaient gourds. Après un temps, les hurlements se muèrent en sanglots. Sans réfléchir, Alis rangea son couteau et fouilla l’obscurité à tâtons jusqu’à qu’elle eût trouvé les barreaux de sa cellule. Viens par ici, dit-elle. Viens par ici. Il allait peut-être la tuer, mais la mort était si proche qu’elle avait commencé à perdre tout respect pour elle. Si un instant de gentillesse devait être ce qui la chasserait des terres du destin, qu’il en fût ainsi. Elle pouvait le sentir hésiter, mais elle entendit ensuite un glissement, et un instant plus tard, une main frôla la sienne. Elle la saisit, et à ce contact, des larmes lui montèrent aux yeux. Elle avait l’impression que l’on n’avait pas tenu la sienne depuis des années. Elle sentit la main trembler ; la paume en était douce et lisse, la main d’un prince. Je suis moins qu’un homme, haleta-t-il. Tellement moins. Le cœur d’Alis se serra ; elle voulut libérer sa main, mais il la serra encore plus fort. Tout va bien, lui dit Alis. Je voulais juste toucher ton visage. Je n’ai plus de visage, répondit-il. Mais il laissa néanmoins échapper sa main. Timidement, elle approcha ses doigts jusqu’à sentir la barbe sur son menton, puis la leva plus haut, où elle trouva un amas de cicatrices. Tellement de douleur. Sa main se dirigea vers son couteau. Un simple mouvement dans l’orbite, et il oublierait ce qu’ils lui avaient fait, oublierait son amour perdu. Elle pouvait entendre dans sa voix et sentir à son contact qu’il était brisé. Malgré ses bravades et ses désirs de vengeance, il ne restait plus grand-chose en lui. Mais ses obligations n’étaient pas envers lui. Elles étaient envers Murielle et ses enfants R et en un sens, envers ce pauvre Guillaume, mort. Elle l’avait aimé à sa façon ; il avait été un homme décent dans une position qu’aucun homme décent ne devrait tenir. Comme ce prince safnien. -311- Prince Cheiso, chuchota-t-elle. Je l’étais, répondit-il. Tu l’es, insista-t-elle. Écoute-moi. Je vais te libérer de ta cage, et ensemble, nous trouverons un moyen de sortir d’ici. Et de le tuer, dit Cheiso. De tuer le roi. Dans un frisson, elle réalisa qu’il parlait de Guillaume. Le roi Guillaume est déjà mort, dit Alis. Il n’est pas ton ennemi. Ton ennemi est Robert, tu comprends ? Ce sont les paroles du prince Robert qui t’ont amené ici. Puis il a tué son frère, le roi, et il t’a abandonné là. Il ne se souvient probablement même plus que tu existes. Mais tu vas le lui rappeler, n’est-ce pas ? Il y eut une longue pause, et lorsque Cheiso parla finalement, ce fut d’une voix étonnamment calme et posée. Oui, dit-il. C’est ce que je vais faire. Alis prit ses outils de crochetage et se mit au travail. -312- CHAPITRE DEUX LE POEL Anne prit de longues inspirations, ferma ses yeux à la tente et à son maigre ameublement. Elle avait renvoyé Austra, qui était partie avec ce qui avait paru à Anne être une forme de soulagement. Cette petite idiote avait-elle juste voulu s’éloigner un peu d’elle, ou aller rejoindre Cazio ? Assez, se dit-elle. Assez. Tu te fâches juste contre toi-même. Rien d’étonnant à ce qu’Austra ait envie de passer un moment avec quelqu’un d’autre. Anne s’enfonça dans l’obscurité, puis elle chercha plus profond, s’efforçant de se frayer un chemin vers la retraite des Féalités, pour leur demander conseil. Dans le passé, elle était restée méfiante quant à leurs recommandations, mais maintenant elle avait besoin de quelque chose, de l’avis de quelqu’un qui en savait plus qu’elle du monde ésotérique. Une faible lueur apparut, et elle se concentra sur elle, s’évertuant de s’en rapprocher, mais elle s’échappa aux limites de sa vision, désespérément hors de portée. Elle s’efforça de se détendre, de la faire revenir, mais plus elle essayait, plus la lumière s’éloignait, jusqu’à ce que, dans un accès de rage, elle se jetât sur elle, la tirant vers elle, et que l’obscurité à son tour l’oppressât, l’opprimât à ce qu’elle n’en pût plus respirer. Quelque chose de rêche parut presser contre son corps, et ses doigts et ses orteils s’engourdirent de froid. La froideur -313- l’envahit, lui ôtant toute sensation jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que le battement de son cœur, à un rythme dangereusement élevé. Elle ne pouvait plus respirer ni émettre le moindre son, mais elle entendit un rire et sentit des lèvres contre son oreille, qui murmuraient des paroles réconfortantes qu’elle ne pouvait pas comprendre. La lumière jaillit, et soudain elle vit la mer qui s’agitait devant elle. Sur ses puissantes vagues filaient des douzaines de navires, arborant la bannière au cygne noir et blanc de Liery. Son point de vue changea et elle vit qu’ils approchaient Thornrath, l’immense forteresse marine qui barrait l’approche d’Eslen. Elle se dressait de façon si impressionnante que même une telle flotte paraissait minuscule. Puis soudain, la lumière disparut, et elle était à genoux, les mains posées sur la pierre, l’odeur de la putréfaction et de l’humus dans ses narines. Progressivement, une lumière ténue diffusa d’en haut, et lentement, comme si elle s’éveillait d’un rêve, elle commença à comprendre où elle se trouvait. Elle était à Eslen-des-Ombres, dans le carré sacré derrière les tombes de ses ancêtres, et ses doigts étaient appuyés contre un sarcophage de pierre. Et elle savait, elle était certaine d’avoir toujours su, et elle hurlait du plus terrible désespoir qu’elle eût jamais connu. — Chut, mon enfant, dit une petite voix. Tais-toi et écoute. La voix apaisa sa terreur, au moins un peu. Qui es-tu ? demanda-t-elle. — Je suis ton amie. Et tu as raison, elle vient pour toi. Je peux t’aider, mais tu dois d’abord me rejoindre. Tu dois d’abord m’aider moi. Qui est-elle ? Comment peux-tu m’aider ? — Trop de questions, et la distance est trop grande. Retrouve-moi, et je t’aiderai. Te retrouver où ? — Ici. Elle vit le château d’Eslen, le vit ouvert comme un cadavre dont on expose les organes et les humeurs cachés, les nids de pestilence et les trônes de salubrité, et après un temps elle comprit. -314- Elle s’éveilla en hurlant, sous les regards inquiets de Neil et de Cazio. Austra était à son côté et lui tenait la main. Majesté ? demanda Neil. Quelque chose ne va pas ? Le temps de longs battements de cœur, elle voulut le lui dire, changer ce qui allait se passer. Mais elle ne pouvait pas, n’est-ce pas ? C’était un rêve, sire Neil, dit-elle. Une Vieille-qui-presse, rien de plus. Le chevalier parut sceptique, mais après un temps il accepta son explication d’un geste de la tête. Très bien. J’espère que le reste de ton sommeil sera paisible, dit-il. Dans combien de temps levons-nous le camp ? Quatre cloches. Et nous atteindrons Eslen aujourd’hui ? Si les saints le veulent, Majesté, répondit Neil. Bien, dit Anne. Des images de navires (et de choses bien plus terribles) brûlaient encore derrière ses yeux. Eslen n’en serait que le commencement. Les hommes prirent congé mais Austra resta, et lui caressa le front jusqu’à ce qu’elle s’endormît. Anne avait souvent couvert la distance qui séparait Glenchest d’Eslen. Elle l’avait faite à cheval, avec Pluvite, quand elle avait quatorze ans, accompagnée d’une escorte de mestres. Cela lui avait pris deux jours, en s’arrêtant au poel de Wife, sur les terres de son cousin Nod. En voiture ou en bateau, il fallait peut-être une journée de plus. Mais il avait fallu un bon mois à son armée, alors même que leur équipage était transporté par des chalands sur les canaux. Et le mois avait été sanglant. Anne avait déjà vu des tournois : des joutes, des hommes qui se battaient à l’épée, ce genre de choses. Elle avait également vu de vrais combats, et bien des morts. Mais jusqu’au jour où ils s’étaient mis en route depuis Glenchest, tout ce qu’elle avait su des armées et de la guerre était venu des -315- ménestrels, des livres et du théâtre. Cela l’avait menée à imaginer qu’ils allaient marcher droit sur Eslen, sonner la corne de la bataille, et s’affronter sur le poel du roi. Les ménestrels avaient oublié une chose ou deux, et le château Gable avait été une première leçon pour elle. Les armées dans les chansons n’avaient pas besoin de protéger leurs voies d’approvisionnement, et elles n’avait donc pas besoin de s’arrêter et de « réduire » chaque forteresse inamicale située à moins de cinq jours de cheval de leur route. Presque toutes étaient d’ailleurs inamicales, parce que Robert en avait convaincus ou contraints les seigneurs de se battre pour lui, quand il ne les avait pas tout simplement fait occuper par ses propres troupes. Anne n’avait jamais entendu user du terme « réduire » pour décrire la conquête d’un château et le massacre de ses défenseurs, mais elle se fit rapidement l’opinion qu’un autre mot eût été plus approprié. Le siège de Gable leur avait coûté plus de cent hommes et près d’une semaine, et lorsqu’ils étaient repartis, ils avaient dû y laisser cent autres hommes en garnison. Puis il y avait eu Langraeth, Tulg, Féarath... Les vieilles chansons ne parlaient pas non plus beaucoup des femmes qui jetaient leur enfant du haut des murailles en une tentative désespérée de les sauver des flammes, ou de l’odeur de cent cadavres lorsque les gelées matinales commençaient à se lever. Ni du fait qu’un homme pouvait être transpercé d’une lance de part en part, paraître ne pas la sentir, continuer de parler comme si de rien n’était, jusqu’à l’instant où ses yeux se glaçaient et où ses lèvres se figeaient. Elle avait vu des choses abominables auparavant, et il y avait une différence d’échelle plutôt que de nature. Mais c’était une énorme différence. Voir cent morts était plus atroce qu’en voir un, même si cela pouvait être injuste pour ce dernier. Dans les ballades, les femmes portaient le deuil de leurs aimés. Dans la marche sur Eslen, aucun proche d’Anne n’était mort. Elle n’était pas en deuil : en lieu de cela, elle restait éveillée toute la nuit, en essayant de chasser les cris des blessés -316- de ses oreilles, de ne pas se souvenir des images de la journée. Elle découvrit que l’eau-de-vie que lui avait fournie tante Élyonère pouvait être fort utile dans ce cas. Les ménestrels laissaient également de côté les aspects trop mornes de la politique : quatre heures à écouter le hobereau de Wife discourir sur les vertus comparées des vaches louvettes ; une journée entière passée en compagnie de l’épouse de l’aethel de Langbrim et ses tentatives peu subtiles de présenter son fils désespérément morne comme un parti possible pour quelqu’un, « pas ta Majesté, évidemment, mais quelqu’un d’importance » ; deux heures à Penbale pour assister à la représentation d’une production musicale qui avait « ouvert les yeux » des landwaerden quant aux exactions de Robert. Elle n’avait dû de garder les yeux ouverts qu’au fait que les interprètes avaient tous chanté incroyablement faux, ce qui l’avait amenée à se demander comment avait pu être l’original. La seule chose amusante avait été la représentation physique de Robert, qui incluait un masque fait d’une sorte de gourde et un nez conçu pour évoquer, de façon tout à fait notable et inappropriée, une tout autre partie de l’anatomie. Tout cela parce que l’occupation des places fortes n’était pas suffisante : il fallait aussi s’attirer les faveurs de la campagne. En plus d’y gagner des troupes supplémentaires, cela assurait que ses chalands pourraient aller et venir jusqu’à Loiyes, d’où provenaient ses provisions. Pendant qu’Artwair et ses chevaliers réduisaient les châteaux, elle passait son temps à visiter les villes et villages des environs, pour y rencontrer les landwaerden, gagner leur soutien, obtenir leur permission de laisser derrière elle encore d’autres troupes pour surveiller les digues et les malends de drainage. Cela se révéla être presque aussi accablant que sa fuite de Vitellio, quoique d’une façon totalement différente : ses journées n’étaient qu’une succession d’audiences et de repas avec les aethels et les grafwaerds, à les flatter ou les effrayer, selon ce qui semblait le plus efficace. Au bout du compte, presque tous étaient prêts à lui accorder leur soutien passif : ils ne ralentiraient pas sa progression et la laisseraient placer des troupes pour occuper -317- les digues afin que les canaux ne pussent être ni rompus ni verrouillés, mais fort peu étaient prêts à offrir des bras. Après un mois, à peine deux cents hommes avaient rejoints leurs rangs, ce qui était fort loin de couvrir leurs pertes. Malgré tout cela, elle conservait tout de même au fond d’elle l’idée que lorsqu’ils auraient atteint Eslen, ils livreraient la bataille finale sur le poel. Ce qu’elle trouva en lieu de cela était ce qu’elle regardait maintenant, du haut de la digue nord. Artwair, Neil et Cazio se tenaient à ses côtés. Par les saints, souffla-t-elle, sans trop savoir ce qu’elle ressentait exactement. Elle rentrait chez elle : devant elle se déployait l’île d’Ynis, ses rives rocheuses drapées de brume, ses hautes collines surplombant la Terre-Neuve, la ville d’Eslen se dressant sur sa plus haute colline. À l’intérieur des cercles concentriques de ses murailles, la grande forteresse et le palais dont les tours semblaient vouloir percer jusqu’aux basses provinces des cieux. Cela paraissait à la fois incroyablement grand et ridiculement petit, avec le recul de leur singulier emplacement. C’est de là que tu viens ? demanda Cazio. Oui, dit Anne. Je n’ai jamais vu un tel endroit, dit Cazio d’une voix teintée d’appréhension. (Grâce aux tuteurs d’Élyonère et à sa propre vivacité d’esprit, il s’était exprimé dans la langue du roi.) Rien ne peut être comparé à Eslen, dit Neil. (Anne sourit, de savoir que Neil n’avait lui-même vu Eslen pour la première fois que moins d’un an plus tôt.) Mais comment y va-t-on ? demanda Cazio. Cela va être le problème, dit Artwair en se grattant distraitement le menton. C’est le problème auquel nous nous attendions, mais décuplé. J’avais espéré qu’il ne ferait pas cela. Je ne comprends pas, dit Cazio. Eh bien, dit Anne, Ynis est une île au confluent de deux fleuves, la Mage et la Rosée. Alors elle est toujours entourée d’eau. On ne peut atteindre Eslen qu’en bateau. Mais nous avons des bateaux, fit remarquer Cazio. -318- C’était tout à fait vrai : ils disposaient encore de chacun des quinze chalands et des sept loups chenaux avec lesquels ils étaient partis. Il n’y avait eu aucun combat naval. Oui, dit Anne. Mais normalement, nous n’aurions eu qu’à traverser un fleuve, vois-tu. Ce lac devant nous est normalement de la terre ferme. (D’un geste de la main, elle indiqua l’immense étendue d’eau qui s’étalait devant eux.) Cazio fronça les sourcils. Je n’ai peut-être pas compris, dit-il. As-tu dit terre ferme ? Tero arido ? Oui, répondit Anne. Eslen est entourée de poels. C’est le nom que nous donnons aux terres que nous avons gagnées sur l’eau. Tu as remarqué que nos rivières et nos canaux coulent tous au-dessus des terres, n’est-ce pas ? Oui, dit Cazio. Cela paraît tout à fait anormal. Ça l’est. Donc, lorsque une digue est brisée, ou ouverte... ... tout se remplit de nouveau. Mais pourquoi n’ont-ils pas attendu que nous soyons là, à marcher à travers le poel, pour l’ouvrir ? De cette façon, ils auraient pu tous nous noyer. Cela aurait été trop risqué, expliqua Artwair. Si les vents soufflent dans le mauvais sens, les poels peuvent mettre plus longtemps à se remplir, et nous aurions pu traverser. En faisant cela, Robert nous a rendu la tâche très, très difficile. Mais nous avons toujours nos bateaux, rappela Cazio. Oui, répondit Artwair. Mais regarde là, derrière la brume. Il indiqua du doigt le pied de la grande colline. Anne reconnut les formes sombres, mais Cazio ne savait pas quoi chercher. Ce sont des navires ? demanda-t-il finalement. Des navires, confirma Artwair. Je parie que lorsque la brume se lèvera, nous verrons presque toute la flotte. Des navires de guerre, Cazio. Ils n’auraient pas pu manœuvrer efficacement sur une rivière, mais maintenant ils ont un lac. Nous aurions peut-être pu nous glisser à travers la Rosée et établir une tête de pont, mais maintenant nous devons traverser tout cela, au vu et au su de la flotte impériale. C’est possible ? demanda Cazio. -319- Non, répondit Artwair. Il y a néanmoins plus d’une façon d’approcher Eslen, dit Neil. Et le flanc sud, du côté de la Mage ? Est-ce qu’ils ont inondé les poels là-bas aussi ? Nous ne le savons pas encore, reconnut Artwair. Mais même s’ils ne l’ont pas inondé, ce sera d’une approche très ardue. Les rinns sont malaisés à franchir, et simples à défendre avec quelques archers sur les hauteurs. Et il y a les collines : difficiles à prendre, faciles à défendre. « Mais tu as raison, nous devons envoyer quelqu’un de l’autre côté de l’île. Un petit groupe, je pense, des hommes qui peuvent se déplacer rapidement, silencieusement, et sans se faire voir. C’est exactement le genre de chose que je devrais pouvoir faire, proposa Cazio. Non, répondirent d’une seule voix Anne, Neil et Austra. À quoi pourrais-je bien servir d’autre ? demanda le bretteur d’un ton irrité. Tu es un excellent garde du corps, dit Neil. Sa Majesté a besoin de toi ici. Par ailleurs, poursuivit Anne, tu ne connais pas le terrain. Je suis certaine que le duc saura choisir les hommes qu’il faut pour cette mission. Oui, dit Artwair. Je m’en occuperai. Mais personne ici ne connaît Eslen mieux que toi, Anne. Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu as une idée ? Tu as fait passer le message aux nôtres en Virgenye ? Oui, dit Artwair. Mais le puits avait déjà été empoisonné. Les cuveiturs de Robert étaient passés avant nous, racontant partout que ta mère s’apprêtait à offrir le trône à Liery. Et cela quand mon oncle voudrait céder le pays à Hansa. Que préféreraient-ils ? Ni l’un ni l’autre, espérons-le, répondit Artwair. Je leur ai fait comprendre que s’ils se ralliaient de ton côté, nous garderions une Dare sur le trône, et qui pencherait du côté de la Virgenye. Mais la situation est complexe. Beaucoup en Virgenye préféreraient avoir un roi souverain sur leur propre trône, sans -320- empereur à Eslen à qui répondre. Même si lui ou elle est l’un d’entre eux. « Ces gens pensent que Hansa se contenterait de la Crotheny, et laisserait la Virgenye en paix. Oh, dit Anne. Oui. Et même s’ils se mettaient en route aujourd’hui, il faudrait des mois pour que leurs troupes arrivent par les terres, et presque autant par mer, étant donné qu’il leur faudrait franchir le détroit de Rusimmi pour venir ici. Non, je pense que nous allons devoir nous préparer à tout cela sans compter sur la Virgenye. Cazio indiqua quelque chose. Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Anne suivit le doigt du Vitellien. Une petite embarcation approchait, une barque qui portait les couleurs d’Eslen. Ce doit être l’émissaire de Robert, dit Artwair. Il vient probablement arranger une rencontre. Nous pourrions tout aussi bien voir ce que mon cousin a à dire avant de pousser trop avant nos plans. Comme le bateau approchait, Anne réalisa, l’estomac serré, que l’émissaire n’était rien moins que Robert lui-même. Son visage familier regardait vers elle de sous une capuche noire, qui laissait également voir le cercle d’or que son père portait autrefois pour couronne lors des occasions officielles moins formelles. Il était assis au centre du bateau, dans un fauteuil, assisté par des silhouettes en noir. Elle ne voyait aucun archer, ni aucune arme du tout, d’ailleurs. Elle eut soudain le sentiment profond que quelque erreur s’était produite. Robert n’avait que quatre années de plus qu’elle ; il avait joué avec elle quand elle était petite. Elle l’avait toujours considéré comme un ami. Il était impossible qu’il eût fait tout ce qu’ils disaient, et elle fut soudain certaine qu’il allait tout expliquer. Il n’y aurait finalement pas besoin d’une guerre. Comme le bateau accostait, une silhouette mince en chausses et tabard noirs sauta à terre pour l’amarrer ; il fallut un instant à Anne pour réaliser qu’il ne s’agissait pas d’un homme mais d’une jeune fille, de peut-être treize ans. En un -321- clin d’œil, elle comprit que la quasi totalité de la suite de Robert était composée de jeunes filles désarmées. L’unique autre homme portait une broche à filigrane d’or sur son manteau, qui l’identifiait comme un chevalier, mais il était lui aussi désarmé. Robert ne semblait pas le moins du monde inquiet. Lorsque le bateau eut été immobilisé, il se leva de son trône improvisé en souriant. Ma chère Anne, dit-il, laisse-moi te regarder. Il posa le pied sur la pierre, et Anne sentit un choc parcourir ses pieds. La roche sous elle devint soudain molle, comme du beurre chaud, et tout se brouilla. C’était comme si le monde autour d’elle avait commencé à fondre. Puis, aussi soudainement, tout redevint ferme, normal. Mais différent. Robert était toujours là, portant beau dans un pourpoint noir en peau de phoque pailleté de petits diamants. Mais il puait comme de la viande avariée, et sa peau était translucide, révélant le sombre réseau fluvial de ses veines en dessous. Plus étrange encore, ses veines ne s’arrêtaient pas à sa peau mais se poursuivaient dans la terre et dans l’air, rejoignant les eaux surnaturelles de sa vision. Mais contrairement à l’homme qu’elle avait vu mourir, laissant filer ses dernières gouttes de vie dans les sources de la mort, le flot allait vers Robert, l’emplissait, l’étayait comme une main à l’intérieur d’une marionnette. Elle réalisa qu’elle avait reculé, et que sa respiration s’était accélérée. Ce sera assez près, dit Artwair. Je veux juste donner un baiser à ma nièce, dit Robert. Ce n’est pas trop, n’est-ce pas ? Dans ces circonstances, répondit Artwair, je crois que si. Aucun d’entre vous ne le voit, n’est-ce pas ? demanda Anne. Vous ne voyez pas ce qu’il est. Les regards éberlués que cela lui attira confirmèrent ses suppositions, et même dans sa propre vision, les rus ténébreux s’effacèrent, sans néanmoins disparaître totalement. Robert croisa son regard, et elle vit la quelque chose de bizarre, une sorte de reconnaissance ou de surprise. -322- Ce que je suis, ma chère ? Je suis ton oncle adoré. Je suis ton cher ami. Je ne sais pas ce que tu es, dit Anne, mais tu n’es pas mon ami. Robert soupira ostensiblement. Tu es angoissée, je le vois, et sous le coup de mauvaises influences. Mais je puis t’assurer que je suis ton ami. Pour quelle autre raison aurais-je protégé ton trône comme je l’ai fait ? Mon trône ? demanda Anne. Évidemment, Anne. Liery a enlevé Charles, et en son absence j’ai agi en tant que régent. Mais tu es l’héritière du trône, ma chère. Tu le reconnais ? demanda Artwair. Bien sûr. Pourquoi ne le reconnaîtrais-je pas ? Je n’ai aucune raison d’aller contre la décision du Comven. Je n’ai fait qu’attendre son retour. Et maintenant tu prévois de me rendre la couronne ? demanda Anne d’un ton incrédule. C’est exactement ce que je vais faire, rétorqua Robert. Sous certaines conditions. Ah, c’est maintenant que vient l’offre du serpent, dit Artwair. Robert parut irrité pour la première fois depuis son arrivée. Je suis surpris par la compagnie que tu as choisie, Anne, dit-il. Le duc Artwair avait reçu l’ordre de protéger nos frontières. Il a failli à son devoir pour pouvoir marcher sur Eslen. Pour rendre le trône à son détenteur légitime, dit Artwair. Oh vraiment ? répondit Robert. Quand tu es parti vers l’Ouest, tu savais qu’Anne était saine et sauve, et prête à reprendre sa place à Eslen ? Mais c’était avant que tu ne l’aies vue, que tu lui aies parlé. En fait, comment aurais-tu pu savoir cela ? Il tourna ses yeux vers Anne. -323- Comment crois-tu qu’il a pu le savoir, ma chère ? T’es-tu jamais demandée ce que notre cher duc pourrait désirer dans l’affaire ? Anne s’était effectivement posé la question, mais n’allait pas le confirmer. Quelles sont tes conditions ? demanda-t-elle. Robert acquiesça d’un air approbateur. Tu as grandi, n’est-ce pas ? Encore qu’il me faut te dire que je ne suis pas certain d’aimer tes cheveux courts. C’est un peu masculin. Quand ils sont longs, tu ressembles presque... Il s’interrompit brutalement, et le peu de couleur qu’il avait pu y avoir sur son visage disparut soudainement. Il détourna les yeux : d’abord vers le ciel de l’occident, puis vers le sommet du Breu-en-Trey. Finalement, il s’éclaircit la gorge. Quoi qu’il en soit, dit-il d’un ton plus contenu, tu comprendras que j’aie pu quelque peu m’inquiéter, étant donné la forme de ta venue. Je vois cela, dit Anne. Tes hommes ont résisté à notre avancée jusqu’ici, et tu as inondé les poels. À l’évidence, tu t’es préparé à la guerre. Alors pourquoi voudrais-tu soudain capituler ? Je ne pensais pas que cette armée pouvait être menée par toi, ma chère. Je supposais qu’elle était plus ou moins ce qu’elle paraissait être : une révolte de nobles provinciaux ambitieux et mécontents. Des gens qui profiteraient de cette période troublée comme d’une excuse pour placer un usurpateur sur le trône. Mais maintenant que je vois qu’ils t’ont choisie comme marionnette, cela change les choses de façon substantielle. Une marionnette ? Tu ne crois tout de même pas qu’ils vont te laisser être reine, n’est-ce pas ? demanda Robert. Je te crois plus maligne que cela, Anne. Il t’a fallu leur promettre quelque chose à chacun, non ? Quand ils auront perdu du sang, des hommes et des chevaux, tu crois que leur appétit s’amenuisera ? -324- « Tu as là une armée à laquelle tu ne peux pas faire confiance, Anne. Et d’ailleurs, même s’ils en étaient dignes, tu ne pourrais pas prendre Eslen facilement R voire pas du tout. Je n’ai toujours pas entendu ce que tu proposais. Il leva les mains. Ce n’est pas compliqué. Tu entres dans la ville, et nous organisons un couronnement. Je serai ton premier conseiller. Je me demande combien de temps je survivrai à cet honneur, dit Anne. Combien de temps avant qu’une dague ou un poison de ta conception transperce mon cœur ? Tu peux te faire accompagner d’une escorte d’une taille raisonnable, évidemment. Mon armée est d’une taille raisonnable, je crois, rétorqua Anne. Il serait insensé de tous les faire entrer, dit Robert. D’ailleurs, je ne puis le permettre. Je ne leur fais pas confiance, et tu ne devrais pas non plus. Choisis une escorte conséquente. Laisse les autres ici. Lorsque le juge ecclésiastique arrivera, il éclaircira tout cela, et nous nous en remettrons tous à sa décision. Une promesse qu’il t’est bien facile de faire, explosa Artwair. Il est bien connu que toi et le praifec êtes de mèche dans toute cette vilenie ! Le juge ecclésiastique vient directement de z’Irbina, dit Robert. Si tu ne peux plus faire confiance à nos plus saints pères, je ne sais à qui tu fais confiance. Je vais commencer par ne pas te faire confiance à toi, et à partir de là j’improviserai le reste. Robert soupira. Tu ne vas tout de même pas insister pour livrer cette guerre idiote, n’est-ce pas ? Pourquoi ma mère est-elle emprisonnée ? demanda Anne. Robert baissa les yeux. Pour sa propre protection, dit-il. Après la mort de tes sœurs, elle est devenue d’abord mélancolique, puis inconsolable. Elle était déséquilibrée, et cela a défavorablement affecté sa façon de gouverner. Tu as entendu parler du massacre -325- des innocents chez dame Gramme, je suppose ? Pourtant, ce ne fut que lorsqu’elle tenta l’impensable que je dus intervenir. L’impensable ? C’est un secret très bien gardé, dit-il. Nous le taisons pour éviter la gêne et, franchement, le désespoir. Ta mère a essayé de se tuer, Anne. Vraiment ? Anne avait voulu paraître sceptique, mais quelque chose se serra dans sa gorge. Était-ce possible ? Comme je te l’ai dit, elle était inconsolable. Elle l’est toujours, mais sous ma protection, elle est au moins à l’abri d’elle-même. Anne soupesait l’offre de Robert. Elle ne lui faisait pas confiance, mais une fois à l’intérieur du château, elle pourrait trouver les passages. Elle y serait à l’abri de Robert et de ses hommes, et elle pourrait ouvrir le tunnel qui menait jusqu’aux rinns et faire entrer ses hommes dans la ville, voire dans le château lui-même. Il y avait là une opportunité, et elle n’allait pas la laisser lui échapper. Je désirerais la voir, dit-elle. Cela pourra aisément être organisé, assura Robert. Je désirerais la voir maintenant. Dois-je la faire chercher ? demanda Robert. Anne inspira profondément, puis expira. Je crois plutôt que je devrais aller à elle. J’ai déjà dit que tu pouvais amener une escorte dans le château. Nous pourrons voir ta mère d’abord. Je préférerais que tu restes ici, répondit Anne. Les sourcils de Robert se froncèrent. Je suis venu ici sous le drapeau de la trêve, désarmé et sans garde. Je n’aurais jamais imaginé que tu serais déshonorable au point de me faire prisonnier. Si tu fais cela, je t’avertis : tu n’entreras jamais à Eslen. Mes hommes la brûleront d’abord, s’il m’arrive quelque chose. Je te le demande comme une faveur, répondit Anne. Je te demande d’accepter de rester ici pendant que je parle à ma mère. Je n’emmènerai que cinquante hommes. De ton côté, tu -326- donneras l’ordre à tes hommes de me laisser libre accès au château pour que je puisse vérifier la véracité de tout ce que tu as dit. Alors, et seulement alors, toi et moi pourrons discuter d’un accord. Même si je te fais confiance, dit Robert, j’ai déjà clairement énoncé que je ne crois pas tes partisans. Comment peux-tu être certaine qu’ils ne m’assassineront pas pendant que tu es partie ? (Il jeta un regard significatif en direction d’Artwair.) Parce que mon garde du corps personnel, Neil MeqVren, te défendra. Tu peux avoir en lui une confiance absolue. Il s’agit d’un seul homme, fit remarquer Robert. Si quoi que ce soit arrive à sire Neil, je saurai que j’ai été trahie, dit Anne. Ce sera une grande consolation pour mon cadavre. Robert, si tu es sérieux dans tes intentions, tu as là une chance de le prouver. Sinon, je ne te ferai jamais confiance, et cette guerre aura bien lieu... La plupart des landwaerden sont de mon côté. Et sire Fail arrivera bientôt avec une flotte, n’en doute pas. Robert se caressa un temps la barbe. Une journée, dit-il enfin. Tu retournes à Eslen avec mon message, mon bateau, et je resterai ici aux bons soins de sire Neil, dont moi-même je ne doute pas. Tu parleras à ta mère et tu détermineras sa condition. Tu t’assureras de l’honnêteté de mon intention de te rendre le trône. Puis je reviendrai, et nous discuterons de la façon dont tu prendras le trône. « Une journée. D’accord ? Anne ferma les yeux un instant, pour se demander si elle avait oublié quelque chose. Majesté, dit Artwair, cela est des plus imprudent. Je suis d’accord, renchérit sire Neil. Néanmoins, dit Anne, je vais être reine, c’est ce que vous dites tous. Cette décision m’appartient. Robert, je suis d’accord avec ces conditions. Ma vie est entre tes mains, Majesté, dit Robert. -327- CHAPITRE TROIS DANS LES BARGHS Le danger lui picotant le dos, Stéphane s’arrêta pour reprendre son souffle. Derrière lui, Ehan dit quelque chose, mais bien que ses oreilles eussent commencé à se remettre, c’était encore trop confus pour qu’il comprît, comme s’il avait de l’eau dans les oreilles. Il tapota le côté de son crâne pour le lui indiquer, un geste auquel ils s’étaient tous habitués ces dernières neuvaines. Une pause ? répéta le petit homme un peu plus fort. Stéphane acquiesça à contrecœur. Durant le temps qu’il avait passé avec le verdier, il s’était dit que son corps s’était accoutumé au voyage, mais la piste était trop pentue pour être montée à cheval, et ils avaient dû mener leurs montures à pied. Ses jambes, semblait-il, n’avaient pas été aussi endurcies qu’il l’avait cru par des mois en selle. Il s’assit sur un rocher tandis que Ehan sortait une outre d’eau et un peu du pain qu’ils avaient achetés dans le dernier village qu’ils avaient croisé, un rassemblement d’une douzaine de huttes appelé Crothaem. Un lieu qui se trouvait maintenant bien loin en contrebas, derrière la vallée sans nom qu’il contemplait et les replis des avant-monts des Haulands qui la bordait. Combien de temps allons-nous encore monter ? demanda Ehan. (Maintenant qu’ils étaient face à face, il était plus facile de communiquer.) -328- C’est difficile à dire, répondit Stéphane, parce que c’était le cas, y compris de la façon la plus viscérale. Nous devons être dans les montagnes elles-mêmes, maintenant. Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’arbres, avança Ehan. Stéphane hocha la tête. C’était effectivement le problème, ou du moins l’un d’entre eux. C’était comme si quelque ancien dieu ou saint avait arraché une monstrueuse étendue de pâturages dans les terres du centre pour la poser sur les Barghs comme un drap. Stéphane se dit que ce qu’il voyait, c’était le résultat de deux mille années d’activité humaine, à abattre les arbres pour construire des toits, faire du feu, créer des pâturages pour les moutons et les chèvres et ces vaches laineuses qui semblaient être partout. Quoi qu’il en fût, il en résultait une déroutante perte de perspective. L’herbe adoucissait la raideur des pentes et piégeait l’œil quant aux distances. Il n’y avait que lorsqu’ils se concentraient sur quelque chose de spécifique R un troupeau de chèvres, ou l’un des occasionnels hameaux aux toits de tourbe R qu’ils pouvaient réellement embrasser l’immensité de l’ensemble. Et ses dangers. Des pentes qui semblaient douces et inoffensives, qu’il imaginait pouvoir descendre en roulant comme un enfant dans un vallon, dissimulaient des précipices fatals. Heureusement, les mêmes millénaires et les mêmes hommes qui avaient produit ce paysage dépouillé avaient aussi produit des chemins battus qui leur disaient où l’on pouvait marcher en sécurité, et où l’on ne pouvait pas. Tu penses toujours que le vaer nous suit, dit Ehan. Stéphane hocha la tête. Ce n’est pas exactement qu’il nous suit, reprit-il. Il ne nous a pas suivis à travers les plateaux de Brog-y-Stradh, il a remonté la rivière Then pour nous retrouver. Il semble logique qu’une chose de sa taille préfère se déplacer par la rivière. Là n’est pas le problème, dit Stéphane. Pendant que nous suivions l’Ef en direction de la Mage grise, il prenait de l’avance sur nous, comme nous l’avons découvert à Ever. -329- Oui, dit Ehan, ses sourcils se fronçant à cette évocation. (Ever avait été un village de mort. Les rares survivants leur avaient parlé du passage du vaer quelques jours plus tôt.) De là, nous aurions pu aller n’importe où. Et même s’il avait été déterminé à nous poursuivre par les rivières, il aurait pu remonter la Mage jusqu’à la confluence de Wherthen. Il aurait pu aller à Eslen. Mais il ne l’a pas fait : il a remonté la Then pour nous couper la route R et il a presque réussi. Il frissonna au souvenir de la tête du monstre fendant la surface glacée de la rivière comme un bateau fait de fer, une impression accrue par la présence des deux passagers enveloppés de fourrures qui chevauchaient sur son dos. Il s’était demandé ce que ces deux-là feraient si le vaer plongeait jamais sous la surface lorsque son regard R son terrible regard R l’avait trouvé, et il avait su au fond de son cœur que c’était la fin. Mais ils avaient fait volte-face, et avaient manqué tuer leurs chevaux à les pousser toute la nuit. Et ils ne l’avaient pas revu depuis. Mais nous savons qu’il a traversé Ever en chemin vers le monastère, dit Ehan. Peut-être qu’il retournait tout simplement d’où il était venu, et que nous avons eu la malchance de choisir la même direction. J’aimerais le croire, mais c’est impossible, dit Stéphane. La coïncidence serait bien trop grande. Alors peut-être que ce n’est pas une coïncidence, insista Ehan. Peut-être que cela fait partie d’un ensemble plus complexe. Je compterais pas trop là-dessus, intervint Henné en les regardant tous deux intensément. Y a deux types qui le chevauchent, non ? Si y en a un qui connaît un peu la région et qui sait deux ou trois choses du pistage, alors ils ont facilement pu se figurer dans quelle direction nous nous dirigions. Par les saints, ils peuvent tout simplement s’être arrêtés pour interroger ces pauvres gens près d’Ever, ceux à qui nous avons parlé. Ils se seraient souvenus de nous, vu que nous étions tous presque sourds à l’époque, et je ne crois pas qu’ils refuseraient de répondre à des hommes qui chevauchent un vaer. -330- « Une fois renseignés sur la route qu’on a pris, ils pouvaient facilement deviner où nous allions traverser la Then : il n’y a qu’un ou deux fjords, et pas de ponts. C’est possible, reconnut Stéphane. Il ne nous a pas attendus au bac de la Mage blanche. S’il nous suit encore, c’est par la terre. Sauf si tu as raison, dit Henné, et qu’il sait où nous allons. Dans ce cas, il aurait remonté la Welphe, et il serait en train de nous atteindre deux vallées plus loin. Que voilà une pensée réconfortante, maugréa Ehan. En milieu d’après-midi, ils atteignirent les neiges, et bientôt la piste humide et boueuse devint gelée et aussi dure que la pierre. Sur la suggestion d’Henné, ils avaient trouvé un tailleur à Crothaem et acheté quatre paeden, une sorte de manteau local en feutre matelassé et doublé de peau de mouton. Les paeden leur avaient coûté plus de la moitié de ce qui restait des fonds que le fratrex leur avait confiés, et Stéphane avait jugé leur prix exorbitant. Son avis avait changé du tout au tout, maintenant qu’ils marchaient dans les nuages bas et qu’ils les découvraient être une brume glaçante. Les chevaux glissaient trop souvent pour pouvoir être montés, et marcher devenait de plus en plus difficile, à la fois parce que les côtes étaient de plus en plus pentues et parce que l’air semblait de quelque manière moins substantiel. Stéphane avait lu quelque chose sur le mauvais air en altitude. Dans les Montagnes du Lièvre, les plus hauts sommets (ceux que l’on appelait Sa’Ceth ag Sa’Nem) étaient réputés avoir une atmosphère totalement irrespirable. Jusqu’à ce jour, il avait douté de la véracité de ces récits, mais cette partie des Barghs n’était pas encore très élevée en comparaison d’autres montagnes, et le rendait déjà le zélateur de ces théories. La lumière déclinait lorsqu’ils croisèrent un chevrier qui menait son troupeau sur le chemin dans la direction d’où eux venaient. Stéphane le salua dans son meilleur nord-almannien. Le berger R en fait, un garçon de peut-être treize ans, aux -331- cheveux noir corbeau et aux yeux bleu pâle R sourit et répondit dans quelque chose proche du même langage, mais avec une prononciation si étrange que Stéphane dut prendre son temps pour le comprendre. Estan vel, pubas, plé Demsted, leur dit le garçon. Viron eun’ lieue. L’estun’ barghe, lebas. Mon frèrpèr Ansgif l’aura eun’ chamb’, ajouta-t-il gaiement. Erci, répondit Stéphane en devinant la version locale d’une expression de gratitude. Je me demandais... As-tu jamais entendu parler d’une montagne appelée eslief vendve ? Le garçon se gratta la tête un moment. — Slivendy ? demanda-t-il enfin. Peut-être, répondit Stéphane avec circonspection. C’est plus au nord, et à l’est. Han, tés louan, répondit le garçon. L’a n’aut’ nom, euh... net gemoonu R nna, souvnian pus. Tu deman’ à mon frèrpèr, han ? L’a mayeur Almannian. Et il s’appelle Ansgif ? Han, à la barghe, qu’è svartboh. Moi chui Ven, tu dis qu’m’a vu. L’est gand erci, Ven, dit Stéphane. Le garçon sourit et fit signe de la main, puis reprit son chemin et disparut dans la brume, quoiqu’ils entendirent encore les cloches de ses bêtes durant un temps. Qu’est-ce que c’était que tout cela ? grommela Ehan, une fois le garçon hors de portée de voix. Je comprenais ce que tu disais, au début, puis tu t’es mis à parler comme le garçon, et ça n’a plus été qu’un galimatias. Vraiment ? Stéphane réfléchit. Il n’avait fait qu’ajuster son Almannien sur le dialecte du garçon, en devinant le son que devaient avoir les mots dans sa version de la langue. Je n’ai plus compris un mot après que tu as dit Bonjour, et que tu lui as demandé s’il y avait un endroit où l’on pourrait passer la nuit. Eh bien il y en a un : un village appelé Demsted, dans le prochain vallon. Nous devons y chercher une auberge appelée la Svartboch R la chèvre noire R et son oncle Ansgif nous louera -332- une chambre. Il a aussi entendu parler de notre montagne, et il a dit qu’elle avait un autre nom, mais qu’il ne s’en souvenait plus. Il a dit de demander cela aussi à son oncle. Est-ce que ça va être comme ainsi tout le temps, des gens qui balbutient un charabia incompréhensible ? Non, dit Stéphane. Cela va probablement être pire. La journée empira effectivement, quoique d’une façon fort différente de ce que Stéphane avait prédit. Peu après que le défilé fut redescendu en dessous de la limite des neiges et se fut enfoncé en serpentant, Stéphane fut tiré de ses méditations sur la localisation de la montagne qu’il cherchait par un cri étranglé d’Ehan qui lui remit immédiatement les pieds sur terre et lâcha une décharge à travers son cœur et ses poumons. Il se tourna dans la direction qu’indiquait Ehan du doigt, et fut d’abord incapable de se figurer ce qu’il voyait. C’était un arbre, particulièrement remarquable, étant donné qu’ils n’en n’avaient plus croisés depuis des lieues. Stéphane ne connaissait pas cette espèce, mais il n’avait pas de feuilles ; ses branches étaient déformées et racornies par les vents de la montagne. De très nombreux oiseaux y étaient perchés... Des oiseaux, et des gens, qui grimpaient... Non. Ils ne grimpaient pas : ils pendaient. Huit cadavres aux visages noircis suspendus à d’épaisses cordes attachées aux branches. Leurs yeux avaient disparu, probablement mangés par les corbeaux qui craillaient et croassaient en direction de Stéphane et de ses compagnons. — Ansuz af se friz ya s’uvil, jura Ehan. Stéphane parcourut du regard les alentours de l’étroit défilé. Il ne vit ni n’entendit quiconque, mais son ouïe était encore meurtrie, et cela n’avait donc rien d’étonnant. Reste aux aguets, dit-il. Ceux qui ont fait cela sont peut- être encore à proximité. Oui, dit Ehan. Stéphane s’approcha des cadavres pour mieux voir. Il y avait cinq hommes et trois femmes, tous d’âge varié. Le plus jeune était une fille qui ne pouvait avoir plus de seize ans, le plus âgé un homme de peut-être soixante hivers. Ils étaient tous nus, et tous semblaient être morts de strangulation. Mais -333- ils avaient d’autres blessures ; des dos fouettés presque jusqu’à l’os, des brûlures, des écorchures. D’autres sacrifices ? demanda frère Thémès. Si c’est le cas, ils ne ressemblent pas à ceux que j’ai vus auparavant, aux sanctuaires, répondit Stéphane. Les victimes y avaient été éviscérées et suspendues à des pieux autour du sedos. Je ne vois pas de sanctuaire ici, et ces gens ont l’air d’avoir été simplement torturés puis pendus. Il se dit qu’il aurait dû avoir la nausée, mais il ne ressentait qu’une sorte de vertige R une réaction irrationnelle qu’il attribua à cet horrible spectacle. Il est des dieux anciens, et même des saints, qui reçoivent leurs sacrifices pendus à des arbres, poursuivit-il. Et il était courant, même sur les terres de l’Église, de pendre ainsi les criminels, jusqu’à même il y a quelques années. C’est peut-être pour cette raison que le garçon n’en a même pas parlé, suggéra Thémès. Peut-être que c’est ici que la ville punit ses criminels. Probablement, reconnut Stéphane. Cela paraît sensé. Mais, malgré la logique, le craquement des cordes qui se balançaient dans le vent et les visages sans yeux n’avaient toujours pas quitté l’esprit de Stéphane lorsqu’ils atteignirent Demsted, quelques cloches plus tard. Aux yeux de Stéphane, la plupart des villes qu’ils avaient vues depuis qu’ils avaient quitté les ruines d’Ever ne méritaient pas vraiment ce nom, et il n’attendait pas grand-chose de Demsted. Il fut néanmoins agréablement surpris lorsqu’ils sortirent du brouillard et découvrirent une myriade de lumières dans le vallon. Dans le crépuscule, il devinait le contour d’un clocher, les toits pointus d’au moins quelques maisons de plus d’un étage, et une forme cylindrique et trapue qui devait être une place forte. La ville entière était entourée d’une solide muraille. Ce n’était pas Ralegh ou Eslen, mais étant donné la région dans laquelle ils se trouvaient, Stéphane en fut abasourdi. Comment une poignée de bergers pouvaient-ils entretenir une telle cité ? -334- La piste montagneuse rejoignit une autre route plus ancienne peu avant la ville. Une autre surprise : elle ressemblait au genre de routes qu’avait construit l’Hégémonie, quand pour autant que Stéphane le sût, l’Hégémonie ne s’était jamais étendue aussi loin dans les Barghs. Ils atteignirent bientôt les portes de la ville, deux portails de bois ferré de quatre verges de haut. Elles n’étaient pas encore closes, mais un cri rauque venu des murailles leur ordonna de s’arrêter. Ce fut du moins le sens que Stéphane supposa pouvoir donner au cri. Nous sommes des voyageurs, clama Stéphane. Parles-tu la langue du roi ou l’Almannien ? Je peux parler la langue du roi, répondit l’homme. Vous arrivez bien tard. Nous allions fermer les portes. Nous aurions pu camper dans la montagne, mais nous avons rencontré un garçon qui nous a dit que nous trouverions à coucher ici. Comment s’appelait ce garçon ? Ven, nous a-t-il dit. Oui, dit l’homme d’un ton songeur. Jurez-vous n’être ni des mages, ni des wirjawalves, ni aucune autre créature maléfique ? Nous sommes des moines de saint Decmanus, s’écria Ehan. Du moins trois d’entre nous. Le quatrième est un ami, et un chasseur. Si vous acceptez l’épreuve, vous pouvez entrer. L’épreuve ? Passez la porte. Les portes n’ouvraient pas directement sur la ville, mais sur une cour fermée. Alors même qu’ils entraient, Stéphane vit les portes du fond se fermer. Il attendit que les portes qu’ils venaient de franchir se fermassent à leur tour, mais non : visiblement, si Stéphane et ses compagnons étaient des mages ou des wirjawalves, alors les habitants de la ville préféraient leur laisser la possibilité de repartir. Une porte s’ouvrit à leur gauche, au pied du mur, et les poils de la nuque de Stéphane se hérissèrent quand se profilèrent deux grandes silhouettes à quatre pattes, leurs yeux -335- brillant d’une lueur rougeâtre dans la lumière des torches. Il n’eût pu dire s’il s’agissait de chiens ou de loups, mais ils appartenaient à cette famille, et ils étaient gros. Il s’écoula un temps avant qu’il ne s’aperçût que quelqu’un accompagnait les bêtes. Qui que ce fût, il portait une lourde cape et une païda comme la sienne, et son visage était dans l’ombre. Les bêtes se rapprochaient maintenant, grondantes, et Stéphane se dit qu’il devait s’agir d’une sorte de mastiff, quoique de la taille de poneys. Tout cela ne me met pas très à l’aise, dit Henné. Restez calmes, dit la personne aux chiens. (Stéphane eut l’impression que c’était une voix de femme, même si elle était un peu rauque.) Ne faites aucun geste brusque. Stéphane voulut obéir, mais ce fut loin d’être facile lorsque les immenses museaux moites et menaçants des animaux le reniflèrent. C’est l’épreuve ? demanda-t-il en s’efforçant de maîtriser sa nervosité. Tous les chiens peuvent sentir ce qui n’est pas naturel, dit la femme. Mais ceux-ci ont été élevés spécifiquement dans ce but. Le chien qui reniflait Stéphane laissa soudain échapper un aboiement, montra les dents, et recula, le poil de l’épine dorsale visiblement hérissé. Tu es marqué par quelque chose, dit-elle. Oui, dit Stéphane. Nous avons croisé quelque chose, dans les Terres du centre. Un vaer. Nous avons peut-être encore son odeur sur nous. Son ouïe revenait à peine à la normale ; il lui fallait encore recouvrer R s’il y arrivait jamais R la capacité bénie des saints d’entendre un chuchotement à une distance de cent verges. Mais il n’avait pas besoin d’un tel sens pour se figurer le craquement des arcs qui se tendirent tout autour d’eux. Néanmoins, lorsque la femme recula, les chiens s’apaisèrent rapidement, et elle parut se détendre un peu. Il l’entendit leur chuchoter quelque chose, et les bêtes revinrent les renifler une seconde fois. Cette fois, ils parurent satisfaits. -336- À l’évidence, ces gens avaient l’habitude de contrôler les étrangers pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des monstres. Cela signifiait soit qu’ils avaient d’excellentes raisons pratiques de le faire, soit qu’ils étaient désespérément enfermés dans des superstitions primitives. Stéphane ne savait trop laquelle de ces possibilités il préférait. Ils sont marqués, dit la femme d’une voix forte. Mais ils sont suffisamment humains. Très bien, répondit la voix du haut de la muraille. Stéphane imagina le bois des arcs qui se détendait, et il s’apaisa lui aussi. Je m’appelle Stéphane Darige, dit-il à la femme. À qui ai-je l’honneur de m’adresser ? La capuche se redressa un peu, mais il ne distinguait toujours pas ses traits. Une humble servante des saints, dit-elle. Je m’appelle Pale. — Sor Pales ? Elle gloussa. — Ecic nomniss... — ... sverri patenar, poursuivit-il. Dans quel convent as-tu été formée ? Au convent sainte Cer, en Tere Galle, répondit-elle. Et tu as fait tes études à d’Ef ? Effectivement, répondit Stéphane avec circonspection. Puis-je te demander si ton déplacement est une affaire d’Église ? As-tu été envoyé pour aider le sacritor ? Stéphane ne sut que répondre, sinon la vérité. Nous sommes en mission pour notre fratrex, admit-il. Mais nous ne faisons que traverser votre ville. Je ne sais rien de ton sacritor. Ses paroles furent suivies d’un long et étrange silence. Tu as parlé de Ven, dit enfin la femme. Oui, il nous a dit que son oncle nous trouverait une chambre au, euh... svartboch. Tu préfères coucher dans une auberge plutôt qu’à l’église, où tu serais logé gratuitement ? -337- Je ne voudrais pas déranger le sacritor, répondit Stéphane. Et nous devons partir à l’aube. Notre fratrex nous a alloué des fonds suffisants pour notre périple. C’est absurde, interrompit une voix d’homme. Nous avons assez de place pour vous. Stéphane regarda en direction de la voix, et se trouva face à un chevalier en armure de cuivre repoussé. Il avait ôté son heaume, et dans la faible lueur des torches, son visage semblait n’être que barbe. Sœur Pale, ce n’est pas séant. Tu aurais dû insister. C’était mon intention, sire Elden, répondit sœur Pale. Sire Elden s’inclina légèrement. Bienvenue, mes frères, à la prosie d’Ing Fear et en cette ville de Demsted. Je suis sire Elden de saint Nod, et je serais honoré de vous escorter jusqu’à des quartiers sûrs. Quoiqu’il l’eût désespérément souhaité, Stéphane ne trouva aucun moyen de refuser. C’est très aimable, dit-il. Les rues de Demsted étaient étroites, sombres, encombrées, et généralement vides. Stéphane aperçut quelques âmes curieuses qui les regardaient depuis des fenêtres enténébrées, mais pour sa plus grande partie, la ville était d’une immobilité sinistre. L’unique exception était un bâtiment d’où s’échappait des bruits de flûtes et de harpe, accompagnés de chants et de battements de mains. Une lanterne pendait d’un panneau extérieur qui l’identifiait comme étant R ce que Stéphane avait deviné R le svartboch. Vous n’auriez pas voulu coucher là, commenta sire Elden en contredisant le vœu implicite de Stéphane. Ce n’est pas un endroit pour les serviteurs des saints. Je te crois sur parole, mentit Stéphane. Un choix sensé, dit sire Elden. Vous trouverez le temple beaucoup plus à votre goût. Demsted peut être un endroit assez éprouvant. J’ai été surpris de découvrir une ville de cette importance dans une région aussi reculée, dit Stéphane. -338- Je ne trouve pas que ce soit une ville d’importance, dit le chevalier, mais je suppose que je comprends ce que tu veux dire. Ils extraient de l’argent des collines, au nord des murailles, et c’est à Demsted que les marchands achètent le minerai. La rivière Kae débute ici, et va rejoindre la Welphe, et donc la Mage. Si vous êtes venus du sud et par les cols, il est facile d’imaginer que vous avez été surpris de trouver même quoi que ce soit. Ah. Et depuis combien de temps es-tu ici, sire Elden ? Un mois, pas plus. Je suis venu avec le sacritor pour y exécuter l’œuvre du Resacaratum. En cet endroit reculé ? Les pires infections fermentent dans les endroits les plus difficiles à atteindre, répondit le chevalier. Nous avons découvert des hérétiques et des scintillateurs en grand nombre. Vous en avez peut-être vu certains sur l’arbre à la sortie du défilé. Un instant, Stéphane fut si surpris qu’il ne put répondre. Oui, dit-il finalement. Je les avais pris pour des criminels. Il faisait trop sombre pour voir le visage de sire Elden, mais son ton suggéra qu’il avait entendu quelque chose dans le commentaire de Stéphane qui ne lui plaisait pas. Il s’agissait bien de criminels, mon frère... et de la pire espèce. Évidemment, dit prudemment Stéphane. Ces montagnes suppurent le poison de la scintillation, poursuivit le chevalier. Des bêtes immondes conjurées des profondeurs de la terre. J’ai moi-même vu une femme donner naissance au plus abject des étans, prouvant qu’elle avait forniqué avec des démons impurs. Tu as vu cela ? Oh oui. Enfin, la naissance, pas la fornication, mais l’un et l’autre sont liés. Ces terres sont assiégées par les armées du mal. Tu crois que l’inspection de sœur Pale était infondée ? Dans la première neuvaine de ma présence, un wirjawalve est entré dans la ville, a tué quatre habitants et en a blessé trois autres. (Il marqua une pause.) Ah, nous sommes arrivés. -339- J’aimerais en savoir plus sur ces choses, dit Stéphane. Nous devons aller plus avant dans les montagnes. S’il est des dangers que nous risquons de rencontrer... Les dangers sont nombreux, le prévint le chevalier. Quelles affaires vous amènent en ces terres païennes ? Quel fratrex vous a envoyé ici ? Ma mission doit rester confidentielle, je le crains, répondit Stéphane. Mais je me demandais, y a-t-il une collection de scrifts et de cartes à Demsted ? Il y en a quelques-uns, répondit le chevalier. Je ne les ai pas moi-même examinés, mais je suis certain que le sacritor te permettra de les voir dès que tu l’auras satisfait quant à tes besoins et à l’authenticité de tes justifications. En attendant, suivez-moi : nous allons mettre vos chevaux à l’étable et nous assurer de votre couchage. J’irai prévenir le sacritor, et vous pourrez faire connaissance. Il faisait trop sombre pour voir grand-chose du temple depuis l’extérieur ; il était plus grand que Stéphane ne l’avait supposé, avec une nef en coupole dans le style de l’Hégémonie. Il se demanda brièvement s’il pouvait être à ce point ancien, si quelque mission oubliée s’était enfoncée plus loin dans les montagnes que ne le savaient les historiens. Mais comme l’avait fait remarquer sire Elden, si Demsted était lointaine, elle n’était pas isolée. Et si l’église avait été à ce point ancienne, l’un des nombreux sacritors, questors ou moines qui avaient vécu ici l’aurait constaté et en aurait fait mention. Le chevalier ouvrit la porte, et ils entrèrent. Le sol de marbre était usé à en être poli, et les passages fréquentés se dessinaient en creux, renforçant son impression d’ancienneté. Mais l’architecture n’était pas celle de l’Hégémonie R du moins celle d’aucun temple de l’Hégémonie qu’il aurait vu de ses yeux ou dans une représentation. Les portes étaient hautes, voûtées et étroites, les colonnes qui soutenaient le plafond étrangement délicates. À la place de l’habituel dôme hémisphérique, la nef centrale semblait former un long cône, encore que les bougies et torches qui illuminaient l’autel et les absidioles ne suffisaient pas à en éclairer les hauteurs. -340- Plus que quoi que ce fût d’autre, réalisa-t-il, ce bâtiment lui rappelait les quelques rares dessins qu’il avait vus des constructions audacieuses de l’époque de la guerre des Mages. Ils quittèrent la nef pour s’engager dans un couloir silencieux qui n’était éclairé que par quelques chandelles, quoique la pierre y fût si polie qu’elle brillait comme du verre, produisant la plus grande partie de la lumière. Puis ils franchirent la porte d’une pièce confortable que Stéphane reconnut immédiatement pour être le cabinet de lecture. Derrière une lourde table, un homme était assis, penché sur un livre ouvert, la lampe aénienne éclairant les pages mais pas son visage. Sacritor ? risqua sire Elden. L’homme releva la tête, et la lumière concentrée baigna son visage, révélant des traits mûrs allongés par une petite barbe et un bouc. Le cœur de Stéphane s’accéléra quelque peu, et il comprit soudain ce que ressent le loup lorsque le piège se referme sur sa patte. Ah, dit l’homme. Qu’il est bon de te voir, frère Stéphane. Un instant, il espéra s’être trompé, espéra qu’il ne s’agissait que d’un jeu de la lumière et de sa mémoire. Mais la voix était reconnaissable entre mille. Praifec Hespéro, dit Stéphane. Quelle surprise. -341- CHAPITRE QUATRE UN NOUVEAU MODE Léoff se souvint du sang qui gouttait sur le sol de pierre, chaque goutte comme un grenat jusqu’à ce qu’elle frappât la pierre légèrement poreuse sur laquelle elle s’étalait, bijou changé en tache. Il se souvint s’être demandé combien de temps son sang ferait partie de la pierre, s’il était de quelque façon devenu immortel en laissant s’écouler sa vie ici. Si c’était le cas, alors il s’agissait d’une forme humble d’immortalité, d’une immortalité commune, à en juger par le nombre des taches qui s’y trouvaient déjà. Il cilla, se frotta les yeux du dos arrondi de ses poignets, balançant étrangement entre rage folle et épuisement total tandis qu’il regardait les gouttes d’encre pénétrer le parchemin, comme du sang sur la pierre. Il semblait aller et venir entre les deux instants R là, le fouet sur son dos, l’insolite douleur si totale qu’elle était difficile à reconnaître, et maintenant, l’encre qui tombait de sa plume tremblante. Longtemps, la différence entre alors et maintenant disparut, et il se demanda s’il était encore là, dans ce donjon. Peut-être que ce maintenant n’était qu’une douce illusion que son esprit avait créée pour l’aider à mourir plus facilement. Si c’était le cas, ses illusions étaient de piètre qualité. Il ne pouvait pas vraiment tenir une plume, mais il avait demandé à Mérie de lui en attacher une à la main. Au début, des crampes -342- terrifiantes lui prenaient très vite le bras, mais ce n’était qu’une fraction de la douleur qu’il ressentait. Pour composer de la musique, il lui fallait l’entendre, et faire cela dans son esprit avait toujours été son don. Il pouvait fermer les yeux et imaginer chaque note des cinquante instruments, tisser les contrepoints, instiller les harmonies. Tout ce qu’il écrivait, il l’entendait d’abord, et cela n’avait toujours été qu’une joie pour lui R jusqu’à aujourd’hui. Une vague nauséeuse le parcourut. Il se leva vivement de son tabouret et se précipita maladroitement vers l’étroite croisée de sa fenêtre. Il avait l’impression que son estomac était rempli d’asticots, que ses os étaient des branches infestées de termites. Pouvait-il mourir de simplement imaginer ces accords ? Mais si c’était le cas... Ses spéculations furent balayées lorsqu’il se pencha dehors pour vomir. Il avait à peine soupé, mais son organisme n’en avait cure. Lorsque son estomac fut vide, il chercha plus profondément, le convulsant jusqu’à que ses bras et ses jambes perdissent toute force, et que son visage reposât contre la pierre. Il se vit comme une goutte de sang, un grenat qui devenait une tache... Il ne sut pas combien de temps il lui fallut pour trouver la force de se relever. Il fît de nouveau face à la fenêtre, inspirant de grandes goulées d’air salé. La lune s’était levée, froide et ronde, et l’air glacé lui engourdissait le visage. Loin en contrebas, l’argent lapait l’ébène en vaguelettes, et Léoff brûla soudain de les rejoindre, de se libérer en franchissant cette fenêtre, de fracasser son squelette détruit sur les rochers et de laisser les terres du destin à ceux qui étaient plus forts et plus braves. À ceux qui allaient bien. Il ferma les yeux, se demandant s’il était fou. À l’évidence, s’il n’avait jamais été torturé, brisé, humilié comme il l’avait été, il n’aurait jamais même dans ses rêves les plus fous imaginé la musique qui lui soulevait maintenant le cœur. Il savait cela viscéralement. Les notations obscures du livre qu’il avait trouvé seraient restées incompréhensibles, comme la langue dans laquelle elles -343- étaient écrites. Ce n’était lié à aucun système musical qu’il pût connaître, mais dès qu’il avait vu ce premier accord, il l’avait de quelque façon entendu dans sa tête, et le reste était allé de soi. Mais un homme sain d’esprit, un homme qui n’avait pas fait l’expérience des horreurs qu’il avait connues, ne se serait jamais volontairement imposé les douleurs qu’il ressentait maintenant. Quiconque aimait sa vie, s’imaginait un avenir, n’eût jamais pu écrire cette musique. Ses rêves pour sa musique avaient été grandioses R quand ses rêves pour lui-même n’avaient jamais été ambitieux. Une femme pour l’aimer, des enfants, des soirées à chanter ensemble, des petits-enfants dans une maison confortable, et la vieillesse qui s’installait doucement, une réflexion longue, plaisante et confortable avant la fin de la vie. C’était tout ce qu’il demandait. Et il ne l’aurait jamais. Non, de tels espoirs pour lui-même étaient morts, mais il y avait sa musique. Oui, il pouvait encore accomplir quelque chose, s’il était prêt à se détruire. Et il restait si peu de lui à détruire que c’en était presque un plaisir. Pas de plongée vers les rochers pour lui. Retour à l’encre et au papier. Il venait juste de débuter la progression suivante lorsqu’il entendit un léger grattement à sa porte. Il la regarda un temps avec des yeux vides, en recherchant la signification de ce bruit. Il était certain qu’il aurait dû le savoir : c’était un mot dont il se souvenait presque, qui était bloqué juste au fond de sa gorge. Entre, si tu veux, finit-il par dire. La porte s’ouvrit lentement en craquant, révélant Aréana, et longtemps il ne put parler. La douleur en lui s’enfuit comme l’ombre fuit la lumière, et il eut soudain le bon souvenir de sa première rencontre avec elle au bal en la demeure de dame Gramme. Ils avaient dansé R il pouvait se souvenir de la musique, une sorte de danse campagnarde appelée whervelle. Il n’en connaissait pas les pas, mais elle les lui avait facilement montrés. Elle se tenait dans l’encadrement de la porte comme une peinture d’un maître, sa robe bleue luisant dans la lueur de la -344- lune, les ténèbres du couloir derrière elle. Ses cheveux d’or rouge semblaient en fusion, sombres, sensuels. Léoff, demanda-t-elle timidement, est-ce que j’ai choisi un mauvais moment ? Aréana, réussit-il à articuler. Non, s’il te plaît. Entre. Prends un siège. Il voulut repousser ses cheveux ébouriffés en arrière, et manqua de peu s’enfoncer sa plume dans l’œil. En soupirant, il laissa retomber ses bras sur ses côtés. C’est juste que... Tu n’es pas sorti, dit-elle en traversant la pièce pour venir près de lui. Je m’inquiétais pour toi. Est-ce qu’ils te gardent enfermé ? Non, je suis libre de mes mouvements dans le château, répondit Léoff. Du moins, c’est ce qu’on m’a dit. Je n’ai pas essayé. Eh bien tu devrais, dit-elle. Tu ne vas pas passer tout ton temps ici ? Tu sais, répondit-il, j’ai beaucoup de travail. Oui, je sais, rétorqua-t-elle en souriant. Ton miroitement sur Maersca. (Elle se rapprocha encore et baissa la voix jusqu’à un ton de conspirateur.) Et que vas-tu faire, cette fois ? Vraiment ? Exactement ce qu’il a demandé. Ses yeux sombres s’écarquillèrent. Tu penses que je te trahirais ? Non, dit-il. Tu as toujours été très courageuse. Je n’ai jamais eu l’occasion de te dire à quel point ton chant avait été parfait ce soir-là. C’était un miracle. Le miracle, c’était la musique, répliqua Aréana. J’avais l’impression... J’avais l’impression d’être elle, Léoff. Vraiment. Mon cœur était brisé, et lorsque j’ai sauté de la fenêtre, j’ai vraiment cru que j’allais mourir. Il y a tant de magie en toi... Elle tendit la main pour lui caresser le visage. Il fut d’abord trop surpris pour réagir, mais quand elle le toucha, il recula vivement. Ce qu’ils t’ont fait... soupira-t-elle. Oh, je savais que cela pouvait arriver, dit-il. Mais je t’avais promis beaucoup mieux. Je suis désolé. -345- Non, tu m’avais avertie, dit-elle. Tu nous avais tous avertis, et nous étions tous avec toi. Nous croyions en toi. (Elle se rapprocha, et son souffle était doux.) Je crois toujours en toi. Je veux t’aider, quoi que tu sois vraiment en train de faire. Je te l’ai dit, murmura-t-il. Sa main était chaude, et il lui suffisait de tourner légèrement la tête pour l’embrasser. Un tout petit mouvement de plus, et il atteignait ses lèvres. Mais il ne pouvait joindre sa main aux siennes. Pas comme cela. Alors il se détourna légèrement. Je fais ce qu’il m’a demandé, reprit-il. Rien de plus. Elle retira sa main et recula. C’est impossible, dit-elle. Ne te moque pas de moi. Je dois le faire. Il vous tuerait, toi et Mérie. Ne comprends-tu pas ? Tu ne peux pas tout abandonner juste pour moi, dit-elle. Oh si, répondit-il. Si, je le peux. Et je le ferai. Tu ne penses pas qu’il nous tuera de toute façon ? Non, répondit Léoff. Je ne crois pas qu’il le fera. Cela détruirait tout. Il essaie de se gagner ta famille, et les autres landwaerden. Oui, mais la vérité, c’est que tu as été torturé, puis forcé à faire cela. Le prince Robert ne peut se permettre de laisser cela se savoir. Mais nous sommes trois à connaître la vérité. Sans compter ce qu’ils... Mais cela n’importe pas. Penses-tu vraiment qu’on nous laissera survivre, avec ce que nous savons ? Nous avons tout de même plus de chances que si je m’oppose à lui, argua Léoff. Tu le sais. Si je le défie, il te torturera à mort sous mes yeux, puis il recommencera avec Mérie. Ou peut-être qu’il le fera dans l’ordre inverse, je ne sais pas, mais je ne pourrai pas supporter... Je ne pourrai pas supporter de te voir faire sa volonté, explosa Aréana, avec une véritable fureur dans les yeux. C’est obscène, une perversion de ton talent. Il la dévisagea un temps sans ciller, tout en réfléchissant à une chose qu’elle n’avait pas vraiment dite. Que t’ont-ils fait ? demanda-t-il enfin. -346- Elle rougit, et recula d’un autre pas. Il ne m’ont pas blessée, pas comme toi, dit-elle gentiment. Je vois cela, dit-il en sentant monter sa colère. Mais que t’ont-ils fait ? Elle tressaillit devant le ton de sa voix. Rien, dit-elle. Rien dont je veuille parler. Dis-moi, reprit-il plus doucement. Les larmes lui montèrent aux yeux. S’il te plaît, Léoff. Restons-en là. Si je ne te dis pas... Si tu ne me dis pas quoi ? Sa bouche béat. Je ne t’ai jamais vu comme cela, dit-elle. Tu m’as à peine vu du tout, persifla Léoff. Tu crois me connaître ? Léoff, s’il te plaît, ne sois pas en colère contre moi. Il prit une longue inspiration. Tu as été violée ? Elle détourna les yeux, et lorsqu’elle se retourna vers lui, son visage était plus sombre. Est-ce que cela ferait une différence pour toi ? Que veux-tu dire ? Je veux dire, est-ce que tu pourrais encore m’aimer si j’avais été violée ? Maintenant il réalisait que sa mâchoire pendait ouvertement. T’aimer ? Quand t’ai-je jamais dit que je t’aimais ? Eh bien, tu ne l’as jamais fait, n’est-ce pas ? Tu es trop timide, et trop préoccupé. Je ne sais pas, peut-être que tu n’as même pas conscience de m’aimer. Mais c’est le cas. Vraiment ? Évidemment. Et ce n’est pas parce que je m’imaginerais que tout le monde m’aime, tu sais. Mais parfois une femme sait, et avec toi je le sais. Ou je le savais. Léoff sentit des larmes rouler sur son visage. Il leva les mains. Elle agita la tête. Cela n’a pas d’importance pour moi, dit-elle doucement. Cela en a pour moi, répondit-il. Que t’ont-ils fait ? -347- Elle baissa les yeux. Ce que tu as dit, reconnut-elle. Combien de fois ? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Je suis désolé, Aréana. Ne sois pas désolé, répondit-elle en relevant la tête. (Ses yeux étaient de braise, maintenant.) Fais-les payer. Durant un précieux instant, il voulut lui raconter son plan, la prendre dans ce qui restait de ses bras. Mais cela ne ferait que l’affaiblir R et maintenant plus que jamais, il avait besoin du pire qu’il y avait en lui. Robert ne paie pas, dit Léoff. Robert s’en sort toujours, et nous, nous payons. Repars, maintenant. J’ai du travail. Léoff... Pars. S’il te plaît... Il tourna les talons, et quelques instants plus tard, il entendit résonner des pas, qui s’éloignèrent d’abord lentement, puis plus vite. Lorsqu’il regarda de nouveau, elle était partie, et sa nausée revint, plus forte qu’auparavant. Il se remit devant sa partition et reprit son travail. -348- CHAPITRE CINQ RETOUR À ESLEN Anne s’inspecta dubitativement dans le miroir. Tu es reine jusqu’au bout des ongles, la rassura Austra. À cela, Anne ne put répondre que par un ricanement plein d’amertume, en pensant à sa mère, avec sa peau d’albâtre, ses mains parfaites et ses longs cheveux soyeux. Ce qu’elle voyait dans le miroir moucheté qu’Artwair avait réussi à trouver en était quelque peu différent. Les intempéries avaient gercé et rougi son visage, et ses taches de rousseur, toujours omniprésentes, avaient été renforcées par le soleil vitellien. Ses cheveux courts étaient couverts par une guimpe que personne ne portait déjà plus hors des convents avant même sa naissance. Sa robe était jolie, par contre, un brocart rouge et or, ni trop ostensible, ni trop simple. Même ainsi, elle avait l’impression d’être un crapaud en habit de soie. Tu en as le port, reprit Austra, qui comprenait visiblement ses doutes. Merci, répondit Anne, ne trouvant rien d’autre à dire. La population d’Eslen penserait-elle la même chose ? Elle verrait bien. Maintenant, voyons ce que moi je vais mettre, dit Austra d’un air songeur. Anne fronça les sourcils. Je ne crois pas que cela importe : tu ne viens pas. Bien sûr que si, dit fermement Austra. -349- Je croyais t’avoir demandé de ne plus jamais discuter mes décisions. Tu n’as jamais dit cela, protesta Austra. Tu as dit que je pouvais discuter avec toi, essayer de te convaincre et de te persuader, et qu’à la fin ta décision serait ma loi. C’est toujours le cas. Mais il serait malavisé de ne pas m’emmener. Et pourquoi cela ? À quoi cela va ressembler, une reine sans serviteurs ? À une reine qui n’a pas l’impression d’en avoir besoin, répondit Anne. Je ne crois pas, rétorqua Austra. Ce sera un signe de faiblesse. Tu dois avoir un entourage. Tu dois avoir une servante, sinon personne ne te prendra au sérieux. J’emmène Cazio. Ou est-ce justement le problème ? Austra rosit, et son front se plissa de colère. Je ne dirai pas que je n’ai pas envie de rester près de lui, dit Austra. Mais je veux aussi être près de toi. Et je maintiens mon raisonnement. Tu prétends être reine, tu viens reprendre le trône, tu dois agir comme telle. Eh puis, as-tu peur à ce point ? Je suis terrifiée, reconnut Anne. Robert a accepté avec une telle facilité, avec une telle confiance. Je ne sais pas ce que cela signifie. Voici enfin une sage affirmation, énonça la voix d’Artwair depuis l’extérieur de la tente. Puis-je entrer ? Tu le puis. Le rabat se souleva et son cousin apparut, accompagné d’un homme d’armes. Alors tu as des doutes ? demanda Anne. Par tous les saints, oui. Tu n’as aucune idée de ce que prépare Robert, Anne. Tu peux tout aussi bien être assassinée à l’instant où tu sors de notre vue. Alors sire Neil tranchera la tête de Robert, dit Anne d’un ton raisonnable. En quoi cela lui profitera ? Peut-être qu’ils préféreront te capturer et te torturer jusqu’à ce que tu donnes l’ordre de le faire libérer. Ou qu’ils te garderont prisonnière jusqu’à l’arrivée des troupes de Hansa. -350- J’ai expliqué de façon très claire à mon oncle que si je suis accostée d’une quelconque façon, sa tête tombera. Par ailleurs, j’emmène cinquante hommes avec moi. Robert en a des milliers à Eslen. Ton escorte est symbolique, et c’est tout. « Réfléchis, Anne ! Pourquoi Robert accepterait-il d’être mis en une telle position ? Il aurait facilement pu tenir Eslen jusqu’à l’arrivée de ses renforts. Alors peut-être qu’il n’est pas aussi sûr que cela que ses renforts arriveront à temps, suggéra Anne. Ou peut-être qu’il n’est pas à ce point convaincu que ses alliés le soutiendront bien. Et si l’Église donnait la régence à un Hansien et envoyait Robert au gibet ? C’est possible, dit Artwair avant de soupirer. Mais si c’est le cas, pourquoi ne pas tout simplement ouvrir les portes et nous laisser tous entrer ? Je crois qu’il a d’autres objectifs plus ténébreux. Ou peut-être que c’est pire que cela : peut-être que Robert n’est pas le vrai maître, et qu’il est sacrifié pour t’attirer dans les serres de celui qui contrôle vraiment tout cela. Et qui cela serait-il ? Le praifec Hespéro ? C’est possible. C’est possible, répéta Anne. Elle soutint le regard de son cousin, en regrettant de ne pouvoir lui expliquer ses visions, de ne pouvoir lui dire qu’elle avait vu les voies secrètes qui étaient dissimulées à l’intérieur des murailles d’Eslen. Quoi que ses ennemis eussent prévu, ils étaient des hommes, et les hommes ne savaient rien des passages secrets. Malheureusement, ce même enchantement faisait qu’il lui était impossible d’expliquer cela à Artwair. Tout cela est possible, reprit-elle. Mais quelle alternative vois-tu ? Tu viens de reconnaître que nous ne pourrons pas prendre aisément Eslen par la force. Par ailleurs, quel que soit le plan de Robert, j’ai un avantage qu’il ne peut pas connaître. Lequel ? Je pourrais te le dire, répondit Anne, mais tu ne pourrais pas t’en souvenir. -351- Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Artwair d’un ton irrité. Anne se mordilla la lèvre. J’ai un moyen de faire entrer des troupes dans la ville, qu’aucun homme ne peut connaître. C’est impossible. J’aurais connaissance d’une telle chose, si elle était vraie. Mais tu te trompes, rétorqua Anne. C’est un secret que nous sommes très peu à détenir. Il frotta un temps le moignon de sa main. Si c’est vrai, alors... (Il agita la tête.) Il faut que tu sois plus spécifique. Je ne peux pas, répondit Anne. Je l’ai juré solennellement. Cela ne saurait suffire, dit Artwair. Je ne puis le permettre. Anne se sentit soudain portée. Que dis-tu, cousin ? Si je dois te protéger de toi-même, je le ferai. Anne prit une longue inspiration, en regardant les gardes. Combien d’autres y en avait-il dehors ? Eh bien, le moment était venu. Comment penses-tu me protéger, Artwair ? Que crois-tu que tu vas faire ? Le visage d’Artwair se déforma d’une émotion qu’Anne ne sut reconnaître. Nous avons besoin de toi, Anne. Sans toi, cette armée n’a plus de cause. Tu veux dire que sans moi, tu n’as plus d’armée. Il resta longuement silencieux. Si tu veux le voir de cette façon, Anne, alors oui. Que sais-tu de ces choses ? Je t’ai toujours bien aimée, Anne, mais tu n’es qu’une jeune fille. Il y a seulement quelque mois, tu ne portais pas le moindre intérêt à ce royaume ni à quiconque, excepté toi-même. Je ne sais pas quelle notion naïve tu as de... Cela n’importe pas, intervint Neil MeqVren en pénétrant dans la tente. (Cazio entra à sa suite, et derrière eux, Anne put -352- distinguer une douzaine au moins de gardes d’Artwair, qui écoutaient attentivement.) Anne est ta reine. Tu es censé surveiller le prince Robert, dit Artwair. Il est en de bonnes mains. Je suis venu, comme toi, tenter de la convaincre de ne pas se lancer dans une action aussi dangereuse. Alors je te supplie de ne pas t’impliquer. Tu m’as déjà impliqué, répondit Neil. Elle ne se laissera pas convaincre, et tu ne dois pas essayer de la forcer. Je ne crois pas que tu aies les moyens d’imposer cela, dit sèchement Artwair. Il ne sera pas tout seul, dit Cazio. Neil et Cazio dépassèrent les hommes d’Artwair pour venir se placer aux côtés d’Anne. Elle savait que même avec l’arme étrange de Neil, tous deux n’avaient aucune chance contre les hommes de son cousin. Mais il était bon de les savoir là. Artwair grimaça. Anne... Quel est ton plan, duc Artwair ? l’interrompit Anne. Comment penses-tu prendre le trône ? Je ne vise pas le trône, répondit vigoureusement Artwair. Je ne veux que le bien de la Crotheny. Et tu crois que ce n’est pas mon cas ? Je n’ai aucune idée de ce que tu veux, Anne, mais je pense que ton désir de sauver ta mère a altéré ton jugement. Anne marcha jusqu’au rabat de la tente, l’écarta, et pointa du doigt en direction de l’île couverte de brume. Les hommes dehors s’écartèrent. Le trône est là, de l’autre côté de l’eau, sur cette île. Et c’est pour lui que nous sommes venus ici. J’ai une chance de... Tu n’en as aucune. Robert est trop retors. Mieux vaut asseoir nos positions, consolider nos forces, faire la jonction avec Liery... Liery, dit Anne, est déjà là. Crois-tu sincèrement que sire Fail n’a pas déjà envoyé sa flotte ? Alors où est-elle ? En route. -353- Ils ne nous rejoindront jamais, dit Artwair. Quelle flotte peut prendre Thornrath ? Aucune, répondit Anne. Mais toi, tu le peux. Artwair laissa sa bouche béer, puis la referma. C’est possible, dit-il. Mais franchement peu probable. Cela étant, s’il y a vraiment une flotte lierienne... Il regarda au loin d’un air songeur. Il y en a une, dit Anne. Je l’ai vue. Ils arriveront dans deux jours. Si nous ne contrôlons pas Thornrath d’ici là, ils seront écrasés, pris entre le mur et une flotte hansienne. Tu l’as vue ? Dans une vision, cousin. Artwair laissa échapper un petit rire sec. Les visions ne me sont d’aucune utilité, dit-il. Anne lui prit le bras et le regarda dans les yeux. Ce que tu as dit sur moi était vrai, reconnut-elle. Mais j’ai changé. Je ne suis plus la jeune fille que tu connaissais. Et j’en sais plus que toi, cousin Artwair. Non pas sur les tactiques ou la stratégie, je l’admets, mais sur d’autres choses qui sont peut-être d’une plus grande importance. Je sais comment faire entrer des troupes dans Eslen. Je sais que Fail arrive. Tu as besoin de moi, mais pas dans le rôle symbolique que tu imagines. « Je ne serai pas, comme l’a dit Robert, ta marionnette. Nous ferons ceci à ma façon, ou pas du tout. À moins que tu ne croies que cette armée suivra mon cadavre, ou le tien. Sa colère avait crû, une masse putride au fond de son ventre. Une fois encore, elle sentit les eaux de la vie et de la mort vibrer autour d’elle, et elle les suivit à travers les jonctions de l’armure d’Artwair, au-delà de la surface rêche de sa peau, à travers les tissus sanglants et le muscle palpitant de son cœur. Elle le sentit battre un instant, puis, doucement, elle le caressa. Le résultat fut immédiat. Les yeux d’Artwair s’écarquillèrent et ses genoux commencèrent à fléchir. L’homme à côté de lui le retint tandis qu’il portait la main à sa poitrine. Non, haleta-t-il. Non. Alors qu’elle continuait de se regarder dans le miroir, Anne s’entendit parler. -354- Dis que je suis ta reine, Artwair, murmura-t-elle. Dis-le maintenant. Dis-le. Répète-le. Son visage s’était empourpré, mais ses lèvres étaient bleues. Que... — Dis-le. Pas... comme... ça. Elle sentit son cœur se contracter, et réalisa qu’il allait bientôt mourir si elle n’arrêtait pas. Que le cœur était merveilleusement délicat ! Mais elle ne voulait pas la mort d’Artwair, alors en soupirant elle le relâcha. Il haleta et se détendit, puis s’efforça de se redresser, les yeux brillants de surprise et de peur. Je ne suis pas celle que tu crois, dit-elle en lâchant son bras. Non, réussit-il à articuler, les yeux encore écarquillés. Certainement pas. La flotte arrive, je le sais. Tu sais mener des guerres. Pouvons-nous travailler ensemble ? Artwair soutint longuement son regard, puis acquiesça. Bien, dit-elle. Alors discutons de tout cela, mais vite. Dans une cloche, je pars à Eslen. Une cloche plus tard, alors qu’elle approchait du bateau de Robert, Anne ressentit un choc soudain. C’était comme s’éveiller de l’un de ces rêves qu’elle faisait lorsqu’elle était enfant. Un rêve de chute. Ce qui rendait ces rêves tellement déconcertants, c’était qu’elle les faisait souvent alors qu’elle n’avait pas conscience de dormir. Elle ressentait un peu de cela en cet instant. Elle se souvenait très bien de sa confrontation avec Artwair et de la discussion qui s’en était suivie, mais son souvenir avait elle ne savait quoi d’irréel, que venaient encore souligner les images, les sons et les odeurs autour d’elle qui s’imposaient avec une telle acuité qu’ils l’obnubilaient presque. L’odeur de fer et d’iode de l’eau était accablante, et de l’or liquide semblait se déverser des nuages. Elle remarqua les petites rides aux coins des yeux -355- d’Artwair, et le délicat crissement de ses pieds sur l’herbe jaunie, suivi de la friction assourdie de la pierre et du cuir. Et Eslen. Par-dessus tout Eslen, ses tours blanches ici brûlant sous le soleil et là fantomatiquement pâles, dans l’ombre sous les nuages, les fanions flottant comme des queues de dragon dans le ciel. À sa droite, les deux masses plus petites de Tom Cast et Tom Woth arboraient des couronnes fauves au-dessus de la masse verte de leurs conifères. Elle se sentit subjuguée, et dans le même temps désorientée. Elle n’avait pas eu peur d’Artwair du tout, mais maintenant sa terreur revenait. Qu’était-elle en train de faire ? Elle voulait courir vers son cousin, se placer sous sa protection, le laisser prendre le pouvoir et les responsabilités qu’il désirait tant. Mais même cela ne la sauverait pas, et c’était pour l’instant ce qui la poussait à continuer. Elle avait vu l’arrivée de la flotte lierienne, comme elle l’avait dit à Artwair. Elle avait vu les passages que seules les femmes pouvaient voir. Mais elle avait aussi vu quelque chose d’autre : la femme monstrueuse de ses vieilles-qui-pressent, tapie sous la pierre froide de la cité des morts. Elle avait été âgée de huit ans lorsque avec Austra, elle avait découvert cette crypte, et comme les petites filles qu’elles étaient, elles s’étaient imaginé qu’il s’agissait de la tombe de Virgenye Dare, bien que personne n’eût su où la reine née avait été inhumée. Elles avaient griffonné des requêtes et des malédictions sur des feuilles de plomb et les avaient enfoncées dans les fentes du sarcophage, en croyant plus qu’à demi que leurs prières seraient exaucées. Et il s’était avéré qu’elles avaient eu raison. Anne avait demandé que Roderick de Dunmrogh l’aimât, et il était devenu fou d’amour. Elle avait demandé que sa sœur Fastia fût plus gentille, et elle l’était devenue, en particulier en ce qui concernait Neil MeqVren, si l’on pouvait croire ce qu’en disait tante Élyonère. Mais elles s’étaient trompées sur la personne qui reposait dans cette crypte. Sur la personne qui répondait à leurs prières. -356- Elle sortit de sa rêverie et réalisa que Robert était adossé à la pierre du mur de soutènement de la digue, et la regardait. Eh bien, ma chère nièce, dit-il, es-tu prête à rentrer chez toi ? Quelque chose dans la façon dont il dit cela parut bizarre, et elle se demanda une nouvelle fois si tout cela n’avait pas été en fait son idée. Prie pour que je trouve ma mère en bonne santé, répondit-elle. Elle est dans la tour de Cotte-de-Loup, lui indiqua gracieusement Robert. (Il fit un signe de tête en direction de son seul compagnon masculin, un homme assez petit, aux larges épaules et aux traits rudes ornés des mêmes moustaches et barbe courtes qu’arborait Robert.) Voici un ami de confiance, sire Clément Martyne. Il disposera de mes clefs et de mon autorité. Je suis ton humble serviteur, dit l’homme. S’il lui arrive quoi que ce soit, sire Clément, dit Neil, tu apprendras à mieux me connaître, je te le promets. Je suis un homme de parole, dit sire Clément, mais je serais heureux que nous fassions mieux connaissance, sous quelque condition qu’il te plaira de choisir. Les garçons, dit Robert. Soyez sages. Il tendit la main vers celle d’Anne. Elle en fut si surprise qu’elle le laissa la prendre. Comme il la portait à ses lèvres, elle dut ravaler une envie de vomir. Je te souhaite bon voyage, dit-il. Nous nous retrouverons tous ici dans un jour, n’est-ce pas ? Oui, répondit Anne. Et nous parlerons de notre avenir. Et nous parlerons de notre avenir. Quelques instants plus tard, elle était sur le chaland, avec ses hommes et leurs montures, et avançaient sur les eaux en direction d’Eslen. Elle avait l’impression, tout au fond d’elle, que c’était un endroit où elle n’était jamais allée. Lorsqu’ils eurent atteint les quais, ils montèrent en selle et cette impression ne fit que s’accroître. -357- Le château d’Eslen était bâti sur une grande colline, et protégé par trois murailles concentriques. Le Repaire, la muraille extérieure, était la plus impressionnante, avec ses quarante pieds de hauteur et les huit tours qui l’épaulaient. À l’extérieur, sur les terres qui s’étendaient entre les premières portes et les quais, était apparue une ville au fil des années, une collection d’auberges, de bordels, d’entrepôts, de tavernes R tout ce qu’un marin en goguette pouvait désirer, qu’il arrivât quand les portes de la ville étaient ouvertes ou fermées. C’était en général un endroit bruyant et animé, considéré comme assez dangereux pour que les seules fois où Anne s’y était rendue eussent été celles où elle s’était glissée incognito hors du château et contre la volonté de ses parents. Aujourd’hui les quais étaient calmes, et les seuls marins qu’elles vit portaient l’insigne royal. Ils n’étaient pas nombreux : la plupart étaient à bord des navires de la flotte, que son bateau avait croisée en arrivant. À travers les portes et les fenêtres ouvertes, Anne aperçut des hommes, des femmes et des enfants R les gens qui habitaient ici R et se demanda ce qui leur arriverait si et quand les combats commenceraient. Elle se souvint des petits villages autour des châteaux que son armée avait réduits. Ils ne s’en étaient pas très bien sortis. Après quelques explications données par sire Clément et la présentation d’une lettre de la main de Robert, les portes furent ouvertes, et ils entrèrent dans Eslen elle-même. La ville était un peu plus vivante que les quais. Anne se dit qu’il ne pouvait en être autrement : même quand la guerre menaçait, le pain devait toujours être cuit et acheté, les vêtements lavés, la bière brassée. Malgré l’agitation, leur présence attira de nombreux regards curieux. Ils ne me reconnaissent pas, remarqua Anne. Est-ce que j’ai l’air différente ? Cazio gloussa. Quoi ? demanda-t-elle. Pourquoi devraient-ils te reconnaître ? demanda le Vitellien. -358- Même s’ils ne savent pas que je suis leur reine, j’ai été leur princesse pendant dix-sept ans. Tout le monde me connaît. Non, corrigea Austra. Tout le monde dans le château te connaît. Les nobles, les chevaliers, les serviteurs. La plupart d’entre eux te reconnaîtraient. Mais comment veux-tu que le peuple de la rue t’identifie, si tu ne portes pas un symbole de pouvoir ? Anne se rembrunit. C’est incroyable, dit-elle. Pas vraiment, répondit Cazio. Combien d’entre eux ont eu l’occasion de te rencontrer, face à face ? Je veux dire, il est incroyable que je n’y aie pas pensé plus tôt. (Anne se tourna vers Austra.) Quand nous venions en ville, je portais toujours des déguisements. Pourquoi ne m’as-tu rien dit alors ? Je ne voulais pas gâcher ta joie, admit Austra. Eh puis il y avait réellement des gens qui auraient pu te reconnaître, et certains d’entre eux auraient pu ne pas être les bons. Au vu du sourire de ses compagnons, Anne eut l’incontrôlable impression que l’on conspirait contre elle, comme si Austra et Cazio avaient de quelque manière organisé cette bévue de sa part. Mais elle ravala son irritation. La route sinueuse se fit plus pentue à l’approche de la deuxième porte. La ville d’Eslen était dessinée un peu comme une toile d’araignée recouvrant une fourmilière, avec des avenues en parallèle des anciennes enceintes et des rues qui descendaient les collines comme des ruisseaux. Les voies les plus larges, par contre, celles qu’utilisaient les armées et les marchands, montaient la colline en lacets, afin de ne pas être trop pentues pour les chariots et les chevaux en armes. Ils suivaient l’une de ces routes, la Rixplaf, qui leur faisait ainsi traverser la plupart des quartiers ouest de la colline. Chacun était différent R du moins, c’était ce qu’on lui avait dit. Pour certains, c’était évident : les maisons du vieux quartier du Firoy avaient les toits les plus pentus de la ville, tous d’ardoise noire, si bien que depuis les lacets de la route, on avait l’impression de voir des vagues de pierre. Les gens y avaient la peau pâle, et des accents chantants. Les hommes portaient des -359- pourpoints de tartan bicolores, et les jupes des femmes avaient rarement moins de trois teintes éclatantes. Le quartier de Saint Neth, par contre, semblait spécifique, et pourtant il n’y avait rien que Anne pût distinguer afin d’expliquer pourquoi. En fait, des dix-huit quartiers de la ville, Anne n’avait vu que les maisons qui bordaient les rues, et brièvement aperçu que quelques étroites allées. Une fois, elle et Austra s’étaient aventurées dans la Cour des Gobelins, le quartier sefry, qu’elle croyait être la partie la plus exotique de la ville, avec ses couleurs chatoyantes, sa musique étrange et ses incroyables odeurs épicées. Maintenant, après ses aventures dans les régions de la Crotheny, Anne se demanda si les quartiers humains n’étaient pas peut-être aussi étranges et différents. En résumé, qui étaient les habitants d’Eslen ? Elle réalisa qu’elle ne le savait pas, et se demanda si son père l’avait su. Si un quelconque roi ou empereur de Crotheny l’avait jamais su, et en fait si l’on pouvait réellement savoir une telle chose. En cet instant, ils se trouvaient dans le quartier d’Onderwaed, où le signe du porc à dos rayé était partout en évidence : sur les marteaux des portes, sur des panneaux peints, sur les girouettes des toits. Les maisons plâtrées étaient toutes de la même teinte terre d’ombre, et les hommes portaient des chapeaux inclinés sur le côté. Beaucoup d’entre eux étaient bouchers, et d’ailleurs, la grand-place Mimhus était dominée par la façade impressionnante de la guilde des bouchers, un bâtiment de deux étages en pierre jaune, avec des fenêtres et un toit noirs. Lorsqu’ils entrèrent sur la place, l’attention d’Anne fut plus attirée par le spectacle que par les bâtiments. Une foule imposante s’était rassemblée autour d’une estrade surélevée au centre de la place, et de nombreuses personnes étrangement vêtues semblaient y être sous la garde de soldats. Les soldats portaient des calots carrés et des tabards noirs frappés du sceau de l’Église. Au-dessus d’eux R tout à fait littéralement : perché sur une chaise de bois aux pieds en échasses et d’apparence précaire R -360- était assis un homme vêtu en questor, et qui semblait présider quelque sorte de cour de justice. Un gibet se dressait derrière lui. Anne n’avait jamais vu rien qui ressemblât à cela. Que se passe-t-il, ici ? demanda-t-elle à sire Clément. L’Église utilise les places de la ville pour y rendre des jugements publics, expliqua le chevalier. Il y a beaucoup d’hérétiques dans la ville, et il semblerait que le Resacaratum vient d’en découvrir d’autres. On dirait des acteurs, fit remarquer Austra. Des artistes de rue. Sire Clément hocha la tête. Nous nous sommes aperçus que les acteurs étaient particulièrement sensibles aux tentations de certaines hérésies, et à la scintillation. Vraiment ? demanda Anne. Elle poussa son cheval en direction du questor. Un instant ! s’exclama sire Clément, alarmé. J’ai entendu mon oncle dire que tu étais à mes ordres, répondit-elle par-dessus son épaule. Je me demande si tu as entendu la même chose. Oui, bien sûr, mais... Oui, Altesse, coupa Anne d’une voix glaciale. Elle remarqua que Cazio se déplaçait de façon à pouvoir s’interposer entre elle et le chevalier de Robert, si cela devenait nécessaire. Oui... Altesse, grinça sire Clément. Le questor les regardait, maintenant. Que se passe-t-il ici ? clama-t-il. Anne se redressa. Me connais-tu, questor ? demanda-t-elle. Ses yeux se plissèrent, puis s’écarquillèrent. Princesse Anne, répondit-il. Et, par la loi du Comven, souveraine de cette ville, ajouta-t-elle. Du moins en l’absence de mon frère. Cela peut être débattu, Altesse, dit le questor, son regard se tournant nerveusement vers Clément. -361- Mon oncle m’a donné libre accès à cette cité, l’informa Anne. Ce qui signifie qu’il accorde quelque fondement à mes revendications. Est-ce le cas ? demanda le questor à Clément. Clément haussa les épaules. Il semblerait, oui. Quoi qu’il en soit, dit le questor, j’agis en l’instant dans le cadre des responsabilités de l’Église et non de celles de la couronne. Qui est assis sur le trône est immatériel, quant à ces affaires. Oh, je t’assure que ce n’est pas le cas, répondit Anne. Maintenant, dis-moi s’il te plaît de quoi ces gens sont accusés. D’hérésie et de scintillation. Anne parcourut le groupe des yeux. Qui est votre chef ? demanda-t-elle. Un homme d’âge mur et à la calvitie naissante s’inclina. Moi, Majesté. Pendun MaypValclam. Qu’as-tu fait pour être amené devant cette cour ? Nous avons joué une pièce, Majesté. Rien de plus. Une sorte de miroitement. La pièce du compositeur de la cour de ma mère, Léovigilde Ackenzal ? Oui, celle-là, Majesté, aussi bien que nous le pouvions. Cette pièce a été jugée comme étant de la scintillation la plus abjecte, explosa le questor. Cette confession seule les condamne déjà au collier de saint Woth. Anne fronça les sourcils en direction du questor, puis se tourna pour parcourir des yeux la place et les visages des badauds rassemblés. J’ai entendu parler de cette pièce, dit-elle en élevant la voix. On m’a dit qu’elle était très populaire. (Elle se redressa sur sa selle.) Je suis Anne, fille de Guillaume et de Murielle. Je suis venue reprendre le trône de mon père. J’ai envie que mon premier geste soit le pardon de ces pauvres acteurs, car mon père n’aurait jamais toléré ce genre d’injustice. Qu’en dites-vous, peuple d’Eslen ? Ses paroles firent place à un silence abasourdi. -362- C’est elle, vous savez, entendit-elle une voix s’exclamer dans la foule. Je l’ai déjà vue avant. Libérez-les ! cria quelqu’un d’autre. En quelques instants, tous sauf les soldats et les hommes d’Église hurlaient à la troupe de les libérer. Vous êtes libres de partir, dit Anne aux acteurs. Mes hommes vous escorteront hors de cette cour. Assez, clama sire Clément. Assez de ces absurdités ! Anne ! cria Cazio. Mais elle les avait vus, d’autant qu’elle s’y était attendue : des piétons aux couleurs de Robert, qui arrivaient sur la place de toutes les directions, se frayant un chemin à travers la foule indignée. Anne hocha la tête. Eh bien, dit-elle. Il vaut mieux que cela arrive maintenant plutôt qu’à l’intérieur de la tour de Cotte-de-Loup, tu ne crois pas ? Et que faisons-nous maintenant ? demanda Cazio. Nous nous battons, évidemment, répondit-elle. -363- CHAPITRE SIX LA CROISÉE DES CHEMINS Winna ne va pas bien, murmura Ehawk. Aspar soupira, laissant courir son regard sur le flanc de colline, au loin. Je sais, dit-il. Elle a craché du sang. Et toi aussi. (Il indiqua du doigt une traînée de végétation noircie.) Tu vois ça ? Oui, dit Ehawk. C’est là qu’il est sorti de l’eau. Une chose qui laissait de telles traces n’eût pas dû être difficile à pister, mais le vaer utilisait beaucoup les rivières pour se déplacer, et c’était un problème, en particulier lorsque la rivière se divisait. Ils auraient pu le perdre lorsqu’il avait bifurqué vers la Then, s’il n’y avait eu les poissons morts qui flottaient à son embouchure dans la Mage. Ils avaient suivi la piste à la plus grande distance possible, sans jamais la toucher d’aucune manière ni prendre d’eau en aval d’elle, et Aspar avait espéré que le poison déjà en eux s’éliminerait. Ce n’avait pas été le cas. Le remède qu’ils avaient pris à l’homme de Fend les maintenaient en vie, mais ils étaient forcés d’en prendre de moins en moins chaque jour, pour le faire durer. Les chevaux semblaient aller mieux, mais aucun d’entre eux n’avait été en contact avec un sol empoisonné, ni respiré le souffle du monstre. Non loin, Winna toussa. Ehawk s’accroupit et fouilla les restes du feu de camp. -364- Tu crois que c’est Stéphane ? Aspar regarda alentour. Ils sont quatre, et ils ne sont pas venus de la rivière. Ils sont descendus du Brog-y-Stradh. Si c’est Stéphane, le vaer ne le suit pas exactement, mais leurs chemins ne cessent de se croiser. Peut-être qu’il sait où il va. Peut-être. Mais pour l’instant, je pense surtout à retrouver Fend. Peut-être qu’il est mort. Aspar laissa échapper un éclat de rire sec qui se mua en toux. J’en doute. J’aurais dû l’achever. Je ne vois pas comment. Le temps qu’on retrouve ta flèche, le vaer était parti. Tu ne crois tout de même pas que tu aurais pu le tuer avec ta dague. Non, mais j’aurais pu tuer Fend. Le vaer est son allié. Nous avons eu de la chance d’en réchapper. Et maintenant nous mourons lentement. Non, dit Ehawk. Nous le rattraperons. Il est sur terre, maintenant, alors il n’ira pas aussi vite. Oui, dit Aspar d’un ton quelque peu dubitatif. (Ehawk avait peut-être raison, mais eux aussi étaient plus lents chaque jour.) Occupe-toi des chevaux et du campement, reprit-il. Je vais nous trouver quelque chose à manger. Oui, répondit Ehawk. Aspar trouva des brisées et un perchoir convenable dans un platane. Il s’y installa et laissa l’épuisement envahir son corps, tout en s’efforçant de garder les yeux et la tête à l’affût. Il s’était écoulé dix années depuis qu’Aspar était venu dans les marécages de la Then, durant l’une de ses rares incursions hors des limites de la forêt du roi. Il était venu livrer des bandits au magistrat de la ville d’Ofthen, et il y avait entendu des histoires intéressantes sur la forêt de Sarnwood, et sur la sorcière qui était censée vivre là. Il était intrépide, alors, et il avait décidé d’aller voir à quoi ressemblait cette forêt ancienne -365- et prétendument hantée. Mais à mi-chemin, des nouvelles de Wargh-le-noir l’avaient amené à virer vers le sud, et il n’était plus jamais revenu dans la région. Mais il s’était arrêté quelques jours par ici pour chasser. C’était l’été, alors, et tout était vert et resplendissant. Maintenant la végétation paraissait bien maigre, un paysage de scirpes et de joncs brisés, de fines couches de glace sporadiques qui étouffaient toutes les couleurs que le ciel pouvait donner. À sa droite il distingua les pierres noires d’un mur en ruines, et un peu plus loin un monticule d’une régularité suspecte. Il avait entendu dire qu’il y avait eu un puissant royaume par ici, il y avait longtemps. Stéphane aurait probablement pu en discourir interminablement, mais Aspar savait juste qu’il avait depuis longtemps disparu, et que dès que l’on s’éloignait de quelques lieues d’Ofthen, on se trouvait dans l’une des parties les plus désolées des Terres du centre. Le sol était pauvre, même là où les terres avaient été drainées, et les rares gens qui vivaient dans la région étaient des pêcheurs de rivière et des chevriers, mais l’on voyait rarement signe même de leur présence. Il se souvint vaguement avoir aussi entendu dire que ces terres avaient été maudites durant la Guerre des Mages, mais il n’avait jamais beaucoup prêté attention à ce genre de choses. Encore qu’il se disait aujourd’hui qu’il aurait peut-être dû. Quelque chose attira son regard R non pas un mouvement, mais quelque chose de bizarre, quelque chose qui n’aurait pas dû se trouver là... Un amer frisson lui parcourut les épaules lorsqu’il réalisa ce que c’était : des ronces noires avaient jailli d’un cyprès mort et s’étaient étalées sur les arbres alentour. Il avait déjà vu des ronces de ce genre, évidemment : d’abord dans la vallée où dormait le roi de bruyère, puis plus tard, lorsqu’elles avaient envahi la forêt du roi. Et il y en avait ici, aussi. Cela signifiait-il que le roi de bruyère était venu dans la région ? Ou ces ronces se développaient-elles maintenant partout ? Il frissonna, puis fut pris de vertige et manqua tomber de son poste. Il se rattrapa désespérément aux branches, le souffle -366- court. Des points dansèrent devant ses yeux. Il n’avait fait que semblant de prendre sa part du remède ces derniers jours, et cela commençait à se sentir. Il fallait qu’il rattrape Fend. Où allait le sceathaoveth ? Quelque chose le tarabustait, et il réalisa soudain ce que c’était. Avant qu’il n’eût eu le temps d’y réfléchir, un mouvement attira son attention. Ne respirant presque plus, il attendit jusqu’à ce que cela devînt une biche. En apaisant ses mains tremblantes, il visa et lui décocha une flèche en travers de la gorge. L’animal déguerpit, et Aspar redescendit de l’arbre en soupirant. Il allait devoir la suivre un moment. J’ai un nouveau plan, dit-il à Winna et à Ehawk. (Winna n’allait pas bien du tout, encore moins qu’elle ne l’avait paru dans la journée, et elle éprouvait à l’évidence des difficultés pour manger.) Mais étant donné qu’il nous concerne tous, j’aimerais que vous y réfléchissiez. À quoi ? demanda Winna. Une chose qu’a dite Leshya, la première fois que nous l’avons rencontrée. Qu’elle avait entendu dire que Fend était allé voir la sorcière de Sarnwood. Oui, dit Winna. Je me souviens de cela. On raconte beaucoup d’histoires sur elle, poursuivit Aspar. Et tu me connais, je ne fais pas attention à ce genre de choses la plupart du temps, et je m’en souciais encore moins quand j’étais plus jeune. Mais je me souviens qu’elle est censée être la mère des monstres. Les sefrys le disent, ainsi que tous ceux qui habitent dans la région. J’ai entendu ça aussi, dit Winna. Oui, eh bien... Et si Fend y était effectivement allé ? Et si c’était là qu’il avait trouvé le vaer ? Je suppose que ce serait logique. Non, reprit Aspar, ce ne l’est pas, mais cela a bien autant de sens que tout ce qui est arrivé ces derniers temps. Et tu crois qu’il retourne là-bas ? -367- Peut-être. Peut-être pas. Ce n’est pas le problème. Si c’est chez la sorcière qu’il a eu le vaer, c’est probablement là aussi qu’il a eu l’antidote. Oh, dit Winna en relevant les yeux. Ha, dit Ehawk. Oui. Quoi que vous pensiez, nous ne rattraperons pas le vaer. Nous serons morts avant. Il a des jours d’avance sur nous. C’est vrai qu’il va moins vite sur terre, mais je l’ai vu bouger et il reste aussi rapide qu’un cheval. Et s’il reprend une autre rivière... Alors tu préférerais aller voir la mère des monstres et lui demander le remède contre le poison de ses enfants ? demanda Winna. Je n’avais pas envisagé de le demander à Fend, répondit Aspar. Je ne le lui demanderai pas non plus. Mais nous savons que Fend l’a. Pas vraiment. Et connaissant Fend, s’il en a, il en a juste assez pour lui. Et peut-être qu’il n’y a pas d’antidote, poursuivit Winna. Peut-être que Fend est comme Stéphane, et que le poison ne le touche pas. C’est possible, reconnut Aspar. Mais mère Gastya avait un vrai remède. Mère Gastya était une sorcière, alors peut-être que cette femme dans la forêt de Sarnwood.. Il se tut et haussa les épaules. Winna réfléchit à tout cela et sourit faiblement Cela vaut le coup d’essayer rien que pour te regarder poursuivre un conte pour enfants, dit-elle finalement. Je suis pour. Ehawk resta longtemps sans répondre. Elle mange les enfants, finit-il par dire. Eh bien, rétorqua Aspar, je ne suis plus un enfant. Ils traversèrent la Then à gué en amont de la piste du vaer juste à l’aube, Ogre ouvrant la voie à travers la fine pellicule de glace. À mesure qu’ils s’éloignaient, le sol gagna en fermeté, et s’éleva bientôt en de basses collines en terrasse, couvertes de saules et de sassafras. Le temps que le soleil fût haut dans le ciel -368- et ils chevauchaient dans une plaine ondulante parsemée de champs et de pâturages, du vert vif des herbes hivernales qui montaient à hauteur de mollet. Les arbres étaient rares, et les bosquets rarissimes. Aspar n’aimait pas trop les grands espaces ; il avait toujours l’impression que quelque chose allait fondre sur lui depuis les cieux. Qui sait, c’était peut-être ce qui allait se passer ? Il y avait également beaucoup trop de gens dans les Terres du centre, du moins cela avait été le cas. Ils ne bâtissaient pas de grandes villes comme on le faisait plus près des côtes, mais les fermes étaient communes R une maison, une étable, quelques annexes R et toutes les deux ou trois lieues, un hameau d’une douzaine de maisons avec un marché. Presque tout ce qui ressemblait à une colline portait un château, certains en ruines, d’autres laissant échapper une fumée qui montrait qu’ils étaient encore habités. Ceci pour dire qu’ils en virent trois entre l’aube et le crépuscule, étant donné qu’il n’y avait pas grande élévation sur ces terres que l’imagination eût pu appeler une colline. Par contre ils ne virent personne R pas cette première journée, parce qu’ils étaient encore près de la trace du vaer, et qu’il semblait avoir fait un détour à chaque fois que des maisons étaient en vue. Ils ne virent non plus ni vaches, ni moutons, ni chèvres, ni chevaux. Cette chose devait manger, et vu sa taille, elle devait probablement manger beaucoup. Tôt dans la matinée du lendemain, par contre, la trace du monstre se dirigea plus au nord qu’Aspar ne voulait aller, forçant sa résolution. Un coup d’œil vers Winna conforta sa détermination et ils partirent vers le nord-est, vers Sarnwood. Dans la cloche qui suivit ils aperçurent quelques vaches qui paissaient, surveillées par deux personnes. Lorsqu’ils s’approchèrent, Aspar vit qu’il s’agissait d’un garçon et d’une fille, qui n’avaient ni l’un ni l’autre vu treize printemps. Il eut d’abord l’impression qu’ils allaient détaler, mais ils gardèrent leur calme jusqu’à ce que Aspar et ses compagnons fussent à une cinquantaine de verges d’eux. Bonjour ! cria la fille. Qui êtes-vous ? Aspar exhiba ses mains vides. -369- Je suis Aspar White, répondit-il, le verdier du roi. Voici mes amis. Nous ne vous voulons aucun mal. Qu’est-ce qu’un verdier ? demanda la fille. Je garde la forêt, répondit-il. La fille se gratta la tête et regarda autour d’elle comme si elle cherchait une forêt. Vous êtes perdus ? demanda-t-elle. Non, répondit Aspar. Mais puis-je m’approcher ? Tous ces cris m’épuisent la gorge. Le garçon et la fille se regardèrent, puis les observèrent de nouveau. Je ne sais pas, répondit-elle. Nous devrions mettre pied à terre, dit Winna. Ils sont effrayés. Ils ont peur de moi, dit Aspar. Je vais mettre pied à terre. Winna, approche-toi la première. Mais reste à cheval, au moins jusqu’à eux. C’est une bonne idée, acquiesça-t-elle. Aéthlaude et son frère Aohsli étaient deux enfants blonds aux joues roses. Elle avait treize ans, lui dix. Ils avaient du pain et du fromage, qu’Aspar compléta d’une généreuse portion du gibier de la veille. Il n’avait pas eu le temps de le préparer convenablement, de toute façon, et ce qu’ils n’avaient pas mangé serait avarié d’ici quelques jours. Ils étaient tous assis sur une pente douce sous un plaqueminier, et regardaient les vaches. Nous les emmenons à Haemeth, expliqua Aéthlaude, chez mon oncle. Mais nous sommes censés les faire paître en chemin. Où est-ce ? demanda Aspar. L’expression de son visage énonça que quiconque ne savait pas où se trouvait Haemeth ne savait pas grand-chose de la vie. C’est à une lieue par là, dit-elle en indiquant le nord-est. Sur la route Thaurp-Crenreff. C’est sur notre chemin, dit Winna. -370- Aspar voulut la faire taire avant qu’elle n’offrît de les accompagner. Il ne voulait pas avancer à la vitesse des vaches. Mais elle lui parut si hâve et fragile que cela lui glaça la gorge. Tu es malade ? bafouilla Aohsli. Oui, dit Winna. Nous le sommes tous. Mais ce n’est pas contagieux. Non. Ça vient du vaer, n’est-ce pas ? Ils avaient quitté les terres oestriennes et sa prononciation était un peu différente, mais on ne pouvait se tromper sur ce qu’elle venait de dire. Oui, dit Aspar. Aédi l’a vu, confia le garçon. Sa sœur le tapa à l’arrière du crâne. Aéthlaude, lâcha-t-elle. Je suis trop grande pour ce surnom. Je serai mariée l’année prochaine, et maman t’enverra vivre avec moi, et je te ferai manger de la fiente de veau si tu continues de m’appeler comme ça. Maman t’appelle toujours comme ça. C’est maman, répondit-elle. Tu as vu le vaer ? l’interrompit Winna. À l’ouest d’ici ? Non, dit-elle. C’est par là qu’il revient, je crois. Que veux-tu dire ? demanda Aspar en se penchant en avant. C’était avant yule, dit-elle. J’étais allée avec Orthel, le frère de maman, chercher du seigle moulu à Mael. C’est sur la Fenn, qui se jette dans la Mage. Nous l’avons vu dans la rivière. Là-bas, beaucoup de gens sont tombés malades, comme vous. Avant yule. Oui. Alors il est vraiment venu de la forêt de Sarnwood. Évidemment, dit la fille en écarquillant les yeux. D’où voulais-tu qu’il vienne d’autre ? Cela remonta le moral d’Aspar, juste un peu. L’une de ses suppositions était vraie. Peut-être que les autres l’étaient aussi. Que savez-vous de la forêt de Sarnwood ? Qu’elle est pleine de fantômes et d’alfes et de boglhins ! Et il y a la sorcière, dit Aéthlaude. N’oublie pas la sorcière. -371- Vous connaissez des gens qui y sont allés ? demanda Winna. Euh... non, répondit la fille. Parce que tous ceux qui y sont allés ne sont jamais revenus. Sauf grand-père, intervint le garçon. Oui, reconnut Aéthlaude, mais il est parti dans les forêts de l’ouest. C’est là que vous allez ? demanda Aohsli à Aspar. Dans la forêt de Sarnwood ? Oui, acquiesça Aspar. Le garçon cilla, puis regarda Ogre. Quand vous serez morts, je pourrai avoir ton cheval ? Ehawk, qui n’était généralement pas expressif, explosa de rire. Il s’esclaffa si fort que cela entraîna Winna, et bientôt même Aspar souriait. Là, tu souhaites des choses que tu ferais peut-être mieux de ne pas avoir, dit-il. Ogre risquerait d’être un peu trop pour toi. Non, je pourrais le tenir, dit Aohsli. Combien de temps pensez-vous qu’il vous faudra pour rejoindre Haemeth ? demanda Winna. Encore deux jours, répondit Aéthlaude. Il ne faudrait pas qu’elles perdent du poids. Vous êtes en sécurité, juste tous les deux ? Aéthlaude haussa les épaules. C’était plus sûr avant, je suppose. (Elle se rembrunit, puis poursuivit avec un air de défi.) Mais nous n’avons pas vraiment le choix. Il n’y a personne d’autre pour le faire, maintenant que papa est mort. Et nous l’avons déjà fait avant. Winna dévisagea Aspar. Peut-être que nous pourrions... C’est impossible, dit-il. Impossible. Deux jours... On peut parler là-bas, Aspar ? demanda Winna en faisant un signe de la tête. Oui. Il n’y avait aucun endroit particulier où aller sinon plus loin, et comme Winna avait du mal à se déplacer, ils ne -372- s’écartèrent pas beaucoup. Mais chuchoter leur offrait un peu d’intimité. Tu n’es pas aussi malade que moi, dit Winna. Il s’est passé quelque chose quand le roi de bruyère t’a sauvé la vie. Quelque chose qui t’a rendu plus fort. Tu ne prends plus vraiment le remède que tu as subtilisé à Fend, n’est-ce pas ? Il admit cela d’un léger hochement de tête. Je le sens encore, reconnut-il, mais non, je ne suis pas aussi malade que toi. À quelle distance sommes-nous de Sarnwood ? Il réfléchit. Trois jours. À la vitesse où nous avançons, je veux dire. Il soupira. Quatre, peut-être cinq jours. Elle toussa, et il dut la soutenir pour l’empêcher de tomber. Je pense que je ne tiendrai plus en selle d’ici deux jours, Aspar. Il faudra me harnacher. Ehawk tiendra un peu plus longtemps, je crois. Mais si nous traînons ici... Juste Ehawk et moi, Aspar, dit Winna. (Des larmes brillaient dans ses yeux.) S’il ne me reste que quelques jours à vivre, je préférerais les utiliser à aider ces deux-là à atteindre leur destination qu’à chercher un remède qui n’est pas là. Il est là, insista Aspar. Tu les as entendus : Fend a trouvé le vaer à Sarnwood. Je suis sûr que c’est là aussi qu’il a eu l’antidote. Je les ai également entendus dire que la plupart de ceux qui y étaient allés n’en étaient jamais revenus. C’est parce que ça n’a jamais été moi avant. Elle agita la tête d’un air las. Non, dit-elle. Emmenons-les à Haemeth. Tu pourras poser des questions là-bas, en apprendre plus sur la sorcière. Nous pouvons faire cela de toute façon, sans se ralentir en menant du bétail. Je veux les aider, Aspar. -373- Il n’ont pas besoin d’aide, argua-t-il, d’une voix qui laissait transparaître du désespoir. Ils l’ont déjà fait auparavant. Ils nous l’ont dit. Ils sont terrifiés, lui opposa Winna. Qui sait ce qu’ils vont rencontrer ces deux prochains jours. Peut-être pas un vaer ou un greffyn, juste des voleurs de bétail. Ce n’est pas pour eux que je m’inquiète, Winna. C’est pour toi. Oui, je sais, mais fais-le pour moi. Ses larmes coulaient sans retenue, mais en silence. Son visage était rouge, ses lèvres bleutées. Je vais y aller, dit-il. Je vais y aller seul. Ce sera plus facile de cette façon, tu as raison. Ehawk ne sera plus en état de se battre, d’ici là. J’aurais dû y penser. Non, mon amour, dit Winna. Non. Parce qu’alors, je mourrai sans toi, vois-tu ? Je veux rendre mon dernier souffle dans tes bras. Je veux que tu sois là. Tu ne vas pas mourir, dit-il d’une voix neutre. Je vais revenir, avec ton remède. Je te retrouverai à Haemeth. Non. Tu ne m’as pas écoutée ? Je ne veux pas mourir seule ! Et elle va te tuer ! Et Ehawk ? Toi tu abandonnes, mais il est peut-être encore possible de le sauver, même avec ce que tu dis. Je... Aspar, s’il te plaît. Je ne suis plus assez forte pour cela. Sa gorge était nouée et il entendait son pouls battre dans ses oreilles. Assez, dit-il. Il la souleva dans ses bras, la ramena à sa monture, la mit en selle, et reposa ses mains qui pendaient. Ehawk, appela-t-il. Viens ici. Le garçon obéit. Toi et Winna allez accompagner ces deux-là jusqu’à la ville. Là, vous trouverez un léic, tu m’entends ? Les gens du cru en savent peut-être plus sur les monstres et leur venin que nous ne l’imaginons. Vous m’attendez là-bas, et je reviendrai. Aspar, non ! gémit faiblement Winna. Tu avais raison, lui répondit-il. Va avec eux. -374- Tu viens aussi ! Au lieu de répondre, il ferma la bouche et monta en selle sur Ogre. Je lui dirai où te trouver quand je serai mort, dit-il à Aohsli. Mais prends bien soin de lui. Oui, messire ! Il se retourna pour regarder Winna, et s’aperçut qu’elle et son cheval n’étaient qu’à quelques pas derrière lui. Ne me laisse pas, murmura-t-elle. Ses lèvres bougeaient, mais il en entendait à peine le son. Pas longtemps, lui promit-il. Elle ferma les yeux. Alors embrasse-moi, dit-elle. Embrasse-moi encore une fois. La tristesse l’envahit comme un véritable monstre, jaillissant des profondeurs de ses tripes, s’efforçant de se frayer un chemin jusqu’à ses yeux. Garde ce baiser, lui dit-il. Je le prendrai quand je reviendrai. Puis il se retourna et partit sans regarder en arrière R il ne le pouvait pas. -375- CHAPITRE SEPT LE LOUP DÉMENT Robert Dare caressa ses moustaches, sirota son vin, et soupira. Depuis leur position sur la digue, il regarda par-dessus les terres inondées, en direction d’Eslen. J’ai toujours aimé les vins galléens, commenta-t-il. On peut presque sentir le soleil en eux, tu sais ? La pierre blanche, la terre noire, les filles aux yeux sombres. (Il marqua une pause.) Tu es allé là-bas, sire Neil ? Le Vitellio, le Tero Gallé, Hornladh... Tu as bien visité ce continent. J’espère vraiment que tu auras l’occasion d’en voir le reste. Dis-moi... On dit que les voyages ouvrent l’esprit, développent le palais. As-tu appris quoi que ce soit de tes voyages ? En regardant le prince, Neil avait l’étrange impression qu’il voyait quelque sorte d’insecte. Ce n’était pas quelque chose d’évident, plutôt quelque chose de subtil dans la façon dont il se mouvait. Un chien, un cerf, même un oiseau ou un lézard, se meuvent uniformément, en accord avec le monde qui les entoure. Un scarabée, par contre, se meut étrangement. Ce n’était pas simplement qu’ils allaient vite ou qu’ils avaient six pattes, mais plutôt qu’ils semblaient se mouvoir en fonction de rythmes qui étaient d’un autre monde, un monde plus petit, ou peut-être en fonctions des rythmes plus petits de ce monde, que des géants comme Neil ne pouvaient percevoir. Et il en était ainsi avec Robert. Ses gestes étudiaient la normalité, mais ne savaient la reproduire. Vue du coin de l’œil, -376- même l’ouverture de sa bouche paraissait étrangement monstrueuse. Sire Neil ? souffla poliment Robert. Je réfléchissais juste, dit Neil, à la meilleure façon de l’exprimer. J’ai d’abord été saisi par la taille du monde, par le nombre de ses parties. J’ai été stupéfait par la façon dont les gens étaient différents, et par la façon dont ils sont dans le même temps tous les mêmes. Intéressant, répondit Robert d’un ton qui suggérait que cela pouvait être tout sauf cela. Oui, reprit Neil. Jusqu’à mon arrivée à Eslen, je pensais que le monde était grand. La mer, après tout, paraît infinie lorsque l’on navigue, et les îles innombrables. Mais j’ai ensuite découvert que tout cela tiendrait dans une coupe, si le monde était une table. C’est poétique, dit Robert. Dans la petite coupe où je vivais, poursuivit Neil, les choses étaient plutôt simples. Je savais qui je combattais, je savais pourquoi. Puis je suis venu ici, et tout est devenu plus compliqué. Et j’ai voyagé plus loin, et les choses sont devenues plus déroutantes encore. Robert eut un sourire indulgent. Déroutant ? À quel point ? As-tu perdu le sens du bien et du mal ? Neil lui rendit son sourire. J’ai grandi en combattant, et j’ai surtout combattu des pillards weihands. Ils étaient le mal parce qu’ils attaquaient mon peuple. Ils étaient le mal parce qu’ils se battaient pour Hansa, qui avait autrefois asservi mon peuple et qui le referait si elle le pouvait. Et pourtant quand j’y repense, la plupart des hommes que j’ai tués ne devaient pas être très différents de moi. Ils sont probablement morts en croyant leur cause juste, et en espérant que leurs pères les regarderaient depuis au-delà du monde et seraient fiers d’eux. Oui, je vois, dit Robert. Tu ne le sais peut-être pas, mais il existe une philosophie d’une considérable importance et fondée sur ce même postulat. Ce n’est pas une philosophie destinée aux esprits fragiles, parce qu’elle suggère R comme tu -377- l’as d’ailleurs remarqué R qu’il n’existe en fait ni bien ni mal. Que la plupart des gens font ce qu’ils croient être bien. Et que ce n’est que l’absence d’accord sur ce qui est bien qui nous mène à croire au bien et au mal. Il se pencha en avant, avec presque de l’enthousiasme. Tu as parcouru de grandes distances, sire Neil. Des lieues. Mais l’on peut également voyager, si l’on peut dire, à travers l’étude de l’histoire. Considère la dispute qui nous occupe en l’instant : je suis vilipendé parce que je m’efforce de renforcer nos liens amicaux avec Hansa, et ainsi éviter une guerre que nous n’avons guère les moyens de livrer. Mes détracteurs soulignent qu’en faisant cela, je crée des conditions qui pourraient permettre à un Reiksbaurg de prendre le trône, d’ici quelques années. « Maintenant, en quoi est-ce mal ? Parce que Hansa est maléfique ? Parce qu’ils désirent le contrôle de ce royaume ? Mais ma famille, les Dare, a arraché la Crotheny à Hansa en un conflit sanglant. Mon arrière-arrière-grand-père a tué l’empereur Reiksbaurg dans la salle des Colombes. Qui étaient les bons et les méchants, alors ? C’est une question vide de sens, tu ne crois pas ? Je ne suis pas aussi érudit que toi, reconnut Neil. Je ne sais pas grand-chose de l’histoire, et encore moins de la philosophie. Je suis un chevalier, après tout, et mon travail est de faire ce que l’on me dit de faire. J’ai tué beaucoup d’hommes que j’aurais pu apprécier si nous nous étions rencontrés en d’autres circonstances, parce qu’ils n’étaient pas, comme tu le dis, mauvais. Nous servions simplement des maîtres en désaccord entre eux. Dans certains cas, ce n’était même pas pour cela : pour faire mon devoir, je devais rester en vie, et rester en vie signifiait parfois tuer d’autres hommes. « Comme tu l’as dit, la plupart des gens dans ce monde essaient juste de faire du mieux qu’ils peuvent, de protéger ceux qu’ils aiment et la vie qu’ils connaissent, de faire leur devoir et de répondre à leurs obligations. Ce qui est parfaitement raisonnable. -378- Oui, poursuivit Neil. Et donc, quand je rencontre le mal véritable, il s’en dégage d’autant plus, comme un grand arbre noir dans un champ de fougères vertes. Les yeux de Robert tressaillirent, puis il s’esclaffa. Ainsi après tout cela, tu crois encore qu’il existe des hommes réellement mauvais. Tu possèdes de quelque manière la capacité de lire dans leurs cœurs et de voir qu’ils ne sont pas comme les autres, qui eux croient faire ce qui est bien. Laisse-moi l’expliquer d’une autre façon, dit Neil. Oui, s’il te plaît. Connais-tu l’île de Leen ? Je ne crois pas. Tu n’as aucune raison de la connaître. C’est à peine plus qu’un rocher, en fait, quoique un rocher aux mil vallées et crevasses. Il y a des loups là-bas, mais ils restent sur les hauteurs. Ils ne descendent pas jusqu’aux endroits où les gens vivent. « Dans ma quinzième année, j’ai passé presque tout un été sur Leen, en garnison pour Liery. Et cette année-là un loup est descendu, un très grand. Au début, il ne tuait que les bébés et les agneaux, mais bientôt il s’attaqua aux enfants, puis aux femmes, et aux hommes. Il ne mangeait pas ce qu’il tuait, tu sais R il se contentait de les massacrer et les laissait agonir. Maintenant, il pouvait avoir de nombreuses raisons d’agir ainsi : peut-être que sa mère était morte avec ses frères et ses sœurs, et qu’il avait grandi loin de la meute, un solitaire haï même des siens. Peut-être qu’il avait été mordu par quelque chose qui lui avait donné la folie de la peur de l’eau. Peut-être qu’un homme l’avait maltraité un jour et qu’il avait juré de se venger de toute notre espèce. « Nous ne nous sommes pas posés ces questions. Ce n’était pas nécessaire. Cette chose ressemblait à un loup, mais n’agissait pas comme telle. Il ne pouvait être effrayé, ou apaisé, ou persuadé. La seule façon de faire de ce monde un endroit meilleur était d’en exclure cette bête, et c’est ce que nous avons fait. Certains pourraient dire que vous n’avez pas rendu le monde meilleur pour le loup. -379- Ce à quoi l’on pourrait répondre que demander au monde de s’adapter aux besoins d’un unique loup dément ne peut en faire un endroit meilleur pour quiconque. Et le loup qui voudrait demander une telle chose au monde, eh bien, c’est mon arbre noir dans son champ de fougères, vois-tu ? Pourquoi pas un arbre vert dans un champ de fougères noires ? musarda Robert. Pourquoi pas ? admit Neil. Ce n’est pas la couleur qui importe, en fait. Alors voici ma question, dit Robert en avalant le reste du vin et en tendant la main vers la bouteille. Sa main s’immobilisa. Puis-je ? Si tu veux. Robert se reversa à boire, but une gorgée, puis rapporta son regard vers Neil. Ma question. Supposons que tu penses que quelqu’un serait cet arbre noir dont tu parles, cette personne réellement maléfique. Un loup dément qui doit être éliminé. Pourquoi placerais-tu la vie de, disons, une jeune femme, entre ses mains ? Parce qu’il ne sert que lui-même, répondit Neil. Et jamais quelque chose qui le dépasse. Donc je peux être sûr qu’il ne se sacrifiera jamais. Vraiment ? Pas même par dépit ou par esprit de vengeance ? Je veux dire, nous mourrons tous un jour. Je ne vois aucune échappatoire à cela, et toi ? Supposons que cet homme ait eu des ambitions, et que les voir contrecarrées lui soit tout simplement intolérable. Si un homme ne peut obtenir la maison qu’il désire, est-il inconcevable qu’il ressente l’envie de la brûler ? Ne serait-ce pas dans l’esprit de ce que tu décris ? Je suis fatigué de tout cela, dit Neil. S’il arrive quelque chose à Anne, ta mort ne sera pas rapide. Je me demande quel est son signal. Comment sauras-tu qu’elle va bien ? Il y a bien un signal, confirma Neil. Quelque chose que nous pourrons voir d’ici. Si nous ne le voyons pas avant le crépuscule, je trancherai l’un de tes doigts et je le ferai parvenir -380- à tes hommes. Et cela continuera jusqu’à ce qu’elle soit libérée, ou que nous ayons la preuve de sa mort. Tu vas te sentir vraiment ridicule lorsque tout cela sera terminé et que Anne et moi serons bons amis. Quel est à ton avis le sort d’un chevalier qui a menacé son suzerain ? Pour l’instant, dit Neil, ce n’est pas mon problème. Quand le temps sera venu, j’accepterai évidemment toute sanction que la reine choisira de m’infliger. Évidemment, grimaça Robert. Robert leva les yeux vers le ciel et esquissa un sourire. Tu ne m’as rien demandé sur ton autre reine, Murielle. N’as-tu donc aucune curiosité quant à elle ? Bien au contraire, répondit Neil. Je ne t’ai pas posé de questions à son sujet parce que je n’ai aucune raison de croire la moindre de tes paroles. Quoi que tu puisses dire à son sujet, j’en douterai. Mais je saurai bientôt comment elle va. Et suppose qu’elle se plaigne de la façon dont je l’ai traitée ? Suppose que tout le reste se passe bien, ici R je m’écarte, Anne prend le trône R mais Murielle a à se plaindre quant à la façon dont elle a été traitée ? Alors nous aurons une autre discussion sur les loups fous. Robert vida sa coupe et attrapa de nouveau la bouteille. Mais lorsqu’il essaya de verser, elle était vide. Il doit bien y en avoir d’autre, par ici, dit-il d’une voix forte. Sur un signe de tête de Neil, l’un des écuyers d’Artwair partit précipitamment chercher une autre bouteille. Ce n’est pas lié à Fastia, n’est-ce pas ? demanda Robert. Ces sentiments au fond de toi. J’espère qu’il n’y a pas vraiment de rapport avec cela. Neil avait réussi à ne ressentir à peu près que du mépris pour Robert jusqu’à cet instant. C’était une bonne chose, parce que cela modérait ses inclinaisons meurtrières envers lui. Mais maintenant la rage montait en lui, et ce ne fut qu’au prix d’un énorme effort qu’il réussit à la juguler. -381- Quelle tragédie, reprit Robert. Et pauvre Elseny, qui allait justement se marier. Si seulement Guillaume avait eu un peu plus de bon sens. Comment peux-tu en blâmer le roi ? Il a forcé le Comven à légitimer ses filles. Comment a-t-il pu imaginer que cela ne ferait pas d’elles des cibles ? Des cibles pour qui, prince Robert ? Pour un usurpateur ? Robert soupira pesamment. Que suggères-tu, sire Neil ? Je pensais que c’était toi qui faisais les suggestions, prince Robert. Robert se pencha en avant et sa voix tomba très bas. Elle était comment ? De la soie royale ? Différente de celles de moindre stature ? J’ai toujours eu cette impression. Mais toutes se cabrent et crient comme des bêtes, n’est-ce pas ? La ferme, gronda Neil. Ne te méprends pas. Fastia avait vraiment besoin de tirer un bon coup. Elle m’a toujours paru être du genre à se faire prendre par-derrière, à quatre pattes, comme une chienne. Cela s’est passé ainsi ? Neil avait conscience d’avoir le souffle court, et le monde commençait à prendre cet éclairage qui accompagnait la quetiac, la fureur guerrière. Sa main était déjà serrée sur la poignée de l’épée fey. Tu devrais te taire, maintenant, dit Neil. Le garçon arriva avec une nouvelle bouteille de vin. Cela m’apaisera, dit Robert. Mais alors qu’il prenait la bouteille, il se leva soudain d’un bond et la fracassa contre le crâne du garçon. Tout parut se passer très lentement ; le lourd flacon de verre enfonçant la tempe de l’écuyer, le jet de sang. Neil vit un œil sortir de son orbite tandis que le crâne se déformait sous le choc. Dans le même temps, il vit la main de Robert filer vers l’épée du garçon. Et il en ressentit une immense joie. Parce que maintenant l’épée fey sortait de son fourreau en bourdonnant et qu’il plongeait en avant. Robert tira le garçon agonisant devant lui, -382- mais la lame l’avait pénétré puissamment et profondément. Neil ressentit une étrange secousse, presque une protestation de la part de l’épée, et ses doigts se détendirent par réflexe. Du coin de l’œil, il vit le poing de Robert arriver, serrant encore le goulot et le haut brisé de la bouteille. Il leva la main sans réfléchir. Trop tard. Le haut de sa tête parut exploser en une violente secousse. Il vacilla sous le coup, sa fureur le maintenant conscient, mais lorsqu’il retrouva son équilibre, Robert était déjà à deux verges de lui, tenant l’épée fey, un sourire démoniaque sur son visage. Encore étourdi, Neil tira son couteau, tout en sachant qu’il ne serait pas d’un grand secours contre l’épée ensorcelée. Mais une flèche frappa le prince haut dans la poitrine, puis une autre, et il tituba en arrière sur la digue, hurlant, avant de verser dans le canal. Neil se précipita dans sa direction en serrant son couteau. Les hommes d’Artwair le rattrapèrent à temps pour l’empêcher de sauter les huit verges qui le séparaient de l’eau. Ne sois pas idiot, cria Artwair. Laisse mes archers s’occuper de lui. Neil résista à aux hommes qui le maîtrisaient, mais le sang avait empli l’un de ses yeux, et ses muscles lui semblaient terriblement lâches. Non ! hurla-t-il. Puis un profond silence s’imposa. Tous attendaient que le prince refît surface, mort ou vif. Mais rien ne remonta. Après un temps, Artwair envoya des hommes dans l’eau, mais ils ne trouvèrent rien. Une brume froide couvrait la rivière ce soir-là, mais la tour du Pélican se dressait au-dessus de tout cela, sa tourelle nord clairement visible et sombre. Même si elle allume la lumière, dit Neil en pressant un chiffon propre contre la blessure de sa tête, cela pourrait simplement signifier qu’elle a avoué sous la torture ce que devait être le signal. -383- Oui, renchérit Artwair. Le seul cas dont nous pourrons être sûrs, c’est si elle n’allume pas du tout. Cela te plairait, n’est-ce pas ? lâcha Neil. Morte des mains des hommes de Robert, Anne te serait plus utile que vivante R du moins maintenant que tu connais son état d’esprit. Artwair resta silencieux un temps, puis il but dans la bouteille de verre verte qu’il avait posé entre eux sur le plancher. Les deux hommes étaient assis à l’étage d’un malend à demi brûlé, et attendaient le signal d’Anne. Il tendit la bouteille à Neil. Je n’irais pas prétendre qu’elle m’a laissé très heureux ce matin, dit le duc. Elle est entrée en moi. Je pouvais l’y sentir. Que lui est-il arrivé, sire Neil ? Qu’est-ce que cette fille est devenue ? Neil haussa les épaules et tendit la main vers la bouteille. Sa mère l’a envoyée au convent sainte Cer. Cela signifie-t-il quelque chose pour toi ? Artwair eut l’air sceptique, tandis que Neil buvait au goulot une gorgée au goût de feu, de tourbe et d’algues. Il vient de Skern, dit-il. Oui. Oiche de Fié. Le convent sainte Cer, hein ? Une princesse formée au convent. Murielle est une femme intéressante. Il prit la bouteille et but, tandis que Neil laissait son nez s’apaiser. Il n’avait jamais beaucoup bu R cela émoussait les sens. En l’instant il ne s’en inquiétait pas, parce que ses sens s’étaient révélés plutôt inutiles, et que tout son corps lui faisait mal. Mais tu te trompes en ce qui me concerne, sire Neil, dit Artwair. Ce n’est pas parce que je pense qu’une fille de dix-sept printemps n’a pas la capacité d’assiéger la plus grande cité fortifiée du monde que je convoite le trône. Je suis déjà bien assez malheureux avec mes mornes obligations de duc pour ne pas avoir envie de me faire seller et chevaucher par le Comven. Que tu me croies ou pas, je pense qu’elle est celle qui devrait se trouver sur le trône, et j’essaie de l’y placer. (Il but encore.) Enfin, elle a agi à sa façon, et vois où cela l’a menée. -384- À cause de moi, dit Neil en reprenant la bouteille et en buvant longuement. (Il crut un instant qu’il allait s’étouffer, mais finalement cela passa plutôt bien, et mieux que la fois précédente.) À cause de ma fureur. Robert a provoqué cette fureur, dit Artwair. Il voulait mourir. Il voulait que je le combatte, dit Neil, en ignorant assez longtemps la main tendue d’Artwair pour boire encore une fois, avant de lui passer la bouteille. Cela c’est vrai, et je suis tombé dans son piège comme la tête de moineau que je suis. J’ai laissé la colère me faire oublier tout bon sens. Mais il n’est pas mort, j’en suis certain. Je ne l’ai pas vu, mais on dit que ton épée l’a transpercé, et il n’est pas remonté à la surface, lui rappela Artwair. Ces temps-ci, cela ne veut plus dire grand-chose, dit Neil. Tant en Vitellio qu’à Dunmrogh, j’ai affronté un homme qui ne pouvait pas mourir. La première fois, il a manqué me tuer. La seconde, je lui ai tranché la tête, et il continuait de bouger. À la fin, nous l’avons découpé en cent morceaux que nous avons brûlés. Une amie m’a dit qu’il s’agissait d’un nauschalk, qu’il pouvait exister parce que la loi de la mort avait été brisée. Eh bien, je suis loin d’être un expert en ces choses, mais j’ai combattu un nauschalk, et je suis plutôt certain que le prince Robert en est un autre. Artwair jura dans une langue que Neil ne connaissait pas puis ne dit plus rien, assez longtemps pour que chacun pût boire trois fois, le silence qu’il était coutumier d’observer lorsque quelqu’un avait parlé de quelque chose de surnaturel. Il y a des rumeurs, dit-il finalement. Des rumeurs qui suggèrent cette même chose, mais je n’en avais pas tenu compte. Robert à toujours eu des appétits malsains, et les gens exagèrent. Neil but encore. L’oiche était maintenant comme une vieille amie qui le recouvrait d’une couverture depuis les orteils pour le réchauffer. Voilà l’élément qui nous manquait, dit-il. Il a probablement ordonné à ses hommes de tuer ou de capturer Anne à l’instant même où elle franchissait les portes. Il ne lui -385- restait plus qu’à s’assurer que nous ne l’enfermerions pas, ou que nous ne le couperions pas en morceaux. Il lui suffisait de me pousser à l’attaquer, ce qu’il a très bien fait. Oui, mais quoi que tu aies fait, le résultat aurait été le même pour Anne, non ? Sauf si elle est en sécurité tant qu’il n’est pas revenu, dit Neil. Ce qui aurait été un plan plus sage. Dès qu’il est de retour, en sécurité dans l’enceinte de la ville, alors le piège se referme. Oui, reprit Artwair. Ce serait plus logique, je suppose. Mais Anne n’est pas non plus sans ressources. Je parie que Robert ne sait pas ce qu’elle peut faire. Et elle a cinquante bons soldats avec elle. Par-dessus l’eau, ils entendirent le premier tintinnabulement mélodieux des cloches des vêpres. La fenêtre de la tour du Pélican restait obscure. Elle va peut-être combattre, au moins un temps, si elle trouve le bon endroit à défendre. Si on ne lui a pas fait absorber un poison par duperie, ou fiché une flèche dans l’œil. Je doute qu’elle se laisse duper, dit Artwair. La tour n’est pas allumée. Cela signifie qu’elle est morte, ou prisonnière, ou que pour quelque autre raison, elle ne se trouve pas dans le château. Dans tous les cas, notre devoir est clair. C’est-à-dire ? Nous devons frapper, et maintenant. La rumeur court, maintenant, de ce qui est arrivé à Robert. Même s’il vit, tout le monde le croit mort. Si nous lui donnons le temps de réapparaître, cela provoquera une confusion. Alors nous frappons, immédiatement, pendant que nous le pouvons. Frapper quoi ? demanda Neil. Thornrath. Vu ce qu’elle m’a fait ce matin, j’incline à croire la prophétie d’Anne en ce qui concerne le duc Fail et la flotte lierienne. Nous avons deux jours pour prendre le contrôle de Thornrath. Si nous réussissons cela R et si Fail arrive comme annoncé R alors nous avons une chance de prendre Eslen et de la sauver. Sauf si elle est déjà morte. Auquel cas nous la vengerons. Quoi qu’il advienne, je refuse de voir Robert sur le trône R et toi aussi, je suppose. -386- Tu as raison, dit Neil en levant la bouteille. (L’alcool était maintenant une vague qui portait sa colère alors même que l’eau et la nuit se faisaient plus profondes.) Pouvons-nous prendre Thornrath ? C’est possible, dit Artwair. Mais ce sera sanglant. Puis-je mener la charge ? Artwair attrapa la bouteille et la sirota. C’était ce que j’escomptais, dit-il, en raison de ton épée fey. L’approche est difficile, et cette épée aurait pu faire la différence. Mais maintenant... Je préfère tout de même mener la charge, dit Neil. Je suis un guerrier. Je peux tuer. Je ne sais pas grand-chose de la stratégie. Anne n’étant pas ici, ce serait le meilleur usage que l’on pourrait faire de moi. Tu vas probablement mourir, dit Artwair. Anne pensera alors que je t’ai envoyé à la mort pour me venger d’elle. Je ne peux pas la laisser penser cela. Je ne suis pas trop attaché à la vie, confessa Neil. Et je ne m’inquiète plus beaucoup de ce que pense son altesse, si elle est encore capable de penser quoi que ce soit. C’est elle qui m’a mis dans cette situation. J’en ai assez de me voir confier des missions vouées à l’échec, pour y survivre et me lamenter. Laisse-moi mener cette charge, et je t’écrirai une missive de ma propre main, que tu pourras donner à qui cela intéressera. Je suppose que ce sera personne. Tu as meilleure réputation que tu ne le croies, dit Artwair. Alors laisse-moi l’améliorer encore, et survivre par une chanson, répondit Neil. Je n’ai pas besoin d’une épée fey. Donne-moi juste quelques lances et un sabre qui ne se brisera pas au premier coup. Puis donne-moi des hommes qui aiment la mort, et je te donnerai Thornrath. Artwair lui tendit la bouteille. Comme tu le désires, sire Neil, dit-il. Je ne refuserai pas à un homme brave sa destinée. -387- CHAPITRE HUIT UNE VIPÈRE AFFABLE Hespéro sourit et se leva de sa chaise. Praifec ? s’exclama Ehan, le souffle coupé par la surprise. Cela semble t’attrister, dit Hespéro en fronçant les sourcils en direction du petit homme. Surpris, plutôt, s’empressa de répondre Stéphane. Sire Elden nous avait dit de nous attendre à un humble sacritor. Mais je suis sacritor, dit Hespéro en caressant son bouc. Et fratir, et questor, et peslih, et agréon. Évidemment, Excellence, dit Stéphane. Mais l’on se fait habituellement connaître par son titre le plus élevé. C’est généralement vrai, mais l’on peut avoir ses raisons. (Il se rembrunit.) Frère Stéphane, es-tu triste de me voir ? Stéphane cilla. Observations pittoresques et curieuses : de la vipère affable. Peut-être la plus mortelle de son espèce, la vipère affable est capable de faire preuve d’un grand charme, et approche sa proie avec des paroles mielleuses. C’est un prédateur fort inhabituel, en ce sens qu’il a l’habitude de convaincre d’autres animaux de tuer pour sa subsistance et son amusement. Il n’y a qu’en observant le milieu de son œil, là où le fluide glacé qui passe pour son sang coagule visiblement que l’on peut -388- identifier sa véritable nature, et lorsque l’on est arrivé à une telle proximité, il est souvent trop tard pour lui échapper. C’est dans la parfaite connaissance de sa nature, ou dans sa parfaite ignorance, que se trouve souvent le salut, car si la vipère se croit bien servie, elle peut permettre au serviteur de survivre pour assumer une autre tâche. Mais si elle se croit trahie, ou si sa véritable nature est révélée, malheur à la souris ou au crapaud qui se trouve face à ces crochets luisants et venimeux... Frère Stéphane ? répéta le praifec impatiemment. Praifec, je... Peut-être que ton anxiété vient de ce que tu as à me dire. Je n’ai reçu aucune nouvelle de toi. Où sont le verdier, et votre amie Winna ? Avez-vous échoué dans la mission que je vous ai confiée ? Stéphane se sentit soulagé pour la première fois depuis qu’il avait rencontré sire Elden. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était quelque chose. Ils ont été tués, Excellence, dit-il en affichant l’expression la plus triste qu’il pût affecter. Alors la flèche n’a pas fonctionné ? Nous n’avons même pas eu l’occasion de l’utiliser, Excellence. Nous avons été assaillis par des piteux. Nous ne sommes pas arrivés jusqu’au roi de bruyère. Des piteux ? Pardonne-moi, Excellence. C’est le terme oestrien qui décrit les hommes et les femmes sauvages dont Ehawk t’avait parlé. Ah oui, dit Hespéro. As-tu au moins appris quelque chose sur eux ? Rien de particulier, Excellence, mentit Stéphane. C’est dommage. Mais je ne comprends toujours pas. Comment savais-tu où me trouver ? Je suis venu ici en secret. Excellence, je n’avais pas la moindre idée que je te trouverais ici, répondit Stéphane. Son esprit explorait la fausse route qu’il construisait, et il se demandait ce qu’il découvrirait après la prochaine colline. -389- Le praifec fronça les sourcils. Alors pourquoi es-tu ici ? Tu as échoué dans la mission que je t’avais confiée. J’imagine que ta première priorité aurait dû être de faire rapport de cet échec, et l’endroit le plus logique pour cela aurait été Eslen. Qu’est-ce qui a bien pu t’amener dans cet endroit perdu ? La route de Stéphane venait de se réduire à une corde, de la sorte de celles sur lesquelles marchent les jongleurs pour amuser les enfants. Il avait essayé une fois, sur la place du marché de Moris Top, et la joie de ses deux premiers pas lui avait paru être un triomphe. Mais ce n’en avait pas été un ; cela n’avait été que deux pas, et ensuite il avait perdu l’équilibre et était tombé. Nous sommes venus ici à ma demande, Excellence, interrompit frère Ehan. Stéphane s’efforça de rester impassible. Il eût aimé réussir, même si le regard du praifec s’était déjà tourné vers le Hérilanzais. Pardon ? dit Hespéro. Je ne crois pas te connaître. Ehan s’inclina. Frère Alfraz, Excellence, à ton service. J’étais avec le fratrex Laer lorsqu’il est allé au monastère d’Ef, pour le purifier de ses hérétiques. Vraiment. Et comment va le fratrex Laer ? Alors tu ne sais pas, Excellence ? Tu aurais déjà dû recevoir la nouvelle. Nous avons envoyé des messagers à Eslen. Il a été tué par les piteux. Ceux dont a parlé frère Stéphane. Nous avons eu la chance de leur échapper. Une chance répétée, commenta le praifec. Néanmoins, en quoi cela explique-t-il votre présence ici ? Nous sommes arrivés au monastère et nous n’y avons trouvé que des piles d’ossements. Tout le monde avait disparu R du moins c’est ce que nous avons d’abord pensé. Mais le soir venu, nous avons découvert le fratrex Pell, enfermé dans la plus haute salle de méditation. Il était complètement fou, et il divaguait : il parlait de la fin du monde, et du seul espoir qui était de trouver une montagne dans les Barghs. Moins d’une cloche plus tard, il nous est arrivé ce qui était arrivé aux moines -390- de d’Ef : les piteux ont attaqué. Mais le fratrex Laer pensait qu’il y avait peut-être quelque chose dans les délires de frère Pell, alors il m’avait chargé de sauver les livres qu’il avait avec lui dans la tour, et de trouver la montagne dont Pell parlait. « Presque trop tard, nous avons trouvé frère Stéphane, qui était enfermé dans l’une des cellules de la tour. Le fratrex le gardait prisonnier et le forçait à traduire des textes obscurs. Je ne comprends pas. Comment es-tu arrivé dans cette tour, frère Stéphane ? Quand Aspar, Winna et Ehawk eurent été tués, je suis allé au seul endroit que je connaissais, dit Stéphane en s’efforçant de garder les deux pieds sur sa corde qui se balançait follement. Le seul endroit que je connaissais dans la forêt du roi était le monastère d’Ef. Mais à l’instant où je suis arrivé, le fratrex Pell m’a fait enfermer. Je crois que tu m’avais dit dans un rapport antérieur que le fratrex Pell était mort, dit Hespéro d’un ton suspicieux. J’avais tort, répondit Stéphane. Il était mutilé : ses jambes avaient été écrasées R mais il était vivant. Et, comme l’a dit frère Alfraz, complètement fou. Néanmoins tu as cru à ses folles spéculations ? Je... (Stéphane s’interrompit.) J’avais échoué. Excellence. Mes amis étaient morts. Je suppose que je me raccrochais à n’importe quel espoir de rédemption. Tout cela est vraiment très intéressant, dit le praifec. Extrêmement intéressant. (Les coins de ses yeux se resserrèrent, puis se détendirent.) « Nous en reparlerons au matin. J’ai tout particulièrement envie d’apprendre ce que fratrex Pell jugeait à ce point important. Pour ce soir, je vais vous faire mener à vos quartiers, et l’on vous trouvera un repas. Je suis sûr que vous avez faim. Oui, Excellence, dit Stéphane. Merci, Excellence. Un moine appelé frère Dhomush apparut et les mena à un petit dortoir quelque part dans le bâtiment. Il n’avait aucune fenêtre et une seule porte, ce qui provoqua chez Stéphane un puissant sentiment claustrophobe. Dès qu’ils furent seuls, il se tourna vers frère Ehan. -391- C’était quoi, ça ? s’exclama-t-il, le cœur battant dans sa poitrine. (Sa panique, profondément refoulée, avait trouvé un moyen de s’exprimer, maintenant que tout danger immédiat semblait écarté.) Il fallait dire quelque chose, répondit Ehan, sur la défensive. Frère Laer menait l’expédition qui devait nous remplacer à d’Ef R c’était un Hiérovasi, évidemment, comme Hespéro. Avec l’aide des piteux, nous les avons tous détruits. Je me suis dit qu’il savait peut-être cela, mais pas les détails. On dirait que j’avais raison. Je ne sais pas, dit Stéphane d’un air dubitatif. La seule chose que je sais ne me plaît pas. Et c’est... ? Que nous sommes ici. Et qu’Hespéro est ici. Tu crois vraiment que c’est une coïncidence ? Ehan se gratta la tête. Je suppose que je me disais que c’était juste de la malchance. C’est impossible, affirma Stéphane. Soit il nous suit, soit il recherche la même chose que nous. Je ne vois pas d’autre explication. Et toi ? Ehan réfléchissait encore à cela lorsque frère Dhomush réapparut avec du pain et du ragoût de mouton. Dhomush et deux autres moines partagèrent le dortoir avec eux, mais lorsque vint le milieu de la nuit, leur respiration indiqua à Stéphane qu’ils dormaient profondément. Il glissa doucement ses pieds hors du lit de bois et fila sur la pointe des pieds jusqu’à la porte, en craignant qu’elle fût verrouillée ou qu’elle craquât en s’ouvrant. Il ne se passa ni l’un ni l’autre. Marcher sur la pointe des pieds sur du marbre était ce qui pouvait se faire de plus proche du silence absolu. Un autre initié de saint Decmanus pourrait l’entendre, mais lorsqu’ils l’avaient passé, Stéphane avait remarqué que l’autel de l’église était voué à saint Froa, dont les dons n’incluaient habituellement pas les perceptions accrues. -392- Il ne lui fut pas difficile de retrouver le cabinet de lecture. Il s’en approcha précautionneusement, craignant que Hespéro fût encore là, mais le trouva obscur. Un temps d’écoute ne révéla ni respiration ni battement de cœur, mais il n’était toujours pas certain de pouvoir faire entièrement confiance à son ouïe. Henné entendait de nouveau à peu près normalement, tout comme Ehan et Thèmes, mais aucun d’entre eux n’avait eu au départ la capacité d’entendre l’aile d’un papillon. Sachant qu’il allait de toute façon devoir prendre le risque, il entra dans la pièce et longea le mur à tâtons jusqu’au rebord de fenêtre sur lequel il avait précédemment vu un briquet à amadou. Il le trouva et alluma une petite chandelle. Dans sa lumière complice, il commença sa fouille. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver la première chose qu’il cherchait : un livre détaillant l’histoire du temple lui-même. Il était grand, d’une épaisseur impressionnante, et exposé de façon proéminente sur un lutrin. Il l’aima immédiatement, parce qu’il vit qu’il avait été relié à de nombreuses reprises pour ajouter de nouvelles pages. Toutes les couches du temps étaient là, dans l’écriture et l’état des scrifti qu’il incluait. Les pages les plus récentes étaient lisses et blanches, fabriquées en Vitellio avec du chiffon de lin selon un procédé secret appartenant à l’Église. La couche suivante était plus sèche et jaunie, aux bords râpeux : un papier lierien fait principalement de fibre de mûrier. Les feuilles les plus anciennes étaient de vélin, fines et souples. L’écriture avait passé par endroits, mais le scrift lui-même survivrait à ses jeunes successeurs. En souriant malgré lui, il parcourut les premières pages en espérant découvrir quand le temple avait été fondé. La première page était inutile, une dédicace au praifec Tysgaf de Crotheny pour la clairvoyance dont il avait fait montre en établissant l’Église à Demsted. Tysgaf avait été praifec à peine trois cents ans plus tôt, ce qui signifiait que malgré l’âge apparent du bâtiment, il ne remontait pas aux temps hégémoniques ou préhégémoniques. -393- Il avait donc fort peu de chances de trouver là quelque chose d’utile. Ce fut du moins ce qu’il pensa jusqu’au dernier paragraphe de l’introduction. Il paraît également juste et approprié de louer le bon sens et l’évidente décence de ceux qui ont eu la charge de ce lieu avant nous. Bien qu’ils n’eussent pas disposé du secours des enseignements éclairés de la véritable Église, ils ont préservé durant de nombreuses générations une lueur de connaissance dans ce qui n’était par ailleurs qu’un néant ténébreux. Leur légende dit que dans les temps anciens, avant l’arrivée de l’Hégémonie, ils vivaient dans le paganisme, sacrifiant aux pierres et aux arbres et aux étangs. À cette époque, un homme saint vint du sud, et leur enseigna la médecine, l’écriture, et les préceptes fondamentaux de la vraie religion, avant de repartir, pour ne jamais revenir. Une période sombre s’ensuivit comme le Bouffon noir prenait le contrôle de la région, et pourtant ils gardèrent la foi en leur précepteur. Sans supervision, leur doctrine a été corrompue par les siècles, mais plutôt que résister à notre venue, ils nous ont accueillis les bras ouverts en tant que porteurs de la foi de leur maître révéré, Kauron. Stéphane manqua éclater de rire. Choron, le prêtre qui portait le journal de Virgenye Dare. Non seulement il s’était arrêté ici, mais il y avait dans le principe fondé une religion ! Stéphane chercha plus loin et découvrit avec ravissement que la page suivante était plus ancienne, et rédigée dans une version étrange mais déchiffrable de l’ancienne écriture vitellienne. La langue, par contre, n’était pas le Vitellien, mais plutôt un dialecte vhilatautais. Il pourrait la traduire, avec du temps, mais il ne pouvait la lire R alors il l’examina. Il trouva le nom « Kauron » à plusieurs reprises, mais ce ne fut qu’après deux cloches qu’il trouva ce qu’il cherchait vraiment : le mot Velnoiraganas, accolé à un verbe qui semblait signifier « est allé ». Stéphane revint en arrière et se concentra sur cette partie. Après un temps, il fouilla la pièce jusqu’à -394- trouver un bout de papier, de l’encre et une plume. Il copia la plus grande partie de la page mot pour mot, puis en griffonna la meilleure traduction qu’il put improviser. Il partit et ne (put ? sut ? voulut ?) dire pourquoi (où ?) il partait. Mais son guide raconta plus tard qu’il avait suivi le cours (ruisseau ? rivière ? vallée ?) Enakaln (vers l’amont ?) vers hadivaisel (une ville ?) puis vers la Corne de sorcière. Il eut une discussion avec l’hadivara ( ?) Je suis allé (je l’ai suivi ?) jusqu’au pied (au bas) de la corne appelée bezawle (où le soleil ne tombe jamais ?) et là il m’a dit de rentrer. Je ne l’ai jamais revu. Jamais, murmura quelqu’un, juste dans son oreille droite. Il sentit le souffle, et ses muscles se durcirent et se contractèrent de la pure terreur de découvrir quelqu’un si près sans avertissement. Il frappa en direction du son, projetant son bras droit tout en s’écartant dans le même temps. Mais il n’y avait personne. Son esprit refusa d’accepter cela, et il fouilla les ténèbres du regard. Mais personne ne pouvait bouger aussi vite, avoir un instant sa bouche collée contre son oreille et avoir disparu l’instant d’après. Mais il l’avait senti, un souffle double parce que « jamais » avait été nhyrmh, en dialecte vadhiien, énoncé aussi clairement qu’il se pût, et cela n’avait pas été sa voix. Qui est là ? murmura Stéphane en se tournant constamment, pour ne vouloir tourner le dos à rien. Aucune réponse ne vint. Le seul son qui ne provenait pas de son corps était le léger bruissement de la chandelle, le seul mouvement des jeux d’ombre et de lumière de cette même flamme. Il s’efforça de se détendre, mais une partie de lui semblait prisonnière de l’instant, comme un poisson qui mord à l’appât et est pris par l’hameçon. Avec impuissance, il fouilla les variations aléatoires de sombre à noir à éclairé, et vit peu à peu apparaître ce qu’il craignait le plus : que le jeu d’ombre et de lumière n’était pas -395- aléatoire. Que depuis l’instant où il avait allumé cette chandelle, il avait été entouré par quelque chose, qui l’étudiait plus attentivement que lui n’avait étudié le livre. Horrifié, il regarda des glyphes et des lettres se former sur les murs et disparaître, évoquant chaque fois un sens sans jamais le dévoiler. Qu’est-ce que tu es ? Il avait cru que parler aiderait, mais ce ne fut pas le cas : ce ne fit qu’empirer les choses, comme s’il avait été attaqué par une brute et qu’il avait sorti un couteau, pour s’apercevoir que son arme était un bout de toile. Le vaer se redressa. L’étan se tapit dans le coin. Le greffyn avança aux limites de son champ de vision. C’était comme s’il se trouvait dans une maison peinte de couleurs gaies, mais qu’à chaque fois qu’il s’appuyait contre un mur, celui-ci s’effondrait pour révéler un bois pourri plein de termites et de charançons. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’une pièce mais des parois du monde, la chatoyante illusion de la réalité qui se désagrégeait pour révéler l’horreur qui se cachait derrière. Pleurant presque, il ramena son regard des ténèbres vers la chandelle. La flamme avait formé un petit visage, avec de noirs yeux ronds et une bouche. En ravalant un cri, il souffla la bougie, et une obscurité réconfortante envahit la pièce. Il se retourna vers la fenêtre et s’assit sur la pierre froide, sa poitrine se soulevant violemment, et s’efforça de retrouver ses esprits. Essaya de croire que ce n’était pas arrivé. Il tira ses bras et ses jambes contre lui et se pelotonna. Il sentit le rythme de son cœur s’apaiser, mais craignait de bouger de peur que tout cela revînt. Il entendit une autre voix, mais celle-là l’était pas dans son oreille. C’était une voix parfaitement normale, plus haut dans le couloir. Le livre. Il tendit la main et le trouva du bout des doigts. Il pouvait sentir l’antique section en vélin. C’était peut-être la dernière chance qu’il avait de le voir, mais il n’osait pas rallumer sa chandelle. Fallait-il arracher la page ? L’idée même le révulsait, et c’était de toute façon impossible : il eût fallu couper -396- le vélin, et il n’avait rien d’assez tranchant sur lui. Il fit précipitamment glisser les pages jusqu’à revenir à celles du début, et tandis qu’il faisait cela, quelque chose effleura sa main. Il fit un bond en arrière, mais cela toucha sa robe et descendit jusqu’au sol. Il entendait des pas, maintenant. Il se cacha en hâte sous une autre table. Les pas se rapprochèrent, et le cadre de la porte fut momentanément dessiné de lumière. Qui est là ? Une voix qu’il ne reconnut pas avait réitéré sa propre question. Stéphane manqua répondre, pour s’être dit qu’il trouverait bien une excuse, mais il entendit un fracas, un peu plus loin. Il s’immobilisa, et les paumes de ses mains lui parurent froides et moites, contre le sol. Il entendit Ehan hurler son nom, lui crier de fuir, le claquement de bottes sur le sol, le bruit de l’acier que l’on tire. L’homme à la porte laissa échapper un son qui devait être un juron, et partit en courant. Ehan cessa de crier. Par les saints, murmura Stéphane dans un souffle. Il chercha à tâtons son papier qui était tombé. L’homme dans le couloir revenait maintenant, en courant. Les doigts de Stéphane trouvèrent le papier, et lorsqu’il l’eut attrapé, il se leva d’un bond et se précipita vers la fenêtre. Elle était étroite, et il dut se tourner pour se glisser vers l’air froid de la nuit, avant de tomber de deux verges sur le sol gelé. La chute fut plus douloureuse qu’il ne l’avait imaginé, mais il avait l’impression d’avoir du feu dans les veines. Il courut autour du bâtiment, à la recherche de l’écurie. Il avait l’impression de vivre une vieille-qui-presse, de courir sans aller nulle part, et son pouls l’assourdissait au point qu’il n’eût pas entendu quelqu’un l’approcher. La chose de la pièce semblait être tout autour de lui, et il ne pouvait penser qu’à s’enfuir, à courir jusqu’à trouver un endroit où le soleil serait toujours dans le ciel et ne se coucherait jamais. -397- Il trouva l’écurie plus par l’odeur que par son souvenir, et une fois à l’intérieur, il se mit en quête du cheval qu’il montait depuis Ever. Il eût aimé avoir de la lumière. Son vœu fut soudain exaucé lorsque vrombit le volet d’une lampe aénienne, et que son œil brûlant se tourna vers lui pour le dévoiler. Il ne pouvait voir qui la tenait, mais cette même personne tenait une épée : il pouvait l’entrevoir dans le cône de lumière projetée. Ne bouge plus, ordonna la voix. Ne bouge plus, au nom de son Excellence le praifec de Crotheny. Un instant, Stéphane resta paralysé. La lampe avança vers lui, vacilla, puis tomba à terre, projetant sa lumière sur le côté. Stéphane se précipita vers la porte de l’écurie. Il n’eut le temps de faire que quelques enjambées avant que quelqu’un n’attrapât son bras. Bouche bée, il arracha la main qui le lâcha. Tu vas avoir besoin de mon aide, chuchota doucement une voix d’un ton pressant. Il sut instantanément de qui il s’agissait. Sœur Pale ? Ta mémoire decmanienne ne t’a pas trompé, répondit-elle. Je viens de tuer un homme pour toi. Je pense que tu devrais m’écouter. Je crois que mes amis sont en danger, répondit Stéphane. Oui. Mais tu ne peux pas les aider maintenant. Peut-être plus tard, si tu survis. Pas maintenant. Viens, nous devons partir. Partir où ? Là où tu vas. Il me faut des choses dans le paquetage de mon cheval. Les livres ? C’est le praifec qui les a. Ses hommes les avaient pris avant même que tu ne le rencontres. Viens, ou il te fera prisonnier aussi. Comment puis-je te faire confiance ? Quel autre choix as-tu ? Viens. Impuissant, l’esprit tourbillonnant, Stéphane fit ce qu’on lui disait. -398- CHAPITRE NEUF PEAU Lorsqu’il s’éveilla, Léoff entendit des cris et sentit un chiffon humide sur son front. Les cris étaient les siens, évidemment, et durant un temps il ne s’inquiéta pas de la provenance du chiffon, mais lorsque celui-ci bougea, il le frappa de la main et se redressa d’un bond dans son lit. Chut, souffla une voix féminine. Tu n’as rien à craindre. Attends simplement un instant. Il entendit le bruit d’une lanterne. Une petite lueur apparut, qui devint une flamme et illumina des boucles blond cendré qui entouraient un visage en forme de cœur. Il était étrange, pensa Léoff, qu’il n’eût jamais réellement vu les origines de Mérie dans sa mère, mais sous cet éclairage, la ressemblance était évidente. Dame Gramme, marmonna-t-il. Comment... Il réalisa soudain que le haut de son corps était visible, et tira les couvertures sur lui. Je suis désolée de te déranger, cavaor Ackenzal, dit Gramme, mais j’ai vraiment besoin de te parler. As-tu vu Mérie ? Comment nous as-tu trouvés ? Une pensée horrible se forma alors même qu’il prononçait ces mots, que Gramme était de quelque façon impliquée dans cette affaire. Cela pouvait en un sens sembler logique. C’était une créature hautement politique, après tout. Il n’en dit rien, mais elle dut le lire dans ses yeux. Elle sourit, et lui tapota de nouveau le front. -399- Je ne suis pas de mèche avec Robert, lui assura-t-elle. Aie la bonté de croire que je ne lui confierais jamais Mérie pour quelque raison que ce soit. Alors comment es-tu arrivée ici ? Elle sourit de nouveau, une expression plutôt mélancolique, en fait. J’ai été la maîtresse de l’empereur pendant près de vingt ans, dit-elle. Tu savais cela ? J’avais quinze ans la première fois que j’ai partagé sa couche. Je n’ai pas passé tout ce temps sur le dos. Il y a peu d’endroits à Eslen, à Ynis ou en Terre-Neuve où je n’ai pas des yeux, des oreilles, et où l’on ne me doit pas des faveurs. Il m’a fallu du temps pour découvrir où vous aviez été emmenés, toi et ma fille, une fois que vous avez été transférés hors des cachots, mais j’ai réussi. Cela fait, il ne restait plus qu’à soudoyer les bonnes personnes. Comment était Mérie lorsque tu l’as vue ? Ensommeillée. Inquiète à ton sujet. Elle ne pense pas que tu vas bien. Maintenant que je te vois, je comprends pourquoi. J’ai beaucoup travaillé. C’est... épuisant. Je le vois. Tourne-toi. Madame ? Sur le ventre. Je ne vois vraiment pas... J’ai risqué ma vie pour te parler, dit Gramme. Le moins que tu puisses faire est d’obéir au moindre de mes désirs R en particulier lorsque c’est pour ton bien. À contrecœur, Léoff obtempéra, en prenant bien soin de garder la couverture sur lui. Tu dors toujours sans chemise de nuit ? demanda-t-elle. C’est une habitude, répondit-il avec raideur. Un manque d’habitude, dirais-je plutôt. Son dos était froid. Il se demanda si elle n’avait pas été envoyée par quelqu’un pour enfoncer un couteau ou une aiguille empoisonnée dans sa colonne vertébrale, pour qu’il ne puisse pas écrire le miroitement de Robert. Cela aurait dû l’inquiéter, mais ce n’était pas le cas. Son indignation existait encore quelque part, mes ses rêves -400- tendaient à l’écarter. Il lui fallait avoir été éveillé pendant assez longtemps pour s’éloigner d’eux et se souvenir qu’elle existait. Les doigts de Gramme glissèrent sur son dos, et pour sa plus grande terreur, il s’entendit gémir. C’était la première chose réellement agréable que sa peau ressentait depuis très longtemps, et c’était incroyablement plaisant. Les bouts des doigts commencèrent à pénétrer doucement ses muscles, et à en chasser les douleurs et les tensions. Je n’ai jamais appris beaucoup de choses, dit-elle doucement. Il n’y a pas eu d’éducation au convent, pour moi. Mais Guillaume a employé des tuteurs pour me former à certains arts. Celle qui m’a enseigné ceci venait de Haddam, une femme aux doigts épais et aux cheveux noirs, qui s’appelait Béséla. Tu ne devrais pas... Ce n’est pas... Convenable ? Mon cher Léovigilde, tu as été emprisonné par un usurpateur dément. Tu trouves cela convenable ? Nous déciderons toi et moi de ce qui est convenable. Est-ce que cela te plaît ? Énormément, reconnut-il. Alors détends-toi. Nous avons à discuter, mais je peux faire cela tout en devisant. Cela te convient-il ? Oui, gémit-il tandis qu’elle œuvrait simultanément des deux côtés de sa colonne vertébrale, avant de déplacer ses mains le long de ses épaules et de ses bras. Il n’y a rien là de très compliqué, poursuivit-elle. Je pense que je peux vous aider à vous échapper, tous les trois. Vraiment ? Il voulut s’asseoir et la regarder dans les yeux, mais elle l’en empêcha et le maintint en position. Contente-toi d’écouter, dit-elle. Devant son absence de protestation, elle poursuivit. Une armée assiège Eslen, dit-elle. Une armée commandée, semble-t-il, par la fille de Murielle, Anne. Quelle chance ils peuvent avoir de vaincre Robert, je ne le sais pas. Il va bientôt recevoir des renforts de l’Église et de Hansa, mais si Liery entre en scène, cette guerre pourrait durer assez longtemps. -401- Ses deux mains étaient maintenant sur son bras droit, ses doigts s’enfonçant profondément dans les tendons abîmés de son avant-bras. Il resta bouche bée lorsqu’il ressentit de petits spasmes dans ses doigts, à des endroits où il pensait qu’aucune sensation n’était plus possible. Ses yeux s’humidifièrent à la fois de douleur et de joie. Tout cela pour dire que pour l’instant, Robert a beaucoup à faire. J’ai quelques amis dans ce château, et je pense que je peux faire appel à eux pour vous faire disparaître discrètement d’ici, toi, Mérie et la fille du landwaerden. Ce serait trop espérer, dit Léoff. Je serais heureux de savoir déjà Mérie et Aréana en lieu sûr. Quant à moi... C’est la même chose, dit catégoriquement Gramme. Si je peux les faire sortir, je peux te libérer aussi. Mais c’est une noble pensée. Et je ne te demanderai qu’une chose. Evidemment, pensa Léoff. Laquelle, madame ? demanda-t-il. Murielle t’apprécie. Tu as son oreille. J’admets avoir un temps envisagé de placer mon fils sur le trône R après tout, c’est le fils de Guillaume R mais maintenant je ne désire plus qu’une protection pour mes enfants. Si Anne l’emporte, et que Murielle redevient la reine mère, je te demande simplement de lui faire savoir que je t’ai aidé. Rien d’autre. Je ferai cela sans réserve, dit Léoff. Elle ne le massait plus que d’une main, maintenant, et il s’interrogeait à ce sujet lorsqu’elle se pressa contre lui, et il sentit contre son dos quelque chose de moite et de chaud qui fit parcourir tout son corps d’un frisson. Un ahanement ridicule lui échappa. Elle s’était servie de son autre main pour ôter son corsage, et elle pressait maintenant ses seins nus contre lui. Quel genre de corsage pouvait être ôté d’une main ? Toutes les femmes en avaient-elles, ou les courtisanes les faisaient-elles réaliser spécialement ? Puis elle l’enfourcha, descendant le long de son dos, embrassant son épine dorsale, tirant les couvertures avec son torse, et le corps de Léoff fut instantanément en éveil, en feu. Il ne put le supporter : il se retourna sous elle, qui n’était ni assez lourde ni assez forte pour le retenir. -402- Madame, haleta-t-il en s’efforçant de détourner les yeux. Elle portait toujours sa robe, mais elle était relevée autour de sa taille, et il pouvait voir la peau d’ivoire de ses cuisses au-dessus de ses bas. Et évidemment sa poitrine, rose et ivoire... Chut, dit-elle. Cela fait partie du traitement. Il leva ses mains. Regarde-moi, dame Gramme, implora-t-il. Je suis un estropié. Je pense que tu devrais m’appeler Ambria, vu les circonstances, répliqua-t-elle. Et tu sembles être parfaitement fonctionnel dans les parties et les territoires qui m’intéressent. (Elle se pencha en avant et l’embrassa, d’un baiser chaud, familier et très expérimenté.) Il ne s’agit pas d’amour, Léovigilde, ni de charité. C’est quelque chose entre les deux, un cadeau pour ce que tu as fait pour Mérie, si tu veux. Et me le refuser serait extrêmement peu charitable de ta part. Elle l’embrassa encore, puis sur le menton, sur la gorge. Elle se redressa, et après quelques froufroutements, ne fut soudain plus que chair contre lui ; il n’eut plus aucun moyen de protester. Il s’efforça d’être actif, d’être un homme, mais elle découragea gentiment toute velléité de faire autre chose que de jouir d’elle. Ce fut lent, presque toujours calme, et très, très plaisant. Ambria Gramme n’était pas la première femme qu’il eût connue, mais cela dépassait de beaucoup tout ce dont il avait pu faire l’expérience, et il comprit soudain quelque chose d’elle qu’il n’aurait jamais imaginé auparavant. Ce qu’il pouvait faire avec la musique, elle pouvait le faire avec son corps. Pour la première fois il comprit que l’amour pouvait être un art, et une amante une artiste. Pour cette découverte, il demeurerait reconnaissant chaque jour qu’il lui restait à vivre sur les terres du destin. Et ce fut donc avec une certaine culpabilité qu’à son instant le plus vulnérable, ce fut le visage d’Aréana qu’il vit, et non celui d’Ambria. Lorsqu’ils eurent terminé, elle leur servit du vin et s’adossa, toujours nue, contre un oreiller. Elle lui avait paru -403- grande la première fois qu’il l’avait rencontrée, mais elle ne l’était pas vraiment. Elle était plutôt petite, d’une taille presque aussi fine que lorsqu’elle portait un corset, mais ses formes étaient généreuses, et il pouvait à peine discerner sur son ventre les marques tigrées nées d’avoir porté les enfants de Guillaume. Tu te sens mieux maintenant, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Je l’admets, répondit-il. Elle tendit le bras et moucha la chandelle, si bien qu’elle devint une déesse d’albâtre dans le rai lunaire qui filtrait à travers la fenêtre. Elle termina son vin et se glissa sous les couvertures, en se tournant de façon à se lover contre son dos. Dans trois jours, lui chuchota-t-elle à l’oreille. Dans trois nuits, à la minuit. Tu me retrouveras dans le vestibule. J’aurai rassemblé Mérie et Aréana. Tiens-toi prêt. Je serai prêt, dit Léoff. (Il réfléchit un instant.) Ne devrais-tu pas... Tu ne risques pas d’être découverte ici ? Je serai plus en sécurité ici durant les prochaines heures que n’importe où ailleurs, dit-elle. À moins que tu ne veuilles que je m’en aille. Non, dit Léoff. Ce n’est pas ce que je veux. Sa chaleur contre son corps était plaisante, encore sexuelle, mais d’une façon plus atténuée qui lui permit de s’enfoncer dans un sommeil réconfortant et agréable. Lorsqu’il s’éveilla, il chercha sans savoir pourquoi la source d’un léger bruit. D’abord il crut que c’était de nouveau Ambria, qui le regardait debout dans l’obscurité, mais Ambria était toujours serrée contre son dos. Puis, même dans cette si faible lumière, il reconnut Aréana, des larmes luisant dans ses yeux. Avant qu’il eût pu trouver quelque chose à dire, elle s’enfuit sans bruit. -404- CHAPITRE DIX LA COUR DES GOBELINS Cazio pensait plutôt bien comprendre ce qui se passait, jusqu’au moment où Anne se dressa dans ses étriers, tira un glaive et hurla : « Je suis votre reine héréditaire ! Je vais venger mon père et mes sœurs ! Je vais reprendre mon royaume ! » En fait, l’épée qu’elle brandissait était tellement ridicule qu’il aurait préféré se battre avec un morceau de pain rassis. D’un autre côté, elle ne s’en servait pas pour combattre, mais pour mener la charge. Des hommes en tabard à l’air inamical envahissaient la place, et Anne ne paraissait pas surprise. Il se disait qu’elle aurait dû être surprise, et que, par sire Mamrès, si elle ne l’était pas, il aimerait savoir pourquoi. Avait-ce été son plan depuis le début, de se faire embusquer sur une place ? Cela ne paraissait pas être un plan très logique. Que faisons-nous ? cria-t-il. Toi, tu restes près de moi, répondit Anne, avant d’élever la voix et d’indiquer d’un geste les hommes qui entraient sur la place. Repoussez-les ! Quarante des cinquante hommes qui accompagnaient Anne répondirent en chargeant à travers la place vers la garde de la ville, ou la garde de Robert, ou quoi que ce pût être. L’affaire vira aussitôt à la mêlée, parce que la place était pleine de monde : tous ces gens cherchaient bien à échapper aux deux -405- forces armées, mais cela ne se fit pas sans heurts, bousculades et force chutes. Ceux qui étaient restés pour protéger Anne firent cercle autour d’elle lorsqu’elle mit pied à terre pour s’avancer vers les acteurs. Pris par surprise, Cazio descendit de cheval si vite qu’il manqua tomber. Comme il mettait le pied à terre, il fut soudain heureux de sentir le pavé. Non pas de l’herbe, ou un champ labouré, ou le sous-bois d’une forêt, ou le néant battu d’une piste oubliée des sires au milieu de nulle part, mais le pavé d’une vraie rue. Il faillit en rire de joie. Il réalisa alors qu’il s’était trompé sur la direction qu’avait prise Anne : elle ne marchait pas vers les acteurs, mais vers sire Clément, qui avait sauté de selle et s’était précipité vers le questor, en s’armant d’une épée prise à l’un des gardes de l’Église. Les autres soldats baissèrent leurs lances pour former un écran autour du questor, gardant leurs épées en réserve. Mais Clément, le traître, était un chevalier, et il préférerait donc l’épée. Cazio se précipita pour s’interposer entre Anne et le chevalier. Permets-moi, princesse, dit-il. Il remarqua alors dans les yeux d’Anne la lueur fort peu naturelle qu’il avait déjà aperçue ce soir-là à Dunmrogh, et il réalisa qu’il rendait service à Clément. Elle acquiesça courtoisement, et Cazio tira sa lame tandis que Clément s’élançait vers lui. Ce n’était pas Caspator mais Acrédo, la rapière qu’il avait prise au dessrator sefry. Elle ne lui était pas familière et lui semblait trop légère, bizarrement équilibrée. « Zo dessrator, nip zo chiado », rappela-t-il à son adversaire. Le bretteur, pas l’épée. Clément ignora son commentaire et avança. Pour la plus grande joie de Cazio, le combat ne fut pas aussi simple qu’il l’aurait pu. Les chevaliers, avait découvert Cazio, étaient extraordinairement difficiles à affronter lorsqu’ils étaient en armure, mais cela n’avait rien à voir avec leur technique de combat, qui était uniformément fruste, et insipide -406- à en pleurer. Cela venait en partie des armes qu’ils utilisaient, lesquelles étaient en fait à peine plus que des gourdins de fer aplatis avec des bords tranchants. L’épée que Clément arborait était un peu plus légère et fine que la plupart de celles qu’il avait vues depuis qu’il avait quitté le Vitellio, mais elle faisait tout de même partie de la même catégorie d’outils tranchants. Là où quelque chose différait, c’était dans la façon dont le chevalier tenait son épée. Les chevaliers en armure tendaient à tirer leur arme en arrière, pour frapper en usant des épaules et des hanches. Ils ne craignaient pas les attaques en flèche vers la main, le poignet ou la poitrine, parce qu’ils étaient enveloppés de fer. Mais sire Clément se tenait en crabe, dans une position assez peu différente de celle d’un dessrator, encore qu’il fît porter plus de son poids sur la jambe postérieure que ne l’eût recommandé Cazio. Il tenait son épée devant lui, le bras tendu vers le visage de Cazio, qui faisait ainsi face aux phalanges du chevalier, tandis que la pointe de l’épée était curieusement dirigée vers le bas, approximativement dans la direction des genoux de Cazio. Par curiosité, Cazio se fendit en direction du haut de la main exposée. Réagissant bien plus vite que Cazio ne l’eût cru possible, Clément donna un petit coup de poignet en usant à peine de son avant-bras et pas du tout de son épaule. Ce geste vif et simple amena le fort de son épée dans la trajectoire du coup de Cazio. La pointe s’éleva dans le même mouvement, glissa le long de la rapière de Cazio qu’elle écarta, et menaça son poignet d’un coup qui eût porté si Cazio n’avait pas été prêt à reculer d’un pas. C’est très intéressant, dit-il à Clément, qui enchaînait d’une attaque à l’intérieur de la pointe de l’arme de Cazio, en abaissant de nouveau sa lame et en levant la main pour maintenir l’épée de Cazio à l’extérieur. Du même étrange mouvement de poignet, il trancha vers le côté du cou de Cazio. Ce dernier allongea sa retraite et para promptement, portant sa poignée presque à son épaule droite, avant de s’écarter lestement sur sa gauche et de faire retomber sa pointe vers le visage du chevalier. -407- Clément esquiva et lança un nouvel assaut de taille, plus puissant, vers le flanc de Cazio comme celui-ci se rapprochait. Cazio en sentit le vent alors qu’il dépassait son adversaire, et il se retourna en espérant pouvoir frapper dans le dos. Mais Clément lui faisait déjà face, en garde. — Zo pertumo tertio, com postro pero praisef, dit-il. Quoi que cela veuille dire, répliqua Clément, je suis convaincu d’avoir de la chance que ta langue ne soit pas une dague. Tu te méprends, dit Cazio. Si je voulais faire un commentaire sur ta personne, et te traiter, par exemple, de porc mal élevé sans le moindre sens de l’honneur, je le ferais dans ta propre langue. Et si je te révélais que tu es un fagotin ridicule, je le ferais moi dans ma propre langue, de crainte que parler la tienne ne m’émascule. Quelqu’un hurla non loin, et Cazio réalisa soudain tristement qu’il ne s’agissait pas d’un duel mais d’une bataille. Anne s’était écartée de lui, et il ne pouvait la chercher des yeux sans risquer de se faire embrocher. Toutes mes excuses, dit-il. Clément parut brièvement surpris, mais Cazio revint à l’attaque. Il recommença de la même façon que précédemment, se fendant vers le haut de la main, et obtint le même résultat. La riposte vint, la même que précédemment, mais cette fois Cazio esquiva la parade d’un agile mouvement du poignet. À son crédit, sire Clément vit ce qui se préparait et recula précipitamment d’un pas, laissant encore une fois retomber la pointe de son épée pour arrêter le coup visant le côté de sa main. Il laissa sa lame reculer un peu puis tailla violemment au-dessus de l’arme de Cazio et vers son genou avancé. Cazio laissa le coup venir en écartant vivement le genou, ramenant son pied postérieur jusqu’à son pied antérieur si bien qu’il se tint tout droit, penché un peu en avant. Il ôta simultanément sa lame de la trajectoire du coup de taille et la pointa vers le visage de Clément. L’épée de ce dernier, plus courte que la rapière de Cazio d’un empan, trancha l’air, mais -408- l’élan de Clément le projeta sur la pointe de l’arme tendue de Cazio, qui s’enfonça profondément dans son œil gauche. Cazio ouvrit la bouche pour expliquer son mouvement, mais Clément mourait avec une expression d’horreur sur le visage, et Cazio n’eut soudain plus envie de le railler, quoi qu’il eût fait. Beau combat, préféra-t-il dire, tandis que le chevalier s’effondrait. Puis il se retourna pour voir ce qui se passait d’autre. Il le perçut par bribes. Austra était là où elle devait être R à l’écart des combats, sous la protection de l’un des mestres. Anne se tenait devant le questor, qui se serrait la poitrine d’une main. Son visage était rouge et ses lèvres bleues, mais il n’y avait pas de sang. Ses gardes étaient presque tous morts, mais certains livraient encore leur bataille perdue contre les mestres qui gardaient Anne. Leurs forces semblaient également l’emporter sur la place. Anne tourna les yeux vers lui. Libère les acteurs, dit-elle sèchement. Puis remonte en selle. Nous allons chevaucher dans quelques instants. Cazio hocha la tête, à la fois exalté et surpris de la force qu’exprimait son ordre. Ce n’était pas celle qu’elle avait été le jour où il l’avait rencontrée R une jeune fille, une personne, quelqu’un qu’il aimait bien R et pour la première fois il craignit que cette jeune fille-là eût disparu, et qu’elle ait été remplacée par quelqu’un de totalement différent. Il libéra les acteurs, souriant de leurs remerciements, puis remonta à cheval comme Anne l’avait ordonné. La bataille sur la place était quasiment terminée et ses guerriers se rassemblaient derrière elle. D’après un comptage rapide, ils n’avaient perdu que deux hommes R une excellente affaire. Anne se redressa. Comme vous l’avez tous vu, nous avons été trahis. Mon oncle avait ourdi notre capture ou notre mort depuis l’instant où nous avons franchi ces portes. Je ne sais comment il prévoit d’échapper à son châtiment, mais il est évident qu’il en a le dessein. Nous avons eu de la chance de le découvrir avant de -409- poser le pied dans le château, parce que nous n’aurions jamais pu en ressortir. Sire Leafton, le chef du détachement de mestres, s’éclaircit la gorge. Et si ce n’était pas ce qui s’est passé ici, Majesté ? Et si ces troupes nous avaient attaqués par erreur ? Par erreur ? Tu as entendu sire Clément : c’est lui qui a donné l’ordre. Il savait qu’ils étaient là. Oui, mais c’est bien ce que je veux dire. Peut-être que sire Clément a été, euh... excédé par ta conversation avec le questor, et qu’il a donné un ordre que le prince Robert n’aurait pas voulu qu’il donnât ? Anne haussa les épaules. Tu es trop poli pour le dire, sire Leafton, mais tu suggères que mon manque de jugement peut être à blâmer. Ce n’est pas le cas, mais peu importe maintenant. Nous ne pouvons continuer vers le château, et j’ai la forte impression que nous ne pourrons pas non plus ressortir de la ville. Et même si c’était possible, il y aurait la flotte entre nous et notre armée. Nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps. Nous pourrions prendre la tour Est du Repaire, proposa sire Leafton. Et peut-être la tenir assez longtemps pour que le duc nous vienne en aide. Anne acquiesça pensivement. C’est un peu ce que j’envisageais, mais je pensais plutôt à la Cour des Gobelins, dit-elle. Pourrions-nous la tenir ? Sire Leafton cilla, ouvrit la bouche, puis se gratta l’oreille. La porte est solide, et les ruelles à l’intérieur sont assez étroites pour repousser des assauts importants. Mais contre tant d’hommes, je ne sais pas combien de temps nous pourrions la tenir. Cela dépendrait de leur détermination à nous arrêter. Quelques jours, au moins ? Peut-être, répondit-il prudemment. Eh bien, cela va devoir convenir. Nous y allons maintenant, et vite, dit-elle. Mais j’ai besoin de quatre volontaires pour quelque chose de plus dangereux. -410- Comme ils se frayaient un chemin à travers la rue tortueuse, Anne dut résister à la tentation de pousser son cheval au galop, de fuir la grand-place Mimhus et ses environs aussi vite que possible. Le questor avait compris ce qui lui arrivait. Elle n’avait pas voulu le tuer, juste lui instiller la peur d’elle. Mais plus elle serrait son cœur adipeux et corrompu, plus il la suppliait de l’épargner, et plus sa fureur croissait. Quoi qu’il en soit, elle était certaine de l’avoir lâché à temps. Son cœur avait dû être déjà affaibli. Il serait mort bientôt de toute façon. Quoi ? demanda Austra. Anne réalisa qu’elle avait dû parler à haute voix. Rien, répondit-elle. Heureusement, Austra n’insista pas, et tous continuèrent à descendre la colline, passant la porte sud de l’Embrature pour entrer dans la ville basse. Pourquoi tant de murailles ? demanda Cazio. Euh... je ne suis pas certaine, répondit Anne, un peu embarrassée mais heureuse de se voir offrir un sujet de conversation anodin. Je n’ai jamais fait beaucoup attention à ce que disaient mes professeurs. Il... commença Austra, avant de s’interrompre. Anne vit que son amie était livide. Tu vas bien ? demanda-t-elle. Je vais bien, répondit Austra d’un ton peu convaincant. Austra... C’est juste que j’ai peur, dit Austra. J’ai toujours peur. Ça ne s’arrête jamais. Je sais ce que je fais, dit Anne. Cela m’inquiète plus que tout, dit Austra. Explique à Cazio, pour les murailles, ordonna-t-elle. Je sais que tu te souviens. Tu faisais toujours attention. Austra hocha la tête, ferma les yeux, et déglutit. Lorsque ses paupières se rouvrirent, elles étaient humides. Les... les murailles ont été construites à différentes époques. Eslen au départ n’était qu’un château R une tour, en fait. Au fil des siècles ils l’ont agrandi, mais la plus grande partie -411- fut construite d’un coup, par l’empereur Findegelnos Ier. Son fils construisit la première enceinte, que l’on appelle l’Embrature R celle que nous venons de franchir. Mais la ville a continué à se développer à l’extérieur, et donc, quelques siècles plus tard, sous la régence de Loy, Erteumé III a construit la muraille Nod. « L’enceinte extérieure R celle que nous appelons le Repaire R a été construite durant le règne des Reiksbaurg, par Tiwshand II. C’est la seule qui est encore totalement intacte R les murailles intérieures ont des brèches là où les pierres ont été récupérées pour d’autres constructions. Alors la seule véritable muraille est la dernière. La dernière fois que la ville a été envahie, ce fut par l’arrière-arrière-grand-père d’Anne, Guillaume Ier. Même après qu’il eut franchi le Repaire, il lui fallut encore des jours pour atteindre le château. Les défenseurs avaient monté des barricades dans les brèches des anciennes murailles. On dit que le sang coulait dans les rues. Espérons que cela n’arrivera pas cette fois. Espérons que ce n’est pas notre sang, dit Anne en voulant être amusante. Cazio sourit, mais le sourire d’Austra ressembla plutôt à une grimace. En tout cas, reprit Anne, je ne connais peut-être pas l’Histoire, mais je suis déjà allée à la Cour des Gobelins, et mon père m’a dit autrefois ce qu’elle avait de plus inhabituel. Et c’est ? demanda Cazio. C’est le seul endroit de la ville où deux des murailles se rejoignent. La muraille Nod s’enfonce droit dans le Repaire. Cela forme une sorte de long cul-de-sac. Tu veux dire qu’il n’y a qu’une sortie, dit Cazio. Plus ou moins. Il y a une porte près de l’endroit où elles se rejoignent, mais elle n’est pas très large. Alors c’est pour cette raison que tu as choisi la Cour des Gobelins ? demanda Austra. Je ne savais pas que tu avais de telles connaissances en stratégie. Est-ce que tu en as parlé avec Artwair avant de venir ? Est-ce que tout cela était un plan secret ? -412- Anne sentit monter sa colère. Austra devait-elle donc remettre en question tout ce qu’elle faisait ? Je n’en ai pas parlé avec Artwair, dit-elle fermement. Et ce n’était pas un plan, c’était une éventualité. J’aurais préféré me rendre au château comme c’était prévu, mais je ne croyais pas vraiment que Robert tiendrait parole. Mais oui, j’y avais pensé à l’avance. Mais pourquoi es-tu venue, si tu étais déjà certaine que tu serais trahie ? s’interrogea Austra. Parce que je sais quelque chose que personne d’autre ne sait, répondit Anne. Mais tu ne vas pas me dire ce que c’est, n’est-ce pas ? Si, dit Anne, parce que je vais avoir besoin de ton aide. Mais pas ici. Pas maintenant. Bientôt. Oh, dit Austra. Anne eut l’impression qu’elle paraissait un peu plus heureuse après cela. Avec la description qu’en avait faite Anne, Cazio n’eut aucun mal à reconnaître la Cour des Gobelins lorsqu’ils y pénétrèrent, en franchissant une porte modeste dans une muraille de pierre rouge plutôt impressionnante. De l’autre côté d’une place pavée, une rangée de bâtisses plutôt excentriques s’adossaient à une autre muraille qui n’était qu’à une trentaine de verges d’eux. La seconde muraille était encore plus impressionnante, faite entièrement de pierre noire, et Cazio devina qu’il s’agissait du Repaire. À main droite, il vit que les deux murailles se rejoignaient effectivement, et juste dans le coin, une étrange maison étroite semblait s’enfoncer dans la jonction, l’air sinistre. L’espace entre les murailles s’élargissait ensuite un peu, mais restait oppressant comme si elles couraient autour la colline à perte de vue. Il ne savait pas grand-chose de la guerre et des stratégies, mais cela ne ressemblait pas à un endroit qui pouvait être tenu par cinquante hommes. Ne serait-ce que parce que la muraille extérieure était certainement contrôlée par le château. Qu’est-ce -413- qui allait les empêcher de tirer des flèches ou de jeter de l’huile bouillante ? Ou de faire descendre des guerriers sur des cordes ? La muraille Nod était assez haute, mais des maisons avaient été construites sur ses flancs, offrant à des attaquants la possibilité de grimper jusqu’à quelques verges de son sommet, même s’il n’y avait pas d’escaliers, et il y en avait certainement. En clair, Cazio avait plus l’impression d’être piégé que protégé. Malgré ses appréhensions, il était également fasciné. Les bâtiments, les enseignes, et les pâles visages qui regardaient de sous des chapeaux à large bord et des voiles, tout lui semblait inhabituel. — Echi’Sievri, dit-il. Oui, renchérit Anne. Des sefrys. Je n’en avais jamais vu autant en un seul endroit. Attends un peu, dit Anne. La plupart ne sortent pas avant la nuit. C’est à ce moment-là que la Cour des Gobelins prend réellement vie. Les gens appellent aussi cet endroit le quartier sefry. Il y en a des centaines qui vivent là. Cazio se savait bouche bée, mais il n’en avait cure. Les divers quartiers de l’autre côté de la muraille étaient miséreux, pour ne pas dire plus : des masures en ruines aux toits percés, des bâtisses de pierre dont l’heur de gloire avait passé depuis des décennies sinon des siècles, des ruelles pleines de cailloux, d’ordures et d’enfants sales. Mais la Cour des Gobelins était propre, claire et colorée. Les bâtiments étaient élevés et étroits, avec des toits si hauts qu’ils en étaient comiques. Ils étaient tous soigneusement peints R rouge rouille, moutarde, orange brûlée, violet, et autres teintes sourdes mais joyeuses. Des vêtements aux couleurs vives pendaient comme des bannières de lignes tendues entre les fenêtres des étages, et des enseignes brunes aux lettres noires annonçaient les échoppes de devins, liseurs de cartes, apothicaires, et autres activités bizarres. Majesté, dit sire Leafton, rompant le charme. Nous n’avons que peu de temps. Très bien, dit Anne. Que suggères-tu ? -414- C’est le repaire qui importe, dit Leafton. Nous devons l’escalader et prendre le contrôle des tours Vexel et saint Ceasel, et de tout ce qu’il y a entre les deux. Ensuite il faudra monter une barrière au nord R je pense que la croix de Werton serait un emplacement idéal. Et nous aurons besoin d’hommes sur la muraille Nod aussi. Ce sera facile, les escaliers sont de ce côté. Ce sera plus difficile pour le Repaire. Qui a dit que je ne comprenais rien à la stratégie, pensa Cazio en lui-même. À voix haute, par contre, il fit une suggestion. Cette maison dans le coin monte presque jusqu’au sommet, dit-il. On devrait pouvoir grimper le reste de la distance. Leafton acquiesça. Peut-être. Je vais ordonner à quelques hommes d’ôter leur armure... Cela va prendre du temps, dit Cazio. Pourquoi ne pas me laisser partir devant ? Tu dois protéger Anne, lui rappela Austra. Mais je suis déjà prêt, dit-il. Si nous leur donnons le temps de prendre position sur la muraille, ils vont nous jeter des blocs de pierre sans que nous puissions réagir. Il a raison, dit Anne. Sire Leafton peut me protéger jusqu’à ce qu’il ait fini. Vas-y, Cazio. Les mestres te rejoindront dès qu’ils auront ôté leur armure. Ils poussèrent leurs montures jusqu’à la maison, puis Cazio mit pied à terre et frappa à la porte. Après un temps, une femme sefry répondit. Elle était tellement emmitouflée dans des tissus rouge et orange que Cazio ne voyait guère d’elle qu’un seul œil bleu pâle entouré d’un peu d’une peau si blanche qu’il discernait les veines à travers. Elle ne leur laissa même pas une chance de parler. C’est ma maison, dit la femme. Je suis Anne Dare, dit Anne du haut de sa monture. C’est ma ville, et c’est donc aussi ma maison. Évidemment, répondit la femme d’un ton détaché. Je t’attendais. -415- Vraiment ? dit Anne d’un ton froid. Alors tu sais que cet homme a besoin de trouver le moyen le plus rapide de monter sur ton toit. Non, je ne le savais pas, répondit la femme, mais je vais évidemment l’aider. (Elle concentra de nouveau son regard sur Cazio.) Va tout droit. Il y a un escalier central qui monte jusqu’au sommet. La petite porte ouvre sur le plus haut balcon. De là, tu devras monter sur le toit. Merci, Madame, dit Cazio d’un ton plaisant. (Il ôta son chapeau et en salua les dames.) Je ne serai pas long. Anne regarda Cazio disparaître dans les escaliers, et sentit Austra se raidir à côté d’elle. Il s’en sortira, chuchota Anne. Ce genre de choses est toute sa vie. Oui, dit Austra. Et ce genre de choses sera sa mort. Tout le monde meurt, pensa Anne R mais elle savait que ce n’était pas un commentaire à faire maintenant. En lieu de cela, elle rapporta son attention vers la femme sefry. Tu as dit que tu m’attendais. Qu’est-ce que cela signifie ? Tu veux utiliser le passage Crepling. C’est la raison pour laquelle tu es venue. Anne dévisagea sire Leafton. Peux-tu répéter ce qu’elle vient de dire ? demanda Anne au mestre. Leafton ouvrit la bouche, puis parut perplexe. Non, Altesse, dit-il. Et toi, Austra ? Évidemment. Elle a dit que nous étions venus pour utiliser le passage Crepling. Tu crois que c’est le cas ? Majesté, commença Leafton d’un air agité. Sire Leafton, dit Anne. Organise le reste de notre défense. Je serai en sécurité ici pour le moment. Cela ne me plaît pas beaucoup, Majesté, dit-il. Vas-y. S’il te plaît. Il pinça les lèvres, puis soupira. -416- Oui, Majesté, dit-il, avant de retourner disposer ses hommes. Anne se retourna vers la sefry. Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle. On m’appelle Mère Uun. Mère Uun, sais-tu ce qu’est le passage Crepling ? C’est le long tunnel, dit la femme. Il commence dans les profondeurs du château d’Eslen, et il se termine dans Eslen-des-Ombres. Je suis sa gardienne. Sa gardienne ? Je ne comprends pas. Est-ce que c’est mon père qui t’a engagée ? Ma mère ? La vieille femme R du moins, Anne avait l’impression qu’elle était vieille R agita négativement la tête. La première reine d’Eslen a nommé la première d’entre nous. Depuis lors, nous nous sommes cooptées. Je ne comprends pas. Qu’y a-t-il à surveiller ? Ses yeux s’écarquillèrent. — Lui, évidemment. Lui ? Tu ne le connais pas ? Je ne vois absolument pas de quoi tu parles. Tiens, tiens. Comme c’est intéressant. (Mère Uun recula un peu.) Veux-tu bien poursuivre cette discussion à l’intérieur ? La lumière me fait mal aux yeux. Elle s’écarta plus encore lorsque approchèrent six mestres, uniquement équipés de doublets matelassés. La vieille femme répéta les instructions qu’elle avait données à Cazio, et ils avancèrent dans la maison. Altesse ? l’invita la vieille femme. Mais avant que Anne eût pu répondre, un cri étouffé d’Austra attira son attention. Ses yeux bleus étaient pointés vers les hauteurs, et Anne suivit aussitôt les flèches de son regard. Elle vit une petite silhouette R Cazio R qui grimpait le long de la muraille vers son sommet au dessus du haut toit pentu. Il ne lui restait plus grande distance à parcourir, peut-être deux verges. Mais sur le rempart, deux soldats en armure et armés de lances se précipitaient vers lui. -417- CHAPITRE ONZE SARNWOOD L’homme toisa Aspar de ses yeux gris perçants, un sourcil froncé. Tu es un homme mort, dit-il. Il ne paraissait pas loin d’être mort lui-même. Aussi maigre qu’un squelette, les cheveux gris rares et ébouriffés, les chairs de son visage brunies par le soleil et pendant de son crâne comme un masque informe. Ses paroles étaient simples, sans ironie et sans menace : un vieil homme qui disait les choses comme il les voyait. Tu l’as déjà vue ? demanda Aspar. Le vieil homme tourna les yeux vers la ligne verte de la forêt. Certains disent qu’il vaut mieux ne pas parler de ces choses, répondit-il. Je la cherche, dit Aspar. Tu peux m’aider ou pas. (Il marqua une pause.) Je préférerais que tu m’aides. Le vieil homme fronça de nouveau un sourcil. Ce n’était pas une menace, s’empressa d’ajouter Aspar. Oui, dit l’homme. J’ai vécu toute ma vie à un jet de pierre de la forêt. Alors oui, je pense que je l’ai vue. Ou ce qu’elle voulait que je voie. Qu’est-ce que tu entends par là ? Je veux dire qu’elle n’est pas toujours la même, voilà ce que j’entends par là, répondit-il. Un jour une ourse est sortie à découvert. Une grosse ourse noire. J’aurais pu tirer une flèche R -418- j’allais tirer une flèche, mais elle m’a regardé, m’a fait comprendre. Parfois, elle est un vol de corbeaux. Parfois une femme sefry, raconte-t-on, mais je n’ai jamais vu cela. Ceux qui l’ont vue en sefry ou en humaine n’ont généralement plus beaucoup de temps à passer sur les terres du destin. Comment le saurais-tu ? Je veux dire, si tous ceux qui l’ont vue... Certains vivent encore un peu, dit l’homme. Ainsi ils peuvent nous en parler. Pour que nous autres sachions. (Il se pencha plus avant.) Elle ne parle qu’aux morts. Alors comment les vivants lui parlent-ils ? Ils meurent. Ou ils emmènent un mort. Estronc, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est juste ce qu’ils racontent. Elle ne peut pas parler de la même façon que nous. Ou du moins, elle ne le fait pas. J’imagine qu’elle le pourrait, mais elle préfère les morts tant qu’elle peut en obtenir. (Il parut morose.) Je me dis chaque jour qu’elle va venir me chercher. Oui, soupira Aspar. Autre chose que tu pourrais me dire ? Oui. Ce chemin, là, te mènera à elle. Mais ne t’en écarte pas. C’est bien, dit Aspar en se retournant vers Ogre. Voyageur ! appela le vieil homme. Oui ? Tu pourrais passer la nuit ici. Prendre le temps de réfléchir. Manger un peu de soupe R ainsi au moins, tu ne mourrais pas l’estomac vide. Aspar agita négativement la tête. Je suis pressé. (Il voulut tourner les talons, mais il regarda de nouveau le vieil homme.) Si tu as tellement peur d’elle, pourquoi vis-tu toujours ici ? Le vieil homme le regarda comme s’il était fou. Je te l’ai dit. Je suis né ici. Le vieil homme n’était pas le seul à s’inquiéter de Sarnwood. Une longue rangée de pieux surmontés de crânes de vaches, de chevaux et de cerfs suggérait que d’autres avaient pu -419- avoir envers la forêt une pensée anxieuse ou deux. Aspar n’était pas sûr de ce que ces os étaient censés accomplir, mais certains des pieux portaient à mi-hauteur des petites plates-formes faites de branches de saule tressées, et sur lesquelles il vit des restes décomposés de moutons et de chèvres, des bouteilles qu’il supposa contenir de la bière ou du vin, et même des bouquets de fleurs noircies. Comme s’ils s’imaginaient que la sorcière pouvait être apaisée par quelque chose, mais qu’ils ne savaient pas exactement quoi. La forêt elle-même s’étendait juste derrière, descendant doucement des collines pour s’étaler dans la vaste vallée de la Mage blanche. La rivière elle-même disparaissait dans sa bouche feuillue à deux tirs de flèche au nord de l’endroit où il se trouvait. Il enveloppa la forêt du regard, essayant d’en prendre la mesure. Dès le premier coup d’œil il avait vu qu’elle était différente de la forêt du roi. Les formes familières des chênes, noyers, witaecs, mélèzes, et ormes avaient été remplacées par les hautes flèches vertes des épicéas et des sapins-ciguë, par les masses épaisses R quoique en l’instant dénuées de feuilles R des charmes, et par des bosquets de bouleaux si blancs qu’ils ressemblaient à des ossements au milieu des denses et verts conifères. Plus près de la rivière, les aulnes, saules, et pins dominaient le paysage. Eh bien, Ogre, grommela-t-il. Qu’en penses-tu ? Ogre n’opina que lorsqu’ils furent plus près, et encore ne le fit-il qu’en silence, avec une tension des muscles et une hésitation calculée qui ne lui ressemblaient absolument pas. Évidemment, il était fatigué, affamé, et ressentait encore les effets du poison du vaer, mais même ainsi... Aspar se trouva à se demander quel âge avait Ogre, alors que le chemin les menait sous les premières branches de Sarnwood. Il s’en souvint, n’aima pas la réponse, et préféra se demander pourquoi il y avait un chemin dans une forêt où personne n’osait aller. Comment restait-il dégagé ? Il restait quelques heures de jour, mais l’écran des cimes et l’épais taillis donnèrent de l’avance au crépuscule pour Aspar et sa monture. Il tendit son arc et en éprouva la pression sur le -420- pommeau de sa selle, sentit les mouvements des muscles puissants sous ses cuisses tandis que Ogre poursuivait sa progression réticente, en traversant de nombreux ruisseaux qu’Aspar supposa provenir de la fonte des neiges dans les contreforts. Malgré le froid, le sous-bois était déjà verdoyant de fougères, et une mousse émeraude tapissait le sol, ainsi que les troncs et les branches des arbres. La forêt semblait saine à l’œil, mais l’odeur n’était pas la bonne. Plus encore que la forêt du roi, elle semblait malade. Il se dit qu’il avait bien dû s’enfoncer d’une lieue lorsqu’il fit finalement assez sombre pour monter le camp. Il faisait froid et Aspar pouvait entendre des loups s’éveiller non loin, alors il décida qu’il ne s’inquiétait pas tant que cela de ce que la sorcière pouvait penser des feux. Il rassembla des brindilles, du petit bois et des branches, en forma un cône, et l’alluma d’une étincelle. Ce n’était pas un grand feu, mais il suffisait à réchauffer un côté de son corps. Il s’assit sur un tilleul mort et regarda les flammes se nourrir, en se demandant sombrement si Winna était encore vivante, s’il aurait dû rester comme elle l’avait demandé. Pour entendre ses derniers mots ? Estronc que tout cela. Le plus horrible, c’était qu’une partie de lui-même pensait déjà à ce que serait la vie sans elle. Cette même partie qui avait hésité à l’idée d’un arrangement permanent. De quoi étaient faits les hommes, pour avoir de telles pensées ? Au plus profond de son cœur, désirait-il qu’elle meure ? Quand Qerla... Non, dit-il assez fort pour que Ogre tournât la tête. Ça y était. Il avait fait connaissance de Qerla alors qu’elle était encore très jeune, plus jeune que Winna. Il l’avait aimée avec une telle intensité qu’il n’avait jamais imaginé qu’il aimerait encore. Il pouvait encore se souvenir de son odeur, comme de l’eau prise dans la fleur d’une orchidée. Le contact de sa peau, un peu plus chaude que la normale. En y repensant, elle avait été encore plus folle que lui, car si Aspar avait eu peu à perdre en termes de communauté et d’amis, Qerla était née dans une famille réputée -421- pour ses augures. Elle avait des biens, un avenir, et les meilleures opportunités de mariage. Mais elle s’était enfuie avec lui pour vivre seuls dans la forêt, et durant un temps cela leur avait suffi. Pour un temps très court. Peut-être, s’ils avaient pu avoir des enfants. Peut-être, si les mondes sefry et humain avaient été plus tolérants. Peut-être. Peut-être. Mais cela avait été dur, et plus dur encore chaque jour, si dur que Qerla avait couché avec un ancien amoureux. Si dur que lorsque Aspar avait trouvé son corps, une partie de lui s’était sentie soulagée que cela fût fini. Il haïssait Fend parce qu’il avait tué Qerla, mais il voyait maintenant qu’il le haïssait plus encore pour lui avoir montré ces choses abjectes au fond de lui-même. Aspar avait passé vingt ans sans amante, mais pas parce qu’il avait eu peur de les perdre. Parce qu’il savait qu’il n’avait pas mérité d’aimer quelqu’un. Il ne le méritait toujours pas. Estronc, dit-il au feu. Quand s’était-il lancé dans cette réflexion ? Pour le bien qu’elle lui faisait... Les loups l’avaient trouvé. Il pouvait les entendre bruisser dans l’obscurité, et ici et là, une paire d’yeux ou un flanc gris captait la lumière. Ils étaient gros, plus gros qu’aucun loup qu’il eût jamais vu, et il en avait vu beaucoup. Il ne pensait pas qu’ils l’attaqueraient, pas tant qu’il y avait un feu, mais cela dépendait tout de même de leur faim. Cela dépendait également des différences qu’ils pouvaient avoir avec les loups qui lui étaient familiers. Il avait entendu parler d’une espèce nordique qui ne s’inquiétait pas autant des hommes que ses cousins plus communs. Pour l’instant, ils gardaient leurs distances. Ils lui poseraient peut-être plus de problèmes au jour. Il raviva le feu de quelques coups, se tourna pour prendre l’une des bûches qu’il avait placées près de lui, et s’arrêta net. Elle n’était qu’à quatre verges de là et il n’avait rien entendu, pas le moindre bruit. Mais elle était là, accroupie, et le -422- regardait avec des yeux cendrés, ses longs cheveux noirs déployés sur ses épaules, la peau aussi pâle que les bouleaux. Elle était nue et semblait très jeune, mais la paire supérieure de ses six seins était bombée, ce qui n’arrivait chez les sefrys qu’après l’âge de vingt ans. Qerla ? Elle ne parle qu’aux morts. Mais Qerla était très morte. Plus que des os. Les gens de la ville voyaient les morts à Temnosnaht R ou du moins ils le prétendaient. Les vieilles femmes sefrys affirmaient parler aux morts tout le temps. Et lui-même avait dans les profonds labyrinthes de Rewn Aluth vu quelque chose qui avait été soit une illusion, soit... autre chose. Mais ça... Non, dit-il. Ses yeux étaient violets. Mais en dehors de cela, elle ressemblait tellement à Qerla, sa moue légère, la trace des veines de sa gorge, qui en un endroit dessinaient presque une feuille d’aubépine. Très ressemblante. Elle ouvrit grand les yeux au son de sa voix, et il osa à peine respirer. Sa main droite était encore tendue vers la bûche, sa main gauche s’était instinctivement portée sur sa hache et n’avait plus bougé de cette masse de fer froid. Est-ce toi ? demanda-t-il. Ceux qui l’ont vue en sefry ou en humaine n’ont généralement plus beaucoup de temps à passer sur les terres du destin, avait dit le vieil homme. Elle sourit, très légèrement, et le vent se leva, faisant danser son feu et soulevant ses longs cheveux fins. Puis elle ne fut plus là. C’était comme s’il l’avait vue reflétée dans un œil géant, et que l’œil avait cillé. Il respirait encore le lendemain matin, et il se mit en route dès l’apparition du soleil. Les loups l’inquiétaient, mais il remarqua rapidement qu’ils ne traversaient jamais R ni même n’empruntaient R la piste qu’il suivait. De quelque façon, cela l’inquiéta plus encore. Les loups faisaient partie intégrante de la forêt. Que pouvait-il y avoir de -423- si terrible dans cette bande de terre pour qu’ils n’osassent même pas la toucher ? Il estima la meute à une douzaine de loups. Lui et Ogre pouvaient-ils en affronter autant, dans l’état où ils se trouvaient ? Peut-être. La forêt s’éclaircit pour un temps comme le diamètre des arbres augmentait, révélant de petites clairières moussues ici et là. Le ciel était bleu lorsqu’il le vit, éblouissant quand un rai allait jusqu’au sol. Les loups le suivirent jusqu’à la mi-journée, puis disparurent. Peu après, il entendit d’autres animaux claironner leur angoisse, et sut qu’ils avaient pour un temps trouvé une proie à leur convenance. Il était heureux d’être débarrassé des loups, mais quelque chose le suivait encore. Cela agitait des branches, non pas comme le vent, mais comme un poids pesant sur celles du dessus. Comme si on marchait sur elles toutes à la fois, ou du moins sur toutes celles qui l’entouraient. S’il s’arrêtait ça s’arrêtait, et cela lui rappela un spectacle particulièrement stupide qu’avait donné une troupe à Colbaely. Un homme suivait subrepticement un autre, mimant exactement chacun de ses gestes, et à chaque fois que celui qui était suivi se retournait, l’autre se pétrifiait et le premier ne voyait rien. Aspar avait trouvé cela plus désagréable qu’amusant, l’idée que l’on pût être si bête. Mais les cerfs ne vous voyaient pas lorsqu’ils broutaient. Lorsqu’ils avaient la tête baissée, on pouvait marcher jusqu’à eux, pourvu que l’on n’eût pas le vent dans le dos et qu’ils ne pussent pas vous sentir. Les grenouilles ne vous voyaient pas si vous ne bougiez pas, non plus. Alors peut-être qu’aux yeux de ce qui le suivait, Aspar n’était rien d’autre qu’une grenouille. C’était peut-être la fatigue, mais cela lui parut plutôt amusant, et il en gloussa. Peut-être qu’il aurait dû prendre les acteurs un peu plus au sérieux. Un souffle rauque attira son attention, un peu à l’écart du chemin. Il n’avait pas oublié l’avertissement du vieil homme, qui lui avait dit de ne pas s’écarter du chemin, mais il ne lui faisait pas totalement confiance non plus. Après tout, s’il était -424- impossible de venir ici et de survivre, quel était l’intérêt de suivre les indications ? Donc, après une courte hésitation, il détourna Ogre vers le bruit. Il n’eut pas loin à aller avant de le voir : une grande forme noire et poilue qui tremblait dans les fougères. Elle leva une tête ébouriffée lorsqu’elle le vit et grommela. Ogre hennit. C’était une laie, très grosse, plus grosse encore parce qu’elle était pleine. Il était encore un peu tôt pour cela R les marcassins arrivaient habituellement avec les premières fleurs R mais quelque chose d’encore plus fondamental était anormal, cela paraissait évident. Quoi que ce fût qui poussait depuis l’intérieur de son ventre était beaucoup plus gros qu’un marcassin. Et il y avait du sang, beaucoup de sang R autour de la laie, qui coulait de son groin, de ses yeux. Elle n’avait même pas conscience de sa présence : elle avait grogné de douleur. Elle mourut une demi-cloche plus tard, sous ses yeux, mais ce qui était à l’intérieur continua de s’agiter. Aspar remarqua qu’il tremblait, sans savoir pourquoi, sinon que ce n’était pas de peur. Il sentit le poids au-dessus de lui, la chose qui agitait les branches, et soudain le flanc de la laie se fendit. En sortit un bec ensanglanté, un œil jaune, et un corps poisseux et écailleux. Un greffyn. Dans un mouvement parfaitement délibéré, il mit pied à terre tandis que la chose se débattait pour se libérer du ventre de sa mère. Arrête-moi si tu le peux, dit-il à la forêt. Ses écailles étaient encore molles, bien différentes de celles d’un adulte, mais son regard mit longtemps à s’éteindre, même après qu’il lui eut coupé la tête. Il essuya sa hache avec des feuilles mortes, puis il se plia en deux et vomit. Au moins il avait appris quelque chose. Il savait maintenant pourquoi il avait passé quarante ans dans la forêt du roi sans voir l’ombre d’un greffyn, d’un étan, d’un vaer ou de quoi que ce fût de ce genre, quand aujourd’hui le monde en était rempli. -425- Les gens avaient dit qu’ils se réveillaient, comme le roi de bruyère, ce qui supposait qu’ils avaient été endormis, comme un ours dans un tronc creux R mais pour mil années. Ils n’avaient dormi nulle part. Ils naissaient. Il se souvint d’une vieille histoire sur les basilnixes, émergeant d’œufs de poules. Estronc, c’était probablement vrai. Il attendit que la fureur de la sorcière s’abattît sur lui, mais rien ne vint, alors, tremblant encore, il se remit en selle et repartit. Ce fut sans réelle surprise qu’il découvrit les bourgeons sur les arbres. Non pas des bourgeons normaux, mais des pointes noires qui perçaient à travers les troncs et les branches. Il n’était pas difficile de reconnaître les ronces noires qu’il avait vues dans la forêt du roi puis dans les terres du centre. Ici, elles naissaient des arbres eux-mêmes, et plus il s’enfonçait profondément, plus il en voyait R et avec une variété croissante. Les ronces de la forêt du roi avaient toutes été les mêmes, mais ici il en voyait bien des sortes R certaines fines, leurs tiges aériennes en délicatesse et en nombre, d’autres lourdes et massives. Au bout d’une cloche, il ne pouvait même plus reconnaître les arbres qui les portaient ; comme la laie, ils donnaient naissance à des monstres et étaient consumés dans l’intervalle. Enfin il arriva au bout de la piste et à un étang sinistre R sous les branches de la plus étrange forêt qu’il eût jamais vue. Les plus grands des arbres étaient bizarrement structurés, chaque branche se ramifiant en cinq autres, et chacune en cinq autres encore, et encore, si bien que leur branchage était comme un nuage. Aspar eut plus l’impression d’une sorte de végétal marécageux ou de lichen que d’arbres véritables. D’autres ressemblaient à des saules pleureurs, sauf que leur frondaison était noire et dentelée, comme la queue de certains lézards. Certains arbrisseaux laissaient penser qu’un saint fou avait pris des pommes de pins et les avaient étirées sur dix verges. D’autres plantes étaient un peu plus naturelles R de pâles fougères blanches et de gigantesques prêles jonchaient les bords de l’étang qui s’étendait devant lui. Au-delà, à gauche et à -426- droite, des parois rocheuses se dressaient qui les plaçaient lui et l’étang au fond d’une gorge. La totalité de la cavité avait été décorée de crânes humains, qui se moquaient de lui depuis les arbres, les anfractuosités de la roche, et les bords de l’étang. Tout était tourné vers lui. Eh bien, dit Aspar, me voilà. Il sentait la présence, mais le silence perdura jusqu’à ce qu’enfin, l’eau s’agita et que quelque chose s’éleva de l’étang. Ce n’était plus la femme sefry mais quelque chose de plus imposant, une masse de fourrure noire couverte de nénuphars, de feuilles mortes et d’arêtes de poissons. Cela se dressait plus comme un ours que comme un homme, mais son visage évoquait un crapaud, avec un seul œil aveugle proéminent de visible, et l’autre caché par une masse de feuillages gras qui semblait presque naître du sommet de son crâne. Sa bouche était un arc inversé qui occupait la plus grande partie du bas de son visage. Ses bras retombaient dans l’eau, depuis de puissantes épaules avachies. Il n’y avait rien de féminin R ni de masculin, d’ailleurs R dans sa forme. Aspar fit quelques instants face à la chose, le temps de s’assurer qu’elle n’allait pas l’attaquer R au moins pas immédiatement. Je suis venu voir la femme de Sarnwood, dit-il finalement. Un silence s’ensuivit qui dura des dizaines de battements de cœur. Aspar commençait à se trouver un peu ridicule lorsque quelque chose d’autre s’agita dans l’eau, juste devant la chose quelle qu’elle fût. Une tête émergea. D’abord Aspar crut qu’il ne s’agissait que d’une version réduite de la créature, mais la ressemblance n’était que superficielle. Cela avait autrefois été un homme, quoique ses yeux fussent maintenant visqueux et sa peau d’une immonde teinte gris-bleuté. Aspar ne pouvait voir ce qui l’avait tué, mais hors le fait qu’il se tenait debout, il était visiblement mort depuis longtemps. Le cadavre se mit soudain à s’agiter, et de l’eau s’écoula de sa bouche. Comme cela se poursuivait, une sorte de son haché et humide émergea et prit de l’ampleur. -427- Et finalement, une fois que l’eau eut fini de s’écouler, Aspar commença à reconnaître une parole, peu audible mais compréhensible s’il se concentrait. On m’apporte du sang quand on vient me voir, dit le cadavre. Du sang et quelqu’un pour moi pour parler. Celui-là est mort depuis presque trop longtemps. Je n’avais personne à amener. Le vieil homme aurait fait l’affaire. Mais je ne l’ai pas amené. Et tu me parles. La sorcière tourna sa tête monstrueuse, et même sans expression humaine, il sentit sa colère. J’ai envie de te tuer, dit-elle. Aspar leva ce qu’il tenait dans la main R la flèche que lui avait donnée Hespéro, le trésor de l’Église, censé pouvoir tuer n’importe quoi. Ceci aurait dû tuer le roi de bruyère, dit-il. Je pense que cela suffira à t’abattre. Le corps se mit à suffoquer, comme s’il cherchait de l’air. Il fallu du temps à Aspar pour reconnaître un rire. Que vas-tu tuer ? demanda la sorcière. Ceci ? (La patte massive vint se poser sur sa poitrine.) Tu pourrais tuer cela. Les arbres autour de lui se mirent à craquer et à bruire, et il sentit la présence qui l’avait suivi depuis qu’il était entré dans la forêt peser de son terrible poids, puis appuyer à travers lui, si bien qu’il tomba à genoux. Il s’efforça de porter la flèche à l’arc, mais tous deux étaient soudain devenus bien trop lourds. Tout, autour de toi, gloussa le cadavre. Tout ce que tu vois, qui pousse ou rampe ou grimpe dans Sarnwood R tout est moi. Peux-tu tirer une flèche dans cela ? Aspar ne répondit pas, et concentra toute son énergie en un seul effort pour se relever, pour au moins ne pas mourir à genoux. Les muscles tremblants, grondant, il souleva d’abord un genou, puis l’autre, et de cette position accroupie poussa pour se redresser. Il avait l’impression de porter dix hommes sur ses épaules. C’était trop, et il retomba. Pour sa plus grande surprise, la pression se relâcha soudain. -428- Je vois, dit la sorcière. Il t’a touché. Il ? Lui. Le seigneur cornu. Le roi de bruyère. Oui, lui. Pourquoi es-tu venu ici ? Tu as envoyé un vaer, avec un sefry nommé Fend. Oui, j’ai fait cela. Tu as vu mon enfant, n’est-ce pas ? N’est-il pas magnifique ? Tu as donné à Fend un antidote contre son poison. J’en ai besoin. Oui. Pour ton amante. Aspar fronça les sourcils. Si tu le savais déjà... Je ne le savais pas. Tu dis certaines choses, j’en vois d’autres. Si tu ne dis rien, je ne vois rien. Aspar décida de ne pas s’arrêter à cela. Vas-tu m’aider ? Les feuilles bruirent autour de lui, et il entendit une nuée de corbeaux croasser quelque part dans les arbres. Nous n’avons pas les mêmes buts en ce monde, verdier, dit la sorcière de Sarnwood. Je ne vois aucune raison d’aider quelqu’un qui est déterminé à tuer mon enfant. Qui a déjà tué trois de mes enfants. Ils essayaient de me tuer, dit Aspar. Cela ne signifie rien pour moi, répliqua la sorcière. Si je te donne le remède que tu recherches, tu repartiras sur la trace de mon vaer, et avec cette flèche que tu as, tu essaieras de le tuer. Le sefry avec ton enfant, Fend... A tué ta femme. Parce qu’elle savait. Elle allait te le dire. Me le dire ? Me dire quoi ? Tu vas essayer de tuer mon enfant, répéta la sorcière, cette fois d’un ton très différent, plus près de la réflexion que de l’affirmation. Il t’a touché. Aspar expira longuement. Si tu sauves Winna... Tu auras ton antidote, l’interrompit la sorcière. J’ai changé d’avis quant à te tuer, et tu poursuivras mon fils, que je -429- te donne le remède à son poison ou pas. Je ne vois aucune raison de t’aider, mais si tu reconnais que tu me dois un service, je ne vois aucune raison de te le refuser. Je... Je ne te demanderai pas la vie de quelqu’un que tu aimes, assura la sorcière. Je ne te demanderai pas d’épargner l’un de mes enfants. Aspar prit le temps d’y réfléchir. Cela me convient, dit-il finalement. Derrière toi, dit la sorcière. Le buisson épineux avec des grappes de fruits sous les feuilles. Le jus de trois de ces fruits devrait suffire à purger un homme du venin. Prends-en autant que tu veux. Craignant encore un piège, Aspar chercha là où on le lui avait dit, et trouva des fruits durs d’un pourpre sombre, de la taille de prunes. D’un geste de défi, il en mit un dans sa bouche. Si c’est un poison, dit-il, je vais le savoir maintenant. Comme tu veux, dit la sorcière. Le fruit avait un goût âpre et acide, et un arrière-goût putride, mais il ne ressentit aucun mauvais effet immédiat. Qu’es-tu ? demanda-t-il. Une fois de plus, le cadavre s’esclaffa. Vieille, répondit-elle. Les ronces noires. Ce sont tes enfants aussi ? Mes enfants naissent partout, maintenant. Mais, oui. Elles détruisent la forêt du roi. Comme c’est triste, grimaça-t-elle. Ma forêt a été détruite il y a bien longtemps. Ce que tu vois ici est tout ce qui en reste. La forêt du roi est un bosquet d’arbrisseaux. Son heure est venue. Pourquoi ? Pourquoi la hais-tu ? Je ne la hais pas, dit la sorcière. Mais je suis comme une saison, Aspar White. Quand vient mon tour, j’arrive. Mais ce n’est pas moi qui ai décidé de l’ordre des saisons. Comprends-tu ? Non, répondit Aspar. -430- Moi non plus, en fait, reprit la sorcière. Va-t’en, maintenant. Dans deux jours, ta femme sera morte, et tout cela aura été pour rien. Tu peux le voir ? Vais-je la sauver ? Je n’en vois rien, répondit la sorcière. Je te dis juste de faire vite. Alors Aspar prit autant de fruits que son sac de selle pouvait en contenir, en fit manger une poignée à Ogre, et quitta la forêt de Sarnwood. -431- CHAPITRE DOUZE SŒUR PALE Sœur Pale mena Stéphane à travers la nuit sans faire usage d’une torche. Elle savait où elle allait, et gardait une main fermement serrée sur la sienne. C’était une sensation bizarre, celle du contact de la chair d’une femme étrange. Il n’avait pas tenu la main de beaucoup de femmes R celle de sa mère, évidemment, et celle de sa sœur aînée. De façon fort embarrassante, ceci lui rappela cela : il eut l’impression d’être redevenu un petit garçon, protégé de choses qu’il ne comprenait pas par l’étreinte bienveillante de doigts autour des siens. Mais parce que ce n’était ni sa mère ni sa sœur, cela lui rappelait aussi d’autres sentiments plus adultes, qui ne se mêlaient pas bien aux souvenirs d’enfance. Il se prit à vouloir interpréter les pressions de sa main, les changements de position des doigts et des paumes serrées en une sorte de code censé R ce qui n’était évidemment pas le cas. Elle voulait juste le garder avec elle. Il ne savait pas à quoi elle ressemblait, mais il se créa une image à partir des rares détails assombris qu’il avait entraperçus. Ce ne fut qu’après peut-être une cloche qu’il réalisa que l’image qu’il s’était construite était celle de Winna, presque trait pour trait. Ils n’étaient pas seuls : il entendait les reniflements de ses chiens qui se déplaçaient autour d’eux, et une fois l’un d’entre eux glissa son museau dans sa main libre. Il se demanda quelle voie des sanctuaires la sœur avait pu arpenter qui lui donnait la -432- capacité de se déplacer dans une telle obscurité ; même ses sens bénis des saints ne lui permettaient pas cela. La lune se leva finalement, à demi effacée et d’un étrange jaune acide que Stéphane n’avait jamais vraiment vu auparavant. Sa lumière révéla un peu plus de sa compagne et des environs R la capuche et le dos de sa païda, les lignes brisées de l’horizon qui semblaient incroyablement loin au-dessus d’eux, les silhouettes des chiens. Ni l’un ni l’autre n’avaient parlé depuis qu’ils avaient quitté la ville à travers une porte dissimulée que Stéphane était certain de ne pouvoir retrouver seul. Il avait trop dû se concentrer sur le fait de ne pas tomber, sur les éventuels bruits de leurs poursuivants, et sur la main qui tenait la sienne. Mais maintenant les bruits assourdis de Demsted étaient couverts par le vent, et il ne distinguait aucun bruit de pas ou de sabots. Où allons-nous ? chuchota-t-il. Un endroit que je connais, répondit-elle. Nous y trouverons des chevaux. Pourquoi m’aides-tu ? demanda-t-il sans ambage. Le sacritor Hespéro R celui que tu connais comme praifec R c’est ton ennemi. Tu le savais ? Je le sais très bien, dit Stéphane. Je n’étais simplement pas certain que lui le savait. Il le sait, répondit Pale. Croyais-tu que c’était pure coïncidence qu’il était arrivé peu de temps avant toi ? Il t’attendait. Mais comment aurait-il pu savoir que je venais ici ? Cela n’a aucun sens, à moins que... Il n’acheva pas sa phrase. À moins que le praifec et fratrex Pell n’aient été de mèche. Pale parut lire dans ses pensées. Tu n’as pas été trahi par celui qui t’a envoyé ici, lui dit-elle. Du moins, il n’est nul besoin de cela pour expliquer sa présence ici. Il ne savait peut-être même pas que c’était toi qui allais venir. Je ne comprends pas. Il n’y a rien de surprenant à cela, dit-elle. Vois-tu, avant d’être praifec en Crotheny, Hespéro fut sacritor ici, à Demsted, -433- durant de longues années. Nous l’avons d’abord énormément apprécié R il était sage, bienveillant, et très intelligent. Il usait des fonds de l’Église pour améliorer le village. Entre autres choses, il a un peu agrandi le temple pour y inclure une salle destinée aux vieillards sans famille pour s’occuper d’eux. Les anciens ont essayé de l’en empêcher. Pourquoi ? Cela semble tout à fait estimable. Et cela ne posait aucun problème aux anciens. Leurs objections portaient sur le choix de l’endroit. Pour construire l’annexe, il fit abattre une partie ancienne du temple, une partie qui avait été autrefois le sanctuaire d’un temple païen antérieur, qui était là précédemment. Et là il a trouvé quelque chose, quelque chose que nos aïeux avaient caché au lieu de le détruire. Le Ghrand Ateiiz. Le livre, euh... revenant ? Elle serra sa main avec ce qui parut être de l’affection, et il manqua rester bouche bée. Le livre du retour, corrigea-t-elle. Après qu’il l’eut trouvé, Hespéro changea. Il devint beaucoup plus distant. Il s’occupait toujours de la prosie R beaucoup mieux, en fait R mais son amour pour nous semblait avoir disparu. Il faisait de longues incursions dans les montagnes, et ses guides revenaient terrifiés. Ils refusaient de parler de ce qui s’était passé, ou même de dire où ils étaient allés. Finalement il se lassa de cela, et consacra toute son énergie à progresser dans la hiérarchie de l’Église. « Lorsqu’il fut promu et qu’il nous quitta, nous fûmes soulagés, mais c’était une erreur. Maintenant le Resacaratum est sur nous, et je crains qu’il ne pende les habitants de Demsted jusqu’au dernier. Êtes-vous tous des hérétiques ? demanda Stéphane. En un sens oui, répondit-elle avec une franchise surprenante. Nous comprenons les enseignements de l’Église d’une façon un peu différente des autres. Parce que votre Église a été fondée par un Révesturi ? Elle rit doucement. Frère Kauron n’a pas fondé notre Église. Parce qu’il était un Révesturi, il a compris que nous suivions déjà les saints, à -434- notre manière. Il nous a simplement aidés à transformer notre image extérieure de façon à ce que, lorsque l’Église arriverait finalement, on ne nous brûlerait pas en tant qu’hérétiques. Il nous a aidés à préserver nos anciennes coutumes. Il les chérissait, et il nous chérissait. Donc le livre du retour... ... traite du retour de Kauron. Ou plus exactement, de la venue de son héritier. Héritier ? Héritier de quoi ? Je ne sais pas. Aucun d’entre nous n’a jamais vu le livre. Nous pensions que Kauron l’avait emporté avec lui. Nos traditions ont été transmises de bouche à oreille, et nous savons que ses écrits prédisaient les troubles actuels. Cela au moins a été établi par les événements récents. Et nous savons que l’héritier de Kauron est censé venir, mené par un serpent vers les montagnes. Celui qui viendra parlera bien des langues, et c’est lui qui trouvera l’Alq. L’Alq ? Cela signifie une sorte d’endroit sacré, expliqua-t-elle. Un trône, ou un siège de pouvoir. Nous avons débattu sans fin en nous demandant s’il s’agissait d’un lieu ou d’une position, comme celle de sacritor. Quoi que ce puisse être, cela est censé rester caché jusqu’à l’arrivée de l’élu. « Et cela semble être toi. Nous savions que tu venais, et nous n’avons que les bribes de savoir provenant de souvenirs du Livre du retour. Hespéro possède le livre lui-même, donc sa connaissance des signes est plus précise. Il t’attendait parce qu’il savait que tu allais le mener à l’Alq. Alors il lui suffit de nous suivre, dit Stéphane en regardant instinctivement par-dessus son épaule vers l’obscurité. C’est vrai. Mais de cette façon, nous avons une chance de le précéder, et de l’empêcher de devenir l’héritier. Mais comment pourrait-il faire cela ? Tu viens de reconnaître que vous ne savez pas ce que cela veux dire, rétorqua Stéphane. -435- Non, nous ne le savons pas R pas exactement, reconnut sœur Pale. Mais nous savons que si Hespéro devient l’héritier, cela ne produira rien de bon. Et comment sais-tu que je ferai mieux ? C’est évident. Tu n’es pas Hespéro. Il y avait là une logique que Stéphane n’avait aucun moyen de contredire. Par ailleurs, cela servait ses propres intérêts. Vos traditions vous disent-elles qui a envoyé le vaer, ou pourquoi il me suit ? Au sujet du Khirme – ce que tu appelles le vaer R nous ne savons presque rien, et le peu que nous avons glané peut être contradictoire. Une légende dit que c’est notre allié. Stéphane laissa échapper un rire triste. Je ne vais pas trop compter dessus, dit-il. Cette question est débattue, reconnut-elle. En plus du Khirme, il est également fait mention d’un ennemi appelé le Khraukare. C’est un serviteur du Vhelny, qui ne veut pas que tu atteignes ton objectif. La tête de Stéphane commençait à tourner. Khraukare. Cela signifie « Chevalier de sang », n’est-ce pas ? C’est cela. Et le Vhelny ? Vhelny. Cela signifie, euh... un roi, en quelque sorte R un seigneur des démons. Et où sont ces gens ? Qui sont-ils ? Nous ne savons pas. Nous ne savions pas non plus qui était l’héritier de Kauron R jusqu’à ce que tu arrives. Hespéro pourrait-il être le chevalier de sang, le serviteur du Vhelny ? C’est possible. Le Vhelny a d’autres noms : Vent-du-tonnerre, Briseur-des-cieux, le Destructeur. Son seul désir est de voir la fin du monde, et de tout ce qu’il contient. Tu veux peut-être dire le roi de bruyère ? Non. Le roi de bruyère est le seigneur des racines et des feuilles. Pourquoi voudrait-il détruire le monde ? Certaines prophéties disent qu’il pourrait le faire. -436- Certaines prophéties disent qu’il pourrait détruire la race humaine, corrigea-t-elle. Ce n’est pas la même chose. Oh. C’est vrai. Mais pourquoi Hespéro voudrait-il détruire le monde ? demanda-t-il. Je ne sais pas, répondit sœur Pale. Peut-être qu’il est fou. Ou très, très dépité. Et toi, sœur Pale ? Quel est ton intérêt dans tout cela ? Comment saurais-je que tu n’es pas un agent d’Hespéro, me manœuvrant pour que je vous mène à l’Alq ? Ou une disciple du Destructeur, ou de n’importe lequel de ceux qui veulent cette chose ? Tu n’as aucun moyen d’en être certain, je suppose, et il n’y a rien que je puisse dire pour te convaincre. Je pourrais te dire que je descends de la lignée des prêtresses qui ont rencontré Kauron lorsqu’il est arrivé ici. Je pourrais te dire que j’ai été formée dans un convent, mais que ce n’était pas le convent de sainte Cer. Et je pourrais te dire que je suis ici pour t’aider, parce que j’ai attendu ta venue toute ma vie. Mais tu n’as aucune raison de croire toutes ces choses. En particulier quand tu m’as déjà menti une fois, ou peut-être deux, répondit-il. Une fois, je comprends : ce que je t’ai dit au sujet de sainte Cer. Mais je ne le disais pas pour toi : je le disais pour les autres. Mais quand t’ai-je menti une seconde fois ? Quand tu m’as dit que tu es allée dans un autre convent. Il y a beaucoup de convents, mais tous sont de l’ordre de sainte Cer. Si cela était vrai, alors cela signifierait que j’aurais dit la vérité la première fois, et que je ne mens que maintenant. Il ne peut donc y avoir qu’un mensonge entre nous, et ce n’est pas beaucoup, entre amis. Tu te moques de moi. Oui. Que t’ai-je dit plus tôt, sur le fait de croire tout savoir ? Alors il existe vraiment un convent dédié à une autre sainte que Cer ? Et ce n’est pas une secte hérétique ? -437- Je n’ai jamais dit que ce n’était pas hérétique, répondit Pale. Il n’est certainement pas approuvé par z’Irbina. Mais les Révesturi ne sont pas approuvés par l’Église, et pourtant tu en es un. Non ! coupa Stéphane. Je n’avais même jamais entendu parler des Révesturi jusqu’à il y a quelques neuvaines, lorsque cette quête sanglante a débuté. Et maintenant je ne comprends plus rien du tout ! Il retira sa main, et s’écarta dans l’obscurité. Frère Darige... Ne t’approche pas, dit-il. Je ne te fais pas confiance. À chaque fois que je crois commencer à comprendre ce qui se passe, la même chose se produit. Qu’est-ce qui se produit ? Ça ! Des chevaliers du sang, des Destructeurs, des quêtes, des trésors, des prophéties et des Alqs, et... Oh, dit-elle. (Il pouvait presque voir la forme de son visage dans la lumière de la lune, maintenant, et les reflets liquides de ses yeux.) Tu veux dire la connaissance. Tu veux dire savoir. Tu penses que tu serais plus heureux si le monde continuait d’apparaître comme si ce que tu croyais à quinze ans était vrai. Oui ! s’exclama Stéphane. Oui, je crois que c’est le cas ! Alors il y a quelque chose que je ne comprends pas. Si la connaissance t’est si pénible, pourquoi la recherches-tu ? Que faisais-tu dans le scriftorium cette nuit ? C’est parce que... Il eut envie d’étrangler quelqu’un, peut-être lui-même. Ne fais pas cela, dit-il d’une voix lasse. Faire quoi ? Me parler de logique. Encore mieux : ne dis plus rien du tout. Il ferma les yeux, et lorsqu’il les rouvrit, elle était beaucoup plus près, assez près pour qu’il pût sentir son souffle sur son visage. Il voyait la courbe de sa mâchoire, arrondie, et elle paraissait jeune. Ivoire dans la lumière de la lune. Un œil était dans l’ombre, mais l’autre brillait comme l’argent. Il pouvait -438- voir la moitié de ses lèvres, qui formait une moue peut-être naturelle. Son souffle était doux, avec de légères senteurs végétales. C’est toi qui l’as voulu, souffla-t-elle. Tu as commencé à parler. J’étais parfaitement contente de tenir ta main en silence, de t’aider, de te mener là où tu dois aller. Mais il a fallu que tu poses toutes ces questions. Tu ne peux donc pas laisser les choses se faire ? C’est tout ce que j’ai fait, dit Stéphane d’une voix qui craquait. C’est comme dans ces rêves, quand on essaie de faire quelque chose mais qu’on ne cesse d’en être distrait, écarté, et que l’objectif premier s’éloigne de plus en plus. Et je perds des proches. J’ai perdu Winna, et Aspar. J’ai perdu Ehawk. « Et je viens de perdre Ehan, et Henné, et Thémès, et je continue de prétendre que cela n’importe pas, mais c’est faux. Winna, Aspar, Ehawk. Sont-ils tous morts ? Je ne sais pas, dit-il misérablement. Winna était ton amante ? Cela le toucha comme une flèche. Non. Ah, je vois. Mais tu voulais qu’elle le soit. Quel est le rapport avec tout cela ? Aucun, peut-être. Il sentit sa main s’enrouler autour de la sienne. Toutes deux étaient froides. Étaient-ils avec toi durant cette quête ? insista-t-elle. Ont-ils été tués par le vaer ? Non, dit Stéphane. C’est ce que j’essaie de te dire. Je suis venu en Crotheny pour entrer au monastère d’Ef. En chemin, j’ai été enlevé par des bandits. Aspar R c’est le forestier du roi R m’a libéré. Et... ? Eh bien, je suis retourné à d’Ef, mais seulement après avoir appris de terribles choses dans la forêt, et sur le roi de bruyère. Puis, à d’Ef... Il s’interrompit. Comment expliquer en quelques mots le sentiment de trahison qu’il avait ressenti en découvrant la -439- corruption à d’Ef ? La première correction infligée par frère Desmond et ses acolytes ? Et pourquoi le devrait-il ? Elle serra sa main pour l’encourager. Tout s’est mal passé, là-bas, dit-il finalement. On m’a demandé de traduire des choses terribles. Des choses interdites. Ce fut comme si le monde que je pensais connaître avait cessé d’exister. À l’évidence, l’Église était différente de ce que je l’avais cru être. Puis Aspar a réapparu, presque mort, et ce fut mon tour de le sauver, et soudain j’étais partie prenante dans sa quête, sauver Winna, puis sauver la reine, rien moins. Et tu as fait cela ? Oui. Puis le praifec nous a envoyés à la poursuite du roi de bruyère, mais nous nous sommes aperçus en chemin que le véritable méchant était Hespéro lui-même, et nous avons dû faire échouer leur projet de ranimer une voie des sanctuaires des saints damnés. Une fois cela fait, nous avons rallié une princesse partie reprendre son trône à un usurpateur R alors que je n’avais pas la moindre idée de la façon dont on pouvait faire une telle chose. Avant que je comprenne quoi que ce soit, je suis enlevé par des piteux, et je me retrouve devant mon ancien fratrex, que je croyais mort, mais qui m’explique que le seul espoir du monde est que je vienne ici... Quand je voulais juste étudier les livres ! Il ne put poursuivre. Pourquoi s’épanchait-il comme cela, de toute façon ? On eût dit un enfant. Je suis désolé, finit-il par articuler. Cela doit sembler ridicule. Non, répondit-elle. Cela semble raisonnable. Je connaissais une fille qui voulait étudier les lettres au convent sainte Cer. Elle voulait faire cela depuis qu’elle avait cinq ans, alors qu’elle était élevée par sa tante, qui faisait le ménage dans le scriftorium du temple de Demsted. L’avenir était prometteur, mais soudain un garçon qu’elle avait toujours connu et qui ne l’avait jamais intéressée lui parut briller comme une étoile, et elle ne put imaginer ne pas connaître son étreinte. -440- « Puis vint un enfant et son rêve d’une éducation au convent s’évanouit. Dès lors, le mariage R une chose qu’elle avait toujours voulu éviter R devenait la seule voie. « Elle avait à peine commencé à l’accepter, à émousser son ressentiment, que son époux mourut, puis son enfant. Pour survivre, elle dut devenir la servante d’un noble étranger, s’occuper d’enfants qui n’étaient pas les siens. Et un jour une femme apparut, qui lui offrit une autre chance de réaliser son rêve, d’étudier au convent... Sa voix était devenue hypnotique, et il pouvait maintenant voir ses deux yeux, de petites demi-lunes. Ainsi va la vie, mon ami. La tienne paraît étrange parce qu’elle est pleine de merveilles, mais le fait est que peu de gens restent sur la voie qu’ils s’étaient fixée. La vérité, c’est que nous avons tous des rêves comme ceux que tu as décrits parce que nos rêves sont de sombres reflets du monde réel. « Mais tu as de la chance, poursuivit-elle, parce que je suis venue te remettre sur ton chemin. Tu as rejoint l’Église parce que tu aimais la connaissance, n’est-ce pas ? Tu aimais les mystères, les vieux livres, les secrets du passé. Si nous trouvons l’endroit que tu cherches, si nous trouvons l’Alq, tu auras tout cela, et bien plus. Stéphane eut l’impression qu’il ne pouvait plus respirer, qu’il ne pouvait plus trouver ses mots. La fille, celle qui voulait étudier... Elle se pencha en avant, et ses lèvres trouvèrent les siennes, les caressèrent légèrement. Un frisson lui parcourut l’épine dorsale, un frisson très plaisant. Mais il se recula. Ne fais pas cela, dit-il. Pourquoi ? Cela ne te plaît pas ? Je viens de te le dire. Je ne te fais pas confiance. Hum, dit-elle, en se repenchant en avant. Il voulut l’arrêter, il le voulait vraiment, mais de quelque façon ses lèvres furent de nouveau contre les siennes, et cela lui plut, évidemment, et comme s’il devenait soudainement fou, il lâcha sa main et passa ses bras autour d’elle, l’attira vers lui, -441- réalisa avec surprise combien elle était petite, et combien cela était agréable. Winna, pensa-t-il. Et il toucha son visage, fit courir ses doigts sous sa capuche dans ses cheveux blonds, voyant son image en son for intérieur avec une clarté dont seul un initié de Decmanus était capable. Elle plaça alors ses deux mains sur sa poitrine et le repoussa doucement. Nous ne pouvons rester ici, dit-elle. Ce n’est plus très loin, et nous y serons en sécurité. Je... Chut. Essaie de ne pas trop y penser. Il ne pouvait s’en empêcher. Il rit légèrement. Cela sera difficile, dit-il. Pense plutôt à ceci, lui dit-elle en reprenant sa main et en l’entraînant sur la piste. Bientôt le soleil va se lever, et tu verras que je ne suis pas elle. Tu devrais te préparer à cela. Le soleil les trouva sur une piste blanche accidentée qui serpentait à travers une haute lande sans arbres. Les nuages étaient bas, humides et froids, mais la végétation qui couvrait le sol était d’un vert éclatant, et Stéphane se demandait quelle plante cela pouvait être. Aspar aurait-il pu la nommer, ou étaient-ils trop loin de ce que le forestier connaissait ? La neige couvrait les sommets environnants, mais elle devait fondre, parce que le chemin qu’ils suivaient était souvent traversé par des rus, et de petites cascades parsemaient les flancs de bien des collines. Ils s’arrêtèrent à l’une d’entre elles pour boire, et sœur Pale repoussa sa cape en arrière. Dans cette lumière grisâtre, il la vit enfin. Ses yeux étaient réellement argentés R ou plus exactement, d’un gris-bleu si léger qu’il prenait souvent cette teinte dans la lumière. Ses cheveux, par contre, n’étaient pas blonds, mais d’un franc auburn, coupés court et simplement. Ses joues étaient rondes, comme il l’avait deviné dans la pénombre, mais là où le visage de Winna était ovale, celui de Pale s’effilait vers le menton. Ses lèvres étaient plus petites qu’il ne lui avait paru lorsqu’il les avait embrassées, mais elles avaient bien cette moue -442- qu’il avait imaginé. Elle avait deux marques de variole sur le front, et une longue cicatrice saillante sur la joue gauche. Elle garda les yeux détournés en buvant, puis scruta les environs, sachant qu’il la dévisageait, lui en offrant la possibilité. C’était décevant. Non seulement ce n’était pas Winna, mais elle n’était pas aussi belle que Winna. Il savait que c’était une pensée horrible, mais il ne pouvait nier sa réaction. Dans les histoires de phays, le héros emportait toujours la belle vierge, et tous les autres devaient se contenter du reste. Aspar était le héros de cette histoire, et pas Stéphane R il s’en était rendu compte depuis longtemps. Winna n’était pas vierge, mais elle avait cet air, l’aura de la récompense du héros. Pale pencha alors la tête pour le regarder, et il manqua rester bouche bée. Il se souvint de la fois où le sacritor Burden avait essayé de lui expliquer les saints ; il avait exhibé un morceau de cristal triangulaire mais long, de la forme d’un toit de maison. Cela avait paru intéressant, voire inhabituel, et lorsqu’il l’avait placé dans la lumière, il avait brillé joliment. Mais ce n’était que lorsqu’il l’avait tourné qu’il avait projeté toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et révélé la beauté qui y avait toujours été cachée. Lorsqu’il croisa ses yeux, il y eut soudain beaucoup plus que ce qu’il avait d’abord vu, et ses traits se dessinèrent plus clairement. Pour la première fois, il les vit comme étant les siens. Eh bien, dit-elle. Voilà ce qui arrive lorsque l’on embrasse une fille avant de l’avoir vue. C’est toi qui m’as embrassé, bafouilla-t-il en réalisant que ce n’était pas ce qu’il était censé dire. Elle haussa les épaules et remit sa capuche. C’est vrai, reconnut-elle. Attends, dit-il. Elle se retourna, et inclina la tête. Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’un ton désespéré. Le praifec et ses hommes se lancent probablement juste maintenant à notre poursuite, répondit-elle. Nous allons avoir -443- besoin de montures, et nous en trouverons un peu plus loin. Après cela, nous pourrons conserver notre avance sur eux. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je sais, répondit-elle. Eh bien alors ? Je veux dire, je te connais à peine. Il n’est tout simplement pas raisonnable de... Là d’où je viens, dit Pale, tout n’est pas raisonnable. Et nous n’attendons pas une vie entière le baiser parfait de la personne parfaite, parce que sinon nous mourrions seuls. Je t’ai embrassé parce que je le voulais, et que tu le voulais, et peut- être que nous en avions besoin tous les deux. Et jusqu’au lever du soleil, tu en semblais heureux, et peut-être même prêt à aller plus loin. « Mais nous en sommes là maintenant, et c’est la vie aussi, et ce n’est pas la peine de s’y attarder. On ne peut faire qu’un certain nombre de choses avant de mourir, n’est-ce pas ? Alors, allons-y. -444- CHAPITRE TREIZE CREPLING Cazio entendit quelqu’un crier son nom R une chose ténue et distante. Il avait consacré la plus grande partie de son attention à l’escalade, glissant ses doigts et les pointes de ses bottes dans les encoches taillées dans la pierre et le mortier. Il avait été ravi de les trouver là, et s’était demandé qui les avait creusées à l’origine. Quelque ancien voleur ? Des enfants explorant la muraille, ou un magicien sefry ? Cela n’avait aucune importance. Il aurait certainement pu réussir l’escalade à l’intersection des murailles en profitant de la faible prise offerte naturellement par la maçonnerie, mais le grimpeur précédent l’avait considérablement aidé. Cela n’augmentait par contre ses chances de survie que de façon minime, se dit-il lorsqu’il repéra les soldats qui se précipitaient vers lui. Il lui restait une verge à parcourir, et à la vitesse où il grimpait, il n’atteindrait pas le sommet avant que le fer froid ne l’accueillît. Alors, avec une prière silencieuse à Mamrès et à Fiussa, il plia les genoux et bondit aussi fort qu’il le put vers le haut et sa droite, en direction du premier lancier. Le problème de ce bond était qu’il l’avait écarté du mur, assez peu, mais suffisamment pour qu’il ne pût plus s’y raccrocher. Il sentit les pavés de la Cour des Gobelins sous lui, impatients de lui fracasser les os, et il tendit les bras à s’en démettre les épaules. -445- Mais comme il l’avait espéré, le lancier avait été surpris de voir un fou bondir vers lui. Si la logique avait été son guide, il se serait écarté, aurait regardé Cazio se raccrocher à rien, et aurait ri en le regardant tomber. En lieu de cela, l’homme réagit instinctivement, et pointa sa lance vers son assaillant. Cazio attrapa la hampe épaisse juste au dessus du fer aiguisé, et pour sa plus grande joie, la seconde réaction du soldat fut de tirer en arrière. Cela ramena Cazio vers la muraille, et il la lâcha pour pouvoir se raccrocher au rebord de l’édifice avec les bras et le haut du torse. Le lancier, pour avoir surcompensé, chancela en arrière. La muraille était suffisamment large pour qu’il ne tombât pas dans le vide, mais avec lui à terre et son compagnon à quelques pas, Cazio eut le temps de se mettre sur pieds et de tirer Acrédo. Inconsidérément, le deuxième soldat baissa la pointe de son arme, et se prépara à attaquer. Cazio fut heureux de voir qu’il ne portait qu’une cotte de mailles, un plastron de fer et un heaume, plutôt qu’une armure de plate de chevalier. Lorsque le coup vint, il para en prismo, et s’avança vers son adversaire, en levant la main gauche pour saisir la hampe puis en plongeant la pointe de sa lame dans un long assaut qui s’acheva dans la gorge du soldat. S’il n’y avait eu l’armure, il aurait peut-être choisi une cible moins mortelle, mais le seul autre endroit exposé était la cuisse, et son épée aurait pu se bloquer dans les os. Tandis que l’homme lâchait sa lance et sifflait de désespoir à travers ses nouvelles lèvres, Cazio se retourna vers le premier, qui se remettait sur pieds. — Contro z’osta, dit Cazio, Zo dessrator comatia anter c’acra. Qu’est-ce que tu racontes ? s’exclama l’homme, visiblement angoissé. Qu’est-ce que tu dis ? Toutes mes excuses, dit Cazio. Quand je parle d’amour, de vin ou d’escrime, il m’est plus facile de le faire dans ma langue maternelle. Je citais le célèbre traité de Mestro Papo Avradio Vallaimo, qui énonce... -446- Il fut irrévérencieusement interrompu par le soldat qui hurla et plongea en avant, amenant Cazio à se demander quel formation ces hommes avaient réellement reçue. Il rejeta sa jambe postérieure en arrière et glissa son corps et sa tête derrière la ligne d’attaque, tout en étendant le bras. Emporté par son élan, son attaquant vint plus ou moins se précipiter sur la pointe de la lame de Cazio. ... Contre la lance, le bretteur doit se glisser derrière la pointe, poursuivit Cazio tandis que l’homme s’effondrait sur son côté. En émergea alors un autre de la tour à sa gauche. Il se mit en position et attendit, en se demandant combien de ces hommes il allait devoir combattre avant d’être rejoint par les mestres. Celui-ci se révéla plus intéressant, parce qu’il avait compris que Cazio devait arriver à sa portée. Alors il usa de ses pieds comme un dessrator, offrant à Cazio ce qui ressemblait à une bonne occasion de le rejoindre, quand c’était en fait une ruse destinée à provoquer de sa part une charge tout aussi inconsidérée. Il trouva plus intéressants encore les cris qu’il entendit derrière lui, et l’autre soldat qui arrivait en courant de la direction à laquelle il faisait face. Avec un sourire grave, il commença à enseigner le reste du chapitre de Mestro Papo, « Contro z’osta ». Anne regarda, le souffle coupé, tandis que Cazio, comme à son habitude, faisait la chose la plus folle imaginable, et y survécut. Austra se tenait à côté d’elle, les poings serrés, devenant de plus en plus livide à mesure que le combat avançait, jusqu’à ce qu’enfin les mestres apparussent, envahissant la muraille et se joignant au Vitellien. Puis ils se séparèrent en deux groupes et coururent vers les tours. Ils réapparurent là peu de temps après, en agitant des étendards. Cazio, son chapeau à large bord serré dans une main. -447- Par les saints, dit Austra dans un souffle, pourquoi faut-il toujours qu’il... (Elle n’acheva pas sa phrase, préférant soupirer.) Il aime se battre plus qu’il ne m’aime moi. Je suis sûre que ce n’est pas vrai, répondit Anne en s’efforçant de paraître convaincante. Eh puis, au moins, ce n’est pas une autre femme. Je préférerais presque cela, répliqua Austra. Quand ce sera le cas, dit Anne, nous en reparlerons. Tu veux dire, si cela arrivait, dit Austra, un peu sur la défensive. Oui, c’est ce que je voulais dire, confirma Anne. Mais elles savaient qu’il en allait tout autrement. Les hommes prenaient des maîtresses, non ? Son père en avait eu beaucoup. Les femmes de la cour s’étaient toujours entendues pour dire que c’était dans la nature de la bête. Elle jeta un coup d’œil vers la maison sefry. Elle et Austra s’étaient reculées pour mieux voir ce qui se passait sur la muraille, mais Mère Uun attendait toujours dans l’ombre de sa porte. Toutes mes excuses pour notre inattention, Mère Uun, dit-elle. Mais j’aimerais parler du passage Crepling maintenant. Bien sûr, répondit la vieille femme. Donnez-vous la peine d’entrer. La pièce dans laquelle la sefry les entraîna était d’un ordinaire décourageant. Il y avait des touches exotiques, évidemment R un tapis bigarré, une lampe à huile faite d’une sorte d’os sculpté en forme de cygne, des panneaux de verre bleu sombre qui donnaient à la pièce un air sous-marin trouble et plaisant. Mais à l’exception de ce dernier élément, la pièce aurait pu appartenir à n’importe quel marchand vendant des produits originaires de pays lointains. Mère Uun indiqua d’un geste une série de fauteuils arrangés en cercle, et attendit qu’elles fussent installées avant de prendre elle-même un siège. Quasiment à l’instant où elle s’assit, un autre sefry R un homme R entra dans la pièce avec un plateau. Il s’inclina, sans déranger la théière et les tasses qu’il portait, puis les plaça sur une petite table. -448- Prendrez-vous du thé ? demanda Mère Uun d’un ton plaisant. Ce serait agréable, répondit Anne. Le sefry paraissait jeune, pas plus âgé que les dix-sept hivers d’Anne. Il était séduisant dans un style différent, et ses yeux étaient d’un bleu cobalt surprenant. Il sortit alors, pour revenir peu après avec du pain aux noix et de la marmelade. Anne sirota son thé et y trouva des notes de citron, d’orange, et d’une épice qu’elle ne connaissait pas. Il lui vint à l’esprit que ce pouvait être du poison. Mère Uun buvait de la même théière, mais comme elle avait touché l’assassin sefry et qu’elle l’avait trouvé tellement anormal à l’intérieur, elle se dit qu’il était possible que ce qui était un poison pour les humains pouvait être plaisant pour les sefrys. Sa gorgée suivante fut simulée, et elle espéra qu’Austra en faisait de même, encore que si sa servante en buvait, elle saurait s’il était empoisonné ou pas. Un sentiment d’horreur suivit immédiatement cette pensée. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Le visage d’Austra se rida d’inquiétude, ce qui ne fit qu’empirer les choses. Anne ? Ce n’est rien, répondit-elle. Juste une pensée déplaisante. Elle se souvint que son père avait quelqu’un qui goûtait sa nourriture. Elle avait besoin de quelqu’un comme cela, quelqu’un qui ne lui importait pas. Mais pas Austra. Mère Uun sirotait son thé. Quand nous sommes arrivées, commença Anne, tu as parlé de surveiller quelqu’un. Veux-tu m’expliquer cela ? Dans la dense lumière bleue des fenêtres, la peau de Mère Uun semblait moins transparente, parce que les petites veines n’étaient plus visibles. Anne se demanda négligemment si c’était la raison pour laquelle elle avait choisi l’indigo pour ses fenêtres, plutôt que l’orange ou le jaune. Elle paraissait également de quelque façon plus grande. -449- Tu l’as entendu, je pense, dit Mère Uun. Ses murmures sont maintenant assez puissants pour échapper à sa prison. Encore une fois, demanda Anne impatiemment, de qui parles-tu ? Je ne prononcerai pas son nom, pas encore, répondit Mère Uun. Mais je te demande de te souvenir de ton Histoire. Te souviens-tu de ce qui se dressait autrefois là où se dresse maintenant cette cité ? J’étais une élève médiocre dans toutes les matières, répondit Anne, y compris en Histoire. Mais tout le monde sait cela. Eslen fut construite sur les ruines de la dernière forteresse des scaosen. Scaosen, répéta Mère Uun d’un ton songeur. Combien le temps déforme les mots. Le terme ancien, évidemment, était Skasloï R quoique même cela ne fût qu’une tentative de prononcer l’imprononçable. Mais oui, c’est ici que ton ancêtre Virgenye Dare emporta son ultime bataille contre nos anciens maîtres et écrasa de son pied botté la nuque du dernier de leur espèce. C’est ici que le sceptre est passé de la race des démons à la race de la femme. Je connais l’histoire, dit distraitement Anne, tout en s’intéressant aux tournures de phrases bizarres de la sefry. Quand les skasloï régnaient, ce lieu était connu sous le nom d’Ulheqelesh, poursuivit Mère Uun. C’était la plus puissante des forteresses skasloï, et son seigneur le plus puissant de son espèce. Oui, dit Anne. Mais pourquoi dis-tu « femme » et non « homme » ? Parce que Virgenye Dare était une femme, répondit Mère Uun. Je comprends cela, dit Anne, mais le nom de sa race n’était pas « femme ». Je voulais dire la race à laquelle les femmes appartiennent, je suppose, dit la sefry. Mais tu es une femme, n’est-ce pas, même si tu n’es pas humaine ? Effectivement, dit-elle, les commissures de ses lèvres se soulevant légèrement. -450- Anne se renfrogna, mais elle n’était pas certaine de vouloir s’aventurer plus avant dans cet entrelacs sémantique, d’autant que la sefry semblait parfaitement heureuse de s’éloigner de plus en plus de la question de départ. Aucune importance, dit-elle. Cette personne qui d’après toi me parle. Je veux en savoir plus sur elle. Ah, dit Mère Uun. Oui. Virgenye Dare n’a pas tué le dernier des skasloï. Elle l’a gardé prisonnier, dans les souterrains d’Eslen. « Il s’y trouve encore, et c’est ma charge que de m’assurer qu’il y reste. Un vertige inattendu s’empara d’Anne ; elle eut l’impression que son fauteuil était cloué au plafond, et qu’elle devait se tenir fermement à ses accoudoirs pour ne pas tomber, tandis que la pièce tournait lentement. Une fois de plus, elle entendit des mots inintelligibles chuchotés à son oreille, mais cette fois, elle crut... presque... les comprendre. Le chant d’étranges oiseaux se fit entendre de l’autre côté de la fenêtre. Non, pas des oiseaux, mais Austra et Mère Uun. C’est impossible, disait Austra. Les textes disent très clairement qu’elle l’a tué. Par ailleurs, cela voudrait dire qu’il aurait plus de deux mille ans. Il était plus âgé que cela à la chute de son royaume, répondit Mère Uun. Les skasloï ne vieillissaient pas de la même façon que votre race. Certains d’entre eux ne vieillissaient pas du tout. Qexqaneh est l’un de ces derniers. Qexqaneh ? Comme elle prononçait ce nom, Anne sentit soudain quelque chose de rêche glisser contre sa peau, et ses narines s’emplirent d’une odeur comme du pin en feu. Cela arriva si vite qu’elle se mit à tousser irrépressiblement. J’aurais dû t’avertir de faire attention avec ce nom, dit Mère Uun. Il attire son attention R mais il te donne aussi le pouvoir de le commander, si ta volonté est assez forte. Pourquoi ? demanda Anne d’une voix rauque. Pourquoi garder en vie une telle chose ? -451- Qui sait ce que pouvait penser la reine née ? dit Mère Uun. Peut-être d’abord pour s’en délecter. Ou peut-être par peur. Il avait énoncé une prophétie, tu sais. Je n’ai jamais entendu dire une telle chose, répondit Anne. Mère Uun ferma les yeux, et sa voix changea. Elle se fit plus sourde, et psalmodia, quelque part entre chant et incantation. Vous êtes nés esclaves, dit-elle. Vous mourrez esclaves. Vous vous êtes juste invoqués un nouveau maître. Les filles de votre progéniture seront confrontées à ce que vous avez engendré, et cela les anéantira. Anne eut l’impression qu’une main s’était refermée sur son nez et sa bouche. Elle pouvait à peine respirer. Que voulait-il dire par là ? Réussit-elle à articuler. Personne ne le sait, répondit la sefry. Mais l’époque dont il parlait est venue, cela au moins est certain. (Sa voix avait retrouvé un ton normal, maintenant, mais elle chuchotait presque.) « Même enchaîné, il est terriblement dangereux. Pour entrer dans le château, tu devras passer devant lui. Sois forte. Ne fais rien de ce qu’il te demande, et n’oublie pas qu’il appartient à ton sang de le commander. Si tu lui poses une question, il ne peut mentir R mais il fera de son mieux pour te tromper. Mon père ? Ma mère ? Savaient-ils ? Tous les rois et les reines d’Eslen connaissaient le Détenu, répondit Mère Uun. Et tu le connaîtras. Comme tu le dois. Eh bien au moins, ce n’était pas une chose que j’avais ratée parce que je ne faisais pas attention, songea Anne en ellemême. Dis-moi, reprit-elle, sais-tu quoi que ce soit d’une certaine tombe, sous un horz à Eslen-des-Ombres ? Anne ! s’exclama Austra, mais Anne la fit taire d’un geste de la main. Mère Uun marqua une pause, sa tasse à quelques pouces de ses lèvres, et son front plissé. -452- Je ne puis dire que oui, finit-elle par répondre. Et les Féalités ? Peux-tu me dire quoi que ce soit sur elles ? J’ai l’impression que tu les connais mieux que moi, dit la vieille femme. Mais je serais plus que modérément heureuse d’apprendre ce que tu sais d’elles, rétorqua Anne d’un ton qu’elle espérait insistant. Des sorcières de l’espère la plus ancienne, énonça la vieille femme. Certains disent qu’elles sont immortelles, d’autres qu’elles sont l’élite d’un ordre secret, et qu’elles sont remplacées à chaque génération. Vraiment. Et quelle explication a ta préférence ? Je ne sais pas si elles sont immortelles, mais j’imagine qu’elles vivent très longtemps. Anne soupira. Ce n’est rien plus que ce que j’ai déjà entendu. Dis-moi quelque chose que je ne sais pas. Dis-moi pourquoi elles veulent que je sois reine à Eslen. Mère Uun resta silencieuse un temps, puis elle soupira. Les grandes forces de ce monde n’ont pas conscience d’elles-mêmes, dit-elle. Ce qui pousse le vent, ce qui attire la pierre vers le sol, ce qui instille la vie dans nos coquilles et la retire R ces choses sont sans âme, sans volonté, sans intelligence, sans désirs ni intentions. Elles sont, tout simplement. Et pourtant les saints contrôlent ces choses, dit Anne. Pas vraiment. Les saints... non, laissons cela de côté. Voici ce qui est important : ces forces peuvent être détournées par art, à l’évidence. Le vent peut être jugulé de façon à pomper de l’eau ou à pousser un bateau. Une rivière peut être barrée, ses courants utilisés pour faire tourner un moulin. On peut puiser dans la puissance d’un sedos. Mais les forces elles-mêmes dictent la forme ultime des choses R et elles le font selon leur nature, et non selon leur dessein. « Les skasloï savaient cela ; ils n’adoraient pas des dieux, ni des saints, ni aucune créature de ce genre. Ils avaient trouvé les sources de la puissance et appris à les utiliser à leur -453- avantage. Ils s’étaient battus pour le contrôle de ces sources, avaient combattu durant des millénaires, jusqu’à ce que leur monde fût quasiment détruit. « Finalement, afin de survivre, quelques-uns d’entre eux s’allièrent, éliminèrent tous les autres, et commencèrent à reconstruire le monde. Ils découvrirent les trônes et les utilisèrent pour contrôler les puissances. Les trônes ? Ce n’est pas vraiment le bon terme, en fait. Ce ne sont pas des sièges, ni même des endroits. Ce sont plutôt comme des positions de roi ou de reine, une fonction à remplir, et qui une fois acceptée, confère les pouvoirs et les obligations du trône à celui qui la remplit. Il y a bien des sortes de pouvoirs mystérieux dans les terres du destin, et chacun possède un trône. Ces pouvoirs vont et viennent en termes de puissance comparée. Le trône qui contrôle la puissance que tu connais comme sedos s’est renforcé depuis des millénaires. Mais tu dis qu’il y en a d’autres ? Évidemment. Crois-tu que le roi de bruyère est nourri par les sedoï ? Ce n’est pas le cas. Il est assis sur un trône fort différent. Et les Féalités ? Des conseillères. Des faiseuses de reines. Elles se battent pour te voir conférer le pouvoir et pour t’asseoir sur le trône sedos, plutôt que de le voir tomber dans d’autres mains. Mais elles ont des ennemis, tout comme toi. Mais les sedoï sont contrôlés par l’Église, dit Anne. Jusqu’à maintenant, oui R dans la limite où ils peuvent être contrôlés. Alors le Fratrex Prismo est sûrement déjà assis sur ce trône, dit Anne. Et pourtant non, dit Mère Uun. Personne n’y est assis. Mais pourquoi ? Les skasloï l’ont caché. Caché ? Mais pourquoi ? Ils avaient interdit l’usage du pouvoir sedos, répondit-elle. De toutes les forces qu’ils connaissaient, c’était la plus destructrice, et elle pouvait être utilisée avec une terrible -454- efficacité contre les autres trônes. Celui qui est assis sur le trône sedos peut détruire le monde. Virgenye Dare avait découvert le trône sedos, s’en était servi pour libérer ton peuple et le mien, puis avait abdiqué de peur de ce qu’il pouvait faire. Durant deux mille ans, les hommes l’ont cherché en vain. Mais maintenant, comme une saison qui a mis longtemps à venir ou une grande marée, le pouvoir sedos réémerge, et le trône va réapparaître. Lorsque cela arrivera, il sera capital que la bonne personne s’en empare. Mais pourquoi moi ? demanda Anne. Le trône n’est pas ouvert à n’importe qui, répondit Mère Uun. Et de tous les candidats possibles, les Féalités considèrent que tu es celle qui a le plus de chances de préserver le monde. Et le roi de bruyère ? Qui sait ce que peuvent être ses désirs ? Mais je pense que son intention est de détruire quiconque prend ce trône, parce que le pouvoir sedos peut le détruire, et tout ce qu’il représente. C’est-à-dire ? Mère Uun fronça les sourcils. La naissance et la mort. La germination et la décomposition. La vie. Anne reposa sa tasse. Et comment sais-tu tout cela, Mère Uun ? Comment en sais-tu autant sur les skasloï ? Parce que je suis l’un de ses gardiens. En plus de le garder, mon clan préserve la connaissance que nous avons de lui, de génération en génération. Mais si rien de tout cela n’était vrai ? Si tout cela n’était que mensonges ? Eh bien alors, je saurais bien peu de choses, dit la sefry. Tu dois décider par toi-même de ce qui est vrai. Je ne peux que te dire ce que je crois vrai. Le reste dépend de toi. Anne acquiesça pensivement. Et le passage Crepling ? Il y a une entrée dans cette maison, n’est-ce pas ? Effectivement, je peux te la montrer si tu es prête. -455- Pas encore, répondit Anne, mais bientôt. (Elle reposa sa tasse.) Tu sembles être d’un grand secours, Mère Uun. Y a-t-il autre chose, Majesté ? Les hommes sefrys peuvent se souvenir des passages, n’est-ce pas ? Oui. Nous sommes différents. Y a-t-il des guerriers sefrys, ici dans la Cour des Gobelins ? Cela dépend de la façon dont tu l’entends. Tous les sefrys, hommes et femmes, ont quelque entraînement dans l’art de la guerre. Beaucoup de ceux qui vivent ici ont visité le monde, et beaucoup ont connu des batailles. Alors... Mère Uun leva une main. Les sefrys de la Cour des Gobelins ne t’aideront pas. En te montrant le passage, je remplis la seule obligation que nous avons. Peut-être que vous ne devriez pas penser en termes d’obligation, dit Anne, mais en termes de récompense. Nous vivons à notre façon, nous les sefrys, dit Mère Uun. Je ne te demande pas de nous comprendre. Très bien, dit Anne. Mais je m’en souviendrai lorsque je serai sur le trône. Elle se leva. Merci pour le thé, Mère Uun R et pour la conversation. Ce fut un plaisir, répondit la sefry. Je reviendrai bientôt. Quand tu le désires. Tu avais dit que tu allais m’expliquer ce qui se passait, lui rappela Austra alors qu’elles revenaient dans la lumière du soleil. (De la main, elles protégèrent leurs yeux de son éclat.) Quelque chose semblait se passer à l’autre bout de la place, sans qu’Anne eût pu dire de quoi il s’agissait. Un petit groupe d’hommes se sépara des autres et avança dans sa direction. J’ai fait des rêves, dit Anne. Tu le sais. Oui. Et tes rêves ton parlé du passage Crepling ? -456- J’ai vu tous les passages, dit Anne. J’en ai une sorte de carte dans la tête. C’est plutôt pratique, répondit Austra. Qui t’a montré cette carte ? Que veux-tu dire ? Tu as dit que tu avais eu une vision. Est-ce que c’était encore les Féalités ? Est-ce que ce sont elles qui t’ont parlé des passages ? Ce n’est pas toujours les Féalités, répondit Anne. En fait, elles sont souvent plus déroutantes qu’utiles. Non, parfois, je sais simplement des choses. Alors personne ne t’a parlé ? insista Austra, sceptique. Qu’est-ce que tu peux bien en savoir ? répondit Anne en s’efforçant de ne pas laisser exploser sa colère. Je crois que j’étais là, c’est tout, dit Austra. Tu parlais dans ton sommeil, et j’avais l’impression que tu parlais à quelqu’un. Quelqu’un qui t’effrayait. Et tu t’es réveillée en hurlant, tu te souviens ? Je me souviens. Je me souviens également t’avoir dit de ne plus insister aussi effrontément. Le visage d’Austra vira au gris. Toutes mes excuses, Majesté, mais ce n’est pas ce que tu m’avais demandé. Tu m’as dit que j’étais libre de discuter, de présenter mes arguments en privé, mais qu’une fois que tu t’étais prononcée sur un sujet, je devais me plier à ta décision. Anne réalisa soudain qu’Austra tremblait et était très près des larmes. Elle prit la main de son amie. Tu as raison, dit Anne. Je suis désolée, Austra. Essaie s’il te plaît de me comprendre. Tu n’es pas la seule à être sous pression, tu sais. Je sais, dit Austra. Tu as également raison pour la vision. Il y avait bien quelqu’un dans ce rêve, et c’est lui qui m’a montré les passages. Mais tu disais que les hommes ne pouvaient pas les voir. Les hommes sefrys peuvent les voir et s’en souvenir, dit Anne. Mais je ne pense pas que c’était un sefry. Ni un homme. Le Détenu, alors ? Le scaos ? Mais comment pourrais-tu jamais faire confiance à cette créature ? -457- Je ne lui fais pas confiance. Je suis persuadée que ce qu’il veut en retour pour son aide est d’être libéré. Mais souviens-toi de ce qu’a dit Mère Uun : il est sous mes ordres. Non, il me donnera ce que je veux, et non pas le contraire. Un véritable scaos, murmura Austra, de l’émerveillement dans la voix. Qui vivait en dessous de nous, durant tout ce temps. Cela me rend malade rien que d’y penser. C’est comme se réveiller et trouver un serpent enroulé autour de sa cheville. Si mes ancêtres ont gardé une telle chose en vie, c’est qu’ils avaient une raison, dit Anne. Tandis qu’elles parlaient, cinq de ses mestres s’avancèrent et vinrent former une haie autour d’elle. Elle remarqua que sire Leafton approchait aussi. Que se passe-t-il à l’autre bout de la place ? demanda-t-elle. Tu devrais trouver un endroit sûr, Majesté, dit Leafton. Un endroit facile à défendre. Nous sommes déjà assiégés. -458- QUATRIÈME PARTIE LES TRÔNES -459- CHAPITRE UN LE CHARLATAN Aspar entendit sonner le glas avant même de voir la ville d’Haemeth. Le son résonna en de longs carillonnements splendides le long des eaux de la Mage blanche, et surprit une nuée d’oiseaux qui s’envolèrent précipitamment. Le ciel du sud était noir de fumée, mais comme c’était la direction du vent, Aspar ne pu sentir ce qui brûlait. C’est une étrangère. Est-ce qu’ils sonneraient le glas pour une étrangère ? Il ne savait pas. Il ne savait pas grand-chose des coutumes villageoises au nord des terres du centre. Il poussa Ogre au trot. Le grand cheval avait progressivement repris des forces tandis qu’ils longeaient la Mage, broutant du seigle et des jeunes pousses, et après deux jours il était presque redevenu lui-même. C’était une raison d’espérer, mais Aspar n’osait s’abandonner à ce dangereux sentiment. Winna avait été bien plus malade que Ogre, et aucun remède ne pouvait ranimer les morts. La route serpentait au fond de la vallée, et finalement, Haemeth fut en vue. Dressée au sommet de la colline suivante, c’était une ville d’une taille surprenante, entourée de fermes et de hameaux qui parsemaient le coteau ou bordaient la route. Il pouvait maintenant voir la source de cette triste musique, un fin clocher de pierre blanche coiffé d’ardoise noire, si pointu que l’ensemble ressemblait presque à une lance. -460- Une seconde tour, cette fois plus trapue et crénelée en son sommet, se dressait au plus haut point de l’autre bout de la ville, et il semblait que les deux tours étaient reliées par un long mur de pierre. La muraille faisait probablement tout le tour de la ville, mais comme Aspar la voyait d’en dessous, il ne pouvait distinguer que la poignée de toits qui en dépassaient. La fumée venait de plusieurs immenses bûchers qui avaient été dressés le long de la rivière, et maintenant que le vent avait tourné, il savait ce qu’ils brûlaient. Il poussa Ogre au galop. Bien des têtes se tournèrent vers Aspar lorsque Ogre le porta à travers la foule, mais il ignora les cris qui exigeaient qu’il s’identifiât, préférant mettre pied à terre et marcher vers le feu. Il était difficile de compter les cadavres tant ils étaient empilés, mais il se dit qu’il devait y en avoir plus de cinquante. Deux des brasiers étaient déjà si chauds que les ossements blanchâtres commençaient à claquer et à retomber dans les braises, mais dans le troisième il distinguait encore des visages qui se cloquaient. Son cœur battit tandis qu’il recherchait les traits doux de Winna, la fumée lui piquant les yeux. La chaleur le força à reculer. Toi, cria un homme de forte carrure, fais attention ! Qu’est-ce que tu cherches ? Aspar se tourna vers lui. Comment sont morts tous ces gens ? demanda-t-il. Ils sont morts parce que les saints nous détestent, répondit l’homme avec rancœur. Et je veux savoir qui tu es. Une demi-douzaine d’hommes s’étaient rassemblés derrière lui. Deux d’entre eux tenaient des fourches ou des piques pour entretenir le feu, mais en dehors de cela, ils ne semblaient pas armés. Ils avaient l’air de marchands et de fermiers. Je suis Aspar White, grommela-t-il, le verdier du roi. Verdier ? Sarnwood est la seule forêt à six jours de marche, et elle n’a pas de forestier. Je suis le verdier de la forêt du roi, expliqua Aspar. Je cherche deux étrangers, une jeune femme aux cheveux blonds et -461- un garçon à la peau mate. Ils seraient venus ici avec deux vachers. Pas le temps de m’occuper des étrangers, dit l’homme. On dirait que nous n’avons de temps ces jours-ci que pour l’affliction. Et pour ce que j’en sais, tu pourrais être encore une autre source de chagrin. Je ne vous veux aucun mal, répondit Aspar. Je veux juste retrouver mes amis. Tu travailles pour le roi, hein ? intervint un autre homme. Aspar le regarda du coin de l’œil, préférant ne pas quitter du regard l’homme le plus menaçant. Celui qui parlait était hâlé, avec des cheveux courts mi-gris mi-blancs, et il lui manquait l’une des dents de devant. D’après ce que j’ai entendu, il n’y a plus de roi. C’est vrai, mais il y a une reine, dit Aspar. Et je suis son émissaire, avec les pleins pouvoirs pour faire respecter ses lois. Une reine, hein ? dit l’homme. Eh bien, je serais heureux de pouvoir lui dire un mot. Tu vois ce qui nous est arrivé ici. Personne à Eslen ne s’intéresse à nous, explosa le premier. Vous êtes des idiots. Ils n’ont pas envoyé cet homme ici pour nous aider. Il est juste venu chercher ses amis, comme il l’a dit. Pour le reste, on peut bien pourrir sur place. Comment t’appelles-tu ? demanda Aspar en baissant la voix. Raud Achenson, si cela peut t’intéresser. Je suppose que tu as quelqu’un sur le bûcher. Pas qu’un peu, pour sûr. Ma femme. Mon père. Mon fils cadet. Alors tu es en colère. Tu cherches quelqu’un à blâmer. Mais je ne les ai pas mis là, tu comprends ? Et Grim m’entende, je vais t’y mettre toi si tu dis encore un mot. Raud s’empourpra, et ses épaules s’affaissèrent. On est avec toi, Raud, dit l’un des hommes derrière lui. Cela le souleva comme une catapulte, et il se jeta sur Aspar. Aspar lui décocha un puissant coup de poing dans la gorge, et il s’effondra. -462- Sans s’arrêter, Aspar bondit en avant et attrapa par les cheveux l’homme qui avait encouragé Raud. Il tira sa dague et en glissa la pointe sous son menton. Pourquoi veux-tu la mort de ton ami ? demanda-t-il. Je ne... Désolé... haleta l’homme. Pitié... Aspar le repoussa d’un coup sec qui le fit tituber en arrière. Raud était à terre et cherchait son souffle R en trouvant un peu : Aspar ne lui avait pas écrasé la trachée. Il adressa à la foule un regard dur, mais il n’y avait plus preneur. Maintenant, exigea-t-il, que s’est-il passé ici ? L’homme aux cheveux gris blanc se concentra sur ses pieds. Tu ne le croiras pas, dit-il. Je l’ai vu de mes yeux, et je ne le crois pas moi-même. Disons que je vais essayer quand même. C’était une chose comme un serpent, mais immense, qui a remonté la rivière. On pense qu’elle a empoisonné l’eau. Le graf a envoyé ses chevalier le combattre, mais il les a presque tous tués. Je l’ai vu aussi, dit Aspar, alors je n’ai aucune difficulté à te croire. Maintenant, je vais vous redemander la même chose, et cette fois quelqu’un va me répondre. Deux étrangers, un homme et une femme, la femme aux cheveux comme les blés. Ils sont venus avec deux enfants, des vachers appelés Aéthlaude et Aohsli. Où puis-je les trouver ? Une femme d’âge mûr s’éclaircit la gorge. Ils sont peut-être à La serpe et le seau, proposa-t-elle d’une voix incertaine. — Toi, là ! Le cri était venu du coteau, et Aspar se tourna pour découvrir un homme qui chevauchait depuis les portes de la ville. Il portait une armure de plates seigneuriale, et montait un étalon noir avec une étoile blanche. Oui ? répondit-il. Tu es Aspar White ? Oui. Alors c’est à moi que tu veux parler. -463- L’homme se pencha et serra la main d’Aspar, puis se présenta comme étant sire Péren, au service du graf de Faurstrem R dont le siège était Haemeth. Le forestier monta sur Ogre et ensemble ils remontèrent la colline. Tes amis ont parlé de toi, dit Péren une fois que la foule fut derrière eux. Winna et Ehawk. Tu les connais ? Où sont-ils ? Je ne vais pas te mentir, dit Péren. Je les ai vus pour la dernière fois ce matin. Ils étaient mourants. Ils sont peut-être morts, maintenant. Mène-moi à eux, alors, dit Aspar, conscient de la dureté de sa voix mais incapable d’y changer quoi que ce soit. Péren le dévisagea. Alors tu l’as trouvé ? demanda-t-il. Le remède ? Aspar regarda par-dessus son épaule, vers les bûchers. Une ville entière infectée par le poison du vaer, et lui avec un sac de fruits. Est-ce que le graf est infecté ? demanda-t-il plutôt que répondre directement. Non, mais son fils a mené l’attaque contre le vaer, répondit sire Péren. Lui aussi est sur son lit de mort. L’homme semblait nerveux, se dit Aspar. Aspar respira longuement et se détendit. On l’attendait. Ehawk ou Winna avait dit à quelqu’un qu’il s’était mis en quête d’un remède, et la rumeur s’était propagée. Était-il prisonnier ? Cela commençait à y ressembler. Il pourrait probablement tuer sire Péren et s’enfuir, mais alors Winna et Ehawk mourraient sûrement, s’ils n’étaient pas déjà morts. Je vais voir mes amis, dit-il. Puis nous verrons le fils du graf. Le temps qu’ils atteignissent la tour, deux autres guerriers en armes s’étaient joints à Péren pour l’escorter. Une fois franchie l’enceinte, un serviteur emmena Ogre, son seul allié, et lorsque enfin il fut dans la place forte et entra dans la salle d’audience du graf, sept gardes le suivaient. -464- Le graviat de Faurstrem n’était ni puissant ni prospère, et la salle reflétait ce fait par sa modestie. Un antique trône de chêne se dressait sur un dais de pierre, devant une bannière déployée qui représentait un faucon portant un sceptre et une flèche dans ses serres. L’homme sur le trône était vieux lui aussi, avec une barbe argentée qui reposait presque sur ses genoux et des yeux gris chassieux. Péren mit un genou à terre. Graf Ensil, dit-il. Voici Aspar White, le verdier du roi. Le vieil homme trépida R toutes les parties de son corps frémissant ensemble R lorsqu’il leva la tête pour regarder son visiteur. Il toisa longuement Aspar avant de parler. Je croyais que je n’aurais jamais un fils, dit-il enfin. Les saints semblaient me le dénier. Je m’y étais presque résigné, quand enfin, alors que j’avais soixante ans, les saints ont fait un miracle et m’ont donné Emfrith. Emfrith, mon fils adoré. (Il se pencha en avant, le regard brûlant.) Peux-tu comprendre cela, verdier ? As-tu des enfants ? Non, répondit Aspar. Non, répéta Ensil. Alors tu ne peux pas comprendre. (Il s’adossa dans son trône et ferma les yeux.) Il y a trois jours, il a mené la charge contre une chose que je croyais n’exister que dans les légendes. Il est parti en héros, et est tombé comme un héros. Il est mourant. Peux-tu le sauver ? Je ne suis pas un léic, seigneur, répondit Aspar. Ne te moque pas de moi ! s’exclama le vieil homme d’une voix perçante. La fille nous l’a dit. Tu es allé à Sarnwood chercher un remède contre ce poison. As-tu trouvé l’antidote ? Est-elle vivante ? demanda Aspar. Les hommes autour d’Ensil parurent soudain mal à l’aise. Est-elle vivante ? répéta Aspar d’une voix plus puissante. Ensil agita négativement la tête. Elle est morte, dit-il. Tout comme le garçon. Nous n’avons rien pu faire. Et soudain Aspar sentit les feuilles d’automne, et il sut que le meurtre n’était pas loin R mais qu’il eût déjà eu lieu ou qu’il se préparât, il ne le savait pas. Sa gorge se serra et ses yeux le -465- brûlèrent, mais il se dressa plus droit encore et changea son visage en pierre. Je veux voir son corps, alors, dit-il, et je veux le voir maintenant. Ensil soupira et fit un signe de la main. Fouillez-le. Aspar porta la main à sa dague. Écoute-moi, graf Ensil. Pèse bien mes mots. J’ai le remède pour ton fils, mais ce n’est pas une simple potion, ni rien de ce genre. Il a besoin d’être préparé d’une certaine façon, ou il n’en résultera qu’un poison qui le tuera encore plus vite. « Et il y a autre chose : si Winna Prentiss est déjà morte, quelle qu’en soit la raison, alors je ne t’aiderai pas. Si tu essaies de me forcer, je me battrai, et je mourrai sûrement, mais je te jure que ton fils mourra aussi. Tu comprends ? Maintenant, je pense que tu me dis que mes amis sont morts parce que tu crains que je n’ai assez d’antidote que pour une ou deux personnes. Le problème avec cela, c’est que s’ils ne sont pas encore morts, tu vas les tuer bientôt et je n’aurai aucun moyen de savoir que j’ai été trompé. « Mais je sais déjà, et j’ai suffisamment d’antidote pour tous les trois. La seule chose qui peut sauver ton fils, c’est que la fille respire encore. Alors je veux voir son corps, vivant ou mort, sprootlic. Maintenant. Ensil le dévisagea longuement, tandis qu’Aspar combattait le doute. Avait-il bien deviné ? Ou était-elle déjà morte ? Il ne pouvait pas croire cette dernière hypothèse et devait donc croire la première, mais si cela le faisait tuer. Allez-y, maugréa Ensil. Aspar se tendit, prêt au combat, mais il vit le chambellan s’incliner et indiquer sa gauche d’un geste de la main. Par ici, dit l’homme. Aspar ne pleurait pas souvent, mais lorsqu’il vit le souffle ténu de Winna embuer la lame de son couteau, une goutte salée se fraya un chemin jusqu’au coin de son œil. Ils se trouvaient dans un hospice improvisé dans une chapelle. Ehawk était là, lui aussi, inconscient mais respirant un -466- peu mieux, ainsi qu’une vingtaine d’autres, dont beaucoup étaient encore assez conscients pour geindre et gémir. Aspar prit des baies dans son sac et il allait les faire ingérer de force à Winna lorsqu’il réfléchit. Il avait eu raison quant aux intentions du graf. Il allait peut-être réussir à faire avaler quelques baies à Winna, mais dès qu’ils auraient compris qu’il avait menti au sujet de la complexité de la préparation du remède, ils confisqueraient probablement tout le sac. Où est le fils du graf ? demanda Aspar. Il vaudrait mieux tout faire d’un coup. Il est dans ses propres quartiers. Amenez-le ici, alors. Et vite. Puis il s’accroupit de nouveau au côté de Winna et caressa son visage, son cœur se débattant d’une étrange façon dans sa poitrine. Tiens bon, ma belle, marmonna-t-il. Il n’y en a plus que pour quelques minutes. Il toucha son cou, mais n’y trouva que le plus ténu des pouls. Si elle mourrait dans le temps qu’il leur fallait pour ramener l’autre garçon... J’aurais besoin de travailler hors des regards, dit-il à ceux qui étaient encore là. Il va falloir improviser une sorte de tente autour de leurs lits. Pourquoi ? demanda le chambellan. Aspar concentra son regard sur cet homme. Tu as entendu parler de la sorcière de Sarnwood, n’est-ce pas ? Tu sais combien il est rare de la rencontrer et de survivre ? Pourtant c’est ce que j’ai fait, et elle m’a fait cadeau de l’un de ses secrets. Mais j’ai dû jurer que personne d’autre que moi ne serait témoin de ces guérisons. Alors fais ce que je dis, et fais-le sproolic ! Apporte également du vin et une toile blanche. Le chambellan parut sceptique, mais il envoya des hommes chercher les choses qu’Aspar avait demandées. Quelques instants plus tard, des hommes apportèrent dans la pièce une litière sur laquelle était étendue un jeune homme de peut-être dix-neuf hivers. Ses lèvres étaient bleues, et il semblait mort. -467- Estronc, murmura Aspar dans sa barbe. Si le fils du graf était mort, il ne sortirait pas d’ici vivant, et Winna et Ehawk non plus. Mais alors le garçon toussa, et Aspar réalisa que la plus grande partie de cette teinte bleue venait d’une sorte d’onguent. Quelque tentative médicale autochtone, probablement. Avec des perches et des draps, les hommes du graf construisirent rapidement une tente autour des trois corps, installèrent un brasier à l’intérieur, et apportèrent le vin. À l’instant où le drap se referma, Aspar commença à psalmodier les incantations sefrys de son enfance, celles dont Jesp usait quand elle faisait semblant de pratiquer la magie. Il fut stupéfait de voir à quel point elles lui revenaient facilement, si l’on considérait la façon dont il avait si longtemps voulu s’en distancier. Normalement, sa survie dépendait de ses sens, de son jugement et de ses armes. Aujourd’hui elle dépendait de sa capacité à se souvenir comment l’on jouait les charlatans. Entre ses chants et ses incantations, il écrasa quelques baies et, aussi gentiment qu’il le put, en glissa cinq à travers la gorge de Winna, qu’il fit passer avec un peu de vin, en lui maintenant la bouche fermée jusqu’à ce qu’elle avalât, laborieusement. Puis il se tourna vers Ehawk et fit la même chose. Les yeux du fils du graf s’ouvrirent lorsqu’il recommença avec lui. Avale, dit Aspar. Le regard vague, le garçon obéit. Élevant la voix, Aspar acheva son chant sur une fioriture. Il revint alors vers Winna et s’aperçut, le cœur lourd, que rien ne semblait avoir changé. Il lui fit avaler deux autres baies, puis releva le drap de la tente improvisée. Le graf avait été amené sur une sorte de fauteuil, depuis lequel il le regardait avec un air interrogateur. Eh bien ? gronda-t-il. Maintenant on attend, dit honnêtement Aspar. S’il meurt, toi aussi. Aspar haussa les épaules et s’assit sur le tabouret à côté de Winna. Il tourna la tête vers le graf Ensil. -468- Je sais ce que c’est que de perdre un être aimé, dit-il. Je sais ce que c’est que d’être menacé de sa mort. Et je suppose que je laisserais un étranger mourir, si cela signifiait sauver quelqu’un que j’aime. Je ne t’en veux pas pour ce sentiment, ni pour ton mensonge. Mais tu aurais pu me laisser le bénéfice du doute. Le visage du vieil homme s’adoucit quelque peu. Tu ne comprends pas, dit-il. Tu n’as pas vécu assez d’années pour comprendre. L’honneur et la bravoure appartiennent à la jeunesse. Ils ont la force nécessaire, et aucun jugement. Aspar réfléchit à cela un instant. Je ne prétends pas en savoir beaucoup sur l’honneur, dit-il finalement. Surtout après le spectacle que je viens de donner. Que veux-tu dire ? demanda Ensil. Aspar exhiba les fruits de Sarnwood qui restaient. Je suis las de tout cela, dit-il. J’ai donné à ton garçon et à mes amis plus que la quantité nécessaire pour les sauver, d’après la sorcière. J’y ai goûté moi-même, alors je sais qu’elles ne sont pas empoisonnées. Et elles ont soigné mon cheval. Trois baies chacun, c’est ce qu’on est censé leur donner. (Il plongea la main dans le sac et en tira une poignée.) Je garde celles-ci parce qu’après, je vais trouver ce vaer et le tuer, et que j’en aurai peut- être besoin. Mais il y en a une bonne quantité. Distribue-les à ta guise. Mais les incantations ? Les chants ? Le vin ? Aspar les décompta sur ses doigts. Supercherie, mensonge, et j’avais soif. Mais les baies sont bien réelles. (Il lança le sac au chambellan, qui l’attrapa comme s’il contenait des œufs.) Maintenant, reprit-il, j’ai chevauché plusieurs jours sans dormir. Je vais m’allonger et me reposer un peu. Si ces honorables sires désirent me trancher la gorge pendant que je suis avec saint Soan, qu’ils le fassent sans bruit. La caresse de doigts sur son visage l’éveilla plus plaisamment que ne l’eût fait le baiser d’un rasoir. D’abord il -469- craignit que ce ne fût qu’un rêve, qu’il ne voyait pas réellement les yeux entrouverts de Winna qui le dévisageaient depuis sa paillasse. Mais après avoir regardé alentour pour saisir sa situation, il réussit à se convaincre. La main de Winna retomba lâchement sur le côté. Trop faible, murmura-t-elle. (Puis ses yeux se concentrèrent de nouveau sur lui.) Heureuse de voir que tu as changé d’avis, chuchota-t-elle. Heureuse de te revoir encore une fois. (Des larmes lui montèrent aux yeux.) Je n’ai pas changé d’avis, répondit-il. J’ai trouvé la sorcière. Elle m’a donné ce que je lui ai demandé. Non. Si. Elle ferma les yeux et souffla longuement. Je ne me sens pas bien, Aspar. Tu es mieux que tu ne l’étais, la rassura-t-il. Tu étais près des portes de saint Dun lorsque je suis arrivé. Maintenant tu es consciente. (Il prit sa main dans la sienne.) Par Grim, comment es-tu arrivée dans ce château ? Oh, la fille, Hauda, a dit à quelqu’un... Je suis dans le brouillard. Ils sont venus et nous ont emmenés, nous ont posé beaucoup de questions sur toi. (Elle ferma les yeux.) Je leur ai dit que si tu venais ici, tu ne l’aurais pas. Je ne pensais pas que tu l’aurais. Je ne pensais pas que je te reverrais. Eh bien, je suis là, et avec l’antidote. Et Ehawk ? Il regarda vers le garçon, qui dormait mais semblait avoir une meilleure couleur. Le graf dormait, lui aussi, encadré par quatre chevaliers, mais à sa grande surprise Aspar vit que le fils du graf les regardait. Qu’y a-t-il ? articula le garçon. Que se passe-t-il ? On raconte que tu as essayé de combattre un vaer, dit Aspar. Oui, répondit le jeune homme. C’est vrai, puis... (Son visage se déforma sous la concentration.) Je ne me souviens plus de grand-chose après cela. Emfrith ! Mon garçon ! -470- Les gardes avaient réveillé leur seigneur, et maintenant ils aidaient le fragile vieillard à avancer vers son fils. Atta ! répondit Emfrith. Aspar les regarda s’embrasser. Comment te sens-tu ? demanda le graf. Faible. Malade. Tu avais perdu la tête. Tu ne reconnaissais même plus ton propre père. Après un temps, le graf se redressa lentement et fit face à Aspar, les yeux humides de larmes. Je regrette... (Il marqua une pause, comme s’il escaladait une montagne en portant une lourde charge.) Je regrette la façon dont je t’ai traité, maître verdier. Je n’oublierai pas que tu as fait cela. Quand tu partiras d’ici, tu auras tout ce que je pourrai te donner pour t’aider. Merci, dit Aspar. De la nourriture et peut-être quelques flèches suffiront. Mais j’en aurai besoin bientôt. C’est-à-dire ? A la midi, si c’est possible, graf. J’ai un vaer à tuer, et je suis pressé de me mettre en route. La main de Winna revint et serra la sienne. Tu comprends ? lui demanda-t-il. Je voudrais rester avec toi, ou attendre que tu puisses monter... Non, dit-elle. Cela prendrait trop de temps. Voilà bien ma femme. Il se pencha pour l’embrasser, et vit qu’elle pleurait. Nous ne vieillirons pas ensemble, n’est-ce pas, Aspar ? chuchota-t-elle. Nous n’aurons jamais d’enfants, ni un jardin, ni rien de tout cela. Non, murmura-t-il. Je ne crois pas. Mais tu m’aimes ? Il s’écarta un peu et voulut mentir, mais il en fut incapable. Oui, dit-il. Plus que je ne saurais le dire. Alors essaie de te faire tuer le plus tard possible, répondit-elle. Elle dormait de nouveau une cloche plus tard, mais son teint s’était amélioré. Le fils du graf fut capable de s’asseoir, et -471- Ensil tint sa parole, lui fournissant deux mules chargées de provisions et des vêtements de montagne. Le temps que le soleil eut passé une cloche après midi, les bûchers de Haemeth noircissaient le ciel derrière son dos. -472- CHAPITRE DEUX À DOS DE CHÈVRE Commentaire, sur le Lunatique Virgenyen. Rare dans la plus grande partie du pays, cette créature étrange se rencontre en des nids isolés : les salles inusitées, les jardins cachés, et les recoins les plus sombres des bibliothèques et des monastères. En cas de confrontation ou de simple découverte, ils se replient généralement dans des forteresses qui n’existent que dans leur imagination. Ils se repaissent de leur isolation. À la différence des autres animaux, qui ont généralement des rituels de reproduction définis, le Lunatique Virgenyen fait montre dans ce domaine d’une série de postures compassées et confuses qui, loin d’assurer la continuation de son espèce, tendrait plutôt à la mener rapidement vers l’extinction. Ses caractéristiques... Stéphane, dit Pale. Tu es là ? Oui, dit-il. Désolé. Tes yeux sont devenus vitreux, et la descente est rude. Est-ce qu’il faut que je te reprenne la main ? Ah... Non, merci. Je crois que je vais y arriver. Il se concentra sur l’étroite piste. Un peu plus tôt, un nuage était arrivé qui les avait engloutis, une expérience étrange pour un garçon qui venait des plaines. Maintenant ils en redescendaient vers une petite vallée d’altitude. -473- Des enclos à moutons à peu près rectangulaires apparurent, faits de pierres empilées. Ils attestaient d’une vie locale, tout comme les moutons eux-mêmes. Un filet de fumée s’élevait de la seule habitation humaine visible, une bâtisse au toit de tourbe avec deux petites dépendances. Quelle est cette odeur ? demanda Stéphane en plissant le nez. Oh, il vaudrait mieux que tu t’y habitues, répondit-elle. Le berger était un jeune homme aux cheveux noirs, aux yeux sombres, et aux membres longs et minces. Il dévisagea Stéphane avec une méfiance non dissimulée, et sœur Pale avec ravissement, l’accueillant d’une étreinte et d’un baiser sur la joue qui ne furent pas du goût de Stéphane. Cela lui plut encore moins lorsqu’ils commencèrent à parler dans une langue qui ne lui était pas familière. Ce n’était pas le dialecte almannien déformé qu’il avait entendu à Demsted, ni probablement aucune langue liée. Il se dit que c’était vraisemblablement un dialecte vhilatautais, mais il n’avait jamais rencontrés ceux-ci que sous leur forme écrite, jamais parlée, et ils devaient avoir beaucoup changé depuis les langues plus que millénaires qu’il avait étudiées. Pour la première fois, il fut plus ennuyé qu’intrigué d’être confronté à une langue qui lui était inconnue. De quoi parlaient-ils, tous les deux ? Pourquoi riait-elle ? Et qu’était cet étrange regard, peut-être dédaigneux, que ce garçon lui adressait ? Après qu’il eut dû supporter cela bien trop longtemps à son goût, l’homme tendit finalement sa main à Stéphane. M’appelle Pernho, dit-il. J’aide toi et Zemlé. Peux compter sur moi. Ah, toi va où ? Stéphane jeta un rapide coup d’œil vers Pale R Zemlé ? Dans leur précipitation à s’enfuir, c’était une question qu’ils n’avaient jamais abordée. Il s’efforça de rester impassible, mais il n’était à l’évidence pas très doué pour cela, parce qu’elle perçut aussitôt ses soupçons. Je sais déjà que c’est au nord, dit-elle. Tout le monde sait cela. Mais maintenant il faut choisir : nord-est, nord-ouest, -474- ou tout ce que tu veux. (Elle fit un signe de tête en direction de Pernho.) Si tu me fais confiance, il faut lui faire confiance aussi. Oui, c’est bien le problème, n’est-ce pas ? dit Stéphane. Sœur Pale haussa les épaules et leva les mains en signe de défaite. Stéphane écarquilla les yeux. Visiblement, je n’ai pas le choix, reprit-il. Avec Ehan et Henné, il aurait pu trouver son chemin dans ce déluge de montagnes, mais sans eux cela paraissait impossible. J’aime l’assurance chez un homme, dit-elle avec un sourire. Alors où allons-nous ? Une montagne, dit Stéphane. Je ne sais pas comment elle s’appelle maintenant. Velnoiragana était son nom il y a deux mille ans. Je pense qu’elle peut s’appeler maintenant eslief vendve, ou Slivendy. — Xal Slevendy, dit Pernho d’un air songeur. Mais nous l’appelons aussi Ranhan, « la Corne ». C’est pas très loin, comme vole l’aigle. Mais le chemin est... (Il se rembrunit et fit un geste tournant des poignets.) Nhredhe. Pas chevaux. Vous faut kalboks. Des kalboks ? demanda Stéphane. Tu avais demandé, pour l’odeur, dit sœur Pale. Maintenant, tu vas savoir ce qui la produit. Le kalbok : Aussi improbable que n’importe quelle créature d’un bestiaire d’enfant, le kalbok semble être de la famille du mouton ou de la chèvre, pour avoir la même forme lenticulaire, des pupilles horizontales, des cornes recourbées en arrière, et une apparence générale laineuse. Il a par contre au garrot la taille d’un petit cheval, et est aussi musclé, ce qui lui donne une apparence étrangement massive, bien que reposant sur des pattes qui semblent en comparaison plutôt grêles. Les habitants des Barghs les préfèrent aux chevaux pour les chemins de montagne, eu égard à leur agilité sur la roche et sur les pentes. Ils acceptent une selle ou des charges, quoique avec réticence et un manque de grâce que même une mule -475- trouverait excessif. Et cet animal a une autre caractéristique indéniable et immanquable. Le kalbok : une puanteur sur pattes. Je n’avais jamais entendu parler de gens chevauchant des chèvres, maugréa Stéphane. Dis-toi qu’il y a bien des choses dont tu n’as jamais entendu parler, suggéra Pale. Je vais encore vomir, dit Stéphane. Ils ne sentent pas si mauvais que ça, répliqua Pale. Je n’ai aucune idée de ce que tu appelles une mauvaise odeur, mais je veux ne jamais m’en approcher, dit Stéphane en s’efforçant de se retenir. Ton ami ne lave donc jamais ces choses ? Ou au moins peigner leur fourrure pour en chasser les asticots ? Laver un kalbok ? Quelle étrange idée, songea Pale. Je suis impatiente d’entendre la prochaine chose que tu imagineras pour améliorer la vie des simples gens des montagnes que nous sommes. Maintenant que tu en parles, j’ai également des idées sur la façon dont vous pourriez améliorer vos routes, dit Stéphane. De fait, sa nausée n’était due qu’à moitié à l’odeur du kalbok ; le reste venait de son train sur ce que même Aspar n’aurait pas osé appeler un chemin. Appeler même cela une piste eût été prendre une hutte de terre pour un palais. Leur route plongeait et tournait sur le bord de ravins et de promontoires et semblait ne tenir en place que par la grâce des racines de genévriers à moitié morts. Même les chiens faisaient particulièrement attention à chaque pas. Eh bien, dit sœur Pale, assure-toi de bien penser à soumettre tes suggestions au praifec Hespéro la prochaine fois que nous le verrons. En tant que questor, il a quelque pouvoir en ce domaine. C’est ce que je vais faire, dit Stéphane. Je le distrairai avec une proposition détaillée pendant que ses hommes nous cloueront à des arbres. (Un souci soudain lui vint à l’esprit.) Ton ami. Si Hespéro nous suit... -476- Pernho ne sera plus là quand ils arriveront. Ne t’inquiète pas pour lui. Bien. Il ferma les yeux et le regretta aussitôt, parce que cela lui donnait encore plus le vertige. En soupirant, il les rouvrit. Il t’a appelée autrement, dit-il enfin. Zemlé. Zemlé, oui. C’est mon vrai nom. Et que signifie-t-il ? C’est notre nom pour sainte Cer, expliqua-t-elle. Et la langue que vous parliez ? Nous l’appelons le Xalma. Je devrais l’apprendre. Pourquoi ? Elle n’est pas très usitée. Si tu veux te débrouiller dans les montagnes, mieux vaut apprendre le Meel. Je peux apprendre les deux, si tu me les enseignes, dit Stéphane. Cela devrait nous aider à passer le temps. Très bien. Laquelle en premier ? La tienne. Le Xalma. Bien. Alors je sais comment commencer la leçon. (Elle porta la main à sa poitrine.) Wir. Ash esme nhen, Ju esh wir. Pernho est wir. Ju be Pernho este abe wiré... La leçon se poursuivit le reste de la journée, tandis que les kalboks grimpaient assidûment toujours plus haut, d’abord à travers des pâturages rocheux, puis, une fois qu’ils eurent atteint les neiges éternelles, à travers une sombre forêt de conifères. Avant le soir, la forêt avait fait place à une lande désolée et glacée sur laquelle rien ne poussait, et les paroles de sœur Pale lui parvenaient assourdies à travers son écharpe. La païda et l’épaisse cape de voyage de Stéphane étaient restées à Demsted, et il était reconnaissant pour la longue robe matelassée et le lourd pourpoint de fourrure que Pernho lui avait fournis. Il était moins convaincu en ce qui concernait le chapeau conique R il avait l’impression que cela lui donnait l’air ridicule R mais au moins il gardait ses oreilles au chaud. Des nuages les entourèrent durant la plus grande partie du voyage, mais lorsque le soleil se coucha, l’air s’éclaircit, et -477- Stéphane découvrit abasourdi les géants de glace et de neige qui défilaient tout autour vers l’horizon. Il se sentit minuscule et gigantesque à la fois, et intensément reconnaissant d’être en vie. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Pale en le dévisageant. Stéphane ne comprit pas la question jusqu’au moment où il réalisa qu’il pleurait. Je suppose que tu y es habituée, dit-il. Ah, répondit-elle, habituée, oui. Mais cela ne perd jamais de sa beauté. Je ne vois pas comment ce serait possible. Regarde là, dit-elle en montrant du doigt la direction d’où ils venaient. Après un temps, il crut voir un mouvement, comme une rangée de fourmis noires sur le fond blanc. Des chevaux ? demanda-t-il. Hespéro. Avec soixante cavaliers, je dirais. Va-t-il nous rattraper ? Pas pour le moment. Il va devoir s’arrêter pour la nuit, tout comme nous. Et ils seront bien plus lents avec des chevaux. (Elle le tapota dans le dos.) Et puisque l’on en parle, nous devons monter le camp. Il va faire très, très froid cette nuit. Heureusement, je connais un endroit. L’endroit dont elle parlait se révéla être une caverne, douillette, sèche, et très petite une fois qu’eux deux, les chiens et les chèvres furent à l’intérieur. Pale conjura un petit feu et s’en servit pour réchauffer un peu de la viande salée que Pernho leur avait donnée. Ils accompagnèrent cela d’une boisson qu’elle appelait du vin d’orge, et qui ressemblait un peu à de la bière. C’était assez fort, et il n’en fallut pas beaucoup pour que Stéphane se sentît éméché. Il réalisa qu’il contemplait le corps de Pale, et fut embarrassé de découvrir qu’elle s’en était aperçue. Je, euh... J’aurais dû te le dire avant, dit Stéphane, mais je trouve que tu es belle. Son expression ne changea pas. Vraiment ? -478- Oui. Je suis la seule femme à cinquante lieues à la ronde, et nous dormons sans chaperon dans une caverne. Imagine à quel point je suis flattée que tu me noies sous les compliments. Je... Non. Tu ne... (Il s’interrompit, se frotta le front.) Écoute, tu dois penser que je connais un peu les femmes. Ce n’est pas le cas. Tu m’en diras tant. Stéphane se rembrunit, ouvrit la bouche, la referma. Cela ne menait nulle part. Il n’était même pas certain de savoir pourquoi il avait commencé. Combien de jours encore ? préféra-t-il demander. Deux, peut-être trois, selon la neige que nous trouverons dans le prochain col. Et je parle simplement pour arriver à la montagne. Sais-tu où nous devrons aller, une fois que nous serons là-bas ? Il agita négativement la tête. Je n’en suis pas sûr. Kauron est allé dans un endroit appelé hadivaisel. C’est peut-être une ville. Il n’y a pas de ville sur Xal Slevendy, dit-elle. Du moins... (Elle s’interrompit.) Adiwara est un mot qui veut dire sefry. Les anciens disent qu’il y a un rewn sefry, là-bas. C’est peut-être cela, alors, dit Stéphane. Tu as idée de la façon dont nous pourrons le trouver ? Pas la moindre. Kauron dit avoir parlé à un vieil hadivara, mais cela suppose qu’il avait déjà trouvé le rewn, j’imagine. Et c’était il y a très longtemps. Tu vas le trouver, dit-elle d’un ton confiant. Tu es là pour ça. Mais si Hespéro nous retrouve avant... Ce serait un problème, reconnut-elle. Alors il faut que tu le trouves vite. Effectivement, dit-il sans grand espoir. Il commençait à réaliser l’immensité des montagnes. Et il se souvenait de la sortie du rewn de la forêt du roi. À quatre verges, elle était invisible. Cela allait être comme chercher une goutte d’eau dans une rivière. -479- Il sortit les pages qu’il avait copiées, espérant trouver une meilleure traduction. Pale l’observa sans faire de commentaires. Parmi les pages se trouvait la feuille qu’il avait trouvée R il l’avait presque oubliée. Elle était très ancienne, l’écriture était presque effacée, mais il reconnut le même étrange mélange de lettres que sur l’épître qu’il avait portée, et comprit avec une excitation croissante que ce qu’il avait en main pouvait être la clé de sa traduction. Évidemment, Hespéro avait maintenant l’épître, mais il devrait pouvoir se souvenir... Un frisson parcourut soudain tout son corps. Quoi ? demanda Pale. Il y avait quelque chose dans la chapelle, dit-il. Je n’ai pas vraiment eu le temps d’y repenser. Mais je jurerais avoir entendu une voix. Et ma lampe R il y avait un visage, dedans... Dans la lampe ? Dans la flamme, dit-il. Elle ne parut pas surprise. Les fantômes se perdent dans les montagnes, dit-elle. Le vent les ramène dans les hautes vallées, et ils ne peuvent plus en sortir. Si c’était un fantôme, alors il était très ancien. Il parlait une langue disparue depuis mil ans. Elle hésita alors. Personne ne sait ce qu’il est advenu de Kauron, dit-elle. Certains pensent qu’il n’est jamais revenu, qu’il a disparu dans les montagnes. Mais d’autres affirment qu’il a apparu dans la chapelle, très tard une nuit, bredouillant comme un homme qui a la fièvre, quoique son corps eût été froid. Le prêtre qui le trouva le mit au lit, mais le lendemain matin il n’y avait plus aucun signe de lui. Le lit ne semblait pas avoir été utilisé, et le prêtre ne put que se demander s’il l’avait réellement vu, ou s’il s’était agi d’un rêve ou d’une hallucination. As-tu jamais perçu quoi que ce soit là-bas ? Non, reconnut-elle. Et je n’ai jamais non plus entendu personne rapporter quoi que soit d’anormal. Mais tu es différent R un Révesturi, et l’héritier de Kauron. C’est peut-être pour cela qu’il t’a parlé. -480- Je ne sais pas. Qui que cela ait été, ou quoi que cela ait été, cela ne semblait pas très agréable, ni même serviable. J’avais plutôt l’impression qu’il se moquait de moi. Eh bien alors je n’ai aucune explication, dit-elle. Peut- être que Kauron a des ennemis, et que tu les as attirés aussi. Dans les montagnes, le passé et le présent ne sont pas des lointains cousins : ils sont frère et sœur. Stéphane acquiesça et replia ses notes. Bien, dit-il. Je crois que je vais essayer de dormir un peu. À ce sujet, soupira-t-elle, je vais peut-être te donner une dernière chance, tu sais. Que veux-tu dire ? Comme je te l’ai dit, il va faire très, très froid, cette nuit. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais elle la referma d’un baiser qui avait un goût plaisant de vin d’orge. Il garda les yeux ouverts, se demandant combien un visage pouvait être différent d’aussi prêt. Elle lui mordilla l’oreille et le côté de la gorge. Je ne sais vraiment pas grand-chose des femmes, s’excusa-t-il. Tu l’as déjà dit. Alors il est temps que tu prennes une leçon, je pense. Je n’irai pas jusqu’à la leçon finale R dans cette partie du mois, tu pourrais m’apporter un enfant, et nous ne voulons pas cela. Mais ce n’est pas la peine d’aller tout de suite à la fin du livre, n’est-ce pas ? Je pense que les premiers chapitres peuvent être très divertissants. Stéphane ne répondit pas : tout ce qu’il pouvait dire était potentiellement mal choisi. De plus, il n’avait vraiment plus envie de parler. -481- CHAPITRE TROIS UNE NOUVELLE VISION DE L’HISTOIRE Ignorant les protestations de sire Leafton, Anne se pressa vers l’autre bout de la place, où les mestres avaient hâtivement monté une redoute en empilant des caisses, des planches, des briques et des pierres entre deux bâtiments qui, ensemble, contrôlaient la plus grande partie de l’espace entre les deux murs. Dans les quelques cloches qu’ils avaient eues, ils avaient fait un travail crédible, mais ce n’était pas suffisant. Alors même qu’Anne regardait, une vague d’hommes en armes de huit rangées chargea, la moitié tenant des piques qui maintenaient les mestres à distance tandis que les hommes portant épée et bouclier avançaient. Déjà, ils atteignaient le sommet. Si vite. Anne vit ses plans s’effondrer. Ce n’était plus qu’une question de secondes avant que leur ligne ne fût enfoncée. Par les saints ! hurla Austra, faisant en cela écho aux sentiments d’Anne, tandis que l’un de leurs hommes tombait, une lance enfoncée à travers sa bouche ressortant de sa nuque comme la langue d’un monstre. Archers ! tonna Leafton. Et soudain, une grêle noire s’abattit des toits des bâtiments et des fenêtres des étages. La charge s’étiola comme les boucliers se levaient pour se protéger de cette pluie mortelle, et les lignes des mestres se refermèrent et revinrent vers la barricade. -482- Anne sentit naître une nouvelle lueur d’espoir, mais leur infériorité numérique restait flagrante. Devait-elle partir maintenant, quand elle en avait encore l’occasion, et emmener Austra et Cazio dans les tunnels ? Elle éviterait au moins d’être capturée, et Artwair n’aurait pas les mains liées par les menaces pesant sur sa vie. Mais l’idée de laisser ses hommes mourir lui était intolérable. Les attaquants reformèrent leurs rangs et revinrent à l’attaque. Nombre d’entre eux tombèrent, mais ils ne relâchèrent pas la pression. Majesté, dit Leafton. Je t’en supplie. Éloigne-toi d’ici. Ils peuvent passer n’importe quand. Anne repoussa son bras d’un geste et ferma les yeux, sentant les claquements du fer et les hurlements de douleur résonner à travers elle, fouiller en elle et au fond d’elle, en quête du pouvoir dont elle avait besoin pour faire bouillir le sang et la moelle. Si elle pouvait faire appel au pouvoir qu’elle avait eu à Khrwbh Khrwkh, elle pourrait peut-être renverser la situation, ou au moins offrir un peu de répit à ses hommes. Mais à Khrwbh Khrwkh, il y avait eu quelque chose de puissant dans la terre, une poche de pestilence qu’elle avait pu ramener vers la surface, comme du pus dans une plaie. Ici, elle sentait quelque chose de similaire, mais c’était plus distant et plus subtil R et rôdant derrière, elle sentait un démon qui attendait qu’elle ouvrît la route. Alors une partie d’elle hésitait. Mais un timbre nouveau vint s’ajouter à la clameur du combat, et elle ouvrit les yeux pour voir ce qui se passait. Son cœur se serra lorsqu’elle vit que les attaquants avaient reçu du renfort et étaient maintenant deux fois plus nombreux R ce fut du moins ce qu’elle crut d’abord. Puis elle réalisa que ce n’était pas le cas du tout : les nouveaux venus n’étaient pas en armure, du moins pour la plupart d’entre eux. Ils portaient des tenues et signes de guilde, des capes de laine et des blouses. Ils portaient des bâtons et des fourches, des harpons, des arcs de chasse, des couteaux et même quelques épées, et ils chargeaient leurs attaquants par l’arrière. -483- Les mestres hurlèrent tous en même temps et coururent à l’assaut, et le sang coula comme de l’eau de pluie dans les rues de la Cour des Gobelins. Le peuple d’Eslen, dit Austra dans un souffle. Anne hocha la tête. J’ai envoyé quatre hommes passer le mot. Je me suis dit que j’allais mettre à l’épreuve cette idée que j’avais leur soutien. (Elle se tourna vers son amie et sourit.) Il semble que cela soit le cas R au moins pour certains d’entre eux. Et pourquoi pas ? répondit Austra avec excitation. Tu es leur reine ! Au coucher du soleil, Anne se tenait à la fenêtre de la tour saint Ceasel, sur le Repaire. C’était une fin d’après-midi magnifique ; l’énorme ventre du soleil s’empalait sur les lointaines tours de Thornrath, faisant un miroir rouge de l’Ensae, qu’elle pouvait à peine discerner derrière les mamelons qu’étaient Tom Woth et Tom Cast. Elle pouvait voir la Manche, déjà feutrée d’ombre, puis en dessous les repères couverts de lierre des morts à Eslen-des-Ombres, et plus loin les collines embrumées. Le vent venait de la mer et son odeur était plaisante et soutenue. Elle était chez elle ; il s’agissait des paysages et des senteurs de son enfance. Et pourtant c’était étrange, maintenant. Jusqu’à il y a un an, ce cadre qu’elle observait R Thornrath, les rinns R contenait la plus grande partie du monde qu’elle connaissait. Oh, elle était allée à l’Est, jusqu’à Loiyes, mais elle savait maintenant qu’il s’agissait d’une petite distance. Aujourd’hui, dans son esprit, elle pouvait voir au-delà du rinns, au-delà des collines et des forêts, jusqu’aux plages et aux plaines de Hornladh et de Tero Gallé, jusqu’au sud de la mer lierienne, jusqu’aux falaises blanches et aux toits rouges du Vitellio. Chaque paysage, chaque son, chaque lieue parcourue avait fait d’elle quelque chose de différent, et elle n’était plus chez elle de la même façon. Elle rapporta son attention au nord, à la ville. Il y avait le palais, évidemment R la seule chose que se dressait réellement au-dessus d’elle R et en dessous son petit royaume de la Cour -484- des Gobelins. Les volontaires continuaient d’affluer, et Leafton et les autres mestres œuvraient à les rendre utiles. La redoute était infiniment plus sûre qu’elle ne l’avait été durant la première attaque, et tous les obstacles naturels étaient maintenant bien gardés. Les hommes de Robert n’étaient pas restés inactifs, évidemment. Elle pouvait les voir partout, à quelques rues de leur périmètre, construisant leurs propres camps, essayant de les couper de tout lien extérieur. Elle avait même vu quelques engins de siège descendre la colline, mais la plupart des rues qui menaient à ce quartier étaient trop étroites pour eux. Tu crois qu’il vont lancer un nouvel assaut cette nuit ? demanda-t-elle à Leafton. J’en doute. Et je ne crois pas non plus qu’ils attaqueront au matin. Je pense plutôt à un siège. Il va essayer de nous contenir ici jusqu’à ce que nous n’ayons plus de provisions. Bien, dit Anne. Pardon, Majesté ? J’ai quelque chose à faire cette nuit, lui dit-elle. Dans la maison sefry. Je serai indisponible toute la nuit, et peut-être même le matin. Je ne serai pas dérangée, et je te confie la totalité de la défense de cet endroit. Il est évident que tu dois te reposer, dit Leafton. Mais en cas d’urgence... Je ne serai pas disponible, réaffirma-t-elle. Je prendrai quatre hommes de ton choix pour me garder, mais en dehors de cela, n’envoie personne me chercher à l’intérieur de cette maison. Tu as compris ? Non, je ne comprends pas, Majesté. Ce que je demande, c’est : m’obéiras-tu ? clarifia-t-elle. Évidemment, Majesté. Très bien. Austra, Cazio R il est temps d’y aller. (Elle posa la main sur le bras de Leafton.) Tu es un homme compétent, dit-elle. Je te fais confiance. Prends soin de mes hommes. S’il te plaît. Oui, Majesté. -485- Anne n’était pas certaine de ce qu’elle avait imaginé que serait l’entrée du passage Crepling, mais elle avait en tout cas supposé qu’elle serait cachée : un panneau mural invisible, une bibliothèque tournante, une trappe sous un tapis. Elle se trouvait au moins dans la cave froide du bâtiment, derrière des rayonnages à vin et des viandes suspendues. Mais l’entrée elle-même était juste une petite porte, creusée dans la roche dans laquelle était construite la maison sefry. Elle était faite d’une sorte de métal sombre, avec des charnières et des loquets de cuivre poli. Mère Uun sortit une clé assez imposante. Elle la glissa dans le verrou, et la porte s’ouvrit presque sans bruit, révélant un escalier descendant. Anne se permit un petit sourire. Artwair et d’autres sous ses ordres l’avaient assurée que la ville et le château d’Eslen étaient quasi imprenables ; que ses poels et ses puissantes murailles pouvaient écœurer presque n’importe quelle armée. Et pourtant la cité était tombée plus d’une fois. Elle essaya de se remémorer les stratagèmes qui avaient permis à ses ancêtres de prendre la ville, et se souvint vaguement d’une leçon à laquelle elle avait un peu prêté attention. En y repensant, cela semblait plutôt vague, l’histoire de ce siège. On y parlait beaucoup de bravoure et de détermination, mais sans donner grand détail sur la façon dont Guillaume Ier avait réellement fini dans la salle des Colombes, avec son épée enfoncée dans le foie de Thiuzwald Fram Reiksbaurg. Combien de fois était-ce arrivé de cette façon ? Un petit groupe de femmes ou de sefrys pénétrant dans la forteresse par ce passage, pour y accomplir quelque exaction, ouvrir les portes pour qu’une armée pût entrer ? Mère Uun, lui semblait-il, était la dépositaire d’un pouvoir beaucoup trop grand. Le sort d’une dynastie pouvait dépendre de ses caprices sefrys. Mais un homme qui aurait fait appel à elle ne se souviendrait plus vraiment de ce qui s’était passé, ne saurait plus comment il était entré dans le château, n’aurait plus idée du pouvoir que détenait cette seule sefry. Anne, elle, le saurait. Elle s’en souviendrait, et elle ferait quelque chose à ce sujet. Lorsqu’elle serait reine, il n’y aurait plus moyen d’entrer secrètement dans la forteresse. -486- Anne fut soudain surprise de découvrir avec quelle intensité Mère Uun la regardait. La sefry pouvait-elle lire ses pensées ? Eh bien ? demanda-t-elle. En bas des escaliers, tu trouveras le passage, expliqua la sefry. Prends le chemin à main droite, et il te mènera hors de la ville, vers les rinns. Prends-le à main gauche, et il te conduira dans les souterrains et de là dans le château, si tu veux. Si la partie basse est inondée, tu trouveras les valves qui la draineront dans une petite pièce à gauche, juste avant l’endroit où l’eau atteint le plafond. Il leur faudra du temps pour s’ouvrir, évidemment : de l’ordre d’une demi-journée. Anne acquiesça. Si sa vision était juste, la flotte de sire Fail arriverait dans deux jours. Si Thornrath était alors aux mains d’Artwair, son oncle pourrait affronter la flotte et garder les portes extérieures ouvertes assez longtemps pour qu’elle puisse sortir, puis revenir à la tête d’une plus grande armée. Elle avait envisagé d’essayer de prendre le palais avec les hommes dont elle disposait, mais s’était dit qu’ils ne seraient pas assez nombreux. Il y avait des centaines de gardes dans le château. Les trente hommes qui lui restaient n’y suffiraient pas. Dans tous les cas, il allait probablement être difficile d’amener des hommes à la suivre à travers une porte dont ils ne pouvaient se souvenir même quand ils la regardaient en face. Cela restait néanmoins faisable : Cazio avait réussi à suivre le tueur venu l’assassiner, après tout. Et son frère, oncle Fail et les mestres avaient pu quitter Eslen, emmenés par une femme nommée Alis, si l’on en croyait les rumeurs. Oui, c’était possible, et elle devait faire le premier pas : s’assurer que la voie était ouverte. Prends la main de Cazio, dit Anne. Vous autres, formez une chaîne en vous tenant également par la main. Gardez-les serrées, et ne lâchez que quand je vous dirai de le faire. C’est compris ? Oui, Majesté. Très bien. Alors nous y allons. Où ça ? demanda Cazio. -487- Cazio se demanda s’il s’était saoulé sans s’en apercevoir. Il avait conscience de la main d’Austra, de la pierre sous ses pieds, du visage d’Anne dans la lueur de la lampe, mais il continuait de se perdre dans les détails. Il n’arrivait pas à se souvenir d’où ils allaient, ni où ils se trouvaient. C’était comme marcher à travers quelque sorte de rêve. Il continuait de penser qu’il s’éveillait, pour s’apercevoir ensuite qu’il n’avait fait que rêver cet éveil. Il se souvenait être allé dans la maison sefry, Anne parlant de choses et d’autres avec la vieille femme. Il se rappelait qu’ils étaient descendus dans la cave froide, ce qui avait paru singulier. Mais cela semblait s’être passé bien longtemps auparavant. Peut-être que c’était effectivement un rêve, se dit-il. Ou peut-être qu’il était saoul. Peut-être... Il cilla. Anne parlait de nouveau à quelqu’un. Maintenant elle hurlait. Et maintenant il courait. Mais pourquoi ? Il ralentit pour regarder alentour, mais Austra tira fort sur sa main pour qu’il continue de courir. Il entendit un rire inconnu, quelque part. Il sentit du sang sur ses lèvres, ce qui lui parut particulièrement étrange. -488- CHAPITRE QUATRE DES CHANTS FUNÈBRES Neil sentit le calme mortuaire se poser sur lui. Sa respiration s’apaisa, et il savoura l’air salé tout en regardant un aigle des mers planer dans un ciel également partagé entre le bleu et le gris. Le vent soufflait doucement du sud-ouest, ébouriffant l’herbe jeune et tendre du coteau comme un million de doigts des cheveux verdoyants. Tout était immobile. Fermant les yeux, il murmura un fragment de chanson. Mi, Etier meuf, eyoiz’etiern rem, Crach-toi, frennz, mi viveut-toi dein... Qu’est-ce que c’est, sire Neil ? Il ouvrit les yeux. La question était venue d’un homme qui avait à peu près son âge, un chevalier du nom de Edhmon Archard, du graviat de Seaxeld. Il avait des yeux bleus vifs, des joues roses, et des cheveux aussi blancs que le duvet de chardon. Son armure était belle et solide, et Neil n’y pouvait voir la moindre bosse. Évidemment, sa propre armure était tout aussi neuve. Il l’avait trouvée dans sa tente le lendemain de la fuite de Robert, un cadeau d’Élyonère Dare, qui avait fait prendre ses mesures pour des vêtements R ou du moins l’avait prétendu. Neil avait par contre l’impression que dans le cas de sire Edhmon, l’homme à l’intérieur de l’armure avait aussi peu d’expérience que le fer dont elle était faite. -489- Un bout d’une chanson, expliqua Neil. Une chanson que mon père m’a apprise. Qu’est-ce qu’elle dit ? Neil sourit. Moi, mon père, mes pères avant, Croassez corbeaux, je vais bientôt vous nourrir. Pas très gai, dit Edhmon. C’est un chant funèbre, dit Neil. Tu crois que tu vas mourir ? Oh, je mourrai, cela au moins est certain, dit Neil. C’est le quand, le où et le comment dont je ne suis pas sûr. Mais mon père disait toujours qu’il valait mieux partir à la bataille en se croyant déjà mort. Tu peux faire cela ? Neil haussa les épaules. Pas toujours. Parfois j’ai peur, et parfois la rage me prend. Mais parfois les saints me permettent ce calme mortuaire, et c’est ce que je préfère. Edhmon rougit un peu. C’est ma première bataille, reconnut-il. J’espère être prêt. Tu es prêt, dit Neil. J’en ai juste assez d’attendre. Alors même qu’il disait cela, il tressaillit comme une baliste se détendait derrière eux avec un bruit de détonation, et qu’une pierre de cinquante livres s’envolait par-dessus leurs têtes, frappait l’enceinte extérieure de Thornrath, et projetait des éclats de granit dans toutes les directions. Tu ne vas plus attendre très longtemps, l’assura Neil. Cette muraille sera tombée dans moins d’une cloche. Ils rassemblent déjà leurs chevaux de l’autre côté. Pourquoi ? Pourquoi ne pas les mettre à l’abri ? Pourquoi les risquer contre nous ? Neil prit quelques minutes pour soupeser ses paroles, espérant trouver une réponse qui n’effrayerait pas trop Edhmon. Thornrath n’a jamais été prise, dit-il finalement. Depuis la mer, c’est probablement impossible. Trop épais, trop -490- puissant, et les navires sont trop vulnérables à tout ce dont on peut les bombarder depuis les hauteurs. Pour les mêmes raisons, les falaises ne peuvent être escaladées depuis la mer. Quelques défenseurs peuvent empêcher n’importe quel nombre d’attaquants de grimper jusqu’ici, surtout s’ils essaient d’apporter des chevaux et des engins de siège. Et sans engins de siège, ils seraient confrontés au waerd, qui ne peut être pris sans eux. Il indiqua du bras le sud et la bande de terre qui les séparait de la muraille, une arête d’à peine dix verges de large qui plongeait vers les falaises de la baie de Fendlécume à gauche et vers Ensae à droite. Elle s’étendait ainsi sur quarante verges, puis s’élargissait assez pour le waerd, une forteresse en forme de coin dont la pointe leur faisait face, avec ses portes cachées en retrait. Il avait trois tours, et se dressait à une dizaine de verges de la grande muraille elle-même, quoique vu de là, ce pût être un peu moins ou un peu plus. On ne peut pas se contenter de chevaucher le long du waerd, parce qu’ils nous éjecteraient de la falaise avec tout ce qu’ils pourraient nous jeter : des pierres, de l’huile bouillante, du plomb en fusion, ce genre de choses. Nous n’irions même pas assez loin pour une seule tentative contre la porte. Alors nous devons briser la muraille d’ici, et de préférence à distance. Ici nous ne manquerons jamais de pierres, même si nous n’avons pas un mur plat à frapper. Plus de la moitié de nos projectiles ne font que glisser. Je vois tout cela, dit sire Edhmon, mais je ne comprends toujours pas ce que cela a à voir avec la cavalerie. Eh bien, quand la muraille aura cédé, il nous faudra encore franchir ce goulot et la brèche, avant de pouvoir prendre la place forte. Et nous ne pourrons pas avancer en force, à peine six ou sept de front. Alors les chevaux vont nous charger avant que la route ne se réélargisse. « De leur côté, ils ont gardé leurs missiles pour quand nous serons à courte distance, bien avancés sur l’arête. Pendant que leur cavalerie nous retiendra, ils jetteront leurs pierres et autres projectiles sur ceux d’entre nous qui seront massés derrière. -491- S’ils le font bien, nous perdrons quatre ou cinq hommes pour chaque vie que nous prendrons. Peut-être plus. Si les chevaliers restaient dans le waerd, ils ne seraient pas beaucoup plus utiles que des piétons. En nous chargeant ainsi, ils peuvent nous faire beaucoup de mal. « Nous perdrons des hommes sous leurs projectiles pendant que nous franchissons la brèche, mais nous entrerons, nous installerons notre propre artillerie, et nous commencerons à pilonner les portes de Thornrath elle-même. Mais avant que cela n’arrive, ils pourraient tuer suffisamment des nôtres pour nous donner à réfléchir quant à notre entreprise. Voire même nous affaiblir de façon significative. (Il donna une tape sur l’épaule du jeune chevalier.) De toute façon, ce sont des chevaliers. Les chevaliers chargent, dans une bataille. Comment crois-tu qu’ils se sentiraient, s’ils restaient sur la muraille à nous jeter des pierres ? Mais il doit y avoir un moyen plus facile, dit Edhmon. C’est le moyen facile, dit Neil. Pour parvenir à cette approche, une armée envahissant la Crotheny, devrait soit débarquer à cinquante lieues au nord et vaincre chaque forteresse maritime, soit franchir la frontière avec Hansa et traverser la Terre-Neuve, qui, comme tu l’as vu, peut être inondée. Selon le duc Artwair, c’est la première fois que Thornrath doit être défendue contre une attaque terrestre. D’après ce que l’on m’a dit, l’approche par le sud donne, par comparaison, l’impression que celle-ci est facile. Mais ta description donne plutôt l’impression que c’est désespéré, dit Edhmon. Nous pourrions tout aussi bien nous jeter d’une falaise, et ceux qui seront devant vont très certainement mourir. Seulement si les choses se passent comme ils l’espèrent, dit Neil en hochant la tête en direction du waerd. Comment pourraient-elles se passer autrement ? À notre façon. Notre première charge frappe si fort que nous dépassons leurs chevaux et que nous plongeons dans la brèche. S’ils ne nous retiennent pas, ils ne peuvent pas nous bombarder R du moins pas longtemps. Mais il faudrait un miracle, n’est-ce pas ? -492- Neil agita négativement la tête. La première fois que j’ai vu Thornrath, je me suis dit que ce devait être l’œuvre de géants ou de démons. Mais elle a été construite par des hommes, des hommes comme nous. S’il n’a pas fallu un miracle pour la construire, il n’en faut pas non plus un pour la prendre. Mais il va falloir des hommes. Tu comprends ? Voilà, sire Neil, tu lui as tout expliqué ! (Neil fut surpris par cette exclamation, et s’aperçut que c’était sire Fell Hemmington qui avait parlé.) Vous avez entendu ça, les gars ? Une charge ou rien ! Soudain, à la grande surprise de Neil, toute la colonne reprit cette formule. Une charge ou rien ! Il avait juste parlé à Edhmon, sans réaliser que tous les autres écoutaient. Mais il devait mener la charge, n’est-ce pas ? Il aurait été censé faire une sorte de discours, de toute façon. Les cris redoublèrent d’intensité comme une autre pierre frappait le waerd, et que dans un bruit sourd et puissant la muraille finit par s’effondrer, offrant une brèche large de près de cinq verges. Au même instant, la cavalerie ennemie commença à apparaître des deux côtés des fortifications. Lances ! cria Neil en abaissant la sienne. Sur toute la première rangée, les autres s’alignèrent sur lui. Une charge ! hurla-t-il en talonnant sa monture, se sentant toujours aussi calme alors que son cheval partait au galop. La mer, comme toujours, était magnifique. -493- CHAPITRE CINQ LA CORNE DE SORCIÈRE Quelle est cette expression ? demanda Zemlé depuis son kalbok, à quelques verges de lui. Ce n’est pas la culpabilité qui commence à te ronger, tout de même ? Stéphane la dévisagea. Dans la lumière dorée du matin, son visage était frais et très jeune, et un instant, Stéphane l’imagina comme une petite fille gambadant dans les pâturages des hauts plateaux, se jouant des chèvres ou cherchant un porte-bonheur parmi les trèfles. Devrait-ce être le cas ? demanda Stéphane. Même si l’on considère ce que nous avons fait comme, euh... Ses sourcils froncés l’arrêtèrent au milieu de son raisonnement. Alors il se gratta le menton, puis reprit. Je n’ai jamais fait vœu de chasteté, dit-il. Et je ne suis pas un adepte de saint Elspeth. Mais tu te destinais à devenir un decmanien, lui rappela-t-elle. Tu aurais fait ce vœu. Puis-je te confier un secret ? demanda Stéphane. Elle sourit. Ce ne serait pas le premier. Il sentit son visage s’échauffer. Allez, insista-t-elle. Je n’ai jamais voulu devenir prêtre. C’était ce que mon père désirait. Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit : tu sais ce qui m’intéresse. Je n’aurais jamais pu m’attacher à ma -494- passion sans ce lien avec z’Irbina, alors j’étais d’accord. Mais je n’étais pas impatient de faire ce vœu de chasteté. Je suppose que je me suis raisonné en me disant que j’avais de grandes chances de rester chaste toute ma vie, que je fasse ce vœu ou pas. C’est ridicule, dit-elle. Tu n’es pas ce que j’appellerais laid. Un peu inapte, peut-être... Oh, dit Stéphane. Désolé pour ça. ... mais tout à fait éducable, acheva-t-elle. Un taflo anscriftas. Maintenant ses oreilles lui brûlaient. De toute façon, poursuivit-il, je suppose que j’avais vaguement espéré pouvoir me diriger vers un des ordres moins... stricts. Et au point où en sont les choses aujourd’hui, il y a fort peu de chances que je fasse jamais les vœux decmaniens. Ni même que je vive encore très longtemps, d’ailleurs. Nous aurions dû nous lever plus tôt. Ce col est trop dangereux sans la lumière du soleil, répondit-elle. Nous nous sommes mis en route au bon moment. Quant au reste, je suis sûre que tu as l’impression que tu pourrais mourir heureux en cet instant. Mais je te le promets, il y a encore beaucoup de raisons de vivre. Je n’en doute pas, répondit Stéphane. Mais Hespéro est toujours derrière nous, et puis il y a le vaer. C’est vrai que nous ne l’avons plus vu depuis longtemps. Il a peut-être abandonné la poursuite. J’en doute, dit Zemlé. Pourquoi ? Je te l’ai dit : parce que la prophétie dit que c’est le vaer qui te mènera à l’Alq, répondit-elle. Et si je ne suis pas celui dont parle la prophétie ? Est-ce que nous n’allons pas trop vite dans nos suppositions ? Il t’a suivi à d’Ef, et de d’Ef au moins jusqu’à la Then. Pourquoi commencerais-tu maintenant à douter qu’il te suit ? Mais pourquoi me suivrait-il ? Parce que tu es celui qui trouvera l’Alq, dit-elle, sa voix laissant percer son exaspération. -495- C’est un argument à la catel turistat suus caudam, objecta-t-il. Oui, reconnut-elle. Il tourne en rond. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas vrai. Eh bien, est-il censé tuer, genre... moi, ou l’héritier de Kauron ? Je t’ai déjà dit tout ce que je sais, dit-elle. Stéphane se souvint du regard du monstre lorsqu’il l’avait aperçu à une demi-lieue, et il frissonna. C’est si mauvais que cela ? demanda-t-elle. Je te souhaite de ne jamais le découvrir, quoi qu’en dise la prophétie, répondit Stéphane. Je suis plutôt curieuse, en fait. Mais cela mis à part, tu avais effectivement une expression étrange sur le visage. Si ce n’était pas de la culpabilité, alors qu’est-ce que c’était ? Oh, cela. Ses yeux se plissèrent. Qu’est-ce que tu veux dire, « cela » ? N’essaie pas de me dire que tu ne veux pas en parler. Je... (Il soupira.) Je me demandais ce qui arriverait si nous oubliions tout simplement toute cette histoire de prophétie, et que nous partions tout simplement dans les montagnes. Peut-être que Hespéro et le vaer s’entretueraient, et que tout le monde oublierait l’Alq. Ses sourcils se froncèrent. Partir ensemble ? Toi et moi ? Tu veux dire, comme mari et femme ? Eh bien, je suppose que c’est ce que je voulais dire, oui. Tout cela est très beau, mais je te connais à peine, Stéphane. Mais nous... Oui, n’est-ce pas ? Et ça m’a plu. Je t’aime bien, mais qu’avons-nous à nous offrir l’un l’autre ? Je n’ai pas de dot. Tu crois que ta famille m’accepterait dans ces conditions ? Stéphane n’eut pas besoin de réfléchir longtemps. Non, admit-il. Et sans ta famille, qu’as-tu à m’offrir ? Ton amour ? Peut-être, dit-il prudemment. -496- Peut-être. C’est exactement cela. Peut-être. Tu ne serais pas le premier à confondre sexe et amour, Stéphane. C’est une erreur idiote. Par ailleurs, tu était hier encore fou amoureux d’une autre femme. Est-ce que quelques baisers bien placés peuvent suffire à changer cela ? Et si c’est le cas, comment puis-je espérer une quelconque constance de ta part ? Là tu te moques de moi, dit Stéphane. Oui, mais pas complètement. Parce que si je n’avais pas ri de toi, j’aurais pu me fâcher, et ce n’est vraiment pas le moment. Si tu veux t’enfuir dans les montagnes, tu devras le faire seul. J’irai jusqu’à la corne de sorcière et j’essaierai de trouver l’Alq moi-même. Parce que même si le praifec et le vaer s’entretuaient, il y en a quand même d’autres qui cherchent, et quelqu’un pourrait finir par le trouver. Comment sais-tu tout cela ? demanda Stéphane. Le livre du retour... Mais tu n’as jamais vu le livre du retour, coupa Stéphane. Tout ce que tu sais vient d’une rumeur vieille de mil ans, qui parle d’un livre que personne n’a vu excepté Hespéro, si même cela est vrai. Alors comment sais-tu qu’il y a le moindre soupçon de vérité dans tout cela ? Elle s’apprêta à répondre, mais il lui coupa de nouveau la parole. As-tu jamais lu le lai de Walker ? J’en ai entendu parler, dit-elle. Il parle d’un guerrier virgenyen qui a repoussé la flotte démoniaque de Thiuzan Hraiw, n’est-ce pas ? Oui, mais voilà l’important : historiquement, Walker a vécu environ un siècle avant le début de la guerre des Mages, cent cinquante ans avant que Thiuzan Hraiw eût même commencé à construire sa flotte. « Chetter Walker à repoussé une flotte, oui R si l’on peut appeler dix navires une flotte. Et ils venaient d’Ihnsgan, un ancien royaume de la mer de fer. Mais l’épopée, vois-tu, fut écrite cinq cents ans plus tard, après le chaos de la guerre des Mages, lorsque le nouvel ennemi de la Virgenye était Hansa. -497- « Thiuzan Hraiw était originaire de Hansa, et son nom en avait la tonalité. Alors les bardes R qui ont prêté serment de conserver exactement les chansons telles qu’elles leur ont été transmises, sous peine d’être maudits par sainte Rosemarie R font vivre Walker dans le mauvais siècle, où il affronte le mauvais ennemi, avec des armes qui n’avaient pas encore été inventées. La tradition orale promet toujours d’avoir rapporté fidèlement l’Histoire, et ce n’est jamais le cas. Alors qu’est-ce qui te fait penser que tes ancêtres ont fidèlement conservé leur petite saga ? Parce que, répondit-elle opiniâtrement, j’ai vu le livre R du moins en partie, la partie qui te concerne. Cela le prit au dépourvu. Vraiment ? Et comment as-tu réussi cela ? Elle ferma les yeux, et il vit sa mâchoire se tendre. Parce que, dit-elle, j’étais la maîtresse d’Hespéro. Dans l’après-midi, Zemlé lui montra le sommet de la Corne de Sorcière. Stéphane réalisa qu’il s’était attendu à quelque chose comme une immense corne de bœuf, incurvée vers le ciel, entourée de nuages d’orage, d’éclairs, et de noires formes distantes d’être diaboliques tourbillonnants autour de sa cime. En lieu de cela, à part peut-être culminer légèrement plus haut que ses voisines, elle était R du moins à ses yeux R complètement indifférenciée, une montagne des Barghs comme toutes les autres. Nous atteindrons ses flancs demain midi, dit-elle. Il hocha la tête, mais ne répondit pas. Tu n’as pas dit un mot depuis ce matin, reprit-elle. Cela commence à être déplaisant. Tu avais tout de même compris que tu n’étais pas mon premier amant ? Mais Hespéro ? explosa-t-il. Tu aurais peut-être pu me signaler ce détail au début, avant que je ne te suive ici en t’offrant toute ma confiance. Mais l’idée était justement que tu me fasses confiance, lui rappela-t-elle. Oui. Et je l’ai fait. Jusqu’à maintenant, du moins, et je n’ai plus le choix. -498- Je ne suis pas fière de ça, Stéphane, mais les saints détestent les menteurs. Tu m’as demandé, je t’ai répondu. Mieux vaut que tu croies la prophétie qu’avoir une bonne opinion de moi. Quel âge avais-tu quand c’est arrivé ? Dix ans ? Non, répondit-elle patiemment. J’avais vingt-cinq ans. Tu as dit avoir quitté ton village il y a des années, coupa Stéphane. Tu ne peux pas avoir plus de vingt-cinq ans même maintenant. Flatteur. J’ai eu vingt-cinq ans la semaine dernière. Tu veux dire... Depuis son retour, oui, dit-elle. Par les saints, c’est encore pire ! Elle le toisa depuis son kalbok, à travers trois verges de terrain accidenté. Si j’étais assez près, dit-elle, je te giflerais. J’ai fait ce que je devais faire. Je ne suis pas idiote, tu sais. J’avais les mêmes doutes que toi quant à la prophétie. Plus maintenant. Cela t’a plu ? demanda-t-il. Il avait beaucoup plus d’expérience que toi, rétorqua-t-elle. Ah. Pas un taflo anscriftas, cette fois, hein ? reprit-il sarcastiquement. Le visage de Zemlé se déforma et elle alla pour répondre, puis elle ferma les yeux et prit plusieurs longues inspirations. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle avait retrouvé son calme. C’est de ma faute, dit-elle posément. Je savais que tu étais jeune et que tu manquais d’expérience. J’aurais dû savoir que cela te ferait cet effet-là. Lequel ? Que la jalousie te rendrait stupide. Tu es jaloux d’un homme avec lequel j’ai couché quand je ne t’avais même pas encore rencontré. Est-ce que cela te paraît logique ? Eh bien, c’est juste que... Oui ? demanda-t-elle avec une patience qui le fit de nouveau se sentir comme un petit garçon. ... que c’est un être maléfique, acheva-t-il faiblement. -499- Vraiment ? demanda-t-elle. Je ne sais pas. C’est à l’évidence ton ennemi, dans le sens où il veut la même chose que nous. Mais je ne t’ai pas trahi pour lui R en fait, je l’ai trahi pour toi. Alors cesse d’être un petit garçon, essaie d’agir en homme. Tu n’as pas besoin d’expérience pour cela R juste du courage. La nuit ne fut pas le recommencement de la précédente. Stéphane resta éveillé de longues cloches, atrocement conscient de chaque souffle et de chaque mouvement de Zemlé. Son esprit s’enfonçait périodiquement vers le sommeil, mais une expiration plus forte ou un retournement le ramenait aussitôt. Elle est réveillée. Elle m’a pardonné... Mais il n’était pas certain d’avoir à être pardonné. Elle avait couché avec un praifec. C’était probablement un péché, même si Hespéro était un Skaslos réincarné. Et juste avant... Il soupira. Là était le véritable problème, n’est-ce pas ? Le contact d’Hespéro était une ombre sous le sien. Le contact d’un homme qui savait satisfaire une femme. Il tourna et retourna sur des orbites de remords et de colères plus petites encore, jusqu’à que la pierre sous lui s’ouvrît et que quelque chose le tirât à l’intérieur. Soudain il était moite et humide, et sa chair et ses os le lancinaient comme sous l’effet d’une forte fièvre. La panique le fit chercher à se cramponner à n’importe quoi, mais il était dans le vide R même s’il ne tombait pas mais qu’il flottait, entouré de tous côtés par des terreurs qu’il ne pouvait voir. Il voulut hurler, mais quelque chose emplit sa bouche. Il allait s’abandonner à la folie lorsqu’une voix apaisante lui murmura quelque chose avec des mots qu’il ne comprenait pas, mais qui le rassura néanmoins. Puis, doucement, une bande de couleur apparut dans ses yeux, et son cœur se calma. Sa vision s’éclaircit, et il vit la Corne de Sorcière, à peu près comme elle était apparue dans le soleil couchant, mais avec plus de neige. Il flotta vers elle comme un oiseau, par-dessus une vallée, un village, puis soudain R avec une impression de vertige R il remonta le long de ses flancs, suivit un chemin sinueux, atteignit une maison dans un arbre. Un visage apparut, pâle, -500- aux yeux de cuivre, un visage hadivar, et il savait maintenant que cela signifiait juste sefry. D’autres mots vinrent et il ne les comprenait toujours pas, mais alors il atterrit. Il marcha vers le flanc nord de la montagne, là où la mousse était reine, jusqu’à un visage de pierre et à travers une porte cachée, puis il fut dans le rewn. Il commençait à comprendre. La joie emplissait son cœur. Il s’éveilla comme on tapotait son visage, et vit Zemlé, les sourcils froncés d’inquiétude, son visage et ses lèvres à un mouvement des siens. Mais lorsqu’elle vit qu’il était éveillé elle se redressa, et son appréhension apparente disparut. De mauvais rêves ? demanda-t-elle. Pas exactement, répondit-il avant de lui narrer sa vision. Zemlé ne parut pas surprise. Nous allons manger, dit-elle, puis nous nous mettrons en route. J’espère que nous trouverons ta cité mythique. Il sourit et se frotta les yeux, se sentant beaucoup plus reposé qu’il ne l’aurait cru. Choran, se demanda-t-il en direction des cieux, es-tu devenu un saint ? Est-ce toi qui me guide ? La descente fut considérablement plus difficile qu’elle ne l’avait été dans son rêve, et sa confiance dans sa vision s’estompa lorsqu’ils s’enfoncèrent dans une forêt de conifères à la forte odeur de résine. Tu sais où tu vas ? demanda Zemlé d’un ton sceptique. Un instant, il ne comprit pas la question, puis il réalisa que leurs rôles avaient changé. Depuis qu’ils étaient entrés dans la vallée, elle l’avait suivi comme un guide. Je crois, répondit-il. Parce qu’il y a un chemin plus rapide vers la montagne. Il hocha la tête. Peut-être, mais j’ai besoin de vérifier quelque chose. Une cloche plus tard, les signes commencèrent à apparaître. Ils furent d’abord subtils : d’étranges élévations dans le sol de la forêt, des dépressions qui ressemblaient à des lits de ruisseaux asséchés mais étaient trop régulières R puis il commença à distinguer des restes de murs, même s’ils -501- s’élevaient rarement au-dessus du genou. Il continua à pied, menant sa monture, et à mesure qu’il avançait, il eut des visions de bâtiments étroits et surprenants, et de silhouettes aux vêtements bigarrés. Hadivaisel, dit-il en décrivant les environs d’un geste du bras. Du moins ce qu’il en reste. Et c’est bon signe ? demanda-t-elle. Cela montre au moins que je sais où nous allons. Alors ils reprirent leur route, vers l’Est et vers la montagne, vers les traces du chemin. La maison de sa vision avait disparu, mais il reconnut l’arbre, quoi qu’il fût plus vieux et plus touffu. De là il commença à les mener vers le nord et les hauteurs, vers Bezlaw, là où l’ombre de la montagne ne se levait jamais, où la mousse était épaisse et profonde, où des araignées de la taille de sa main tissaient leurs toiles entre des troncs ténébreux. Le crépuscule approchait déjà lorsqu’ils atteignirent l’ancienne ligne d’ombre, et Zemlé suggéra de faire halte. Stéphane fut d’accord, et ils voulurent préparer les animaux pour la nuit. Mais les molosses ne voulurent rien entendre : les poils de leurs échines étaient hérissés, et ils grondaient constamment en direction de l’obscurité grandissante. Les poils de la nuque de Stéphane étaient dans le même état : son ouïe s’était améliorée ces derniers jours, et il entendait au moins une partie de ce que les bêtes entendaient. Et cela ne lui plaisait pas. Parce que des choses approchaient sur deux pattes, pleines d’assurance dans les ténèbres. Et certaines chantaient. -502- CHAPITRE SIX LES SPORES DE LA MORT La mort disait à Aspar où aller. Les arbres morts dans la forêt, l’herbe et les ajoncs et les ronces sur la lande, les poissons dans les rivières et ruisseaux qu’il croisait. En suivant la mort, il suivait le vaer, et chaque jour, sa trace se faisait plus évidente, comme si sa nature venimeuse croissait à mesure qu’il avançait. La Welphe était couverte de carcasses, et ses bras morts ressemblaient à des abattoirs. Les jeunes pousses printanières exsudaient un pus répugnant, et les seules choses qui poussaient avec un semblant de vivacité étaient les beaucoup trop familières ronces noires. Bizarrement, Aspar se sentait aller mieux chaque jour. Si le poison du vaer gagnait en puissance, c’était aussi le cas du remède de la sorcière. Ogre lui aussi semblait déborder d’une énergie qu’il n’avait plus connue depuis des années, comme s’il était redevenu un poulain. Et chaque lever de soleil les rapprochait de la bête R et de Fend. Au-delà de la Welphe, Aspar ne connaissait plus les noms des lieux, ni ceux des montagnes qui se dressaient devant lui. Le vaer préférait les vallées, mais il traversait des cols à l’occasion. Une fois, il usa d’une rivière souterraine sous une montagne, et Aspar passa une journée dans l’obscurité à le suivre à la lueur des torches. Lorsque cela se reproduisit, il ne le suivit pas longtemps, parce que le tunnel fut rapidement immergé. En jurant, il dut donc revenir à la lumière, et escalader la montagne -503- jusqu’à trouver un promontoire lui permettant de voir la prochaine vallée. Il promit un sacrifice au Furieux si la chose ne lui échappait pas. Plissant les yeux dans le crépuscule, il discerna finalement sa tête brisant les vagues d’une rivière à deux lieues de là, et entama sa descente. Après cela, ce fut simple, et il se trouva chevaucher si près qu’il trouvait dans ses brisées des animaux et des oiseaux encore mourants. Évidemment, une autre grande montagne se dressait à l’horizon, qui pourrait lui poser problème si le monstre réussissait encore une fois à passer en dessous. Mais il avait l’intention de le rattraper avant la montagne. Ce n’était toujours pas le cas le lendemain matin, mais il savait qu’il était près : il le savait à l’odeur. Il revérifia la flèche puis, comme il le faisait tous les matins, il éparpilla les braises de son feu et reprit sa traque. La vallée gagna de l’altitude, s’emplit d’épicéas et de sapins. Il chevaucha sur le côté sud, au pied d’un à-pic de roche jaune qui le dominait d’une vingtaine de verges et sur lequel il pouvait voir ce qui ressemblait à un chemin qui serpentait à travers un sol rocheux et arbustif. Il observa la longue façade rocheuse, en se disant que s’il trouvait un moyen de grimper là-haut il le ferait, que cela lui donnerait un bien meilleur point de vue. Mais il n’avait néanmoins pas grand espoir : il savait comment le relief évoluait habituellement, et il n’avait pas l’impression qu’il trouverait une pente avant longtemps. Au-delà de l’à-pic se dressaient des montagnes, certaines visibles et d’autres cachées par son angle de vue. Il crut entendre quelque chose et s’arrêta pour écouter. Cela revint, avec plus de clarté : une voix humaine qui criait. Un instant plus tard, il localisa sa source. Il y avait une file d’une soixantaine de cavaliers sur la piste du haut, qu’ils venaient peut-être de rejoindre depuis une autre qui n’était pas visible de là où il se trouvait. L’à-pic était ici à trente verges de hauteur, et ils avançaient un peu à l’écart du précipice. L’homme qui criait pointait du doigt dans sa direction. Il a de bons yeux, murmura Aspar avec amertume. -504- Le soleil était derrière eux, ce qui l’empêchait de voir leurs visages, mais le meneur semblait porter des robes d’église, ce qui mit immédiatement Aspar sur ses gardes. Il remarqua que trois d’entre eux avaient des arcs tendus et prêts à tirer. Eh, en bas, cria le chef. Aspar fut interloqué de découvrir à quel point cette voix lui était familière, mais il ne put immédiatement la placer. Eh, là-haut, répondit-il d’une voix forte. J’ai entendu dire que tu étais mort, Aspar White, répondit l’homme. Je crois vraiment qu’il n’est plus possible de croire qui que ce soit. Hespéro ? Tu t’adresseras à lui en tant qu’Excellence, ordonna le chevalier au côté d’Hespéro. Sire Elden, rétorqua Hespéro, c’est mon forestier, tu ne le savais pas ? D’après le volume de sa voix, il n’avait parlé que pour le bénéfice d’Aspar. Aspar envisagea de jouer le jeu, mais il écarta rapidement cette idée. Il avait été seul dans la forêt suffisamment longtemps pour avoir perdu tout goût pour les faux-semblants. Plus maintenant, Excellence, cria-t-il. J’ai assez vu de tes œuvres. C’est compréhensible, dit Hespéro. J’ai vu assez des tiennes. Fais bonne route, forestier. Aspar tourna la tête et fit mine de s’éloigner, mais il garda les yeux tournés vers eux. Il vit sire Elden pointer son arc. Je ne vais pas avoir besoin d’une autre excuse, maugréa Aspar. Il s’était demandé s’il avait même besoin de cela, mais Hespéro résolut ce problème avec un mot trop bas pour être entendu. Aspar sauta de selle comme la première flèche le manquait de plus d’une verge, et lorsqu’il fut au sol il visa calmement et abattit l’archer, d’une flèche juste sous le menton. Il encocha une autre flèche qu’il destinait à Hespéro, mais un homme en armes s’interposa, le trait allant mourir contre son armure. -505- Les archers mirent pied à terre, et il en vit au moins six autres se préparer. Il tira de nouveau, puis se tourna en entendant un grand bruit dans le sous-bois. Il se trouva face à sa flèche dans la gorge du premier homme qu’il avait touché, lequel était tombé de la falaise et reposait maintenant sur un rocher. Aspar se précipita dans sa direction et s’abrita sous une saillie rocheuse tandis que les flèches semblaient partout sortir de terre comme des blés à tête rouge. Il attrapa le cadavre et le tira vers lui, puis fouilla le corps. Il prit ses flèches et ses provisions, et trouva plus qu’il ne cherchait. Parce que dans son havresac se trouvait une corne, et pas n’importe laquelle : une corne qu’Aspar reconnut, faite d’os blanc et gravée d’étranges symboles. La corne du roi de bruyère, celle qu’il avait trouvée dans les montagnes du Lièvre. Celle avec laquelle Stéphane avait appelé le roi de bruyère. La corne qu’ils avaient rapportée à Hespéro. Aspar la mit dans son sac, la glissa sur son dos, prit une profonde inspiration, et s’élança. La quasi totalité du tir de barrage le manqua ; un trait heurta sa cuirasse et glissa, et aussitôt après il fut à l’abri des arbres, sur Ogre, et au galop. Lorsqu’il devint évident qu’il avait distancé quiconque l’eût suivi, il ralentit le pas, et eut le temps de se demander ce que signifiait la présence d’Hespéro ici. Les coïncidences existaient, mais il était certain que ce n’en était pas une. Il y réfléchit en chevauchant, maintenant une allure raisonnablement rapide, regardant d’abord derrière lui tous les trente pas, puis moins souvent. Descendre une falaise était plus facile que de monter, surtout si l’on avait des cordes, et il y avait fort à parier que c’était leur cas. Faire descendre des chevaux serait plus longs, s’ils y arrivaient même, et il devrait pouvoir conserver son avance, tant qu’il restait à l’écart des précipices. Évidemment, il y avait toujours la possibilité qu’ils connussent les environs mieux que lui. L’à-pic pouvait très bien -506- devenir une pente facile, ou croiser une ravine qui menait jusqu’en bas. Mais il n’y avait rien qu’il pût y faire. Aspar se demanda si Hespéro suivait le vaer, lui aussi R quoique, étant donné la direction d’où il était venu, cela n’avait pas grand sens. Peut-être qu’il suivait plutôt ce que poursuivait le vaer, et qui, si l’on en croyait Fend, était Stéphane. Mais que faisait Stéphane dans ces montagnes ? Et pourquoi cela intéressait-il tant de monde ? Il n’avait aucun moyen de le savoir mais supposait qu’il le saurait bientôt, parce que toutes les pistes semblaient converger. Et cela risquait d’être intéressant à ce moment-là, se dit-il. La forêt ici n’était pas encore morte, quoique la piste qu’il suivait fût probablement une blessure mortelle. C’était dommage, parce qu’il aimait bien ce paysage de conifères. Aspar était déjà allé dans des forêts de ce genre, mais seulement dans les hauteurs des montagnes du Lièvre. Il aimait la nouveauté que représentait ce genre de forêt sur un terrain relativement plat. À quoi ressemblaient les forêts de Vestranie et de Nahzgave ? Elles se trouvaient encore plus au nord. Il avait entendu des histoires d’immenses marécages froids et de grands arbres boréaux qui plongeaient leurs racines dans des terres gelées plus de la moitié de l’année. Il aimerait voir de tels endroits. Pourquoi avait-il attendu si longtemps ? Peut-être qu’elles n’étaient même plus là. Pour ce qu’il en savait, le nord avait tout aussi bien pu avoir depuis des années des greffyns et des vaers et tout ce qui empoisonnait la terre. Il savait d’où ces monstres venaient, maintenant, mais il ne savait toujours pas pourquoi, ni comment. Peut-être que Stéphane serait capable de comprendre tout cela, s’il était encore vivant. Était-ce une maladie, une corruption, quelque chose qui arrivait au monde de temps en temps ? Leurs saisons étaient plus longues que des siècles, des cycles de naissance et de mort ? Ou quelqu’un ou quelque chose en était-il responsable ? Hespéro était-il derrière tout cela ? Ou Fend ? Il devait y avoir quelqu’un qu’il pourrait tuer pour y mettre fin. Ou peut- -507- être que le roi de bruyère avait raison. Peut-être que la maladie était l’humanité elle-même, et qu’il fallait tuer tout le monde. Eh bien, tout cela était du bois sans étincelle, et il n’allait pas allumer ce feu rien qu’en y réfléchissant. Il savait que tuer le vaer en arrêterait au moins une partie, et que tuer Hespéro et Fend aiderait aussi. Et il était de toute façon prêt à au moins essayer. Ogre se fraya un chemin par-dessus des pierres qui ressemblaient étonnamment à un mur en ruines, et il remarqua d’autres amas qui n’étaient pas plus naturels dans les environs immédiats. Des hommes et des femmes avaient autrefois vécu ici, construit des maisons. Maintenant, la forêt se nourrissait de leurs os. Ainsi en allaient les choses : rien n’était constant. Les arbres brûlaient et produisaient des clairières, les clairières devenaient des bosquets, puis les grands arbres revenaient et leur ombre étouffait les herbes et les arbustes. Les hommes créaient des pâturages et des champs, les utilisaient le temps de quelques vies, puis la forêt les reprenait. Il en avait toujours été ainsi R jusqu’à maintenant. Il allait régler cela ou mourir. Il ne voyait aucune autre possibilité. Peu de temps après il atteignit une grande clairière, d’où il put voir toute l’ampleur de la montagne qui se dressait devant lui. Il réalisa qu’il se trouvait déjà sur ses flancs, et sous cet angle, il put également voir la piste du vaer, une ligne fine mais nette qui serpentait le long du pic. Il pouvait même distinguer le bout de la trace, quoi que la distance fût trop grande pour qu’il pût voir la bête elle-même. Elle se dirigeait vers le flanc nord. Il pouvait également entendre de nouveau les hommes d’Hespéro, à sa droite. Ils se trouvaient probablement au même niveau, l’à-pic et la vallée s’étant rejoints. Il se dit au bruit qu’ils faisaient qu’ils devaient se trouver à une lieue de lui, et que sauf à disposer de scintillation, il leur serait difficile de retrouver sa trace sans revenir en arrière le long de la falaise. Il tapota le cou d’Ogre. -508- Tu es prêt à courir, mon vieux ? demanda-t-il. Nous avons besoin d’arriver là-bas avant eux. Ogre leva la tête avec empressement, et ensemble ils s’élancèrent vers la montagne. Tandis qu’Anne fuyait, le rire moqueur de Robert résonnait dans ses oreilles. Comment avait-il échappé à sire Neil ? Comment avait-il su où lui tendre une embuscade, ou même simplement su pour les passages secrets ? Mais Robert n’était plus vraiment un homme. Elle savait cela. Il était probablement comme les chevaliers hansiens, et ne pouvait mourir. Lui et sire Neil s’étaient-ils affrontés ? Avait-il tué son chevalier ? Ou les forces de Hansa étaient-elles déjà arrivées, et avaient écrasé Artwair et son armée ? Elle refusait de penser ainsi. Elle ne le pouvait pas. Tout ce qui importait maintenant était de lui échapper assez longtemps pour réfléchir, de trouver un abri pour elle et ses compagnons. L’un de ses hommes était déjà mort, trop désorienté par l’envoûtement pour courir lorsqu’elle le lui avait ordonné, frappé dans le dos par la lance de l’un des hommes de Robert. Ce qui laissait à Anne cinq compagnons : trois mestres, Cazio, et Austra. Il les avait attendus là R avec vingt hommes et une poignée de ses femmes vêtues de noir pour les guider. Cazio, grâce aux saints, était toujours avec elle. Elle s’efforça de balayer ses peurs et ses frustrations, et de se concentrer. Le couloir devrait se scinder en deux un peu plus loin, non ? Elle n’était jamais venue là auparavant, mais elle connaissait l’endroit, elle pouvait sentir où elle allait. Si elle réussissait à les mener au château, dans les passages secrets du château, ils pourraient peut-être se cacher. Dans l’intervalle, ses hommes à la Cour des Gobelins mourraient tous, parce que même si Artwair réussissait à prendre Thornrath à temps pour laisser entrer la flotte de son oncle Fail, un siège prendrait tout de même trop longtemps, -509- maintenant que son petit plan stupide commençait à se désagréger. Elle se sentait impuissante, mais le serait plus encore si elle se faisait tuer ou capturer. Vos mains ! cria-t-elle. Continuez tous de vous tenir par les mains ! Anne regarda par-dessus son épaule, mais elle ne distingua aucune lueur de lanterne révélatrice derrière eux. D’un autre côté, le passage tournait et virait suffisamment pour que leurs poursuivants pussent n’être pas très loin tout en restant invisibles. Austra, qui était devant avec elle, tenait leur seule lampe fonctionnelle, qui leur montrait maintenant deux possibilités. L’embranchement de droite, décida-t-elle. Ils tournèrent à droite, mais après seulement seize pas, se trouvèrent face à un mur si fraîchement construit qu’elle pouvait encore sentir le mortier. Elle n’avait pas prévu cela. Dans son esprit, le passage de droite serpentait jusqu’à travers la muraille du château et menait finalement R après quelques autres circonvolutions R directement à la terrasse des anciens quartiers de sa mère. Il l’a bloqué, murmura-t-elle d’un ton amer. Évidemment. C’était exactement ce qu’elle avait prévu de faire. L’autre embranchement ? proposa Austra d’une voix pleine d’espoir. Il descend sous le château, vers les souterrains. C’est mieux qu’être capturés, non ? Oui, reconnut Anne. Et il y a d’autres passages menant au château depuis les souterrains. Prions seulement pour qu’il n’ait pas bloqué aussi celui-là. Le bruit de leurs poursuivants parut s’être rapproché lorsqu’ils s’engagèrent dans l’autre passage. Où allons-nous ? demanda Cazio. Ne pose pas de questions, dit Anne. Cela ne fera qu’empirer les choses. Empirer ? maugréa Cazio. Elles ne peuvent plus empirer. Laisse-moi au moins me battre. -510- Non. Pas encore. Je te dirai quand te battre. Cazio ne répondit pas. Il avait peut-être déjà oublié ce dont ils parlaient. Le tunnel se divisa encore, mais comme c’était prévisible, l’embranchement qu’elle voulait prendre était bloqué, cette fois de façon beaucoup plus grossière R on avait provoqué l’éboulement du plafond. Cela semblait avoir été fait à la hâte, mais n’en était pas moins efficace. Il ne peut pas tous les connaître, dit-elle à Austra. C’est tout simplement impossible. Et s’il a une sorte de carte ? Peut-être que ta mère ou Erren en avaient une. Peut-être, dit Anne. Si c’est le cas, nous sommes perdues. Elle s’arrêta, un petit frisson lui parcourant le dos. Tu as entendu ? demanda-t-elle à Austra. Je n’ai rien entendu, lui répondit son amie. Mais Anne l’entendit de nouveau, une voix distante qui chuchotait son nom. Et elle se souvint. Il y a un passage, murmura-t-elle. J’en ai vu l’ouverture, mais même moi, je ne peux voir où il mène. Il y a là une sorte de brouillard, et autre chose... Quelque chose de pire que Robert ? Une image lui apparut alors, douloureusement claire : celle du démon. Mais ce n’était pas cela. Ce n’était pas ce démon qui lui chuchotait à l’oreille. Tu sais ce que c’est, répondit-elle. Ils atteignirent une petite salle, dont deux passages sortaient. Tous deux étaient barrés. Tu veux dire, lui ? souffla Austra. Le dernier des... Elle n’alla pas au bout de sa pensée. Son souffle s’était fait plus rapide. Oui. Anne prit sa décision, et tendit la main vers l’endroit qu’elle savait instinctivement être là, un petit creux dans la pierre. -511- Elle trouva la clenche et la pressa. Quelque chose à l’intérieur cliqueta, et une partie du mur s’ouvrit. Anne vit que la pierre avait été tranchée et fixée sur un panneau de bois. Vite, dit-elle aux autres. Elle les fit entrer, avança à son tour, et referma la porte derrière elle, en tendant l’oreille pour s’assurer du cliquetis qui signalait qu’elle s’était bien remise en place. Puis elle se tourna pour tenter de voir quelle était leur situation. Eux six tenaient à peine sur un petit palier à l’entrée d’un tunnel taillé directement dans la roche. Au-delà du palier, le passage descendait avec une pente plutôt spectaculaire. S’il n’avait pas été aussi étroit, il eût probablement été impossible de ne pas tomber. En l’état, ils pouvaient contrôler leur descente en se tenant aux parois. Austra rendit la lanterne à Cazio et Anne ouvrit la marche, la lumière venant de derrière elle et projetant son ombre dans cet étrange terrier. L’air portait une sorte d’odeur de brûlé, mais ce n’était pas chaud R en fait, cela lui donnait plutôt des frissons. Il est en bas, murmura-t-elle. Que te veut-il ? s’interrogea Austra. Je n’en ai pas la moindre idée, dit-elle. Mais j’ai l’impression que nous allons bientôt l’apprendre. Et si cela fait partie du piège de Robert ? demanda Austra. Et si c’était lui qui t’avait envoyé cette vision ? Il en est peut-être capable. Peut-être, admit Anne. Mais je ne crois pas qu’il pourrait me tromper sur qui il est. Et Robert est derrière nous. Je peux entendre le Détenu devant. Mais un Skaslos... Virgenye Dare en a fait notre esclave, dit Anne d’un ton ferme. Je suis la reine légitime, alors il est mon serviteur. Ne le crains pas. Fais-moi confiance. Oui, dit Austra d’une voix faible. Tu te souviens, quand nous jouions dans le horz ? reprit-elle. Je me souviens, dit Anne. (Elle chercha à tâtons derrière elle la main d’Austra.) C’est la raison de tout cela, de quelque façon. Parce que nous avons trouvé la tombe. La tombe de Virgenye Dare ? -512- Je m’étais trompée à ce sujet, dit Anne. Toi ? Te tromper ? Cela arrive, dit ironiquement Anne. Eh bien, te sens-tu prête à faire face à un véritable Scaos ? Oui, répondit-elle d’une voix qui indiquait qu’elle n’avait pas réellement confiance. Alors nous y allons. Cazio ? Est-ce que tout va toujours bien ? Et vous autres ? Oui, répondit Cazio. (Les autres lui firent écho.) Mais, par Ontro, de qui parlons-nous ? Et comment sommes-nous arrivés dans ce maudit tunnel ? Qu’est-ce que tu viens de dire ? demanda Anne. J’ai dit, comment sommes-nous arrivés dans ce tunnel ? Je crois qu’il sait où il est et qu’il s’en souvient, dit Austra. Qu’est-ce que tu veux dire, je m’en souviens ? demanda Cazio d’une voix irritée. Je ne suis jamais venu ici auparavant. Je ne me souviens même pas comment je suis arrivé ici. Cet endroit doit être plus vieux que l’enchantement, dit Anne. C’est probablement une bonne chose. Enchantement ? maugréa Cazio. Quel enchantement ? La dernière chose dont je me souviens, c’est la maison sefry. Quelqu’un m’a lancé un sort ? C’est la même chose pour moi, s’exclama l’un des hommes de Leafton, Cuelm MeqVorst. Oui, répondit Anne. Une scintillation a agi sur vous, mais nous l’avons dépassée, et nous n’avons pas le temps d’entrer dans les détails. Nous sommes poursuivis par l’usurpateur et ses hommes. Combattons-les, alors, dit Cazio. Non, ils sont trop nombreux, dit Anne. Mais que ceux qui marchent en dernier gardent un œil sur nos arrières. Soyez prêts. S’ils trouvent le moyen d’entrer ici, nous devrons nous battre. Ils ne peuvent nous affronter qu’un par un, fit remarquer Cazio. -513- C’est vrai, dit Anne. Tu serais peut-être capable de les retenir suffisamment longtemps pour que nous mourrions de soif. Que fait-on, alors ? voulut savoir MeqVorst. (Sa voix était à la limite de la panique.) Vous me suivez, dit-elle fermement. Vous allez peut-être voir ou entendre des choses étranges, mais sauf si nous sommes attaqués par-derrière, ne faites rien tant que je ne vous l’ai pas ordonné. Est-ce que vous m’avez tous compris ? Pas complètement, dit Cazio. Les trois autres hommes maugréèrent leur assentiment. Où allons-nous ? Dans la seule direction qui reste. Nous continuons de descendre. L’odeur de roussi se fit plus forte, parfois étouffante, et Anne eut l’impression qu’elle la sentait se mêler à l’odeur âcre de la peur de ceux qui la suivaient. Je l’entends, maintenant, dit Austra d’une voix pantelante. Par les saints, il est dans ma tête. Nous ne pouvons pas aller plus loin, protesta fébrilement MeqVorst. Je peux combattre des hommes, mais je ne vais pas servir de nourriture à une satanée araignée géante. Ce n’est pas une araignée, dit Anne. Elle se demanda si c’était vrai. Après tout, personne ne savait à quoi ressemblait les Skasloï R du moins, d’après tout ce qu’elle avait pu lire ou entendre. On disait qu’ils étaient des démons des ombres, dont la forme véritable était cachée par les ténèbres. Restez calmes, vous tous, dit-elle. Il ne peut pas vous faire de mal, tant que vous êtes avec moi. Je... je sens... la voix... Le guerrier n’en dit pas plus, et Anne crut l’entendre sangloter. Le murmure se fit plus fort, mais resta inintelligible, et ils atteignirent finalement un autre endroit plat. Là ils parurent marquer le pas, comme ils étaient confrontés à une nouvelle impasse. -514- Encore une fois, Anne sut où était l’entrée cachée. Elle trouva la clenche, et ressentit un picotement singulier lorsqu’elle la fit jouer. Le mur devant eux s’ouvrit en silence, et la lumière de leur lampe se déversa du tunnel vers une pièce ronde et basse. Quelque chose bougea dans la lumière, quelque chose d’anormal, et elle retint un hurlement. Austra ne se contrôla pas autant, et son cri résonna dans les profondeurs encaissées. Anne se redressa nerveusement, le cœur battant, son regard courant en tous sens. Ce ne fut qu’après de longs et lents martèlements de son pouls qu’elle comprit que ce qu’elle regardait n’était pas un monstre, mais une femme et un homme. L’homme était horriblement défiguré : son visage avait été incisé, brûlé, et encore bien d’autres choses. Ses haillons ne couvraient plus grand-chose de son corps. Le visage de la femme était crasseux et sanglant. Elle portait des vêtements d’homme d’une teinte sombre. À sa grande surprise, Anne la reconnut. Dame Berrye ? Qui est là ? demanda Berrye d’une voix engourdie. Es-tu réel ? Oui. Berrye s’esclaffa et serra l’épaule de l’homme. Ça dit que c’est réel, lui dit-elle. Tout dit être réel, grommela l’homme, avec un accent étrange. Mais c’est ce que nous nous disons à nous-mêmes, en errant dans le cimetière, non ? Tu étais la maîtresse de mon père, dit Anne. Tu es à peine plus âgée que moi. Tu vois ? dit Berrye. C’est Anne Dare, la fille cadette de Guillaume. Oui, dit Anne avec un peu d’exaspération. C’est moi. Berrye se renfrogna en entendant cela, et se balança sur elle-même. Son visage afficha une soudaine appréhension. Pitié, murmura-t-elle. Je ne peux plus. Pas encore une fois. -515- Elle s’approcha, et Anne vit à quel point elle était hâve. Elle avait toujours paru gaie, une femme à peine sortie de l’enfance, avec des joues lisses et roses. Maintenant sa peau collait à son crâne, et ses yeux bleus chatoyants paraissaient noirs et fiévreux. Elle tendit une main tremblante vers Anne. Ses doigts étaient noueux et sales. L’homme se redressa un peu lui aussi, en maugréant dans une langue qu’Anne ne connaissait pas. À l’instant où ses doigts entrèrent en contact avec le visage d’Anne, elle les retira pour les porter à sa bouche, comme si elle s’était brûlée. Par les saints, dit-elle, elle est réelle. Ou plus réelle que les autres... Anne lui prit la main. Je suis bien réelle, confirma-t-elle. Tu vois ma servante, Austra. Les autres sont aussi à mon service. Dame Berrye, comment es-tu arrivée là ? Cela fait tellement longtemps... (Elle ferma les yeux.) Mon ami a besoin d’eau, dit-elle. En avez-vous ? Vous en avez besoin tous les deux, dit Anne d’une voix contrite. Depuis combien de temps es-tu ici ? Je ne sais pas, répondit Berrye. Je devrais pouvoir m’en souvenir. je crois que c’était le troisième jour de prismen. Deux neuvaines, alors. Cazio lui passa son outre d’eau et elle la tendit à Berrye. Alis la porta aussitôt aux lèvres de l’homme balafré. Bois lentement, dit-elle. Attention, ou tu ne vas pas le supporter. Il but quelques gorgées, puis une quinte de toux lui parcourut tout le corps, le faisant tomber à terre. Berrye but un peu, puis s’accroupit pour lui en donner un peu plus. Tout en se baissant, elle commença à parler, quoique son regard restât fixé sur l’homme. Je suis la servante de ta mère, dit-elle. J’en doute énormément, répondit Anne. J’ai été formée au convent, Majesté. Pas au convent sainte Cer, mais je suis néanmoins une sœur. Mon emploi était -516- d’être la maîtresse de ton père. Mais après sa mort, j’ai approché ta mère. Pourquoi ? Nous avions besoin l’une de l’autre. Je sais que c’est difficile à croire, mais je l’ai servie aussi bien que j’ai pu. Je suis descendue dans les souterrains pour libérer un homme appelé Léovigilde Ackenzal... Le compositeur. J’ai entendu parler de lui. (Elle jeta un coup d’œil vers l’homme mutilé.) Est-ce... ? Non, dit Berrye. Ackenzal n’a pas voulu venir avec moi. Robert garde en otage des personnes auxquelles il tient, et il refuse de leur faire prendre un risque pour sa liberté. Non, il s’agit, du moins je le crois, du prince Cheiso de Safnie. Anne en resta bouche bée, avec l’impression d’avoir été giflée. Le fiancé de Lesbeth ? À la mention du nom de sa tante, l’homme se mit à gronder, puis hurla de façon incohérente. Chut, dit Berrye en lui caressant la tête. C’est sa nièce. C’est Anne. Le visage ravagé se tourna vers elle, et un instant Anne put distinguer le bel homme qu’il avait été. Ses yeux étaient sombres, et des torrents de douleur s’en déversaient. Mon amour, dit-il. Elle le sera toujours. Robert l’a accusé d’avoir enlevé Lesbeth et de l’avoir livrée à l’ennemi. Je pensais qu’il avait été exécuté. Je l’ai trouvé qui cherchait à sortir, après que Robert a eu scellé la plupart des passages. (Elle parut soudain s’affoler.) Ton oncle, sais-tu... Qu’il n’est pas humain ? J’en suis consciente. Lui as-tu repris le trône ? Son règne infâme est-il achevé ? Non. Il nous cherche en cet instant même. C’était le seul tunnel qu’il n’avait pas fermé. Je sais. J’avais espéré trouver une issue, dans les labyrinthes autour du Détenu. En lieu de cela, il nous a piégés ici. Tu as rencontré le Détenu ? -517- Non. Ta mère est venue le voir une fois, et j’étais avec elle. Mais Robert a la seule clé qui existe à ma connaissance. Nous n’avons pas pu entrer. Alors nous ne le pourrons pas plus maintenant. Berrye agita la tête. Tu ne comprends pas. La clé est celle de la porte principale, qui ouvre sur une antichambre à l’extérieur de sa cellule. À l’extérieur, tu comprends ? Lui est enfermé au centre de murailles d’une magie ancienne. Pour qu’il puisse être contrôlé. Anne, nous sommes dans sa cellule. Alors qu’elle disait cela, les murs parurent s’agiter comme de vastes tentures, et Austra moucha la lampe, les plongeant dans une obscurité totale. Quoi ? s’exclama Anne. Austra ? Il m’a dit de... Je ne voulais pas... Je ne pouvais pas... Mais la voix était de retour, ne murmurant plus mais vibrant à travers la pierre et ses os. Majesté, dit-il d’un ton moqueur. Et Anne sentit une haleine âcre sur son visage, et l’obscurité devint un tourbillon lent et terrible. -518- CHAPITRE SEPT TRIEY Léoff sourit devant les petites fioritures que Mérie ajoutait à la généralement calme et mélancolique Triey pour saint Reusmier. Elle en avait la permission : la triey encourageait par sa forme aux élaborations impromptues, mais là où la plupart des musiciens auraient ajouté quelques notes tristes et gracieuses, Mérie improvisait une réitération mélancolique mais néanmoins joyeuse d’un thème antérieur. La pièce musicale étant une réflexion sur le souvenir et le pardon, c’était parfait, malgré son côté insolite. Lorsqu’elle eut terminé, elle tourna les yeux vers lui, en quête, comme toujours, de son approbation. Très bien, Mérie, dit-il. Je suis stupéfait que quelqu’un de ton âge comprenne si bien cette composition. Que veux-tu dire ? demanda-t-elle en se grattant le côté du nez. C’est l’histoire d’un vieil homme qui se remémore sa jeunesse, expliqua Léoff. Il se souvient de jours heureux, mais d’une façon souvent imparfaite. C’est pour cela que les thèmes sont fragmentés ? demanda-t-elle. Oui, et ils ne s’assemblent jamais parfaitement, n’est-ce pas ? L’oreille n’est jamais totalement satisfaite. C’est pour cela que je l’aime, dit Mérie. Ce n’est pas trop simple. -519- Elle farfouilla dans les partitions de son chevalet. Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. Peut-être le deuxième acte de Maersca, dit-il. Montre-moi... Soudain, son cœur lui parut être lesté de plomb. Tiens, dit-il en s’efforçant de paraître naturel. Donne-moi ça. Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Mérie en regardant la page. Je ne comprends pas. Il n’y a presque que des changements d’accords. Où est la mélodie ? Ce n’est pas pour toi, dit Léoff avec beaucoup plus de force qu’il ne l’eût voulu. Je suis désolée, dit Mérie en rentrant les épaules. Il s’aperçut qu’il avait le souffle court. Je ne l’avais pas rangée ? Il ne faut pas. Ce n’est pas de ta faute, Mérie, dit-il. Je n’aurais pas dû la laisser traîner. C’est quelque chose que j’ai commencé, mais que je ne vais pas finir. N’y pense plus. Elle paraissait pâle. Mérie, demanda-t-il. Quelque chose ne va pas ? Elle le regarda avec de grands yeux. C’est malsain, dit-elle. Cette musique... Il s’accroupit, et prit maladroitement sa main de sa main meurtrie. N’y pense plus, dit-il. N’essaie pas de l’entendre dans ta tête, parce que cela te rendrait malade. Tu comprends ? Elle acquiesça, mais elle avait les larmes aux yeux. Pourquoi écrire une telle chose ? demanda-t-elle d’une voix plaintive. Parce que je pensais devoir le faire, répondit-il. Mais maintenant je pense que ce ne sera peut-être plus nécessaire. Je ne peux pas t’en dire plus. Tu comprends ? Elle hocha de nouveau la tête. Bon... Pourquoi ne jouerions-nous pas quelque chose de plus gai ? J’aimerais que tu puisses jouer avec moi. Eh bien, dit-il, je peux encore chanter. Je n’ai jamais eu une voix extraordinaire, mais je chante juste. -520- Elle battit dans ses mains. Alors que chantons-nous ? Il fureta à travers les partitions sur son bureau. Nous y voilà, dit-il. C’est dans le deuxième acte de Maersca. C’est une sorte d’interlude, un aparté comique à l’histoire principale. Le chanteur ici est Droep, un jeune homme qui voudrait, euh... rendre visite à une jeune fille la nuit. Comme quand ma mère rendait visite au roi ? Humm... Je ne saurais le dire, Mérie, temporisa Léoff. Quoi qu’il en soit, c’est la nuit, et il est sous sa fenêtre, prétendant être un prince des mers venu d’une contrée lointaine. Il lui dit qu’il peut parler aux poissons, et explique qu’il a entendu parler de sa beauté par-delà les mers, à l’autre bout du monde. Je vois, dit Mérie. La brème en parle au crabe, et le crabe en parle au thon... Exactement. Et chacun a un petit thème... Jusqu’à ce que l’on atteigne la tortue, qui en parle au prince. Exactement. Alors elle lui demande à quoi il ressemble, et il répond qu’il est le plus beau de tous les hommes de son pays R ce qui, en un sens, est vrai, puisque le pays n’existe que dans son imagination. Non, dit Mérie. C’est quand même un mensonge. Mais il est amusant, je pense, dit Léoff. La mélodie l’est, en tout cas. Ah, une critique, déjà, dit Léoff. Mais reprenons. Elle demande à le voir, mais il lui jure qu’il n’a pu venir la rencontrer que par magie, et que si elle voit son visage, il devra rentrer chez lui et ne jamais revenir. Par contre, si elle couche trois nuits avec lui sans voir ses traits, la malédiction sera brisée. Mais alors elle saura qu’il a menti, dit Mérie, perplexe. Oui, mais il se dit qu’entre-temps, il aura au moins réussi à obtenir, euh... un baiser. C’est bien des efforts pour un simple baiser, dit Mérie d’un ton dubitatif. Oui, dit Léoff, c’est vrai. Mais les garçons de son âge sont toujours comme ça. Attends encore quelques années, et tu -521- verras exactement tout ce que les jeunes hommes seront prêts à faire pour attirer ton attention. Encore que je te suggère, si l’un d’entre eux prétend jamais venir de quelque contrée éloignée, d’un pays dont tu n’as jamais entendu parler... ... d’insister pour voir son visage, gloussa Mérie. Exactement. Alors, es-tu prête à jouer ? Qui va chanter la partie féminine ? Peux-tu le faire ? C’est trop grave pour moi. Eh bien, dit Léoff, je la chanterai en fausset. Et le duo ? J’improviserai, répondit Léoff. Bon, passons la partie où il se présente et allons directement à la chanson. Très bien, dit Mérie. Elle posa les doigts sur les touches et commença. Sous son influence, l’accompagnement se fit plus entraînant encore qu’il ne l’avait pensé possible. Il s’éclaircit la gorge lorsque son tour arriva. J’ai entendu dire par la mer, Le peuple de la mer m’a dit, Par-delà plus de mil lieues, Qu’il était une dame si belle en un pays étranger lointain Que moi, prince de Ferrowigh Ne pouvais qu’aller la voir Tu te baignais près du rivage Sous le regard d’une brème, Qui en parla à son ami crabe Qui justement passait là, Et le crabe en parla au thon Lequel répéta à une raie ou dix Que moi, prince de Ferrowigh Me devais de gagner ton cœur... Pour la première fois depuis très longtemps, Léoff s’aperçut qu’il était heureux. Et même plus que cela : optimiste. -522- Les terreurs des mois passés s’effaçaient, et il eut l’impression que de bonnes choses pouvaient même arriver. Il réalisa qu’il croyait en la promesse d’évasion d’Ambria, qu’il l’avait crue depuis l’instant où elle lui en avait parlé. Mais en un sens, cela n’avait plus d’importance. Eh bien, je vois que tout le monde est de bonne humeur ! les interrompit une voix féminine. Léoff sursauta. Aréana se tenait dans l’encadrement de la porte, et les regardait. Elle ne lui avait pas parlé depuis le matin où elle l’avait trouvé avec Ambria. Aréana ! s’exclama Mérie. Tu te joins à nous ? Nous avons vraiment besoin de quelqu’un pour chanter le rôle de Taléath ! Vraiment ? demanda-t-elle d’un ton sceptique, les yeux fixés sur Léoff. S’il te plaît, dit-il. Elle ne bougea pas. Allez, dit Léoff. Tu as dû nous entendre. Je sais que tu veux le chanter. Vraiment ? demanda-t-elle d’une voix froide. Je voudrais que tu le chantes, reprit-il. Je peux recommencer au début, dit Mérie. Aréana soupira. Très bien. Reprenons au début. Mérie céda à la fatigue près d’une cloche plus tard et partit faire une sieste. Léoff craignit qu’Aréana le quittât elle aussi, mais en lieu de cela elle s’avança jusqu’à la fenêtre. Après un instant d’hésitation, Léoff la rejoignit. Il se passe quelque chose sur la grande muraille, je crois, dit Léoff. Peut-être Thornrath ? Il y a de la fumée depuis des jours. Elle hocha la tête, mais ne semblait pas regarder la muraille, ni quoi que ce fût d’autre, d’ailleurs. Je t’ai trouvée très bien dans la partie de Taléath, tentat-il encore, même si ce n’est pas le rôle que j’ai écrit pour toi. -523- Il n’y aura pas de rôle pour moi dans cette gabegie, coupa-t-elle. Je n’y participerai pas. Il baissa la voix. Je ne travaille dessus que pour empêcher Robert de vous faire du mal, à toi ou à Mérie, dit-il. Je n’ai pas l’intention de le jouer. Vraiment ? Son regard croisa celui de Léoff, et s’adoucit. Il hocha la tête. Vraiment. Je travaille sur quelque chose d’assez différent, en fait. Bien, dit-elle en reportant son regard vers l’extérieur. Il chercha un moyen de poursuivre la conversation, mais rien de judicieux ne lui vint à l’esprit. Tu m’as vraiment rendue ridicule, tu sais, dit-elle d’une voix un peu voilée par l’émotion. Très ridicule. Je ne le voulais pas. C’est encore pire. Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de toi et dame Gramme ? J’aurais dû deviner, je suppose R elle était ta protectrice, elle est belle et habile, et tu t’entends extrêmement bien avec Mérie. Non, dit Léoff. Je... Il n’y avait rien à te dire jusqu’à cette nuit-là. Elle est venue... Je ne m’y attendais pas... Elle laissa échapper un rire plein d’amertume. Oh oui, et moi aussi. Je ne peux cacher que j’avais eu la même idée. Je pensais pouvoir soulager ta douleur, et... Elle se mit à pleurer, et déglutit. Aréana ? J’étais vierge, tu sais. Ce n’est plus vraiment de mise à Eslen, mais dans les poels, c’est quelque chose qui importe... (Elle agita les mains en signe d’impuissance.) De toute façon, c’est fini. Mais je croyais que si j’étais avec quelqu’un de doux et de gentil, quelqu’un qui ne voudrait pas me faire de mal, je pourrais m’en laver, m’en... Elle appuya ses bras sur le rebord de la fenêtre et y enfouit son visage. Il la regarda, impuissant, puis tendit la main et caressa ses cheveux. -524- J’aimerais que cela ne soit jamais arrivé, dit-il. Je n’ai jamais voulu te faire de mal. Je sais, sanglota-t-elle. Et j’en demande trop. Qui voudrait me toucher, maintenant ? Je te touche, dit-il. Allons, regarde-moi. Elle releva un visage maculé de larmes. Je crois que tu avais raison, dit-il, sur les sentiments que j’éprouve pour toi. Mais il y a quelque chose que tu dois comprendre. Quand j’étais dans les geôles R cela m’a changé. Je ne parle pas simplement de mon corps ou de mes mains R cela m’a transformé à l’intérieur. Je suis sûr que tu vois de quoi je parle. Longtemps, très longtemps, je n’ai vu d’autre issue que la vengeance. Je ne pouvais penser qu’à cela. Je ne pouvais envisager d’autre projet. Dans les geôles, j’ai rencontré un homme R enfin, j’ai entendu sa voix, en tout cas. Nous avons parlé. Il m’a dit qu’en Safnie, là d’où il venait, la vengeance est considérée comme un art, une chose qui doit être très bien faite, et savourée. Il me semblait logique, je dois dire, de faire payer Robert pour tout ce qu’il avait fait. L’autre musique sur laquelle j’ai travaillé R c’est ma vengeance. Que veux-tu dire ? Il ferma les yeux, sachant qu’il ne devait pas lui dire, mais se lança néanmoins. Il y a plus que huit modes, dit-il doucement. Il en est quelques autres, tellement prohibés qu’on ne les évoque qu’en chuchotant, même dans les académies. Tu as vu R tu as ressenti R l’effet que peut avoir la musique lorsqu’elle est convenablement composée. Nous avons pu non seulement créer et contrôler l’émotion, mais aussi empêcher quiconque de nous arrêter tant que nous n’avions pas fini. « Cela s’est fait en usant principalement des modes que nous connaissons, mais ce qui a donné tant de puissance à cette pièce fut ma redécouverte R la redécouverte par Mérie, plus exactement R d’un mode très ancien, et interdit. Et maintenant j’en ai trouvé un autre, qui n’a pas été utilisé depuis l’époque du Bouffon Noir. À quoi sert-il ? -525- À beaucoup de choses. Mais une pièce musicale correctement composée pourrait, lorsqu’elle serait interprétée, tuer tous ceux qui l’entendraient. Elle fronça les sourcils, et le dévisagea avec un tel regard qu’il sut qu’elle cherchait des signes de démence. C’est vrai ? demanda-t-elle enfin. Je ne l’ai pas expérimenté, évidemment, mais oui, je crois que c’est vrai. Si je n’avais pas été là, si je n’avais pas fait partie intégrante de la musique du bosquet aux chandelles, je pense que je ne te croirais pas, dit-elle. Mais maintenant je crois que tu peux réussir n’importe quoi, si tu décides de le faire. Alors c’est sur cela que tu travaillais ? Oui. À tuer le prince Robert. Mais c’est... (Ses yeux se plissèrent.) Mais tu ne peux pas jouer. Je sais. Cela a été le principal obstacle depuis le début. Robert, par contre, peut jouer. Je me suis dit que si j’en conservais un mécanisme assez simple, il pourrait peut-être le faire lui-même. Mais il est plus probable que ce soit Mérie. Auquel cas j’avais envisagé de lui remplir les oreilles de cire, dit Léoff. Tu comprends, je suis d’accord avec toi R je l’ai toujours été : je pense qu’il projette de nous tuer tous les trois. J’avais espéré vous donner une chance à toutes les deux, mais si je ne peux pas... Tu t’es dit que tu allais l’emmener avec nous. Oui. Mais qu’est-ce qui a changé ? J’ai cessé de travailler dessus, dit-il. Je ne l’achèverai pas. Pourquoi ? Parque que j’ai de l’espoir, maintenant, dit-il. Et même si cela échoue... De l’espoir ? Pour quelque chose de mieux que la vengeance. Quoi ? Une évasion ? -526- Il y a une possibilité, dit-il. Une chance que nous survivions à tout cela, et que nous vivions nos vies dans de meilleures circonstances. Mais si nous ne pouvons pas... (Il posa sa main détruite sur son épaule.) Pour composer cette musique, cette musique de mort, je dois m’abandonner à la partie la plus ténébreuse de moi-même. Je ne puis me permettre de ressentir de la joie, de l’espoir ou de l’amour pour pouvoir la composer. « Aujourd’hui, j’ai réalisé que je préférais mourir en étant encore capable d’aimer que réaliser ma vengeance. Je préfère pouvoir dire à Mérie que je l’aime plutôt que tuer tous les princes maléfiques du monde. Et je préfère te toucher aussi tendrement que je le peux, avec ces choses qui étaient mes mains, qu’apporter une musique aussi terrible au monde. Est-ce que cela te paraît censé ? Est-ce que cela te paraît logique ? Ils pleuraient tous les deux, maintenant, doucement. Cela me paraît censé, dit-elle. Cela me paraît plus censé que tout ce que j’ai entendu et tout ce que je me suis dit ces derniers temps. C’est ce qui fait de toi l’homme dont je suis tombée amoureuse. Elle prit sa main et l’embrassa délicatement R une fois, deux fois, trois fois. Nous sommes tous deux meurtris, dit-elle. Et j’ai peur, très peur. Tu disais que nous pourrions peut-être nous échapper... Oui, commença-t-il, mais elle l’interrompit en posant un doigt sur ses lèvres. Non, dit-elle. Si cela arrive, cela arrive. Je ne veux pas en savoir plus. Si je suis torturée, je parlerai. Je sais cela de moi, maintenant. Je ne suis pas une femme courageuse comme dans les romans. Et je ne suis pas un chevalier, dit Léoff. Mais il y a de nombreuses façons d’être brave. Elle acquiesça, se rapprocha. Quel que soit le temps qu’il nous reste, dit-elle, j’aimerais t’aider à guérir. Et j’aimerais que tu m’y aides. Léoff se pencha et posa ses lèvres sur les siennes. Ils restèrent ainsi un long moment, immobilisés dans ce simple baiser. -527- Elle porta la main à son corset. Il l’arrêta. On guérit lentement, dit-il. Petit à petit. Nous n’avons peut-être pas autant de temps devant nous, lui rappela-t-elle. Ce qui t’a été fait ne devrait arriver à personne, dit-il. Et ce sera peut-être plus difficile à surmonter que tu ne le crois. J’aimerais te faire l’amour, Aréana R mais seulement si c’était la première de nombreuses fois, et de bien d’autres choses qu’un homme et une femme peuvent faire ensemble, être ensemble. Si nous essayons maintenant et que nous échouons, je crains les conséquences. Alors pour l’instant, croyons que nous allons vivre, et donnons-nous le temps. Elle enfonça sa tête dans son épaule et passa ses bras autour de lui, et ensemble ils regardèrent le coucher de soleil. Il faut que tu retournes dans ta chambre, lui dit Léoff, quelques cloches plus tard. Ils étaient paisiblement étendus sur son lit, la tête d’Aréana reposant sur sa poitrine. Je voudrais rester là, dit-elle. Ne pourrions-nous pas dormir, simplement dormir ? Je voudrais m’éveiller auprès de toi. À contrecœur, il agita négativement la tête. C’est le grand soir, dit-il. Quelqu’un va venir dans ta chambre. Je ne sais pas ce qui se passera si tu n’y es pas. Il vaut mieux que nous nous en tenions au plan. Tu es sérieux ? Tu penses vraiment que nous allons nous enfuir cette nuit ? Au début, je ne voulais pas y croire non plus, mais oui, je crois que c’est une possibilité bien réelle. Très bien, dit-elle. Elle se sépara de lui, se leva, défroissa sa robe. Puis elle se pencha et l’embrassa, un long baiser langoureux. À très bientôt, reprit-elle. Oui, réussit-il à articuler. Lorsqu’elle fut partie, il ne s’endormit pas, mais resta éveillé jusqu’au moment où il se dit que la cloche de la minuit allait sonner. Alors il s’habilla de chausses et d’un pourpoint -528- sombres, et d’un vêtement chaud. Il rassembla ses partitions, et au moment même où la cloche commençait à résonner, il quitta sa chambre sans bruit et descendit les escaliers. Malgré toutes ses précautions il n’y avait aucun garde à éviter. Les couloirs étaient vides, silencieux et sombres sinon pour la chandelle qu’il portait. Lorsqu’il entra dans le long couloir qui menait à la porte d’entrée, il vit une lumière au loin, aussi faible que la sienne. Comme il se rapprochait, il discerna une robe rouge sombre et accéléra le pas, le cœur battant comme un ensemble qui avait perdu la mesure de son chef. Arrivé près de la porte il s’arrêta, perplexe. Ambria était assise sur une chaise et l’attendait. Elle ne tenait pas la chandelle R celle-ci brillait dans un petit bougeoir, sur la table près de la chaise. Son menton reposait sur sa poitrine, et il trouva étrange qu’elle se fût endormie en un tel instant. Mais elle ne dormait pas, évidemment. Chaque angle de son corps était aberrant, et lorsqu’il fut assez près pour voir son visage, il lui parut meurtri et gonflé, et ses yeux semblaient bien trop grands. Ambria ! s’exclama-t-il d’une voix pantelante. Il mit un genou à terre et lui prit la main. Elle était froide. Léovigilde Ackenzal, je suppose ? dit quelqu’un tout près de lui. Léoff fut fier de lui : il ne cria pas. Il se redressa et leva le menton, déterminé à se montrer courageux. Oui, chuchota-t-il. Un homme sortit des ténèbres. Il était immense, avec un visage mal rasé et grisonnant, et des mains de la taille de jambons. Qui es-tu ? demanda Léoff. L’homme afficha un horrible petit sourire qui fit parcourir tout le corps du compositeur d’un frisson. Tu peux m’appeler saint Dun, dit-il. Tu peux m’appeler la mort. Pour l’instant, qu’il te suffise de te considérer comme averti. Tu n’étais pas obligé de la tuer. -529- Il n’y a rien que l’on est obligé de faire dans la vie à part mourir, répondit-il. Mais je travaille pour sa Majesté, et c’est ce qu’il m’a demandé de faire. Il savait depuis le début. Sa Majesté, il est très occupé. Je ne lui ai pas parlé ces derniers temps. Mais je le connais, et c’est ce qu’il aurait voulu. Dame Gramme ne savait pas, pour moi, tu vois. Je ne faisais pas partie de son plan. Il se rapprocha. Mais toi tu sais, poursuivit-il. Je suppose que tu as besoin de savoir que je ne peux être soudoyé ou acheté, comme certains ici. Maintenant sa Majesté sait qui sont ses amis, ou du moins il le saura quand il reviendra ici et qu’il les trouvera encore en vie. Quant à toi, je te demande de faire un choix. Non, dit Léoff. Oh si, répondit l’homme. (Il désigna le cadavre d’Ambria d’un geste de la main.) Voilà le prix qu’elle paye pour sa petite tentative. Pour toi, le prix sera de choisir laquelle sera la prochaine à mourir : la gosse de Gramme ou la fille des landwaerden. (Il sourit et ébouriffa les cheveux de Léoff.) Ne t’inquiète pas. Je ne te demande pas de prendre tout de suite une décision. Je te donne jusqu’à la midi demain. Je viendrai dans ta chambre. Ne fais pas cela, dit Léoff. C’est indécent. Le monde est indécent, répondit le tueur. Tu devrais savoir cela, maintenant. (Il fit un signe du menton.) Vas-y. S’il te plaît. Vas-y. Léoff retourna dans sa chambre. Il regarda le lit dans lequel Ambria s’était couchée, se souvint de son contact. Il alla à la fenêtre et observa la nuit sans lune en prenant des inspirations longues et profondes. Puis il alluma ses chandelles, prit sa musique inachevée, un stylet et de l’encre, et commença à écrire. -530- CHAPITRE HUIT LA BATAILLE DE LA WAERD Ce n’était pas une joute, et il n’y avait pas d’esquive habile au dernier instant permettant d’éviter le coup. Pas quand les chevaux galopaient flanc contre flanc, pas quand toute déflexion d’une lance par un bouclier risquait de lui faire frapper un compagnon d’arme à gauche ou à droite. Il était encore possible de la dévier vers le haut d’un mouvement de bouclier, mais l’on perdait alors sa cible de vue. Non, cela ressemblait plus à la collision de galères de combat à pleine vitesse, proue à proue. Ne restait qu’à céder ou ne pas céder. Neil ne céda pas : il capta l’assaut de la pointe mortelle au centre de son bouclier, en expirant au moment du contact pour éviter d’avoir le souffle coupé par le choc. Son adversaire, par contre, paniqua et tourna son bouclier, si bien que la lance de Neil en frappa le bord arrondi. Tandis que le contrecoup le parcourait, Neil regarda son arme dévier et plonger à droite, frappant le voisin de son ennemi à la gorge, faisant de son cou une masse sanguinolente et le projetant dans la rangée suivante. La hampe brisée de la lance du premier homme frappa le heaume de Neil, lui faisant tourner la tête sur le côté, puis vint le véritable coup, lorsque toute la masse des chevaux, des armures, des boucliers et des hommes entra en collision. Les chevaux tombèrent à terre, en hurlant et en se débattant. Sa propre monture, un hongre appelé Winlauf, chancela mais ne -531- tomba pas, en grande partie grâce au soutien des masses qui l’entouraient. Neil voulut tirer l’épée qu’Artwair lui avait donnée, une bonne arme solide qu’il avait appelée Quichet, Chien-de-guerre, le nom de l’épée de son père. Mais avant qu’il eût pu le faire, la lance de la deuxième rangée des défenseurs de Thornrath glissa sa pointe avide de massacre à travers son bouclier et dans la jointure de l’épaule de son armure avant de voler en éclats. Il eut l’impression d’être tombé nu à travers la surface gelée d’un lac en pleine hiver ; Chien-de-guerre apparut dans sa main et parut se mouvoir de son propre chef. Le cheval de l’homme qui l’avait frappé butait juste contre la monture du premier homme qu’il avait affronté, et qui était tombé dans l’assaut. Le chevalier, qui tenait encore la hampe brisée, sortit de ses étriers et fut projeté tel un javelot vers Neil. Chien-de-guerre affermit et tendit le bras de Neil, si bien que l’homme volant trouva la pointe de l’arme sur le trajet de son gorgerin. L’impact fit basculer Neil en arrière et hors de ses propres étriers, si bien qu’il roula sur les reins de sa monture et tomba entre les sabots de la rangée suivante des siens. Là il y eut du sang et du bruit, et son corps fut saisi de douleur. Se relever fut une noire agonie, et il n’eût pu dire combien de temps cela lui prit. Lorsqu’il fut debout il trouva le promontoire couvert d’hommes et de chevaux, mais ses hommes continuaient d’avancer. Plus haut, des flammes et des pierres et des flèches jaillissaient vers le champ de bataille, mais leur charge les traversait. En hurlant, il se redressa. Winlauf était mourant, et seuls quelques hommes des deux côtés avaient encore une monture. C’était l’instant crucial : s’ils étaient repoussés maintenant, la plupart d’entre eux mourraient sous les projectiles des engins. Là, ils n’étaient plus qu’à la portée des flèches, et la présence des propres hommes des défenseurs limitait même cela. Une seule charge ! hurla-t-il, incapable en fait de s’entendre lui-même. La moitié de son corps lui semblait avoir -532- disparu, mais ce n’était pas la moitié qui portait Chien-de-guerre. Alors que le ciel lui-même parut s’embraser, Neil consacra tout ce qu’il avait en lui à tuer. Qu’est-ce que c’est ? demanda Stéphane à Zemlé. Elle agita la tête. Je ne sais pas. Des fantômes ? Des sorcières ? Tu connais la langue de ce chant ? Non. On dirait un peu la Langue Ancienne. Quelques mots me paraissent familiers. Stéphane distingua alors un miroitement, des yeux reflétant une flamme. Les chiens aboyaient et hurlaient comme s’ils étaient devenus fous. Quoi qu’ils fussent, ce n’était pas des piteux, comme il l’avait d’abord craint. Ils avançaient bien trop précautionneusement. Il ne pouvait en être certain, mais à en juger par la réaction des chiens, les intrus devaient être en train d’encercler le camp. Qui que vous soyez, cria-t-il, nous ne vous voulons aucun mal. Je suis certaine que c’est pour eux un immense réconfort, dit Zemlé. Si l’on considère qu’ils sont au moins dix et que nous n’avons pas d’armes. Je peux être assez intimidant, dit Stéphane. Eh bien au moins tu n’es pas un veule couard, fit-elle remarquer. En fait si, lui confia-t-il, alors même que son affirmation lui avait fait chaud au cœur. Mais passé un certain point, on est sonné et on le reste. Je n’ai plus la capacité d’avoir peur. Il se renfrogna. Le chant avait cessé, mais des paroles étaient échangées, et soudain les sons se mirent en place. — Qey thu menndhzi ? clama-t-il. La forêt se tut soudain. Qu’est-ce que c’était ? demanda Zemlé. La langue qu’ils parlent, je crois. Un dialecte vadhiien. La langue de Kauron. Stéphane ! s’exclama Zemlé. -533- Les chiens se couchèrent à terre, les babines encore retroussées mais étrangement amadoués. Quelqu’un était entré dans la clairière. À la lueur du feu, Stéphane ne put voir de quelle couleur étaient ses yeux, mais ils étaient grands. Ses cheveux étaient aussi blancs que sa peau, et il était vêtu de cuir brun. Un sefry, murmura-t-il. Ton hadivara, dit Zemlé. Tu parles avec d’anciens mots, dit le sefry. Nous pensons que c’est toi. Qui es-tu ? L’étranger les toisa encore tous les deux un instant, puis il tourna la tête. Je m’appelle Adhrekh, dit-il. Tu parles la langue du roi, dit Stéphane. Un peu, dit Adhrekh. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas utilisée. D’autres sefrys entrèrent dans le cercle de lumière. Tous étaient armés d’épées presque aussi fines que celle que portait Cazio. Presque tous portaient également des arcs, et la plupart des flèches semblaient pointées vers lui. Je m’appelle Stéphane Darige, dit-il. Et voici sœur Pale. Il n’était pas certain de la raison pour laquelle il n’avait pas choisi le nom plus familier qu’il utilisait. Adhrekh écarta cela d’un geste. Le Khriim est là. Tu parles la langue des anciens. Dis-moi... quel était son nom ? Son nom ? Tu veux dire, frère Kauron ? Ou Choran, dans ta langue. Adhrekh redressa la tête avec dans les yeux une lueur triomphale. Les autres sefrys abaissèrent leurs arcs et rangèrent leurs flèches dans leurs carquois. Eh bien, dit Adhrekh d’un air songeur. Tu es finalement venu. Ne sachant trop que répondre à cela, Stéphane préféra ne pas relever. Pourquoi avez-vous abandonné le village ? demanda-t-il. Adhrekh haussa les épaules. -534- Nous avons fait vœu de vivre dans les montagnes et d’y maintenir vigie, et c’est ce que nous avons fait. C’est notre rôle. Vous vivez dans l’Alq ? demanda Zemlé. C’est notre privilège, oui. Et c’est frère Choran qui vous a demandé de la garder ? Jusqu’à son retour, oui, répondit-il. Jusqu’à aujourd’hui. Tu veux dire, jusqu’au retour de son successeur, corrigea Zemlé. Comme tu préfères, dit Adhrekh. (Son regard revint vers Stéphane.) Désires-tu voir l’Alq, Pathikh ? Stéphane fut parcouru d’un frisson, mi-excitation mi-peur. Pathikh signifiait quelque chose comme seigneur, maître, prince. Zemlé avait-elle raison ? Était-il vraiment l’élu de cette ancienne prophétie ? Oui, répondit-il. Mais... attends. Tu as dit que le Khriim était là. Veux-tu dire le vaer ? Oui. Tu l’as vu ? Oui. Dans la vallée ? Où ? Non. Une fois que tu l’as mené assez près, il a été capable de trouver son chemin. Il t’attend, dans l’Alq. Il m’attend ? répéta Stéphane. Peut-être que tu ne comprends pas. Il est dangereux. Il tue tout ce qu’il touche R tout ce qui l’approche. Il avait dit qu’il ne comprendrait pas, dit un autre sefry, une femme aux yeux incroyablement bleus. Je comprends que si le vaer est dans la montagne, je ne vais pas y aller, dit Stéphane. Si, dit Adhrekh avec une expression mélancolique. Je crains que si, Pathikh. — Qexqaneh, dit Anne d’une voix pantelante, espérant s’être correctement souvenu de la prononciation. La chose dans l’obscurité parut marquer une pause, puis appuya contre son visage, comme un chien poussant son maître du museau. Surprise, elle voulut le repousser, mais il n’y avait rien, là, quoique la sensation persistât. -535- Douce Anne, nasilla le Détenu. L’odeur de la femme, la douce odeur putride de la femme. Anne s’efforça de se reprendre. Je suis l’héritière du trône de Crotheny. Je te commande par ton nom, Qexqaneh. Ouiiii, persifla le Détenu. Savoir ce que tu veux n’est pas la même chose qu’avoir. Je connais tes intentions. Alis-odeur-de-mort le sait mieux que toi. Elle vient de te le dire. Vraiment ? demanda Anne. Vraiment ? Je descends en ligne directe de Virgenye Dare. Peux-tu réellement me défier ? Une autre pause s’ensuivit, durant laquelle Anne reprit confiance, sans vouloir trop réfléchir à ce qu’elle faisait. Je t’ai fait venir ici, murmura le Détenu. Elle pouvait sentir son immensité se contracter, se retirer en lui-même. Oui, c’est vrai. Tu m’as appelée, tu m’as mis une carte dans la tête pour que je puisse te trouver, tu m’as dit que tu m’aiderais contre elle, le démon de la tombe. Alors que veux-tu ? Il parut se retirer plus encore, mais elle eu soudain la sensation d’un million de petites araignées se nichant dans son crâne. Elle eut un hoquet, mais lorsque Austra la prit par le bras, elle la repoussa. Que fais-tu, Qexqaneh ? demanda-t-elle. Nous pouvons parler de cette façon, et ils ne nous entendront pas. Choisis. Tu ne veux pas qu’ils sachent. Tu ne le veux pas. Très bien, articula Anne en silence. Elle eut de nouveau l’impression d’être prise dans un tourbillon, mais cette fois ce n’était pas effrayant ; c’était plutôt comme une danse. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle se tenait sur le flanc d’une colline dépourvue d’une quelconque habitation humaine. Elle se sentait aussi légère qu’un akène de pissenlit, si fragile que la moindre brise l’eût emportée. Elle voyait les eaux noires tout autour d’elle, les eaux au-delà du monde. Mais cette fois sa perspective semblait inversée ; au lieu de percevoir les eaux comme s’accumulant R les rus formant des ruisseaux, les ruisseaux des torrents et les torrents -536- une rivière R cette fois, Anne voyait la rivière comme une immense bête ténébreuse aux cent doigts, chacun de ces doigts se subdivisant en cent autres, et chacun en mil encore, qui filaient et pénétraient en chaque homme et chaque femme, en chaque cheval et chaque bœuf, en chaque brin d’herbe, et qui vibrait, s’agitait R attendait. En tout, plus exactement, sauf en l’ombre informe qui se dressait devant elle. Quel est cet endroit ? demanda-t-elle. Ynis, ma chair, répondit-il. Avant qu’elle pût répliquer, elle réalisa qu’il disait vrai. C’était bien Ynis, la colline sur laquelle se dressait Eslen. Mais il n’y avait pas de château, pas de ville, aucune réalisation humaine ou sefry. Rien de visible. Et ces eaux ? Je les ai vues auparavant. Que sont-elles ? La vie et la mort. Le souvenir et l’oubli. L’une prend, l’autre rend. L’eau pure et l’urine. J’aimerais que tu sois plus clair. J’aimerais sentir de nouveau la pluie. Est-ce toi ? demanda-t-elle. L’homme qui m’a attaqué dans le domaine des Féalités ? Était-ce toi ? Intéressant, dit Qexqaneh d’un air songeur. Non, je ne peux m’aventurer aussi loin. Pas comme cela, douce et répugnante chose. Qui était-ce, alors ? Non pas qui est, répliqua Qexqaneh. Qui pourrait être. Qui sera, probablement. Je ne comprends pas. Tu n’es pas encore folle, n’est-ce pas ? Cela viendra. Ce n’est pas une réponse. Cela suffit pour le gèos, allaiteuse, répondit-il. Parlons d’elle, alors, coupa Anne. Le démon. Qu’est-elle ? Ce qui était, qui espère être de nouveau. Certains l’appellent la reine des démons. Que me veut-elle ? Comme l’autre, dit Qexqaneh, elle n’est pas elle. Elle est un endroit où s’asseoir, un chapeau à porter. -537- Un trône. N’importe quel mot de ton horrible langage ira aussi bien qu’un autre. Elle veut que je devienne elle, n’est-ce pas. Elle veut porter ma peau. Est-ce ce que tu es en train de dire ? L’ombre s’esclaffa. Non. Juste t’offrir un endroit où t’asseoir, le droit de régner. Elle peut faire du mal à tes ennemis, mais pas à toi. Il y a des histoires de femmes qui prennent la forme d’autres, et leur volent leur vie... Des histoires, l’interrompit-il. Dis-toi plutôt que ces femmes finissent par réaliser ce qu’elles ont toujours été. Les gens autour d’elles ne comprenaient pas la vérité. Il y a des choses en toi, Anne Dare, n’est-ce pas ? Des choses que personne ne comprend. Que personne ne peut comprendre. Dis-moi juste comment la combattre. Son véritable nom est Iluumhuur. Sers-t’en et dis-lui de partir. C’est aussi simple que cela ? Est-ce simple ? Je ne sais pas. Cela ne m’intéresse pas. Et ne devrait pas t’intéresser non plus, puisque tu ne vivras pas assez longtemps pour que cela importe. Les soldats de ton oncle bloquent toutes les sorties. Tu mourras ici, et je ne pourrai que savourer ton âme qui s’enfuit. À moins... dit Anne. À moins ? répéta le Détenu d’un ton moqueur. Ne le prends pas sur ce ton, dit Anne. Je suis puissante, tu sais. J’ai tué. Je peux peut-être encore me sortir de cette situation. Et peut-être qu’ elle m’aidera. Peut-être qu’elle le fera, dit-il. Je n’ai aucun moyen de le savoir. Appelles-la par son vrai nom et tu verras. Anne laissa échapper un petit rire sarcastique. J’ai tendance à croire que c’est une idée incroyablement mauvaise, malgré tes paroles rassurantes. Non, tu étais sur le point de m’offrir un moyen d’échapper aux troupes de mon oncle. Eh bien, quel est-il ? Je me proposais juste de t’aider à les vaincre, ronronna-t-il. -538- Ah. Et cela impliquerait... ... de me libérer. Pourquoi n’y avais-je pas pensé ? lança Anne. Libérer le dernier représentant d’une race de démons qui a asservi l’humanité durant mil générations. Quelle merveilleuse idée. Vous m’avez enfermé bien trop longtemps, grimaça-t-il. Mon époque est révolue. Laisse-moi partir, que je puisse rejoindre les miens dans la mort. Si c’est la mort que tu veux, alors dis-moi comment te tuer. Je ne peux être tué. La malédiction me retient ici. Tant que la loi de la mort n’aura pas été restaurée, je ne pourrai pas plus mourir que ton oncle. Libère-moi, et je restaurerai la loi de la mort. Et tu mourras ? Je te jure que si tu me libères, je te sortirai de cet endroit. Je partirai, et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour mourir. Anne réfléchit longuement à cela. Tu ne peux me mentir. Tu sais que je ne le peux pas. Supposons que je l’envisage, dit lentement Anne. Comment pourrais-je te libérer ? L’ombre parut vaciller un instant. Pose ton pied sur mon cou, gronda-t-il amèrement, et dis : Qexqaneh, je te libère. Le cœur d’Anne se mit à battre plus fort, et son ventre parut s’emplir de chaleur. Je veux rejoindre mes amis maintenant, lui dit-elle. Comme tu le désires. Sur ces mots elle retrouva l’obscurité, et un sol plus ferme sous ses pieds. Aspar suivit la piste du vaer par-delà un talus couvert de jeunes arbres, et jusqu’à un défilé dans la montagne, un cul-de-sac naturel large de cinquante verges à l’entrée et se rétrécissant au bout, où une grande cascade tombait de très haut. Comme c’était prévisible, la chute d’eau s’était creusé un large bassin, et -539- comme c’était tout aussi prévisible, la piste de la créature s’achevait là. Le forestier mit pied à terre et s’avança jusqu’au bord de l’eau, en quête du moindre signe de la bête, mais n’y trouva que la confirmation de ce qu’il savait déjà : la bête était à l’intérieur de la montagne. Qu’elle eût atteint sa destination ou qu’elle ne fît que passer, il n’avait aucun moyen de le savoir. Estronc, maugréa-t-il en s’asseyant sur un rocher pour réfléchir. Fend chevauchait-il encore le vaer ? La dernière fois qu’il avait parlé à des gens qui l’avaient vu, ils avaient fait état de deux personnes sur son dos. Si c’était le cas, alors soit le passage était assez court pour que des hommes pussent survivre, soit ils avaient tous deux poursuivi leur route à pied, comme ils l’avaient fait dans la vallée d’Ef. Ils attendaient alors probablement quelque part que le vaer eût rempli quelque tâche qu’il pût avoir. La troisième possibilité était que Fend et son compagnon se fussent noyés, mais il ne jugeait pas cela très probable. Pour le cas où ils auraient effectivement mis pied à terre, il chercha soigneusement toute trace, mais ne vit pas le moindre signe d’un homme à pied. Le sol ici étant couvert de mousse, de prêles et de fougères, il eût été quasi impossible d’éviter de laisser une seule trace, même pour un sefry. Cela suggérait que les deux cavaliers étaient allés nager avec le vaer, ce qui impliquait aussi qu’il serait capable de les suivre. Cette idée était renforcé par la probabilité que ce fût l’entrée d’un autre rewn hala. Les sefrys ne retenaient pas leur respiration plus longtemps que les humains, et il devrait donc pouvoir réussir la plongée, comme il l’avait fait au rewn Aluth. Évidemment, une courte plongée pour la bête pouvait être une longue plongée pour lui. Néanmoins, la suivre était probablement son dernier espoir, maintenant. Cela signifiait qu’une fois encore, lui et Ogre allaient devoir se séparer. Sans perdre de temps, il détacha la selle de l’étalon et la fit glisser, ainsi que la couverture. Puis il lui ôta ses brides et alla -540- cacher le tout sous un petit surplomb rocheux. Ogre l’observa tout ce temps, semblant étrangement attentif. Aspar le ramena jusqu’à l’entrée de la gorge, puis le long du flanc de montagne, dans la direction opposée de celle de laquelle il supposait qu’Hespéro et ses hommes arriveraient. Là, il appuya son front contre le crâne d’Ogre et tapota la joue duvetée de sa monture. Tu as été un fidèle compagnon, dit-il. Tu m’as sauvé la vie plus de fois que je ne pourrais le compter. Quoi qu’il arrive, tu as gagné le droit à la tranquillité. Si je ne reviens pas, je suppose que tu sauras te débrouiller tout seul. Si je m’en sors, je trouverai un endroit paisible où tu pourras paître et te reproduire. Plus de flèches ou de poison de greffyn ou autre, hein ? Le cheval bai tourna la tête comme s’il repoussait l’accolade d’Aspar, mais le forestier le calma de quelques caresses sur la joue. Reste de ce côté-là, dit-il. Je ne voudrais pas que l’un des hommes d’Hespéro te monte. Je ne crois pas qu’ils y arriveraient, de toute façon, et ils te tueraient probablement, alors repose-toi. Il se pourrait bien que j’aie encore besoin d’un de tes galops, avant que ce ne soit fini. Ogre piaffa lorsqu’il s’éloigna, et Aspar regarda par-dessus son épaule en agitant un index réprobateur. — Lifst, ordonna-t-il. Ogre hennit plus doucement, mais il obéit et ne le suivit pas. De retour au bassin, Aspar détendit son arc et l’enroula dans une peau de castor huilée, qu’il serra fort. Il mit la corde dans un sac ciré qu’il serra également. Il enveloppa ses flèches R et tout particulièrement la flèche R dans une peau de loutre, qu’il noua à l’arc. Il s’assura qu’il avait bien son couteau et sa hache, puis il s’assit près de l’eau en respirant profondément, pour se préparer à sa plongée. À sa huitième grande inspiration, des bulles apparurent à la surface, et l’eau parut soudain s’élever. Aspar regarda cela le temps de quelques battements de cœur, abasourdi, mais lorsqu’il comprit ce qui se passait il attrapa ses affaires et fila -541- entre les arbres jusqu’au flanc de montagne, qu’il escalada aussi vite qu’il le put. La paroi rocheuse n’était pas difficile et lorsque l’eau vint frapper la pierre il se trouvait déjà à quatre verges de hauteur, bien au-dessus. Mais ce n’était pas l’eau qui l’inquiétait, alors il continua de grimper, tirant sur tous ses muscles, bondissant presque de prise en prise. Il entendit un bruit bas et sourd, et un instant plus tard une brève bruine l’arrosa, bien qu’il fût déjà au niveau de la cime des premiers arbres. Regardant par-dessus son épaule, il vit le vaer se dresser, enveloppé de vapeurs empoisonnées, ses yeux brillant comme des lunes vertes dans l’ombre du ciel. -542- CHAPITRE NEUF UN ALLIÉ INATTENDU Observations pittoresques et curieuses. Le Lunatique Virgenyen, deuxième partie : le prisonnier perpétuel. Certains érudits se sont demandé, de par le passé, ce que le lunatique pouvait avoir en lieu de pieds, de jambes ou même de membres. Ils citent comme source de leur étonnement le fait que la créature passe la plus grande partie de son temps en captivité, ballottée par monts et par vaux par ses ravisseurs. Ce qui leur échappe, c’est le caractère humoristique du destin du Lunatique Virgenyen, savoir, que bien qu’il soit le plus souvent un captif impuissant, il est dans sa nature d’être mécontent de cette humiliation. Ses jambes, donc, existent dans le seul but de lui permettre de se rendre d’une détention à la suivante... Malgré le mélange de colère, de peur et de frustration qui bouillonnait en lui, Stéphane devait admettre que les sefrys étaient de meilleurs hôtes que les piteux. Oui, lui et Zemlé étaient prisonniers dans le sens où ils n’avaient pas le choix de leur destination. Mais les sefrys les traitaient agréablement R royalement, même R en les portant sur de petits sièges fixés à des perches de bois, et en les contraignant plus par le nombre que par la force. Leur pas les entraînèrent plus profondément dans la sombre forêt, sous des arbres ressemblant à d’immenses -543- fougères et au milieu de ronces toujours plus denses qui se rapprochaient, qui gagnaient toujours plus sur le chemin, jusqu’à ce que Stéphane réalisât en sursautant qu’ils étaient entrés dans la roche de la montagne sans même qu’il remarquât la transition. Là, le voyage se fit plus éprouvant, et il regretta qu’il ne lui fût pas permis de marcher lorsque le cortège s’engagea dans la descente d’un escalier étroit et pentu. À sa gauche, il y avait la pierre, et à sa droite rien d’autre qu’une distance que les lanternes ne pénétraient pas. Même le rewn n’avait pas paru aussi vaste R Stéphane se demanda si la montagne était entièrement creuse, une coque vide emplie de ténèbres. Non, pas seulement des ténèbres : quelque chose hérissait doucement les poils de ses bras et de sa nuque, et la plus ténue des vibrations musicales sourdait de la pierre elle-même. Il y avait là une force, une puissance de sedos sans commune mesure avec la voie des sanctuaires qu’il avait arpentée, ni tous ceux qu’il avait vus. Même à Dunmrogh, à Khrwbh Khrwkh, là où Anne Dare avait libéré les forces dormantes d’un sanctuaire ancien, il n’avait pas senti cette sorte de puissance subtile. Heureusement, l’abîme apparemment infinie révéla finalement son fond, et les sefrys les menèrent à travers une caverne d’une taille plus raisonnable : encore très grande, mais assez basse pour qu’il pût discerner les dents de pierre brillantes qui pendaient de son plafond. C’est magnifique, murmura Zemlé en indiquant les colonnes qui brillaient dans la lumière des lampes comme si elles étaient polies. Je n’ai jamais vu la pierre prendre de telles formes. Si c’est vraiment de la pierre ? J’ai lu des écrits sur ces choses, dit Stéphane, et j’en ai vu ailleurs. Presson Manteo appelle celles qui pendent des égouts et celles qui se dressent des dépôts. Il pense qu’elles se forment à peu près à la façon des glaçons. Je vois la ressemblance, reconnut Zemlé, mais comment de la pierre peut-elle goutter ? La pierre a une essence liquide et une autre solide, expliqua Stéphane. L’essence solide est prédominante, mais dans des conditions particulières, sous la terre, elle peut devenir -544- liquide. C’est peut-être de cette façon que ces cavernes se sont formées : la pierre s’est liquéfiée et s’est écoulée, en ne laissant que du vide derrière elle. Tu y crois ? Je ne sais pas, dit Stéphane. Pour l’instant, j’ai beaucoup plus envie de savoir pourquoi nous sommes prisonniers. Vous n’êtes pas prisonniers, répéta encore une fois Adhrekh. Vous êtes nos distingués invités. Merveilleux, dit Stéphane. Alors merci pour votre hospitalité, et auriez-vous la gentillesse de nous ramener en haut maintenant ? Tu as beaucoup voyagé et affronté maintes épreuves, Pathikh, dit Adhrekh. Comment pourrions-nous te laisser partir sans que tu aies accompli ce pourquoi tu es venu ? Je ne suis pas venu pour trouver ce maudit vaer, coupa Stéphane, assez fort pour que sa voix résonnât dans toute la caverne. J’aurais pu le rencontrer à d’Ef, si j’avais voulu. Oui, dit sèchement une autre voix. Tu aurais pu. Et cela nous aurait certainement épargné bien des problèmes. La voix lui était étrangement familière. Alors que Stéphane recherchait son origine, ils s’arrêtèrent, et les porteurs déposèrent précautionneusement les palanquins sur le sol. La pierre ici semblait avoir été travaillée à la main, et il pouvait sentir l’eau. Son regard se fixa sur un visage familier, et son cœur se serra dans sa poitrine. Fend, dit-il. Le sefry sourit. Je suis flatté que tu te souviennes de moi, dit-il. Notre dernière rencontre fut plutôt mouvementée, n’est-ce pas ? Avec toutes ces épées et ces flèches, ces greffyns et ces rois de bruyère, nous n’avons pas eu le temps d’être convenablement présentés. Tu le connais ? demanda Zemlé. En un sens, dit posément Stéphane. Je sais que c’est un meurtrier abject, sans honneur ni compassion ni la moindre qualité quelle qu’elle soit. L’œil unique de Fend s’écarquilla. -545- Comment saurais-tu cela ? Prétendrais-tu lire mes pensées ? Tu ne te reposerais pas entièrement sur l’opinion qu’Aspar a de moi, tout de même ? Non, dit Stéphane. Il y a aussi l’opinion de Winna. Elle a été ta prisonnière, si tu t’en souviens. Et j’ai vu de mes propres yeux ce qui s’est passé dans le bosquet près de Cal Azroth. Et j’ai vu les corps des princesses que tu y as assassinées. Fend haussa légèrement les épaules. J’ai fait des choses qui pourraient paraître regrettables, je le reconnais. Mais je ne les regrette pas parce que je sais pourquoi je les ai faites. Quand tu le sauras toi aussi, je pense que tu auras une meilleure opinion de moi. « Je l’espère, parce que je suis à ton service. (Il fit un signe de tête en direction d’Adhrekh.) merci, messire, pour ton hospitalité, et pour m’avoir aidé à trouver cet endroit. L’autre sefry haussa les épaules. Nous ne sommes que ses gardiens, répondit-il. Stéphane s’était tellement concentré sur le visage maléfique de Fend qu’il ne s’était pas attaché à ce qu’il portait. C’était une armure ancienne excessivement baroque, une armure de plates forgée dans un métal qui ressemblait au cuivre. Ce fut surtout le plastron qui attira l’attention de Stéphane, parce qu’il représentait la tête d’un homme barbu ornée de cornes. Il avait vu une gravure quasiment identique lorsqu’il se trouvait à d’Ef, et qu’il cherchait des informations sur la nature du roi de bruyère. Il avait d’abord pensé qu’elle était censée représenter le roi, qui était généralement dépeint avec des cornes. Mais la légende de la gravure l’avait appelé tout autrement... Il réalisa avec un frisson que sans s’en apercevoir, il s’était approché de Fend de plusieurs pas. Il recula précipitamment. Peux-tu répéter la dernière partie ? demanda Stéphane. Celle où tu parles d’être à mon service maintenant ? C’est bien le cas, dit Fend. J’essaie de te trouver depuis des mois, pour te proposer mes services. Tu m’as suivi pour trouver cette montagne, dit Stéphane. Ne le laisse pas t’abuser, Adhrekh. Il n’est pas venu ici avec de bonnes intentions. -546- Toi seul pouvais trouver la montagne, répondit Fend. Et il est probablement vrai que si je t’avais rejoint plus tôt, j’aurais eu un mal fou à te convaincre de venir ici. Mais c’est ici que tu es censé être, tout comme je suis destiné à t’accompagner et à te servir. Cela ne sera plus aussi déroutant lorsque tu en sauras plus. Il s’avança, tira une dague d’apparence vicieuse de sa ceinture. Stéphane cilla, mais Fend la lui tendit poignée en avant, puis s’agenouilla à ses pieds. C’était mieux ainsi, dit-il. Je suis ici, j’ai trouvé la montagne secrète et l’armure de mon rang. Maintenant je t’offre ma vie. Stéphane prit la lame, en baignant dans un halo d’incrédulité totale. Fend était un être maléfique, cela ne faisait aucun doute. À quoi jouait-il ? Aspar n’hésiterait pas, n’est-ce pas ? Il enfoncerait le couteau jusqu’à la garde et réfléchirait ensuite à ce que le sefry avait pu projeter. Et il devait tant à Aspar, il lui devait au moins la mort de cet homme... Mais il n’était pas Aspar. Et même Aspar ne serait peut- être pas capable de tuer un homme agenouillé à ses pieds. Stéphane préférait penser qu’Aspar ne pourrait faire cela. Alors il laissa tomber le couteau à terre. Expliquez-moi tout cela, dit-il, en s’adressant d’abord à Fend, puis au reste du groupe. N’importe lequel d’entre vous. Dites-moi ce qui se passe. Tu es l’héritier de Kauron, dit Zemlé. Surpris, il se tourna vers elle. Tu savais, alors ? Faisais-tu partie de ce piège ? Ses yeux s’écarquillèrent de tristesse. Non. Je veux dire, je ne connaissais pas les détails. Je savais que tu étais l’héritier de Kauron. Je ne connais pas cet homme, Stéphane. Je n’ai jamais rencontré aucun d’entre eux. Scrutant le groupe plus attentivement, Stéphane remarqua une autre silhouette, dressée derrière Fend. À sa surprise, il réalisa qu’il s’agissait d’un humain, vêtu d’une robe de moine. Toi ! cria-t-il. Qui es-tu ? L’homme s’avança. -547- Je suis frère Ashern, dit-il en s’inclinant. Je suis également à ton service. Es-tu un Hiérovasi ou un Révesturi ? Ni l’un ni l’autre, dit-il. Je suis dévoué au saint de cette montagne. Qui semble être toi, Stéphane Darige. Vous êtes tous fous, n’est-ce pas ? Non, répondit Fend. Pas fous. Déterminés, oui. Mais malheureusement, nous ne disposons pas du temps nécessaire aux discussions qui éclairciraient entièrement la situation. Le praifec Hespéro et ses hommes sont tout près d’ici. Ce serait une erreur que de les laisser entrer dans la montagne. Même sur ses pentes, Hespéro pourrait puiser dans la puissance des sept sanctuaires. S’il pénètre dans la montagne, même le vaer pourrait ne pas suffire à l’arrêter. Mais si frère Stéphane avait le temps d’arpenter la voie des sanctuaires... commença frère Ashern. Fend agita négativement la tête. Cela prendrait des jours. Hespéro approche. Je l’ai vu. n’est-ce pas vrai, Stéphane ? Il nous a suivis, reconnut Stéphane. (Il regarda vivement Fend.) Mais toi et lui étiez alliés. J’ai autrefois travaillé avec lui, admit Fend. C’était nécessaire, afin d’atteindre la situation actuelle. Mais nos intérêts ne coïncident plus. Il convoite ce qui t’appartient de droit. C’est toi qui tenais la corne qui a réveillé le roi de bruyère. C’est toi qui as trouvé cet endroit. Mais je ne sais même pas ce qu’est cet endroit ! Tu ne le sais pas ? demanda fend. Tu ne sais pas qui t’a précédé ici ? Qui est venu ici en premier ? Choran ? Choran ? Non, il remettait simplement quelque chose à sa place. C’est Virgenye Dare qui a trouvé cet endroit, Stéphane. C’est ici qu’elle a arpenté la voie des sanctuaires. C’est ici qu’elle a découvert la magie qui a détruit les skasloï. Voudrais-tu donner ce genre de pouvoir à Hespéro ? Non, dit Stéphane avec l’impression que la tête lui tournait. Mais je ne le donnerais pas à toi non plus. -548- Je ne le demande pas, sombre niais, gronda Fend. Je demande simplement que ce soit toi qui le prennes. Pourquoi ? Parce que c’est le seul moyen, répondit Fend. La seule façon de sauver le monde. Je ne comprends toujours pas ce que tu veux que je fasse. Je suis à tes ordres, répondit Fend. Le vaer est à tes ordres. Ces guerriers sont à tes ordres. Dis-nous simplement ce que nous devons faire. Tu imagines que je vais croire tout cela ? explosa Stéphane, sa frustration prenant le dessus. J’ai été amené ici contre ma volonté. Maintenant tu prétends que vous allez tous obéir à mes ordres ? Cela n’a aucun sens ! Il fallait que nous t’amenions ici, dit Adhrekh. Je suis désolé que nous ayons dû y arriver par la contrainte, mais nous ne pouvons plus te forcer. Tu es l’héritier de Choran. Si tu veux partir, pars. Mais si tu fais cela, l’autre prendra ta place. Tu veux dire que vous obéiriez à Hespéro ? C’est le gèos de cet endroit, dit Fend. Si tu ne prends pas le sceptre, quelqu’un d’autre le fera. Et nous devrons lui obéir. À toi de décider. Si j’accepte et que je vous dis de détruire Hespéro et ses hommes ? Nous essaierons, répondit Fend. Je crois que nous l’emporterons. Mais comme je l’ai dit, son pouvoir s’accroît. Contrairement à toi, il rêve de cet endroit depuis des décennies. Stéphane dévisagea Zemlé, puis rapporta son regard sur Adhrekh. Je veux rester seul un moment avec sœur Pale, dit-il. Ne prends pas trop de temps, l’avertit Fend. Un choix retardé est souvent un choix dénié. Il y a quelque chose qui ne va vraiment pas, ici, dit-il à Zemlé une fois qu’ils furent seuls. C’est effectivement déconcertant, reconnut-elle. Déconcertant ? Non, c’est plus que cela. C’est de la folie. Sais-tu qui est Fend ? Ce qu’il a fait ? Quoi que je puisse savoir -549- ou ne pas savoir de la situation, je sais qu’on ne peut pas lui faire confiance. C’est peut-être vrai, mais s’ils ont raison au sujet d’Hespéro, nous devrions peut-être nous inquiéter du sefry plus tard. Tu veux dire que je devrais faire ce qu’ils demandent ? Leur ordonner d’attaquer Hespéro ? Je... non, cela n’a aucun sens. Si Fend est impatient de me voir faire quelque chose, c’est un excellent signe que je ne devrais pas le faire. De toute façon, Fend et Adhrekh semblent d’accord au sujet du praifec. Fend a chevauché le vaer, donc je suppose qu’il exerce un certain contrôle sur lui. Adhrekh et les siens ont agi jusqu’ici de leur propre chef. Alors pourquoi ont-ils besoin que je leur ordonne de faire ce qu’ils ont déjà décidé ? Ils ont parlé d’un gèos... Oui, dit Stéphane, je sais... mais quelque chose ne va pas. Peut-être... commença Zemlé, mais elle s’interrompit et agita la tête. Quoi ? demanda-t-il. Tu es déjà... — Quoi ? Elle souffla longuement. Une chose que tu disais, il y a quelques jours. Sur la façon dont tu ne cessais de dévier de ta route. Tu as vécu pour les autres, Stéphane. Même la façon dont tu parles d’Aspar... tu étais son compagnon, pas son égal. Se pourrait-il que... Essaie d’y réfléchir. Se pourrait-il que tu aies peur de la puissance que tu te voies offerte ? Se pourrait-il que tu n’aies pas confiance parce que tu ne le peux pas, parce que si tu prends le commandement, tu n’auras plus personne à blâmer si les choses se passent mal ? C’est injuste, dit Stéphane. Peut-être, dit Zemlé. Je ne te connais pas depuis assez longtemps. Mais je crois... Je crois savoir certaines choses sur toi. Je crois que je vois certaines choses en toi plus clairement que tu ne les voies toi-même. Elle s’avança et prit ses mains dans les siennes. -550- Réfléchis, Stéphane. Même si Fend ment, même si Virgenye Dare n’est jamais venue ici, combien de secrets peuvent néanmoins receler cet endroit ? Que pourrais-tu y apprendre ? Je peux sentir la force ici, et je sais que tu peux la sentir aussi. C’est ce que tu es venu chercher, et il te suffit d’accepter de commander. Il ferma les yeux. Zemlé avait certainement raison sur la terreur qu’il ressentait à l’idée de prendre le commandement. Comment pouvait-il envoyer quelqu’un se battre et mourir ? Mais et si ses autres doutes n’étaient, comme elle venait de le dire, que sa façon d’essayer de justifier l’inaction ? Après tout, ce que Fend et Adhrekh disaient n’était pas terriblement différent de ce qu’avait dit le fratrex Pell. Peut-être que c’était vrai. Peut-être qu’il était celui qui était censé faire cela. Il n’y avait simplement jamais cru. Il avait supposé depuis le début qu’il allait trouver le journal de Virgenye Dare et le traduire, et que s’il découvrait quelque chose d’utile, il ferait ce qu’il avait toujours fait, il l’apporterait à quelqu’un d’autre, quelqu’un qui saurait quoi faire de l’information. Pourtant, quel en avait été jusqu’ici le résultat ? Desmond Spendlove s’était servi de ses traductions pour commettre des actes abominables. Il avait donné au praifec Hespéro le fruit de ses recherches, et il avait résulté de cela d’autres morts horribles. Et maintenant Hespéro le traquait lui. Peut-être qu’il était temps qu’il cessât d’être la source du pouvoir des autres. Peut-être qu’il était temps qu’il prît ses responsabilités. Zemlé avait raison. Lorsque la menace posée par Hespéro aurait passé, alors il aurait tout le loisir de comprendre pleinement la situation. Alors il réfléchirait à la façon dont il devait traiter Fend. Il prit Zemlé par les épaules et l’embrassa. Elle se raidit, et d’abord il crut qu’elle allait le repousser, mais elle se détendit et lui rendit son geste avec enthousiasme. Merci, dit-il. -551- Il trouva les autres qui l’attendaient, à peu près comme il les avait laissés en partant. Si vous étiez effectivement sérieux, dit-il, alors allons-y. Arrêtez le praifec Hespéro R quoi qu’il arrive, ne le laissez pas entrer dans la montagne. Faites-le prisonnier si vous le pouvez, mais faites ce qui doit être fait. C’est ainsi que cela devait se passer, dit Fend. (Il s’inclina.) Ce que tu as ordonné, Pathikh, sera accompli. Stéphane sentit ses dents se serrer, et il attendit, craignant d’avoir libéré quelque ancienne malédiction, d’avoir plongé droit dans un piège. Mais rien ne se passa, sauf que tous les autres sefrys s’inclinèrent à leur tour, ce qui était en soi bien assez étrange. Où est le vaer ? demanda Stéphane. Fend sourit, émit un long, très long sifflement, et derrière lui les eaux s’ouvrirent. Deux grandes lampes vertes s’élevèrent au-dessus d’eux tous. Un léger murmure appréciateur parcourut les rangs des sefrys, qui étaient à l’évidence collectivement fous. Stéphane tituba en arrière, s’efforçant de protéger Zemlé de son corps. Le... le poison ! bafouilla-t-il. ... n’a aucun effet ici, le rassura Adhrekh. Le pouvoir du sedos dans la montagne le rend inoffensif. Et nous avons les moyens de nous en protéger, une fois que nous serons dehors. Stéphane ne pouvait arracher son regard de la chose, mais après un long moment il réalisa qu’ils attendaient toujours qu’il dise quelque chose. Bien, dit-il. Le vaer est là. Où sont tes guerriers ? Combien en as-tu ? Ils sont douze, dit Adhrekh. Ce fut ce qui poussa finalement Stéphane à détacher son regard du monstre, pour voir si le sefry plaisantait. Douze ? Mais vous êtes déjà plus de douze ici. Oui. Mais la plupart des Aitivars ont interdiction de se battre. Ce nombre devra suffire. Et nous avons le Khriim avec nous, ainsi que le Khruvkhuryu. Le quoi ? demanda Stéphane. -552- Mais il était trop tard. Ils s’étaient déjà mis en branle. Fend siffla de nouveau, et la grande tête se baissa pour qu’il pût le chevaucher. Adhrekh et onze autres guerriers partirent au pas de course vers l’autre bout de la caverne. Soudain, Stéphane fut de nouveau pris par le doute. Quelqu’un le tirait par la manche, et il se tourna pour voir de qui il s’agissait. C’était un sefry qu’il n’avait pas remarqué auparavant, si vieux que même à la lueur d’une torche, Stéphane était sûr qu’il pouvait voir les os à travers sa peau. Pardonne-moi, Pathikh, dit-il dans un murmure, mais désires-tu les observer ? Nous pourrions les voir d’en haut. Oui, répondit Stéphane, je crois que j’en serais très heureux. Il suivit le sefry, avec l’impression d’un malaise grandissant. Il se sentait comme l’homme de l’histoire du saint maudit enfermé dans la bouteille. L’homme a droit à un vœu, puis le saint le tuera. Il n’y a que deux choses qu’il n’a pas le droit de souhaiter : être épargné, ou la mort du saint. -553- CHAPITRE DIX LES NAVIRES Anne ? Elle découvrit Austra qui la secouait doucement. Je vais bien, dit Anne à son amie. Que s’est-il passé ? Tu parlais à... à ça, et tu es soudain devenue aussi immobile qu’une statue. Rien, mentit-elle, je te raconterai plus tard. Pour l’instant, j’ai besoin que vous restiez tous ici, et que vous ne bougiez pas. J’ai quelque chose d’autre à faire, et je ne dois pas être dérangée. Très bien, Anne. Anne ? murmura Alis d’une voix faible. Oui, dame Berrye ? Ne lui fais pas confiance. Oh, certainement pas, répondit Anne. Puis elle s’installa sur le sol, en tailleur. Elle ferma les yeux, et imagina qu’elle se trouvait au convent sainte Cer, dans le sein de Méfitis. Elle se concentra sur un point distant théorique, et s’efforça de s’y figurer une lumière, tout en ralentissant sa respiration pour qu’elle fût profonde et régulière, jusqu’à sentir le pouls lent de la marée sous Ynis, et les mouvements secrets plus profonds de la terre. Jusqu’à ce qu’elle fût calme et paisible. Tandis que la lumière prenait lentement forme, il y eut un moment où elle eut l’impression de s’étendre, comme si la pierre et l’eau de Ynis et de la Terre-Neuve devenaient sa chair -554- et son sang. Le Détenu lui faisait mal comme une pustule, tout comme la chose à Eslen-des-Ombres, mais cela fut soudain balayé lorsque l’obscurité céda et qu’elle se retrouva dans une clairière. Et bien que le soleil se dressât à midi dans un ciel éclatant, elle ne projetait pas d’ombre, et sut que cette fois, elle était finalement venue au bon endroit. Féalités ! appela-t-elle. Un temps, elle crut qu’elles n’allaient pas apparaître, mais soudain elles entrèrent dans la clairière : quatre femmes, masquées et vêtues comme pour un bal costumé, aussi semblables et différentes que des sœurs. La première, à main droite d’Anne, portait une robe du vert le plus profond, et un masque d’or grimaçant. À côté d’elle se tenait une brunette au masque d’os et à la robe rouge rouille. La troisième Féalité était aussi pâle que la lune, avec des mèches d’argent. Sa robe et ses atours étaient noirs. La dernière portait un masque blanc et une robe blanche, et ses cheveux étaient plus noirs que le charbon. Vous avez changé, remarqua Anne. Tout comme les saisons, les vents... et toi, ma chère, dit la première Féalité. Où étiez-vous ? demanda Anne. J’ai essayé de vous trouver auparavant. Cette sorte de visite est devenue plus difficile, dit la Féalité au masque d’os. Les trônes commencent à apparaître. Oui, les trônes, dit Anne. L’une d’entre vous m’a dit un jour que vous ne pouviez pas dire l’avenir. Vous disiez que vous étiez comme des chirurgiens, que vous pouviez percevoir la maladie du monde et sentir ce qu’il fallait faire pour qu’il aille mieux. C’est vrai, répondit la Féalité en robe noire. Très bien, dit Anne. Que sentez-vous maintenant ? J’ai besoin de vos conseils. C’est une époque où il est dangereux de te donner conseil, répondit la femme à la robe verte en écartant les mains. Ses manches retombèrent en arrière, et Anne remarqua une chose qu’elle n’avait pas vue auparavant, dans aucune de ses rencontres précédentes avec les Féalités. -555- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. La femme laissa retomber ses mains, mais Anne s’avança. Ce n’est rien, dit la sœur en robe blanche. Elle doit l’apprendre un jour. Anne saisit la main de la Féalité, et ressentit un étrange frisson à son contact, comme si elle tenait quelque chose de très glissant. Mais le bras vint, sans résistance, et elle put voir la marque qui y était tatouée, un croissant de lune noir. J’ai été attaquée par un homme qui portait cette marque, dit-elle. L’un de vos disciples, peut-être ? La Féalité se tourna vers sa sœur. Explique-lui, dit-elle, puisque tu es si certaine qu’elle doit savoir. Un sourire désabusé apparut sous le masque noir. Anne, je ne crois pas que tu saisisses réellement à quel point il est important que tu prennes le trône R le trône littéral d’Eslen, et le trône secret qui commence à apparaître. Nous avons essayé de te l’expliquer, mais à chaque fois tu t’es mise en danger pour répondre à des pulsions égoïstes. J’ai voulu sauver mes amis d’une mort certaine. En quoi est-ce égoïste ? Tu le sais, mais tu refuses de l’admettre. Tes amis n’importent pas, Anne. Le sort du monde ne dépend pas d’eux. Malgré tout ce que tu as vécu, Anne, tu restes une petite fille gâtée, la petite fille qui se battait pour garder sa selle à un endroit où elle ne lui servait à rien, simplement parce que c’était la sienne. Une petite fille qui ne partage pas ses jouets, et accepte encore moins de les abandonner. « Tu as presque fait tout échouer à Dunmrogh. En notre âme et conscience, nous avons décidé que tu devais être séparée de tes amis, que tu verrais les choses plus clairement. Oui, nous avons des adeptes... Et de bien jolis, coupa Anne. L’un d’entre eux a essayé de me violer. Ce n’était pas l’un des nôtres, dit la Féalité aux cheveux de miel. (Sa voix, elle aussi, était mielleuse.) Quelqu’un que nos serviteurs avaient engagé sans le connaître suffisamment. Quoi qu’il en soit... -556- Quoi qu’il en soit, vous m’avez prouvé que je ne pouvais pas vous faire confiance. Je n’ai jamais réellement cru que je le pouvais, mais maintenant je sais que je ne peux pas. Je vous en remercie. Anne... Néanmoins, je vais vous donner une dernière chance. Vous comprenez ma situation ? Vous pouvez au moins voir cela ? Oui, répondit la plus pâle des Féalités. Eh bien alors, si vous avez vraiment un intérêt à me voir reine, pouvez-vous m’indiquer une façon de m’en sortir, qui n’implique pas de libérer le Détenu ? Tu ne peux pas le libérer, Anne. Vraiment ? Et pourquoi cela, par tous les saints ? Ce serait terrible. Ce n’est pas une réponse. C’est un Skaslos, Anne. Oui, et il a promis de restaurer la loi de la mort et de mourir. Y a-t-il un mal à cela ? Oui. Lequel ? Elles ne répondirent pas. Très bien, dit Anne. Si vous ne m’aidez pas, je ferai ce que je dois. La Féalité aux cheveux d’or s’avança. Attends. La femme, Alis. Vous pouvez vous échapper toutes les deux. Vraiment ? Comment ? Elle a arpenté la voie des sanctuaires de Spétura. Si tu ajoutes tes pouvoirs aux siens, vous serez invisibles aux yeux de vos ennemis. C’est ce que vous pouvez faire de mieux ? Et mes amis ? Les femmes se regardèrent les unes les autres. C’est cela, dit Anne. Ils n’importent pas. Elle tourna les talons. Adieu, dit-elle. Anne... — Adieu ! -557- Sur ce, la clairière se brisa comme un vitrail, et l’obscurité revint. — Eh bien, dit le Détenu. Tu as comparé les offres. Es-tu prête à faire affaire ? Peux-tu lever le charme des passages ? Celui qui empêche les hommes de les connaître ? Une fois libre, oui. Mais seulement une fois libre. Jure-le. Je le jure. Jure qu’une fois libre, tu feras ce que tu as promis : restaurer la loi de la mort, puis mourir. Je le jure par tout ce que je suis, par tout ce que j’ai jamais étée. Alors place ton cou à mes pieds. Il y eut une longue pause, puis quelque chose de lourd heurta le sol près d’elle. Elle leva le pied droit et le reposa sur quelque chose de grand, de froid et de rugueux. Anne, que fais-tu ? demanda Alis dans l’obscurité. Elle semblait paniquée. Qexqaneh, dit Anne en élevant la voix, je te libère ! Non ! hurla Alis. Mais évidemment, il était déjà trop tard. Leurs ennemis montés étaient tous morts, et maintenant les derniers défenseurs du waerd affluaient pour protéger la brèche ouverte par la baliste d’Artwair. La trouée était presque assez près pour que Neil la touchât lorsque quelque chose venu d’en haut heurta son épaule, si fort que cela le fit tomber à genoux. Neil releva des yeux mornes vers un homme qui se dressait au-dessus de lui, et levait son épée pour assener le coup fatal. Neil frappa maladroitement en direction de ses genoux. Son épée avait été trop émoussée par le combat pour trancher le métal, mais les os à l’intérieur claquèrent sous la force de l’impact, presque au moment où l’autre épée s’abattait durement sur son heaume. -558- Sonné, il se remit néanmoins inflexiblement sur pied, posa la pointe de Chien-de-guerre sur la gorge de l’homme, et appuya. Il ne savait pas depuis combien de temps ils se battaient, mais la première partie du travail avait été faite. Lui et ses huit hommes encore debout étaient confrontés à une vingtaine de guerriers armés d’épées et de boucliers, et peut-être cinq autres défenseurs sur la muraille en position de tirer sur eux. Les renforts qui essayaient de les rejoindre à travers le promontoire étaient arrêtés par la pluie dense de projectiles maintenus par les engins du waerd. Il s’accroupit au milieu des corps et tint son bouclier au-dessus de sa tête, le temps de reprendre son souffle. Les défenseurs étaient malins et patients, et restaient dans la brèche plutôt que de charger. Neil chercha ses hommes du regard. La plupart faisaient la même chose que lui et cherchaient un répit, malgré la pluie mortelle qui s’abattait sur eux. Il porta la main à son épaule, trouva une flèche qui en dépassait, et la brisa. Une douleur violente et presque plaisante vrilla son corps engourdi par la bataille. Il regarda le jeune chevalier, sire Edhmon, qui était accroupi à une verge de lui. Il était couvert de sang de la tête au pieds, mais il avait encore deux bras et deux jambes. Il n’avait plus l’air effrayé R en fait, il n’avait plus vraiment l’air de rien, sinon d’être épuisé. Mais lorsqu’il vit que Neil le regardait, il s’efforça de sourire. Puis son expression changea, et son regard se fixa ailleurs. Un instant, Neil craignit qu’une blessure eût eu raison de lui, car ceux qui mouraient voyaient souvent le Tier de Sem lorsqu’ils quittaient le monde. Mais Edhmon ne regardait pas au-delà des cieux mortels, il regardait par-dessus l’épaule de Neil, vers la mer. Neil suivit son regard tandis qu’une nouvelle pluie de flèches s’abattait. Et la vision qui s’offrit à lui était merveilleuse. -559- Des voiles, des voiles par centaines. Et quoique la distance fût grande, elle ne l’était pas tant qu’il ne pût voir la bannière au cygne de Liery flotter en haut des proues. Neil ferma les yeux et baissa la tête, priant saint Lier de lui donner la force dont il avait besoin. Puis il leva les yeux et sentit une sorte de tonnerre envahir sa voix. Regardez ! s’exclama-t-il, et il aurait pu jurer qu’il entendait non pas sa voix mais celle de son père, exhortant son clan à la bataille à Hrungrette. Voici sire Fail et la flotte qui mettra l’usurpateur à genoux si nous faisons notre travail. Si nous échouons, ces fiers navires seront fracassés et leurs équipages iront aux draugs, parce que je connais sire Fail assez bien pour vous dire qu’il essaiera de passer, quel que soit le risque, que Thornrath soit aux mains de Robert le Noir ou pas. « Nous n’avons pas à aller loin. Nous sommes huit contre vingt. C’est à peine plus que deux chacun. Saint Neuden adore ce genre de gageure. Nous mourrons tous, aujourd’hui ou un autre jour. La seule question est, ce jour-là : est-ce que votre épée sera en train de rouiller dans son fourreau, ou est-ce que vous l’aurez à la main ? Sur ce il se redressa, entonna le chant de guerre au corbeau des MeqVren, et les sept autres bondirent avec lui, certains criant, d’autres priant à voix haute les saints de la guerre. Sire Edhmon resta silencieux, mais son visage arborait une joie sévère que Neil reconnut pour être la sienne. Ils chargèrent le talus épaule contre épaule. Il n’y eut pas de grand choc au contact, cette fois ; les boucliers se heurtèrent et les défenseurs résistèrent, frappant par le dessus. Neil attendit le coup, et lorsqu’il s’abattit, il passa le bras par-dessus l’arme. Edhmon le vit, et frappa le bras que Neil retenait, le tranchant à moitié. Restez alignés ! hurla Neil. Le guerrier en lui voulait enjamber l’homme à terre, s’enfoncer plus avant dans les défenseurs, mais avec le nombre contre eux, c’eût été idiot. Leur alignement était leur seule défense. L’un des hommes les plus grands que Neil eut jamais vus s’avança dans la ligne ennemie depuis leurs arrières. Il faisait -560- une tête et demie de plus que les autres, avec une longue crinière blonde et des tatouages, ce qui le signalait comme un Weihand. Il portait une épée plus longue que certains hommes n’étaient grands, et la tenait à deux mains. Sous le regard impuissant de Neil, le géant tendit le bras par-dessus ses propres hommes, attrapa sire Call par le plumet de son heaume, et le tira à travers le mur de boucliers, où les compagnons du Weihand le taillèrent en pièces. Avec un rugissement de rage vaine, Neil martela de son bouclier l’homme devant lui, le frappa à la tête une fois, deux fois, trois fois. La troisième fois le bouclier retomba, et Chien-de-guerre frappa le heaume si fort que du sang jaillit de son nez. Il pointa son épée vers le géant et éleva la voix au-dessus du tumulte. — Weihander ! Thein athei was goth at mein piken ! rugit-il. Le résultat fut remarquable : le visage du géant, déjà écarlate, devint livide. Il chargea en direction de Neil, brisant la rangée de boucliers qu’il était censée défendre. Que lui as-tu dit ? cria sire Edhmon en haletant lourdement. Je te raconterai quand tu seras assez vieux, rétorqua Neil. Mais que les saints me pardonnent d’avoir insulté une femme que je n’ai jamais rencontrée. Avant que le Weihand eût pu l’atteindre, un autre homme avait refermé la ligne face à lui. Il tenait son bouclier un peu trop bas R peut-être une ruse. Neil leva son propre bouclier vers le ciel et le rabaissa aussitôt, si bien que la pointe en retomba sur le haut de la garde de son ennemi, et lui fit mettre un genou à terre. Neil le frappa alors violemment à la nuque avec le pommeau de Chien-de-guerre. En hurlant, le guerrier se jeta sur lui, et ils allèrent tous deux rouler sur la pente rocailleuse formée par l’effondrement de la muraille. Neil le frappa encore, mais sans trouver la force d’un coup mortel. Ses bras et ses jambes lui semblaient s’être remplis de plomb. Il lâcha son épée et chercha sa dague à sa ceinture. Il la trouva, mais s’aperçut que son ennemi avait eu la même idée un -561- instant plus tôt, lorsqu’il sentit la pointe d’une lame gratter son plastron. En jurant, il libéra son arme mais l’instant avait suffi : il eut le souffle coupé lorsque la lame glissa entre les jointures sur son flanc et entre ses côtes. Ravalant un hurlement, Neil plongea son couteau sous le bord du heaume du guerrier et jusqu’à la base de son crâne. Son ennemi fit un bruit comme un rire, tressaillit, puis cessa de bouger. En maugréant, Neil repoussa le corps inerte et voulut se relever, mais il n’était pas encore debout lorsque le géant fut sur lui. Il releva son bouclier à temps pour intercepter le coup de l’immense épée. Elle frappa comme le tonnerre, et quelque chose dans le bouclier craqua. Le géant releva son arme pour un autre coup, et Neil se détendit, le frappa sous le menton avec ce qui restait de son bouclier, si bien que le Weihand tituba en arrière et tomba. Malheureusement, Neil tomba aussi. En haletant, il jeta les restes de son bouclier et ramassa Chien-de-guerre. À quelques verges de lui, le Weihand se relevait. Neil jeta un coup d’œil vers la brèche et vit Edhmon et quatre autres hommes encore debout R les défenseurs du waerd semblaient être tous tombés. Sire Edhmon allait pour descendre la pente vers le géant. Non ! clama Neil. Restez ensemble, trouvez les engins de siège. Il y aura très peu de gardes. Restez ensemble ! Assurez-vous d’en détruire au moins un. Puis continuez. Le Weihand regarda Edhmon et les autres, puis sourit férocement à Neil. Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il au géant. Son ennemi marqua une pause. Slautwulf Thvairheison. Slautwulf, je m’excuse par deux fois. Une fois pour ce que j’ai dit sur ta mère, et l’autre parce que je vais te tuer. La première suffira, dit Slautwulf en soupesant son arme. Espèce de vermisseau. Tu peux à peine soulever ton épée. Neil pressa sa main gauche contre le trou à son côté, mais il savait que c’était inutile : il ne pouvait arrêter le saignement. -562- Slautwulf chargea alors, son immense épée dessinant un arc de cercle destiné à trancher Neil en deux. Neil comptait esquiver le coup d’un cheveu puis plonger à l’intérieur de la trajectoire lorsqu’il relèverait son arme, mais il vacilla dans son mouvement, et faillit perdre complètement l’équilibre. Le coup le manqua néanmoins, et le Weihand revint sur lui. Cette fois Neil esquiva de peu, puis chargea comme il l’avait prévu. Mais Slautwulf avait anticipé son attaque. Plutôt qu’essayer de frapper avec son épée quand il n’en avait pas le temps, il en abaissa violemment le pommeau sur le heaume de Neil. Neil fléchit les jambes et se laissa tomber, amortissant le coup autant qu’il le pouvait, bascula en avant et plongea Chien-de-guerre vers le haut de toutes ses forces. Il roula sur le dos, avec au-dessus de lui le visage abasourdi de Slautwulf qui le regardait. Je n’ai qu’à la lever une fois, signala Neil. — Jah, réussit à articuler Slautwulf, en crachant du sang tandis que sa grande épée lui tombait des mains. Le guerrier n’avait pas d’armure sous sa cuirasse, ni de vêtements, d’ailleurs. Chien-de-guerre avait percé à travers son bassin, ses intestins et ses poumons. Neil réussit à rouler sur le côté avant que le géant ne s’effondrât. Ils restèrent à terre tous deux un moment, à se regarder. Ne t’inquiète pas, dit Neil d’une voix rauque dans la langue du Weihand. Saint Vothen t’aime. Je vois sa valkirja qui vient pour toi, déjà. Slautwulf essaya d’acquiescer. Alors je te verrai à Valrohsn. Pas tout de suite, dit Neil. Il s’appuya du poing sur le sol et commença à se relever. Mais une flèche le fit retomber à terre, le souffle coupé. Je vais juste rester étendu un moment, pensa-t-il. Reprendre des forces. Il ferma les yeux, écouta sa propre respiration irrégulière. Les navires, se souvint-il, et il voulut les revoir. Ses paupières lui donnaient l’impression d’avoir été cousues, mais après ce qui parut être un effort inimaginable, il -563- réussit à les ouvrir, pour s’apercevoir qu’il faisait toujours face à Slautwulf. En inspirant longuement et douloureusement, il réussit à tourner la tête pour faire face à la mer. Une autre flèche heurta son pourpoint. Voilà, se dit-il. Imbécile. Maintenant ils savent que tu es encore en vie. Mais il n’avait plus besoin de bouger. Il pouvait voir les navires, les navires lieriens. Les avait-il sauvés ? Si Edhmon et les autres réussissaient à abattre même un seul des engins de siège, Artwair pourrait risquer une autre charge, et il passerait suffisamment d’hommes pour prendre le waerd. Avec la position et l’altitude du waerd pour les protéger, ils pourraient abattre la porte de Thornrath en une journée. Ils n’avaient même pas besoin d’occuper toute la muraille, juste une portion suffisante pour permettre aux navires de passer à travers l’une des grandes arches. Si... Sa vision devint floue au point que les voiles et la mer commencèrent à se mêler. Il voulut ciller pour se reconcentrer, mais cela ne fit qu’empirer les choses. Peu à peu la vision lui revint, mais au lieu de la mer, il voyait maintenant un visage au hautes pommettes, fort, aussi pâle que le lait et avec des yeux si bleus qu’ils semblaient aveugles. D’abord, il crut qu’il s’agissait de la Valkirja qu’il avait prétendu voir pour Slautwulf. Puis il sut qui c’était. Cisne, murmura-t-il. Brinna, parut-elle répondre. Tu te souviens ? Mon vrai nom est Brinna. Il se souvint l’avoir embrassée. Il savait qu’il aurait dû penser à Fastia, mais tandis que la lumière disparaissait, ce fut le visage de Brinna qu’il garda à l’esprit. -564- CHAPITRE ONZE LIBRE Stéphane frissonna lorsqu’il s’avança sur la corniche. Son regard parcourut des espaces vides sur ce qui lui parut être presque une lieue avant de trouver des arbres et de la pierre. Ce ne pouvait être aussi loin, parce qu’il pouvait distinguer les silhouettes du praifec et de ses hommes approchant d’une sorte de cul-de-sac dans la montagne. Néanmoins, il serra la main de Zemlé plus fort. Je pense que je vais être malade si je reste ici, dit-il. Tu as de la pierre sous les pieds, lui répondit-elle. Souviens-toi simplement de cela. Tu ne vas pas tomber. Si une bourrasque de vent... C’est peu probable, le rassura-t-elle. Regardez là, dit Ioné, le vieux sefry qui les avait menés à cette aire d’aigle. Il montra du doigt, tressaillit lorsque sa main entra en contact avec la lumière. Fend et ses guerriers n’auraient pas ce genre d’inquiétude : le soleil couchant avait déjà empli la vallée d’ombre. Stéphane se pencha juste un peu plus et vit ce que le vieil homme indiquait : un bassin d’eau d’un bleu profond. Et comme sur son signal, le vaer R le Khriim ? R en émergea soudain. Saints, pria Stéphane, faites que j’ai pris la bonne décision. -565- Aspar s’immobilisa un instant, puis attrapa le paquet sur son dos, en maudissant sa chance. Évidemment, le monstre lui offrait un tir parfait au moment où son arc était détendu. Il agrippa le sac étanche et se débattit avec les lanières, mais la cire rendait difficile de défaire les nœuds, en particulier lorsque l’on détournait les yeux tous les quelques battements de cœur pour regarder le vaer. Celui-ci s’agrippa aux arbres avec ses petits membres antérieurs et sortit sa queue de l’eau, se cabrant presque à la hauteur où Aspar était perché. Une cible parfaite... Il entendit le sifflement d’une flèche, et réalisa soudain que le vaer n’était pas la seule cible facile. Il l’entendit frapper la pierre derrière lui, ce qui signifiait que le seul endroit d’où elle avait pu provenir était... Là. Fend et son compagnon étaient sur la selle du monstre, et le compagnon visait de nouveau Aspar. En jurant, il se redressait juste au moment ou un projectile empenné de rouge frappait sa botte. Il ne ressentit aucune douleur, mais l’impact et sa réaction le firent rouler vers le bord. Il tendit les bras pour se rattraper... ... et regarda son arc, la corde et la flèche noire tomber vers le sol de la forêt en contrebas. Ah, estronc, gronda-t-il. Il consacra exactement un battement de cœur à décider de ce qu’il allait faire. Puis il bondit vers la cime de l’arbre le plus proche, à quelque cinq verges en dessous de lui. La présence du Détenu parut se dérouler tout autour d’elle, se faisant plus vaste à chaque instant, et ses os bourdonnèrent comme si une scie les tranchait. Libre. Le mot la frappa comme si le Détenu l’avait coulé en un lingot de plomb qu’il lui aurait jeté au visage. Son souffle quitta ses poumons en une seule expiration douloureuse, et son cœur lui parut se liquéfier de terreur. Confiance, autorité, certitude R tout cela disparut, et elle était une souris dans un champ découvert, qui regardait le faucon s’abattre. -566- Libre. Il n’y avait aucune joie dans ce mot. Aucune allégresse, aucun soulagement. C’était le son le plus vicieux qu’Anne eût jamais entendu. Des larmes jaillirent de ses yeux et elle trembla incontrôlablement. Elle les avait tous condamnés, elle avait tout détruit... Liiiiibre. Quelque chose claqua comme le tonnerre, si bruyamment que cela couvrit son hurlement. Puis... plus rien. Il était parti. Il lui fallut ce qui parut être beaucoup de temps pour reprendre le contrôle d’elle-même et de ses émotions. Elle entendit les autres sangloter et sut qu’elle n’était pas seule, mais cela ne fit rien pour atténuer son humiliation. Finalement, après une éternité, Austra eut la présence d’esprit de rallumer la lampe. Leurs yeux confirmèrent que la salle était vide. Elle était bien plus grande qu’Anne ne l’avait imaginé. Qu’as-tu fait ? demanda Alis d’une voix faible. Par les saints, qu’as-tu fait ? Ce... ce que je croyais être le mieux, réussit-elle à articuler. Il fallait que je fasse quelque chose. Je ne comprends rien de tout cela, dit Cazio. Anne voulut essayer d’expliquer, mais sa gorge se serra et elle eut soudain de nouveau envie de pleurer. Attendez, dit-elle. Attendez un instant, et je vais... Quelque chose martela soudain l’autre côté de la porte secrète. Nous sommes découverts ! s’exclama Austra d’une voix pantelante. Cazio se remit sur pied et tira son arme. Il avait encore l’air sonné, mais cela réconforta Anne. Oubliant ses résolutions, elle décida d’être forte. Le Détenu a promis de tuer les hommes de Robert, dit-elle. Je crains qu’il ne t’ait menti à ce sujet, répondit Alis. Nous verrons, répliqua Anne. -567- Que l’on me donne une arme, dit le prince Cheiso, d’une voix faible mais déterminée. J’ai besoin d’une arme. Cazio croisa le regard d’Anne, et elle hocha la tête. Il tendit une dague au Safnien. Il regarda les trois autres hommes, se souvenant vaguement qu’ils avaient été quatre. Qu’était-il arrivé au quatrième ? Mais après l’expérience qu’il venait de vivre, rien ne le surprenait plus. Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il aux guerriers. Sire Ansgar, dit l’un d’entre eux. (Cazio put juste voir une petite barbe.) Voici mes liges, Preston Viccars et Cuelm MeqVorst. Le passage est étroit, dit Cazio. Nous le défendrons tour à tour. Je suis le premier. Choisissez votre place entre vous. J’ai juré à sire Leafton que je serai le premier à affronter les ennemis de sa Majesté, répliqua Ansgar. J’espère que tu me laisseras honorer ce serment. Cazio voulut objecter, mais après tout, Ansgar portait une armure. Il était probablement mieux équipé pour affronter la situation. Je cède la priorité, dit-il. Mais, s’il te plaît, ne les tue pas tous. Laisse-m’en quelques-uns. L’homme acquiesça, et Cazio recula, en espérant que ses idées allaient s’éclaircir un peu plus. Au moins, leurs ennemis n’étaient pas arrivés quelques instants plus tôt, lorsqu’ils étaient tous faibles et en larmes. Peut-être que les hommes de Robert avaient été affectés, eux aussi. Il faudrait qu’il demande à Anne ce qui s’était passé exactement, une fois que tout cela serait terminé. Peut-être qu’ils ne vont pas réussir à passer... commença Austra. Mais une bande de lumière frémissante apparut dans la pierre, tailla à travers elle, et bientôt, non seulement la porte eut disparu, mais également une bonne partie du passage. Par les saints, laissa échapper Anne dans un souffle, il a l’épée fey de sire Neil. -568- Et effectivement, Robert apparut à travers l’ouverture. Sire Ansgar voulut s’avancer, mais s’arrêta lorsque l’usurpateur leva la main. Un instant, dit-il. Majesté ? demanda Ansgar en regardant Anne. Fais ce qu’il dit, répondit Anne. Que veux-tu, Robert ? demanda-t-elle. Robert agita la tête. Incroyable. Il est parti, n’est-ce pas ? Tu l’as laissé partir. Oui. Pourquoi ? Qu’a-t-il pu te promettre... mais je peux deviner, n’est-ce pas ? Il t’a dit qu’il t’aiderait à me vaincre. Et pourtant je suis là, invaincu. Nous n’avons pas encore commencé à nous battre, dit Cazio. Quelqu’un t’a-t-il demandé de parler ? coupa Robert. Je n’ai aucune idée de qui tu es, mais je suis certain que ni sa Majesté ni moi ne t’avons donné l’autorisation de parler. Frappe-moi avec ton épée si tu veux, mais s’il te plaît, ne salis pas ma langue avec cet accent ridicule. Cazio a ma permission pour parler, dit Anne d’un ton cinglant. Et toi non, sauf si tu désires implorer mon pardon pour ta traîtrise. Ma traîtrise ? Ma chère Anne, tu viens de lâcher le dernier des Skasloï sur le monde. Sais-tu depuis combien de temps il prépare cela ? C’est lui qui a appris à ta mère à me maudire, qui a fait de moi ce que je suis devenu et qui a brisé la loi de la mort. Tu es tombée dans son piège et tu as trahi ta race entière. Ta trahison éclipse la mienne comme, euh... le soleil une petite étoile. Tu ne m’as pas laissé le choix, répondit-elle. Eh bien, si c’est le cas... Attends, tu avais au moins deux autres possibilités. Tu aurais pu lui dire non, et te rendre. Ou tu aurais pu m’affronter et mourir. Ou nous aurions pu t’affronter et vivre, dit Cazio. Tu deviens déplaisant, dit Robert en tournant l’épée flamboyante vers lui. Rends-toi, Anne, et vous vivrez tous, je te le promets. -569- Cazio ne saurait jamais ce qu’Anne aurait pu répondre, parce que Cheiso se précipita soudain en avant, hurlant de douleur, et se jeta sur Robert. L’usurpateur leva son arme enchantée, mais pas assez vite. Cheiso plongea sa dague dans la poitrine du prince. Robert l’assomma promptement d’un coup du pommeau de son arme sur le crâne, mais la trêve temporaire avait pris fin, et le déluge était venu. Les hommes de Robert se déversèrent dans la pièce. Cazio bondit vers le prince, mais Ansgar était déjà là, assenant un coup qui aurait décapité Robert s’il ne l’avait pas esquivé, avant de plonger son épée fey dans le ventre d’Ansgar. L’arme le traversa comme s’il eût été du beurre, puis Robert leva et tourna l’épaule, tranchant le torse du chevalier en deux. À toi, maintenant, dit Robert en se tournant vers Cazio. Mais ce n’était pas la première fois que Cazio était confronté à un homme qui ne pouvait mourir, ni d’ailleurs à une épée qu’il ne pouvait parer. Comme Robert se préparait à frapper, Cazio se fendit de côté et l’arrêta en le touchant au poignet. Robert grimaça et trancha vers la lame d’Acrédo, mais Cazio se dégagea et le frappa de nouveau au poignet. Puis, évitant le coup suivant, plus sauvage encore, Cazio enchaîna d’un revers sur le dessus de la main de Robert. Tu n’es pas très doué en escrime, hein ? dit-il en souriant et en sautillant sur la pointe des pieds. Même avec une telle épée ? Robert le chargea alors, mais une fois encore Cazio évita son épée et esquiva la charge comme on le ferait un taureau, en plaçant sa lame dans la trajectoire pour que Robert vînt s’ y empaler. Ce que fit l’usurpateur, la lame le frappant au front, si bien que sa tête s’arrêta et que ses pieds glissèrent sous lui, donnant à Cazio l’immense plaisir de le voir retomber sur le dos. — Zo dessrator, nip zo chiado, fit-il remarquer. Il dut néanmoins le dire vite, car les hommes R et les femmes R de Robert grouillaient. Il se replaça du mieux qu’il put devant Anne et croisa le fer avec deux, puis trois, puis invraisemblablement quatre adversaires à la fois. Il vit Preston -570- et Cuelm tomber, et alors il n’y eut plus que lui entre les trois femmes et la masse. Pis, il vit Robert au fond, qui tamponnait un chiffon contre son crâne percé. Tuez-les tous, l’entendit-il crier. J’ai perdu toute patience avec cette histoire. Aspar jeta les bras autour du tronc du sapin et serra les dents tandis que son corps frottait contre les branches de cime. L’odeur de résine explosa dans ses narines lorsque le sommet de l’arbre plia sous son poids, et un instant il se sentit comme le jungen qui chevauchait autrefois des arbrisseaux en les tordant jusqu’au sol pour le plaisir. Celui-ci n’allait pas descendre jusqu’au sol, par contre, et il lâcha avant d’être réentraîné vers le haut. Il était encore à cinq verges au-dessus de la couche d’eau peu profonde qui refluait après l’irruption du vaer. Il eut de la chance : l’eau ne cachait pas un rocher ou une souche, mais il eut néanmoins l’impression qu’une paume de la taille d’un enfant venait de le gifler à pleine force. La douleur le galvanisa plutôt que le ralentir, et il réussit à se remettre sur pied avant d’estimer la situation. Aspar ne pouvait voir le vaer en l’instant, mais il entendait son fracas dans la forêt. Il tourna les talons et courut vers le pied de la falaise, espérant contre toute logique qu’il trouverait son arc R et la précieuse flèche. Mais bien que l’eau refluât, elle laissait derrière elle un amas désordonné de branchages, de feuilles et d’épines. Il lui faudrait peut-être une cloche R ou dix R pour retrouver ses affaires. Il ne voyait toujours pas le vaer mais il dégaina sa dague et, en cherchant sa hache de la main, trouva la corne qu’il avait attachée à sa ceinture. Il la prit et la regarda un temps. Pourquoi pas ? Il n’avait plus grand-chose à perdre, maintenant. Alors il porta la corne à ses lèvres, prit la plus profonde inspiration qu’il put, et souffla, une longue note aiguë dont il se souvenait très bien, depuis une époque pas trop lointaine. -571- Même après qu’il n’eut plus d’air, la note persista dans les airs, répugnant à s’effacer. Mais elle disparut, et le vaer approchait toujours. Il avait atteint la falaise, maintenant, et la chance lui sourit un peu : la tige de son arc était accrochée dans les branches basses d’un quercitron. Mais il ne vit la flèche nulle part, et le vaer... ... s’éloigna soudain de lui, pour quitter la gorge. Mais quelque chose se dirigeait toujours vers lui, quelque chose de taille humaine mais qui se déplaçait beaucoup trop vite pour un humain. Estronc, gronda-t-il. Pas encore un de ces maudits... Mais alors le moine fut sur lui, son épée, une lueur à peine visible dans le crépuscule. Stéphane se raidit lorsque la note aiguë et claire d’une corne résonna dans l’air du soir. Zemlé le remarqua. Qu’est-ce que c’est ? Je reconnais cette corne, dit-il. C’est la corne du roi de bruyère. Celle que j’ai utilisée, celle avec laquelle je l’ai appelé. Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne sais pas, répondit distraitement Stéphane. En bas, le Khriim avait agi de façon inattendue. Au lieu de se diriger droit vers le praifec et ses hommes, il était parti à travers les arbres, en direction de la falaise. Mais juste après que la corne eut sonné, il avait repris sa course, vers les guerriers qui approchaient. Stéphane ressentit un pincement au cœur lorsqu’une rangée de huit cavaliers se forma et chargea la créature. Il se demanda s’ils avaient une chance. Un chevalier, une cheval, une armure et le harnachement, le tout au galop et concentré sur la pointe d’acier d’une lance était une force fabuleuse. Il voyait aussi les guerriers sefrys, maintenant : douze petites silhouettes approchant les hommes du praifec au trot. Il perçut une lueur actinique et réalisa qu’ils avaient des épées feys, comme le chevalier que lui et ses compagnons avaient combattu à Dunmrogh. -572- Les chevaliers s’abattirent contre le Khriim comme une vague sur un rocher, sauf qu’une vague qui s’est brisée reflue vers la mer. Les chevaliers et leurs chevaux restèrent là où ils étaient tombés. Autant pour eux. Stéphane sentit quelque chose parcourir sa peau, et tous les poils de son bras se dressèrent. Il n’avait pas froid, mais il frissonnait. La corne... murmura-t-il. Qu’est-ce que cela ? s’exclama Zemlé d’une voix pantelante. Elle pointa du doigt, et Stéphane vit un nuage noir qui approchait R du moins ce fut ce qui parut, au premier abord. Mais ce n’était pas un nuage R plutôt un amoncellement de milliers de petites choses, qui volaient près les unes des autres. Des oiseaux, dit-il. Ils y en avait de toutes sortes : corbeaux, hirondelles, cygnes, faucons, courlis R et tous criaient ou chantaient, produisant le bruit qu’ils pouvaient et créant la plus étrange cacophonie que Stéphane eût jamais entendue. Lorsqu’ils atteignirent la vallée, ils descendirent en spirale vers le sol, plongeant vers la forêt, formant une tornade aviaire. De son côté, la forêt agissait d’une façon tout aussi surprenante. Un plein arpent était en mouvement : les arbres se penchaient les uns vers les autres, nouant leurs branches ensemble. Cela rappela à Stéphane l’effet du chant dréodh sur l’arbre dans lequel ils s’étaient abrités des piteux, mais si c’était la même magie, elle était beaucoup plus forte. Par les saints, souffla Zemlé. Je ne crois pas que les saints aient grand-chose à voir avec cela, murmura Stéphane en regardant les oiseaux s’engouffrer dans la forêt en mouvement, et disparaître comme s’ils eussent été avalés. Une silhouette se formait, maintenant R une silhouette que Stéphane reconnut, même si elle était plus grande qu’il ne l’eut jamais vue auparavant, peut-être trente verges de haut. -573- Quelques instants plus tard, des bois dressés sur son front, le roi de bruyère arracha ses racines de la terre et commença à marcher avec détermination vers le Khriim. Aspar attendit jusqu’à la dernière seconde et lança sa hache. Le moine voulut dévier, mais là était le problème lorsqu’on se déplaçait trop vite. Il devenait plus difficile de changer de direction. Sa tentative ne fit que gâcher le coup censé décapiter Aspar. L’arme susurra au-dessus de la tête du forestier au passage de son attaquant. Aspar se retourna pour le voir qui revenait déjà sur lui, mais il eut la satisfaction de découvrir que sa hache avait trouvé sa cible et frappé le bras armé du moine, son bras droit. L’épée reposait un peu plus loin sur les mousses gorgées d’eau, et le sang giclait de son biceps. Il était un peu plus lent, mais pas de beaucoup. Sa main gauche forma une masse floue. Aspar eut l’impression de se mouvoir sous l’eau tandis que le poing entrait en contact avec son menton. Il sentit le goût du sang, et sa tête résonna comme une cloche alors qu’il titubait en arrière. Le coup suivant le toucha sur le flanc, et lui cassa des côtes. Avec un cri inarticulé, Aspar passa le bras gauche autour du moine, le frappant au rein de sa dague, mais l’arme ne le toucha pas. En lieu de cela, l’homme se déhancha étrangement, et Aspar fut de quelque façon propulsé contre un arbre. Sa vision vira au noir et rouge, mais il savait qu’il ne devait pas cesser de bouger, alors il roula sur le côté et essaya de se remettre sur pied, en crachant des fragments de dents. Il attrapa un arbrisseau et s’en servit pour se relever. Ce ne fut que lorsqu’il tenta de peser sur sa jambe qu’il s’aperçut qu’elle était cassée. Ah, estronc, dit-il. L’homme avait ramassé son épée, et revenait vers lui en la serrant dans sa main gauche. Je m’appelle Ashern, dit-il. Frère Ashern. J’aimerais que tu saches qu’il n’y a rien de personnel dans tout cela. Tu t’es bien battu. -574- Aspar leva sa dague et hurla, en espérant que cela couvrirait le bruit des sabots qui approchaient, mais Ashern les entendit au dernier moment et se tourna. Aspar bondit en avant, et tout vira au rouge. Ogre se cabra depuis son galop, ses sabots se dressant au-dessus du moine. Le coup de frère Ashern trancha à travers le bas du cou du grand animal, et l’homme d’église continua de tourner, pour bloquer habilement le coup de couteau désespéré d’Aspar. Alors les sabots d’Ogre, qui retombait, le frappèrent à l’arrière de la tête et lui défoncèrent le crâne. Aspar tomba, et Ogre s’effondra juste à côté de lui, le sang giclant à grosses gouttes de son cou. En haletant, Aspar rampa jusqu’à lui, en pensant qu’il pourrait peut-être refermer la plaie de l’étalon, mais lorsqu’il la vit, il sut qu’il n’y avait aucune chance. Alors il prit la tête de l’animal dans un bras et lui caressa le museau. Ogre semblait plus surpris qu’autre chose. Mon vieil ami, soupira Aspar. Tu n’as jamais pu rester à l’écart d’un combat, hein ? Une écume écarlate sortait des naseaux d’Ogre, comme s’il essayait de hennir une réponse. Merci, mon vieux compagnon, dit Aspar. Repose-toi maintenant, hein ? Contente-toi de te reposer. Il continua de caresser Ogre jusqu’à ce que sa respiration cessât et que ses yeux terribles devinssent mornes. Et encore après. Lorsque Aspar releva finalement la tête, il vit à quatre verges de là l’enveloppe de la flèche noire. En hochant sombrement la tête pour lui-même, il tendit son arc, et rampa jusqu’au moment où il trouva une branche de la taille et de la forme qui en feraient une béquille. Sa jambe lui infligeait maintenant une douleur terrible, mais il l’ignora autant qu’il le put. Il récupéra la flèche, et commença à boitiller vers le bruit du combat. -575- CHAPITRE DOUZE L’ÉPÉE ABSOLUE Cazio se fendit longuement, enfonçant Acrédo dans l’œil d’un des soldats. Une épée siffla vers lui à sa droite, mais avec sa rapière occupée à tuer, la seule chose qui lui restait pour parer le coup était son bras gauche. Il eut de la chance et frappa le plat de la lame, mais la douleur fut terrifiante. La pointe ensanglantée d’Acrédo libérée, il para un autre coup tout en rompant, et se demanda de combien il pourrait encore reculer. Les hommes de Robert usaient de l’espace pour se déployer, forçant Cazio à accélérer sa retraite, faute de quoi il serait encerclé. Il se dit qu’il pourrait encore en tuer un ou peut- être deux avant que leurs hachoirs ne l’eussent suffisamment entaillé pour mettre fin au combat. Après cela, il n’était pas certain de ce qu’il ferait. Non. Il ne pouvait pas les laisser prendre Anne et Austra. Il ne pouvait pas penser de cette façon. Il approfondit et ralentit sa respiration, imposa aux muscles dont il n’avait pas l’usage immédiat de se détendre. Z’Acatto avait parlé une fois ou deux de quelque chose appelé chiado sivo, ou « l’épée absolue », un état d’unité qu’un dessrator pouvait atteindre et dans lequel il pouvait accomplir des choses fantastiques. Il y avait eu des fois où Cazio avait eu l’impression d’être presque dans cet état. Il fallait oublier la victoire et la défaite, la vie et la mort, la peur, et n’être plus que mouvement. -576- Parer, attaquer, parer, se dégager, respirer, sentir l’épée comme une partie de son bras, de sa colonne vertébrale, de son cœur, de son esprit. Ils ne peuvent pas m’atteindre, se dit-il. Il n’y a plus rien à atteindre, juste une épée... Et durant un long moment magnifique, il l’eut. La perfection. Chaque mouvement impeccable, chaque geste irréprochable. Deux hommes à terre, puis deux autres, et il ne reculait plus. Il contrôlait le rythme, le jeu de jambes, le sol lui-même. Un long moment. Mais lorsqu’il en prit conscience, il perdit le détachement nécessaire pour le prolonger, et son assaut s’étiola, comme deux hommes arrivaient pour remplacer chacun de ceux qu’il tuait. Il battit de nouveau en retraite, d’une façon encore plus désespérée maintenant que les hommes de Robert commençaient à l’encercler. Il réalisa qu’il ne savait plus où étaient les femmes, et eut un instant l’espoir fou que cet instant de chiado sivo leur avait permis de s’échapper. Même toi, tu aurais été fier de moi, z’Acatto, pensa-t-il tout en apercevant du coin de l’œil un nouveau guerrier qui se mettait en position sur son flanc. Non, pas sur son flanc. Sur le flanc des hommes de Robert. Et pas un nouveau guerrier, mais une horde. Les nouveaux venus ne portaient pas d’armure, mais se battaient avec de longs couteaux vicieux ou usaient d’arcs courts mais puissants. Les ennemis de Cazio furent tous abattus en l’espace de quelques battements de cœur, le laissant haletant et toujours en garde, à se demander s’il allait être le prochain. Le fait qu’ils étaient les ennemis de Robert n’en faisait pas les amis d’Anne. Mais ceux qui étaient les plus proches se contentèrent de lui sourire et de hocher la tête, avant de finir leur massacre. À première vue, ils étaient au moins cinquante. Il réalisa également qu’ils n’étaient pas humains, mais sefrys. Le peuple de la Cour des Gobelins avait finalement choisi son camp, semblait-il. -577- Aspar se pétrifia, bouche bée, se demandant depuis combien de temps personne n’avait plus contemplé quoi que ce fût qui pût même approcher ce qu’il voyait. Il s’était cru ahuri, mais maintenant il réalisait qu’il n’était pas tant ahuri que dément. Il pouvait les voir parce qu’ils avaient rasé la forêt sur plus d’une demi-lieue dans toutes les directions. Le roi de bruyère était une immense masse paraissant à peu près humaine, quoique arborant les bois d’un cerf R mais dans l’ensemble moins humain d’apparence qu’il ne l’avait été précédemment. L’apparition se battait avec le vaer, qui était enroulé autour de lui comme un serpent autour d’une souris. Le roi, de son côté, serrait ses deux mains titanesques autour du cou du monstre. Tandis qu’Aspar regardait, un flot de venin vert jaillit de la bouche du grand serpent R non pas seulement une vapeur, mais un liquide visqueux qui gicla sur le seigneur de la forêt et se mit à fumer, en creusant de grandes saignées en lui. La matière du roi se déplaça pour remplir ces trous. Il ne vit pas Fend R la selle était vide, et un rapide coup d’œil sur la forêt ne révéla rien, quoique, un peu à l’écart, une autre bataille se déroulât entre les hommes du praifec et quelque autre force. Il ne discernait pas grand-chose de cette partie-là. Une bouffée de douleur et de fièvre remonta de sa jambe et vint lui rappeler qu’il pouvait perdre conscience n’importe quand. S’il voulait faire quelque chose ici, il valait mieux le faire maintenant. Il n’avait plus besoin d’y réfléchir : il n’y avait aucun mystère. Il savait de quel côté il était. Alors il ouvrit soigneusement la boîte et en tira la flèche noire. Sa pointe brilla comme le cœur d’un éclair. Le praifec avait dit que la flèche pouvait être utilisée sept fois. Elle avait déjà été utilisée cinq fois lorsque Aspar l’avait reçue. Il s’en était servi pour tuer un étan et sauver la vie de Winna. Il en restait une. -578- Il encocha la flèche sur la corde et soupira, estima le vent, observa les volutes de vapeur autour des combattants, imposa à ses muscles tremblants de s’apaiser pour que son cerveau puisse leur dire que faire. Une profonde inspiration, deux, trois R puis il sentit son tir et libéra la corde. Il regarda l’éclat lumineux se réduire et disparaître à la base du crâne du vaer. Aspar s’aperçut qu’il retenait sa respiration. Il n’eut pas longtemps à attendre. Le vaer hurla, un cri horrible à fendre la pierre, et son corps se déforma tandis qu’il s’arquait en arrière en vomissant du venin. Le roi de bruyère l’attrapa par la queue et le déroula avant de le projeter vers la forêt. Une partie du bras du roi s’arracha et partit avec le monstre, et il chancela tandis que de grandes parts de son corps s’effondraient. Il attrapa un arbre dans chaque main pour se rattraper, mais continua de se décomposer. Par le Furieux, maugréa Aspar, et il ferma les yeux. Il se laissa glisser près de l’arbrisseau sur lequel il s’était appuyé, en regardant les grands anneaux du vaer s’élever et retomber derrière les arbres. À chaque battement de cœur, le fracas de ses soulèvements diminuait. Il ne voyait plus du tout le roi de bruyère. L’épuisement l’envahit, ainsi que le soulagement. Cela, au moins, était fait. Il savait qu’il eût dû essayer de réduire la fracture de sa jambe, mais il lui fallait se reposer d’abord. Il prit sa gourde et but un peu d’eau. Ses provisions étaient restées avec Ogre, mais il n’avait pas très faim, de toute façon. Même s’il avait probablement besoin de manger... Sa tête se redressa, et il réalisa qu’il avait somnolé. Le roi de bruyère le regardait. Il ne faisait plus que deux fois la taille d’un homme, maintenant, et son visage était humain, quoique couvert d’une légère fourrure brune. Ses yeux vert feuille étaient alertes, et Aspar crut discerner un léger sourire sur les lèvres du seigneur de la forêt. Je crois que j’ai fait ce qu’il fallait, hein ? dit Aspar. -579- Il n’avait jamais entendu le roi de bruyère parler, et cela ne changea pas. Mais la créature s’avança, et soudain Aspar se sentit baigné de vie. Il sentit le chêne, la fleur de pommier, le sel de la mer, le musc de l’élan en rut. Il se sentit plus grand, comme si la terre était sa peau et les arbres ses cheveux, et cela l’emplit d’une joie qu’il n’avait jamais connue, sauf peut-être lorsqu’il était enfant et qu’il courait nu dans la forêt, grimpant aux arbres simplement parce qu’il les aimait. Je ne savais pas... commença-t-il. Et avec la soudaineté d’un os qui se brise, cela s’arrêta. L’allégresse s’enfuit de lui comme le sang d’une veine coupée, alors que les yeux du roi de bruyère s’écarquillaient et que sa bouche s’ouvrait en un cri muet. Là, sur sa poitrine, quelque chose brillait comme le cœur d’un éclair... Le roi de bruyère le regarda dans les yeux et il sentit quelque chose picoter à travers tout son corps. Puis la forme qui se dressait devant lui se décomposa et retomba sur le sol en une pile de feuilles mortes et de carcasses d’oiseaux. La poitrine d’Aspar se souleva comme il essayait de respirer, mais l’odeur d’automne le suffoqua et il referma ses mains sur ses oreilles, s’efforçant de faire taire le profond murmure qui parcourait la terre et les arbres comme si d’une seule voix toute la nature sauvage du monde comprenait que son souverain était mort. Comme des éclairs passant devant ses yeux, il vit des forêts tomber en poussière, d’immenses plaines herbeuses pourrir, des lieues d’ossements blanchissant sous un soleil démoniaque. Non, haleta-t-il en réussissant finalement à respirer. Oh, je crois que si, rétorqua une voix familière. À quelques verges derrière l’endroit où s’était dressé le roi de bruyère se tenait Fend, arc en main et sourire diabolique aux lèvres. Il était vêtu d’une étrange armure, mais ne portait pas de heaume. Sa bouche était maculée de sang et il avait une lueur dans les yeux qui semblait folle même pour lui. Aspar chercha précipitamment sa dague : il n’avait plus sa hache, ni aucune flèche. -580- Eh bien, dit Fend, nous y voilà. Tu as tué mon vaer, mais ce n’est pas si mal. Tu sais ce qui se passe lorsque l’on boit le sang frais d’un vaer ? Pourquoi ne me le dirais-tu pas, espèce d’estronc ? Allons, Aspar, dit Fend. Ne sois pas si fâché, je te suis reconnaissant. J’étais destiné à boire ce sang, tu sais. Le problème était de l’obtenir, une fois que la bête avait joué son rôle. Tu as résolu ce problème d’assez belle façon. Mieux encore, tu m’as donné la chose dont j’avais besoin pour tuer sa Majesté Tas-de-feuilles. Non, dit Aspar. La flèche ne pouvait être utilisée que sept fois... Fend agita l’index. Allons... Ce n’est pas ton genre que de croire aux contes de phays, Aspar. Qui t’a dit qu’elle ne pouvait être utilisée que sept fois ? Notre vieil ami le praifec ? Dis-moi, si quelqu’un pouvait créer une arme aussi puissante, pourquoi en limiterait-il l’usage ? Il marcha jusqu’à la pile d’humus qui était tout ce qui restait du roi de bruyère, et en extirpa la flèche. Non, dit-il. Je crois qu’elle va encore être utile durant quelque temps. Tu as encore la boîte, je suppose R ah, je la vois. Oui. Viens la chercher. Tu as tué Ashern, n’est-ce pas ? Ces moines de Mamrès font toujours trop confiance à leur vitesse et à leur force. Cela leur fait oublier que l’habileté, ou dans ton cas la simple obstination, peut mener très loin. Il encocha la flèche sur son arc. Cela ne devrait pas être douloureux, en comparaison, dit Fend. Et cela me convient. Tu m’as pris un œil, mais je considère que cette dette est payée, maintenant. Je suis désolé que tu ne puisses par mourir en combattant, mais il faudrait attendre trop longtemps pour que tu te remettes, et tu continuerais d’être une plaie jusqu’au bout. Mais je peux te laisser te lever, si tu veux, au cas où tu préférerais mourir debout. Aspar le dévisagea un instant, puis il glissa sa béquille improvisée sous son aisselle et se releva laborieusement. -581- Dis-moi juste une chose avant de me tuer, demanda-t-il. Pourquoi, pour Qerla ? Fend sourit. Vraiment ? Pas : « pourquoi tuer le roi de bruyère », ou même « Mais quel est le fin mot de l’histoire » ? Tu en es resté à l’histoire de Qerla ? Mais c’était il y a tellement longtemps ! Oui. Mais c’est tout ce que je veux savoir. Je ne voulais pas la tuer, tu sais, dit Fend. Elle avait autrefois été une amie. Mais je pensais R nous pensions R qu’elle allait te le dire. Me dire quoi ? Le grand secret des sefrys, triple buse. Estronc, mais de quoi parles-tu donc ? Fend s’esclaffa. Tu as vécu toutes ces années avec nous et tu ne t’en es jamais douté ? Bah, je suppose que c’est normal, même certains sefrys ne le savent pas. Ne savent pas quoi ? Ce que nous sommes, dit Fend. Nous sommes des skasloï, Aspar. Ce qui reste des skasloï. Mais... Ah non, désolé. J’ai répondu à ta question. C’est terminé. Il leva son arc, et Aspar se prépara à une dernière tentative. La dague n’était pas faite pour être lancée, mais... Avait-il entendu des sabots ? Il se figura soudain Ogre, revenu de ma mort, et en rit presque. Les yeux de Fend se rétrécirent, puis s’écarquillèrent sous le choc alors qu’une flèche frappa son plastron d’armure, suivit d’une autre au genou. Aspar se tourna pour découvrir qu’il y avait effectivement un cheval qui tonnait derrière lui, mais ce n’était pas Ogre R c’était un cheval gris pommelé qu’il n’avait jamais vu auparavant. Il reconnut par contre sa cavalière à sa peau pâle, sa frange noire et ses yeux violets en amande. Elle tenait un arc et tira encore R cette fois vers la tête de Fend R mais il fit un écart sur le côté et la flèche le manqua. -582- Le cheval s’arrêta brusquement et elle en bondit, glissant son arc sur son épaule. Viens, ordonna-t-elle. Monte. Fend... Non, dit-elle. Regarde. Il y en a d’autres. Allons-y ! Elle dut faire basculer sa jambe cassée pour lui. La douleur fut telle qu’il manqua s’évanouir, mais il vit ce qu’elle avait voulu dire : plusieurs guerriers en armure se précipitaient au secours de Fend, lequel se relevait en réencochant la flèche sur son arc. Leshya fit volter sa monture, et ils furent bientôt au galop. Aspar voulut lui prendre son arc et tenter un dernier tir sur Fend, mais un bond violent du cheval se propagea dans sa jambe comme un coup de masse, et il échappa à ce monde. Anne cilla de surprise lorsque les sefrys tombèrent à genou devant elle. Je pensais que Mère Uun avait dit que les sefrys ne se battraient pas, dit Austra. Anne hocha la tête et serra la main de son amie. Lequel d’entre vous commande ? demanda-t-elle. Un guerrier aux yeux noirs et aux cheveux blond pâle en cotte de mailles argentée redressa la tête. Je suis le capitaine de cet escadron, Majesté. Comment t’appelles-tu, Messire ? Cauth Versial, Altesse, répondit-il. Relève-toi, Cauth Versial, dit Anne. Il obéit. Est-ce Mère Uun qui t’a envoyé ? demanda-t-elle finalement. Elle nous a dit ce que le Détenu t’avait promis. Mais c’était il y a seulement quelques instants, répliqua Anne. Comment a-t-elle pu le savoir ? Comment êtes-vous arrivés si vite ? Nous attendions en retrait, Majesté. Mère Uun avait envisagé cette possibilité. -583- Je ne comprends pas, dit Anne. Mère Uun a dit qu’elle était l’un de ses gardiens R qu’elle participait à le garder prisonnier. Pourquoi serait-il allé la voir ? Ce sont des affaires très anciennes, Majesté, dit Cauth, et je n’en ai pas une complète compréhension. Je sais seulement qu’il faisait partie de notre gèos que s’il était jamais libéré, il pourrait nous demander une chose. Et il vous a demandé de me sauver la vie. De te protéger et de te servir, Majesté. Alors votre mission n’est pas achevée ? Non, Majesté. Nous serons à ton service tant que nous vivrons et que tu ne nous en auras pas libéré. Combien êtes-vous ? Cent cinquante, Majesté. Cent cin... Sais-tu comment entrer dans le château depuis ici ? Oui, Majesté, dit-il en s’accompagnant d’un geste de la main. Elle se tourna et vit qu’elle avait reculé presque jusqu’à un lourd portail métallique. Il a raison, dit Alis. Le prince Robert a peut-être condamné tous les autres passages, mais il ne se serait pas coupé du Détenu. Reste qu’il faut une clé. Alors même qu’elle disait cela, la porte s’ouvrit sans bruit, révélant un vieux sefry, si fragile et maigre qu’Anne eut presque peur qu’il se fût agi d’une sorte de mort-vivant. Ses yeux ne regardaient rien. Majesté, dit le vieil homme. Tu es venue enfin. Bienvenue. Alis toussota. Tu as eu la langue coupée et les oreilles crevées, dit-elle. Le vieux sefry sourit. J’ai guéri. Tu ne sembles pas très ennuyé que ton prisonnier se soit échappé, dit Anne. C’est le destin, répondit le Gardien. Je l’ai senti partir, et je suis venu ici. Nous sommes à tes ordres, Majesté, dit Cauth. -584- Anne prit une profonde inspiration. Penses-tu avoir assez d’hommes pour prendre le château de l’intérieur ? Avec l’avantage de la surprise, je le crois, oui. Très bien. Cazio, tu restes avec moi. Austra, prends dix de ces sefrys avec toi. Le Détenu a dit qu’il lèverait l’enchantement sur les passages R voyons si c’est le cas. Va trouver sire Leafton. Dis-lui de faire drainer les passages inférieurs et d’envoyer des messagers chercher des renforts. Les autres, vous venez avec moi. Non, attendez. Mon oncle Robert était avec ces hommes. Trouvez-le d’abord, et amenez-le-moi. Mais Robert, ce ne fut pas une surprise, demeura introuvable. -585- CHAPITRE TREIZE L’ATTENTE DE MURIELLE Depuis la disparition d’Alis, Murielle avait l’impression d’être coupée du monde. Elle avait ses deux fenêtres, bien sûr, et parfois l’un de ses gardes laissait échapper quelque chose en se croyant hors de portée de voix, mais elle n’y accordait généralement que peu de foi, parce toutes les paroles qu’elle surprenait de leur part pouvaient faire partie des jeux de Robert. Mais il se passait bien quelque chose dehors, elle était au moins certaine de cela. À travers la fenêtre qui donnait sur le sud, elle pouvait voir une bonne partie de la ville, et depuis des jours il se passait quelque chose près du Repaire, dans ou à côté du quartier sefry. Il y avait des feux, et elle apercevait parfois des hommes en arme et des machines de siège dans les rues qui y menaient. Était-ce quelque sorte de révolte ? Ou Robert avait-il encore un peu plus perdu la tête et décidé, pour quelque raison, de massacrer les sefrys ? Il y avait une troisième possibilité, mais elle osait à peine y penser. Le passage Crepling était censé avoir un accès dans la Cour des Gobelins. Sire Fail serait-il revenu ? Non, il ne pourrait pas se souvenir du passage. À moins qu’Alis... Mais Alis était morte. N’est-ce pas ? De cette question dépendait l’espoir le plus ténu de Murielle. Mais enfermée dans une tour comme elle l’était, elle avait eu le loisir d’explorer les éventualités les plus incongrues. -586- Alis avait prononcé ses derniers mots en Lierien, la langue natale de Murielle. Je dors. Je dors. Je te trouverai. Alis avait été formée au convent, et maîtrisait les vertus d’un millier de venins. Aurait-elle pu de quelque façon simuler la mort ? Non. C’était un espoir insensé. Alors elle imagina d’autres scénarios. Peut-être que le praifec Hespéro en était venu à la conclusion que les sefrys étaient des hérétiques qui devaient être pendus, et que les sefrys ne se laissaient pas faire. Cela, au moins, était logique. Peut-être que quelque chose s’était mal passé dans l’alliance hansienne de Robert, et que Hansa avait trouvé le moyen de prendre pied à Eslen. Mais non, cela était fort peu probable. Sa robe de mariage avait été ajustée, et les autres préparatifs pour la cérémonie semblaient se dérouler sans accroc. La fenêtre qui donnait sur l’Est, si elle lui offrait un point de vue magnifique sur le point de confluence de la Mage et de la Rosée, ne l’informait que de fort peu de choses. Elle eût vraiment voulu voir l’Ouest, vers Thornrath, ou le nord, vers les poels. S’il y avait une bataille, c’est de ces côtés qu’elle se déroulerait. Alors elle s’occupa l’esprit comme elle put, et attendit qu’il se passât quelque chose, parce que plus rien ne dépendait d’elle, maintenant. Elle s’aperçut qu’elle aimait cela, en un sens. La seule chose qui la peinait vraiment était de ne pas savoir ce qu’il était advenu d’Anne. L’ombre d’Erren lui avait assuré que sa fille cadette était encore en vie, mais il s’était écoulé des mois depuis lors. Neil MeqVren l’avait-il trouvée ? Même si cela avait été le cas, il n’eût pu, ni dû, l’amener ici. Alors il valait mieux s’imaginer qu’Anne était saine et sauve, anonyme en quelque terre étrangère. En ce qu’elle pensa être le quinzième jour d’étramen, Murielle fut réveillée par le fracas des armes. De temps en temps, le vent lui portait le bruit du fer depuis la ville, et les voix des hommes qui criaient. Mais cela semblait cette fois plus -587- proche, et provenait peut-être même de l’intérieur de la place forte. Elle alla à la fenêtre et tendit le cou pour regarder vers le bas, mais comme la tour de Cotte-de-Loup faisait partie de la muraille sud de la place forte, elle ne pouvait voir grand-chose de la cour intérieure. Elle entendait mieux une fois la tête dehors, par contre, et fut plus certaine que jamais que l’on se battait en contrebas. Un mouvement lointain vers l’horizon attira son attention. Au-delà des murailles de la cité, elle pouvait voir un peu d’Eslen-des-Ombres, la nécropole où reposaient ses ancêtres, et au-delà, les bas-fonds boueux du bras sud de la Mage. D’abord elle se demanda si une volée de cygnes s’était posée sur les rinns, puis la perspective s’imposa dans la distance, et elle vit qu’il s’agissait de bateaux, principalement des galères et des péniches. Mais elle ne put discerner aucun pavillon ni aucun signe qui lui eût permis de connaître leur origine. Lorsque le garde lui apporta son repas, il semblait effrayé. Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Que se passe-t-il ? Ce n’est rien, reine mère, dit-il. Cela fait bien longtemps que tu ne m’as pas appelée comme cela, fit-elle remarquer. Oui, répondit-il. Il voulut dire autre chose, mais agita la tête et referma la porte. Un bref instant plus tard, elle se rouvrit. C’était le même homme. Ne mange pas, dit-il d’une voix très basse. Sa Majesté a ordonné que si jamais... Ne mange pas ce repas, s’il te plaît, Altesse. Il referma et reverrouilla la porte. Elle écarta le repas. Le temps passa et le tumulte s’apaisa, puis reprit plus bas, de l’autre côté de l’enceinte extérieure. Elle pouvait à peine discerner la cour Honot devant les grandes portes de l’enceinte extérieure, mais elle aperçut des reflets de soleil sur des armures, et vit de grandes et noires volées de flèches. Cris de guerre et hurlements d’agonie emplissaient parfois l’air, et elle pria les saints que personne qu’elle aimât ne mourût. -588- Il faisait presque nuit lorsqu’elle entendit le fracas du métal à l’intérieur de la tour elle-même. Elle s’installa dans son fauteuil et attendit, sans savoir le moins du monde à quoi s’attendre, pensant qu’au moins il se passait quelque chose, quelque chose que Robert n’avait pas prévu. Même si cela signifiait qu’ils étaient envahis par des hordes de Weihands sanguinaires, cela restait préférable à l’étape suivante des projets de son beau-frère. Elle fronça les sourcils lorsque les combats arrivèrent à sa porte et qu’un cri déchirant lui parvint à travers les lourds panneaux de bois et les murs de pierre. Elle entendit le grattement familier de la clef dans la serrure. La porte s’ouvrit grand, et le corps ensanglanté du garde qui l’avait averti de ne pas manger son repas tomba sur le seuil. Il cilla dans sa direction et voulut parler, mais sa bouche vomissait du sang. Immédiatement après lui entra un homme qu’elle ne reconnut pas. Il avait l’air méridional, une apparence soulignée par l’arme qu’il portait, et qu’elle savait d’usage courant chez les Vitelliens. Son regard sombre parcourut rapidement la pièce austère avant de revenir se fixer sur elle. Tu es seule ? demanda-t-il. Oui. Qui es-tu ? Avant qu’il eût pu répondre, un autre visage apparut derrière lui. Durant les premiers battements de cœur, tout ce que vit Murielle fut le port royal et le regard grave. Sainte Fendvé la sorcière de la guerre incarnée. Ce ne fut que lorsque la femme ôta son casque que Murielle reconnut sa fille. Sa peau était sombre et burinée, et ses cheveux ne tombaient pas plus bas que sa gorge. Elle portait des vêtements d’homme et même un petit plastron d’armure, et l’une de ses joues arborait une meurtrissure impressionnante. Elle paraissait merveilleuse et terrible, et Murielle ne put que se demander ce qui avait dévoré sa fille et prit sa place. Laisse-nous un moment, Cazio, dit-elle calmement à l’homme. Le bretteur acquiesça et quitta la pièce. -589- Lorsqu’il fut parti, l’expression d’Anne s’adoucit, et elle se précipita en avant, tombant dans les bras de Murielle qui se relevait. Mère, réussit-elle à articuler, avant de se mettre à pleurer tandis qu’elles s’enlaçaient. Murielle ressentit une impression étrange. Elle était presque trop abasourdie pour réagir. Je suis désolée, dit Anne d’une voix pantelante. Toutes ces choses que je t’ai dites. J’ai craint que ce seraient les dernières... (Elle fut interrompue par ses sanglots.) Tous ces mois d’isolation resurgirent en Murielle. D’innombrables journées d’espoirs refoulés s’effacèrent. Anne, dit-elle dans un soupir. C’est toi. C’est toi. Alors elle pleura avec sa fille, et il y avait trop à dire, et pas assez. Mais elles auraient le temps, n’est-ce pas ? Contre toute attente, elles auraient le temps. Léoff essuya les larmes de ses yeux et s’efforça de se reprendre ; il était presque midi. Tant dépendait de si peu de choses. L’exécuteur de Robert avait-il en lui de la compassion ? Probablement pas, et dans ce cas tout ce qu’il avait fait cette nuit serait inutile. Et même si le meurtrier d’Ambria avait un peu de pitié pour lui, tant d’autres choses devaient bien se passer : il devait glisser la cire dans les oreilles de Mérie sans se faire voir, et sans qu’elle protestât ou qu’elle s’étonnât à haute voix de ce qu’il avait fait. Il devait réussir à se trouver suffisamment près d’Aréana pour pouvoir couvrir ses oreilles au moment crucial. Et même s’il réussissait tout cela, il n’était pas certain que cela fonctionnerait. Certains sons les atteindraient, quelle que fût leur préparation. Ce serait peut-être trop. Il lui apparut soudain que s’il pouvait trouver une aiguille, il réussirait peut-être à percer les tympans d’Aréana à temps. Mais il n’était plus temps d’y réfléchir maintenant, parce que des bottes résonnaient dans le couloir. Un instant plus tard sa porte s’ouvrit, et même le pauvre plan qu’il avait échafaudé s’effondra. Parce que devant lui se tenait Robert Dare. -590- Le prince sourit et entra dans la chambre, en regardant autour de lui avec une sorte d’intérêt feint. Durant un court et magnifique instant, Léoff crut que l’usurpateur avait déjugé l’exécuteur, mais Mérie et Aréana furent escortées à sa suite par le tueur, quatre gardes, et sire Respell. Eh bien, dit Robert en farfouillant dans les papiers étalés sur le bureau de Léoff, tu sembles avoir été très occupé. Oui, Majesté. Robert parut surpris. Tiens, c’est « Majesté », maintenant ? De quoi cela vient-il ? Il jeta un coup d’œil vers Mérie et Aréana. Oh, oui, reprit-il en se tapant le front de l’index. Pitié, Majesté. Oh, aie pitié de moi, espèce de pleurnichard, coupa Robert. Je ne suis pas d’humeur à me montrer clément. La Potence est un homme à moi. Qu’est-ce qu’il ressentirait si je lui donnais le pouvoir de prendre des décisions et que j’en prenais le contre-pied aussitôt, hein ? Ce n’est pas comme cela que l’on inspire la loyauté, n’est-ce pas ? Permets que ce soit plutôt moi. Non, dit Robert. Tu travailles pour moi, tu te souviens ? À moins que tu n’aies terminé. J’en ai fait une grande partie, mais ce n’est pas encore achevé, dit Léoff. Et j’ai encore besoin d’aide. Tu vas devoir te débrouiller avec la moitié de l’équipe, dit Robert. Mais voyons, avant que tu ne prennes ta petite décision, pourquoi ne pas en jouer une partie pour moi ? On m’a dit que vous faites de la très belle musique ensemble, tous les trois. Vous ne voudriez pas recommencer encore une fois ? Léoff cilla. Oui, sire. Et peut-être que si cela te plaît... Si cela me plaît, peut-être que je ne prendrai pas d’autres mesures pour te discipliner, dit Robert d’une voix tranchante. Léoff acquiesça, s’efforça de changer son visage en un masque. Très bien, dit-il. Mérie, Aréana, venez ici, s’il vous plaît. -591- Elles vinrent. Mérie semblait perplexe, mais pas particulièrement inquiète. Aréana était livide et tremblait. Léoff... murmura-t-elle. Léoff exhiba la partition. Permets-moi d’ajouter rapidement quelques notes, Majesté, dit-il. Je crois que cela te plaira mieux si j’ai quelques secondes pour discuter... Oui, oui, vas-y, soupira Robert. Il marcha jusqu’à l’une des fenêtres et regarda dehors, le front plissé. Ils seront bientôt là, dit anxieusement sire Respell. Tais-toi, dit Robert, ou je demande à La Potence de t’arracher la langue. Léoff se demanda de quoi ils parlaient, mais il n’avait pas de temps à perdre. En lieu de cela, son esprit parcourait à grande vitesse les sombres accords. Mérie, chuchota-t-il, tu dois jouer cela avec passion. Cela ne te plaira pas, mais il le faut. Tu comprends ? Oui Léoff, répondit-elle sagement. Aréana, tu vas chanter cette partie-là. Sers-toi des paroles de Sa Luth af Erpoel. (Il baissa plus encore la voix.) Attention R ceci est extrêmement important. Il griffonna de nouvelles notes sur les trois dernières mesures. Tu devras fredonner ceci à voix basse. Ontro Vobo, d’accord ? Les yeux d’Aréana s’écarquillèrent et il la vit déglutir, mais elle hocha la tête. Très bien, donc, dit-il. Pouvons-nous ? Mérie, si tu veux bien commencer. Oui, allez-y, dit Robert sans se détourner de la fenêtre. Mérie plaça ses doigts sur les touches, écarta les doigts pour couvrir l’étrange accord, et les enfonça. Les notes envahirent l’air, un peu menaçantes, mais surtout intrigantes, illicites R le frisson de l’interdit, en musique. Les mains de Mérie prirent de l’assurance et Aréana se joignit à elle, chantant des paroles qui n’avaient absolument rien à voir avec la musique, mais qui résonnaient d’une -592- ténébreuse sensualité qui déclencha un soudain désir honteux chez Léoff, si bien que lorsqu’il ajouta sa propre voix, il se trouva imaginer les choses qu’il voudrait lui faire, toutes les façons dont il provoquerait le plaisir et la douleur dans son corps agile. La chanson était un sort mortel, mais elle devait être érigée. Jouer le dernier accord n’aurait aucun effet si l’auditeur n’avait pas d’abord été entraîné au bord du précipice. Jusqu’à cet instant, le mode avait été une forme modifiée du sixième mode, mais maintenant Mérie les entraînait d’une volée de notes frénétiques vers le septième et la concupiscence évoluait subtilement vers la folie. Il entendit Robert s’esclaffer, et un rapide coup d’œil alentour vers les bouches bées et les sourires pincés indiqua à Léoff qu’ils étaient tous fous avec lui. Même les yeux d’Aréana brûlaient fiévreusement, et Mérie cherchait son souffle tandis que la musique s’accélérait en une whervelle accablante, puis s’adoucit, évoluant vers le mode pour lequel Léoff n’avait pas de nom, se déployant en de larges accords. Le monde semblait s’effondre sous eux, mais la voix d’Aréana n’était que joie noire. La peur avait disparu, et il ne restait plus que l’élan vers l’étreinte infinie de la nuit, vers la désagrégation, cet amante patiente, inévitable et absolue. Il sentit ses os aspirer à se libérer de ses chairs, et à se décomposer eux-mêmes. La fin approchait, mais il ne voulait plus chanter les notes surnuméraires. Pourquoi l’eût-il dû ? Qu’est-ce qui pouvait être mieux que cela ? Une fin à la douleur, aux luttes, le repos éternel... Confusément, il sentit une main prendre la sienne et Aréana penchée sur lui, qui ne chantait plus. Mais elle lui fredonnait à l’oreille. Il prit une inspiration terrible et douloureuse, et réalisa qu’il avait cessé de respirer. En secouant la tête, il prit le contrepoint rapidement griffonné, quoique cela parût lui fendre le cerveau comme une hache. Il le redoubla, fredonnant toujours, en s’efforçant de se couvrir les oreilles, mais ses mains étaient comme des pierres : elles tombaient vers le sol, et des -593- points noirs emplissaient son champ de vision. Son cœur battait bizarrement, s’arrêta longuement, puis se mit à tambouriner comme s’il allait exploser. Il s’aperçut que son visage était plaqué contre la pierre. Aréana s’était effondrée à côté de lui, et d’un geste paniqué il tendit la main vers elle, la craignant morte, mais elle respirait encore. Mérie... La petite fille était renversée sur la martelharpe, les yeux ouverts et vides, de la bave au coin des lèvres. Ses doigts étaient toujours sur les touches, s’agitant follement mais sans plus appuyer pour produire des sons. Tous les autres dans la pièce étaient étendus sur le sol, immobiles. Sauf Robert, qui regardait toujours par la fenêtre, et caressant sa barbe. Forçant ses jambes à le pousser, Léoff rampa jusqu’à Mérie et la tira dans ses bras. Aréana essayait de s’asseoir, et Léoff les réunis tous les trois. Ils se pelotonnèrent ensemble, en tremblant. Mérie était prise d’une sorte de hoquet, et Léoff s’efforça de lui caresser les cheveux du dos de la main. Je suis désolé, murmura-t-il. Je suis désolé, Mérie. C’est bien, dit Robert en se retournant enfin. Très joli, comme tu l’avais promis. Il s’avança jusqu’à l’homme qu’il avait appelé La Potence, et qui était étendu face contre terre dans une mare de son propre vomi. Il le frappa du pied dans les côtes, fort. Puis il s’accroupit, tâta le cou de l’assassin de la main, et passa à sire Respell, qui avait glissé contre le mur et était tombé en position assise. Les yeux de Respell étaient toujours ouverts, figés en une expression de perplexité. Robert sortit un couteau et trancha les artères du cou de Respell. Un peu de sang s’écoula, mais il était évident que le cœur ne battait plus. Très bien, murmura Robert. Tous morts. Très bien. Il rejoignit la martelharpe à grands pas, prit la partition, et commença à la rouler. -594- C’est exactement ce que je voulais, dit-il. Je te félicite pour un travail bien fait. Tu savais ? Je pensais bien que ce vieux livre pouvait s’avérer utile, lui confia Robert avec une terrifiante fausse jovialité. Pas pour moi, mais je me suis dit que tu pourrais en déchiffrer les secrets, si tu étais convenablement motivé. Tu es horrible, réussit à coasser Aréana. Horrible ? renifla Robert. C’est le mieux que tu puisses faire ? Il glissa le manuscrift dans un étui de cuir huilé. Léoff crut entendre un léger bruit qui provenait de la porte. Avec un grondement rauque, il se força sur ses pieds et releva Mérie. Cours, souffla-t-il. Oh, allons, commença Robert. Mais Léoff se concentrait pour lutter contre le vertige, pour rester en équilibre sur ses jambes. Aréana était juste derrière lui. Ils se précipitèrent dans le couloir et titubèrent vers les escaliers. C’est réellement déplaisant, leur cria Robert. Léoff trébucha sur une marche, mais Aréana le rattrapa. Ses poumons lui faisaient mal, il avait besoin de s’arrêter, mais il ne pouvait pas, il ne devait pas... Pourquoi Robert n’était-il pas mort ? S’était-il bouché les oreilles ? Léoff n’avait rien vu. Il regarda ses pieds comme s’ils ne faisaient pas partie de lui parce qu’ils ne lui donnaient pas l’impression de faire partie de lui. Il savait qu’ils avançaient trop lentement, comme dans une Vieille-qui-presse. Il repensa à la dague de Robert, luisante de sang, ne put regarder derrière lui de peur de la voir trancher la gorge belle et douce d’Aréana... Et soudain ils furent face à des hommes en arme. Non ! s’exclama Aréana. Elle se précipita en avant, mais les hommes l’attrapèrent dans des bras puissants R ainsi que Léoff et Mérie. -595- Ce fut alors que Léoff remarqua la femme qui était avec eux R la même femme qui était venue le libérer dans sa cellule. Vous êtes en sécurité, dit-elle. Robert est toujours en haut ? Oui, dit-il d’une voix pantelante. Avec combien d’hommes ? Il n’y a que lui. Elle hocha la tête, puis parla à l’un des soldats. Ramène-les à Eslen. Installe-les confortablement et assure-toi qu’un léic les soigne immédiatement. Sa Majesté va vouloir ce qu’il y a de mieux pour eux. Hébété, incapable de résister même s’il l’eût voulu, Léoff se laissa entraîner dehors, vers un endroit où beaucoup d’autres hommes et plusieurs chariots attendaient. Dans la charrette, il laissa ses muscles se détendre et s’étendit dans la chaleur du soleil. Mérie s’était mise à pleurer, ce qui, il l’espérait, pouvait être un bon signe. Je n’ai jamais perdu l’espoir, lui dit Aréana. Je me suis souvenue de ce que tu avais dit. Tu nous as sauvés, lui répondit Léoff. Tu m’as sauvé. Ils restèrent étendus l’un contre l’autre, avec Mérie entre les deux. Le soleil sur la peau de Léoff lui semblait sain et réel, une chose bien éloignée de l’horreur. Sauf que... J’ai donné à Robert quelque chose de terrible, murmura-t-il. Une arme horrible. Tu trouveras une solution, murmura Mérie, d’une voix épuisée mais ferme. Mérie ? Tu vas bien ? Tu trouveras une solution, répéta-t-elle. Puis elle s’endormit. Ce n’était rien, juste la foi d’une fillette de six ans, mais Léoff se sentit mieux. Et bien avant d’arriver à Eslen, il avait rejoint Mérie dans le sommeil. -596- ÉPILOGUE BON TRAVAIL Neil reprit conscience entouré de bruit et d’agitation. Il se trouvait dans une chambre spacieuse, couché dans des draps, et il se sentait très mal. Un rapide coup d’œil alentour lui indiqua qu’il était entouré de blessés. Il voulut s’asseoir, puis réalisa que c’était une mauvaise idée. Il resta donc étendu, et s’efforça de rassembler ses souvenirs. La bataille du waerd... Il s’en souvenait plutôt bien, mais tout ensuite était parcellaire. Il se dit qu’il avait été sur un bateau à un moment, et qu’il avait entendu une voix familière. Puis il se souvint d’arbres sans feuilles couverts de corbeaux noirs, mais cela pouvait avoir été un rêve. Puis aussi R mais cela était certainement un rêve R une longue descente dans un tunnel obscur, rempli de gens, certains qu’il connaissait et d’autres non. Dans ceux qu’il connaissait, certains étaient morts et d’autres encore vivants. Il s’aperçut qu’il avait refermé les yeux et les rouvrit, pour découvrir une jeune femme en guimpe qui lui offrait de l’eau. Il accepta, et fut surpris de voir à quel point c’était bon. La lumière du soleil qui se déversait par la fenêtre lui fit penser au pollen, aux sensations de sa prime jeunesse, étendu dans l’herbe à regarder les abeilles s’affairer, avant qu’il eût jamais soulevé un bouclier ou vu un homme mourir. Que s’est-il passé ? demanda-t-il à la jeune femme. Que veux-tu dire ? répondit-elle. -597- Nous sommes à Eslen ? Oui, dit-elle. Tu es dans la maison de guilde de Liex. Tu as beaucoup de chance. Saint Dun t’avait déjà pris, mais il t’a laissé nous revenir. Elle rougit, puis leva un doigt. Un instant. On m’a demandé de prévenir dès que tu étais conscient. Elle partit précipitamment, avant même qu’il eût pu poser une autre question. Mais quelques instants plus tard, une ombre tomba sur lui, et attira son regard. Majesté, murmura-t-il en essayant de se relever. Non, dit-elle. Ne bouge pas. J’ai attendu que tu te réveilles et cela m’ennuierait de te tuer par ma présence. Oh... Et tu pourrais tout aussi bien t’habituer à m’appeler Reine Mère. Comme tu le désires, Reine Mère, répondit-il. Tu as l’air de bien te porter. Je t’ai vu en meilleure forme, admit Murielle. Mais on m’a dit que tu devrais être mort. Si l’Église a encore un peu d’entregent dans cette ville, tu pourrais être jugé pour scintillation. Neil cilla. Elle plaisantait, évidemment, mais cela lui ramena à l’esprit sa vision de Brinna. Brinna, qui lui avait un jour sauvé la vie en lui donnant de quelque façon un peu de la sienne. Pouvait-elle avoir refait la même chose, à distance ? Lui devait-il la vie une fois encore ? Sire Neil ? demanda Murielle. Il agita la tête. Rien, dit-il. Un moment d’inattention. Ses yeux lui semblaient épuisés, mais il les maintint ouverts. Tu n’as aucune idée de la joie que je ressens de te savoir en vie, lui dit-il. J’en suis heureuse moi-même, répondit la Reine Mère. Et je suis extrêmement satisfait de toi, mon ami. Tu m’as ramené ma fille. Et tu m’as ramené une reine. Je ne sais comment te remercier. -598- Je n’ai pas besoin... Évidemment, l’interrompit Murielle. Mais tu dois me laisser faire quelque chose pour toi. Tu peux me dire ce qui s’est passé, répondit-il. Je ne me souviens plus de grand-chose après le waerd. Elle sourit. J’en ai raté beaucoup moi-même, mais comme j’étais consciente j’ai pu poser des questions. Après que tu es tombé, Artwair a pris le waerd sans trop de pertes, et une fois cela fait, il a réussi à briser la porte de Thornrath en quelques cloches. Sire Fail a fait entrer sa flotte, et le vent était avec eux. « Pendant ce temps, ma fille téméraire envahissait la place forte par les souterrains, avec une poignée de sefrys. Les forces de Robert à l’intérieur du château étaient bien minces : le gros des troupes s’apprêtait à combattre Artwair et Fail sur le poel, ou réduisait l’insurrection de la Cour des Gobelins. Ainsi, Anne et les sefrys ont pris le château sans trop de problèmes. « La bataille de l’enceinte extérieure fut plus sanglante, mais Anne avait reçu des renforts d’Artwair... Attends, dit Neil. Je suis désolé, Altesse, mais je crois que j’ai raté une partie de ton histoire. Anne est allée au château avec la permission de Robert, mais c’était un piège. Comment at-elle trouvé des troupes sefrys ? Ou des renforts ? L’histoire est en fait bien plus longue, et doit être racontée en privé, dit Murielle. Mais il reste à dire que lorsque les hommes du Repère comprirent qu’ils étaient attaqués des deux côtés et que le monarque pour lequel ils se battaient avait apparemment disparu, tout s’acheva sans les horreurs du bain de sang qui aurait pu avoir lieu. C’est une chance, dit Neil en se souvenant des piles de cadavres qui l’entouraient à Thornrath. Il comprenait bien ce qu’elle voulait dire... Anne est reine, alors ? ajouta-t-il. Régente. Elle doit être confirmée par le Comven, mais cela semble acquis, si l’on considère que les complices de Robert sont en fuite ou dans des geôles, en attente d’être jugés. Alors tout va bien, dit Neil. -599- Assez bien, répondit-elle. Du moins jusqu’à ce que Robert revienne avec les armées de Hansa et de l’Église. Tu crois cela probable ? Très probable. Mais c’est, comme on dit, le souci d’un autre jour. Soigne-toi, sire Neil. Nous aurons encore besoin de toi. Aspar mordit de toutes ses forces dans la branche de tremble que Leshya avait glissée dans sa bouche, alors qu’elle remettait l’os de sa jambe en place. La douleur fut telle qu’elle grava des points noirs dans ses yeux, comme s’il avait essayé de regarder le soleil en face. Le pire est passé, promit-elle tout en commençant à nouer l’attelle. Sous son chapeau à large bord, elle semblait épuisée et pâle, même pour une sefry. Tu n’aurais pas dû quitter Dunmrogh avant encore un mois, dit-il. Tes blessures... Je vais bien, l’interrompit-elle. Et si j’étais restée plus longtemps, tu serais mort, maintenant. Oui, dit Aspar. À ce sujet... Ce n’est pas la peine de me remercier. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je sais, dit-elle en inspectant les éclisses. Puis elle le regarda. J’ai quitté Dunmrogh dès que j’ai pu me lever, expliqua-t-elle. Pourquoi ? Elle parut y réfléchir un instant. Je pensais que tu aurais besoin de mon aide. Vraiment. Oui. C’est ça ? C’est tout ? Tu étais pleine de trous, Leshya, des blessures vraiment profondes. Et cela prend du temps. Et si tu en étais morte ? Alors je serais morte, dit-elle gaiement. Mais je ressens des choses. J’entends des choses dans le vent, et parfois je vois des choses qui ne se sont pas encore produites. Et je t’ai vu toi, -600- dressé face au Khriim, et je me suis dit que tu aurais besoin de mon aide. Le quoi ? Le sedhmhar. La grosse chose que tu as tuée. Il fronça les sourcils. Tu m’as vu ? De loin sur la falaise, quand tu tendais ton arc. Il agita la tête d’un air sceptique. Tu n’aurais jamais pu me pister jusqu’ici, sauf si tu étais partie un jour après moi, et je sais que tu n’aurais pas pu te lever aussi tôt. Tu étais presque morte. Je ne t’ai pas suivi, dit-elle. J’ai reconnu l’endroit et je suis venue directement ici. Tu as reconnu l’endroit, répéta-t-il d’un ton totalement incrédule. La montagne, Aspar. Elle abrite un rewn hala, le premier, le plus ancien des rewns. Je suis née ici. Alors oui, je l’ai reconnu. Et une fois ici, il ne fut pas difficile de te trouver, vu la façon dont tu t’efforçais d’attirer l’attention. Il prit le temps de digérer tout cela. Et tu es venue juste pour m’aider ? Oui, regarde : maintenant nous repartons, et vite. Pourquoi ? C’est ton peuple. Elle gloussa. Oh non. Plus maintenant. Et pour longtemps. Ils nous tueront s’ils nous attrapent R et tous les deux, je te le promets. Fend... ... n’est pas des miens, je le jure. Je sais cela. Je sais d’où vient Fend. Mais il m’a dit quelque chose, juste au moment où il allait me tuer. Plus exactement ? Que les sefrys sont des Skasloï. Elle allait prendre son couteau et s’immobilisa à mi-chemin. Puis elle s’esclaffa encore, ramassa le couteau, et le rangea dans sa gaine. Je m’étais toujours demandée si tu le savais, dit-elle. C’était possible, puisque tu avais été élevé par nous. Non, dit Aspar. Cela, je m’en serais souvenu. -601- Je le crois aussi. Mais comment ? Je ne suis pas si vieille, mon ami. je n’y étais pas. On dit que nous avons changé de forme, de quelque façon, pour vous ressembler plus. Pour nous adapter. Mais les Skasloï ont tous été tués. Les grands. Les princes. Et la plupart des autres. Mais quelques-uns ont changé, ont prétendu être des esclaves, et ont survécu. Elle croisa son regard et le soutint. Nous ne sommes pas eux, Aspar. Les Skasloï qui ont asservi tes ancêtres sont morts. Vraiment. Et il ne t’est jamais venu à l’esprit que vous pourriez préférer la façon dont les choses se passaient avant ? Je suppose que certains pensent de cette façon. Fend, par exemple ? Ceux de la montagne ? C’est plus compliqué, temporisa-t-elle. Les sefrys ne sont pas plus simples que les humains, et pas beaucoup plus unis. N’élude pas la question, dit-il. Ce n’est pas le cas, dit-elle, mais nous devrions nous remettre en route. Il faudra que nous soyons bien plus loin avant que je ne commence à me sentir en sécurité. Mais tu me raconteras pendant que nous serons en selle ? Elle acquiesça. Nous aurons bien le temps. Ça va être une longue chevauchée. C’est bon, alors. Elle attrapa sa béquille et se baissa pour l’aider, mais il la repoussa d’un geste de la main. Je peux le faire, dit-il. Après quelques grimaces il y arriva, mais il eut besoin de son aide pour monter en selle. Il se trouvait l’air idiot, assis derrière elle, les bras enroulés autour de sa taille. Comme un enfant. Nous avons besoin d’autres chevaux, dit-il. J’ai quelques idées à ce sujet, répondit-elle. -602- Elle talonna son cheval. Il est venu à toi, dit-elle doucement. Le roi de bruyère. Oui. Et quoi ? Qu’a-t-il fait ? Aspar marqua une pause. Tu n’as pas vu ? Non. Je l’ai vu se diriger vers toi à travers un vide dans les arbres, mais j’étais au galop. Le temps que je te retrouve, il était parti, et Fend était là. Il est mort, Leshya. Son dos se raidit. J’avais cru sentir quelque chose, dit-elle. Mais j’avais espéré... Fend l’a tué avec la flèche dont je m’étais servi pour tuer le vaer. Oh, non. Qu’est-ce que cela signifie ? Je n’en suis pas certaine, dit-elle. Mais ce n’est pas bon. Pas bon du tout. Il regarda les arbres alentour, en se remémorant les visions d’horreur qui avaient accompagné le dernier cri du roi de bruyère. Peut-être qu’il vaudrait mieux que tu me dises ce que tu sais à ce sujet aussi, maugréa-t-il. Elle signala son assentiment d’un court signe de tête. Ses épaules tremblaient, et Aspar se demanda si elle pleurait. Stéphane releva les yeux et sourit en voyant Zemlé entrer dans le scriftorium. Tu ne pouvais pas attendre, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Nous ne sommes ici que depuis deux jours. Mais regarde cet endroit, dit Stéphane. C’est magnifique ! Il pleura presque en disant cela. La grande salle autour de lui était d’une immensité fantastique, et débordait de milliers de scrifts. Tu sais ce que j’ai trouvé ? lui demanda-t-il, se sachant exubérant, et incapable d’en éprouver la moindre honte. -603- L ’Amena Tirson original. Le Traité des Signatures de Phéon, dont aucune copie n’a été vue en quatre cents ans ! Le journal de Virgenye Dare ? Non, je ne l’ai pas encore trouvé, dit-il. Mais je finirai par y arriver, n’aie crainte. Il y a tant de choses ici. Et plus encore, dit Zemlé. Pendant que tu étais avec tes livres, j’ai exploré les lieux. Il y a là toute une cité, Stéphane, et je ne pense pas que tout ait été construit par les Aitivar. Certaines parties ont l’air plus anciennes, si vieilles qu’elles sont parfois couvertes des égouts et des dépôts dont tu parlais. J’irai voir tout cela, promit Stéphane. Tu me montreras. Et il y a la voie des sanctuaires dont ils ne cessent de parler... Oui, cela aussi, dit Stéphane d’un air songeur. Ils me paraissent un peu trop impatients de me voir l’arpenter. Je vais poursuivre mes recherches avant de le faire. La voie des sanctuaires arpentée par Virgenye Dare ? Nous verrons. Tu ne leur fais pas confiance ? Je ne sais pas, dit Stéphane. J’aimerais vraiment comprendre ce qui s’est réellement passé sur la montagne l’autre jour. Je croyais que tu avais dit que Hespéro avait appelé le roi de bruyère. Je suppose que oui, dit Stéphane. Je lui avais donné la corne, il y a plusieurs mois de cela. Et il s’est effectivement débarrassé du Khriim, ce qui était, je suppose, la raison pour laquelle le praifec l’avait appelé. Néanmoins, cela me paraît un peu bizarre. Je pensais que Hespéro voulait la mort du roi de bruyère. Il nous avait chargés de le tuer. Il espérait peut-être qu’ils se détruiraient l’un l’autre, suggéra-t-elle. Et peut-être que cela a été le cas R le roi de bruyère s’est réduit de façon plutôt rapide une fois le Khriim mort. Peut-être, admit Stéphane. Nous avons eu de la chance que Fend et les douze guerriers aient réussi à éliminer les forces d’Hespéro. J’aurais préféré qu’ils le capturent en plus, dit Stéphane. Il peut toujours revenir. -604- S’il ose, je suis certaine que nous serons prêts à l’affronter. Stéphane acquiesça, en se grattant la tête. C’est ce qu’ils me disent. Puis il se tut. Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle. Tu te souviens de ce que tu disais sur les usages du Livre du Retour ? Tu as appelé le vaer khirme R ce qui est presque la même chose que le mot aitivar, Khriim. Oui. Mais tu as également fait mention d’un autre ennemi, le Khraukare R le chevalier de sang. Tu disais qu’il était censé être mon ennemi. C’est ce que dit la légende, souligna Zemlé. Eh bien, le jour où nous sommes arrivés ici, les Aitivars ont dit qu’ils avaient trouvé le Khriim et le Khruvkhuryu. Ils parlaient de Fend. Khruvkhuryu et Khraukare sont de la même famille. Tous deux signifient « chevalier du sang ». Mais Fend prétend être mon allié. Elle parut troublée, mais haussa les épaules. C’est toi qui m’as rappelé à quel point les légendes pouvaient être trompeuses, dit-elle. Peut-être que nous avions simplement tort. Mais il y a autre chose, poursuivit Stéphane. Lorsque j’ai vu l’armure de Fend, je me suis souvenu d’une gravure que j’avais autrefois vue dans un livre R et de l’inscription qui l’accompagnait. Elle disait : « Il boit le sang du serpent, et soulève la vague de malheur, le serviteur de la nuit ancienne, le guerrier de sang du vaer. » Je ne comprends pas. Je pense que Fend voulait la mort du Khriim, pour pouvoir boire son sang et devenir le chevalier de sang. Mais comment aurait-il pu savoir que le praifec appellerait le roi de bruyère ? Il a reconnu que Hespéro avait autrefois été son allié. Peut-être qu’il l’est toujours. Peut-être que toute cette histoire n’était qu’une sorte de spectacle qui m’était destiné. Tout ce que je sais, c’est que quelque chose ne va pas. -605- Zemlé le prit par le bras. J’ai tout gâché, lui dit-elle. Tu étais de tellement bonne humeur quand je suis entrée. Il sourit et la prit par la taille. Je reste heureux, dit-il. Écoute, quoi que Fend ait en tête, il prétend être mon allié, et ces temps-ci, c’est presque la même chose que de l’être. J’ai ici tout ce dont j’ai besoin pour comprendre ce qui se passe, et j’y arriverai. Tu avais raison, Zemlé. Il est temps que je prenne les choses en main. (Il la tira contre lui.) Et tout particulièrement, il est temps que je te prenne en main... Tu sembles être devenu bien audacieux, messire... murmura-t-elle. Je suis dans une bibliothèque. (Stéphane s’esclaffa.) C’est là que je fais mon meilleur travail. -606-